Recherches sur les principes de la morale/Texte entier

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ŒUVRES

PHILOSOPHIQUES DE

M. D. HUME

TRADUITES DE L’ANGLOIS.

TOME CINQUIÈME,

CONTENANT

L’Histoire Naturelle de la Religion.

NOUVELLE ÉDITION

À LONDRES,

1788.

RECHERCHES
SUR LES PRINCIPES
DE LA
MORALE.


SECTION I.

Des principes généraux de la Morale.

De toutes les disputes on seroit tenté de regarder comme la plus désagréable, celle que l’on est oblige d’avoir avec des personnes opiniâtres & entêtées de leur sentiment ; il est cependant encore plus fâcheux d’avoir à disputer contre des gens qui ne sont point persuadés des opinions qu’ils soutiennent & qui s’engagent dans la discussion par envie de contredire, par affectation, ou par le desir de faire étalage d’un esprit supérieur au reste des hommes. Les uns & les autres montrent le même attachement à leurs raisonnemens, le même mépris pour leurs adversaires, & la même opiniâtreté à soutenir des sophismes & des absurdités. Comme leur façon de penser n’est point fondée sur la raison, c’est en vain qu’on se flatteroit, au moyen d’une logique qui ne sait point parler à la passion, de les ramener à des principes plus vrais & plus sensés.

Ceux qui nient la réalité des distinctions morales, peuvent être placés dans la dernière classe, c’est-à dire, parmi les gens qui disputent de mauvaise foi. En effet on ne sauroit se persuader qu’un homme raisonnable ait jamais pu croire sérieusement que tous les caracteres & toutes les actions méritassent également l’amour & l’estime de tout le monde. La différence que la nature a mise entre un homme & un autre homme, est souvent si grande, & cette différence est encore si fort augmentée par l’éducation, par l’exemple & par l’habitude, qu’il n’y a point de sceptique assez téméraire & assez déterminé, qui en s’appercevant de tant d’extrémités si opposées, ose nier la distance immense qui se trouve entre elles. Quelle que soit l’insensibilité d’un homme, il ne laissera pas d’être souvent touché par les images de juste & de l’injuste, & quelle que soit la force de ses préjugés, il ne pourra s’empêcher de voir que les autres sont susceptibles de la même impression ; ainsi le seul moyen de convaincre un adversaire de ce caractere, est de l’abandonner à lui-même ; car s’il ne trouve personne qui veuille s’engager avec lui dans la dispute, il y a tout lieu de croire que l’ennui suffira à la fin pour le rappeller au bon sens & à la raison.

Il n’y a pas long-tems qu’il s’est élevé une dispute plus digne d’attention, sur la base générale de la morale, il s’agit de savoir s’il faut la fonder sur la raison ou bien sur le sentiment : si nous parvenons à la connoissance par une chaîne de raisomemens & de conséquences, ou par sentiment intérieur & immédiat, si, ainsi que tous les jugemens sains sur le vrai & sur le faux, la morale est la même pour tous les êtres intelligens & raisonnables, ou si semblable aux idées de beauté & de difformité, elle n’est fondée que sur la conformation particuliere des hommes, sur la façon dont ils sont organisés.

Quoique les anciens philosophes répetent souvent que la vertu n’est autre chose que la conformité avec la raison, ils semblent pourtant fonder la morale sur le goût & sur le sentiment. D’un autre côté, nos moralistes modernes, en parlant sans cesse de la beauté de la vertu & de la difformité du vice, se sont toujours efforcés d’en rendre compte par des raisonnemens métaphysiques déduits des principes les plus abstraits de l’esprit humain. On a jeté beaucoup d’obscurité sur cette matiere ; les systêmes se sont trouvés opposés les uns aux autres ; & il y a souvent eu de la contradiction jusques dans les différentes parties d’un même systême. L’élégant le sublime lord Shaftesbury, qui le premier, parmi nous, a fait remarquer la distinction dont nous parlons, & qui en général étoit du sentiment des anciens, n’est point lui-même exempt de confusion.

Il faut avouer que les deux côtés de cette question sont susceptibles de raisonnemens très-spécieux. On peut soutenir que la raison suffit seule pour discerner les distinctionts morales ; en effet, sans cela, d’où naîtroient les disputes qui s’élèvent sur cette matiere, tant parmi le vulgaire, que parmi les philosophes ? d’où viendroient cette longue suite de preuves que chacun allégue en faveur de ses opinions, les exemples, qu’on apporte, les autorités dont on s’appuie, les analogies auxquelles on a recours, les faussetés qu’on prétend découvrir, les inductions qu’on emploie, & les différentes conséquences que l’on tire des mêmes principes ? on peut disputer sur la vérité, mais jamais sur le goût : ce qui existe dans la nature est la regle ou le modele de nos jugemens ; ce que chaque homme sent au-dedans de lui-même est sa regle du sentiment. On peut démontrer des proportions de géométrie, & disputer sur des systêmes de physique ; mais l’harmonie des vers, la tendresse de la passion, le brillant du génie, sont de nature à exciter un plaisir immédiat. Les hommes ne disputent gueres sur la beauté ou sur la laideur des autres, mais souvent ils raisonnent sûr la justice ou l’injustice de leurs actions. Dans la discussion d’une affaire criminelle, le premier objet de l’accusé, est de prouver qu’il n’est point coupable des faits dont on le charge & de nier les actions qu’on lui impute : le second est de prouver que ces faits, quand ils seroient vrais, peuvent être justifiés & regardés comme innocens & légitimes. Il est constant que le premier de ces points est soutenu par une suite de conséquences tirées de l’entendement : comment donc pouvons-nous supposer que c’est une faculté différente qui fixe l’autre point ?

D’un autre côté, ceux qui regardent le sentiment comme la source de la morale, s’efforcent de prouver qu’il est impossible à l’entendement de former des raisonnemens satisfaisans de cette espece : selon eux le propre de la vertu est d’être aimable, le propre du vice d’être odieux, cela est de leur essence & de leur nature ; mais la raison ou le raisonnement sont-ils en état d’appliquer ces différentes épithétes à une action, & de décider, avant que l’une de ces actions ait excité l’amour, & que l’autre ait produit la haine ? Or, quelle autre cause peut-on donner de ces sentimens qu’on éprouve, sinon la disposition primitive de nos organes & de nos facultés intellectuelles, formée par la nature pour les recevoir ?

Le but de toutes les spéculations morales est de nous apprendre nos devoirs, de nous montrer la difformité du vice & la beauté de la vertu, pour nous engager à éviter l’un & à suivre l’autre, & pour faire naître en nous des habitudes analogues à cette disposition. Mais peut-on attendre ces effets des conséquences tirées par notre entendement, puisqu’elles ne peuvent se soumettre nos affections, ni émouvoir les facultés actives de l’homme ? Le raisonnement fait découvrir des vérités, mais lorsque ces vérités sont indifférentes, & qu’elles ne font naître ni desir ni répugnance, elles n’ont gueres d’influence sur notre conduite. Ce qui est honorable, ce qui est beau, ce qui est décent, ce qui est noble, ce qui est généreux saisit notre coeur, & nous excite à l’embrasser & à nous y tenir attachés. Ce qui est intelligible, ce qui est évident, ce qui est probable, ce qui est vrai, n’obtient qu’un consentement froid de la part de l’entendement, & en satisfaisant notre curiosité, met fin à nos recherches.

Eteignez tous les sentimens qui échauffent en faveur de la vertu, tous les dégoûts que fait naître le vice, rendez les hommes totalement indifférens sur ces distinctions, la morale ne sera plus une étude de spéculation, & ne tendra plus à régler notre conduite & nos actions.

Ces raisonnemens, dont on s’appuie de part & d’autre, & que l’on pourroit augmenter par beaucoup de semblables, sont si plausibles, que je suis tenté de croire qu’ils sont également solides & satisfaisans, & de soupçonner que la raison & le sentiment se réunissent dans presque toutes les déterminations morales. Il y a tout lieu de penser que l’arrêt définitif, qui décide si un caractere ou une action sont aimables ou odieux, dignes de louanges ou de blâme, qui leur imprime le sceau de l’honneur ou de l’infamie, de l’approbation ou de la censure, qui fait de la morale un principe actif, en attachant notre bonheur à la vertu, & notre malheur au vice ; que cet arrêt, dis-je, dépend d’un sentiment intérieur que la nature a donné à tous les hommes. Quel autre pouvoir pourroit produire un effet de cette espece ? Mais pour préparer les hommes à un tel sentiment, & pour leur faire distinguer quel en est le véritable objet, nous voyons qu’il est souvent besoin de le faire précéder d’un grand nombre de raisonnemens, d’établir des distinctions très-déliées, & tirer des conséquences précises, de former des comparaisons éloignées, d’examiner des relations exactes, de constater & de fixer des faits généraux. Il y a des beautés, sur-tout celles de la nature, qui du premier coup d’œil captivent nos affections & s’attirent nos suffrages ; lorsqu’elles ne produisent point cet effet, il est impossible au raisonnement de remédier à ce défaut d’influence, & de les rendre plus propres à flatter notre goût, ou à exciter nos sentimens. Mais il est d’autres beautés, & de ce genre sont celles des beaux arts, qui pour être senties demandent une longue suite de raisonnemens ; & alors les argumens & la réflexion redressent souvent les impressions fautives en ce genre. On a de fortes raisons pour croire que les beautés morales sont de cette derniere espece, & qu’elles exigent l’assistance des facultés de l’entendement, pour produire des impressions durables dans le cœur des hommes.

Quoique la question qui regarde le principe général de la morale, soit extrêmement curieuse & importante, il est inutile, quant à présent, de faire de nouvelles recherches sur ce sujet ; en effet, si dans le cours de cet examen nous sommes assez heureux pour pouvoir fixer la véritable origine de la morale, on appercevra aisément jusqu’à quel point le sentiment ou la raison entrent dans les determinations de cette nature[1]. En attendant que cette question soit entiérement décidée, il ne sera pas peut-être possible de suivre un ordre ou une méthode aussi précise que les sciences l’exigent, c’est-à-dire, de donner d’abord des définitions exactes de la vertu & du vice qui sont les objets de nos méditations. Mais nous prendrons une route qui ne doit pas paroître moins satisfaisante : nous considérerons notre matiere comme susceptible d’expériences, ainsi nous appellerons vertueuse toute action qui sera accompagnée de l’approbation unanime des hommes, & nous nommerons vicieuse toute qualité qui fera l’objet du blâme & de la censure. Nous tâcherons de comparer ces notions, & après avoir examiné les circonstances dans lesquelles elles s’accordent, nous pourrons espérer de parvenir à la connoissance de la base de la morale, & à découvrir les principes universels d’où dérivent l’approbation & le blâme. Toutes ces questions roulent sur des faits, & ne sont point une science abstraite, mais nous ne pouvons nous promettre quelque succès, qu’en suivant la route de l’expérience, & en tirant des maximes générales de l’analogie des exemples particuliers. L’autre méthode scientifique qui commence par établir un principe général abstrait, pour en tirer ensuite des conséquences qui en partent comme des rameaux de la tige ; cette méthode peut être plus parfaite, mais elle convient certainement moins à l’imperfection de l’esprit humain, & en ce genre comme en beaucoup d’autres elle est communément une source d’erreur & d’illusion. Les hommes sont actuellement guéris des systêmes & des hypotheses de physique, ils ne prêtent l’oreille qu’aux preuves tirées de l’expérience. Il est tems de mettre dans la morale, la même réforme, & de rejeter tout systême, quelque ingénieux qu’il puisse être d’ailleurs, lorsqu’il ne sera point fondé sur des observations & des faits.


SECTION II.

De la Bienveillance.


I.

Beaucoup de gens se sont fait un principe entiérement incompatible avec toute vertu & tout sentiment moral, & comme leur opinion ne peut venir que de la disposition la plus dépravée, elle contribue à son tour à nourrir & à entretenir la dépravation. Selon eux la bienveillance n’est qu’hypocrisie, l’amitié n’est qu’une tromperie, l’amour du bien public qu’une comédie, la fidélité qu’un piége propre à surprendre la confiance ; tandis que chacun de nous ne cherche que son intérêt particulier, nous nous servons de ces dehors séduisans, de ces mots pompeux, pour tromper nos voisins, & pour les faire tomber dans les filets que nous leur tendons. Quel cœur doit avoir un homme qui fait profession de pareils principes & qui n’éprouve point en lui-même de sentiment qui démente un systême si dangereux ! Quelle affection & quelle bienveillance peut-il sentir pour des êtres qu’il représente sous des couleurs si noires, & qu’il suppose si peu capables de retour & de reconnoissance ! Si nous ne voulons point attribuer ces principes à un cœur entiérement perverti, nous ne pouvons du moins nous dispenser de reprocher à ceux qui les ont avancés d’avoir examiné les choses avec légéreté & avec précipitation. Des raisonneurs superficiels, voyant dons les hommes un grand nombre de prétentions fausses & injustes, & se sentant peut-être eux-mêmes très-peu disposés à se contraindre, ont pu tirer inconsidérément une conclusion trop générale & trop téméraire ; ils ont pu dire que tout est également corrompu, & que les hommes différens en cela de tous les autres animaux & de tous les autres êtres, ne sont susceptibles d’aucuns degrés de bonté ni de méchanceté, mais sont en toute occasion les mêmes créatures masquées sous différens déguisemens.

Il y a un autre principe qui ressemble assez à celui dont nous venons de parler. Plusieurs philosophes s’en sont appuyés, & il a été le fondement d’un grand nombre de systêmes. Ce principe est que quelqu’affection qu’on éprouve, ou qu’on croie sentir pour les autres, elle n’est point & ne peut être désintéressée ; que l’amitié la plus genéreuse, quelque sincere qu’elle soit, n’est qu’un amour-propre modifié, & que même à notre insu, nous ne cherchons que ce qui peut nous faire plaisir, tandis que nous paroissons le plus occupés des avantages, & de bien-être de nos semblables. Par le tour de notre imagination, par des réflexions rafinées, par l’enthousiasme de la passion, nous nous persuadons de prendre une part réelle à ce qui intéresse les autres, & nous nous croyons entiérement dégagés de vues particulieres : mais dans le fond, le citoyen le plus généreux & l’avare le plus sordide …, le héros le plus magnanime & l’homme le plus lâche, dans toutes leurs actions ont également en vue leur propre intérêt & leur bonheur personnel.

On se trouveroit souvent trompé dans les expériences, si en considérant le but auquel paroît tendre cette opinion, on concluoit que ceux qui la soutiennent ne sauroient éprouver un vrai sentiment de bienveillance, ni avoir de l’estime pour la vertu pure. L’honneur & la probité n’étoient point étrangers à Épicure ni à sa secte. Atticus & Horace paroissent avoir reçu de la nature, & avoir cultivé par réflexion une disposition aussi généreuse, & autant de penchant à l’amitié qu’aucun des disciples des écoles les plus austeres. Et parmi les modernes Hobbes & Locke qui soutenoient le systême de l’ propre dans la morale, n’ont pas laissé de mener la vie la plus irréprochable ; cependant, le premier avoit absolument secoué le joug de la religion, qui auroit pu suppléer à ce qui manquoit à sa philosophie.

Un épicurien, ou un disciple de Hobbes avouera qu’il existe dans le monde une amitié sans fard & sans hypocrisie ; mais à force de subtilité philosophique, il essaiera d’analyser ce sentiment, pour en répandre les élémens dans ceux d’une autre passion ; il s’efforcera de prouver que tous nos sentimens ne sont qu’un amour-propre déguisé sous une infinité de formes différentes. Cependant le même tour d’imagination ne domine point dans tous les hommes, & par conséquent ne peut donner la même modification au sentiment primitif de chacun ; cela seul suffit, même dans le systême de l’amour-propre, pour mettre la plus grande différence entre les caracteres des hommes, & pour attirer le nom de vertueux & d’humains aux uns, & celui d’intéressés & de vicieux aux autres. Je fais cas d’un homme dont l’amour-propre, de quelque maniere que ce soit, est dirigé de façon à s’intéresser à ses semblables, & à se rendre utile à la société ; de même que je hais ou méprise celui qui n’a d’égards que pour ce qui peut contribuer à ses indignes plaisirs. En vain voudra-t-on me dire que ces caracteres, quoique opposés en apparence, sont les mêmes dans le fond, & qu’un tour d’imagination très-léger en fait toute la différence ; quand cette différence seroit encore plus petite qu’elle n’est, chaque caractere me paroît assez décidé & très-difficile à changer ; & je ne trouve pas plus, en ce genre que dans d’autres, que les sentimens naturels, excités par les apparences générales des choses soient aisément détruits par les réflexions raffinées qu’on fait sur l’origine commune & imperceptible de ces apparences. L’incarnat vif & animé d’un beau visage ne m’inspire-t-il pas du plaisir même, lorsque la physique m’aura appris que toutes les différences de teint ne viennent que de plus ou moins d’épaisseur des particules dont la peau est composée, & qu’au moyen de ces différences une surface est disposée à réfléchir une des couleurs primitives de la lumière & à absorber les autres ?

Quoique la question sur l’amour-propre, général ou particulier de l’homme ne soit pas aussi importante à la morale & à la pratique qu’on a coutume de se l’imaginer, cependant elle est certainement de très-grande conséquence dans les spéculations sur la nature humaine, & cet objet est très-digne de notre curiosité & de nos recherches. Il ne sera donc pas hors de propos de s’arrêter pour y faire quelque réflexion.

L’objection qui se présente le plus naturellement contre le systême de l’amour-propre, est que ce sentiment étant contraire à ce qu’on éprouve ordinairement, & aux idées & aux opinions les plus exemples de préjugés, il faut que la philosophie fasse un effort prodigieux pour établir un paradoxe si extraordinaire. L’observateur le moins attentif apperçoit bientôt qu’il existe une disposition telle que la bienveillance & la générosité ; qu’il y a des sentimens tels que l’amour, l’amitié, la compassion, la reconnoissance. Ces sentimens ont leurs causes, leurs effets, leurs objets & leurs opérations. Le langage ordinaire a exprimé toutes ces idées, & les a distinguées des passions qui n’ont en vue que l’intérêt particulier : comme c’est-là le coup d’œil sous lequel les choses se présentent naturellement, il faut s’y tenir jusqu’à ce qu’on découvre un systême, qui pénétrant plus profondément la nature humaine, prouve que les premiers de ces sentimens ne sont que des modifications de dernier. Toutes les tentatives de ce genre ont été infructueuses jusqu’à présent, & semblent n’être dues qu’à cette envie de simplifier qui a été la source d’un grand nombre de faux raisonnemens dans la philosophie. Je n’entrerai point ici dans aucun détail là-dessus : beaucoup de philosophes habiles ont fait voir l’insuffisance de ce systême ; & je supposerai qu’on m’accorde ce que la moindre réflexion doit selon moi rendre évident à tout homme qui fera des recherches impartiales.

La nature du sujet donne lieu de présumer que l’on ne trouvera point par la suite de meilleur systême, pour expliquer comment la bienveillance dérive de l’intérêt personnel, & qu’on ne pourra réduire les différens mouvemens de l’ame à des principes plus simples & plus uniformes. Il n’en est pas de cette espece de philosophie comme de la physique. Dans cette science, il y a beaucoup d’hypotheses qui, quoiqu’elles paroissoient contraires aux premieres apparences, se sont ensuite trouvées solides & vraies après un examen plus exact, nous en avons tant d’exemples, qu’un philosophe[2] ingénieux n’a pas fait difficulté de dire que quand il y a plus d’une maniere de produire un phénomene, on doit présumer qu’il est dû à des causes qui sont les moins ordinaires, & qui se présentent le moins fréquemment à nos yeux. Mais dans toutes les recherches sur l’origine de nos passions & des opérations de l’ame, la présomption est pour l’autre méthode ; la cause la plus simple, & qui se présente le plus naturellement pour expliquer un phénomene, est probablement la plus vraie. Lorsqu’un philosophe, pour établir son systême, est obligé d’avoir recours à des réflexions fines & compliquées, & de les supposer essentielles pour produire une passion ou un mouvement de l’ame, nous sommes en droit de nous mettre en garde contre une hypothese si trompeuse. Nos passions ne sont point susceptibles de ces impressions qui partent du rafinement de l’esprit & de l’imagination ; & l’on trouvera toujours qu’un exercice sérieux de ces dernières facultés absorbe & détruit toute la force & toute l’activité des premieres. Tel est le peu de capacité de l’ame humaine ; elle ne sauroit suffire à deux objets si différens. Il est vrai que souvent notre intention & le motif qui nous détermine nous sont inconnus à nous-mêmes, sur-tout lorsque ce motif se combine & se confond avec d’autres, auxquels l’esprit, par présomption & par vanité, accorde plus de force & d’influence qu’ils n’en ont réellement ; mais il n’y a point d’exemple que nous ayions ignoré les causes de nos sentimens, parce qu’elles étoient trop obscures & trop compliquées. Un homme qui a perdu son ami & son protecteur, s’abuse peut-être lorsqu’il croit que toute sa douleur ne vient que d’un sentiment généreux, sans aucun mélange de vues basses & intéressées ; mais quel motif peut-on supposer à l’attendrissement d’un homme qui regrette un ami vertueux & estimable, un ami qui avoit besoin de la protection de ses secours ? Croira-t-on que ces regrets viennent de je ne sais quelle considération métaphysique de son intérêt particulier, qui n’est fondée sur aucune réalité ? En supposant, à des petits ressorts ou à des roues d’une montre, la force de donner le mouvement à une voiture très-chargée, on auroit tout autant de raison qu’en puisant dans des réflexions aussi éloignées l’origne des sentimens de notre ame.

Nous remarquons que différens animaux sont susceptibles d’attachement, tant pour leur espece que pour la nôtre ; & l’on ne sauroit soupçonner de l’art ou du déguisement dans leur fait. Dirons-nous aussi que tous leurs sentimens ne viennent que d’un rafinement d’amour-propre ? Et si nous admettons une bienveillance désintéressée dans des êtres inférieurs, par quelle regle d’analogie refuserions-nous ce sentiment à des êtres d’un ordre plus relevé ?

L’amour entre les deux sexes fait naître une complaisance & une bienveillance bien différente de l’assouvissement des desirs. La tendresse naturelle pour la progéniture suffit généralement dans tous les êtres sensibles, pour contrebalancer les mouvemens les plus forts de l’amour-propre, & n’en dépend en aucune façon. Quel peut être l’intérêt de cette tendre mere qui détruit sa santé par les soins qu’elle prodigue à son enfant malade, & qui délivrée enfin par sa mort de ces soins incommodes, tombe elle-même dans la langueur, & finit par mourir de chagrin ?

La reconnoissance n’est elle donc point un sentiment naturel au cœur de l’homme, & n’est-ce qu’un mot dépourvu de sens & de réalité ? Ne trouvons-nous pas plus de satisfaction dans la compagnie d’un homme que dans celle d’un autre, & ne desirons-nous plus le bonheur d’un ami quand l’absence ou la mort nous empêchent de le partager ? Et qu’est-ce qui nous le fait partager lors même que nous sommes vivans & que nous en sommes témoins, si ce n’est l’estime & la passion que nous avons pour lui ?

Ces exemples & une infinité d’autres sont des preuves d’une bienveillance gratuite qui existe dans l’homme, sans qu’un intérêt réel nous attache à l’objet de notre amitié, & il me paroît difficile d’expliquer comment un intérêt supposé & imaginaire, connu & avoué pour tel, peut être l’origine d’un sentiment ou d’un mouvement de l’ame. On n’a point encore trouvé jusqu’à présent d’hypothese satisfaisante en ce genre, & il n’y a pas la moindre apparence que jamais l’art des hommes réussisse dans cette recherche.

De plus si nous voulons considérer cette matiere sans prévention, nous trouverons que le systême qui suppose une bienveillance désintéressée & distincte de l’amour-propre, est réellement plus simple & plus conforme à la nature que celui qui rapporte à ce dernier principe toute amitié & tout sentiment d’humanité. Il est des besoins & des appétits physiques qui de l’ aveu de toute le monde tendent immédiatement à la possession de leur objet & précedent la jouissance de nos sens. Ainsi l’objet de la faim & de la soif est de manger & de boire. Ces appétits primitifs satisfaits, il en résultera un plaisir qui pourra devenir l’objet d’une autre espece de desirs secondaires & intéressés. De même il y a des passions de l’ame, qui, avant toute idée d’intérêt, nous portent à rechercher des objets particuliers tels que la réputation, le pouvoir, la vengeance ; & lorsqu’on les a obtenus, il en résulte une jouissance agréable qui est une suite de l’accomplissement de nos desirs. Suivant la constitution intérieure de notre ame, il existe en nous un penchant naturel à la réputation qui agit avant que nous en ayions recueilli aucun plaisir, & avant que nous puissions la rechercher par des motifs d’amour-propre ou par le desir du bonheur. Si je n’ai point de vanité, je ne trouverai point de plaisir dans la louange : si je suis dégagé d’ambition, le pouvoir ne sera pas une jouissance pour moi : si je n’ai point de ressentiment, la punition d’un ennemi me sera indifférente. Dans tous ces cas la passion fixe sa vue immédiatement sur son objet & le rend nécessaire à notre bonheur. Il est vrai qu’il s’eleve ensuite d’autres sentimens secondaires qui poussent ce bonheur obtenu par nos desirs primitifs plus loin, & en sont une partie de notre bien-être. Si l’amour-propre n’étoit pas précédé par des sentimens d’une nature différente, il se manifesteroit à peine, parce que dans cette supposition nous n’éprouverions que des peines & des plaisirs très-légers, nous n’aurions que peu de malheur à éviter peu de félicité à attendre.

Où seroit donc la difficulté de concevoir qu’il en est de même de la bienveillance & de l’amitié, que des sentimens que nous venons de citer pour exemple ; & pourquoi ne croirions-nous-pas que la constitution primitive de notre ame nous fait desirer le bonheur de nos semblables, nous le rend aussi précieux que le nôtre ? sans nier que peut-être nous le recherchons ensuite par les motifs combinés & de la bienveillance & de l’envie d’en jouir aussi. Qui ne voit pas que la vengeance excitée par la seule force de la passion peut être suivie avec assez d’ardeur, pour nous faire oublier toutes les considérations d’aisance, d’intérêt, de sûreté, & pour nous rendre semblables à ces animaux acharnés, qui, pour blesser leurs ennemis, sacrifient leur propre vie ? Quelle est la malignité d’une philosophie qui ne veut point accorder à l’humanité & à l’amitié les mêmes droits, qu’on est forcé de reconnoître dans des sentimens atroces, tels que la haine & le ressentiment ? Une pareille philosophie est moins la peinture que la satire de la nature humaine. Elle peut fournir des plaisanteries & des paradoxes, mais elle ne pourra jamais être le sujet d’aucun raisonnement sérieux.

II.

On regardera peut-être comme inutile de prouver que le sentiment si doux de la bienveillance est une vertu, & qu’il s’attire, dès qu’il se montre, l’estime, l’ approbation & les suffrages de tous les hommes. Les termes d’ami, de sociable, de bon, d’humain, de clément, de reconnoissant, de genereux, de bienfaisant existent dans toutes les langues, & expriment généralement le plus éminent degré de mérite auquel la nature humaine puisse atteindre : lorsque ces qualités aimables sont accompagnées d’une naissance illustre, de pouvoir & de grands talens, & qu’elles se déploient soit pour gouverner, soit pour éclairer l’homme, elles semblent élever ceux qui les possedent au-dessus même de leur espece, & les approcher en quelque façon de la divinité. Des talens supérieurs, un courage inébranlable, de grands succès ne servent qu’à exposer un grand politique ou un héros aux traits de l’envie & de la malignité publique ; mais lorsqu’on joint à ces qualités celles de l’humanité & de la bienfaisance, & qu’on les embellit par des actions de douceur, d’amitié, de sensibilité, on réduit l’envie même au silence, & les cris sont étouffés par les éloges & les applaudissemens universels. Lorsque Periclès, homme d’état & général des Athéniens, fût prêt d’expirer, ses amis, qui entouroient son lit, croyant qu’il avoit perdu la connoissance, se livrèrent à la douleur que leur causoit la perte imminente de leur protecteur ; ils faisoient l’énumération de ses grandes qualités, de ses succès, de ses conquêtes, de ses victoires ils s’entretenoient de la durée inusitée de son administration ; ils comptoient les neuf trophées qu’il avoit érigés après autant de combats, dans lesquels il avoit défait les ennemis de la république. Le héros mourant, qui n’avoit rien perdu de leur conversation, leur dit : mes amis, vous oubliez ce qu’il y avoit de mieux à dire en ma faveur, tandis que vous vous arrêtez à des avantages vulgaires auxquels la fortune a la plus grande part ; vous n’avez point observé que jamais mon ministere n’a fait prendre le deuil à aucun citoyen[3].

Dans les hommes, dont la capacité & les talens sont médiocres, les vertus sociales deviennent, s’il se peut, encore plus nécessaires, parce que dans ce cas rien ne peut compenser le défaut de ces vertus, ni garantir un homme de notre haine & de nos mépris. Cicéron dit qu’une forte ambition & un courage élevé dans les caracteres ordinaires, sont sujets à dégénérer en une férocité turbulente ; il faut donc alors encore plus desirer les vertus douces & sociales : elles sont toujours utiles & aimables[4].

Le plus grand avantage que Juvenal[5] découvre dans l’étendue de nos facultés, c’est de nous fournir les moyens d’étendre notre bienveillance, & les occasions de répandre nos bienfaits plus qu’il n’appartient aux êtres d’un ordre inférieur. Il faut avouer en effet que ce n’est qu’en faisant du bien qu’un homme jouit des avantages d’un rang distingué : sa place par elle-même, plus elle est élevée, plus elle l’expose à la tempête & l’approche de la foudre ; le seul avantage qu’il a est de mettre à couvert ceux qui sont au-dessous de lui & qui reposent à l’ombre de sa protection.

Mais j’oublie que je m’écarte de mon sujet, en faisant l’éloge de la générosité & de la bienveillance, & en peignant sous leurs vraies couleurs les charmes naturels des vertus sociales ; il est certain que leur idée ne se réveille pas sans séduire tous les cœurs, & il est difficile de s’abstenir de leur éloge aussi souvent qu’elles se présentent dans le discours ou à la réflexion. Mais notre objet étant plutôt la partie spéculative que la partie pratique de la morale, il suffit de faire remarquer une chose dont tout le monde conviendra sans peine, c’est qu’il n’y a point de qualité qui ait plus de droits à l’approbation générale des hommes que la bienfaisance, l’humanité, l’amitié, la reconnoissance, la bienveillance naturelle, l’amour du bien public, en un mot tout ce qui vient d’une sympathie tendre qui nous lie avec les autres & d’un intérêt généreux pour nos semblables. Dès que ces qualités se montrent, il semble que leur vertu passe dans le spectateur & qu’elles nous forcent à prendre pour elles les sentimens d’affection qu’elles répandent sur tout ce qui les environne.

III.

On peut observer que lorsqu’on fait l’éloge d’un homme humain & bienfaisant il y a toujours une circonstance sur laquelle on ne manque point d’insister, c’est le bonheur & la satisfaction que la société retire de son commerce & de ses bons offices. On dit alors qu’il est encore plus cher à ses parens par les soins & par l’attachement qu’il a pour eux que par les liens de la nature. Jamais il ne fait éprouver son autorité à ses enfans que pour leur propre bonheur : avec lui les nœuds de l’amour sont resserrés par la bienfaisance & la tendresse ; les liens de l’amitié approchent de ceux de l’amour par le plaisir qu’il prend à obliger. Ses domestiques & ceux qui sont dans sa dépendance trouvent en lui une ressource assurée, & ne redoutent le pouvoir de la fortune qu’autant qu’elle peut l’exercer sur lui. Celui qui a faim trouve chez lui la nourriture, celui qui est nud est couvert de vêtements, l’ignorant & le paresseux en reçoivent l’adresse & l’industrie. Semblable au soleil, le ministre inférieur de la providence, il porte la joie partout & donne de la vigueur & du soutien à tout ce qui est autour de lui. Est-il resserré dans les bornes de la vie privée ? la sphere de ses actions en est moins étendue, mais sa volonté est toujours portée à la bienfaisance. Est-il dans un rang élevé ? l’humanité & la postérité recueilleront les fruits de ses travaux.

Comme on ne manque jamais de louer un homme par ces endroits, lorsqu’on veut inspirer de l’estime pour lui, ne pourroit-on pas en conclure que l’utilité qui résulte des vertus sociales fait au moins une partie de leur mérite, & est une des sources de l’approbation & de l’estime qu’on lui accorde universellement.

Lorsque nous disons d’un animal ou d’une plante qu’ils sont utiles, nous en faisons un éloge conforme à leur nature. D’un autre côté la malignité ou la mauvaise qualité de ces êtres inférieurs nous inspire toujours un sentiment d’aversion. L’œil est charmé de voir des champs chargés d’épis & de grains, des côteaux couverts de vignobles, des pâturages où paissent les chevaux & les brebis ; mais l’œil se détourne à la vue des ronces & des buissons qui servent de repaires aux loups & aux serpens.

Lorsqu’une machine, un meuble, un habillement, une maison sont utiles & commodes, nous disons qu’ils ont de la beauté & nous les voyons avec plaisir & avec approbation. Un œil exercé découvre en ce genre sur le champ des perfections qui échappent aux personnes ignorantes & sans expérience.

Peut-on alléguer rien de plus fort en faveur du commerce & des manufactures, que les avantages qui en résultent pour la société ? Un moine & un inquisiteur n’entrent-ils point en fureur tout de suite, lorsqu’on dit à l’un que son ordre est inutile, à l’autre que la place est pernicieuse au genre humain ? L’historien triomphe en faisant voir l’utilité qu’on peut recueillir de son travail, le romancier cherche à diminuer ou à nier les effets dangereux qu’on attribue à son genre d’occupation. En général quel éloge n’est point renfermé dans la simple épithete d’utile ! Quel reproche ne se trouve-t-il point dans la qualification contraire !

Cicéron disoit aux épicuriens : «vos dieux ne sont point en droit d’exiger aucun culte ni aucune adoration, quelques perfections imaginaires que vous leur attribuez ; ils sont tous dans l’inaction & inutiles. Les Égyptiens même que vous tournez en ridicule, n’ont jamais décerné de culte à un animal qu’à cause de son utilité»[6].

Les sceptiques[7] soutiennent, quoique sans raison, que tout culte religieux tire son origine de l’utilité dont les objets inanimés, tels que le soleil & la lune, sont pour le bien-être & pour la conservation du genre humain. C’est aussi la raison que nous donnent les historiens de l’apothéose des grands héros & des législateurs[8].

Planter un arbre, cultiver un champ, faire des enfans, sont des actes méritoires Suivant la religion de Zoroastre.

Dans toutes les déterminations morales la circonstance de l’utilité publique est toujours celle qu’on a principalement en vue, & lorsqu’il s’élève des disputes soit en philosophie, soit dans la vie commune au sujet des bornes du devoir, la question ne peut être décidée plus sûrement, qu’en faisant voir de quel côté se trouvent les vrais intérêts de l’humanité. Une opinion établie sur de fausses apparences d’utilité a-t-elle prévalu : aussi-tôt qu’une expérience plus consommée & un raisonnement plus sain nous ont fait prendre une idée plus exacte des choses humaines, nous rétractons nos premiers jugemens, & nous changeons de nouveau les bornes du bien & du mal moral.

L’aumône faite à un pauvre est une chose louable en elle-même, parce qu’elle paroît procurer du soulagement à l’indigent & au malheureux : mais lorsque nous voyons l’encouragement que l’aumône donne à la fainéantise & à la débauche, nous regardons cette espece de charité plutôt comme une foiblesse que comme une vertu.

Le meurtre des tyrans, l’assassinat des usurpateurs & des princes qui oppriment les sujets, méritoit les plus grands éloges dans l’antiquité, parce qu’il delivroit l’humanité de plusieurs de ces monstres & qu’il mettoit souvent un frein à ceux que le poignard ne pouvoit atteindre. Mais L’histoire & l’expérience nous ayant démontré depuis que cette voie n’est propre qu’à augmenter la jalousie & la cruauté des princes, & le malheur des peuples, Timoléon & Brutus, quoiqu’on les juge favorablement à cause des préjugés de leur siecle, passent aujourd’hui pour de très-mauvais exemples à imiter.

La libéralité dans les princes est regardée comme une marque de bienfaisance : mais lorsque par cette libéralité on arrache le pain au citoyen laborieux & utile pour contribuer au luxe scandaleux, à la gourmandise & à la sensualité d’un tas de prodigues & de fainéans, nous rétractons bientôt les louanges inconsidérées que nous avions données à la magnificence du prince. Il y avoit de la noblesse & de la générosité dans Titus à regretter la perte d’un jour, mais s’il n’eût songé qu’à prodiguer des largesses à des courtisans avides, il eût mieux fait de perdre son tems que d’en faire un si mauvais usage.

Le luxe ou le rafinement des plaisirs & des commodités de la vie, a été long-tems regardé comme la source de toute corruption & de tout désordre d’un gouvernement, & comme la cause immédiate des factions, des séditions, des guerres civiles & de la ruine entiere de la liberté. Aussi a-t-on généralement désigné le luxe comme un vice, & nos moralistes séveres & satiriques en ont fait un sujet de déclamation. Aujourd’hui ceux qui prouvent ou du moins qui s’efforcent de prouver que ces rafinemens tendent plutôt à augmenter l’industrie, la politesse & les arts chez une nation, donnent une nouvelle tournure à nos sentimens de morale & de politique à cet égard, nous représentent comme louable & innocent ce qui étoit ci-devant regardé comme pernicieux & blâmable.

Il paroît donc, pour revenir à notre sujet, qu’on ne sauroit nier qu’il existe dans sa nature humaine un sentiment de bienveillance désintéressée ; que rien ne donne un plus grand mérite à un homme que la possession de cette vertu dans un degré éminent ; & que du moins une partie du mérite de ce sentiment vient de ce qu’il tend à favoriser les intérêts de nos semblables & à procurer le bonheur de la société. Nous remarquons les conséquences salutaires d’une telle disposition ; nous voyons avec plaisir & avec complaisance tout ce qui a de si favorables influences, & ce qui tend à un but si desirable. Lorsque les vertus sociales n’ont point un but utile, loin d’être estimées, elles sont regardées comme stériles & indifférentes ; le bonheur de l’humanité, l’ordre dans la société, l’union dans les familles, les secours mutuels dans l’amitié ont toujours été le fruit de leur doux empire sous les cœurs des hommes.

Nous verrons plus loin qu’en effet une grande partie de leur mérité doit être attribué à leur utilité[9], & nous dirons aussi pourquoi cette circonstance a tant de droits sur notre estime & sur nos suffrages[10].


SECTION III.

De la Justice.

I.

Il seroit assez superflu de prouver que la justice est utile, & qu’au moins une partie de son mérite vient de cette considération. Mais il sera plus intéressant & plus curieux de discuter la proposition suivante, savoir, que l’utilité publique est la véritable regle de la justice, & que la considération des conséquences avantageuses qui résultent de cette vertu, sont la seule raison du mérite qu’on y attache.

Supposons que la nature eût accordé au genre humain les commodités & les avantages extérieurs en si grande abondance que, sans crainte pour l’avenir, sans soin ni industrie de notre part, chaque individu se trouvât amplement pourvû de tout ce que l’imagination la plus ardente & les appétits les plus démesurés pourroient lui faire désirer ; supposons que sa beauté soit au-dessus de tous les embellissemens de l’art : que la douceur perpétuelle des saisons lui rende les vêtemens inutiles : que les plantes sans assaisonnement lui fournissent les mets les plus délicieux : que les eaux limpides des fontaines lui présentent le breuvage le plus exquis : qu’il n’ait besoin d’aucune occupation laborieuse : qu’il ne connoissent ni agriculture, ni navigation ; la musique., la poésie & la contemplation seront son unique occupation : la conversation, la gaieté & l’amitié seront ses seuls amusemens.

Il paroît évident que, dans cet état heureux toutes les autres vertus sociales fleuriroient, & prendroient un accroissement continuel & jamais il ne seroit question de cette vertu jalouse & défiante qu’on nomme justice. Pourquoi faire un partage de biens, lorsque chacun a déjà plus qu’il ne lui faut ? Pourquoi établir la propriété lorsqu’il ne peut se commetre établir la propriété lorsqu’il ne peut se commetre d’injustice ? Pourquoi appeller un objet mien, si, lorsqu’il a été pris par un autre, je n’ai qu’à étendre la main pour me mettre en possession d’un autre bien également utile ? Dans cette supposition la justice, n’ayant aucun objet, ne seroit qu’une vaine cérémonie, & n’auroit jamais été comptée au nombre des vertus.

