Une oubliée — Madame Cottin d’après sa correspondance/Texte entier

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UNE OUBLIÉE




MADAME COTTIN


D’APRÈS SA CORRESPONDANCE


PAR


ARNELLE


AVEC DEUX GRAVURES



PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE — 6°


1914

Tous droits réservés


UNE OUBLIÉE




MADAME COTTIN


D’APRÈS SA CORRESPONDANCE
MADAME COTTIN D’après un dessin de Chapelat, gravé par Migneret
MADAME COTTIN
D’après un dessin de Chapelat, gravé par Migneret



UNE OUBLIÉE




MADAME COTTIN


D’APRÈS SA CORRESPONDANCE


PAR


ARNELLE


AVEC DEUX GRAVURES



PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE — 6°


1914

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MME COTTIN D’APRÈS SA CORRESPONDANCE




I


Mme Cottin, depuis sa mort, n’a pas occupé l’opinion à l’égal de certaines de ses contemporaines à la fin du dix-huitième siècle ou au commencement du dix-neuvième ? Mme de Staël, Mme Roland, Mme d’Agoult (Daniel Stern), pour ne parler que des plus connues. Pis que cela, vers 1880, une grande partie de la jeunesse ignorait jusqu’à son nom, bien que ces jeunes gens et ces jeunes filles fussent censés avoir appris la littérature française.

Cependant il est question d’elle dans tous les dictionnaires biographiques, sans parler de divers articles de revues, dont le dernier date de 1888, et des notices de ses éditeurs. Mais, comme on ne la lit plus, ce n’est pas là qu’on aurait été la chercher. Nous n’allons d’ailleurs en citer que les principaux.

De ces éditions, il semble qu’il n’y ait presque rien des toutes premières, parues en 1798, 1800, 1802, 1805, 1806, qui probablement ne devaient pas être d’un grand nombre d’exemplaires. La plus ancienne, par Coignet, se trouve à la bibliothèque de l’Arsenal et n’a qu’un volume. Il y en a aussi dans quelques bibliothèques particulières.

Des notices accompagnant ses œuvres, les unes honnêtement ternes, comme celle de Petitot, dans l’édition Foucault de 1820, s’étendent surtout sur les ouvrages et disent peu de chose de la vie de l’auteur.

Auguis, dans son avant-propos de l’édition Dabo (1810), reproduit ensuite par Ménard et Davenne en 1824, n’en dit pas beaucoup plus ; mais il s’en sert comme prétexte pour se livrer à une foule de considérations personnelles, tout à fait étrangères au sujet : sur la politique du moment par exemple, dont Mme Cottin ne s’occupait pas. Elle avait eu assez des affaires publiques pendant la cruelle période qu’inaugurait l’année de son mariage et qui lui avait coûté le bonheur, dans la vie de son époux. De là, ce prétendu biographe passe aux diverses classes composant la société d’alors, et aux fonctionnaires dont Mme Cottin ne connaissait aucun. Au sortir du leurre égalitaire de la Révolution, le galon, le panache avaient repris leurs droits. Auguis nous trace, avec désinvolture, sur le monde officiel qui l’entoure, des portraits genre La Bruyère, mais cette fois en caricature. Après quoi, il revient à son héroïne durant quelques lignes consacrées à ses qualités de bonté, de douceur, de modestie, de charité inépuisable, à son talent d’écrivain qu’il admire sans réserve ; puis ce fantaisiste repart en considérations sur les motifs qui peuvent bien pousser une femme à devenir auteur. Tout à coup, voilà Homère et Ossian qui interviennent, on se demande pourquoi, si ce n’est pour nous faire connaître ce qu’il pense du barde Scandinave découvert ou inventé par Macpherson. Et il nous ramène aux femmes de plume du temps : Mme Necker, mère de Mme de Staël ; celle-ci dont il parle brièvement ; Mme de Beauharnais, Mme de Montesson, Mme de Flahaut, Mme d’Houdetot, et ne se permet qu’un rappel de la « divine Émilie » au travers d’un cruel portrait de Mme du Deffand. Le tout entremêlé d’appréciations manquant souvent de justesse, généralement démodées et sur un ton fort acerbe.

La plus intéressante de ces divagations, et cette fois s’appliquant à son objet, c’est le jugement de Mme de Genlis sur sa rivale, dans son livre l’Influence des femmes sur la littérature. La jalousie entre femmes de lettres ne date pas d’aujourd’hui, car celle-ci abîme Mme Cottin sans ménagement. Tout ce que la critique a de plus amer, elle l’emploie pour faire ressortir les défauts qu’elle a voulu trouver dans ses ouvrages.

« Claire d’Albe est sans intérêt, sans imagination, ni vraisemblance et d’une immoralité révoltante ; l’amour y est furieux et féroce. La vertueuse héroïne se livre sans pudeur à des emportements effrénés et criminels. La main d’une femme, quel que soit son âge, ne peut copier les scènes cyniques de cet adultère. La fausseté des sentiments peut seule en égaler l’indécence. Un homme même ne saurait transcrire la page infâme et dégoûtante qui suit un discours dont l’extravagance et l’impiété font toute l’énergie. Amélie Mansfield retombe dans ces mêmes défauts, l’héroïne est passionnée jusqu’à la fureur, le dénouement en est révoltant. Ce n’est pas peindre l’amour, c’est peindre la rage semblable à celle que les animaux féroces éprouvent dans une certaine saison de l’année. Mathilde est imitée d’autres romans[1]. Dans Elisabeth, l’esprit et les jolies phrases remplacent la sensibilité et jettent de la froideur sur l’ouvrage. »

Enfin, rien ne trouve grâce à ses yeux et voilà la pauvre Mme Cottin bien arrangée ; sa sévère critique n’y allait pas de main morte. Mais le plus amusant, ce sont les précautions par lesquelles Mme de Genlis prépare son public à accueillir le tombereau de pavés qu’elle va déverser sur la tête de l’infortunée. « Il serait fort difficile, dit-elle, de parler d’un auteur célèbre, mort depuis quelque temps et dont les partisans et amis vivent encore, si l’on manquait de droiture ou de courage, ou si l’on avait la faiblesse de craindre de ridicules interprétations et d’injustes ressentiments. On doit juger avec sévérité les ouvrages qui méritent d’être lus ; une critique réfléchie est un hommage, elle suppose une sorte de méditation qui seule est une marque d’estime et la critique même ajoute du poids aux éloges. »

Ainsi donc les romans de Mme Cottin méritent d’être lus… Sous cette plume dénigrante, ceci a sa valeur. On ne voit pas comment son blâme est une marque d’estime ; quant au courage, elle en avait certainement, car personne, à cette époque, ne partageait sa malveillance pour des livres qui enthousiasmaient les contemporains. Un semblant d’éloge arrive cependant : « Les derniers ouvrages de Mme Cottin sont infiniment supérieurs à tous ceux des romanciers français, sans en excepter ceux de Marivaux, et moins encore les ennuyeux et volumineux ouvrages de l’abbé Prévost. » Elle ne parle pas des siens, non pas tant par modestie, sentiment qui lui était inconnu, que parce qu’elle aspirait moins au titre de romancière, qu’à celui d’éducatrice, dont elle avait toute la pédanterie. Mais du moment qu’elle trouve Mme Cottin supérieure à Marivaux et ses héroïnes au-dessus de l’immortelle Manon, voilà sa victime vengée : son ennemie ne croyait pas lui faire la part si belle.

Lady Morgan[2] en parle dans sa relation de voyage intitulée La France en 1816. Un accident de voiture l’ayant forcée à s’arrêter non loin de l’habitation de Mme Cottin aux environs de Paris, elle voulut interroger les gens du pays sur cette illustration littéraire ayant séjourné parmi eux. Elle se désola en constatant que, neuf ans à peine après sa mort, ces paysans ignoraient qu’ « une dame qui travaillait beaucoup » eut jamais possédé « un château » dans le voisinage. Elle était donc la seule à le savoir. « Une demeure qui a été consacrée par la présence du génie, palais ou chaumière, écrit-elle, est un temple que l’esprit et l’imagination ne doivent contempler qu’avec respect. » Cet incident, raconté dans le style pompeux de l’époque, est d’ailleurs, peut-être, un produit de sa propre imagination, car ce voyage est rempli d’inexactitudes et le « château » n’était qu’une simple maison dans le bourg.

Lady Morgan en faisait à lord Byron un récit qui le frappa ; elle y ajoutait : « Dépourvue de beauté, Mme Cottin inspira deux passions ardentes et fatales. Son jeune parent M. D*** [3] se tua d’un coup de pistolet dans son jardin, et son rival sexagénaire M*** [4] s’empoisonna de honte d’éprouver un amour sans espérance qui ne convenait pas à son âge… J’apprends de M. Venès [5] que Mme Cottin était une blonde inclinant vers le roux. »

Il y a eu une Notice historique sur la vie et les écrits de Mme Cottin, parue à Paris en 1818. Il n’en a été tiré que vingt-cinq exemplaires, pour être offerts aux amis de l’auteur.

Didot et Michaud, dans leurs biographies générales, ont donné peu de détails sur sa vie, beaucoup sur ses œuvres.

Les articles de revues nous en disent davantage, grâce à des lettres retrouvées. C’est là qu’on peut suivre l’aimable romancière dans ses sentiments personnels et sa vie intime. Le talent d’épistolière ne le cédait en rien, chez elle, à celui de l’auteur : il l’emportait même, car il était plus simple.

Les premières lettres dont on a eu connaissance et les plus importantes par l’émotion qui les a dictées, ont paru dans la Revue de Paris en 1830. Henri de Latouche les a reproduites dans un article intitulé : Lettres inédites de Mme Cottin. Cet amant grinchu de la douce Marceline Desbordes-Valmore, n’aime pas les femmes écrivains, ce qui n’était pas très aimable pour son amie la poétesse. Prenant sans doute prétexte des scrupules que Mme Cottin exprime à ce sujet dans la préface de son premier livre et sur lesquels revient une des héroïnes de Malvina : « Une femme, dit-il, qui consent à peindre au lieu d’inspirer abdique un empire. C’est devenir prêtre quand on est dieu. La publicité est un triomphe obtenu sur la pudeur, qui effarouche même l’amitié. L’amour s’accoutume rarement aux yeux rougis de veilles et aux doigts tachés d’encre. Même spirituelles et jolies, elles ne sont pas aimées, peut-être même pas désirées. Quand le cœur d’une femme s’est trahi sur le papier, quand il n’est plus un mystère dont on puisse espérer être seul possesseur, où est le prix de sa conquête ? Ces idées de célébrité féminine ont vieilli depuis Sapho, mais les philosophes comprennent le rôle de Phaon. Qui sait si, pendant qu’il était sourd aux déclarations publiques de la dixième muse, il n’aimait pas en secret quelque grisette de Mytilène ou de Samos… Rivarol aima une couturière dont il disait : « Elle a le goût d’un bon fruit et l’esprit d’une rose. » Beaucoup prennent leur esprit pour du talent et la vanité des éloges pour la gloire. Quelques-unes subissent un véritable instinct. Mme de Sévigné traçait à son insu des pages immortelles, et Mme Deshoulières n’échafaudait des tragédies que pour l’applaudissement du parterre. »

Nous avons bien changé tout cela, et ces impressions ont vieilli depuis Latouche, bien qu’on ne saurait affirmer qu’il n’y ait plus d’hommes de nos jours qui pensent de même. Les femmes de lettres ne seraient pas légion comme en ce moment, si elles avaient dû abdiquer leur charme, leur attirance, leur féminité, en un mot renoncer à l’amour, au désir ; il semble au contraire qu’elles l’inspirent d’autant plus.

Latouche concède toutefois à Mme Cottin qu’elle était née poète. Il en reproduit les lettres les plus touchantes et les plus belles, que nous donnerons dans l’autre partie de cet ouvrage. Il termine par l’inévitable comparaison avec Mme de Staël « qui était un homme et un grand homme ». Il montre « la dissemblance de leur manière d’artiste dans l’emploi des caractères de femme et les moyens d’émouvoir le drame. La première ne fait jamais succomber ses héroïnes, la seconde toujours ». Contrairement à d’autres biographes, et sans tenir compte qu’elles lui ont été fournies par l’historien des Croisades, il juge que : « Ses esquisses sur les Croisades sont infidèles aux couleurs historiques. Pas plus cependant que les écrits du dix-huitième siècle et ceux des maîtres longtemps cités pour exemple. Malek Adel est tout aussi turc qu’Orosmane ; seulement, l’auteur resta étranger à l’intuition de ces sortes d’études. Mais si, dans la correspondance intime, au milieu d’épanchements secrets, on retrouve tout l’éclat d’un style pur, tout le talent d’un écrivain de l’école de Rousseau, nombreux comme lui, un peu redondant, habile à rendre avec chasteté les émotions les plus passionnées, d’une clarté, d’une correction infaillible, on a la preuve d’un talent involontaire. »

Garay de Monglave, dans le Dictionnaire de la Conversation, revient sur cette question de convenance ou d’impropriété pour une femme, de s’adonner aux lettres. Il cite Montaigne, La Bruyère, Boileau, J.-J. Rousseau, lançant des anathèmes sur la femme auteur. « Toute femme bel esprit est le fléau de son mari, de ses enfants, de tout le monde. Toute fille lettrée restera fille toute sa vie, tant qu’il y aura des hommes sensés sur la terre. » On reconnaît là la justesse de vue du philosophe de Genève et sa longue portée. Que dirait-il à cette heure ? Sans doute que les hommes sont fous…

Garay de Monglave n’est pourtant pas de cet avis. Il trouve que les femmes aujourd’hui sont propres à tout, excellent dans tout : les rangs des amis des lettres et des beaux-arts leur sont ouverts avec empressement ». Et il loue sincèrement les œuvres de Mme Cottin. Sa biographie est d’ailleurs l’une des mieux faites, et ses appréciations sont plus intéressantes que d’autres.

« Peut-être, dit-il, ses héroïnes ont-elles trop de sensibilité, mais l’auteur fait ressortir des caractères et non des portraits de fantaisie dont les autres auteurs sont si prodigues… Ces tableaux ne peuvent être d’une femme dont le cœur n’a pas éprouvé ce qu’elle sait si bien peindre… Indulgente aux défauts des autres, elle évitait ce qui pouvait leur déplaire. Elle se trouvait bien avec des gens médiocres et ne s’apercevait même pas de sa supériorité ; si elle l’avait aperçue, elle en aurait été embarrassée. Bonne et sensible, elle parlait peu et écoutait rarement ; distraite, préoccupée, elle était toujours seule au milieu d’un cercle nombreux ; mais, dans les réunions d’amis, son regard s’animait, sa parole devenait énergique ; on retrouvait l’éloquence du cœur et la sensibilité qui font le charme de ses écrits. »

En 1840, parut, encore dans la Revue de Paris, un article de Desalle Régis intitulé Madame Cottin. Voici comment il l’apprécie : « Une femme qui a écrit comme elle a pensé et senti ; qui a senti et pensé comme elle a vécu ; en qui tout fut naturel, spontané, vrai, abondant et qui ne puisa jamais qu’au dedans d’elle-même la substance de son œuvre. Je ne sais pas de plus complète harmonie entre les fictions d’un écrivain et les sentiments, les émotions intimes, les mobiles constants, tout le caractère en un mot de sa propre vie. Cette vie fut un roman comme tout ce que l’auteur écrivit, mais un roman calme, reposé, chastement mélancolique, tout en dedans, sans aventures ni péripéties extérieures. Et si par là elle contraste avec les scènes émouvantes, les orages profonds des créations littéraires qui couvèrent sous son aile, c’est que toujours son imagination renchérit sur les instincts de l’âme. Elle offre ce rare exemple d’un écrivain prenant au sérieux, et jusqu’à l’illusion la plus complète, toutes les joies, les douleurs, les larmes, les vertus et jusqu’aux faiblesses mêmes, réalisées et embellies par son pinceau… Elle est visiblement sous l’influence du génie de Rousseau.

« Son style est sans art, incorrect. Son mauvais moule classique, guindé, solennel, prétentieux, conforme au mauvais goût de l’époque, est racheté par l’abondance, la chaleur, la grâce, l’énergie. »

À la suite de cette appréciation si élogieuse, et dont la critique ne porte que sur la forme, celui qui écrit ces lignes donne, sur la vie de Mme Cottin, de courts détails plus exacts que ceux des autres biographes et parle de son amour pour le philosophe Azaïs.

Le Plutarque français de 1861 publie sur Mme Cottin une étude par Alissan du Chazet, commençant par une biographie inexacte. Il dit ensuite qu’elle a eu une destinée contraire à ses goûts et opposée à ses principes. Sa célébrité est une bizarrerie de sa vie plutôt qu’une inconséquence de son esprit ». Il eût peut-être été plus juste de dire que sa destinée était d’être célèbre malgré elle. Contrairement à Dessalle Régis, il loue son style varié, son instinct poétique, ses descriptions pittoresques. « C’était une enchanteresse par son âme affectueuse et tendre, sa grâce piquante et naïve et son esprit sans art. Les sentiments les plus doux et les plus purs la rendaient irrésistible. » Deux lettres suivent de Mme Cottin pendant son séjour en Italie, l’une sur Isola Bella, l’autre sur Venise.

Il ajoute : « Des quatre femmes de cette époque, au talent supérieur, Souza, Genlis, Staël et Cottin, ayant écrit des romans ingénieux et passionnés, Mme de Genlis est dramatique et pittoresque[6] ; Mme de Souza[7] un modèle de grâce, de goût et de vérité dans la peinture de la vie des classes élevées ; Mme de Staël[8] vise à l’effet, ses expressions neuves et énergiques sont inégales, à force de génie, elle a cru pouvoir se passer de goût, ses écrits sont virils. Les romans de Mme Cottin sont d’une femme qui unit l’attrait de la vertu à la sensibilité. Genlis fait réfléchir, Staël penser, Souza sourire, Cottin rêver et pleurer. »

Cet article est accompagné du portrait de Mme Cottin, gravé par Chasselat et dessiné par Migneret.

François Soubies, une des gloires de Bagnères-de-Bigorre comme avocat, préfet des Hautes-Pyrénées en 1848, puis député de ce même département, a publié, dans la Petite Gazette du 30 mai 1865, deux lettres de l’auteur de Mathilde adressées à sa sœur Fanny Soubies.

En 1868, la Revue d’Aquitaine a donné, sous le nom de Tamizey de Larroque, une biographie contenant également des inexactitudes, plus deux lettres venant de la collection Delpit, adressées au citoyen Victor de Lamothe à Saint-Foy-sur-Dordogne, pendant l’emprisonnement du cousin de Mme Cottin à Versailles. Elles sont datées de 1793.

Mais le plus grand nombre de lettres qui aient été retrouvées, sont celles que donne M. de Gannier[9] dans le Correspondant d’août 1888, sous le titre : Madame Cottin pendant la Terreur. La biographie est encore très inexacte. Suivant lui, le père de Marie ou Sophie Risteau, directeur de la Compagnie des Indes à Paris, serait mort peu après la naissance de sa fille, ce qui aurait été cause du retour de cette dernière aux environs de Tonneins et de l’influence protestante qu’aurait eue sur elle sa famille. On verra plus loin que M. Risteau, dans son livre de raison, mentionne non seulement la naissance de sa fille, mais aussi son mariage.

M. de Gannier se livre ensuite à une digression tout aussi fantaisiste sur l’âge de Paul Cottin, qui, dit-il, aurait pu être le père de sa femme. Il confond sans doute avec la cousine de Mme Cottin, Julie Verdier, qui épousa à la même époque un homme ayant le double de son âge et qui était presque un vieillard pour elle. Du reste, une pareille disproportion se voyait fréquemment à cette époque. Le mari de Sophie Risteau n’avait que vingt-quatre ans, et les réflexions de M. de Gannier sur le désappointement des rêves de quinzième année de la jeune fille sont hors de propos. Enfin, il dit qu’au moment où Mme Cottin se retira à Champlan après la mort de son mari, elle fit venir auprès d’elle, avec Julie Verdier, Félicité Jauge, sa nièce. Il n’y a pas eu de Félicité Jauge dans la famille ; cette Félicité était Mme Lafargue, sœur aînée de vingt ans de Julie Verdier.

Ces erreurs rectifiées, nous lui devons la découverte des lettres les plus nombreuses, adressées par Mme Cottin à un homme, cette fois beaucoup plus âgé qu’elle, qui en était tombé amoureux en s’occupant de mettre de l’ordre dans sa fortune. L’authenticité de ces lettres, qu’on lui fit connaître dans les environs de la Flèche où s’était retiré le soupirant malheureux, est établie par la personne qui les tenait d’une Mlle Dervaux, à qui ce correspondant avait laissé son mobilier. Ces lettres n’étaient plus qu’au nombre de trente, après qu’il y en avait eu bien davantage ; mais on en avait dérobé une partie. M. de Gannier ne donne que les principales, qui forment déjà la collection la plus considérable de celles que l’on possède.

Le 9 décembre de la même année, Armand de Pontmartin[10] écrivait dans la Gazette de France, à propos de cet article : « Décidé à écrire sur Mme Cottin, d’après l’intéressant travail de M. de Gannier, je veux la disputer à un injuste oubli et remettre en lumière, ou au moins clair-obscur, son talent et ses ouvrages. Malvina, Mathilde, Amélie Mansfield, Claire d’Albe, son chef-d’œuvre, s’associèrent aux émotions et aux insomnies des rhétoriciens de 1828. Les aventures de Mathilde et de Malek Adel partagèrent longtemps avec la mort de Poniatowski et le Juif Errant l’honneur de tapisser les chambres d’auberge.

« Sainte-Beuve a écrit : « Rien n’égale le succès qu’eurent dans leur temps les romans de Mme Cottin. Elle-même a excité de grandes passions. Elle n’était ni belle ni même agréable, blonde un peu sur le roux, parlant peu, ayant l’air d’être toujours dans les espaces, mais elle avait de l’âme, du feu, de l’imagination. » Puis il jette son goupillon de bénisseur et cherche le défaut de la cuirasse. C’est ainsi que, sans en être sûr, il écrit à son sujet : « M. de Vaisne, si spirituel, s’est tué pour elle, il avait soixante-seize ans. Michaud aussi fut amoureux d’elle… Mme Cottin s’est tuée dans son jardin d’un coup de pistolet. » Bref, tous les matériaux d’un gros mélodrame. Un vieillard spirituel, avalant le célèbre poison de Cabanis[11] pour se punir d’être amoureux, d’être aimable et de ne pouvoir plus aimer ; Mme Cottin se tuant virilement, le tout apocryphe, sur la foi d’une tradition locale, de cancans de portière.

« Ce qui est plus exact, c’est le succès des romans, c’est l’atmosphère de passion romanesque qui circulait autour d’elle, c’est M. de Vaisne, homme d’esprit, ami particulier de Mme de Staël, se passionnant pour le génie de cette femme rousse ni belle, ni jolie. Ces échos, cette gloire, se prolongent tant bien que mal jusqu’en 1830, et puis… rien, l’oubli complet même en province.

« Les lettres publiées par M. de Gannier sont d’un réel intérêt. Seulement il y aurait mécompte si l’on s’attendait à trouver, dans cette correspondance antérieure de quatre ou cinq ans au premier ouvrage de Mme Cottin, des traces de la flamme qui, même en s’éteignant, devait laisser une fumée. Durant cette phase préventive, d’un calme relatif, Mme Cottin ne paie tribut au romanesque que par son obstination à pleurer un époux défunt âgé de trente ans de plus qu’elle et médiocrement taillé en héros de roman… Ces cheveux d’un vieillard, qui aurait dû profiter de son âge pour être chauve, me semblent un peu ridicules ; mais au temps de la sensibilité, on pouvait la mettre dans les rares cheveux d’un mari septuagénaire. »

Ici, c’est Pontmartin qui est ridicule, en faisant de l’esprit sur une circonstance qu’il connaissait si mal et en l’agrémentant de plaisanteries de mauvais goût. Paul Cottin était un jeune homme, et non un vieillard ayant le grand tort d’avoir conservé tous ses cheveux. De même, s’il eût été mieux renseigné, au lieu de reprocher à Sainte-Beuve de ne l’être pas assez, il lui eût été facile de dire qu’il y avait confusion et que le suicide du jardin était celui du jeune Lafargue. Ses réflexions sont plus justes lorsque, à propos de la correspondance Gramagnac, il dit : « Les vieillards amoureux, et d’autant plus aveugles qu’ils sont plus amoureux et plus vieux, ne se doutent pas qu’ils deviennent un sujet d’étude pour la femme qu’ils aiment et à laquelle sa parfaite indifférence laisse toute sa liberté d’observation, toute sa clairvoyance. »

Il termine en disant : « L’idée religieuse manquait à tout ce monde-là. Marie Risteau, baptisée dans la religion catholique, qui se laisse faire protestante, débaptiser pour Sophie sans résistance et sans savoir que Sophie signifie sagesse, passa d’une religion à l’autre pour verser dans une troisième, la religiosité. Si elle n’avait pas changé de religion, si sa vivacité, son imagination, sa sensibilité et la bonté de son cœur en avait fait une fervente catholique, elle n’eût probablement pas écrit de romans. Ses contemporains y auraient perdu quelque chose, nous presque rien. Elle y aurait gagné. »

Sainte-Beuve n’était pas beaucoup plus bienveillant. De ce qu’elle appelait l’académicien Michaud par son nom Ferdinand, il conclut qu’il était son amant. Il juge qu’elle se plaisait à tourner la tête à ses amis. Il se moque de sa sensibilité et dit qu’elle n’a pas été plus de son temps, que Mlle de Scudéry du sien.

En 1901 paraît le Roman français au dix-neuvième siècle, de Le Breton, professeur de littérature française à l’Université de Bordeaux. Celui-là est inexcusable, étant sur les lieux, de tomber dans les mêmes erreurs. Il nous dit que Mme Cottin épousa un vieillard, riche banquier à Bordeaux, alors qu’il s’occupait de finances à Paris et qu’il n’avait pas vingt-cinq ans. Il rapporte les bruits de suicide dans le salon, et d’empoisonnement dans le jardin, intervertissant l’ordre des facteurs. Elle-même s’est tuée à la suite d’un grand chagrin d’amour. Il trouve de la ressemblance entre les personnages de Mme Cottin et ceux de Mme de Staël.

« S’il a fallu refaire les œuvres de Mme Cottin, c’est sans doute qu’elles étaient mal faites. Mais ses thèmes n’auraient pas été repris avec autant d’empressement s’ils n’avaient été au goût de son époque. C’était, en matière d’amour, le goût premier Empire. Il n’était pas gai. Malvina et Amélie Mansfield sont des drames de passion bien près du mélodrame. Les amants malheureux sanglotent, crient, rugissent dans un paroxysme de fureur qui appelle la camisole de force. Les héros et les héroïnes sont des âmes de feu aussi, pâmoisons, meurtres, suicides, tableaux terrifiants, refus, perfidies, persécutions, folie. Edmond mord la terre, pousse des cris, déchire sa poitrine.

« Dans la scène finale de Claire d’Albe, il y a de l’extase, des pleurs de joie, des apostrophes au ciel ; la moribonde se laisse aller dans les bras du bien-aimé. Claire est coupable, sa vertu a péri, elle n’y survivra pas ; le lendemain elle expire. Tout cela est bien mauvais, bien théâtral, bien faux, même assez malsain. Mais l’idée que Mme Cottin se faisait de l’amour lui a valu les suffrages de ses lecteurs.

« Il y avait l’intention de réagir contre la sécheresse de cœur, la froide corruption du dix-huitième siècle. Gauchement écrits, gauchement composés, ils ont plu parce que leur frénésie, leur délire sacré, est la glorification éperdue de la passion. Devoir, honneur, autorité, doux lien conjugal ne sont rien contre la force divine qui pousse les amants et, fussent-ils adultères, ils sont sublimes. Il faut les admirer, les prendre pour modèles. Doctrine plus qu’inquiétante, négation de la morale, antisociale, anarchique, qui ruine le mariage et la famille, et dont le premier inventeur est Rousseau. »

Celui-ci est un peu bien sévère. La pauvre Mme Cottin immorale et anarchiste ! Elle ne se fût pas reconnue, et avec raison, car elle en était bien innocente. Le roman est un délassement de l’esprit, un produit et une jouissance de l’imagination, une étude de mœurs et non forcément une thèse à soutenir, ou la morale prouvée par l’exemple. Le réalisme qui a succédé au romantisme, dont Rousseau et ses disciples ont été les précurseurs, l’a rabaissé et amoindri ; mais, tant que la flamme de l’idéal et de l’enthousiasme l’anime, il est une œuvre d’art et ne doit pas être jugé à un point de vue étroit et bourgeois.

Cependant Le Breton convient à la fin, que : « La passion est en nous la flamme qu’il faut aviver. Point de génie, point d’héroïsme sans la divine étincelle. Il faut remercier ceux qui les exaltent, dussent-ils nous tromper. L’honneur du romantisme sera d’avoir été entre les philosophes et les réalistes, entre deux écoles d’ironie, une école d’enthousiasme et de foi. »

En 1908, Mme Cottin se retrouve sous la plume d’Edmond Pilon dans ses Muses et bourgeoises. « Presque tous les écrits romanesques de ce début du siècle, dit-il, ont les formes les plus sensibles de la passion, une finesse à les peindre et à les exprimer qui est tout le secret de ces âmes littéraires. L’emportement qu’on mettait alors en toutes choses, avait frappé de bonne heure l’imagination de ces jeunes femmes auteurs.

« Les héroïnes de Mme Cottin, quel que soit leur costume, cachemire, crêpe ou levantine rose, soit qu’elles errent aux terrasses ou sous les bois d’automne, soit qu’en robe de percale et en chapeau de paille fleuri elles président aux doux soins de la campagne et de leurs enfants, toutes sont également fines, nerveuses, délicates. Toutes mariées à des hommes âgés, elles vivent impatiemment dans l’attente de l’amour, sous la forme d’un jeune homme de lithographie (genre Tony Johannot). Frédéric, le comte Ernest, Smoloff, Edward Seymour ont le visage sérieux, rêveur et lyrique de ceux que la passion fera souffrir. Traits admirables, maintien noble et modeste, haute cravate, manteau de montagne, chapeaux rabattus, dalles sonores des châteaux ou hôtels seigneuriaux, que font retentir des bottes d’écuyer. Frédéric et Ernest, candides adolescents, sir Edward Seymour, franc libertin, dissimulent Lovelace sous le masque de la vertu…

« La sensible Cottin précipite ces femmes dans les dangereux périls du cœur et des sens. Elles se défendent d’abord, terribles luttes intérieures, raisons sacrées, mère, religion, devoir, époux… Amour est là, rien ne résiste ; fièvre, plaintes, pleurs, les voilà conquises, possédées de l’impérieux tourment. Des hommes, au passé mystérieux et à l’avenir tragique, fascinent des cœurs ingénus ; plus de repos, de santé, de calme, de prière, rien que de fébriles amantes…

« On a dit que sa plume se plaisait à ces scènes amoureuses et brûlantes, telles qu’elle pouvait les souhaiter. Ces héroïnes peu farouches, empressées à céder, trouvent leurs tortures douces et voluptueuses ; cerne de leurs grands yeux, pâleur du front, leur ajoute un éclat ineffable de mort et de beauté. N’importe, ne sont-elles pas à sa ressemblance ? Malvina, Amélie, Claire n’ont-elles pas le même cœur que la charmante femme ? Ce cœur était unique et devait se répandre toujours, à la façon des urnes, sur les pieds divins de l’éternel Adonis. »

Celui-là est un peu bien moqueur. Il juge la femme d’après ses lettres et ses livres à la fois, ce qui est un tort. On est presque toujours sincère dans sa correspondance, tandis qu’on ne l’est souvent pas dans un roman où l’imagination s’échauffe et vous entraîne plus loin que ne le ferait le tempérament. Cet écrivain croit Mme Cottin sensuelle d’après certains traits de sa physionomie, et il n’arrange rien en disant qu’elle mettait dans l’amour un feu qui purifie tout. Il lui attribue délibérément plusieurs faiblesses ; c’est exagéré, bien qu’on prétende que dans cette voie il n’y a que le premier pas qui coûte. Ce sont des suppositions que rien ne confirme.

Enfin, le baron de Cardaillac[12] en a parlé le dernier en 1909. Dans un charmant opuscule fort bien écrit : Madame Cottin à Bagnères, il nous entretient presque exclusivement du séjour que fit Mme Cottin à Bagnères-de-Bigorre, où elle rencontra le philosophe Azaïs qui fut la grande passion de sa vie. M. de Cardaillac, homme de sens et de son temps, avoue que le style de ses livres a terriblement vieilli et que ses personnages ont tourné au ridicule. Mais le sentiment qui les a créés lui paraît admirable et Mme Cottin une femme bien séduisante.

Du reste, on remarquera que plus on se rapproche de nous, plus la critique devient sévère, bien que cette dernière reste absolument courtoise et indulgente. Nous n’en sommes plus à

BAS-RELIEF ÉLEVÉ À LA MÉMOIRE DE MADAME COTTIN à Bagnères-de- Bigorne en 1910.
BAS-RELIEF ÉLEVÉ À LA MÉMOIRE DE MADAME COTTIN à Bagnères-de- Bigorne en 1910.


l’admiration religieuse et enthousiaste des premiers biographes, soit parce que cette forme de l’écriture est devenue presque insoutenable, soit parce que la tournure de l’esprit actuel, plus caustique et inquisitif, se traduit volontiers par la moquerie et les suppositions les plus libres.

M. de Cardaillac s’étend aussi sur Azaïs, dont, avec sa vive intelligence, il clarifie les conceptions passablement nébuleuses… ennuyeuses, dirions-nous avec l’irrespect d’aujourd’hui. Mais il ne lui pardonne pas d’avoir rejeté la tendresse et le dévouement qui s’offraient à lui.

En somme, tous ces biographes s’occupent de ses œuvres, mais ne donnent pas, à proprement parler, la vie de l’écrivain. Auguis et Michaud, qui pouvaient être plus renseignés, sont ceux qui en disent le moins, intentionnellement sans doute. « On puise toujours aux mêmes sources, » dit l’un d’eux. Évidemment on n’invente pas sur une vie vécue, et forcément on reproduit les mêmes erreurs de dates et parfois de personnes.

Mais lorsqu’une partie de sa correspondance fut découverte et publiée, faisant connaître certaines phases de son existence et de son cœur, il fut permis de reconstituer sa personnalité. C’est elle-même qui nous donne la clé des mystères que la modestie de ses goûts et de sa nature nous aurait plutôt dérobés. Celle que rien ne distingue, qui est perdue dans la foule, a toujours sa vie sentimentale, sa vie particulière ; combien à plus forte raison la femme qui n’a pu s’empêcher de mettre dans des livres le trop-plein de son imagination et de son ardeur.

C’est donc d’après ses lettres qu’on a commencé à la juger, en dehors de ses œuvres, bien qu’à la distance d’un siècle on soit souvent réduit aux conjectures ou à des interprétations erronées.

En réunissant cette correspondance éparse et en la joignant à une autre inédite que la famille a eu la grande obligeance de nous communiquer, nous avons pensé donner au lecteur une impression plus complète qu’on ne l’a fait jusqu’ici. L’idéalisme dans la passion, la poésie, la tendresse, les tentations et les faiblesses, la femme en un mot, voilà ce que nous avons cherché dans Mme Cottin et que nous présentons au public, bien plus encore que l’auteur[13].


II


Mme Cottin est d’une ancienne famille de la bourgeoisie, remontant au dix-septième siècle, ainsi qu’en fait foi le livre de raison de son ancêtre le plus reculé, Guilhaume Varin, qui habitait Rouen. La date de naissance de cet aïeul n’est pas connue ; on sait seulement qu’en 1681 il épousa Suzanne Roger.

De ce mariage naquirent plusieurs enfants, dont Suzanne Varin, qui fut d’abord Mme Lecourt, et en secondes noces Mme de Candole. C’est elle qui continua le livre commencé par son père.

De son union avec Lecourt, orfèvre à Rouen, vint au monde Jacques Lecourt, lequel, marié en 1735 à Marie Lemaignan, eut deux filles. L’une, Suzanne-Marie Lecourt, épousa en 1754 Jean-Baptiste Venès, bourgeois de Tonneins, négociant à Bordeaux. Félicité Venès, l’aînée de leurs filles, épousa, en 1774, Bernard Lafargue, dont elle eut cinq enfants. Julie-Victoire Venès, la dernière, devint en 1789 la femme de Pierre Verdier de la Carbonnière, ancien officier de cavalerie, chevalier de Saint-Louis, habitant Tonneins. Anne-Suzanne Lecourt, née un an après sa sœur Suzanne-Marie, se maria en 1756 avec Jacques Risteau, également négociant à Bordeaux : c’est le père de Mme Cottin.

On n’a pas été d’accord, durant les générations précédentes, sur l’orthographe de ce nom. Les uns l’écrivent Ristaud, d’autres Restaud, et un des leurs, dans une pièce assez curieuse, conservée aux archives de la famille, se désigne comme Richeteau. Ceci pourrait tenir à la prononciation du pays, car même actuellement on trouve encore à Bordeaux certaines personnes dans le peuple qui prononcent l’s comme ch.

Voici la pièce en question :

« Pierre Richeteau de Bevain en Poitou, mort à quatre-vingt-dix-sept ans, fut officier dans les troupes du duc de la Forsse[14]. Lors des guerres sivilles, il se retira à Ste-Foy, où il se maria avec la Delle Meymar, dont ils eurent de leur mariage deux garçons et deux filles, sçavoir :

« Matthieu, mort à soixante-cinq ans en 1704, marié au païs[15], qui eut plusieurs enfants dont le seul qui reste est établi à Bordeaux, qui y a été marié et n’a qu’un fils, Jean, qui se maria aussi à Ste-Foy, sortit du royaume en 1684 avec sa famille et y laissa quelques biens qui, après ses dettes payées, il y eut 4 ou 5 000 l. de rentes dont le régisseur du domaine des réfugiés s’empara. Sa famille dispersée en Angleterre.

« En 1711, Mr Richeteau, conseiller au Présidial de Poitiers, ayant appris l’évasion de Jean Richeteau, envoya un mémoire à Bordeaux par le sieur Grenier de Tour, qui fut remis à Risteau établi au dit Bordeaux, petit-fils de Pierre Richeteau, qui répondit en écrivant une lettre au dit Richeteau, que le peu de biens que son oncle Jean Risteau avait laissés, le Domaine s’en était emparé, depuis point de nouvelles de part ni d’autre. — Nous ne savons pourquoi Matthieu et Jean ont pris le nom de Risteau, leur père ayant toujours signé par acte son nom Richeteau.


Du 16 juin 1768.

« L’écrit de l’autre part est de la main de mon père Matthieu Risteau pour me servir d’instructions.

« Le lundy 6 juin 1768 est née à Paris ma fille aînée après plus de douze ans de mariage avec Anne Le Court, ma femme ; elle a été baptisée à St-Eustache aujourd’huy 7 juin et nommée Anne-Marie-Henriette, elle a eu pour parrain mon père et pour marraine Madame Le Court, ma belle-mère.

Risteau.

« Le jeudy 22 mars 1770 est née ma seconde fille, elle a été baptisée à St-Eustache aujourd’hui 23 mars et nommée Marie. Elle a eu pour parrain mon beau-frère Jean-Baptiste Venès et pour marraine ma mère qui a ajouté à « son nom celui de Sophie[16].

Risteau.


« Le vendredy 18 février 1785 est morte à Paris « subitement ma fille aînée Anne-Marie-Henriette, fille accomplie pour son âge, pleine de talents, de vertus et de grâces, dont la mémoire sera toujours chère à son malheureux père qui la regrettera jusqu’au tombeau.

« Le 16 mai 1789 a été mariée ma seconde fille dite Sophie Risteau au Sr Jean-Paul-Marie Cottin fils, écuyer, banquier à Paris. »

M. Jacques Risteau, l’auteur de ce mémorial, était directeur de la Compagnie des Indes à Paris, ainsi qu’en témoignent l’inscription faite sur le registre des naissances de Saint-Eustache et un annuaire de l’époque. Il avait été chargé d’une des dernières liquidations de cette Compagnie, avant la Révolution.

Quant aux Cottin, l’un d’eux, Henri-Daniel, fut poursuivi, sous Louis XIV, par le procureur du roi, à l’instigation de l’évêque de Noyon, Mgr d’Aubigné, aux fins d’invalider son mariage pour cause d’irrégularité. Il prit un pourvoi contre déni de justice et passa en Angleterre (voir app. II). Ce Cottin a fait souche d’une famille anglaise, qui est actuellement dans une brillante situation.

Un autre, Jean Cottin, fut nommé également directeur de la Compagnie des Indes, par un arrêt du Conseil d’État du 28 janvier 1759, et en cette qualité il reçut de Louis XV des lettres de noblesse (voir app. III). Il avait épousé en premières noces Louise-Aimée Fromaget, fille d’un Fromaget, écuyer, pareillement directeur de la Compagnie des Indes.

Son fils aîné, noble Jean-Louis Cottin, écuyer, né le 6 septembre 1735, épousa, le 15 janvier 1755, Catherine-Jeanne Girardot. Il était banquier à Paris. Au moment de la Révolution, il émigra à Londres et y mourut en 1793.

Il eut trois filles et deux fils. L’aînée, Marguerite Cottin, épousa Théodore Jauge, qui fut guillotiné dans une des fournées de la Révolution[17]. Il faisait partie des cinquante-sept qui furent accusés de conspirer contre Robespierre et condamnés à aller au supplice dans la robe rouge des parricides.

Une autre fille était devenue la femme d’un M. Guiraud, de Nîmes, et la troisième épousa son cousin, M. Girardot.

Les deux fils furent André Cottin et Jean-Paul-Marie Cottin, écuyer, le mari de Sophie Risteau.

Ces trois généalogies sont assez difficiles à établir, à cause des membres de ces familles ayant eu la même situation de directeurs de la Compagnie des Indes, alors si prospère, et des mariages entre parents, qui peuvent prêter à la confusion. Elles sont définitives et de source authentique, ce qui nous a permis de redresser les inexactitudes de nombreux biographes[18].

Paul Cottin était à la tête d’une banque à Paris et avait pour associés ses deux beaux-frères, Jauge et Girardot. Cette maison prêtait à l’État, et Paul Cottin ainsi que Jauge en furent remerciés publiquement par une lettre du président de l’Assemblée Nationale (app. III bis).

Tous ces ascendants étaient protestants. Cependant, sous Louis XVI, le fils d’une Lemaignan et de Pierre Lemarcis fut élevé dans la religion catholique, afin de pouvoir participer aux emplois publics. Ce Lemarcis fut, en effet, directeur des Contributions Directes à Paris. Depuis, on baptisa fréquemment les fils de cette famille, à la fois à l’église protestante et à l’église catholique. Presque tous étaient dans le haut commerce : orfèvrerie, joaillerie. Compagnie des Indes, banquiers. Ce qui laisse à supposer que la fortune était généralement leur partage.

Marie-Sophie Risteau est née à Paris, place des Victoires, en 1770 et non en 1773, comme le disent la plupart de ses biographes. Elle fut, il est vrai, pour des raisons qui ne sont pas connues, apportée, à l’âge de deux mois, au Bousquet, maison de campagne aux environs de Tonneins, qui appartenait à M. Venès, beau-frère de Mme Risteau. Cette propriété lui était venue de son père, négociant à Bordeaux. C’est entre cette habitation et Bordeaux que notre héroïne passa son enfance et sa jeunesse, dans un entourage protestant, qui tint à la faire rester dans la confession de ses pères et commença par changer son nom de Marie, considéré sans doute comme trop catholique, en celui de Sophie.

Elle dut probablement à ce milieu un peu sévère et la fréquentation des pasteurs, une attitude légèrement puritaine, alors que son cœur si tendre et sa vive imagination eussent été plus naturellement attirés vers la chaleur du catholicisme.

À Bordeaux, où sa mère était entourée de marins et d’armateurs, Sophie Risteau recevait une éducation solide et cultivait son esprit par les auteurs anciens qui lui donnaient le goût des lectures intéressantes. Sans être jolie, avec ses cheveux blonds presque roux, s’il faut en croire lady Morgan, elle attirait par son air doux et sérieux, au travers duquel se devinait une nature pleine de sensibilité.

Ce fut âgée de dix-neuf ans, et non de dix-sept ou dix-huit, comme le disent presque tous ses biographes, qu’elle épousa Jean-Paul-Marie Cottin, écuyer, banquier à Paris, le 16 mai 1789, ainsi que Jacques Risteau son père le consigne sur son livre de raison.

Ce mariage se fit sans doute par les rapports d’affaires des deux familles, dans chacune desquelles se trouvait un directeur de la Compagnie des Indes. Peut-être le jeune homme allait-il à Bordeaux quelquefois voir son beau-frère Jauge, grand armateur de cette ville avant d’aller à Paris faire la banque avec son beau-frère. Ce mari était jeune, n’en déplaise aux nombreux articles qui le représentent comme un vieillard. Il avait vingt-quatre ans, et l’âme sincère de la jeune fille, son cœur tout disposé à l’amour, se donnèrent à lui entièrement.

Le jeune ménage habita rue Saint-Georges, dans un des plus beaux hôtels du Paris d’alors. La fortune considérable du banquier lui permit de s’installer luxueusement, ainsi que le donne à penser l’abandon important de mobilier que fit Mme Cottin trois ans plus tard. Le penchant très développé de cette dernière à la bienfaisance, en fut surtout facilité.

Mais, en 1789, les troubles politiques commençaient en France, et l’horizon s’assombrissait rapidement. Paul Cottin était engagé dans des entreprises commerciales que la Révolution fit échouer. En 1791 il partit pour les Pyrénées avec sa femme et sa belle-mère. Mme Cottin eut alors un aperçu de ces belles montagnes qu’elle voyait pour la première fois et au sein desquelles elle devait, onze ans plus tard, vivre des heures si enchantées, suivies d’autres si cruelles. À peine étaient-ils à Cauterets qu’on proclama la République. Ils résolurent alors de passer en Espagne, ou tout au moins d’aller y faire un séjour de quelque temps. La famille a, de ce voyage, une chanson sur les Pyrénées, attribuée à Mme Cottin, et le passeport qui lui fut délivré à Rayonne, dont voici la copie :

LA NATION


LA LOI ET LE ROI (sic)


Passe-port


———


Département des Basses Pyrénées


District d’Ustaritz


Municipalité de Bayonne

Laissez passer Dame Sophie Cottin, née Risteau, allant en Espagne en compagnie de son mary, domiciliée à Paris, municipalité du dit lieu, district de même, Département de Paris, femme de banquier, banquier de profession, âgée de 18 ans, taille grande et bien faite… cheveux et sourcils blonds, yeux bleus et grandnés long, bouche moyenne, menton arrondi, front ordinaire, visage ovale et prêtez lui aide et assistance en cas de besoin.

Délivré à la Maison Commune de Bayonne le 29 du mois d’Août mil-sept cent quatre vingt douze le quatrième de la Liberté… à cy signé :

Garrou l’aîné.

Fauvin, Sophie Cottin.
maire.

Laissez passer la demoiselle ci dessus St Jn de Luz le 30 Auguste 1793, l’an 4e de la Liberté et Ière de l’égalité.


Ducos, D. m.
maire.

Vu bon pour aller dans l’intérieur de la République à Boulogne (?) le seize janvier 1793 l’an second de la République.

Guerlain,
offr Npl.

Ce passeport semblerait indiquer que, revenu d’Espagne au bout de six mois, le ménage se rendait en Angleterre. Sans doute allait-il retrouver le père de Paul Cottin, car, effrayé des excès auxquels la Révolution commençait à se livrer, celui-ci était parti pour Londres où il mourut en 1793. On se souvient qu’il avait de la famille en Angleterre, depuis le commencement du siècle[19]. L’année d’après, Mme Risteau mourut chez sa fille. Jacques Risteau était décédé à Bordeaux en 1792, à l’âge de soixante-six ans.

Peu après, Paul Cottin et sa femme rentraient à Paris, sur la loi de confiscation des biens des émigrés. Le beau-frère et associé du jeune banquier, Théodore Jauge, avait été guillotiné, André Cottin était en prison, et Paul lui-même fut dénoncé comme aristocrate. Car à cette époque terrible, ainsi qu’aujourd’hui, les millions tenaient lieu de lettres de noblesse. Mais l’état de sa santé déjà précaire s’aggrava si subitement[20] qu’il fut enlevé en quelques heures, le 5 octobre 1793, à deux heures du matin, n° 6, rue du Mont-Blanc. Quand ils vinrent le surlendemain pour l’arrêter, les gardes nationaux se trouvèrent en présence d’un cadavre. Il était âgé de vingt-huit ans et ne laissait pas d’enfants.

Sa jeune veuve, atterrée sous un coup aussi inattendu, n’eut même pas le temps de le pleurer. Il fallait partir en hâte, se soustraire à la proscription qui la frappait aussi. Laissant aux délégués de la Convention les richesses que contenait l’hôtel de la rue Saint-Georges, sur lequel ils avaient d’ailleurs mis les scellés, elle s’enfuit à Champlan, maison de campagne que son mari possédait aux environs de Paris.

Cette propriété[21], qui avait alors 200 hectares, était située sur un versant de la charmante vallée de l’Yvette, à quatre lieues de Paris, sur la route de Corbeil à Versailles, entre Palaiseau et Longjumeau. L’habitation, une grande maison blanche, séparée de la route par une haute et massive grille de fer, est la première qu’on aperçoit dès l’entrée du bourg, avec ses deux ailes rejoignant la grille. Elle est toute simple, sans architecture, au toit bas et aux petites mansardes peu élevées. La porte, occupant le milieu de la maison, laisse pénétrer dans le rez-de-chaussée, et de l’autre côté se trouve la véritable façade, que longe une terrasse élevée de quelques marches au-dessus du jardin.

