Actes et paroles, volume 5

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J Hetzel (p. 3-tdm).

I

Cette trilogie, Avant l’Exil, Pendant l’Exil, Depuis l’Exil, n’est pas de moi, elle est de l’empereur Napoléon III. C’est lui qui a partagé ma vie de cette façon ; que l’honneur lui en revienne. Il faut rendre à César ce qui est à Bonaparte.

La trilogie est très bien faite ; et l’on pourrait dire selon les règles de l’art. Chacun de ces trois volumes contient un exil ; dans le premier il y a l’exil de France, dans le deuxième l’exil de Jersey, dans le troisième l’exil de Belgique.

Une rectification pourtant. L’exil, pour les deux derniers pays, est un mot impropre ; le mot vrai est expulsion. Il n’y a d’exil que de la patrie.

Une vie tout entière est dans ces trois volumes. Elle y est complète. Dix ans dans le tome premier ; dix-neuf ans dans le tome second ; six ans dans le tome troisième. Cela va de 1841 à 1876. On peut dans ces pages réelles étudier jour par jour la marche d’un esprit vers la vérité ; sans jamais un pas en arrière ; l’homme qui est dans ce livre l’a dit et le répète.

Ce livre, c’est quelque chose comme l’ombre d’un passant fixée sur le sol.

Ce livre a la forme vraie d’un homme.

On remarquera peut-être que ce livre commence (tome Ier, Institut, juin 1841) par un conseil de résistance et se termine (tome III, Sénat, mai 1876) par un conseil de clémence. Résistance aux tyrans, clémence aux vaincus. C’est là en effet toute la loi de la conscience. Trente-cinq années séparent dans ce livre le premier conseil du second ; mais le double devoir qu’ils imposent est indiqué, accepté et pratiqué dans toutes les pages de ces trois volumes.

L’auteur n’a plus qu’une chose à faire : continuer et mourir.

Il a quitté son pays le 11 décembre 1851 ; il y est revenu le 5 septembre 1870.

À son retour, il a trouvé l’heure plus sombre et le devoir plus grand que jamais.

II

La patrie a cela de poignant qu’en sortir est triste, et qu’y rentrer est quelquefois plus triste encore. Quel proscrit romain n’eût mieux aimé mourir comme Brutus que voir l’invasion d’Attila ? Quel proscrit français n’eût préféré l’exil éternel à l’effondrement de la France sous la Prusse, et à l’arrachement de Metz et de Strasbourg ?

Revenir dans son foyer natal le jour des catastrophes ; être ramené par des événements qui vous indignent ; avoir longtemps appelé la patrie dans sa nostalgie et se sentir insulté par la complaisance du destin qui vous exauce en vous humiliant ; être tenté de souffleter la fortune qui mêle un vol à une restitution ; retrouver son pays, dulces Argos, sous les pieds de deux empires, l’un en triomphe, l’autre en déroute ; franchir la frontière sacrée à l’heure où l’étranger la viole ; ne pouvoir que baiser la terre en pleurant ; avoir à peine la force de crier : France ! dans un étouffement de sanglots ; assister à l’écrasement des braves ; voir monter à l’horizon de hideuses fumées, gloire de l’ennemi faite de votre honte ; passer où le carnage vient de passer ; traverser des champs sinistres où l’herbe sera plus épaisse l’année prochaine ; voir se prolonger à perte de vue, à mesure qu’on avance, dans les prés, dans les bois, dans les vallons, dans les collines, cette chose que la France n’aime pas, la fuite ; rencontrer des dispersions farouches de soldats accablés ; puis rentrer dans l’immense ville héroïque qui va subir un monstrueux siége de cinq mois ; retrouver la France, mais gisante et sanglante, revoir Paris, mais affamé et bombardé, certes, c’est là une inexprimable douleur.

C’est l’arrivée des barbares ; eh bien, il y a une autre attaque non moins funeste, c’est l’arrivée des ténèbres.

Si quelque chose est plus lugubre que le piétinement de nos sillons par les talons de la landwehr, c’est l’envahissement du dix-neuvième siècle par le moyen âge. Crescendo outrageant. Après l’empereur, le pape ; après Berlin, Rome.

Après avoir vu triompher le glaive, voir triompher la nuit !

La civilisation, cette lumière, peut être éteinte par deux modes de submersion ; deux invasions lui sont dangereuses, l’invasion des soldats et l’invasion des prêtres.

L’une menace notre mère, la patrie ; l’autre menace notre enfant, l’avenir.

