La Marquise de Gange/Texte entier

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Jean-Jacques Pauvert (Œuvres complètes, t. XIIIp. --som).

LA MARQUISE DE GANGE



ŒUVRES COMPLÈTES DE SADE


I — 
Les Infortunes de la Vertu. Préface de Jean PAULHAN 
 1 v.
II — 
Justine, ou les Malheurs de la Vertu. Préface de Georges BATAILLE 
 1 v.
III, IV, V — 
Les crimes de l’amour. Préface de Gilber LELY 
 3 v.
VI — 
Historiettes, Contes et Fabliaux 
 1 v.
VII — 
Dialogue entre un prête et un moribond, suivi de Pensée et d’opuscules divers. Préface de Maurice HEINE 
 1 v.
VIII à XI — 
Aline et Valcour 
 4 v.
XII — 
Écrits politiques — Oxtiern 
 4 v.
XIII — 
La Marquise de Gange. Préface de Gilber LELY 
 1 v.
  
La nouvelle Justine 
 4 v.
  
Histoire de Juliette 
 6 v.
  
La philosophie dans le boudoir 
 1 v.
  
Les 120 journées de Sodome 
 1 v.

La publication de La nouvelle Justine, Juliette, La Philosophie dans le boudoir, et Les 120 journées de Sodome, ayant été condamnée par la Chambre Correctionnelle et la Cour d’Appel de Paris, ces volumes ne pourront éventuellement faire l’objet que d’une réimpression privée. S’adresser pour tous renseignements aux Publications Internationales d’Érotologie, 8, rue de Nesle, Paris VIe.

Par ailleurs, de récents travaux ayant prouvé définitivement que Zoloe et ses acolytes avait été faussement attribué à Sade, nous retirons ce titre de nos catalogues.


D. A. F. DE SADE
ŒUVRES COMPLÈTES
XIII
LA MARQUISE
DE GANGE


INTRODUCTION
DE
GILBERT LELY

PARIS
JEAN-JACQUES PAUVERT
1964




© 1961, Société des Éditions Jean-Jacques Pauvert




INTRODUCTION


« La Marquise de Gange, roman anonyme, mais dont l’attribution à Sade n’est pas douteuse, montre exemplairement le parti psychologique et descriptif qu’il savait tirer d’une donnée historique. » Ainsi s’exprime Maurice Heine …/…



PRÉFACE DE L’AUTEUR


Ce n’est point un roman que nous offrons ici ; l’affreuse vérité des faits que nous allons tracer, se trouve dans les Causes célèbres. L’Europe entière a retenti de cette déplorable aventure. Quels êtres n’en ont pas frissonné ? À quelles âmes sensibles n’a-t-elle pas fait couler des larmes ?

Mais pourquoi les détails que nous transmettons, ne sont-ils pas absolument les mêmes qui nous ont été conservés dans les Mémoires du temps ? Le voici : tout n’a pas été connu du rédacteur des Causes célèbres ; tout, il s’en faut, n’était pas dit dans les Mémoires qu’il a compulsés. Mieux à portée que lui, nous avons donné à cet événement plus d’extension que ne le put faire celui qui ne travaillait que d’après le peu de matériaux qu’il avait sous ses yeux. Mais pourquoi cette teinte de roman ?

C’est qu’elle existe dans les faits ; c’est que rien n’est plus romanesque que cette tragique aventure, et que nous eussions dénaturé les faits en les décolorant ; mais si rien n’a pâli sous nos pinceaux, nous pouvons assurer de même que rien ne s’y est obscurci. À Dieu ne plaise que nous nous soyons permis de rendre le tableau plus noir qu’il ne l’est ! cela serait impossible, même à celui qui en aurait le dessein.

Nous protestons donc avec assurance que nous n’avons en quoi que ce puisse être, altéré la vérité des faits : les affaiblir eût nui à nos intérêts ; les noircir eût fait refluer sur nous l’exécration si bien due aux monstres à qui l’on doit de les avoir tels.

Que les personnes qui veulent acquérir des connaissances exactes sur l’histoire de la malheureuse marquise de Gange nous lisent donc avec l’intérêt qu’inspire la vérité ; et que ceux qui aiment à trouver un peu de fiction, même dans les narrations purement historiques, ne nous blâment point de n’avoir employé que celle où la vérité se retrouve à chaque ligne, le fait pur et simple, sans les accessoires dont nous l’avons entouré, ne pouvant soutenir la lecture ; et, quand on sait que le sujet qu’on traite doit nécessairement révolter, il est bien permis de l’environner de tout ce qui prépare l’âme à le recevoir sans un trop cruel déchirement.

Peut-être aurions-nous dû quitter la plume, immédiatement après la catastrophe ; mais, les mémoires du temps nous fournissant la fin de l’histoire des scélérats dont a frémi le lecteur, nous avons cru qu’il nous saurait gré de la lui apprendre, pas très exactement, nous dira-t-on peut-être, sur le plus coupable des trois ; à la bonne heure. Mais il est si pénible d’offrir le crime heureux que si nous ne l’avons pas montré tel, que si nous avons, pour ainsi dire, contrarié, ou corrigé le sort, c’est dans la vue de plaire aux gens vertueux, qui nous sauront quelque gré de n’avoir pas osé tout dire, quand tout ce qui est ne sert qu’à ébranler l’espoir, si consolant pour la vertu, que ceux qui l’ont persécutée doivent infailliblement l’être à leur tour.


CHAPITRE PREMIER


Le testament de Louis XIII, qui établissait un conseil de régence, annulé par un arrêt du parlement, d’après les volontés d’Anne d’Autriche, veuve de ce monarque ; l’investiture de cette régence à cette princesse pour un temps illimité ; cette guerre où la régente fut obligée d’armer les Français contre Philippe, son frère, qu’elle aimait cependant beaucoup (guerre désastreuse, et qui durait depuis treize ans) ; le choix que la régente fit de Mazarin, qui devint à la fois, et le maître de cette souveraine et celui de la France entière ; la guerre civile, résultat inévitable de la mésintelligence, ou de l’ambition démesurée des ministres ; la lutte, toujours dangereuse, des parlements contre l’autorité suprême ; les arrestations arbitraire des Noviac, des Chardon, des Broussel, etc., opérées et défendues à coups de fusil, et qui hérissèrent Paris de barricades, journée funeste, et dont se glorifiait si impudemment le cardinal de Retz ; la retraite de la cour à Saint-Germain, où tout le monde coucha sur la paille ; la minorité de Louis XIV, qui, pour lors, n’avait encore que onze ans ; toutes ces causes désastreuses, enfin, ne préparaient pas, on le voit, un horizon bien serein sur les premiers jours de l’hymen que mademoiselle de Rossan, fille de l’un des plus riches gentilshommes d’Avignon, venait, en 1649, de contracter avec le comte de Castellane, fils d’un duc de Villars.

Tels étaient néanmoins les événements du jour, lorsque cette jeune beauté, à peine âgée de treize ans, parut, sous l’égide de son époux, à la cour du roi mineur ; et ce fut là que ses grâces, l’aménité de son caractère et la plus céleste figure lui captivèrent bientôt tous les cœurs. Il n’y eut pas un seigneur de cette cour galante qui ne plaçât son orgueil à mériter d’elle un regard ; et le jeune roi lui-même, en dansant plusieurs fois avec elle, prouva, par les discours les plus flatteurs, à quel point il rendait hommage à toutes les qualités de cette jeune comtesse.

À l’exemple de toutes les femmes vertueuses, madame de Castellane, singulièrement attachée à ses devoirs, ne tint compte de ces applaudissements universels, que parce qu’ils devenaient pour elle des motifs de plus à les mériter davantage. Mais, plus un être est favorisé de la nature et de la fortune, plus on voit bien souvent le sort l’accabler de toutes ses rigueurs : cette compensation est une justice du ciel, qui sert à la fois d’exemple et de leçon aux hommes. Mademoiselle Euphrasie de Châteaublanc n’était pas née pour être heureuse ; il fallait que ce fût dès ses plus tendres années que les décrets divins, en s’appesantissant sur elle, lui apprissent que toutes les prospérités de la terre ne servent qu’à prouver à l’homme l’existence d’un monde éternel où Dieu ne doit de récompense qu’aux vertus.

Le comte de Castellane périt dans un naufrage, et sa jeune épouse en apprit la nouvelle au milieu de cette cour qui, venant d’être témoin de ses succès, le devint bientôt de ses larmes. Pleine de respect pour la mémoire de son époux, madame de Castellane se retira dans un cloître, pour éviter des écueils où pourrait peut-être succomber sa jeunesse privée du sage époux qui pouvait l’en garantir ; mais d’aussi prudentes réflexions ne se soutiennent pas à vingt-deux ans. Que de malheurs eût pourtant évités cette femme intéressante, si, nourrissant ces réflexions dans son cœur, elle eut offert à Dieu ce cœur qu’elle consentit à rendre au monde. Eh ! comment l’être qui sut aimer les objets créés ne s’enflamme-t-il pas davantage pour l’être créateur ! Que de vide on reconnaît dans la première de ces émotions, quand on a pu se remplir de toute la douceur de l’autre !

Euphrasie ne tint pas aux ennuis de la retraite : vivement pressée de rentrer dans un monde si digne de la posséder, elle écouta ses perfides insinuations, et courut bientôt à sa perte, en croyant voler au bonheur.

Que de nouveaux amants reparurent, dès qu’on sut qu’Euphrasie consentait à remplacer enfin les crêpes du veuvage par les roses que l’hymen lui présentait de toutes parts !

Madame de Castellane, qu’on n’avait vue que comme un joli enfant, mérita bientôt dans le monde, le titre de la plus belle femme du siècle. Elle était grande, faite à peindre, des yeux où l’amour même paraissait établir son empire, un son de voix si flatteur, un air d’aménité si profondément gravé sur ses traits, des grâces si naïves et si naturelles, un esprit à la fois si juste et si doux !… Mais, à travers tout cela, une sorte d’impression romantique qui semblait prouver que, si la nature lui avait prodigué tout ce qui pouvait la faire adorer, elle avait en même temps mêlé parmi ses dons tout ce qui devait la préparer à l’infortune ; bizarrerie de sa main, nécessaire sans doute, mais qui paraît convaincre que cette puissance céleste ne nous forma pour sentir le bonheur d’aimer qu’en plaçant au même instant en nous tout ce qui peut nous faire repentir de l’être.

De tous les nouveaux prétendants qui s’offrirent à la belle Euphrasie, le marquis de Gange, possédant de grands biens dans le Languedoc, et pour lors âgé de vingt-quatre ans, fut celui qui parvint à dissiper dans le cœur de madame de Castellane le souvenir d’un premier époux, qu’elle n’avait, en quelque façon, regardé que comme un mentor.

Si madame de Castellane passait avec raison pour la plus belle femme de France, monsieur de Gange méritait également la réputation d’un des plus jolis hommes de la cour. Né à Avignon, mais venu fort jeune dans cette cour, il y connut madame de Castellane ; et l’égalité de patrie, le voisinage des biens, déterminèrent bientôt Alphonse de Gange à joindre au plus Violent amour des motifs si propres à déterminer le choix d’Euphrasie. Alphonse paraît, il est écouté ; Euphrasie se rend aux convenances : elles ont tant de force quand l’amour les étaie ! Sa main devint la récompense de celui du marquis, et les noces se firent.

Juste ciel ! pourquoi les furies allumèrent-elles leur flambeau à celui de ce tendre hymen ; et pourquoi vit-on des serpents souiller de leur poison les branches de myrte que des colombes plaçaient sur la tête de ces infortunés !

Mais ne devançons pas les événements, puisque quelques teintes douces peuvent nuancer ceux qui commencent cette fatale histoire. Ne broyons les couleurs lugubres que quand la vérité nous y contraindra.

Les nouveaux époux passèrent encore deux ans à Paris, au milieu du tumulte et des plaisirs de la cour et de la ville. Mais deux cœurs bien unis se fatiguent bientôt de tout ce qui paraît interrompre le désir mutuel qu’ils forment de fuir tout ce qui peut avoir l’air de les séparer un moment ; et, dans l’ivresse de leur flamme, tous deux résolurent d’aller s’isoler dans leurs terres, après avoir confié l’enfant mâle qu’ils venaient d’avoir, aux soins de la mère d’Euphrasie, qui, le ramenant à Avignon avec elle, devait l’y faire élever sous ses yeux.

— Oh ! mon ami, dit la marquise à son époux, après le départ de leur enfant, qu’ils se préparaient à suivre, oh ! mon cher Alphonse, on ne s’aime jamais mieux qu’à la campagne ; tout est à nous, tout est pour nous, dans ces retraites fleuries qu’il semble que la nature n’embellisse que pour l’amour. Là, répétait-elle en serrant son aimable époux dans ses bras, là, nuls rivaux à redouter ; tu ne dois pas en craindre avec moi : mais qui m’assurerait que des femmes plus aimables ne finiraient pas à Paris, par m’enlever ton cœur ?… ce cœur qui fait mon unique bien, Alphonse… Alphonse, si je le voyais posséder par une autre, il faudrait qu’en même temps l’on m’arrachât la vie, et, en le voyant, ce cœur où ton image est si bien empreinte, quels remords ne concevrais-tu pas de n’y avoir pas laissé le tien en dépôt ! Tu le sais, cher Alphonse, tu sais que je n’aime que toi dans le monde ; encore enfant, dans les bras de Castellane, je n’ai pu fomenter dans moi ces sentiments de la passion violente dont toi seul as brûlé mon âme. Ainsi, point de jalousie de ce côté : maîtresse de mes actions, j’ai vu, j’ose dire, à mes côtés, tout ce que la cour avait de plus aimable ; et ce n’est qu’Alphonse de Gange qui m’a paru tel au milieu de tous. Aime-moi donc, cher époux, aime ton Euphrasie comme elle t’adore ; que tous tes instants soient à elle comme tous ses vœux sont à toi ; n’ayons à nous deux que la même âme : ton amour, nourri par le mien, en empruntera toute la force, et tu ne pourras plus t’empêcher d’aimer Euphrasie, comme Euphrasie aimera son Alphonse.

— Oh ! ma tendre et délicieuse amie, répondait le marquis de Gange, que de délicatesse dans tout ce que tu dis ! Comment n’adorerais-je pas celle qui pense ainsi ? Oh ! oui, n’ayons qu’une âme, elle nous suffira pour exister, puisque nous ne le pouvons que l’un par l’autre. — Eh bien ! partons, cher époux, quittons ce séjour dangereux de la galanterie et de la corruption : ce n’est pas où l’on parle toujours d’amour que je veux être, c’est où l’on sait mieux le sentir. Le château de tes pères me paraît si propre à remplir nos vues ! Là, tout me rappellera tout ce qui t’appartient ; en te donnant des héritiers, je fixerai les yeux sur tes ancêtres ; et m’adressant à l’Éternel : Dieu saint, lui dirai-je avec componction, le cœur d’Alphonse est le sanctuaire des vertus que ses illustres parents lui laissèrent, tâche qu’elles soient lancées dans l’âme de ses enfants, par les feux brûlants de la mienne.

On partit : l’antique et superbe château de Gange fut choisi pour le lieu de l’habitation des deux jeunes époux. Le chef-lieu de cette noble maison est situé près de la ville de Gange, à sept lieues de Montpellier, sur les bords de la rivière de l’Aude. Heureuse et paisible ville, où l’industrieux habitant trouve, dans les ressources de ses manufactures, l’aisance que les arts préfèrent à ces richesses accumulées sans peine, et par le moyen desquelles le citoyen des villes, en consommant les fruits de l’industrie, ne les dévore qu’en en détruisant à la fois les germes et les branches.

Nos voyageurs avaient passé la dernière nuit à Montpellier ; et c’est de cette ville qu’ils étaient partis, à la pointe du jour, pour arriver de bonne heure au lieu de leur destination. À peine furent-ils à moitié chemin qu’une des roues de la voiture cassa, et madame de Gange, dans sa chute, se froissa l’épaule droite[1]. Les inquiétudes du marquis furent inexprimables. La crainte que les lieues qui restaient à faire ne fatiguassent Euphrasie lui faisait désirer de ne pas aller plus loin ; mais que faire dans un village où nul secours ne se présentait ? Euphrasie assura que ce n’était rien ; et, dès que l’accident de la voiture fut réparé, on se remit en marche.

— Oh ! mon ami, dit en versant quelques larmes involontaires la sensible Euphrasie, pourquoi faut-il qu’un accident nous arrive à la porte de ton château ?… Pardonne à ta faible amie ; mais quelques pressentiments m’alarment malgré moi !… J’aurais presque aimé le malheur avant que de te connaître : il me fait peur quand je le partage avec toi. — Chère épouse, reprit vivement Alphonse, bannis ces craintes frivoles : jamais le malheur ne flétrira tes jours, tant que tu m’auras pour t’en garantir. — Alphonse, s’écria douloureusement la marquise, peut-il donc exister un moment où je puisse cesser de t’avoir ? — Ce serait celui de la fin de mes jours… et ne sommes-nous pas du même âge ? — Oh ! oui, oui, toujours nous vivrons ensemble, et la mort seule nous séparera.

Enfin nos voyageurs arrivent à Gange ; on traverse la ville ; tous les vassaux du marquis sont sous les armes ; les présents d’usage sont offerts. On parvient aux pieds des tours ; la marquise les mesure de l’œil ; elle se trouble : — Ces abords ont quelque chose d’effrayant, mon ami, dit-elle à son époux. — C’était le goût de nos ancêtres, nous les abattrons si tu veux. — Oh ! non, non, respectons tout ce qui nous rappelle les vertus de ceux qui les construisirent ; les mœurs aimables et douces de la cour que nous quittons tempéreront les idées, peut-être un peu sombres, que ces antiquités font naître : et n’embelliras-tu pas toujours les lieux témoins de notre bonheur ?

Le marquis étant attendu dans son château, tout parut disposé pour sa réception. D’anciens et fidèles domestiques du comte de Gange, son père, vinrent offrir leurs bras aux jeunes époux, et les accablaient de ces compliments naïfs qui n’émanent jamais que du cœur. Tous retrouvaient, disaient-ils, sur le front de leur jeune seigneur, les traits majestueux et chéris de leur ancien maître ; et ces éloges plaisaient à la marquise. — Oui, mes enfants, leur disait-elle, il ressemblera à celui que vous chérissez ; vous aimerez le fils comme vous avez aimé le père ; c’est moi qui vous réponds de ses vertus…

Des larmes coulaient sur les joues sillonnées de ces braves gens, et ils portaient leurs jeunes maîtres en triomphe dans ces vastes foyers où ils avaient si fidèlement servi celui qui l’avait précédé.

Encore un peu d’effroi dans la douce Euphrasie, lorsqu’elle entendit l’écho retentir sous les pas de ceux qui s’avançaient sous ces voûtes antiques, lorsqu’elle vit ces portes épaisses rouler avec fracas sur leurs gonds à demi rouillés. Très émue, fatiguée de la route, un peu souffrante de ses contusions, dès que le chirurgien de la ville eut assuré qu’elles n’auraient aucune suite, la marquise se coucha dans un appartement provisoire, le sien n’étant point encore prêt ; et, pour la première fois depuis son mariage, elle pria son mari de la laisser seule.

Il est dans la nature de l’homme (cette vérité est de tous les temps) d’attacher peut-être plus d’importance qu’il ne faudrait aux rêves et aux pressentiments. Cette faiblesse résulte de l’état d’infortune où la nature nous fait naître tous, un peu plus ou un peu moins les uns que les autres. Il semble que ces inspirations secrètes nous parviennent d’une source plus pure que les événements ordinaires de la vie ; et le penchant à la religion, qu’affaiblissent les passions, mais qu’elles n’absorbent jamais, nous ramène constamment à l’idée que, tout ce qui est surnaturel nous venant de Dieu, nous sommes, malgré nous, entraînés à ce genre de superstition, que la philosophie réprouve, et qu’adopte en pleurant le malheur. Mais, au fait, où serait donc le ridicule de croire que la nature, qui nous avertit de nos besoins, qui nous console si tendrement de nos maux, qui nous donne tant de courage pour les supporter, n’aurait pas également une voix qui nous en ferait redouter l’approche ? Quoi ! celle qui agit à tout moment en nous, celle qui nous indique si bien tout ce qui peut nous conserver ou nous nuire, ne pourrait pas également nous prévenir de ce qui tend à notre destruction, ou de ce qui y touche ? Je sais très bien qu’on traitera ces raisonnements de paradoxes absurdes ; mais je sais très bien aussi qu’on ne parviendra pas à le prouver. Or, quand à l’exposé d’un système quelconque on met la plaisanterie à la place de la réfutation, on peut, je crois, en n’écoutant que la raison, persifler à son tour le mauvais plaisant. Que d’incrédules eut fait Voltaire, s’il eût raisonné au lieu de rire ! et si ses attaques sont devenues pour nous des triomphes, c’est que la vérité qui convainc l’homme sage ne fait jamais rire que les sots. Quoi qu’il en soit, l’opinion que nous présentons a quelque chose de religieux, elle doit plaire aux âmes sensibles ; et nous nous y tiendrons aussi longtemps qu’on ne nous la démontrera pas sophistiqué.

Et notre intéressante héroïne n’y croyait que trop, aux pressentiments, quand elle arrosa de larmes le lit où elle passa cette première nuit ; elle y croyait, lorsque, réveillée en sursaut au milieu de cette nuit cruelle, on l’entendit prononcer avec des cris : Ô mon époux ! sauvez-moi de ces scélérats !

Ces terribles paroles émanèrent-elles d’un rêve ou d’un pressentiment ? On l’ignore ; mais elles furent entendues ; et c’est ici sans doute où l’un et l’autre de ces avis solennels de la nature se confondent, mais où elle est bien loin de se méprendre, en les jetant aussi confusément dans nous

Qui devait parsemer d’épines l’heureuse carrière où devait entrer Euphrasie ? Richesses, honneurs, beauté, naissance… Quels êtres assez méchants pourraient entraver les pas de madame de Gange dans cette route brillante de la vie ? Qui devait en faner les roses ? Qui pourrait être assez barbare pour courber sous le joug du malheur celle dont la seule étude était d’adoucir celui des autres, et qui plaçait avec tant de délicatesse, au rang de ses plus douces jouissances, celle de deviner l’infortune, ou pour la soulager ou pour la prévenir ? Qui donc pourrait désenchanter ainsi les illusions de l’existence dans l’âme aimante de la belle marquise ?… Ah ! ne nous pressons pas de l’apprendre : le crime est si cruel à peindre ; les couleurs dont un historien fidèle doit le nuancer sont à la fois si sombres et si lugubres qu’au lieu de l’offrir à nu, on préférerait souvent le laisser deviner ou se tracer lui-même, plus par les faits qui le constituent, que par les crayons dégoûtants dont on est forcé de le dessiner.

La marquise se leva un peu plus calme. On imagine bien qu’Alphonse s’était introduit chez elle, aussitôt qu’il en avait obtenu la permission. — Oh ! ma chère Euphrasie, s’écria-t-il en l’embrassant, qui t’a donc rendue si rêveuse hier soir ? Pourquoi tes larmes ont-elles coulé sur les premiers pas que tu fais dans ce château ? Est-il quelque chose qui te déplaise ici ? Cette solitude te paraît-elle trop profonde ? Ne t’inquiète pas, chère Euphrasie, nous y recevrons des parents, des amis ; j’ai deux frères que leurs devoirs éloignent, peut-être encore pour quelque temps, mais qui s’empresseront de te voir. Tous deux sont aimables et jeunes ; tous deux chercheront à te plaire, et nous finirons par égayer la retraite : des voisins, des amis viendront également ; et si tout cela ne te satisfait pas, Montpellier, Avignon, ne sont pas loin d’ici ; nous irons y chercher les plaisirs que te refuserait ce séjour.

— Mon cher Alphonse, répondit la marquise, cette habitation n’est-elle pas de mon choix ? les motifs qui me l’ont fait préférer sont-ils donc effacés de ta mémoire ? Tu le sais, cher époux, je n’ai cru à l’existence du bonheur que dans le local solitaire où je pourrais jouir de toi seul. Par quelle injustice m’accuses-tu donc d’avoir sitôt changé ? — Mais, cette inquiétude, ce chagrin… — Se dissipent aussitôt que je te revois… au point d’en oublier jusqu’à la cause. Et comment pourrais-je me la rappeler ? Elle est chimérique, Alphonse, je te l’assure : ce sont des idées qui voltigent au-dessus de nous… des idées qu’il est impossible de fixer, dont on peut encore moins se rendre compte, et qui ressemblent à ces feux follets dont on attendrait en vain de la lumière. Allons, mon ami, me voilà calme, parcourons ton château ; je brûle d’en connaître jusqu’aux moindres détours ; visitons le parc, les avenues ; je veux tout voir. Dis qu’on nous fasse dîner tard : cet exercice nous donnera de l’appétit.

Dès que la marquise fut prête, et que l’on eut déjeuné, suivis de quelques-uns de leurs vassaux, les deux époux commencèrent la tournée qu’ils s’étaient proposée.

Il est bon d’observer ici que, depuis dix-huit mois, le marquis, prévoyant le voyage de sa femme en Languedoc, avait fait préparer d’avance tout ce que nous allons essayer de peindre.

On entra d’abord dans la grande galerie du château, assez loin de la chambre où, comme nous l’avons dit, la marquise avait couché cette première nuit, pendant qu’on finissait d’arranger la sienne.

Là, les murs simplement ornés des portraits de la famille du marquis, laissaient dans une âme sensible des souvenirs bien autrement doux que ceux produits par les superfluités de la mode, qui, ne donnant que de bien faibles jouissances aux yeux, n’en font jamais naître une seule dans les cœurs.

— Messieurs, disait la marquise aux vassaux qui l’accompagnaient, si l’homme du jour dit avec. un sot orgueil à ceux qui viennent l’admirer : Regardez ces tableaux ; c’est l’École d’Athènes, c’est l’Amour enchaînant les Grâces, etc… moi, je me contenterai de vous dire, en vous embrassant : Chers amis, voilà mes aïeux ; je sais qu’ils rendirent heureux vos pères, et vous m’aimerez à cause d’eux.

Cette majestueuse galerie, simplement décorée, comme on vient de le voir, aboutissait, dans sa partie méridionale, à l’appartement destiné à madame de Gange ; par l’autre, à la chapelle du château… asile mystérieux, simplement éclairé par une coupole, et qui faisait naître, en jetant les yeux sur la pièce qui lui était opposée, l’idée consolante et juste que l’Être saint que venaient dans celle-ci révérer les mortels ne pouvait être qu’auprès de son plus bel ouvrage. Peu d’ornements, peu de reliques, mais l’effigie sacrée de ce Dieu bon, qui s’immola pour sauver les hommes, élevée au milieu de quatre candélabres d’argent entrelacés de vases de fleurs, l’image de sa mère au-dessus de lui. Et comment Alphonse s’y était-il pris, pour ranimer le culte de cette sainte femme dans l’âme de ceux qui assistaient au divin sacrifice ? Il avait envoyé de Paris le portrait d’Euphrasie, et c’était ce portrait, c’était celui de la mère des pauvres, que venaient adorer ceux qui croyaient y trouver celle d’une divinité.

Quand la pieuse madame de Gange s’aperçut de cette délicate supercherie, son âme douce et timorée en fit quelques reproches à son mari.

— Ah ! chère épouse, dit Alphonse, en la pressant sur son cœur, il me fallait le modèle de toutes les vertus ; qui voulais-tu donc que je peignisse ? Et Marie n’est-il pas un de tes noms, comme cette sainte femme un de tes modèles ?

L’appartement de madame de Gange, terminant l’autre bout de la galerie, quoique simplement décoré, était néanmoins le plus riche de la maison. Un meuble complet de soie vert et or, à la fois l’œuvre et l’hommage des bons habitants de Gange, voilait ces pierres antiques élevées depuis près de huit siècles. Le portrait d’Alphonse était négligemment posé sur une table. — Ah ! s’écria la marquise, en le saisissant avec transport, et le mettant au chevet de son lit, puisque tu places mon portrait dans l’endroit le plus saint de ta maison, laisse-moi décorer du tien ce temple heureux de notre hymen.

Quelques cabinets achevaient de donner à cet appartement toutes les aisances dont il était susceptible. Un d’eux servait de cage à l’escalier d’une tour où se conservaient les archives ; et le reste de la maison, l’une des plus vastes de la province, répondait à ce style d’architecture et de distribution gothique, si précieux aux âmes sombres et mélancoliques, pour qui les souvenirs sont des jouissances bien plus vraies que celles que procurent nos frivoles monuments modernes, où l’on n’aperçoit jamais que de l’inutile au lieu du nécessaire, de la fragilité au lieu du solide, et de l’indécence au lieu du bon goût.

On était alors au commencement de l’automne… de cette saison romantique, plus éloquente encore que le printemps, en ce qu’il semble que, dans celle-ci, la nature n’agisse que pour elle : c’est une coquette qui veut plaire, au lieu que c’est à nous qu’elle s’adresse dans celle-là : c’est une mère qui fait ses adieux à ses enfants, en les accompagnant de ses dons les plus doux. Cette manière touchante dont elle se dépare pour se faire regretter ; ces présents dont elle nous avertit de remplir nos fruitiers et nos magasins, en attendant qu’elle nous accorde de nouvelles faveurs ; tout, jusqu’à cette teinte pâle dont ses feuilles se couvrent pour nous annoncer le sort qui nous attend, jusqu’à ces soucis, ces pavots, dont elle remplace le muguet et la rose : tout, dis-je, est intéressant dans elle, tout est l’image de la vie, et pas un seul de ses procédés qui ne contienne une leçon pour l’homme.

Un très grand parc environnait le château de longues allées de tilleuls, de mûriers, de méliers, et de chênes verts partageaient en quatre petites forêts cet espace de deux cents arpents, où différentes espèces d’animaux se propageaient pour les plaisirs de la chasse.

L’un de ces vastes taillis paraissait néanmoins avoir une destination plus intéressante : un labyrinthe presque impénétrable s’y dessinait avec tant d’art qu’il semblait impossible d’en sortir, une fois qu’on s’y était engagé. Les bouquets de bois, en ombrageant les routes, n’étaient formés que de lilas, d’aubépine et de Chèvrefeuille, de rosiers et de mille autres arbustes, que peuplaient au printemps ces légers habitants de l’air, dont les chants mélodieux et doux plongent dans ces rêveries religieuses, où l’homme, tout entier à son Dieu, trouve, à la vue des miracles éternels qui l’entourent, de si doux motifs à son culte.

Lorsque, après de nombreux détours et des pas souvent inutiles, on parvient enfin au centre du labyrinthe, un sarcophage de marbre noir se présente aux yeux. — Voilà quelle sera notre dernière demeure, dit Alphonse à son Euphrasie ; c’est là, ma bonne et chère amie, où, pressés pour jamais dans les bras l’un de l’autre, les siècles s’écouleront sur nos têtes, sans nous atteindre ou nous entraîner… Cette idée t’afilige-t-elle, Euphrasie ? — Oh ! non, non, cher Alphonse, puisqu’elle éternise notre réunion, et que les routes épineuses de la vie à jamais fermées sous nos pas ne laisseront ouvertes à nos regards que celles où Dieu nous attend. Mais, si le ciel contrariait des projets aussi consolants… Oh ! mon ami, qui peut répondre de ses volontés ?… Celles de l’homme sont comme ces feuilles que tu vois emportées par les vents ; et cette puissance destructive qui nous ramènera là tôt ou tard, ne peut-elle pas également détruire les projets de réunion que nous osons former sans son aveu ?…

Et les deux époux continuèrent à examiner le monument.

Les attributs de ce mausolée étaient aussi simples que majestueux : sur un petit obélisque de granit couronnant son chevet, se lisait en lettres de bronze : Repos éternel de l’homme ; le spectre de la mort entrouvrait la pierre que semblaient retenir l’amour et l’hymen ; et on lisait sur cette pierre : Eternité, tu te développes, et c’est en Dieu que je te comprends.

Des cyprès et des saules pleureurs, en voilant ce tombeau de leurs ombres, y prêtaient encore plus de solennité. On eût dit que le balancement de leurs branches flexibles imitât le son des gémissements de ceux qui viendraient peut-être un jour pleurer sur cette tombe.

On reprit les routes du dédale, qui se confondaient si bien l’une dans l’autre que le sentier qui paraissait devoir dégager vous ramenait toujours au tombeau… Consolante image de notre déplorable existence, qui nous montre le terme où la méchanceté des hommes échouera contre la justice d’un Dieu qui nous arrache enfin à leur rage !

Quelques sentences paraissaient sur l’écorce des arbres. On lisait sur un sycomore : Voilà par quels détours on parvient au bout de sa carrière. Un mélèze offrait celle-ci : La nature nous conduit facilement au tombeau ; mais il n’appartient qu’à Dieu seul de nous en délivrer un jour. — Oh ! mon ami, dit Euphrasie, que ces sentences sont vraies ! que j’aime l’âme qui les a dictées ! — C’est celle où tu règnes, Euphrasie : comment les plus sublimes idées du créateur ne rempliraient-elles pas l’âme où se peint si bien ton image !

— Mon cher époux, dit la marquise, en se dégageant enfin du labyrinthe, je suis dans une situation difficile à peindre : cette imposante forêt, ces taillis variés qui l’embellissent, la solitude profonde dont on jouit dans cette vaste étendue de bois, l’absence de ces marbres arrondis par l’art, dont la main qui ne travaille plus interrompt la nature toujours en action, cette saison où tout se flétrit, l’astre qui paraît se voiler en cet instant, pour prêter au tableau une teinte encore plus auguste… Tout imprime à l’imagination cette sorte de terreur religieuse qui semble nous avertir que le véritable bonheur n’existe, hélas ! pour l’homme qu’au sein de ce Dieu dont tout ce qu’on admire est l’ouvrage.


CHAPITRE II


Une partie de la noblesse des environs, et les principaux bourgeois de la ville de Gange s’étaient réunis au château, pour rendre hommage aux jeunes époux.

Celle qui venait d’obtenir tous les suffrages de la cour n’eut pas de peine à mériter ceux de la province. Chacun admira sa beauté, sa douceur, l’extrême facilité avec laquelle elle s’exprimait, et surtout cet art si précieux et si rare avec lequel elle adressait à chacun tout ce qui peut l’intéresser ou flatter son amour-propre.

Le véritable esprit de la société est de faire valoir celui des autres ; et, comme on n’y parvient qu’en se sacrifiant soi-même, bien peu de gens dans le monde se sentent capables de cet effort.

Monsieur de Gange fut trouvé l’homme le plus heureux de posséder une telle femme, et plus on le lui faisait sentir, plus la jeune marquise semblait ne rapporter qu’à son époux les éloges qu’on lui prodiguait.

Madame de Gange, au fait des motifs qui empêchaient sa mère de se trouver à ce premier voyage, en parut plus affligée que surprise. — À l’égard de mes beaux-frères, dit-elle au cercle qui l’entourait, l’un d’eux (abbé) ne tardera sûrement pas à venir. Pour le chevalier, forcé d’être à son corps dans ces moments de trouble[2], il me fera peut-être attendre encore quelque temps le plaisir de faire connaissance avec lui.

Monsieur de Gange retint quelques personnes, et l’on se mit à table.

La marquise, un peu plus à l’aise, ne put dissimuler les tristes impressions de sa promenade du matin. On la questionna, elle ne dit mot ; on l’égaya, elle se rendit ; et les premiers huit jours se passèrent en visites réciproques.

L’hiver approchait ; une société plus intime et moins étendue se rassembla, à dessein de passer une partie de la mauvaise saison au château.

Ce n’est pas toujours dans le tourbillon des villes que se trouvent les véritables jouissances de la vie. L’homme du monde, uniquement occupé de son existence, ne cherche qu’à reverser sur lui seul toutes les portions de bonheur qu’il peut saisir sur ce qui l’entoure. Il est égoïste par nécessité : pourquoi chercherait-il à adopter les vertus qui doivent plaire ? A-t-il le temps de les étudier ? A-t-il celui de les pratiquer ? Leur seule apparence ne suffit ; on ne lui en saurait pas plus de gré : s’il s’avisait d’en offrir davantage, il passerait bientôt pour un homme lourd, ennuyeux.

Vivant dans un cercle plus étroit, et par conséquent vu de plus près, il doit absolument mettre tout en usage pour réussir. Le microscope est dirigé sur lui ; rien n’échappe ; on voit par ce moyen jusqu’aux plus secrets replis de son cœur. Ce n’est plus ni de la fausseté, ni de l’art qu’on exige de lui ; c’est de la franchise, c’est de la vérité, parce qu’il n’en imposera pas longtemps. S’il trompe, il est trop près pour qu’on se contente avec lui des faux dehors de la vertu ; et si, réellement elle n’existe pas dans son âme, on se presse d’éloigner de soi quelqu’un qui, dès le premier jour, en gangrenant toute la société, ne pourrait plus devenir que nuisible à chacun des membres qui la composent.

Monsieur et madame de Gange eurent donc soin, autant qu’ils le purent, de ne réunir autour d’eux que des personnes qui leur convinssent ; et, pour mettre nos lecteurs au fait, nous allons dire un mot de chacun des personnages qu’ils adoptèrent.

Madame de Roquefeuille, possédant des biens dans les environs de Montpellier, était venue voir les jeunes époux, en raison de ses anciennes liaisons avec le père du mari. C’était une femme d’environ cinquante ans, d’un esprit doux, agréable, et ayant parfaitement conservé le ton de l’ancienne cour, où elle avait passé sa jeunesse. Mademoiselle Ambroisine de Roquefeuille, sa fille, était avec elle. Dix-huit ans, une jolie figure, beaucoup plus de candeur et de naïveté que d’esprit, mais possédant d’ailleurs tout ce qui peut plaire en société.

Le comte de Villefranche, âgé d’environ vingt-trois ans, comme ami du chevalier de Gange, dans le régiment duquel il était, en venant donner au marquis des nouvelles de son frère, avait été invité par lui à passer son quartier d’hiver au château, et le comte, très partisan des jolies femmes, se garda bien de refuser ce qui pouvait le rapprocher de l’aimable belle-sœur de son ami. Villefranche avait une figure agréable, mais une douceur, une bonté de caractère, qui ne le plaçaient pas toujours en première ligne près de ceux qui veulent dominer.

Un bon récollet, revêtu de toute la confiance de son ordre, ancien chapelain de la maison, était admis, à cause de ses excellentes qualités, à partager les peines et les plaisirs du château ; et certes, il en était digne à tous égards.

Le père Eusèbe, si loin des défauts de sa robe, si rapproché des sublimes vertus de l’Évangile, homme instruit, bon directeur, prédicateur éloquent, méritait, comme nous venons de le dire, d’être reçu dans la meilleure compagnie. Il avait près de soixante ans, une de ces figures respectables, emblème certain de la sérénité de son âme : n’ayant jamais pensé ni dit du mal de personne, atténuant presque toujours les torts qu’on croyait trouver dans les autres, n’ayant de ses jours fait couler une larme, mais en ayant essuyé beaucoup, ami des plaisirs honnêtes, s’y prêtant avec amabilité, conciliant toutes les querelles, consolant tous les malheureux, n’ayant à lui que son cœur, qu’il appelait le patrimoine des pauvres ; nul enthousiasme, mais une foi pure ; aimant sa religion, parce qu’il la trouvait belle, détestant tous les abus qu’elle avait fait naître parmi des hommes qui, sans doute, la connaissaient bien peu, puisqu’ils la pratiquaient aussi mal, et n’attribuant qu’à leur aveuglement des désordres inséparables de l’humanité, mais toujours éloignés du Dieu saint, qui n’en voulait que les vertus.

On présume aisément qu’avec un tel caractère, Eusèbe devait être précieux à ses hôtes ; et voilà ce qui le rendait aussi sincèrement, et l’ami de tous les honnêtes gens, et le guide éclairé de la vertueuse Euphrasie.

De tels hommes sont rares dans le monde ; il faut les rechercher, les chérir quand on les rencontre, et surtout ne point calomnier la religion parce que tous ses ministres ne sont pas faits comme celui-ci. Une telle injustice ressemblerait à celle d’un homme qui condamnerait tous les livres au feu, parce qu’un tiers de ceux que nous possédons ne méritent seulement pas d’être ouverts.

Si la religion est le plus respectable des freins, ses ministres doivent être les plus respectés des hommes, et leurs torts, s’ils en ont, doivent être excusés par ceux qui reconnaissent le même Dieu que ceux-là servent.

Victor était un vieux valet de chambre de la maison, dont nous ne parlerions pas, sans son ancien attachement pour ses maîtres, et sans le rôle que nous lui verrons peut-être jouer dans la suite.

À cela près des personnages principaux de cette déplorable histoire, et qui ne peindra que trop le récit des malheurs dans le détail desquels nous allons entrer, tels étaient les acteurs qui vont préalablement occuper la scène.

Puissent nos lecteurs, un peu rassurés par les vertus que nous laissons entrevoir, nous suivre maintenant, sans autant d’effroi, dans le détail des événements sinistres que nous devons dévoiler !

On venait de se rassembler dans le grand salon, qu’éclairait un lustre garni de bougies ; une partie d’hombre occupait monsieur et madame de Gange, madame de Roquefeuille, et le comte de Villefranche. Le père Eusèbe, au coin de l’antique foyer de cette salle, éclaircissait un point de doctrine à mademoiselle de Roquefeuille. Six heures sonnaient au donjon du château, lorsqu’un grand bruit extérieur annonça l’arrivée d’un nouvel hôte. Les deux battants roulent avec fracas sur leurs gonds épais ; Victor annonce monsieur l’abbé de Gange, qui n’a point encore paru chez son frère. — Quelle surprise ! s’écria le marquis, en serrant l’abbé dans ses bras ; enfin, mon cher Théodore, tu te rappelles donc qu’il existe un frère qui n’a jamais cessé de t’aimer ? — Peux-tu me croire capable de t’avoir oublié, répond le jeune clerc, âgé de vingt-deux ans, que les ordres n’enchaînaient point encore, et qu’une figure, quoique assez jolie, semblait destiner plutôt au culte de Mars qu’à celui des autels. Oh ! non, mon cher Alphonse, je n’ai point oublié un frère tel que toi, encore moins les devoirs que m’impose auprès d’une sœur la civilité dont je fis toujours profession. N’ayant jamais eu l’honneur de la voir, mes délais deviennent bien plus coupables, et je serais indigne de pardon, sans les nombreuses affaires qui me retiennent à Avignon depuis trois ans, éloigné de tout ce que je dois avoir de plus cher… Et ces mots ne s’étaient pas prononcés, sans que les regards de Théodore ne se fussent portés avec autant d’embarras que de surprise sur ceux de son aimable sœur.

— J’avais un portrait de madame, poursuivit l’abbé, en reportant ses yeux avec ardeur une seconde fois sur Euphrasie, un portrait, cher Alphonse, que ton amitié m’envoya de Paris vers les commencements de ton mariage ; mais quelle différence et que de reproches on doit à l’artiste ! Oh ! mon frère, tu n’avais pas guidé le pinceau ; et Théodore, après avoir embrassé sa belle-sœur, supplia tout le monde de se rasseoir.

Les premiers moments se passèrent en nouvelles. Celles du rappel de Charles II par la nation anglaise, son rétablissement sur le trône de ses ancêtres, l’augmentation du pouvoir de Mazarin, que le parlement eut la bassesse de haranguer lors de sa rentrée dans Paris, et plusieurs autres faits moins intéressants, qui occupaient alors la cour et la ville, devinrent la matière de la conversation, jusqu’à l’heure du souper.

Le marquis plaça avec plaisir son frère entre mademoiselle de Roquefeuille et madame de Gange ; et la plus franche gaieté parut animer le repas.

Qu’on nous permette de profiter du moment qu’il remplit, pour esquisser à grands traits le nouveau personnage qui nous arrive.

L’usage et quelques arrangements de fortune avaient fait prendre à Théodore le costume d’un état dont les sentiments étaient loin de son cœur. L’abbé de Gange n’attendait qu’une occasion pour jeter le froc aux orties, et sa légitime, quoique médiocre, d’après les lois du pays, qui donnaient tout à l’aîné, lui permettait pourtant, en raison de la noblesse du partage qu’avait fait son frère, d’aspirer à quelque mariage avantageux ; mais cet état, un des plus sages et des plus utiles à la société, convenait peu à un jeune homme aussi dépravé que Théodore. Et celui qui ne désire des femmes que pour les tromper, qui ne les aime que pour les avoir, qui ne les a que pour les trahir, et qui les méprise dès qu’elles cessent de lui plaire ; qui n’a rien de sacré quand il s’agit de les séduire, et qui n’y parvient que pour les déshonorer ; celui-là, dis-je, sentira-t-il le bonheur d’en prendre une vertueuse, une qui puisse fixer l’irrégularité de ses désirs, et mettre à la place de cette honteuse frivolité la douceur des liens qui captivent, quand ils sont tissés par l’hymen ? Cela est impossible sans doute, et dans cette certitude, nous admettrons que, sans jamais être heureux lui-même, l’abbé de Gange fera bien des malheureuses. Puisse au moins préserver d’un tel sort celle qui lui appartient d’aussi près dans cette maison ! désirons-le, mais ne nous en flattons pas, nous serions trop tôt désabusés.

Il y avait au château, depuis plusieurs années, un certain abbé Perret, que, par la confiance qu’il inspirait comme vicaire de la paroisse, le père du marquis de Gange avait établi pour soigner le château, et y demeurer en qualité de concierge[3]. Cet homme, âgé d’environ quarante-cinq ans, ayant beaucoup vu le jeune Théodore autrefois[4], avait obtenu de lui les mêmes sentiments que lui avait accordés le feu comte ; à cette différence, cependant, que le vice était ici l’élément de cette liaison. Confident des désordres du jeune homme, l’abbé Perret, qui les servait, s’était acquis sur l’esprit de Théodore une sorte de droit qui ne rendait cette association que beaucoup plus dangereuse ; et comme en ce moment tous deux avaient envie de se parler, sur un signe de Théodore, dès qu’on est hors de table, Perret s’empare des bougies, pour éclairer son protecteur dans son appartement, et s’y enfermer avec lui.

— Mon ami, dit Théodore à son confident, dès qu’ils furent seuls, dis-moi si tu supposes qu’il puisse exister au monde une femme plus accomplie que celle de mon frère ? Le sort qui m’eût peut-être donné cette femme, si je me fus trouvé l’aîné, fait naître en moi bien des repentirs de n’avoir pas précédé Alphonse de quelques années dans le monde… Quelle différence de bonheur ! Au surplus, mon cher Perret, il n’est pas bien certain que celui que nous promettent les femmes se trouve dans le mariage, et je ne sais s’il ne vaut pas tout autant en troubler trois ou quatre que d’en conclure un seul. — Assurément, monsieur l’abbé, cela vaudrait mieux, dit Perret ; mais les choses sont faites, nous ne pourrons pas les déranger. — Non, mais les bouleverser, je le puis. — Oh ! vous ne le ferez pas ; monsieur votre frère est si aimable ! il aime sa femme de si bonne foi ! — Et crois-tu qu’il en soit aimé ? — Beaucoup ; ils ne se quittent jamais ; leurs plus divins moments sont ceux qu’ils passent ensemble. Si madame désire quelque chose, monsieur la lui donne à l’instant. Ce sont des soins si tendres, des attentions si prévenantes !… N’importe, monsieur l’abbé, si vous supposez que mes soins vous soient utiles, à l’instant mes batteries seront dressées ; soyez sûr du zèle de Perret. — Mon ami, répondit Théodore, je crois la conquête difficile ; Ambroisine de Roquefeuille, à côté de qui je soupais, balance un peu les impressions produites par madame de Gange ; mais là il faudrait épouser, et tu sais que je ne me soucie nullement de m’enchaîner. Près d’Euphrasie, c’est bien meilleur ; il ne faut que troubler, déranger ; et cela s’accorde merveilleusement avec la dose de perversité dont il a plu à la nature de composer mon organisation. Et puis, ne penses-tu pas comme moi, qu’Euphrasie, quoique un peu plus âgée, ne vaille cent fois mieux que la petite Ambroisine ? je préfère les femmes qui parlent à l’imagination à celles qui ne s’adressent qu’aux sens. — Oui, mais une belle-sœur ! — Mon ami, je conçois tout cela ; un frère que j’estime, que j’aime, qui, quoique mon aîné, m’a si favorablement traité dans le partage ; de la reconnaissance à froisser ; des liens conjugaux à rompre… une femme honnête à séduire… Tout cela me contient, je l’avoue ; mais tu ne te doutes pas, cher Perret, des freins que peut briser un seul rayon des yeux d’Euphrasie : c’est celui de l’astre du jour fondant les glaces du Caucase. Sais-tu que, quand elle était à la cour, elle balança quelques instants la violente passion que le roi ressentit pour la belle Mancini, nièce du cardinal Mazarin ? — Oui, monsieur, je sais tout cela, et n’en suis point surpris : Euphrasie était digne d’un roi, et quand vous le voudrez, monsieur, vous l’emporterez sur les rois. — Non, non, je me contiendrai, je ferai tout pour être vertueux, jusqu’à quitter cette maison s’il le faut ; mais si mes efforts me trahissent… si l’amour l’emporte, tu conviendras que ce ne sera plus ma faute : il est plus fort que la raison ; et de malheureux êtres, aussi faibles que nous, ne doivent-ils pas céder au poids dominant qui les entraîne, comme le roseau sous l’aquilon qui l’agite ?

Perret, que l’abbé comblait de grâces et de gratifications, trouvait trop à gagner à ces raisonnements pervers, pour oser les combattre ; il se tut, et l’on se coucha.

Pendant quinze jours, tout ce que le voisinage et le château pouvaient offrir de distractions fut prodigué à l’abbé de Gange, pour le consoler des ennuis de la vie champêtre. Il y eut des repas, des bals, des parties de chasse dans le parc, des promenades sur les bords de l’Aude, rien ne fut oublié ; mais rien aussi n’apaisa les dangereuses impressions qu’Euphrasie faisait sur Théodore ; et, comme le jeune abbé voulait étouffer sa flamme, elle n’en devint que plus active, et il sentit bientôt l’impossibilité de résister à la main qui le replongeait dans l’abîme, Ses efforts étaient-ils bien réels ? Ne fait-on pas tout ce qu’on veut, quand on le veut bien ? Tel qui, en succombant, s’excuse sur la fatalité de son étoile n’est autre qu’un être faible, qui n’a pas le courage de la fixer.

— Oh ! mon ami, dit un jour Euphrasie à son époux, lorsqu’un peu de calme eut remplacé le tumulte des amusements, je ne sais si je me trompe, mais je suppose une grande différence entre ton frère et toi. Que je suis loin de lui croire cette bonté, cette douceur qui te caractérisent ! J’admets quelques vertus en lui ; mais elles n’éclatent pas dans son âme comme celles qui remplissent la tienne ; et tandis qu’il suffit de te voir pour t’aimer, je trouve qu’il lui faut beaucoup de soins pour essayer de l’être. — Je n’attribue qu’à ta tendresse pour moi ce que tu me dis, EuphraSie ; mais l’abbé est aimable, il est rempli d’esprit, et tu l’aimeras d’autant plus que tu le connaîtras davantage. — Oh ! mon ami, ne lui sulfit-il donc pas de ses liens avec toi pour que je m’y attache : mais je persiste à dire qu’il ne te vaut pas. — Tu aimeras peut-être mieux le chevalier, dit Alphonse ; ses devoirs le retiennent encore à Nice, où il est en garnison ; mais il nous reviendra, et j’espère que, réunis tous les quatre, nous passerons bientôt quelques années heureuses. — Ah ! si ma société te suffit, la tienne est tout ce qu’il faut à mon bonheur : c’est toi seul qui me rendras heureuse, et jamais ceux dont tu t’entoureras.

En ce moment, madame de Roquefeuille vint interrompre cette conversation, pour engager à aller entendre prêcher à la paroisse de Gange, le père Eusèbe, qu’elle n’avait pas encore entendu. Tous les habitants du château s’y rendirent. Le texte d’Eusèbe était l’amour divin. Quelle chaleur mit ce bon religieux dans son discours ! Comme il adressait à l’âme tout ce qui devait porter l’être créé à l’amour de son créateur ! et comme il entraînait tous les cœurs au culte de cet être divin à qui nous devons tout ! C’était par les merveilles de la création qu’il ramenait l’homme à la reconnaissance qu’il doit au Dieu qui le fait jouir de toutes ses beautés. Il les peignait sans les exalter ; il les montrait, et l’on adorait. S’agissait-il de l’incrédule, il en niait jusqu’à l’existence : « Il ne sent donc pas, s’il ne croit point ; il est donc aveugle, s’il méconnaît son Dieu. Le sentiment et l’amour doivent être la même chose dans une âme sensible, s’écriait Eusèbe ; ô cœurs ingrats ! pouvez-vous nier l’existence du Dieu que je vous offre, puisque sa main seule vous préserve encore au milieu des malheurs où votre endurcissement vous plonge ? À qui devez-vous de n’être pas écrasés par ceux que vos maximes corrompent ? À lui seul ; et vous le niez ! Il vous tend une main secourable, et vous le repoussez ! Je ne vous parlerai pas de sa colère… Vous la méritez trop pour que je vous en effraie : non, je ne veux vous rappeler que ses bontés. Pressez-vous d’entendre la voix de sa clémence, et ses bras vous seront toujours ouverts. »

Il y a beaucoup de protestants à Gange ; sur la réputation d’Eusèbe, plusieurs étaient venus l’entendre. Ils furent aussi attendris que les catholiques : l’amour de Dieu est de tous les temps, de tous les lieux, de toutes les religions ; c’est un point de contact où se réunissent tous les hommes, parce que tout être qui jouit de sa raison doit nécessairement un culte et des tributs de reconnaissance à celui de qui il tient la vie. Toutes les vertus découlent de l’admission sincère de ce système, disposant l’âme à cette sensibilité qui devient le foyer de toutes. Il n’y a que le cœur de l’athée qui soit vide, et qui dès lors, ne pouvant admettre aucune vertu, s’ouvre naturellement à des vices dont il méconnaît le vengeur.

On ne s’occupa pendant tout le dîner que de l’effet produit par le sermon d’Eusèbe ; et on le fit d’autant plus à l’aise que le bon récollet, dînant chez le curé, n’avait point à s’alarmer des éloges qu’on lui prodiguait.