De cette terrasse, le sol descend en pente douce jusqu’à la rivière, qu’on aperçoit un peu plus loin, donnant au paysage ce charme que l’eau y apporte toujours. Au delà, en des tons variés, s’égrènent divers villages, Longjumeau, la vallée boisée de l’Orge, à droite Palaiseau et l’Yvette s’enfuyant dans la vallée de Chevreuse. Au milieu, des corbeilles de fleurs aux couleurs éclatantes mettent une note vive dans la verdure ; à gauche, une allée de vieux acacias borde la route et mène à un kiosque assez grossièrement construit, datant du milieu du dix-septième siècle. Il domine cette vue reposante et se compose de deux pièces. C’est là que Mme Cottin venait rêver, méditer et écrire.

Son premier soin fut d’attirer dans sa retraite sa cousine et amie de cœur Julie Venès (voir appendice V), mariée, la même année qu’elle, à Pierre Verdier de la Carbonnière, âgé de soixante-trois ans. Elle en avait dix-sept et avait fait une condition de son mariage de venir habiter Paris, malgré les nuages politiques qui s’amoncelaient. Depuis cette époque, deux filles lui étaient nées, et elle attendait un troisième enfant. Ces grossesses rapprochées, jointes à l’humeur plutôt difficile de son mari, lui avaient peut-être causé quelque désillusion sur cet état de mariage que les jeunes filles désirent le plus souvent sans se rendre compte de ses obligations et de ses difficultés. Elle répondit donc volontiers à l’appel de sa parente, qu’elle aimait tendrement aussi, et vint s’établir auprès d’elle avec M. Verdier et ses deux petites filles. Sa sœur, Félicité Lafargue, ne tarda pas à l’y rejoindre.

Mais la douleur très vive qu’éprouva Mme Cottin de la mort de son mari, fut accompagnée d’un désastre financier, qui lui causa beaucoup de préoccupations et d’ennuis. Ce ne fut pas toutefois une aggravation de son chagrin, car la noblesse de sa nature et aussi son ignorance de la valeur de l’argent ne laissaient pas place à des sentiments intéressés. Ce dont elle souffrit le plus, c’est de la pensée qu’il lui faudrait restreindre ses aumônes, car elle venait libéralement au secours de ses protégés.

Elle fut aidée dans cette circonstance par un ami et associé de son mari, riche négociant et grand armateur de la Compagnie des Indes. Il habitait alors le numéro 78 de la rue de Richelieu, au coin de la rue Saint-Marc. Sous la raison Gramagnac et Frainais, c’était là l’entrepôt des cachemires et autres étoffes que ses vaisseaux apportaient des Indes. Depuis, cette Compagnie s’est transportée un peu plus bas dans la même rue, à l’angle de la rue Feydeau, ainsi que chacun sait. Gramagnac s’occupa avec le plus grand dévouement de débrouiller les affaires de la jeune femme, et tous deux échangèrent à ce sujet de nombreuses lettres : celles que M. de Gannier a reproduites dans le Correspondant.

Le changement pécuniaire qu’apportait forcément un certain passif laissé par le banquier, ne préoccupait pas sa veuve autant que son sage mentor, passablement plus âgé qu’elle. Il aurait voulu lui voir diminuer son train de maison, tout au moins jusqu’à ce qu’elle sût plus au juste de quelle somme de revenus elle pouvait disposer. Elle avait d’abord promis de se conformer à ses prudents conseils. D’autre part, sa cousine Julie l’engageait à faire quelques améliorations à Champlan ; et, après avoir résolu d’attendre pour cela, elle se laissa aller à acheter des meubles, à augmenter son personnel au lieu de le restreindre, bref à se lancer dans des dépenses qui auraient pu être différées. Il y avait surtout un certain Bigan, jardinier, dont le manque de scrupules la tourmentait. Il était désigné comme victime des réformes un instant projetées et bénéficia de ce revirement.

Alors paraît cette correspondance dans laquelle on voit, ainsi que par les lettres qui suivront, la nature bonne et douce de cette aimable femme, sérieuse et tendre à la fois, avec des envolées de réelle poésie, mêlées à une teinte de moraliste pleine de finesse, même de pieuse philosophie. Là, son style n’emprunte pas au faux goût de l’époque, comme dans ses livres, des phrases emphatiques et solennelles, qu’à cette heure nous supportons si difficilement. Il est simple, même dans les moments pathétiques, ce qui en augmente l’impression ; sa pensée et la manière dont elle l’exprime, nous la font mieux connaître et mieux juger.

La première de cette série, datée du 5 vendémiaire an II, mise à la poste de Longjumeau, est adressée à M. Gramaignac (Mme Cottin écrit tantôt Gramagnac, tantôt Gramaignac), rue Honoré près des Jacobins, Paris. On peut y voir qu’elle se rend compte de ses propres changements d’impressions :

« Mes scellés, écrit-elle, ont été levés hier, sur la demande de Vassal, par l’ordre du Comité de Sûreté générale. J’attends à présent la permission de retourner à Paris ; je ne suis pas sûre d’en faire usage, mais je veux être libre. J’écris au citoyen Musay, pour qu’il persiste à me la faire avoir.

« Je suis très bien à la campagne. Je ne sens bien les charmes de ma retraite que lorsque j’en ai joui pendant quelques jours et alors chaque instant m’y attache davantage ; alors je ne veux plus la quitter. Pourquoi donc ne suis-je pas plus empressée d’y revenir quand j’en suis éloignée ? Comment se fait-il que je ne la regrette pas davantage ? En vérité, je n’y comprends rien Julie me gronde d’avoir attendu un an pour arranger Champlan, tandis que je suis toujours dans la même incertitude et qu’il est apparent que la conclusion va enfin arriver. Ma patience échoue au port, dit-elle. Cela est vrai ; mais, tout en convenant qu’elle dit vrai, je ne m’en sens pas moins disposée à agir comme si c’était moi qui eut raison. Je me gâte depuis quelque temps, ma raison et mon goût sont souvent en contradiction, et presque toujours c’est ce dernier qui l’emporte, et qui plus est je ne fais presque aucun effort pour l’empêcher… Je vois mes torts, je les calcule, mais je ne les sens pas. Si vous aimez à moraliser, je vous donne prise sur moi. »

Quelques jours après, Mme Cottin obtenait l’autorisation d’aller à Paris. Elle vint y passer deux jours, mais n’en prévint Gramagnac qu’au moment où elle repartait.

Ceci est bien féminin. Et pourquoi ne l’avait-elle pas averti qu’il pourrait lui parler, au lieu de lui écrire ? Avait-elle déjà entrevu que, dans ses lettres d’affaires, il se mêlait quelque chose de plus particulier pour la jeune et charmante amie, des intérêts de laquelle il s’occupait ? Déjà se refusait-elle à lui donner le moindre encouragement ? Toutes les femmes ont eu un ou plusieurs romans, même quand elles n’ont pas la célébrité qu’on ne pouvait encore prévoir pour celle-ci. Certaines s’en tiennent à un seul et, tout en aimant encore les hommages pressants, sentent que la réciprocité leur est impossible. Celles qui sont coquettes s’en amusent, les honnêtes s’en défendent. Pour le moment, le cœur de Mme Cottin ne parlait plus ; elle se promettait que cet amoureux sexagénaire en serait pour ses frais.

Elle se contenta donc de lui écrire, au moment du départ :

« Je viens m’accuser d’être venue à Paris et de ne vous le dire qu’au moment de partir. Pour diminuer mon tort, je pourrais alléguer d’assez bonnes raisons, mais je laisse à votre amitié le soin de me justifier, et je passe aux affaires… J’ai passé toute ma matinée avec les citoyens Fleury et Tripier. Ils ont arrangé l’affaire de la Compagnie des Indes. Ce dernier doit s’entendre avec vous pour le paiement. En attendant, voici la note que le citoyen Fleury m’a laissée, où vous verrez que la dette est beaucoup plus forte que nous ne pensions. Si Robin n’a pas payé et que vous soyez gêné pour remettre les fonds, j’ai quinze mille francs encore chez moi, que je vous enverrai par la première occasion. »

Bien que Mme Cottin prétendît n’entendre rien aux affaires, elle en avait pourtant quelque connaissance, ainsi que le témoigne la lettre suivante :

« Voici une lettre que je reçois de Bordeaux, lisez-la et conseillez-moi. Voilà M. Toubery qui, pour me payer sur-le-champ, propose de donner quinze mille francs de plus qu’il ne doit, je suis maîtresse de refuser et de vouloir qu’il garde mes fonds. Mais il est maître aussi de me payer tout de suite s’il veut, et dans six mois le temps prescrit pour les laisser dans ses mains sera expiré et sans doute il me paiera alors tout de suite. Croyez-vous donc que je ferai bien de recevoir ce paiement et de le changer en denrées coloniales, ainsi que mon cousin le propose ? Trouvez-vous que les prix qu’il m’annonce soient trop forts ? Je m’en tiens à votre avis et je lui répondrai en conséquence ; le seul embarras que j’aurais en faisant venir ces marchandises, et il est considérable, ce serait de les vendre et de les bien vendre. Enfin donnez-moi, je vous prie, quelques idées à cet égard, car je n’en ai aucune.

« Peut-être mon cousin serait-il bien aise d’avoir des fonds pour envoyer à son compte des marchandises à Paris ; alors je pourrais lui proposer de lui en prêter et d’être de moitié avec moi dans l’envoi qu’il me ferait. Il aurait alors un fort intérêt à acheter au meilleur marché possible et m’aiderait peut-être à m’en défaire ici. Je vous en prie, mon bon ami, répondez-moi le plus tôt possible.

« Les deux tapis que vous aviez achetés pour M. Jauge sont à moi, il me les avait cédés bien longtemps avant d’être incarcéré, ainsi je doute que personne ait pu en faire la déclaration. C’est ceux-là dont je vous parle et qui ont coûté dans le temps, je crois, 1 300 francs. Ils sont à Champlan, où M. Jauge me les avait cédés, c’est-à-dire près de deux ans, et je m’en suis toujours servie.

« Ce 6 messidor (24 juin 1793). »


Dans la lettre suivante, toujours consacrée au paiement de la dette, Mme Cottin se hasarde cependant à parler à son correspondant de sa vie intime. Il avait perdu sa femme, laquelle avait été la digne épouse de cet excellent homme, et il ne cachait pas à sa jeune amie que le vide de cette perte lui pesait lourdement, que ses enfants ne le comblaient pas. En plus, il avait de graves préoccupations d’argent pour lui-même, mais ce n’était rien auprès de la tristesse qu’il éprouvait, à voir, lorsqu’il rentrait chez lui, la place inoccupée de celle qui y manquait.

Mme Cottin sympathise avec lui.

« Je vous plains d’être tellement accablé d’affaires. Je ne connais pas de vie plus fatigante que la vôtre, plus sevrée d’adoucissements. Dehors, c’est de l’ennui ; dans l’intérieur c’est encore pis. Oui, vous êtes malheureux, vous l’êtes beaucoup. Votre situation m’afflige et ce n’est pas sans peine que je vois que l’image de vos amis ne calme pas votre tristesse. Cependant, si j’en jugeais d’après moi ; il me semble que le sentiment de l’amitié, si doux, si paisible, repose au lieu d’émouvoir et que l’idée d’une amie, loin d’agiter, donne au contraire la paix à l’âme. Du moins, entourez-vous de vos enfants, surtout de votre fils, occupez-vous de lui, de son avenir. Oui, je vous approuve de mettre sur lui les jouissances que vous pouvez espérer encore, lui seul vous en donnera de réelles, toutes les autres sont incertaines et passagères. Je vous engage à remplir toutes vos heures de solitude par cet objet, il doit suffire au cœur d’un père. Ha ! que n’ai-je la même consolation, que ne puis-je presser sur mon sein une jeune image de celui que j’ai tant aimé ! Mais tout a fini avec lui, jusqu’à l’espérance. »

Car Gramagnac s’était enhardi à lui faire entendre un peu plus clairement que sa tristesse avait besoin de consolation. En s’occupant de ses affaires, il avait senti que c’était surtout elle-même qui l’intéressait. Il la désirait, il lui serait doux de voir cette femme jeune, charmante, intelligente, remplacer Mme Gramagnac, et, au lieu de se calmer en pensant à elle, elle lui était la source d’un nouveau tourment, « son souvenir l’agitait ».

Alors, Mme Cottin, dont le bon cœur ne voulait pas rudoyer ce fidèle ami, se met en devoir de lui persuader que la consolation doit lui venir de ses enfants. Elle l’exhorte à s’en occuper davantage et lui remontre que le sentiment paternel doit lui suffire. Assurément, il y a un peu d’hypocrisie, toujours bien féminine, à essayer de le détourner d’elle par ce moyen. Mais elle va plus loin, elle s’approche davantage du terrain brûlant en évoquant le souvenir de son mari et en lui disant : « Tout a fini avec lui. »

Gramagnac comprit-il, ou voulut-il à son tour user de ruse pour l’amener à son but en se faisant désirer, mais il cessa pour le moment de paraître à Champlan.

Il réussit en partie, car Mme Cottin s’en inquiéta et se demanda si elle n’avait pas été trop loin. C’est que, tout en ne voulant pas répondre à son amour, elle tenait à ne pas le perdre. Au fond, la femme est toujours sensible au sentiment, passionné qu’on éprouve pour elle.

Elle lui écrivit donc :

« Hé bien, que devenez-vous, on n’entend plus parler de vous du tout ? Vos éternelles affaires vous retiennent toujours, je vous souhaite bien du plaisir. En attendant, la belle saison se passe, et vous ne retrouverez plus Champlan que dépouillé de sa verdure. Déjà les arbres jaunissent, les feuilles s’amoncellent sur la terre, l’hiver s’approche, habillé de brouillard et de frimas… Mais je me résigne d’avance à tous les désagréments qui le suivent. Avec mes amis, mes bons amis, une petite pièce bien chaude, bien close, où nous serons tous réunis et où j’espère vous voir quelquefois, nous oublierons peut-être la glace et la neige. »

Le vieil amoureux ne se rend pas davantage à cet appel ; Mme Cottin le lui fait renouveler par Mme Verdier.

Il avait été question que la jeune veuve adoptât un des enfants de sa cousine Julie, et c’est à ce propos que cette dernière relança l’ami commun.

« Nous vous attendons, lui écrit-elle, pour vous parler d’une grande affaire, celle de l’adoption. Je voudrais que le jour, le moment fût choisi, pour traiter un sujet aussi important, aussi intéressant. Je voudrais pouvoir vous parler de mon amie (Mme Cottin) de la manière la plus ouverte, vous bien mettre ses idées et les miennes dans la tête, ses sentiments et les miens dans le cœur, et puis laisser mûrir tout cela dans votre tête et n’en connaître le résultat que quand vous seriez en état de nous le dire. Voilà ce que je désirerais, mais j’y renonce en partie. C’est votre faute aussi et vous y perdez. »

Mais, tout en lui reprochant de ne pas venir à Champlan où sa présence est nécessaire pour réaliser l’adoption, elle se dit qu’il a peut-être une excuse et finit par le plaindre.

« Voilà aussi ce que je crois, continue-t-elle, il faut bien que vous soyez malheureux, car je m’aperçois que tout ce que je connais de vous, me fait toujours dire : Que je le plains ! Qu’il est à plaindre ! Il est bien pénible d’éprouver ce sentiment pour ceux qui vous inspirent de l’intérêt ; il serait si doux au contraire de se dire qu’ils sont heureux. Ah ! si je pouvais le penser sur celle que j’aime, quel baume consolateur serait répandu sur toute ma vie, quelle sensation toujours plus aimable et plus chère ! Je serais en état de toujours connaître, de toujours sentir Sophie heureuse ; quel charme auraient ces deux mots s’ils pouvaient s’allier ensemble ! Mais un ange peut-il être heureux sur cette terre ! ce sujet m’oppresse et me déchire… il est l’objet continuel de ma pensée et je n’en suis pas plus avancée…

Mon amie vous demande les lettres sur l’astronomie de M. Bailly ; lasse de la terre, elle veut voir si le ciel lui convient mieux ; ange charmant, si je pouvais te faire planer dans la région du bonheur, je ne demanderais que des ailes pour t’y conduire… Elle voudrait avoir de la musique nouvelle, point de sonates, des romances nouvelles, pour le piano et qu’elles soient pour la harpe peu importe, mais l’autre musique, il faut qu’elle soit pour le piano. Envoyez à Sophie six aunes de ruban large gris, etc.

« Adieu, venez vous reposer un peu, le bruit, les occupations ne distraient pas ; les sentiments sont moins distincts, mais l’âme n’en est que plus assombrie. Je vous remercie de vous être souvenu de mes enfants. Parlez-moi des vôtres, et puissent les aimables et innocentes créatures adoucir par leurs caresses les chagrins de leur père. »

Il semble que toute cette famille eût vraiment un don littéraire, car la haute tenue de cette lettre, tout en n’ayant pas le charme de celles de sa cousine, est bien de la même parenté.

De son côté, Sophie lui mandait poétiquement : « N’oubliez pas, je vous prie, l’achat de mes instruments. Je me fais une idée charmante de transporter l’harmonica dans le petit pavillon au bas du jardin et d’y aller au clair de lune une belle nuit d’été, pendant que tout repose dans le silence. Il me semble qu’au milieu de cette faible obscurité et de ce repos universel, ces sons auraient mille fois plus d’effet ; ajoutez-y la suave émanation des fleurs, le murmure sourd de la pièce d’eau et le léger frémissement des feuilles. Il me semble que tout cela est fait pour causer une impression délicieuse et vive, trop vive peut-être et qu’il serait plus prudent de s’épargner, mais ne soyez pas prudent pour moi et, je vous le répète, n’oubliez pas l’achat de mes instruments. Bonsoir, mon bon ami.

« Dites-moi, je vous prie, si vous avez des nouvelles de votre sœur. J’aurai bien du plaisir à vous savoir une amie auprès de vous et une amie à qui vous puissiez confier toutes vos peines, épancher votre cœur en entier. Oui, j’ai du plaisir à vous savoir une consolation que je ne peux pas vous donner. »

Elle lui écrit de nouveau le 22 brumaire (12 novembre) :

« Hier soir je causais avec Félicité sur l’éducation et principalement sur celle de nos enfants. Nous parlâmes d’Agathe (sa fille) et je dis qu’elle se faisait illusion sur cette enfant. Ce que vous m’en aviez dit il y a quelque temps me revint à la mémoire, et c’est précisément parce que vos remarques lui étaient défavorables, que je crus nécessaire de les lui communiquer. J’ajoutai que ces observations venaient de vous, afin qu’elles fissent plus d’impression sur son esprit, car Félicité a beaucoup de confiance en vous. Cet aveu a été utile, comme la vérité l’est toujours ; elle a senti la nécessité de corriger beaucoup de choses sur lesquelles elle s’aveuglait ; mais sur les moyens à prendre, elle a besoin de nouvelles lumières. Vous avez trouvé des torts à l’enfant, n’en avez-vous point aperçu dans la mère ? Dites la vérité sans ménagements ? Si la politesse la couvre de voiles, c’est à l’amitié à les écarter. Félicité est persuadée que si sa fille est mal, le mal vient de la manière dont elle a été élevée ; elle est donc empressée à réparer le mal qu’elle a fait, s’il en est temps encore. Elle ne la voit que tardive, il me semble que vous l’avez jugée nulle… Enfin, je désire que vous me disiez encore ce que vous pensez d’Agathe, la cause à laquelle vous attribuez son excessif retardement et les moyens susceptibles de hâter son développement.

Je vous réitère aussi de m’envoyer, le plus tôt que vous pourrez, les lois sur l’adoption… C’est un sujet dont je m’occupe depuis long-temps avec mon amie. Je désire qu’elle me donne entièrement un de ses enfants, je consacrerais mon temps, ma vie, à m’en occuper, il remplirait le vide de mon cœur, je placerais sur lui toutes mes affections, toutes mes pensées, sa vie deviendrait ma vie, son bonheur serait le mien. Quand on a vécu dans un autre, il est si dur de revenir à soi ; je ne puis plus aimer comme j’ai aimé, mon âme est fermée à jamais à ce sentiment doux et pénétrant qui m’a animée quelques instants, mais je puis chérir cet enfant, je puis m’oublier pour lui… oui, je crois être sûre de pouvoir devenir la mère de l’enfant de mon amie, je crois pouvoir remplir tous les devoirs que ce titre m’impose, je suis sûre de mes sentiments actuels, je crois pouvoir répondre du reste de ma vie. De ma part, il n’y a donc nul obstacle, mais Julie a des raisons pour hésiter, elle en a de très bonnes, j’en conviens. Lorsque vous viendrez, nous causerons de cela avec vous, je serai bien aise de connaître vos idées. »

Un peu plus tard, Mme Cottin abandonna cette pensée d’adoption, sur les remarques que lui fit M. Gramagnac. Il trouva peut-être qu’il y aurait dans cette mesure quelque injustice vis-à-vis des autres neveux.

À ces préoccupations diverses, les dissentiments du ménage Verdier ajoutaient d’une façon aiguë et personnelle. Car l’attachement passionné de Sophie pour sa cousine lui faisait prendre une vive part à tout ce qui l’atteignait, et elle-même n’échappait pas, d’ailleurs, aux emportements de ce mari qui paraît avoir été autoritaire et jaloux.

Aussi, écrivait-elle à Gramagnac le 23 brumaire an II (13 novembre 1793) :

« Nous sommes dans l’état le plus cruel. M. Verdier abuse de notre sexe, de notre âge, de notre faiblesse, pour nous traiter avec une indignité dont je n’avais pas idée. Sa fureur est d’une violence dont vous seriez effrayé. Nous ne savons que faire sans protecteur, sans guide, nous nous trouvons abandonnées à la colère d’un homme qui ne ménage rien, qui nous menace des dénonciations les plus calomnieuses… Si vous pouvez venir, mon bon ami, nous protéger, nous guider, vous nous aideriez peut-être à sortir de la plus dure situation et vous calmeriez peut-être les intentions méchantes de cet homme.

P.-S. — Il vient de partir pour Paris. J’ignore s’il va réaliser ses menaces. Tâchez de le voir, de l’engager à partir pour son pays. Voyez ce qu’il y a à faire pour nous ramener la tranquillité. Il demande sa femme, ses enfants… Sa femme, ses enfants, ne peuvent suivre un tel homme. »


Le 26 brumaire (16 novembre 93).

Si vous voyez M. Verdier, ne cherchez point à le calmer en entrant en accommodement avec lui. Toute démarche qui engagerait moi ou sa femme à vivre avec lui, ne serait point reçue. Il y a longtemps qu’elle dévorait ses larmes et qu’elle gardait le silence sur les soupçons outrageants qu’il osait lui montrer : elle a souffert trop longtemps, c’est là son seul tort à mes yeux. Mais aujourd’hui tout est rompu, il n’y a plus rien entre eux, et le divorce les rendra aussi étrangers l’un à l’autre qu’ils auraient dû l’être toujours. Cette décision est inébranlable, rien ne peut la changer. M. Verdier doit s’y attendre. Tâchez, mon ami, de l’engager à retourner chez lui. C’est un fou et un méchant. Il a répandu mille horreurs dans ma maison, il a empoisonné notre paix, il dégraderait la vertu même si elle pouvait l’être. Non jamais un tel être ne vivra près de moi, je croirais faire une chose mauvaise et coupable que d’y consentir, je veux que tout ce qui m’entoure soit pur et honnête.

« Mon ami, je serais bien aise de vous voir, ma Julie le désire beaucoup, nous avons bien des choses à vous dire. »

Sans doute Gramagnac répondit à son appel et tâcha de calmer les deux cousines. Il n’y réussit qu’à moitié, car, peu de jours après, Mme Cottin lui écrivait encore :

Nous n’avons que des nouvelles très calmes du citoyen Verdier. J’espère qu’il persistera à retourner dans son pays. Il me tarde qu’il soit bien loin, il me tarde surtout que mon amie ait brisé tout à fait la chaîne qui lui a fait verser tant de larmes. »

Pourtant les choses s’arrangèrent et il ne résulta rien de ce grand courroux, provoqué peut-être par un accès de jalousie maritale vis-à-vis de l’amie intime de sa femme ; le cas est assez fréquent. Ce qui est certain, c’est que, peu de mois après que Mme Cottin fut revenue à de meilleurs sentiments vis-à-vis de son cousin, le cœur de ces deux femmes fut sincèrement ému de ce qui lui arriva, et elles firent tout au monde pour lui venir en aide.

Pierre Verdier de la Carbonnière, gouverneur de la ville du Puch-de-Gontaud et lieutenant du roi au Mas d’Agennais, fut dénoncé du pays même où il s’était fait des ennemis. On l’arrêta à Paris ou peut-être à Versailles, et on l’enferma dans la prison de cette ville.

Mme Cottin écrivait à ce sujet à Gramagnac :


« Champlan, le 27 prairial (15 juin 1794).

« Depuis que vous n’avez entendu parler de vos amies, elles ont eu de nouvelles peines, et je m’attends chaque jour à en éprouver encore. Les ennemis, les débiteurs du citoyen Verdier à Tonneins ont envoyé ici au comité de surveillance une dénonciation également fausse et fâcheuse. Ces gens si simples et ignorants ont eu peur, ont renvoyé l’accusation aux autorités supérieures de Versailles ; c’est là qu’on a jugé à propos d’envoyer chercher ce bon et malheureux vieillard, on l’a transféré dans les prisons de Versailles, il y est depuis plusieurs jours.

J’ai été avec Julie au comité de surveillance de Versailles, au district du département, à Saint-Germain, parler au représentant du peuple ; partout on nous a donné de l’espérance, mais ce sera long comme tous ces genres d’affaires, et pendant ce temps ce pauvre homme languira dans une prison, éloigné de sa femme, de ses enfants. J’ai laissé hier Julie à Versailles pour une affaire que j’avais à terminer ici, je compte l’aller rejoindre dans peu de jours. Nous sommes tourmentées, affligées, bon ami, au milieu de tout cela. J’ai été trop occupée tous ces jours-ci pour vous donner de nos nouvelles, mais je ne le serai jamais assez pour ne pas penser à vous souvent, et la multitude d’inquiétudes et de chagrins qui m’accablent ne pourront jamais me distraire de l’attachement que vous m’inspirez. Parlez-moi donc de vous comme d’un objet qui m’intéresse infiniment…

« Mon bon ami, plaignez-moi et aimez-moi toujours. »

Puis elle écrivait au citoyen Victor de Lamothe, à Sainte-Foy-sur-Dordogne :

« Je sais que ma cousine devait vous écrire, citoyen. Vous attendez la réponse sans doute avec inquiétude, je veux vous délivrer de cette pénible attente en vous expliquant la cause de son silence. Il est vrai que cela même ne fera que remplacer une peine par une autre, puisque je n’ai que de tristes nouvelles à vous apprendre.

« J’étais avec cette amie si chère et nous jouissions ensemble du seul bien qui nous reste, lorsqu’une dénonciation contre son mari est venue troubler notre paix. Les créanciers qu’il a dans le pays, ont écrit à notre comité de surveillance pour l’accuser d’incivisme, et sur cela on l’a envoyé dans les prisons de Versailles. J’espère cependant que la conclusion sera aussi prompte que favorable. Julie est établie à Versailles depuis quinze jours, pour accélérer, s’il est possible, le jugement. Tous les administrateurs l’ont assurée que la dénonciation était vague et dénuée de preuves, et qu’au contraire celles qu’elle donnait attestaient, d’une manière sûre, le patriotisme de son mari.

« Je vous promets, citoyen, de ne pas oublier la part que vous prenez à nos peines, et aussitôt que j’aurai quelque chose d’heureux à cet égard, je me hâterai de le partager avec l’ami aimable et sincère qui s’intéresse à nous.

« Je ne vous dirai rien de moi. La nuit, la nuit la plus noire lorsqu’elle m’enveloppe d’épaisses ténèbres, est encore moins sombre que mon âme.

« Je n’ai point accompagné mon amie. Il est juste qu’il reste une mère aux enfants. Je veille sur eux, je mets tout mon temps et toutes mes idées à les conduire sainement, mais le malheur m’a tellement froissée, que je me trouve bien au-dessous d’un pareil emploi. Je n’ai point cette égalité d’humeur qui, toujours éloignée des excès, sait tenir un juste milieu : je suis toute à eux et je les adore, ou je suis toute à moi et je les oublie.

« J’élève toutes mes pensées vers le ciel, l’ange qui l’habite m’entraîne après lui. Je me sens déjà détachée de la terre.

« Je ne vous demande point de continuer à m’aimer, mais n’ayez aucune aigreur contre moi. Il me serait dur de faire éprouver cette sensation à quelqu’un et cela accroîtrait un peu ma peine. Dites seulement : cette pauvre créature est devenue presque nulle, mais, si elle n’eût pas été brisée, elle aurait été capable de bons sentiments et digne de l’affection des gens de bien. »


« 11 messidor (29 juin).

Les enfants se portent à merveille. L’intéressante Félicité est toujours avec moi, elle attend son fils, il doit venir subir un examen pour entrer dans le génie. »

Il s’agit de Félicité Lafargue et non pas Jauge, comme le dit M. de Gannier. Ce fils est probablement celui qui, devenu amoureux de sa cousine, se brûla la cervelle dans le jardin de Champlan. Cet événement tragique n’a du reste pas été confirmé par la famille. Quant à ce Victor de Lamothe, on ne sait qui il est et comment il faut prendre cette phrase : « Je ne vous demande pas de continuer à m’aimer… » Peut-être lui aussi était-il tombé sous le charme de l’aimable veuve.

Quelques jours après, Mme Cottin lui écrivait encore :

« Le ton de ma lettre sera moins triste aujourd’hui, citoyen. J’ai une bonne nouvelle à vous annoncer, une nouvelle qui me pénètre de plaisir et qui réjouira votre bon cœur. Ma Julie est accouchée ce matin d’une manière très hardie, car, un quart d’heure plus tard, cet événement nous surprenait au milieu du grand chemin.

« J’étais à Versailles avec elle, depuis plusieurs jours. Cette nuit les douleurs l’ont prise. Effrayée de se voir loin de ses enfants et dans une auberge, elle a voulu partir. La route a été très pénible. J’avais au fond de mon cœur l’écho de ses souffrances, j’éprouvais en inquiétude tout ce qu’elle sentait de douleurs. Enfin, nous voilà mères d’une troisième fille. Je ne m’afflige point de leur sexe, toutes les situations ont leurs jouissances, et une femme, quoi qu’elle en dise, peut être une créature heureuse ; elle peut souffrir aussi beaucoup. Oui, personne ne le sait mieux que moi ; mais cette peine n’appartient pas seulement à mon sexe, elle est l’apanage de tous ceux qui savent aimer, et malgré tout, qui voudrait renoncer à aimer ?…

« Bonjour citoyen, je retourne auprès de mon amie, le seul être sur terre qui soit près de mon cœur. L’affaire du citoyen Verdier traîne toujours, mais elle finira bien, et je vous en donnerai des nouvelles, lorsqu’il reviendra parmi nous.


1er fructidor (18 août)
an II de la République (1794). »

Quinze jours après, Julie Verdier écrivait elle-même à Victor de Lamothe l’élargissement de son mari.


« Le 18 fructidor (4 septembre 1794).

« Je vous remercie bien de vos félicitations sur mes heureuses couches, je l’ai échappé belle, je vous assure, et ma pauvre amie a bien eu sa part de souffrance — mais n’allez pas croire que je vous écrive pour vous remercier ; non, c’est pour vous apprendre que mon mari est libre depuis hier soir à dix heures. Il était couché dans sa prison, on le fit lever bien vite pour le faire sortir, nous le reverrons demain à dîner. Voilà ce que nous nous empressons, ma Sophie et moi, de vous apprendre, bien assurées que vous partagerez la joie que nous éprouvons. Moi, je vais fort bien, très bonne nourrice et mère d’une fillette qui promet déjà beaucoup en sagesse et en douceur.

J’ai déjà promené dans les bosquets avec mon amie. Venez partager le charme que j’éprouve à m’y trouver avec elle et nous féliciter de ce qui nous a causé bien de la joie, à elle et à moi. Nous avons déjà embrassé de bon cœur le citoyen Girardot et il lui tarde bien d’apprendre la sortie de son autre beau-frère[22]. Ma sœur[23] est à Paris depuis hier.

Adieu, je vous dis aussi salut et amitié de bon cœur.

« Julie Verdier.

« P.-S. — Comme mère, je sais bien ce qu’il en coûte de quitter son enfant, mais l’air de la campagne est si frais, si salutaire, que nous pensons au plaisir et au bien qu’il ferait à votre aimable Léonore, et votre femme nous ferait bien plaisir de nous en faire le sacrifice un ou deux jours ou quelques jours. Je suis déjà mère de trois enfants, elle pourrait compter sur mes soins et sur ceux de l’amie qui sait toujours remplacer la plus tendre des mères. »

Julie Verdier avait travaillé à l’élargissement de son mari, non pas en hâtant le jugement comme elle l’avait pensé d’abord, mais au contraire en obtenant à prix d’argent que l’examen de son dossier fût déplacé et reculé. C’est ainsi qu’il atteignit le 9 thermidor. Sa femme revint avec lui à Champlan en passant par Guibeville, propriété en Seine-et-Marne, habitée par la veuve de Jean Cottin, son fils André et sa fille Mme Jauge. Durant le voyage qui se fit en cabriolet, Mme Verdier était habillée en tricoteuse, avec une carmagnole, des sabots et une large cocarde tricolore à son bonnet.

Ce qui paraît singulier dans toute la correspondance de Mme Cottin et de sa cousine à cette époque, c’est qu’il n’est pas question des terribles événements qu’elles traversent, de l’inquiétude qui régnait chez tous, de la fin tragique des victimes de la Terreur, même quand ces victimes appartenaient à leur propre famille. Ce silence est inexplicable. Faut-il en accuser l’égoïsme et la légèreté d’esprit, qui faisait qu’à cette époque, à côté de la guillotine fonctionnant sans arrêt sur la place Louis XV, le reste des Parisiens vaquait à ses occupations habituelles et s’en allait tranquillement au théâtre ? Pourtant ces femmes avaient du cœur, de la sensibilité. Il faut plutôt croire à leur crainte de se compromettre, sentiment bien permis à un moment où un simple mot vous rendait suspect.

C’est peut-être à cette époque que la santé de Mme Cottin commença à se ressentir de ses cruelles émotions, de sa fatigue aux détails matériels qu’entraînait son changement de situation et de ses soucis d’affaires.

C’est vraisemblablement à Gramagnac que Julie Verdier écrivait ceci :

« Ma cousine va mieux, cher citoyen, et je vous remercie de vos avis. Cependant le mieux, quoique bien sensible, ne lui laisse pas la force de rester longtemps hors de son lit. Elle est faible et ne prend rien encore. Elle ne veut entendre parler d’aucun remède. Je crois en effet qu’il n’en est aucun de bon aux nerfs, car ceux de ce chirurgien ne lui ont pas fait plus de bien. Enfin, ce qu’il y a de bien clair, c’est que ce n’est plus une maladie que nous avons à craindre, mais je vois avec une peine extrême combien ses nerfs sont susceptibles, et je crains qu’ils ne lui préparent habituellement des souffrances pénibles et très vives, insupportables même, à la moindre occasion. »

Cependant, les affaires de cœur de Gramagnac ne marchaient pas davantage. Non seulement Mme Cottin lui déclarait que son âme était à jamais fermée à ce sentiment si doux qui l’avait jadis pénétrée, mais, un jour, elle lui écrivit une lettre qui aurait été un petit chef-d’œuvre d’astuce, si son honnête et bonne nature lui eût permis ce calcul ironique.

« Il y a des choses que l’on sent si vivement, qu’on voudrait avoir pour en parler d’autres mots que les mots ordinaires. L’objet pour lequel je vous écris est de ce genre, il me touche si sensiblement que je ne puis m’en occuper sans une émotion pénible… Le paquet ci-joint contient des cheveux… Envoyez chez Mme Weyler, rue Saint-Denis, à l’abbaye de Saint-Chaumont, le petit objet ci-joint, elle vous fera remettre deux miniatures, l’une est de son mari (peinte par son mari, car il s’agit du portrait de M. Cottin), l’autre est une copie qu’elle en a faite. La première est dans un médaillon, voici ce qu’il faut faire : (suivent des explications pour que le portrait soit entre deux applications de cheveux). Je veux le voir souvent, mais moi seule. Nul être sur la terre ne regardera cette ressemblance comme moi ; elle n’est attachée au cœur de personne. Cruelle idée !… Souvenir amer !… Je ne puis appuyer là-dessus, je me sens déchirée… Mon bon ami, occupez-vous de ma commission ; je ne vous en ai jamais donné d’aussi essentielle. Faites-moi faire avec ces cheveux une chaîne pour passer autour du cou… Que de larmes j’ai versées en écrivant tout ceci, en revoyant tous ces objets ! Quelles impressions vives, profondes Ha ! Dieu, quand finirai-je de souffrir ! »

Ainsi donc, la jeune veuve demande à ce pauvre homme, amoureux d’elle, de contribuer à entretenir ce souvenir qu’il voudrait effacer ; elle lui renouvelle la vivacité de ses regrets, de sa souffrance qu’elle croit inguérissable. Pauvre M. Gramagnac, elle lui montre comme elle est capable d’aimer ! C’est le supplice de Tantale.

Un autre jour, tout en lui parlant de livres qui témoignent de sa sérieuse culture, elle lui laisse voir qu’elle a pu être froissée, humiliée de ce qu’il lui a fait connaître ses sentiments.

« Voici les livres, lui écrit-elle, que je vous prie de faire relier de la manière la plus commode ; pourvu qu’ils n’aient pas la fragilité d’une brochure, c’est tout ce qu’il me faut. Ils consistent dans les Lettres de cachet de Mirabeau, les Devoirs d’un citoyen de l’abbé Mably, ouvrages politiques que je n’ai point lus, que je ne lirai point encore, non plus que le Contrat social. Ce genre n’est point à ma portée. J’attendrai d’être digne de cette lecture pour la faire ; à présent, elle serait trop prématurée et ne germerait point.

Vous trouverez aussi les Lettres d’un cultivateur américain. — Toute Française qui lira cet ouvrage, tranquillement assise au coin de son feu, devra rougir de l’inutilité de sa vie, en la comparant aux travaux actifs, aux devoirs journaliers d’une Américaine de Pensylvanie. — Les Lettres de Dupaty sur l’Italie, remplies de feu et d’imagination. L’auteur court sans cesse après l’esprit, mais au moins il le rencontre toujours. — Les Lettres d’Yorick à Élisa, ouvrage inappréciable par le sentiment qui les a dictées, par le caractère de Sterne, surtout par celui d’Élisa. « Le désir, mais le désir timide la suivait en silence dit l’abbé Raynal ; le seul homme honnête eût osé l’aimer, mais n’eût pas osé le lui dire… Heureuse la femme digne d’un pareil éloge ! »

Elle voulait le réduire au régime de l’amitié, ce qui ne faisait pas son affaire, comme à tout véritable amoureux de n’importe quel âge. Il conservait la gêne de cette situation fausse, aussi lui reprochait-elle de n’avoir pas la simplicité, la confiance, la franchise de ce genre de sentiment, et lui disait dans une autre lettre :

« Si vous pensiez que j’ai tort, me le diriez-vous ? J’en doute. Vous vous contentez de me donner des conseils pour l’intérêt de ma fortune, mais pour celui de mon caractère, vous gardez le silence, et cela me fait beaucoup de peine, car j’y attache infiniment plus de prix. Observateur comme vous l’êtes, votre amitié pourrait m’être très utile si vous aviez de la franchise ; mais non, vous êtes arrêté par mille égards que je ne conçois pas. Tout ce que vous dites est vrai, mais vous ne l’exprimez pas tout entière, cette vérité que j’aime et que je demande. Quoi, vous direz à mon amie ce que vous pensez de Félicité, de la manière dont elle est chez moi, vos observations à cet égard, et vous croirez devoir vous taire devant votre amie, votre seule amie ! Combien cette discrète circonspection me paraît loin du caractère communicatif et confiant que l’amitié doit toujours inspirer ! Encore si vos remarques ne s’adressaient qu’à mon amie…

« Je ne puis résister à vous dire ce que j’ai sur le cœur. On vous a parlé de Félicité, des vues qu’on lui croyait sur moi, on est entré là-dessus dans des détails que vous ne croyez pas, je vous estime trop pour le penser, mais vous avez répondu que vous vous étiez aperçu que je m’intéressais beaucoup à elle, à son fils en un mot. J’ai su tout ce qui s’était dit dans cette conversation. Je ne justifie pas la manière dont cela est venu jusqu’à moi. M. Verdier est le moins coupable, il n’a parlé qu’à sa femme, cela est tout simple, vous deviez vous y attendre et encore lui a-t-il parlé sous le secret, mais il n’en existera jamais entre mon amie et moi. Ce qu’on dit à l’une, on le dit à l’autre, souvenez-vous bien que mon amie lit dans mon cœur comme moi-même…

« Je reviens donc à dire que j’aurais désiré être la première et même la seule à qui vous eussiez communiqué vos remarques sur ma manière d’être. Vous l’auriez dû ; si vous êtes mon ami, aucune considération ne doit arrêter. Je ne comprendrai jamais que l’amitié puisse craindre de blesser. Je me trompe, elle doit blesser, mais c’est lorsqu’elle se retient et jamais quand elle s’abandonne. Vous avez dû trouver quelques ombres, quelques contradictions dans mon caractère, mes lettres portent presque toujours une teinte sérieuse, grave, peu analogue à l’espèce de gaieté dont vous avez été témoin. Vous avez dû être frappé de cette différence. »

Différence qui s’explique très humainement. Lorsqu’on a été atteint par la douleur, au plus profond de l’être, le courant ordinaire de la vie, la routine des occupations, le mouvement forcé, la distraction inévitable, rétablissent une manière d’être pour ainsi dire superficielle. Mais quand on est au repos, au calme, dans la solitude, en face de soi-même et de ses pensées, le chagrin se fait sentir encore plus lourd, plus amer et tout naturellement s’épanche dans la correspondance, ou se manifeste par un ton plus grave, plus triste. Mme Cottin partageait donc cette sorte de dualité avec tous les êtres qui sentent vivement, qui éprouvent profondément, et son vieil ami, s’il était l’observateur qu’elle croyait, n’avait pas dû s’en étonner.

Elle poursuit : « Mais si dans l’instant même vous m’aviez dit avec intérêt, avec liberté : Je remarque en vous telle ou telle chose, Sophie, d’où cela vient-il ? Expliquez-moi ce qui se passe en vous, j’ai le droit de vous le demander ? Combien ce langage m’aurait convenu, combien j’y aurais répondu… je ne vous ai jamais trouvé ce ton de bonhomie, de liberté, qui est un des plus doux avantages de ce précieux sentiment. Peut-être est-ce ma faute, peut-être ai-je dans mon air, dans mon ton, quelque chose qui inspire la réserve… Je conclus comme j’ai commencé, à vous demander toujours la vérité, jamais cela ne me fâchera. Je peux m’affliger d’avoir des torts, mais il m’est essentiel de les connaître et doux qu’on me les dise. Ces aveux, quand ils sont dictés par l’attachement, ont quelque chose de plus touchant que les éloges mêmes. »

Toutefois, Gramagnac ne renonçait pas à amener sa jeune amie à partager son amour. Il est bien dommage que nous n’ayons pas connaissance de ses propres lettres et que nous en soyons réduits à les deviner par leurs réponses. Sans doute il devait l’exhorter à ne pas désespérer de la vie, lui dire qu’une femme de vingt-trois ans n’a pas dit adieu à l’amour pour l’avoir ressenti une fois, que des jours meilleurs lui étaient réservés, que son cœur refleurirait… Il refleurit en effet, mais ce ne fut pas pour lui.

Il l’engageait à réfléchir, à se demander si elle ne pourrait pas l’aimer. Il est évident qu’elle ne veut pas lui dire non, brutalement, mais elle cherche par des détours à le dissuader de poursuivre cet espoir.

« S’il est vrai, lui écrit-elle, que l’homme qui médite est un animal dépravé, je me perfectionne tous les jours, car je ne réfléchis presque plus. J’ai des sensations vives, pénibles ou agréables, sans en savoir la cause, ni même la chercher. L’analyse que vous me demandez, l’examen de moi-même, est plus que difficile, il est impossible. Mais je me connais bien mal, si l’indifférence la plus complète ne règne pas au fond de mon cœur, et je me trompe fort si ce cœur éprouve le plus léger désir de sortir de son état. La situation où je suis est la seule qui me convienne. L’indépendance et la paix, voilà le seul bien où j’aspire, j’en jouis et je ne veux pas les risquer, quand même je le pourrais. Mais je n’ai pas plus le pouvoir que le désir de connaître de nouveaux sentiments. Mon cœur repousse cette image avec violence, la seule idée m’en est désagréable, n’en parlons plus.

Il n’est aucun état dans la vie, aucune situation, qui puisse remplir l’idée du bonheur que je me fais. Voilà pourquoi j’aspire à en être délivrée. La terre n’est plus rien, je me perds dans un avenir céleste, je brûle d’y atteindre, je ne sais qu’un chemin pour y arriver et je forme des vœux pour qu’il me soit ouvert. Je prie mes amis de ne pas savoir mieux que moi ce qui me convient. Qu’ils me laissent le choix du genre de vie qui me plaît et qu’ils ne me blâment pas quand bien même j’y serais malheureuse, ce ne sera ni leur faute, ni la mienne, mais celle de la vie qui ne comporte pas un état heureux. Je choisirai le meilleur pour moi, mais le meilleur est encore mauvais et je me plaindrai toujours. »

Une autre fois, elle cherche à le décourager sur son propre caractère.

« 28 germinal (17 avril 1795).

« Vous ne vous doutez peut-être pas que je suis difficile à vivre et qu’au milieu d’un air de douceur qui en impose, j’ai une certaine âpreté dans ma franchise, qui peut ne pas convenir à tout le monde. Ne commencez pas par nier le fait, je vous avertis que vous vous en apercevriez à la longue et peut-être même avant d’avoir fini ma lettre. Quelque contente que je sois du fond d’une chose, si la forme n’y répond point, elle n’échappe pas à ma critique. Pour être persuadé ainsi que je l’aurais voulu, des vérités que je vous ai dites, il fallait les trouver toutes simples. « Vous avez raison, Sophie ; le torrent du monde avait obscurci à mes yeux la vraie et sainte morale de l’amitié ; un mot me l’a rappelée, je vous remercie d’avoir réveillé ce souvenir… » En fallait-il davantage pour une action pareille ?

« Vous la nommez belle et vertueuse, mais comment appréciez-vous ce nom de vertu ? Est-ce qu’une action aussi douce que facile à faire est digne de ce nom ? Est-ce quand on suit le mouvement de son cœur, sans gêne et ’sans contrainte, qu’on est vertueux ? Mais non, ce titre comprend toujours l’image d’un sacrifice : pour le mériter il ne suffit pas de bien faire, mais de faire le bien au dépens de ses penchants et de son plaisir. Jugez à présent, si vous n’avez pas prodigué cette épithète aussi sacrée que sublime à la simple bienveillance d’un bon cœur. »

Et ainsi de suite sur le même ton et le même sujet pendant tout le paragraphe suivant. La facilité de plume de Mme Cottin l’entraîne à disserter longuement, ainsi qu’il était d’usage alors, sur des pointes d’aiguilles si l’on ose dire, et ses subtilités font un peu perdre de vue leur objet.

Puis elle se reprend à se dénigrer :

« Je suis loin d’avoir une âme brûlante, je doute qu’elle le fut alors qu’elle était animée par le plus doux, le plus tendre des sentiments, mais cette perte violente l’a tellement abattue, qu’elle n’a plus ni énergie, ni ressort, ni sensation, et dans l’engourdissement où elle est plongée, la faculté de souffrir lui est quelquefois refusée. L’absence de mon amie m’oppresse et je me vois réduite à désirer que les inquiétudes présentes me fassent assez d’impression pour écarter la funèbre image du passé. Mais non ; le présent et l’avenir ont beau me présenter des sujets de tourments et de peine, j’y suis insensible, un triste souvenir me tient absolument subjuguée, il me semble que j’ai épuisé tous les malheurs et qu’après celui-là je n’ai plus rien à craindre… Si dans cette situation je ranime et j’encourage des esprits abattus, assurément je donne ce que je n’ai pas, ce que je ne puis plus recevoir…

« Oui certainement, le ciel est aussi beau que la nature est touchante, mais il n’appartient pas à l’amitié d’imaginer qu’ils puissent recevoir quelque éclat d’un objet étranger. Son style est simple et naturel, l’emphase la défigure.

« À présent que j’ai rempli ma tâche de sincérité, je vais me dédommager de ce qu’il a pu m’en coûter, en vous disant combien mon cœur est pénétré de la bonté avec laquelle vous m’acceptez. Je vous remercie de tous les soins que vous prenez pour moi, il m’est doux de vous en savoir quelquefois occupé. J’aime à vous les donner, autant que vous pouvez aimer à les remplir.

