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Mémoires secrets de Bachaumont/1770/Février

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Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome III (1769-1772)p. 104-119).
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Février 1770

Ier Février. — Il paraît un Mémoire à consulter pour les libraires associés à l’Encyclopédie, dans lequel ils demandent au Conseil : 1° Si les libraires associés à l’Encyclopédie ont rempli avec fidélité leurs engagemens envers les souscripteurs ? Si leur conduite est pure et exempte de tout reproche, soit de la part des souscripteurs, soit de la part du public ? 2° Si le contenu dans les pages 27, 28 et 30 d’un mémoire imprimé[1], ayant pour titre : Dernière réponse signifiée et consultation pour le sieur Luneau de Boisjermain contre les syndics et avocats des libraires de Paris, forme une diffamation caractérisée et répréhensible ? 3° Quelle est la voie que doivent prendre les libraires associés à l’Encyclopédie pour obtenir la réparation que le Conseil estimera leur être due ?

2. — M. Baculard d’Arnaud, accoutumé à traiter les sujets les plus lugubres, vient de faire paraître un drame[2] qui, sous des noms différens, n’est autre chose que la Gabrielle de Vergy de M. de Belloy, et par une adresse singulière il l’a gagné de vitesse, et en inonde le public avant que son confrère se soit montré en lumière. On prétend qu’il a assisté à la lecture de la tragédie de M. de Belloy ; que, s’étant bien rempli du canevas, des incidens et de la catastrophe de la pièce, il pas eu de peine à composer la sienne. Quoi qu’il en soit, outre le mérite de l’invention que M. d’Arnaud a par le fait, sans discuter dans quel cerveau le drame est né le premier, il a celui de la versification, qui, malgré la langueur et la monotonie qui y règnent, n’est point barbare, comme celle de l’autre.

3. — On vient de rendre publiques par la voie de l’impression les très-humbles et très-respectueuses représentations du Conseil souverain du Port-au-Prince, concernant les milices. Ce sont ces représentations que les magistrats étaient occupés à lire et à arrêter, lorsque M. le chevalier de Rohan fit investir le palais et enlever douze de ces messieurs. Cette publicité ne peut que faire infiniment d’honneur aux magistrats intrépides qui défendent avec autant d’éloquence que de raison les intérêts d’une colonie gémissante sous le poids du despotisme de deux gouverneurs successifs. On y peint des couleurs vives et énergiques leur administration effroyable et monstrueuse ; on fait voir partout les droits des citoyens violés, la justice avilie et méprisée, les militaires substitués à la magistrature, et la force à la loi. Comme une pareille réclamation inculpe nécessairement de la façon la plus grave M. le comte d’Estaing et M. le chevalier prince de Rohan ; comme, en rendant compte des faits, il n’a pas été possible de ne pas jeter beaucoup d’odieux sur leurs personnes, cet écrit est prohibé très-sévèrement par la police ; et la famille des Rohan surtout voit avec douleur le gouvernement d’un seigneur de sa maison voué à l’exécration générale des habitans de Saint-Domingue, exécration qui s’étendra jusqu’à la postérité la plus reculée.

— C’est aujourd’hui la dixième et dernière représentation du drame des Deux Amis, qui va s’éteindre enfin, après une agonie plus longue que de coutume. Heureusement l’amour-propre inépuisable de l’auteur le défend contre la désertion générale du public, et lui fait mettre sur le compte du mauvais goût, du défaut de mœurs, de la frivolité, ce qui n’est que l’effet du dégoût, de l’ennui et de l’indignation. La critique la meilleure, la plus vraie et la plus fine de cette pièce, est la pasquinade d’un plaisant, qui a écrit au bas d’une affiche où l’on annonçait les Deux Amis : « Ici l’on joue au noble jeu de Billard[3]. » En effet, ce drame n’est autre chose qu’une apologie des banqueroutiers, où l’on cherche à intéresser en faveur d’un homme de cette espèce, et à donner comme louable, comme vertueuse, comme l’effort de l’amitié la plus héroïque, une infidélité véritable, vicieuse dans son essence, et qui, sous quelque belle couleur qu’on la présente, quelque motif épuré qu’on lui donne, est digne de toute l’animadversion de la justice.