Nous voyons même dans l’état de besoin, auquel le genre humain est réduit, que tous les bienfaits que la nature accorde avec profusion, demeura en commun pour l’usage de tous les hommes, & ne sont point sujets aux divisions de droit & de propriété. Quoiqu’il n’y ait rien de plus nécessaire aux hommes que l’air & l’eau, leur possession n’est convoitée par aucun individu, & ayez quelque prodigalité qu’un homme use de ces bienfaits de la nature, il ne sauroit commettre une injustice. Dans les contrées fertiles, peuplées par un petit nombre d’habitans, les terre sont regardées de le même façon. Ceux qui prétendent que la mer est libre, n’auroient rien de plus fort à alléguer en leur faveur que l’usage illimité qu’on peut faire de la navigation : si les avantages, qui résultent de la navigation, étoient réellement inépuisables, ceux qui plaident pour la liberté des mers, n’auraient jamais eu d’adversaires à combattre, & jamais puissance ne se sauroit arrogé un empire exclusif sur l’océan.

Il se peut que dans de certains pays & dans de certaines circonstances on établisse une propriété de l’eau, & que la terre[11] soit libre ; & cela arrive lorsque la derniere est en plus grande étendue qu’il n’est besoin pour le nombre des habitans, & lorsque la premiere ne se trouve que difficilement, & est en petite quantité.

Supposons encore que les besoins du genre humain fussent tels qu’ils sont actuellement, mais que notre cœur fût naturellement si rempli de bienveillance, d’amitié de générosité, que chaque homme sentît la plus parfaite tendresse pour les autres, & n’eût pas plus de soin de son propre intérêt que de celui de son semblable : il paroît évident qu’une bienveillance si générale rendroit encore l’exercice de la justice inutile, & jamais on n’auroit pensé aux partages & aux barrières de la propriété. Pourquoi voudrois-je obliger un autre par des actes & des promesses à me rendre un bon office, quand je saurois d’avance qu’il a la meilleure disposition à contribuer à mon bonheur, & qu’il est toujours prêt à me rendre les services que je desire, à moins que le préjudice qui en résulteroit pour lui ne fût plus grand que l’avantage que j’en retirerois moi-même ? Dans ce cas, il sait que l’amitié & l’humanité, qui me sont naturelles comme à lui, me porteroient à m’opposer le premier à une générosité outrée. Pourquoi établir des bornes entre mon champ & celui de mon voisin, lorsque mon cœur ne connoît point de limites entre ses intérêts & les miens, & que je partage ses plaisirs & ses peines avec autant de force & de crainte, que s’ils étoient les miens ? Suivant cette supposition, chaque homme seroit à l’égard de l’autre un second lui-même, & remettroit avec indifférence tous les intérêts entre des mains étrangeres ; il n’y auroit ni distinction, ni jalousie, ni partage, le genre humain ne formeroit qu’une famille où tout seroit en commun, & où l’on jouiroit de tout sans possession & sans propriété, seulement avec la réserve & les égards qui seroient dûs aux nécessités de chaque individu, & que nous chéririons comme si notre intérêt y étoit attaché.

Dans la disposition actuelle du genre humain, il seroit peut-être difficile de trouver des exemples d’un sentiment d’affection si étendu, mais nous voyons quelquefois des familles qui en approchent, & plus la bienveillance mutuelle est forte parmi les hommes, plus elle ressemble au roman que nous venons de faire. Dans de pareilles liaisons toutes distinctions de propriété se perd & se confond à la fin. Entre des personnes mariées, la loi suppose les liens de l’amitié si intimes, qu’ils détruisent toute séparation des biens, & souvent la tendresse produit réellement ces effets. L’on a remarqué que dans la premiere chaleur d’une secte d’enthousiastes, où toutes les passions sont poussées jusqu’à l’extravagance, il a toujours été question d’établir la communauté des biens ; les inconvéniens qui naissent du retour & des déguisemens de l’amour-propre viennent ensuite, & il n’y a que cette expérience qui puisse engager les fanatiques à revenir à nouveau aux idées de justice, de propriété & de partage : tant il est vrai que cette vertu doit son existence à son utilité & à sa nécessité dans le commerce & dans la société des hommes.

Pour mettre cette vérité dans un plus grand jour, prenons le contraire des suppositions précédentes, & en portant toutes choses jusqu’à l’extrémité opposée, voyons quels seront les effets de cette nouvelle situation. Supposons qu’une société tombe dans une telle disette des choses les plus nécessaires, que la plus grande frugalité & l’industrie la plus laborieuse ne suffisent point pour empêcher le plus grand nombre de périr, & le reste d’être dans la plus grande détresse je crois que l’on conviendra sans peine que les loix séveres de la justice demeurent suspendues dans une situation si fâcheuse, & qu’elles cedent aux motifs plus pressans de la nécessité & de la conservation de soi-même. Est-ce un crime de s’emparer, après un naufrage, de tout ce qui peut nous sauver, sans avoir égard aux limites de la propriété précédente ? Ou, dans une ville assiégée & tourmentée par la famine, peut-on imaginer qu’un homme, voyant devant lui des moyens de conserver sa vie, périroit par des égards scrupuleux pour ce qui dans un autre tems seroit la loi de l’équité & de la justice ? Le but de cette vertu est de procurer le bonheur & la sûreté de chacun, en maintenant l’ordre dans la société : mais lorsque la société se trouve dans les plus grandes extrémités, & qu’elle est prête à périr, les maux que l’on a à redouter de la violence & de l’injustice, ne sauroient être portés plus loin que ceux qu’on endure, & chaque homme est en droit de chercher à se conserver par toutes les voies que la prudence lui suggere, & que l’humanité peut tolérer ; le gouvernement même, dans des nécessités moins urgentes, ouvre les greniers des particuliers sans le consentement des propriétaires, & suppose avec raison que l’autorité des magistrats peut aller jusques-là sans violer la justice : mais si un certain nombre d’hommes se rassembloient dans ce dessein, sans être autorisés par la police & sans avoir de jurisdiction civile, pourroit-on regarder comme injuste ou criminelle une distribution égale de pain, qui se feroit pendant la famine, sans le consentement du propriétaire ?

Supposons encore qu’un homme vertueux ait le malheur de tomber parmi une troupe de brigands, &, qu’il s’y trouvât privé de la protection du gouvernement & des loix ; quelle conduite suivra-t-il dans cette triste situation ? Il voit régner parmi ses compagnons une avidité si furieuse, un oubli si total de l’équité, un tel mépris pour l’ordre, un aveuglement si stupide sur les suites qui sont prêtes à leur devenir funestes, & qui finiront par la destruction de la plus grande partie & par la dissolution du reste de la société : en attendant, notre honnête homme n’a d’autre ressource que de s’armer sans s’embarrasser à qui peut appartenir le glaive qu’il saisit, ou le bouclier dont il se couvre, il faut qu’il rassemble tout ce qui peut servir à sa défense & à sa sûreté ; les principes de justice n’étant plus d’aucune utilité, ni pour son bien-être ni pour celui des autres ; il ne doit plus consulter que ce que lui dicte le desir de se conserver, sans s’inquiéter de ceux qui ne méritent dans cette circonstance ni soins, ni égards de sa part.

Dans la société politique, lorsqu’un homme, par ses crimes, devient nuisible au public, les loix le punissent dans sa personne & dans ses biens : c’est-à-dire que les regles ordinaires de la justice sont pendant quelques instans suspendues à son égard, il devient juste pour le bien de la société de lui infliger des peines, que sans cela on ne pourroit lui faire souffrir sans injustice.

La fureur & la violence de la guerre publique sont-elles autre chose qu’une suspension de justice entre les parties belligérantes, qui jugent que cette vertu n’est plus d’aucun usage ni d’aucun avantage pour elles ! Les loix de la guerre qui succedent alors à celles de l’équité & de la justice, sont des regles imaginées pour cet état particulier dans lequel les hommes se trouvent alors. Si une nation policée étoît en guerre avec des barbares, qui n’observassent même aucune des loix de la guerre, elle seroît dans le cas d’en suspendre l’observation de son côté, vû que ces loix ne seroient plus d’aucune utilité pour elle, & qu’elle seroit forcée de faire en sorte que tous les combats qu’elle livreroit, fussent aussi sanglans & aussi funestes aux agresseurs qu’il seroit possible.

Ainsi les regles de l’équité & de la justice dépendent entiérement de l’état particulier & de la circonstance dans laquelle les hommes se trouvent, & elles doivent leur origine & leur degré d’autorité à l’utilité qui résulte pour la société de leur observation stricte & rigoureuse. Apportez un changement considérable dans la condition des hommes ; produisez une extrême abondance ou une extrême nécessité : mettez dans le cœur des hommes une modération & une humanité parfaites, ou une méchanceté & une avidité démesurées, vous rendrez la justice totalement inutile, vous la détruirez dans son essence, & vous suspendrez les obligations qu’elle impose au genre humain.

L’état ordinaire de la société est un milieu entre ces extrêmes. Nous avons naturellement de la partialité pour nous-mêmes & pour nos amis, mais nous sommes cependant capables de sentir les avantages d’une conduite plus équitable. La nature ne nous accorde qu’un petit nombre de biens ; l’art, le travail de l’industrie nous fournissent les moyens de les augmenter. Dès-lors les idées de propriété deviennent nécessaires dans toute société civile : la justice en dérive son utilité pour le public, son mérite & l’obligation morale qu’elle impose.

Ces conséquences sont si naturelles qu’elles n’ont pas même échappé aux poëtes, dans les descriptions qu’ils nous ont données du bonheur de l’âge d’or ou du regne de Saturne : dans ces premiers tems de la nature, si l’on en croit leurs fictions agréables, les saisons étoient si tempérées, que les hommes n’avoient besoin, ni de maisons, ni de vêtemens pour se garantir des incommodités du froid & du chaud ; des rivières de lait & de vin couloient sans interruption, les chênes fournissoient du miel, la nature produisoit d’elle-même les fruits les plus délicieux. Et ce n’étoient point-là les plus grands avantages de cet âge heureux, non-seulement les ouragans & les tempêtes lui étoient inconnus, mais les cœurs des hommes n’éprouvoient point alors les agitations furieuses qui causent aujourd’hui tant de désordres, & qui produisent de si grands ravages. L’avarice, l’ambition, la cruauté, l’amour-propre, & leurs effets étoient ignorés. La cordialité, la bienveillance, la sympathie étoient les seuls mouvemens de l’ame ; la distinction futile du mien & du rien, bannie parmi cette race fortunée de mortels, ensevelissoit avec elle toute idée de propriété & d’obligation, de justice & d’injustice.

Cette fiction poétique de l’âge d’or est à-peu-près aussi réelle que la fiction philosophique de l’état de nature : la premiere représente la condition la plus paisible & la plus agréable qu’on puisse imaginer ; on nous dépeint, au contraire, la seconde, comme un état de guerre & de violence accompagné de la derniere nécessité. Les romanciers de l’état de nature nous disent que, dans la premiere origine du genre humain, l’ignorance & la férocité prévaloient au point qu’il n’y avoit nulle confiance mutuelle parmi les hommes ; chacun n’avoit d’autre appui que sa force & ses artifices. On ne connoissoit point de loi, point de regle de justice, en n’avoit nul égard pour la propriété, le pouvoir étoit la seule regle juridique, & une guerre continuelle de tous contre tous étoit le résultat de l’amour-propre & de la barbarie qui régnoient universellement[12]. On peut douter avec raison, que la nature humaine se soit jamais trouvée dans cet état, ou du moins si elle y a été, cette situation n’a pas duré assez long-tems pour pouvoir être appellée un état. Les hommes sont nés dans une société de famille, où les parens inspirent nécessairement aux enfans quelques regles d’ordre & de conduite. Mais si jamais cet état de guerre & de violence a pu exister, il faut convenir que les loix de la justice ont dû y être suspendues comme absolument inutiles. À mesure que nous diversifierons notre coup-d’œil sur la vie humaine, & que nous l’envisagerons sous de nouveaux points de vue, nous aurons lieu de nous convaincre de la vérité de l’origine que nous avons assignée à la justice.

Supposons qu’il se trouvât parmi nous une espece d’êtres qui, quoique hommes raisonnables comme nous, eussent une force d’esprit & de corps si inférieure à la nôtre, qu’ils fussent incapables d’opposer aucune résistance, ni de marquer les effets de leur ressentiment, lors même qu’ils seroient le plus vivement offensé, je crois que par une conséquence naturelle nous serions obligés, en vertu des loix de l’humanité, de traiter ces êtres avec douceur ; mais à parler strictement nous ne serions retenus à leur égard par aucun lien de justice, & ils ne pourroient avoir sur rien ni droit, ni propriété assez fondés pour en exclure leurs maîtres. Notre commerce, avec de telles créatures, ne pourroit être appelle société, parce que celle-ci suppose de l’égalité : or, il n’y auroit d’un côté qu’un commandement absolu, & de l’autre qu’une obéissance servile. Des êtres aussi foibles seroient forcés à nous céder sur le champ tout ce que nous voudrions prendre ; notre bon plaisir seroit le seul titre de leurs possessions : notre compassion & notre bonté l’unique, frein qu’ils pourroient opposer à nos volontés déréglées ; & comme il ne résulte point d’inconvénient de l’exercice d’un pouvoir aussi solidement établi dans la nature, les loix de la justice & de la propriété n’auroient pu être d’aucun usage dans une société de cette espece.

Il est évident que c’est-là la position des hommes par rapport aux animaux ; je laisse à d’autres à décider jusqu’à quel point ces êtres jouissent de la raison. La grande supériorité que nous autres Européens civilisés avons sur les Indiens barbares, nous a presque persuadés qu’ils étoient avec nous par le même pied que les animaux, & nous a fait secouer tout lien de justice & même d’humanité, dans la maniere dont nous les avons traité. Chez plusieurs nations les femmes sont réduites au même esclavage, & ne possedent que ce que leur accorde la bonté de leurs seigneurs & maîtres ; mais quoique les hommes réunis aient acquis dans tous les pays une force assez grande pour se maintenir dans leur tyrannie, cependant l’insinuation, l’adresse & les charmes de leurs aimables compagnes ont su rompre cette confédération redoutable, leur faire partager avec le sexe supérieur les droits & les priviléges de la société.

Si les hommes étoient conformés par la nature, de façon que chaque individu possédât toutes les facultés nécessaires, tant pour sa propre conservation que pour la propagation de son espece ; si par l’intention primitive du Créateur tout commerce d’homme à homme étoit rompu, il paroît évident qu’un être aussi isolé seroit alors incapable de justice, comme il seroit privé de tout discours & de toute communication réciproque. Dès que les égards mutuels & la discrétion ne produisent rien, ils ne peuvent plus régler la conduite d’aucun homme raisonnable. La course inconsidérée des passions ne seroit point arrêtée par la réflexion de leurs suites, & comme chaque homme dans notre supposition ne pourroit aimer que lui seul, que dans chaque occasion il ne pourroit faire dépendre son bonheur & sa sûreté que de lui-même & de son activité, il prétendroit sans doute à la supériorité, s’efforceroit de l’obtenir sur tout autre être, qui, quoique de son espece, ne lui seroit uni par aucun lien ni de l’intérêt ni de la nature.

Mais dès que nous supposons l’union entre les deux sexes, il se forme tout de suite une famille, & comme on sentira bien vite le besoin des réglemens pour la subsistance, on les adoptera sur le champ, sans cependant les étendre au reste du genre humain. Supposons ensuite que plusieurs familles se réunissent pour former une société totalement séparée de toutes les autres ; les regles faites pour le maintien de la paix & de l’ordre, s’étendront sur tous les membres de cette société, mais elles n’iront pas au-delà de ces bornes sans perdre leur force, & sans devenir inutiles. Supposons encore que plusieurs sociétés séparées conservent pour leur commodité une espece de commerce entre elles, alors les bornes de la justice s’étendront de plus en plus à proportion de l’étendue des vues des hommes, & de la nature de leurs liaisons mutuelles. L’histoire, l’expérience, la raison nous montrent assez ce progrès des sentimens humains, & le degré d’extension de nos égards pour la propriété & pour la justice, qui se mesurent toujours sur l’utilité que nous y trouvons.

II.

Si nous examinons toutes les loix particulieres qui constituent la justice, & déterminent la propriété, nous y découvrirons toujours le même but. C’est le bien de l’humanité qui en est l’unique objet. Non-seulement il est nécessaire pour la paix & l’intérêt de la société que les possessions des hommes soient séparées, mais il faut encore que les regles que nous suivons dans cette séparation, soient les meilleures qu’on puisse imaginer par rapport aux autres avantages de la société.

Supposons qu’une créature qui jouit de la raison, mais qui ne connoît pas la nature humaine, délibére au-dedans d’elle-même sur les loix de justice & de propriété les plus avantageuses à l’intérêt général, & les plus propres à maintenir la paix & la sûreté parmi les hommes : la premiere idée qui lui viendroit à l’esprit, seroit d’assigner les possessions les plus considérables à la vertu la plus étendue, &de laisser à chacun le pouvoir de faire du bien à proportion de ses inclinations. Dans une parfaite théocratie, où un Être infiniment intelligent gouverne par des actes de volonté particuliers, cette regle pourroit être suivie, & rempliroit la sagesse des vues du législateur : mais parmi les hommes, le mérite devient une chose si incertaine & par l’obscurité où il aime à se tenir, & par l’amour-propre des autres, que jamais il ne pourroit servir de regle de conduite dans leurs partages, & la suite immédiate d’une telle loi seroit la destruction entiere de la société. Des fanatiques pourront supposer que le pouvoir est fondé sur la grâce, & que la terre, de droit est l’héritage des saints, mais le magistrat civil traitera ces spéculatifs sublimes de la même maniere que les voleurs de grands chemins, leur fera remarquer très-sérieusement que la loi, qui dans la spéculation paroît la plus avantageuse du monde à la Société, peut devenir absolument pernicieuse & destructive dans la pratique.

L’histoire nous apprend que dans le tems des guerres civiles, il y a eu de ces fanatiques religieux en Angleterre : mais vraisemblablement le but où tendoient leurs principes, excita une telle horreur dans le public, que ces enthousiastes dangereux furent bientôt obligés de renoncer à leurs sentimens, ou du moins de les dissimuler. Il y a apparence que ceux qu’on nommoit Niveleurs, & qui demandoient un partage égal des biens, étoient une espece d’enthousiastes politiques descendus de ces fanatiques religieux ; ils convenoient plus ouvertement de leurs prétentions, parce qu’elles étoient plus spécieuses, & qu’elles avoient l’air de pouvoir être mises en pratique,& devenir utiles au genre humain.

Il faut avouer que la nature est si libérale envers les hommes, que si ses présens étoient repartis également entre eux, perfectionnés par l’art & par l’industrie, chaque individu jouiroit non seulement du nécessaire, mais encore des agrémens de la vie, & ne seroit sujet qu’aux maux auxquels les infirmités de notre machine nous exposent. Il faut aussi convenir que lorsque nous nous écartons de cette égalité, nous privons le pauvre de plus de satisfaction que nous n’en procurons au riche, & souvent c’est aux dépens du pain d’un grand nombre de familles, & même de provinces entieres, qu’un seul homme contente sa vanité frivole. Cependant il semble que la loi d’égalité, telle qu’il la faudroit pour qu’elle fût très-utile, ne seroit point absolument impraticable. Elle a eu lieu, du moins imparfaitement, dans quelques républiques, & sur-tout à Sparte, où nous savons qu’elle a produit les effets les plus avantageux. Je ne parle point de la loi agraire, si souvent demandée à Rome, & mise en exécution dans plusieurs villes de la Grèce.

Mais l’histoire & la droite raison nous apprennent que quelques admirables que paroissent ces idées d’égalité, elles ne laissent pas d’être dans le fond impraticables ; & si elles pouvoient avoir lieu, elles deviendroient bientôt pernicieuses à la société. Qu’on mette dans les possessions le plus d’égalité qu’on pourra, les différens degrés entre les arts, les soins & l’industrie ne tarderont point à la détruire ; si vous arrêtez ces vertus dans leurs opérations, vous réduisez bientôt la société à la derniere indigence, & pour empêcher un petit nombre d’hommes de tomber dans la misere, vous y plongerez la société entiere. Outre cela, il faudroit apporter la plus grande attention, pour remédier dès le commencement aux plus petites apparences d’inégalité, & établir les loix les plus séveres pour la punir & la réprimer. Or, une si grande autorité ne pourroit être exercée sans beaucoup de partialité, & dégénéreroit d’ailleurs promptement en tyrannie. Eh, qui pourroit en être revêtu dans l’état d’égalité que nous supposons ? Une égalité parfaite dans les possessions, en détruisant la subordination, affoibliroit considérablement le pouvoir des magistrats, & établiroit un certain niveau entre l’autorité comme entre les biens des citoyens.

Concluons donc que pour faire des loix propres à régler les possessions, il faut connoître la nature & la situation des hommes ; qu’il faut rejeter les apparences souvent spécieuses qui peuvent tromper, & qu’il faut chercher des principes qui soient d’une utilité générale. Le sens commun & une foible expérience suffisent pour cela, il s’agit seulement de ne point écouter une avidité trop intéressée, ni de se laisser entraîner par la chaleur de l’enthousiasme.

Qui ne voit point, par exemple, que ce qui est produit ou perfectionné par l’art & l’industrie d’un homme, doit lui être assuré à jamais, afin d’encourager les autres à prendre des habitudes utiles à la société ? Par la même raison il convient que la propriété de nos biens passe à nos enfans & à nos proches ; on doit avoir la liberté de les aliéner, afin de produire cette espece de commerce, & cette circulation si avantageuse à la société ; toutes les promesses & toutes les conventions doivent être remplies soigneusement pour établir cette confiance mutuelle si propre à procurer le bonheur de l’humanité.

Examinez les ouvrages qui traitent des loix naturelles, & vous trouverez que de quelque principe que les auteurs parlent, les besoins & l’utilité de tous sont toujours l’objet & la derniere raison de leurs axiomes. Un aveu aussi uniforme doit avoir plus d’autorité que les systêmes, les plus recherchés.

En effet, quelle autre raison les auteurs pourroient-ils donner du mien, & du tien, puisque la nature grossiere n’a pu faire aucune de ces distinctions ? Les choses qui en font l’objet, nous sont absolument étrangeres, elles sont entiérement séparées de nous ; & il n’y a que l’avantage de la société générale qui puisse y établir une relation entre elles & nous.

Le bien de la société peut quelquefois exiger des regles de justice particulieres à de Certains cas, mais il ne peut ordonner une regle particuliere préférablement à plusieurs autres également avantageuses. Dans ce cas, il faut saisir les plus foibles analogies, pour prévenir l’équilibre & l’ambiguité, qui seroient des sources éternelles de querelles & de dissensions. C’est par cette raison qu’on suppose à une premiere possession non partagée, la force de conférer la propriété, pourvu que personne n’ait des droits & des prétentions antérieurs. Un grand nombre de raisonnemens de nos jurisconsultes sont fondés sur cette espece d’analogie, & sur des nuances très-fines que notre imagination se plaît à discerner.

Il n’y a personne qui fasse difficulté de violer, dans des cas extraordinaires, les égards dûs à la propriété des particuliers, & de sacrifier au bien public une distinction qui n’a été faite qu’en sa faveur ? Le salut du peuple est la loix suprême, toutes les autres loix doivent lui être subordonnées. Si on les observe dans le cours ordinaire des choses, ce n’est que parce qu’elles s’accordent avec la tranquillité publique, & le bonheur général qui, exigent en effet une administration uniforme & impartiale à l’égard de chacun.

Quelquefois l’utilité & l’analogie nous manquent toutes deux à la fois, & laissent les loix de la justice dans une incertitude totale : il est, par exemple, très nécessaire que la propriété soit acquise par la prescription ou par une longue possession : mais il est impossible de déterminer par la raison seule le nombre de jours, de mois & d’années qu’il faut, pour que cette propriété devienne incontestable. Ici les loix civiles suppléent aux loix de la nature, elles fixent à la prescription différens termes, suivant les différens avantages que le législateur s’est proposés. Les lettres de change, les promesses, en vertu des loix de presque toutes les nations, se prescrivent beaucoup plus promptement que les contrats, les rentes & d’autres engagemens plus formels.

En général, nous pouvons remarquer que tout ce qui concerne la propriété, est subordonné à l’autorité des loix civiles, qui étendent, restreignent, modifient & changent les regles de la justice naturelle suivant les besoins particuliers de chaque société. Les loix ont ou doivent avoir un rapport constant avec la constitution de chaque gouvernement, avec la nature du climat, avec la religion, les mœurs, le commerce & la situation de chaque société. Un auteur moderne d’un grand génie, & qui avoit des lumieres très-étendues, a traité au long cette matiere, & d’après, ces principes, il a tracé le meilleur systême de politique qui ait encore été établi parmi les hommes[13]. Qu’est-ce que la propriété d’un citoyen ? C’est tout ce dont il a lui seul l’usage légitimement. Mais quelle regle avons-nous pour connaître les choses qui la constituent ? Pour répondre à cette question, il faut avoir recours aux loix, aux coutumes, aux analogies & à une infinité d’autres circonstances, dont quelques-unes sont constantes & invariables, d’autres sont variables & arbitraires ; mais le point où elles viennent toutes se reunir, c’est l’intérêt le bonheur de la société. Si ces objets n’entroient plus en considération, il n’y a rien qui dût paroître plus bizarre, plus contraire à la nature & plus superstitieux que la plupart ou même la totalité des loix de la justice & de la propriété.

Il n’est point difficile de tourner en ridicule les pratiques superstitieuses du vulgaire & de faire voir par exemple l’absurdité de la distinction qu’on fait entre les mets, entre les jours, entre les lieux, entre, les attitudes de notre corps &c. ; en réfléchissant sur les qualités & sur les rapports de toutes ces choses on n’y découvre rien qui puisse exciter plutôt l’affection que l’antipathie, plutôt la vénération que l’horreur quel produisent tour à tour chez des peuples différens. Un Syrien eût mieux aimé périr de faim que de manger un pigeon ; un Égyptien n’eût jamais voulu s’approcher d’un morceau de lard. Mais lorsqu’on se sert des sens de la vue, de l’odorat & du goût pour s’assurer de la nature de ces alimens, ou qu’on se met à les examiner suivant les principes de chymie, de médecine & de physique, on ne trouve aucune différence entre cette espece de nourriture & beaucoup d’autres, & on ne pourra jamais indiquer au juste une circonstance qui puisse autoriser cette absurdité religieuse ; on ne découvrira point de raison pour manger une fricassée de poulets le jeudy sans remords, & regarder comme une chose abominable d’y toucher le lendemain ; on ne sentira point pourquoi dans une maison, ou dans un diocèse il peut être permis de manger des œufs en carême, tandis qu’à deux pas de-là on n’en sauroit manger sans crime. On concevra pas comment un morceau de terre ou un bâtiment qui étoient hier profanes sont aujourd’hui devenus sacrés par la vertu de quelques paroles qui ont été prononcées. On peut dire que de tels réflexions sont peu convenables dans la bouche d’un philosophe, car elle doivent se présenter du premier coup d’œil à tout homme qui a le sens commun, et si elle ne se présentent point d’elles-mêmes à tous généralement, c’est qu’elles ont été étouffées moins par l’erreur ou par l’ignorance naturelle, que par l’éducation, par les préjugés et par la passion.

En considérant les choses superficiellement, ou plutôt en se livrant à des réflexions trop arbitraires, on soupçonneroit peut-être qu’il rentre aussi un peu de cette superstition dans tous les axiomes de la justice, et l’on verroit qu’en soumettant les loix de la propriété à l’examen du bon sens et de la raison, les recherches les plus exactes n’en feroient point découvrir de fondement dans le sentiment moral. La loi me permet de me nourrir du fruit d’un tel arbre, mais je deviendrois criminel si je touchois un tel autre de la même espèce qui se trouve à dix pas de-là. Si j’eusse porté un tel habit il y a une heure, j'aurois mérité d'être puni sevèrement, mais un homme en prononçant sur moi quelques syllabes magiques m'a rendu digne de le porter. C'est une telle maison étoit placée dans le territoire voisin, il ne m’eût point été permis d'y demeurer, mais comme elle est bâtie en deçà de la riviere, elle est soumise à d'autres loix municipales & je puis l'habiter sans crainte d'être blâmé. Suivant ses réflexions on pourroit croire que les mêmes raisonnemens qui prouvent le ridicule de la superstition s’appliqueroient aussi aux lois de la justice, car dans l’un & l'autre cas il n'est pas possible de trouver dans un objet une qualité ou une circonstance précise qui puisse guider le sentiment moral.

Cependant il y a une différence réelle entre la superstition & la justice, c'est que la premiere est frivole, inutile, incommode, au lieu que la derniere est d'une nécessité absolue pour le maintien de la société et pour le bien-être des hommes. Si nous faisions abstraction de cette circonstance trop frappante pour être oubliée, il faudroit convenir que les égards que l’on a pour le droit & la propriété, n’ont pas plus de fondement dans la raison que les superstitions les plus ridicules & les plus grossiere. Si le bonheur de la société n’y étoit point intéressé, il ne seroit pas plus aisé de concevoir comment un autre homme, en articulant quelques sons qui renferment un consentement, peut changer la nature de mes actions relativement à un objet particulier, que de comprendre comment un prêtre, en récitant un morceau de sa liturgie, dans un certain habillement & dans une certaine posture, a le pouvoir de dédier un tas de briques & de bois de charpente & de le rendre sacré pour jamais[14]. Ces réflexions ne doivent point affaiblir les obligations que la justice nous impose, ni diminuer les égards sacrés que nous devons aux droits de la propriété ; au contraire ces sentiments ne peuvent que recevoir une force nouvelle de nos raisonnemens. En effet quel motif plus pressant pourroit-on trouver pour nous recommander un devoir, que de nous faire sentir que la société & même le genre humain ne pourroient subsister sans cela, & que l’un & l’autre parviendront à un plus grand degré de félicité & de perfection à proportion que ce devoir sera plus inviolablement & plus religieusement observé.

Si la justice tiroit sa source de quelque instinct primitif de notre cœur, sans égard à l’intérêt si frappant de la société qui en fait une vertu indispensable, il s’ensuivroit que la propriété qui est l’objet de la justice, seroit aussi fondée sur cet instinct primitif sans aucun autre rapport à l’utilité commune ; mais, où pourroit-on trouver des preuves d’un pareil instinct ? Ou bien peut-on espérer de faire de nouvelles découvertes dans cette matiere ? Il seroit tout aussi raisonnable de se flatter qu’on découvrira dans le corps humain de nouveaux sens qui nous ont échappé jusqu’à présent.

Allons plus loin : quoiqu’au premier coup d’œil il paroisse assez indifférent de dire, le droit de propriété est fondé sur l’instinct, il faudroit cependant pour que cela pût être, qu’il y eût une infinité d’instincts différens sur des objets très-compliqués & qui exigent le plus grand-discernement. En effet si on cherche la définition de la propriété, on voit qu’elle se réduit à une possession acquise ou par l’occupation, ou par l’industrie ou par la prescription, ou par héritage, ou par contrat, &c ? Peut-on penser que la nature par un instinct primitif nous ait appris à connoître toutes ces différentes façons d’acquérir.

Les mots héritage & contrat présentent des idées très compliquées : des millier de volumes de jurisprudence & un nombre infini de commentateurs n’ont point encore suffi pour les expliquer nettement, comment la nature qui ne donne aux hommes que des instincts très-simples, auroit-elle pu embrasser des objets si compliqués & si arbitraires ? Auroit-elle formé un être raisonnable sans laisser rien à faire aux opérations de sa raison ?

Cependant on pourroit encore se contenter de toutes ces suppositions si elles en restoient-là ; mais elles vont plus loin. Il est certain que des loix positives peuvent transférer le droit de propriété. C’est donc sans doute par un autre instinct primitif que nous reconnoissons l’autorité des rois & des magistrats, & que nous fixons les bornes de leur pouvoir. On est obligé de convenir que, pour l’amour de la tranquillité & de l’ordre public, les sentences des juges mêmes les plus abusives & les plus injustes doivent avoir le droit décisif de déterminer la propriété. Dira-t-on que nous avons des idées innées de préteurs, de chanceliers, de commissaires ? Et qui ne voit pas que de pareilles institutions viennent uniquement des besoins de la société ?

Tous les oiseaux de la même espece dans tous les siecles & dans tous les pays font leurs nids de la même maniere ; c’est en quoi nous voyons la force de l’instinct : mais les hommes en différens tems & dans différentes contrées bâtissent leurs maisons différemment ; & c’est en quoi nous voyons l’effet de la raison & de l’usage. On peut tirer la même conclusion en comparant l’instinct qui nous porte à la génération avec l’établissement du droit de propriété.

Quelque variées que soient les loix municipales, il faut avouer qu’elles se ressemblent par des traits généraux ; cela vient de ce que le but auquel elles tendent est par-tout le même. Toutes les maisons ont un toît, des murailles, des fenêtres & des cheminées quoiqu’elles varient infiniment dans la forme & par les matériaux dont elles sont composées ; on voit clairement que les hommes ont eu en vue les commodités de la vie en bâtissant des maisons tout comme en établissant les loix ; ce qui prouve que l’une & l’autre de ces opérations, se proposent le même objet.

Il n’est pas besoin de parler ici des variations que le droit de la propriété éprouve par les différentes tournures de notre imagination, par la subtilité des raisonnemens & par le sens littéral des loix. Il est impossible d’accorder ces variations avec le systême d’un instinct primitif.

Une seule chose qui pourroit faire naître, des doutes sur celui que j’ai proposé, c’est l’influence de l’éducation & des habitudes acquises sur nos jugemens ; nous blâmons ce qui est injuste avec tant de vitesse, qu’il nous est difficile à nous-mêmes de regarder nos jugemens comme le fruit d’une réflexion immédiate sur les suites pernicieuses de l’injustice. Mais il en est de cette opération de notre esprit comme de bien d’autres. Les réflexions, à force de se répéter & de nous devenir familieres, s’effacent ; nous contractons l’habitude de faire machinalement ce que nous avons d’abord fait en conséquence de ces réflexions ; & quoiqu’elles nous ayent d’abord guidé uniquement, l’habitude de juger nous dispense de nous les rappeller de nouveau à chaque occasion. L’avantage ou plutôt la nécessité qui nous engage à être justes est si générale, son but est tellement le même par-tout, que les habitudes que cette vertu fait contracter se ressemblent même dans presque toutes les sociétés : tout autant de preuves que ce n’est point ailleurs que dans la raison que nous pouvons placer la véritable origine de la justice. Au reste ce systême n’est point difficile à comprendre, puisque dans la vie commune nous avons perpétuellement recours au principe de l’utilité ; & nous nous demandons sans celle : qu’est-ce que deviendra le monde si de telles choses se pratiquent ? Comment la société subsistera-t-elle avec de tels désordres ?

Ce qui vient d’être dit peut, ce me semble, suffire pour sentir la force du principe que jai tâche d’établir, & pour déterminer le degré d’estine ou d’approbation morale qui résulte toujours de la considération de l’intérêt & de l’utilité publique. La justice est uniquement fondée sur la nécessité de ses loix, & puisqu’il n’y a point de qualité morale qui soit plus estimée, nous pouvons en conclure que le motif de l’intérêt & de l’utilité est celui de tous qui a le plus de force & d’empire sur nos cœurs. C’est donc par cette raison que nous attachons tant de mérite à l’humanité, à la bienveillance, à l’amitié, à l’amour du bien public & à toutes les autres vertus sociales. C’est aussi-là la source du suffrage que nous accordons à la fidélité, à la justice, à la véracité, à l’intégrité & à toutes les qualités estimables & utiles. Les regles de la philosophie & du bon sens nous permettent également d’attribuer par analogie dans les mêmes cas les mêmes effets à un principe dont nous avons déjà reconnu la force & l’efficacité dans des circonstances toutes semblables.

SECTION IV.

De la Société politique.

Si chaque homme avoir assez de sagesse pour ne jamais perdre de vue le puissant motif qui doit l’engager à observer la justice & l’équité, & s’il avoit assez de force d’esprit pour ne chercher constamment que l’intérêt public & à venir, malgré la séduction des plaisirs & des avantages présens ; il n’y auroit jamais eu de gouvernement ni de société politique. Chaque homme en suivant la pente naturelle de la liberté auroit vécu dans une paix profonde & dans une parfaite harmonie avec tous les autres. Quel besoin auroit-on de loix positives dans un état où la justice naturellement observée mettroit à nos actions le frein nécessaire ? Pourquoi créer des magistrats lorsqu’il ne s’éleveroit aucun désordre & qu’il ne se commettroit aucune injustice ? Pourquoi donneroit-on des entraves à la liberté que nous apportons en naissant, lorsqu’en toute occasion l’usage que nous en pourrions faire seroit innocent & utile ? Il est évident qu’il n’y auroit jamais eu de gouvernement s’il étoit totalement inutile ; le devoir de la soumission ne peut être fondé que sur l’avantage qui en résulte pour la société par le maintien de l’ordre & de la tranquillité publique.

Lorsqu’un certain nombre de sociétés politiques s’est établi & partagé en plusieurs classes, elles conservent ordinairement une sorte de communication & une liaison d’intérêts entre elles. Alors il faut des regles pour cette position particuliere, qu’on désigne ensuite sous le nom de droit des gens ou de loix des nations. De cette espece sont la loi de regarder la personne des ambassadeurs comme sacrée, de s’abstenir de l’usage des armes empoisonnées, de donner quartier pendant la guerre, &c. Il est clair que ces loix ont été faites pour l’avantage réciproque des états & des royaumes qui ont des liaisons entre eux.

Les loix qui s’observent entre les particuliers ne sont point entiérement inconnues aux sociétés politiques. Tous les princes veulent qu’on ait des égards pour les droits des autres, & il n’est pas douteux que plusieurs ne le veulent sincérement. Tous les jours il se fait des alliances & des traités entre des états indépendans les uns des autres ; on ne feroit que gâter du parchemin si l’expérience nous montroit ces actes sans effet & sans autorité. Le genre humain ne sauroit subsister sans une association entre les individus ; & cette association ne pourroit jamais avoir lieu si l’on n’avoit égard aux loix de la justice & de l’équité. Le désordre, la confusion, la guerre de tous contre tous résulteroient nécessairement du déréglement de la conduite contraire. Mais les nations peuvent fleurir sans avoir de liaisons entre elles. Elles peuvent même subsister jusqu’à un certain point dans un état de guerre générale. Et voilà pourquoi les loix de la justice, quoique utiles pour elles, ne sont point aussi indispensables de nation à nation qu’entre les particuliers ; dans ce cas comme dans bien d’autres, l’obligation morale est proportionnée à l’utilité. Tous les politiques & le plus grand nombre des philosophes conviennent, que la raison d’état peut en de certains cas dispenser des regles de la justice, & invalider une alliance ou un traité dont l’exacte observation seroit absolument préjudiciable à l’une des parties contractantes. Mais entre particuliers, il ne faut pas moins que la derniere nécessité pour faire justifier un manque de parole ou l’usurpation du bien des autres.

Dans une république de confédérés, telle que celle des Achéens parmi les anciens, ou celles des Suisses & des Provinces-Unies chez les modernes, comme la confédération s’est formée pour l’intérêt réciproque, les articles de l’union doivent être sacrés, & il seroit plus criminel de les violer que de commettre une injustice de particulier à particulier.

La longueur de l’enfance de l’homme & le besoin qu’il a de secours, exigent une longue union entre les parens pour la conservation de leurs enfans, & cette union rend la chasteté & la fidélité nécessaires dans le mariage. §ans cette utilité on avouera que jamais on n’eût pu imaginer de faire de ces qualités une vertu[15].

L’infidélité de cette espece est beaucoup plus pernicieuse dans les femmes que dans les hommes, & voilà pourquoi les loix de la chasteté sont plus séveres pour un sexe que pour l’autre[16]. Ceux qui vivent dans une même famille ont tant d’occasion de prendre des libertés contraires à la chasteté, que rien ne pourroit conserver l’innocence & la pureté des mœurs, si le mariage étoit permis entre les parens les plus proches, ou que le commerce amoureux, qui peut se former entre eux, fût autorisé par la loi ou par l’usage. C’est pourquoi l’inceste ayant été jugé très-pernicieux, on y a attaché l’idée d’une grande turpitude & d’une grande difformité morale.

Quelle pouvoit être la raison pour laquelle les loix grecques permettoient d’épouser la sœur du côté du pere & défendoient d’épouser celle du côté de la mère ? Le motif en est clair. Les Grecs étoient si réservés dans les mœurs qu’il n’étoit jamais permis à un homme d’entrer dans l’appartement des femmes de sa famille ; il ne pouvoit voir que sa propre mere. Le commerce avec la belle-mere & avec ses filles lui étoit aussi sévérement interdit que la liaison avec des femmes d’une autre famille, & le danger d’une habitude criminelle n’étoit à craindre que d’un côté. Par une suite de cette réserve dans les mœurs d’Athenes, l’oncle pouvoit épouser la niece. Mais à Rome, où le commerce des deux sexes étoit plus libre, les mariages des oncles & des nieces, des demi-freres & des demi-sœurs n’étoient point permis. L’utilité publique dicte ces sortes de variations.

