Les Pastorales de Longus/Texte entier

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Traduction par Paul-Louis Courier.
Merlin (p. 1-339).
LES PASTORALES
DE
LONGUS.
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LIVRE PREMIER.



En l’île de Lesbos, chassant dans un bois consacré aux Nymphes, je vis la plus belle chose que j’aie vue en ma vie, une image peinte, une histoire d’amour. Le parc, de soi-même, étoit beau ; fleurs n’y manquoient, arbres épais, fraîche fontaine qui nourrissoit et les arbres et les fleurs ; mais la peinture, plus plaisante encore que tout le reste, étoit d’un sujet amoureux et de merveilleux artifice ; tellement que plusieurs, même étrangers, qui en avoient ouï parler, venoient là dévots aux Nymphes, et curieux de voir cette peinture. Femmes s’y voyoient accouchant, autres enveloppant de langes des enfants, de petits poupards exposés à la merci de fortune, bêtes qui les nourrissoient, pâtres qui les enlevoient, jeunes gens unis par amour, des pirates en mer, des ennemis à terre qui couroient le pays, avec bien d’autres choses, et toutes amoureuses, lesquelles je regardai en si grand plaisir, et les trouvai si belles, qu’il me prit envie de les coucher par écrit. Si cherchai quelqu’un qui me les donnât à entendre par le menu ; et ayant le tout entendu, en composai ces quatre livres, que je dédie comme une offrande à Amour, aux Nymphes et à Pan, espérant que le conte en sera agréable à plusieurs manières de gens ; pour ce qu’il peut servir à guérir le malade, consoler le dolent, remettre en mémoire de ses amours celui qui autrefois aura été amoureux, et instruire celui qui ne l’aura encore point été. Car jamais ne fut ni ne sera qui se puisse tenir d’aimer, tant qu’il y aura beauté au monde, et que les yeux regarderont. Nous-mêmes, veuille le Dieu que sages puissions ici parler des autres !

Mitylène est ville de Lesbos, belle et grande, coupée de canaux par l’eau de la mer qui flue dedans et tout à l’entour, ornée de ponts de pierre blanche et polie ; à voir, vous diriez non une ville, mais comme un amas de petites îles. Environ huit ou neuf lieues loin de cette ville de Mitylène, un riche homme avoit une terre : plus bel héritage n’étoit en toute la contrée ; bois remplis de gibier, coteaux revêtus de vignes, champs à porter froment, pâturages pour le bétail, et le tout au long de la marine, où le flot lavoit une plage étendue de sable fin.

En cette terre un chevrier nommé Lamon, gardant son troupeau, trouva un petit enfant qu’une de ses chèvres allaitoit, et voici la manière comment. Il y avoit un hallier fort épais de ronces et d’épines, tout couvert par-dessus de lierre, et au-dessous, la terre feutrée d’herbe menue et délicate, sur laquelle étoit le petit enfant gisant. Là s’en couroit cette chèvre, de sorte que bien souvent on ne savoit ce qu’elle devenoit, et abandonnant son chevreau, se tenoit auprès de l’enfant. Pitié vint à Lamon du chevreau délaissé. Un jour il prend garde par où elle alloit ; sur le chaud du midi, la suivant à la trace, il voit comme elle entroit sous le hallier doucement et passoit ses pattes tout beau par-dessus l’enfant, peur de lui faire mal ; et l’enfant prenoit à belles mains son pis comme si c’eût été mamelle de nourrice. Surpris, ainsi qu’on peut penser, il approche, et trouve que c’étoit un petit garçon, beau, bien fait, et en plus riche maillot que convenir ne sembloit à tel abandon ; car il étoit enveloppé d’un mantelet de pourpre avec une agrafe d’or, près de lui avoit un petit couteau à manche d’ivoire.

Si fut entre deux d’emporter ces enseignes de reconnoissance, sans autrement se soucier de l’enfant ; puis ayant honte de ne se montrer du moins aussi humain que sa chèvre, quand la nuit fut venue il prend tout, et les joyaux, et l’enfant, et la chèvre qu’il conduisit à sa femme Myrtale, laquelle, ébahie, s’écria si à cette heure les chèvres faisoient de petits garçons ? et Lamon lui conta tout, comme il l’avoit trouvé gisant et la chèvre le nourrissant, et comment il avoit eu honte de le laisser périr. Elle fut bien d’avis que vraiment il ne l’avoit pas dû faire ; et tous deux d’accord de l’élever, ils serrèrent ce qui s’étoit trouvé quant et lui, disant par-tout qu’il est à eux, et afin que le nom même sentît mieux son pasteur, l’appelèrent Daphnis.

A quelques deux ans de là, un berger des environs, qui avoit nom Dryas, vit une toute pareille chose et trouva semblable aventure. Un antre étoit en ce canton, qu’on appeloit l’antre des Nymphes, grande et grosse roche creuse par le dedans, toute ronde par le dehors, et dedans y avoit les figures des Nymphes, taillées de pierre, les pieds sans chaussure, les bras nus jusques aux épaules, les cheveux épars autour du col, ceintes sur les reins, toutes ayant le visage riant et la contenance telle comme si elles eussent ballé ensemble. Du milieu de la roche et du plus creux de l’antre sourdoit une fontaine, dont l’eau, qui s’épandoit en forme de bassin, nourrissoit là au devant une herbe fraîche et touffue, et s’écouloit à travers le beau pré verdoyant. On voyoit attachées au roc force seilles à traire le lait, force flûtes et chalumeaux, offrandes des anciens pasteurs.

En cette caverne une brebis, qui naguères avoit agnelé, alloit si souvent, que le berger la crut perdue plus d’une fois. La voulant châtier, afin qu’elle demeurât au troupeau, comme devant, à paître avec les autres, il coupe un scion de franc osier, dont il fit un collet en manière de lacs courant, et s’en venoit pour l’attraper au creux du rocher. Mais quand il y fut, il trouva autre chose : il voit la brebis donner son pis à un enfant, avec amour et douceur telles que mère autrement n’eût su faire ; et l’enfant, de sa petite bouche belle et nette, pource que la brebis lui léchoit le visage après qu’étoit saoul de tetter, prenoit sans un seul cri puis l’un puis l’autre bout du pis, de grand appétit. Cet enfant étoit une fille, et avec elle aussi, pour marques à la pouvoir un jour connoître, on avoit laissé une coiffe de réseau d’or, des patins dorés et des chaussettes brodées d’or.

Dryas estimant cette rencontre venir expressément des Dieux, et instruit à la pitié par l’exemple de sa brebis, enlève l’enfant dans ses bras, met les joyaux dans son bissac, non sans faire prière aux Nymphes qu’à bonne heure pût-il élever leur pauvre petite suppliante ; puis, quand vint l’heure de remener son troupeau au tect, retournant au lieu de sa demeurance champêtre, conte à sa femme ce qu’il avoit vu, lui montre ce qu’il avoit trouvé, disant qu’elle ne feroit que bien si elle vouloit de là en avant tenir cet enfant pour sa fille, et comme sienne la nourrir, sans rien dire de telle aventure. Napé, c’étoit le nom de la bergère, Napé, de ce moment, fut mère à la petite créature et tant l’aima qu’elle paroissoit proprement jalouse de surpasser en cela sa brebis, qui toujours l’allaitoit de son pis : et pour mieux faire croire qu’elle fût sienne, lui donna aussi un nom pastoral, la nommant Chloé.

Ces deux enfants en peu de temps devinrent grands, et d’une beauté qui sembloit autre que rustique. Et sur le point que l’un fut parvenu à l’âge de quinze ans, et l’autre de deux moins, Lamon et Dryas en une même nuit songèrent tous deux un tel songe. Il leur fut avis que les Nymphes, celles-là mêmes de l’antre où étoit cette fontaine, et où Dryas avoit trouvé la petite fille, livroient Daphnis et Chloé aux mains d’un jeune garçonnet fort vif et beau à merveille, qui avoit des ailes aux épaules, portoit un petit arc et de petites flèches, et les ayant touchés tous deux d’une même flèche, commandoit à l’un paître de là en avant les chèvres, et à l’autre les brebis. Telle vision aux bons pasteurs présageant le sort à venir de leurs nourrissons, bien leur fâchoit qu’ils fussent aussi destinés à garder les bêtes. Car jusque là ils avoient cru que les marques trouvées quant et eux leur promettoient meilleure fortune, et aussi les avoient élevés plus délicatement qu’on ne fait les enfants des bergers, leur faisant apprendre les lettres, et tout le bien et honneur qui se pouvoit en un lieu champêtre ; si résolurent toutefois d’obéir aux Dieux touchant l’état de ceux qui par leur providence avoient été sauvés, et, après avoir communiqué leurs songes ensemble, et sacrifié en la caverne à ce jeune garçonnet qui avoit des ailes aux épaules (car ils n’en eussent su dire le nom), les envoyèrent aux champs, leur enseignant toutes choses que bergers doivent sçavoir, comment il faut faire paître les bêtes avant midi, et comment après que le chaud est passé ; à quelle heure convient les mener boire, à quelle heure les ramener au tect ; à quoi il est besoin user de la houlette, à quoi de la voix seulement. Eux prirent cette charge avec autant de joie comme si c’eût été quelque grande seigneurie, et aimoient leurs chèvres et brebis trop plus affectueusement que n’est la coutume des bergers, pour ce qu’elle se sentoit tenue de la vie à une brebis, et lui de sa part se souvenoit qu’une chèvre l’avoit nourri.

Or étoit-il lors environ le commencement du printemps, que toutes fleurs sont en vigueur, celles des bois, celles des prés, et celles des montagnes. Aussi jà commençoit à s’ouïr par les champs bourdonnement d’abeilles, gazouillement d’oiseaux, bêlement d’agneaux nouveaux nés. Les troupeaux bondissoient sur les collines, les mouches à miel murmuroient par les prairies, les oiseaux faisoient résonner les buissons de leur chant. Toutes choses adonc faisant bien leur devoir de s’égayer à la saison nouvelle, eux aussi tendres, jeunes d’âge, se mirent à imiter ce qu’ils entendoient et voyoient. Car entendant chanter les oiseaux, ils chantoient ; voyant bondir les agneaux, ils sautoient à l’envi ; et, comme les abeilles, alloient cueillant des fleurs, dont ils jetoient les unes dans leur sein, et des autres arrangeoient des chapelets pour les Nymphes ; et toujours se tenoient ensemble, toute besogne faisoient en commun, paissant leurs troupeaux l’un près de l’autre. Souventefois Daphnis alloit faire revenir les brebis de Chloé, qui s’étoient un peu loin écartées du troupeau ; souvent Chloé retenoit les chèvres trop hardies voulant monter au plus haut des rochers droits et coupés ; quelquefois l’un tout seul gardoit les deux troupeaux, pendant le temps que l’autre vaquoit à quelque jeu. Leurs jeux étoient jeux de bergers et d’enfants. Elle, s’en allant dès le matin cueillir quelque part du menu jonc, en faisoit une cage à cigale, et cependant ne se soucioit aucunement de son troupeau ; lui d’autre côté ayant coupé des roseaux, en pertuisoit les jointures, puis les colloit ensemble avec de la cire molle, et s’apprenoit à en jouer bien souvent jusques à la nuit. Quelquefois ils partageoient ensemble leur lait ou leur vin, et de tous vivres qu’ils avoient portés du logis se faisoient part l’un à l’autre. Bref, on eût plutôt vu les brebis dispersées paissant chacune à part, que l’un de l’autre séparés, Daphnis et Chloé.

Or, parmi tels jeux enfantins, Amour leur voulut donner du souci. En ces quartiers y avoit une louve, laquelle ayant naguères louveté, ravissoit des autres troupeaux de la proie à foison, dont elle nourrissoit ses louveteaux ; et pour ce, gens assemblés des villages d’alentour faisoient la nuit des fosses d’une brasse de largeur et quatre de profondeur, et la terre qu’ils en tiroient, non toute, mais la plupart, l’épandoient au loin ; puis étendant sur l’ouverture des verges longues et grêles, les couvroient en semant par-dessus le demeurant de la terre, afin que la place parût toute plaine et unie comme devant ; en sorte que s’il n’eût passé par-dessus qu’un lièvre en courant, il eût rompu les verges, qui étoient, par manière de dire, plus foibles que brins de paille, et lors eût-on bien vu que ce n’étoit point terre ferme, mais une feinte seulement. Ayant fait plusieurs telles fosses en la montagne et en la plaine, ils ne purent prendre la louve, car elle sentit l’embûche ; mais furent cause que plusieurs chèvres et brebis périrent, et presque Daphnis lui-même par tel inconvénient. Deux boucs s’échauffèrent de jalousie à cosser l’un contre l’autre, et si rudement se heurtèrent que la corne de l’un fut rompue ; de quoi sentant grande douleur celui qui étoit écorné, se mit en bramant à fuir, et le victorieux à le poursuivre, sans le vouloir laisser en paix. Daphnis fut marri de voir ce bouc mutilé de sa corne ; et, se courrouçant à l’autre, qui encore n’étoit content de l’avoir ainsi laidement accoutré, si prend en son poing sa houlette et s’en court après ce poursuivant. De cette façon le bouc fuyant les coups, et lui le poursuivant en courroux, guères ne regardoient devant eux ; et tous deux tombèrent dans un de ces pièges, le bouc le premier et Daphnis après, ce qui l’engarda de se faire mal, pour ce que le bouc soutint sa chute. Or au fond de cette fosse, il attendoit si quelqu’un viendroit point l’en retirer et pleuroit. Chloé ayant de loin vu son accident, accourt, et voyant qu’il étoit en vie, s’en va vite appeler au secours un bouvier de là auprès. Le bouvier vint : il eût bien voulu avoir une corde à lui tendre, mais ils n’en purent trouver brin. Par quoi Chloé déliant le cordon qui entouroit ses cheveux, le donne au bouvier, lequel en dévale un bout à Daphnis, et tenant l’autre avec Chloé, tant firent-ils eux deux en tirant de dessus le bord de la fosse, et lui en s’aidant et grimpant du mieux qu’il pouvoit, que finablement ils le mirent hors du piège. Puis retirant par le même moyen le bouc, dont les cornes en tombant s’étoient rompues toutes deux (tant le vaincu avoit été bien et promptement vengé), ils en firent don au bouvier pour sa récompense, et entre eux convinrent de dire au logis, si on le demandoit, que le loup l’avoit emporté.

Revenus ensuite à leurs troupeaux, les ayant trouvés qui paissoient tranquillement et en bon ordre, chèvres et brebis, ils s’assirent au pied d’un chêne, et regardèrent si Daphnis étoit point quelque part blessé. Il n’y avoit en tout son corps trace de sang ni mal quelconque, mais bien de la terre et de la boue parmi ses cheveux et sur lui. Si délibéra de se laver, afin que Lamon et Myrtale ne s’aperçussent de rien. Venant donc avec Chloé à la caverne des Nymphes, il lui donna sa panetière et son sayon à garder, et se mit au bord de la fontaine à laver ses cheveux et son corps.

Ses cheveux étoient noirs comme ébène, tombant sur son col bruni par le hâle ; on eût dit que c’étoit leur ombre qui en obscurcissoit la teinte. Chloé le regardoit, et lors elle s’avisa que Daphnis étoit beau ; et comme elle ne l’avoit point jusque-là trouvé beau, elle s’imagina que le bain lui donnoit cette beauté. Elle lui lava le dos et les épaules, et en le lavant sa peau lui sembla si fine et si douce, que plus d’une fois, sans qu’il en vit rien, elle se toucha elle-même, doutant à part soi qui des deux avoit le corps plus délicat. Comme il se faisoit tard pour lors, étant déja le soleil bien bas, ils ramenèrent leurs bêtes aux étables, et de là en avant Chloé n’eut plus autre chose en l’idée que de revoir Daphnis se baigner. Quand ils furent le lendemain de retour au pâturage, Daphnis, assis sous le chêne à son ordinaire, jouoit de la flûte et regardoit ses chèvres couchées, qui sembloient prendre plaisir à si douce mélodie. Chloé pareillement assise auprès de lui, voyoit paître ses brebis ; mais plus souvent elle avoit les yeux sur Daphnis jouant de la flûte, et alors aussi elle le trouvoit beau ; et pensant que ce fût la musique qui le faisoit paroître ainsi, elle prenoit la flûte après lui, pour voir d’être belle comme lui. Enfin, elle voulut qu’il se baignât encore, et pendant qu’il se baignoit elle le voyoit tout nu, et le voyant elle ne se pouvoit tenir de le toucher ; puis le soir, retournant au logis, elle pensoit à Daphnis nu, et ce penser là étoit commencement d’amour. Bientôt elle n’eut plus souci ni souvenir de rien que de Daphnis, et de rien ne parloit que de lui. Ce qu’elle éprouvoit, elle n’eût su dire ce que c’étoit, simple fille nourrie aux champs, et n’ayant ouï en sa vie le nom seulement d’amour. Son ame étoit oppressée ; malgré elle bien souvent ses yeux s’emplissoient de larmes. Elle passoit les jours sans prendre de nourriture, les nuits sans trouver de sommeil : elle rioit et puis pleuroit ; elle s’endormoit et aussitôt se réveilloit en sursaut ; elle pâlissoit et au même instant son visage se coloroit de feu. La génisse piquée du taon n’est point si follement agitée. De fois à autre elle tomboit en une sorte de rêverie, et toute seulette discouroit ainsi : «  À cette heure je suis malade, et ne sais quel est mon mal. Je souffre, et n’ai point de blessure. Je m’afflige, et si n’ai perdu pas une de mes brebis. Je brûle, assise sous une ombre si épaisse. Combien de fois les ronces m’ont égratignée ! et je ne pleurois pas. Combien d’abeilles m’ont piquée de leur aiguillon ! et j’en étois bientôt guérie. Il faut donc dire que ce qui m’atteint au cœur cette fois est plus poignant que tout cela. De vrai Daphnis est beau, mais il ne l’est pas seul. Ses joues sont vermeilles, aussi sont les fleurs ; il chante, aussi font les oiseaux ; pourtant quand j’ai vu les fleurs ou entendu les oiseaux, je n’y pense plus après. Ah ! que ne suis-je sa flûte, pour toucher ses lèvres ! que ne suis-je son petit chevreau, pour qu’il me prenne dans ses bras ! O méchante fontaine qui l’as rendu si beau, ne peux-tu m’embellir aussi ? O Nymphes ! vous me laissez mourir, moi que vous avez vue naître et vivre ici parmi vous ! Qui après moi vous fera des guirlandes et des bouquets, et qui aura soin de mes pauvres agneaux, et de toi aussi, ma jolie cigale, que j’ai eu tant de peine à prendre ? Hélas ! que te sert maintenant de chanter au chaud du midi ? Ta voix ne peut plus m’endormir sous les voûtes de ces antres ; Daphnis m’a ravi le sommeil. » Ainsi disoit et soupiroit la dolente jouvencelle, cherchant en soi-même que c’étoit d’amour, dont elle sentoit les feux, et si n’en pouvoit trouver le nom.

Mais Dorcon, ce bouvier qui avoit retiré de la fosse Daphnis et le bouc, jeune gars à qui le premier poil commençoit à poindre, étant jà dès cette rencontre féru de l’amour de Chloé, se passionnoit de jour en jour plus vivement pour elle, et tenant peu de compte de Daphnis qui lui sembloit un enfant, fit dessein de tout tenter, ou par présents, ou par ruse, ou à l’aventure par force, pour avoir contentement, instruit qu’il étoit, lui, du nom et aussi des œuvres d’amour. Ses présents furent d’abord, à Daphnis une belle flûte ayant ses cannes unies avec du laiton au lieu de cire, à la fillette une peau de faon toute marquetée de taches blanches, pour s’en couvrir les épaules. Puis croyant par de tels dons s’être fait ami de l’un et de l’autre, bientôt il négligea Daphnis ; mais à Chloé chaque jour il apportoit quelque chose. C’étoient tantôt fromages gras, tantôt fruits en maturité, tantôt chapelets de fleurs nouvelles, ou bien des oiseaux qu’il prenoit au nid : même une fois il lui donna un gobelet doré sur les bords, et une autre fois un petit veau qu’il lui porta de la montagne. Elle, simple et sans défiance, ignorant que tous ces dons fussent amorce amoureuse, les prenoit bien volontiers, et en montroit grand plaisir ; mais son plaisir étoit moins d’avoir que donner à Daphnis.

Et un jour Daphnis (car si falloit-il qu’il connût aussi la détresse d’amour) prit querelle avec Dorcon. Ils contestoient de leur beauté, devant Chloé, qui les jugea, et un baiser de Chloé fut le prix destiné au vainqueur ; là où Dorcon le premier parla : « Moi, dit-il, je suis plus grand que lui. Je garde les bœufs, lui les chèvres ; or autant les bœufs valent mieux que les chèvres, d’autant vaut mieux le bouvier que le chevrier. Je suis blanc comme le lait, blond comme gerbe à la moisson, frais comme la feuillée au printemps. Aussi est-ce ma mère, et non pas quelque bête, qui m’a nourri enfant. Il est petit lui, chétif, n’ayant de barbe non plus qu’une femme, le corps noir comme peau de loup. Il vit avec les boucs, ce n’est pas pour sentir bon. Et puis, chevrier, pauvre hère, il n’a pas vaillant tant seulement de quoi nourrir un chien. On dit qu’il a tété une chèvre ; je le crois, ma fy, et n’est pas merveille si, nourrisson de bique, il a l’air d’un biquet. »

Ainsi dit Dorcon ; et Daphnis : « Oui, une chèvre m’a nourri de même que Jupiter, et je garde les chèvres, et les rends meilleures que ne seront jamais les vaches de celui-ci. Je mène paître les boucs, et si n’ai rien de leur senteur, non plus que Pan, qui toutefois a plus de bouc en soi que d’autre nature. Pour vivre je me contente de lait, de fromage, de pain bis, et de vin clairet, qui sont mets et boissons de pâtres comme nous, et les partageant avec toi, Chloé, il ne me soucie de ce que mangent les riches. Je n’ai point de barbe, ni Bacchus non plus ; je suis brun, l’hyacinthe est noire, et si vaut mieux pourtant Bacchus que les Satyres, et préfère-t-on l’hyacinthe au lis. Celui-là est roux comme un renard, blanc comme une fille de la ville, et le voilà tantôt barbu comme un bouc. Si c’est moi que tu baises, Chloé, tu baiseras ma bouche ; si c’est lui, tu baiseras ces poils qui lui viennent aux lèvres. Qu’il te souvienne, pastourelle, qu’à toi aussi une brebis t’a donné son lait, et cependant tu es belle. » À ce mot Chloé ne put le laisser achever : mais, en partie pour le plaisir qu’elle eut de s’entendre louer, et aussi que de long-temps elle avoit envie de le baiser, sautant en pieds, d’une gentille et toute naïve façon, elle lui donna le prix. Ce fut bien un baiser innocent et sans art ; toutefois c’étoit assez pour enflammer un cœur dans ses jeunes années.

Dorcon se voyant vaincu, s’enfuit dans le bois pour cacher sa honte et son déplaisir, et depuis cherchoit autre voie à pouvoir jouir de ses amours. Pour Daphnis, il étoit comme s’il eût reçu non pas un baiser de Chloé, mais une piqûre envenimée. Il devint triste en un moment, il soupiroit, il frissonnoit, le cœur lui battoit, il pâlissoit quand il regardoit la Chloé, puis tout à coup une rougeur lui couvroit le visage. Pour la première fois alors il admira le blond de ses cheveux, la douceur de ses yeux et la fraîcheur d’un teint plus blanc que la jonchée du lait de ses brebis. On eût dit que de cette heure il commençoit à voir et qu’il avoit été aveugle jusque-là. Il ne prenoit plus de nourriture que comme pour en goûter, de boisson seulement que pour mouiller ses lèvres. Il étoit pensif, muet, lui auparavant plus babillard que les cigales ; il restoit assis, immobile, lui qui avoit accoutumé de sauter plus que ses chevreaux. Son troupeau étoit oublié ; sa flûte par terre abandonnée ; il baissoit la tête comme une fleur qui se penche sur sa tige ; il se consumoit, il séchoit comme les herbes au temps chaud, n’ayant plus de joie, plus de babil, fors qu’il parlât à elle ou d’elle. S’il se trouvoit seul aucune fois, il alloit devisant en lui-même : « Dea, que me fait donc le baiser de Chloé ? Ses lèvres sont plus tendres que roses, sa bouche plus douce qu’une gauffre à miel, et son baiser est plus amer que la piqûre d’une abeille. J’ai bien baisé souvent mes chevreaux ; j’ai baisé de ses agneaux à elle, qui ne faisoient encore que naître ; et aussi ce petit veau que lui a donné Dorcon ; mais ce baiser ici est tout autre chose. Le pouls m’en bat ; le cœur m’en tressaut ; mon ame en languit, et pourtant je desire la baiser derechef. O mauvaise victoire ! O étrange mal dont je ne saurois dire le nom ! Chloé avoit-elle goûté de quelque poison avant que de me baiser ? Mais comment n’en est-elle point morte ? Oh ! comme les arondelles chantent, et ma flûte ne dit mot ! Comme les chevreaux sautent, et je suis assis ! Comme toutes fleurs sont en vigueur, et je n’en fais point de bouquets ni de chapelets ! La violette et le muguet florissent, Daphnis se fane. Dorcon à la fin paroîtra plus beau que moi. » Voilà comment se passionnoit le pauvre Daphnis, et les paroles qu’il disoit, comme celui qui lors premier expérimentoit les étincelles d’amour.

Mais Dorcon, ce gars, ce bouvier amoureux aussi de Chloé, prenant le moment que Dryas plantoit un arbre pour soutenir quelque vigne, comme il le connoissoit déja, d’alors que lui Dryas gardoit les bêtes aux champs, le vient trouver avec de beaux fromages gras, et d’abord il lui donna ses fromages ; puis commençant à entrer en propos par leur ancienne connoissance, fit tant qu’il tomba sur les termes du mariage de Chloé, disant qu’il la veut prendre à femme, lui promet pour lui de beaux présents, comme bouvier ayant de quoi. Il lui vouloit donner, dit-il, une couple de bœufs de labour, quatre ruches d’abeilles, cinquante pieds de pommiers, un cuir de bœuf à semeler souliers, et par chacun an un veau tout prêt à sevrer ; tellement que touché de son amitié, alléché par ses promesses, Dryas lui cuida presque accorder le mariage. Mais songeant puis après que la fille étoit née pour bien plus grand parti, et craignant qu’un jour si elle venoit à être reconnue, et ses parents à savoir que pour la friandise de tels dons il l’eût mariée en si bas lieu, on ne lui en voulût mal de mort, il refusa toutes ses offres, et l’éconduisit en le priant de lui pardonner.

Par ainsi Dorcon se voyant pour la deuxième fois frustré de son espérance, et encore qu’il avoit pour néant perdu ses bons fromages gras, délibéra, puisqu’autrement ne pouvoit, la première fois qu’il la trouveroit seule à seul, mettre la main sur Chloé. Pour à quoi parvenir, s’étant avisé qu’ils menoient l’un après l’autre boire leurs bêtes, Chloé un jour, et Daphnis l’autre, il usa d’une finesse de jeune pâtre qu’il étoit. Il prend la peau d’un grand loup qu’un sien taureau, en combattant pour la défense des vaches, avoit tué avec ses cornes, et se l’étend sur le dos, si bien que les jambes de devant lui couvroient les bras et les mains, celles de derrière lui pendoient sur les cuisses jusqu’aux talons, et la hure le coiffoit en la forme même et manière du cabasset d’un homme de guerre. S’étant ainsi fait loup tout au mieux qu’il pouvoit, il s’en vient droit à la fontaine, où buvoient chèvres et brebis après qu’elles avoient pâturé. Or étoit cette fontaine en une vallée assez creuse, et toute la place à l’entour pleine de ronces et d’épines, de chardons et bas genevriers, tellement qu’un vrai loup s’y fût bien aisément caché. Dorcon se musse là dedans entre ces épines, attendant l’heure que les bêtes vinssent boire ; et avoit bonne espérance qu’il effrayeroit Chloé sous cette forme de loup, et la saisiroit au corps pour en faire à son plaisir.

Tantôt après elle arriva. Elle amenoit boire les deux troupeaux, ayant laissé Daphnis coupant de la plus tendre ramée verte pour ses chevreaux après pâture. Les chiens qui leur aidoient à la garde des bêtes suivoient ; et comme naturellement ils chassent mettant le nez par-tout, ils sentirent Dorcon se remuer voulant assaillir la fillette : si se prennent à aboyer, se ruent sur lui comme sur un loup, et l’environnant qu’il n’osoit encore, tant il avoit de peur, se dresser tout-à-fait sur ses pieds, mordent en furie la peau de loup, et tiroient à belles dents. Lui, d’abord honteux d’être reconnu, et défendu quelque temps de cette peau qui le couvroit, se tenoit tapi contre terre dans le hallier, sans dire mot ; mais quand Chloé, apercevant au travers de ces broussailles oreille droite et poil de bête, appela toute épouvantée Daphnis au secours, et que les chiens lui ayant arraché sa peau de loup, commencèrent à le mordre lui-même à bon escient, lors il se prit à crier si haut qu’il put, priant Chloé et Daphnis qui jà étoit accouru, de lui vouloir être en aide ; ce qu’ils firent, et avec leur sifflement accoutumé, eurent incontinent apaisé les chiens ; puis amenèrent à la fontaine le malheureux Dorcon, qui avoit été mors et aux cuisses et aux épaules, lui lavèrent ses blessures où les dents l’avoient atteint, et puis lui mirent dessus de l’écorce d’orme mâchée, étant tous deux si peu rusés et si peu expérimentés aux hardies entreprises d’amour, qu’ils estimèrent que cette embûche de Dorcon avec sa peau de loup ne fût que jeu seulement, au moyen de quoi ils ne se courroucèrent point à lui, mais le reconfortèrent et le reconvoyèrent quelque espace de chemin, en le menant par la main ; et lui qui avoit été en si grand danger de sa personne, et que l’on avoit recous de la gueule, non du loup, comme il se dit communément, mais des chiens, s’en alla panser les morsures qu’il avoit par tout le corps.

Daphnis et Chloé cependant, jusques à nuit close, travaillèrent après leurs chèvres et brebis, qui, effrayées de la peau de loup, effarouchées d’ouïr si fort aboyer les chiens, fuyoient, les unes à la cime des plus hauts rochers ; les autres au plus bas des plages de la mer, toutes au demeurant bien apprises de venir à la voix de leurs pasteurs, se ranger au son du flageolet, s’amasser ensemble en oyant seulement battre des mains ; mais la peur leur avoit alors fait tout oublier ; et après les avoir suivies à la trace comme des lièvres, et à grand’peine retrouvées, les ramenèrent toutes au tect ; puis s’en allèrent aussi reposer ; là où ils dormirent cette seule nuit de bon sommeil. Car le travail qu’ils avoient pris leur fut un remède pour l’heure au mésaise d’amour : mais revenant le jour, ils eurent même passion qu’auparavant, joie à se revoir, peine à se quitter ; ils souffroient, ils vouloient quelque chose, et ne savoient ce qu’ils vouloient. Cela seulement savoient-ils bien, l’un que son mal étoit venu d’un baiser, l’autre, d’un baigner.

Mais plus encore les enflammoit la saison de l’année. Il étoit jà environ la fin du printemps et commencement de l’été, toutes choses en vigueur ; et déja montroient les arbres leurs fruits, les blés leurs épis ; et aussi étoit la voix des cigales plaisante à ouïr, tout gracieux le bêlement des brebis, la richesse des champs admirable à voir, l’air tout embaumé soève à respirer ; les fleuves paroissoient endormis, coulant lentement et sans bruit ; les vents sembloient orgues ou flûtes, tant ils soupiroient doucement à travers les branches des pins. On eût dit que les pommes d’ellesmêmes se laissoient tomber enamourées, que le soleil amant de beauté faisoit chacun dépouiller. Daphnis de toutes parts échauffé se jetoit dans les rivières, et tantôt se lavoit, tantôt s’ébattoit à vouloir saisir les poissons, qui glissant dans l’onde se perdoient sous sa main ; et souvent buvoit, comme si avec l’eau il eût dû éteindre le feu qui le brûloit. Chloé, après avoir trait toutes ses brebis, et la plupart aussi des chèvres de Daphnis, demeuroit long-temps empêchée à faire prendre le lait et à chasser les mouches, qui fort la molestoient, et les chassant la piquoient ; cela fait, elle se lavoit le visage, et, couronnée des plus tendres branchettes de pin, ceinte de la peau de faon, elle emplissoit une sébile de vin mêlé avec du lait, pour boire avec Daphnis.

Puis quand ce venoit sur le midi, adonc étoient-ils tous deux plus ardemment épris que jamais, pource que Chloé, voyant en Daphnis entièrement nu une beauté de tout point accomplie, se fondoit et périssoit d’amour, considérant qu’il avoit en toute sa personne chose quelconque à redire ; et lui, la voyant, avec cette peau de faon et cette couronne de pin, lui tendre à boire dans sa sébile, pensoit voir une des Nymphes mêmes qui étoient dans la caverne ; si accouroit incontinent, et lui ôtant sa couronne qu’il baisoit d’abord, se la mettoit sur la tête, et elle, pendant qu’il se baignoit tout nu, prenoit sa robe et se la vêtissoit, la baisant aussi premièrement. Tantôt ils s’entre-jetoient des pommes, tantôt ils aornoient leurs têtes et tressoient leurs cheveux l’un à l’autre, disant Chloé que les cheveux de Daphnis ressembloient aux grains de myrte, pource qu’ils étoient noirs, et Daphnis accomparant le visage de Chloé à une belle pomme, pource qu’il étoit blanc et vermeil. Aucune fois il lui apprenoit à jouer de la flûte, et quand elle commençoit à souffler dedans, il la lui ôtoit ; puis il en parcouroit des lèvres tous les tuyaux d’un bout à l’autre, faisant ainsi semblant de lui vouloir montrer où elle avoit failli, afin de la baiser à demi, en baisant la flûte aux endroits que quittoit sa bouche.

Ainsi comme il étoit après à en sonner joyeusement sur la chaleur de midi, pendant que leurs troupeaux étoient tapis à l’ombre, Chloé ne se donna garde qu’elle fut endormie : ce que Daphnis apercevant, pose sa flûte pour à son aise la regarder et contempler, n’ayant alors nulle honte, et disoit à part soi ces paroles tout bas : « Oh ! comme dorment ses yeux ! Comme sa bouche respire ! Pommes ni aubépines fleuries n’exhalent un air si doux. Je ne l’ose baiser toutefois ; son baiser pique au cœur, et fait devenir fou, comme le miel nouveau. Puis, j’ai peur de l’éveiller. O fâcheuses cigales ! elles ne la laisseront jà dormir, si haut elles crient. Et d’autre côté ces boucquins ici ne cesseront aujourd’hui de s’entre-heurter avec leurs cornes. O loups plus couards que renards, où êtes-vous à cette heure, que vous ne les venez happer ? »

Ainsi qu’il étoit en ces termes, une cigale poursuivie par une arondelle se vint jeter d’aventure dedans le sein de Chloé ; pourquoi l’arondelle ne la put prendre, ni ne put aussi retenir son vol, qu’elle ne s’abattît jusqu’à toucher de l’aile le visage de Chloé, dont elle s’éveilla en sursaut, et ne sachant que c’étoit, s’écria bien haut : mais quand elle eut vu l’arondelle voletant encore autour d’elle, et Daphnis riant de sa peur, elle s’assura, et frottoit ses yeux qui avoient encore envie de dormir ; et lors la cigale se prend à chanter entre les tetins mêmes de la gente pastourelle, comme si dans cet asile elle lui eût voulu rendre grace de son salut, dont Chloé de nouveau surprise, s’écria encore plus fort, et Daphnis de rire ; et usant de cette occasion, il lui mit la main bien avant dans le sein, d’où il retira la gentille cigale, qui ne se pouvoit jamais taire, quoiqu’il la tint dans la main. Chloé fut bien aise de la voir, et l’ayant baisée, la remit chantant toujours dans son sein.

Une autre fois ils entendirent du bois prochain un ramier, au roucoulement duquel Chloé ayant pris plaisir, demanda à Daphnis que c’étoit qu’il disoit, et Daphnis lui fit le conte qu’on en fait communément. « Ma mie, dit-il, au temps passé y avoit une fille belle et jolie, en fleur d’âge comme toi. Elle gardoit les vaches et chantoit plaisamment ; et, tant ses vaches aimoient son chant ! elle les gouvernoit de la voix seulement ; jamais ne donnoit coup de houlette ni piqûre d’aiguillon ; mais assise à l’ombre de quelque beau pin, la tête couronnée de feuillage, elle chantoit Pan et Pitys ; dont ses vaches étoient si aises qu’elles ne s’éloignoient point d’elle. Or y avoit-il non guère loin de là un jeune garçon qui gardoit les bœufs, beau lui-même, chantant bien aussi, lequel étrivoit à chanter à l’encontre d’elle, d’un chant plus fort, comme étant mâle, et aussi doux, comme étant jeune ; tellement qu’il attire à travers le bocage et emmène avec soi huit des plus belles vaches qu’elle eût en son troupeau. La pauvrette adonc déplaisante autant de son troupeau diminué comme d’avoir été vaincue au chanter, demandoit aux Dieux d’être oiseau avant que retourner ainsi à la maison. Les Dieux accomplirent son desir, et en firent un oiseau de montagne, qui aime toujours à chanter comme quand elle étoit fille, et encore aujourd’hui se plaint de sa déconvenue, et va disant qu’elle cherche ses vaches égarées. »

Tels étoient les plaisirs que l’été leur donnoit. Mais la saison d’automne venue, au temps que la grappe est pleine, certains corsaires de Tyr s’étant mis sur une fûte du pays de Carie, afin qu’on ne pensât que ce fussent barbares, vinrent aborder en cette côte, et, descendant à terre armés de corselets et d’épées, pillèrent ce qu’ils purent trouver, comme vin odorant, force grain, miel en rayons, et même emmenèrent quelques bœufs et vaches de Dorcon. Or en courant çà et là, ils rencontrèrent de male aventure Daphnis qui s’alloit ébattant le long du rivage de la mer, seul ; car Chloé, comme simple fille, crainte des autres pasteurs, qui eussent pu en folâtrant lui faire quelque déplaisir, ne sortoit si matin du logis, et ne menoit qu’à haute heure paître les brebis de Dryas. Eux voyant ce jeune garçon grand et beau, et de plus de valeur que ce qu’ils eussent pu davantage ravir par les champs, ne s’amusèrent plus ni à poursuivre les chèvres, ni à chercher à dérober autre chose de ces campagnes, mais l’entraînèrent dans leur fûte, pleurant et ne sachant que faire, sinon qu’il appeloit à haute voix Chloé tant qu’il pouvoit crier.

Or ne faisoient-ils guère que remonter en leur esquif et mettre les mains aux rames, quand Chloé vint qui apportoit une flûte neuve à Daphnis. Mais voyant çà et là les chèvres dispersées, et entendant sa voix, qui l’appeloit toujours de plus fort en plus fort, elle jette la flûte, laisse-là son troupeau, et s’en va courant vers Dorcon, pour le faire venir au secours. Elle le trouva étendu par terre, tout taillé de grands coups d’épée que lui avoient donnés les brigands, et à peine respirant encore, tant il avoit perdu de sang ; mais lorsqu’il entrevit Chloé, le souvenir de son amour le ranimant quelque peu : « Chloé, ma mie, lui dit-il, je m’en vas tout-à-l’heure mourir. J’ai voulu défendre mes bœufs, ces méchants larrons de corsaires m’ont navré comme tu vois. Mais toi, Chloé, sauve Daphnis ; venge-moi ; fais-les périr. J’ai accoutumé mes vaches à suivre le son de ma flûte, et de si loin qu’elles soient, venir à moi dès qu’elles en entendent l’appel. Prends-la, va au bord de la mer, joue cet air que j’appris à Daphnis et qu’il t’a montré. Au demeurant laisse faire ma flûte et mes bœufs sur le vaisseau. Je te la donne, cette flûte, de laquelle j’ai gagné le prix contre tant de bergers et bouviers ; et pour cela, seulement, je te prie, baise-moi avant que je meure, pleure-moi quand je serai mort, et à tout le moins, lorsque tu verras vacher gardant ses bêtes aux champs, aie souvenance de moi. »

Dorcon achevant ces paroles et recevant d’elle un dernier baiser, laissa sur ses lèvres, avec le baiser, la voix et la vie en même temps. Chloé prit la flûte, la mit à sa bouche, et sonnant si haut qu’elle pouvoit, les vaches qui l’entendent reconnoissent aussitôt le son de la flûte et la note de la chanson, et toutes d’une secousse se jettent en meuglant dans la mer ; et comme elles prirent leur élan toutes du même bord, et que par leur chute la mer s’entrouvrit, l’esquif renversé, l’eau se refermant, tout fut submergé. Les gens plongés en la mer revinrent bientôt sur l’eau, mais non pas tous avec même espérance de salut. Car les brigands avoient leurs épées au côté, leurs corselets au dos, leurs bottines à mi-jambe, tandis que Daphnis étoit tout déchaux, comme celui qui ne menoit ses chèvres que dans la plaine, et quasi nu au demeurant ; car il faisoit encore chaud. Eux donc, après avoir duré quelque temps à nager, furent tirés à fond et noyés par la pesanteur de leurs armes ; mais Daphnis eut bientôt quitté si peu de vêtements qu’il portoit, et encore se lassoit-il à force, n’ayant coutume de nager que dans les rivières. Nécessité toutefois lui montra ce qu’il devoit faire. Il se mit entre deux vaches, et se prenant à leurs cornes avec les deux mains, fut par elles porté sans peine quelconque, aussi à son aise comme s’il eût conduit un chariot. Car le bœuf nage beaucoup mieux, et plus long-temps que ne fait l’homme ; et n’est animal au monde qui en cela le surpasse, si ce ne sont oiseaux aquatiques, ou bien encore poissons ; tellement que jamais bœuf ni vache ne se noyeroient, si la corne de leurs pieds ne s’amolissoit dans l’eau, de quoi font foi plusieurs détroits en la mer, qui jusques aujourd’hui sont appelés Bosphores, c’est à-dire trajets ou passages de bœufs.

Voilà comment se sauva Daphnis, et contre toute espérance échappant deux grands dangers, ne fut ni pris ni noyé. Venu à terre là où étoit Chloé sur la rive, qui pleuroit et rioit tout ensemble, il se jette dans ses bras, lui demandant pourquoi elle jouoit ainsi de la flûte ; et Chloé lui conta tout : qu’elle avoit été pour appeler Dorcon, que ses vaches étoient apprises à venir au son de la flûte, qu’il lui avoit dit d’en jouer, et qu’il étoit mort. Seulement oublia-t-elle, ou possible ne voulut dire qu’elle l’eût baisé.

Adonc tous deux délibérèrent d’honorer la mémoire de celui qui leur avoit fait tant de bien, et s’en allèrent avec ses parents et amis, ensevelir le corps du malheureux Dorcon, sur lequel ils jetèrent force terre, plantèrent à l’entour des arbres stériles, y pendirent chacun quelque chose de ce qu’il recueilloit aux champs, versèrent du lait sur sa tombe, y épreignirent des grappes, y brisèrent des flûtes. On ouït ses vaches mugir et bramer piteusement ; on les vit çà et là courir comme bêtes égarées ; ce que ces pâtres et bouviers déclarèrent être le deuil que les pauvres bêtes menoient du trépas de leur maître.

