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Le Bonheur conjugal (Pert)/Texte entier

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Librairie universelle.

Camille PERT

LE
BONHEUR
CONJUGAL

LIBRAIRIE UNIVERSELLE

33, RUE DE PROVENCE, 33, — PARIS


Tous droits de traduction et de reproduction

réservés pour tous pays, y compris la Suède,

la Norvège, le Danemark et la Hollande.

AVANT-PROPOS

C’est un vendredi, vers la fin de l’une de mes réceptions, tandis qu’une fine et bonne odeur de thé et de cakes emplissait mon grand salon ensoleillé du boulevard Malesherbes, que prit naissance l’idée d’écrire ce livre.

Cela germa au milieu du cercle de celles qu’en riant je nomme « mes poupoules », cette vingtaine de jeunes femmes qui sont toute la famille, l’unique intérêt restant dans ma vie de femme de soixante ans, deux fois veuve, sans enfants, ayant perdu de bonne heure tous les siens et jouissant d’une large aisance qui lui retire le souci — souvent bienfaisant — de l’existence matérielle.

Elles étaient là une dizaine ; les autres déjà parties pour des villégiatures hâtives, ou dispersées, éloignées, souffrantes, empêchées, — deux, mortes. Il faut une raison majeure pour que mes fidèles me manquent.

Comment ce projet naquit-il ?… Qui le proposa d’abord ? Je l’ignore. À peine fut-il éclos que toutes le saisirent et me l’imposèrent.

J’eus beau protester :

— Je ne suis pas un écrivain, chères petites, l’on se moquera de moi !

Toutes m’affirmèrent que je n’avais point besoin d’être un professionnel de la plume, puisque j’allais simplement tracer des histoires vraies, remuer des sentiments que, cent fois, mille fois, j’avais exprimés devant elles…

Louise, ma préférée, me décida. Ses deux mains serrant les miennes, ses jolis yeux doux de crucifiée fixés sur les miens, elle me dit, grave :

— Songez, chère marraine — c’est le titre qu’elles me donnent — que vous pouvez faire tant de bien !… Elles sont de par le monde myriades celles qui, comme nous, auraient besoin de vos conseils, de votre expérience ; de votre intuition de la vie, et jamais vous n’arriverez jusqu’à elles… Par la parole directe, à peine atteindrez-vous encore une dizaine d’âmes féminines meurtries, désemparées, préserverez-vous des jeunes filles se lançant dans l’existence sans aucune science du mariage, au lieu que, par l’écriture, c’est par foule qu’augmenteront celles qui vous nomment leur bienfaitrice, leur providence morale… Vous ne connaîtrez pas vos nouvelles « poupoules », mais elles seront quand même vos amies, et elles peupleront l’univers.

Je cédai.

— Soit ! mais avez-vous songé que pour que mes paroles aient quelque poids, prennent quelque sens, il faut que je montre votre histoire à toutes, que je dévoile vos souffrances, vos révoltes, vos pauvres petites joies, votre âme et votre cœur ?

Elles me répondirent simultanément qu’elles l’entendaient bien ainsi et qu’elles offraient avec joie leur intimité comme exemple à celles que ce livre de leur calvaire avertirait et préserverait peut-être.

Voici donc, sous des noms d’emprunt et relatées comme dans les livres de médecine, les observations » pathologiques, l’histoire cruellement véritable de nombreuses petites âmes féminines que j’étudiai le scalpel à la main, qui vinrent à moi et eurent quelquefois l’illusion d’un soulagement, parce qu’elles sentirent mon cœur battre à l’unisson du leur et souffrir avec elles.

Sans remords, avec l’espoir de faire un peu de bien à des inconnues, je livre ces pages vécues au public, suppliant les âmes indifférentes ou sceptiques de s’abstenir de leur lecture, car elles n’y rencontreraient qu’ennui, déception et sujet d’ironie.

LE BONHEUR CONJUGAL


LE CHOIX DU MARI

Du choix du mari que l’on prend devrait découler, semble-t-il, toutes les chances de bonheur auquel on peut prétendre.

Pourtant, rien n’est plus aléatoire, car les conditions dans lesquelles s’effectue ce choix pour la femme sont toujours ou presque toujours des plus défectueuses.

Quelques clartés que possède aujourd’hui la jeune fille sur les réalités de la vie, ses connaissances sont quand même trop superficielles, trop décousues, son jugement n’est ni assez développé, ni assez formé pour qu’elle puisse envisager avec netteté ce qui peut concourir à son bonheur. D’ailleurs, elle est placée de façon que son choix devient presque nul.

Aucunement mêlée à la vie active, parquée dans le cadre étroit de sa famille et des amis de celle-ci, elle n’a que des rapports frivoles, infiniment restreints, avec un très petit nombre d’hommes. Et, la plupart du temps, ces relations mondaines n’ont lieu qu’avec des jeunes gens ne songeant point au mariage et parmi lesquels elle n’a aucune chance de rencontrer un compagnon futur.

Sauf en des cas très rares, la jeune fille ne trouve pas elle-même le mari qui lui plairait. Suivant que ses parents sont plus ou moins soucieux de son avenir et pourvus de relations, on lui présente un nombre plus ou moins grand de candidats parmi lesquels seulement elle peut faire son choix.

Il est rare qu’une jeune fille — à moins qu’elle ne soit dans une situation particulièrement brillante — ait le choix entre plus de sept ou huit, dix au plus, prétendants à sa main.

Parmi si peu d’hommes, combien a-t-elle de probabilités de découvrir le caractère, l’âme capables de s’unir à elle complètement !…

Tout ce qu’il lui est loisible de faire c’est de choisir celui qui lui semble le moins éloigné de son idéal ; puis, ensuite, de travailler courageusement à l’édifice de son bonheur.

En réalité, le bonheur d’une femme dépend moins des qualités de son mari que de son aptitude à elle à transformer en éléments de joie, de satisfaction ou de paix heureuse tout ce qui se trouve autour d’elle.

Savoir se contenter de ce que l’on a et en tirer tout le parti possible est encore la meilleure recette que l’on connaisse pour obtenir la somme de bonheur qu’il nous est loisible d’atteindre.

Pourtant, il est évident que certaines natures, que certains individus sont si invinciblement antipathiques, que nulle volonté, nul courage ne peut vaincre l’aversion que nous éprouvons pour eux. Si cette répugnance se manifeste, aucune considération ne doit engager dans un mariage condamné d’avance.

J’ai raconté autre part, sous le couvert de la fiction, l’histoire d’une jeune fille qui, estimant son mari, rendant pleine justice à son caractère élevé, l’aimant comme ami, comme frère, ne pouvait surmonter l’horreur physique que lui causait cet homme maladroit, ridicule, odieux dans la chambre à coucher.

Je citerai ici, à l’appui de ce que je viens de dire, l’exemple d’une autre jeune fille, dont le cas était à peu près analogue.

Gabrielle,
ou la répulsion insurmontable.

Ses vingt-deux ans étaient accomplis. Elle avait déjà refusé plusieurs partis convenables, et ses parents alarmés commençaient à lui montrer leur étonnement et leur impatience de cette lenteur à fixer son choix.

Elle-même, désireuse de se marier, s’inquiétait de l’avenir et désespérait de trouver un fiancé qui lui plût tout à fait.

À ce moment, on lui présenta un jeune homme, en lui déclarant que, cette fois, si elle le repoussait, on renonçait à la marier.

Elle m’avait demandé d’assister à la première entrevue, après laquelle nous échangerions nos impressions.

Je vis un homme de trente-trois à trente-quatre ans, plutôt bien, l’air intelligent et sérieux. Il était médecin, établi depuis quelques années dans une localité de la banlieue parisienne, où sa clientèle s’étendait rapidement. Il était certain d’avoir d’ici à peu de temps une fort belle situation.

Gabrielle était en outre assurée de ne jamais s’éloigner de sa famille, et elle posséderait une installation demi-champêtre qui lui plaisait extrêmement.

Elle se montra aimable, enjouée ; ses parents étaient radieux, et le docteur encouragé devint tout à fait brillant. À un moment de la soirée, la mère de Gabrielle me serra la main à la dérobée, en me glissant :

— Cette fois-ci, c’est réussi !… Tout à l’heure, achevez de la convaincre…

J’étais moins sûre du résultat de cette entrevue, car j’avais surpris parfois chez ma jeune amie une expression soucieuse sur son visage, un durcissement hostile de ses traits lorsque, furtivement, elle examinait l’homme qui, peut-être, allait devenir son mari.

C’est sous cet aspect morose qu’elle m’apparut dans ma chambre où elle me suivit, chacun retiré chez soi.

Je lui pris les mains et la fis asseoir sur une chaise longue, à mes côtés.

— Allons, quel « cheveu » y a-t-il encore ? fis-je.

Elle leva les yeux sur moi avec vivacité.

— Ah ! vous avez deviné que cela ne va pas ?

— Quelle objection saugrenue vas-tu encore trouver ?… Je te préviens que je serai contre toi, car je trouve M. X… fort bien de tous points et je suis convaincue que tu commettrais une immense sottise en le refusant.

Elle hocha la tête affirmativement.

— Vous avez raison.

— Eh bien ?

Elle reprit avec lenteur, semblant s’interroger avec minutie :

— Son aspect est plaisant, ses manières sont parfaites… C’est évidemment l’homme le mieux parmi tous ceux que l’on m’a proposés…

— Alors ?

Une nuance marquée de confusion parut : sur son visage.

— Marraine, vous allez dire que je suis folle !…

— C’est probable !… Allons, parle, qu’y a-t-il ?…

— Oui, c’est absurde, je le sens… Pourtant, je ne puis me vaincre… Tout me plaît en lui, sauf… ses mains…

— Je me récriai.

— Ses mains ?…

Elle parla dès lors avec volubilité.

— Oui, ses mains !… Les avez-vous remarquées ?… Elles sont épouvantables !… longues, larges, avec des os saillants, des jointures énormes, des muscles apparents, tendus comme des cordes… et le pouce !… Oh ! ce pouce désarticulé qui, lorsqu’il parle et gesticule, se dresse, se tord, menace !… — Et, si c’était un autre homme, un ingénieur, un militaire, un commerçant, ce serait indifférent, mais un médecin, un chirurgien !… Ses mains évoquent en moi tout le répugnant, tout l’odieux de son métier !… Ce ne sont pas des mains, ce sont des instruments… Je vois ces horribles pinces retournant des cadavres, fouillant dans les chairs, pressant des abcès… Agiles, adroites malgré leur force, elles me font peur, elles m’inspirent une répulsion insurmontable !… Tenez, c’est à dîner que je les ai tout à coup remarquées… Au dessert, il pelait une orange… Ses doigts l’enveloppaient comme des serres, et, tout en parlant, sans la regarder, il la palpait, la retournait, la virait avec une agilité surprenante… il semblait l’ausculter… chercher le mal profondément enfoncé… Puis, pendant un instant, il l’a examinée, et, d’un geste sûr, rapide, il l’a incisée circulairement avec son couteau, et après, de ses énormes doigts remuants, dansants, il a décollé en une seconde les deux calottes comme il aurait scalpé un crâne… ensuite, par habitude machinale, il s’est longuement essuyé à sa serviette, avec cette minutie, ce soin méticuleux du praticien attentif à enlever de son épiderme toute sanie… J’avais mal au cœur, j’étais bouleversée comme si j’avais assisté à une opération !…

Je l’avais écoutée avec attention, malgré moi hantée d’une pensée que je laissai échapper.

— Écoute… Prends garde que cette disposition où tu es de découvrir des tares imaginaires ne dégénère en monomanie… en une sorte d’hystérie…

Elle me regarda fixement, troublée.

— Je m’exagère peut-être les choses, en effet, murmura-t-elle.

Nous ne nous dîmes plus que des choses insignifiantes et nous nous quittâmes assez froidement.

Le lendemain, lorsque sa mère lui posa les questions traditionnelles : « Comment le trouves-tu ? Es-tu décidée ? l’épouseras-tu ? » elle répondit par un consentement, tout en demandant un délai. Ses parents enchantés le lui accordèrent.

Durant six semaines, elle balança. Du reste, ses combats se passèrent en elle seule. Depuis notre conversation, elle me fuyait. Enfin, elle prit son parti, et la date du mariage fut fixée. Le docteur venait tous les jours et faisait sa cour en conscience. Gabrielle était calme, très maîtresse d’elle-même, tout à fait impénétrable.

Malgré moi, je m’inquiétais. Une ou deux fois je voulus provoquer un entretien entre nous : ma jeune amie l’évita.

Le jour des noces arriva. Gabrielle était un peu nerveuse, mais paraissait heureuse. Pourtant, après le lunch, tout le monde parti, nous nous trouvâmes quelques instants seules, face à face.

Soudain, elle se jeta dans mes bras, posa sa tête sur mon épaule et sanglota… Des sanglots profonds, déchirants.

Désolée, je fis de mon mieux pour la calmer. Elle reprit assez vite possession d’elle-même, essuya ses yeux, alla au buffet dévasté prendre un verre d’eau et revint à moi. Alors, ses yeux dans mes yeux, elle me jeta, tout bas, d’une voix altérée :

— Ne vous reprochez rien… C’est moi qui me suis décidée toute seule… Mais, je crois que j’ai voulu, mon malheur !…

Malgré ses efforts pour se dominer, son étrange dégoût l’obsédait, toujours pareil, et le mariage ne devait que l’accroître.

Et il se passa que, son horreur pour la profession de son mari symbolisée durant les fiançailles par les mains de l’homme, quitta ce point précis de sa personne pour s’étendre à lui-même tout entier. Pas un de ses gestes, pas une de ses attitudes qui ne le fit imaginer à sa femme dans l’exercice de sa profession. L’odeur des désinfectants que tout médecin traine après soi lui donnait des haut-le-cœur, moins à cause de la senteur elle-même que par suite des idées qu’elle évoquait.

Chose singulière, Gabrielle pouvait entendre sans s’émouvoir raconter les détails les plus répugnants, décrire les maladies les plus affreuses — et Dieu sait que son mari ne l’épargnait pas, inconscient des dégoûts qu’elle lui dérobait et hanté comme tous les professionnels par son métier !

Ce qui la torturait c’était l’évocation des malades, des maladies, des opérations par des faits à côté, insignifiants, imperceptibles pour d’autres que pour elle.

Elle m’avoua avoir été malade toute une journée pour, à déjeuner, avoir aperçu sur la manchette blanche de son mari, une toute petite gouttelette sanguinolente…

Perpétuellement, malgré elle, elle examinait le docteur, l’étudiait, le flairait, poursuivie par la vision des hideurs qu’il avait frôlées, palpées naguère, dont il lui semblait imprégné.

Elle refusait obstinément de servir à table des têtes de veau, des cervelles, dont son mari était friand. Elle proscrivait tout ce qui rappelait la chair, le sang, le dépeçage d’êtres vivants ; la viande peu cuite lui donnait d’abominables nausées ; elle ne se nourrissait guère que de légumes.

Néanmoins elle rendait justice à la bonté, au loyal caractère de cet homme que faisait extrêmement malheureux l’hostilité latente sentie en sa compagne sans qu’il pût se l’expliquer.

Les années se passèrent. Gabrielle eut deux enfants. Elle se réfugia dans la tendresse qu’elle leur porta ; et, après leur naissance, les époux se séparèrent insensiblement, devinrent des étrangers l’un pour l’autre.

La mère et les enfants vivaient absolument à part du docteur, isolé en un bout de la maison, se levant et se couchant à des heures différentes, mangeant seul la plupart du temps.

Il prit d’ailleurs philosophiquement son parti de cet état de choses et s’absorba dans son métier, s’habitua à des distractions en dehors de la famille.

Mais le dernier mot n’est pas dit en ce ménage. Lorsque les enfants, qui actuellement touchent à l’adolescence, seront partis, n’occuperont plus leur mère ; lorsque la vieillesse rendra la solitude plus pénible au médecin, le mari et la femme se heurteront de nouveau l’un à l’autre.

Leurs derniers jours seront atroces.

Jamais, suivant moi, l’on ne doit épouser quiconque vous inspire une répugnance physique quelconque. Tout ce qui est intellectuel se transforme, s’émousse, se supporte ; au contraire, tout fait matériel s’élargit et s’impose. On vainc le moral ; on succombe sous le dégoût charnel.

L’ÂGE DU MARIAGE

Pour une femme, il est contenu entre les chiffres dix-huit et vingt-cinq. Plus tôt, la femme n’est qu’une enfant ; plus tard, elle a déjà passé les conditions physiques les plus favorables pour aborder l’épreuve de la maternité.

Au point de vue moral, on peut discuter s’il ne serait pas avantageux de retarder l’époque de l’union ; on peut affirmer qu’au point de vue physique il est nécessaire de l’avancer. La femme qui a eu un ou plusieurs enfants peut procréer sans danger jusqu’à quarante ans ; il n’en va pas de même pour celle, restée vierge, dont les organes et les membres n’ont point subi l’évolution naturelle au temps voulu. Le meilleur âge pour le début dans la maternité est de dix-huit à vingt-trois ans.

La jeune fille a donc sept années seulement pendant lesquelles elle doit faire le choix d’un mari. Doit-elle hâter sa décision ou la retarder jusqu’à la dernière limite ?… Est-il préférable pour une femme de se marier avec le caractère encore flottant de la toute première jeunesse, les idées non mûres, l’expérience de la vie absente, ou d’attendre que son esprit et son jugement soient complètement formés ?

Il serait peut-être oiseux de s’attarder trop longtemps à discuter cette question, car il est évident qu’il y en a une autre qui prime tout, et celle-ci dépend du hasard : on se marie en réalité au moment où l’on rencontre l’homme qui paraît vous offrir le plus de chances de bonheur possible.

Le mari, si difficile parfois à trouver, ne surgit pas à la minute précise où on le désire. Il peut apparaître quand la jeune fille sort à peine de l’adolescence, ou, au contraire, se faire attendre jusqu’à l’instant où elle désespère de se marier. Il serait absurde, par suite de théories quelconques, de l’éloigner, soit qu’on juge le mariage prématuré ou trop tardif.

Le plus sage, pour la mère convaincue que sa fille ne doit pas s’engager dans le mariage inexpérimentée et sans défense, serait d’instruire son enfant, de développer son esprit et son âme le plus tôt possible, afin que, si elle a de bonne heure une promesse sérieuse de bonheur, elle puisse l’accepter sans danger pour elle…

Ceci nous mène à cette question encore plus discutée que la première :

« QUE DOIT SAVOIR UNE JEUNE FILLE ? »

QUE DOIT SAVOIR UNE JEUNE FILLE ?

Comment doit-elle arriver au mariage ? Complètement ignorante des réalités de l’union aussi bien que des difficultés, des périls de la vie ?… Petite âme indécise, cire vierge que le mari modèlera à sa guise ?… Ou alors, femme faite au moral, personnalité formée, définitive, esprit éclairé sur l’existence et les vérités conjugales ?

Comme ce livre est fait au point de vue de la femme et de ses intérêts moraux et physiques, disons tout de suite que le second cas nous paraît indispensable pour assurer ses chances de bonheur dans tous les mariages qu’elle peut contracter.

Puis, déclarons aux hommes que le rêve de beaucoup d’entre eux — et non pas des moins bons, parfois — d’épouser un être malléable, une enfant, afin de l’élever et de la pétrir à sa guise, n’est qu’une illusion destinée à leur causer les plus amers déboires.

Quelle que soit la femme que l’homme épouse, si peu développées que soient sa volonté, sa réflexion, sa pensée, ce ne sera jamais lui qui influera sur celles-ci. La jeune femme se créera à côté de lui, à son contact, mais en dehors de lui, échappera à ses efforts et sera souvent cent fois plus loin de lui, quoique son élève, que la jeune fille réfléchie, clairvoyante qui, librement, en toute connaissance de cause, serait venue à lui.

À l’appui de cette affirmation dont beaucoup d’hommes douteront, mais qui aura l’assentiment de toutes les femmes qui se sont donné la peine d’observer — ou de se rappeler — je pourrais fournir cent exemples : je choisirai celui qui me semble le plus typique.


Suzanne,
ou le mari despote berné.

Elle avait atteint tout juste dix-sept ans quand Louis L… l’épousa, et il y avait près d’un an que leurs fiançailles duraient, ce qui avait soumis la jeune fille à l’influence du jeune homme pour ainsi dire dès au sortir de l’enfance.

Louis n’avait que vingt-quatre ans, mais, très mûr pour son âge, il possédait un esprit doctrinaire, systématique, dogmatique, que dérobait d’ailleurs heureusement un caractère jeune et gai. Sa profession — il était officier — ajoutait encore à son besoin naturel de domination absolue.

Il voulait donner le bonheur à sa femme, mais que ce bonheur provînt uniquement de lui et fût entièrement fait des éléments qu’il accorderait. Sa femme, suivant ses idées, ne devait être ni une compagne ni une esclave, mais une ombre, un reflet obéissant de lui-même.

Suzanne lui avait paru dans des conditions exceptionnelles pour matérialiser son rêve. Orpheline de mère, elle vivait très seule, très tristement, dans la maison de son père remarié, auprès d’une belle-mère indifférente dans ses meilleurs moments et hostile et injuste dans les autres.

On ne menait point la jeune fille dans le monde ; son instruction avait été très négligée et son éducation était nulle, personne n’ayant jugé à propos de causer avec elle, ni de diriger son esprit. Du reste, son milieu était des plus honnêtes, austère même ; elle n’avait vu autour d’elle que d’excellents exemples. La domesticité elle-même, à laquelle l’enfance de la jeune fille avait été fréquemment mêlée, était irréprochable, — chance trop rare pour n’être pas soulignée.

Devant cette petite oie blanche, au simple duvet innocent, Louis pouvait vraiment se persuader qu’il la développerait dans la voie qui lui plairait, qu’il la créerait tout entière. Il la voulait, au reste, garder très innocente, convaincu que la vertu des femmes est surtout faite d’ignorance et qu’elles ne conservent leur charme de pureté que si celle-ci n’a pas été ternie, ne fût-ce que par la connaissance du mal. Il estimait aussi qu’il est inutile pour l’épouse d’envisager la vie sous son aspect réel, d’en savoir les dessous parfois écœurants, ni d’en mesurer les âpretés. Son idéal était un être non pas frivole, mais néanmoins sans grande profondeur ni grande faculté d’observation et de réflexion, évoluant dans un cercle d’idées très restreint et celui-ci dépendant uniquement de la volonté du mari.

Il ne voulait sa femme ni mondaine ni brillante ; pourtant, elle devrait être correcte dans les relations qu’il jugeait nécessaires ; elle serait bonne mère, mais cette fonction ne l’absorberait point. — Il avait des idées très arrêtées sur la « nursery » et le système d’élevage et d’éducation des enfants. Il inculquerait surtout à son élève une confiance sans bornes en lui, la persuasion qu’il était infaillible en tous points ; il lui modèlerait un caractère égal, enjoué ; elle n’aurait jamais l’ombre d’un secret pour lui : son cœur et ses pensées seraient une sorte de phonographe dont il imprimerait : lui-même les cylindres vierges.

J’avais reçu, avant son mariage, toutes ses confidences ; il m’avait exposé ses théories que j’avais écoutées, sceptique, et j’avais secoué la tête devant son triomphe prématuré.

— Attendons quelques années, et nous jugerons de votre œuvre, avais-je dit.

Six ans s’étaient écoulés depuis leur mariage, lorsque je fus à même de les observer de près et de façon soutenue.

J’avais aperçu de temps à autre Louis qui, lors de ses passages à Paris ; me venait fidèlement voir, et nous nous écrivions parfois. Il n’était question entre nous que de littérature, d’art, — Louis était féru de peinture. Quant à sa femme, je ne l’avais pas revue depuis le jour de son mariage ; il paraissait enchanté d’elle, mais ne me parlait plus de sa méthode d’éducation féminine ni des résultats qu’elle donnait.

Ayant par hasard trois semaines libres au mois d’août de cette année-là, je me résolus à les dépenser à X…, dans le Pas-de-Calais, où les L…, qui étaient en garnison à Douai, passaient les mois d’été.

Rien que le choix de cette villégiature m’éclairait sur les résultats négatifs du « dressage » de Suzanne, Cette station était parmi les plus élégantes et les plus mondaines, ce qui était à l’opposé des goûts de mon ami, quoiqu’il ne manquât pas de petits « trous », plus rapprochés de la garnison de Louis, où une femme, ayant adopté sa manière de voir, eût sans doute préféré s’établir.

Le jour où je débarquai, je fus joyeusement accueillie sur le quai de la gare par Louis et sa femme qui m’attendaient, leurs « bécanes » en main. Je ne reconnus Suzanne qu’à grand’peine. J’avais vu, sous le voile de mariée, une petite créature mince, frêle, timide, aux cheveux cendrés, aux cils pâles, pour ainsi dire languissamment jolie ; je me trouvais en face d’une pétulante beauté, d’une boulotte au buste saillant corseté à la nouvelle mode si provocante, aux jolis mollets ronds découverts par la culotte cycliste, l’allure délurée, le teint rosi de poudre, les cheveux mousseux d’un blond ardent qui faisait paraître encore plus noirs l’arc sombre des sourcils et la frange épaisse des cils.

La femme de Louis avait aujourd’hui tout à fait la silhouette de ces entretenues de bon ton qui font les délices de provinciaux mariés ou de célibataires entre deux âges, tenus à un certain décorum.

Après les premières effusions — Suzanne très démonstrative, avec de jolis rires roucoulants, — on me conduisit à un amour de voiture à âne où, en compagnie d’une bonne fanfreluchée, siégeaient deux bambins, une fille et un garçon, jambes nues, bras nus, robes de broderie, gigantesques capelines blanches garnies de boutons de roses, amusants toupets de cheveux blonds relevés à la caniche par des rubans, Madeleine et Jacques, cinq et trois ans, les rejetons du jeune ménage.

Ces adorables mannequins enrubannés étaient les enfants de Louis… dont j’avais entendu tant de fois préciser les principes austères sur la façon d’élever, de vêtir, de nourrir les enfants !…

Et, le plus comique, c’est qu’il contemplait ses petits avec une complaisance visible, sans paraître se douter le moins du monde que leur aspect répondit si peu à son rêve d’antan.

L’avait-il oublié ?…

On ne me permit pas de descendre à l’hôtel et l’on m’installa dans la villa des L… où, du matin au soir, et presque du soir au matin, c’était une joyeuse galopade d’amis et de connaissances, une succession ininterrompue de visites, de réunions, de fêtes. Tennis, bicyclette, gulf, crocket, baignade, parties de pirogues, sauteries au Casino, jeu des petits-chevaux accaparaient tous les instants de la jeune femme qui, pourtant infatigable, trouvait encore des minutes pour s’occuper de ses enfants qu’elle pomponnait et caressait avec délice.

Du reste, elle ne délaissait point non plus leur instruction, et Louis, très fier, tint à me montrer les lettres dansantes que Madeleine traçait déjà, tandis que Jacques me récitait d’une grosse voix la fable le Renard et le Corbeau.

Après les compliments de rigueur, je glissai en souriant :

— Je croyais qu’autrefois, Louis, vous prétendiez qu’il faut laisser l’enfant se développer librement, à l’état de nature, jusqu’à six ans, et ne commencer à lui donner les éléments de l’instruction qu’à partir de cet âge-là ?

Il me regarda avec étonnement, réfléchit, puis, avec une nuance d’embarras :

— Je suis toujours du même avis… Seulement, ces enfants sont si exceptionnellement avancés qu’il ne peut y avoir d’inconvénient à se départir de cette règle pour eux.

— D’ailleurs, dis-je en souriant, avec les années, bien des théories s’envolent, beaucoup de projets sont délaissés, s’oublient…

Cette fois, il comprit l’allusion et rougit visiblement. — Très blond, le teint clair, il gardait encore à trente ans cette faculté juvénile.

— Mais non s’écria-t-il avec vivacité, je n’ai jamais changé ma manière de voir et j’ai toujours mis en pratique ce que je rêvais autrefois.

Malgré moi, j’émis un grognement à cette assertion plus qu’audacieuse. Il se rebiffa.

— Alors, vous croyez que j’ai abandonné mes principes ? Vous vous méprenez !… Tout, autour de moi, marche ainsi que je le voulais… sauf peut-être d’insignifiants détails, plus apparents que réels…

Je hochai la tête.

— Voilà, fis-je, sérieuse, les apparences m’ont probablement trompée.

Il me questionna avec une imperceptible irritation :

— Comment trouvez-vous ma femme ?

Je répondis promptement :

— Charmante !… Beaucoup plus agréable certainement que si, comme vous vous le promettiez jadis, vous l’aviez réduite à la domesticité intellectuelle qui vous semblait l’état normal de la bonne épouse.

Une expression têtue parut sur le visage de Louis. Il affirma gravement :

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire… Suzanne est devenue absolument telle que je la désirais… Je l’ai façonnée sans aucune difficulté, et il n’y a pas de jour où elle ne me prouve qu’au temps auquel vous faites allusion, malgré mon jeune âge et mon inexpérience de la vie, j’avais une vision tout à fait juste du mariage et des rapports moraux qui doivent exister entre les époux.

Je m’inclinai et je détournai la conversation.

Était-il sincère ? — Pas absolument. Certes, il avait de grandes illusions ; mais, plein d’amour-propre, il refusait obstinément aussi de reconnaître, même vis-à-vis de lui-même, les concessions qu’il avait été obligé de faire. Il s’acharnait à voir dans sa femme le type imaginaire qu’il s’était créé de l’épouse, et dont elle était pourtant si loin !…

Autour d’elle traînaient des livres montrant qu’elle ne s’intéressait qu’à une littérature très spéciale, où l’image galante renforce ou remplace le texte. Il se tenait, certains soirs, sur la terrasse de la villa, des conversations plus que décolletées, et au casino durant les perpétuelles parties, le flirt marchait ferme avec deux élus qui se succédaient auprès de l’infatigable petite femme, sans jalousie, sachant que leur vigueur respective n’eut pas suffi, non pourvue de doublure.

À quelque temps de là, j’eus une conversation avec Suzanne qui acheva de m’édifier. Un peu souffrante, cet après-midi-là, elle avait refusé d’accompagner la bande folle et demeurait seule à la maison en ma compagnie. Louis était retourné à Douai pour son service.

Je ne sais comment nous vînmes à nous entretenir de Louis, de son caractère. Et, comme je parlais de sa volonté opiniâtre, de ses principes rigides, la jeune femme eut un sourire.

— Lui ?… Oh ! il est comme tous les hommes, on en fait ce que l’on veut, pourvu qu’on ne le contredise qu’en fait et non pas en paroles !

Je demandai :

— Vous n’avez jamais eu de discussions ?

Elle affirma avec un triomphe placide :

— Jamais ! Oh ! je sais bien, au fond, Louis a des idées de l’autre monde, mais il n’y a qu’à le laisser dire et à exécuter l’inverse… Moi, j’ai toujours répondu oui à toutes ses fantaisies, sans jamais en suivre aucune. — Me disait-il : « Va à gauche », je répondais : « Oui, mon ami », et je prenais la droite. — Que voulez-vous, s’il avait ses opinions, j’avais les miennes… il fallait bien que l’un des deux cédât… j’aimais mieux que ce fût lui que moi…

— Vous avez toujours eu des principes aussi arrêtés ?

— Naturellement, non… J’étais tellement dinde quand je me suis mariée !… Mais vous savez combien les jeunes filles se développent vite quand le mariage leur a donné l’essor !… Il n’y avait pas six mois que j’étais Mme L… que déjà je savais comment il fallait prendre Louis…

— Vous l’aimiez ?

— Certes, et je l’aime encore autant… Seulement, c’est un garçon qui n’est pas pratique du tout…

— Vraiment ?

— Pas de son temps… Si je l’avais écouté, notre ménage serait grotesque…

— Je n’étonne que, si jeune, vous ayez tout de suite adopté une ligne de conduite contraire à celle d’un mari qui devait vous paraître un peu comme un Messie…

Le rire de Suzanne fusa.

— Ah ! Dieu non !… il ne m’a jamais fait d’effet, mon brave Louis !… je l’ai immédiatement jugé bon garçon, un peu phraseur, animé des meilleures intentions, très coco, et, comme tous les hommes, persuadé qu’une femme ne peut vivre autrement que suspendue aux lèvres de son mari, attendant la bonne parole… S’ils savaient combien peu on les écoute quand on garde un silence qu’ils prennent pour une approbation admirative, ils réserveraient leur souffle !…

— Et au sujet des enfants ? Je me rappelle que Louis était fort enthousiasmé de la méthode anglaise.

Elle haussa les épaules.

— Je crois bien ! Dès le lendemain de notre mariage, bien avant que je fusse enceinte, il avait fait arranger une nursery hygiénique, ripolin, linoléum, etc… J’y ai placé mes robes, c’est délicieux… facile à tenir propre et jamais l’ombre d’une mite…

— J’ai vu qu’il avait quelque peu transigé sur les lectures qu’il vous permet… Autrefois, peu de nos auteurs modernes lui paraissaient assez chastes pour être feuilletés par sa femme…

— Oh ! d’abord ; il y a eu du tirage !… Mais, à la longue, il s’y est fait… Du reste, il est convaincu que je ne comprends pas les choses lestes… Quelquefois, quand il lit un volume avant moi, il corne des pages pour que je les saute… Comme pour les pensionnaires, vous savez ?…

— Et vous obéissez ?

— Ce sont les premiers passages auxquels je cours… Mais je ne le lui dis pas, et c’est très drôle, parce qu’alors il me les explique, en les expurgeant !…

Deux ans plus tard, un mot écrit au crayon me demandait de passer dans une maison de Passy, où je trouvai Louis couché, fiévreux, un bandage au bras droit. Il venait d’être blessé en duel.

— J’ai tenu à vous expliquer moi-même les choses avant que vous en fussiez informée par la rumeur publique, toujours malveillante et fausse, me dit-il. Je me suis battu avec M. X… non pas parce qu’il était l’amant de ma femme, comme des misérables l’affirmaient, mais parce que sa fatuité ne l’a pas fait repousser cette insinuation avec assez d’indignation.

Et il me dicta une lettre pleine de tendresse pour Suzanne.

LE MARIAGE D’AMOUR

Quoi qu’en puissent dire les vieillards désillusionnés et les moralistes grincheux, le mariage d’amour est celui qui offre le plus d’espoir de bonheur et assure au moins des joies certaines.

Que ce bonheur soit sans nuages, solide, durable, à l’abri du sort, que ces joies soient indéfinies, on ne saurait l’affirmer. Même il est à remarquer que les circonstances extérieures entourant les mariages d’amour sont en général fâcheuses et contribuent à arracher prématurément les amants-époux à leur rêve passionné, à interrompre, à décolorer leurs joies, à faire se dissiper le mirage qui les enveloppe.

Mais, de ce que beaucoup de mariages d’amour s’éteignent dans la tristesse, s’effondrent dans les catastrophes, il n’en est pas moins réel qu’ils font naître des heures incomparables, lever des songes radieux et créent dans les humains des sentiments et des sensations inappréciables.

Bien que, en réalité, le mariage soit rare entre deux êtres également possédés de l’illusion amoureuse, quelques exemples éclosent en ma mémoire, dont je vais essayer de tracer le tableau comme il me fut donné de l’apercevoir. Mes lectrices en tireront elles-mêmes des conclusions.


ÉTIENNETTE,

OU LA SOUFFRANCE HEUREUSE.

