Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeTiersLivre/51
Pourquoy eſt dicte Pantagruelion, & des
admirables vertus d’icelle.
Chapitre LI.
ar ces manieres (exceptez la fabuleuſe, car de fable ia Dieu ne plaiſe que vſions en ceſte tant veritable hiſtoire) eſt dicte l’herbe Pantagruelion. Car Pantagruel feut d’icelle inuenteur : ie ne diz pas quant à la plante, mais quant à vn certain vſaige, lequel plus eſt abhorré & hay des larrons : plus leurs eſt contraire & ennemy, que ne eſt la Teigne & Cuſcute au Lin, que le Rouſeau à la Fougere : que le Preſle aux Fauſcheurs : que Orobanche aux poys Chices : Ægilops à l’Orge : Securidaca aux Lentilles : Antranium aux Febues : l’Yuraye au Froment : le Lierre aux Murailles : que le Nenufar & Nymphæa Heraclia aux ribaux Moines, que n’eſt la Ferule & le Boulas aux eſcholiers de Nauarre, que n’eſt le Chou, à la Vigne : le Ail, à l’Aymant : l’Oignon, à la veue : la graine de Fougere, aux femmes enceinctes : la ſemence de Saule, aux Nonnains vitieuſes : l’vmbre de If, aux dormans deſſoubs : le Aconite, aux Pards & Loups : le flair du Figuier, aux Taureaux indignez : la Cigüe, aux Oiſons : le Poupié, aux Dents : l’Huille, aux Arbres. Car maintz d’iceux auons veu par tel vſaige finer leur vie hault & court : à l’exemple de Phyllis royne des Thraces : de Bonoſus, Empereur de Rome : de Amate, femme du roy Latin : de Iphis, Auctolia, Licambe, Arachne, Phæda, Leda, Acheus roy de Lydie, & aultres : de ce ſeulement indignez, que ſans eſtre aultrement mallades, par le Pantagruelion on leurs oppiloit les conduictz, par les quelz ſortent les bons motz, & encrent les bons morſeaulx, plus villainemcnt que ne feroit la male Angine & mortelle Squinanche.
Aultres auons ouy ſus l’inſtant que Atropos leurs couppoit le fillet de vie, ſoy griefuement complaignans & lamentans de ce que Pantagruel les tenoit à la guorge[1]. Mais (las) ce n’eſtoit mie Pantagruel. Il ne feut oncques rouart, c’eſtoit Pantagruelion, faiſant office de hart, & leurs ſeruant de cornette. Et parloient improprement & en Solœciſme. Si non qu’on les excuſaſt par figure Synecdochique, prenens l’inuention pour l’inuenteur. Comme on prent Ceres pour pain, Bacchus pour vin. Ie vous iure icy par les bons motz qui ſont dedans ceſte bouteille là qui refraichiſt dedans ce bac, que le noble Pantagruel ne print oncques à la guorge ſi non ceulx qui ſont negligens de obuier à la ſoif imminente.
Aultrement eſt dicte Pantagruelion par ſimilitude. Car Pantagruel naiſſant on monde eſtoit autant grand que l’herbe dont ie vous parle : & en feut prinſe la meſure aiſement : veu qu’il naſquit on temps de alteration, lors qu’on cuille ladiſte herbe, & que le chien de Icarus par les aboys qu’il faict au Soleil, rend tout le monde Troglodyte, & conſtrainct habiter es caues & lieux ſubterrains.
Aultrement eſt dicte Pantagruelion par ſes vertus & ſingularitez. Car comme Pantagruel a eſté l’Idée & exemplaire de toute ioyeuſe perfection, (ie croy que perſone de vous aultres Beuueurs n’en doubte) auſſi en Pantagruelion ie recongnoys tant de vertus, tant d’energie, tant de perfection, tant d’effectz admirables, que ſi elle euſt eſté en ſes qualitez congneue lors que les arbres (par la relation du Prophete[2]) feirent election d’vn Roy de boys pour les regir & dominer, elle ſans doubte euſt emporté la pluralité des voix & ſuffrages. Diray ie plus ? Si Oxylus filz de Orius l’euſt de ſa ſœur Hamadryas engendrée, plus en la ſeule valeur d’icelle ſe feuſt delecté, qu’en tous ſes huyct enfans tant celebrez par nos Mythologes, qui ont leurs noms mis en memoire eternelle. La fille aiſnée eut nom Vigne, le filz puyſné eut nom Figuier : l’autre Noyer, l’aultre Cheſne, l’autre Cormier, l’autre Fenabregue, l’autre Peuplier, le dernier eut nom Vlmeau, & feut grand Chirurgien en ſon temps.
