Épigrammes (Martial)/1841/Le double Dîner

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Traduction par Constant Dubos.
Chapelle (p. 530-536).

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A la suite des Epigrammes de Martial, le traducteur croit devoir placer la pièce suivante dont l’épigramme 50 du livre III de son auteur lui a fourni le sujet

LE DOUBLE DINER

OU

L’HORTICULTEUR-POÈTE, A TABLE.

Un dîner sans façon est une perfidie. A dit certain poète, ami des grands repas ; Ce vers pour être vrai veut qu’on le modifie : J’aime assez, entre amis, peu de cérémonie ; Qu’on me passe ce point : dans tous les autres cas, D’accord avec l’auteur, volontiers je m’écrie : Un dîner sans façon est une perfidie. Mais il est un dîner dont il ne parle pas, Et dont, à meilleur droit, il faut qu’on se défie, Fût-il accompagné de mets plus délicats Que ceux où Bancelin, Véfour et compagnie Signalent leur talent dont je fais quelque cas ; C’est celui de l’auteur d’une prose assassine, Ou de prétendus vers, insipides et plats, Quand, ses cahiers en main, de la voix et du bras, A sa table il poursuit, avec forte poitrine, Un honnête dîneur qui se voit pris aux lacs, Et doit sans plainte et sans éclats, Sous le fardeau pliant l’échiné, Des premiers jusqu’aux derniers plats Essuyer sa lecture, et payer sa cuisine. D’un pareil guet-apens encor tout interdit, Tant l’image à mes yeux en reste fraîche et neuve, Pour vous sauver une semblable épreuve, J’en vais, mes chers amis, vous faire le récit.

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Ces jours passés, chez un auteur poète, A dîner je fus invité… A ce mot, je vois qu’on m’arrête… — Dîner chez un auteur ! c’est un conte inventé ; Chez un poète encor ! le fait est incroyable, Et s’il est vrai, du moins il n’est pas vraisemblable. — Mesdames et messieurs, pardonnez ; c’est un fait, Et de vos préjugés revenez s’il vous plaît. Le temps n’est plus où quêtant leur cuisine, Les Colletets, crottés jusqu’à l’échine, Du Parnasse passaient tout droit à l’hôpital. Aujourd’hui tel poète en fermier-général Peut traiter ses amis sans s’en trouver plus mal, Et, dussiez-vous encor m’accuser d’hyperbole, Dans l'Hippocréne a su rencontrer le Pactole. Pourtant, le fait encor n’est pas très-général, Je le sais trop, hélas ! Mais si, plus équitable, Quelque jour de ses dons faisant partage égal, Plutus sur les auteurs jette un œil favorable, Peut-être à ma détresse il aura quelque égard, Et, s’il pleut des faveurs, m’en donnera ma part. Amen ! Mais terminons ici la parenthèse, Et sans plus divaguer reprenons notre thèse. Au jour, à l’heure fixe, au local convenu, L’un des premiers je suis rendu : Aux dîners, comme ailleurs, je puis souvent attendre, Mais je ne veux jamais être attendu. L’heureux signal enfin se fait entendre, Et, sans trop de façons, les dîneurs empressés, Du salon dans la salle à l’instant sont passés. On se pousse, on se presse, et chacun sur sa chaise Gêne un peu son voisin pour se mettre à son aise. Sur la mienne, à la fin, je me vois arrangé. Au centre de six plats, avec pompe arrangé. J’aperçois un coussin de velours orangé, Vrai trône où reposait un assez gros ouvrage : L’Horticulteur, poème en cinq chants partagé. Je frémis ; et dès lors, pauvre oiseau mis en cage, Je reconnais le piège où je suis engagé. Mais quoi ? je dois me taire et m’armer de courage Au début, avec le potage On nous sert la préface, et l’avis au lecteur ; — 532 —

Le bœuf passe : un saumon succède ; avec ardeur Ainsi que le dîner la lecture s’engage, Et nous voyons du même train, Saumon et premier chant arriver à leur fin. De la nous passons aux entrées ; Tandis qu’un chant nouveau par l’auteur entamé Se poursuit, se déroule avec feu déclamé, Par trois valets rapidement livrées A l’appétit du convive affamé, Mieux que les vers elles sont dévorées, Et seront, à coup sûr, bien plus tôt digérées. Arrive le rôti ; d’un courage nouveau A cet aspect l’amphitryon s’anime. Armé du livre et du couteau . De son double instrument tour à tour il s’escrime ; Et son troisième chant, qui visait au sublime, Expire justement avec son aloyau. La grosse faim est apaisée ; En attendant que par de nouveau mets Elle renaisse encor plus aiguisée, Le quatrième chant s’ouvre : froids et muets, Les yeux demi-fermés. les auditeurs-convives ; Le front penché, les mains oisives, S’endormaient presque, et nul n’applaudissait : L’appétit, la lecture, enfin tout languissait ; Quand le patron, guidé par un instinct unique, Saisit un flacon de Porto, Qu’il assure bien authentique, Et dans un cristal pur, transparent comme l’eau, Fait tomber à flots d’or le breuvage magique. La troupe se réveille, et d’un premier bravo, Que l’auteur à ses vers modestement applique, Fait retentir la salle académique. Auteurs que flattent les bravos, De la critique qui vous guette Voulez-vous briser les ciseaux, Endormir l’envie inquiète Et désarmer tous vos rivaux ? D’excellents vins faites emplette ; Que Voltaire et les deux Rousseaux, Racine même et Despréaux Laissant chez vous la place nette, — 533 —

