Peer Gynt (trad. Prozor)/Texte entier
PRÉFACE DU TRADUCTEUR
La tentative la plus héroïque de l’intrépide Lugné Poë fut celle qu’il risqua, il y a deux ans, en faisant jouer par la troupe de l’Œuvre Peer Gynt, la merveilleuse féerie d’Ibsen. Des difficultés d’ordres divers le forcèrent malheureusement à en éliminer une bonne partie. Ce qui restait lui imposa de grands sacrifices qu’il n’hésita pas à supporter, sans souci de ses intérêts et n’écoutant que sa ferveur artistique. Il ne fut pas en état, toutefois, de donner à la pièce la mise en scène qu’elle comporte et dut s’en remettre, pour suppléer à cette insuffisance, à l’imagination des spectateurs, à l’illusion que le génie de l’auteur et le talent des interprètes devaient, selon lui, suffire à créer malgré tout. Ai-je besoin de dire qu’il fut déçu ? Nous ne sommes plus au temps d’Élisabeth et des tréteaux shakspeariens, et nos imaginations séniles ont besoin, pour être soutenues, de machineries savantes et compliquées. Cependant il est encore des âmes de poète, et Lugné Poë communiqua à quelques-unes d’entre elles l’enthousiasme qui le faisait agir. Cela le contenta, et son dévouement, auquel j’ai tenu à rendre hommage à cette place, trouva là la récompense qui lui convenait.
À la veille de cette représentation, je publiai une courte étude, le Peer Gynt d’Ibsen, qu’édita le Mercure de France. Dans cet opuscule, je m’appliquai surtout à faire ressortir l’idée philosophique que le poète avait mise à la base de son œuvre, ou plutôt qui s’y était mise elle-même, parce que l’esprit d’Ibsen en était pénétré. Son intention première, en effet, n’était pas, je crois, de faire de Peer Gynt un drame philosophique. Ce qu’il comptait écrire, c’était une pièce populaire, une sorte de féerie-satire, teintée d’idéal, comme il sied à toute invention scandinave, fut-elle humoristique ou satirique (témoins les contes d’Andersen). Au fond, son principal dessein, en se mettant au travail, était de se délasser par quelque folie (pour me servir de sa propre expression) de la grande tension que lui avait imposée Brand, écrit l’année précédente. Il arriva cependant que le poète n’eut pas plutôt lâché la bride à sa fantaisie que cette fantaisie elle-même le ramena aux sources naturelles de sa pensée. Peer Gynt devint, comme ses autres drames, un miroir des idées ibséniennes. Seulement, en les reflétant, il les illumina d’un rayon plus spécialement norvégien, si bien que Peer Gynt est, peut-être, la moins personnelle et la plus nationale des œuvres d’Ibsen. Il s’y émancipe, en quelque sorte, de la tyrannie de son propre moi. Entrant en communion avec la masse, il cesse, pour un instant, d’être l’homme seul, qu’il redeviendra bientôt. Il va jusqu’à railler ce principe d’être soi-même qui demande souvent tant de sacrifices et de souffrances à qui veut strictement s’y conformer. Sa raillerie, il est vrai, ne s’adresse qu’aux fausses applications de la grande maxime de Brand. Mais on sent chez lui le désir inconscient de se débarrasser provisoirement et de cette maxime et de toute maxime en général. Si on l’envisage au point de vue de l’art, Peer Gynt a une allure débraillée tout à fait norvégienne, cadrant avec le sujet de l’œuvre, mais contrastant avec la forme sévère et concentrée qu’Ibsen a donnée à tous ses autres drames. Sa pensée aussi, dans ce poème, se donne des coudées franches. Elle quitte le côté ombre, où elle chemine d’habitude, pour passer au côté soleil, que suivent les natures essentiellement norvégiennes, comme celle de Bjoernson.
Quelle indulgence inaccoutumée, chez le grand flagellateur de l’égoïsme et du mensonge, pour cet égoïste et ce menteur de Peer, qu’il cajole presque, comme, quatre ans plus tard, Alphonse Daudet cajolera son Tartarin ! Et quelle différence entre ce traitement bénévole et l’âpreté avec laquelle l’auteur du Canard sauvage fouaillera un jour cet autre type du même genre qui s’appelle Hialmar Ekdal ! Est-ce bien Ibsen qui, dans une radieuse apothéose, nous montre Peer, l’affreux vaurien dont il a fait le héros de sa féerie, racheté par l’amour de Solveig et sauvé par le principe de la réversibilité des vertus, alors que, seule, la réversibilité des fautes nous avait été enseignée par Brand ? Il donne bien encore, de temps en temps, un coup de boutoir aux âmes indolentes. Mais on dirait qu’il ne le fait que par acquis de conscience, ou par vieille habitude.
Au surplus, j’ai, je le répète, exposé ailleurs la philosophie de cette pièce. Je ne reviendrai donc pas sur ce sujet et me contenterai de renvoyer le lecteur à la brochure qui s’y rapporte. Mais il me reste quelques mots à dire sur la forme adoptée par l’auteur.
Ibsen était âgé de trente-neuf ans quand, en 1868, il écrivit Peer Gynt. Il avait profondément étudié la scène et s’était pénétré des grands principes de son art. Le théâtre lui devait déjà des pièces magistralement faites, comme les Prétendants à la Couronne et la Comédie de l’Amour. Il venait, enfin, d’achever Brand, qui est peut-être la mieux construite de ses œuvres. C’est dire que son talent de dramaturge était arrivé à sa pleine maturité et que le débraillement de Peer Gynt n’est et ne pouvait être qu’un débraillement artistique. Les lois de l’art s’étaient à jamais installées dans le génie de son auteur et l’avaient plié à leur régime. Il ne pouvait plus s’y dérober ni rien produire qui n’y fût conforme. C’est même en cela que consiste la difficulté de représenter Peer Gynt. La pièce est trop longue pour être jouée en entier, et, d’un autre côté, on ne peut la réduire sans en détruire l’harmonie. Celle-ci, de plus, est intimement liée à la suite des idées. Si l’on porte atteinte à l’une, l’autre doit, nécessairement, en souffrir. La scène doit-elle donc renoncer aux richesses qu’Ibsen a entassées dans cette production de sa libre fantaisie ? Ce serait vraiment dommage. Qui a lu Peer Gynt sera toujours ravi de voir se dessiner et se colorer devant ses yeux quelques-uns des rêves que cette lecture aura fait surgir dans son imagination. La vraie solution serait, peut-être, de les évoquer, ces rêves, en donnant, de Peer Gynt, quelques scènes seulement, sans prétendre les réunir dans un ensemble, sans induire les spectateurs à vouloir saisir un fil là où il n’y aurait plus que du décousu. On choisirait, de préférence, les tableaux pour lesquels Grieg a fait une admirable musique, introduction finale, chants et divertissements. Du moins éviterait-on, en n’annonçant que des fragments du drame, de faire supposer à de grands critiques mal informés que « Peer Gynt est une œuvre de jeunesse, où Ibsen s’essayait maladroitement à l’art dans lequel il a, depuis, fait des progrès assez notables ».
Je dois enfin, quoi qu’il m’en coûte, parler un peu de cette traduction.
Peer Gynt, comme Brand, a été écrit en vers, et les traductions allemandes de ces deux drames sont également versifiées. Je n’ai pas suivi cet exemple, les résultats m’ayant paru peu encourageants. Ibsen est considéré par bien des critiques scandinaves, qu’ils partagent ou non ses idées, comme le poète de Norvège le plus parfait au point de vue de la forme. Il en est absolument maître. Inhérente à son esprit, inséparable de sa pensée, elle change avec cette dernière, et dans Peer Gynt surtout, passe par de nombreuses transformations où nous ne pouvons guère la suivre, nous autres traducteurs. Quelquefois badine, folâtre, bouffonne même, cette forme devient, tout à coup, ample et lyrique, et, à travers ces avatars, conserve toujours les qualités de rythme et d’harmonie qui, des vers d’Henrik Ibsen, ont, plus tard, passé dans sa prose. Tout cela est naturel, spontané et, par conséquent, inimitable, l’imitation étant le contraire de la spontanéité. Or une traduction en vers n’est le plus souvent qu’une imitation. Certes on peut s’imaginer une sorte d’influence hypnotique de tel ou tel autre génie sur une nature impressionnable, qui, prise d’admiration pour lui, en arriverait, pour ainsi dire, jusqu’à le réincarner. Encore faut-il que les circonstances et, en premier lieu, que la parenté des races et des langues prêtent leurs concours à cette réincarnation. « Shakespeare, dit M. Georges Brandes, naquit deux fois : la première en 1564, à Stratford-sur-Avon ; la seconde, deux cents ans plus tard, à Hanovre, dans la personne de Guillaume Schlegel, son traducteur. » Mais le soleil de Stratford-sur-Avon envoie ses rayons jusqu’à Hanovre, en sorte que le Wilhem allemand a pu être un reflet du William anglais. Leurs pensées s’orientaient de la même façon et leur suggéraient le même genre d’images et d’harmonies. Les consonnances et les assonnances, les rythmes et parfois les rimes elles-mêmes pouvaient se transmettre, à peine modifiées, de l’original à la traduction. Et c’est ainsi, c’est avec le concours de ces instruments que le rayon shakspearien, transmis par Schlegel, a contribué à faire éclore la fleur du romantisme allemand. Un grand souffle national poussait de nouveau les descendants des vieux Saxons vers l’île bienheureuse où s’était épanoui le génie de leur race. Ce n’était pas seulement une affinité personnelle, c’était l’instinct de toute sa génération qui inspirait Guillaume Schlegel traduisant Shakspeare. Je ne dis pas que le besoin de tremper leurs forces à une source germanique n’ait, à l’instar de ce mouvement, entraîné, de nos jours, les poètes allemands vers le génie scandinave. Mais les Schlegels, malheureusement, leur font cette fois défaut. Ibsen n’en a pas encore rencontré sur son chemin. Les versificateurs qui ont traduit ses grands poèmes dramatiques n’ont fait que du métier, et il y paraît, hélas ! Tantôt l’effort est trop visible, et le lecteur le remarque avec déplaisir, alors que, dans l’original, vers et idée arrivent d’un même jet puissant et hardi. Tantôt une facilité banale amène des devises de mirliton à la place des épigrammes piquantes ou sanglantes, des aphorismes ingénieux ou profonds dont fourmillent les drames ibséniens. Mais le pis est que, les besoins de la versification aidant, la pensée même d’Ibsen se trouve souvent dénaturée. D’autres fois le traducteur omet purement et simplement des passages trop difficiles à rendre, parce que le poète y a concentré un grand travail d’art ou de réflexion.
Je ne pouvais m’exposer aux mêmes défaillances et trahir une pensée que je respecte profondément. J’ai préféré renoncer à faire comprendre des beautés qui, difficiles à rendre dans un idiome congénère, peuvent encore moins être transposées dans une langue différant entièrement, par son caractère et ses lois, de celle de l’original. Je désire de tout mon cœur que ce travail soit un jour entrepris par quelque bon poète français. Mais où est celui qui s’astreindrait à l’étude grammaticale et prosodique du norvégien pour traduire en vers Brand et Peer Gynt ? Et pourquoi le ferait-il ? Il ne s’agirait pas de demander des éléments de productivité artistique à un génie de même nature, comme c’était le cas pour les romantiques allemands du commencement de ce siècle, lorsqu’ils s’inspiraient de Shakspeare. Encore n’y gagnèrent-ils pas grand’chose. Quant aux maîtres français, s’il est vrai qu’aucun d’eux n’a prêché le protectionnisme littéraire, dont, seuls, bénéficient les infirmes de la littérature, si ces maîtres ont volontiers ouvert leur esprit à celui des autres nations, ils n’ont jamais cherché à l’étranger de nouveaux procédés artistiques. Aux Espagnols, Corneille a pris le souffle héroïque ; aux Italiens, Molière a emprunté parfois leur comique exubérant ; chez Shakspeare, Hugo a trouvé ce réalisme supérieur, qui, en nous faisant passer par toutes les secousses de la vie, depuis le rire jusqu’au frisson, nous transportent dans une atmosphère dramatique que les grands classiques n’avaient pas réussi à créer, et ainsi nous rapprochent du vrai. Des Scandinaves et des Russes, d’Ibsen et de Tolstoï (du Tolstoï de la Puissance des Ténèbres), de nouveaux venus pourront apprendre, si ces choses-là s’apprennent, la volonté ferme et sérieuse de faire du théâtre, comme de l’art tout entier, une source de déterminations et d’actes, et de lui rendre, de cette façon, après vingt-cinq siècles, le caractère religieux qu’il avait du temps d’Eschyle et de Sophocle. Mais, pendant que ces vents, arrivant de tous les points de l’horizon, gonflent les voiles de leur imagination et de leur pensée, les vrais poètes français n’abandonnent pas et n’abandonneront jamais le courant qui a entraîné la poésie nationale vers des formes adéquates au génie de la race et dont la plus caractéristique est le vers alexandrin, si bien fait pour l’exposition élégante, le développement harmonieux et la belle ordonnance des idées, quelle que soit d’ailleurs l’origine de ces idées. Le vers alexandrin est, jusqu’à présent, le seul en France qui se soit assoupli au mouvement et à la vie scéniques, le seul qui sorte naturellement de l’imagination du dramaturge et des lèvres de l’acteur, le seul qui convienne aux habitudes et au goût du public.
Eh bien ! essayez de mettre Peer Gynt en alexandrins : vous changerez entièrement le caractère artistique de l’œuvre ; vous détruirez cette forme qui se plie si admirablement à la nature mobile et complexe du héros, faite à la fois de grossièreté native, d’ambition effrénée, de monstrueux amour-propre, de bon sens rustique, de lyrisme, de roublardise, d’égoïsme et d’attendrissement, d’audace et de poltronnerie, de platitude et de mysticisme, le tout s’unissant dans un ensemble merveilleux de vérité et de vie. Et le vers aussi va du rythme vif et léger du fabliau à la majesté hexamétrique de l’épopée, à l’harmonie des strophes lyriques, aux stances ou aux chansons, tout cela constituant un organisme vivant, aux membres flexibles et déliés, concourant tous à un jeu harmonique. Pour imiter dignement cette belle aisance d’allures, il faudrait non seulement être, en français, un poète aussi exercé qu’Ibsen l’est en norvégien, mais faire revivre en soi la grande verve de la Renaissance, l’esprit aux ressorts multiples comme la vie elle-même qui animait Rabelais et les auteurs de la Satire Ménipée. Certes on ne doit pas désespérer de voir renaître cet esprit chez tel ou tel autre enfant de la vieille terre gauloise. Peut-être même se pénétrera-t-il en plus, grâce à certaines influences ambiantes, d’un peu de cette fantaisie mystique qu’on rencontre, dans les pays germaniques, chez les représentants des époques de verve et d’exubérance qui sont la jeunesse des nations. Car Peer Gynt est bien une œuvre de jeunesse, mais de jeunesse nationale, non de jeunesse individuelle, comme certains l’ont cru. Si elle parle, en France, à l’imagination d’un jeune, d’un vrai jeune, la merveilleuse folie d’Ibsen trouvera peut-être en lui son véritable traducteur. En attendant, — et je crains que l’attente ne soit longue, — j’ai voulu préparer la voie à ce poète à venir en révélant au moins un côté essentiel du drame, celui qui, précisément, peut éveiller les imaginations poétiques ; je veux dire la pensée d’Ibsen, à laquelle je suis resté scrupuleusement fidèle. J’y aurais difficilement réussi, si je n’avais traduit l’œuvre en prose. Tout au plus ai-je essayé de rythmer cette prose d’une façon analogue à celle dont Ibsen procède lui-même depuis qu’il ne versifie plus ses œuvres dramatiques. Il en est plusieurs, d’ailleurs, parmi celles de sa première manière, qui sont mi-parties de vers et de prose. Cette forme n’est donc pas étrangère à son génie, pas plus qu’elle ne l’est à la verve indépendante des grands satiriques de la Renaissance française, dont l’inspiration ne fut pas, je l’ai dit, sans quelque analogie avec celle qui enfanta Peer Gynt. Ces exemples étant donnés, je n’ai pas craint de traduire en vers les passages du drame destinés à être mis en musique et ceux qui sont marqués d’un rythme spécial, soit qu’ils doivent être déclamés, soit que Peer y laisse déborder l’inspiration lyrique ou la fantaisie à la fois visionnaire et mystificatrice qui est au fond de sa déconcertante nature.
Je tiens à mentionner spécialement un tableau où cette fantaisie fait murmurer à ses oreilles des voix mystérieuses venant des feuilles mortes, du vent soufflant dans les branches, des gouttes de rosée et, enfin, de petites pelotes qu’il croit voir rouler devant lui (l’idée est tirée d’un mythe populaire ayant servi de point de départ à la féerie d’Ibsen). Ces murmures s’ordonnent chaque fois en des strophes de huit vers, alternativement dimètres et trimètres, dont les dactyles et les spondées, ingénieusement combinés, produisent un effet de souffle musical, léger et fugitif ; ces souffles sont des reproches faits à Peer, sur le déclin de ses jours, par sa conscience inquiète. Le malin compère trouve réponse à tout, équivoquant, persiflant, invectivant même, résolu à se défendre contre ces voix importunes avec l’entregent qui l’a tant de fois sauvé dans les plus mauvaises passes.
Les idées, dans tout ce passage, sont exprimées avec une subtilité harmonieuse par des mots dont chacun porte, dont chacun est irremplaçable et comme sens et comme valeur prosodique. Cette subtilité, cependant, ne devient nulle part prétention ou recherche. Il s’agissait d’exprimer ce qui se passe au fond de la nature de Peer, et il n’y a rien dans ces vers, si délicats pourtant de facture, qui ne soit conforme à cette nature, qui n’en reproduise tous les éléments, depuis les intuitions obscures qui lui viennent du fond de son âme jusqu’aux instincts grossiers, jusqu’à la brutalité du langage et même jusqu’au penchant pour les calembredaines.
Dans la scène dont je parle, Ibsen a, sans contredit, concentré toutes ses ressources, et cela suffirait déjà à créer de grandes difficultés à ses traducteurs.
Leur tâche se trouve encore compliquée par le fait que le texte demande la mise en musique des strophes et que celles-ci, par conséquent, doivent être traduites en vers. Eh bien ! que toutes ces circonstances réunies servent à atténuer ma faute : oui, sur ce point unique j’ai péché contre mon principe de traduction quasi-littérale. Tout en respectant le sens des vers, j’en ai quelquefois trahi la lettre. J’ai même, dans celle des Pelotes, remplacé une image par une autre, ce qui m’a amené à modifier en conséquence la réplique de Peer. À tout cela, j’ai été poussé par des considérations musicales et un peu aussi par la crainte que l’image employée dans l’original, familière aux compatriotes d’Andersen, ne paraisse ou incompréhensible, ou trop bizarre, à ceux de La Fontaine[1].
Quoi qu’on pense de ces modifications, une considération, en tout cas, devrait me valoir l’indulgence d’Ibsen et des ibséniens. C’est que mon péché est bien à moi, que je ne l’ai pas commis involontairement et à mon insu, en traduisant, au lieu de l’œuvre d’Ibsen, celle de quelque traducteur allemand qui l’aurait altérée. D’ailleurs, mes traductions, portant la mention traduit du norvégien, je me serais, en agissant ainsi, rendu coupable non seulement d’une imprudence, mais encore d’une supercherie. Ah ! si seulement j’avais annoncé que je ne traduis pas, mais que j’adapte, j’aurais pu me permettre toutes les licences, sans être accusé de fraude, puisque le lecteur aurait été prévenu. Mais voilà ! j’ai toujours eu l’adaptation en horreur. Le mot me semble valoir la chose. C’est un barbarisme désignant une barbarie. Le barbarisme consiste en ce qu’on ne peut parler d’adapter sans dire à quoi l’on adapte. Et à quoi, au fait, prétend-on adapter l’œuvre d’un malheureux poète étranger qui ne peut se défendre,
étant insuffisamment protégé par la loi ? Est-ce au goût du public ? De quel public ? Et que sait-on de son goût ? Ou ne serait-ce pas plutôt au goût de l’adaptateur ? N’est-ce pas pour le satisfaire qu’il porte la main sur une œuvre d’art, y changeant ce qui ne lui convient pas, mêlant présomptueusement sa propre personnalité à celle du maître qu’il prétend nous révéler ? Quiconque a le respect de l’art ne peut que protester contre un tel alliage, de quelque nom qu’on l’appelle. Car l’essence même de l’art est de nous faire sentir et connaître l’âme de l’artiste. C’est à cela qu’un traducteur doit tout spécialement s’appliquer, en faisant ressortir les particularités, les côtés saillants que l’adaptateur, lui, cherche, au contraire, à faire disparaître : s’humilier et s’effacer autant que possible devant le poète qu’il traduit est pour un traducteur la seule manière de servir l’art, de faire œuvre d’artiste. Il y a dans cette piété une grâce qui se sent, parce que tout se sent en art, si modestement qu’il se manifeste. Pour qu’elle produise cependant tout son effet, il faut que le traducteur soit lui-même un poète ayant l’intelligence et l’amour des belles choses et sachant, quand il nous les montre, se placer de façon à ce que son ombre ne tombe pas sur elles. Hélas ! j’ai bien des gaucheries à avouer sous ce rapport. Mais du moins en suis-je confus et ne songé-je pas à en tirer vanité. Tout ce que je souhaite, encore une fois, c’est qu’en présentant aussi fidèlement que je puis une œuvre comme Peer Gynt, il me soit donné de contribuer pour une faible part au réveil de l’esprit auquel cette œuvre est due. Fait de force et de santé, aussi capable d’observer que de créer, arrivant à la source des travers humains, et l’éclairant par une satire enflammée, mais sachant aussi trouver la source des belles énergies, de l’imagination, de la verve, de la vie poétique et la faisant jaillir avec une intarissable profusion, tel est cet esprit, qui est celui des peuples jeunes ou renaissants. De tout côté on entend des appels à la vigueur, à la santé. La meilleure manière de les entretenir en soi est de fréquenter ceux qui les possèdent. Les sociétés y trouvent leur profit aussi bien que les individus. Voilà pourquoi ceux qui font profession de nous guérir de l’anémie et de l’épuisement devraient s’intéresser tout spécialement à Peer Gynt, qui, je l’ai déjà dit, diffère des autres drames d’Ibsen en ce qu’il est moins l’œuvre d’un homme, que l’œuvre d’un peuple, dont l’esprit s’est, pour un moment, incarné dans cet homme, d’un peuple vigoureux et sain, et dont le contact apporte la vigueur et la santé.
P.-S. — Avant d’en finir avec les introductions, je prie les lecteurs qui voudront consulter la brochure le Peer Gynt d’Ibsen, dont j’ai parlé plus haut, d’y corriger les fautes d’impression suivantes, que j’ai relevées après coup et qui obscurcissent ou dénaturent le texte sur quelques points essentiels[2].
Page 10, ligne 17, au lieu de trouverons, lisez trouvons.
— 12 — 12— surnaturel, lisez subnaturel.
— 20 — 9 et 10 — avait un autre plus beau ; on…,
lisez a vu un autre plus beau ou…
— 21 — 12— affres, lisez offres.
— 36 — 7— commencera, lisez commence.
— 55 — 20— faut, lisez peut.
AASE, veuve d’un paysan. (Prononcer : Ose.)
PEER GYNT, son fils. (Prononcer : Per Günt.)
DEUX BONNES FEMMES portant des sacs de blé.
ASLAK, forgeron.
GENS DE LA NOCE.
UN MAITRE-COQ, UN MUSICIEN AMBULANT.
UN MÉNAGE DE PAYSANS IMMIGRÉS.
SOLVEIG et la petite HELGA, leurs filles.
LE PAYSAN PROPRIÉTAIRE D’HŒGSTAD.
INGRID, sa fille.
LE MARIÉ ET SES PARENTS.
TROIS BERGÈRES.
UNE FEMME EN VERT.
LE VIEUX DE DOVRE.
UN VILAIN GARÇON.
UNE VOIX DANS LES TÉNÈBRES.
DES CRIS D’OISEAUX.
KARI, femme d’un journalier.
MASTER COTTON. M. BALLON. |
voyageurs |
UN RECELEUR.
ANITRA, fille d’un chef bédouin.
ARABES, ESCLAVES, DANSEUSES, etc.
LA STATUE DE MEMNON.
LE SPHINX DE GIZEH.
HURU, réformateur malabarais.
HUSSEIN, ministre d’un potentat d’Orient.
UN FELLAH portant une momie royale.
ALIÉNÉS accompagnés de leurs gardiens.
UN CAPITAINE de navire norvégien.
DES MATELOTS.
UN PASSAGER.
UN PRÊTRE.
UN CONVOI FUNÈBRE.
UN BAILLI.
UN FONDEUR DE BOUTONS.
UN PERSONNAGE MAIGRE.
L’action commence dans les premières années du siècle et finit presque de nos jours. Elle se passe dans le Gudbrandsdal et sur les fjaells environnants, sur la côte du Maroc, au Sahara, dans l’hospice d’aliénés du Caire, sur mer, etc.
PEER GYNT
ACTE PREMIER
(Un espace boisé près de l’enclos d’Aase. En bas, un torrent. De l’autre côté, un vieux moulin. Chaude journée d’été.)
(Peer Gynt, garçon de vingt ans, solide et bien bâti, descend le sentier, suivi de sa mère Aase, petite et délicate. Elle le gronde et paraît furieuse.)
Tu mens, Peer.
Non, je ne mens pas.
Alors jure-moi que c’est vrai.
Pourquoi veux-tu que je le jure ?
Tu vois bien : tu n’oses pas. Fi, le vilain ! Tout cela, ce ne sont que des histoires.
Non, — c’est vrai d’un bout à l’autre.
Tu n’as pas honte de mentir à ta mère ? Ah çà ! tu t’en vas chasser le renne dans les fjaells pendant des mois sans te soucier de la récolte ; tu rentres ensuite sans fusil ni gibier, la pelisse déchirée, et maintenant tu veux me faire voir la lune en plein midi, avec tes histoires de chasse à dormir debout. Voyons ! ce bouquetin, où l’as-tu surpris ?
À l’ouest de Gendin.
Très bien ! Après ?
J’avais le vent contre moi, un vent très vif. Derrière un tronc d’arbre renversé, il cherchait de la mousse sous la neige.
Très bien. Va donc !
J’étais à l’affût, retenant mon souffle. J’entendais la couche de neige craquer sous ses sabots et j’apercevais un bout de corne. Alors je me glissai doucement, je rampai de son côté, et, caché entre les pierres, je l’épiai. Non, vrai, tu n’as jamais vu bouquetin pareil, si gras, si luisant.
Pour sûr que non !
Paf ! je tire. Le bouquetin roule par terre, Alors je lui saute sur le dos, lui saisis l’oreille gauche et vais lui plonger mon couteau entre les épaules, quand, tout à coup, le monstre pousse un rugissement, se dresse sur ses quatre pattes, jette plusieurs fois sa tête en arrière, me fait tomber le couteau de la main et, m’emprisonnant les reins entre ses cornes, comme dans un étau, bondit avec moi à travers le fjaell de Gendin.
Seigneur Jésus !
Le connais-tu, ce fjaell, d’un demi-mille de long, cette arête aiguë comme une faux, aboutissant à une pente abrupte, toute en éboulements, en névès ? Des deux côtés, un roc à pic descendant droit, jusqu’au fjord noir, sinistre, vertigineux et profond de treize cents aunes ? Lancés sur cette crête, la bête et moi, nous fendions l’air. Jamais je n’avais enfourché pareille monture ! On eût dit que nous galopions vers le soleil. Au-dessous de nous, dans l’abîme, des aigles aux ailes brunes semblaient voler en arrière, comme des fétus emportés par le vent. Tout en bas, je vis un énorme glaçon se briser contre la côte, et pas le moindre bruit ne me parvint. Seuls les démons du vertige, chantant, dansant en ronde, m’emplissaient les yeux et les oreilles.
Seigneur, ayez pitié de nous !
Tout à coup, sur un point de cette crête escarpée, une volée de perdrix cachée dans un creux se leva, caquetante, effarée sous les sabots du bouquetin. Celui-ci fait un demi-tour et, d’un saut mortel, se précipite dans le gouffre ! (Aase chancelle et s’accroche à un arbre. Peer Gynt continue sans s’arrêter.) Derrière nous la sombre falaise, devant nous un abîme sans fond ! Nous fendîmes d’abord une couche de brouillard, puis une nuée de mouettes qui, poussant des cris de peur, s’envolèrent aux quatre vents. Nous descendions comme un trait. Tout au fond j’apercevais une tache brillante, blanche comme un ventre de renne. Mère ! c’était notre propre image reflétée par le lac tranquille et qui, vers la surface des eaux, montait du train foudroyant qui nous emportait nous-mêmes.
Peer ! Mon Dieu ! Achève, achève !
Bouc contre bouc, celui de l’air, celui du lac se rencontrèrent enfin. Le flot jaillit, écumant. Et nous voilà battant l’eau longtemps, longtemps, lui nageant en avant, moi à sa remorque, jusqu’à la rive nord du fjord. Alors je pris le chemin d’ici.
Eh bien ! et le bouquetin ?
Le bouquetin ? Il court encore. (Il fait claquer ses doigts et exécute une pirouette.) Bien malin qui le rattrapera !
Et tu ne t’es pas cassé le cou ? Pas même les jambes ? Tu ne t’es pas rompu le dos ? Oh ! merci, mon Dieu, qui m’avez préservé et rendu mon garçon ! Pourtant la culotte a reçu un accroc. Mais il n’y a pas de quoi parler, quand on pense à tout ce qui aurait pu lui arriver.
(Elle s’arrête soudain, le regarde, bouche béante, reste longtemps sans trouver de paroles, et s’écrie enfin.)
Ah ! bandit ! ah ! maître menteur ! En voilà des inventions du diable ! Mais cette histoire que tu me débites, je me souviens l’avoir entendue conter quand j’étais jeune fille. Ce n’est pas à toi, c’est à Gudbrand Glese qu’elle est arrivée.
Elle nous est arrivée à tous deux quoi ! Ces histoires-là, ça se répète de temps en temps.
Oui, oui, ça peut se retourner, un mensonge, s’enjoliver de mille façons, se parer si bien qu’on n’en reconnaisse plus la vieille carcasse. C’est bien là ce que tu fais. Tu lui mets des ailes d’aigle et d’autres choses magnifiques ou horribles. À la fin le monde est pris dans ce tissu de contes. Ça vous effraie, ça vous coupe la parole. On ne reconnaît plus une histoire qu’on connaissait depuis longtemps.
Si quelqu’un d’autre que toi me disait cela, je l’assommerais.
Mon Dieu ! si je pouvais mourir et reposer en terre ! Rien ne prend sur lui, ni pleurs, ni prières. Ah ! Peer tu es bien perdu, à tout jamais perdu !
Va, petite mère, tu es gentille et tu as raison dans tout ce que tu dis. Ne te fâche pas et sois gaie.
