À l’heure des mains jointes (1906)/Texte entier

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À l’heure des mains jointes (1906)
À l’Heure des Mains jointesAlphonse Lemerre (p. NP--).
À l’Heure
des
Mains jointes
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Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays,
y compris la Suède et la Norvège.
RENÉE VIVIEN

À l’Heure
des
Mains jointes


PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
23-33, passage choiseul, 23-33

M DCCCCVI








À mon Amie


H. L. C. B.









« … the hour of sisterly sweet hand-in-hand. »
Dante Gabriele Rossetti.


À L’HEURE DES MAINS JOINTES


Jai puérilisé mon cœur dans l’innocence
De notre amour, éveil de calice enchanté.
Dans les jardins où se parfume le silence,
Où le rire lascif retrouve l’innocence,
Ô chère ! je t’adore avec simplicité.

Tes doigts se sont noués autour de mon cœur rude.
En un balbutiement pareil au cri naïf
De l’inexpérience et de la gratitude,
Je te dirai comment, lasse de la mer rude,
J’ai jeté l’ancre au port où s’amarre l’esquif.


Tes cheveux et ta voix et tes bras m’ont guérie.
J’ai dépouillé la crainte et le brutal soupçon.
Et l’artificiel et la bizarrerie…
J’abrite ma langueur de malade guérie
Sous le toit amical de la bonne maison.

J’ai la sécurité pourtant un peu tremblante
De celles dont les yeux, pleins d’images, sont lourds,
Et je me réjouis de l’herbe et de la plante ;
Dans ces jardins aux bleus midis, un peu tremblante
D’avoir trop redouté l’aspect des mauvais jours.

À l’heure sororale et douce des mains jointes,
J’ai contemplé, sereine, un visage effacé,
Tels les convalescents aux fraîches courtepointes,
La fièvre disparue… À l’heure des mains jointes,
Je t’ai donné les derniers lys de mon passé.


PSAPPHA REVIT


La lune se levait autrefois à Lesbos
Sur le verger nocturne où veillaient les amantes.
L’amour rassasié montait des eaux dormantes
Et sanglotait au cœur profond du sarbitos.

Psappha ceignait son front d’auguste violettes
Et célébrait l’Érôs qui s’abat comme un vent
Sur les chênes… Atthis l’écoutait en rêvant,
Et la torche avivait l’éclat des bandelettes.


Les rives flamboyaient, blondes sous les pois d’or…
Les vierges enseignaient aux belles étrangères
Combien l’ombre est propice aux caresses légères,
Et le ciel et la mer déployaient leur décor.

… Certaines d’entre nous ont conservé les rites
De ce brûlant Lesbos doré comme un autel.
Nous savons que l’amour est puissant et cruel,
Et nos amantes ont les pieds blancs des Kharites.

Nos corps sont pour leur corps un fraternel miroir.
Nos compagnes, aux seins de neige printanière,
Savent de quelle étrange et suave manière
Psappha pliait naguère Atthis à son vouloir.

Nous adorons avec des candeurs infinies,
En l’émerveillement d’un enfant étonné
À qui l’or éternel des mondes fut donné…
Psappha revit, par la vertu des harmonies.


Nous savons effleurer d’un baiser de velours,
Et nous savons étreindre avec des fougues blêmes ;
Nos caresses sont nos mélodieux poèmes…
Notre amour est plus grand que toutes les amours.

Nous redisons ces mots de Psappha, quand nous sommes
Rêveuses sous un ciel illuminé d’argent :
« Ô belles, envers vous mon cœur n’est point changeant… »
Celles que nous aimons ont méprisé les hommes.

Nos lunaires baisers ont de pâles douceurs,
Nos doigts ne froissent point le duvet d’une joue,
Et nous pouvons, quand la ceinture se dénoue,
Être tout à la fois des amants et des sœurs.

Le désir est en nous moins fort que la tendresse.
Et cependant l’amour d’une enfant nous dompta
Selon la volonté de l’âpre Aphrodita,
Et chacune de nous demeure sa prêtresse.


Psappha revit et règne en nos corps frémissants ;
Comme elle, nous avons écouté la sirène,
Comme elle encore, nous avons l’âme sereine,
Nous qui n’entendons point l’insulte des passants.

Ferventes, nous prions : « Que la nuit soit doublée
Pour nous dont le baiser craint l’aurore, pour nous
Dont l’Érôs mortel a délié les genoux,
Qui sommes une chair éblouie et troublée… »

Et nos maîtresses ne sauraient nous décevoir,
Puisque c’est l’infini que nous aimons en elles…
Et puisque leurs baisers nous rendent éternelles,
Nous ne redoutons point l’oubli dans l’Hadès noir.

Ainsi, nous les chantons, l’âme sonore et pleine.
Nos jours sans impudeur, sans crainte ni remords,
Se déroulent, ainsi que de larges accords,
Et nous aimons, comme on aimait à Mytilène.


AINSI JE PARLERAI…


Si le Seigneur penchait son front sur mon trépas,
Je lui dirais : « Ô Christ, je ne te connais pas.

« Seigneur, ta stricte loi ne fut jamais la mienne,
Et je vécus ainsi qu’une simple païenne.

« Vois l’ingénuité de mon cœur pauvre et nu.
Je ne te connais point. Je ne t’ai point connu.

« J’ai passé comme l’eau, j’ai fui comme le sable.
Si j’ai péché, jamais je ne fus responsable.


« Le monde était autour de moi, tel un jardin.
Je buvais l’aube claire et le soir cristallin.

« Le soleil me ceignit de ses plus vives flammes,
Et l’amour m’inclina vers la beauté des femmes.

« Le ciel, d’un bleu velours, s’étalait comme un dais…
Une vierge parut sur mon seuil. J’attendais.

« La nuit tomba… Puis le matin nous a surprises
Maussadement, de ses maussades lueurs grises.

« Et dans mes bras qui la pressaient, elle a dormi
Ainsi que dort l’amante aux bras de son ami.

« Depuis lors, j’ai vécu dans le trouble d’un rêve,
Toute une éternité dans la minute brève.

« Elle était belle, avec des yeux glauques et froids,
Et j’aimai cette femme, au mépris de tes lois.

« Comme je ne cherchais que l’amour, obsédée
Par un regard, les gens de bien m’ont lapidée.


« Ceux-là qui s’indignaient de voir mon front serein
Espéraient me courber sous leur pesant dédain.

« Mais, comme je naquis douloureusement fière,
J’ai méprisé ceux-là qui me jetaient la pierre.

« Et je n’écoutai plus que la voix que j’aimais,
Ayant compris que nul ne comprendrait jamais…

« Déjà la nuit approche, et mon nom périssable
S’efface, tel un mot qu’on écrit sur le sable.

« Le couchant a jailli comme un vin du pressoir…
Nul ne murmurera mes strophes, vers le soir.

« Et maintenant, Seigneur, juge-moi. Car nous sommes
Face à face, devant le silence des hommes.

« Autant que doux, l’amour me fut jadis amer,
Et je n’ai mérité ni le ciel ni l’enfer.

« J’écouterais très mal les cantiques des anges,
Pour avoir entendu jadis des chants étranges,


« Les chants de ce Lesbos dont les cœurs se sont tus…
Et je ne saurais point célébrer tes vertus.

« Je n’ai jamais tenté de révolte farouche :
Le baiser fut le seul blasphème de ma bouche.

« Laisse-moi, me hâtant vers le soir bienvenu,
Rejoindre celles-là qui ne t’ont point connu…

« J’irai, loin du troupeau de tes chastes fidèles,
Me souvenir, parmi les chemins d’asphodèles,

« Et là, parlant d’amour à celle que je vis
Si blonde, et qui charma longtemps mes yeux ravis,

« J’apprendrai que les lys sont plus beaux que les roses,
Et que le chant a moins d’infini que les pauses…

« Les yeux emplis encor du soleil trépassé,
Nous considérerons notre brûlant passé.

« Psappha, les doigts errants sur la lyre endormie,
S’étonnera de la beauté de mon amie,


« Et la vierge de mon désir, pareille aux lys,
Lui semblera plus blanche et plus souple qu’Atthis.

« Psappha nous jettera, de sa fervente haleine,
Les odes dont les sons charmèrent Mytilène.

« Et nous préparerons les fleurs et le flambeau,
Nous qui l’avons aimée en un siècle moins beau.

« Psappha nous versera, parmi l’or et les soies
Des couches molles, le nektar mêlé de joies.

« Elle nous montrera, dans un sourire clair,
Le verger lesbien qui s’ouvre sur la mer,

« Le doux verger plein de cigales, d’où s’échappe,
Vibrant comme une voix, le parfum de la grappe.

« Nos robes ondoieront parmi les blancs péplos…
Dika, Timas, Atthis, Éranna de Télos…

« Nous verrons les seins nus d’une prêtresse brune
Qui mènera les chœurs dansants au clair de lune…


« Ô Christ que l’on redoute à l’heure du trépas,
Je ne t’ai point connu. Je ne te connais pas.

« Je te l’ai dit : je fus une simple païenne.
Laisse-moi me hâter vers la douceur ancienne,

« Et, puisque enfin l’instant de ma mort est venu,
Retrouver celles-là qui ne t’ont point connu. »


ATTIRE-MOI, VENISE…


Sans amie et sans livre, errante au bord des eaux
Que le soleil meurtrit, que la lune caresse,
Venise, je serai comme une Dogaresse
Éprise du sommeil de tes mornes canaux.

Ah ! toi qui sais combien les tristesses sont fortes,
Puisque leur volonté triomphe de l’instinct
Et que, seul, leur visage est frappant et distinct,
Attire-moi, Venise, au fond de tes eaux mortes !


Et dis à ces amants vulgaires de demain
Que je les ai jugés et que je les méprise…
O toi, la solitaire et l’altière, ô Venise !
Dis-leur que nous rions de leur bonheur humain.

Dédaignons-les : ils sont une troupe insensée,
Ceux qui ne goûtent plus le précieux ennui
D’être seuls au milieu des hommes, et chez qui
Le désordre charnel a tué la pensée.