On blâmeroit beaucoup celui qui dans la vue de nuire à un autre feroit un usage pernicieux de ses lettres, ou diroit ce qui a pu lui échapper dans une conversation particuliere. La liberté du commerce doit se resserrer extrêmement dans une société où les loix de la fidélité ne sont point observées.

On regarde comme une indiscrétion ou du moins comme un défaut d’éducation, de répéter des contes dont on ne sent point les conséquences & d’en nommer les auteurs. Ces contes, en passant de bouche en bouche, subissent bientôt des variations considérables, reviennent tout-à-fait travestis à ceux qui y sont intéressés, & le produisent des querelles & des animosités contre des personnes dont les intentions étoient très-innocentes.

Rien n’est plus incommode dans la société que des gens qui cherchent à pénétrer dans les secrets, qui lisent les lettres des autres, qui s’occupent à épier leurs paroles, leurs regards & leurs actions.

Le même principe dicte presque toutes les loix de la bienséance, qui sont une espece de morale subalterne faite pour la commodité de la société & pour la sûreté du commerce journalier. On blâme également le trop & le trop peu de cérémonie, & tout ce qui favorise l’aisance dans les manieres, sans tomber dans une familiarité indécente, est regardé comme louable & utile.

La confiance dans l’amitié, dans les attachemens, dans les habitudes est communément très-estimable. Elle est nécessaire pour établir la confiance dans les liaisons de la société. Mais dans les endroits où l’on se rassemble sans choix & par hasard, où la santé & le plaisir réunissent les gens pour un tems, la convenance publique dispense de cette vertu. L’essentiel dans ces occasions est que le commerce soit aisé & libre pour le tems qu’on a à passer ensemble ; sans blesser la politesse & la bienséance, l’usage permet de rompre ensuite ces liaisons momentanées & de négliger des connoissances qu’on n’a point choisies.

Jusques dans les sociétés fondées sur les principes les plus contraires à la morale & les plus propres à détruire les intérêts de la société générale, il faut des loix & des maximes, qu’une espece de faux point d’honneur & l’intérêt particulier engagent les membres à observer. Les voleurs & les pirates, comme on l’a dit plus d’une fois, ne pourroient maintenir leur association illégitime, sans établir entre eux une nouvelle justice distributive, & sans observer les mêmes loix de l’équité qu’ils violent à l’égard, du reste du genre humain.

Un proverbe grec disoit : je hais un homme qui boit & qui a de la mémoire. Les folies d’un débauché doivent être ensevelies dans l’oubli ; afin de ne point gâter l’idée de celles qu’on se propose de faire par la suite.

Parmi les nations, où l’usage a introduit une galanterie contraire aux mœurs, le voile du mystere dont on la couvre a formé un corps de loix propres à cette sorte d’attachement. Le fameux tribunal d’amour établi en Provence décidoit en dernier ressort toutes les questions délicates de cette nature.

Dans les sociétés de joueurs, il y a des loix établies qui varient suivant le caractere des différens jeux. Il est vrai que de pareilles sociétés sont établies sur des fondemens frivoles, que les loix en sont presque toutes bizarres & arbitraires, c’est en quoi consiste leur différence réelle d’avec les loix de la justice, de la fidélité & de la loyauté. La société générale est absolument nécessaire pour la conservation de l’espece humaine ; l’avantage public dicte la morale, qui prend sa source dans la nature de l’homme & de la société dont il fait membre. À cet égard la comparaison de ces loix avec des réglemens arbitraires ne peut être que très-défectueuse ; mais elle sert à nous faire voir la nécessité des regles dans toutes les liaisons des hommes ; de quelque nature qu’elles puissent être. Ils ne sauroient même passer les uns devant les autres sans observer des regles ; les charretiers, les cochers, les postillons ont leurs principes pour se ranger & faire place ; leurs loix sont principalement fondées sur l’aisance & la commodité mutuelle. Quelquefois aussi elles sont arbitraires, ou du moins elles dépendent de même qu’une infinité d’autres raisonnemens des jurisconsultes, d’une espèce d’induction capricieuse & bizarre[17].

Si nous allons plus loin, nous pouvons observer qu’il n’est pas possible aux hommes même de s’assassiner les uns les autres sans regles, sans maximes, & sans une certaine ombre de justice & d’honneur. La guerre a ses loix aussi-bien que la paix, & jusqu’à cette guerre d’amusement que se font les gens qui se battent à coups de poing, ceux qui jouent du bâton à deux bouts, les gladiateurs, les lutteurs, tout est appuyé sur des loix & sur des réglemens convenus : l’intérêt public, l’utilité commune doivent former en tout genre un modele de juste & d’injuste entre les personnes intéressées.


SECTION V.

Pourquoi et qui est utile nous plaît.


I.

L’estime que nous accordons aux vertus sociales, paroît si naturellement fondée dans leur utilité que l’on s’imagineroit devoir rencontrer ce principe dans tous les auteurs qui ont écrit sur la morale, il semble qu’il devroit servir de base à tous leurs raisonnemens & à toutes leurs recherches. Dans la vie commune c’est toujours à l’utilité qu’on en appelle ; & l’on ne croit pas pouvoir faire un plus grand éloge d’un homme, qu’en montrant l’utilité dont il est au public, & en faisant l’énumération des services qu’il a rendus à l’humanité & la société. Peut-on refuser les louanges même à une forme inanimée, lorsque la régularité & l’arrangement de ses parties concourent à un but utile ? Et n’est-ce pas faire suffisamment l’apologie d’une chose difforme, & qui semble pécher contre les proportions que de montrer la nécessité de sa configuration pour l’usage auquel elle est destinée. Un vaisseau dont la proue est grande, & s’avance beaucoup plus que la poupe, est plus beau aux yeux d’un artiste, ou même d’un homme tant soit peu versé dans la navigation, que s’il étoit d’une régularité exacte & géométrique, & par conséquent contraire à toutes les regles de la méchanique. Un édifice dont les portes & les fenêtres seroient exactement quarrées, choqueroit l’œil par cette proportion même que l’on trouveroit peu adaptée à la figure humaine pour qui l’édifice est destiné. Est-il donc surprenant qu’un homme, donc les habitudes & la conduite sont nuisibles à la société, & dangereuses pour tous ceux qui ont affaire à lui, devienne par cette raison un objet de blâme, & excite dans tous ceux qui le voient des sentimens d’aversion & de dégoût[18] ? La difficulté de rendre raison de l’impression que ce qui est utile ou bien ce qui est nuisible fait sur nous, a pu empêcher les philosophes d’en faire la base de leurs systêmes, & a pu les déterminer à recourir à tout autre moyen, pour expliquer l’origine du bien & du mal moral. Mais ce n’est point une raison pour rejeter un principe fondé sur l’expérience, que de ne pouvoir en montrer l’origine, ni le résoudre en des principes plus généraux. Peur peu que nous fassions d’attention au sujet que nous traitons, nous ne serons point embarrassés de rendre compte du sentiment que produit l’utilité, & d’en trouver la source dans les principes les plus connus & les plus avoués.

L’avantage si frappant des vertus sociales, a fait conclure, aux sceptiques, tant anciens que modernes, que toutes les distinctions morales venoient de l’éducation ; qu’elles ont été inventées d’abord, ensuite appuyées par la politique, afin de rendre les les hommes plus traitables, de dompter leur férocité naturelle, & leur amour-propre qui les rendoit peu propres à la société. Il faut convenir que les préceptes & l’éducation peuvent avoir sur nous assez d’influence pour augmenter ou pour diminuer les sentimens d’approbation ou d’aversion pour un objet ; & même dans de certains cas ils peuvent donner naissance à un nouveau sentiment de ce genre ; cela se voit évidemment dans toutes les pratiques superstitieuses mais tout homme sensé qui fera des recherches sur la morale, ne pourra jamais accorder que toute approbation ou aversion morale vienne de cette source. Si la nature n’eût point fait des distinctions réelles de cette espece fondées sur la constitution de notre ame, les mots d’honorable & d’infame, d’aimable & d’odieux, de grand & de méprisable, n’auroient jamais été introduits dans aucune langue ; & les politiques auroient eu beau inventer ces expressions, jamais ils ne seroient parvenus à les rendre intelligibles & propres à peindre une idée à ceux à qui ils les auroient prononcé. Ainsi rien de moins solide que ce paradoxe des sceptiques, & nous serions fort heureux, si en logique & en métaphysique nous pouvions nous défendre aussi aisément des chicanes de cette secte qu’en politique & en morale, deux sciences fondées sur la pratique & l’expérience, & par conséquent beaucoup plus intelligibles.

Il faut donc avouer que les vertus sociales ont une beauté naturelle qui nous les rend cheres & qui indépendamment de tout précepte & de toute éducation les rend agréables, & captive l’affection des hommes les plus grossiers. Comme l’utilité de ces vertus est ce qui fait leur mérite, il faut que le but auquel elles tendent nous plaise, soit par la considération de notre propre intérêt, soit par un motif plus généreux & plus élevé.

On a souvent dit que tout homme, qui a contracté une étroite liaison avec la société, & par conséquent senti l’impossibilité de subsister dans un état isolé, est naturellement disposé à adopter les principes, & à suivre les habitudes qui concourent à conserver l’ordre dans la société, & à lui assurer la jouissance paisible des biens qui en résultent. Nous devons estimer la pratique de la justice & de l’humanité, à proportion du cas que nous faisons de notre propre bonheur, ces vertus seules peuvent maintenir la confédération qui constitue la société, & faire recueillir à chaque homme les avantages de la protection & de l’assistance mutuelle.

Il étoit assez naturel de déduire la morale de l’amour-propre, ou de la considération de notre intérêt particulier, & ce systême n’est pas précisément le résultat des disputes peu sérieuses des sceptiques. Sans parler de beaucoup d’autres, Polybe, l’un des plus graves & des plus sensés écrivains de l’antiquité, attribue tous nos sentimens vertueux à l’amour-propre. Mais quoique l’opinion de cet auteur solide & ennemi de toutes les vaines subtilités soit d’am grand poids, cette question n’est point de nature à pouvoir être décidée par des autorités. La voix de la nature & l’expérience semblent réclamer contre le systême de l’amour-propre.

Souvent nous accordons des louanges à des actions vertueuses, arrivées dans des tems & dans des pays très-éloignés, cependant l’imagination la plus subtile découvrira difficilement la moindre apparence d’intérêt, & ne trouveroit aucune liaison entre notre bonheur présent & des événemens si étrangers.

L’action généreuse, belle, hardie, d’un ennemi arrache notre approbation, lors même que les suites en deviennent nuisibles à nos intérêts particuliers.

Lorsque l’intérêt particulier se trouve en concurrence avec l’amour désintéressé que l’on a pour la vertu, nous appercevons très-distinctement, & nous avouons très-promptement le mélange de ces sentimens qui produisent des effets tout-à-fait opposés sur notre esprit. Peut-être louerons-nous avec plus de chaleur une action humaine & généreuses, lorsqu’elle contribue à notre intérêt particulier, mais cette circonstance n’est point du tout essentielle ; & il nous sera aisé d’amener d’autres personnes à nos sentimens, sans avoir besoin de leur montrer comme utiles pour eux des actions que nous croyons mériter leur approbation & leur applaudissement.

Formez le modele d’un caractere digne de louanges ; faites-y entrer toutes les vertus morales les plus aimables ; citez des hommes où elles se déploient d’une façon grande & extraordinaire : vous captiverez sur le champ l’estime & l’approbation de ceux qui vous écoutent. Ils ne s’informeront ni du tems, ni du pays où vivoit la personne qui possedoit ces grandes qualités ; cette circonstance seroit cependant la plus importante pour l’amour-propre ou pour le desir de notre bonheur particulier.

Dans un tems de factions & de trouble, un homme d’état ayant réussi par son éloquence à faire exiler un adversaire d’un grand mérite, il alla le voir en secret, pour lui offrir de l’argent & les secours dont il pouvoit avoir besoin durant son exil, pour le consoler de son infortune. Hélas, s’écria celui-ci, quels regrets ne dois-je pas avoir de quitter mes amis dans une ville où les ennemis même sont si généreux ! La vertu lui parut belle même dans son ennemi, c’est ainsi que nous lui rendons toujours le tribut de nos louanges & de nos applaudissemens, & nous ne sommes point tentés de les retracter, lorsque nous apprenons que cette action s’est passée à Athenes, il y a environ deux mille ans, & que les personnes s’appeloient Eschine & Démosthene.

Qu’est-ce que cela me fait ? Il y a peu d’occasion où cette question ne puisse avoir lieu, mais si elle avoit l’effet infaillible & universel qu’on affecte de lui attribuer, elle seroit propre à jeter du ridicule sur tout ouvrage, & toute conversation qui a pour objet la louange ou la censure des hommes & des mœurs en général.

C’est une foible ressource, quand on est pressé par ces argumens, que de dire que nous nous transportons en imagination au tems & au pays où ces actions se sont passées, & que nous considerons les avantages qui nous en seroient revenus, si nous eussions été contemporains des personnes dont on nous parle, ou liés d’amitié & d’intérêt avec elles. Il n’est pas aisé de concevoir qu’un sentiment réel puisse être excité par un intérêt reconnu pour imaginaire, sur-tout si nous n’oublions point notre intérêt réel, & si l’on considere qu’il est très-distinct d’un intérêt imaginaire, & qu’il lui est même souvent entiérement opposé.

Un homme conduit au bord d’un précipice, ne peut regarder à ses pieds sans trembler, & le sentiment d’un danger imaginaire l’agite, malgré la persuasion & la certitude où il est de sa sûreté ; mais dans ce cas l’imagination est frappée par la présence d’un objet effrayant : cependant elle ne l’emporte pas sur la réalité à moins d’être secondée par la nouveauté & par l’aspect inusité de l’objet. L’habitude nous apprivoise bientôt avec les hauteurs & les précipices, & fait bien vîte disparoître ces terreurs illusoires. Il n’en est pas de même des jugemens que nous portons des mœurs & des caracteres : plus nous nous accoutumons à examiner les objets de morale, plus nous perfectionnons ce sentiment délicat & exquis, qui nous fait distinguer promptement le vice & la vertu. En effet nous avons dans le cours de la vie des occasions si fréquentes de prononcer sur les différentes especes d’actions morales, qu’aucun objet de cette nature ne peut nous paroître neuf ou inusité à cet égard, il n’y auroit point de préjugé assez fort pour tenir contre des expériences si communes, si répétées & si familieres : Comme l’expérience & la coutume sont ce qui produit principalement la combinaison des idées, il est impossible qu’aucune combinaison contraire à ces principes s’établisse & se soutienne.

Ce qui est utile est agréable, & obtient notre approbation, c’est un fait constaté par les observations journalieres. Utile pour qui, demandera-t-on ? il faut assurément que ce soit pour quelqu’un ; voyons donc pour quel intérêt : ce n’est pas seulement pour le nôtre, puisque notre approbation s’étend beaucoup plus loin. Il faut donc que ce soit pour l’intérêt de ceux qui retirent les avantages des actions ou des caracteres que nous approuvons, d’où il faut conclure que, quoique éloignés de nous, ils ne nous sont point totalement indifférens. En développant ce principe, nous découvrirons la grande source des distinctions morales.

II.

L’amour de soi-même est un si grand mobile de la nature humaine, & l’intérêt de chaque homme est en général si étroitement lié avec celui de la société, qu’il faut excuser les philosophes, s’ils ont cru que la part que nous prenons au bien général pouvoit se réduire à l’intérêt qui nous attache à notre propre bonheur & à notre conservation. Ils voyoient à chaque instant marquer de l’approbation ou du blâme, de la satisfaction ou du déplaisir à l’égard de certaines personnes & de certaines actions, & ils ont donné le nom de vertu & de vice aux objets qui excitoient ces sentimens ; ils ont vu que les premiers de ces objets tendoient au bonheur de la société, & les derniers à sa destruction ; sur quoi ils ont démandé s’il étoit possible que nous puissions prendre un intérêt général à la société, ou que nous puissions éprouver un desir désintéressé du bien-être des autres, & une répugnance extrême pour les malheurs qui leur arrivent ; ils ont cru plus simple de regarder ces sentimens comme des modifications de l’amour-propre, & pour établir ce principe comme le motif de toutes nos actions, ils ont trouvé du moins un prétexte dans cette union d’intérêts étroite, que l’on voit régner entre le public & chacun des individus qui le composent.

Cependant, malgré cette confusion d’intérêts, il est aisé de parvenir à ce que les physiciens ont appellé d’après le chancelier Bacon Experimentum crucis, ou cette expépérience qui nous montre la route qu’il faut suivre dans toute matiere douteuse ou ambigue ; nous voyons des exemples où l’intérêt particulier est séparé de l’intérêt public, & où il lui est même opposé : cependant le sentiment moral reste le même malgré ce partage d’intérêt : seulement lorsque ces intérêts différens se réunissent, nous remarquons en nous un sentiment plus fort, nous éprouvons alors une passion plus vive pour la vertu, & une aversion plus forte pour le vice. Ce que nous appellons de la reconnoissance ou du ressentiment vient de la même source. Toutes ces considérations nous prouvent qu’il faut renoncer au systême qui établit tout sentiment moral sur l’amour de soi-même ; nous sommes forcés d’admettre un amour plus étendu, & de convenir que les intérêts de la société ne nous sont point entiérement indifférens. Desirer l’utilité c’est tendre à un but déterminé, & il seroit contradictoire de dire que les moyens qui nous conduisent à un but nous sont agréables, tandis que le but même ne nous touche aucunement. Ainsi si l’utilité est la source du sentiment moral, & si cette utilité n’est point toujours considérée comme relative à nous mêmes, il s’ensuit que tout ce qui contribue au bonheur de la société., s’attire notre approbation & notre bienveillance. Voilà un principe propre à faire connoître l’origine de la morale, & pourquoi recourir à des systêmes abstraits & éloignés, lorsqu’il s’en présente un si naturel & si clair[19] ?

Trouvons-nous de la difficulté à concevoir la force de l’humanité & de la bienveillance, ou bien à comprendre que la vue seule du bonheur, de la joie, de la prospérité, est propre à donner du plaisir, & que la vue de la douleur & de l’infortune nous fait une impression désagréable ? Le rire & les pleurs se gagnent, un visage l’emprunte de l’autre : Horace dit,

Ut ridentibus arrident, ita flentibus adflent
Humani vultus.

Réduisez un homme à vivre dans la solitude, il perdra bientôt tous les plaisirs, excepté ceux de la méditation, parce que les mouvemens de son cœur ne sont point excités par les mouvemens du cœur de ses semblables. Les signes du chagrin & de la douleur même arbitraires, nous inspirent de la tristesse, mais les larmes, les cris, les sanglots, qui en sont les simptômes naturels, ne manquent jamais d’exciter en nous de la compassion & du trouble. Si les effets du malheur nous touchent si vivement, peut-on imaginer que nous soyions insensibles & indifférens sur ses causes ?

Entrons pour un moment dans un appartement pourvu de toutes les commodités, ce coup-d’œil suffit pour nous causer du plaisir, parce qu’il nous présente les idées agréables d’aisance & de commodité. Le maître de la maison se montre-t-il humain, prévenant & d’un caractere enjoué, tout le reste s’embellit, & nous ne pouvons nous empêcher de penser avec plaisir à la satisfaction que chacun doit tirer de sa société & de sa bienfaisance. Toute sa famille fait assez connoître son bonheur par l’air d’assurance, de liberté de contentement répandu sur les visages. J’éprouve une sensation agréable à la vue de tant du bonheur, & je ne puis considérer celui qui en est la source sans ressentir les mouvemens les plus délicieux. Il m’apprend qu’un voisin puissant a tenté de le dépouiller de son héritage, & a long-tems troublé la jouissance de ses plaisirs innocens ; sur le champ je me sens indigné contre cette injuste violence ; il ajoute qu’il n’est point étonnant qu’une injustice particuliere ait été commise par un homme qui a asservi des provinces entieres, dépeuplé des villes, & fait ruisseler le sang dans les batailles & sur les échaffauds ; aussi-tôt je suis-frappé d’horreur au récit de ces excès, & je sens la plus forte aversion pour celui qui en est l’auteur.

En général, de quelque côté que nous tournions nos pas, & quelque réflexion que nous fassions sur ce qui se passe autour de nous, tout nous présente l’image du bonheur ou de l’infortune, & excite en nous un mouvement sympathique de plaisir ou de chagrin. Nous éprouvons ce sentiment au milieu de nos occupations les plus sérieuses comme au milieu de nos amusemens. Un homme qui entre dans une salle de spectacle, est frappé tout de suite par la multitude assemblée pour prendre part à un divertissement commun ; cette vue seule lui fait déjà éprouver une plus grande sensibilité, ou le dispose à s’affecter plus intimement de tous le sentimens qu’il doit partager avec ses semblables ; les acteurs aussi sont animés par le grand nombre de spectateurs ; cette salle remplie de toutes parts les échauffe d’un enthousiasme dont ils ne seroient point saisis dans des momens de tranquillité & de solitude. Un poëte habile, comme par un pouvoir magique fait partager à ses spectateurs à son gré toutes les impressions théâtrales : ils pleurent, ils tremblent, ils s’indignent, ils se réjouissent & sont remués par les mêmes passions qui agitent les différentes personnes du drame. Survient-il un événement contraire à nos vœux, & qui trouble le bonheur des personnages auxquels nous nous intéressons, nous ressentons sur le champ la pitié la plus tendre & l’inquiétude la plus forte ; lorsque leurs douleurs sont causées par la perfidie, la cruauté ou la tyrannie d’un ennemi, nous sommes animés du ressentiment le plus vif contre l’auteur de ces calamités. Dans ce genre on regarde comme contraire aux regles de l’art de représenter une action froide & indifférente. Le poëte ne doit point introduire des personnages dont l’intérêt ne tient point à la catastrophe, parce que leur indifférence se communique aux spectateurs, & rallentit la vivacité de leurs passions.

Il n’est point de poésie plus agréable que la pastorale, & il est aisé de voir que la principale source du plaisir qu’elle cause, vient des images de tranquillité & de tendresse qu’elle présente, & dont elle enchante le lecteur. Sannazare, qui transporta la scene de ses pastorales sur les bords de la mer, eut tort, quoique ce choix de scene fournisse des tableaux plus frappans, l’image des travaux & des dangers auxquels les pécheurs sont exposés, devient désagréable par ce sentiment de sympathie qui se reveille en nous à chaque idée de bonheur ou de malheur.

Un poëte François disoit qu’à l’âge de vingt ans Ovide étoit son poëte, mais qu’à l’âge de quarante il donnoit la préférence à Horace. Il est vrai que nous saisissons avec plus de rapidité des sentimens analogues à notre disposition momentanée ; mais il n’y a point de passion qui, bien représentée, nous soit entiérement indifférente, parce qu’il n’y en a point dont tout homme n’ait du moins le germe & les premiers principes au-dedans de lui. La poésie, dit-on, doit peindre les objets d’une maniere assez animée pour que l’illusion devienne vérité, preuve certaine que par-tout où se trouve la réalité de ces objets, notre ame est disposée à s’affecter vivement.

Toutes les nouvelles, tous les événemens récens, propres à intéresser la destinée des états, le sort des provinces d’un grand nombre d’hommes, agitent ceux même dont le bien-être n’est point immédiatement lié à ces événemens, ces sortes de faits se répandent avec promptitude, s’écoutent avec avidité, & sont discutés avec attention & avec chaleur. On diroit dans ces occasions que les intérêts des états sont devenus ceux de chaque particulier. L’imagination est toujours frappée, quoique les passions qu’elle réveille ne soient pas toujours assez fortes ni assez durables pour influer ensuite sur notre conduite & sur nos actions.

La lecture de l’histoire est un amusement tranquille, mais ce n’en seroit plus un, si notre cœur n’éprouvoit des mouvemens analogues à ceux qui occupent le pinceau de l’historien. Thucydide & Guicciardin ne soutiennent que foiblement notre attention, lorsque le premier ne décrit que les futiles combats de quelques petites villes de la Grèce & que le dernier est engagé dans la guerre de Pise ; le petit nombre d’hommes intéressés à ces événemens & la petitesse de l’intérêt ne remplissent point assez notre imagination & n’excitent point assez fortement nos passions. La consternation profonde qui regne dans l’armée nombreuse des Athéniens devant Syracuse, le danger dont Venise se trouve menacée, voilà ce qui excite notre compassion, & nous remplit de terreur & d’inquiétude.

Le stile froid & indifférent de Suetone peut aussi-bien que le pinceau mâle & vigoureux de Tacite nous convaincre de la cruauté & de la méchanceté de Tibere & de Néron ; mais quelle différence d’impression ! L’un rapporte froidement des faits & l’autre met sous nos yeux les portraits vénérables de Soranus & de Thrasca, qui envisageant leur destin avec intrépidité, ne sont touchés que de la douleur qu’éprouvent leurs amis & leurs proches : alors quels sentimens n’éprouve-t-on pas, quelle indignation nous saisit contre le Tyran dont la sombre défiance & la méchanceté gratuite ont causé cette barbarie !

Si nous rapprochons ces objets plus près de nous, si nous réalisons tout ce qui pouvoit être considéré comme l’effet trompeur de l’illusion, quels mouvemens violens ne ressentira-t-on pas ! Et combien ils seront supérieurs aux vues rétrécies de l’amour propre & de l’intérêt personnel ! Les séditions populaires, la fougue des partis, un dévouement aveugle à des chefs factieux, sont les effets les plus sensibles, quoique les moins estimables, de cette sympathie sociale qui se trouve entre les hommes. On peut remarquer jusques dans les sujets les plus frivoles combien il est mal aisé de nous soustraire au pouvoir de cette sympathie. Lorsqu’une personne bégaye ou prononce avec difficulté, nous souffrons pour elle & nous partageons son ambarras. La critique défend de combiner des syllabes ou des lettres qui se prononcent avec peine, parce que par une espece de sympathie naturelle l’oreille en est fatiguée ; & même en parcourant un livre des yeux nous nous appercevons du défaut d’harmonie si par hasard il regne dans cet ouvrage, parce que notre imagination nous fait toujours entendre quelqu’un qui récite & articule avec peine ces sons discordants ; tant il y a de finesse dans les sentimens que nous éprouvons !

Des attitudes aisées, des mouvemens peu contraints sont toujours agréables ; un air de santé & de vigueur fait plaisir ; des habits qui tiennent chaud sans trop charger le corps, qui le couvrent sans gêner les membres sont regardés comme bien faits. Dans tout jugement que l’on porte sur la beauté, les sentimens qu’elle a déjà inspirés à d’autres, ne sont point sans effet : ils préparent le spectateur à de pareilles impressions de plaisir[20]. Est-il donc surprenant que nous ne puissions porter un jugement sur les caracteres ou sur la conduite des hommes sans considérer le but où tendent leurs actions, & sans perdre de vûe le bonheur ou le malheur qui en résulte pour la société ? Quelle combinaison d’idées pourroit remplacer ce principe dans ses opérations[21] ? Lorsqu’un homme par insensibilité ou par amour pour lui-même n’est point touché par le spectacle du malheur & du bien-être de l’humanité, il faut qu’il soit également indifférent à l’égard des peintures qu’on peut lui faire du vice & de la vertu ; d’un autre côté il se trouve toujours que l’intérêt vif que l’on prend au bonheur des hommes est accompagné d’un sentiment délicat des distinctions morales, d’une aversion forte pour les injustices, d’une approbation prompte de ce qui contribue au bien-être. Quoique dans ce genre un homme puisse être infiniment plus sensible qu’un autre, il n’y a cependant personne qui s’intéresse assez peu à ses semblables pour ne point sentir les distinctions morales du bien & du mal fixées par les diférens motifs de nos actions. En effet en portant ses yeux sur la conduite de deux hommes dont l’un fait du bien & l’autre fait du mal à ses semblables ou à la société, comment supposer qu’une personne qui a le cœur sensible puisse se défendre de donner la préférence au premier & de lui accorder du mérite ? Supposons cette personne aussi possédée d’amour propre qu’on voudra, qu’elle ne soit occupée que de ses propres intérêts, du moins quand ils ne seront point attaqués elle ne laissera pas de se sentir du penchant pour le bien de l’humanité, & toutes choses d’ailleurs égales elle se décidera en faveur de ce sentiment. Un homme qui se promene avec un autre qui a la goute lui ira-t-il marcher de gayeté de cœur sur son pied douloureux quand il n’aura point de querelles avec lui ? il est certain que nous avons égard au bonheur & au malheur des autres lorsque nous pesons les motifs de nos actions, & nous penchons vers le premier aussi souvent qu’il n’y a point de motif personnel, qui nous porte à chercher notre avantage dans le malheur de nos semblables. Si dans plusieurs occasions les principes de l’humanité sont capables d’influer sur nos actions, il faut qu’en tout tems ils ayent assez de pouvoir sur nos sentimens, pour nous faire approuver en général ce qui est utile à la société & blâmer ce qui lui est pernicieux. On peut disputer sur le plus ou le moins de force de ces sentimens, mais leur existence & leur réalité doit être admise dans tout systême.

Un homme absolument méchant, s’il en existe dans la nature, doit être plus qu’indifférent aux peintures qu’on lui fait du vice & de la vertu. Tous ses sentimens doivent être renversés & entiérement opposés à ceux des autres hommes, tout ce qui contribue au bien de l’humanité se trouvant contraire à ses désirs doit exciter en lui du déplaisir, & il doit voir avec complaisance tout ce qui produit des désordres & des malheurs dans la société. Timon, qu’une mauvaise humeur affectée plutôt que sa méchanceté fit surnommer le Misantrope, embrassa un jour Alcibiad très-tendrement. Courage mon fils, lui dit-il, méritez la confiance du peuple, je prévois qu’un jour vous lui causerez de très-grands maux. En admettant les deux principes des Manichéens, leurs sentimens sur les actions humaines aussi-bien que sur toute autre matiere doivent être entiérement opposés ; chaque acte de justice & d’humanité, en lui-même doit plaire à l’une de ces divinités & déplaire à l’autre. Les hommes ressemblent au bon principe. Lorsqu’ils ne sont point corrompus par leur propre intérêt, par le ressentiment ou par l’envie, leur philantropie naturelle les porte toujours à préférer le bonheur de la société, & par conséquente la vertu au vice. Il ne s’est peut-être jamais trouvé un homme absolument méchant ou qui le fût gratuitement & sans motif, & s’il s’en trouve un de cette espéce ses principes en morale doivent être aussi pervers que ses sentimens de justices. En regardant la cruauté de Néron comme arbitraire & non comme l’effet de ses craintes & de son caractere vindicatif, il est évident qu’il a dû réellement faire plus de cas de Tigellinus que de Seneque ou de Burrhus.

Un homme d’état ou un citoyen qui sert notre pays, de notre tems, a plus de droits à notre estime que celui qui faisoit dans des siécles reculés le bonheur de quelques nations éloignées ; quoique dans ces deux cas le mérite soit le même, nos sentimens ne sont point excités avec la même force. Ici la raison devient la régie de nos sentimens intérieurs & de nos perceptions, de la même maniere qu’elle nous garantit de l’erreur à la vûe des objets extérieurs qui se présentent à nos sens. Le même objet vû à une distance double nous paroît plus petit de la moitié, cependant nous jugeons qu’il est de la même grandeur dans les deux portions, parce que nous savons qu’à mesure que nous en approchons son image s’étendra à nos yeux, & que la différence de grandeur n’est point dans l’objet même, mais dans la distance où nous sommes placés par rapport à lui. En effet si le raisonnement ne corrigeoit par les apparences tant à l’égard du sentiment intérieur que pour les sens extérieurs, les hommes ne pourroient jamais parler sur aucun sujet d’une maniere positive : l’état de fluctuation dans lequel nous nous trouvons fait sans cesse changer les objets à nos yeux & les offre sous des points de vûe différens[22]. Plus nous couverions avec les hommes & plus nous nous livrons à la société, plus nous nous familiarisons avec ces sortes de préférences & de distinctions générales sans la considération desquelles nos discours seroient à peine intelligibles. Chaque homme a des intérêts qui lui sont personnels, & l’on ne peut supposer que les desirs & les aversions qu’ils lui inspirent soient portés dans les autres au même degré. Ainsi le langage destiné à un usage général doit se fixer d’après des vues plus étendues : il doit attacher les épithetes d’éloge ou de blâme conformément aux sentimens que font naître les intérêts généraux de la société. Si dans la plupart des hommes ces sentimens ne sont point aussi forts que ceux qui regardent leur bien-être particulier, cela n’empêche pas que les personnes les plus dépravées & les plus dominées par l’amour-propre ne fassent quelque distinction & n’ attachent l’idée du bien à une conduite bienfaisante & l’idée du mal à celle qui lui est opposée. Il faut convenir que la sympathie qui nous attache au bien-être des autres est un sentiment beaucoup plus foible que l’amour de notre propre bonheur, & l’intérêt que nous prenons aux personnes qui nous sont étrangeres est beaucoup moins vif que celui que nous prenons à ceux qui nous touchent de plus près ; c’est pour cela même qu’il faut en méditant paisiblement sur les divers caracteres des hommes, négliger toutes ces différences, rendre nos sentimens plus généraux & plus relatifs à la société entiere : souvent nous changeons nous-mêmes de positions à son égard, & de plus nous rencontrons tous les jours des personnes qui étant dans une situation différente de la nôtre ne pourroient plus converser avec nous si nous restions constamment dans la même position sans aucune révolution dans nos idées & dans notre conduite : ainsi le commerce mutuel de sentimens qui se fait dans la société & par la conversation nous oblige d’établir un modele général d’après lequel nous approuvons ou nous désapprouvons les caracteres & les mœurs. Et quoique le cœur n’adopte point ces idées générales tout-à-fait & qu’il ne régle point son amour ou sa haine exactement sur ces différences abstraites & générales de vice & de vertu, sans aucun égard pour nous-mêmes ou pour les personnes avec qui nous avons des liaisons immédiates, cependant ces distinctions morales ne laissent pas d’avoir une influence très-grande. On ne peut nier qu’elles n’en ayent au moins dans nos discours, & ainsi elles peuvent nous servir dans les cercles, dans les écoles, en chaire, & sur le théatre[23]. Sous quelque point de vûe donc que nous envisagions cette matiere, le mérite que l’on attribue aux vertus sociales reste toujours le même, & tire sa source principalement de l’attachement qu’un sentiment de bienveillance naturelle nous donne pour les intérêts de l’humanité & de la société. Si nous examinons la constitution de la nature humaine telle que l’expérience & l’observation journaliere nous la montrent, nous sommes forcés de conclure à priori qu’il est impossible qu’un être tel que l’homme soit totalement indifférent au bonheur & au malheur de ses semblables, & qu’abstraction faite de toute considération personnelle & lorsque rien n’obscurcit son jugement, il faut nécessairement qu’il appelle bien, ce qui contribue à leur bien-être & mal ce qui tend à leur malheur. Voilà donc au moins les premiers traits qui marquent une distinction réelle entre les actions, & à mesure que l’on supposera la sensibilité d’un homme plus étendue, les nœuds qui l’unissent avec ceux qui seront heureux ou malheureux, se resserreront, il sentira plus vivement leur bonheur ou leur malheur, il blâmera ou il approuvera d’une façon plus forte plus décidée. Il n’est point nécessaire qu’une action généreuse simplement rapportée dans une histoire ou dans une gazette excite en nous les sentimens d’admiration & d’applaudissement les plus vifs. La vertu placée à une certaine distance est comme une étoile fixe, qui aux yeux de la raison est bien aussi lumineuse que le soleil dans la splendeur méridienne, mais dont la distance immense nous empêche cependant de ressentir les influences de sa lumiere & de sa chaleur ; rapprochons-nous de cette action vertueuse en supposant des liaisons avec son auteur ou même, si vous voulez, par une peinture vive & éloquente du fait, nos cœurs seront saisis aussi-tôt, notre sentiment de sympathie s’éveillera & notre froide admiration fera place aux démonstrations d’estime & d’amitié les plus fortes. Ces conséquences paroissent naturellement tirées des principes généraux de la nature humaine, & l’expérience nous les fait voir journellement dans le cours ordinaire de la vie. Maintenant renversons ces raisonnemens, considérons cette matiere, & en pesant les conséquences, voyons si le mérite de toutes les vertus sociales n’est point fondé par les sentimens de l’humanité qu’elles nous inspirent. Il paroît d’abord constant que la vue d’utilité est en toute occasion une source de louange & d’approbation, c’est à l’utilité qu’on en appelle pour décider du mérite ou du démérite des actions ; cette considération est la source unique de l’estime que l’on accorde à la justice, à la fidélité, à l’honneur, à la soumission, à la chasteté ; elle est inséparable de toutes les autres vertus sociales, de l’humanité, de la générosité, de la charité, de l’affabilité, de la douceur, du pardon des injures & de la modération ; en un mot, elle est la base de la principale partie de la morale qui a pour objet la société humaine & nos semblables.

Il paroît encore que dans le jugement que nous portons sur les hommes & sur les mœurs, & dans l’approbation que nous leur accordons, l’utilité à laquelle tendent les vertus sociales ne nous touche point par un motif d’intérêt particulier, mais par un motif plus étendu & plus général. Il paroît que c’est un desir sincere du bien public ou de ce qui est propre à maintenir la paix, l’harmonie & la concorde dans la société, qui réveille en nous les sentimens de bienveillance naturelle & qui nous fait aimer les vertus sociales. Ce qui semble confirmer ces principes, c’est que ces sentimens & cette sympathie, que nous éprouvons les uns pour les autres, sont si profondément gravés en nous, & ont un si grand pouvoir qu’ils nous portent à censurer & à applaudir d’une façon très-vive. Le systême que je propose est le résultat de toutes ces conséquences qui toutes paroissent fondées sur une expérience constante & sur des observations exactes.

Quand il seroit douteux que le sentiment d’humanité ou l’intérêt qu’on prend aux autres fût naturel à l’homme, nous ne laisserions pas de remarquer que l’on n’approuve dans une infinité d’occasions que ce qui a pour but le bien-être de la société ; cela nous prouve la force du sentiment de bienveillance : car il est impossible que les moyens qui conduisent à un but soient agréables lorsque le but lui-même est indifférent. D’un autre côté, s’il étoit douteux que la nature eût mis en nous un sentiment moral d’approbation ou de blâme, en voyant en tant d’occasions la force de l’humanité & des autres vertus sociales, nous serions obligés d’en conclure que tout ce qui contribue au bien-être de la société donne nécessairement de la satisfaction, & que tout ce qui lui est nuisible cause du déplaisir. Mais lorsque toutes ces différentes réflexions & observations concourent à nous fournir le même résultat, ne doivent-elles pas être regardées comme évidentes & comme incontestables ?

Je me flatte qu’en suivant ce raisonnement, je trouverai encore de quoi confirmer ce systême, & que je pourrai faire voir l’origine d’autres sentimens d’estime & d’approbation qui découlent du même principe.

SECTION VI.

Des qualités utiles à nous-mêmes.


I.

Rien n’est plus ordinaire que de voir les philosophes empiéter sur le territoire des grammairiens, & s’engager dans des disputes de mots tandis qu’ils croyent traiter les questions les plus importantes & les plus profondes. Ensuite de cette observation, s’il étoit question ici d’affirmer ou de nier que toutes les qualités estimables de l’ame doivent être regardées comme des vertus, bien des gens croiroient peut-être que nous traitons une des plus profondes spéculations de la morale ; il est cependant vraisemblable que toute cette recherche ne seroit fondée que sur une dispute de mots. Ainsi pour éviter autant que nous le pourrons toute ambiguité & toute chicane, nous nous contenterons de remarquer d’abord, que dans la vie ordinaire les sentimens de censure ou d’approbation, excités par les qualités de l’esprit, de quelque nature qu’elles soient, se ressemblent presque tous ; en second lieu que tous les anciens moralistes, qui sont nos meilleurs guides, n’y ont trouvé que peu ou point de différence.