Finies en cette manière les obsèques de Dorcon, Chloé conduisit Daphnis à la caverne des Nymphes où elle le lava, et lors elle-même pour la première fois en présence de Daphnis, lava aussi son beau corps blanc et poli, qui n’avoit que faire de bain pour paroître beau ; puis cueillant ensemble des fleurs que portoit la saison, en firent des couronnes aux images des Nymphes, et contre la roche attachèrent la flûte de Dorcon pour offrande. Cela fait ils retournèrent vers leurs chèvres et brebis, lesquelles ils trouvèrent toutes tapies contre terre, sans paître ni bêler, pour l’ennui et regret qu’elles avoient, ainsi qu’on peut croire, de ne voir plus Daphnis ni Chloé. Mais sitôt qu’elles les aperçurent, et qu’eux se mirent à les appeler comme de coutume et à leur jouer du flageolet, elles se levèrent incontinent, et se prirent les brebis à paître, et les chèvres à sauteler en bêlant, comme pour fêter le retour de leur chevrier.

Mais quoi qu’il y eût, Daphnis ne se pouvoit éjouir à bon escient depuis qu’il eut vu Chloé nue, et sa beauté à découvert, qu’il n’avoit point encore vue. Il s’en sentoit le cœur malade ne plus ne moins que d’un venin qui l’eût en secret consumé. Son souffle aucune fois étoit fort et hâté, comme si quelque ennemi l’eût poursuivi prêt à l’atteindre, d’autres fois foible et débile, comme d’un à qui manquent tout à coup la force et l’haleine ; et lui sembloit le bain de Chloé plus redoutable que la mer dont il étoit échappé. Bref, il lui étoit avis que son ame fût toujours entre les brigands, tant il avoit de peine, jeune garçon nourri aux champs, qui ne savoit encore que c’est du brigandage d’amour.


LIVRE SECOND.



Étant jà l’automne en sa force et le temps des vendanges venu, chacun aux champs étoit en besogne à faire ses apprêts ; les uns racoutroient les pressoirs, les autres nettoyoient les jarres ; ceux-ci émouloient leurs serpettes, ceux-là se tissoient des paniers ; aucuns mettoient à point la meule à pressurer les raisins écrasés, d’autres apprêtoient l’osier sec dont on avoit ôté l’écorce à force de le battre, pour en faire flambeaux à tirer le moût pendant la nuit ; et à cette cause Daphnis et Chloé, cessant pour quelques jours de mener leurs bêtes aux champs, prêtoient aussi à tels travaux l’œuvre et labeur de leurs mains. Il portoit lui la vendange dedans une hotte et la fouloit en la cuve, puis aidoit à remplir les jarres ; elle d’autre côté préparoit à manger aux vendangeurs, et leur versoit du vin de l’année précédente ; puis elle se mettoit à vendanger aussi les plus basses branches des vignes où elle pouvoit avenir. Car les vignes de Lesbos sont basses pour la plupart, au moins non élevées sur arbres fort hauts, et les branches en pendent jusque contre terre, s’étendant çà et là comme lierre, si qu’un enfant hors du maillot, par manière de dire, atteindroit aux grappes.

Et comme la coutume est en telle fête de Bacchus, à la naissance du vin, on avoit appelé des champs de là entour bon nombre de femmes pour aider, lesquelles jetoient toutes les yeux sur Daphnis, et en le louant disoient qu’il étoit aussi beau que Bacchus ; et y en eut une d’elles, plus éveillée que les autres, qui le baisa, dont il fut bien aise ; mais non Chloé qui en avoit de la jalousie. Les hommes, d’autre part, dans les cuves et pressoirs, jetoient à Chloé plusieurs paroles à la traverse, et en la voyant trépignoient comme des Satyres à la vue de quelque Bacchante, disant que de bon cœur ils deviendroient moutons, pour être menés et gardés par telle bergère ; à quoi Chloé prenoit plaisir, mais Daphnis en avoit de l’ennui. Tellement que l’un et l’autre souhaitoient que les vendanges fussent bientôt finies, pour pouvoir retourner aux champs en la manière accoutumée, et, au lieu du bruit et des cris de ces vendangeurs, entendre le son de la flûte ou le bêlement des troupeaux.

En peu de jours tout fut achevé, le raisin cueilli, la vendange foulée, le vin dans les jarres, si qu’il ne fut plus besoin d’en empêcher tant de gens ; au moyen de quoi ils recommencèrent à mener leurs bêtes aux champs comme devant, et portant aux Nymphes des grappes pendantes encore au sarment pour prémices de la vendange, les vinrent en grande joie honorer et saluer, de quoi faire ils n’avoient par le passé jamais été paresseux. Car et le matin dès que leurs troupeaux commençoient à paître, ils les venoient d’abord saluer, et le soir retournant de pâture, les alloient derechef adorer ; et jamais n’y alloient qu’ils ne leur portassent quelque offrande, tantôt des fleurs, tantôt des fruits, une fois de la ramée verte, et une autre fois quelque libation de lait ; dont puis après ils reçurent des déesses bien ample récompense. Mais pour lors ils folâtroient comme deux jeunes levrons, ils sautoient, ils flûtoient ensemble, ils chantoient, luttoient bras à bras l’un contre l’autre, à l’envi de leurs béliers et bouquins.

Et ainsi comme ils s’ébattoient, survint un vieillard portant grosse cape de poil de chèvre, des sabots en ses pieds, panetière à son col, vieille aussi la panetière. Se séant auprès d’eux, il se prit à leur dire : « Le bon homme Philétas, enfants, c’est moi, qui jadis ai chanté maintes chansons à ces Nymphes, maintefois ai joué de la flûte à ce Dieu Pan que voici, grand troupeau de bœufs gouvernois avec la seule musique, et m’en viens vers vous à cette heure, vous déclarer ce que j’ai vu et annoncer ce que j’ai ouï.

« Un jardin est à moi, ouvrage de mes mains, que j’ai planté moi-même, affié, accoutré depuis le temps que pour ma vieillesse, je ne mène plus les bêtes aux champs. Toujours y a dans ce jardin tout ce qu’on y sauroit souhaiter selon la saison ; au printemps des roses, des lis, des violettes simples et doubles ; en été du pavot, des poires, des pommes de plusieurs espèces ; maintenant qu’il est automne, du raisin, des figues, des grenades, des myrtes verts ; et y viennent chaque matin à grandes volées toutes sortes d’oiseaux, les uns pour y trouver à repaître, les autres pour y chanter ; car il est couvert d’ombrage, arrosé de trois fontaines, et si épais planté d’arbres, que qui en ôteroit la muraille qui le clôt, on diroit à le voir que ce seroit un bois.

« Aujourd’hui environ midi, j’y ai vu un jeune garçonnet sous mes myrtes et grenadiers, qui tenoit en ses mains des grenades et des grains de myrte, blanc comme lait, rouge comme feu, poli et net comme ne venant que d’être lavé. Il étoit nu, il étoit seul, et se jouoit à cueillir de mes fruits comme si le verger eût été sien. Si m’en suis couru pour le tenir, crainte, comme il étoit frétillant et remuant, qu’il ne me rompît quelque arbuste ; mais il m’est légèrement échappé des mains, tantôt se coulant entre les rosiers, tantôt se cachant sous les pavots, comme feroit un petit perdreau. J’ai autrefois eu bien affaire à courir après quelques chevreaux de lait, et souvent ai travaillé voulant attraper de jeunes veaux qui sautoient autour de leur mère ; mais ceci est toute autre chose, et n’est pas possible au monde de le prendre. Par quoi me trouvant bientôt las, comme vieux et ancien que je suis, et m’appuyant sur mon bâton, en prenant garde qu’il ne s’enfuît, je lui ai demandé à qui il étoit de nos voisins, et à quelle occasion il venoit ainsi cueillir les fruits du jardin d’autrui. Il ne m’a rien répondu, mais s’approchant de moi, s’est pris à me sourire fort délicatement, en me jetant des grains de myrte, ce qui m’a, ne sais comment, amolli et attendri le cœur, de sorte que je n’ai plus su me courroucer à lui. Si l’ai prié de s’en venir à moi sans rien craindre, jurant par mes myrtes que je le laisserois aller quand il voudroit, avec des pommes et des grenades que je lui donnerois, et lui souffrirois prendre des fruits de mes arbres, et cueillir de mes fleurs autant comme il voudroit, pourvu qu’il me donnât un baiser seulement.

« Et adonc se prenant à rire avec une chère gaie, et bonne et gentille grace, m’a jeté une voix si aimable et si douce, que ni l’arondelle, ni le rossignol, ni le cygne, fût-il aussi vieux comme je suis, n’en sauroit jeter de pareille, disant : « Quant à moi, Philétas, ce ne me seroit point de peine de te baiser ; car j’aime plus être baisé que tu ne desires toi retourner en ta jeunesse : mais garde que ce que tu me demandes ne soit un don mal séant et peu convenable à ton âge, pource que ta vieillesse ne t’exemptera point de me vouloir poursuivre, quand tu m’auras une fois baisé ; et n’y a aigle ni faucon, ni autre oiseau de proie, tant ait-il l’aile vite et légère, qui me pût atteindre. Je ne suis point enfant, combien que j’en aie l’apparence ; mais suis plus ancien que Saturne, plus ancien même que tout le temps. Je te connois dès-lors qu’étant en la fleur de ton âge, tu gardois en ce prochain pâtis un si beau et gras troupeau de vaches, et étois près de toi quand tu jouois de la flûte sous ces hêtres, amoureux d’Amaryllide. Mais tu ne me voyois pas, encore que je fusse avec ton amie, laquelle je t’ai enfin donnée, et tu en as eu de beaux enfants, qui maintenant sont bons laboureurs et bouviers ; et pour le présent je gouverne Daphnis et Chloé ; et après que je les ai le matin mis ensemble, je m’en viens en ton verger, là où je prends plaisir aux arbres et aux fleurs, et me lave en ces fontaines ; qui est la cause que toutes les plantes et les fleurs de ton jardin sont si belles à voir, pour ce que mon bain les arrose. Regarde si tu verras pas une branche d’arbre rompue, ton fruit aucunement abattu ou gâté, aucun pied d’herbe ou de fleur foulée, ni jamais tes fontaines troublées ; et te répute bien heureux de ce que toi seul entre les hommes, dans ta vieillesse, tu es encore bien voulu de cet enfant. »

« Cela dit, il s’est enlevé sur les myrtes ne plus ne moins que feroit un petit rossignol, et sautelant de branche en branche par entre les feuilles, est enfin monté jusques à la cîme. J’ai vu ses petites ailes, son petit arc et ses flèches en écharpe sur ses épaules, puis ai été tout ébahi que je n’ai plus vu ni ses flèches ni lui. Or, si je n’ai pour néant vécu tant d’années, et diminué de sens en avançant d’âge, mes enfants, je vous assure que vous êtes tous deux dévoués à l’Amour, et qu’Amour a soin de vous. »

Ils furent aussi aises d’ouïr ce propos comme si on leur eût conté quelque belle et plaisante fable. Si lui demandèrent que c’étoit d’Amour ; s’il étoit oiseau ou enfant, et quel pouvoir il avoit. Adonc Philétas se prit derechef à leur dire : « Amour est un Dieu, mes enfants. Il est jeune, beau, a des ailes ; pourquoi il se plaît avec la jeunesse, cherche la beauté et ravit les ames, ayant plus de pouvoir que Jupiter même. Il règne sur les astres, sur les éléments, gouverne le monde, et conduit les autres Dieux comme vous avec la houlette menez vos chèvres et brebis. Les fleurs sont ouvrage d’Amour ; les plantes et les arbres sont de sa facture ; c’est par lui que les rivières coulent, et que les vents soufflent. J’ai vu les taureaux amoureux ; ils mugissoient ne plus ne moins que si le taon les eût piqués ; j’ai vu le bouquin aimer sa chèvre, et il la suivoit par-tout. Moi-même j’ai été jeune, et j’aimois Amaryllide ; mais lors il ne me souvenoit de manger ni de boire, ni ne prenois aucun repos ; mon ame souffroit ; mon cœur palpitoit ; mon corps tressailloit ; je pleurois, je criois comme qui m’eût battu ; je ne parlois non plus que si j’eusse été mort ; je me jetois dans les rivières comme si un feu m’eût brûlé ; j’invoquois Pan, qui fut aussi blessé de l’amour de Pitys ; je remerciois Echo, qui appeloit Amaryllide après moi, et de dépit rompois ma flûte de ce qu’elle savoit bien mener mes vaches, et ne me pouvoit faire venir mon Amaryllide. Car il n’est remède, ni breuvage quelconque, ni charme, ni chant, ni paroles qui guérissent le mal d’amour, sinon le baiser, embrasser, coucher ensemble nue à nu. »

Philétas, après les avoir ainsi enseignés, se départit d’avec eux, emportant pour son loyer quelques fromages et un chevreau daguet, qu’ils lui donnèrent. Mais quand il s’en fut allé, eux demeurés tous seuls et ayant alors pour la première fois entendu le nom d’amour, se trouvèrent en plus grande détresse qu’auparavant, et retournés en leurs maisons, passèrent la nuit à comparer ce qu’ils sentoient en eux-mêmes avec les paroles du vieillard : « Les amants souffrent, nous souffrons ; ils ne font compte de boire ni de manger, aussi peu en faisons-nous ; ils ne peuvent dormir, ni nous clore la paupière ; il leur est avis qu’ils brûlent, nous avons le feu au dedans de nous ; ils desirent s’entrevoir, las ! pour autre chose ne prions que le jour revienne bientôt. C’est cela sans point de doute qu’on appelle amour ; tous deux sommes énamourés, et si ne le savions pas. Mais si c’est amour ce que nous sentons, je suis aimé ; que me manque-t-il donc ? Et pourquoi sommes-nous ainsi mal à notre aise ? A quoi faire nous entre-cherchons-nous ? Philétas nous dit vrai ; ce jeune garçonnet qu’il a vu en son jardin, c’est lui-même qui jadis apparut à nos pères et leur dit en songe qu’ils nous envoyassent garder les bêtes aux champs. Comment le pourra-t-on prendre ? Il est petit et s’enfuira ; de lui échapper n’est possible, car il a des ailes et nous atteindra. Faut-il avoir recours aux Nymphes ? Pan n’aida de rien Philétas quand il aimoit Amaryllide. Essayons les remèdes qu’il a dit, baiser, accoler, coucher nue à nu. Vrai est qu’il fait froid ; mais nous l’endurerons. » Ainsi leur étoit la nuit une seconde école en laquelle ils recordoient les enseignements de Philétas.

Le lendemain au point du jour ils menèrent leurs bêtes aux champs, s’entre-baisèrent l’un l’autre aussitôt qu’ils se virent, ce qu’ils n’avoient oncques fait encore, et croisant leurs bras s’accolèrent ; mais le dernier remède...., ils n’osoient, se dépouiller et coucher nus. Aussi eût-ce été trop hardiment fait, non pas seulement à jeune bergère telle qu’étoit Chloé, mais même à lui chevrier. Ils ne purent donc la nuit suivante reposer non plus que l’autre, et n’eurent ailleurs la pensée qu’à remémorer ce qu’ils avoient fait, et regretter ce qu’ils avoient omis à faire, disant ainsi en eux-mêmes : « Nous nous sommes baisés, et de rien ne nous a servi ; nous nous sommes l’un l’autre accolés, et rien ne nous en est amendé. Il faut donc dire que coucher ensemble est le vrai remède d’amour ; il le faut donc essayer aussi. Car pour sûr il y doit avoir quelque chose plus qu’au baiser. » Après semblables pensers, leurs songes, ainsi qu’on peut croire, furent d’amour et de baisers, et ce qu’ils n’avoient point fait le jour, ils le faisoient lors en songeant, couchés nue à nu. Dès le fin matin donc ils se levèrent plus épris encore que devant, et chassant avec le sifflet leurs bêtes aux champs, leur tardoit qu’ils ne se trouvoient pour répéter leurs baisers, et de si loin qu’ils se virent, coururent en souriant l’un vers l’autre, puis s’entre-baisèrent, puis s’entre-accolèrent ; mais le troisième point ne pouvoit venir ; car Daphnis n’osoit en parler, ni ne vouloit Chloé commencer, jusqu’à ce que l’aventure les conduisit à ce faire en cette manière.

Ils étoient sous le chêne assis l’un près de l’autre, et ayant goûté du plaisir de baiser, ne se pouvoient saouler de cette volupté. L’embrassement suivoit quant et quant pour baiser plus serré, et en ce point comme Daphnis tira sa prise un peu trop fort, Chloé sans y penser se coucha sur un côté, et Daphnis en suivant la bouche de Chloé pour ne perdre l’aise du baiser, se laissa de même tomber sur le côté, et reconnoissant tous deux en cette contenance la forme de leur songe, longtemps demeurèrent couchés de la sorte, se tenant bras à bras aussi étroitement comme s’ils eussent été liés ensemble, sans y chercher rien davantage : mais pensant que ce fût le dernier point de jouissance amoureuse, consumèrent en ces vaines étreintes la plus grande partie du jour, tant que le soir les y trouva ; et lors en maudissant la nuit, ils se séparèrent et ramenèrent leurs troupeaux au tect. Et peut-être enfin eussent-ils fait quelque chose à bon escient, n’eût été un tel tumulte qui survint en la contrée.

Des jeunes gens riches de Méthymne voulant passer joyeusement le temps des vendanges et s’aller ébattre quelque peu au loin, tirèrent un bateau en mer, mirent leurs valets à la rame, et s’en vinrent dans les parages du territoire de Mitylène, pour ce qu’il y a par-tout bons abris pour se retirer, belle plage pour se baigner, et est bordée de beaux édifices, avec jardins, parcs et bois que les uns nature a produits, les autres la main de l’homme. En voguant ainsi au long de la côte, et descendant ci et là, où desir leur en prenait, ils ne faisoient mal quelconque ni déplaisir à personne, mais s’ébattoient entre eux à divers passe-temps. Tantôt avec des hameçons attachés d’un brin de fil au bout de quelque long roseau, ils pêchoient, de dessus un écueil jeté fort avant en la mer, des poissons qui hantent autour des rochers ; tantôt prenoient avec leurs chiens et leurs filets les lièvres qui fuyoient des vignes pour le bruit des vendangeurs ; ou bien ils tendoient aux oiseaux, trouvant temps et lieu favorables, et avec des lacs courants, prenoient des oies sauvages, des halbrans, des outardes et autre tel gibier de plaine, dont ils avoient, outre le plaisir, de quoi fournir à leurs repas. S’il leur falloit quelque chose plus, ils l’achetoient au prochain village, payant le prix et au-delà. Il ne leur falloit que le pain et le vin, et le logis aussi ; car ils ne trouvoient pas qu’il fût sûr, étant la saison de l’automne, de coucher en mer, et à cette cause ils tiroient la nuit leur bateau à terre, peur de la tourmente pendant qu’ils dormoient.

Mais quelque paysan de là entour ayant affaire d’une corde dont on suspend la meule à presser le raisin, étant la sienne par aventure usée ou rompue, s’en vint de nuit au bord de la mer, et trouvant le bateau sans garde, délia la corde qui le lioit, l’emporta en son logis et s’en servit à son besoin. Le matin ces jeunes gens cherchèrent par-tout leur corde ; mais nul ne confessoit l’avoir prise : par quoi, après qu’ils eurent un peu querellé avec leurs hôtes, ils tirèrent outre, et ayant fait environ deux lieues, vinrent aborder à ces champs où se tenoient Daphnis et Chloé, pour ce qu’il y avoit, ce leur sembla, belle plaine à courir le lièvre. Or n’avoient-ils plus de corde pour attacher leur bateau, et à cette cause prirent du franc osier vert, le plus long qu’ils purent finer, le tordirent et en firent une hart, dont ils lièrent leur bateau à terre, puis lâchant leurs chiens, se mirent à chasser et tendirent leurs toiles aux passages qu’ils trouvèrent plus à propos. Ces chiens en courant çà et là, et aboyant, effrayèrent les chèvres de Daphnis, lesquelles abandonnèrent incontinent les coteaux, et s’enfuirent vers la marine, là où ne trouvant rien à brouter parmi le sable, aucunes plus hardies que les autres s’approchèrent du bateau, et rongèrent la hart d’osier vert dont il étoit attaché.

La mer étoit un peu émue d’un vent de terre qui se levoit ; le bateau une fois délié, les vagues le poussèrent, l’éloignèrent du bord et le portoient en mer ; de quoi les chasseurs s’étant aperçus, les uns accoururent au rivage, les autres rappelèrent leurs chiens, et tous ensemble menoient tel bruit que les gens de là entour, pâtres, vignerons, laboureurs, les entendant, vinrent de toutes parts ; mais ils n’y purent que faire. Car le vent fraîchissant toujours de plus en plus, mena la barque au gré du flot si roide et si loin, qu’elle fut tantôt hors de vue.

Par quoi ces jeunes gens dolents outre mesure, perdant leur bateau, biens et tout, cherchèrent le chevrier qui devoit garder les chèvres, et trouvant là Daphnis parmi les regardants, en chaude colère commencèrent à le battre et à le vouloir dépouiller ; même y en eut un d’entre eux qui détacha la laisse dont il menoit son chien, et prit les deux mains à Daphnis pour les lui lier derrière le dos. Lui, comme ils le battoient, crioit, imploroit l’aide d’un chacun, mais sur tous appeloit à son secours Lamon et Dryas, lesquels accourus, tous deux verts vieillards, ayant les mains rudes, endurcies du labeur des champs, prirent très bien sa défense contre les jeunes Méthymniens, en leur remontrant qu’il falloit entendre du moins ce garçon, pour voir s’il avoit tort, et que chacun dît ses raisons. Ceux de Méthymne le voulurent, et d’un commun accord on élut pour arbitre le bouvier Philétas, à cause que c’étoit le plus ancien qui se trouvât là présent, et qu’entre ceux de son village, il avoit le bruit d’être homme de grande foi et loyauté. Adonc les jeunes gens prenant la parole, firent en termes courts et clairs leur plainte de telle sorte, devant le juge bouvier :

« Nous étions descendus en ces champs pour chasser, et avions attaché notre barque au rivage avec une hart d’osier vert, puis nous nous étions mis en quête avec nos chiens, et cependant les chèvres de celui-ci sont venues, ont mangé l’osier dont notre bateau étoit attaché, et par ainsi l’ont détaché. Vous-mêmes l’avez pu voir emporté en pleine mer. Et ce qu’il y a dedans perdu pour nous, combien pensez-vous qu’il vaille ? Combien d’habits et d’équipages ? Combien de beaux harnois pour nos chiens ! et de l’argent plus qu’il n’en faudroit pour acheter tous ces champs ! En récompense de quoi, nous voulons emmener ce méchant chevrier-ci, lequel entend si mal le métier dont il se mêle, que de hanter avec ses chèvres au long des plages de la mer, comme s’il étoit marinier. »

Voilà ce que dirent les Méthymniens. Daphnis étoit tout moulu des coups qu’il avoit reçus ; mais voyant Chloé présente, il ne s’étonna de rien, et leur répondit franchement : « Je garde bien mes chèvres, et n’y a personne en tout le village qui se soit jamais plaint que pas une d’elles ait rien brouté en son jardin, ni rompu ou gâté un bourgeon dans sa vigne. Mais ceux-ci eux-mêmes sont mauvais chasseurs, et ont des chiens mal appris, qui ne font que courir çà et là, et aboyer tant et si fort, qu’ils ont effarouché mes chèvres, et les ont chassées de la plaine et de la montagne vers la mer, comme eussent pu faire des loups. Or à présent elles ont mangé quelque osier ; pouvoient-elles emmi ces sables brouter le thym ou le serpolet ? Leur bateau est péri en mer ; qu’ils s’en prennent à la tourmente, mes chèvres n’en sont pas cause. Voire mais il y avoit dedans tant de biens, des habits, de l’argent ? Et qui seroit si sot de croire qu’un bateau portant tout cela, n’eût pour l’attacher qu’une hart d’osier ? »

En disant ces paroles il se prit à pleurer, et fit grande pitié à tous les assistants ; tellement que Philétas, qui devoit donner sa sentence, jura le dieu Pan et les Nymphes que Daphnis n’avoit point de tort, ni ses chèvres non plus, et que la faute, si faute y avoit, étoit aux vents et à la mer, desquels il n’étoit pas juge pour la leur faire réparer. Ce néanmoins le bon Philétas ne sut si bien dire que les Méthymniens s’en contentassent ; mais derechef en grande fureur prirent Daphnis, et le vouloient lier pour l’emmener, n’eût été que les paysans, de ce mutinés, se ruèrent, en criant, sur eux, comme une volée d’étourneaux, et leur ôtèrent des mains Daphnis, qui se défendoit bien aussi et à son tour les chargeoit. Si qu’à grands coups de pierres et de bâtons, ils chassèrent les Méthymniens, et ne cessèrent de les poursuivre, qu’ils ne les eussent menés battant hors de leur territoire. Daphnis et Chloé restés seuls, elle eut tout loisir de le conduire en la caverne des Nymphes, où elle lui lava le visage tout souillé du sang qui lui étoit coulé du nez ; puis tirant de sa panetière un peu de fromage et du tourteau, elle lui en fit manger, et qui plus le conforta, lui donna de sa tendre bouche un baiser plus doux que miel.

Ainsi échappa Daphnis de ce danger : mais la chose n’en demeura pas là. Car ces jeunes gens de Méthymne, retournés chez eux à pied, au lieu qu’ils étoient venus en un beau bateau, blessés et mal menés, au lieu qu’ils étoient partis gais et bien délibérés, firent assembler le conseil de la ville, auquel ils requirent, en habits et contenance de suppliants, être vengés de l’outrage qu’ils avoient souffert, ne disant de vrai pas un mot, de peur que s’ils eussent conté le fait comme il étoit allé, on ne se fût moqué d’eux de s’être ainsi laissé battre par des paysans, mais accusant hautement les Mityléniens de les avoir pillés, et pris leur bateau sans autre forme de procès, comme en guerre ouverte.

Ceux de Méthymne ajoutèrent aisément foi à leur dire, pour autant mêmement qu’ils les voyoient blessés ; et quant et quant estimant chose juste et raisonnable de venger un tel outrage fait aux enfants des plus nobles maisons de leur ville, décernèrent sur-le-champ la guerre contre les Mityléniens, sans leur envoyer ni héraut ni déclaration, et commandèrent à leur capitaine qu’il mit promptement en mer dix galères pour aller faire du pis qu’il pourroit en toute leur côte. Ils pensèrent que ce ne seroit pas sûrement ni sagement fait de hasarder plus grosse flotte à l’approche de l’hiver.

Le capitaine dès le lendemain eut dressé son équipage, et usant pour moins d’embarras de ses soldats mêmes au lieu de rameurs, alla fourrager toutes les terres des Mityléniens qui étoient voisines de la mer, là où il prit force bétail, force grain, vin en quantité, pour ce qu’il n’y avoit guère que vendanges étoient faites, et grand nombre de prisonniers, gens qui travailloient à ces champs ; et aussi s’en vint débarquer où gardoient leurs bêtes Daphnis et Chloé, courut le pays, ravit et pilla tout ce qu’il y trouva. Daphnis pour lors n’étoit pas avec son troupeau ; il étoit dans le bois à cueillir de la ramée verte pour donner l’hiver aux chevreaux, et voyant du haut des arbres les ennemis dans la plaine, se cacha au creux d’un vieux chêne. Chloé, qui étoit demeurée avec les troupeaux, se cuida sauver de vitesse, et se jeta comme en un asile dans l’antre des Nymphes, poursuivie jusqu’au lieu même, et là, prioit au nom des Nymphes ces soldats de ne vouloir faire déplaisir ni à elle ni à ses bêtes ; mais en vain. Car les gens de Méthymne, après avoir fait plusieurs vilenies et moqueries aux images des Nymphes, l’emmenèrent elle et ses bêtes, en la chassant devant eux à coups de houssine comme une chèvre ou une brebis, et voyant qu’ils avoient déja plein leurs vaisseaux de toute sorte de butin, ne voulurent plus tirer outre, mais reprirent la route de leurs maisons, craignant l’hiver et les ennemis.

Ainsi s’en alloient les Méthymniens à force de rames, faisant peu de chemin ; car le temps fut si calme, qu’il ne tiroit ni vent ni haleine quelconque ; et Daphnis sorti de son creux, après que tout ce bruit fut passé, s’en vint dans la plaine où leurs bêtes avoient coutume de pâturer, et n’y voyant plus ni ses chèvres, ni les brebis, ni Chloé, mais seulement les champs tout seuls, et la flûte de laquelle Chloé se souloit ébattre jetée là, se prit à crier et pleurer, et en soupirant amèrement, s’en couroit tantôt sous le fouteau à l’ombre duquel ils avoient accoutumé de se seoir, tantôt au rivage de la mer, pour voir s’il la trouveroit point, et tantôt dans l’antre des Nymphes où il l’avoit vue fuir, et là, se jetant par terre devant leurs images, se complaignit à elles, disant qu’elles lui avoient bien failli au besoin : « Chloé, disoit-il, vient d’être arrachée de vos autels, et vous avez bien eu le cœur de le voir et l’endurer ! elle qui vous a fait tant de beaux chapelets de fleurs ! elle qui vous offroit toujours du premier lait ! elle qui vous a donné ce flageolet même que je vois ici pendu ! Jamais loup ne me ravit une seule de mes chèvres, et les ennemis m’ont maintenant ravi le troupeau entier et ma compagne bergère aussi. Mes chèvres, ils les tueront et écorcheront incontinent ; les brebis, ils en feront des sacrifices aux Dieux ; et Chloé demeurera en quelque ville loin de moi. Comment oserai-je à cette heure m’en aller devers mon père et ma mère, sans mes chèvres, sans Chloé, pour être désormais misérable manœuvre ; car il n’y a plus chez nous de bêtes que je pusse garder. Mais non, je ne bougerai d’ici, attendant la mort ou d’autres ennemis qui m’emmènent aussi. Hélas ! Chloé, es-tu en même peine que moi ? te souvient-il de ces champs ? as-tu point de regret aux Nymphes et à moi ? ou si te reconfortent nos brebis et nos chèvres prisonnières avec toi ? »

Comme il achevoit ces paroles, le cœur gros de chagrin, de pleurs, le voilà pris d’un profond somme, et lui apparoissent les trois Nymphes, en guise de belles et grandes femmes, demi-nues, les pieds sans chaussure, les cheveux épars, en tout semblables aux images. Si lui fut avis, dès l’abord, qu’elles avoient pitié de lui ; puis d’elles trois la plus âgée lui dit en le reconfortant : « Ne te plains point de nous, Daphnis ; nous avons plus de souci de Chloé que tu n’as toi-même. Nous en prîmes pitié dès-lors qu’elle venoit de naître, et abandonnée en cet antre, l’avons fait élever et nourrir. Car afin que tu le saches, rien n’a de commun Chloé avec Dryas et ses brebis, ni toi non plus avec Lamon. Et quant à ce qui est d’elle, nous y avons déja pourvu. Elle n’ira point prisonnière avec ces soldats à Méthymne, ni ne sera partie de leur butin. Pan, qui est là sous ce pin, et que vous n’honorez jamais seulement de quelques fleurettes, c’est lui que nous avons prié de vouloir secourir Chloé, parcequ’il fréquente volontiers entre gens de guerre, et lui-même a conduit des guerres, quittant le repos des champs. Il marche dès cette heure, dangereux ennemi, contre ceux de Méthymne. Pourtant ne t’afflige point, mais te lève et t’en va consoler Lamon et Myrtale, qui sont jetés à terre comme toi, croyant que tu aies été pris et emmené sur les vaisseaux. Demain reviendra ta Chloé avec vos brebis et vos chèvres ; et si les garderez encore et jouerez de la flûte ensemble. Au demeurant Amour aura soin de vous. »

Daphnis ayant ouï et vu telles choses, s’éveilla soudain en sursaut, et pleurant autant de joie que de tristesse, adora les Nymphes prosterné devant leurs images, et leur promit, si Chloé retournoit à sauveté, de leur sacrifier la plus grasse de ses chèvres ; et courant au pin sous lequel étoit le dieu Pan représenté avec les pieds d’un bouc, deux cornes en la tête, qui d’une main tenoit sa flûte, et de l’autre arrêtoit un bouquin, l’adora aussi, et le pria qu’il lui plût faire promptement revenir Chloé, lui promettant semblablement de lui sacrifier un bouc ; et jusques au soir environ le soleil couchant, à peine cessa-t-il ses larmes et ses vœux pour le retour de Chloé. Enfin ramassant sa feuillée, il s’en retourna au logis, où il ôta de grand émoi Lamon et Myrtale, et les remplit de liesse ; puis mangea un petit et s’en alla dormir ; mais ce ne fut pas sans pleurer ; ni sans faire prière aux Nymphes qu’elles lui apparussent encore, et que le jour revînt bientôt, et avec le jour, selon leur promesse, Chloé. Jamais nuit ne lui fut si longue. Or voici comme il en alla.

Le capitaine de Méthymne ayant navigué à la rame environ cinq quarts de lieue, voulut un petit rafraîchir ses gens las d’avoir couru le pays, et trouvant un promontoire assez avancé en mer, dont l’extrémité présentoit deux pointes en manière de croissant, abrit aussi sûr qu’aucun port, il y jeta l’ancre sous une roche haute et droite, sans autrement aborder, afin que de la côte à toute aventure on ne lui pût faire nul déplaisir, et ainsi permit à ses gens de se traiter et réjouir en pleine assurance. Eux ayant à bord foison de tous vivres qu’ils avoient pillés, se mirent à manger, boire et faire fête, comme on fait pour une victoire. Mais dès que le jour fut failli, et que la nuit eut mis fin à leur bonne chère, il leur fut avis soudainement que la terre étoit toute en feu, et vers la haute mer entendirent un bruissement dans le lointain, comme des rames d’une grosse flotte qui fût venue contre eux. L’un crioit aux armes, l’autre appeloit ses compagnons ; l’un pensoit être jà blessé, l’autre croyoit voir un homme mort gisant devant lui. Bref, y avoit tout tel tumulte comme en un combat de nuit ; et si, n’y avoit point d’ennemis.

Après une nuit si terrible, le jour vint qui les effraya encore davantage. Car ils virent les boucs de Daphnis et ses chèvres, les cornes toutes entortillées de rameaux de lierre avec leurs grappes ; ils entendirent les brebis et béliers de Chloé qui hurloient comme loups ; elle-même on la vit couronnée de branchages de pin. Et en la mer se faisoient aussi choses étranges à conter. Car quand ils pensoient lever les ancres, elles tenoient au fond ; quand ils cuidoient abattre leurs rames pour voguer, elles se rompoient. Les dauphins sautant autour des vaisseaux et les battant de leur queue, en décousoient les jointures. Et entendait-on du haut de la roche le son d’une flûte à sept cannes telle qu’en ont les bergers ; mais ce son n’étoit point plaisant à ouïr, comme seroit le son d’une flûte ordinaire, ains épouvantoit ceux qui l’entendoient comme l’éclat imprévu d’une trompette de guerre : de quoi ils étoient tous en merveilleux effroi, et couroient aux armes, disant que c’étoient les ennemis qui les venoient attaquer, et ne savoit-on par où ; et lors desiroient que la nuit revînt, comme s’ils eussent dû avoir trêve quand elle seroit venue.

Or n’étoit celui parmi eux conservant tant soit peu de sens, qui ne connût clairement que tous ces prodiges venoient du dieu Pan irrité contre eux pour quelque méfait, mais ils n’en pouvoient deviner la cause, n’ayant touché chose qu’ils sussent appartenir à Pan ; jusqu’à ce qu’environ midi le capitaine, non sans expresse ordonnance divine, s’endormit, et lui apparut Pan lui-même disant telles paroles : « O méchants sacrilèges ! comme avez-vous été si forcenés que d’oser emplir d’alarme les champs que j’aime uniquement, ravir les troupeaux qui sont en ma protection, et arracher par force d’un lieu saint une jeune fille de laquelle Amour veut faire une histoire singulière, et n’avez point eu de crainte ni de révérence aux Nymphes qui le vous ont vu faire, ni à moi aussi qui suis le dieu Pan ! Jamais vous ne verrez Méthymne, si vous y prétendez porter un tel butin, ni jamais n’échapperez le son de cette mienne flûte, qui vous a naguère effrayés. Je vous ferai tous abymer au fond de la mer et manger aux poissons, si tu ne rends, et bientôt, Chloé aux Nymphes à qui vous l’avez enlevée, et quant et elle ses brebis et tout le troupeau des chèvres. Pourtant lève-toi sans délai, et la remets à terre avec ce que je t’ai dit, et je vous conduirai tous deux en vos maisons, elle par terre et toi par mer. »

À ces paroles tout troublé, le capitaine Bryaxis (car ainsi avoit-il nom) s’éveilla en sursaut, et de chaque galère aussitôt faisant appeler les chefs, commanda qu’on cherchât entre les prisonniers Chloé jeune bergère, et fut fait ; et n’eurent pas de peine à la trouver, car elle étoit assise la tête couronnée de pin. Si la mènent au capitaine ; et lui, connoissant bien à cela que c’étoit pour elle qu’il avoit eu cette apparition en dormant, la conduisit lui-même à terre dans la galère capitainesse, dont elle ne fut pas plutôt hors, que du haut de la roche aussitôt on entend un nouveau son de flûte, non plus épouvantable en manière de l’alarme, mais tel que bergers ont coutume de sonner quand c’est pour mener leurs bêtes aux champs ; et brebis aussitôt de sortir du navire courant par l’escale sans broncher, et les chèvres encore mieux, comme celles qui savoient jà gravir et descendre tous lieux escarpés. Puis chèvres et brebis à terre entourèrent Chloé, bondissant, sautelant et bêlant, et sembloient s’éjouir avec elle de leur commune délivrance.

Mais les troupeaux des autres bergers et chevriers demeurèrent où on les avoit mis, et ne bougèrent de dessous le tillac des galères, comme n’étant point pour eux le son de la flûte ; de quoi tout le monde s’émerveilla grandement, et en loua la puissance et bonté de Pan. Et encore vit-on de plus étranges merveilles en l’un et en l’autre élément. Car les galères des Méthymniens démarrèrent d’elles-mêmes, avant qu’on eût levé les ancres, et y avoit un dauphin qui les conduisoit sautant hors de l’eau devant la capitainesse ; et sur terre un fort doux et plaisant son de flûte conduisoit les deux troupeaux, sans que l’on pût voir qui en jouoit ; si que les brebis et les chèvres marchoient et paissoient en même temps, avec très grand plaisir d’ouïr telle mélodie.

C’étoit environ l’heure qu’on ramène les bêtes aux champs après midi. Daphnis apercevant de tout loin, d’une vedette élevée, Chloé avec les deux troupeaux, ô Nymphes ! ô Pan ! s’écria-t-il ; et descendu dans la plaine, court à elle, se jette dans ses bras, épris de si grande joie qu’il en tomba tout pâmé. A peine purent le ranimer les baisers même de Chloé qui le pressoit contre son sein. Ayant enfin repris ses esprits, il s’en fut avec elle sous le hêtre, là où s’étant tous deux assis, il ne faillit à lui demander comme elle avoit pu échapper des mains de tant d’ennemis, et Chloé lui conta tout, son enlèvement dans la grotte, son départ sur le vaisseau, et le lierre venu aux cornes de ses chèvres, et la couronne de feuillage de pin sur sa tête ; ses brebis qui avoient hurlé, le feu sur la terre, le bruit en la mer, les deux sortes de son de flûte, l’un de paix, l’autre de guerre, la nuit pleine d’horreur, et comme une certaine mélodie musicale l’avoit conduite tout le chemin sans qu’elle en vît rien.

Adonc reconnoissant Daphnis le secours manifeste de Pan et l’effet de ce que les Nymphes lui avoient promis, conta de sa part à Chloé tout ce qu’il avoit ouï, tout ce qu’il avoit vu, et comme, se mourant d’amour et de regret, il avoit été par les Nymphes rendu à la vie. Puis il renvoya querir Dryas et Lamon, et quant et quant tout ce qui fait besoin pour un sacrifice, et lui-même cependant prit la plus grasse chèvre qui fût en son troupeau, de laquelle il entortilla les cornes avec du lierre, en la même sorte et manière que les ennemis les avoient vues, et après lui avoir versé du lait entre les cornes, la sacrifia aux nymphes, la pendit et l’écorcha, et leur en consacra la peau attachée au roc. Puis quand Chloé fut revenue, amenant Dryas et Lamon et leurs femmes, il fit rôtir une partie de la chair et bouillir le reste ; mais avant tout il mit à part les prémices pour les Nymphes, leur épandit de la cruche pleine une libation de vin doux, et ayant accommodé de petits lits de feuillage et verde ramée pour tous les convives, se mit avec eux à faire bonne chère, et néanmoins avoit toujours l’œil sur les troupeaux, crainte que le loup survenant d’emblée ne fît son coup pendant ce temps-là. Puis tous ayant bien repu, se mirent à chanter des hymnes aux nymphes que d’anciens pasteurs avoient composées. La nuit venue ils se couchèrent en la place même emmi les champs, et le lendemain eurent aussi souvenance de Pan. Si prirent le bouc chef du troupeau, et couronné de branchages de pin le menèrent au pin sous lequel étoit l’image du Dieu, et louant et remerciant la bonté de Pan, le lui sacrifièrent, le pendirent, l’écorchèrent, puis firent bouillir une partie de la chair et rôtir l’autre, et le tout étendirent emmi le beau pré sur verde feuillade. La peau avec les cornes fut au tronc de l’arbre attachée tout contre l’image de Pan, offrande pastorale à un Dieu pastoral ; et ne s’oublièrent non plus de lui mettre à part les prémices, et si firent en son honneur les libations accoutumées. Chloé chanta, Daphnis joua de la flûte, et chacun prit place à table.

Ainsi qu’ils faisoient chère lie, survint de cas d’aventure le bon homme Philétas, apportant à Pan quelques chapelets de fleurs, et des moissines avec les grappes et la pampre encore au sarment ; et quant et lui amenoit son plus jeune fils Tityre, jeune petit gars ayant cheveux blonds et couleur vermeille, air vif et malin, et qui en courant sautoit ne plus ne moins qu’un chevreau. Dès qu’ils aperçurent Philétas, ils se levèrent tous, allèrent avec lui couronner l’image de Pan, et suspendirent les moissines du bon Philétas aux branches du pin ; puis, lui faisant place parmi eux, le convièrent à leur repas. Or quand ces vieillards eurent un peu bu, adonc commencèrent-ils à conter de leurs jeunes ans, comme ils gardoient leurs bêtes aux champs, comme ils étoient échappés de plusieurs dangers et surprises d’écumeurs de mer et de larrons. L’un se vantoit qu’il avoit une fois tué un loup, l’autre qu’après Pan il n’y avoit homme qui sût si bien jouer de la flûte que lui. C’étoit Philétas qui se donnoit cette louange. Daphnis et Chloé le prièrent qu’il leur voulût de grâce montrer un petit de sa science, et qu’en ce sacrifice fait à Pan, il honorât avec sa flûte le Dieu amateur de tels sons. Philétas consentit, encore que pour sa vieillesse il se plaignît de n’avoir plus guère d’haleine, et prit la flûte de Daphnis. Mais elle se trouva trop petite pour y pouvoir montrer beaucoup de savoir et d’artifice, comme celle de quoi jouoit un jeune garçon seulement ; par quoi il envoya Tityre en son logis, distant d’environ demi-lieue, pour lui apporter la sienne. L’enfant jette là son hocqueton, et s’en court comme un faon de biche ; et cependant Lamon se mit à leur conter la fable de Syringe, pour laquelle apprendre il avoit donné à un chevrier de Sicile, qui en savoit la chanson, un bouc et une flûte.