Dis-leur encore, ô toi qui pèses sur les eaux !
Funèbre comme moi, comme moi froide et sombre,
Dis-leur avec ma voix sans écho, ma voix d’ombre,
Que la mort seule est belle au fond de tes canaux…


NOUS IRONS VERS LES POÈTES


L’ombre paraît une ennemie en embuscade…
Viens, je t’emporterai comme une enfant malade,
Comme une enfant plaintive et craintive et malade.

Entre mes bras nerveux j’étreins ton corps léger.
Tu verras que je sais guérir et protéger,
Et que mes bras sont forts pour mieux te protéger.


Les bois sacrés n’ont plus d’efficaces dictames,
Et le monde a toujours été cruel aux femmes…
Nous le savons, le monde est cruel pour les femmes.

Les blâmes des humains ont pesé sur nos fronts,
Mais nous irons au loin et nous les oublierons…
Nous n’avons qu’à vouloir et nous les oublierons.

Nous souvenant qu’il est de plus larges planètes,
Nous entrerons dans le royaume des poètes,
Le merveilleux royaume où chantent les poètes.

La lumière s’y meut sur un rythme divin.
Plus de soucis : l’on rêve et l’on est libre enfin…
Ma Douceur, conçois-tu que l’on soit libre enfin ?…

Je bâtirai pour toi des palais d’émeraude
Où le parfum s’égare, où la musique rôde,
Semblable au souvenir qui s’attarde et qui rôde…


Mon amour, qui s’élève à la hauteur du chant,
Louera tes cheveux roux plus beaux que le couchant…
Ah ! tes cheveux, plus beaux que le plus beau couchant !

Les douleurs se feront exquises et lointaines,
Dans le miracle des jardins et des fontaines,
Des jardins langoureux où dorment les fontaines.

Parce que j’ai frémi, que j’ai pleuré comme eux,
Chère, j’irai vers les poètes lumineux,
Sans redouter l’éclat de leur front lumineux.

Je leur dirai : « Mon œuvre est une œuvre illusoire…
Je marche obscurément vers une mort sans gloire,
Je suis une qui vit et qui mourra sans gloire.

« Mais entr’ouvrez vos rangs jalousement étroits,
Parce que je vous ai vénérés autrefois,
Et que j’ai lu vos vers, par les soirs d’autrefois.


« Accueillez parmi vous votre sœur sans génie,
Mais dont l’âme est pareille à votre âme infinie…
Car mon âme est pareille à votre âme infinie.

« Je juge l’aube triste et le plaisir amer :
Le soir me voit errer en regardant la mer,
Les pieds nus, attentive aux refrains de la mer.

« Puisque le désir fut mon unique poème,
Contemplez la splendeur de la femme que j’aime…
Ô poètes ! voyez cette femme que j’aime ! »

… Nous entrerons, grâce aux poètes fraternels,
Dans le pays créé par leurs vers éternels,
Dans l’harmonie et le clair de lune éternels.

La nuit rassurera nos âmes inquiètes,
Et nous verrons passer, en chantant, les poètes
Graves et doux, et les amantes des poètes.


PAROLES À L’AMIE


Tu me comprends : je suis un être médiocre,
Ni bon, ni très mauvais, paisible, un peu sournois.
Je hais les lourds parfums et les éclats de voix,
Et le gris m’est plus cher que l’écarlate ou l’ocre.

J’aime le jour mourant qui s’éteint par degrés,
Le feu, l’intimité claustrale d’une chambre
Où les lampes, voilant leurs transparences d’ambre,
Rougissent le vieux bronze et bleuissent le grès.


Les yeux sur le tapis plus lisse que le sable,
J’évoque indolemment les rives aux pois d’or
Où la clarté des beaux autrefois flotte encor…
Et cependant, je suis une grande coupable.

Vois : j’ai l’âge où la vierge abandonne sa main
À l’homme que sa faiblesse cherche et redoute,
Et je n’ai point choisi de compagnon de route,
Parce que tu parus au tournant du chemin.

L’hyacinthe saignait sur les rouges collines,
Tu rêvais et l’Érôs marchait à ton côté…
Je suis femme, je n’ai point droit à la beauté.
On m’avait condamnée aux laideurs masculines.

Et j’eus l’inexcusable audace de vouloir
Le sororal amour fait de blancheurs légères,
Le pas furtif qui ne meurtrit point les fougères
Et la voix douce qui vient s’allier au soir.


On m’avait interdit tes cheveux, tes prunelles,
Parce que tes cheveux sont longs et pleins d’odeurs
Et parce que tes yeux ont d’étranges ardeurs
Et se troublent ainsi que les ondes rebelles.

On m’a montrée au doigt en un geste irrité,
Parce que mon regard cherchait ton regard tendre…
En nous voyant passer, nul n’a voulu comprendre
Que je t’avais choisie avec simplicité.

Considère la loi vile que je transgresse
Et juge mon amour, qui ne sait point le mal,
Aussi candide, aussi nécessaire et fatal
Que le désir qui joint l’amant à la maîtresse.

On n’a point lu combien mon regard était clair
Sur le chemin où me conduit ma destinée,
Et l’on a dit : « Quelle est cette femme damnée
Que ronge sourdement la flamme de l’enfer ? »


Laissons-les au souci de leur morale impure,
Et songeons que l’aurore a des blondeurs de miel,
Que le jour sans aigreur et que la nuit sans fiel
Viennent, tels des amis dont la bonté rassure…

Nous irons voir le clair d’étoiles sur les monts…
Que nous importe, à nous, le jugement des hommes ?
Et qu’avons-nous à redouter, puisque nous sommes
Pures devant la vie et que nous nous aimons ?…


QU’UNE VAGUE L’EMPORTE…


La marée, en dormant, prolonge un souffle égal,
L’âme des conques flotte et bruit sur les rives…
Tout m’est hostile, et ma jeunesse me fait mal.
Je suis lasse d’aimer les formes fugitives.
Debout, je prends mon cœur où l’amour fut hier
Si puissant, et voici : je le jette à la mer.


Qu’une vague légère et dansante l’emporte,
Que la mer l’associe à son profond travail
Et l’entraîne à son gré, comme une chose morte,
Qu’un remous le suspende aux branches de corail,
Que le vouloir des vents contraires le soulève
Et qu’il roule, parmi les galets, sur la grève.

Qu’il hésite et qu’il flotte, un soir, emprisonné
Par la longue chevelure des algues blondes,
Que le songe de l’eau calme lui soit donné
Dans le fallacieux crépuscule des ondes…
Et que mon cœur, soumis enfin, tranquille et doux,
Obéisse au vouloir du vent et des remous.

Je le jette à la mer, comme l’anneau des Doges,
L’anneau d’or que les flots oublieux ont terni,
Et qui tomba, parmi les chants et les éloges,
Dans le bleu transparent, dans le vert infini…
L’heure est vaste, les morts charmantes sont en elle,
Et je donne mon cœur à la mer éternelle.


ENTRONS DANS LE JARDIN


Ma douce, entrons dans le jardin abandonné,
Dans le jardin sauvage, exquis et funéraire
Où l’autrefois se plaît à rôder, solitaire
Et farouche, tel un vieux roi découronné.

Entrons dans le jardin qu’un vent d’automne accable,
Où le silence est beau comme une femme en deuil,
Où les ronces d’hier font un hostile accueil
À qui n’apporte point le regret adorable.


Dans ce jardin où nul ne promène jamais
Son importun loisir et sa mélancolie,
Près de ces lys sans fraîche odeur et qu’on oublie,
Taisons-nous, comme au temps lointain où je t’aimais…

Assises toutes deux, pareillement lassées,
Sous les vieux murs que les vieux soleils font moisir,
Et n’ayant plus en nous la force du désir,
Évoquons la douceur des tristesses passées.

Ici, les jeunes pas se font irrésolus…
Il n’est d’harmonieux, de prenant, de suave,
Que les femmes qui vont avec des yeux d’esclave,
Qui vous aiment encore et que l’on n’aime plus.

Puisque ici l’herbe seule est folle et vigoureuse,
Attardons-nous et rassemblons nos souvenirs.
Retrouves-tu les jours dorés, les longs loisirs,
Les fêtes où fusait ton rire d’amoureuse ?


Vois, l’ombre bleue a des reflets de cloisonné.
Une phalène, errant comme une âme, se pose
Sur tes cheveux d’un blond un peu vert, un peu rose,
Dans le silence du jardin abandonné…


CONFIDENCE DEVANT LE SOIR


Ma très chère, je suis calme, je suis heureuse,
Et l’aube a rafraîchi mes tempes de fiévreuse.

Viens, je te conterai mon passé, si tu veux…
Et je te parlerai d’abord de ses cheveux.

Ses cheveux la nimbaient, virginale auréole…
Elle ne savait point que la douceur console…

Ses cheveux froids étaient plus pâles qu’un reflet,
Et je l’ai poursuivie ainsi qu’un feu follet.


Écoute… Tu le sais, ô charme de mes heures !
Les premières amours ne sont pas les meilleures…

Cet irritant baiser qui me rongeait la chair
Mordait plus âprement que le sel de la mer.

Ton rêve se marie au mien lorsque je pense,
Et jamais je ne fus tranquille en sa présence.

Câline, elle savait m’entourer de ses bras…
Mais j’ai compris un jour qu’elle ne m’aimait pas.

Mes regards n’étaient point assouvis de sa grâce.
J’étais avide encor… Malgré tout l’on se lasse.

Mes songes ressemblaient aux printemps défleuris.
Je me suis dit un soir : « Mes yeux se sont taris… »

Chère, je reconnus que son cœur était double,
Si bien qu’enfin j’ai pu la contempler sans trouble.

Je ne sais plus le goût âcre des pleurs anciens…
Vois, le soleil est beau comme aux siècles païens.


Le silence me fait une âme nonchalante
Et l’instant fuit, avec les pieds blancs d’Atalante.

Le flot d’été ruisselle, aussi bleu que le temps.
Avec un langoureux bonheur je me détends…

Il me semble que j’ai parlé dans le délire
Tout à l’heure… Oublions ce que je viens de dire…


SUR LA PLACE PUBLIQUE


Les nuages flottants déroulaient leur écharpe,
Dans le ciel pur, de la couleur des fleurs de lin.
J’étais fervente et jeune et j’avais une harpe…
Le monde se parait, suave et féminin.