4. — À mesure que les opérations[4] de M. l’abbé Terray se développent, les malédictions publiques s’accumulent sur sa tête. Plusieurs malheureux d’entre le peuple osent, dans leur désespoir, se livrer contre lui, tout haut, aux plaintes les plus énergiques et aux résolutions les plus sinistres. Les magistrats patriotes, à portée de voir ce ministre, ne lui déguisent pas toute l’horreur que leur inspirent la violence et l’arbitraire de ses dispositions. M. le président Hocquart se trouvant à dîner avec lui chez M. le premier président, sur ce que cet abbé, en parlant de ses opérations forcées, prétendait qu’il fallait saigner la France, lui répondit vivement : « Cela se peut, mais malheur à celui qui se résout à en être le bourreau ! »

Du reste on en rit, on en plaisante à la manière française. Le jour de l’ouverture de l’Opéra, où les premiers arrêts du Conseil venaient de paraître, comme on étouffait dans le parterre, qu’on y était dans une gêne effroyable, quelqu’un s’écria : « Ah ! où est notre cher Terray ? que n’est-il ici pour nous réduire de moitié ! » Sarcasme qui, sous l’apparence d’un mauvais quolibet, devrait être bien douloureux pour ce ministre, auquel il annonce que son image nous tourmente jusqu’aux lieux les plus agréables, et empoisonne même nos plaisirs.

5. — M. Petit n’a pas voulu rompre le serment qu’il avait fait de ne pas répondre au docteur Bouvard, quoique celui-ci l’en eût relevé ; mais il a adroitement mis sa cause entre les mains de M. Le Preux, un de ses élèves. Par ce moyen il n’y court aucun risque. Si la réponse est faible, on saura toujours gré au jeune médecin d’avoir défendu son maître, et cela fera du moins honneur à son cœur. Si cet écrit est victorieux, tout l’honneur en reviendra à M. Petit, qu’on se doute bien avoir inspiré son apologiste. Cet écrit va paraître incessamment.

— On est toujours curieux de tout ce qui sort de la bouche de mademoiselle Arnould, le Piron femelle pour les ripostes et les saillies. M. Caron de Beaumarchais, l’auteur des Deux Amis, dénigrait l’Opéra actuel devant elle : « Voilà, disait-il, une très-belle salle, mais vous n’aurez personne à votre Zoroastre. — Pardonnez-moi, reprit-elle, vos Deux Amis nous en enverront. »

— On voit une caricature qui représente le roi jouant au billard, et l’abbé Terray ramassant les billes. Outre cette facétie, il y a des vers effroyables contre Sa Majesté, le chancelier et M. l’abbé Terray.

On a trouvé à la statue de Louis XV une inscription très-injurieuse pour le monarque, et que le respect ne permets pas de rapporter.

— On parle d’une nouvelle comédie de M. de Voltaire, intitulée le Dépositaire. Elle roule sur un trait fort connu de la vie de Ninon de L’Enclos. On doute qu’elle passe à la police, quoiqu’il ait substitué un marguillier au grand-pénitencier.

6. — Instructions du gardien des Capucins de Raguse à frère Pediculoso, partant pour la Terre-Sainte. Tel est le titre d’un pamphlet de M. de Voltaire, qui n’a rien de nouveau que le nom et la tournure vive et piquante sous laquelle il résume en vingt paragraphes, d’une manière énergique et serrée, les absurdités, les horreurs et les infamies sans nombre dont il prétend que fourmillent les deux Testamens.

Dans un autre, qu’il appelle Tout en Dieu, et qu’il donne pour un Commentaire sur Malebranche, après avoir développé les lois de la nature, le mécanisme des sens, celui de nos idées, il prouve que Dieu fait tout ; que toute action est de Dieu ; qu’il est inséparable de toute la nature ; et son résultat est que le système du Père de l’Oratoire n’est autre chose que le matérialisme, si conforme au bon sens et à la plus saine métaphysique. Il y a une érudition singulière dans ce petit ouvrage, qu’il plaît à l’auteur d’attribuer à M. l’abbé de Tilladet.

7. — Le Dépositaire, la nouvelle comédie en cinq actes, de M. de Voltaire, a été lue, il y a quelque temps, par le sieur Molé, à l’assemblée des Comédiens, sans qu’ils sussent quel en était l’auteur. Elle leur a paru si bassement intriguée, si platement écrite, qu’elle a été refusée généralement, et que plusieurs se sont permis des réflexions plaisantes. L’un voulait la faire jouer chez Nicolet, l’autre aux Capucins, etc. L’aréopage a été confondu, quand le lecteur leur a appris quel en était l’auteur : par respect pour ce grand homme, ils ont déclaré qu’ils la joueraient s’il l’exigeait ; mais ils ont persisté à la trouver détestable, et les amis de M. de Voltaire l’ont retirée.