Ie laiſſe à vous dire comment le ius d’icelle exprimé & inſtillé dedans les aureilles tue toute eſpece de vermine, qui y ſeroit née par putrefaction, & tout aultre animal qui dedans ſeroit entré. Si d’icelluy ius vous mettez dedans vn ſeilleau de eaue, ſoubdain vous voirez l’eaue prinſe, comme ſi feuſſent caillebotes, tant eſt grande ſa vertus. Et eſt l’eaue ainſi caillée remede præſent aux cheuaulx coliqueux, & qui tirent des flans. La racine d’icelle cuicte en eaue, remolliſt les nerfz retirez, les ioinctures contractes, les podagres ſclirrhotiques, & les gouttes nouées. Si promptement voulez guerir vne bruſlure, ſoit d’eaue, ſoit de feu, applicquez y du Pantagruelion crud, c’eſt à dire tel qui naiſt de terre, ſans aultre appareil ne compoſition. Et ayez eſguard de le changer ainſi que le voirez deſeichant ſus le mal. Sans elle ſeroient les cuiſines infames, les tables deteſtables, quoy que couuertes feuſſent de toutes viandes exquiſes : les lictz ſans delices, quoy que y ſeult en abondance Or, Argent, Electre, Iuoyre, & Porphyre. Sans elle ne porteroient les Meuſniers bled au moulin, n’en rapporteroient farine. Sans elle comment ſeroient portez les playdoiers des Aduocatz à l’auditoire ? Comment ſeroit ſans elle porté le plaſtre à l’haſtellier ? Sans elle comment ſeroit tirée l’eaue du puyz ? Sans elle que feroient les Tabellions, les Copiſtes, les Secretaires, & Eſcriuains ? Ne periroient les Pantarques & papiers rantiers ? Ne periroit le noble art d’Imprimerie ? De quoy feroit on chaſſis ? Comment ſonneroit on les cloches ? D’elle ſont les Iſiacques ornez, les Paſtophores reueſtuz, toute humaine nature couuerte en premiere poſition. Toutes les arbres lanificques des Seres, les Goſſampines de Tyle en la mer Perſicque, les Cynes des Arabes, les vignes de Malthe, ne veſtiſſent tant de perſones, que faict ceſte herbe ſeulette. Couure les armées contre le froid & la pluye, plus certes commodement que iadis ne faiſoient les peaulx. Couure les Theatres & Amphitheatres contre la chaleur, ceinct les boys & taillis au plaiſir des chaſſeurs, deſcend en eaue tant doulce que marine au profict des peſcheurs. Par elle ſont bottes, botines, botaſſes, houzeaulx, brodequins, ſouliers, eſcarpins, pantofles, ſauattes miſes en forme & vſaige. Par elle ſont les arcs tendus, les arbeleſtes bandées, les fondes faictes. Et comme ſi feuſt herbe ſacre, Verbenicque, & reuerée des Manes & Lemures les corps humains mors ſans elle ne ſont inhumez.