Gris d’écorce, verts d’eau, violets d’amarante
Réjouissaient mes yeux large ouverts… J’entendais
Rire en moi, comme au fond d’un passé, l’âme errante
Et le cœur musical des pâtres irlandais.


Un matin, j’ai suivi des hommes et des femmes
Qui marchaient vers la ville aux toits bleus… J’ai quitté
Pour les suivre les bois pleins d’ombres et de flammes
Et j’ai porté ma harpe à travers la cité.

Puis, j’ai chanté debout sur la place publique
D’où montait une odeur de poisson desséché,
Et, dans l’enivrement de ma propre musique,
Je ne percevais point la rumeur du marché.

Car je me souvenais que les arbres très sages
M’avaient parlé, parmi le silence des bois…
À mon entour sifflaient les âpres marchandages
Mêlés aux quolibets des compères sournois.

Dans la foule criant son aigre convoitise,
Une femme me vit et me tendit la main,
Et je crus un moment qu’elle m’avait comprise,
Mais la femme aux bras nus poursuivit son chemin.


Je chantais franchement, — ainsi chantent les pâtres. —
Autour de moi, le bruit de la ville cessait,
Et, comme le couchant jetait ses lueurs d’âtres,
Je vis que j’étais seule et que le jour baissait…

Je me mis à chanter sans témoins, pour la joie
De chanter, comme on fait lorsque l’amour vous fuit,
Lorsque l’espoir vous raille et que l’oubli vous broie…
La harpe se brisa sous mes mains, dans la nuit…


JE T’AIME D’ÊTRE FAIBLE…


JE t’aime d’être faible et câline en mes bras
Et de chercher le sûr refuge de mes bras
Ainsi qu’un berceau tiède où tu reposeras.

Je t’aime d’être rousse et pareille à l’automne,
Frêle image de la Déesse de l’automne
Que le soleil couchant illumine et couronne.


Je t’aime d’être lente et de marcher sans bruit
Et de parler très bas et de haïr le bruit,
Comme l’on fait dans la présence de la nuit.

Et je t’aime surtout d’être pâle et mourante,
Et de gémir avec des sanglots de mourante,
Dans le cruel plaisir qui s’acharne et tourmente.

Je t’aime d’être, ô sœur des reines de jadis,
Exilée au milieu des splendeurs de jadis,
Plus blanche qu’un reflet de lune sur un lys…

Je t’aime de ne point t’émouvoir, lorsque blême
Et tremblante je ne puis cacher mon front blême,
Ô toi qui ne sauras jamais combien je t’aime !


D’APRÈS SWINBURNE


À Paule Riversdale,
En souvenir d’une épigraphe de « l’Être Double ».



Sweet for a little even to fear, and sweet,
O love, to lay down fear at love’s fair feet,
Shall not some fiery memory of his breath
Lie sweet on lips that touch the lips of death ?
Yet leave me not ; yet, if thou wilt, be free ;
Love me no more, but love my love of thee.
Love where thou wilt, and live thy life, and I,
One thing I can and, one love cannot — die.

… Yet once more ere thou bate me, one full kiss ;
Keep other hours for others, save me this…


… Why am I fair at all before thee, why
At all desired ? seeing thou art fair, not I.
I shall be glad of thee, O fairest head,
Alive, alone, without thee, living, dead…

Swinburne : Poems and Ballads, Erotion.


Se peut-il que je sois chérie et désirée,
Douce, puisque toi seule es belle et non point moi ?
Je te supplie, avec les ferveurs de ma foi,
Les bras chargés des fleurs que ton sourire agrée…

Oui, pourquoi suis-je belle à tes yeux ? Et pourtant
Ne m’abandonne point… Si tu le veux, sois libre,
Mais garde-moi ce rire où l’âme flotte et vibre
Ce regard, et ce geste à demi consentant…

Ne me contemple point, puisque toi seule es belle.
Douce, ne m’aime point, mais aime mon amour
Impétueux et sombre ainsi qu’au premier jour
Où je m’abîmai toute en l’extase cruelle.


Cependant une fois encore, comme hier,
Maîtresse, accorde-moi le baiser de ta bouche.
Je me réjouirai de toi dans un farouche
Cri nuptial, dans un chant de triomphe amer.

Je saurai me taire, ô le plus beau des visages !
Je ne pleurerai point, si tel est ton vouloir.
Nous marcherons, les pas accordés vers le soir,
Plus graves au milieu des monts tristes et sages.

Vivante ou morte, je me souviendrai de toi,
De tes lèvres et du clair dessin de tes joues,
Du mouvement suave et lent dont tu dénoues
Tes cheveux, de ton col, de tes seins en émoi.

Si tu le veux, prodigue à d’autres d’autres heures,
Ma Maîtresse ! mais garde-moi cette heure-ci,
Épanouie ainsi qu’une grenade, ainsi
Qu’une rose, quand de ton souffle tu l’effleures.


Il est doux, pour un peu de temps, avant la mort,
Ô chère ! de trembler, d’espérer et de craindre ;
Il est doux, ayant bu l’extase, de s’éteindre
Avec lenteur, ainsi qu’un automnal accord…


JE CONNAIS UN ÉTANG


Il est, au cœur de la vallée, un étang que l’on nomme l’Étang Mystérieux.


Je connais un étang qui somnole, blêmi
Par l’aube blême et par le clair de lune ami.

Un iris y fleurit, hardi comme une lance,
Et le songe de l’eau s’y marie au silence.

Aucun souffle ne fait balancer les roseaux.
Le ciel qui s’y reflète a la couleur des eaux.


Le flot recèle un long regret lascif et tendre,
Et le silence et l’eau trouble semblent attendre.

Là, les larges lys d’eau lèvent leur front laiteux.
Les éphémères d’or y meurent, deux à deux…

Je choisirai, pour te louanger, les paroles
Qui coulent comme l’eau parmi les herbes folles.

Les lys semblent offrir leur coupe bleue au jour :
C’est l’élévation des calices d’amour.

Les éphémères font songer, tournant par couples,
À des femmes valsant, ondoyantes et souples.

Les lotus léthéens lèvent leur front pâli…
Ma Loreley, glissons lentement vers l’oubli.

Dans un loyal adieu, tenons-nous enlacées
Et mourons, comme les libellules lassées.

Je te dirai : « Voici l’Étang Mystérieux
Que ne connaîtront point les hommes curieux.


« Viens dormir au milieu des lys d’eau… L’iris tremble,
Et nous nous étreignons, nous qui mourons ensemble… »

… Je connais un étang qui somnole, blêmi
Par l’aube blême et par le clair de lune ami.

Et, sous l’eau de l’étang, qui mire les chimères,
Des femmes vont mourir, comme des éphémères…


EN DÉBARQUANT À MYTILÈNE


Du fond de mon passé, je retourne vers toi,
Mytilène, à travers les siècles disparates,
T’apportant ma ferveur, ma jeunesse et ma foi,
Et mon amour, ainsi qu’un présent d’aromates…
Mytilène, à travers les siècles disparates,
Du fond de mon passé, je retourne vers toi.


Je retrouve tes flots, tes oliviers, tes vignes,
Et ton azur où je me fonds et me dissous,
Tes barques, et tes monts avec leurs nobles lignes,
Tes cigales aux cris exaspérés et fous…
Sous ton azur, où je me fonds et me dissous,
Je retrouve tes flots, tes oliviers, tes vignes.

Reçois dans tes vergers un couple féminin,
Île mélodieuse et propice aux caresses…
Parmi l’asiatique odeur du lourd jasmin,
Tu n’as point oublié Psappha ni ses maîtresses…
Île mélodieuse et propice aux caresses,
Reçois dans tes vergers un couple féminin…

Lesbos aux flancs dorés, rends-nous notre âme antique…
Ressuscite pour nous les lyres et les voix,
Et les rires anciens, et l’ancienne musique
Qui rendit si poignants les baisers d’autrefois…
Toi qui gardes l’écho des lyres et des voix,
Lesbos aux flancs dorés ! rends-nous notre âme antique…


Évoque les péplos ondoyant dans le soir,
Les lueurs blondes et rousses des chevelures,
La coupe d’or et les colliers et le miroir,
Et la fleur d’hyacinthe et les faibles murmures…
Évoque la clarté des belles chevelures
Et des légers péplos qui passaient, dans le soir…

Quand, disposant leurs corps sur tes lits d’algues sèches,
Les amantes jetaient des mots las et brisés,
Tu mêlais tes odeurs de roses et de pêches
Aux longs chuchotements qui suivent les baisers…
À notre tour, jetant des mots las et brisés,
Nous disposons nos corps sur tes lits d’algues sèches…

Mytilène, parure et splendeur de la mer,
Comme elle versatile et comme elle éternelle,
Sois l’autel aujourd’hui des ivresses d’hier…
Puisque Psappha couchait avec une Immortelle,
Accueille-nous avec bonté, pour l’amour d’elle,
Mytilène, parure et splendeur de la mer !


MON AMI LE VENT…



Je t’aime et te salue, ô mon ami le vent
Qui rôdes à travers les champs gras où l’on sème,
Et qui viens te pencher sur la mer, en buvant
Les flots dont l’âcreté ravive ta soif blême…

Rien ne saurait combler le vide de mes bras,
Et mes jours impuissants ont des torpeurs mauvaises…
J’aspire aux infinis que l’on n’atteindra pas…
Quand m’emporteras-tu vers les rudes falaises ?


Quand m’emporteras-tu vers les gris horizons,
Vers les récifs et vers les îles désolées
Où les plantes n’ont point les magiques poisons
Que cherchent en vain les princesses exilées ?…

Quand m’emporteras-tu vers l’éternel hiver
Où nul essor de blancs goélands ne s’élance,
Où les soirs ont glacé le tourment de la mer,
Où rien d’humain ne vit au milieu du silence ?