C’était la cadette des quatre filles d’un employé au ministère de la guerre, dont le ménage vivotait grâce à la toute petite fortune personnelle de la mère ajoutée au traitement du père, M. Nérisse. Deux sœurs s’étaient mariées tant bien que mal, sans dot ; il ne restait à la maison que l’aînée, vraisemblablement destinée à rester vieille fille et Étiennette sur laquelle reposaient les vues ambitieuses du père et de la mère, car était la beauté de la famille.

Alors qu’Eugénie, la fille aînée, se levait tôt, aidait la bonne dans toutes les besognes de la maison, portait de vieilles robes éternellement retapées, Étiennette se voyait interdire tout travail qui pat la fatiguer, lui gâter le teint, lui abîmer les mains. Elle avait des toilettes fraiches et son père lui rapportait sans cesse des gants, des voilettes, une ombrelle, des petits mouchoirs de batiste, une foule de riens qu’elle repoussait en vain, le cœur marri de se voir jouir d’un luxe refusé à celles qui l’entouraient.

Étiennette avait à peine dix-huit ans que déjà la course au mari riche, digne de ce trésor, battait son plein. Deux fois, papa et maman, en chasseurs vigilants, ramenèrent un précieux gibier ; mais, à leur grand désappointement, Étiennette, tout à coup devenue stupide, maussade et gauche, le laissa échapper ou même le fit fuir.

C’est que la fillette, dès son adolescence, et même peut-être avant, aimait.

Elle aimait un humble garçon, pauvre plus qu’il est permis de l’être, sans avenir, d’une naissance irrégulière, d’une faible santé, et qui était loin d’être beau.

Accomplissant des travaux de copie pour M. Nérisse, Joséphin — il était de plus pourvu de ce prénom saugrenu — venait fréquemment chez son patron où, assez souvent, par pitié, on le retenait le soir à dîner, quand il était trop visible qu’il n’avait pas mangé la veille.

Joséphin avait dix ans de plus qu’Étiennette. Elle était tout enfant lorsque déjà le jeune homme, maigre et long dans ses vêtements noirs qui semblaient avoir été lessivés plusieurs fois, venait copier dans la salle à manger des dossiers qui ne devaient pas quitter le logis de l’employé. Alors, elle se glissait à pas de loup dans la chambre et attendait patiemment que Joséphin eût terminé son travail.

Le dernier feuillet recopié, de sa grande écriture hâtive et régulière, il appelait l’enfant auprès de lui, un éclair joyeux passant sur sa physionomie habituellement mélancolique, et tous deux jouaient.

Les jeux de Joséphin étaient particuliers. Ils consistaient d’abord à éclabousser de gouttelettes d’encre une feuille de papier que l’on repliait ensuite en plusieurs sens ; avec les taches irrégulières ainsi obtenues, le jeune homme, en les retouchant et en leur ajoutant des traits supplémentaires, fabriquait des tableaux de genre d’une cocasserie étonnante. Il y eut une certaine bataille de dogues contre des guêpes qu’Étiennette conserva plus de dix ans dans un portefeuille qu’elle portait sans cesse sur elle.

Les jours où la fillette et le copiste étaient sûrs de ne pas être surpris dans leurs ébats, Joséphin se livrait à des essais d’équilibre fantastique avec tous les meubles et les objets qui lui tombaient sous la main. Son adresse émerveillait l’enfant.

Enfin, l’un des passe-temps qu’Étiennette préférait consistait à s’asseoir en face l’un de l’autre et à se poser à brûle-pourpoint les questions les plus absurdes que l’on pût inventer et auxquelles l’interlocuteur devait répondre sur-le-champ par une folie analogue.

La plupart du temps, la fillette riant aux larmes restait muette ; alors, Joséphin, qui avait une imagination d’une fécondité invraisemblable, fournissait demandes et réponses.

Tout ceci se passait, non précisément à l’insu des parents d’Étiennette, mais sans qu’ils y prêtassent la moindre attention, le copiste n’existant pas pour eux.

Les années avaient coulé ; les entretiens et les jeux des deux camarades avaient continué, se modifiant de jour en jour. Il arriva un moment où les taches d’encre cessèrent d’avoir de la nouveauté et où les exercices d’équilibre ne les amusèrent plus, mais le jeu des questions et des réponses persista. Seulement lui aussi s’était peu à peu transformé. À présent, tantôt gaies, tantôt amères et profondes, les phrases brèves qu’échangeaient entre eux les jeunes gens touchaient à tous les problèmes que remuent volontiers des êtres naissant à la vie passionnelle et entre lesquels l’amour se lève… ou du moins s’impose la conscience de cet amour latent en eux depuis si longtemps.

Trop faible de santé, point soutenu et d’humeur bizarre, incapable de se plier à aucune sujétion, de s’astreindre aux courbettes, Joséphin durant dix ans n’avait point avancé sa situation d’un pas. Il gagnait tout juste son pain en copiant pour M. Nérisse et d’autres employés de ministères.

À vrai dire, il avait été hanté par le désir de la gloire littéraire, mais ses écrits incohérents, amers, d’une fougue désordonnée et inquiétante étaient refusés partout, et il ne fondait sur eux aucune espérance.

Cette vie précaire et miséreuse lui suffisait. Pourtant, lorsqu’il sentit qu’il était aimé d’Étiennette, lorsqu’il comprit qu’elle était capable de franchir tous les obstacles pour venir à lui, il fut saisi à la fois d’une angoisse et d’une joie folle. En quinze jours, il remua ciel et terre, et parvint à obtenir un petit emploi qui lui assurait cent francs par mois sans qu’il dût cesser ses copies.

De son côté, Étiennette découvrit un travail relativement bien rémunéré et n’exigeant aucune capacité spéciale. Il s’agissait, neuf heures durant, d’envelopper de papier de soie de la verroterie et des bijoux, dans une fabrique de clinquant.

Quand Étiennette me confia leurs projets, avec une tranquillité pleine d’assurance, je fus atterrée. Se rendant parfaitement compte que jamais M. et Mme Nérisse ne consentiraient à leur mariage, ils avaient décidé de simplement se mettre en ménage, et de vivre ainsi jusqu’au jour où on leur accorderait de régulariser leur situation.

À toutes mes objections, ils répondaient par un sourire et des paroles qui prouvaient qu’ils avaient tout pesé.

Je pris Joséphin à part, et — brutalement, je l’avoue je lui demandai s’il jugeait honnête avec son peu de capacités, sa santé si vacillante, d’entraîner une jeune fille dans une union pareille.

Très pâle, une souffrance indicible en ses yeux creusés, il me répondit ceci qui me bouleversa, par tout ce que cela révélait de misères tues, héroïquement et d’amour intense, volontairement aveugle chez tous deux :

— Oui, je sais que je n’ai que peu d’années à vivre… Mais j’ai consulté ; l’espèce de phtisie qui n’emportera n’est pas contagieuse, ne le sera jamais, je n’ai donc aucune crainte pour Étiennette… Nous savons que nous n’aurons que six ou sept ans à passer ensemble… peut-être un peu plus, peut-être un peu moins… nous sommes résignés, et quand même profondément heureux.

Je ne me crus point le droit de les dénoncer. Tout s’accomplit ainsi qu’ils l’avaient prévu.

Après une explosion de colère et de stupeur, les parents d’Étiennette accordèrent leur consentement au mariage de leur fille, tout en déclarant que leur maison lui serait ouverte, mais seulement quand elle y viendrait sans son mari.

Durant les huit années de son mariage, Étiennette ne revit point ses parents. Elle adorait sauvagement son mari ; tous deux ne vivaient que l’un pour l’autre, indifférents à leur pauvreté, supportant courageusement leur séparation et leur labeur journalier qui leur faisait mieux goûter ensuite leur réunion de quelques heures. Les dimanches étaient pour eux des sources de joies infinies. Puis, les forces de Joséphin déclinèrent tout à coup ; il traîna dix-huit mois et s’éteignit. Dans la nuit qui suivit sa mort, Étiennette s’empoisonna. Elle fut sauvée malgré elle et ramenée chez ses parents qui, depuis longtemps, regrettaient leur rigueur et avaient essayé plusieurs fois de se rapprocher de leur fille.

Elle vécut, en apparence ; morte, en réalité, pour tout ce qui l’entourait. Mais jamais elle n’eut un mot d’amertume ou de regret pour sa vie brisée. Ces huit années d’amour absolu lui paraissaient le lot le plus beau qui puisse échoir à une existence humaine.


Même lorsque l’amour ne s’épanouit que dans le cœur d’un seul, en certaines circonstances, il peut y avoir du bonheur pour tous deux.

Alice,

ou la fille laide amoureuse.

Lorsque celle-ci s’ouvrit à moi brusquement, j’attendais depuis longtemps sa confidence, retardée par un seul sentiment d’amour-propre.

— Puis-je l’épouser ? me demanda-t-elle ardemment. Telle que je suis, laide désespérément, avertie de ma disgrâce, sachant que, beau comme il est, il feint l’empressement, tenté par ma seule fortune… Puis-je l’épouser ?…

Je répondis avec fermeté :

— Oui, car tu l’aimes.

Elle tressaillit, ferma les yeux ; une expression de volupté inouïe imprégna ses traits lourds et mal ébauchés.

— C’est vrai, avoua-t-elle avec une honte et un orgueil.

Puis, angoissée, elle m’interrogea :

— N’est-ce pas une folie ? Ne devrais-je pas l’éloigner comme je l’ai fait jusqu’ici de tous ceux qui ont poursuivi mon sac ?… Pourquoi l’accueillir, lui, et avoir repoussé les autres ?… Pourquoi avez-vous approuvé mes refus précédents et montrez-vous aujourd’hui cette indulgence ?… Il ne vaut pas mieux et n’est pas plus sincère que ceux qui m’ont déjà demandée…

— Oui, dis-je encore, mais celui-là, tu en es éprise… Tu l’aimeras passionnément, et cela te fera passer sur bien des déboires.

Elle s’agita.

— Au contraire, je souffrirai plus cruellement !

— Non.

— Oh ! marraine, vous vous trompez !

J’insistai.

— Non.

Elle se courba tout à coup et enfouit, son visage dans ses mains. Malgré l’intense émotion qui l’étreignait, elle ne pleurait pas : jamais je n’ai vu cette fille pleurer. Elle songeait profondément. Quand elle se redressa et me montra ses traits, on voyait qu’un monde de pensées avait labouré son cerveau.

La voix meurtrie, ses yeux mal fendus, mais vibrant d’intelligence, fixés sur les miens, elle dit :

— Marraine, vous savez bien qu’il ne m’aime pas, qu’il ne m’aimera jamais… Je ne suis pas de celles que l’on aime… Non seulement parce que physiquement je repousse le désir, mais parce que moralement je suis trop masculine pour ne pas être antipathique aux hommes… Et vous savez aussi qu’il m’a plu… que je ne puis m’empêcher de songer à lui avec un tressaillement de tout mon être… Alors, qu’adviendra-t-il de notre union ?… Si j’étais vaniteuse et aveugle, je pourrais me leurrer… je ne le ferai point… Y aura-t-il un supplice plus grand pour moi que de l’aimer indifférent, glacial, poli — peut-être impatient… ? Est-ce qu’un jour n’arrivera pas où ma passion lui pèsera… où, brutal, il la rejettera ?… Et moi, marraine, je le sens, je l’aimerai encore, je l’aimerai toujours !… Que deviendrai-je ?

J’hésitai pendant quelques secondes ; puis, j’affirmai :

— Tu peux être heureuse, épouse-le.

Son regard attentif scruta indéfiniment le mien.

— Parlez, marraine.

Je savais qu’avec cet esprit très mâle, d’une valeur réelle, je pouvais m’exprimer sans ambages ; je dis ma pensée exactement.

— Tu n’es pas jolie, mais rien en toi n’est repoussant, parce que tu es éminemment saine et forte. Tu ne peux donc jamais devenir un objet de dégoût pour ton mari. Ceci est essentiel, car les répugnances physiques ne se vainquent pas et finissent toujours par gouverner la volonté… De plus, consciente de ton apparence, tu te mets avec un goût sobre et un soin irréprochable qui t’assurent aussi de ne jamais irriter ton mari par une apparence ridicule… Ton esprit viril te prive évidemment de l’ascendant que la femme « féminine » prend sur l’homme, mais ton compagnon te respectera et t’estimera…

Elle m’interrompit.

— J’admets tout cela… Mais cela ne fera pas qu’il m’aime, qu’il supporte mon amour.

J’inclinai la tête.

— Qu’il t’aime ?… Non, tel que je le connais, tels que sont les hommes, je ne crois pas qu’il t’aime jamais dans le sens à la fois sentimental et sensuel que tu donnes à cette expression.

C’était brutal. Je savais que je toucherais Alice ; pourtant, je n’avais pas imaginé qu’elle dût autant souffrir. Son visage se décomposa littéralement.

Néanmoins, héroïquement, elle tint ses yeux attachés sur les miens et ne protesta ni d’une parole ni d’un geste.

Je repris vivement, continuant ma pensée

— Mais je suis convaincue que ton amour ne lui pèsera jamais, si tu veux être adroite, et que tu pourras être heureuse près de lui.

Le coup précédent avait été trop rude. La physionomie d’Alice resta sombre et douloureuse. Elle attendit pourtant le développement de ma pensée.

— Pour cela, sache ne pas être jalouse. Je ne dis pas, ne pas lui montrer ta jalousie, mais parviens à étouffer réellement en toi tout sentiment de jalousie à son égard, ignore tout ce qu’il fera en dehors de votre maison… D’ailleurs, aime-le sans abus, mais hardiment et sans arrière-pensée.

Ses traits se détendirent quelque peu : elle était intriguée par mes paroles forcément obscures.

— Ne pas être jalouse… Voulez-vous dire que je devrai lui tolérer une maîtresse ?

— Une ou plusieurs, certainement.

Elle objecta.

— N’y aura-t-il pas là un germe de mépris jeté en lui pour moi ?… Comment ne manquerai-je pas à la dignité, qu’à défaut d’autre chose je devrais posséder, s’il sait que je ferme les yeux sur sa conduite… Que j’accepte ce partage, que j’encourage ses passe-temps…

— Je t’ai dit : ignorer — non pas tolérer ni encourager.

Elle haussa les épaules.

— Si j’ignorais, je serais une imbécile !… Il y a encore là un écueil… Me croyant aveugle, il ne tarderait pas à en abuser, et il faudrait bien que j’en arrivasse à ouvrir les yeux, ou bien à les fermer volontairement.

— Tu te trompes. Je connais assez ton fiancé — ton candidat, si tu veux — pour certifier qu’il fera sérieusement son possible pour te ménager et te dérober ses incartades… Tu pourras ignorer.

Elle se recueillit et, lentement :

— Vous avez encore dit quelque chose que je ne comprends pas très bien : « Aime-le… »

Je m’expliquai.

— J’ai voulu dire : « Ne t’impose pas comme une amoureuse insatiable, évite surtout les mignardises, les bagatelles de l’amour qui ne te siéraient pas, mais ne crains pas de réclamer le « devoir conjugal » et livre-toi sans la torture de te demander si ton bonheur est également partagé. »

Un léger frémissement de ses narines me prouva qu’elle m’entendait. Bien que vierge, elle n’avait pu atteindre vingt-quatre ans sans être avertie de bien des choses.

— Ah ! fit-elle d’une voix profonde, quelle angoisse ce doit être de s’interroger, de se dire : « Ce baiser est-il sincère ? et, quand, moi, je suis ivre, est-il froid, sceptique ou ennuyé ? »

— Ma chère, la nature même de l’homme fait qu’il est toujours sincère, dans une certaine mesure, en ses expansions… Un homme peut s’emparer d’une femme hostile, haineuse, absente… une femme possède toujours, éphémèrement mais réellement, l’homme qui la prend… Le tout est de se contenter de l’élan dont on profite ; sans se tourmenter de ce qui l’environne, de ce qui l’a précédé et de ce qui le suivra.

Alice buvait mes paroles ; son esprit éveillé les distillant :

— Oui ; oui, vous avez raison… Mais, tout cela n’est-il pas l’ombre du bonheur ?

— Eh ! cette ombre-là est encore lumineuse auprès des ténèbres du néant !… Du reste, qui peut se vanter d’avoir goûté au bonheur ?… Savoir accepter ce qui vous revient, n’en rien perdre, n’en rien gâter, voilà la meilleure recette pour tout le monde.

Elle songeait et, soudain :

— Et si, moi, il m’arrivait de le mépriser… pour toutes ces concessions, ces précautions qui n’auraient pour but que de ménager la caissière ?…

Je répartis promptement :

— C’est qu’alors tu ne l’aimerais plus, et à ce moment ta souffrance disparaîtrait.

Elle ne put s’empêcher de sourire.

— Vous avez réponse à tout, marraine.

— Ne crois pas que ce soient répliques oiseuses, je te dis ma pensée et je ne crois pas me tromper… Non pas qu’il y ait des vérités immuables, mais parce que je te connais très bien, que je n’ignore pas le caractère du jeune homme en question et qu’alors je puis vous apercevoir dans l’avenir, très nettement, comme je vous vois aujourd’hui.

Elle s’accouda, son menton dans sa main.

— À votre idée, quel est son état d’âme actuel ?… M’épouse-t-il avec la ferme intention de se dédommager auprès d’autres de la corvée conjugale ?

— Je n’aimai pas le ton de sarcasme voulu de ces paroles.

— Causons à cœur ouvert, si tu le veux bien, ne déguisons pas notre pensée et souvent notre angoisse sous des mots qui sont à cent lieues de les rendre.

Elle s’excusa.

— Oubliez les termes, marraine, et répondez à ma question.

— Elle est au-dessous de ce que j’attendais de toi et prouve que tu es plus jeune fille » que je ne croyais.

Elle rougit.

— Vraiment ?

— À moins d’être un vulgaire coureur de dot, il est peu d’hommes qui, au moment de se marier, envisagent nettement leur conduite à venir… S’ils tromperont leur femme, mon Dieu, c’est évident, mais sous-entendu… Et puis, il faut bien se dire que, dans la pensée de la plupart des hommes, cela n’a pas assez d’importance pour mériter la discussion. — Robert X… a jeté son dévolu sur toi depuis plus d’un an… Il s’est tenu sur une réserve discrète jusqu’au jour où tu lui as fait entendre qu’il ne te déplaisait pas. Alors, il s’est mis franchement sur les rangs et il a écarté tout ce qui tournait autour de toi avec adresse et vigueur…

Alice remarqua :

— S’il était épris de moi, je pourrais être flattée… Mais n’est-ce pas l’énergique exécution du monsieur qui veut avoir ses coudées franches pour mordre au gâteau ?

— Je suis persuadée que, pauvre, il ne t’eût jamais aperçue ; mais il n’eut pas recherché n’importe quelle fille bien pourvue… Il se plaît à causer avec toi et estime hautement ton caractère… Combien de femmes n’en inspirent pas autant à leurs maris sans se juger malheureuses pour cela !…

Elle hocha la tête.

— C’est qu’elles aussi font une affaire…

Du reste, malgré elle, un espoir de bonheur s’infiltrait en son cœur aspirant ardemment à se dilater. Je cessai d’essayer de l’influencer, certaine que la cause se plaidait au fond d’elle-même plus éloquemment que je n’eusse pu le faire.

— Eh bien, marraine, finit-elle par s’écrier, d’un accent vibrant, si je me marie avec lui, c’est bien vous qui en serez cause, et vous serez responsable de mon malheur, si je dois être malheureuse !…

Douze ans se sont écoulés depuis cette conversation et le mariage de ma jeune amie. En réalité, malgré les plaintes véhémentes dont je fus parfois l’auditrice, Alice ne fut pas plus éprouvée que nombre d’autres femmes également éprises et possédant des fibres sensibles, bien que mieux gratifiées par la nature.

Robert, étant un galant homme, se montra toujours irréprochable au point de vue mondain envers sa femme. Celle-ci s’efforça de suivre mes conseils et jamais il n’y eut d’éclat entre eux, quoique leurs jours ne s’écoulassent pas toujours sans de sourds orages.

Néanmoins, je ne regrettai jamais le conseil que j’avais donné à Alice ; d’abord, parce que j’eusse été d’un avis contraire, à la fin elle eût passé outre ; et ensuite, parce que je suis persuadée qu’une vie de femme où s’équilibrent à peu près les joies et les peines est préférable aux regrets exaspérés de la vieille fille qui n’est pas douée pour le célibat.

Pour être complètement heureuse dans le mariage qu’elle fit, il ne manquait à Alice qu’un peu de cet égoïsme mesuré et discret sans lequel nulle créature ne touche au plus près de cette perfection dans le bonheur où l’on s’efforce de parvenir, le plus souvent vainement.

Dès qu’elle éprouvait une joie, au lieu de la savourer, elle épiait son partenaire, s’efforçait de comparer leurs mutuelles sensations, pesait sans cesse le sentiment d’affection très solide, très réel qu’elle inspirait à son mari et, par malheur, mettait trop souvent dans le plateau opposé de la balance sa propre passion, que le temps et le mariage n’avaient fait qu’accroître. Alors, l’inégalité tangible de leur tendresse lui causait des accès de désespoir, de révolte qu’heureusement elle avait la raison de dissimuler à son mari. Celui-ci crut toujours qu’elle goûtait un inaltérable bonheur dans leur union.

LE MARIAGE DE CONVENANCE

Union de deux indifférences ou d’un faible attrait né après l’accord des fortunes et des situations, le mariage de convenance peut chavirer dans le drame, connaître mille complications ; il peut aussi et c’est le cas le plus fréquent — naviguer paisiblement, sans heurts graves, sans peines extrêmes, et non sans douceurs fortuites.

Avec de la patience, de la philosophie, de l’adresse ou de la bonté, une femme sera toujours heureuse dans un mariage de convenances ; lorsque, bien entendu, l’on ne découvre pas dans le mari ou ce qui le touche une de ces tares qui, trop souvent, déjouent la vigilance des parents.

J’ai connu un ménage de braves gens qui symbolisaient admirablement — bien qu’en le caricaturant un peu — le ménage de convenance bourgeois. Je ne puis me souvenir sans sourire des confidences que je reçus de la dame…

Elle se nommait Delphine.

DELPHINE,
OU LA RÉCOMPENSE DE LA BONNE ÉPOUSE.

Fille unique d’un notaire de province, elle épousa, sans discuter le choix de ses parents, le premier clerc, auquel son père se retirant laissa son étude.

Elle avait vingt ans ; lui, trente.

Ils étaient tous deux courts, ronds, boulots ; ils avaient le nez retroussé, de petits yeux vifs et rieurs et le cheveu rare — si bien que Madame portait déjà d’innombrables frisettes postiches et que Monsieur ne quittait pas une calotte de velours. Leur caractère était pareillement à la fois paisible et emporté. Ils n’étaient capables d’aucune rancune, d’aucune traîtrise, mais il ne se passait guère de jour sans qu’ils se querellassent furieusement, — colère oubliée par tous deux cinq minutes plus tard… Telle ; la mer dans les baies profondes, immuablement morte au fond, sur la vase grasse, et clapotante seulement à la surface.

L’un et l’autre adoraient les cancans, se coucher de bonne heure et le céleri au jus. Delphine rendait justice aux qualités professionnelles hors ligne de son mari ; Hippolyte s’extasiait devant les vertus ménagères indiscutables de son épouse.

Sur un seul point, ils différaient du tout au tout.

Hippolyte était extrêmement friand de la gaudriole ; sa femme se révéla d’une frigidité irrémédiable. Quoi que fît, quoi qu’essayât le fringant notaire, le « devoir conjugal » paraissait à Delphine la plus abominable, la plus humiliante corvée qui se pût imaginer.

Si Hippolyte avait eu le caractère de la plupart des provinciaux, les choses se fussent vite arrangées. Il ne manquait à R… ni de bonnes accortes, ni de grisettes sémillantes, qui eussent volontiers comblé la fringale passionnelle du notaire.

Mais Hippolyte avait une conscience des plus intransigeantes. L’idée de tromper sa femme, de détourner de la communauté la moindre petite somme pour des plaisirs qui devaient trouver leur satisfaction dans l’union conjugale, faisait passer un frisson d’horreur sous l’épiderme de son crâne prématurément dénudé.

Delphine se désolait, mais ses répugnances étaient vraiment trop fortes !…

— Si encore c’était pour quelque chose ! répétait-elle volontiers, faisant allusion à une stérilité qui, paraît-il — nouveau point de ressemblance — provenait également des deux époux.

Un beau soir, le notaire, désespéré et exaspéré, eut une idée lumineuse.

— Eh bien, Delphine, ce sera pour quelque chose !…

Et il lui jura que « chaque fois » il déposerait cent francs dans une tirelire que l’on casserait au bout de l’année, pour faire un voyage à Paris, ou une tournée en Italie, ou encore une excursion en Suisse.

Cette fois, vaincue, Delphine ne refusa plus de satisfaire aux exigences amoureuses de son époux, radieux de la combinaison.

L’année passa ; le moment fixé pour l’ouverture de la tirelire arriva.

Les époux n’étaient pas d’accord sur la somme que l’on trouverait… Somme considérable, sûrement, car l’étude était florissante, le notaire avait fait de sérieux gains et il n’avait point économisé sur ses plaisirs.

Tous deux s’embrouillaient dans leurs calculs. Madame était certaine qu’il y avait tant ; Monsieur, modeste, ne croyait pas que cela pût monter à ce total…

Enfin, on allait voir !…

Hippolyte leva le marteau et d’un coup formidable brisa la panse de terre verte, à la bouche fendue et ricanante. Tout s’écroula en tintant, car l’offrande avait toujours été versée en espèces sonnantes :

Delphine s’exclama :

— Que d’or !…

Autant d’orgueil, que d’admiration sonnait dans son cri ; car, enfin, ce trésor, c’était elle qui l’avait gagné !…

D’une main tremblante et experte le notaire accouplait rapidement les pièces par piles de cinq, puis de vingt-cinq louis…

Les yeux élargis, la respiration coupée, Delphine le regardait…

Enfin, il annonça avec un éclat rauque, sa voix étranglée par l’émotion :

— Sept mille neuf cents francs li…

De son côté, Delphine, qui obtenait autrefois tous les prix d’arithmétique à la pension, avait rapidement fait un calcul et s’écria triomphante :

— Hein… je t’avais bien dit qu’il y avait vingt-sept fois, en plus du samedi !…

Le notaire demeurait en extase devant les piles d’or, attendri, songeur.

— Tout de même, chérie, si j’avais fait la fête !…

En présence d’une pareille somme, le projet de voyage ne tenait plus ; et, aux deux époux, cela paraissait maintenant un sacrilège d’employer cet argent-là à quelque chose qui ne resterait pas ».

Pendant plus d’un mois, ils agitèrent la question sans pouvoir la résoudre. Delphine s’opposait, révoltée à ce qu’ainsi que le proposait le notaire l’on plaçât tout bonnement cet argent. Non, non ! elle l’avait gagné, il devait prendre une forme spéciale, tangible !…

Enfin, elle trouva.

Ce seraient les premiers fonds pour l’achat de la maison de campagne qu’elle rêvait !…

Hippolyte acquiesça avec un rire.

— Alors, à l’ouvrage, ma bonne, recommençons une autre tirelire !

Cette fois, aiguillonnée par la perspective de la propriété tant désirée, Delphine fit si bien que la tirelire de l’année suivante contenait près de dix mille francs.

On acheta immédiatement un joli bien avantageux en décidant que l’on améliorerait et l’on agrandirait avec les prochaines tirelires.

Deux autres se montrèrent encore rondelettes ; ensuite, le notaire, ayant maigri et les vœux de Delphine étant comblés, elles déclinèrent ; pourtant la tradition se perpétua.

La dix-huitième tirelire — une ombre de tirelire, car depuis longtemps l’on avait renoncé aux grosses panses ventrues pour se contenter d’un petit tonneau de deux sous — la dix-huitième tirelire n’accomplit pas sa carrière, interrompue qu’elle fut par la mort du notaire.

Son contenu servit aux obsèques, qui, d’un commun accord, furent trouvées mesquines.

Grâce à ce subterfuge, Delphine et Hippolyte avaient découvert le moyen de vivre parfaitement heureux, malgré la plus grave incompatibilité qui puisse se révéler entre un mari et une femme.

Malheureusement, tous les époux ne savent pas trouver le palliatif à leur incompatibilité d’humeur, et parfois celle-ci les conduit jusqu’à la crise aiguë. Parmi les tourmentes conjugales dont j’ai été le témoin je choisirai celle dont le récit suit. Les acteurs étaient mes amis intimes et tous deux, le mari et la femme, avaient également mes sympathies.

Adrienne,
ou le grand homme tatillon.

Dès les débuts de son mariage, Adrienne s’était trouvée désœuvrée, désappointée, et, ce désœuvrement, ce désappointement étaient allés croissant, à mesure qu’elle reconnut mieux combien sa vie et son union ressemblaient peu à ce qu’elle avait imaginé d’avance.

Son père était un architecte de peu de talent, de minces revenus, établi à Pontoise, qui avait eu la chance inespérée de faire un gros héritage lui permettant de doter de quatre cent mille francs sa fille unique qui, à dix-huit ans, charmante, devenait un excellent parti.

Dans le milieu de ses parents, composé d’industriels et de petits bourgeois, personne ne plaisait à Adrienne, dont l’imagination rêvait d’un artiste, d’un homme de lettres ou d’un politicien, d’un avocat célèbre, de n’importe quel homme, dans n’importe quelle situation libérale, pourvu que des aspirations nobles et artistiques, un désir de gloire l’élevassent au-dessus des prosaïques et banales préoccupations de ceux qu’elle fréquentait.

Des amis crurent avoir trouvé ce qui pouvait à la fois contenter l’esprit un peu romanesque d’Adrienne et la tendresse prudente de ses parents.

Il s’agissait de Lucien L… qui, à trente-six ans, avait déjà acquis une belle notoriété d’auteur dramatique, et dont la situation de famille et de fortune ne laissait rien à désirer. Comme origine, il appartenait exacte, ment au milieu d’Adrienne et sa carrière réalisait tout ce que la jeune fille avait pu rêver.

Elle avait vu de ses pièces au Gymnase et au Théâtre-Antoine, où ses parents très larges d’idées la menaient. Elle fut éblouie, ravie, même avant d’avoir aperçu le futur.

On lui présenta un petit homme ordinaire, ressemblant à un bureaucrate quelconque, avec en plus une certaine acuité du regard et du sourire : tout l’auteur des pièces généreuses, enthousiastes que l’on applaudissait était dans ce regard et ce sourire.

Adrienne épousa Lucien en marchant sur des nuages couleur d’aurore.

Puis, elle se trouva devant un homme méticuleux, terre à terre, au despotisme doux, caressant, de tous les instants, éprouvant pour la femme un mépris souriant et indulgent sans bornes ; d’un homme qui séparait par une barrière rigide, infranchissable, sa vie intellectuelle grandiose, belle, pleine d’élans superbes, de sa vie matérielle, fourmillant de petitesses, de manies systématiques. Sa femme ne devait connaître que cette dernière.

Extrêmement concentré, rigoureusement muet sur tout ce qui touchait à sa pensée, à son œuvre, ne se livrant à personne, travaillant enfermé à clef dans un lieu où nul n’avait le droit d’entrer, capable d’étrangler quiconque aurait fouillé ses papiers, parcouru un manuscrit en train ; Lucien n’était l’écrivain talentueux, le profond philosophe que pour lui-même et le monde des inconnus. Ceux qui l’approchaient, le frôlaient ou le fréquentaient intimement ne voyaient en lui que le petit bourgeois.

Et il était petit bourgeois avec obstination, avec délices.

Il adorait les détails infimes du foyer ; il se passionnait pour les questions les plus minuscules il s’y traînait complaisamment.

Adrienne trouva sa maison prête, sans un meuble à y mettre, sans un clou à y poser. Et, à la vérité, c’était arrangé avec tant de goût, tant d’adresse, tant de prévoyance ; avec un art si féminin, qu’il n’y avait rien à modifier.

Ce fut lui qui choisit les domestiques, ou plutôt qui les fit agréer à la vieille bonne, cordon bleu émérite qui le servait depuis longtemps. C’était lui qui réglait jusqu’au moindre détail du ménage. Et il y était d’une telle habileté qu’en une demi-heure, chaque matin, il faisait plus qu’une maîtresse de maison ordinaire en trois ou quatre heures d’allées et venues.

Ceci ne déplaisait pas en soi-même à Adrienne pour qui le ménage n’avait aucun charme particulier. Mais cela l’étonnait, la décevait que son mari se montrât d’une telle compétence en de pareilles matières : Selon ses idées ingénues, un grand esprit doit toujours se maintenir en des sphères élevées.

D’ailleurs, elle ne tarda pas à s’apercevoir que jamais Lucien ne permettrait qu’elle s’aventurât à sa suite dans ce domaine de pensées et de spéculations où il entendait demeurer seul, où il s’enfermait mystérieusement.

Sorti de son cabinet qu’il balayait et époussetait pour que personne n’y pénétrât, et dont il emportait la clef, il n’était plus qu’un M. Durand ou un M. Martin ; aimable, bon, un peu tatillon, mais de façon si souriante, si ingénue, que l’on ne pouvait lui en vouloir.

Et Adrienne ne lui gardait pas rancune ; seulement, son beau rêve d’union spirituelle, d’initiation à l’art, de participation aux émotions glorieuses retombait flasque, vidé, déchiqueté comme une souquenille.

Elle eut deux enfants sans les désirer et, de même que pour la maison, son mari lui en ôta toutes les charges et tous les bonheurs. Il fut père comme il était homme de ménage, parfait, incomparable. Et, dans la maternité comme chez elle, Adrienne demeura une comparse.

Elle venait d’atteindre trente ans lorsque nous nous liâmes intimement. J’étais son aînée de dix ans, environ. Depuis longtemps, j’étais l’amie de Lucien dont j’estimais infiniment le talent, les idées, et il n’était pas pour me déplaire qu’il voilât celui-ci et celles-là dans la vie courante. Je n’ai jamais aimé l’auteur qui « se raconte », qui jette au vent ses aspirations, ses projets, révèle ses luttes, fait assister à la gestation de son œuvre ; cela me semble une impudeur, un cynisme. Lorsque j’étais auprès de Lucien et qu’il me parlait abondamment de choses très vulgaires, très banales, je m’y intéressais vaguement, mais je lisais entre les lignes et je parvenais à retrouver le caractère véritablement remarquable qu’il était.

Néanmoins, je compris parfaitement la désillusion et la rancune d’Adrienne. Elle avait pensé être sinon l’Égérie, au moins la Nicole du grand homme ; et voici qu’on la tenait rigoureusement à la porte du paradis rêvé.

Elle ne pouvait se dédommager en aucune façon de cette déception ; Lucien n’était pas mondain et il avait horreur des artistes et des gens de lettres. Obligé de fréquenter les uns et les autres, il n’admettait pas que sa femme se mêlât à eux ; de sorte que celle-ci demeura également en dehors de la distraction qu’eût pu, faute de mieux, lui apporter le spectacle des dessous du grand art.

Elle assistait aux « premières » de son mari dans une baignoire, en compagnie de ses parents ou de quelques amis bourgeois. À peine pouvait-elle mettre un nom sur deux ou trois figures de critiques célèbres ; personne ne la connaissait, et jamais son mari ne paraissant dans la salle, personne ne pourrait jamais la connaître.

Elle me confia son ennui sourd, perpétuel, sans répit, ses révoltes inaperçues, stériles, vite noyées dans l’accablement.