« La première fois qu’on ira chez vous, je vous enverrai encore d’autres livres. Joignez aux œuvres de Bernardin de Saint-Pierre le Discours de Platon, Julie m’apportera tout cela. »

Mais cette amitié qu’elle ressentait pour son conseiller d’affaires et sur laquelle elle s’étendait si subtilement, dans l’intention de la lui faire partager, ne calmait pas les soucis de tout ordre dont elle était envahie. Aussi, lui écrivait-elle un jour, dans l’abandon d’une heure de découragement :

« La sérénité du bonheur m’avait donné une égalité charmante dans le caractère, mon cœur débordait de plaisir et répandait autour de moi les doux sentiments dont il était agité. L’ordre était partout alors et la paix me semblait régner dans l’univers, ainsi que dans mon âme. À présent tout est changé, j’ai des accès de tristesse noire, je suis naturellement inquiète, mes regards ont beau se fixer autour de moi, ils ne trouvent rien digne de les fixer. Le monde dans sa vaste étendue ne me paraît qu’une solitude stérile, les plus vifs plaisirs ne me paraissent que des jouets d’enfants ; il me semble que je suis sur une terre étrangère où rien ne me convient… je ne puis exprimer l’espèce de malaise qui me poursuit, mon bon ami, je voudrais bien finir d’exister ; non, il n’est point d’instant dans la journée où je ne reçusse la mort avec volupté… Ne cherchez pas à changer mes idées, l’amitié même est insuffisante sur ce point ; elle peut partager mes peines, mais non m’en consoler. Laissons cela. »

La peine la plus vive de Mme Cottin à ce moment était la nécessité de vendre Champlan, imposée par la liquidation de sa fortune, bien qu’elle eût un peu l’espoir de racheter la maison si l’on morcelait la propriété. Il lui fallait donc chercher un autre abri pour l’hiver suivant. Elle pensait retourner à Paris où la maison de la rue Saint-Georges était également à vendre. D’ailleurs, le gouvernement en avait disposé et on sait qu’en ce cas les hommes d’affaires ne sont jamais pressés d’abandonner leurs lucratives fonctions de séquestre.

La difficulté était donc de trouver un appartement dans le quartier qu’elle désignait et qu’elle voulait bon marché ainsi que l’appartement où ils devaient habiter tous. « Un étage de sept à huit pièces nous suffirait et une petite chambre pour Lafargue », écrivait-elle au fidèle Gramagnac, chargé naturellement de le trouver.

« Je peux, dites-vous, passer encore l’hiver à Champlan, mais j’aime mieux le quitter tout de suite, qu’y rester avec la perspective de le quitter le lendemain. J’aime à me décider tout de suite pour oui ou pour non, et l’état d’irrésolution est celui qui me convient le moins. »

Le seul adoucissement à ce départ de Champlan était la pensée que, si elle ne pouvait le racheter, elle chercherait une autre propriété moins considérable où elle pourrait s’installer définitivement. Mais elle ne voulait pas de ce que l’on appelait le Petit-Champlan[24], qui lui aurait été trop pénible à habiter près de celui qu’elle regrettait tant.

Elle pensait à la vallée de Montmorency. Être propriétaire en toute tranquillité, avoir sa terre bien à elle, ses arbres à elle, sans l’inquiétude de devoir un jour s’en séparer, séduisait son imagination toujours active. Et pourtant, qui peut se flatter que les choses resteront sans changement !

Il est vrai qu’elle mettait dans cette possession une note d’attachement très personnel. « La terre que j’habite, disait-elle, l’arbre qui me couvre, ne sont pour moi ni une terre ni un arbre ordinaires ; ce sont des êtres qui me sont chers et dont l’ensemble m’est extrêmement précieux. »

Cette question d’appartement « qu’elle ne tenait pas à avoir dans une belle rue » l’agitait. Avant même qu’il fût trouvé, elle se préoccupait des détails de son déménagement et se proposait de tirer parti d’objets de valeur qui lui restaient encore et de diamants lui venant de sa mère. Elle demandait à Gramagnac de l’aider à s’en défaire. Puis, ainsi qu’il arrive souvent, tout cela resta à l’état de projet, car elle put demeurer à Champlan et ne prit un appartement à Paris que quelques années plus tard.

Pendant ce temps, l’amoureux sexagénaire ne renonçait pas à ses travaux d’approche et, malgré les sous-entendus qu’on lui adressait, n’en continuait pas moins son siège, avec une ténacité digne d’un meilleur succès.

Il s’était sans doute encore un peu trop avancé, car, le 21 messidor 1795 (10 juillet), on recommence à vouloir l’entraîner vers la paisible amitié qu’il trouve terne et grise, lui qui est en possession de l’éblouissante lumière de l’amour. En plus, on veut lui persuader que l’amitié entre homme et femme ne peut exister que lorsque chacun sait l’autre sous l’empire d’une affection ou d’un souvenir qui l’absorbe, et que c’est précisément leur cas à tous les deux.

« J’ai beaucoup de choses à vous dire : j’ai besoin de vous ouvrir mon cœur. L’attachement que vous avez pour moi, cet attachement précieux qui peut encore jeter quelques fleurs sur ma vie, vous donne le droit de lire au fond de l’âme de celle qui est, qui veut être toujours votre plus sincère amie.

« Vous avez pu vous apercevoir que j’avais l’air mal à mon aise quand je vous ai vu dernièrement ; c’est la cause de cette gêne jointe à quelques phrases qui vous sont échappées, qui m’ont fourni les réflexions sérieuses que je viens vous communiquer.

« L’amitié, avez-vous dit, doit être plus tendre entre un homme et une femme ; plus tendre, je ne le crois pas ; plus réservée, il n’y a pas de doute, et cette réserve qui tient à la différence des sexes, non à la méfiance, peut, je le conçois, y ajouter un intérêt plus piquant. Mais cette réserve peut-elle s’accorder avec l’abandon absolu, la confiance illimitée, la liberté de penser tout haut, qui font la base de l’amitié ? Non, pas entièrement ; alors ce partage doit la détruire, car l’amitié est exclusive et croit n’avoir rien quand elle n’a pas tout. C’est donc une chimère de penser qu’elle peut exister. En vérité, je le croirais si je ne la sentais pas dans mon cœur et si je n’en avais pas eu le plus touchant modèle dans ma Julie et celui qui fit le court bonheur de ma vie. Mais ce qu’il y a de certain, c’est que c’est peut-être le plus rare de tous les sentiments, en ce qu’il exige qu’une situation particulière se joigne à une pureté à laquelle peu d’êtres peuvent s’élever.

« Voici ce que j’entends par cette situation particulière. Notre âme, pouvant aimer de plusieurs manières, doit avoir, pour ne pas les confondre, autant d’objets d’attachement que de facultés de s’attacher. Ce n’est qu’en sentant d’une manière distincte ce que l’amour a de plus vif, ce que l’amitié a de plus tendre, qu’on peut bien connaître toutes les nuances qui rapprochent et éloignent ces deux sentiments.

« Celui qui posséda, qui possède encore toute ma tendresse, n’inspira à ma Julie une amitié libre que parce qu’elle lui savait le cœur rempli d’amour pour une autre ; s’il avait voulu être pour elle plus qu’un ami, il ne lui aurait plus été rien du tout. Quant à moi, je sais bien que tout homme qui oserait profaner la douleur qui m’accable, en me parlant un langage qui m’est devenu insupportable depuis que je ne l’entends plus de la bouche de celui que j’aime, ne m’en reparlerait de ma vie.

« Il faut donc ; pour se livrer sans gêne à l’amitié, se connaître mutuellement d’autres liens, ou s’ils sont rompus, quand le souvenir le plus douloureux est tout ce qu’il en reste, il faut être mutuellement sûrs que non seulement l’image absente ne sera pas effacée par l’objet présent, mais ne sera pas seulement confondue avec lui.

« Vous devinez peut-être à présent où j’en vais venir. Oui, vous m’avez affligée, quelques-unes des expressions de vos lettres m’avaient déplu, mais lorsqu’ici vous me peignîtes ce mélange que vous vous plaisiez à faire de celle que vous aimâtes, avec moi, de la douceur que vous trouviez à les confondre, lorsque vous me parlâtes de ma situation avec un accent plus vif qu’affectueux, alors je ne reconnus plus le caractère de l’amitié tel qu’il était dans mon cœur, je me tus et je me sentis éloignée de vous.

« La première fois que vous nous confiâtes vos peines, je fus entraînée vers vous. Vos regrets sympathisaient avec ma douleur et retentissaient dans mon cœur. J’estimais l’homme sensible qui savait si bien aimer, j’appréciais l’homme délicat auquel un seul objet avait su plaire. Ce même soir, quand vous nous eûtes quittées, je m’occupai de vous avec mon amie, et ce fut alors que se forma cette excellente opinion que nous prîmes de vous ; l’attachement le plus vrai la suivit.

« Tous deux se sont augmentés depuis par la liaison que j’ai entretenue avec vous ; j’en suis revenue à vous regarder, après ma Julie, comme le meilleur ami qui me reste. Dites, ai-je tort de croire que vous n’altérerez jamais le plaisir que je sens à vous nommer ainsi ? Ai-je tort d’imaginer que votre cœur, toujours plein d’amour pour celle que vous avez perdue, n’éprouvera jamais pour votre amie qu’un sentiment aussi pur que ce ciel auquel elle aspire. Assurez-moi que je peux me livrer avec sécurité à tout de ce que vous m’inspirez d’intérêt ; dites un mot, et je vous croirai.

« Ce n’est pas de votre sincérité que je doute, comment en douterais-je ? Je n’estimerais pas celui qui pourrait me tromper ou qui voudrait seulement pallier la vérité, et alors, soit tête-à-tête avec moi, soit en tiers avec mon amie, livrez-vous à la confiance, exprimez sans réserve vos pensées, j’y répondrai avec le même abandon. Ne craignez ni d’en trop dire, ni d’en trop demander, l’amitié n’est jamais indiscrète ; c’est à l’absence de la gêne que je connaîtrai que nous sommes ensemble comme il faut être.

« Je serai la première à vous parler du sujet de ma lettre, Julie qui la connaît ne doit pas vous gêner. Ha ! si vous étiez moins à votre aise quand mon amie est avec moi… Tenez, je vous avoue que j’en ai eu l’idée, votre air me l’a fait croire et elle l’a pensé aussi. Combien vous auriez de tort envers moi si cela était vrai ; ma Julie est la meilleure partie de moi-même, elle est plus que mon amie, elle était celle de celui que j’ai aimé. Ce souvenir ajoute chaque jour à ma tendresse pour elle ; comme j’aime à me confondre avec elle, il me serait doux que mes amis ne nous distinguassent pas l’une de l’autre.

« J’ai attendu cette explication et j’attendrai même votre réponse pour vous parler de choses étrangères à celles-ci, mais qui sont relatives à vous et qui sont par conséquent intéressantes pour moi. »

Il est évident que M. Gramagnac n’avait pas fait l’aveu formel de son amour, mais que ses empressements, son attitude, ses paroles, ce jour-là en particulier, montraient encore plus qu’il n’attendait qu’un encouragement. Mme Cottin était bien décidée à ne pas le lui donner. Son cœur, toujours douloureusement rempli de son mari, s’y refusait. Elle avait la terreur d’une véritable déclaration, en pensant que, si elle était obligée de blesser cet ami si dévoué, elle bouleverserait leurs rapports présents, dans lesquels elle trouvait de la douceur. Elle avait eu peur de lui entendre prononcer des mots décisifs, aussi lui disait-elle que, si un homme lui tenait un langage devenu insupportable, il ne lui en reparlerait de sa vie.

Peut-être aussi était-ce la réserve de son éducation protestante qui lui interdisait de parler ouvertement de ce genre de choses, mais lui permettait de se répandre abondamment en considérations environnantes. Elle ne pouvait être sérieusement offensée qu’un homme ressentît pour elle un sentiment vif, dû à ses qualités d’intelligence, de bonté et de charme personnel, elle était trop femme pour cela ; mais honnête et sincère, elle ne voulait pas de situation ambiguë entre eux. On aime mieux le penser, que de croire à une sorte d’hypocrisie mêlée d’un peu d’enfantillage, quand elle veut lui persuader qu’elle s’est intéressée à lui à cause de ses regrets pour sa femme, ce qui établissait une sorte de parité avec les siens.

On comprend moins la phrase où elle l’engage à exprimer ses pensées sans réserve et ne pas craindre d’en trop dire ni d’en trop demander. Les femmes se contredisent parfois.

Le pauvre amoureux ne prit pas le change. Sa tendre épouse était probablement assez loin de ses regrets, quand il s’en servait pour apitoyer l’objet actuel de ses désirs. Peut-être aussi « ma Julie », qu’on lui présentait à tout instant sur la même ligne que la bien-aimée, l’agaçait-elle quelque peu ; bref, comme une femme arrive toujours à ce qu’elle veut, il abandonna la partie. Le ton de sa lettre suivante satisfit à un tel point la châtelaine de Champlan, que, dans son allégresse à voir disparaître le sujet de crainte qui l’étreignait, elle retombe dans la petite faute d’en attribuer la raison au souvenir de Mme Gramagnac et le comble d’éloges pour le consoler.

« Votre dernière lettre m’a fait bien plaisir, j’ai besoin de vous le dire, mon bon ami, j’y ai trouvé l’expression simple et touchante de votre amitié, j’en ai été attendrie, ma Julie l’a été aussi ; ah ! ne quittez jamais un ton qui nous convient autant et que vous savez si bien sentir.

« Nous avons parlé de vous longtemps, de ce caractère bon et honnête qui nous a attachées toutes deux à vous, de cette constance tendre et rare que le temps ne peut altérer. Je me plais à vous entretenir de cette femme charmante que j’aurais aimé à connaître. Quelle noble satisfaction j’éprouve, en contemplant la dignité de l’homme et sa supériorité sur tout ce qui l’entoure. Tandis que toutes les espèces vivantes n’ont que des plaisirs et qui s’éteignent dans les glaces de l’hiver, l’homme seul aime toujours, les saisons n’influencent point son âme, l’absence ni la mort ne la peuvent changer ; enfin, il n’appartient qu’à lui de sentir qu’une seule vie ne peut suffire à deux attachements.

« Je sais qu’il est parmi nous des êtres dégradés qui croient faire un meilleur choix en partageant les sensations des animaux, et leur image me fait penser que notre espèce se distingue des autres en ce qu’elle a reçu le privilège de pouvoir se dénaturer ; mais, s’il lui est permis de s’abaisser jusqu’à la brute, il lui est donné de s’élever jusqu’aux anges, et je réserve ma plus tendre estime aux âmes en qui j’aperçois quelque trace de cette grandeur.

« Je reviens à ma conversation avec Julie. Tandis que j’appréciais en vous cette constance, qui fait qu’ôté un seul objet, il n’y a plus rien sur la terre qu’on puisse aimer de la même manière, mon amie me parlait de votre conduite estimable et difficile dans votre intérieur, de votre zèle à remplir vos devoirs quelque pénibles qu’ils puissent être, de votre tendresse pour vos enfants et de l’inquiète sollicitude que vous cause leur future destinée. Toutes deux, nous nous réunissions pour voir en vous une honnête et excellente créature, malheureuse sans doute, mais nous nous obstinions à croire malgré vous que le dédommagement arriverait enfin dans bien longtemps, mais nous voyons plus loin que vous.

« Soutenue par la plus douce des espérances, je suis bien plus portée que vous à la mélancolie. S’il est des instants où le vide de mon cœur égare ma raison et me ramène au désespoir, l’ange qui veille sur moi me rend la paix par l’image du bonheur qui m’attend. Soit que je rêve sous les feuillages épais, que je foule aux pieds les gazons fleuris, ou que je médite dans l’obscurité silencieuse de la nuit, partout je le vois et partout je l’entends ; il est absent, mais non détruit ; je suis exilée et non désunie ; mes liens subsistent toujours, c’est mon âme qui les a formés et mon âme est immortelle. »

Ainsi se passa la première rencontre de cette femme avec l’amour qui, peu après, devait tenir une si grande place dans ses livres et dans sa vie. Il s’était présenté trop tôt, à un moment où son cœur ne se croyait pas libre, accablé qu’il était par la douleur d’une séparation récente, et cette grande disproportion d’âge lui en avait donné la répulsion. Elle s’était acharnée à le convertir en amitié et put croire y être arrivée ; elle se trompait ; ces deux sentiments ne se greffent pas l’un sur l’autre. Il est peu d’exemples où l’amitié devienne de l’amour et pas beaucoup plus où l’amour se change en amitié. La femme plus éprise d’idéal le croit possible, tout en appréciant le charme particulier de ce lien entre sexes différents, toujours plus imprégné de galanterie de la part de l’homme et de tendresse de la part de l’amie. Mais ce n’est guère pour ceux qui se croient occupés d’amour ailleurs, comme le dit Mme Cottin, car ce serait justement une raison pour qu’on voulût avoir ce qu’on sait pouvoir être donné.

En réalité, ce privilège est réservé aux âmes d’élite élevées au-dessus de toute bassesse, et combien d’êtres humains en sont assez dépouillés pour se soutenir dans un commerce exclusivement intellectuel et purement affectueux… Mme Cottin en eût été capable vis-à-vis de Gramagnac, mais il n’était pas à sa hauteur. Il l’aima tout bêtement d’amour jusqu’à sa mort, en ayant le courage de ne pas le lui dire.

C’est donc pourquoi ce sentiment est si rare. Pascal eut un amour platonique pour une femme dont l’histoire n’a pas découvert le nom, et, pour nous en tenir au dix-neuvième siècle, ces exemples sont bien clairsemés. L’amitié de Chateaubriand et de Mme Récamier fut plutôt un piédestal pour l’orgueil de l’un et la vanité de l’autre ; Mérimée l’éprouva pour « l’inconnue » qui l’est restée, et plus près de nous, Barbey d’Aurevilly termina une vie du cœur assez mouvementée dans l’amitié dévouée et pure de Mlle Louise Read. Espérons, pour l’honneur de l’humanité, qu’on pourrait citer d’autres traits semblables dans des vies moins célèbres.


Mme Cottin s’installa donc à Champlan d’une manière plus définitive, tout en se rendant à Paris quelquefois. Elle y menait une vie paisible et retirée, s’occupant de peinture, de musique, composant même, dit-on. Des amis prirent peu à peu l’habitude de venir l’y retrouver. Elle recevait Félix Faulcon, son voisin, homme de lettres et homme politique ; Michaud l’académicien, qui fut plus tard son éditeur (voir appendice VI) ; Mestrezat, ministre de son culte ; Jean de Vaisne[25], qui partagea les illusions de Gramagnac au sujet de leur aimable hôtesse, mais dont l’amour se termina plus tragiquement, a-t-on prétendu. Gramagnac lui-même était un des habitués.

Toujours un peu sérieuse, absorbée dans ses pensées au point d’en paraître distraite, Mme Cottin prenait rarement la parole dans un cercle nombreux. Un homme d’esprit qui s’était fait inviter pour la rencontrer, écrivait à un ami : « Rien à vous apprendre sur Mme Cottin. Je l’ai vue, elle ne parle pas. » Elle se taisait donc, à moins qu’elle ne fût frappée par une idée qu’on émettait devant elle ; alors elle traitait les sujets les plus élevés, les questions les plus délicates avec une sûreté de jugement, une abondance de vues, que servait admirablement sa facilité à s’exprimer. Si elle n’aimait pas le monde et le redoutait même, dans le tête-à-tête sa conversation était pleine de charme.

Elle occupait sa solitude par des lectures, au premier rang desquelles elle mettait les œuvres

de Jean-Jacques Rousseau et de Bernardin de Saint-Pierre, à qui elle écrivit un jour, ne pouvant résister au désir de lui exprimer son enthousiasme pour le philosophe de Genève :

« Combien de fois, en lisant les ouvrages de Jean-Jacques, j’ai regretté de ne pouvoir plus lui communiquer l’impression que j’en recevais. J’osais croire qu’il en eût été content, qu’il eût joui de se voir plus aimé qu’admiré ; il n’aurait pas méconnu l’accent de la sincérité, lui qui l’avait toujours pratiquée et chérie, et peut-être lui aurais-je offert non un esprit à sa portée, mais un cœur fait pour l’aimer. Longtemps Jean-Jacques a été le seul auteur dont j’aie fait mon ami, la lecture des Études de la Nature m’en fit trouver un autre.

« Ce n’est point que je compare le génie de Bernardin à celui de Jean-Jacques ; non, je crois qu’en ce genre Jean-Jacques n’a point et n’aura jamais d’égal. Mais comme je vois en eux moins le grand homme que l’homme vertueux, je les unis par le sentiment qu’ils m’inspirent, et ils me sont bien plus chers par l’excellence de leur cœur que par leur talent. Ce ne fut ni l’ambition, ni une vaine philosophie, ni même l’amour de la gloire qui dictèrent leurs ouvrages, mais une vertu plus rare peut-être qu’on ne le pense et point assez appréciée : la bonté dans l’énergie.

« Bernardin, homme vraiment bon, puisque vous existez, puisque vous respirez le même air que moi, pourquoi ne vous dirais-je pas ce que je regrette de ne pouvoir plus dire à Jean-Jacques ? Pourquoi ne sauriez-vous pas que, dans une campagne solitaire, il est une femme qui vous aime, qui vous révère, qui vous porte dans son cœur, que vous embellissez sa retraite en la guidant dans ces routes nouvelles que la nature semble n’avoir ouvertes qu’à vous ?

« Combien de fois, en lisant vos observations si simples, si charmantes, il me semblait qu’un voile épais tombait de devant mes yeux et que vous me transportiez dans un autre univers. Enchantée, je posais mon livre, et surprise que, seul entre tous les hommes, vous ayez pénétré ce vaste et sublime mystère des harmonies, je vois bien, disais-je, que Bernardin est l’amant favorisé de la nature, car ce n’est qu’à lui qu’elle dit son secret. Oh ! vous par qui je le sais, vous à qui tous les êtres doivent une nouvelle source de jouissances, soyez béni par eux comme vous êtes aimé par moi. Une fois je vous ai vu, une fois j’ai contemplé cet aspect respectable, ce regard modeste, cette physionomie si bien d’accord avec vos ouvrages, tel que je vous avais lu, tel que je vous ai trouvé, et en effet où aurais-je espéré trouver quelque harmonie si ce n’eût été entre l’âme et l’expression de Bernardin.

« Bernardin, homme selon mon cœur, vous qui m’appreniez à trouver, dans les plus vrais plaisirs de la vie, les preuves d’une autre existence, soyez à jamais le consolateur de ma tristesse, le compagnon de ma solitude et l’ami de ma jeunesse.

« Ceci n’est point une lettre, ce que je désire n’est point une réponse, mais quelques lignes de la main de Bernardin, que je mettrais à côté de celles de Jean-Jacques, seraient un plaisir que je ne recevrais pas sans attendrissement. Tel fut le sentiment lorsque, avec une émotion presque religieuse, je pris un bout de votre manteau que je mettais sur mon cœur en versant des larmes ; la foule nous entourant, vous ne me vîtes pas, je ne voulais pas que vous me vissiez. »

Mme Cottin avait signé cette lettre uniquement de son prénom, mais elle indiquait sans doute la manière de lui répondre, car l’amant des sentiments vrais envoya à cette jeune exaltée la courte et paternelle exhortation qui suit :

« Je n’ai pas coutume de répondre à une lettre anonyme, car comment pourrais-je répondre avec confiance à une personne qui n’a pas même la confiance de me dire son nom ?

« Vous tâchez d’établir une correspondance entre nous, tandis que mes travaux, mes affaires et ma santé m’obligent chaque jour de circonscrire celles que j’avais avec d’anciens amis.

« Cependant, qui que vous soyez, votre lettre m’a touché.

« Si vous êtes femme comme vous me l’annoncez, pourquoi offrez-vous avec tant d’affection un cœur que vous devez à votre époux, à un homme qui doit le sien à une autre femme ?

« Sophie, ce n’est point à moi à être, comme vous le désirez, le consolateur de vos tristesses, le compagnon de votre solitude, l’ami de votre jeunesse. Une femme aimante n’est jamais sans ami. Si vous n’en avez pas, vous devez adresser vos peines à celui à qui je confie les miennes. Il enveloppe de sa bienfaisance tout ce qui respire, tout ce qui sent, tout ce qui souffre.

« C’est là le manteau dont vous devez réchauffer votre cœur ; le mien, qui, comme vous le dites, a fait couler vos larmes, ne serait pas propre à les essuyer.

« Sensible Sophie, recevez ce conseil que je vous donne sans vous connaître, comme un père à sa fille bien-aimée.

« de Saint-Pierre.

Paris, 6 nivôse, quay des Augustins, n° 22. »

Et son admiratrice de lui écrire de nouveau, dans son besoin d’épanchement :

« Comme à sa fille bien-aimée… Charmante expression, elle répond parfaitement au sentiment que j’éprouve. Homme bon, soyez content, vous avez porté la joie dans mon cœur.

« J’ai reçu hier cette lettre du 6 nivôse. J’y réponds pour justifier quelques erreurs que le ton de mes lettres a dû vous donner. J’aurais pu consentir à n’être point connue de vous, mais à l’être mal, jamais.

« Je n’ai plus d’époux, j’étais bien jeune quand je le perdis. Je l’aimais, je le pleure encore. Depuis, j’ai vécu seule à la campagne, loin du monde, entourée d’amis qui me sont chers, ayant dans l’âme une piété sincère qui me fait aimer la vie comme un moyen d’en mériter une plus heureuse.

« Jadis, au milieu des plaisirs de Paris, je regrettais la nature. Elle me plaît davantage depuis que je la vois tous les jours ; vos ouvrages m’apprennent à l’aimer mieux encore. C’est en eux seulement que je dois trouver un consolateur et un ami ; comment aurais-je pu vous nommer ainsi, vous que je ne dois jamais voir et à qui je ne voulais plus écrire.

« Je sais que vous faites le bonheur d’une femme… digne de vous si ce qu’on dit d’elle est vrai ; je la bénis comme la cause du vôtre. Ce lien, celui qui vous attache à votre famille, à vos amis et aux hommes, sont des occupations trop importantes pour que j’aie jamais songé à vous en détourner par une correspondance oiseuse ; je connais le prix du temps et j’ai aussi des devoirs à remplir. Mais je voulais vous exprimer une tendre reconnaissance, avoir une ligne de votre main et me taire toujours ; si j’ai été entraînée plus loin que je ne le voulais, excusez la faiblesse d’une femme.

« Sachez du moins que votre temps n’a pas été perdu en m’écrivant, vous m’avez éclairée et j’aime bien à vous devoir un avis utile. En voyant que vous avez cru démêler dans ma lettre l’expression d’un sentiment qui depuis longtemps n’est plus dans mon cœur, vous m’avez appris que je pouvais avoir ce même ton en causant avec mes amis. Quelques-uns pourraient s’y méprendre, ce serait les tromper, je m’observerai davantage… Ne pensez-vous pas que, quand on vit dans l’extrême solitude, on y désapprend tellement la langue du monde qu’on n’est plus entendu des hommes quand on y revient ?

« Lorsque, dans un transport d’admiration et de reconnaissance, j’adresse mes vœux à la Divinité, mon hommage est pur… Celui que je vous offre, quelque différent qu’il soit, porte le même caractère ; je ne vous connais comme Elle que par vos bienfaits… Mais vous voir, vous parler, je ne le désire même pas, du moins je le crois.

« Je me nomme ainsi que le lieu que j’habite, pour que vous soyez certain que je vous ai dit la vérité ; mais, je vous en conjure, taisez à tout le monde et mon nom et mes lettres. »

Mme Cottin se contentait donc d’être, sans s’en douter, une épistolière remarquable, et sa cousine Julie, qui l’avait jugée ainsi dans les nombreuses lettres qu’elle lui écrivait, fit la lecture de l’une d’elles au petit cénacle assemblé. On en fut vivement frappé et on la pressa de donner plus d’essor à sa vive imagination et à sa merveilleuse facilité pour exprimer ses idées. Elle écrivit quelques morceaux détachés qu’elle lut à son tour, et ses amis l’encouragèrent fortement à traiter un sujet qui eût plus de suite.

Sur ces entrefaites, l’un deux[26] vint la trouver en grand émoi, lui confia qu’il allait être arrêté et qu’il avait besoin de cinquante louis pour gagner la frontière. L’état de sa fortune ne lui permettant plus les libéralités de jadis, elle s’avisa d’autre chose. Lors d’un séjour chez des amis, dans une superbe propriété aux environs de Rouen, la beauté du lieu, ses eaux vives, ses étangs, ses ombrages, avaient surexcité l’imagination de la jeune femme, et le besoin de l’épancher l’étouffait. Une histoire touchante racontée devant elle, ainsi qu’elle le dit dans la préface, lui en fournit l’occasion. Elle s’était mise à l’œuvre ; quinze jours après, Claire d’Albe était terminée. La démarche de cet ami l’y fit songer, elle apporta son manuscrit chez un libraire qui le prit. La somme était trouvée et au delà.

Ce roman eut de suite un très grand succès. Il répondait tout à fait à l’état d’esprit de cette époque.

La Révolution, les guerres de la République et de l’Empire, l’élan au sacrifice, l’enthousiasme pour des horizons nouveaux avaient bouleversé l’âme française qui ne demandait qu’à sortir d’elle-même en des émotions violentes ou des délices excessives. En réalité ou en imagination, elle se nourrissait d’actions sublimes, pareilles à celles dont elle venait d’être témoin, et cette effervescence de cœur et d’esprit allait devenir le romantisme, exaltation de tous les instincts généreux. Les amours passionnées, même invraisemblables, trouvaient donc de l’écho dans toutes ces natures bouillantes, la noblesse se répandait sur le style élevé du langage, le devoir reprenait son prestige, le mot vertu était sur toutes les lèvres sinon dans toutes les vies. Cette époque allait produire des chefs-d’œuvre doués d’un sentiment autrement plus intense et plus chaud que ceux des siècles précédents, c’était l’heure de Lord Byron, de Gœthe, de Chateaubriand, de Mme de Staël, un peu plus tard de Lamartine, Alfred de Musset, George Sand.

Cependant, la réserve de Mme Cottin, par une contradiction bizarre, lui faisait blâmer les femmes qui sortent de la modestie de leur sexe, pour se livrer au métier de femme auteur. Elle n’y sacrifiait elle-même, semble-t-il, qu’à son corps défendant. Aussi ne voulut-elle point tout d’abord être nommée. Ce ne fut qu’à son second roman, Malvina, paru en 1800, que l’incognito fut trahi.

La découverte de son nom la contraria vivement. Elle en écrivit à un ami, homme de sens et de goût, en qui elle avait confiance[27].

« Il m’est pénible, dit-elle, de voir ainsi mon nom imprimé, mais vous pensez que je suis plus fâchée que coupable. C’était à la seule condition que mon nom ne parût pas, que je l’avais donné à S… Vous voyez comme j’ai été écoutée. Faut-il faire une protestation contre sa mauvaise foi ou garder le silence ?… etc. »

On lui conseilla le silence, car la réclamation aurait amené le tapage qu’elle redoutait précisément.

Dans ce livre, une des héroïnes, Mrs. Clare, a de telles ressemblances avec Mme Cottin, tout au moins dans son jugement sur les femmes auteurs, qu’on ne peut s’empêcher de croire que cette dernière s’est dépeinte elle-même. Mrs. Clare écrit pour venir en aide à sa sœur, comme l’auteur pour secourir un ami, et, comme elle, blâme ce genre de pédante, bel esprit qui néglige ses devoirs de femme et de mère pour le plaisir de publier des romans. Elle avait certainement pris cette manière de voir dans Jean-Jacques. Elle se défend d’être de ce nombre et, toujours comme Mme Cottin, s’excuse sur ce que, dans sa vie solitaire, elle éprouve le besoin de se désennuyer en donnant carrière à son imagination, sans faire de tort à personne, lui semble-t-il.

Nous avons déjà dit que l’opinion s’est grandement modifiée à cet égard, et ceux qui ne s’y sont pas ralliés se désintéressent de plus en plus de la question, à la condition, cela va sans dire, que les femmes n’abandonnent pas leurs enfants pour leur plume. Du reste, parmi celles qui écrivent aujourd’hui, il y en a peu qui se trouvent dans ce cas. Les unes ne sont pas mariées, les autres n’ont pas d’enfants, ou bien l’âge de ces derniers permet les travaux d’esprit à leur mère, sans leur nuire. Bref, la pie bas-bleu de Granville[28] prenant « une note, puis deux, puis trois, puis mille » nous paraît maintenant encore plus ridicule, parce que les femmes qui écrivent aujourd’hui sont des femmes comme toutes les autres.

Dans la seconde édition de Malvina, ce passage fut supprimé, les amis de l’auteur lui ayant fait comprendre qu’il était une inconséquence.

Amélie Mansfield parut en 1802.

On ne nous dit pas comment, au cours de ces années, Mme Cottin fut introduite dans un salon lettré et parlementaire très fermé, celui du marquis de Pastoret, ancien député de Paris et membre de l’Institut.

Adélaïde-Marie-Louise Piscatory s’était mariée le 14 juillet 1789, jour de la prise de la Bastille, à M. de Pastoret, alors âgé de quarante-six ans. Il avait été successivement conseiller à la Cour des Aides et maître des requêtes sous Louis XVI, et eut même un instant le portefeuille de la Justice et celui de l’Intérieur.

À cette époque, ils habitèrent avec Mme Piscatory, chez le frère de celle-ci, M. Rouillé de l’Estang, dans son hôtel place Louis XV[29]. Sa nièce fit les honneurs de son salon à un grand nombre de célébrités du moment qu’elle attirait par son intelligente personnalité. Elle avait tout d’abord été séduite par les idées libérales que les philosophes avaient répandues dans le milieu cultivé de la société. Elle s’était engouée des idées de Jean-Jacques sur l’éducation et partageait celles qu’il préconise dans Émile. Il est certain pourtant qu’elle ne les appliqua pas à ses propres enfants. Elle s’imprégna plus justement de son instinct compréhensif de la nature, apprenant par lui à la regarder avec les yeux de l’âme et du sentiment. C’est tout ce qu’elle en conserva dans la suite ainsi qu’un esprit plus ouvert aux maux de l’humanité.

Celui de M. de Pastoret avait fait à peu près le même chemin, guidé par la raison avec la sûreté qui manque à l’imagination féminine. Aussi, envoyé à l’Assemblée législative, il y défendit le roi, mais la Constitution en même temps.

Ils recevaient donc des gens acquis au nouvel état social, comme le marquis de Condorcet, le célèbre géomètre ami de d’Alembert, de Voltaire, de Turgot. Son vote avec les Girondins l’obligea à se cacher et son arrestation fut suivie du suicide par le poison, ainsi qu’on sait. Mais à ce moment, bien que déjà d’un certain âge, il menait glorieusement à son bras, sa femme Sophie de Grouchy plus jeune que lui de bien des années, sœur du maréchal et dont la beauté attirait tous les regards.

On y voyait aussi l’abbé Sieyès, grand politique, incarnation du Tiers État dont il avait été le zélé instigateur. On se rappelle sa phrase célèbre : « Qu’est-ce que le Tiers État ? — Tout. — Qu’a-t-il été jusqu’ici ? — Rien. — Que demande-t-il ? — Devenir quelque chose. »

On y trouvait d’autres républicains, modérés il est vrai, ce que n’était pas le peintre David. Son pinceau secondait par le choix de ses sujets empruntés à Rome et à la Grèces antique, le Serment des Horaces, Bratus, l’Enlèvement des Satines, le rêve poursuivi par lui de ressusciter leurs lois pour les appliquer à la France républicaine. C’est à lui certainement qu’on doit le retour de l’ameublement au style grec et romain, dont les lignes un peu lourdes caractérisent le style du Premier Empire. Ardent montagnard, il représentait les événements tragiques de la Révolution. Sa Mort de Marat a été reproduite par lui-même ou son école. Une de ces toiles est restée dans la famille et appartient actuellement à son petit-fils le baron Jeannin.

Il était attiré dans le salon Pastoret par la bonne grâce de la maîtresse de maison et sa simplicité, si bien rendue dans le portrait inachevé qu’il a fait d’elle. Simplement coiffée, simplement vêtue selon la mode du jour, elle travaille auprès d’un berceau de bois sans élégance, dont la paillasse grise n’est nullement dissimulée et qui contient Amédée, l’aîné de ses fils. Cette image est belle dans son austérité républicaine qui n’exclut pas la grâce de la femme[30].

Du reste, les portraits de David ont autrement plus de chaleur et de vie que ses froides compositions de l’antiquité, malgré leur dessin irréprochable. À commencer par le sien, le représentant vers sa vingtième année, avec son regard de fanatique qui touche à la férocité. Celui de la première femme de Danton a un coloris d’une vivacité étonnante ; l’ébauche admirable de la tête du général Bonaparte en accuse toute l’énergie. Sieyès est aussi plein de vie et d’expression, tandis que Mme d’Orvillier et la baronne Meunier ont, en des factures différentes, un charme d’une intensité pénétrante[31].

En 1791, M. de Pastoret fut nommé procureur syndic du département de Paris et contribua à transformer l’église Sainte-Geneviève en Panthéon. On lui attribue l’inscription couronnant l’édifice : « Aux grands hommes, la Patrie reconnaissante. » Après le 10 Août, ses opinions royalistes l’obligèrent à partir pour la Provence et la Savoie, d’où il ne revint qu’en 1795.

Pendant son absence, et les jours mauvais s’aggravant, le libéralisme de Mme de Pastoret dut se refroidir en voyant la forme qu’il prenait dans l’esprit de la populace. Le couteau de la guillotine fonctionnant en permanence sous leurs fenêtres força la mère et la fille à se réfugier dans une maison de campagne qu’elles possédaient à Passy.

C’était alors vraiment la campagne, comme Chaillot, Monceaux, Neuilly. Au lieu de moellons élevant les six ou sept étages d’une nouvelle ville que Paris s’incorpore, de verts ombrages entouraient quelques maisons clairsemées. Le château de Passy appartenait à la famille de Montmorin, victime aussi de la Révolution ; un enclos paisible avait abrité La Fontaine, en attendant que le philosophe Raynal, le savant Franklin, l’illustre chansonnier Bérenger, Balzac l’observateur géant de la Comédie humaine, Jules Janin et tant d’autres hommes de pensée, vinssent, à la faveur de son repos, donner carrière à leur talent, à leur génie.

Le ravisseur du miel de l’Hymette, aux vers harmonieux égarés dans cette époque sanglante, André Chénier, fut arrêté en cet endroit chez des amis. Le doux poète, fort comme un athlète, tout à la fois intrépide, voluptueux et mélancolique, rêvait d’amour et de bonheur sous des formes païennes. Il donnait des noms de l’ancienne Grèce aux jeunes femmes qui l’entouraient : Chloë, Glycère, Lydé, Pannychis. C’étaient Mmes de Sérilly, de Pastoret, de Beaumont ; mais ses regards brûlants s’adressaient surtout à la baronne Le Couteulx. Sa muse chanta jusque dans la prison, en l’honneur d’Aimée de Coigny sous le voile de di Jeune captive.

Il est probable que Mme Piscatory et sa fille attendirent, pour rentrer à Paris, le retour de M. de Pastoret, qui fit alors partie du Conseil des Cinq-Cents comme député du Var. Mais, bien qu’il y défendît la liberté, la révolution de Fructidor le fit repartir de nouveau pour aller dans un autre pays. Ce fut en Suisse qu’il attendit le 18 Brumaire. À ce moment il abandonna la politique pour devenir professeur de législation au Collège de France et eut son second fils, Maurice.

Leur salon se rouvrit avec une partie des anciens éléments et d’autres qui s’y ajoutèrent, mais d’opinion plus homogène : Mme de Staël, la vieille Mme d’Houdetot, Mmes de Damas, de Fezensac, de Vintimille, de Duras, etc.

Pauline de Montmorin, comtesse de Beaumont[32], était du nombre. Mariée à un jeune homme de seize ans, ils ne purent s’entendre et, au bout de peu de mois, elle était revenue chez ses parents ; mais elle ne divorça qu’en 1800, tout en conservant ce nom malgré son divorce. Elle avait d’abord fait brillamment les honneurs de la maison de son père, alors sur un pied considérable ; la mort de celui-ci, qui périt sur l’échafaud, avait forcé sa femme, ses filles et son fils à se réfugier dans leur château de Passy. On vint bientôt les y saisir, pour leur faire subir le même sort, ainsi que les deux de Sérilly qui y avaient reçu l’hospitalité. Mme de La Luzerne, la sœur de Pauline, était morte d’un transport au cerveau, le lendemain de son arrivée à Paris. Quant à Mme de Beaumont, elle était dans un tel état de santé, que ceux qui les emmenaient préférèrent la laisser mourir en chemin et l’abandonnèrent. Recueillie par un vigneron, elle ne mourut pas, mais resta très délicate. C’est chez ce vigneron que Joubert, autre habitué du salon Pastoret, alla la voir, touché de ses malheurs. Il passait l’été dans le voisinage et ne tarda pas à s’éprendre de cette femme exquise d’un amour pur et élevé, seul digne d’un philosophe à la recherche de la beauté spirituelle et de la sérénité dans la souffrance physique et morale. Il eut donc l’abnégation de convertir ce sentiment en une amitié uniquement confiante et intellectuelle.

Y était-il parvenu quand il présenta Chateaubriand à Mme de Beaumont ? La grande retenue de ses lettres à son amie ne le laisse pas comprendre. C’était pour lui, cependant, le rival qui n’a qu’à se montrer pour être aimé, et il dut se contenter du rôle de confident. À l’époque où elle fréquentait la place Louis XV, Pauline aimait follement ce grand séducteur et ne craignait pas de le montrer. Il l’aima aussi pendant quelque temps, tout en ne se privant pas de lui faire des infidélités. On sait qu’elle le suivit à Rome quand il y fut nommé secrétaire d’ambassade. Mais elle était si malade qu’elle mourut six mois après, à l’entrée de l’hiver.

Joubert faisait partie de l’entourage du ménage de Pastoret. Inspecteur de l’Université, grâce à M. de Fontanes, il habitait la rue Saint-Honoré quand il n’était pas à la campagne, et avait été retenu autant qu’attiré par l’intelligence éclairée, le sens droit de Mme de Pastoret. Il eut avec elle un long commerce d’amitié et lui écrivait souvent avec ce style cérémonieux qui lui est propre, pour exprimer des idées ingénieuses et laisser voir au fond une nature remplie de bonté et de douceur.

On trouvait aussi dans ce salon François de Pange, homme de lettres, cousin et ami de Pauline de Beaumont, que Mme de Pastoret a peut-être aimé et qui, lui, aimait Mme de Sérilly, qu’il a épousée. En 1795, elle le décrivait ainsi à son frère Fortuné Piscatory de Vaufreland : « C’est un homme laid, mais d’une figure assez noble, très spirituel, très animé, dont le caractère réunit de la force, de la bizarrerie, des vertus généreuses, à des mouvements injustes et durs ; qui se défend de l’amitié, de l’amour, de la bienfaisance, en possédant des amis, une femme qui l’aime et surtout en remplissant sa vie de bonnes actions… Enfin, c’est un homme qui m’a dit qu’il n’avait pas d’amour pour moi, non plus que pour la vertu, non plus que pour la morale, qui tâche de me le prouver, mais qui ne peut y réussir. »

Chateaubriand, autre habitué qui n’aimait pas encore Juliette Récamier, si tant est qu’il eut pour elle ce qu’on appelle de l’amour, et lui apporta autre chose qu’une vieillesse illustre comme parure, avait une longue liste de conquêtes féminines à ajouter à celle de ses œuvres immortelles. À peine marié à Mlle Buisson de Lavigne, il avait émigré en Angleterre où il faillit épouser une belle Anglaise. Il se souvint qu’il avait une femme de l’autre côté de la Manche, juste à temps pour ne pas ajouter la renommée de bigame à toutes celles qui l’attendaient. Sa femme admirait ses livres « sans les avoir jamais lus », assurait-il. Mais, s’il l’accusait, non sans raison, de n’être pas d’un commerce agréable, il faut convenir qu’elle n’avait que trop de motifs d’éprouver de l’aigreur contre lui et de la manifester. Elle payait largement la rançon de l’épouse d’un grand homme et ne fut peut-être pas très reconnaissante, à la mourante de Rome, du conseil donné par elle à l’amant, de revenir à la légitime. Douze ans d’abandon, c’était peut-être beaucoup pour sa patience. Elle avait la réputation d’en manquer.

C’est probablement alors que Mme Cottin fit partie de cette réunion d’élite.

Elle devait retrouver à Bagnères-de-Bigorre le jeune Molé, descendant de Mathieu Molé, déjà si sérieux que Mme de la Briche, en digne belle-mère, le trouvait insupportable.

Parmi les nouveaux venus, il y avait aussi le comte Eugène de Lur Saluces, qui en 1795 avait été blessé dans un mouvement royaliste à Bordeaux et mis en prison, où on le laissa deux mois. Son nom était déjà synonyme de fidélité à la royauté, et ses descendants ne l’ont pas démenti. Après lui avoir témoigné son dévouement en 1815, il fut nommé député de la Gironde et, de la situation de secrétaire de la Chambre, faillit avoir celle de président. Il donna sa démission à la révolution de Juillet dans une lettre très digne, où il protestait de son attachement à la légitimité.

Il était accompagné de son gendre, le comte de Lamyre-Mory[33], garde du roi en 1814, officier d’ordonnance du duc de Raguse, plus tard commandant en chef de l’expédition d’Afrique. Il donna sa démission pour refus de serment en 1830.

Mme de Pastoret régnait sur tous avec une autorité indiscutée, due à la sûreté de son jugement et de ses appréciations. « Cette femme, qui avait de l’esprit naturel et disait volontiers tout ce qui lui passait par la tête, dit le chancelier Pasquier, était au fond très réfléchie et de bon conseil. »

Le baron de Frémilly, qui n’était pas très bienveillant, la décrivait de son côté : « La plus ingénue des femmes d’esprit, pétrie jusque dans sa voix de grâces douces et modestes, aussi prête à pénétrer dans les profondeurs de la conversation la plus ardue, qu’à dire des riens ou à se taire. » Il juge qu’elle a des dehors un peu timides, qu’elle trouve des mots fins, charmants et a de petits éclairs de gaieté originale. Il ajoute : « À tout ce charme extérieur, joignez une grande hauteur de principes, une vertu forte et chrétienne, une charité infatigable. Mettez, si vous voulez, une grande instruction bien cachée, une sensibilité profonde et qui ne fut que trop éprouvée, voilà Mme de Pastoret. »

En 1817, la mère d’Amédée, qui était alors âgé de vingt-six ans et avait déjà occupé plusieurs postes brillants dans l’armée et dans l’administration, envoya au philosophe Joubert, avec une dédicace, un poème. Les Troubadours, que le jeune homme avait publié quatre ans auparavant. Ces vers sur les comtes de Toulouse étaient médiocres, et il semble que l’ami de Mme de Pastoret eut besoin de penser à elle pour les juger avec indulgence.

« Les quelques vers que j’en ai lus au hasard, écrit-il à son amie, ont parfaitement satisfait mon esprit… Ce livre est aussi orné d’un sous-titre d’une écriture qui en augmentera infiniment le prix, mais dont je crois que l’ouvrage aurait pu se passer à la rigueur. Ne dites rien de tout cela à l’auteur. Les jeunes gens (et même celui-là probablement), pleins de leurs forces et de leurs distractions, n’entendent rien à ces faiblesses de goût et d’esprit, que je cultive en moi précieusement pour tout ce que j’aime de beau et de bon. »

Joubert termine cette lettre en disant :

« Croyez, madame, et croyez bien que quand je n’irais jamais vous voir, je penserais à vous plus souvent que ceux qui vous voient tous les jours. J’irai vous le prouver par le récit des circonstances principales où vous avez joué le premier rôle, depuis deux ans, dans les vagabondages de mon esprit. »

La femme de l’auteur des Martyrs, à qui Mme de Pastoret n’avait pas l’heur de plaire, lui reproche sa conversion subite du jour au lendemain de la Restauration et dit que la duchesse d’Angoulême avait « pris en passion tous les Pastoret, grands et petits ». Conversion ou non, son changement d’opinion leur fut fort utile, car M. de Pastoret devint pair de France en 1815 et reçut le titre de marquis en 1817. Il connut encore d’autres honneurs, il fut ministre d’État et chancelier de France. En 1830, il refusa le serment de fidélité à Louis-Philippe, ce qui amena sa démission, mais Charles X le nomma tuteur des enfants du duc de Berry. Il a laissé de nombreux volumes sur l’histoire de la littérature.

La marquise devint pour notre héroïne, à peu près de son âge, l’objet d’une amitié passionnée, qui rend même assez étrange le ton cérémonieux des lettres qu’elle lui adressait. Elle la fréquentait assidûment, celle-ci acceptait ses transports avec calme et lui rendait plus rarement ses visites.

« Je voulais aller vous voir ce matin, car je suis vraiment tourmentée du besoin de passer quelques heures avec vous, lui écrivait la pauvre Sophie, mais j’ai découvert que le vent a le même effet sur moi que les peines morales ; il m’agite le sang, ébranle mes nerfs, et je n’ai pas voulu, en sortant, risquer de lui laisser exercer sur moi une influence plus puissante. Avec tout cela, je ne vous vois pas ; je m’en consolerais un peu si j’étais sûre que cela vous afflige, mais vous me paraissez si occupée que j’ai bien peur que vous n’ayez pas le temps de penser à moi, tandis que je fais une de mes principales affaires de vous aimer.

« On m’écrit de me rendre chez vous le 3 au matin pour le comité. Je ne croyais pas en être et je ne sais pas trop ce que j’y ferai, mais n’importe, je ne manquerai pas un rendez-vous où je suis sûre de vous trouver. J’aurais même été tentée (si vous eussiez été libre) de rester avec vous jusqu’à l’heure où votre monde arriverait le soir ; cela se pourrait-il sans vous gêner ? Quand je vois un rayon de soleil, une violette, un oiseau, je me désespère de n’être pas là où on en jouit si bien et de ne pas y être avec vous. »

Elle lui écrivait pendant une absence de Mme Verdier :

« Comme je me suis fait une règle de ne jamais déranger mes petites de leurs études du matin et qu’il faut, autant que possible, se tenir à ce qu’on s’est proposé, j’aurai le plaisir d’aller dîner mercredi avec vous. D’ailleurs je vous verrai entre votre oncle, votre mari et vos enfants, et il me semble que c’est au milieu de ceux qui vous aiment si bien, qu’on doit se plaire le plus à vous voir, parce que c’est là votre véritable place.