« Cette Syringe, leur dit-il, aujourd’hui flûte pastorale, jadis étoit une belle fille ayant voix mélodieuse et grande science de musique. Elle gardoit les chèvres, chantoit et se jouoit avec les Nymphes. Pan qui la voyoit aux champs garder ses bêtes, jouer, chanter, un jour vient à elle et la prie de ce qu’il vouloit, lui promettant faire que ses chèvres porteroient toutes deux chevreaux à chaque portée. Elle se moqua de son amour, et dit que jamais elle n’auroit ami, non seulement tel comme lui, qui sembloit proprement un bouc, mais ni autre quel qu’il fût. Pan la voulut prendre à force ; elle s’enfuit ; il la poursuivit ; tant que pieds la purent porter, elle courut ; mais lasse à la fin de courir, elle se jette en un marais, et là se perd dans les roseaux. Pan coupe les cannes en courroux, et n’y trouvant point la pucelle, connut son inconvénient, et lors unissant avec de la cire les roseaux taillés inégaux, en signe d’amour non égale, il en fit cet instrument. Ainsi elle qui paravant étoit belle jeune fille, depuis a été un plaisant instrument de musique. » Lamon à peine achevoit son conte, et bon Philétas de le louer, disant n’avoir ouï en sa vie chanson si jolie que cette fable, quand Tityre arriva portant la flûte de son père, grande à merveille, composée des plus grosses cannes que l’on trouve, accoutrée de laiton par dessus la cire. On eût dit que c’étoit celle-là même que Pan fit la première. Philétas adonc se leva, et assis sur son lit de feuillage, premièrement il essaya tous les chalumeaux voir si rien empêchoit le vent, et voyant que chaque tuyau rendoit le son convenable, souffla dedans à bon escient. Si sembloit proprement un air de plusieurs flageolets jouants ensemble, tant menoient de bruit ces pipeaux : puis petit à petit diminuant la force du vent, ramena son jeu en un son tout-à-fait doux et plaisant, et leur montrant tout l’artifice de la musique pastorale pour bien mener et faire paître les bêtes aux champs, leur fit voir comment il falloit souffler pour un troupeau de bœufs, quel son est mieux séant à un chevrier, quel jeu aiment les brebis et moutons ; celui des brebis étoit gracieux, fort et grave celui des bœufs, celui des chèvres clair et aigu ; et une seule flûte imitoit toutes ces diverses flûtes du berger, du bouvier, et du chevrier.

La compagnie à table écoutoit sans mot dire, couchée sur le feuillage, prenant très grand plaisir d’ouïr si bien jouer Philétas, jusqu’à ce que Dryas se levant, le pria de jouer quelque gaie chanson en l’honneur de Bacchus, et lui cependant leur dansa une danse de vendange, faisant les gestes comme s’il eût, tantôt cueilli la grappe au cep, tantôt porté le raisin dans la hotte, puis les mines d’un qui foule la vendange, qui verse le vin dans les jarres, et d’un qui hume à bon escient la liqueur nouvelle. Toutes lesquelles choses il fit si proprement et de si bonne grace, approchant du naturel, qu’ils pensoient voir devant leurs yeux la vigne, le pressoir, et les jarres, et Dryas buvant le vin doux. Ayant ainsi le troisième vieillard bien et gentiment fait son devoir de danser, à la fin alla baiser Daphnis et Chloé, lesquels incontinent se levèrent et dansèrent le conte de Lamon. Daphnis contrefaisoit le Dieu Pan, Chloé la belle Syringe ; il lui faisoit sa requête, et elle s’en rioit ; elle s’enfuyoit, lui la poursuivoit, courant sur le bout des orteils pour mieux contrefaire les pieds de bouc ; elle feignoit d’être lasse et de ne pouvoir plus courir, et au lieu des roseaux s’alloit cacher dans le bois.

Et Daphnis alors prenant la grande flûte de Philétas, en tira d’abord un son douloureux, comme Pan qui se fût plaint de la jouvencelle ; puis un son passionné, comme la priant d’amour ; puis un son de rappel, comme cherchant par-tout ce qu’elle étoit devenue. Si que le bon homme lui-même Philétas tout émerveillé accourut le baiser, et après l’avoir baisé lui fit présent de sa flûte, en priant aux Dieux que Daphnis la laissât un jour à pareil successeur que lui. Daphnis donna la sienne petite à Pan, et ayant baisé Chloé comme revenue et retrouvée d’une véritable fuite, ramena jouant de la flûte ses bêtes aux étables, pource qu’il étoit déja tard ; et aussi fit Chloé les siennes au son des mêmes chalumeaux. Les chèvres marchoient côte à côte des brebis, et Chloé tout joignant Daphnis, de sorte qu’à chaque pas ils se baisoient l’un l’autre, et durèrent ainsi jusques à nuit close, et en se quittant complotèrent ensemble de ramener paître leurs troupeaux le lendemain au plus matin, comme ils firent. Car incontinent que le jour commença à poindre, ils revinrent au pâturage, et ayant premièrement salué les Nymphes, puis après Pan, s’allèrent asseoir dessous le chêne, où ils jouèrent de la flûte ensemble, s’entre-baisèrent, s’embrassèrent, se couchèrent l’un près de l’autre, et sans y faire rien davantage, se relevèrent. Ensuite ils songèrent à manger ; et ils buvoient en même sébile du vin mêlé avec du lait. Or échauffés et rendus plus hardis par toutes ces choses, ils contestoient entre eux d’amour, et en vinrent jusqu’à se vouloir assurer par serment l’un de l’autre. Daphnis allant dessous le pin, jura par le Dieu Pan qu’il ne vivroit jamais un seul jour sans Chloé ; et Chloé dans l’antre des Nymphes, jura devant leurs images de vivre et mourir avec Daphnis. Mais elle, comme une jeune et innocente fillette, fut si simple de vouloir que Daphnis au sortir de l’antre lui jurât un autre serment. Si lui dit : « Ce Dieu Pan, Daphnis, est un Dieu volage auquel il n’y a point de fiance ; il a aimé Pitys, il a aimé Syringe ; il ne cesse de pourchasser les Nymphes Épimélides, et on le voit toujours après les Dryades. Si tu me fausses la foi que tu m’as jurée, il ne s’en fera que rire, voire quand tu aurois plus de maîtresses qu’il n’a de chalumeaux en sa flûte. Et comment te puniroit-il, lui qui chaque jour fait amour nouvelle ? Jure-moi par ton troupeau, et par la chèvre qui te nourrit et allaita, que jamais tu ne laisseras Chloé tant qu’elle te sera fidèle ; et là où elle te fera faute et aux Nymphes qu’elle a jurées, fuis-la et la hais ou la tue, comme tu ferois un loup. »

Daphnis prit plaisir à ce doute, et debout au milieu de son troupeau, tenant d’une main un bouc et de l’autre une chèvre, jura qu’il aimeroit Chloé tant qu’il en seroit aimé, et que si elle en aimoit un autre, il se tueroit au lieu d’elle ; dont elle fut bien aise, et s’en assura plus que du premier serment, croyant les brebis et les chèvres être Dieux propres aux bergers et aux chevriers.


LIVRE TROISIÈME.



Mais les Mityléniens apprenant comme ceux de Méthymne avoient envoyé dix galères à leur dommage, et mêmement étant informés, par gens qui venoient de la campagne, comme on avoit couru leurs terres et pillé leurs biens, estimèrent que ce seroit lâcheté d’endurer un tel outrage des Méthymniens, et délibérèrent promptement prendre les armes contre eux. Si levèrent incontinent trois mille hommes de pied et cinq cents chevaux, et envoyèrent par terre leur capitaine général Hippase, craignant de les mettre sur mer en temps approchant de l’hyver.

Le capitaine parti aussitôt avec ses gens, ne fourragea point les terres des Méthymniens, ni n’emmena le bétail des laboureurs et paysans, parcequ’il estimoit cela être le fait d’un larron et non pas d’un capitaine ; ains tira droit vers la ville, espérant la surprendre les portes ouvertes et sans garde. Mais quand il en fut près environ six lieues, un héraut lui vint au-devant, qui lui demanda trêve au nom des Méthymniens. Car ayant entendu depuis par leurs prisonniers, que ceux de Mitylène ne savoient du tout rien de ce qui s’étoit passé, mais que c’étoit une querelle entre paysans et jeunes gens, où ceux-ci avoient eu des coups pour quelque insolence par eux faite, ils regrettoient fort d’avoir si à la légère offensé leurs voisins, et n’avoient autre desir que de rendre et restituer ce qui auroit été pris, pour pouvoir trafiquer et hanter comme devant les uns avec les autres sans crainte ni danger. Hippase envoya le héraut porter ces paroles au Sénat des Mityléniens, combien qu’il eût tout pouvoir et autorité absolue, et cependant alla camper à demi-lieue de Méthymne, attendant les ordres de sa ville. De là à deux jours ordre lui vint de recevoir les restitutions, et s’en retourner sans faire nul dommage. Car ayant le choix de la paix ou de la guerre, ils avoient pensé que la paix valoit mieux. Ainsi se termina la guerre entre Méthymne et Mitylène, finie comme elle fut commencée par soudaine résolution.

Et là-dessus survint l’hyver plus fâcheux que la guerre à Daphnis et à sa Chloé. Car incontinent la neige, tombant en grande abondance, couvrit les chemins et enferma les laboureurs en leurs maisons ; les torrents impétueux tomboient aval du haut des montagnes, l’eau se geloit, les arbres sembloient morts, on ne voyoit plus la terre, sinon alentour des fontaines et de quelques ruisseaux ; ainsi ne se pouvoient plus mener les bêtes aux champs, ni n’osoient les gens mettre seulement le nez hors la porte ; mais demeurant tous au logis, faisoient un grand feu, alentour duquel, dès que les coqs avoient chanté le matin, chacun venoit faire sa besogne. Les uns retordoient du fil, les autres tissoient du poil de chèvre, ou faisoient des collets à prendre les oiseaux. Le soin qu’il falloit lors avoir des bœufs, étoit de leur donner de la paille à manger en la bouverie, aux chèvres et brebis de la feuillée en la bergerie, aux pourceaux de la faîne et du gland en la porcherie.

Étant ainsi chacun contraint de garder la maison pour la rudesse du temps, les autres, tant laboureurs que pasteurs, en étoient aises, parcequ’ils avoient un peu de relâche en leurs travaux, faisoient bons repas et long somme, tellement que l’hyver leur sembloit plus doux que non pas l’été, ni l’automne, ni le printemps avec. Mais Daphnis et Chloé se souvenant des plaisirs passés, comme ils s’entrebaisoient, comme ils s’entr’embrassoient, et de leurs joyeux passetemps emmi ces champs et ces prairies, toute nuit soupiroient en grande peine sans pouvoir dormir, attendant la saison nouvelle ne plus ne moins qu’une seconde vie après la mort. Chaque fois qu’ils trouvoient sous leur main la panetière dont ils souloient tirer leur manger, cela leur mettoit deuil au cœur ; apercevant la sébile où ils étoient coutumiers de boire l’un après l’autre, ou bien la flûte, qui étoit un don d’amourette, jetée à terre quelque part sans que l’on en tînt compte, cela renouveloit leur regret. Si prioient aux Nymphes et à Pan qu’ils les délivrassent de ces maux, et leur remontrassent enfin à eux et à leurs bêtes le soleil beau et clair, et quant et quant faisant ces prières aux Dieux, cherchoient quelque invention par laquelle ils se pussent entrevoir. Chloé de soi n’y eût su que faire, et aussi n’avoit guère moyen ; car celle qu’on estimoit sa mère étoit tout le jour après elle, lui montrant à carder la laine et à tourner le fuseau, et lui parlant de la marier ; mais Daphnis, comme celui qui avoit plus de loisir et plus de sens aussi que la fillette, trouva pour la voir une telle finesse. Devant le logis de Dryas, tout contre le mur de la cour, étoient deux grands myrtes et un lierre ; les myrtes bien près l’un de l’autre et quasi joints par le pied, tellement que le lierre les embrassant tous deux, et s’étendant en guise de vigne sur l’un et sur l’autre, y faisoit une manière de loge fort couverte, tant les feuilles étoient épaisses et tissues, s’il faut ainsi dire, les unes avec les autres ; par dedans pendoient force grappes noires, comme raisins à la treille ; à l’occasion de quoi y avoit toujours, mêmement l’hyver, grande multitude d’oiseaux qui lors ne trouvoient rien ailleurs, force merles, force grives, force ramiers, force bisets, et de tous autres oiseaux aimant à manger grains de lierre. Daphnis sortit de la maison sous couleur d’aller tendre à ces oiseaux, ayant plein son bissac de fouaces et de gâteaux au miel, et portant aussi, afin qu’on le crût mieux, de la glu et des collets. La distance de l’une des maisons à l’autre étoit d’environ demi-lieue, et la neige non encore durcie par le froid, lui eût fait avoir bien de la peine, n’eût été qu’Amour passe par-tout et franchit le feu, l’eau, la neige, voire même celle de la Scythie. Daphnis fit le chemin tout d’une course, et arrivé devant la demeure de Dryas, secoua la neige qu’il avoit aux pieds, tendit ses collets, englua de longues verges, puis se mit en aguet là auprès, épiant quand viendroient les oiseaux et à l’aventure Chloé.

Or, quant aux oiseaux, il en vint grande compagnie, et en prit tant qu’il avoit assez affaire à les amasser, à les tuer et à les plumer, mais de la maison ne sortoit personne, homme ni femme, ni coq, ni poule ; ains se tenoient tous au-dedans clos et cois au long du feu, dont le pauvre Daphnis étoit en grand émoi d’être venu si mal à point et à heure si malheureuse. Si osa bien penser de trouver un prétexte pour tout droit entrer léans, discourant en lui-même quelle couleur seroit la plus croyable. « Je viens querir du feu. Comment ? n’avez-vous point de plus proches voisins ? Je demande du pain. Ton bissac est plein de vivres. Du vin. Il n’y a que trois jours que vous avez fait vendanges. Le loup m’a poursuivi. Et où en est la trace ? Je suis venu chasser aux oiseaux. Que ne t’en vas-tu donc après que tu en as assez pris ? Je veux voir Chloé. » Telle chose ne se pouvoit bonnement confesser à un père et à une mère. Ainsi n’y avoit-il pas une de toutes ces occasions-là qui ne portât quelque soupçon. « Mieux vaut, disoit-il, que je m’en aille. Je la reverrai au printemps : non cet hyver, puisque les Dieux, comme je crois, ne veulent pas. » Ayant fait en lui-même ces devis, et serrant jà ce qu’il avoit pris de grives et autres oiseaux, il s’en alloit partir. Mais comme si expressément Amour eût eu pitié de lui, voici qu’il avint.

Dryas et sa famille à table, le pain et la viande toute prête, chacun entendoit à boire et à manger, et cependant un des chiens de la bergerie, voyant qu’on ne se donnoit point de garde de lui, happe un lopin de chair et s’enfuit hors de la maison ; de quoi Dryas courroucé, pour autant mêmement que c’étoit sa part, prend un bâton et court après. En le poursuivant il vint à passer au long de ce lierre où Daphnis avoit tendu ses gluaux, et le vit comme il chargeoit déja sa prise sur ses épaules, prêt à s’en retourner ; et sitôt qu’il l’aperçut, oubliant et chair et chien : Dieu te gard, mon fils, s’écria-t-il ; puis le vient accoler et baiser, le prend par la main et le mène en sa maison.

Quand ils se virent l’un l’autre, à peine qu’ils ne tombèrent tous deux, de grande aise qu’ils eurent. Ils se forcèrent toutefois de se tenir sur leurs pieds, s’entr’appelèrent, se donnèrent le bon jour, et se baisèrent, ce qui leur fut comme un étai et appui qui leur vint à point pour les engarder de tomber. Ayant ainsi Daphnis contre son espérance vu, et davantage ayant baisé sa Chloé, s’assit auprès du feu et déchargea sur la table ses grives et ses ramiers, contant à la compagnie comment, ennuyé de tant demeurer à la maison, il s’en étoit venu chasser aux oiseaux, et comment il en avoit pris aucuns avec des collets, d’autres avec des gluaux, ainsi qu’ils venoient aux grains de lierre et de myrte. Ceux de la maison le louèrent grandement de son bon esprit, et le prièrent de manger à bonne chère de ce que le mâtin leur avoit laissé, commandant à Chloé qu’elle leur versât à boire, ce qu’elle fit bien volontiers, à tous les autres premièrement, et puis à Daphnis le dernier ; car elle faisoit semblant d’être fâchée contre lui, de ce qu’étant venu si près, il s’en étoit voulu aller sans la voir ni parler à elle ; et néanmoins avant que lui présenter à boire, elle but un trait en la tasse, puis lui bailla le demeurant, et lui, encore qu’il eût grand’soif, but lentement et à longue haleine, pour en avoir tant plus de plaisir.

Si fut tantôt la table vide de pain et chair, et lors assis, ils lui demandèrent nouvelles de Myrtale et Lamon, disant qu’ils étoient bien heureux d’avoir un tel bâton de leur vieillesse ; desquelles louanges Daphnis n’étoit pas marri, mêmement qu’on les lui donnoit en présence de sa Chloé. Mais quand ils lui dirent qu’ils le retenoient ce jour et celui d’après, à cause qu’ils devoient le lendemain faire un sacrifice à Bacchus, peu s’en fallut qu’il ne les adorât au lieu de Bacchus. Si tira de son bissac force gâteaux et des oiseaux qu’ils habillèrent pour le souper. Ainsi fut derechef le feu allumé, le vin tiré, la table dressée, et sitôt qu’il fut nuit close se mirent à manger, après quoi ils passèrent le temps, partie à faire de plaisants contes, et partie à chanter, jusqu’à ce que sommeil leur vînt ; et lors ils s’en allèrent coucher, Chloé avec sa mère, Daphnis avec Dryas. Chloé n’eut autre bien la nuit que de penser à son Daphnis, qu’elle verroit le lendemain tout le jour, et lui se repaissoit d’une vaine volupté, tenant à grand heur de coucher seulement avec le père de sa Chloé ; de sorte que plus d’une fois il l’embrassa et baisa, croyant en rêve embrasser et baiser Chloé.

Le matin il fit un froid extrême, et tira un vent de bise si âpre qu’il brûloit et perçoit tout. Quand ils furent levés, Dryas sacrifia à Bacchus un chevreau d’un an, alluma un grand feu et apprêta le dîner. Adonc, cependant que Napé entendoit à cuire le pain, et Dryas à faire bouillir le chevreau, Chloé et Daphnis étant de loisir, sortirent tous deux de la maison et s’en allèrent sous le lierre, où ils dressèrent des collets, tendirent des gluaux et prirent encore grand nombre d’oiseaux, en s’entre-baisant parmi continuellement, et tenant tels propos amoureux : « Je suis venu pour toi, Chloé. Je sais bien, Daphnis. A cause de toi, belle, je tue ces pauvres oiseaux. Qu’est-il de nos amours ? m’as-tu point oublié ? Non, par les Nymphes que je t’ai jurées, dans cette grotte où nous nous reverrons, dès que la neige sera fondue. Ah, Chloé ! qu’elle est haute cette neige ! ne fondrai-je point moi-même avant elle ? Ne te soucie, Daphnis ; le soleil sera chaud, mais que vienne prime-vère. Ah ! le fût-il déja comme le feu qui brûle mon cœur ! Badin, tu te moques de moi, et tu me tromperas quelque jour. Non ferai, par mes chèvres que tu m’as fait jurer. »

Ainsi que Chloé répondoit en cette sorte à son Daphnis ne plus ne moins que l’écho, Napé les appela : ils s’y en coururent, portant avec eux leur prise bien plus grande que celle de la veille, et après avoir fait des libations à Bacchus, se mirent à manger, ayant sur leurs têtes des couronnes de lierre ; et à la fin ayant bien repu et chanté l’hymne à Bacchus, renvoyèrent Daphnis en lui garnissant très bien son bissac de pain et de chair, et si lui rendirent ses grives et ramiers, disant que quant à eux ils en prendroient bien toujours quand ils voudroient, tant que dureroit l’hiver, et que les grappes ne faudroient au lierre. Ainsi se partit Daphnis, en les baisant tous premier que Chloé, afin que son baiser lui restât pur et net. Depuis il y revint plusieurs fois par autres subtilités, de sorte que l’hiver ne se passa point tout pour eux sans quelque plaisir amoureux.

Et sur le commencement du printemps, que la neige se fondoit, la terre se découvroit et l’herbe dessous poignoit, les bergers alors sortirent et menèrent leurs bêtes aux champs, mais devant tous Daphnis et Chloé, comme ceux qui servoient eux-mêmes à un bien plus grand pasteur ; et d’abord s’en coururent droit aux Nymphes dans la caverne, ensuite à Pan sous le pin, puis sous le chêne, où ils s’assirent en regardant paître leurs troupeaux et s’entre-baisant quant et quant ; puis allèrent cher des fleurs pour en faire des couronnes aux Dieux. Mais les fleurs à peine commençoient d’éclore, par la douceur du petit béat de zéphyre qui les ranimoit et la chaleur du soleil qui les entrouvroit. Toutefois encore trouvèrent-ils de la violette, des narcisses, du muguet, et autres telles premières fleurs que produit la saison nouvelle, dont ils firent des chapelets et en couronnèrent les têtes aux images, en leur offrant du lait nouveau de leurs brebis et de leurs chèvres, puis essayèrent à jouer un peu de leurs chalumeaux, comme s’ils eussent voulu provoquer les rossignols à chanter, lesquels leur répondoient de dedans les buissons, commençant petit à petit à lamenter encore Itys et recorder leur ramage, qu’un long silence leur avoit fait oublier.

Et alors aussi les brebis bêloient, les agneaux sautoient et se courboient sous le ventre de leur mère, les béliers poursuivoient les brebis qui n’avoient point encore agnelé, et les ayant arrêtées, sailloient puis l’une, puis l’autre ; autant en faisoient les boucs après les chèvres, sautant à l’environ, combattant et se cossant fièrement pour l’amour d’elles. Chacun avoit les siennes à soi, et gardoit qu’autre ne fît tort à ses amours ; toutes choses dont la vue auroit en des vieillards éteints rallumé le feu de Vénus, et trop mieux échauffoit ces deux jeunes personnes, qui de long-temps inquiets, pourchassant le dernier but du contentement d’amour, brûloient et se consumoient de tout ce qu’ils entendoient et voyoient, cherchant quelque chose qu’ils ne pouvoient trouver outre le baiser et l’embrasser. Mêmement Daphnis qui devenu grand et en bon point, pour n’avoir bougé tout l’hiver de la maison à ne rien faire, frissoit après le baiser, et étoit gros, comme l’on dit, d’embrasser, faisant toutes choses plus curieusement et plus hardiment que paravant, pressant Chloé de lui accorder tout ce qu’il vouloit, et de se coucher nue à nu avec lui plus longuement qu’ils n’avoient accoutumé. « Car il n’y a, disoit-il, que ce seul point qui nous manque des enseignements de Philétas, pour la dernière et seule médecine qui apaise l’amour. »

Et Chloé lui demandant ce qu’il y pouvoit avoir outre se baiser, s’embrasser et se coucher tout vêtus, et ce qu’il pensoit faire plus quand ils seroient couchés nus ? « Cela, lui dit-il, que les beliers font aux brebis et les boucs aux chèvres. Vois-tu comment après cela les brebis ne s’enfuient plus, ni les beliers ne se travaillent plus à courir après, mais paissent tous les deux amiablement ensemble, comme étant l’un et l’autre assouvis et contents ; et doit bien être quelque chose plus douce que ce que nous faisons, et dont la douceur surpasse l’amertume d’amour. Et mais, vois-tu pas que les beliers et les brebis, les boucs et les chèvres faisant ce que tu dis, se tiennent debout ; les mâles montent dessus, les femelles soutiennent les mâles sur le dos. Et toi tu veux que je me couche avec toi à terre, et toute nue. Sont-elles donc pas plus vêtues de leur laine ou bien de leur poil que moi de ce qui me couvre ? »

Il la crut, et comme elle voulut, se coucha près d’elle, où il fut long-temps, ne sachant comment faire pour venir à bout de ce qu’il desiroit. Il la fit relever, l’embrassa par derrière en imitant les boucs ; mais il s’en trouvoit encore moins satisfait que devant. Si se rassit à terre, et se prit à pleurer de ce qu’il savoit moins que les belins accomplir les œuvres d’amour.

Or y avoit-il non guère loin de là un qui cultivoit son propre héritage et s’appeloit Chromis, homme ayant jà passé le meilleur de son âge et étant tout-à-l’heure cassé. Il tenoit avec soi certaine petite femme, jeune et belle, et délicate, pour autant mêmement qu’elle étoit de la ville, et avoit nom Lycenion ; laquelle voyant passer tous les matins Daphnis, qui menoit ses bêtes en pâture et le soir les ramenoit au tect, eut envie de s’accointer de lui pour en faire son amoureux, et tant le guetta, qu’une fois le trouvant seulet, elle lui donna une flûte, une gauffre à miel, et une panetière de peau de cerf ; mais elle n’osa lui rien dire, se doutant qu’il aimoit Chloé, parcequ’il étoit toujours avec elle ; et néanmoins n’en savoit autre chose, sinon qu’elle les avoit vus sourire l’un à l’autre et se faire des signes. Si fit entendre à Chromis, un matin, qu’elle s’en alloit voir une sienne voisine en travail d’enfant, suivit les jeunes gens pas à pas, et se cachant entre des buissons pour n’être point aperçue, vit de là tout ce qu’ils faisoient, entendit tout ce qu’ils disoient, et très bien sut remarquer comment et pour quelle cause pleuroit le pauvre Daphnis. Par quoi ayant pitié de leur peine, et quant et quant considérant que double occasion de bien faire se présentoit à elle, l’une de les instruire de leur bien, l’autre d’accomplir son desir, elle usa d’une telle finesse. Le lendemain feignant d’aller voir sa voisine qui travailloit d’enfant, elle vient droit au chêne sous lequel étoit Daphnis avec Chloé, et contrefaisant la marrie troublée : « Hélas ! mon ami, dit-elle, Daphnis, je te prie, aide-moi. De mes vingt oisons, voilà un aigle qui m’en emporte le plus beau. Mais parcequ’il est trop pesant, l’aigle ne l’a pu enlever jusque sur cette roche là haut, où est son aire, ains est allé cheoir avec au fond du vallon, dedans ce bois ici : et pour ce, je te prie, mon Daphnis, viens y avec moi, car toute seule j’ai peur, et m’aide à le recourir. Ne veuille souffrir que mon compte demeure imparfait. A l’aventure pourras-tu bien tuer l’aigle même, qui ainsi ne ravira plus vos agneaux ni vos chevreaux ; et Chloé ce temps pendant gardera vos deux troupeaux. Tes chèvres la connoissent aussi bien comme toi ; car vous êtes toujours ensemble. »

Daphnis, ne se doutant de rien, se leva incontinent, prit sa houlette en sa main, et s’en fut avec Lycenion. Elle le mena loin de Chloé, dans le plus épais du bois, près d’une fontaine, où l’ayant fait seoir : « Tu aimes, lui dit-elle, Daphnis, tu aimes la Chloé. Les Nymphes me l’ont dit cette nuit. Elles me sont venues, ces Nymphes, conter en dormant les pleurs que tu faisois hier, et si m’ont commandé que je t’ôtasse de cette peine, en t’apprenant l’œuvre d’amour, qui n’est pas seulement baiser et embrasser, ni faire comme les beliers et bouquins ; c’est bien autre chose, et bien plus plaisante que tout cela. Par quoi si tu veux être quitte du déplaisir que tu en as, et trouver l’aise que tu y cherches, ne fais seulement que te donner à moi apprenti joyeux et gaillard, et moi, pour l’amour des Nymphes, je te montrerai ce qui en est. »

Daphnis perdit toute contenance, tant il fut aise, comme un pauvre garçon de village jeune et amoureux. Si se met à genoux devant Lycenion, la priant à mains jointes de tôt lui montrer ce doux métier, afin qu’il pût faire à Chloé ce qu’il desiroit ; et comme si c’eût été quelque grand et merveilleux secret, lui promit un chevreau de lait, des fromages frais, de la creme, et plutôt la chèvre avec. Adonc le voyant Lycenion plus naïf et plus simple encore qu’elle n’avoit imaginé, se prit à l’instruire en cette façon. Elle lui commanda de s’asseoir auprès d’elle, puis de la baiser tout ainsi qu’ils avoient de coutume entre eux, et en la baisant de l’embrasser, et finablement de se coucher à terre au long d’elle. Comme il se fut assis, qu’il l’eut baisée, se fut couché, elle, le trouvant en état, le souleva un peu et se glissa sous lui, puis elle le mit dans le chemin qu’il avoit jusque-là cherché, ou chose ne fit qui ne soit en tel cas accoutumée, nature elle-même du reste l’instruisant assez.

Finie l’amoureuse leçon, Daphnis, aussi simple que devant, s’en voulut courir vers Chloé pour lui faire tout aussitôt ce qu’il venoit d’apprendre, comme s’il eût eu peur de l’oublier. Mais Lycenion le retint et lui dit : « Il faut que tu sçaches encore ceci, Daphnis ; c’est que comme j’étois déjà femme, tu ne m’as point fait mal à ce coup ; car un autre homme, il y a déjà quelque temps, m’enseigna cela que je te viens d’apprendre et en eut mon pucelage pour son loyer. Mais Chloé, lorsqu’elle luttera cette lutte avec toi, la première fois elle criera, elle pleurera, et si saignera, comme qui l’auroit tuée ; mais n’aye point de peur, et quand elle voudra se prêter à toi, amène-la ici, afin que si elle crie, personne ne l’entende, et si elle pleure, personne ne la voie, et si elle saigne, qu’elle se puisse laver en cette fontaine. Et te souvienne cependant que je t’ai fait homme premier que Chloé. »

Après lui avoir donné ces avis, Lycenion s’en alla d’un autre côté du bois, faisant semblant de chercher encore son oison, et Daphnis alors songeant à ce qu’elle lui avoit dit, ne savoit plus s’il oseroit rien exiger de Chloé outre le baiser et l’embrasser. Il ne vouloit point la faire crier, car ce lui sembloit acte d’ennemi ; ni la faire pleurer, car c’eût été signe qu’elle eût senti mal ; ou la faire saigner, car étant novice, il craignoit ce sang, et pensoit être impossible qu’il sortît du sang sinon d’une blessure. Si s’en revint du bois en résolution de prendre avec elle les plaisirs accoutumés seulement, et venu à l’endroit où elle étoit assise faisant un chapelet de violette, lui controuva qu’il avoit arraché des serres mêmes de l’aigle l’oison de Lycenion ; puis l’embrassant, la baisa comme Lycenion l’avoit baisé durant le déduit, car cela seul lui pouvoit-il, à son avis, faire sans danger ; et Chloé lui mit sur la tête le chapelet qu’elle avoit fait, et en même temps lui baisoit les cheveux, comme sentant à son gré meilleur que les violettes ; puis lui donna de sa panetière à repaître du raisin sec et quelques pains, et souventefois lui prenoit de la bouche un morceau et le mangeoit, elle, comme petits oiseaux prennent la becquée du bec de leur mère.

Ainsi qu’ils mangeoient ensemble, ayant moins de souci de manger que de s’entrebaiser, une barque de pêcheurs parut, qui voguoit au long de la côte. Il ne faisoit vent quelconque, et étoit la mer fort calme, au moyen de quoi ils alloient à rames et ramoient à la plus grande diligence qu’ils pouvoient, pour porter en quelque riche maison de la ville leur poisson tout frais pêché ; et ce que tous mariniers ont accoutumé de faire pour alléger leur travail, ceux-ci le faisoient alors ; c’est que l’un d’eux chantoit une chanson marine, dont la cadence régloit le mouvement des rames, et les autres, de même qu’en un chœur de musique, unissoient par intervalles leur voix à celle du chanteur. Or, tant qu’ils voguèrent en pleine mer, le son dans cette étendue, se perdoit, et la voix s’évanouissoit en l’air ; mais quand ils vinrent à passer la pointe d’un écueil et entrer en une baye profonde en forme de croissant, on ouït bien plus fort le bruit des rames, et bien plus distinctement le refrain de leur chanson ; pource que le fond de la baye se terminoit en un vallon creux, lequel recevant le son, comme le vent qui s’entonne dedans une flûte, rendoit un retentissement qui représentoit à part le bruit des rames, et la voix des chanteurs à part, chose plaisante à ouïr. Car comme une voix venoit d’abord de la mer, celle qui répondoit de terre resonnoit d’autant plus tard, que plus tard avoit commencé l’autre.

Daphnis qui savoit que c’étoit de ce retentissement, ne regardoit rien qu’en la mer, et prenoit singulier plaisir à voir la barque voguer vite comme voleroit un oiseau, tâchant à retenir quelque chose de la chanson qu’il pût jouer après sur sa flûte. Mais Chloé n’ayant jamais ouï ce resonnement de la voix qu’on appelle écho, tournoit la tête, tantôt du côté de la mer, lorsque les pêcheurs chantoient, tantôt vers le bois, cherchant qui leur répondoit. Eux passés, tout se tut en la mer et dans le vallon ; et Chloé demandoit à Daphnis si derrière l’écueil y avoit point une autre mer, une autre barque et d’autres rameurs qui chantassent. Il se prit doucement à sourire, et plus doucement encore la baisa, puis lui mettant sur la tête le chapelet de violettes, commença à lui conter la fable d’Écho, lui demandant pour loyer de lui faire ce beau conte, dix autres baisers. Si lui dit : « Il y a, ma mie, plusieurs sortes de Nymphes ; les unes sont Nymphes des bois, les autres des prés ou des eaux, toutes belles, toutes savantes en l’art de chanter ; et fille d’une d’elles fut jadis Écho, mortelle, pource qu’elle étoit née d’un père mortel, belle, comme fille de belle mère. Elle fut nourrie par les Nymphes et apprise par les Muses, qui lui montrèrent à jouer de la flûte, à former des sons sur la lyre et sur la cithare, et lui enseignèrent toute sorte de chant ; si qu’étant jà venue en la fleur de son âge, elle dansoit avec les Nymphes et chantoit avec les Muses : mais elle fuyoit les mâles, autant les Dieux que les hommes, aimant la virginité. Pan se courrouça contre elle, jaloux de ce qu’elle chantoit si bien, et dépité de ne pouvoir jouir de sa beauté. Il rendit furieux les pâtres et chevriers du pays, qui, comme loups ou chiens enragés, se jetèrent sur la pauvre fille, la déchirèrent, chantant encore, et çà et là dispersèrent ses membres pleins d’harmonie. Terre les reçut en faveur des Nymphes, conserva son chant, retient sa musique, et depuis, par le vouloir des Muses, imite les voix et les sons, représente, ainsi que faisoit la pucelle de son vivant, hommes, Dieux, bêtes, instruments et Pan quand il joue de la flûte, lequel entendant contrefaire son jeu, saute et court par les montagnes, non pour autre envie, mais cherchant où est l’écolier qui se cache et répète son jeu, sans qu’il le voie ni connoisse. »

Daphnis ayant fait ce conte, Chloé le baisa, non seulement dix fois, comme il avoit demandé, mais beaucoup plus. Car Écho redit, peu s’en faut, tout ce qu’il avoit dit, comme pour témoigner qu’il n’avoit point menti.

La chaleur alloit tous les jours de plus en plus augmentant, parceque le printemps finissoit et l’été commençoit ; et aussi avoient-ils de nouveaux passetemps convenables à la saison d’été. Daphnis nageoit dans les rivières, Chloé se baignoit dans les fontaines ; il jouoit de la flûte à l’envi des pins que les vents faisoient resonner ; elle chantoit à l’encontre des rossignols à qui mieux mieux. Ensemble ils chassoient aux cigales, prenoient des sauterelles, cueilloient les fleurs, crouloient les arbres, mangeoient les fruits ; et à la fin se couchèrent tous deux sous une même peau de chèvre, nue à nu ; et lors eût Chloé facilement été faite femme, si Daphnis n’eût craint de lui faire sang ; de quoi il avoit si belle peur, qu’appréhendant de n’être pas toujours maître de soi, souvent il empêchoit Chloé de se dépouiller toute nue, tellement qu’elle-même s’en étonnoit ; mais elle avoit honte de lui en demander la cause.

Il y eut durant cet été grande presse et pourchas amoureux autour de Chloé pour l’avoir en mariage, et venoit-on de tous côtés la demander à Dryas. Aucuns lui portoient des présents, et tous lui faisoient de grandes promesses ; tellement que Napé, mue d’avarice, lui conseilloit de la marier, et ne tenir point plus long-temps une fille si grande en sa maison ; que si on ne se hâtoit de lui donner mari, elle pourroit à l’aventure bientôt, en gardant ses bêtes par les champs, perdre son pucelage, et se marier pour des pommes ou des roses avec quelque berger ; et, ce disoit Napé, valoit mieux, pour le bien d’elle et d’eux aussi, la faire maîtresse de la maison de quelque bon laboureur, et prendre ce qu’on leur offroit qu’ils garderoient à leur propre fils. Car nonguères auparavant leur étoit né un petit garçon. Et Dryas lui-même quelquefois se laissoit aller à ces raisons ; aussi que chacun lui faisoit des offres bien au-delà de ce que méritoit une simple bergère ; mais considérant puis après que la fille n’étoit pas née pour s’allier en paysannerie, et que s’il arrivoit qu’un jour elle retrouvât sa famille, elle les feroit tous heureux, il différoit toujours d’en rendre certaine réponse, et les remettoit d’une saison à l’autre, dont lui venoit à lui cependant tout plein de présents qu’on lui faisoit.

Ce que Chloé entendant en étoit fort déplaisante, et toutefois fut long-temps sans vouloir dire à Daphnis la cause de son ennui. Mais voyant qu’il l’en pressoit et importunoit souvent, et s’ennuyoit plus de n’en rien savoir qu’il n’auroit pu faire après l’avoir su, elle lui conta tout : combien ils étoient de poursuivants qui la demandoient ; combien riches ! les paroles que disoit Napé à celle fin de la faire accorder, et comment Dryas n’y avoit point contredit, mais remettoit le tout aux prochaines vendanges. Daphnis oyant telles nouvelles, à peine qu’il ne perdit sens et entendement, et se séant à terre, se prit à pleurer, disant qu’il mourroit si Chloé cessoit de venir aux champs garder les bêtes avec lui, et que non lui seulement, mais que les brebis et moutons en mourroient de déplaisir, s’ils perdoient une telle bergère. Puis y ayant un peu pensé, il reprit courage et se mit en tête qu’il la pourroit avoir lui-même, s’il la demandoit à son père, espérant facilement l’emporter sur tous les autres, et leur être préféré. Une chose pourtant le troubloit ; Lamon n’étoit pas riche ; ce seul point lui affoiblissoit fort son espérance. Toutefois il se résolut, quoi qu’il en pût arriver, de la demander à femme, et Chloé même en fut d’avis. Si n’en osa de prime abord rien dire à Lamon, mais découvrit plus hardiment son amour à Myrtale, et lui tint propos comme il desiroit épouser Chloé.

Myrtale la nuit en parla à son mari. Mais Lamon le trouva fort mauvais, et appela sa femme bête, de vouloir marier à une fille de simples bergers, tel gars, à qui elle savoit bien que les marques et enseignes trouvées quant et lui, promettoient autre fortune, et qui un jour ou l’autre étant reconnu des siens, les pourroit, eux, non seulement affranchir de servitude, mais les faire maîtres de meilleure et plus grande terre que celle qu’ils tenoient comme serfs. Myrtale toutefois craignant que le garçon épris d’amour, s’il perdoit ainsi tout espoir de ce que tant il desiroit, ne fût capable de quelque funeste résolution, lui allégua d’autres motifs et prétextes de refus : « Nous sommes, ce lui dit-elle, pauvres, mon enfant, et avons besoin d’une fille qui nous apporte, plutôt qu’à qui il faille donner : au contraire ils sont riches, eux, et si veulent avoir un mari qui leur donne. Mais va, fais tant envers Chloé, et elle envers son père, qu’il ne nous demande pas grand’chose et qu’il te la donne en mariage. Sans doute, elle t’aime aussi, et elle aimera bien mieux coucher avec toi pauvre et beau, qu’avec pas un de ceux-là, qui sont riches et laids comme marmots. »

Myrtale crut par ce moyen avoir doucement éconduit Daphnis. Car elle tenoit pour tout assuré que jamais Dryas n’y consentiroit, ayant en main de plus riches partis qui lui offroient beaucoup de biens. Daphnis quant à lui ne se pouvoit plaindre de la réponse, mais se voyant si loin d’espérance, fit ce que les amants qui sont pauvres ont accoutumé de faire ; il se prit à pleurer, et invoqua les Nymphes, lesquelles la nuit ensuivante, ainsi qu’il dormoit, s’apparurent à lui, en même forme et manière que la première fois ; et lui dit la plus âgée d’elles : « A un autre Dieu touche le soin du mariage de Chloé : nous te donnerons, nous, de quoi gagner Dryas. Le bateau des Méthymniens, dont tes chèvres broutèrent le lien l’année passée, fut ce jour-là par les vents emporté bien loin de terre : mais d’autres souffles la nuit le jetèrent contre la côte, où il périt et tout ce qui étoit dedans, sinon qu’avec le débris l’onde poussa sur la grève une bourse de trois cents écus, et est là couverte d’algue, près d’un dauphin mort, qui a été cause que nul passant ne s’en est encore approché, fuyant un chacun la puanteur de cette pourriture. Vas-y, prends la bourse, et la donne. Ce sera assez à cette heure pour montrer que tu n’es point pauvre : mais un temps viendra que tu seras riche. »

Aussitôt dites ces paroles, elles disparurent avec la nuit, et le jour commençant à poindre, Daphnis se leva tout joyeux, chassa ses bêtes aux champs avec les sons accoutumés, et ayant baisé Chloé, salué les Nymphes, s’en courut au bord de la mer, comme s’il eût voulu s’asperger d’eau marine. Là se promenant sur le sable, il alloit par-tout regardant s’il trouveroit point ces trois cents écus, à quoi il n’eut pas grand peine ; car la mauvaise odeur du dauphin corrompu lui donna incontinent au nez, et lui servit de guide jusqu’au lieu, où ayant écarté les algues, il trouva dessous la bourse pleine, qu’il enleva, et la mit dans sa panetière. Mais il ne partit point de là qu’il n’eût adoré et remercié les Nymphes, et même la mer ; car tout berger qu’il étoit, il aimoit la mer alors, et elle lui sembloit douce et bonne plus que la terre, pource qu’elle l’aidoit à parvenir au mariage de son amie. Étant saisi de cet argent, il n’attendit pas davantage ; ains s’estimant le plus riche, non pas seulement de tous les paysans de là entour, mais aussi de tous les vivants, s’en alla droit à Chloé, lui conta le songe qu’il avoit eu, lui montra la bourse qu’il avoit trouvée, et lui dit de garder leurs bêtes jusqu’à ce qu’il fût de retour ; puis prit sa course vers Dryas, lequel il trouva battant le bled dans l’aire avec sa femme Napé. Si lui commença un brave propos, en lui disant ces paroles :

« Donne-moi Chloé en mariage. Je sais bien jouer de la flûte ; je sais bien besogner aux vignes et aux arbres, labourer la terre, vanner le bled au vent ; et comment je sais gouverner les bêtes, elle-même Chloé te le peut témoigner. On me bailla au commencement cinquante chèvres ; je les ai fait multiplier deux fois autant ; et si ai élevé de beaux et grands boucs jusqu’à dix, là où premièrement n’en ayant que deux, nous falloit la plupart du temps mener nos chèvres ailleurs ; et si suis jeune et votre voisin, de qui nul ne se sauroit plaindre. Une chèvre m’a nourri, comme Chloé une brebis ; et bien que pour tant de choses, je dusse être préféré aux autres qui la demandent, encore te donnerai-je plus qu’eux. Ils te donneront, eux, quelques chèvres, quelques moutons, quelque couple de bœufs galeux, du bled de quoi nourrir trois poules ; mais moi, voici trois cents écus. Seulement, je te prie que personne n’en sache rien, non pas même mon père Lamon. » En disant ces mots, il lui délivra l’argent, et le baisa quant et quant.