Premiérement il est à observer que le sentiment qu’on a de son propre mérite, ou la satisfaction qui résulte de l’examen de notre propre conduite, & qui quoique le plus ordinaire de tous n’a point de nom dans notre langue[24], est fondé sur des qualités telLes que le courage, la capacité, l’industrie & la probité aussi-bien que sur un grand nombre d’autres perfections de notre ame. D’un autre côté n’est-on pas toujours mortifié en réfléchissant à ses extravagances & a ses déréglemens passés, & ne ressent-on pas un déplaisir secret & de la honte quand la mémoire retrace des circonstances dans lesquelles on s'est conduit d'une maniere absurde & ridicule ? Le tems n'est point capable d'effacer les idées cruelles que laissent à un homme sa mauvaise conduite, & les affronts que lui ont attirés sa lâcheté ou son imprudence. Ces idées le poursuivent jusques dans ses moments de solitude, elles flétrissent tous les désirs de son cœur, & font qu’il se voit lui-même sous les couleurs les plus odieuses & les plus méprisables. Est-il rien que nous cachions aux autres avec plus de soins ou sur quoi nous redoutions plus la raillerie & la satire que nos erreurs, nos foiblesses & nos petitesses ? Notre bravoure ou notre savoir, notre esprit, notre éducation, notre éloquence, notre adresse, notre goût & nos talens ne sont-ils pas les principales sources de notre vanité ? Nous prenons plaisir d'étaler ces choses, souvent avec ostentation, & communément nous marquons plus d'ambition d’y exceller même que dans les vertus sociales, quoiqu’elles soient infiniment plus recommandables. La bonté & sur-tout la probité sont des qualités si indispensables, que la violation des devoirs qu’elles imposent s’attire la censure la plus sévere ; cependant la pratique ordinaire de ces vertus n’est point accompagnée de grandes louanges quoiqu’elle soit essentielle au maintien de la société. Voilà, je crois, pourquoi les hommes ne font ordinairement point difficulté de se vanter des bonnes qualités de leur cœur, tandis qu’ils sont si réservés sur celles de leur esprit ; les qualités de l’esprit étant supposées plus rares & plus extraordinaires sont plus communément l’objet de nos desirs orgueilleux, & lorsqu’on voit quelqu’un se louer par ces endroits, on le soupçonne volontiers enclin à la vanité & à l’amour-propre.

Il est difficile de décider si on fait plus de tort à la réputation d’un homme en disant qu’il est fripon, qu’en disant qu’il est poltron ; ou si un ivrogne & un gourmand ne sont pas aussi odieux & aussi méprisables qu’un orgueilleux ou un avare. Si j’avois à choisir, je préférerois pour mon propre bonheur & pour la jouissance de moi-même un cœur humain & sensible à tous les talens réunis de Demosthene & de Philippe ; mais aux yeux du monde j’aimerois mieux passer pour un homme d’un grand génie & d’un courage intrépide : avec cette réputation je me croirois en droit de m’attendre de la part du public aux plus fortes démonstrations d’admiration & d’applaudissement. Le rôle qu’un homme joue dans la société, la manière dont il est reçu dans les cercles, l’estime que lui témoignent ceux qui le connoissent, sont des avantages qui dépendent autant de son esprit & de ses talens que d’aucune autre partie de son caractere. Un homme qui auroit les meilleures intentions du monde, qui seroit le plus éloigné de toute violence & de toute injustice, n’acquérera jamais beaucoup d’estime sans avoir au moins une certaine portion d’esprit & de dons naturels ?

Sur quoi disputons-nous donc. Si le bon sens & le courage, la tempérance & l’industrie, l’esprit & les connoissances forment une partie considérable du mérite personnel ; si un homme qui possède ces qualités a plus de raisons que celui qui en est privé, d’être content de lui-même, & plus de titres pour mériter la bienveillance, l’estime & les bons offices des autres ; en un mot si les sentimens que ces qualités s’attirent sont les mêmes que ceux qu’inspirent les vertus sociales, quelle raison aurions-nous pour être si scrupuleux sur un mot, & pour douter si ces qualités méritent le nom de vertus[25] ? on peut en effet soutenir que le sentiment d’approbation que ces perfections excitent est moins fort & par conséquent différent de celui que font naître la justice & l’humanité ; mais cette raison ne doit point suffire pour les ranger dans des classes entiérement différentes & pour leur donner des noms différens. Les caracteres de César & de Caton, peints par Salluste sont tous deux vertueux dans le sens le plus stricte, mais ils ne le sont pas de la même façon, & ils excitent en nous des sentimens bien divers ; l’un produit de l’amour, l’autre de l’estime ; l’un est aimable, l’autre est respectable, nous souhaiterions que notre ami fût du caractere de l’un & nous désirerions de ressembler à l’autre. Par la même raison l’approbation qui accompagne les talens, la tempérance, l’industrie, peut différer en quelque chose de celle que nous accordons aux vertus sociales, sans que ces deux sortes de vertus soient pour cela d’une nature totalement différente. En effet nous observons que même les talens naturels ainsi que les autres vertus ne produisent pas tous le même genre d’approbation. Le bon sens & le génie nous attirent de l’estime & de la considération, l’esprit & la bonne humeur s’attirent de l’amour & de l’affection[26].

Je crois que la plupart des hommes seront du sentiment de l’élegant auteur du poëme de l’art de conserver la santé : la vertu consiste dans le bon sens & l’esprit joints à l’humanité : la bonté seule est une sottise[27].

Un homme qui s’est ruiné par ses prodigalités insensées, par sa vanité frivole, par des projets chimériques, par des plaisirs déréglés, par un jeu immodéré, a-t-il droit de prétendre à nos bons offices & à notre assistance généreuse ? Ces vices, car on peut leur donner ce nom, attirent sur tous ceux qui en sont dominés, le mépris & des malheurs qui n’excitent la pitié de personne.

Achæus, prince prudent & sage, tomba dans un piége fatal qui lui coûta la couronne & la vie, quoiqu’il eût pris toutes les précautions raisonnables pour s’en garantir. Polybe remarque que ce prince n’en est pas moins digne d’estime & de compassion, & les perfides seuls dont il a été la victime méritent le mépris & la haine. La négligence & l’étourderie que Pompée fit paroître au commencement des guerres civiles refroidirent l’amitié que Cicéron lui portoit, de même, dit ce dernier, que le défaut de propreté, de décence, & de discrétion dans une maîtresse, nous en éloigne & fait que nous cessons de l’aimer. C’est ainsi qu’il s’exprime dans ses lettres à Atticus, où il ne parle pas en philosophe mais en homme du monde & en homme d’état. Le même Cicéron, quand à l’imitation des anciens il parle en philosophe, donne beaucoup d’étendue à l’idée de vertu, & comprend sous ce nom honorable toutes les qualités estimables de l’esprit. Dans les offices il dit que la prudence est une sagacité qui conduit à la découverte de la vérité & qui met en garde contre l’erreur. La grandeur d’ame, la tempérance, la décence y sont analysées de la même maniere, & cet éloquent moraliste en admettant la division alors reçue des quatre vertus cardinales ne fait des devoirs de la société qu’un point de sa division.

On n’a qu’à lire les titres des chapitres de la morale d’Aristote pour se convaincre qu’il met au rang des vertus le courage, la tempérance, la magnificence, la grandeur d’ame, la modestie, la prudence, & la liberté mâle, aussi-bien que la justice & l’amitié. Soutenir & s’abstenir, c’est-à-dire, être patient & modéré ont été regardés par quelques anciens comme l’abrégé de la morale.

À peine Épictete fait-il mention de la compassion & de l’humanité, si ce n’est pour mettre les disciples en garde contre ces sentimens. Il paroît que les Stoïciens ne faisoient consister la vertu que dans la fermeté & dans un jugement sain. Chez eux comme dans Salomon & chez les autres moralises orientaux, la sagesse & la folie sont des synonymes de vertu &de vice. Les hommes vous loueront, dit David, si vous travaillez à votre bonheur. Un poëte grec a dit : Je hais un homme sage qui ne l’est pas pour lui même.

Plutarque n’est pas plus systématique dans sa philosophie que dans son histoire. Lorsqu’il compare les grands hommes de la Grece & de Rome, il expose également leurs vices & leurs vertus, & n’omet rien de ce qui peut déprimer ou exalter leur caractere. Ses discours moraux renferment pareillement une censure libre des hommes & des mœurs.

Quoique Tite-live parle d’Annibal avec partialité, il ne laisse pas de lui accorder des vertus éminentes. «Il n’y eut jamais, dit cet historien, d’homme plus propre à obéir & à commander, & il est difficile de dire s’il se rendit plus agréable à son général qu’à l’armée ; il n’y avoit personne à qui Asdrubal aimât mieux confier la conduite d’une entreprise dangereuse, les soldats ne marquoient jamais plus d’ardeur & de confiance que lorsqu’ils étoient sous ses ordres ; il affrontoit les dangers avec audace, il y conservoit beaucoup de prudence ; il n’y eut point de fatigue qui pût accabler son corps ni son esprit, le froid & le chaud lui étoient indifférens ; il regardoit le boire & le manger comme des besoins de la nature qu’il falloit satisfaire, & non comme des occasions de sacrifier à la volupté. Il» veilloit ou reposoit indifféremment la nuit ou le jour… Ces grandes vertus étoient ternies par de grands vices, il poussoit la cruauté jusqu’à la barbarie, il étoit d’une perfidie plus que Punique, sans foi, sans loi, il n’avoit égard ni à sa parole, ni à ses sermens, ni à la religion[28].

Le portrait que Guicciardin fait du Pape Alexandre VI. est assez semblable à celui qui précede, mais il est plus juste ; il prouve que les modernes, quand ils parlent naturellement, ressemblent aux anciens : « Ce Pape, dit-il, avoit un jugement & une capacité singuliers, une prudence admirable, un talent étonnant pour persuader ; une promptitude & une dextérité incroyable dans toutes les affaires importantes ; mais ces vertus furent contrebalancées par ses vices, il n’avoit ni bonne-foi, ni religion, il étoit d’une avarice insatiable, d’une ambition démesurée & d’une cruauté plus qu’inhumaine ». Polybe reproche à Timée d’avoir parlé d’une façon trop passionnée d’Agathocle qu’il regardoit pourtant lui-même comme le plus cruel & le plus odieux des tyrans. Surquoi il dit : «si comme cet historien le rapporte, il quitta le métier vil & abject de potier de terre pour se réfugier à Syracuse, si malgré une extraction abjecte il parvint en peu de tems à se rendre maître de toute la Sicile ; s’il mit la république de Carthage dans le plus grand danger ; si enfin il est mort fort âgé & en possession de la royauté, ne doit-on pas convenir qu’il falloit qu’il possédât des talens extraordinaires & qu’il eût un grand génie & une capacité peu commune ? Ainsi son historien n’eût pas dû se contenter de dire ce qui pouvoit le rendre odieux, il eût été de son devoir de rapporter aussi les qualités louables & estimables qu’il pouvoit avoir».

On peut remarquer en général que les anciens n’ont gueres eu d’égard dans leurs raisonnemens moraux à ce qui étoit volontaire ou involontaire, cependant ils regardoient Polybecomme fort douteuse la question si la vertu est susceptible d’être enseignée ou non[29]. Ils trouvoient à juste titre que la lâcheté, la bassesse, la légéreté, l’impatience, l’inquiétude, l’extravagance, & une infinité d’autres qualités de l’esprit, quoique entiérement independantes de la volonté, étoient ridicules, méprisables & odieuses. Mais de tout tems il a été impossible de supposer qu’il dépendît plus de l’homme de se procurer la beauté de l’ame que celle du corps. Cependant quelques philosophes modernes, en regardant la morale sur le même pied que les loix civiles qui se maintiennent par les peines & par les récompenses, ont été tentés de faire du volontaire & de l’involontaire la base de tout leur systême. Chacun est maître d’employer les termes dans tel sens qu’il lui plaît, mais on est obligé de convenir que beaucoup de choses, qui ne dépendent ni de la volonté ni du choix, sont tous les jours des objets de louange ou de blâme, & il faut qu’en qualité de moralistes ou du moins en qualité de philosophes spéculatifs nous cherchions à donner des raisons satisfaisantes de cette espece de contradiction.

Une tache, une faute, un vice, un crime sont des expressions pour indiquer différens degrés de censure & de blâme, qui tous au fond sont à peu près du même genre. En expliquant un de ces termes nous concevrons facilement les autres.

II.

Lorsque nous examinons une qualité ou une habitude, si elle paroît à certains égards préjudiciable à la personne qui la possede, & qu’elle la rende incapable d’une affaire ou d’une action, nous la mettons au nombre de ses fautes & de ses imperfections. L’indolence, la négligence, le manque d’ordre, l’opiniâtreté, la légéreté, la précipitation, la crédulité n’ont jamais été regardés comme choses indifférentes dans un homme, encore moins comme vertus louables : nos yeux sont frappés sur le champ du préjudice qui en resulte, il excite en nous du déplaisir & s’attire notre censure.

On convient qu’il n’y a point de qualité qui soit digne de louange ou de blâme sans restriction : tout dépend du degré ; les péripatéticiens disent que la vertu tient le milieu, mais ce milieu est déterminé par l’utilité. La promptitude & l’expédition dans les affaires sont estimables, sans elles on ne parvient à l’exécution d’aucun projet ; poussez cette promptitude trop loin, elle vous engagera dans des mesures précipitées & mal concertées. Ce sont des considérations de cette espece qui nous aident à fixer le juste milieu dans toutes les recherches de la morale & de la prudence, elles nous empêchent de perdre de vue les avantages qui résultent d’un caractere ou d’une façon d’être. Or comme la personne douée d’un tel caractere jouit seule de ses avantages, il paroît évident que ce n’est point l’amour de nous-mêmes qui captive dans ce cas notre estime & notre approbation, & qui nous en rend le coup-d’œil si agréable, à nous qui ne sommes que spectateurs. Il n’y a point de force d’ imagination qui puisse nous transformer en une autre personne ; & nous séduire au point de nous persuader qu’étant cette personne nous recueillons les fruits des qualités estimables qui lui appartiennent ; ou bien si cela arrive ainsi, l’imagination ne peut point être assez rapide pour nous remettre sur le champ à notre place, & pour nous faire aimer & estimer cette personne différente de nous. Des vues & des sentimens, si contraires à la vérité & si opposés les uns aux autres, ne sauroient se réunir en même tems & dans la même personne, ainsi dans le cas dont il s’agit, il n’est pas possible de soupçonner des vues intéressées ; c’est un principe tout différent qui nous pousse & qui nous fait prendre part à la félicité de la personne que nous considérons. Lorsque les talens naturels & les connoissances qu’elle a acquises nous font prévoir son avancement & son élévation, les plans qu’elle remplira, ses heureux succès, son empire constant sur la fortune & l’exécution des projets les plus utiles, nous sommes frappés à la vue de tant d’images agréables, & nous sentons naître en sa faveur des sentimens de complaisance & d’estime : les idées de bonheur, de joie, de triomphe, de prospérité sont liées avec chaque nuance de son caractere, & répandent sur nos cœurs un sentiment délicieux d’humanité & de sympathie[30].

Supposons un homme constitué de façon à ne prendre aucun intérêt à ses semblables, & à regarder le bonheur & le malheur de tous les êtres sensibles avec autant d’indifférence que deux nuances contiguës d’une même couleur, supposons que si d’un côté étoit la prospérité des nations, & d’un autre leur ruine, & qu’on lui dît de choisir, il demeureroit incertain & irrésolu entre deux motifs égaux, semblable en cela à l’âne de la fable placé entre un morceau de bois & un morceau de marbre, sans pancher ni pour l’un ni pour l’autre, Je crois qu’on peut conclure justement qu’un homme de ce caractere, ne prenant nul intérêt au bien être d’une société ou à l’utilité particuliere des autres, regarderoit toute qualité, quelque pernicieuse & quelque avantageuse qu’elle pût être, avec autant d’indifférence que l’objet le moins fait pour intéresser.

Mais si à la place de ce monstre idéal nous supposons un homme qui puisse former un jugement ou se déterminer en conséquence, il aura une raison de préférence toute simple. Toutes choses d’ailleurs égales, avec quelque froideur qu’il se décide, lorsqu’il n’est point animé par son propre intérêt, ou que les personnes intéressées ne le touchent point, il ne laissera pas de faire un choix, de distinguer ce qui est utile de ce qui est nuisible. Mais cette distinction est précisément la même que la distinction morale dont on a si souvent & si inutilement cherché l’origine. Les mêmes qualités de l’esprit excitent & nos sentimens moraux & ceux de l’humanité ; le même homme est susceptible d’éprouver fortement & les uns & les autres ; & lorsque leur objet change, qu’il se rapproche de nous & qu’il se lie à nos intérêts, nos sentimens en reçoivent seulement plus de force & de vivacité. Ainsi, suivant toutes les regles de la philosophie, nous sommes obligés de conclure que ces deux sortes de sentimens sont les mêmes dans leur principe, puisque dans chaque circonstance, même la plus légère, ils suivent les mêmes loix, & sont excités par les mêmes objets.

Pourquoi les physiciens concluent-ils avec la plus grande vraisemblance que la lune est retenue dans son orbite par la même force de gravitation, qui fait que les corps tombent de leurs poids & s’approchent de la surface de notre globe ? C’est parce que le calcul prouve que ces deux effets sont absolument égaux & semblables entre eux : cette maniere de raisonner ne doit-elle pas produire autant de conviction dans les recherches morales que dans celles de physique ?

Il seroit superflu de prouver en détail que toutes les qualités utiles à ceux qui les possedent sont approuvées, & que les qualités contraires sont blâmées ; la moindre réflexion sur ce qu’on éprouve tous les jours dans la vie suffit pour nous convaincre de cette vérité ; nous nous bornerons à examiner un petit nombre de cas particuliers, afin d’écarter, s’il est possible, tous les doutes qui pourroient rester sur cette matiere. La discrétion est une des qualités les plus nécessaires pour le succès de toutes les entreprises, elle met de la sûreté dans les liaisons que nous avons avec les autres, elle nous fait faire attention à leur caractere & au nôtre ; elle nous fait peser toutes les circonstances de l’affaire que nous voulons entreprendre, & mettre en usage les moyens les plus sûrs pour parvenir au but que nous nous proposons. Dans un Cromwell, dans un cardinal de Retz la discrétion eût pu paroître une vertu bourgeoise : incompatible avec les vastes desseins qui occupoient leur ambition & leur courage, peut-être cette qualité eût été en eux un défaut & une imperfection. Mais dans le cours ordinaire de la vie, il n’y a point de vertu qui soit plus nécessaire pour réussir & pour écarter les obstacles ; sans cette vertu les plus grands talens peuvent devenir funestes à celui qui les possede ; Polyphême, privé de son oeil, n’étoit que plus exposé à cause de sa taille démesurée & de sa masse prodigieuse.

Le caractere le plus heureux, si la nature humaine étoit susceptible d’une si grande perfection, seroit celui d’un homme qui, maître de son tempérament, employeroit alternativement la hardiesse & la précaution suivant qu’elles seroient utiles à ses desseins.

St. Evremond trouve cette perfection au maréchal de Turenne ; à mesure que ce grand capitaine vieillissoit, il marquoit plus d’audace dans ses entreprises militaires : comme une longue expérience dans le métier de la guerre lui avoit fait connoître tous les incidens qu’on pouvoir avoir à craindre, il marchoit avec plus de fermeté & d’assurance dans une route qui lui étoit connue. Suivant la remarque de Machiavel, Fabius étoit toujours sur ses gardes, au-lieu que Scipion étoit très-entreprenant ; ils réussirent tous deux, parce que pendant le commandement de tous les deux les affaires des Romains étoient dans une situation convenable au génie de chacun ; tous deux auroient échoué, si les situations eussent été renversées. Nous sommes heureux quand notre position se trouve conforme à notre tempérament ; mais il y a plus de mérite à pouvoir accommoder son tempérament aux circonstances.

Qu’est-il besoin de vanter les avantages de l’industrie, & de faire voir combien elle est utile pour acquérir du pouvoir & des richesses, ou pour ce qu’on appelle faire fortune ? L’apologue nous dit que la tortue, par une marche non interrompue, remporta le prix de la course sur le lievre, qui couroit cependant lorsqu’elle ne faisoit que se traîner. Le tems, quand il est bien économisé, est semblable à un champ bien cultivé, dont quelques arpens produisent plus de choses utiles à la vie que des provinces entieres d’un terrein très-fertile mais négligé & couvert de ronces & de mauvaises herbes.

On ne peut se promettre une fortune solide, ni se flatter d’une subsistance honnête, quand on ne connoît point la frugalité. Les richesses au-lieu d’augmenter diminuent tous les jours, & le possesseur n’en est que plus malheureux : car n’ayant pu borner ses dépenses lorsqu’il jouissoit d’un revenu considérable, il lui sera bien moins possible de se contenter d’une fortune plus modique ; suivant Platon les ames de ceux qui ont été dominés par des désirs impurs & déshonnêtes, après avoir été séparées de leurs corps qui leur fournit soient les moyens de se satisfaire, restent errantes sur la terre près des endroits où leurs corps sont ensevelis, elles désirent de se rejoindre aux organes qui leur ont procuré ces sensations qu’elles regrettent. C’est ainsi que nous voyons les prodigues, après avoir dépensé leur fortune en débauches extravagantes, accourir aux tables abondantes & se glisser dans toutes les parties de plaisir, où ils sont un objet de haine pour les vicieux, & de mépris pour les sots.

L’extrême de la frugalité, c’est l’avarice ; on a droit de la blâmer pour deux raisons : premierement, parce qu’elle prive un homme de l’usage de ses richesses, & parce qu’elle étouffe l’hospitalité, & empêche de jouir des plaisirs de la société. La prodigalité est l’autre extrême, elle est communément plus nuisible à l’homme qui s’y livre. L’un de ces excès est plus blâmé que l’autre suivant le tempérament du juge, & suivant que celui-ci est plus ou moins sensible aux plaisirs de la société & des sens.

Il est constant que tous les hommes désirent également le bonheur, mais ils ne réussissent pas également dans leurs recherches ; une des principales causes du mauvais succès est le défaut de cette force d’esprit, qui nous mettroit en état de résister à la séduction d’un plaisir présent pour des avantages éloignés. Nos penchans, d’après un coup-d’œil général jeté sur ce qui est désirable, se forment des regles de conduite & de mesures de préférence des uns sur les autres ; ce code contient les déterminations de nos passions paisibles & calmes, qui seules peuvent nous faire décider si un objet est digne de notre attachement ou de notre aversion, & je ne sais par quel abus de termes on a pu le regarder comme des résultats de la raison & de la réflexion. Mais lorsqu’ensuite un objet vient à se rapprocher de nous, à se présenter sous un point de vue plus favorable, il saisit notre imagination ; le systerne général de nos résolutions est renversé, nous donnons la préférence à une jouissance passagere, souvent nous nous couvrons d’ignominie, & nous attirons sur nous une longue suite de chagrins pour des plaisirs qui éloignés n’avoient pu mériter notre attention. Les poëtes emploient quelquefois leur esprit & leur langage séducteur à chanter les plaisirs présens, & à nous faire oublier les idées éloignées de réputation, de santé ou de fortune ; il est aisé de sentir qu’en suivant leurs préceptes à la lettre, on se jeteroit dans la dissolution & dans les débauches, qui ne pourroient manquer d’être suivies de malheur & de repentir. Un homme ferme & décidé tient fortement à ses résolutions générales ; il n’est point séduit par l’appas des plaisirs, ni troublé par les menaces de la douleur, il ne perd jamais de vue les objets éloignés, & par-là il assure son honneur & sa félicité. Le contentement de soi-même est un avantage dont, à certains égards, le sage & l’insensé jouissent également, mais c’est le seul bien qu’ils partagent ensemble, & je n’en connois point qui leur soit commun d’ailleurs. Un sot n’est propre ni aux affaires, ni à la conversation, ni à la lecture ; & à moins que son état ne le condamne aux travaux les plus grossiers, il est un fardeau inutile à la terre. C’est pour cela que les hommes sont si jaloux de leur réputation sur ce point ; nous avons un grand nombre d’exemples qu’on ait souffert des reproches de perfidie & de scélératesse, mais nous n’avons jamais vu qu’on souffre patiemment les reproches d’ignorance & de stupidité. Polybe nous dit que Dicéarque, général Macédonien, pour braver les opinions vulgaires, avoit élevé des autels à l’impiété & à l’injustice ; je suis convaincu que ce même homme n’eût pas soutenu le titre d’imbécille, & qu’il eût cherché à s’en venger. Il n’y a que la tendresse filiale, de tous les liens de la nature le plus fort & le plus indissoluble, qui puisse faire supporter le reproche de sottise, surmonter le dégoût qu’il cause : l’amour même est éteint par cette qualité dès qu’elle est apperçue, quoique cette passion puisse quelquefois subsister avec la fausseté, l’ingratitude, la noirceur & l’infidélité ; il n’y a pas jusqu’à la vieillesse qui ne soit moins funeste à l’amour que la sottise. Tant il est vrai qu’il n’y a point d’idée plus insupportable pour les hommes que celle d’une entiere incapacité pour toute entreprise & toute affaire, & d’une erreur continuelle dans la conduite de la vie !

On demande quelquefois si une conception lente est préférable à une conception prompte ? Si un homme dont le premier coup d’œil est très-pénétrant, mais qui n’est pas capable d’application, est plus estimable qu’un homme qui ne vient à bout de rien sans un grand travail ? S’il vaut mieux avoir dans l’esprit de la netteté que de l’invention ? S’il est plus avantageux d’ètre doué d’un grand génie que d’avoir un jugement sûr ? Quel est en un mot le caractere ou le tour d’esprit qui mérite la préférence sur tous les autres ? Il est évident qu’on ne peut répondre à aucune de ces questions sans examiner qu’elle est de ces qualités celle qui rend un homme plus utile à la société, & plus propre à réussir dans ses entreprises.

Si un sens exquis & un génie supérieur ne sont point si utiles que le simple bon sens, leur rareté en revanche, leur nouveauté, & la grandeur de leurs objets, font une espece de compensation ; ils attirent l’admiration des hommes : il en est de ces qualités comme de l’or à qui l’on attribue une valeur fort au-dessus de celle de fer, quoiqu’il soit beaucoup moins utile.

Rien ne peut suppléer au défaut de jugement ; celui de la mémoire peut être remplacé, soit dans le cabinet, soit dans le monde, par la méthode, par l’application, par le soin de confier tout au papier, & il est rare d’entendre dire qu’un homme n’ait point réussi dans une affaire faute de mémoire. Chez les anciens ou un homme ne pouvoit jouer un rôle sans le talent de la parole, & où l’on avoit à parler devant des auditeurs dont les oreilles étoient trop délicates pour supporter des harangues aussi mal digérées que celles de nos orateurs modernes, il étoit de la plus grande importance d’avoir de la mémoire & cette qualité étoit beaucoup plus estimée qu’elle ne l’est de nos jours. À peine y a-t-il un grand génie dans l’antiquité qui n’ait été loué par cet endroit ; & Cicéron met la mémoire au nombre des autres grandes qualités qu’il attribue à César[31].

Des coutumes & des mœurs particulieres changent l’utilité des qualités & en changent aussi le mérite ; des accidens & des situations particulieres peuvent produire le même effet jusqu’à un certain point ; on accordera toujours plus d’estime à un homme qui possede les talens convenables à son état & à sa profession, qu’à celui que la fortune a mis dans une place où il ne devoit point être ; à cet égard les vertus privées sont plus arbitraires que les vertus publiques sociales, à d’autres égards, elles sont peut-être moins sujettes au doute & à la dispute.

Depuis quelque tems on a remarqué dans ce royaume que les gens en place faisoient parade d’un grand amour pour le bien public, & les spéculatifs de grands sentimens de bienveillance ; & l’on a découvert tant de fausseté dans cette affiche, que les gens du monde pourroient sans injustice marquer beaucoup d’incrédulité sur l’usage de ces qualités morales, & être même tentés d’en nier entiérement l’existence & la réalité. Nous voyons que chez les anciens les stoïciens & les cyniques dégoûtèrent de leurs opinions par le peu de pratique qui accompagnoit le pompeux étalage qu’ils faisoient continuellement de la vertu. Lucien, philosophe très-licencieux sur l’article du plaisir, mais à d’autres égards très-grand moraliste, ne peut s’empêcher quelquefois de parler avec ironie & chagrin de leur vertu si vantée : cependant quelle que soit notre mauvaise humeur dans ces occasions, elle ne peut aller assez loin pour nous faire nier l’existence de toute vertu & de toute distinction dans la conduite & dans les mœurs. Indépendamment de la discrétion, de la prudence, du courage, de l’application, de la frugalité, de l’économie, du bon sens, du discernement, qui sont des vertus dont les noms seuls arrachent l’aveu de leur mérite, il y en a encore d’autres auxquelles le scepticisme le plus décidé ne peut refuser son approbation & le tribut de ses louanges. La tempérance, la sobriété, la patience, la confiance, la persévérance, la prévoyance, le secret, l’ordre, le talent de s’insinuer, l’adresse, la présence d’esprit, la promptitude à concevoir, la facilité à s’exprimer, & une infinité d’autres, sont des qualités que tout le monde est forcé de mettre au nombre des perfections & des dons précieux. Comme elles tendent au bien-être de celui qui les possede, sans prétendre fastueusement à procurer le bien public ni à s’attirer l’estime des autres, nous en sommes moins jaloux, & nous ne faisons point difficulté de les ranger au nombre des vertus. Après cela la route est applanie, & il est clair que nous ne pouvons nous dispenser d’admettre dans le même rang la bienveillance gratuite, l’amour de la patrie & de l’humanité.

Il paroît en effet qu’en ceci comme en tout autre chose, les apparences peuvent être trompeuses, & il est plus difficile en spéculation de chercher, dans le principe de l’amour propre, le cas que nous faisons des vertus privées dont nous avons parlé, que l’estime que nous portons aux vertus sociales, telles que la justice & la bienfaisance. Quant aux dernières, on peut dire que toute conduite ou toute action qui contribue au bien de la société, est aimée, louée estimée par la société à cause de l’utilité que chacun en retire ; il est vrai que ce sentiment ou cette estime est réellement de la reconnoissance & non de l’amour-propre, mais cette distinction, quelque naturelle qu’elle soit, ne sera point faite par des raisonneurs superficiels, & on pourra du moins chicaner & disputer là-dessus pendant quelques instans. Mais les qualités qui tendent simplement à l’avantage de celui qui les possede sans aucun rapport à nous ou à la société, ne laissent pas d’être estimées ; & comment s’y prendra-t-on pour chercher la source de ce sentiment dans l’amour-propre ? Il faut donc avouer, ce me semble, que le bonheur & l’infortune des autres ne sont point des spectacles indifférens pour nous, & que sans aller plus loin, la vue du bonheur fait sur nous l’effet d’un beau jour & de cette joie secrette qu’inspire l’aspect d’un paysage bien cultivé, & que la vue du malheur, semblable à un nuage épais qui sous offusque ou à un paysage inculte & stérile, afflige notre imagination. Lorsqu’on sera convenu de ces faits, il n’y aura plus de difficulté, & l’on pourra se flatter que les spéculatifs adopteront une maniere plus naturelle d’expliquer les phénomenes de la conduite des hommes. Il semble que c’est ici le lieu d’examiner les effets qu’opèrent sur nous les qualités du corps & les avantages de la fortune, de considérer la maniere dont ils excitent notre estime, & de voir si ces phénomenes fortifieront ou affoibliront notre systême.

Il est évident que ce qui constitue principalement la beauté dans tous les animaux, est l’avantage qu’ils retirent de la conformation & de la disposition de leurs membres, relativement aux usages auxquels ils sont destinés. Les proportions, que Virgile & Xenophon ont données du cheval, sont encore aujourd’hui la regle de nos maquignons, parce qu’elles sont fondées sur l’expérience de leur utilité. On veut dans un homme des épaules larges, le corps souple, des jointures fermes, des jambes fines, toutes ces choses sont des beautés, parce qu’elles annoncent de la vigueur. Les idées d’utile & de nuisible ne suffisent point entiérement pour déterminer ce qui est beau ou difforme, mais elles sont certainement la source d’une partie considérable de notre approbation ou de notre aversion.

Dans l’antiquité la force du corps & l’adresse étoient beaucoup plus estimées que de nos jours, parce que ces qualités étoient plus avantageuses & plus nécessaires à la guerre. Sans nous arrêter à ce que disent Homere & les poëtes à ce sujet, on peut remarquer que les historiens ne manquent point de placer la force du corps parmi les autres grandes qualités d’Epaminondas, qu’ils s’accordent à regarder comme le plus grand héros & le plus grand homme d’état & de guerre[32] que la Grece ait produit. On loue parle même endroit Pompée un des plus illustres Romains[33]. Cet exemple peut être mis à côté de celui de la mémoire dont nous avons parlé plus haut.

À quel mépris & à quelles railleries l’impuissance n’est-elle point exposée de la part des deux sexes ? La victime infortunée qui en souffre est regardée comme privée du plus grand des plaisirs de la vie, qu’elle est encore incapable de faire partager aux autres. La stérilité dans les femmes étant une espece d’inutilité est pareillement un sujet de reproche, mais bien moins grave ; la raison en est simple dans notre systême.

Il n’y a point de regle plus indispensable dans la peinture ou dans la sculpture que celle de donner des attitudes vraies à ses figures & de les placer d’aplomb, c’est-à-dire précisément sur leur centre de gravité. Une figure mal-placée est hideuse, parce qu’elle nous présente les idées désagréables de gêne, de chûte, de blessure, de douleur[34].

Une disposition ou un tour d’esprit, qui met un homme en état de s’élever dans le monde & de faire sa fortune, mérite de l’estime, comme nous l’avons déjà fait remarquer ; ainsi il est naturel de penser que la possession réelle du crédit & des richesses doit produire le même sentiment.

Si nous cherchons un systême qui rende raison de l’estime que l’on a pour un homme riche & puissant, nous n’en trouverons de plausible que celui qui la placera dans la jouissance que procure la vue de la prospérité, du bonheur, de l’aisance, de l’abondance, du pouvoir, de la possibilité de satisfaire ses desirs. On voit donc clairement que l’amour-propre, que quelques personnes affectent de regarder comme la source de tout sentiment moral, ne peut expliquer celle-ci. Lorsqu’il n’y a ni bienveillance ni amitié, il est difficile de concevoir sur quoi nous pourrions fonder les espérances de tirer du fruit des richesses des autres ; cependant nous sommes naturellement portés à estimer l’homme riches avant même que de savoir s’il a pour nous des dispositions favorables.

Nous éprouvons les mêmes sentimens sans être à portée d’en tirer le moindre avantage & sans pouvoir nous flatter d’en recueillir les fruits. Chez toutes les nations civilisées un prisonnier de guerre est traité avec des égards proportionnés à son rang, & il est évident que les richesses contribuent beaucoup à fixer ce rang & l’état d’un homme ; si la naissance y entre pour quelque chose, cela ne fera qu’une preuve de plus de ce qui vient d’être dit ; en effet qu’est-ce qu’un homme de qualité, sinon un homme descendu d’une longue suite d’ancêtres riches & puissans, & qui acquiert notre estime par ses liens avec des personnes que nous estimons ? Ainsi nous respectons en lui en partie ses ancêtres quoique morts, à cause de leurs richesses, & certainement sans aucun espoir d’en profiter.

Mais sans recourir aux prisonniers de guerre & aux morts pour trouver des preuves de l’estime désintéressée que nous avons pour les richesses, nous n’avons qu’à remarquer ce qui se passe dans la vie commune & dans la conversation. Supposons qu’un homme, qui a une fortune honnête, entre dans une compagnie d’étrangers : il traitera naturellement chacun d’entre eux avec différens degrés de respect & d’égards, suivant l’état & la fortune de chacun, quoiqu’on ne puisse pas dire qu’il forme sur le champ des projets d’intérêt ou qu’il voulût accepter d’aucun d’eux le moindre avantage de cette espece : un voyageur est toujours reçu dans le monde & on lui fait des avances & des politesses à proportion que sa suite & son train annoncent en lui une fortune plus ou moins considérable. En un mot les richesses contribuent beaucoup à régler les égards parmi les hommes tant pour ceux qui sont au-dessus de nous que pour ceux qui nous sont inférieurs, tant pour nos connoissances que pour les étrangers. Que reste-t-il donc à conclure sinon que comme nous ne souhaitons posséder des richesses que pour satisfaire nos desirs présens ou à venir, elles s’attirent l’estime des autres uniquement parce qu’elles ont cet effet, & cela est de leur nature & de leur essence, par le rapport qu’elles ont avec l’aisance, les commodités & les plaisirs de la vie ; sans cela une lettre de change sur un banquier qui auroit fait banqueroute, une grande quantité d’or dans une île déserte nous seroient également précieuses. Lorsque nous allons chez un homme qui est, comme on dit, à son aise, les idées agréables d’abondance, de contentement, de propreté, de commodité, &c. se présentent à nous sur le champ ; l’image d’une maison gaie, de meubles bien choisis, d’une table délicate & exquise se joint au même instinct. En revanche, lorsque nous voyons un homme indigent, notre imagination est frappée de tableau désagréable de besoins, de travail, d’une cabane sale, d’habillemens grossiers & à moitié déchirés, d’alimens dégoûtans & de boisson peu délectable, &c. sans cela qu’entendrions-nous en disant que l’un est riche & l’autre pauvre ? Or comme l’estime & le mépris sont une suite naturelle de ces différens états, on voit aisément quel parti on en peut tirer pour le systême que nous avons établi par rapport aux distinctions morales[35]. Un homme qui est parvenu à se guérir de l’absurdité des préjugés, & qu’une expérience sage autant que la philosophie a convaincu que la différence qui se trouve dans la fortune des hommes n’en met pas dans leur bonheur autant que le vulgaire s’imagine ; un tel homme ne regle point son estime sur les rentes de ceux qu’il connoît. Il peut à l’extérieur marquer plus d’égards à un grand seigneur qu’à son vassal, parce que les richesses sont la maniere la plus commode, comme la plus fixe & la plus déterminée, pour distinguer les hommes : mais ses sentimens intérieurs se régleront plutôt sur le caractere des personnes que sur le caprice & sur les faveurs accidentelles de la fortune :

Dans la plupart des pays de l’Europe, la naissance, c’est-à-dire, la richesse héréditaire, décorée par les souverains de titres & de marques d’honneurs, sont la principale source de la distinction parmi les hommes ; en Angleterre on fait plus de cas de l’opulence réelle. Chacune, de ces façons de penser a ses avantages & ses inconvéniens. Dans un pays où l’on ne respecte que la naissance, les hommes croupiront sans énergie dans l’inaction & dans une indolence orgueilleuse ; on ne s’y occupera que de titres & de généalogies. Chez une telle nation, les ambitieux rechercheront les honneurs, la réputation, le pouvoir & la faveur. Lorsque ce sont les richesses à qui l’on sacrifie, la corruption, la vénalité, les rapines seront les vices dominans, d’un autre côté, les arts, les manufactures, le commerce, l’agriculture fleuriront. Comme le premier de ces préjugés est propre à favoriser les vertus militaires, il paroît plus convenable aux états monarchique, le dernier, étant un aiguillon vif pour l’industrie, convient mieux à un gouvernement républicain. En conséquence de ces principes chaque forme de gouvernement, variant les degrés d’utilité de toutes choses, change aussi à proportion la maniere de penser parmi les hommes.


SECTION VII.

Des qualités qui sont immédiatement agréables à nous-mêmes.

Tous ceux, qui ont passé des soirées avec des personnes sérieuses & mélancoliques, ont pu remarquer combien, à l’arrivée d’un homme de bonne humeur, la conversation s’anime, & avec quelle rapidité & la gaîté se répand sur tous les visages & dans tous les propos. On conviendra donc facilement que la gaîté est une chose fort estimable, & mérite notre affection & notre bienveillance : en effet, il n'y a point de qualité qui se communique plus promptement, parce qu'il n’y en a point qu'on soit plus disposé à montrer dans la conversation ; cette flamme légere gagne bien vite tout le cercle, & souvent les personnes les plus graves & les plus tristes ne peuvent pas s'empêcher d'en sentir les impressions. On a de la peine à croire, quoi qu’en dise Horace, que les mélancoliques aient de l’aversion pour les gens gais ; j'ai toujours remarqué au contraire, lorsque la gaîté est décente & modérée, que les gens naturellement sérieux y prennent part, avec d'autant plus de plaisir qu'elle dissipe les nuages dont ils sont communément environnés, & leur procure une sensation agréable à laquelle ils ne sont point accoutumés.

Par ce double effet que la gaîté a de se communiquer aux autres, & de s'attirer leur approbation, nous voyons qu'il est des qualités qui, sans autre utilité, & sans avoir pour but le bien-être de la société, ni même celui de la personne qui les possede, ne laissent pas de se concilier l'estime & l'amitié des autres par le plaisir qu'elles causent à tous ceux qui les voient en jeu. Leur impression est immédiatement agréable à celui qui les possede, mais les autres sont bientôt atteints par le même sentiment, comme par l'effet d'une contagion ou d’une sympathie naturelle, & comme nous ne pouvons nous empêcher d'aimer tout ce qui nous plaît, il s'élève en nous un mouvement favorable pour la personne qui nous fait éprouver tant de plaisir ; le spectacle de son humeur enjouée nous anime, sa présence répand sur nous la joie & la sérénité, notre imagination captivée par ses sentiments & par son caractère, est remuée d'une façon plus agréable que lorsqu'une personne mélancolique, grave & soucieuse se présente à nos regards. De-là naît l’affection que l'on porte à l'homme gai, l’aversion & le dégoût avec lesquels nous voyons l'homme triste[36]. Peu d’hommes envieroient le caractere que César donne à Cassius. «Il n’aime point le jeu comme vous, Antoine, il n’est point sensible à la musique ; il ne sourit que rarement, & quand il le fait, on diroit qu’il se dédaigne lui-même, & qu’il méprise son esprit de pouvoir s’abaisser à sourire de quelque chose». Des hommes de ce caractere, ajoute César, sont non-seulement dangereux, mais trouvant très-peu de ressource en eux-mêmes, ils ne peuvent jamais se rendre agréables aux autres, ni contribuer en rien aux amusemens & aux plaisirs de la société ; dans toutes les nations policées & dans tous les âges on a toujours regardé comme un mérite le goût des plaisirs décens & modérés, même dans les plus grands hommes ; il devient bien plus nécessaire encore aux personnes d’un rang & d’un génie inférieur. St. Evremond nous donne Une peinture agréable de la situation de son esprit, lorsqu’il dit,

J’aime la vertu sans rudesse ;
J’aime le plaisir sans mollesse ;
J’aime la vie, & n’en craint point la fin.