« C’est bien autre chose que des distractions, ce que j’espère trouver auprès de vous ; croyez-vous donc que je ne vous demande que ce que le monde peut offrir et ce que je chercherais dans votre société, si vous n’étiez qu’une femme aimable ? Mais ce doux accord de l’esprit et du cœur, ce besoin de confiance qui ressemble presque à l’amitié et qui en sont du moins le premier degré, voilà ce que votre conversation, votre accent, votre physionomie m’ont promis depuis que je vous connais, et je ne leur permettrai pas de manquer de parole. Je ne sais de quoi vous pouvez être effrayée avec moi. Ne pensez-vous pas que la vie que je mène depuis sept ans, seule à la campagne avec mon amie, a dû me donner une telle habitude de franchise et d’amitié, qu’on ne doit pas craindre d’être trompé avec moi, quand je parle d’attachement ; je ne connais qu’un trait de mon caractère qui puisse effrayer ceux qui veulent bien m’aimer un peu. C’est un mouvement d’enthousiasme, que je ne reconnais pour tel que quand il est passé, qui ne passe que quand le fond ne répond pas à ce que l’apparence promettait, mais aussi qui, tout le temps qu’il dure, embellit l’objet qui me plaît, de manière à me faire vraiment illusion.

« Mais avec vous il n’y a pas d’illusion à craindre, vous en êtes bien sûre et moi aussi. Tout ce qui est en vous est bon, vrai, fait pour l’amitié, dont je me figure que vous n’avez jamais goûté tous les charmes. La seule erreur que l’on puisse commettre auprès de vous. c’est de ne pouvoir s’empêcher de ne pas croire que vous n’aimiez pas un monde, où le charme de votre esprit doit vous donner tant d’agrément ; c’est de supposer que l’habitude de ce monde que vous avez, quoi que vous en disiez, ne vous fasse pas trouver un peu de langueur dans l’intimité du tête-à-tête, ou d’un petit cercle d’amis ; c’est enfin la crainte de vous paraître sauvage, triste et fâcheuse, en vous laissant trop voir que, quand il faut vous partager avec un grand cercle, on aime presque autant ne pas vous voir… À présent, j’ai tout dit ; vous voyez que moi aussi j’ai ma peur et je ne sais trop laquelle de nous a le plus de raison de craindre.

« Ne croyez pas pourtant, d’après ce que je viens de vous dire, que je sois misanthrope au point d’avoir effroi du monde. Non, je ne le hais pas, mais je m’y sens déplacée. J’ai trop vécu de tendresse dans ma solitude, pour pouvoir m’amuser longtemps du bruit aimable de l’esprit ; il me faut nécessairement, pour en jouir, m’affectionner un peu à ce qui m’entoure. Aussi, l’idée d’une réunion intime de quelques personnes aimables, dont deux ou trois me seraient chères et dont le reste m’inspirerait un doux intérêt, a-t-elle été toujours la chimère dont je me suis bercée dans le cas où j’habiterais Paris et je n’ai pas désespéré encore de la réaliser.

« Je n’ai point de nouvelles de mon amie, ce qui me laisse bien seule, je sens que son absence m’a ôté la meilleure partie de moi-même et il me semble qu’il faut être bien indulgent pour m’aimer encore avec ce qui en reste. Adieu madame, ne riez pas non plus de me voir répondre une si longue lettre à votre billet, mais ce n’est pas avec vous que je saurais m’arrêter.

Je serai chez vous à quatre heures avec mes trois enfants, est-ce une heure convenable ? »

Vers l’été de 1803, Mme Cottin, dont la santé n’était pas satisfaisante, songea à accompagner Mme Verdier et ses filles qui avaient également besoin d’aller prendre des eaux thermales. Elles choisirent Bagnères-de-Bigorre dans les Pyrénées, dont la retraite, loin de la tentation de Paris, favoriserait le recueillement nécessaire au travail de l’auteur qui préparait alors son roman de Mathilde.

Elles se mirent en route à la fin de juin, voyageant à loisir et s’arrêtant toutes les fois qu’un endroit intéressant se présentait sur leur chemin. Elles avaient l’intention de passer par Tonneins, où toutes deux désiraient revoir leurs anciennes et nombreuses connaissances, et c’est de cette petite ville que, le 4 juillet, Mme Cottin écrivait à Mme de Pastoret :

« Notre voyage a été jusqu’ici le plus charmant, le plus heureux du monde ; je ne veux plus entendre parler que de la poste, on ne voyage bien qu’à petites journées. C’est de cette manière seulement qu’on peut faire une partie de la route à pied et on ne voit bien un pays que quand on s’y promène dans tous les sites pittoresques.

« Nous avons été respirer l’air de la chevalerie dans l’antique château d’Amboise, nous avons gémi sur les ruines de divers célèbres monuments et, enfin maintenant, nous respirons en paix dans les champs paternels, dans ces champs où ma cousine et moi avons commencé à vivre, à nous connaître et à nous aimer. Pour compléter les biens de ce voyage, cette chère cousine s’est parfaitement rétablie ; le mouvement et la distraction lui ont rendu l’embonpoint, la fraîcheur de ses premières années, et moi, madame, je leur dois presque la gaieté. Dans les temps qui suivent le malheur, souvent les choses les plus aimables fatiguent, en voyage on trouve le secret de s’amuser des plus ennuyeuses.

« S’il est vrai, madame, comme vous l’avez dit quelquefois, que nos tempéraments se ressemblent, croyez-moi, laissez tous les remèdes, montez en voiture et venez nous joindre à Bagnères. Je vous dirai comment on s’arrange de l’obligation de faire des visites d’étiquette et de recevoir des dîners de cérémonie, et, avec cette science-là, vous ne craindrez plus l’ennui, car ces deux choses sont assurément ce qui en donne le plus dans la vie.

« Six semaines de séjour dans une petite ville forment bien dans ce genre, il faut périr ou s’y faire, j’ai pris le dernier parti et je m’en trouve à merveille. D’ailleurs, il y a tant de joie répandue autour de moi, que j’aurais été bien maladroite de n’en pas prendre ma part. M. Verdier est si fier de pouvoir montrer ses filles, Mme Verdier si fière de leurs succès, Delphine et Eliza si charmées de tant de parties de campagne, de concerts, de bals dont elles sont les reines, et tous nos anciens amis si tendres pour nous, si reconnaissants de ce que nous sommes revenus les voir, que si mon cœur au milieu de tant de biens n’avait pu être content, il m’aurait donné bien mauvaise opinion de lui et, quoi qu’il eût fait par la suite, je me serais toujours souvenue de ce tort-là.

« Il y a un tel charme attaché au lieu où on a passé son enfance, que pendant un moment, ma cousine et moi, nous nous sommes regardées, entendues, demandé : resterons-nous ici ? Mais l’éducation de ses filles, mais Mathilde, mais enfin toutes les raisons qui nous rappellent à Paris, ne nous ont pas permis de nous fixer à ce parti, et je conviens que cela n’a pas été sans regret : nous partons le 23 pour Bagnères. »

C’est ici qu’il faut sans doute placer ce bal dont parle Bouilly où Mme Cottin avait accompagné ses nièces. Elle cherchait modestement à se faire passer pour leur gouvernante, craignant que son nom n’attirât trop l’attention sur elle. Une certaine robe couleur feuille morte, qui était celle qu’elle avait adoptée, la fit reconnaître[34].

La destinée attendait la jeune femme dans cette paisible station pyrénéenne pour lui faire éprouver toutes les délices et tous les tourments de l’amour qu’elle avait prêtés à ses héroïnes. On peut dire qu’elle lui fut encore plus amère, car Claire d’Albe, Malvina, Amélie avaient eu les satisfactions suprêmes de la passion, tandis que celle qui les avait enfantées, n’en eut à la fin que les ardeurs méprisées et le triste courage du renoncement.

Les deux cousines allèrent demeurer place d’Uzer, dans une des maisons les plus respectables de Bagnères, celle de la famille Soubies, dont l’un des membres devait illustrer sa ville natale et travailler activement à sa prospérité.

Son chef François-Marie Soubies, commissaire national du Tribunal de l’Adour, avait eu pour père un médecin, qui lui-même était fils de deux générations de notaires. À ce moment, il avait trois filles dont l’aînée était âgée de neuf ans, et la future illustration du pays, Pierre-François, venait de naître. Sa femme, Catherine Cuilhé, menait l’intérieur en bonne ménagère ; sa sœur Fanny, non mariée, âgée de quarante-deux ans, douce et obligeante, devait devenir aussi la tendre amie de Mme Cottin et la confidente des divers états de son cœur. La famille était complétée, si l’on peut dire, par le précepteur des enfants, échoué dans cette situation après une vie passablement tourmentée et qui n’était autre que le philosophe Azaïs.

L’âme poétique de la jeune veuve s’enthousiasma à la vue de ces beautés de la nature, dont le souvenir s’était peut-être légèrement estompé dans sa mémoire depuis son premier voyage. Le paysage qui se déroulait sous ses yeux la remplissait de délices.

Bagnères étend sur la rive gauche de l’Adour ses maisons blanches coiffées d’ardoises, se détachant sur la verdure des jardins. Elle s’adosse aux premiers contreforts, le Bédat, le Monné, dont la masse rocheuse est maintenant voilée d’un manteau de hêtres. Le soleil a disparu depuis longtemps derrière leurs sommets, baignant d’une ombre froide les allées Maintenon à mi-hauteur, qu’il réchauffe encore la partie opposée de la vallée. De là, le panorama s’agrandit du massif de Lhéris avec son célèbre casque de pierre.

Au fond se dresse la haute montagne, l’Arbizon, le Pic du Midi qui domine la chaîne dentelée, séparant la vallée de Lesponne, de Barèges et de Saint-Sauveur. C’est dans ses flancs hérissés de sapins, que dort le lac de Peyralade, émeraude dans une coupe de granit rose, et aussi le lac Bleu, le plus grand et le plus profond des Pyrénées. À droite, le Montaigu profile sur le ciel sa cime élancée et ses neiges presque aussi éternelles que celles du Pic.

Dans la plaine émaillée de villages groupés autour de leur clocher neuf, le camp de César sur la route de Tarbes semble en garder l’entrée, et l’horizon s’éloigne dans un lointain bleuâtre qui rappelle la mer. La vallée de Campan[35], avec ses cabanes aux toits moussus, se relève au milieu de bouquets d’arbres et de tapis de velours vert jusqu’à la ligne sombre des forêts de Hount-Blanquo. Tout au bas, l’Adour roule, en des rives calmes, les débris de rocs arrachés des hauteurs de ses sources, qu’il amène en bonds désordonnés au travers des cascades du Tourmalet et de Gripp, en conservant jusqu’à Bagnères ses allures de torrent.

Mais la promenade favorite des Bagnérais est le Bédat, dont le versant méridional se dore au printemps de touffes de narcisses jaunes, de tulipans sauvages. Suivant une tradition immémoriale, les habitants de la ville vont les cueillir le lundi de Pâques. — Peut-être les amoureux dont nous parlerons tout à l’heure, allèrent-ils, eux aussi, sacrifier à ce poétique usage.

Dans sa vive admiration de ce ravissant pays, Mme Cottin écrivait à son beau-frère André Cottin[36], qui habitait Guibeville et avec lequel, ainsi qu’on en jugera, elle était dans les termes les plus confiants et les plus affectueux, malgré ses opinions voltairiennes :


« Bagnères, 25 juillet 1803.

« J’ai éprouvé un plaisir si doux et si vif à revoir mes belles montagnes, mes eaux si limpides, mes vertes et fraîches prairies, qu’il me serait impossible de ne pas vous en dire quelque chose ; l’effet que produit sur moi la vue de ce pays-ci est bizarre et, quoique toujours le même, il me surprend toujours. Aussitôt que j’aperçois ces pics mystérieux et toutes leurs beautés si multipliées et si différentes des beautés de la plaine, je me sens troublée, ravie, enjouée, je voudrais voir rouler éternellement ces torrents, monter dans toutes ces routes, voler sur toutes ces cimes, je voudrais multiplier mon être, et que la force d’aller partout répondît au désir de tout voir. Je suis accablée de mon insuffisance devant ces masses prodigieuses ; comment espérer les franchir, mon imagination le fait cent fois par jour, mais elle a beau s’élancer en tous les sens et me tourmenter de tous les aspects qu’elle suppose, mon corps reste là et, en faisant même au delà de ses forces, il reste tellement en deçà de ce qu’elle lui demande, que la distance qu’il y a entre la puissance de l’un et les désirs de l’autre me jette dans une sorte de supplice.

« Bagnères est située aux pieds des Pyrénées, c’est une jolie petite ville, bâtie en partie en marbre et couverte en ardoise. L’Adour la traverse, roule ses flots écumeux sur un lit de cailloux et de roches vives, et se partage en une infinité de canaux, soit pour arroser les prairies et les jardins, soit pour couler en ruisseaux limpides dans chacune des rues de la ville. Il n’y a point de quartiers ici d’où on ne respire la fraîcheur des eaux, d’où on n’entende leur doux murmure ; il n’y a point de cabane dans les environs dont on n’ambitionne de faire sa demeure, et on ne peut aller boire les eaux et prendre les bains qu’en traversant des lieux enchantés, de véritables paradis terrestres.

J’ai pris ce matin un bain à Salut, dans une baignoire de marbre jaune jaspé, où un dauphin de marbre noir verse à grand bruit une eau tempérée toujours courante. Devant la source où s’assemblent les buveurs, est une promenade de platanes et de tilleuls ; c’est là qu’on cause, qu’on se connaît, qu’on se lie. La fontaine de Salut coule à un quart de lieue de la ville, dans une petite gorge bien étroite, mais bien pittoresque et bien ombragée ; on arrive aux bains par une allée de superbes peupliers, de petits torrents descendent de la montagne et viennent arroser les prés fleuris qui bordent la route.

Mais ce qui fait l’objet de mon envie, c’est une cabane située sur le sommet d’un pic verdoyant et dont le toit azuré perce à travers les massifs de tilleuls ou de châtaigniers ; une cascade jaillit auprès, un sentier tournoyant y conduit, et plus bas une fileuse en capuchon rouge conduit ses vaches dans de gras pâturages. Il me semble que s’il y a du bonheur sur la terre, il doit se trouver dans ces charmantes solitudes. On se tourmente à Paris pour avoir de l’argent pour acheter son plaisir, ici il se trouve sans frais et sans peine.

« À une demi-lieue de Bagnères, à l’entrée de la vallée de Campan, une femme ruinée est venue s’établir avec son mari et sa nombreuse famille ; à l’aide d’une source abondante et vive, ils ont construit un moulin à soie, un moulin à bled, un moulin qui blanchit le fil et la toile ; ces établissements les occupent et les font vivre en grande abondance. Leur maison est propre et jolie, leur jardin plein de fleurs, de légumes et coupé de ruisseaux ; un peu plus loin, ils pèchent des truites dans un bassin naturel et limpide dont la source vient d’une profonde grotte de marbre blanc, où on entre à travers des guirlandes de fleurs sauvages et des festons de lierre. Ils sont encore riches d’un beau verger, de plusieurs prairies et d’un groupe de cinquante arbres, les plus magnifiques que j’aie vus de ma vie.

« Ces heureux habitants passent toute l’année dans ce charmant asile qui l’est encore pendant l’hiver ; les eaux si fraîches pendant ce temps-ci, se réchauffent dans la mauvaise saison, la neige ne les incommode point ; ils ont autour d’eux tout ce qui suffit à la vie et au bonheur, et le reste du monde ne leur offre point de plaisir qu’ils ne trouvent chez eux plus facile et plus aimable. Ils possèdent tout ce que l’imagination de l’homme peut concevoir de propre à la félicité, oui tout, jusqu’à une église antique où ils vont non pas prier, mais bénir le Dieu de leurs pères du bien qu’ils ont reçu de sa bonté. Certes, ils seraient bien étonnés s’ils savaient qu’il existe des hommes qui se disent raisonnables et qui emploient cette raison, dont ils sont si fiers, à argumenter contre l’idée la plus universellement reçue, la plus naturelle, la plus consolante.

« Je vous amuse donc André, et moi je vous plains. Si ma dévotion vous paraît drôle, votre incrédulité me semble bien affligeante pour ceux qui vous aiment et bien cruelle pour vous. Peut-être vous trompez-vous en croyant que j’ai plutôt deviné l’esprit du christianisme qu’étudié son histoire. Que savez-vous, si ce n’est pas cette étude qui m’a persuadée…

« Quand, à force d’avoir réfléchi, vous serez convaincu qu’il n’est aucun système religieux sur la terre qui puisse satisfaire la raison et que, cependant, ce qui la révolte le plus est de douter de tout et de ne croire à rien, alors vous penserez peut-être qu’il est des idées d’un ordre trop relevé pour elle et d’une telle hauteur que les yeux de cette petite raisonneuse ne pourront jamais y atteindre, et peut-être direz-vous alors que ce qui réprime le vice, encourage la vertu, console le malheur, remplit tout le cœur, satisfait l’imagination et dans ses résultats est conforme à la raison, est la seule vérité qu’il y ait au monde… »

« Tous à Bagnères firent le meilleur accueil à cette jeune femme que sa réputation d’écrivain avait précédée. La maison de la place d’Uzer devint plus que jamais le rendez-vous des esprits distingués du pays, tels que : M. de Jaula, parent des Soubies, qui fut maire de Bagnères ; l’agile Ramon de la Carbonnière, ancien secrétaire du cardinal de Rohan, qui avait connu tous les secrets du château de Saverne. Il était venu se remettre des intrigues de cour au sein des Pyrénées et les parcourait avec passion. Le comte Russel, non moins intrépide excursionniste de ces mêmes montagnes, a perpétué sa mémoire il y a quelques années, en donnant son nom à une Société d’explorateurs pyrénéens. À ce moment, le charme de l’aimable Sophie l’avait conquis, semble-t-il, au point d’exciter la jalousie d’un autre commensal de la maison[37]. On y voyait les docteurs Dumoret et Borgella, le peintre Jalon, tous ayant encore leurs descendants dans ce même endroit ; les deux frères de Ségur, dont l’aîné avait fait la guerre d’Amérique avec Lafayette et le second, après avoir été maréchal de camp, s’était consacré aux lettres ; le jeune comte Mole, descendant de Mathieu Mole, futur pair de France ; le chevalier de Parny, connu par ses poésies légères, élégiaques et antireligieuses. C’était d’ailleurs un homme charmant, plein de verve, qui trouvait grâce devant la sérieuse protestante.

De même voulurent être présentés à l’auteur célèbre les étrangers de marque venus à ces sources bienfaisantes pour prendre les bains calmants de Salut, les eaux fortifiantes de la fontaine ferrugineuse et celle de Labassère, guérison assurée des bronches malades. Don José de Lugo, descendant des vieux souverains de Léon et de Galice, alors consul général d’Espagne à Paris, était venu à Bagnères en 1800, bravant les menaces d’expulsion que Talleyrand n’osa pas exécuter. Il guérit sa santé aux bains de la Guthière, qui appartenaient au comte Mathias du Moret, ancien colonel des gardes de Marie-Antoinette et en épousa la nièce, Mlle Rose de Soulé, créole de Saint-Domingue, qui lui apporta en dot cet établissement. Vingt-huit ans plus tard, revenant d’Espagne, il lui donna le nom célèbre de Frascati et, joignant l’agréable à l’utile, en fit une sorte de précurseur du casino. On y donnait des fêtes, auxquelles il prenait un vif plaisir malgré son grand âge[38].

Son frère Stanislas de Lugo fréquentait aussi le salon Soubies, avec sa femme la comtesse de Montijo, grand’mère de l’impératrice Eugénie, qu’il avait épousée aïeule déjà d’une nombreuse tribu. Palafox, marquis de Lazan, qu’on voyait aussi dans l’entourage de Mme Cottin, était le frère de l’héroïque défenseur de Saragosse et le gendre de la comtesse de Montijo.

Du reste, cette petite ville a toujours passé pour distribuer libéralement sa cure physique et morale par ses eaux et son amour du plaisir. Mme du Noyer raconte, dans ses Lettres Historiques et Galantes du dix-septième siècle, tout l’agrément qu’elle y trouvait, et chacun connaît la chanson : « Bagnères, Bagnères, séjour de plaisir et d’amour, etc. »

Un intérêt du salon Soubies était aussi le philosophe Azaïs, dont la parole éloquente exposait avec feu ses conceptions sur l’ensemble de l’univers et la religion nouvelle qui émanerait de ses conclusions.

Hyacinthe Azaïs, âgé alors de trente-sept ans, était né à Sorrèze dans l’Aude, au pied de la montagne Noire. Son père, musicien assez médiocre, perdit sa femme alors que l’enfant avait deux ans et demi. Il passa ses premières années au collège des Bénédictins où l’on faisait de bonnes études, en attendant celles qui se firent ensuite sous la direction du Père Lacordaire. Le jeune Azaïs s’occupa surtout de sciences naturelles et de musique. Le violon fut sa consolation jusqu’à sa dernière heure.

À seize ans, il alla rejoindre à Toulouse son père qui s’y était remarié. Leur vie de gêne et de privations lui répugna, il voulut entrer en religion ; on l’empêcha de se faire chartreux, il se borna aux Frères de la Doctrine Chrétienne. Mais il n’avait pas la vocation, un évêque lui rendit sa liberté. Son père voulut en faire un magistrat, il préféra s’en aller comme organiste à l’abbaye de Villemagne, près de Béziers. Mais, là encore, ce voisinage ecclésiastique lui déplaît, il n’a de satisfaction que dans les longues promenades aux horizons étendus, pendant lesquelles il rêve solitaire et la nature lui parle, croit-il.

Un jour, un châtelain du voisinage lui offre de venir donner des leçons à ses enfants, et il se transporte à Saint-Gervais. Là, Mme de Rivière, sœur du châtelain M. du Bosc, attire la confiance du jeune homme et démêle en lui une intelligence aventureuse, une sentimentalité portée à l’extrême, mais aussi une noblesse capable de refréner ses désirs. Elle fut pour lui une conseillère prudente, qu’il écouta toute sa vie.

Compromis dans la politique ainsi que M. du Bosc, il est obligé de quitter Saint-Gervais et vient à Bagnères, où il retrouve son père marié pour la troisième fois. La vue des Pyrénées l’émeut profondément. Devant la grandeur inquiétante de ce spectacle, il lui vient une explication du monde physique et moral. Après d’autres années de vicissitudes et de changements, une brochure : le Législateur de l’an V, le fait condamner à la déportation. On le cache chez un ingénieur de Tarbes, puis à l’Hôpital, et il y reste dix-huit mois dans un grenier d’où il ne sort que la nuit. Dans cette retraite, il s’abreuve aux Pères de l’Église du diX-septième siècle : Bossuet, Bourdaloue, Fénelon, François de Sales ; cet illuminisme, combiné avec les livres de science trouvés chez l’ingénieur, lui sert de base pour sa philosophie, et il écrit son système : Des compensations dans les destinées humaines. Pour lui, la somme de nos joies est égale à celle de nos peines.

Au retour d’Azaïs à Bagnères, Fanny Soubies partage l’influence de Mme de Rivière sur ce rêveur dont l’impressionnabilité et le fragile équilibre moral vont presque jusqu’à l’extravagance. La vue des montagnes le pénètre de ravissement ou de terreur, et il l’exprime par un torrent de phrases ampoulées, venant d’une âme naïvement personnelle qui rapporte tout à soi et donne la même valeur aux petites qu’aux grandes causes. Habitué à un entourage féminin, depuis Mme de Rivière jusqu’à Fanny Soubies en passant par de jeunes religieuses, dont il avait failli être amoureux, et deux jeunes filles auprès desquelles il joua à Tarbes un rôle assez singulier, il trouvait l’admiration des femmes toute naturelle. Et dans un mariage proposé par Fanny, qui ne réussit d’ailleurs pas, il ne voyait que la fortune de la fiancée lui donnant des loisirs pour son travail. Sa situation de précepteur lui en procurait d’ailleurs suffisamment pour étudier la nature et consigner ensuite ses observations, quand il était de retour dans sa petite chambre située sous les toits.

Comment Mme Cottin s’éprit-elle de ce personnage à l’existence décousue, au caractère bizarre ? On pourrait se le demander si l’on ne voyait tous les jours des femmes d’une grande intelligence, des femmes de talent, s’éprendre d’hommes qui leur sont très inférieurs. Le cas ne se présentait pas ici. Azaïs était un esprit remarquable, nul ne le conteste, mais souvent erroné, ce qui influa sur ses opinions et sa conduite.

Il est très vraisemblable que leur enthousiasme commun pour les beautés de la nature fut tout d’abord en elle un motif de sympathie. Enthousiasme toujours inspiré par Jean-Jacques, qui avait joint au développement de la sentimentalité, une compréhension de la nature inconnue jusqu’alors. Vision nouvelle devenant une source d’émotion et de poésie, dont un si grand nombre d’écrivains ont tiré parti depuis. Cette attirance s’accroissait encore d’une sensibilité exaltée, pareille à la sienne. Ensuite, son tendre cœur fut pris de compassion à la pensée que cet homme éminent, doué de facultés aussi remarquables et d’une science aussi universelle, en était réduit à cette position subalterne ; ensuite, son âme simple fut subjuguée par le verbe entraînant avec lequel il exposait sa doctrine ; ensuite… il ne faut jamais demander le pourquoi de l’amour.

Il la promena dans ce ravissant pays, si bien connu de lui en ses moindres détails. Une pierre, un arbre, un oiseau, une plante, un torrent, une échappée de vue, lui servaient de thème pour développer le rôle de tous les êtres vivants et inanimés dans l’harmonie du monde. Elle écoutait religieusement ses paroles lui dévoilant le plan de l’univers et lui enseignant comment chacun des humains contribue à l’ordre établi par Dieu, en se perfectionnant pour mériter l’immortalité par la sagesse, fin pour laquelle il a été créé. Cette immortalité l’appelle dans une autre planète, où il continue à progresser en des transformations successives, tandis que les âmes, restées vicieuses, retournent à la mort dans le néant. Les forces de l’univers, expansion et concentration, se neutralisent et dans le domaine moral leur prépondérance alternée, mais non exclusive, établit un équilibre qui est celui des compensations.

Ces vastes questions n’avaient guère été agitées jusqu’alors dans un cerveau épris de Jean-Jacques surtout par les fibres de la sensibilité. Frappée par la grandeur d’une pareille conception métaphysique, il parut à son admiratrice que ce système devait abolir tous les autres. Mais le malheur de cette âme tendre voulut que par le cerveau tout le reste de son être fût envahi. Moins d’un mois passé dans ces conversations transcendantes, la néophyte aimait l’apôtre.

Elle allait connaître à son tour les émotions que ses ardeurs contenues avaient prêtées à Claire, à Malvina, à Amélie. Elle allait éprouver les délices de l’attrait vers un être qui semble unique, de l’amour timide se demandant s’il est partagé et connaissant déjà l’inquiétude, de l’amour qui se rapproche de l’homme aimé et reconnaît, ô ravissement ! qu’il le partage ; elle allait connaître le bonheur de l’exprimer et la réponse qui emplit d’une joie ineffable. Car, tel qu’était Azaïs, il nous est permis de penser, sans offenser la mémoire de cette délicieuse femme, qu’elle dut abandonner un peu de sa réserve, pour amener le philosophe, très occupé de lui-même, à s’apercevoir de la place qu’il tenait dans le cœur de son ardente disciple.

Sa conquête était alors âgée de trente-trois ans et dans le plein épanouissement de sa maturité commençante. Sans être jolie, à cause de ses traits presque forts, ses beaux cheveux blonds, ses yeux très doux, sa bouche aux lèvres un peu épaisses, signe de bonté, son cou rond et droit, un air de langueur répandu sur toute sa personne, lui donnaient une véritable séduction. Veuve depuis dix ans, elle avait reçu sans s’émouvoir, et à diverses reprises, des hommages qui n’auraient pas demandé mieux que de devenir pressants. Cette fois, son cœur s’ouvrait de nouveau largement, avide d’aimer, de donner, pendant qu’il était temps encore, les trésors de tendresse et de dévouement dont elle se sentait remplie. Elle les déposait aux pieds de cette idole qui l’éblouissait, et qui, en véritable idole, les acceptait comme lui étant dus.

Car, sous cette sensibilité toute à fleur de peau, l’auteur des Compensations recelait une âme tranquillement bourgeoise et vaniteuse, faisant de son moi sa première sollicitude. Il trouvait tout naturel d’être admiré par une femme de talent, lui qui se prenait pour un génie, flatté seulement qu’elle fût la première à connaître sa doctrine et que le monde brillant, attiré par sa présence, lui donnât l’occasion d’en persuader d’autres. Gâté jusqu’ici par les femmes, ce n’était pour lui qu’une de plus attachée à son char, incapable de comprendre tout ce qu’elle lui offrait de chaleur et d’aide inlassable.

Mais elle sentait le besoin d’épancher son exaltation auprès d’autres encore que Julie Verdier et Fanny Soubies qui en étaient les témoins. Et tout naïvement elle parla à son beau-frère de ce nouveau sujet d’enthousiasme.


« Bagnères, 30 août 1803.

« Je vous l’ai dit, je ne puis assez vous le répéter, j’ai souhaité peu de choses dans ma vie aussi vivement que de vous voir ici. Il me semble qu’alors il ne me manquerait aucun plaisir ; ceci a l’air bien tendre et bien extraordinaire, surtout avec votre manière de compter les plaisirs, et je sens assez qu’en vous parlant avec mes idées, si vous m’entendez avec les vôtres, nous courons risque de ne pas nous entendre, mais n’importe. La même cause qui, en dépit de la différence de nos opinions, nous a liés d’une amitié si vraie, m’entraîne à vous parler avec une confiance que ne m’inspirent peut-être pas des personnes qui ont bien plus de concordance avec ma manière de voir.

« Je veux vous raconter la connaissance que j’ai faite ici, il semble que la Providence me l’ait ménagée pour le moment où toutes les idées religieuses fermentaient dans mon esprit ; il n’y a là ni passion, ni exaltation, mais une grande surprise et une profonde reconnaissance pour le bienfait que le ciel me tenait en réserve, si tant est cependant que ce qu’on m’annonce soit exactement vrai ; voici ce que c’est, mais je vous préviens qu’il faut me promettre une discrétion sans réserve et que, pour le moment, j’exige que vous soyez le seul qui ait connaissance de ce qui m’occupe.

« J’ai trouvé un homme à Bagnères, mais un homme à qui je ne dirai jamais : homme cruel es-tu content de la passion qui me dévore, car celui-ci, se détachant tous les jours des passions humaines, a déjà un pied dans le ciel. Proscrit, poursuivi dans le temps de la Révolution, obligé de se cacher, il a demeuré durant de longues époques seul dans une caverne, dix-huit mois dans un hôpital, maintenant il habite Bagnères depuis trois ans ; depuis trois ans il y vit seul, gravissant les montagnes chaque jour, passant quelquefois les nuits à méditer sur le plus haut du pic du Midi, lieu pour le moins aussi propre à la méditation que la fontaine des peupliers de l’Auberderie, mais où elle doit prendre un caractère aussi grave, aussi solennel que mélancolique et tendre auprès de la forêt de Marly.

« C’est donc sur la cime de ce belvédère du monde qu’il a étudié la nature, et c’est là qu’il l’a devinée, puisqu’il prétend avoir découvert le lien universel qui unit toutes les sciences à un seul centre, fait découler de ce faisceau de lumières la preuve non pas sentimentale, mais la preuve rigoureuse, la démonstration mathématique de l’existence de Dieu, de l’immortalité de l’âme et des récompenses futures.

« La première fois que cet homme me parla de son système, c’était sur le bord d’un torrent à l’ombre des sapins ; il s’exprima avec une chaleur, une éloquence si extraordinaire que je fus émue de surprise et d’admiration, et que je ne pus m’empêcher de m’écrier que, s’il n’était pas un insensé, il était un homme sublime. Depuis, je l’ai vu souvent, et chaque fois m’a confirmée dans cette dernière opinion ; je n’ai point été initiée encore dans le secret de la grande science universelle, mais il m’a fait lire toutes les réflexions qui l’y avaient amené, et je ne connais que Pascal qui ait d’aussi belles pensées et qui les exprime avec cette noble simplicité.

« Je voudrais bien que vous fussiez avec nous, André, je voudrais que vous pussiez être présent à la communication qu’il nous fera de son système aussitôt qu’il l’aura rédigé. Dans les petites choses, vous avez de la raideur et de la contradiction, mais les grandes vous entraînent et je connais peu d’âmes susceptibles plus que la vôtre d’être enthousiasmée par elles. Vous allez supposer peut-être que le désir de pénétrer dans les grands mystères est ce qui nous a déterminées à passer l’hiver ici ; assurément cette raison aurait dû suffire et pourtant elle n’a eu que la plus légère influence sur notre décision. Julie, comme vous le savez, descend de saint Thomas, elle ne croit que ce qu’elle touche au doigt et à l’œil ; l’homme en question ne lui paraît qu’un illuminé de beaucoup d’esprit ; parce qu’il ne lui a pas dit encore ses pensées, elle les traite de chimères. Telles belles, telles avantageuses, telles désirables qu’elles paraissent, comme elle les trouve hors de toute vraisemblance, elle les rejette avec une telle incrédulité qu’elle me traite d’extravagante pour les écouter avec l’espérance de les trouver possibles. Aussi, le désir de les connaître n’a pas pu influer sur ses plans et comme c’est elle seule qui a tenu la balance de nos destinées de cet hiver, la curiosité n’y a été pour rien et l’économie pour tout.

« Vous devez bien juger qu’avec de telles pensées dans l’esprit et de si belles montagnes sous les yeux, ce n’est qu’avec répugnance que je vais au bal, faire des visites, entendre de mauvais concerts, mais nous avons des enfants qui veulent vivre, s’amuser, et qui préfèrent les plaisirs du monde aux conversations du ciel et aux extases des montagnes. Il faut bien faire quelque chose pour eux et comme les veillées fatiguent Julie, je vais deux fois par semaine faire la belle au Vauxhall ; et puis, quand on est là, il faut bien n’avoir pas l’air rêveur ni sauvage ; on cause, on rit, on s’efforce d’y être aimable, et le lendemain on s’échappe sur la montagne où on n’a pas besoin d’efforts pour être heureux.

« Si vous étiez avec nous, je jouirais bien plus du bonheur de courir ; ce nom de frère a quelque chose de si pur et de si commode ! Sous son égide j’irais partout, au lieu que je suis souvent gênée pour mes promenades ; peu de femmes veulent les faire, et c’est toujours les mêmes hommes qui veulent en être. Je crains la censure. Même au sein des plus sauvages montagnes, je la crains. Toute ma ressource est de passer pour une enthousiaste passionnée des montagnes ; grâce à cette réputation, on suppose que je ne m’occupe que de ce que je vois, nullement de ce qui m’accompagne. Cela n’est pas tout à fait vrai, mais je me félicite qu’on le pense ainsi, puisque je ne laisse cette erreur que pour en empêcher une qui me nuirait beaucoup.

« Depuis mon départ, je n’ai rien lu, ni journal, ni livre nouveau, ni même les lettres de Jean-Jacques Rousseau et, qui plus est, je ne m’en soucie pas. Je ne suis et ne puis m’occuper que d’une seule lecture. Mon Dieu, André, ne viendrez-vous pas la faire avec moi ? Je laisse ce sujet, mais, s’il vous intéresse et que vous désiriez que je continue à vous en entretenir, gardez-moi un religieux secret.

« Adieu, André, il me semble que le besoin que j’ai de vous faire partager tout ce que j’éprouve, vous dit mieux que les plus longs discours combien j’ai d’attachement pour vous. J’embrasse Mme H…, j’espère pouvoir répondre après-demain à sa lettre. Mes plus tendres respects à votre mère.

« Et la maison, avez-vous fait quelques démarches pour elle ? pouvons-nous conserver de l’espoir pour l’avenir ? Parlez-m’en[39]. »

Mais le sceptique André, sans doute, connaissait bien sa belle-sœur et, au reçu de cette lettre, il dut se dire qu’elle était retombée dans un nouvel emballement. Il ne se sentit nulle disposition de l’y suivre. Le jugement de Mme Verdier lui parut plein de sens et il désapprouva l’enthousiasme de Sophie pour cet inconnu. Sa réponse ne le lui cachait pas, ainsi qu’on peut le comprendre d’après l’épître qui lui fut envoyée dans le courant de septembre. On y voit aussi la douceur de cette nature de femme qui convient de ses petits travers, défend celui qu’elle aime déjà, mais ne perd pas son besoin de confiance en ce parent qui l’a probablement compris. Et pourtant ce qu’une amoureuse supporte le moins, ce sont ceux qui blâment l’élu de son cœur.

« Votre lettre m’a fait de la peine, André, c’est un malheur qui ne m’a presque jamais manque, que de vous voir prendre de la prévention contre toutes les personnes dont je vous fais l’éloge ; cela repousse malgré moi ce besoin si doux qui me porte toujours à vous parler avec confiance. Sans doute je vous ai donné plus d’une fois sujet de vous méfier de mes jugements et je conçois que, pour penser comme moi sur la personne dont je vous parle, vous attendez de la connaître par vous-même ; mais pourquoi vous déplaît-elle souverainement : lors même qu’elle m’inspirerait de l’enthousiasme, cela justifierait-il votre aversion ? Je conviens que l’enthousiasme a quelquefois porté mes opinions au delà de la vérité, qu’il m’a passionnée pour des choses qui n’étaient que charmantes, mais jamais pour des choses qui méritassent de vous déplaire souverainement.

« Il me semble que vous devriez être sûr qu’il y a toujours un peu de bon dans ce qui me plaît, peut-être en vois-je plus qu’il n’y en a, mais, s’il n’y en avait pas du tout, certainement je ne serais pas séduite et partout où il y a quelque chose de bon et d’aimable, on ne peut sentir cette souveraine déplaisance sans une souveraine injustice. Je reviens souvent sur ce mot, direz-vous, sans doute ; j’y reviens d’autant plus que ce n’est pas seulement mon enthousiasme qui s’en étonne, mais mon amitié qui s’en afflige.

« Quand je vous vois cette disposition à voir en mal ce que je vous peins en beau, je ne puis croire qu’il y ait dans votre cœur ce sentiment tendre qu’il me serait si doux d’y trouver. Il me semble que, s’il y était, il adoucirait en ma faveur la prévention de votre esprit ; vous croiriez bien toujours que j’exagère, vous pourriez même me plaisanter sur mon enthousiasme et vous efforcer de le modérer en me parlant raison, mais il y aurait au fond de votre âme une sorte de bienveillance pour l’objet de mes éloges et, tout en cherchant à me prouver que je m’abuse, vous ne pourriez vous empêcher d’aimer un peu celui que votre sœur admire beaucoup.

« C’est ainsi que sont faites les amitiés où les cœurs s’entendent, tandis que les esprits se contredisent ; mais si vous ôtez de la vôtre cet attrait qui, en dépit de la raison, force à aimer ce que votre ami aime, que lui restera-t-il ? Il lui restera toujours la mienne, qui toujours vive et constante, s’accroissant par l’absence, bravant les contradictions et n’étant pas même rebutée par les injustices, vous contraindra à vous unir à moi dans toutes mes affections et vous apprendra, j’espère, que quiconque inspire un pareil sentiment n’est pas maître de ne pas le rendre.

« Vous êtes la seule personne à qui j’ai parlé des nouvelles pensées qui m’occupent ; pourquoi ce choix, je devais être sûre que vous seriez celle qui les recevriez le plus mal : votre lettre confirme mes soupçons, et je vais continuer à vous ouvrir tout mon cœur. Qu’est-ce donc que cette ténacité de confiance qui n’est pas arrêtée par ce qui la détruit ordinairement sans retour, l’opposition des esprits et presque celle du cœur. Je ne sais point expliquer cela, mais je sais encore moins résister à l’amitié qui m’entraîne à vous communiquer jusqu’à mes moindres pensées.

« Je devrais pourtant prendre garde à la manière dont je vous les exprime, je devrais peut-être ne point les laisser s’échapper au moment où elles naissent, parce qu’elles sont alors vagues, incohérentes, et que vous prenez pour un jugement ce qui n’est qu’un premier aperçu qu’une seule réflexion m’aurait fait rectifier. En un mot, André, je sens bien que, si je n’avais pas été entraînée par le besoin de tout vous dire, j’aurais beaucoup mieux dit, et je ne vous aurais pas donné de fausses idées, qui, je le crains, feront une longue impression sur votre esprit.

« Non, cet homme n’est ni un fou, ni un insensé, mais un homme sage et raisonnable, qui, né avec des passions ardentes et une imagination aussi brillante que vive, a su voir que la route de la modération était la seule bonne et, ce qui est bien plus extraordinaire, il a su s’y tenir. Je ne dis point que c’est un homme sublime, mais qu’il a souvent de grandes et sublimes pensées, qu’elles naissent toutes de l’âme la plus belle et de l’esprit le plus juste, qu’il est impossible d’unir une raison plus parfaite à une plus grande chaleur de cœur et si peu d’exagération à un plus ardent amour de tout ce qui est bon et honnête.

« Né sans fortune, dans une classe peu élevée, mais avec une grande fierté et indépendance d’âme, un talent supérieur et des passions vives, il a su être juste au milieu de cette grande agitation révolutionnaire, il s’est toujours efforcé de soutenir ce qu’on voulait abattre. Il a parlé en faveur des nobles qu’il ne voyait pas, des rois auxquels il ne demandait rien, il a combattu avec énergie les tyrans qui s’élevaient sur les débris des mœurs, il en a été victime ; errant, fugitif, il a passé plusieurs années caché dans les Pyrénées, il a étudié la nature et je crois qu’il a surpris tous ses secrets ; mais je ne fais encore que le croire, je ne l’ai point vu.

« Ce qu’il m’a communiqué de ses écrits m’a appris seulement qu’il savait trouver un style aussi beau qu’élevé pour parler de la religion et de la morale, un style enchanteur pour peindre la nature, un style animé et vrai pour peindre les passions, et partout et toujours un naturel et une simplicité qui augmente le charme de ce qu’il dit et force à aimer l’auteur qui a si peu de peine à prendre pour faire si bien. Si vous voulez ajouter quelques talents agréables à ce portrait, je vous dirai qu’il est excellent musicien, composant de jolie musique depuis la symphonie jusqu’à la romance, jouant du violon, du piano et de plusieurs autres instruments, mais, pour payer tant d’avantages, il a un extérieur peu agréable et pas du tout de fortune.

« De si grandes qualités m’ont inspiré pour lui une véritable amitié, mais cette amitié toute bien fondée qu’elle est, n’ayant point été cimentée par le temps, ne peut avoir la force de celle qui m’attirait à Paris, ce n’est donc point son influence qui me retient à Bagnères.

« Au reste, nos projets à cet égard ne sont point encore arrêtés ; ma cousine, et ma cousine seule, décidera, parce que c’est l’intérêt de ses enfants qui doit la déterminer. Si nous restons dans la solitude, c’est pour nous occuper d’eux ; si nous y faisons des économies, c’est pour les en faire jouir un jour, et pour moi je vous avoue que je trouve tant de bien et tant de mal dans chacun de ces deux projets que je suis charmée qu’une autre décide pour moi. En demeurant à Bagnères, j’aurai le loisir de beaucoup travailler et j’en ai besoin ; six mois passés dans la dissipation ont redoublé mon goût pour la retraite ; si nous allons à Paris, j’y reverrai mes amis et sûrement, en les embrassant, j’y trouverai que nous avons pris le meilleur parti possible.

« Adieu André, adieu mon frère, adieu mon véritable ami. Je puis vous assurer dans la sincérité de mon cœur que je ne crois pas que vous ayez d’ami qui vous aime plus solidement et plus tendrement que moi.

« Mille amitiés à votre sœur, je lui écrirai dans peu de jours. J’embrasse votre maman avec une tendresse toute filiale. »

Cependant, l’amoureuse Sophie n’avait pu résister au besoin d’épancher l’allégresse qui l’emplissait dans le sein de l’amie chère restée à Paris. Elle écrivit à Mme de Pastoret les ravissements de son âme en découvrant la vérité dans l’ensemble du monde, et lui parla à mots couverts du grand prêtre qui l’avait initiée à l’harmonie universelle. La marquise n’eut pas de peine à démêler qu’un pareil lyrisme avait sa source dans le cœur de l’aimable romancière, bien plus encore que dans son cerveau.


« Bagnères, 7 septembre 1803.

« J’ai pensé bien souvent à vous, madame, depuis que j’habite ce pays, le pays le plus enchanteur de la terre, où je me trouve si heureuse et où je crois que vous vous trouveriez si bien. Plus d’une fois dans nos promenades, quand j’étais frappée par ces beautés qui transportent, ou par ces sublimes horreurs qui font crier d’admiration et de surprise, je pensais à vous et je vous regrettais : il m’eût été si doux de vous dire mon plaisir et de partager le vôtre ; votre cœur me plaît tant. Je l’ai entendu au milieu des cercles et du bruit de Paris, jugez comme je l’entendrais ici.

« Ce n’est point impunément que nous nous trouverions ensemble près des torrents qui mugissent et s’élancent du sein des antiques forêts de sapins. À la vue de ces grands effets, il faut, quand on n’est pas né pour vivre étranger l’un à l’autre, que les pensées s’exhalent et que le cœur s’épanche. Mon Dieu, madame, que de bonheur il y a dans ces moments-là ! On m’assure que les montagnes me rendent folle, que m’importe si elles me rendent heureuse. Je ne puis vous exprimer de quelle plénitude de vie je sens mon âme se remplir à mesure que je m’élève sur des hauteurs ; il me semble qu’on laisse derrière soi, avec le monde, les soucis et les tourments qu’il donne et qu’à chaque pas qu’on fait vers le sommet de la montagne, la pensée en fasse un vers le ciel.

« Je n’oserais dire qu’à vous qu’il m’est arrivé plus d’une fois, dans ces moments, de pleurer de joie, mais de cette sorte de joie qui doit être le partage des bienheureux. C’est alors que j’oublie le monde et ses calomnies et ses passions et ses orages, ou du moins, si je m’en souviens, c’est pour jouir de la douce pensée qu’il n’y a plus rien entre eux et moi. Oui, madame, c’est ici que j’ai trouvé le repos du bonheur, c’est ici que j’ai déposé mon cœur sans regret et sans partage dans la seule vérité de l’univers, dans celle d’où découlent tous les autres, dans la sublime certitude d’un avenir éternel.

« Jusqu’à présent, mes idées errantes autour de cette grande espérance ne l’avaient point vue avec l’évidence où elle m’apparaît aujourd’hui, maintenant il n’y a plus de vague, il n’y a plus même de mystère, la plus grande clarté s’est répandue sur ce but magnifique de la création, et mon cœur la voit de la même manière que mes yeux le papier sur lequel je vous écris. Vous me permettrez un jour de vous dire par quelle route je suis arrivée à cette conviction : vous montrer les douces récompenses qui attendent la vertu, n’est-ce pas vous mettre d’avance en possession de biens qui vous sont dus ?

Je ne me suis point élevée si haut toute seule, ma pensée n’a point assez de force pour aller jusque-là, si elle n’avait été aidée par l’esprit le plus profond et le plus lumineux, l’âme la plus pure, la plus noble, digne en un mot d’atteindre à la sublime intelligence. Vous parler ainsi d’un sujet que je ne puis développer encore, est peut-être une confidence prématurée, mais il me semble qu’il y a en vous une sorte de puissance qui me force à aller vous chercher et à vous ouvrir mon âme lorsqu’elle est occupée de choses bonnes et grandes, tant il est vrai qu’il n’y a rien de bon et de grand où il n’y ait quelque chose de vous.

« Je suis sûre que, dans la disposition où vous me voyez, vous ne seriez point étonnée du désir et même du projet que nous avons de passer l’hiver ici. Mon amie y trouvera toutes les ressources possibles pour l’éducation de ses enfants et, de plus, la solitude, où elle pourra s’en occuper entièrement. Les neiges qui commencent à tomber à la fin de novembre, n’empêchent point la température d’être plus douce ici qu’à Toulouse même ; j’espère que ma cousine s’y portera mieux qu’à Paris et, pour peu que le froid l’incommodât, nous n’avons qu’un pas à faire pour nous rendre à Béziers et quelques-uns de plus pour aller trouver le printemps à Avignon.

Pour moi, je me fais une bien grande jouissance d’être au sein des montagnes dans le moment où elles brillent de leurs plus imposantes horreurs ; je les ai vues dans toute leur beauté, je veux les voir dans leurs épouvantables déchaînements, et je suis sûre que, couverte de neige comme parée de fleurs, la nature a toujours plus de charme à offrir que tous les spectacles que les grandes villes nous créent.

« Nos enfants se portent à merveille, Delphine a repris toute sa fraîcheur, mais non pas encore toute sa force ; elle ne court pas tout à fait comme Eliza qui, à ce qu’on prétend, gravit la montagne comme un lézard et la descend comme une avalanche. Ma cousine se porte mieux, mais, pour que je sois contente, il faut que ce soit tout à fait bien et je ne me déciderai à retourner à Paris que quand j’aurai atteint ce but-là ; elle se trouve à merveille ici, rien ne le prouve mieux que son désir d’y rester, quoique sa Mathilde ne soit pas avec elle.