Ie diray plus. Icelle herbe moyenante les ſubſtances inuiſibles viſiblement ſont arreſtées, prinſes detenues, & comme en priſon miſes. A leur prinſe & arreſt ſont les groſſes & peſantes moles tournées agilement à inſigne profict de la vie humaine. Et m’eſbahys comment l’inuention de tel vſaige a eſté par tant de ſiecles celé aux antiques Philoſophes, veue l’vtilité impréciable qui en prouient : veu le labeur intolerable, que ſans elle ilz ſupportoient en leurs piſtrines. Icelle moyenant, par la retention des flots aërez ſont les groſſes Orchades, les amples Thalameges, les fors Guallions, les Naufz Chiliandres & Myriandres de leurs ſtations enleuées, & pouſſées à l’arbitre de leurs gouuerneurs. Icelle moyenant, ſont les nations, que Nature ſembloit tenir abſconſes, impermeables, & incongneues : à nous venues, nous à elles. Choſe que ne feroient les oyſeaulx, quelque legiereté de pennaige qu’ilz ayent, & quelque liberté de nager en l’aër, que leurs ſoit baillée par Nature. Taprobrana a veu Lappia : Iaua a veu les mons Riphées : Phebol voyra Theleme : Les Iſlandoys & Engronelands boyront Euphrates. Par elle Boreas a veu le manoir de Auſter : Eurus a viſité Zephire. De mode que les Intelligences celeſtes, les Dieux tant marins que terreſtres en ont eſté tous effrayez, voyans par l’vſaige de ceſtuy benedict Pantagruelion, les peuples Arcticques en plein aſpect des Antarctiques, franchir la mer Athlanticque, paſſer les deux Tropicques, volter ſoubs la Zone torride, meſurer tout le Zodiacque, s’eſbatre ſoubs l’Æquinoctial, auoir l’vn & l’aultre Pole en veue à fleur de leur Orizon. Les Dieux Olympicques ont en pareil effroy dict. Pantagruel nous a mis en penſement nouueau & tedieux, plus que oncques ne feirent les Aloïdes, par l’vſaige & vertus de ſon herbe. Il ſera de brief marié, de ſa femme aura enfans. A ceſte deſtinée ne pouons nous contreuenir : car elle eſt paſſée par les mains & fuſeaulx des ſœurs fatales, filles de Neceſſité. Par ſes enfans (peut eſtre) ſera inuentée herbe de ſemblable energie : moyenant laquelle pourront les humains viſiter les fources des greſles, les bondes des pluyes, & l’officine des fouldres : pourront enuahir les regions de la Lune, entrer le territoire des ſignes celeſtes, & là prendre logis, les vns à l’Aigle d’or, les aultres au Mouton, les aultres à la Couronne, les aultres à la Herpe, les aultres au Lion d’argent : s’aſſeoir à table auecques nous, & nos Déeſſes prendre à femmes, qui ſont les ſeulx moyens d’eſtre deifiez. En fin ont mis le remede de y obuier en deliberation, & au conſeil.
- ↑ Pantagruel les tenait à la guorge. Voyez ci-dessus, p. 157-160, la note sur la p. 213.*
* Cette page est la reproduction du frontispice de la dernière édition séparée de Pantagruel, qui a précédé l’impression du roman complet. Pour la description de cette édition et des précédentes, voir notre Bibliographie.
Nous avons établi, par des preuves qui nous paraissent irrécusables (voyez ci-dessus p. 15-19), que le Pantagruel, dont la plus ancienne édition connue est sans date et la première datée de 1533, a paru avant Gargantua, et qu’il était primitivement destiné à servir de suite à l’édition des Grandes Cronicques remaniée par Rabelais et publiée par lui en 1532 (voyez p. 23-56). La Monnoye, dans une note sur la 42e nouvelle de Des Périers, semble croire que Pantagruel a paru avant 1529. Il se fonde sur une phrase du discours de l’écolier limousin, qui se trouve dans le Champ fleury de Geoffroy Tory, publié en 1529, et qui peut paraître tirée de Pantagruel. Nous reviendrons plus loin sur cette question avec quelques détails. Pour le moment, nous nous contentons de rappeler que Rabelais, arrivé à Montpellier seulement en 1530, ne peut guère avoir publié son Pantagruel avant cette époque. D’ailleurs la date des poursuites dirigées par la Sorbonne contre cet ouvrage nous fait connaître celle de sa publication : elle se trouve indiquée, ainsi que le remarque Rathery, par une lettre latine de Calvin, d’octobre 1533, dans laquelle il raconte que la Faculté, cherchant à s’excuser d’avoir fait saisir Le Miroir de l’ame pechereſſe, de Marguerite de Valois, avait déclaré par la bouche de son suppôt, Leclerc, curé de Saint-André-des-Arcs, que ce livre avait simplement été mis à part pour être examiné, et qu’on n’avait tenu décidément condamnables que La Forêt d’amours, Pantagruel, et autres romans obscènes, « ſe pro damnatis habuiſſe obſca ; nos illos Pantagruelem, Syluam amorum, & eius monetæ. »
Pantagruel n’est pas, comme Gargantua, un personnage populaire ; toutefois, bien avant Rabelais, ce mot existe en français comme nom propre et comme nom commun. Comme nom propre il désigne un diable qui paraît plusieurs fois dans les mystères. On le trouve dans les Actes des apotres, par Arnoul et Simon Gresban, représentes en 1478 devant le roi René. Il figure aussi dans la Vie de Saint Louis par perſonnages (Bibl. nation., f. fr. 24331, fo 110, ro), et là un de ses tours est d’exciter la soif, comme le Pantagruel de Rabelais :
Ie vien de la grande cité
De paris [et] y ay eſté
Toute nuit. Onquez tel painne neu.