Je me trouvai assez en peine pour la gronder et pour la conseiller, car, vraiment, elle était raisonnable et ne grossissait point ses griefs ; elle se plaignait d’un mal réel et que l’on ne pouvait malheureusement point faire disparaître.

Le difficile était que ce diable de Lucien ne laissait pas la possibilité à sa femme de se créer une existence à part, de se soustraire à la monotonie écœurante d’un intérieur où elle n’était que le prétexte à son activité à lui.

Elle était plus assujettie qu’une esclave en son désœuvrement obligatoire.

Étant jeune fille, elle avait sérieusement étudié le piano et elle possédait de remarquables dons musicaux. Libre, elle eût repris et poussé cette étude à fond, ce qui eût été un but, une occupation. Mais le piano énervait l’écrivain : elle avait dû l’abandonner.

Elle essaya de peindre. Lucien n’eut pas de cesse qu’il ne l’eût découragée. Ses plus désastreux essais eurent la littérature pour cadre. En cachette, elle commença un roman ; et, les premiers chapitres écrits, récrits, fignolés, lui semblant, ma foi, chose gentillette, elle les soumit à son mari… avec quelle émotion !… le cœur battant, soulevée du naïf espoir qu’il aurait enfin un cri, une surprise heureuse, qu’il lui ouvrirait les bras, la reconnaissant une âme, un esprit pensant digne de pénétrer avec lui dans le domaine intellectuel.

Un immense éclat de rire la fit dégringoler brutalement de ses espoirs, la rejeta à sa place habituelle, blessée à l’épiderme et au cœur, désenchantée, sans goût désormais pour quoi que ce fût.

Son fils allait déjà au collège et avait pour elle une tendresse souriante, un peu méprisante comme celle de son père. Sa fille, tout le portrait de Lucien, était une petite âme fermée, à la fois pratique et rêveuse ; elle n’avait aucun besoin moral de sa mère. Une année, les deux enfants eurent la rougeole, et, détail typique, Adrienne n’ayant pas eu cette maladie, le père lui défendit l’entrée de la chambre de ses enfants et les soigna seul, avec du reste plein succès.

Le grand défaut de cet homme était d’exécuter avec trop de perfection, trop de supériorité et de facilité tout ce qu’il entreprenait, et par conséquent d’assumer volontiers toutes les tâches et de rendre inutiles, ou du moins de rejeter en des places secondaires, effacées ceux qui l’entouraient.

Enfin, le chagrin secret, l’ennui persistant de la jeune femme eurent raison de sa santé. Elle tomba malade. Là, Lucien dut s’avouer incapable de lui porter remède. Il ne pouvait comprendre l’origine de cette indisposition, insignifiante par elle-même, mais qui devenait grave par suite de l’état d’affaissement du sujet.

On envoya Adrienne aux eaux, puis dans le Midi, et cela la sauva ; non pas que le traitement lui-même y fat pour quelque chose, mais parce qu’elle fut délivrée de son admirable bourreau. En effet, Lucien n’avait pu l’accompagner, retenu à Paris, dans sa maison par ses besognes multiples d’auteur à succès, de père de famille et d’homme de ménage.

Débarrassée de la sujétion de la chambre conjugale, de la présence perpétuelle de l’homme qui lui dérobait tout ce qui leur aurait permis de sympathiser et qui, néanmoins, la forçait à partager toutes les préoccupations, toutes les pensées qui justement étaient celles qu’elle eût voulu éliminer, elle redevenait jeune, gaie, insouciante.

À l’hôtel où nous résidions, elle se plaisait à s’habiller avec une élégance que son mari détestait, quoiqu’elle fût d’un goût irréprochable. Elle avait d’innocentes coquetteries de pensionnaire envers nos voisins. Elle avait loué un piano et découvrait avec ravissement que, malgré le long repos de ses doigts, son talent avait grandi, s’était mûri avec l’âge.

Tous ses malaises avaient disparu au bout de peu de jours.

J’avoue que le séjour à Saint-Raphaël l’automne suivant, ordonné par des médecins complaisants, conseillé par moi, n’était point d’une utilité absolue. Les docteurs obéissaient au vœu ardent de la pseudo-malade, et moi je cédais au plaisir de lui procurer un nouveau répit. J’y voyais, il faut le dire à ma décharge, une chance que, fortifiée mentalement et physiquement, elle saurait, à l’avenir, prendre avec plus de philosophie les côtés pénibles de son mariage.

Mais, hélas ! ce calcul devait être déjoué par une conséquence que je n’avais pu prévoir.

À Saint-Raphaël, le hasard nous donna comme voisin de table à l’hôtel, et bientôt comme compagnon assidu,’un jeune confrère de Lucien, auteur plutôt amateur, qui était aussi un peu peintre, excellent musicien, joli garçon, assez bien renté, et qui, pour comble, avait voyagé par toute la terre, ayant débuté dans la marine de l’État, qu’il venait de quitter tout à fait pour se consacrer à la littérature. Grand tort qu’il eut, car il eût peut-être pu faire un excellent amiral, mais il fut toujours un médiocre romancier et un exécrable auteur dramatique.

Que dire ? — Adrienne en fut instantanément folle. Moi, je jugeais l’individu un fat insignifiant ; pour elle, c’était l’âme-sœur rêvée, l’homme qui lui lisait deux heures durant ses élucubrations, la noyait de manuscrits à examiner, la consultait sur des sujets, l’initiait à ses joies, ses espoirs, ses déconvenues, ses rages, ses haines. En quinze jours, elle sut sur le bout du doigt le nom et la caractéristique de tous les éditeurs, directeurs de journaux, de théâtres, critiques, etc. Elle émit des appréciations cinglantes ou démesurément louangeuses sur des auteurs contemporains ; employa un vocabulaire barbare pour parler de papier, de volumes, se roula délicieusement dans l’encre d’imprimerie et corrigea elle-même des articles de Marcel B… qui arrivaient d’une revue de province, pleins de fautes grotesques et imprimés sur du papier d’emballage.

J’assistais consternée à cet essor. Que faire ? L’emmener ? C’était impraticable ; d’ailleurs, l’on aurait emporté le microbe avec soi. Faire venir le mari ? C’était évidemment hâter la catastrophe. Endiguer le flot ?… C’était impossible.

Il n’y avait qu’à laisser aller, en surveillant de mon mieux et en guettant l’occasion propice pour faire choir l’idole de son piédestal.

J’y parvins, et voici comment :

Je n’avais pas été sans remarquer que Marcel B…, tout enflammé qu’il parût être pour Adrienne, s’attardait pourtant en une attitude toute platonique. C’était un garçon solide, que l’on devinait, à le bien examiner, peu raffiné, pas du tout un cérébral ; donc, il devait se pourvoir autre part et être de la race de ces égoïstes prudents qui cherchent une amoureuse capable d’amuser leur imagination et rassasient avec une humble maîtresse des fringales qu’il pourrait être compromettant et gênant d’assouvir avec l’autre.

Adrienne était pour Marcel ce que sont pour les Japonais les délicats et compliqués petits mets du repas, qui ne sauraient en rien contenter un appétit que vient combler l’énorme bol de riz final.

Il ne s’agissait que de découvrir le bol de riz.

Je n’eus pas loin à aller. Il existait sous les traits et les formes opulentes d’une maritorne italienne, laveuse de vaisselle à l’hôtel, belle, sale et stupide à souhait.

Tous les soirs, sous le prétexte de fumer une pipe que, disait-il, son métier de marin lui avait rendu indispensable, Marcel quittait la terrasse de l’hôtel pour gagner le bois de pins qui s’étendait sur la côte. Il appelait cela son « heure de quart ».

Un soir, je le suivis avec précaution et je vis que, hors de vue, il éteignait sa pipe et quittait son pas cadencé pour filer rapidement dans un chemin de traverse qui aboutissait à une hutte en plein bois. Ce lieu était souvent le but de nos promenades pendant l’après-midi. Que de marivaudages entre Adrienne et Marcel B… avait vus cette clairière !…

Le soir, c’était autre chose.

Sur le seuil de la cabane éclairée par un rayon de lune ; la belle Marietta attendait, le poing sur la hanche… et le baiser que tous deux échangèrent ne me laissa aucun doute sur la façon dont Marcel B… employait l’heure de quart :

Le lendemain soir, sans prévenir Adrienne, j’usai de mille ruses pour la faire se trouver à la cabane avant l’Italienne et son compagnon.

Puis, ceux-ci s’étant rencontrés en chemin et arrivant ensemble ; je fis l’étonnée et recommandai le silence à mon amie, plus troublée, plus émue de l’aventure que je ne l’eusse voulu.

Mais ce qui la courrouça plus encore que la certitude des plaisirs que se permettait son soupirant fut de l’entendre réciter à la maritorne, en se gargarisant de sa prose, un passage d’une pièce que justement il avait soumise à l’appréciation de son amie, dans l’après-midi.

Et, comme il consultait Adrienne, il consultait aussi cette brute qui comprenait tout juste un français de matelots et de soldats !

— Hein, comment trouves-tu cela ?… Est-ce assez nature, assez vrai, assez vécu ? disait-il, enchanté de lui-même, alors que la femme, ennuyée, répondait par un balbutiement volontairement inintelligible. La main d’Adrienne se crispa sur bras.

— Allons-nous-en, murmura-t-elle, écœurée.

Et de retour à l’hôtel, dans sa chambre, elle sanglota longuement sur ma poitrine.

Aucune autre explication n’eut lieu entre nous, et elle me sut un gré infini de lui proposer de partir immédiatement, de changer nos pénates sous un prétexte quelconque, sans revoir le cher auteur.

Notre saison finit tristement. Cependant, en la mélancolie d’Adrienne, je découvrais avec satisfaction quelque chose d’assagi, de résigné. À plusieurs reprises, elle me parla de son mari, sans acrimonie ; elle fit des projets concernant ses enfants.

Elle retrouva son intérieur avec un contentement pour ainsi dire physique, après sept à huit mois de vie d’hôtel, qui l’étonna elle-même. Et, désormais, elle accepta son sort avec plus de calme, ce qui fit qu’elle parvint plus aisément à conquérir la place à laquelle elle avait droit.

Sur mes conseils, Lucien loua, au lieu de leur appartement, un hôtel à Passy, où Adrienne eut un appartement distinct, ce qui lui permit de continuer la musique d’autant plus facilement que Lucien, désirant que sa fille sût le piano, ne s’opposait plus à ce que sa femme fit étudier la petite.

Le piano mit un lien entre la mère et l’enfant qui, suffisamment douée, était de plus animée du besoin d’exceller en tout qu’elle tenait de son père. Elle s’adonna à la musique avec persévérance et succès.

À l’heure qu’il est, la petite, devenue grande, est mariée à un compositeur de musique. Et, chose étrange, c’est dans son gendre qu’Adrienne a trouvé l’homme qui eût pu, vingt ans auparavant, la comprendre. Alors que la jeune femme, mère de famille, femme de ménage et mondaine accomplie, vaque sans trêve à ses nombreuses occupations, son mari cause avec sa belle-mère, toujours la bienvenue dans son cabinet, et qui est pour lui une véritable amie, un conseiller judicieux, une camarade affectueuse.

C’est à près de cinquante ans, dans une voie absolument chaste, exempte de tout reproche qu’Adrienne a trouvé le bonheur que son mariage était incapable de lui procurer.

Je puis citer un autre exemple vécu, où le mariage de convenance, commençant sous dès auspices plutôt défavorables, se termina néanmoins par l’entente complète des époux.

Lucie,
ou les tarks vaincues.

Orpheline, Lucie M… possédait de ce fait toute sa fortune assez rondelette ; elle souhaitait de se marier ; car elle n’était pas heureuse auprès de sa tante chez qui elle vivait ; mais, d’un autre côté, elle était décidée à n’épouser qu’un homme qui lui plairait et lui inspirerait confiance : ce qui faisait qu’à vingt-quatre ans elle n’était pas encore mariée.

Sortant très peu, elle n’avait point l’espoir de rencontrer par hasard le mari idéal ; il lui fallait se contenter d’examiner les prétendus qui, guindés, poseurs, genre bon enfant, sérieux, séduisants, lui étaient tour à tour présentés. Trois fois, elle hésita ; trois fois elle se dédit, les négociations assez avancées. Enfin, voyant l’age arriver, elle se décida pour un candidat de tournure passable, officier assez distingué, de fortune égale à la sienne et qui lui avait paru plus naturel, de meilleur aloi que tous ceux qui l’avaient précédé.

La veille de son mariage à l’église, mais le lendemain de son union à la mairie, c’est-à-dire étant valablement, irrévocablement : mariée, elle tomba soudain chez moi. Elle était dans une agitation extrême, ses yeux gonflés disaient qu’elle avait pleuré avec abondance. Elle me montra une lettre anonyme dans laquelle, avec des détails précis qui semblaient véridiques, on lui apprenait que son mari vivait depuis dix ans avec une femme dont il avait un fils, que sa mère était morte phtisique et que rien n’était moins solide que sa fortune.

J’essayai de la calmer ; je n’y parvins qu’en lui promettant de vérifier immédiatement l’exactitude de ces révélations. Elle déclarait être résolue, si ces faits étaient vrais, à décommander la bénédiction religieuse, à recourir au divorce, qui, pensait-elle, lui serait accordé aisément, du moment qu’elle refuserait de suivre son époux au logis conjugal.

J’allai tout droit à André N… Je lui montrai la lettre dénonciatrice et je le sommai d’avouer ou de démentir avec preuves à l’appui ce dont on l’accusait.

Je me souviendrai toujours de l’émotion qui me saisit lorsque je vis les traits de ce malheureux garçon se décomposer à mesure qu’il prenait connaissance du cruel billet…

Pâle, les lèvres tremblantes, il releva ses yeux angoissés sur moi et, avec un accablement, il prononça :

— C’est vrai… tout est vrai… ma mère est morte à vingt-six ans, poitrinaire, ainsi que sa sœur aînée… j’avais une petite sœur qui a été emportée par la même maladie à seize ans… Moi, je ressemble à mon père… Quant à ma fortune, elle est engagée en des affaires que la guerre du Transvaal a rendu périlleuses ; pourtant j’ai bon espoir de la conserver intacte… Cette liaison… c’est exact… cette femme, je ne pouvais l’épouser, elle était mariée… elle est morte depuis deux ans… Mon fils a neuf ans ; il est reconnu sous mon nom… mère inconnue… afin d’éviter qu’il portât le nom du mari de ma maîtresse…

J’étais atterrée. Et cependant, malgré tout, ma sympathie involontaire allait à cet homme qui n’avait pas un instant songé à un mensonge pour se défendre, bien qu’il envisageât tout le danger de la franchise. J’avais senti vibrer en lui un cœur, une âme. Je regrettai qu’il n’eût pas parlé devant Lucie qui, je le pensais du moins, eût sans doute ressenti la même impression que moi.

Je revins à elle et, à sa question anxieuse, je ne pus répondre que par l’affirmative. Oui, la lettre n’a menti sur aucun des points…

À ma grande surprise, sa fièvre de naguère était tombée ; elle m’interrogea posément, m’étudiant, pesant mes paroles.

Quand j’eus terminé, elle resta longtemps silencieuse, sa main cachant ses yeux, plongée en de graves pensées. Enfin, elle me dit :

— Faites-le venir !

J’envoyai chercher André. Il arriva peu après, très ému, quoique faisant bonne contenance. Lui et Lucie insistèrent pour que j’assistasse à leur entretien ; je refusai : la présence d’un tiers, même sympathique, même confident des deux parties, paralyse tous les élans, envenime tous les débats.

Une heure plus tard, Lucie m’appelait. Elle avait pleuré ; lui aussi montrait des yeux rouges. Il me tendit la main avec une effusion ; Lucie me dit :

— La cérémonie aura lieu demain, ainsi qu’il était convenu.

André se retira ; alors, restée soule avec moi, Lucie me laissa voir un visage soudain sombre et découragé.

— Je commets peut-être une folie, fit-elle d’un ton las. Que voulez-vous, il a l’air loyal et sincère… bien qu’en réalité il m’ait trompée par son silence jusqu’à ce jour… et qu’il ne se soit résolu à la franchise que probablement parce qu’il ne pouvait faire autrement… Ah ! qui m’eût dit, il y a quelques années, que j’en arriverais à consentir à me marier en des conditions pareilles !… Mais, aujourd’hui, je veux en finir… et puis, je suis lâche… je redoute le scandale, les curiosités qui s’ameuteraient autour de nous… et je serais si seule, si peu soutenue… tout le monde serait contre moi. En somme, rien dans sa conduite passée n’entache l’honneur… Cette liaison, combien d’hommes en ont de semblables !… et, pour sa fortune, il est bien réel que toutes les probabilités sont pour : qu’elle reste intacte sinon grandie, la guerre terminée. Enfin, quelque chose m’a complètement décidée…

Elle se tut, un peu embarrassée, du rouge montant à ses joues ; pourtant, elle finit bravement :

— Voilà… il a très bien compris que, dans ces conditions, ma conquête était à refaire… Alors, il a été convenu… lui-même me l’a très délicatement proposé… que, même après notre mariage à l’église, il ne me considérerait que comme une simple fiancée… jusqu’au jour où je me sentirai assez de confiance en lui pour devenir vraiment sa femme…

Je hochai la tête, sceptique sur le sérieux et la durée de ces résolutions.

Le lendemain, tous deux furent d’une correction impeccable ; ils partirent après le lunch pour leur voyage de noces qui se prolongea jusqu’au bout de la permission d’André ; de sorte qu’ils regagnèrent leur garnison sans passer par Paris.

Je n’entendis plus parler de Lucie. Je lui écrivis ; elle ne me répondit pas. J’ai pour principe de ne jamais pourchasser les amitiés qui, nombreuses et fidèles, viennent à moi. Bien m’en a toujours pris ; de cette façon, elles me sont immanquablement revenues tôt ou tard. Les événements, la vie, diverses questions nous séparent ; des années, parfois s’écoulent ; puis, la volonté ou les circonstances nous remettent en présence, et, aussitôt, la chaine se relie.

Un peu moins de dix mois après le mariage de Lucie, je reçus un faire-part de la naissance d’une petite fille. Je répondis par une carte avec un mot affectueux. Un an se passa ; puis, nouveau faire-part.

Environ quatre ans plus tard, un matin, on m’apporta une carte : Lucie était là.

Je courus au salon ; elle me regarda d’abord avec une certaine timidité méfiante, et comme je lui-tendais les bras, sincèrement contente de sa visite, elle m’embrassa avec une effusion soudaine, dans laquelle je démêlai autant de tristesses accumulées ayant besoin de se révéler que d’émotion joyeuse à renouer notre ancienne amitié.

Premièrement, comme toujours en pareil cas, nous échangeâmes une foule de banalités ; ensuite, à une question que je posai sur ses enfants, elle eut un geste découragé :

— Ah ! mes filles !… La cadette va bien, elle est solide et forte… mais l’aînée !… elle a pris du côté de son père, sans lui ressembler à lui, malheureusement… l’élèverai-je ?… et si je triomphe, à force de soins, est-ce que cela ne sera pas pour lui conserver une existence toujours précaire, à la merci de la moindre imprudence, incapable de supporter les épreuves féminines !…

Dès lors, elle ne s’arrêta plus. Le fils d’André ne leur donnait que des soucis. Querelleur, violent, haineux, il se faisait renvoyer de tous les collèges ; il était insolent envers Lucie et ne montrait pas l’ombre d’affection pour son père. Les capitaux d’André réalisés en un moment d’affolement avaient beaucoup diminué et leur nouveau placement était encore plus désastreux que l’ancien. De plus, André s’était mis à dos son colonel et une partie des officiers de son régiment, en s’entêtant à défendre un camarade de promotion, un israélite que chacun détestait. Mis en une sorte de quarantaine, ainsi que son ami, il s’énervait ; s’exaspérait, parlait de donner sa démission. Elle-même, Lucie, ne s’accommodait guère des sujétions de la vie de province, de la hiérarchie militaire, et le climat de la ville de l’Est où ils se trouvaient était contraire à sa santé.

Quand elle eut fini sa triste litanie, je lui dis :

— Dans ce que vous me dites, je vois quelque chose qui triomphera de toutes vos épreuves, qui vaincra vos soucis… vous aimez votre mari ?

Elle devint un peu rouge et demeura d’abord muette. Ensuite, elle s’exprima avec une certaine difficulté, comme si elle eût eu peine à se rendre compte elle-même de ses sentiments.

Je ne sais comment vous dire… Sans doute, je l’aime… pourtant, il me semble que ce que j’éprouve c’est plus que de l’amour, une irrésistible pitié pour lui… pour tout le mauvais sort qui, perpétuellement, s’attache à lui, — à cause de lui. Quoi qu’il fasse, quoi qu’il arrive, quelque faute et quelque maladresse qu’il commette, je ne saurais lui tenir rigueur longtemps, ni lui adresser, une fois en face de lui, les reproches que, seule, je me promets de lui faire… Il est si bon, si généreux, si tendre… Son défaut — et terrible ! — c’est une extrême faiblesse, doublée d’un entêtement qui, une fois manifesté, ne peut plus être refréné ni dompté… Il a aussi cette tendance funeste de fermer les yeux quand il se trouve près d’une situation difficile, devant une affaire périlleuse, et de se laisser aller au courant qui l’emporte, jusqu’au jour où il se redresse tout à coup, rompt, brise, bouleverse tout… C’est ainsi qu’il a vécu pendant dix ans avec une femme vulgaire, indigne de lui, et qu’il n’aimait plus depuis des années… Puis, soudain révolté contre ce joug qu’il semblait ne pas sentir et cela, pour un fait insignifiant voilà qu’il la chasse de chez lui et la laisse mourir sans la revoir, sans un pardon ni un adieu… Envers son fils il est d’une bonté, d’une patience absurdes… il se peut qu’un jour le petit dépasse les bornes, alors il sera, j’en suis convaincue, d’une sévérité excessive.

— Mais envers vous ?

Elle dit vivement :

— Oh je n’ai rien à lui reprocher !… S’il était vis-à-vis de tous comme je l’ai en tête à tête, il n’aurait pas tant d’ennemis !

Je lui suggérai de pousser son mari à changer de garnison ; je lui indiquai un placement de toute sûreté et d’un bon rendement. Enfin, je lui proposai de me confier pendant l’hiver qui allait bientôt poindre, sa fille aînée, que j’emmènerais passer l’hiver dans le midi, en mon ermitage de Saint-Cassidien, — à moins que, bien entendu, Lucie ne voulût venir elle-même m’y trouver avec ses deux fillettes.

Son visage s’éclaira ; je vis luire sur ses traits fatigués une gratitude, un contentement infinis.

— Écoutez, fit-elle, votre proposition est tellement inattendue, tellement inouïe de bonté, que je ne peux pas y répondre tout de suite comme elle le mériterait. — Quitter mon mari ? Non, je ne le peux pas, vous ne savez pas ce qu’il est… c’est un enfant pour moi plus qu’un mari… il ne supporterait pas mon absence… Mais comment oser vous imposer la charge d’une enfant difficile, délicate, d’un caractère ombrageux, inégal… il me semble que je mourrais d’inquiétude et de chagrin si je m’en séparais !… Et pourtant, je me dis avec angoisse que je vais peut-être refuser la seule chance de salut qu’elle ait !…

Nous discutâmes longtemps. Enfin, les yeux pleins de larmes, elle m’embrassa en me disant qu’elle réfléchirait, qu’elle consulterait son mari, et elle me quitta.

Six semaines plus tard, comme j’allais partir pour le Midi, je lui écrivis pour lui réitérer mes offres, auxquelles, finalement, elle n’avait point répondu. Trois jours plus tard, le capitaine N… entrait chez moi, tenant Édith, l’enfant en question, par la main.

C’était un petit être mal venu, chétif, avec, une grosse tête, un œil dur, intelligent, triste et méfiant. Elle me rappela ces oiseaux enlevés du nid familial et élevés en cage. Elle ne pleurait pas, quitta son père sans émotion apparente et ne parut pas le moins du monde intimidée près de moi.

Cependant on sentait que tout ceci était forcé, et cela dénotait chez un enfant aussi jeune une prodigieuse force de volonté, un orgueil inouï.

Pendant le voyage que je m’efforçai de lui rendre le plus doux possible, elle fut d’une sagesse exemplaire ; pourtant, je la voyais terriblement étrangère, hostile, fermée à mon égard. Je souffrais pour elle du monde de pensées d’effroi et de rancune qui s’agitait en ce petit cerveau d’enfant, très développé, mais qui pourtant ne pouvait apprécier les raisons majeures qui avaient poussé ses parents à se séparer d’elle, à la mettre aux mains d’une inconnue pour elle.

Huit jours durant, malgré toutes mes tentatives pour l’apprivoiser, elle demeura la même, petite poupée raidie, cachant son émotion sous un dédain et une froideur factices. Je pus constater aussi combien son corps était frêle et sa santé précaire. Tout cela m’attachait d’autant plus à elle. J’avais tant de devoirs, tant de responsabilités à l’égard de cette enfant… J’avais tant d’obstacles à vaincre !…

Enfin, la glace fondit soudain entre nous.

J’avais mis le petit lit d’Édith dans ma chambre, afin de mieux veiller sur elle. Une nuit, il me sembla que la température fraîchissait et, trouvant le couvre-pied de la fillette un peu léger, je mis le mien à sa place.

Il faut dire que ce couvre-pied était une chose abominable, à laquelle j’étais attachée parce qu’il m’avait été donné par une pauvre créature exquise — morte depuis — qui, durant des mois, avait travaillé pour moi afin de fabriquer cet objet saugrenu. Fait de minuscules carreaux de soieries de toutes couleurs, il figurait des vitraux, sertis d’un biais de soie noire qui représentait le plomb… C’était d’un goût désolant, mais la petite Édith éprouvait une admiration et un respect sans bornes pour ce monument.

Quand elle s’éveilla, ses regards stupéfaits et éblouis rencontrèrent l’objet qui l’enveloppait. Elle demeura longtemps immobile, absorbée dans sa contemplation ; puis, de ses doigts craintifs, elle caressa doucement la soie. Enfin elle me demanda :

— Pourquoi avez-vous mis votre couvre-pied sur mon lit ?

— Parce que tu avais froid,

— Et vous ?

— Moi, je ne suis pas un petit poulet comme toi ; je n’ai pas besoin d’être si couverte.

Elle hésita longuement ; et, prenant son courage à deux mains, sa voix tremblant un peu :

— Voulez-vous me le laisser… toujours ?

— Si tu veux, mon petit chat.

De ce jour, la conquête fut faite. Édith se montra transformée, douce, tendre, confiante, avec une nuance d’adoration à mon égard qui ne fit que grandir par la suite.

Bref, six mois plus tard, lorsque je reconduisis l’enfant à ses parents, c’était chez elle une métamorphose physique et morale. — Hélas ! cet effort pour l’arracher à sa destinée devait être inutile…

L’hiver suivant, je redemandai ma pupille. Non seulement on ne me répondit pas, mais une lettre que j’envoyai recommandée me fut retournée : les N… étaient partis de leur séjour sans laisser d’adresse.

Le temps passa. Enfin, à force de recherches, j’appris une série de catastrophes. Édith était morte d’une fluxion de poitrine ; André avait donné sa démission et, à la suite de la perte totale de ses derniers capitaux, frappé par l’inquiétude et le chagrin, une fièvre cérébrale l’avait mis à un fil de la mort. Maintenant le ménage s’était réfugié à Nantes où Lucie possédait des parents éloignés, qui avaient trouvé un petit emploi pour André, encore mal remis de la secousse terrible qui avait failli l’emporter.

Je partis pour Nantes et je tombai à l’improviste chez eux. Je trouvai Lucie plus que simplement vêtue, allaitant un gros garçon bien portant, tandis qu’une belle fillette, l’air grave, s’évertuait à balayer la pièce : une salle à manger où l’on faisait la cuisine dans une sorte de placard, sur un fourneau à gaz.

La première impression de Lucie en me voyant fut du déplaisir, causé par son orgueil ; une gêne à ce que je la visse en cette pauvreté. Puis, l’affection qui nous liait, son bon naturel eurent bientôt le dessus. Elle m’embrassa avec tendresse et me parla sans détour des difficultés de l’heure présente : pourtant une aube radieuse en comparaison des ténèbres désespérées à peine franchies.

Le chagrin de la mort de sa fille, certainement très grand, semblait avoir été emporté par le torrent de tous les autres tracas, des multiples angoisses qui, durant cette année terrible, l’avaient assaillie.

Elle me montra ses deux cadets avec joie.

— Ils sont élevés durement, eux, et cependant, comme ils poussent !…

Sans cesse, le nom d’André revenait sur ses lèvres. Elle me narra, la voix altérée, les phases de l’abominable maladie, sa terreur de voir son mari sortir de là estropié, le cerveau atrophié, languissant… Comment, le mal terrassé ; elle épiait le convalescent, tremblante, l’âme tour à tour gonflée d’espoir ou rejetée dans l’abîme du doute, guettant, étudiant la lente rentrée en possession de ses facultés…

— Ah ! à présent, prononça-t-elle avec un accent d’une intensité d’adoration indicible, je l’aime comme je ne saurais vous dire… Je l’ai, il me semble, crée… je lui ai redonné la vie… mieux que cela… le goût de la vie quand même, la force de lutter… j’ai repétri son intelligence, sa volonté… Certes, il n’a pas encore repris toute la vigueur que je lui veux ; néanmoins, c’est un autre homme qu’auparavant… Cette maladie a emporté avec elle, tout ce qu’il était jadis, et désormais le voici vraiment mien. Oh ! j’aurais voulu ne vous appeler que lorsque nous aurions franchi cette période de transition où nous nous trouvons encore… Dans quelques années, vous verrez ce que nous serons !…

Malgré les fatigues, les labeurs, et sa troisième maternité, elle paraissait avoir rajeuni ; elle n’avait jamais été précisément jolie ; elle me parut belle à cette heure, animée par son amour et sa volonté d’arriver au bonheur.

Effectivement, cinq ou six ans plus tard, je pus voir leur intérieur complètement transformé.

Quelques capitaux trouvés à temps, un prêteur confiant, avaient permis à André de s’intéresser dans la maison d’assurances maritimes où il était d’abord employé. Trois ans de rigoureuse économie lui permirent de s’acquitter ; ensuite, pour lui et sa famille, ce fut l’aisance.

À vrai dire, je ne trouvai pas son caractère aussi modifié que Lucie l’affirmait. C’était toujours un homme indécis et entêté, bon et peu sympathique, sauf pour de rares intimes, au bon sens intermittent. Pourtant, l’influence de sa femme était profonde et durable, ce qui l’assagissait ; et la persuasion que Lucie avait du changement total de son mari lui assurait le bonheur.

Le seul nuage qui existât pour eux — et encore était-il relativement léger — était causé par le fils naturel d’André qui, après, s’être engagé, n’avait, déjà par deux fois, échappé au conseil de guerre et aux compagnies de discipline que grâce aux relations de son père. Pourtant, comme il vient de passer dans l’armée coloniale, beaucoup de ses défauts deviendront des qualités, et l’on peut espérer que les tourments qu’il occasionnera seront moindres que par le passé.

LE JARDIN SECRET

Le maître romancier Marcel Prévost, dans le livre dont ce chapitre porte le titre, a prouvé avec trop de talent la nécessité pour les époux de beaucoup se pardonner en bloc et d’admettre que chacun garde en soi le secret de son intimité, de ses pensées et de ses désirs, pour que j’ose apporter ici sur cette question mon témoignage superflu ou que je tente une contradiction.

Chacun a, présente dans la mémoire, cette lumineuse et palpitante autobiographie, de femme qui, bourgeoisement heureuse dans son ménage, découvre soudain que son mari lui a menti, en tout et pour tout, que tout sur quoi elle s’appuyait, s’étayait, n’était que rouille, vermoulures, débris croulants. Puis, prête à écraser cet homme, à rompre la chaîne de son mariage qui lui semble à présent insupportable, elle fait son examen de conscience… elle reconnaît qu’elle aussi a menti constamment, qu’elle a caché sur elle, sur les siens une foule de faits qui, sus par son mari l’eussent révolté, désolé, comme la désole et la révolte ce qu’elle apprit sur lui.

Et une paix, une indulgence lui viennent en constatant par son propre exemple que, si pleins de tares et de défauts que l’on soit, en les dissimulant, on peut quand même faire un compagnon suffisant.

J’ai vu de nombreux exemples dans la vie qui venaient corroborer cette théorie curieuse et audacieuse. Des êtres, rien moins que sages, grâce au décor qu’ils conservaient rigoureusement, parvenaient à en imposer même à ceux qui les touchaient de près, et par là à garder une tendresse qui les eût fui si la vérité s’était montrée.

Mais aussi, que de fois, à l’insu du monde, comme dans le drame intime de l’héroïne du Jardin secret la lumière se fait entre les époux ! Combien de fois ne reste-t-il entre le mari et la femme mutuellement désabusés que la dissimulation de leur écœurement, continuée pour le dehors avec un stérile héroïsme !…

Évidemment, on peut être heureux si votre compagnon reste éternellement aveugle sur votre compte, comme vous le demeurerez sur le sien… mais, si l’un ou l’autre, si l’un et l’autre vous devenez clairvoyants ?…

Il y a aussi un danger à trop s’établir dans l’idée de l’obligation et de la légitimité du Jardin secret ; ce danger réside en ce que cette persuasion incite à mal faire, puisque, croit-on, le mal soigneusement dissimulé ne fera aucun tort à son conjoint.

C’est, en somme ; une variante de « péché caché est demi pardonné ».

« Si nul ne sait que je fais mal, se dit-on, nul n’en souffre. Donc, si je me sens assez adroite, assez prudente et forte pour ne jamais me trahir, pourquoi résister à ce que je désire ? »

Or, le principe est abominablement faux. Le mal que l’on fait est toujours néfaste ; dans l’ombre ou au grand jour, il est toujours perçu autour de soi et se répercute à l’infini, même si ceux qui vous touchent ignorent l’origine et la cause de ce mal. Il est latent ; il est germe de pourriture et de désagrégation pour la famille et tous les individus qu la composent.

C’est ce danger que les religions et la morale poursuivent en essayant de développer dans l’âme de chacun la crainte d’un Dieu qui voit perpétuellement et clairement en vous, la sujétion à sa propre conscience à qui rien de soi n’échappe.

J’avais une « filleule » que j’aimais beaucoup, malgré ses imperfections et ses faiblesses ; nommons-la Charlotte.

Charlotte,
ou la confession préservatrice.

C’était une tête folle, un cœur exquis, à l’émotion de courte durée, mais si spontanée, si sincère !…

Elle s’était élevée comme elle avait pu, dans un intérieur désuni, dont le Jardin n’était pas secret, grand Dieu !… où le fumier sur lequel s’ébattaient Monsieur et Madame s’étalait au contraire, visible pour tous, même pour la fillette qui grandissait au milieu.

Elle y avait pris l’horreur du vice, superficiellement ; et pourtant, au fond d’elle, à son insu, contre sa volonté, elle en garda un besoin ardent de volupté.

On la maria, le plus vite possible, avec un jeune homme peu intelligent, peu perspicace, qu’éblouissait le luxe de la famille de sa fiancée et qui n’avait rien aperçu de ce qui se passait dans la maison.

Charlotte l’épousa avec l’élan du prisonnier pour le libérateur, quel qu’il soit, qui lui ouvre la porte de son cachot.