Le seul abbé de Gange fut assez froid sur cette matière. Il est des choses si naturelles et si simples, disait-il, que je suis toujours étonné qu’on en fasse le texte d’un sermon. Prêcher l’existence de Dieu, c’est supposer qu’il y ait des gens qui ne croient pas en lui ; et je n’imagine pas qu’il puisse en être un seul. — Je ne suis pas de votre avis, dit madame de Roquefeuille ; peu se déclarent, je le sais, mais je crois qu’il en existe beaucoup, et je regarderai toujours comme tels tous ceux qu’entraînent leurs passions. S’ils croyaient en Dieu, se livreraient-ils à ce qui l’offense ? — Et n’y a-t-il pas des lois, dit l’abbé, qui retiennent ceux que la crainte de Dieu n’arrête pas ? — Elles sont insuffisantes, reprit madame de Roquefeuille : il est facile de les éluder ! Il est tant de crimes secrets qu’elles n’atteignent pas, et l’homme puissant les brave avec tant d’audace ! Comment le faible ne frémira-t-il pas de la puissance du fort, s’il n’a pour consolation l’idée qu’un Dieu juste le vengera tôt ou tard de l’importunité de son persécuteur ? Que dit le pauvre, quand on le dépouille ? Que dit l’infortuné quand on l’écrase ? Eh ! s’écrient l’un et l’autre, en versant des larmes qu’essuie promptement la main de l’espoir, il sera jugé comme moi, celui qui me tyrannise ; nous paraîtrons ensemble au tribunal de l’Eternel, et c’est là que je serai vengé. N’enlevez pas au moins cette consolation au malheur ; hélas ! c’est la seule qui lui reste, quelle barbarie de la lui ravir !

Les beaux yeux d’Euphrasie, d’accord avec la bonté de son cœur, approuvaient tout ce que disait madame de Roquefeuille ; mais Théodore, distrait, cherchait à faire prendre à la conversation un tour un peu moins sérieux ; il y parvint, et l’on sortit de table.

Tels étaient à peu près les entretiens, les amusements, les occupations du château de Gange, quand les frimas de l’hiver firent place aux douceurs du printemps. L’état du cœur de Théodore était toujours le même, et il se décidait enfin à s’arracher d’une maison beaucoup trop dangereuse pour lui, quand une conversation qu’il eut avec le perfide Perret vint ranimer en lui l’espoir d’un triomphe sur lequel il ne comptait plus.

— Mon ami, dit-il à ce dangereux confident, voilà l’hiver passé, et je suis toujours au même point : les roses me retrouvent où m’avaient laissé les soucis ; tout se ranime sous nos yeux, et mon cœur seul, dépourvu d’aliment, se refuse à la régénération universelle. Mêmes tourments, mêmes angoisses, mêmes désirs, même impuissance ; et pourquoi donc tout est-il mort en moi, quand tout renaît dans la nature ? Plus je vois Euphrasie, plus je l’adore, et moins j’ose lui exprimer ce qu’elle me fait sentir avec tant de force. Ce que j’éprouve est fort singulier, mon ami : je ne me sens pas le courage de lui exprimer mon amour, et je me sens tout celui qu’il faut pour la contraindre à le partager… Est-ce embarras, est-ce perversité ? Dis-moi cela, mon cher Perret. — Ma foi, monsieur l’abbé, répondit celui-ci, je ne suis pas assez savant pour vous expliquer ce mystère. Je conçois bien que cet air de pudeur et de sagesse répandu dans toute la personne d’Euphrasie doit vous en imposer un peu ; mais alors, au lieu de filer le sentiment, il me semble qu’il faudrait le brusquer ; et, puisque vous vous en sentez la force, allez en avant, croyez-moi, monsieur, ne ménagez rien. — Tu ne sais pas ce que j’imagine ? — Non, mais de quelque nature que cela soit, soyez certain de trouver en moi un homme aussi fidèle que sûr. — J’y compte. — Expliquez-vous donc, monsieur l’abbé. — Il faut réveiller ces deux âmes qu’engourdit le bonheur ; en devenant moins heureux, ils seront plus souples l’un et l’autre ; et la jalousie, que je prétends allumer dans eux, en aigrissant ou refroidissant le mari, doit infailliblement m’amener l’épouse. — Je doute que cela réussisse, monsieur ; ils sont tous deux si sûrs de leurs sentiments ! — Parce qu’ils n’ont point encore été éprouvés. Tendons-leur des pièges, ils s’y prendront ; et tu verras, Perret, quelles seront les suites de mon projet. Ce sera dans mon sein que se répandront les larmes que je ferai couler, et tu seras content, je me flatte, de la manière dont je les essuierai. — Et votre sagesse, votre crainte de blesser la reconnaissance, ce dessein formel de fuir plutôt que de succomber ?

— Eh ! comment veux-tu qu’on pense à la sagesse, quand on est entraîné par le délire ? — Agissons, agissons, monsieur, et vous verrez si je manquerai de chaleur, quand il sera question de vous servir.

Suivons maintenant ce fourbe dans ses opérations : il vaut mieux présenter ce qu’il fait que raconter ce qu’il dit : l’un sera plus intéressant que l’autre.


CHAPITRE III


Depuis qu’on était au château de Gange, le comte de Villefranche, jeune militaire intéressant à tous égards, s’était volontiers réuni à Théodore, auquel il trouvait de l’esprit, un ton qui convenait mieux à la profession des armes qu’à celle de l’église. De son côté, Théodore, qui formait depuis longtemps des projets sur lui, saisissait toutes les occasions qui pouvaient l’en rapprocher.

— Mon cher comte, lui dit un jour l’abbé, dans une de leurs promenades solitaires, vous me paraissez bien oisif dans cette maison ; je vous supposais des vues sur Ambroisine : elle est bien faite pour mériter quelques hommages ; et si vous ne voulez pas l’avoir pour femme, vous conviendrez au moins que cela vous ferait une bien jolie maîtresse. — Je n’oserais jamais prendre sur ce pied quelqu’un d’aussi respectable que mademoiselle de Roquefeuille, et je ne suis pas assez riche pour oser prétendre a sa main. — Avez-vous fait quelques démarches ? — Aucune ; et ce qui m’en a ôté jusqu’au désir, c’est que je n’ai rien trouvé dans Ambroisine qui dût légitimer ces démarches. En arrivant ici, je crus d’abord qu’elle me distinguait ; mais sa froideur m’a rétabli dans le calme dont je n’aurais jamais dû sortir ; et me voilà sans occupation. — Vous avez tort ; ce n’est ni à votre âge, ni avec votre figure, qu’on languit ainsi dans un repos tout à fait funeste à un joli homme. Si vous n’êtes pas content d’Ambroisine, laissez-la à mon frère, auquel je me suis aperçu qu’elle n’est nullement indifférente. — Quoi ! le marquis ? — Êtes-vous donc la dupe de cette constance pour Euphrasie Que vous êtes neuf en amour, mon cher comte ! On se marie par convenance, et l’on s’arrange ailleurs par besoin. Je vous proteste qu’Alphonse aime beaucoup Ambroisine ; que celle-ci n’a repoussé vos sentiments que parce qu’elle est folle de mon frère ; et si vous êtes un franc et preux chevalier, vous devez quelques dédommagements à cette pauvre Euphrasie. — Ainsi donc vous me conseillez votre belle-sœur ? — C’est la liaison la plus sortable qui puisse exister dans la maison pour vous ; et je vous offre mes services… Est-ce qu’Euphrasie ne vous plaît pas ? — Je la trouve délicieuse ; tout ce que vous me dites me convient infiniment, mais je n’oserais pourtant rien, si vous ne m’assuriez de l’infidélité du marquis. — Essayez, mon cher, essayez, et vous m’en direz des nouvelles. Et, le comte ayant promis à Théodore de suivre ses conseils, celui-ci ne pensa plus qu’à travailler à la seconde partie de son plan.

Il ne suffisait pas à la perfidie de l’abbé de Gange de faire faire une faute à sa belle-sœur, afin d’en profiter, il fallait encore qu’Alphonse en Fit une à son tour, afin qu’Euphrasie, convaincue de l’infidélité de son mari, se jetât plus aisément dans ses bras… Mais ne pouvait-il pas arriver que ce fût dans ceux de Villefranche, puisqu’on lui lançait ce jeune homme ? Oh ! c’est ce que ne redoutait point l’abbé : il était bien sûr d’arrêter à temps les élans de l’infidélité de sa sœur, s’il y avait lieu ; d’anéantir Villefranche, et de faire tourner tout à son avantage.

On n’imagine pas à quel point l’âme de Perret fut remplie de joie lorsque, en lui confiant ses projets, Théodore le chargea de tous les accessoires. — Morbleu ! que vous avez d’esprit, monsieur l’abbé, s’écria-t-il dans son enthousiasme ; vous auriez supplanté Mazarin, si vous aviez donné dans la politique. — Un amour effréné comme le mien parvient à tout vaincre, mon ami, répondit Théodore, rien ne résiste à sa violence ; semblable à l’aquilon impétueux, il détruit, il pulvérise tout ce qui paraît l’entraver ; et plus on lui oppose de digues, plus on lui prête de forces pour les franchir ou les renverser.

Avant de mettre en mouvement les ressorts de son second plan, l’abbé crut néanmoins qu’il serait prudent de juger les effets du premier.

— Eh bien ! où en sont les affaires ? demanda-t-il à Villefranche, au bout d’un mois de patience.

— Aussi avancées que le premier jour, répondit le comte ; cette femme est inabordable, c’est un rocher de vertu. — je parie que vous vous y prenez mal : avec une femme de cette tournure, ce n’est point au cœur qu’il faut diriger ses premières attaques, c’est à l’amour-propre. Tâchez de lui persuader adroitement qu’il est ridicule de n’être rien dans le monde, avec les grâces et les charmes qui ne l’embellissent que pour plaire ; persiflez la foi conjugale ; allez plus loin : persuadez-lui que ce mari qu’elle préfère est le premier qui manque à ses serments, et que vous n’avez éprouvé des rigueurs d’Ambroisine que d’après l’aveu qu’elle vous a fait de son amour pour Alphonse, qui, de son côté, la préfère bien certainement à son épouse. Continuez ainsi de persuader l’esprit, nous aurons bientôt échauffé le cœur. — Ce moyen me paraît dangereux, dit Villefranche ; car, si je ne persuade pas Euphrasie, elle s’éclaircira avec Alphonse, et me voilà en butte à la colère de tous deux. — Oui, si je n’avais pas la certitude de fasciner les sens ; mais vous verrez ce que, je ferai pour vous servir, et pour les convaincre tous deux, elle, que son mari lui est infidèle, et lui, que vous possédez le cœur de sa femme. — Alors, nous voilà sur le pré, il faudra se battre ; j’y consens, moi, les duels m’amusent beaucoup ; je tuerai l’époux, c’est certain, mais je n’ai pas gagné un pouce de terrain sur la femme. — Pas un mot, mon ami, pas un mot, vous êtes à cent lieues de la vérité : dans la crainte d’un éclat qui perdrait sa femme, mon frère ne se battra point, soyez-en très sûr ; il quittera le château, ira à Avignon, où l’appellent d’importantes affaires, et nous resterons les maîtres du champ de bataille. — Mon cher abbé, dit Villefranche, il serait impossible que les circonstances détruisissent tout ce qu’enfante votre imagination : je vais pourtant essayer ; tout m’y porte, car j’avoue que j’aime infiniment votre belle-sœur ; mais j’y renonce si j’échoue : j’aime mieux immoler mon amour que de causer la perte de celle qui l’allume.

Quelques mois se passèrent encore, sans que l’abbé recueillît aucun fruit de cette première ruse ; et, commençant à s’impatienter, il mit la seconde en jeu.

On était alors au milieu de l’été. La fraîcheur de la soirée avait déterminé une grande promenade dans le parc, ce qui divisa à peu près tout le monde. Par l’influence de l’abbé, le marquis, sans aucune prétention, se trouvait tête à tête avec mademoiselle de Roquefeuille, et Théodore avec Euphrasie ; mais il avait si bien arrangé les choses que les deux couples devaient nécessairement se retrouver au bout de l’allée double qu’ils parcouraient chacun de leur côté.

— Il me semble, dit Théodore à sa belle-sœur, que, dans cette promenade, chacun s’est à peu près arrangé comme il lui convenait. — Comment donc ? dit Euphrasie, — Mais oui, la sage madame de Roquefeuille moralise avec le père Eusèbe, et sa fille avec votre époux. Quant à moi, je suis loin de me plaindre : où pourrais-je être mieux qu’avec mon aimable sœur ? — Je trouve fort bien l’assortiment de votre premier tête-à-tête ; mais j’espère que vous plaisantez, en trouvant du mystère au second. — Oh ! la meilleure et la plus respectable des femmes, s’écrie l’abbé, de quel heureux caractère vous a douée le ciel ! On a bien raison de dire que ceux qui sont incapables de faire le mal ne le conçoivent pas dans les autres ; mais comme il est bien certain qu’il existe une dose de mal dans le monde, et qu’il faut absolument que ce mal soit commis, il est donc écrit dans les décrets éternels que quelqu’un doit avoir sa part de l’iniquité qui plane sur la tête de tous. Or, celle d’une infidélité bien constante pèse aujourd’hui sur votre époux ; et ce n’est pas le hasard, croyez-moi, qui le place maintenant tête à tête avec Ambroisine. Mais, si vous voulez que je vous serve, si vous voulez que je vous convainque, jurez-moi le plus profond mystère, ou je vous laisserai dans l’afi’reuse position de vous douter de tout, et de ne pouvoir vous éclairer sur rien. — Ah ! mon frère, dit Euphrasie avec la plus vive émotion, de quelles armes vous servez-vous pour déchirer mon cœur ? Ne connaissez-vous donc pas sa sensibilité ? Ignorez-vous à quel point Alphonse m’est cher, et comme il est certain que j’aimerais mille fois mieux perdre la vie que son cœur ? — C’est parce que je sais tout cela, chère et aimable sœur, que je ne veux pas que vous vous aveugliez plus longtemps. Votre époux adore Ambroisine, et jamais il n’eut pour vous les sentiments dont il brûle pour cette jeune personne. J’ai peur que tout cela ne le mène plus loin qu’on ne pense, peut-être devriez-vous prendre une prompte initiative… Mais ici les forces manquèrent à la malheureuse marquise… Elle se laisse tomber près d’un arbre ; ses yeux se ferment. La voilà comme je la veux, dit méchamment Théodore, en courant chercher Villefranche, qui l’attendait au détour de l’allée. — Vole à la marquise, lui dit-il, elle est évanouie au pied de cet arbre ; prodigue-lui tes soins ; profite de la circonstance ; elle est à toi si tu le veux ; et, pendant que Villefranche accourt, Théodore entre avec précipitation dans l’allée latérale où son frère se trouve avec Ambroisine. — Nous devrions aller vers votre femme, mon frère, dit-il à Alphonse : j’ai entendu quelques cris de ce côté ; je ne sais qui l’accompagne, ni quelle peut être la cause des secours qu’elle a l’air d’appeler ; mais assurément nous devrions y aller tous. — Oh ciel ! que me dis-tu ? s’écria le marquis ; je croyais ma femme avec toi. — J’y étais sans doute, et venais de la quitter quelques minutes, lorsque, en la rejoignant, je l’ai vue sans mouvement au pied d’un chêne ; j’ai cherché du secours : apercevant Villefranche, je l’ai envoyé près d’elle, et je viens vous presser d’y accourir également… Et l’on volait tout en parlant. On arrive enfin près de la marquise, évanouie dans les bras de Villefranche. — Accourez donc, Alphonse, s’écrie-t-il, je ne sais ce qui occasionne l’état de votre femme ; mais j’ai toutes les peines du monde à la rendre au jour. Ambroisine la délace, elle frotte ses tempes et ses lèvres d’un sel volatil. Euphrasie rouvre les yeux ; et aussitôt qu’elle aperçoit son mari partager les soins que lui donne celle qu’elle croit sa rivale, deux ruisseaux de larmes inondent ses joues. — Qu’as-tu donc, chère amie, dit Alphonse en la couvrant de baisers, et d’où peuvent donc venir et cette frayeur et ce chagrin ? — Ce n’est rien, mon ami, ce n’est rien, dit Euphrasie, en se relevant avec peine ; retournons au château ; quelques instants de calme auront bientôt réparé tout cela. Cette femme prudente voulut même que l’on cachât tout ce qui venait de se passer au père Eusèbe, qui s’approchait avec madame de Roquefeuille. Euphrasie essuya ses larmes et la conversation devint générale.

— Nous venons de parcourir le labyrinthe, dit madame de Roquefeuille ; j’en avais entendu parler ; mais c’est la première fois que je m’y promène. — Cette course est instructive, dit Eusèbe ; elle satisfait les yeux en nourrissant l’âme. Que les idées que nous y avons recueillies sont douces ! — Elles sont consolantes, dit Euphrasie, d’un organe un peu altéré, puisqu’elles nous présentent le port où tous nos malheurs doivent cesser, et la vie est bien cruelle quand on a perdu tout ce qui doit nous la faire chérir. — Ces tristes réflexions ne sont pas faites pour vous, dit Villefranche bas à Euphrasie ; et ce n’est pas pour vous que la vie doit avoir des épines. — Je pouvais le supposer hier, dit la marquise, du même ton mystérieux, mais peu d’heures m’ont désabusée. — Puissiez-vous ne jamais l’être sur mon amour, dit ardemment le comte ; et la marquise alors le regardant avec la plus grande surprise : — Je croyais vous avoir faire sentir, dit-elle, à quel point ces discours me déplaisaient, et je ne sais pourquoi vous les recommencez.

— Quel est donc cet air de mystère que prend Villefranche avec ma femme ? dit à Théodore Alphonse qui se trouvait à quelques pas de là ; je ne m’étais jamais aperçu de rien. — C’est qu’il n’y a rien de fait pour être remarqué, dit l’abbé : la marquise d’un mot peut tout éclaircir, et j’espère que demain on ne se réveillera pas sans être instruit.

Le soir, en rentrant chez lui, l’abbé trouva sur sa cheminée un billet d’Euphrasie, contenant simplement ces mots

« Je ne dirai rien à mon mari jusqu’à demain, mais pendant que des affaires vont l’occuper toute la matinée à Gange, venez finir ce que vous avez commencé ; et si réellement vous devez enfoncer le poignard dans mon cœur, faites-le sans ménagement. »

On se doute bien que l’abbé ne manqua pas le rendez-vous : il lui paraissait si essentiel de voir réussir ses ruses qu’il ne négligeait rien de tout ce qui pouvait lui en assurer les fruits.

Cependant, avant de se rendre chez la marquise, il ne put s’empêcher de réfléchir sérieusement sur la conduite qu’il allait tenir.

L’occasion, se dit-il, est belle pour déclarer mes sentiments ; mais cette précipitation peut me perdre. Elle révélera tout à son mari ; et, au lieu de gagner quelque chose, en un instant je perdrai tout. Il vaut donc mieux que je persiste à la rendre coupable avec Villefranche : par ce moyen, d’abord je me défais d’un rival qui, pour avoir trop cédé à mes instigations, finirait par me supplanter, et je place la marquise dans un tel discrédit près de son mari qu’il l’abandonne ou la punit, deux résultats qui me la livrent.

Ce calcul était épouvantable, sans doute ; mais qu’attendre d’une âme aussi corrompue que celle de Théodore ?

— Deux choses m’ont paru fort bizarres dans les événements de notre promenade d’hier, mon cher abbé, dit la marquise, dès qu’elle fut seule avec Théodore. Dans la première, celle qui m’affecte le plus vivement, il s’agit des soupçons que vous avez cherché à me donner sur la conduite très naturelle de mon mari avec mademoiselle de Roquefeuille ; la seconde a pour objet le développement de la circonstance très singulière qui, m’ayant fait évanouir pour ainsi dire dans vos bras, m’a fait cependant retrouver dans ceux de Villefranche, aussitôt que mes yeux se sont rouverts. Comment est-il que vous ayez si légèrement cédé à un étranger le droit que vous aviez de me rendre vous-même les soins que je ne devais dans ce cas attendre que de vous ? Et comment se fait-il que Villefranche ait profité de cela dans le reste de la promenade pour me tenir des propos qu’il hasarda deux ou trois fois, et que j’ai constamment repoussés ? C’est à vous seul, mon frère, qu’il appartient de me développer tout cela, et je l’attends encore plus de votre amitié que des nœuds qui, ce me semble, doivent unir tous nos intérêts.

La marquise, qui jusque-là n’avait interrogé l’abbé qu’en baissant les yeux, les leva aussitôt sur lui, et les y tint constamment fixés, pour mieux reconnaître dans sa figure tous les caractères qu’allaient y peindre ses réponses.

Mais l’abbé de Gange était trop instruit, trop adroit, pour ignorer que les muscles du visage de l’homme s’arrangent et se contournent en raison des impressions qu’il éprouve, et que son front et ses yeux sont toujours les fidèles miroirs de son âme. Il fixa donc sa sœur avec la même hardiesse qu’elle employait avec lui, avec cette différence que la candeur et la pureté de l’âme motivaient chez la marquise le courage qui se peignait dans ses regards, au lieu que la fausseté, le crime et la dissimulation régnaient uniquement dans les yeux effrontés de Théodore.

— Madame, répondit l’abbé, pour mettre de l’ordre dans mes réponses, je dois me conformer à celui que vous avez mis dans vos demandes. Les sentiments de votre mari pour mademoiselle de Roquefeuille vous étonnent ; et passant de cette surprise à l’incrédulité, vous fondez aussitôt le refus des faits… Permettez-moi de vous observer, ma chère sœur, que cette fausse logique du cœur nuit infiniment à celle de l’esprit, et que l’on s’égare tous les jours, autant à croire aveuglément ce qu’on désire qu’à rejeter impitoyablement ce que l’on craint. De tous les mouvements qui maîtrisent nos âmes, l’espoir est le plus trompeur. Rappelez-vous le sujet de ce beau tableau que vous admirâtes à Paris, et dont nous avons quelquefois parlé cet hiver. L’espoir, vous le savez, accompagnait l’homme à la mort ; il l’éclairait d’une lampe dont la lumière semblait s’éteindre au moment où le spectre renfermait sa proie dans le tombeau. Tel est l’espoir dans toutes les situations de la vie ; fils du désir, tant qu’il le peut, il nous soutient ; et lorsque la vérité vient offrir la nullité de ce désir, l’espoir s’échappe, et nous restons avec le malheur.

— Votre exorde est bien sombre, mon frère, dit la marquise. — Ma sœur, la vérité le dicte, mon amitié vous le présente : croyez donc maintenant à mes paroles. L’intrigue que vous redoutez n’est que trop réelle ; il y a plus de quatre mois que je m’en suis aperçu ; et ni l’un ni l’autre de ces deux coupables n’ont pu tromper mon discernement. Des soins qu’ils ont pris pour se déguiser aux yeux de madame de Roquefeuille, ont dû nécessairement résulte les voiles impénétrables qu’ils ont jetés sur l’illégitimité de leur commerce. J’avoue que je ne puis comprendre où veut en venir mon frère, qui est marié, avec une personne qui ne l’est pas ; et ce sont les suites de cette funeste passion qui me font frémir ! Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle existe ; et quand, pour vous en convaincre, vous aurez besoin de preuves plus fortes, je m’offre à vous les fournir.

Cette assurance que la marquise avait placée dans ses regards s’affaiblit ici par degrés ; peu à peu sa tête se pencha sur son sein ; ses beaux yeux se remplirent de larmes, et des sanglots comprimés retentirent sourdement dans sa poitrine ; tous ses nerfs frémissent, ses membres palpitent l’innocence et la vertu s’alarment avec facilité ; n’employant jamais l’artifice, il est si douloureux, pour des âmes douces de la supposer dans les autres qu’elles aiment presque mieux céder au mensonge que de travailler à connaître le vrai.

Euphrasie voulut employer la force ; elle essaya de se calmer, ce fut en vain ; ses sanglots l’étouffèrent, et les éclats de sa douleur se manifestèrent par des cris. — Alphonse, Alphonse, qu’ai-je donc fait, dit-elle, pour perdre ton amour et ta confiance ? Toi qui m’aimais si tendrement, toi qui n’avais d’instants heureux que ceux que tu passais avec ton Euphrasie… Pourquoi donc la livres-tu maintenant à toutes les horreurs de la jalousie, à tous les tourments de l’abandon ? Ambroisine est donc plus belle que moi, elle t’aime donc mieux, perfide ? Et c’est à elle que tu me sacrifiés ! Mais tu dois me haïr maintenant, mon existence te pèse ; tu dois désirer ma mort ; et, quand le ciel t’accordera cette grâce, tu me priveras même de la faveur d’aller partager ce tombeau que tes soins, si délicats pour lors, avaient creusé pour tous deux : une autre y occupera ma place ; une autre traversera l’éternité près de toi. Mais, si tu m’éloignes sur la terre, le Dieu qui nous avait créés l’un pour l’autre nous réunira dans son sein ; tu seras forcé de m’aimer encore, quand tu sauras de lui-même que tous mes vœux et mes derniers soupirs t’atteignaient même au sein de l’infidélité.

Et madame de Gange ne cessait de pleurer en prononçant ces attendrissantes paroles. Sa belle tête, à moitié voilée par le mouchoir qu’elle inondait de ses larmes, n’offrait plus au bonheur qui l’affligeait qu’une partie de ce beau visage où le désespoir effeuillait les roses de l’innocence et de la pudeur.

— Madame, dit l’insensible Théodore, plus occupé d’arriver à son but que de calmer l’état affreux dans lequel il plongeait sa sœur, c’est bien moins de votre douleur qu’il faut vous occuper maintenant que des moyens d’en tarir la source. Vous ne devez plus aucuns ménagements à votre époux ; il s’est rendu indigne même de votre pitié ; une vengeance éclatante est ce qui convient à la justice de votre cause et à la noblesse de votre caractère : ce moyen s’offre ici naturellement, et c’est en vous le développant que je vais répondre à votre seconde question.

« Le comte de Villefranche est un honnête homme. Depuis que nous sommes à Gange, il s’est aperçu comme moi des coupables distractions de votre époux. De ce moment, il a senti dans son cœur l’ardent désir de vous consoler ; il m’en a fait la confidence. Je ne vous dissimule pas qu’en approuvant son projet, je lui ai offert les moyens de lui être utile ; et voilà qui explique, et le service que je lui ai rendu hier à la promenade, et les ouvertures qu’il a pu vous faire. Villefranche est aimable, il est doux ; écoutez-le sans crainte : ce moyen est peut-être le seul qui puisse ramener votre mari. Son orgueil, piqué de ce qu’un autre peut le remplacer dans votre cœur, lui en fera regretter la perte… À combien de femmes ces moyens ont-ils réussi ! — À des coquettes, sans doute, mais non pas à des femmes honnêtes, monsieur, répondit la marquise : il m’en coûterait trop pour l’essayer, et je ne sais si je n’aimerais pas mieux perdre le cœur de mon époux que de le reconquérir par un crime. Comme il me mépriserait quand la vérité lui serait connue ! Non, je ne veux regagner les sentiments d’Alphonse que par ma douceur, ma patience et la continuité de mon attachement ; j’attendrai du temps ce que son injustice me refuse ; je lui déroberai jusqu’à mes larmes ; elles l’affligeraient, j’en suis sûr, et je ne veux pas qu’un seul chagrin puisse un instant troubler son ivresse… Cependant, si je puis m’éclaircir… — Gardez-vous-en bien, répondit Théodore avec chaleur : convenir que vous êtes instruite de ses torts, c’est presque les autoriser ; il ne serait que plus faux avec vous, sans que vous en devinssiez plus heureuse, et vous auriez immolé votre orgueil avec une tranquillité que vous ne retrouveriez plus. À l’égard du moyen dont je vous parle, vous avez tort de le refuser : ce n’est point un amant que je vous propose, c’est un vengeur ; Villefranche ne vous parlera jamais de choses capables d’offenser vos devoirs ; mais il vous fera la cour ; il vous rendra des soins ; et, par cela seul, il inquiétera tellement votre mari qu’il le ramènera infailliblement à vos pieds. Ah ! croyez-moi, madame, tout doit s’entreprendre pour rentrer dans des droits que l’injustice vous enlève. Fussiez-vous même assez faible pour vous permettre une chute, votre mari seul en serait responsable. Je ne vous propose pas d’arrêter un crime par un autre, mais de paralyser celui qui se commet, par tous les moyens que l’art et la ruse permettent à une honnête femme, quand on lui ravit son bonheur. — Mais, pour en venir là, est-il donc permis de prendre la physionomie d’une coupable ? Qui vous dit d’ailleurs que mon mari, enchanté de me voir aussi faible que lui, ne s’autorisera pas de ma démarche pour se fortifier dans la sienne ? Et quel triomphe alors pour ma rivale ! Oh ! non… non, mon amour, mon orgueil, tout est opprimé dans le parti que vous me conseillez : une bonne conduite n’offense ni l’un ni l’autre de ces deux sentiments, et je suis à la fois toujours digne de mon estime et de la sienne. — Soit, mais vous perdez infailliblement Alphonse, en vous y prenant de cette manière seulement, parce qu’il est injuste ; il vous accusera de faiblesse ; et pour un être que l’on déprise, l’amour ne se rallume jamais. Femme trop douce et trop vertueuse, daignez écouter mes conseils ; ce sont ceux de la plus tendre et de la plus sincère amitié. Je n’aspire qu’à vous voir heureuse, et qu’à guérir mon frère de la dangereuse passion qui l’entraîne. Je n’ai d’autre désir que de vous rendre au plus tôt l’un à l’autre : cette sévérité de mœurs dans laquelle vous vous renfermez vous écarte à jamais de mon but, et vous perd. Songez à ce que vous devez à mon frère, à ce que vous vous devez à vous-même ; et que de faibles considérations ne vous arrêtent pas, quand il s’agit du bonheur éternel de vos jours… — Du bonheur ! du bonheur ! s’écria la marquise, oh ! non, non, il n’en peut plus être pour moi. Je plaçais tout le mien dans les nœuds que j’avais formés volontairement ; je le plaçais à plaire à cet homme que j’adorais ; il rejette mes soins, il m’outrage !… Eh ! quel bonheur peut donc exister maintenant pour moi sur la terre ? je le pleurerai, je l’adorerai toujours, et lui ne m’aimera plus ! Ah ! mon frère, croyez-vous qu’il soit un supplice plus affreux que celui-là ?… Ah ! c’est celui des réprouvés, puisqu’ils adressent à tout moment au ciel des vœux que l’Éternel repousse. Ainsi donc, barbare, ce ne sera que pour me faire souffrir les tourments de l’enfer que tu auras désiré d’unir ta vie à celle que tu nommais ton ange… Cet ange n’est plus pour toi que celui des ténèbres, qui prépare les tourments de l’homme ; mais je ne serai jamais le tien, cher Alphonse ; oh ! non, jamais… Tout infidèle que tu es, tu t’affligerais de me voir t’imiter, et l’apparence même que je me donnerais de cette infidélité ferait, en troublant ta vie, tout le désespoir de la mienne… Je t’aimerai dans les bras de ma rivale… J’aimerai peut-être jusqu’à cette rivale même, comme environnée de ton amour, je l’aimerai, parce qu’elle fera ton bonheur… Ah ! que de torts j’aurais, si je ne préférais ici que le mien ! C’est ma délicatesse qui me vengera : j’en aurai toujours plus que toi, pour te faire repentir de n’en plus avoir ; et si mon dernier soupir peut s’exhaler dans ton sein toujours enflammé par l’amour, tu n’y verras pas même un reproche.

— Ah ! chère et tendre sœur, dit Théodore avec la plus grande énergie, vous ne m’offrez que les sophismes du sentiment, lorsque j’attends de vous les résolutions du courage. Le mal est fait, il faut le réparer : vous l’aggravez en refusant de le détruire, et vous ne le pouvez qu’en suivant mes conseils. L’idée de prévenir madame de Roquefeuille m’était venue cent fois ; mais une telle trahison répugnait à mon cœur. Cette mère effrayée enlevait sa fille ; on vous eût soupçonnée d’y avoir pris part ; Ambroisine devenait malheureuse, sans qu’il en fût résulté autre chose que du chagrin pour elle, et les effets du désespoir de votre mari, dont les éclats seraient nécessairement retombés sur vous. — Ce moyen eût été affreux, dit la marquise ; je l’aurais constamment repoussé. — Acceptez donc celui que je vous offre, ou vous allez devenir la plus malheureuse des femmes. — Mais, dit la marquise à moitié rendue, êtes-vous bien sûr de Villefranche ? — Plus que de moi-même, répondit l’abbé ; car il feindra, et n’éprouvera rien ; et je ne répondrais pas, dit Théodore en baissant les yeux, de ne rien éprouver en feignant. Je ne vous demande que l’air d’accepter les soins de mon ami ; cela fait, repoussez avec énergie tout ce qui paraîtrait sérieux. Encore une fois ne craignez rien de lui : instruit de nos projets, il en saisira parfaitement l’esprit, et ne s’écartera, en quoi que ce puisse être, de ce qui pourra les faire réussir. Mais cachez tout à votre mari, pénétrez-vous des dangers d’un éclaircissement qui ne pourrait avoir que les plus funestes suites. Si le marquis s’aperçoit de quelque chose, et qu’il vous adresse des reproches, alors vous lui prescrirez des conditions, et il vous immolera tout, pendant que vous n’aurez rien à lui sacrifier.

— Hé bien ! je consens, dit madame de Gange dans le plus grand trouble… Oh ! mon Dieu ! soutiens-moi… guide mes pas tremblants dans cette périlleuse carrière, où je ne puis m’empêcher de voir un crime, et dans laquelle je ne me plonge que pour en prévenir un plus grand.

Le perfide abbé embrasse Euphrasie ; il essuie ses pleurs, il la calme, et tout se conclue… Malheureux et sanglant traité dans lequel l’infortunée marquise est loin d’entrevoir les malheurs qui doivent en sceller l’exécution.

Quoi qu’il en fût, on décida que le comte de Villefranche rendrait à madame de Gange des soins désintéressés ; que, supposé qu’il fût encore plus initié dans les mystères de ce pacte dangereux, il jurerait de ne s’en prévaloir jamais, et qu’Euphrasie, de son côté, se conduirait avec son époux comme elle avait toujours fait ; qu’elle s’abstiendrait surtout de tout reproche, et n’entrerait jamais dans aucun éclaircissement.


CHAPITRE IV


Théodore sentit que, ses premières démarches pouvant lui faire courir quelques dangers, il était essentiel d’entamer promptement les secondes ; et, dès le lendemain matin, il fut trouver le marquis dans son appartement.

— Je suis bien aise que tu me préviennes, mon cher abbé, lui dit Alphonse, j’ai quelque chose à te communiquer, qui pèse infiniment sur mon cœur. — Comment ne me l’as-tu pas déjà dit ? répond Théodore ; as-tu donc dans le monde un ami plus sincère que moi ? — Je ne l’imagine pas, dit Alphonse ; c’est pourquoi je vais m’ouvrir avec confiance. Jusqu’à ce moment-ci, mon cher, je me suis cru l’époux le plus heureux, le plus tranquille, et je crains maintenant que mon bonheur ne soit troublé. — Et pourquoi cette crainte ? — Quelle raison put causer un évanouissement à ma femme, lors de notre promenade d’avant-hier ? Pourquoi Villefranche, que je croyais avec toi, se trouva-t-il seul avec elle dans ce moment ? Et d’où vient que de lui seul elle reçut des soulagements ? Avait-il part à cette crise ? et, dans cette hypothèse, serait-ce sans raison que je m’alarmerais ? — Assurément, ce serait sans aucune raison, répondit Théodore : Euphrasie t’aime trop, elle est trop vertueuse pour qu’aucun soupçon d’infidélité puisse jamais planer sur elle. As-tu quelque reproche à lui faire depuis que ton sort est lié au sien ? Et ne sais-tu pas qu’une femme constamment sage pendant des années ne se dément pas dans un seul jour ? Villefranche d’ailleurs est un honnête homme ; il est ton ami, le mien ; et ce n’est pas, invité par toi, dans ta maison, qu’il chercherait à en troubler la paix. — Mais cette rencontre, cet évanouissement de l’autre jour ? — Sont les choses du monde les plus simples. Il me semble que ta femme nous expliqua le même soir la cause de sa frayeur : un bruit qui se fait dans le taillis, un cerf qui traverse l’allée, voilà ce qui la fit tomber : j’étais avec elle, je puis certifier les faits. N’ayant pas sur moi les spiritueux qu’il lui fallait en ce moment, et croyant entendre du monde près de nous, je vole, je te rencontre, nous l’entraînons… Je ne sais pourquoi tu me fais répéter des détails que tu connais aussi bien que moi. — Je me les rappelle sans doute ; mais ce dont je me souviens également, c’est l’embarras de ma femme, lorsque nous la surprîmes, et mieux encore celui de Villefranche, quand il crut que je m’apercevais de toute la chaleur qu’il mettait aux secours qu’il administrait à Euphrasie. Un cœur aussi ardent que le mien s’effraie avec facilité ; il lui faut, pour le calmer, des choses plus fortes que celles qui l’ont primitivement alarmé, et je crains bien que tu ne puisses m’en fournir de cette nature. — Ce calme dépend de toi seul, répondit Théodore : détruis les chimères qui te troublent, et le repos naîtra dans ton âme ; estime ton épouse et ton ami, et tu ne les soupçonneras plus capables de nuire à ta tranquillité. Cependant, je t’offre mes soins pour éclairer la conduite de ceux qui t’alarment ; et, quels que soient les liens qui m’attachent à ta femme, ou ceux de mon amitié pour Villefranche, je te réponds de mon impartialité. — Ils te tromperont peut-être. — Hé bien ! veux-tu une façon sûre d’éprouver Euphrasie ? — Quelle est-elle ? — Donne-lui de la jalousie ; verse à pleines mains dans son âme ce poison qui consume la tienne : si elle a des torts, elle sera trop heureuse de ceux qu’elle découvrira chez toi ; dans le cas contraire, ses inquiétudes deviendront violentes, au point qu’elles te convaincront que tu es bien sûrement l’unique objet de son amour. — Mais je l’affligerai si elle est innocente. — Soit, mais tu t’éclaireras si elle est coupable. — J’aime mieux mes doutes que son malheur. — Reste donc dans l’incertitude. — Elle est affreuse, je n’aurai jamais la force de la supporter. — Éclaire-toi donc, et ne balance plus. — Et qui puis-je employer pour cette épreuve ? — Ambroisine. — Des amis… chez moi ? Et que dirait cette mère respectable ? — Je ne dis pas qu’il faille porter les choses trop loi ; et la mère et la fille sont faites pour être respectées, sans doute. Au reste, il serait très possible que tu pusses parvenir à ce que je te propose, sans qu’Ambroisine fût dans la confidence, et sans que sa modestie en fût par conséquent alarmée : il ne s’agit que de feindre… de lui rendre quelques soins un peu plus particuliers, et qui, dans le fond, n’auront aucun motif réel. — Et tu crois que les résultats de cette ruse… — Seront de te prouver l’innocence ou la culpabilité de ta femme. Le moyen est infaillible : essaye-le sans crainte. — J’y consens, dit le marquis, mais que cela ne t’empêche pas de me rendre les services que tu m’as promis. — Sois sûr que je surveillerai la conduite du comte et celle de ta femme, et que tu seras instruit chaque jour des plus minutieuses particularités.

De ce moment, l’abbé crut qu’il n’y avait pas un instant à perdre pour prévenir Villefranche du rôle qu’il avait à jouer. — La marquise t’écoutera, lui dit-il, cela est convenu ; ne brusque rien pourtant : ce n’est que par ruse qu’elle consent à t’entendre ; et c’est pour exciter dans son époux une jalousie qui le lui rende. Elle est convaincue qu’il lui préfère Ambroisine, et elle se persuade elle-même qu’en ayant l’air de t’aimer, elle le ramènera dans ses bras. Au surplus, profite de la circonstance ; elle peut être heureuse pour toi. Réalise le personnage dont je ne veux te donner que la physionomie ; deviens l’amant de la marquise ; et si tu n’es heureux que par hasard, au moins l’auras-tu été quelques jours.

Villefranche n’eut pas de peine à s’engager. Ce n’est ni à son âge, ni avec les dispositions qu’il avait d’aimer la marquise, qu’on se refuse à de tels arrangements ; et, d’après tout ceci, l’abbé, voyant ses scènes suffisamment liées, ne s’occupa plus que de leur dénouement.

— Mon ami, dit-il à Perret, en lui détaillant ses premières manœuvres, je crois que j’ai parfaitement tout brouillé dans cette maison, et que le plus grand succès doit incontestablement couronner mes entreprises. Il ne faut plus que du courage et de la persévérance. — Mais si tout cela réussit, dit Perret, n’est-il pas très possible que nous fassions naufrage au port ? — Comment veux-tu que cela soit, si je parviens à me rendre maître de cette femme fière ? — Mais croyez-vous que sa vertu l’abandonnera ?… Le malheur, loin de diminuer les forces, les électrise dans une âme élevée ; et l’on a vu de ces héroïnes de vertu que rien ne parvenait à faire succomber. — Oui, dans les romans, mais ceci n’en est pas un ; j’ai cent manières de triompher, et je les emploierai toutes, si j’en ai besoin. — Il en est, monsieur, que vous n’oserez pas mettre en usage. — Assurément, j’oserai toutes celles qui pourront m’assurer sa personne et son cœur ; mais si je ne devais posséder l’une qu’aux dépens de l’autre, mon orgueil humilié ne les adopterait peut-être pas. Nous agirons enfin d’après les circonstances ; et j’ai toujours remarqué que le ciel favorisait les audacieux. — Oui, monsieur, cet adage est connu, mais il n’est pas toujours bien certain. Que de victimes dans cette terrible entreprise ! — Elles seront toutes offertes à ma déesse, et jamais les dieux ne se plaignent de la prodigalité de l’encens.

Le reste de la conversation n’eut plus pour objet que l’établissement de certaines mesures nécessaires à la réussite. Théodore instruisit Perret de ce qu’il avait à faire, et l’on se sépara.

Les promesses que la marquise avait faites à l’abbé de Gange ne la laissaient pas sans inquiétude. Elle était loin de concevoir aucun soupçon sur les procédés de son beau-frère ; mais cette feinte que l’abbé croyait nécessaire, cette nécessité de sonder son mari par une imposture si éloignée de son caractère, répandaient une sorte de trouble dans son âme, dont tout son physique se ressentait. Elle avait promis d’agir et de se taire ; mais la pureté de sa conscience ne lui permit pas de tenir aussi rigoureusement sa parole.

Il y avait dans le château deux personnes dignes de sa confiance : l’une, madame de Roquefeuille ; mais celle-ci ne pouvait être instruite sans que de pareils aveux ne compromissent sa fille ; elle n’y pensa plus : l’autre, le père Eusèbe, accoutumé à diriger sa conscience. Ce vénérable personnage lui convint mieux à tous égards ; mais il ne fallait pas tout dire : révéler ce qui avait rapport à mademoiselle de Roquefeuille pouvait nuire à cette jeune personne, et au marquis de Gange, si par hasard les choses n’étaient pas exactes. Ces considérations délicates furent parfaitement senties par un esprit aussi juste que celui d’Euphrasie ; cependant son cœur était plein, il fallait absolument qu’il s’épanchât.

Après avoir donc fait prier Eusèbe de se rendre à la chapelle du château, et avoir accompli à ses genoux les obligations de ce sacrement saint et respectable, qui, réconciliant l’homme avec son Dieu, par la médiation salutaire de l’un de ses ministres, rétablit dans l’âme du pêcheur le calme que troublaient ses égarements ; grande et touchante institution de notre sainte religion, qui prévient ou suspend les effets du crime, en rendant digne de pardon celui qui l’avait projeté ; emblème révéré de l’immolation de l’Homme-Dieu, puisque nous retrouvons dans ce sacrement sublime une partie des grâces que nous valut sa mort.

Euphrasie, parée des atours qui séduisent les faibles mortels, semblait ici n’augmenter ses grâces que de la majesté du devoir qu’elle allait remplir ; embellie pour son Dieu, elle l’était par ce Dieu même : c’était la beauté des Anges, autour du trône de l’Éternel : un rayon de cette divinité composait ses plus doux attraits : et, comme l’astre éclairant la terre, elle ne devait qu’à son Dieu même tout l’éclat qui l’environnait.

Dès que ce premier soin fut accompli, madame de Gange s’assit auprès d’Eusèbe. — Mon père, lui dit-elle, je dois demander vos conseils sur une chose bien étroitement liée au bonheur de ma vie. Vous connaissez mon attachement pour mon époux ? — Je le connais et le respecte, madame ; il vous concilie l’estime de tous les hommes, et vous rend le modèle de toutes les femmes. — Oh ! mon père, ce ne sont pas des éloges que je désire, ce sont des avis que je demande ; je n’en connais pas de plus propres à me guider que les vôtres ; et, poursuivant avec toute la sérénité d’une âme pure : Cette tranquillité qui fait mon bonheur, on cherche à la troubler, mon père ; on suppose mon époux infidèle, on plonge le poignard dans mon cœur, en cherchant à y briser l’image qui le remplit uniquement. Je ne puis vous nommer celui qui me rend ce cruel service : s’il a raison, j’outrage la reconnaissance, s’il a tort, je le compromets. La sagesse me défend donc une révélation que je crois d’ailleurs inutile au fait ; mais, pour en reconnaître la réalité, je dois vous dire les moyens qu’on me propose ; c’est principalement sur eux que je vous consulte. On veut que j’aie l’air d’accepter les hommages qui me sont offerts ; ce moyen, m’assure-t-on, est le seul qui puisse, ou ramener, ou s’éloigner à jamais mon époux de moi : s’il m’aime encore, il tombe à mes genoux, et son innocence est prouvée ; s’il me repousse, ou s’il s’irrite, sa faute est, dit-on, avérée et je dois tout faire pour m’éclaircir. Mais songez-vous, mon père, à quel point ce parti coûte à mon cœur ? Moi, feindre d’en aimer un autre qu’Alphonse ! moi, prêter l’oreille à des discours que je n’entends jamais avec transport que de lui ! Oh ! non, non, cela est impossible. Dites-moi donc ce qu’il faut que je fasse, et prenez pitié de mon sort.

— Je dois commencer, madame, répondit Eusèbe, par vous témoigner la répugnance extrême que j’éprouve à adopter une telle inculpation. S’il y avait quelqu’un dans le monde sur la sagesse de qui je pusse me prononcer d’une manière indubitable, ce serait assurément sur celle de monsieur le marquis de Gange. Je ne répéterai pas des éloges qui sont dans votre cœur, et que la justice et la vérité doivent y graver sans cesse. Ce premier point établi, je pourrais me passer de combattre les conseils que l’on croit devoir vous donner, en raison de la certitude où l’on pourrait être de l’opinion que je détruis ; cependant je dois y répondre.

« Ayez donc la bonté de vous convaincre, madame, qu’il n’est permis dans aucun cas de se donner l’apparence d’un crime, soit pour en découvrir un, soit pour le prévenir. Dans l’acquiescement à ce faux principe, il y aurait, au lieu d’une, d’eux insultes faites à la vertu ; or, ce calcul est inadmissible, et vous devez le rejeter… le rejeter, dis-je, comme l’idée qui paraît l’autoriser. Votre mari n’est point coupable, et vous ne devez pas avoir l’air de l’être pour savoir s’il l’est en effet ; car s’il l’est, votre ruse, très immorale, n’empêche rien, et s’il ne l’est pas, elle l’offense. Je ne vous dirai-pas de vous méfier de la personne de qui vous recevez des conseils et des préventions de cette espèce : jamais il ne fut dans mon caractère de soupçonner le mal. On a cru, sans doute, ce qu’on vous disait, et l’on n’a pas craint ce qu’on vous a dit ; mais vous ne devez pas étayer votre opinion sur la faiblesse de celle des autres, ou vous alarmer par des chimères qui ne sont peut-être le fruit que de la bonté de l’âme de celui qui vous en effraie. Ne changez rien à votre conduite, madame ; que le redoublement de votre tendresse pour un époux innocent soit le seul flambeau qui vous serve à vous convaincre de la vérité : on se cache difficilement quand on fait mal ; et si votre époux est coupable, ce qu’il m’est impossible d’admettre, le redoublement de vos soins à son égard le refroidira, loin de l’enflammer. Telle est la seule épreuve qu’il vous est permis de faire : elle vous réussira, madame ; je dis plus, elle vous tranquillisera, et vous aurez reconnu la vertu, sans emprunter le masque du crime.

— Ah ! mon père, s’écria l’intéressante Euphrasie, quel baume vous répandez sur mes blessures ! — Ce n’est point à moi que vous devez ces consolations, madame, reprit Eusèbe, vous les avez méritées par l’acte pieux que vous venez de remplir avant que de vous ouvrir à moi ; et c’est le Dieu de paix que vous avez servi, dont vous avez accompli les saints commandements, qui a daigné me choisir pour faire passer dans votre âme la tranquillité qu’il vous devait pour prix de votre soumission. Puisse cet exemple maintenir perpétuellement dans vous cet amour divin qui fit naguère le sujet d’un de mes discours ! et persuadez-vous, madame, que cet être miséricordieux n’offre pas sans cesse au pécheur la main armée qui doit le punir, mais toujours celle du secours à l’infortuné qui l’implore.

De ce moment, madame de Gange se décida à ne rien changer dans sa conduite avec le marquis, mais à renoncer décidément à celle que son frère paraissait exiger d’elle avec le comte de Villefranche. Elle en prévint Théodore, qui, sachant son entrevue du matin avec Eusèbe, se douta bien à qui il devait le changement d’Euphrasie ; mais il n’osa point la contrarier. — Eh bien ! dit-il à sa sœur, puisse la suite vous prouver si j’ai tort ou raison ! mais, quoi qu’il en puisse être, ne voyez, dans l’un ou l’autre cas, madame, dit-il affectueusement à sa sœur, que le désir ardent de vous servir.

Mais, comme un être aussi vertueux qu’Eusèbe pouvait infiniment nuire aux trames qu’ourdissait chaque jour Théodore contre la plus estimable des femmes, ce monstre, par son crédit, parvint à noircir ce saint homme dans l’esprit de ses supérieurs, qui le rappelèrent d’abord à Montpellier, et le firent peu de temps après passer dans une solitude malsaine, sur les frontières de l’Italie, où il rendit promptement à Dieu l’âme candide et pure qui n’avait servi qu’à son malheur.

De ce moment, l’abbé sentit qu’il fallait en venir à de grands moyens pour persuader sa belle-sœur ; et il résolut de mettre promptement en jeu ceux qu’il avait arrangés avec Laurent, et dont nous verrons peut-être bientôt l’exécution. Il fit en même temps quelques changements dans le rôle prescrit à Villefranche, pressa plus vivement encore le marquis de mettre en action l’épreuve qu’il lui avait conseillée, et se retrancha, jusqu’à nouvel ordre, au simple emploi d’observateur.

Pour suivre les sages conseils de son directeur, la marquise se rapprocha plus intimement de son mari ; mais le coup était porté : la jalousie dont Alphonse était dévoré, les violents soupçons qu’il nourrissait, ne lui permirent plus avec son épouse ces doux épanchements où tous les deux jadis savaient si bien trouver le bonheur. La marquise, se rappelant alors ce que lui avait dit Eusèbe, crut ne plus pouvoir douter de l’inconstance de son époux, et sentit qu’il fallait se résoudre à pleurer en silence, sans employer les coupables moyens que lui avait suggérés son beau-frère.

— Qu’avez-vous donc, ma chère Euphrasie ? lui dit un jour madame de Roquefeuille dans une promenade qu’elle avait exprès ménagée pour démêler la cause du chagrin répandu sur les traits de son amie. — Hélas ! répondit madame de Gange, très embarrassée, et voulant retenir des aveux qui pouvaient l’entraîner à de dangereuses indiscrétions ; hélas ! madame, je n’accuse que moi, du refroidissement d’Alphonse, dont vous devez vous apercevoir ; et, ne me connaissant aucun tort, je m’efforce vainement à trouver le motif d’un tel abandon. Dites-moi, madame, dites-moi sincèrement s’il vous a été possible de reconnaître en moi la cause d’un changement qui me désespère ? — Je n’ai rien aperçu, ma chère amie, répondit madame de Roquefeuille ; mais, en comptant sur l’égalité des sentiments d’un époux, permettez-moi de vous dire que vous avez mal connu les hommes : leur injustice est affreuse envers nous ; plus nous les laissons lire dans nos cœurs les sentiments qui nous affectent, plus ils se croient dispensés d’y répondre ; il faudrait, pour ainsi dire, les aimer beaucoup moins pour en être aimée davantage ; une froideur mortelle semble les dédommager des frais qu’ils faisaient autrefois pour nous plaire, et, comme ils n’ont plus rien à souhaiter, ils s’étonnent de nous voir désirer encore ; douées d’organes plus sensibles, notre délicatesse les surprend ; peu à peu les liens se relâchent, et ils ont encore l’injustice de se plaindre des torts où leur inconséquence nous plonge. Évitez-les, ces torts, chère amie, laissez-lui porter seul le poids des remords : ce n’est jamais qu’ainsi qu’une honnête femme se venge. Votre persévérance, votre excellente conduite le ramèneront peut-être ; et s’il continue d’être injuste, vous n’aurez pas du moins à vous reprocher d’avoir légitimé ses torts. — Mais, dit madame de Gange, vous ne lui supposez aucun attachement qui puisse être cause de cette tiédeur ? — Aucun : témoin comme vous de sa conduite journalière, depuis que nous habitons ce château, je n’ai pas plus de motifs que vous qui puissent élever en moi des soupçons. — En ce cas, je dois donc tout attendre du temps. — C’est le seul parti raisonnable. — Ah ! qu’ils seront longs pour moi, les jours où je ne pourrai plus l’appeler mon ami, où je ne lirai plus dans ses yeux les sentiments si doux qui les animaient autrefois ! — Approuveriez-vous, Euphrasie, que je lui fisse quelques questions sur ce changement qui vous alarme, et qui, peut-être, n’existe que dans votre imagination trop ardente ? — Gardez-vous-en, répondit la marquise, je ne veux même pas qu’il soupçonne mes pleurs… S’il allait ne pas les essuyer !…

— Oh ! femme trop sensible et trop délicate, dit madame de Roquefeuille, ne le croyez pas assez barbare pour cela : Alphonse vous aime ; il n’est occupé que de vous ; vos alarmes n’ont d’existence que dans votre extrême susceptibilité, et je ferais votre malheur si je vous conseillais d’être moins sensible. Avez-vous confié vos peines à d’autres personnes ? Et ici madame de Gange convint de sa conversation avec le père Eusèbe, et rendit à madame de Roquefeuille une partie des conseils et des consolations qu’elle en avait reçus. — Eusèbe est un honnête homme, répondit madame de Roquefeuille ; j’approuve tout ce qu’il vous a dit, et vous exhorte à le mettre en pratique ; mais malheureusement nous ne le reverrons plus. Ici, madame de Roquefeuille apprit à son amie ce qui s’était passée relativement à ce bon religieux. — Mais qui peut être cause de cette retraite précipitée ? — Je l’ignore. Eusèbe est parti sans dire mot, sans voir qui que ce soit ; on prétend qu’il est redemandé par ses supérieurs. Alors la marquise tomba dans quelques réflexions ; puis, reprenant avec inquiétude et douleur : — Hélas ! dit-elle à son amie, n’ayant plus d’autres conseils que les vôtres, je n’écouterai maintenant qu’eux seuls. Hé bien ! il faut s’y résoudre ; j’attendrai tout du temps. — C’est le seul remède à vos maux. — Ah ! s’il s’écoule trop lentement, le chagrin aigrira mes douleurs, les larmes flétriront ces faibles attraits qui le captivèrent, et mon espoir s’anéantira avec eux… Oh ! ma chère dame, que je suis malheureuse !