MES VICTOIRES


I



Tel un arc triomphal, plein d’ocres et d’azurs,
Les horizons du soir s’ouvrent larges et purs.

Quand passerai-je, avec mes Victoires dans l’âme,
Sous l’arc édifié pour celui qu’on acclame ?

L’arc mémorable et vaste enferme le couchant
En sa courbe pareille au rythme fier d’un chant.


Quand passerai-je, ayant sur moi comme un bruit d’ailes
Que font, dans l’air sacré, mes Victoires fidèles ?

Certes, l’heure n’est point aux poètes, et moi
Je n’ai que ma jeunesse et ma force et ma foi.

L’arc triomphal est là, clair parmi les nuits noires.
Quand passerai-je, sous l’aile de mes victoires ?


II


Je le sais, — aujourd’hui cela fait moins de mal, —
Je ne passerai point sous un arc triomphal.

Et je n’entendrai point la voix ivre des femmes
Qui sanglotent : « Voici l’offrande de nos âmes… »

Je passerai, sans fleurs, sans lauriers, sans espoir.
Nulle ne m’attendra, dans la pourpre du soir.


Résignée, et songeant aux Défaites passées,
J’aurai sur moi le bruit de leurs ailes lassées…

Comme un arc triomphal plein d’ocres et d’azurs,
Les horizons du soir s’ouvrent, larges et purs…


OÙ DONC IRAI-JE ?…


Nul flot ne bouge, nul rameau ne se balance…
Le gris se fait plus gris, le noir se fait plus noir,
Et le chant des oiseaux ne vaut pas le silence…
Où donc irai-je, avec mon cœur, par ce beau soir ?

Dans le ciel du couchant triomphal, les nuages
Roulent, lourds et dorés comme des chariots…
Je suis lasse des jours, des voix et des visages
Et des pleurs refoulés et des muets sanglots…


Toi qui ressembles aux royales amoureuses,
Revis auprès de moi les bonheurs effacés…
À l’avenir chargé de ses roses fiévreuses
Je préfère la pourpre et l’or des temps passés…

Soyons lentes, parmi les choses trop hâtives…
Il ne faut rien chercher… Il ne faut rien vouloir…
Allons en pleine mer, sans aborder aux rives…
Me suivras-tu, vers l’infini, par ce beau soir ?…


REFRAIN LASSÉ




Des parfums de cytise ont amolli la brise
Et l’on s’attriste, errant sous le ciel transparent…
Le soleil agonise… Et voici l’heure exquise…
Dans le soir odorant, l’on s’attarde en pleurant…

Tu reviens, frêle et rousse, ô ma belle ! ô ma douce !…
Comme en rêve, je vois tes yeux lointains et froids,
Telle une eau sans secousse où le regret s’émousse…
Sous leur regard, je crois revivre l’autrefois.


Ô chère ombre ! moi-même ai brisé mon poème…
Je ne dois plus te voir, dans le calme du soir…
Regarde mon front blême et sens combien je t’aime…
L’ombre, doux voile noir, couvre mon désespoir…

Un rose inexprimable a fleuri sur le sable,
Et tandis qu’alentour se fane le beau jour
Je pleurerai, semblable à ceux que l’heure accable :
« Seul n’a point de retour l’impatient amour… »


À LA BIEN-AIMÉE


Vous êtes mon palais, mon soir et mon automne,
Et ma voile de soie et mon jardin de lys,
Ma cassolette d’or et ma blanche colonne,
Mon parc et mon étang de roseaux et d’iris.

Vous êtes mes parfums d’ambre et de miel, ma palme,
Mes feuillages, mes chants de cigales dans l’air,
Ma neige qui se meurt d’être hautaine et calme.
Et mes algues et mes paysages de mer.


Et vous êtes ma cloche au sanglot monotone,
Mon île fraîche et ma secourable oasis…
Vous êtes mon palais, mon soir et mon automne,
Et ma voile de soie et mon jardin de lys.


JE DONNERAI MES YEUX…



Le monde fait briller des prismes de poème…
Je donnerai mes yeux à la femme que j’aime.

Sa robe bruira, comme les vents soyeux…
Humble et tendre, je lui dirai : Voici mes yeux…

Je donnerai mes yeux qui virent tant de choses,
Tant de couchants et tant de mers et tant de roses.

Mes yeux émerveillés se posèrent jadis
Sur le Bosphore et sur les pierres d’Éleusis.


J’ai vu Séville où rit l’âme des courtisanes,
Jérusalem, et Smyrne avec ses caravanes.

J’ai vu Grenade éprise en vain des temps meilleurs,
Où le rossignol aime et chante mieux qu’ailleurs ;

Venise qui s’étend, Dogaresse mourante,
Et Florence qui fut la maîtresse de Dante…

J’ai vu l’Hellade où traîne un écho de syrinx,
L’Égypte et son regard immobile de Sphinx,

Et j’ai vu, près des flots que la nuit rassérène,
Lourds de raisins, les beaux vergers de Mytilène.

J’ai vu la Perse avec ses palais parfumés,
Yeddo, plein de chansons fragiles de mousmés.

Éprise des climats, des courants et des zones,
Chère, j’ai vu la Chine avec ses faces jaunes…

J’ai vu les îles d’or où l’air se fait plus doux,
Et les étangs sacrés près des temples hindous,


Les temples où survit l’inutile sagesse…
Je te donne tout ce que j’ai vu, ma Maîtresse…

Je reviens t’apporter mes ciels gris ou joyeux
Et mes lointains… Voici l’offrande de mes yeux.


SANS FLEURS À VOTRE FRONT…



Vous n’avez point voulu m’écouter… Mais qu’importe ?
Ô vous dont le courroux vertueux s’échauffa
Lorsque j’osai venir frapper à votre porte,
Vous ne cueillerez point les roses de Psappha.

Vous ne verrez jamais les jardins et les berges
Où résonna l’accord puissant de son paktis,
Et vous n’entendrez point le chœur sacré des vierges,
Ni l’hymne d’Éranna ni le sanglot d’Atthis.


Quant à moi, j’ai chanté… Nul écho ne s’éveille
Dans vos maisons aux murs chaudement endormis.
Je m’en vais sans colère et sans haine, pareille
À ceux-là qui n’ont point de parents ni d’amis.

Je ne suis point de ceux que la foule renomme,
Mais de ceux qu’elle hait… Car j’osai concevoir
Qu’une vierge amoureuse est plus belle qu’un homme,
Et j’ai cherché des yeux de femme au fond du soir.

Ô mes chants ! nous n’aurons ni honte ni tristesse
De voir nous mépriser ceux que nous méprisons…
Et ce n’est plus à la foule que je m’adresse…
Je n’ai jamais compris les lois ni les raisons…

Allons-nous-en, mes chants dédaignés et moi-même…
Que nous importent ceux qui n’ont point écouté ?
Allons vers le silence et vers l’ombre que j’aime,
Et que l’oubli nous garde en son éternité…


SOUS LA RAFALE



De la nuit chaotique un cri d’horreur s’exhale.
Venez, nous errerons tous trois sous la rafale…

Les gouffres lanceront vers nous leurs noirs appels.
Nous passerons, ô mes compagnons éternels !

L’éclair nous épouvante et la nuit nous désole…
Ô vieux Lear, comme toi je suis errante et folle,

Et ceux de ma famille et ceux de mes amis
M’ont repoussée avec des outrages vomis.


Comme toi, Dante, épris d’une douleur hautaine,
Je suis une exilée au cœur gonflé de haine.

En dépit du tonnerre et du froid et du vent,
Nul n’a voulu m’ouvrir les portes du couvent…

Mon père, le roi fou, mon frère, le poète,
Voyez mes yeux et ma chevelure défaite.

Des gens du peuple, en nous apercevant tous trois,
Se signeront avec d’inconscients effrois.

Malgré mes mains sans sceptre et mon front sans couronne,
Je te ressemble, ô Lear que le monde abandonne !

Malgré la pauvreté de mon obscur destin
Et de mes vers, je te ressemble, ô Florentin !

Écoutez le tonnerre aux éclats de cymbale…
Nous errerons jusqu’à l’aube sous la rafale.


JE PLEURE SUR TOI…


À Madame M…



Le soir s’est refermé, telle une sombre porte,
Sur mes ravissements, sur mes élans d’hier…
Je t’évoque, ô splendide ! ô fille de la mer !
Et je viens te pleurer, comme on pleure une morte.

L’air des bleus horizons ne gonfle plus tes seins,
Et tes doigts sans vigueur ont fléchi sous les bagues.
N’as-tu point chevauché sur la crête des vagues,
Toi qui dors aujourd’hui dans l’ombre des coussins ?


L’orage et l’infini qui te charmaient naguère
N’étaient-ils point parfaits, et ne valaient-ils pas
Le calme conjugal de l’âtre et du repas
Et la sécurité près de l’époux vulgaire ?

Tes yeux ont appris l’art du regard chaud et mol,
Et la soumission des paupières baissées.
Je te vois, alanguie au fond des gynécées,
Les cils fardés, le cerne agrandi par le khol.

Tes paresses et tes attitudes meurtries
Ont enchanté le rêve épais et le loisir
De celui qui t’apprit le stupide plaisir,
Ô toi qui fus hier la sœur des Valkyries !

L’époux montre aujourd’hui tes yeux, si méprisants
Jadis, tes mains, ton col indifférent de cygne,
Comme on montre ses blés, son jardin et sa vigne
Aux admirations des amis complaisants.


Abdique ton royaume et sois la faible épouse
Sans volonté devant le vouloir de l’époux…
Livre ton corps fluide aux multiples remous,
Sois plus docile encore à son ardeur jalouse.

Garde ce piètre amour, qui ne sait décevoir
Ton esprit autrefois possédé par les rêves…
Mais ne reprends jamais l’âpre chemin des grèves,
Où les algues ont des rythmes lents d’encensoir.

N’écoute plus la voix de la mer, entendue
Comme en songe à travers le soir aux voiles d’or…
Car le soir et la mer te parleraient encor
De ta virginité glorieuse et perdue.


LE JARDIN MATINAL



Viens, les heures d’amour sont furtives et rares…
Le jardin matinal est plein d’oiseaux bizarres.