9. — Dialogues sur le commerce des blés. Londres (Paris, Merlin) 1770, in-8°. On voit que la Pluralité des Mondes a servi de modèle à cet ouvrage ; mais celui-ci surpasse l’autre de bien loin. L’auteur y discute avec une finesse, une sagacité merveilleuse les questions les plus abstraites de l’économie politique. Il répand sur ces matières des vues lumineuses et profondes, qu’il sait concilier avec toute la gaieté vive et brillante de l’homme du monde le plus frivole. Ses transitions sont heureuses, ses tournures vives et piquantes : il se joue de la matière et prouve très-bien qu’en fait d’administration, comme dans tout le reste, on peut, avec de l’esprit, soutenir également le pour et le contre que ce n’est point par les principes d’une philosophie pédantesque et exclusive qu’on gouverne les États, et que le meilleur législateur est celui qui s’accommode aux temps, aux lieux, aux circonstances, et dont la sagesse versatile au gré des événemens sait se soumettre aux choses, et non vouloir soumettre les choses à elle-même. Il paraît que ce traité est spécialement dirigé contre les économistes, dont l’écrivain adopte quelques idées, mais rejette l’esprit systématique. Il applaudit à la bonté de leur cœur, à l’honnêteté de leurs motifs ; mais il couvre d’un ridicule indélébile cette complaisance pour eux-mêmes, ce mépris injurieux pour leurs adversaires, qui règnent dans tous leurs ouvrages. Ces messieurs sont vivement affectés de ces Dialogues écrits en style socratique, c’est-à-dire dont l’ironie fait la figure dominante. Ils se disposent à répondre, mais on doute qu’ils le fassent avec succès. M. l’abbé Galiani, secrétaire d’ambassade de Naples, est l’auteur des Dialogues en question.


9. — À M. l’abbé Delille,
Auteur de la Traduction des Georgiques.

Jusqu’ici j’ai peu su la cause
Qui reproduit cet univers ;
Mais depuis que j’ai lu tes vers
Je crois à la métempsycose :
Delille est un nom supposé ;
Je reconnais dans ton langage
Virgile même francisé
Qui nous traduit son propre ouvrage.

Par un Ecolier.

Telle est la manière dont M. de La Harpe, petit compagnon travaillant au Mercure, sous le sieur Lacombe, à présenté cette pièce dans le volume de ce mois, quoiqu’il sût très-bien qu’elle était de M. Dorat. Cette petite niche a vivement piqué ce dernier, et cela forme entre ces deux messieurs une guerre poétique qui amuse les spectateurs.

10. — M. Coqueley de Chaussepierre, avocat plus renommé par ses bouffonneries que par son éloquence, vient de lancer dans le public un persiflage contre ces drames monstrueux si à la mode aujourd’hui, péchant également contre le bon sens et contre la nature. Il a fait un poëme en quatre chants, intitulé le Roué Vertueux, dans lequel, après avoir conduit son héros à travers les aventures les plus merveilleuses, les plus compliquées et les plus noires, il le fait arriver à une catastrophe proportionnée aux horreurs qui la préparent. Tout cela est indiqué dans quelques argumens, et le dialogue n’est autre chose que des exclamations vagues, et sans ordre, et sans aucun sens, entremêlés d’une immensité de points et d’énormes lacunes indiquant les réticences. Chaque chant, ou acte, est précédé d’une magnifique estampe qui représente la principale scène du moment. Le tout est accompagné des ornemens typographiques sous lesquels nos auteurs modernes cachent leurs haillons et leur misère.

11. — Entre tous les quolibets qu’a fait enfanter M. l’abbé Terray, le meilleur sans contredit est celui qu’on attribue à M. le duc de Noailles, depuis long-temps en possession d’en dire d’excellens sous le nom du duc d’Ayen, et qui n’a pas dégénéré. On criait à Versailles les nouveaux arrêts du Conseil, quoique ce ne fût pas l’usage autrefois ; mais cela se pratique aujourd’hui. Le roi, peu accoutumé à ces clameurs, demanda ce que c’était « C’est, lui dit le duc de Noailles, la grace de Billard qu’on crie. »

12. — Les Comédiens Français se disposent à remettre au théâtre Athalie, avec les chœurs et toute la pompe du spectacle[5]. L’abbé Gauzergue, musicien estimé pour la musique d’église, est chargé de refaire celle de cette tragédie. On doit commencer les répétitions dès ce carême, et l’exécution doit s’en faire à Versailles dans nouvelle salle, pour le mariage de M. le Dauphin.