Elle ne tarda pas à prendre son mari en grippe ; mais, comme elle avait bon cœur et aussi un certain respect de ses devoirs d’épouse, elle s’évertua à lui dissimuler en face cette aversion et à ne se satisfaire le cœur que par derrière lui. Il n’était pas de tour saugrenu ou spirituel qu’elle ne lui jouât journellement… Quelquefois, c’était inoffensif ; parfois, de la dernière gravité, sans qu’elle en eût conscience. À deux reprises, pour contenter ses petites rancunes puériles, elle brisa la carrière de ce brave garçon, qui ne s’en douta jamais et usa sa vie à essayer de surmonter les barrières que sa compagne avait dressées devant lui, par espièglerie.

Pourtant, elle était loin de le détester. Elle déclarait volontiers :

— J’aime beaucoup mon mari… seulement, je ne peux pas le souffrir ; c’est plus fort que moi.

Jusqu’à vingt-cinq ans, l’amour fut lettre morte pour elle : elle se moquait de ses soupirants et les menait tambour battant, s’amusant simplement des désirs qui la frôlaient.

Puis, un chagrin qu’elle ne confia pas à son mari, car il touchait aux secrets de famille qu’elle ne lui eût pas révélé pour tout au monde, un moment de trouble, de désarroi, de solitude morale, la jeta aux bras d’un homme, qui avait su assumer auprès d’elle un rôle protecteur et affectueux en cette minute unique et favorable.

Elle se trouvait aux eaux, avec sa mère atteinte d’une grave affection aux reins. Un jour, au Casino, elle entendit un groupe traiter celle-ci outrageusement. Cela ne lui apprenait rien de nouveau ; pourtant, elle resta saisie de voir la façon dont le monde jugeait celle à qui elle devait d’être.

Dans son émoi, elle avoua tout à un homme, jusque-là une simple connaissance, que le hasard avait amené auprès d’elle au moment où elle n’avait pas encore surmonté son émotion.

Il devint son amant ; et, comme elle l’a reconnu depuis, elle ne fit aucune difficulté à céder à l’impulsion qui la poussait vers lui, parce qu’elle était bien certaine que jamais son mari si confiant ne l’apprendrait. Non pas qu’elle craignit sa colère, mais, malgré qu’il l’agaçât, elle rendait justice à ses qualités, et c’est elle qui me le disait elle se fût regardée comme un monstre de désoler un homme qui l’aimait, qui se dévouait journellement pour elle.

Si elle avait cédé à l’attrait que lui offrait la compassion de son premier amant, elle ne devait pas tarder à se lasser de ces amours larmoyantes.

— Chère marraine, me confiait-elle de son air impayable, c’était abominable, j’avais tant pleuré avec lui que rien que sa vue, même son souvenir me piquaient les yeux, m’oppressaient la poitrine,… je sanglotais sans cause, sans pouvoir m’en empêcher.

Son second amant la fit rire, et le troisième la délassa, en entretenant chez elle tour à tour, également, le rire et les larmes.

Or voici qu’à ce moment — un peu tard, il est vrai — le mari aveugle s’avisa de recouvrer la vue et devint horriblement jaloux.

Charlotte se trouva dans l’alternative de se ranger totalement ou de risquer d’être découverte.

Eh bien, malgré l’habitude prise d’une vie passablement dévergondée, malgré son besoin de distractions et de sensations, elle n’hésita pas une minute à tout sacrifier.

— Pauvre homme ! s’écriait-elle, voyez-vous quel désespoir serait le sien s’il apprenait que sa petite chérie, sa poule d’or, son bébé l’a si vilainement trompé durant des années ! Non, quoi qu’il m’en coûte, je veux qu’il ne se doute de rien… et il ne trouvera rien, car il n’y aura rien !…

Pour l’engager à persévérer dans cette bonne vole, je lui avais conseillé de dire à son mari, chaque soir, les lieux où elle avait été durant l’après-midi, sans omission, sans mensonge, sans tricherie.

— Faudra-t-il aussi lui raconter tout ce que j’ai fait, dit et pensé ? demanda-t-elle, la mine longue.

— Non, filleule, ce que je te dis suffit.

Elle eut un rire soudain.

— Ce n’est pas sûr, marraine !… Ainsi, admettez qu’un ami loue un pied-à-terre dans la rue où vous-même vous habitez… Je pourrais dire alors à Louis : « Aujourd’hui, de cinq à sept, je suis allée rue Washington »…

Je protestais

— Je t’ai dit sans tricherie !…

Elle m’obéit et m’avoua par la suite que, souvent, sa vertu ébranlée, fut retenue par cette obligation prise de ne rien tenir secret de ses visites et de ses courses.

— D’autant plus, ajoutait-elle, que j’ai eu la bêtise, dans un élan, de prévenir Louis que, si je lui donnais ainsi mes itinéraires, c’était pour m’enlever la possibilité d’aller à un rendez-vous… et, le misérable, mis en défiance, contrôlait !…

Il est évident qu’en certain cas un aveu intempestif fait écrouler les dernières chances de bonheur relatif que l’on peut avoir ; mais, parfois, la crainte d’avoir à révéler un acte mauvais, une pensée douteuse, empêche de commettre cet acte, de s’étendre com plaisamment sur cette pensée.

Je connaissais une dame très pieuse, mais de conduite fort légère. Un indiscret lui demandait un jour comment l’idée d’avoir à avouer ses péchés à un prêtre ne la retenait pas de les commettre.

— Oh ! s’écria-t-elle, c’est qu’à chaque fois je me promets de ne plus retourner à confesse !…

Lorsque le manquement à la fidélité conjugale provient du mari, il me semble que l’abandon résolu du « jardin secret » a encore moins d’inconvénient que pour la femme fautive.

Un mari ne pardonnera, n’oubliera jamais que sa femme s’est donnée à un autre. Donc, une femme devra toujours regarder à deux fois avant de risquer un aveu qui lui aliénera sûrement le cœur de son époux.

Au contraire, l’épouse pourra souffrir d’avoir été trompée, éprouver de grandes, désillusions, mais, néanmoins, si elle croit que son mari lui est sincèrement revenu, elle pourra pardonner et oublier l’infidélité maritale.

Le « jardin secret » de la femme peut avoir le but de préserver du désespoir un mari confiant ; celui de l’homme est surtout pour cultiver sans danger des plantes défendues.

Je me rappelle un cas de franchise de la part d’un jeune mari qui, s’il ne fut pas motivé par une impulsion très louable, eut néanmoins d’excellents résultats.

Sa femme se nommait Élisabeth.

ÉLISABETH,
OU LE PÉCHÉ DU MARI.

Elle était jeune, jolie ; elle et son mari possédaient une large aisance et s’étaient épousés, sinon précisément par amour, leur rencontre ayant été précédée par un accord des deux familles, du moins avaient-ils ressenti immédiatement en s’apercevant ce petit émoi charnel qui prouve que l’on se plaira complètement plus tard.

Et, de fait, à peine étaient-ils époux qu’ils devinrent amants, furieusement.

Cela avait duré huit ans, sans désemparer. Après quoi, le beau Fernand avait pris l’habitude de corser ses désirs un peu émoussés en courtisant l’une et l’autre, juste assez pour revenir à sa femme tout à fait empressé.

Un jour, je le vis arriver seul chez moi, avec cet air penaud, fat et mystérieux d’un homme qui se prépare à raconter une galante aventure.

— Je viens vous demander conseil, car je suis cruellement embarrassé…

Je l’interrompis.

— Si vous avez réellement, sérieusement regret de ce que vous avez fait, dis-je, cachez-le soigneusement à Élisabeth. Si, au contraire, vous y avez pris goût, avouez-lui tout immédiatement… peu importe le chagrin qu’elle éprouvera… C’est le seul moyen de vous enrayer…

Il sourit, un peu déconcerté.

— Alors, puisque vous avez deviné, il ne me reste plus rien à vous dire…

— Pardon, les détails… C’est là ce qui me renseignera sur l’état de votre cœur…

Il protesta.

— Oh ! mon cœur…

— Mettons, votre épiderme, si vous préférez.

En deux mots, l’aventure avait pris corps en la personne d’une jeune, jolie et brûlante veuve qui s’était, prétendait-il, emparée de lui presque de force. Cela s’était passé l’avant-veille.

Il s’était rendu seul à Melun à l’enterrement d’un ancien professeur qu’il aimait beaucoup. Une pluie torrentielle saisit le convoi. Au retour du cimetière, la dame en question, qui était une amie d’Élisabeth et une parente du mort, offrit une place à Fernand dans son coupé. Il y monta sans arrière-pensée, satisfait d’échapper à la douche céleste. Elle le fit entrer chez elle, causa, le garda à dîner… et le lendemain, Fernand raconta à sa femme qu’un dîner d’anciens camarades du lycée l’avait empêché de prendre le train du soir.

— Je vous jure, protestait-il hypocritement, je n’ai songé à rien, je n’ai rien imaginé, jusqu’au moment où, vraiment, faire le Joseph eût été trop grotesque…

Je haussai les épaules.

— Ce n’est pas à moi qu’il faut conter de pareilles bourdes, mon ami !… Vous n’êtes pas un collégien pour, dès le premier frôlement dans la voiture, n’avoir pas compris où la dame voulait en venir…

Il se récria, réprimant un sourire.

— Mais il n’y a pas eu de frôlements !… Non, je vous l’affirme !… Elle pleurait… elle me disait que cet enterrement lui rappelait celui de son mari, des choses dans ce goût-là… Ah ! et puis, elle m’a confié qu’elle venait de faire planter cent dix pieds de rosiers greffés dans son jardin… ça n’était ni farceur, ni suggestif, convenez-en ?

— Et chez elle ?

— Eh bien, elle m’a reparlé de son jardin ; elle m’a montré des portraits de son époux… elle m’a parlé de son enfance à elle… de ses gouts…

— Aïe, aïe !… et vous, toujours innocent ?

— Certainement… elle m’ennuyait. Je ne l’écoutais que par politesse… Tenez, jusqu’à 4 heures 20, j’ai pensé prendre le train qui me ramenait pour dîner à Paris.

— Et, après 4 heures 20 ?

— Oh ! alors, quelque chose m’a intrigué…

— Vous l’avouez !

— Non ! pas ce que vous croyez !… Ma parole, si je me doutais que ses lèvres seraient sur les miennes quelques heures plus tard !… Mais, voilà, elle m’avait appris qu’elle ne se remarierait jamais parce que d’abord sa douleur, son regret, et patati, patata… Puis, c’est là où cela devint intéressant, elle m’assura que le veuvage ne lui serait jamais pénible parce qu’elle avait aimé uniquement par le cœur et qu’elle ne se croyait pas capable d’aimer par les sens…

J’eus une impatience.

— Quoi, c’est avec des pauvretés, des vieilleries pareilles qu’elle vous a retenu !… Je vous croyais en vérité moins naïf, moins hébète, mon cher Fernand !

— Je ne vois pas quelle naïveté j’ai montrée ! répliqua-t-il vexé. Je vous affirme et j’en ai eu la preuve qu’elle était sincère… C’est une femme dont le tempérament est absolument dans les limbes… qui ne se doutait pas de la sensation et qui ne se doute encore pas le moins du monde de la plénitude qu’elle peut atteindre…

— Vierge alors, avant et après vous ?

— Vierge ?… non, bien pis.

— Et vous croyez cela ?… Vous ne voyez pas que vous vous êtes trouvé devant une farceuse qui, pour pallier ce qu’avait de brutal, de cynique, le petit passe-temps auquel elle vous conviait, pour vous aguicher, a flatté votre amour-propre en vous affublant de cette défroque d’initiateur dont vous vous drapez vaniteusement !… Oh ! allez, allez !… dites tout de suite : « Il n’y avait que moi au monde pour vaincre la pudeur de cette femme, pour éveiller les sens en elle ! » Dieu, que les hommes sont sots !…

Il rit du bout des dents, moitié déconfit, moitié satisfait.

Ma chère marraine, nous avons que votre flair est infaillible… pourtant, reconnaissez qu’ici vous procédez par induction et sur les seules données — très incomplètes — que vous apporte…, au lieu que moi j’ai des souvenirs… des preuves qui, si j’osais vous les faire apercevoir, vous persuade raient que je ne suis pas tout à fait imbécile ni si aisé à berner que vous l’imaginez…

Je le vis prêt à m’étaler toutes les petites vilenies de leur nuit.

— Halte-là, s’il vous plaît !… Sur ce sujet, j’adore les confidences féminines… mais celles d’un homme sont toujours répugnantes.

— Vous êtes dure !

— Non… je concède que, dans l’amour, vous êtes parfois plus délicats, plus convenables que les femmes… Mais en le racontant, vous devenez ignobles.

Il fit un geste.

— Allons, je vois bien qu’il faut me résigner à avoir tort !

— Certainement, car au fond de vous-même, vous commencez à reconnaître que j’ai raison…

Il ne put s’empêcher de rire.

— Écoutez, si cette femme joue la comédie, elle la joue rudement bien ! et de tout elle, pas seulement en parole… J’ai eu affaire à trois ou quatre vierges dans ma vie, et, certes, elles paraissaient plus informées que cette veuve…

Je l’interrompis.

— Revenons au but de votre visite qui n’est pas, je suppose — du moins de façon avouée — un prétexte pour vous remémorer agréablement en ma compagnie vos faits et gestes de l’autre soir… Vous me demandiez s’il faut tout avouer à votre femme ?… Certainement oui, et tout de suite.

— Vraiment, vous croyez que c’est nécessaire ?

— Si vous ne vous y décidez pas aujourd’hui, demain j’apprends tout à Élisabeth.

Il eut un cri :

— Ne faites pas cela !…

— Cela vous priverait du plaisir de jouir de la souffrance de votre femme ? fis-je avec quelque ironie.

Cette fois, une réelle irritation le traversa : signe que j’avais, frappé juste.

— Vous savez fort bien que j’aime profondément Élisabeth, dit-il sérieux, un peu sec.

Je hochai la tête.

— J’en suis convaincue, ce qui n’empêche que vous en êtes à la période où il faut des stimulants à votre amour… et celui de voir pleurer un être tout cœur, toute tendresse… un être qui vous est entièrement dévoué, en est un de la meilleure saveur.

Il dit, pensif :

— Si je croyais qu’elle dût éprouver un réel chagrin de ma sotte aventure, je l’enterrerais aussitôt.

— Gardez-vous en bien ! Les enterrements vous sont funestes, vous le voyez… Racontez-lui le principal… seulement laissez dans l’ombre le chapitre sur les ignorances contestables de la dame… Soyez bref et tâchez de paraître contrit.

Il eut un mot involontaire.

— Oh je suis sûr d’être sincèrement ému, du moment qu’elle pleurera… Ses larmes me bouleversent…

— Allez, allez, et pleurez de concert… De cette façon Élisabeth vous accompagnera désormais aux enterrements et vous surveillera de plus près.

Si, par la suite, il ne pécha plus — ou presque plus — il est bien réel, que ce fut parce que, mise en éveil, la jalousie d’Élisabeth le harcela.

CE QUE DOIT ÊTRE LA FEMME
DANS LE MARIAGE

Sous quelle figure, camarade, égale, compagne, maîtresse, matrone, humble servante, mondaine, la femme doit-elle s’ériger en son ménage ?…

Il semblerait que cette question intéresse surtout les hommes et devrait être réservée pour une seconde partie du Bonheur conjugal, le livre de l’homme », mais on se convaincra vite qu’elle doit être traitée ici également, au point de vue des chances de bonheur plus ou moins grandes qu’acquiert la femme, suivant la silhouette qu’elle adopte, volontairement ou inconsciemment.

Disons tout de suite que nous envisageons le mariage légal, social et mondain tel qu’il est actuellement, sans vouloir en aucune façon préconiser ou même prévoir tel ou tel bouleversement dans les mœurs de la société et les conditions d’organisation de la famille. Bouleversement qui, bien que bouillonnant sourdement sous la vieille machine sociale nous paraît encore fort loin de se faire sentir de façon radicale.

Le mariage libre sera-t-il la forme de l’union future ?… Quelle sanction, quel contrôle la société gardera-t-elle vis-à-vis des relations sexuelles ?… Quelles lois régiront dans l’avenir la paternité, la maternité ?… Autant de problèmes que, rigoureusement, nous écartons de ces pages destinées à être utilisées aujourd’hui, par des âmes actuelles, dans les conjonctures précises de notre époque.

Le mariage moderne est, le plus souvent, il faut bien le dire, un état dont l’homme et la femme croient ne pouvoir se passer et qu’ils recherchent, sans pourtant le désirer pour lui-même ; dans lequel l’égoïsme de tous deux essaie de tirer le plus de bonheur particulier possible.

Les formules qui lient l’homme et la femme n’expriment que des idées théoriques que, rarement, la pratique suit, et les conditions réelles du mariage sont moins d’accord avec les lois générales qu’avec les conditions particulières de chaque ménage — conditions qui naissent et s’établissent suivant le caractère respectif des époux.

De la volonté, de la perspicacité, des capacités de la femme, de sa souplesse adroite et persévérante dépend presque toujours l’allure du ménage.

Et les conditions si diverses des unions proviennent de ce que l’âme féminine est changeante à l’infini, se diversifie en mille types, au lieu que l’homme, en ses grandes lignes, est de par son éducation, coulé en un modèle unique, simplement différencié par des détails secondaires.

L’homme, quel qu’il soit, quoi qu’il déclare et affiche, a le mépris complet de l’intelligence et des facultés mentales de la femme.

Sa conviction est inébranlable de sa supériorité indiscutable, ainsi que sa persuasion que, né d’elle, il ne tient pourtant rien d’elles ; que le sang, les muscles, les cellules qui le formèrent l’hébergèrent en royal parasite sans lui rien communiquer, comme si le fait de la différence des sexes mettait en la chair de la mère et du fils une barrière insurmontable.

L’homme — du moins l’homme de nos races que l’antique légende hébraïque domine au travers des siècles — est persuadé que la femme, par nature et par destination, ne peut être que le reflet de sa personnalité, que la meilleure épouse est celle qui se montre la plus malléable, la plus susceptible d’être façonnée selon le désir et la volonté de son mari.

Son orgueil naïf se révéla dès qu’il put formuler sa pensée, tracer sa conception nébuleuse de la création. Dieu fit l’homme, nous dit la Genèse ; puis tira de la substance même de celui-ci l’être éternellement incomplet, dépendant, que doit demeurer la femme.

Cette certitude de supériorité de sa part, d’infériorité de la part de la femme, celle-ci doit se rappeler qu’elle existe toujours en l’homme, apparente ou dissimulée, qu’elle est semblable, égale chez tous, qu’elle les domine, qu’elle dirige et motive leurs mobiles, leurs pensées, leurs actions.

Il est des hommes qui se disent « féministes », qui, sincèrement, préconisent l’égalité des sexes dans les droits et les devoirs sociaux, mais il est bien rare — pour ne pas dire qu’il n’y a nul exemple — que ces mêmes hommes accordent leurs principes et leurs existences ; qu’ils reconnaissent à leur femme les droits qu’ils réclament pour la femme.

La plupart de ceux qui se jugent les plus avancés, les plus ardents champions de la femme, lui reconnaissent des facultés égales en valeur, mais non pareilles à celles de l’homme, lui découvrent une foule de qualités afin que celles-ci excluent les autres qui, pour eux, sont l’apanage de l’homme, uniquement.

L’homme, qu’il exerce ou non sa souveraineté dans le ménage, se croit néanmoins toujours le maître, par droit naturel et légal ; c’est ce que la femme ne saurait perdre de vue pour avoir la clef de la conduite qu’elle doit tenir, soit pour complaire à son mari, soit pour le conquérir ou le vaincre.

LA CAMARADE

Faire de la femme sa camarade est le rêve d’un petit nombre d’hommes. C’est tout ce qu’il y a de plus périlleux pour la femme, à tous points de vue.

On sait ce que, lors de liaisons d’hommes, signifie ce terme. Un camarade n’est pas un ami ; on partage avec lui ses distractions, ses plaisirs, tout ce qu’il y a de superficiel en soi. Sous la grande familiarité qui règne entre vous deux, il n’y a aucun réel abandon, nulle confiance, nulle affection. La camaraderie est provoquée par une rencontre fréquente, une communauté d’occupations, une sympathie banale et, ordinairement, une parité d’âge, elle peut tourner en une amitié réelle et durable ; elle peut aussi s’éteindre sans laisser de traces dès que les événements vous séparent.

On peut donc comprendre que le mot camarade appliqué à l’épouse, que le fait de rechercher la camaraderie dans le mariage veut dire que l’homme est moins disposé à partager avec sa femme ses pensées les plus hautes, ses préoccupations les plus graves, qu’à l’initier à ses joies, à ses délassements plus ou moins vulgaires.

Lorsque je fis mes débuts de romancier, j’écrivis précisément l’histoire malheureuse d’une femme que j’approchai intimement et dont le mari, dans une intention semi-égoïste, semi-affectueuse, avait eu la prétention de faire sa camarade.

Le drame qui se passa entre eux m’impressionna vivement et, si je le racontai avec une fatale inexpérience littéraire, j’y mis peut-être une part de l’émotion que je ressentis, si j’en crois des lettres d’inconnus que je reçus à cette époque et qui supposaient que cette histoire était la mienne pour m’avoir inspiré des paroles aussi sincères. Je n’avais pourtant tracé que la silhouette d’une amie fraternellement plainte.

RENÉE,
ou la faute purificatrice.

Elle était née dans un milieu très honnête, très prude, très fermé, très à l’ancienne mode : Elle avait, à dix-neuf ans, lorsqu’elle épousa Louis Chaper, tout un bagage homogène et bien ordonné d’idées sur la morale, les convenances, thème de préjugés tenaces qu’avaient gravé en elle, non seulement l’exemple et les préceptes de parents irréprochables, mais l’atavisme d’une indéfinie lignée bourgeoise pourvue des mêmes qualités.

Louis, esprit dogmatique, féru d’idées nouvelles qu’il accommodait selon ses gouts personnels estimait que le mari comprend d’ordinaire fort mal l’éducation qu’il est appelé à donner à sa femme, ainsi que l’allure qu’il imprime à son ménage.

Intimement lié avec tout un cercle d’amis célibataires dont il aimait le contact journalier, les relations sans façon, Louis tint à ne point leur fermer sa maison et à mettre sa femme en tiers, en compagnon dans leurs réunions.

Il s’ingénia pour que, devant elle, l’on ne châtiât pas le langage de fumoir que ces sept ou huit hommes tenaient d’ordinaire entre eux ; que l’aspect moral et matériel, de tous gardât son débraillé. Il voulut que l’on ne vît point en elle une femme, son épouse, mais un nouveau camarade plus jeune, que l’on tâcherait de mettre très vite en communion avec l’ambiance.

Docile, désireuse de plaire à son mari, Renée accepta gaiement l’épreuve : elle ne se doutait pas de ce que celle-ci pouvait être.

Ces conversations libres, ces théories de jeunes arrivistes développées sans contrainte, la brutalité de leur pensée, la trivialité de leurs termes, le cynisme tranquille avec lequel ils envisageaient la vie, l’amour, la femme, la famille, la société, bouleversèrent profondément la jeune femme. C’était le renversement de tout ce qu’elle avait appris à respecter, la négation du fond et de la surface de tout ce qu’elle regardait comme le bien, le naturel, l’infranchissable. C’était pour elle la révélation d’un monde inconnu, troublant, aux effrayantes profondeurs ténébreuses qui lui paraissait la menacer.

Ceux parmi lesquels on l’avait jetée n’étaient cependant ni des monstres, ni des gredins, ni des exceptions. C’étaient des jeunes gens ordinaires ; mais Renée les apercevait tels qu’ils se montrent entre eux, dépouillés du masque que l’homme prend dans la famille, le monde, devant la femme honnête, mère, sœur ou épouse. Ces visages et ces âmes nues la terrifièrent, la révoltèrent. Et, loin de l’aguerrir ; loin de substituer à sa morale délicate, une autre morale plus rude, quoique solide, ce contact avec l’âme masculine ruina tout en elle sans rien réédifier. Elle douta de tout, oscilla amère, découragée, sans cesse désabusée, jusqu’au jour où elle glissa dans la faute, par besoin de se purifier.

Ceci qui, à première vue, peut paraître un paradoxe, est pourtant d’une stricte vérité. Le hasard mit Renée en relations avec un garçon très jeune, chaste, élevé avec autant de réserve qu’elle-même. Ils s’aimèrent ; elle se jeta à lui, en un élan de reconnaissance, dans un soulagement du cauchemar au milieu duquel elle vivait. Leur amour naïf ; enthousiaste, la lavait dés impuretés, des cynismes, des scepticismes de son entourage.

Donc, ici, l’essai que fit le mari de « garçonniser sa femme, s’adressant à une jeune créature délicate, timorée, pleine d’illusions, aboutit après plusieurs évolutions à l’horreur du mari, à l’amour pour la femme en dehors du mariage.

J’ai pu étudier la femme-camarade dans un autre milieu, le caractère de la jeune fille étant tout l’opposé de celui de Renée, et j’ai constaté que les résultats ne furent pas plus heureux, quoique amenés par des causes différentes.

Maud,
ou le dérèglement légitime.

Autant Renée était peu faite pour se familiariser sans effroi et sans répugnance avec la grossièreté et le cynisme de l’homme en état de camaraderie, autant Maud semblait au contraire faite pour s’y déployer à l’aise.

Fille d’un officier à qui sa nature de troupier, sa nullité, ses grosses soûleries n’avaient pas permis de dépasser le grade de chef d’escadrons, elle avait grandi parmi les ordonnances, les bonnes égrillardes, dans un intérieur dont la façade seule offrait quelque correction, grâce aux efforts de la mère, M. B…, qui, après bien des désillusions, s’était résignée à n’essayer de sauver que les apparences de son foyer en désordre.

À seize ans, jolie à l’extrême, brunette à taille souple, aux yeux d’Arabe, Maud flirtait ferme avec les lieutenants, se laissait faire une cour serrée par les hommes mariés, faisait baver d’admiration les vieux généraux, ce qui ne l’empêchait pas d’échanger des œillades avec de simples plantons, dont la jeunesse blonde ou brune, l’ardeur sincère lui semblaient tout aussi appréciables que celle de leurs supérieurs hiérarchiques.

Si, à vingt ans, elle apporta un corps absolument vierge à Léopold R…, son mari, cela provint de ce que, très coquette, extrêmement vaine, follement enivrée par les hommages, elle n’était sensuelle que cérébralement ; l’amour ne la troublait pas du tout, du moins, l’amour relativement simple qui se pressait autour d’elle.

Il fallait le vice à cette singulière nature féminine pour amener un émoi en cette chair blasée avant d’avoir ressenti, rassasiée à jeun, avertie par on ne sait quel phénomène mystérieux.

Or l’histoire secrète de son fiancé offrait un de ces cas extraordinaires que, volontiers, nous rejetons dans la fiction ; devant lesquels nous nous écrions, incrédules : « Voyons, c’est du roman ! »

Seul fils survivant d’une de ces opulentes familles bourgeoises de province, dont la fortune va s’accroissant de génération en génération, au rebours de la santé de ses membres, c’était un pitoyable dégénéré atteint d’une foule d’infirmités, dont la plus visible, la seule avouable — congénitale comme toutes les autres — consistait en l’absence du voile du palais.

Depuis sa naissance, le malheureux était contraint de porter un palais artificiel, et ce n’était pas en lui le seul organe qui fût postiche.

Si peu fait qu’il fût pour l’amour et le mariage, son tempérament était des plus ardents, touchait même à l’hystérie érotique, Et moins il lui était donné d’aimer normalement, plus sa rage de passion s’exaspérait.

Il avait eu de nombreuses maîtresses ; il était à la tête du monde de la « noce » à P…, mais ses disgrâces étaient trop notoires dans la contrée pour qu’il trouvât femme aisément, car il avait la prétention de n’épouser qu’une jolie fille, et il se détournait avec dédain des laiderons qui, tentées par sa fortune, eussent accepté le monstre les yeux fermés.

Maud le rendit éperdument amoureux et, chose étrange, mais strictement vraie, elle l’aima. L’extérieur de Léopold ; sans annoncer la santé, n’avait rien de désagréable, et la connaissance qu’avait cette bizarre fille des tares de son amoureux cinglait sa curiosité au lieu de lui inspirer de l’éloignement.

Leur union eut des réalités hideuses, dont l’écœurement précipita Maud dans une maladive exaltation des sens. Pour que le dégoût que lui inspirait son mari ne prévalût pas, il fallait qu’un érotisme vicieux transformât en piment les nauséeux détails de l’intimité conjugale.

Dès leurs fiançailles, Léopold et Maud avaient formé un plan d’existence qu’ils exécutèrent par la suite dans toute son intégrité, amusés et gouailleurs devant la clameur que leur audacieuse bravade de l’opinion publique souleva dans la ville de province.

Ils avaient convenu qu’ils sacrifieraient aux convenances jusqu’au lunch inclusivement ; puis, qu’à partir du moment où le coupé les emporterait ils étonneraient et : scandaliseraient leur entourage sans céder désormais d’une ligne sur leur programme.

Rayées les visites, les relations avec les familles de la « société », avec les parentés sans fin provinciales ; supprimés, rejetés tous les actes qui, dans le monde sont considérés comme des obligations auxquelles nul ne peut se soustraire !…

Le résultat fut que, trois mois plus tard, Léopold avait entièrement rompu avec sa famille consternée et que lui et Maud ne frayaient qu’avec le monde joyeux et plutôt équivoque que fréquentait le jeune homme quand il était garçon.

La fortune qu’on avait assurée à Léopold au jour de son mariage lui permettait de n’agir qu’à sa tête.

Et Maud se montra ravie du milieu où il lui était permis de déployer toute sa fantaisie, tous ses caprices, toutes ses excentricités.

Lorsque le jeune couple n’était pas à Paris ou à Monaco, leur petit hôtel du faubourg d’A…, illuminé à outrance, bruyant, ne désemplissait pas, jetant insoucieusement au dehors son bruit de fête sans trêve.

Un petit cercle intime entourait étroitement Maud, composé de cinq ou six célibataires de l’âge de Léopold, de deux vieux noceurs hauts fonctionnaires du lieu et de quatre ménages équivoques, dont deux étaient illégitimes et deux parfaitement légaux. L’un de ces derniers était celui d’un violoncelliste du théâtre, un garçon beau comme Adonis, artiste de talent, un moment très en vogue dans les salons parisiens, et qu’une aventure scandaleuse l’ayant amené sur les bancs de la correctionnelle avait forcé de s’exiler en province ; le second était celui, d’un jeune employé de la Banque marié à la fille bien dotée d’une cocotte locale, connue de toute la ville.

Sur ce fond d’assidus, couraient une foule de parasites, d’étudiants, d’officiers, de propriétaires mariés, mais farceurs, venant en cachette de leurs épouses, de petites actrices, des filles, des grisettes amenées par leurs amis et dont on s’amusait quelquefois cruellement.

Le scandale s’étalait impudent ; Léopold et Maud étaient pour jamais au ban de la prude société de P… Les contes qui se colportaient sur eux variaient à l’infini ; quelques-uns véridiques, beaucoup grotesques et sans aucun fondement.

Deux fois, la police avait cru devoir intervenir ; mais, malgré tout, la situation de famille de Léopold en imposait et l’affaire n’avait pas eu de suites. Les personnes indulgentes affectaient de regarder les jeunes gens comme des aliénés.

Il y avait déjà trois ans qu’ils étaient mariés lorsque, par hasard, je me trouvai dans le rapide de Bordeaux en face de Maud. J’avais été liée autrefois avec sa mère ; quant à elle, je ne la reconnus point, l’ayant seulement entrevue alors qu’elle avait dix ans. Je ne sais comment elle avait gardé le souvenir de mes traits, et, sans hésitation, me nomma. Elle me parla avec animation de deux de mes livres qu’elle avait lus et me pressa avec tant d’instance de descendre chez elle à P… durant quelques jours, qu’intriguée par on ne sait quoi de mystérieux, d’anormal que je sentais planer sur ce jeune ménage, flairant un cas psycho-pathologique curieux, je cédai ; j’interrompis ma route qui, d’ailleurs, ne dépendait que de ma volonté, pour les suivre.

Je restai chez eux six bonnes semaines, retenue par les supplications de mes hôtes et l’intérêt douloureux que ces dévoyés m’inspiraient.

D’abord, visiblement, on avait voulu m’« épater » : il restait du provincial dans ces snobs du vice. Puis, comme je demeurais absolument de marbre devant des spectacles qui, en somme, n’avaient rien de bien neuf, ils s’ingénièrent à déployer leur âme devant le romancier que j’étais, dans un besoin complexe de vanter leur originalité, de m’intéresser et aussi d’épancher la souffrance latente en eux, qu’ils essayaient désespérément de noyer, en leur course haletante et forcée aux joies sans sincérité.

Les moments les plus féconds pour mon étude sur le vif de ces deux êtres étaient les deux heures que je passais le matin dans la chambre de Maud, alors qu’elle procédait à sa toilette ; puis, les instants de l’après-midi où Léopold m’emmenait en tête à tête dans la voiture découverte qui, deux ou trois heures durant, le promenait hors de la ville, hiver comme été, quelque temps qu’il fît.

Sans cette provision quotidienne d’oxygène, il y a longtemps que je serais claqué, déclarait-il.

À cette époque-là, on était au printemps, — un printemps vif, parfumé, avec de chaudes rayées de soleil particulier à cette région déjà méridionale de la France. La campagne, monotone, n’offrait rien de remarquable : les paroles de Léopold restent dans mon souvenir avec pour seul cadre inséparable la splendeur d’un ciel lumineux sans être encore éblouissant, la caresse continue de l’air, qui sentait la terre, la résine et le fenouil.

Frileusement tapi sous sa couverture de fourrure, une casquette anglaise rabattue sur ses oreilles, les yeux extraordinairement agiles et brillants dans le masque réduit du visage exsangue, Léopold ressemblait à un de ces singes cajolés que les soins et l’affection de leur maître ne parviennent pas à empêcher de s’étioler et de mourir dans nos climats.

Peu à peu, il m’avait découvert la totalité de son âme bizarre et inquiète, révélé l’une après l’autre ses tares physiologiques et, après avoir pendant, quelque temps soutenu son rôle d’insouciance, d’insensibilité, d’étrangeté vicieuse, qu’il se jouait à lui-même, il en était arrivé à me laisser voir en toute son étendue la plaie à vif qu’était son âme entière.

Maintenant, j’embrassais la vie pitoyable de cet avorton pourvu d’intelligence, de cœur et de sens, qui, à l’âge de la réflexion, avait dû envisager dans toute son horreur l’existence tronquée, misérable, torturée qui serait la sienne.

Des amis, moi ? s’écriait-il avec amertume. Est-ce que fait comme je suis, incapable d’aucun travail, d’aucune occupation, sans but possible, je puis avoir autre chose autour de moi que des parasites, des valets, d’imbéciles compagnons de fête !… Mes maîtresses, je leur faisais horreur !… et ma femme, pour qu’elle me supporte, il lui faut de l’éther, de la morphine, tout un cortège de poisons, toute une préparation de débauche compliquée !… Et le jour viendra, tenez, où tout ceci l’écœurera… où elle rejettera tout ce vide factice, où elle me quittera avec dégoût et colère pour courir à un amour normal quelconque… elle se jettera aux bras d’un cocher ou d’un soldat !… Alors, moi, qu’est-ce que je deviendrai ?… Car, je ne sais pas si vous l’avez vu, mais je l’aime… Ah ! j’en suis fou !…

Dans ses yeux enfiévrés, dès larmes scintillèrent ; il continua, avec une angoisse croissante :

— Ah ! l’aimer… si je pouvais l’aimer sans toute cette comédie de débauche !… l’aimer simplement, sainement !… être un mari normal… avoir des enfants !…

Sa misère m’apparaissait en toute sa nudité désolée, irrémédiable. Et sa conscience obscure de l’avenir n’était que trop bien corroborée pour moi par ce que j’avais observé chez Maud.