Chère, je te convie à ce royal festin.
Je ne veux pas jouir seule de ce matin.

L’aube heurte le ciel comme une porte close.
Viens boire la rosée au cœur blond de la rose.

Bois la rosée ainsi qu’une fraîche liqueur.
Mon cœur est une rose et je t’offre mon cœur…


L’aube a des tons de nacre et des reflets de perle.
La joie est simple et rien n’est aussi beau qu’un merle.

Savourons cette ardeur un peu triste et pleurons
De sentir la clarté première sur nos fronts.

Viens, ma très chère… À l’est le ciel fardé chatoie,
L’herbe est douce aux pieds nus comme un tapis de soie…

Sans nous préoccuper de l’hostile destin,
Rendons grâces au ciel clément pour ce matin.


AU DIEU PAUVRE


Je t’adore, Dieu pauvre entre les Immortels,
Et j’ai tressé pour toi ces roses purpurines,
Parce que tu n’as point de temples ni d’autels,
Et que nul tiède encens ne flatte tes narines.

Nul ne te craint et nul n’implore ta bonté…
Ceux qui t’honorent sont pauvres, car tu leur donnes,
Ayant ouvert tes mains vides, la pauvreté ;
Et ton souffle est plus froid que celui des automnes.


Moi qui subis l’affront et le courroux des forts,
Je t’apporte, Dieu pauvre et triste, ces offrandes :
Des violettes que je cueillis chez les morts
Et des fleurs de tabac qui s’ouvraient, toutes grandes…

Dans un coffret de jade aux fermoirs de cristal,
Dieu pauvre, je t’apporte humblement mon cœur sombre,
Car je ne sais aimer que ce qui me fait mal,
Éprise d’un fantôme et de l’ombre d’une ombre…

Je ne demande rien à ta Divinité
Sans parfums et que nul prêtre n’a reconnue…
Nul roi n’a jamais craint de t’avoir irrité
Et n’a pleuré devant ta châsse froide et nue.

Mais moi qui hais la foule à l’entour des autels,
Moi qui raille l’espoir cupide des prières,
Je te consacre, ô le plus doux des Immortels,
Ce chant pieux fleuri sur mes lèvres amères.


ÉMINÉ


Le couchant répandra la neige des opales,
Et l’air sera chargé d’odeurs orientales.

Les caïques furtifs jetteront leur éclair
De poissons argentins qui traversent la mer.

Ce sera le hasard qu’on aime et qu’on redoute…
À pas lents, mon destin marchera sur la route.

Je le reconnaîtrai parmi les inconnus
Malgré les ciels changés et les temps survenus…


Mon cœur palpitera, comme vibre une flamme…
Et mon destin aura la forme d’une femme,

Et mon destin aura de profonds cheveux bleus…
Il sera le fantasque et le miraculeux.

Involontairement, comme lorsque l’on pleure,
Je me répéterai : « Toute femme a son heure :

« Aucune ne sera pareille à celle-ci :
Nul être n’attendra ce que j’attends ici. »

Celle qui brillera dans l’ombre solitaire
M’emmènera vers le domaine du mystère.

Près d’elle, j’entrerai, pâle autant qu’Aladin,
Dans un prestigieux et terrible jardin.

Mon cher destin, avec des lenteurs attendries,
Détachera pour moi des fruits de pierreries.

Je passerai, parmi le féerique décor,
Impassible devant des arbres aux troncs d’or.


Et je mépriserai le soleil et la lune
Et les astres en fleur, pour cette femme brune.

Ses yeux seront l’abîme où sombre l’univers
Et ses cheveux seront la nuit où je me perds.

À ses pieds nus, pleurant d’extases infinies,
Je laisserai tomber la lampe des génies…


L’AMOUR BORGNE


Je t’aime de mon œil unique, je te lorgne
Ainsi qu’un Chinois l’opium :
Je t’aime de mon amour borgne,
Fille aussi blanche qu’un arum.
Je veux tes paupières de bistre,
Et ta voix plus lente qu’un sistre ;
Je t’aime de mon œil sinistre
Où luit la colère du rhum.


Je te suis du regard, lubrique comme un singe,
Ivre comme un ballon sans lest.
Ton âme incertaine de Sphinge
Flotte entre le zist et le zest.
Et je halète vers l’amorce
Des seins vibrants, du souple torse
Où la grâce épouse la force,
Et des yeux verts comme l’ouest.

Ton visage s’estompe à travers les courtines ;
Et tu médites, un fruit sec
Entre tes lèvres florentines
Où s’apaise un sourire grec.
Je meurs de tes paroles brèves…
Je veux que de tes dents tu crèves
Mon œil où se brouillent les rêves,
Comme un ara, d’un coup de bec.


ILS PLEURENT VERS LE SOIR…


Le jardin et le calme et la lumière basse,
Et tous mes souvenirs qui pleurent vers le soir…
La douceur d’être seule et triste et de m’asseoir
Dans l’ombre, de ne plus sourire et d’être lasse…

Parmi les frondaisons rôdent d’anciens soupirs,
Et le bonheur lui-même est incertain et tremble.
Je suis une qui se recueille et je rassemble
Mes souvenirs, mes souvenirs, mes souvenirs…


Ils se glissent, ainsi que des ombres furtives,
Les mains vides et les yeux éteints, en des prés
Sans odeurs et que nul printemps n’a diaprés.
Leurs pas ne laissent point d’empreinte sur les rives.

Ils ne contiennent plus leurs sanglots étouffants.
D’aucuns, aux yeux ternis, telles de vieilles lames,
Pleurent en se voilant, comme pleurent les femmes ;
D’autres pleurent sans honte, ainsi que les enfants.

Je suis seule, je ne suis plus une amoureuse,
Et je n’adore plus un sourire enchâssé
Par le couchant : je me cherche dans mon passé,
Et j’évoque le temps où j’étais moins heureuse.

… Plus légers qu’un oiseau, plus frêles qu’un hochet,
Voici les souvenirs lointains de mon enfance.
Ils courent, leurs rubans sont couleur d’espérance,
Leurs jupes ont encore une odeur de sachet.


Et maintenant, voici les souvenirs funèbres.
Ils passent, dédaigneux du rêve et de l’effort
Et couronnés des violettes de la mort ;
Leurs vêtements de deuil se mêlent aux ténèbres.

Je rêve sans ardeur, tels les pâles reclus…
La Loreley que j’ai cruellement aimée
S’évanouit ainsi qu’une blonde fumée
Et je sens aujourd’hui que je ne l’aime plus.

Puis, un souvenir rit, et son rire chevrote…
— Ce rire de vieille où se fêle la gaîté !… —
Dans le jardin, que baigne un silence attristé,
L’ombre verte se creuse à l’égal d’une grotte.

Je n’ai plus de ferveur, je n’ai plus de désirs,
Je ne veux que la paix du jardin et de l’heure…
Il me semble qu’hier j’étais un peu meilleure…
Qu’on me laisse pleurer avec mes souvenirs…


VIVIANE


Une odeur fraîche, un bruit de musique étouffée
Sous les feuilles, et c’est Viviane la fée.

Elle imite, cachée en un fouillis de fleurs,
Le rire suraigu des oiseaux persifleurs.

Souveraine fantasque, elle s’attarde et rôde
Dans la forêt, comme en un palais d’émeraude.

L’eau qui miroite a la couleur de son regard.
Elle se voile des dentelles du brouillard.


Parfois, une langueur monte de l’herbe et plane :
Les violettes ont salué Viviane.

Sa robe a des lueurs de perles et d’argent,
Son front est variable et son cœur est changeant.

Son pouvoir féminin s’insinue à la brune :
Elle devient irrésistible au clair de lune.

Des pâtres ont cru voir, de leurs yeux ingénus,
Des serpents verts glisser le long de ses bras nus.

À minuit, la plus belle étoile la couronne ;
Parfois, elle est cruelle et parfois elle est bonne.

Et Viviane est plus puissante que le sort ;
Elle porte en ses mains le sommeil et la mort.

Plus que l’espoir et plus que le songe, elle est belle.
Les plus grands enchanteurs sont des enfants près d’elle.

Dans ses bras, la mémoire est un rêve aboli.
Son magique baiser est plus froid que l’oubli.


Ses cheveux sont défaits et le soleil les dore.
Chaque matin, elle est plus blonde que l’aurore.

Ondoyante, elle sait promettre et décevoir.
Vers le couchant, elle est rousse comme le soir.

À l’heure vague où le regret se dissimule,
Elle a les yeux lointains et gris du crépuscule.

Lorsque le fil ambré du croissant tremble et luit
Sur les chênes, elle est brune comme la nuit.

Des rois ont partagé son lit d’or et sa table,
Mais nul n’a jamais vu sa face véritable.

Elle renaît, elle est plus belle chaque jour,
Et ses illusions trompent le simple amour.

Elle erre, comme un vent d’avril, sous la ramée,
Et vous reconnaissez en elle votre aimée.

Elle est celle qu’on ne rencontre qu’une fois.
Écoutez… Nulle voix n’est pareille à sa voix.


Elle approche, et ses doigts effeuillent des corolles.
Vous tremblez… Vous avez oublié les paroles…

Mais vous savez — le bois merveilleux l’a chanté —
Qu’elle vous appartient depuis l’éternité.

Elle a changé de nom, de voix et de visage ;
Malgré tout, vous l’avez reconnue au passage.

Elle réveille en vous tous les anciens désirs.
À l’ombre de ses pas brillent des souvenirs.

Vous l’avez pressentie et vous l’avez rêvée
Longuement, et surtout vous l’avez retrouvée.

Elle trame pour vous des jardins et des ciels.
Et vous vous endormez en ses bras éternels.


ELLE PASSE



Le ciel l’encadre ainsi que ferait une châsse,
Et je vivrais cent ans sans jamais la revoir.
Elle est soudaine : elle est le miracle du soir.
L’instant religieux brille et tinte… Elle passe…

Je suis venue avec la foule des lépreux,
Car, dès l’aube, j’ai su que je serais guérie.
Ils regardent vers elle avec idolâtrie
Et pleurent à voix basse… Et je pleure comme eux.