III

Deux inviolabilités sont les deux plus précieux biens d’un peuple civilisé, l’inviolabilité du territoire et l’inviolabilité de la conscience.

Le soldat viole l’une, le prêtre viole l’autre.

Il faut rendre justice à tout, même au mal ; le soldat croit bien faire, il obéit à sa consigne ; le prêtre croit bien faire, il obéit à son dogme ; les chefs seuls sont responsables. Il n’y a que deux coupables, César et Pierre ; César qui tue, Pierre qui ment.

Le prêtre peut être de bonne foi ; il croit avoir une vérité à lui, différente de la vérité universelle. Chaque religion a sa vérité, distincte de la vérité d’à côté. Cette vérité ne sort pas de la nature, entachée de panthéisme aux yeux des prêtres ; elle sort d’un livre. Ce livre varie. La vérité qui sort du talmud est hostile à la vérité qui sort du koran. Le rabbin croit autrement que le marabout, le fakir contemple un paradis que n’aperçoit pas le caloyer, et le Dieu visible au capucin est invisible au derviche. On me dira que le derviche en voit un autre ; je l’accorde, et j’ajoute que c’est le même ; Jupiter, c’est Jovis, qui est Jovah, qui est Jéhovah ; ce qui n’empêche pas Jupiter de foudroyer Jéhovah, et Jéhovah de damner Jupiter ; Fô excommunie Brahmâ, et Brahmâ anathématise Allah ; tous les dieux se revomissent les uns les autres ; toute religion dément la religion d’en face ; les clergés flottent dans tout cela, se haïssant, tous convaincus, à peu près ; il faut les plaindre et leur conseiller la fraternité. Leur pugilat est pardonnable. On croit ce qu’on peut, et non ce qu’on veut. Là est l’excuse de tous les clergés ; mais ce qui les excuse les limite. Qu’ils vivent, soit ; mais qu’ils n’empiètent pas. Le droit au fanatisme existe, à la condition de ne pas sortir de chez lui ; mais dès que le fanatisme se répand au dehors, dès qu’il devient véda, pentateuque ou syllabus, il veut être surveillé. La création s’offre à l’étude de l’homme ; le prêtre déteste cette étude et tient la création pour suspecte ; la vérité latente dont le prêtre dispose contredit la vérité patente que l’univers propose. De là un conflit entre la foi et la raison. De là, si le clergé est le plus fort, une voie de fait du fanatisme sur l’intelligence. S’emparer de l’éducation, saisir l’enfant, lui remanier l’esprit, lui repétrir le cerveau, tel est le procédé ; il est redoutable. Toutes les religions ont ce but : prendre de force l’âme humaine.

C’est à cette tentative de viol que la France est livrée aujourd’hui.

Essai de fécondation qui est une souillure. Faire à la France un faux avenir ; quoi de plus terrible ?

L’intelligence nationale en péril, telle est la situation actuelle.

L’enseignement des mosquées, des synagogues et des presbytères, est le même ; il a l’identité de l’affirmation dans la chimère ; il substitue le dogme, cet empirique, à la conscience, cet avertisseur. Il fausse la notion divine innée ; la candeur de la jeunesse est sans défense, il verse dans cette candeur l’imposture, et, si on le laisse faire, il en arrive à ce résultat de créer chez l’enfant une épouvantable bonne foi dans l’erreur.

Nous le répétons, le prêtre est ou peut être convaincu et sincère. Doit-on le blâmer ? non. Doit-on le combattre ? oui.

Discutons, soit.

Il y a une éducation à faire, le clergé le croit du moins, l’éducation de la civilisation ; le clergé nous la demande. Il veut qu’on lui confie cet élève, le peuple français. La chose vaut la peine d’être examinée.

Le prêtre, comme maître d’école, travaille dans beaucoup de pays. Quelle éducation donne-t-il ? Quels résultats obtient-il ? Quels sont ses produits ? là est toute la question.

Celui qui écrit ces lignes a dans l’esprit deux souvenirs ; qu’on lui permette de les comparer, il en sortira peut-être quelque lumière. Dans tous les cas, il n’est jamais inutile d’écrire l’histoire.

IV

En 1848, dans les tragiques journées de juin, une des places de Paris fut brusquement envahie par les insurgés.

Cette place, ancienne, monumentale, sorte de forteresse carrée ayant pour muraille un quadrilatère de hautes maisons en brique et en pierre, avait pour garnison un bataillon commandé par un brave officier nommé Tombeur. Les redoutables insurgés de juin s’en emparèrent avec la rapidité irrésistible des foules combattantes.