Tais-toi ! Peut-on être gaie avec un cochon de fils comme toi ? N’est-ce pas dur pour une pauvre veuve d’être ainsi abreuvée de honte ? Voilà toute ma récompense. (Elle pleure de nouveau.) Qu’est-ce qui reste de toutes les richesses de ton grand-père ! Où sont les boisseaux d’argent du vieux Rasmus Gynt ? Où sont tous ses écus ? Ton père les a fait danser. Il les a semés comme du sable, achetant des terrains dans toutes les communes d’alentour, se faisant rouler dans des carrioles dorées. Et tout l’argent gaspillé pour ce grand festin d’hiver où les bouteilles volaient en éclats, où chaque convive brisait son verre contre le mur ? Où est-il, cet argent ?
Mais où sont les neiges d’antan[3] ?
Silence devant ta mère ! Regarde la maison, l’enclos ! Il n’y a pas deux vitres dont l’une ne soit bouchée avec de vieux chiffons. Les haies et les barrières sont par terre ; le bétail n’a pas où s’abriter ; les champs sont en friche, et il y a une saisie tous les mois.
Trêve de radotages ! La chance a souvent tourné au moment où on s’y attendait le moins.
La chance ? Il y a longtemps qu’on n’en cultive plus ici. Ah ! l’on ne dirait pas que tu es un homme, toi ; et pourtant tu es toujours le même gars solide et dégourdi dont ce prêtre de Copenhague, qui t’a demandé ton nom, disait qu’il n’y avait pas de prince là-bas à avoir une aussi bonne tête. Même que ton père, pour ce propos, lui a fait cadeau d’un cheval, et d’un traîneau par-dessus le marché. Oh ! en ce temps-là, on admirait tout chez nous. Le doyen, le capitaine et tout le bataclan ne sortaient pas de la maison, mangeant, buvant, faisant ripaille à en crever. Mais c’est dans le malheur qu’on connaît les gens. Du jour où « Jean, le colporteur » s’en fut allé par les chemins, son sac sur le dos, tout devint silencieux ici, il ne vint plus âme qui vive. (Elle s’essuie les yeux avec son tablier.) Oui, oui, tu es grand et fort, et tu devrais bien servir d’appui à la vieille mère malade, soigner l’enclos, défendre les derniers restes de ton bien. (Elle recommence à pleurer.) Vaurien ! Dieu sait que tu ne m’as jamais été d’aucun aide. À la maison, tu ne sais que faire le fainéant, étendu devant l’âtre, à remuer la cendre. Dehors, quand tu vas à une assemblée, tu fais fuir les filles et te bats avec les plus mauvais sujets de la commune. À cause de toi, je suis la risée de tout le monde.
Laisse-moi tranquille.
Nieras-tu que c’est toi qui as monté, il n’y a pas bien longtemps, ce terrible boucan de Lunde, où vous vous êtes battus comme chiens enragés ? N’est-ce pas toi qui as cassé le bras à d’Aslak, le forgeron, ou qui lui as, du moins, foulé un doigt ?
Qui t’a conté toutes ces balivernes ?
La femme du journalier l’a entendu beugler.
Ce n’était pas lui, c’était moi.
Toi ?
Oui, mère, puisque j’étais le battu.
Comment cela ?
C’est un gaillard, vois-tu…
Qui ça ?
Aslak, donc.
Va, tu me dégoûtes ! Quoi ! Battu par un sale ivrogne, par un pilier de cabaret, par un misérable noceur de cette espèce ! (Elle recommence à pleurer.) Ah ! j’ai essuyé bien des hontes et des ignominies, mais celle-ci est la pire de toutes : Un gaillard ? Et quand c’en serait un, était-ce une raison pour lui céder ?
Que je batte ou que je sois battu, c’est toujours la même complainte. (Riant.) Console-toi, mère.
Encore un nouveau mensonge ?
Cette fois-ci tu peux sécher tes larmes. (Fermant le poing gauche.) Tiens ! dans cet étau, j’ai fini par tenir mon forgeron. Et l’autre poing faisait le marteau.
Ah ! vilain batailleur ! Tu vas me faire mourir avec ta conduite !
Mais non, petite mère, méchante petite mère, gentille petite mère, tu mérites mille fois mieux que cela. Va ! fie-toi à ma parole. Tout le monde, dans la commune, s’inclinera devant toi. Attends seulement que j’aie fait quelque grande, très grande action !
Toi !
On ne sait pas ce qui peut arriver.
Si tu pouvais seulement apprendre à raccommoder ta culotte, je n’en demanderais pas davantage.
Je serai roi, empereur !
Dieu me pardonne, voilà son dernier grain de raison qui s’en va !
C’est comme je te dis. Donne-moi le temps seulement.
Oui, oui, « donne-moi le temps de devenir prince », comme dit l’autre.
Tu verras, mère, tu verras.
Veux-tu bien finir ! Tu es fou à lier. C’est vrai, cependant : tu aurais pu devenir quelque chose si, du matin au soir, tu n’avais pas la tête pleine de mensonges et de sottes inventions. La fille de Hægstad te regardait d’un œil tendre. Tu aurais pu l’obtenir, si tu l’avais voulu bien sérieusement.
Tu crois ?
Le père n’a pas la force de résister à son enfant. Il est entêté à sa façon, mais Ingrid finit toujours par avoir le dessus. Tout en bougonnant, le vieux grognon fait ce qu’elle veut. (Elle recommence à pleurer.) Ah ! Peer, mon enfant, une fille comme cela, — très riche, — une fille de propriétaire ! Dire que, si tu avais seulement voulu, tu serais son heureux époux, au lieu de traîner ici, sale et déguenillé.
Viens ! allons-y de ce pas.
Où cela ?
À Hægstad.
Mon pauvre garçon ! Nous trouverions portes closes.
Pourquoi cela ?
Allons, dis tout.
Pendant que tu chevauchais dans les airs, sur ton bouquetin, Mads Moen a obtenu la fille !
Oui, c’est lui qu’elle épouse.
Attends-moi, je vais atteler. (Il veut s’éloigner.)
Tu peux t’épargner cette peine. La noce est fixée à demain.
Bast ! J’y serai ce soir.
Ah ! le méchant ! Veux-tu augmenter mon chagrin en te faisant la risée de tout le monde ?
Remets-toi. Tout ira bien. (Criant et riant.) Gai, gai !
Nous attelons. Je vais chercher la jument. (Il soulève Aase dans ses bras.)Lâche-moi !
Non. Je vais t’emporter ainsi jusqu’à la noce ! (Il s’engage dans le torrent.)
Au secours ! Seigneur, ayez pitié de nous ! Peer ! Nous allons nous noyer.
Ce ne serait pas une mort noble. Je suis né pour de plus hautes destinées.
Pour être pendu, bien sûr. (Lui tirant les cheveux.) Ah ! garnement !
Tiens-toi tranquille. L’endroit est glissant.
Âne bâté !
Va ! laisse aller ta langue, cela ne fait de mal à personne. Bien ! voici que nous remontons.
Ne me lâche pas !
Veux-tu que nous jouions à Peer et au bouquetin. Hope-là ! (Galopant.) Je suis le bouquetin, tu es Peer.
Ah ! Je ne sais plus où j’en suis !
Tu vois : nous avons passé le gué. (Il remonte sur la terre ferme.) Voyons, un gentil baiser au bouquetin pour t’avoir fait passer.
Tiens ! voici ta paie !
Aïe ! c’est de la mauvaise monnaie !
Lâche-moi !
Pas avant que nous soyons chez les parents de la mariée. Tu parleras pour moi. Tu es intelligente. Fais entendre raison à ce vieux fou. Dis-lui que Mads Moen est une drogue.
Lâche-moi.
Et dis-lui aussi quel bon garçon est Peer Gynt.
Ah ! tu peux compter là-dessus ! Je te donnerai un bon certificat. On te connaîtra de figure et de dos. Pas une de tes satanées frasques n’y manquera. Ce sera un tableau complet.
Vraiment ?
Je ne fermerai pas la bouche avant que le vieux n’ait lancé ses chiens sur toi comme sur un rôdeur de grands chemins.
Hum… Je préfère aller seul.
En ce cas, je te suivrai.
Non, mère chérie, tu n’en as pas la force.
Pas la force ! Je suis si furieuse que je pourrais briser des pierres avec les doigts, avec les dents ! Lâche-moi !
Bien, si tu promets…
Non, tu resteras ici !
Jamais ! Je veux aller là-bas !
Tu n’iras pas.
Comment m’en empêcherais-tu ?
En te plantant sur le toit du moulin. (Il la hisse sur le toit malgré elle. Aase crie et se débat.)
Descends-moi !
Oui, mais écoute ce que je vais te dire.
Je m’en moque !
Chère mère, je t’en prie !
Je le voudrais, mais je n’ose pas. (Il s’approche d’elle.) Fais attention et tiens-toi tranquille ; si tu rues, si tu lances des pierres, cela pourrait mal finir. Tu pourrais dégringoler.
Canaille !
Ne remue pas tant.
Puisses-tu être balayé de ce monde comme une ordure que tu es !
Fi donc, mère !
Je crache sur toi.
Tu devrais plutôt me donner ta bénédiction. Veux-tu ? dis ?
Ce que je te donnerai, c’est une bonne fessée, si grand que tu sois.
Eh bien, adieu, en ce cas, mère chérie ! Patience : je ne tarderai pas à revenir. (Il s’éloigne, se retourne et, avec un geste d’avertissement, ajoute.) Prends garde de trop remuer. (Il s’en va.)
Peer ! — Miséricorde, il s’en va pour de bon ! Ah ! monteur de bouc, vilain menteur, écoute ! Non, le voici qui détale ! (Criant.) Au secours ! Je me trouve mal !
(Deux vieilles femmes, chacune un sac sur le dos, descendent la côte s’acheminant vers le moulin.)Jésus ! Qui est-ce qui crie comme ça ?
C’est moi !
Aase ! Que faites-vous donc sur le toit ?
Ah ! Je n’y resterai pas longtemps. Ma dernière heure va sonner.
Bon voyage, alors !
Vite une échelle ! Je veux descendre. Ce satané Peer !
Vous pouvez dire maintenant que vous avez vu de ses tours.
Pour ça oui, nous en témoignerons.
Avant tout, il faut m’aider. Je dois courir à Hægstad.
C’est donc là qu’il allait tout à l’heure ?
En ce cas vous serez vengée. Il y rencontrera le forgeron.
Miséricorde de Dieu ! Ils finiront par me tuer mon gars !
Mon Dieu ! puisqu’il faut mourir tôt ou tard, si tel est son destin…
Elle a perdu le sens. (Criant.) Hé, là-bas ! Eyvind, Anders, venez donc !
C’est Peer Gynt qui a hissé sa mère sur le toit du moulin !
(Une colline couverte de buissons et de bruyères. Au fond, le chemin communal, bordé d’une haie.)
(Peer Gynt arrive par un sentier, se dirige vivement jusqu’à la haie et regarde le pays qui s’étend devant lui.)
Voici Hægstad. J’y serai bientôt rendu. (Il se met en devoir de franchir la haie, mais se ravise.) Qui sait ? Ingrid est peut-être seule dans sa chambre. (Il se fait un abat-jour de la main et regarde au loin.) Non. Le chemin fourmille d’invités. Hem. Je ferai peut-être mieux de rentrer. (Il retire la jambe engagée dans la haie.) Ils sont toujours là, à chuchoter, à ricaner derrière moi, que j’en ai chaud dans le dos. (Il fait quelques pas en s’éloignant de la haie et arrache quelques feuilles d’un air distrait.) Si l’on pouvait seulement boire un coup, ou si l’on pouvait se glisser sans être vu. Ou si l’on n’était pas connu de tous. Un petit verre, c’est encore ce qu’il y aurait de mieux. Quelque chose de fort. Ça vous raidit contre les risées des gens. (Il promène autour de lui un regard effrayé et se cache dans les buissons. Des gens, se rendant à la noce, passent, portant des vivres.)
Après ça, rien d’étonnant que le fils soit un vaurien.
(Ils passent. Un instant après, Peer Gynt sort de sa cachette, rouge de honte et les suit des yeux.)
Est-ce de moi qu’ils parlaient ? (Avec une indifférence forcée.) Eh bien, après ! Que m’importe ! Ils ne me mangeront pas, après tout. (Il se jette dans la bruyère et reste longtemps étendu sur le dos, regardant en l’air.) Quel drôle de nuage. On dirait un cheval sellé et bridé — il y a un cavalier dessus — et, derrière, une vieille sur un balai. (Avec un sourire malin.) Ça, c’est mère. Elle gronde, elle crie : « Peer, arrête donc, animal ! » (Peu à peu il ferme les yeux.) Tu vas voir, la vieille !
Qui chevauche là-bas au soleil de midi ?
Regarde : c’est Peer Gynt ! Il a le front hardi,
Des gants brodés aux mains, à la hanche une épée.
Une escorte le suit, toute d’or équipée,
Avec des fers d’argent aux pieds de ses chevaux.
En long manteau de soie, il va par monts et vaux,
Et son regard descend sur une foule immense.
Les femmes devant lui font une révérence,
Le trouvant le plus fier et le plus beau de tous.
Sur son passage il pleut de l’or comme des sous.
Tous deviennent seigneurs, il n’y a plus de trace
De rôdeurs ni de gueux sur les chemins où passe
Entre deux rangs pressés, joyeux, émerveillés,
L’empereur Peer suivi de ses mille écuyers.
En chevauchant toujours il gagne une autre terre,
Par dessus l’Océan. Le prince d’Angleterre
Le reçoit sur la côte avec civilité.
Les filles d’Angleterre étalent leur beauté
Pour lui plaire, et l’on voit, se levant de leurs tables,
Lui faire les honneurs les grands et les notables.
L’empereur d’Angleterre aussi, portant la main
À son front couronné, vient jusqu’au grand chemin
Et dit…
(Aslak le forgeron passe sur la route avec quelques autres.)
Tiens ! c’est Peer Gynt. Il est saoûl, le cochon !
Comment ça ? L’empereur… !
Allons ! lève-toi, mon gars !
Diable ! le forgeron ! Que me veux-tu ?
Il n’a pas encore fini de cuver son vin, depuis l’autre fois.
Oui, mais, d’abord, mon gars, dis-moi ce que tu as fait pendant ces six semaines. Tu avais disparu. Tu viens peut-être de chez le vieux de la montagne. Hein ?
Maître Aslak, j’ai fait des choses surprenantes.
Voyons, conte-nous ça, Peer.
Cela ne regarde personne.
Tu iras à Hægstad, bien sûr ?
Non.
On disait dans le temps que la fille te voulait du bien.
Veux-tu te taire, espèce de corbeau !
Ne te fâche pas, Peer. Si Ingrid t’a fait faux bond, tu en trouveras d’autres. — Pense donc ! le fils de Jean Gynt ! Viens à la noce. Il y aura là de beaux morceaux de chair tendre, sans compter les veuves.
Que le diable… !
Il s’en trouvera bien une qui voudra de toi, — Bonsoir ! Je vais saluer la mariée de ta part.
(Ils s’en vont riant et parlant à mi-voix.)
Qu’elle épouse qui elle veut, la fille de Hægstad. Je m’en moque, (Il s’examine.) La culotte ? Une vraie guenille. Si seulement j’en avais une de rechange ! (Frappant du pied.) Ah ! Le mépris de ces hommes ! Comme je prendrais un couteau de boucher pour leur extraire tout ce mépris du ventre ! (Regardant tout à coup derrière lui.) Qui est là ? Quelqu’un qui se moque de moi ? — Non, personne. — Je vais rentrer chez mère. (Il fait quelques pas en remontant la colline, mais s’arrête et tend l’oreille du côté d’Hægstad.) Ça grouille de filles ! Sept ou huit par homme ! Ah ! massacre et malheur, il faut que j’en sois ! — Oui, mais mère que j’ai laissée perchée sur le toit du moulin ? (Malgré lui il regarde de nouveau du côté d’Hægstad et se met à rire et à sauter.) Haïe donc ! voici la danse[5] en train. Quel violoneux que ce Guttorm ! Ça bout, ça gronde comme un torrent. Et l’essaim de filles miroite au soleil ! Ah ! massacre et malheur, il faut que j’en sois ! (Il franchit la haie d’un seul bond et s’élance sur le chemin.)
(L’enclos d’Hægstad. Au fond, la ferme. Foule d’invités. Danse animée sur la pelouse. Assis sur une table, le violoneux. Dans la porte, le Maître-Coq. Des cuisinières passent et repassent entre les bâtiments. Les gens mûrs sont assis çà et là, causant entre eux.)
La fiancée. Oui, c’est vrai, elle pleure un peu. Mais il ne faut jamais faire attention à cela.
Allons, amis, videz les cruches !
Merci, ce n’est pas de refus. Mais tu les remplis trop vite.
Va donc, Guttorm ! ne ménage pas les cordes !
Fais bien résonner les échos !
Voilà un pas chic !
On est à l’aise ici. Le toit est haut, la salle est vaste !
Elle ne veut pas, père. Elle est si têtue.
Qu’est-ce qu’elle ne veut pas ?
Elle s’est enfermée.
Eh bien ! tâche de trouver la clef.
Je ne peux pas.
Imbécile !
(Il se retourne vers les autres. Le marié s’éloigne et traverse la cour.)
Hé, les filles ! On va s’amuser : Peer Gynt est ici !
Qui l’a invité ?
Personne.
(Il se dirige vers la maison.)S’il vous parle, ne l’écoutez pas.
Non. Faisons semblant de ne pas le voir.
Quelle est la plus gaillarde de la bande ?
Ce n’est pas moi.
Ni moi.
Ni moi.
Alors viens, toi, avant qu’il s’en présente une meilleure.
Je n’ai pas le temps.
Ce sera donc toi !
Je vais rentrer.
Ce soir ? As-tu perdu le sens ?
Regarde, Peer. La voici qui danse avec un vieux.
Tu n’en connais aucune qui ne soit pas engagée ?
Cherche. (Il s’éloigne de lui.)
(Peer Gynt se calme tout à coup et glisse vers le groupe d’invités un regard timide et indécis. Tous le regardent, mais personne ne lui adresse la parole. Il cherche à aborder d’autres groupes. Sitôt qu’il s’approche d’eux, le silence se fait. Quand il s’éloigne, on le suit des yeux avec des sourires railleurs.)
Oh ! ces coups d’œil, ces sourires, ces pensées venimeuses ! Ça grince à me faire claquer des dents !
(Il se glisse le long de la grille. Solveig, tenant par la main la petite Helga, entre dans l’enclos, accompagnée de ses parents.)
Regarde donc. Voici les étrangers.
Les gens qui se sont établis là-haut ?
Oui, à Hedal.
Puis-je danser avec ta fille ?
Je veux bien, mais nous devons d’abord saluer les hôtes. (Ils entrent dans la maison).
Puisque tu es venu, il faut boire un coup.
Merci, je vais danser. Je n’ai pas soif. (Le Maître-Coq s’éloigne. Peer Gynt regarde du côté de la maison et sourit.) Qu’elle est blonde ! Vrai ! je n’en ai jamais vu de pareille ! Les yeux baissés sur sa jupe blanche et sur ses escarpins, elle marchait en tenant d’une main le tablier de sa mère, de l’autre un livre de cantiques enveloppé d’un mouchoir ! Il faut que je la dévisage, cette fille.
Tu ne danses pas, Peer ?
Si.
Laisse-moi passer.
As-tu peur du forgeron ?
Peur ? Moi ?
Tu n’auras pas oublié l’affaire de Lunde.
(Les gars rient et se rapprochent de la danse.)
C’est toi, le gars qui m’a invitée à danser !
Mais oui. Tu ne me reconnais pas ? (Il lui prend la main.) Viens !
Pas trop longtemps. Mère ne veut pas.
« Mère ne veut pas », « mère ne veut pas », serais-tu née d’hier ?
Tu te moques de moi.
C’est vrai que tu es presque une enfant. Quel
âge as-tu ?J’ai fait ma communion ce printemps.
Dis-moi ton nom, petite. Ça vaut mieux pour causer.
Je m’appelle Solveig. Et toi ?
Peer Gynt.
Aïe !
Qu’as-tu ?
Ma jarretière se détache. Il faut que je la renoue. (Elle s’éloigne de lui.)
Mère, elle ne veut pas !
Quoi ? Qu’est-ce qu’elle ne veut pas ?
Non, vrai, elle ne veut pas !
Ouvrir.
Tu es bon à mettre au râtelier !
Ne le gronde pas. Le pauvre gars ! Ça s’arrangera. (Ils s’en vont d’un autre côté.)
Un peu d’eau-de-vie, Peer ?
Non.
Rien qu’un petit coup ?
En as-tu sur toi ?
Peut-être bien. (Il retire un petit flacon de sa poche et boit.) Ah ! ça fait du bien ! Tu n’en veux pas ?
Laisse-moi goûter ! (Il boit.)
Maintenant, il faut goûter de la mienne.
Allons donc ! Ne fais pas la mazette. Bois donc, Peer.
Donne-moi une goutte. (Il boit encore.)
Viens, allons-nous-en.
As-tu peur de moi, l’enfant ?
Qui n’a peur de toi ?
À Lunde, tu nous as montré de tes tours.
J’en sais bien d’autres encore. Quand une fois je suis en train…
Ça commence.
Raconte un peu ! Que sais-tu faire ?
Non, non ! Ce soir !
Sais-tu jeter des sorts ?
Je sais évoquer le diable !
Ma grand’mère en savait autant avant que je fusse né !
Menteur ! Mes tours à moi, personne ne les sait. Une fois, j’ai fait entrer le diable dans une noisette. Une noisette piquée des vers. Vous comprenez ?
Oui, oui, on connaît ça !
Il criait, pleurait, voulait me tenter de mille manières.
Et ça ne lui a servi à rien.
Non, pardi ! J’ai bouché le trou avec un petit morceau de bois. Ah ! vous auriez dû l’entendre
bourdonner sous la coquille.Ah ! mon Dieu !
On eût dit une guêpe.
Il y est encore, dans la noisette
Non. Il est parti. C’est à cause de lui qu’il y a brouille entre Aslak et moi.
Vraiment ?
Je m’en fus à la forge lui demander de casser cette noisette. Il me le promit et la posa sur un banc. Or vous savez qu’Aslak a la main dure et manie le marteau à tort et à travers.
Il broya le diable ?
Il frappa un grand coup. Mais le diable se déroba et partit comme un trait de feu à travers le toit.
Il est resté tout coi, les mains brûlées. Depuis, nous avons toujours été brouillés.
(Rire général.)
Pas mal, ce conte !
C’est peut-être le meilleur qu’il ait fait !
Croyez-vous que j’invente ?
Non, je puis en témoigner. Mon grand-père m’avait déjà raconté la plupart de tes histoires.
C’est faux ! Tout cela m’est arrivé !
Ils en disent tous autant.
Vrai Dieu ! Je puis traverser les airs sur un cheval ferré d’argent ! Et bien d’autres choses encore, sachez-le ! (Nouveaux éclats de rire.)
Oui, Peer Gynt, je t’en prie.
Ce n’est pas la peine de me tant prier. Je passerai comme un ouragan par-dessus vos têtes, et toute la commune tombera à mes genoux !
Il est fou à lier.
Imbécile !
Hâbleur !
Bouffon !
Attendez, vous allez voir !
Attends toi-même ! On va te donner une raclée !
On va te faire voir trente-six chandelles !
(Ils se dispersent, les vieux en colère, les jeunes riant et plaisantant.)
Oui, Mads. Je suis un gaillard, moi.
Alors, tu possèdes aussi la veste qui rend invisible ?
Tu veux dire le chapeau. Oui, j’en ai un. (Il se détourne : Solveig, tenant Helga par la main, traverse la cour.)
Solveig ! Tu fais bien de venir ! (Il lui saisit le poignet.) Tu vas voir comme je te ferai danser maintenant !
Lâche-moi.
Pourquoi ?
Tu es si rude.
Rude comme le cerf à l’approche des beaux jours. Allons, viens, fillette, ne fais pas l’entêtée.
Je n’ose pas.
Pourquoi ?
Ah ! planter son couteau dans le ventre de tous ces gens !
Tu ne peux pas m’aider à entrer chez la mariée ?
La mariée ? Où est-elle ?
Dans le grenier.
Eh bien ?
Écoute, Peer, je t’en prie ! essaie un peu.
Non. Tu te passeras de mon aide. (Se ravisant, bas, d’un ton âpre.) Ingrid est dans le grenier ! (Il s’approche de Solveig.) As-tu réfléchi ? (Solveig veut s’éloigner. Il lui barre le chemin.) Tu as honte de moi parce que j’ai une mine de rôdeur.
Ce n’est pas vrai ! Tu n’as pas une mine de rôdeur.
Et puis, j’ai un plumet. Mais c’est par dépit,
parce que tu m’avais blessé. Viens !Je le voudrais, mais je n’ose pas !
De qui as-tu peur ?
De mon père, surtout.
De ton père ? C’est juste. Il a l’air d’un dévot. C’en est un ? Dis !
Que veux-tu que je te dise ?
Si ton père est de la bande piétiste ? Ta mère l’est aussi, peut-être ? Et toi-même ? Allons, réponds !
Laisse-moi passer !
Non ! (À demi voix, d’un ton âpre et troublant.) Je puis me faire troll ! À minuit, je serai près de ton lit. Si tu entends quelque chose qui souffle et crache, comme un chat, ne t’imagine pas que c’est ton minet ; c’est moi, entends-tu ! Je te tirerai le sang dans une tasse. Quant à ta petite sœur, je la mangerai. Car, sache-le bien, la nuit, je me fais loup-garou. Je te mordrai les jambes. (Changeant de ton, tout à coup, avec une sorte d’anxiété.) Danse avec moi, Solveig !
Tu as été méchant. (Elle entre à la maison.)
Si tu m’aides, je te donne une vache !
Viens !
(Ils disparaissent derrière la maison. Au même instant, une bande d’hommes, la plupart ivres, arrivent, venant de la pelouse où l’on danse. Bruit, tumulte. Solveig, Helga, leurs parents et quelques gens âgés sortent de la maison et s’arrêtent sur le seuil.)
Paix !
Non ! Il faut vider l’affaire. Peer Gynt ou moi. L’un des deux touchera le sol.
Oui, oui, qu’ils se mesurent !
Non ! Qu’ils se disent des sottises, mais sans se battre.
Les paroles ne signifient rien. Il faut en venir
aux poings.Calme-toi, l’homme !
Mère ! Est-ce qu’ils vont le battre ?
Il vaut mieux lui faire conter des blagues et nous en moquer.
Chassons-le à coups de pied !
Crachons-lui au visage !
Commences-tu, toi ?
Allons : on va saigner la rosse.
Tu vois comme on le respecte, ce petit garnement ?
Mon fils est-il ici ? Je vas lui donner une raclée. Ah ! ça me fera du bien.
Le forgeron va le rosser.
Lui casser les reins.
Ou la tête.
Casser la tête à mon gars ? Essayez donc un peu. La vieille Aase a encore bec et ongles ? Où est-il ? (Appelant.) Peer !
Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! Père ! Mère ! Accourez tous !
Que se passe-t-il ?
Peer Gynt…
Ils l’ont tué ?
Non, Peer Gynt… ! Regardez donc là-haut !
Ah ! la canaille !
Seigneur ! Le voici qui escalade le fjaell. On dirait un bouquetin !
Mère ! Il la porte comme un petit veau !
Ah ! si tu pouvais tomber et… (Avec angoisse.) Attention ! Si le pied te glissait !
Je le tuerai pour ce coup-là !
Ah ! non ! Dieu me damne si je vous laisse faire !
ACTE II
(Un étroit sentier de montagne. Heure très matinale.)
(Peer Gynt marche rapidement, l’air maussade. Ingrid, à demi vêtue de son costume de mariée, cherche à le retenir.)
Laisse-moi ! Va-t’en !
Après ce qui s’est passé ? Où irais-je ?
Où tu voudras ! Ça m’est égal.
Ah ! mon Dieu ! le traître ! le traître !
À quoi bon nous dire des sottises ? Chacun est libre d’aller son chemin.
Non, non ! Nous sommes liés par un crime !
Le diable soit de tous les souvenirs ! Le diable
soit de toutes les femmes…, excepté une !Qui ?
Pas toi.
Qui donc, dis ?
Va-t’en ! Va d’où tu es venue ! Vite ! Retourne chez ton père !
Peer ! mon chéri !
Tais-toi !
Tu ne penses pas ce que tu dis.
Je le pense et le veux.
Séduire d’abord et repousser ensuite !
Qu’est-ce que tu m’offres, voyons ?
Portes-tu un livre de cantiques dans un mouchoir et une tresse d’or à la nuque ? Marches-tu les yeux baissés sur ta jupe blanche en tenant un coin du tablier de ta mère ? Réponds !
Non, mais… !
As-tu fait ta communion au printemps dernier ?
Non, mais, Peer… !
As-tu le regard timide ? Peux-tu dire non quand je t’implore ?
Jésus ! Je crois qu’il perd l’esprit !
Est-ce une fête que de te voir ? Réponds !
Non, mais…
Alors, que me fait tout le reste ? (Il veut s’éloigner.)
Eh bien ! après ?
Si tu me prends, c’est la fortune pour toi, et les honneurs.
Impossible !
Ah ! tu m’as séduite… !
Tu n’as pas résisté.
J’étais malheureuse…
Moi, j’étais gris.
Ah ! mais tu me le paieras !
Tout ce que tu voudras. Je ne regretterai pas le marché.
Inébranlable comme un roc !
C’est bien. Nous verrons qui pleurera le dernier ! (Elle descend la côte.)
Le diable soit de tous les souvenirs ! Le diable soit de toutes les femmes !
Excepté une !
Oui, excepté une ! (Ils s’éloignent chacun de son côté.)
(Un lac de montagne aux bords humides et marécageux. Un orage approche.)
(Aase regarde de tous côtés et pousse des appels anxieux. Solveig est avec elle, la suivant avec peine. Derrière elles, à quelque distance, les parents de Solveig et Helga.)
Tout est contre moi ! tout m’accable ! Le ciel et l’eau, et tous ces fjaells maudits ! Le ciel envoie du brouillard pour l’égarer ! L’eau traîtresse se dissimule pour le perdre ! Les fjaells le menacent de leurs avalanches. Et les hommes ! Les hommes le poursuivent ! Ils veulent le tuer ! Oh ! Dieu ! si cela leur réussissait pourtant ? Le petit monstre, qui s’est laissé tenter par le diable ! (Se tournant vers Solveig.) Oui, est-ce seulement concevable ? Lui qui ne savait que mentir et inventer des contes, — lui qui n’était fort qu’en paroles et n’a jamais rien fait qui vaille, lui ! Vraiment on ne sait si l’on doit rire ou pleurer ! — Ah ! nous avons été unis dans l’heur et le malheur. Car il te faut savoir que mon homme ne faisait que boire et vagabonder à travers la commune. En folies, en sottises, il a dissipé tout notre avoir. Et pendant ce temps je gardais le logis avec mon petit Peer. Tout ce que nous pouvions, c’était de ne pas y songer. Car, pour résister vraiment, le courage m’a toujours manqué. Je n’ai jamais pu regarder le sort en face : C’est trop horrible. Et puis, on est bien aise de secouer son chagrin et d’éloigner ses pensées. Tout est bon pour cela : l’un se sert de l’eau-de-vie, l’autre du mensonge. Ah ! oui ! c’est ainsi que nous avions recours aux contes, aux histoires de princes, de trolls et de bêtes. Et aussi de mariées enlevées. Mais qui aurait pu prévoir que toutes ces inventions du diable lui feraient tourner la tête ? (Reprise par l’angoisse.) Ah ! Qu’était-ce que ce cri ? Bien sûr, une nixe ou un vampire ! Peer ! Peer ! — Là, là, sur cette hauteur ! — (Elle court sur une petite élévation et regarde par-dessus l’eau. Les parents de Solveig la rejoignent.)