Dryas et Napé, voyant si grosse somme de deniers, qu’ils n’en avoient jamais tant vu ensemble, lui promirent aussitôt qu’il auroit Chloé pour sa femme, et dirent qu’ils feroient bien trouver bon ce mariage à Lamon. Si demeurèrent Daphnis et Napé à chasser les bœufs sur l’aire, et faire sortir avec la herse le bled des épis, pendant que Dryas, ayant premièrement serré la bourse et l’argent, s’en alla devers Lamon et Myrtale, pour leur demander, à vrai dire au rebours de la coutume, leur jeune garçon en mariage.

Il les trouva qu’ils mesuroient l’orge après l’avoir vannée, et se plaignoient qu’à grand peine en recueilloient-ils autant comme ils en avoient semé. Il les reconforta, disant qu’ainsi étoit-il par-tout ; puis leur demanda Daphnis à mari pour Chloé, et leur dit que combien que d’autres lui offrissent et donnassent beaucoup pour l’accorder, il ne vouloit d’eux rien avoir, ains plutôt étoit prêt à leur donner du sien. Car ils ont, disoit-il, été nourris ensemble, et gardant leurs bêtes aux champs, se sont pris l’un l’autre en telle amitié, qu’il seroit maintenant malaisé de les séparer ; et si étoient bien d’âge tous deux pour coucher ensemble. Il leur alléguoit ces raisons et assez d’autres, comme celui qui pour loyer de les persuader, avoit reçu trois cents écus.

Lamon ne pouvant plus s’excuser sur sa pauvreté, puisque les parents même de la fille l’en prioient, ni sur l’âge de Daphnis, car il étoit déja en son adolescence bien avant, n’osa néanmoins dire encore à quoi tenoit qu’il n’y consentît, qui étoit que tel parentage ne convenoit point à Daphnis ; mais après y avoir un peu de temps pensé, il lui répondit en cette sorte : « Vous êtes gens de bien de préférer vos voisins à des étrangers, et de n’aimer point plus la richesse que l’honnête pauvreté. Veuillent Pan et les Nymphes vous en récompenser ! Et quant à moi, je vous promets que j’ai autant d’envie comme vous que ce mariage se fasse ; autrement serois-je bien insensé, me voyant déja sur l’âge et ayant plus besoin d’aide que jamais, si je n’estimois un grand heur d’être allié de votre maison ; et si est Chloé telle que l’on la doit souhaiter, belle et bonne fille, et où il n’y a que redire. Mais étant serf comme je suis, je n’ai rien dont je puisse disposer, ains faut que mon maître le sache et qu’il y consente. Or donc, différons, je vous prie, les noces jusques aux vendanges, car il doit, au dire de ceux qui nous viennent de la ville, se trouver alors ici ; et lors ils seront mari et femme, et en attendant s’aimeront comme frère et sœur. Mais veux-tu que je te dise ? tu prétends pour gendre, Dryas, un qui vaut trop mieux que nous. » Cela dit, il le baisa et lui présenta à boire ; car il étoit jà près de midi ; et le convoya au retour quelque espace de chemin, lui faisant caresses infinies.

Mais Dryas, qui n’avoit pas mis en oreille sourde les dernières paroles de Lamon, s’en alloit songeant en lui-même qui pouvoit être Daphnis : « Une chèvre fut sa nourrice, les Dieux ont eu soin de lui. Il est beau et ne tient en rien de ce vieillard camus ni de sa femme pelée. Il a trouvé à son besoin ces trois cents écus ; à peine pourroit un chevrier finer autant de noisettes. N’auroit-il point été exposé comme Chloé ? Lamon l’auroit-il point trouvé, comme moi cette petite, avec telles marques et enseignes comme j’en trouvai quant et elle ? O Pan, et vous, Nymphes, veuillez qu’il soit ainsi ! A l’aventure un jour Daphnis, reconnu de ses parents, pourra bien faire connoître ceux de Chloé aussi. » Dryas s’en alloit discourant et rêvant ainsi en lui-même jusques à son aire, où il trouva le gars en grande dévotion d’ouïr quelles nouvelles il apportoit. Si le reconforta en l’appelant de tout loin son gendre, lui promit les noces sans faute aux prochaines vendanges, lui donna la main, foi de laboureur, que Chloé jamais ne seroit à autre que lui. Daphnis aussitôt, sans vouloir ni boire ni manger, s’en recourut vers elle, et l’ayant trouvée qui tiroit ses brebis et faisoit des fromages, il lui annonça la bonne nouvelle de leur futur mariage, et de là en avant ne feignoit de la baiser devant tout le monde, comme sa fiancée, et l’aider en toutes ses besognes, tiroit les brebis dans les seilles, faisoit prendre le lait pour en faire des fromages, mettoit les agneaux sous leur mère, comme aussi ses chevreaux à lui ; puis quand tout cela étoit fait, ils se baignoient, mangeoient, buvoient, puis alloient en quête des fruits mûrs, dont y avoit grande abondance, pource que c’étoit après l’oût, dans la richesse de l’automne ; force poires de bois, force nèfles et azeroles, force pommes de coing, les unes à terre tombées, les autres aux branches des arbres. A terre elles avoient meilleure senteur, aux branches elles étoient plus fraîches ; les unes sentoient comme malvoisie, les autres reluisoient comme or.

Parmi ces pommiers, un ayant été déja tout cueilli, n’avoit plus ni feuille ni fruit. Les branches étoient nues, et n’étoit demeuré qu’une seule pomme à la cime de la plus haute branche. La pomme belle et grosse à merveille, sentoit aussi bon ou mieux que pas une ; mais qui avoit cueilli les autres n’avoit osé monter si haut, ou ne s’étoit soucié de l’abattre ; ou possible une si belle pomme étoit réservée pour un pasteur amoureux. Daphnis ne l’eut pas sitôt vue qu’il se mit en devoir de l’aller cueillir. Chloé l’en voulut garder ; mais il n’en tint compte : pourquoi elle peureuse et dépite de n’être point écoutée, s’en fut où étoient leurs troupeaux, et Daphnis montant au fin faîte de l’arbre, atteignit la pomme qu’il cueillit et la lui porta, et la voyant mal contente, lui dit telles paroles : « Cette pomme, Chloé ma mie, les beaux jours d’été l’ont fait naître, un bel arbre l’a nourrie ; puis mûrie par le soleil, fortune l’a conservée. J’eusse été aveugle vraiment de ne la pas voir là, et sot l’ayant vue de l’y laisser, pour qu’elle tombât à terre, et fût foulée aux pieds des bêtes, ou envenimée de quelque serpent qui eût frayé au long ; ou bien demeurant là haut, regardée, admirée, enviée, eût été gâtée par le temps. Une pomme fut donnée à Vénus comme à la plus belle ; tu mérites aussi bien le prix. Ayant même beauté l’une et l’autre, vous avez juges pareils. Il étoit berger lui ; moi je suis chevrier. » Disant ces mots, il mit la pomme au giron de Chloé, et elle, comme il s’approcha, le baisa si soevement, qu’il n’eut point de regret d’être monté si haut, pour un baiser qui valoit mieux à son gré que les pommes d’or.

LIVRE QUATRIÈME.



Cependant un des gens du maître de Lamon, envoyé de la ville, lui apporta nouvelles que leur commun seigneur viendroit un peu devant les vendanges, voir si la guerre auroit point fait de dommage en ses terres ; à l’occasion de quoi Lamon, étant la saison avancée et passé le temps des chaleurs, accoutra diligemment logis et jardins, pour que le maître n’y vît rien qui ne fût plaisant à voir. Il cura les fontaines, afin que l’eau en fût plus nette et plus claire ; il ôta le fumier de la cour, crainte que la mauvaise odeur ne lui en fâchât ; il mit en ordre le verger, afin qu’il le trouvât plus beau.

Vrai est que le verger de soi étoit une bien belle et plaisante chose, et qui tenoit fort de la magnificence des rois. Il s’étendoit environ demi-quart de lieue en longueur, et étoit en beau site élevé, ayant de largeur cinq cents pas, si qu’il paroissoit à l’œil comme un carré alongé. Toutes sortes d’arbres s’y trouvoient, pommiers, myrtes, mûriers, poiriers ; comme aussi des grenadiers, des figuiers, des oliviers, en plus d’un lieu de la vigne haute sur les pommiers et les poiriers, où raisins et fruits mûrissant ensemble, l’arbre et la vigne entre eux sembloient disputer de fécondité. C’étoient là les plants cultivés ; mais il y avoit aussi des arbres non portant fruit et croissant d’eux-mêmes, tels que platanes, lauriers, cyprès, pins ; et sur ceux-là, au lieu de vigne, s’étendoient des lierres, dont les grappes grosses et jà noircissantes contrefaisoient le raisin. Les arbres fruitiers étoient au dedans vers le centre du jardin, comme pour être mieux gardés, les stériles aux orées tout alentour comme un rempart, et tout cela clos et environné d’un petit mur sans ciment. Au demeurant tout y étoit bien ordonné et distribué, les arbres par le pied distants les uns des autres ; mais leurs branches par en haut tellement entrelacées, que ce qui étoit de nature sembloit exprès artifice. Puis y avoit des carreaux de fleurs, desquelles nature en avoit produit aucunes et l’art de l’homme les autres ; les roses, les œillets, les lis y étoient venus moyennant l’œuvre de l’homme ; les violettes, le narcisse, les marguerites, de la seule nature. Bref, il y avoit de l’ombre en été, des fleurs au printemps, des fruits en automne, et en tout temps toutes délices.

On découvroit de là grande étendue de plaine, et pouvoit-on voir les bergers gardant leurs troupeaux et les bêtes emmi les champs ; de là se voyoit en plein la mer et les barques allant et venant au long de la côte, plaisir continuel joint aux autres agréments de ce séjour. Et droit au milieu du verger, à la croisée de deux allées qui le coupoient en long et en large, y avoit un temple dédié à Bacchus avec un autel, l’autel tout revêtu de lierre et le temple couvert de vigne. Au dedans étoient peintes les histoires de Bacchus ; Sémèle qui accouchoit, Ariane qui dormoit, Lycurgue lié, Penthée déchiré, les Indiens vaincus, les Tyrrhéniens changés en dauphins, par-tout des Satyres gaîment occupés aux pressoirs et à la vendange, par-tout des Bacchantes menant des danses. Pan n’y étoit point oublié, ains étoit assis sur une roche, jouant de sa flûte, en manière qu’il sembloit qu’il jouât une note commune, et aux Bacchantes qui dansoient, et aux Satyres qui fouloient la vendange.

Le verger étant tel d’assiette et de nature, Lamon encore l’approprioit de plus en plus, ébranchant ce qui étoit sec et mort aux arbres, et relevant les vignes qui tomboient. Tous les jours il mettoit sur la tête de Bacchus un chapeau de fleurs nouvelles ; il conduisoit l’eau de la fontaine dedans les carreaux où étoient les fleurs ; car il y avoit dans ce verger une source vive que Daphnis avoit trouvée, et pour ce l’appeloit-on la fontaine de Daphnis, de laquelle on arrosoit les fleurs. Et à lui, Lamon lui recommandoit qu’il engraissât bien ses chèvres le plus qu’il pourroit, parce que le maître ne faudroit à les vouloir voir comme le reste, n’ayant de long-temps visité ses terres et son bétail.

Mais Daphnis n’avoit pas peur qu’il ne fût loué de quiconque verroit son troupeau, car il l’avoit accru du double, et montroit deux fois autant de chèvres comme on lui en avoit baillé, n’en ayant le loup ravi pas une ; et si étoient en meilleur point et plus grasses que les ouailles. Afin néanmoins que son maître en eût de tant plus affection de le marier où il vouloit, il employoit toute la peine, soin et diligence qu’il pouvoit à les rendre belles, les menant aux champs dès le plus matin et ne les ramenant qu’il ne fût bien tard. Deux fois le jour il les faisoit boire, et leur cherchoit tous les endroits où il y avoit meilleure pâture : il se souvint aussi d’avoir des battes neuves, force seilles à traire et des éclisses plus grandes ; enfin, tant il y mettoit d’amour et de souci ! il leur oignoit les cornes, il leur peignoit le poil ; à les voir on eût dit proprement que c’étoit le troupeau sacré du dieu Pan. Chloé en avoit la moitié de la peine, et oubliant ses brebis, étoit la plupart du temps embesognée après les chèvres ; et Daphnis croyoit qu’elles sembloient belles à cause que Chloé y met-toit la main.

Eux étant ainsi occupés, vint un second messager dire qu’on vendangeât au plus tôt, et qu’il avoit charge de demeurer là jusqu’à ce que le vin fût fait, pour puis après s’en retourner en la ville querir leur maître, qui ne viendroit sinon au temps de cueillir les derniers fruits, sur la fin de l’automne. Ce messager s’appeloit Eudrome, qui vaut autant dire comme coureur, et étoit son métier de courir par-tout où on l’envoyoit. Chacun s’efforça de lui faire la meilleure chère qu’on pouvoit. Et cependant ils se mirent tous à vendanger, si qu’en peu de jours on eut dépouillé la vigne, pressé le raisin, mis le vin dans les jarres, laissant une quantité des plus belles grappes aux branches pour ceux qui viendroient de la ville, afin qu’ils eussent une image du plaisir de la vendange, et pensassent y avoir été.

Quand Eudrome fut près de s’en aller, Daphnis lui fit don de plusieurs choses, mêmement de ce que peut donner un chevrier, comme de beaux fromages, d’un petit chevreau, d’une peau de chèvre blanche ayant le poil fort long, pour se couvrir l’hyver quand il alloit en course, dont il fut aise, baisa Daphnis en lui promettant de dire de lui tous les biens du monde à leur maître. Ainsi s’en retourna le coureur à la ville bien affectionné en leur endroit, et Daphnis demeura aux champs en grand souci avec Chloé. Elle avoit bien autant de peur pour lui que lui-même, songeant que c’étoit un jeune garçon qui n’avoit jamais rien vu, sinon ses chèvres, la montagne, les paysans et Chloé, et bientôt alloit voir son maître, dont à peine il avoit ouï le nom avant cette heure-là. Elle s’inquiétoit aussi comment il parleroit à ce maître, et étoit en grand émoi touchant leur mariage, ayant peur qu’il ne s’en allât comme un songe en fumée ; tellement que pour ces pensers, leurs ordinaires baisers étoient mêlés de crainte et leurs embrassements soucieux, où ils demeuroient long-temps serrés dans les bras l’un de l’autre ; et sembloit que déja ce maître fût venu et que de quelque part il les eût pu voir. Comme ils étoient en cette peine, encore leur survint-il un trouble nouveau.

Il y avoit là auprès un bouvier nommé Lampis, de naturel malin et hardi, qui pourchassoit aussi avoir Chloé en mariage, et à Lamon avoit fait pour cela plusieurs présents, lequel ayant senti le vent que Daphnis la devoit épouser, pourvu que le maître en fût content, chercha les moyens de faire que ce maître fût courroucé à eux, et sachant qu’il prenoit sur-tout grand plaisir à son jardin, délibéra de le gâter et diffamer tant qu’il pourroit. Or s’il se fût mis à couper les arbres, on l’eût pu entendre et surprendre ; il pensa donc de plutôt faire le gât dans les fleurs. Si attendit la nuit, et passant par-dessus la petite muraille, s’en va les arracher, rompre, froisser, fouler toutes comme un sanglier, puis sans bruit se retire ; âme ne l’aperçut.

Lamon, le jour venu, entrant au jardin, comme de coutume, pour donner aux fleurs l’eau de la fontaine, quand il vit toute la place si outrageusement vilenée qu’un ennemi en guerre ouverte, venu pour tout saccager, n’y eût sçu pis faire, lors il déchira sa jaquette, s’écriant, « ô Dieux ! » si fort que Myrtale laissant ce qu’elle avoit en main, s’en courut vers lui, et Daphnis qui déja chassoit ses bêtes aux champs, s’en recourut aussi au logis, et voyant ce grand désarroi, se prirent tous à crier, et en criant à larmoyer ; mais vaines étoient toutes leurs plaintes. Si n’étoit pas merveille que eux qui redoutoient l’ire de leur seigneur en pleurassent, car un étranger même à qui le fait n’eût point touché en eût bien pleuré de voir un si beau lieu ainsi dévasté, la terre toute en désordre jonchée du débris des fleurs, dont à peine quelqu’une, échappée à la malice de l’envieux, gardoit ses vives couleurs, et ainsi gisante étoit encore belle. Les abeilles voloient alentour en murmurant continuellement, comme si elles eussent lamenté ce dégât, et Lamon tout éploré disoit telles paroles : « Ah ! mes beaux rosiers, comme ils sont rompus ! Ah ! mes violiers, comme ils sont foulés ! Mes hyacinthes et mes narcisses sont arrachés ! Ç’a bien été quelque méchant et mauvais homme qui me les a ainsi perdus. Le printemps reviendra, et ceci ne fleurira point ; l’été retournera, et ce lieu demeurera sans parure ; l’automne, il n’y aura point ici de quoi faire un bouquet seulement. Et toi, sire Bacchus, n’as-tu point eu de pitié de ces pauvres fleurs, que l’on a ainsi, toi présent et devant tes yeux, diffamées, desquelles je t’ai fait tant de couronnes ! Comment maintenant montrerai-je à mon maître son jardin ? que me dira-t-il quand il le verra si piteusement accoutré ? ne fera-t-il pas pendre ce malheureux vieillard, comme Marsyas, à l’un de ces pins ? Si fera, et à l’aventure Daphnis aussi quant et quant, pensant que c’aura été sa faute pour avoir mal gardé ses chèvres. »

Ces regrets et pleurs de Lamon leur redoublèrent le deuil à tous, pource qu’ils déploroient non plus le gât des fleurs, mais le danger de leurs personnes. Chloé lamentoit son pauvre Daphnis, s’il falloit qu’il fût pendu, et prioit aux Dieux que ce maître tant attendu ne vînt plus ; et lui étoient les jours bien longs et pénibles à passer, pensant voir déja comme l’on fouettoit le pauvre Daphnis.

Sur le soir Eudrome leur vint annoncer que dans trois jours seulement arriveroit leur vieux maître, mais que le jeune, qui étoit son fils viendroit dès le lendemain. Si se mirent à consulter entre eux ce qu’ils avoient à faire touchant cet inconvénient, et appelèrent à ce conseil Eudrome, qui voulant du bien à Daphnis, fut d’avis qu’ils déclarassent la chose à leur jeune maître comme elle étoit avenue ; et si leur promit qu’il les aideroit, ce qu’il pouvoit très bien faire, étant en la grace de son maître à cause qu’il étoit son frère de lait ; et le lendemain firent ce qu’il leur avoit dit. Car Astyle vint le lendemain, à cheval, et quant et lui un sien plaisant qu’il menoit pour passer le temps, à cheval aussi, lui jeune homme à qui la barbe commençoit à poindre, l’autre rasé jà de long-temps. Arrivé ce jeune maitre, Lamon se jeta devant ses pieds, avec Myrtale et Daphnis, le suppliant avoir pitié d’un pauvre vieillard et le sauver du courroux de son père, attendu qu’il ne pouvoit mais de l’inconvénient, et lui conte ce que c’étoit. Astyle en eut pitié, entra dans le jardin, et ayant vu le gât, leur promit de les excuser, et en prendre sur lui la faute, disant que c’auroient été ses chevaux qui s’étant détachés, auroient ainsi rompu, foulé, froissé, arraché tout ce qui étoit de plus beau.

Pour cette bénigne réponse Lamon et Myrtale firent prières aux Dieux de lui accorder l’accomplissement de ses desirs. Mais Daphnis lui apporta davantage de beaux présents, comme des chevreaux, des fromages, des oiseaux avec leurs petits, des grappes tenant au sarment et des pommes encore aux branches ; et aussi lui donna Daphnis de ce fameux vin odorant que produit Lesbos, vin le meilleur de tous à boire. Astyle loua ses présents et lui en sut fort bon gré, et en attendant son père, se divertissoit à chasser au lièvre, comme un jeune homme de bonne maison, qui ne cherchoit que nouveaux passetemps et étoit là venu pour prendre l’air des champs.

Mais Gnathon étoit un gourmand, qui ne savoit autre chose faire que manger et boire jusqu’à s’enivrer, et après boire assouvir ses déshonnêtes envies, en un mot, tout gueule et tout ventre, et tout.... ce qui est au dessous du ventre ; lequel ayant vu Daphnis quand il apporta ses présents, ne faillit à le remarquer ; car outre ce qu’il aimoit naturellement les garçons, il rencontroit en celui-ci une beauté telle que la ville n’en eût su montrer de pareille. Si se proposa de l’accointer, pensant aisément venir à bout d’un jeune berger comme lui. Ayant tel dessein dans l’esprit, il ne voulut point aller à la chasse avec Astyle, ains descendit vers la marine, là où Daphnis gardoit ses bêtes, feignant que ce fût pour voir les chèvres, mais au vrai c’étoit pour voir le chevrier. Et afin de le gagner d’abord, il se mit à louer ses chèvres ; le pria de lui jouer sur sa flûte quelque chanson de chevrier, et lui promit qu’avant peu il le feroit affranchir, ayant, disoit-il, tout pouvoir et crédit sur l’esprit de son maître.

Et comme il crut s’être rendu ce jeune garçon obéissant, il épia le soir sur la nuit qu’il ramenoit son troupeau au tect, et accourant à lui, le baisa premièrement, puis lui dit qu’il se prêtât à lui en même façon que les chèvres aux boucs. Daphnis fut long-temps qu’il n’entendoit point ce qu’il vouloit dire, et à la fin lui répondit : que c’étoit bien chose naturelle que le bouc montât sur la chèvre, mais qu’il n’avoit oncques vu qu’un bouc saillît un autre bouc, ni que les béliers montassent l’un sur l’autre, ni les coqs aussi, au lieu de couvrir les brebis et les poules.

Non pour cela Gnathon lui met la main au corps comme le voulant forcer. Mais Daphnis le repoussa rudement, avec ce qu’il étoit si ivre qu’à peine se tenoit-il en pieds, le jeta à la renverse, et partant comme un jeune levron, le laisse étendu ayant affaire de quelqu’un pour le relever. Daphnis de là en avant ne s’approcha plus de lui, mais menoit ses chèvres paître tantôt en un lieu, tantôt en un autre, le fuyant autant qu’il cherchoit Chloé. Gnathon même ne le poursuivoit plus depuis qu’il l’eut reconnu non seulement beau, mais fort et roide jeune garçon ; si cherchoit occasion propre pour en parler à Astyle, et se promettoit que le jeune homme lui en feroit don, ayant accoutumé de ne lui refuser rien. Toutefois pour l’heure il ne put, car Dionysophane et sa femme Cléariste arrivèrent, et y avoit dans la maison grand tumulte de chevaux, de valets, d’hommes et de femmes ; mais en attendant qu’il le trouvât seul, il lui préparoit une belle harangue de son amour.

Or avoit Dionysophane les cheveux déja demi-blancs, grand et bel homme d’ailleurs, et qui de la disposition de sa personne eût encore tenu bon aux jeunes gens ; riche autant que qui que ce fût des citoyens de sa ville et de meilleur cœur que pas un. Il sacrifia le premier jour de son arrivée aux divinités champêtres, à Cérès, à Bacchus, à Pan, aux Nymphes, et fit un festin à toute sa famille. Les jours suivants il visita les champs que tenoit Lamon ; et voyant partout terres bien labourées, vignes bien façonnées, le verger beau au demeurant, car Astyle avoit pris sur lui le gât des fleurs et du jardin, il fut fort joyeux de trouver tout en si bon ordre, et louant Lamon de sa diligence, il lui promit la liberté.

Cela vu, il alla voir aussi les chèvres et le chevrier qui les gardoit. Chloé ayant peur et honte tout ensemble de si grande compagnie, s’enfuit cacher dedans le bois. Daphnis demeura, et se présenta les épaules couvertes d’une peau de chèvre à long poil ; une panetière toute neuve en écharpe à son côté, tenant en l’une de ses mains de beaux fromages tout frais faits, et en l’autre deux chevreaux de lait. Si jamais, comme l’on dit, Apollon garda les bœufs de Laomédon, il étoit tel que parut alors Daphnis, lequel quant à lui ne dit mot, mais le visage plein de rougeur et les yeux baissés, s’inclinant devant le maître, lui offrit ses dons, et adonc Lamon prenant la parole, dit : « C’est celui, mon maître, qui garde tes chèvres. Tu m’en baillas cinquante avec deux boucs, et il t’en a fait cent, et dix boucs. Vois-tu comme elles sont grasses et bien vêtues, et qu’elles ont les cornes entières et belles ! Il les a instruites, et sont toutes apprises à entendre la musique, et font tout ce qu’on veut en oyant seulement le son de la flûte. »

Cléariste, qui étoit là présente, eut envie d’en voir l’expérience. Si commanda à Daphnis qu’il jouât de la flûte ainsi qu’il avoit accoutumé quand il vouloit faire faire quelque chose à ses chèvres, et lui promit, s’il flûtoit bien, de lui donner un sayon neuf, une chemisette et des souliers. Adonc Daphnis debout sous le chêne, toute la compagnie en rond autour de lui, tira sa flûte de sa panetière, et premièrement souffla un bien peu dedans ; soudain ses chèvres s’arrêtant, levèrent toutes la tête : puis sonna pour les faire paître ; et toutes aussitôt, mettant le nez en terre, se prennent à brouter : puis il leur sonna un chant mol et doux, et incontinent se couchèrent à terre ; un autre clair et agu, et elles s’enfuirent dans le bois comme à l’approche du loup ; tôt après un son de rappel, et adonc sortant toutes du bois, se viennent rendre à ses pieds. Varlets ne sçauroient être plus obéissants au commandement de leur maître, qu’elles étoient au son de sa flûte ; de quoi tous les assistants demeurèrent émerveillés, spécialement Cléariste, laquelle jura qu’elle donneroit ce qu’elle avoit promis au gentil chevrier, qui étoit si beau et sçavoit si bien jouer de la flûte. Après cela ils s’en allèrent, et rentrés au logis, soupèrent, et envoyèrent à Daphnis de ce qui leur fut servi, qu’il mangea avec Chloé, joyeux de goûter des mets apprêtés à la façon de la ville, au reste ayant bonne espérance de parvenir du gré de ses maîtres au mariage de son amie.

Mais Gnathon, que la beauté de Daphnis, tel qu’il l’avoit vu avec son troupeau, enflammoit de plus en plus, croyant ne pouvoir sans lui avoir aise ni repos, profita d’un moment qu’Astyle se promenoit seul au jardin, le mena dans le temple de Bacchus, et là se mit à lui baiser les mains et les pieds ; et Astyle lui demandant pourquoi il faisoit tout cela, et que c’étoit qu’il vouloit dire : « C’en est fait, mon maître, dit-il, du pauvre Gnathon. Lui qui n’a été jusqu’ici amoureux que de bonne chère, qui ne voyoit rien si aimable qu’une pleine jarre de vin vieux, à qui sembloient tes cuisiniers la fleur des beautés de Mitylène, il ne trouve plus rien de beau ni d’aimable que Daphnis seul au monde. Oui, je voudrois être une de ses chèvres, et laisserois là tout ce qu’on sert de meilleur à ta table, viande, poisson, fruit, confitures, pour paître l’herbe au son de sa flûte et sous sa houlette brouter la feuillée. Mais toi, mon maître, tu le peux, sauve la vie à ton Gnathon, et te souvenant qu’Amour n’a point de loi, prends pitié de son amour : autrement, je te jure mes grands Dieux qu’après m’être bien empli le ventre, je prends mon couteau, je m’en vas devant la porte de Daphnis, et là je me tuerai tout de bon, et tu n’auras plus à qui tu puisses dire, mon petit Gnathon, Gnathon mon ami. »

Le jeune homme de bonne nature ne put souffrir de voir ainsi Gnathon pleurer et derechef lui baiser les mains et les pieds, mêmement qu’il avoit éprouvé que c’est de la détresse d’amour. Si lui promit qu’il demanderoit Daphnis à son père, et l’emmèneroit comme pour être son serviteur à la ville, où lui Gnathon en pourroit faire tout ce qu’il voudroit ; puis, pour un peu le conforter, lui demanda en riant s’il n’auroit point de honte de baiser un petit pâtre tel que ce fils de Lamon, et le grand plaisir que ce lui seroit d’avoir à ses côtés couché un gardeur de chèvres ; et en disant cela il faisoit un fi, comme s’il eût senti la mauvaise odeur du bouc. Mais Gnathon, qui avoit appris aux tables des voluptueux tant qu’il se peut dire et conter de propos d’amour, pensant avoir bien de quoi justifier sa passion, lui répondit d’assez bon sens : « Celui qui aime, ô mon cher maître, ne se soucie point de tout cela ; ains n’y a chose au monde, pourvu que beauté s’y trouve, dont on ne puisse être épris. Tel a aimé une plante, tel un fleuve, tel autre jusqu’à une bête féroce, et si pourtant, quelle plus triste condition d’amour que d’avoir peur de ce qu’on aime ? Quant à moi, ce que j’aime est serf par le sort, mais noble par la beauté. Vois-tu comment sa chevelure semble la fleur d’hyacinthe, comment au-dessous des sourcils ses yeux étincellent ne plus ne moins qu’une pierre brillante mise en œuvre, comment ses joues sont colorées d’un vif incarnat et cette bouche vermeille ornée de dents blanches comme ivoire, quel est celui si insensible et si ennemi d’Amour, qui n’en desirât un baiser ? J’ai mis mon amour en un pâtre ; mais en cela j’imite les Dieux : Anchise gardoit les bœufs, Vénus le vint trouver aux champs ; Branchus paissoit les chèvres, et Apollon l’aima ; Ganymède étoit berger, et Jupiter le ravit pour en avoir son plaisir. Ne méprisons point un enfant auquel nous voyons les bêtes mêmes si obéissantes ; mais bien plutôt remercions les aigles de Jupiter qui souffrent telle beauté demeurer encore sur la terre. »

Astyle à ces mots se prit à rire, disant qu’Amour, à ce qu’il voyoit, faisoit de grands orateurs, et depuis cherchoit occasion d’en pouvoir parler à son père. Mais Eudrome avoit écouté en cachette tout leur devis, et étant marri qu’une telle beauté fût abandonnée à cet ivrogne, outre ce que d’inclination il vouloit grand bien à Daphnis, alla aussitôt tout conter et à lui-même et à Lamon. Daphnis en fut tout éperdu de prime-abord, délibérant s’enfuir plutôt avec Chloé, ou bien ensemble mourir. Mais Lamon appelant Myrtale hors de la cour : « Nous sommes perdus, ma femme, lui ditil ; voici tantôt découvert ce que nous tenions caché. Deviennent ce qu’elles pourront et les chèvres et le reste ; mais, par les Nymphes et Pan, dussé-je, comme on dit, rester bœuf à l’étable et ne faire plus rien, je ne me tairai point de la fortune de Daphnis, ains déclarerai comment je l’ai trouvé abandonné, dirai comment je l’ai vu nourri, et montrerai ce que j’ai trouvé quant et lui, afin que ce coquin voye où s’adresse son amour. Prépare-moi seulement les enseignes de reconnoissance. » Cela dit, ils rentrèrent tous deux.

Cependant Astyle trouvant son père à propos, lui demanda permission d’emmener Daphnis à Mitylène, disant que c’étoit un trop gentil garçon pour le laisser aux champs, et que Gnathon l’auroit bientôt instruit au service de la ville. Le père y consentit volontiers, et faisant appeler Lamon et Myrtale, leur dit pour bonne nouvelle que Daphnis, au lieu de garder les bêtes, serviroit de là en avant son fils Astyle en la ville, et promit qu’il leur donneroit deux autres bergers au lieu de lui. Adonc, étant jà les autres esclaves accourus bien joyeux d’avoir un tel compagnon, Lamon demanda congé de parler ; ce qui lui étant accordé, il parla en cette sorte : « Je te prie, mon maître, écoute un propos véritable de ce pauvre vieillard ; je jure les Nymphes et le dieu Pan que je ne te mentirai d’un mot. Je ne suis pas le père de Daphnis, ni n’a été ma femme Myrtale si heureuse que de porter un tel enfant. Il fut exposé tout petit par des parents qui en avoient possible assez d’autres plus grands. Je le trouvai abandonné de père et de mère, allaité par une de mes chèvres, laquelle j’ai enterrée dans le jardin, après qu’elle fut morte de sa mort naturelle, l’ayant aimée pource qu’elle avoit fait œuvre de mère envers cet enfant. Je trouvai quant et quant des joyaux qu’on avoit laissés avec lui, pour une fois le reconnoître. Je le confesse et les garde ; car ce sont marques auxquelles on peut voir qu’il est issu de bien plus haut état que le nôtre. Or ne suis-je point marri qu’il serve ton fils Astyle, et soit à beau et bon maître un beau et bon serviteur : mais je ne puis du tout souffrir qu’on le livre à Gnathon, pour en faire comme d’une femme. »

Lamon ayant dit ces paroles, se tut et répandit force larmes. Gnathon fit du courroucé en le menaçant de le battre ; mais Dionysophane, frappé de ce qu’avoit dit Lamon, regarda Gnathon de travers et lui commanda qu’il se tût, puis interrogea derechef le vieillard, lui enjoignant de dire vérité, sans controuver des menteries pour cuider retenir son fils. Lamon persistant dans son dire, attesta les Dieux, et s’offrit à tout souffrir s’il mentoit. Dionysophane adonc examinant ses paroles avec Cléariste assise auprès de lui : « A quelle fin auroit Lamon controuvé ce récit, vu que pour un chevrier on lui en veut donner deux ? Comment seroit-ce qu’un rude paysan eût inventé tout cela ? Puis, n’étoit-il pas visible qu’un si bel enfant n’avoit pu naître de telles gens ? » Si pensèrent d’un commun accord que sans y songer davantage, ni tant deviner, il falloit voir les enseignes de reconnoissance, pour s’assurer si elles appartenoient, ainsi qu’il disoit, à plus haut état que le sien. Myrtale les alla incontinent querir dedans un vieux sac où ils les gardoient. Le premier qui les vit fut Dionysophane ; et dès qu’il aperçut le petit mantelet d’écarlate avec une boucle d’or et le couteau à manche d’ivoire, il s’écria à haute voix, ô Jupiter ! et appela sa femme pour les voir aussi ; laquelle, sitôt qu’elle les vit, s’écria semblablement : « O fatales Déesses, ne sont-ce point là les joyaux que nous mîmes avec notre enfant, quand nous l’envoyâmes exposer par notre servante Sophroné ? Il n’y a point de doute, ce sont ceux-là mêmes. Mon mari, l’enfant est nôtre. Daphnis est ton fils et garde les chèvres de son propre père. »

Comme elle parloit encore, et que Dionysophane, jetant abondance de larmes, de grande joie qu’il avoit, baisoit ces enseignes de reconnoissance, Astyle ayant entendu que Daphnis étoit son frère, posa vitement sa robe et s’en courut par le jardin, pour être le premier à le baiser. Daphnis le voyant accourir vers lui avec tant de gens, et qu’il crioit, Daphnis, Daphnis, pensant que ce fût pour le prendre, jette sa flûte et sa panetière, et se met à fuir vers la mer pour se précipiter du haut du rocher ; et possible Daphnis, par étrange accident, alloit être aussitôt perdu que retrouvé, si Astyle, se doutant pourquoi il fuyoit, ne lui eût crié de tout loin : « Arrête, Daphnis ; n’aie point de peur ; je suis ton frère ; tes maîtres sont tes parents ; Lamon nous a tout conté, nous a tout montré, regarde seulement, vois comme nous rions. Mais baise-moi le premier. Par les Nymphes, je ne te ments point. »

A peine s’arrêta Daphnis, quand il eut ouï ce serment, et attendit Astyle, qui les bras ouverts accouroit, et l’ayant joint l’embrassa. Puis toute la maison, serviteurs, servantes, père, mère, venus à leur tour l’embrassoient, le baisoient. Lui de sa part leur faisoit fête, mais sur tous autres à son père et à sa mère, et sembloit qu’il les connût jà long-temps auparavant, tant les serroit contre son sein, et à peine se pouvoit arracher de leurs bras. Nature se reconnoît d’abord. Il en oublia un moment Chloé. Si le conduisirent au logis, et lui donnèrent une belle et riche robe neuve ; puis étant vêtu, fut assis auprès de son père, qui leur commença tel propos :

« Mes enfants, je fus marié bien jeune, et après quelque temps devins père bien heureux, comme il me sembloit pour lors ; car le premier enfant que ma femme fit fut un fils, le second une fille, et le troisième fut Astyle. Je pensai que trois me seroient suffisante lignée, et venant celui-ci après tous, le fis exposer au maillot, avec ces bagues et bijoux, que je croyois pour lui ornements funéraires, plutôt que marques destinées à le faire connoître un jour. Mais fortune en avoit autrement disposé. Car mon fils aîné et ma fille moururent de même mal en même jour ; et toi, Daphnis, par la providence des Dieux, tu nous as été conservé, afin que nous ayons plus de support en notre vieillesse. Pourtant ne me hais point, mon fils, de t’avoir fait exposer ; ainsi le vouloient les Dieux. Et toi, qu’il ne te fâche, Astyle, de partager ton héritage ; car il n’est richesse qui vaille un bon frère. Aimez-vous, mes enfants, l’un l’autre, et quant aux biens, vous en aurez de quoi n’envier rien aux rois. Je vous laisserai grandes terres, nombre de gens habiles à tout, or, argent, et de toutes choses qu’ont les hommes riches et heureux. Mais je veux que mon fils Daphnis en son partage ait ce lieu-ci, et lui donne Lamon et Myrtale, et les chèvres qu’il a gardées. »

Il parloit encore, et Daphnis sautant en pieds soudainement : « Tu m’en fais souvenir, mon père : je m’en vais mener boire mes chèvres, dit-il. Elles ont soif à cette heure, et attendent pour aller boire le son de ma flûte, et je suis assis à ne rien faire. » Chacun se prit à rire de voir Daphnis, qui devenu maître, vouloit être encore chevrier. On envoya quelque autre avoir soin de ses chèvres, et puis ils sacrifièrent à Jupiter Sauveur et firent un grand festin. Gnathon seul n’osa s’y trouver, mais demeuroit jour et nuit dans le temple de Bacchus, comme un suppliant, pour la peur qu’il avoit de Daphnis.

Le bruit incontinent s’étant épandu par-tout que Dionysophane avoit retrouvé un sien fils, et que Daphnis qui menoit les chèvres aux champs, étoit devenu le maître et des chèvres et des champs, les voisins paysans accoururent de toutes parts pour se conjouir avec lui et faire des présents à son père, et Dryas tout des premiers, le nourricier de Chloé. Dionysophane les retint tous pour la fête, ayant fait d’avance préparer force pain, force vin, du gibier de toute sorte, des gâteaux au miel à foison, veaux et petits cochons de lait, et victimes à immoler aux Dieux protecteurs du pays.

Et lors Daphnis amassa tous ses meubles de chevrier dont il fit présent aux Dieux, consacrant sa panetière et sa peau de chèvre à Bacchus, à Pan sa flûte, sa houlette aux Nymphes avec ses sebiles à traire qu’il avoit lui-même faites. Mais, tant est plus douce que richesse une première accoutumance ! il ne pouvoit sans pleurer laisser aucune de ces choses. Il ne suspendit ses sebiles qu’après y avoir trait ses chèvres, ni ne donna sa flûte à Pan, qu’il n’en eût joué encore une fois, ni sa peau de chèvre à Bacchus, qu’après se l’être vêtue, et chaque chose qu’il donnoit, il la baisoit premièrement. Il dit adieu à ses chèvres ; il appela ses bouquins l’un après l’autre par leur nom ; et but aussi à la fontaine où tant de fois il avoit bu avec sa Chloé ; mais il n’osoit encore parler de leurs amours.

Or cependant qu’il entendoit aux offrandes et sacrifices, voici qu’il avint de Chloé. Seulette aux champs, elle étoit assise à garder ses moutons, disant comme pauvre délaissée : « Daphnis m’oublie ; maintenant il songe à quelque riche mariage. Pourquoi lui ai-je fait jurer, au lieu des Nymphes, ses chèvres ? Il les a oubliées aussi, et même en sacrifiant aux Nymphes et à Pan, n’a point desiré voir Chloé. Il aura trouvé chez sa mère les servantes même plus belles. Adieu donc, Daphnis. Sois heureux ; mais moi, je ne sçaurois plus vivre. »

Elle étant en cette rêverie, le bouvier Lampis, aidé de quelques autres paysans, la vint enlever, croyant que Daphnis ne devoit plus l’épouser, et que Dryas, quand une fois elle seroit entre ses mains, consentiroit qu’elle lui demeurât. La pauvrette, comme on l’emportoit, crioit tant qu’elle pouvoit, et quelqu’un qui vit cette violence, s’en courut avertir Napé, et elle Dryas, et Dryas Daphnis, lequel à peine qu’il ne sortit du sens, n’osant recourir à son père, et ne pouvant néanmoins laisser Chloé sans secours. Si s’en alla dans le jardin, et là faisoit ses plaintes tout seul : « O malheureux que je suis d’avoir retrouvé mes parents ! Combien m’eût été meilleur de garder toujours les bêtes aux champs ! Combien plus étois-je content quand j’étois serf avec Chloé ! Alors je la voyois ; alors je la baisois : et maintenant Lampis l’a ravie et s’en va avec ; et quand la nuit sera venue, il couchera avec elle, pendant que je suis ici à boire et faire bonne chère. J’ai donc en vain juré mes chèvres, le Dieu Pan et les Nymphes. »

Or Gnathon, qui étoit caché dedans la chapelle du verger, entendit clairement ces complaintes de Daphnis, et, pensant que c’étoit une bonne occasion pour faire sa paix avec lui, prit quelques jeunes valets d’Astyle, et s’en alla après Dryas, lui disant qu’il les conduisît en la maison de Lampis, ce qu’il fit ; et diligentèrent si bien, qu’ils surprirent Lampis ainsi comme il ne faisoit que d’entrer en son logis avec Chloé, laquelle il lui ôta d’entre les mains à force, et dola très bien les épaules de tous les rustauts qui lui avoient aidé à faire ce rapt, à grands coups de bâton ; puis voulut prendre et lier Lampis pour l’amener prisonnier ; mais il se sauva de vitesse.