Ici, très brièvement, mais très nettement, expliquons-nous sur le droit d’insurrection.

L’insurrection de juin avait-elle raison ?

On serait tenté de répondre oui et non.

Oui, si l’on considère le but, qui était la réalisation de la république ; non, si l’on considère le moyen, qui était le meurtre de la république.

L’insurrection de juin tuait ce qu’elle voulait sauver. Méprise fatale.

Ce contre-sens étonne, mais l’étonnement cesse si l’on considère que l’intrigue bonapartiste et l’intrigue légitimiste étaient mêlées à la sincère et formidable colère du peuple. L’histoire aujourd’hui le sait, et la double intrigue est démontrée par deux preuves, la lettre de Bonaparte à Rapatel, et le drapeau blanc de la rue Saint-Claude.

L’insurrection de juin faisait fausse route.

En monarchie, l’insurrection est un pas en avant ; en république, c’est un pas en arrière.

L’insurrection n’est un droit qu’à la condition d’avoir devant elle la vraie révolte, qui est la monarchie. Un peuple se défend contre un homme, cela est juste.

Un roi, c’est une surcharge ; tout d’un côté, rien de l’autre ; faire contrepoids à cet homme excessif est nécessaire ; l’insurrection n’est autre chose qu’un rétablissement d’équilibre.

La colère est de droit dans les choses équitables ; renverser la Bastille est une action violente et sainte.

L’usurpation appelle la résistance ; la république, c’est-à-dire la souveraineté de l’homme sur lui-même, et sur lui seul, étant le principe social absolu, toute monarchie est une usurpation ; fût-elle légalement proclamée ; car il y a des cas, nous l’avons dit[1], où la loi est traître au droit. Ces rébellions de la loi doivent être réprimées, et ne peuvent l’être que par l’indignation du peuple. Royer-Collard disait : Si vous faites cette loi, je jure de lui désobéir.

La monarchie ouvre le droit à l’insurrection.

La république le ferme.

En république, toute insurrection est coupable.

C’est la bataille des aveugles.

C’est l’assassinat du peuple par le peuple. En monarchie, l’insurrection c’est la légitime défense ; en république, l’insurrection c’est le suicide.

La république a le devoir de se défendre, même contre le peuple ; car le peuple, c’est la république d’aujourd’hui, et la république, c’est le peuple d’aujourd’hui, d’hier et de demain.

Tels sont les principes.

Donc l’insurrection de juin 1848 avait tort.

Hélas ! ce qui la fit terrible, c’est qu’elle était vénérable. Au fond de cette immense erreur on sentait la souffrance du peuple. C’était la révolte des désespérés. La république avait un premier devoir, réprimer cette insurrection, et un deuxième devoir, l’amnistier. L’Assemblée nationale fit le premier devoir, et ne fit pas le second. Faute dont elle répondra devant l’histoire.

Nous avons dû en passant dire ces choses parce qu’elles sont vraies et que toutes les vérités doivent être dites, et parce qu’aux époques troublées il faut des idées claires ; maintenant nous reprenons le récit commencé.

Ce fut par la maison no 6 que les insurgés pénétrèrent dans la place dont nous avons parlé. Cette maison avait une cour qui, par une porte de derrière, communiquait avec une impasse donnant sur une des grandes rues de Paris. Le concierge, nommé Desmasières, ouvrit cette porte aux insurgés, qui, par là, se ruèrent dans la cour, puis dans la place. Leur chef était un ancien maître d’école destitué par M. Guizot. Il s’appelait Gobert, et il est mort depuis, proscrit, à Londres. Ces hommes firent irruption dans cette cour, orageux, menaçants, en haillons, quelques-uns pieds nus, armés des armes que le hasard donne à la fureur, piques, haches, marteaux, vieux sabres, mauvais fusils, avec tous les gestes inquiétants de la colère et du combat ; ils avaient ce sombre regard des vainqueurs qui se sentent vaincus. En entrant dans la cour, un d’eux cria : « C’est ici la maison du pair de France ! » Alors ce bruit se répandit dans toute la place chez les habitants effarés : Ils vont piller le no 6 !

Un des locataires du no 6 était, en effet, un ancien pair de France qui était à cette époque membre de l’Assemblée constituante. Il était absent de la maison, et sa famille aussi. Son appartement, assez vaste, occupait tout le second étage, et avait à l’une de ses extrémités une entrée sur le grand escalier, et, à l’autre extrémité, une issue sur un escalier de service.