Tant pis pour lui.
Oui, oui. Il est perdu.
Perdu. C’est bien le mot.
Non, ne dites pas cela. Il est si malin. Il n’y en a pas de plus fort que lui.
Mauvaise femme que tu es.
Oui, c’est vrai, je ne vaux rien. Mais mon gars, lui, est un trésor.
Il a le cœur endurci et l’âme vouée à l’enfer.
Non, non, ce n’est pas possible. Le Seigneur n’est pas si dur que ça !
Ça, je l’ignore. Ce que je sais, c’est qu’il peut traverser les airs à dos de bouquetin.
Jésus ! Êtes-vous folle ?
Que dites-vous là, mère ?
Il n’y a rien qu’il ne puisse faire. Vous allez voir, si seulement Dieu lui prête vie.
Souhaitez-lui plutôt la potence.
Ah ! Seigneur Jésus !
Sous la main du bourreau, son cœur fléchira peut-être jusqu’au repentir.
Ah ! vous me faites défaillir. Il faut que nous le retrouvions !
Et son corps ! S’il s’est embourbé, nous le retirerons de la tourbe. Si le Vieux de la montagne l’a pris, nous grimperons pour le lui enlever.
Hem ! Voici un petit sentier.
Que Dieu vous bénisse de m’aider ainsi.
C’est le devoir du chrétien.
Ce sont donc des païens, tous ces autres. Pas un d’eux n’a voulu m’accompagner.
Ils le connaissent trop bien.
Il est trop fin pour eux ! (Se tordant les mains.) Et dire, dire que je ne le retrouverai peut-être pas vivant !
Voici des traces de pas.
Nous ferons faire des recherches autour de notre cabane. (Il va en avant avec sa femme.)
Parlez-moi encore de lui.
De mon fils ?
Oui. Dites-moi tout.
Tout ? Il y aurait trop à dire. Tu perdrais patience.
Vous serez plus tôt fatiguée de parler que moi d’écouter.
(Hauteurs vues au pied des fjaells. Au loin, des sommets neigeux. Les ombres s’allongent. Le jour décline.)
Toute la commune est après moi ! Ils sont armés de bâtons et de fusils. En avant, on entend brailler le père de la mariée ! Eh bien ! on en parle, maintenant, de Peer Gynt ! C’est une autre affaire que de se colleter avec un forgeron ! Ça s’appelle vivre, au moins ! On se sent comme un ours de la tête aux pieds. (Il bondit et lance le poing à droite et à gauche.) Braver, lutter, nager contre le courant ! Frapper ! Abattre ! Déraciner des arbres ! C’est ça qui s’appelle vivre ! Ça vous trempe l’âme et vous gonfle le cœur ! Au diable contes et fadaises !
(On voit trois filles courir sur la colline. Elles crient et chantent.)
Trond !
Koré !
Bord !
Couche avec moi jusqu’au matin !
Après qui courez-vous, fillettes ?
Pour des trolls nos couches sont prêtes.
Pour Trond le fort.
Koré le doux.
Force est douceur.
Douceur est force.
Sans gars, c’est des trolls qu’on amorce.
Où sont vos gars ?
Adieu ! bonjour !
Le mien, qui me jurait l’amour,
A pris une veuve à dot ronde.
Et le mien, une vagabonde.
Le mien noya notre bâtard.
Il fut pendu deux mois plus tard.
(Les trois filles se remettent à appeler : « Trond, Koré, Bord, etc. ».)
Trois trolls ? J’en vaux autant, les belles !
Vous m’en direz des nouvelles !
Est-ce bien vrai ?
En noce, alors !
Viens avec nous, le fort des forts !
Nous ne voulons plus de lit vide.
On verse à boire à la maison.
Il est ardent comme un tison.
Le cou brûlant, la bouche humide.
Troll, j’ai trois corps, un corps par femme,
La joie aux yeux, la mort dans l’âme !
Trond, Koré, Bord, bonsoir, lutin,
Danse tout seul jusqu’au matin !
(Elles entraînent en dansant Peer Gynt dans les montagnes.)
Arrêtez, merveilleux portiques,
Palais de flamme, ardentes tours !
Ça ! ne me faites pas la nique
Et ne reculez pas toujours !
Sur la plus haute de vos pointes,
Je vois un coq[6] tendre le cou,
En agitant ses ailes peintes,
Pour s’envoler je ne sais où.
Hé ! quels sont ces troncs, ces racines,
Qui sortent du cœur des rochers,
Ces géants aux sinistres mines
Sur des pieds de hérons perchés ?
Est-ce l’arc-en-ciel qui s’étale,
Avec son éclat indécis
Qui, tantôt rouge et tantôt pâle,
M’aveugle. Au-dessus des sourcils,
Quel mal de tête épouvantable !
J’ai là comme un cercle de fer.
On dirait que la main du diable
Me l’a mis au fond de l’enfer.
(Se laissant choir par terre.)
Le bouquetin ? Quel conte bête,
Quelle histoire à dormir debout !…
La mariée ? Un coup de tête
À me faire tordre le cou…
Oui, j’ai couru quelques bordées…
Aurais-je fait le loup-garou
Avec trois filles possédées ?
Bah !… quel conte à dormir debout !
(Regardant au-dessus de lui, au loin.)
Là, vers le ciel, un aigle monte ;
Le canard, par-dessus les monts,
Vole au midi… Moi, quelle honte !
Je barbote dans nos limons…
(Se levant d’un bond)
Non, non ! suivons leurs vols superbes !
Je veux, à cet oiseau pareil,
Me tremper dans les vents acerbes
Et me baigner dans du soleil !
Par-dessus les buttes de terre,
Les montagnes et les détroits,
Au nez du prince d’Angleterre
Aller trinquer avec des rois !
Et vous, filles, dont j’eus envie,
Adieu ! je vais où l’on m’attend
Et ne reviendrai de ma vie,
Si parfois l’humeur ne m’en prend…
L’aigle s’est perdu dans la nue
Et les canards sont déjà loin…
Je vois une maison connue,
Que l’on restaure avec grand soin.
Et voici que cette ruine
A repris un aspect joyeux.
Je reconnais, — bonté divine !
Le vieux logis de mes aïeux.
Tout autour, la grille est nouvelle.
Aux fenêtres, plus de chiffons.
Bravo ! chaque vitre étincelle :
On fait la noce, on est en fonds !
Le doyen termine la fête
Par un mémorable discours ;
Puis le capitaine en goguette,
Exécutant un de ses tours,
Lance un verre contre une glace
Qui vole aussitôt en éclats.
« Mère, ne fais pas la grimace :
Ce soir on met les petits plats
Dans les grands. Jean Gynt se dépêche
De festoyer royalement
Pour notre bien, c’est une brèche,
Pour notre gloire, un ornement. »
Alors un mot vient à la bouche
Du capitaine : « Allons, gamin,
Peer, enfant d’une illustre souche,
Illustre tu seras demain ! »
(Il s’élance en avant, mais se heurte le nez contre une roche, tombe et reste étendu sur le dos.)
(Une côte boisée de grands arbres dont les feuilles sont agitées par le vent. Dans les éclaircies on voit scintiller les étoiles. Des oiseaux chantent au sommet des arbres.)
(Une femme en vert traverse le bois, Peer Gynt la suit avec des gestes amoureux.)
Aussi vrai que je m’appelle Peer. Aussi vrai que tu es belle. Veux-tu être à moi ? Tu verras comme je suis gentil et délicat. Pas de laine à dévider, pas de toile à tisser. Rien à faire. Et manger toute la journée. Jamais tu ne seras tirée par les cheveux.
Et jamais battue ?
À quoi penses-tu ? Un fils de roi a-t-il jamais frappé une femme ? Ce n’est pas l’usage.
Tu es fils de roi ?
Oui.
Et moi, je suis fille du Roi de Dovre[7].
Vraiment ? Tiens, tiens ! Ça se trouve bien.
Ma mère en a un bien plus grand.
Connais-tu mon père, le roi Brose ?
Connais-tu ma mère, la reine Aase ?
Quand mon père est fâché, toute la montagne en tremble.
Quand ma mère gronde, ça fait tomber des avalanches.
Il n’y a pas d’arc que mon père ne puisse tendre.
Et pas de cheval que ma mère ne puisse monter.
As-tu d’autres habits que ces haillons ?
Si tu voyais mon costume de fête…
Moi, je suis tous les jours dans l’or et dans la
soie.Tiens ! j’aurais plutôt dit de l’herbe et des étoupes.
C’est ce qui te trompe. Sache que, chez nous, toute chose a une double apparence. Si tu viens dans le château de mon père, il se peut qu’au premier abord tu te croies dans un simple amas de pierres.
C’est tout comme chez nous. Notre or te paraîtra paille et fange, et aux fenêtres, en place de vitres, tu n’apercevras que de viles guenilles.
Peer ! je le vois, nous sommes faits l’un pour l’autre !
Nous nous convenons comme une paire de bottes.
Holà ! mon coursier de noces ! holà !
(Un gigantesque pourceau accourt, scellé d’un vieux sac, avec un bout de corde pour bride. Peer Gynt saute sur son dos et assoit la femme en vert devant lui.)
Et tout à l’heure, j’étais si triste ! On ne sait jamais ce qui peut arriver !
Fier en selle ! c’est la marque des gens de race.
(Au château du Vieux de Dovre. La salle du Trône. Grande assemblée de trolls, de gnomes et de nixes. Le Vieux de Dovre est assis sur son trône, sa couronne sur la tête, son sceptre à la main. Des deux côtés du trône ses enfants et sa famille. Peer Gynt se tient debout devant lui. Grande agitation dans la salle.)
À mort ! Un chrétien a séduit la fille de notre roi, du Vieux de Dovre !
Pourrai-je lui couper le doigt ?
Et moi lui tirer les cheveux ?
Et moi, leur mordre la cuisse ! Tra ! la ! la ! la !
Faut-il le préparer au sel et au poivre ?
Le rôtir à la broche ou le faire bouillir dans une
marmite ?Silence ! Du sang-froid ! (Faisant approcher sa famille et ses confidents.) Pas de grands mots ! Depuis quelque temps nous déclinons. Nous ne savons plus bien où nous en sommes et ne devons pas repousser l’alliance des humains. D’ailleurs, il n’y a presque rien à redire à ce garçon. Il me semble bien bâti. C’est vrai qu’il n’a qu’une tête, mais ma fille n’en possède pas davantage. Les trolls à trois têtes ont presque disparu, et ceux mêmes à deux se font de plus en plus rares, sans parler de la qualité des têtes. (À Peer Gynt.) Ainsi tu demandes la main de ma fille ?
Avec ton royaume pour dot.
Tu en auras la moitié de mon vivant et le reste après ma mort.
Cela me suffit.
Patience, mon garçon ! — Nous avons d’abord quelques conditions à t’imposer. Si tu manques à l’une d’elles, le pacte est rompu, et nous garderons ta peau. La première, c’est que tu ne remettes plus jamais les pieds hors des limites des Ronden. Tu craindras la lumière du jour et tous les actes qu’elle éclaire
Qu’importe, si je suis roi !
Maintenant je vais mettre ton intelligence à l’épreuve. (Il se lève de son trône.)
Nous allons essayer tes dents de sagesse. Si elles parviennent à casser la noisette que tendra le vieux de Dovre, c’est bien.
Qu’est-ce qui distingue un homme d’un troll ?
Rien que je sache. Les grands trolls veulent rôtir et les petits trolls griffer. Les hommes en feraient autant s’ils osaient.
C’est juste. Il y a encore d’autres ressemblances. Cependant le jour n’est pas la nuit, et un homme, malgré tout, n’est pas un troll. Je vais te dire en quoi ils diffèrent : là-bas, à la lumière du jour on dit : « Homme ! sois toi-même ! » Ici, sous ces voûtes, on dit : « Troll ! suffis-toi à toi-même. ».
Saisis-tu la profondeur de ce mot ?
Il me paraît plutôt obscur.
« Se suffire », mon fils, c’est là un mot fort et tranchant qui doit devenir ta devise.
Hem !
Il le faut, si tu veux commander.
Après tout je m’en moque, ça m’est égal.
En outre, il faut savoir estimer à sa valeur notre manière de vivre, simple et régulière. (Il fait un signe. Deux trolls à têtes de porcs coiffés de bonnets de nuit, apportent à manger et à boire.) C’est la vache qui fournit les gâteaux, et le bœuf l’hydromel. Peu importe le goût. L’important, comprends-le bien, c’est que tout cela soit un produit de l’endroit.
La peste soit de votre boisson domestique ! Je
ne m’y habituerai jamais.Si tu bois, tu auras la coupe, qui est d’or. Et posséder cette coupe, c’est gagner le cœur de ma fille.
Il est écrit : tu vaincras ta nature. Bah ! à la longue la boisson me semblera moins aigre. Allons… ! (Il boit.)
C’est bien dit. Mais quoi, tu craches ?
J’espère m’y habituer tôt ou tard.
Maintenant il faut ôter tes habits de chrétien. Car, je te le répète à l’honneur de Dovre, tout ici est de fabrique locale. Rien ne nous vient de la vallée, sauf la cocarde de soie qu’on porte au bout de la queue.
Je n’ai pas de queue, moi !
Qu’à cela ne tienne, on t’en donnera une. Allons,
troll, attachez-lui une queue de gala.Ah non ! ma foi ! Vous voulez vous moquer de moi !
On ne fait pas sa cour à ma fille le cul nu.
Changer un homme en bête !
Nullement, mon fils. Mais je veux faire de toi un prétendant convenable. On t’ornera d’une rosette orange, ce qui, chez nous, est la plus haute distinction.
Eh ! l’homme n’est que poussière après tout… Et puis, ne faut-il pas se conformer aux coutumes du pays ? C’est bien ! attachez !
Tu es accommodant, mon garçon.
Maintenant essaie ! Nous verrons si tu portes la queue avec grâce !
Qu’allez-vous encore me demander. Faudra-t-il
que j’abjure ma foi de chrétien ?Du tout. Garde-la, si tu veux. La foi a libre entrée chez nous et ne paie pas de taxes, C’est à l’écorce et aux vêtements qu’on reconnaît le troll. Pour peu que tu nous ressembles d’habits et de façons, tu peux croire ce que tu veux.
Je vois que, malgré toutes tes conditions, tu es bien plus raisonnable qu’on aurait pu le craindre.
Mon fils, nous autres trolls, nous valons mieux que notre réputation. Encore un point qui nous distingue des hommes. Mais nous en avons fini avec la partie sérieuse de cette séance. Il faut maintenant réjouir nos yeux et nos oreilles. En avant, vierge à la harpe ! fais-nous entendre tes accords ! En avant, vierge de la danse ! apparais sous nos voûtes de Dovre ! (Musique et danse.)
Eh bien ! que t’en semble ?
Ce qu’il m’en semble ? Hem…
Je vois quelque chose d’horrible : une vache pinçant des cordes de boyau, une truie gigotant à côté d’elle.
Sus à lui ! mangeons-le !
Halte ! souvenez-vous qu’il voit tout cela avec des sens d’homme !
Houhou ! Il faut lui arracher les yeux et les oreilles !
Beeh ! voilà ce qu’on dit de notre danse et de notre jeu, ma sœur !
Tiens ! c’était donc toi ? Allons, allons, en si joyeuse compagnie, il est bien permis de plaisanter un brin.
Jurez-moi que ce n’était qu’une plaisanterie.
Que le diable m’emporte si votre danse et votre
jeu n’étaient pas admirables !Ah ! cette nature humaine ! Comme elle est résistante ! Nous avons beau la frapper d’estoc et de taille, cela ne fait jamais que des blessures passagères. Ainsi mon gendre se montrait souple comme un gant. Il n’a refusé ni de se laisser dépouiller de son tricot de chrétien, ni de boire de notre hydromel, ni de se laisser attacher une queue ; enfin il exécutait si docilement tout ce que nous lui demandions qu’on pouvait bien croire le vieil Adam banni de lui à tout jamais. Eh bien, non ! le voici revenu. Allons, mon fils, il te faudra subir une opération sérieuse pour te débarrasser de cette maudite nature humaine.
Quelle opération ?
Je te grifferai un peu l’œil gauche. Tu loucheras, c’est vrai, mais tout ce que tu verras te semblera beau et réjouissant. Puis je t’enlèverai l’œil droit.
Es-tu saoûl, dis donc !
Tu vois mes outils ? Je suis bon vitrier, je te ferai un grand œil de bœuf, ou plutôt un œil de taureau. Tu verras comme la mariée te paraîtra belle ! Et jamais plus tu n’apercevras de truies dansantes ni de vaches jouant de la harpe.
Mais tout cela est pure folie !
Tais-toi et laisse parler le vieux de Dovre ! C’est toi qui es fou et lui qui est sage.
Penses-y bien ! Que de peines et d’ennuis tu pourrais t’épargner ! Souviens-toi que les yeux sont la source impure d’où découle l’amer flot des larmes.
C’est vrai. Les livres de piété disent même : « Si ton œil te scandalise, arrache-le. » Eh bien, écoute ! Dis-moi combien il faut de temps pour qu’un œil ainsi traité redevienne un œil humain ?
Il ne le redeviendra jamais, mon fils.
Vraiment ? En ce cas, je vais te dire bonsoir et
merci.Où comptes-tu aller ?
Je compte aller mon chemin tout bonnement.
Halte-là ! Il est facile d’entrer chez le Vieux de Dovre, mais impossible d’en sortir.
Voudrais-tu me faire violence ?
Écoute-moi, prince Peer, et sois raisonnable ! Tu as un vrai talent de sorcier, n’est-ce pas ? On te prendrait déjà pour un troll, ou peu s’en faut. Et tu veux le devenir… ?
Pardieu, oui, je le veux ! Pour épouser une princesse et gagner un beau royaume, je serais disposé à faire quelques sacrifices. Mais tout a des bornes. Je me suis laissé attacher une queue, c’est vrai, mais je suis toujours libre de la détacher ; je me suis débarrassé de ma culotte qui, d’ailleurs, était vieille et usée, mais je puis la reprendre, si bon me semble. Et il m’est sans doute loisible d’envoyer promener de même toutes vos modes de Dovre. Je puis jurer, si l’on veut, qu’une vache est une fille, car un serment, après tout, se digère assez facilement. Mais aliéner à jamais ma liberté, renoncer à mourir un jour en bon chrétien, me condamner à rester troll toute ma vie, ne jamais pouvoir reculer, cela ne te semble rien, à toi. Eh bien ! moi, je n’y consentirai pour rien au monde !
Ah ! ça ! tu vas me fâcher à la fin ! Et alors je ne plaisante plus. Comment, blanc-bec, tu commences par séduire ma fille…
Ça, c’est un mensonge !
Tu dois l’épouser.
Prétendrais-tu que… ?
Quoi ! Tu oserais nier qu’elle eût été pour toi un objet de désirs et de convoitises ?
Eh bien, après ? On n’a jamais pendu personne
pour si peu.Ces humains ! Toujours les mêmes ! L’âme, vous n’avez que cela à la bouche. Mais, en réalité, il n’existe rien, pour vous, que ce qui est tangible. Ah ! tu comptes le désir pour rien ! Eh bien ! tu verras tout à l’heure ce qui en est.
Va, va ! tu ne m’en feras pas accroire.
Ah ! mon chéri ! tu seras père avant l’année révolue.
Ouvrez-moi. Je veux m’en aller.
On t’enverra l’enfant dans une peau de bouc.
Tout ça, c’est un mauvais rêve. Si je pouvais m’éveiller !
Faut-il l’adresser au château royal ?
C’est bien, prince Peer. Cela te regarde. N’empêche que ce qui est fait est fait et que ton rejeton va grandir comme un vrai bâtard qu’il sera. Tu sais que les bâtards grandissent vite.
Allons, vieillard, ne sois pas bête comme un âne. Et vous, Mademoiselle, montrez-vous raisonnable ! Arrangeons-nous à l’amiable. Sachez, d’abord, que je ne suis ni riche, ni prince. De quelque côté qu’on me regarde, je vous assure que je ne vaux pas cher.
(La femme en vert s’évanouit et est emportée par des filles de trolls.)
Allons, mes enfants ! jetez-le contre la paroi du rocher, afin qu’il s’y écrase.
Père, laisse-nous d’abord jouer avec lui au loup et au mouton, au chat et à la souris, à la grenouille et au héron !
Oui, mais faites vite. Je suis de mauvaise
humeur, et j’ai sommeil. Bonsoir ! (Il s’en va.)Laissez-moi, graine de diables ! (Il veut fuir par la cheminée.)
Gnomes ! Nixes ! Mordez-lui les fesses !
Aïe ! (Il veut fuir par le trappon.)
Fermez toutes les issues !
S’amusent-ils, les petits !
Veux-tu me lâcher, petite crotte !
Respect, manant, à un enfant royal !
Un trou de rat ! (Il y court.)
Nixe ! Nixe ! ferme le trou !
Quelle vermine ! J’aime encore mieux le vieux !
Ah ! il n’y a là de place que pour une souris ! (Il s’éloigne en courant en zigzags.)
Fermez la grille, fermez la grille !
Mon Dieu ! je voudrais n’être qu’un pauvre moucheron ! (Il tombe.)
Aïe donc ! dansons sur sa tête !
Au secours, mère ! Je me meurs ! (Cloches d’église au loin.)
Les grelots ? Sauvons-nous ! C’est le troupeau de l’homme noir !
(Cris et tumulte. Les trolls fuient. L’édifice s’écroule. Tout disparaît.)
(Ténèbres épaisses. On entend Peer Gynt frapper autour de lui avec une branche d’arbre.)
Réponds-moi ! Qui es-tu ?
Moi-même.
Fais le tour. La montagne est grande.
Qui es-tu ?
Moi-même. Peux-tu en dire autant ?
Je puis dire ce qui me plaît et sais manier l’épée ! Gare à toi ! Tiens, attrape ! Saül en a tué cent et Peer Gynt mille. (Il frappe de toutes ses forces.) Qui es-tu ?
Moi-même.
La sotte réponse ! Ça ne signifie rien. Qui es-tu ?
Le grand Courbe[8].
À la bonne heure ! Nous passons du noir au gris. Arrière, Courbe !
Je te passerai sur le corps ! (Il frappe à coups redoublés.) Abattu ! (Il veut passer, mais rencontre une nouvelle résistance.) Oh ! oh ! Encore quelqu’un ?
Le Courbe, Peer Gynt ! Toujours le même. Le Courbe frappé, le Courbe tué, le Courbe vivant.
L’arme est ensorcelée, mais j’ai de bons bras !
(Il frappe à tour de bras pour passer.)
Oui, compte sur tes bras, compte sur tes forces, Peer Gynt ! Hi ! hi ! ça te mènera loin !
Je ne suis pas plus avancé. De quelque côté que je me tourne, c’est toujours la même chose. Il est ici ! et là ! et tout autour de moi ! Je me crois sorti du cercle, et j’y suis en plein. Nomme-toi ! Fais-toi voir ! Qu’es-tu donc ?
Le Courbe.
Ni mort, ni vivant. Du brouillard. De la boue. Pas de forme. On se croirait au milieu d’un tas d’ours endormis qui grognent sourdement. (Riant.) Frappe toi-même !
Le Courbe est trop malin.
Allons, frappe !
Le Courbe ne frappe pas.
Lutte ! je veux que tu luttes !
Le grand Courbe triomphe sans lutter.
S’il y avait là ne fût-ce qu’une nixe pour me pincer, ne fût-ce qu’un petit troll, quelque chose à combattre. Mais rien ! Bon ! le voici qui ronfle ! Hé ! Courbe que tu es !
Plaît-il ?
Allons ! un peu de violence !
Des griffes, des dents dans la chair ! Une goutte de mon propre sang !
(On entend comme des coups d’ailes de grands oiseaux.)
Il y vient, Courbe !
Oui, il y vient peu à peu.
Où sont mes sœurs ? Venez à moi ! Volez ! Volez !
Fille qui veux me sauver, redresse-toi, lève les yeux, et fais vite ! Le livre de cantiques ! Jette-le-lui dans l’œil !
Il faiblit !
Nous le tenons !
À moi, mes sœurs ! à moi !
C’est acheter sa vie trop cher que de la payer
d’une heure comme celle-ci. (Il se laisse tomber.)Courbe, le voici par terre ! Prends-le ! Prends-le !
(Cloches et chant de cantiques au loin.)
Trop fort ! Il y avait des femmes derrière lui.
(Lever de soleil. Devant une hutte, sur la prairie alpestre d’Aase. La porte est fermée, le site désert et silencieux.)
(Au pied de la hutte, Peer est étendu et dort.)
Je donnerais beaucoup pour un hareng saur ! (Il crache de nouveau, puis aperçoit Helga qui s’avance portant un panier à provisions.) Tiens, c’est toi ; petite ? Que fais-tu ici ?
C’est Solveig qui…
Où est elle ?
Derrière la hutte.
Si tu t’approches, je m’enfuis.
As-tu peur que je t’enlève ?
Sais-tu où j’ai été cette nuit ? La fille du vieux de Dovre était après moi et ne voulait pas me lâcher.
On a bien fait de sonner les cloches.
Mais Peer Gynt n’est pas si facile à prendre. Qu’en dis-tu, hein ?
Oh ! la voici qui se sauve à toutes jambes ! (Courant après Solveig.) Attends-moi !
Regarde un peu ce que j’ai dans cette poche ! Un bouton d’argent. Je te le donne si tu parles pour moi !
Lâche-moi ! Laisse-moi partir !
Tiens, prends-le.
Lâche-moi ! Je veux reprendre mon panier.
Oh ! tu me fais peur !
Non, non ! Demande-lui seulement de ne pas m’oublier.
ACTE III
(Une épaisse forêt de sapins. Journée grise d’automne. Il neige.)
(Peer Gynt, en manches de chemise, abat un arbre à branches courbes.)
Oui, oui, tu résistes, mon vieux. N’importe ! tes moments sont comptés. (Nouveaux coups de cognée.) Je vois que tu as une cotte de mailles. Mais je la briserai, fût-elle dix fois plus dure. Va, agite tant que tu voudras tes bras noueux ; je comprends que tu rages, mais ça ne te sauvera pas. (Changeant subitement de ton.) Mensonge ! Ce n’est pas un chevalier bardé de fer, c’est un vieil arbre, un vieux sapin tout crevassé. Quel dur travail que d’abattre du bois de construction. Mais le diable, c’est quand le rêve s’en mêle. Il faut me défaire de ça. — Être toujours dans les nuages, rêver tout éveillé ; tu es mis au ban, mon gars ! On t’a relégué dans les bois ! (Il travaille quelque temps avec acharnement.) Oui, au ban ! Pas de mère qui t’apporte ta nourriture et te serve à manger. Si tu as faim, mon pauvre gars, cherche ta pitance toi-même, demande-la au torrent et à la forêt, ramasse du bois, fais du feu, et apprête ton dîner. Chasse le renne si tu as froid, casse des pierres si tu manques de gîte. Veux-tu t’en construire un ? Abats des arbres, charge-les sur ton dos et les porte jusqu’à l’emplacement choisi. (Il laisse tomber sa cognée et regarde devant soi.) Une fière bâtisse tout de même ! Sur le toit se dressera une haute tour surmontée d’une girouette, et je sculpterai, au pignon, une sirène à grande queue. Portes et serrures seront ornées de cuivre. Il faut aussi que je me procure des vitres pour qu’on les voie briller de loin. (Avec un rire de dépit.) Encore un mensonge du diable ! Tu es mis au ban, mon gars ! (Il abat avec rage.) Après tout, une hutte recouverte d’écorce suffit pour garantir de la pluie et de la neige. (Levant les yeux et regardant l’arbre.) Le voici qui s’ébranle. Encore un coup de cognée. Bon ! il est à terre, étendu tout son long. Comme elles tremblent, les jeunes pousses qui l’entourent ! (Il se met à ébrancher l’arbre, puis, tout à coup, s’arrête, la hache en l’air.) Il y a quelqu’un derrière moi ! — Oh ! oh ! l’homme d’Hægstad ! tu veux me prendre en traître ! (Il se cache derrière l’arbre et regarde.) Non ! Ce n’est qu’un petit gars ! Il a peur et regarde sournoisement autour de lui. Que cache-t-il donc sous son tricot ? Une faucille. Il s’arrête, regarde encore un instant et pose sa main sur une poutre. Pourquoi ? Que va-t-il faire ? Brr ! Quelle horreur ! Il s’est coupé un doigt ! Oui, tout le doigt ! Il saigne comme un bœuf. Le voici qui prend la fuite, la main dans un vieux linge. (Se redressant.) En voilà un enragé ! Un doigt de la main ! tout un doigt ! Et de propos délibéré ! Ah ! je sais ce que c’est ! C’est la seule manière d’échapper au service du roi. On voulait le faire soldat, et le gars n’y tenait pas. Cela se comprend. Oui, mais de là à… se séparer à jamais de… On peut y penser, désirer la chose, la vouloir même. Mais agir ! Non, je ne comprends pas cela ! (Il secoue plusieurs fois la tête et retourne à son travail.)
(Une chambre chez Aase. Tout est en désordre, les coffres ouverts, les vêtements épars. Un chat s’est logé dans le lit. Aase et Kari femme d’un journalier, sont fort occupées à emballer et à mettre tout en ordre.)
Écoute, Kari !
Qu’y a-t-il ?
Écoute… ! Où est… ? Où ai-je mis… ? Réponds donc ! Où est… ? Voyons ! qu’est-ce que je cherche ? Je perds la tête ? Où est la clef du coffre ?
Dans le trou de la serrure.
Qu’est-ce que c’est ? J’entends rouler une voiture.
Des objets qu’on transporte à Hægstad. Ce sont les derniers.
Ah ! si l’on m’emportait moi-même au cimetière, je serais bien contente ! Ce qu’il faut qu’on souffre dans ce monde ! Que Dieu ait pitié de moi ! Voici toute la maison vide ! Ce que le fermier d’Hægstad avait épargné, le juge me l’a enlevé. On a tout pris, jusqu’à la dernière chemise. Honte, oui, honte, à ceux qui ont prononcé un tel arrêt ! (Elle s’assied au coin du lit.) Maison et enclos, tout est maintenant sorti de nos mains. La famille n’a plus rien. Ah ! si le vieux a été dur, le tribunal l’a été bien davantage. Là, pas de grâce ni de salut ! Peer était loin, je n’avais personne pour me venir en aide.
On vous permet cependant de rester ici jusqu’à votre mort.
Oui, oui, on nous jette une miche en aumône au chat et à moi !
Dieu de Dieu, la mère, votre fils vous aura coûté cher !
Peer ? Ah ! ça ! tu es folle, je crois ! Ingrid n’est-elle pas rentrée saine et sauve à la maison. Ils auraient dû s’en prendre au diable. Ç’aurait été plus juste. C’est lui, le malfaiteur, le seul, c’est lui qui a tenté mon pauvre gars !