Gnathon, ayant fait un tel exploit, s’en retourna qu’il étoit jà nuit toute noire, et trouva Dionysophane jà couché en son lit dormant. Mais le pauvre Daphnis veilloit, et étoit encore dedans le verger, où il se déconfortoit et pleuroit : si lui amena Chloé, et, la lui livrant entre ses mains, lui conta comme il avoit fait, le priant de ne se vouloir souvenir en rien du passé, mais l’avoir pour sien serviteur, ni le débouter de sa table, sans laquelle il lui seroit force de mourir de male faim. Daphnis voyant Chloé, la tenant de Gnathon, fut facile à faire appointement avec lui, et envers elle s’excusa de ce qu’il pouvoit sembler l’avoir oubliée : et, de commun consentement, furent d’avis de ne point encore déclarer leur mariage, que Daphnis continueroit de voir Chloé en secret, et ne découvriroit son amour qu’à sa mère. Mais Dryas ne le permit point, ains le voulut dire lui-même au père de Daphnis, se faisant fort de lui faire bien accorder. Si prit le lendemain, aussitôt qu’il fut jour, les enseignes de reconnoissance qu’il avoit trouvées avec Chloé, et s’en alla devers Dionysophane, qu’il trouva dans le verger, assis avec Cléariste et leurs deux enfants Astyle et Daphnis : si leur commença à dire : « Même nécessité me contraint de vous déclarer un secret tout pareil à celui de Lamon, c’est que je n’ai engendré ni nourri le premier cette jeune fille Chloé : autre que moi l’a engendrée ; une brebis l’a allaitée dedans la caverne des Nymphes. Je la vis ; ébahi, je la pris, l’emportai, et depuis l’ai nourrie et élevée. Sa beauté même le témoigne, car elle ne tient en rien de nous ; aussi font les marques et enseignes que je trouvai avec elle, plus riches que ne porte l’état d’un pauvre pâtre. Voyez-les, et puis cherchez ses vrais parents, si à l’aventure elle seroit point sortable pour femme à Daphnis. »

Dryas ne jeta point sans dessein cette parole, ni Dionysophane ne la reçut en vain ; mais, prenant garde au visage de Daphnis, et le voyant changer de couleur et se détourner pour pleurer, connut bien incontinent qu’il y avoit des amourettes entre eux deux ; et, étant soigneux de son fils plus que de la fille d’autrui, examina le plus diligemment qu’il put la parole de Dryas : et, quand encore il eut vu les marques de reconnoissance qui avoient été exposées avec elle, c’est à sçavoir des patins dorés, des chausses brodées, et une coiffe d’or, adonc appela-t-il Chloé, et lui dit qu’elle fît bonne chère, pour ce que jà elle avoit trouvé un mari, et bientôt après trouveroit son père et sa mère.

Cléariste dès-lors la prit avec elle, la vêtit et accoutra comme femme de son fils. Mais Dionysophane appela Daphnis à part, et lui demanda si elle étoit encore pucelle. Daphnis lui jura qu’elle ne lui avoit rien été de plus près que du baiser, et du serment par lequel ils avoient promis mariage l’un à l’autre. Dionysophane se prit à rire de ce serment, et les fit tous deux dîner avec lui.

Là eût-on pu voir ce que c’est qu’ornement à naturelle beauté ; car Chloé vêtue et coiffée, bien que de sa simple chevelure, et ayant lavé son visage, sembla à chacun si belle par-dessus le passé, que Daphnis même à peine la reconnoissoit ; et quiconque l’eût vue en tel état, n’eût point fait doute d’affirmer par serment qu’elle n’étoit point fille de Dryas, lequel toutefois étoit à table comme les autres avec sa femme Napé, et Lamon et Myrtale aussi, tous quatre sur un même lit.

Quelques jours après on fit derechef des sacrifices aux dieux pour l’amour de Chloé, comme l’on avoit fait pour Daphnis, et fit-on semblablement le festin de sa reconnoissance ; et elle de son côté distribua ses meubles de bergerie aux dieux, sa panetière, sa flûte, et les tirouers où elle tiroit les brebis, et épandit dedans la fontaine qui étoit en la caverne des Nymphes, du vin, à cause qu’elle avoit été trouvée et nourrie auprès d’icelle fontaine ; et sema de chapelets et bouquets de fleurs la sépulture de la brebis que Dryas lui enseigna, et joua encore de sa flûte pour réjouir ses brebis, faisant prière aux Nymphes que ceux qui seroient trouvés ses naturels parents fussent dignes d’être alliés de Daphnis.

Après qu’ils eurent fait assez de fêtes et de bonne chère aux champs, ils délibérèrent de s’en retourner à la ville, afin de chercher les parents de Chloé, pour ne différer plus les noces : par quoi, dès le matin, firent trousser tout leur bagage, et donnèrent à Dryas encore autres trois cents écus, et à Lamon la moitié des fruits de toutes les terres et vignes qu’il tenoit, les chèvres avec leurs chevriers, quatre paires de bœufs, des robes fourrées pour l’hiver, et, par-dessus tout cela la liberté à lui et sa femme Myrtale, puis cheminèrent vers Mitylène, avec grand train de chevaux et de chariots.

Or, ce jour-là, pource qu’ils arrivèrent le soir bien tard, les autres citoyens de la ville n’en sçurent rien : mais, le lendemain au plus matin, le bruit en étant couru par-tout, il s’assembla au logis de Dionysophane grande multitude d’hommes et de femmes ; les hommes pour s’éjouir avec le père de ce qu’il avoit retrouvé son fils, mêmement après qu’ils eurent vu comme il étoit beau et gentil ; et les femmes, pour s’éjouir aussi avec Cléariste de ce que non seulement elle avoit recouvré son fils, mais aussi trouvé une fille digne d’être sa femme ; car Chloé les étonna toutes, quand elles virent en elle une si parfaite beauté, qu’il n’étoit possible d’en voir une plus belle. Brief, toute la ville ne parloit d’autre chose que de ce jeune fils et de cette jeune fille, et disoit chacun que l’on n’eût sçu choisir une plus belle couple : si prioient tous aux dieux que la parenté de la fille fût trouvée correspondante à sa beauté. Il y eut plusieurs femmes de riches maisons qui souhaitèrent en elles-mêmes, et dirent : Plût aux dieux que l’on pensât assurément qu’elle fût ma fille !

Mais Dionysophane, après avoir quelque temps pensé à cette affaire, s’endormit sur le matin profondément ; et en dormant lui vint un songe : il lui fut avis que les Nymphes prioient Amour de parfaire et accomplir à la fin le mariage qu’il leur avoit promis ; et qu’Amour, détendant son petit arc, et le jetant en arrière auprès de son carquois, commanda à Dionysophane qu’il envoyât le lendemain semondre tous les premiers personnages de la ville pour venir souper en son logis ; et qu’au dernier cratère, il fît apporter sur table les enseignes de reconnoissance qui avoient été trouvées avec Chloé, et qu’il les montrât à tous les conviés : puis, cela fait, qu’ils chantassent la chanson nuptiale d’hyménée.

Dionysophane, ayant eu cette vision en dormant, se leva de bon matin, et commanda à ses gens que l’on préparât un beau festin, où il y eût de toutes les plus délicates viandes que l’on trouve, tant en terre qu’en mer, ès lacs et ès rivières, envoya quant et quant prier de souper chez lui tous les plus apparents de la ville.

Quand la nuit fut venue, et le cratère empli pour les libations à Mercure, lors un serviteur de la maison apporta dedans un bassin d’argent ces enseignes, et les montra de rang à chacun des conviés. Il n’y eut personne des autres qui les reconnût, fors un nommé Mégaclès, qui, pour sa vieillesse, étoit au bout de la table, lequel sitôt qu’il les aperçut, les reconnut incontinent, et s’écria tout haut : « O Dieux ! que vois-je là ! Ma pauvre fille, qu’es-tu devenue ? es-tu en vie ? ou si quelque pasteur a enlevé ces enseignes qu’il aura par fortune trouvées en son chemin ? Je te prie, Dionysophane, de me dire dont tu les as recouvrées : n’aye point d’envie que je retrouve ma fille comme tu as recouvré Daphnis. »

Dionysophane voulut premièrement qu’il contât devant la compagnie comment il avoit fait exposer son enfant. Adonc Mégaclès d’une voix encore toute émue : « Je me trouvai, dit-il, long-temps y a, quasi sans bien, pource que j’avois dépendu tout le mien à faire jouer des jeux publics, et à faire équiper des navires de guerre ; et, lorsque cette perte m’advint, il me naquit une fille, laquelle je ne voulus point nourrir en la pauvreté où j’étois, et pourtant la fis exposer avec ces marques de reconnoissance, sçachant qu’il y a plusieurs gens qui, ne pouvant avoir des enfants naturels, desirent être pères en cette sorte, à tout le moins d’enfants trouvés. L’enfant fut portée en la caverne des Nymphes, et laissée en la protection et sauve-garde d’icelles. Depuis, les biens me sont venus par chacun jour en grande affluence, et si n’avois nul héritier à qui je les pusse laisser ; car depuis je n’ai pas eu l’heur de pouvoir avoir une fille seulement : mais les dieux, comme s’ils se vouloient mocquer de moi, m’envoyent souvent des songes, lesquels me promettent qu’une brebis me fera père. »

Dionysophane, à ce mot, s’écria encore plus fort que n’avoit fait Mégaclès, et, se levant de la table, alla querir Chloé, qu’il amena vêtue et accoutrée fort honnêtement ; et la mettant entre les mains de Mégaclès, lui dit : « Voici l’enfant que tu as fait exposer, Mégaclès ; une brebis, par la providence des dieux, te l’a nourrie, comme une chèvre m’a nourri Daphnis. Prends-la avec ces enseignes, et, la prenant, rebaille-la en mariage à Daphnis. Nous les avons tous deux exposés, et tous deux les avons retrouvés : ils ont été tous deux nourris ensemble, et tout de même ont été préservés par les Nymphes, par le dieu Pan, et par amour. »

Mégaclès s’y accorda incontinent, et envoya querir sa femme, qui avoit nom Rhodé, tenant cependant toujours sa fille Chloé entre ses bras ; et demeurèrent tous deux chez Dionysophane au coucher, pource que Daphnis avoit juré qu’il ne souffriroit emmener Chloé à personne, non pas à son propre père. Et le lendemain au matin ils prièrent tous les deux leurs pères et mères qu’ils leur permissent de s’en retourner aux champs, parce qu’ils ne se pouvoient accoutumer aux façons de faire de la ville, et aussi qu’ils vouloient faire des noces pastorales ; ce qui leur fut permis. Si s’en retournèrent au logis de Lamon, et présentèrent au bon homme Mégaclès le nourricier de Chloé, Dryas, et sa femme Napé à la mère Rhodé. Le festin nuptial fut somptueusement préparé, et Mégaclès derechef dévoua sa fille Chloé aux Nymphes ; et, outre plusieurs autres offrandes, leur donna les enseignes auxquelles elle avoit été reconnue, et donna encore bonne somme d’argent à Dryas.

Dionysophane, pour ce que le jour étoit beau et serein, fit dresser dedans l’antre même des Nymphes des tables avec des lits de verde ramée, où prirent place tous les paysans de là alentour. Lamon et Myrtale y étoient, Dryas et Napé, les parents de Dorcon, les enfants de Philétas, Chromis et Lycenion. Lampis même y vint, après qu’on lui eut pardonné : et là, comme entre villageois, tout s’y disoit et faisoit à la villageoise ; l’un chantoit les chansons que chantent les moissonneurs au temps des moissons, l’autre disoit des brocards qu’on a accoutumé de dire en foulant la vendange. Philétas joua de sa flûte, Lampis du flageolet, et cependant Daphnis et Chloé se baisoient l’un l’autre. Les chèvres mêmes paissoient là auprès comme si elles eussent été participantes de la bonne chère des noces, ce qui ne plaisoit pas à ceux venus de la ville ; et Daphnis, en appelant aucunes par leurs propres noms, leur donnoit de la feuillée verde à brouter, et, les prenant par les cornes, les baisoit. Et non pas lors seulement, mais en tout le reste de leur vie, passèrent le plus du temps et la meilleure partie de leurs jours en état de pasteurs ; car ils acquirent force troupeaux de chèvres et de brebis, eurent toujours en singulière révérence les Nymphes et le Dieu Pan, et ne trouvèrent point à leur goût de meilleure viande, ni plus savoureuse nourriture que du fruit et du lait ; et qui plus est, firent téter à leur premier enfant, qui fut un fils, une chèvre ; et au second, qui fut une fille, firent prendre le pis d’une brebis, et le nommèrent Philopœmen, et la fille Agélée ; et ainsi vécurent aux champs longues années en grand soulas. Ils eurent soin aussi de faire honorablement accoutrer la caverne des Nymphes, y dédièrent de belles images, et y édifièrent un autel d’amour pastoral ; et à Pan, au lieu qu’il étoit à découvert sous le pin, firent faire un temple qu’ils appelèrent le temple de Pan le Guerroyeur.

Tout cela fut long-temps après ; mais pour lors, quand la nuit fut venue, tout le monde les convoya jusqu’en leur chambre nuptiale, les uns jouant de la flûte, les autres du flageolet, et aucuns portant des fallots et flambeaux allumés devant eux ; puis, quand ils furent à l’huis de la chambre, commencèrent à chanter Hyménée d’une voix rude et âpre, comme si avec une marre ou un pic ils eussent voulu fendre la terre.

Cependant Daphnis et Chloé se couchèrent nuds dans le lit, là où ils s’entre-baisèrent et s’entre-embrassèrent sans clore l’œil de toute la nuit, non plus que chats-huants ; et fit alors Daphnis ce que Lycenion lui avoit appris : à quoi Chloé connut bien que ce qu’ils faisoient paravant dedans les bois et emmi les champs n’étoient que jeux de petits enfants.

FIN DU LIVRE IV ET DERNIER.

NOTES


N. B. Les notes marquées Br. appartiennent à Brunck, et sont extraites de ses manuscrits communiqués au traducteur par MM. les conservateurs de la Bibliothèque du Roi.

« LES PASTORALES DE LONGUS, OU DAPHNIS ET CHLOÉ. »

C’est exactement le titre grec : ΛΟΓΓΟΥ ΠΟΙΜΕΝΙΚΩΝ ΤΩΝ ΚΑΤΑ ΔΑΦΝΙΝ ΚΑΙ ΧΛΟΗΝ ΛΟΓΟΣ ΠΡΩΤΟΣ.

Ποιμενικὰ est dit comme Γεωργικὰ, Βαϐυλωνικὰ, Ῥωμαϊκὰ, Παρθονικικὰ. L’autre partie du titre répond justement à cette forme usitée chez nous, Daphnis et Chloé. Dion Chrysostome, δικαίως ἐγκαλοῦσιν τῷ Ἀρχιλόχῳ περὶ τῶν κατὰ τὸν Νέσσον καὶ Δηϊανείραν.

Amyot, qui veut paraphraser jusqu’au titre de cet ouvrage, l’ajuste ainsi à l’italienne : « les Amours pastorales de Daphnis et de Chloé. » Il n’y a point d’Amours dans le grec, encore moins d’amours pastorales.

Page 1, ligne 1. « En l’île de Lesbos, chassant en un bois consacré aux Nymphes. »

C’est le grec mot à mot. Amyot a mal rendu cela. Voici sa traduction. « Étant un jour à la chasse en l’isle de Metelin, dedans le bois qui est sacré aux Nymphes, je vis la plus belle chose que je sçache jamais avoir vue ; c’étoit une peinture d’une histoire d’amour. » Dans cette phrase, beaucoup trop longue, Metelin ne se peut souffrir au lieu de Lesbos. Sacré aux Nymphes est un italianisme, sacro alle ninfe. C’étoit la mode et le bel air du temps d’Amyot de parler italien en François. « Dedans le bois. » est un contresens ; le grec dit « dans un bois. »

P. 1, l. 3. « Une image peinte, une histoire d’amour. »

Amyot : « C’étoit une peinture d’une histoire d’amour. »

On traduit le plus qu’on peut mot à mot, et souvent, comme en cet endroit, avec la même construction, le même ordre de mots que dans l’original.

Remarquez que l’asyndète une image, une histoire, n’est point dans Amyot. Cette figure, dont les anciens usoient plus sobrement que nous, plaît à Longus, et Amyot ne la lui conserve jamais.

P. 1, l. 10. « Tellement que plusieurs, même étrangers… »

C’est le grec. Amyot : « Tellement que plusieurs passants. »

P. 2, l. 7. « Jeunes gens unis par amour. »

Allusion à ce qu’il dit ailleurs, p. 55 : « Après que je les ai le matin mis ensemble. » Et en cet autre endroit, p. 10 : « les envoyèrent aux champs. » Et p. 11 : « toujours se tenoient ensemble. » Les interprètes, faute de s’être rappelé ces passages, ont fort mal expliqué ici le mot συντιθέμενοι, et Amyot a mal traduit : « une compagnie de jeunes gens qui s’alloient ébattre aux champs. »

P. 2, l. 13. « Si cherchai quelqu’un…….entendu… »

Tout cela est en trois mots dans le grec. Ἀναζητησάμενος ἐξηγητὴν τῆς εἰκόνος. Mais ἐξηγητής ne se peut dire dans notre langue ; c’est pourquoi on a conservé cette paraphrase d’Amyot, qui d’ailleurs a de la grace, et est même tout-à-fait du style de Longus.

P. 2, l. 21. « Remettre en mémoire de ses amours celui qui autrefois aura été amoureux. »

Traduction d’Amyot un peu longue pour deux mots, ἐρασθέντα ἀναμνήσει. Mais du moins l’expression est belle, et La Fontaine s’en est servi :

« Ce loup me remet en mémoire
Un de ses compagnons qui fut encor mieux pris. »

P. 3, l. 3. « Regarderont… »

Le grec est admirable, et foiblement rendu par cette version d’Amyot, qu’on a seulement abrégée. Quelqu’un trouvera des termes pour dire, μέχρις ἂν κάλλος ᾖ καὶ ὀφθαλμοὶ βλέπωσι.

P. 3, l. 4. « Veuille le Dieu… »

Amyot dit Dieu veuille, et c’est un contresens.

P. 3, l. 6. « Mitylène est ville de Lesbos. »

Amyot : « Mitylène est une forte ville en l’isle de Metelin. » Pourquoi forte ? et pourquoi ce nom moderne de Metelin, bien moins connu que celui de Lesbos ? C’est comme si l’on faisoit dire à Thucydide : « Lacédémone est une forte ville de Turquie. »

P. 3, l. 7. « Coupée de canaux… »

Comme sont aujourd’hui Venise et Mexico. Amyot n’a point entendu cela ; il traduit : «  environnée d’un canal d’eau de mer qui flue tout à l’entour. »

P. 3, l. 10. « A voir, vous diriez non une ville, mais comme un amas de petites îles. »

Amyot : « On diroit que c’est une isle et non pas une ville. »

Lisez dans le texte : νομίσεις οὐ πόλιν ὁρᾶν, ἀλλὰ νήσους· ἀλλὰ ταύτης τῆς πόλεως… Cette répétition d’ἀλλά est une petite naïveté imitée de Platon.

P. 3, l. 11. « Environ huit ou neuf lieues loin de cette ville de Mitylène. »

Amyot : « Loin d’icelle environ cinq quarts de lieue. » Il y a dans ce peu de mots beaucoup de fautes. D’abord il ôte la naïveté d’une répétition mise à dessein dans le texte : « Mitylène est ville de Lesbos… environ huit ou neuf lieues loin de cette ville de Mitylène. » Πόλις ἐστὶ Λέσϐου Μιτυλήνηἀλλὰ ταύτης τῆς πόλεως τῆς Μιτυλήνης… Ensuite loin d’icelle est style de chicane ; ensuite cinq quarts de lieue… Le grec dit deux cents stades, neuf ou dix lieues ; et cette circonstance est fort considérable pour la vraisemblance du récit, qui devient tout-à-fait absurde si la scène est près d’une grande ville, à cinq quarts de lieue. L’innocence des deux bergers, le débarquement des corsaires, l’invasion des Méthymniens, tout cela ne peut avoir lieu aux portes de Mitylène.

Par ce détail des fautes d’Amyot dans les deux premières pages seulement, on peut se faire une idée de sa façon de traduire. Il entend souvent mal son texte, et le rend toujours par des gloses et des paraphrases sans fin. On diroit qu’il explique Longus à des écoliers dans une classe. Amyot, d’abord régent de collège, puis abbé, puis évêque, puis précepteur du roi et grand aumônier de France, resta toujours homme de collège, ainsi qu’avoit fait avant lui le cardinal Bessarion, bien plus savant.

P. 3, l. 18. « Une plage étendue de sable fin. »

Lisez dans le grec : προσέκλυζεν ἠϊόνος ἐκτεταμένης ψάμμῳ μαλθακῇ. Br.

P. 3, l. 23. « Et voici la manière comment. »

Amyot ajoute cela, fort bien ; car encore que cette phrase ne soit pas dans le texte, elle est grecque et antique : ὦδε πῶς ἐγένετο.

Cent Nouvelles Nouvelles : « Il lui dit la raison pourquoi. » Ailleurs : « Nouvelle d’un curé… et de la manière comment ledit curé s’échappa. » Arrêts d’Amours : « Et raconterai la manière comme le président parloit. » Chronique du petit Jean de Saintré « Et sçais bien la façon comment. »

P. 4, l. 13. « Peur de lui faire mal. »
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Il faut bien se garder d’ajouter au grec τὸ βρέφος, qui est exprimé plus haut. Br.

P. 5, l. 1. « Si fut entre deux d’emporter… »

Expression d’Amyot qu’il emploie souvent. Dans la vie de Galba : « Encore dit-on qu’il fut entre deux de déposer les Consuls. » Et dans celle de Caton d’Utique : « De quoi Caton fort courroucé fut entre deux de l’en poursuivre par justice. »

P. 5, l. 10. « Comme il l’avoit trouvé gisant et la chèvre le nourrissant. »

On garde ici les consonnances qui sont dans le grec et la coupe même de la phrase ; et autant qu’il se peut, par-tout on en use ainsi.

P. 5, l. 10. « Comme il l’avoit trouvé… »

On a bien fait de mettre dans le texte de Rome, πῶς εὗρεν ἐκκείμενον, πῶς εἶδε τρεφόμενον. Mais il y a erreur dans les variantes, au bas de la page. Cette leçon est celle du manuscrit de Florence, et la seule bonne. Celui de Rome porte, πῶς εὗρεν ἐκκείμενον, πῶς εὗρε τρ.

P. 5, l. 12. « Elle fut bien d’avis que vraiment il ne l’avoit pas dû faire ; et tous deux d’accord de l’élever… »

Paraphrase de ces deux mots δόξαν δὴ κἀκείνῃ. La tournure est belle ; c’est pourquoi on l’a conservée d’Amyot : et d’ailleurs cette explication sert à la clarté du récit.

P. 5, l. 15. « Quant et lui. »

C’est-à-dire avec lui. Amyot emploie souvent cette expression. La Fontaine :

Comme elle sait persuader et plaire,
Inspire un charme à tout ce qu’elle dit,
Touche toujours le cœur quant à l’esprit,
Je suis certain, etc.

Ainsi sont imprimés ces vers dans la nouvelle Vie de La Fontaine ; mais il faut lire assurément « le cœur quant et l’esprit : » autrement cela n’a point de sens. La Fontaine s’est souvent plaint de la sottise de ses imprimeurs. Dans la fable de l’Alouette :

Nos amis ont grand tort, et tort qui se repose
Sur de tels paresseux à servir ainsi lents :

Lisez, « et sot qui se repose. »

Remarquez qu’Amyot a écrit « quant et lui, quant et elle, quant et eux, » non pas, comme l’ont corrigé fort mal ses éditeurs, « quand et lui, quand et elle : » de même il écrit « quant et quant, » non pas « quand et quand » qui se lit dans toutes les réimpressions.

P. 6, l. 9. « Du milieu de la roche et du plus creux de l’antre sourdoit une fontaine. »

Amyot : « Le dessus, ou pour mieux dire la voûte de cette caverne étoit le milieu de la roche, au fond de laquelle sourdoit une fontaine. » On ne sait ce qu’il veut dire. Le texte est parfaitement clair. Il ajoute après cela : « L’humeur de la fontaine nourrissoit la belle herbe. » — Humeur, en ce sens, est italien, mais nullement françois, et fort désagréable ici, comme dans Régnier,

Mes yeux toujours mouillés d’une humeur continue.

P. 6, l. 16. « Offrandes des anciens pasteurs. »

Version d’Amyot. Ce n’est pas là tout-à-fait le sens. Le texte dit, mais en trois mots : « Offrandes de quelques vieux pasteurs qui, en quittant leur profession pour se reposer, avoient consacré leurs « outils aux Nymphes, » coutume ancienne. Voyez ci-dessous, pag. 172. Lucien dans le Timon, et Horace, Vejunius armis.

P. 6, l. 21. « Afin qu’elle demeurât au troupeau, comme devant, à paître avec les autres. »

Amyot ajoute : « sans plus s’écarter ni égarer, comme elle faisoit ordinairement. ». Quatre lignes de françois pour quatre mots de grec ! Il est souvent bien plus prolixe, et même insère volontiers des commentaires dans sa version. Son Plutarque est trois fois plus long que l’original. C’est à lui que Plutarque doit l’épithéte de bon, qui ne l’eût pas flatté de son vivant. Aucun auteur n’a eu plus de soin de bien écrire. Il feroit gagner à Pompée la bataille de Pharsale si cela pouvoit arrondir tant soit peu sa phrase.

P. 6, l. 23. « Il coupe un scion… dont il fit… et s’en venoit… »

Amyot. « Il coupa… il fit… il s’approcha… »

Le grand défaut de cette version, c’est que les temps n’y sont point variés comme dans le grec. L’auteur anime son récit en parlant tantôt au présent, tantôt au passé, et à tous les temps du passé, dans une même phrase, ce qu’Amyot n’observe jamais, non plus que le Caro. Cela ne fait rien au sens ; mais, faute de ces nuances, la peinture est toute plate. Dans Tite-Live, par exemple : ut primo statim concursu increpuere arma, micantesque fulsere gladii, horror ingens spectantes perstringit, et neutro inclinata spe, torpebat vox spiritusque. Qui écriroit là perstrinxit et torpuit glaceroit tout ce récit.

P. 7, l. 17. « Dryas estimant cette rencontre… »

Amyot : « Aussi le berger estimant cette rencontre. » Que fait là cet adverbe aussi ? c’est peut-être une faute de l’imprimeur. La traduction d’Amyot ne fut point imprimée sous ses yeux. Presque tous les noms grecs y sont estropiés. Il s’y trouve souvent des phrases tellement brouillées, qu’on n’en peut tirer aucun sens, même en consultant le texte grec.

P. 8, l. 2. « Demeurance. »

Amyot emploie souvent ce mot et d’autres pareils, « souvenance, accoutumance, signifiance, oubliance. »

P. 8, l. 16. « Ces deux enfants en peu de temps… »

Amyot traduit : « Ces deux enfants en peu de temps devinrent grands, et montroient bien à leur gentillesse et beauté qu’ils n’étoient point issus de gens de village ni de paysans. » Il découvre ainsi ce que l’auteur laisse seulement entrevoir pour préparer le dénouement.

P. 8, l. 22. « Il leur fut avis que les Nymphes… »

Le texte de Colombani porte : εἶναι ἐδόκουν τὰς Νύμφας. Brunck veut qu’on supprime εἶναι, qui manque en effet dans le manuscrit de Florence. Mais celui de Rome mérite bien plus de confiance, et on trouve, à la place du mot εἶναι, un blanc, qui veut dire que le copiste n’a pu lire en cet endroit son original.

P. 9, l. 11. « Aussi destinés à garder les bêtes… »

Ce passage est bien rétabli dans l’édition de Rome. Celle de Colombani porte : ἤχθοντο μὲν οἱ ποιμένες εἰ ἔσοιντο καὶ ἴσως οὗτοι αἰπόλοι. Les deux mots ἴσως οὗτοι marquent un doute du copiste ou une conjecture de quelqu’un sur le mot αἰπόλοι. De même, à la page 21 de Colombani, ἀμελοῦσιν ἴσως καὶ ἡμεῖς ἠμελήκαμεν, ces mots ἴσως καὶ ἡμεῖς sont évidemment passés de la marge dans le texte ; et, page 23 de Villoison, ὡς ἴσως μὴ δοκοῖεν βάρϐαροι. On voit bien que ἴσως μή est une note marginale.

P. 9, l. 17. « Leur faisant apprendre les lettres. »

C’est le grec mot à mot, et pourtant c’est un contresens d’Amyot. L’auteur a voulu dire qu’ils leur firent apprendre à lire et à écrire. Amyot commet la même faute dans la Vie de Caton l’ancien. « Caton lui-même, dit-il, enseignoit les lettres à ses enfants, bien qu’il eût pour esclave un bon grammairien. » Traduisez : « montroit à lire lui-même à ses enfants, bien qu’il eût pour esclave un bon maître d’école nommé Chilon, qui enseignoit d’autres enfants. » Et dans la Vie de Caton d’Utique, où Amyot dit : « Il commença d’apprendre les lettres. » Corrigez : « il commença d’apprendre à lire et à écrire. »

Il ne faut pas dire non plus, comme l’abbé Barthélemy et d’autres, que Denys à Corinthe enseignoit la grammaire ; il montroit à lire aux enfants. Dans Hérodote, livre VI, chap. xxvii : παισὶ γράμματα διδασκομένοισι ἐπέπεσε ἡ στέγη. Traduisez : « le toit tomba sur des enfants qui apprenoient à lire ; » et non « qui apprenoient les lettres. »

Amyot sut toujours peu de grec. Turnèbe l’aida dans son Plutarque, où cependant il y a encore, comme l’a bien dit Meziriac, un nombre infini de fautes énormes.

P. 9, l. 18. « Et tout le bien et honneur… »

« Le curé rabrouant son clerc, dit que c’étoit un malotru qui ne sçavoit ni bien ni honneur. » Cent Nouvelles Nouvelles. — « Vous qui sçavez tant de bien. » Rabelais.

P. 10, l. 2. « Car ils n’en eussent su dire le nom. »

Hérodote, livre I. μετὰ δὲ ταῦτα Ἑλλήνων τινὰς (οὐ γὰρ ἔχουσι τοὔνομα ἀπηγήσασθαι) φασί….

P. 10, l. 13. « Trop plus affectueusement. »

Italianisme d’Amyot : troppo più.

P. 10, l. 19. « Or étoit-il lors environ le commencement du printemps. »

Voici une de ces descriptions que les rhéteurs nommoient ἐκφράσεις, et que tout le monde n’approuvoit pas dans la prose, témoin Denys d’Halycarnasse. Notre auteur s’y complaît et y réussit bien. Son ouvrage est le plus ancien modèle que nous ayons du genre appelé descriptif.

P. 10, l. 23. « Bourdonnement d’abeilles. »

Cette traduction rend le grec mot à mot, avec les mêmes consonnances qui sont dans le texte. Amyot : « Aussi jà commençoient les abeilles à bourdonner, les oiseaux à rossignoler, et les agneaux à sauteler. »

P. 11, l. 10. « Car entendant chanter les oiseaux, ils chantoient. »

Amyot : « Se mirent à imiter ce qu’ils entendoient et voyoient ; car oyant chanter les oiseaux, ils chantoient ; voyant sauter les agneaux, sautoient. » Ces détestables sons plaisent à Amyot. Il dit dans le troisième livre : « Les jeunes gens brûloient en oyant ce qu’ils oyoient, se fondoient en voyant ce qu’ils voyoient. » Et un peu après, dans le même livre : « afin que si elle crie, personne ne l’oye ; si elle pleure, personne ne la voye. » Ceci n’est guère moins mauvais dans Polyeucte : « Oyez, Félix, dit-il, oyez, peuple, oyez, tous. » Au contraire, dans La Fontaine, « écoutez ce récit, oyez cette merveille, » est bien dit et ne choque point.

P. 12, l. 1. « Des rochers droits et coupés. »

Toutes les éditions d’Amyot portent droits et couppus ; faute d’imprimeur. Amyot emploie fréquemment cette expression dans son Plutarque, et dit par-tout droits et coupés. Ci-dessous, livre IV, f° 74 de l’édition originale : du haut d’une roche coupée.

P. 12, l. 11. « Et s’apprenoit à en jouer. »

Toutes les réimpressions du Longus d’Amyot portent et apprenoit ; mais on lit dans la première édition originale : s’apprenoit. Amyot parle de même ailleurs.

P. 12, l. 15. « Se faisoient part l’un à l’autre… »

La répétition d’ἔφερον dans le texte est choquante. Il faut lire ἃς οἴκοθεν ἔλαϐον, ou bien εἲς κοινὸν ἔθεντο, ou plutôt ἐτίθεντο. Br.

P. 12, l. 20. « Or parmi tels jeux enfantins, Amour leur voulut donner du souci. »

Amyot : « Ainsi comme ils étoient occupés à tels jeux, Amour leur dressa à bon escient une telle embûche. » Il n’est point question là d’embûche et à bon escient ne veut rien dire. Amyot n’a point compris l’opposition qui est dans le grec entre παιδία et σπουδή.

P. 13, l. 3. « Faisoient la nuit des fosses. »

Cette description de la fosse au loup est imitée d’Hérodote, livre IV. νυκτὸς τάφρην ὀρύξας εὐρέην ἐπέτεινε ξύλα ἀστενέα ὑπὲρ αὐτῆς, καθύπερθε δὲ ἐπιπολῆς τῶν ξύλων χοῦν γῆς ἐπεφόρησε ποιέων τῇ ἀλλῇ γῇ ἰσόπεδον.

P. 13, l. 3. « Des fosses. »

Il faut écrire σερούς dans le grec, comme Ératosthène : ἢ σερὸν ἢ κοίλου φρειάτος εὐρὺ κύτος. Br., on fait aujourd’hui en Calabre des fosses appelées silo, elles servent à garder le blé.

P. 13, l. 14. « Qui étoient, par manière de dire, plus foibles que brins de paille. »

Traduction d’Amyot. Il s’exprime de même ailleurs. Vie de Dion, au commencement : « Tous deux sont, par manière de dire, sortis d’une même école. »

P. 14, l. 1. « Deux boucs… »

Dans le grec, τράγοι παροξυνθέντες εἰς μάχην συνέπεσον, phrase mutilée. On pourroit lire, τράγοι δύο παροξ. Ou plutôt : ἦσαν αὐτῷ τράγοι δύο. (Voyez ci-dessous, p. 158.) Οὕτοι παροξυνθ. εἰς μ. συνέπ. Comme dans le quatrième livre, Λάμπις τις ἦν βουκόλος· οὗτος ἐμνᾶτο….

P. 14, l. 11. « Sa houlette. »

Le mot ξύλον est une glose dans le texte, comme dans Hesychius, καλαύροπα, ξύλον. Et de même p. 90 du texte de Rome, αὕτη ἡ σύριγξ, τὸ ὄργανον. Effacez τὸ ὄργανον, glose marginale.

P. 15, l. 10 « Ils le mirent hors du piège. »

À partir d’ici, tout ce qui suit, jusqu’aux mots, p. 25, « Dea, que me fait donc le baiser de Chloé ? » manque dans la version d’Amyot, qui avertit par une note « qu’en cet endroit il y a une grande obmission dans l’original. » On a rempli cette lacune à l’aide du manuscrit de l’abbaye de Florence, où le texte s’est trouvé complet. (Voyez à la fin de ce volume : Lettre à M. Renouard, libraire.)

P. 15, l. 17. « Si on le demandoit, que le loup l’avoit emporté. »

Lucien, ou plutôt Lucius de Patras, dans l’Ane : καὶ ἤν τις ἔρηται, πῶς οὖν ἀπέθανεν ὁ ὄνος, λύκου τοῦτο καταψεύσασθε.

P. 16, l. 1. « Trace de sang ni mal quelconque. »

Il faut lire dans le grec : τέτρωτο μὲν οὖν οὐδὲν, οὐδὲ ᾕμακτο. Χώματος δὲ… Voyez p. 175 de sédition de Rome une faute semblable, ὁ δὲ ἰδὼν Χλόην καὶ ἔχων ἐν ταῖς χερσὶ Χλόην. Mais quelqu’un peut-être aimera mieux garder dans ces deux endroits la leçon des manuscrits.

P. 19, l. 9. « Ah ! que ne suis-je sa flûte. »

Cela est pris de cet antique couplet ou scolie :

Εἴθε λύρα καλὴ γενοίμην ἐλεφαντίνη,
Καί με καλοὶ παῖδες φέροιεν Διονύσιον ἐς χορόν.
Εἴθ’ἄπυρον καλὸν γενοίμην μέγα χρυσίον,
Καί με καλὴ γυνὴ φοροίη καθαρὸν θεμένη νοόν.

P. 21, l. 8. « Elle, simple et sans défiance… »

On trouvera ceci un peu long. La phrase grecque est charmante, mais difficile à rendre dans les mêmes mesures.

P. 23, l. 17. « Ne put le laisser achever. »

Lucien : οὐ περιμείνας ἐγὼ τὸ τέλος τῶν λόγων, ἀναστὰς ἀποφηνάμην

P. 25, l. Il. « Sa bouche plus dou ce qu’une gauffre à miel. »

Amyot : « Sa bouche et son haleine plus douces » etc. Point d’haleine dans le grec.

P. 26, l. 2. « Mais comment n’en est-elle point morte ? »

Amyot : « il faut dire que non, car j’en fusse mort. » Contresens. C’est assez d’une pareille sottise pour gâter toute une page.

P. 26, l. 15. « Mais Dorcon, ce gars, ce bouvier amoureux aussi de Chloé… »

On a voulu garder quelqu’air de la phrase naïve et enfantine, ὁ δὲ Δόρκων, ὁ βουκόλος, ὁ τῆς Χλόης ἐραστής. Amyot ne sent point ces choses là. En quelques endroits il a aussi des tournures heureuses, qui relèvent la pensée de l’auteur, et cela répare un peu le tort qu’il lui fait ailleurs.

P. 26, l. 17. « Dryas plantoit un arbre pour soutenir quelque vigne. »

Amyot n’a point entendu le texte. Il traduit : « Dryas plantoit un arbre près de lui ; » cela veut dire apparemment, près du lieu qu’habitoit Dorcon. Ce n’est point là le sens.

P. 27, l. 6. « Cinquante pieds de pommiers… »

Version d’Amyot très littérale. On a mal-à-propos changé cela dans les réimpressions qui portent : « cinquante pommiers. »

P. 28, l. 2. « Mettre la main sur Chloé. »

Amyot : « Attenter de jouir par force de Chloé ; » grossièreté qui n’est point dans le texte.

P. 28, l. 6. « Il usa d’une finesse de jeune pâtre qu’il étoit. »

Amyot : « Il imagina une finesse merveilleusement sortable à un gros bouvier comme lui. » Dorcon n’est point un gros bouvier, et il n’y a qu’un gros évêque tel qu’étoit Messire Jacques Amyot, qui puisse entendre ainsi Longus.

P. 29, l. 7. « Elle amenoit boire les deux troupeaux. »

Amyot : « Chloé amenoit ses bêtes boire. » Un peu plus bas il dit de même : « les chiens suivoient le troupeau. » Il n’a fait aucune attention au texte ni à la narration, et il n’a pas vu que Chloé menoit seule les deux troupeaux.

P. 29, l. 12. « Comme naturellement ils chassent. »

Écrivez dans le texte, οἷα δὴ κυνῶν… περιεργία. Euripide, dans les Héraclides : πάρεσμεν, οἷα δὴ γ’ἐμοῦ παρουσία. Br.

P. 29, l. 19. « Mordent en furie la peau de loup. »

Alexandre, tyran de Phères, faisoit couvrir des hommes de peaux de bêtes et lâcher sur eux des chiens qui les mettoient en pièces. Plutarque, Pélopidas.

P. 29, l. 19. « La peau de loup. »

Le première édition d’Amyot porte « la peau du loup, » faute que l’on a corrigée dans les réimpressions : mais plus bas, p. 31 : « effrayées de la peau de loup, » la même faute se retrouve, et on ne l’a pas corrigée.

P. 30, l. 6. « Lors il se prit à crier. »

Amyot : « Il se print adonc à crier. » Les nouveaux éditeurs d’Amyot ont cru corriger cela en imprimant, « il se prit donc à crier, » qui ne veut rien dire du tout. Ils n’ont point entendu adonc, adverbe de temps qui signifie alors. Amyot, dans son Plutarque, Vie de Brutus : « Ils délibèrent d’exécuter adonc leur entreprise ; » c’est-à-dire alors, sur-le-champ.

P. 30, l. 15. « Lui mirent dessus… »

La note de Valkenaer que cite l’éditeur (Villoison) prouve qu’il faut lire, ἐπέπλασαν, non ἐπέπασαν. Πάσσω ne se dit que des drogues sèches et pulvérisées. Br.

P. 31, l.3. « De la gueule, non du loup… »

L’auteur n’auroit-il pas écrit, ἐκ κυνὸς οὐ λύκου, φασὶν, στόματος ? Br.

P. 32, l. 5. « Ils vouloient quelque chose, et ne savoient ce qu’ils vouloient. »

Amyot : « Ils se douloient pour ce qu’ils le vouloient ; quand tout est dit, ils ne sçavoient ce qu’ils vouloient. » Les nouveaux éditeurs d’Amyot, qui ont essayé de corriger cette détestable version, n’ont entendu ni Longus ni Amyot. « Quand tout est dit » leur a paru inintelligible. C’est une vieille expression qui signifie après tout. Brantome : « On en peut dire autant de beaucoup de maris, lesquels, quand tout est dit, débauchent plus leurs femmes que ne font les amoureux. » Le même ailleurs « Au diable soit le maraud ; n’en parlons plus. Quand tout est dit, je suis bien de loisir d’en parler. » Et en un autre endroit : « Une femme, quand tout est bien dit, ne se fera jamais de tort quand elle aimera un bel objet. » Marot :

Quand tout est dit, aussi mauvaise bagne,
Ou peu s’en faut, que femme de Paris.

P. 32, l. 10. « Mais plus encore les enflammoit la saison de l’année. »

Amyot : « Outre ce que la saison de l’année les enflammoit encore davantage. » Dans les réimpressions on lit : « Outre ce, la saison de l’année, etc. ; » mauvaise correction. Alors on disoit : « Outre ce que, avec ce que. » Amyot, Vie de Galba : « Outre ce qu’il commandoit à une grosse armée. » Ci-dessous, p. 154 : « Outre ce qu’il aimoit… » P. 155 : « Avec ce qu’il étoit si ivre… » P. 219, l. 4 : « avec ce que la tourmente y aida un petit : » et dans la Vie de Brutus : « C’étoit au cœur de l’été ; il faisoit fort grand chaud, avec ce qu’on avoit campé près de lieux marécageux. »

P. 32, l. 19. « Les fleuves paroissoient endormis. »

On a lu dans le grec εἴκασεν ἄν τις τοὺς ποταμοὺς εὔδειν ἠρέμα ῥέοντας. Comme La Fontaine a dit :

Une rivière dont le cours,
Image d’un sommeil doux, paisible, tranquille….

Toutefois la leçon vulgaire se peut défendre par des exemples et par le πάρισον : τοὺς ποταμοὺς ᾄδειν, τοὺς ἀνέμους συρίττειν.

P. 32, l. 20. « Les vents sembloient orgues ou flûtes. »

On pense bien qu’il n’y a point d’orgues dans le grec : mais il a fallu conserver cette phrase d’Amyot qui est fort belle.