Cet ancien pair de France était en ce moment-là même un des soixante représentants envoyés par la Constituante pour réprimer l’insurrection, diriger les colonnes d’attaque et maintenir l’autorité de l’Assemblée sur les généraux. Le jour où ces faits se passaient, il faisait face à l’insurrection dans une des rues voisines, secondé par son collègue et ami le grand statuaire républicain David d’Angers.

— Montons chez lui ! crièrent les insurgés.

Et la terreur fut au comble dans toute la maison.

Ils montèrent au second étage. Ils emplissaient le grand escalier et la cour. Une vieille femme qui gardait le logis en l’absence des maîtres leur ouvrit, éperdue. Ils entrèrent pêle-mêle, leur chef en tête. L’appartement, désert, avait le grave aspect d’un lieu de travail et de rêverie.

Au moment de franchir le seuil, Gobert, le chef, ôta sa casquette et dit :

— Tête nue !

Tous se découvrirent.

Une voix cria :

— Nous avons besoin d’armes.

Une autre ajouta :

— S’il y en a ici, nous les prendrons.

— Sans doute, dit le chef.

L’antichambre était une grande pièce sévère, éclairée, à une encoignure, d’une étroite et longue fenêtre, et meublée de coffres de bois le long des murs, à l’ancienne mode espagnole.

Ils y pénétrèrent.

— En ordre ! dit le chef.

Ils se rangèrent trois par trois, avec toutes sortes de bourdonnements confus.

— Faisons silence, dit le chef.

Tous se turent.

Et le chef ajouta :

— S’il y a des armes, nous les prendrons.

La vieille femme, toute tremblante, les précédait. Ils passèrent de l’antichambre à la salle à manger.

— Justement ! cria l’un d’eux.

— Quoi ? dit le chef.

— Voici des armes.

Au mur de la salle à manger était appliquée, en effet, une sorte de panoplie en trophée. Celui qui avait parlé reprit :

— Voici un fusil.

Et il désignait du doigt un ancien mousquet à rouet, d’une forme rare.

— C’est un objet d’art, dit le chef.

Un autre insurgé, en cheveux gris, éleva la voix :

— En 1830, nous en avons pris de ces fusils-là, au musée d’artillerie.

Le chef repartit :

— Le musée d’artillerie appartenait au peuple.

Ils laissèrent le fusil en place.

À côté du mousquet à rouet pendait un long yatagan turc dont la lame était d’acier de Damas, et dont la poignée et le fourreau, sauvagement sculptés, étaient en argent massif.

— Ah ! par exemple, dit un insurgé, voilà une bonne arme. Je la prends. C’est un sabre.

— En argent ! cria la foule.

Ce mot suffit. Personne n’y toucha.

Il y avait dans cette multitude beaucoup de chiffonniers du faubourg Saint-Antoine, pauvres hommes très indigents.

Le salon faisait suite à la salle à manger. Ils y entrèrent.

Sur une table était jetée une tapisserie aux coins de laquelle on voyait les initiales du maître de la maison.

— Ah ça mais pourtant, dit un insurgé, il nous combat !

— Il fait son devoir, dit le chef.

L’insurgé reprit :

— Et alors, nous, qu’est-ce que nous faisons ?

Le chef répondit :

— Notre devoir aussi.

Et il ajouta :

— Nous défendons nos familles ; il défend la patrie.

Des témoins, qui sont vivants encore, ont entendu ces calmes et grandes paroles.

L’envahissement continua, si l’on peut appeler envahissement le lent défilé d’une foule silencieuse. Toutes les chambres furent visitées l’une après l’autre. Pas un meuble ne fut remué, si ce n’est un berceau. La maîtresse de la maison avait eu la superstition maternelle de conserver à côté de son lit le berceau de son dernier enfant. Un des plus farouches de ces déguenillés s’approcha et poussa doucement le berceau, qui sembla pendant quelques instants balancer un enfant endormi.

Et cette foule s’arrêta et regarda ce bercement avec un sourire.

À l’extrémité de l’appartement était le cabinet du maître de la maison, ayant une issue sur l’escalier de service. De chambre en chambre ils y arrivèrent.

Le chef fit ouvrir l’issue, car, derrière les premiers arrivés, la légion des combattants maîtres de la place encombrait tout l’appartement, et il était impossible de revenir sur ses pas.

