« Page:Dostoïevski - Journal d’un ecrivain.djvu/282 » : différence entre les versions

La bibliothèque libre.
Loïc Mottier (discussion | contributions)
État de la page (Qualité des pages)État de la page (Qualité des pages)
-
Page corrigée
+
Page validée
Contenu (par transclusion) :Contenu (par transclusion) :
Ligne 1 : Ligne 1 :
l’exagération de la tendresse ; tout le monde veut être aimable et gai. On dirait que tout le bonheur de ce grand gaillard qui porte une rose à sa boutonnière consiste à égayer cette grosse dame de cinquante ans. Qu’est-ce qui le pousserait à s’empresser auprès d’elle sans cela. Pour moi, le principal c’est que le bon ton force à l’amabilité ; c’est déjà un résultat des plus importants. Pourquoi notre société a-t-elle rejeté tous les personnages de Byron, les Corsaires, les Childe Harolds, les Laras ? Parce qu’ils étaient de mauvais ton, méchants, impatients, et ne se souciaient que d’eux-mêmes. Des êtres pareils rompraient l’harmonie de bon ton, qui veut que l’on fasse au moins semblant de vivre tous les uns pour les autres. — Regardez : Voici qu’on apporte des fleurs, des bouquets pour les dames, des fleurs détachées pour 1es boutonnières des messieurs. Sont-elles belles, ces roses, ont-elles été assez soignées, travaillées, sont-elles assez bien assorties ! Jamais une fille des champs ne saura cueillir rien de pareil pour le jeune gars qu’elle aime. Ces roses seront vendues cinq ou dix pfennigs la pièce, parce que nous sommes encore dans le siècle de l’or et du lucre. Mais y a-t-il quelque chose de plus gracieux que d’apporter des fleurs à des malades ? Les fleurs, c’est l’espoir ! Toute la poésie de la vie est en elles avec tout le charme de la nature. Cela se vend aujourd’hui, cette idée charmante, de fleurir les souffrants ; quand toute la bonté naturelle sera revenue aux hommes, on se couronnera mutuellement de fleurs, gratuitement, rien que par amour les uns pour les autres. Pour mon compte, j’aime mieux tirer mon pfennig de ma poche et être quitte. C’est exiger beaucoup que demander l’amour universel. En attendant, nous avons le simulacre de l’âge d’or qui n’est pas notre siècle de l’or. Si vous êtes un homme d’imagination vous devez être content. Oui,la société moderne doit être encouragée, fût-ce au dépens de la masse des hommes. Elle produit le faste et le bon ton que le reste de l’humanité se refusera décidément à nous procurer. Ici on m’offre un tableau exquis, un tableau qui m’égaie, et la gaité se paye toujours. Écoutez et voyez : la musique retentit ; les hommes rient, les femmes sont parées.
l’exagération de la tendresse ; tout le monde veut être
aimable et gai. On dirait que tout le bonheur de ce grand
gaillard qui porte une rose à sa boutonnière consiste à égayer cette grosse dame de cinquante ans. Qu’est-ce qui le pousserait à s’empresser auprès d’elle sans cela. Pour moi, le principal c’est que le bon ton force à l’amabilité ; c’est déjà un résultat des plus importants. Pourquoi notre société a-t-elle rejeté tous les personnages de Byron, les Corsaires, les Childe Harolds, les Laras ? Parce qu’ils étaient de mauvais ton, méchants, impatients et ne se souciaient que d’eux-mêmes. Des êtres pareils rompraient
l’harmonie de bon ton, qui veut que l’on fasse au moins semblant de vivre tous les uns pour les autres. — Regardez : Voici qu’on apporte des fleurs, des bouquets pour les dames, des fleurs détachées pour 1es boutonnières des messieurs. Sont-elles belles, ces roses, ont-elles été assez soignées, travaillées, sont-elles assez bien
assorties ! Jamais une fille des champs ne saura cueillir rien de pareil pour le jeune gars qu’elle aime. Ces roses seront vendues cinq on dix pfennigs la pièce, parce que nous sommes encore dans le siècle de l’or et du lucre. Mais y a-t-il quelque chose de plus gracieux que d’apporter des fleurs à des malades ? Les fleurs, c’est l’espoir ! Toute la poésie de la vie est en elles avec tout le charme de la nature. Cela se vend aujourd’hui, cette idée charmante, de fleurir les souffrants ; quand toute la bonté naturelle sera revenue aux hommes, on se couronnera mutuellement de fleurs, gratuitement, rien que par amour les uns pour les autres. Pour mon compte, j’aime mieux tirer mon pfennig de ma poche et être quitte. C’est à exiger beaucoup que demander l’amour universel. En attendant, nous avons le simulacre de l’âge d’or qui n’est pas notre siècle de l’or. Si vous êtes un homme d’imagination vous devez être content. Oui,la société moderne doit être-encouragée, fût-ce au dépens de la masse des hommes. Elle produit le faste et le bon ton que le reste de l’humanité se refusera décidément à nous procurer. Ici on m’offre un tableau exquis, un tableau qui m’égaie, et la gaité se paye toujours. Écoutez et voyez : la musique retentit ; les hommes rient, les femmes sont parées.

Version du 11 janvier 2011 à 12:08

Cette page a été validée par deux contributeurs.
278
JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

l’exagération de la tendresse ; tout le monde veut être aimable et gai. On dirait que tout le bonheur de ce grand gaillard qui porte une rose à sa boutonnière consiste à égayer cette grosse dame de cinquante ans. Qu’est-ce qui le pousserait à s’empresser auprès d’elle sans cela. Pour moi, le principal c’est que le bon ton force à l’amabilité ; c’est déjà un résultat des plus importants. Pourquoi notre société a-t-elle rejeté tous les personnages de Byron, les Corsaires, les Childe Harolds, les Laras ? Parce qu’ils étaient de mauvais ton, méchants, impatients, et ne se souciaient que d’eux-mêmes. Des êtres pareils rompraient l’harmonie de bon ton, qui veut que l’on fasse au moins semblant de vivre tous les uns pour les autres. — Regardez : Voici qu’on apporte des fleurs, des bouquets pour les dames, des fleurs détachées pour 1es boutonnières des messieurs. Sont-elles belles, ces roses, ont-elles été assez soignées, travaillées, sont-elles assez bien assorties ! Jamais une fille des champs ne saura cueillir rien de pareil pour le jeune gars qu’elle aime. Ces roses seront vendues cinq ou dix pfennigs la pièce, parce que nous sommes encore dans le siècle de l’or et du lucre. Mais y a-t-il quelque chose de plus gracieux que d’apporter des fleurs à des malades ? Les fleurs, c’est l’espoir ! Toute la poésie de la vie est en elles avec tout le charme de la nature. Cela se vend aujourd’hui, cette idée charmante, de fleurir les souffrants ; quand toute la bonté naturelle sera revenue aux hommes, on se couronnera mutuellement de fleurs, gratuitement, rien que par amour les uns pour les autres. Pour mon compte, j’aime mieux tirer mon pfennig de ma poche et être quitte. C’est exiger beaucoup que demander l’amour universel. En attendant, nous avons le simulacre de l’âge d’or qui n’est pas notre siècle de l’or. Si vous êtes un homme d’imagination vous devez être content. Oui,la société moderne doit être encouragée, fût-ce au dépens de la masse des hommes. Elle produit le faste et le bon ton que le reste de l’humanité se refusera décidément à nous procurer. Ici on m’offre un tableau exquis, un tableau qui m’égaie, et la gaité se paye toujours. Écoutez et voyez : la musique retentit ; les hommes rient, les femmes sont parées.