On est toujours singulièrement frappé à la vue d’un exemple éclatant de grandeur d’ame, de dignité dans le caractère, de noblesse dans les sentiments, de mépris pour l’esclavage, & de cette fierté qui naît dans une belle ame de la conscience de ses vertus. Longin dit que le sublime n’est souvent que l’écho ou l’image de la grandeur d’ame[37]. & quand un homme possede cette qualité, son silence même peut exciter notre admiration & ravir nos applaudissements. Voilà l’effet du fameux silence d’Ajax dans l’Odyssée, Qui exprime beaucoup mieux un noble dédain & l’indignation profonde d’un grand courage, que n’auroit fait l’éloquence la plus recherchée. Si j’étois Alexandre, disoit Parmémion, j’accepterois les offres de Darius. Je les accepterois aussi, dit Alexandre, si j’étois Parménion. Longin trouve ce mot admirable par les mêmes raisons. Le même héros disoit à ses soldats, lorsqu’ils refusoient de le suivre dans les Indes : «allez, & dites à vos concitoyens que vous avez quitté Alexandre, lorsqu’il alloit achever la conquête du monde». Le prince de Condé, qui avoit sans cesse ce trait dans la bouche, disoit qu’Alexandre, abandonné par ses soldats au milieu des barbares, qu’il n’avoit pas subjugués encore, sentoit en lui-même tant de grandeur & un droit si sûr de commander aux hommes, qu’il ne croyoit pas qu’il pût se trouver quelqu’un sous le ciel qui refusât de lui obeïr ; en Europe comme en Asie, soit parmi les Grecs comme parmi les Perses, par-tout où il trouvoit des hommes, il croyoit devoir trouver des sujets[38]. Lorsque Phocion, ce héros si débonnaire & si modeste, fut conduit au supplice, il se tourna vers un des compagnons de son infortune qui déploroit la rigueur de son sort, n’est-il pas, lui dit-il, glorieux pour toi de mourir avec Phocion[39] ? Que l’on mette à côté de ce tableau celui que Tacite nous fait de Vitellius détrôné, cherchant à prolonger son ignominie par un honteux attachement à la vie, abandonné à la fureur d’une populace implacable qui le couvre de fange, l’accable de coups, & en lui tenant un poignard sur la gorge, le force à lever la tête, & à l’exposer à l’opprobre & aux insultes de tous les passans. Quelle infamie ! quelle bassesse ! Cependant l’historien nous apprend qu’au milieu de cet horrible avilissement, il donna encore quelques foibles étincelles d’un esprit qui n’étoit point entiérement dégradé. Insulté par un tribun, il lui dit d’un air fier, ne suis-je pas toujours ton empereur[40] ?

Dans la société & dans le commerce de la vie, nous n’excusons jamais un manque total de grandeur d’ame, & de dignité dans le caractere, l’oubli parfait de ce que l’on se doit à soi-même ; c’est ce défaut qui constitue ce que nous appellons bassesse ; c’est lorsqu’un homme, pour réussir dans ses projets, peut subir la servitude la plus honteuse, se résoudre à caresser ceux qui l’outragent, & à se dégrader par des liaisons déshonorantes avec des hommes infâmes ou au-dessous de lui. Cette portion de fierté noble ou d’estime de soi-même est si nécessaire, que l’absence de ce sentiment dégrade un homme & le rend aussi hideux qu’un visage qui seroit privé d’un œil ou du nez, ou d’un des organes les plus essentiels[41].

L’utilité dont le courage est tant pour le public que pour la personne qui en est douée, est le fondement de l’estime qu’on y attache ; mais en considérant cette qualité avec attention on trouvera qu’elle tire son lustre plus encore d’elle-même & de l’idée de grandeur, qui en est inséparable ; chaque trait de cette espece, représenté par le peintre ou par le poëte, annonce quelque chose de sublime ; on y trouve une audace qui frappe l’œil du spectateur, qui saisit son amour, & qui inspire comme par sympathie un sentiment aussi élevé. Sous quelles couleurs magnifiques Démosthene ne peint-il point Philippe, lorsqu’il sait l’apologie de son administration, & qu’il justifie cet attachement obstiné qu’il a pour la liberté, & qu’il voudroit communiquer aux Athéniens ? «Je vois Philippe, dit-il, ce prince qui, dans les combats auxquels il vous forçoit par ses vues ambitieuses, s’exposoit à tous les coups, je le vois avec un œil rempli de sang, avec un bras & une cuisse percés de traits, abandonnant gaîment toutes les parties de son corps à la fortune, pour qu’elle s’en emparât, pourvu qu’il pût vivre glorieusement avec les membres qu’elle voudroit lui laisser. Sera-t-il dit qu’un homme né à Pella, endroit obscur & inconnu jusqu’à ce jour, soit animé d’une ambition si forte & d’une soif si ardente de la renommée, tandis que vous, Athéniens, &c.» Ces louanges excitent la plus grande admiration ; cependant les images que l’orateur emploie ne nous montrent que le héros, sans nous présenter les succès heureux de son courage héroïque.

Le génie guerrier des Romains, soutenu par des combats continuels, avoit porté si loin leur vénération pour la valeur, que pour la distinguer des autres qualités morales, ils l’appelloient dans leur langue vertu par excellence. Tacite dit dans les mœurs des Germains : «les Sueves sont dans l’usage d’accommoder leurs cheveux dans une intention louable, car ils ne se proposent point par-là de plaire ou de se rendre aimables, ils le sont uniquement pour se rendre plus terribles à leurs ennemis». Le jugement de cet historien pourroit être bizarre & singulier dans un autre tems & chez une autre nation.

Les Scythes, suivant Hérodote, après avoir enlevé la peau du crâne de leurs ennemis massacrés, la préparent & s’en servent pour essuyer leurs mains ; & celui qui en a rassemblé le plus grand nombre est le plus estime parmi eux ; tant la bravoure guerriere avoit éteint chez cette nation, ainsi que chez» bien d’autres, les sentimens de l’humanité, vertu certainement plus utile & plus aimable.

Parmi toutes les nations sauvages, qui n’ont point encore joui des fruits de la bienfaisance, de la justice & des vertus sociales, le courage est toujours la qualité dont on fait le plus de cas, c’est elle qui est chantée par les poëtes, recommandée par les peres, & admirée par le peuple. La morale d’Homere est en ce point bien différente de celle de M. de Fénelon son élégant imitateur ; & suivant la remarque de Thucydide, cette morale convenoit à un tems où un héros pouvoit sans offense demander à un autre s’il n’étoit point un voleur. Telles étoient les mœurs qui prévaloient il n’y a pas long-tems, dans plusieurs parties barbares de l’Irlande, si nous nous en rapportons à ce que Spencer nous apprend de l’état de ce royaume[42]. Cette tranquillité philosophique, que rien ne trouble, qui met au-dessus de la douleur, des chagrins, des inquiétudes & de tous les coups de la fortune, peut être mise, ainsi que le courage, au rang des vertus. Le sage, suivant les philosophes, avec la conscience de sa vertu, s’éleve au dessus de tous les accidens de la vie, & placé tranquillement dans le temple de la sagesse, il jette de-là les yeux sur ces mortels qui sont à ses pieds & qui courent après les honneurs, les richesses, la renommée & tant d’autres biens frivoles. Il est certain que ces prétentions, poussées trop loin, peuvent devenir trop vastes pour la nature humaine ; cependant elles présentent une idée de grandeur qui saisit & qui cause de l’admiration, & plus nous approcherons dans la pratique de cette sublime & tranquille indifférence, qu’il faut bien distinguer d’une insensibilité stupide, plus nous trouverons de jouissances assurées au dedans de nous-mêmes, plus aussi les hommes nous accorderont d’élévation. La tranquillité philosophique peut être regardée comme un des attributs d’une grande ame.

Qui pourroit ne point admirer Socrate ? Comment refuser son estime à cette satisfaction intérieure & à cette sérénité constante dont il jouissoit au milieu de ses tourmems domestiques, à ce mépris qu’il avoit pour les richesses, à ces nobles soins de conserver la liberté, à ses refus perpétuels des secours de ses amis & de ses disciples, & à l’attention de se soustraire à la dépendance où mettent les obligations ? Épictete n’avoit pas même de porte à sa cabane. Il est vrai qu’il perdit bientôt sa lampe de fer, l’unique meuble qu’on pût lui enlever ; mais résolu de frustrer les voleurs à l’avenir dans leurs espérances, il se servit d’une lampe de terre dont on le laissa enfin user tranquillement.

Dans l’antiquité, les héros de la philosophie ainsi que ceux de la guerre & du patriotisme ont une grandeur & une énergie de sentimens qui étonne nos ames rétrécies & que nous rejetons comme extravagante & surnaturelle ; j’avoue que les anciens de leur côté auroient pu avec autant de raison traiter de fables les peintures qu’on leur auroit faites de notre humanité, de notre douceur, de l’ordre, de la tranquillité & des autres vertus sociales, que l’administration publique a portés si loin chez les modernes. C’est ainsi que la nature, ou plutôt l’éducation, a compensé par une juste distribution les qualités & les vertus qu’elle a accordées aux différens âges.

Nous avons déjà fait voir que le mérite de la bienveillance consiste dans son utilité & en ce qu’elle tend au bien de l’humanité ; il n’est point douteux que c’est-là la source d’une grande partie de l’estime qui lui est universellement accordée. Mais on conviendra que la douceur & la tendresse de ce sentiment, ses charmes séducteurs, ses expressions tendres, ses attentions délicates, cette estime & cette confiance qui entrent dans les attachemens de l’amour & de l’amitié, sont autant de sensations delicieuses par elles-mêmes, & qu’elles doivent nécessairement se communiquer à ceux qui en sont témoins, & les disposer à en éprouver de pareilles. Les larmes nous viennent aux yeux lorsque nous éprouvons des émotions de cette espece, notre cœur palpite, tous les organes sensibles sont affectés, & nous sentons la joie la plus douce & la plus pure.

Les poëtes, en nous parlant des champs Elysées, dont les heureux habitans n’ont aucun besoin de secours mutuels, ne laissent pas de nous les représenter dans un commerce perpétuel d’amour & d’amitié ; ils séduisent ainsi notre imagination par la peinture de ces passions douces & agréables. Par la même raison l’idée de la tranquillité nous enchante dans la pastorale, comme nous l’avons observé plus haut.

Quel est l’homme qui voulût vivre au milieu de disputes & de querelles éternelles ? la rudesse de ces sentimens nous trouble & nous déplaît, nous en souffrons par contagion & par sympathie, & nous n’y pouvons rester indifférens, quand même nous serions assurés que ces passions n’auront jamais de suites fâcheuses pour nous. Une preuve certaine que tout le mérite de la bienveillance ne vient point uniquement de son utilité, c’est que nous en blâmons l’excès avec indulgence : nous disons d’un homme qu’il est trop bon, lorsqu’il pousse trop loin ses attentions pour les autres. C’est ainsi que nous disons qu’un homme a l’imagination trop vive, qu’il est trop courageux, qu’il est trop indifférent sur sa fortune ; reproches qui dans le fond marquent plus d’estime que les plus grands éloges. Accoutumés à évaluer le prix du mérite des hommes sur l’utilité ou sur le mal que l’on peut en attendre, nous ne pouvons nous empêcher de blâmer un sentiment qui peut devenir dangereux par son excès ; mais il se peut en même tems que ce sentiment soit si beau, si noble, si tendre, qu’il saisisse notre coeur au point d’augmenter notre amitié & l’intérêt que nous prenons à la personne qui le possede[43]. Les amours de Henri IV, pendant la ligue & les guerres civiles firent plus d’une fois tort à sa cause, cependant les jeunes gens & ceux qui sont amoureux & sensibles aux passions tendres, avoueront que cette foiblesse même, (car ils lui donneront ce nom) leur rend ce héros plus cher & plus intéressant.

Le courage inflexible & l’inébranlable opiniâtreté de Charles XII, ruinerent son pays & causerent de grands maux à tous ses voisins ; ces qualités ont pourtant une grandeur & un éclat qui nous frappent d’admiration ; on ne pourroit même se dispenser de les approuver jusqu’à un certain point, si par fois elles n’eussent été accompagnées des symptômes de folie & de dérangement de cerveau.

Les Athéniens prétendoient être les premiers inventeurs de l’agriculture & des loix ; & ils s’estimoient beaucoup du bien qu’ils avoient par-là procuré au genre humain. Ils se vantoient aussi avec raison de leurs exploits guerriers, sur-tout contre les armées innombrables & les flottes formidables des Perses, qui firent des invasions en Grece sous le regne de Darius & de Xerxès ; mais quoiqu’il n’y ait nulle comparaison du côté de l’utilité entre les vertus pacifiques & les vertus guerrieres, nous voyons cependant que les orateurs qui ont célébré cette fameuse république par de si beaux panégyriques, ont principalement excellé lorsqu’ils ont parlé de ses triomphes & de ses exploits militaires. Lysias, Thucydide, Platon & Isocrate sont tombés dans cette méprise, qui quoique si naturelle à l’esprit de l’homme, est comdamnable au tribunal d’une raison tranquille.

On peut remarquer qu’un des plus grands charmes de la poésie consiste dans la peinture des passions sublimes, telles que la grandeur d’ame, la valeur, le mépris de la fortune, ou dans celle des sentimens tendres, tels que l’amour & l’amitié qui échauffent le cœur & s’y communiquent. Quoique par un méchanisme de la nature, qui n’est pas aisé à expliquer, toutes les passions même les plus désagréables, telles que le chagrin & la colere, nous donnent du plaisir quand elles sont ornées du coloris de la poésie, cependant les passions élevées & tendres ont sur nous un pouvoir plus fort, & nous plaisent par beaucoup plus d’endroits ; sans compter que ce sont les seules qui nous intéressent en faveur des personnages qu’on nous représente, & qui nous inspirent de l’estime & de l’affection pour leur caractere.

Comment pourroit-on douter que le talent que les poëtes ont d’exciter les passions, de peindre ce pathétique, ce sublime de sentiment, ne soit un très-grand mérite ? Ce mérite augmente par son extrême rareté, & peut élever l’homme qui le possede au-dessus de tous ses contemporains. La prudence, la politique, l’adresse, l’art de régner qu’avoit Auguste, accompagnés de la splendeur de sa naissance & de l’éclat de l’empire, le laissent pour la renommée beaucoup au-dessous de Virgile, qui n’a rien à mettre de l’autre côté de la balance, que la beauté de son génie poétique.

La sensibilité que l’on a pour cette espece de beautés ou la délicatesse du goût, est elle-même une perfection, parce qu’elle fait jouir du plaisir le plus pur, le plus innocent & le plus durable.

Voilà donc des exemples de qualités que l’on loue par le plaisir immédiat qu’elles donnent à la personne qui les possede ; il n’entre aucune vue d’utilité ou d’avantages personnels dans ce sentiment d’approbation ; il ressemble cependant beaucoup à celui qui résulte de la vue d’utilité publique ou particulière. La même sympathie sociale, ou la part que nous prenons au bonheur & au malheur des hommes, les fait naître tous deux ; & cette analogie qui se trouve entre toutes les parties de notre systême peut être regardée comme une des plus fortes preuves en sa faveur.

SECTION VIII.

Des qualités immédiatement agréables aux autres[44].

L’amour-propre, les différens intérêts opposés entre eux, les discussions qui en résultent dans la société, ont obligé les hommes à établir les loix de la justice, afin de conserver les avantages d’une assistance & d’une protection mutuelle. De même dans un autre genre les contradictions continuelles dans le monde causées par l’orgueil & l’attachement que chacun a pour ses propres idées, ont forcé à introduire les regles de la bienséance ou de la politesse, afin de faciliter le commerce de l’esprit & de la conversation. Parmi les personnes bien nées on se témoigne une déférence mutuelle, on dissimule le mépris qu’on a pour les autres ; on ne laisse point appercevoir ses avantages ; on prête attention à chacun tour à tour, & par ces moyens on fondent la conversation sans s’interrompre, sans s’impatienter réciproquement, sans chercher à briller préférablement aux autres, & sans se permettre aucun air de supériorité. Ces égards & ces attentions ; ne sont pas estimés par l’utilité ou le bonheur qui en résulte pour la société générale, mais ils sont immédiatement agréables aux autres, & se concilient leur affection, en rendant plus précieux celui qui regle sa conduite sur de telles maximes.

La plus grande partie des formalités de la politesse sont arbitraires ; mais elles signifient toujours la même chose. Un Espagnol sort de sa maison lorsque quelqu'un lui fait visite. C'est pour marquer qu’il le rend maître de tout ce qu'il possede : dans d'autres pays le maître de la maison sort le dernier, & c’est ainsi qu’il marque les égards & sa déférence à ceux qui viennent le voir. Pour être propre à la bonne compagnie, il faut avoir de l’esprit aussi-bien que de la politesse. S’il n’est point aisé de définir l’esprit, On peut du moins décider très-sûrement que c’est une qualité agréable aux autres, & qui aussi-tôt qu’elles se montre, inspire de la joie à tous ceux qui sont en état d’en sentir le prix. On pourroit mettre en usage la plus profonde métaphysique pour expliquer les différentes sortes d’esprit, & il seroit aisé peut-être de diminuer le grand nombre d’acceptions qui ont été données à ce terme, & de les réduire à la simple expression du sentiment & du goût. Mais pour le but que nous nous proposons, il suffit de remarquer que cette qualité développe le sentiment & le goût, & s’attire notre affection & notre approbation par le plaisir qu’elle nous cause.

Dans les pays où l’on passe tout son tems en conversations, en visites, en assemblées, les vertus de société sont infiniment estimées, & forment la principale partie du mérite personnel. Dans les pays au contraire où l’on mene une vie plus domestique & plus retirée, où les hommes sont occupés ou plus concentrés dans le petit cercle de leurs connoissances, on donne la préférence aux qualités solides. Suivant cette regle, j’ai remarqué que chez les François la premiere question sur un étranger est de demander : est-il aimable ? a-t-il de l’esprit ? Au-lieu que dans notre pays le premier éloge qu’on donne à un homme c’est de dire ; c’est un homme très-sensé, & d’un très-bon naturel.

Dans le monde la vivacité de la conversation fait plaisir même à ceux qui ne songent point à y prendre part ; voilà pourquoi les hommes qui content longuement & les faiseurs de belles phrases, sont si insupportables. Chacun veut parler à son tour, & l’on regarde de mauvais œil un bavard qui nous prive d’un droit dont nous sommes naturellement jaloux.

On rencontre souvent des menteurs innocens, qui aiment à dire des choses merveilleuses & extraordinaires, leur but est de plaire & d’amuser ; mais comme les hommes n’aiment que les faits dont ils sentent la vérité, ces Messieurs se trompent dans le moyen qu’ils choisissent pour plaire. & s’attirent le blâme. On a cependant plus d’indulgence pour le mensonge, quand il n’est question que de plaisanter ; alors la fiction devient agréable, amusante & permise, parce que la vérité n’est d’aucune importance.

L’éloquence, le génie, & même le bon sens & la raison portés à un degré éminent, ou appliqués à de grands sujets qui exigent un discernement délicat, sont des qualités qui paraissent nous causer un plaisir immédiat, & sans égard à leur utilité. La rareté, qui augmente si fort le prix de toute chose, doit aussi hausser le prix des grands talens de l’esprit humain.

La modestie peut se prendre en différens sens, & l’on peut la concevoir abstraction faite de la chasteté, dont nous avons parlé ailleurs. Quelquefois on entend, par ce mot, cet honneur délicat & tendre, cette appréhension du blâme, cette timidité & cette crainte d’incommoder ou de déplaire, cette pudeur qui est le gardien de toutes les vertus & un préservatif sûr contre le vice & la corruption. Mais le sens dans lequel la modestie se prend le plus communément, c’est l’opposé de l’arrogance & de l’effronterie ; alors elle annonce une défiance de son propre jugement, & une déférence convenable pour celui des autres ; cette qualité est, dans les jeunes gens surtout, un signe certain d’esprit & de sens qu’elle leur fournit les moyens d’augmenter, parce qu’elle leur fait prêter l’oreille à l’instruction, & qu’ils peuvent acquérir par-là de nouvelles perfections ; mais indépendamment de toutes ces réflexions, la modestie a des attraits très-puissans pour ceux, qui en sont les spectateurs, parce qu’elle flatte leur vanité, en leur offrant l’image d’un disciple docile, qui reçoit avec attention & avec respect les préceptes qu’ils veulent bien lui donner[45]. Le desir de la réputation, loin de mériter du blâme, paroît inséparable de la vertu, du génie, des talens, & d’un caractere généreux & élevé. Il faut pour réussir dans la société de l’attention jusques dans les petites choses, & personne n’est surpris de voir un homme mieux vêtu, parler avec plus de soin, se servir de termes plus choisis, dans le monde, que quand il est chez lui. En quoi consiste donc la vanité, que l’on regarde à si juste titre comme un défaut & comme une imperfection ? il paroît qu’elle consiste dans un étalage si immodéré de ses propres avantages, de ses talens & de ses qualités, dans une prétention si décidée & si importune à la louange & à l’admiration, qu’elle ne peut qu’offenser les autres en choquant, sans mesures, leur ambition & leur vanité secrette. Outre cela c’est une marque certaine qu’on manque de cette vraie dignité & d’élévation d’esprit si propre à embellir le caractere d’un homme. En effet pourquoi témoigner tant d’ardeur pour les applaudissemens, quand on n’a point de droits pour y prétendre, & qu’on ne peut se flatter raisonnablement de les obtenir long-tems ; pourquoi nous rendre compte avec tant de soin des grands que vous fréquentez, des choses obligeantes qui vous ont été dites, des honneurs & des marques de distinction qui vous ont été accordés ; comme si ces choses n’étoient pas une monnoie courante, & que nous ne les eussions pas supposées, quand même vous ne nous en auriez rien dit ?

La décence, ou l’observation des égards dûs à l’âge, au sexe, à l’état & au caractere d’une personne, peut être mise au nombre des qualités qui sont agréables aux autres & qui par cette raison méritent d’être approuvées & louées. Une conduite efféminée dans un homme, des manieres rudes dans une femme, sont des choses désagréables, parce qu’elles sont contraires à l’idée du caractere que nous nous formons de l’un & de l’autre : ce ne sont point-là les qualités que nous comptons trouver dans les deux sexes ; c’est comme si une tragédie étoit remplie de beautés du genre comique, ou qu’une comédie renfermât des beautés tragiques. Les défauts de proportion choquent l’œil & excitent dans ceux qui les voyent un sentiment désagréable, qui devient ensuite la source du blâme & de la censure. C’est-là l’indecorum que Cicéron a expliqué dans ses Offices.

Nous pouvons encore placer la propreté au nombre des vertus dont nous parlons : elle nous rend agréables aux autres & sert à nous concilier leur amitié & leur bienveillance. Personne ne peut nier que la négligence en ce genre ne soit un défaut ; or comme les défauts ne sont que des vices un peu moindres, & que celui-ci ne peut être fondé que dans la sensation désagréable qu’il produit chez les autres, cet exemple qui paroît trivial peut nous aider à remonter à l’origine des distinctions morales ; matiere qui a jeté les savans dans un labyrinthe dont ils ont tant de peine à se tirer.

Indépendamment de toutes les qualités agréables, de la beauté desquelles nous pouvons rendre raison jusqu’à un certain point, il reste toujours quelque chose de mystérieux & d’inexplicable qui cause une sorte de plaisir immédiat à ceux qui les apperçoivent, sans qu’on puisse déterminer comment ni pourquoi cela arrive. Il y a des hommes qui ont par-dessus les autres un air, une grâce, une dextérité, un je ne sais quoi qui differe de la beauté, & qui nous fait une impression presque aussi prompte & aussi forte. Quoique les effets de ces choses se manifestent particuliérement dans la passion entre les deux sexes, où son pouvoir magique est aisé à expliquer, il est constant qu’elles influent beaucoup généralement dans tous les jugemens que nous portons, qu’elles sont une partie considérable du mérite personnel. Il faut donc confier la pratique de toutes les vertus de cette classe à l’instinct sûr, quoique aveugle, du sentiment & du goût ? & il faut regarder cette partie de la morale comme un moyen dont la nature se sert pour réprimer & mortifier l’orgueil de la philosophie, & pour lui faire voir les bornes étroites & la foiblesse de ses lumieres.

Nous louons un homme de son esprit, de sa politesse, de sa modestie, de sa décence, de toutes les qualités agréables qu’il possede, quoiqu’il ne soit point de notre connoissance, & qu’il ne nous ait jamais procuré aucun plaisir par ces agrémens ; l’idée, que nous nous formons de leur effet sur ceux qui en jouissent, fait sur notre imagination une impression agréable, & excite en nous un sentiment d’approbation & ce principe entre dans tous les jugemens que nous portons en morale.


SECTION IX.

Conclusion de l’ouvrage.


I.

On a raison d’être surpris que, dans le siecle où nous sommes, un homme se trouve dans la nécessité de prouver, par des argumens recherchés, que la vertu ou le mérite personnel consiste dans la possession des qualités de l’ame qui sont utiles ou agréables, soit à la personne qui les possede, soit aux autres. On croiroit que ce principe a dû se présenter naturellement à ceux qui ont cherché les premiers à approfondir la morale, & qu’il a dû être admis par sa propre évidence, sans qu’il fût besoin d’argumens pour l’établir. Tout ce qui est estimable se range si naturellement dans la classe de l’agréable ou de l’utile[46], qu’on ne conçoit point pourquoi l’on remonteroit à d’autres principes, ou ce qui obligeroit d’embarrasser cette question de raisonnemens épineux & déliés. Et comme tout ce qui est utile ou agréable doit l’être ou par rapport à nous-même ou relativement aux autres, il semble que l’idée & la peinture du mérite se forment aussi naturellement que l’ombre est produite par le soleil, ou qu’une image est projetée sur les eaux ; si le terrein sur lequel l’ombre va se porter est uni & égal, si la surface des eaux qui doit réfléchir l’image n’est point troublée ou agitée, l’objet s’y représente sur le champ, sans qu’il soit besoin d’art ou de science pour l’appercevoir. Il faut croire que les systêmes & les hypotheses ont perverti & corrompu notre entendement, puisqu’une théorie aussi simple & aussi naturelle a pu échapper si long-tems aux recherches des hommes.

Mais quels qu’ayent été les sentimens des philosophes, les principes dont il s’agit ont toujours été admis implicitement dans la vie commune ; & lorsqu’il est question de louer ou de blâmer une action, ou la conduite d’un homme, c’est à eux qu’on a recours. Observons les hommes dans toutes leurs occupations, dans leurs amusemens, dans leurs propos, nous ne les trouverons embarrassés là-dessus que lorsqu’ils sont sur les bancs. Quoi de plus naturel, par exemple, que les discours suivans ? Un homme, en rencontrant un autre, lui dira : vous êtes bien heureux d’avoir marié votre fille à Cléante, c’est un homme d’honneur d’un très-bon caractere ; tous ceux qui ont affaire à lui peuvent être sûrs qu’il en usera avec eux en galant homme[47]. Je vous félicite, dira un autre, sur les espérances que votre gendre vous donne ; son application à l’étude des loix, son génie pénétrant, la connoissance profonde qu’il a, dans un âge encore tendre, des hommes & des affaires, vous donnent lieu d’espérer qu’il parviendra aux places les plus éminentes[48]. Vous me surprenez beaucoup, dira un troisieme, en parlant de Cléante comme d’un homme studieux & appliqué, je l’ai rencontré, il y a peu de jours, dans une compagnie fort gaie ; il étoit l’ame de la conversation, je n’ai jamais vu une personne qui ait autant d’esprit & d’agrémens, autant d’aisance sans affectation, autant de connoissances & autant de facilité à s’exprimer[49]. Vous l’admireriez bien d’avantage, dit un quatrieme, si vous le connoissiez plus particuliérement. Cette gaieté, que vous avez pu remarquer en lui, n’est point de ces accès de bonne humeur excités par la société, cette gaieté ne se dément jamais, & elle répand une sérénité perpétuelle sur son visage & une tranquillité inaltérable dans son ame. Il a passé par de rudes épreuves, il a assuyé des malheurs, il a couru des dangers, mais la grandeur d’ame l’a mis au dessus de toutes les peines[50]. À ces discours, je m’écrie, Messieurs, en peignant Cléante vous venez de peindre le vrai mérite ; chacun de vous a donné son coup de pinceau, & sans y penser vous avez été plus loin que Gracian ou Castiglione. Un philosophe pourroit choisir ce caractere comme un modele de vertu dans toute sa perfection.

Comme toute qualité qui est utile ou agréable soit aux autres, soit à nous-mêmes, est appellée vertu ou mérite personnel, jamais on ne se trompera sur cette dénomination, en jugeant d’après la raison naturelle, & non obscurcie par les préjugés de la superstition & d’une fausse religion. Pourquoi le célibat, les jeûnes, les macérations, l’abnégation de soi-même, l’humilité, le silence, la retraite & toutes les vertus monacales sont-elles rejetées par tous les hommes sensés ? C’est parce qu’elles ne mènent à rien, qu’elles ne contribuent en rien à l’avancement d’un homme, qu’elles ne le rendent point plus estimable dans la société, qu’elles ne donnent point le talent de plaire dans le monde, enfin parce qu’elles ne lui apprennent point à jouir de lui-même. Au contraire, nous remarquons que ces prétendues vertus sont un obstacle à tout bien ; qu’elles émoussent l’entendement, qu’elles endurcirent le cœur, qu’elles obscurcissent l’imagination, qu’elles détruisent le tempérament, nous sommes donc en droit de les placer au rang des vices, & il n’y a point de superstition assez forte pour étouffer entiérement ces sentimens naturels parmi les gens du monde. Un sombre enthousiaste peut obtenir après sa mort une place dans le calendrier, mais tant qu’il vivra, il ne sera jamais estimé dans la société, à moins que ce ne soit par ceux qui sont possédés du même délire mélancolique que lui.

Ce qui semble favoriser notre systême, c’est qu’il ne nous jette point dans cette dispute vulgaire sur les différens degrés de bienveillance ou d’amour-propre, qui déterminent les actions humaines : dispute qui suivant toute apparence ne se terminera jamais, tant parce que ceux qui ont pris un parti ne sont point aisés à ramener, que parce que les faits que l’on peut alléguer pour ou contre, sont si épars, si incertains & sujets à tant d’interprétations différentes, qu’il est impossible de les comparer, ou d’en rien conclure. Il suffit que l’on nous accorde une chose qui ne peut être contestée sans la plus grande absurdité, c’est que nous éprouvons au dedans de nous-mêmes de la bienveillance, quelque légère qu’elle soit, & que nous nous sentons quelques étincelles d’amitié pour le genre humain ; il entre dans notre composition quelque chose du caractere de la tourterelle, quoique allié avec celui du loup & du serpent. Que l’on suppose ces sentimens aussi foibles qu’on voudra, qu’on les dise à peine assez forts pour nous faire remuer la main ou le doigt, ils ne laisseront pas de déterminer les dispositions de notre ame, & lorsque toutes choses seront d’ailleurs égales, dans les cas où nous n’aurons ni passion ni préjugé, ils nous feront donner la préférence à ce qui est utile à l’humanité sur ce qui lui est nuisible. Ici la distinction morale commence ; il naît un sentiment général de blâme ou d’approbation ; il se forme un penchant, quoique foible vers les objets qui produisent l’un de ces sentimens, & une aversion proportionnée pour ceux qui produisent l’autre. Ceux qui soutiennent avec tant d’opiniâtreté que c’est l’amour-propre qui prévaut dans toutes nos actions, n’auront pas lieu de se scandaliser, si on leur dit que le sentiment des vertus premieres est foible ; au contraire ils doivent être disposés à embrasser cette opinion préférablement à toute autre, & leur génie qui paroît moins dépravé que satirique, doit naturellement combiner l’un & l’autre de ces systêmes, qui ont réellement entre eux une liaison très-grande & indissoluble.

L’avarice, l’ambition, la vanité & toutes les passions, que le commun regarde improprement comme les effets de l’amour-propre, ne sont point pris dans notre systême pour la cause du sentiment moral ; non que ces passions soient trop foibles, mais parce qu’elles ne tendent point directement à satisfaire l’amour-propre. L’idée du terme moral renferme un sentiment commun à tous les hommes : il faut qu’ils approuvent un objet généralement, & que chaque homme ou du moins le plus grand nombre s’accordent dans l’opinion & dans le jugement qu’ils en portent. Il faut encore que ce sentiment soit assez universel pour s’étendre à toute l’humanité, & qu’il rende les actions ou la conduite des hommes même les plus éloignés de nous, estimables ou blâmables à nos yeux, selon qu’elles sont conformes ou opposées à la regle de justice qui est établie. Or ces deux circonstances ne se trouvent que dans le principe de l’humanité sur lequel notre systême est fondé ; les autres passions excitent bien dans tous les cœurs des sentimens très-forts de desir ou d’aversion, d’affection ou de haine, mais ces sentimens ne sont point assez universels pour que l’on puisse fonder sur eux un systême général, qui rende raison de l’approbation & du blâme que nous donnons aux actions.

Lorsque quelqu’un appelle un homme son ennemi, son rival, son adversaire, son antagoniste, on sent qu’il parle le langage de l’amour-propre, & qu’il exprime des sentimens qui lui sont personnels, & causés par sa situation ou par des circonstances particulieres ; mais lorsqu’il donne à ce même homme les épithetes de vicieux, d’odieux, de dépravé, on sent tout de suite qu’il parle un autre langage & qu’il exprime des sentimens qu’il veut faire partager à ceux qui l’écoutent ; il faut donc pour lors qu’il quitte sa position personnelle, & qu’il choisisse un point de vue qui lui soit commun avec tous les autres ; il faut qu’il mette en mouvement quelque ressort universel de la nature humaine, & qu’il touche une corde qui soit à l’unisson de tous les cœurs ; ainsi s’il a envie de faire voir que cet homme a des qualités qui tendent au malheur de la société, il choisira cette circonstance comme un point de vue commun, il touchera le principe de l’humanité sur lequel tous les hommes sont d’accord entre eux. Tant que le cœur de l’homme sera tel qu’il est, il ne sera jamais totalement indifférent au bien-être de l’humanité, & ne sera point entiérement insensible au but où tendent les actions & les mœurs ; & quoiqu’on ne regarde peut-être pas cet amour de l’humanité, comme une passion aussi forte que la vanité ou que l’ambition, comme il est commun à tous les hommes, il doit être le fondement de la morale, ou de tout systême général sur les mœurs les actions humaines. L’ambition d’un homme n’est point celle d’un autre, le même succès & le même objet ne les contenteront pas tous deux} mais l’humanité d’un homme est celle de tous les autres, & le même objet excite ce sentiment dans tous les hommes.

Cependant les sentimens qui naissent de l’humanité sont non seulement les mêmes dans tous les hommes, & produisent la même approbation ou le même blâme, mais ils regardent encore tout le genre humain ; en sorte qu’il n’y a personne dont la conduite ou le caractere ne devienne par leur moyen, un sujet de louange ou de censure pour les autres. Il n’en est pas ainsi des deux autres passions de l’amour-propre, dont nous venons de parler : elles produisent dans chaque individu des sentimens tout différens, suivant sa position particuliere, sans aucun égard ni ménagement pour le reste des hommes. Quiconque a beaucoup d’ attentions & d’estime pour moi, flatte ma vanité ; quiconque me marque du mépris, me mortifie & me déplaît : mais comme la sphere de mes connoissances est très-bornée, il n’y aura qu’un petit nombre de personnes à partager cette passion, & à exciter par elle mon affection ou mon aversion. Mais si vous avez à peindre une puissance tyrannique, insolente & barbare dans tel pays ou tel âge du monde que vous voudrez, aussi-tôt je songe aux suites fâcheuses, aux effets terribles de cette tyrannie, & je suis saisi d’horreur & d’indignation. Il n’est point de caractere assez étranger pour moi, qui sous ce point de vue puisse m’être entiérement indifférent. Une qualité avantageuse à la société, ou seulement à la personne qui la possede, sera toujours préférée ; ainsi toute qualité ou action qui concerne l’humanité entiere, doit par-là être placée dans une classe, ou désignée par une dénomination qui exprime la censure ou l’approbation générale.

Que pouvons-nous donc demander de plus, pour distinguer les sentimens de l’humanité, de ceux de la passion ? Voilà une raison plausible & satisfaisante pourquoi les uns plutôt que les autres sont la base de la morale : toute conduite, qui m’affecte agréablement par un sentiment d’humanité, emporte les suffrages de tous les hommes, parce qu’elle fait sur eux la même sensation ; mais ce qui satisfait mon avarice ou mon ambition ne plaît qu’à ces passions qui sont en moi & ne flatte point l’avarice, ni l’ambition du reste des hommes. Personne ne peut faire une action qui tende au bien, qu’elle ne soit agréable à mon humanité, quelque peu de liaison qu’il y ait entre moi & cet autre individu, mais tout homme qui sera assez loin de moi pour ne pouvoir ni servir, ni traverser mes vues ambitieuses ou mon avidité insatiable, sera un objet indifférent pour ces passions. La différente espece de ces sentimens une fois reconnue aussi évidente qu’elle l’est, il faut que le langage s’y accommode, & l’on est obligé d’inventer des termes propres à exprimer ces sentimens universels d’approbation ou de blâme qui naissent de l’humanité, c’est-à-dire des vues de l’utilité générale & de son contraire. Alors on distingue le vice & la vertu, alors on se fait une idée de la morale, on se forme des notions générales des actions, on attend des hommes telle conduite dans telles positions, on prononce qu’une action est conforme à la regle abstraite que nous nous sommes faite, & qu’une autre la contredit, & les mouvemens particuliers de l’amour-propre sont souvent étouffés, ou modérés par ces principes universels[51]. L’exemple des émeutes populaires, des séditions, des révoltes, des factions, des terreurs paniques & de toutes les passions qui sont le partage de la multitude, nous apprend combien l’esprit de parti contribue à allumer & à entretenir les passions des hommes ; nous voyons souvent que les cabales les plus opiniâtres sont excitées par les causes les moins considérables & les plus frivoles. Solon, quoique peut-être législateur injuste, n’étoit point trop cruel de punir ceux qui ne prenoient aucun parti dans les guerres civiles. Je crois, moi, que peu de gens encoureroient, en pareil cas, la peine decernée par la loi, si leur penchant & leurs discours suffisoient pour les faire absoudre. Car quel est l’amour-propre assez fort, ou la philosophie assez insensible pour refroidir un homme au point d’être alors d’une indifférence totale ? Il faut être fort au-dessus ou fort au-dessous de l’humanité, pour ne point entrer dans une conspiration générale. Est-il donc surprenant que les sentimens moraux aient tant d’influence sur les mœurs, quoiqu’ils partent de ressorts qui semblent, au premier coup-d’œil, foibles & incapables de produire de si grands effets ; Mais nous devons observer que ces principes sont universels dans la société. Ils forment, pour ainsi dire, la ligue du genre humain contre le vice & le désordre ses ennemis ; comme cet esprit de bienveillance est plus ou moins répandu parmi les hommes, quoique le même dans tous, il fait très-souvent la matiere de la conversation, il est entretenu par la société. C’est ainsi que le blâme & l’approbation sortent de l’état de léthargie, ou ils resteroient probablement dans une nature isolée & grossiere ; souvent leur puissance est supérieur à celle d’autres passions originairement plus fortes, mais comme celles-ci sont particulieres & personnelles, elles cedent nécessairement aux principes généraux de la société & du bien public.

L’amour de la gloire & de la réputation est un autre ressort de notre machine, qui donne beaucoup de force au sentiment moral ; c’est la passion des grandes ames, & c’est le premier mobile de leurs actions & de leurs entreprises. Curieux de nous faire un nom, & de nous acquérir de la réputation dans le monde, nous examinons souvent notre conduite, & nous considérons comment elle doit paroître aux yeux de ceux qui nous approchent, & qui en sont les témoins. Cette habitude constante de veiller sur nous-mêmes, tient en action tous les sentimens d’équité & d’injustice, & fait que ceux qui pensent noblement, ont un certain respect pour eux-mêmes comme pour les autres, ce respect est le gardien le plus sûr de toutes les vertus. Les plaisirs propres de l’animalité perdent peu à-peu leur prix, on s’efforce d’acquérir la beauté morale & intérieure, & l’ame travaille à s’orner des perfections qui conviennent à l’être raisonnable.