Le cabinet avait l’aspect d’une chambre d’étude d’où l’on sort et où l’on va rentrer. Tout y était épars, dans le tranquille désordre du travail commencé. Personne, excepté le maître de la maison, ne pénétrait dans ce cabinet ; de là une confiance absolue. Il y avait deux tables, toutes deux couvertes des instruments de travail de l’écrivain. Tout y était mêlé, papiers et livres, lettres décachetées, vers, prose, feuilles volantes, manuscrits ébauchés. Sur l’une des tables étaient rangés quelques objets précieux ; entre autres la boussole de Christophe Colomb, portant la date 1489 et l’inscription la Pinta.

Le chef, Gobert, s’approcha, prit cette boussole, l’examina curieusement, et la reposa sur la table en disant :

— Ceci est unique. Cette boussole a découvert l’Amérique.

À côté de cette boussole, on voyait plusieurs bijoux, des cachets de luxe, un en cristal de roche, deux en argent, et un en or, joyau ciselé par le merveilleux artiste Froment-Meurice.

L’autre table était haute, le maître de la maison ayant l’habitude d’écrire debout.

Sur cette table étaient les plus récentes pages de son œuvre interrompue[2] et sur ces pages était jetée une grande feuille dépliée chargée de signatures. Cette feuille était une pétition des marins du Havre, demandant la revision des pénalités, et expliquant les insubordinations d’équipages par les cruautés et les iniquités du code maritime. En marge de la pétition étaient écrites ces lignes de la main du pair de France représentant du peuple : « Appuyer cette pétition. Si l’on venait en aide à ceux qui souffrent, si l’on allait au-devant des réclamations légitimes, si l’on rendait au peuple ce qui est dû au peuple, en un mot, si l’on était juste, on serait dispensé du douloureux devoir de réprimer les insurrections. »

Ce défilé dura près d’une heure. Toutes les misères et toutes les colères passèrent là, en silence. Ils entraient par une porte et sortaient par l’autre. On entendait au loin le canon.

Tous s’en retournèrent au combat.

Quand ils furent partis, quand l’appartement fut vide, on constata que ces pieds nus n’avaient rien insulté et que ces mains noires de poudre n’avaient touché à rien. Pas un objet précieux ne manquait, pas un papier n’avait été dérangé. Une seule chose avait disparu, la pétition des marins du Havre[3].

Vingt ans après, le 27 mai 1871, voici ce qui se passait dans une autre grande place ; non plus à Paris, mais à Bruxelles, non plus le jour, mais la nuit.

Un homme, un aïeul, avec une jeune mère et deux petits enfants, habitait la maison numéro 3 de cette place, dite place des Barricades ; c’était le même qui avait habité le numéro 6 de la place Royale à Paris ; seulement il n’était plus qualifié « ancien pair de France », mais « ancien proscrit » ; promotion due au devoir accompli.

Cet homme était en deuil. Il venait de perdre son fils. Bruxelles le connaissait pour le voir passer dans les rues, toujours seul, la tête penchée, fantôme noir en cheveux blancs.

Il avait pour logis, nous venons de le dire, le numéro 3 de la place des Barricades.

Il occupait, avec sa famille et trois servantes, toute la maison.

Sa chambre à coucher, qui était aussi son cabinet de travail, était au premier étage et avait une fenêtre sur la place ; au-dessous, au rez-de-chaussée, était le salon, ayant de même une fenêtre sur la place ; le reste de la maison se composait des appartements des femmes et des enfants. Les étages étaient fort élevés ; la porte de la maison était contiguë à la grande fenêtre du rez-de-chaussée. De cette porte un couloir menait à un petit jardin entouré de hautes murailles au delà duquel était un deuxième corps de logis, inhabité à cette époque à cause des vides qui s’étaient faits dans la famille.

La maison n’avait qu’une entrée et qu’une issue, la porte sur la place.

Les deux berceaux des petits enfants étaient près du lit de la jeune mère, dans la chambre du second étage donnant sur la place, au-dessus de l’appartement de l’aïeul.

Cet homme était de ceux qui ont l’âme habituellement sereine. Ce jour-là, le 27 mai, cette sérénité était encore augmentée en lui par la pensée d’une chose fraternelle qu’il avait faite le matin même. L’année 1871, on s’en souvient, a été une des plus fatales de l’histoire ; on était dans un moment lugubre. Paris venait d’être violé deux fois ; d’abord par le parricide, la guerre de l’étranger contre la France, ensuite par le fratricide, la guerre des français contre les français. Pour l’instant la lutte avait cessé ; l’un des deux partis avait écrasé l’autre ; on ne se donnait plus de coups de couteau, mais les plaies restaient ouvertes ; et à la bataille avait succédé cette paix affreuse et gisante que font les cadavres à terre et les flaques de sang figé.