Son regard vespéral illumine l’espace
Et ses pieds nus ont sanctifié le chemin.
Un lys mystérieux est tombé de sa main.
Les sanglots se sont tus brusquement… Elle passe…

De nous tous qui pleurions elle a fait ses élus…
Une cloche s’ébranle et le monde l’écoute…
Elle ne reviendra plus jamais sur la route,
Mais je la vois passer et je ne souffre plus.

Nous devinons que nous aurons l’âme plus lasse,
Et que l’effroi sera plus intense et plus noir
Lorsque sa robe aura disparu, dans le soir.
Mais nous aurons connu le miracle… Elle passe…


BONHEUR CRÉPUSCULAIRE



Tes sombres anneaux d’améthyste
S’animent et tremblent un peu
Sous la jaune lueur du feu…
Au dehors la clarté persiste.

Accueillons le songe, donneur
D’enchantements et de féeries…
Mêlons nos âmes attendries
Et parlons de notre bonheur.


Parlons du bonheur, ma très chère,
Comme l’on parle d’un ami,
Évoquant, en l’âtre endormi,
Sa ressemblance familière…

Les choses semblent nous servir
Dans un empressement docile…
Chuchotons : « Mon âme tranquille
N’a plus de rêves d’avenir. »

Le bonheur se fait mieux comprendre
Par les intimités d’hiver,
Lorsque flotte et pleure dans l’air
L’âme du crépuscule tendre.

Le bonheur est tissé d’oubli ;
Il ne connaît pas l’espérance ;
Il ressemble à la délivrance
Après le labeur accompli.


Et c’est le bonheur d’être assises
Toutes deux, auprès du foyer,
Et de voir le feu rougeoyer
En tes calmes prunelles grises.

C’est de taire les vains aveux
Et d’oublier les autres femmes,
En regardant luire les flammes
À travers tes profonds cheveux.

C’est de voir s’embraser l’automne
Dans l’âtre aux multiples reflets
Où croulent des tours, des palais,
Des façades et des colonnes…

Dans mon cœur qui frissonne un peu,
Un sanglot d’autrefois persiste…
Vois comme le bonheur est triste,
Les soirs d’hiver, auprès du feu…


PÉNITENTES ESPAGNOLES



Le repentir songeur n’use plus leurs genoux.
Parmi les champs malsains et les villes malades
Elles dansent, ainsi que de noires Ménades.
Parfois le vent du soir éteint leurs cierges roux.

Elles ont coupé leurs chevelures altières ;
Le cilice a mordu leurs seins endoloris,
Leurs psaumes, soupirés ou jetés à grands cris,
S’accompagnent du son rauque des grelottières.


Pourtant, il dort au fond de leurs yeux espagnols
Des souvenirs qui sont comme un jardin mauresque
Où le jet d’eau retrace une blanche arabesque,
Où s’exaltent les voix de mille rossignols.

Et c’est en vain que ces lascives pénitentes
Lancent publiquement leurs clameurs de remords…
Jusqu’au jour où les vers rongeront leurs yeux morts,
Leur chair n’oubliera pas ses langueurs consentantes.

Leurs flancs meurtris sont prêts encore aux pâmoisons,
Et leur bouche d’amante ouvre sa rose tiède,
Car le vent de Grenade et le vent de Tolède
Mêlent leurs sourds parfums au bruit des oraisons.

Elles ne verront point, de leurs yeux de fiévreuses,
Le ciel où l’on n’a plus de souvenirs d’amour,
D’où, froide en sa blancheur, l’éternité du jour
Chasse les voluptés aux ferveurs ténébreuses.


Elles n’entreront point au ciel limpide et clair,
Mais, dans la nuit ardente où pleurent les damnées,
L’amour, ressuscitant du tombeau des années,
Saura leur alléger les tourments de l’enfer.


DANS LE HAVRE



Lasse comme les flots, lasse comme les voiles,
J’entre dans le bon port plein d’embruns et d’étoiles.

J’ai fui les pays clairs et les riants climats
Pour dormir dans ce havre où reposent les mâts.

J’ai perdu le désir des libertés sauvages,
Et je ne connais plus la soif des longs voyages.

Tant de songes dorés viennent vous décevoir.
Que l’on se sent moins de jeunesse vers le soir.


Vainement, j’ai côtoyé les terres charmantes
Qui m’ont trahie, ainsi que le font les amantes.

J’y croyais voir des fruits de rubis et d’or bleu,
Des fleuves d’escarboucle et des roses de feu.

Mais j’ai su qu’un soleil banal était sur elles,
Et que l’éloignement trompeur les rendait belles.

Ici, je trouverai la paix nocturne… Ici,
Les ténèbres sont d’un violet adouci…

Et, dans ce havre, où se reflètent les étoiles,
Je verrai sans regret partir les autres voiles.


LA SOIF IMPÉRIEUSE



Jétais hier la voyageuse solitaire.
J’allais, portant au cœur une âpre anxiété…
J’avais besoin de toi comme d’un flot d’été,
D’un flot purifiant où l’on se désaltère.

Aujourd’hui, mon silence a des bonheurs pensifs.
Ô très chère ! et mon âme est une coupe pleine,
Le monde est beau comme un verger de Mytilène :
Je ne crains plus le soir qui pleure sous les ifs.


J’avais besoin de toi comme d’une eau courante
Que l’on écoute et qui berce votre chagrin
Dans un ruissellement musical et serein…
J’entendis ta voix claire ainsi qu’une eau qui chante.

Ta voix coulait, murmure et cadence à la fois,
Chère, et ce fut dans mon être le bleu nocturne,
Et je sentis alors mon chagrin taciturne
S’attendrir… J’écoutais l’eau pure de ta voix.

Depuis lors, la lourdeur des blancs midis m’enchante,
Et ma soif ne craint plus le soleil irrité…
J’avais besoin de toi comme d’un flot d’été,
J’avais besoin de toi comme d’une eau qui chante…


JE FUS UN PAGE ÉPRIS



Cest l’heure où le désir implore et persuade…
Le monde est amoureux comme une sérénade,
Et l’air nocturne a des langueurs de sérénade.

Les ouvriers du soir, tes magiques amis,
Ont tissé d’or léger ta robe de samis
Et semé d’iris bleus la trame du samis.


Il me semble que nous venons l’une vers l’autre
Du fond d’un autrefois inconnu qui fut nôtre,
D’un pompeux et tragique autrefois qui fut nôtre.

Sur mes lèvres persiste un souvenir charmant.
Qui peut savoir ? Je fus peut-être ton amant…
Ô ma Splendeur ! Je fus naguère ton amant…

Une ombre de chagrin un peu cruel s’obstine,
Amenuisant encor ta bouche florentine…
Ah ! ton sourire aigu de Dame florentine !

Mon souvenir est plus tenace qu’un espoir…
L’âme d’un page épris revit en moi ce soir,
D’un page qui chantait sous ton balcon, le soir…


LA PALME



À mon réveil, ce fut le miracle du monde,
Le ciel aux bleus de songe et les flots d’or vivant,
La Méditerranée… Et j’allais en rêvant,
Tant la paix de l’aurore était sage et profonde,
Que pour nous seules l’univers était vivant,
Et que nous étions l’âme et le centre du monde.


M’étant perdue au fond du jardin matinal,
Je détachai pour toi du palmier cette palme
Que la terre nourrit de sève forte et calme.
Là-bas, où l’air sonore est un vibrant cristal,
Très chère, tu prendras entre tes mains la palme
Que j’ai rompue, en le mystère matinal.

Car j’ai choisi, pour t’encadrer, ô la plus belle !
La volupté de ce décor italien,
De ce ciel dont le rire est moins doux que le tien,
De cette mer qui voit la lune émerger d’elle…
Vois, le prestigieux décor italien
Est seul digne de t’encadrer, ô la plus belle !

Et toi, sachant que rien n’égale la beauté,
Ni la puissance, ni la foi, ni le génie,
Souris, victorieuse, inconnue, infinie,
Parfaite en ta douceur comme en ta cruauté.
Plus grande que l’effort le plus fier du génie,
Ô femme pâle en qui triomphe la beauté !


LE TÉNÉBREUX JARDIN



Les heures ont éteint le feu de mes vertèbres.
Et leur morne lourdeur a pesé sur mon front…
Voici que les lointains trop clairs s’attendriront
Et la nuit m’ouvrira son jardin de ténèbres.

Solitaire, tandis que le temps coule et fuit,
Je cueillerai les fleurs du regret et du songe.
Reconnaissante au doux charme qui se prolonge,
J’offrirai le parfum de mon âme à la nuit.


Les poèmes ont des lignes trop régulières,
Les musiques, un son trop clair, trop cristallin…
Je frapperai bientôt aux portes du jardin
Qui s’ouvriront pour moi, larges et familières.

Car la nuit m’aime : elle a compris que je l’aimais…
Et, sachant que je suis résignée et lointaine,
Elle m’apporte, ainsi qu’en un coffret d’ébène,
La tristesse des autrefois et des jamais…

La nuit me livrera ses lys noirs et ses roses
Noires et ses violettes aux bleus obscurs,
Et je m’attarderai dans l’angle de ses murs
Tels que ceux des cités royalement encloses…

Peu m’importe aujourd’hui le caprice du sort…
La nuit s’ouvre pour moi comme un jardin de reine
Où je promènerai ma volupté sereine
Et mon indifférence à l’égard de la mort.


NOUS NOUS SOMMES ASSISES



Ma Douce, nous étions comme deux exilées,
Et nous portions en nous nos âmes désolées.
 
L’air de l’aurore était plus lancinant qu’un mal…
Nul ne savait parler le langage natal…

Alors que nous errions parmi les étrangères,
Les odeurs du matin ne semblaient plus légères.
 
… Lorsque tu te levas sur moi, tel un espoir,
Ta robe triste était de la couleur du soir.


Voyant tomber la nuit, nous nous sommes assises,
Pour sentir la fraîcheur amicale des brises.

Puisque nous n’étions plus seules dans l’univers,
Nous goûtions avec plus de langueur les beaux vers.

