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langue des jongleurs les mots : bourde, trufe, risée, gabet. Ils s’opposent aux miracles ou contes dévots, aux dits moraux, aux lais. — Ils s’opposent aux miracles, en ce qu’ils excluent tout élément religieux, aux dits moraux en ce que l’intention édifiante y est nulle ou subordonnée au rire, aux lais en ce qu’ils répugnent à l’extrême sentimentalité et au surnaturel.

Mais, ici encore et surtout, la transition de chacun de ces genres aux fabliaux est presque insensible : tel poème est-il un fabliau ou un conte dévot ? Pour en décider, il faut y appliquer « l’esprit de finesse », et c’est pourquoi il sera sans doute toujours impossible de dresser une liste de fabliaux par laquelle on satisfasse tout le monde et son critique. Mais, encore une fois, l’indécision même des trouvères est un fait littéraire qu’il faut respecter, et le souci d’une définition très précise ne doit pas nous porter à l’exclusivisme.

D’abord, les fabliaux ne sont pas des contes dévots : c’est-à-dire qu’il faut éliminer de la collection Montaiglon-Raynaud, malgré leur forme semi-plaisante, les récits miraculeux de Martin Hapart[1] et du Vilain qui dona son ame au diable[2] ; de même, de l’énumération de M. G. Paris[3], la Cour de Paradis, cet étrange et charmant poème où les saints, les apôtres, les martyrs, les veuves et les vierges dansent aux chansons[4]. — Dans ces pièces, l’intention pieuse des poètes est évidente : ils seraient fort scandalisés de retrouver leurs édifiants poèmes en la compagnie des Braies au cordelier, et réclameraient de préférence le voisinage du Miracle de Théophile et de la Vie Sainte Elysabel. — Ce n’est pas que la seule présence du bon Dieu et des saints dans les fabliaux les transforme aussitôt en légendes pieuses et, contrairement à l’opinion de M. Pilz, la plaisante aventure des Lecheors[5] figure fort bien dans la collection Raynaud auprès des

  1. MR, II, 45.
  2. MR, VI, 141.
  3. La littérature française au moyen âge, § 78.
  4. Recueil de Barbazan-Méon, t. II, p. 128-48. — De même, il ne convient pas de considérer comme un fabliau, ainsi que le voudrait M. G. Paris (loc. cit.), le poème de Courtois d’Arras (Méon, t. I), cette page de l’Évangile spirituellement embourgeoisée. On peut voir, en cette excellente pièce, non pas un fabliau, mais peut-être, et malgré quelques vers narratifs intercalés soit par un copiste, soit par le meneur du jeu, un jeu dramatique et, sans doute, le plus ancien spécimen de notre théâtre comique.
  5. Pilz, p. 23 ; MR, III, 76.