13. — Une jeune personne ayant écrit en vers à M. de Voltaire, ce patriarche du Parnasse, reprenant sa lyre a répondu par ceux-ci :

Ancien disciple d’Apollon,
J’étais sur le bord du Cocyte,
Lorsque le dieu de l’Hélicon
Dit à sa muse favorite :
Écrivez à ce vieux barbon.
Elle écrivit je ressuscite[6].

14. — M. Luneau de Boisjermain, dont on a rapporté la première contestation avec les libraires, vient de gagner contre eux en la chambre de police du Châtelet. La saisie faite sur lui a été déclarée irrégulière et nulle. En conséquence ses adversaires sont condamnés envers lui à cent écus de dommages et intérêts, mais on a ordonné en même temps la suppression des expressions injurieuses du Mémoire de Me Linguet. Reste à juger l’incident, plus grave que le fonds, puisqu’il ne s’agit de rien moins que d’une action criminelle intentée par les libraires associés à l’Encyclopédie contre M. Luneau de Boisjermain, comme auteur d’imputations qui réunissent tous les caractères de la diffamation la plus répréhensible, à l’occasion d’exactions dont il les accuse, relativement aux souscripteurs de ce dictionnaire. Ce second procès est pendant par-devant M. le lieutenant criminel du Châtelet.

Au surplus, les libraires, quelque chose qui arrive, ne tendent à rien moins qu’à ruiner ce malheureux auteur, par une manœuvre à laquelle il lui est presque impossible de se soustraire sans les secours les plus pressans ; ils achètent toutes les créances qui se trouvent contre lui à Paris, et profitent de ces titres pour le traiter de Turc à Maure, et renverser de fond en comble l’édifice très-chancelant de sa fortune.

15. — M. l’abbé Galiani, auteur des Dialogues le commerce des blés, dont on a parlé[7], n’est plus secrétaire d’ambassade de Naples. On prétend que le ministre, fatigué des lazzis continuels de cet abbé, d’une politique très-plaisante, sur le gouvernement, l’a obligé de retourner en Italie, en lui déclarant qu’il n’avait rien à craindre du ressentiment de la France, et même en le pensionnant.

16. — On assure que M. de Belloy, qui se brouille et se raccommode avec les Comédiens, avec une facilité merveilleuse, leur a permis de jouer ses pièces nouvellement imprimées, dont la barbarie du style a éloigné la plupart des lecteurs, et qu’on assure pouvoir mieux réussir à la représentation.

17. — Le sieur Paulin, acteur de la Comédie Française, est mort il y a quelque temps. C’était un médiocre acteur pour le tragique. Dans le comique il faisait assez bien les rôles de paysan. On a su à sa mort qu’il avait été bas-officier des Invalides. En conséquence il a joui d’un honneur singulier pour un comédien, et a eu l’épée croisée sur son cercueil.

18. — Les Comédiens Italiens ont affiché pour demain la première représentation de Sylvain, comédie en un acte et en vers, mêlée d’ariettes. On annonce depuis long-temps, avec les plus grands éloges, ce drame, dont la musique est du sieur Grétry. L’auteur des paroles est M. Marmontel. Il est assez plaisant de voir le grave auteur de Bélisaire, après s’être consacré dans sa jeunesse à faire hurler Melpomène sur le Théâtre Français, se livrer sur ses vieux jours à l’opéra comique. Il est vrai qu’on prétend qu’il n’est que le prête-nom de ce nouvel ouvrage, ainsi que de Lucile, dont les paroles passent pour appartenir constamment à M. le duc de Nivernois.

19. — Il se répand un nouveau livre en deux volumes in-8°, petit caractère, qui a pour titre : le Système de la Nature, par M. de Mirabaud, secrétaire perpétuel de l’Académie Française. Ce traité, extrêmement proscrit, est l’athéisme prétendu démontré. Ceux qui l’ont lu le trouvent fort inférieur à la Lettre de Thrasibule à Leucippe, qu’on sait avoir le même objet pour but. Les gens religieux gémissent de voir avec quelle audace et quelle profusion on répand aujourd’hui ces abominables systèmes qui du moins, autrefois, restaient consignés dans des manuscrits poudreux et n’étaient connus que des savans.

