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Page:Saint-Bernard - Oeuvres complètes, trad Charpentier, Tome 2, 1866.djvu/291

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cavernes, nous nous permettions de juger le monde et, qui pis est, de nous attaquer à votre glorieux ordre et aux saints personnages qui y mènent une vie digne de louanges, et, du fond de notre Il n’est pas bien à des religieux d’une stricte observance de dire du mal des autres religieux. obscurité, insultions aux lumières mêmes du monde ? Est-il possible que, sous la peau des brebis, nous cachions ainsi, je ne dis pas des loups ravissants, mais des puces piquantes, des insectes destructeurs pour ronger en secret la vie de saints personnages que nous n’osons point attaquer en face, quand, au lieu d’articuler nos blâmes à haute et intelligible voix, nous préférons recourir contre eux aux chuchotements de la détraction ? Si cela est, que nous sert-il d’être tous les jours comme livrés à une mort inutile et semblables à des brebis destinées à la boucherie (Ps. xliii, 22) ? Oui s’il nous arrive de nous élever, par un orgueil pharisaïque, contre le reste des hommes et, qui pis est, contre des gens bien meilleurs que nous, à quoi bon nos abstinences, nos jeûnes, nos veilles, le travail des mains, ces vêtements pauvres et différents de ceux des autres et toutes les austérités de notre vie ? Ne serait-ce donc que pour être vus des hommes que nous pratiquons tout cela ? En ce cas, c’est de nous que le Christ lui-même a dit : « En vérité, je vous le déclare, ces gens-là ont reçu leur récompense (Matth., vi, 5). » Si nous n’espérons en Jésus-Christ que pour cette vie, n’est-il pas vrai que nous sommes les plus malheureux des hommes (1 Corinth., xv, 19) ? Or n’est-ce pas seulement pour cette vie que nous mettons notre espérance en lui, si nous n’attendons à son service rien de plus qu’une gloire temporelle ?

2. Quelle triste chose ce serait que de voir un néant comme moi se donner tant de mal et prendre On est bien à plaindre quand on manque d’humilité. tant de peine afin de n’être pas, ou plutôt afin de ne point paraître semblable au reste des hommes pour arriver à recevoir la même récompense, disons mieux, pour finir par être plus sévèrement puni qu’eux. N’y a-t-il donc pas un chemin plus facile pour aller à l’enfer ? et, pour tant faire que d’y descendre, pourquoi ne pas prendre la voie que suit la foule, la voie large qui conduit à la mort ? Pourquoi ne pas commencer par se donner du bon temps, en ce monde, au lieu de se préparer, par une vie de privations, à une vie de douleur ? Combien moins à plaindre sont ceux qui ne songent même pas à la mort, que les maux présents touchent à peine, qui ignorent ce que c’est que la peine et les tourments que se donnent les autres hommes (Ps. lxxii, 4) ! Tout pécheurs qu’ils sont et quoique destinés aux supplices de l’éternité pour les joies qu’ils ont goûtées dans le temps, toujours est-il que, dans cette vie, ils ont nagé au milieu de l’abondance et des richesses. Je plains ceux qui portent, non leur propre croix, comme le Sauveur, mais la croix d’un autre, comme le Cyrénéen de l’Évangile (Matth., xxvii, 32). C’est un malheur de jouer de la guitare, non sur sa propre guitare, comme ceux dont il est parlé dans l’Apocalypse (Apoc., xiv, 2), mais comme les comédiens, sur des guitares étrangères. Pour moi, les pauvres orgueilleux sont bien des fois à plaindre, et je déclare deux et trois fois malheureux ceux qui portent la croix de Jésus-Christ, sans marcher à sa suite, et qui ne partagent point l’humilité de celui dont ils partagent les humiliations.

3. En effet, n’est-ce pas un double supplice que de se tourmenter pendant cette vie pour une gloire