Devant moi, elle aussi ; elle se dépouillait peu à peu de l’enveloppe mauvaise, souillée, dont elle tirait orgueil d’ordinaire. Involontairement, elle quittait la fébrilité du vice cherché, entretenu.

Mais le besoin intense d’amour que son existence déréglée avait mis en elle ne la possédait que plus impérieusement…

Lorsque je les quittai, je pressentais qu’un dénouement était proche. Quel serait-il ?… Je n’aurais su le dire. Mais il était évident qu’au point où était parvenue leur existence il fallait qu’un désastre la vint détendre.

Trois mois plus tard, de lugubres échos me parvenaient de P… Léopold R…, après une orgie en compagnie de ses fidèles, s’était suicidé ; tandis que Maud, dans la même nuit, s’enfuyait avec le violoncelliste, dont la femme ivre-morte avait dû être conduite à l’hôpital,’où l’on disait qu’elle se mourait.

Puis une autre version courut. Suivant ces on-dit, un duel, ou plutôt une bataille sauvage aurait eu lieu entre l’amant de Maud et Léopold, que la mort de ce dernier avait terminée. Quant à la femme de l’artiste, décidément morte, certains prétendaient qu’elle avait été empoisonnée.

Enfin, on racontait que, tandis que le mort gisait sur les débris du souper, la maison avait été pillée par les convives. La famille de Léopold accusait Maud d’avoir emporté des sommes, des valeurs au porteur, considérables, auxquelles le décès de son mari intestat ne lui donnait aucun droit.

À la longue, tous ces bruits s’éteignirent, et jamais plus à P… l’on n’entendit parler de Maud :

Il m’était donné de la revoir, environ quinze ans plus tard. Ce fut elle encore qui me reconnut et m’aborda.

C’était à Paris, dans une rue avoisinant le faubourg Montmartre, je ne me rappelle plus laquelle.

Elle avait engraissé ; elle était toujours jolie, avec quelque chose de tranquille, de reposé, de serein en sa physionomie. Par la main, elle tenait une jolie blondine de huit à dix ans.

— C’est votre fille ?

— Oui.

— Alors ?… Vous l’avez épousé ?

Elle rougit et balbutia, soudain embarrassée :

— Non, non ! Oh ! tout cela est si loin !… À présent, je suis la femme d’un commissionnaire en marchandises… Je me nomme Toutin… Je demeure près d’ici… Vous viendrez me voir, n’est-ce pas ?… J’aimerais tant causer avec vous… Je sais votre adresse, mais je n’ai jamais osé aller vous voir… Cependant quand je vous ai aperçue, je n’ai pu résister au désir de vous parler.

Un rendez-vous d’affaires impérieux m’interdisait de m’arrêter. Je pris son adresse, je promis de lui écrire, de lui donner rendez-vous. Mais je ne sais plus par quelle suite de circonstances je ne pus tenir ma promesse, et je l’ai tout à fait perdue de vue.

L’ÉGALE

Par « l’Égale » j’entends ici la femme, encore extrêmement rare dans la bourgeoisie, qui a une profession analogue à celle de son mari, dont les intérêts sont séparés, régis par elle ; ou qui, tout au moins, garde un contrôle actif sur la gestion de son mari ou la partage avec lui.

Dans le commerce, il n’est pas rare qu’une femme prenne ainsi à côté de son mari une place égale ou même prépondérante. Peut-être, dans l’avenir, les femmes pourvues de professions, égales de l’homme dans la vie et leur ménage se multiplieront-elles ; alors, les relations conjugales, l’amour affecteront certainement une forme différente, appropriée à ces nouvelles conditions d’existence.

En ce moment-ci, nous devons constater que la situation d’égale, de femme virilisée par ses occupations est peu favorable pour le développement de l’amour tel que le conçoivent la plupart des hommes.

J’ai raconté autre part l’histoire d’une jeune fille qui s’était trouvée obligée, par suite des circonstances, d’assumer des responsabilités, de prendre une situation d’homme dans une grande maison d’édition dont elle était l’héritière. Belle, le cœur exquis, elle avait aimé et inspiré à un jeune homme un amour d’abord très vif, mais qui s’enfuit vite, chassé par tout ce que des fonctions sérieuses, un côté d’existence tout pratique apportent de dépoétisant dans une femme, lui enlèvent de charme, de coquetterie, de frivolité séduisante.

Je me suis trouvée aussi dans l’intimité d’un docteur et d’une doctoresse, époux qui s’entendaient à merveille. Mais le secret de cette union solide tenait à ce que leurs intérêts seuls et une simple amitié les liaient. D’un commun accord, n’éprouvant aucun amour l’un pour l’autre, ils avaient renoncé aux relations conjugales, auxquelles leur camaraderie professionnelle et spirituelle ôtait tout charme, de leur propre aveu.

L’ASSOCIÉE

Lucien Muhlfeld, le jeune romancier mort si prématurément, nous a montré dans un roman inoubliable les qualités et les défauts de ce genre de femme qui va en se multipliant à notre époque. L’associée prend sa part des travaux de son mari, le double et quelquefois fait toute sa besogne ; celui-ci lui doit une partie de sa situation, et parfois même il n’est que le prête-nom de l’énergie de sa femme.

Cette compréhension spéciale du mariage satisfait les besoins d’activité, de production intellectuelle — besoins irrésistibles pour quelques-unes — de la femme : il est rare qu’elle lui apporte le bonheur au sens strict du mot, — l’associée étant rarement aimée de son mari, et celui-ci arrivant parfois à une véritable haine contre celle qui lui est indispensable et rivalisé avec lui, sinon l’écrase de sa supériorité.

Jeanne,
ou les inséparables collaborateurs.

Par un mystère à jamais impénétrable, Jeanne, née dans un milieu industriel, prosaïque, aussi éloigné que possible de la littérature, s’était cependant senti de bonne heure un goût prononcé pour le théâtre et le roman. À seize ans, elle avait déjà caché dans ses tiroirs trois ou quatre gros manuscrits écrits à la diable, pleins de fautes de style et même d’erreurs d’orthographe, fourmillant de lourds défauts, mais bourrés d’imagination et débordant d’effets dramatiques.

En avançant en âge, sa passion s’accentua d’autant plus qu’elle la tenait rigoureusement secrète, prévoyant quelle tempête elle déchaînerait si elle avouait sa vocation, et quelles railleries, quels impitoyables sarcasmes pleuvraient sur elle.

Du reste, elle se désolait de voir que, dans ces conditions, elle ne faisait guère de pro- grès et que, ce qu’elle jugeait — avec une certaine raison — des trésors, demeurerait éternellement enfoui, informe, inutilisé entre ses mains.

Elle décida que le mariage seul permettrait à sa vocation de prendre un essor. Encore fallait-il que le mari, non seulement permit à sa femme d’écrire, mais aussi fût apte à corriger ses essais.

Elle me connaissait de longue date. Elle vint à moi, me fit lire plusieurs de ses manuscrits et me dit :

— Marraine, trouvez-moi un mari qui soit également pour moi un collaborateur.

Je hochai la tête.

— Ma petite, il me serait plus aisé de te trouver l’un et l’autre que tous deux réunis dans un seul individu.

— Non, marraine… Comprenez bien que, jeune fille, dans ma famille, telle qu’elle est, jamais on ne me permettra de collaborer avec un étranger… Que penserait-on ? Que dirait-on de moi ?… Me marier avec un homme qui ne serait point un écrivain me paraît encore plus dangereux, car il deviendra, hostile à mes désirs dès qu’il les connaîtra, il s’opposera sourdement ou même ouvertement à mes travaux… Enfin, vous êtes d’avis qu’un collaborateur m’est indispensable… Croyez-vous qu’un mari souffre que j’aie avec un étranger l’intimité qui me semble devoir résulter d’un travail sérieux et continu fait en commun ?…

— Tu as raison, évidemment, mais réfléchis aussi combien peu d’écrivains dignes de ce nom sont actuellement libres, d’age conforme au tien, désireux de se marier, se souciant ou capables de seconder ton talent, de mettre au point tes œuvres et de les faire pénétrer jusqu’au public…

Elle parut quelque peu déconcertée.

— C’est vrai.

Je la réconfortai.

— Je chercherai, sois-en sûre, avec la ferme volonté de réussir.

Et je trouvai. Le candidat était un jeune littérateur, joli garçon, honorablement apparenté, sans le sou, possédant passablement de « métier », paresseux comme un âne, qui accueillit avec gaieté mes ouvertures.

— Si elle n’est pas jolie, je ne marche pas ! déclara-t-il. Autrement, c’est dit.

Jeanne était jolie. Du moins, sa tête était fort belle. C’était une brune aux traits accentués sans lourdeur ni dureté. Ses yeux magnifiques, ardents et intelligents éclairaient toute sa physionomie. Son principal défaut était un buste trop grand, trop long, trop développé proportionnellement à ses jambes courtes. Assise, elle semblait de très haute taille ; debout, elle était au-dessous de la moyenne.

Paul M… ne jugea point cette tare excessive et fut tout de suite extrêmement emballé de la personne ainsi que de l’œuvre qu’il parcourut, vite attentif et captivé.

— C’est un véritable trésor ! me dit-il. Et combien je vous serai toujours reconnaissant de me l’avoir procuré !…

Au début, tout s’annonçait fort bien.

Beaucoup plus collaborateurs, auteurs impatients de gloire qu’amants, les époux, qui s’étaient promis de n’avoir jamais d’enfants, ne s’attardaient guère aux plaisirs conjugaux et travaillaient, démolissaient et reconstruisaient dans l’amas de bâtisses qu’apportait Jeanne.

Six mois après la noce, coup sur coup, un feuilleton paru dans un grand journal populaire, un drame joué sur une scène du boulevard obtenaient un éclatant succès sous les pseudonymes mariés que Paul et Jeanne avaient choisis.

Et, durant trois ans, ce fut une période de triomphe, d’enivrement pour eux.

Après quoi, blasés sur leur bonheur, ils éprouvèrent le besoin bien humain de le gâter. Un ferment de jalousie se leva en Paul, qui constatait combien, de jour en jour, le talent de Jeanne s’affermissait et rendait plus légère pour lui sa part de collaboration.

De son côté, Jeanne s’impatientait parfois des airs de supériorité que Paul conservait vis-à-vis d’elle et se rebiffait souvent contre les modifications que l’autre lui imposait, quelquefois sans motif réel, tout simplement pour la rabaisser au rôle de créatrice incapable de pousser son œuvre jusqu’au bout.

Et, entre eux, un curieux duel s’engagea.

De nature un peu louvoyante, Paul se garda bien d’attaquer sa femme en face. Se reconnaissant impuissant à la vaincre par l’intellectualité, qu’à la vérité il avait inférieure à celle de la jeune femme, il s’attacha à la dominer par les sens. Leur intimité banale, camarade, plutôt froide jusqu’alors, s’échauffa, sciemment exaspérée, exacerbée, par Paul qui ne manquait ni de théorie ni de pratique amoureuse, étant fort goûté du bataillon des artistes et demi-mondaines plus ou moins théâtreuses qu’il fréquentait assidûment depuis sa sortie du collège.

Jeanne devint la servante amoureuse de son mari. Et, comme les femmes ne font jamais rien à demi et sont rarement capables de mener également deux besognes de front, elle délaissa la littérature pour se donner tout entière aux satisfactions, aux délices qu’elle venait de découvrir.

Le résultat fut un « four » noir pour une pièce et un roman inachevé au temps voulu, perdant son tour de publication.

Au fond, Jeanne était plus auteur qu’amoureuse. Ceci la dégrisa subitement. Elle ouvrit les yeux, les oreilles, aperçut et entendit le ricanement goguenard de son collaborateur devant sa défaite littéraire.

Elle devina le jeu de l’homme et sa fringale sensuelle s’envola. Mais sa rancune ne s’apaisa point avec la même rapidité. Et elle se vengea d’une façon analogue à la traîtrise dont elle était victime.

Depuis son mariage, Paul avait fortement enrayé sur la pente qui l’entraînait à cet alcoolisme discret mais sûr qui s’impose fatalement aux journalistes, aux hommes de lettres que leur spécialité force à avoir des rapports fréquents avec toute cette population des journaux et des théâtres dont le café est le « home » ambulant.

Jeanne, loin de le retenir désormais, le poussa à reprendre ses anciennes habitudes, encouragea les longues fumeries demi-hébétées, accompagnées d’innombrables petits verres, sourit complaisamment à l’absorption continuelle de liqueurs, de poisons variés.

Quelques années s’écoulèrent. Le hasard me ramena dans l’intimité du ménage durant une huitaine, et je fus impressionnée par l’enfer qu’était devenu leur intérieur.

Paul tombait à un gâtisme stupidement méchant ; Jeanne tournait à l’hystérie de la persécution.

En vain avait-elle essayé de secouer la collaboration menteuse de son mari, le public, les directeurs boudaient devant son nom seul ; il leur fallait la raison sociale sous lequel le succès leur était venu.

Et, à chaque œuvre nouvelle, c’était une lamentable comédie qui énervait, tuait l’auteur réel et unique. Paul s’entêtait à revoir, à corriger, à modifier. Il introduisait des âneries, il démolissait l’œuvre que Jeanne devait reconstituer en cachette ensuite, et qu’elle ne pouvait publier ou faire jouer telle qu’elle la voulait qu’au prix de discussions qui l’exaspéraient.

Un jour que nous causions sur ce sujet, elle eut un cri de haine sombre, formidable, qui me saisit.

— Et dire que je ne peux même pas le tuer !… Car, lui disparu, c’est fini de tout pour moi !…

Elle ne disait que trop vrai. Il y a cinq ou six ans que Paul est mort et la faveur du public a complètement abandonné sa veuve.

LA MAÎTRESSE

Beaucoup d’hommes font de leur femme leur maîtresse, c’est-à-dire que, loin de la traiter dans l’intimité avec respect et réserve, ils l’initient à toutes les joies amoureuses que l’on goûte auprès des professionnelles de l’amour, créent en elle un être, en somme, un peu fictif, uniquement bon pour le plaisir, suppriment ou détournent en elle le sentiment et la fonction de maternité.

Un grand nombre de femmes imaginent que dans cet état réside la suprême félicité conjugale et sont fières d’incarner pour leur mari la Femme, l’Amour.

Atteignent-elles par là au suprême bonheur ? Ont-elles lieu de se réjouir et de s’enorgueillir de cette façon de comprendre la vie et le mariage ? C’est ce qu’il est bien difficile de déterminer rigoureusement.

D’une façon toute générale, l’on peut dire que l’amour sensuel, les relations d’amants entre époux ont autant de fragilité, malgré le lien conjugal, que lorsque cet amour et ces relations ont lieu librement et en dehors de toute attache légitime.

La volupté dans laquelle deux êtres communient n’a qu’un temps forcément court, et si cet amour sensuel n’est pas accompagné d’une affection, d’une amitié qui en est absolument distincte, le jour où il s’évanouira, il ne laissera aucun lien entre les époux, Ce serait une profonde erreur de croire que des souvenirs de sensualité une fois le charme rompu, puissent rattacher deux individus l’un à l’autre : ils ne seront au contraire qu’une cause de froissement, de rancune, de subtils griefs pour les complices déliés.

Pour ne pas s’exposer à d’amers déboires, il faudrait admettre que l’amour dans le mariage, le fait que des époux soient amants pendant un temps plus ou moins considérable, peut leur apporter des joies aiguës, des sensations et des émotions extrêmes, mais que cette compréhension des relations conjugales n’a aucune chance d’assurer ni à l’homme, ni surtout à la femme, un bonheur stable et durable.

Au point de vue du mari, une question se pose. La femme, maîtresse de son époux, sera-t-elle pleinement satisfaite par les joies qui lui seront procurées ; ou celles-ci l’inciteront-elles à en désirer d’autres plus parfaites encore, ou simplement nouvelles ? L’amant légitime ne donnera-t-il pas à sa femme le besoin d’autres amants ?

La réponse que l’on doit faire diffère naturellement selon le caractère et le tempérament de la femme dont on s’occupe ; pourtant, en général, l’observation m’a montré que la connaissance, et surtout la pratique de la volupté légitime est loin d’être un préservatif pour la vertu, et qu’une femme, maîtresse ardente de son mari, a beaucoup plus de chances d’en arriver à désirer les émotions d’un autre amour que l’épouse froide et chaste.

Pour la femme, c’est une autre question qui dresse son point interrogatif. Un mari sera-t-il plus fidèle à une épouse-maîtresse qu’à une femme chaste et sévère se refusant aux suprêmes voluptés ?

Le plus souvent — oui — quoique évidemment ce ne soit pas une garantie absolue ni surtout durable pour l’épouse jalouse.

Puis, combien ce rôle pour la femme — même si elle y réussit pleinement — a d’écueils et de périls, moraux et physiques ! Combien de fois il la livre, esclave désarmée, à l’égoïsme de son mari.

Andrée,
ou la martyre conjugale.

C’était la plus délicieuse créature que l’on pût imaginer. Blonde, fraîche, potelée, taille mince, extrémités mignonnes, yeux étincelants de finesse et de gaieté, caractère charmant, d’une humeur toujours égale ; avec cela, courageuse on ne peut plus et énergique, malgré sa fragilité féminine apparente. Son mari, un industriel intelligent, travailleur, déjà dans une jolie situation, en était vivement épris.

Je causai avec Andrée, en pleine lune de miel, et, après plusieurs réticences, en rougissant, elle m’avoua qu’elle et son mari s’aimaient en amants fougueux, que peut-être dépassaient-ils la limite de ce que la morale austère permet aux époux, mais que, quant à elle, elle ne savait rien refuser à Jacques et que, d’ailleurs, pour le satisfaire et le garder, elle était prête à se damner, si vraiment le bon Dieu s’occupait de ce qui se passe, entre mari et femme, défend ceci, permet cela ou le tolère.

Six mois plus tard, ayant appris que ma petite amie, souffrante, gardait le lit, je courus chez elle. Je la trouvai un peu pâlie, un peu nerveuse, mais plus jolie que jamais, et très courageuse.

Elle me dit qu’elle avait fait une fausse couche « un peu exprès », parce que sa grossesse intempestive, arrivée on ne sait comment, contrariait extrêmement Jacques.

— Oh ! nous voulons des enfants, mais plus tard, beaucoup plus tard, quand nous serons très raisonnables et lassés de nous aimer si fort…

Je multipliai les recommandations, les avis de prudence pour l’avenir. Andrée souriait, affectant de traiter son accident comme quelque chose d’absolument insignifiant.

À l’automne, je la revis en effet sur pied, plus pleine d’entrain que jamais et plus amoureuse encore qu’auparavant.

Lorsque l’hiver vint, le jeune ménage s’installa, fit des visites, reçut. Jacques estimait que les relations d’affaires les meilleures sont celles qui se nouent à table, ou au fumoir, après un bon repas. Deux fois par semaine, Andrée donnait à dîner et le reste du temps sortait. D’une santé de fer, sanguin, fortement constitué, son mari se trouvait on ne peut mieux de ce régime auquel il joignait des heures de travail acharné ; Andrée fut vite surmenée.

Leur fortune n’était point assez forte pour qu’elle se désintéressât de la surveillance de son ménage et les réceptions fréquentes que son mari voulait irréprochables l’occupaient beaucoup. Sa toilette, le soin de sa beauté, les courses, les visites indispensables se disputaient toutes ses minutes. Et ce qui eût dû être un repos pour elle, les heures nocturnes qu’elle passait aux côtés de son mari, la brisaient.

Sensuel mais prudent, connaissant fort bien son tempérament et le ménageant comme il lui convenait, Jacques goutait auprès de sa femme un large, mais un sain plaisir à son égard. Il n’en était pas de même pour Andrée. Il la laissait toujours énervée à l’extrême, bouleversée, jamais satisfaite.

Malgré ses heures très surchargées, elle venait me voir fort souvent ; ce lui était un besoin, non de se plaindre, elle s’estimait très heureuse, mais de me conter son labeur incessant.

Le métier d’amour pour les filles qui s’y consacrent est déjà des plus absorbants, mais que l’on songe à ce qu’il devient lorsqu’il est doublé par les soins d’un intérieur et par toutes les obligations mondaines…

Quelque tardive que fut l’heure de son coucher et quelque fatigues amoureuses eussent accidenté sa nuit, Andrée se levait à sept heures. Sa toilette, les soins méticuleux qu’elle prenait de sa personne l’occupaient jusqu’à neuf heures. Elle consacrait une heure à sa maison, puis sortait tous les jours de dix heures à midi, marchant beaucoup à pied, par hygiène, et accomplissant à ce moment de la journée toutes les courses nécessitées pour sa toilette ou sa maison.

Le déjeuner et les minutes qui suivaient étaient le seul moment de repos de sa journée. Dès deux heures, elle se remettait à ranger, à fureter en son appartement, vérifiait l’ouvrage de ses domestiques, puis s’habillait pour les visites qui l’occupaient jusqu’à six heures. Nouvelle toilette, sortie presque quotidienne et, au retour, l’adorée corvée d’amour.

Tous les jours d’hiver se succédaient ainsi pareils, sans un repos, sans une détente, sans un après-midi passé à flâner, à rêver, en robe de chambre.

Du reste, elle adorait cette vie qui la tuait. Elle me racontait, fière, l’amour persistant de son mari, l’orgueil qu’il avait d’elle, combien il aimait ses recherches raffinées de toilette, de dessous, les soins qu’elle prenait de son corps. Elle me répétait, les yeux brillants, les compliments qu’il lui faisait, les comparaisons à son avantage qu’il établissait entre elle et les maîtresses demi-mondaines qu’il avait eues autrefois.

— Pourtant, ma chère marraine, des femmes tout ce qu’il y a de plus chic, et dont c’est le métier d’être jolies et soignées !…

Cependant, un jour, moins gaie que de coutume, elle m’avoua de petites misères féminines qui l’ennuyaient, dans sa crainte perpétuelle de plaire un peu moins à son mari.

Malgré les régimes, les traitements les plus énergiques, elle dépérissait, ses yeux se cernaient, son teint se fanait. En deux ans elle devint méconnaissable.

Comme remède, dans la pensée qu’elle se ménagerait, un docteur conseilla une grossesse.

Ce fut la débâcle. Devenue enceinte en de mauvaises conditions de santé, elle endura d’incessants malaises, faillit périr en accouchant et prise d’une péritonite, languit au lit durant trois mois.

L’hiver suivant, elle toussait ; on craignit pour sa poitrine ; on l’envoya dans le Midi. Quand elle rentra dans sa maison, ses amies n’eurent rien de plus pressé que de lui apprendre que son mari était notoirement l’amant de la femme de son caissier, une jolie créature ambitieuse et très avisée qui le menait à la baguette.

Ma pauvre petite Andrée essaya de lutter, s’acharna à reconquérir son mari, retomba malade, désespéra et, finalement, lors d’une seconde grossesse, fut emportée par une scarlatine attrapée on ne sait comment.

À l’enterrement, on plaignait très fort Jacques L… d’avoir « eu si peu de chance » et l’on s’étonnait qu’une femme avec toutes les apparences de la force eût eu « si peu de santé ».

Moi, bien douloureusement affectée, je me remémorais ses confidences et je revoyais cette lutte de tous les instants, cette écrasante besogne de la femme légitime qui assume, en plus de ses devoirs, la tâche d’être la maîtresse de son mari.

Michèle,
ou l’égoïste victorieuse.

Une autre de mes petites « filleules » résolut, au contraire, le problème tout à son avantage.

Je la vois encore telle qu’elle était au moment de son mariage. Grande, mince, élancée, avec quelque chose de solide dans son ensemble, malgré l’élégance de sa taille ; d’une beauté durable, faite de toutes sortes d’attraits réunis, juxtaposés.

Seul, parfois, son regard dur et sans reflet de généreuses émotions la déparait en révélant son immense égoïsme, l’inaltérable froideur de son cœur.

Elle ne m’aimait pas, mais je lui plaisais ; j’amusais son esprit délié, cela l’intéressait presque passionnément de percer les mobiles qui me poussaient à m’entourer de jeunes âmes joyeuses ou souffrantes. Du resto, elle était incapable de concevoir la très simple satisfaction que l’on éprouve à faire un peu de bien moral autour de soi, à prêter sa sympathie, à offrir ses bras et son cœur, maternellement.

Sa dot était médiocre et, comme elle était résolue à ne faire qu’un mariage riche, ou au moins fort aisé, elle se décida à se montrer peu difficile sur les autres qualités d’un fiancé qui posséderait les avantages pécuniaires qu’elle souhaitait.

Dès l’âge de seize ans, très mûre, très réfléchie, elle était en chasse.

Elle épousa, à dix-neuf ans, un gros garçon commun, timide, blafard, malsain, orphelin, unique héritier d’un fabricant de cires et cierges qui avait su créer en quarante ans de labeur acharné une industrie rapportant environ quatre-vingt mille francs.

Le « marchand de chandelles », ainsi que l’appelait la jeune sœur moqueuse de Michèle, était extrêmement épris de sa future, dont la distinction, la situation de famille supérieure et la beauté l’enchantaient.

Avec une science vraiment étonnante chez une jeune fille qui, en somme, n’avait pas encore fréquenté beaucoup le monde, ni lu, ni eu souvent l’occasion de se documenter sur la vie, les passions et les hommes, elle s’empara de son mari et le posséda tout entier, le mena avec l’impérieux et cruel despotisme de certaines maîtresses toutes puissantes — de celles qui tiennent leurs amants par on ne sait quel charme indestructible, sans posséder d’autre intelligence par ailleurs, ni grâce particulière, ni gaieté, ni bonté, ni même souvent de beauté :

Quel est leur talisman ? C’est ce que je me suis toujours demandé.

À force de regarder autour de moi et d’étudier attentivement les ménages qu’il m’a été donné d’approcher jusque dans l’intimité la plus complète, voici les « qualités » que j’ai reconnues dans la femme dominatrice de l’homme un égoïsme implacable, vindicatif, hypertrophié ; une constante préoccupation vigilante d’asservir l’homme dont elle a besoin et l’oubli sincère de tous les autres ; un tempérament absent ; une grande souplesse ; une dissimulation raffinée ; un manque complet du sentiment de dignité.

Les moyens, multiples, sont d’une manière générale, de s’imposer perpétuellement, en tout et pour tout à son mari, de le harceler sans cesse de soi, — il sera parfois excédé, mais, au fond, le sentiment de satisfaction vaniteuse de se croire indispensable, unique, prépondérant l’emportera, — puis, de se montrer tour à tour humble, flagorneuse, et impérieuse, atrabilaire, obéissante et entêtée, — en gardant l’humilité, l’obéissance pour les petites questions indifférentes, et l’inflexibilité pour ce qui est important.

L’homme sera toujours vaincu par la saturation adroite de son amour-propre. Mais il faut que celui-ci soit choyé, engraissé sans cesse, sans jamais un accroc, une défaillance, directement et indirectement.

L’homme passera tout à la femme à laquelle il se croit supérieur en tout ; et celle qui veut le commander tel qu’un esclave inconscient doit s’appliquer à le persuader de cette supériorité supposée, s’incliner devant elle, l’adorer servilement la lui prouver en simulant une légèreté, un manque de logique, une ignorance qui, par contraste, feront éclater les mérites de l’époux.

Supériorité d’intelligence, d’esprit, de conduite, de réflexion, supériorité dans le savoir, dans l’acquis et dans l’inné ; supériorité physique, morale, intellectuelle, matérielle, voilà ce qu’il faut feindre de reconnaître dans le dernier des médiocres, des imbéciles, des crétins.

Que la femme soit convaincue que l’homme, quelque faible que soit sa valeur réelle, se croit d’une autre race, d’une autre essence qu’elle, qu’il est persuadé que la virilité confère des facultés auxquelles il est impossible à une femme de prétendre, qu’elle ne peut même pas concevoir ; que son cerveau à lui est différent et que ses qualités sont transcendantes par cela même qu’il est homme.

Qu’elle paraisse admettre comme vérité indiscutable, fondamentale que le pire des goujats, que la brute la plus abjecte, lui est encore supérieur, au même titre que le sauvage le plus primitif est encore d’un échelon plus élevé que l’animal.

Quand un homme est fermement convaincu que sa femme rend un profond et sincère hommage à cette supériorité, il lui accordera tout, lui cédera en tout. Devant ses pires caprices, il pliera en souriant avec indulgence : « Que voulez-vous, la femme est comme cela !… »

Se soumettre ne lui coûtera jamais quand il croira le faire pour contenter un caprice absurde, au lieu que, mécontent, blessé, il se cabrera devant une volonté sérieuse, avisée ; un esprit raisonnant sensément avec lui.

Michèle m’ouvrit un jour des horizons sans bornes avec cette simple phrase :

— Moi ? Jamais je ne discute avec Charles !… À quoi bon, il est persuadé qu’il ne peut avoir tort et tout mon intérêt est de l’entretenir dans cette croyance… Je lui dis « Je veux cela, il est possible que ce soit déraisonnable, absurde… Cela m’est égal, j’en ai envie, je le veux ! » Et je ne répète que cela, jusqu’à ce qu’il hausse les épaules, sourie à mon infériorité féminine et cède en se congratulant de sa supériorité qui lui permet de s’élever au-dessus de ces insignifiances !…

Et comme je l’interrogeais, elle continua :

— Il m’est livré pieds et poings liés uniquement parce qu’il est convaincu que je lui obéis en tout et pour tout, parce que je me donne pour lui la silhouette que tout homme veut voir en sa femme… Tête légère, inconsidérée, être sans logique, sans volonté, sans raisonnement… l’« éternelle blessée » pour qui il faut avoir les ménagements et les indulgences que l’on montre à l’enfant !…

Son rire fusa.

— Pauvre Charles ! fit-elle avec une indicible pitié méprisante.

Et devant moi s’évoqua l’image balourde ; niaise, disgracieuse du mari de mon amie. Et le contrasté avec l’intellect délié, l’esprit aiguisé, le raisonnement prompt et juste, la culture variée de Michèle était si frappant que je ne pus m’empêcher de crier :

— Par quel miracle as-tu pu persuader à cet homme que tu lui étais inférieure ?

Elle fit un léger mouvement des épaules :

— Il m’eût été bien plus difficile de l’amener à reconnaitre le contraire !

Je la pressai encore ; elle ajouta :

— Je sais comment vous expliquer… C’est assez subtil… Il est évident que je ne lui crie pas : « Ô quel génie !… Ô quelle intelligence ! » Si bête qu’il soit, il verrait l’ironie… Je fais plutôt ressortir pour lui-même sa supériorité par opposition avec le caractère que je me donne… avec mes désirs puérils, fantasques, mes sautes d’humeur, mon manque de logique voulu, mes caprices systématiques… Je l’ai amené à dire sincèrement : « Il est inutile de raisonner avec ma femme… elle ne comprend ni ceci, ni cela. » Il va de soi qu’en même temps qu’il constate ceci il ajoute : « Donc, puisque moi je raisonne, je palpe, la nécessité, la valeur de choses, devant lesquelles elle demeure inconsciente, c’est qu’elle m’est infiniment inférieure… » Son amour, son asservissement dont il n’a pas idée me sont assurés par cette conviction. Je flatte sa vanité… Quand il me regarde, il se mire complaisamment en moi… il s’y voit grand, majestueux, superbe ; il jouit divinement de cette suprématie que je lui nie en paroles qui ne font que le confirmer dans sa persuasion.

Michèle avait évidemment trouvé la bonne, l’unique formule ; mais combien de femmes seraient incapables de l’imiter et considéreraient comme le pire des supplices l’humiliante comédie perpétuelle par laquelle le despotisme de la femme s’édifie dans le mariage ou l’amour !…

LA MATRONE

Édith,
ou l’épouse inclairvoyante.

La vie d’Édith tiendrait en quatre mots de style d’épitaphe : — Bonne épouse ; excellente mère.

Sœur aînée de cinq ou six frères cadets, elle avait aidé à élever ceux-ci avec un dévouement parfait et un précoce amour maternel. Elle épousa un homme qui lui plut du jour où on le lui présenta comme fiancé, eut quatre enfants qu’elle adora et se cantonna avec bonheur dans les soins ménagers, de rares devoirs mondains et les préoccupations maternelles.

Loin d’être sotte, elle n’était pourtant rien moins que spirituelle ; sa morale se montrait étroite et intransigeante.

Elle ne concevait pas que d’autres femmes pussent avoir des goûts, des aspirations, des besoins différents des siens. Toutes celles qui ne lui ressemblaient pas étaient à ses yeux des évaporées ou des vaniteuses.

Son respect de l’homme dans ce qu’elle considérait comme le domaine naturel et exclusif de celui-ci était sincère et absolu ; mais elle n’admettait pas que son mari intervînt le moins du monde dans ce qu’elle estimait ses attributions à elle.

Elle n’était pas jalouse et ne se douta jamais que son mari s’amusait à l’occasion. Elle ignora et voulut toujours ignorer que la négligence et l’incapacité du « chef de famille furent la cause unique du dérangement de leurs affaires qu’elle attribua docilement aux circonstances, ainsi que son époux le lui affirmait.

Parfaite ménagère, elle n’eut jamais l’idée d’essayer de se rendre compte du montant de sa fortune personnelle, ni de ce que son mari gagnait.

Son rôle d’épouse consistait pour elle en ceci : Étant donné que Jules lui donnait tant mensuellement, il s’agissait, avec cette somme, de procurer le plus d’aisance, le plus de confortable possible à la famille. Le jour où il lui donnerait plus, le luxe serait augmenté ; moins, elle restreindrait le train d’autant.

De même, elle accepta sans discussion les maternités que Jules lui imposa et se borna à donner à ses enfants tous les soins dévoués qui étaient en son pouvoir, sans s’inquiéter ni même se soucier de leur avenir. Cela, c’était l’affaire du père.

En réalité, les deux fils, après avoir été de charmants enfants, tournèrent fort mal ; la fille aînée, sans dot, se maria médiocrement et la cadette, restée fille, vécut le plus misérablement du monde.

La confiance d’Édith, son inclairvoyance envers son mari demeurèrent inébranlables, même lorsqu’à la mort de celui-ci il fallut bien reconnaître que leur ruine était à peu près consommée.

Jusqu’à son dernier jour, elle répéta obstinément à ses enfants, moins aveugles :

— Votre père était un homme parfait ; il a fait tout ce qui était en son pouvoir ; ce n’est pas sa faute s’il n’a pas eu de chance… d’ailleurs, il a dû rencontrer des gredins qui l’ont volé.

Et quiconque essayait de raisonner avec elle se voyait aussitôt arrêté.

— Ne me parlez pas de cela, ce n’est pas de ma compétence… Ce que Jules a fait était bien fait, voilà ce que vous ne m’ôterez pas de l’idée… C’était le chef de la famille et nous n’avions qu’à lui obéir.

Si elle ne fit pas le bonheur des siens, son caractère lui permit de goûter une paix précieuse. Elle était telle que le vrai marin qui, aux heures de pire tempête, dort avec sérénité, du moment que le quart » est passé en d’autres mains que les siennes.