« Ne me pardonnerez-vous pas, madame, de vous avoir écrit une si longue lettre, car, prenant la plume, je n’avais pas l’intention de dire tant de choses, mais j’ai été entraînée par votre ascendant, et il faut bien que vous me pardonniez de n’avoir pas pu m’en défendre.

« Veuillez nous rappeler au souvenir de M. de l’Etang et de M. de Pastoret, tâchez de les engager à ne pas nous oublier entièrement, malgré notre longue absence. Pour vous, madame, je n’ai pas la même crainte, il me semble que le sentiment que vous m’inspirez me répond de vous et qu’il est impossible que vous ne pensiez pas quelquefois avec intérêt à une personne qui vous aime aussi sincèrement »

Et un peu plus tard :

« C’est un bonheur bien rare dans la vie, madame, que d’être parfaitement entendu, et j’ai tardé longtemps à vous remercier de me l’avoir fait connaître dans toute son étendue. Votre lettre a pénétré tout mon cœur. Mon Dieu, comme je vous ai bien jugée, comme j’avais raison de vous aimer malgré ce monde qui nous séparait et vouloir être aimée de vous en dépit de votre résistance ! Je savais bien que ce n’était pas le charme seul de votre esprit qui m’attirait ainsi vers vous et que, pour expliquer mon penchant, il fallait absolument que vous eussiez l’âme que vous avez.

« Ah ! madame, que j’eusse été heureuse qu’une de ces circonstances uniques, telles que la Providence n’en envoie guère, vous eût envoyée ici cet été : comme je me serais appuyée de l’autorité de votre jugement et de votre cœur, pour me persuader que j’avais bien raison de croire et d’aimer toutes les idées qu’on me présentait, comme elles m’eussent semblé, s’il est possible, et plus vraies et plus douces si elles vous eussent convaincue et consolée comme moi.

« Si nous avions été ensemble au sommet des montagnes et que là, en face du ciel et au-dessus du plus beau pays du monde, vous eussiez entendu avec moi un homme éloquent vous parler de Dieu avec toute la grandeur qu’exige un pareil sujet et nous prouver les droits de la vertu en une vie future, par de telles raisons que jamais un autre homme n’en a su donner de pareilles, j’aurais joui de votre bonheur et le mien l’aurait augmenté.

« Je voudrais bien faire passer dans votre âme tout ce qui est dans la mienne, mais comment cela se pourrait-il dans une lettre ?… d’ailleurs la personne à qui je dois tant pour la consolante opinion dans laquelle elle m’a raffermie, s’occupe de la rédaction d’un ouvrage dans lequel ces pensées seront mises dans le meilleur ordre et le plus beau jour. Jusqu’à ce moment, il désire qu’elles ne soient point communiquées, et je vous conjure même, madame, de vouloir bien me garder un profond secret sur l’ouvrage dont je vous parle et sur l’homme qui l’a fait.

« Cet homme vit depuis cinq ans à Bagnères dans la plus complète solitude, toujours dans les montagnes, n’interrogeant que la nature, ne voyant qu’elle et ne s’occupant que d’elle ; c’est sans doute pour récompenser un si constant amour qu’elle lui a révélé ses plus importants mystères. Mais pourquoi a-t-elle tardé si longtemps, que risquait-elle d’apprendre un peu plus tôt ? Nous trouvions que la vertu et la sagesse sont de nécessité absolue pour le bonheur de cette vie et le seul gage qui puisse nous répondre de l’autre… Je m’arrête, il faut savoir quitter brusquement les sujets qui ne peuvent jamais s’épuiser.

Je ne suis pas encore bien sûre que nous passerons tout l’hiver ici. M. Verdier nous appelle à Tonneins et, s’il persiste à le désirer, il sera assez juste de lui donner ce plaisir, mais je regretterais nos montagnes avec un bien vif regret. Ce pays est encore si beau, le climat si doux, ma cousine y jouit d’une si parfaite santé ! Depuis plus de deux mois, madame, elle n’a pas eu un moment de souffrance vous devez juger si c’en est assez pour me faire chérir les Pyrénées.

« Delphine est maintenant tout à fait formée et sans secousse, sans maladie. Eliza prospère comme une rose au mois de mai ; tant de biens doivent attacher au lieu auquel on les doit, aussi n’aurai-je point l’ingratitude de le quitter sans peine, à moins que ce ne soit pour aller revoir et embrasser mes amis à Champlan. Promettez-moi bien, madame, je vous en conjure, d’être une des premières à venir, aussitôt que j’y serai arrivée ; c’est mon cœur qui vous adresse cette prière, et le sentiment bien vrai et bien tendre qui l’y porte, ne doit point être repoussé par le vôtre.

« Vous êtes sans doute à Paris maintenant et je suis bien sûre qu’au milieu de ces cercles qui vous désirent et que vous embellissez, vous trouvez souvent un vide qu’on ne peut espérer remplir avec aucun des objets dont on est entouré. Il vient un âge où tout ce qui est passager et périssable ne satisfait plus ; des biens qui peuvent être arrachés à chaque moment, n’en sont point pour celui qui sait par expérience qu’on peut les perdre. Quand on voit dans son passé tant d’amitiés détruites, tant de sentiments à jamais perdus, comment oser appuyer son avenir sur de semblables bonheurs, n’est-ce pas se préparer de nouvelles larmes ? Ah ! la tendresse, cette première des jouissances de la terre, n’en est une que pour ceux qui sont bien sûrs que la mort, loin de la leur ôter, n’est que le chemin de la leur faire retrouver pleine, entière et sans fin.

« Adieu, madame, adieu ; que cette lettre aussi soit absolument pour vous seule. Aimez-moi toujours et si l’assurance d’être aimée vous est douce, songez souvent à la place que vous occupez dans mon cœur. Mon amie vous remercie de votre souvenir et de votre attachement et me charge de vous exprimer sa bien sincère affection.

« Ne permettez point, je vous prie, que M. de Pastoret et M. de l’Étang oublient tout à fait les solitaires des Pyrénées, parlez-leur de nous quelquefois et parlez-moi de vos enfants. »

Dans l’intervalle, Sophie Cottin avait atténué auprès de son beau-frère le petit différend qui aurait pu les diviser. Sa grande affection pour lui ne pouvait supporter la pensée de lui déplaire. Elle abandonne donc ce qui semble le froisser et proteste de son entière confiance. Elle lui concède qu’elle est une nature enthousiaste et se trompe parfois, mais ce qu’elle éprouve en ce moment n’est pas atteint et elle ne peut s’empêcher de parler de nouveau de son cher philosophe, bien qu’en termes moins exaltés.


12 octobre.

Hé bien, laissons ce sujet, puisque nous ne pouvons pas nous entendre, mais laissez-moi conserver l’espoir que l’avenir nous réconciliera. J’ose croire que, quand vous verrez clair dans mes pensées, vous n’y désapprouverez rien et que si vous y trouvez quelques erreurs, la cause qui les aura produites me les fera pardonner. Je ne suis point dans le paradis terrestre, je ne veux ni vous séduire, ni être séduite ; je veux tâcher de voir la vérité, vous la montrer quand je l’aurai vue et me servir de sa lumière pour me guider dans la route de la vie et m’y conduire le mieux possible.

« Peut-être ai-je de l’enthousiasme, j’avoue même que je serais fâchée de n’en pas avoir. Qui pourrait m’en inspirer si ce n’est de hautes vertus et de grands talents et surtout quand de si beaux dons s’enveloppent dans l’obscurité, se cachent dans la retraite et se revêtent d’une telle simplicité qu’il faut beaucoup aimer la vertu, la sagesse et l’éloquence qu’elles donnent, pour aller les chercher sous de pareils dehors.

« J’ai vu ici le faste et l’opulence, j’ai vu, ce qui vaut mieux, les descendants de familles illustres[40] dont les noms ont survécu glorieusement à une révolution qui voulait tout abattre. J’ai rendu à ces nobles ombres la sorte d’hommage qui leur est due et je ne dissimulerai pas que j’ai été flattée de la distinction avec laquelle ils m’ont accueillie. Mais l’amour-propre satisfait ne m’a pas empêchée de voir que, semblable à un cadre magnifique qui ne renfermerait qu’une petite miniature moderne, ces illustres noms n’étaient soutenus d’aucune des vertus dignes de les étayer, et qu’une âme commune sous un souvenir de gloire paraît plus commune encore.

« Aussi les grandeurs ne m’ont-elles pas éblouie et ce n’est point là ce qui a excité mon enthousiasme ; mais que sous un nom commun j’aie trouvé cette âme noble, grande, magnanime, telle qu’elle devrait être dans le sein d’une semblable postérité, voilà où j’ai placé mon estime et j’ose croire que mon beau-frère ne me blâmera pas. D’ailleurs cette estime, cet intérêt que j’avoue hautement et dont je pense même devoir m’honorer, ne me retiendra point ici, ne m’empêchera pas d’aller retrouver, avec une joie sincère, mes anciens, mes plus chers amis ; ce sera seulement une affection de plus qui, s’imprégnant des qualités de celui qui l’a inspirée, me donnera un goût plus vif et plus épuré pour tout ce qu’il y a de bon et de vertueux sur la terre.

« Dans les dispositions heureuses où je me trouve, il n’y aura jamais de secret pour mon frère dans mon cœur. Je me ferai au contraire un plaisir de lui donner tous les moyens de voir et de juger si l’amitié que j’accorde va au delà du mérite de celui qui l’a obtenue, et j’ose croire qu’en dépit de ses préventions, de ses défiances et de la différence des opinions, il ne trouvera pas que sa sœur a eu tort. »

Elle lui écrivait encore le 20 novembre :

« Vous avez raison, André, j’ai des moments d’exaltation extraordinaire, sur une pensée qui s’accordera avec mes plus chères pensées ; je me livrerai à l’enthousiasme avec une vivacité qu’aucune puissance ne pourra arrêter, mais je dois dire aussi que j’ai une sorte de rectitude dans l’esprit et une habitude de réflexion, qui me rendent bientôt maîtresse de ces premiers mouvements et me font apprécier avec justesse le vrai mérite de l’objet qui me les a inspirés. J’ajouterai encore que mon imagination s’enflamme pour les mystères et que, quand je ne vois qu’eux, je peux tout croire, précisément parce que je ne vois rien ; mais quand vient le moment de les éclaircir et que c’est à ma raison qu’on s’adresse, il est impossible de la séduire et bien difficile de la contenter. Elle renvoie les douces et brillantes erreurs au domaine de l’imagination et ne se rend qu’à l’évidence.

« On m’explique en ce moment-ci le système dont je vous ai tant entretenu, système qui, pour être religieux, n’est pas pour cela plus chrétien, qui abat au contraire toutes les religions révélées, mais dont le but est entièrement conforme à ce que vous exigez : Il éloigne du mal, attire vers le bien, ennoblit notre être, offre au présent des consolations et plus que des espérances à l’avenir.

« C’est exactement ce qu’il vous faudrait et je suis presque sûre que non seulement il vous contenterait, mais qu’il vous contenterait plus que moi, car, je vous l’avoue, je ne me verrais arracher qu’avec douleur mes pensées chrétiennes ; soit qu’elles tiennent ou non à des préjugés, je les chéris et je voudrais vivre et mourir avec elles. Je les défends avec obstination contre cette nouvelle lumière qui me montre bien le même résultat, mais qui ne m’y conduit pas par le même chemin, et c’est ce chemin qui m’était doux et que je regretterais lors même qu’on en enseignerait un meilleur.

« Aussi, après avoir donné deux heures de ma journée à écouter cette nouvelle théologie et à peser les raisons qui l’appuient autant que me le permet ma très grande ignorance, j’emploie deux autres heures à combiner le plan d’un ouvrage qui démontre qu’il n’y a que la religion chrétienne qui puisse préserver une femme des dangers de la séduction.

« Vous conviendrez que ces différentes pensées doivent être bien étonnées de se trouver ensemble dans la même tête ; mais comment les en chasser quand les unes paraissent belles, simples et convaincantes à mon esprit et que les autres trouvent dans mon cœur un défenseur qui ne peut se résoudre à les abandonner. En attendant, je suis mon cours d’étude avec un grand plaisir, parce qu’il est difficile d’écrire avec plus de charme sur un pareil sujet et de mettre plus d’esprit dans les preuves qui l’appuient D’ailleurs, comme le but est louable, l’homme plein de talent et les principes excellents, il ne perdrait rien dans mon estime et dans mon amitié, lors même que son système serait une erreur. Mais pour de l’enthousiasme, je n’en ai plus. Il s’est évanoui du jour où j’ai commencé à voir les choses telles qu’elles sont et non plus comme je me les figurais.

« Mais, tandis que mes lettres me peignaient à vous une femme exaltée qui rêve des histoires sur le bord des torrents et qui est en prière dans les cavernes sombres, les personnes qui me voyaient habituellement à Bagnères me peignaient comme une femme pleine de raison, de sens et de réserve. Elles ne pouvaient même assez s’étonner de trouver ces espèces de qualités-là dans la même femme qui avait fait les ouvrages qu’elles avaient lus. Que conclure de tout cela, mon frère, et comment arrangez-vous tant de contrastes ? Hé quoi, vous est-il si difficile de joindre un peu de raison à l’imagination que vous m’accordez et de croire que la première seule me dirige dans les choses graves, tandis que je ne suis sous l’empire de l’autre que quand je m’amuse à rêver ou à écrire ? »

Puis, passant à un ordre d’idée plus matériel : Hé non, André, je ne vous gronde pas pour la maison[41], au contraire. Je ne puis assez vous remercier de vous en être saisi en mon nom. L’idée qu’il dépend de nous de l’aller habiter d’un moment à l’autre, m’adoucit l’ennui de l’absence, comme une voiture qui me suit quand je me promène, m’empêche de sentir la fatigue, mais jamais on ne fut moins décidé dans ses projets que nous ne le sommes dans les nôtres.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mon Dieu, mon frère, que votre amitié me fait plaisir, je suis sûre que je ne sais pas moi-même à quel point elle m’est chère, mais je puis m’en douter pourtant par l’empire que je sens qu’elle pourrait avoir sur moi. Si vous médisiez et si je pouvais croire qu’une plus longue absence peut nuire à votre attachement, je ne resterais pas ici, cette seule crainte l’emporterait sur toutes mes raisons, car, hors ma cousine et ses enfants, je ne connais pas un bien sur la terre qui ne me semble fort au-dessous de votre amitié.

« Je sens même s’augmenter chaque jour la confiance qui m’entraîne vers vous, et ce besoin que je ne sentais pas autrefois, donne à cet ancien sentiment qui nous unit l’un à l’autre, tout le charme d’un sentiment nouveau. Je vous aime avec plus d’attrait, et cependant jamais vous ne vous êtes plus amusé à ses dépens. Expliquez cela si vous pouvez ; au reste, expliquez-le comme vous voudrez, peu m’importe ; je vous permets de rire de mes rêveries, de blâmer nos projets, de vous méfier de l’inconnu, de douter de tout ce que je vous dis, en un mot de faire tout ce qu’il vous plaira, hors de soupçonner mon attachement et de m’ôter un peu de votre cœur.

« Je vous ai dit, je crois, que je quitterais Bagnères sans regret, si je pouvais apporter à Paris avec moi la solitude dont je jouis ici, et cette solitude est un bien si fort selon mon goût et si difficile à trouver ! Si je pouvais ne voir que vous à la rue Saint-Lazare, comme je prierais bien ma cousine de vouloir partir, mais il y a là tant de monde qui m’attend que la porte est ouverte pour entrer soir et matin… peut-être j’exagère, non par vanité, mais par impatience, je murmure de ne pas jouir de l’indépendance dont on me félicite : je sais bien que je suis maîtresse d’aller là ou là, mais le suis-je de n’y pas trouver tel ou tel ?

« Au reste, laissons ce sujet qui me ferait dire des choses que vous n’approuveriez pas, et parlons de M. Ramond que nous voyons souvent et dont ma cousine est enthousiasmée. C’est son tour d’être dans les cieux maintenant, tout ce que dit M. Ramond est ce qu’il y a de mieux dit et de mieux pensé. Il est vrai qu’il est impossible d’avoir un esprit plus brillant, une conversation plus variée et plus piquante ; je ne connais pas d’amusement au-dessus de l’entendre conter, et il conte pendant deux heures de suite sans se fatiguer, mais il est républicain, il est incrédule, il l’avoue et s’en vante, c’en est assez pour que son esprit, sa science et sa réputation ne puissent m’enthousiasmer.

« Je ne prétends point dire que je n’ai jamais eu d’enthousiasme que pour des objets dignes d’en inspirer, je me suis trompée souvent, mais du moins, en me livrant à ce sentiment, je croyais n’aimer que ce qui était parfaitement bon et beau. Il ne me suffit pas, pour admirer une chose, que tout le monde l’admire, il faut encore qu’elle me paraisse admirable et elle ne peut me paraître telle qu’autant qu’elle réunit tout ce qu’il y a de grand, de noble, de généreux. L’esprit m’amuse plus que personne, mais il ne m’enthousiasme jamais. »

Au même.

Du 27 et 28 novembre.

Vous voulez donc, mon frère, savoir quelque chose de plus sur ce que vous appelez l’évangile des Pyrénées, tout ce que je vous dis vous paraît obscur et vous ne voulez croire que ce que vous voyez : ceci me surprend peu quoique cela ne me ressemble pas du tout, car je ne crois vraiment de tout mon cœur que ce que je ne comprends pas. Quand on présente quelques belles idées à mon imagination, elle s’enflamme aussitôt, et, pourvu qu’au delà on ne lui montre qu’un vague infini où elle puisse se perdre à son aise, on peut lui faire tout adopter ; mais, quand on veut tout expliquer à ma raison, alors mon zèle se refroidit et j’ai beau être convaincue, je ne suis plus enchantée. Aussi, il est vraisemblable que l’évangile des Pyrénées ne pourra pas l’emporter dans mon cœur sur les mystères de l’Évangile du Christ. Mais récapitulons mon histoire avec l’inconnu.

« Les premiers jours de mon arrivée à Bagnères, je ne pris pas garde à lui. Dans mes premières promenades je le crus fou, et je me rappelle surtout un jour où, m’étant aventurée avec lui dans une prairie très glissante, je tremblais que son accès le prît et qu’il ne me jetât au fond du précipice. Peu à peu, les choses bizarres qu’il m’avait dites et qui avaient fait naître cette crainte s’étant liées à d’autres idées, je ne les trouvai plus qu’extraordinaires et, enfin, elles me parurent grandes et belles.

« Mon apôtre avait commencé par me dire qu’il n’admettait aucune révélation ; mais il avait ajouté qu’il me prouverait d’une manière si positive, si irrécusable, et l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme, que de tels biens pourraient me consoler de ce qu’il m’ôtait, et ces preuves, me disait-il, ne tiennent pas seulement à celles du sentiment qui sont écrites dans l’âme de tous les hommes, mais à une découverte qui explique, en faveur de mon système, tous les faits sur lesquels les savants d’aujourd’hui ont établi leur profession d’athéisme. Je dois cette grande idée à une observation constante, longue, de la nature, et elle est d’une telle clarté, d’une telle simplicité, que, telle ignorante que vous puissiez être dans les sciences, vous la comprendrez sur-le-champ.

« Vous concédez, André, qu’aussitôt je fus dévorée du désir de recevoir la communication de cette idée, mais mon inconnu ne voulait pas la donner ; il craignait que je ne la répandisse avant qu’il eût achevé la rédaction de l’ouvrage dont elle fait la base, et que mon indiscrétion ne lui enlevât le fruit ou la gloire de ses recherches. Si une telle idée tombait dans la tête d’un homme instruit, me disait-il, il en serait frappé, il s’en emparerait, et j’avoue que mon amour-propre souffrirait de ne pas jouir de ce que j’ai trouvé ; je redoute la vivacité de votre tête, je m’ouvrirais avec plus de confiance à une personne plus froide.

« Mais il ne me disait pas le secret de son système, il me lisait souvent des morceaux où il démontrait l’immortalité de l’âme par les seules preuves du sentiment, et ces morceaux étaient écrits avec tant de chaleur, de force et d’éloquence, qu’ils excitaient mon enthousiasme et me faisaient adopter aveuglément la partie que je ne connaissais pas… Hélas ! j’étais née pour les religions de foi et d’amour, et non pour celles de clarté et de raison ; je viens d’en faire l’expérience et je continue mon histoire.

« Depuis quinze jours, soit que mon solitaire ait appris à mieux me connaître et qu’il ait vu que, quel que soit le penchant de mon caractère à l’exaltation, il ne manque pourtant pas de sang-froid et de constance, soit plutôt que notre détermination de passer l’hiver à Bagnères lui ait ôté la crainte de voir son secret s’échapper, il a consenti à me le dire, mais il ne l’a dit qu’à moi, et ma cousine ne le connaît pas.

« Hé bien, où en êtes-vous, à présent que vous savez tout, allez-vous me demander où j’en suis ? Je suis toute surprise que la confirmation de ce que j’attendais m’ait laissé tant de froideur ; il m’a tenu tout ce qu’il m’avait promis et je sens malgré moi que ce qu’on touche, que ce qu’on explique, que ce dont on est sûr, a un caractère de sécheresse et d’aridité qui me fait tomber dans la langueur. Cependant sa première idée, ou ce qu’il appelle sa découverte, a quelque chose d’une frappante beauté ; il y a dans cette pensée mère une simplicité, une grandeur, une immensité qui ravit et transporte, mais il me semble qu’elle explique si bien tous les phénomènes de la nature que cela devient ennuyeux parce qu’on n’a plus rien à chercher.

« Quant à son application aux idées métaphysiques et morales, je n’en suis pas aussi satisfaite, quoique je n’aie rien à y opposer et que, de raisonnement en raisonnement, il m’ait menée au résultat sans que j’aie eu un seul mot à dire. Néanmoins je ne suis pas persuadée ; je trouve que j’ai tort, je devrais l’être, je suis sûre que vous le seriez à ma place, mais, je vous le répète, là où il n’y a pas de mystères incompréhensibles, il me manque quelque chose. Cet amour immense qu’inspire un Dieu qui s’est fait homme pour sauver les hommes tient une telle place dans le cœur, que, quelque chose qu’on mette à sa place, il est impossible de ne pas sentir du vide.

« Je crois donc que je resterai chrétienne, mais je crois bien plus encore que l’évangile des Pyrénées deviendra le vôtre ; il me semble qu’il a tous les caractères qui conviennent à un esprit juste et raisonnable, à une tête sage, à un cœur sensible et bon, enfin à tout ce qui vous compose. Voilà ce qui me paraît aussi évident que le système, l’avenir m’apprendra si j’ai mal vu. »

Ainsi donc, cette ardente Imaginative voulait le champ libre pour déployer les ailes de sa rêverie et de son enthousiasme. À sa nature généreuse toujours prête à s’élancer plus loin, la certitude paraissait un mur contre lequel venait se briser son imagination avec l’impossibilité d’aller au delà plonger dans le mystère. La foi chrétienne, ses grandes vérités admises, lui permettait ces envolées, tandis que le froid système, ce cours forcé des choses aboutissant à un résultat pour ainsi dire mathématique, la glaçait par sa précision. Son cœur chaud, vibrant à toutes les beautés, s’enflammait à celle des pensées montées au cerveau du philosophe, mais, dans cet amour naissant, elle ne se rendait pas compte de la part faite à l’homme lui-même, bien qu’elle l’ait représenté comme peu séduisant

Elle continue sa lettre sur des sujets moins philosophiques :

« Aujourd’hui 28 novembre, le temps était d’une si parfaite beauté, le soleil brillait de tant d’éclat, que la chaleur a presque nui au plaisir de notre promenade, et pourtant nous en avons eu beaucoup : comment voulez-vous que je cesse d’admirer une nature qui ne cesse de varier sa parure et sa magnificence ? Je vous ai parlé des beautés du mois d’août, mais celles de ce temps-ci n’y ressemblent point et les valent. Qu’y a-t-il de plus enchanteur que cette vallée de Campan, dont les prairies distribuées en amphithéâtres de collines, les unes au-dessus des autres, présentent la verdure la plus brillante et sont couronnées maintenant de bandes de neige d’une éclatante blancheur. Le contraste de ces deux couleurs a un charme inconnu dans la plaine, où tout est toujours ou également vert ou également blanc. Ce pays n’a donc point perdu ses charmes, seulement il en a changé, ce qui vaut peut-être mieux que d’avoir gardé les mêmes, et cependant, André, je vous l’avoue, mon cœur soupire souvent, bien souvent, d’être à deux cents lieues de mes amis. Je commence à trouver que des montagnes, quelque belles qu’elles soient, ne remplacent pas la moindre personne qu’on aime, et ces mois de décembre, de janvier, de février, qui vont rendre les routes impraticables et ôter tout moyen de se mettre en chemin, vont me paraître plus longs à eux trois que le reste de l’année. Malgré cela nous persistons toujours dans nos projets, nous les trouvons toujours de plus en plus raisonnables.

Je veux vous donner quelques détails sur notre habitation et sur la manière dont nous passons notre temps. Notre appartement est le plus commode du monde : d’un côté de l’escalier au premier, est un salon très grand et très bien meublé, où les enfants font leurs études ; deux portes sont au fond, de l’une on va dans la chambre de Julie qui est presque élégante, de l’autre dans celle des enfants, ajoutez à cela beaucoup d’armoires et de dégagements. De l’autre côté du palier, on entre dans un salon à manger avec une alcôve où couche Suzanne, et au delà est ma chambre avec un grand cabinet en face des montagnes et donnant sur une jolie place.

Je me lève le matin de très bonne heure ; jusqu’à l’heure du déjeuner je me mets à écrire ; à neuf heures on m’annonce que le café est prêt, les enfants arrivent, Julie un peu plus tard, enfin tout se réunit. Après le repas, l’heure des leçons sonne, j’en donne d’anglais et de musique, Julie de plus utiles encore ; elles durent jusqu’au dîner, excepté quand le soleil vient au nom de ses brillants rayons nous conjurer de les interrompre pour aller le voir de plus près ; il est vrai que nous n’obéissons pas à ses douces prières. Après le dîner, Julie coud, tricote, raccommode, lit avec ses enfants, moi j’écris jusqu’à sept heures et demie. Alors je reviens dans le salon, je trouve le solitaire des Pyrénées donnant des leçons de grammaire à Delphine et le professeur d’arithmétique à Éliza.

« Ce professeur est un jeune Américain dont la mère est fixée à Tonneins, sa famille est très estimable et il a beaucoup de mérite, surtout une instruction singulière pour son âge. Il n’est personne qui ne soit étonné de sa profonde science ; son seul motif pour passer l’hiver ici, loin de sa sœur, sa mère et de toute sa famille, a été un enthousiasme poussé jusqu’au délire pour le système de l’apôtre et pour l’apôtre lui-même, car son caractère froid et tranquille n’a pas pu le mettre à l’abri du transport qu’inspire la vue d’une vérité aussi claire que consolante.

« Notre cercle s’augmente encore d’un Bagnérais, émigré rentré, intime ami de feu Rivarol, homme plein d’esprit mais un peu lourd, plein de bonté et d’honneur, mais hâbleur et content de lui-même comme tous les Gascons.

Quelquefois, M. Ramond vient jeter par torrents tout le brillant de son esprit dans notre modeste salon, alors chacun se tait, on écoute et on ne s’en lasse pas. À huit heures commence la musique. Delphine se met au piano, notre solitaire l’accompagne et l’accompagne très bien. Il fait chanter le Stabat de Pergolèse à Éliza, il met mon opéra en musique, il chante de tête en s’accompagnant sur son alto et fait une harmonie charmante. Enfin, à neuf heures on soupe et avant onze heures chacun est dans son lit. Le samedi soir est un jour de fête : de jeunes demoiselles de Bagnères se réunissent avec nos filles pour danser, faire de la musique et goûter, mais hors ces jours-là nous sommes bornées à la société dont je vous ai parlé plus haut.

Cette vie douce, monotone et solitaire serait la plus selon mon goût, si ma pensée ne mesurait pas sans cesse l’immense distance qui sépare Bagnères de Paris, si vous n’étiez pas rue Saint-Lazare, si Mathilde n’était pas à Versailles, enfin si ce que nous aimons le plus chèrement était auprès de nous, mais cela de moins gâte tout et c’est bien alors qu’en dépit des montagnes, de la beauté des eaux et de la solitude, il faut un effort de raison pour rester ici. Mais cet effort, André, nous le ferons, quoiqu’il en colite à notre cœur ; votre lettre d’aujourd’hui, toute tendre qu’elle est, nous a encore plus décidées à le faire.

« Julie a été bien touchée que sa paresse ne vous ait pas empêché de lui écrire ; elle a balancé un moment si elle vous répondrait ou si elle se mettrait dans son lit, et puisque celui-ci l’a emporté, il fallait qu’elle souffrît beaucoup, mais elle compte bien se livrer après-demain à ce que toute son amitié lui demande de vous dire.

Vous voulez savoir où je me promène ; en Palestine, ce ne sont point les Pyrénées qui m’inspirent, ce sont les Croisades et les grands intérêts de la chrétienté ; nous verrons, lorsque l’ouvrage sera arrivé au dénouement, ce qui ne pourra être que ce printemps, à quelles mains nous le livrerons et quelles précautions nous prendrons pour que le libraire que nous choisirons ne nous joue pas le même tour que le dernier.

« Mais je crois qu’en voilà assez, vous voyez que je n’écris pas toujours qu’en courant et que, quand je m’adresse à un ami qui m’est aussi cher que mon frère, je suis disposée à ne jamais m’arrêter parce que toutes mes pensées aiment à se montrer à lui. Adieu André, embrassez bien votre sœur et votre mère. »

Voici, en fragment, un paysage de neige plein de poésie, adressé sans doute au même correspondant le 25 décembre 1803.

« Nous avons une température si belle qu’on est chaque jour plus charmé et plus surpris. Aujourd’hui, jour de Noël, je vous écris auprès de ma fenêtre ouverte, sans feu dans ma chambre et respirant avec délices l’air le plus doux et le plus embaumé, et ce que je fais en ce moment, je le fais tous les jours ; dès sept heures du matin je suis levée, j’ouvre ma croisée en face de l’aurore et je travaille en la regardant jusqu’au déjeuner. Nous n’avons eu que cinq jours de froid et de neige, et je suis bien loin de me plaindre d’eux, car je leur ai dû la vue et le souvenir du plus magnifique spectacle que la nature âpre et sauvage puisse offrir aux regards humains.

« Représentez-vous des masses énormes, couvertes de la base au sommet d’une neige éclatante de blancheur dans la vallée, brune et sombre dans les cavités, et sur les pics exposés au soleil transparente d’or et d’azur. Plus de fleurs, il est vrai, au bord des ruisseaux, mais des cristaux de toutes les formes et de toutes les grandeurs, taillés en facettes, en girandoles, en globes, en éventails et brillants de toutes les couleurs du prisme, et au milieu de ce calme universel, entendez-vous cette eau qui court toujours avec le même bruit et d’un mouvement si rapide que le froid ne peut la saisir et la frapper de mort comme l’eau de nos plaines. Mais voici que tout à coup le soleil s’est armé de rayons plus ardents, la neige se précipite en masse liquide, va grossir le fleuve et découvre à nos yeux l’éclatante verdure des prairies et les marguerites émaillées qui commencent à poindre de tous côtés.

« On se hâte d’aller respirer l’air, et une vieille habitude d’hiver nous fait choisir l’heure de midi ; la chaleur est accablante, on cherche l’ombre, il n’y en a point, on étouffe, on boit de l’eau des fontaines pour se rafraîchir et il nous semble que le mois de décembre, tout surpris de l’espèce de reproche qu’on lui fait, devrait être tenté de dire au mois de juin : Mon frère n’est-ce pas de toi qu’on parle ?… »

Pendant ce temps-là, Mme de Pastoret, qui avait sans doute montré quelque sympathie lors de la première demi-confidence qui lui avait été faite, n’écrivait plus. Soit qu’à la réflexion elle se méfiât de cette aventure romanesque, soit que Mme Verdier, sachant son influence sur leur amie commune, lui eût demandé de ne pas l’encourager dans une voie qu’elle avait plusieurs raisons de redouter, le mois de mars arriva sans que la marquise ait poursuivi la correspondance. Mais les choses avaient marché, l’accord s’était fait entre l’enthousiaste et son philosophe. Cette fois c’est bien l’explosion, le lyrisme de l’amour, toujours pareil chez les cœurs tendres qui ne trouvent pas de mots pour exprimer leur ivresse. L’attribuant aux mérites extraordinaires de l’être adoré, ils s’abîment devant lui en prononçant le non sum dignus de la communion divine.

Le 25, Mme Cottin lui écrivait :

« Je voudrais bien croire, madame, que votre silence n’est ni une preuve d’oubli, ni une marque que mes lettres vous fatiguent, et que par conséquent je ne suis pas indiscrète en cédant au plaisir qui m’entraîne vers vous. En attendant que vous m’en donniez l’assurance, je fais tout comme si je l’avais et je reviens a vous avec cette confiance que doit donner un attachement tel que celui que vous m’inspirez. Il me semble que j’apprécie trop bien tout ce que vous êtes pour que vous n’aimiez pas un peu une personne qui sait aussi bien vous connaître, et je ne puis me persuader que ma pensée vous soit devenue tout à fait étrangère. Quoique je comprenne pourtant que les nombreuses distractions de Paris ne vous laissent pas un moment de loisirs, laissez-moi l’espérance que vous me reverrez avec plaisir et que vous écouterez avec intérêt quelques détails sur ma vie.

« Ah ! madame, qu’elle est douce et que je suis heureuse ; je vous avoue que je suis si peu accoutumée au son de ces mots-là, que, quand je les prononce, je me demande souvent si c’est bien moi qui parle, mais mon cœur les confirme et la ravissante paix où je passe tous mes instants les confirme plus encore. Je ne sais quelle Providence m’a amenée au fond des Pyrénées, m’y a fait passer un hiver entier dans la plus profonde solitude, mais assurément il y a du ciel dans cette Providence-là.

« Quel fond de bonheur on porte en soi quand on sait le découvrir et s’y plaire ! Que de trésors découlent de la seule pensée, pensée grave, élevée qu’on est si fier d’avoir pu atteindre, qui développe tant d’amour et qui lui donne un si noble objet : non, je ne pourrais vous dépeindre l’état intérieur où je me trouve, l’expression en passe mes moyens et je ne puis que répéter : je suis heureuse.

« Mais quel plus bel hymne pourrai-je adresser à celui qui m’a guidée vers cette route si riche en bonheur et en vertu. Mon Dieu, madame, je n’oserais guère parler sur ce ton à d’autres que vous ; une âme honnête et pure doit me comprendre, mais peut seule me comprendre, voilà pourquoi j’avais tant besoin de vous parler et pourquoi je ne veux parier qu’à vous. Je ne suis point en proie à une excitation dangereuse ; cet état, qui n’était que l’explosion d’un moment, a bientôt atteint son terme ; mais c’est depuis huit mois que la persuasion a commencé et que chaque jour la confirme. Elle a résisté au tumulte du monde pendant la saison, elle s’est enracinée d’une manière invisible pendant la longue solitude de l’hiver, et maintenant je renais pour ainsi dire avec le printemps à une vie nouvelle où je ne vois que bienfait et jouissance autour de moi.

« Ne croyez point, madame, que je vous entretiendrais si longtemps de ce qui me touche, si je n’espérais que cela ne dût vous toucher un jour. C’est là un des besoins que j’éprouve, je l’avoue, et ce n’est que dans la communication des biens que j’ai vécus, que j’en pourrai trouver le complément.

« Mais quels sont donc ces biens ? allez-vous demander. Ce qu’ils sont, madame ? une de ces choses dont on parle sans cesse sans les sentir, des idées religieuses non point vagues, indéterminées, mais tenant autant de place dans rame et y ayant autant d’empire que la plus forte passion ; que dis-je, elles en ont bien plus, car le sentiment d’une passion emporte avec lui le sentiment de sa fin, au lieu que le sentiment de la piété ne prévoit d’autre terme que cette éternité qui n’en a point.

« Aussi, comme tout ce qui est durable, la piété a quelque chose de paisible et de pur qui tend toujours à calmer, à tempérer, à éloigner tout ce qui est agitation et murmure. Mais comme elle descend d’un lieu où tout est amour, elle a quelque chose d’ardent et de vif, qui, loin d’affaiblir la sensibilité, lui donne le plus d’extension possible en faisant trouver comme une sorte de gloire dans les objets qu’elle fait aimer.

« Ah ! madame, il est si doux, je puis même dire si honorable de sentir son cœur déborder de tendres affections et d’oser montrer son cœur à tout le monde ! Si je crains de dire ce que j’éprouve, c’est que je crains de le mal dire, car si j’étais sûre de pouvoir exprimer avec justesse un bonheur entièrement fondé sur l’austère exécution du plus rigoureux des devoirs et sur l’éternelle récompense qui doit en être le prix, si j’étais sûre de pouvoir exprimer avec plus de justesse encore ce que la reconnaissance et l’admiration permettent d’apporter de vivacité dans les sentiments qu’inspire l’homme qui montre de telles vérités d’une manière si claire, si évidente, si belle, qu’on ne les a jamais vues ainsi avant lui, assurément j’oserais parler et, s’il était permis de mettre de l’orgueil en quelque chose, c’est là que je mettrais le mien.

« Je ne prétends point dire que ces dispositions de piété rendent à jamais inaccessibles aux mauvaises pensées, mais j’affirme que les autres n’arrivent que quand celles-ci ont changé et pourquoi changeraient-elles ? qui peut s’élever au-dessus et par quoi seraient-elles remplacées ?

« Qu’est-ce que les passions, même dans les plus doux moments, peuvent offrir de plus doux que la piété ? En mettant de côté leurs douleurs et leurs remords, en ne s’attachant qu’à leur félicité, celle qu’elles donnent est-elle jamais pure, peut-on s’en honorer, se nourrit-elle de la satisfaction de soi-même et de l’espoir d’une récompense ? Est-ce, quand on rougit de son bonheur devant le ciel et devant les hommes, qu’on peut parler de bonheur ? Ah ! madame, ce n’est que quand on peut appeler Dieu dans son âme, qu’on aime à l’y trouver et à le prendre pour témoin du bien qu’on goûte, qu’on goûte de véritables biens.

« Mais en voilà assez, ce n’est pas à moi qu’il appartient d’expliquer par quel chemin je suis arrivée aux pensées qui m’occupent, celui-là seul qui m’en a pénétrée a le droit et le talent de les dire.

« Et mon amie partage-t-elle les mêmes sentiments que moi, n’êtes-vous pas curieuse de le savoir ? En vérité, madame, je serais presque tentée de croire que c’est ici le pays des miracles et que la Providence en réservait un à ma cousine, pour la conduire au même but que moi. Figurez-vous au milieu des montagnes d’une prodigieuse hauteur, une vallée sombre et sauvage, un désert sans cabane, sans abri, un chemin étroit, un précipice affreux et au déclin du jour, loin de tout secours humain, Delphine croulant avec son cheval au fond de cet effroyable abîme. Voilà le spectacle qui a frappé les yeux de cette mère, elle a vu sa fille morte, écrasée, elle a senti le coup dans son cœur, mais Dieu était là, et comme il peut faire plus que l’homme ne peut comprendre, il a sauvé l’enfant et la mère s’est donnée à lui.

« Ma cousine se porte à merveille, madame, il n’est plus question de douleurs, de souffrances, j’ai presque oublié d’être inquiète. Nous avons eu un hiver qui n’a guère été autre chose qu’un printemps mêlé de quelques jours d’été ; deux ou trois de neige et de glace nous ont été accordés cependant, afin de nous montrer ce que la réunion du terrible et du majestueux peut offrir de sublime à l’imagination.

« Nos jeunes filles ne se sont point plaintes de leur solitude, elles ne se sont guère moins amusées et ont mieux employé leur temps. Je me plais à croire que vous serez contente d’elles. Delphine est devenue charmante, si je ne suis pas sous le pouvoir de l’illusion maternelle. J’espère que vous lui trouverez de la dignité, de la douceur, de la grâce dans le maintien et dans le caractère, un heureux mélange d’innocence et de gaieté, de vivacité et de douceur. Eliza est la bonté, la franchise même. Il est impossible d’avoir plus de droiture et de savoir mieux aimer.

« Ce n’est qu’à mon retour que je pourrai vous parler de votre petite favorite Mathilde : j’espère bien ne pas me tromper quand je dis que je vous en parlerai, ne viendrez-vous pas à Champlan, madame, nous dire que vous êtes bien aise de nous revoir ? J’ai bien besoin de cette promesse pour me dédommager de votre silence.

« Mais, à propos, je me souviens que j’avais commencé ma lettre avec la crainte de vous fatiguer, ne trouvez-vous pas que je l’ai trop oublié et qu’il est temps de mettre des bornes à ma confiance ; mais je n’en puis mettre à mon attachement et j’ose croire que vous ne me le reprocherez pas. Veuillez recevoir les tendres amitiés de ma cousine et présenter notre souvenir et nos compliments à M. de l’Étang et à M. de Pastoret. »

La marquise dut penser que l’élève était si bien sous l’influence du maître, qu’elle en prenait jusqu’au ton dogmatique, aggravant ainsi son propre penchant à la dissertation. Elle dut exprimer dans sa réponse quelques doutes sur l’avantage d’une piété exclusive, ennemie des sentiments humains, car Mme Cottin lui renvoya promptement une véritable prédication.


« 14 avril 1804.

« Non, madame, jamais la véritable piété n’a relâché les liens de l’affection, au contraire quand ils sont purs, légitimes, elle les resserre, les embellit de sa douce influence, anime le sentiment et ne détruit que les passions. Dieu, en nous entourant de tant de nœuds, en nous imposant tant de devoirs, voulut que sa pensée nous les rendît plus chers, qu’elle en augmentât le goût et le plaisir, et c’est pourquoi il fit de sa pensée le premier de nos devoirs.

« Ce n’est point assurément en élevant son âme vers la source de toute sagesse et de tout amour, qu’elle se refroidit et se concentre en elle-même, elle y va puiser plus de moyens d’aimer et redescend les exercer avec délices sur la terre. Non seulement il nous est permis, mais il nous est recommandé de chérir nos parents, nos amis, nos enfants ; vous croyiez que ce n’était qu’un plaisir, c’est encore un devoir et voyez comme nos sentiments doivent devenir et plus doux et plus vifs, quand nous trouvons en eux avec la cause de notre bonheur un moyen de plaire à l’Etre Tout-Puissant qui nous a tant donné. La piété n’est point solitaire, madame, elle ne détache point de l’amitié, au contraire, elle remplit de tels biens le cœur qui la reçoit, qu’il a besoin de les répandre dans le cœur des autres et de les communiquer pour en reconnaître toutes les douceurs.

« Si mon amie n’avait point partagé mes idées religieuses, je ne m’y serais point livrée, dites-vous ? Ah ! madame, davantage encore s’il était possible, j’en aurais cherché le bien et l’utilité pour les lui démontrer ; plus je me serais assurée que le bonheur était là, plus je m’y serais attachée pour la forcer à me suivre et à le trouver aussi ; et les occupations que je poursuis encore, peut-être les aurais-je abandonnées pour me livrer à la seule occupation de la convaincre. Madame, ne serait-ce pas une bien faible amitié que celle qui, trouvant plus facile de partager les erreurs de ses amis que de s’efforcer de les ramener à la vérité, se laisserait aller avec eux dans le torrent du monde sans guide et sans appui, tandis qu’avec un peu de force elle aurait pu leur en fournir un ?

« Supposez-moi perdue dans un désert, avec la personne qui m’est la plus chère, voici que tout à coup j’ai trouvé le chemin qui ramène à ses foyers. J’y entre, elle ne me voit pas et ne me suit point, que faut-il faire alors ? Revenir sur mes pas et continuer à m’égarer avec elle. Non… Non, madame, car ce n’est pas moi seule que je perdrais, c’est encore elle que je perdrais avec moi, et peut-être je puis la sauver et peut-être en l’appelant toujours m’entendra-t-elle, et si ma vie entière n’a pas suffi pour l’entraîner, je mourrai en disant encore j’espère, car je sais que les voix qui s’élèvent du fond des tombeaux sont souvent celles qui persuadent le mieux.

« Ah ! madame, pour une telle constance, il faut beaucoup aimer sans doute, mais je crois que la religion seule apprend à aimer à ce point ; elle met dans le cœur des sentiments que rien n’ébranle, que rien ne rebute et qui croient tout possible comme tout permis à leur zèle. Ce que m’apprend, ce que me révèle le Dieu que j’adore, c’est que la plupart des torts qu’on a, des peines qu’on éprouve, viennent de ce qu’on ne sait pas assez aimer. Quelle est la cause de l’inconstance, de l’artifice, de l’ingratitude, de la médisance, n’est-ce pas qu’on ne songe qu’à soi, qu’à sa satisfaction, et que les intérêts des autres ont été comptés pour rien ? Et les passions qui égarent, qui jettent tant de trouble dans le monde et de désordre dans la famille, ces passions funestes qu’on excuse toujours parce que chacun a un intérêt à les excuser, entraîneraient-elles jamais, si on savait bien aimer Dieu d’abord, et ensuite les objets qu’il nous permet d’aimer ?

« Quelle mère, devant le berceau de son enfant, à la vue de cette innocence qui lui demande tant d’amour, aura non seulement le courage mais le désir de retirer de son cœur cet objet pour le livrer à un autre ? Je suis sûre qu’à ce moment où une mère fait une faute, elle a oublié ses enfants ; s’ils avaient toujours été présents à sa tendresse, elle n’aurait pas cessé d’être vertueuse. Ah ! que n’a-t-elle toujours porté vers une affection dont elle pouvait s’honorer, cette vivacité qu’elle a placée sur une affection dont elle rougit ! sa conscience serait en paix et son cœur serait bien plus rempli, car les sentiments honnêtes sont plus profonds et plus tendres que les autres, et ce n’est qu’à la vertu qu’il appartient d’être l’objet qui développe le plus d’amour et que nous pouvons le plus aimer.

« Ce que je dis d’une mère, madame, je le dis d’une épouse, d’une fille, d’une amie ; il n’est personne qui n’ait autour de soi des liens légitimes ; en leur abandonnant tout son cœur, il reste là parce que les passions, ne le trouvant jamais vide et désoccupé, ne trouvent jamais le moment de s’y placer. Mais, dira-t-on, ces liens légitimes ne sont pas toujours assez doux pour suffire, ceux qui en sont les objets ne conviennent pas à nos goûts, nos caractères diffèrent et nos cœurs ne s’entendent pas.

« Mon Dieu, madame, que tous ces reproches disparaîtraient si l’on savait aimer davantage ; si l’on calculait moins ce qu’on donne que ce que l’on reçoit, si ce qui nous arrange, ce qui nous plaît, n’était pas notre première loi, si nous savions trouver notre bonheur dans celui de nos amis, ou goûter plus de plaisir encore à les aimer qu’à en être aimées. Mais comme nous voulons être aimées, madame, avec quelle ardeur nous le voulons ! Comme c’est bien là ce qui nous perd et l’arme dont l’imagination se sert avec le plus de succès pour nous tromper et nous séduire !

« Mais ce désir, madame, est un peu celui de la personnalité ; l’orgueil nous dit : sois aimé ; la tendresse nous dit : aime ; celui qui aime se contente du sentiment qu’il éprouve, des penchants qu’il sacrifie, du bien qu’il fait, des heureux dont il s’entoure ; toutes ses satisfactions sont hors de lui, elles sont vastes et infinies comme l’univers ; tandis que celui qui veut être aimé, rapportant tout à lui, resserre ses satisfactions dans l’étroite limite de lui-même.

« Mais qu’arrive-t-il, c’est que le cœur généreux qui se livre sans calcul, répandant plus de bien, attire davantage et finit par être le plus aimé, tant il est vrai que le bonheur se trouve toujours placé sur la meilleure route.

« Mais ces mouvements généreux, madame, il n’y a guère que la piété qui les donne, ce n’est qu’en trempant pour ainsi dire son âme dans l’amour de Dieu qu’on peut se livrer sans crainte à celui qu’inspirent les créatures, parce qu’alors la pureté l’accompagne et en contient non la vivacité mais les écarts.

« Je ne sais, madame, si j’ai calmé vos touchantes inquiétudes et si je vous ai persuadée que la religion, loin d’isoler de nos liens, nous y attache plus étroitement ; elle n’est point solitaire mais communicative ; elle ne se retire point, elle appelle ; elle n’absorbe point en soi, elle se répand au dehors ; enfin elle ne brise que les affections vicieuses et fortifie toutes les autres.

« Sans doute, madame, je vous parlerai de cet ami si estimable, si cher, si révéré, à qui je dois tous mes biens, j’espère vous le faire connaître, vous le faire aimer. Sans doute la Providence m’a envoyée auprès de lui, au moment où j’étais le plus disposée à l’entendre, et peut-être dois-je autant de reconnaissance à la Providence qu’à lui ; aussi j’aime à les confondre ensemble, à recevoir leurs bienfaits comme venant également du ciel et à les réunir dans mon cœur pour les aimer de la même tendresse.

« Vous avez bien raison dans ce que vous dites sur Delphine, madame, mais comment atteindre au but que vous montrez, autrement qu’avec la religion : elle fait mieux encore, car elle élève l’âme, contient des espérances et ne les trompe pas. En mettant sa vie sous cet arbre sacré, Delphine en recevra tous les biens avec reconnaissance, et ils seront doublés ; toutes les infortunes avec reconnaissance encore, car sans le malheur il n’y aurait point de vertu et sans les vertus point de récompense ; elle saura bien qu’elle se prépare pour la fête du ciel, mais elle saura aussi qu’on n’y arrive qu’après avoir voyagé et bien voyagé sur la terre.