Il y avait des vainqueurs et des vaincus ; c’est-à-dire d’un côté nulle clémence, de l’autre nul espoir.

Un unanime vae victis retentissait dans toute l’Europe. Tout ce qui se passait pouvait se résumer d’un mot, une immense absence de pitié. Les furieux tuaient, les violents applaudissaient, les morts et les lâches se taisaient. Les gouvernements étrangers étaient complices de deux façons ; les gouvernements traîtres souriaient, les gouvernements abjects fermaient aux vaincus leur frontière. Le gouvernement catholique belge était un de ces derniers. Il avait, dès le 26 mai, pris des précautions contre toute bonne action ; et il avait honteusement et majestueusement annoncé dans les deux Chambres que les fugitifs de Paris étaient au ban des nations, et que, lui gouvernement belge, il leur refusait asile.

Ce que voyant, l’habitant solitaire de la place des Barricades avait décidé que cet asile, refusé par les gouvernements à des vaincus, leur serait offert par un exilé.

Et, par une lettre rendue publique le 27 mai, il avait déclaré que, puisque toutes les portes étaient fermées aux fugitifs, sa maison à lui leur était ouverte, qu’ils pouvaient s’y présenter, et qu’ils y seraient les bienvenus, qu’il leur offrait toute la quantité d’inviolabilité qu’il pouvait avoir lui-même, qu’une fois entrés chez lui personne ne les toucherait sans commencer par lui, qu’il associait son sort au leur, et qu’il entendait ou être en danger avec eux, ou qu’ils fussent en sûreté avec lui.

Cela fait, le soir venu, après sa journée ordinaire de promenade solitaire, de rêverie et de travail, il rentra dans sa maison. Tout le monde était déjà couché dans le logis. Il monta au deuxième étage, et écouta à travers une porte la respiration égale des petits enfants. Puis il redescendit au premier dans sa chambre, il s’accouda quelques instants à sa croisée, songeant aux vaincus, aux accablés, aux désespérés, aux suppliants, aux choses violentes que font les hommes, et contemplant la céleste douceur de la nuit.

Puis il ferma sa fenêtre, écrivit quelques mots, quelques vers, se déshabilla rêveur, envoya encore une pensée de pitié aux vainqueurs aussi bien qu’aux vaincus, et, en paix avec Dieu, il s’endormit.

Il fut brusquement réveillé. À travers les profonds rêves du premier sommeil, il entendit un coup de sonnette ; il se dressa. Après quelques secondes d’attente, il pensa que c’était quelqu’un qui se trompait de porte ; peut-être même ce coup de sonnette était-il imaginaire ; il y a de ces bruits dans les rêves ; il remit sa tête sur l’oreiller.

Une veilleuse éclairait la chambre.

Au moment où il se rendormait, il y eut un second coup de sonnette, très opiniâtre et très prolongé. Cette fois il ne pouvait douter ; il se leva, mit un pantalon à pied, des pantoufles et une robe de chambre, alla à la fenêtre et l’ouvrit.

La place était obscure, il avait encore dans les yeux le trouble du sommeil, il ne vit rien que de l’ombre, il se pencha sur cette ombre et demanda : Qui est là ?

Une voix très basse, mais très distincte, répondit : Dombrowski.

Dombrowski était le nom d’un des vaincus de Paris. Les journaux annonçaient, les uns qu’il avait été fusillé, les autres qu’il était en fuite.

L’homme que la sonnette avait réveillé pensa que ce fugitif était là, qu’il avait lu sa lettre publiée le matin, et qu’il venait lui demander asile. Il se pencha un peu, et aperçut en effet, dans la brume nocturne, au-dessous de lui, près de la porte de la maison, un homme de petite taille, aux larges épaules, qui ôtait son chapeau et le saluait. Il n’hésita pas, et se dit : Je vais descendre et lui ouvrir.

Comme il se redressait pour fermer la fenêtre, une grosse pierre, violemment lancée, frappa le mur à côté de sa tête. Surpris, il regarda. Un fourmillement de vagues formes humaines, qu’il n’avait pas remarqué d’abord, emplissait le fond de la place. Alors il comprit. Il se souvint que la veille, on lui avait dit : Ne publiez pas cette lettre, sinon vous serez assassiné. Une seconde pierre, mieux ajustée, brisa la vitre au-dessus de son front, et le couvrit d’éclats de verre, dont aucun ne le blessa. C’était un deuxième renseignement sur ce qui allait être fait ou essayé. Il se pencha sur la place, le fourmillement d’ombres s’était rapproché et était massé sous sa fenêtre ; il dit d’une voix haute à cette foule : Vous êtes des misérables !