Elle s’était fait un idéal des devoirs et des droits de la femme modeste ; idéal restreint ; et que ses principes ; ses préjugés ; ses illusions muraient rigoureusement.

Beaucoup de ses amies inquiètes ; jalouses, impuissantes à diriger leur existence, que des maris plus ou moins incapables leur disputaient, enviaient parfois sa sérénité, son aveuglement et le calme qui en résultait pour elle.

LA FRAUDE

Tant de romans, et même tant de livres et d’écrits sérieux, depuis quelques années, ont abordé ouvertement ce sujet délicat, que je me sens la hardiesse nécessaire de le traiter, moi aussi, avec la même franchise que celle que j’ai montrée jusqu’ici.

La « fraude » est, hélas ! l’une des questions secrètes primordiales de toute liaison des sexes, l’une des obligations les plus périlleuses, l’écueil le plus inquiétant du mariage.

L’ancienne formule chrétienne commande aux époux de respecter entièrement la nature dans les épanchements légitimes où les incite leur qualité d’humains ; elle bannit donc par là avec sévérité toute supercherie, toute fraude dans les relations conjugales.

Mais, depuis longtemps, les dépositaires de la parole et de la volonté divines, les prêtres même les plus rigoristes ont admis que cette loi trop simpliste était inobservable en son intégralité, dans l’état actuel de nos mœurs, et ils se montrent plus ou moins conciliants sur ce sujet scabreux.

C’est que la façon « chrétienne » de faire l’amour suppose la conjonction des époux une fois l’an et une maternité également annuelle pour la femme.

Admettons qu’une femme mariée vingt ans n’entretienne avec son mari que des relations sans fraude. De vingt ans à quarante-cinq, elle aura donc le temps et l’obligation de mettre au monde vingt-cinq enfants.

Nul n’est besoin de discuter pour comprendre que cela est matériellement et physiologiquement impraticable. Aucune femme civilisée ne résisterait à cette épreuve, et il lui serait, d’autre part, impossible, étant en perpétuel état d’enfantement, de donner à sa progéniture les soins que celle-ci exige ; il serait également impossible au ménage d’élever, de nourrir, de caser une nichée aussi considérable.

Une femme, même de forte santé et placée dans de bonnes conditions d’existence ne doit pas mettre au monde d’enfants dans un terme plus rapproché que trois années. Quant au nombre total de la descendance que, raisonnablement on peut souhaiter, il varie suivant les ressources, la situation que l’on possède, la force, la vaillance de la femme, le dévouement et les qualités paternelles du mari.

Peut-on espérer qu’entre ces époques distantes, où il est permis — au point de vue physique et social — à la femme de concevoir, les époux demeurèrent en état de chasteté totale l’un près de l’autre ? Est-il admissible que, tandis qu’ils sont jeunes, dans le premier feu de leur amour, ils se contenteront d’une étreinte tous les trois ans ?

Cela ne vient à l’idée de personne. Alors, que l’on avoue donc sincèrement que la fraude est une nécessité inévitable entre époux aussi bien qu’entre amants, dans les relations légitimes comme dans les coupables. L’hypocrisie à ce sujet est ridicule et blâmable, car, faute d’oser raisonner, s’expliquer, bien des complications, des malentendus naissent, bien des malheurs s’accomplissent, qui auraient pu être évités.

Heureusement, si nous sommes à une période de transition morale, celle-ci marche comme tout en ce siècle, à pas de géant, ce qui peut faire espérer que son évolution sera brève.

Toutes les formules religieuses, morales, sociales sont désuètes, transgressées par tous hypocritement, inconsciemment ou bien ouvertement. Elles demeurent cependant au-dessus de nous, loques, épouvantail insuffisant pour arrêter la marche en avant, et néanmoins capables de faire trébucher dans la vie en laquelle le courant nous emporte. Il s’agit de décrocher au plus tôt ces guenilles, qui furent autrefois des vêtements respectables, mais que le temps déchirées, décolorées, rendues inutilisables ; il est nécessaire de nous en débarrasser définitivement.

À moins que l’on n’essaie de bannir l’amour de la terre, d’éteindre les sens, les aspirations, les besoins en l’homme et la femme besogne ardue ! ― il faut admettre résolument que l’amour ne peut, ne doit être la plupart du temps, qu’une démonstration stérile, et que la volonté de rendre momentanément improductive l’union des sexes n’est ni un crime, ni un délit, ni une action blâmable.

Le crime, l’action blâmable existent au contraire dans le fait de donner le jour à un être, sans réfléchir à sa naissance, à son avenir, en de mauvaises conditions physiques et morales, et si l’on n’est pas décidé à se donner à lui, persuadé que l’on peut l’entourer des soins, de la protection, du soutien dont il a besoin depuis son entrée dans le monde jusqu’au moment où, adulte, il se suffira à lui-même…

Le crime existe aussi envers la femme qui se suicide, ou que son mari assassine par le fait de grossesses, d’enfantements trop répétés ou trop rapprochés.

Cependant, si, en théorie, l’amour stérile est légitime et doit échapper à toute censure, en pratique, il peut être néfaste, criminel, défendu, selon les procédés employés pour parvenir au but que l’on se propose.

C’est ce que j’essaierai de démontrer à l’aide des documents humains que je développerai, avec une hardiesse dont, j’espère, mes lectrices me sauront gré, et pour laquelle elles me rendront justice, en estimant la gravité, l’urgence du but que je me propose, si loin de la recherche de grivoiserie que certains imbéciles ne manqueront pas de m’attribuer, dans un stupide ricanement.

J’ai dit que les enfantements trop nombreux ou trop rapprochés étaient un suicide de la part de la femme, et un crime de celle du mari. Voici, je crois, l’exemple le plus probant que je puisse donner de cette l’affirmation.

Henriette,
ou la victime de la maternité.

Elle avait vingt ans lorsqu’elle épousa Édouard G… qui en avait à peine vingt-huit. C’était un charmant mariage d’êtres charmants, sainement amoureux, assortis de goûts, de situation, se connaissant de longue date et n’apportant l’un à l’autre aucun des aléas existant entre gens de race, d’habitudes, de mœurs, de contrées trop dissemblables.

Très honnête, travailleur énergique, bien constitué, amoureux ardent, entendant rester rigoureusement fidèle à sa femme, Édouard avait aussi une morale religieuse et dogmatique très rigide, très intransigeante — doublée de naturel égoïsme masculin — une opinion arrêtée sur la question d’intimité conjugale qui ne lui permettait que l’étreinte complète, sans restriction, sans précaution d’aucune sorte. Seul, l’élan naturel, fougueux, sans souci du résultat probable lui semblait beau, légitime, exaltait son orgueil d’homme. Toute fraude l’indignait, lui paraissait infamie — abjection pour la femme, humiliation pour l’homme ; crime envers la société.

Amoureuse, bon petit cœur tendre et docile, totalement ignorante des mystères physiologiques et pathologiques, Henriette répétait volontiers après son mari :

— Nous aurons autant d’enfants qu’il en viendra.

Sa première grossesse fut un enchantement. Attendri, enivré, son mari multipliait ses soins, ses caresses, ses gâteries ; Henriette était une petite reine enorgueillie de son rôle de mère.

Du reste, les principes d’Édouard ne lui interdisaient point de chercher auprès de sa femme enceinte un plaisir dont il se refusait à voir les conséquences funestes pour elle.

La pénible épreuve de l’accouchement fut acceptée avec intrépidité par la jeune femme, et l’enfant qu’elle nourrit elle-même lui causa des ravissements indicibles.

Six mois s’étaient à peine écoulés que la preuve indéniable qu’un autre être vivait dans son sein — et cela déjà depuis cinq mois — lui fut apportée ; elle dut sevrer, s’ingéniant en vain pour réparer auprès du premier-né le préjudice causé à sa santé par l’innocent intrus.

Je la vis à cette époque et je demeurai saisie du changement qui s’était produit en elle. De la mignonne créature fraîche, potelée, éclatante de jeunesse des années précédentes, il ne restait plus rien.

Étique, les joues creuses, le teint terreux, les yeux agrandis, cernés d’un halo violâtre, elle semblait une phtisique. Ses mains amaigries, striées de grosses veines gonflées paraissaient celles d’une vieille femme !

Cette deuxième grossesse fut des plus douloureuses. Elle dut s’aliter presque continuellement dans les trois derniers mois, et la désolation de ne pouvoir surveiller de près son petit garçon ajoutait à l’énervement général qu’elle chassait pourtant de son mieux.

L’accouchement se fit, normal ; mais, à bout de forces, débilitée à l’extrême, Henriette fut longtemps à se remettre ; tandis que l’enfant mourait, ayant à peine affirmé sa trop frêle existence.

Quelques mois se passaient ; la jeunesse, le bon tempérament, l’amour de la vie reprenaient le dessus en Henriette… et, de nouveau, elle était grosse.

Édouard souriait, enchanté devant le désastre, incroyablement aveugle, stupide ; brute inconsciente, cent fois pire que le dernier des ivrognes qui engrosse sa malheureuse compagne durant une heure où sa raison a sombré…

Édouard accablait sa femme de démonstrations de tendresse ; il la cajolait, l’étourdissait de prévenances, endormait par son entrain joyeux l’effroi sourd qu’elle éprouvait, l’en faisait rougir comme d’une puérile lâcheté, stimulait l’incroyable énergie de cette petite qui, à la vérité, n’apercevait pas la Mort guettant à ses côtés, mais opposait aux souffrances, aux misères, aux épreuves de tout genre qui l’accablaient une résistance héroïque, un admirable stoïcisme.

Un monstre, cet homme ?…

Non, un profond, un invétéré égoïste, qui voilait jusque pour lui-même cet égoïsme par un flux de sentiments faciles, agréables et dont on peut tirer vanité ; un homme égaré par une ferme croyance au fatras qui se débite sur les joies de la famille. Un homme parfaitement ignorant des réalités naturelles, de la constitution humaine et féminine ; Un de ces savants qui s’envolent alertes vers les sommets des hautes spéculations et qui ; pour tout le reste, sont plus ignares que des ânes, et d’autant moins accessibles à la vérité que leur infatuation repousse avec dédain l’enseignement des choses et des humbles gens qui les environnent !

Ce troisième enfant vécut — combien délicat ; taré dès sa naissance ! — pendant que la jeune mère manquait périr d’une péritonite et que l’aîné de ses enfants mourait d’une scarlatine négligée dans le désordre de là maison.

Et l’œuvre criminelle continua : Il fallut encore deux fausses couches et une grossesse pour avoir raison de la belle santé, du sang pur, de la résistance désespérée d’Henriette. Elle finit, emportée par une pneumonie qui faucha ce corps épuisé, sans résistance de sa part.

Le veuf la pleura bruyamment ; toujours plongé dans la conviction entêtée qu’il n’avait fait que son devoir de mâle et d’époux, niant l’affaiblissement de la petite martyre ; appelant la maladie finale un événement, une fatalité impossible à prévoir, de refusant à admettre la véritable cause de la mort ; répétant, rageur et plein de défi :

— N’est-ce pas le rôle des femmes de faire des enfants ?…

Lucienne,
ou la victime de l’infécondité volontaire.

Lucienne et Robert s’étaient épousés contre le gré de leurs parents, inquiets de la pauvreté qui serait leur lot !

Robert était peintre, non sans talent, mais de notoriété encore nulle ; la petite dot de Lucienne les préserverait à peine de la faim.

J’allai les visiter rue Campagne-Première et je fus émerveillée de l’ingéniosité de leur installation.

Ils n’avaient qu’une pièce, très vaste, presque entièrement vitrée, dont le sol était bitumé, et qui avait servi auparavant d’atelier à un menuisier. Il en restait une bonne odeur de sapin et de la sciure dans tous les interstices du sol et des murs.

Dans cette grande pièce, presque seul, Robert avait, à l’instar, des Japonais, construit des panneaux recouverts de toile peinte se déplaçant à volonté et découpant dans l’espace libre tantôt une chambre à coucher, un cabinet de toilette, une salle à manger ou un grand « hall ». La cuisine, représentée par un fourneau à gaz et un petit buffet contenant les ustensiles occupait un angle toujours fermé par des panneaux fixes.

Le loyer était des plus modestes.

— Notre seule grosse dépense, me confia Lucienne, sera le chauffage.

La mignonne, très courageuse, suffisait à tout l’ouvrage du ménage et refusait même l’aide d’une femme de journée.

— À quoi bon ? faisait-elle en riant. Ce n’est pas de laver la vaisselle qui m’abîmera les mains !… Robert et moi, nous mangeons dans la casserole !…

Ils avaient tous deux, inné, l’esprit artiste qui s’accommode joyeusement de la vie matérielle la plus simple.

— Tout cela est fort bien, dis-je, lorsque ma jeune amie m’eut expliqué son lourd labeur quotidien si gaiement accepté. Mais au premier enfant tu succomberas.

Elle se récria.

— Oh ! marraine, nous n’aurons pas d’enfant !… au moins jusqu’au moment où les tableaux de Robert se vendront un peu.

Et avec la candeur impudique des ingénues de l’heure présente, elle me raconta que, renseignée par son mari dès le premier soir de noces, elle pratiquait le système des injections qui lui réussissait à merveille. Depuis trois mois qu’ils étaient mariés, elle l’avait pas eu un seul jour d’inquiétude.

Malgré mon âge — ou peut-être précisément à cause de lui, je suis d’une époque où les femmes étaient plus réservées, plus hypocrites, si l’on veut — je ne discute pas volontiers tout haut ces sujets ultra-intimes. Pourtant je crus de mon devoir d’avertir la pauvrette, très bien renseignée sur les procédés mais évidemment ignorante des résultats possibles.

— Ma chérie ; méfie-toi de ces pratiques qui, renouvelées ; et dans certains cas, sont des plus pernicieuses pour la santé de la femme.

Elle partit d’un éclat de rire :

— Mais, pas du tout, marraine, il n’y a aucun danger !… Quelle idée… Tenez, je vais vous faire dire par Robert lui-même…

Je l’arrêtai avec un réel effroi :

— Ah ! non, non… ne mêlons pas Robert à cela… C’est assez d’aborder entre nous de pareils sujets…

Une légère rougeur vint pourtant aux tempes de ma petite amie. Ses doux yeux s’assombrirent d’une honte passagère.

— Que voulez-vous, murmura-t-elle ; grave soudain, la vie est si difficile… il faut bien la surveiller, la dompter…

Je restai plus d’un an sans revoir le jeune ménage, ayant voyagé, étant prise par de multiples occupations ; d’autres amitiés.

Puis, un hasard, au Salon de mai, me mit en présence de Robert : Dans un groupe d’artistes, il gesticulait, parlait haut, tenant avec ses camarades une place énorme. J’allai à lui et frappai sur son bras.

— M’apercevez-vous, à la fin ?

Il eut une exclamation joyeuse :

— Oh ! cette bonne marraine…

Ensuite, il me parla de Lucienne, sur un ton léger qui me surprit.

Elle est toujours un peu patraque, maintenant… C’est son imagination surtout qui est malade… Vous savez comment sont les femmes… Elle a eu une réelle indisposition, mais on l’a bien soignée, c’est fini — radicalement fini néanmoins, elle ne veut pas l’avouer…

Comme je manifestais l’intention d’aller les visiter, il eut une seconde d’embarras.

— Oh ! vous la trouverez très changée !…

Et il me fit promettre de ne venir que le surlendemain, car, le lendemain, il devait s’absenter.

Il semblait fort désireux d’être en tiers dans mon entretien avec sa femme. Ceci m’intrigua et fit que, justement, le lendemain vers deux heures, j’arrivai à l’atelier. Je cherchai vainement une sonnette, un marteau ; je frappai avec le doigt, sans que l’on me répondit ; j’essayai d’ouvrir, mais c’était fermé.

Une femme qui passait dans la cour se mit à rire.

— Tenez, madame, regardez au clou, à votre droite, leur seconde clef y est toujours pendue…

Je m’introduisis bravement dans l’atelier, dont le désordre et la saleté me désolèrent. Les panneaux d’autrefois salis, déchirés, s’entassaient dans un coin, et toute la vie miséreuse du ménage s’étalait ; casseroles sales, charbon répandu à terre, vieilles hardes éparses. Sur un lit de fer aux draps gris, qui semblait ne pas avoir été fait depuis quinze jours, Lucienne dormait, vêtue d’un peignoir crasseux.

Elle était toujours jolie, mais son teint cireux, la cernure violette de ses paupières et de ses orbites creuses, la décoloration de ses lèvres la faisaient ressembler à une morte. La maigreur de ses mains, d’un bras nu pendant hors de la couche ravagée, m’impressionna péniblement.

Bien que je n’eusse fait aucun bruit, elle s’éveilla, comme sentant ma présence. Elle se tourna, ses yeux me considérèrent avec une indifférence hébétée ; puis, tout à coup, ils s’éclairèrent d’une lueur joyeuse.

— Vous !… Oh ! vous, marraine…

Et elle sauta à bas du lit, réparant son désordre d’une main hâtive.

Par l’entre-bâillement du peignoir, on voyait une chemise douteuse et une poitrine lamentablement maigre et flétrie. Quelle transformation s’était opérée en elle depuis un laps de temps relativement court !…

Après les premières effusions, elle me regarda et, la voix brève, amère :

— Hein, je suis méconnaissable ?

Je n’essayai pas de nier l’impression trop visible que j’avais reçue.

— Tu es changée, en effet… Tu as été malade, m’a dit ton mari ?

Elle ne répondit pas tout de suite. Ses yeux fixes et douloureux semblèrent s’attacher à une vision particulièrement cruelle. Elle hocha la tête.

— Ah ! il vous a dit ?…

— Rien qu’un mot… que tu avais été indisposée.

Elle s’éloigna de quelques pas, revint, hésita ; ses lèvres tremblaient. Puis, brusquement, elle s’affaissa sur l’espèce de divan où j’étais assise et sanglota désespérément.

Je l’enveloppai de mes bras.

— Ma Lucienne ! Ma chère petite Lucienne !

Elle balbutia au travers de ses larmes ;

— Oui, câlinez-moi… Oh ! cela est si bon !… Je suis si seule, si abandonnée, si vous saviez !…

J’étais très affectée par ce désespoir qui, visiblement, n’avait rien de puéril.

— Mais, Robert, il t’aime toujours ?…

Elle fit un geste.

— Est-ce que les hommes aiment les femmes malades…

— Ta famille ?

— Vous savez bien que nous étions en froid… Quand j’ai commencé à être souffrante, je suis allée trouver ma mère… elle m’a dit des choses blessantes… Je me suis fâchée et je ne suis plus revenue… Puis, je suis tombée tout à fait… il a fallu que j’aille à l’hôpital…

Je poussai un cri.

— À l’hôpital !… Toi, Lucienne !

— C’était nécessaire… nous n’avions pas le sou… et, qui m’aurait soignée ?… Du reste, l’interne de ma salle était un ami de Robert…

— Mais qu’avais-tu ?…

Elle ne répondit pas à cette question et continua :

— Quand je suis rentrée ici, j’étais trop faible pour me rendre chez maman… j’ai écrit… j’ai demandé un peu d’argent. Ah ! cela me coûtait !… mais impossible de faire autrement… On m’a envoyé cent francs en m’avertissant que l’on ne réitérerait pas cette générosité, et l’on n’est pas venu… Alors, je me suis juré que tout serait fini entre nous. Depuis ce temps-là, je ne me suis jamais bien remise… je n’ai de cœur à rien.

Et, regardant autour d’elle avec une gêne :

— J’ai bien honte que vous voyiez mon intérieur dans un pareil état… Mais, que voulez-vous ? je ne peux plus… et du reste, à quoi bon, Robert s’en fiche… Il travaille la plupart du temps dehors, chez de grands peintres qui lui font faire des dessous, des préparations… Il prétend que ça lui rapporte plus que sa peinture à lui… mais je ne vois pas plus d’argent pour cela… il gaspille tout au dehors…

Je me taisais, navrée. Elle reprit tout à coup, comme répondant à la question que, par discrétion, je n’avais pas réitérée.

— Ce que j’ai eu ?… Eh bien, vous l’aviez en quelque sorte prédit… Oh ! comme je me suis souvenue de vos paroles avec amertume, trop tard !… Les injections, vous savez bien ?… Une fois, il paraît que je me trouvais trop près d’un mauvais moment… l’eau glacée a arrêté le sang en un caillot qui a obstrué la matrice… deux mois, je l’ai gardé sans m’en douter… et, tout d’un coup, l’infection s’est déclarée… Nous nous trouvions sans argent… l’ami de Robert, qui m’avait visitée, nous disait qu’une opération délicate et grave était urgente, qu’il était impossible de la pratiquer ici… il me pressait d’entrer à l’hôpital… j’ai consenti… Oh quel enfer !… Comment n’y suis-je pas morte… Les cris, les gémissements de mes voisines, toutes des opérées, elles aussi !… Deux sont mortes, auprès de moi… Tenez, une nuit…

Je l’interrompis ; sa voix altérée, le bouleversement de ses traits m’impressionnaient péniblement.

— Chut !… il ne faut plus songer à tout cela !… oublie et calme-toi…

Elle hocha la tête.

— Je ne peux pas, c’est plus fort que moi… C’est un cauchemar qui me poursuit, aussi bien éveillée qu’endormie.

— Enfin, tout s’est bien passé ?

— Oh ! j’ai été parfaitement soignée… Les médecins, les internes font ce qu’ils peuvent… Mais ils ne sauraient changer l’ambiance, n’est-ce pas ?… Je me suis sauvée, pas encore guérie… tous disaient que je commettais une grave imprudence, sauf un… un vieux, qui savait bien ce qu’est l’air de l’hôpital pour celui qui n’est pas une brute… Celui-là m’a dit : « Oui, filez, c’est ce qui vous vaudra le mieux. » Ah ! je sentais bien que jamais je ne me remettrais là-bas… Toutes les nuits, je me croyais morte, je me voyais, comme ma voisine arrachée de mon lit… couchée nue sur un drap et emportée pour l’autopsie… Ici, tout de suite, je fus mieux… Seulement, je n’ai pas repris de forces… Voilà deux mois de cela, et je ne peux me traîner… J’ai des sueurs rien que pour m’habiller… Faire ma toilette m’accable… Alors, je reste des journées entières étendue sur mon lit, assoupie ou abrutie… je ne peux rien avaler… Robert dit que je suis lâche… mais, je vous assure, je ne peux pas…

À quoi bon insister ? Je quittai cette malheureuse enfant, désolée. Il n’y avait rien à faire pour la sauver : sa vie était perdue, à tout jamais.

Denise,
ou la chair féminine torturée.

Je vais tracer ici brièvement l’histoire de l’enfant pitoyable que j’ai détaillée dans un livre, en espérant que cet exemple ferait réfléchir les imprudentes créatures qui ajoutent foi aux dires de médecins et d’écrivains : qui s’obstinent à n’envisager que le côté théorique de la question et ne craignent pas d’affirmer que l’avortement n’est qu’une opération insignifiante et sans conséquences pour la femme.

Comme Lucienne, Denise s’était mariée avec André H… contre les avis de ses parents.

André, avec lequel j’étais intimement liée, était un auteur dramatique, un jeune de talent incontestable et doué d’une énergie, d’un esprit pratique et hardi qui lui promettaient une belle carrière dans un avenir sans doute rapproché.

Il était persuadé que, pour arriver rapidement, le talent ne devait point s’étayer sur la timidité ni même la modestie ; qu’en outre il fallait en imposer au public, aussi bien matériellement qu’intellectuellement. Suivant lui, l’auteur « calé » serait reçu, écouté, où le nécessiteux verrait toutes les portes se fermer devant lui.

Pour obéir à ces principes, ses jours et ceux de Denise se passaient à édifier un bluff insolent et désespérément obstiné ; non par puérile vanité, mais dans un but réfléchi, sérieusement combiné.

Leur vie de toutes les minutes était un miracle d’équilibre, une lutte cachée, haletante, sans trêve, sans repos.

Or ils touchaient à la période, décisive pour eux, où l’effort dernier ne devait ni faillir ni faiblir ; où toutes leurs forces devaient être tendues à l’extrême.

André avait un drame qui allait être joué incessamment dans un théâtre à côté, et dont le succès, espérait-il ardemment, lui ouvrirait les grandes scènes. Lui et Denise étaient dans un état de fièvre Continuelle et se surmenaient de démarches, de courses… : Et, tout à coup, la jeune femme, se reconnut enceinte.

Un enfant dans leur détresse, dans leur existence tiraillée, toujours sur la brèche, c’était l’écroulement, le désastre. Denise se fût pourtant résignée à cette grossesse malencontreuse, mais André se révolta immédiatement contre elle.

À force d’arguments, d’autant plus persuasifs qu’il était lui-même sincèrement convaincu de leur justesse, il l’emporta, obtint que sa femme consentit à l’opération préservatrice…

Elle eût peut-être supporté l’épreuve sans accidents si elle eût été en d’autres conditions d’existence, jouissant d’un calme physique et moral absolus ; mais les angoisses, les péripéties de leur vie ne pouvaient ni s’évanouir, ni même s’atténuer ; elle demeurait au milieu ; elle en était la sujette, l’esclave… Tourmentée, jalouse, elle omit les précautions qu’on lui commandait ; elle contrevint imprudemment aux défenses… Elle redonna trop vite à l’amour, héroïquement, absurdement, sa pauvre chair féminine torturée par l’opérateur.

Des accidents survinrent, insignifiants d’abord, ensuite plus graves et, enfin, elle sombra tout à fait. Elle grossit le troupeau innombrable de celles dont le sexe n’est que le prétexte de mille souffrances, la cause de mille humiliations ; des malheureuses qui, vieillies, détraquées, irrémédiablement déchues sont repoussées avec dédain et dégoût par l’homme, auteur et fauteur de leur suprême misère. Elle perdit tout, amour, santé, bonheur…

L’OVARIOTOMIE

Depuis que j’écrivis les Florifères dans un élan d’effroi, de révolte et de compassion, à une époque rapprochée comme date, mais déjà éloignée quant à la sinistre mode chirurgicale, tant de désastres survinrent que l’ovariotomie perdit de ses admirateurs ; une juste méfiance remplaça l’engouement d’un moment — bien trop long, puisqu’il avait suffi pour détraquer et torturer toute une génération de femmes.

Aujourd’hui, l’ovariotomie est si généralement crainte et réprouvée que je crois inutile de la combattre ici. D’autant plus qu’ayant mis en scène dans les Florifères toutes celles que j’approchai à cette époque, victimes du snobisme néfaste à l’ordre du jour, je ne saurais que me répéter. Je me contenterai donc de rappeler brièvement les deux types principaux : Jeanne, la femme grasse, paisible, chez qui l’ovariotomie amène l’obésité précoce et un kyste à la matrice ; Lucie, la femme inquiète, nerveuse, que l’opération, les terreurs, les angoisses qui l’accompagnent, conduisent à la folie et au suicide.

LES DANGERS DU MARIAGE

Avant de quitter les sujets pénibles que je crois indispensable de mettre sous les yeux de mes lectrices, il me faut encore leur montrer un cas malheureusement trop fréquent dans les annales secrètes du mariage : je veux parler des affections contagieuses, terrifiantes, inguérissables, qu’un époux égoïste et criminel peut leur communiquer.

Marthe,
ou l’empoisonnée par l’époux.

Elle était fille unique d’un fonctionnaire de province sans fortune. Elle atteignait à peine dix-huit ans lorsque sa mère tout enivrée vint lui annoncer que son bonheur était assuré : elle venait d’être demandée en mariage pour le fils de l’un des plus riches propriétaires de la contrée.

Ceci effraya la jeune fille plus que cela ne l’enthousiasma. Elle n’avait jamais aperçu, sauf une fois, le jeune homme en question, quelque six mois auparavant ; il ne lui avait pas adressé la parole ni ne l’avait regardée.

La mère, interrogée, avoua que le projet émanait entièrement de la famille du jeune homme, qui souhaitait marier Gaston au plus vite, celui-ci s’amusant ferme à Paris et prolongeant outre mesure d’imaginaires études de droit.

Mortifiée, inquiète, Marthe déclara qu’elle se souciait fort peu d’un mari qui l’acceptait sans la connaître, imposée par des parents, et qu’elle ne se sentait point d’humeur ni de force à l’arracher à ses amusements préférés. Ce fut un tollé dans sa famille. On l’accabla de reproches et de conseils, presque d’ordres.

Il est peu de jeunes filles qui ne passent par une terrible période d’amertume et de désenchantement, à l’époque qui précède leur mariage.

Jusqu’alors, on leur a tu toutes les réalités, on les a entretenues dans un songe bleu ; puis, subitement, on les initie avec brutalité aux nécessités, aux vérités les plus… prosaïques, les plus pénibles de l’existence. On les assouplit à coups de lanières morales.

Devant la résistance inattendue de Marthe, sa mère irritée lui fit toucher du…doigt la gêne de la famille, les sacrifices que l’on avait consentis pour son éducation, l’impossibilité où l’on était de la mener dans le monde et de lui donner une dot…

Elle l’humilia, l’effraya en lui démontrant l’impuissance de la jeune fille, bourgeoise à gagner son pain, à se créer une honorable et agréable existence, en dehors du mariage.

Elle lui dévoila l’égoïsme et le calcul intéressé des hommes : nul n’épouse une fille sans dot et sans espérances.

Dans le cas présent, on avait, la chance inespérée de rencontrer une famille alarmée outre mesure des frasques du fils et désireuse de l’enchaîner immédiatement.

De plus, la mère de Gastoh, adorant son enfant unique, n’était pas fâchée de lui donner une femme qui, par sa situation, demeurerait toujours l’obligée, et Marthe lui plaisait : voilà pourquoi la jeune fille était choisie, malgré sa pauvreté.

De guerre lasse, Marthe céda ; n’apercevant plus dans l’avenir que déboires difficultés, menaces comprenant que sous l’affection tiède de ses parents se tenait tapie une secrète impatience de se débarrasser d’elle ; se sentant tout à coup intruse dans ce ménage déjà âgé et, qui bientôt, n’aurait plus comme ressources qu’une maigre pension de retraite, capable tout juste de faire vivre deux personnes.

Du jour où elle eut dit oui, ce fut un tourbillon ; les cadeaux plurent les embrassades, les compliments étourdirent la fiancée, qui n’avait pas encore vu son futur époux, car Gaston, toutes choses réglées, n’avait pas encore paru et s’éternisait à Paris.

Enfin, il se décida à rentrer au logis paternel.

Marthe connut alors un gros garçon blafard, ni bien ni mal, peu empressé, plutôt morose et maussade :

Ceci la laissa indifférente. Dans la disposition d’esprit où elle se trouvait, un fiancé amoureux lui eût été particulièrement répulsif. Elle s’était résignée à un mariage de raison, elle trouvait une sorte de sécurité à ce que son partenaire fat dans le même cas. Sa cervelle innocente de jeune fille imaginait entre eux une sorte de mariage blanc qui la rassérénait.

Tout à coup, alors que la date du mariage était déjà annoncée, le fiancé disparut.

Tandis que Marthe restait fort calme, une consternation indicible se répandit dans les deux familles :

Qu’y avait-il ? Quelle chaîne retenait Gaston ? Quels événements allaient-ils survenir ? On écrivait lettre sur lettre au fugitif qui ne répondait que par des faux-fuyants aussi embarrassés que saugrenus.

Six semaines s’écoulèrent dans cette attente inexplicable. On commençait à ricaner et à médire dans la petite ville. Exaspéré, affolé par la crainte de voir le beau projet s’évaporer, le père de Marthe eut une explication décisive avec le père de Gaston, à la suite de laquelle l’on envoya au jeune homme une dépêche lui intimant l’ordre de revenir et de se marier immédiatement, sous peine de sévères représailles.

Il obéit, revint, épousa. Quinze jours plus tard, l’union était accomplie et le jeune couple partait faire son voyage de noces en Suisse.

Huit jours ne s’étaient pas écoulés que déjà Marthe voyait, inconsciente, ignorante, se développer en elle le mal abominable que Gaston s’efforçait de faire disparaitre avant de se marier.

Mal qu’il n’avait point avoué à ses parents, mais que ceux-ci soupçonnaient ; tare qu’ils jugeaient équivaloir au manque de fortune de la malheureuse jeune fille que l’on sacrifiait avec des airs de condescendance envers elle.

Honteuse et désolée de cette étrange maladie qu’elle cachait à son mari, Marthe connut, durant une quinzaine, les plus affreuses tortures.

Enfin, à bout de forces, elle avoua qu’elle se sentait souffrante et sollicita le retour à la maison.

Son bourreau — inconscient ou voulant le paraître — acquiesça et ramena, lui guéri — suprême ironie ! — cette chair martyrisée et souillée dans la demeure de ses parents, où le malaise de la jeune femme n’excita qu’un étonnement plein d’aigreur…

Marthe se confia à sa mère. Malheureusement, celle-ci élevée dans des idées de pudeur mal comprise, ne connaissait que très vaguement la maladie dont sa fille était atteinte et était à cent lieues de la soupçonner. Elle aussi se montrait irritée contre sa fille, comme blessée en sa qualité de mère d’avoir livré une marchandise aussi fragile, incapable de remplir ses devoirs d’épouse.

Les reproches injustes que la famille de son gendre lui jetait au visage, elle les déversait sur la malheureuse enfant qui implorait son aide.

On consulta un docteur, ami des deux familles. Un de ces médecins de province habitués à ménager la chèvre et le chou, prudent à l’excès, sachant que la moindre indiscrétion, que la plus-petite gaffe fait fuir la clientèle.

Il se garda bien de nommer la maladie par son nom, d’avertir et de prémunir Marthe.

Il se contenta d’ordonner un traitement anodin, surtout préoccupé de dissimuler la nature des remèdes afin que le pharmacien ne se doutât de quoi que ce soit.

Il arriva ceci que Marthe, ignorant la gravité de son mal, négligea souvent le traitement, ne suivit qu’à moitié les prescriptions. Par suite, elle laissa s’ancrer en elle l’abominable gangrène qui, révélée, crainte, poursuivie sans relâche, eût pu être chassée de son sang jeune et pur.

Quant à Gaston, définitivement remis et gaillard, il se carrait avec effronterie dans son rôle de mari qui n’a pas de chance, et qui a épousé une « patraque ».

Autour de lui, chacun le plaignait.

Cinq ans se passèrent, augmentant sans trêve le martyre de la malheureuse. Enfin, à bout de patience, elle vint à Paris et, en cachette de son mari et de sa famille, elle consulta. Le docteur, indigné et navré, lui révéla l’affreuse Histoire qui était sienne.

En même temps, il lui fit espérer, sinon la complète guérison, au moins le soulagement notable de ses misères.

Ce fut aux eaux de X… que je fis la connaissance de Marthe. Un hasard nous mit en relations ; un hasard aussi fit se confier à moi cette abandonnée.

Chez elle, chacun la fuyait et la blâmait. Nul n’avait voulu admettre la « fable impudente » qu’elle racontait à cette heure. Son mari s’était indigné, avait nié, étalant sa santé présente, allant jusqu’à avouer cyniquement ses relations actuelles avec une fille de la ferme voisine, dont il avait un enfant ?… Celle-ci était-elle malade ?… et le petit, avait-il hérité de la tare qu’on lui reprochait ?…

À son retour des eaux, qui avaient amené en elle un mieux sensible, ce fut pour Marthe, chez elle, un séjour intolérable, une incessante guerre à coups d’épingle.