Ici la conversation fut interrompue par l’arrivée d’Ambroisine, qui venait supplier sa mère de se prêter au vœu général de la société, dont le projet était d’aller passer quelques jours à la foire de Beaucaire, et qui désirait de partir tout de suite. — Cela m’est impossible, dit madame de Roquefeuille, des affaires essentielles m’appellent à Montpellier ; je vous accompagnerai jusque-là ; mais je vous laisserai ma fille, dit-elle à madame de Gange ; c’est à vous que je la confie, et je ne veux pas lui faire le mauvais tour de l’enlever à ses amis, pour venir s’ennuyer de mes affaires. Ambroisine se jette au cou de sa mère pour la remercier, et l’on ne s’occupe plus au château que des préparatifs d’un voyage dont, sans que personne s’en fût douté, l’abbé de Gange était le perfide instigateur.

On partit. Madame de Roquefeuille resta à Montpellier, et monsieur de Gange, Euphrasie, Ambroisine, et Villefranche furent coucher à Tarascon, afin de préparer de là les logements dont ils avaient besoin à Beaucaire.

On sait que cette petite ville, située sur la rive droite du Rhône, prend son nom d’un château carré où se tenaient autrefois les cours d’amour, et dont on voit encore les vestiges sur la montagne qui couronne la ville, offrant également, et avec le même intérêt, la maison de la famille Porcelet, si célèbre dans la famille des Vêpres siciliennes.

Fameuse par la foire qui s’y tient tous les ans, à la Madeleine, cette ville, beaucoup trop petite pour y recevoir les étrangers que cette époque y conduit, ne serait pas moins sans cela une très agréable habitation ; mais c’est au temps de cette foire qu’elle mérite surtout d’être visitée.

On ne se figure pas l’immensité des personnes qui s’y rendent de toutes les parties de l’Europe. Cette affluence est telle qu’on dit avec raison qu’une fleur jetée par une fenêtre ne pourrait y tomber à terre. Unie à Tarascon par un pont de bateaux, ces deux villes alors ne paraissent en faire qu’une seule.

Telle est la réunion tumultueuse où un étranger peut se former une idée singulière du commerce de la France. Que d’affaires se terminent là en sept ou huit jours de temps ! Quel mouvement ! Quelle circulation ! Il semble que Plutus soit l’unique dieu qu’on y révère, et que son or, au lieu de sang, circule dans toutes’les veines. Mais si le travail occupe toutes les journées, les soirs n’en sont pas moins régulièrement consacrés aux amusements publics les plus variés : courses dans la prairie, abondance de rafraîchissements et de glaces dans les cafés ; à droite, magnifique spectacle des bâtiments de toutes les nations, qui viennent y vendre ou y échanger leurs marchandises ; à gauche, des danses au son de mille instruments divers ; grands et petits spectacles ; feux d’artifice, et promenades d’autant plus intéressantes que, dans cette foule prodigieuse qui les compose, toutes les langues s’y parlent, et toutes les nations s’y remarquent. Là, le même besoin de trafiquer, le même désir de se dissiper semble lier tous les hommes, et ne faire de tous qu’une même famille, dont les intérêts sont égaux. À peine a-t-on le temps de dormir ; à peine a-t-on celui de manger. Jusqu’aux oisifs, tout le monde y paraît affairé, et le plaisir conduit également le soir à la prairie et ceux qui n’ont éprouvé que des pertes, et ceux qui ploient sous le faix de l’or qu’ils viennent de gagner.

Mais comme il est dans tout quelques compensations, l’extrême difficulté de se loger dans un si petit espace, rend les appartements aussi chers qu’incommodes ; et c’est ce qu’éprouva Théodore, lorsque, le lendemain de l’arrivée des habitants du château de Gange à Tarascon, il fut choisi par la société pour aller établir le logement, et, comme il avait des vues particulières, ses peines s’accrurent, quand il fallut les arranger avec les possibilités.

L’abbé logea les deux dames dans une maison où il n’y avait plus d’autre place que les deux chambres qu’il retint pour elles. Il avait arrangé Villefranche, son frère et lui, dans une maison voisine et, se rejetant sur l’impossibilité d’avoir mieux, il n’avait, disait-il, pas trouvé, même un cabinet pour une femme de chambre, encore moins de place pour les domestiques et les équipages ; ce qui fit qu’excepté les maîtres, tout resta à Tarascon.

Par les soins perfides de l’abbé, la chambre d’Ambroisine se trouvait au premier étage, celle d’Euphrasie au second. L’abbé s’était fait donner deux clés de chacune de ces chambres ; et, pendant que le marquis s’assurait, dans la maison où l’avait placé son frère, qu’il ne pouvait y avoir de lit pour lui, Théodore arrangea ces dames ainsi qu’il vient d’être dit, et vint remettre au marquis la double clé de la chambre d’Ambroisine. — Ne te trompe pas ce soir quand tu rentreras chez ta femme, dit-il à son frère, voilà la clé de sa chambre ; souviens-toi que c’est au premier étage qu’elle loge, ayant donné la chambre du second étage à la jeune personne, comme moins commode que l’autre. — Je ne sais si j’irai, dit le marquis ; jusqu’à ce que sa conduite soit un peu plus claire, je n’ai pas trop envie de me rapprocher d’elle. — Mais rien encore ne légitime tes craintes, dit l’abbé. Continuons d’observer : au sein de la familiarité que donne le lieu que nous habitons maintenant, il nous sera facile d’éclaircir nos doutes. Je t’ai promis mes soins, compte sur eux, mon frère, et jusque-là, ne traite pas ta femme avec trop de rigueur ; je crois qu’elle ne le mérite pas. — Hé bien ! dit Alphonse, j’irai donc chez elle ce soir ; mais il est de bonne heure, allons faire un tour dans la prairie.

Villefranche et les deux frères vont se promener. On rentre à onze heures du soir ; et comme les deux dames étaient restées chez elles, à s’établir ou à préparer leur toilette du lendemain, Alphonse, muni de la double clé, et sûr de trouver Euphrasie chez elle, se présente à l’étage qui lui est indiqué par son frère. À peine est-il sorti, que Théodore le suit, le devance dans les ténèbres ; de manière que tous deux, munis des clés qu’il leur fallait, l’abbé monte chez sa belle-sœur au second, et le marquis, croyant entrer chez sa femme, s’arrête au premier, s’enferme avec soin, et, sans s’en douter, dans l’appartement d’Ambroisine. — Chut ! dit Théodore à la marquise, en s’introduisant chez elle, et la trouvant prête à se coucher, je crois que, pour ce soir, j’aurai réussi à vous éclairer. Votre mari, que j’ai suivi pas à pas, et sans qu’il m’aperçût, quoiqu’il sût très bien que c’était ici votre chambre, vient d’entrer furtivement dans celle d’Ambroisine. Par cette ouverture, pratiquée au plancher de votre chambre, et qu’on nomme ici un judas, nous allons voir tout ce qui se passera chez Ambroisine. — Oh ! ciel, quel coup de lumière ! Mais soutiendrai-je ce qu’il va m’offrir ? Oh ! mon frère, quel affreux service vous me rendez ! — Je le sais, mais il fallait vous convaincre. Si j’avais vu le marquis monter chez vous, je n’aurais rien dit, mais, le voyant entrer chez Ambroisine, je me suis empressé de vous engager à tout voir ; et l’inquiète Euphrasie se précipite sur l’ouverture que lui indique Théodore. Quel spectacle pour cette malheureuse épouse ! Elle voit Alphonse s’enfermer chez Ambroisine, s’approcher du lit où elle repose déjà, et s’y introduire à ses côtés ; les forces lui manquent ; elle ne peut en avoir davantage… Elle jette sur ses épaules le premier vêtement qu’elle trouve, se précipite dans l’escalier, au bas duquel la seule personne qu’elle rencontre est Villefranche. Prendre le jeune homme sous le bras, l’entraîner dans la rue, en se contentant de lui dire : — Partons, monsieur, partons, je ne veux pas rester plus longtemps dans le séjour exécrable où l’on me déshonore… Tout cela est l’affaire d’un instant ; et Villefranche, que l’abbé avait prévenu de la possibilité de ce que réalisait Euphrasie, ne lui oppose aucune résistance. On se rend à l’auberge des voitures ; on en loue aussitôt une pour Gange ; Villefranche y fait monter la marquise, et l’on part.

Maintenant que nous avons deux scènes à suivre, commençons par celle d’Ambroisine, et laissons la marquise voyager avec celui qu’elle enlève pour sa sûreté, et qui va peut-être devenir la cause de ses malheurs.

Dès que mademoiselle de Roquefeuille eut été réveillée par l’approche du marquis qu’elle était loin de supposer dans sa chambre, elle pousse un cri si affreux que Théodore se présente aussitôt à sa porte, pour connaître, dit-il, ce qui peut occasionner cet effroi. — Qu’est ceci, mon frère ? dit-il, dès que la porte lui est ouverte, vous ne m’aviez pas fait part de ce projet. — Qu’appelles-tu projet ? répond Alphonse avec humeur, je n’en conçus jamais de contraire au respect que je dois à mademoiselle ; je te l’ai dit dans tous les temps, et je lui renouvelle devant toi mes plus sincères excuses de l’erreur que vient d’occasionner cet imbroglio. Ne m’as-tu pas donné cette clé ? — Assurément. — Ne m’as-tu pas dit que c’était celle de la chambre de ma femme ? — Sans doute, mais j’ai ajouté en même temps que l’appartement de ta femme était au second, et je ne sais pourquoi tu viens au premier. — Mais cette clé ? — Est celle de la chambre de ta femme au second. Viens t’en convaincre en l’essayant. Le marquis monte, la clé ouvre. Théodore était trop adroit pour avoir négligé cette double précaution. Mais que devient Alphonse, quand il ne voit plus personne dans la chambre, et un trou ouvert dans le milieu ? — Oh ! juste ciel ! elle me croit coupable, s’écrie-t-il, et comment la désabuser maintenant ? Où est-elle ? Qui sait où l’auront précipitée les effets de son désespoir ?… Oh ! mon ami, je suis le plus infortuné des hommes.

— Volons sur ses traces, dit l’abbé ; ne perdons pas une minute : peut-être apprendrons-nous de ses nouvelles. — Ah ! mon cher frère, s’écria le marquis, la plus grande preuve de l’innocence de ma femme est l’effet que produit sur elle la crainte de mon infidélité. — Eh ! ne t’ai-je pas toujours dit qu’elle était sage ?

Les deux frères, pendant qu’Ambroisine, à qui on laisse ignorer l’évasion d’Euphrasie, se calme et se remet au lit, les deux frères, dis-je, courent sur les pas de la fugitive et commencent leurs recherches par la maison de Villefranche. Point de nouvelles : une bougie encore allumée sur la table, des vêtements négligemment épars sur des fauteuils, et toutes les apparences d’une fuite précipitée. — Ils sont ensemble, s’écrie le marquis, et tu te trompes en la croyant seule. Mais c’est mon premier tort, ou plutôt l’apparence de tort qui occasionne le sien, et me voilà le plus à plaindre des époux. Malheureux voyage !… Complaisance blâmable de ma part !… Il semblait que je pressentisse tout ce qui vient de se passer. Allons, mon ami, ne perdons pas de temps ; parcourons les rues de la ville ; informons-nous de tous côtés… Cette partie de plaisir est affreuse pour moi… J’en avais toujours combattu le projet.

L’abbé, toujours fertile en ruses, en avait imaginé une seconde, dont l’emploi pouvait être incertain, mais qu’au besoin il avait toujours préparée. À peine son frère et lui sont-ils au bout de la rue qu’ils habitent, qu’un factionnaire leur crie : — Il est minuit, on ne passe plus. — Mais, monsieur. — On ne passe plus, vous dis-je. — Retournons sur nos pas, dit Théodore ; peut-être une issue plus facile se présentera-t-elle du côté où nous logeons. Mais, à peine sont-ils à l’autre extrémité de cette rue, qu’un nouveau factionnaire leur crie la même chose ; ils ne peuvent même plus rentrer chez eux. — Mais, monsieur, il n’y a qu’un instant… vous n’étiez pas là. — Cela est vrai, monsieur, on ne nous pose qu’à minuit. — Ainsi, nous voilà donc prisonniers dans la rue ? — Oui, messieurs, jusqu’à ce que la patrouille passe ; on vous mènera au corps de garde, et l’on verra qui vous êtes. — Oh ! ventrebleu, tout cela m’ennuie, dit le marquis, en mettant l’épée à la main ; il faut que je passe, ou que je tue celui qui s’y oppose. À ces mots, la sentinelle appelle à lui. — Sauvons-nous, sauvons-nous, dit l’abbé ; ne nous faisons pas ici une plus mauvaise afi’aire que celle que nous y avons déjà. Dans un instant il va faire jour ; entrons dans un café, et reposons-nous-y jusque-là.

Le motif de cette seconde ruse se devine aisément ; l’abbé qui l’avait arrangée, en plaçant et payant lui-même les deux prétendus factionnaires, prévoyait l’évasion, et voulait, par ce moyen, faire gagner aux deux fugitifs le temps qui leur était nécessaire pour qu’il devînt plus difficile de les rejoindre, et que tous deux pussent mieux tomber dans les nouveaux pièges qui leur étaient préparés.

— Poursuivons nos recherches, dit le marquis dès qu’il fut jour ; et, après s’être informés partout, ils entrent enfin dans l’auberge des voitures, où ils apprennent bientôt qu’Euphrasie et Villefranche sont ensemble, et que c’est vers Gange qu’ils ont dirigé leurs pas.

Alphonse veut partir à la minute ; mais l’abbé, qui ne cherche qu’à prolonger, représente à son frère qu’il est impossible de laisser Ambroisine seule dans une chambre garnie, et leurs équipages à Tarascon. — Tout cela ne finira pas, dit le marquis ; et pendant ce temps qui sait ce qui peut se passer entre ma femme et ce jeune homme déjà fort amoureux d’elle ? — Mais ne viens-tu pas de dire que la démarche d’Euphrasie était la preuve du cas qu’elle faisait de ton cœur ? Pourquoi donc s’alarmer maintenant ? Sois conséquent dans tes soupçons, et ne t’inquiète pas plus qu’il ne le faut. — Oui, répond le marquis, toujours agité ; mais songe donc qu’elle part irritée contre moi, et que rien n’est à craindre en pareille occasion comme la vengeance d’une femme.

Cependant on marche toujours ; les voitures arrivent à Beaucaire ; on s’y place avec Ambroisine, très affligée de n’avoir retiré, pour tout plaisir dans ce voyage, qu’elle avait entrepris avec tant de joie, que les désagréments d’une aventure à laquelle son innocence et sa candeur ne concevaient rien, et qu’on ne lui expliqua qu’à deux ou trois lieues de Beaucaire, et sans que l’abbé qui la racontait lui en dévoilât les motifs.


CHAPITRE V


Il est difficile de se peindre la surprise du marquis, de ne trouver à son arrivée à Gange, ni Villefranche, ni son épouse. L’abbé, quoique mieux instruit, joua l’étonné comme son frère, et la consternation parut générale.

— Nous sommes trompés, dit le marquis à Théodore, tous les deux sont en fuite ; et c’est pour nous mieux induire en erreur qu’ils ont fait dire que la voiture prise à Beaucaire les conduisait à Gange. Dans quelle situation cruelle cette malheureuse et moi sommes-nous donc maintenant ? Elle me croit coupable, et je suis convaincu qu’elle l’est. Cependant je veux être instruit ; et l’amour et l’orgueil m’en imposent la loi… Et l’infortuné parcourait à grands pas toutes les différentes parties du château, arrosant de ses larmes tous les meubles, toutes les pièces qui lui rappelaient les instants heureux qu’il avait autrefois passés près de sa chère Euphrasie.

Rien ne brise le cœur comme de se retrouver seul dans les lieux jadis témoins de notre félicité : tout en retrace l’objet, tout le peint à nos yeux ; il semble qu’il anime encore tout ce qu’il embellissait autrefois ; les échos nous répètent le son de cet organe qui nous enchantait ; nous volons où nous croyons l’entendre, et nous n’y trouvons plus que l’image déchirée par le désespoir.

Un jour qu’Alphonse pleurait dans sa chapelle, aux pieds du portrait de sa chère épouse, placé, comme nous l’avons dit, au-dessus du Christ dont il l’avait faite la mère, plongé dans cette sorte d’égarement qui réalise toutes nos chimères, il crut que les yeux de cette vierge céleste se remplissaient de larmes, en le fixant avec ardeur, et que ses lèvres de rose, pâlissant tout à coup, s’entr’ouvraient pour prononcer ces mots coupés Mort… malheur… tombeau.

Son agitation redouble… — Oh ! mon ami, dit-il à son frère, elle pleure, ses larmes ont coulé sur mes mains ; elles sont retombées sur mon cœur… Elle parle, et mon sort est écrit dans les mots qui lui sont échappés. Il faut que je la retrouve ou que j’expire.

Qu’on nous permette de le laisser dans cette cruelle situation, pour nous occuper un instant de la personne qui en est l’objet.

Tout était sagement, ou plutôt méchamment combiné dans les plans de l’abbé. Il savait bien que si (comme cela était présumable) la marquise, furieuse de ce qu’elle voyait, prenait le parti de retourner promptement à Gange, qu’elle le fît seule ou avec Villefranche, ce serait toujours à l’auberge des voitures qu’elle s’adresserait pour en avoir une. Un voiturier, gagné par Théodore, devait en conséquence s’offrir à elle, et ce fut précisément avec cet homme aposté que Villefranche, ignorant ces détails, fit aussitôt monter Euphrasie ; et, à quelques déclarations près, faites par Villefranche à la marquise, le respect et la circonspection régnèrent dans ce tête-à-tête ; tout s’y passa le mieux du monde jusqu’aux environs de Montpellier. Mais à deux lieues de cette ville, au milieu d’un petit bois de pins, le voiturier tout à coup s’arrête. Villefranche a beau lui demander raison de ce procédé, on se contente de lui répondre qu’il faut laisser souffler les chevaux. Ici la marquise ne peut se défendre d’un peu d’inquiétude… Que faire ?… La volonté de tous ces gens-là est invariable : plus ils ont tort, plus ils sont insolents. Il faut avoir voyagé dans ce pays-là pour connaître la vérité de ce principe. On s’arrête donc près d’un quart d’heure dans le bois ; mais, à l’approche de deux hommes de fort mauvaise mine, bientôt la crainte redouble ; et ce qui l’accroît, c’est que Villefranche, enlevé de Beaucaire à la hâte, n’avait pris aucune précaution de sûreté : point de pistolet, pas même son épée. — Où allez-vous ? dit un de ces bandits, en s’approchant de la voiture le sabre à la main. Croyez-vous donc passer dans mes États sans me faire une visite ? Villefranche, dénué des moyens de se défendre, essaie de parler ; on ne l’écoute pas. — Descendez, descendez tous deux, lui dit-on, vous êtes à cent pas de mon palais, et n’avez plus besoin de voiture pour vous y conduire. La marquise, tremblante, obéit, soutenue par le comte ; tous deux suivent leur conducteur, qui, levant une pierre voilée par des broussailles, donne poliment la main à la marquise pour descendre dans ce qu’il appelle son palais. Quatre autres camarades de ces deux-ci se trouvent là, et tous s’empressent à bien recevoir leurs hôtes. — Ne vous étonnez pas de notre manière d’être avec vous, madame, dit le chef, après l’avoir fait reposer et rafraîchir ; le dessein de vous nuire en quoi que ce puisse être n’a point motivé votre arrestation. Soyez tranquilles l’un et l’autre ; il ne vous sera fait aucun mal : ce ne sont point des ennemis, ce sont des amis que nous voulons nous faire. Las du métier que nous exerçons, nous commençons à redouter les suites dangereuses de cette vie errante et vagabonde ; nous voilà prêts à l’abandonner ; mais la justice à laquelle nous sommes dénoncés ne croira pas à la sincérité de notre retour : nous voulons en avoir des témoins. Depuis le passage de la foire, nous avons arrêté beaucoup de monde, auxquels, ainsi qu’à vous, nous n’avons fait que des politesses. Nous prions tous ces honnêtes gens de répandre notre conversion dans le public : ils ont promis de nous servir de témoins et de défenseurs. Honorez-nous de la même grâce… Vous, monsieur le comte de Villefranche, que nous connaissons à merveille, vous avez tout le crédit nécessaire pour nous sauver des peines que nous avons méritées : allez à Montpellier, sollicitez pour nous ; nous garderons votre dame en dépôt jusqu’à ce que, muni des faveurs que nous demandons, vous veniez vous-même la retirer de nos mains. Croyez que, jusque-là, les plus grandes attentions et le plus grand respect guideront toutes nos démarches envers elle ; mais, il est bon de vous en prévenir, elle est le prix de notre grâce ; elle ne vous sera rendue qu’à cette condition. Villefranche veut parler, on l’en empêche. La marquise fait de son côté tout ce qu’elle peut pour s’opposer à ce parti et pour que Villefranche ne l’abandonne pas : tout est inutile, le comte doit céder ; il part, deux brigands l’escortent, et la marquise, au sein des pleurs et des alarmes, reste seule avec les quatre autres.

Pour n’avoir plus à nous occuper que de madame de Gange, nous dirons de suite à nos lecteurs que ce ne fut point à Montpellier que Villefranche fut conduit, mais aux portes d’Avignon, où on le déposa, en lui disant que tout ce qu’on lui avait dit n’était que pour posséder la marquise seule ; que les brigands de chez lesquels il sortait n’avaient besoin ni de grâce ni de défenseurs : et que s’il s’avisait de faire la moindre démarche pour ou contre ces gens-là, il serait assassiné sous huitaine, dans quelque lieu qu’il pût se réfugier. On le laissa en prononçant ces mots. Nous reviendrons à lui quand il en sera temps. Retournons dans le souterrain.

Rien ne se démentit dans la conduite qu’on avait promis d’observer avec la marquise ; attentions, prévenances, propos honnêtes, tout avait été mis en usage. Mais, au bout de trois ou quatre jours, le chef eut l’air de ne pouvoir tenir à l’amour que lui inspirait une aussi belle femme : il lui déclara ses sentiments, et ses égards diminuèrent beaucoup quand il s’aperçut de la répugnance invincible que la marquise témoignait pour lui. Cependant, elle ne crut pas au travers de tout cela devoir dissimuler l’inquiétude qu’elle éprouvait du long retard de Villefranche. Cette ouverture venait d’être faite par Euphrasie, un jour où, les camarades en course, cette infortunée se trouvait absolument seule avec le chef. — Cessez de vous inquiéter, madame, lui dit arrogamment ce vilain homme : vous ne reverrez plus Villefranche ; mes paroles sont aussi trompeuses que mes actions, et vous ne sortirez d’ici que morte ou mon épouse. Mais, comme le brutal s’aperçut qu’un aveu si subit et si peu ménagé allait peut-être envoyer la marquise au tombeau, il tâcha de la rassurer. — Eh bien ! madame, lui dit-il, votre douleur m’attendrit, et vous allez me trouver bien raisonnable. Je veux bien suspendre avec vous les effets d’une supériorité dont j’obtiendrais tout si je voulais, mais sous la condition d’une clause à laquelle j’espère que vous ne vous refuserez pas. — Quelle est-elle ? — Il faut copier de votre main, et signer l’écrit que voici.

Euphrasie prend le papier, et y lit ces mots : « Mécontente de la conduite que mon mari observe maintenant avec moi, je promets et déclare au sieur Joseph Deschamps, propriétaire, entre les mains duquel je suis volontairement, de continuer de vivre avec lui dans la plus grande familiarité et intimité, jusqu’à ce que, la mort de monsieur de Gange m’ayant rendue libre, je puisse contracter mariage avec ledit sieur Deschamps, auquel je promets foi, soumission et fidélité jusque-là. »

— Avez-vous réfléchi, monsieur, dit Euphrasie, que je dois nécessairement préférer la mort à un pareil engagement ? — Vous en êtes la maîtresse, madame, répondit Deschamps, en faisant voir à la marquise le bout d’un pistolet : j’ai toujours ce dernier moyen à votre service ; mais il ne sera employé, soyez-en certaine, qu’après un qui ne vous laissera pas, je vous le proteste, même la douceur de mourir innocente. Vos paroles font frémir, monsieur. — Votre résistance, madame, est plus inconcevable que mes paroles ; mais, croyez-moi, décidez-vous très promptement.

Ici la marquise n’avait pas à balancer ; elle gagnait du temps, et pouvait échapper en signant ; elle était perdue en ne signant pas. À peine a-t-elle écrit que deux personnages, qui se disent officiers de justice, fondent sur Deschamps, le lient, et l’entraînent avec la marquise hors de son effrayant asile. Ils serrent avec soin l’écrit qu’ils emportent ; une voiture les attend, et, dans moins de deux heures, les voilà tous quatre à Montpellier. Il se passa pour lors quelque chose de fort singulier, et que ne put comprendre la marquise. Il était nuit quand on arriva à Montpellier, et ce fut à un cabaret borgne, situé dans un faubourg de la ville, que la voiture s’arrêta. On laisse madame de Gange seule avec l’hôtesse, et Deschamps, avec les officiers de justice, disparaissent, excepté néanmoins l’un des conducteurs de Deschamps, qui, rentrant dans la salle basse où l’on avait laissé Euphrasie, lui intime l’ordre de le suivre chez l’évêque, où il doit, dit-il, la déposer. La marquise sort, tranquillisée par cette injonction, suit son guide, avec grand plaisir… On arrive au palais. — Monseigneur, dit l’exempt en présentant la marquise, voilà madame de Gange ; c’est au milieu d’une bande de scélérats que nous l’avons arrêtée ; voici l’acte par lequel elle se liait au chef, qui a avoué avoir obtenu cet écrit d’elle, sans aucune contrainte, et a joint à cette déposition des aveux bien plus défavorables encore aux mœurs et à la vertu de cette dame. Connaissant vos alliances avec la maison de Gange, nous avons cru devoir en remettre la dame entre vos mains, avant que de la traduire en justice. À ces mots, l’officier se retire, et la marquise reste seule avec le prélat.

— Voilà une conduite bien extraordinaire, madame, dit le vénérable pasteur. — Je conviens, répondit Euphrasie, que toutes les apparences sont contre moi ; mais, si vous écoutez mon récit, j’espère que sa franchise vous désabusera ; et le prélat, ayant fait asseoir la marquise, l’écouta avec autant de bonté que d’attention. Euphrasie ne cacha rien ; elle eut seulement la prudence de n’attribuer qu’à de faux bruits répandus sur son époux la démarche inconsidérée qu’elle avait faite avec le comte de Villefranche. Son arrestation par Deschamps fut présentée avec la plus stricte vérité ; et quand elle en fut aux prétendues faiblesses qu’on lui attribuait avec Deschamps, et à l’écrit qui en motivait l’aveu, elle nia tout de ce ton énergique qui n’appartient qu’à l’innocence.

— Madame, répondit le prélat, avec cette candeur et cette naïveté, véritable apanage des pères de l’Évangile, votre physionomie serait bien trompeuse, si vous en imposiez ; mais, dans l’état où l’on vous conduit ici, et avec la présomption qui vous accompagne, je ne puis prendre sur moi de vous renvoyer sans quelques instructions ultérieures : ne trouvez donc pas mauvais, je vous prie, si je vous fais, en attendant, conduire au couvent des Ursulines de cette ville ; vous y serez traitée avec tous les égards qui vous sont dus ; une fois là, nous écrirons, chacun de notre côté, au marquis de Gange, et je vous proteste de faire alors tout ce qu’il exigera de moi. Euphrasie, ne pouvant blâmer un parti aussi raisonnable, remercia monseigneur, et, sous la conduite du grand-vicaire, elle se rendit dès le soir même au couvent indiqué ; les lettres s’écrivirent, et voici celle que la marquise se pressa d’envoyer à son mari :

« Je suis, par ordre de monseigneur l’évêque de Montpellier, dans le couvent des Ursulines de cette ville. Que d’événements me sont arrivés depuis que nous ne nous sommes vus ! Accourez aussitôt que ma lettre vous sera parvenue, mais voyez l’évêque avant que de vous présenter au couvent : lui seul peut vous accorder la permission de me parler. Continuez d’aimer votre Euphrasie : elle se croit aussi digne de vous que vous le serez toujours d’elle. J’ai pu vous paraître coupable, mais combien vous l’êtes à mes yeux ! Pressez donc un éclaircissement si nécessaire à notre bonheur. »

On ne se peint point les transports d’Alphonse à la lecture de ce billet. — Oui, mon cher ange, s’écria-t-il, tu m’aimes, et je t’adorerai toute ma vie ; tu n’es pas plus coupable que moi, j’en suis sûr ; hâtons-nous de nous en convaincre l’un et l’autre… Et, sans aucun préparatif, le marquis s’élance dans une voiture et se fait conduire à Montpellier.

En vertu de la lettre de sa femme et de celle de l’évêque, qu’il avait reçue en même temps, ce fut chez le prélat qu’il descendit ; et après s’être fait annoncer, l’évêque, sans vouloir entrer dans aucune explication, se contenta de lui délivrer l’ordre de voir sa femme tant qu’il le voudrait ; et en lui donnant ce papier, il y joignit celui qu’Euphrasie avait signé dans le souterrain. — À l’égard de cette pièce, dit-il au marquis, mon devoir et ma conscience m’obligent à vous la remettre, mais en vous prévenant que je ne la regarde que comme un monument de la scélératesse de ce Deschamps, et comme une preuve de l’extrême terreur qu’il sut répandre dans l’âme d’une épouse contre laquelle ceci ne doit vous rien faire présumer.

Avant de rien examiner, Alphonse vole au couvent, obtient de l’abbesse la permission de voir sa femme dans une salle extérieure ; et ce fut là que madame de Gange dit à son époux : — Oh ! mon ami, quand j’eus vu le cruel spectacle qui prouvait si bien votre infidélité, je n’écoutai plus que les conseils de mon désespoir ; ils m’entraînèrent dans une imprudence affreuse, je le sais, mais raisonne-t-on quand on ne sait plus ce qu’on fait ?… En me précipitant au bas de l’escalier, je rencontrai Villefranche ; je lui dis tout ce que j’avais vu, tout ce qui légitimait le désordre dans lequel je paraissais à ses yeux. Sans lui donner le temps de répondre, je l’entraîne à l’auberge des voitures, et nous en louons une pour Gange… Et la marquise continua de s’expliquer sur tout le reste avec la même franchise qu’elle avait employée chez l’évêque. — Mais qui, dit Alphonse, qui te fit voir l’erreur où j’étais ? Comment cette ouverture au plancher se trouva-t-elle là toute prête pour m’observer dans cette chambre, que je croyais si bien être la tienne ? Et ici, la prudente marquise, ne voulant point compromettre les deux frères, dit qu’elle seule, surprise du bruit qu’elle entendait chez Ambroisine, s’approcha du trou, et l’ouvrit. — Mon égarement fit le reste, ajouta-t-elle, et nous partîmes. Je te le répète, mon ami, il est impossible d’avoir plus à se louer de toutes les marques d’attention et de respect que le comte m’a montrées pendant la route, et même dans la malheureuse rencontre que nous fîmes de ces brigands. — Cette aventure est affreuse, dit le marquis, paraissant encore plus inquiet sur les procédés de Deschamps que sur ceux de Villefranche. — Mon cher Alphonse, répliqua la marquise, aucun des deux ne doit t’alarmer. — Mais ce billet, dit le marquis en le parcourant, les aveux qu’il contient… — Tout cela n’eut pour but que la conservation de ma vie, et je ne la désirais que pour me justifier : j’expirais sans cela dans le désespoir. Oh ! mon ami, crois donc à la sagesse de ta femme, basée sur son amour ; elle est inaltérable comme lui ; déchire cet affreux papier, il ne peut être voué qu’au mépris. — Je le garde, répondit Alphonse ; la facture de ce papier, l’encre dont tu t’es servie, tout peut faire un jour découvrir le coupable, et il nous est bien essentiel de le connaître. — Eh bien ! fais ce que tu voudras, dit la marquise ; mais réunissons-nous au plus tôt, je t’en conjure : j’imagine maintenant qu’un mot de toi suffit pour m’arracher d’ici, et nous rejoindre, sans que les poisons de la jalousie viennent nous infecter désormais ; sans qu’aucun nuage, en un mot, puisse encore obscurcir le printemps de nos jours.

Après de nouvelles protestations de tendresse, le marquis revola chez l’évêque, qui, gardant toujours le secret sur les causes qui l’avaient fait agir, remit à monsieur de Gange l’ordre de retirer sa femme ; et les deux époux, après une dernière visite de bienséance au prélat, repartirent sur-le-champ pour Gange.

— Voilà une aventure bien extraordinaire, dit Alphonse à Euphrasie, dès qu’ils purent se parler plus à l’aise ; quel est l’instigateur de tout ceci ? — Je ne sais, dit la marquise, mais j’oserais croire qu’une même main a tout conduit. — Oui, certes, répondit Alphonse, il n’y a qu’une seule cause à tout cela, et cette cause n’est autre que ton imprudente erreur de Beaucaire. — Mais quelqu’un l’a produite, cette erreur, dit madame de Gange, et voilà ce qui est bien diffîcile à démêler : plus je veux asseoir mes idées sur quelques vraisemblances, plus je vois naître de contradictions ; et c’est après avoir bien réfléchi que je ne sais plus à quoi m’arrêter.

— j’éprouve les mêmes choses, répondit Alphonse ; mais ne fatiguons pas nos esprits en vaines conjectures. Nous voilà réunis ; je t’ai prouvé mon innocence ; tu m’as convaincu de la tienne : que notre avenir appartienne au bonheur, laissons l’infortune au passé.

À présent que le discernement de nos lecteurs a sûrement reconnu dans les nouveaux traits que nous venons de lui raconter la main perfide de l’abbé de Gange, il nous reste à leur développer les motifs qui lui firent compliquer cette aventure.

Pourquoi ne pas laisser le comte de Villefranche ramener la marquise au château, se contentant de la faire arrêter en entrant à Montpellier, afin que le but que se proposait Théodore se trouvât simplement rempli ? En voici la raison : d’abord c’eût été laisser trop longtemps sa belle-sœur aux mains de son rival, ce qui ne lui fût pas arrivé sans lui causer beaucoup de jalousie ; ensuite, il ne refluait, par ce procédé, que de légers torts sur madame de Gange, et il entrait dans les vues de l’abbé de lui en donner de beaucoup plus grands. Ainsi, en la faisant arrêter par des bandits, qui d’abord écartent son rival, et avec l’un desquels ensuite il a l’art de la mettre fort bien, on conviendra qu’il jaillit alors sur sa victime une dose de malheur bien plus forte que dans le premier cas ; et combien, d’après cela, devenaient plus sérieux, et en même temps plus sévères, les moyens que le marquis devait employer pour la punition de sa femme ! Elle était de même arrêtée à Montpellier, il est vrai, mais simplement comme la compagne d’un jeune homme honnête et fait pour être respecté ; mais, conduite dans cette ville avec un chef de voleurs, dont elle passe pour la maîtresse, quelle différence ! Or, l’on sait, et l’on saura peut-être encore mieux bientôt, qu’aucune de ces nuances n’échappait au perfide instigateur de ces infernales machinations, et que jamais il ne négligeait aucune de celles qui pouvaient le mieux lui assurer la défaite totale de sa victime. Mais il avait donc surpris la bonne foi de l’évêque ? Ah ! de toutes ses ruses, assurément celle-ci était la plus facile : la noble simplicité de la vertu n’est-elle pas toujours la dupe des menées odieuses du crime ?

Quoi qu’il en fût, le scélérat, qui avait compté sur de plus longs délais, se trouva fort étonné de voir aussitôt dénouer des trames auxquelles son abominable imagination avait assigné de beaucoup plus longs termes. Ainsi, dès que les époux arrivèrent, il fallut se prêter à la joie générale, ce qui n’embarrassa pas beaucoup un homme élevé dès l’enfance à la feinte et à l’hypocrisie.

Telle était la situation des esprits lorsque Villefranche reparut.

Ce jeune homme faible, mais intéressant, et toujours intérieurement amoureux de madame de Gange, témoigna la plus vive inquiétude sur le sort de l’épouse de son ami, dont il venait s’assurer lui-même. Il dit que, malgré les menaces qu’on lui avait faites, s’il faisait des démarches pour retrouver celle dont on l’avait si cruellement séparé, aussitôt qu’on l’eut laissé libre, il était revenu sur ses pas ; il avait, disait-il, retrouvé le souterrain, mais personne dedans ; que, ne sachant alors comment faire pour suivre ses recherches, il était revenu à Avignon, avec le projet de s’éclaircir avec la mère même de madame de Gange ; qu’il avait néanmoins rejeté ce projet, dans la crainte d’ébruiter une aventure que la famille, sans doute, serait bien aise de tenir secrète ; que c’était par hasard enfin qu’il avait appris que madame de Gange était de retour dans son château ; qu’il s’était empressé de venir se convaincre lui-même de cette heureuse nouvelle.

On se hâta de lui expliquer l’aventure, et le comte, après avoir rempli ses devoirs de bienséance, annonça son départ pour le lendemain. On essaya de le retenir ; il n’eut pas de peine à faire ce qu’on désirait ; et la joie allait redevenir générale, lorsqu’une lettre de madame de Roquefeuille, instruite de tout ce qui s’était passé, redemanda sa fille avec empressement. L’aimable Ambroisine partit donc, comblée des éloges et des regrets de toute la société, qui ne pouvait voir qu’avec chagrin s’éloigner d’elle une jeune personne aussi intéressante à tous égards, et sur le compte de laquelle madame de Gange était parfaitement revenue.

— Il me semble, dit à quelque temps de là Théodore à Villefranche, que tu as bien mal profité de la superbe occasion que je t’avais ménagée avec ma belle-sœur. Tu m’avoueras qu’il est assez maladroit d’avoir laissé prendre par des voleurs une femme qui n’aurait jamais du trouver de fers qu’entre tes bras… Et le scélérat se gardait bien de dire ici que sa méchanceté commençait le mal, et que sa jalousie l’arrêtait.

— Ah ! crois, mon cher abbé, répondit Villefranche, qu’il n’y a rien que je n’aie fait pour réussir ; mais, je te l’ai dit, ta sœur est inabordable : je ne connais pas de femme plus sage et plus vertueuse au monde ; m’opposant sans cesse l’ardent amour dont elle est dévorée pour son mari, elle ne m’a jamais laissé le plus léger espoir. — Il faut réparer cela, mon ami. Te voilà de retour, on t’engage à rester ; le champ est libre, je te promets la continuation de mes soins. Il faut réduire cette fière beauté ; il faut humilier cette vertu sauvage, qui résiste avec toi plus par orgueil que par inclination. Rends-toi donc justice, mon cher comte : quelque joli cavalier que soit mon frère, n’es-tu pas beaucoup mieux que lui ? Un peu de persévérance, et tu réussiras. N’est-il pas plaisant, poursuivit l’abbé, que ce soit un homme de ma robe qui enseigne à un charmant cavalier de ton état comment il faut s’y prendre pour avoir une femme ? Eh ! quoi, mon ami, tu es arrivé à ton âge toujours croyant à leur vertu ? Sois sûr que ce n’est jamais que l’occasion qui leur manque ; et qu’aussitôt qu’elle leur est offerte, elles savent bientôt en profiter : mille, plus sûres les unes que les autres, naîtront ici pour toi, et je te promets de te les faire saisir. — Je consens à tout, dit le comte : les difficultés, les résistances n’ont fait qu’attiser ma flamme, et je suis plus épris que jamais.

— Oh ! mon cher Perret, dit Théodore à son confident, peu de jours après le retour de Villefranche, comme la fortune vient encore de me mal servir ! Une fois la marquise à Montpellier, je voulais qu’on lui ôtât dans son couvent tous les moyens d’écrire ; que l’évêque surtout ne donnât point de ses nouvelles ; tout, dis-tu, avait été bien promis, et l’on n’a rien tenu. Alphonse, par ce moyen, eût couru le monde sans la trouver ; se lassant de soins inutiles, il eût à la fin pris son parti, et je devenais le maître de ma sœur ! — C’est une négligence de monseigneur, dit Perret ; car j’avais bien recommandé cette importante clause, en lui peignant la nécessité de faire arrêter votre belle-sœur, courant le monde avec de jeunes officiers et des chefs de bandits. Quoi qu’il en soit, monsieur, poursuivit Perret, tranquillisez-vous la réputation de cette femme orgueilleuse se trouve furieusement ternie par mes soins : on a publié l’aventure ; je l’ai répandue partout. — Tant mieux, dit Théodore ; c’est quelque chose au moins : on gagne souvent beaucoup à diffamer une femme ; il en existe un grand nombre qui n’ont consenti à se jeter dans le désordre que parce qu’on les y croyait déjà. Les résultats de la calomnie sont toujours très favorables à des projets tels que les nôtres ; ce poison de la méchanceté des hommes est celui qui s’étend avec le plus de vivacité, et dont les plaies sont le plus difficiles à se fermer. Nous ne devons pas cesser de le mettre en usage ; et d’ailleurs, mon frère n’abandonnera-t-il pas sa femme, quand il la croira déshonorée ? Et n’est-ce pas de cet abandon que je dois tirer mon bonheur ? — Mais si elle nous découvre… — Jamais. Personne ne possède comme moi l’art de se cacher derrière les circonstances, et de les faire naître au sein de la vérité même. Le comte n’est pas aussi amoureux que je le voudrais. — Comment, monsieur, vous désirez qu’un autre soit amoureux de celle que vous adorez ? — Oh ! l’amour de Villefranche m’embarrasse fort peu : je l’éteindrai quand il faudra, et si je le nourris à présent, c’est qu’il me devient nécessaire pour les perdre tous d’eux. Rassure-toi, Perret ; ou je me trompe fort, ou tu verras dans peu de singuliers événements.

Les choses en étaient là, quand madame de Châteaublanc, mère de madame de Gange, arriva au château : le bruit de l’aventure de sa fille l’y attirait, et elle parut désirer des éclaircissements. L’abbé avait bien envie de se charger seul du soin de les donner ; il l’eût fait à sa fantaisie, et les impressions qu’il eût produites chez madame de Châteaublanc eussent sans doute servi ses projets ; mais que de dangers, d’un autre côté, si des instructions plus vraies étaient parvenues à cette respectable mère ! Les faits furent donc développés par madame de Gange elle-même, et certifiés par Alphonse. Quoique sa fille n’eût d’autre tort qu’un peu d’imprudence, sa mère la blâma beaucoup.

— Ma chère enfant, lui dit affectueusement cette tendre mère, souvenez-vous que, quelque honnête que soit une femme, elle ne doit jamais être soupçonnée : la vertu, chez elle, est une fleur que le souffle même du zéphir endommage ; le public, naturellement porté à toujours croire le mal, blâme souvent davantage une femme des torts dont elle a l’apparence que de ceux dont elle est réellement coupable. Ceux-ci sont du ressort de sa conscience ; la bonté de son caractère, l’excellence de son éducation doivent l’en garantir ; les autres appartiennent à l’opinion ; et, sans des soins bien particuliers, on captive difficilement celle du monde. Mais il y a de l’injustice, me direz-vous peut-être : assurément il y en a ; mais ce défaut est celui de tous les hommes il faut éviter de leur donner une prise dont il est certain qu’ils profiteront. — Oh ! ma tendre mère, s’écria la marquise, combien sont profondes les blessures de cette calomnie dont j’ai tant à me plaindre ! — Il faut les cautériser dans leur source, répondit madame de Châteaublanc. Voilà pourquoi les précautions les plus rigoureuses sont nécessaires à une jeune femme ; et ce n’est que parfaitement pénétrée de sa religion qu’elle parviendra à se garantir de tous les dangers qu’elle court. Point de véritable morale sans religion : elle seule l’étaie, la soutient ; et comment ne triompherait pas de tous les pièges des hommes celle qui réunit à la crainte d’y succomber l’espoir certain des récompenses dont l’Eternel doit un jour couronner ses vertus ? Et cette respectable mère, ne voulant pas donner l’air d’un reproche que ne méritait point sa fille, à de simples conseils qu’elle lui adressait, se contenta de quelques avis subséquents que la marquise reçut avec les larmes de la reconnaissance.

— Mon frère, dit Théodore à Alphonse, pendant le séjour de madame de Châteaublanc à Gange, je n’aime pas cette femme-là : elle a la confiance de sa fille beaucoup plus que nous. Si ta femme hérite de madame de Nochères, comme cela paraît certain, tu verras qu’Euphrasie fera avec sa mère quelque arrangement qui nous empêchera de jouir de cette immense fortune jusqu’à la majorité de l’enfant. — C’est un motif pour la ménager, dit le marquis. — Cela en serait un pour la perdre, si nous en avions le courage. — Mais, mon ami, ce n’est pas au moment où je me raccommode avec sa fille… où j’aime plus que jamais cette chère épouse ; ce n’est pas, dis-je, dans ce moment-là que j’irai causer à Euphrasie le douloureux chagrin de la priver de sa mère. — Mon cher Alphonse, dit Théodore, je te vois toujours raisonner mal, toutes les fois qu’il s’agit de tes intérêts. Quel rapport y a-t-il entre cette mère et sa fille relativement à toi ? En te mariant avec l’une, as-tu épousé l’autre ? Et n’arrive-t-il pas tous les jours qu’on adore la fille, tout en abhorrant la mère ? — Cela est rare. — Mais cela est. — Soit ; mais le chagrin que celle que j’aime éprouvera de celui que j’aurai donné à celle que je n’aime pas, en sera-t-il moins réel, et n’aurai-je pas toujours à en redouter les effets ? — Et le tort que cette vieille femme peut nous faire, ne te causera-t-il pas un chagrin plus violent que celui que ta femme pourra ressentir de la perte de sa mère ? — Comment ? de la perte ! qu’imagines-tu donc ?

— Cela est vrai, j’en ai trop dit : avec une âme aussi timorée que la tienne, il faut se taire, ou dissimuler ; je conviens d’ailleurs que mes mots étaient plus forts que mes idées. Je ne prétends pas du tout attenter aux jours de la mère de ta femme ; à Dieu ne plaise qu’une telle pensée se soit jamais présentée à mon esprit ! mais on peut un moment l’écarter du monde, la mettre à couvert, et agir, ou la faire agir, pendant ce temps-là ; prendre, en un mot, les précautions qui nous paraîtront les meilleures pour ôter à cette femme les moyens de nous nuire, ou d’engager ta femme à le faire.

— Mon ami, dit Alphonse, tu connais ma confiance en toi ; fais tout ce que tu voudras, mais n’en parle point à ma femme ; qu’elle ne ressente aucune peine des procédés que tu mettras en œuvre : c’est tout ce que je te demande. — Bon, laisse-moi conduire l’aventure, et je te réponds qu’elle tournera suivant nos désirs.

L’abbé, muni des pouvoirs de son frère, se rendit l’homme le plus aimable auprès de madame de Châteaublanc ; ce fut lui qui lui fit les honneurs du château, qui la promena dans les environs ; et, comme on l’imagine aisément, le perfide, plus à son aise, ne manqua pas de laisser planer quelques soupçons sur la tête de l’intéressante marquise. — Il a bien fallu que nous ayons l’air d’être dupes de tout cela, dit Théodore à madame de Châteaublanc ; mais on se persuadera bien difficilement qu’Euphrasie soit sortie très pure des mains de Deschamps. Je veux bien croire qu’elle n’eut aucune part à cela ; mais un brigand fait ce qu’il veut d’une femme, quand il la menace le pistolet à la main. À l’égard de Villefranche, votre fille n’est pas également excusable ; et, sans son acquiescement, leur liaison ne serait pas si intime. Examinez-les bien tous les deux, et vous verrez si l’on peut s’y tromper. — J’ai bien de la peine à croire tout ce que vous me dites, monsieur, dit madame de Châteaublanc ; je connais la vertueuse retenue de ma fille ; elle est incapable de ce dont vous la soupçonnez. Généralement estimée de la famille où elle prit son premier époux, ne serait-elle donc entrée dans la vôtre que pour y voir ternir sa réputation ? Les plaisirs de la cour, où ma fille passa ses premières années, fournissaient à l’inconduite que vous lui supposez bien plus d’occasions de mal faire, et elle n’a jamais profité d’aucune. — Mais l’histoire du brigand, comment la justifiez-vous, madame ? — L’existence du fait anéantit l’accusation ; ma fille avait le choix de la mort ou de l’infamie ; elle vit, donc elle est innocente. — Donc elle est coupable, dit l’abbé. — Non, monsieur, donc elle est innocente : elle se tuait elle-même, si elle eût été contrainte à succomber. — Eh bien ! éclairez-nous sur le reste, madame, c’est tout ce que je puis vous dire ; mais croyez que son aventure de Beaucaire, sa détention à Montpellier, mystérieusement ordonnée par l’évêque, le retour subit de ce même Villefranche ; soyez assurée, dis-je, que ce sont là de fortes présomptions contre votre fille. Au surplus, le repentir qu’elle en éprouve, le chagrin où de nouveaux reproches replongeraient mon frère, tout cela m’engage à vous demander le secret sur notre conversation, et les suites vous prouveront quelque jour si c’est votre crédulité qui vous trompe, ou si c’est ma frayeur qui m’abuse. — je conçois comme vous, monsieur, les motifs de taire vos soupçons, encore plus les bases dont vous les étayez ; mais rien ne m’oblige à voir aussi facilement du mal dans la conduite d’une fille… qui ne me donna jamais un instant d’alarmes, et j’attendrai, pour me rendre, des preuves capables de me faire perdre l’estime et la tendresse que j’eus toujours pour elle.

Quoique ces premières ouvertures fussent faites pour jeter un peu de froid entre ces deux personnages, l’abbé, qui sentit que l’intérêt de ses manœuvres exigeait de se bien tenir avec cette femme, continua d’être aimable, sans revenir sur un sujet aussi sérieux.

Madame de Châteaublanc partit au bout de quinze jours, sans faire aucune révélation de ce qui s’était passé entre elle et Théodore, et malheureusement sous un rapport, quoique très heureusement sous un autre, Villefranche n’avait rien fait de ce qui eût pu légitimer les soupçons que l’abbé eût été fort aise de faire naître dans l’âme de la mère d’Euphrasie.

Ce fut à cette époque que le marquis reçut une lettre du chevalier de Gange, son frère, datée de Nice, où son devoir l’enchaînait encore. Il donnait à Alphonse, dans cette lettre, l’assurance de le revoir bientôt ; le désir qu’il avait de faire connaissance avec une belle-sœur dont il entendait dire tant de bien lui ferait expédier au plus tôt toutes les affaires qui pourraient encore retarder ce plaisir.

Ce nouveau personnage, dont il est temps de donner une idée, vu l’importance du rôle que nous lui verrons bientôt remplir, était le plus eune de la famille ; plus méchant qu’on ne verra le marquis, il avait cependant moins d’esprit et moins de finesse que l’abbé ; celui-ci était son ami particulier, son conseil, et il se déterminait rarement à quoi que ce pût être, sans les instigations de Théodore. Pour les peindre enfin tous les trois d’un seul trait, nous dirons que le marquis se prêtait au mal, que l’abbé le conseillait, et que le chevalier l’exécutait.

On frémit sans doute, en voyant de quels ennemis va bientôt se trouver entourée la plus douce, la plus aimable et la plus vertueuse des femmes ; mais ne précipitons rien, il nous reste encore bien des choses à raconter auparavant.

Tous les ans, la veille du jour consacré par l’Église à la commémoration des morts, fête lugubre et solennelle, qui date de la plus haute antiquité, et doit son origine à cette piété tendre, à ce respect religieux que l’homme sensible doit à ceux qui l’ont précédé dans la carrière de la vie, et dont il ne reste plus que les dépouilles mortelles ; tous les ans, dis-je, à cette époque, madame de Gange, depuis qu’elle était au château, ne manquait pas d’aller visiter, au labyrinthe, le tombeau dans lequel son époux voulait un jour s’enfermer avec elle : un mouvement plus actif de sa sensibilité ordinaire parut l’y conduire cette fois.

Il était environ cinq heures du soir lorsqu’elle y arriva seule comme à l’ordinaire ; une brume épaisse enveloppait l’atmosphère et voilait les derniers rayons de l’astre qui se précipitait dans les mers ; le calme et la douceur du temps laissaient parvenir avec plus de facilité le bruit imposant de ces cloches par lesquelles l’homme, en ébranlant les airs, semble associer l’Etemel aux larmes que répand sa douleur. Ces sons plaintifs, se mêlant aux cris lugubres des oiseaux de la nuit, achevaient de prêter à ce sombre local tout le pathétique et toute la solennité dont il était susceptible : il semblait que l’on entendît les gémissements de ceux qu’on venait honorer ; on eût dit que leurs mânes voltigeaient autour des tombeaux qu’ils entrouvraient pour vous recevoir.

Euphrasie, interdite, reste quelques minutes immobile, et ne sort de cette espèce d’apathie, fruit précieux de la plus exquise sensibilité, qu’au bruit du sifflement aigu de l’oiseau de la mort, qui s’élance rapidement au-dessus de sa tête. Vivement émue de tout ce qui la frappe, elle se précipite à genoux, les deux mains jointes sur le mausolée.