P. 33, l. 11. Demeuroit empêchée… se lavoit le visage… emplissoit une sébile… Puis quand ce venoit… adonc étoient-ils… pensoit voir une des Nymphes… accouroit incontinent… etc. »

Voici un endroit où Amyot dénature entièrement le récit. Il traduit, « demeura empéchée… se lava le visage… emplit… et quand ce vint… adonc furent-ils… pensa voir… accourut…, etc. » Il représente ainsi comme un fait du moment ce qui n’est dans l’auteur qu’une peinture des habitudes journalières des personnages : bévue énorme par laquelle il embrouille deux ou trois pages.

P. 33, l. 17. « Emplissoit une sébile de vin mélé avec du lait. »

Breuvage usité aujourd’hui encore dans le Levant et en Calabre. C’est ce qu’on appeloit œnogala. Cela n’a point été compris par Amyot qui traduit « emplissoit un pot de vin et un autre de lait. »

P. 34, l. dern. « Puis il en parcouroit des lèvres… »

Amyot : « Pour toucher de la langue et des lèvres. » Cette grossièreté n’est point dans le texte.

P. 35, l. 9. « Chloé ne se donna garde qu’elle fut endormie. »

Leçon très correcte de la première édition. Depuis on a mal imprimé : « ne se donna garde qu’elle fust endormie. » Il ne faut pas d’optatif. Amyot dans la Vie d’Alexandre : « il ne se donna garde qu’il se trouva loin de son armée. »

P. 35, l. 11. « Pour à son aise la regarder. »

Amyot ajoute « par-tout et son saoul ; » Autre grossièreté qui n’est point dans le grec.

P. 35, l. 13. « Oh ! comme dorment ses yeux ! comme sa bouche respire !… »

Cela est traduit ad verbum, et les mots arrangés tout de même que dans le grec. Amyot : « Oh ! comme ses beaux yeux dorment soëvement ! que son haleine sent bon ! les pommiers ni les aubépines fleuries n’ont point la senteur si douce. » Il n’y a dans le grec ni beaux yeux, ni haleine qui sente bon ou mauvais, ni senteur.

P. 35, l. 16. « Je ne l’ose baiser toutefois ; son baiser pique au cœur. »

Amyot : « car son baiser pique au cœur. » Ce car n’est point dans le grec, et fait fort mal ici. Voyez p. 75, l. 15, et la note sur cet endroit.

P. 36, l. 3. « Une cigale poursuivie par une arondelle… »

Les hirondelles ne mangent point de cigales ; mais il y a en Grèce un oiseau appelé guêpier que l’auteur a pu prendre pour une hirondelle, et qui poursuit les cigales.

P. 36, l. 12. « Quand elle eut vu l’arondelle. »

Lisez dans le grec ἰδοῦσα δέ γε τὴν χελιδόνα. Voyez p. 44 du texte de Rome, note 4. Par-tout dans le texte de Longus les copistes ont mis καὶ pour γε.

P. 38, l. 1. « Un chant plus fort. »

Amyot : « Il se mit à chanter si doucement et si mélodieusement qu’il attira à lui. » Ce n’est point là ce que dit l’auteur.

P. 38, l. 9. « Demandoit aux Dieux d’être oiseau avant que retourner… »

C’est le vœu ordinaire du chœur dans les tragédies. Ὄρνις γενοίμαν. « Que ne suis-je l’oiseau léger qui franchit les monts et les mers ! »

P. 38, l. 22. « Afin qu’on ne pensât… »

Amyot : « afin possible qu’on ne pensât. » Il n’a pas vu que dans le grec ἴσως est une glose marginale.

P. 39, l. 10. « En folâtrant lui faire quelque déplaisir. »

Amyot : « Chloé, qui craignoit que les autres pasteurs ne lui fissent peut-être quelque violence… » L’auteur n’a garde de s’exprimer aussi grossièrement.

P. 40, l. 2. « Apportoit une flûte… »

Σύριγγα καινὴν τῷ Δάφνιδι δῶρον κομίζουσα, leçon du manuscrit de Florence. Δῶρον manque dans celui de Rome et dans Colombani. Il faut le conserver. Cela fait une phrase très belle, imitée peut-être de ce passage de Théopompe : Τί δὲ τῶν ἐκ τῆς γῆς καλῶν ἢ τιμίων οὐκ ἐκομίσθη δῶρον ὡς αὐτόν ;

P. 41, l. 19. « Se jettent en meuglant dans la mer. »

Amyot : « et toutes d’une secousse se jetèrent ensemble dans la mer ; le saut desquelles, pour ce qu’elles se jettèrent toutes à coup dans la mer, le saut sur l’un des côtés de la fuste fut si pesant et si lourd, avec ce que la tourmente y aida un petit, que la fuste en tourna sens dessus dessous. » Tout cela pour une ligne dans le grec fort claire et bien tournée.

P. 42, l. 7. « Comme celui qui ne menoit ses chèvres que dans la plaine. »

Amyot n’a point entendu cela. Il traduit : « Comme celui qui gardoit les bêtes aux champs. »

P. 42, l. 9. « Car il faisoit encore chaud. »

Amyot ; « car c’étoit en été. » Nullement ; c’étoit en automne : on vient de le dire tout à l’heure, p. 38. Il est aisé de voir avec quelle négligence Amyot a fait sa version.

P. 42, l. 13. « Si peu de vêtements qu’il portoit. »

Expression d’Amyot, usitée de son temps. Voltaire l’a blâmée dans ce vers de Polyeucte :

Si peu que j’ai d’espoir ne luit qu’avec contrainte.

Fénelon, De l’Éducation des Filles : « Si peu qu’on connoisse l’histoire, il n’y a pas moyen de douter de cela. » Dans la Vie de Brutus, Amyot : « Il mit incontinent aux champs si peu de gens qu’il avoit. »

À propos de Fénelon, j’écris ainsi ce nom avec un seul accent, comme je le vois imprimé dans toutes les vieilles éditions. Ma mère disoit Fénelon et non pas Fénélon.

P. 42, l. 55. « N’ayant coutume de nager que dans les rivières. »

Il est plus aisé de nager dans la mer que dans les rivières. L’auteur ne savoit pas cela.

P. 43, l. 4. « Si la corne de leurs pieds ne s’amollissoit dans l’eau. »

Amyot : « Si les cornes de leurs pieds ne s’accrochoient en nageant à quelque chose dedans l’eau. » Contresens.

P. 44, l.4. « Y pendirent chacun quelque chose de ce qu’il recueilloit aux champs. »

Amyot : « quelque chose de leur métier. »

P. 44, l. 7. « Pour la première fois en présence de Daphnis. »

Ceci est omis dans Amyot.

P. 45, l. 14. « Mais quoi qu’il y eût… »

C’est la phrase d’Amyot. De même dans le Plutarque, Vie de Pompée : « Ils n’étoient point délibérés, quoi qu’il y eût, de l’abandonner. »

P. 45, l. 14. « Daphnis ne se pouvoit, éjouir. »

C’est ainsi qu’Amyot a écrit, et non comme on a mis dans quelques éditions, « ne se pouvoit réjouir. » La Fontaine,

On l’emporte, on le sale, on en fait maint repas
Dont maint voisin s’éjouit d’être.

P. 47, l. 1. « Étant jà l’automne en sa force. »

Amyot dit : « en sa vigueur. » La phrase de La Fontaine vaut mieux :

Le printemps par malheur étoit lors en sa force.

Thucydide avoit dit : « Étant jà l’été dans sa force et les bleds en maturité. » Mais cette expression ne s’applique pas également bien à l’automne.

P. 47, l. 2. « Chacun aux champs étoit en besogne. »

Πᾶς ἦν κατὰ τοὺς ἀγροὺς ἐν ἔργῳ· ὁ μὲν ληνοὺς ἐπεσκεύαζεν, ὁ δὲ, κ. τ. λ. Lucien, Comment il faut écrire l’histoire : οἱ Κορίνθιοι πάντες ἐν ἔργῳ ἦσαν· ὁ μὲν ὅπλα ἐπεσκεύαζεν, ὁ δὲ λίθους παρέφερεν, ὁ δὲ

P. 47, l. 4. « Les autres nettoyoient les jarres. »

Amyot : « racloient les tonneaux. »

Quoique les barils fussent connus du temps de Longus, on serroit encore cependant le vin dans des jarres beaucoup plus grandes que nos tonneaux. J’en ai vu de telles dans la Calabre, où elles servent à garder l’huile. Diogène n’habitoit pas un tonneau, mais une de ces grandes jarres. Il y pouvoit être fort bien. Celles que j’ai vues avoient cinq ou six pieds de diamètre et autant de profondeur. Le cuvier du conte de La Fontaine est une jarre dans Apulée, testa.

P. 47, l. 7. « La meule à pressurer les raisins écrasés. »

Il faut lire, comme l’a proposé l’éditeur de Rome, λίθου ἀποθλέψαι τὸν οἶνον ἐκ τῶν βοτρύων. Car outre le passage cité d’Alciphron, en voici un autre de Lucien, Histoire Véritable, l. II… ἄμπελοι βοτρύων πλῆρεις· οἶνον ἐξ αὐτῶν ἀποθλίϐοντες ἐπίνομεν.

P. 47, l. 8. « Les raisins écrasés. »

Τὰ πατήθεντα βοτρύδια, plus bas.

P. 48, l. 1. « Et leur versoit du vin. »

Amyot : « Et leur portoit du vin. » Il a lu dans son texte ἤνεγκε ποτὸν αὐτοῖς, au lieu de ἐνέχει π. ἀ.

P. 48, l. 9. « Si qu’un enfant hors du maillot. »

Amyot « Si qu’un enfant de mamelle. » Le grec est clair.

P. 48, l. 14. « Des champs de là entour. »

On disoit du temps d’Amyot : là entour, là autour et là alentour. Journal de l’Étoile, t. 4, p. 173, « les gens de là autour ; » et Amyot lui-même, ci-dessus, folio 26, verso, de l’édition originale : « tous les paysans de là autour. » Mais c’est peut-être en cet endroit une faute d’impression ; car il dit toujours là entour. Folio 57, verso : « Tous les paysans de là entour ; » et folio 27, recto, « mais quelque paysan de là entour. » Dans la Vie de Démétrius, « les barbares de là à l’entour. »

P. 48, l. 19. « Dont il fut bien aise. »

Amyot : « Daphnis en fit du courroucé. » Contresens. Il détruit l’agrément de ce passage qui est tout dans l’opposition de ceci avec ce qui suit : « à quoi Chloé prenoit plaisir ; mais Daphnis en avoit de l’ennui. » Ces deux phrases se répondent.

P. 48, l. 22. « Jetoient à Chloé plusieurs paroles à la traverse. »

Mémoires de Vieilleville, liv. III, chap. xxii : « Ceux de Boulogne commençoient à faire contenance d’entendre à quelque capitulation. Car sous prétexte de venir avec sauf-conduit visiter les prisonniers, ils en jettoient souvent plusieurs propos à la traverse. » Henry Estienne, Apologie pour Hérodote : « mais cependant je jetterai ce mot comme à la traverse. » Gourville, Mémoires : « Il en jeta quelques propos à M. Hervart. »

P. 49, l. 1. « Comme des Satyres à la vue de quelque Bacchante. »

C’est bien le sens ; mais il faudroit exprimer cela avec l’agrément et le rhythme qui est dans le grec, traduire μανικώτερον, et conserver la naïveté de cette tournure καὶ εὔχοντο… καὶ νέμεσθαι. Amyot : « Les hommes dans les pressoirs… sautoient après Chloé comme feroient des satyres autour de Bacchus. » Il met Chloé dans les pressoirs dont parle Longus. C’étoient des espèces de bassins de pierre en plein air.

P. 50, l. 16. « Et ainsi comme ils s’ébattoient, survint un vieillard. »

Amyot : « Survint en leur compagnie un vieillard. » Ces mots « en leur compagnie, » ont été supprimés dans les réimpressions.

P. 50, l. 19. « Vieille aussi la panetière. »

Il faut lire certainement dans le grec, καὶ τὴν πήραν γεραιάν, car le sens l’exige, et outre le passage cité γέρων πέπλος, Théocrite a dit aussi, γραιᾶν ἀποτίλματα πηρᾶν.

P. 50, l. 21. « Le bon homme Philétas, enfants, c’est moi, qui jadis ai chanté… »

Version littérale, ad verbum ; la phrase, la construction, les repos, tout comme dans le grec. Amyot traduit : « Mes enfants, je suis le bon homme Philétas. » Mais il y a dans l’original : Φιλητᾶς, ὦ παῖδες, ὁ πρεσϐύτης ἐγώ. S’il eût dit : ὦ παῖδες, ἐγὼ μὲν εἰμι Φιλητᾶς ὁ πρεσϐύτης, ce seroit le même sens, les mêmes mots, et la phrase du monde la plus plate. Dans Plutarque, Thémistocle : ἥκω σοι, βασιλεῦ, Θεμιστοκλῆς ἐγώ.

Les traducteurs qui se tourmentent à chercher des tours élégants, ne savent pas combien de passages des anciens se peuvent rendre mot à mot avec une grace infinie. Ce vers de Virgile :

Ille meos primus qui me sibi junxit amores
Abstulit,

a fait le désespoir de tous ceux qui l’ont voulu mettre en françois. Il est divinement traduit, et mot pour mot, dans la Chronique du petit Jean de Saintré : « Celui emporta mes amours qui premier me joignit à lui. » Delille a peu de vers qui vaillent cette prose-là.

P. 50, l. 23. « Maintefois ai joué de la flûte à ce dieu Pan que voici. »

Amyot : « En l’honneur du dieu Pan. » C’est là une faute considérable ; car l’auteur indique à dessein une certaine image de Pan dont il sera question dans la suite.

P. 51, l. 23. « Qui en ôteroit la muraille qui le clôt. »

Amyot : « la haye qui le clôt. » Il n’a point su ce que vouloit dire αἰμασία, « une muraille sèche « sans ciment. »

P. 53, l. 1 « Comme vieux et ancien que je suis. »

Lisez dans le grec, ὁμοίως ἐμοὶ γέρων. Br.

P. 54, l. 5. « Ce ne me seroit point de peine de te baiser. »

Lisez dans le grec ἐμοὶ μὲν, ὦ Φιλητᾶ, φιλῆσαι σε φθόνος οὐδείς· et non πόνος οὐδείς.

P. 54, l. 18. « Plus ancien même que tout le temps. »

Amyot : « Ains suis plus ancien que le vieil Saturne, et que de toute ancienneté. » Cela est inintelligible.

P. 56, l. 21. « Et ravit les ames. »

L’auteur, sans employer plus de mots, développe mieux sa pensée, qui est, que les ailes d’Amour ravissent au ciel les ames ; à-peu-près comme Rousseau a dit : « et ces ailes de feu qui ravissent une ame au céleste séjour. » Tout cela au reste est pris de Platon.

P. 56, l. 22. « Ayant plus de pouvoir que Jupiter même. »

Ménandre avoit dit :

Δέσποιν’, ἔρωτος οὐδὲν ἰσχύει πλέον,

Οὐδ’αὐτὸς ὁ κρατῶν ἐν οὐρανῷ θεῶν
Ζεῦς, ἀλλ’ἐκείνῳ πάντ’ἀναγκασθεὶς ποιεῖ.

P. 57, l. 11. « Moi-même j’ai été jeune. »

Dans le grec αὐτὸς μὲν γὰρ ἤμην νέος. Mais d’abord γὰρ ne se peut souffrir. Ensuite ἤμην, quoi qu’on en dise, n’est guère usité : c’est un mot macédonien. Longus avoit peut-être écrit, αὐτὸς μὲν ἐγενόμην νέος. Ou mieux encore, αὐτὸς μέν ποτ’ἐγενόμην νέος, comme dans Ménandre καίτοι νέος ποτ’ἐγενόμην κᾀγὼ, γύναι.

P. 58, l. 5. « Coucher ensemble nue à nu. »

Marot :

La nuict passée, en mon lict je songeoye
Qu’entre mes bras vous tenois nu à nu.

P. 58, l. 13. « En plus grande détresse qu’auparavant. »

Amyot ajoute : « parceque l’amour commençoit à les toucher au vif. » Cela n’est pas dans le grec, et ne vaut rien du tout.

P. 58, l. 17. « Avec les paroles du vieillard. »

Amyot ajoute : « Si disoient ainsi à part eux. » C’est là justement ce que l’auteur n’a pas voulu dire, et qu’il supprime à dessein, prenant le rôle du personnage dont il rapporte les paroles, et se mettant à sa place, comme dit Longin, qui montre par des exemples l’agrément de cette figure et la grande vivacité qu’elle donne au récit. Aux passages qu’il cite d’Homère et d’Hécatée, on peut joindre celui-ci de La Fontaine, non moins admirable :

L’épouvante est au nid plus forte que jamais ;
Il a dit ses parents, mère, c’est à cette heure...
Non, mes enfants, dormez en paix.

Si cela étoit en grec, Amyot traduiroit : « Alors l’épouvante fut au nid plus forte que jamais elle n’avoit été, et quand l’alouette fut de retour, un de ses petits lui dit : Ma mère, le maître de ce champ a dit qu’on allât querir ses parents ; c’est maintenant qu’il nous faut partir. A quoi l’alouette répondit : Non, mes chers petits enfants, dormez et reposez-vous bien en toute paix et assurance. » C’est ainsi qu’il traite Longus et Plutarque. Amyot a de belles expressions ; mais il paraphrase toujours.

P. 59, l. 12. « Mais nous l’endurerons. »

Dans le grec mettez un point après καρτερήσομεν, et commencez l’autre phrase, δεύτερον μετὰ Φιλητᾶν τοῦτο αὐτοῖς γινέται νυκτερινὸν παιδευτήριον. Br.

P. 61, l. 17. « Ils étoient sous le chêne assis. »

Amyot traduit « sous un chêne. » Voyez p. 1, l. 1, la fin de la note.

P. 62, l. 7. « Comme s’ils eussent été liés ensemble. »

Amyot : « comme s’ils eussent été collés ensemble. » Cette grossièreté n’est point dans le grec.

P. 62, l. 9. « Mais pensant que ce fût le dernier point… »

Ces mots se pourroient unir aussi bien à ce qui précède, et la ponctuation seule les en sépare. C’est la même faute qu’Aristote reprend quelque part dans une phrase d’Héraclite, et où est tombé notre auteur quand il a dit, p. 49 de l’édition de Rome : οὐ μὴν ὁ Δάφνις χαίρειν ἔπειθε τὴν ψυχήν, ἰδῶν τὴν Χλόην γυμνὴν· ἤλγει τὴν καρδίαν. Les pauses dans le discours doivent être marquées par le sens, et La Fontaine est blâmable d’avoir dit dans un de ses contes :

Quant au surplus, ils avoient deux enfants,
Garçon d’un an, fille en âge d’en faire.

Comme il arrive en allant et venant,
Pinucio, jeune homme de famille,

Jeta si bien les yeux sur cette fille, etc.

Ce vers, « comme il arrive….. » dont La Fontaine fait le commencement de la seconde phrase, semble appartenir à la première, et le lecteur hésite, malgré la ponctuation.

P. 63, l. 3. « Et est bordée de beaux édifices. »

Toutes les éditions d’Amyot portent : « et est bornée de beaux édifices. » C’est une faute d’impression de l’édition originale ; lisez, ornée, ἠσκημένη.

P. 64, l. 1. « S’il leur falloit quelque chose plus. »

Dans l’édition originale d’Amyot, on lit : « et leur falloit quelque chose plus ; » faute d’impression.

P. 68, l. 18. « Répondit franchement. »

Avec hardiesse, francamente. Amyot est plein d’italianismes, comme tous les écrivains de son temps.

P. 69, l. 13. « Mais il y avoit dedans. »

Amyot, dans l’édition originale et dans toutes les réimpressions : « mais s’il y avoit dedans, » ce qui brouille toute la phrase. C’est une faute de l’imprimeur.

P. 70, l. 9. « Comme une volée d’étourneaux. »

Amyot a omis cela.

P. 70, l. 22. « Du tourteau. »

Lisez dans le grec : ζυμίτου, non ζυμήτου. Br.

P. 71, l. 6. « A pied, au lieu qu’ils étoient venus en un beau bateau ; blessés et mal menés, au lieu qu’ils étoient partis gais et bien délibérés… »

Thucydide, livre VII : Πεζοὺς δὲ ἀντὶ ναυϐατῶν πορευομένους.

P. 72, l. 9. « Aller faire du pis qu’il pourroit. »

Amyot : « du pis qu’ils pourroient. » Faute d’impression.

P. 73, l. 2. « Ravit et pilla. »

Amyot : « Ravit et roba. » Italianisme.

P. 74, l. 23. « Vient d’être arrachée de vos autels. »

Un peu plus bas, page 83 du texte de Rome, ἀπεσπάσατε βωμῶν παρθένον.

P. 75, l. 13. « En quelque ville. »

Amyot : « en la ville ; » même contresens que ci-dessus, p. 1, lig. 1, fin de la note.

P. 75, l. 15. « Sans mes chèvres, sans Chloé. »

Amyot : « sans mes chèvres et sans Chloé. » Il n’y a point d’et dans le grec, ἄνευ τῶν αἰγῶν, ἄνευ Χλόης. Rien ne marque mieux le peu de sentiment qu’avoit Amyot du style de Longus.

P. 75, l. 16. « Pour être désormais misérable manœuvre. »

Amyot : « Il faudra désormais que je sois un fainéant. » Ce n’est pas le sens.

P. 75, l. 21. « Qui m’emmènent aussi. »

Tout cet endroit, fort mutilé dans le texte grec, paroît assez bien rétabli par les conjectures de l’éditeur de Rome, qui lit καὶ τὰ μὲν αἶγας ἀποδέρουσι, καὶ τὰ πρόϐατα καταθύσουσι (non καταθύουσι). Χλόη δὲ πόλιν λοιπὸν οἰκήσει· ποίοις ὄμμασιν (non ποσὶν) ἄπειμι παρὰ τὸν πατέρα καὶ τὴν μητὲρα, ἄνευ τῶν αἰγῶν, ἄνευ Χλόης ; λοιπὸν ἐργάτης (non λιπεργάτης) ἐσόμενος· ἔχω γὰρ νέμειν ἔτι οὐδέν· ἐνταῦθα περιμενῶ κείμενος ἢ θάνατον ἢ πολέμιους ἑτέρους (non πόλεμον δεύτερον).

P. 76, l. 9. « En tout semblables aux images… »

Amyot : « Semblables en tout et partout aux images qui étoient dedans la caverne. » Il allonge sa version le plus qu’il peut.

P. 76, l. 17. « L’avons fait élever et nourrir. »

L’édition originale d’Amyot et toutes les réimpressions portent enlever et nourrir, faute du premier imprimeur. Folio 78, recto de l’édition originale : « Je l’ai moi-même trouvée et depuis nourrie et élevée ; » et folio 5, verso : « fit prière aux Nymphes qu’à bonne heure pust-il élever et nourrir la pauvre enfant. »

P. 76, l. 18. « Car, afin que tu le saches… »

Amyot : « Ne pense pas que Chloé soit fille de Dryas, ni née en ce village, et que ce soit l’état appartenant au lieu dont elle est venue que de garder les brebis. » La plus grande faute d’Amyot dans cette pitoyable version, c’est de dire et narrer tout au long ce que l’auteur veut seulement laisser soupçonner au lecteur, et qui doit se découvrir plus tard. Il fait la même sottise dès le commencement de l’ouvrage. Voyez ci-dessus, p. 8, l. 16, la note.

P. 79, l. 6. « Sous une roche haute et droite. »

On a ajouté ces mots, qui manquent dans le grec, par la faute de quelque copiste.

P. 79, l. 7. « Afin que de la côte, à toute aventure… »

Le grec est corrompu. Peut-être faut-il lire : ὡς μηδαμόθεν (au lieu de ὡς μηδὲ μίαν) ἐκ τῆς γῆς τῶν ἀγροίκων τινὰ λυπῆσαι.

P. 80, l. 17. « Et les battant de leur queue. »

On lit dans la version italienne du Caro : E con tanta tempesta percotevano le catene con la coda : c’est une faute des imprimeurs ou des copistes ; car cette version, fort estimée en Italie, n’a point été imprimée sur le manuscrit du Caro, mais sur une copie assez défectueuse. Corrigez, percotevano le carene. Au commencement du quatrième livre, on lit : avea dall’dei lati un alberetto, lisez un albereto. Et dans le deuxième livre, Daphnis, plaidant sa cause devant Philétas, dit : non fu mai che pure uno solo di questi vicini si rammentassero che in loro orto entrasse una mia capra. Lisez si lamentassero.

P. 80, l. 19. « Du haut de la roche. »

Ἠκούετό τις ἀπὸ τῆς ὀρθίου πέτρας, τῆς ὑπὲρ τὴν ἄκραν. Cette phrase ne laisse aucun lieu de douter qu’il n’ait nommé plus haut la roche dont il parle, en désignant sa situation au-dessus du promontoire. De même dans le premier livre : ἰδεῖν ἐδόκουν τὰς Νύμφας ἐκείνας, τὰς ἐν τῷ ἄντρῳ, c’est-à-dire, « Ces Nymphes dont je viens de parler, et que j’ai dit être dans l’antre. » C’est une de ces façons de dire qu’il imite de Xénophon et des Socratiques.

P. 81, l. 12. « Pour quelque méfait. »

Amyot : « Pour quelque maléfice. »

P. 82, l. 4. « Ni à moi aussi. »

On disoit du temps d’Amyot ni moi aussi, pour ni moi non plus.

Je ne suis roi ne prince aussi ;
Je suis le sire de Couci.

Et dans l’épigramme de Marot : « Adonc, répondit l’épousée, je ne vous ai pas mors aussi. » C’est l’italien ne anche.

P. 82, l. 9. « Je vous ferai tous abymer… si tu ne rends… Chloé aux Nymphes à qui vous l’avez enlevée. »

Ces changements de personne, comme tous les anciens critiques l’ont remarqué, donnent au discours un mouvement vif et naturel qui peint la passion. Démosthène en est plein, et passe souvent du tu au vous dans la même phrase. Il y a quelque chose de semblable dans cet endroit de Racine :

N’en doute point, j’y cours, et dès ce moment même.
Bajazet, écoutez, je sens que je vous aime,
Vous vous perdez.

P. 83, l. 15. « Sans broncher… »

Οὐκ ἐξολισθαίνοντα τοῖς κέρασι τῶν χηλῶν. Brunck trouve étrange qu’on dise τὰ κέρατα τῶν χηλῶν. Le manuscrit de Florence porte : τοῖς κέρασι τῶν βοῶν. Peut-être y avoit-il τῶν ποδῶν.

P. 84, l. 17. « C’étoit environ l’heure… »

Amyot affoiblit l’expression en traduisant, «  environ le temps que l’on remène… » Il falloit garder la tournure de l’original, familière aux grands écrivains. Démosthène : ἑσπέρα μὲν γὰρ ἦν. Racine :

C’étoit pendant l’horreur d’une profonde nuit.

P. 86, l. 10. « Et leur en consacra la peau. »

Dans Amyot:« et leur en sacrifia la peau; » faute d’impression répétée dans toutes les éditions.

P. 86, l. 17. « Une libation de vin doux. »

Il faut lire dans le grec ἐπέσπεισε. Il répandit cette libation sur la partie de la victime offerte aux Nymphes. Remarquez dans la leçon vulgaire trois fois de suite ἀπό. Cela est désagréable. Br.

Le manuscrit de Florence porte en effet ἐπέσπεισε.

P. 86, l. 17. « Et ayant accommodé de petits lits de feuillage… »

Amyot : « ayant accoutré de petits sièges pour se seoir avec force feuillage et verde ramée. » Il oublie qu’on mangeoit couché du temps de Longus. Manger assis étoit regardé comme une grande austérité, pénitence, marque de deuil. Caton, depuis la défaite de Pharsale, ne se coucha plus pour manger.

P. 87, l. 2. « D’anciens pasteurs. »

Bien dit ici. Voyez ci-dessus, page 6, lig. 16, la note.

P. 87, l. 16. « Offrande pastorale… »

Dans Amyot : « grande pastorale à un dieu pastoral. » Autre faute d’impression soigneusement conservée dans toutes les éditions.

P. 87, l. dern. « Le bon homme Philétas. »

Il faut lire dans le grec comme l’a vu Villoison : ὁ Φιλητᾶς ὁ βουκόλος. Sur quoi Brunck se récrie à tort. « M. de Villoison, dit-il, aime par trop les articles. » C’est Longus qui les aime. Le redoublement de l’article est du langage naïf, et convient très bien ici. On le supprime au contraire dans le style élevé. Il y a telle ode de Pindare où vous trouverez à peine un article. Dans Hérodote, ὅκως ὀπτῷτο ὁ ἄρτος τοῦ παιδὸς τοῦ θητὸς, τοῦ Περδίκκεω est bien dit et naïvement. Il ne faut point du tout corriger ce passage.

P. 88, l. 12. « Le convièrent à leur repas. »

Le grec ajoute : « le faisant coucher auprès d’eux. » Amyot : le firent seoir auprès d’eux ; » et de même un plus bas : « Philétas adonc se leva en pied sur son siège. » Il eût pu dire tout aussi bien : « mit sa perruque et son chapeau. »

P. 90, l. 10. « Ni autre, quel qu’il fût. »

Le Caro : ella disse che non degnava per suo amante uno che non fosse nè tutto uomo nè tutto becco. Cette version est plus exacte.

P. 91, 1. 5. « Composée des plus grosses cannes. »

Μέγα ὄργανον καὶ αὐλῶν μεγάλων. Peut-être faut-il lire καυλῶν μεγάλων. Br. Ou plutôt Μέγα ὄργανον καλάμων μεγάλων, comme a lu Amyot.

P. 91, 1. 7. « On eût dit que c’étoit celle-là même… »

Amyot : « tellement qu’on eust dit que….. » Il ajoute cette liaison « tellement que » qui n’est point dans le texte, et par-tout il en use ainsi. C’est le plus grand défaut de son style que cet enchainement de périodes, qu’il imite des proses Florentines, et qui s’éloigne fort du caractère de l’auteur. Celui-ci, dans sa composition, suivant le précepte des maîtres et l’exemple des anciens, varie incessamment le rhythme et la mesure de ses phrases. C’est ce qu’on a tâché d’observer, et le lecteur s’en apercevra, dans les endroits sur-tout qu’Amyot n’a point traduits, et qui paroissent en françois pour la première fois. Amyot, en général, tout occupé du sens littéral de l’auteur, en altère souvent la phrase, et ne rend presque jamais les formes du style, qui, dans un ouvrage tel que celui-ci, importent autant ou plus que le fonds même des idées.

P. 93, l. 11. « Et au lieu des roseaux… »

On lit dans la première édition d’Amyot : « et au lieu de s’aller jeter entre deux roseaux, » faute d’impression reproduite dans toutes les éditions ; lisez « entre des roseaux. »

P. 93, l. 14. « En tira d’abord un son douloureux. »

Amyot : « en sonna un chant piteux, comme d’un amoureux transi, comme d’un poursuivant, comme d’un qui sonne la retraite, comme d’un qui va cherchant et rappelant quelque beste qu’il a égarée. » Ce n’est pas là traduire, mais trahir les anciens, comme dit l’italien, non tradurre, ma tradire.

P. 94, l. 9. « Ils se baisoient l’un l’autre. »

Amyot : « Ils prirent l’un de l’autre tout le plaisir qu’il leur fut possible. » Amyot ne manque guère l’occasion de présenter quelque image grossière.

P. 94, l. 17. « S’allèrent asseoir dessous le chêne. »

Amyot traduit « dessous un chesne, » quoiqu’il y ait dans le grec « le chesne, » c’est-à-dire, celui dont il est déja parlé ailleurs : p. 15, l. 22, « ils s’assirent au pied d’un chesne ; » p. 17, l. 6, « assis sous le chesne à son ordinaire ; » p. 61, l. 17, « Ils étoient sous le chesne assis ; » p. 74, l. 15, « sous le fouteau (qu’il appelle ici le chêne) ; » et p. 116, l. 2, « droit au chesne. »

Amyot ne fait nulle attention au récit de son auteur. Il a traduit Longus, mais il ne l’a point lu.

P. 95, l. 2. « Ils contestoient entre eux d’amour. »

C’est le grec mot à mot. Amyot : « Ils faisoient à l’envi l’un de l’autre à qui plus aimeroit sa partie, » style de procureur ou d’huissier.

P. 95, l. 11. « Lui jurât un autre serment. »

Racine :

Et tes serments jurés au plus saint de nos rois.

P. 97, l. 15. « Le capitaine parti aussitôt avec ses gens. »

Amyot : « Le capitaine se partant aussitost. » Les nouveaux éditeurs ont pris cela pour une faute d’impression, et ont corrigé se partageant, qui est une pure sottise. Amyot dit à l’italienne se partir pour partir. Ci-dessous, p. 110, « ainsi se partit Daphnis ; » et plus haut, liv. II (folio 24 de l’édition originale), « mais après qu’il se fut parti. » Dans la Vie de Brutus, « et là se partant, de rechef. »

P. 98, l. 13. « D’avoir si à la légère offensé leurs voisins. »

Amyot : « d’avoir si longuement offensé leurs voisins. » C’est sans doute une faute d’impression. Cela n’a aucun sens.

P. 99, l. 9. « Car incontinent la neige… »

Cette description de l’hyver ne convient guère au climat de Lesbos. Virgile a péché de même contre la vérité en parlant de Tarente, où jamais on ne vit « les eaux enchaînées ni les pierres fendues par le froid. » Hérodote ayant fait une peinture célébre du froid de la Scythie, plusieurs le voulurent imiter, sans s’embarrasser des convenances, mais aucun plus ridiculement qu’Hérodien, qui, dans un récit historique, décrit en poète les frimas du Rhin.

P. 100, l. 1. « Les uns retordoient du fil. »

Amyot : « Les uns filoient des cordes. » Contresens.

P. 100, l. 1. « Les autres tissoient du poil de chèvre. »

Amyot : « Les autres tressoient du poil de chèvre. » Contresens. On fabriquoit de grosses étoffes de poil de chèvre ; elles servoient à vêtir les pauvres et à faire des tentes.

Les fautes d’Amyot se multiplient à tel point dans les deux derniers livres, que si on les vouloit noter toutes, ce seroit une chose infinie.

P. 101, l. 1. « Chaque fois qu’ils trouvoient sous leur main la panetière. »

C’est le grec mot à mot. Amyot : « chaque fois qu’ils n’avoient la panetière, » phrase inintelligible. Dans les réimpressions on a mis chaque fois qu’ils manioient. L’expression est ignoble. Il faut savoir écrire pour employer ces mots, comme dans le vers de Rousseau :

N’éprouvèrent jamais, en maniant la lyre,
Ni fureurs ni transports.

P. 103, l. 4. « Voire même celle de la Scythie. »

Amyot : « de la Tartarie. » Dans son Plutarque il dit souvent la Romagne, le Milanois.

P. 103, l. 9. « Épiant… »

Lisez dans le grec περιμενῶν, et non pas μεριμνῶν.

P. 103, l. 19. « Si mal à point. »

On a imprimé dans quelques éditions mal en point, qui veut dire tout autre chose.

P. 104, l. 13. « Mieux vaut, disoit-il, que je m’en aille. »

Amyot : « que je me taise. » Il a suivi un texte corrompu.

P. 104, 1. 19. « Comme si expressément Amour eût eu pitié de lui. »  

La Fontaine dans Joconde : « Amour en eut pitié.

P. 105, l. 12. « Dieu te gard. »

Ancien souhait ou salut. Molière : « Dieu te gard, Cléanthis. » Cette locution a été souvent méconnue par les éditeurs de nos poètes. Dans un quatrain à la louange du prince de Condé, chef des huguenots, sous Henri III :

Ce petit homme tant joli,
Qui toujours cause et toujours rit
Et toujours baise sa mignonne,
Dieu gard de mal le petit homme.

Voltaire lui-même a cité « Dieu garde mal le petit homme, » croyant que c’étoit une allusion à la mort de ce prince, qui fut tué à Moncontour. Mais c’est une faute d’imprimeur. Rabelais a dit quelque part « Dieu gard de mal Thibaut Mitaine. » La Fontaine, à la fin du conte des Troqueurs :

Or n’est l’affaire allée en cour de Rome,
Trop bien est-elle au sénat de Rouen.
Là le notaire aura du moins sa gamme
En plein bureau. Dieu garde sire Oudinet
D’un conseiller barbon et bien en femme,
Qui fasse aller la chose du bonnet.

Ces vers sont ainsi rapportés dans la nouvelle Vie de La Fontaine. Lisez, pour le sens et la mesure : « Dieu gard sire Oudinet, » comme La Fontaine lui-même a dit : « Dieu nous gard de plus grand’ fortune. » Faut-il s’étonner que les textes grecs et latins soient altérés, quand nous voyons nos auteurs même estropiés de cette façon ? Peu de gens aujourd’hui savent assez de françois pour être éditeurs de La Fontaine.

P. 105, l. 16. « A peine qu’ils ne tombèrent. »

Expression d’Amyot qu’il emploie fréquemment. Cette phrase lui est particulière. On disoit en ce temps-là, « à peu qu’ils ne tombèrent, » comme parlent toujours Rabelais et les Cent Nouvelles Nouvelles.

P. 106, l. 1. « Ayant ainsi Daphnis. »

C’est là certainement ce qu’a voulu dire l’auteur. Mais le texte est altéré.

P. 106, l. 10. « Le louèrent de son bon esprit. »

Οἱ δὲ ἐπῄνουν τὸ ἐνεργόν. C’est la leçon très correcte des manuscrits de Rome et de Florence. Lucien, dans le Songe : ἐπαίνων τὸ καινουργόν.  

P. 107, l. 4. « Et lors assis.... »

Non plus couchés comme pour manger. Amyot : « Toutefois encore assis. » Contresens.

P. 107, l. 15. « Qu’ils habillèrent... »

C’est le mot propre. Cent Nouvelles Nouvelles, 59 : « Elle avoit fait habiller les deux meilleurs chapons de léans. » Moyen de parvenir : « Te voilà maître boucher ; tu as habillé un veau. » Le même calembourg est dans Bonaventure Desperriers. « Je lave les tripes du veau que j’ai habillé ce matin. »

P. 108, l. 18. « Tendirent des gluaux... »

Il y a dans toutes les éditions d’Amyot : « pendirent des gluaux, » faute du premier imprimeur.

Deux lignes plus bas : en s’entrebaisant. Il y a dans Amyot et s’entrebaisa, autre faute non corrigée dans les réimpressions.

P. 109, l. 1. « M’as-tu point oublié ? »

C’est le sens. Lisez dans le grec, ἆρα μέμνησαι μοῦ; comme plus haut, ἆρα μέμνησαι τοῦ πεδίου τοῦδε, κᾴμου.

P. 110, l. 6. « En les baisant tous premier que Chloé.... »

Amyot : « en les baisant tous, fors que Chloé, de peur qu’il ne souillast son baiser. » On ne sait quel texte il a suivi ; ou plutôt il n’a fait nulle attention au texte qui est fort clair en cet endroit.

P. 110, l. 9. « Ne se passa point tout pour eux. »

Dans les réimpressions d’Amyot on a mis : « ne se passa point du tout pour eux. » Grosse faute.

P. 111, l. 16. « Commençant petit à petit, etc. »

Amyot : « Commençant petit à petit à reprendre leur chant ramage, après un si long silence. Les brebis besloient, les agneaux sautoient, etc. » Cette mauvaise traduction a été encore mutilée par les imprimeurs. L’édition originale porte : « Commençant petit à petit à reprendre leur chant ramage. Après un si long silence les brebis besloient, etc. » On a supprimé cela dans les réimpressions, et mis à la place une version qui ne vaut guère mieux, faite sur le latin de Jungermann.

Si long silence est ridicule ; mais Amyot ne songe guère à ces choses-là. Le style de Longus périt tout dans ses mains ; c’est un tailleur de pierres qui copie l’Apollon.  

P. 112, 1. 10. « Pourchassant le dernier but.... »

Dans le grec, ἔρωτα ζητοῦντες, comme les stoïques ont dit ζητεῖν ἀρετήν, et nos mystiques « chercher Dieu. »

P. 112, l. 18. « Frissoit....»

Mot de la façon d’Amyot, ἅπαξ λεγόμενον. C’est l’italien frizzare.

P. 114, l. 19. « Il tenoit avec soi certaine petite femme.... »

Amyot : « Sa femme étoit jeune et belle, et plus délicate que ne sont ordinairement les femmes des paysans. »

Amyot a cru Lycenion une paysanne, femme du paysan Chromis : étrange méprise. Le nom même de Lycenion indique une courtisane. Chromis, bourgeois de Mitylène, ou plutôt d’Athènes, car tout ceci est pris de la Nouvelle Comédie, vit à la campagne avec une fille de la ville. Trois sortes de gens paroissoient dans les comédies entretenant des filles publiques ; ναύκληροι, les négociants ou armateurs de navires ; στρατιώται, les gens de guerre, enrichis en Asie au service des rois ; γεωργοί, les cultivateurs, riches aussi pour la plupart. Car Athènes faisant beaucoup de commerce et ayant peu de territoire, les terres y étoient fort chères.

P. 116, l. 1. « Feignant d’aller voir sa voisine qui travailloit d’enfant. »

Le texte est gâté en cet endroit. Le manuscrit de Florence porte : τῆς ἐπιούσης ὡς παρὰ τὴν γυυαῖκα λαϐεῖν τὴν τίκτουσαν ἀπιοῦσα. Celui du Vatican : ὡς παρὰ τὴν γυυαῖκα λᾶϐην τὴν τίκτουσαν. Lisez : ὡς παρὰ τὴν γυυαῖκα ἐκείνην τὴν τίκτουσαν, comme dans Hérodote, liv. III, 16 : τὸν ἄνθρωπον τοῦτον τὸν μαστιγωθέντα ; et ci-dessus, liv. II, τὸν Πᾶνα ἐκεῖνον, τὸν ὑπὸ τῇ πίτυϊ ἱδρυμένον.

P. 116, l. 3.« Au chêne sous lequel étoit Daphnis avec Chloé. »

Il faut lire dans le texte ἐπὶ τὴν δρῦν ἔνθα, (non ἐν ᾓ) ἐκαθέζετο, comme ailleurs il dit, livre II, πρὸς τὴν φηγὸν ἔτρεχεν ἔνθα ἐκαθέζοντο.

P. 116, 1. 6. « De mes vingt oisons.... »

Homère, Odyssée :

Χῆνές μοι κατ’ οἴκον εἴκοσι πυρὸν ἔδουσι.

P. 117, 1. 4. « Tu aimes, lui dit-elle, Daphnis, tu aimes la Chloé. »

Ἐρᾶς, εἶπον... Héliodore, liv. III, p. 130, l. 16, édition de M. Coraï, et tome 2, page 52 de la traduction d’Amyot dans notre collection.

P. 118, l. 9. « Se prit à l’instruire en cette façon. »

Ce qui suit n’a point été traduit par Amyot jusqu’à ces mots : « finie l’amoureuse leçon. »

P. 118, l. 19. « Où chose ne fit.... »

Denys d’Halycarnasse : Π. Σ. ΟΝΟΜ. καὶ οὐδὲν ἄλλο περιεργασάμενος, οὕτως ἐξοίσω τὸν διάλογον.

P. 120, l. 2. « Ne savoit plus s’il oseroit rien exiger de Chloé outre le baiser et l’embrasser. »

Amyot : « Délibérant ne fascher point Chloé outre le baiser et l’embrasser. »

P. 120, l. 15. « Puis l’embrassant, la baisa... »

Amyot : « puis se jetant sur elle la baisa. » Grossière sottise ; le texte est clair.