Ne vaut-il pas mieux que j’aille chercher le prêtre ? La chose est peut-être pire que vous ne le croyez.
Le prêtre ? Eh oui ! peut-être bien. (Se redressant.) Non, non, vrai, je ne peux pas ! Je suis sa mère, quoi ! C’est à moi de lui venir en aide quand tout le monde l’a lâché. C’est mon devoir. Il lui ont laissé cette casaque. Je vais la rapiécer ! Plût à Dieu que j’eusse pu soustraire sa pelisse ! Et la culotte, où est-elle ?
Là dans le tas.
Qu’est-ce que je retrouve, Kari ? Un vieux moule à boutons avec lequel il jouait au fondeur. Il y faisait couler de l’étain, qu’il pressait et moulait. Un jour, il y avait fête chez nous. Voici que l’enfant vient demander un peu d’étain à son père. « Pas d’étain, dit Jean, de l’argent ! Voici une pièce à l’effigie du roi Christian ! Il faut qu’on voie que tu es le fils de Jean Gynt. » Que Dieu pardonne à mon défunt ; il était gris, et alors or ou étain, c’était tout un pour lui. Ah ! voici la culotte. Il n’y a plus que des trous. Il faut rapiécer ça, Kari !
Elle en a grand besoin.
Après quoi j’irai me coucher. Je me sens toute brisée, toute malade. (Joyeusement.) Regarde, Kari ! Deux chemises de flanelle qu’ils ont oubliées !
C’est ma foi, vrai !
Ça se trouve bien. Tu peux en mettre une de côté. Ou plutôt, non. Nous allons les prendre toutes les deux. Celle qu’il a sur lui est bien usée.
Oh ! mère Aase, n’est-ce pas un péché ?
Oui, oui, mais tu sais qu’il y aura bien des péchés remis, à ce que dit le prêtre.
(Dans la forêt, devant une hutte fraîchement construite. Bois de renne au-dessus de la porte. Neige épaisse. Crépuscule.)
(Devant la porte, Peer Gynt occupé à fixer une grande serrure en bois.)
Je veux une serrure à secret grande et forte
Pour arrêter les trolls qui viennent à ma porte ;
Elle les narguera, ma serrure à secret,
Et je ferai la nique au lutin indiscret.
Je les entends venir, bas, à la nuit tombante.
Ils frappent : « Ouvre, Peer, au lutin qui te hante !
Au malin petit troll, fin comme une pensée.
Ouvre donc, ouvre donc à la bande pressée
Dont en un seul clin d’œil le logis se remplit,
Qui descendent dans l’âtre et grattent sous le lit.
« Hi, hi, Peer ! Nous entrons par des portes forcées,
Pas une qui résiste aux malignes pensées. »
(Solveig, un fichu sur la tête, un paquet à la main, de longs patins[9] aux pieds, arrive, glissant sur la neige.)
Que Dieu bénisse ton travail. Ne me renvoie pas. Si je suis venue, c’est que tu m’as appelée.
Ma petite sœur Holga m’a transmis ton message. Le vent et le silence m’en ont apporté d’autres. Et ta mère aussi, en me parlant de toi, et mes rêves, et mes longues nuits et mes jours solitaires, tout me disait de venir ici. Ma vie s’éteignait là-bas ; je ne pouvais plus rire ni pleurer à mon aise. Je suis venue sans savoir ce que tu avais au cœur. Je suis venue parce que je ne pouvais pas faire autrement.
Mais que dira ton père ?
Sur la vaste terre, sous le ciel de Dieu, il n’y a plus pour moi ni père ni mère, il n’y a plus personne.
Solveig, ma chérie, tu as tout quitté pour venir à moi ?
Oui, tu me remplaceras tout. Tu seras mon ami et ma consolation. (Pleurant.) J’ai eu pourtant de la peine à quitter ma petite sœur et mon père, et celle qui m’a nourrie ; c’est là ce qu’il y a eu de plus dur. Non, mon Dieu, le plus dur cela a été de
les quitter tous, tous à la fois !Connais-tu la sentence prononcée contre moi ce printemps ? Sais-tu qu’elle m’enlève tout ce que je possédais ? je n’ai plus ni feu ni lieu.
Est-ce pour partager tes biens que j’ai quitté ce que j’avais de plus cher ?
Et sais-tu à quelle condition je suis ici ? Si je quitte cette forêt, le premier venu peut porter la main sur moi.
En allant vers toi, chaque fois que je demandais mon chemin et qu’on voulait savoir où j’allais, je répondais : « Je vais chez moi. »
Ah ! je n’ai plus besoin de portes ni de serrures ! Je ne crains plus les trolls et les malignes pensées ! Une bénédiction descend sur cette hutte où tu viens habiter avec le pauvre chasseur. Solveig ! Laisse-moi te contempler ! Sans m’approcher de toi, te contempler seulement ! Que tu es blonde et pure ! Laisse-moi te soulever ! Que tu es fine et légère ! En te portant, Solveig, je pourrais marcher sans fatigue, toujours ? Pour ne pas te souiller, je tiendrai loin de moi, à bras tendus, ton corps tendre et tiède ! Non, vrai ! Qui aurait pu croire que je te parlerais ainsi ? Ah ! mais c’est que j’ai langui après toi des jours et des nuits ! Je vais te montrer tout ce que j’ai bâti ; je le démolirai, tu sais ; c’est trop petit, trop laid.
Petit ou grand, cela me plaît. Maintenant je respire librement, la joue au vent. C’était si étroit, si étouffant en bas ! Encore une raison qui m’en a chassée. Ici au milieu des sapins qui bruissent partout, il y a du chant et du silence, et je me sens chez moi.
Bien vrai ! Tu es chez toi ! Pour toujours ?
On ne revient jamais par le chemin que j’ai pris.
Je te possède donc ! Entrons ! Que je te voie dans mon gîte. Entre ! Je vais chercher du bois, et nous ferons un grand feu pour qu’il y fasse chaud et clair et que tu t’y reposes doucement sans avoir à grelotter jamais.
(Il prend sa hache et se dirige vers la forêt. Au même moment débouche d’un taillis une femme d’aspect vieux et minable, vêtue d’une robe verte en haillons. Un vilain petit garçon, une cruche à la main, la suit en boitant et en se tenant.)Bonsoir, Peer-au-pied-léger !
Qui est là ! Que me voulez-vous ?
Nous sommes de vieux amis, Peer Gynt. Ma cabane n’est pas loin d’ici. Nous sommes voisins.
Vraiment ! Je ne me connaissais pas ce voisinage.
Pendant que tu bâtissais ta hutte, il s’en élevait une autre près d’ici, la mienne.
Je suis pressé.
Tu l’es toujours, mon gars. Mais, clopin clopant, j’ai fini par te rejoindre.
Vous me prenez pour un autre, la mère.
Non. Si je l’ai fait, c’est le jour où j’ai cru à tes
belles promesses.Moi ? De par le diable, que viens-tu me chanter là ?
As-tu oublié le soir où tu vidas une grande coupe chez mon père ? As-tu oublié… ?
Quoi ? Des choses qui ne se sont jamais passées. Ah ! ça ! Qu’est-ce que c’est que tout ce radotage ? Quand t’ai-je rencontrée ?
Nous ne nous sommes rencontrés qu’une fois, la première et la dernière. (Au petit.) Offre à boire à ton père. Je crois qu’il a soif.
Son père ? Tu es ivre, je pense !
Tu devrais pourtant reconnaître l’arbre au fruit. Ne vois-tu pas qu’il boîte du pied comme tu boîtes de la tête ?
Tu veux me faire croire que… ?
Quoi ! ce gamin dégingandé !
Il a poussé vite, c’est vrai !
En vérité, vieille carcasse, tu voudrais te faire passer pour… ?
Écoute donc, Peer Gynt ! Tu es grossier comme un porc. (Pleurant.) Est-ce ma faute, à moi, si je ne suis plus aussi belle que le jour où tu m’entraînais dans les bois ? Quand j’accouchai, en automne, j’ai eu le diable pour m’aider. Il n’est pas étonnant que je sois devenue laide, après ça. Mais tu as un moyen de me revoir plus jolie que jamais. Chasse cette fille qui est chez toi, montre-lui la porte, bannis-la de ta présence et de ta pensée, et tu verras, mon chéri, je ne serai plus une vieille carcasse !
Va-t’en, maudite sorcière !
Tu attendras un peu !
Essaie donc ! Oh ! oh ! Peer Gynt, je ne suis pas facile à battre ! Je reviendrai ici tous les jours. Je serai devant ta porte à vous épier l’un et l’autre. Quand vous serez assis sur le banc, côte à côte, quand tu te feras tendre et voudras caresser ta belle, — je me mettrai entre vous deux et demanderai ma part du festin. Elle et moi, nous nous passerons notre chéri. Il faudra que tu te partages entre nous. Adieu, mon amour, tu peux te marier demain si tu veux.
Ah ! goule d’enfer !
Tiens, mais j’oubliais ! Il faut que tu nourrisses ton fils, ton gracieux gamin. Eh ! diablotin, va donc chez papa !
Fi le vilain ! Où est ma hache, que je te cogne ! attends, attends !
Mauvaise petite tête ! tu deviendras le vrai portrait de ton père quand tu seras grand !
Je voudrais vous voir…
Loin d’ici, n’est-ce pas ?
Et tout cela…
Pour une pensée, pour un simple désir ! C’est bien dur ! Pauvre Peer !
Il ne s’agit pas de moi seulement ! Solveig, mon pur et doux trésor !
Oui, oui ; c’est l’innocence qui paie les pots cassés, disait le diable, pendant que sa mère le cognait pour lui faire expier les ribottes de son papa. (Elle rentre dans le taillis, traînant son petit, qui jette la cruche derrière lui.)
Fais le tour, disait le Courbe. C’est ainsi qu’il faut agir. Voila mon beau palais effondré, en ruines ! Un mur me sépare maintenant de celle qui m’était chère. Voici que je me déplais ici et que ma joie s’est envolée. Allons, mon gars, fais le tour ! D’elle à toi il n’y a plus de chemin droit. De chemin ? Hein… il devrait en exister un tout de même. Et celui du repentir ? Il en est question quelque part. Mais où ? Je n’ai pas le livre sur moi. Et j’ai oublié presque tout ce que j’y avais appris. Non, il n’y a rien qui puisse me guider dans la forêt sauvage où j’habite.
Et puis le repentir ? pour suivre ce chemin-là, il me faudrait peut-être des années. Ce ne serait pas une vie. Briser tout ce qu’il y a de gracieux, de pur et de beau pour en recoller les morceaux ?
Il y a des choses qui ne se raccommodent pas. On recolle un violon, mais pas une cloche fêlée. Celui qui cultive un gazon ne le foule pas aux pieds.
Mais elle en a menti, la sale sorcière ! J’en ai fini maintenant de toutes ces abominations. Oui, mais sont-elles bien effacées de mon âme ? Non, je ne me déroberai jamais aux malignes pensées. Toujours elles se glisseront jusqu’à moi. Ingrid… et les trois filles qui couraient la montagne viendront peut-être aussi se mettre entre nous, demandant, avec des rires et des injures, à être pressées sur mon cœur et portées doucement, à bras tendus ! Fais le tour, mon gars ! Eussé-je les bras longs comme le sapin des montagnes, je ne pourrais jamais la tenir assez loin de moi pour la garder blanche et immaculée !
Il faut pourtant que je me tire de là convenablement, sans gain ni perte… On doit pouvoir secouer tout cela et le vouer une fois pour toutes à l’oubli. (Il fait quelques pas du côté de la hutte et s’arrête.) La rejoindre après ce qui s’est passé ? couvert de boue et de honte ? Rentrer suivi d’une nuée de trolls ? Parler sans tout dire ? Se confesser sans tout avouer ?… (Jetant sa cognée.) C’est veillée de fête ce soir. Je commettrais un péché en allant la trouver souillé comme je suis.
Viens-tu ?
Faisons le tour !
Que dis-tu ?
Attends-moi. Il fait sombre, et j’ai un lourd fardeau à porter.
Je vais t’aider. Nous le porterons à deux.
Non, c’est impossible. Reste où tu es.
Tu ne seras pas longtemps absent ?
Je l’ignore. Patience, enfant. Il faut m’attendre
en tout cas.J’attendrai.
(Peer Gynt s’en va par le chemin qui mène à travers bois. Solveig reste debout, sur le seuil.)
(Chez Aase, le soir. Des bûches brûlent dans la cheminée, éclairant la chambre. Le chat est pelotonné sur une chaise au pied du lit.) (Aase, alitée, promène anxieusement les mains sur la couverture.)
Ah ! mon Dieu, il ne vient pas. Que c’est long, que c’est long d’attendre. J’ai tant de choses à lui dire et personne à envoyer. Et le temps presse. Je suis si inquiète ! Qui pouvait prévoir ça ? Aase, si tu l’avais su, tu aurais été moins sévère pour ton fils !
Bonsoir !
Dieu soit loué ! Enfin, tu es là, mon gars chéri ! Mais comment as-tu osé venir ? Ici ta vie est en danger.
Eh ! peu importe la vie. Il fallait que je vinsse, et je suis venu.
Kari en sera pour sa courte honte, et je pourrai
partir en paix.Partir ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Pour où ?
Ah ! Peer, ma fin est proche. Je n’en ai plus pour longtemps.
Bon ! je m’étais déchargé de mon fardeau et venais respirer un peu. Et voilà !… As-tu froid aux pieds et aux mains ?
Oui, Peer, c’est bientôt fini… Quand tu verras mes yeux s’éteindre, il faut les fermer bien doucement. Et puis tu me procureras un cercueil…, un beau cercueil. Ah ! mon Dieu, j’oubliais. C’est impossible.
Veux-tu bien te taire ! Nous avons le temps d’y songer.
Oui, oui. (Promenant un regard inquiet dans la chambre.) Tu vois tout ce qu’ils ont laissé, les méchants.
Oui, tout cela c’est de ma faute. Je le sais. À
quoi bon me le rappeler ?De ta faute ? Non, non. C’est cette maudite boisson qui a fait tout le mal ! Tu étais gris, mon pauvre gars. Tu ne savais pas ce que tu faisais. Et, avant ça, ta course à bouquetin t’avait déjà troublé la tête !
C’est bien. Laisse-là cette histoire et toutes les autres. À plus tard les choses pénibles. (S’asseyant au pied du lit.) Maintenant, mère, causons de n’importe quoi, sans nous agiter, ni nous faire de mauvais sang. Tiens, le vieux chat ! Toujours à son poste ?
Il fait tant de train, la nuit ! Tu sais ce que ça présage !
Qu’y a-t-il de nouveau dans la commune ?
On parle d’une fillette qui soupire vers la montagne.
Et Mades Moen ? s’est-il calmé ?
Ses parents ont beau pleurer, elle ne les écoute pas. Dis donc, Peer, tu dois connaître un remède pour la guérir.
Et le forgeron ? Que fait-il ?
Laisse donc là ce sale forgeron. Demande-moi plutôt le nom de la fillette…
Non, non, parlons de choses et d’autres, à l’aventure, sans nous agiter ni nous faire de mauvais sang. As-tu soif ? Comme ton lit est court ! Laisse voir ! Tiens ! n’est-ce pas mon vieux lit d’enfant ? Te souviens-tu du temps où tu t’asseyais à mon chevet, le soir ? Après m’avoir couché sous ma couverture, tu me chantais une quantité de vieilles chansons.
Tu t’en souviens donc ? Et quand ton père partait pour une de ses longues campagnes, nous jouions le soir au traîneau. La couverture représentait la capote, le plancher un fjaell couvert de neige.
Et l’attelage, mère ? C’est encore là ce qu’il y
avait de plus beau.Crois-tu que je l’aie oublié ? Kari nous prêtait son chat, et nous le mettions sur un tabouret.
Puis nous partions pour le château de Soria-Maria, tout là-bas, à l’ouest de la lune et à l’est du soleil. Par monts et par vaux, notre chemin nous y conduisait. Pour fouet, nous avions un bâton que tu serrais dans l’armoire.
Moi, j’étais assise sur le siège, là, au pied du lit.
Oui, oui, et, de temps en temps, laissant flotter les guides, tu te détournais pour me demander si je n’avais pas froid. Que Dieu te garde, vieille grondeuse, tu m’aimais bien tout de même ! Qu’as-tu donc à geindre ainsi ?
C’est le dos qui me fait mal à force d’être couchée sur la dure.
Attends ! Là ! Allonge-toi maintenant. Tu es bien comme ça, dis ?
T’en aller ?
Oui, oui, m’en aller. Partir, partir.
Allons donc ! Tire la couverture. Je vais m’asseoir sur le siège, au pied du lit. Et en avant les contes bleus qui font passer le temps !
Va plutôt à l’armoire, chercher le livre de cantiques. Je me sens si inquiète dans l’âme.
Au château de Soria-Moria.
Le roi va donner une fête.
Haïe donc, hue ! haïe donc, dia !
Nous allons partir. Es-tu prête ?
Mais, Peer, suis-je invitée à cette fête ?
Certainement, nous y sommes invités l’un et l’autre ! (Il passe une corde autour du cou de la chaise où le chat est pelotonné, prend un bâton et s’assied au pied du lit. Se retournant vers Aase.) Tu n’as pas froid, mère ?
Ce sont les grelots, mère.
Oh ! oh ! comme ils sonnent creux !
Nous voici sur le fjord.
J’ai peur ! On dirait le vent qui gronde.
Ce sont les sapins dans la vallée. Ne fais pas attention, mère !
Et là-bas, au loin, qu’est-ce qui brille si fort ? D’où vient cette lumière ?
Ce sont les fenêtres du château. On y danse. N’entends-tu pas ?
Si.
Je vois saint Pierre, devant la porte, qui invite
les gens à entrer.Salue-t-il le monde ?
Oui, très gracieusement. Et il offre à chacun un verre de son vin le plus doux.
Du vin ! Avec des gâteaux ?
Sans doute ! Il en a un plateau à la main. Ça a l’air bien bon. Et la défunte de notre pasteur prépare le café et le dessert.
Mon Dieu, mon Dieu ! Nous allons donc nous retrouver ?
Oui, vous pourrez jaboter tant qu’il vous plaira.
Ô Peer, à quelle noce me mènes-tu, pauvre vieille que je suis !
Peer, mon garçon ! tu n’as pas fait fausse route, au moins ?
Nous sommes sur le grand chemin.
Je suis bien lasse, bien moulue.
Voici le château qui se dresse devant nous. Dans un instant, nous serons arrivés.
C’est bien. Je vais fermer les yeux, et me fie à toi, mon gars !
Haïe donc là ! Hardi ! ma bête,
Que tout le monde s’émerveille
En voyant venir à la fête
Peer Gynt escorté de sa vieille !
Saint Pierre, qu’est-ce que tu dis ?
Tu défends la porte à mère Aase ?
Qu’avez-vous donc au paradis
Qui la vaille ? Ah Dieu ! pas grand’chose.
Je ne te parle pas de moi.
Grand merci si l’on me régale,
Autrement ? Autrement, ma foi,
Je tourne bride et je détale.
C’est vrai, mes tours de sacripan
L’ont bien souvent mise en colère.
Elle poussait des cris de paon.
« Vieil oiseau », disais-je à ma mère,
J’avais tort et veux, bon apôtre,
Qu’on l’honore et respecte ici.
Elle vaut bien autant qu’une autre ;
Les bons, chez nous, sont faits ainsi.
Eh ! voici venir Dieu le Père.
Il va te donner ton écot.
(Faisant la grosse voix.)
Tu parles en portier, saint Pierre.
Laisse entrer Aase, et plus un mot ! »
(Il rit tout haut et se tourne vers sa mère.)
Tu le vois bien ! C’est tout de suite une autre chanson. (D’une voix anxieuse.) Qu’as-tu donc à regarder ainsi, comme si ta prunelle allait éclater. Mère ! ne m’entends-tu pas ? (Il s’approche du chevet.) Il ne faut pas me fixer comme ça ! Parle donc, mère ! C’est moi, ton garçon ! (Il touche avec précaution le front et les mains d’Aase.) Ah ! voilà donc ce que c’est ! Allons, Bruneau, tu peux te reposer maintenant. Nous sommes arrivés. (Il ferme les yeux de la morte et se penche sur elle.) Merci pour tout ce que tu as fait, pour les coups et pour les caresses ! Et maintenant
remercie-moi à ton tour (il presse son front contre les lèvres de sa mère) de t’avoir conduite jusqu’au but.Comment ? C’est Peer ! Allons, tout va changer maintenant ! Dieu ! comme elle dort profondément ! On dirait…
Chut ! Elle est morte.
(Kari pleure près du corps d’Aase. Peer Gynt va et vient dans la chambre. Enfin il s’arrête près du lit.)
Veille à ce qu’elle ait un enterrement convenable. Quant à moi, je tâcherai de me sauver sans qu’on m’aperçoive.
Tu iras loin ?
Jusqu’à la mer.
Si loin que ça ?
Et bien plus loin encore. (Il s’en va.)
ACTE IV
(Sur la côte sud-ouest du Maroc. Un bois de palmiers. Tentes, nattes, table dressée. Plus loin, dans le bois, des hamacs. Près de la côte, un yacht à vapeur, battant pavillon norvégien et américain. Amarrée à la côte, une yole. Déclin du jour.)
(Peer Gynt, un bel homme entre les deux âges, élégamment vêtu d’un costume de touriste, un lorgnon d’or suspendu au cou, préside à la table et fait les honneurs à Master Cotton, à M. Ballon, à Herr von Eberkopf et à Herr Trompeterstrahle. Le dîner touche à sa fin.)
Buvez, Messieurs. Nous sommes faits pour jouir. Jouissons ! Ce qui est passé est passé. Le temps perdu ne revient pas. De quel vin faut-il vous servir ?
Frêre Gynt, vous êtes un amphitryon sans pareil !
La moitié de l’honneur revient à mon chef, à mon maître d’hôtel, à ma cassette.
Very well ! à la santé de tous les quatre !
Vous avez, Monsieur, un goût, un ton qu’on ne rencontre plus que rarement chez un homme menant, comme vous, une vie indépendante. Je vous trouve un je ne sais quoi…
Un souffle, une envolée qui, de votre âme affranchie, fait une citoyenne du monde, un coup d’œil qui, échappant aux vues étroites et mesquines, traverse les nues et s’en va vers l’au-delà, le sceau de la révélation imprimé sur une primordialité naturelle combinée avec l’expérience acquise et s’élevant avec elle jusqu’aux sommets augustes de la trilogie. N’est-ce pas là, Monsieur, ce que vous avez voulu dire ?
C’est bien possible ; mais, en français, l’idée ne se fait pas aussi bien valoir.
Ya, ya ! Votre langue manque de souplesse. Quoi qu’il en soit, si nous voulons rechercher les sources du phénomène…
Elles sont toutes trouvées. Tout cela tient à mon état de célibataire. Oui, Messieurs, c’est bien simple. Quel est le premier devoir de l’homme ? C’est d’être soi-même. Lui et ce qui est de lui, voilà sa préoccupation naturelle. Eh bien ! je vous le demande, comment s’y adonnerait-il, s’il se laisse charger comme un chameau de l’heur et du malheur d’autrui ?
Je jurerais bien que cette fuite en vous-même, cette concentration de votre moi, ne s’est pas faite sans luttes.
C’est vrai. J’ai eu, dans le temps, des combats à soutenir. Mais j’en suis sorti avec honneur. Une fois cependant, je l’ai échappé belle. J’étais un garçon déluré, de bonne mine. Mon cœur fut pris par une dame de sang royal.
De sang royal !
Oui, vous savez bien, elle était de cette catégorie de…
… d’infâmes aristocrates !
De grandeurs déchues qui mettent leur orgueil à émonder leur arbre généalogique de toute
pousse plébéienne.Affaire manquée ?
La famille refusa son consentement ?
Bien au contraire.
Ah ?
Vous comprenez, il y avait des raisons pour hâter le mariage. Mais, à dire vrai, l’affaire m’avait toujours inspiré quelque répugnance. Je suis de nature indépendante et, de plus, facilement dégoûté. Alors, quand le père vint, d’un air gourmé, exiger que je changeasse de nom et de condition sociale et me payasse des titres de noblesse, sans compter d’autres exigences déplaisantes, pour ne pas dire inacceptables, — je reculai dignement, rejetai l’ultimatum et renonçai à la jeune fille. (Tambourinant sur la table et prenant un air recueilli.) Oui, oui, on peut se fier à son destin. Ah ! c’est là une consolante pensée.
Oh ! non ! J’eus beaucoup de fil à retordre. Il s’éleva un terrible haro, où se distinguèrent surtout les plus jeunes membres de la famille. Je dus me battre avec sept d’entre eux. C’est une passe que je n’oublierai jamais, bien que j’en sois sorti sain et sauf. Il y eut du sang versé ; mais ce sang ne fit que donner plus de valeur à ma personnalité et affermir ma foi dans le destin.
Votre conception de la vie vous élève au rang des penseurs. Là où le vulgaire ne voit que des faits isolés parmi lesquels il tâtonne et s’égare, vous parvenez à vous faire une vue d’ensemble, Vous possédez une norme certaine que vous appliquez à toute chose. Vos jugements acérés, pénétrants, semblent autant de rayons émanant tous d’un même foyer. — Et vous n’avez jamais fait d’études ?
Je vous l’ai dit, je ne suis qu’un autodidacte. Je n’ai rien appris systématiquement, mais j’ai réfléchi, spéculé et lu un peu de tout. Ayant commencé tard, je n’avais pas le loisir de tout piocher à fond. Aussi ai-je été réduit à n’apprendre l’histoire que par fragments. Et comme, par le temps qui court, il nous faut quelques certitudes, j’y ai ajouté un peu de religion, également par bribes. C’est plus facile à avaler, et l’important, après tout, n’est pas d’absorber un tas de doctrines, mais de choisir celles qui peuvent nous servir à quelque chose.
Voilà qui s’appelle être pratique.
Au reste, mes amis, souvenez-vous de ma carrière. Où en étais-je quand je suis venu dans l’Ouest ? J’étais un pauvre diable sans sou ni maille, peinant cruellement pour gagner un morceau de pain. C’était dur, vous pouvez m’en croire. Mais on aime la vie malgré tout, et la mort est toujours amère. J’ai résisté ayant l’écorce dure, et comme vous voyez, mes amis, la fortune m’a été propice, le destin m’a souri. Dix ans plus tard on m’appelait le Crésus des armateurs de Charlestown, et mon nom courait de port en port. J’avais la chance à bord.
Quel était votre trafic ?
Fi donc !
Peste, l’ami Gynt !…
L’entreprise vous semble d’une morale hasardée ? Eh ! tel a bien été mon propre sentiment. Je la trouvais même absolument odieuse. Mais, voyez-vous, une fois le premier pas franchi, il en coûte de retirer son épingle du jeu. Il est difficile de couper court, tout d’un coup, à une affaire où des milliers d’intérêts se trouvent engagés. En général, il me répugne de couper court. J’avoue cependant n’avoir jamais été indifférent à ce qu’on appelle les conséquences finales. Chaque fois que j’ai passé les bornes du permis, je m’en suis senti quelque peu incommodé. Et puis je commençais à vieillir ; je frisais la cinquantaine et voyais mes cheveux grisonner peu à peu. Tout en jouissant d’une parfaite santé, j’étais, de temps en temps, obsédé par une idée pénible. « Qui sait, me demandai-je, quand doit sonner l’heure des grandes assises qui sépareront les boucs des agneaux ? » Que faire ? Je ne pouvais discontinuer mon trafic de Chine. Je cherchai donc un biais et nouai, avec ce pays, des relations d’une autre espèce. Tous les printemps, je continuai à lui fournir des idoles ; mais, quand venait l’automne, j’embarquai pour la côte chinoise une cargaison de prêtres munis de tout le nécessaire, tricots, bibles, riz et rhum.
Vous retiriez du profit de ce trafic ?
Bien entendu. La combinaison réussit. Ils firent leur métier à merveille. Pour chaque idole vendue, il y eut un couli baptisé, en sorte que les deux effets se neutralisaient mutuellement. La mission ne chôma jamais ; les dieux colportés étaient tenus en échec par les missionnaires.
Eh bien ! et la marchandise africaine ?
Là encore ma morale finit par triompher. Je compris qu’un tel commerce ne valait rien à des gens de mon âge. On ne connaît pas l’heure de sa mort, sans compter tous les pièges que nous tendaient nos philanthropes et les dangers de naufrages et d’avaries. Tout cela bien pesé, je me dis : « Peer, il est temps de carguer les voiles et de réparer ses torts. » Alors je m’achetai une propriété dans l’Amérique du Sud et gardai pour moi la dernière cargaison de chair humaine, qui se trouva être de la marchandise de première qualité. Ils se plurent à mon service et y devinrent gros et gras, en sorte que, eux et moi, tout le monde fut content. Je puis me vanter de les avoir traités en frères. J’y trouvai d’ailleurs mon profit. Je fis bâtir des écoles afin d’établir parmi eux un certain niveau de vertu et de veiller strictement à son maintien. Au surplus, j’ai fini par me retirer complètement de l’affaire, ayant vendu le plantage, corps et biens. Le jour des adieux, je fis distribuer gratis du grog à tous mes nègres, du plus grand au plus petit. Les vieilles reçurent, en outre, du tabac à priser. Hommes et femmes, tout le monde était gris. De la sorte, et s’il est vrai que quiconque ne fait pas de mal fait du bien, je puis croire effacées toutes les fautes de mon passé et mes péchés balancés par mes vertus.
Quel spectacle réconfortant que celui d’un principe vital sortant ainsi de la nuit des théories pour se dresser, ferme et inébranlable, et défier les contingences extérieures.
Nous autres gens du Nord, nous savons guider
notre barque ! En somme, tout l’art de vivre consiste à fermer son oreille aux insinuations de certain petit reptile.Quel petit reptile, mon ami
Une vilaine bête, toute petite, mais très dangereuse, en ce qu’elle nous entraîne vers l’irrévocable. (Il boit encore.) Or l’art d’oser et le secret du courage tiennent tout entiers dans le précepte suivant : ne jamais faire un pas décisif, avancer prudemment au milieu des embûches de la vie, se souvenir qu’elle ne se borne pas au combat du moment, et avoir derrière soi une ligne de retraite assurée. Cette théorie, qui m’a toujours été d’un grand soutien et a marqué ma carrière à son coin, cette théorie est un héritage de race et de famille.
Vous êtes norvégien, n’est-ce pas ?
D’origine, oui, mais cosmopolite de nature. Je dois ma fortune à l’Amérique, ma bibliothèque aux jeunes écoles allemandes, à la France mes habits, mes manières et ma tournure d’esprit, à l’Angleterre des mains aptes au travail et l’instinct du profit personnel. Les Juifs m’ont enseigné la patience, d’Italie j’ai rapporté un léger goût pour le far niente, et un jour l’acier suédois m’a fait
faire vers mon but un pas inespéré.Vive l’acier suédois !
Honneur à celui qui sait le manier !
(Ils trinquent avec Peer Gynt, dont la tête commence à s’échauffer.)
Tout cela est très bien. Mais je voudrais savoir, Sir, ce que vous comptez faire de tout votre or.