« Si ma lettre n’était déjà pas si longue, madame, je vous parlerais un peu du beau pays que nous habitons, du charme qu’on éprouve à le parcourir, des belles et hautes collines de Campan où on rencontre des mœurs si pastorales et de si charmantes prairies, mais un mot sur tant de beautés me mènerait trop loin. J’aime mieux vous dire combien je suis touchée de l’amitié que vous me témoignez, combien je la partage et avec quel plaisir je vois arriver le moment où ce ne sont plus mes lettres qui vous le diront. Nous serons sans doute de retour dans le courant de l’été, et j’espère bien qu’il ne se passera pas tout entier sans que j’aie le plaisir de vous embrasser.

« Ma cousine me charge de vous dire combien votre souvenir lui est cher, et comme elle sera de moitié dans l’impatience que je mettrai à vous appeler à Champlan. »

Dans cette lettre un peu longue en effet, il y a un passage admirable, c’est celui où Mme Cottin est tout elle-même en parlant du bonheur de l’amour dans l’abnégation, le sacrifice de sa personnalité à celle de l’être aimé, l’amour en un mot, dépouillé d’égoïsme et combien y en a-t-il peu ? On voit là l’ardeur généreuse de ce cœur qui « préfère aimer à être aimé ». On se demande souvent lequel des deux donne le plus de bonheur, elle résout cette question selon sa nature adorante. Cependant, ce désir ardent et timide à la fois de la réciprocité qui est au fond de tout amour véritable lui fait croire, au moins espérer, que celui qui aime avec cet entier dévouement « finit par être le plus aimé ». S’il n’en est pas toujours ainsi, malgré sa touchante assurance, tout au moins peut-on dire qu’il a la part la plus élevée. C’était celle d’Aïssé, celle de Mlle de Lespinasse, d’Adrienne Lecouvreur, de toutes les grandes amoureuses qui ont laissé le souvenir de femmes passionnées, perdues dans celui qu’elles aimaient.

Malheureusement, Mme Cottin retombe dans les formules d’Azaïs : « le bonheur se trouve toujours placé au bout de la meilleure route… le bonheur est dans la vertu… » etc. Toutes pensées façonnées par Jean-Jacques, dont l’empreinte récente avait marqué tant d’esprits français.

Dans tous les cas, cette lettre prouve que son amour pour Azaïs fut platonique, quoi qu’en puissent penser certains biographes. Lui était trop froid et rêveur, elle à ce moment trop emballée sur la vertu pour qu’il en fût autrement et on doit la croire quand elle écrira plus tard de cet amour : « L’innocence n’eut point à rougir, il fut pur, irréprochable. »

Toutefois les satisfactions du cœur ne nuisaient pas au travail du cerveau et, ainsi qu’elle l’écrivait à son beau-frère, l’auteur s’occupait assidûment de son grand roman et le meilleur, Mathilde, qu’elle ne mit pas moins de trois ans à construire. Ne se contentant pas de la solitude qu’elle était venue chercher si loin de Paris, elle adopta, sur la pente d’une des montagnes[42] les plus rapprochées de Bagnères, un petit vallon retiré et charmant aux ombrages épais. Une source transparente, jaillissant du fond de ce petit Éden, court sur des galets, formant de loin en loin de minus cules cascades, et sur ses bords, des fleurs précoces, les perce-neige, les crocus roses et mauves, les coucous jaune pâle, se montrent avant même que l’hiver ait disparu. Mme Cottin loua une chambre dans une ferme tout auprès, et entre cet asile et la paisible retraite où sans doute le philosophe venait la retrouver, et que ses intimes avaient baptisée « l’Élysée Cottin », Mathilde et Malek Adel virent le jour.

Le printemps était revenu, chassant la neige par des fleurs, habillant de verdure les arbres nus et mettant les paillettes d’un rayon d’or aux ruisseaux désemprisonnés de leurs glaces. La nature chantait son hymne de joie, et le cœur débordant de Sophie se déversait sur tous ceux qui y avaient place. Elle écrivait à André Cottin le 22 avril :

« Nous sommes dans les délices du printemps, toutes nos montagnes sont fleuries, les violettes et les pervenches tapissent les prairies et les rochers, le rhododendron couvre des espaces à perte de vue et comme il ne se trouve que sur les hauteurs, ses fleurs rouges contrastent de la manière la plus éclatante avec les sapins et les neiges. Les torrents grossis font retentir leurs grandes voix, la nature est si belle, si ravissante qu’on s’étonne en la voyant que les hommes aillent chercher ailleurs qu’auprès d’elle une distraction à leurs peines et un délassement à leurs travaux.

Le maître de dessin de nos enfants nous accompagne souvent dans nos promenades. C’est un jeune homme plein d’intelligence, de talent et de bonté, il dessine d’après nature tous les environs de Bagnères, et jamais portefeuille n’aura été mieux garni que le sien de ce que la nature a fait de plus agréable pour le bonheur de ceux qui l’aiment Mon Dieu, André, ce pays ci est si beau, je m’y suis tellement attachée, que, quand je sens que je le quitterai sans peine, je m’étonne presque de la vivacité du désir qui m’appelle ailleurs. Ah ! combien il faut que j’aime ceux qui m’ôtent mes regrets.

Êtes-vous ravi de Mme de la Vallière[43], le fond, la forme, les sentiments, les réflexions, le style, tout ne vous charme-t-il pas ? Il me semble que ce n’est que de cette manière qu’on doit aimer cet ouvrage… J’en ai reçu deux exemplaires, M. Michaud me les a envoyés, c’est une richesse qui fait le bonheur de Bagnères, on s’inscrit chez nous pour l’avoir chacun à son tour. Si Mme de Genlis savait cela, elle ne me reprocherait plus, j’espère, d’être son ennemie.

« Si vous lisez les souvenirs de Félicie, ne croyez pas un mot de ce qu’elle dit de la vallée de Campan à la fin de son ouvrage, jamais description ne fut plus fausse ; j’y ai passé une journée entière, l’autre jour ; nous déjeunâmes, dinâmes, goûtâmes, dans cette charmante cabane… oh ! que de jolis récits à vous faire, que de détails intéressants nous rapporterons !

« Nous sommes presque décidées à faire la route de Toulouse à Agde sur le canal du Languedoc ; allons, André, un coup de tête, venez nous joindre, partez. Nous visiterons ensemble les grandes beautés des Pyrénées ; c’est un voyage de six semaines ; hé quoi, pas un désir, pas une tentation, votre cœur ne vous dit rien, ni pour nous, ni pour nos montagnes ? Mon frère, que pourrais-je apprendre de plus doux que votre consentement et quel plus grand plaisir pourrais-je éprouver que celui de vous voir ici, en vérité je n’en sais rien.

« Nous commencerons nos courses dans les premiers jours de juin… Mon frère, les commencerons-nous sans vous ; est-il donc impossible que nous soyons parfaitement heureuses ?

« Adieu André, je vous écris avec peine, car j’ai tant marché ce matin que je suis horriblement lasse ce soir ; il fait nuit, je ne vois pas ce que je fais, mais je sais bien que je vous aime et que, si je me livrais à toute l’effusion de ce sentiment de vive et tendre amitié, je ne sais trop si je n’en dirais pas trop à mon frère. »

Le temps passait rapidement dans la douce intimité de Bagnères, déjà on songeait au départ. Le philosophe s’était laissé toucher par l’amour de sa disciple et paraissait y répondre. Mme Cottin l’engageait à venir à Paris faire éditer son livre ; sans doute étaient-ils convenus de se retrouver bientôt, pour qu’elle ne parût pas plus affectée de le quitter.

Cette idylle se déroulait sous l’œil bienveillant de Fanny Soubies. Car il existe deux sortes de… dirons-nous « vieilles filles », selon l’expression peu courtoise qu’ont trouvée les Français pour désigner les femmes non mariées, alors que les Anglais les nomment plus correctement « spinsters »[44]. Donc, la catégorie de celles qui ne se marient pas, soit volontairement, soit impossibilité, et qui n’en ont pas moins droit à des égards, se partage en filles aigries qui en veulent à l’amour pour n’avoir pas voulu d’elles et le poursuivent de leur jalousie partout où elles le rencontrent, et celles dont les regrets mélancoliques s’attendrissent à la vue d’un bien qu’elles n’ont pas goûté. Celles-ci, au contraire, sont portées à le protéger. Mlle Soubies était de ces dernières ; aussi, pour l’en remercier, tous deux l’appelaient-ils « ma mère ». L’ascendant d’Azaïs avait même obtenu de sa douce amoureuse qu’elle entrât en correspondance avec Mme de Rivière, son autre mère, restée sa confidente.

Un amour chaste était le seul que pouvait admettre le rêveur contemplatif du monde. Pour lui, il ne devait être question que de mariage, à tous les points de vue. Trop heureuse d’y consentir, la tendre Sophie se décidait pourtant à s’en séparer au bout d’un an, se considérant comme sa fiancée et comptant le revoir sans tarder.

Avant ce départ, elle écrivait encore à son beau-frère, en mai 1804, et, à la fin de sa lettre, elle ajoutait : « Ma cousine voulait vous écrire, je ne sais si elle le pourra, elle part après-demain pour Toulouse avec Delphine, des affaires qu’elle vous expliquera l’y appellent indispensablement. Elle y passera huit jours et, de là, viendra me rejoindre à Lomné[45]. C’est une terre superbe au pied des Pyrénées, sur la route de Toulouse ; jamais les beautés de la nature en furent rassemblées avec plus de profusion que dans cet endroit de délices. Le maître est un jeune homme d’une grande naissance, d’un bon caractère et d’un esprit assez aimable ; garçon et faisant à merveille les honneurs de chez lui. S’il n’y avait que cela, peut-être mon frère trouverait-il un peu bizarre que je fusse m’enfermer en tête à tête avec lui, dans cette belle solitude, mais il a auprès de lui une de ses sœurs, mère de famille, et dont la présence rend mon séjour dans ce château tout à fait convenable. Ce voyage de Julie retardera un peu notre départ ; les quinze jours que nous allons passer à courir, il faudra les retrouver en revenant ici et, au lieu de partir à la fin de mai, nous ne quitterons vraisemblablement Bagnères que dans les premiers jours de juin. »

À peine Mme Verdier était-elle partie, que son amie cherche à combler le vide de la séparation en lui écrivant :


« Samedi, 12 mai.

« Ma bonne, ma chère Julie, je m’étais bercée tout hier de la douce espérance d’avoir de tes nouvelles le soir ; et j’ai été trompée dans mon espérance ; demain, sans doute, je serai plus heureuse. Tu m’es nécessaire à un point que je ne puis dire, et ton absence me révèle bien vivement toute la puissance de l’habitude et la force de l’amitié ; il est bien certain que je ne pourrais vivre sans toi, tu me manques beaucoup, je suis triste… oui, toutes mes pensées ne peuvent m’empêcher d’être triste !

« J’ai pourtant fait hier une charmante promenade, depuis sept heures du matin jusqu’au dîner, dans tous les jolis vallons de la Bassere, gravissant, descendant sans cesse. Nous avons monté plus de six montages et parcouru autant de vallées ; la nature était si fraîche, le jour si beau, le printemps si brillant ! Je pense à toi ; mais l’excès de la chaleur et de la fatigue m’empêchait presque de te regretter. Mlle Soubies était avec nous, je me suis promis de ne point faire d’autres promenades sans elle pendant ton absence et j’espère que tu ne me blâmeras pas ; elle marche aussi bien que moi et pourtant elle était lasse.

« Éliza seule ne l’était pas. La raison en était simple, une nouvelle passion l’absorbait, et tu sais qu’une passion met dans le ciel et que, quand l’âme est dans le ciel, le corps ne sent plus ses chaînes, elle emporte avec soi tout l’homme. Toute la fatigue d’Éliza était donc emportée par le plaisir de contempler et de caresser son petit chien, dont elle a su s’assurer la possession en dépit de tous mes efforts. Elle a passé près de huit heures à marcher, le portant toujours, le regardant sans cesse, ne parlant qu’à lui, ne voyant ni le déjeuner, ni la campagne, ni les personnes qui l’entouraient. C’est une chose extraordinaire. Je n’avais point l’air de la remarquer, mais j’étais intérieurement frappée de la vivacité, de la constance, j’ai presque dit de la profondeur de ses affections. Ah ! ma bien-aimée, sois-en sûre, je serais bien fâchée de t’ôter la première place d’un cœur qui saura aimer comme celui-là. »

Et le surlendemain :


« 14 mai.

« Je ne veux pas m’inquiéter, ma Julie, je ne veux attribuer ton silence à aucune cause fâcheuse, ne sais-je pas les mille raisons qui ont pu empêcher tes lettres de partir, ne sais-je pas que tu as pu oublier l’heure du courrier soit en t’oubliant avec tes hôtes, soit en t’oubliant avec toi-même. Peut-être est-ce pour m’avoir écrit une trop longue lettre que je n’en ai point eu du tout ; enfin, mon amie, je te connais et je ne devrais point m’inquiéter, mais fait-on tout ce qu’on doit ? Je suis bien loin de ce but encore, du moins quand il s’agit d’être tranquille en ton absence…

« Je n’aurais voulu qu’un seul mot pour me dire que tu étais bien et que tu avais fait la route sans fatigue ; à présent il faut attendre jusqu’à demain soir pour reprendre mes espérances ; demain il y aura huit jours que tu seras partie, il y aura huit jours que je n’aurai reçu de tes nouvelles, c’est bien long, mon amie, plus long que je ne puis le dire, plus long que je ne l’aurais cru.

« J’ai été, ce matin, à cinq heures et demie, à Roc Mouli, nous y sommes montés après avoir déjeuné chez Manse, et nous sommes redescendus par la vallée de Baudian[46], mais sais-tu que, de même que j’étais plus scrupuleuse sur tes enfants pendant ton voyage, je le suis davantage sur moi-même quand j’ai cessé d’être sous ta surveillance, et en me sentant seule, loin de toi, j’ai senti le besoin de m’entourer de plus de femmes, et de femmes qui ne fussent pas comme la bonne Fanny, l’amie intime du philosophe.

« Hier, dimanche, je fus me promener sur le chemin de Toulouse avec M. et Mme Soubies ; je savais que cela leur ferait un extrême plaisir de m’avoir dehors auprès d’eux le dimanche ; je leur offris cette promenade qu’ils acceptèrent à l’instant.

« Aujourd’hui, M. Rousse[47] est venu avec nous à Roc Mouli, il faisait très chaud, nous sommes revenues très lasses et très tard ; Mlle Soubies a dîné avec moi, enfin il me semble que, privée de ton appui, je suis beaucoup plus éveillée sur les apparences. J’évite, autant que je le puis, de me trouver seule avec nos trois habitués. À cet effet, hier, en revenant de la promenade, j’ai passé ma soirée chez Mme Soubies, on y a goûté avec de la salade et du caillé que j’ai fait descendre, c’était une partie de plaisir pour Éliza, mais pour moi tant s’en faut, et si je n’écoutais que mon penchant, j’aimerais bien mieux m’entretenir du système du monde et de sa fin, que des histoires de Bagnères.

« J’aimerais bien mieux parcourir les montagnes d’un pas rapide avec cet ami si cher, si vénéré, qu’avec M. Rousse qui marche à pas de tortue, soufflant, s’arrêtant et s’entourant de tous ses chiens crottés. Ce sont là de ces sacrifices que je fais à la décence publique et je suis loin d’en murmurer, car la décence publique est au premier rang parmi les devoirs, et quiconque manque de force pour suivre celui-là, donne lieu de penser qu’il en manque aussi pour de plus importants… Mon Dieu, que de choses je dirais encore là-dessus si je n’étais si fatiguée…

« Il faut absolument distinguer Mlle Soubies de tous les autres parleurs de petite ville ; jamais je ne lui entends dire un mot de commérages, mais elle me conte ses propres histoires, et la simplicité, la franchise, la vraie sensibilité de cette bonne fille m’intéressent et me touchent infiniment plus que tout l’esprit du monde… Ses témoignages d’amitié sont si sincères et si tendres, que le cœur est bien plus flatté de les recevoir, qu’il ne peut l’être par tous les hommages des gens réputés aimables et qui ont appris à sentir dans les livres…

« Adieu, mon amie, ma plus chère amie, je t’aime bien plus assurément, j’en suis bien sûre, que jamais femme n’a aimé une autre femme, si ce n’est toi. Hé bien, hier en racontant M. Soubies et à M. Azaïs tout ce que nous étions l’une pour l’autre depuis l’enfance, cette longue union, cette vie partagée, mêlée, fondue, il me semblait que toute cette puissance d’amitié qui règne dans mon âme n’était pas à beaucoup près au-dessus de son objet et qu’en t’aimant autant qu’il m’est possible d’aimer, il n’y avait assurément rien de trop dans mon attachement

« Nous nous portons fort bien. »

À la même :

« Mardi matin, 16 mai.

« Aujourd’hui quinze ans que je me mariai… mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit…

« M. de Cardaillac est ici. Je pars avec lui pour Lomné le 18 au soir, et, selon ta lettre après-demain ; le cabriolet ira te chercher à Saint-Gaudens le 19 ou le 20 ; il me tarde de te voir, il me tarde que tu arrives à Lomné et il me tarde d’en partir. Je ne suis bien qu’avec toi ; je mentirais si je disais que je n’aime que toi, mais je t’aime avec un plaisir, une vivacité, un goût inexprimables ; je me plais à t’aimer, je voudrais te voir entrer dans la chambre à présent ; c’est ici que je voudrais te retrouver et non pas à Lomné, mais c’est notre sort.

« J’envoie cette lettre à Tarbes par M. de Cardaillac ; je t’en écrirai une autre petite, ce soir, par la poste d’ici, afin que l’une d’elles t’arrive et t’instruise de nos projets… Adieu, mon amie, ta lettre m’a charmée…

« Je suis bien heureuse que tu m’aimes ; depuis le temps que je goûte ce bonheur, loin de m’en lasser, je le trouve toujours plus doux. C’est donc dimanche que je te reverrai, que je t’embrasserai, ma tendre, ma plus chère amie. Adieu, mais ne nous quittons plus. »

Il est douteux que les lettres de Mme Verdier, qui écrivait d’ailleurs fort bien, fussent aussi tendres, aussi délicieuses.

Le mois suivant, elles partirent pour Paris, Mme Verdier voyant sans plaisir les projets matrimoniaux de sa cousine. Celle-ci, rentrée à Champlan, devait y subir, dans de cruels déchirements, la fin du beau rêve si passionnément vécu pendant une année.

Dès son retour, rapportant le roman de Mathilde assez avancé, elle se remit en rapport avec Michaud, qu’elle retrouva malade et s’occupant d’une maison d’édition. Il lui avait fourni des indications importantes pour son manuscrit, aussi lui en envoya-t-elle une partie avec ce mot :

« Si je m’en croyais, j’irais vous voir aussi, mais je ne l’ose point ; souvent la timidité a défendu bien des choses à mon cœur… Je vous envoie tout simplement avec confiance et sans excuses le commencement de ce que j’ai fait. Voyez si c’est mieux ou moins bien, je suis disposée à vous croire au point d’être tentée de ne croire que vous. »

Mais son âme était pleine de celui qu’elle avait laissé à Bagnères, et tout aussitôt elle épandait de loin, à ses pieds, toute son ardeur de femme en pleine maturité.

« Tous les enthousiasmes sont revenus dans mon cœur. Est-ce votre amour qui les a produits, est-ce à vous que je dois cette plénitude de vie qui quelquefois m’oppresse jusqu’à crier, jusqu’à mourir ? Comment vous expliquer ces instants où mon cœur se gonfle d’une joie dont il ignore la cause, mais qui mêle quelque chose de divin à tous les sentiments qu’il éprouve ? Je bénis le ciel de ce que ma jeunesse s’en va, car sans cela je serais effrayée de tout ce qu’on me dit et des efforts que j’aurais à faire pour proportionner l’expression de mes sentiments dans le monde.

« On m’a toujours reproché de mettre de l’amour dans mon amitié ; non, ce n’est pas cela ; mais une âme très vive répand sa vivacité sur tout ce qu’elle touche. Je ne sais peut-être pas être modérée dans mes affections ; je ne le pourrai jamais, je ne veux pas même apprendre à l’être,

« Beaucoup de personnes se plaindront peut-être de cette vivacité, plusieurs diront que cela les entraîne trop loin. Mais qu’y puis-je ? Je m’éloigne de toute amitié intime avec les hommes dont l’esprit me plaît. Jamais la moindre confidence ne leur donne l’entrée de mon cœur ; mais devant eux je parle avec enthousiasme des objets que j’aime. Dois-je me changer et n’avoir que des affections médiocres afin que personne ne les envie ? Mon ami, vous auriez tort de vous alarmer, il n’y a rien de plus impossible que d’ébranler ma tendresse pour vous. Je suis à vous comme le monde est à Dieu, je suis votre ouvrage et votre propriété. »

Sans doute Azaïs avait-il manifesté quelque inquiétude à l’idée qu’elle allait retrouver des amis pouvant lui faire tort dans son esprit.

Le tendre cœur de Sophie s’épanchait aussi auprès de l’amie de tous les deux :

« Ma chère Fanny, que vos bonnes et excellentes lettres me font plaisir ! Qu’il vous est facile de me faire du bien, puisqu’il vous est si facile d’aimer ! Mais, quelque douce que me soit votre amitié, celle que vous éprouvez pour mon ami me l’est encore plus. Quand je lis dans sa lettre que la tendresse de Fanny a adouci sa peine, je sens que j’aime Fanny plus tendrement que jamais.

« Chère Fanny, je vous bénis du bien que vous lui faites et comme un pareil bien ne peut être dignement payé que par plus d’attachement, soyez sûre que le mien augmente chaque fois que les douces paroles de votre bon cœur soulagent mon pauvre ami. Oh ! que ne donnerais-je pas pour être à votre place ! Vous le consolez, Fanny, laissez-moi envier votre sort ; consoler mon ami est le sort le plus beau et le seul que j’envie ; pour ce bien-là, j’abandonnerais tous les autres avec joie.

« Ah ! ma chère amie, laissez-moi vous parler de mon ami, vous en parler encore, ne jamais finir et cependant ne jamais épuiser ma tendresse, ni lasser votre amitié. Mon cœur en est si plein qu’il déborde. Sans doute, il est impossible d’aimer plus. Cependant, je le dis depuis si longtemps, et chaque jour me prouve que je me trompe. Oh ! Fanny ! un instant entravons deux, un seul instant ! Presser vos deux mains réunies contre mon cœur, vous dire encore que je vous aime tous les deux ; hélas ! j’ai tant besoin de vous le dire ! Je vous le répète bien sans cesse, mais vous ne m’entendez pas et j’ai besoin d’être entendue… Ah ! dites-moi ? Viendra-t-il ce jour où il me sera permis de faire le bonheur de mon ami, où je l’entendrai vous dire qu’il est heureux !…

« Mon Dieu, il me semble voir vos yeux si tendres se remplir de larmes et me remercier de son bonheur. M’en remercier, Fanny, y pensez-vous ? Son bonheur lui fait-il autant de bien qu’à moi ? Est-ce donc pour lui que je le rends heureux ?…

« Ô mon ami, ici même, dans cette lettre qui n’est pas pour vous, je ne puis parler que de vous, je ne puis parler qu’à vous. Pardonnez-moi, Fanny, quel cœur me pardonne mieux que le vôtre un excès de tendresse que je ne puis retenir. Oui, mon amie, oui, je ne puis voir que lui ; si mes yeux s’attachent sur vous, ce n’est qu’après avoir traversé son image ; elle m’entoure, me pénètre, s’insinue dans mon cœur, dans mon sang. Mon Dieu, j’ai peur que Fanny même ne me reproche de trop aimer ! Mais j’ai besoin de me dédommager des reproches que je lui ai faits, des sermons que je lui ai adressés ; j’ai peur d’avoir été trop sévère. Faites ma paix, mon amie, et dites-lui qu’ici même, où je laisse aller tout mon cœur, je ne l’aime pas mieux que quand j’ai la force de le gronder…

« Mais, Dieu ! Comment ai-je pu avoir la force de le gronder… Parce qu’il s’afflige avec excès, n’est-ce pas parce qu’il aime avec excès ? O mon ami, aimez-moi toujours de même et, plutôt que de nous aimer moins, soyons malheureux ensemble.

« Chère Fanny, que de jours j’ai perdus ! Que ne les ai-je passés près de vous, dans cette chambre chérie qui sera plus ma chambre qu’aucune de celles que j’occuperai le reste de ma vie. Cette porte à travers laquelle j’entendais des voix si chères, cette porte est toujours devant mes yeux, mais, semblable à ces ombres qui fuient avec le jour, elle échappe à mes mains qui se tendent pour la toucher. Chère Fanny, s’ouvrira-t-elle encore cette porte, volerai-je encore dans vos bras, dans ceux de mon ami ? Ô ma chère Fanny, demandez-le pour moi au ciel. Dieu ne repousse pas les prières d’un ange. »

Quelle plainte déchirante sortant de ce cœur torturé, hors de lui-même par la séparation, par la crainte d’avoir peiné, blessé celui qu’elle adore ! Quels regrets cuisants de ces mois de bonheur venus comme un soleil réchauffant dans sa vie terne, en somme, malgré qu’elle cherchait à l’animer par sa tendresse exaltée pour Julie. Cette fois, un amour envahissant, doux et passionné s’est emparé de toutes ses fibres qui saignent dans l’absence et la menace de ses ravages. Dans cette lettre, adressée à la fois aux deux êtres qui remplissent son cœur, elle a une sorte de pressentiment qu’elle ne reviendra pas dans la maison où elle a été si heureuse.

Peut-être avait-elle déjà des raisons de prévoir la fin tant redoutée de ce roman si cher, puisque, peu de temps après, elle s’arma de courage et envoya à Azaïs cette épître, dont la partie la plus importante dut être si pénible à celle qui l’écrivait :

« Vous remplissez mon cœur, mon imagination, le monde, l’espace. Je ne vois rien qu’à travers votre pensée, je n’aime rien qu’après vous avoir aimé, je n’éprouve pas un sentiment qui ne se rapporte à vous, je n’écoute pas une conversation que je ne vous y appelle, je ne réponds qu’à votre esprit, je n’agis que d’après vos directions ; en un mot, je vis toute en vous, au point que je me figure quelquefois qu’il y a autant de vous à Paris que dans les Pyrénées où vous êtes. Oh ! mon ami, qu’un tel amour serait dangereux si vous n’en étiez pas l’objet !…

« Mais les devoirs, ne disons pas qu’ils sont faciles, car j’en ai un à remplir envers vous qui me coûte sensiblement. C’est la seule pensée qui, relative à moi et m’occupant continuellement, vous est demeurée cachée jusqu’à ce jour.

« Dans le commencement de nos liaisons, n’osant pas vous le dire, j’aurais voulu le confier à Mme de Rivière. Vers la fin de mon séjour à Bagnères, cette pensée, qui est une crainte désolante, avait disparu. Je l’ai retrouvée ici et c’est votre dernière lettre qui m’apprend que c’est pour moi un devoir indispensable de vous le dire. Mais comment m’y prendre ? Comment entrer dans ces détails dont la modestie a tant à souffrir ; ah ! que ma bien-aimée Fanny n’est-elle ici ! J’épancherais tous mes secrets dans son sein, et sa délicatesse trouverait peut-être l’art de vous les faire deviner sans vous les dire. Mon ami, détournez-vous et écoutez-moi.

« Je lis dans votre dernière lettre : — Sans l’espérance de voir naître une famille, ce serait un devoir pour nous de ne pas nous unir sur cette terre. — Mon ami, mon tendre ami, je ne l’ai pas cette espérance. Voilà le motif qui doit m’excuser à vos yeux d’avoir, si jeune, renoncé au mariage. Dans les premiers moments où je vous parlai de cette résolution, vous n’y étiez pas intéressé encore. Vous la blâmâtes ; je vous dis que si vous en connaissiez les motifs, vous me justifieriez peut-être. Voilà le principe, voilà la cause de mon silence, chaque fois que vous me parliez de ce bonheur bien plus doux que notre union même. Voilà la raison secrète qu’appuyaient toutes celles que je vous donnais pour vous regretter. Ah ! si j’avais eu l’espoir d’être mère !

« Je l’ai eu un moment ; c’est alors que j’ai osé redemander de l’amour à votre cœur et que je me suis engagée à vous appartenir. J’ai dû au long séjour de Bagnères, à son air, à ses eaux, à ses bains, un rétablissement de ma santé auquel j’avais renoncé depuis longtemps. Dès l’hiver dernier, j’avais retrouvé ces symptômes qui donnent aux femmes l’espérance du plus grand bonheur.

« Comme mon cœur a palpité de joie dans ce temps-là ! comme il a su vous aimer, comme il s’enivrait à la pensée de s’unir à vous et de vous donner tous les biens ! Mon Dieu, mon Dieu, aimer un être qui vous aurait dû l’existence ! Ah ! mon ami, où aurais-je trouvé assez d’amour pour l’aimer assez ? Non, non, je ne suis pas destinée à une telle félicité.

« Depuis mon retour ici, j’en ai perdu toute espérance. Cet accident, particulier à ma santé, existait au moment de mon mariage ; je lui ai dû le malheur de n’avoir point d’enfants. Il a duré presque constamment, jusqu’à mon voyage à Bagnères. Lorsqu’il cessa, je crus que Dieu lui-même me montrait qu’il m’avait amenée là pour me donner à vous.

« Depuis mon retour, il a bien fallu changer de pensée. Je méditais dans une silencieuse mélancolie sur ce que je devais faire. Partout, dans votre journal, je voyais vos vœux pour une famille ; c’était bien plus une famille qu’une compagne que vous désiriez… Mon cœur se brisait ; le devoir me commandait bien de vous parler, mais j’étais sûre que vous alliez m’aimer beaucoup moins quand j’aurais parlé et je ne pouvais me décider à rompre le silence. Pour en avoir la force, il fallait que je m’exaltasse jusqu’à préférer le devoir à votre amour.

« J’ai combattu longtemps et la victoire n’est pas complètement gagnée… Cependant, il y a des moments où je m’élève jusqu’au courage de ne vouloir que ce qui m’est dû, et c’est dans cette disposition que je commence ma lettre. Maintenant, en m’appuyant sur les délices d’être à vous, mon âme a repris sa faiblesse et je n’aurais plus la force peut-être de recommencer mon aveu, mais j’aurai celle de l’envoyer.

« Oh mon ami, si je vous connais bien, cette lettre va nous séparer, même dans votre volonté. Tout en gémissant, tout en m’aimant, vous allez renoncer à moi, et, je vous l’avoue, quoique avec un cœur déchiré, soit fierté, soit tendresse, je n’ai voulu risquer une telle résolution que sûre de pouvoir la supporter. Non, je ne succomberai pas à ma peine ! Je vous aime pourtant d’un sentiment passionné, mais n’importe, je ne succomberai point.

« Déjà depuis longtemps, je tourne mon cœur vers Dieu ; sans doute la seule amitié y laisserait du vide, mais Dieu pourra peut-être le remplir, et vous, mon ami, n’y resterez-vous pas aussi ? Vous que j’ai tant aimé, que j’aime tant encore ! Ah ! croyez que si j’étais plus jeune, je n’abandonnerais pas mes espérances, je calculerais qu’après quelques années consacrées à votre ouvrage, nous pourrions retourner à Bagnères, et que là, en retrouvant le bienfait de ses eaux, je pourrais me livrer à l’espoir de toutes les félicités. Mais de pareils calculs, de telles attentes ne sont permises qu’à la jeunesse ; ma jeunesse est passée. Ah mon ami, si je la pleure, c’est de regret de ne pouvoir vous la donner. »

Que dut-il répondre à une lettre si touchante, si délicate, si courageuse ? Et est-ce après l’avoir reçue, que, pris d’un mouvement de désespoir passablement égoïste, il écrivit à Mme de Rivière ces lignes, où « le moi toujours haïssable » tient une bien grande place :

« Ne plus aimer sur la terre, c’est-à-dire ne me donner à personne, me garder pour moi-même et ne garder que moi ! Ne jamais communiquer l’existence à des êtres qui puissent me remercier de ce présent ! Ne pouvoir jamais bénir une mère de m’avoir fait ce présent à moi-même, sentir chaque jour s’écouler à mon âge sans me voir rajeunir et revivre dans un enfant qui sera moi, et quand je disparaîtrai du monde, ne laisser à personne le devoir de bénir ma mémoire, d’unir son existence au souvenir de la mienne, de se rappeler toujours qu’il n’aurait pas existé sans moi ! Si j’ai perdu tout cela, j’ai perdu tout ce qui pouvait m’attacher à la terre. »

Elle lui conseilla sans doute de ne rompre qu’avec le projet d’union, estimant que l’amitié de cette femme-auteur pourrait être utile à la publication de son livre ; et la correspondance continua sur un ton tour à tour amical et passionné.

Pourtant, la pensée de Michaud était désagréable au philosophe pyrénéen. On le voit dans cette lettre de Mme Cottin à Fanny Soubies, le 22 nivôse an XIV (11 janvier 1805), où elle paraît même en éprouver une certaine satisfaction, toujours bien féminine :

« Je vous avoue que, dans l’espèce d’irritation qu’a éprouvée notre ami, je vois quelques reproches à me faire. Je suis sûre qu’il a été tourmenté par un peu de jalousie. Il sait que j’ai passé tout l’été avec un homme très aimable, dont je lui avais dit beaucoup de bien et qui me montrait une de ces amitiés si tendres qu’on est presque tenté de leur ôter ce nom. Il en a souffert, je le conçois, et pourtant il a eu tort. Dans la disposition où je me sentais, j’étais sûre d’arrêter ce sentiment à l’amitié, si c’était plus. Devais-je, sous aucun prétexte, causer de l’ombrage à mon ami ?

« Non, je ne l’eusse pas fait si M. M… [48] n’eût pas été malade, n’eût pas eu besoin d’un bon air, d’un régime sain et des soins de la bonne amitié. Il est vrai que, par mes relations littéraires, je vois souvent cet homme que je consulte sur tout ; enfin, j’avoue que son esprit me plaît, que sa société m’est douce, et puisqu’il n’y a pas de secrets qu’on ne doive révéler à sa mère, j’avoue encore que le tendre intérêt que je lui inspire, sans m’émouvoir jamais, m’a touchée quelquefois… Ah pardonnez-moi, ma bien indulgente mère, mais je crois que, jusqu’à mon dernier soupir, au moment de tomber devant le trône du Souverain Juge, je serai encore sensible au plaisir d’être aimée. »

Tout cela ne plaisait guère à Azaïs. La facilité de ce cœur tendre à accepter tous les hommages, en voulant se persuader qu’ils ne la troublaient pas, peut-être même sa propre froideur effarouchée du langage passionné qu’elle employait en lui écrivant, le charme de sa présence n’agissant plus, il se déprenait peu à peu. Il la crut infidèle, légère, et pensa qu’il était de sa dignité de se retirer tout à fait. Il allégua le besoin d’une tranquillité absolue pour terminer son œuvre et désira ne plus recevoir de lettres.

La pauvre Sophie courba la tête, mais elle voulut lui écrire une dernière fois.


« 1er  germinal (22 mars 1805).

« Mon ami, permettez-moi de vous écrire encore une fois, une seule fois. Si vous persistez à ne le plus vouloir, un mot de réponse me suffira ; je l’entendrai, je me tairai ; sans vous adresser un reproche, sans formuler une plainte, je pleurerai solitairement et je vous aimerai en silence jusqu’au dernier jour de ma vie. Mais, avant de m’arracher la seule jouissance qui me reste d’un si pur et si tendre attachement, il faut que je le goûte encore une fois ; et vous voudrez bien qu’avant de vous dire adieu, je vous dise encore que je vous aime.

« Ah oui, mon ami, je vous aime, et bien plus que vous ne le croyez, à ce que je m’aperçois. Que vous lisez mal dans ce cœur que vous déchirez, si vous pensez qu’à présent, comme il y a un an, je ne regarde pas comme le premier bonheur de la terre d’unir mon sort au vôtre ! Non, vous ne savez pas, en dépit de mes efforts, combien cette pensée me revient souvent, combien elle me poursuit dans ces instants où une suite de vide et d’isolement parvient à mon cœur.

« Mais alors, je l’avoue, je me rejette avec ardeur dans les bras de celle à qui je me suis donnée, je jette un voile sur toutes les douleurs qui voudraient m’atteindre, je me livre avec un nouvel abandon, une plus grande confiance. Je voudrais qu’il me reste de nouveaux sacrifices à faire à mes devoirs, pour m’y sentir plus liée. J’ai donné mon bonheur, je puis encore donner mon regret et mes larmes. Ce n’est pas assez faire en faveur de l’amour, que de consentir à être malheureuse pour le satisfaire ; il faut être heureuse, eh bien, je l’ai promis, je le serai, je le suis, mon ami. Peut-être que dans ces moments où je donne tant, il y a de l’excès… mais vous savez qu’il est dans mon caractère d’en avoir. Je ne puis rien retenir en arrière et je ne crois avoir assez fait que lorsqu’il ne reste rien à faire.

« Je sais bien que, lorsqu’on s’est livré à un seul cœur et que ce cœur n’est pas tout à vous, il est des moments de vide. Quand ils m’arrivent, je tourne mes regards vers le ciel, mais. vous l’avouerai-je, je les tourne plus souvent vers vous. Ce matin, j’ai eu un de ces moments de détresse, où je prévoyais avec effroi l’isolement de la vieillesse. Eh bien, me suis-je dit, je retournerai vers eux, dans une chaumière des montagnes, je me jetterai dans leurs bras, ils me recevront.

« En arrivant ici, j’y ai trouvé votre lettre. Mon Dieu, me suis-je écriée, je n’ai plus que vous. Mais ce dernier asile, si puissant et si doux, c’est encore à mon ami que je le dois. Alors même qu’il croit devoir se séparer de moi, il ne me laisse pas seule sur la terre. Recevez de celle qui fut votre Sophie, qui n’a pas cessé de l’être, de celle qui vous aime et qui va s’arracher à vous, recevez ses bénédictions, telles qu’aucune créature n’en reçut de semblables d’aucune créature de son espèce ; car nuls bienfaits ne peuvent se comparer à ceux que j’ai reçus de vous.

« Ô mon plus cher, mon plus sincère ami ! dans ces temps de silence qui vont succéder à ma confiance si tendre, à des espérances si douces, si votre pensée revient vers moi et que vous cherchiez à deviner mon cœur, direz-vous : si elle est tranquille c’est à moi qu’elle doit sa paix, si elle sourit, c’est qu’elle songe qu’elle me reverra dans l’éternité ?

« Ô mon ami, pardonnez-moi, je suis faible, je ne devrais pas vous attendrir ; vous avez besoin de force, mais est-ce bien vous l’ôter que de vous dire que je vous aime et qu’en dépit de tous les obstacles, je vous aimerai jusqu’au dernier soupir ?

« Je vais tâcher de vous parler avec plus de sang-froid ; prenez garde de vous rebuter trop tôt. Une amitié comme la nôtre n’est pas un bien si faible qu’il ne doive pas se payer par quelque épreuve. Croyez-moi, luttons contre elle et n’abandonnons pas notre trésor. Le temps approche où il nous sera permis d’en jouir ; encore quelques années et nous aurons le droit d’être amis. Parce qu’il faut l’attendre, faut-il renoncer à un pareil bien ? N’en sentez-vous pas l’assurance au fond de votre cœur ?

« Le mien m’en répond et ne me trompe pas quand il me répond du vôtre. Vous comprendrez alors comment il est des choses auxquelles je ne réponds rien. Vous comprendrez alors que celles que je ne dis pas sont celles que je ne veux pas me dire à moi-même ; je vous traite comme je me traite, je vous dis tout ce que je sais, mais non pas ce que je ne veux pas savoir. Non, je ne manque pas de confiance en vous, je ne vous cache rien de ce que je vois.

« Je consens à croire à mon amie tous les torts qui peuvent excuser vos soupçons[49]. Je ne puis lui en croire aucun de ceux qui peuvent altérer ma tendresse. Laissons cela. Ceci doit être ma dernière lettre, laissez-moi encore une fois pleurer ma perte dans vos bras, vous presser sur ce cœur tout à vous.

« Et maintenant, adieu, mon ami, mon bienfaiteur, mon frère ; soignez votre santé, épargnez moi l’affreuse douleur de vous savoir malade. Veillez sur vous, je vous le demande au nom de cet amour si tendre qui vous avait choisi, vous seul entre tous les hommes que j’ai connus. Adieu. Même en nous séparant, nous remplirons notre destinée, nous ne cesserons point d’être unis et nous nous retrouverons dans le sein de notre père commun, où nous allons nous rejeter tous les deux en nous arrachant l’un à l’autre.

« Voici une petite lettre pour Fanny ; veuillez la lire avant de l’envoyer ; sans doute je ne lui en écrirai pas d’autre de longtemps, et vous, mon ami, le même motif qui vous engage à ne plus me voir, doit aussi m’interdire de vous écrire. Nous allons donc vivre, non pas étrangers l’un à l’autre, cela est impossible, mais sans relation, sans communication… Votre adieu m’a serré le cœur ; mais cet adieu est nécessaire, je le sens, j’en suis sûre…

« Adieu mon ami, vous aurez été mon dernier amour ; nul sentiment de ce genre n’entrera dans ce cœur qui vous appartient, et c’est vers vous seul que me ramènera le souvenir de ce sentiment ; et à ce moment où je vous quitte, je jette un dernier regard sur cette félicité qui nous fut promise, et il me semble que je dis un dernier adieu au monde… Pardonnez-moi ce dernier accent de ma tendresse, je ne le laisse aller que parce qu’il sera le dernier.

« Ne nous voyons plus, jamais le devoir n’a commandé rien de plus nécessaire. Mais puissent vos succès venir jusqu’à mon oreille, ils flatteront et réveilleront ce qui me reste d’amour-propre ; puisse surtout votre bonheur arriver jusqu’à moi ! J’espère abandonner assez tout mon cœur à Dieu, pour que cette nouvelle ne m’apporte qu’une joie sans mélange,

« Adieu mon ami, mon sage et vertueux ami. mon bienfaiteur et mon guide, cessons de nous voir mais ne cessons pas de nous estimer, je n’ose dire plus. Cependant, pourquoi oublierions-nous un amour dont l’innocence n’eut point à rougir, un amour pur, irréprochable fondé sur les plus nobles motifs et auquel nous devons peut-être plusieurs de nos vertus ?… »

Lettre à Fanny.

« Et vous ma Fanny, il faut vous quitter aussi, vous dire adieu, vivre encore plus séparée de vous, et voilà comment devait finir un sentiment si tendre. Ah ! que dis-je ? Finir ? non, non il souffrira, il gémira, il ne finira pas. Peut-être mon cœur déchiré se glorifiera-t-il un jour des épreuves qu’il lui faut subir, lorsqu’il pourra vous dire, à vous et non à mon ami : après bien des années d’absence et de séparation, voyez l’isolement où vous m’avez laissée. Le tumulte du monde, les séductions de l’amour-propre, voyez si même une influence plus chère a pu seulement affaiblir l’attachement que je vous ai voué ?

« Ma bien-aimée Fanny, je vous recommande mon ami ; vous n’en avez pas besoin. Ne l’aimez pas pour moi, je me charge de ce soin ; mais donnez-lui tout le bonheur qu’il ne peut ou ne veut plus recevoir de moi. Je ne le blâme point, je l’aimerai toujours.

« Je ne lui écrirai pas. Je vais écrire qu’on envoie un volume de Mathilde à sa mère[50], je lui écrirai à elle, puisque je le puis encore. »

« Le philosophe ne se laissa pas attendrir par cette plainte navrante, par l’abnégation si touchante, si héroïque d’un pareil amour ; il persista dans sa rigueur. Alors peu à peu, dans le cœur de l’amoureuse la tourmente s’apaisa, lui permettant d’écrire ces lignes à l’être si cher : « Je suis bien, j’ai vaincu l’orage, le calme a succédé ; j’ai dans l’âme une résignation douce, tendre, entière. Je crois que ce que Dieu a décidé est le mieux possible ; puisque ni vous ni moi n’avons la force de lever l’obstacle qu’il a mis entre nous, apparemment qu’il nous est bon qu’un obstacle nous sépare. Il m’était bien plus facile d’aller au bien avec vous, mais, en y allant seule, j’y aurai plus de mérite et tout sera compensé… »

Mme Verdier, auprès de laquelle l’auteur des Compensations n’avait jamais été en faveur, fit de son mieux pour achever d’en détacher sa cousine.

Mais, malgré sa résolution, elle écrivait encore à Fanny Soubies et lui disait à ce sujet :

« Il m’eût été impossible d’être heureuse avec qui que ce soit, sans l’approbation de cette première amie. Une telle amitié dès le berceau a quelquefois moins de charme, mais toujours plus de force que l’amour. Je n’aurais pas supporté une vie où elle ne se serait pas trouvée.

« Ah pourquoi n’ai-je pas appris à réprimer les erreurs d’une imagination exaltée ? Pourquoi s’est-elle trouvée unie à un cœur avide d’aimer, qui lui demandait toujours des raisons pour se le permettre et à qui elle en donnait toujours ! »

On n’a pas attendu cette dernière pensée, d’un tour si délicatement ingénieux, pour constater que Mme Cottin n’était pas uniquement la femme tendre et passionnée que nous avons vue dans tant de lettres, mais que, chez elle, l’intelligence et le raisonnement étaient d’une grande subtilité. Quant à son affirmation que l’amitié d’enfance l’emporte sur l’amour, si elle n’avait pas quitté son dieu et que certains froissements ne fussent pas survenus, le blâme de sa première amie n’eût pas pesé lourd dans l’entraînement qui la possédait.

Cependant l’intimité de ces deux femmes est un exemple assez rare de ces amitiés féminines qui se continuent tout au long de la vie sans refroidissement, sans jalousie, sans petites traîtrises, accompagnement ordinaire de cette sorte d’affection. Mme Verdier semble avoir eu de l’empire sur la douce Sophie, dont la tendresse défiait tout ce qui aurait tendu à la diminuer. En somme, cette étroite union est toute à la gloire de l’une et de l’autre.

Elle en vint même à douter de l’infaillibilité du fameux système, et toujours à la même Fanny :

« Je me demande parfois s’il n’y a pas eu de la présomption de ma part à croire sur parole des choses extraordinaires, puisque toutes les explications de ce système reposent sur des sciences que je n’entends pas. Si son ouvrage est tout ce qu’il dit, tout ce que je crois quelquefois, si la volonté de Dieu est là, il n’a pas besoin de notre secours ; si elle n’y est pas, il faut l’empêcher de paraître. »

Cette fin est assez ambiguë, on ne sait pas s’il s’agit de la volonté de Dieu dans le système et si c’est Dieu qui a besoin de secours, ou Azaïs, ni si c’est la volonté de Dieu que le livre paraisse ou non, et ailleurs :

« On dirait d’un trône vacant. En effet, j’ai écrit ces paroles, mais, ce qui est bien étrange, c’est que ce n’est pas moi qui les ai prononcées. Des gens très religieux, attachés au journal des Débats, qui écrivent sur la vérité et la morale les plus excellentes choses, mais qui croient peu et pratiquent encore moins, se trouvaient à la campagne avec moi l’été dernier. Ils disaient que la philosophie était tombée dans le mépris, la religion dans l’oubli, que cette absence de toutes les grandes occupations de l’esprit et du cœur laissait dans le monde un grand vide qui avait besoin d’être rempli. On croirait, disaient-ils, que l’Univers attend quelque chose, on dirait d’an trône vacant. Ces paroles me frappèrent, elles allaient directement à ma pensée. Je gardais un profond silence, mes yeux se remplissaient de larmes. Il vient, il vient, celui que vous demandez, avais-je envie de m’écrier, il vient remplir le vide et s’asseoir au trône vacant.

« Je les écrivis à Bagnères ; elles ont été jusqu’à vous, ne vous surprennent-elles pas aussi, ma mère ?

« J’ai un caractère plein d’enthousiasme et de mobilité. Souvent, en ne regardant qu’une partie de l’objet, je ne doute pas du succès, mais, au milieu de ma confiance, d’autres pensées viennent l’ébranler. »

Eh oui ! la mobilité de ce caractère lui fit bientôt accepter les attentions de plus en plus particulières du futur académicien, son éditeur. Sa conversation l’intéressait, il lui faisait des vers qu’il n’osait pas lui remettre ouvertement.

Et toujours à Fanny : « L’auteur tremblait, dit-elle, je n’ai jamais tant rougi de ma vie. À tous deux, presque également timides, nous faisions la plus singulière figure du monde. Je n’ai pas osé répondre un mot ; il n’a plus été question de cela entre nous. »

Et dans une autre lettre :

« Comment voir si près de soi quelqu’un qui ne vit, qui ne respire que pour vous, qui fait de vos penchants sa règle, de vos désirs sa loi, de vos goûts ses penchants, qui n’existe que pour vous aimer et qui vous aime sans vous le dire ; qui satisfait votre cœur par sa tendresse et votre fierté par son respect ; comment voir tout cela auprès de soi et ne pas le voir avec complaisance ?

« Ma mère, je sais bien que vous me blâmez, et ma punition trop douce sera de laisser aller <’cette lettre qui m’accuse. Je n’aime que mon ami ; si j’étais libre de mon sort, c’est de lui seul que je le ferais dépendre. Je ferais mon bonheur, comme il y a un an, d’être la compagne de sa vie, mais je sens que, si je l’étais, je ne me permettrais pas de telles amitiés. Elles ne sont donc pas entièrement pures puisque, si j’étais à un autre, elles seraient de trop.