Chère, nous hésitions, sans oser croire encore,
Et je te dis : « Le soir est plus beau que l’aurore. »

Tu me donnas ton front, tu me donnas tes mains,
Et je ne craignis plus les mauvais lendemains.

Les couleurs éteignaient leur splendide insolence ;
Nulle voix ne venait troubler notre silence…

J’oubliai les maisons et leur mauvais accueil…
Le couchant empourprait mes vêtements de deuil.

Et je te dis, fermant tes paupières mi-closes :
« Les violettes sont plus belles que les roses. »

Les ténèbres gagnaient l’horizon, flot à flot…
Ce fut autour de nous l’harmonieux sanglot…


Une langueur noyait la cité forte et rude,
Nous savourions ainsi l’heure en sa plénitude.

La mort lente effaçait la lumière et le bruit…
Je connus le visage auguste de la nuit.

Et tu laissas glisser à tes pieds nus tes voiles…
Ton corps m’apparut, plus noble sous les étoiles.

C’était l’apaisement, le repos, le retour…
Et je te dis : « Voici le comble de l’amour… »

Jadis, portant en nous nos âmes désolées,
Ma Douce, nous étions comme deux exilées…


DÉPART


La lampe des longs soirs projette un rayon d’ambre
Sur les cadres dont elle estompe les vieux ors.
L’heure de mon départ a sonné dans la chambre…
La nuit est noire et je ne vois rien au dehors.

Je ne reconnais plus le visage des choses
Qui furent les témoins des jours bons et mauvais…
Voici que meurt l’odeur familière des roses…
La nuit est noire, et je ne sais pas où je vais.


Devrais-je regretter cet autrefois ?… Peut-être…
Mais je n’appartiens point aux regrets superflus…
Je marche devant moi, l’avenir est mon maître,
Et, quel que soit mon sort, je ne reviendrai plus.


MENSONGE DU SOIR…



Or, par un soir pareil, je crus être poète…
J’avais rêvé, dans le silence trop exquis,
De soleils possédés et de lauriers conquis…
Et ma vie est semblable aux lendemains de fête.

Tout me fait mal, l’été, le rayon d’un fanal
Rouge sur l’eau nocturne, et le rythme des rames,
Les rosiers d’un jardin et les cheveux des femmes
Et leur regard, tout me fait mal, tout me fait mal.


Venez à moi, mes deux amours, mes bien-aimées…
Je vous entourerai de vos anciens décors,
Je vous rendrai vos fleurs, vos gemmes et vos ors,
Et je rallumerai vos torches consumées.

Vous fûtes ma splendeur et ma gloire et mon chant,
Toi, Loreley, clair de lune, rire d’opale,
Et toi dont la présence est calme et vespérale,
Et l’amour plus pensif que le soleil couchant.

Ô vous que mes désirs et mes pleurs ont parées,
Toi que j’aimais hier, toi que j’aime aujourd’hui,
Allons vers les palais d’où les reines ont fui,
Et vers les faibles mers qui n’ont point de marées.

Le dernier frisson d’or s’est tu dans les guêpiers…
Toi, pâle comme Atthis, et toi, ceinte de roses
Comme Dika, marchons sur les routes moroses
Qui n’ont point su garder l’empreinte de nos pieds.


Le présent despotique est comme un maître rude
Qui tourmente l’esclave au sommeil harassé…
Mes chères, descendons la pente du passé
En sentant que le soir est plein de lassitude.

Je songe à la fatigue, à l’ennui des retours
Qui suivent les départs vers les terres charmantes…
Allons ainsi jusqu’au futur, ô mes amantes !
Sachant que nous avons vécu nos plus beaux jours.


VERS LESBOS


Tu viendras, les yeux pleins du soir et de l’hier…
Et ce sera par un beau couchant sur la mer.

Frêle comme un berceau posé sur les flots lisses,
Notre barque sera pleine d’ambre et d’épices.

Les vents s’inclineront, soumis à mon vouloir.
Je te dirai : « La mer nous appartient, ce soir. »

Tes doigts ressembleront aux longs doigts des noyées.
Nous irons au hasard, les voiles déployées.


Levant tes yeux surpris, tu me demanderas :
« Dans quel lit inconnu dormirai-je en tes bras ? »

Des oiseaux chanteront, cachés parmi les voiles.
Nous verrons se lever les premières étoiles.

Tu me diras : « Les flots se courbent sous ma main…
Et quel est ce pays où nous vivrons demain ? »

Mais je te répondrai : « L’onde nocturne est blême,
Et nous sommes encor loin de l’île que j’aime.

« Ferme tes yeux lassés par le voyage et dors
Comme en ta chambre close aux rumeurs du dehors…

« Telle, dans un verger, une femme qui chante,
Le bonheur nous attend dans cette île odorante.

« Couvre ta face pâle avec tes cheveux roux.
L’heure est calme et la paix de la mer est sur nous.

« Ne t’inquiète point… Je suis accoutumée
Aux risques de la mer et des vents, Bien-Aimée… »


Sous la protection du croissant argentin,
Tu dormiras jusqu’à l’approche du matin.

Les plages traceront au loin la grise marge
De leurs sables… Tes yeux s’ouvriront sur le large.

Tu m’interrogeras, non sans un peu d’effroi.
Des chants mystérieux parviendront jusqu’à toi…

Tu me diras, avec des rougeurs ingénues :
« Rien n’est aussi troublant que ces voix inconnues.

Leur souffle harmonieux évente mon front las :
Mais l’aube est sombre encore et je ne comprends pas.

« Notre mauvais destin saura-t-il nous rejoindre
Au fond de ce matin craintif que je vois poindre ? »

Je te dirai, fermant tes lèvres d’un baiser :
« Le bonheur est là-bas… Car il faut tout oser…

« Là-bas, nous entendrons la suprême musique…
Et, vois, nous abordons à l’île chimérique… »


VIENS, DÉESSE DE KUPROS



Viens, Déesse de Kupros, et verse délicatement dans les coupes d’or le nektar mêlé de joies.
Psappha.


Mon orgueil n’a connu que le blâme et l’affront,
Et l’impossible gloire au loin rit et chatoie…
Puisque le noir laurier ne ceindra point mon front,
Remplis la coupe d’or et verse-moi la joie !

Je me couronnerai de pampre, vers le soir.
Grâce au vin bienfaisant qui chante dans les moelles,
Je me verrai marcher vers l’azur et m’asseoir
Parmi les Dieux, devant le festin des étoiles.


Verse le vin de Chypre et le vin de Lesbos,
Dont la chaude langueur sourit et s’insinue,
Et, l’heure étant sacrée au roux Dionysos,
Prends le thyrse odorant et danse, ardente et nue.

Je bois l’été, le chant des cigales, les fruits,
Les fleurs et le soleil dans le creux de l’amphore ;
Car la nuit du festin est brève entre les nuits
Et le pampre divin se flétrit dès l’aurore.


NUIT MAURESQUE


La nuit est façonnée avec un art subtil
Ainsi qu’un merveilleux palais de Boabdil.

La fontaine redit ses rythmes monotones
Et les ifs argentés sont de blanches colonnes.

Dans le jardin, roi morne et conquérant lassé,
Se recueille et s’attarde et veille le passé.

Le ciel, où la lumière est éclatante et noire,
Est un plafond de cèdre et de nacre et d’ivoire.


Par cette nuit d’amour, mon désir est moins près
Des jets d’eau radieux et purs que des cyprès.

Pourtant j’aime l’élan des rossignols, et j’aime
Ces fontaines qui sont plus belles qu’un poème.

Viens dans ces murs, où ton caprice me céda,
Ma maîtresse de tous les temps, Zoraïda !

Faisons revivre, au fond de ces tièdes allées,
Les languides ghuzlas et les femmes voilées.

Et rêvons un amour insensé, frémissant
De victoire fatale et de fièvre et de sang.

Ma maîtresse ! tandis que l’instant se prolonge,
Errons, les doigts unis, dans l’Alhambra du songe.


ATTENTE


En cette chambre où meurt un souvenir d’aveux,
L’odeur de nos jasmins d’hier s’est égarée…
Pour toi seule, je me suis vêtue et parée
Et pour toi seule, j’ai dénoué mes cheveux.

J’ai choisi des joyaux… Ont-ils l’heur de te plaire ?
Dans mon cœur anxieux quelque chose s’est tu…
Comment t’apparaîtrai-je et que me diras-tu,
Amie, en franchissant mon seuil crépusculaire ?


Des violettes et des algues vont pleuvoir
À travers le vitrail violet et vert tendre…
Je savoure l’angoisse idéale d’attendre
Le bonheur qui ne vient qu’à l’approche du soir.

En silence, j’attends l’heure que j’ai rêvée…
La nuit passe, traînant son manteau sombre et clair…
Mon âme illimitée est éparse dans l’air…
Il fait tiède et voici : la lune s’est levée.


LES SOUVENIRS SONT DES GRAPPES…


Voici l’heure amoureuse où chante la Sirène…
Les souvenirs sont des grappes que l’on égrène.

Le silence est pareil à l’écho d’une voix,
Et je me tourne, avec les regards d’autrefois,

Vers celle qu’aujourd’hui mon baiser importune,
Celle qui fut ma Loreley, ma fleur de lune.

Pendant le jour je puis l’oublier, mais la nuit,
Très blonde, elle se lève et son visage luit…


Et je me sens alors moins forte, moins sereine…
Voici l’heure amoureuse où chante la Sirène.

Ses yeux changeants et frais sont le reflet de l’eau…
Quand je rêve, le passé me semble plus beau.

Quand je rêve, tout le passé se transfigure…
Je la vois dénouant sa froide chevelure.

Lorsque mon cœur est plein de l’ardeur du couchant,
Je ne sais plus combien son rire fut méchant.

Le croissant fend l’éther ainsi qu’une carène…
Voici l’heure amoureuse où chante la Sirène.

Lorsque l’ombre montante emplit mon cœur lassé,
Je sens que nul bonheur ne vaut l’amer passé.

Je sais combien sont faux les baisers que tu donnes,
Ô chère ! mais je sais que les larmes sont bonnes.