A cez galanz qui auoyent beu
Hier au ſuer juſqua hebreoz
Tandis qu’ilz eſtoyent au repos
Ie leur ay par ſoutille touche
Bouté du ſel dedenz la bouche
Doucement ſans lez eſueiller.Mais par ma ſoy au reſueiller
Ilz ont eu plus ſoef la mitié
Que deuant.Comme nom commun il désigne un violent mal de gorge, une sorte d’angine, qui suffoque et empêche presque absolument de parler. L’auteur du Vergier d’honneur dit en parlant d’un homme parvenu à une extrême vieillesse :
… le Panthagruel le grate
Si tres fort dehors & dedans,
Que parler ne peult…On lit dans une sotie où il s’agit d’un personnage qui feint d’être muet :
… il a le lempas.
— Non vrayement, il ne l’a pas ;
Tu ſcès bien qu’il n’eſt pas cheual.
— Il a donc quelque aultre mal.
A-il point le Panthagruel ?
— On ne l’a iamais ſi cruel
Qu’il garde de parler aux gens.(Ancien Théâtre françois, t. II, p. 235 : Sottie nouvelle à ſix perſonnaiges)M. Picot a conclu de ce dialogue que le Pantagruel de Rabelais était depuis longtemps connu des spectateurs. « Ce motif, dit-il, nous autorise à placer la sottie nouvelle vers 1545. » (Étude sur la sottie, Romania, année 1878, p. 307). On a pu se convaincre, par les deux premiers passages que nous avons cités, que Pantagruel est beaucoup plus ancien que Rabelais.
Comme nos anciens auteurs, Rabelais a tait plus d’une fois allusion à cette signification du nom de son héros : l’écolier limousin « diſoit ſouuent que Pantagruel le tenoit à la gorge » (t. I, p. 243) ; « aultres auons ouy ſus l’inſtant que Atropos leurs couppoit le fillet de vie, ſoy grieſuement complaignans & lamentans de ce que Pantagruel les tenoit à la guorge. » (t. II, p. 235). — (Voyez encore ci-après, à la fin de la note sur la l. 15 de la p. 229,* une variante de l’édition de Marnef). C’est le nom de ce mal de gorge, de gosier, qui a donné à Rabelais l’idée de cette étymologie bouffonne : « Panta en Grec vault autant à dire comme tout, & Gruel en langue Hagarene vault autant comme altéré. » (t. I, p. 228). Le nom du peuple, les « Dipſodes, » du grec διψάω « je suis altéré, » s’accorde parfaitement avec celui du souverain.
* Il fera choſes merueilleuſes, & s’il vit il aura de l’eage. On s’attend après ces mots s’il vit à quelque promesse extraordinaire, comme dans ce passage de L’yſtoire des ſept ſages (ch. II, éd. de la Société des anciens textes français, p. 61) : « Quant les ſept maiſtres ouyrent la reſponſe dirent entre eux : ſi ceſtuy enfant vit, y ſera de luy quelque grant chouſe degne de memoire. » La plaisanterie consiste dans cette attente trompée. Cette phrase était devenue du reste une sorte de locution proverbiale : « Vous ſerez homme de bien, s’il n’y a faute ; ſi vous viuez vous aurez de l’aage. » (Noël du Fail, t. I, p. 54.) — On lit à la fin de ce chapitre dans l’édition de Marnef : « Ceulx ſont deſcenduz de Pantagruel qui boyuent tant au Soir que la nuyt ſont contrainctz de eulx leuer pour Boire et pour eſtaindre la trop grand ſoif et charbon ardant que ilz ont dedans la gorge. Et ceſte ſoif ſe nomme Pantagruel pour ſouuenance et memoire dudit Pantagruel. » - ↑ Par la relation du Prophète. — Les Juges, c. 9.