Et il referma la croisée.

Alors des cris frénétiques s’élevèrent : À mort ! À la potence ! À la lanterne ! À mort le brigand !

Il comprit que « le brigand » c’était lui. Pensant que cette heure pouvait être pour lui la dernière, il regarda sa montre. Il était minuit et demi.

Abrégeons. Il y eut un assaut furieux. On en verra le détail dans ce livre. Qu’on se figure cette douce maison endormie, et ce réveil épouvanté. Les femmes se levèrent en sursaut, les enfants eurent peur, les pierres pleuvaient, le fracas des vitres et des glaces brisées était inexprimable. On entendait ce cri : À mort ! À mort ! Cet assaut eut trois reprises et dura sept quarts d’heure, de minuit et demi à deux heures un quart. Plus de cinq cents pierres furent lancées dans la chambre ; une grêle de cailloux s’abattit sur le lit, point de mire de cette lapidation. La grande fenêtre fut défoncée ; les barreaux du soupirail du couloir d’entrée furent tordus ; quant à la chambre, murs, plafond, parquet, meubles, cristaux, porcelaines, rideaux arrachés par les pierres, qu’on se représente un lieu mitraillé. L’escalade fut tentée trois fois, et l’on entendit des voix crier : Une échelle ! L’effraction fut essayée, mais ne put disloquer la doublure de fer des volets du rez-de-chaussée. On s’efforça de crocheter la porte ; il y eut un gros verrou qui résista. L’un des enfants, la petite fille, était malade ; elle pleurait, l’aïeul l’avait prise dans ses bras ; une pierre lancée à l’aïeul passa près de la tête de l’enfant. Les femmes étaient en prière ; la jeune mère, vaillante, montée sur le vitrage d’une serre, appelait au secours ; mais autour de la maison en danger la surdité était profonde, surdité de terreur, de complicité peut-être. Les femmes avaient fini par remettre dans leurs berceaux les deux enfants effrayés, et l’aïeul, assis près d’eux, tenait leurs mains dans ses deux mains ; l’aîné, le petit garçon, qui se souvenait du siége de Paris, disait à demi-voix, en écoutant le tumulte sauvage de l’attaque : C’est des prussiens. Pendant deux heures les cris de mort allèrent grossissant, une foule effrénée s’amassait dans la place. Enfin il n’y eut plus qu’une seule clameur : Enfonçons la porte !

Peu après que ce cri fut poussé, dans une rue voisine, deux hommes portant une longue poutre, propre à battre les portes des maisons assiégées, se dirigeaient vers la place des Barricades, vaguement entrevus comme dans un crépuscule de la Forêt-Noire.

Mais en même temps que la poutre le soleil arrivait ; le jour se leva. Le jour est un trop grand regard pour de certaines actions ; la bande se dispersa. Ces fuites d’oiseaux de nuit font partie de l’aurore.

V

Quel est le but de ce double récit ? le voici : mettre en regard deux façons différentes d’agir, résultant de deux éducations différentes.

Voilà deux foules, l’une qui envahit la maison no 6 de la place Royale, à Paris ; l’autre qui assiége la maison no 3 de la place des Barricades, à Bruxelles ; laquelle de ces deux foules est la populace ?

De ces deux multitudes, laquelle est la vile ?

Examinons-les.

L’une est en guenilles ; elle est sordide, poudreuse, délabrée, hagarde ; elle sort d’on ne sait quels logis qui, si l’on pense aux bêtes craintives, font songer aux tanières, et, si l’on pense aux bêtes féroces, font songer aux repaires ; c’est la houle de la tempête humaine ; c’est le reflux trouble et indistinct du bas-fond populaire ; c’est la tragique apparition des faces livides ; cela apporte l’inconnu. Ces hommes sont ceux qui ont froid et qui ont faim. Quand ils travaillent, ils vivent à peu près ; quand ils chôment, ils meurent presque ; quand l’ouvrage manque, ils rêvent accroupis dans des trous avec ce que Joseph de Maistre appelle leurs femelles et leurs petits, ils entendent des voix faibles et douces crier : Père, du pain ! ils habitent une ombre peu distincte de l’ombre pénale ; quand leur fourmillement, aux heures fatales comme juin 1848, se répand hors de cette ombre, un éclair, le sombre éclair social, sort de leur cohue ; ayant tous les besoins, ils ont presque droit à tous les appétits ; ayant toutes les souffrances, ils ont presque droit à toutes les colères. Bras nus, pieds nus. C’est le tas des misérables.