Hem ! Ce que je compte…
Oui, oui, dites-nous cela.
Dame, avant tout, je compte voyager. À Gibraltar, je vous ai pris à bord, pour m’accompagner ; je rêvais d’un chœur d’amis dansant autour de mon veau d’or.
Très spirituellement dit !
Voyons ! on ne tend pas ses voiles pour le seul plaisir de les tendre. Vous devez sans doute avoir
un but. Quel est ce but ?Je veux être empereur.
Vous dites… ?
Empereur !
De quoi ?
Du monde.
Comment cela, mon ami.
Par la toute-puissance de l’or ! Cette idée ne date pas d’aujourd’hui. Elle m’a soutenu, dans toutes mes entreprises. Enfant, mes rêves m’emportaient sur un nuage, et je planais au-dessus des mers. Avant de pouvoir me tenir sur mes jambes, je rêvais déjà de sceptres et de manteaux. Je trébuchais, mais l’idée tenait ferme. N’est-il pas écrit quelque part, je ne sais plus où : « Si tu as conquis le monde, mais que tu te perdes toi-même, ton gain n’est qu’un laurier couronnant un crâne vide ? » C’est bien cela, ou à peu près, et ce ne
sont point là de vaines paroles.Mais qu’est-ce donc, à vrai dire, que ce soi-même dont vous nous parlez, le soi-même gyntien ?
C’est le monde que je porte sous mon crâne et qui fait que je ne suis pas un autre, tout comme Dieu n’est pas le diable.
Ah ! je vois où vous vous voulez en venir !
Quel sublime penseur !
Et quel grand poète !
Le soi-même gyntien, c’est la foule armée des convoitises, des désirs, des passions, — le soi-même gyntien c’est le flot des fantaisies, des exigences, des droits, — c’est tout ce qui gonfle ma poitrine et me fait vivre de ma vie à moi. Et comme Dieu a eu besoin de limon pour devenir maître du monde, j’ai besoin d’or pour devenir empereur.
Pas assez. Ce que j’ai me suffirait à peine pour régner à Lippe-Detmold. Non ! je veux être moi dans toute l’acception du terme, Gynt pour l’univers entier, Sir Peter Gynt de pied en cap !
Posséder toutes les beautés du monde !
Du Johannisberger centenaire !
Tout l’arsenal de Charles XII !
Il s’agit seulement de trouver quelque occasion à exploiter.
Elle est toute trouvée. Et c’est sur elle que nous portons le cap. Ce soir, nous cinglons vers le nord. Les journaux m’ont apporté une grande nouvelle. (Il se lève, le verre en main.) Décidément la fortune est aux audacieux.
Allons ! dites ! Qu’est-il arrivé ?
Comment ! Les Grecs… ?
… sont en pleine révolte.
Hourrah !
Et les Turcs dans de mauvais draps. (Il vide son verre.)
En Grèce ! La gloire nous tend les bras ! Je lui porte le secours des armes françaises !
Je l’encouragerai… à distance.
Je lui ferai des fournitures !
En avant ! J’irai à Bender ramasser les éperons de Charles XII !
Pardonnez-moi, mon ami, de vous avoir un instant méconnu !
Imbécile que j’étais, je vous prenais presque
pour un drôle !C’est trop dire, tout au plus pour un farceur.
Et moi, mon vieux, pour un exemplaire de la pire racaille yankee ! — Pardonnez-moi !
Nous nous sommes tous trompés.
Ah ça ? Que me chantez-vous là !
La voici, dans toute sa splendeur, l’armée gyntienne des convoitises, des désirs, des passions !
Voilà donc, monsieur Gynt, ce que vous appelez être !
Être un Gynt et faire honneur à son nom !
Voyons… m’apprendrez-vous… !
Comment ? Vous ne comprenez pas ?
Qu’on me pende si je sais ce que vous voulez
dire !Allons donc ! N’allez-vous pas, avec armes et bagages, porter secours aux Grecs ?
Moi ? Ah ! non, par exemple ! Je suis du côté des forts, et c’est aux Turcs que je prêterai mon argent.
Impossible !
Quelle agréable plaisanterie !
Écoutez, Messieurs, il vaut mieux que nous nous
séparions avant que le dernier reste de notre amitié s’évanouisse en fumée. Quand on n’a rien, on
ne craint pas les risques, et il n’est meilleure chair
à canon que les gens ne possédant pour tout bien
que le peu de terre collée à leurs chaussures. Mais
quand on est en rade comme moi, on n’aventure
pas ainsi sa mise. Allez en Grèce, si vous voulez.
Je vous armerai gratis et vous enverrai à terre.
Plus vous activerez l’incendie, plus je pourrai
tendre mon arc. Luttez bravement pour la liberté
et le droit ! Allez-y ! Faites pleuvoir sur les Turcs
tous les feux de l’enfer et trouvez une noble fin au
bout d’une lance de janissaire. Mais permettez-moi de ne pas vous accompagner. (La main sur sa poche.)
J’ai de l’or et je suis moi-même, Sir Peter Gynt.
(Il ouvre son parasol et entre dans le bois, où l’on voit des hamacs suspendus.)
Quel cochon !
Faut-il manquer d’honneur…
Passe encore pour l’honneur. Mais songez un peu à ce que nous gagnerions si le pays s’affranchissait !
Je me voyais déjà couronné de lauriers par de belles femmes grecques !
Je me voyais, de mes mains suédoises, ramassant les grands éperons du héros !
Moi, je voyais, régnant sur des terres et des mers lointaines, la culture de ma grande patrie !
Et le positif donc ! C’est encore là la plus dure des pertes. Goddam ! J’en pleurerais pour un peu ! Je me voyais propriétaire de l’Olympe, dont les flancs, s’il faut en croire la tradition, recèlent des mines de cuivre. On pourrait reprendre l’exploitation. Et cette fameuse fontaine de Castalie ! Ne peut-on pas, en comptant toutes les cascades, l’évaluer, au bas mot, à mille chevaux-vapeur ?
J’irai quand même. Mon acier suédois vaut tout l’or des Yankees !
C’est possible. Mais nous nous fondrons dans les rangs, nous disparaîtrons dans la masse. Et dès lors où sera le profit ?
Tudieu ! échouer ainsi en vue du port !
Et dire que cette maudite boîte contient tout l’or que ce nabab a fait suer à ses nègres !
Une grande idée ! Partons ! En mer ! Son empire a vécu ! Hourrah !
Que comptez-vous faire ?
M’emparer du pouvoir ! L’équipage est facile à
gagner. En avant ! J’annexe le yacht !Comment… ? vous… ?
Je raffle tout ! (Il se dirige vers le yacht.)
Mon intérêt m’ordonne d’en prendre ma part. (Il le suit.)
Ah ! le gueux !
Une vraie canaille ! Mais enfin… (Il suit les deux autres.)
Il faut bien que je les suive. Mais je proteste en face du monde entier ! (Il se dirige du même côté.)
(Un autre point de la côte. Clair de lune. Des nuages traversent le firmament. Au loin, le yacht marche à toute vapeur.)
(Peer Gynt longe la côte en courant. Tantôt il se pince le bras, tantôt il fixe ses regards sur la mer et l’horizon.)
C’est une vision, un cauchemar ! Je vais me réveiller ! Il marche comme une flèche vers le large ! Mais non, je rêve, je dors, je suis ivre ! (Se tordant les mains.) Il est impossible que je meure ainsi ! (S’arrachant les cheveux.) Un rêve ! Je veux que ce soit un rêve ! Ah ! c’est épouvantable ! Brrr : Et pourtant c’est vrai ! Coquins d’amis ! Écoute-moi, Seigneur ! Tu es la sagesse, la justice même ! J’en appelle à toi ! (Tendant les bras au ciel.) C’est moi, Peer Gynt ! Regarde-moi, Seigneur ! Père, prends-moi sous ton aile, ou je périrai ! Fais couler la machine, fais affaler le yacht ! Arrête les voleurs. Embrouille le gréement. Écoute-moi ! suspends toutes les autres affaires ! Le monde marchera bien tout seul un moment !… Dieu de Dieu ! Il ne m’entend pas ! Sourd comme toujours ! C’est raide, ça ! Un Dieu à bout de ressources ! (Faisant un signe vers le ciel.) Psst ! J’ai lâché le plantage, le commerce des noirs, j’ai envoyé des missionnaires en Chine ! Service pour service ! Viens à mon aide !
(Un jet de flamme jaillit de la cheminée du yacht ; une épaisse fumée l’enveloppe ; on entend une sourde détonation. Peer Gynt pousse un cri et s’affaisse sur le sable. Au bout d’un instant, la fumée se dissipe. Le yacht a disparu.)
Le châtiment ! Tout a sombré ! Plus un chat ! Béni soit le coup du sort ! (Ému.) Un coup du sort ? Non. C’est plus que cela. Ils périssent et je suis sauvé. Ô grâces te soient rendues de m’avoir protégé, d’avoir tenu pour moi en dépit de mes torts. (Il respire profondément.) Quel bien cela fait et quelle consolation de se sentir en sûreté, objet d’une protection spéciale. Mais je suis au désert ! Où trouver à manger et à boire ? Bah ! je découvrirai bien quelque chose. Pas de danger ! Il doit y avoir pensé. (Haut, d’un ton insinuant.) Il ne voudrait pas la perte d’un pauvre petit passereau comme moi ! Soyons humble et donnons-lui le temps. Abandonnons-nous au Seigneur et faisons bonne contenance. (Bondissant sur ses jambes avec terreur.) Quel est ce grognement dans les roseaux ? Un lion peut-être ! (Claquant des dents.) Non ; ce n’était pas un lion. (Se remettant.) Mais si, c’est un lion ! Ces bêtes se tiennent à l’écart. C’est qu’il ne fait pas bon de s’attaquer à son Seigneur et maître ! Elles ont de l’instinct et sentent bien qu’il ne faut pas jouer avec le feu… N’importe ! Cherchons un arbre. Je vois là-bas des palmiers, des acacias. En grimpant sur l’un d’eux, je serai en sûreté. Si seulement je savais quelques cantiques… ! (Il grimpe sur un arbre.) « Le soir ne ressemble pas au matin. » On a souvent médité sur cette profonde sentence. (Se mettant à l’aise.) Qu’il fait bon de se sentir ainsi l’âme haute ! Une noble pensée vaut mieux que toutes les richesses du monde. Fions-nous à Lui. S’il me tend le calice des douleurs, Il sait ce que je suis capable d’absorber et n’exigera pas davantage. Il a pour moi un cœur de père. (Bas avec un soupir et un regard de regret vers la mer.) Mais, hélas ! Il n’est guère économe !
(Il fait nuit. Un camp marocain sur les confins du désert. Des guerriers sont couchés autour d’un feu de bivouac.)
Parti, le cheval blanc de l’empereur !
Volé, le costume sacré de l’empereur !
Cent coups de triques aux talons pour chacun de vous, si le voleur échappe !
(Les guerriers sautent à cheval et partent au galop dans toutes les directions.)
(L’aube. Bouquets d’acacias et de palmiers.)
(Peer Gynt, grimpé sur un arbre, dont il a cassé une branche, s’en sert pour se défendre contre une bande de singes.)
Grand Dieu ! quelle nuit ! (Faisant le moulinet.) Tu es encore là, toi ! Malédiction ! Voici qu’ils me lancent des noix de coco. Non, c’est autre chose. Quelles dégoûtantes bêtes que ces singes ! il est écrit : « Ose et combats ! » Mais je n’en puis plus. Je suis las, accablé. (Se secouant avec impatience.) Il faut en finir ! Je vais attraper un de ces gaillards, le pendre et l’écorcher pour entrer dans sa peau. Les autres me prendront alors pour un des leurs. Un homme, après tout, est bien peu de chose, et il faut savoir se plier aux situations. Encore un essaim ! Il en fourmille ! Racaille, va ! Hou, hou ! Ils se démènent comme des enragés. Ah ! que n’ai-je sous la main ne fût-ce qu’une queue ou quoi que ce soit qui me donne un faux air d’animal. Bon ! qu’est-ce qui remue là au-dessus de ma tête ? (Il regarde.) Oh ! ce vieux, les pattes pleines de Crotte ! (Il se pelotonne anxieusement et se tient coi un instant. Le singe fait un mouvement. Peer Gynt se met à le flatter, comme un chien.) Eh ! c’est toi, mon vieux toutou ! Il est gentil tout plein ! Il n’y a qu’à le prendre par la douceur. Il ne va pas me jeter tout cela. Fi donc ! C’est moi, turlu, tu, tu ! Nous sommes bons amis ! Hé, hé ! tu vois, je sais ta langue. Toutou et moi, nous sommes cousins. Toutou aura du sucre demain ! Ah ! canaille ! J’ai attrapé tout le paquet ! Pouah ! c’est écœurant !… Ou peut-être était-ce du manger ? Cela avait un goût indécis. Le goût, d’ailleurs, est affaire d’habitude. Je ne sais quel sage l’a dit : « On mange, on crache, et l’on espère qu’on s’y fera. » Voici la marmaille maintenant ! (Il se défend.) C’est tout de même vexant pour l’homme, ce roi de la création… Au secours, au secours ! Le vieux était odieux, mais les petits sont pires !
(Heure très matinale. Une plaine rocheuse d’où l’on aperçoit le désert. D’un côté, une crevasse profonde conduisant à un antre.)
(Un voleur et un receleur se tiennent à l’entrée de la crevasse, avec le cheval et le costume de l’empereur. Le cheval, richement harnaché, est attaché à un roc. Au loin, on aperçoit des cavaliers.)
Des fusils, des lances !
Sauvons-nous ! Mais où ?
Ça sent les potences
Et la corde au cou.
Graine de voleur
Pour le vol est née.
Fils de receleur
Suit sa destinée.
Ton chemin suivras,
Toi-même, seras.
Gare à notre tête !
Chut ! j’entends des pas !
Cachons-nous là-bas,
Et gloire au Prophète !
(Ils disparaissent dans l’antre, en abandonnant leur butin. On perd de vue les cavaliers.)
Oh ! la radieuse matinée ! Le scarabée roule ses œufs, et le colimaçon montre ses cornes. Le matin arrive chargé d’espoirs dorés. De quelle merveilleuse puissance la nature n’a-t-elle pas doté les rayons du jour levant ! On se sent, tout à coup, si sûr de soi. Le courage vous vient ; on affronterait un taureau furieux. Autour de moi, quel silence ! Ah ! ces joies agrestes, comment ai-je pu les méconnaître si longtemps ? S’enfermer dans les grandes villes, s’y faire bousculer par la canaille ! Voici des lézards qui zigzaguent au soleil et hument l’air sans penser à rien. L’innocence règne partout jusque dans la vie des bêtes. Chacune suit les lois faites par le Créateur et conserve le sceau qu’il lui a imprimé. Chacune est elle-même, dans ses jeux comme dans ses luttes, elle-même, telle qu’au premier jour de la création. (Prenant son binocle.) Un crapaud. Il semble emmuré dans le roc, avec un petit trou pour y passer la tête. Par cette fenêtre, il regarde le monde et se suffit à lui-même (Il réfléchit.) Se suffire à soi-même ? Où donc ai-je lu cela ? Comme enfant, je crois, dans un vieux grimoire. Était-ce le Livre de famille ? ou la Clavicule de Salomon ? C’est vexant ! Je remarque qu’en vieillissant je perds peu à peu la mémoire des temps et des lieux. (Il se met à l’ombre et s’assied.) Il fait frais ici. On peut se détendre. Voici des fougères à racine comestible. (Il en goûte une.) C’est bon pour les bêtes. Mais n’est-il pas écrit : « Tu vaincras ta nature. » Et plus loin : « Qui s’élève sera abaissé et qui s’abaisse sera élevé. » (Inquiet.) Élevé ? C’est ce qui m’attend : il ne peut en être autrement. Le destin m’aidera à sortir d’ici et à retrouver mon chemin. Ceci n’est qu’une épreuve. Après elle, viendra le salut, si seulement le Seigneur me donne des forces. (Il tâche d’éloigner ses pensées, allume un cigare, s’étend par terre et contemple le désert.) Quelle solitude immense, illimitée ! Une autruche que j’aperçois là-bas, et c’est tout. Quel dessein Dieu pouvait-il bien avoir en créant cet espace vide et inanimé ? Cette étendue sans bornes ou pas une source de vie ne jaillit, où tout est brûlé, aride, inutile, ce morceau de globe à jamais inculte, — ce cadavre qui, depuis que le monde est né, n’a rien rapporté au Créateur, pas même un simple merci. Pourquoi tout cela ? La nature n’est que gaspillage. Là-bas, à l’est, cette surface étincelante, est-ce la mer ? Impossible ! C’est un mirage. La mer est à l’ouest. Elle déferle contre une digue de collines qui la sépare du désert. (Frappé d’une idée.) Une digue ? Mais alors je pourrais… ? La chaîne est étroite. Une digue ! Il suffirait de la rompre en creusant un canal pour qu’un flot de vie vint inonder le désert ! Et bientôt tout ce bassin incandescent ne sera plus qu’une vaste mer d’où émergeront les oasis transformés en îles fécondes. Au nord, l’Atlas verdoyant s’élèvera en falaise et, vers le sud, là où passent aujourd’hui les caravanes, des embarcations aux voiles éployées traceront leurs sillons. Une brise vivifiante chassera les miasmes torrides, une fraîche pluie descendra des nuages, et les palmiers se balanceront autour des villages populeux. Plus loin, au sud du Sahara, s’étendront des provinces maritimes, berceau d’une nouvelle culture. La vapeur animera les usines de Tombouctou. Bornou sera colonisé du jour au lendemain, sans risque aucun ; l’explorateur montera en wagon et se laissera emporter vers le haut Nil, à travers le pays de Gabés. Sur un riche oasis, au milieu de mon Océan, j’introduirai la race norvégienne. Le peuple d’Hallingdal est presque de sang royal ; un croisement arabe fera le reste. En amphithéâtre, au-dessus d’une baie, je bâtirai Peeropolis, ma capitale. Le monde a fait son temps : une nouvelle ère commence : celle de la Gyntianie, de ma terre naissante ! (Bondissant.) Des capitaux, et la chose est faite ! Il me faut une clef d’or pour ouvrir les écluses ! En guerre contre la mort ! Forçons l’infâme grippe-sou à livrer le trésor captif ! Un souffle de liberté traverse tous les peuples. Comme l’âne dans l’arche, je pousserai un braiement qui retentira dans le monde entier. Et j’apporterai le baptême de leur affranchissement à ces côtes superbes arrachées au néant qui les emprisonne. En avant ! À moi les capitaux de l’Orient et de l’Occident ! Mon royaume, — ou plutôt la moitié de mon royaume pour un cheval ! (Le cheval hennit.) Un cheval ! Des habits ! Des parures ! Des armes ! (S’approchant.) Impossible ! Et pourtant vrai ! Eh bien, non ! j’ai lu quelque part que la foi transportait les montagnes, — mais qu’elle transportât les chevaux !… Suis-je sot ! En voici un : le fait est positif. Ab esse ad posse, et coetera, ma foi ! (Il endosse le costume par-dessus ses habits et se contemple.) Sir Peer, — et Turc par-dessus le marché ! Vrai ! on ne sait jamais ce qui peut arriver. Hardi ! mon beau coursier ! (Il monte en selle.) Des étriers d’or pour y passer mon pied ! Ferme en selle, c’est la marque des gens de race ! (Il disparaît au galop du côté du désert.)
(Dans une oasis, sous une tente de scheïk arabe, Peer Gynt, en habits orientaux, étendu sur un moelleux divan, prend du café en fumant un chibouque. Devant lui, dansent et chantent Anitra et un chœur de jeunes filles.)
Gloire, gloire au Prophète,
Maître du temps, Seigneur de l’inconnu,
Qui vers notre douce retraite
Par la mer de sable est venu.
Gloire au Prophète, au Seigneur infaillible !
Poussé par le Ciel et les vents,
Il vient vers notre ombre paisible,
Sur la mer des sables mouvants.
Flûtes, chantez vos airs de fête,
En l’honneur du divin Prophète !
Il vient, monté sur sa cavale
Blanche comme un fleuve de lait.
Baissez votre front dévoilé !
Son œil de flamme est doux comme une étoile ;
Mais nul mortel ne put jamais
En supporter les rayons enflammés.
Par le désert aride,
Il vient et tout s’épanouit,
Lorsque sa robe d’or reluit ;
Il tourne bride :
Le jour s’éteint, et, dans la nuit,
Le simoun se lève, torride,
Sur le désert aride.
De la Kaaba vide
Il ne reste plus rien,
Car c’est à nous qu’il vient.
Flûtes, chantez vos airs de fête,
En l’honneur du divin Prophète !
(Les jeunes filles dansent sur un air joué en sourdine.)
Il est écrit : « Nul n’est prophète en son pays », et c’est bien vrai. Comme je me plais mieux ici qu’au milieu des armateurs de Charlestown ! Il y avait, là-bas, quelque chose qui sonnait faux, quelque chose d’étranger à ma nature, d’obscur au fond. Je m’y suis toujours senti dépaysé, étranger à mon métier. Aussi qu’allais-je faire dans cette galère ? Pourquoi m’entêter dans cette fourmilière ? Quand j’y pense maintenant, je n’y comprends rien. Ça s’est trouvé ainsi, voilà tout.
Être soi-même par la puissance de l’or, c’est bâtir sa maison sur le sable. Le vulgaire rampe et remue la queue devant votre montre et vos bagues, tire de grands coups de chapeau à votre épingle de cravate ; mais épingle, montre et bagues, ce n’est pas vous. — Prophète, voilà qui est clair, au moins ! C’est une position, ça ! On sait où l’on en est. Si l’on est fêté, c’est pour soi-même et pas pour ses guinées. On est ce qu’on est, tout simplement ; on ne doit rien à la chance, au hasard ; on n’a que faire de concessions ni de patentes. — Prophète ! Ma foi ! ça me convient. Et cela m’est venu d’une façon si imprévue, rien qu’en traversant le désert. On avait volé le cheval et les habits de l’empereur du Maroc. Les voleurs, poursuivis, les ont abandonnés. J’ai ramassé les habits, enfourché la monture, et me voici, paré de mes nouveaux atours, au milieu de ces enfants de la nature. « C’est le Prophète ! » Pour eux la chose est claire. Mon intention n’était certes pas de les tromper. Mentir et prophétiser, ça fait deux. Et puis, je peux toujours me retirer à temps. Ce n’est pas dangereux. Je ne suis lié par rien. L’affaire a, pour ainsi dire, un caractère privé. Je puis m’en aller comme je suis venu. Mon cheval est prêt. En
un mot, je suis maître de la situation.Prophète et maître !
Que veut mon esclave ?
Des fils du désert sont là, devant la tente, demandant à contempler ta face.
Halte ! Dis-leur de se tenir à distance. Je ne veux entendre leurs prières que de loin. Dis-leur encore que je ne souffrirai pas d’hommes sous ma tente ! — Les hommes, mon enfant, c’est une misérable espèce, un rebut immonde ! Ô Anitra ! Tu ne sais pas combien ils ont chipé… hem ! je veux dire péché, mon enfant ! Allons ! en voilà assez ! Dansez, ô femmes ! Le Prophète veut chasser les souvenirs pénibles.
Le Prophète très bon pleure et se désespère
Sur les péchés commis par les fils de la terre.
Le doux Prophète aux cœurs par le mal engourdis
Rendra vie et chaleur au sein du Paradis.
Ses jambes remuent, remuent comme baguettes de tambour. Eh, eh ! elle est apétissante, la petite drôlesse. Des formes quelque peu extravagantes, en désaccord avec les règles du beau. Mais qu’est-ce que la beauté ? Une convention, une monnaie qui n’a cours qu’en temps et lieu. Il faut de l’extravagance à qui est blasé sur la règle. Les pieds ne sont pas très propres, les bras non plus. Mais ce n’est pas un défaut, à vrai dire. Cela tient au genre. — Écoute, Anitra !
Ton esclave t’écoute !
Tu es séduisante, mon enfant. Le Prophète est ému. T’en faut-il une preuve ? Je te fais houri en mon paradis !
C’est impossible, ô maître !
Ah ! ça !… Penses-tu que je mens ? Sur ma tête, c’est très sérieux !
Mais je n’ai pas d’âme.
Tu en auras une.
C’est mon affaire. Je ferai ton éducation. Pas d’âme ? Assurément tu es ce qui s’appelle une brute ; je l’ai remarqué avec peine. Mais, bast ! il y a toujours en toi assez de place pour une âme. Viens ici, que je te mesure le crâne. Mais oui, il y a assez de place. Je le savais d’avance. Tu n’arriveras jamais bien loin. Je ne te promets pas une âme très profonde. Mais qu’est-ce que ça fait ? Tu en auras toujours assez pour ton usage personnel.
Le Prophète est bon.
Tu hésites ? Parle !
C’est que j’aimerais mieux…
Allons, dis tout, sans crainte !
Je ne me soucie pas trop d’avoir une âme. Donne-moi plutôt…
Quoi ?
Anitra ! Vraie fille d’Ève ! Je subis ton charme magnétique. Car je suis homme, après tout, et, comme dit un auteur estimé, « l’éternel féminin m’attire ».
(Clair de lune. Un bois de palmiers devant la tente d’Anitra.)
(Peer Gynt est assis sous un arbre, un luth arabe à la main. Il s’est fait couper les cheveux, tailler la barbe et semble considérablement rajeuni.)
Quand je quittai mon temple, un jour,
Et m’en allai, l’âme volage,
Fermant ma porte à double tour,
En quête d’un nouvel amour,
Des belles pleuraient sur la plage.
Moi, je m’en fus, la voile au vent,
Bravant les flots et la distance,
Au pays du sable mouvant,
Et du mirage décevant,
Et du palmier qui se balance.
Lorsqu’enfin j’eus touché le port,
Je brûlai mon vaisseau rapide
Et m’élançai plus vite encor
Sur une bête au libre essor
À qui j’avais lâché la bride.
Anitra ! je te trouve enfin,
Fille au corps souple, au pied agile,
Mets exquis, breuvage divin,
Plus capiteuse que le vin
Qui de la palme se distille !
(Il met le luth en bandoulière et s’avance de quelques pas.)
Tout se tait ! Sans doute, la belle tend l’oreille, écoutant ma chanson ? Peut-être, sans voile et sans atours, m’observe-t-elle, cachée derrière ce rideau Chut ! j’entends comme le bruit d’un bouchon qui saute. Encore ! encore ! Serait-ce un soupir d’amour ? ou plutôt un chant ? Non ! c’est un ronflement très distinct. Quelle musique ! Anitra dort ; rossignol suspends tes trilles ! Il t’en coûterait cher si tes vocalises… Eh bien, non ! va toujours, comme dit le livre ! Le rossignol est un chanteur. N’en suis-je pas un aussi ? L’un et l’autre, à l’appât de nos sons harmonieux, nous prenons les petits cœurs délicats et tendres. La nuit sereine est faite pour le chant. Le chant est notre élément commun. Pour Peer Gynt comme pour le rossignol, chanter c’est être soi-même. Qu’elle dorme, la charmante fille, n’est-ce pas le comble du bonheur pour un amoureux de ma trempe ? La suprême félicité n’est-elle pas de tendre la lèvre sans toucher au calice ? Mais la voici : c’est elle ! Eh bien ! ma foi, j’aime mieux
cela !Tu m’appelles dans la nuit, ô maître ?
Mais oui ! le Prophète t’appelle. Je ne sais quel bruit d’enfer m’a réveillé en sursaut. On aurait dit un hallali. À moins que ce ne fût un concert de chats.
Non, seigneur, ce n’était pas un hallali. C’était bien autre chose.
Quoi donc ?
Épargne-moi, je t’en supplie !
Parle !
Ne me fais pas rougir.
Était-ce peut-être ce qui me remplissait tout entier au moment où je te donnai mon opale.
Fi, seigneur ! Te comparer, ô lumière du monde,
à un affreux chat, à une bête dégoûtante !Eh ! mon enfant, en matière d’amour, un matou peut valoir un Prophète.
Le miel d’un fin badinage coule de tes lèvres, ô maître.
Petite amie, tu es comme toutes les femmes, prête à juger les grands hommes sur leur apparence. Je suis badin, au fond, surtout dans le tête-à-tête. Ma situation m’impose un masque ; je subis la contrainte de mes devoirs professionnels. En vrai prophète, je suis parfois abrupt, mais en paroles seulement. Trêve de cette comédie ! Je le répète, dans l’a parte, je suis Peer, celui que je suis. Allons ! foin du Prophète, et prends ce moi-même que je t’offre ! (Il s’assied sous un arbre et l’attire sur ses genoux.) Viens, Anitra ! délassons-nous sous l’éventail des palmes verdoyantes. Tu souriras aux paroles que je te chuchoterai. Puis nous changerons les rôles, et ce sera à moi de sourire, tandis que tes lèvres vermeilles chuchoteront l’amour.
Chacune de tes paroles est douce comme un
chant, quoique je ne les comprenne guère. Dis-moi, Seigneur, est-ce en t’écoutant que je trouverai une âme ?L’âme, souffle et lumière du verbe, te viendra plus tard, ma fille. Quand, en lettres d’or, sur le fond rose de l’Orient, apparaîtront ces mots : Voici le jour, alors commenceront les leçons ; ne crains rien, tu seras instruite. Mais je serais un sot de vouloir, dans le calme de cette tiède nuit, me parer de quelques haillons d’un vieux savoir usé, pour te traiter en maître d’école. Après tout, le principal, quand on y réfléchit, ce n’est point l’âme, c’est le cœur.
Parle seigneur. Quand tu parles, il me semble voir comme des lueurs d’opale.
La raison poussée à l’excès est de la bêtise. La poltronnerie s’épanouit en cruauté. L’exagération de la vérité, c’est de la sagesse à l’envers. Oui, mon enfant, le diable m’emporte s’il n’y a pas de par le monde des êtres gavés d’âme qui n’en ont que plus de peine à voir clair. J’ai connu un individu de cette sorte, une vraie perle pourtant, qui a manqué son but et perdu la boussole. Vois-tu ce désert qui entoure l’oasis ? Je n’aurais qu’à agiter mon turban pour que les flots de l’Océan en comblassent toute l’étendue. Mais je serais un imbécile de créer ainsi des continents et des mers nouvelles. Sais-tu ce que c’est que de vivre ?
Enseigne-le-moi.
C’est planer au-dessus du temps qui coule, en descendre le courant sans se mouiller les pieds, et sans jamais rien perdre de soi-même. Pour être celui qu’on est, ma petite amie, il faut la force de l’âge ! Un vieil aigle perd son plumage, une vieille rosse son allure, une vieille commère ses dents. La peau se ride, et l’âme aussi. Jeunesse ! jeunesse ! Par toi je veux régner non sur les palmes et les vignes de quelque Gyntiana, mais sur la pensée vierge d’une femme dont je serai le sultan ardent et vigoureux.