Telle est l’idée que nous nous formons de la perfection morale ; voilà comment on peut expliquer la force d’un grand nombre de sympathies ; notre sentiment moral n’est lui-même en grande partie qu’une sensation de cette nature, l’envie que nous avons de donner aux autres une idée favorable de notre mérite semble venir de soin que nous avons de nous faire prendre cette idée à nous-mêmes ; & pour y parvenir nous sommes forcés de régler nos jugemens incertains sur l’approbation d’autrui.

Mais pour concilier les choses, & pour écarter, s’il est possible, toute obscurité, supposons un moment que tous ces raisonnemens soient faux ; supposons que ce soit une erreur de rapporter, à des sentimens de sympathie & d’humanité, le plaisir que produisent des vues d’utilité ; avouons pour un moment qu’il faut trouver une autre cause de suffrage général que l’on accorde à tous les êtres, tant insensibles qu’animés raisonnables, lorsque nous remarquons qu’ils contribuent au bien commun de l’humanité. Quelque difficulté qu’il y ait à concevoir qu’une chose puisse être approuvée, parce qu’elle a pour fin un objet déterminé, mais totalement indifférent de lui-même ; passons par-dessus cette absurdité, & voyons quelles en seront les conséquences. La définition que nous avons donnée de la vertu, sera toujours la même ; il faudra toujours avouer que toute qualité de l’esprit, qui sera utile ou agréable à la personne qui la possede ou aux autres, causera du plaisir à ceux qui en seront témoins, attirera leur estime, recevra d’eux le nom de vertu ou de mérite. N’estime-t-on pas la justice, la fidélité, la droiture, l’honneur, la chasteté, &c. uniquement parce que ces qualités ont pour but le bien de la société ? N’est-ce pas-là où tendent l’humanité, la bienveillance, la douceur, la générosité, la reconnoissance, la modération, la tendresse, l’amitié & les autres vertus sociales ? Peut-on douter que l’industrie, la discrétion, la frugalité, l’ordre, la persévérance, la prévoyance, le jugement & une infinité d’autres qualités dont l’ énumération seroit trop longue, peut-on douter, dis-je, que le but où tendent ces vertus, c’est-à-dire l’avantage & l’intérêt de celui qui les possede, ne soit l’unique fondement de leur mérite ? Qui est-ce qui pourra nier qu’une ame, qui se maintient dans une sérénité constante, qui jouit d’une gaîté inaltérable, qui conserve toujours sa dignité & & noblesse, qui répand des marques de sa bienfaisance sur tout ce qui l’environne, ne présente un spectacle plus agréable & plus touchant, qu’une ame abattue par la mélancolie, agitée par des inquiétudes, enflammée par la colere, ou qui languit par l’avilissement ? À l’égard des qualités agréables aux autres, elles parlent pour elles-mêmes, & il faut être bien malheureusement né pour n’avoir jamais été frappé des charmes de l’enjouement, de l’affabilité, de la modestie délicate, & des manieres prévenantes.

Je sens qu’il n’y a rien de moins philosophique que d’insister d’un ton dogmatique sur un sujet, je sais que même le scepticisme le plus outré n’est pas plus propre à détruire les raisons les mieux établies, Je suis convaincu que l’impudence & l’opiniâtreté sont les compagnes de l’erreur : les hommes qui s’égarent donnent un libre cours à la passion, sans rester jamais dans cet état de suspension raisonnable, qui peut seul les garantir des absurdités les plus grossieres. Cependant je suis obligé d’avouer que cette énumération jette tant de jour sur la matiere, qu’il n’y a point de vérités, de raisonnement & d’induction dont je me tienne, quant à présent, plus assuré que de celle-ci, savoir, que la vertu consiste dans l’utilité& le contentement que ces qualités apportent à la personne qui les possede, ou’à ceux qui ont des liaisons avec elle. Mais lorsque je pense que l’on a mesuré & déterminé la grandeur & la figure de la terre, que l’on a expliqué les marées, que l’on a soumis les corps célestes à des loix constantes, que l’esprit est parvenu jusqu’à calculer l’infini, & que les hommes, malgré cela, ne laissent pas d’être toujours en dispute sur le fondement de leurs devoirs, cette bizarrerie étrange me fait retomber dans la défiance & dans le doute, & je soupçonne qu’une hypothese si naturelle, si elle eût été vraie, eût été adoptée depuis long-tems avec le suffrage unanime de genre humain.

II.

Après avoir tendu raison de l’approbation morale qui accompagne la vertu, il ne me reste plus qu’à examiner comment notre intérêt personnel nous invite à la pratiquer, nous verrons si tout homme qui a son bien-être à cœur, ne trouve pas son plus grand avantage dans sa fidélité aux devoirs de la morale ; si cela peut être démontré d’après le systême que nous venons d’établir, nous aurons la satisfaction de penser que nous avons posé des principes non-seulement à l’épreuve du raisonnement, mais capables aussi de rendre les hommes meilleurs, de perfectionner en eux les vertus sociales, de rectifier leurs idées de moralité. Quoique la vérité philosophique d’une proposition ne dépende pas essentiellement du bien qui en résulte pour la société, un homme ne laisseroit pas d’avoir mauvaise grâce, s’il donnoit un systême qui, quoique vrai, seroit pourtant, de son propre aveu, d’une pratique funeste & dangereuse. Pourquoi fouiller dans ces cloaques de la nature qui répandent l’infection autour d’eux ? Pourquoi tirer la peste des souterrains où elle est renfermée ? On admirera la sagacité de vos recherches, mais votre systême sera détesté ; les hommes, s’ils ne peuvent réfuter vos idées, s’accorderont du moins à les ensévelir dans un oubli éternel. Les vérités pernicieuses à la société, s’il y en a de cette espece, doivent céder à des erreurs bonnes & salutaires.

Mais quelles vérités philosophiques peuvent être plus utiles à la société que celles qu’on vient d’exposer ? Elles représentent la vertu sous ses traits les plus aimables, avec ses charmes les plus touchans, elles nous invitent à l’aborder avec confiance, familiarité, affection. Elle n’a plus les vêtemens lugubres dont la superstition & quelquefois la philosophie la couvrent ; elle est pleine de bonté, d’humanité, de bienveillance & d’affabilité ; on voit même à sa suite la gaieté & une douce ivresse. Cette vertu ne nous parle point d’austérités superflues, de rigueurs outrées, de souffrances, ou de renoncement à soi-même ; elle nous déclare que son unique projet est de rendre ses disciples & tous les hommes contens, s’il est possible, & de faire leur félicité à chaque moment de leur existence ; jamais elle ne se refuse un plaisir que sur l’espoir d’en être amplement dédommagée dans un autre tems. La seule peine qu’elle exige est de calculer juste, & de donner la préférence au bonheur le plus grand ; si quelques hommes farouches, ennemis des plaisirs & de la joie, prétendent s’approcher d’elle, elle les rejette comme des hypocrites & des imposteurs, ou si elle les admet à sa cour, ils sont assis au dernier rang & parmi ses moindres favoris.

Mais quittons le style figuré. De bonne foi, comment se flatter de pouvoir engager les hommes à embrasser une pratique que l’on annonce comme pleine de rigueur & d’austérité ? Quelle morale peut se faire des sectateurs, si elle ne leur montre en détail que chaque individu est véritablement intéressé à suivre les devoirs qu’elle prescrit ? Or l’avantage particulier de notre théorie, c’est de fournir les moyens les plus propres pour parvenir à une fin si précieuse.

Il seroit inutile de prouver que les vertus utiles ou agréables à celui qui les possede, sont désirables en vue de son propre intérêt ; & les moralistes pourroient s’épargner la peine qu’ils se donnent pour en recommander la pratique. À quoi bon rassembler cent argumens pour prouver que la tempérance est avantageuse, & que l’excès des plaisirs est nuisible ; ne voit-on pas que le nom d’excès en marque déjà la malignité ? Si l’usage des liqueurs fortes ne nuisoit pas d’avantage à la santé ou aux facultés de l’esprit & du corps, que l’usage de l’air & de l’eau, Il ne seroit pas plus blâmable.

Il paroît tout aussi inutile de faire voir que les qualités sociales telles que l’esprit, la politesse, la décence, sont plus desirables que leurs contraires. La vanité seule sans autre considération est un motif suffisant pour nous faire souhaiter ces perfections. Jamais homme n’a volontairement manqué par ces endroits. Nos défauts en ce genre viennent tous d’une mauvaise éducation, de notre incapacité, ou d’un naturel dépravé & indomptable. Lequel aimeriez-vous mieux, ou que votre compagnie fût recherchée avec empressement, ou qu’on vous évitât par mépris ? Peut-on délibérer sur le choix ? Comme il n’y a point de vrai plaisir, s’il n’est partagé plus ou moins avec un certain nombre de personnes, de même aussi la société n’a point d’agrémens pour un homme qui sent que sa présence y est importune, & qui ne voit dans ceux qui l’entourent que des marques de dégoût & d’antipathie.

Pourquoi la grande communauté des hommes se régleroit-elle autrement que les cercles, ou les sociétés particulieres ? Pourquoi seroit-il plus douteux que les vertus étendues de l’humanité, telles que la générosité & la bienfaisance, soient moins désirables dans la vue de notre utilité personnelle & pour notre propre bonheur, que l’esprit ou la politesse ? Craignons-nous que ces affections sociales ne compromettent plus immédiatement nos intérêts particuliers que les autres qualités, & qu’elles exigent de trop grands sacrifices de notre part, ceux de notre honneur ou de nos biens ? Si c’est-là notre idée, il faut que nous connoissions bien peu la nature des passions humaines, & que nous fassions plus d’attention à des distinctions de mots, qu’à des différences réelles.

Quelque contrariété que l’on suppose communément entre les vertus sociales & l’amour-propre, ces choses ne sont pas réellement plus opposées que l’amour-propre & l’ambition, que l’amour-propre & la vengeance, que l’amour-propre & la vanité. Il faut toujours qu’il y ait un penchant originel, de quelque genre qu’il soit, qui serve de base à l’amour-propre, & qui donne du goût pour les objets qu’il recherche ; il n’y en a point de plus propre à produire cet effet que la bienveillance ou l’humanité. Les biens de la fortune doivent servir à quelque plaisir, à l’un ou à l’autre indifféremment. L’avare, qui accumule son revenu & qui prête à usure, emploie son argent à satisfaire sa cupidité ; & il seroit difficile de prouver pourquoi un homme perdroit plus par une action généreuse que par toute autre sorte de dépense, puisque le plus haut point où il puisse atteindre par l’amour-propre le plus raffiné, est de contenter quelqu’une de ses affections.

Si la vie sans passion doit être insipide & fatigante, supposons qu’un homme, maître de son sort à cet égard, délibere sur le genre de desir qu’il choisira pour en faire le fondement de son bonheur ; il observera que ces affections lorsqu’elles ont été satisfaites, donnent un plaisir proportionné à leur vivacité ; mais outre cet avantage qui est commun à toutes les affections, la sensation immédiate de la bienveillance, de l’amitié & de l’humanité, est douce, tendre & agréable, même indépendamment du sort ou des événemens de la vie. Ces vertus sont accompagnées d’une satisfaction intérieure & d’un souvenir flatteur, elles nous mettent bien avec nous-mêmes ainsi qu’avec les autres ; le témoignage qu’on se rend au fond du cœur, d’avoir rempli ses devoirs envers la société, est toujours délicieux. Les hommes marquent de la jalousie des succès de l’ambition ou de l’avarice, mais tant que nous marchons dans les sentiers de la vertu, tant que nous nous occupons de vues utiles & d’actions généreuses, nous sommes assurés de leur bienveillance & de leurs éloges. Quelle autre passion rassemblera les avantages multipliés d’un sentiment agréable, d’un contentement intérieur & d’une bonne renommée ? mais nous voyons que les hommes sont par eux-mêmes assez convaincus de ces vérités. S’ils manquent aux devoirs de la société, ce n’est pas qu’ils ne desirent d’être généreux, humains & bienfaisans, c’est qu’ils n’y sont pas disposés.

En traitant le vice avec la plus grande impartialité & avec le plus d’indulgence qu’il est possible, nous sommes obligés de reconnoître qu’il n’y a jamais d’exemple où l’on puisse lui donner la moindre préférence sur la vertu, même dans la vue de son propre intérêt, à moins que ce ne fût dans le cas de la justice, où en envisageant les choses d’un certain côté, un homme paroîtroit peut-être perdre quelque chose par son intégrité. Quoique l’on soit forcé d’avouer que la société ne peut subsister si l’on n’a égard à la propriété, cependant par l’imperfection des choses humaines, un malhonnête homme, qui aura de l’esprit, pensera en de certaines circonstances qu’une injustice augmentera considérablement sa fortune, sans faire un tort considérable à la société universelle. En général la probité est la meilleure politique, cette regle peut bien souffrir des exceptions : mais autant qu’on en peut juger, la conduite la plus sage sera toujours d’observer le principe général, & de tirer parti de toutes les exceptions.

Je crois qu’on aura de la peine à trouver une réponse satisfaisante à ce raisonnement, s’il en exige une. Si le cœur ne se révolte point contre des maximes pernicieuses, s’il se familiarise sans répugnance avec des pensées injustes ou basses, il est certain qu’il a perdu un des plus puissants motifs de vertu ; nous avons lieu d’attendre que la conduite sera conforme à sa théorie. Mais dans les ames bien nées il se trouve une antipathie trop forte contre la fraude & la perfidie, pour pouvoir être contrebalancée par des vues d’intérêt & de profit. La tranquillité intérieure, le témoignage d’une bonne conscience, des mœurs sans reproche, une vie pure & innocente sont des choses essentielles à notre bonheur : elles seront cheres à tout honnête homme qui en sentira l’importance.

Un tel homme aura souvent le plaisir de voir les fripons, malgré leur adresse, être dupes de leurs propres maximes ; & tandis qu’ils cherchent à tromper en secret, il se présente une occasion délicate, ils sont tentés, la nature est foible, elle succombe, ils donnent dans un piége, d’où ils ne peuvent se tirer qu’en perdant leur réputation & la confiance de la société. Mais leurs crimes eussent-ils tout le succès qu’ils désirent, pussent-ils être éternellement ignorés, l’honnête homme, avec une teinture légere de philosophie, ou par des réflexions simples & les observations les plus communes, découvrira que les méchans sont au fond les plus grandes dupes, & qu’ils ont sacrifié le bonheur de jouir, du moins au dedans d’eux-mêmes, du plaisir d’être vertueux, pour acquérir des bagatelles de nulle valeur. Qu’il faut peu de chose pour satisfaire aux besoins de la nature ! Quelle comparaison y a-t-il entre les plaisirs de la société, de la conversation, de l’étude, de la santé même & des biens ordinaires de la nature, que l’on n’achete point à prix d’argent, & par dessus tout cela, de la satisfaction que donne le souvenir voluptueux de la bonne conduite ; quelle comparaison, dis-je, y a-t-il entre ces choses & les vains amusemens que procurent le luxe & la depense ? En vérité ces plaisirs naturels n’ont point de prix, pour deux raisons. Ils ne coûtent rien à acquérir & leur jouissance est au-dessus de tous les trésors.

ADDITION I.

Sur le Sentiment moral.

Si vous admettez le système que je viens d’exposer, il vous sera aisé de décider la question que j’ai proposée d’abord[52] au sujet des principes généraux de la morale, quoique nous ayions remis la décision de cette question, de peur qu’elle ne nous jetât dans des spéculations compliquées, peu convenables à des discours moraux, nous pouvons maintenant la reprendre & examiner jusqu’à quel point la raison & le sentiment entrent dans les déterminations morales.

En supposant que l’estime ou l’approbation morale est fondée principalement sur l’utilité d’une qualité ou d’une action, il est évident que la raison doit influer beaucoup sur toutes les déterminations de ce genre, puisqu’il n’y a que cette faculté qui puisse nous faire envisager le but où elles tendent, & prévoir les conséquences avantageuses qu’elles peuvent avoir, soit pour la société, soit pour les personnes à qui elles appartiennent. Dans plusieurs circonstances ce point est délicat & difficile à discuter ; il s’élève des doutes, des intérêts opposés se croisent, & l’on est obligé de recourir à des spéculations subtiles, pour savoir de quel côté l’utilité doit faire pancher la balance. Ceci est vrai, sur-tout dans les questions qui roulent sur la justice ; c’est l’effet que doit naturellement produire le genre d’utilité qui accompagne cette vertu[53]. Si tous les exemples de justice étoient, comme ceux de la bienveillance, avantageux & utiles à la société, l’état de la question seroit plus clair & ne souffriroit gueres de difficultés. Mais il arrive quelquefois que certaines actions, quoique justes, conduisent immédiatement à des conséquences dangereuses, & comme le bien public ne résulte que de l’observation de la regle générale & du concours, ou de la participation de plusieurs personnes à un même acte d’équité ; l’affaire devient ici plus embarrassante & plus compliquée. Les différentes positions de la société, les suites imprévues d’une telle conduite, la diversité des intérêts que l’on se proposera, tout cela peut varier selon les occasions, être douteux & devenir sujet à un nombre infini de recherches & de discussions. L’objet des loi municipales est de résoudre toutes les questions relatives à la justice ; les débats des jurisconsultes, les réflexions des politiques, les faits historiques & les actes publics ont le même objet pour but, & souvent il faut une grande sagacité, c’est-à-dire, beaucoup de raison & de jugement, pour saisir le point décisif au milieu des doutes compliqués que font naître des avantages moins clairement discutés ou tout-à-fait contraires.

Cependant, quoique la raison, quand elle est secondée & perfectionnée, nous suffise pour reconnoître si le but où tendent les actions & les qualités des hommes est utile ou pernicieux, ce n’est pas assez pour établir la moralité du blâme ou de l’approbation. L’utilité n’est que la tendance vers une certaine fin ; si cette fin nous étoit totalement indifférente, nous sentirions la même indifférence dans les moyens. Il faut donc ici un sentiment plus développé pour nous faire préférer l’utile à une fin pernicieuse : ce sentiment ne peut être autre chose qu’un penchant naturel pour le bien de l’humanité, & un ressentiment douloureux de ses malheurs, car ce sont-là les deux buts opposés où conduisent la vertu & le vice. Ainsi la raison montre la différence des suites que peuvent avoir les actions humaines, & l’humanité nous fait pancher en faveur de celles qui sont utiles & bienfaisantes.

Cette distinction entre les facultés de l’entendement & celles du sentiment, est aisée à expliquer d’après l’hypothese que nous avons établie ; mais supposons un moment que cette hypothese soit fausse ; dans ce cas, il en faudra chercher une autre qui satisfasse à cette difficulté, & j’ose assurer que jamais on n’en trouvera, tant que l’on regardera la raison seule comme la base de la morale : pour s’en convaincre, il fera à propos de bien approfondir les cinq considérations suivantes.

1. Il se peut qu’une fausse hypothese conserve quelque apparence de vérité, tant qu’elle se borne à des généralités, tant qu’elle se sert de termes indéfinis, & tant qu’elle donne des comparaisons au lieu de faits. C’est ce qu’on peut remarquer particuliérement dans cette espece de philosophie, qui attribue à la raison seule le droit de faire les distinctions morales, sans que le sentiment, mette rien du sien. Il est impossible de citer un exemple qui rende un tel systême intelligible, quelque étalage qu’on en puisse faire dans des discours vagues & des déclamations générales. Examinons, par exemple, le crime d’ingratitude. Il a lieu lorsque nous voyons d’un côté la meilleure intention du monde, annoncée par des offres obligeantes, confirmée par des services multipliés rendus, & de l’autre un retour de mauvaise volonté ou d’indifférence, suivie de mauvais offices, ou au moins de négligence, pesez toutes ces circonstances ; examinez, par la seule raison, en quoi consiste le démérite ou le blâme, jamais vous ne pourrez le determiner.

La raison juge du fait & de ses rapports ; cherchez donc d’abord quel est le fait que vous appeliez crime, montrez-nous le dans, toutes ses circonstances. Déterminez le tems de son existence, définissez son essence ou sa nature, sondez la faculté ou le sens auquel il se découvre. Il réside dans l’ame de l’ingrat, il faut donc qu’il le sente au-dedans de lui-même, mais il ne s’y trouve rien qu’une intention méchante ou une indifférence totale ; vous ne pouvez pas dire que ces dispositions soient toujours criminelles par elles-mêmes ; elles ne le sont que lorsqu’elles ont pour objet des personnes qui nous ont antérieurement marqué de la bienveillance ; avouons en conséquence que le crime d’ingratitude n’est point un fait individuel, mais qu’il naît d’une complication de circonstances, qui, présentées au spectateur, excitent le sentiment du blâme par la constitution ou la disposition particuliere de son ame. C’est mal représenter le crime, direz-vous. Il ne consiste point dans un fait particulier dont la raison nous assure la réalité, mais il consiste dans de certaines relations morales que la raison indique, de la même façon qu’elle nous fait découvrir des vérités en algèbre & en géométrie. Mais je demanderai qu’est-ce que les relations dont vous me parlez ? Dans l’exemple que nous avons à examiner, je vois d’abord de la bonne volonté & de bons offices dans une personne, je vois ensuite un méchant vouloir & de mauvais offices dans une autre. Entre ces deux personnes il n’y a qu’une relation de contrariété ; est-ce dans ce rapport que consiste le crime ? Mais supposons qu’une personne me voulût du mal & me desservît, tandis que moi je serois indifférent à son égard, ou que je la servirois en toute occasion, il y aura entre nous la même relation de contrariété, cependant souvent ma conduite pourra être très-louable. On a donc beau se mettre l’esprit à la torture, jamais on ne pourra établir la moralité sur des rapports ou relations ; il faut avoir recours aux décisions du sentiment. Lorsque vous me dites que deux & trois sont égaux à la moitié de dix. Je conçois parfaitement ce rapport d’égalité. Je comprends que si dix étoient partagés en deux nombres égaux, ou dont l’un auroit autant d’unités que l’autre, & si l’un de ces nombres étoit comparé deux joints à trois, il contiendroit autant d’unités que le nombre composé : mais si vous tirez de-là une comparaison que vous appliquiez aux relations morales, j’avoue que je ne pourrai plus vous entendre. Une action morale, un crime tel que l’ingratitude, est un objet compliqué ; la morale consiste-t-elle dans la relation mutuelle de ses parties ? Comment par quelle raison cela arrive-t-il ? Déterminez cette relation, développez d’avantage votre raisonnement, & vous en sentirez la fausseté.

Vous insistez & vous dites : le moral de nos actions est fondé sur leur rapport avec la regle du juste, & on les appelle bonnes ou mauvaises, suivant qu’elles sont conformes ou contraires à cette regle. Qu’est-ce que l’on entend par cette regle ? En quoi consiste-t-elle ? Comment est-elle déterminée ? C’est par la raison, direz-vous, qui découvre le rapport moral des actions. Ainsi les relations morales sont déterminées par la comparaison qu’on fait des actions avec une regle, & cette regle est déterminée par la considération des relations morales des objets. Cela ne fait-il pas un beau raisonnement ?

Fort bien, ajoutez-vous, voilà de la métaphysique ! Cela suffit sans doute, il n’en faut pas d’avantage pour donner une forte présomption de fausseté. Oui, dirai-je à mon tour, il est certain que voilà de la métaphysique, mais elle est toute de votre côté ; c’est vous qui soutenez un systême abstroit, que l’on ne peut jamais rendre intelligible, & qui ne peut être éclairci par aucun exemple. Au contraire ma théorie est simple, elle m’apprend que la moralité est déterminée par le sentiment. Je définis la vertu : toute action ou qualité de l’ame qui excite un sentiment de plaisir & et approbation dans ceux qui en sont témoins. Et le vice est le contraire. On examine ensuite un fait simple : savoir, quelles sont les actions qui produisent cet effet ; on considere toutes les circonstances dans lesquelles ces actions plaisent, & de-là on cherche recueillir quelques observations générales relatives à ces sentimens. Si c’est-là ce que vous appellez de la métaphysique, si vous y trouvez quelque chose d’abstrait, vous n’avez qu’à conclure que votre esprit n’est point propre à l’étude de la morale.

2. Lorsqu’un homme, dans quelque tems que ce soit, délibere sur sa propre conduite, & examine si, par exemple, dans une certaine occurrence il doit préférer d’assister son frere ou son bienfaiteur, il faut qu’il considere ces rapports différens, qu’il les compare avec les circonstances & la situation des personnes, pour décider quel est le devoir & l’obligation la plus forte. Pour déterminer la proportion des lignes dans un triangle quelconque, il est nécessaire d’examiner la nature de cette figure & le rapport qui se trouve entre ses différentes parties. S’il y a une ressemblance apparente dans ces deux cas, j’y trouve au fonds une différence très-grande. Un raisonneur spéculatif, qui médite sur des triangles ou sur des cercles, considere les rapports connus des parties proportionnelles de ces figures, & de là il en infere quelque rapport inconnu qui dépend des premiers ; mais dans les délibérations morales nous sommes obligés de connoître d’avance les objets & les relations qu’ils ont entre eux. Ce n’est que sur la comparaison de toutes ces choses que nous faisons un choix, & que nous fixons notre approbation. Il ne s’agit point d’assurer un nouveau fait, de découvrir un nouveau rapport ; on suppose que nous avons déjà tout sous les yeux, avant de nous mettre en état de porter aucun jugement ou de blâme ou d’approbation. Si nous ignorons encore quelque circonstance essentielle, ou si nous n’avons à ce sujet qu’une présomption légère, nous devons commencer par nous en assurer. C’est à cette recherche qu’il faut appliquer les forces de notre esprit, & suspendre pour un tems tout sentiment ou toute décision morale. Tant que nous ne savons pas si un homme a été l’agresseur, comment pouvons-nous décider si celui qui l’a tué est criminel ou non ? Mais lorsque chaque circonstance & chaque rapport sont connus, l’entendement n’a plus rien à faire, & il n’a plus d’objet qui l’occupe. L’approbation ou le blâme qui suivent n’appartiennent point à l’entendement, mais au cœur ; il ne s’agit plus d’une proportion ou d’une affirmation spéculative, il s’agit d’une sensation active ou d’un sentiment. Telle est la progression de notre esprit : nous connoissons plusieurs circonstances & quelques relations. Elles nous aident à en découvrir de nouvelles que nous ne connoissons pas. C’est ainsi que l’entendement opere ; au-lieu que dans les décisions morales, il faut que les circonstances & les rapports soient connus d’avance. L’ame, en contemplant l’objet total, éprouve une nouvelle impression d’affection ou de dégoût, d’estime ou de mépris, d’approbation ou de blâme.

De-là vient la grande différence qui se trouve entre une erreur de fait ou une erreur de droit ; & voilà pourquoi l’une est coupable & l’autre ne l’est point. Lorsque Œdipe tua Laïus, il ignoroit le rapport qui étoit entre eux deux, & d’après des circonstances innocentes & involontaires, il se forma des opinions erronées sur l’action qu’il avoit commise ; mais lorsque Néron fit mourir Agrippine, il connoissoit déjà & long-tems avant toutes les relations qui étoient entre elle & lui, avec toutes les circonstances de cette action féroce ; mais les motifs de vengeance, de crainte, d’intérêt, l’emporterent dans son cœur barbare sur les sentimens du devoir & de l’humanité ; si nous marquons pour ce monstre une horreur qu’il ne ressentit pas lui-même, parce qu’il sut bientôt l’étouffer ; ce n’est pas que nous appercevions aucun rapport qu’il ignorât, c’est que la bonté de notre cœur nous fait éprouver des sentimens contre lesquels il étoit endurci par la flatterie par l’habitude du crime. C’est donc dans ces sentimens, & non dans la découverte d’aucun rapport, que consistent toutes les déterminations morales. Avant que de rien décider en ce genre, il faut que nous ayions une notion sûre & distincte de l’objet, ou de l’action & de ses dépendances ; alors il ne reste plus rien à faire de notre côté, que d’éprouver un sentiment de blâme ou d’approbation, d’après lequel nous décidons si une action est criminelle ou vertueuse.

3. Cette doctrine deviendra encore plus évidente, si nous comparons la beauté morale avec la beauté naturelle, qui lui ressemble si bien à tant d’égards. C’est de la proportion, de rapport, & de l’arrangement des parties que dépend toute beauté physique ; mais il seroit absurde de vouloir pour cela que la perception de la beauté, telle que celle de sa vérité dans les problèmes de géométrie, consistât entiérement dans la perception des rapports, & sur l’ouvrage de l’entendement seul, ou des facultés intellectuelles. Dans toutes les sciences notre esprit, d’après les rapports connus, cherche ceux qu’il ignore, mais dans toutes les décisions du goût, ou à l’égard de la beauté extérieure, nous avons déjà tous les rapports sous nos yeux, & de-là nous passons à un sentiment de complaisance ou de dégoût, faisant la nature de l’objet & la disposition de nos organes. Euclide a parfaitement expliqué toutes les propriétés du cercle, mais dans aucune de ses propositions il n’a parlé de sa beauté ; la raison en est simple ; la beauté n’est point une qualité du cercle, elle ne réside point dans aucune portion d’une ligne dont tous les points sont également distans d’un centre commun ; c’est uniquement l’impression que fait une telle figure sur notre esprit, dont la conformation particuliere le rend susceptible de ces sentimens ; c’est en vain que vous l’iriez chercher à l’aide des sens ou des raisonnemens mathématiques dans le cercle ou dans ses propriétés.

Ecoutez Palladio & Perrault vous expliquer toutes les parties & les proportions de la colonne, ils vous parleront de la corniche, de la frise, de la base, de l’entablement, de l’architrave, &c. Ils vous dessineront chaque partie, ils vous indiqueront la place que chacune d’elles doit occuper ; mais si vous leur demandiez en quoi consiste leur beauté, ils vous répondroient, sur le champ, que la beauté n’est point dans aucune des parties de la colonne, mais qu’elle résulte du tout, lorsque l’ensemble est présenté à un homme intelligent & susceptible de sensations délicates. Jusqu’à ce qu’il vienne un spectateur de cette espece, il n’y aura qu’une figure qui aura certaines dimensions, ou des proportions qui lui sont propres ; l’élégante beauté de ces choses naîtra du sentiment de plaisir que l’homme de goût éprouvera en les voyant.

Ecoutez encore Cicéron, lorsqu’il peint les crimes de Verrès ou de Catilina ; vous serez obligé de convenir-que la turpitude morale résulte pareillement de la contemplation d’un tout, pourvu qu’il soit apperçu par des organes qui aient la finesse & la sensibilité requise. L’orateur vous peint d’un côté, la fureur, l’insolence & la barbarie, de l’autre, vous voyez la douceur & la souffrance, la douleur & l’innocence ; mais si vous ne sentez ni indignation ni pitié à la vue de ces tableaux frappans, où toutes Les circonstances sont si vivement exprimées ; ce seroit en vain que vous lui demanderiez en quoi consistent les crimes & les scélératesses contre qui son éloquence déclame avec tant de véhémence, en quel tems & à quel sujet le crime a commencé d’exister, ce qu’il est devenu peu de tems après, lorsque toutes les dispositions & les pensées des auteurs ont été ou changées ou anéanties ; il ne vous donnera point de réponse satisfaisante sur toutes ces questions abstraites de morale, & nous serons obligés à la fin d’avouer que le crime moral n’est point un fait ni un rapport qui puisse être l’objet de l’entendement mais qu’il vient d’un sentiment d’horreur, que la constitution interne de la nature humaine, nous force d’éprouver à la vue de la perfidie ou de la cruauté.

4. Les êtres inanimés peuvent avoir les uns avec les autres les mêmes relations que nous voyons dans les agens moraux, cependant les premiers ne peuvent être des objets d’amour ou de haine, ni par conséquent être capables de mérite ou de démérite. Un jeune rejeton qui fait périr l’arbre dont il est sorti est dans le même cas de Néron quand il fit mourir Agrippine, & si la morale consistoit dans des rapports abstraits, ce rejeton seroit tout aussi criminel que lui 5. Il paroît évident que la fin ultérieure des actions humaines ne peut jamais être expliquée par la raison. Elles se reglent entiérement sur les sentimens & les affections de l’humanité, sans dépendre en aucune façon des facultés intellectuelles. Demandez à un homme pourquoi il fait de l’exercice ; c’est, dira-t-il, pour sa santé, si vous lui demandez pourquoi il desire la santé ; il vous répondra sur le champ que c’est parce que la maladie est un état douloureux : si vous poussez plus loin vos questions, & que vous lui demandiez pourquoi il hait la douleur, il est impossible qu’il vous réponde c’est-là la raison définitive, & jamais on ne rapporte rien à un autre objet.

Peut-être que sur votre seconde question, pourquoi il desire la santé, il pourra vous répondre qu’elle est nécessaire pour sa profession ; si vous demandez pourquoi il est inquiet sur ce sujet, il vous dira que c’est parce qu’il veut gagner de l’argent ; demandez-lui pourquoi ; parce que l’argent est le grand mobile de tous les plaisirs, vous dirat-il. Ce seroit une absurdité que faire des questions au-delà ; il est impossible qu’il y ait une progression jusqu’à l’infini, qu’une chose soit toujours la raison qui en fait désirer une autre. Il faut qu’il y ait des choses desirables pour l’amour d’elles-mêmes, & par la conformité immédiate qu’elles ont avec les sentimens & les affections des hommes.

Comme la vertu est une derniere fin, & comme elle est desirable pour l’amour d’elle-même, sans vue même de récompense, & uniquement pour la satisfaction immédiate qu’elle donne, il faut qu’il y ait en nous quelque sentiment qu’elle excite, il faut qu’il y ait un sens, un tact ou un goût intérieur, quelque nom qu’on lui donne, qui distingue le bien & le mal moral, & qui embrasse l’un & rejette l’autre.

Ainsi l’on voit qu’il est aisé de marquer les bornes & les fonctions de la raison & du goût. La raison nous donne la connoissance du vrai & du faux ; le goût nous donne le sentiment de ce qui est beau & de ce qui est difforme, de la vertu & de vice. L’une nous montre les objets tels qu’ils sont, cela indépendamment de la volonté de l’être suprême ; l’autre, ayant pour base la conformation interne, & l’organisation des animaux, on ne peut lui assigner d’autre principe que cette volonté suprême, qui a donné à chaque être la nature qui lui est propre, & qui a fixé les différentes classes & les différens ordres des êtres.


ADDITION II.

Nouvelles considérations sur la justice.

On se propose dans cette addition d’expliquer d’une façon plus détaillée l’origine & la nature de la justice, de faire voir quelques points particuliers dans lesquels cette vertu differe des autres.

Les vertus sociales, telles que l’humanité & la bienveillance,, déploient leur influence par un penchant immédiat ou par un instinct direct qui a principalement en vue l’objet simple qui excite les affections de l’ame. Il ne renferme ni le systême réfléchi, ni les conséquences qui résultent du concours de l’imitation ou de l’exemple des autres. Un pere ou une mere volent au secours de leur enfant, alors ils sont transportés par la sympathie qui les anime. Cette pitié innée ne leur laisse pas le temps de réfléchir aux sentimens ou à la conduite du reste des hommes en pareille circonstance. Un homme généreux saisit avec joie l’occasion de servir son ami, parce qu’alors il se sent lui-même déterminé par un vif sentiment de bonté qui le domine ; il ne se soucie point d’examiner s’il y eût jamais dans l’univers une personne animée d’un si noble motif ou s’il s’en trouvera par la suite qui en éprouve l’influence. Dans toutes ces occasions les passions sociales n’ont en vue qu’un seul objet individuel, & ne s’occupent que de la sûreté & du bonheur de la personne qu’on aime ou qu’on estime ; cela suffit, & comme le bien qui résulte de la puissance favorable de ces affections est parfait & entier, il excite de même le sentiment moral de l’approbation, sans réflexion sur les conséquences, ou sans étendre ses vues sur le concours ou limitation des autres membres de la société. Au contraire si l’ami généreux ou le citoyen désintéressé étoit seul à donner des marques de la bonté de son cœur, cela le rendroit encore plus estimable à nos yeux ; ce mérite de la rareté & de la nouveauté rehausseroit le prix de ses vertus.

Il n’en est point de même des vertus sociales de justice & de fidélité ; elles sont très-utiles ou même absolument nécessaires pour le bien-être de la société, mais l’avantage qui en résulte n’est point la conséquence de chaque acte individuel, il vient du systême entier dans lequel on fait entrer toute la société, ou du moins la plus grande partie du genre humain. L’ordre & la tranquillité publique accompagnent la justice, c’est-à-dire, l’attention générale de tous les individus à ne point envahir les possessions des autres. Mais des égards particuliers pour le droit d’un citoyen peuvent avoir des suites fâcheuses. Souvent alors le résultat des différens actes est directement opposé à celui du systême total des actions ; il peut trèsbien se faire que le premier soit extrêmement nuisible, tandis que le dernier sera utile au suprême degré. Les richesses, qu’un méchant homme hérite de ses peres, peuvent être dans ses mains des instrumens dangereux. Il est des circonstances où le droit de succession aura des conséquences fâcheuses. La pratique générale de la regle fait son avantage ; & il suffit qu’elle compense tous les maux & les inconvéniens qui peuvent venir des différens caracteres des hommes & des situations particulieres.

Cyrus, jeune encore & sans expérience, lorsqu’il adjugea un habit long à un jeune homme d’une grande taille & un habit court à un jeune garçon plus petit, ne consulta que la circonstance présente & la convenance actuelle, mais son gouverneur lui fit envisager des conséquences plus éloignées, & prit de-là occasion de faire voir à son éleve qu’il faut que les regles soient inflexibles pour maintenir l’ordre & la paix dans la société.

Le bonheur ou la prospérité du genre humain, qui résulte de la bienveillance & de ses différentes branches, peut être comparé à un mur bâti par plusieurs mains, il s’élève à mesure qu’on y met de nouvelles pierres & il s’accroît à proportion de travail & de l’actvité de chaque ouvrier. L’avantage, qui naît de la justice & des vertus qui lui appartiennent, est comme une voûte, dans laquelle chaque pierre tomberoit par son propre poids, si elle n’étoit soutenue par les autres. Ici l’ensemble ne se soutient que par le support mutuel que se prêtent les parties correspondantes.

Les loix naturelles qui reglent la propriété comme les loix civiles sont toutes générales. Elles n’envisagent que les circonstances essentielles, sans avoir égard aux caracteres, aux situations, aux liaisons des personnes, ni aux conséquences particulieres qui peuvent résulter de la disposition de ces loix dans chaque cas singulier qui se présente ; elles ne font point difficulté de priver un homme bienfaisant de tous les biens, s’ils ont été acquis d’une maniere abusive, sans titres valables, & elles feront passer ces biens à un avare qui n’aime que lui-même, & qui a déjà entassé des trésors immenses dont il ne fait aucun usage : l’utilité publique demande que la propriété soit réglée par des loix universelles inflexibles ; or quoique ces loix ne soient adoptées que parce qu’on les regarde comme les plus propres à procurer le bien général, il est impossible qu’elles préviennent les torts particuliers ou qu’elles ayent des conséquences favorables dans chaque circonstance ; il suffit que le plan général soit nécessaire pour le maintien de la société civile, & que dans ces loix l’utilité l’emporte de beaucoup sur les inconvéniens. Les loix générales de l’univers, quoique faites par une sagesse infinie, n’excluent pas tout inconvénient dans chaque opération particuliere.

Quelques gens ont soutenu que toute justice étoit fondée sur les conventions des hommes & venoit de choix volontaire, de consentement, ou de l’accord unanime des hommes : si par convention l’on entend ici une promesse, qui est la signification la plus usitée de ce mot, il n’y aura rien de plus absurde que cette proportion. L’observation des promesses est elle-même une des parties les plus considérables de la justice, & assurément nous ne sommes pas obligés de tenir ce que nous avons promis parce que nous avons promis de le tenir. Mais si par convention l’on entend un sentiment de l’intérêt commun que tout homme éprouve au dedans de lui-même, qu’il remarque dans ses semblables, & qui le porte à concourir avec les autres à un plan général, à un systême d’actions qui ait pour objet l’utilité publique, il faut convenir que dans ce sens, la justice est fondée sur les conventions humaines. En effet si l’on avoue, comme on est forcé de le faire, que les conséquences particulieres d’un acte particulier de justice peuvent porter préjudice au général comme aux individus, il suit que chaque homme en pratiquant cette vertu doit envisager le plan total ou le systême entier, & attendre de ses semblables la même sagesse & la même conduite ; si toutes ses vues se bornoient aux conséquences isolées de chacune de ses actions, sa bienveillance & son humanité aussi-bien que son amour propre pourroient souvent lui faire tenir une conduite très-opposée à celle que prescrivent le droit strict & une justice rigoureuse.