21. — Il y a quelque temps qu’une novice du couvent de l’Assomption, à la veille de prononcer ses derniers vœux, se pendit en présence de ses père et mère, obstinés à forcer sa vocation ; du moins le fait a passé pour constant. M. de La Harpe, voyant que la nation se familiarisait insensiblement avec toutes les horreurs, a fait de celle-ci un drame en trois actes, intitulé Mélanie ou la Religieuse. Comme une pareille pièce ne pouvait être jouée sur le théâtre de Paris, l’auteur a eu recours à la protection de M. le duc de Choiseul pour la faire imprimer. Ce ministre lui a répondu par une lettre obligeante et ingénieuse : il s’y défend de lui accorder la grâce demandée, qui dépend de M. le chancelier ; mais il lui marque en même temps qu’il se retient pour son libraire, et lui envoie en conséquence mille écus à compte sur l’édition.

22. — La tragédie de Gaston et Bayard, de M. de Belloy, a été jouée deux fois la semaine dernière à Versailles sur le théâtre de la ville ; elle n’a pas reçu l’accueil que l’auteur s’en promettait. Il attribue la froideur du public au mauvais jeu des acteurs, et ceux-ci prétendent qu’on ne peut pas déclamer ses vers tudesques. On sera à même d’en juger à Paris : les Comédiens Français ont reçu ordre d’exécuter cette pièce, et c’est la dernière semaine avant Pâques qu’ils doivent la donner au public. Il paraît qu’en général on préfère de beaucoup la Gabrielle de Vergy du même auteur qu’on trouve mieux écrite, mais que les connaisseurs regardent pourtant comme beaucoup moins tragique que le Fayel du sieur D’Arnaud. Le caractère de ce dernier est infiniment plus théâtral, et produit une jalousie plus prononcée pendant toute la pièce.

23. — On continue les quolibets : on dit que M. l’abbé Terray est sans Foi, qu’il nous ôte l’Éspérance et nous réduit à la Charité.

M. l’abbé Terray, malgré les soins du ministère, a aussi des saillies. On raconte qu’un coryphée de l’Opéra pour le chant, pensionnaire du roi, ayant été solliciter le contrôleur-général pour son paiement, il lui avait répondu qu’il fallait attendre ; qu’il était juste de payer ceux qui pleuraient avant ceux qui chantaient.

24. — C’est une fureur pour entendre la lecture de la tragédie de M. de La Harpe, intitulée la Religieuse. On s’arrache cet auteur ; il ne peut suffire aux dîners ou soupers auxquels on l’invite, et dont ce drame fait toujours le meilleur plat. On assure qu’il est très-bien fait, et qu’on ne peut se refuser à s’attendrir jusqu’aux larmes à cette lecture intéressante. Les acteurs sont le père, la mère, la religieuse, l’amant et le curé. Quoi qu’il en soit, ces éloges de coterie sont toujours suspects, et d’ailleurs M. de Fontanelle a devancé cet auteur pour l’invention, dans sa tragédie de la Vestale[8], même sujet que celui-là, traité d’une façon plus décente et plus susceptible d’être adapté au théâtre.

25. — La Comédie Française doit donner sur le théâtre de la cour, aux fêtes du mariage de M. le Dauphin, outre Athalie, dont on a parlé[9], la comédie de l’Inconnu, de Thomas Corneille, pièce en cinq actes, avec spectacle et divertissemens. C’est encore l’abbé Gauzergue qui doit en refaire la musique. L’Opéra exécutera Castor et Pollux et Persée. Ce dernier a été réduit en quatre actes, et c’est M. Joliveau, ci-devant secrétaire perpétuel de l’Académie royale de Musique, aujourd’hui l’un de ses directeurs, qui s’est chargé du soin de réformer le poëme de l’immortel Quinault. On se doute bien que la musique de Lulli ne point épargnée, et qu’il faudra renforcer de toutes parts cet ouvrage tombé en vétusté[10]. On a déjà fait sur le théâtre des Menus-Plaisirs quelques répétitions de ce dernier opéra.