P. 121, 1. 5. « Ayant moins de souci de manger que de s’entrebaiser. »

Amyot : « ainsi qu’ils mangeoient ensemble et s’entrebaisoient plus de fois qu’ils n’avaloient de morceaux. » Image dégoûtante qui n’est point dans le texte. Quel langage pour un homme de cour, un prélat, un précepteur du roi ! Longus a peint des nudités, qu’Amyot rend toujours obscènes dans sa copie par la grossièreté de l’expression.

P. 121, l. 19. « De même qu’en un chœur de musique. »

Amyot : « comme l’on fait en une danse. »

P. 123, l. 17. « Toutes belles, toutes savantes en l’art de chanter. »

Ceci manque dans Amyot.

P. 124, l. 10. « Il rendit furieux les pâtres. »

Amyot : « il fit devenir enragés les bergers. »

P. 124, l. 14. « Ses membres.... »

Le mot grec a deux sens, dont l’un s’applique à la musique. Toute la fable roule sur cette équivoque, qui ne se peut guère rendre en françois, non plus qu’en latin, ce me semble. Horace parle grec quand il dit : dispersi membra poetæ.

P. 124, l. 15. « Terre les reçut. »

Il faut lire ainsi terre, sans article, comme il est dans le grec ; car c’est une divinité.  

P. 124, l. 18. « Imite les voix et les sons. »

Il faut lire dans le grec, comme portent les manuscrits : πάντων τῶν λεγομένων, « de toutes les choses susdites. » De même, page 32, édit. de Rome, τὰ ὀνομασθέντα δῶρα·, et page 127, ὁ δὲ Δρύας ἐθέλγετο τοῖς λεγομένοις.

P. 125, l. 22. « Se couchèrent tous deux sous une même peau de chèvre. »

C’est le sens exact et littéral. Amyot : « en se couvrant d’une peau de chèvre. » Il a bien entendu le texte. On a changé cela dans les réimpressions, où l’on a mis : « en étendant sous eux une peau de chévre, » énorme contresens.

P. 126, 22. « Pour des pommes ou des roses. »

Scarron, dans la Mazarinade :

Homme aux femmes et femme aux hommes,
Pour des poires et pour des pommes.

P. 128, l. 10. « Et se séant à terre. »

Amyot dit « se séant en terre. » Les nouveaux éditeurs, croyant que c’étoit une faute, ont corrigé cela dans leurs réimpressions. Mais Amyot parle ainsi à l’italienne ; ci-dessous, page 144 (édition originale, folio 63), « relevant les vignes qui tomboient en terre ; » un peu après, page 158, « les chèvres mettant le nez en terre ; » et page 39 (édition originale, folio 15, verso), « descendant en terre armés de corselets et d’épées. » Cependant, page 114, il dit : « si se rassit à terre, » qui étoit la façon commune de son temps. Boileau même a dit assez mal : « et se forment en terre une divinité. »

P. 128, 1. 20. « Une chose pourtant le troubloit ; Lamon n’étoit pas riche. »

Amyot : « Il n’y avoit qu’une seule chose qui le troublast, c’est que son père nourricier Lamon n’étoit pas riche. » Il rend ainsi le sens, mais non le sentiment. La Fontaine observe ces nuances :

Un point tenoit sans plus le galant empêché ;
Il nageoit quelque peu, mais il falloit de l’aide.

P. 128, l. 21. « Lamon n’étoit pas riche.»

Le manuscrit de Florence ajoute : ἀλλ’ οὐδ’ ἐλεύθερος, εἰ καὶ πλούσιος. C’est une note marginale prise de ce qui suit, page 135, édit. de Rome, δοῦλος δὲ ὢν, οὐδενός εἰμι τῶν ἐμῶν κύριος. De même, page 121, ἠπείγοντα γὰρ νεαλεῖς ἰχθῦς (le manuscrit de Florence ajoute τῶν πετρίων, et cela est pris plus haut, page 66, πετραίους ἰχθῦς) εἰς τὴν πόλιν διασώσασθαι. De même encore à la page 126, οἱ δὲ ἐπηγγέλλοντο μεγάλα, le même manuscrit ajoute εἰ ταῦτης τύχοιεν, explication fort inutile.

P. 129, l. 12. « Promettoient.... »

Dans l’édition originale d’Amyot : « promettoit, » faute d’impression, que l’on a mal corrigée depuis.

P. 130, l. 5. « Fais tant envers Chloé... »

C’est la phrase d’Amyot. Journal de l’Étoile, tome IV, page 194 : « Le roi fit tant envers le pape qu’il en obtint le payement. » Amyot, Vie d’Artaxerxès : « Mais il supplia tant sa mère et fit tant par ses larmes et prières envers elle...... »

P. 131, l. 11. « Une bourse de trois cents écus. »

Le grec dit « de trois mille drachmes. » Ceci paroît pris de la vieille fable attribuée à Ésope : « Un homme étoit pauvre. Les Dieux lui apparurent en songe, et lui dirent : Va au bord de la mer, en tel endroit ; tu y trouveras mille drachmes. »

P. 135, l. 5. « Combien que d’autres lui offrissent beaucoup pour l’accorder. »

Traduction d’Amyot. Toutes les éditions, et même la première, portent pour la accorder. C’est une faute de l’imprimeur ; et il faut lire pour l’accorder, ou bien pour la leur accorder.

P. 135, l. 14, « Ces raisons et assez d’autres. »

Ὁ μὲν ταῦτα καὶ ἔτι πλείω ἔλεγεν. De même Lucien, dans le Songe, ταῦτα καὶ ἔτι τούτων πλείονα εἶπε.

Le manuscrit de Florence porte : ἡ μὲν (c’est une faute, lisez ὁ μὲν) ταῦτα καὶ ἔτι πλείω ἔλεγεν, οἷα τοῦ πεῖσαι λέγων ἆθλον ἔχων τρισχίλιας, leçon qui fait une phrase fort jolie et ne peut être l’ouvrage d’un copiste. Il paroît au contraire que les autres copistes ont supprimé λέγων, comme une variante d’ἔχων, ce qui est arrivé ailleurs.

P. 136, l. 9. « Autrement serois-je bien insensé. »

Leçon de l’édition originale d’Amyot. On a mal corrigé dans les réimpressions, « autrement je serois bien insensé. » Amyot dit de même un peu plus bas : « seulement te veux-je bien avertir d’un point, Dryas. »

P. 138, l. 3. « En grande dévotion d’ouïr. »

Rabelais : « De quelle dévotion il le guette. » Cent Nouvelles Nouvelles : « La dévotion lui en est prise. » Henri IV, lettre à Gabrielle d’Estrées : « Je reçus votre lettre à soir, et attends Senneterre en bonne dévotion. »

P. 139, l. 10. « Et n’étoit demeuré qu’une seule pomme. »

Lisez dans le grec κλάδοι, πλὴν μῆλον ἓν ἐλείπετο, ou plutôt ἐϐλέπετο. Br.

P. 139, l. 15. « Ou ne s’étoit soucié de l’abattre. »

Colombani : ἔδεισεν ὁ τρυγῶν ἀνελθεῖν, ἠμέλησε καθελεῖν. Le manuscrit de Rome, ..... ἀνελθεῖν καὶ ἠμέλησε, lisez ἀνελθεῖν ἢ ἠμέλησε καθ... Les copistes ont voulu éviter l’hiatus ἢ ἠμ.... qui ne devoit pas les étonner. Lucien, Dialogue des Dieux : πῶς οὐ ζηλοτυπεῖ ἡ Ἀφροδίτη τὴν Χάριν ἢ ἡ Χάρις ταύτην.

P. 140, l. 4. « Les beaux jours d’été l’ont fait naître, un bel arbre l’a nourrie. »

Amyot arrange cela d’une façon qu’il croit fort galante. Voici sa traduction : « Chloé ma mie, le beau temps a produit cette belle pomme, un bel arbre l’a nourrie, le beau soleil l’a mûrie et la bonne fortune l’a contregardée pour une belle bergère. » C’est là presque le seul endroit où Amyot ait eu dessein de mettre du sien et d’ajouter au texte de l’auteur. Par-tout ailleurs il paraphrase, mais seulement comme interprète, longuement et lourdement.

P. 140, l. 10. « Quelque serpent qui eût frayé au long. »

Bonaventure Desperriers, nouvelle XIII. « Le docteur passant sur sa mule, un de ses bœufs s’en vint frayer un petit contre sa robe. »

P. 140, l. 16. « Vous avez juges pareils. »

Lisez dans le grec ὁμοίως ἔχομεν τοῦ κάλλους μάρτυρες. Br. Cette phrase ne vaut rien, et la correction que propose l’éditeur de Rome paroît préférable, ὁμοίους ἔχομεν ὁμοίου κάλλους μάρτυρες. Dans le manuscrit du Vatican ὁμοίως est écrit au-dessous d’ὁμοίους comme une variante. C’est la même erreur que ci-dessus, p. 135, l. 14. Voyez la note.

P. 140, l. 17. « Il étoit berger lui. »

Pâris n’est point nommé dans le grec, et Amyot qui traduit, « Nous sommes Pâris et moi juges et témoins pareils, » ôte toute la grace de ce passage. Il fait la même faute par-tout où l’auteur supprime à dessein quelque mot, ou quelque liaison, par un artifice commun à tous les bons écrivains. Dans Hérodote, liv. III, ch. liii, Ὁ δὲ γέρων, le voilà vieux ; Périandre n’est point nommé.

P. 141, l. 11. « Afin que l’eau en fût plus nette et plus claire. »

Πηγὰς ἐξεκάθαιρεν ὡς ὕδωρ καθαρὸν ἔχοιεν. C’est la leçon de Colombani. Lisez ὡς ὕδωρ λάμπρον ἔχοιεν. Les anciens manuscrits étoient gâtés en cet endroit, comme on le voit par celui de Rome, où le copiste a laissé un blanc à la place de ces deux mots, καθαρὸν ἔχοιεν.

P. 144, l. 4. « Sémèle qui accouchoit. »

Ainsi l’a écrit Amyot. On a mal imprimé, depuis la première édition, Sémélé. La Fontaine, Filles de Minée :

La Grèce étoit en jeux pour le fils de Sémèle ;
Seules on vit trois sœurs condamner ce saint zèle,

Il a dit de même ailleurs :

Brodoit mieux que Clotho, filoit mieux que Pallas,
Tapissoit mieux qu’Arachne et mainte autre merveille,

au lieu d’Arachné.  

P. 147, l. 3. « Laissant une quantité des plus belles grappes aux branches. »

Amyot, dans l’édition originale : « et garda l’on une quantité. » Les nouvelles éditions portent « et l’on garda. » Voyez page 136, lig. 9, la note.

P. 150, l. 12. « Et Lamon tout éploré... »

Ὁ μὲν γὰρ Λάμων. J’aimerois mieux ὁ μὲν δή. Br.

P. 151, l. 5. « Que me dira-t-il quand il le verra si piteusement accoutré ? »

Le grec dit, « que deviendra-t-il en voyant cela ? » On a gardé la phrase d’Amyot, dont La Fontaine s’est souvenu dans ce vers :

Le pis fut que l’on mit en piteux équipage
Le pauvre potager.

P. 152, l. 10. « Étant en la grace de son maître. »

C’est ainsi qu’il faut lire dans la version d’Amyot. Toutes les éditions portent étant à la grace ; faute d’impression. Ci-dessus, f° 47 de l’édition originale d’Amyot « Comment donc suis-je en ta grace ? »  

P. 154, l. 19. « Quelque chanson de chevrier. »

Lisez dans le grec συρίσαι τι αἰπολικόν. Br.

P.155, l. 14. «Non pour cela Gnathon... »

C’est la phrase d’Amyot. De même, Vie de Phocion : « Ces dons que le roi lui envoyoit, il les refusoit tous, disant : Qu’il me laisse être homme de bien. Non pour cela les messagers ne cessoient d’aller après lui. » Et dans les Cent Nouvelles Nouvelles : « Non pourtant assez bonne pièce après il dit.... » C’est l’italien non pertanto, et le grec οὐ μὴν ἀλλά. Dans la Vie de saint Louis : non pourquant.

P. 158, l. 15. « Un sayon neuf, une chemisette et des souliers. »

Plaute, dans l’Epidicus : soccos, tunicam, pallium tibi dabo. Tout cela est imité d’Homère, dans l’Odyssée :

Ἔσσω μεν χλαῖνάν τε χιτῶνα τε, εἵματα καλά,
.................δώσω δ’ ὑπὸ ποσσὶ πέδιλα.

P. 162, l. 3. « Celui qui aime, ô mon cher maître... »

Amyot gâte tout cet endroit. Ceux qui l’ont voulu corriger dans les nouvelles éditions ont fait encore pis.

P. 162, l. 13. « Vois-tu comment sa chevelure semble la fleur d’hyacinthe. »

Amyot : « Voyez-vous comment sa perruque est belle ? » Si l’on vouloit marquer toutes les fautes d’Amyot dans ces deux derniers livres, il faudroit le copier en entier.

P. 163, l. 8. « Les aigles de Jupiter... »

C’est une pensée de quelqu’un de nos poëtes élégiaques, soit Callimaque ou Philétas, que Properce aussi s’est appropriée :

Cur hæc in terris facies humana moratur !
Juppiter, ignoro pristina furta tua.

Remarquez que la pensée est juste dans Longus, mais non pas dans Properce qui parle d’une femme. Jamais Jupiter n’enleva de femme. Le poëte grec que Properce traduit et que Longus copie, parloit sans doute d’un garçon.

P. 164, l. 5. « Rester bœuf à l’étable. »

Proverbe grec ; c’est-à-dire, inutile, hors de service.  

P. 165, l. 7. « En cette sorte. »

Ainsi a écrit Amyot, et non pas comme on a corrigé dans les réimpressions : « de cette sorte. »

P. 165, l. 10. « Je ne te mentirai d’un mot. »

Vrai texte d’Amyot. On a mal corrigé : « Je ne te mentirai pas d’un mot. »

P. 168, l. 8. « Et s’en courut par le jardin. »

Toutes les éditions d’Amyot portent comme la première, « s’en courut au berger. » Lisez « au verger. »

P. 171, l. 4. « Il parloit encore, et Daphnis... »

Il y a dans le grec ἔτι αὐτοῦ λέγοντος, Δάφνις. Plutarque, Vie d’Alexandre : ἔτι λέγοντος αὐτοῦ, Τίρεως. Hérodote, liv. VIII, chap. xc : ἔτι τουτέων ταῦτα λεγόντων.

P. 177, l. 12. « Ne jeta point sans dessein cette parole. »

« Et se tournant vers la ville jeta contre elle quelques propos d’indignation. » Satyre Menippée. Cette expression vaut peut-être mieux que celle de Boileau :

Laisse tomber ces mots qu’elle reprend vingt fois.

Voyez ci-dessus, page 48, ligne 22, la note.

P. 182, l. 19. « Et les montra de rang... »

Dans le texte, lisez : καὶ περιφέρων ἐνδέξια πᾶσιν ἐδείκνυς, expression d’Homère :

Κήρυξ δὲ φέρων αν’ ὅμιλον ἁπάντη,
Δεῖξ’ ἐνδέξια πᾶσιν....

P. 185, l. 4. « Et tout de même ont été préservés par les Nymphes. »

La première édition d’Amyot porte : « et tout de mêmes ont été réservés par les Nymphes. » Remarquez là-dessus, d’abord que dans toutes les réimpressions d’Amyot on a mis même sans s ; mauvaise correction. Corneille, dans le Menteur :

Moi-mêmes à mon tour je ne sais où j’en suis.

Régnier :

Payer mêmes en chair jusques au rôtisseur.

Ensuite réservés est une faute d’impression ; il faut lire préservés, qui se disoit alors au lieu de conservés, préservés de la mort. La Fontaine : Simonide préservé par les Dieux.  

P. 187, l. 9. « Le plus du temps... »

Italianisme d’Amyot, usité alors : il più del tempo. Les nouveaux éditeurs ont cru que c’étoit une faute, et ont corrigé le plus de temps, qui n’est d’aucune langue et ne signifie rien. Amyot, dans la Vie de Pompée : « Toutefois le plus du temps ils campoient séparément ; » et dans le Discours touchant l’amour : « le plus du temps elle se tenoit au temple. » Arrêts d’amour, premier arrêt : « le pauvre galand le plus du temps ne savoit où il en étoit. »

P. 188, l. 4. « Au lieu qu’il étoit découvert... »

On a estropié cela dans les réimpressions d’Amyot, en écrivant « au lieu qui étoit découvert, » ce qui fait un sens différent et contraire au texte.

P. 188, l. 8. « Tout cela fut long-temps après. »

Ἀλλὰ ταῦτα μὴν ὕστερον, phrase d’Hérodote. Ἀλλὰ ταῦτα μὴν ὕστερον ἐγένετο, τότε δέ..... Plutarque l’emploie souvent : Καὶ ταῦτα μὴν ὕστερον ἔπραχθη, τότε δέ.....

P. 189, l. 2. « N’étoient que jeux de petits enfants. »

C’est ainsi qu’Amyot a écrit, et non comme on a corrigé dans les dernières éditions, « n’étoit que jeux. » La phrase d’Amyot est toujours italienne ; en bon italien on diroit : ciò che facevano in mezzo ai campi non erano che scherzi da fanciulli.

Supplément à la note page 5, lig. 1. « Si fut entre deux d’emporter... »

La phrase est italienne : Stetti infrà due di corrir giù dalle scale. Benvenuto Cellini.

FIN DES NOTES.
PIÈCES RELATIVES
AU FRAGMENT DE LONGUS
RETROUVÉ PAR M. COURIER.

AVERTISSEMENT
DU TRADUCTEUR
SUR LA LETTRE À M. RENOUARD.



(Pour l’intelligence de ce qui suit, il faut premièrement savoir que Paul-Louis, auteur de cette lettre, ayant découvert à Florence, chez les moines du mont Cassin, un manuscrit complet des Pastorales de Longus, jusque-là mutilées dans tous les imprimés, se préparoit à publier le texte grec et une traduction de ce joli ouvrage, quand il reçut la permission de dédier le tout à la Princesse : ainsi appeloit-on en Toscane la sœur de Bonaparte, Élisa. Cette permission, annoncée par le préfet même de Florence, et devant beaucoup de gens, à Paul-Louis, le surprit. Il ne s’attendoit à rien moins, et refusa d’en profiter, disant pour raison que le public se moquoit toujours de ces dédicaces ; mais l’excuse parut frivole : le public, en ce tempslà, n’étoit rien, et Paul-Louis passa pour un homme peu dévoué à la dynastie qui devoit remplir tous les trônes. Le voilà noté philosophe, indépendant, ou pis encore, et mis hors de la protection du gouvernement. Aussitôt on l’attaque ; les gazettes le dénoncent comme philosophe d’abord, puis comme voleur de grec. Un signor Puccini, chambellan italien de l’auguste Élisa, quelque peu clerc, écrit en France, en Allemagne ; cette vertueuse princesse elle-même mande à Paris qu’un homme ayant trouvé par hasard, déterré un morceau de grec précieux, s’en étoit emparé pour le vendre aux Anglois. Cela vouloit dire qu’il falloit fusiller l’homme et confisquer son grec, s’il y eût eu moyen ; car déja les savants étoient en possession du morceau déterré qui complétoit Longus, de ce nouveau fragment en effet très précieux, imprimé, distribué gratis avec la version de Paul-Louis.

Un autre Florentin, un professeur de grec appelé Furia, fort ignorant en grec et en toute langue, fâché de l’espèce de bruit que faisoit cette découverte parmi les lettrés d’Italie, met la main à la plume, comme feu Janotus, compose une brochure. Les brochures étoient rares sous le grand Napoléon : celle-ci fut lue de-là les monts, et même parvint à Paris. M. Renouard, libraire, accusé dans ce pamphlet de s’entendre avec Paul-Louis, pour dérober du grec aux moines, répondit seul ; Paul-Louis pensoit à autre chose.

Il parut aussi des estampes, dont une le représentoit dans une bibliothèque, versant toute l’encre de son cornet sur un livre ouvert, et ce livre, c’étoit le manuscrit de Longus. Car il y avoit fait, en le copiant, comme il est expliqué dans l’écrit qu’on va lire, une tache, unique prétexte de la persécution et de tant de clameurs élevées contre lui. On crioit qu’il avoit voulu détruire le texte original, afin de posséder seul Longus. Une Excellence à portefeuille trouve ce raisonnement admirable, et, sans en demander davantage, ordonne de saisir le grec et le françois publiés par Paul-Louis à Rome et à Florence ; et ce fut une chose plaisante ; car de peur qu’il n’eût seul ce qu’il donnoit à tout le monde, le visir de la librairie, ne sachant ce que c’étoit que grec ni manuscrits, connoissant aussi peu Longus que son traducteur, d’abord avoit écrit de suspendre la vente de l’œuvre, quelle qu’elle fût ; puis apprenant qu’on ne vendoit pas, mais qu’on donnoit ce grec et ce françois au petit nombre d’érudits amateurs de ces antiquités, il fit séquestrer tout, pour empêcher Paul-Louis de se l’approprier. Celui-ci ne s’en émut guère, et laissoit sa Chloé dans les mains de la police, fort résolu à ne jamais faire nulle démarche pour l’en tirer ; mais à la fin il eut avis qu’on alloit le saisir lui-même et l’arrêter. Cela le rendit attentif, et il commençoit à rêver aux moyens de sortir d’affaire, quand il fut mandé chez le préfet de Rome, où il étoit alors, pour donner des éclaircissements sur sa conduite, ses liaisons, son état, son bien, sa naissance et son pâté d’encre, le tout par ordre supérieur. Il écrivit à ce préfet, non sans humeur ; voici sa lettre :

« Monsieur, j’ai négligé de répondre aux calomnies publiées contre moi depuis environ un an, croyant que ces sottises feroient peu d’impression sur les esprits sensés ; mais puisque le ministre y met de l’importance, et qu’enfin il faut m’expliquer sur ce pitoyable sujet, je vais donner au public, devant lequel on m’accuse, ma justification aussi claire et précise qu’il me sera possible. Vous recevrez, monsieur, le premier exemplaire de ce mémoire très succinct, où Son Excellence trouvera les renseignements qu’elle desire. »

Le préfet répondit : « Monsieur, gardez-vous bien de rien publier sur l’affaire dont il est question ; vous vous exposeriez beaucoup, et l’imprimeur qui vous prêteroit son ministère ne seroit pas moins compromis. »

Il s’agissoit d’un pâté d’encre, et remarquez, car il y a en toute histoire moralité, tout est matière d’instruction à qui veut réfléchir, admirez en ceci la doctrine du pouvoir ; les calomnies s’impriment, mais la réponse, non. Chacun peut bien dire au public dans les pamphlets, dans les journaux, Paul-Louis est un voleur ; mais il ne faut pas que celui-ci puisse parler au même public, et montrer qu’il est honnête homme. Le ministre évoque l’affaire à son cabinet, où lui seul en décidera, et fera Paul-Louis honnête homme ou fripon, selon qu’il croira convenir au service de Sa Majesté, selon le bon plaisir de Son Altesse Impériale Madame Bacciocchi.

Paul-Louis, bien empêché, récrivit au préfet : « Monsieur, j’ignorois qu’il fallût votre permission pour imprimer mon petit mémoire justificatif ; mais puisqu’elle m’est nécessaire, je vous supplie de me l’envoyer. » Il n’eut point de réponse et l’avoit bien prévu. Heureusement il se souvint d’un pauvre diable d’imprimeur nommé Lino Contadini, qui demeuroit près de la Sapience, n’imprimoit que des almanachs, et devoit être peu en règle avec la nouvelle censure. Il va le trouver, et lui dit : « Or sù, presto, sbrighiamola, e si stampi questa cosa per l’eccellentissimo signor prefetto di pulizia ; » c’est-à-dire : Vite, qu’on imprime ceci pour monseigneur excellentissime préfet de police (ou de propreté, car c’est le même mot en italien). À quoi le bon homme répondit : « Padron mio riverito, come farò ? non capisco parola di francese ; che vuol ella ch’io possa raccapezzar mai in questo benedetto straccio pieno di cassature ? » Mon cher monsieur, comment ferai-je ? n’entendant pas un mot de françois, que puis-je comprendre à ce chiffon tout plein de ratures ? Eh bien ! repartit Paul-Louis, nous y travaillerons ensemble ; mais dépêchons, le préfet attend. Les voilà donc à la besogne, et Paul-Louis, compositeur, correcteur, imprimeur, et le reste. Ce fut un merveilleux ouvrage que cette impression ; il y avoit dix fautes par ligne, mais à toute force on pouvoit lire. La chose achevée, vient un scrupule à ce bon homme d’imprimeur. Ne nous faudroit-il pas, dit-il, pour faire ce que nous faisons, une permission, un permesso ? Non, dit Paul-Louis. Si fait, dit l’autre. Eh quoi, pour le préfet ? Attendez, dit Lino ; je reviens tout-à-l’heure. Il s’en va chez le préfet, et cependant Paul-Louis fait un paquet d’une centaine d’exemplaires, qu’il emporte. Un quart d’heure après l’imprimerie étoit pleine de sbires. Ce sont les gendarmes du pays.

Ayant ce qu’il vouloit à-peu-près, Paul-Louis écrivit encore au préfet une dernière lettre : « Monsieur, j’ai trompé l’imprimeur Lino. Je lui ai fait accroire qu’il travailloit pour vous : je lui ai parlé en votre nom et comme chargé de vos ordres. Je l’ai hâté en l’assurant que vous attendiez impatiemment le résultat de son travail ; enfin, tous les moyens que j’ai pu imaginer, je les ai mis en œuvre pour abuser cet homme, qui, pensant vous servir, ignoroit ce qu’il faisoit. Après une telle déclaration, je vous crois, monsieur, trop raisonnable pour vous en prendre à lui, et non pas à moi seul, de la publication de mon factum littéraire. Je ne vous prie plus que de vouloir bien l’adresser avec cette lettre au ministre, curieux de savoir à quoi je m’occupe, et qui je suis. »

Le pauvre Lino fut arrêté, interrogé, réprimandé, et renvoyé. Le préfet n’adressa au ministre ni lettre ni brochure ; mais bientôt après il reçut une verte semonce de ses maîtres. Laisser imprimer, publier la plainte d’un homme maltraité, quelle bévue pour un préfet ! L’espèce de supercherie dont il avoit été la dupe ne l’excusoit pas aux yeux d’un gouvernement fort. Il étoit responsable, la plainte avoit paru ; c’étoit sa faute à lui, gagé précisément pour empêcher cela. Il en faillit perdre sa place, et c’eût été dommage vraiment ; il ne seroit pas ce qu’il est (conseiller d’état) aujourd’hui, s’il eût cessé alors de servir les dynasties.

Paul-Louis, depuis ce temps, vécut à Rome tranquille, n’entendant plus parler de préfet ni de ministre. Sa lettre fit du bruit, en Italie sur-tout. Les Lombards se réjouirent de voir Florence moquée, et traitée d’ignorante. Quelques écrits parurent en faveur de Paul-Louis ; on voulut y répondre, mais le gouvernement l’empêcha et imposa silence à tous. On redoutoit alors la moindre discussion dont le public eût été juge. Celle-ci, d’abord sotte et ridicule seulement, eut des suites sérieuses, fâcheuses même, tragiques. Furia en fut malade ; Puccini en mourut ; car étant à dîner un jour chez la comtesse d’Albani, veuve du prétendant d’Angleterre, il se prit de querelle avec un des convives, qui défendoit Paul-Louis, et s’emporta au point que, de retour chez lui le soir, il écrivit une lettre d’excuses à madame d’Albani, se mit au lit, et mourut, regretté d’un chacun, car il étoit bon homme, à la colère près. Paul-Louis n’en fut pas cause, comme on le lui a reproché ; mais s’il eût pu prévoir cette catastrophe, la crainte de tuer un chambellan ne l’eût pas empêché apparemment d’écrire, quand il crut le devoir faire, pour sa propre défense.

Ce qui, dans cette brochure, déplut, ce fut un ton libre, un air de mécontentement fort extraordinaire alors, la façon peu respectueuse dont on parloit des employés du gouvernement ; mais plus que tout, ce fut qu’on y faisoit connoître la haine de l’Italie pour ce gouvernement et pour le nom françois. Bonaparte croyoit être adoré par-tout, sa police le lui assuroit chaque matin : une voix qui disoit le contraire embarrassoit fort la police, et pouvoit attirer l’attention de Bonaparte, comme il arriva ; car un jour il en parla, voulut savoir ce que c’étoit qu’un officier retiré à Rome, qui faisoit imprimer du grec. Sur ce qu’on lui en dit, il le laissa en repos.)





LETTRE
À M. RENOUARD,
LIBRAIRE

SUR UNE TACHE FAITE À UN MANUSCRIT
DE FLORENCE.


J’ai vu, monsieur, votre notice d’un fragment de Longus nouvellement découvert, c’est-à-dire votre apologie au sujet de cette découverte, dans laquelle on vous accusoit d’avoir trempé pour quelque chose. Il me semble que vous voilà pleinement justifié, et je m’en réjouirois avec vous, si je pouvois me réjouir ; mais cette affaire, dont vous sortez si heureusement, prend pour moi une autre tournure, et tandis que vous échappez à nos communs ennemis, je ne sais en vérité ce que je vais devenir.

On me mande de Florence que cette pauvre traduction, dont vous avez appris l’existence au public, vient d’être saisie chez le libraire ; qu’on cherche le traducteur, et qu’en attendant qu’il se trouve, on lui fait toujours son procès. On parle de poursuites, d’informations, de témoins, et l’on se tait du reste(i).

Voyez, monsieur, la belle affaire où vous m’avez engagé ; car ce fut vous, s’il vous en souvient, qui eûtes la première pensée de donner au public ce malheureux fragment : moi qui le connoissois depuis deux ans, quand je vous en parlai à Bologne, je n’avois pas songé seulement à le lire.

Sans ce fragment fatal au repos de ma vie,
Mes jours dans le loisir couleroient sans envie ;

je n’aurois eu rien à démêler avec les savants florentins ; jamais on ne se seroit douté qu’ils sussent si peu leur métier, et l’ignorance de ces messieurs, ne paroissant que dans leurs ouvrages, n’eût été connue de personne. Car vous savez bien que c’est là tout le mal, et que cette tache dont on fait tant de bruit, personne ne s’en soucie : vous n’avez pas voulu le dire, parceque vous êtes sage. Vous vous renfermez dans les bornes strictes de votre justification, et, par une modération dont il y a peu d’exemples, en répondant aux mensonges qu’on a publiés contre vous, vous taisez les vérités qui auroient pu faire quelque peine à vos calomniateurs. À quoi vous servoit, en effet, assuré de vous disculper, d’irriter des gens qui, tout méprisables qu’ils sont, ont une patente, des gages, une livrée ; qui, sans être grand’chose, tiennent à quelque chose, et dont la haine peut nuire ? Et puis, ce que vous taisiez, vous saviez bien que je serois obligé de le dire, que vous seriez ainsi vengé sans coup férir, et que le diable, comme on dit, n’y perdroit rien.

Pour moi, tant que tout s’est borné à quelques articles insérés dans les journaux italiens, à quelques libelles obscurs signés par des pédants, j’en ai ri avec mes amis, sachant que, comme vous le dites très bien, peu de gens s’intéressent à ces choses, et que ceux-là ne se méprendroient pas aux motifs de tant de rage et de si grossières calomnies. Depuis huit mois que ces messieurs nous honorent de leurs injures, vous savez en quels termes je vous en ai écrit : c’étoit, vous disois-je, une canaille (2) qu’il falloit laisser aboyer. J’avois raison de les mépriser ; mais j’avois tort de ne pas les craindre, et à présent que je voudrois me mettre en garde contre eux, il n’est peut-être plus temps.

Je fais cependant quelquefois une réflexion qui me rassure un peu : Colomb découvrit l’Amérique, et on ne le mit qu’au cachot ; Galilée trouva le vrai système du monde ; il en fut quitte pour la prison. Moi j’ai trouvé cinq ou six pages dans lesquelles il s’agit de savoir qui baisera Chloé ; me fera-t-on pis qu’à eux ? Je devrois être tout au plus blâmé par la Cour ; mais la peine n’est pas toujours proportionnée au délit, et c’est là ce qui m’inquiète.

Vous dites que les faits sont notoires ; votre récit et celui de M. Furia s’accordent peu néanmoins. Il y a dans le sien beaucoup de faussetés ; beaucoup d’omissions dans le vôtre. Vous ne dites pas tout ce que vous savez ; et peut-être aussi ne savez-vous pas tout : moi qui suis moins circonspect, mieux instruit et d’aussi bonne foi, je vais suppléer à votre silence.

Passant à Florence, il y a environ trois ans, j’allai avec un de mes amis, M. Akerblad, membre de l’institut, voir la bibliothèque de l’abbaye de cette ville. Là, entre autres manuscrits d’une haute antiquité, on nous en montra un de Longus. Je le feuilletai quelque temps, et le premier livre, que tout le monde sait être mutilé dans les éditions, me parut entier dans ce manuscrit : je le rendis et n’y pensai plus. J’étois alors occupé d’objets fort différents de ceux-là. Depuis, ayant parcouru la France, l’Allemagne, et la Suisse, je revins en Italie, et avec vous à Florence, où, me trouvant de loisir, je copiai de ce manuscrit ce qui manquoit dans les imprimés. Je me fis aider dans ce travail par MM. Furia et Bencini, employés tous les deux à la bibliothèque de Saint-Laurent, où le manuscrit se trouvoit alors. En travaillant avec eux, j’y fis, par étourderie, une tache d’encre qui couvroit une vingtaine de mots dans l’endroit inédit déja transcrit par moi. Pour réparer en quelque sorte ce petit malheur, j’offris, sans qu’on me la demandât, ma copie, c’est-à-dire celle que nous avions faite ensemble moi, M. Furia et son aide, laquelle étant de trois mains, faite sur l’original même, et revue par trois personnes avant l’accident, avoit une exactitude et une authenticité qui eût manqué à toute autre. On la dédaigna d’abord, comme ne pouvant tenir lieu de l’original, et ensuite on l’exigea ; mais alors j’avois des raisons pour la refuser. Je payai ces messieurs, et m’en vins de Florence à Rome, où ayant trouvé, comme je l’espérois, d’autres manuscrits de Longus, je fis imprimer à mes frais le texte de cet auteur, avec les variantes de Rome et de Florence. Cette édition ne se vend point, je la donne à qui bon me semble ; mais le fragment de Florence, imprimé séparément, se donne gratis à qui veut l’avoir. Dans tout ceci, monsieur, je n’invoquerai point votre témoignage, dont heureusement je puis me passer. Je vois votre prudence ; j’entre dans tous vos ménagements, et ne veux point vous commettre avec les puissances, en vous contraignant à vous expliquer sur d’aussi grands intérêts. Si on vous en parle, haussez les épaules, levez les yeux au ciel, faites un soupir, ou un sourire, et dites que le temps est au beau.

Mais avant d’aller plus loin, souffrez, monsieur, que je me plaigne de la manière dont vous me faites connoître au public. Vous m’annoncez comme auteur d’une traduction de Longus, parfaitement inconnue, brochure anonyme dont il n’y a que très peu d’exemplaires dans les mains de quelques amis ; et comme on ne me connoît pas plus que ma traduction, vous apprenez à vos lecteurs que je suis un helléniste fort habile, dites-vous. On ne pouvoit plus mal rencontrer : si je suis habile, ce n’est pas dans cette occasion que j’en ai fait preuve. Ayant découvert cette bagatelle, qui complète un joli ouvrage mutilé depuis tant de siècles, vous voyez le parti que j’en ai su tirer. J’en fais cadeau au public, et je passe pour l’avoir non seulement volée, mais anéantie ; vous-même, monsieur, vous en déplorez la perte. Les journaux italiens me dénoncent comme destructeur d’un des plus beaux monuments de l’antiquité ; M. Furia en prend le deuil, sa cabale crie vengeance, et tandis que ce supplément est, par mes soins et à mes frais, dans les mains de ceux qui peuvent le lire, on répand partout contre moi un libelle avec ce titre : Histoire de la découverte et de la perte subite d’un fragment de Longus. Voilà mon habileté. Où tout autre auroit trouvé du moins quelque honneur, j’en suis pour mon argent et ma réputation, et je me tiendrai heureux s’il ne m’arrive pas pis. Croyez-moi, monsieur, les habiles en littérature sont ceux qui, comme les jésuites de Pascal, ne lisent point, écrivent peu, et intriguent beaucoup.

Je ne suis pas non plus helléniste, ou je ne me connois guère. Si j’entends bien ce mot, qui, je vous l’avoue, m’est nouveau, vous dites un helléniste comme on dit un dentiste, un droguiste, un ébéniste ; et suivant cette analogie, un helléniste seroit un homme qui étale du grec, qui en vit, qui en vend au public, aux libraires, au gouvernement. Il y a loin de là à ce que je fais. Vous n’ignorez pas, monsieur, que je m’occupe de ces études uniquement par goût, ou, pour mieux dire, par boutades, et quand je n’ai point d’autre fantaisie ; que je n’y attache nulle importance et n’en tire nul profit ; que jamais on n’a vu mon nom en tête d’aucun livre ; que je ne veux aucune des places où l’on parvient par ce moyen, et que, sans les hasards qui m’ont engagé à donner au public ce texte de quelques pages, jamais on n’auroit eu cette preuve de mon habileté ; qu’enfin, même après cela, si vous ne m’eussiez démasqué, contre toute bienséance et sans nulle nécessité, cette habileté, qu’il vous plaît de me supposer, ou ne m’eût point été attribuée, ou seroit encore un secret entre quelques personnes capables d’en juger.

Qu’est-ce, s’il vous plaît, monsieur, qu’une notice d’un livre qui ne se vend point, qu’on donne à peu de personnes, et que même on ne peut plus donner ? et qu’importe à qui vous lit que ce livre soit bon ou mauvais, si on ne sauroit l’avoir ? Que vous vous défendiez du mal qu’on vous impute en nommant celui qui l’a fait, cela est tout simple ; mais personne ne vous accusoit d’avoir fait cette traduction. Je ne veux point trop vous pousser là-dessus, ni paroître plus fâché que je ne le suis en effet. Vous avez cru la chose de peu de conséquence, et pensé fort sagement qu’un tel ouvrage ne me pouvoit faire ni grand honneur ni grand tort ; mais enfin vous eussiez pu vous dispenser de me nommer, du moins comme traducteur, et en y pensant mieux, vous n’eussiez pas dit que j’étois ni habile, ni helléniste.

Vous n’êtes pas plus exact en parlant de M. Furia. Sans autre explication, vous le désignez seulement comme bibliothécaire, gardien d’un dépôt littéraire célèbre dans toute l’Europe. Y pensez-vous, monsieur ? Vous écrivez à Paris, vous parlez à des François qui, voyant dans ces emplois des gens d’un mérite reconnu, dont quelques uns même sont Italiens (3), ne manqueront pas de croire que le seigneur Furia est un homme considérable par son savoir et par sa place. Je comprends que cette erreur peut vous être indifférente, et qu’ayant apparemment plus de raisons de le ménager que de vous plaindre de lui, vous lui laissez volontiers la considération attachée à son titre dans le pays où vous êtes ; mais moi qu’il attaque soutenu d’une cabale de pédants, il m’importe qu’on l’apprécie sa juste valeur, et je ne puis souffrir non plus qu’on le confonde avec des gens dont l’érudition et le goût font honneur à l’Italie.

Si vous eussiez voulu, monsieur, donner une juste idée des personnages peu connus dont vous aviez à parler, après avoir dit que j’étois ancien militaire, helléniste, puisque vous le voulez, fort habile, il falloit ajouter : Monsieur Furia est un cuistre, ancien cordonnier comme son père, garde d’une bibliothèque qu’il devroit encore balayer, qui fait aujourd’hui de mauvais livres n’ayant pu faire de bons souliers, helléniste fort peu habile, huit cents francs d’appointements, copiant du grec pour ceux qui le paient, élève et successeur du seigneur Bandini, dont l’ignorance est célèbre. Et il ne falloit pas dire seulement, comme vous faites, que cet homme cherche des torts dans les accidents les plus simples, mais qu’il est intéressé à en trouver, parcequ’il est cuistre en colère, dont la rage et la vanité cruellement blessée servent d’instrument à des haines (4) qui n’osent éclater d’une autre manière. Ce sont là de ces choses sur lesquelles vous gardez un silence prudent. Fontenelle, dit quelque part Voltaire, étoit tout plein de ces ménagements. Il n’eût voulu, pour rien au monde, dire seulement à l’oreille que F..... est un polisson. Voltaire cachoit moins sa pensée ; mais il est plus sûr d’imiter Fontenelle. Malheureusement le choix n’est pas en mon pouvoir, et je suis obligé de tout dire.

Pour commencer par les raisons que peut avoir le seigneur Furia de n’être pas aussi désintéressé qu’on le croiroit dans cette affaire, il faut savoir que la découverte du précieux fragment de Longus s’est faite dans un manuscrit sur lequel lui Furia a travaillé longues années, et qu’il regardoit en quelque sorte comme sa propriété ; qu’on y a fait cette trouvaille au moment précisément où le seigneur Furia venoit de donner au public une notice très ample et très exacte, selon lui, de ce même manuscrit, dans laquelle est indiqué, page par page, et fort au long, tout ce que le sieur Furia y a pu remarquer ; que son travail sur ce petit volume, annoncé long-temps d’avance, a duré six ans, pendant lesquels il n’a cessé de le feuilleter et de le décrire avec une patience peu commune ; qu’il en a même, à ce qu’il dit, extrait beaucoup de variantes des prétendues fables d’Ésope par lui réimprimées à la fin de sa notice ; car ces sottises de quelque moine, par où l’on commence au collège l’étude de la langue grecque, se trouvent dans ce manuscrit à la suite du roman de Longus, et le sieur Furia n’a pas manqué d’en faire son profit ; qu’enfin, à peine achevé son ouvrage qu’il vendoit lui-même, et où il pensoit avoir épuisé tout ce qu’on pouvoit dire du divin manuscrit, arrive par hasard quelqu’un qui, tout au premier coup d’œil, voit et désigne au public la seule chose qui fût vraiment intéressante dans ce manuscrit, et la seule aussi que le sieur Furia n’y eût pas aperçue.

On écrit aujourd’hui assez ordinairement sur les choses qu’on entend le moins. Il n’y a si petit écolier qui ne s’érige en docteur. À voir ce qui s’imprime tous les jours, on diroit que chacun se croit obligé de faire preuve d’ignorance. Mais des preuves de cette force ne sont pas communes, et le seigneur Bandini lui-même, maître et prédécesseur du seigneur Furia, fameux par des bévues de ce genre, n’a rien fait qui approche de cela.

Nous avons des relations de voyages dont les auteurs sont soupçonnés de n’être jamais sortis de leur cabinet ; et, dans un autre genre,

Combien de gens ont fait des récits de batailles
Dont ils s’étoient tenus loin ?

mais une notice d’un livre par quelqu’un qui ne l’a point lu est une bouffonnerie toute neuve, et dont le public doit savoir gré au seigneur Furia.

Je ne prétends pas dire par là qu’il ne l’ait examiné avec beaucoup d’attention. J’admire au contraire qu’il ait pu entrer dans tous ces détails et en faire deux volumes. Son ouvrage, que je n’ai point lu (car j’en parle à-peu-près comme lui du manuscrit), sera quelque jour utile au relieur pour éviter toute erreur dans la position des feuillets. En un mot, dans le compte qu’il rend de ce livre, selon lui, si intéressant, qui l’a occupé six années, il a pensé à tout, excepté à le lire.