— Ô mon Dieu ! s’écrie-t-elle avec cette componction d’une âme vive et ardente, si tu me prépares de nouveaux malheurs, accorde-moi de les prévenir, en me faisant descendre dès aujourd’hui dans ce dernier asile où doit venir me rejoindre l’époux chéri que tu m’as donné : j’y arriverai pure au moins et digne de ses regrets ; tu prolongeras ses jours sur la terre, afin d’éterniser dans son souvenir l’image de celle qui mourut en l’idolâtrant. Mais si cette pensée trop mondaine t’offensait, ô mon Dieu ! ramène vers toi toutes les facultés aimantes d’Euphrasie : il est bien juste qu’elles t’appartiennent en entier, puisque c’est à toi seul que je dois le peu d’instants heureux dont j’ai joui jusqu’à présent. Reprends-moi dans ton sein, ô mon Dieu ! le mien fut toujours rempli de ton image ; je n’ai conçu ton existence que par l’amour qui m’embrasait pour toi. Ah ! si le cœur de l’homme est ton temple, c’est parce qu’il est aussi le foyer où s’électrise la flamme dont la sainte ardeur le consume.

« Daigne accepter mes vœux pour les parents que j’ai perdus… pour ce premier époux qui guida mes jeunes années ; et quand tes ordres me réuniront à eux, daigne, comme eux, me placer près de toi, afin qu’à leur exemple je puisse au moins te voir dans l’immensité des siècles de cette éternité, qui cesse d’effrayer le faible esprit des hommes, quand on peut la consacrer à te bénir, et à te glorifier sans cesse.

Euphrasie, en prononçant ces derniers mots, se détache tellement de toutes ses facultés physiques qu’il semble qu’elle ne tienne plus à la vie ; son sein palpite avec Violence, ses regards fixés vers le ciel ne contemplent plus que son Dieu ; de sa bouche à demi close, paraît s’élancer vers ce Dieu l’âme qui vient de l’animer ; et, comme elle n’existe plus que dans lui, elle ne peut plus renaître que par lui.

Ô monstres ! qui choisissez cet instant pour compléter sa ruine, venez la voir dans cet état d’anxiété qui l’unit à ce Dieu que vont effrayer vos crimes ; et si la vue de cet ange céleste n’en arrête pas les effets, tous les supplices de l’enfer sont encore trop faibles pour vous.

Théodore, qui connaissait les habitudes de sa sœur, n’avait pas oublié d’indiquer à Villefranche ce moment comme le plus propice au triomphe qu’il prétendait remporter. — Elle est là, lui dit le perfide ; son âme, attendrie par la dévotion, s’ouvrira plus facilement à l’amour : pars, mon ami, introduis-toi doucement dans le labyrinthe, saisis l’instant ; si elle prie, elle est à toi ; je ne t’en réponds plus, si le moment d’effervescence est évanoui. Sois pour elle le serpent qui tenta Eve : elle priait aussi dans ce moment.

— Que penses-tu de ces prières habituelles que ta femme va faire tous les ans dans le labyrinthe ? dit Théodore dans le même instant au marquis. Quant à moi, je t’avoue qu’elles ne m’édifient point. Si j’étais marié, je t’assure, mon cher, que je n’aimerais pas que ma femme allât ainsi s’égarer dans les bois, toute seule, à l’heure qu’il est. C’est malgré moi que mes soupçons tombent toujours sur ce Villefranche ; je te les ai cachés tant que j’ai pu, mais ils reviennent sans cesse. Il nous devait une visite d’éclaircissement et de décence, après l’aventure de Beaucaire. Ecoute, mon frère, ne m’accuse pas de vouloir semer la discorde sur votre union ; je n’ai. pas besoin, ce me semble, de me défendre de cela, tu sais que j’en suis incapable ; mais si tu n’attaches aucun déshonneur à posséder une femme à aventures dans la famille, je te préviens, moi, que je ne veux pas être le beau-frère de celle dont l’imprudence ou la faiblesse donne chaque jour matière aux plus graves soupçons. À tout événement, prends des armes, et allons nous promener au mausolée. — En vérité, mon frère, ton esprit voit toujours du mal partout : c’est maintenant dans l’acte le plus vertueux et le plus saint que tu t’avises d’en supposer. — Ah ! mon ami, ne sais-tu donc pas que c’est sous ces dehors trompeurs de décence et de religion que les coquettes adroites enveloppent toujours leurs travers ? J’espère que je me trompe, et je le crois ; mais, puisque l’occasion se présente, éclaircissons-nous… Où est Villefranche ? Nous devions aller ce soir tous les deux chasser dans le parc ; que fait-il ? pourquoi m’a-t-il manqué de parole ? — Allons, je veux te satisfaire, dit le marquis, en mettant dans sa poche deux pistolets chargés ; mais souviens-toi que ce sera ici la dernière condescendance que j’aurai pour tes rêveries. — À la bonne heure, je pense absolument comme toi ; et si cette épreuve-ci ne nous réussit pas, je te proteste de ne pas t’en demander une seconde. Mais pressons-nous, la nuit vient, et le jour qui nous reste suffit à peine pour éclairer, ou l’innocence, ou la honte de ton Euphrasie.

À peine entrés dans le labyrinthe, qu’un des arbres, ornés des devises dont nous avons parlé dans la description de ce dédale, offre celle-ci au marquis, qui s’y arrête z

Prends garde aux pièges des méchants.

— Cette devise est singulière, dit Alphonse, elle me frappe… Je ne m’en souvenais plus. — Elle me fait frémir, dit l’abbé ; ne serait-ce point là l’horoscope de notre démarche ? Et ce précieux avis ne viendrait-il pas à l’appui de mes soupçons ? — Cet avertissement est pour un de nous deux, dit Alphonse ; si tu es un méchant, je dois me méfier, de toi. — Avançons, dit Théodore… On poursuit… Les voilà près du lieu terrible où tout va s’éclaircir. — Va seul maintenant, dit l’abbé, je vais t’attendre ici : je ne veux pas qu’on puisse croire que j’aie provoqué une démarche que toi seul as le droit d’entreprendre. Va donc, mais sois prudent : aucun mal à découvrir une faute, beaucoup à la punir soi-même ; cette justice n’appartient qu’aux tribunaux ;’laisse-leur-en le terrible soin. L’abbé s’appuie contre un Vieux chêne, le marquis avance seul. Il touche à peine la haie de cyprès et de saules, dont les branches se courbent sur le mausolée, qu’il aperçoit, à travers leurs feuillages, Villefranche serrant, dans ses bras Euphrasie, dont il intercepte l’organe par le baiser le plus criminel. Sans se donner le temps d’observer la vigoureuse résistance d’Euphrasie, de voir que c’est à la bouche de cet impudent qu’elle doit l’impossibilité d’exhaler de la sienne les cris de l’indignation et du désespoir, il s’élance sur son audacieux rival et, lui présentant un pistolet, pendant qu’il le couche en joue de l’autre : — Défends-toi, scélérat, lui dit-il, ou je te brûle la cervelle. Villefranche, interdit, saisit l’arme, tire sur le marquis, et le manque. Alphonse ajuste, et c’est dans les eaux du Styx que le coupable va laver son crime : il expire… Euphrasie tombe sur son cadavre… Elle est évanouie. — À moi, mon frère, s’écrie le malheureux Alphonse, viens jouir du forfait que tu m’as conseillé ; viens te repaître de l’horreur de mon sort. Je n’ai plus même le pouvoir de douter maintenant : la voilà complice du libertinage d’un traître… Regarde-la couverte du sang qui déshonorait le mien ; vois la honte pénétrer sur son front adultère, les voiles de la mort qui le couvrent déjà. Oh ! comme elle m’a trompé toute sa vie ! Laissons-les, ils veulent expirer ensemble, ils le doivent ; et que ce tombeau ensevelisse à la fois, et mon désespoir, et ceux qui m’y plongent.

Mais l’infâme Théodore ne renonçait pas à sa victime : il avait voulu la punir, mais non la perdre encore. Il lui fait respirer des sels ; elle revient ; il la relève, mais elle n’a pas la force de marcher ; elle retombe au bout de quelques pas. Les deux frères regagnent promptement le château pour lui envoyer une voiture. On la trouve sans connaissance, et ce n’est qu’avec toutes les peines du monde qu’on parvient à la transporter chez elle, dévorée d’une fièvre brûlante.


CHAPITRE VI


Quelle artificieuse créature ! dit Alphonse à son frère, dès qu’ils furent seuls. Comme elle joue la religion, la vertu, les mœurs, et comme cette figure, douce en apparence, lui sert à mieux tromper encore ! On distingue cependant sur ses traits séducteurs le masque de l’hypocrisie ; il fallait être aveugle comme je l’étais pour ne l’avoir pas reconnu tout de suite. Ah ! que je plaindrais les hommes, si toutes les femmes ressemblaient à celle-ci ! — Mon ami, dit Théodore, je crains que tu n’aies été trop vite ; je t’avais recommandé de la prudence, et tu n’as écouté que tes transports. Qu’allons-nous faire maintenant ? Un homme mort ! une femme coupable ! — Il faut enterrer l’un, et enfermer l’autre, dit Alphonse. Tu resteras ici, tu soigneras tout, et moi, je vais à Avignon, me mettre à l’abri des suites de ce duel. Préviens les informations, écarte les recherches ; instruis-moi de tout avec le soin le plus exact. — Et que diras-tu à la mère, pour légitimer la détention de la fille ? — Je dévoilerai sa conduite. — Tu ne le peux qu’en te déshonorant toi-même. — Ne vas-tu pas conclure de là qu’il faille, pour perpétuer ma honte, que je laisse cette femme libre ? — Ce n’est pas du tout cela que je veux dire ; mais voici, je crois, ce qu’il serait prudent de faire : il faut m’envoyer ici madame de Châteaublanc avec son petit-fils… Dès qu’elle aura quitté Avignon, faire courir le bruit que des affaires importantes l’ont appelée, elle et son enfant, à Paris. Je te réponds de ces trois personnes, dès qu’elles seront en ma puissance ; mais la précaution que je te conseille est d’autant plus essentielle, que madame de Nochères, cette parente fort riche que tu lui connais, va faire son testament en faveur d’Euphrasie, qui, mécontente de nous, testera elle-même en faveur de sa mère et de son fils. Il est donc, comme tu le sens, très important de prendre des précautions. Ce n’est pas tout, mon frère, que de s’occuper de sa vengeance, il faut penser à l’intérêt. Madame de Châteaublanc, une fois en nos mains, et crue à Paris, sera oubliée ; elle est peu connue dans le monde, nous la ferons passer pour morte. De ce moment, les biens laissés par madame de Nochères reviennent indubitablement à ta femme dont il deviendra très facile de prouver l’aliénation, d’après sa conduite ; et nous voilà maîtres des biens jusqu’à la majorité de ton fils. — Tout cela est bien vu, mon cher, mais qu’il y a loin souvent du projet à l’exécution ! Que de difficultés je vois dans tout ce que tu dis ! — Je les aplanirai, sois-en sûr. Et l’on se coucha, sans s’informer seulement de l’état affreux dans lequel devait être la plus innocente, la plus vertueuse et la plus malheureuse des femmes.

À quel point les passions endurcissent le cœur de l’homme ! Comment ose-t-on dire qu’elles sont les plus certaines inspirations de la nature, quand elles contrarient aussi formellement toutes ses lois ! Le cœur de l’homme, agité par elles, ressemble au vaisseau battu par la tempête, et que les vents emportent au gré de leur furie. De ce moment, voilà donc le cœur en proie à des mouvements qui ne sont plus naturels, puisqu’ils proviennent d’une cause absolument étrangère ; sans cette cause, il serait calme ; il ne l’est plus dès que cette cause agit ; mais tout étrangère qu’elle est, ne peut-elle pas appartenir à la nature ? Assurément elle n’y tient point : vouloir l’en faire dépendre serait soutenir que Dieu, qui est son moteur, veut à la fois le bien et le mal, ce qui est insupportable dans un être parfait. Mais, vous objectent les athées, si Dieu est tout-puissant, pourquoi soufre-t-il le mal ? Pour nous donner le mérite d’y résister, ce que nous sommes toujours en état de faire avec sa grâce. Mais pourquoi ne l’accorde-t-il pas à tous les hommes ? C’est que tous ne savent pas la demander, ou parce que tous ne sont pas dignes de l’obtenir. Raisonnements sophistiques, vous disent ces êtres immoraux. Beaucoup moins que les vôtres, car, s’il existe un sophisme bien constaté, il appartient bien certainement à celui qui ose établir l’Être créateur et parfait, également auteur du bien comme du mal. Non, le mal n’est pas dans la nature, il est dans la dépravation de l’homme, qui oublie ses lois, ou qui s’étourdit sur les véritables impressions de ces lois : existe-t-il un homme au monde qui puisse commettre un crime de sang-froid ?… Non, sans doute. Quel est celui qui le commet ? L’homme entraîné par ses passions ; et voilà celui qui, bravant la nature, et s’en écartant, ne peut assurément être l’homme de la nature. Mais le mal est nécessaire à la nature. Non, il en est un accident, mais non pas une nécessité : si je me jette à la rivière, et que je me noie, cette mort est un des accidents de mon action, mais elle n’est pas nécessaire ; car il ne l’était nullement que je me jetasse à l’eau. Croyons-le donc, tous les mauvais raisonnements de l’homme ne viennent que de ses passions ; en égarant son cœur, elles troublent son esprit ; qu’il les subjugue, ou qu’il les dirige, tout s’éclaircira bientôt à ses yeux : ils ne sont obscurcis que par les ténèbres où l’ont précipité ses passions.

Mais cessons une digression où nous entraîne notre sujet, et reprenons-le, quelque pénible qu’il soit à suivre.

— Je vais entrer chez la marquise, dit Alphonse en se réveillant ; je suis curieux de voir avec quel front elle excusera son ignominie… Veux-tu m’y suivre, Théodore ? — J’y serais déplacé je nuirais à l’explication. Sois à la fois doux et ferme : écoute ce qu’elle te dira ; pardonne-lui, si elle a raison ; point de pitié, si elle ne peut se laver de ce que tes propres yeux découvrirent hier. — Se disculper, je l’en défie. — Ah ! mon ami, ne sais-tu donc pas combien l’amour est confiant ? Elle te prouvera que tu n’as rien vu, parce qu’elle sait bien qu’on croit tout d’une épouse chérie ; elle sortira de cet examen aussi pure que tu as eu la faiblesse de la croire dans l’histoire de Deschamps, auquel il est pourtant certain qu’elle a tout accordé. — Ah ! n’ouvre donc pas de nouvelles plaies, quand je cherche à guérir celles qu’on vient de me faire. — Je dois être cruel par amitié pour toi, je le suis ; je dois avoir le courage de faire tomber le voile de tes yeux, je l’arrache ; tu veux encore être trompé, tu vas l’être ; il est si doux d’excuser ce qu’on aime ; si agréable pour l’amour-propre d’être mis dans une telle situation, qu’on ne puisse plus croire à l’infidélité, et tu es naturellement si faible ! — Je te convaincrai bientôt que je ne le suis pas, dit Alphonse en serrant la main de son frère et s’élançant dans l’appartement d’Euphrasie, à la porte duquel on cherche pourtant à l’arrêter, en lui représentant que la marquise a passé une très mauvaise nuit, et qu’il lui faut quelque ménagement. — On n’en doit point au vice, dit Alphonse, en repoussant la femme de chambre, et tirant avec violence les rideaux du lit de son épouse : Levez-vous, madame, lui dit-il durement, et répondez-moi. — Je vais vous obéir, monsieur, quelque souffrante que je sois. — Je crois qu’il serait difficile que vous souffrissiez autant que vous faites souffrir les autres. Et la marquise, sans répondre, se hâtait de chercher une robe. — Prenez celle-ci, dit Alphonse, en lui présentant celle qu’elle portait la veille : elle est encore tachée du sang impur que vous vouliez mêler au mien. Ces traces, perpétuellement sous vos yeux, vous rappelleront mieux votre crime ; c’est le seul vêtement qui vous convienne dans le tombeau où je vais vous ensevelir. — Ah ! que j’y descende au moins sans avoir perdu votre bienveillance. — Avez-vous fait ce qu’il fallait pour cela ? — Je n’ai rien fait qui puisse y être contraire ; et si je ne suis plus digne de votre amour, croyez au moins que je le serai toujours de votre estime. — C’est porter l’arrogance bien loin. — Oh ! beaucoup moins, sans doute, que vous ne portez l’injustice. — Ainsi donc je ne dois point en croire mes yeux ? — L’apparence est souvent bien trompeuse, monsieur, dans de pareilles crises. Hélas ! c’était pour vous que j’invoquais l’Éternel, quand un homme que j’ai reconnu à peine s’est saisi de moi, et m’a fait trouver par vous dans la situation suspecte où ce méchant me contraignait par force. — Je ne lisais pas dans votre volonté, et je surprenais vos actions. — Mais, si vous ne lisiez pas dans ma volonté, pourquoi la supposez-vous coupable ? — Parce que les faits en prouvent la dépravation. — Ainsi donc, vous croyez qu’une épouse fidèle depuis qu’elle vous appartient, qu’une épouse qui vous adorait… qui vous adore encore, vous la croyez coupable envers vous du plus grand des crimes ; seulement parce que les apparences sont contre elle ? — Comment ? ce qui s’est passé là n’est pas une suite de votre aventure de Beaucaire ? Ce n’est pas un résultat de votre liaison avec Villefranche ? — Mais comment voulez-vous, monsieur, que ceci soit une suite de ce qui n’a jamais eu de commencement ? Dès que je me suis justifiée sur la première partie de cette fausse accusation, pourquoi voulez-vous admettre la seconde, dont l’existence est nulle, dès que s’est anéantie la première ? Si vous avez conservé quelques soupçons sur Villefranche, pourquoi le recevez-vous quand il revient ? À qui de nous deux appartient le tort ? j’ose ici vous le demander. Il me suit au labyrinthe, où j’allais prier pour vous, pour mes ancêtres. Qui l’a envoyé là ? Qui lui a dit que j’y étais ? Quoi ! monsieur, vous pouvez supposer que c’est à l’instant où j’implorais l’Éternel pour vous, où je ne m’attendrissais que pour vous, où je ne m’occupais que de vous, où je me livrais au bonheur de vous voir revenir de vos fâcheuses impressions sur moi ; vous croyez, dis-je, que tel eût été l’instant où je me serais rendue coupable d’un tel comble de perfidie et de fausseté ? Oh ! non, non, mon cher Alphonse, tu ne le crois pas, dit cette femme intéressante, en se jetant en larmes aux pieds de son époux, tu ne crois pas ton Euphrasie coupable, parce qu’il est impossible qu’elle le soit, parce qu’un cœur qui t’appartient, ne saurait brûler pour un autre, parce que je t’adorerai jusqu’à mon dernier soupir, et que celle qui te trahirait ne pourrait plus t’aimer, dès qu’elle ne serait plus digne de toi. Aime-moi, Alphonse, aime-moi, et ne crois jamais Euphrasie capable de profaner l’autel où fut adorée ton image.

Cette femme divine, aux pieds de son époux, les larmes qui ruisselaient le long de ses joues de rose, qu’anime encore plus le feu qui brûle dans ses veines, cette robe sanglante, qui semble la défendre au lieu de l’inculper ; la négligence qu’elle met à s’en vêtir, et qui laisse à découvert un sein d’albâtre, sur lequel flottent en désordre de superbes cheveux, dont une partie s’enlace autour de la plus belle taille du monde ; cette vérité qu’exhale l’organe le plus doux ; une de ses belles mains élevée vers le ciel, serrant de l’autre celles de son mari, cette noble douleur dont l’injustice accable une âme fière qui ne s’abaisse point à se justifier : tout… tout effaçant dans cette femme angélique ce qu’il peut y avoir de terrestre, ne la présente plus aux yeux des mortels que comme la divinité de l’innocence et de la vertu.

Quand Alphonse sentit ses mains inondées des larmes de celle qu’il avait idolâtrée, il frissonna ; désirant étouffer… dissimuler au moins cet élan de sensibilité auquel il cédait malgré lui, il se lève, parcourt la chambre en insensé, raffermit son âme, qu’allaient entraîner l’amour et le repentir ; puis relevant sa femme avec violence : — Suivez-moi, madame, lui dit-il, vous avez perdu le droit de m’abuser ; il vous devient impossible de m’en imposer plus longtemps.

À ces mots, il ouvre la porte du cabinet où se trouve l’escalier qui conduit à la tour des archives : — Suivez-moi, vous dis-je, je vais vous établir dans un logement qui vous convient mieux que celui-ci : l’appartement de la marquise de Gange ne peut plus être celui de la femme adultère ; il faut que le crime, image de la mort, s’enfouisse dans les mêmes ténèbres.

Euphrasie, dont ce redoublement de cruauté sèche les larmes, veut emporter quelques meubles ou vêtements à son usage ; le marquis s’y oppose. — On vous donnera tout ce qui vous sera nécessaire, dès que vous serez établie dans cette tour, lui dit-il, le front courroucé ; soyez tranquille, madame, vous y serez traitée avec plus de douceur que vous n’en méritez.

Elle obéit, elle suit son époux ; mais, en passant près de son lit, elle arrache le portrait d’Alphonse, qui n’avait jamais quitté cette place : — Oh ! pour ce meuble-ci, dit-elle avec énergie, pour celui-ci, on ne me le ravira pas. — Laissez ce portrait, madame, dit Alphonse, en faisant ses efforts pour le lui enlever, vous n’êtes plus digne de le posséder, puisque vous avez trahi celui qu’il représente. — Non, non, je ne l’ai point trahi, et l’on ne m’arrachera point son image, dit cette infortunée, en la pressant contre son cœur ; elle sera ma consolation dans la retraite à laquelle vous me condamnez ; je lui adresserai ces preuves de mon innocence, que vous refusez d’entendre ; elle sera plus juste que vous, elle les écoutera. Mais le tableau, brisé dans le débat, tombe à terre, la malheureuse se précipite sur lui, comme une mère égarée à laquelle on ravit ses enfants ; elle ramasse la toile, la presse sur son sein, et monte.

La chambre où on va l’enfermer, située au-dessus des archives, est ronde comme la tour au haut de laquelle elle est ; une lucarne fort élevée, garnie de barreaux de fer, laisse pénétrer à peine dans ce réduit lugubre quelques rayons d’un astre dont aucun homme n’a le droit de priver son semblable. Une table, deux mauvaises chaises et un châlit cloué au mur, sur lequel reposent deux mauvais matelas, voilà les meubles destinés à cette femme, jusqu’alors élevée dans le luxe et dans l’abondance.

— On entrera chez vous une fois par jour, madame, dit Alphonse en se retirant ; ce sera pour vous porter des vêtements et votre nourriture ; si vous dites un Seul mot à la femme qui vous servira, votre porte ne s’ouvrira plus. Adieu… Puisse le séjour que vous allez faire dans ce cachot rendre votre âme à la vertu, et me faire, s’il se peut, oublier vos fautes ! — Monsieur, dit la marquise, me sera-t-il permis de vous écrire ? — Vous n’écrirez à personne, madame ; vous voyez qu’on n’a rien laissé dans votre chambre, qui puisse servir à cela. Voici quelques livres de piété ; reprenez-y des sentiments qui n’auraient jamais dû sortir de votre cœur.

Euphrasie se précipite au travers de la porte, quand elle voit son époux prêt à la fermer ; elle lui tend les bras, sans prononcer une parole… Ô langage éloquent de la douleur muette ! vous n’arrivez plus jusqu’au cœur qui doit vous entendre ; votre énergie se fond dans les torrents de l’injustice… Euphrasie, repoussée par Alphonse, dégage la porte en tombant de l’autre côté ; elle se ferme avec fracas, et l’on n’entend plus dans l’intérieur que les sanglots du désespoir et les cris aigus de l’agonie.

— Je ne t’aurais jamais cru capable de tant de force, dit l’abbé, en voyant revenir Alphonse ; mais tu as fait ce que tu devais… De ce moment, point de repentir. — Oh ! mon ami, si tu l’avais entendue, peut-être ajouterais-tu quelque croyance à ce qu’elle dit. — Eh ! ne sais-tu donc pas que l’instant où les femmes sont le plus coupables est toujours celui où elles se justifient le mieux ? — Ah ! mon frère, il me semble que ses larmes soient retombées sur mon cœur : je les sens là. — Il faut te dissiper, Alphonse ; Avignon devient un lieu de sûreté pour toi ; c’est une ville charmante ; vas-y passer quelque temps ; je me charge des soins du château. N’oublie pas surtout de m’envoyer madame de Châteaublanc et ton fils : je t’ai fait sentir à quel point cela était essentiel. Le prétexte de venir voir sa fille légitimera puissamment le voyage. Tu ne lui expliqueras rien avant de partir : je lui dirai ce qu’il convient quand elle sera ici.

Tout s’arrange, et le marquis part sans revoir son épouse, sans daigner même demander de ses nouvelles à la femme chargée de la servir.

Dès le lendemain, Théodore monta chez Euphrasie. — Ma chère sœur, lui dit-il en entrant, je suis vivement affecté de votre situation ; vous voyez où nous conduit une imprudence ; je suis bien persuadé qu’il n’y a que cela. Alphonse n’eut-il donc pas le même tort que vous à Beaucaire ? Il n’était pourtant pas plus coupable que vous ne l’êtes ici : et qui peut dans sa vie se garantir d’une imprudence ? Ce qui me désespère, c’est de ne pouvoir adoucir votre sort ; il m’a laissé des ordres si précis ! Il voulait même vous placer dans le souterrain humide qui sert de cave à cette tour. C’est à mes pressantes sollicitations que vous devez d’être plus sainement. Mais que vois-je ! Un lit sans rideaux, de mauvais matelas, et pas même un fauteuil ! Ces misères-là dépendent de moi, et vous allez les avoir à l’instant. Je ne suis malheureusement pas le maître du reste ; mais mon frère s’adoucira, croyez-le ; nous finirons par le convaincre ; ayez en moi quelque confiance, et vous vous apercevrez bientôt de l’efficacité de mes soins. — Mon époux n’est donc plus dans le château ? — Il a craint les suites de ce duel ; Avignon lui servira d’asile pendant quelque temps, et vous verrez que tout se rétablira. — Oh ! ciel ! mon mari court donc des dangers, et j’en serais la cause ! Dieu juste ! fais retomber sur moi toute ta colère, et préserves-en mon époux. — Quelle âme que la vôtre, Euphrasie ! Quoi ! vous priez encore pour celui qui vous persécute ! — Il croit avoir raison ; il est mon époux, je dois respecter jusqu’à son injustice. Il connaîtra peut-être un jour celle qui sut l’aimer avec tant de délicatesse : la récompense m’attend où son aveuglement cessera.

— Quel séjour ! dit l’abbé, en considérant le local. Est-ce donc là que devrait respirer l’heureux modèle des grâces et des vertus ? (Puis toujours affectueusement) : Le marquis vous empêche donc d’écrire ? — Il m’en a ravi les moyens : qu’écrirais-je d’ailleurs que je ne lui aie dit ? S’il n’a pas voulu voir ma justification dans mon cœur, la lira-t-il mieux dans mes écrits ? Cette privation ne m’afflige que parce qu’elle entraîne celle de recevoir de ses lettres : il m’eût été si doux d’arroser de mes pleurs ces traits chéris qui me peignaient autrefois sa flamme ! Que voulez-vous, mon frère ? il faut que je sois privée de tout. Il n’y a plus que de mes pensées qu’on ne pourra le bannir : aussi longtemps que j’existerai, elles se dirigeront vers lui ; et, quels que soient les maux que j’endure, elles feront toujours ma consolation. — Peut-être, dit l’abbé négligemment, peut-être pourra-t-on quelque jour vous en trouver de plus réelles… » Et, ne voulant pas trop s’avancer pour une première fois, il prit congé de sa belle-sœur, en lui promettant de lui faire passer tout ce qui pouvait lui être agréable, excepté néanmoins les choses absolument interdites par le marquis.

De ce moment, Théodore s’empara de toute l’administration intérieure de château : fermiers, gens d’affaires, domestiques, tout fut à ses ordres. Le duel de son frère n’étant point une chose déshonorante, il l’avoua, et dit que la marquise, partie secrètement, avait été retrouver son mari à Avignon, d’où il serait très possible qu’elle allât à Paris, solliciter auprès du cardinal la grâce de son époux. Rose, la seule femme qui servait Euphrasie, fut dans la confidence, et, dès ce moment, le traître fut en possession de celle qu’il achetait au prix de ruses et de forfaits ; mais, comme il crut la prudence nécessaire à la consommation de ses crimes, il se contint, et passa plus de huit jours sans aller visiter sa captive.

C’était avec les livres pieux que lui avait laissés son époux, que la marquise adoucissait sa retraite. Il faut avoir connu l’affreuse position d’un prisonnier, pour pouvoir la peindre.

Tandis qu’autour de lui tout change, tout varie,
Il reste au même point tout le temps de sa vie.
Est-ce là vivre ? Ah ! Dieu, c’est à peine exister.

La Chaussée.

Qu’il est cruel en effet de voir tous les jours s’écouler de la même manière, de se dire, en pleurant, demain je ferai absolument de même qu’aujourd’hui ; nulle variation pour moi ;. c’est la nuit des tombeaux qui m’enveloppe déjà ; je n’ai de plus que l’homme mort que l’affreux désespoir de vivre ; me voilà nul à tous les événements de la vie, insensible à tous les sentiments de l’âme ; toutes ses affections s’émoussent autour de moi, je demeure étranger à toutes ; ce doux présent de la nature, ce cœur, principe de mon existence, est déjà glacé dans mon sein impassible à l’amour, à la haine, à l’espoir. Les battements de ce cœur automatisé ne sont plus que les mouvements de la pendule qui me prépare au néant ; et, comme il n’a plus le don d’aimer, le malheureux qu’on enferme a perdu celui de l’être : entre un cadavre et lui peu de différence… À qui donc parlera-t-il ? À qui s’adressera-t-il dans le silence effrayant où l’infortune le plonge ?… À Dieu seul !… Coupables écrivains, barbares incrédules, au sein des criminelles jouissances qu’autorisent vos dangereux systèmes, au moins n’enlevez pas au malheur la seule qui puisse le calmer ; laissez-lui ce Dieu qui lui tend les bras ; et, nourri d’idées bien plus grandes, le juste espoir qu’il recevra de ce divin créateur le consolera du moins de ce que vos dangereux plaisirs lui font perdre.

La marquise de Gange, qui, même au milieu des charmes de la vie, n’avait jamais cessé d’être pieuse, retrouva dans la religion toutes les douceurs qu’elle accorde à ceux qui la respectent : elle dévora les livres que lui avait laissés son mari ; nos saintes écritures lui offrirent la paix, le calme et le bonheur. Que celui qui les recherche comme elle, lise avec attention les Livres de Job, de Jérémie, les admirables Psaumes de David, l’Imitation de Jésus-Christ, et il verra si les paroles renfermées dans ces sublimes écrits ne sont pas celles d’un Dieu même. Reportant aussitôt ses idées sur ce Dieu bon qui périt pour nous sauver, qu’il se modèle sur la patience, sur la douceur qui l’accompagnèrent aux derniers instants de ce mémorable sacrifice : c’est là qu’il se convaincra de cette vérité si consolante pour le malheur, que toutes les joies de la vie ne valent pas le rayon d’espoir que l’Éternel accorde à l’homme qui pleure et prie. C’est là, dis-je, dans cette manne céleste, qu’Euphrasie trouva le courage de supporter l’état dans lequel elle était, et de s’écrier avec le roi prophète :

« Ô mon Dieu ! vous êtes mon unique refuge » contre les maux dont je suis environné : délivrez-moi des mains de ces ennemis qui m’assiègent de toutes parts. »

L’abbé reparut enfin chez sa sœur ; et, s’applaudissant de voir ses ordres exécutés relativement aux douceurs promises : — Eh bien ! ma chère Euphrasie, lui dit-il, êtes vous un peu plus à votre aise ?… Ah ! je regarde votre exil de la terre comme celui des anges du ciel qui se rapprochent de l’immensité du créateur. Quelles délices vous dédommageront un jour des privations que vous supportez un instant ! — J’y compte, mon frère, répondit la marquise, et je vous avoue que voilà les seules idées qui me tranquillisent depuis que je suis dans ma retraite. — Combien je voudrais l’adoucir d’une manière plus positive encore ! dit le perfide abbé, en lançant sur Euphrasie des yeux remplis de flamme. — Ah ! quel meilleur adoucissement puis-je recevoir dans mes tribulations, répondit l’épouse d’Alphonse, que celui que l’Éternel m’accorde ? — Je suis bien loin de vous enlever ce qui fait votre bonheur, dit l’abbé, mais je n’en pense pas moins qu’il serait possible de vous dissiper davantage. — Et comment ? — Vous voyez qu’on me laisse absolument l’arbitre de votre destinée… Croyez-vous que si vous aviez pitié de la mienne, je ne trouverais pas le moyen d’adoucir la vôtre ?… Ici, la spirituelle marquise, qui crut comprendre Théodore, détourna de lui ses regards avec une sorte d’inquiétude qu’il lui fut impossible de déguiser. — Je ne vous entends pas, mon frère, lui dit-elle avec douceur : mon sort, dites-vous, prescrit par Alphonse, ne peut être adouci que par lui… Qu’oseriez-vous donc faire sans son aveu ? — Vous adorer, madame, » dit Théodore, en se jetant aux pieds de la marquise, vous jurer un amour qui ne finira qu’avec ma vie, et qui prit sa naissance aux premiers instants que je vous vis. Ici la marquise, très déterminée à rejeter de pareils vœux, se trouva néanmoins fort embarrassée : elle voyait dans quel abîme de malheurs allait la précipiter son refus ; et, d’autre part, quelle répugnance invincible n’éprouvait-elle pas à la criminelle liaison qu’on osait lui proposer ! Trahir à la fois ses devoirs, son époux, sa vertu, devenait une chose impossible pour elle : son émotion fut donc terrible ; mais sa pudeur, sa religion, ses sentiments ne cessant de la soutenir : — Sortez, monsieur, sortez, dit-elle fièrement à Théodore. Je croyais trouver en vous un ami, et je n’y vois qu’un séducteur… Sortez, vous dis-je, je saurai soutenir le fardeau de mes peines… Peut-être est-il supportable encore… Il serait plus cuisant pour moi que le plus affreux des supplices, si je l’aggravais par une telle action.

— Je crois, madame, que vous voyez mal, dit l’abbé en se retirant : n’importe, je vous laisse à vos réflexions, persuadé que les circonstances les ramèneront en ma faveur. — Il n’en est aucune qui puisse me faire oublier vos torts et mon époux, dit Euphrasie, et je ne crois pas qu’il en naisse jamais aucune qui puisse m’entraîner dans le crime.


CHAPITRE VII


Il est plus facile de peindre que d’exprimer la confusion de Théodore, en se voyant ainsi traité par une femme qu’il croyait que le malheur allait précipiter dans ses bras. — Quelle fierté ! dit-il à Laurent, en se plaignant à lui de la scène qu’il venait d’avoir. Que faut-il donc faire, mon ami, pour réduire cette orgueilleuse créature ? — Tout le contraire de ce que vous faites, monsieur, répondit le confident ; dès qu’elle vous reçoit ainsi, soyez bien sûr que vous ne la vaincrez plus qu’en l’imitant : elle est cruelle, soyez de même à son égard ; retirez-lui tous les agréments que vous lui avez procurés, et que chaque jour elle éprouve de vous une nouvelle privation ; qu’elle sache que ce n’est que de vous seul qu’elle doit tout attendre, que vous seul pouvez la rendre heureuse, que vous seul pouvez la réconcilier avec son mari, que vous seul enfin pouvez faire éclater son innocence. De ce moment vous verrez la soumission remplacer la fierté dans son âme de bronze, et le besoin la jeter inévitablement dans les bras qu’elle sentira bien être les seuls qui puissent encore s’ouvrir pour elle. — Ton conseil est bon, mais il est dur, mon cher Laurent. — Eh ! doit-on balancer dans le cas où vous êtes ? Quelle proportion y a-t-il entre vos désirs et ses malheurs ? Ne doit-on pas toujours préférer ce qui nous flatte à ce qui n’intéresse que les autres ? En un mot, est-ce à moi de vous donner des leçons, et ne suis-je pas votre digne élève ? — Tu as raison, mon ami, je bannis toute pitié désormais, pour ne plus écouter que mon amour ; mais il faut aller par gradation : un chagrin aujourd’hui, demain une tentative, ainsi de suite, jusqu’à ce qu’elle se rende. — Oui, voilà qui va le mieux du monde, dit Laurent ; mais si elle ne se rend pas ? — Impossible, mon ami, c’est une place forte que nous battons en brèche : les assiégés capituleront ; le pis-aller sera l’assaut. — Il vaut mieux… oui, monsieur, il vaut mieux, toutes réflexions faites, que l’on capitule ; elle le fera, soyez-en certain. — J’y compte… Envoie-moi la femme qui la sert, afin que je lui donne mes ordres.

— Rose, dit l’abbé, en voyant entrer la gardienne, fille d’environ trente ans, et attachée à la maison depuis son enfance, allez dire à votre maîtresse qu’en vertu des nouveaux ordres que je reçois à l’instant de son époux, il faut qu’elle soit remise dans le même état où elle était lorsque mes bontés vinrent à son secours ; vous enlèverez tout absolument de chez elle : le portrait, les livres, les meubles, et vous ne laisserez qu’un seul matelas sur le lit. — Mais, monsieur, dit la compatissante Rose, voilà des ordres bien rigoureux ; madame en tombera malade… À peine remise de sa dernière fièvre… Je vous assure, monsieur, que c’est la faire mourir. — Je le sais, Rose, répondit l’abbé ; mais d’impérieuses circonstances nous obligent à agir ainsi : le duel fait du bruit ; ce n’est qu’en constatant les torts de sa femme que mon frère peut excuser ce malheureux combat ; et si l’on venait ici, il faudrait bien prouver, par la rigueur où la coupable est tenue, l’influence qu’elle eut dans ce malheur : tu sens bien cela, Rose, tu as trop d’esprit pour ne pas le comprendre. — Oh ! oui, monsieur ; mais ce que les circonstances exigent ne désespère pas moins ceux que leur suite peut atteindre ; et madame est si bonne, si douce, si résignée ! — Si elle t’attendrit, je te renvoie : il ne faut considérer en elle que son crime ; et il est si grand qu’il doit éteindre dans toutes les âmes les sentiments de commisération qui pourraient en diminuer l’horreur. Ignores-tu donc, Rose, qu’elle était la maîtresse publique de ce Villefranche ? Que ce mauvais sujet ne gardait plus aucune mesure ? Qu’il la déshonorait publiquement ? Qu’en un mot, mon frère les a surpris tous deux ? Voilà ce qu’elle ne t’a pas dit, Rose, et ce que sans doute elle te cache. — Oh ! oui, monsieur, je ne savais pas tout cela… Trahir un aussi bon maître que monsieur le marquis ! cela est affreux. Mon opinion va changer pour elle, vous en êtes bien sûr. — Va donc mettre sans aucune pitié mes ordres à exécution, et tu viendras me rendre compte de l’effet qu’ils auront produit sur elle.

Il est des moments dans la vie où les plus grands scélérats réfléchissent, où le remords tonne encore dans leur cœur, et où ils reviendraient peut-être en arrière, si leurs passions ne les entraînaient : il semble en ces moments que la nature rentre dans les droits que le crime voulait lui enlever ; il ne faudrait que les déchirements de ce combat pour effrayer un homme sage ; car il n’existerait plus, ce combat, si celui qui veut être coupable n’opposait ainsi le crime à la vertu. Si la raison triomphe, l’homme est heureux ; il devient le plus à plaindre des hommes, si les passions l’emportent : le repentir vient une seconde fois se faire entendre à son cœur affligé ; il n’est plus temps, les hommes méprisent, les lois sévissent, le Dieu vengeur est là, et ce n’est plus qu’à lui-même que le méchant peut attribuer ce qu’il souffre. Mais Théodore endurci ne flotte plus ; son âme ouverte à l’infamie n’y laisse pas même entrer un rayon de vertu.

— Eh bien ! Rose, dit-il, quand cette fille descendit de la tour, mes ordres sont-ils remplis ?… Tu pleures, Rose ! J’avais cru te convaincre que cette faiblesse était déplacée. — À la bonne heure, monsieur, mais comment voulez-vous que je m’empêche de pleurer, quand je vois pleurer ma maîtresse ? — Enfin, comment a-t-elle pris ce que tu viens de faire chez elle ? — Avec une résignation angélique, monsieur ; elle voulait me faire enlever beaucoup plus de choses que vous ne m’aviez ordonné d’en prendre ; elle ne voulait pas même que je laissasse un matelas sur son lit. Ce bois me suffit, disait-elle, je n’ai besoin de rien dans le monde, dès que j’ai perdu le cœur de mon époux : c’est un cercueil qu’il me faut, ma fille, un cercueil… Et des ruisseaux de larmes ont inondé ses yeux… — A-t-elle parlé de moi ? — Non, monsieur ; je lui ai peint le regret que vous éprouviez à l’exécution de ces rigueurs ; elle m’a répondu qu’elle le croyait bien. — Et pas un mot de plainte contre moi ? — Pas un seul, monsieur. — Bon ! demain, au lieu des mets que tu lui portes, tu ne lui donneras que du pain et de l’eau. — Oh ! monsieur, je n’exécuterai jamais une telle chose. — Eh bien ! je le ferai moi, si tu t’y refuses. Il faut que tu sois toi-même un mauvais sujet, pour t’apitoyer sur le sort d’un monstre qui vient d’occasionner la fuite de son mari, la mort de son amant, le déshonneur de sa famille, et tous les malheurs qui vont peut-être résulter de ces indignes forfaits. Lui as-tu reproché ces exécrations ? — Oh ! non, monsieur, où la vertu se peint aussi bien, peut-on supposer le mal ! Hélas ! je croirais l’insulter en lui prêtant de telles horreurs ; et quand je lui parlerais d’un crime, la vertu dans ses yeux viendrait, en réclamant ses droits, la défendre et la faire triompher. — Rose ! vous n’êtes pas la femme qu’il me faut, je le vois. L’abbé Perret remplira mieux ce poste, et je vais l’en charger. Mais la bonne Rose, qui sentit tout ce que pourrait perdre la marquise à ce changement, aima mieux feindre, pour être utile à sa maîtresse ; et, se faisant répéter une seconde fois les torts dont on lui parlait, elle eut l’air de se rendre aux détails que lui peignait si méchamment Théodore, et promit en conséquence d’exécuter mot à mot tout ce qu’il lui prescrirait.

Au bout de quelques jours de ce régime, l’abbé voulut essayer une nouvelle attaque.

Il entre, et, frappé de l’abattement dans lequel il voit la marquise, un instant la pitié s’éveille ; mais un cœur corrompu comme celui-là ne lui laisse pas prendre un bien long empire. — Madame, dit-il à sa belle-sœur, je viens vous témoigner tout le chagrin que j’éprouve à l’exécution des ordres de mon frère ; mais il me paraît que le duel ne s’arrange pas, et que la nouvelle sévérité qu’il emploie a pour motif de convaincre de la très grande part que vous avez à cette affaire. — Ainsi donc, monsieur, dit froidement la marquise, vous taxez mon époux de commettre une seconde injustice pour en pallier une première. — C’est porter l’oubli de vos fautes bien loin, madame, que de les excuser par un tel propos : on est capable de tout, quand on porte aussi loin l’effronterie. — Ah ! monsieur, consentiriez-vous que la foudre écrasât celui de nous deux qui est le plus coupable ? — Non, madame ; car je serais fâché de vous voir périr sous mes yeux. — Ce subterfuge adroit vous démasque, Théodore ; il met votre âme à découvert, et certes vous n’y gagnez pas. — Pourquoi donc cette effervescence, quand d’un mot, vous pouvez tout adoucir ? — Je le dirai donc, ce mot, si vous trouvez bon que je ne le prononce qu’avec le consentement de mon mari. — À quoi servent ces astucieux détours ? dit Théodore. La demande de ce consentement s’allierait mal avec les sentiments que je vous ai peints, Euphrasie ; ces sentiments sont au-dessus de tout ce qu’il est possible de vous dire : vous adorer est ma loi la plus chère ; vous l’exprimer, mon bonheur le plus doux ; je ne respire que pour vous seule au monde ; dites un mot, et vos malheurs cessent. Renoncez à la vaine espérance de regagner le cœur de mon frère : il est trop ulcéré, vous ne le ramènerez jamais. Ne puis-je donc remplir auprès de vous tous les soins que vous pouvez attendre de lui ? Si les lois nous interdisent le bonheur en France, il est d’autres pays où nous pouvons vivre, et ma patrie sera toujours aux lieux que vous me permettrez d’habiter avec vous. Suivez-moi, Euphrasie, suivez-moi, et mon bonheur est assuré, s’il est possible que vous me croyiez capable de contribuer au vôtre. — Ainsi tout ce que vous venez d’exécuter n’est donc point par l’ordre de mon mari ? En ce cas, c’est un raffinement bien maladroit pour me faire tomber dans vos pièges. — Non, madame, non, tout le mal que j’ai fait est par ordre, le bonheur seul viendra de moi. — Eh bien ! je ne l’achèterai jamais à ce prix ; vos trames sont découvertes, monsieur : peut-être possédé-je autant de talent pour les démêler que vous mettez de finesse à les ourdir. Cet art est la ressource du faible ; il lui est accordé par la nature, pour se garantir de tout ce que le plus fort peut employer contre lui je vous ai donc deviné, monsieur ; faites d’après tout cela tout ce que vous voudrez ; mais soyez sûr que j’opposerai toujours à vos ruses et à vos efforts toute l’énergie que le ciel m’a donnée pour me défendre. — Je vous conjure, madame, reprit l’abbé, de revenir à des sentiments plus doux pour moi. Vous aimez votre mari ; eh bien ! moi seul je puis vous rétablir dans son esprit, moi seul je puis vous rendre son cœur ; et je vous perds à jamais près de lui, si vous ne payez mes soins par du retour. — Vous voulez donc, homme cruel et inconséquent, que je regagne le cœur de mon mari en faisant tout ce qu’il faut pour m’en rendre indigne ? — Ces sacrifices seront nuls pour lui, il ne les saura point, et vous me faites infiniment perdre, quand vous n’avez rien à gagner. — Si je suis assez malheureuse pour ne pas recouvrer l’estime de mon mari, j’aurai la mienne ; j’aurai cette tranquillité de conscience qui console de tout ce qui nous a fait mourir en paix ; j’aurai la vôtre, monsieur. On hait, je le sais bien, celui qui refuse la complicité d’un crime ; mais il est impossible qu’on ne l’estime pas.

Et l’abbé, furieux, sort en enfermant lui-même sa malheureuse victime.

À l’instant, Théodore changea de batterie : il fit rendre à la marquise tous les agréments qu’il lui avait fait ôter, et multiplia dans sa prison tout ce qu’il crut pouvoir lui être agréable : livres, papiers, encre, fleurs, oiseaux, tout ce qu’elle aime lui est prodigué ; on ne lui sert avec affectation que ce que l’on sait être de son goût ; et Rose, chaque matin, lui demande l’état de ce qu’elle peut désirer.

— Eh bien ! que pense-t-elle à présent de moi ? dit-il à Rose ; son aversion diminue-t-elle ? — Je ne puis vous dissimuler, monsieur, que madame paraît aussi insensible à ce que vous faites de bien pour elle qu’elle l’était quand vous ne vous plaisiez qu’à lui faire du mal. Rose, me dit-elle avec le plus grand sang-froid, les motifs qui font agir mon frère me sont si connus que je ne puis pas plus lui tenir compte de ses bons procédés que lui en vouloir pour ses mauvais traitements. Je n’attends plus d’ailleurs d’autre félicité dans le monde que celle de voir mon époux, et ce n’est point par lui que cette faveur me sera accordée… Il faut se résigner, ma bonne, et tu vois que je le suis à tout. Tu n’imagines pas, chère fille, ce que l’estime de soi-même et la religion peuvent apporter de consolation dans une âme sensible. Les injustices des autres deviennent souvent des jouissances pour nous. Avoir raison est un si grand plaisir pour l’amour-propre qu’on serait presque tenté de préférer le rôle de la victime à celui de persécuteur. Sous la livrée la plus humiliante de l’infortune, je suis beaucoup plus heureuse que l’on ne pense : rendue un jour à mon mari, comme je l’espère, il me saura gré de ne point m’être laissé abattre par le malheur.

Voilà ce que madame me dit, monsieur ; et ici Rose chercha à démêler quel pouvait être le but de l’abbé dans la conduite extraordinaire qu’il tenait avec Euphrasie. Elle en avait fait de même avec sa maîtresse ; mais tous les deux prudents, quoique par des motifs bien contraires, ne lui donnèrent aucune satisfaction ; et Rose, n’osant plus rien dire, s’en tint à l’obéissance.

— Eh bien ! madame, dit enfin Théodore, en reparaissant chez sa belle-sœur, êtes-vous un peu plus contente de moi ? — Non, mon cher frère, répondit cette intéressante femme, en souriant, non, je ne suis pas plus contente de vous, et cela, parce qu’il n’est aucun de vos procédés qui n’est le même motif, et que ce motif est trop criminel pour que je puisse être contente de ceux dont il règle la conduite.

— Quelle fausse idée vous vous faites de la vertu des femmes, ô ma chère sœur ! dit Théodore : le mariage étant un pacte qui réunit deux époux, ne peut avoir de force qu’autant qu’il plaît à l’autre des conjoints de s’y soumettre. Du moment que l’on rompt le pacte, la force divisée de ce pacte ne peut plus être la même ; dès lors, voilà un des époux fort à plaindre. Or je vous demande s’il est naturel de penser que les lois civiles et religieuses aient jamais pu avoir pour objet de cimenter un lien dont la chaîne, dans le cas supposé, rend un des deux contractants malheureux. Un pacte ne peut être que conditionnel : il n’est qu’abus et que tyrannie, s’il cesse de l’être ; et certains législateurs l’on si bien senti qu’ils ont établi le divorce. Or, si l’admission du divorce est le chef-d’œuvre de la sagesse et de la prudence dans un gouvernement, pourquoi tous ne l’admettraient-ils pas ? Et pourquoi les sujets d’un gouvernement où il n’est pas admis ne s’affranchiraient-ils pas d’un joug qui ne devient tel que par la négligence du législateur ? L’homme sage prévient la loi quand elle n’existe pas ; il la devance, et lui rend hommage comme si elle existait. Croyez, ma chère sœur, que tout ce qui s’écarte de là est absurde, nuisible à la population, puisqu’il prive l’homme et la femme de remplir ailleurs le but que leur impose la nature, et qu’il noie dans des flots de larmes une génération toujours précieuse. L’obligation, en un mot, de rester sous le joug du mariage, quand il ne nous offre plus que des épines, me paraît aussi criminelle que tous les vices qui éteignent la population, et je ne balance pas à croire digne des peines de l’enfer l’être qui a volontairement consenti à détourner des plans de la nature ce qu’elle ne nous accorde que pour la servir.

— Tout ce que vous venez de dire là, monsieur, répondit la marquise, n’est autre chose que ce qu’on appelle la logique des sens. Tant qu’une femme est unie à son époux, dès qu’elle a volontairement consenti à ces nœuds, elle doit les respecter tout le temps de l’existence de cet époux, et tout ce qu’elle peut faire d’opposé à cela la plonge inévitablement dans l’adultère. Quelques motifs de politique respectables et puissants ont pu faire rompre ces nœuds tissés par des souverains : le bonheur des sujets a nécessairement légitimé leur divorce. Le crime est nul chez le souverain, toutes les fois que le bonheur de son peuple l’exige ou le lui prescrit ; mais entre nous autres particuliers, rien n’atténue la force du mal, rien n’en impose’la loi ; de ce moment, le divorce reprend toute la physionomie du crime, que la politique lui faisait perdre. Que voulez-vous que deviennent des enfants qui n’ont plus de mère, dès que cette mère s’éloigne d’eux par son inconstance ; dès qu’en donnant le jour à d’autres, elle va nécessairement négliger les premiers ? En un mot, l’inconstance seule, et par conséquent le libertinage, motive le divorce chez l’époux qui le désire : de ce moment, voilà les effets aussi criminels que leur cause. Dès qu’une femme rompt avec son premier époux, parce que, n’étant pas contente de lui, elle veut en connaître un second, il n’y a plus de raison pour qu’elle n’en connaisse pas un troisième, un quatrième, etc., etc. Or, de ce moment, quel cas pouvez-vous faire de cette femme immorale ? La mépriser est ce qu’on lui doit ; et s’il existe un second devoir envers elle, assurément, c’est de ne point l’épouser. Le climat, l’inconstance naturelle aux hommes, ont pu faire adopter le divorce chez certaines nations, je l’accorde ; mais, toutes les fois qu’un peuple n’a pas ces mêmes motifs, il ne doit jamais se le permettre.

Examinons, si vous voulez, cette bizarrerie sous le rapport du sentiment. De quel prix peuvent être aux yeux du second mari les serments d’une femme qui n’a pas pu tenir ceux qu’elle avait faits au premier ? Et croyez-vous qu’il puisse être heureux, cet époux toujours dans la crainte ? À cette crainte succède de bien près le refroidissement : et où est le bonheur du mariage entre deux époux, dont l’un ne peut absolument ni estimer ni aimer l’autre ? Quelle différence faites-vous, en un mot, d’une épouse divorcée à une épouse infidèle ? Et si le mépris peut accompagner celle-ci, pourquoi ne sera-t-il pas la juste punition de l’autre ? Si le manque de foi d’une femme envers l’homme auquel elle jure fidélité est un crime, il l’est de même avec la frivole autorisation de la loi ; car, que le crime soit dans la loi ou dans la simple volonté de la femme, il est également crime dans l’un ou dans l’autre cas : il l’est ici, parce que la femme le veut ; dans l’autre hypothèse, il l’est de même puisqu’elle s’était autorisée d’une tolérance véritablement criminelle. Des peuples ont permis le vol : cette action, en raison de cela, cessera-t-elle d’être criminelle à vos yeux ? Non, sans doute ; c’est l’action seule qu’il faut considérer, et non pas les motifs du législateur qui la permet ou qui la défend. Mille raisons ont pu autoriser cette singularité dans lui ; aucune ne peut l’excuser dans vous. Celui qui étouffe l’organe sacré de sa conscience seulement parce que quelques raisons auront contraint le législateur à pallier ce que cette conscience lui reproche est aussi coupable que celui qui en étouffe la voix seulement parce que ses passions l’y contraignent. On ne compose point avec sa conscience ; descendez au fond de la vôtre, Théodore, et voyez si elle vous conseille l’infamie où vous voulez m’entraîner. Dans quelque situation enfin que puisse être un homme, croyez qu’il cesse d’être vertueux, dès qu’il légitime ses travers, ou par ses sophismes, ou par ses passions.