26. — Si l’on est mécontent de la nouvelle salle de l’Opéra, les curieux vont s’en dédommager en foule à Versailles et y admirer la magnifique salle qu’on vient d’y construire. Indépendamment du beau coup d’œil qu’elle présente, de sa coupe avantageuse et de la magnificence de son ensemble, le mécanisme de son intérieur offre des détails immenses et admirables à ceux qui s’y connaissent. On peut en faire également et promptement une salle de spectacle, une salle de banquet royal et une salle de bal. Le roi veut que cela ait lieu dès le premier jour. Toute cette partie du travail appartient au sieur Arnould, cidevant machiniste de l’Opéra, mais qui malheureusement trop occupé de la salle de Versailles n’a pu donner ses lumières pour celle de Paris, qui ne se ressent que trop de son absence.

27. — Il y a quelques jours que le sieur Dalainville, frère du sieur Molé, faisait le rôle de Gustave à la Comédie Française ; dès le commencement de la pièce le parterre témoigna son indisposition si fortement, et cette rumeur générale s’accrut à tel point, que l’acteur ne put continuer son rôle ; en vain l’on arrêta quelques mutins, le déchaînement ne fit qu’augmenter, et l’on fut obligé d’interrompre la pièce. On a découvert depuis que ces mouvemens tumultueux étaient la suite d’une cabale excitée par le nommé Chevalier, acteur du même théâtre, qui, jaloux des médiocres talens de Dalainville et du crédit qu’il pourrait acquérir dans la troupe à la faveur de Molé, son frère, avait redoublé d’efforts pour dégoûter le public. Ce fait bien constaté dans l’assemblée des Comédiens, il en a été rendu compte aux gentilshommes de la chambre, et Chevalier a été expulsé ignominieusement. Quant à Dalainville, fortement touché de l’humiliation qu’il avait reçue, il est parti sur-le-champ en poste pour retourner à Lyon dont il faisait les délices. Il est certain que la perte n’est pas grande, et que ce n’aurait jamais été qu’un acteur médiocre. Avant de partir, et dans le moment même du tumulte, on assure qu’instruit qu’il y avait au corps-de-garde quatre séditieux arrêtés, sur le point d’être conduits en prison, il a eu recours au sergent-major, et a supplié qu’on les élargît, ce qu’il a obtenu.

Messieurs les chanoines de l’église de Paris, en reconnaissant dans M. l’abbé Bergier, leur nouveau confrère, toutes les qualités d’un bon prêtre, se plaignent qu’il ne soit pas un homme de ce monde, et qu’il n’ait rien de ce liant, de cette aménité qui constituent les agrémens de la société. Sans discuter ce que peuvent valoir reproches, on se contentera de dire que M. l’archevêque de Paris ne tardera pas à mettre en œuvre ce savant laborieux. On présume que le projet du prélat est de s’en servir pour proscrire successivement et en détail cette multitude de livres impies dont les presses étrangères nous inondent sans interruption, et par des mandemens, forts de preuves et de raisonnemens, repousser les attaques des incrédules et défendre la foi des fidèles, malheureusement trop ébranlée. M. Bergier a déjà montré ses talens pour ce genre de combat contre M. de Voltaire[11], et les secours qu’il trouvera dans la capitale ne serviront qu’à le rendre plus propre à soutenir la belle cause qu’il défend.

  1. V. 29 décembre 1769. — R.
  2. Fayel, ou Gabrielle de Vergy, tragédie en cinq actes et en vers, précédée d’une Préface sur l’ancienne chevalerie, et suivie d’un Précis de l’histoire du chatelain de Fayel. Paris, 1770, in-8°. — R.
  3. Le sieur Billard, caissier-général de la Poste, aidé de l’abbé Grizel, son confesseur, venait de faire une banqueroute frauduleuse de plusieurs millions.
  4. Différens Édits bursaux venaient de paraître, qui réduisaient de plusieurs dixièmes les arrérages des effets royaux. — R.
  5. V. 23 mai 1770. — R.
  6. On trouve dans les Œuvres de Voltaire une version un peu différente de ces vers adressés à mademoiselle de Vaudreuil. — R.
  7. V. 9 février 1770. — R.
  8. V. 26 mars 1768. ‑ R.
  9. V. 12 février 1770. — R.
  10. La musique fut refaite en partie par Rebel, Francœur, de Bury et Dauvergne. V. 19 mai 1770. — R.
  11. V. 15 juillet 1768. — R.