Il est fâcheux pour vous, monsieur, de n’avoir pas été témoin de l’effet que produisit sur lui la première vue de cette lacune dans le livre imprimé, et du morceau inédit qui la remplissoit dans le manuscrit. Sa surprise fut extrême, et quand il eut reconnu que ce morceau n’étoit pas seulement de quelques lignes, mais de plusieurs pages, il me fit pitié, je vous assure. D’abord il demeura stupide : vous en auriez peut-être ri ; mais bientôt vous auriez eu peur, car en un instant il devint furieux. Je n’avois jamais vu un pédant enragé ; vous ne sauriez croire ce que c’est.

Le quadrupède écume et son œil étincelle.

Si des regards il eût pu mordre, j’aurois mal passé mon temps.

Dès lors le seigneur Furia se crut un homme déshonoré. Vous savez que Vatel se tua parceque le rôt manquoit au souper de son maître. Il avoit, comme dit le roi quand on lui apprit cette mort, de l’honneur à sa manière. M. Furia ne se tua point, parceque bientôt après il conçut l’espérance de rétablir un peu sa réputation aux dépens de la mienne ; car ce fut, je crois, le surlendemain, que je fis au manuscrit cette tache dont il me sait, dans son ame, si bon gré, quoiqu’il s’en plaigne si haut. Après avoir copié tout le morceau inédit, j’achevois la collation du reste avec ces messieurs. Pour marquer dans le volume l’endroit du supplément, j’y mis une feuille de papier, sans m’apercevoir qu’elle étoit barbouillée d’encre en-dessous. Ce papier s’étant collé au feuillet, y fit une tache qui couvroit quelques mots de quelques lignes. M. Furia a écrit en prose poétique l’histoire de cet évènement. C’est, à ce qu’on dit, son meilleur ouvrage ; c’est du moins le seul qu’on ait lu. Il y a mis beaucoup du sien, tant dans les choses que dans le style ; mais le fond en est pris de la Pharsale et des tragédies de Sénèque.

J’avoue que ce malheur me parut fort petit. Je ne savois pas que ce livre fût le Palladium de Florence, que le destin de cette ville fût attaché aux mots que je venois d’effacer : j’aurois dû cependant me douter que ces objets étoient sacrés pour les Florentins, car ils n’y touchent jamais. Mais enfin, je ne sentis point mon sang se glacer ni mes cheveux se hérisser sur mon front ; je ne demeurai pas un instant sans voix, sans pouls et sans haleine. M. Furia prétend que tout cela lui arriva ; mais moi, je le regardois bien et je ne vis en lui, je vous jure, aucun de ces signes alarmants d’une défaillance prochaine, si ce n’est quand je lui mis, comme on dit, le nez sur ce morceau de grec qu’il n’avoit pu voir sans moi.

Les expressions de M. Furia pour peindre son saisissement à la vue de cette tache, qui couvroit, comme je vous ai dit, une vingtaine de mots, sont du plus haut style, et d’un pathétique rare, même en Italie. Vous en avez été frappé, monsieur, et vous les avez citées, mais sans oser les traduire. Peut-être avez-vous pensé que la foiblesse de notre langue ne pourroit atteindre à cette hauteur : je suis plus hardi, et je crois, quoi qu’en dise Horace, qu’on peut essayer de traduire Pindare et M. Furia ; c’est tout un. Voici ma version littérale :

À un si horrible spectacle (il parle de ce pâté que je fis sur son bouquin), mon sang se gela dans mes veines, et durant plusieurs instants, voulant crier, voulant parler, ma voix s’arrêta dans mon gosier : un frisson glacé s’empara de tous mes membres stupides..... Voyez-vous, monsieur ? ce pâté, c’est pour lui la tête de Méduse. Le voilà stupide ; il l’assure, et c’est la seule assertion qui soit prouvée par son livre. Mais il y a dans cet aveu autant de malice que d’ingénuité ; car il veut faire croire que c’est moi qui l’ai rendu tel, au grand détriment de la littérature. Moi je soutiens que long-temps avant d’avoir vu cette affreuse tache, dont le seul souvenir le remplit d’horreur et d’indignation, il étoit déja stupide, ou certes, bien peu s’en falloit, puisqu’il a tenu, feuilleté, examiné, décrit et noté par le menu chaque page de ce petit volume, sans se douter seulement de ce qu’il contenoit.

Lorsque son directeur, ou son conservateur comme il l’appelle quelquefois, le seigneur Thomas Puzzini (5), apprit cet étrange accident par la trompette sonore de la renommée, qui, toujours infatigable..... fit retentir à son oreille...... ; bref, quand on lui conta l’aventure du pâté, il fut saisi d’horreur ; il frémit au récit d’une action si atroce. En effet, il y a de plus grands crimes, mais il n’y en a point de plus noir. Ailleurs, M. Furia représente Florence désolée, toute une ville en pleurs, les citoyens consternés : pour lui, dans ce deuil public, quand tout le monde pleuroit, vous imaginez bien qu’il ne s’épargnoit pas. Depuis que sa voix s’étoit arrêtée dans son gosier, il ne disoit mot, et sans doute il n’en pensoit pas davantage, car il étoit devenu stupide. Mais la nuit, dans ses songes, cette image cruelle, (il n’a osé dire sanglante) s’offroit à ses yeux. Et il déclare dans son début, que l’obligation où il est de raconter ce fait lui pèse, est pour lui un fardeau excessivement à charge, parcequ’elle lui rappelle (cette obligation) la mémoire plus vive de l’acerbité d’un évènement qui, bien qu’aucun temps ne puisse pour lui le couvrir d’oubli, ce nonobstant, il ne peut y repenser sans se sentir compris tout entier d’horreur. Je traduis toujours mot à mot. Ici c’est Virgile amplifié à proportion du sujet ; car ce que le poëte avoit dit du massacre de tout un peuple, a paru trop foible à M. Furia pour un pâté d’encre. N’admirez-vous point, monsieur, qu’un homme écrivant de ce style, attache tant d’importance au texte de Longus, qui est la simplicité même ? c’est le zèle des bouquins qui enflamme M. Furia et le fait parler comme un prophète. Au reste, l’hyperbole lui est familière, et c’est où il réussit le mieux. En voulez-vous un bel exemple ? Quelqu’un de ses protecteurs (car il en a beaucoup, tous brûlants du même zèle et acharnés contre moi), se charge, au refus des libraires, de l’impression d’un de ses livres : aussitôt M. Furia le proclame dans sa dédicace le premier homme du siècle, et l’assure qu’aucun âge à venir ne se taira sur ses louanges. Cicéron en disoit autant jadis aux conquérants du monde (6). Or, si un homme qui dépense cinquante écus pour imprimer les sottises du seigneur Furia mérite des autels, il est clair que celui qui fait, quoique involontairement, voir et palper à un chacun l’ignorance dudit seigneur, est digne de tous les supplices : c’est la substance du libelle qu’il a publié contre moi. Nous sommes d’accord sur les faits et les circonstances qu’il raconte ; la plupart, de son invention, sont indifférentes au fond. Qu’importe, en effet, qu’il se soit le premier aperçu de cette tache, ainsi qu’il le dit, ou que je la lui aie montrée dès que je la vis moi-même, comme c’est la vérité ? que ce soit lui qui m’ait indiqué ce manuscrit de Longus, ou que je le connusse long-temps auparavant, comme vous, monsieur, le savez, et tant d’autres personnes à qui j’en avois écrit ou parlé ? que j’aie copié, selon ce qu’il dit, tout le supplément sous sa dictée, ou que je lui aie déchiffré et expliqué les endroits qu’il n’avoit pu lire, faute d’entendre le sens, comme le prouve cette copie même, tout cela ne fait rien à l’affaire.

J’ai fait la tache, l’horrible tache, et j’en ai donné à M Furia ma déclaration, sans qu’il songeât, quoi qu’il en dise, à me la demander. Après lui avoir offert ma copie, qu’il me demandoit tout aussi peu, je la lui ai depuis refusée. Je suis loin de m’en repentir, et vous allez voir pourquoi. J’offris d’abord, comme je l’ai dit, de mon propre mouvement, cette copie à M. Furia, et il accepta mon offre sans paroître en faire beaucoup de cas, observant très judicieusement qu’aucune copie ne pouvoit réparer le mal fait au manuscrit. Je continuai mon travail ; vous arrivâtes deux jours après, et vous vîtes le désastre, comme l’appelle M. Furia. Ce jour-là, autant qu’il m’en souvient, il pensoit encore fort peu à la copie promise ; cependant je vois, par votre notice, qu’il en fut question, et sans doute je la promis encore. Ce ne fut que le lendemain, quand vous n’étiez plus à Florence, que M. Furia me demanda cette copie avec beaucoup de vivacité. Je lui dis que le temps me manquoit pour en faire un double, qui me devoit rester, mais qu’aussitôt achevée la collation du manuscrit, je songerois à le satisfaire. Ce même jour, en regardant la tache dans le manuscrit, elle me parut augmentée, et je conçus des soupçons. Le soir, au sortir de la bibliothèque, M. Furia me pressa fort de passer avec lui chez moi, pour lui donner la copie. Il la vouloit sur-le-champ, parceque, disoit-il, chez moi elle se pouvoit perdre. Son empressement ajoutant aux défiances que j’avois déja, je lui répondis que, toutes réflexions faites, je serois bien aise de garder par devers moi cette copie, qui, étant écrite de trois mains, étoit la seule authentique et l’unique preuve que je pusse donner du texte que je publierois, quant aux endroits effacés. Par cette raison même, me dit-il, c’étoit la seule qui convînt à la bibliothèque, où d’ailleurs, demeurant dans ses mains, elle ne couroit aucun risque. Je ne lui dis pas ce que j’en pensois, mais je le refusai nettement. Il se fâcha, je m’emportai, et l’envoyai promener en termes qui ne se peuvent écrire.

Ne vous prévins-je pas, monsieur, quand vous voulûtes enlever ce papier collé au manuscrit ? Ne vous criai-je pas : Prenez garde ; ne touchez à rien ; vous ne savez pas à quelles gens vous avez affaire. J’employai peut-être d’autres mots que l’occasion et le mépris que j’avois pour eux me dictoient, mais, en gros c’étoit là le sens, et vous vous en souvenez. Ne craignez rien, monsieur ; ceci ne peut vous compromettre. Vous ne m’écoutâtes point ; vous portâtes la main sur la fatale tache : mal vous en a pris ; mais enfin votre conduite prouva que vous pensez toujours bien des gens en place, quelle que soit leur place. Vous pouvez donc convenir, sans vous brouiller avec personne, que je vous avertis de ce qui vous arriveroit, et vous en conviendrez, car on aime la vérité quand elle ne peut nous nuire.

Vous voyez, monsieur, que dès-lors j’avois deviné leur malin vouloir : j’ignorois encore ce qu’ils méditoient ; mais je le savois quand je refusai ma copie à M. Furia.

Pour comprendre l’importance que nous y attachions l’un et l’autre, il faut savoir comment cette copie fut faite. Le caractère du manuscrit m’étoit tout nouveau : MM. Furia et Bencini l’ayant tenu assez long-temps pour en avoir quelque habitude, me dictoient d’abord, et j’écrivois ; et en écrivant, je laissois aux endroits qu’ils n’avoient pu lire dans l’original, parceque les traits en étoient ou effacés ou confus, des espaces en blanc. Quand j’eus ainsi achevé d’écrire tout ce qui manquoit dans l’imprimé, je pris à mon tour le manuscrit, et, guidé par le sens, que j’entendois mieux qu’eux, je lus ou devinai par-tout les mots que ces messieurs n’avoient pu déchiffrer, et eux, qui tenoient alors la plume, écrivant ce que je leur dictois, remplissoient dans ma copie les blancs que j’avois laissés. De plus, dans ce que j’avois écrit sous leur dictée, il se trouvoit des fautes que je leur fis corriger d’après le manuscrit ; ce qui produisit beaucoup de ratures. Ainsi dans chaque page, et presque à chaque ligne, parmi les mots écrits de ma main, se trouvent des mots écrits par l’un d’eux, et c’est là ce qui constate l’authenticité du tout : aussi voyez-vous que M. Furia, dans sa diatribe contre moi, atteste l’exactitude de cette copie, qu’il ne pourroit nier sans se faire tort à lui-même.

Plusieurs personnes à Florence, me parlant alors de la tache faite au manuscrit, me parurent persuadées que c’étoit de ma part une invention pour pouvoir altérer le texte dans quelque passage obscur, et en éluder ainsi les difficultés. Ces bruits étoient semés par M. Furia, qui, à toute force, vouloit discréditer l’édition que vous aviez annoncée, et sur laquelle il pensoit que nous fondions, vous et moi, une spéculation des plus lucratives ; car il ne pouvoit ni croire ni comprendre que je fisse tout cela gratuitement, et forcé de le croire à présent, il ne le comprend pas davantage.

En ce temps-là même vous avez pu lire dans la Gazette de Milan un article fait par quelqu’un de la cabale de M. Furia, où l’on avertissoit le public de n’ajouter aucune foi à un supplément de Longus qui alloit paroître à Paris, attendu la destruction du manuscrit original, etc. Vous concevez, monsieur, que, dans cet état de choses, M. Furia étoit le dernier à qui j’eusse confié le dépôt qu’il exigeoit. Comment pouvois-je réparer le mal fait au manuscrit, si ce n’est en donnant au public le texte imprimé d’après une copie authentique ? et cette preuve unique du texte que j’allois publier, pouvois-je la remettre à l’homme qui m’accusoit de vouloir falsifier ce texte ?

Notez que cette pièce, à moi si nécessaire, est, pour la bibliothèque, parfaitement inutile ; elle ne peut avoir, aux yeux des savants, l’autorité du manuscrit, ni par conséquent en tenir lieu. S’il y a quelque erreur dans mon édition, c’est que j’ai mal lu l’original, et ma copie ne sauroit servir à la corriger. Elle est inutile à ceux qui pourroient douter de la fidélité du texte imprimé, dont elle n’est pas la source ; mais elle m’est utile à moi contre l’infidélité et la mauvaise foi du seigneur Furia, qui, s’il l’avoit dans les mains, en altérant un seul mot, rendroit tout le reste suspect, au lieu que sa propre écriture le contraint maintenant d’avouer l’authenticité de ce texte, qu’il nieroit assurément, s’il y avoit moyen.

Si M. Furia eût eu cette copie en son pouvoir, il auroit d’abord publié de longues dissertations sur les ratures dont elle est pleine. Sa conclusion se devine assez, et la sottise de ses raisonnements n’eût été connue que des habiles, qui sont toujours en petit nombre, et ne décident de rien ; aussi, loin de la lui confier, j’ai refusé même de la lui montrer ; car s’il eût pu seulement savoir quels étoient les mots écrits de sa main, cela lui auroit suffi pour remplir les gazettes de nouvelles impertinences. En un mot, toute demande de sa part me devoit être suspecte, et son empressement fut le premier motif de mon refus.

Certes, la rage de ces messieurs se manifestoit trop publiquement pour que je pusse me méprendre sur leurs intentions. Peu de jours après votre départ, les directeurs, inspecteurs, conservateurs du sieur Furia s’assemblèrent avec lui chez le sieur Puzzini, chambellan, garde du Musée : on y transporta en cérémonie le saint manuscrit, suivi des quatre facultés. Là, les chimistes, convoqués pour opiner sur le pâté, déclarèrent tout d’une voix qu’ils n’y connoissoient rien ; que cette tache étoit d’une encre tout ex traordinaire, dont la composition, imaginée par moi exprès pour ce grand dessein, passoit leur capacité, résistoit à toute analyse, et ne se pouvoit détruire par aucun des moyens connus. Procès-verbal fut fait du tout, et publié dans les journaux. M. Furia a écrit au long tout ce qui se passa dans cette mémorable séance : c’est le plus bel épisode de sa grande histoire du pâté d’encre, et une pièce achevée dans le style de Diafoirus ou de Chiampot la perruque. Pour moi, je ne puis m’empêcher de le dire, dussé-je m’attirer de nouveaux ennemis, cela prouve seulement que les professeurs de Florence ne sont pas plus habiles en chimie qu’en littérature, car le premier relieur de Paris leur eût montré que c’étoit de l’encre de la petite vertu, et l’eût enlevée à leurs yeux par les procédés qu’on emploie, comme vous savez, tous les jours.

Mais que vous semble, monsieur, de cette dévotion aux bouquins ? À voir l’importance que ces messieurs attachent à leurs manuscrits, ne diroit-on pas qu’ils les lisent ? Vous penserez qu’étant payés pour diriger, inspecter, conserver à Florence les lettres et les arts, ils soignent, sans trop savoir ce que c’est, le dépôt qui leur est confié, et se font de leurs soins un mérite, le seul qu’ils puissent avoir. Mais ce zèle de la maison du Seigneur est, je vous assure, bien nouveau chez eux ; il n’a jamais pu s’émouvoir dans une occasion toute récente, et bien plus importante, comme vous allez voir.

L’abbaye de Florence, d’où vient dans l’origine ce texte de Longus, étoit connue dans toute l’Europe comme contenant les manuscrits les plus précieux qui existassent. Peu de gens les avoient vus ; car, pendant plusieurs siècles, cette bibliothèque resta inaccessible : il n’y pouvoit entrer que des moines, c’est-à-dire qu’il n’y entroit personne. La collection qu’elle renfermoit, d’autant plus intéressante qu’on la connoissoit moins, étoit une mine toute neuve à exploiter pour les savants ; c’étoit là qu’on eût pu trouver, non pas seulement un Longus, mais un Plutarque, un Diodore, un Polybe plus complets que nous ne les avons. J’y pénétrai enfin, comme je vous l’ai dit, avec M. Akerblad, quand le gouvernement françois prit possession de la Toscane, et en une heure nous y vîmes de quoi ravir en extase tous les hellénistes du monde, pour me servir de vos termes, quatre-vingts manuscrits des neuvième et dixième siècles. Nous y remarquâmes sur-tout ce Plutarque dont je vous ai si souvent parlé. Ce que nous en pûmes lire me parut appartenir à la vie d’Épaminondas, qui manque dans les imprimés. Quelques mois après, ce livre disparut, et avec lui tout ce qu’il y avoit de meilleur et de plus beau dans la bibliothèque, excepté le Longus, trop connu par la notice récente de M. Furia, pour qu’on eût osé le vendre. Sur les plaintes que nous fîmes, M. Akerblad et moi, la junte donna des ordres pour recouvrer ces manuscrits. On savoit où ils étoient, qui les avoit vendus, qui les avoit achetés ; rien n’étoit plus facile que de les retrouver : c’étoit matière à exercer le zèle des conservateurs, et nous pressâmes fort ces messieurs d’agir pour cela ; mais ils ne vouloient, nous dirent-ils, faire de la peine à personne. La chose en demeura là. J’ai gardé la minute d’une lettre que j’écrivis à ce sujet à M. Chaban, membre de la junte.

Livourne, le 30 septembre 1808.

« Monsieur,

« Les ordres que j’ai reçus m’ont obligé de partir si précipitamment, que j’eus à peine le temps de porter chez vous ma carte à une heure où je ne pouvois espérer de vous parler ; manière de prendre congé de vous bien contraire à mes projets ; car, après les marques de bonté que vous m’avez données, monsieur, j’avois dessein de vous faire ma cour et de profiter des dispositions favorables où je vous voyois, pour rassembler et sauver ce qui se peut encore trouver de précieux dans vos bibliothèques de moines. Mais puisque mon service m’empêche de partager cette bonne œuvre, je veux au moins y contribuer par mes prières. Je vous conjure donc de vouloir bien ordonner que tous les manuscrits de l’abbaye soient transportés à la bibliothèque de Saint-Laurent, et qu’on cherche ceux qui manquent d’après le catalogue existant. J’ai reconnu dernièrement que déja quelques uns des plus importants ont disparu ; mais il sera facile d’en trouver des traces, et d’empêcher que ces monuments ne passent à l’étranger, qui en est avide, ou même ne périssent dans les mains de ceux qui les recèlent, comme il est arrivé souvent, etc. »

On donna de nouveaux ordres pour la recherche des manuscrits. Je fus même nommé par la junte, avec M. Akerblad, commissaire à cet effet ; honneur que nous refusâmes, lui comme étranger, moi comme occupé ailleurs. Ce soin demeura donc confié à MM. Puzzini et Furia, que rien ne put engager à y penser le moins du monde ; ils ne vouloient alors faire de la peine à personne. Ceux qui avoient les manuscrits les gardèrent, et les ont encore. Or, ces gens si indifférents à la perte d’une collection de tous les auteurs classiques, croiroit-on que ce sont eux qui aujourd’hui, pour quatre mots d’une page d’un roman, quatre mots que, sans moi, ils n’eussent jamais connus, quatre mots qui sont imprimés, et qu’ils liroient s’ils savoient lire, travaillent avec tant d’ardeur à soulever contre moi le public et le gouvernement, remplissent les gazettes d’injures et de calomnies ridicules, et par des circulaires, promettent à la canaille littéraire d’Italie le plaisir de me voir bientôt traité en criminel d’état. M. Puzzini en répond ; il sait sans doute ce qu’il dit, et, ma foi, je commence à le croire un petit, comme dit Sosie.

Ce qui vous surprendra, monsieur, c’est qu’aucun d’eux ne me connoît. Jamais aucun d’eux, excepté le seigneur Furia, n’a eu avec moi ni liaison, ni querelle, ni rapport d’aucune espèce. J’ai parlé un quart d’heure à M. Pulcini (7), et ne me rappelle pas même sa figure ; ainsi leur haine contre moi ne peut être personnelle. Pour me faire une guerre si cruelle, et sur si peu de chose, eux qui naturellement ne veulent faire de la peine à personne, leur motif est tout autre qu’une animosité, si cela se peut dire, individuelle. L’offense que j’ai faite très involontairement au seigneur Furia lui est particulière ; la rage de toute sa clique a une cause plus générale.

Vous vous rappeles le mot des Espagnols : Non comme François, mais comme hérétiques (8). Ces messieurs disent bien ici quelque chose d’approchant ; mais je vous assure qu’ils déguisent fort peu les vrais motifs de leur haine ; tout le monde en est instruit. Mon premier crime a été de découvrir leur ignorance, mais cela seul n’eût été rien ; car s’ils persécutoient tous ceux qui en savent plus qu’eux, à qui pourroient-ils pardonner ? le second, qui me rend indigne de toute grace, c’est que je ne prononce pas comme eux le mot ciceri (9). C’est la une sorte de péché originel que rien ne peut effacer.

Si j’avois le moindre crédit, le moindre petit emploi, quelque gain à leur promettre, quelques bribes à leur jeter, ils seroient tous à mes pieds, et imagineroient autant de bassesses pour me faire la cour, qu’ils inventent aujourd’hui de calomnies pour me nuire. Soyez assuré, monsieur, qu’avant de se décider à m’entreprendre, comme on dit, ils se sont bien informés si je n’avois point quelque appui, et comme ils ont appris que je ne tenois à rien, que je vivois seul avec quelques amis aussi obscurs que moi, que je me tenois loin des grands, et qu’aucun homme en place ne s’intéressoit à moi, ils m’ont déclaré la guerre. Avouez que ce sont d’habiles gens, car, que ces bons Espagnols fissent un Auto-da-fé des François dans la Floride, c’étoit quelque chose assurément, il y avoit là de quoi louer Dieu ; mais si on pouvoit faire brûler un François par les François mêmes, quel triomphe, quelle alégresse ! Je vois ici des gens qui lisent cette triste rapsodie de Furia contre moi : Son style est mauvais, disent-ils, mais son intention est bonne.

La découverte que j’ai faite dans le manuscrit n’est rien, au dire de ces messieurs, c’est la plus petite chose qu’on pût jamais trouver ; mais le mal que j’ai fait est immense. Entendez bien ceci, monsieur : le fragment tout entier n’est rien ; mais quelques mots de ce fragment, effacés par malheur, font une perte immense, même alors que tout est imprimé. M. Furia a étendu cette perte le plus qu’il a pu, puisque la tache est aujourd’hui double au moins de celle que j’ai faite, si le dessin qu’en a publié M. Furia est exact. Il l’a augmentée à ce point, afin de pouvoir dire qu’elle étoit immense ; car il accommode non l’épithète à la chose, mais la chose à l’épithète qu’il veut employer. Avec tout cela, il s’en faut que le dommage soit immense, et quand j’aurois noyé dans l’encre tous ses vieux bouquins et lui, le mal seroit encore petit.

Cependant cette découverte, toute méprisable qu’elle est, M. Furia entend qu’elle nous soit commune, ou, pour mieux dire, il y consent ; car on voit bien d’ailleurs qu’elle lui appartient toute, puisque c’est lui, dit-il, qui m’a fait connoître, montré, déchiffré ce manuscrit, que sans lui apparemment je n’aurois pu ni trouver ni lire. C’est là, au vrai, le but principal de son libelle, et à quoi tendent tous les détails par lui inventés, dont son récit est rempli. Sans y mettre beaucoup d’art, il a trouvé ses lecteurs disposés à le croire et à lui adjuger la moitié de cet honneur, car tout pour un seul ce seroit trop.

Que de haines accompagnent la renommée ! qu’il est difficile d’échapper à l’oubli et à l’envie ! De tous les chemins qui mènent au temple de Mémoire, j’ai suivi le plus obscur : huit pages de grec font toute ma gloire, et voilà qu’on me les dispute ! M. Furia en veut sa part ; il crie dans les gazettes, il arrange, il imprime un tissu de mensonges pour arriver à ce mot : Notre commune découverte. Vous, monsieur, vous voyez la fourbe, et bien loin de la découvrir, vous tâchez d’en profiter pour vous glisser entre nous deux. Vous semblez dire à chacun de nous : Souffre qu’au moins je sois ton ombre. Furia y consentiroit ; mais moi, je suis intraitable : je veux aller tout seul à la postérité.

La gloire aujourd’hui est très rare : on ne le croiroit jamais ; dans ce siècle de lumières et de triomphes, il n’y a pas deux hommes assurés de laisser un nom. Quant à moi, si j’ai complété le texte de Longus, tant qu’on lira du grec, il y aura toujours quatre ou cinq hellénistes qui sauront que j’ai existé. Dans mille ans d’ici, quelque savant prouvera, par une dissertation, que je m’appelois Paul-Louis, né en tel lieu, telle année, mort tel jour de l’an de grace.... sans qu’on en ait jamais rien su, et pour cette belle découverte, il sera de l’académie. Tâchons donc de montrer que je suis le vrai, le seul restaurateur du livre mutilé de Longus : la chose en vaut la peine ; il n’y va de rien moins que l’immortalité.

Vous savez, monsieur, ce qui en est, quoique vous n’en disiez rien, et M. Clavier le sait aussi, à qui j’écrivis de Milan ces propres paroles :

Milan, 13 octobre 1809.

« Envoyez-moi vite, monsieur, vos commissions grecques ; je serai à Florence un mois, à Rome tout l’hiver, et je vous rendrai bon compte des manuscrits de Pausanias. Il n’y a bouquin en Italie où je ne veuille perdre la vue pour l’amour de vous et du grec. Je fouillerai aussi pour mon compte dans les manuscrits de l’abbaye de Florence. Il y avoit là du bon pour vous et pour moi, dans une centaine de volumes du neuvième et du dixième siècle ; il en reste ce qui n’a pas été vendu par les moines : peut-être y trouverai-je votre affaire. Avec le Chariton de Dorville est un Longus que je crois entier ; du moins n’y ai-je point vu de lacune quand je l’examinai ; mais, en vérité, il faut être sorcier pour le lire. J’espère pourtant en venir à bout, à grand renfort de besicles, comme dit maître François. C’est vraiment dommage que ce petit roman d’une si jolie invention, qui, traduit dans toutes les langues, plaît à toutes les nations, soit dans l’état où nous le voyons. Si je pouvois vous l’offrir complet, je croirois mes courses bien employées, et mon nom assez recommandé aux Grecs présents et futurs. Il me faut peu de gloire ; c’est assez pour moi qu’on sache quelque jour que j’ai partagé vos études et votre amitié.... »

M. Lamberti lut cette lettre, où il étoit question de lui, et me promit dès-lors de traduire le supplément, comme il pouvoit faire mieux que personne. Il se rappelle très bien toutes ces circonstances, et voici ce qu’il m’en écrit :

« Della speranza che avevate di scoprire nel codice Fiorentino il frammento di Longo Sofista voi mi parlaste sino dai primi momenti del vostro arrivo in Milano. Questa cosa fu da me in quel tempo ancor detta ad alcuni amici, che non possono averne perduto la rimembranza. Si parlò ancora della traduzione italiana che sarebbe stato bene di farne, quando non fossero riuscite vane le speranze della scoperta ; ed io, per l’infinita amicizia che vi professo, mi vi obbligai con solenne promessa per un tale lavoro. A gran ragione adunque mi dovettero sorprendere le ciancie del signor Furia, che nel suo scritto si voleva far credere come cooperatore e partecipe di quello scoprimento.... (10). »

Enfin, voici une lettre de M. Akerblad, qui montre assez en quel temps je vis ce manuscrit pour la première fois :

« ..... Je me rappelle effectivement qu’il y a trois ans, nous allâmes ensemble voir la bibliothèque de l’abbaye de Florence, où, entre autres manuscrits, on nous montra celui qui contient le roman de Longus, avec plusieurs autres érotiques grecs. Je me souviens très bien aussi que pendant que j’étois occupé à parcourir le catalogue de ces manuscrits, dont les plus beaux ont disparu depuis, vous vous arrêtâtes assez long-temps à feuilleter celui de Longus, le même qui vous a fourni l’intéressant fragment que vous venez de publier. »

Ainsi, bien avant que ce manuscrit passât dans la bibliothèque de Saint-Laurent de Florence, je l’avois vu à l’abbaye ; je savois qu’il étoit complet, je l’avois dit ou écrit à tous ceux que cela pouvoit intéresser. Depuis, dans la bibliothèque, M. Furia me montra ce livre que je lui demandois, et que je connoissois mieux que lui, sans l’avoir tenu si long-temps, et moi je lui montrai dans ce livre ce qu’il n’avoit pas vu en six ans qu’il a passés à le décrire et à en extraire des sottises. On voit par là clairement que tout le récit de M. Furia, et les petites circonstances dont il l’a chargé pour montrer que le hasard nous fit faire à tous deux ensemble cette découverte, qu’il appelle commune, sont autant de faussetés. Or, si, dans un fait si notoire, M. Feria en impose avec cette effronterie, qu’on juge de sa bonne foi dans les choses qu’il affirme comme unique témoin ; car, à ce mensonge, assez indifférent en lui-même, il joint d’autres impostures, dont assurément la plus innocente mériteroit cent coups de bâton. C’étoit bien sur quoi il comptoit pour être un peu à son aise, comme l’huissier des Plaideurs. J’aurois pu donner dans ce piège il y a vingt ans ; mais aujourd’hui je connois ces ruses, et je lui conseille de s’adresser ailleurs. J’ai très bien pu, par distraction, faire choir sur le bouquin la bouteille à l’encre ; mais, frappant sur le pédant, je n’aurois pas la même excuse, et je sais ce qu’il m’en coûteroit.

Depuis l’article inséré dans la gazette de Florence, par lequel vous annonciez une édition du supplément et de l’ouvrage entier, j’étois en pleine possession de ma découverte, et plus intéressé que personne à sa conservation. Tout le monde savoit que j’avois trouvé ce fragment de Longus, que j’allois le traduire et l’imprimer ; ainsi mon privilège, mon droit de découverte étoient assurés : on ne sauroit donc imaginer que j’aie fait exprès la tache au manuscrit, pour m’approprier ce morceau inédit, qui étoit à moi. C’est néanmoins ce que prétend M. Furia : cette tache fut faite, dit-il, pour le priver de sa part à la petite trouvaille (vous voyez, par ce qui précède, à quoi cette part se réduit), et afin de l’empêcher, lui ou quelque autre aussi capable, d’en donner une édition. Cela est prouvé, selon lui, par le refus de la copie.

Ce discours ne peut trouver de créance qu’auprès de ceux qui n’ont nulle idée d’un pareil travail ; car qui eût pu l’entreprendre à Florence, quand même votre annonce n’eût pas appris au public et la découverte et à qui elle appartenoit ? Ne m’en croyez pas, monsieur ; consultez les savants de votre connoissance, et tous vous diront qu’il n’y avoit personne à Florence en état de donner une édition supportable de ce texte d’après un seul manuscrit. Il faut pour cela une connoissance de la langue grecque, non pas fort extraordinaire, mais fort supérieure à ce qu’en savent les professeurs florentins.

En effet, concevez, monsieur, huit pages sans points ni virgules, par-tout des mots estropiés, transposés, omis, ajoutés, les gloses confondues avec le texte, des phrases entières altérées par l’ignorance, et plus souvent par les impertinentes corrections du copiste. Pour débrouiller ce chaos, Schrevelius donne peu de lumières à qui ne connoît que les Fables d’Ésope. Je ne puis me flatter d’y avoir complétement réussi, manquant de tous les secours nécessaires ; mais hors un ou deux endroits, que ceux qui ont des livres corrigeront aisément, j’ai mis le tout au point que M. Furia, lui-même, avec ma traduction et son Schrevelius, suivroit maintenant sans peine le sens de l’auteur d’un bout à l’autre. Tout cela se pouvoit faire par d’autres que moi, et mieux, à Venise ou à Milan, mais non à Florence.

Les Florentins ont de l’esprit, mais ils savent peu de grec, et je crois qu’ils ne s’en soucient guère : il y a parmi eux beaucoup de gens de mérite, fort instruits et fort aimables ; ils parlent admirablement la plus belle des langues vivantes : avec cela on se passe aisément de grec.

Quelle préface auroit pu, je vous prie, mettre à ce fragment M. Furia, s’il en eût été l’éditeur ? il auroit fallu qu’il dît : Dans le long travail que j’ai fait sur ce manuscrit, dont j’ai extrait des choses si peu intéressantes, j’ai oublié de dire que l’ouvrage de Longus s’y trouvoit complet ; on vient de m’en faire apercevoir. Et là-dessus, il auroit cité votre article de la gazette. Vous voyez, monsieur, par combien de raisons j’avois peu à craindre que ni lui ni personne songeât à me troubler dans la possession du bienheureux fragment. J’en ai refusé à M. Furia, non une copie quelconque, qui lui étoit inutile comme bibliothécaire, mais une certaine copie dont il vouloit abuser comme mon ennemi déclaré ; et l’abus qu’il en vouloit faire n’étoit pas de la publier, car il ne le pouvoit en aucune façon, mais de l’altérer, pour jeter du doute sur ce que j’allois publier. Tout cela est, je pense, assez clair.

Mais si l’on veut absolument que, contre mon intérêt visible, j’aie mutilé ce morceau, que je venois de déterrer et dont j’étois maître, pour consoler apparemment M. Furia du petit chagrin que lui causoit cette découverte, encore faudra-t-il avouer que les adorateurs de Longus me doivent bien moins de reproches que de remerciements. Si ce texte est si sacré, pour l’avoir complété je mérite des statues. La tache qui en détruit quelques mots dans le manuscrit ne sauroit être un crime d’état, que la restauration du tout dans les imprimés ne soit un bienfait public : mais si tout l’ouvrage, comme le pensent des gens bien sensés n’est en soi qu’une fadaise, qu’est-ce donc que ce pâté, dont on fait tant de bruit ? En bonne foi, le procès de Figaro, qui rouloit aussi sur un pâté d’encre, et la cause de l’Intimé, sont, au prix de ceci, des affaires graves :

Et quand il seroit vrai que, par pure folie,
J’aurois exprès gâté le tout ou bien partie
Dudit fragment, qu’on mette en compensation
Ce que nous avons fait depuis cette action,

et l’édition du supplément qui se distribue gratis, et celle du livre entier donnée aux savants, et enfin cette traduction dont vous rendez compte, qui certes éclaircit plus le texte que la tache ne l’obscurcit. On ne vous soupçonnera pas, monsieur, de partialité pour moi. Vous trouvez que j’ai complété la version d’Amyot si habilement, dites-vous, qu’on n’aperçoit point trop de disparate entre ce qui est de lui et ce que j’y ai ajouté, et vous avouez que cette tâche étoit difficile. Je ne suis pas ici en termes de pouvoir faire le modeste : un accusé sur la sellette, qui voit que son affaire va mal, se recommande par où il peut, et tire parti de tout. Cette traduction d’Amyot est généralement admirée, et passe pour un des plus beaux ouvrages qu’il y ait en notre langue. On feroit un volume des louanges qui lui ont été données seulement depuis trois ou quatre ans, tant dans les journaux que dans différents livres. L’un la regarde comme le chef-d’œuvre du genre naïf ; l’autre appelle Amyot le créateur d’un style qui n’a pu être imité : un troisième déclare aussi cette traduction inimitable, et va jusqu’à lui attribuer la grande réputation du roman de Longus. Or, ce chef-d’œuvre inimitable, ce modèle que personne n’a pu suivre dans le plus difficile de tous les genres, je l’ai non seulement imité, selon vous, assez habilement, mais je l’ai corrigé par-tout, et vous n’osez dire, monsieur, qu’il y ait rien perdu. L’entreprise étoit telle qu’avant l’exécution, tout le monde s’en seroit moqué, parcequ’en effet il y avoit très peu de personnes capables de l’exécuter ? Les gens qui savent le grec sont cinq ou six en Europe ; ceux qui savent le françois sont en bien plus petit nombre. Mais ce n’est pas seulement le grec et le françois qui m’ont servi à terminer cette belle copie, après avoir si heureusement rétabli l’original ; ce sont encore plus les bons auteurs italiens, d’où j’ai tiré plus que des nôtres, et qui sont la vraie source des beautés d’Amyot ; car il falloit, pour retoucher et finir le travail d’Amyot, la réunion assez rare des trois langues qu’il possédoit et qui ont formé son style. Ainsi cette bagatelle, toute bagatelle qu’elle est, et des plus petites assurément, peu de gens la pouvoient faire.

Je comprends, monsieur, que votre jugement n’est pas celui de tout le monde, et que ce qui vous a plu semblera ridicule à d’autres ; mais l’ouvrage n’étant connu que par votre rapport, la prévention du public doit, pour le moment, m’être favorable, et si cette prévention en faveur de ma traduction peut me faire absoudre du crime de lèse-manuscrit, je me moque fort qu’après cela on la trouve bonne ou mauvaise.

Qu’on examine donc si le mérite d’avoir complété, corrigé, perfectionné cette version que tout le monde lit avec délices, et donné aux savants un texte qui sera bientôt traduit dans toutes les langues, peut compenser le crime d’avoir effacé involontairement quelques mots dans un bouquin que personne avant moi n’a lu, et que jamais personne ne lira. Si j’avois l’éloquence de M. Furia, j’évoquerois ici l’ombre de Longus, et lui contant l’aventure, je gage qu’il en riroit, et qu’il m’embrasseroit pour avoir enfin remis en lumière son œuvre amoureuse. Vous pouvez penser la mine qu’il feroit à M. Furia, qui le laissoit manger aux vers dans le vénérable bouquin.

J’ai l’honneur d’être, monsieur, etc.

Tivoli, le 20 septembre 1810.

P. S. Est-ce la peine de vous dire, monsieur, pourquoi je ne vous envoyai ni le texte, ni la traduction que je vous avois promise ? Accusé de spéculer avec vous sur ce fragment, dont je vous faisois présent, comme vous en convenez, le seul parti que j’eusse à prendre, n’étoit-ce pas de le donner moi-même au public ? Je vous avouerai aussi que votre ambition m’alarmoit. Si, pour m’avoir accompagné dans une bibliothèque, vous disiez et vous imprimiez à Milan : Nous avons trouvé, nous allons donner un Longus complet, n’étoit-il pas clair qu’une fois maître et éditeur de ce texte, vous auriez dit, comme Archimède : Je l’ai trouvé. Vous et M. Furia, vous alliez vous parer de mes plus belles plumes, et je restois avec la tache d’encre, que personne ne me contestoit. J’avois pensé faire deux parts ; le profit pour vous, l’honneur pour moi : vous vouliez avoir l’un et l’autre, et ne me laisser que le pâté. Une pareille prétention rompoit tous nos arrangements.


NOTES.



(1) Hémistiche de Corneille, allusion hardie à l’intervention de l’auguste princesse, au refus de la dédicace, et autres faits connus alors de tout le monde à Florence, et peut-être même dans les faubourgs.

(2) Canaille des chambellans ! Ceci parut un peu fort, et quelques personnes vouloient que l’auteur le supprimât.

(3) Viseonti, Marini, et d’autres.

(4) Les François alors de là les monts étoient détestés comme le sont maintenant les Allemands. Le gouvernement n’en savoit rien et ne vouloit en rien savoir. Ce passage et d’autres pareils ci-dessous, firent en Italie une très vive sensation, et déplurent à l’autorité, qui sur-tout redoute qu’on imprime ce que chacun pense.

(5) Son vrai nom étoit Puccini. L’auteur, se voulant divertir, en a fait Puzzini, sobriquet italien qui signifie putois, puant, puantini, et s’appliquoit au personnage ; car, comme dit Regnier, il sentoit bien plus fort, mais non pas mieux que roses. Le nom lui demeura. Il n’y a si mauvaise plaisanterie qui ne réussisse contre la cour, les chambellans, la garderobe.

(6) Nulle ætas de tuis laudibus conticescet. (Cicéron.)

(7) C’est son nom encore estropié, mais d’une autre façon. Pulcini veut dire poussin, petit poulet, en italien : on en a fait pulcinella, polichinelle chez nous. Ces lazzi, qui ne demandoient pas assurément beaucoup d’esprit, chagrinèrent plus que tout le reste le pauvre chambellan.

(8) Les Espagnols dans la Floride firent pendre et brûler les François protestants, avec cet écriteau : Non comme François, mais comme hérétiques ; à quoi les flibustiers, depuis, répondirent en massacrant les Espagnols : Non comme Espagnols, mais comme assassins.

(9) Ceci fait allusion aux Vêpres Siciliennes, où, pour connoître les François, on les obligeoit de dire ce mot. Ceux qui ne prononçoient pas bien étoient massacrés.

(10) C’est-à-dire en françois : « L’espoir que vous aviez de trouver dans les manuscrits de Florence un texte complet de Longus, me fut annoncé par vous dès les premiers moments de votre arrivée ici, et j’en parlai à quelques amis qui n’en peuvent avoir perdu le souvenir. Nous parlâmes aussi de traduire le supplément en italien ; à quoi je m’obligeai envers vous par une solennelle promesse fondée sur l’amitié qui nous unit tous deux. Ainsi, ce ne fut pas sans beaucoup d’étonnement que je vis depuis l’étrange folie et le bavardage de M. Furia, qui, dans sa brochure, prétendoit avoir part à cette découverte. »


TABLE.

LES PASTORALES DE LONGUS.
PIÈCES RELATIVES AU FRAGMENT DE LONGUS RETROUVÉ PAR M. COURIER
FIN.
LES PASTORALES
DE
LONGUS,
TRADUCTION COMPLÈTE,
PAR M. P.-L. COURIER ;
NOUVELLE ÉDITION,
REVUE ET CORRIGÉE.
A PARIS,
CHEZ J. S. MERLIN, LIBRAIRE,
QUAI DES AUGUSTINS, N° 7.
M. DCCCXXV.