Le jeune ménage habitait chez les parents de Gaston, et du matin au soir, Marthe avait à subir les assauts que lui livrait sa belle-mère. Elle n’avait pas de domestiques à elle, et ceux de ses beaux-parents lui refusaient leurs soins. Non seulement on lui disputait les distractions, les frivolités qui eussent pu adoucir son existence, mais encore les choses les plus nécessaires.

Ces richards en arrivèrent à ne plus vouloir payer les remèdes ordonnés à cette enfant dont le fils avait empoisonné la vie.

Elle se rendit à Paris, à bout de résignation, ayant mendié à sa mère la somme qu’il lui fallait pour venir consulter de nouveau le médecin, et aussi dans le but de prendre mon avis sur ce qu’elle devait décider, car elle ne pouvait se résoudre à l’existence qui lui était faite :

Je sentis immédiatement tout le poids de ce qu’elle me demandait.

Il était évident que Marthe, se rattachant dans sa détresse à l’appui maternel qu’elle avait trouvé près de moi, obéirait aveuglément aux conseils que je lui donnerais.

Étais-je certaine de ne pas me tromper ?… de lui dicter la meilleure décision à prendre ?

J’hésitai longuement ; puis, la voyant si désemparée, je pris mon parti.

— Ma chère enfant, lui dis-je, je ne peux vous conseiller que selon mon cœur et ma conscience… Vous savez que je suis un peu une sauvage, résolument réfractaire aux préjugés, aux conventions du monde… J’ai une morale que, naturellement, je crois juste, mais qui n’est pas celle de la majorité… Il se peut que ce que je vous conseillerai soit blâmé avec rigueur par la société.

— Peu m’importe ! s’écria-t-elle, vivement. Je crois en votre jugement et j’ai été trop éprouvée par mon obéissance aux lois mondaines pour redouter de les rejeter maintenant.

J’avais tant réfléchi à sa triste histoire que je n’avais aucun doute sur la seule route à suivre pour que cette créature si éprouvée moralement et physiquement pût retrouver au moins le calme et le repos, la possibilité de vivre pour elle, en essayant de soulager ses souffrances.

— Ma chère fille, vous n’avez pas d’enfant ; vos parents n’ont point besoin de votre dévouement et vous ne leur en devez aucun, car leur conduite à votre égard a été aussi cruelle qu’égoïste. Donc, vous n’appartenez qu’à vous-même. La vie intolérable pour vous auprès d’un mari que vous n’avez jamais aimé, qui vous déteste et vous insulte, à côté de beaux-parents qui vous tracassent… Allez-vous-en… Divorcez !

Elle n’eut pas un sursaut. Sans doute, elle avait déjà rêvé à cette solution.

Cependant, elle m’objecta :

— Je, ne vous parle point du scandale furieux, qui éclaterait autour de moi, dans notre milieu de province religieux et arriéré, mais comment, isolée, inexpérimentée comme je suis, pourrais-je obtenir justice ?… Songez que tous, sans exception, seront ligués contre moi…

Je hochai la tête.

Ma chère Marthe, ce que l’on veut bien, on l’obtient, toujours… D’ailleurs, vous portez, hélas ! en vous, la preuve des griefs que vous avez contre votre mari.

Son teint pâle s’empourpra ; elle s’écria douloureusement :

— Envisagez-vous l’abîme de fange dans lequel il faudra me plonger ?

— De deux enfers, celui dont on voit la sortie n’est-il pas préférable ?

Elle eut un élan.

— Oui, oui, vous avez raison !… oh ! s’enfuir !… il le faut, je le veux !

Et, dès le lendemain, elle confiait sa cause à un homme de loi. Nous dûmes batailler énergiquement pour obtenir sa liberté, ainsi que les compensations auxquelles elle avait droit ; et, encore, ne les conquit-elle qu’au prix de multiples insultes et blessures.

N’importe ; elle acquit à la fin le droit précieux de souffrir en paix, et encore aujourd’hui elle s’applaudit de sa détermination.

Il est des cas où il ne faut pas craindre de trancher dans le vif.

LA FAUTE DE LA FEMME

C’est avec un réel soulagement que je quitte les douloureux exemples de souffrance physique que j’avais entrepris de mettre au jour pour rentrer dans un domaine plus psychologique.

Certes, je ne prétends point que les peines morales soient moins aiguës que celles qui affectent matériellement l’individu, mais, dans les premières, il conserve cette supériorité qu’il peut en triompher par sa seule volonté ; au lieu qu’il ne peut que se soumettre aux épreuves physiques le venant accabler.

La faute de la femme !… Il est peu de sujets plus délicats, plus complexes que celui-ci ! Aussi n’ai-je la prétention d’aborder ce problème que sur certains points et non dans son ensemble. Je laisse également aux moralistes professionnels » la tâche d’établir des règles, des principes capables, suivant eux, de retenir sur la pente la femme tentée de s’y laisser glisser. Je me bornerai à étudier quelques questions qui se posent, la faute étant commise.

Par exemple, celle-ci : une femme honnête de cœur et d’âme peut-elle avoir un amant, n’avoir que celui-ci et revenir ensuite à une vie morale et physique régulière ?…

Dans la pensée courante, dans les romans et même dans les ouvrages de plus haute portée, l’on a, à mon avis, trop aisément établi qu’il n’y a que le premier pas qui coûte », que « la femme qui a eu un amant n’en restera pas là », que « la vertu est une ile escarpée et sans bords…, etc.

La vérité humaine — de nombreuses observations me l’ont montré — est moins intransigeante et l’étude attentive et impartiale de la vie, des êtres, montre, au contraire, beaucoup de cas où une incartade légère — ou même une faute grave — devient pour celle qui l’a commise une leçon terrible qui la fait rentrer au bercail, assagie, avertie, la raison née de la boue âcre en laquelle elle s’enfonça sans tout à fait s’enliser.

La cause de ces retours sincères et définitifs à la vertu, qui sont infiniment plus fréquents que l’on ne croit, il faut l’attribuer à ce que nombre de femmes ne se laissent point attirer hors du droit chemin par des goûts pervers, un besoin de désordre, un désir décidé de liberté ou la curiosité du mal, mais par suite d’un élan sentimental ; de rêves, d’aspirations vers un bonheur qu’elles ne trouvent point dans le mariage.

Or, comme l’amour est tout aussi inapte à leur procurer les satisfactions de cœur auxquelles elles aspirent ; elles ne tardent pas, désabusées, à revenir au lien qui, s’il n’est pas parfait, a quand même des avantages sociaux et moraux dont est dépourvu l’amour défendu. Si le mari, comme il arrive en général, ne se doute aucunement de l’écart momentané de sa femme, une paix réelle, solide, peut s’établir dans le ménage, justement créée et affermie par l’expérience plus ou moins cruelle qu’acquit la femme ayant failli.

Lorsque l’époux sait, la situation est plus compliquée : l’homme étant imbu d’une vanité qui ne lui permet pas de pardonner entièrement, du fond de l’âme, à la femme d’avoir pu lui préférer un autre homme.

Pourtant, cette vanité lui sert aussi à guérir sa blessure, en lui persuadant que son mérite, un instant méconnu, lui a reconquis sa femme — alors qu’en réalité elle revient au mariage par écœurement et philosophie, convaincue, que la perfection humaine, et en particulier la perfection masculine, est un mythe.

Je montrerai donc par quelques exemples de femmes très différentes qu’une faute peut être unique et n’avoir pas pour le ménage de conséquences fatalement désastreuses.

Simone,
ou doit-on avouer à l’époux ?

Celle-ci, je l’avais connue dès sa toute petite enfance et j’aimais particulièrement son esprit gracieux et primesautier, sans grande profondeur. Son puéril scepticisme, tout de surface, couvrant une fraîcheur, une ingénuité réelles m’enchantait.

J’avais vu avec chagrin son mariage, prévoyant les suites qu’il aurait. Bien qu’elle fût fille unique et dût avoir une large aisance, qu’on l’aimât chez elle, ses parents, atteints de cet inconcevable prurit qui ronge notre bourgeoisie pourvue de filles à marier, se hâtèrent de la fiancer, à dix-neuf ans à peine échus.

Le futur était ce que l’on nomme un excellent parti, à tous points de vue. Fonctionnaire de l’État, bien apparenté, bien soutenu, possédant une certaine fortune personnelle, n’ayant qu’une sœur déjà brillamment mariée, âgé de moins de trente ans, il avait un de ces physiques convenables et banaux dont on ne dit rien. Il était d’ailleurs bien élevé, sérieux, sans pourtant rien d’austère ni de guindé.

Cependant, en le regardant auprès de cette jolie petite Simone, j’eus le pressentiment de la mésentente fatale de ces deux êtres et des conséquences également certaines de cette mésentente.

Pendant deux ans, je les perdis un peu de vue, ayant séjourné à l’étranger et ne faisant que de rapides apparitions à Paris. Ensuite, je me trouvai, au bout de ce laps, passer huit jours à la campagne, chez des amis, en même temps que le jeune ménage.

Je vis que je ne m’étais pas trompée dans mes prévisions. On était déjà en pleine crise : celle qui est peut-être la plus douloureuse pour les acteurs et la plus curieuse pour l’observateur attentif.

Les deux époux tâchaient de se persuader qu’ils s’aimaient ; ils s’efforçaient opiniâtrement de se lier par toutes les démonstrations publiques et privées possibles. Ils occupaient bien entendu une chambre commune et attestaient bien haut qu’ils ne concevaient pas comment des époux peuvent faire chambre à part.

Ils se tutoyaient, employaient à tout propos des mots tendres l’un pour l’autre ; ils se consultaient sur tout ce qu’ils faisaient. Jamais Madame n’aurait accepté une promenade dont Monsieur ne fut pas. Monsieur s’inquiétait de savoir si Madame était assez chaudement vêtue, lui interdisait telle course, lui apportait un parapluie, une ombrelle ; enfin, il était ce que l’on appelait autrefois « aux petits soins » pour sa femme.

Et les parents et les amis de s’extasier en chœur sur ce « charmant ménage d’amoureux ».

Au fond, je crois que plusieurs personnes y voyaient clair et s’apercevaient comme moi que tous ces empressements n’étaient que simagrées — du reste inconscientes et sincères.

Tous deux se battaient les flancs pour se plaire, pour se conquérir.

Et cela, bien infructueusement, c’était visible et incontestable.

Jamais on ne surprenait entre eux un de ces involontaires regards de complicité amicale ou passionnelle comme il s’en échange entre gens qui s’aiment ou se désirent. Sous leur excès d’amabilité réciproque, il régnait une sorte de fièvre. Souvent, leur visage, après un sourire, une parole de vive tendresse, prenait une indicible expression d’ennui, de lassitude et de souci.

Simone avait pâli et maigri. Elle, si active autrefois à toutes les besognes frivoles essentiellement féminines, ne s’occupait plus de celles-ci que par intermittences, tombant en des périodes de nonchalance, de veulerie extrême, après des moments d’agitation outrée.

Ils n’avaient pas d’enfant, ni d’espérance, ni de désir d’en avoir, du moins pour l’instant. Avec cette impudeur acceptée des ménages mondains, ils déclaraient volontiers qu’ils voulaient garder leur liberté encore pendant trois ou quatre ans.

Envers moi, Simone se montra d’une réserve extrême et évita soigneusement tout tête-à-tête, semblant craindre de me livrer quelque chose.

J’en fus un peu attristée, bien que je susse fort bien que la pauvre petite ne pouvait rien me confier et qu’il m’était, hélas ! bien difficile de la conseiller en cet instant périlleux où je voyais tous ses nerfs se tendre, son être se rebeller contre l’irritation, l’aversion insurmontables qui montaient en elle envers le compagnon de son existence.

Trois ans s’écoulèrent encore sans que je la revisse, mais non pas sans que j’entendisse parler d’elle, car elle m’écrivait parfois. Des lettres insignifiantes, où pourtant je sentais une tendresse pour moi et une angoisse personnelle latentes.

Je venais de me réinstaller à Paris, cette fois définitivement, lorsque Simone tomba chez moi, sans avertissement préalable, un matin de janvier que je vois encore, sec, froid, brillant…

On avait allumé dans mon cabinet de travail, pour la première fois, un poêle norvégien recouvert de bois verni, que j’avais rapporté et fait poser Dieu sait avec quelles peines, et une forte odeur résineuse emplissait la pièce. Un gros bouquet de tulipes roses envoyé par une amie attira l’attention de Simone qui, sans me dire bonjour, nerveuse, le visage contracté, les paupières battantes, s’écria, de cette voix fêlée, inégale, des minutes de grande émotion — où néanmoins on éprouve le besoin de prononcer des banalités :

— Tiens, qu’est-ce que cela sept chez vous ?… je croyais que les tulipes n’avaient pas d’odeur !… Mais vous, marraine, vous avez la spécialité de bouleverser à votre guise toutes les lois de la nature !…

Elle se jeta sur un fauteuil, se releva, me tendit les deux mains ; puis, tout à coup, sauta à mon cou, m’étreignit de toutes ses forces et éclata en sanglots.

Des minutes se passèrent, émouvantes.

Lorsque je sentis son corps frêle se détendre, peser sur mon bras qui l’enlaçait, quand ses sanglots se firent moins brefs, plus espacés, je la déposai sur un canapé, où je m’assis près d’elle.

Elle prit son mouchoir, tamponna ses yeux, et alors, d’une voix tremblante, vibrant d’une immense douleur, elle dit :

— Oh ! c’est encore bien plus grave que vous ne l’imaginez !…

Elle, comme tant d’autres, sentait qu’avec moi une partie des confidences était inutile, que je devinais presque tout avant qu’on me l’avouât.

Pourtant, la cause du désespoir de ma petite amie différait par le détail de ce que j’avais présumé.

À présent, elle parlait d’abondance, soulageant son pauvre cœur gonflé et ulcéré.

Elle me dit d’abord sa longue lutte contre la haine irraisonnée, maladive, que son mari lui avait inspirée dès le début de leur mariage, invinciblement, et avec une intensité qu’à l’heure qu’il était elle ne pouvait plus comprendre ni expliquer.

Tous les actes de cet homme, même les choses les plus insignifiantes, les gestes les plus ordinaires, lui devenaient odieux, l’horripilaient, parce que c’était lui qui les accomplissait.

Dès qu’il manifestait un goût, exprimait un désir, une nausée s’emparait d’elle, un besoin de résistance, de refus obstiné la faisait se raidir. Elle n’y cédait pas ; elle se morigénait, s’imposait le silence, la soumission ; elle remportait sur elle-même chaque jour, dix, vingt, cent victoires, mais celles-ci laissaient en elle une déchirure, mettaient son épiderme moral à vif.

Et un jour, cette aversion, cette révolte avaient débordé, amenant une pareille détente en son mari, qui lui aussi, autant qu’elle, quoique de façon différente, s’irritait d’elle, tout en s’efforçant de l’aimer et tâchant de se persuader qu’elle l’adorait…

Pendant six mois, c’avait été un enfer. Puis, tous deux s’étaient lassés de se déchirer ; un détachement leur venait qui les faisait se supporter avec une indifférence grandissante.

Le plus intéressant, au point de vue, psychologique, c’est que jamais les époux n’avaient cessé leurs rapports conjugaux, — exaspérés lorsqu’ils étaient exaspérés eux-mêmes ; calmes et froids, quand la paix se fit entre eux ; toujours constants, malgré leur désunion morale complète.

Un an s’écoula ; ayant renoncé à s’entendre, vivant intellectuellement tout à fait à part, ils s’acceptaient. Du reste, le mari avait repris quelques habitudes de garçon et laissait sa femme parfaitement libre d’aller, seule dans le monde.

Ce fut une banale histoire.

Simone rencontra chez une amie plus âgée le fils de celle-ci, que la mère satisfaite de voir son enfant prendre une maitresse près d’elle, mit pour ainsi dire dans ses bras.

Type du petit égoïste ultra moderne, le jeune homme enchanté de sa liaison se montra d’abord charmant. Simone l’adora fougueusement : Elle ne parlait rien moins que de fuir, de divorcer… mille folies qui transirent l’amant et effrayèrent la mère de celui-ci.

Tout doucement, conseille par sa vigilante gardienne, il se fit moins tendre, moins pressant ; il « s’espaça ». Simone comprit et, cruellement frappée, rompit.

Il y avait de cela six semaines. Et, aujourd’hui, elle avait la certitude d’être enceinte.

D’ailleurs, aucune crainte ne la tourmentait de la part de son mari. Totalement dépourvu de soupçons, il accepterait sans le moindre doute la paternité de l’enfant de l’amant.

La question était celle-ci. Complètement sûre que le véritable père était son amant, Simone, prise entre ses remords et l’effroi d’un aveu, se débattait, tentée de parler, terrifiée des suites de ses confidences.

Bien qu’elle se rendît compte des catastrophes qu’amènerait sa franchise envers son mari, il lui semblait insupportable de garder le silence, d’imposer à cet homme une fausse paternité, de mettre en sa maison un sang étranger.

— N’est-ce pas ? questionnait-elle ardemment, la voix saccadée, comme rouillée. Je dois tout lui dire ?… et me soumettre à ce qu’il exigera de moi… Sans cela, je crois que j’en mourrai !… C’est trop odieux, trop pénible de mentir toujours, sans répit, sans relâche, éternellement !… Oh comment pourrais-je soutenir cette comédie ?… Entendre mon mari appeler l’enfant de l’autre « son fils ». Le voir l’embrasser s’intéresser à lui, l’aimer… car il l’aimera !… le désir lui est venu d’avoir un fils… je le sais, il me l’a dit déjà plusieurs fois…

Je l’avais écoutée sans l’interrompre. Je la laissai même m’interroger à plusieurs reprises sans lui répondre. Enfin, je cédai à ses supplications et, comme toujours, je fus catégorique.

— Ma petite Simone ; j’ai pour conviction profonde que l’on ne doit jamais avouer une faute à son mari… Oui, oui, je comprends ce que tu veux dire !… il y a faute et faute… Eh bien, celle-ci, avec toutes ses graves conséquences…

Elle gémit.

— Je vous dis, marraine, je ne pourrai pas !… Dès maintenant, j’ai le cœur soulevé à l’idée de l’écœurante comédie qu’il me faudra jouer… qu’est-ce que cela sera plus tard ?…

— Je saisis fort bien… Mais, en réalité, ce qui te pousse à l’aveu n’est qu’un sentiment égoïste… Oui, parfaitement… tu as besoin de te décharger de tes remords.

— Quand cela serait !…

— Il faut examiner si tu le peux, si tu le dois :

Des larmes brillèrent dans ses yeux, elle affirma :

— Oui, oui, je le dois… je dois à mon mari cet aveu…, il agira comme il voudra… il serait abominable de le tromper à cet égard. … Comme femme, j’ai pu le trahir sans remords, mais je ne puis pas le forcer à aimer, à élever un enfant qui n’est pas à lui !

Je hochai la tête.

— Ma chère enfant, si tu as vraiment cette pensée arrêtée en toi, je ne sais pas pourquoi tu viens me consulter, parce que tu dois te rappeler que j’ai pour principe immuable que les devoirs les plus impérieux pour une femme lui sont imposés par ses enfants… Tu n’envisages que ton mari, moi je ne veux voir que l’enfant que tu mettras au monde. Une femme a certainement les plus grands torts lorsqu’elle manque aux engagements pris envers son mari, mais je la considère comme une criminelle quand elle n’accomplit pas entièrement ses devoirs maternels… Eh bien, as-tu envisagé le sort de ton enfant si tu révèles ion secret à ton mari ?… Pour moi, tout le nœud de la question est là… Que ton mari prenne rageusement ou philosophiquement la chose, il en adviendra toujours que ton enfant n’aura ni père ni foyer, — soit que l’on te chasse de celui-ci, soit qu’on te pardonne et qu’on le tolère. Veux-tu me dire quelle sera l’existence fausse, abominable, d’un être jeté dans le monde en ces conditions ? Enfant d’une mère publiquement déshonorée, portant un nom qu’on lui conteste ; ou intrus, en un foyer où le maître le hait ?… Si tu me disais « Son véritable père l’aime, nous attend ; mon enfant retrouvera une maison prête à le recevoir » ou encore : « La vie m’est impossible près de mon mari, je m’éloigne, je me consacrerai toute à ce petit et je remplacerai auprès de lui tout ce dont je le prive. » Mais ce n’est point cela que tu veux… Tu ne médites que l’aveu, pour décharger ta conscience… en advienne que pourra… Peu t’importe la vie à venir de ce malheureux enfant, qui pourtant n’a pas demandé à venir au monde ! Eh bien, voilà pour moi la faute la plus grave, la plus impardonnable…

Songeuse, Simone murmura :

— Alors, le silence ? Pourquoi, en moi, suis-je persuadée que c’est un crime de me taire ?… et une bonne action de parler ?…

Je haussai les épaules malgré moi.

— Parce que tu es imbue d’une foule de préjugés et que, comme tant d’individus, tu n’essaies jamais de te former une opinion toute seule… Voyons, isole-toi moralement, examine-toi et juge par toi-même…

Elle m’interrompit, dans un élan :

— Ah ! si je pouvais prendre un parti toute seule, serais-je venue vous trouver ?… Conseillez-moi, je vous obéirai, j’ai tant confiance en vous !…

— Non, ce n’est pas ainsi que je l’entends !… Je ne dois rien t’ordonner… Tout ce que je puis faire, c’est de te donner mon opinion et d’essayer de t’éclairer sur tes propres sentiments… D’abord, dis-moi si je ne me trompe pas… Il me semble que l’énervement que te causait ton mari a cessé… qu’il ne te répugne plus, qu’enfin tu n’es pas loin de l’aimer…

Pensive, la tête baissée, elle murmura :

— L’aimer… oh ! non… je crois que jamais je ne l’aimerai… Mais il est certain que mes idées sur lui, mes impressions se sont bien modifiées… Quand j’ai pu mesurer l’égoïsme, la cruauté ricanante de certains autres, j’ai été plus indulgente à son égard… Quand on m’avait fait du chagrin, il a su trouver des paroles qui m’ont fait du bien… Et puis, à vivre l’un près de l’autre, intérêts liés, on finit par ressentir involontairement une sorte d’amitié égoïste…

Je pris sa main et, bas :

— Tu as un amer regret de ton erreur, n’est-ce pas. ?

De grosses larmes ourlèrent ses paupières ; ses lèvres frémirent.

— Oh ! oui, tant !…

Je la serrai affectueusement sur ma poitrine.

— Et tu voudrais gâter à jamais cette entente qui se fait entre vous ?… Oui, certes, je partage tes scrupules… Mais n’est-il pas évident que ton aveu ne réparera, ne changera rien, tout en rendant votre situation impossible, désespérée ?… Ne sachant rien, ton mari aimera cet enfant comme s’il était sien… Ce pauvre petit aura un père… et, assagie, éprouvée, tu deviendras une femme patienté, indulgente… Pour vous trois, si tu gardes un mutisme courageux, il peut y avoir du bonheur… autrement, c’est l’abime…

Elle eut un geste spontané pour se jeter à mon cou.

— Mais à vous, je dirai toujours tout !… Vous m’écouterez, vous me plaindrez, vous m’encouragerez !…

— Certes !…

Elle se tut. Durant trois ou quatre ans, ce silence lui fit endurer de cruelles souffrances. Je reçus d’elle bien des visites où, éplorée, exaspérée, elle me criait qu’elle était à bout, que la confiance, que l’affection croissantes de son mari, que la tendresse grandissante qu’elle-même éprouvait pour lui, la torturaient quand elle songeait à l’infâme mensonge dont elle était coupable.

Puis tout s’atténua, s’effaça. Elle but deux autres enfants, la vie coula ; elle oublia. Oui, en vérité, elle oublia l’origine du frère de ses enfants légitimes et le confondit avec ceux-ci comme son mari l’a toujours fait.

Je l’ai vue, au théâtre, sourire, sereine, invulnérable, à une pièce où il était question d’une situation pareille à la sienne.

En somme, son ménage est l’un des meilleurs parmi ceux que je connais, et il y a beau temps qu’elle et son mari ont recommencé à se quereller avec la liberté de gens qui n’ont rien sur la conscience.

Sans doute, la morale actuelle, basée sur nos lois et nos traditions, réprouve le mensonge, condamne l’acte déloyal qui donne dans la famille, à l’enfant de la faute, une place à laquelle il n’a pas droit. Mais qui osera dire qu’il serait meilleur d’arracher cet être du nid qu’il croit être le sien ?… de détruire la sécurité d’un mari ?… de porter le désordre dans un foyer où le calme s’est rétabli ?…

Voici un autre exemple d’un cas où la faute de la femme fut unique, resta secrète et passa inaperçue, à tous les points de vue, de l’époux dont elle ne troubla point la vic conjugale.


Madeleine,
ou l’amour du cabotin.

Elle s’était mariée jeune à un magistrat et avait séjourné en province durant les sept premières années de son union. Deux essais de maternité malheureux — une fausse couche et une fillette morte de méningite à six mois — avaient découragé le ménage on s’en tenait là.

Elle avait près de vingt-huit ans lorsque les fonctions, de son mari la ramenèrent à Paris. Celui-ci était un brave homme, mais surtout un homme sérieux, grave — disons le mot : ennuyeux. Pour ma part, tout en rendant justice à ses incontestables et nombreuses qualités, je le trouvais odieux ; et, ce n’était un mystère profond que cette jolie Madeleine, si fine, si artiste, si impressionnable, pût demeurer calme, affectueuse auprès de lui, les sens morts, l’imagination endormie, en cette admirable paix générale de la femme vraiment chaste.

Elle ne se cloîtrait d’ailleurs nullement. Bien que résistant à l’entraînement mondain, elle en suivait néanmoins le cours avec modération, ayant retrouvé ses anciennes relations ainsi que celles de son mari, qui était Parisien comme elle. Mais elle passait gracieuse, enjouée, si banalement aimable pour tous les hommes qu’elle décourageait d’avance les flirts les plus résolus.

Ce fut soudain, foudroyant.

Et l’homme que tout à coup elle aima, elle désira follement ; l’homme qui subitement ferma pour elle l’univers de sa silhouette barrant l’horizon, démesurément grandie par l’illusion de la pauvrette — l’homme était un cabotin.

J’exagère. Il était comédien sur une grande scène parisienne, plein de talent, très fêté, énormément aimé. Poète et auteur dramatique à ses heures, il échappait à la générale sottise de ses camarades des planches… Seulement, de sa double qualité, il avait contracté la double vanité de l’homme de théâtre et de l’homme de la scène.

De taille élégante, il se vêtait avec recherche, avec affectation, montrait en tout un snobisme qui lui seyait.

Il avait un visage intelligent, un peu fatigue. Sa mâchoire proéminente disait l’homme de combat, de volonté acharnée, le struggle for lifer qu’il était en réalité sous ses dehors nonchalants. Ses cheveux étaient blonds, lisses ; il lès peignait en un seul bandeau ; blonde aussi, sa moustache, que dans aucun de ses rôles il n’avait consenti à couper. Sa bouche très fine était des plus expressives, spirituelle, dédaigneuse, adorablement voluptueuse quand il le voulait. Sa grande beauté, le signe distinctif de sa physionomie venait de ses yeux, d’un bleu délavé très rare de ton, à l’expression changeante, qui le transfiguraient selon les sentiments qu’il éprouvait ou feignait d’éprouver.

À la scène, jeune premier célèbre, il jouait sans difficulté les rôles de vingt-cinq ans, et, à la ville, ne portait point trop apparemment les trente-sept qu’il niait avec âpreté.

Il n’était pas pour Madeleine l’inconnu familier qu’est ordinairement l’acteur en vogue pour une mondaine. Dix ans auparavant, elle l’avait fréquenté presque dans l’intimité, à Menton, chez une tante qui se piquait d’art et de littérature, et chez qui Pierre Bartha, en congé à cette époque, soignant un commencement de laryngite, venait assidûment.

En ce temps, le flirt ébauché par lui s’était vite évaporé devant la paisible gaieté de la jeune fille. Ils ne s’étaient jamais revus autrement que lui sur la scène, elle spectatrice dans la salle.

Et voici qu’inopinément l’âme et la chair engourdies de la jeune femme avaient tressailli devant l’image de l’Amant parfait, du suprême Amant que cet homme avait su dresser dans la plus célèbre pièce du plus célèbre : écrivain romanesque et sensuel du cycle littéraire contemporain.

Muette, pâlie, transportée en un monde nouveau, elle avait écouté, elle avait regardé. Il lui semblait qu’elle entendait pour la première fois une voix d’homme, qu’elle contemplait pour la première fois un visage masculin. Pour la première fois aussi, son sang courait tumultueusement dans ses veines ; un geste de lui, une inflexion, un rire, la bouleversaient. Elle était sortie du théâtre comme folle.

Et le lendemain, le surlendemain, cette intoxication continuait, s’affirmait, se répandait en elle. Huit jours plus tard, elle se présentait chez lui. Il la reçut comme il recevait toutes les étrangères qui venaient à lui, pourvu qu’on les annonçât suffisamment jeunes et jolies. La carte que Madeleine lui avait fait remettre ne lui apprenait rien, car il ignorait le nom du mari de cette jeune fille, qu’il n’avait pourtant pas oubliée, parce qu’il avait été piqué de sa belle tranquillité invulnérable.

C’avait été entre eux une scène un peu étrange. Tout de suite, il l’avait devinée subjuguée. Et, chose bizarre, le cœur sec, le vaniteux qu’il était s’était attendri devant l’aberration soudaine de cette jeune femme jusqu’alors irréprochable, honnête, pure, et qui se jetait littéralement dans ses bras. Il avait mieux fait que de la désirer banalement, il l’avait aimée durant un quart d’heure, et doucement prêchée, la conjurant de rappeler sa raison, de repousser un rêve qui fatalement ne laisserait en elle que des blessures…

Cependant, il arriva ce qui doit arriver lorsqu’une scène pareille se passe entre une femme frémissante — une chaste hors de ses gonds… — et un homme en plein entraînement de sport amoureux. Le sermon finit dans la chambre à coucher.

Ils s’étaient ensuite revus sept à huit fois, pas plus. Son amour-propre contenté, son émotion passagère depuis longtemps évanouie, Bartha avait rompu brutalement, déjà excédé, craignant par-dessus tout les attaches et les grandes passions.

Madeleine ne protesta pas et s’éloigna sans espoir de retour, ayant pénétré le caractère de son amant. Elle l’aimait néanmoins toujours ; et, pendant près d’une année, un chagrin muet la mina au point de mettre sa santé sérieusement en danger.

Elle venait me voir souvent ; et durant tout le temps de ses visites ne cessait de me parler de Pierre… Sans se plaindre, sans former aucun projet d’avenir, elle ressassait avec une sorte de démence les scènes d’amour qui s’étaient passées entre eux. Jamais les mots d’envoûtement, de possession ne s’étaient mieux appliqués qu’en ce cas et au sujet de cette femme. Elle semblait obéir à une force totalement en dehors d’elle, de sa volonté, de son pouvoir.

Et cette maladie de son âme passa comme elle était venue.

Un jour, elle entra chez moi et me dit aussitôt :

— Que faites-vous, aujourd’hui ?… Rien ? Je vous enlève… J’ai une envie folie d’aller aux « Nids » avec vous… En prenant le train de 10 heures 30, nous arriverons pour déjeuner… La jardinière nous fera du thé, une, omelette, ce sera délicieux !…

Les Nids étaient une charmante propriété que le magistrat, mari de Madeleine, louait à l’année dans les bois de la Celle-Saint-Cloud.

Tout en ma jeune amie était transformé : sa voix était redevenue gaie, doucement vibrante, son allure alerte, ses yeux vifs. Maigrie, elle semblait avoir tout à coup engraissé, la peau fraiche, tout un souffle de vie gonflant sa chair.

Et, la veille encore, je l’avais eue près de moi une partie de la journée, affaissée, dolente, l’œil comme fixé sur une vision intérieure, la voix sans éclat, indifférente à toute impression du dehors, hypnotisée en son rêve d’amour brisé…

Je me gardai bien de lui faire la moindre observation. En ces cas de guérison subite, les rechutes sont si fréquentes, et alors si cruelles !…

Il n’y en eut pas. Nous passâmes une journée exquise.

On était en février ; le temps se maintint gris, menaçant ; un vent aigre soufflait au travers des bois défeuillés et sombres. Tout dans le jardin avait l’air piteux, délabré et grelottant. Dans les appartements, un froid de cave tombait sur les épaules, malgré le grand feu qu’entretenait le jardinier. Les œufs de l’omelette étaient en partie gâtés ; du thé, montait cette particulière odeur moisie des théières laissées longtemps sans usage. Un jambon désespérément sec complétait notre déjeuner. Mais, au-dessus de tout cela, il y avait la résurrection de Madeleine, l’éclat de son rire joyeux, de son bavardage.

Elle résuma d’une phrase mon impression.

— Hein ne dirait-on pas que l’on se retrouve après un long, un très long voyage… une séparation de plusieurs années !…

Les jours qui suivirent n’amenèrent aucune complication. Madeleine rentrait dans son ancienne vie avec bonheur.

Deux ans plus tard, nous nous trouvions ensemble à Dieppe, pendant la saison des bains. Des affiches, semées à profusion annonçaient une représentation extraordinaire au bénéfice d’une famille de pêcheurs qu’une récente bourrasque avait éprouvée, séance à laquelle Pierre Bartha en villégiature au Treport avait promis son concours.

Pierre Bartha !…

Les yeux de mon amie s’attachèrent longuement à ces syllabes imprimées, évocatrices de tant de choses… Pendant un instant, son regard redevint vitreux comme jadis, la vie s’éteignit de son visage. Je frémis.

Mais, déjà, elle reprenait possession d’elle-même ; et ce fut avec gaieté, sans le moindre embarras ni tristesse, qu’elle s’écria :

— Eh bien, nous irons l’écouter !…

J’étais néanmoins anxieuse. On a beau avoir étudié, fouillé l’âme humaine, on sait qu’elle vous réservé sans cessé des surprises — et c’est pour cela que cette étude est toujours nouvelle, ne l’asse jamais.

Madeleine, entre moi, son mari et sa belle-mère, vit Pierre entrer, sortir, parler, se mouvoir, déployer toute son habituelle grâce charmeuse sans que rien parût être troublé en elle. Elle l’applaudit sincèrement. En tout, elle était redevenue la spectatrice de jadis — d’avant le coup de passion définitivement éteint.

Quelques mois plus tard, elle m’apprit qu’elle était enceinte. Elle eut un petit garçon que l’on appela Pierre.

Comme je la questionnais avec précaution sur les raisons qui lui avaient fait choisir ce nom, elle me répondit avec une désarmante simplicité :

— Je ne sais pas… Il ne me semble pas qu’il puisse s’appeler autrement.

D’ailleurs, ce petit eut le même sort que ses ainés ; une convulsion l’emporta à l’âge de deux mois.

Actuellement, Madeleine est veuve. Elle a soigné pendant quatre ans son mari, atteint d’une cruelle maladie avec un dévouement absolu et de tous les instants. Elle vit en province, très paisiblement, très honnêtement. Elle a adopté une jeune parente pauvre qu’elle a élevée de façon irréprochable. Jamais personne ne se douta de son unique faiblesse, sauf moi, sa seule confidente.