Et cette intéressante créature, en devenant ainsi l’apologiste de la vertu, semblait parée de tous ses attraits.

Mais, comme elle s’adressait à un homme dissolu, elle l’embrasait au lieu de le calmer.

— Ô créature dangereuse ! s’écria l’abbé, cesse donc d’avoir raison, quand tu veux me persuader, puisque tu ne deviens adorable alors qu’en me rendant mille fois plus malheureux.

Ici, la bonne et tendre marquise prit la main de Théodore avec affection : — Voilà comme je vous aime, mon frère, lui dit-elle : devenez maître de vos passions ; croyez que nous n’avons pas de plus grands ennemis qu’elles, quand nous ne savons pas leur imposer un frein. Comment ne rougissez-vous pas d’aimer la femme de votre frère ? et quelle opinion auriez-vous d’elle, si elle se rendait à cette coupable effervescence ? Si vous pouviez vous faire une idée des plaisirs célestes que l’on goûte à remporter un triomphe sur soi ! Peut-être est-il bien doux d’être content des autres ; mais croyez qu’il l’est cent fois davantage de l’être de soi-même : cette jouissance-là est à nous, elle nous appartient en entier ; l’autre ne tient qu’aux caprices des hommes, et vous savez le cas qu’il en faut faire. Raccommodez-moi avec mon mari, je vous en conjure, mon cher frère. Si vous saviez combien je souffre de l’idée d’être soupçonnée par lui ! Soyez donc franc vous-même une minute : vous savez bien que je suis innocente ; prouvez-lui donc cette innocence, dont j’aspire si bien à le convaincre. Croyez-vous qu’il n’y aura pas à ce grand procédé autant de délices que vous pouviez en supposer à me corrompre ? Ah ! mon ami, ne me parlez pas des jouissances du vice, quand elles donnent autant de remords.

Mais quand on aura lu le dénouement de cette déplorable histoire, quand on se sera convaincu de toute la perversité du monstre que nous sommes obligés de mettre en action, on ne sera pas surpris de le voir insensible à l’énergique candeur, à la touchante naïveté avec laquelle cette admirable femme venait de s’exprimer.

— Vous exigez de moi des choses impossibles, ma chère sœur, dit-il à la marquise, dont les beaux yeux, fixés sur lui, semblaient solliciter une meilleure réponse. — Impossibles ? dit Euphrasie. — Oui, ma sœur, impossibles. Vous êtes innocente, dites-vous, et c’est en raison de cela que naît en votre âme le désir de vous remettre bien avec mon frère. Ce raisonnement est spécieux sans doute ; mais si vous êtes coupable, ce que votre époux et moi sommes très fondés à croire, comment voulez-vous que je me charge de cette négociation ? — Et pourquoi détruisez-vous mon désir par une supposition gratuite ? — Tel est précisément le comble de fausseté que votre mari ne vous pardonnera jamais. Il aimerait mieux cent fois l’aveu de vos fautes, et la demande du pardon, que cette coupable impudence dans le crime. — On ne persuade la culpabilité que par des preuves : où sont les vôtres ? — Je les possède ; c’est à moi que Villefranche confia ses amours, sans se rendre à tout ce que je fis pour l’en détourner ; à moi qu’il prouva l’empire qu’il avait acquis sur vous. Ne revenons pas, si vous le voulez, sur l’acte passé chez Deschamps dans le cours de ce voyage, quoiqu’il ne fallût qu’une telle pièce pour vous perdre. Tenons-nous-en, je le veux bien, à l’aventure de Villefranche : que signifie son retour ici, cette promenade au labyrinthe, ce rendez-vous donné là, et dont la preuve existe dans un billet signé de vous, et trouvé dans la poche du mort ? — Pouvez-vous me faire voir ce billet ? dit Euphrasie avec fermeté. Tout ce que je vous demande à présent se borne à cela : montrez-moi ce billet. — Votre mari s’est emparé de cette pièce, comme de celle du souterrain : ce sont, dit-il, des preuves pour la séparation qu’il se propose ; elles ne paraîtront que devant vos juges. Je vous aurais caché cela toute ma vie ; j’en aurais même paralysé les effets, si vous eussiez voulu favoriser ma flamme. Vos rigueurs légitiment les miennes, et je n’écoute plus que les intérêts de mon frère.

— Bonté du ciel ! s’écria la marquise, en versant un torrent de larmes, quel besoin j’ai de t’implorer, quand on me précipite avec tant de sang-froid dans les derniers excès de l’infortune !

Ses pleurs s’arrêtent ; la violence de son état les tarit dans des yeux égarés par le plus effrayant délire ; les muscles de ce beau visage n’y laissent plus régner, au lieu des grâces, que les contorsions du désespoir ; ses membres s’allongent et se contournent en mille sens divers : ses cris aigus retentissent dans sa prison ; elle en frappe les murs de sa tête ; son sang coule ; il inonde le scélérat qui le fait répandre, et qui, bientôt irrité comme le tigre par la seule vue de ce sang précieux, le fera couler sans doute d’une bien plus exécrable manière.

— Voilà ce qu’il vous restait à faire, dit Perret à Théodore, quand il apprend cette scène affreuse, le succès dépend presque toujours de la force avec laquelle on frappe les derniers coups ; vous l’avez écrasée de calomnies, il faut qu’elle se rende, ou qu’elle en meure de chagrin. Laissez-la seule ainsi quelque temps, abandonnée de toute la terre, livrée à ses réflexions… Assurément vous devez retirer quelque chose de cette affluence de maux.

Cette odieuse conversation finissait à peine, qu’un grand bruit se fit entendre dans la cour du château. On vient avertir l’abbé que madame de Châteaublanc et son petit-fils arrivent.

Théodore se précipite au-devant d’eux. — Madame, dit-il à la mère d’Euphrasie, en lui présentant la main, je crois qu’il est extrêmement essentiel que vous ne laissiez séjourner au château, ni vos gens, ni votre voiture. — C’est mon intention, dit madame de Châteaublanc : mon gendre m’a prévenue de tout, et à l’instant l’ordre est donné à l’équipage de se rafraîchir seulement dans la ville, et de retourner de suite à Avignon. Vous allez me conduire à ma fille, n’est-ce pas, monsieur, dit ensuite madame de Châteaublanc ? je brûle de la voir. — Trouvez bon, madame, répond l’abbé de Gange, que je commence par vous établir dans l’appartement qui vous est destiné ; ce premier soin m’a été vivement recommandé par mon frère, et je vous en dévoilerai les motifs aussitôt que vous y serez rendue. — Ma fille viendra donc m’y trouver ? — Je l’imagine, madame. Et tout en parlant on avançait, précédé de Laurent, vers une pièce écartée de celles qui s’habitaient ordinairement au château, et préparée comme une prison, avec la différence néanmoins de la beauté des meubles, et de l’agréable distribution intérieure du local.

— Voilà une fort belle chambre, dit madame de Châteaublanc ; mais que signifient ces barreaux, ces verrous ? — Ils sont ordonnés par mon frère, madame, dit Théodore, et ce sont les motifs de ces ordres que je vais avoir l’honneur de vous expliquer, aussitôt que vous aurez eu la bonté de vous asseoir. Et pendant que Perret amusait l’enfant, en lui faisant observer les agréments du local, voici ce que l’abbé dit à la mère de sa belle-sœur :

— Il est inutile de vous dissimuler, madame, à quel degré votre fille est coupable dans cette cruelle aventure ; et malheureusement nous sommes munis de toutes les pièces qui constatent ses crimes. Ces premières raisons sont cause de la détention dans laquelle son époux la tient ici, et de l’impossibilité où vous serez de la voir, jusqu’à ce que tout soit pacifié : le moindre éclat pourrait nous perdre tous ; et connaissant votre tendre amitié pour Euphrasie, on vous a crainte, madame ; vous auriez publié qu’elle était innocente, et plus cet esclandre eût été violent de votre part, plus vous nous contraigniez à paralyser ses effets par l’authentique publicité de la culpabilité de votre fille. Il résulte de là mille inconvénients funestes pour votre gendre. Il a donc préféré de vous soustraire, et sentant bien qu’il ne le pouvait pas sans vous imposer des chaînes, il vous a préparé celles que vous voyez, adoucies néanmoins, comme vous pouvez en juger, par tout ce qu’il a cru décent et convenable. Voilà votre appartement, madame, vous y serez servie de la manière dont vous l’ordonnerez vous-même, mais constamment renfermée avec votre petit-fils, et totalement privée de voir votre fille, dont le sort est égal au vôtre. Du moment où vous êtes partie, le marquis, pour donner le change, a fait courir le bruit dans Avignon d’un voyage de vous à Paris, à dessein d’obtenir du cardinal de Mazarin la grâce du duel dont mon malheureux frère s’est rendu coupable, en raison des torts de votre fille. Le parti qu’il prend lui coûte sans doute, mais vous en concevez la nécessité. — Oui, monsieur, répondit madame de Châteaublanc, je puis la sentir ; mais l’importance d’une chose s’accorde quelquefois avec les procédés, avec la décence, et vous conviendrez qu’on néglige singulièrement aujourd’hui ces devoirs envers moi. Mon gendre, pour agir comme il le fait, a sans doute d’autres motifs que ceux dont vous me parlez ; car, sans cela, ce que vous m’alléguez serait bien faible. Je ne vous cache pas même que ces procédés sont capables de me faire croire beaucoup plus à l’innocence de ma fille qu’aux crimes qu’on lui suppose ; et ce refus de me la faire voir est assurément ce qui prête encore bien plus de force à mes soupçons. N’importe, je ne dois me plaindre que de ma faiblesse : elle seule est cause de ma chute dans un piège aussi grossier ; et d’après cela, faites tout ce que vous voudrez, monsieur, je ne me plaindrai de rien que quand il en sera temps. Et mes devoirs, monsieur, comment les remplirai-je ? — Voilà monsieur l’abbé Perret, vicaire de la paroisse, madame, répondit Théodore, qui, dans l’absence du père Eusèbe, aumônier du château, vient célébrer ici le saint sacrifice tous les jours où l’Église en prescrit l’obligation aux fidèles. — Y verrai-je ma fille ? — Non, madame. — Elle ne va donc point à la messe ? — Elle prie dans sa chambre ; et quelque pieuse qu’elle soit, elle ne s’est point encore plainte de la rigueur que nous nous trouvons forcés d’observer envers elle. — Ainsi donc, les fautes que vous lui supposez, faussement peut-être, lui font commettre très réellement celles de manquer aux devoirs que sa religion lui impose. — On prie Dieu partout, madame, et ce pays, vous le savez, est rempli d’honnêtes gens qui l’invoquent au milieu des déserts, sansse soumettre à nos usages. — Ce n’est pas, ce me semble, avec l’habit que vous portez qu’on devrait dire de telles choses. — Cet habit, purement d’usage aux cadets de nos maisons, ne m’engage à rien, madame ; aucun nœud ne m’attache à l’Église. — Soit, mais revenons, je vous prie, à l’objet essentiel que nous traitions auparavant. Mon gendre et vous, monsieur, êtes donc tous deux bien convaincus que ma fille est coupable ? — Personne assurément n’en peut mieux répondre que nous. Son intrigue avec Villefranche durait depuis le fatal voyage de Beaucaire : lorsque ce jeune étourdi l’en ramène, un chef de brigands les arrête ; Villefranche est séparé d’elle, et votre fille, conduite dans le repaire de ce voleur, devient aussi coupable avec lui qu’elle vient de l’être avec son amant. Cette complicité de désordres arrive enfin à la connaissance de notre parent, monseigneur l’évêque de Montpellier ; il fait arrêter votre fille, et ne la rend enfin qu’à la considération qu’il veut bien avoir pour mon frère. Euphrasie revient enfin au château ; son séducteur ne tarde pas à s’y remontrer ; leur liaison recommence… Vous savez le reste, madame. — Mais, pour oser sur ma fille une vengeance semblable à celle qu’exerce son mari, ne faudrait-il pas, monsieur, être aussi sûr du crime dont on l’accuse qu’on l’est de sa propre existence ? — J’en conviens, madame ; mais, quand à ce qu’on a vu se réunissent des preuves écrites, et de la force de celles que nous possédons, je crois, madame, que le doute devient impossible. — Mais ces preuves écrites, vous pouvez sûrement les montrer ? — Les copies seules sont en mon pouvoir, les originaux sont dans les mains de mon frère. — Veuillez du moins me montrer ces copies. Et à l’instant l’abbé sortit de sa poche un billet contenant ces mots :

« Demain, veille des Morts, j’irai, suivant mon usage, prier au mausolée du parc ; trouves-y-toi, mon cher comte, et tu deviendras le dieu que j’adorerai, n’en ayant aucun qui me soit plus sacré que toi. Évite les regards du marquis et de l’abbé ; ils ont des yeux de lynx. Je t’embrasse comme je t’aime : c’est, je crois, te donner une suffisante idée de l’ardeur de ce baiser brûlant de tous les feux du plus violent amour. »

Après la lecture de ce billet, l’abbé lut l’acte fait et signé dans le souterrain de Deschamps.

Madame de Châteaublanc n’eut pas plutôt acquis la connaissance de ces pièces qu’elle éprouva un moment de stupéfaction, dont elle eut peine à revenir.

Se remettant néanmoins peu après : — Ces écrits-là, monsieur, dit-elle avec fermeté, peuvent bien, je crois, passer, sous tous les rapports, pour de vrais monuments d’horreur et d’iniquité ; car, ou ils sont de ma fille, et, dans cette hypothèse, ils ne sauraient être plus affreux ; ou ils sont controuvés, et, dans cette seconde supposition, croyez-vous que la main de Lucifer puisse tracer rien de plus épouvantable ? — La vérité, ce me semble, répondit Théodore, paraît ici plus que le mensonge ; il est des choses si horribles qu’on ne saurait les inventer. — Oui, mais il en est de si effrayantes qu’il est bien difficile de les croire. Que de preuves en faveur de ma fille, monsieur, viennent atténuer les vôtres ! Son attachement sans bornes pour monsieur de Gange, qu’elle a préféré à toute la cour ; sa conduite irréprochable sous tous les points ; sa religion si ofl’ensée dans les phrases impies du prétendu billet écrit à Villefranche ; cette vérité, cette candeur, qui la caractérisent, tout, monsieur, tout la disculpe des horreurs qu’on lui prête, et j’aime mieux croire à la calomnie qu’à l’adultère.

« Quoi qu’il en soit, monsieur, ajouta madame de Châteaublanc, en interrompant une conversation dans laquelle il fallait absolument reconnaître un coupable, ou bien cher, ou bien dangereux ; oui, monsieur, quoi qu’il en puisse être, j’ai besoin d’un peu de repos, et je vous prie de vous retirer. Exécutez ce qui vous est prescrit, je m’y conforme, puisque je suis la plus faible ; mais le ciel, qui ne laisse rien d’impuni sur la terre, vengera la vertu tôt ou tard des outrages dont le crime cherche à l’écraser. L’abbé fait appeler Rose. — Voilà, lui dit-il, mon : enfant, une Iîouvelle pensionnaire que mon frère nous envoie, vous aurez pour elle les mêmes égards que vous avez pour votre maîtresse ; vous la servirez, elle et son petit-fils, dans cette chambre, où vous aurez soin de l’enfermer toutes les fois que vous quitterez l’appartement. Pour vous, monsieur l’abbé Perret, vous serez aux ordres de madame, tant qu’elle se croira vos soins nécessaires. Si madame vous juge propre à faire l’éducation de son fils, vous la ferez, et vous, madame, dit Théodore, en se retirant avec le vicaire, j’aurai l’honneur de vous faire ma cour, quand il vous plaira de vouloir bien m’en accorder la permission.

On sort, et Rose bien catéchisée, demeure avec la mère d’Euphrasie. — Encore deux ou trois pensionnaires semblables, dit l’abbé à son cher Perret, et notre maison ne ressemblera pas mal à un château fort. On dit que Mazarin en fait construire ; j’ai envie de lui offrir celui-ci. — Vous êtes heureux monsieur l’abbé, dit Perret, de plaisanter ainsi dans toutes les situations de la vie, et même les plus épineuses. — Épineuses ? en quoi donc ? — Mais il me semble que cette femme ne se rend pas très aisément aux pièces probantes que nous lui présentons. — Qu’importe P nous la tenons ; c’est tout ce qu’il faut. À Avignon, on la croit à Paris, et je te réponds qu’à Paris, on ne la supposera jamais à Gange. — Mais, dit Perret, Vous ne m’aviez jamais parlé de ce billet écrit à Villefranche : dans quel atelier de l’enfer fut-il donc forgé ? — Dans le mien, répondit Théodore ; le marquis même n’en a pas encore connaissance. Je l’ai composé, et j’ai trouvé à Nîmes un adroit faussaire à qui je n’ai eu besoin que de présenter une ligne de l’écriture de ma sœur, pour qu’il la contrefît en un instant. — Vous n’avez donc montré que la copie ? — L’original ne sortira de mon portefeuille qu’au besoin. Mais laissons cela. L’important, aujourd’hui, est de s’opposer à toute communication entre ces deux femmes : ne cesse d’en faire sentir la conséquence à Rose. Toi, veille spécialement sur la mère ; fais-lui de saintes lectures ; et moi, je me charge de tout ce qui concerne Euphrasie.


CHAPITRE VIII


Le prudent abbé sentit que, dès que la mère savait que sa fille était au château, il allait devenir fort difficile d’empêcher la fille d’apprendre l’arrivée de sa mère ; pouvait-il assez compter sur Rose pour un pareil secret ? Les complices d’un mauvaise action ne sont-ils pas toujours dangereux ? Rose annonçait un bon cœur, de l’attachement pour sa maîtresse. Rien d’effrayant comme ces nuances de vertus dans l’agent du crime ; et cette manière impérieuse dont la nature reprend ses droits devrait arrêter tous ceux qui cherchent à les enfreindre.

L’abbé conclut donc qu’il était infiniment plus simple, et en même temps plus aisé, de brouiller deux femmes qui ne se voyaient pas que de compter sur la discrétion d’une fille qui les voyait toutes deux. En conséquence, au bout de quelques jours, il se représente chez Euphrasie.

— Madame votre mère et votre fils sont au château, dit-il en entrant. — Ma mère !… mon fils !… Oh ! grand Dieu ! quel rayon d’espérance vous faites luire à mes regards ! — Ne vous hâtez pas de les saisir, dit le perfide abbé ; ce rayon n’est pas aussi pur que vous paraissez le supposer. Madame de Châteaublanc est ici ; mais elle est outrée contre vous, et ne veut point absolument vous voir. Votre mari lui a fait lire les malheureuses pièces qui composent et qui prouvent vos crimes, et sa fureur est au comble. — Mais de quelles calomnies venez-vous donc me parler encore ? — Quoi ! vous niez toujours ? — Ne confondons rien, monsieur : l’acte du souterrain n’a été fait que pour conserver mes jours, et me donner par là les moyens de me justifier ; la lettre de Villefranche est fausse ; je ne l’écrivis jamais. — Pardon, madame ; mais une telle opiniâtreté vous condamne beaucoup plus qu’elle ne vous justifie : de la douceur, de la modération, des excuses vous conviendraient infiniment davantage ; elles prouveraient une belle âme, et le procédé contraire en fait voir une accoutumée au vice, qui croit annuler ses torts en les niant, et se mettre à l’abri de la punition ou de l’opprobre en rejetant sur les autres les horreurs dont elle est coupable. Ce comble de dissimulation, qui fait beaucoup perdre à l’accusé, ne lui fait jamais rien gagner. Ce n’est point ainsi que le repentir s’exprime, et le repentir seul touche dans un coupable. — Ainsi donc, selon vous, pour mériter l’estime des autres, il faudra consentir à se charger de crimes qu’on ne commit jamais ? — Non, mais quand ce crime est commis, il faut consentir à l’avouer, plutôt que de l’accroître en persistant à le nier. Mais renonçons aux arguments d’une vaine logique, bien souvent sophistique, et toujours inutile. Votre mère a lu ce billet de Villefranche, que vous niez avec tant d’audace. — Je n’ai point écrit ce billet ; je ne me laisserai point accuser sans me défendre, et mon silence serait un crime aussi grand que celui qu’on me prête. — Vous vous défendrez en justice. — Je demande à y paraître sur-le-champ. — Soyez sûr que votre mari vous y traduira bientôt. En attendant, contentez-vous de savoir que votre mère refuse votre visite, d’après la pleine conviction dans laquelle elle est de vos torts. — Et dans ce cas, qu’est-elle venue faire au château ? — Prendre des papiers utiles au voyage qu’elle va faire à Paris, pour arranger, s’il est possible, le malheureux duel dont vous êtes cause, et qui, faute de pacification, retiendra votre époux éternellement en pays étranger. — Est-elle au moins fâchée de ce que je ne puis la voir ? — Non, puisque ce refus vient d’elle. — Et voilà donc toute ma famille contre moi ? Éprouverais-je un sort plus affreux si j’étais coupable ? Et n’est-il pas bien dur que l’on réserve à l’innocence tous les dégoûts, tous les tourments qui n’appartiennent qu’aux forfaits ? Mais vous m’offriez, ce me semble, votre médiation, vos services, pour me laver d’un crime imaginaire, si je voulais en commettre un réel ? — Je vous fais les mêmes offres, mais au même prix. — Ainsi, vous ne voulez être vertueux qu’en me rendant coupable ? — Prenez garde que l’action qui vous effraie est beaucoup moins répréhensible que celle que vous vous étiez déjà permise ; songez que vous absorbez un très grand délit par un fort médiocre. — Je ne vois aucune différence entre le mal que vous me reprochez et celui que vous voulez me faire commettre ; étant le frère de mon mari, ce mal me paraît même beaucoup plus grand. — Vous n’avez pas rendu justice à mes sentiments : je ne veux que votre cœur, madame, et nous avons la preuve que Villefranche en exigeait de vous davantage. — Je n’ai jamais eu de rapport avec Villefranche, et je ne veux aimer que mon mari : la première partie de mon raisonnement réfute votre accusation ; la seconde vous prouve l’impossibilité de la récompense que vous exigez pour prix de vos services. — Eh bien ! madame, restons comme nous sommes ; ma mission est remplie. Je devais vous faire les adieux de madame votre mère, je vous les fais ; si vous avez quelque chose de particulier à me dire pour elle et pour votre fils, je m’en chargerai de même, et je me retirerai dès que j’en aurai reçu l’ordre de vous. — Eh quoi ! je ne verrai pas mon fils ? Il y a de la cruauté à m’en parler : dès qu’on ne voulait pas que je le visse, il fallait me laisser ignorer qu’il était ici. Que vous ai-je fait, barbare, pour me traiter avec cette sévérité ? — Quand vous plongez à plaisir le poignard dans le cœur des autres, il est bien singulier, madame, que vous vous plaigniez d’être vous-même traitée avec trop de rigueur. — Oh ! mon fils, tes caressantes mains n’essuieront pas les larmes que ton père fait couler chaque jour ; dis-lui du moins à quel point je l’adore ; en voyant sur tes traits cette tendre innocence, peut-être croira-t-il à la mienne ; et ces pleurs dont je ne puis t’arroser ne couleront plus si tu ne réussis.

Il était tard ; l’abbé se retira, en se préparant à aller le lendemain matin frapper sur le cœur de la mère les mêmes coups dont il venait de déchirer celui de la fille.

— Madame, lui dit-il en entrant chez elle, à quelque point que mon frère m’ait recommandé de ne point vous laisser voir votre fille, le désir de vous rapprocher, celui de tout concilier, m’avait fait monter chez elle, pour l’engager à se rendre chez vous. Jugez de ma surprise, quand je n’ai trouvé que de la résistance dans cet esprit rebelle. « Ma mère ne vient que pour redoubler mes maux, ou resserrer mes chaînes, a-t-elle dit je ne veux pas la voir ; elle me reprocherait des choses qui sont plus fortes que moi, et dont je ne saurais me repentir : est-on maîtresse des sentiments de son cœur ? Je puis, sans offenser personne, avouer maintenant mon amour pour le tendre objet que m’a enlevé la féroce jalousie de mon époux ; je n’ai plus que son souvenir pour consolation, et je ne suis pas disposée à souffrir des reproches que je ne crois nullement mériter. Ma mère va, dites-vous, à Paris, pour arranger l’affaire de mon mari : qu’elle y réussisse, j’adresse au ciel sur cela les vœux les plus sincères ; mais, dès que mon mari sera tranquille, je le prie de songer à notre éternelle séparation. Quand on ne peut plus posséder un cœur, il ne faut pas au moins le tyranniser. Rien d’atroce, rien d’injuste comme la prison où l’on me retient : a-t-on donc ce droit sur quelqu’un qui n’est pas jugé ? Et soustraire aux lois celui que l’on croit fait pour être traduit devant elles, n’est-ce donc pas outrager ces lois mêmes par un coupable aveu de leur insuffisance ? Aux souverains peut-être est donné ce pouvoir : auteurs et protecteurs des lois, ils peuvent corriger leur ouvrage ; mais ce droit, dont eux seuls peuvent jouir, n’appartient jamais aux familles. Oui, poursuit-elle avec impudence, oui, ce seul procédé, présenté devant les tribunaux, m’obtiendra promptement cette séparation où j’aspire. »

— Je suis forcée de croire tout ce que vous me dites, monsieur, répondit madame de Châteaublanc ; mais j’avoue que j’aurais bien voulu l’entendre de la bouche même de ma fille. — Ainsi donc, madame, la récompense de mes soins sera de me faire passer pour un imposteur ? — Il est si pénible pour une mère de recevoir de telles convictions ! Eh bien ! monsieur, dans l’affreuse impossibilité où je suis de m’éclaircir, je ne demande plus qu’une chose de vous : c’est de me faire serment sur ce Christ, placé dans ma chambre, de me jurer, dis-je, en face de lui et par lui, que tout ce que vous m’avez dit depuis deux jours est la vérité même ; que ce billet que vous m’avez montré a été véritablement écrit par ma fille au comte de Villefranche ; que l’acte du souterrain porte également les mêmes caractères d’authenticité ; qu’en un mot vous ne m’avez abusée sur rien. — Je n’aurais jamais cru, madame, que vous m’eussiez mis à une telle épreuve ; mais puisqu’elle vous est nécessaire, je m’y soumets. Et le monstre à qui ne coûtait aucun crime, lève la main, prononce devant son Dieu toutes les expressions que lui dicte madame de Châteaublanc, et prouve, par ce comble de scélératesse, combien il est malheureusement vrai qu’il n’y a que le premier pas qui coûte dans le crime, et qu’une fois franchi, il n’est plus d’égarement qu’on ne se permette, plus d’atrocités où l’on ne se livre. Puisse cet effrayant exemple contenir ceux qui étouffent le cri de leur conscience ! Ah ! qu’ils s’arrêtent au premier écart ; qu’ils réfléchissent sur tous les dangers du second, sur tous les maux qui doivent le suivre, et, contenus par les bons principes de leur enfance, par cette religion sainte dont on nourrit leurs premiers ans, ils éviteront bien des malheurs.

— Allons, monsieur, je vous crois maintenant, dit madame de Châteaublanc ; on doute toujours de ce qui affligé. Une douce illusion entretenait mon espoir ; vous me l’arrachez, il faut me résoudre ; et cette femme religieuse et sensible, se jetant aux pieds du même Christ, témoin du parjure de Théodore, s’écria toute en pleurs : — Ô mon Dieu ! donnez-moi le courage de supporter des peines aussi cruelles ; daignez surtout changer le cœur de ma fille, en y replaçant un jour ces vertus qui faisaient le charme de ma vie. Alors l’enfant se précipitant sur le sein de sa grand-mère, en la voyant inondée de larmes : — Pourquoi pleures-tu, maman ? lui dit-il, en la serrant dans ses petits bras. — Ô mon cher fils, répondit-elle en le baisant, puisses-tu toujours ignorer ce qu’il en coûte pour cesser d’aimer ce qui fit la gloire de nos jours ! Celui qui voyait les effets d’une crise aussi violente paraissait l’observer de sang-froid… Il est donc vrai que le crime éteint toutes les facultés de notre âme ; et combien est alors ennemi de lui-même celui qui laisse prendre un tel empire à un poison aussi destructeur !

Un assez long espace s’écoula dans cet état de choses, pendant lequel l’abbé ne voyait plus ces dames que par civilité, et sans qu’aucune explication vînt aigrir ses visites. Mais la marquise désirait trop vivement un éclaircissement pour ne pas entreprendre tout ce qui pouvait l’amener là. Elle fit tout auprès de la bonne Rose pour la séduire et pour se l’attacher ; et, malgré tous les dangers qu’elle y courait, l’honnête fille s’engagea à ménager à l’une de ces deux dames la faculté de voir l’autre.

On sent bien que la mère, instruite du désir de sa fille, et reconnaissant à cela seul une partie des impostures de l’abbé, consentit à tout ce qui se faisait à cet égard. Il ne fut bientôt plus question que d’assurer le succès d’une entreprise d’autant plus périlleuse que Perret ne s’endormait pas, et qu’il était aussi bien disposé à servir les deux frères que Rose pouvait l’être à se sacrifier pour la mère et la fille.

Tout fut donc préparé pour cette dangereuse aventure. Euphrasie devait descendre chez sa mère, dont Rose aurait soin de laisser la porte entrouverte.

On était au mois de janvier. L’intéressante Euphrasie se lève en frissonnant ; elle passe dans sa chambre, et ses yeux pleins de larmes se fixent un instant sur ce local jadis témoin de son bonheur. S’arrachant promptement d’un endroit dont le souvenir lui fait autant de mal, elle traverse la galerie qui réunit sa chambre à la chapelle. Rien n’assurait ses pas : les sages précautions de Rose n’avaient pas même permis une lampe. L’obscurité de ces vastes foyers n’était interrompue que par quelques pâles reflets des étoiles qui brillaient au ciel cette nuit-là, et qui métamorphosaient en fantômes les portraits élevés sur les murs de cette galerie. On était plus effrayé que servi par ces débiles secours, ne parvenant qu’au travers d’antiques vitraux qui les absorbaient encore. Au-delà de cette galerie, ces secours n’existaient même plus : il fallait pénétrer dans un long corridor dans lequel aucun jour n’était ménager. C’était au bout qu’était situé l’appartement de madame de Châteaublanc. Une bougie laissée sur la porte donnait, en vacillant, une lumière plus faible encore que celle qui venait de guider les pas d’Euphrasie. L’infortunée, plus tremblante que jamais, s’appuyait fortement sur l’épaule de son guide, lorsque tout à coup une main lourde et grossière saisit Rose par le bras. — Où allez-vous ? s’écrie Perret d’une voix de tonnerre. Retournez promptement chez vous, ou je vais en instruire monsieur l’abbé ; mais Euphrasie n’entend plus, elle est évanouie dans les bras de Rose, et c’est aidée de Perret qu’elle est en cet état transportée dans sa tour. Rose y reste pour la soigner, et le féroce agent du plus grand des monstres va refermer l’appartement de la mère et rendre compte de tout à son maître.

— Monsieur, lui dit-il, il n’y a pas de supplices assez cruels pour cette infidèle gardienne ; vous ne sauriez la punir trop sévèrement ; je vous y exhorte : tout ceci n’est que le résultat d’un complot arrangé depuis bien longtemps. Où en étions-nous, monsieur, si ces deux femmes se fussent vues ?

Théodore vole chez sa sœur. — Vous voulez donc, madame, aggraver votre détention et vos torts ? lui dit-il en fureur. Quel motif peut vous engager à séduire cette fille, et à vous rapprocher d’une mère… très décidée à partir sans vous voir ? Ici la marquise, qui ne pouvait répondre sans compromettre celle qui l’avait servie, se contenta de dire qu’elle seule avait forcé sa gardienne à lui ouvrir la porte, et à la conduire à une mère toujours adorée, et dont elle voulait détruire les fâcheuses impressions. — En ce cas, vous serez seule punie, dit Théodore, qui, n’ayant sous la main personne qui pût remplacer Rose, aimait mieux la gronder simplement, et la conserver, que de la punir en la séparant d’Euphrasie. Suivez-moi, madame, dit-il à sa sœur ; cette chambre est trop commode pour vous ; je vais vous en donner une où vos évasions nocturnes ne seront plus si faciles. Alors le farouche abbé, entraînant sa sœur avec cette colère féroce qui n’est dictée que par le crime, la plongea dans le cachot de cette même tour où l’air pénétrait à peine, et où elle ne trouva qu’un peu de paille pour se reposer. — Rose, prenez les clés de madame, dit l’abbé, et si vous en faites encore un aussi mauvais usage, ce même cachot vous servira de sépulcre. Ici l’infortunée marquise, résignée à tout, n’opposa qu’un noble courage à la bassesse de son bourreau : des larmes l’eussent fait triompher ; elle n’en répandit pas une ; et, semblable aux premiers chrétiens persécutés pour la foi, les portes de son cachot se refermèrent sur elle au bruit du chant des Psaumes où le saint roi demande à Dieu le pardon de ses ennemis.

Ô religion ! voilà tes douceurs ; plus de maux sur la terre pour celui que ta main console. Eh ! pourquoi s’affliger des tourments qu’on y souffre, quand la certitude de renaître au sein d’un Dieu de paix nous offre un si doux avenir !

— L’imprudence que vous avez commise cette nuit, madame, dit Théodore en entrant chez la mère de sa victime, ne s’allie ni avec votre âge, ni avec votre sagesse. Persuadée que de fortes raisons nous obligent à vous tenir dans cette triste captivité, par quel motif cherchez-vous à vous en affranchir ? — Pour m’éclairer, monsieur, je suis loin d’être convaincue, et je veux l’être. — Encore des soupçons, madame, après le serment que je vous ai fait. — Celui qu’il faut contraindre à faire un serment peut être coupable de l’atrocité qui le motive. Je veux absolument voir ma fille, et je ne quitte pas le château que je ne l’aie vue. — D’après cette ferme résolution, dit l’abbé ; je ne vous demande plus, pour y adhérer, que la réponse de mon frère. Je vais à l’instant faire partir un homme à cheval pour Avignon, et je me conformerai mot à mot aux intentions que le marquis me dictera : je ne suis que l’agent de ses volontés, et je lui ai juré de les accomplir. — Mais par quelles raisons, s’il vous plaît, dois-je dépendre de mon gendre ? et de quel droit me retient-il prisonnière dans son château ? — Vous vous y êtes rendue de plein gré, madame ; le reste est une précaution utile au repos et à la tranquillité de la famille, et dont je vous ai déjà fait sentir la nécessité. — Écrivez donc, monsieur, j’y consens, et je veux bien encore attendre la réponse.

Théodore se pressa d’écrire.

Les mémoires que nous consultons ne nous donnent que l’extrait de cette lettre ; mais la réponse, telle qu’on va la lire, s’y trouve consignée tout entière.

« Avignon, ce 25 janvier 1665.

« Un très grand changement survenu dans les affaires va nous contraindre à changer aussi nos plans. Tous les motifs de la détention de ma femme et de ma belle-mère disparaissent devant l’affaire majeure dont je vais te rendre compte.

« Monsieur de Nochères, mort depuis trois jours, laisse à ma femme l’immense fortune dont il jouissait. Une plus longue suite de mauvais procédés envers Euphrasie lui feraient faire, au sujet de cette succession, quelques arrangements d’autant plus désagréables pour nous qu’il s’écoulera vingt ans d’ici à ce que son fils soit maître de cette succession. Nous serions donc, si elle agissait contre nous, privés vingt ans de la tutelle, et par conséquent de la jouissance des biens du mineur. Il y aurait bien une façon d’avoir tout… Tu la devines… Et le chevalier de Gange, qui est venu ici en arrivant de son corps, me la conseille vivement ; mais j’ai aimé cette femme, j’ai chéri sa mère… Je ne suis pas d’ailleurs aussi fort que vous, mes amis, sur tous ces partis machiavéliques, et dont l’antique Rome et la moderne Florence nous donnent aujourd’hui tant d’exemples… Je ne t’en dis pas davantage : le chevalier assure que tu devines, et que tu es capable de l’exécution. Que veux-tu que je te dise ? Ou cela ou un raccommodement général qui, remettant ces dames en belle humeur, nous les ramène à Avignon bien disposées, et nullement portées à des procédés qui feraient passer cette fortune devant nos yeux, sans que nous osassions y toucher. Je t’embrasse, ainsi que le chevalier, qui brûle de te voir. »

Cette lettre parvint à Théodore, dans le portefeuille de l’exprès, et cachetée de manière à être à l’abri de toute infidélité.

Ce fut avec Perret que l’abbé en fit lecture. Quelles durent être leur surprise et leur tribulation, en recevant cette nouvelle ! — Le parti que vos frères vous laissent entrevoir serait assurément et le plus sûr et le meilleur, dit Perret ; et à votre place, je ne balancerais pas une minute : les voilà déjà soustraites au monde ; elles n’ont plus qu’un pas pour en disparaître tout à fait. — Assurément, répondit Théodore, et je ne m’en ferais pas, je t’assure, le plus léger scrupule ; mais ne heurtons pas nos intérêts quand nous ne devons penser qu’à les servir. Je conçois tout le danger qu’il y a de laisser à des femmes mécontentes une aussi riche succession. Il y a certainement beaucoup à parier que, jusqu’à la majorité de l’enfant, elles prendront l’une et l’autre tous les moyens qu’elles pourront imaginer pour que cet héritage parvienne intact dans les coffres du mineur, sans que nous puissions en distraire une obole. Mais si nous nous défaisons d’elles… est-il bien sûr d’abord que nous le pourrons en sûreté ; ensuite qu’il ne sera pas nommé un conseil de tutelle, pour garantir la succession, et pour s’opposer à toute espèce de distraction de notre part ? Les amis, les parents du testateur ne se réuniront-ils pas pour mettre l’héritage à couvert ? Nous n’avons pas, ni mes frères ni moi, des principes bien sévères sur l’économie ; on craindra nos déprédations ; on assurera l’héritage, et nous en serons encore beaucoup moins les maîtres que nous ne le serions quand ma sœur ou sa mère en seront les dépositaires. Euphrasie, toujours folle de son mari, fera, je le pense au moins, toujours bien plus pour lui que pour son propre fils. Nous avons aigri ces dames, je le sais ; mais rien ne se ramène aisément comme les femmes : leur cœur est naturellement si bon, si sensible, leur caractère si changeant, leur esprit si léger, qu’il y a toujours bien près chez elles de l’amour à la haine, et de la haine au pardon. Mon avis est donc de les relâcher sur-le-champ, de les consoler, de les adoucir, et de les renvoyer le plus tôt possible à Avignon, où le marquis fera ce qu’il voudra pour achever de les calmer. Je les conduirai moi-même, et sois certain, Perret, que ce parti nous réussira mieux que tout autre. Le brave Perret, toujours enclin aux partis extrêmes, fit une figure épouvantable, en voyant qu’on lui ravissait les moyens de commettre un crime. Il secoua trois fois son effrayante tête, et dit en jurant : — Vous êtes trop bon, monsieur l’abbé, vous êtes trop doux ; souvenez-vous que vous vous en repentirez, et que, tôt ou tard, vous serez forcé de revenir aux moyens les plus rigoureux, quand cela ne sera peut-être plus possible. — Mon ami, dit Théodore, tu me connais assez pour être bien sûr que ce n’est pas de l’action proposée que je suis effrayé ; je ne le suis que de la certitude de sa parfaite inutilité, et de celle de la voir tourner à notre détriment beaucoup plus qu’à la fortune. Qu’il te suffise de savoir que tu seras content de moi dans l’occasion. Et Perret, calmé fort à contre-cœur, fut se nourrir, comme le serpent, du venin qu’il ne pouvait lancer.

La sensible Euphrasie implorait à genoux le Dieu de bonté et de miséricorde, dont seul elle attendait un peu de soulagement à ses maux, lorsque Théodore entra chez elle.

— Tout est changé, madame, lui dit-il, et pour ne pas différer l’éclaircissement des nouvelles heureuses que m’apprend Alphonse, veuillez me suivre chez madame votre mère, afin qu’elle les apprenne en même temps.

Euphrasie, dont l’âme exercée par le malheur avait acquis de la maturité, soutint ce, changement de situation avec la même tranquillité qui l’avait soutenue dans l’infortune, et suivit son frère dans l’appartement de madame de Châteaublanc. Mais ici cette âme, trop longtemps contenue, se brisa, et ce fut en larmes qu’elle tomba dans les bras de sa mère. Madame de Châteaublanc partagea bien ce tendre mouvement. Les âmes sensibles n’ont qu’un même langage ; elle et le jeune enfant arrosèrent Euphrasie de leurs pleurs, et de longtemps aucun des trois ne put prononcer une parole.

— Veuillez vous remettre, mesdames, je vous en supplie, dit Théodore, et prêter toutes deux une égale attention aux grandes choses dont je suis chargé de vous instruire.

On se calme, on s’assied, on écoute l’abbé.

— À moins que d’être pourvu de la sagesse et de la prescience de Dieu même, dit Théodore, il était difficile de ne pas croire Euphrasie coupable des torts que mon frère et moi lui imputions. Les aveux de Villefranche la condamnaient il se vantait d’un triomphe impossible sur la plus vertueuse des femmes ; il porta l’effronterie jusqu’à m’en faire confidence, et compromit ma sœur dans mille occasions différentes. À l’appui de ces demi-preuves, la terrible catastrophe du parc, le hasard qui en rendit mon frère même témoin, et enfin le billet trouvé dans la poche du mort, achevèrent de compléter la masse des preuves. Qui n’eût pas été persuadé par de telles présomptions ? et, avec la jalousie de mon frère, qui ne s’en serait pas trouvé révolté ? Il a agi contre vous, madame, poursuivit Théodore, en regardant Euphrasie, par deux motifs égaux dans leur base. Il m’avait supplié de chercher à vous faire croire que j’avais pour vous les mêmes sentiments que Villefranche : d’abord, pour que je pusse voir si votre penchant naturel vous portait à de semblables fautes ; ensuite, pour me donner les moyens de gagner votre confiance, et tirer de vous la vérité des faits, si nous eussions vécu l’un et l’autre dans une plus grande intimité. J’ai mis ces deux moyens en usage, et je dois ici l’aveu public qu’ils n’ont servi qu’à faire mieux éclater votre innocence. Tout était soigneusement écrit chaque jour à mon frère, qui, ne cessant d’être pénétré de vos torts, s’éloignait toujours de tout ce qui pouvait prouver votre justification. Afin de ne pas se noircir dans le monde, la détention de madame de Gange commençant à faire du bruit, il fit partir madame de Châteaublanc pour Gange, et l’on publia dans Avignon que la sévérité qu’il employait avec sa femme était d’accord avec sa famille, et qu’aussitôt qu’il y envoyait sa belle-mère et son fils, cette sévérité n’était pas aussi grande qu’il plaisait à certaines gens de la peindre, dans une ville où l’on sait que la calomnie circule avec la même facilité que les vents impétueux dont elle est journellement tourmentée. Je devais donc, au bout de quelque temps, ménager l’entrevue dont votre impatience abrégea l’époque, que je ne diférais que par de bonnes raisons ; et, sur votre explication mutuelle, j’établissais une opinion décisive, dont mon frère promettait enfin de se contenter. Ce fut dans cet intervalle, poursuivit l’abbé, en s’adressant à madame de Châteaublanc, que vous exigeâtes un serment que je ne crus pas devoir balancer à vous faire, d’après les preuves que j’avais de la réalité des pièces qui étaient en ma possession. Voici les originaux de ces pièces : l’une, celle du souterrain étant connue, on s’y arrêta peu : on n’attendait de celle-ci qu’une conviction morale ; on ne pouvait douter de son existence physique. L’autre attira donc plus particulièrement l’attention : les deux dames se saisirent avidement de cette lettre ; elles en dévoraient les mots. — Que d’adresse ! s’écria Euphrasie. — Tranquillisez-vous, madame, dit l’abbé : ce papier a été bien effectivement trouvé dans les poches du mort ; mais il est aussi bien certainement l’ouvrage de la plus noire calomnie, fabriqué par Villefranche même chez un écrivain des environs. Le faussaire, dernièrement condamné pour de pareils délits, a lui-même avoué celui-ci. Il est donc clair que Villefranche avait à dessein ce billet dans sa poche, pour excuser son inconduite dans le cas de surprise, et vous perdre en se sauvant s’il le pouvait ; certain, a-t-il dû penser, que vous obtiendriez toujours plus facilement que lui le pardon de cette faute, d’un mari qui vous adorait. D’après cela, plus de preuves contre vous, madame, vous voilà complètement justifiée, et il ne nous reste plus que des regrets amers de la conduite que d’aussi graves soupçons nous forçaient tous à observer avec vous. J’ai maintenant une autre espèce de baume à verser sur vos plaies, ô ma chère sœur : monsieur de Nochères vient de mourir, en vous laissant une fortune dont vous connaissez l’étendue. Tel est le complément de mon discours. Permettez-moi d’être le premier à vous féliciter d’un changement de fortune aussi heureux et aussi général sur tous les différents points qui vous intéressent.

Alors le traître, se levant en versant des larmes aussi fausses que le cœur dont elles avaient l’air d’émaner, embrassa ces dames et son neveu, qu’il parut féliciter de la meilleure grâce du monde, sur une fortune inattendue, dont le rejeton des deux femmes aussi remplies de mérite et de vertus ne pouvaient sûrement faire un jour que le meilleur usage.

Un moment de calme et de repos devenant nécessaire après un pareil développement, l’abbé laissa ces dames, pour leur faire servir, quelques heures après, le repas le plus splendide, et dans lequel la joie, la tranquillité et le bonheur remplacèrent toutes les anxiétés dont on s’abreuvait depuis si longtemps. Là, s’arrangea d’une manière irrévocable le projet qui fit effectivement partir toute la compagnie dès le lendemain pour Avignon.

Lorsqu’une crise violente a brisé les nœuds d’une société, il est rare qu’une parfaite harmonie rétablisse les choses aussi promptement que les divisa la discorde : on se craint, on s’observe, on s’épie, et une sorte de froideur caractérise les premiers jours du raccommodement. C’est ce qui arriva à nos voyageurs : ils se parlèrent peu, et pensèrent beaucoup. Les remparts d’Avignon vinrent enfin frapper leurs regards ; et la certitude que l’entrée de cette ville rompait absolument les fers de nos captives, en faisant froncer le sourcil du persécuteur, dérida cependant le front de ses victimes.

Chacun se rendit à sa destination. Madame de Gange fut loger chez sa mère, et l’abbé rejoignit ses frères, qu’il promit d’amener promptement à ces dames.

Pendant que chacun s’établit, nos lecteurs nous permettront de leur donner une idée de cette ville au dix-septième siècle.

Avignon, célèbre par le séjour que les souverains pontifes y firent dans l’espace de soixante-douze ans, sous sept papes difi’érents, depuis Clément V jusqu’à Grégoire XI, restaurateur du Saint-Siège à Rome, est située dans une plaine aussi fertile qu’agréable. Assise sur la rive orientale du Rhône, cette ville pouvait être, par cette position, l’entrepôt d’un très grand commerce ; et elle l’eût été, sans l’inactivité, sans la molle indolence de ses habitants, qui, presque tous nobles, avocats ou abbés, admettaient à peine parmi eux quelques marchands. Il résultait de là que la quantité de consommateurs sans magasins de consommation devait, tôt ou tard, faire régner la misère dans une province où l’or, toujours écarté du pays, ne pouvait plus se trouver en harmonie avec ce qui devait lui être échangé.

Ce fut Innocent VI qui, pour se défendre des incursions de l’archiprêtre Cervolles, chef de bandits, éleva autour de cette ville les superbes murailles qui font l’admiration de tous les voyageurs. Un des autres motifs de ce pape, dans cette construction, fut encore de caractériser, par cet acte de grandeur, la souveraineté que son prédécesseur, Clément VI, venait d’acquérir de ce beau pays, à qui Jeanne de Naples, fille du bon roi Robert, venait de le vendre, en 1348, au prix de quatre-vingt mille florins[5] ; acquisition d’autant plus singulière que Jeanne n’avait pas plus le droit de vendre que le pape n’avait celui d’acheter. Une souveraineté ne peut s’aliéner ; et celui qui l’achète montre par là son impuissance à l’acquérir : les droits de celui qui l’occupe sont les plus puissants de tous ; car le droit d’envahir est celui de la force ; en voilà un du moins que n’avaient, lors de l’aliénation du Comtat, ni le vendeur, ni l’acquéreur : aussi, nos rois n’ont-ils jamais fait la plus petite difficulté de s’emparer de ce pays, toutes les fois qu’ils en ont eu besoin, ou lorsqu’ils ont voulu punir les papes.

Les pontifes, en retournant à Rome, laissèrent, pour les représenter à Avignon, des vice-légats, qui, placés là seulement pour six ans, ne s’occupaient, à l’exemple des pachas d’Égypte, qu’à faire de l’argent, en y vendant tout ce dont ils pouvaient disposer. Des femmes partageaient aussi l’autorité de ces vice-régents ; elles devenaient le canal des grâces : autre défaut d’administration, qui, se joignant à la nullité du commerce, contribuait infailliblement à ruiner un pays qui, par sa situation, devait surpasser tous ses voisins, ou du moins les appauvrir, en attirant à lui l’arôme de son suc nourricier.

La garnison de la ville était simplement formée de la garde d’honneur du vice-légat, autre motif d’appauvrissement, puisqu’il prive une ville du séjour des troupes contribuant à sa richesse, à son agrément, et à sa sûreté. Les cuisiniers, les maîtres d’hôtel, les valets de chambre composaient les phalanges avignonnaises, et, comme le service n’était ni long ni fatigant, les maîtres n’avaient pas au moins longtemps à se priver de leurs valets.

Une autre cause du malaise populaire de ce pays était l’indulgence du souverain, qui n’y levait aucun impôt.

L’exemption totale de l’impôt, en multipliant les aises du riche, plonge inévitablement dans l’inaction le peuple, qui n’a plus besoin de travailler, puisque les charges ne pèsent pas sur lui. D’ailleurs, l’enclavement d’un pareil État, presque mort, dans un plein de nerf et d’industrie, ne le conduisait-il pas inévitablement à sa ruine ?

Tous les peuples avaient un gouvernement ; Avignon seul n’en avait pas. Où les gens en place font ce qu’ils veulent, les affaires vont comme elles peuvent ; et cependant aucun souverain n’était despote comme le vice-légat : tout ce qu’il ordonnait était sans appel ; tous les arrêts des tribunaux se suspendaient dès que le vice-légat avait prononcé. Or, que sont les lois aux yeux d’un souverain qui les paralyse toutes les fois qu’il en a envie ! Les rois de France disaient : Je le veux ; le légat disait : Je l’ordonne.

Mais, afin de mettre à son comble l’appauvrissement de ce beau pays, croirait-on que la compagnie des fermes françaises payait deux cent mille francs par an pour que les habitants du Comtat ne fabriquassent ni tabac ni indiennes ; ce qui plaisait infiniment aux vice-légats, qui préféraient avec raison l’arrangement assuré qui leur procurait de l’argent à une industrie dont le produit ne devenait pas pour eux aussi certain. Au moins, s’ils fussent restés dans le pays, l’argent qu’ils gagnaient s’y serait répandu ; mais au bout de six ans, comme nous l’avons dit, ils disparaissaient avec les sommes envahies.

On voyait beaucoup de ducs et de princes dans Avignon, sorte de tribut que le gouvernement percevait au lieu d’impôt ; car il en coûtait pour se revêtir de ces titres, qui ne s’obtenaient que par des bulles semblables à celles des évêques. On eût dit que les papes, ne pouvant plus faire de rois, se dédommageaient en créant au moins de grands seigneurs.

L’inquisition était en vigueur dans le Comtat, mais moins rigoureuse qu’en Espagne ; ce qui fait qu’on y voyait beaucoup de Juifs. Cette même singularité s’observe au-delà des Alpes et des Pyrénées. Il semble que, par un mouvement naturel, celui qui a peur doive se rapprocher de celui qu’il craint, comme pour l’adoucir ou pour l’observer. Près de cet appareil de sévérité, se voyaient cependant des immunités ou lieux de franchise ; c’est une justice à rendre à l’Église, qui établissait pour lors dans tous les pays soumis à sa direction des locaux propres à donner asile au pécheur, afin de lui donner le temps de se faire absoudre avant que de se montrer devant ses juges ou de paraître dans le monde.

Au reste, les amusements de tout genre, les promenades, les bals, les concerts d’église, les goûters de parloir, et surtout la médisance étaient les occupations chéries des Avignonnais. Leur profonde oisiveté les portait à ce genre de dissipation, et certes il convenait parfaitement à leur caractère.

De tous les temps, et dans tous les pays, il y eut des choses de mode. Celle des dames de ce pays n’était pas d’aimer leurs maris, mais en revanche d’avoir, comme en Italie, des amants de trois ou quatre espèces, parmi lesquels le sigisbée, portant l’éventail et les gants en trottant près de la chaise à porteurs, était du plus grand usage.

En arrivant à Avignon, on n’était pas longtemps à savoir les intrigues du pays : la maîtresse d’auberge, en vous servant, vous mettait à l’instant au fait de tout ce que vous pouviez facilement vérifier vous-même pendant le séjour que vous pouviez y faire ; on vous en disait même souvent beaucoup plus qu’il n’y en avait ; car, chez tous les peuples fainéants, la calomnie est toujours bien près de la médisance. Pour avoir enfin tous les défauts des peuples désœuvrés, les Avignonnais étaient grands politiques.

Telle était en un mot la ville où la marquise de Gange allait passer quelques années chez sa mère, qui y demeurait, et où nous allons la voir en butte à de nouveaux événements, toujours préparés par ceux qui voulaient la perdre.


CHAPITRE IX


Le lendemain de l’arrivée de madame de Gange à Avignon, les trois frères vinrent lui rendre leur première visite. Le marquis se conduisit à merveille : l’intérêt, en ce moment, parla plus haut que tout autre sentiment dans son cœur. — Mille excuses bien sincères, madame, dit Alphonse, si vous n’avez recueilli que des malheurs dans la violence de mon amour pour vous. Comment se garantir d’un peu de jalousie, en aimant une aussi belle personne ? Nous avons été abusés par les fourberies, par les ruses d’un étourdi dont je dois détester jusqu’à la mémoire, puisque c’est à lui que je dois attribuer mes injustices envers vous. Puis-je me flatter de voir mon repentir effacer mes fautes ? — J’ose t’en répondre pour ma charmante sœur, dit le chevalier de Gange, qui n’avait pas vu cette jolie femme sans une prodigieuse émotion ; et je me flatte qu’elle ne me démentira pas. — N’en doutez point, mon cher frère, dit Euphrasie, en embrassant tendrement son mari : comment penserais-je encore à des malheurs qui n’eurent d’autre cause que l’amour de ce tendre époux ; et, comment la douleur qu’il témoigne de ce qui s’est passé n’absorberait-elle pas tout ressentiment dans mon cœur ?