« Ensuite, quoique je ne sois pas la compagne de votre fils, ne suis-je pas son amie ; et partager ainsi mon amitié, n’est-ce pas un vol que je lui fais ? Cependant quand c’est à des femmes que je la donne, il ne songe pas à se plaindre, ni moi à m’accuser, et pourtant, si avec plus de charme il y a autant d’innocence dans cette amitié-là, pourquoi serait-elle coupable ? Elle n’est pas coupable ; mais elle n’est pas très généreuse… Je n’ai pas mal fait, mais j’aurais pu mieux faire, et voilà ce que votre fille devait vouloir.

« Jadis Sophie pouvait avoir de ces faiblesses-là, mais ce qui est pardonnable quand on a vingt ans, ne l’est plus quand on vous nomme sa mère et qu’on a mon âge. Eh bien ! j’ai dans l’idée qu’elles ont encore plus de puissance quand on approche de l’époque où on ne pourra plus les avoir. Quand on se dit : voilà peut-être la dernière personne qui m’aimera de cette manière, je vous assure qu’il faut un grand courage pour l’écarter. »

L’écarta-t-elle en effet ? Tout porte à en douter. Michaud se présentait avec des séductions qu’Azaïs n’avait pas. Le philosophe austère était gourmé, solennel, emphatique, bien qu’il dût parfois se détendre avec celle dont il respirait l’amour comme le parfum d’une fleur offerte en hommage à son génie. Michaud, épris d’une autre manière, aimable, empressé, causant de sujets moins transcendants mais plus accessibles à l’entendement féminin, dut peut-être amener celle-ci à des comparaisons qui ne furent pas à l’avantage du provincial.

Et puis, le temps marchait, les heures de la belle jeunesse, que Sophie n’avait pas employées, s’enfuyaient au loin derrière elle, et bientôt allait sonner celle qui ne permet plus que les souvenirs. Car les femmes, à cette époque, vieillissaient bien plus tôt qu’à la nôtre, ou du moins se figuraient vieillir. Elle dut être prise de vertige à la pensée que dans peu il ne serait plus temps d’exercer sa puissance d’aimer. La blessure faite par un autre avait besoin d’être pansée, adoucie, cicatrisée ; sans doute aussi, ces idées de haute piété dont elle entretenait Mme de Pastoret avaient changé, pour laisser place à d’autres, si tant est qu’il y en a ne laissant jamais place aux faiblesses humaines. Et la femme qu’elle était, si passionnée dans sa correspondance, si ardente dans ses héroïnes, à qui elle prêtait sa propre nature, quelles luttes ne dut-elle pas soutenir contre elle-même et eut-elle l’héroïsme de n’y pas succomber ? La physiologie féminine ne permet guère de l’admettre.

Quoi qu’il en soit, lorsque Azaïs vint à Paris au commencement de l’année 1806, leur idylle appartenait si bien au passé qu’ils purent se revoir sans trouble. Mais, avant son arrivée, Mme Cottin crut de son devoir de le prévenir de l’attitude qu’elle comptait prendre au sujet de la doctrine qu’il venait exposer, doctrine dont elle avait été fascinée elle-même un instant, mais qu’elle jugeait, maintenant, d’un esprit assagi.

« 12 mai 1805.

« De tous côtés, on fait courir le bruit que j’ai adopté la foi catholique, que je vais faire abjuration, que ces premiers germes ont été jetés dans mon cœur par un solitaire, un ermite des Pyrénées, et que l’abbé de Boulogne les a confirmes. On m’écrit de plusieurs villes différentes pour me questionner à cet égard ; on en parle dans tous les salons, enfin on ne cesse de s’occuper de mes opinions religieuses, tandis que toute mon étude est de les renfermer dans le fond de mon cœur.

« Mais ce n’est pas seulement de moi qu’il est question, c’est de vous aussi ; en dépit de votre obscurité, vous faites déjà du bruit dans le monde, et de tous côtés on s’écrie : qu’est-ce donc que cet homme extraordinaire ? Toutes les conjectures se réduisent à vous peindre comme un zélé catholique qui va venir prêcher l’évangile avec une ferveur digne des anciens temps. Je suis sûre que beaucoup de dévots vous attendent avec impatience, espérant que c’est à vous qu’il appartient de porter le dernier coup au parti philosophique ; que diront-ils quand vous paraîtrez ?

« Je sais que toutes ces annonces, toutes ces attentes vous déplairont beaucoup, que vous les trouverez fâcheuses, même pour le succès de votre ouvrage ; je suis de votre avis, je crois qu’elles vous nuiront, et je ne puis me dissimuler que c’est moi qui vous ai fait connaître. Mais, mon ami, comment cela pourrait-il être autrement : les idées religieuses dont vous avez rempli mon cœur dominent dans mes discours, dans mes écrits ; on s’aperçoit que ce changement a eu lieu pendant mon séjour à Bagnères ; j’en conviens.

« J’avoue même (vous me l’aviez permis) que j’ai connu là un homme d’un talent supérieur, dont les grandes et consolantes opinions ont touché mon cœur et m’ont ramenée tout à fait à Dieu ; je ne dis que cela, je n’ajoute point quelle est votre foi : c’est sur ce point que je vous ai promis le secret. Alors, comme on ne suppose pas qu’il puisse en exister d’autres que celles connues, on s’imagine tout naturellement que c’est vers l’église romaine que vous m’avez attirée. Ces soupçons s’appuient encore sur les éloges que je donne à la religion catholique et sur le sujet de mon ouvrage[51] :

« Mais, mon ami, comment pouvais-je empêcher tout cela ? Fallait-il ne rien dire de vous ? Cela était-il possible ? Auriez-vous compris que j’en eusse la force, et peut-il résulter quelque chose de fâcheux d’un sentiment si naturel et si tendre ? Tout le mal vient de ce que je suis trop connue ; j’éprouve tous les jours qu’une femme gâte bien son sort en sortant de l’obscurité : vous savez bien que, là où il y a de la peine, il y a toujours un tort ; c’en est un très grand pour une femme que d’écrire ; on ne saurait trop le répéter, ni moi assez le reconnaître. Mes moindres démarches sont observées, et le blâme qu’on y jette rejaillit sur ce qui m’entoure et qui m’est cher.

Si je ne me hâtais de faire taire ces bruits d’abjuration, je nuirais à mes jeunes filles ; je suis donc décidée, à l’époque de leur première communion, de les suivre au temple et de me joindre à elles dans toutes les cérémonies de notre culte ; je leur dois cela, car comment les conduirais-je dans la route de la piété, si elles ne me voyaient pas y marcher avec elles ? Et quand je serais leur maîtresse et leur mère, quand je serais libre de leur donner d’autres pensées, je ne le ferais pas. Il n’appartient pas à leur sexe, ni à leur âge, de rejeter l’appui qui a soutenu tant de générations. L’esprit d’innovation, si dangereux parmi les hommes, est sans excuse pour les femmes ; et les jeunes filles qu’on verrait élevées dans cet esprit-là seraient jugées avec une grande sévérité.

« Mon ami, depuis que je pratique, autant qu’il m’est possible, le devoir de mère, je sens presque que ce sera une nécessité, une loi impérieuse pour moi de ne pas adopter hautement vos idées, jusqu’au moment du moins où elles seront adoptées généralement. C’est surtout pour les femmes que c’est un devoir de première nécessité de croire à la foi de leurs pères et de ne pas la changer contre la foi d’un seul homme. Que d’abus si on lui donnait une pareille licence ! Mon ami, dois-je en donner l’exemple, je vous le demande, moi malheureusement trop connue par mes ouvrages et presque mère de famille ?…

« Oui, guidez-moi encore en cette occasion ; votre livre, étant ce que nous le croyons tous les deux, n’a pas besoin de ma faible voix pour frapper, éclairer, persuader… Je ne sais si je m’exagère mes devoirs, mais il me semble qu’en cette occasion le mieux sera de me taire ; je m’enorgueillirai hautement du titre de votre amie, de votre caractère, de vos talents, j’en dirai ce que j’en penserai, mais, quant à la nouvelle croyance que vous propagerez, je garderai le silence et, pour dire qu’elle est mienne, j’attendrai, je crois, que la grande majorité des hommes s’écrie : Elle est aussi la nôtre.

« Mon ami, je vous en prie, réfléchissez à ce que je vous dis là, regardez quelle est ma position et dites-moi ce que vous pensez que je dois faire. J’ai une telle confiance en votre raison, votre probité et votre désintéressement, que ce que vous jugerez être bon, sera certainement ce qu’il y aura de meilleur à faire. »

Cette déclaration sincère, malgré qu’elle lui demande encore, avec déférence, son avis sur un sujet qui le touchait aussi personnellement, ne dut pas être très agréable à son ancienne idole. Car son orgueil ne lui permettait pas la pensée qu’il pût être lâché à son tour. D’ailleurs, cette femme était d’une nature trop bonne et trop généreuse pour l’avoir eue elle-même. Sa conscience seule avait parlé.

Le solitaire des Pyrénées eut l’attitude la plus correcte vis-à-vis des deux cousines, et Mme Cottin l’en remercia en lui étant utile. Elle lui fit faire la connaissance du sénateur Garnier, qui le mit en rapport avec des savants, comme Lacépède, Valentin Haûy, Cuvier qui l’accueillirent avec bienveillance. Il n’en fut pas de même de Laplace, dont il se fit presque un ennemi.

Le sort continua du reste à le ballotter entre la bonne et la mauvaise fortune, sans doute par compensation. Il se vit réduit à accepter une situation de maître d’études à Saint-Cyr, où il fit la connaissance d’une veuve avec deux enfants, Mme Berton, qu’il épousa en 1808, et présenta à Mme Jauge et Mme Verdeir, regrettant, écrivait-il à cette dernière, que la chère disparue n’ait pu la connaître et l’aimer.

Revenu à Paris, il publia son grand travail : Des compensations dans les destinées humaines, qui le mit en bon rang parmi les écrivains du moment.

« L’être, dit-il, qui dès le premier moment de son existence a été environné du plus grand nombre de biens et d’avantages, est celui qui a fait les acquisitions les plus nombreuses, qui a été formé avec le plus de perfection et d’étendue, qui, pour cette raison, a eu le plus de bonheur et de plaisir. Sa destruction doit être plus abondante en regrets et en souffrances. Les opérations de cette puissance cruelle sont en lui, non seulement plus multipliées, mais plus vivement senties… Ainsi, le malheur de cet être privilégié a deux causes d’intensité plus forte, et ces deux causes sont exactement celles qui avaient rendu son bonheur plus étendu et plus parfait. Cette loi de succession de retour d’équilibre embrasse nécessairement ce qui, n’étant pas éternel, s’accroît, s’arrête, se dégrade, se détruit. Ainsi le sort des sociétés humaines est figuré par le sort des individus. Pour l’observateur attentif et impartial, la loi des compensations est la clef de l’histoire. »

La deuxième édition est accompagnée de deux volumes d’application de sa doctrine à des situations imaginées par Mme Azaïs. Aujourd’hui, elles paraissent bien enfantines.

Étant tombé malade, il alla se remettre à Versailles, où il eut une première fille. Envoyé comme inspecteur de librairie à Avignon, il y publia un autre ouvrage philosophique : le Système universel, puis il alla à Nancy où il eut une autre fille. De retour à Paris, et toujours dans la gêne, il fit paraître le Manuel du philosophe et l’Ami des enfants, en collaboration avec sa femme. Tout cela lui rapporta de l’honneur, mais peu d’argent. Aussi, la pension de six mille francs que lui fit accorder le duc Decaze, à la prière de Mme de Staël de Broglie, fut-elle la bienvenue ; mais ses opinions bonapartistes lui nuisaient ; on la lui retira. Alors, il écrivit sans succès des lettres et des mémoires à Chateaubriand et aux principaux hommes politiques du moment. Il voulut enseigner la philosophie générale à l’Athénée et fit aussi chez lui des cours très fréquentés.

Bref, il dut trouver que la destinée n’avait guère favorisé ses magnifiques conceptions. Au demeurant, c’était un homme fort doux, qui, en fait de « disciples pour contempler sa vie », écrivait-il modestement, dut se contenter de ses deux filles, auxquelles il donna de tendres soins, inspirés par Jean-Jacques.

« C’est moi qui me charge de cette chère aînée, toute la nuit et une partie du jour, disait-il dans son journal. En ce moment, neuf heures, elle dort dans son lit, près du mien ; je vais travailler une ou deux heures auprès d’elle ; ensuite je me coucherai, après l’avoir souvent regardée, admirée et lui avoir fait doucement un baiser. Au point du jour, elle demandera à déjeuner ; après une demi-heure de caresses, de folies, de chansons, d’histoires, ensemble nous nous lèverons, etc. »

Voici le portrait de la femme idéale, telle qu’il la concevait ; on a dit que c’était celui de Mme de Rivière ; mais ce pourrait être aussi l’image de Mme Cottin. « Une femme, pour être intéressante, n’a pas besoin d’être belle et jolie ; il vaut peut-être mieux qu’elle ne possède que modérément ces avantages. Il est plus nécessaire qu’elle ait le regard bien doux, le son de voix mélodieux et tendre. Il est bon que la position de sa tête, que son maintien et sa démarche aient à la fois de la grâce, de l’abandon et même un peu de mollesse. Sa bouche doit sourire, et ses yeux s’entendre avec sa bouche pour y représenter la sensibilité et quelquefois la tristesse. Elle doit parler peu, sans trop de vivacité, sans force, sans imaginations saillantes et animées, mais avec sentiment et facilité. Lorsqu’elle se tait, on doit supposer, non qu’elle médite, mais qu’un doux souvenir l’intéresse ou qu’une peine l’afflige ; elle doit attendrir avant d’émouvoir, et, quand elle a ému, elle doit encore attendrir. »

Au mois de novembre de la même année, 1805, Mme Cottin répondait à Mme de Pastoret, qui lui avait sans doute demandé d’écrire un roman pour prouver que l’homme a tort de se plaindre de la destinée, alors que la source du bonheur est en lui, dans la manière dont il envisage les événements et dont il les supporte :

« Votre indulgence me touche, Madame, mais ne m’enhardit pas jusqu’à me croire capable d’entreprendre l’ouvrage dont vous me parlez. Ce serait une belle tâche à remplir que de prouver aux hommes combien le bonheur est facile, mais d’autres l’ont dit avant moi beaucoup mieux que je ne saurais le faire : ils n’ont persuadé personne. Quelle présomption ne faudrait-il pas pour espérer réussir, et, sans espérance, il n’y a pas de courage. D’ailleurs, je vous l’avoue, il est certaines pensées qu’on aime, que l’on révère si profondément, qu’on croirait faire une profanation en disant tout le bonheur qu’elles donnent, lorsqu’on est presque sûr qu’on ne vous croira pas.

« J’ajouterai que plus je réfléchis sur ce sujet, plus il me semble que Dieu a donné aux femmes la mission de prêcher les vertus simples et le modeste bonheur par leur exemple, bien plus que par leurs écrits. La vie d’une femme doit être toute de pratique, et quelque bonnes que soient les choses qu’elle écrit, il vaudrait encore mieux qu’elle les fît. Voilà ce qu’on dira à celle qui se hasardera à donner des conseils de morale ; voilà ce qui arrêtera mon courage pour traiter ce sujet, lors même que je croirais en avoir le talent ; mais je ne l’ai point, et comme, en ce genre, il faut bien dire ou se taire, je me tairai.

« Vous êtes sans doute à Paris maintenant, Madame ; ma cousine se prépare à y retourner bientôt et je la suivrai de près. Paris me fatigue, m’épouvante, mais je vous y retrouverai, et cela me raccommode un peu avec lui.

« Adieu, Madame, conservez-moi, je vous prie, votre intérêt, votre indulgence, votre amitié. Tous ces biens, auxquels vous m’avez accoutumée, sont si nécessaires à mon cœur qu’il les regarde presque comme un droit. Peut-être, un jour, nos destinées me permettront de vous montrer le prix que j’y attache et la vérité des sentiments que vous m’avez inspirés. Un cœur innocent ne vieillit point et je crois que c’est la récompense d’avoir su bien aimer, que d’aimer de plus en plus, en avançant vers la mort. »


« Guibeville, lundi, 4 novembre 1805.

« Je rouvre ma lettre, Madame, pour dire tous mes regrets. J’apprends que vous êtes venue à Champlan avec M. de l’Etang ; j’en étais partie la veille pour venir ici, chez ma belle-mère, passer une quinzaine de jours ; c’est vraiment une peine bien sensible pour moi que d’avoir perdu le plaisir de vous voir ; ma cousine en est également désolée. Nous n’avions pas besoin qu’il fût si rare pour en sentir tout le prix et, dans cette triste saison, il n’y a point d’espoir de le retrouver.

« Veuillez, madame, recevoir et faire agréer tous nos regrets à M. de l’Étang ; ils sont plus vifs que je ne puis vous dire. »

Est-ce à ce moment que Mme Verdier, de retour à Champlan avant sa cousine, reçut la visite de Chateaubriand, que Mme Cottin avait dû rencontrer chez Mme de Pastoret ?…

Durant l’automne de 1806, Mme Cottin, toujours dévouée, consentit à accompagner en Italie une de ses parentes par alliance, la seconde femme de son cousin Lemarcis, Mlle de Beltrux, qui se trouvait être la nièce du sénateur Garnier. Cette jeune femme était affligée, malade, et le rôle de compagne de route ne devait pas toujours être très facile auprès d’elle, contre-balançant ainsi le plaisir de Mme Cottin à faire un voyage aussi intéressant que rare à cette époque.

Il lui donna l’occasion de décrire des endroits merveilleux, avec cette poésie simple qui est un des charmes de son talent épistolaire.

Voici ce qu’elle écrivait sur ce site délicieux qui attire aujourd’hui tant d’admirateurs :


« De Sesto, sur le bord du Tessin,
24 septembre 1806.

« Il y avait jadis un rocher inculte et abandonné au milieu du lac Majeur ; un des aïeux de la famille Borromée le vit et conçut la charmante idée de lui donner la vie. Il fit construire sur toute l’étendue de cette plage stérile une voûte immense. Des terres, transportées de la côte voisine, la recouvrirent entièrement. Il posa, du côté du nord, le fondement d’un magnifique palais ; il entoura l’île d’une galerie et bâtit une terrasse. Au-dessus de la terrasse, il fit faire une autre voûte qui fut encore recouverte de terre, et en porta une autre, ainsi de suite jusqu’à dix.

« Quand ce bel amphithéâtre fut achevé, il songea à l’orner et le décora de citronniers, d’orangers et de cédrats. D’âge en âge, ses descendants, héritant de son amour pour cette jeune merveille, mirent tous leurs soins à l’embellir. L’un fit incruster les murs des terrasses en cailloux de diverses couleurs, pour former des mosaïques ; l’autre y prodigua les statues ; celui-ci jeta dans le palais des trésors de peinture, de dorure, de glaces et de magnificence ; celui-là arrangeait, au-dessous des appartements, dix salles en coquillages formant des colonnes avec leurs fûts et leurs chapiteaux, des corniches ornées de guirlandes rattachées avec de grandes rosaces, des planchers faits avec des cailloux si jolis et si petits, qu’ils étaient aussi agréables à l’œil que doux aux pieds, et des plafonds si artistement incrustés qu’ils semblaient peints.

« Tandis que la famille Borromée n’épargnait ni ses richesses, ni ses soins pour l’île favorite, la terre faisait aussi beaucoup pour elle. Les orangers s’élevaient, gros comme des tilleuls, et formaient des allées sombres et parfumées, les citronniers tapissaient les murs des terrasses de leur feuillage toujours vert et de leurs magnifiques pommes d’or. Des bosquets de lauriers roses, des buissons de jasmin d’Espagne se mariaient ensemble au bord de l’eau, tout enfin contribuait à l’embellissement de ce séjour enchanté. Les plus habiles ouvriers embellissaient le velours et le satin de superbes broderies d’or et de soie ; Raphaël envoyait ses tableaux ; Michel-Ange ses statues ; le goût se chargeait de les placer.

« Alors l’île prit de son créateur le nom de Borromée et, de l’admiration de tous ceux qui la voyaient, celui d’Isola Bella. »

Le 26 septembre, elle écrit de Milan au sénateur Garnier, pour lui donner des nouvelles de la malade.

« Vos lettres sont si bonnes, Monsieur, et me font tant de plaisir, que je n’ai pas le courage de vous les reprocher. Je veux seulement que vous sachiez qu’en vous promettant de vous écrire, je ne songeais pas avoir de réponse et que, pour vouloir vous faire plaisir, je ne prétendais pas vous imposer une peine. Si ce n’en est pas une, tant mieux ; je suis prête à le croire, car j’en ai beaucoup d’envie, je vous l’avoue, et vous savez que rien n’aide la foi comme le désir qu’on a de croire. Vous êtes pour moi d’une bonté qui me va au cœur, et ce n’est peut-être pas sans un peu d’émotion que je vous vois prêt à m’accorder cette amitié que vous savez si bien sentir, cette amitié que je n’ai vue dans le cœur d’aucun homme comme dans le vôtre, si vive, si pure, si constante.

« Cette chère Mélanie, qui mérite si bien d’en être l’objet, et à laquelle il faut me féliciter et non me louer de rendre des soins, cette chère Mélanie n’est pas entièrement comme je voudrais qu’elle fût. Sa santé se ranime bien un peu, mais pas à proportion de l’effort qu’elle fait, et, pour un sacrifice comme le sien, une santé parfaite serait tout au plus justice. Sa tristesse est la même dans le fond, et son impatience de retourner à Paris n’a pas diminué un instant. Elle a cru que Rome lui ferait prolonger son voyage avec un sentiment de plaisir et, aussitôt, je me suis mise à crier : Rome, Rome, et à l’encourager à aller chercher des souvenirs qui la distrairaient, peut-être, de ses autres souvenirs.

« Mais tous mes discours et mes peintures n’ont pu réussir à prolonger son désir plus d’un jour. Elle s’est mise de nouveau à crier : Paris, et alors je lui ai représenté qu’il fallait du moins aller jusqu’à Venise, selon notre premier projet, que ce serait le terme de nos courses et qu’elle aurait du moins le plaisir, en y entrant, de pouvoir se dire qu’elle n’en sortirait que pour reprendre la route de Paris. Sous ce rapport, l’idée de Venise lui a souri, oui, en vérité, sous ce rapport uniquement, et en entrant à Venise, en voyant pour la première fois cette grande et extraordinaire ville, je suis sûre que son plus grand plaisir sera de pouvoir se dire : je n’irai pas plus loin.

« Dites-moi donc, Monsieur, ce qu’on peut faire de ces cœurs, si constants dans leur tendresse qu’on ne peut jamais les en distraire un moment. C’est en vain que la nature leur prodigue ses plus beaux spectacles, ses montagnes et ses lacs, sans qu’un pauvre petit élan d’admiration ou d’enthousiasme puisse les arracher une minute à l’objet qui les occupe. Toutes les facultés de Mélanie sont fixées dans son cœur, et une imagination vive, qui serait une ressource pour une autre, est chez elle un mal de plus, parce que cette imagination ne s’éveille et ne s’anime que pour les choses qui touchent le cœur et non pour celles qui frappent les sens et qui parlent à l’esprit.

« Ainsi, elle sera dans une activité continuelle pour créer des images de malheur, de crainte et de larmes, et ne se laisserait point fixer par un bel aspect, ni absorber par la discussion d’opinions intéressantes. Elle verra bien l’un et parlera bien de l’autre, très bien même, mais, au fond de l’âme, il y aura toujours une pensée secrète qui sera ailleurs et qui la dévorera sans cesse, sans laisser ce tendre et pauvre cœur respirer un moment en paix.

« Je suis si malheureuse de la voir ainsi, que, tout en convenant que la cause de son mal tient à la plus rare et à la plus aimable des qualités, j’aimerais mieux la voir moins parfaite et mieux portante, quitte à gâter son charmant caractère. Je voudrais lui donner quelques-uns de mes défauts, un peu de cette mobilité à l’aide de laquelle on échappe à la peine et on supporte la vie. Mais les mauvais exemples ne prennent pas sur cette femme-là, et j’ai beau, cent fois par jour, changer d’humeur et de caractère, elle garde toujours le sien. »

Au même :


« De Venise, le 4 octobre 1806.

« Cette lettre, commencée et interrompue cent fois, sera cependant, je l’espère, finie et envoyée de Venise. Nous y sommes arrivées hier ; elle m’a presque fait mourir de surprise. Je dépense une si grande quantité d’attention à la regarder et à la comprendre, que j’en suis fatiguée aujourd’hui.

« Lorsque nous nous sommes embarquées, hier, Mélanie et moi, nous nous sommes assises hors de la gondole, pour apercevoir plus tôt cette extraordinaire Venise, et quand elle m’est apparue tout à coup, sortant du sein de la vaste mer, avec ses palais, ses clochers et ses dômes, elle nous a frappées d’une surprise aussi vive que si nous n’avions jamais entendu parler d’elle. C’était plus que nous ne pouvions croire, et cependant, comment ne pas croire ce qu’on voit ? Mon étonnement dure encore, et mon imagination ne peut comprendre comment, quand il reste un peu de place sur la terre, on vient bâtir une ville sur la mer. Quels motifs ont pu engager tant d’hommes à apporter des carrières de pierre et de marbre pour orner avec tant de magnificence de stériles rochers, où jamais leurs yeux ne peuvent être réjouis par des bocages, ni leurs oreilles entendre un chant d’oiseau ?

« Mais je vous ennuie avec mes surprises et mes réflexions ; il vaut mieux vous dire que Mélanie est sensiblement mieux, qu’il me semble encore qu’elle engraisse, que les bonnes nouvelles de son fils lui donnent enfin un peu de paix, et qu’elle est d’autant plus heureuse, ce matin, que la même lettre qui lui apprend que Gustave a vingt dents, a fixé ses incertitudes sur le voyage de Rome. Son mari ne l’approuve pas et nous respirons plus à notre aise, depuis que cette opinion sacrée a fait taire le remords d’être à six journées de Rome et de partir sans l’avoir vue. Pour moi, je me soucie peu de Rome, je ne vis et n’existe dans ce voyage que par le consentement de ma chère Mélanie ; le moindre de ses sourires me fait plus de plaisir que Rome et sa cathédrale et son Capitole et son Panthéon. Les plus belles pierres nous disent si peu de chose et le bonheur d’un ami nous dit tant !

« Ma chère Mélanie pense souvent à vous et vous aime beaucoup. Quand elle raconte les joies du cœur, le nom de son enfant et celui de son mari sont les premiers qu’elle prononce, mais le vôtre n’est jamais oublié. Conservez-lui toujours une amitié qui lui est si chère, et, s’il ne vous faut que mon aveu pour que vous donniez ce nom à l’intérêt que j’ai le bonheur de vous inspirer, je vous le donne. Monsieur, et je regrette seulement qu’à la distance où je suis, il soit si longtemps à vous parvenir. »

Le même jour, elle écrivait à Julie Verdier :

« Je voulais te parler de Padoue, qui est la plus ancienne ville de l’Italie, où reposent les tombeaux de Tite-Live et de Plutarque ; je voulais te parler de Vicence et de son magnifique théâtre Olympique, de ce ciel d’Italie qui s’embellit de plus en plus, à mesure qu’on s’avance vers le midi, mais j’ai vu Venise, et je ne peux plus te parler que d’elle. Venise, qu’on s’attend à trouver si extraordinaire, et qui surpasse toutes les surprises, qui confond toutes les pensées, qui trouble toutes les habitudes, Venise <^ qui semble être sortie toute bâtie du sein de la mer, car on ne peut comprendre comment des bateaux ont pu suffire à apporter tant de pierres, tant de marbres, tant de trésors. Et pourquoi les apporter ? La terre n’avait-elle plus de place, et les hommes étaient-ils réduits à venir créer sur l’eau un nouveau monde ?

« Il y a quelque chose de si bizarre et de si grand dans la pensée de celui qui conçut l’idée d’une telle ville, qu’on ne comprend pas qu’il ait pu trouver tant d’autres hommes qui aient pensé comme lui.

« Venise n’est pas au milieu d’un marais comme on le prétend, mais au milieu de la vaste mer ; on dirait que c’est la cité de Neptune et que les Tritons la soutiennent sur leurs épaules. Nous logeons sur ce que l’on appelle le Grand Canal : c’est une rue liquide, large deux fois comme la rue Royale ; elle est couverte de gondoles qui vont et viennent avec un grand mouvement et en même temps un grand silence. On ne se figure pas quel bruit il y a de moins dans une ville où il ne passe jamais ni un carrosse, ni une charrette, ni un cheval. On prétend que Venise est une ville fort triste, cela peut être à la longue, mais il n’y en a pas de plus amusante le premier jour ; tout y est si différent de ce qu’on a vu toute sa vie, qu’on n’a pas assez d’yeux pour la regarder.

« Hier, en arrivant, j’éprouvais presque de la douleur d’un étonnement qui semblait au-dessus de mes forces, car, en donnant tout ce que je possède de facultés et d’attention, j’en donnais moins encore que l’objet n’en demandait. Cette pleine mer, au milieu de laquelle sort une ville, puis, un peu plus loin, des magasins, ensuite des lazarets, puis des barrières, tout cela séparé l’un de l’autre par cette mer ; cette ville où tout abonde et où il faut tout apporter, ces habitants dont la plupart n’ont jamais vu un champ, un arbre, une prairie ; ce lieu où jamais un ruisseau d’eau douce n’a coulé, et où des palais superbes élèvent leurs mille colonnes de marbre jusqu’au ciel, enfin cette réunion de deux cent mille hommes qui font avec de l’eau et des barques tout ce qu’on fait ailleurs avec de la terre et des voitures tout cela saisit la pensée, frappe l’imagination et prouve que rien n’est impossible à un travail obstinément soutenu par une volonté ferme. »

Trois jours après, le 7 octobre, c’est à Mme de Pastoret qu’elle écrit :

« Depuis que je suis en voyage. Madame, j’ai songé bien souvent à répondre à l’excellente lettre que vous m’avez écrite avant mon départ, pour vous exprimer combien j’avais été touchée de toute l’amitié qu’elle renfermait ; mais nous avons mené une vie si errante que je n’ai eu de temps que ce qu’il fallait pour écrire à ma cousine. À peine arrivée dans une auberge, je lui donnais de mes nouvelles, avant de songer à autre chose ; mais, ensuite, il fallait bien songer au repos, car c’est une vie très fatigante que de ne se reposer jamais. Au reste, je suis loin de m’en plaindre, puisqu’elle réussit à Mme Lemarcis. Cette santé si précieuse, et qui nous a arrachées toutes deux à nos plus chères affections, est sensiblement mieux depuis que nous respirons l’air de l’Italie.

« Peut-être devrions-nous prolonger ici notre séjour et passer même l’hiver dans un climat favorable ; je m’y serais décidée, si Mme Lemarcis avait pu y consentir ; mais ce que l’amie a proposé, la mère n’a pas pu le faire. Elle est persuadée que la joie de revoir son fils lui fera plus de bien que tous les beaux ciels du monde et nous n’irons pas plus loin que Venise.

« Nous avons été, un moment, sur le point de partir pour Florence et Rome, et il était assez naturel qu’étant si près de ces superbes villes, nous ne quittassions pas l’Italie sans les avoir vues ; mais, au milieu de tant de merveilles, Mme Lemarcis n’a songé qu’à son enfant et moi qu’à sa santé. Devant de tels intérêts, celui de Rome est bien léger, et quand j’ai vu que cet éloignement, ajouté à celui où nous sommes déjà, pesait trop cruellement sur le cœur de la pauvre mère, j’ai trouvé que Rome et tous les édifices et tous ses souvenirs ne valaient pas la peine du sacrifice, et nous allons nous rapprocher de ce que nous aimons, ce qui vaut infiniment mieux que de se rapprocher de tout ce qui reste de plus grand sur la terre. C’est beaucoup d’avoir vu Venise ; Rome m’eût peut-être moins étonnée. Rome, par ses monuments et ses ruines, est le chef-d’œuvre de l’homme, mais, à Venise, il y a plus que l’homme.

« Je croyais, en traversant le Simplon, avoir vu tout ce que l’intelligence humaine peut vaincre d’obstacles et surmonter de barrières ; cette superbe route élevée au-dessus des plus effroyables précipices m’avait paru le dernier effort de l’audace et du génie et la plus grande victoire que l’homme eût pu remporter sur la nature. Mais si c’est lui qui a fait Venise, il a fait bien plus encore, et pour concevoir la pensée de bâtir une telle ville sur la mer, sans avoir que des bras humains pour s’aider dans cette entreprise, il faut être bien persuadé que Dieu, en donnant pour toute force à une créature si faible que l’homme, un peu de son intelligence, l’avait élevé au-dessus de tout.

« J’espère être de retour à Champlan à la fin de novembre et y passer une partie de l’hiver, avec mon amie et ses enfants. Après avoir été si longtemps loin d’eux, j’ai besoin de les voir à mon aise et je trouve qu’à Paris, même en demeurant avec ses amis, on ne les voit jamais assez. Conservez-moi votre amitié. Madame ; j’y tiens comme à un de ces biens auxquels le temps ajoute chaque jour plus de force et plus de charmes ; et ceux-là sont rares sur la terre.

« J’ai le plaisir de parler souvent de vous, ici, avec un homme très aimable et qui vous est très attaché, c’est M. de Prony[52], et ce n’est pas son moindre mérite à mes yeux, que de savoir si bien vous connaître et vous apprécier. »

Pendant le mois de novembre que Mme Cottin passa à Rome, malgré les raisons sentimentales qu’elle venait de donner pour préférer y renoncer, le bruit lui parvint qu’Azaïs allait faire un cours de philosophie. Elle fut prise de scrupules, même de terreur, en pensant qu’il allait exposer une doctrine qui reposait sur des bases aussi chimériques. Elle lui écrivit donc pour tâcher de le dissuader, et ce combat, contre les idées qui avaient d’abord fait son admiration, montre à quel point elle était revenue de ce premier emballement.


« Rome, 22 novembre.

« J’apprends que vous allez faire un cours public, mon ami, et je vous avoue que je l’apprends avec peine ; mon profond attachement pour vous ne me permet pas de me taire plus longtemps, et dussé-je vous affliger en vous ouvrant mon cœur, je vous ferai moins de mal que je ne vous en ai fait par mon fol enthousiasme et mes éloges inconsidérés, durant l’année que j’ai passée à Bagnères.

« Il est vrai, mon ami, dans ce temps j’avais adopté toutes vos opinions, je croyais à la vérité de votre système. Sur votre seule autorité, j’avais rejeté la pure lumière qui depuis près de vingt siècles éclaire le monde et les hommes qui ont montré le plus de génie et de vertus ; dans mon orgueilleuse présomption, je crus que je pouvais tout juger ; dans mon profond aveuglement je sentis que je pouvais tout croire : éblouie par cette fausse lumière que vous me présentiez, je laissai égarer mon jugement et, par les continuelles louanges que je ne cessais de vous prodiguer, j’égarai le vôtre encore davantage.

« Ah ! mon ami, quel mal je vous ai fait, quel mal irréparable, peut-être, en vous plaçant au-dessus de tous les hommes, en vous peignant à vous-même comme un génie qui allait changer l’ordre du monde, en vous présentant comme un trône de gloire, en faisant briller à vos yeux tous les rayons qui devaient l’environner. Voilà pourtant ce que j’ai dit, ce que j’ai fait, dépouillant cette humble défiance, cette sage réserve, véritable trésor de mon sexe. Je vous ai excité, encouragé dans vos erreurs ; sans moi, vous auriez conservé plus de doute, vous seriez venu avec moins d’assurance, vous auriez consulté avant de publier ; ne vous voyant approuvé de personne, vous n’auriez plus été si sûr de vous, et, peut-être, vous seriez-vous arrêté à temps.

« Quand je considère que ce mal-là, c’est moi qui vous l’ai fait en partie, mon âme se trouble, s’épouvante et cherche en vain comment elle pourrait réparer les effets de son imprudence ; car s’il m’a été facile de vous enfoncer dans l’erreur, je sens que ce n’est pas à moi qu’il appartient de vous ramener à la vérité : ce serait un trop grand bonheur et je ne l’ai pas mérité. Mais néanmoins je parlerai, et devant votre intérêt, l’impossibilité même de réussir ne doit pas m’arrêter.

« Mon ami, se peut-il que le repoussement général qu’éprouve votre système, n’élève dans votre esprit que des pensées d’ennemis et d’envieux, et jamais celle que vous pouvez être dans l’erreur ! Quoi, vous préférez croire qu’il n’y a parmi les personnes en état de vous juger, ni bonne foi, ni honnêteté, que de soupçonner la faiblesse de vos vues et de votre jugement ! C’est un bien léger malheur que de vous être trompé, c’en serait un bien plus grand que de croire que, parmi les hommes instruits, il n’y a pas un seul homme de bien.

« Je conçois que vous puissiez être fier de ce que vous croyez avoir fait ; mais, mon ami, qu’il y aurait plus de véritable grandeur à renoncer à un faux système qui a occupé les plus belles années de votre vie, qu’il n’y en aurait eu à le créer, même en le supposant vrai ! Avoir la force de reconnaître son erreur, sacrifier l’illusion qu’on a le plus chérie, sourire à la gloire qu’on perd et consentir à se remettre au rang de tous les hommes, après avoir cru longtemps qu’on devait s’élever au-dessus de tous, voilà ce qui demande plus que du génie. Cet acte de vertu et d’humilité n’appartient qu’à la plus belle âme : c’est celui de Fénelon brillant son livre que Rome avait condamné, c’est celui que j’attends de vous un jour.

« Peut-être, ces paroles vont-elles vous désoler, et vous avez encore trop d’espérance pour vous résoudre à les abandonner ; mais, je vous le demande en grâce, avant de vous engager plus avant, arrêtez-vous un moment, réfléchissez à tout ce qui s’est passé depuis que vous êtes à Paris ; beaucoup de personnes se sont intéressées à vous, toutes ont rejeté votre système. On parle avec estime de votre caractère et avec défaveur de votre ouvrage : on s’afflige, on se désole de ne pouvoir les séparer. Si c’était l’envie ou la haine qui indisposassent contre votre livre, pourquoi ferait-on l’éloge de votre cœur, pourquoi vous aimerait-on ?

« Je reçois plusieurs lettres de Paris, toutes de différents côtés, et toutes disant la même chose. On vous reconnaît de l’esprit, du talent et des moyens d’employer utilement et honorablement votre vie, et on voit avec chagrin que l’objet auquel vous les appliquez va vous les faire perdre et changer l’estime à laquelle vous pouviez prétendre en une stérile pitié pour vos erreurs.

« Ah ! mon ami, il est temps encore, abandonnez vos nobles rêveries, fruits d’une âme belle et grande sans doute, mais qu’un jugement, que la solitude et une imagination trop ardente ont égarée. Pardonnez à celle qui se trompa comme vous, de vous conjurer de revenir comme elle ; vous ne savez pas la profonde douleur que lui cause la situation où elle vous voit, et comme, au prix de ses larmes et de son sang, elle voudrait vous en arracher. Il lui semble vous voir marcher vers un abîme, et chaque pas que vous faites vers lui éveille un remords dans son cœur, comme si c’était elle qui vous y eût poussé.

« Ah, souvenez-vous combien vous m’avez dit souvent qu’avant de publier vos pensées, vous les soumettriez à l’approbation des gens instruits et que ce n’est qu’autant qu’ils les trouveraient justes, que vous les mettriez au jour. Dites-moi un homme, un seul homme qu’elles aient, je ne dis pas persuadé, mais séduit un moment, et je vous donne ma parole de ne plus faire aucun effort pour vous empêcher de poursuivre votre chemin.

« Ma lettre ne vous arrivera que quand votre cours sera commencé, et je sais bien que, quand elle serait arrivée avant, elle n’y aurait pas mis obstacle. Une personne, qui s’est égarée comme moi, ne doit pas s’attendre à pouvoir persuader ; et la vérité en passant par sa bouche perd toute son autorité. Ce n’est donc point sur moi que je compte, mon ami, mais sur vous dont l’esprit est si sain, le jugement si droit, quand vous ne les appliquez pas à l’erreur qui vous perd.

« Je n’ose plus rien ajouter ; il se peut que je vous irrite, il se peut que moins que personne je doive prétendre à vous ramener, parce que cette voix que vous étiez accoutumé à entendre parler comme vous, doit vous blesser plus qu’aucune autre quand elle parle différemment, Et voilà, sans doute, la punition que Dieu me réserve pour le mal que je vous ai fait, c’est de n’avoir aucun moyen de le réparer et de voir un ami qui m’est si cher risquer de se perdre, sans que ma voix puisse l’instruire, ni ma main le retenir.

« Mon ami, vous m’avez beaucoup aimée ; en faveur de ce sentiment, ne ferez-vous rien pour moi. Je vous ai rendu trop malheureux, me direz-vous. Hé quoi ? pour une âme généreuse n’est-ce pas une raison de plus, et n’est-ce pas en me faisant du bien que vous pouvez vous consoler le plus, du tort que je vous ai fait et du trouble que j’ai jeté dans votre cœur ? Voici ce que je hasarde de vous demander : M. D. D… est l’homme le plus éclairé, le plus estimable et le meilleur que je connaisse ; il s’intéresse véritablement à vous, laissez-vous guider par ses conseils et ne faites aucune démarche qu’il pourrait désapprouver.

« Si vous vouliez me répondre, il faudrait m’écrire tout de suite, à Turin, chez M. Destor, directeur des contributions. Nous comptons quitter Rome dans dix ou douze jours, et nous serons sans doute à Turin vers le 15 décembre, et à la fin du même mois à Paris. Je vous reverrai avec le sincère intérêt qui m’attachera à vous jusqu’à la fin de ma vie ; mais, mon ami, si vos idées sur ma croyance me sont toujours aussi opposées, il faudra nous interdire de causer jamais sur ce sujet. Je ne crains point que vos conversations m’ébranlent, mais je ne veux point risquer, sans utilité pour vous ni pour personne, d’entendre parler avec peu de respect de ce que je révère au-dessus de tout.

« Laissez-moi ma foi, elle me rend heureuse ; elle entre dans mon cœur et s’y attache chaque jour davantage ; laissez-moi ma paix, mes espérances, et n’en parlons que quand je pourrai espérer les partager avec vous.

« Adieu, je vois avec plaisir que mon amie et vous avez appris à vous rendre plus de justice. Que mon retour ne trouble pas votre affectueuse bienveillance ; ne me demandez pas plus que je ne puis ni ne veux vous donner ; je serai votre amie jusqu’à mon dernier jour, mais je ne serai jamais que cela.


« À Monsieur Azaïs. »

Cette courageuse lettre est le pendant de celle qu’elle lui avait écrite après son retour à Paris, au risque de le perdre. Ici, elle ne se dissimule pas qu’elle va le blesser, et quoi de plus pénible vis-à-vis d’un être que l’on estime, plus encore, que l’on a aimé ? Elle sait aussi que son propre revirement enlève toute valeur à ses exhortations. Mais elle sait également que les idées incontestablement élevées du philosophe, l’ont confirmée dans l’instinct de rattacher son âme à une puissance supérieure. Elles lui ont fait retrouver plus intimement, plus fortement, le Dieu de son enfance ; elle doit le confesser haut et clair, afin de ne pas laisser entre eux d’équivoque. Et, pour finir, elle lui renouvelle qu’elle restera son amie et ne sera plus jamais son disciple. Décidément, cette sentimentale était énergique. On sait que cette lettre n’eut pas d’effet, puisque ces cours furent très fréquentés.

Azaïs dut en être froissé et l’attribuer, une fois de plus, à l’esprit changeant de l’éternel féminin.

Assurément, il est regrettable de ne pas connaître la contre-partie de cette correspondance. Les lettres d’Azaïs et certaines de Mme de Pastoret eussent été intéressantes, puisqu’elles provoquaient les réponses qu’on a lues. Mais les plus importantes, sans contredit, sont celles émanant de Mme Cottin, où elle montre ses sentiments les plus intimes et nous laisse lire au plus profond de son âme. Les autres lettres n’y ajouteraient rien.

Peu de temps après son retour d’Italie, elle sentit les premières atteintes du mal qui devait l’emporter, car ce ne fut pas la langueur ou le désespoir d’une passion malheureuse, ainsi que certains biographes romanesques l’ont prétendu.

Elle était dans la pleine maturité de l’âge et du talent, et s’occupait d’un ouvrage sur l’éducation. Son intimité avec les filles de Julie Verdier, vivant sous son toit, et auprès desquelles elle avait si souvent joué le rôle de mère, lui donnait tous les droits de l’expérience pour traiter cette question. Elle savait comment faire accepter ses conseils, non seulement par leur à-propos, mais par la douceur et la gaieté qui les accompagnaient. Indulgente et patiente, elle répondait à toutes les questions de ces jeunes cerveaux en éveil. Même pendant qu’elle écrivait, elle leur permettait de l’interrompre, les embrassait, les caressait, écoutait leurs doléances, les calmait et, après leur départ, se remettait au travail, reprenant instantanément le cours de ses idées. Car nous savons combien elle avait le travail facile.

Elle écrivait en même temps un livre sur le christianisme, qui devait s’intituler : « La religion prouvée par le sentiment ». Ce sujet lui convenait mieux qu’à personne ; pour elle, le cœur faisait tout comprendre, tout accepter.

Absorbée dans ses pensées religieuses, elle cherchait à ramener à Dieu un de ses amis, trop imprégné de philosophie rationaliste[53] :

« Nos esprits vous semblent marcher dans une direction si opposée, lui écrit-elle, que vous ne pouvez expliquer que par la fatalité l’amitié qui nous unit l’un à l’autre. Eh bien, que diriez-vous, si je vous assurais que j’ai maintenant la conviction que nos esprits s’entendront comme nos cœurs s’entendent aujourd’hui ? Soyez bien persuadé que je ne vous aimerais pas comme je vous aime, si nous ne devions pas finir ainsi.

« D’abord, nous ne sommes pas dans une route si opposée que vous le dites, car mes idées religieuses vous occupent. Vous les repoussez, il est vrai, mais vous y pensez, et c’est beaucoup ; elles font fermenter votre tête, elles agitent votre sang ; elles vous irritent, cela vaut bien mieux que si vous n’y songiez pas. Si je vous voyais, à cet égard, dans l’indifférence où je vois certaines personnes, je n’aurais aucune espérance et je croirais votre cœur mort avant vous.

« Si les idées religieuses mettent dans un tel état toutes les facultés de votre âme, c’est parce qu’elle a l’instinct que la vérité n’est que là. Ne riez pas, je vous prie, et laissez-moi vous parler de votre âme, que j’aime parce qu’elle est bonne, excellente, pleine de noblesse et de chaleur. N’apercevez-vous pas comme elle combat contre votre esprit, comme elle se révolte fièrement contre ce qu’il veut lui persuader ?… »

Et dans une autre lettre :

« Je porte en moi-même un calme ravissant, une sérénité angélique. Je suis heureuse, je suis sûre de l’être toujours, car mon bonheur n’est pas dans les événements, il est en moi. J’ai appris non seulement à me résigner, mais à aimer les peines que Dieu m’envoie. Elles ne sont que l’expiation de mes torts et je bénis sa justice et sa bonté. Je ne m’enfoncerai jamais dans le chaos des sciences, ma piété n’a pas besoin de savoir, elle est toute d’amour. »

Elle fut très entourée pendant sa dernière maladie, qu’elle supporta avec résignation et douceur. On lui entendait souvent dire : « Que je suis heureuse d’avoir de tels amis pour prendre soin de moi ! »

Après trois mois de souffrances qui furent adoucies par les consolations de la religion, elle mourut, 124, rue Saint-Lazare, le 15 août 1807, à l’âge de trente-sept ans. On l’enterra au Père-Lachaise. Mme Verdier vint l’y rejoindre trente-sept ans après, elle en avait soixante-quinze.

Et, depuis, le silence et l’oubli se firent sur les œuvres de cette femme, qui avaient si fort impressionné la jeunesse d’alors. Il n’est donc peut-être pas* inutile d’en rappeler brièvement les sujets.

Claire d’Albe, qui parut en 1798, est mariée à quinze ans à un homme beaucoup plus âgé qu’elle, et vit avec lui à la campagne. Elle en a deux enfants et prend pour de l’amour le sentiment filial qu’elle lui porte, jusqu’au jour où le filleul du mari vient faire un séjour auprès d’eux. Frédéric est tout jeune, un peu fruste ; il s’éprend de sa cousine, et celle-ci, après l’avoir repoussé avec horreur, brûle pour lui, à son tour, d’un même amour incendiaire. On les sépare. Mais le mari, plein de noblesse d’ailleurs, a la fâcheuse idée de les tromper sur leur état d’esprit réciproque. Frédéric revient, plein de jalousie ; Claire lui dit qu’elle n’a jamais cessé de penser à lui, elle lui cède (fâcheusement aussi, sur la tombe de son père). Il s’enfuit. Elle ne peut survivre à sa honte et meurt le lendemain[54]. Les progrès de cet amour au milieu de remords et de rigueurs qui n’aboutissent qu’à plus d’abandon, sont décrits avec beaucoup de vérité.