Le cas que je vais citer à présent, et dont je garantis l’authenticité rigoureuse, est autrement scabreux et rare que celui qui précède ; et je ne voudrais pas que l’on en tirât la conclusion que je considère, en théorie, les pires écarts comme choses négligeables. Je souhaite simplement prouver qu’il ne faut jamais établir de règles intransigeantes et qu’il est plus sage de reconnaître que celles-ci varient suivant les caractères des gens en cause.

Dans l’histoire qu’on lira, une femme viola gravement les lois de la morale établie, commit l’un des actes les plus répréhensibles qui soient ; et pourtant, ayant eu la force de se reprendre, aucun drame, aucune catastrophe ne fut la conséquence de ses actions ; celles-ci restèrent ignorées et son existence demeura irréprochable en apparence.

Si je puis raconter les faits qui suivront sans détours, c’est que ceux qui en furent les acteurs appartenaient à une génération au-dessus de la mienne : deux d’entre eux sont morts ; la survivante et principale héroïne est en enfance ; de plus, nul, dans ses descendants ne saurait établir une corrélation entre elle et celle que je nommerai :

Séraphine,
ou la veuve austère.

Orpheline de mère ; avec, pour père, un de ces gentilhommes débauchés et crapuleux comme il s’en rencontrait beaucoup autrefois dans les campagnes provinciales, Séraphine fut élevée dans un pensionnat de la ville de X…, dans l’Ouest. Les jours de sortie et les vacances, elle les passait chez une cousine éloignée. C’était également dans ce foyer que, ses études finies, à dix-neuf ans, elle avait séjourné durant les deux années précédant son mariage.

Son père ayant dévoré toute sa fortune et commençant à entamer celle — considérable — que la jeune fille tenait de sa mère, on lui avait donné un conseil judiciaire, et la tutelle de Séraphine avait été confiée au mari de sa parente, M. Bernard, un notaire très considéré à X…

M. et M Bernard avaient un fils du même âge que Séraphine, et dont celle-ci s’était éprise avec toute la violence sauvage et muette dont était capable sa nature concentrée, aux farouches timidités orgueilleuses.

Ses cousins, peu fortunés, eussent vivement applaudi à l’union de leur fils avec la richissime orpheline, mais c’étaient des gens trop honnêtes, trop délicats pour songer à influencer celle dont ils avaient la garde.

Quant à Michel, leur fils, c’était un étourdi, ne rêvant qu’aux plaisirs du Quartier latin où il avait obtenu de se rendre pour y faire son droit. Il traitait Séraphine en camarade, en sœur aînée et ne goûtait pas du tout la beauté réelle, mais fruste, lourde, de la jeune fille, qui ne ressemblait en rien à son idéal de Parisienne élégante, sémillante et spirituelle.

Arrivée à sa majorité, après avoir rebuté une dizaine de prétendants alléchés par sa belle dot, Séraphine accepta brusquement un baron de la Tremblaye de faible santé, mais jeune, joli garçon et possédant une fortune à peu près égale à la sienne.

Tout le jour, toute la nuit qui précédèrent le matin de son mariage, la jeune fille les passa dans les larmes, les sanglots, en une sorte de crise nerveuse qui terrifia sa parente. Celle-ci la conjura en vain d’expliquer la cause de son désespoir, lui proposa de rompre l’union projetée ; elle ne put tirer aucune explication de Séraphine qui refusa également toute intervention auprès de son fiancé et déclara qu’elle était résolue à se marier.

Cette scène demeura toujours inexplicable pour Mme Bernard, qui finit par la considérer comme un accident nerveux insignifiant.

Pendant la cérémonie, la mariée montra un calme parfait, et si elle ne parut guère démonstrative, cela n’étonna personne ; on la savait fort réservée, taciturne même. Son cousin Michel était présent, et sa gaieté ne dérida ni n’accentua la froideur de la jeune femme.

Un an s’écoula. Une fille était née aux : époux. Leurs rapports excitaient vivement les curiosités égrillardes de la société de X…

Leurs domestiques — principale source des racontars en province — disaient qu’aussi bien dans l’intimité qu’en public Séraphine et son mari se montraient plus que froids l’un envers l’autre, plutôt hostiles ; pourtant, les nuits étaient accidentées entre eux. Et cela, on le savait encore par les confidences échappées au baron, au cercle, entre hommes : l’alcôve de Séraphine était des plus ardentes.

Quinze années passèrent. Peu à peu, les secrets du ménage étaient devenus de notoriété publique. Tous deux se haïssaient, aussi peu faits que possible pour s’entendre, sauf sur un seul point : la volupté…

La passion entre eux, était terrible, agressive, acharnée ; elle devint meurtrière pour l’époux. Le baron de la Tremblaye mourut à quarante-deux ans, déjà tombé depuis deux années dans une sénilité précoce et une demi-imbécillité rancuneuse qui lui faisait raconter à qui voulait l’entendre et Dieu sait s’il se trouvait des oreilles complaisantes à X… ! — le secret de sa déchéance et les causes de sa haine pour cette Séraphine, de conduite irréprochable, d’apparence froide, austère, et qui faisait l’amour conjugal à la façon des courtisanes les plus dangereuses.

Quand il mourut, sans une larme, elle endossa une livrée noire qu’elle ne devait plus quitter. Mais, en réalité, le deuil qu’elle portait n’était pas celui de l’époux, mais celui de l’amant qu’elle aimait toujours, qu’elle avait poursuivi dans ses relations colères avec son mari et qui jamais ne s’était douté de la passion de sa cousine pour lui.

Michel était devenu magistrat. Il restait garçon. Mondain, et très libre dans ses mœurs, il fréquentait tous les mondes, et ses maîtresses ne se comptaient plus. Revenu à X…, il menait la fête dans cette ville voluptueuse, connue à cette époque pour la paresse générale qui y régnait, l’abondance de ses lieux de plaisir, la facilité des mondaines et la rage d’amour des grisettes à la beauté fraîche.

Toujours timide, concentrée et gauche, Séraphine n’avait pas su faire comprendre à son cousin que, devenue veuve, comme jadis étant jeune fille, elle ne pensait qu’à lui, ne souhaitait que de devenir sa femme, sa servante.

Et Michel continua à ne rien sentir, ne rien voir, malgré qu’il fût un assidu de la maison et qu’il fit de sa silencieuse amoureuse la confidente de ses fredaines.

Ce qu’elle souffrait de ces libres causeries était inconcevable ; et pourtant elle les aimait avec angoisse ; elle les provoquait sans se lasser de la torture qu’elles lui causaient.

Cependant, sa souffrance devait dépasser encore tout ce qu’elle avait imaginé. Voici que Michel avait répudié tout à coup ses habitudes galantes, qu’il s’était assagi. — Voici qu’il aimait.

Et celle qu’il aimait, celle qu’il voulait passionnément pour femme, c’était la fille de Séraphine, l’enfant du baron de la Tremblaye, qui atteignait dix-huit ans, alors que sa mère et Michel parvenaient à la quarantaine.

De caractère très dissemblable de celui de Séraphine, ressemblant à son père, blonde et délicate comme lui, enjouée, gaie, caressante, Hélène n’était guère liée avec sa mère et ne se trouvait tout à fait à l’aise auprès d’elle que lorsque Michel était entre elles deux.

Du reste, elle ne songeait guère à aimer cet homme qui à la rigueur eût pu être son père, et son penchant allait plutôt vers un jeune parent auquel tacitement on l’avait fiancée dès le berceau.

Quelle douleur, quelles luttes, ravagèrent l’âme de Séraphine lorsque la vérité lui apparut ?… Nul ne reçut ses confidences. Les combats, les victoires ou les défaites de son cœur n’eurent jamais aucun écho et, sauf des yeux perspicaces appartenant à quelqu’un de discret, nul ne les devina.

Fanatiquement dévouée à cet homme adoré en secret depuis tant d’années comme une idole insoucieuse du fidèle prosterné à ses pieds, Séraphine voulut contenter son amour. Et, avec une ruse persévérante, elle parvint à retourner les sentiments, l’âme et le cœur de sa fille. Six mois après que Michel avait avoué à son amie son amour fou pour Hélène, celle-ci l’aimait, acceptait sa main, se réjouissait de leur mariage.

Et, voici l’aventure étrange qui subitement se passait quelques jours avant l’union de Michel et d’Hélène, dans le château de M de la Tremblaye — voici là scène nocturne, presque effrayante, dont, par hasard, et sans que les acteurs de ce drame intime s’en doutassent, une personne fut témoin.

Cette personne — une femme, amie d’enfance de Séraphine, était ma mère, je suis donc absolument certaine de la véracité du récit qu’elle me fit bien des fois — à moi à qui seule elle le confia… récit qui l’émotionnait toujours, bien que des années nombreuses se fussent passées depuis cette soirée inoubliable pour elle.

On était en automne, vers dix heures du soir !

Il était d’usage, à la Tremblaye, de s’éterniser dehors, quand les soirées étaient belles, et de faire de longues promenades dans les prairies plantées de bouquets d’arbres qui environnaient le parc.

Ce soir-là, ma mère, qui était enceinte et assez souffrante, s’était dispensée de la sortie quotidienne ; mais, ne se sentant pas sommeil, elle ne s’était point retirée dans sa chambre.

La lumière des lampes fatiguant ses yeux, elle s’installa dans un petit salon obscur qui communiquait avec le grand par une baie drapée de portières. Elle y rêvait en attendant le retour des hôtes et la partie de cartes qui terminait habituellement la soirée.

Tout à coup, la grande taille encore svelte de Séraphine apparut dans le salon désert, très haute, raidie, puis, tout à coup, s’écroula sur un siège, devant une table, en pleine lumière.

Ma mère allait interpeller son amie ; lorsque des sanglots profonds, déchirants, lui coupèrent la parole, la laissèrent interdite, muette…

Voir pleurer Séraphine !… C’était une chose tellement inattendue, tellement inouïe, que le témoin involontaire de cette explosion d’émotion en perdit la tête pendant un moment.

Du reste, un peu remise, comme la crise ne se terminait pas, elle resta coite, désireuse de dissimuler sa présence ; car elle savait que, de caractère ombrageux et vindicatif, la baronne ne lui pardonnerait jamais d’avoir surpris son trouble.

Cinq minutes s’étaient à peine écoulées que Michel entra à son tour précipitamment, le visage soucieux. Il traversa le salon, et la voix vibrante, irritée, jeta, comme s’il continuait une discussion interrompue :

— Mais, enfin, qu’as-tu ?

Ils avaient toujours conservé le tutoiement de leur enfance fraternelle.

Le visage courbé, enfoui sous ses mains, elle ne répondit pas. Ses sanglots résonnaient lugubrement.

Il fonça sur elle, saisit ses poignets, les écarta dans un geste de viol, découvrit le visage bouleversé, tragique, de sa cousine — belle comme elle n’avait jamais été, en ce paroxysme de passion et de douleur.

— Séraphine ! non, voyons, ce n’est pas n’est pas possible ? cria-t-il d’une voix altérée.

Elle ne répondit pas. Tous deux demeurèrent éperdus, leurs yeux avides se dévorant…

Puis, sans un mot, d’un geste de bête qui se saisit de sa proie, et aussi de mère qui enveloppe de ses bras l’enfant reconquis, Séraphine tendit ses mains vers l’homme qui se courba aussitôt, affolé, obéissant… Elle l’étreignit follement ; leurs lèvres se joignirent en une véritable démence.

Et là, dans ce salon éclairé, ouvert à tous venants, sans un regard autour d’eux, sans une pensée étrangère, sans un effroi de la surprise possible, probable, leur désir sauvage communia : ils se possédèrent, brutaux, muets, leur souffle haletant scandant seulement le silence.

Éperdue, bouleversée, l’amie dans le salon voisin, avait voilé ses yeux. Lorsqu’elle put suffisamment dompter son émotion pour oser regarder du côté du couple, celui-ci s’était déjà séparé. Debout, l’un en face de l’autre, ils se contemplaient, graves, hostiles.

Michel eut pourtant un geste, sa voix mollissant dans un attendrissement.

— Séraphine…

Mais elle fit un mouvement brusque, jeta un « Adieu » et s’enfuit.

Sur son visage, il y avait à la fois de l’ivresse, du triomphe radieux et un désespoir fou.

Le lendemain, ma mère eut la stupeur de voir les complices calmes, tels qu’à l’ordinaire. Aucun projet ne paraissait changé. Ce fut elle la plus atteinte. L’ébranlement avait été tel chez elle que, prise de fièvre et de divers accidents dus à son état, elle fut obligée de garder le lit.

Elle n’assista pas au mariage de Michel et d’Hélène qui eut lieu à la date fixée. Le nouveau ménage partit immédiatement pour son voyage de noces ; les invités se dispersèrent : les deux amies restèrent seules au château.

Dix jours plus tard, ma mère, enfin remise, descendait au salon, où elle trouvait Mme de la Tremblaye assise sur le canapé…

Depuis le mémorable soir, elle semblait affectionner cette place ; et, quelque chose d’inusité, une ardeur lointaine flambait dans ses yeux, qu’elle détournait soigneusement, sur son visage pâle allumé d’une rougeur inopinée fugitive.

Les deux femmes se considérèrent, immobiles, figées.

Et, sans doute quelque chose de significatif parut sur le visage très mobile de ma mère, car elle vit celui dé son amie s’altérer, s’inquiéter, durcir ; une colère monta dans son regard ; une houle passa en sa poitrine, qu’elle avait opulente et lourde.

Enfin, Séraphine se leva brusquement et, à pas précipités vint vers son amie, quasi menaçante.

— Quoi ? défia-t-elle.

Une indignation soudaine déborda de l’autre. Elle désigna le petit salon, du bras étendu :

— Là !… Oui, là, j’étais là ! cria-t-elle.

Et ce fut tout. Elles n’eurent pas d’autre explication.

Après être devenues cramoisies, les joues de Mme de la Tremblaye reprirent leur habituelle pâleur un peu blafarde. Elle se détourna ; tandis que son amie baissait les yeux, un peu confuse ; elle alla s’asseoir, prit un ouvrage et travailla, machinalement. Ma mère reprit sa place ordinaire, dans l’embrasure d’une fenêtre. Quelques minutes plus tard, Séraphine lui posait une question banale, d’une voix tranquille : elles causèrent ainsi que tous les jours.

C’était une des particularités de Séraphine de savoir balayer avec une froide autorité tout ce qu’il lui déplaisait d’avouer ou de reconnaître.

Jamais aucune autre allusion ne fut faite désormais entre elles au sujet de cette nuit de folie la seule, ma mère en était, convaincue — qui unit ces deux êtres.

Pondant les années qui suivirent, le jeune ménage vécut assez à l’écart de Mme de la Tremblaye qui voyageait, s’occupait de ses propriétés et semblait ne s’intéresser que médiocrement à sa fille et à son gendre.

Le mariage ne fut d’ailleurs pas heureux. Un accident de couches arrivé à Hélène la condamna, à des années de soins, de précautions et de ménagements. Son mari ne tarda, pas à se lasser d’une femme toujours fragile et retourna à ses anciennes habitudes. Il y mit si peu de prudence qu’un beau jour il tomba profondément atteint, d’un malaise prolongé, inexplicable, d’où subitement sortit une paralysie presque générale.

Ce fut alors que, Hélène s’éloignant de son mari avec dégoût, Séraphine revint, calme, dévouée, adoucie, et passa ses jours et ses nuits auprès du malade.

Elle le soigna, elle le veilla jusqu’à sa dernière minute, jamais fatiguée, jamais rebutée, avec un amour inlassable, même pour l’être déchu, l’infirme, le demi-idiot qu’il était devenu.

Cette lente marche vers le néant avait duré près de six ans. Une éternité, qui parut trop courte encore à l’amante.

Le jour de l’enterrement de cet homme fut le seul où l’incroyable empire qu’elle avait sur elle-même se relâcha. Ses sanglots déchirants durant la cérémonie éveillèrent des étonnements, des curiosités en son entourage. Des chuchotements coururent.

Pourtant, quelques âmes charitables suggérèrent que ce deuil rappelait sans doute à la veuve celui de l’époux, et l’on retomba dans l’indifférence.

Elle avait à peine soixante-cinq ans lorsque sa raison sombra non point dans la folie, mais dans une précoce enfance sénile. Son esprit s’était usé dans une lutte incessante que muraient son attitude, son visage impassibles.

Et, voici plus de douze ans qu’elle végète ainsi, robuste de corps, l’intelligence envolée, soignée par une servante. Hélène est morte à trente-cinq ans d’une maladie intérieure.

Ma conviction absolue est que non seulement Séraphine et son gendre n’eurent pas d’autres rapports que cette possession farouche, suprême, d’un soir d’extraordinaire démence, mais même que jamais ensuite ils ne l’évoquèrent ensemble, ne la rappelèrent autrement qu’en eux-mêmes et sans se l’avouer.

En dehors de cette passion, de cette faute uniques, Mme de la Tremblaye demeura rigoureusement irréprochable, Aucun autre homme que Michel n’existait pour elle ; l’exaspération de sa sensualité ne la poussa vers aucune autre faiblesse.

Et, dans sa cervelle chavirée, certaines particularités se rapportant à lui demeurent ineffaçables.

J’étais allée la voir et j’avais cherché en vain à me faire reconnaître. La pauvre créature secouait la tête avec maussaderie.

— Non, non, je ne vous ai jamais vue…

Alors, sa gardienne, clignant de l’œil, avec cette amabilité des domestiques qui font volontiers leur jouet des malheureux qui leur sont confiés, s’écria :

— Voyons, madame, ne soyez donc pas grognon !… Vous ne voyez pas que madame est la fille de M. Michel ?…

Mme de la Tremblaye se souleva ; ses yeux vitreux s’éclairèrent pendant une seconde d’une lueur de compréhension.

— Michel ? balbutia-t-elle.

Puis, avec un attendrissement poignant, elle répéta ce nom :

— Michel !… Oh ! Michel !…

Ensuite, elle se tut. Elle retomba dans son abrutissement. Mais quel indicible accent elle avait eu, d’intense tendresse, d’insondable détresse, en prononçant ces syllabes !…

L’INFIDÉLITÉ DE L’HOMME

L’abnégation, la complaisance, le pardon peuvent-ils ramener l’amour de l’homme infidèle ?

Il est une thèse fort goûtée des maris et qu’ils développent en toute occasion propice ; c’est celle de l’épouse fidèle, indulgente à toutes les faiblesses, pardonnant toutes les tromperies du mari et, par là, le retenant, ramenant à elle l’affection de celui-ci.

C’est à la fois très vrai et très faux.

Il est certain qu’un homme peut avoir une maîtresse ou se plaire à des passades de droite et de gauche, tout en conservant pour sa femme une profonde, une réelle affection, même par instants un amour, un désir sincères.

Mais, ce qui est vrai aussi, c’est que jamais l’homme qui se partage n’aura pour sa femme l’amour que celle-ci rêve et que, plus il la saura tolérante, plus il en abusera. Loin de lui savoir gré de son sacrifice, il en tirera une gloire vaniteuse et en méconnaîtra toujours les véritables mobiles.

Un homme d’esprit, psychologue et philosophe qui, quoique mondain, ne manquait pas de profondeur, formula un jour devant moi très nettement l’opinion masculine sur le pardon de la femme pour les trahisons de l’époux.

— La cause de leur indulgence varie selon leur tempérament, disait-il, mais en aucun cas elle n’est admirable, et nous n’avons nulle raison d’être reconnaissants à nos épouses de leur tolérance pour nos écarts. Les unes ferment les yeux par indifférence ; les autres parce que cela leur est une excuse pour leurs propres cabrioles ; ou bien, par suite d’un calcul, afin d’avoir barre sur nous ; ou encore, parce que leur sensualité ne leur permet pas de renoncer à l’amour qu’elles préfèrent partager plutôt que de n’en avoir point du tout. Enfin, il y a des femmes pour qui l’infidélité de l’époux est un piment qui ravive leur goût pour lui.

— Ne croyez-vous pas, dis-je, qu’il est aussi des femmes qui pardonnent parce qu’elles aiment irrésistiblement et qu’elles conservent l’espoir de voir l’amour de leur mari leur revenir tout entier après le caprice qui le séduit ?

Il rit.

— J’avoue que, à notre époque, ce type me paraît relever plutôt du roman que de la vie réelle.

— Vous vous trompez, fis-je.

Et je lui citai le cas que je conterai ici.

Ce petit drame intimé que je vais relater ne se passait point entre mari et femme mais je crois qu’en l’espèce il importe peu que le lien soit consacré par la loi et l’Église. La femme que je dépeindrai avait l’âme touchante et pure d’une épouse ; elle aimait de tout son cœur et conserva durant sa vie entière son amour à celui qui la tortura insoucieusement — par dilettantisme autant que par rancune.

Clémence, ou l’institutrice.

C’était la fille de l’une de mes amies d’enfance, morte en lui donnant le jour. Son père, faible de santé, avait disparu, âgé de moins de cinquante ans. Officier d’infanterie, nullement fortuné, il laissait Clémence presque entièrement sans ressources. J’eus le bonheur de pouvoir la placer comme institutrice dans une famille qui fut parfaite pour elle.

En vérité, si l’amour n’était pas venu compliquer sa vie, et la briser, elle eût pu être fort heureuse !…

On habitait la campagne toute l’année, dans un château magnifique, planté au milieu d’une contrée ravissante ; et c’était tout le temps une existence saine, large, presque fastueuse, où des réceptions, des fêtes alternaient avec des périodes de solitude qui étaient un repos et un délassement nécessaires.

M. du Coudray, le châtelain, était un chasseur, enragé, que rien ne pouvait distraire de sa passion ; la châtelaine, une mondaine doublée d’un écrivain délicat. Quand elle n’était pas occupée à recevoir ou à sortir, elle s’enfermait pour distiller des vers — ma foi, fort jolis — ou une prose un peu mièvre, mais qui avait son charme…

La direction physique et morale de la petite Suzanne, leur unique enfant, était entièrement confiée à Clémence, ce qui rendait la tâche de l’institutrice infiniment facile et attrayante…

La fillette avait huit ans lorsque Clémence, atteignant alors ses dix-huit ans, fut placée près d’elle. Elles étaient devenues de tendres amies, et il était touchant de voir la soumission passionnée de l’enfant pour son professeur, ainsi que le courageux effort de Clémence pour perfectionner son savoir, afin d’être en mesure d’enseigner plus et mieux à son élève.

Chaque année, je faisais un séjour de quelques semaines au Coudray, où mon petit renom de romancier me faisait inviter chaudement par l’écrivain amateur qu’était la maîtresse du lieu. Et, je l’avoue, ce qui m’y retenait principalement c’étaient les deux jeunes filles, près de qui je passais de douces heures, à l’écart du tourbillon mondain un peu banal du château.

Un personnage que j’aimais beaucoup, un neveu des chatelains et mon filleul à moi, faisait toujours coïncider ses visites avec les miennes. Et peut-être est-ce indirectement de ma faute s’il en arriva, lui aussi, à délaisser les « belles madames » qui coquetaient fort volontiers avec le charmant officier de dragons qu’il était, pour venir causer avec nous deux, Clémence et moi, et jouer avec la fillette, sa cousine.

Physiquement superficiellement, Olivier présentait le type de l’officier de cavalerie mondain, élégant, joli garçon, noceur, un peu joueur, galant, coqueluche des femmes de tous les mondes. Mais, en réalité, sa personnalité se doublait d’autres qualités qui, peu à peu, dominèrent en lui et substituèrent une seconde individualité à celle qu’il eut durant sa toute première jeunesse.

À trente-deux ans, ayant déjà eu quelque succès avec deux volumes publiés sous un pseudonyme, il se décida à quitter l’état militaire et à se consacrer entièrement aux lettres. Il y réussit brillamment. Il est encore de mes amis. S’il lit ceci, ce sera une juste punition de la mauvaise action qu’il commit alors. Hélas ! sa conscience de romancier doit être chargée de bien d’autres péchés ! On ne devient point psychologue avisé sans démonter de nombreux cœurs, et le propre de ces « démontages est, de les détraquer, au seul profit de l’expérimentateur.

Il arriva ce qui était immanquable. Olivier fit la cour à Clémence ; une cour discrète, perfide extrêmement, parce qu’elle se voilait sous des dehors de franche camaraderie. La jeune fille s’éprit de lui.

Ah ! le pauvre cœur de la femme, comme il se donne pleinement, de façon touchante, lorsque celle dans laquelle il bat n’est ni une mondaine, ni une vicieuse, ni une sèche calculatrice, mais une bonne et exquise enfant, d’intelligence moyenne, d’instincts honnêtes, normaux, fraîche d’âme et de corps !…

Trois années de suite, le court séjour d’Olivier au Coudray fut, j’en jurerais, le seul moment où vécut vraiment Clémence, dont les autres jours se passaient à attendre ceux-ci ou à se les rappeler.

Et je vis le flirt s’accentuer, devenir nerveux, méchant de la part d’Olivier, douloureux de celle de Clémence. Au jeune homme il paraissait tout simple que l’institutrice sans fortune, sans famille, à l’avenir obscur, se donnât toute à l’amour éphémère qu’il lui proposait. Du reste, il croyait accorder suffisamment, à l’amour-propre de sa pauvre amoureuse en lui affirmant que, s’il ne lui offrait point de l’épouser, c’est qu’il était décidé à ne se marier jamais.

Elle se défendit héroïquement. Elle l’aimait avec passion, mais le don de son être lui paraissait chose révoltante, impossible. À la vérité, elle laissait beaucoup prendre durant les rendez-vous clandestins qu’ils avaient la nuit, dans le parc, mais enfin, elle n’était point la maîtresse d’Olivier, et même, elle se refusait aux graves caresses.

Ce n’était d’ailleurs pas par calcul, mais par pudeur, par respect d’elle-même, par délicatesse invincible.

La conséquence de cette résistance fut qu’Olivier, un peu dépité de ne pouvoir la vaincre, se désintéressa de la jeune fille. Je pense, du reste, qu’elle n’occupait guère son esprit pendant toute l’année, sauf les trois semaines qu’il consacrait à ses parents du Coudray. Il était de ces hommes à qui, dans chaque lieu, il plaît de retrouver une amourette et qui ne sauraient vivre autrement que dans une ambiance sensuelle ou sentimentale.

Le pis qui pouvait arriver pour la pauvre institutrice survint. Olivier se détourna d’elle pour s’intéresser à sa petite cousine, l’élève de Clémence, qui, à la longue, devenait presque grande fille.

C’était, cette Suzette, une adorable et troublante créature, bien faite pour attirer le désir d’un homme tel qu’Olivier, non pas précisément vicieux, mais déjà blasé et que tentaient les ragoûts rares.

Ses quatorze ans la faisaient femme, tout en lui gardant le charme équivoque de l’enfance.

Blonde, grasse, mignonne, la bouche fraîche, la peau délicate, au visible réseau de veines azuré, elle avait des marines roses palpitantes comme celles d’un chevreau éperdu de gambades. Et quel abîme énigmatique que ses longs yeux gris, fureteurs à la dérobée, souvent baissés, demi-couverts par les cils, ou montrant un regard à la fois impertinent, moqueur et timide, et presque sensuellement tendre.

Elle s’aperçut très vite de l’attention de son grand cousin et y répondit avec élan, déployant d’impayables coquetteries d’adolescente inexperte.

Tout ceci fut un coup terrible pour Clémence, qui acheva de porter en elle de désarroi que commençait à y éveiller le détachement, de jour en jour plus sensible, d’Olivier.

En un instant, tout sombra en elle, retenue, orgueil, chasteté jusqu’alors si intrépidement gardée.

Un soir après une journée où le flirt de Suzette et de son cousin avait évolué à l’aise dans une partie de tennis où tous deux avaient obtenu les applaudissements enthousiastes des hôtes du château, secrètement émoustillés par le tableau que leur offrait ce couple merveilleux de grâce, de souplesse, de vitalité jeune — un soir, au rendez-vous quotidien dans le parc, où Olivier continuait à se rendre, quoique avec nonchalance, elle se jeta dans les bras du jeune homme, pleura, divagua et finalement, la tête perdue, le supplia de la prendre toute.

Son affolement était trop violent, trop sincère, trop désordonné pour ne pas choquer l’homme qui ne la désirait plus. Cette défaite lui inspira simplement le besoin pervers de se venger de la trop longue résistance que l’on avait opposée à son vouloir, tout en contentant, en même temps, le besoin de trouble volupté qui s’était récemment développé en lui.

Et cette scène brève, aux dessous profonds, se précipita entre eux.

— Oui, dit-il, mais alors… la nuit prochaine, chez vous…

Toujours dans ses bras, elle souleva un peu la tête qu’elle appuyait sur la poitrine du jeune homme, plus frappée par l’accent singulier qu’il avait eu que par les paroles elles-mêmes.

— Chez moi ?…

Et, la compréhension lui revenant tout à coup :

— Mais vous savez bien que c’est impossible !

Elle couchait dans la même chambre que son élève.

Dans l’ombre du bois, Olivier laissait sans crainte s’épanouir un sourire sensuel sur ses lèvres.

— Bah ! tout est possible ! fit-il avec une affectation de légèreté où perçait son émotion voluptueuse.

Elle se dégagea tout à fait et, reprenant son bras, l’attira en une place de l’allée où la voûte des arbres laissait passer les rayons lunaires. Une clarté verdâtre permettait de distinguer vaguement les traits. Elle dit, la voix tremblante :

— Vous plaisantez, Olivier…

Mais l’idée vague : qui l’avait effleuré tout à l’heure s’implantait en lui. Il déclara carrément, avec un tranquille cynisme d’homme certain qu’il obtiendra tout ce qu’il exigera :

— Non… Si je vous ai, je veux que ce soit dans la chambre de Suzette. Elle doit dormir comme un bébé… elle ne se doutera de rien :

Clémence recula, les yeux égarés par une douleur, un effroi indicibles ; puis, brusquement, sa tête se courba, ses mains étendues se levèrent et s’appliquèrent sur son visage. Elle sanglota, en une douleur et une honte, un affreux dégoût d’elle-même, de lui, de l’amour et de sa propre sujétion…

— Que vous êtes cruel ! gémit-elle.

Ils se séparèrent sans échanger d’autres paroles, et, le lendemain soir, Olivier ne vit point Clémence venir au rendez-vous habituel.

Sa résistance était d’ailleurs à bout. Le surlendemain, après le déjeuner, comme Olivier se rendait au fumoir, Clémence passa auprès de lui et, sans le regarder, les lèvres à peine décloses, prononça presque imperceptiblement :

— Ce soir, vers onze heures, la porte sera ouverte.

C’était de la démence, de part et d’autre…

Olivier connaissait la chambre des deux jeunes filles : une très vaste pièce tendue de cretonne claire, meublée de pitch-pin. Les lits se faisaient face, allongés contre les cloisons qui descendaient, perpendiculaires au mur de façade où se découpaient les fenêtres.

Des nattes couvrant tout le plancher étouffaient les pas ; mais un craquement, un murmure involontaire pouvaient éveiller la jeune fille… Alors, que faire ?… Que lui dire ?…

Et, deux chambres plus loin, c’était l’appartement de Mme du Coudray.

Durant le temps presque inappréciable comme durée tant il fut court, entre les paroles de Clémence et sa réponse, il évoqua, il apprécia tout ceci.

— C’est bien, fit-il brièvement, je viendrai.

Ils se séparèrent emplis d’une angoisse presque semblable, d’intensité pareille tout au moins.

Et, le soir venu, chacun rentré dans ses appartements, car en ce moment il n’y avait personne d’autre au château que les maîtres, de la maison, Olivier et moi, mon filleul gagna sans bruit la porte qui — comme on le lui avait promis — était entre-baillée, et se glissa dans la chambre, qu’une veilleuse éclairait.

Un silence paisible régnait, malgré l’angoisse qui vivait en un coin de cette chambre…

Adossée à son lit, Clémence se tenait debout, vêtue de sa chemise et d’une jupe de dessous. Ses yeux ne pouvaient se détacher du lit, de l’autre côté de la pièce, où reposait son élève.

Olivier s’approcha doucement de l’institutrice ; il l’enveloppa de ses bras, sentant au long tressaillement de cette chair vaincue combien elle était à sa merci ; puis, il la quitta et avança de quelques pas vers la dormeuse, pour s’emplir les yeux de cette vision…

Suzette sommeillait en toute confiance, couchée sur le côté, le visage aux paupières closes tourné vers le jeune homme. Ses bras, étendus en avant, dépassaient du lit, presque entièrement couverts par les manches longues de la chemise de nuit.

Elle dormait, d’un gros sommeil profond d’enfant, la joue enfoncée dans l’oreiller, une petite moue à ses lèvres roses.

Et, sous la lueur pâle de la veilleuse qui irréalisait encore la pureté du teint de l’enfant, la blondeur de sa chevelure, le calme de ses paupières transparentes cerclées de cils foncés, c’était un incomparable tableau de virginité, d’abandon innocent et chaste.

Toujours collée à l’autre lit, l’institutrice luttait désespérément pour se contraindre à ne pas crier son effroi… Celui-ci était tel qu’il dominait même sa souffrance : d’amante, son orgueil flagellé de femme…

Enfin, Olivier se détourna, éteignit la veilleuse et revint précipitamment vers Clémence, dont ses lèvres exaspérées burent, les larmes de terreur et d’humiliation…

Inutile de dire que cette scène fut unique. La liaison des deux jeunes gens se poursuivit beaucoup plus banalement jusqu’à la fin du séjour d’Olivier au Coudray.

Quand il partit, Clémence sentait au fond de son cœur meurtri qu’elle ne le verrait plus. Elle savait qu’il n’emportait qu’un souvenir flétri, décoloré de leur idylle sombrée dans la réalité quelconque d’un amour où ils n’avaient apporté, lui, qu’indolence et lassitude ; elle, qu’une maladresse navrée de maîtresse honnête et inexpérimentée.

Et, pour elle, dominant le souvenir mort-né de leurs nuits, s’élevait l’image lancinante, l’emplissant de honte et de remords, de sa complaisance coupable à tous égards d’un soir… De ce premier soir d’amour — d’affront pour elle, d’insulte salissante pour l’enfant qui lui avait été confiée : complaisance si inutile pour lui gagner ne fut-ce que la reconnaissance de l’homme pour qui elle avait piétiné sur tout ce qu’il y avait de bon et de délicat en elle.


TABLE

Gabrielle ou la répulsion insurmontable 
 10
Suzanne, ou le mari despote berné 
 27
Étiennette ou la souffrance heureuse 
 45
Alice, où la fille laide amoureuse 
 55
Delphine, ou la récompense de la bonne épouse 
 71
Adrienne, ou le grand homme tâtillon. 
 79
Lucie, ou les tares vaincues 
 99
Charlotte, ou la confession préservatrice. 
 125
Élisabeth, ou le péché du mari. 
 133
Renée, ou la faute purificatrice 
 151
Maud, ou le dérèglement légitime 
 155
 171
Jeanne, ou les inséparables collaborateurs 
 175
Andrée, ou la martyre conjugale. 
 188
Michèle, ou l’égoïste victorieuse. 
 196
 206
Édith, ou l’épouse inclairvoyante. 
 206
 211
Henriette, ou la victime de la maternité 
 217
Lucienne, ou la victime de l’infécondité volontaire 
 223
Denise ; ou la chair féminine torturée 
 236
Marthe, ou l’empoisonnée par l’époux 
 243
Simone, ou doit-on avouer à l’époux ? 
 261
Madeleine, ou l’amour du cabotin 
 280
Séraphine, ou la veuve austère 
 293
Clémence ou l’institutrice 
 316


Mayenne, Imprimerie CH. COLIN.