On s’occupa des affaires de la succession ; le marquis offrit ses services ; madame de Châteaublanc remercia, en disant, sans aucune aigreur, sans aucune espèce de ressentiment, que ses gens de confiance étaient déjà chargés de tout ce qui avait rapport à cela, et qu’il était inutile que son gendre prît aucune peine.

Un air sérieux et réfléchi caractérisa de ce moment les traits d’Alphonse ; il s’inclina, en assurant avec froideur que le désir seul d’éviter des soins à sa belle-mère et à son épouse l’avait engagé à cette offre ; mais que tout ce que feraient ces dames serait à merveille.

On parla ensuite d’acquérir un bel hôtel, rue de la Calade, où toute la famille pourrait se loger les hivers ; et la marquise, sans rejeter ce projet, en éloigna cependant l’exécution jusqu’à la liquidation des revenus arriérés de la succession. Madame de Châteaublanc fut de cet avis, et il prévalut. — Nous ne nous verrons donc jusque-là qu’en cérémonie, dit Alphonse assez froidement ; cela est très désagréable quand on s’aime. Cependant, ajouta-t-il à sa femme, je suis loin de vouloir vous déplaire, et toujours vos désirs seront des lois pour moi. — D’ailleurs, dit le chevalier, continuant d’être fort ému près de la marquise, nous nous réunirons les étés à Gange. — Oh ! je l’espère, dit Alphonse, et je me flatte aussi que les désagréments éprouvés dans ce château par ma chère Euphrasie s’oublieront auprès d’un époux qui ne cessera jamais de l’adorer.

Toute la famille dîna chez madame de Châteaublanc, et l’on fut le soir à l’assemblée chez le duc de Gadagne, qui faisait pour lors les honneurs d’Avignon.

La marquise, qui était attendue, avait attiré toute la ville ; elle parut au milieu du cercle comme l’astre du printemps, que n’ont point obscurci quelques nuages d’hiver. Une sorte de langueur, répandue sur toute sa personne ; ce léger balancement d’une taille souple et légère, qui donnait, en la voyant, l’idée d’une branche de roses qu’agite un instant le Zéphyr ; ces tresses de cheveux bruns artistement enlacés sur la plus belle tête ; ces moindres gestes, qui prêtaient une grâce de plus à chacun de ses mouvements ; ce son de voix flatteur qui ne se faisait entendre que pour prononcer des choses spirituelles et douces ; la réunion de tant de charmes enfin produisit une exclamation générale, quand elle entra dans le salon ; et ses rivales mêmes la louèrent ; triomphe bien rare pour une jolie femme, mais qui, étant décerné à l’unanimité, assura pour toujours, dans Avignon, le prix de la beauté à l’intéressante Euphrasie.

Un descendant de Laure, poète à la mode dans la bonne compagnie, lui glissa cet impromptu aussitôt qu’elle entra :

          Autrefois de cette cité
  Laure, dit-on, était la plus jolie ;
          Ah ! sans les grâces d’Euphrasie,
  Elle arrivait à l’immortalité.

On savait bien quelque chose des malheurs de la marquise de Gange ; mais, la galanterie avignonnaise l’emportant ici sur le penchant des habitants de cette ville à la calomnie, on ne se permit tout bas que quelques légères réflexions ; l’abbé et le marquis disparurent avant le souper ; madame de Châteaublanc n’était pas venue, de sorte qu’elle n’eut plus que le chevalier pour la ramener chez elle ; et, comme il était de bonne heure, il demanda à Euphrasie la permission de causer un instant avec elle.

— Rien de flatteur, lui dit le chevalier, comme les hommages qui viennent de vous être prodigués ; et, ce qui l’est encore davantage, c’est de les mériter comme vous le faites. — Toutes ces politesses sont d’usage, répondit Euphrasie ; je n’ai point encore paru dans Avignon depuis que je suis arrivée de Paris. On est fort curieux ici ; on a voulu se satisfaire, et l’on a cru devoir me louer : de là seulement sont nés les éloges dont vous voudriez que je m’enorgueillisse : ceux de mon mari sont les seuls auxquels j’aspire, et je n’en désirerai jamais d’autres. — Il a eu, dit le chevalier, la barbarie de se refuser bien longtemps à la justice qui vous était due ; et, quelque éloigné que je fusse de vous, je vous assure que je partageais bien votre situation. — Qui n’a pas éprouvé quelques petits moments d’injustice dans la vie ? J’avais commis une imprudence, je devais en porter la peine. — Soit, mais vous conviendrez qu’elle a surpassé la faute, et que mon frère a été, je crois, beaucoup plus loin qu’il ne fallait. — Je ne serai jamais de votre avis, tant qu’il faudra trouver des fautes à Alphonse : celui qu’on aime a toujours raison ; l’excuser est un devoir ; lui pardonner une jouissance. — Quelle âme que celle de ma chère sœur, et qu’il est heureux, celui qui la captive ! — Vous voyez que non, chevalier ; car assurément Alphonse ne se croyait pas tel avec moi. — Vous avez beaucoup souffert dans tout ceci ? — Je revois mon mari, tout est oublié. — Mais ce Villefranche s’est bien mal conduit. — Il est des étourderies que l’on pardonne à l’âge : vous conviendrez qu’il en a été bien puni. — Mon frère a eu de la peine à arranger cette affaire. Il a dû vous dire que ce n’est que depuis peu de jours qu’il a reçu ses lettres de grâce. — J’imagine que c’est par délicatesse qu’il ne m’en a rien dit. — Comme tout vous porte à l’indulgence ! — C’est qu’elle est le fruit de l’amour. Il était votre ami, Villefranche ? — Oui, nous servions dans le même corps. Je l’aimais assez ; mais ses torts envers vous me désabusent, et j’avoue que je ne les lui pardonne pas. — Où l’existence finit, l’animosité doit se taire. Il est extrêmement pénible de poursuivre la mémoire d’un mort. Dès qu’il n’est plus là pour se défendre, ne trouvez-vous pas qu’il y a de la faiblesse, j’oserais même dire de la cruauté, à détester jusqu’à ses cendres ? La haine est un fardeau si pesant qu’elle s’anéantit tôt ou tard. Déposons-la donc au bord de la tombe ; qu’elle s’enveloppe dans le linceul de celui qui la fit naître. N’est-ce donc point assez que d’avoir haï jusque-là ? Nous devons faire de même à notre dernière heure ; il me semble qu’en ce moment terrible, je pardonnerais même à celui qui m’aurait ôté la vie : je ne voudrais pas que mes mânes errassent imprégnés de fiel autour de mes persécuteurs. Serais-je digne d’être assise aux pieds d’un Dieu de clémence, si j’en avais manqué moi-même ? En prononçant ces mots, un léger frémissement agita les nerfs d’Euphrasie, et elle changea de couleur, en détournant ses yeux du chevalier. Et, en effet, à qui… à qui, grand Dieu ! adressait-elle ces sublimes pensées ? N’eût-on pas dit qu’un Dieu s’exprimait par sa bouche, et la forçait à prononcer ce qu’elle semblait vouloir taire ?

— Madame, reprit le chevalier, ce qu’il y a de certain, c’est que j’aurais voulu me trouver là. Le marquis est jaloux, l’abbé fort sévère ; il vous fallait un pacificateur. Ici, le chevalier parut désirer des détails sur la détention de la marquise ; mais elle se refusa constamment à en donner. — Et pourquoi donc, dit-elle, rappeler des chagrins, quand on se trouve au milieu de ceux qui s’empressent à vous les faire oublier ? — Ah ! dit ardemment le frère du marquis, comme je voudrais les changer en plaisirs !… Permettez que je me retire, madame ; j’abuse de vos bontés, et je commence à craindre beaucoup de dangers auprès de vous. — Allons donc, chevalier, dit Euphrasie, avec le ton le plus aimable et le plus enjoué, n’attristez pas une conversation qui ne doit me conduire avec vous qu’à l’amitié que je vous jure, et dont vous vous rendrez toujours digne.

Le chevalier se retira ; et, en allant embrasser sa mère, avant de se coucher, Euphrasie lui fit part de l’entretien qu’elle venait d’avoir, en avouant que ce frère-là lui plaisait beaucoup plus que l’autre ; qu’elle lui trouvait de l’esprit, un joli ton, et surtout une douceur de caractère qui l’avait séduite, et qui lui aurait, imaginait-elle, épargné bien des tourments, s’il se fût trouvé près de ses frères à tous les événements du château.

Madame de Châteaublanc ne parut pas saisir cette idée, et elle dit à sa fille qu’elle était autorisée par ses malheurs à se méfier de tout le monde.

Le lendemain, toute la ville fut à la porte de madame de Gange. Ces marques de déférence étaient d’étiquette à Avignon ; mais ici, deux motifs de plus s’y joignaient : la curiosité, et le bruit étonnant qu’avait fait Euphrasie à l’assemblée du duc de Gadagne. Elle rendit ses visites en détail avec sa famille, et, tout en s’occupant à réaliser et à employer les cinq cent mille francs de la succession Nochères, on amusa, on dissipa tant que l’on put la belle marquise.

Le chevalier n’avait point caché à l’abbé la profonde impression qu’avait produite sur ses sens la femme de son frère. — C’est un ange, mon ami, lui dit-il, je n’ai jamais rien vu de supérieur à cette femme. Que de grâces, que de douceur, que d’esprit, que de gentillesse ! Comment n’es-tu pas devenu fou de cette femme pendant qu’elle était sous ta garde ? — Parce qu’on n’abuse jamais de la confiance, dit l’abbé, et que d’ailleurs j’étais chargé de soins si cruels ! — Il ne fallait pas les remplir. Tu l’as fait coucher sur la paille, dit le chevalier : malheureux ! C’était sur des roses qu’il fallait la faire reposer. Oh ! comme j’aurais adouci tout cela ; mais vous autres, gens d’Église, ou qui vous destinez à l’être, vous êtes d’une sévérité… Ce n’est pourtant pas là l’esprit de l’Évangile, mon cher, et tu ne seras qu’un mauvais prêtre. — Je ne le serai pas du tout, dit Théodore : tu sais bien que je puis me marier quand je voudrai, et très certainement je ne m’ensevelirai point dans un ennuyeux célibat[6]. Enfin, tu aimes Euphrasie, voilà qui me paraît déterminé ; et c’est moi que tu honores du rôle de ton confident. — Assurément je l’aime beaucoup, mais ce sera, tu le sens, la passion la plus malheureuse. Il faut bien se garder d’en parler au marquis : avec son éternelle jalousie, ce seraient des scènes à n’en plus finir, et je ne me consolerais pas des larmes que je verrais répandre pour moi à cette angélique créature. Enfin, je le répète, mon ami, comment est-il possible que tu sois resté aussi longtemps avec cette femme sans l’aimer ? — Je suis plus sage que toi, mon cher, voilà ma seule excuse ; mais ne trouves-tu pas Alphonse un peu froid avec elle depuis notre retour de Gange ? — Je l’ai remarqué comme toi : le marquis revient difficilement de ses premières impressions. D’ailleurs, cette succession lui donne de l’inquiétude ; et, dans le fait, sais-tu qu’elle donne beaucoup à réfléchir ? Tant que cette femme ne bougera pas, rien à craindre ; mais si elle prend des précautions, et sois sûr que sa mère lui en fera prendre, si elle en prend, dis-je, nous ne pourrons seulement pas manger cent louis là-dessus ; et il est dur, à notre âge, de nous trouver tous deux à la pension d’un frère, qui, quelque loyalement qu’il agisse, est loin cependant de satisfaire à nos désirs. Qu’inventer, mon cher Théodore, pour empêcher cette femme de s’emparer de tout cela en faveur de son fils ? — Ma foi, dit l’abbé, je n’y vois qu’une chose, c’est de multiplier les pièges sous les pas d’Euphrasie, en nous cachant tellement que nous ne puissions jamais être soupçonnés. Il faut que les chutes inévitables que nous lui ferons faire aiguillonnent plus fortement que jamais la jalousie du marquis ; que l’éclat dont nous environnerons ces chutes perdent sa femme de réputation, et que le marquis, la voyant toujours coupable et se déshonorant à chaque pas, devienne contraint, par cette série de torts, à lui faire juridiquement enlever toute disposition relative à l’héritage, de la conservation duquel on chargera l’un de nous trois ; et la marquise, alors regardée, ou comme folle, ou comme dissipatrice, ayant totalement perdu la confiance de son époux, étant déshonorée dans toute la province, sera de nouveau reléguée à Gange, et puis nous verrons le reste. — Bien, dit le chevalier, mais il faut prendre garde à des choses ici. La marquise n’a qu’à venir à nous soupçonner, au lieu d’empêcher ce qu’elle peut faire nous en précipiterons l’effet, et toutes nos peines se trouveront perdues. Secondement, nous avons dans la mère une surveillante bien fine ; et, pour peu que nous nous mettions à découvert, ce que nous craignons arrivera plus vite encore. — Et voilà pourquoi, reprit l’abbé, il faut nous déguiser avec un soin extrême. — Oui, mais cette femme que j’adore il faut donc continuer de la rendre malheureuse ? Il faut d’ailleurs que ces filets soient tendus par des gens qui me feront mourir de jalousie. — Oh ! mon ami, c’est de l’or qu’il nous faut, et nous devons tout faire pour nous en procurer. Tu ne sais donc pas qu’avec de l’or on a tout ce qu’on veut, et de plus belles femmes encore qu’Euphrasie ? — Impossible, il n’en est point qui la vaille sur la terre ; et tous les trésors de l’Europe ne m’en procureraient pas une que j’aimasse autant. — Cette effervescence se dissipera : nous connaissons les suites et les effets d’une passion. Crois-moi, mon cher chevalier, servons l’intérêt d’abord ; nous parlerons d’amour quand nous serons riches. — Eh bien ! résumons-nous : quelle est enfin ta dernière résolution ? — De faire tout ce qui dépendra de nous pour perdre cette femme, pour que son mari ne conserve pas même un léger mouvement d’estime pour elle. Faut-il enfin prononcer le mot ? Eh bien ! mon ami, il faut la prostituer dans Avignon ; la faire retourner à Gange, comblée d’opprobre et de chagrin. — Et la mère, le répéterai-je cent fois ? — Il y a mille moyens de s’en débarrasser. À l’âge qu’elle a, en la guettant bien, on peut la faire passer pour aliénée ; on l’interdit, et la voilà écartée de la tutelle. — On pourrait faire mieux, dit le chevalier ; mais tenons-nous au parti que tu proposes, et, surtout, déguisons-nous tellement qu’il soit impossible de nous reconnaître… Et mon amour, mon amour, au milieu de tout cela ? — Pourrait bien avoir des suites fort heureuses : je le vois ainsi maintenant, mais tu me diras tout. — Je t’en donne parole. Et l’on se sépara, avec la ferme résolution d’agir dès le moment même, d’après les plans infernaux qui venaient d’être dressés.

L’abbé, comme on le voit, n’était convenu de rien dans cette conversation. Il était trop adroit et trop fin pour s’afficher le rival d’un frère qui valait mieux que lui ; mais il espérait bien profiter des lacs dans lesquels il allait de nouveau ressaisir sa belle-sœur, pour remettre à exécution tous ses premiers projets.

Parmi le peu de personnes qui avaient l’honneur d’être admises chez madame de Gange, se trouvait une certaine comtesse de Donis, issue, par son mari, d’une famille florentine, établie dans Avignon lors du séjour des papes. Si cette femme avait, du côté de la noblesse, tout ce qu’il fallait pour être reçue en bonne compagnie, il s’en fallait bien que ses moœurs dussent lui en ouvrir les portes ; mais une profonde hypocrisie déguisait tellement son intérieur, son langage s’accordait si bien avec ce qu’elle voulait jouer, qu’elle en imposait généralement. Son mari, mort depuis quelques années, l’avait laissée veuve et sans enfants, dans un âge où les charmes légitiment encore les passions. Madame de Donis avait à peine quarante ans, une jolie figure, et une fortune assez considérable pour tenir un rang distingué dans la ville. On lui prêtait bien quelques amants ; mais ses intrigues étaient si mystérieusement filées que la calomnie n’osait pas l’attaquer, et qu’on eût eu sans doute plus de peine à croire à ses désordres, même en les voyant, qu’on n’en eût éprouvé à la croire vertueuse, sitôt qu’on l’entendait. Ces femmes-là sont beaucoup moins rares qu’on ne le croit, et toujours beaucoup plus dangereuses que de franches coquettes : on peut se garantir de celles-ci, jamais des autres.,

Madame de Donis, maîtresse de l’abbé de Gange pendant trois ou quatre ans, parut à cet homme dangereux très propre à le servir dans l’un des perfides projets qu’il nourrissait contre sa malheureuse belle-sœur ; il lui en fit part ; madame de Donis, pour qui une fourberie ou une méchanceté devenait une jouissance, en trouvant qu’elle pouvait se livrer à celle-ci avec le mystère qu’elle mettait à tout ce qu’elle faisait, accepta sans balancer ; et ce qu’on va lire devint le résultat du complot dans lequel il parut essentiel d’associer le marquis.

Madame de Donis, qui, comme nous l’avons dit, était parvenue à en imposer à madame de Châteaublanc, vivait avec elle et sa fille dans la plus grande intimité. S’ouvrant un jour à celle-ci : — Je suis fâchée, lui dit-elle, de cette espèce de désunion qui paraît établie entre le marquis de Gange et vous. Sa manière d’être commence à faire jaser dans la ville ; et, notamment hier, chez le duc de Gadagne, on parut extrêmement surpris de ce qu’il ne daignait pas même loger avec vous. — Mais cela tient, dit madame de Gange, à quelques arrangements d’intérêt et de famille, qui n’altèrent en rien nos sentiments. Nous ne nous en aimons pas moins, pour occuper deux maisons au lieu d’une ; et j’espère que vous nous verrez l’hiver prochain tous réunis dans le même hôtel. — Soit ; mais en attendant on cause, on invente, on veut trouver des motifs où il n’y en a point, et vous savez ce que c’est que le monde, et surtout celui de cette ville. Faut-il d’ailleurs vous l’avouer ? On croit s’apercevoir qu’il règne décidément un peu de froid entre vous. Parlez-moi vrai, ma chère Euphrasie, ouvrez-moi votre cœur avec assurance : quelle peut être la cause de cette altération dont tout le monde s’aperçoit ? La dissiper tient à votre félicité autant qu’à votre honneur. Je vous conjure, au nom de l’amitié que je n’ai jamais cessé d’avoir pour vous, de me parler sur cela avec toute la franchise que vous me voyez mettre à vous le demander.

Alors, la marquise dont on touchait le cœur dans sa partie la plus sensible, se jette dans les bras de madame de Donis, et lui avoue que rien n’est vrai comme ce refroidissement d’Alphonse ; mais elle proteste en même temps qu’elle en ignore la cause, et qu’elle donnerait sa vie pour la connaître et pour la faire cesser. — Voulez-vous que je vous parle vrai ? dit madame de Donis ; je crois votre mari très jaloux ; l’histoire de Villefranche, que beaucoup de gens savent ici, prouve une grande jalousie chez Alphonse : dans ce cas-là, les maris deviennent inévitablement plus froids ou plus emportés. Il paraît que le vôtre a pris le premier parti ; mais il est des moyens pour le ramener. — On m’en a proposé qui me font horreur. — Une infidélité, n’est-ce pas ? Oh ! je suis à cent lieues de cette perfidie, ma chère. Pendant que mon mari vivait, une circonstance à peu près semblable à la vôtre me mit dans le cas d’employer le parti que je vais vous conseiller ; il me réussit : écoutez-le avant que de le rejeter, et profitez-en, s’il vous convient.

« Quand un mari paraît se dégoûter des liens de l’hymen, il faut essayer de le ressaisir sur les ailes légères de l’amour. Cessez pour un instant d’être la femme du marquis de Gange ; devenez sa maîtresse : vous n’imagineriez pas ce qu’une femme adroite peut gagner à ce changement de rôle. J’échaufferai son imagination au point de le faire consentir à cette ruse. Un cabinet obscur vous recevra tous deux chez moi ; il n’ignorera pas qu’il est avec vous ; mais, pour rendre la scène bien meilleure, vous n’aurez pas l’air de vous supposer avec lui. Croyez que toutes les flammes de l’amour se rallumeront dans cette entrevue. Cédez, s’il vous en presse : que risquez-vous, dès que vous êtes sûre de ne tomber que dans ses bras ? Vous le verrez alors dans l’ivresse… dans ce délire qui n’existe jamais où règne l’habitude. L’illusion disparaît ; des bougies se rallument ; il voit la maîtresse qu’il a supposée dans son ardente et chère épouse ; et de ce moment, il retrouve, avec le lien de l’hymen, toutes les roses de l’amour.

Ce n’était pas sans agitation qu’Euphrasie avait écouté madame de Donis ; la passion la plus chaste colorait ses belles joues de ce mélange heureux de la pudeur et de la volupté ; des soupirs étoufiés agitent son beau sein et font palpiter son cœur comme celui de la colombe aux approches du compagnon de ses jeux.

— Mais, ma chère dame, dit-elle en se remettant, n’y a-t-il rien là contre l’honneur ? — Rien ; tout s’emploie pour vous rendre celui que la loi vous donne. — Contre la délicatesse ? — Encore moins ; peut-elle être ofiemée du dessein de reprendre auprès d’un époux les premières formes qui le séduisirent ? Cette manière, infiniment coupable avec un autre, devient vertueuse dans ce cas-ci, puisque votre unique objet est de rappeler votre époux au plus chaste lien.

Euphrasie se rend. On convient du jour. Il fallait, pour conserver toutes les apparences mystérieuses, n’arriver que le soir chez madame de Donis. La marquise arrive à neuf heures.

— Il y est, dit la comtesse ; il a trouvé la ruse charmante, et c’est avec délices qu’il consent à la mettre en jeu. Conduisez-vous bien ; souvenez-vous surtout qu’il se croit avec Euphrasie ; mais qu’Euphrasie ne doit rien dire qui prouve qu’elle est avec son époux. Mettez bien de l’art dans cette scène, et je vous garantis le succès. Un cabinet très sombre était préparé. Quelque sûre que fût la marquise de n’y trouver que son mari, elle n’y entre pourtant qu’en tremblant. Aucun jour ne pénètre dans cet asile solitaire ; aucun bruit ne s’y fait entendre, et la marquise était prévenue de parler bas.

— Est-ce vous, lui dit une voix douce, qui se voila de la même manière, est-ce vous, ô mon ange ? Que je trouve de délicatesse à cette façon de nous voir ! — j’ai eu beaucoup de peine à m’y prêter, mais que ne fait-on pas pour ce qu’on aime ! Au moins, n’abuse pas de ma faiblesse. — Non, mais tu me permettras d’user de mes droits. — Tu t’en supposes donc sur mon cœur ? — Ah ! les plus assurés : mon amour me les donne. — Combien ce mot d’amour me flatte dans une semblable situation ! — Ne tardons pas à nous en donner des preuves. — Voilà déjà que tu manques à tes promesses. — Je n’ai promis que de t’aimer… Quoi ! tu résistes ? — Ah ! le puis-je longtemps avec le seul homme que j’adore au monde… — Eh bien ! cesse donc de t’opposer aux preuves ardentes du même amour qui me consume aussi… Et la crédule Euphrasie, enlacée dans des bras criminels, qu’elle est bien loin de connaître, est au moment d’accorder à l’hymen ce que le crime allait profaner.

Tout à coup s’ouvre avec fracas une porte différente de celle par où elle est entrée… — Artificieuse créature, dit le marquis de Gange, s’éclairant de deux flambeaux, dont les reflets, frappant les yeux éblouis de la marquise, l’empêchent de voir un jeune homme s’échappant avec rapidité ; femme coupable et digne de tout mon courroux, poursuit le marquis en fureur, voilà donc comme tu multiplies tes désordres, et comme tu ne cherches pas même à les déguiser ! Mais Euphrasie, conservant son sang-froid, se jette dans l’appartement de madame de Donis, où son mari se précipite également. — Que signifient, dit-elle, avec ce noble courage que donne la vertu, que veulent dire, madame, les scènes horribles que vous m’occasionnez ? N’est-ce donc pas vous-même qui venez de me précipiter dans le piège, et n’est-ce donc pas avec mon mari que vous me ménagiez cette entrevue ? — Quelle fausseté, dit Alphonse, toujours en fureur. Si je n’étais pas avec vous, j’en étais fort près. Avez-vous dit un seul mot, dans ce tête-à-tête, qui prouvât que ce fût à moi que vous vous adressiez ?

— Et comment l’eût-elle fait, dit précipitamment la comtesse, puisqu’elle était bien sûre d’être avec l’amant qu’elle m’avait suppliée de lui laisser voir chez moi, ce à quoi je ne me suis prêtée qu’en avertissant son époux. — Impudente ! — Silence, madame, silence, poursuivit madame de Donis, il ne me convenait pas de rien faire pour vous dans cette occasion, mais tout pour un mari que je devais convaincre de votre mauvaise conduite ; et, lorsque, d’après vos instances réitérées, j’ai bien voulu vous accorder chez moi un rendez-vous avec votre amant, ce n’était qu’à dessein que les yeux de ce mari pussent enfin lui prouver l’inconcevable degré où vous portez à la fois et l’abandon de vous-même et la fausseté. — Monstre exécrable, dit Euphrasie, pâlissant de courroux, de quels abîmes de l’enfer es-tu donc sortie pour le malheur de la vertu ?

— Taisez-vous, madame, dit Alphonse, cette effervescence n’est plus de saison ; elle conviendrait peut-être à la sagesse : elle ne sert ici qu’à montrer plus hideux encore le vice dont vous vous souillez. Ne faites aucun esclandre, madame, il retomberait sur vous, et ne redoutez plus rien des élans d’une jalousie… qui disparaît avec mon amour. Je vous abandonne au mépris ; retournez en paix chez vous, et surtout point de bruit : le mystère et une meilleure conduite peuvent encore soutenir les chancelants débris de votre réputation ; elle est perdue, ainsi que la mienne, si vous faites d’indiscrets éclats.

— Je vous obéis, monsieur, dit Euphrasie toujours contenue, quoique dans un état violent ; oui, je vous obéis ; mais cette estime que vous voulez encore m’enlever… nouvelle plaie, que je ne dois qu’aux mains barbares de cette indigne créature, je la recouvrerai, monsieur, je la recouvrerai. Souvenez-vous que je saurai, par une conduite exemplaire et toujours soutenue, quand des monstres ne me persécuteront plus ; que je saurai, dis-je, vous forcer à me rendre ce que je n’ai jamais mérité de perdre. Et, s’adressant à la comtesse : — Trouvez de raisonnables motifs pour rompre avec moi, vous, madame ; mais surtout que je ne vous voie jamais, ou les efi’ets de ma vengeance surpasseraient ceux de votre fausseté.

La marquise retourna chez elle, bien décidée à ne rien dire, d’après la juste persuasion où elle était que, dans une aventure aussi malheureuse, il lui serait peut-être plus facile d’être convaincue que disculpée. D’après ce système, elle crut qu’elle devait se montrer dans le monde comme à l’ordinaire ; elle le fit.

Cependant, cette histoire, par les soins des scélérats dont elle était l’ouvrage, ne laissa pas de faire quelque bruit. C’est ce que voulaient ses persécuteurs, qui, devenus plus entreprenants par le succès de cette ruse, travaillèrent bientôt sur de nouveaux frais.

Pour mieux persuader le marquis, on pense bien que madame de Donis, agissant d’après les instigations de l’abbé, s’était bien gardée de dire à Alphonse que sa femme se croyait avec lui dans cette entrevue, ne lui ayant jamais ofi’ert la chose que sous le côté le plus défavorable à Euphrasie. On sent quelle nouvelle preuve de conviction acquérait ici le malheureux Alphonse, et comme il se fortifiait dans l’idée certaine que de pareilles scènes amèneraient imperceptiblement sa femme où son refroidissement et son intérêt désiraient la voir.

Il y avait alors à Avignon deux jeunes gens fort-aimables, doués de tous les dons de la fortune et de la figure, mais de la classe de ceux qu’on a depuis nommés des roués, c’est-à-dire des êtres qui, abusant de toutes les faveurs qu’ils ont reçues de la nature, ont l’injustice de considérer les femmes comme des êtres uniquement créés pour leurs passions, sans réfléchir au tort qu’ils font à la société, en entraînant à l’adultère de crédules épouses, au libertinage des filles séduites, et qui, une fois corrompues, n’apportant plus dans le monde que des vices, et souvent des crimes, tournent bientôt sur leurs suborneurs les dards empoisonnés dont ils eurent l’imprudence d’armer leurs débiles mains… Cruelle vérité, qui, faisant mieux que tout sentir le besoin urgent de la morale, devrait faire entendre au cœur de l’homme pur l’organe même de sa conservation. À quel point sont inconséquents ceux qui ne travaillent qu’à détruire les mœurs par leurs exemples ou par leurs écrits, puisqu’ils préparent eux-mêmes les malheurs qui doivent les punir !

L’un de ces jeunes gens se nommait le duc de Caderousse, l’autre le marquis de Valbelle ; plus riches que le chevalier de Gange, étant tous deux aînés de leur maison, ils n’en étaient pas moins liés avec lui, et ce fut à eux que, par les conseils de Théodore, le chevalier confia ses desseins, après quelques premières ouvertures.

— Vous avez vu ma sœur hier à l’assemblée, leur dit de Gange, en dînant avec eux chez le plus fameux traiteur de la ville. — Assurément, dit Valbelle, il n’est pas une femme dans Avignon qui la vaille. Si ce que tu exiges de nous dans ce moment-ci s’accorde avec ce qu’elle nous inspire, je te réponds que tu seras bien servi. — Vous n’y êtes pas, mes amis, ce n’est pas du tout vous que je veux servir ; c’est au contraire de vous que j’attends de grands services, et voici ce qui va vous paraître fort extraordinaire : je suis amoureux de cette femme comme un fou, et cependant je veux lui faire dans le monde tout le tort que je pourrai. — Parbleu ! dit Caderousse, il me semble qu’aussitôt qu’elle sera ta maîtresse, sa réputation sera bien effleurée. Tu possèdes assurément, mon ami, bien amplement tout ce qu’il faut pour déshonorer une femme. — Ce n’est pas encore cela : je vois, ou que je m’explique mal, ou que vous avez beaucoup de peine à me comprendre. En faisant ce que vous me dites, voilà cette femme sur mon compte ; or, il faut qu’elle soit sur le vôtre pendant que je la séduirai : il faut que j’aie le profit et vous les charges. — Valbelle, dit Caderousse, j’aime assez ce rôle-là ; car tu conviendras que, dans le fait, il vaut presque mieux, pour la réputation d’un joli homme, qu’on lui croie une femme que de l’avoir en effet. Allons, je me charge du personnage, poursuivit le duc ; mais tu me guideras, chevalier, tu me diras tout ce qu’il faudra faire ; et, en attendant, tu vas nous dévoiler ce qui t’engage à une pareille conduite. Alors de Gange expliqua à ses amis toute l’histoire de la succession, les craintes légitimes qu’avaient ses frères et lui que madame de Châteaublanc ne devînt tutrice de l’enfant du marquis à leur détriment, ce qui allait encore resserrer leur fortune au moins pour vingt ans ; qu’en donnant, ou faisant avoir des torts à la marquise de Gange et à sa mère, ils éloignaient ces deux femmes de l’administration de l’héritage ; qu’au travers de tout cela, si ses amis voulaient l’aider, il aurait assurément la marquise, et que, par conséquent il servait ainsi l’amour et l’intérêt, ce qui n’était pas toujours très facile à conduire de front ; que, pour se résumer enfin, ils seraient tour à tour les amants supposés de la marquise de Gange ; que lui serait le véritable, et que la victime de ces charmants projets irait ensuite pleurer tout à son aise dans une tour sa réputation perdue avec eux, son honneur perdu avec lui, et sa succession perdue pour elle.

— Voilà le plan le plus infernal qu’il soit possible de construire, dit Valbelle, et je crois qu’il faut convenir, chevalier, que tu l’emportes sur nous dans l’art savant de tromper et de ruiner une femme.

— Mes amis, dit de Gange, il y a des choses véritablement fâcheuses, mais dont la nécessité fait oublier le désagrément. Dès que j’aime cette femme, il faut bien que je l’aie ; et, dès qu’elle veut être plus riche que moi, il faut bien que je la ruine. Point de justice, point d’équilibre dans le monde, si ceux qui désirent n’ont rien, et si ceux qui n’ont rien à désirer ne partagent pas avec les autres. — Et que dira le marquis à tout cela ? objecta Valbelle. — Il s’arrangera d’un autre côté : il aura ici des femmes tant qu’il voudra, et de l’argent plus qu’il n’en espère. Vous voyez bien que je pense à servir ma famille. Oh ! croyez-moi, mes amis, j’ai beaucoup plus d’ordre et de raison que vous ne pensez. — Quand tu voudras nous le prouver, dit Valbelle, ne t’appuie pas sur la logique dont tu viens de te servir. Quoi qu’il en soit, c’est fini ; le chevalier nous a distribué nos rôles : tu commences, mon cher duc, et je te suis. — Voilà qui va à merveille, dit Caderousse ; mais si, par hasard, en travaillant pour toi, je trouve une belle occasion, je ne t’irai pas chercher pour en profiter. — C’est cependant ce que je voudrais, dit de Gange, et voilà ce qui fait que j’ai peur que tout cela ne finisse par nous brouiller. Au reste, ne réalisons pas d’avance la jolie fable de l’Huître et des Plaideurs. Il sera très possible que le joli petit poisson ne soit avalé par aucun de nous. Soumettons-nous aux circonstances, et voguons sur une mer assez passablement orageuse.

Quelques bouteilles de l’Hermitage et de Champagne scellèrent ce pacte désastreux, et l’on ne s’occupa plus que de son exécution.

Le carnaval dans lequel on entrait, communément bruyant et gai à Avignon, favorisait infiniment les projets du chevalier, fort applaudis de Théodore, auquel il en avait fait part. On crut qu’il fallait commencer par mettre la marquise en liaison avec les deux criminels agents du perfide chevalier, et l’abbé les présenta chez elle. Possédant tout ce qu’il fallait pour plaire et pour être admis dans le plus grand monde, ils furent parfaitement reçus d’Euphrasie. La mère du duc de Caderousse donnant le surlendemain un très grand bal chez elle, le jeune seigneur ne manqua pas d’y inviter la marquise.

Quoique très sage et très vertueuse, madame de Gange, dans l’âge des plaisirs, ne se refusait à aucun de ceux qui ne paraissaient pas l’écarter de ses devoirs : on doit même se rappeler que cela entrait dans ses plans, depuis son aventure chez la comtesse de Donis. Il lui devenait si nécessaire d’ailleurs de dissiper les chagrins dont elle venait d’être accablée ; tout ce qui l’entourait l’y engageait de si bonne foi, qu’elle accepta de la meilleure grâce du monde.

Quelque jolie que soit une femme, elle aime toujours à rehausser ses attraits de tous les agréments de la parure ; et la marquise avait l’art de prouver que, dans une femme honnête, un peu de coquetterie peut très bien s’allier avec la décence, et la parure avec la religion : n’est-il donc pas des jours de fêtes où ses ministres en donnent l’exemple ? Ce qui flatte les yeux va toujours à l’âme. La ferveur serait peut-être moins grande, si les autels n’étaient parsemés de fleurs, et si les ornements sacerdotaux n’étaient pas souvent couverts d’or.

Madame de Gange se trouve donc au bal, et la mieux mise et la plus belle. Le marquis et l’abbé étaient restés chez madame de Châteaublanc ; le chevalier seul donnait la main à la marquise. Même enthousiasme quand elle parut là que quand elle avait débuté au cercle du duc de Gadagne. On se rappela qu’elle avait dansé avec Louis XIV ; qu’un instant le jeune roi lui avait accordé la préférence sur la belle Mancini : tout cela fixa longtemps tous les regards sur elle, et les danseurs ne se lassaient pas de l’inviter. Le seul Caderousse, pour donner le change, parut s’occuper fort peu d’elle, et le chevalier alliait à son amour toute la décence dont il était capable.

Sur les huit heures du soir, le duc de Caderousse invita, sans affectation, la marquise à venir se rafraîchir dans une salle éloignée de celle où l’on dansait ; le chevalier la suivit. De préférence à tout ce qu’on lui ofl’re, la marquise, ayant fort chaud, préfère un consommé ; une écuelle d’or le contient, et c’est Caderousse qui le présente. À peine est-il pris qu’un voile épais s’étend sur les paupières d’Euphrasie : elle tombe sur un canapé, sans pouvoir résister au sommeil léthargique qui l’anéantit. À l’instant elle est enlevée et mise dans une voiture à quatre chevaux, qui s’élance avec rapidité vers le village de Cadenet, chef-lieu de la seigneurie de Caderousse, dans lequel se trouve l’antique château donnant son nom à la famille, situé à sept lieues d’Avignon, sur la route d’Aix, et dominant la Durance, par l’assiette très élevée qui lui sert de base.

Le mouvement de la voiture réveille la marquise ; elle baisse une glace, veut faire arrêter ; mais deux hommes qui l’accompagnent, et dont les rayons de la lune lui font voir le déguisement et les masques, l’empêchent aussitôt de crier, l’un en lui mettant la main sur la bouche, l’autre en lui saisissant fortement le cou. — Ah ! grand Dieu ! que m’arrive-t-il, dit la marquise, en se renfonçant malgré elle dans la voiture… Que vais-je devenir ? Pourquoi donc faut-il que je sois toujours la victime de mon imprudence ?… — Tranquillisez-vous, madame, lui dit une voix qui lui est inconnue, il ne vous arrivera rien de fâcheux, rien au moins de bien affligeant pour une jolie femme. — Mais c’est donc monsieur de Caderousse qui me fait cet affront ? — Non, madame, il n’est pour rien dans tout cela. — C’est donc mon beau-frère ? Il n’y avait qu’eux deux avec moi, lorsque j’ai pris ce breuvage soporifique. — Eh bien ! ce n’est ni l’un ni l’autre des deux personnes que vous nommez. — Je n’étais donc point au bal chez la duchesse de Caderousse ? — Vous y étiez, madame. — Mais le chevalier de Gange n’était donc pas avec moi ? — Il y était, madame. — Et ce ne sont point eux qui me font enlever ? — Non, madame, un philtre puissant vous a été donné dans le bouillon que vous avez pris. De ce moment, tout a changé de face : un homme très amoureux de vous s’est emparé de votre personne ; et, à l’instant où le chevalier de Gange et monsieur le duc volaient vous chercher du secours, l’homme dont nous vous parlons vous a emportée dans cette voiture, en vous confiant à nos soins. Nous sommes bien près de notre destination : là, madame, vous connaîtrez votre ravisseur ; là, vous verrez à vos genoux celui dont vous croyez avoir à vous plaindre, et là, comme font toutes les femmes, vous pardonnerez au criminel, uniquement en faveur de son crime. — Je ne pardonnerai rien, dit la marquise au désespoir, je ne veux rien entendre, rien connaître, je veux que vous me déposiez au milieu du chemin, et je trouverai facilement celui qui peut me faire échapper à l’indigne traitement que l’on me réserve. — Vous déposer ici, madame, dans cette périlleuse vallée de Lourmarin, où se réfugient les protestants, et où ils massacrent sans pitié ceux qui viennent les troubler ! — Ils seront pour moi moins à craindre que vous ; ils défendent leurs droits, vous outragez les miens : ces mêmes hommes dont vous voulez m’effrayer peuplent la terre que j’habite ; jamais je n’eus à m’en plaindre ; ils adorent le même Dieu que moi, et ne l’offensent pas comme vous. Laissez-moi, laissez-moi, vous dis-je, ou je vais les appeler à mon secours.

Le seul résultat de cette menace fut de lever avec grand soin deux volets de bois artistement ménagés au-devant des glaces de la voiture, de recommander au cocher de doubler le pas, et de captiver plus fortement la marquise.

— Allons, subissons mon sort, dit cette infortunée : j’ai fait une faute, il faut que j’en sois punie. Divin Seigneur, j’implore ta pitié ; tu me préserveras de dangers aussi grands ; jamais tes bontés n’abandonneront la vertu faible et malheureuse : ah ! tu ne serais plus le vengeur du crime, si tu le laissais triompher sur elle.

Encore une heure de marche, et l’on arriva au milieu de la nuit. La voiture s’arrêta dans une cour extrêmement obscure, et la marquise n’aperçut en descendant que de hautes murailles qui lui dérobaient presque l’escalier par lequel on la fit monter, toujours guidée par ses deux gardes. Elle parvint dans un vaste appartement où elle fut enfermée avec soin. Les précautions les plus sûres étaient prises pour qu’elle n’en pût ouvrir les croisées, et le silence le plus effrayant régnait dans tout le château.


CHAPITRE X


Avec une tête aussi vive, avec le souvenir si récent de ses malheurs, il est aisé de concevoir à quelles affligeantes réflexions se livra madame de Gange. Que de soupirs s’exhalèrent de son cœur oppressé ; que de larmes inondèrent ses joues, quand elle se considéra dans cette terrible situation ! Cruellement agitée, elle parcourait cette grande salle, sans pouvoir en discerner les dimensions, lorsqu’elle crut apercevoir une petite porte entrouverte. Il était encore nuit ; et l’endroit où elle se trouvait n’était éclairé que par quelques faibles rayons d’une lune pâle que des nuages fortement agités dérobaient à tous les instants. Elle vole à cette porte ; le malheur saisit ardemment tout ce que le hasard lui présente : une lampe prête à s’éteindre lui laisse entrevoir le cabinet que ferme la porte qu’elle vient de découvrir ; elle entre… Mais quel affreux objet s’offre à ses regards ! Elle voit sur une table un cadavre entrouvert, presque entièrement déchiré, sur lequel vient de travailler le chirurgien du château, dont ce local est le laboratoire. Euphrasie se jette en arrière, en poussant un effroyable cri : elle s’égare, elle chancelle, elle ne doit plus son existence qu’à la frayeur ; elle expirerait, sans l’extrême agitation qui précipite les mouvements de son cœur. Cependant, plus d’issue… plus aucun moyen d’échapper ; et, sans qu’elle y ait participé, la porte qui lui a favorisé l’entrée de ce lieu terrible s’est aussitôt refermée. — Ah ! s’écrie-t-elle en frémissant, c’est une victime de ces monstres, et voilà le sort qui m’attend !… Comment sortir d’ici ?… Droite, immobile, faiblement appuyée contre le mur, à peine ose-t-elle respirer. Tout à coup la lampe s’éteint, mille fantômes lui apparaissent ; et, comme si la nature voulait aggraver l’anxiété de cette infortunée, un orage se déclare… un coup de tonnerre affreux se fait entendre, elle se précipite sur sa droite… C’est donc quelquefois pour notre bonheur que le ciel paraît nous desservir. Le mouvement d’Euphrasie vient de la faire peser sur un ressort dont l’élasticité fait ouvrir une autre porte. Un couloir étroit s’offre à elle. Occupée de fuir le danger présent, sans réfléchir qu’il peut s’en présenter de plus effrayants encore, elle s’élance… Un escalier termine le passage, elle le descend, sans voir ni où elle est, ni où elle va. Elle arrive dans la cour du château ; l’horreur du temps éloigne les portiers ; personne aux grilles ; elle les ébranle, les serrures cèdent, elles s’ouvrent… Euphrasie est libre.

Ah ! comme il est certain que les précautions incertaines du crime le trahissent à chaque instant !

L’orage redouble. Que va devenir Euphrasie, très parée, légèrement vêtue, comme on l’est enfin pour un bal ? Rien ne la garantit des dangers auxquels ce nouvel événement l’expose ; mais elle n’en connaît qu’un, celui qui la menace dans la maison qu’elle quitte ; elle avance avec empressement… Point de chemin, pas un sentier, pas un arbre : c’est derrière elle qu’elle laisse la route qu’elle devrait suivre. L’orage ne s’apaise point ; la foudre ne cesse de gronder ; les étincelles électriques, s’allumant sur plusieurs points à la fois, produisent des chocs sur les masses de matières éthérées qu’elles enflamment, et dont l’image est celle d’un combat dans les cieux. Ces bruits, précurseurs de la mort, retentissent avec fracas dans les vallons au-dessus desquels est situé le château. Presque aveuglée par les éclairs, qui ne scintillent que pour la plonger dans une obscurité plus profonde, Euphrasie ne trouve sous ses pas que ce qui sert à les entraver : ses pieds délicats s’enlacent dans les racines épaisses des ceps de vigne qu’elle parcourt au hasard.

Les nuées se fendent à la fin, et vomissent sur la terre des torrents de pluie, qui n’éteignent point les laves qui tombent avec eux. Les flammes d’une malheureuse chaumière, que consume un éclat de la foudre, à cent pas de là, en redoublant la terreur d’Euphrasie, éclairent tristement les sentiers tortueux qu’elle parcourt, et ne lui offrent que des précipices. À ce spectacle désastreux se joignent les cris plaintifs des infortunés dont ce malheur absorbe l’héritage ; leurs accents douloureux, mêlés au bruit des cloches dont le peuple, par un préjugé dangereux, fait retentir les airs, et aux éclats redoublés de la foudre, semblent avertir que la nature, irritée des crimes de l’homme, va le replonger pour jamais dans le néant d’où la bonté de Dieu le fit sortir.

Euphrasie, chancelante, repoussée tour à tour par les vents et par la frayeur, ressemble au jeune saule battu par la tempête. Elle tombe enfin dans les sillons remplis d’eau qui la font échouer à chaque pas ; elle n’appelle plus à son secours que la mort. Ces foudres dont les éclats l’entourent sont invoquées par elle : c’est la jeune biche poursuivie par des chasseurs, et qui vient expirer dans son dernier asile.

Un bruit se fait entendre ; on approche. L’intéressante et triste créature ne sait si elle doit ou désirer ou craindre ce qui paraît se diriger vers elle. — Que me voulez-vous ? s’écrie-t-elle. Est-ce moi que vous chercher ? Si c’est pour m’immoler, laissez-moi plutôt mourir ici ; le ciel exaucera mes vœux, et j’aime mieux périr par sa main que par la vôtre. — Venez, venez, madame, lui dit-on, vous avez trompé notre vigilance ; vous avez risqué de nous perdre ; mais des chaînes plus fortes vont vous préserver du sort où nous plongeait votre imprudence. À ces mots, deux hommes la saisissent ; ils l’enveloppent dans le manteau qu’ils portent, et ils prennent les meilleures précautions pour la ramener au château. Elle y rentre ; un de ses conducteurs se retire ; le second, après l’avoir remise dans la salle où elle était auparavant, y rentre avec une lumière. Mais qui reconnaît-elle alors ? Il est donc vrai que le ciel n’abandonne jamais la vertu… C’est Victor, ce fidèle valet du marquis de Gange, dont nous avons parlé au commencement de cette histoire, et qui, sorti pour quelques faibles mécontentements, était entré au service du duc de Caderousse : il reconnaît son ancienne maîtresse.. — Quoi ! c’est vous, madame la marquise ? dit-il en se jetant à ses genoux. Ah ! grand Dieu ! Comment vais-je vous tirer des dangers qui vous environnent ? — Où suis-je donc ici ? — Chez le duc de Caderousse, madame, le meilleur maître du monde, sans doute, mais l’homme le plus dépravé de son siècle. Les gens qui vous ont accompagnée m’avaient tout dit, excepté votre nom. Le duc vous a fait enlever à Avignon ; vous le devanciez de quatre heures, et il ne va reparaître ici que pour vous soumettre à ses criminels désirs. Vous êtes perdue, ma respectable maîtresse, perdue, si je ne réussis pas à vous faire sortir de cet enfer ; et comment l’entreprendre ? Hélas ! il me tuera, si je vous laisse échapper, et vous… vous, madame, vous êtes déshonorée si je ne vous sauve. — Ah ! Victor ! — Ne m’implorez pas ; mon parti est pris : entre ma vie et votre honneur je ne dois pas balancer un instant. — Excellent homme !… mes guides sont-ils repartis ? — Ils doivent l’être ; mais comment sortir d’ici dans l’état où vous êtes ? Heureusement ma femme est dans cette maison. Passons à l’instant chez elle ; vous prendrez ses habits ; vous y déposerez les vôtres, et je vous accompagnerai… Mais, en me sacrifiant pour vous, songez que je ne puis plus reparaître après. — Ah ! Victor ! peux-tu penser que je puisse jamais t’abandonner un instant ? — Pressons-nous donc ; il n’y a pas une minute à perdre. On descend chez la femme de Victor, placée comme concierge dans le château. Le changement d’habit n’est pas long ; on se précipite dans la cour ; on passe une seconde fois les grilles. Un moment, dit Victor en s’arrêtant au-delà, gardons-nous de retourner à Avignon par le chemin que le duc a pris pour arriver dans son château : nous le rencontrerions à coup sûr. Descendons lestement la montagne ; gagnons le bac de la Durance, allons droit à Aix, et nous y trouverons des voitures pour Avignon. Mais soutiendrez-vous bien ce long trajet à pied ? Eh ! se fatigue-t-on en fuyant le malheur ? Hâtons-nous seulement, et soyez sûr de moi.

On vole… Madame de Gange n’entend pas un seul bruit qu’elle ne le prenne pour celui de la voiture de son ravisseur. Victor la rassure, et l’on arrive au bac. Mais on ne peut passer le torrent : fortement augmenté par l’orage, il inonde toute la campagne ; et, quelques instances que l’on fasse au batelier, il refuse à des gens qui, d’ailleurs, ne lui paraissent pas d’une grande importance. Il faut attendre que les eaux se retirent, et combien cela durera-t-il ?… Où s’établira-t-on pendant ce temps ?

À deux cents pas, s’offre, sur la droite, une malheureuse taverne de contrebandiers. Entre la prise de possession de ce logis et le retour par le chemin que l’on vient de suivre, point de milieu : si le premier projet fait craindre les inconvénients de la plus mauvaise compagnie, le second présente ceux bien plus dangereux de la rencontre du ravisseur. Madame de Gange voudrait attendre dans le bac ; mais le patron n’y consent que pour une couple d’heures, et les oblige de sortir ensuite. Il fallut donc s’arranger dans la petite auberge. — Ah ! dit Victor, en reconnaissant de loin un personnage effrayant qui fumait à l’entrée de la cuisine. Oh ciel ! où sommes-nous ? L’homme que vous voyez est un des agents du duc, un scélérat, qui, en récompense des services rendus à ce seigneur, a déjà deux fois échappé aux châtiments que lui méritaient ses crimes. Je suis sûr qu’il est envoyé sur nos traces… Où nous cacher ?… Un mauvais appentis se présente sur la gauche de la porte du cabaret ; on pouvait entendre de là tout ce qui se disait dans la maison occupée par ce bandit et deux satellites qui ne le quittaient jamais. — Cachons-nous là, dit Victor, nous saurons au moins à quoi nous en tenir sur le compte de ces hommes redoutables. Euphrasie approuve ce conseil ; tous deux se blottissent sous des bottes de paille, et prêtent avidement l’oreille.

— Nous les avons manqués d’une heure, dit le chef à ses compagnons ; il fallait qu’ils fussent cachés dans le bac… Quelle perte pour nous ! Le duc nous a promis deux cents louis si nous la lui ramenons. Il fera mourir Victor sous le bâton ; mais, pour la marquise, elle est perdue : il n’y a pas grand mal ; ce n’est pas une femme bien honnête. Son mari ne s’est battu avec Villefranche que parce qu’il le trouva dans le lit de son épouse. Et peu auparavant, lorsqu’elle se sauvait de Beaucaire avec cet amant, et que Deschamps, mon capitaine pour lors, la fit descendre dans son souterrain, ne fit-il pas d’elle tout ce qu’il voulut ? Elle y avait consenti… Oh ! c’est une débauchée. — Oui, dit le chef, voilà comme ces belles dames usurpent l’estime du public. Si c’était une de nos femmes, on dirait tout simplement que c’est une coquine : il semble que les pauvres ne doivent pas avoir de réputation ; mais avec ces marquises, ces duchesses, il faut ménager les termes ; elles font pis que les nôtres, et encore faut-il les respecter. — On dit qu’elle est jolie, celle-là, dit le troisième camarade. — Sans cela, repartit le chef, le duc ne paierait pas aussi bien nos services. Oh ! c’est une femme perdue, poursuivit le brigand ; personne ne voudra plus la revoir dans Avignon.

— Eh bien ! dit le troisième satellite, son mari la fera enfermer. Elle est jeune ; on lui donnera le temps de se corriger. Il faudrait que toutes ces femmes-là fussent à l’ombre : ce sont elles qui perdent les autres ; et voilà ce qui occasionne tant de libertinage dans ce pays-ci. Mais poursuivons notre enquête ; allons à l’autre bac ; ils y seront peut-être. — Oh ! ventrebleu ! dit le chef, je vous assure que je la ramènerai de bon cœur au duc : c’est un brave homme, et il n’y a pas de mal qu’il profite de toutes les sottises de ces femmes-là. Pourquoi y est-elle venue ?

Nos bandits payent leur dépense, et passent, en sortant, si près de l’abri où se trouvaient la marquise et son conducteur qu’un d’eux pensa tomber sur les bottes de paille qui les recelaient. Dès qu’ils sont partis, nos deux fugitifs rétrogradent dans la campagne, gravissent une petite élévation, de laquelle ils peuvent observer tout ce qui se passe au second bac, et d’où ils aperçoivent enfin les bandits revenir sur leurs pas, et reprendre la route du château. Ils se dirigent alors sur les bords de la rivière, et demandent à passer. Les eaux s’étant un peu retirées, le patron consent ; puis, les considérant avec attention. — N’êtes-vous pas, leur dit-il, du nombre de ceux que le duc envoie après une femme qui vient de se sauver de chez lui ? Des gens que vous avez dû voir nous ont dit être chargés de les poursuivre, et de les arrêter s’ils venaient. — Parbleu, dit Victor, c’est aussi notre consigne : il dépêche ma femme que vous voyez et moi pour la même chose. Vous savez que nous sommes à son service. — Pressez-vous, dit le batelier, je crois la personne que vous cherchez sur la route d’Aix ; elle est passée par l’autre bac. — Bon, dit Victor, nous allons courir après ; nous ne nous arrêterons pas que nous ne l’avons. — Passez, passez, mes amis, il faut rendre service à monsieur le duc ; c’est un bon seigneur, il paye bien.