C’est ainsi que deux hommes font aller les rames d’un batteau par une convention réciproque, dans la vue de leur intérêt commun, sans promesse ni contrat ; ainsi l’or & l’argent sont devenus les mesures de l’échange ; ainsi l’introduction des mots & le langage tirent encore leur origine de l’accord & de la convention des hommes. Tout ce qui est avantageux à deux ou à plusieurs personnes, lorsque chacune d’elles remplit ses engagemens, & ce qui perd tous ses avantages lorsqu’il n’y en a qu’une à les remplir, ne peut partir d’un autre principe ; sans cela aucune d’elles n’auroit une obligation réelle d’entrer dans ce plan de conduite[54] : Le mot naturel a une signification si vague, on lui donne tant de sens différens qu’il paroît assez inutile d’examiner si la justice est naturelle ou non. Cette dispute seroit peu importante. Si l’amour-propre, si la bienveillance sont des qualités naturelles à l’homme ; si la raison & la prévoyance lui sont naturelles, on peut dire la même chose de l’ordre, de la justice, de la fidélité, de la propriété, de la société. L’inclination & les besoins des hommes les portent à se réunir ; le jugement & l’expérience leur prennent que cette réunion est impraticable, tandis que chacun se gouverne à sa fantaisie & n’a aucun égard pour les possessions des autres. Ces réflexions suivent de près les passions qu’on éprouve : l’on observe presqu’aussi-tôt les mêmes passions & les mêmes réflexions dans les autres. Il est donc sûr & infaillible que ce sentiment d’équité a opéré à un certain point dans tous les âges & dans chaque individu de l’espece humaine. Dans un animal, qui a tant de sagacité, on doit regarder comme naturel un effet nécessaire de l’usage de ses facultés intellectuelles[55]. Toutes les nations policées ont eu un soin particulier d’établir les loix de la propriété sur des vues générales qui fussent également avantageuses à tous les membres de la société. Elles en ont fait la base des jugemens & des décisions judicielles, proscrivant toute sorte de partialité ou de caprice arbitraire ; rien ne seroit plus dangereux que d’accoutumer les tribunaux à avoir égard, même dans les cas les plus légers, à des amitiés ou à des haines particulieres. Il est certain que si les hommes s’imaginoient que c’est la faveur seule qui dicte les arrêts des magistrats & des juges, ils ne manqueroient pas de concevoir contre eux la haine la plus envenimée. Ainsi lorsque la raison naturelle ne nous présente pas un point fixe d’utilité publique, d’après lequel on puisse décider une dispute sur la propriété, on est obligé d’établir des loix positives pour suppléer à ce défaut, & prescrire aux tribunaux de justice ce qu’ils ont à faire. Lorsque ces loix manquent elles-mêmes, comme cela arrive souvent, on a recours à ce qui s’est fait précédemment, & une décision antérieure, quoique faite sans raison suffisante, devient à juste titre la regle d’un nouveau jugement. Si encore les loix & les arrêts antérieurs se taisent à cet égard, on a recours à des loix indirectes & imparfaites, & dans ce cas on procede par analogie, par raisonnement, par comparaison ; l’on décide sur des ressemblances, & des rapports qui sont plus souvent des fantaisies que des réalités. On peut assurer en général que la jurisprudence differe à cet égard de toutes les autres sciences, & que dans un grand nombre de ses questions les plus délicates, on ne peut point juger à coup sûr de quel côté est le bon droit. Si un plaideur, par une analogie déliée ou par une comparaison fine, trouve le secret d’étayer sa cause d’une loi ou d’un exemple, sa partie adverse ne sera point embarrassée de trouver quelque analogie ou quelque exemple tout contraire ; & pour l’ordinaire la préférence donnée par le juge est plutôt fondée sur le goût ou sur l’imagination que sur des raisons solides. L’utilité publique est le but général de toutes les cours de judicature. Cette utilité exige une regle stable qu’on suive invariablement dans tous les procès, mais lorsqu’il se présente plusieurs loix d’une autorité à peu près égale ou indifférente, c’est une pointe d’esprit qui fait pancher la balance[56]. Nous observerons avant de terminer ce sujet, qu’après que les loix de la justice sont fixées par les vues de l’utilité générale, les vexations, les torts, les maux, qui résultent de leur violation pour chaque individu, entrent pour beaucoup dans l’opinion des hommes & sont une source principale de blâme universel qui accompagne l’injustice. Suivant les loix de la société mon habit, mon cheval m’appartiennent : j’en dois avoir pour toujours la possession, je compte en jouir tranquillement, si vous osez me les ravir vous frustrez mon attente, & par-là vous me déplaisez doublement & vous offensez encore ceux qui sont témoins de tort que vous me faites. C’est un attentat contre le public que de violer ainsi les loix de l’équité, c’est offenser chaque individu que de faire injustice à un seul ; & quoique la seconde de ces considérations ne tire sa force que de la premiere qui doit lui être antérieure, puisque sans elle la distinction du mien & du tien seroit inconnue dans la société, cependant il n’y a point de question où la considération de bien public ne soit fortifiée par celle de bien particulier. L’on fait souvent moins d’attention à ce qui fait tort à la société, si d’ailleurs aucun des individus, qui la compose, n’en souffre essentiellement ; mais lorsque d’une très-grande injustice faite au public il résulte un dommage très-considérable pour quelque particulier, il n’est point surprenant qu’une action si odieuse soit fortement blâmée.

DIALOGUE.

Mon ami Palamede, dont l’esprit, aussi errant que sa personne, a pour le moins autant voyagé dans le pays de la morale, qu’il a lui-même couru le monde, & qui par conséquent s’est instruit par l’étude comme par les voyages, me surprit beaucoup l’autre jour par la description qu’il me fit d’un peuple chez qui il me dit avoir passé une grande partie de sa vie & qu’il avoit trouvé en général très-civilisé & très-spirituel.

Il y a, me dit-il, un pays dans le monde que l’on appelle Fourli ; il importe peu de déterminer sa longitude ou sa latitude : on y a une façon de penser, sur-tout en morale, qui est diamétralement opposée à la nôtre. Lorsque j’arrivai chez ce peuple, je me trouvai dans un double embarras, d’abord pour entendre la signification des termes de la langue, ensuite pour savoir la juste valeur de ces termes, avec le bon ou mauvais sens qu’on y attache. Après qu’on m’eût expliqué un mot, après qu’on m’eût mis au fait du caractere qu’il exprimoit, je conclus qu’une telle épithete renfermoit l’imputation la plus odieuse, & je fus fort étonné de voir qu’un homme dans une compagnie publique l’appliquoit à une personne avec qui il vivoit dans l’amitié la plus intime, vous vous imaginez, disois-je un jour à un homme de ma connoissance, que Changuis est votre ennemi mortel ; j’aime à réconcilier les gens ; & je puis vous dire que je l’ai entendu parler de vous de la façon la plus avantageuse. Mais à mon grand étonnement, quand j’eus répété les mots de Changuis, quoique je m’en fusse très-bien ressouvenu & que j’en eusse compris tout le sens, je m’apperçus qu’on les avoit pris en très-mauvaise part, & que j’avois innocemment rendu ces deux personnes irréconciliables

Comme j’avois eu le bonheur de me faire des amis chez ce peuple, je ne tardai point à être admis dans la bonne compagnie ; Alcheic m’ayant donc engagé à demeurer avec lui, j’acceptai librement son invitation, d’autant plus que je trouvai qu’il étoit généralement estimé pour ses qualités personnelles ; & que tout le monde en Fourli le regardoit comme un homme d’une probité parfaite & d’un mérite rare.

Un soir, pour nous amuser, il me proposa de l’accompagner à une sérénade qu’il avoit envie de donner à Gulki dont il me dit qu’il étoit passionnément amoureux. Je ne tardai point à m’appercevoir qu’il n’étoit point le seul de ce goût, car nous rencontrâmes plusieurs de ses rivaux qui étoient venus dans le même dessein, j’en conclus naturellement que l’objet de ses amours devoit être une des plus belles femmes de la ville je sentis aussi-tôt une envie secrette de la voir & de la connoître. Mais dès que la lune parut je reconnus que nous étions dans le quartier de l’académie où Gulki étudioit. Jugez de ma surprise, combien je fus honteux d’avoir accompagné mon ami dans une occasion de cette nature.

J’appris par la suite que le choix d’Alcheic étoit fort approuvé par la bonne compagnie de la ville, & que l’on espéroit, qu’en satisfaisant sa passion, il rendroit à ce jeune homme les mêmes services qu’il avoit lui-même reçus d’Elcouf. Il paroît qu’il avoit été très-beau dans sa jeunesse. Il avoit eu un grand nombre d’amans, mais il n’avoit favorisé que le sage Elcouf à qui il devoit une grande partie des progrès qu’il avoit fait dans la philosophie & dans la vertu.

Je fus très-étonné de voir que la femme d’Alcheic, qui étoit en même tems sa sœur, n’étoit nullement choquée de cette espece d’infidélité.

A peu près dans le même tems je découvris par hasard une chose, dont on n’avoit pourtant jamais prétendu me faire un secret, c’est qu’Alcheic étoit un meurtrier & un parricide ; & qu’il avoit assassiné une personne très-innocente qui étoit de ses proches parens, & que les liens de la nature & de l’humanité l’obligeoient de défendre & de protéger ; lorsque je lui demandai avec toutes les précautions imaginables, quels avoient pu être les motifs qui l’avoient poussé à commettre cette action, il me répondit froidement qu’alors il n’étoit pas si riche qu’à présent, & en particulier qu’il n’en avoit usé de la sorte que par les conseils de tous ses amis.

Comme j’avois entendu vanter par-tout la vertu d’ Alcheic, je voulus joindre ma voix à celle du public, & je demandai seulement par une curiosité pardonnable à un étranger, quelle action généreuse lui avoit acquis une si grande réputation. Je trouvai que tout le monde s’accordoit à dire que c’étoit l’assassinat d’Usbec. Cet Usbec avoit été toute la vie l’ami intime d’Alcheic, lui avoit rendu les plus grands services, lui avoit sauvé la vie dans une occasion, & l’on trouva après la mort que par son testament il avoit fait Alcheic son légataire universel. Il paroît qu’Alcheic avoit tramé cet assadinat avec vingt ou trente autres personnes dont la plupart étoient aussi les amis d’Usbec. Ils se jetterent tous à la fois sur cet homme infortuné lorsqu’il n’étoit point sur ses gardes, & lui firent plus de cent blessures ; telle fût la récompense des bienfaits qu’ils en avoient reçus. Usbec avoit de l’aveu de tout le monde de très-grandes qualités, ses vices même avoient quelque sorte de noblesse, d’éclat & de générosité ; mais, disoit-on, l’action d’Alcheic le met fort au-dessus d’Usbec aux yeux des vrais appréciateurs du mérite, & c’est peut-être un des plus beaux traits que le soleil ait éclairé.

Je trouvai encore une chose que l’on admiroit grandement dans Alcheic. C’étoit sa conduite à l’égard de Calish auquel il s’étoit joint dans une entreprise importante. Calish, qui étoit d’un caractere emporté, donna un jour des coups de bâton à Alcheic, il les reçut avec beaucoup de sens froid, il supporta Calish jusqu’à ce qu’il revînt en belle humeur & demeura toujours fort lié avec lui ; par-là il vint à bout de faire réussir l’affaire qu’ils avoient concertée en commun, & il s’est attiré un honneur immortel par sa modération & sa patience.

J’ai reçu depuis peu une lettre d’un de mes correspondans de Fourli ; il m’apprend que depuis mon départ, Alcheic étant tombé dans un état de langueur a fini par se pendre, qu’il est universellement regreté & que son courage a été généralement applaudi dans le pays : chaque Fourlien dit qu’une vie si noble, si vertueuse ne pouvoit avoir une fin plus glorieuse. Alcheic a prouvé par cette derniere action, comme par toutes les autres, quels étoient ses principes pendant sa vie. Il a confirmé ce qu’il disoit quelques instans avant d’expirer : que le sage est presque égal au grand dieu Vitzli. C’est le nom de la divinité qu’on adore chez les Fourliens.

Les idées de ce peuple, continua Palamede, sont aussi extraordinaires à l’égard de la politesse & de l’affabilité, qu’elles le sont en fait de morale. Un jour Alcheic, voulant m’amuser, rassembla tous le beaux esprits & les philosophes de Fourli ; chacun de nous apporta son plat au lieu de rendez-vous, j’en vis un dont le plat étoit moins bon que les autres, & je lui offris une portion du mien, qui, par hasard, se trouva être un poulet rôti ; je remarquai que ma simplicité le faisoit rire & que toute la compagnie rioit à l’unisson. On me dit qu’Alcheic avoit autrefois engagé sa société à manger en commun : voici l’artifice dont il s’étoit servi pour cela : il proposa à ceux qui étoient les plus mal pourvus d’offrir de leur plat à la compagnie : les autres en firent autant par point d’honneur : & ceux qui avoient apporté un mets plus délicat auroient eu honte de ne pas faire les mêmes offres ; ce trait fut regardé comme un événement si extraordinaire qu’il a trouvé place dans l’histoire d’Alcheic, qui, à ce qu’on m’apprend, a été publiée par un des plus grands génies de Fourli.

De grâces, dis-je à Palamede, lorsque vous étiez à Fourli, auriez-vous appris l’art de tourner vos amis en ridicule, en leur contant des histoires étranges pour avoir le plaisir de vous moquer de leur crédulité ? Je vous assure, me dit-il, qu’il n’y a point d’endroit au monde plus propre à donner ce ton de raillerie, si j’avois été disposé à le prendre : mon ami ne faisoit depuis le matin jusqu’au soir que railler & persifler, & jamais on ne pouvoit distinguer s’il plaisantoit ou s’il parloit sérieusement. Mais vous croyez donc que mon histoire est dépourvue de vraisemblance, & que j’ai usé ou même abusé du privilége des voyageurs ? Assurément, lui dis-je, je crois que vous plaisantez. Des mœurs si étranges & si barbares ne conviennent point de tout à un peuple intelligent & civilisé, tel que vous nous dépeignez les Fourliens, elles révoltent la nature humaine, elles surpssent tout ce que nous lisons des Mingréliens & des Topinambous.

Prenez-y garde, me dit-il, ne voyez-vous pas que vous blasphémez les Grecs pour qui vous avez une si forte passion, & surtout les Athéniens que j’ai peints trait pour trait, sous les noms bizarres que j’ai employés. Si vous considérez les choses sous leur vrai point de vue, vous verrez qu’il n’y a pas un trait dans la description que je viens de vous faire, qui ne convienne à un homme du plus grand mérite d’Athenes, sans ternir le moins du monde l’éclat de son caractere. Les amours infâmes des Grecs, leurs mariages[57], la coutume d’exposer leurs enfans doivent vous frapper d’abord ; La mort d’Usbec est mot pour mot celle de César.

Vous vous moquez, lui dis-je, en l’interrompant, vous n’avez pas dit qu’Usbec fût un usurpateur.

Non, répliqua Palamede, j’ai caché cette circonstance de peur que le paralelle ne devînt trop frappant mais cette circonstance-là même ne diminue point le crime de ses infâmes meurtriers, & suivant nos idées de morale, nous ne pouvons nous empêcher de regarder Brutus & Cassius comme des ingrats, des traîtres & des assassins. Vous savez pourtant qu’ils sont peut-être les hommes que l’antiquité a le plus vantés, les Athéniens leur éleverent des statues qu’ils placerent à côté de celles d’Harmodius & d’Aristogiton qui avoient été leurs libérateurs. Si vous regardez la circonstance dont vous parlez comme assez forte pour absoudre ces citoyens, j’en puis mettre une autre dans la balance qui aggravera également leur crimes. Quelques jours avant l’exécution de leur attentat cruel, ils avoient tous juré fidelité à César, en protestant de regarder toujours sa personne comme sacrée. En foi de ce serment ils touchèrent l’autel avec des mains déjà armées pour le frapper[58].

Je n’ai pas besoin de vous rappeller le fameux trait de Thémistocle, qui a été tant applaudi, & la patience qu’il eût, lorsque dans un conseil de guerre, le Spartiate Eurybiade, son général, dans la chaleur de la dispute, leva la canne sur lui : frappe, dit l’Athénien, mais écoute.

Vous êtes trop versé dans la littérature ancienne pour ne pas reconnoître Socrate & sa société Athénienne dans ma derniere histoire, vous trouverez que je l’ai copiée mot pour mot de Xenophon[59]. Je n’ai fait que changer les noms, & je crois avoir prouvé qu’un homme de mérite d’Athenes, passeroit parmi nous pour un incestueux un parricide, un assassin un ingrat, un traître, un parjure, un monstre enfin dont le nom seul feroit horreur sans parler encore de la grossiéreté & de son impolitesse. Après avoir vécu de la sorte, il doit mourir d’une façon conséquente, terminer la catastrophe par quelque acte de désespoir tel que le suicide, & expirer en blasphémant. Malgré tous ces excès, on lui élévera sinon des autels au moins des statues. Les poëtes chanteront ses louanges. On prononcera des panégyriques en son honneur, des sectes se glorifieront de porter son nom, & la postérité la plus reculée sera assez imbécille pour avoir pour lui la même vénération. Cependant si un tel homme se montroit de notre tems, il seroit un objet d’horreur & d’exécration.

J’aurois pu, répliquai-je, m’appercevoir de votre supercherie. Vous me paroissiez insister avec plaisir sur cette matiere, & vous êtes le seul homme, versé dans l’antiquité, que j’aie vu refuser ses hommages aux anciens. Mais au-lieu d’attaquer leur philosophie, leur éloquence, leur poésie, qui sont la matiere de nos disputes, vous me paroissez attaquer leur morale, vous semblez les accuser d’ignorance dans une science qui est, selon moi, la seule dans laquelle les modernes ne les aient point surpassés. Nous avons droit de prétendre à la supériorité sur eux en géométrie, en physique, en agronomie, en anatomie, en botanique, en géographie, en navigation, mais qui avons-nous à opposer à leurs moralistes ? Vous présentez les choses sous un faux jour ; vous n’avez point assez d’égard aux mœurs & aux usages des différens siecles. Voudriez-vous juger un Grec ou un Romain d’après les loix d’Angleterre, écoutez-les se défendre par leurs propres maximes, vous prononcerez ensuite.

Il n’y a point de mœurs, quelque innocentes & quelque raisonnables qu’elles soient, qu’on ne puisse rendre odieuses ou ridicules, lorsqu’on les jugera d’après un modele inconnu aux auteurs : sur-tout si on emploie une éloquence artificieuse pour aggraver quelques circonstances, & pour en atténuer d’autres, suivant le besoin qu’on en a pour ses vues. N’ai-je pas droit de vous reprocher à vous-même tous ces artifices ? Si j’eusse dit, par exemple, aux Athéniens, qu’il y avoit une nation où l’adultere étoit à la mode & passoit pour estimable dans l’un & l’autre sexe, où tout homme bien élevé prenoit pour maîtresse la femme de son ami, & tiroit autant de gloire de ces indignes conquêtes, que s’il eût remporté le prix aux jeux olympiques, où chacun se faisoit honneur de la facilité & de sa condescendance pour le dérèglement de sa femme, aimoit à se faire des amis ; & du crédit en prostituant ses charmes, & lui laissoit là-dessus une liberté pleine & entiere même sans aucuns motifs de cette nature. Je vous demande quelle idée les Athéniens auroient eu de ce peuple, eux qui ne nommoient jamais l’adultere qu’avec le meurtre & le poison ? Qu’auroient-ils admiré le plus, ou la scélératesse ou la bassesse d’une pareille conduite ?

Si j’eusse ajouté à tout cela que cette nation étoit aussi fiere de son esclavage, que les Athéniens l’étoient de leur liberté, & que chez elle un homme, quoiqu’il fût opprimé, disgracié, dépouillé de ses biens, outragé, mis dans les fers par ordre du tyran, se faisoit un devoir & un mérite de l’aimer, de le servir, de lui obéir. Ces Grecs, qui avoient tant de fierté dans l’ame, m’auroient demandé sans doute si je leur parlois d’une société d’hommes ou d’un vil troupeau d’animaux. O Athéniens qui m’écoutez, aurois-je répondu, ces hommes dont je vous parle ne manquent ni d’esprit ni de courage. Si dans une société particuliere un de leurs meilleurs amis s’avisoit de les railler, de dire un bon mot à leurs dépens, une plaisanterie semblable à celles dont vos généraux ou vos démagogues se régaloient tous les jours les uns les autres à la face de leurs concitoyens, jamais ils ne lui pardonneroient, & pour se venger ils le forceroient de leur passer son épée au travers de corps, ou d’être lui-même assassiné ; si un inconnu venoit les prier de hasarder leur vie pour couper la gorge à leur ami de cœur, ils se rendroient sur le champ à sa priere, & se croiroient honorés de la commission. Telles sont les maximes d’honneur, telle est la morale favorite de ce peuple.

Mais quoiqu’il soit si disposé à tirer l’épée contre ses amis & ses concitoyens, les plus grandes disgraces, les outrages, la douleur, la plus profonde indigence ne sont point capables de lui faire attenter sur ses jours ; un homme de qualité aimeroit mieux ramer sur une galère, mendier son pain, pourrir dans un cachot, & souffrir toutes fiertés de tourmens & de miseres, que de se soustraire à la fureur de ses ennemis par un mépris genéreux de la mort, il consentiroit plutôt à recevoir de leur main cette mort ignominieuse, & à voir sa honte accrue par leurs triomphes insultans & par les supplices les plus terribles.

Je pourrois continuer & dire qu’il est assez d’usage dans ce pays qu’un pere enferme plusieurs de ses enfans dans des prisons perpétuelles, où l’on met en pratique tout ce qui peut les tourmenter & les désespérer ; & cela pour que l’aîné ou le plus chéri qui, de leur aveu n’a pas plus de mérite que les autres, puisse jouir seul de toute leur fortune, & nager dans les plaisirs là volupté. Il n’y a rien, suivant leurs idées, de si vertueux qu’une partialité aussi barbare.

Mais ce qu’il y a de plus singulier, chez ce peuple fantasque, ferois-je remarquer à mes Athéniens, c’est que la plaisanterie que vous faites durant les saturnales[60], où vos esclaves sont servis par leurs maîtres, se continue sérieusement ici pendant toute l’année ; elle est même accompagnée de circonstances qui en augmentent le ridicule & l’absurdité. Ce n’est que pour peu de jours que votre plaisanterie éleve des gens que la fortune a placés dans un état abject, & qu’elle pourroit réellement élever pour toujours au-dessus de vous ; mais cette nation érige gravement un trône à des êtres que la nature leur a soumis, dont la foiblesse est incurable & l’infériorité démontrée : les femmes, quoique sans aucune vertu, sont leurs souveraines & leurs maîtres ; on leur rend des hommages perpétuels, on a pour elles les plus grands égards & les plus profonds respects ; en tout tems, en tout lieu on reconnoît l’empire & la supériorité du sexe, & pour peu qu’on ait de politesse & d’éducation, on s’y soumet avec joie, il est à peine un crime qui fût aussi généralement détesté que l’infraction de cette loi.

N’allez pas plus loin, interrompit Palemede, je vois déjà le peuple à qui vous en voulez. Les traits sous lesquels vous le dépeignez sont assez exacts, malgré cela vous conviendrez que chez les anciens ainsi que chez les modernes, on aura peine à trouver une nation dont le caractere national soit, à tout prendre, plus charmant. Mais je vous remercie de ce que vous me tirez de l’embarras où m’avoit jeté mon propre raisonnement. Je n’avois point dessein d’exalter les modernes aux dépens des anciens, je voulois seulement faire voir l’incertitude de tous nos jugemens sur les caracteres des hommes, & vous prouver que les usages, la mode, les loix sont ce qui détermine principalement en fait de morale. Il est certain que les Athéniens étoient la nation la plus spirituelle & la plus civilisée qui fût au monde, cependant leur homme de mérite seroit un objet d’horreur & d’exécration dans le siecle où nous vivons. Il n’est pas douteux que les François ne soient pareillement une nation très-spirituelle & très-civilisée, cependant leur homme de mérite eût passé à Athenes pour un objet très-méprisable, très-ridicule & même très-odieux. Ce qui est encore plus extraordinaire, c’est que les caracteres de ces deux peuples passent pour se ressembler plus que ceux d’aucune autre nation ancienne ou moderne ; & tandis que les Anglois se flattent de ressembler aux Romains, leurs voisins de continent se mettent en parallele avec ces Grecs si policés. Quelle prodigieuse différence doit-il donc se trouver entre des nations civilisées & des peuples barbares, ou entre des nations dont les mœurs n’ont presque rien de commun ? Comment établir une regle sûre qui fixe nos jugemens à cet égard ?

C’est en remontant plus haut, lui répliquai-je, c’est en examinant les premieres regles que chaque nation établit pour le blâme ou la censure. Le Rhin a son cours vers le nord, le Rhône vers le midi, cependant ces deux fleuves prennent leur source dans la même montagne, & par conséquent sont poussés par le même principe de gravité ; le terrein leur offre des plans diversement inclinés. Cette différence cause celle de leur cours.

Dans combien de circonstances un Athénien & un François, qui a du mérite, s’accorderoient-ils ? Ils seroient d’accord pour le bon sens, la science, l’esprit, l’éloquence, l’humanité, la fidélité, la véracité, la justice, le courage, la tempérance, la confiance, la grandeur d’ame ; vous avez omis toutes ces choses, & vous ne vous êtes arrêté que sur les points dans lesquels ils différent accidentellement. Fort bien, je veux être de votre avis, & je vais tâcher de rendre raison de ces différences, d’après les principes les plus généraux de la morale.

Je n’entrerai point dans l’examen de la passion honteuse qui régnoit parmi les Grecs, j’observerai seulement que, quoiqu’elle soit très-blâmable, elle partoit d’une cause très-innocente, je veux dire de la Gymnastique qui étoit très-fréquente chez ce peuple & qui étoit recommandée comme la source de l’amitié, de l’attachement, de la fidélité[61], qualités qui ont été estimées dans tous les tems & de toutes les nations.

Les mariages des demi-freres & des demi-sœurs ne nous donneront pas beaucoup d’embarras. L’amour entre les plus proches parens est contraire à la raison & à l’utilité publique, mais la raison naturelle ne peut point précisément nous indiquer le point où il faut s’arrêter, ainsi c’est aux loix municipales & aux usages à le fixer. Si les Athéniens ont été trop loin d’un côté, il est certain que le droit canonique a donné aussi dans l’extrémité opposée[62].

Si vous eussiez demandé à un pere à Athenes, pourquoi il privoit son enfant de la vie qu’il venoit de lui donner, il vous eût répondu, c’est parce que je l’aime : je regarde l’état d’indigence où je le laisserois, comme un plus grand mal qu’une mort qu’il n’est point capable de craindre ni de sentir[63].

Comment se peut-il que la liberté publique soit le bien le plus précieux, & qu’il faille l’arracher des mains d’un tyran ou d’un usurpateur : si son pouvoir le met à l’abri des révoltes publiques, & si nos scrupules le défendent contre nos vengeances particulieres ? Vous avouez que son crime est capital suivant les loix ; & ce qui aggrave son crime, c’est qu’il trouve sa sûreté dans ces loix qu’il foule aux pieds ; vous n’avez donc rien à répliquer, sinon de faire voir les inconvéniens des assassinats. Si les anciens les eussent connus, il est à croire qu’ils auroient réformé leurs sentimens à ce sujet.

Pour reprendre la peinture que je vous ai faite des mœurs modernes, j’avoue qu’il est aussi difficile de justifier la galanterie Françoise que les amours honteux des Grecs ; cependant la galanterie des François est un goût plus naturel que celui des Grecs, mais il paroît que nos voisins ont sacrifié quelques plaisirs domestiques à l’amour de la société, & qu’ils préferent l’aisance, la liberté & un commerce ouvert à la fidélité exacte & à la confiance. Ces deux vues sont bonnes, mais elles sont difficiles à concilier. Est-il surprenant que les usages des nations panchent tantôt d’un côté & tantôt d’un autre ?

L’attachement inviolable aux loix de son pays est regardé partout comme une très-grande vertu, & dans les pays où les peuples ne sont point assez heureux pour avoir d’autre pouvoir législatif que celui qui réside dans un seul homme, la soumission la plus parfaite est alors le vrai patriotisme.

Il est certain que rien n’est peut-être plus absurde & plus barbare que les duels, mais ceux qui s’efforcent de les justifier prétendent qu’ils maintiennent les égards & la politesse. On peut observer en général qu’un homme, qui s’est souvent battu en duel, fait parade de son courage, de sa probité, de sa fidélité & de son amitié, qualités qui sont en lui très-singuliérement dirigées, mais qui ont toujours mérité l’estime des hommes. Les dieux ont ils défendu l’homicide ? Un Athénien vous répondra qu’il faut s’en abstenir. Dieu l’a-t-il permis ? Un François vous dira que la mort est préférable à l’opprobre & à l’infamie.

Vous voyez donc, continuai-je, que les principes de la morale, sont partout les mêmes, quoique les conséquences que les hommes en tirent soient souvent très-différentes. Il n’est point du ressort du moraliste de décider s’ils raisonnent plus juste là-dessus que sur toute autre chose, il suffit que les principes originaires de la censure ou du blâme soient uniformes, & que les conséquences erronées qu’on en tire, puissent se rectifier par des raisonnemens plus justes & par une plus grande expérience. Plusieurs siecles se sont écoulés depuis la chûte de l’empire d’Athenes & de Rome. Il est arrivé de grandes révolutions dans la religion, dans les langues, dans les loix & dans les usages, aucun de ces événemens n’a produit plus de changement dans les sentimens primitifs de la morale que dans ceux de la beauté extérieure ; on ne trouvera dans ces deux choses qu’une différence très-légere. Horace parle avec éloge d’un front bas, Anacréon vante les sourcils qui se joignent[64] : mais la Vénus de Médicis & l’Apollon du Belvedere sont toujours nos modeles de beauté pour les deux sexes. C’est ainsi, que Scipion fera toujours le modele des héros, & Cornélie celui des matrones.

Il paroît que jamais on n’a regardé aucune qualité morale comme une vertu ou comme une perfection, à moins qu’elle ne fût utile ou agréable soit à celui qui la possede soit aux autres. Quelle autre raison pourroit-on avoir de la louer ou de l’approuver ? Quel motif aura-t-on de vanter une action, un caractere, si l’on convient en même tems que ces choses ne sont bonnes à rien ? Ainsi les différences morales se réduisent à ce principe général, elles s’expliquent par les divers points de vue sous lesquels on envisage ces circonstances. Les hommes ne sont pas toujours d’accord dans leurs jugemens sur l’utilité d’une action, ou d’un usage ; quelquefois aussi des circonstances particulieres rendent une qualité morale plus utile que d’autres, & lui font donner la préférence.

Il n’est point surprenant que dans un tems de guerre & de révolution, on fasse plus de cas des vertus militaires que des vertus pacifiques, & qu’elles attirent plus l’admiration des hommes. « N’est-il pas commun, dit Cicéron[65], de trouver des Cimbres, des Celtibériens & d’autres barbares qui supportent avec une fermeté incroyable toutes les fatigues & les dangers de la guerre, tandis qu’ils sont abbatus par la douleur & par la moindre maladie de langueur ; les Grecs voyent avec fermeté les approches de la mort lorsqu’elle vient armée de la maladie, & fuyent sa présence lorsqu’elle les attaque violemment avec le glaive & le javelot ». Tant il est vrai que le courage n’est pas le même chez un peuple guerrier & chez un peuple pacifique ! En effet nous voyons que la paix & la guerre sont l’état le plus différent qui puisse exister entre des nations & des sociétés publiques. Aussi met-il des différences énormes entre les sentimens moraux, en faisant varier considérablement nos idées sur la vertu & sur le mérite personneL

Quelquefois la magnanimité, la grandeur d’ame, l’horreur de l’esclavage, une probité austere & inflexible conviennent mieux dans un tems que dans un autre. Ces vertus peuvent s’adoucir & perdre de leur rudesse naturelle, tant dans les affaires publiques que pour l’intérêt des particuliers ; nos idées de mérite doivent donc changer avec ces circonstances, & Labéon sera peut-être blâmé pour les mêmes qualités qu’on admire dans Caton.

Le luxe peut être nuisible dans la Suisse. Il ruineroit un homme, il ne fait qu’encourager l’industrie & entretenir les arts chez les François ou chez les Anglois ; on ne doit donc pas s’attendre à trouver les mêmes loix établies à Berne, à Londres & à Paris Les différens usages varient selon les effets & l’utilité qui en résultent ; en pliant de bonne heure l’esprit d’un certain côté, elles lui donnent plus de penchant pour les qualités utiles ou pour celles qui sont de pur agrément, pour notre bien-être ou pour celui de la société. Ces quatre sources de sentiment moral subsistent toujours, mais des événemens particuliers peuvent les faire couler plus abondamment dans un tems que dans l’autre.

Les usages de quelques nations privent les femmes de tout commerce avec la société, dans d’autres nations elles sont une partie si essentielle de la société & de la conversation, que hors le cas des grandes affaires, on suppose que les hommes seuls sont incapables de s’entretenir & de s’amuser entre eux. Comme cette différence est une des plus grandes qui puisse se trouver dans la vie privée, il faut nécessairement qu’elle produise une extrême variété dans les sentimens moraux.

De toutes les nations où la polygamie n’étoit point permise, les Grecs paroissent avoir été les plus réservés par rapport au commerce des femmes. Ils semblent leur avoir imposé les loix les plus séveres de décence & de modestie. Nous en avons un exemple frappant dans une harangue de Lysias. Une veuve, qu’on avoit injuriée, volée, ruinée, assemble un petit nombre de ses plus proches parens & de ses amis, & quoique, dit l’orateur, elle n’eût jamais été accoutumée à parler devant des hommes, la situation où elle se trouva étoit si fâcheuse, qu’elle ne fit pas difficulté de leur exposer ses malheurs. On voit par-là qu’il fallut la justifier même d’avoir ouvert la bouche dans une pareille compagnie.

Lorsque Démosthene poursuivit ses tuteurs pour se faire rendre son patrimoine, il fût obligé, dans le cours de son procès, de prouver que le mariage de la sœur d’Aphobus avec Oneretez étoit frauduleux, & que nonobstant son prétendu mariage, elle avoit vécu pendant deux ans avec son frere à Athenes, depuis son divorce avec son premier mari. Remarquez que, quoique ces personnes occupoient le premier rang dans la ville, l’orateur ne trouva point d’autres moyens de prouver ce fait, qu’en demandant qu’on mît à la question les esclaves de cette dame, & en prenant pour témoin un médecin qui l’avoit vue dans une maladie qu’elle avoit eue chez son frere[66]. Voyez jusqu’où les Grecs poussoient la réserve.

Nous avons lieu de croire qu’une grande pureté en étoit la suite nécessaire. Nous voyons qu’à l’exception des histoires fabuleuses, d’Hélene & de Clytemnestre, l’histoire grecque ne nous fournit pas un seul exemple d’un événement occasionné par les intrigues des femmes. D’un autre côté dans des tems plus modernes & sur-tout dans une nation voisine de la nôtre, les femmes se mêlent de toutes les affaires de l’église & de l’état, & un homme ne peut se flatter de réussir s’il n’a soin de s’assurer de leurs bonne grâces. Henri III risqua de perdre sa couronne & perdit réellement la vie autant pour avoir déplu au beau sexe que pour avoir favorisé l’hérésie. Il est inutile de se dissimuler les conséquences d’un commerce trop libre entre les deux sexes : en vivant trop familiérement avec les femmes, il faut nécessairement devenir galant & intrigant, il faut sacrifier quelques-unes des qualités utiles pour acquérir celles qui sont agréables. Car l’on ne peut gueres se flatter de réussir également des deux côtés. Les déréglemens venant à se multiplier, ils feront moins d’éclat & causeront moins de scandale dans un sexe qui finira par apprendre à l’autre la fameuse maxime de la Fontaine.

Quand on le fait, c’est peu de chose ;
Quand on l’ignore, ce n’est rien.

Il y a des gens qui pensent que le meilleur moyen pour concilier les choses, & pour tenir un juste milieu entre l’agréable & l’utile seroit de vivre avec les femmes à la maniere des Romains & des Anglois, car les coutumes de ces deux peuples se ressemblent à cet égard[67], c’est-à-dire, sans galanterie[68], & sans jalousie. Par la même raison la méthode que les Italiens & les Espagnols suivoient il y a un siecle, (car actuellement les choses ont bien changé ;) étoit la plus mauvaise de toutes, parce qu’elle favorisoit à la fois & la galanterie & la jalousie.

La différence des mœurs nationales n’agit pas seulement sur un sexe ; l’idée d’un mérite personnel dans les hommes doit varier aussi au moins à l’égard de la convention, du maintien & de l’humeur. Une nation, où les hommes vivent séparés des femmes, donnera naturellement la préférence à la prudence : celle, où l’un & l’autre sexe vivra familierement ensemble, préférera la gaieté. Chez l’une on estimera les manieres simples, chez l’autre on voudra de la politesse. L’une se distinguera par le bon sens & par le jugement, l’autre par la délicatesse & le goût. L’éloquence de la premiere brillera aux assemblées du sénat, celle de l’autre sur le théâtre.

Tels sont, je crois, les effets naturels de ces différentes coutumes. Car il faut avouer que le hasard influe beaucoup sur les mœurs d’une nation, & il arrive un grand nombre d’événemens dans la société dont on ne peut point décider d’après des regles générales. Comment imaginer pourquoi les Romains, qui vivoient librement avec leurs femmes, se soucioient peu de la musique, & regardoient la danse comme une chose infâme, tandis que les Grecs, qui ne voyoient jamais de femmes que dans l’intérieur de leurs maisons, étoient sans cesse occupés de musique & de danse ?

Il est aisé de sentir les différences morales que produit la constitution du gouvernement républicain ou monarchique ; celles qui viennent de l’opulence ou de l’ indigence, de l’union ou de la division, de l’ignorance ou de la science. Je conclurai donc ce discours en faisant observer que les différens usages & les situations ne changent point essentiellement les idées originelles du mérite, quoiqu’elles puissent varier quelques-unes des conséquences qu’on en tire ; elles sont sur-tout impression sur les jeunes gens qui cherchent les qualités agréables & qui ont droit d’aspirer à plaire. Les belles manières, la parure, les graces sont des choses plus arbitraires & plus accidentelles, mais le mérite de l’âge mûr est presque le même en tout pays ; il consiste surtout dans la probité, l’humanité, le savoir, l’expérience & dans les autres qualités utiles & solides.

Ce que vous dites, répliqua Palamede, peut avoir lieu lorsqu’on s’en tiendra, aux maximes de la vie commune & de la conduite ordinaire ; l’expérience & l’usage de monde corrigent bientôt les excès que l’on peut faire d’un côté ou d’un autre. Mais que dites-vous de la vie & des mœurs artificielles ? Comment concilier les maximes sur lesquelles elles sont fondées ? Qu’entendez-vous, lui dis-je, par une vie & des mœurs artificielles ? Je m’explique, me dit-il, vous savez que dans l’antiquité la religion n’influoit que très-peu sur la vie ordinaire ; lorsque les hommes avoient fait leurs sacrifices & leurs prieres dans les temples, ils croyoient que les dieux les laissoient maîtres du reste de leur conduite, & ne s’embarrassoient gueres des vertus ou des vices qui n’intéressoient que la paix ou le bonheur de genre humain. Dans ces tems, il n’appartenoit qu’à la philosophie de régler la conduite des hommes. En conséquence comme elle fournissoit le seul moyen de s’élever au-dessus des autres, elle devoit prendre un fort grand ascendant sur les hommes, & produire une foule de singularités dans les maximes & dans la conduite. Actuellement que la philosophie a perdu les attraits de la nouveauté, elle n’a plus tant d’inflence & paroît se borner à de pures spéculations de cabinet, de même que la religion ancienne se bornoit à des sacrifices dans l’intérieur d’un temple. Aujourd’hui la religion a pris la place de la philosophie, elle a l’œil par toute notre conduite : elle a le droit de régler nos actions, nos paroles, même nos pensées nos inclinations. La loi qu’elle nous prescrit est d’autant plus sévere qu’elle est soutenue par des récompenses & par des peines infinies, quoiqu’éloignées. Elle nous apprend aussi que la violation de cette loi ne peut rester cachée, ni ensévelie dans l’oubli.

Diogene est l’exemple le plus célebre de l’extravagance philosophique ; cherchons parmi les modernes quelqu’un qu’on puisse lui comparer ; nous ne dégraderons pas le nom d’un philosophe en lui comparant les Dominique & les Ignace, ou tel autre moine canonisé, comparons donc Diogene avec Pascal, qui avoit comme lui du génie & des talens, qui peut-être eût eu de la vertu, s’il eût fait usage de ses inclinations vertueuses.