Je t’ai fait, ma petite, la grâce de te séduire, d’élire ton cœur pour y fonder un kalifat nouveau. Je veux être le maître de tes soupirs. Dans mon royaume, j’introduirai le régime absolu. Nous séparer sera la mort… pour toi, s’entend. Pas une fibre, pas une parcelle de toi qui ne m’appartienne. Ni oui, ni non, tu n’auras d’autre volonté que la mienne. Ta chevelure, noire comme la nuit, et tout ce qui, chez toi, est doux à nommer, s’inclinera devant mon pouvoir souverain. Ce seront mes jardins de Babylone. Aussi ne suis-je pas fâché, au fond, que tu n’aies rien sous le crâne. Avoir une âme, cela engage à se contempler soi-même. À ce propos, écoute-moi : si tu veux, je consens, ma foi, à te passer un anneau à la cheville. Cela vaudra mieux pour nous deux. Je te tiendrai lieu d’âme. D’ailleurs, rien ne sera changé. (Anitra ronfle.)
Quoi ? Elle dort ! Mes paroles auraient-elles glissé sur elle sans la toucher ? Non ! Tel est le pouvoir de mes discours amoureux qu’ils l’ont, comme un courant rapide, emportée au loin, jusqu’au pays des rêves.
(Il se lève et couvre de bijoux le sein d’Anitra.)
Voici des colliers ! En voici encore. Dors, Anitra, et pense à Peer !… Dors ! En dormant, tu as conquis une couronne impériale. Cette nuit, Peer Gynt a triomphé par la seule vertu de son moi.
(Le chemin des caravanes. L’oasis se perd dans le lointain.)
(Peer Gynt galope sur son cheval blanc, tenant Anitra devant lui.)
Lâche-moi ou je mords !
Petite folle !
Ce que je veux ? Jouer à l’aigle et à la colombe ! T’enlever ! Faire des folies !
N’as-tu pas honte ? Un vieux Prophète !…
Ah ! bast ! il n’est pas vieux, le Prophète, et tu n’es qu’une sotte. Est-ce là un signe de vieillesse ?
Lâche-moi ! Je veux rentrer !
Coquette ! Tu veux rentrer ? Vraiment ? Chez qui ? Chez papa ? De libres oiseaux comme nous, échappés de leur cage, n’y rentrent jamais. Et puis, mon enfant, il ne faut pas s’éterniser dans un endroit. On finit par perdre en estime ce qu’on gagne en relations, surtout si l’on se présente en prophète. Il était vraiment temps que cela finît. Ces fils du désert ont des âmes vaillantes. Encens et prières commençaient à manquer.
Oui, mais est-ce vrai que tu sois prophète ?
Je suis ton empereur ! (Il veut l’embrasser.) Eh ! eh !
voyez comme elle se rengorge, la petite linotte !Donne-moi la bague que tu as au doigt.
Prends donc toutes ces babioles, chère Anitra !
Tes paroles sont des chants joyeux !
Quelle ivresse que de se savoir aimé ainsi ! Je veux descendre ! Je veux tenir, comme un esclave, la bride du cheval que tu montes !
(Il lui donne sa cravache et descend de cheval.)
Tu vois, ma rose, ma fleur charmante : je marche dans le sable, dans la poussière, jusqu’à ce qu’un coup de soleil m’étende à tes pieds. Je suis jeune, Anitra, sache-le bien ! Il ne faut pas trop peser mes faits et gestes. Les jeux et les farces sont des traits de jeunesse. Et si ton esprit était moins épais, tu te dirais, ô mon laurier rose, que ton amant est jeune puisqu’il fait des folies.
Oui, tu es jeune. As-tu encore des bagues ?
N’est-ce pas ? Tiens ! tu vois : je saute comme un bouc ! Si j’avais du pampre sous la main, je m’en ferais une couronne. Ma foi, oui, je suis jeune ! Hope-là ! Je veux danser. (Il danse et chante.)
Gentille poulette,
Qui me rends heureux,
Ton coq amoureux
Veut qu’on le becquette.
Tu es tout en sueur, mon Prophète. Tu vas fondre, j’en ai peur. Donne-moi ce lourd paquet qui pend à ta ceinture.
Tendres soucis ! À l’avenir, tu porteras ma sacoche ; les cœurs aimants n’ont pas besoin d’or pour être heureux ! (Il recommence à danser et à chanter.)
Peer Gynt, tête folle,
N’est pas un barbon :
Regarde ce bond,
Cette cabriole !
C’est un plaisir que de voir danser le Prophète.
Ah ! foin du prophète ! Changeons de costume ! Allons ! Ôte ton vêtement !
Ton caftan est trop long, ta ceinture trop large
et tes bas trop étroits.Eh bien !… (Il s’agenouille.) Voyons : fais-moi quelque gros chagrin. Pour tout cœur aimant, il est doux de souffrir. Écoute-moi : quand nous serons dans mon château…
Dans ton paradis… Est-ce bien loin encore ?
Oh ! mille lieues, peut-être…
C’est trop !
Écoute ! je te donnerai l’âme que je t’ai promise.
Merci ! je me passe fort bien d’âme. Mais tu me demandais de te faire un chagrin…
Eh oui ! mort de mon âme : un chagrin violent, mais court. Deux ou trois jours seulement !
Anitra obéit au Prophète ! Bonjour !
(Elle lui donne un fort coup de cravache sur les doigts, tourne bride et part au galop.)
Ah ! de par tous les…
(Même décor. Une heure plus tard.)
(Peer Gynt, avec des mouvements calmes et réfléchis se dépouille pièce à pièce, de ses habits orientaux. Cela fait, il tire de sa poche une petite casquette de voyage, s’en coiffe et reparaît dans son costume européen.)
Voilà le Turc, et me voici moi-même ! Tout ce paganisme ne me valait rien. Heureusement il ne m’a pas, comme on dit, passé dans le sang. Aussi qu’allais-je chercher dans cette galère ? Comme si l’on ne se trouvait pas mieux de vivre en chrétien, de dédaigner les plumes de paon, de ne jamais perdre de vue la loi et la morale, d’être soi-même, enfin, et de mériter, après sa mort, un discours sur sa tombe et des couronnes sur son cercueil. (Il fait quelques pas.) La drôlesse ! Il s’en est fallu de peu qu’elle ne m’eût tourné la tête. Du diable si je sais ce qui me grisait en elle. Heureusement la farce est jouée. Un instant de plus, et j’étais ridicule. J’ai erré, c’est vrai, mais ce qui me calme, c’est que mon erreur tenait à ma situation, et non à ma personne même. C’était un résultat de la vie de prophète, une vie nauséabonde, sans action, sans sel et sans goût. Mauvais métier que celui de prophète ! — Je suis volé, oui, sans doute. Cependant il me reste quelque épargne, un peu d’argent de poche, un dépôt en Amérique. Enfin je ne suis pas sur la paille. Et cette médiocrité est peut-être ce qu’il y a de mieux. Je ne suis plus l’esclave d’un cheval ou d’un cocher. Je ne suis plus chargé de bagages. En un mot, me voici, comme on dit, maître de la situation. Quel chemin vais-je prendre ? Il y en a plusieurs qui s’ouvrent devant moi. Et c’est au choix d’un chemin qu’on distingue les sages des imbéciles. — Je sais ce que je ferai ! Je tâcherai de trouver un volume de Becker, et j’entreprendrai un voyage chronologique. — Il est vrai que mon instruction pèche par la basse, et le mécanisme de l’histoire est chose compliquée. Qu’importe ! C’est en partant au hasard qu’on arrive aux résultats les plus originaux. — Et puis, ça vous élève l’âme de nous poser un but et d’y marcher avec une volonté d’acier ! (Avec émotion.) Briser tous les liens, rompre avec son pays, avec ses amis, jeter ses trésors au vent, dire adieu au doux bonheur d’aimer, tout cela pour arriver aux arcanes du vrai. (Essuyant une larme.) C’est à ce signe qu’on reconnaît le chercheur ! Je suis heureux au-delà de toute expression, car je viens de résoudre l’énigme de ma destinée. Je déserte les sentiers de la vie et m’enfonce dans le passé. À moi les faits et les êtres anciens ! Le présent ne vaut pas un liard. Les hommes sont sans moelle et sans foi. Leurs actes sont veules et leur esprit rampant. Quant aux femmes (haussant les épaules), c’est une bien pauvre engeance. (Il s’en va.)
(Un Jour d’été à l’extrême nord. Une cabane dans la forêt. La porte, ouverte, est pourvue d’une grande serrure et surmontée de bois de cerf. Des chèvres paissent à l’abri de la maisonnette.)
(Devant la cabane, une femme mûre blonde et bien prise, file, assise au soleil.)
Tout un automne encor, tout un hiver aussi,
Un printemps, un été, je vais t’attendre ici.
Tu reviendras enfin quelque jour de l’année,
Et je t’aurai gardé la promesse donnée.
(Elle rassemble les chèvres, puis se remet à son rouet et chante.)
Dieu te garde partout sur ton chemin,
Dieu dirige tes pas, Dieu bénisse ta main !
Si tu reviens ici, j’attendrai sans me plaindre,
Si tu m’attends là-haut, je viendrai t’y rejoindre !
(En Égypte. À l’aube. La statue de Memnon se dresse sur le sable.)
(Peer Gynt arrive en cheminant tranquillement et regarde un instant autour de lui.)
Je pourrais très bien commencer par ici. Me voici donc Égyptien, pour changer, et sans abandonner un seul instant le principe du soi-même gyntien. Après cela, je vais gagner l’Assyrie. En voulant remonter à la création, je me serais perdu. D’ailleurs, je veux me tenir tout à fait en dehors de l’histoire biblique dont je retrouverai ailleurs la trace positive. En examiner, comme on dit, toutes les coutures, cela dépasse mon programme et mes forces. (Il s’assied sur une pierre.) Je me reposerai ici, en attendant patiemment le chant matinal du colosse. Puis, mon déjeuner fini, je ferai l’ascension de la pyramide et, si j’ai le temps, j’en étudierai aussi l’intérieur. Ensuite je ferai à pied le tour de la mer Rouge. Peut-être découvrirai-je sur ses côtes le tombeau du roi Putiphar. Et me voici transformé en un fils de l’Asie. À Babylone, je chercherai les vestiges de ses jardins suspendus et de ses prostituées, glorieux témoignages de sa culture ancienne. Puis, d’un bond, je gagnerai les murs de Troie. De Troie, une ligne maritime conduit directement à la vieille et superbe Athènes. Là, je visiterai en détail le défilé que défendit Léonidas et m’initierai aux grandes écoles de philosophie. Je retrouverai la prison où périt Socrate, cette noble victime… Mais non ! c’est vrai ! le pays est en feu ! Eh bien, ce sera pour plus tard. L’hellénisme attendra. (Il regarde sa montre.) Oh ! mais le soleil se fait bien attendre et le temps presse. Je reviens donc à Troie. C’est là que je m’étais arrêté… (Il se lève et écoute.) Quel est ce murmure étrange ?
(Le soleil se lève.)
(La statue de Memnon chante.)
De la cendre des dieux sont nés avec le temps
Des oiseaux chantants.
Ammon, l’autocrate,
Veut que l’on combatte
Pour rechercher
Le mystère caché,
L’esprit que leur chant récèle,
L’erreur est mortelle !
En vérité ! il me semble que la statue a produit un son ! C’est la musique du passé. J’en ai saisi les ondulations et vais noter le fait, pour l’offrir aux réflexions des savants. (Il note sur son calepin.) « La statue a chanté. J’ai clairement distingué la musique, mais n’ai pas bien compris les paroles. Le tout, d’ailleurs, n’était évidemment qu’une hallucination. À part cela, rien d’important à noter aujourd’hui. » (Il poursuit son chemin.)
(Aux environs de Gizeh. On aperçoit le grand Sphinx taillé dans le roc. Au loin les flèches et les minarets du Caire.)
(Peer Gynt arrive et regarde attentivement le Sphinx, tantôt à travers sa lorgnette, tantôt en s’en faisant une de la main.)
Où diable ai-je déjà aperçu quelque chose qui ressemble à ce type. J’en ai comme un souvenir obscur. Était-ce un être humain ? Et qui cela, en ce cas ? Car il faut que je l’aie rencontré quelque part, au nord ou au midi. Memnon m’a rappelé les Vieux de Dovre, comme on les appelle chez nous. C’est la même attitude raide et compassée, le derrière planté sur un bloc de pierre. Mais la drôle de bête que voici, cet être bâtard, à la fois femme et lion, est-ce aussi une figure de conte ? ou n’est-ce pas une réminiscence ? Une figure de conte ? Eh oui, je le tiens mon bonhomme, tu es le Courbe, celui à qui j’ai asséné un coup de bâton, — en rêve, s’entend ; — j’étais au lit, avec une fièvre. — (Il s’approche.) Les mêmes yeux, les mêmes lèvres, — l’air un peu moins indolent, un peu plus rusé. Tiens, tiens, Courbe, tu as donc l’air d’un lion quand on te voit par derrière, le jour. Sais-tu encore quelques énigmes ? Nous allons voir. Me répondras-tu encore comme la dernière fois ? (Élevant la voix.) Eh ! Courbe, qui es-tu ?
Ach, Sphinx, wer bist du ?
Tiens ! Un écho qui parle allemand ! C’est étrange !
Wer bist du ?
Du pur allemand, ma foi. Je serai le premier à noter une observation si inédite. (Il inscrit dans son calepin.) « Écho allemand. Dialecte berlinois. »
(Begriffenfeld[10] sort de derrière le Sphinx.)Un homme !
Bon ! voilà d’où venait la voix. (Il note.) « Modifié plus tard mes premières conclusions ».
Pardonnez-moi, Monsieur ! Une question vitale ! Qu’est-ce qui vous amène ici ?
Une visite à faire. Je viens voir un ami de jeunesse,
Comment ? Le Sphinx ?
Je le connais d’ancienne date.
Quel bonheur ! Et cela après une nuit comme celle que j’ai passée ! Ah ! mes tempes battent ! La tête va m’éclater ! Ainsi, vous le connaissez ? Répondez ! Mais parlez donc ! Dites-moi ce qu’il est !
Ah ! quel éclair ! J’entrevois l’énigme de la vie. Lui-même, dites-vous ! En êtes-vous sûr ?
Oui. Du moins l’affirme-t-il.
Lui-même ! La grande évolution est proche ! (ôtant son chapeau.) Votre nom, Monsieur ?
Je m’appelle Peer Gynt.
Peer Gynt ! C’est symbolique ! J’aurais pu m’en douter. Peer Gynt ? Cela veut dire l’inconnu, ce qui va venir, ce qui m’a été prédit.
Vraiment ? Vraiment ? Et vous venez me chercher, peut-être ?
Peer Gynt ! Il y a là un mystère, un abîme ! Et, en même temps, quelque chose d’incisif ! Chaque mot est un enseignement profond ! Qui êtes-vous ?
J’ai toujours tâché d’être moi-même. D’ailleurs,
voici mon passeport.Encore un mot énigmatique. (Lui saisissant le poignet.) Au Caire ! J’ai trouvé l’empereur des exégètes !
L’empereur ?
Venez !
Serais-je vraiment connu ?
L’empereur d’une exégèse fondée sur le soi-même !
(Au Caire. Une vaste cour entourée de bâtiments et de hautes murailles. Fenêtres grillées. Cages de fer.)
(Dans la cour trois gardiens. Arrive un quatrième.)
Eh ! Schaffmann ! Où est le directeur ?
Il est parti ce matin avant l’aube.
Je crois qu’il lui est arrivé un désagrément, cette nuit.
Sst ! Le voici !
(Begriffenfeld introduit Peer Gynt, referme la porte et met la clef dans sa poche.)En vérité, voila un homme bien instruit. Presque tout ce qu’il dit dépasse l’entendement. (Regardant autour de lui.) C’est donc là le club des savants ?
Vous les trouverez tous, au grand complet. Le Cercle des Septante, récemment accru de cent trois nouveaux membres. (Il appelle les gardiens.) Michel, Schlingemberg, Schafmann, Fuchs, dans les cages, et plus vite que ça !
Nous ?
Et qui donc, croyez-vous ? Vite, vite ! Puisque le monde tourne, nous tournerons avec lui. (Il les force à entrer dans une cage.) Peer le Grand a fait son entrée, — vous n’avez plus qu’à rejoindre les autres. Je ne vous en dirai pas plus. (Il ferme la cage et jette la clef dans un puits.)
Voyons, mon cher directeur, mon cher docteur…
Ni l’un ni l’autre. Je l’ai été jusqu’à présent.
— Monsieur Peer Gynt, savez-vous vous taire ?
Il faut que je me soulage.Qu’est-ce à dire ?
Promettez-moi de ne pas trembler.
Je tâcherai.
La raison absolue a expiré hier soir à onze heures.
Que Dieu nous vienne en aide !…
C’est très triste, en vérité, et ma situation me rend cet événement particulièrement désagréable. Jusqu’à présent, en effet, cet établissement était considéré comme un hospice d’aliénés.
Un hospice d’aliénés !
C’est fini, vous comprenez !
Je comprends maintenant ? Cet homme est fou !
et personne ne s’en doute ! (Il s’écarte.)Vous comprenez, quand je dis expiré, j’invente. Elle est sortie d’elle-même, sortie de sa peau, comme le renard de mon compatriote Munchausen.
Un instant, s’il vous plaît…
Ou plutôt non, — pas comme un renard, — comme une anguille. Une épingle dans l’œil, — clouée au mur, — elle a gigoté un instant…
Comment me sauver ?
Une incision autour du cou et, hope ! Elle était hors de sa peau !
Fou à lier ! Il a perdu le sens !
Il est clair maintenant que cette fuite sera suivie de toute une révolution sur terre et sur mer. Les gens réputés fous jusque-là se trouvent être, à partir d’hier soir, onze heures, dans un état normal, en pleine possession de la raison, telle qu’elle apparaît dans sa nouvelle phase. Et si nous allons plus loin nous trouverons qu’au même moment tous les gens soi-disant raisonnables sont devenus fous.
Vous parlez d’heure. Cela me rappelle que mon temps est pris.
Votre temps ? Vous m’y faites songer ! (Il ouvre une porte et appelle.) Sortez ! Les temps sont venus ! La raison est morte. Vive Peer Gynt !
Voyons, mon ami !…
(L’un après l’autre, les aliénés viennent dans la cour.)
Bonjour. Saluez l’aurore de votre délivrance. Voici votre roi, votre empereur !
Empereur !
Assurément !
L’honneur est si grand, il dépasse tellement les bornes.
Au moins, donnez-moi un instant de répit !… Je ne suis bon à rien, je suis absolument abruti !
Un homme qui a deviné l’énigme du Sphinx ? Un homme qui est lui-même ?
Eh ! c’est là justement que gît la difficulté. Oui, je suis moi-même, je le suis des pieds à la tête. Mais, ici, si je ne me trompe, on est plutôt hors de soi.
Hors de soi ? Vous vous trompez du tout au tout. On est au contraire diablement soi-même ici. Soi-même et rien que cela. On lance son moi à toutes voiles. Chacun s’enferme en soi-même comme dans un tonneau, c’est dans le puits du soi-même qu’on en durcit le bois, c’est avec le bouchon du soi-même qu’on le ferme hermétiquement, c’est le soi-même qu’on y fait fermenter. Personne n’a de larmes pour les maux d’autrui. Nous-mêmes, mais nous le sommes des pieds à la tête, jusqu’au bout des ongles. Il en résulte que, si nous devons avoir un empereur, vous êtes
l’homme qu’il nous faut. C’est bien clair.Ah ! je voudrais que le diable !…
Allons, courage ! On commence presque toujours par se sentir dépaysé. « Soi-même… » Tenez : je vais vous donner un exemple. Prenons le premier venu de la bande, (À un personnage d’aspect sombre.) Bonjour, Huhu ! Quoi, toujours l’air chagrin, mon garçon ?
Comment être gai quand tant de générations disparaissent incomprises ? (À Peer Gynt.) Tu es étranger. Veux-tu m’entendre ?
Certainement.
Écoute. Là, vers l’est, au loin, s’étend la côte du Malabar ; Hollandais et Portugais y sèment leur culture, au milieu des tribus de vrais Malabarais. Ces tribus ont confondu leurs langues. Elles règnent sans conteste sur le pays entier. Mais, dans les temps anciens, c’est le babouin qui en était le maître. À lui étaient les forêts profondes, où il pouvait se battre, grimacer et brailler à son aise, s’égosillant tant que ça lui plaisait, puisqu’il était chez lui. — Vinrent, hélas ! les hordes étrangères, et c’en fut fait de la langue des bois ; une nuit quatre fois séculaire s’étendit sur le singe infortuné et l’arrêta dans son développement. On sait ce qu’il en advient des peuples ainsi atteints. L’idiome ancien ne résonne plus dans la forêt. On n’y entend plus le grognement primitif. S’agit-il d’exprimer nos pensées, c’est à la parole qu’il nous faut recourir. J’ai tâché de lutter pour la pureté de notre langue sylvestre, de galvaniser le cadavre. J’ai soutenu le droit au cri. J’ai crié moi-même. J’ai démontré le besoin du cri dans les chants populaires. Mais on a bien mal récompensé mes efforts. Maintenant tu dois comprendre ce qui me travaille. Merci de m’avoir prêté l’oreille ! Si tu sais son remède, dis-le-moi !
Il faut, dit-on, hurler avec les loups. (Haut.) Mon cher ami, je crois me souvenir qu’au Maroc vit toute une peuplade de babouins manquant de grammairiens et de poètes. Leur langage ressemble au Malabarais. Vous feriez une belle action et donneriez un noble exemple si, à l’instar de quelques hommes distingués, vous consentiez à vous expatrier pour le plus grand bien de vos compatriotes.
Merci de me prêter l’oreille. Je ferai ce qu’on me conseille. (Avec un geste noble.) L’Orient a repoussé son poète ; il va vers les babouins d’Occident ! (Il s’éloigne.)
Eh bien ! était-il assez lui-même ?
Oui, n’est-ce pas ? Lui, toujours lui ; il en est plein, il ne s’occupe pas d’autre chose. Lui-même dans tout ce qu’il émet. Lui-même justement en ce qu’il est hors de soi. Venez ! Je vous en montrerai un autre, depuis hier soir aussi conforme que le premier aux règles de la raison normale. (À un fellah qui porte une momie sur son dos.) Roi Apis, comment va votre Seigneurie ?
Suis-je donc le roi Apis ?
Je suis incompétent, je l’avoue… Mais, à en juger par le ton…
Tu mens aussi, toi !
Que Votre Seigneurie daigne lui exposer l’affaire.
Très bien. (Il se tourne vers Peer Gynt.) Tu vois celui que je porte sur le dos ? Il se nommait le roi Apis, maintenant il s’appelle momie, et, par surcroît, il est mort. C’est lui qui a bâti toutes les Pyramides, et taillé dans le roc le grand Sphinx, et fait la guerre aux Turcs. Aussi Égypte en a-t-elle fait un dieu qu’elle adorait dans un temple sous la forme d’un bœuf. Eh bien ! le roi Apis, c’est moi ; je vois ça clair comme le jour. Si tu en doutes, je te le prouverai. Un jour que le roi Apis était à la chasse, il descendit de son cheval pour se retirer à l’écart. Le terrain ainsi fertilisé par le grand roi appartenait à mon grand-père. Or ce terrain m’a nourri de son blé. Te faut-il une autre preuve ? J’ai sur la tête d’invisibles cornes. N’est-ce pas une malédiction que personne ne reconnaisse mes titres ? Apis de par ma naissance, aux yeux du monde je ne suis qu’un fellah. As-tu un conseil à me donner ? Donne-le-moi en toute franchise. Mon ambition est de ressembler au grand roi Apis.
Votre Seigneurie n’a qu’à bâtir des pyramides, qu’à tailler un grand Sphinx et qu’à faire la guerre aux Turcs.
Tout cela est bon à dire. Moi, un fellah, un misérable crève-faim ! J’ai bien assez de défendre ma cabane contre les rats et les souris. Allons, trouve quelque chose de mieux, qui me fasse grand sans danger et me donne l’aspect du roi Apis que je porte sur mon dos !
Si Votre Seigneurie essayait de se pendre et si ensuite elle allait sous terre faire le mort, protégée par les limites naturelles d’un bon cercueil ?
C’est parfait ! Ma vie pour une corde ! Vive la potence ! Ce ne sera pas tout à fait ça, pour commencer, mais le temps égalise tout. (Il s’éloigne et se dispose à se pendre.)
En voilà un qui a de l’individualité ! N’est-ce pas, monsieur Peer ? Un homme de méthode !
Oui, oui, mais… Dieu me pardonne ! il se pend pour de bon. La tête me tourne ! J’en serai malade !
Un état de transition. Ça passera vite.
De transition ? Pour en venir où ? Excusez-moi, il faut que je m’en aille.
Êtes-vous fou ?
Pas encore… Fou ? Allons donc !
(Tumulte. Le ministre Hussein, perçant la foule, s’approche d’eux.)
On m’a annoncé qu’un empereur venait d’arriver ici. (À Peer Gynt.) Est-ce vous ?
Il paraît que oui !
C’est bien. Voici des notes auxquelles il faut répondre.
Très bien. Haïe donc ! Allez-y, allez-y toujours !
Voulez-vous me faire l’honneur de me tremper ? (Il s’incline profondément.) Je suis une plume.
Et moi un vieux parchemin impérial.
Mon histoire, seigneur, est bien simple : on me prend pour un sablier, et je suis une plume.
Et la mienne, ô plume, peut se dire en deux mots : je suis une feuille de papier destinée à toujours rester blanche.
Les gens ignorent le parti qu’on peut tirer de moi. Ils veulent tous m’employer à répandre du sable.
J’ai été un livre doré sur tranches dans la main d’une femme. La sagesse et la folie ne sont que des fautes d’impression !
Pensez un peu combien il est désolant pour une plume de ne jamais sentir le fer d’un canif !
Représentez-vous un bouquetin sautant de haut en bas sans jamais s’arrêter, sans jamais toucher terre !
Un canif ! Je suis émoussé, — il faut qu’on me taille, qu’on me racle ! Le monde va périr si l’on ne me fait pas une pointe !
Quel malheur pour le monde que Dieu, en sa
qualité d’auteur, l’ait trouvé si bien fait !Vous voulez un couteau ? En voici un.
Ah ! comme je vais boire de l’encre, et quel bonheur que de se tailler ! (Il se passe le couteau sur la gorge.)
La plume va cracher.
Saisissez-le !
Vous l’avez dit ! Saisissez-moi ! Prenez la plume ! Prenez ! Du papier ! Du papier ! (Il tombe). Je suis émoussé. N’oubliez pas l’épitaphe : « Toute sa vie et jusqu’à sa mort, ce fut une plume usée. »
Que deviendrai-je ? Que suis-je ? O toi, grand ?… viens à moi ! Je suis tout ce que tu voudras, un Turc… un troll… un pêcheur… Mais viens à moi ! J’ai quelque chose de rompu ! (Riant.) Je ne puis pas retrouver ton nom. Viens à moi, ô toi, tuteur de toutes les brutes ! (Il s’évanouit.)
Ah ! voyez comme il brille au soleil !… Il est hors de soi ! C’est le moment de le couronner ! (Il dépose la couronne sur Peer Gynt et s’écrie.) Vive l’empereur du soi-même !
Es lebe hoch der grosse Peer !
ACTE V
(À bord d’un bâtiment longeant la côte de Norvège. Coucher de soleil. Temps houleux.)
(Peer Gynt, vigoureux vieillard, à la chevelure et à la barbe blanches, se tient à l’arrière du navire. Son costume est presque celui d’un marin. Il porte un veston et des bottes à longues tiges. Ses habits sont un peu usés. Il est hâlé. Ses traits ont une expression plus dure. Le capitaine se tient près du gouvernail. L’équipage est à l’avant.)
Voici le vieux Halling, en costume d’hiver, dressant son torse aux rayons du couchant. Comme il se rengorge, le vieillard ! Le Pic du Glacier, son frère, se tient en arrière modestement. Son manteau de glace verdoie toujours au soleil. La Mer de Neige s’étend, gracieuse, comme une vierge en longue robe de lin. Allons, pas de folies, mes vieux gaillards ! Restez où l’on vous a placés. Vous n’êtes, après tout, que des blocs inertes.
Deux hommes au gouvernail ! Hissez la lanterne !
Quelle bise !
Cette nuit nous aurons de l’orage.
Peut-on, du large, apercevoir les Ronden ?
Non, vraiment. Ils sont cachés par la Mer de Neige.
Et Blohœ ?
Non. Mais, quand le temps est beau, on peut, du haut du grand mât, voir le Pic de Galdhœ.
Où est Hasteigen ?
Par là.
Ah ! très bien.
Vous semblez connaître le pays.
Quand je l’ai quitté, j’ai passé par ici. Et les souvenirs du jeune âge sont, dit-on, ceux qui se gravent le mieux dans la mémoire. (Il crache et se remet à regarder la côte.) Ce qu’on voit bleuir là-bas entre les rochers à pic, ces gorges étroites noires comme des tombeaux, et les bords de ces fjords qui débouchent sur l’Océan, c’est donc là… (Au capitaine.) Les maisons y sont rares ?
Oui. Les enclos sont clairsemés.
Serons-nous arrivés avant le jour ?
Je l’espère, si la nuit n’est pas trop mauvaise.
Il y a d’épais nuages du côté du couchant.
Oui.
Dites donc ! vous me rappellerez avant d’aborder, que je compte faire de petites largesses à l’équipage.
Merci !
Ce ne sera pas grand’chose. J’ai été chercheur d’or, mais ce que j’ai trouvé, je l’ai reperdu. La fortune et moi, nous sommes dans de mauvais termes. Vous savez ce que j’ai déposé à bord. C’est
tout. Le reste est au diable.C’est plus qu’il n’en faut pour vous faire une situation chez nous.
Je n’ai pas de famille. Personne n’attend le riche vagabond. Au moins il n’y aura pas de simagrées sur le quai !
Voici le grain qui arrive.
Ainsi, c’est dit : si l’un de vos hommes se trouve dans l’embarras, je ne regarde pas trop à l’argent.
C’est gentil à vous. La plupart d’entre eux ne possèdent qu’un maigre pécule, et tous ont femme et enfants. Ils ne s’en tirent pas facilement avec leurs seuls gages. Ah ! s’ils avaient un peu d’extra en descendant, ce serait une fête dont on parlerait longtemps !
Que me dites-vous là ! Ils sont mariés ? Ils ont femme et enfants ?
Mais oui, tous, du premier jusqu’au dernier. Le plus à plaindre est le cuisinier. Chez lui, c’est la misère noire.
Mariés ? Quelqu’un les attend au foyer ? Quelqu’un se réjouira de les revoir ? Hein ?
Assurément, à la façon des pauvres.
Et le soir de leur arrivée, que se passera-t-il ?
Dame ! Je suppose que la commère, pour une fois, leur préparera un bon repas.
Il y aura une bougie sur la table ?
Peut-être deux. Et une goutte pour faire passer le repas.
Et ils seront là, se chauffant au foyer, avec un bon feu dans l’âtre, au milieu d’enfants en gaieté faisant un tintamarre à ne pas s’entendre ? Le bonheur, quoi ?
Ça se pourrait bien. Aussi, je le répète, est-ce
gentil à vous de leur donner un petit cadeau.Vous croyez ? Ah ça ! me prenez-vous pour un fou ? Pensez-vous que j’aille me ruiner pour faire plaisir aux enfants des autres ? J’ai assez trimé pour gagner mon argent. Je tiens à le garder ! Personne, là-bas, n’attend le vieux Peer Gynt.