S’envolent chez Toussaint Quinette ; Que le produit de leurs travaux Descende au fond de vos caveaux ; Surtout provision complète Et de Champagne et de bordeaux ; Que sous votre main toujours prête A table ils coulent à longs flots. Alors dans un profond repos, Sans plus craindre aucune défaite , Chaque jour de lauriers nouveaux Vous verrez ceindre votre tête ; Vous entendrez tous les journaux Pour vous emboucher la trompette ; Et plût à Dieu que maint poète Que je connais, pût à propos User de semblable recette ! Charmé d’un aussi beau succès, Notre lecteur infatigable En poursuit le cours sans délais, Et reprenant son cahier formidable, Avec un épisode il sert les entremets. Le vin qu’il verse en abondance, Réveille ceux qu’endort son éloquence ; Et, du moins au gré des gourmets, Il tourne à son honneur sa quatrième chance. Mais de la scène enfin le dénoument s’avance, Et le dessert, sur la table apporté, Étale avec magnificence Les dons qu’à pleines mains a répandus l’Été. Pour notre horticulteur quelle immense carrière Et pour son dernier chant quelle riche matière ! Sur tous les arbres dont ces fruits Sont les délicieux produits, Sa muse à plaisir s’évertue ; Ils les passe tous en revue. C’est sa main qui les a plantés, greffés, taillés, Émoussés, encaissés, palissés, empaillés, Et je crois même échenillés ! De cette stérile abondance Le convive enfin excédé, Ainsi que du trop long silence Que forcément il a gardé, — 534 —

Est près de perdre patience ; Quand le lecteur, par procédé, Ou peut-être aussi par prudence, Arrivé d’ailleurs à la fin De son infernal parchemin, Juge à propos de lever la séance. A ce signal si longtemps attendu, Tout l’auditoire morfondu Passe au salon, et là chacun espère Retrouver un voisin ou quelque ancien confrère, Embrasser un ami toujours cher à son cœur. Vain espoir ! au salon il retrouve l’auteur, Qui lui fait jusqu’au bout, pour épreuves dernières, Avaler au café la table des matières, Avec le visa des censeurs Et l’adresse de ses libraires. Que Dieu bénisse nos auteurs Soit poètes, soit prosateurs ! Leur âme est vraiment débonnaire. Que de tourments, que d’efforts pour nous plaire ! Que de jours sans repos, que de nuits sans sommeil ! A son lever, chaque jour le soleil Les voit, la plume en main, devancer sa lumière, Poursuivre leurs travaux comme lui sa carrière, Jusqu’à ce qu’il s’efface à l’horizon vermeil. Enfin de tant de soins quel est l’heureux salaire ? Un battement de mains, quelque bravo précaire, D’un auditeur trop lent avec peine obtenus. Peut-on leur envier d’aussi faibles tributs ? Pourquoi, par froids dédains ou caprices bizarres, D’un léger grain d’encens nous montrons-nous avares ? Après tout, leur travail a bien aussi son prix. Oui ; mais je ne veux pas que de lui-même épris, Un auteur, s’il advient qu’à dîner il m’invite, En présence des plats m’étale son mérite ; Je sais aux grands talents comme un autre applaudir ; Mais bonnement je m’imagine Que, comme au lit on entre pour dormir, A table on s’assied pour qu’on dîne. Grâce, du moins jusqu’au dessert !! Lecteurs trop empressés, vous parlez à merveille ; Mais ventre à jeun n’a point d’oreille, — 535 —

Et vous prêchez dans le désert. Chaque chose a sa place : au sortir de la table, Qu’après le café pris (notez bien), l’hôte affable Pour réunir chez lui tous les plaisirs divers, Offre de lire une œuvre instructive, agréable, J’applaudis des premiers à son idée aimable, Et j’en digère mieux son dîner et ses vers. Il est vrai, quelquefois, qu’un incivil convive, Dîneur banqueroutier, quand la lecture arrive, L’estomac bien lesté, furtivement s’esquive ; Mais un pareil suffrage est-il à regretter Pour qui pèse les voix au lieu de les compter ? Voilà les bons repas, les repas que j’envie, Tels que j’en ai souvent rencontrés dans ma vie. Mais que durant tout un dîner L’auteur amphitryon sans pitié vous assomme, Sans que, sous peine de jeûner, Vous puissiez vous permettre un somme ; Que pour payer un malheureux souper, D’une insupportable lecture, Sans aucun moyen d’échapper, Vous vous voyiez contraint de subir la torture, C’est un assassinat, un affreux guet-apens. Oui, si jamais il faut qu’on m’y reprenne, Je le déclare net, de bon cœur je consens Que jamais, vers le soir, l’appétit ne me vienne Ou que toujours je dîne à mes dépens !

FIN

TABLE.


Pages


ERRATA.
Page 101, à l’épigramme 37, substituez celle-ci :
Se fâcher, chez le riche, est un tic à la mode :
S’il n’est pas honorable, il est du moins commode.
Page 105, au quatrième vers, au lieu de prêt de : lisez prêt à.
Page 146, après le sixième vers placez les deux suivants :
Célébrons Véronisse, et son onde si pure
Qui d’un filet d'argent sillonne la verdure.
Page 153, vers 5me, lisez : et d’épais sangliers.
Page 262, après le 4me vers de l’épigramme 33, lisez les deux suivants :
A pu, forçant son caractère.
Faire quelque chose de bon ?
Je vais en bref, etc.
Page 349, après le 10me vers de l’épigramme 29, substituez au 11me
vers, celui-ci :
Toujours inaccessible aux vices du théâtre
Page 432, vers 7 de l’épigramme 85, monceaux, lisez : monceau.