Dans le roman de Malvina, paru en 1800, l’auteur semble se représenter, ou tout au moins ses scrupules d’écrivain, qu’elle met dans la bouche de l’héroïne. Celle-ci est arrivée à vingt-quatre ans sans aimer et s’en croit incapable. Veuve, sans enfants, libre après une vie malheureuse, elle a juré à une amie morte de se consacrer à sa fille et de ne pas se remarier. Elle se retire en Écosse chez une parente, Mrs. Birton, où elle s’éprend de sir Edmond, type du libertin séduisant ; ce qui donne à Mme Cottin l’occasion de remarquer que les femmes sérieuses ont toujours un faible pour les mauvais sujets. Tout amoureux qu’il est de Malvina, il séduit, sous ses yeux, une toute jeune fille recueillie dans cette maison avec sa mère, et lorsque Kitty se rend compte qu’il ne l’épousera pas, elle s’unit à Mrs. Birton pour accuser la jeune femme de l’en empêcher. De son côté, sir Edmond croit Malvina éprise d’un prêtre un peu ridicule, mais respectable, M. Prior. Il la fuit, s’imagine la haïr et l’adore plus que jamais. Une fièvre met sa vie en danger, il lui faut une garde-malade. Malvina se présente, il ne la reconnaît pas. Elle passe la nuit seule avec lui et il lui dicte ses dernières volontés. Puis il croit la retrouver dans un autre monde. Il est sauvé pourtant, et lorsqu’elle entend dire qu’une émotion lui serait funeste, elle se sacrifie et disparaît.

Bien que les romans de Mme Cottin manquent en général d’observation, celui-ci a des descriptions de la vie de château très exactes.

Amélie Mansfield (1802) nous montre deux enfants élevés ensemble, qu’on espère voir s’épouser plus tard, mais ils se prennent en aversion. Le comte Ernest part pour faire son éducation, et lorsqu’il revient, au bout de quinze ans, il tombe amoureux d’Amélie. Mais il est dur, violent, il frappe sa cousine pour s’en faire obéir. Celle-ci rompt avec lui et s’attache à un musicien du nom de Mansfield, qu’elle épouse. Après trois ans d’une union mal assortie qui la rend très malheureuse, son mari meurt ; elle va en Suisse. Survient un étranger égaré dans la montagne à qui elle donne l’hospitalité. Il lui témoigne de l’amour, elle le lui rend, lui cède, et il repart sans s’être nommé. C’était Ernest qui avait résolu de se venger d’elle. Cependant il l’aime et tâche de fléchir sa mère pour qu’elle lui permette de l’épouser. La baronne de Woldemar hait sa nièce et refuse. Celle-ci croit Ernest infidèle et part pour Vienne. Devenue très malade, on la transporte chez la baronne, qui l’humilie implacablement. Son fils le lui reproche avec violence. Amélie meurt ainsi qu’Ernest, et la mère se repent tardivement d’avoir fait leur malheur.

On reprochait à Mme Cottin de terminer tous ses livres par une catastrophe. Il paraît que c’était chez elle un système. « Vous nous faites toujours assister au convoi de vos héroïnes, lui disait-on. — Eh ! que voulez-vous que j’en fasse ? répondait-elle. Après des amours pareilles, mes amoureux, pour ne pas s’ennuyer, n’ont qu’un parti à prendre : c’est de mourir. »

Mathilde (1805) est son œuvre la plus remarquable. C’est un épisode des Croisades, dont les personnages tout au moins sont historiques, si leurs actions s’éloignent d’une scrupuleuse vérité. Les cinquante premières pages, dues aux indications de Michaud, sont un exposé plein de grandeur et d’exactitude, et le roman a plus d’élévation que les autres, tout en étant aussi passionné. Il s’agit de l’expédition de Philippe-Auguste et de Richard Cœur de Lion, contre Saladin.

Mathilde, sœur de Richard, doit entrer au couvent, mais, avant de se cloîtrer, elle veut voir les Lieux Saints et s’embarque avec Bérengère, femme de Richard. Dès leur arrivée, les chrétiens sont attaqués par les Arabes ayant à leur tête Malek-Adel. Les princesses sont prisonnières, le vainqueur les traite avec égard et s’éprend de Mathilde. Celle-ci, surprise de tant de noblesse et de beauté chez un infidèle, sent qu’elle n’est pas insensible à son amour. Mais c’est un infidèle et elle doit être l’épouse de Dieu. Elle s’en ouvre à l’archevêque Guilhaume de Tyr. Pour lui être agréable, Malek délivre les captifs et s’attire la colère de Saladin, qui ordonne de rendre la liberté à Mathilde. Elle fait partir sa belle-sœur à sa place, tout en continuant de lutter contre celui qu’elle aime, car ce sentiment lui fait horreur. Le prince, au contraire, redouble pour elle de délicatesse et de dévouement.

Mathilde, cependant, s’échappe avec quelques chrétiens. Surprise dans le désert par des Bédouins, Malek paraît, la délivre et l’emporte sur son cheval. Mais ses soldats se mutinent et l’abandonnent, persuadés que la chrétienne leur portera malheur. Mathilde, seule avec le héros, laisse voir qu’elle partage sa passion ; mais il faut qu’il se convertisse, il le promet. Un vaisseau se rompt dans sa poitrine, ils se croient tous deux près de la mort, lorsqu’on vient à leur secours. Malek ne peut tenir sa promesse, car changer de religion serait trahir son souverain. On consulte les évêques, qui déclarent qu’il doit se faire chrétien. Tout espoir est perdu.

Ce livre a eu un succès colossal ; l’imagerie populaire s’en est emparé ; on en a fait des sujets de pendule, des décorations de vases empire, en un mot, une vulgarisation flatteuse, comme pour les tableaux qu’on représente actuellement sur des tapis, ces orgues de barbarie de la peinture.

Élisabeth ou les Exilés de Sibérie (1806) est plus dépouillé des passions incandescentes qui sont le fond des autres romans. Ici, il s’agit de l’amour filial. Élisabeth, auprès de ses parents exilés en Sibérie et dont le père cache un nom illustre, prend la résolution d’aller seule à pied à Pétersbourg, pour demander sa grâce à l’Empereur. Elle voudrait s’aider de la protection du jeune Smoloff, fils du gouverneur, qui a sauvé la vie à l’exilé dans une chasse, quelques années auparavant. Elle le prie de l’attendre dans une petite chapelle assez isolée. Le jeune homme, séduit par les charmes de la jeune fille, croit à un rendez-vous. Mais la retenue d’Élisabeth le détrompe, elle veut seulement un sauf-conduit pour traverser le pays. Elle fait part de son projet à ses parents qui sont au désespoir.

Providentiellement, un missionnaire, le Père Paul, vient leur demander l’hospitalité. Lui aussi va à Pétersbourg, il accompagnera la jeune fille. Ils partent et traversent la Sibérie au milieu des rigueurs de l’hiver, des fatigues du voyage, de la rudesse des paysans tartares. Le missionnaire tombe malade et meurt ; Élisabeth est donc obligée de poursuivre seule sa route. Elle passe le Volga parmi les glaces, essuie une tempête ; après mille dangers et péripéties, elle arrive dans la capitale, le jour du couronnement du tsar. Elle retrouve le jeune Smoloff, qui l’introduit auprès de l’empereur Alexandre. Le souverain accorde la grâce, la fille dévouée s’évanouit Au retour, Smoloff avoue au père son amour pour Elisabeth. Celui-ci la lui donne, Elisabeth ne consent qu’à la condition de ne pas quitter ses parents.

La Prise de Jéricho ou la Pécheresse convertie.

Poème en prose.

On ne sait pas bien à quelle époque cette œuvre a été publiée ; elle a dû être une des premières, sinon la toute première, à en juger par la date à laquelle M. Suard, qui était un homme de goût, l’avait trouvée digne de figurer dans ses Mélanges.

Josué envoie deux lévites, Horam et Issachar, se rendre compte des forces de la ville ennemie. Ils arrivent sur la terre de Chanaan et, près d’une des portes de Jéricho, voient une jeune fille d’une grande beauté. Elle venait puiser de l’eau à la fontaine et leur offre l’hospitalité. Son nom est Rahab, elle a été violée par les prêtres de Baal. Mais un jour, pendant qu’elle dansait devant l’idole, elle a été frappée de la grâce et s’est enfuie du temple. Les deux étrangers la suivent dans sa demeure et déjà Issachar, saisi d’amour pour elle, demande au Seigneur de lui pardonner son impureté. Des envoyés du roi viennent réclamer les espions qui ont été aperçus et somment Rahab de les leur livrer. Elle les cache et les engage à repartir. Ils veulent l’emmener ; elle s’y refuse, ne voulant pas abandonner son père, sa mère et ses sœurs. Issachar veut rester. Horam attendra que la jeune femme soit revenue lui dire la terreur des Chananéens devant eux. Les envoyés reparaissent, les Israélites leur échappent en se précipitant dans le Jourdain. Rahab va les imiter, mais la pensée de sa famille la retient encore. On s’empare d’elle, on l’enchaîne. Issachar, hors de lui, vient raconter son sort au camp d’Israël qui veut aller la délivrer.

Josué attend les instructions du Seigneur. L’Éternel apparaît environné de tonnerre et d’obscurité ; il ordonne qu’on prenne l’arche d’alliance, les eaux s’écarteront devant elle à la traversée du Jourdain. Les lévites portent l’arche, la tribu suit en une magnifique procession. Les eaux se retirent ainsi que l’avait promis le Seigneur. Les portes de Jéricho sont fermées. Issachar, délirant de retrouver Rahab, exhale sa plainte amoureuse.

Quand l’aube blanchit, le Tout-Puissant ordonne que l’arche fasse sept fois le tour de la ville. Les sacrificateurs la précèdent en faisant retentir leurs trompettes, les murs tombent. Issachar s’élance vers la demeure de la bien-aimée. Son père lui dit que les prêtres sont venus la prendre pour la sacrifier à Baal. Le jeune homme se précipite vers le temple, brise la porte du sanctuaire fermé et voit Rahab, que les prêtres, armés du glaive, vont immoler. Il se jette sur eux. Rahab le supplie de les épargner. Elle voit de loin l’effroyable incendie de Jéricho, s’accuse d’être coupable aussi, et repousse les transports d’Issachar. Mais, le lendemain, elle consent à l’hymen. Magnificences, gloire au Seigneur.

Ce poème a été très injustement jugé médiocre, dès son apparition. Le langage biblique, dans lequel il est rendu, a bien le caractère oriental de ces pays. Les paroles, les images empruntées la plupart au Cantique des Cantiques, en ont toute la poésie et l’exaltation. Les richesses du temple de Baal et de la pompe nuptiale de celui d’Israël ont fourni à l’auteur, ainsi que tout le poème du reste, l’occasion de les décrire avec l’emphase qu’elle employait volontiers dans ses livres et qui, cette fois, est appropriée au sujet. Car, lorsqu’on lit les lettres de Mme Cottin, au style si simple, si naturel, et pourtant si passionné parfois, on ne peut assez s’étonner que, pour aborder le roman, elle se soit crue obligée à un changement aussi complet de sa manière.

Sans doute, elle pensait devoir sacrifier au faux goût[55] de l’époque. Cette exagération dans le romanesque et son agencement puéril, cette extravagance dans la passion, étaient bien le début du romantisme ; maintenant ces sentiments excessifs nous effarent. L’amour, de tout temps, a toujours été pareil, c’est la manière de l’exprimer qui diffère. Poétique ou brutal au moyen âge, délicat ou cruel pendant la Renaissance, solennel ou libertin durant les siècles qui ont suivi, exalté ou mélancolique au temps de lord Byron, Chateaubriand, Lamartine, il est aujourd’hui beaucoup plus simple. On aime tout autant, mais plus simplement, on se le dit plus simplement, on se le prouve… souvent trop simplement.

Aussi, notre époque peu sentimentale ne connaît-elle guère la sensibilité. Au commencement du dix-neuvième siècle tout imprégné de Jean-Jacques, on s’évertuait à ressentir sur tout, à propos de tout, et dans ses nuances les plus subtiles, cette fleur du sentiment, pour laquelle on prenait volontiers ce qui n’était que de la sensiblerie. La sensibilité vraie vient du cœur, la sensiblerie est le produit des nerfs et d’une affectation de vanité… Jean-Jacques, dont le génie était fait de l’un et de l’autre, avait aussi mis à la mode le mot vertu, qui revenait sans cesse dans les discours et les écrits des pourvoyeurs de la guillotine. On continuait à l’appliquer avec aussi peu de justesse, car qui dit vertu dit effort et non l’abandon aux sentiments les moins vertueux.

Dans ses romans, Mme Cottin est incontestablement sous l’influence du demi-dieu d’Ermenonville qu’elle admirait et imitait involontairement. Mais ce qui est bien à elle, ce qu’elle puise dans sa propre nature, dans ses aspirations ardentes et insatisfaites, c’est la chaleur, le feu dont elle doue ses héros et ses héroïnes, l’élan de passion qu’elle leur donne. Et, comme le cœur humain est toujours le même, c’est là le secret qui attache à elle, en dépit du style démodé de ses livres et de leurs combinaisons enfantines. On s’intéresse à son roman personnel si discret, à cause de l’adoration enthousiaste dont elle déborde, et l’on est touché, dans la suite, par tant d’abnégation dans son sacrifice.

Aussi, les Baguerais ont-ils voulu fixer pieusement son souvenir, car c’est parmi eux qu’elle a aimé.

À la prière de son dévot admirateur, le baron de Cardaillac, un sculpteur du pays, Escoula, a fait sortir du marbre les traits charmants de celle dont la présence a illustré la ville pendant plus d’une année. Le 28 août 1910, tout Bagnères était donc réuni dans une allée ombreuse du parc des Thermes, pour l’inauguration du bas-relief qui la représente. Sous son image ont été gravées deux lignes prises dans une de ses lettres, d’un sentiment tendre tout à fait caractéristique : « C’est la récompense d’avoir su bien aimer que d’aimer de plus en plus, en avançant vers la mort. » Aussi, les poètes ont-ils tenu à la chanter et c’est toujours la femme, et la femme amoureuse, qu’ils célèbrent dans leurs vers.

L’un d’eux, M. Larribeau, professeur à Confolens, lui dit parmi ses strophes :

Toi, tu savais aimer et te donner vraiment,
C’est toi qu’on feuilletait aux pages de ton livre,
Âme charmante et tendre, en proie au cher tourment
Qui fait mourir parfois et qui pourtant fait vivre.

Un habitué de ces verdoyantes montagnes et de ces eaux bienfaisantes, Laurent Tailhade, lui dit à son tour :

Dans un exil béni que Messidor fleuronne,
L’amour, ton maître, et la sagesse, ta patronne,
Te suivirent, chacun te parlant tour à tour
Mais ton cœur affamé n’écouta que l’amour.
Car, avant de cacher sous les funèbres toiles
Tes yeux, tu demandais aux clémentes étoiles.
Aux sources, aux ravins, aux bois peuplés de nids,
Pour la dernière fois ces transports infinis.
Et l’étreinte suprême et les baisers farouches.
Apposés comme un scel de flamme sur ta bouche,
Dévorants et si doux qu’on en voudrait mourir.

Mais tes chers yeux, tes yeux d’agate et de saphir,
Où parfois tressaillaient des ombres incertaines,
Tes yeux où rubanaient les herbes des fontaines,
Comme en un lac perdu sous des myosotis,
Attendirent en vain les soirs d’oaristys.
Et l’amant ne vint pas ! Mais, sur les herbes mortes
La faucheuse parut et seule ouvrit la porte.
Repose désormais dans le calme vallon !
Voici l’ombre des pins, des sorbiers et des frênes.
Ton image y paraît plus calme et plus sereine,
Sous le bandeau royal de tes lourds cheveux blonds.

Un ciel de riche azur dans ta mate prunelle
Fait tomber par instant le regard du soleil :
Endors-toi d’un paisible et radieux sommeil,
muse de l’An Deux ! L’Art t’a faite éternelle.

FIN

Les éditions des œuvres de Mme Cottin sont très nombreuses. Le catalogue de la Bibliothèque Nationale en fournit une liste considérable. Celles de 1798, 1800, 1802, 1805 ont disparu, à moins qu’il ne s’en trouve dans quelque maison de campagne au plus reculé de la province, où elles avaient pénétré. En sorte qu’on ne connaît même pas le nom des premiers éditeurs. Les plus anciens volumes qu’on retrouve aujourd’hui, incomplets, dépareillés, sont de 1806, édités par Michaud seul, ou Michaud et Giguet. Il y a eu les œuvres complètes, ou des éditions de volumes séparés ; la dernière est de 1896. Certaines sont précédées de notices sur l’auteur. Les romans ont été traduits en espagnol, portugais, italien, anglais. Beaucoup sont accompagnés de portraits et, en général, du buste sculpté par de Seyne, dessiné par Picon, gravé par Caron. (Le portrait placé en tête de cet ouvrage est celui du Plutarque Français, dans l’article d’Allissan du Chazet. La dernière image représente le bas-relief

d’Escoula.)

APPENDICES


I

Henri de Caumont, duc de la Force, né en 1679, descendant de plusieurs générations dévouées à la religion réformée sous Henri III, Henri IV et Louis XIV, vit son père l’abandonner avant lui et lui-même fut converti à l’âge de treize ans. Il se signala par son zèle à ramener ses coreligionnaires au catholicisme dans la Guyenne et sur l’étendue de ses domaines. En 1700, à la tête d’un régiment de dragons, selon le fâcheux système du moment, il appuyait la persuasion par la force armée et arbitraire.

Il persécuta, à Bergerac, la famille d’un jeune homme de seize ans, nommé Jean Marteilhe, lequel chercha, comme beaucoup d’autres protestants, à gagner les Pays-Bas. Arrêté à la frontière sous le prétexte qu’il était sans passeport, il fut condamné aux galères par ordre de Louis XIV à M. de la Vrillière, ministre d’état, et a raconté ses souffrances dans Les Mémoires d’un Protestant, édités en Hollande en 1725. Ce livre curieux a été réimprimé en 1865, aux frais des Écoles protestantes du dimanche.

Michelet trouvait ces mémoires de premier ordre, « écrits comme entre ciel et terre ». Voir aussi La vie aux Galères, par Savine… éditeur Michaud.

La lettre qui suit, publiée par M. Ch. Read dans Le Bulletin du Protestantisme Français, écrite par le duc de la Force à M. de Pontchartrain, chancelier et garde des sceaux, montre le désir du courtisan d’être agréable à son maître.


« La Force, 15 octobre 1699.
« Monsieur,

« Les révérends pères Jésuites commencèrent dimanche dernier à faire leur instruction dans l’une des chambres du château de la Force. La chapelle, comme j’ai eu l’honneur de vous le mander, n’était pas encore en état. Il s’y trouva environ trois à quatre cents nouveaux convertis, mais, à la réserve de deux ou trois principaux, il n’y avait que des paysans quoique j’eusse régulièrement fait avertir tout le monde, comme vous avez vu. Monsieur, par la lettre que j’ai écrite aux curés.

« En voyant que les plus aisés des paroissiens négligeaient de s’y trouver, je leur envoyai lundi dernier à chacun un billet pour leur dire de venir me parler ; ils y sont venus presque tous et lorsque a je leur ai représenté que l’intention du roi était qu’ils s’instruisissent et que Sa Majesté voulait qu’ils assistassent aux explications qui se font ici, j’en ai trouvé très peu de dociles et, quoique le nombre de ces principaux monte à plus de cent, il ne s’en est trouvé mardi que dix ou douze. Je ne compte point les paysans, car si cette centaine faisait son devoir, il est certain que tous les autres suivraient leur exemple et que les églises, qui sont présentement désertes, se trouveraient remplies.

« J’ai déjà eu l’honneur de vous dire. Monsieur, dans une de mes lettres, que le voisinage de Bergerac et de Sainte-Foy est d’un grand obstacle pour les conversions ; je l’ai expérimenté dans cette dernière rencontre, car plusieurs qui se disaient bourgeois de Bergerac et qui sont pourtant établis depuis longtemps dans le duché, quand on les presse de se faire instruire, vont y u demeurer et se croient là comme dans une ville de sûreté, à l’abri de toutes les instructions contre lesquelles ils sont fort en garde. Mardi même, en ayant envoyé chercher sept ou huit devant que la conférence commençât, et leur ayant dit que le roi voulait qu’ils y assistassent, il y en eut quelques-uns qui balancèrent sur ce qu’ils avaient à faire ; mais un d’entre eux nommé Cheissac, sieur de Fongrade, qui demeure depuis douze ans dans le duché de la Force, prit la parole pour tous en disant : Nous sommes bourgeois de Bergerac et, quand le roi donnera ses ordres à Bergerac, nous verrons ce que nous aurons à faire. Cette parole, dite d’un air de mutinerie, acheva de déterminer tous les autres. Il s’en alla et ils le suivirent, quoique un père Jésuite fît tout ce qu’il put pour les faire entrer.

« La conférence commença ensuite et, après une lecture de l’Écriture sainte et une prière en français, le père Dubois expliqua un point de controverse qui était la perpétuité de l’Église et demanda ensuite à tous les nouveaux catholiques, chacun en particulier, s’ils avaient quelque difficulté à proposer et de ceux qui avouèrent être convaincus on en fit un état en forme de procès-verbal dont je vous envoie la copie. Faites-moi l’honneur, Monsieur, de me mander ce que je ferai de l’original. Je fis ensuite appeler par mon secrétaire tous ceux à qui j’avais écrit de s’y rendre, pour savoir ceux qui ne s’y étaient pas trouvés, et j’ai ordonné au juge d’ici d’aller chez ceux-là et de leur dire s’ils refusent d’aller aux conférences, la raison pourquoi et de dresser procès-verbal de leurs réponses, dont j’aurai l’honneur de vous envoyer copie, par le premier ordinaire.

« Mais je vous supplie, Monsieur, de me faire savoir comment le roi veut qu’on en use à l’égard de ceux qui refuseront absolument de s’y trouver et encore à l’égard de ceux qui, ne se contentant pas de n’y pas venir, empêchent les autres de s’y rendre, ou les raillent en leur disant des injures quand ils y ont été et les traitent de papistes et de renégats, car il est certain que l’exemple de ceux-là qui sont les principaux et les chefs attirera toute la population, et qu’aussi, s’ils n’y viennent pas, ceux même qui y assistent présentement, discontinueront de le faire. J’avais déjà eu l’honneur. Monsieur, de vous proposer deux moyens pour cela : l’un que le roi leur imposât quelque amende pécuniaire qui allât toujours en augmentant, applicable au rétablissement des églises détruites ; l’autre que Sa Majesté leur envoyât quelques cavaliers qui sont en garnison de ceux qui sont à Bergerac, car je puis vous assurer. Monsieur, qu’aussitôt qu’on aura réduit ces principaux, il ne restera plus ici de l’hérésie. De plus, si le roi voulait avoir la bonté de me donner dans chaque paroisse deux ou trois cents francs de taille, pour pouvoir soulager ceux qui font bien leur devoir, et la rejeter sur ceux qui ne le font point du tout, cela serait d’un grand efficace et le roi n’y perdrait rien, car, comme ils sont presque tous ici de la religion, les syndics et les collecteurs se soulagent les uns et les autres par l’espérance de la représaille. J’attends sur tout cela les ordres du roi.

« Cependant, Monsieur, je continuerai trois fois la semaine à faire faire des instructions, j’y ferai venir ceux que je pourrai, ferai signer chaque point de controverse qu’on aura traité, à ceux qui assisteront et n’auront rien à dire contre et enfin généralement tout ce que je croirai pouvoir contribuer à les fortifier dans la religion catholique, apostolique et romaine.

Je suis toujours très sincèrement. Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

« Le duc de la Force. »

Condamnation de Jean Marteilhe.

« Jean Marteilhe, Daniel Legras, s’étant trouvés sur les frontières sans passeport, Sa Majesté prétend qu’ils seront condamnés aux galères. Je suis, etc.

« Le marquis de la Vrillère. »

II

Imprimés 4 1 1 1. — Mémoire pour Daniel Cottin, marchand à Saint-Quentin, tant en son nom qu’en qualité de tuteur de ses enfants, et de feue dame Esther Couillette sa femme, intimé contre M. le procureur général, appelant comme abus.

Fait.

L’intimé est originaire de Bohain près Saint-Quentin, il est fils d’un marchand qui fait un commerce considérable ; il est venu à Paris en 1698 dans le dessein de s’instruire dans le commerce et de s’y faire recevoir marchand. Il est entré chez le sieur Hugla ; son brevet d’apprentissage pour les trois années est du 7 septembre 1698. Il a demeuré pendant trois ans chez le sieur Hugla, rue des Bourdonnais. L’apprentissage fini, il a rendu service aux marchands pendant trois autres années, il a donc eu un domicile de fait à Paris, pendant six ans.

Il est vrai qu’il ne rapporte pas de preuves par écrit de ce domicile en aussi grand nombre qu’il aurait pu le faire s’il avait été à portée de prévoir qu’il dût être contesté, mais c’est un fait public. Il demeurait en 1704 chez le sieur Constant, marchand, rue de la Truanderie, paroisse Saint-Eustache, qui l’a ainsi annoncé dans une quittance finale et devant notaire, du 26 février 1707.

En 1705, il a demeuré chez le sieur Alleaume, rue des Bourdonnais, qui lui a donné un certificat et le même jour 26 février 1707.

De là, il a demeuré chez un autre marchand, rue des Prouvaires.

La foi et la probité de ces négociants ne sont point suspectes, c’était d’ailleurs un domicile nécessaire puisque, pour acquérir la qualité de marchand, il faut un apprentissage de trois ans et avait été chez les autres marchands pendant trois années.

Le 4 avril 1705, l’intimé a loué un appartement chez M. Bonnerot, procureur au Châtelet, rue de la Truanderie, moyennant vingt-six livres par an. Le bail est pour trois ans, passé devant notaires, et l’intimé y est qualifié demeurant rue des Prouvaires. Il a enfin été reçu marchand à Paris le 27 mars 1705 et depuis ce temps a été imposé à Paris à la capitation. C’est dans la même année, le 11 août 1705, qu’il a été marié dans la paroisse de Saint-Eustache avec demoiselle Esther Couillette, fille de Jacques Couillette, lieutenant de la mairie de Chauny. L’acte de célébration doit être ici transcrit en entier.

Extrait du registre des mariages faits dans l’église paroissiale de Saint-Eustache à Paris.

« Du Mardy 11 août 1705, après les fiançailles faites hier au ban public en cette église, sans opposition contre, le 6 de ce mois, dispense des deux autres bans non publiés, obtenue de S. E. l’Archevêque de Paris en date du 3 de ce mois et insinuée le 4 du dit mois ; autre dispense de parenté, du 4e degré entre les parties cy après nommé, obtenue de Notre S. P. le Pape Clément XI, le 5 des ides de Juin dernier, fulminée par le Sieur Le Normand Notre Docteur de Sorbonne Official de Paris le 8 de ce présent mois, insinuée le même jour. Nous avons marié Daniel Cottin, marchand bourgeois de Paris, fils de Daniel Cottin et de Magdeleine Agombert, demeurant rue de la Truanderie et Anne Esther Couillette, fille de Jacques Couillette receveur de l’Abbaye Royalle de Royaumont et de Marthe Cottin, demeurant rue des Prouvaires, tous deux nos paroissiens, en présence du père du marié, de Jean Cottin, son frère et de M. Jacques le Serrurier l’avocat au Parlement, demeurant rue de Betisy, son cousin et J.-J. Constant marchand bourgeois de Paris demeurant susdite rue de la Truanderie, son al cy devant son hôte et encore en présence du père de la dite mariée et de sa mère, de Jacques Couillette marchand à Rouen, son frère, de Noël Petit marchand bourgeois de Paris, demeurant rue Saint-Martin paroisse Saint-Nicolas des Champs, son ami, tous lesquels témoins tant de part que d’autre après avoir représenté l’édit du mois de Mars 1697 et les peines y contenues qu’ils ont dit tous bien scavoir, nous ont tous certifié du domicile des deux parties sur cette paroisse, depuis plus de 6 mois de ce diocèse depuis plus d’un an et ont signé, collationné à l’original par moy prêtre docteur en théologie de la faculté de Paris, Vicaire en la dite église le 12 Octobre 1705.

« Signé : Delamet. »


On voit par cet extrait que les pères et mères des parties et les parents ont assisté à la bénédiction et ont certifié le domicile à Paris.

La demoiselle Couillette était pareillement demeurant à Paris ; elle avait passé quelques années dans la communauté des Nouvelles Catholiques à Noyon le 18 avril 1705 ; il lui avait été fait bail par notaire d’un appartement rue des Prouvaires et il paraît qu’elle y demeurait avant le bail. Le bail est de cinq mois antérieur au mariage.

Depuis, le mari et la femme ont continué jusques 1706 à demeurer à Paris et y ont été imposés à la capitation.

En 1706 ils ont conçu le dessein de transférer leur domicile à Saint-Quentin.

Feu M. d’Aubigné, évêque de Noyon, avait destiné la demoiselle Couillette à un autre mariage, il prétendait que c’était à lui de lui choisir un mari parce qu’elle était nouvellement catholique.

Il ne put dissimuler son chagrin quand il apprit qu’elle avait épousé l’intimé. Les deux époux arrivés à Saint-Quentin, l’évêque les alarma sur leur état, leur faisant entendre qu’ils n’avaient pu se marier valablement à Paris. Pourtant le mariage était paisible concordant les deux familles de bonne foi. Tout ce qu’aurait pu faire l’évêque au cas où le domicile à Paris n’ait pas été certain, était de leur enjoindre de réhabiliter leur mariage.

M. d’Ormesson, commissaire départi dans la province, voulut bien s’entremettre, le fait est prouvé par une lettre de M. d’Ormesson au sieur Couillette, beau-père de l’intimé.

« Soissons. — Ce 14 Janvier 1706, M. de Noyon m’a fait réponse. Monsieur, et témoigne qu’il sera content lorsque vous aurez fait faire 3 publications de bans à Chauny, à Bohain et à Saint-Quentin et qu’ensuite vos jeunes mariés reçoivent une deuxième fois la bénédiction nuptiale par le curé de Saint-Quentin où ils sont résidents. Je vous exhorte à satisfaire incessamment aux intentions de Mr  de Noyon et au règles de l’Église ; c’est à vous à prendre toutes les précautions nécessaires pour que le tout se fasse sans beaucoup d’éclat. Je suis Monsieur tout à vous. »

« Après cela, l’intimé ne crut rien risquer en se soumettant à ce que voulait l’évêque de Noyon, il fit publier les trois bans. Mais l’évêque défendit au curé de donner la bénédiction nuptiale. Ce fait sera prouvé.

« L’intimé ne pouvant vaincre le refus de l’évêque prit le parti de s’en tenir à son mariage et d’en soutenir la validité.

« Sa femme accoucha d’un fils en juin 1706. Le curé de Saint-Jacques de Saint-Quentin donne à l’enfant sur le registre la qualité de fils illégitime de Daniel Cottin et d’Anne-Esther Couillette. Le parrain (l’aïeul maternel) se récrie ; le curé répond que ce qui prouve l’invalidité du mariage c’est qu’il a publié des bans et depuis il n’y a point eu de bénédiction nuptiale. Le parrain se retire sans signer.

« Contestation en la prévôté de Saint-Quentin, où le curé est désigné pour être condamné à rayer : fils illégitime.

« Le curé se défend, offre de faire le changement après que les parties se seront retirées devers M. de Noyon pour de son autorité faire subsister le mariage, rapporter l’acte ou la permission de passer outre au nouveau mariage.

« Sur cette contestation, il y a sentence en la prévôté qui ordonne la réformation du registre, le curé condamné aux dépens.

« Le curé appelle au bailli de Saint-Quentin.

« C’est alors que l’évêque de Noyon a excité le ministère du procureur général, mais ce n’était plus dans l’année de la célébration du mariage, ce qui opéra la fin de non-recevoir.

« La cause, portée au bailliage sur l’appel, le substitut du procureur général, a interjetté appel comme d’abus du mariage célébré à Paris, sur quoi sentence du 10 janvier 1707 qui donne acte que l’appel comme d’abus et ordonne que les parties se pourvoieront à la cour.

« Au cours de ces procédures, la femme de l’intimé est accouchée d’un deuxième enfant.

« Elle est morte en décembre 1707, après avoir reçu les sacrements.

« L’intimé, en qualité de tuteur de ses enfants, a repris l’instance de l’appel comme d’abus, son intérêt personnel est joint à celui de ses enfants. Les deux familles interviennent pour soutenir leur état.

« Suit la discussion juridique de l’appel.

« Signé : H. Guillet de Blaru, avocat. »

Le Cottin passé en Angleterre doit être celui qui est cité dans un article ayant pour titre : Family of Cottin du Genealogist, périodique anglais de 1907 et qui a pour auteur un parent éloigné, M. Keith W. Murray.

« 1705. — Le 24 décembre, baptisé par le vicaire de Saint-Jacques, Jean-Josias, fils de Daniel Cottin commerçant de cette ville (Saint-Quentin) et de Elisabeth Bech, sa femme, né le même jour.

Ce Cottin fut sans doute le Josias Cottin, naturalisé anglais en 1735. Il mourut le 6 février 1776, à l’âge de soixante ans, et fut enterré à Tottenham, comté de Middlessex. Il a eu une brillante descendance.

Le père de Jean-Josias était ce Daniel Cottin qui eut les difficultés citées plus haut.

De sa première femme Esther Couillette, il avait eu deux enfants, dont le second John Daniel Cottin, né en 1707, a été naturalisé anglais en 1739, Par Georges III. »

Voir à la Bibliothèque Nationale, aux imprimés

4111, le mémoire ci-dessus.

III

M. Jean Cottin a été nommé directeur de la Compagnie des Indes, par arrêt du Conseil d’État du 28 janvier 1759, ainsi qu’il résulte de l’extrait suivant :

« Cottin (deuxième branche premier degré). Noble Jean Cottin, écuyer, cousin germain de noble Henri Daniel Cottin, né à Saint-Quentin le 18 septembre 1709, fut nommé directeur de la Compagnie des Indes par arrêté, en 1759, sur la réputation qu’il s’était faite dans le commerce et qui lui a mérité au mois de juillet des lettres patentes d’annoblissement qui ont été enregistrées en chambre des Comptes etc.

« Il avait épousé, en premières noces, demoiselle Louise Aimée Fromaget, fille de Vincent Fromaget, écuyer, aussi directeur de la Compagnie des Indes. Il en a eu deux enfants.

« I. Jean-Louis Cottin.

« 2. Noble Jean Cottin de la Thuillerie, capitaine grand exempt français de la Compagnie des Cent Gardes Suisses, de la garde ordinaire du roi.

« Noble Jean-Louis Cottin écuyer, né le 6 septembre 1735, épousa, le 15 janvier 1755, demoiselle Jeanne Catherine Girardot. De ce mariage est né Jean-Paul-Marie Cottin, écuyer etc. »

Armoriai général d’Hozier, page 63 du registre 6« Paris typ. Firmin Did. frère et fils, fac-similé de l’édition originale à Paris de l’imprimerie Prault, quai de Gèvres au Paradis — MDCCLXVIII —

qui est à la Bibliothèque Nationale, département des Imprimés.

IV

Extrait du procès-verbal de l’Assemblée Nationale 20 septembre 1791.

Un membre a représenté que les sieurs Jauge et Cottin, citoyens de Paris et Bordeaux, avaient ensemble ou séparément rendu des services importants à diverses époques de la Révolution. Qu’en 1789, quand la disette se faisait sentir, ils ont ouvert sur leur maison de commerce un crédit de 600000 francs à la municipalité de Paris, qu’ils ont escompté pour 297 000 francs de billets donnés aux ci-devant gardes françaises pour l’acquisition des casernes et autres objets appartenant à cette troupe ; qu’ils rendirent ainsi la plus grande confiance et la circulation la plus facile à ces billets, qui n’étaient reçus qu’avec une perte considérable ; enfin qu’ils ont fourni aussi, sans intérêt et sans commission, dix mille livres sterling de traites sur l’Angleterre à l’effet de payer des farines dont la France avait le plus urgent besoin et que le gouvernement était alors dans l’impossibilité de payer. Que le sieur Jauge, en qualité de premier aide-de-camp ayant rang d’aide-major général de la Garde Nationale parisienne, avait servi avec le plus grand zèle dans toutes les circonstances difficiles depuis le mois de juillet 1789. — Que le plus grand moyen de multiplier les vertus et les actes civiques est de témoigner la reconnaissance publique aux citoyens qui ont bien mérité de la Patrie.

Ce membre a demandé qu’il fut fait, dans le procès-verbal, une mention honorable des services rendus par les sieurs Jauge et Cottin, et que le président de l’Assemblée fût chargé d’écrire, au sieur Jauge, une lettre pour lui témoigner la satisfaction de l’Assemblée sur la manière dont lui et le sieur Cottin se sont comportés depuis le commencement de la Révolution. La motion, mise aux voix, a été adoptée et décrétée en ces termes :

« L’Assemblée Nationale décrète qu’il sera fait une mention honorable dans le procès-verbal des services rendus par les sieurs Jauge et Cottin dans le cours de la Révolution ; et que le Président écrira au sieur Jauge pour lui témoigner que l’Assemblée Nationale est satisfaite des services que lui et le sieur Cottin ont rendus à la chose publique depuis le commencement de la Révolution. »

Copie de la lettre du Président de l’Assemblée Nationale à M. Jauge.


« 30 septembre 1791.

« L’Assemblée Nationale, Monsieur, a entendu avec sensibilité les détails qui lui ont été présentés, des services importants que vous et M. Cottin avez rendus à la chose publique depuis le commencement de la Révolution. Si quelquefois le récit d’événements désastreux a fait naître dans l’Assemblée Nationale le silence de la douleur, souvent aussi le tableau des scènes consolantes pour les amis de l’humanité a excité de vifs applaudissements. Plusieurs citoyens vrais amis de la liberté ont déployé tout le courage et toute l’énergie que le patriotisme seul peut donner pour prévenir et pour adoucir les maux inséparables d’une grande révolution. Votre nom. Monsieur, et celui de M. Cottin seront toujours cités avec avantage parmi ceux des Français qui dans ces temps difficiles se sont distingués par leur zèle et leur dévouement civiques ; ils sont voués à la reconnaissance de vos concitoyens et de la postérité qui n’apprendra pas sans être touchée, que dans les circonstances les plus orageuses, tout ce qui était à vous, tout ce que vous aviez de plus cher, votre temps, votre fortune et votre vie, étaient à la Patrie. L’Assemblée Nationale me charge de vous en exprimer sa satisfaction.

« Le Président de l’Assemblée Nationale :
« Thouret. »


V


Julie Verdier de la Carbonnière, née Venès, eut trois filles :

Delphine, l’aînée, épousa le baron de Clarac, un voisin de Lot-et-Garonne.

Mathilde, la plus jeune, épousa Amédée Jauge, fils de Théodore Jauge et de Marguerite Cottin.

Hélène Jauge, leur fille, épousa Auguste Harlé, artiste peintre. Ils eurent trois fils dont le commandant Harlé (Louis), auquel nous devons ces précisions de famille et maints documents pour cet ouvrage.

Élisay la cadette, devint la femme de Théodore Jauge, frère d’Amédée. La bénédiction nuptiale leur fut donnée à Paris par le pasteur Chenevière. Cécile Jauge, leur fille, épousa Amédée Bouffé. Cécile Bouffé, qui se maria en 1859 avec Charles Vincens, n’était autre qu’Arvède Barine, dont le distingué talent, s’est employé un des premiers aux recherches historiques qui ont tant de succès en ce moment. Elle a laissé un fils, Ernest Vincens, ingénieur.


VI


Michaud, Savoisien venu à Paris en 1790, écrivit d’abord des poésies déclamatoires républicaines sur la Déclaration des droits de l’homme, l’Immortalité de l’âme, etc. Il fonda le journal la Quotidienne et fut condamné à mort en 1795 pour les doctrines royalistes qu’il y professait. Il parvint à se soustraire à l’exécution de ce décret, qui fut rapporté l’année suivante. Nommé académicien sous l’Empire, sa gratitude bonapartiste lui fit célébrer en vers le mariage de l’Empereur et la naissance du roi de Rome. Mais, s’étant mêlé à des intrigues royalistes en 1813, il fut encore poursuivi, puis amnistié. Sous la Restauration, il fut nommé censeur des journaux et directeur de la Quotidienne.

Il a écrit l’Histoire des Croisades (5 vol.), la Bibliothèque des Croisades (4 vol.), une Correspondance d’Orient, l’Histoire de l’empire de Mysore, et a publié avec Poujoulat des Mémoires pour servir à l’histoire de France depuis le treizième siècle. Enfin il est le fondateur de la Biographie universelle et de l’Institut historique.


VII

Amédée de Pastoret, dont le frère Maurice était mort à dix-sept ans, avait composé dans sa jeunesse un poème assez médiocre intitulé les Troubadours et un autre les Normands en Italie, qui ne paraît pas lui avoir été supérieur. Il fut conseiller d’État sous la Restauration et sénateur sous le second Empire, malgré que le comte de Chambord l’eût fait administrateur de ses biens. Il a laissé le souvenir d’un esprit distingué.


PARIS. — TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE. — 19206.

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

Appendices
RÉCENTES PUBLICATIONS DE LA LIBRAIRIE PLON

La Vie au Théâtre. Troisième série : 1911-1913, avec un index des noms cités dans les trois séries, par Henry Bordeaux. Un volume in-16 3 l’r. 50

Les Idées et les Hommes. Essais de critique, par André Beaunikh. Un volume in-16 3 fr. 50

Visages de femmes. Jacqueline Pascal. — Mlle de Roannez. — Mlle Magdelon. — La comtesse de Sabran. — Lucile de Chateaubriand. — Mmes de Staël et de Beaumont. — Rahel. — Marceline Desbordes-Valmore. — Ohé. — Adèle. — Adèle Schopenhauer — Marie de la Morvonnais. — Eugénie de Guérin. — La Mode sous le deuxième Empire, par André Beaunier. 3e édition. Un volume in-16 3 fr. 50

Psychologie de l’adolescence, Nos Lycéens. Études documentaires, par J. Fontanel, professeur de l’Université. Un volume in-16 3 fr. 50

Apostolat d’un prêtre lorrain. Gustave III et la rentrée du catholicisme en Suède, d’après des documents inédits, par P. Fiel et A. Serrière. Avec une préface de M. Méziéres, de l’Académie française. Un volume in-16 3 fr. 50

France et Rome. La Pragmatique sanction. — Le Concordat de François Ier. — Un Français à Rome. — La Politique religieuse de Louis XIV. — La Constitution civile du clergé. — Le Concordat de 1801, par Louis Maoelin. 2e édition. Un volume in-16… ; 3 fr. 50

Le Féminisme sous le règne de Louis-Philippe et en 1848, par Léon Abensour. Avec une préface de Jules Bois. 2e édition. Un volume in-16 3 fr. 50

Les Grandes Mystifications littéraires. Deuxième série, par Augustin-Thierry. 2e édition. Un volume in-16. 3 fr. 50

Grands procès oubliés. L’Assassinat de Paul-Louis Courier, par Louis André. 2e édition. Un volume in-16. 3 fr. 50

Le Crépuscule d’un romantique. Hector Berlioz (1842- 1869), d’après de nombreux documents, par Adolphe Boschot. 2e édition. Un fort volume in-16. 5 fr

(Ouvrage couronné par l’Académie française, prix Montyon.)


paris. TVP. PLON-NOURRIT et Cie, 8, RUE GARANCIÊRE, 6e. — 19206.

  1. Peut-être du Génie du Christianisme, qui avait paru en 1802.
  2. Femme de lettres anglaise, auteur de Saint-Clair or the heiress of Desmond ; The wild Irish girl ; The Missionnary ; France, 1816 ; The Princess ; Autobiography, etc.
  3. M. Lafargue.
  4. M. Jean de Vaisne.
  5. Oncle de Mme Cottin.
  6. Mémoires, Mademoiselle de Clermont, Madame de Maintenon, les Veillées du château, les Petits émigrés, etc.
  7. Adèle de Sénange, Marianne, Charles et Marie.
  8. Corinne, Delphine, l’Allemagne.
  9. On se demande comment il les avait eues, car la famille de Mme Cottin, ayant appris leur existence, les réclama à la personne qui les avait en sa possession. Une correspondance fut échangée sans effet. Puis, un jour, ces lettres parurent sans que la famille en ait eu connaissance.
  10. Auteur des Jeudis de Mme Charbonneau.
  11. Médecin physiologiste, né en 1757, mort en 1808.
  12. Président au tribunal civil de la Seine. Il nous a communiqué des lettres très intéressantes, dont nous lui adressons ici tous nos remerciements.
  13. On trouve encore le nom de Mme Cottin dans Larousse, Bouillet, Bachelet et Desobry, Diction. gén. de biographie et d’histoire ; Rabbe, Biogr. univ, des Contemporains ; Feller, Biogr. univ. ; Vapereau, Dict. univ. de littérature ; La Minerve ; Fraissinet, La France protestante.
  14. Voir appendice I.
  15. À Marie Renac.
  16. Le registre de baptême à St-Eustache porte que le parrain se fit représenter par le domestique de Mr Risteau, et la marraine, Marie Renac, veuve de Mathieu Risteau, le fut par la femme de chambre de sa belle-fille.
  17. Son exécution est racontée par Lenôtre dans le Baron de Batz. Il dit ailleurs, dans ce volume : « Il fallait un agent de change, on prit Jauge. »
  18. Nous tenons du commandant Louis Harlé (app. V), arrière-petit-neveu de Mme Cottin, les papiers de famille qui nous ont permis d’établir ces précisions. Nous lui exprimons notre reconnaissance de l’aide si obligeante qu’il a bien voulu nous donner.
  19. Voir Daniel Cottin et l’évêque de Noyon app. II.
  20. On croit qu’il était atteint d’une angine de poitrine.
  21. Ancien fief de Bonneval, appartient actuellement au docteur Ribot, fils de l’homme d’État.
  22. André Cottin, qui avait été emprisonné comme suspect.
  23. Félicité Lafargue.
  24. Il fut acheté dans la suite par Mme Verdier. Mme Amédée Jauge (voir app. V) en a hérité de sa mère et y a vécu avec son mari et ses enfants.
  25. Nommé académicien à la reconstitution de l’Académie, grand ami de lettres de Mme Cottin, mourut conseiller d’État en 1803. Son prétendu suicide pour la châtelaine de Champian, redit par tous ses biographes, est probablement une inexactitude de plus.
  26. On a beaucoup dit qu’il s’agissait de Michaud, mais certains biographes font la réflexion que les désagréments politiques qu’éprouva Michaud se passaient en 1795 et que le premier roman de Mme Cottin parut en 1798. Il est possible qu’il se soit agi de M. de Vauxblanc.
  27. Était-ce Gramagnac, Jean de Vaisne, Félix Faulcon ?
  28. Les Animaux peints par eux-mêmes.
  29. Actuellement celui de l’Automobile-Club, place de la Concorde.
  30. Ce portrait est la propriété de la comtesse Joachim Murat.
  31. La récente exposition des œuvres de David au Petit Palais, en réunissant toutes ces toiles prêtées par leurs divers possesseurs, a permis au public de les admirer.
  32. André Beaunier, Trois Amies de Chateaubriand.
  33. Le comte de Lamyre-Mory a laissé huit enfants : Marie, comtesse de Lur Saluces ; Ferdinand, marié à Mlle de La Borie ; Alexandre ; Eugénie, comtesse de Beaurepaire Louvagny ; Caroline, baronne de Vassal-Cadillac ; Robert, et deux religieuses carmélites.
  34. À ce moment-là, on menait de bonne heure les jeunes filles au bal ; aussi le même Bouilly raconte-t-il naïvement des choses invraisemblables, arrivées à des danseuses de quatorze ou quinze ans.
  35. Ramond, dans ses Observations sur les Pyrénées, en a fait une admirable description devenue classique.
  36. Il épousa en 1812 sa nièce, Pauline Jauge, sœur de Théodore et d’Amédée. On a de lui un livre politique intitulé : l’Esprit du siècle, paru en 1821 chez J.-G. Dentu, imprimeur-libraire.
  37. Académicien sous l’Empire, Ramond fut aussi vice-président du Corps législatif et préfet du Puy-de-Dôme. Sa femme apprit aux Bagnéraises à tirer parti de leurs tricots de lainage.
  38. Il eut quatre enfants : deux fils, Auguste et Charles de Lugo, qui ne se marièrent pas, et deux filles. L’aînée épousa M. de Foronda, un Espagnol de Pampelune, et l’autre un Français, M. Eugène Desazars de Montgaillard. Leurs enfants habitent toujours Bagnères. Les sources de Bagnères étaient alors réparties entre plusieurs propriétaires ; la villa Théas appartenait à M. de Jaula, Salut à la famille d’Uzer, Santé et Tivoli au comte Mathias du Moret ; Versailles, Lasserre, Cazeaux, à d’autres, jusqu’au moment où on les réunit aux Thermes, établissement municipal.
  39. Il s’agissait de la maison de la rue Saint-Lazare, que Mme Cottin louait en effet.
  40. Il a été impossible de retrouver les noms de ces personnes ainsi que celui d’autres dont il est question plus loin.
  41. 124, rue Saint-Lazare.
  42. Le Bédat.
  43. Par Mme de Genlis.
  44. Célibataire féminine.
  45. Propriété du baron de Cardaillac.
  46. Beaudéan.
  47. Président du tribunal de Bagnères.
  48. Michaud.
  49. S’agirait-il de Fanny, qui aurait donné connaissance à Azaïs des lettres où il était question de Michaud ?…
  50. Mme de Rivière.
  51. Mathilde.
  52. Ingénieur et mathématicien de 1755 à 1839.
  53. Peut-être Michaud.
  54. On peut faire quelques rapprochements entre Frédéric et le jeune cousin Lafargue, qui aima sa tante d’une si violente passion et auquel elle a probablement pensé en traçant le caractère de son héros.
  55. Flaubert disait : « Qu’est-ce que le mauvais goût ? C’est invariablement le goût de l’époque précédente. Le mauvais goût du temps de Ronsard, c’était Marot ; du temps de Boileau, c’était Ronsard ; du temps de Voltaire, c’était Corneille, et c’était Voltaire du temps de Chateaubriand, que beaucoup de gens, à cette heure, commencent à trouver un peu faible. »