Mon Dieu ! Vous en ferez ce que vous voudrez. Votre argent est à vous.
Pardieu ! il est à moi et à personne autre. Sitôt l’ancre jetée, vous me présenterez votre compte. Je paierai mon billet de Panama jusqu’ici et de l’eau-de-vie à l’équipage. C’est tout. Si je donne un sou de plus, capitaine, vous pourrez me cracher au visage.
Je vous dois un reçu et non des outrages. Excusez-moi : voici la tempête.
(Il se dirige vers l’avant. Le ciel s’est entièrement obscurci. On allume des lumières dans la cabine. Le bâtiment roule de plus en plus fort. Brouillard et nuées épaisses.)
De petits êtres turbulents au foyer, des pensées que votre souvenir rend joyeuses, qui vous suivent partout où vous allez ! Qui pense à moi ? Personne ! Ah ! il y aura des bougies sur la table ? Eh bien ! on trouvera moyen de les éteindre ! Je vais les enivrer tous. Il faut que pas un de ces animaux n’ait sa tête à lui en débarquant. Ivres, ils reverront leurs femmes et leurs enfants ! Ils auront des jurons à la bouche. Ils donneront des coups de poing sur la table. Ils feront un boucan d’enfer et une peur folle à ceux qui les attendent. Les femmes s’enfuiront en criant et en traînant leurs enfants derrière elles ! C’en sera fait de leur joie ! (Le bateau penche très fort. Peer Gynt trébuche et a peine à se maintenir sur ses jambes.) Eh ! oh ! Voilà une secousse qui compte. La mer travaille comme si on la payait pour ça. Rien n’est changé dans nos parages du nord. Toujours en butte aux mêmes fureurs ! (Écoutant.) Quel est ce cri ?
Une épave sous le vent !
Tribord la barre ! Serrez le vent !
Y a-t-il quelqu’un sur l’épave ?
Je vois trois hommes !
Il serait submergé. (Il se dirige vers l’avant.)
Qui est-ce qui pense à ces choses-là ? (À quelques hommes.) Sauvez-les, si vous êtes des hommes. Que diantre cela peut-il vous faire de vous mouiller la peau ?
C’est impossible par une mer comme celle-ci.
Vous entendez un cri ? Le vent fait rage ! Eh ! toi, le cuisinier ! À l’eau ! Je te donnerai de l’argent.
Pas pour vingt guinées !
Ah ! chiens que vous êtes ! Misérables capons ! Pensez que ces gens ont des femmes et des enfants qui les attendent au foyer !
Ils prendront patience.
Un coup de mer ! Laissez porter !
On n’entend plus rien…
S’ils étaient mariés comme vous dites, voici le monde plus riche de trois veuves.
(La tempête grandit. Peer Gynt passe à l’arrière du bateau. Il fait nuit. Un passager inconnu, débout à côté de Peer, le salue poliment.)
Bonsoir.
Bonsoir… Hein ?.. Qui êtes-vous ?
Votre compagnon de voyage, pour vous servir.
Tiens ! Je croyais être seul à bord, en fait de passagers.
C’était une erreur. La voilà dissipée.
Il est étrange, en tout cas, que je ne vous aie pas vu avant ce soir.
Vous êtes peut-être malade ? Je vous vois pâle comme un linge.
Mais non. Je me porte à merveille.
Quelle tempête !
Oui, l’ami, une vraie bénédiction !
Une bénédiction ?
Des vagues hautes comme des maisons ! On a la bouche pleine d’écume ! Pensez à toutes les épaves qu’il y aura demain, à tous les cadavres que rejettera la mer !
Oh ! mon Dieu, oui, il y en aura !
Avez-vous vu un homme étouffé, pendu… ou noyé ?
Les cadavres rient, ou plutôt ils grimacent et, le plus souvent, se mordent la langue.
Ah ! ça ! laissez-moi tranquille !
Une question seulement ? Si nous échouions et coulions bas cette nuit…
Vous croyez qu’il y a danger ?
Je n’en sais trop rien. Mais supposez que j’en réchappe et que vous vous noyiez.
Allons donc !
Une simple possibilité. Eh bien ! quand on a un pied dans la tombe, le cœur s’attendrit, on se fait généreux.
Bon ! il s’agit d’argent ?
Non. Mais me feriez-vous la grâce de m’accorder
votre précieux cadavre ?Par exemple ! Voilà qui est trop fort !
Je ne demande que cela. Votre cadavre. C’est pour mes expériences scientifiques.
Me laisserez-vous en paix, à la fin !
Voyons, mon ami, réfléchissez. Vous y trouverez votre avantage. Je vous ferai ouvrir et exposer au jour. L’objet de mes recherches, c’est, avant tout, le siège du rêve. Je vous promets, d’ailleurs, de vous soumettre tout entier à mon analyse.
Allez-vous-en !
Voyons, mon ami, — un corps noyé…
Blasphémateur qui défiez la tempête ! Ah ! c’est trop de folie ! Nous sommes battus par la pluie et les vents, impitoyablement ballottés. On peut craindre pour nos vies. Et vous semblez vouloir
hâter la catastrophe !Je vois que vous n’êtes pas bien disposé en ce moment. Mais cela peut changer. (Avec un aimable salut.) Nous nous rencontrerons au fond de l’eau, et peut-être avant. J’espère vous trouver alors de meilleure humeur. (Il entre dans les cabines.)
Quels répugnants personnages que ces hommes de science ! En voilà un mécréant ! (Au maître d’équipage qui passe devant lui.) Un instant, l’ami ! Quel est ce fou que vous avez comme passager à bord ?
Un passager ? Je ne sache pas que nous en ayons d’autres que vous.
Vous n’en avez pas d’autres ? Ça devient de plus en plus étrange. (Au pilotin.) Qui est-ce qui vient de descendre dans les cabines ?
Le chien de bord, Monsieur. (Il passe.)
Terre tout près !
Nous avons autre chose à faire.
Je plaisantais, capitaine ! Ce n’était pas sérieux ! Mais oui, je viendrai en aide au cuisinier.
Le grand mât est brisé !
Voici le foc qui tombe !
La proue a touché !
Elle est fendue !
(Le navire échoue. Bruit. Tumulte.)
(Bancs et récifs près de la côte. Le vaisseau coule à fond. On aperçoit à travers le brouillard le canot de sauvetage portant deux hommes. Une lame le submerge et le fait chavirer. Un cri, puis un instant de silence. Peu à peu on voit émerger le canot, la quille en l’air et, à côté, la tête de Peer Gynt sortant de l’eau.)
Au secours ! Un canot ! Au secours ! Je vais périr ! Il est écrit : « Sauvez-moi, Seigneur ! » (Il se cramponne à la carène.)
Seigneur Dieu ! ayez pitié de mes petits enfants !
Faites, que j’atteigne la côte ! (Il s’attache à la carène.)Lâche le canot !
Lâche-le toi-même !
Je vais te montrer… !
Tu vas voir !
Je t’assommerai à coups de pieds et de poings ! Lâche, te dis-je ! L’épave est trop petite pour deux !
Je le sais. À toi de lâcher !
Non, c’est à toi !
Tu vas voir ! (Ils luttent. Le cuisinier se démet une main. Il se cramponne avec l’autre.)
À bas la patte !
De grâce, mon bon Monsieur ! Ayez pitié de
moi ! Pensez à mes petits enfants !J’ai plus besoin de vivre que toi, puisque je n’en ai pas encore.
Lâchez l’épave ! Vous avez vécu, et je suis jeune !
Allons ! Décampe ! tu deviens de plus en plus lourd !
Grâce ! Laissez-moi vivre pour l’amour de Dieu ! Vous n’avez personne pour vous pleurer.
Je te tiens ! Récite ton Pater.
Je ne me souviens de rien. Je n’y vois plus !
Vite ! L’essentiel !
Donnez-nous…
Plonge ! Tu as tout ce qu’il te faut !
Toujours la même chanson ! On voit bien que tu as été cuisinier.
Donnez-nous aujourd’hui notre… (Il se noie.)
Amen, mon garçon ! Tu es resté toi-même jusqu’au bout. (Il se hisse sur la quille.) Tant qu’il y a vie, il y a espoir.
Bonjour !
Aïe !
J’ai entendu un cri. Enchanté de vous revoir. Vous voyez bien, j’ai prédit juste.
À bas les mains ! Il n’y a ici de place que pour un seul !
Je m’aiderai du pied gauche. Une fois le doigt dans ce joint, je nagerai. À propos, pour en revenir à notre cadavre…
Il n’y a plus à compter sur les autres.
Assez !
Comme il vous plaira. (Un silence.)
Eh bien ?
Je me tais.
Par Satan !… Que faites-vous ?
J’attends.
C’est à rendre fou ! Qui êtes-vous ?
Votre serviteur.
Et puis ? Voyons ! parlez !
Devinez ? N’avez-vous jamais vu personne qui
me ressemble ?Que le diable !…
Aurait-il coutume d’employer la peur pour nous éclairer dans le danger ?
Bon ! Il se trouvera que vous êtes un esprit de lumière !
Mon ami, savez-vous ce que c’est que l’angoisse ? Y avez-vous sérieusement pensé, ne fût-ce que deux fois par an ?
Quand on est en danger, on a peur. Ce n’est pas plus malin que ça.
Savez-vous quel triomphe il y a dans l’angoisse ? L’avez-vous éprouvé, ne fût-ce qu’une fois dans votre vie ?
Si vous voulez mon salut, vous vous y prenez tard ! c’est absurde ! La mer va m’engloutir !
Auriez-vous plus facilement triomphé au coin
de votre feu ?Arrière, fantôme ! Décampe ! Je ne veux pas mourir ! Je veux gagner la côte !
Quant à ça, rassurez-vous. On ne meurt pas au milieu d’un cinquième acte. (Il disparaît.)
Enfin il s’est démasqué ! Ce n’était qu’un insipide moraliste.
(Un cimetière dans les montagnes.) (Un convoi funèbre. Au bord de la fosse, un prêtre. On achève un cantique. Peer Gynt apparaît sur la route, hors de l’enceinte.)
Sans doute un concitoyen qui prend le chemin de toute poussière humaine. Dieu merci, ce n’est pas moi. (Il entre.)
Et maintenant, mes chers frères, maintenant que l’âme se présente au tribunal suprême et que le corps repose, semblable à une cosse vide, nous dirons quelques mots du chemin que le défunt parcourut ici-bas.
Il n’avait ni fortune, ni esprit. Sa voix était grêle, son maintien peu viril ; il s’exprimait mollement, avec hésitation et savait à peine gouverner sa maison. À l’église, il semblait demander humblement la permission de s’asseoir à côté des autres. Il était, vous le savez, originaire du Gudbrandsdal. Presque enfant, il était venu dans ce pays. Vous vous souvenez de l’avoir vu, jusqu’à sa mort, circuler parmi vous, la main droite dans la poche. C’est dans cette posture que son image s’est gravée dans vos esprits. Ajoutez-y son allure embarrassée et la réserve de son attitude chaque fois qu’il se trouvait dans une réunion. Mais, bien qu’il préférât se tenir à l’écart et qu’il fût toujours resté un étranger parmi nous, vous n’ignorez sans doute pas le secret qu’il s’efforçait de cacher : cette main qu’il tenait ainsi dans sa poche, cette main n’avait que quatre doigts. Je m’en souviens encore, — il y a longtemps de cela : un matin, des recruteurs vinrent à Lunde. Nous avions la guerre, et l’on ne s’entretenait que des calamités publiques. Chacun était préoccupé de l’avenir du pays. J’étais présent. Le capitaine siégeait derrière une table, avec le bailli et les sergents. L’un après l’autre, nos gars étaient examinés, mesurés, enrôlés. La chambre s’était remplie. Dehors, dans la cour, retentissaient les rires bruyants de la jeunesse. Là-dessus, un nom fut prononcé. Un nouveau venu répondit à l’appel. Il était pâle comme la mort, blanc comme la neige des montagnes. On le fit avancer. Il vint jusqu’à la table. Sa main droite était enveloppée d’un linge. Haletant, avalant sa salive, hors d’état de prononcer un mot, il ne répondait rien aux questions du capitaine. À la fin cependant son visage s’empourpra : tantôt retenant, tantôt précipitant ses paroles, il bégaya quelque chose où il était question d’un accident, d’une faucille qui lui avait coupé un doigt. Un silence se fit aussitôt dans la pièce. Il y eut des coups d’œil échangés, des lèvres qui se contractèrent, des regards foudroyants dirigés sur le gars. Les yeux baissés, il sentait la tempête autour de lui. Tout à coup, le vieux capitaine se leva, cracha, allongea le bras et dit : « Va-t’en ! » Et le gars partit. On fit la haie, et il passa, comme sous des verges. Il marcha ainsi jusqu’à la porte et, de là, s’élança en courant et gagna les hauteurs. Il bondit à travers bois, escalada les pentes, trébuchant aux pierres, aux rocailles, jusqu’à sa demeure, dans le fjaell. Six mois plus tard, il vint ici, avec sa mère, de petits enfants et une femme qu’il épousa dès qu’il put le faire. Il avait défriché un terrain dans la lande qui s’élève vers Lomb et s’y était construit une maison. La glèbe était dure, mais il en vint à bout, comme en témoignaient les mottes brisées, dressant partout leurs fauves arêtes. Si, à l’église, il tenait une main dans sa poche, on voyait bien que, dans les champs, ses neuf doigts travaillaient pour dix. Un printemps, tout fut emporté par le torrent. L’homme et sa famille furent sauvés. Sans ressources, sans abri, il se remit au travail et, avant que l’été fût passé, on vit, dans la montagne, un nouveau champ de seigle sur un point mieux protégé que l’autre. Oui, mieux protégé contre l’inondation, mais non contre l’avalanche. Deux ans plus tard, tout était enseveli sous la neige. Tout, sauf le courage de cet homme. Il creusa, déblaya, travailla si bien qu’avant l’hiver sa petite maison était une troisième fois rebâtie. Il avait trois fils, trois gars solides. L’école était loin. Là où finit le chemin communal, il fallait encore prendre un sentier étroit et abrupt, creusé dans la neige durcie. Que faisait-il ? laissant l’aîné grimper comme il pouvait et se contentant de le soutenir, de temps en temps, quand la pente était trop raide, il portait les autres sur son dos. Ainsi s’écoulèrent quelques dures années. Les enfants devinrent des hommes. C’était le moment de leur demander aide pour aide… Mais bah ! trois citoyens aisés ont oublié, aujourd’hui, dans le nouveau monde, leur père norvégien et le chemin de l’école. C’était un homme à courte vue. Par-delà le petit cercle de ceux qui lui tenaient de près, il n’apercevait rien. Les mots puissants qui devraient faire battre tous les cœurs sonnaient à ses oreilles comme de vains grelots. Peuple, patrie, tout ce qu’il y a d’élevé, de sublime, était, pour lui, plongé dans un brouillard épais. Mais c’était un humble, un humble que cet homme. Depuis le jour du recrutement, il semblait sous le poids d’un arrêt, la honte au front et la main cachée dans sa poche. Devant la loi du pays, n’était-ce pas un réfractaire ? Oui, c’est vrai. Mais il y a quelque chose qui brille au-dessus de la loi, comme les hauts sommets blanchissent derrière le Glittertind et font descendre sur ce glacier des nuées qui le voilent. C’était un mauvais citoyen. Pour l’Église et pour l’État, c’était un arbre stérile. Mais là-haut, sur la crête, là où nos chemins se rétrécissent, dans ce travail auquel il se sentait appelé, il était grand, parce qu’il était lui-même. Sa vie rendit le son qui lui était propre. Elle vibra toujours en sourdine. Repose en paix, modeste guerrier, qui luttas et mourus dans l’humble combat du paysan ! Ce n’est pas à nous, poussière, de sonder les reins et les cœurs ; c’est à Celui qui nous dirige. Mais j’en ai le ferme espoir et j’ose librement l’exprimer : ce n’est point en infirme que cet homme paraît devant Dieu ! (Le cortège se disperse et s’éloigne. Peer Gynt reste seul.)
Voilà ce que j’appelle du christianisme ! Rien de cruel ni de pénible pour l’âme. Et le prêtre a choisi une thèse édifiante en prêchant l’obligation pour chacun d’être invariablement soi-même. (Il plonge les regards dans la fosse.) Cet homme, n’est-ce pas celui que j’ai vu se coupant un doigt dans la forêt, à l’époque où j’abattais des arbres ? Qui sait ? si je ne me tenais pas là, en ce moment, un bâton à la main, au bord de cette fosse paisible, je pourrais croire que c’est moi qui dors dans ce cercueil et que cet éloge funèbre est le mien. Vraiment c’est une belle coutume chrétienne que de se remémorer ainsi, avec bienveillance, toute la carrière d’un défunt. Je ne demanderais pas mieux que d’être jugé de la sorte par ce digne pasteur de campagne. Allons ! j’ai encore un peu de temps jusqu’au jour où le fossoyeur viendra m’offrir ses services à moi-même. Et l’écriture affirme que le mieux est l’ennemi du bien. « À chaque temps sa peine », est-il encore écrit. Et plus loin : « Ne te fais pas enterrer à crédit. » C’est égal, il n’y a encore de vraie consolatrice que l’Église. Je ne l’ai pas assez estimée jusqu’ici ; mais aujourd’hui je vois quel bien cela fait de s’entendre dire par une voix autorisée : « Tu récolteras ce que tu auras semé. » — Oui, il faut être soi-même. Dans les petites choses comme dans les grandes, il faut avoir souci de soi et de ce qui est sien. Que si l’on est trahi par la fortune, on a du moins l’honneur d’avoir conformé sa vie à sa doctrine. Et maintenant, rentrons ! Qu’importe si le sentier est étroit et la pente abrupte ! Qu’importe si le destin continue à me narguer ! Le vieux Peer Gynt n’en suivra pas moins son propre chemin et restera toujours ce qu’il est : pauvre, mais honnête. (Il s’en va.)
(Une côte. Près d’un lit de torrent desséché, on aperçoit un moulin en ruine. Tout autour la dévastation, les traces d’un éboulement. Plus haut, sur la côte, un grand enclos.)
(Devant l’enclos, il y a une vente aux enchères. La foule assemblée boit et s’agite bruyamment. Peer Gynt est assis sur des décombres, près des ruines du moulin.)
De quelque côté que je me tourne, c’est toujours la même chose. Le temps ronge tout, le torrent use ses bords. « Fais le tour », a dit la Courbe. Il faut toujours en revenir là.
Il ne reste plus que de la pacotille. (Il aperçoit Peer Gynt.) Tiens ! Il y a même des étrangers. Dieu vous garde, l’ami !
Bonjour ! Ça a l’air gai ici, aujourd’hui. Que se passe-t-il ? Une noce ? Des relevailles ?
Dites plutôt qu’on pend la crémaillère. Voici la
mariée établie avec les vers.Et d’autres vers se disputent ses guenilles.
Eh ! c’est la fin de la chanson.
Toujours la même. Elle est vieille aujourd’hui. Je l’ai chantée enfant.
Regardez un peu la belle pièce que j’ai achetée. C’est le moule où Peer Gynt coulait ses boutons d’argent.
Et moi ! Voici une bourse que j’ai payée un schelling.
J’ai fait une merveilleuse affaire ! Un schelling et demi pour un sac de colporteur.
Quel est ce Peer Gynt que vous avez nommé ?
Tout ce que je sais, c’est qu’il était de la famille de la morte et d’Aslak le forgeron.
Et moi ? Tu m’oublies ? Il faut que tu aies trop
bu.C’est toi qui perds la mémoire. Tu ne te souviens plus de certaine porte de grenier à Hægstad.
Je sais bien, et je sais aussi que tu n’as pas été dégoûté.
Pour peu que, maintenant, elle ne fasse pas quelque trait à la mort.
Viens, cousin ! Un petit verre en l’honneur de notre parenté !
Cousin ? le diable t’emporte ! Tu es ivre et ne sais ce que tu dis !
Allons donc ! On a beau faire, on se sent toujours de la famille de Peer Gynt. (Ils s’éloignent ensemble.)
Eh bien ! voilà de vieilles connaissances !
Hé Aslak ! si tu bois, ma défunte mère viendra
te prendre !Ne fouillons pas trop. Quoi qu’en disent les agronomes, les entrailles de la terre ne sentent pas bon.
Regardez ! Voici le chat de Dovre ou, du moins, sa peau. C’est lui qui, une veille de Noël, fit si grand peur au troll !
Et voici le beau bouquetin qui porta Peer Gynt sur la crête de Gendin !
Ohé, Aslak ! est-ce là le marteau dont tu te servais contre le diable quand il a percé le toit de la forge ?
Ohé, Mads Moen, voici la veste invisible dans laquelle Peer et Ingrid se sont envolés !
Allons les gars ! payez-moi la goutte ! Je me sens vieux. J’ai de la vieillerie à vendre.
Un château dans les Ronden. Les murs en sont solides.
J’offre un bouton.
Tu peux aller jusqu’au petit verre. On n’offre pas moins. Ce n’est pas convenable.
Il est drôle, le vieux !
(On s’attroupe autour de lui.)
Mon cheval Bruneau ! Y a-t-il offre ?
Où est-il ?
Là-bas, très loin, à l’ouest. Au couchant, mes enfants. C’est un bon trotteur. Il court aussi bien que Peer Gynt savait mentir.
Qu’as-tu encore à vendre ?
Or et pacotille, tout ce qu’on veut ! C’est acheté
à perte. Ça se vend au rabais.L’ombre d’un livre de cantiques, pour une simple agrafe !
Le diable soit des ombres !
Mon empire ! Je vous le jette. À qui l’attrapera !
La couronne avec ?
Une superbe couronne de paille. Elle va au premier venu. Allons ! encore ! Une coquille d’œuf ! Un cheveu gris de fou ! La barbe du Prophète ! Tout ça à celui qui me montrera sur la montagne un poteau indicateur avec ces mots : « Par ici ! »
Mon gaillard, tu as des façons d’être qui te conduiront droit en prison.
C’est probable. Mais voudriez-vous me dire qui était Peer Gynt ?
Je vous en prie ! Dites-le-moi.
Hein ? On prétend que c’était une espèce de méchant conteur.
Un conteur ?
Oui, il ne faisait que des contes, s’attribuant à lui-même tout ce qui s’est accompli de beau ou de grand dans le monde. Mais, vous m’excuserez, mon ami, — j’ai d’autres devoirs. (Il s’en va.)
Et où est-il maintenant, ce singulier personnage ?
Il a passé les mers pour se rendre en pays étranger. Comme on pouvait s’y attendre, il y a mal tourné, et voilà déjà des années qu’on l’a pendu.
Pendu ? Tiens, tiens. J’en étais sûr. Feu Peer Gynt est resté lui-même jusqu’au bout. (Saluant.) Adieu, la compagnie, grand merci et portez-vous
bien ! (Il fait quelques pas pour s’éloigner, mais se ravise et s’arrête.)Mes joyeux gars, et vous, aimables femmes, permettez-moi de vous témoigner ma reconnaissance en vous contant une histoire.
Tu sais une histoire ? Conte-nous-la !
Je ne demande pas mieux. (Il s’approche, son visage prend une expression énigmatique.) C’était à San-Francisco, où j’étais chercheur d’or. La ville était pleine de bateleurs. L’un jouait du violon avec ses pieds, un autre exécutait sur les genoux un pas espagnol, un troisième, dit-on, faisait des vers pendant qu’on lui perçait le crâne. Or il advint que le diable, s’étant joint à ces saltimbanques, voulut faire fortune à son tour. Ce qu’il imagina fut d’imiter en perfection un grognement de pourceau. Sa physionomie attirait la foule. Inconnu la veille, il faisait maintenant salle comble. Tout se taisait à son apparition. Il savait d’ailleurs se draper, revêtant pour la représentation un grand manteau aux pans flottants. Et personne ne s’apercevait que, sous ce manteau, le malin dissimulait un vrai pourceau. Le moment venu, il le pinçait, et l’instrument rendait un son. Tout ce morceau de bravoure avait le caractère d’une fantaisie exécutée sur un thème donné : le passage d’un pourceau de l’état de liberté à celui d’esclavage. À la fin, on entendait un cri aigu, celui que pousse l’animal sous le fer du boucher, après quoi l’artiste saluait le public et se retirait. Il y eut là matière à discussion et à critiques savantes, où le blâme alternait avec l’éloge. Quelques-uns trouvaient le grognement trop grêle, d’autres le cri de la fin trop étudié. Sur un point cependant, tout le monde était d’accord : c’est que l’effet, dans son ensemble, était démesurément outré. Voilà ce qui advint au diable pour avoir été maladroit et compté sans son public.
(Il salue et s’éloigne. La foule garde un silence inquiet.)
(La veille de la Pentecôte. Dans les grands bois. Au fond, dans une éclaircie, une cabane. Bois de renne sur le pignon, au-dessus de la porte.
(Peer Gynt rampe par terre, cueillant des oignons.)
Une nouvelle étape ! Il faut bien, je le vois,
Tâter un peu de tout avant de faire un choix.
Ce fut là mon destin. Maintenant je m’applique
À sonder les leçons de l’histoire biblique.
De César je me fais Nabuchodonosor.
Vieil enfant, voici donc où finit ton essor :
Dans le sein de ta mère ! Pulvis es, dit le livre.
Se remplir l’estomac, c’est là tout l’art de vivre.
Un peu d’oignon… ce n’est peut-être pas assez
Il faut être inventif et tendre des lacets.
Tiens ! je vois un ruisseau d’eau pure où je peux boire.
Être roi des forêts, c’est encor de la gloire.
À l’instant de mourir, ne puis-je pas toujours
Contre un arbre abattu me blottir comme un ours,
Et, sur sa vieille écorce, en un effort suprême,
Me tracer une fière épitaphe à moi-même :
« Ci-gît Peer Gynt, gaillard alerte et grand coureur.
Des fauves de ces bois, il est mort empereur. » ?
Empereur ?
Tu n’es plus aujourd’hui qu’un oignon qu’on épluche.
Et je vais t’éplucher, Peer Gynt, mon bel ami.
Tu sais, je ne fais pas les choses à demi.
(Il prend un oignon et en arrache toutes les pelures, une à une.)
D’abord une pelure, en lambeaux que j’enlève :
Le triste naufragé rejeté sur la grève.
Puis une autre, minable et piteuse d’aspect :
Le passager vantard, prometteur et suspect,
Qui sent déjà son Gynt. Cette feuille jaunie,
C’est le maigre chercheur d’or en Californie.
Et cette autre, dessous, dure, au bord recourbé,
C’est le rude chasseur des phoques d’Hudson-bay.
Une couronne ? Ah ! bah ! la farce est pitoyable !
Arrachons cette feuille et la jetons au diable !
Courte et forte, — c’est Peer le sondeur d’inconnu.
Et voici le Prophète : il est frais et charnu,
Mais il sent le mensonge, ainsi que dit la Bible.
On en pleure, vraiment, tant l’odeur est horrible.
Cette feuille tordue au reflet purpurin,
C’est le Crésus vivant sans mesure et sans frein.
Et cette autre, malade, à points noirs, ne peut être
Que Peer Gynt, le courtier passant du nègre au prêtre.
(Il arrache plusieurs feuilles à la fois.)
L’oignon se rapetisse, il disparaît, il fond,
Et je n’entrevois pas de noyau ni de fond.
(Il épluche tout l’oignon.)
Eh ! c’est qu’il n’en a pas ! Non ! rien que ces coquines
De feuilles qui se font de plus en plus mesquines.
La nature est folâtre !
(Jetant les feuilles d’oignon.)
Qui marche en trop songeant finit par se heurter
Le front au mur. Au lieu de fouiller le mystère,
Rampe donc, mon vieux Gynt, la face contre terre.
(Se grattant la tête.)
C’est égal, la vie est un drôle d’instrument,
Muet, ou répondant par une note fausse.
On voudrait en jouer, et l’on ne sait comment.
Du sot qui l’étudie on dirait qu’il se gausse.
(Il s’est approché de la cabane, l’aperçoit et tressaille.)
Là ! — Ce coin de forêt — et cette cabane… Eh !
(Se frottant les yeux.)
N’ai-je pas déjà vu ce gîte abandonné ?
Au-dessus du pignon, là-haut, des bois de renne…
Sur le toit, — n’est-ce pas ? — se dresse une sirène…
Non, c’est faux… ! Mais voici la serrure à secret
Qui ferme la pensée au lutin indiscret !
Ami, tu tardes bien longtemps,
Tout est prêt pour Pâques-aux-roses
Et je t’attends.
Mais si tu te reposes, —
Le poids est lourd, —
J’attendrai, fidèle, ô mon cher amour.
Ici le triste oubli ; — là-bas la foi gardée,
Et l’âme riche ; — ici l’âme dépossédée,
L’angoisse mordant le cœur comme un vampire ;
Là-bas la Vérité ; — là-bas fut mon empire !
(Il se précipite dans le bois.)
(La nuit. Clairière de pins dévastée par l’incendie. Partout, à une grande distance à la ronde, des troncs calcinés. Çà et là, une buée s’étend au-dessus du sol.)
(Peer Gynt traverse la clairière en courant.)
Poussière, cendre et pourriture,
Ruine et dévastation,
Lugubre odeur de sépulture,
Ah ! quel bois de construction !
Faux savoir, contes et songes
De l’édifice de mensonges
Seront la base, et je pourrai
Bâtir dessus l’horreur du vrai.
La peur de tout sentiment grave
Me servira pour l’architrave,
Et je signerai ça, ma foi,
« Petrus Gynt, Empereur et roi. »
(Écoutant.)
J’entends un enfant qui sanglote :
On chante. Non ! c’est tout un chœur
(Des pelotes se mettent à rouler devant lui. Il les regarde.)
Qu’est-ce ? Pelote après pelote
Roule, arrêtant mon pas vainqueur ?
(Il les repousse du pied.)
Nous, les pensées
Que tu n’eus pas,
Roulions pressées
Devant tes pas,
Esprits subtils
À ton cœur vide,
Soufflant : « Dévide
Nos pauvres fils ! »
Impossible ! Dans un autre ordre
J’avais trop de fil à retordre !
(Il trébuche, se jette de côté et veut fuir.)
Mots inconnus
Du vieux mystère,
Des arbres nus
Tombés à terre,
Tu nous laissas
Dans notre fange
Au ver qui mange,
Et tu passas !
Bast ! Une autre saison commence.
Engraissez la jeune semence !
Nous, les chansons
Inexprimées,
Vous maudissons,
Âmes fermées,
N’ayant pas su
Nous faire entendre
Par un soir tendre.
Maudit sois-tu !
Vivre en troubadour ? Pas si bête !
J’avais bien autre chose en tête.
(veut fuir par la traverse.)
Gouttes de pleurs
Non répandues,
Par nous des cœurs
Seraient fondues
Les glaces. Mais,
Quand l’âme est dure,
Notre onde pure
Sèche à jamais.
J’ai pleuré dans quelques alarmes,
Mais à quoi m’ont servi mes larmes ?
Actes rêvés
Et morts en route,
Inachevés,
Au froid du doute,
Homme sans foi,
Ton cœur inerte
Fit notre perte.
Malheur à toi !
Je n’ai pas peur ! La belle affaire !