On traverse, on aborde, et voilà la marquise sur la route d’Aix.

— Ô ! mon cher Victor, dit Euphrasie, dès qu’elle voit la rivière entre ses ravisseurs et elle, que ne vous dois-je pas pour un tel service ! — Madame, dit Victor, en refusant une bague de prix que voulait lui donner la marquise, celui qui est assez heureux pour préserver la vertu des atteintes du vice ne doit recevoir de récompense que de son cœur. — Mais avez-vous entendu les horribles propos de ces gens-là[7] ? Et voilà donc où la plus légère imprudence peut entraîner une honnête femme[8] ! Ô ! mon cher Victor ! quelle leçon ! — Vous triompherez de tout cela, madame, répondit Victor ; et les éclaircissements que je vais donner me rendront peut-être assez heureux pour y concourir.

La marquise était fatiguée ; ses forces, altérées par l’inquiétude et par le chagrin, commençaient à faiblir ; elle monte avec son protecteur sur une charrette qui faisait la même route, et ce fut dans cet état qu’ils entrèrent dans Aix. Dès qu’ils furent sur le Cours, ils quittèrent ce triste équipage, et Victor conduisit la marquise dans la plus belle auberge de la ville. Ils y étaient à peine que le premier objet qui frappe leurs yeux est le marquis de Gange. Euphrasie est prête à s’évanouir… — Me trompé-je ! dit Alphonse ; quoi ! c’est vous, madame !… en cet état… conduite par un homme que j’ai renvoyé de chez moi ! et c’est sous ce déguisement que vous fuyez ! et, sous le prétexte d’aller au bal, vous allez courir la province ! Vous peignez-vous l’inquiétude où vous avez mis votre mère et toute votre famille ? Ainsi donc, madame, il est décidé que je ne puis vous rencontrer que pour vous couvrir de reproches, que mérite si bien votre inconduite ! — Ah ! monsieur, daignez m’entendre avant que de me condamner. — Eh bien ! passons vite dans mon appartement : là, vous pourrez m’instruire à l’aise d’une aussi singulière aventure… Pour vous, Victor, soyez tranquille ; il vous suffit d’avoir accompagné madame pour que je vous récompense : vous me direz ce qui vous convient. — L’honneur de vous servir, monsieur le marquis… Ah ! soyez sûr que vous avez une épouse bien respectable.

On entre dans la chambre du marquis, et Euphrasie, après avoir versé des larmes bien amères, raconte à son époux, dans le plus grand détail, tout ce qui vient de lui arriver, en dissimulant néanmoins, par prudence, la part que le chevalier avait dans cette histoire.

Que l’on ne taxe pas ici notre héroïne de fausseté : il est permis de cacher ce qu’il serait imprudent de dire ; mais on est toujours très coupable en donnant aux faits une physionomie qu’ils n’ont pas.

Le marquis réprimanda sévèrement sa femme de tomber perpétuellement ainsi dans les pièges que chacun lui tendait. — Vous voyez, dit-il, que vous me mettez encore ici dans le cas d’avoir avec Caderousse la même affaire qu’avec Villefranche. — Gardez-vous-en bien, dit Euphrasie ; laissez oublier une aventure dont l’éclat me perdrait : c’est à ma sagesse à tout prévenir désormais. — Ah ! perfide, vous m’en avez dit autant chez madame de Donis. — Uniquement coupable d’imprudence dans l’un et dans l’autre cas, croyez que je serai maintenant plus sévère que jamais sur tout ce qui pourrait me faire tomber dans les mêmes fautes. Récompensez Victor, monsieur, je vous en conjure ; le motif qui vous le fit renvoyer à Gange ne peut se mettre en compensation avec la belle action qu’il vient de faire. Je vous le recommande.

Victor fut bien payé, placé dans Aix, avec sa femme, et l’on ne s’occupa plus que de retourner à Avignon, où les deux époux arrivèrent sans prononcer une parole.

— Voilà votre fille, madame, dit Alphonse à sa belle-mère ; elle vous instruira de tout, et vous prononcerez. Le marquis se sauve à ces mots, et laisse ces deux femmes s’expliquer.

La première idée qui vint à madame de Châteaublanc fut qu’il y avait encore là quelque piège. — Je n’en doute pas, dit Euphrasie ; et, ce qui me paraît singulier, c’est qu’Alphonse ne revient d’aucune de ses fâcheuses impressions contre moi. Il a été d’un froid glacé pendant le retour. — Quelqu’un l’aigrit, dit madame de Châteaublanc. Vous avez des devoirs à remplir, ma fille ; que rien ne vous en écarte jamais. La vérité se découvrira tôt ou tard, et nous triompherons de nos ennemis. — Je crains, dit madame de Gange, que cette succession ne leur donne de l’humeur à tous. — Et quels droits peuvent-ils y avoir ? En vous laissant cinq cent mille francs, Nochères a voulu qu’ils passassent à votre fils. — Soit ; mais mon mari, peut-être, aurait désiré que ce testament fût autant en sa faveur qu’en la mienne. Peut-être voudrait-il recevoir les revenus jusqu’à la majorité de mon fils. — Avec la conduite de votre époux et de ses frères, notre cher enfant pourrait bien ne pas gagner à l’administration. — Monsieur de Gange est incapable… — Je le crois ; mais il est faible, et ses frères le mènent. — Oh ! maman, je serais désolée de me brouiller avec mon mari… Si vous saviez combien je l’aime ! — Et moi, ma fille, je serais désolée que votre fils n’eût rien. D’ailleurs, usons dans tout ceci de la plus grande politique, et croyez que mes réflexions, et les gens qui nous conseillent, fourniront bientôt les moyens d’établir un juste équilibre dans toutes les branches de cette importante affaire.


CHAPITRE XI


Une heure après le départ de Cadenet, le chevalier de Gange et le duc de Caderousse y étaient arrivés avec les plus criminelles intentions. On se figure leur étonnement, quand ils apprirent la trahison de Victor. Sa femme fut mise à la porte aussitôt qu’on reconnut chez elle les vêtements d’Euphrasie ; et de rigoureuses consignes furent données dans toute l’étendue de la terre de Caderousse. — Voilà le plus grand malheur que puissent éprouver deux honnêtes gens, dit le chevalier : car tu m’avoueras qu’il était impossible d’être plus d’accord. Je te cédais tous mes droits avant la défaite de l’ennemi. De ce moment, plus d’atteinte à notre amitié. — On ne se brouille jamais avec de tels procédés, dit le duc ; mais rarement aussi voit-on des amants si débonnaires. Enfin, si la partie la plus essentielle de notre plan n’est pas remplie, il faut espérer que la seconde le sera. Retournons à Avignon ; faisons courir l’aventure du bal. Que m’importe dans le fait que nous déshonorions ou non cette femme, pourvu qu’elle ait les apparences du déshonneur ? Je te l’ai dit, mon ami, j’aime autant flétrir cette femme que de l’avoir : mes intérêts y trouvent également leur compte, et ce n’est plus qu’eux que je consulte. — Et moi, je t’en dédommagerai, sois-en sûr. Partons, allons trouver Valbelle ; c’est son tour ; peut-être ne sera-t-il pas aussi malheureux que toi.

Aussitôt que nos jeunes gens furent revenus dans la capitale du Comtat, ils se réunirent à Valbelle et à Théodore, pour tenir ce qu’ils appelaient un conciliabule ; et la première chose qui se décida fut de donner à l’aventure la plus grande publicité, en tenant néanmoins sous le voile le rôle du chevalier, qui n’avait dû agir que pour donner des secours à sa belle-sœur. Le second point fut de placer Valbelle auprès de la dame, afin de multiplier ses adorateurs, en gagnant cependant du temps, pour qu’on ne soupçonnât ni animosité, ni acharnement dans tout ce qui se faisait. — D’ailleurs, dit l’abbé, qui avait ouvert ce nouvel avis, nous verrons ce qui se passera pendant cet intervalle. Le chevalier, dont on ne se méfiera point, ou du moins que fort peu, continuera de se mettre bien avec sa belle-sœur ; et peut-être que le délai sur lequel j’appuie, en faisant naître de nouvelles circonstances, nous fournira de nouveaux moyens de les saisir. L’opinion prévalut, et l’on s’en tint là.

Le chevalier ne tarda point à aller voir sa sœur. — Je n’étais là que pour vous secourir, lui dit-il affectueusement. — On me l’a dit, et je l’ai cru, répondit Euphrasie. Dès qu’il s’agira de quelque chose qui puisse me nuire, assurément, mon cher frère, je ne vous accuserai jamais d’y avoir part. — Ce qui me fâche, c’est que l’histoire fait un grand bruit, et vous sentez qu’avec le sincère attachement que j’ai pour vous, cet esclandre ne peut que m’affliger. — Je suis sensible à l’intérêt que vous prenez à moi. — Vous savez qu’il est des plus vifs. — Ah ! celui de votre frère diminue bien… — Mais toutes ces choses-là tracassent un mari : quel que soit là-dessus le ridicule du préjugé, il existe, il faut le respecter. Comment ferez-vous oublier cette fâcheuse histoire ? — Par une conduite extrêmement régulière : avec une réserve sans bornes, le public reviendra sur mon compte ; on le fait taire en le désabusant. — La calomnie est tellement à la mode dans cette maudite ville ! — Ah ! que je suis désolée d’y être venue ! Malheureusement je ne puis la quitter encore. — Cette succession, n’est-ce pas ?… — Il faut terminer toutes les affaires qui y tiennent. — Cinq cent mille francs, m’a-t-on dit ? — À peu près. Je crains que mon mari ne soit fâché de n’avoir pas été appelé comme moi dans ce testament. Il est trop juste pour cela : Nochères était le maître ; il a fait ce qu’il a cru devoir faire. D’ailleurs, madame de Châteaublanc et vous, pouvez réparer bien des choses… Euphrasie, qui comprit à merveille ce que le chevalier voulait dire, baissa les yeux, et changea de propos. — Je ne dois plus recevoir le duc de Caderousse, n’est-il pas vrai, mon frère ? — J’imagine que cela ne serait pas prudent ; il sera mieux de ne le point voir ; mais Valbelle, ne trempant pour rien dans tout ceci, Valbelle, doux, aimable et réservé, peut continuer de vous faire sa cour. Il ne faut point s’isoler : cela ferait jaser davantage. — Je ne veux pourtant plus aller à aucun bal. — C’est une précaution excessive, mais je ne puis la blâmer.

Pendant près d’un an que dura cette parfaite retenue de la marquise, le chevalier ne cessa de faire assidûment sa cour à Euphrasie ; et l’abbé, aussi jaloux que perfide, l’entretenait dans cette passion, en l’assurant qu’il finirait par être heureux. Mais l’extrême réserve de la marquise n’annonçait nullement cette époque : elle avait l’art d’entretenir sa flamme, sans jamais lui donner l’espoir ; et, par cette manière adroite, elle croyait s’en faire un ami, un protecteur auprès d’un époux qu’elle ne cessait d’adorer, et de l’abbé, qu’elle continuait de craindre, mais sans cependant donner à cet homme la moindre prise sur elle. Théodore lui faisait souvent des reproches de cette préférence.

— Vous avez oublié, madame, lui dit-il un jour, à quel point je vous aime ; vous ne vous rappelez plus que c’est en vous seule que je mets tout mon bonheur. — Mais il me semble que c’est vous, mon cher frère, que c’est vous-même qui, en me dévoilant la raison qui jadis vous faisait parler ainsi, m’avez promis d’oublier cette extravagance. — Puisque vous me parlez de ce temps-là, dit l’abbé, il faut donc que je vous révèle ici les motifs qui m’ont fait agir.

« Ce n’était pas, poursuivit Théodore, sans une extrême douleur que je voyais la désunion entre vous et votre mari. À quelque point que je désirasse votre possession, mon projet n’était pourtant point de l’acquérir au prix d’une séparation certaine avec Alphonse : je voulus, autant que possible, accorder mon amour avec les bienséances, en persuadant à mon frère que vous n’aviez aucun tort dans les différentes aventures qui vous étaient arrivées. Je croyais parvenir à mon but ; et, quoiqu’il fût certain que vous fussiez coupable… — Coupable, moi ? — Oui, madame, vous l’êtes : il est impossible de vous justifier ; malgré cela, dis-je, je voulus vous défendre. — Ô ciel ! quelles nouvelles horreurs ! — Non, madame, non, je ne ferai que vous rappeler les anciennes… Je vous répète, Euphrasie, vous êtes coupable : tout ce que j’ai dit en votre faveur est l’ouvrage de ma tendresse pour vous, et non de la vérité. Le billet trouvé dans la poche de Villefranche est bien certainement de votre main ; je le possède encore ; il peut se reproduire au besoin. L’acte que vous signâtes chez Deschamps est une autre preuve de votre inconduite, suffisante pour vous perdre. Vous voyez cependant comme je me suis conduit. Je vous ai moi-même menée dans les bras de votre époux ; je me suis immolé pour vous ; je comptais sur votre reconnaissance ; mais vous êtes une ingrate : vous me préférez le chevalier ; vous avez cédé au duc de Caderousse ; vous vous couvrez à la fois de crimes et d’ingratitude. Je suis le seul envers qui vous affichez de faux dehors de sagesse, et vous ne voulez pas que je sois irrité ! Quelle inconséquence pourtant ! car nous savez que d’un mot je puis achever de vous perdre dans l’esprit de mon frère ; et ce mot, je le dirai, et ces preuves que je possède, je les produirai, soyez-en certaine, si vous persistez dans cette froideur, si dangereuse pour vous, et si hors de saison avec moi… Alors l’abbé, qui ne peut plus se contenir, se jette avec ardeur aux pieds de celle qu’il adore : il la conjure d’accorder au moins quelque chose à l’impétueuse passion qui le consume. Quel embarras pour la marquise ! La voilà dans la même situation où la mit ce frénétique au château de Gange : en l’aigrissant, elle s’en fait un ennemi terrible ; il est certain que cet homme va consommer sa perte dans l’esprit de son époux, va la brouiller avec le chevalier, dont, ne connaissant pas les torts, elle aime encore le caractère, et sur lequel elle compte pour la réconcilier avec le public. Si elle achève d’irriter Théodore par un silence froid et méprisant, n’est-ce point avouer des fautes qu’elle est si loin d’avoir commises ; d’une autre part, est-il en elle de pouvoir céder ? Quelle situation ! « Oh ! monsieur, dit-elle à l’abbé, en le forçant de prendre une autre attitude que celle où son amour vient de le jeter, oh ! monsieur, que vous êtes à la fois méchant et menteur méchant, assurément vous l’êtes, puisque vous me menacez de me perdre si je ne consens pas à me déshonorer ; menteur, pouvez-vous le nier ? puisque vous soutenez véritable aujourd’hui ce que vous avez démontré faux avant que de partir de Gange. Or, comment un homme qui a le dessein de plaire ose-t-il se présenter à la femme qu’il veut séduire sous deux masques aussi hideux ? En faisant votre cour à une femme, vous n’avez donc pas la prétention de lui être agréable ? Si vous l’aviez, monsieur, vous conduiriez-vous comme vous le faites ? — Je n’ai rien à répondre à ce subterfuge maladroit, dit l’abbé, il me dévoile la perfidie de votre cœur ; c’est tout ce qu’il me faut. Je vous abandonne à vos réflexions, madame ; mais souvenez-vous que vous n’avez plus en moi que le plus mortel ennemi.

— Eh bien ! eh bien ! dit la marquise en le retenant malgré lui, accusez-moi devant ma mère et vos deux frères, si vous l’osez ; cessez d’agir par des moyens occultes et calomnieux. J’invoque un tribunal de famille ; c’est là que je veux répondre à vos horreurs : si vous avez là l’impudence de les soutenir, si vous parvenez à me convaincre, je me rends à vous ; mais vous cesserez de me parler comme vous le faites, si vous ne réussissez pas à persuader de mes torts ceux devant qui je veux qu’ils soient prouvés. — Artificieuse créature, dit l’abbé, tu sens bien que je ne puis faire cela sans passer pour coupable moi-même, et voilà pourquoi tu me défies. Non, je ne ferai pas ce que tu désires, et les moyens que j’emploierai pour te perdre seront plus sûrs que ceux que tu crois capables de te sauver. La malheureuse Euphrasie frissonna : on eût dit qu’elle pressentait ce que lui réservait ce monstre : il lui semble que les furies de l’enfer déroulent à ses yeux le voile de sang que lui dérobait l’avenir.

Le scélérat sortit, et, pour rapprocher les traits de sa vie qui servent le mieux à le peindre, quoique ces conversations aient eu quelque intervalle entre elles, il fut dire au chevalier qu’il avait bien tort de ne pas presser Euphrasie ; qu’il avait reconnu en elle le penchant le plus décidé pour lui. « Tu es sûr de vaincre, mon ami, si tu veux te présenter au combat. Ah ! qu’il y aurait de temps que cette lutte serait terminée si j’étais à ta place ! » Le crédule chevalier, pénétré de ce qu’il vient d’entendre, vole chez Euphrasie, et, à un peu plus d’égards près, il la quitte avec aussi peu d’espoir.

Depuis plus d’un an la marquise de Gange vivait dans une telle retraite qu’il devenait impossible à la calomnie de l’atteindre. L’aventure de Caderousse lui avait fait beaucoup de tort et, grâce aux soins de ceux qui voulaient la perdre cette histoire avait été tellement rendue, tellement défigurée, que c’était avec beaucoup de peine que le public commençait un peu à revenir.

Valbelle était presque le seul des jeunes gens de la ville que la marquise reçût avec le chevalier.

— Allons, dit enfin de Gange à son complice, la douceur, les bons procédés ne nous font rien gagner avec cette femme, et elle gagne avec le public le temps qu’elle nous fait perdre : il ne faut pas laisser plus longtemps refleurir cette réputation que nous voulons détruire : on finirait par la croire sage, et cela deviendrait funeste à nos projets. Ne donnons pas le temps aux plaies de se refermer ; il faut achever de les déchirer quand elles saignent encore. C’est ton tour, Valbelle, tu le sais ; tâche de te mieux conduire que Caderousse, et la victime est immolée. — Mais comment s’y prendre ? dit Valbelle. Il faut tout combiner d’une manière si sûre que nous ne la manquions pas au moins cette fois. — Sans doute, mais souviens-toi de tenir avec moi le même marché que j’avais fait avec le duc. — C’est bien à contrecœur que je te le promets : je ne te dissimule pas que mon amour pour ta sœur augmente à mesure que je la vois. Quel modèle de piété, de vertu, de candeur ! quel assemblage de grâces et de gentillesse ! Mon ami, c’est un ange que le ciel a placé au milieu des démons, mais seulement pour l’éprouver. Son heureuse étoile, cet ascendant de la sagesse, qui triomphe toujours, la délivrera de nos mains criminelles, aussi pure qu’elle y sera entrée. — J’en doute, dit le chevalier ; nos filets sont trop bien tendus, elle ne se dégagera d’un piège que pour tomber dans un autre, et nous en serons toujours les maîtres. Au fait, qu’allons-nous inventer cette fois ? — Je l’ignore : l’oiseau très effarouché sortira bien difficilement de sa cage. — Tu te trompes, dit le chevalier, nous ne perdrons pas les fruits de la confiance que nous avons inspirée, et elle seule nous favorisera.

À peine ces résolutions furent-elles prises, que madame de Châteaublanc reçut une lettre de ses gens d’affaires qui l’invitaient à se rendre sur-le-champ à Marseille, pour la rentrée d’un bien de campagne, près de la ville, et dépendant de la succession de Nochères. On ne prévoyait pas, mandait-on à madame de Châteaublanc, que cette opération dût la faire rester plus de huit jours hors de chez elle. L’homme de loi qui lui faisait part de cette circonstance lui offrait, pour la recevoir, sa maison, située, disait-il, sur le Cours. La mère d’Euphrasie, déjà au fait de ce que cela pouvait être, se dispose à partir dès le lendemain, n’imaginant pas même devoir proposer à sa fille un voyage dont elle ne pourrait retirer que de l’ennui ; et d’après la brièveté de son absence elle néglige même de lui donner son adresse : elle se contente de lui dire qu’elle logera sur le Cours, et qu’elle lui écrira si par hasard son voyage doit se prolonger.

Euphrasie parut un moment inquiète de se trouver seule à Avignon, son mari surtout étant allé quelques jours à Gange ; mais madame de Châteaublanc se rejette sur la certitude où elle est que le chevalier ne la quittera pas ; et cette mère, un peu trop confiante, part sans aucune sorte d’appréhension.

Dès le surlendemain, de Gange vint voir sa belle-sœur. La première recommandation de cette femme prudente fut de le supplier de ne lui amener personne. — Mon mari n’étant point à Avignon, lui dit-elle, je dois être plus circonspecte que jamais. De Gange la loua de cette prudence, et le perfide lui dit que telle doit être à l’avenir la base de toutes ses actions, et qu’elle aurait évité bien des malheurs si elle se fût toujours conduite avec autant de sagesse. La marquise remercia tendrement son frère de l’intérêt qu’il prenait à elle et, ne pouvant résister à lui ouvrir son cœur : — Ô mon cher chevalier, lui dit-elle avec ce caractère de candeur et de naïveté qui la rendait intéressante, qu’ai-je fait à mon mari pour ne voir payé que par des froideurs l’amour dont je brûle pour lui ? — Vous avez été trop légère dans votre conduite, répondit de Gange : vous savez qu’il a résulté de là quelques petits torts qui, sans que vous ayez jamais été coupable, vous en ont cependant donné l’apparence. Il n’y a que le temps qui puisse ramener tout cela. Vous connaissez le caractère d’Alphonse ; il est confiant, il est bon ; mais ces gens-là sont toujours furieux quand on les trompe : ils ont plus besoin d’être ménagés que d’autres. Comptez sur mes soins, Euphrasie ; je les emploierai tous pour vous faire rendre un cœur que vous méritez si bien. Ici l’intéressante marquise, ne pouvant résister à l’effusion de sa sensibilité, se précipite en larmes sur le sein du chevalier ; et ces larmes, dues à la tendresse conjugale, à la reconnaissance et à la vertu, mouillèrent, sans se tarir, le front du crime et de l’imposture. Ce cœur, profondément dépravé, ne s’attendrit pas à l’effusion de ces larmes précieuses, et l’état de douleur et d’abandon de celle qui les répandait ne servit que d’aliment à la coupable passion de l’un de ses plus cruels ennemis. Le chevalier déguisa son émotion par celle que sa sœur faisait passer dans son âme. Il l’embrasse, il la console ; et, plus encouragée par ces simulacres d’une amitié qu’elle croit si pure, Euphrasie lui parle de l’abbé : — Il paraît irrité contre moi, dit-elle au chevalier ; il remet sur le tapis d’anciennes calomnies, et paraît persuadé plus que jamais que je suis coupable. Ah ! quel supplice pour l’innocence d’être traitée de cette manière ! — Je crois, dit de Gange, avec l’air de la plus grande franchise, que Théodore est amoureux de vous. — Oh ! non, non, dit la marquise, en repoussant une idée qu’il était prudent d’anéantir, n’imaginez pas cela, mon frère ; l’abbé, plus sévère que vous, voit des crimes partout, et personne néanmoins ne devrait être plus persuadé que lui que je n’ai jamais commis ceux qu’il me prête. — Supposez-lui de l’avarice au moins, dit le chevalier, et croyez que l’intérêt est un dieu bien servi par lui : telle est la véritable cause de son aigreur ; elle ne prend sa source que dans l’histoire du testament. L’abbé réduit à la pension comme moi, est cependant beaucoup plus affligé que moi de ne point voir entre les mains du marquis la manutention d’un héritage qui aurait mis notre frère à portée de nous faire beaucoup plus de bien. — Je conçois cela, dit madame de Gange ; mais il a fallu suivre les intentions du testateur, et ma mère n’était pas la maîtresse de s’en écarter. — L’abbé, comme Alphonse, reviendra de ses préjugés, reprit de Gange ; et croyez que, dans tous les cas, vous m’aurez toujours là comme votre protecteur et votre meilleur ami.

Voilà comme osait parler le traître, qui, dans ce même moment, creusait à cette infortunée l’abîme dans lequel il allait la plonger.

Ah ! si la trahison, si la fausseté sont des vices affreux, de quelle noirceur épouvantable ne se teignent-ils pas, quand toute l’atrocité du crime les fait peser sur la vertu !

Il y avait près de huit jours que madame de Châteaublanc était absente, et cette époque était celle où sa fille devait l’attendre, si elle tenait la parole qu’elle lui avait donnée. Madame de Gange faisait donc quelques préparatifs pour recevoir agréablement sa mère, lorsqu’une lettre affligeante vint troubler cette joie. Madame de Châteaublanc désirait la présence de sa fille, et la priait de venir très vite dans une maison sur le Cours, dont l’adresse était indiquée de manière qu’il était fort possible de s’y tromper. Uniquement guidée par l’empressement d’être utile à sa mère, Euphrasie, dont madame de Châteaublanc a pris la voiture, s’élance à l’instant dans une qui part pour Marseille, et se fait descendre à l’adresse où elle suppose être le tendre objet de son inquiétude. Elle monte avec cette sorte de confiance qui va droit au but sans rien calculer. Quelle est sa surprise d’être reçue par monsieur de Valbelle, qui, neveu du célèbre marin de ce nom, occupe en ce moment la maison de son oncle, pour lors en expédition avec le duc de Vivonne.

— Par quel bonheur, madame, s’écria Valbelle, ai-je l’avantage de vous revoir aujourd’hui dans cette ville ? Euphrasie confuse ne sait que répondre : — Monsieur, dit-elle, sa lettre à la main, je croyais descendre chez ma mère qui vient de tomber malade dans cette ville. Il me semble que c’est bien de cette maison-ci qu’elle m’indique l’adresse. Valbelle s’empresse de lire l’article indiqué, et voit au bout du Cours, et non pas sur le Cours : il le fait observer à madame de Gange qui, mille fois plus émue, veut descendre à l’instant et chercher le logis indiqué. — Cette ville est grande, madame, dit Valbelle en la retenant : trouvez bon que je fasse faire moi-même cette recherche et que je vous supplée de ma maison jusque-là. — Monsieur, dit Euphrasie, vous me paraissez y être seul, et la décence s’oppose à ce que j’accepte votre honnêteté. — Non, madame, je ne suis pas seul, interrompit vivement le comte ; et, la prenant par la main, il la fait entrer dans un appartement qu’occupe une femme d’environ trente-cinq ans. — Voilà madame de Moissac, ma cousine, poursuit Valbelle, qui vous fera les honneurs de la maison ; et le jeune comte s’apercevant qu’il y a ici une démarche plus pressée que tous les compliments possibles : Ma cousine, dit-il à cette femme, je crois que la meilleure façon d’obliger madame dans ce moment-ci, serait d’aller vous-même vous informer du logement de madame de Châteaublanc, pour que nous y conduisions madame la marquise dont je vois que l’inquiétude redouble. — Oh ! madame, quel service ! mais nous irons ensemble, si vous le trouvez bon. — Je ne souffrirai jamais que vous preniez cette peine, madame, dit Valbelle, vous êtes fatiguée, cette course peut vous mener fort loin : permettez que ma cousine se charge seule de ce soin. — Il ne peut qu’être très agréable pour moi, répond la cousine, puisqu’il me met à même de partager avec monsieur de Valbelle des attentions si bien dues à une dame aussi aimable et aussi respectable. Demeurez donc en paix l’un et l’autre, et soyez sûrs que, me fallût-il faire deux ou trois fois le tour de la ville, je ne reviendrai pas sans avoir vu madame de Châteaublanc. À ces mots, l’honnête cousine vole commencer ses recherches. Madame de Gange, toujours agitée, refuse de s’asseoir. — Eh bien ! madame, dit le comte qui devine à merveille le motif de son inquiétude, puisque je vous parais un homme assez redoutable pour que vous n’osiez même pas rester une heure ou deux tête à tête avec moi, allons faire un tour sur le port : ce magnifique spectacle que vous ne connaissez pas encore ne peut que vous intéresser. — Pardon, monsieur, mais dans ce moment je ne m’occupe que de ma mère. — Mais il faut bien deux heures à ma cousine pour trouver son logis ; nous serons de retour à cette époque, et je vois que difficilement ces deux heures ne peuvent être employées par vous qu’en promenade, ou qu’en repos : j’aimerais mieux ce dernier parti, puisqu’il me mettrait à même de m’occuper plus intimement de vous. — Eh bien, monsieur, sortons, sortons, je ferai volontiers la promenade que vous m’offrez. Ce parti paraissait infailliblement le plus sage. Ils sortirent, et madame de Gange, occupée de tout ce qu’on lui faisait observer, se livrait entière à la surprise.

En effet, quel tableau plus intéressant que cette variété d’individus de toutes les nations, que le commerce met dans la plus grande activité ; on voit d’un côté des vaisseaux que l’on décharge ; d’un autre, les marchandises qu’ils contenaient transportées chez l’avide négociant qui les reçoit avec la soif ardente de l’or et l’impatience du gain ; tandis qu’un contraste affligeant fait voir sur le même rivage le malheureux forçat, qui, dans l’égal projet de s’enrichir, manqua des moyens honnêtes qui pouvaient le conduire à son but ; il a la honte sur le front, la douleur dans les yeux ; il fait pour s’étourdir le meilleur usage des talents qu’il reçut. Des concerts multipliés sur plusieurs points de ce quai magnifique, cette foule de curieux ou de gens affairés se croisant, se heurtant en tout sens, partout enfin l’enjouement, la folle gaieté de cette nation Vive et laborieuse, qui cependant ne se livre aux plaisirs qu’après avoir rempli les premiers objets de ses rapports et de ses intérêts commerciaux ; tout, sans doute, tout contribue à rendre le port de Marseille l’un des plus beaux spectacles qu’il y ait au monde, et madame de Gange admirait sans songer qu’elle faisait elle-même un des premiers objets de l’admiration publique, et vraiment le tête-à-tête d’une aussi jolie femme avec l’un des jeunes gens les plus à la mode et les plus aimables du siècle paraissait étrange à beaucoup de monde.

L’infortunée se distrayait une minute, ne se doutant pas que ses ennemis, travaillant au double projet de la séduire et de la déshonorer, ne la promenaient ainsi que dans l’intention de l’afficher. Elle fut, à son grand chagrin, rencontrée et malignement saluée par beaucoup de gens de sa connaissance, entre autres par beaucoup de jeunes nobles avignonnais : Caumont, Théran, Darcusia, Fourbin, Senas, la reconnurent et la saluèrent, en souriant à son cavalier, que quelques-uns félicitèrent tout bas sur sa bonne fortune. La marquise crut même reconnaître le chevalier de Gange, et, comme elle voulait aller vers lui, Valbelle la retint en l’assurant qu’elle se trompait, et que, cela fût-il même, il valait mieux l’éviter que de le joindre, parce qu’avant toute explication le chevalier commencerait peut-être par blâmer sa conduite et s’en prendre à lui-même d’une démarche qui pourtant, ainsi que le voyait madame de Gange, n’avait d’autre motif que la décence et l’honnêteté. On poursuivit donc la promenade, et, les deux ou trois heures accordées à madame de Moissac pour ses recherches étant écoulées, on revint à l’hôtel de Valbelle.

Madame de Moissac était revenue. — J’ai eu bien de la peine, dit-elle, à trouver ce que je cherchais, mais à la fin j’ai réussi : c’est dans la maison même formant l’objet de la discussion qui a conduit madame de Châteaublanc ici, qu’elle se trouve logée, comme étant plus à portée là de traiter ce qui concerne cette affaire. On arrive à cette maison, qui est au nombre de celles qu’on appelle bastides[9] à Marseille, par une rue qui est au bout du Cours, et voilà les mots qui vous ont trompée dans la lettre. J’ai eu l’honneur de voir madame votre mère ; elle va mieux et m’a paru désolée du quiproquo de cette adresse dont elle s’attribue toute la faute ; elle vous désire avec impatience.

— Ô madame, que j’ai de grâces à vous rendre ! dit Euphrasie, je n’attends plus de vos bontés que de vouloir bien m’y conduire tout de suite. — Assurément, dit le comte de Valbelle, ni ma cousine, ni moi, ne vous abandonnerons ; mais permettez-moi cependant de vous faire observer qu’il est tard, et qu’arrivée chez moi depuis le matin, vous n’avez pas seulement accepté un potage. — Oh ! non, non, nous partirons tout de suite, je vous en supplie, dit madame de Gange : je ne veux point abuser de vos honnêtetés, et vous devez sentir à quel point je désire embrasser ma mère. — Eh bien ! madame, nous sommes à vos ordres, dit Valbelle, en ordonnant qu’on mît des chevaux à l’une des voitures de son oncle. Vous êtes, vous et ma cousine, toutes deux trop fatiguées pour entreprendre cette nouvelle course à pied : montons. L’on avance vers le quartier où l’on a affaire.

Mais quand madame de Gange s’aperçoit que l’on sort de la ville, et qu’il fait presque nuit, elle s’inquiète ; son âme s’enveloppe des mêmes crêpes qui vont obscurcir l’imposant spectacle de la nature, et son front altéré peint déjà tous les frémissements de son cœur. — Cette maison me paraît bien éloignée, dit-elle. — Je vous l’ai fait observer, répond madame de Moissac ; pour rien au monde je n’y serais retournée une seconde fois à pied.

Au bout d’une heure, on arrive enfin.

Cette bastide, absolument écartée des autres, était environnée de figuiers, d’orangers, de citronniers, qui en dérobaient la vue, même à ceux qui circulaient autour. La porte principale était en face de la campagne ; celle du jardin se trouvait absolument au bord de la mer, dont la surface argentée, et maintenant fondue dans des teintes obscures, ne se distinguait plus.

Dès qu’on est descendu, la voiture s’éloigne ; ces dames pénètrent seules avec Valbelle dans une salle basse, faiblement éclairée. La cousine disparaît, et voilà madame de Gange entre le crime et le corrupteur.

— Ah ! madame dit Valbelle, en se jetant aux genoux de celle qu’il outrage et qu’il adore, pardonnerez-vous à l’amour le plus violent l’erreur où je vous ai jetée ? Dans ce logis qui m’appartient, vous ne trouverez au lieu de madame votre mère, que l’homme le plus ardemment épris de vos charmes. La passion dont je brûle pour vous légitime toutes ces ruses ; et quelque chose que fasse un amant, il n’est jamais coupable que d’amour. — Que pouvez-vous attendre de moi, monsieur ? dit Euphrasie avec autant de courage que de fierté. Vous connaissez mes liens, vous devez les respecter. De ce moment, toute espérance est un crime, et vous ne pouvez la former. — Eh ! madame, les grandes passions raisonnent-elles ? N’espérez jamais détruire celle dont je brûle pour vous, et ne me rappelez pas à des devoirs que vos yeux me font oublier : songez que nous sommes seuls ici, que la femme qui est avec nous, absolument à mes ordres, et nullement ma parente, peut s’assurer de vous si je le lui ordonne. L’isolement de cette maison, la nuit qui en dérobe les issues, tout, vous le voyez, madame, tout sert ici mes désirs ; et vous êtes perdue, si je leur laisse l’empire qu’y font naître vos charmes : cessez d’en vouloir dérober la possession à l’amour aidé de la force. Je vous livre, si vous me résistez, aux flots que vous entendez mugir ; une barque légère portera sur les côtes d’Afrique cette vertu sauvage qui n’y sera pas mieux respectée. — Ah ! monsieur, s’écrie Euphrasie, vous osez appeler amour le sentiment barbare qui vous aveugle au point de ne me laisser la vie qu’au prix de mon déshonneur ! Eh bien ! je ne balance pas : ces hommes féroces chez lesquels vous voulez me jeter seront moins cruels que vous : je choisis ce dernier parti, pressez-vous. Mais, non, je vous vois revenir à des sentiments plus doux, écoutez-les, monsieur, ne les repoussez pas. Ah ! comme nous nous flétririons tous deux dans le calcul infâme que vous osiez me proposer. Supposons que je me livre à vous, que restera-t-il après l’immolation de votre victime ? Pourrez-vous adorer encore la malheureuse que vous viendrez d’égorger, et pourrai-je, moi, concevoir d’autre sentiment que celui de la haine pour l’homme Vil qui m’aurait servi de bourreau ? Respectons-nous, honorons-nous davantage, monsieur ; méritons tous deux notre propre estime : on peut y parvenir par des sentiments contraires à ceux que vous employez ; on ne peut que se haïr, que se mépriser mutuellement, en mettant en usage ceux que vous osez concevoir. Vous m’aimez, dites-vous, prouvez-le-moi, en me faisant conduire chez ma mère, ou chez le gouverneur de la ville : à cette condition, je vous pardonne ; celle-là seule, en méritant de moi de la reconnaissance, pourra peut-être quelque jour vous obtenir un sentiment plus doux… Mais, que je sois libre, que les portes s’ouvrent, que je puisse à l’instant sortir d’une maison où la marquise de Gange, insultée par Valbelle, ne verrait plus en lui que le plus méprisable des hommes.

Ces paroles, prononcées avec la plus grande énergie, firent une telle impression sur l’âme du comte qu’il saisit en larmes la marquise dans ses bras, l’assit, et la supplia d’être tranquille.

— L’ascendant inouï de vos sublimes vertus, lui dit-il, l’emporte en ce moment, madame, sur celui de vos charmes ; les rayons qui partent de vos yeux me foudroient ; vous les avez empruntés au ciel ; ils doivent en imposer à une faible créature comme moi. Néanmoins, madame, il m’est absolument impossible de renoncer aux sentiments dont vous consumez mon âme ; tout en vous respectant, je ne puis cesser de vous idolâtrer, et je ne vous accorde que la moitié de votre demande. Je sors, madame ; je vous laisse. Descendez, Julie, descendez ; ayez le plus grand soin de madame ; prouvez-lui qu’elle est seule dans cette maison avec vous, et qu’elle se convainque par ses yeux que je retourne à l’instant chez moi. Mais songez que ceci n’est qu’une trêve ; je la romps dans deux jours : après-demain, à la même heure, je me rends ici, j’espère vous trouver dans des dispositions plus favorables. Si je me trompe, rien alors ne me fléchira, et j’obtiendrai de la violence ce que l’amour m’aura refusé. Je vous défends jusque-là, Julie, de laisser sortir madame. Songez que c’est sur votre vie que vous me répondez d’elle. Alors, sans ajouter un mot, Valbelle s’élance dans sa voiture, qui l’attendait à vingt pas de là, et retourne en hâte à Marseille, en laissant la marquise dans la plus violente agitation.

— Madame, lui dit Julie, dès qu’elle se trouva seule avec elle, j’ai de mon côté bien des excuses à vous faire d’avoir feint, pour vous nuire, un personnage qui n’est pas le mien. Je n’ai jamais été ni madame de Moissac, ni la cousine de M. de Valbelle ; je m’appelle Julie Dufrène, et tiens une maison garnie dans Marseille, où je m’offre de vous conduire, si vous voulez échapper aux dangers qui vous menacent dans celle-ci. Je m’attirerai tout le courroux de M. le comte, je le sais ; mais j’aurai réparé mes torts envers vous, et cela me suffit. — Quoi ! mademoiselle, malgré les fortes recommandations de l’homme qui veut ma perte, malgré les dangers que vous courez, vous voulez bien m’offrir un asile ? — Assurément, madame, je le dois, et je le fais de tout mon cœur. — Mais, en ce cas, pourquoi ne me conduisez-vous point chez ma mère ? — Je n’étais point du tout chargée de la découvrir, madame ; et lorsque j’aurai eu le bonheur de vous mettre en sûreté chez moi, nous pourrons plus à l’aise nous occuper de ce soin. — Et comment supposez-vous que Valbelle me laisse en sûreté chez vous ? — Mais vous n’y resterez que le temps nécessaire pour découvrir l’adresse de madame de Châteaublanc : vous en serez partie quand il vous cherchera. — En ce cas, pourquoi coucher ici ? Nous devrions partir tout de suite. — Ce soir, cela est impossible : je demeure à l’autre extrémité de la ville, à près de deux lieues d’ici, et nous ne trouverions pas de voiture à cette heure pour nous conduire chez moi. Au reste, soyez parfaitement tranquille ; nous sommes seules ; j’ai les clefs de tout ; nous partirons à la pointe du jour.

Madame de Gange se rendit avec peine à ce délai, mais il était nécessaire. Julie la fit souper, et l’établit ensuite dans une fort jolie chambre, où elle se plaça sur un lit de sangle près de l’alcôve où reposait celle dont la garde lui était confiée.

Il est bon d’observer ici que l’intrigante Julie, fort bien payée par Valbelle et par le chevalier de Gange, était aux ordres de tous deux ; et ce dernier, sur tous les points de moitié avec son ami, ne s’écartait en rien du projet d’avoir également la marquise, et de la déshonorer de concert après l’avoir eue.

Madame de Gange, beaucoup trop agitée, ne put fermer l’œil de la nuit ; les plus sombres pensées l’agitaient. Errante sur les ronces de la vie, elle se plaisait à s’y égarer sans les écarter ou les fuir.. On eût dit qu’elle laissait aux furies le soin de prolonger son existence, et que la trame de cette triste vie n’était filée par les filles de l’Erèbe qu’avec les serpents de Mégère ; elle respirait pour le malheur, sans le repousser ni le craindre ; elle s’en repaissait… Situation déchirante de l’âme, heureusement ignorée des sots et dont l’infortune se compose une jouissance.

Tout à coup elle entend le bruit des rames qui fendent les flots ; des cris d’effroi partent du rivage… on aborde. Euphrasie n’a que le temps de s’habiller à la hâte et d’éveiller Julie : — Sauvons-nous, sauvons-nous, lui crie-t-elle ; quoi ! n’entendez-vous pas ce bruit effrayant ? on assiège les portes. Julie, qu’on n’avait point prévenue, se lève tremblante, et, tout en s’échappant au plus vite : — Rassurez-vous, madame, dit-elle à la marquise, ce n’est point à nous qu’on en veut. Je suppose que ce sont des pirates d’Alger qui viennent souvent ravager ces campagnes. Nous serons loin avant qu’ils n’entrent.

Mais à peine sont-elles hors des portes qu’elles entendent la maison que l’on force et dans laquelle on pénètre avec violence. Heureusement on ne trouve plus celles que l’on cherche, et les voilà bientôt dans la ville.

Le prétendu pirate n’était autre que le chevalier de Gange. Ne répétons pas le motif qui l’amène, on ne le connaît que trop. Croyant inutile de prévenir Julie, il avait imprudemment été cause d’une évasion à laquelle il était loin de croire. Ne trouvant personne, il retourne la même nuit à Marseille où nous le verrons bientôt reparaître pour exécuter l’autre partie du projet, à laquelle il s’imaginait bien que Julie travaillait, puisqu’elle qu’elle n’était plus dans la maison.

À l’égard de nos femmes, toutes deux s’avançaient avec une vitesse incroyable vers la maison de Julie où elles arrivèrent sur les cinq heures du matin.

Une chambre est offerte à Euphrasie, qui, voyant beaucoup de femmes déjà levées dans cette maison, y achève sa nuit avec un peu plus de tranquillité. Cependant des voix d’hommes et des bruits fort singuliers la réveillent de bonne heure ; on allait même entrer dans sa chambre sans les précautions qu’elle avait prises en se couchant. Elle se lève, elle appelle Julie… mais quelle est sa surprise d’apercevoir au jour qu’elle laisse entrer en ouvrant un homme en désordre, et qui s’introduit dans le lit qu’elle quitte… Elle veut fuir… Julie l’arrête en paraissant. — Que désirez-vous, madame (puis en montrant l’homme) monsieur ne s’est-il pas bien conduit ? — Que me dites-vous ? Quel est cet homme ? comment se trouve-t-il là ?… Ah ! je vois bien que je suis encore dans la main des traîtres. Puis, repoussant Julie avec fureur : — Laissez-moi sortir, vous dis-je ; vous êtes tous ici déchaînés pour me perdre ! — Non, non, madame, disent à la fois ses deux frères qui entrent avec précipitation… non pour vous perdre, mais pour vous arracher à l’infamie où vous ne cessez de vous plonger. Julie faites monter quelques-unes de vos commensales : il est juste qu’elles viennent féliciter leur nouvelle compagne. Alors cinq ou six créatures détestables entrent avec de grands éclats de rire, et convainquent Euphrasie que le malheur, qui n’a cessé de la poursuivre, vient de la conduire dans une de ces maisons infâmes que la politique tolère dans les grandes villes pour éviter des maux plus affreux.

Cependant, par l’ordre des deux frères, un commissaire est requis et constate dans son procès-verbal : 1o Que la maison où on le fait venir est un lieu de prostitution ; 2o Que les comparantes sont les suppôts de ce mauvais lieu ; 3o Que la dame qui se trouve devant lui est, d’après l’attestation de ses beaux-frères, bien constamment la marquise de Gange ; 4o Enfin que l’homme gisant sur le lit est, sur ses réponses, un soldat de la marine ayant très certainement passé la nuit avec la marquise. Toutes ces dépositions se signent ; le procès-verbal se clôt, et la marquise, qui n’a pu résister à l’horreur de ces exécrables procédés, est jetée sans connaissance dans une voiture, entre deux hommes qu’elle ne connaît pas, et qui, sans prononcer une parole, la ramènent à Avignon chez sa mère.

— Eh bien ! ma chère et tendre mère, dit cette infortunée en se jetant en pleurs sur le sein de madame de Châteaublanc. Eh bien ! voilà donc votre fille encore au comble du malheur. Les barbares !… Ils ne me feront grâce qu’après m’avoir fait périr ; ils ne me regardent plus que comme une victime dont ils sont pressés de boire le sang : les trames dont ils m’enveloppent ne peuvent plus être déchirées que par la faux de la mort !

Euphrasie, un peu plus calme, raconte à sa mère tout ce qui lui est arrivé ; elle fait frémir cette respectable mère, en dévoilant tous les pièges qu’on a tendus pour la perdre. — Ce chevalier, dit-elle, ce jeune homme si doux, que je croyais mon ami, il était au nombre de mes accusateurs ; il m’a peut-être plus nui que les autres.

Madame de Châteaublanc dit à son tour tout ce qu’elle a fait : — Je n’ai été que huit jours à Marseille, ma chère fille, je n’y étais plus à l’époque où vous êtes venue. Je vous ai mandé en arrivant l’adresse positive de la maison que j’habitais sur le Cours. Il paraît que la lettre que vous avez reçue à la place de la mienne était contrefaite, puisque l’indication n’était pas exacte et que cette lettre vous apprenait une maladie que je n’ai point eue. Cette fausse lettre vous engageait à venir me trouver, et je vous mandais au contraire que c’était vous que j’allais joindre. Voilà des atrocités sans exemple, ma fille, et qui nous forcent à prendre un parti aussi sûr que prompt. N’en doutons pas, c’est le testament qui les désespère, et cet amour qu’ils feignent, ces pièges qu’ils vous tendent, n’ont pour objet que de vous faire regarder comme une femme incapable de recevoir et de gérer au nom de son fils la succession que vous venez d’avoir. Déjouons toutes ces fourberies, et qu’avant peu elles soient hors d’état de nous atteindre.

Ces deux femmes, aussi sages que prudentes, nourrissaient ces desseins, lorsqu’un nouvel événement vint en presser l’exécution.


CHAPITRE XII


La pieuse marquise de Gange, pour laquelle tous les devoirs de sa religion devenaient de véritables jouissances, remplissait un jour à la paroisse de Saint-Agricole celui de ces actes sacrés où l’homme, par la participation du ministre des autels, voit opérer sous ses yeux le divin mystère de l’éternelle alliance que, pour le salut de l’homme, le fils du Créateur lui-même voulut bien contracter avec son divin père ; sacrifice ineffable sans doute, puisque cet être céleste daigne apparaître aux regards de ceux qu’il racheta sous une forme grossière, qui, loin de diminuer le mérite d’une aussi solennelle humiliation, ne doit la rendre que bien plus grande et bien plus sublime à l’âme pure qui sait l’apprécier.

Euphrasie priait, lorsqu’un homme, sous les haillons de la misère, l’interrompt et l’implore… Elle lève les yeux et, par un sentiment dont elle ne peut se rendre compte, elle les rebaisse aussitôt sur son livre. — Non, madame, non, lui dit à voix basse un homme qu’elle est loin de reconnaître, oh ! non, non, n’éteignez pas dans votre âme bienfaisante la commisération que je viens d’y faire naître, ne vous en rapportez pas à mes paroles, madame, daignez venir visiter vous-même le déplorable asile qui reste à ma misère, et des larmes mouillaient les yeux de ce malheureux. Euphrasie les voit et dit : — Marchez, mon ami, marchez devant moi, mes porteurs auront soin de vous suivre.

L’ordre est donné ; Euphrasie entre dans sa chaise ; le mendiant devance, on le suit. Il s’arrête enfin dans une rue étroite, isolée, et dont les bâtiments rares, bas et décrépits prouvent que ce n’est qu’à la plus déplorable indigence que leurs murs chancelants servent d’abri. Le pauvre s’arrête à l’humble seuil de l’une de ces chétives demeures, les porteurs ouvrent à leur maîtresse qui s’est exprès débarrassée de ses gens ; elle suit son guide qui s’enfonce avec elle dans une longue allée que termine une espèce de cave où le mendiant ne voit pas plutôt entrer sa bienfaitrice qu’il se précipite à ses genoux. — Ô madame la Marquise, lui dit-il, d’une voix éteinte par le besoin, ne blâmerez-vous pas de son imprudence l’homme qui n’est tombé dans la misère que pour y recevoir de la main de Dieu la juste punition du crime dans lequel il cherchait à vous envelopper ? Ah ! madame, en reconnaissant l’exécrable Deschamps, daignerez-vous le secourir ? Ce n’est pas pour moi que je réclame, ô ma respectable dame ! mon forfait me rend trop indigne de votre pitié… Non, ce n’est pas pour moi ; mais cette généreuse pitié que j’ose implorer, madame, veuillez l’étendre sur les tristes objets que voilà et que la juste colère du Ciel précipite avec moi dans l’infortune.

La marquise, levant les yeux, voit sur quelques ais pourris un octogénaire palpitant dans les angoisses de la faim, et dont le souffle dénué de chaleur cherche pourtant à ranimer un faible nourrisson que ne peut plus alimenter le sein flétri d’une malheureuse mère étendue sur les pieds de celui qui donna le jour à son époux.

— Voilà ma famille, madame, poursuivit Deschamps, voilà les êtres que mes crimes plongent au tombeau ; c’est pour eux seuls que je vous intercède : l’innocent doit-il porter la peine du coupable ?… Refusez-moi tout, vous le devez, madame ; mais daignez soutenir la vie de ces infortunés dont les mains portent déjà la teinte du tombeau et trouvent encore la force de s’élever vers vous. Qu’ils-ne descendent pas en me maudissant dans les abîmes de la mort ; que leurs mânes ne repoussent pas avec horreur les ténèbres de l’éternité où je les ensevelis avec moi. Depuis trois jours, pas un seul aliment n’est entré dans cette retraite ; je vais perdre tout ce que j’ai de plus cher au monde et, resté seul auprès de leurs cendres, je n’aurai plus sous les yeux que mon crime.

Ici les cris aigus de l’enfant se confondirent avec les plaintes touchantes de la mère et les gémissements altérés du vieillard.

La marquise était offensée, sans doute, elle l’était cruellement par l’homme qui osait l’implorer ; mais, dans une âme comme la sienne, le ressentiment se brise où le malheur se fait entendre.

— Mon ami, dit-elle à Deschamps, vous m’avez fait tout le mal que vous pouviez me faire ; mais ce que vous m’offrez m’en fait encore davantage. Vous n’avez qu’essayé le malheur sur moi… Je le vois tout entier sur vous : je vous pardonne. Je n’ai que trente louis dans cette bourse… les voilà. Soulagez votre famille ; redevenez sage ; c’est à l’école de l’infortune que l’homme apprend à l’être. Ne cherchez que des remords dans l’intervalle qui vous reste jusqu’aux portes du tombeau, et vous serez digne d’y descendre quand vous n’aurez plus de larmes à répandre sur la carrière de la vie.

— Ah ! madame, dit avec l’élan sublime de la reconnaissance l’homme qu’Euphrasie vient de sauver, ne me quittez pas, je vous en conjure, avant que je vous aie nommé les instigateurs de mon crime… Quel foyer de lumière pour vous !… Au nom de Dieu, daignez m’entendre : c’est la seule façon dont je puisse reconnaître toutes vos bontés pour moi. — Taisez-vous, Deschamps, je vous l’ordonne… Si j’avais l’air d’avoir acheté vos aveux, quel mérite me resterait-il auprès de vous ? Vous avez servi des méchants ; je n’ai pas besoin de les connaître, cette révélation les dégraderait dans mon cœur : ils le sont assez par leur crime ; je n’en serais pas plus heureuse, et vous ne le seriez pas comme je veux que vous le deveniez. Vous irez à pareil jour, tous les ans, chercher chez mon notaire une somme semblable à celle que je vous donne. Songez qu’elle cessera de vous être payée le jour où le nom de vos séducteurs et de mes ennemis aura pu sortir de votre bouche.

— Ô modèle de toutes les vertus ! s’écria Deschamps, en se traînant avec sa femme sur les pas d’Euphrasie, qu’ils arrosaient de leurs larmes, vous égalez en ce moment par ces vertus celles de notre divin Sauveur, qui bénit ses bourreaux sur la croix.

La marquise sort, en ordonnant à Deschamps de rester chez lui. Mais, à peine est-elle à la porte qu’elle y trouve l’abbé de Gange. — D’où venez-vous, madame ? lui dit-il insolemment. Une femme comme vous doit-elle se trouver dans de tels quartiers ? — Je me glorifierai toujours d’être dans ceux où je pourrai soulager la misère. — Vous ne nous en imposerez pas, madame, reprend vivement Théodore, et nous connaissons le motif qui vient de vous conduire ici. Vous avez cherché sans doute, et enfin trouvé ce Deschamps ; c’est de chez lui que vous venez ; je n’ai pas quitté vos traces depuis que vous êtes sortie de l’église ; et, de ce moment, il devient facile de connaître la raison qui vous a conduite dans ce repaire. Vous craignez encore ce brigand, et vous venez sans doute de payer sa discrétion : voilà ce qui me convainc plus que jamais de votre inconduite avec lui. Deschamps est malheureux, cela est vrai ; ses fautes l’ont fait tomber dans l’indigence où vous venez de le trouver ; mais vous ne deviez pas l’aller voir ; et, l’ayant fait, tout se dévoile. Retournez chez vous, madame ; et le public et votre famille achèveront bientôt de vous connaître. Incessamment, vous aurez de mes nouvelles.