Le passé rare est un trésor enseveli…
Parfois, je ne crains rien au monde sauf l’oubli.

Les souvenirs sont des grappes que l’on égrène.
Voici l’heure amoureuse où chante la Sirène…


VOUS POUR QUI J’ÉCRIVIS


Vous pour qui j’écrivis, ô belles jeunes femmes !
Vous que, seules, j’aimais, relirez-vous mes vers
Par les futurs matins neigeant sur l’univers,
Et par les soirs futurs de roses et de flammes ?

Songerez-vous, parmi le désordre charmant
De vos cheveux épars, de vos robes défaites :
« Cette femme, à travers les sanglots et les fêtes,
A porté ses regards et ses lèvres d’amant. »


Pâles et respirant votre chair embaumée,
Dans l’évocation magique de la nuit :
Direz-vous : « Cette femme eut l’ardeur qui me fuit…
Que n’est-elle vivante ! Elle m’aurait aimée… »


PAR LES SOIRS FUTURS


Non ! par les soirs futurs de roses et de flammes,
Mystérieux ainsi que les temples hindous,
Nul ne saura mon nom et nulle d’entre vous
Ne redira mes vers, ô belles jeunes femmes !

Nulle de vous n’aura le caprice charmant
De regretter l’amour d’une impossible amie,
Et d’appeler, tout bas, désireuse et blêmie,
L’impérieux baiser de mes lèvres d’amant.


Vous chercherez l’amour, fraîches et parfumées,
Tournant vers l’avenir vos pas irrésolus,
Et nulle d’entre vous ne se souviendra plus
De moi, qui vous aurais si gravement aimées…


LE PILORI


Pendant longtemps, je fus clouée au pilori,
Et des femmes, voyant mes souffrances, ont ri.

Puis, des hommes ont pris dans leurs mains de la boue
Qui vint éclabousser mes tempes et ma joue.

Des pleurs montaient en moi, houleux comme des flots,
Mais mon orgueil m’a fait refouler mes sanglots.

Nulle n’a dit : « Elle est peut-être moins infâme
Qu’on ne le croit, elle est peut-être une pauvre âme. »


La place était publique et tous étaient venus,
Et les femmes avaient des rires ingénus.

Ils se jetaient des fruits avec des chansons folles,
Et le vent m’apportait le bruit de leurs paroles.

J’ai senti la colère ardente m’envahir.
Silencieusement, j’appris à les haïr.

Leurs insultes cinglaient, comme des fouets d’ortie…
Lorsqu’ils m’ont détachée enfin, je suis partie.

Je suis partie au gré du vent, et depuis lors
Mon visage est pareil à la face des morts.

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VAINCUE


Le couchant est semblable à la mort d’un poète…
Ah ! pesanteur des ans et des songes vécus !
Ici, je goûte en paix l’heure de la défaite,
Car le soir pitoyable est l’ami des vaincus.

Mes vers n’ont pas atteint à la calme excellence,
Je l’ai compris, et nul ne les lira jamais…
Il me reste la lune et le proche silence,
Et les lys, et surtout la femme que j’aimais…


Du moins, j’aurai connu la splendeur sans limite
De la couleur, de la ligne, de la senteur…
J’aurai vécu ma vie ainsi que l’on récite
Un poème, avec art et tendresse et lenteur.

Mes mains gardent l’odeur des belles chevelures.
Que l’on m’enterre avec mes souvenirs, ainsi
Qu’on enterrait avec les reines leurs parures…
J’emporterai là-bas ma joie et mon souci…

Isis, j’ai préparé la barque funéraire
Que l’on remplit de fleurs, d’épices et de nard,
Et dont la voile flotte en des plis de suaire…
Les rituels rameurs sont prêts… Il se fait tard…

Sous la protection auguste de tes ailes,
Ô Déesse ! j’irai vers les prés sans avril...
Je partirai, parmi les odes fraternelles,
Sur un fleuve plus large et plus noir que le Nil.


Et que mon cœur soit lourd dans ta juste balance,
Lorsque j’arriverai près du trône fatal
Où le silence noir est plein de vigilance,
Et que servent les Dieux à têtes de chacal.

Isis, fais-moi rejoindre, au fond des plaines nues,
Les poètes obscurs qui savent les affronts
Et qui passent, chantant leurs strophes inconnues
Dans le soir éternel qui pèse sur leurs fronts…


LE MONDE EST UN JARDIN


Le monde est un jardin de plaisir et de mort,
Où l’ombre sous les bleus feuillages semble attendre,
Où la rose s’effeuille avec un bruit de cendre,
Où le parfum des lys est volontaire et fort.

Parmi les lys nouveaux et les roses suprêmes,
Nous mêlons nos aveux à d’antiques sanglots…
Le monde est le jardin où tout meurt, les pavots
Et les sauges et les romarins et nous-mêmes.


Des rires sont cachés partout ; l’on sent courir
Au ras du sol les pieds invisibles des brises,
Et nous nous promenons dans ce jardin, éprises
Et ferventes, sachant que nous devons mourir…

Nous allons au hasard de nos rêves, j’effleure
Ton col, et tes yeux sont comme un lac endormi.
Le soleil nous regarde avec des yeux d’ami,
Et nous ne songeons point à la fuite de l’heure.

Nous marchons lentement et notre ombre nous suit…
Le vent bruit avec un long frisson de traîne…
Nous qui ne parlons pas de notre mort certaine,
Avons-nous oublié l’approche de la nuit ?…


INTÉRIEUR


Dans mon âme a fleuri le miracle des roses.
Pour le mettre à l’abri, tenons les portes closes.

Je défends mon bonheur, comme on fait des trésors,
Contre les regards durs et les bruits du dehors.

Les rideaux sont tirés sur l’odorant silence,
Où l’heure au cours égal coule avec nonchalance.

Aucun souffle ne fait trembler le mimosa
Sur lequel, en chantant, un vol d’oiseaux pesa.


Notre chambre paraît un jardin immobile
Où des parfums errants viennent trouver asile.

Mon existence est comme un voyage accompli.
C’est le calme, c’est le refuge, c’est l’oubli.

Pour garder cette paix faite de lueurs roses,
Ô ma Sérénité ! tenons les portes closes.

La lampe veille sur les livres endormis,
Et le feu danse, et les meubles sont nos amis.

Je ne sais plus l’aspect glacial de la rue
Où chacun passe, avec une hâte recrue.

Je ne sais plus si l’on médit de nous, ni si
L’on parle encor… Les mots ne font plus mal ici.

Tes cheveux sont plus beaux qu’une forêt d’automne,
Et ton art soucieux les tresse et les ordonne.

Oui, les chuchotements ont perdu leur venin,
Et la haine d’autrui n’est plus qu’un mal bénin.


Ta robe verte a des frissons d’herbes sauvages,
Mon amie, et tes yeux sont pleins de paysages.

Qui viendrait nous troubler, nous qui sommes si loin
Des hommes ? deux enfants oubliés dans un coin ?

Loin des pavés houleux où se fanent les roses,
Où s’éraillent les chants, tenons les portes closes…


VOICI MON MAL


Parmi mes lys fanés je songe que c’est toi
Qui me fis le plus grand chagrin d’amour, Venise !
Tu m’as trahie autant qu’une femme et conquise
En me prenant ma force, et mon rêve et ma foi.

… Je ne cherche plus rien dans Venise : l’ivresse
Des beaux palais n’est plus en moi ; le chant banal
Des gondoliers me fait haïr le Grand Canal,
Et je n’espère plus aimer la Dogaresse.


Voici mon mal : il est négligeable et profond.
Rendue indifférente à la beauté que j’aime,
J’erre, portant le deuil éternel de moi-même,
Parce que je n’ai pas de lauriers à mon front.


TOI, NOTRE PÈRE ODIN


 
Le vent d’hiver s’élance, audacieux et fort,
Ainsi que les Vikings, en leurs nobles colères.
La tempête a soufflé sur les pins séculaires
Et les flots ont bondi… Venez, mes Dieux du Nord !

Vos yeux ont le reflet des lames boréales,
Les abîmes vous sont de faciles chemins,
Et vous êtes grands et sveltes comme les pins,
Ô maîtres des cieux froids et des races loyales !


Mes Dieux du Nord, hardis et blonds, réveillez-vous
De votre long sommeil dans les neiges hautaines,
Et faites retentir vos appels sur les plaines
Où se prolonge au soir le hurlement des loups.

Venez, mes Dieux du Nord aux faces aguerries,
Toi, notre père Odin, toi dont les cheveux d’or,
Freya, sont pleins d’odeurs, et toi, valeureux Thor,
Toi, Fricka volontaire, et vous, mes Valkyries !

Ecoutez-moi, mes Dieux, pareils aux clairs matins :
Je suis la fille de vos Skaldes vénérables,
De ceux qui vous louaient, debout auprès des tables
Où les héros buvaient l’hydromel des festins.

Venez, mes Dieux puissants, car notre hiver est proche,
Nous allons rire avec les joyeux ouragans,
Nous abattrons le chêne épargné par les ans,
Et les monts trembleront jusqu’en leur cœur de roche.


Nous poserons nos pieds triomphants sur les mers,
Nous nous réjouirons de la danse des vagues ;
Pour nous s’animeront les brumes, formes vagues,
Et pour nous brilleront les sillons de l’éclair.

Les mouettes crieront vers nous et vers l’orage
Que nous apporterons dans le creux de nos mains…
Or voici qu’on entend les combats surhumains
Et le cri des vaincus sur le blême rivage.

Voici, mes Dieux, que vous riez comme autrefois
Et que l’aigle tournoie au-dessus de son aire.
Nous avons déchaîné la meute du tonnerre,
Et les falaises ont reconnu notre voix.

L’espace écoutera nos farouches musiques
Et les cieux révoltés ploieront sous notre effort…
Venez à moi qui vous attends, mes Dieux du Nord !
Je suis la fille de vos Skaldes héroïques…


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Achevé d’imprimer
le dix-sept mai mil neuf cent six
PAR
ALPHONSE LEMERRE
6, RUE DES BERGERS, 6
À PARIS
OCT 26 1948