S’abstenir, ce n’est pas forfaire !
(Il hâte sa course.)
Mauvais gamin,
Sous la gelée,
Par quel chemin
M’as-tu roulée ?
Château, clocher,
Vision vaine !
Satan te mène,
Mauvais cocher !
Puisque c’est la faute du diable,
Le ciel doit m’être pitoyable.
Mais il m’en veut. — Encore un coup,
Je prends mes jambes à mon cou !
(Il détale.)
(Un autre point de la lande.)
Fossoyeurs, bedeaux, arrivez, canailles,
Bêlez votre vieux chant de funérailles.
Je veux qu’on me couse un crêpe au chapeau,
J’ai beaucoup de morts à mettre au tombeau !
(Le Fondeur, portant une boite à outils et une grande cuiller à fondre, arrive par un chemin de traverse.)
Bonsoir, mon vieux.
Bonsoir, l’ami.
Tu sembles pressé. Où vas-tu donc ?
À des funérailles.
Vraiment ? Eh ! tu n’as pas très bonne mine. Excuse-moi, tu ne t’appellerais pas Peer ?
Voilà ce qui s’appelle avoir de la chance. C’est justement Peer Gynt que je viens chercher ce soir.
Tiens, tiens ! Et que me veux-tu ?
Je vais te le dire. Je suis fondeur. Il faut que tu entres dans ma cuiller.
Pour quoi faire ?
Pour être fondu à neuf.
Fondu ?
Tu vois, elle est toute prête. Ta fosse est creusée, ton cercueil commandé. Dans ton corps, les vers célébreront bientôt leur festin. Quant à ton âme, le Maître m’a chargé de la lui apporter sans retard.
Allons donc ! Comme cela ? De but en blanc ?
Un vieil usage. Qu’il s’agisse de funérailles ou de baptême, on choisit le jour en secret sans en avertir le héros de la fête.
Oui, oui. La tête me tourne, tu serais…
Je suis fondeur, comme je te l’ai dit.
Je comprends. Votre Gentillesse a plusieurs noms. Ainsi donc, Peer, voici le terme de ton voyage. Mais c’est là, mon ami, un vilain procédé. Ma foi, je méritais mieux que ça. Je suis moins mauvais qu’il ne vous semble et ai fait quelque bien en ce monde. Tout au plus, pourrais-je passer pour un vaurien, mais non pour un grand pécheur.
Eh oui ! mon ami, et c’est précisément là la question. Tu n’es pas un pécheur au sens élevé du mot. Voilà pourquoi tu échappes aux tourments et n’es digne que de la cuiller à fondre.
Quelle est cette nouvelle invention que vous avez inaugurée en mon absence ?
La coutume est vieille comme le serpent de la Bible et destinée à réparer les déchets. Tu connais le métier et sais que le moulage ne donne souvent que de fichus résultats. On obtient, par exemple, des boutons sans attaches. Qu’en faisais-tu, toi ?
Je les jetais aux ordures.
Ah ! oui ! ton père, Jean Gynt, fut un gaspilleur célèbre tant qu’il lui resta un sou en poche. Mais le Maître, vois-tu, est économe. Il tient à conserver ses richesses et se garde bien de rejeter l’ouvrage manqué aussi longtemps qu’il peut lui servir de matière première. Destiné à briller comme bouton sur la veste universelle, tu es venu sans attache. Il n’y a plus qu’à te jeter dans la caisse aux boutons ratés pour que tu retournes à la masse.
Quoi ! tu prétendrais me faire fondre avec Pierre et Jean pour obtenir de nouveaux produits !
Certainement. Et tu ne seras pas le premier à qui c’est arrivé ! C’est ainsi qu’on agit à la Monnaie avec les pièces dont l’effigie est usée.
Mais c’est là une sordide avarice ! Allons, mon ami, laisse-moi tranquille. Une pièce sans effigie, un bouton sans attache ! Qu’est-ce pour un richard comme ton Maître ?
Eh ! eh ! tant qu’il y a âme, il y a valeur !
Non, non, et encore une fois non ! Je me défendrai des pieds et des mains ! Tout plutôt que cela !
Qu’entends-tu par tout ? Allons, sois raisonnable. Tu es trop lourd pour monter au ciel.
Je suis plus modeste et n’aspire pas si haut. Mais, quant à mon moi, je n’en céderai pas un brin. Jugez-moi d’après les anciennes coutumes. Enfermez-moi pour un certain temps chez Sa Majesté Très Cornue : pour un siècle, si le juge est sévère. C’est encore supportable. Après tout, il ne s’agit que de souffrances morales : ce n’est pas une si terrible affaire. Mais que je sois dissous pour constituer ensuite telle ou telle parcelle d’un corps étranger, — ah ! non ! Tout cet appareil de fonderie, cette disparition du moi gyntien, tout cela me bouleverse d’horreur jusqu’au fond de mon être !
Voyons, Peer, mon ami, il ne faut pas t’emporter pour si peu. Toi-même ? Mais tu ne l’as jamais été que je sache. Cela te changera-t-il tant que ça de mourir tout à fait ?
Je n’ai jamais été… ? Ah ça ! tu me fais rire. Il se trouvera à la fin que Peer Gynt n’était pas Peer Gynt. Allons, fondeur, tu juges à l’aveugle. Tu aurais beau me sonder les reins, tu n’y trouverais que Peer et encore Peer, rien de plus, rien de moins.
Ce n’est pas possible. Voici mon mandat. Il porte bien expressément : « Tu demanderas Peer Gynt, qui, ayant manqué sa destination, doit, en qualité de produit raté, être fondu dans le moule. »
Quelle bêtise ! Il s’agit probablement de quelqu’un d’autre. Est-ce bien Peer qu’il est dit, n’est-ce pas Rasmus ou Jean ?
Il y a longtemps que je les ai fondus, ceux-là ! Allons, soit bon enfant et ne perdons pas de temps !
Ah ! non, par exemple ! Ce serait du propre si l’on s’apercevait demain qu’il y a eu erreur en la personne ! Prends garde, mon bonhomme, et songe à la responsabilité que tu encoures !
Je possède un document qui me couvre.
Au moins, accorde-moi un délai !
Pour quoi faire ?
Pour prouver que, toute ma vie, j’ai été moi-même. Car, enfin, c’est de ça qu’il s’agit.
Et comment le prouverais-tu ?
En produisant des certificats, des témoins.
Je crains fort que le Maître ne les trouve insuffisants.
C’est impossible. D’ailleurs, qui vivra verra. Voyons, mon ami, fais-moi crédit de moi-même pour quelque temps. Je reviendrai sous peu. On
ne naît qu’une fois, et l’on tient beaucoup à soi-même : tu consens ?Eh bien, oui. Va, mais souviens-toi que nous nous rencontrerons au prochain carrefour. (Peer Gynt s’enfuit.)
(Un autre point dans les bols.)
Il est écrit : « Le temps c’est de l’argent. » Si seulement je savais où les routes se croisent. Est-ce près, est-ce loin d’ici ? J’ai le feu aux talons. Les pieds me brûlent. Un témoin ! un témoin ! Où en trouver un dans cette forêt. C’est impossible ! Ah ! le monde est fait à la diable ! Essayez donc d’y prouver le droit le plus clair !
(Un vieillard tout courbé vient au-devant de lui, clopin-clopant, un bâton à la main, un sac sur le dos.)
Un petit sou, mon bon monsieur, à un pauvre diable sans abri !
Excusez-moi. Je n’ai pas de petite monnaie.
Le prince Peer ! Voici donc où l’on se rencontre !
Il ne se souvient plus du vieux des Ronden !
Comment ! Tu serais… ?
Le Vieux de Dovre, mon petit père !
Le Vieux de Dovre ? Vraiment ? Réponds ? Tu es le vieux de Dovre ?
Ah ! je suis tombé bien bas !
Ruiné ?
De fond en comble ! Je me traîne par les chemins, affamé comme un loup.
Tra ! la ! la ! Voici un témoin, et un fameux encore !
Monseigneur a grisonné depuis que nous nous sommes vus.
Cher beau-père, on s’use avec les années. Allons ! ne pensons plus à nos vieilles affaires, oublions les brouilles de famille. J’étais fou, ce jour-là.
Oui, oui, Monseigneur était jeune, Ça fait faire tant de choses ! Mais Monseigneur a été bien sage de rejeter sa fiancée. Il s’est épargné là beaucoup de soucis et de honte. Car elle a fini par tourner tout à fait mal.
Tiens, tiens !
Oui, elle a jeté son bonnet par-dessus les moulins, et, — pensez un peu, — elle habite maintenant avec Trond.
Quel Trond ?
Eh ! le lutin !
Ah ! oui ! Celui à qui j’ai enlevé une bergère.
Mon petit-fils est à présent un grand et gros
gars qui peuple tout le pays de sa descendance.Assez radoté, mon ami. J’ai bien autre chose sur le cœur. Je me trouve dans une assez fausse situation et aurais besoin d’un témoignage ou d’un certificat. Beau-père, vous pourriez m’en délivrer un. Je trouverai toujours un pourboire à vous donner.
Quoi ? Vraiment ? Je pourrais être utile à Monseigneur. J’espère que j’aurai une récompense honnête.
Comment donc ! Bien que je sois un peu gêné pour le moment et forcé de me restreindre en tout… Mais écoutez ce dont il s’agit : Vous vous rappelez le soir où je me présentai aux Ronden en qualité de prétendant ?
Assurément, mon prince !
Laissez là ce titre de prince et arrivons au sujet. De gré ou de force, vous vouliez me fausser la vue en me faisant une incision dans la lentille et, de Peer Gynt, me faire troll. Qu’ai-je fait ? J’ai résisté, jurant que je resterai moi-même. J’ai renoncé à tout, amour, pouvoir, honneur, pour conserver mon moi. Eh bien ! ce fait, vous devez l’attester sous serment.
Hélas ! c’est tout à fait impossible.
Qu’est-ce à dire ?
Vous ne voudriez pas me rendre parjure. Et la culotte de troll que vous avez passée, et l’hydromel que vous goûtâtes, il ne vous en souvient donc plus ?
Oui, oui, vous m’avez tenté de mille façons, mais je me suis refusé à faire le pas décisif, et tout est bien qui finit bien. C’est à ça qu’on reconnaît son homme.
Mais c’est justement la fin qui te dément.
Que me chantes-tu là ?
En quittant les Ronden, tu avais ma devise écrite derrière l’oreille.
Mais oui, cette parole forte et tranchante que je t’ai dictée.
Quelle parole ?
Celle qui distingue les hommes des trolls : « Troll, contente-toi de toi-même ! »
Contente-toi !…
Oui, et, depuis, tu l’as appliquée de toutes les forces de ton àme.
Moi ! Peer Gynt !
Ah ! l’ingrat ! Secrètement tu as toujours vécu en troll. Cette devise que je t’ai donnée t’a fait faire ton chemin. Tu lui as dû grandeur et opulence. Et maintenant tu viens nous renier, moi et ma bienfaisante devise.
Contente-toi !… Vécu en troll ! en égoïste ! Bah !
des absurdités.Tu crois que nous n’avons pas de journaux ? Attends un peu. Tu vas voir rouge sur noir les louanges que te décerne le Messager du Blocksberg et l’Écho d’Hekfield, et cela depuis le jour même de ton départ. Veux-tu les lire, Peer ? Je te les prêterai. Voici un article signé : Sabot de Bouc. En voici un autre intitulé : De l’esprit national chez les trolls. L’auteur démontre qu’il importe peu d’avoir une queue et des cornes. Il ne tient qu’à la courroie de peau humaine. Au surplus, il conclut ainsi : « Notre contente-toi, voilà la vraie marque du troll. Tout homme en est un qui la porte sur lui. » Et il te cite en exemple.
Un troll ? Moi !
Mais oui, c’est clair comme le jour.
J’aurais pu aussi bien demeurer où j’étais, rester tranquillement dans les Ronden. Cela m’aurait épargné bien des peines et des chaussures. Peer Gynt… un troll ! Allons donc ! Ce sont des contes, des sornettes ! Adieu ! Voici un sou pour acheter
du tabac.Attendez un peu, mon bon prince Peer !
Lâche-moi ! tu es fou ou tombé en enfance. Fais-toi admettre à l’hôpital.
Ah ! je le voudrais bien. Mais je te l’ai dit, ma fille a peuplé le pays de sa descendance. Le pouvoir est entre leurs mains, et ils prétendent que je ne suis qu’un personnage fabuleux. On n’est jamais trahi que par les siens. J’éprouve sur moi la vérité de ces mots. Pauvre diable que je suis ! C’est bien dur de passer pour un personnage fabuleux.
Mon ami, vous n’êtes pas le premier à qui ça arrive.
Et nous n’avons nous-mêmes ni fonds de secours, ni caisse d’épargne. Ça n’aurait pas pris dans les Ronden.
Oh ! Monseigneur n’a pas à se plaindre de la devise. Il trouvera bien moyen, de façon ou d’autre…
Mon brave homme, vous vous méprenez du tout au tout. Je suis moi-même ce qui s’appelle à sec.
Ce n’est pas possible ! Monseigneur est à sec ?
Entièrement. J’ai engagé toutes mes principautés. Et c’est à vous, maudits trolls, que je dois ça. Voilà où mène la mauvaise compagnie.
Allons ! voici mes espérances à vau l’eau. Adieu ! Je vais tâcher de me traîner jusqu’à la ville.
Que vas-tu faire en ville ?
Je tâcherai de me faire engager au théâtre. On y cherche des types nationaux.
Bon voyage ! Saluez tout le monde de ma part. Si je parviens à m’arranger, je prendrai le même chemin. Je suis en train d’écrire une farce à la fois profonde et folle. Titre : Sic transit gloria mundi.
(Il reprend sa route en courant. Le vieux de Dovre lui crie des paroles qui se perdent.)
(Un carrefour.)
Eh bien, Peer ! tu n’as encore jamais été où tu en es ! Ce Contente-toi t’a donné le coup de grâce. Ta barque fait eau de toutes parts. Il faut t’accrocher à une épave. Tout plutôt que d’être confondu avec d’autres débris !
Eh bien, Peer Gynt ! Où est ton certificat ?
Suis-je déjà au carrefour ? C’est aller vite !
Je lis sur ton visage comme dans un livre. Je sais ce que ça veut dire.
Vois-tu, l’affaire est un peu embrouillée. Je renonce à être moi-même. La preuve pourrait être difficile à établir. J’abandonne ce côté de la question. Mais tout à l’heure, en cheminant dans cette solitude, j’ai senti un poids sur ma conscience. « Peer, me suis-je dit, tu es tout de même un grand pécheur. »
Eh, eh ! Nous voici revenus au point de départ.
Du tout ! Je dis un grand pécheur, non seulement en actions, mais en pensées et en paroles. J’ai mené à l’étranger une vie d’enfer.
C’est possible ; mais je voudrais un certificat.
Très bien ! Accorde-moi seulement un petit délai. J’irai trouver le prêtre, me confesserai en un tour de main et t’apporterai un billet en règle.
Si tu me l’apportes, il est clair que tu échapperas à la refonte. Cependant ce mandat…
Bah ! un vieux document, à ce que je vois. Il date d’une époque où je menai une vie fade et nonchalante, jouant au prophète et croyant au destin. Allons, tu me permets ?
Voyons, mon ami, sois gentil. Tu n’as, sans doute, pas grand’chose à faire. L’air est si bon dans ce district. Ça allonge la vie des habitants. « On meurt rarement dans cette vallée, » comme disait le curé de Justedal.
Eh bien donc ! jusqu’au prochain carrefour ! Mais pas plus loin…
Un prêtre ! dussé-je aller au feu pour le trouver !
(Une pente couverte de bruyère. Un chemin serpente sur la hauteur.)
« Ça peut toujours servir, à quelque chose », disait Esbing en ramassant son vieux soulier. Qui eût pu prévoir qu’un soir viendrait où l’on serait sauvé par ses péchés ? Mon Dieu, ce n’est pas que ça m’avance à grand’chose. À vrai dire, je tombe de la poêle dans la braise. N’importe ! « tant qu’il y a vie, il y a espoir ». Je me laisse aller à cette consolante pensée. (Un personnage maigre en robe de prêtre boutonnée jusqu’au menton descend en courant la colline, un rets sur l’épaule.)
Qui va là ? Un prêtre portant un rets ? Hope-là ! Je suis décidément l’enfant gâté du sort ! Bonsoir, Monsieur le pasteur ! Un mauvais chemin, n’est-ce pas ?
Assurément. Mais que ne fait-on pas pour accueillir une âme ?
Ah ! il se présente un candidat au ciel ?
Non. J’espère qu’il prendra l’autre direction.
Me permettrez-vous, Monsieur le pasteur, de vous accompagner un bout de chemin ?
Très volontiers. Votre compagnie me convient.
J’ai quelque chose sur le cœur.
Allons ! déchargez-vous !
Vous voyez devant vous un homme correct. J’ai toujours respecté la loi ; je n’ai jamais été sous les verrous. Il arrive cependant qu’on perde pied,
qu’on trébuche.Hélas ! ça arrive aux meilleurs.
Eh bien ! ces bagatelles…
Ah ! ce ne sont que des bagatelles ?
Oui, je n’ai jamais pratiqué le péché en gros.
En ce cas, mon ami, laissez-moi tranquille. Vous semblez me prendre pour un autre. Vous regardez mes mains. Qu’y remarquez-vous ?
Un développement d’ongles inaccoutumé.
Maintenant vous regardez mes pieds. Eh bien !
Est-ce là un pied naturel ?
Je m’en flatte.
J’aurais juré que vous étiez prêtre. Et voici que j’ai l’honneur… Allons, tant mieux ! Quand on peut entrer par la grande porte, on ne prend pas le chemin de cuisine. Il vaut mieux parler au roi qu’à ses ministres.
Votre main ! Vous me paraissez libre de préjugés. Voyons, mon cher ! En quoi puis-je vous servir ? Il ne faut me demander ni argent ni pouvoir. Qu’on me pende si je puis vous en procurer. Vous ne sauriez croire comme les affaires vont mal. Plus de transactions, pas d’âmes à acquérir, si ce n’est, de temps en temps, quelque sujet isolé.
Ah ! La race est donc devenue meilleure ?
Mais non, au contraire ! Elle a honteusement baissé. La plupart sont à jeter au moule.
Oui, on m’a déjà parlé de ce moule. À vrai dire, c’est même là ce qui m’amène.
Parlez sans crainte !
Si ce n’est pas indiscret, je voudrais bien…
Vous avez deviné ma prière.
Un logement bien chauffé ?
Pas trop. Une entrée séparée si possible, et une libre sortie, une porte de derrière, que j’aurais peut-être la chance d’utiliser.
Mon cher ami, j’en suis vraiment désolé, mais vous ne sauriez croire combien j’ai de requêtes du même genre. Je reçois tous les jours des bonnes âmes prêtes à quitter ce bas monde.
Cependant, si l’on considère mes faits et gestes, j’ai quelque droit à une entrée séparée.
Puisque ce n’étaient que bagatelles !
Jusqu’à un certain point. Je me souviens toutefois avoir fait la traite des noirs.
Bah ! il y en a qui ont fait la traite des âmes et des volontés ; mais ils s’y sont sottement pris et n’ont pas obtenu leur entrée.
J’ai envoyé en Chine quelques idoles de Boudha.
Encore des vétilles. Nous nous soucions bien de ça. D’autres ont répandu de pires idoles à l’aide de la littérature et de la chaire sans réussir à se faire ouvrir.
Oui, mais vous savez bien que j’ai joué au prophète ?
À l’étranger ? La belle affaire ! Si vous n’avez pas de titres plus sérieux que ça, avec la meilleure volonté du monde, je ne puis vous loger.
Eh bien, écoutez ! Dans un naufrage, je m’étais réfugié sur une épave. Il est écrit : « Un naufragé s’accroche à un brin d’herbe. » Il est écrit aussi : « Personne ne t’est plus proche que toi-même. » Enfin j’ai été à moitié cause qu’un cuisinier a perdu la vie.
Ou qu’une cuisinière a perdu… autre chose. À moitié… ? À moitié… ? Balivernes que tout ça ! Vous croyez donc que, par le temps qui court, on a du combustible à perdre pour d’aussi pauvres sujets ? Allons, mon cher ami, ne vous faites pas de mauvais sang et résignez-vous tranquillement au moule. À quoi vous servirait-il que je vous hébergeasse ? Pensez-y. Vous êtes un homme raisonnable. Vous avez une bonne mémoire, je n’en disconviens pas. Mais elle ne vous offre au cœur et à l’esprit que des images ennuyeuses, un paysage plat et morne. Il n’y a là de quoi ni rire ni pleurer ; cela ne vous fait ni chaud ni froid, tout au plus un peu de dépit.
Il est écrit : « Tu ne peux savoir où le soulier te blesse quand tu marches pieds nus. »
C’est vrai. En fait de souliers et grâce aux circonstances, je me contente d’une paire dépareillée. À propos ! ça me fait souvenir que je dois presser le pas. J’ai là un certain gigot dont j’espère un brillant régal. Ainsi, pas de temps à perdre en niaiseries !
Il a, si je ne me trompe, réalisé la principale condition exigée par nous. Jour et nuit, il est toujours resté lui-même.
Lui-même ? C’est donc là ce qu’il faut pour entrer chez vous ?
Cela dépend. Souvenez-vous qu’il y a deux manières d’être soi-même, l’envers et l’endroit. Vous connaissez la nouvelle découverte qui nous vient de Paris, l’art de se faire portraicturer par le soleil. Il résulte deux sortes d’épreuves, la positive et la négative. Celle-ci montre des ombres en place de lumière, et vice versa. L’œil profane la juge ratée. Eh bien, non ! la figure y est, seulement il faut savoir la faire ressortir. Ainsi des âmes. Il y en a dont la vie a produit des épreuves négatives. Ce n’est pas une raison pour détruire le cliché, — il suffit de me l’envoyer, et je continue l’opération. Je connais les réactifs, soufre et autres substances, dont il faut se servir. Je baigne, brûle, vaporise, et bientôt la transfiguration s’opère ; l’image paraît telle qu’elle doit être. De négative elle devient positive, à moins qu’elle ne soit, comme chez vous, à moitié effacée. En ce
cas, rien ne sert, ni soufre, ni potasse.Et de qui donc est le portrait dont vous allez manipuler l’épreuve négative ?
C’est celui d’un certain Peer Gynt.
Peer Gynt ? Tiens, liens ! Il est donc lui-même, ce monsieur Gynt ?
Ah ! ça, j’en réponds !
Et c’est un homme digne de foi, ce monsieur Peer ?
Vous le connaissez peut-être ?
Hem… un peu. On connaît tant de monde.
Mon temps est compté. Où était-il, la dernière fois que vous l’avez rencontré ?
Très loin, au Cap…
Oui. Mais il devait, si je ne me trompe, s’embarquer sur le premier bateau en partance.
J’y cours de ce pas. Pourvu que je n’arrive pas trop tard ! Ah ! ce Cap, ce Cap ! il m’a toujours répugné. Il est infesté de missionnaires norvégiens.
(Il s’en va rapidement vers le sud.)
L’imbécile ! Le voici qui prend ses jambes à son
cou. Il sera joliment attrapé. C’est un vrai plaisir
que d’avoir mis cette brute dedans. Et il fait
l’important ! Il y a vraiment de quoi ! Ce n’est pas
son métier qui l’enrichira. Il court au-devant d’un
krach complet. — Hem ! Cela ne veut pas dire
que je sois ferme en selle. Me voici, pour ainsi
dire, expulsé de la noble tribu des moi. (une étoile
file.) Bien des choses à Peer Gynt, sœur étoile !
Ah ! briller, s’éteindre, disparaître ainsi… (Il fait un
soubresaut d’angoisse et s’enfonce plus profondément dans le brouillard.
un instant de silence. Puis il s’écrie.) Lamentable
pauvreté de
l’âme qui retourne au néant et se perd dans le
gris ! Terre verdoyante, pardonne-moi d’avoir foulé
pour rien l’herbe de tes prairies ! Adorable soleil
qui versa tes rayons dans une chambre vide, où il
n’y avait personne pour recevoir de toi lumière, chaleur et vie ! Le maître du logis était toujours
absent. Ah ! terre verdoyante, adorable soleil, que
vous fûtes bêtes de nourrir et d’éclairer ma mère !
La nature est prodigue et l’esprit avare. Il est dur
de payer de sa vie la faute d’être né. — Je veux,
encore une fois, grimper sur les cimes rocheuses,
voir le soleil se lever, m’épuiser les yeux à
regarder la terre promise.
Après cela, que la neige s’amoncelle sur moi et qu’on trace ces mots sur ma tombe : « Ci-gît personne. » Et ensuite — ensuite ! — Advienne que pourra !
C’est le jour radieux
Où les langues de flamme,
Apportant l’Esprit du Seigneur,
Descendirent des cieux.
Élevons-y notre âme,
Nos yeux et notre cœur.
Non, non, je ne veux pas les regarder ! Ils sont vides et déserts. Ah ! je crains d’être mort bien avant mon trépas. (En cherchant à se glisser dans les broussailles, il arrive tout à coup au carrefour.)
Tu me croiras, si je te dis que j’ai cherché un confesseur tant que j’ai pu.
Et tu n’en as pas trouvé ?
Je n’ai rencontré qu’un photographe ambulant.
Tant pis ! Le délai est expiré.
Tout est fini ! Ça sent la mort. Entends-tu hululer la chouette ?
Mais non. C’est la cloche des matines.
Quelle est cette lumière ?
Une simple bougie qui brûle dans une cabane.
D’où vient ce son ?
Voilà où je me ferai délivrer un billet de confession.
Allons ! règle tes affaires !
(Ils sont sortis des broussailles et se trouvent devant une cabane. Le jour commence à poindre.)
Mes affaires, c’est là que je les réglerai. Je suis chez moi ! Va-t-en ! Décampe ! Ton monde fût-il cent fois plus grand qu’il ne l’est, il ne pourrait nous contenir, moi et les péchés que tu verras, inscrit sur mon billet.
Allons, Peer, je t’attendrai au troisième carrefour. Mais alors !…
(Il s’écarte et s’éloigne.)
De quelque côté qu’on se tourne, c’est toujours la même chose. (Il s’arrête.) Non ! C’est trop de misère, trop de désolation que de rentrer chez soi pour en ressortir ainsi ! (Il fait quelques pas et s’arrête de nonveau.) Fais le tour, disait le Courbe ! (Il écoute le chant qui reprend dans la cabane.) Non. Cette fois-ci, j’irai tout droit, quel que soit le chemin ! (Il se précipite vers la maison. Au même moment Solveig en sort, en habit de dimanche, tenant un livre de cantiques enveloppé d’un mouchoir. Un bâton à la main, elle se dresse svelte et douce.)
Parle et prononce la sentence du pécheur !
C’est lui ! c’est lui ! Béni soit le Seigneur ! (Elle tâtonne dans les demi-ténèbres, pour le trouver.)
Plains-toi ! Reproche-moi mes torts et mes péchés !
Je ne te connais aucun tort, ô mon unique amour !
(Elle tâtonne encore et finit par le trouver.)
Allons, Peer ! ton billet !
Ah ! crie bien haut tous mes forfaits !
Ô toi qui de ma vie as fait un chant d’amour ! sois béni d’être revenu près de moi. Et béni soit Pâques-aux-Roses qui te ramène ici !
Ah ! je suis perdu !
Il en est un qui te viendra en aide.
Oui, perdu, à moins toutefois que tu ne saches deviner les énigmes !
Parle.
Eh ! oui ! je vais parler ! Écoute ! Peux-tu me dire où a été Peer Gynt depuis que tu ne l’as vu ?
Où il a été ?
Oui, où était-il, tel que Dieu l’a marqué du sceau de la prédestination, tel qu’il est éclos de la pensée divine ? Peux-tu me le dire ? Sinon il me faut rentrer d’où je suis sorti, disparaître dans le pays des brumes.
Oh ! l’énigme est facile à résoudre.
Allons ! dis ce que tu penses ! Où étais-je moi-même, dans ma plénitude et dans ma vérité ? Où
étais-je, tel que je fus marqué du sceau divin ?Dans ma foi, dans mon espérance, dans mon amour.
Que dis-tu ? Ah ! tais-toi ! Ce ne sont là que paroles enjôleuses. Tu parles d’un enfant qui ne vit qu’en toi, qui par toi seule existe, qui n’a qu’une mère.
Mais oui, c’est bien mon enfant. Mais n’a-t-il donc pas de père ? Si ! son père est celui qui pardonne, cédant aux instances de la mère.
Ma mère ! mon épouse ! ô Vierge sans tache ! Cache-moi, cache-moi sur ton sein !
(Il s’attache à elle et se cache la figure dans le sein de Solveig. Un long silence. Le soleil se lève.)
Dors en paix, mon petit enfant,
Je vais te bercer doucement.
L’enfant rit et joue au bras de sa mère.
Ils passent ensemble une vie entière,
L’enfant sur mon sein sourit et s’endort.
Que la vie est bonne, ô mon doux trésor !
L’enfant a penché sa tête lassée
Sur mon cœur. Ainsi la vie est passée.
Nous nous rencontrerons au prochain carrefour, Peer. On verra bien. Je ne te dis que ça.
Je te bercerai, mon enfant ;
Sur mon cœur repose en rêvant.
TABLE
- ↑ Voici la traduction littérale de la strophe des Pelotes,
la seule que j’aie cru devoir transformer entièrement (par exception une réplique de Peer la coupe en deux quatrains) :
LES PELOTES (roulant)
Nous sommes les pensées que tu aurais dû avoir. Tu aurais dû nous donner de petits membres de lutins.
PEER GYNTJ’ai donné la vie à l’une de vous. Il en est résulté un être boiteux et mal venu. (Allusion à une épisode du drame.)
LES PELOTESNous aurions dû, voix émouvantes, nous élever dans l’air. Au lieu de cela, pelotes de ficelle, nous roulons ici.
PEER GYNT (tâchant de se dégager)Coquines de pelotes, qui voulez faire trébucher papa. (Il fuit.)
- ↑ On avait dû précipiter le tirage pour arriver avant la représentation du drame, si bien que, me trouvant à ce moment loin de Paris, je n’avais pu corriger les épreuves de la brochure.
- ↑ Traduction littérale. L’expression existe en norvégien.
- ↑ Les toits des cabanes norvégiennes sont souvent recouverts de pierres et de terre et plantés de gazon.
- ↑ Dans l’original, l’Halling (danse du Hallingdal), la bourrée norvégienne.
- ↑ Tous les clochers, en Scandinavie, sont surmontés d’un coq, symbole de la vigilance. Peer Gynt n’ayant encore jamais vu d’autres flèches, sa fantaisie lui suggère naturellement cette image.
- ↑ Personnage légendaire. Dovre est un pâté de montagnes dans le Gudbrandsdal, en Norvège.
- ↑ Personnage légendaire, dont Ibsen a fait le symbole de l’hypocrisie sociale et de l’ordre qui en procède.
- ↑ Des Ski, longs patins plats en bois dont on se sert en Norvège pour aller comme en traîneau, sur la neige durcie, et descendre les montagnes en hiver.
- ↑ De begrîff, conception. On pourrait peut-être, sur la scène française, remplacer ce nom par celui de Conceptionarius.