— Je les attends, monsieur, dit Euphrasie en entrant dans sa chaise ; oui, je les attends avec la tranquillité de l’innocence, quand vous ne me les annoncez qu’avec le frémissement du crime.

— Vous le voyez, ma tendre et respectable mère, dit la marquise en rentrant chez elle, et racontant tout ce qui vient de lui arriver, les pièges se multiplient à chaque instant sous mes pas : pressons, pressons nos opérations, il ne devient plus possible de les retarder.

Effectivement, dès le lendemain, madame de Gange envoya chercher son notaire ; elle fit un testament, dans lequel elle instituait madame de Châteaublanc son héritière, à la charge par elle d’appeler à la succession le jeune de Gange, pour lors âgé de huit ans, seul enfant qu’elle eût eu de son mari ; et, quoique ce testament eût été fait secrètement, le lendemain, madame de Gange convoqua chez elle une partie de la noblesse d’Avignon et plusieurs magistrats, devant lesquels elle déclara authentiquement que, s’il lui arrivait de faire un testament autre que celui qu’elle avait dicté la veille à son notaire, elle désavouait formellement ce testament postérieur, voulant que le premier fût seul exécuté.

Cette déclaration, preuve bien constante des tristes pressentiments de madame de Gange, fit le plus grand bruit dans Avignon et changea de suite les intentions de messieurs de Gange.

« Nous n’avons plus qu’un parti à prendre, se dirent-ils aussitôt, c’est de faire révoquer ce testament et peu après la déclaration ; et ce n’est plus maintenant que par la douceur que nous pourrons y parvenir. Anéantissons toutes les calomnies ; cessons d’en inventer de nouvelles ; entraînons la mère et la fille à Gange, et là nous verrons ce qu’il sera possible de faire. »

En conséquence de ce nouveau plan, les trois frères Vinrent voir la marquise, et lui prodiguèrent en apparence les plus fortes marques d’estime et d’amitié. — Oublions tout ce qui s’est passé, ma chère Euphrasie, dit Alphonse, nous avons été, comme vous, la dupe de tous les scélérats qui semblaient s’être donné le mot pour vous perdre ; mais la justice que nous vous rendons est entière ; et croyez, ô ma plus tendre amie, que vous n’avez jamais perdu, ni mon cœur, ni la sincère estime de mes frères.

La bonne madame de Gange, qui, depuis bien longtemps, n’avait entendu des paroles aussi flatteuses, aussi consolantes que celles qui sortaient de la bouche d’un homme qui lui était si cher, saisit avec ardeur l’espoir, toujours si doux à l’âme des infortunés : elle se jeta en pleurs au cou de son mari. — As-tu donc pu croire, lui dit-elle, aux torts imaginaires d’une femme qui n’a jamais cessé de t’adorer ? Ah ! comme la justice que tu me rends est délicieuse pour moi ! Voilà le premier jour de bonheur que je vois luire depuis bien longtemps. Que voudrais-tu que fît Euphrasie dans le monde, si tu la privais encore de ce qui peut seul l’y faire exister ? Oh ! oui, oui, cher Alphonse, jure-moi de m’aimer toujours ; et que, réunis dans ce tombeau que tu fis creuser pour tous deux, nous y prolongerons le bonheur de nous aimer, même au-delà de l’existence. Madame de Châteaublanc, qui ne craignait plus rien, se prêta de tout son cœur à ce raccommodement général, en disant tout bas à sa fille : — Eh bien ! ma chère enfant, tu vois enfin le succès de nos démarches. Toute la famille s’embrassa, se félicita, et, le lendemain, un grand dîner devint le sceau de cette heureuse réconciliation.

On parla ce même jour du projet de retourner à Gange : madame de Châteaublanc y fut la première invitée, et l’exécution de ce projet ne fut remise qu’à huitaine. Il fut convenu que le marquis et sa belle-mère devanceraient Euphrasie et ses beaux-frères au château, afin de préparer à cette chère épouse la plus brillante réception.

À l’arrivée de la marquise, toutes les jeunes filles de Gange lui présentèrent des fleurs. Elle n’arriva que sous des berceaux d’oliviers, de citronniers et d’orangers construits sur son passage. L’infortunée ! elle ressemblait à ces victimes que l’on ne parait que pour les immoler.

Tous les vassaux du marquis s’étaient cotisés pour un superbe festin, qu’ils avaient fait préparer à l’entrée du parc, et dont ils firent supérieurement les honneurs.

Cette réception où paraissait régner tant de franchise et d’urbanité, dissipa toutes les craintes de madame de Gange, et deux mois se passèrent dans ce doux enivrement du bonheur toujours ardemment saisi par l’infortune quand elle se croit à la fin de ses maux : c’est le navigateur arrivant au port, après les violentes secousses qui viennent de l’agiter.

Madame de Gange fut pleinement la dupe de ces fausses apparences ; elle crut au calme parfait dont elle avait un si grand besoin.

Quand le marquis et madame de Châteaublanc supposèrent la tranquillité parfaitement rétablie, ils revinrent à Avignon, où leurs affaires les appelaient. Euphrasie, restée seule avec Théodore et le chevalier, ne s’aperçut d’aucun changement dans les bonnes dispositions de ses beaux-frères. On ne se permit ni ressouvenirs, ni reproches, ni même aucune plaisanterie ; tout devint décent et délicat. La marquise, au comble de la félicité, semblait reprendre une nouvelle existence : elle parut à tout le monde mille fois plus belle qu’on ne l’avait jamais vue : on dirait que la nature fait de nouveaux efforts en nous, quand elle est prête à nous rappeler dans son sein ; il semble qu’elle veuille, par ses derniers dons, nous rendre plus dignes du souverain être, auquel sa main va nous rejoindre.

Un jour, au milieu de cette douce sérénité, le chevalier se hasarde à parler à sa sœur du testament qu’elle a fait à Avignon ; il lui propose de le casser, en lui représentant que, puisque son mari lui rend toute son estime et toute sa tendresse, elle ne doit point faire soupçonner, en laissant subsister ce testament, qu’elle n’a pas pour lui les mêmes sentiments, et que cette espèce de réticence la ferait accuser de fausseté. La perfide logique de ce traître parvint à décider la marquise qui n’était plus soutenue par sa mère ; et, sans détruire son authentique déclaration, elle fit un nouveau testament en faveur de son mari.

De ce moment, le chevalier parut au comble de ses vœux ; mais une chose inouïe qui se comprend à peine, qu’aucun mémoire du temps ne peut nous expliquer, et qui prouve qu’un inconcevable aveuglement est toujours la suite des complots criminels, c’est que le chevalier, qui devait être bien instruit de la déclaration authentique faite devant tous les notables d’Avignon, le lendemain de la signature du premier testament, ou crut inutile d’en parler, ou l’oublia, de façon que ce dernier acte passé à Gange, par la marquise, se trouvait absolument nul.

Que l’on se garde bien néanmoins ici de soupçonner madame de Gange d’aucune espèce de fausseté : aucune infamie de ce genre ne pouvait noircir une telle âme. Cette mère intéressante se devait bien autant à son fils qu’à son époux, peut-être davantage. En faisant ce que le chevalier voulait, Euphrasie assurait sa tranquillité, et ne faisait courir aucun risque à son fils, puisque la déclaration d’Avignon annulait tout ce qu’on pouvait lui faire faire de postérieur. En ne le faisant pas, elle retombait dans tous les malheurs dont elle était à peine délivrée : elle se crut donc, d’après cela, très permis d’acheter à ce prix la permanence d’une tranquillité qui ne coûtait rien à sa délicatesse : tous les torts de cette aventure appartenaient au chevalier qui oubliait, mais aucun à l’épouse qui contractait ; l’un faisait une sottise, l’autre n’usait que d’une précaution absolument nécessaire à son repos.

Nous devions cette justification à la femme la plus malheureuse, et en même temps la plus respectable ; et, puisque rien ne nous l’indique, nous sommes contraints à la tirer de la vraisemblance de son cœur et de notre impartialité. Mais tout cela ne parut pas si simple à l’abbé, à son retour d’une campagne où il avait été passer quelques jours.

— Tu es un sot, dit-il à son frère, ce que nous tenons n’est bon qu’à jeter au feu ; Euphrasie s’est moquée de nous ; il faut lui demander la rétractation de l’acte public fait à Avignon, et prendre un parti très violent si elle le refuse : car alors elle révèle ta proposition, met sur le bureau l’acte qui en est la suite et nous fait passer pour des suborneurs. Elle et sa mère ont maintenant de terribles armes contre nous. Ceci ressemble à ces dernières parties où l’on joue le tout pour le tout : il faut que l’un des deux soit ruiné. Euphrasie est doublement coupable ici ; elle l’est extraordinairement d’abord par la déclaration faite devant toute la noblesse et les magistrats d’Avignon, aux yeux desquels il est clair que ces procédés nous font passer pour des dissipateurs, des calomniateurs et des fripons… Elle l’est par tout ce qu’elle a fait hier avec toi, ce qui n’est qu’une abominable supercherie et qui prouve toute la fausseté de l’âme de cette femme perfide. Donc, ici point de milieu : ou il faut qu’elle rétracte la déclaration publique d’Avignon, ou il faut qu’elle périsse, si nous voulons être tranquilles le reste de nos jours. D’ailleurs tout est détruit dès qu’elle a les yeux fermés ; quelque chose qu’elle ait faite, on ne peut plus laisser subsister le testament fait en faveur de madame de Châteaublanc, lequel se trouve alors sans aucune raison au détriment du marquis. Il faut qu’il soit nommé curateur de son fils : il est impossible que, dans ce cas, l’affaire puisse être jugée différemment… Essayera-t-on de l’entreprendre ? En détruisant nous-mêmes les jours de cette femme, nous dirons que c’est elle qui s’est tuée ; ce qui prouve qu’elle était folle et que conséquemment elle ne pouvait tester. Nous dévoilerons sa conduite, la lettre de Villefranche, l’écrit passé dans le souterrain de Deschamps, sa dernière démarche chez le même homme, le procès-verbal du commissaire de Marseille ; voilà je crois, plus de pièces qu’il n’en faut pour prouver la complète aliénation de sa tête. Il est bien certain qu’on ne laissera subsister aucun acte fait par une femme qui court les mauvais lieux de la province, qui se laisse enlever dans un bal, qui donne à son amant des rendez-vous mystérieux dans un parc après avoir couru le Languedoc avec lui, et qui, pour couronner l’œuvre, vient se tuer quelque temps après dans son château. Eh ! non, non, plus de ménagements, mon ami ; allons lui présenter la formule de l’acte qui doit anéantir la déclaration publique d’Avignon : si elle le signe, à la bonne heure ; point de pitié si elle refuse de le faire.

Le lendemain, le nouvel acte est présenté à la marquise ; elle refuse de le signer, mais avec toute la douceur imaginable, et en disant qu’elle s’était prêtée à faire ce que le chevalier avait désiré d’elle ; mais qu’il était contre son devoir, contre son honneur d’en faire davantage.

Les deux frères se retirèrent sans dire un seul mot. Ce silence inquiéta la marquise ; elle devint rêveuse, mélancolique. Ces monstres passèrent encore huit jours sans rien faire ; par les manières les plus douces et les plus astucieuses, ils essayèrent au bout de ce temps de la séduire encore… Tout fut inutile.

Madame de Gange avait prouvé toute sa vie qu’elle était bonne épouse, elle devait maintenant convaincre qu’elle était bonne mère ; elle le fit.

Ô furies des enfers ! prêtez-moi vos flambeaux ; eux seuls peuvent maintenant éclairer les horribles tableaux qui nous restent à peindre. Que nos lecteurs se persuadent au moins que, dans tous les faits, nous transcrivons ici mot à mot les pièces du procès ; qu’il serait impossible d’ajouter une nuance de plus aux exécrations qu’elles contiennent, et qu’il en coûte peut-être plus à l’honnête homme qui les peint qu’au scélérat qui les exécute.

Le sept mai mil six cent soixante-sept, la marquise de Gange, ne se sentant pas bien, voulut faire usage de quelques médicaments. Un pharmacien de la ville de Gange composa lui-même le breuvage et le déposa à l’office du château. De ce moment, on ne sait pas en quelles mains il tomba ; mais quand la marquise témoigna le désir de le prendre, on répondit qu’il n’était pas encore apporté. Il arrive enfin ; on le présente à la marquise, en disant qu’impatienté de la longueur du temps qu’on avait mis à le préparer, on avait couru le chercher à la ville. La marquise le reçoit et le porte à sa bouche ; mais elle trouve le médicament si noir et si épais qu’elle ne veut pas le prendre. Perret s’offre aussitôt pour en aller faire faire un autre chez le pharmacien… — Non, non, dit la marquise, j’ai des pilules, dont l’effet purgatif est le même ; je vais en avaler quelques-unes. Elle les tire d’une cassette dont elle seule avait la clef, et les avale. Cette circonstance est aussitôt racontée aux frères qui ne disent mot.

Dans la soirée, la marquise invita plusieurs dames à venir goûter au château. Elle fit les honneurs de ce repas avec toute la grâce et toute la liberté d’esprit qu’on puisse imaginer ; elle mangea beaucoup, et continua de paraître extrêmement gaie. Ses deux beaux-frères prirent part à ce repas ; mais on remarqua qu’ils étaient très distraits et rêveurs : la marquise les en plaisanta, ils ne changèrent pas.

Après le goûter, l’abbé reconduisit les dames. Le chevalier resta près de sa sœur, et cet intervalle fut rempli par des choses charmantes qu’adressa la marquise à son frère, sur le retour de la tranquillité dont elle jouissait maintenant, et qu’elle ne croyait pouvoir attribuer qu’à lui. À tout cela, de Gange, toujours soucieux, ne répondit pas un seul mot. La marquise lui prit la main : — Eh quoi ! chevalier, lui dit-elle, vous ne m’aimez donc plus ? Votre froideur me le ferait craindre, ou voulez-vous par là me faire croire que mes malheurs ne sont pas finis ?… — Non, non, ils ne le sont pas, dit l’abbé, en rentrant comme un furieux, le pistolet d’une main, et tenant de l’autre le breuvage qu’Euphrasie avait refusé le matin ; il faut mourir, madame ; plus aucune grâce pour vous !… Au même instant, le chevalier tire son épée… La marquise croit que c’est pour la défendre… — Ô mon cher chevalier, s’écrie-t-elle de l’air le plus touchant et le plus pathétique, sauvez-moi des fureurs de ce méchant homme… mais, au mouvement, aux yeux égarés de celui-ci, elle voit bien que c’est un bourreau de plus, et qu’elle va devenir la victime de tous deux. Cette affreuse certitude lui donne la force de se jeter au bas de son lit… Elle tombe en larmes aux pieds de ces barbares : ces mains jointes et tournées vers eux ; ce sein d’albâtre, uniquement couvert des beaux cheveux qui flottaient en désordre ; ces cris de la terreur et de la pitié, qu’interceptent les sanglots du désespoir ; ces pleurs dont elle inonde les armes déjà tournées sur sa gorge… Oh ! juste ciel ! quel être n’eût pas été désarmé par ce touchant spectacle !

Ces monstres ne le furent pas.

— Il faut mourir, madame, lui dit Théodore une seconde fois… Au lieu de chercher à nous émouvoir, remerciez-nous de vous laisser le choix du genre de mort qui doit anéantir une créature aussi coupable… aussi fausse que vous. Choisissez donc, vous dis-je, du feu, du fer, ou du poison, et rendez grâces au ciel de la faveur que nous vous accordons.

— Quoi ! c’est vous ! c’est vous, mes frères, qui voulez ma mort ? dit cette malheureuse, toujours à leurs genoux ! et qu’ai-je donc fait pour la mériter, et pour la recevoir de vos mains ? Ô chevalier ! souffrez que je vous demande la vie ; n’achevez pas votre barbare ouvrage, et laissez-moi mourir sur le bord du tombeau… — Pressez-vous, madame, répond cet homme féroce, il est temps rien de vous ne nous touche plus ; vous avez comblé la mesure… Choisissez vite le genre de mort, ou la réunion de tous trois va précipiter votre fin. — Ô ciel ! n’est-il donc que mon sang qui puisse assouvir votre vengeance ? et faut-il qu’il soit répandu par vous ?… Mais cette infortunée, voyant que les élans de sa profonde douleur ne font qu’accroître la rage de ses meurtriers, recueille toutes ses forces, prend le verre, et avale la fatale liqueur… Le chevalier, s’apercevant que le marc est resté au fond, ce qui doit avoir diminué la force du venin, saisit le vase, l’agite, remue cette bourbe avec la pointe de l’épée que sa main tient encore : Bois donc, dit-il à sa sœur, avale le calice jusqu’à la lie. La tremblante Euphrasie reprend la coupe… — Donnez, donnez, dit-elle, je vais vous obéir ; c’est m’obliger que de hâter la fin de mes tourments ; en avalant la mort dans ce vase, je ne verrai plus mes bourreaux… Elle dit : mais ses forces la trompent. Elle porte la liqueur à sa bouche ; mais un cri de répugnance la lui fait involontairement rejeter ; elle rejaillit sur son sein, qui se teint à l’instant, comme ses lèvres, d’un vert mélangé de noir…

Ô nature ! tu permis donc en ce moment que les plus doux attraits de cette femme céleste fussent impitoyablement ternis par le crime ?

— Puisque votre vengeance est satisfaite, dit la marquise, du son de voix le plus touchant, puisque la mort circule déjà dans mes veines, ne me refusez pas la consolation d’un guide spirituel, dans le sein duquel je puisse rendre à Dieu l’âme que j’ai reçue de lui. Vous me tuez en désespérés, et moi, je veux mourir en chrétienne ; je veux que vous ayez au ciel, pour lui demander grâces de vos fureurs, celle que vous en faites expirer la victime.

À ces mots, les deux scélérats se retirent, et leur cruauté, s’étendant même au-delà du tombeau, comme s’ils eussent voulut ravir à leur sœur les dernières consolations qu’elle implore, c’est l’abbé Perret, c’est cette bête féroce qu’ils vont lui envoyer pour remplir un aussi sacré ministère.

En sortant, les deux frères ferment les portes, et laissent écouler quelques instants entre leur disparition et l’arrivée de Perret. La marquise se presse d’en profiter. Elle passe à la hâte un jupon de taffetas blanc[10], et s’élance par une fenêtre qui n’était qu’à vingt-deux pieds de la cour des écuries : c’est l’instant où Perret paraît. La voyant prête à choir, il la retient par le cordon de la jupe qu’elle vient de passer, et, la redressant ainsi, elle tombe sur ses pieds, au lieu de tomber sur la tête. L’indigne Perret, désespéré de voir échapper sa proie, saisit de grands vases de fleurs qui garnissaient cette croisée, et les jette sur Euphrasie, qui n’est que légèrement froissée de leur chute ; elle se relève, appelle à son secours ; mais qui ?… qui s’approche d’elle pour lui en donner ?… Hélas ! c’est cette pauvre Rose, devenue la femme du cocher de la maison. Elle accourt à sa malheureuse maîtresse : — Ô madame ! lui dit-elle en pleurant, en quel état ces monstres vous ont mise ! Ah ! si j’avais pu vous voir !… Je m’étais toujours douté qu’ils vous feraient périr… Ma chère dame, ma malheureuse maîtresse !… Et Rose l’entraîne ainsi vers une des plus prochaines maisons de la ville, où demeurait le nommé Desprad, dont les demoiselles se trouvaient en ce moment seules au logis.

En y arrivant, la marquise enfonça ses cheveux dans sa bouche, ce qui lui fit rejeter une grande partie du venin qu’elle avait avalé ; mais les demoiselles Desprad, dont la candeur, la bienfaisance et les vertus n’ont cessé de caractériser les bonnes et honnêtes citoyennes de Gange, prodiguèrent de nouveaux secours à la malheureuse marquise. Une d’elles se rappelant qu’elle a du contre-poison dans une boîte, elle en fait avaler à Euphrasie, qui achève de rendre tout ce que son estomac recèle d’impur.

Le chevalier et son frère arrivent peu après, sachant que leur sœur est chez Desprad. Le blasphème à la bouche, les armes à la main, ils invectivent tout ce qui porte quelque secours à leur sœur, en menaçant de tuer à l’instant ceux qui ne partageront pas leur fureur. Le chevalier s’empare de l’intérieur de la maison ; l’abbé en garde les dehors.

— Comment, s’écrient-ils, pouvez-vous secourir ainsi une créature perdue de débauche, et que les affections hystériques qui la dévorent font ainsi sauter par les fenêtres, pour courir après des hommes ? Ce sont des verrous qu’il faut à cette adultère, et non pas des secours. Puis, s’adressant aux demoiselles Desprad : — Il n’y a que des êtres qui lui ressemblent qui puissent s’intéresser à elle.

Pendant ce temps, la marquise brûlant de soif demande un verre d’eau ; le barbare de Gange le lui apporte, et le lui brise sur le visage[11].

Les demoiselles Desprad requièrent enfin le chirurgien : Théodore assure qu’il va le chercher ; mais ce n’est que pour ralentir l’arrivée de l’homme de l’art, et pour donner, pendant ce délai, tout le temps d’agir au poison. Le chevalier, resté seul, veut faire sortir les demoiselles de la maison ; elles s’y refusent d’abord, et n’y consentent enfin qu’aux instances de la marquise, qui craint d’attirer sur elles la fureur du chevalier.

Dès qu’elle est seule avec lui, elle essaie encore de l’adoucir : — Ô mon frère ! lui dit-elle, en se jetant à ses pieds, que vous ai-je donc fait pour me traiter avec cette barbarie ? vous qui m’aviez toujours paru si doux, vous que je préférais avec tant de franchise et de sincérité ? Le voile de la mort s’étend déjà sur mes yeux affaiblis, laissez-le m’envelopper sans y mettre les mains ; c’est tout au plus l’affaire de quelques jours. Si vous craignez que je n’emploie ce peu d’instants pour divulguer cette sanglante scène, je vous fais le serment de n’en jamais ouvrir la bouche ; serait-ce en ce terrible moment que je voudrais me souiller d’un parjure ? Sauvez-moi, sauvez-moi, je vous le demande, au nom de ce que vous avez de plus cher au monde. — Non, tu mourras ; je te l’ai dit, le sort en est jeté ; ta mort est nécessaire à toute la famille… Mais la marquise, indignée, s’élance impétueusement vers la porte, à dessein de se jeter dans la rue… Le tigre la devance, et la perce de deux coups d’épée dans le sein[12]. Elle chancelle, elle crie au secours ; le forcené redouble, et lui porte cinq autres coups, dont le dernier, enfoncé dans l’épaule, brise la lame, qui reste dans la blessure.

À ses cris, les demoiselles Desprad accourent, avec la femme du chirurgien, remplaçant son mari, qui ne s’est point trouvé. L’abbé qui la suit la détourne, et veut achever sa sœur, avec le pistolet qu’il a toujours à la main ; mais on l’empêche ; et, comme il voit la foule se grossir, il se sauve, entraînant son frère, et tous deux disparaissent, poursuivis par les serpents du crime et les déchirements du remords.

Alors, les secours se multiplient, on étanche le sang, on bande les plaies ; on a peine à ôter le fer resté dans l’épaule. — Arrachez, arrachez, en me pressant sous vos genoux, dit la courageuse marquise, il faut retirer et cacher ce fer, il ferait reconnaître de Gange : je vous défends de le nommer… Et voilà l’être céleste que ces scélérats détruisaient ! Le fer se retire à la fin ; on l’enfouit, et la marquise est rétablie dans son appartement.

Cette funeste journée fit bientôt le plus grand bruit. Madame de Gange, généralement aimée, reçut des visites de plus de dix lieues à la ronde. Alphonse est instruit, il reste tranquille ; pendant deux jours, il ne bouge pas d’Avig’non, et ne cesse de vaquer à ses occupations et à ses plaisirs ordinaires. Cette bizarre conduite le fit soupçonner, et elle devait produire cet efi’et. Il arrive à la fin ; madame de Châteaublanc et son petit-fils l’avaient devancé.

Ah ! mon cher Alphonse, dit Euphrasie, en voyant entrer son époux dans sa chambre, voyez l’état où ces barbares m’ont mise : pourquoi m’avez-vous laissée dans leurs mains ?… D’affreux souvenirs firent ici frissonner le marquis[13]… Hélas ! ces reproches vous affligent, monsieur ; mais l’état où je suis ne me permet pas de voiler une atrocité déjà trop connue. J’aurais voulu mourir et que vos frères se fussent sauvés avant l’éclat… Cela est devenu impossible, et l’obligation d’accuser des coupables qui doivent vous être chers est plus affligeante pour moi que la mort même.

Tout le monde pleurait, excepté le marquis. Euphrasie, souffrant des douleurs inouïes, pria le monde de se retirer.

Le lendemain, avant que personne n’eût encore pénétré chez son épouse, Alphonse y vient.

— Madame, lui dit-il, je crains bien que vous ne vous soyez attiré tout cela. Il était encore temps ; vous avez refusé les propositions qu’on vous a faites ; n’emportez pas au tombeau le crime de cet entêtement. Je vais envoyer chercher le notaire ; rétractez la déclaration d’Avignon. — Non, monsieur, je ne le puis, dit fermement la marquise ; les choses resteront comme elles sont ; je n’y changerai certainement rien.

La peur d’éveiller les soupçons empêcha le marquis de renouveler ses demandes et, craignant même qu’on ne lût dans son âme le secret qu’il avait tant d’intérêt de cacher, il partit, assurant que sa femme n’était pas aussi mal qu’on le pensait et qu’il reviendrait bientôt, mais on ne le vit plus ; ses frères étaient déjà loin.

Madame de Gange sentant approcher ses derniers moments redemanda les secours de la religion… Mais quelle fut sa surprise de se les voir offrir par l’abbé Perret ! Il lui apporte les consolations de la sainte table. La marquise effrayée ne veut pas consommer l’hostie sans que le vicaire en prenne la moitié : il y consent, et madame de Gange satisfait ensuite à tout ce qu’exige la sainteté de ce sacrement, telle affligée qu’elle fût de se le voir administrer par un tel homme[14].

Cinq jours après l’événement arrivèrent les magistrats de Toulouse qui venaient instruire la procédure. Madame de Gange, par un excès de délicatesse bien digne de son âme, afin de donner aux coupables le temps de s’éloigner, pria les juges de vouloir bien attendre qu’elle fût chez sa mère à Avignon, pour vaquer comme il convenait à une chose si sérieuse, ce qu’elle ne pouvait faire de sang-froid dans une maison aussi effrayante pour elle. Sa demande lui fut accordée.

Sentant le jour d’après que l’état de faiblesse dans lequel elle était l’empêcherait peut-être de soutenir le voyage, elle voulut s’entourer à ses derniers moments de tout ce qui lui restait de plus cher : elle se fit parer dans son lit que l’on environna de fleurs ; puis, ayant fait asseoir autour d’elle sa mère, son fils, les demoiselles Desprad, deux ou trois personnes qu’elle chérissait le plus dans la ville, et ses domestiques les plus affidés, parmi lesquels ne fut point oubliée la bonne Rose, elle s’exprima dans les termes suivants, avec toute la confiance, toute la force que, pour le désespoir du crime, la vertu conserve toujours :

— Ô ma mère, dit-elle avec componction, me voilà parvenue bien jeune à ce redoutable moment où l’âme, séparée du corps, revole vers son Dieu en laissant ici-bas sa dépouille mortelle. Je croyais ce moment plus effrayant qu’il ne l’est : j’aime à croire qu’il ne paraît doux qu’à ceux qui n’ont point abusé de la vie, et qui, ne la regardant que comme une route d’épreuve que la main du Ciel nous contraint à suivre, ont parcouru pleins d’espérance les écueils dont elle est semée. On aime en ce dernier moment à jeter un coup d’œil rapide depuis le premier jour de sa naissance jusqu’à celui de sa mort ; et l’on est heureux, ce me semble, quand on ne voit dans ce long espace que des joies rares et de fréquents chagrins. Il est bien consolant après cet examen sévère de se croire au moins alors quelques droits de plus aux bontés du Dieu juste qui ne nous attend que pour nous consoler : on serait fâché, je le sens, d’avoir vécu plus heureux. Hélas ! j’observe, dans cet examen rigoureux de ma vie, que si je n’ai pas fait tout le bien que j’aurais voulu faire, je n’ai pas au moins fait le mal dont m’ont accusée mes tyrans. Je dois ces aveux à ceux qui m’entendent ; ce n’est point l’orgueil qui les prononce, c’est la vérité qui les dicte : on aime à montrer l’innocence où les méchants supposèrent le crime. Ô ma mère, qui vous eût dit que vous éleviez votre chère Euphrasie pour devenir aussi malheureuse ! Qui vous eût dit que les soins que vous lui prodiguiez ne deviendraient bientôt que des amorces au crime ? Puisse l’enfant chéri que je vous laisse (elle le baisait en disant ces mots), puisse-t-il vous consoler un jour des malheurs de sa mère ! Et toi, mon fils, que ces effrayantes scènes n’altèrent en rien l’amour et le respect que tu dois à ton père : ce sont des consolations qu’il lui faut un jour, et non pas des reproches. Il n’était pas coupable de ma mort ; il n’était pas au rang de mes bourreaux ; ses mains sont innocentes, elles n’ont point tranché le fil de mes jours… Eh ! dois-je me plaindre s’il est détruit ? Ourdi par l’infortune, il n’eût subsisté plus longtemps que pour me rattacher à de plus grands malheurs. Pourquoi celui qui s’éteint pleure-t-il sur la fin de son existence ? Il a tort : il n’aurait parcouru la vie que pour y rencontrer de nouvelles tribulations ; il doit remercier le ciel qui les termine. Ah ! le Dieu qui nous a créés ne sait-il pas quand il faut nous détruire ? Dès que tout ce qu’il fait est juste, pourquoi nous plaindre de ses décrets ? Adorons et ne pleurons point. Ô mon Dieu ! tu le sais, ce fut toujours dans toi que ma confiance fut placée ; ta main dans tous les temps sut essuyer mes larmes : il est impossible que ce soit pour en verser encore que tu tarisses la source de celles que je répandais en t’offrant mes maux sur la terre. C’est avec cette douce confiance que je revole dans ton sein ; daigne m’y recevoir et m’y placer un jour entre cette mère tendre et ce fils innocent que je laisse, non sans inquiétude, traverser si jeune les sentiers épineux de la vie. Garantis-le, grand Dieu, des malheurs dont j’ai été assaillie, préserve-le d’en mériter un jour ; laisse-moi croire, ô mon Dieu, que tous ceux que tu réservais à ma famille se sont épuisés sur moi. Ô vous qui m’entendez, priez pour la triste Euphrasie ; que les mains innocentes et pures de ce tendre enfant s’élèvent avec les vôtres vers le temple de l’Éternel pour obtenir que celle que vous entendez pour la dernière fois trouve au moins dans le ciel la consolation de ses maux. Et saisissant le crucifix avec la plus touchante ardeur : Hélas ! poursuivit-elle en le pressant sur son cœur, n’a-t-il donc pas plus souffert que moi, ce Dieu si bon qui s’immola pour nous ? Le malheur est un titre à sa bienveillance ; ce fut par le malheur qu’il fut digne de son glorieux père : ce sera par le malheur que je deviendrai digne de ses ineffables bontés. Oh ! quel calme apporte dans l’âme du chrétien la sainte religion qu’il a respectée ! c’est à ce dernier moment qu’il en sent bien toute la douceur : il semble que ce soit alors que son flambeau offre à ceux qui la révèrent le port heureux où les attend l’Etre divin qui en est le principe.

« Dieu puissant, que ceux qui m’entourent partagent également tes faveurs ! j’ai reçu d’eux les soins les plus touchants et les plus assidus : s’ils étaient les organes de tes bontés lorsqu’ils m’ont soulagée, tu leur dois quelque protection.

« Daigne t’approcher de moi, ma mère : je veux que mes jours s’anéantissent dans le sein qui me les donna ; je veux recevoir encore de toi cette seconde vie qui va s’écouler près de mon Dieu.

« Et toi, mon fils, reçois les derniers adieux d’une mère privée du doux soin d’une éducation que je n’aurais formée que pour t’éviter les maux qui me font périr. Ne songe jamais à me venger… Eh ! par quelle raison pourrais-je me plaindre, puisqu’on ne m’arrache cette vie terrible que pour passer dans une meilleure ? Emportez de ce château mon portrait, et qu’en le considérant quelquefois tous les deux, vous vous rappeliez, vous, ma mère, une fille qui meurt en vous chérissant ; et toi, mon fils, celle dont tu reçus l’existence et qui perd la sienne en t’idolâtrant.

Tout le monde fondait en larmes ; on n’entendait partout que les sanglots de la douleur et que les cris du désespoir. Il semblait que cet ange, en revolant aux cieux, y conduisît toute la gloire, toute la prospérité du monde, et que ce monde dépourvu de sa plus belle parure dût s’écrouler où cessait de luire l’astre radieux qui l’embellissait.

Cette femme céleste au-dessus de tous les éloges, si digne d’orner une autre terre, quitta celle qui l’avait vue naître trente et un ans après y avoir paru, et près de deux heures après les dernières paroles que nous venons de lui entendre prononcer.

Son corps fut ouvert ; les coups d’épée n’étaient pas mortels ; la seule violence du poison la précipitait au tombeau. Ses entrailles étaient brûlées et le cerveau noirci. Elle fut embaumée et exposée deux jours dans la chapelle à la vénération publique… dans cette même chapelle où le marquis aperçut un jour des larmes couler de son portrait.

Tout le voisinage vint verser des pleurs sur celle dont les mains en avaient tant essuyé. Le troisième jour elle fut reconduite à Avignon et placée dans le tombeau de ses pères… Elle y respire encore : la vertu ne périt jamais.

Madame de Châteaublanc ne s’occupa plus que d’assurer la fortune de son petit-fils et de poursuivre les assassins de sa fille. Le marquis de Gange fut mis en prison et défendit lui-même sa cause. Comme il n’y avait sur lui que des soupçons et quelques indices, on se contenta de le dégrader de noblesse, de le bannir à perpétuité et de confisquer tous ses biens. Mais ces soupçons et ces indices devinrent presque des convictions quand on sut qu’il avait été se réunir au chevalier.

Quant à celui-ci et à l’abbé de Gange, assez près de la mer pour y trouver un esquif, ils s’y jetèrent et disparurent. Le parlement de Toulouse les condamna l’un et l’autre à être rompus vifs[15] et l’abbé Perret aux galères à perpétuité[16].

Le chevalier fut au siège de Candie ; le marquis ne tarda pas à l’y rejoindre, et ce fut là que tous deux, en servant la république de Venise, trouvèrent à ce fameux siège la juste, mais trop glorieuse punition du crime affreux dont ils venaient de se souiller. Alphonse fut tué d’un éclat de bombe et le chevalier périt dans une mine que l’on fit sauter.

La vengeance du ciel fut un instant suspendue sur l’abbé. Il passa en Hollande où un jeune Français lui procura à Autrech la connaissance du comte de la Lippe[17] dont il sut si bien gagner la confiance que, cet homme crédule ne faisant rien sans le consulter, il le chargea de l’éducation de son fils.

Doué de tous les talents que la nature ne devrait accorder qu’à ceux qui ne peuvent en mésuser, Théodore éleva fort bien cet enfant. Il y avait dans la maison une jeune personne très jolie que ce monstre eut l’audace de séduire, au mépris de tout ce qu’il devait à son bienfaiteur ; il osa même la demander en mariage ; mais le Hollandais refusa, à cause de la disproportion qu’il supposait à la naissance. — Qui êtes-vous ? lui dit un jour M. de la Lippe ; je verrai à me décider après. L’imprudent abbé, croyant attendrir au lieu d’effrayer, se nomme… il avoue qu’il est le malheureux abbé de Gange… Le crime encore trop récent fit une telle horreur à M. de la Lippe qu’il voulut le faire arrêter : il l’eût fait si sa femme ne l’eut empêché. — Au moins, sortez sur-le-champ de ma maison, dit M. de la Lippe à ce scélérat, et laissez-moi dévoré d’inquiétude sur les principes dont vous avez peut-être gangrené le cœur de mon fils.

L’abbé crut se cacher à Amsterdam ; la demoiselle qu’il avait subornée l’y suivit ; il l’épousa.

Mais le crime n’était pas puni et il devait l’être : c’est à l’instant où le coupable croit échapper à la vengeance céleste qu’elle le poursuit et le frappe.

Au bout de six mois de mariage, un inconnu aborde Théodore sur les dix heures du soir, dans une rue détournée où il demeurait. — Tu es l’abbé de Gange, lui dit ce personnage mystérieux, je suis tes pas depuis longtemps.

Péris, monstrueux scélérat : je venge ta victime… Et il lui brûla la cervelle en prononçant ces mots.

L’inconnu disparut sans qu’on ait jamais pu savoir ce qu’il était. Mais, quel qu’il fût, il était armé par la main du ciel.

Ah ! si quelque chose console le malheureux, c’est la certitude où il doit être que la main qui l’écrase subira bientôt le même sort.


APPENDICE


EXTRAIT DES « CAUSES CÉLÈBRES[18] »


La marquise de Ganges, fille du sieur de Rossan, avoit un ayeul maternel, nommé Joannis, sieur de Nocheres, dont elle devoit recueillir la succession qui se montoit à 500.000 livres. On l’appelloit mademoiselle de Châteaublanc. Elle étoit d’une beauté rare. Après la mort de son père, cet ayeul maternel en prit soin, et la maria à 13 ans, au marquis de Castellane, petit-fils du Duc de Villars, qui la mena à la cour, où elle fut admirée de Louis XIV et de la Reine de Suède. Aussi étoit-elle faite à peindre, belle comme le jour, le cœur bon, l’esprit sérieux et sensé. Quelque temps après, le marquis de Castellane périt dans la mer de Sicile, par le naufrage de nos galères. Alors les affaires la rappelèrent à Avignon, où elle se retira dans un couvent. Ce fut là où elle écouta la proposition qu’on lui fit d’épouser le sieur de Lanide, marquis de Ganges, assez riche, de bonne maison, baron du Languedoc, gouverneur de S. André, beau et bien fait, âgé de vingt ans, mais, quant à l’intérieur, bien différent d’elle. Il étoit fier, fantasque, défiant et jaloux. Peu après les beaux jours du mariage, l’ennui conjugual engagea le marquis à se répandre dans le monde : sa femme en fit autant. Alors la jalousie s’empara du marquis : mais ne trouvant point matière suffisante pour éclater, il renfermoit son chagrin, et s’en tenoit à sa mauvaise humeur, qu’il présentoit souvent à sa femme. Plusieurs années se passèrent ainsi, au bout desquelles l’abbé et le chevalier de Ganges vinrent demeurer avec le marquis leur frère aîné.

L’abbé n’étoit point dans les ordres. Il avoit de l’esprit comme un démon, mais malin, scélérat, libertin, débauché, le tout au suprême degré, violent, emporté, imposteur, déguisant un vrai monstre sous les dehors d’un honnête homme. Le chevalier avoit un esprit médiocre, fait pour être gouverné, et cédant toujours à l’ascendant que l’abbé avoit pris sur lui. Il gouverna aussi le marquis de façon qu’il devint le maître effectif de la maison.

Dès que l’abbé vit la marquise, il en devint amoureux. Pour commencer à la prévenir en sa faveur, il travailla avec succès à éteindre la jalousie de son mari, et elle vit renaître des jours heureux. Quant à la marquise, elle avoit pris l’abbé en aversion, et ne pouvant s’empêcher de le remercier de la confidence qu’il lui avoit faite que le raccammodement étoit son œuvre, elle le fit si froidement qu’il ne pouvoit pas s’en prévaloir : néanmoins il ne se découragea pas. Elle alla passer quelques jours chez une amie à la campagne : il le sçut, et y alla le lendemain. Il s’offrit pour écuyer de madame de Ganges, dans une partie de chasse, où les dames montèrent à cheval. Il trouva aisément le temps et le moyen de lui faire une déclaration d’amour, qu’elle reçut d’un froid très-piquant, et même avec mépris.

Le chevalier étoit aussi devenu amoureux. La marquise le trouvant d’une conversation qui lui convenoit mieux, le recevoit passablement bien, et le préféroit à l’abbé, qu’elle ne pouvoit souffrir. L’abbé ayant découvert l’amour du chevalier, et désespérant de le gouverner sur cet article, prit une autre voie, qui fut de lui dire qu’il lui sacrifieroit volontiers sa propre passion s’il pouvoit réussir dans ses amours ; mais que, si les tentatives devenoient inutiles, il abandonnât la partie, et lui cédât le champ de bataille. Cet accord fait et consenti, le chevalier continua ses soins. Quand madame de Ganges s’aperçut qu’il s’agissoit d’amour, elle traita le chevalier comme l’abbé, avec un ton de mépris qui l’éconduisit totalement. L’abbé revint sur les rangs ; mais il s’y prit d’une autre façon : ce fut de jetter de l’ombrage dans l’esprit du marquis sur la sagesse de sa femme ; ce qui lui réussit également. Le marquis redevint jaloux, et maltraita sa femme. L’abbé voulut voir ensuite si cet état malheureux, qu’il étoit le maître de changer, n’adouciroit pas la marquise en sa faveur. Il se fit valoir auprès d’elle sur l’autorité qu’il avoit de la rendre heureuse ou malheureuse : elle ne répondit qu’en lui tournant le dos.

Vers ce temps son ayeul maternel mourut. Elle devint par cette mort héritière de biens considérables. Elle étoit alors à Avignon. Vers l’automne le voyage de Ganges, éloigné d’Avignon de 19 lieues, se projetta pour y passer toute la saison.

La marquise avoit déjà échappé à une crême empoisonnée, dont elle n’avoit eu que peu d’incommodité ; et par pressentiment voyant qu’elle alloit se trouver seule environnée de ses ennemis, elle résolut de faire, avant de partir, son testament, par lequel elle fit sa mère son héritiere, à la charge d’appeller à sa succession, ou son fils à elle, âgé de six ans, ou sa fille âgée de cinq ans, à son choix. Elle fit ensuite, en présence de plusieurs magistrats d’Avignon, et de plusieurs gens de qualité, une déclaration authentique, par laquelle elle révoquoit tout autre testament postérieur : puis elle partit. Sa belle-mère qu’elle trouva à Ganges, le marquis, l’abbé et le chevalier la comblèrent de bonnes façons. Ces deux derniers ne paroissoient plus amoureux, mais des amis remplis de politesse. Enfin la belle-mère partit pour Montpellier, et le marquis, pour ses affaires, à Avignon : l’abbé et le chevalier restèrent seuls avec elle. L’abbé, par de douces insinuations, la détermina à faire un nouveau testament en faveur de son mari, et croyant que cela suffisoit, il ne lui parla point de rétracter sa déclaration d’Avignon. Cela fait, ils ne songerent plus qu’à accomplir le crime projetté. Ils le manquèrent dans une médecine, parce que la marquise la trouva si épaisse et si noire, qu’elle s’en tint, pour se purger, à des pilules qu’elle portoit avec elle : c’étoit le 17 mai 1667. Voyant donc leur coup manqué, ils résolurent de se satisfaire ce jour même à quelque prix que ce fût. Comme elle étoit dans son lit, plusieurs dames la vinrent voir : elle leur fit servir la collation, où elle mangea beaucoup. Le chevalier et l’abbé, qui étoient de la compagnie, avoient un air fort distrait. L’abbé reconduisit les dames : le chevalier resta seul avec elle dans un morne silence. Peu après l’abbé rentra, tenant d’une main un pistolet, et de l’autre un verre de poison : il avoit alors le regard terrible ; il ferma la porte et s’approcha du lit. Le chevalier alors mit l’épée à la main, ayant la fureur également peinte sur le visage. L’abbé parla, et dit : Madame, il faut mourir : choisissez le feu, le fer au le poison. On juge bien qu’elle employa les termes les plus touchans pour attendrir ces deux scélérats : mais ils furent impitoyables ; et la pressant de plus en plus de faire son choix, elle se résolut au poison, qu’elle avala pendant que l’abbé lui tenoit le pistolet sur la gorge, et le chevalier l’épée contre l’estomac. Comme le plus épais restoit au fond, le chevalier le rassembla avec un poinçon d’argent, et lui redonna le vase. Elle prit ce reste dans sa bouche, et faisant un cri comme si elle alloit mourir, elle laissa aller ce reste dans ses draps. Elle finit cette scène par les supplier instamment de lui envoyer un confesseur. Etant sortis tous deux, ils allerent avertir le vicaire, nommé Perrette, ci-devant précepteur du marquis, et qu’ils avoient associé à leur complot.

Aussi-tôt qu’ils furent hors de sa chambre, elle se leva avec seulement un jupon de satin, et songeant à se sauver, elle gagna une fenêtre qui donnoit sur la basse-cour. Au moment qu’elle prenoit son élan pour sauter, le vicaire entroit : il la voulut retenir ; mais le morceau du jupon qu’il avoit saisi, lui resta à la main. Elle tomba de 22 pieds de haut sans se faire mal. Le vicaire, à qui sa proie échappoit, jetta après elle une cruche remplie d’eau, qui lui auroit cassé la tête, si elle n’en étoit pas tombée à deux doigts près. Dès qu’elle se vit à terre, elle réussit à se faire vomir avec le bout de sa tresse qu’elle s’enfonça dans le gosier : courant ensuite pour sortir, et trouvant tout fermé, elle eut recours à un palefrenier qui la fit sortir par une écurie, et la remit à quelques femmes qu’il rencontra dans le chemin.

Le chevalier et l’abbé, avertis par le vicaire, coururent après elle, criant qu’elle étoit folle : enfin le chevalier l’atteignit près de la maison du sieur de Prats, la poussa dedans, et y entra avec elle. L’abbé se mit sur le seuil de la porte, dont il défendit l’entrée avec menaces.

Le sieur de Prats n’y étoit point : mais sa femme y étoit en compagnie de plusieurs dames et demoiselles. L’une lui donna de l’orviétan, dont elle avala quelques prises en cachette ; une autre lui présenta un verre d’eau : mais le chevalier lui cassa le verre entre les dents, l’accusant toujours de vapeurs, et disant aux dames qu’il restoit pour prendre soin d’elle, et qu’il ne la quitteroit pas qu’elle ne fût en meilleur état.

La marquise concevant encore l’espérance d’attendrir le chevalier, les dames, sur sa prière, passèrent dans la chambre voisine. Elle se jetta alors à ses genoux, et le supplia, par les termes les plus touchans, de quitter la résolution qu’il paraissoit avoir de poursuivre sa mort jusqu’au dernier instant. La réponse du chevalier fut deux coups d’épée qu’il lui donna dans le sein ; et, comme elle fuyoit vers la porte en criant au secours, il lui en donna encore cinq par derrière : l’épée se rompit, et le tronçon en resta dans son épaule. Tout le monde rentra dans la chambre : le chevalier sortit, alla trouver son frère, lui dit que l’affaire étoit faite. Comme ils se retiroient, la compagnie ayant auguré que ses blessures n’étoient pas mortelles, on cria par la fenêtre pour faire venir un chirurgien. L’abbé jugeant par ces cris qu’elle n’étoit pas morte, entra subitement, appuya le pistolet sur sa poitrine. Le pistolet ne prit point feu : il voulut alors s’en servir comme d’une massue,’mais toutes les dames et demoiselles fondirent sur lui, en l’accablant de coups, et le conduisirent ainsi jusques dans la rue ; tout ceci dura jusqu’à plus de neuf heures du soir.

Ces assassins profitèrent de la nuit, et se rendirent à Aubenas, terre du marquis, à une lieue de Ganges, où, après s’être pensé égorger entre eux, chacun se reprochant l’un à l’autre la faute de n’avoir pas consommé le crime entièrement, ils balancèrent à revenir : mais la crainte d’être arrêtés leur fit prendre eefinn le parti de la fuite.

Les consuls de Ganges mirent une garde autour de la maison. Le baron de Tressan, grand prévôt, se mit aux trousses des assassins : mais ils s’étoient embarqués près d’Agde. Le marquis qui étoit à Avignon, instruit de l’assassinat de sa femme, se répandit en invectives contre ses frères : cependant étant allé faire des visites, comme à son ordinaire, sans parler de rien, il ne repartit que le lendemain après dîner. Etant arrivé, il alla voir sa femme qui le reçut avec tendresse ; ce qui l’enhardit à lui demander qu’elle révoquât la déclaration qui confirmoit son testament d’Avignon : mais elle le refusa constamment. Il ne lui en parla plus, et lui rendit des soins, suivant le personnage qu’il devoit faire. Elle demanda les sacremens. Le vicaire Perrette étant venu pour l’administrer, elle exigea qu’il prit la moitié de l’hostie, craignant encore le poison de sa part : il la prit.

Le parlement de Toulouse envoya M. Catalan, Conseiller, pour interroger madame de Ganges. Le lendemain de son interrogatoire, qui étoit le dix-neuvième jour de son assassinat, elle mourut, non de ses blessures, mais de l’effet du poison qui lui avoit brûlé les entrailles, et noirci le cerveau.

Immédiatement après sa mort, M. Catelan ayant fait décréter le marquis de prise de corps, il fut arrêté dans son château, et conduit en prison à Montpellier.

Madame de Rossan, mère de la marquise, devint sa partie déclarée ; et ne respirant que vengeance, elle se mit en possession de tous les biens de sa fille, suivant le premier testament.

Après deux interrogatoires le marquis fut conduit dans les prisons du parlement de Toulouse. Madame de Rossan publia un monitoire contre lui, comme complice : il y répondit. On voyoit bien qu’il étoit coupable : mais les preuves étoient trop faibles pour le condamner au dernier supplice. Le 21 août 1667, intervint l’arrêt du parlement, qui condamne l’abbé et le chevalier à être rompus vifs, le marquis dégradé de sa noblesse, ses biens confisqués au Roi, et à un bannissement perpétuel ; le vicaire Perrette, dégradé de l’ordre de prêtrise, et aux galères perpétuelles.

Le vicaire mourut en chemin, attaché à la chaîne. Le marquis ayant joint le chevalier à Venise, la république accepta la proposition qu’ils lui firent d’aller au siège de Candie assiégée depuis deux ans par les Turcs. Ils périrent tous deux, le marquis enterré sous une mine, le chevalier tué d’un éclat de bombe.

L’abbé passa en Hollande, changea de nom et de religion. Il se nomma M. de la Marteliere, devint précepteur du fils de M. le comte de la Lippe. Il acquit la confiance de toute la maison, et fut en grand crédit auprès du comte et de la comtesse. Il y devint amoureux d’une jeune demoiselle alliée à la comtesse, et elle le paya de retour. Il étoit question de l’épouser : mais, comme il avoit caché soigneusement sa naissance, la comtesse s’imaginant qu’il étoit de basse extraction, s’opposoit beaucoup à ce mariage. L’amour le fit résoudre à se découvrir. Il confia donc à la comtesse qu’il étoit l’abbé de Ganges. L’horreur saisit le mari et la femme, de façon qu’il s’en fallut très peu qu’ils ne le fissent arrêter. Il se sauva à Amsterdam, où il se fit maître de langue. Son amante l’y alla trouver : il l’épousa en secret. Enfin sa bonne conduite le fit admettre dans le Consistoire des protestans : il

mourut quelque temps après en bonne odeur.

ACHEVÉ D’IMPRIMER LE
15 FÉVIER 1964 SUR LES
PRESSES DE LA SOCIÉTÉ
D’IMPRESSIONS PUBLICITAIRES
À MONTREUIL (SEINE)
POUR LE COMPTE DE
JEAN-JACQUES PAUVERT,
ÉDITEUR À PARIS

NUMÉRO D’ÉDITEUR : 339

DÉPÔT LÉGAL : ler TRIMESTRE 1964

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

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  1. Nos lecteurs sont priés de ne pas oublier cette circonstance, aussi singulière que vraie.
  2. Il s’agit de ceux de la minorité de Louis XIV.
  3. Il n’était pas rare en ces temps-là que les seigneurs confiassent le soin intérieur de leurs châteaux à des prêtres secondaires de la paroisse de leurs terres, lorsqu’ils leur reconnaissaient quelques talents.
  4. Il paraît qu’il avait été aussi précepteur du marquis de Gange.
  5. Quarante-huit mille francs argent de France.
  6. On ne se lasse point de répéter cela, quoiqu’on n’en ait aucune certitude, et que les Mémoires ne disent point si l’abbé de Gange était, ou non, dans les ordres. Mais l’auteur, déjà très peiné de l’obligation où ces mêmes Mémoires le mettent de faire du scélérat Perret un vicaire de paroisse, n’a pas voulu qu’en devenant le maître d’engager ou non l’abbé de Gange dans les ordres, on pût dire qu’il a préféré le premier parti, dans la seule vue très coupable de jeter un ridicule sur un des ordres les plus respectables de la société.
  7. Nous avons littéralement rapporté ces propos, afin de faire voir à quel point les ennemis de madame de Gange travaillaient l’opinion publique, pour en venir plus sûrement à leur but perfide.
  8. Si quelques-uns de nos lecteurs demandaient où est le but moral de cet ouvrage, nous leur répondrions par cette sage réflexion de la marquise.
  9. Nom des maisons de campagne qui entourent cette ville.
  10. Voyez le texte.
  11. Nous n’oserions point placer cette horreur, si elle ne se trouvait mot à mot dans les Causes célèbres.
  12. Voyez le Procès.
  13. Il faut se rappeler ici les mots qu’elle prononça dans le rêve qu’elle fit la première nuit qu’elle passa à Gange, blessée à cette même épaule où le fer vient d’être enfoncé.
  14. Les mémoires insuffisants ne nous disent pas ici comment il se fit que madame de Châteaublanc, se trouvant pour lors au château, n’ait pas requis un autre ecclésiastique pour administrer sa fille. Nous ne pouvons guère attribuer cela qu’à la rareté des prêtres dans une petite ville comme Gange où il n’y avait presque que des protestants.
  15. Ce fut le 21 août 1667 que fut porté l’arrêt du parlement de Toulouse.
  16. Il mourut avant que d’y arriver.
  17. Cette maison possédait une souveraineté en Allemagne.
  18. Faits des Causes célèbres et intéressantes, augmentés de quelques Causes, Amsterdam, 1757, in-12, pp. 61-76.