Diogene par sa conduite s’efforçoit de se rendre un être aussi indépendant qu’il étoit possible, & de concentrer en lui-même tous ses besoins, ses desirs & ses plaisirs. Le but de Pascal étoit de songer continuellement à sa dépendance, & de ne jamais perdre de vue ses besoins. Le philosophe ancien se soutenoit par La fierté, son ostentation, son orgueil & par l’idée de sa supériorité sur les autres hommes. Le philosophe moderne faisoit profession d’humilité & d’abjection : il estimoit la haine & le mépris de soi-même, & tâchoit, autant qu’il étoit en lui, d’acquérir ces vertus prétendues. Les austérités du Grec tendoient à l’endurcir & à le rendre insensible à la douleur, au-lieu que le François pratiquoit les siennes pour l’amour d’elles-mêmes, & dans la vue de se tourmenter le plus qu’il étoit possible. Le philosophe se livroit à la débauche la plus sale, même en public ; le saint se refusoit les plaisirs les plus innocens, même en particulier. Le premier s’imaginoit que l’amitié l’obligeoit de railler ses amis, de les blâmer de les reprendre durement. Le dernier travailloit à étouffer les sentimens de la nature & du sang, & à se défaire de toute sorte d’humanité & de bienveillance pour ses ennemis. Diogene exerçoit son esprit satirique, contre toute superstition, c’est-à-dire, contre toutes les religions établies de son tems ; il soutenoit la mortalité de l’ame : il paroît avoir eu des sentimens très-impies sur la providence. Pascal étoit l’esclave des préjugés & des superstitions les plus ridicules ; un mépris souverain pour cette vie, comparée avec celle de l’autre monde, étoit la base de sa conduite.

Tel est le contraste entre ces deux hommes ; cependant l’un & l’autre ont été universellement admirés dans des siecles différens : on les a proposés comme des modeles à imiter. Où est donc ce type universel de la morale dont vous parlez ? Et quelle regle prendrons-nous pour établir les sentimens différens & contradictoires des hommes ?

Une expérience, lui dis-je, qui réussit à l’air libre ne réussit pas toujours dans le vuide. Lorsque les hommes s’éloignent des maximes de la raison, pour embrasser ce que vous appeliez une vie artificielle, personne ne peut répondre de ce qui leur plaira ou de ce qui leur déplaira ; ils sont dans un autre élément que le reste des hommes. Les ressorts naturels de leur esprit n’agissent point avec la même régularité, que lorsqu’ils sont libres & dégagés des illusions de la superstition, ou de l’enthousiasme de la philosophie.


Fin du cinquième Volume.


TABLE
DES
RECHERCHES
SUR
LES PRINCIPES
DE LA
MORALE.


  1. Voyez la premiere addition.
  2. M. de Fontenelle.
  3. Plutarque dans la vie de Periclès
  4. Cicero de Officiis, lib. I.
  5. Juven, Sat. XV. v. 139 &c.
  6. Cicer. de naturâ deorum. lib. I.
  7. Sextus Empiricus advers. mathem. lib. VIII.
  8. Diodore de Sicile en plusieurs endroit
  9. Section III & IV.
  10. Section V.
  11. Genese, chap, XIII & XXI.
  12. Ce n’est pas comme on le croit communément, Hobbes qui est le premier auteur de cette fiction d’un état de nature où tout étoit en guerre. Platon s’efforce de réfuter un systême tout semblable dans les 2, 3 & 5 livres de sa République. Cicéron, au contraire, suppose ce systême comme certain, & comme généralement reconnu, dans le beau passage qu’on va citer, c’est le seul que j’alléguerai en faveur de mes sentimens, & je n’imiterai point l’exemple de Puffendorf ni de Grotius qui regardent un vers d’Ovide, de Plaute ou de Petrone comme une preuve convaincante de chaque vérité morale, ni celui de M. Woolaston, qui a continuellement recours à des auteurs Hébreux ou Arabes, pour prouver ce qu’il avance. Voici ce passage. Quis enim vestrûm, judices, ignorat, ita naturam rerum tulisse, ut quodam tempore homines, nundum neque naturali neque civili jure descripto, fusi per agros ac dispersi vagarentur, tantumque haberent quantum manu ac viribus, per cœdem ac vulnera aut cripere aut retinere potuissent ? qui igitur primi virtute & consilio præstanti extiterunt, ii perspecto genere humantæ docilitatis atque ingenii, dissipatos unum in locum congregarunt, eosque ex feritate illâ ad justitiam & mansuetudinem transduxerunt, tum res ad communem utilitatem quas publicas appellamus, tum conventicula hominum, quæ posteà civitates nominatæ sunt, tum domicilia conjuncta, quas urbes dicamus, invento & divino & humano jure, manibus sepserunt. Atque inter hanc vitam perpolitam humanitate ; & illam immanem mihil tam interest quam Jus, atque Vis. Horum utro uti nolumus, altero est utendum. Vim volumus extingui ? Jus valeat necesse est, id est, judicia quibus omne jus continetur. Judicia displicent, aut nulla sunt ? vis dominetur necesse est, Hæc vident omnes. Pro Sect. I. 42.
  13. L’auteur de l’Esprit des Loix. Cependant cet illustre auteur a un systême fort différent du mien : il suppose que tout droit est fondé sur de certains rapports ou relations abstraites, systême qui selon moi ne s’accordera jamais avec la saine philosophie. Le pere Mallebranche me paroît être le premier qui a donné naissance à cette théorie de morale seche ; elle fut ensuite adoptée, par le docteur Clarke & par d’autres philosophes ; comme elle exclud tout sentiment, & qu’elle prétend fonder tout sur la raison, elle n’a pas manqué de sectateurs dans le siecle philosophique où nous vivons. (Voyez section I. de l’addition I.) Il est aisé de détruire ce systême par rapport à la justice dont il est question ici. En effet on convient que la propriété ne peut dépendre que des loix civiles : on convient que les loix civiles n’ont pour objet que l’intérêt de la société, il faut donc aussi convenir que l’intérêt de la société doit être le seul fondement de la justice & de la propriété. Joignez à cela que l’obligation où nous sommes d’obéir aux magistrats & aux loix, n’est encore fondée que par ce même intérêt de la société. Si les idées de justice ne sont pas toujours inséparables des dispositions des loix civiles ; nous verrons que ces cas, au lieu de former des objections, servent à confirmer le systême qui a été établi ci-dessus. Lorsqu’une loi civile est assez mauvaise pour être contraire à l’intérêt public, elle perd toute son autorité, & les hommes se régleront dans ce cas d’après les idées de la loi naturelle, qui est toujours conformer à cet intérêt. Il arrive aussi quelquefois que les loix civiles, pour des rayons d’utilité, exigent une cérémonies ou une formalité, & que dans le cas d’omission, il ne décernent des choses contraires à la justice ordinaire, mais celui qui tire avantage de pareilles chicanes, n’est point regardé comme un honnête homme. Ainsi l’intérêt de la société demande que les contrats & les engagement soient observés, & il n’y a pas d’article plus important, tant en justice civile que suivant la justice naturelle. Mais souvent l’omission d’une circonstance minutieuse en elle-même suffit pour invalider un contrat au tribunal des hommes, qu’elle ne saurait invalider au tribunal de notre conscience pour me servir de l’expression des théologiens. Dans ce cas on suppose que la loi civile a seulement voulu donner plus de force au droit, & non pas le changer ; mais lorsque son but se dirige sur ce qui est juste conformément aux intérêts de la société, elle ne manque jamais, quand il le faut, de sacrifier le droit particulier : ce qui prouve clairement que l’origine de la justice & de la propriété, est celle que nous avons indiquée ci-dessus.
  14. Il est évident que la volonté ou le consentement seul ne suffisent point pour transférer le droit de la propriété, & ne sauroient produire l’obligation d’une promesse, il faut de plus que la volonté soit exprimée par des paroles ou par des signes, pour que l’acte deviennent obligatoire. La parole ayant été introduite pour exprimer notre volonté, elle devient bientôt la partie essentielle de la promesse, & un homme n'est pas moins obligé de tenir ses engagements, quand il y auroit eu en secret des intentions tout à fait contraires, & qu'il eût refusé son consentement tacite : mais quoique la parole constitue en plusieurs occasions l'obligation de la promesse, cette regle n'est cependant pas sans exception ; un l'homme qui emploieroit une expression qu’il n'entend point, & dont il ne sent pas les conséquences, ne seroit engagé à rien par-là ; & même lorsqu'il en connoît le sens, mais qu'il ne s'en est servi que pour rire, & avec des marques qui indiquent évidemment qu'il n’a point une intention sérieuse de sa lire, il ne pourroit être tenu à exécuter ce qu'il a promis ; car il faut que les paroles soit une expression précise de la volonté, & que cet expression ne soit point accompagnée de signes qui marquent le contraire. Cependant il ne faut pas non plus imaginer qu'un homme dont, d'après de certains signes, notre sagacité nous fait soupçonner la bonne foi, ne soit point tenu par sa promesse verbale ou par sa parole, lorsque nous l'avons acceptée ; il faut restreindre les cas d'exceptions à des signes d'une autre espèce que ceux de la fourberie. Il est aisé de rendre raison de toutes ses contradictions si l'on veut se souvenir que la justice n'a pour but que l'utilité de la société, il seroit impossible de les appliquer dans aucun autre système. On peut remarquer que les décisions de morale des Jésuites & des autres casuistes relâchés, sont fondées sur des distinctions & des subtilités de cette espèce qui, si nous nous en rapportons à Bayle, viennent moins de la corruption du cœur que de l’habitude des chicanes scolastiques. Pourquoi c’est casuistique ont-ils excité tant d’indignation parmi les hommes ? c’est parce qu’on a senti que la société ne pourroit subsister, si de telles pratiques venoit de s’introduire, est qu’il est plus essentiel encore que la morale soit traité convenablement au bien public qu’avec toute la rigueur hélas précision philosophique. Chacun ses 10, ou sera notre sûreté, si la direction secrète de l’intention suffit pour invalider un contrat ? Cependant un métaphysicien scolastique pourra fournir avec quelques apparences, que puisque notre attentions est nécessaire de nos engagements, dès qu’elle ne s’y trouve. il ne peut y avoir deux obligations solides : les subtilités les casuistes ne sont trois ans cela plus grande que celle des jurisconsultes dont nous avons parlé plus haut. Mois elle son pernicieuse, au lieu que les autres sont innocentes & nécessaire, & voilà pourquoi ils font une impression aussi différentes dans l’esprit du public.
  15. La raison que Platon oppose aux objections que l’on pourroit faire contre la communauté des femmes, qu’il établit dans sa république imaginaire, se réduit à ce que : ce qui est utile est honnête, & que ce qui est inutile est honteux. V. Plato de Republ. lib. V. Cette maxime est indubitable lorsqu’il s’agit de l’utilité publique, c’est ce que Platon veut dire, Et en effet à quoi peuvent mener toutes les idées de chasteté & de pudeur ? nisi utile est quod facimus frustra est gloria, dit Phedre. Plutarque dit la même chose dans son traité de la pudeur vicieuse. Rien de ce qui est nuisible n’est louable. Les Stoïciens étoient aussi de ce sentiment : Voyez Sextus Empiricus, lib. III, cap. 20.
  16. Toutes ces loix ont pour premier objet la génération ; cependant les femmes qui ont passé l’âge de faire des enfans, n’en sont pas plus dispensées que celles qui sont dans la fleur de la jeunesse. Souvent des maximes générales sont étendues au-delà des bornes du principe qui y donne lieu, c’est au goût & au sentiment à décider. Si les vieilles femmes pouvoient renoncer à la chasteté, leur exemple deviendroit bientôt pernicieux pour les jeunes, qui seroient nécessairement portées à anticiper sur le tems qui leur devroit procurer cette liberté, & qui concevroient des idées trop légères d’un devoir si nécessaire à la société.
  17. Les loix de la commodité veulent que la voiture la moins chargée cede à celle qui l’est d’avantage, & entre les voitures de la même espece, que celle qui est vuide cede à celle qui a du monde ; celles qui vont à la capitale ont le pas sur celles qui en sortent, & cela paroît fondé sur le rang qu’occupe une grande ville, & par la préférence que l’avenir doit avoir sur le passé. Par la même raison, entre gens qui vont à pied, la main droite donne à un homme la prérogative de se ranger du côté du mur, & prévient chez nous les disputes & les coups de poings dont les gens tranquilles ne s’accommodent gueres.
  18. De ce qu’un objet inanimé peut être utile aussi bien qu’un homme, il ne s’ensuit point que cet objet mérite pour cela d’être appellé vertueux. Les sentimens qu’excite l’utilité de ces deux objets, sont très-différens, l’un est mêlé d’affection, d’estime, d’approbation, &c. dans l’autre, il ne se trouve rien de tout cela. Pareillement un objet inanimé peut-être comme la figure humaine d’une belle couleur, d’une proportion admirable sans que nous en devenions amoureux pour cela ? Il y a une infinité de passions & de sentimens dont, suivant la constitution primitive de la nature, les êtres pensans & raisonnables peuvent seuls être L’objet ; & l’on tenteroit en vain de les produire, en douant un être insensible & inanimé des qualités qui les ont fait naître. Il est vrai que l’on appelle quelquefois vertus les qualités bienfaisantes des plantes & des minéraux, mais cette dénomination n’est due qu’au caprice du langage auquel on ne doit pas avoir égard quand on raisonne ; car quoique l’on accorde une espece d’approbation aux objets inanimés lorsqu’ils sont utiles, ce sentiment est pourtant si foible, & si différent de celui qu’on éprouve, par exemple, pour des magistrats, pour des hommes en place bienfaisans, qu’il ne doit point être exprimé par le même terme. Un léger déplacement suffit quelquefois pour changer notre sentiment pour une chose qui conserve d’ailleurs toutes ses qualités. Ainsi la beauté que nous admirons dans un sexe transférée à un autre, n’excite plus de sensation agréable, à moins que la nature & les moeurs ne fussent extrêmement corrompues.
  19. Il est inutile de pousser nos recherches jusqu’à examiner pourquoi nous avons de l’humanité ou de la compassion pour les autres, il suffit que l’expérience prouve que c’est un sentiment de la nature humaine. Il est un point où il faut s’arrêter dans la recherche des causes, & dans chaque science il y a des principes au-delà desquels on n’en trouve point de plus généraux. Il n’y a point d’homme qui soit entiérement indifférent au bonheur ou à l’infortune des autres, l’un nous donne de la joie, l’autre nous cause du déplaisir : & tout homme éprouve ces sentimens en lui-même. Il est difficile d’imaginer que ces principes puissent être réduits en principes plus simples & plus universels quelque peine qu’on se donne pour y parvenir, & quand la chose seroit possible, cela ne seroit rien à notre sujet. Nous pouvons en sûreté regarder ces principes comme fondamentaux, & nous serons bien contens si nous pouvons exposer clairement les conséquences qui en découlent.
  20. Decentior equus cujus astricta sunt ilia ; sed idem velocior. Pulcker aspectu sit Athleta, cujus lacertos exercitatio expressit ; idem certamini paratior. Nunquam enim species ab utilitate dividitur, Sed hoc quidem discernere modici judicii est. Quintilian. Inst. lib. VIII, cap. 3.
  21. À proportion du rang qu’un homme occupe, nous nous croyons en droit d’attendre de lui un degré de bonté plus ou moins grand, & lorsque nous sommes trompés dans nos espérances, nous le blâmons de son inutilité, & nous le censurons encore plus quand sa conduite est mauvaise ou nuisible. Lorsque les intérêts d’un pays sont compromis avec ceux d’un autre, nous jugeons du mérite d’un homme d’état par le bien ou le mal qui revient à sa patrie de sa conduite & de ses conseils, sans avoir égard au mal qu’il fait à nos ennemis ; ses concitoyens sont l’objet dont on s’occupe, qui fait décider de son mérite, & comme la nature a gravé dans le cœur de tout homme un attachement très-fort pour sa patrie, nous ne songeons gueres aux autres nations, lorsque leurs intérêts sont en concurrence avec les nôtres : ajoutez à cela que nous trouvons qu’un homme travaille plus efficacement au bonheur de l’humanité en s’occupant du bien de la société dont il est membre, que lorsqu’il se livre à des vues vagues & indéterminées dont il ne peut résulter aucun bien, faute d’un objet précis à qui elles puissent convenir.
  22. C’est pour cette raison que dans nos jugemens nous n’avons égard qu’au but où tendent les actions & les caracteres, quoique dans le fond on ne peut s’empêcher d’accorder plus d’estime à un homme que son état met à portée de rendre sa vertu réellement utile à la société, qu’à un autre qui ne peut montrer ses vertus sociales que par de bonnes intentions & par des sentimens de bienveillance. En distinguant, par un effort d’esprit qui n’est point difficile, le caractere de l’état, nous trouverons ces deux hommes égaux en mérite, & nous leur accorderons le même tribut de louanges. C’est le raisonnement qui corrige ou s’efforce de rectifier les apparences, mais il ne peut l’emporter entiérement sur le sentiment. Pourquoi dit-on qu’un pêcher est meilleur qu’un autre, si ce n’est parce qu’il produit de meilleures pêches ? N’en feroit-on pas le même éloge, quand même des insectes auroient détruit son fruit avant son point de maturité ? En morale ne nous dit-on pas qu’il faut juger de l’arbre par ses fruits ? Et dans l’un & l’autre cas ne nous est-il point aisé de distinguer entre ce qui est naturel & ce qui est accidentel ?
  23. La nature a voulu très-sagement que des liaisons particulieres l’emportassent communément sur les considérations générales, sans cela nos affections & nos actions se perdroient faute d’avoir un objet déterminé. C’est ainsi qu’un bienfait reçu par nous-mêmes ou par nos proches, excite en nous des sentimens plus vifs d’amour & d’admiration, qu’un bienfait plus grand mais qui a pour objet une nation éloignée. Cependant dans ces cas la réflexion nous aide à corriger la défectuosité de ces sentimens, en nous montrant un modele général de vice & de vertu formé principalement d’après les maximes de l’utilité générale.
  24. Le mot orgueil se prend communément en mauvaise part, cependant ce sentiment en lui-même paroît indifférent & peut être bon ou mauvais, suivant qu’il est bien ou mal dirigé, & suivant les circonstances qui l’accompagnent. Les François rendent ce mot par amour-propre ; mais comme ils emploient le même mot pour exprimer l’amour de soi-même aussi-bien que la vanité, il en résulte une grande confusion de termes dans la Rochefoucault & dans plusieurs de leurs moralistes.
  25. Il me paroît que dans notre langue le courage, la tempérance, l’industrie, la frugalité, &c. sont appellées vertus, du moins dans le langage ordinaire, mais lorsqu’on dit qu’un homme est vertueux, on veut principalement caractériser ses qualités sociales. Il n’est pas nécessaire dans un discours moral & philosophique de faire attention à toutes ces bizarreries de la langue, qui peuvent varier avec ses différentes dialectes & ses différentes époques ; les sentimens des hommes étant plus importans & moins sujets à varier, méritent un peu plus nos spéculations ; cependant on peut remarquer en passant, que dès que l’on parle des vertus sociales, cette distinction suppose qu’il y a des vertus d’une autre nature.
  26. L’amour & l’estime sont presque la même passion, & partent des mêmes causes ; les qualités qui les produisent toutes deux sont de la nature de celles qui inspirent du plaisir. Mais lorsque ce plaisir est austere & sérieux, lorsque son objet est grand & qu’il cause une forte impression, lorsqu’il produit en nous du respect & un sentiment d’humilité, dans tous ces cas, la passion qui naît de ce plaisir s’appelle plus particuliérement estime d’amour. Les deux sentimens sont accompagnés de bienveillance, elle est cependant plus étroitement liée avec l’amour qu’avec l’autre. Il paroit qu’il entre plus d’orgueil dans le mépris que d’humilité dans l’estime. Pour peu qu’on réfléchisse sur les passion, il est aisé d’en sentir la raison. Tous ces mélanges & toutes ces combinaisons de différens sentimens sont un sujet très-intéressant de spéculation, mais ils ne tiennent point à celui que nous traitons. Dans le cours de cette recherche nous considérons en général les qualités qui méritent la louange ou le blâme, sans entrer dans toutes les différences minutieuses des sentimens qu’elles excitent. Il est évident que l’on a de l’aversion pour tout ce qu’on méprise, aussi bien que pour tout ce qu’on hait, & nous ne voulons point entrer dans des réflexions plus compliquées. Les sciences morales paroissent toujours abstraites au commun des lecteurs, quelques précautions que l’on prenne pour les débarrasser de spéculations inutiles, & pour les mettre à la portée de tout le monde.
  27. Virtue (for mere good-nature is a fool)
    Is sense and spirit, with humanity.
    Art of preserving health. Book IV.
  28. Voyez Livre 21, chap. 4.
  29. Voyez Platon dans son Menon, Seneque de otia chap. 31. Horace dit, Virtutem doctrina paret, naturans donnet. Livre I, Epist. 18.
  30. On pourroit dire hardiment qu’il n’y a point de créature humaine à qui la vue du bonheur n’inspire de plaisir, & à qui la vue de l’infortune ne cause du déplaisir, à moins qu’elle ne soit possédée par le ressentiment & par l’envie. D’ailleurs, ce sentiment paroît inséparable de notre être, mais il n’y a que les ames généreuses qu’il pousse à chercher avec ardeur le bonheur des autres, & à qui il inspire une passion réelle pour leur félicité. Chez les hommes d’une ame rétrécie & commune, cette sympathie ne va point au-delà d’un foible mouvement de l’imagination, qui sert seulement à exciter en eux des sentimens d’approbation ou de blâme, & qui fait qu’ils donnent à un objet des dénominations honorables ou infamantes. Un avare louera l’industrie & la frugalité même dans les autres, & il les regardera comme fort au-dessus de toutes les autres vertus ; il connoît le bien qui en résulte, il sent cette espece de bonheur plus vivement que tout autre dont on pourroit lui faire la peinture, malgré cela il ne donneroit peut-être pas un écu pour faire la fortune de l’homme industrieux dont il fait tant de cas.
  31. Fuit in illo ingenium, ratio, memoria, littera, cura, cogitatio, diligentia, &c. Philippe. 2.
  32. Voyez Diodore de Sicile, liv. XV. Nous allons donner le portrait d’Epaminondas tel que cet historien nous l’a transmis, pour montrer les idées que l’on avoit du parfait mérite dans ces tems reculés. «Dans les autres hommes illustres, dit-il, on trouvera que chacun d’eux possédoit quelque qualité éclatante, sur laquelle sa réputation s’étoit établie, mais toutes les vertus étoient réunies dans Epaminondas ; la force du corps, l’éloquence, la vigueur d’esprit, le mépris des richesses, la douceur du caractere, & ce qui mérite sur-tout d’être estimé, le courage & la prudence dans la guerre.»
  33. Cum alacribus, saltu ; cum velocibus, cursu ; cum validis rectè certabat. Sallust. apud Veger.
  34. Tous les hommes sont également sujets à la douleur & à la maladie, & tous peuvent se rétablir & recouvrer la santé. Comme ces circonstances ne mettent point de distinction entre un homme & un autre, elles ne sont point une source d’orgueil ou d’humilité, d’estime ou de blâme. Mais quand nous nous regardons quelquefois comme des êtres d’un ordre supérieur, nous sommes humiliés de nous voir sujets à tant d’infirmités, & les théologiens se servent de cette considération pour réprimer notre vanité & notre orgueil, ils réussiroient encore mieux si nous n’étions portés naturellement à nous comparer entre nous les uns aux autres. Les infirmités de la vieillesse sont mortifiantes, parce qu’on peut les comparer avec la vigueur de la jeunesse. On cache avec soin les écrouelles ; parce que ce mal peut être gagné par les autres, & par notre postérité. Il en est de même des maux qui excitent du dégoût, & qui présentent des images hideuses.
  35. Il y a quelque chose de fort extraordinaire, ce qui paroit inexplicable dans la marche & la succession des passions que produisent en nous la fortune & la situation des autres. Souvent leur avancement & leur prospérité excitent notre envie, sentiment mêlé de beaucoup de haine, & qui vient principalement de la comparaison que nous faisons de nous-mêmes à un autre. Dans le même instant, ou du moins après un intervalle très-court, nous pouvons sentir du respect qui est une sorte d’affection ou de bienveillance, mêlée d’un sentiment d’humilités Dans un autre cas les malheurs de nos semblables excitent souvent notre pitié, sentiment mêlé de beaucoup de bienveillance, mais qui a aussi beaucoup d’affinité avec le mépris, qui est une espece d’aversion mêlée d’orgueil. Je ne fais remarquer ces phénomenes que pour offrir des objets aux spéculations de ceux qui font des recherches sur la morale. Il suffit, quant à présent, d’observer en général que le pouvoir & les richesses s’attirent communément du respect, que la pauvreté & la bassesse excitent le mépris, quoique des considérations particulieres & des circonstances accidentelles puissent quelquefois y joindre l’envie ou la pitié.
  36. Il n’y a personne qui dans de certaines occasions ne soit obsédé de passions désagréables, telles que la crainte, la colère, l'abbattement, la douleur, l'inquiétude, &c. mais comme elles sont passageres & quelquefois universelles elles ne mettent point de différence entre un homme & un autre, & ne peuvent par conséquent être un objet d’aversion. C’est lorsqu’on est continuellement sujet à une de ces passions désagréables, qu’elle devient une tache dans le caractere, & qu’en fatigant le spectateur elle éprouve sa censure.
  37. Traité du sublime, chap. 9.
  38. La confidente de Médée, dans la tragédie de ce nom, lui recommande la prudence & la soumission, & après avoir fait à sa maîtresse l’énumération de tous les malheurs qui la menacent, elle lui demande ce qu’elle peut opposer à tant d’ennemis ; moi, replique-t’elle, moi, dit-je c’est assez : Boileau regarde avec raison cette réponse comme un exemple vraiment sublime.
  39. Plutarque dans la vie de Phocion.
  40. Voyez Tacite, livre III. Cet auteur dit : Laniata reste, fœdum spectaculum ducebatur, multis increpantibus, nullo illacrimante : deformitas exitus misericordiam abstuleras. Pour entrer dans cette façon de penser, il faut avoir égard aux maximes des anciens qui défendoient de prolonger sa vie au-delà du déshonneur, & comme selon eux on avoit droit d’en disposer, c’étoit un devoir de s’en priver.
  41. L’absence seule d’une vertu peut devenir souvent un vice très-odieux, c’est le cas de l’ingratitude & de la bassesse. Lorsque nous nous attendons à trouver de la beauté, nous ne pouvons être frustrés dans notre attente, sans déplaisir, & cette absence a l’effet d’une difformité réelle. Un caractere bas & rampant est encore dégoûtant & méprisable sous un autre point de vue. Quand un homme ne sent point lui-même ce qu’il vaut, nous ne sommes point tentés de l’estimer plus qu’il ne fait lui-même, & si le même homme qui rampe devant ses supérieurs est insolent envers ses inférieurs, comme cela arrive assez souvent, cette contrariété dans sa conduite, au-lieu d’effacer en nous le souvenir du premier de ces vices, ne fait que le rendre plus haïssable, en y ajoutant un vice plus odieux encore. Voyez la section VIII.
  42. Suivant cet auteur, les fils des gentilshommes, aussi-tôt qu’ils sont en état de porter les arme, s’associent trois ou quatre spadassins qu’on nomme Kern, avec lesquels ils parcourent le pays : ils emportent avec eux de quoi se nourrir, & cherchent les occasions de se faire de mauvaises affaires. Lorsque cela est su, on les regarde comme des gens de mérite & de courage.
  43. Il est difficile de blâmer la gaîté, même poussée à l’excès, à moins que ce ne fût cette joie dissolue, qui n’a point d’objet, qui dégénere en folie, & produit le dégoût.
  44. On définit la vertu une qualité de l’ame agréable, qui s’attire l’approbation de tous ceux qui la contemplent. Il y a des qualités qui ne donnent du plaisir que par la réflexion qu’elles sont utiles à la société, ou bien qu’elles sont utiles ou agréables à la personne qui les possede ; mais d’autres produisent ce plaisir plus immédiatement. Ce sont ces dernieres que nous allons considérer.
  45. Les hommes, quoi qu’en dise Aristote, sont portés à s’estimer plutôt au-dessus qu’au-dessous de leur valeur, & voilà pourquoi il est si aisé de nous blesser en portant trop loin l’estime de soi-même, au-lieu que nous avons une indulgence particuliere pour tout ce qui annonce de la modestie ou de la défiance de son propre mérite ; nous trouvons beaucoup moins d’inconvénient à cet excès-là. C’est ainsi que, dans les pays où tous les hommes sont sujets à devenir d’une grosseur excessive, on fait confiner la beauté dans une taille fine, beaucoup plus que dans les pays où ce défaut n’est pas commun. Les hommes étant frappés par de fréquent exemples d’un genre de difformité, ne croient plus s’en pouvoir éloigner assez, & cherchent alors à se jeter dans l’extrémité opposée : de même s’il étoit permis de se louer soi-même, & si, suivant la maxime de Montagne, un homme pouvoit dire naïvement, je suis sensé, je suis savant, j’ai du courage, de la beauté, de l’esprit, comme nous le pensons souvent, on doit sentir que la société deviendroit insupportable par le déluge d’impertinences dont nous nous inonderions réciproquement. Voilà pourquoi l’usage a ordonné que personne ne feroit son propre éloge dans la société, & qu’on s’abstiendroit de trop parler de soi-même ; il n’y a qu’avec ses intimes amis, ou devant des philosophes qu’il est permis de se rendre justice. On ne blâme plus aujourd’hui la réponse du prince Maurice d’Orange, qui, lorsqu’on lui demanda qui étoit le plus grand général de son tems, répondit : le marquis de Spinola est le second. L’éloge qu’il se donnoit ainsi lui-même eût été plus choquant s’il n’avoit su le déguiser. Il faudroit être bien borné pour s’imaginer que l’on doit prendre à la lettre toutes les marques de déférence mutuelle, & qu’un homme qui ignoreroit son mérite & ses bonnes qualités, en seroit plus estimable. On regarde favorablement, sur-tout dans les jeunes gens, le plus léger penchant vers la modestie même dans les sentimens intérieurs, mais on exige que ce penchant se montre dans la conduite extérieure ; cela n’exclut point la grandeur d’ame & une noble fierté que l’on peut faire paroître dans toute sa force, lorsqu’on est calomnié ou opprimé injustement. L’obstination généreuse de Socrate, comme Cicéron l’appelle, a mérité les éloges de tous les siecles, & lorsqu’elle est jointe à la modestie d’une conduite simple, elle nous présente le caractere le plus élevé. Iphicrate, général des Athéniens, étant accusé d’avoir trahi les intérêts de sa patrie, dit à son accusateur : auriez-vous en pareil cas été capable de ce crime ? Nullement, répondit son ennemi. Comment, réplique le héros, pouvez-vous donc imaginer qu’Iphicrate en soit coupable ? Voyez Quintilien, liv. V. chap. 12. En un mot, la grandeur d’ame & une noble estime de soi-même, lorsqu’elle est fondée, convenablement déguisée, & soutenue avec fermeté, est une très-grande vertu ; elle semble recevoir son prix de son élévation, & du plaisir qu’elle cause à celui qui la possede. Dans les hommes ordinaires, nous approuvons le penchant à la modestie comme une qualité agréable aux autres. L’excès vicieux de la fierté, c’est-à-dire, l’insolence & la hauteur sont désagréables aux autres, l’excès de la modestie l’est pour celui qui la possede. Ces réflexions peuvent servir à fixer les limites de ces vertus.
  46. Utile, dulce.
  47. Qualités utiles aux autres.
  48. qualités utiles à la personne qui les possede.
  49. Qualités agréables aux autres.
  50. Qualités agréables à la personne qui les possede.
  51. Il paroît constaté par la raison & par l’expérience qu’un sauvage grossier & barbare regle principalement son amour & sa haine sur les idées d’utilité & d’injure particulières. Il n’a que de très-foibles notions d’un systême ou d’une regle générale de conduite. Il hait de tout son cœur l’homme qui se trouve vis-à-vis de lui dans un combat, non-seulement pour le moment présent, ce qui est inévitable, mais même pour toujours ; sa haine n’est satisfaite que lorsque sa vengeance l’a porté aux plus cruels excès. Nous, au contraire, qui sommes accoutumés à vivre en société, qui donnons plus d’étendue à nos réflexions, nous considérons que cet homme sert sa patrie, & la société dont il est membre, que nous en ferions tout autant à sa place ; qu’en général la société est fondée sur ces maximes ; ainsi par ces suppositions & ces vues nous modérons jusques à un certain point, la violence de nos passions particulieres, & quoique la plus grande partie de notre amitié ou de notre aversion continue à se régler sur des vues personnelles d’intérêt, nous ne laissons pas de rendre hommage aux regles générales qu’il est d’usage de respecter ; c’est ce que nous faisons lorsque nous cherchons à rendre odieuse la conduite de notre ennemi, en lui imputant de la méchanceté ou de l’injustice, par-là nous donnons un libre cours à celles de nos passions qui naissent de l’amour-propre ou de l’intérêt particulier ; lorsque le coeur est rempli de fureur, jamais il ne manque de prétextes de cette nature, ils sont quelquefois aussi frivoles & aussi ridicules que ceux qu’Horace met en usage, lorsqu’ayant été sur le point d’être écrasé par la chûte d’un arbre, il acuse de parricide celui qui l’avoit planté.
  52. Sect. I.
  53. Voyez l’addition II.
  54. Cette théorie sur l’origine de la propriété, & par conséquent de la justice, est en général la même que celle que Grotius a adoptée. Voici comment il s’exprime. Hinc discimus, quæ fuerit causa, ob quam a primæva communione rarum primo mobilium, deinde & immobilium, discessum est : nimirum quod cum non contenei homines vesci sponte natis, antra habitare, corpore nudo agere, aut corticibus arborum ferarumve pellibus vestito, vitæ genus exquisitius delegissent, industria opus fuit, quam singuli rebus singulis adhiberent : quo minus autem fructus in commune conferrentur, primum obstitit locorum, in quæ homines discesserunt, distantia, deinde justitiæ & amoris defectus, per quæ fiebat, ut nec in labore, nec in consumtione fructuum quæ debebat, æqualitas servaretur. Simul discimus, quo modo res in proprietatem iverint ; non animi actu solo, neque enim scire alii poterant, quid alii suum esse vellent, ut eo abstinerent, & idem velle plures poterant ; sed pacto quodam aut expresso, ut per divisionem, aut tacito, ut per occupationem. Vide de Jure belli & pacis lib. II, cap. 2, §. 2, art. 4 & 5.
  55. Le naturel peut être opposé à ce qui est inusité, merveilleux ou artificiel. Dans les deux premieres significations, il n’est pas douteux que la justice & la propriété ne soient des choses naturelles, mais comme elle supposent de la raison, de la prévoyance, du dessein, une union & une association, peut-être que l’on ne peut point à la rigueur leur appliquer la derniere signification. Si les hommes n’eussent point vécu en société jamais la propriété n’eût été connue, & jamais la justice & l’injustice n’eussent existé ; mais la raison & la prévoyance ont établi la société, qui ne subsisteroit pas sans elles. Les animaux d’un ordre inférieur, quand ils se rassemblent, sont guidés par un instinct qui leur tient lieu de raison. Au reste toutes ces choses ne sont que des disputes de mots.
  56. L’intérêt de la société exige absolument qu’il y ait une réparation ou une distinction entre les possessions, & que cette réparation soit fiable & constante ; voilà l’origine de la justice & de la propriété. Il est en général assez indifférent de savoir qu’elles sont les possessions assignées à des particuliers, ce sont souvent des vues de des considérations assez frivoles qui en décident ; nous allons en donner quelques exemples.
    Si une société se formoit entre des hommes indépendant les uns des autres, la regle la plus naturelle dont on conviendroit, seroit d’attacher la propriété à la possession actuelle, & de laisser à chacun son droit sur ce dont il jouiroit pour lors. Le rapport de possession, qui a lieu entre la personne & l’objet possédé, entraîne naturellement le rapport de propriété.
    Pour une raison semblable l’occupation ou la premiere possession dûrent être le fondement de la propriété.
    Lorsqu’un homme exerce à grande peine son industrie sur un objet qui n’appartenoit antérieurement à personne, s’il greffe ou taille un arbre, s’il cultive un champ, &c. les changemens qu’il opere mettent un rapport entre lui & cet objet, & nous engagent naturellement à le lui attribuer par un nouveau rapport que nous nommons propriété. Cette cause concourt ici avec l’utilité de la société, qui est intéressée à encourager le travail & l’industrie.
    Peut-être que l’humanité envers le possesseur concourt dans cet exemple avec les autres motifs, & nous porte à lui affiner la libre possession de ce qu’il a acquis par son travail & à la sueur de son front, dans l’espérance d’en jouir toujours. En effet, quoique l’humanité particuliere ne puisse pas être regardée comme l’origine de la justice, puisque cette derniere vertu se trouve si souvent en contradiction avec la premiere, cependant lorsque la loi de la possession constante & distincte a été une fois établie par les besoins indispensables de la société, l’humanité particuliere & la répugnance qu’on sent à faire tort à un autre, peuvent dans un cas singulier faire naître une regle particuliere de propriété.
    Je suis très-porté à croire que le droit de succession ou d’hérédité dépend beaucoup de la découverte de ces rapports, & que la relation d’un premier propriétaire faisant naître un rapport entre lui & l’objet possédé, est la raison pour laquelle la propriété est transportée à un autre homme, après la mort de son parent. Il est vrai que l’industrie est plus encouragée par le transport de la possession aux enfans ou aux plus proches parens, mais cette considération ne peut avoir lieu que dans une société déjà policée, tandis que le droit de succession a lieu même parmi les peuples les plus barbares.
    L’acquisition de la propriété par accession ne peut être expliquée qu’en recourant à des rapports ou à des connexions qui sont dans l’imagination.
    La propriété des rivières appartient suivant les loix de la plupart des nations, à ceux qui en possèdent les bords, on en excepte cependant les grandes rivières telles que le Rhin ou le Danube, qui paroissent être trop considérables pour pouvoir être jointes par accession à la propriété des terres qui les bordent. Cependant ces rivières mêmes sont regardées comme propres aux nations dont elles arrosent le territoire, parce qu’une nation entiere présente une idée assez grande pour y correspondre, & pour fonder la notion d’un tel rapport.
    Les accessions qui arrivent à un terrein qui est sur le bord d’une riviere, appartiennent à ce terrein, suivant les loix civiles, pourvu qu’elles se soient faites par ce que l’on nomme alluvion, c’est-à-dire peu-à-peu & imperceptiblement ; circonstances qui aident l’imagination à lier les objets.
    Lorsqu’une grande portion de terrein est arrachée subitement d’un des bords, & portée à un autre, elle n’appartient point à celui qui est propriétaire du terrein qui vient d’être accrû, jusqu’à ce qu’elle fasse corps avec ce terrein, & jusqu’à ce que les arbres y aient poussé des racines, avant cela l’imagination ne peut point encore les joindre suffisamment.
    En un mot il faut distinguer entre la nécessité de la distinction & de la perpétuité des possessions des hommes, & les regles qui assignent des objets particuliers à des personnes particulieres ; la premiere de ces nécessités est forte, naturelle & invincible, la derniere peut dépendre d’une utilité publique, plus frivole & plus légère, du sentiment de l’humanité particuliere, de la répugnance qu’on a à faire tort à un particulier, de loix positives, d’exemples antérieurs, d’analogies & de liaisons, ou d’un tour délié de l’imagination.
  57. Les loix d’Athenes permettoient à un homme d’épouser sa sœur du côté du pere. Les loix de Solon défendent aux esclaves le crime de pédérastie comme une chose trop noble pour des personnes si abjectes.
  58. Appian. de bello civili, lib. III. Suetonius in vitâ Cæsaris.
  59. Memorab. Socratis, lib. III.
  60. Les Grecs célébroient ces fêtes en l’honneur de Saturne ou du tems, comme les Romains. Voyez Lucien. Ep. Saturn.
  61. Plato Symp. pag. 182, de l’édition de Serranus.
  62. Voyez les Recherches, Sect. IV.
  63. Plutarch. de amore prolis, vers la fin.
  64. Horat. Epist. lib. I. Ep. 7, & Od. lib. I, Od. 3 Anacreoni. Od. 28. Pretrone regarde ces deux points comme des beautés.
  65. Tuscul. Quest. lib. 2.
  66. Orat. Demosth. in Onoretem.
  67. Il paroît que du tems des empereurs, les Romains étoient plus livrés aux intrigues & à la galanterie, que les Anglois ne le sont aujourd’hui, les femmes de qualité, pour retenir leurs amans, avoient imaginé un nom de reproche qu’on appliquoit à ceux qui n’étoient point délicats dans leurs amours ; elles les appeloient Ancillarioli. Voyez Seneca de beneste. Lib. I, cap. 9. Martial. Épig. Lib. 12. Ep. 58.
  68. Par le mot de galanterie on entend ici les attachemens amoureux, & non cette complaisance & cette déférence que l’on a en Angleterre pour les femmes, autant qu’en tout autre pays du monde.