L’autre multitude, vue de près, est élégante et opulente ; c’est minuit, heure d’amusement ; ces hommes sortent des salons où l’on chante, des cafés où l’on soupe, des théâtres où l’on rit ; ils sont bien nés, à ce qu’il paraît, et bien mis ; quelques-uns ont à leurs bras de charmantes femmes, curieuses de voir des exploits. Ils sont parés comme pour une fête ; ils ont tous les nécessaires, c’est-à-dire toutes les joies, et tous les superflus, c’est-à-dire toutes les vanités ; l’été ils chassent, l’hiver ils dansent ; ils sont jeunes et, grâce à ce bel âge, ils n’ont pas encore ce commencement d’ennui qui est l’achèvement des plaisirs. Tout les flatte, tout les caresse, tout leur sourit ; rien ne leur manque. C’est le groupe des heureux.

En quoi, à l’heure où nous les observons, ces deux foules, les misérables et les heureux, se ressemblent-elles ? en ce qu’elles sont l’une et l’autre pleines de colère.

Les misérables ont en eux la sourde rancune sociale ; les souffrants finissent par être les indignés ; ils ont toutes les privations, les autres ont toutes les jouissances. Les souffrants ont sur eux toutes ces sangsues, les parasitismes ; cette succion les épuise. La misère est une fièvre ; de là ces aveugles accès de fureur qui, en haine de la loi passagère, blessent le droit éternel. Une heure vient où ceux qui ont raison peuvent se donner tort. Ces affamés, ces déguenillés, ces déshérités deviennent brusquement tumultueux. Ils crient : Guerre ! ils prennent tout ce qui leur tombe sous la main, le fusil, la hache, la pique ; ils se jettent sur ce qui est devant eux, sur l’obstacle, quel qu’il soit ; c’est la république, tant pis ! ils sont éperdus ; ils réclament leur droit au travail, déterminés à vivre et résolus à mourir. Ils sont exaspérés et désespérés, et ils ont en eux l’outrance farouche de la bataille. Une maison se présente ; ils l’envahissent ; c’est la maison d’un homme que la violente langue du moment appelle « un aristocrate ». C’est la maison d’un homme qui en cet instant-là même leur résiste et leur tient tête ; ils sont les maîtres ; que vont-ils faire ? saccager la maison de cet homme ? Une voix leur crie : Cet homme fait son devoir ! Ils s’arrêtent, se taisent, se découvrent, et passent.

Après l’émeute des pauvres, voici l’émeute des riches. Ceux-ci aussi sont furieux ! Contre un ennemi ? non. Contre un combattant ? non. Ils sont furieux contre une bonne action ; action toute simple sans aucun doute, mais évidemment juste et honnête. Tellement simple cependant que, sans leur colère, ce ne serait pas la peine d’en parler. Cette chose juste a été commise le matin même. Un homme a osé être fraternel ; dans un moment qui fait songer aux autodafés et aux dragonnades, il a pensé à l’évangile du bon samaritain ; dans un instant où l’on semble ne se souvenir que de Torquemada, il a osé se souvenir de Jésus-Christ ; il a élevé la voix pour dire une chose clémente et humaine ; il a entre-bâillé une porte de refuge à côté de la porte toute grande ouverte du sépulcre, une porte blanche à côté de la porte noire ; il n’a pas voulu qu’il fût dit que pas un cœur n’était miséricordieux pour ceux qui saignent, que pas un foyer n’était hospitalier pour ceux qui tombent ; à l’heure où l’on achève les mourants, il s’est fait ramasseur de blessés ; cet homme de 1871, qui est le même que l’homme de 1848, pense qu’il faut combattre les insurrections debout et les amnistier tombées ; c’est pourquoi il a commis ce crime, ouvrir sa maison aux vaincus, offrir un asile aux fugitifs. De là l’exaspération des vainqueurs. Qui défend les malheureux indigne les heureux. Ce forfait doit être châtié. Et sur l’humble maison solitaire, où il y a deux berceaux, une foule s’est ruée, criant tous les cris du meurtre, et ayant l’ignorance dans le cerveau, la haine au cœur, et aux mains des pierres, de la boue et des gants blancs.

L’assaut a manqué, point par la faute des assiégeants. Si la porte n’a pas été enfoncée, c’est que la poutre est arrivée trop tard ; si un enfant n’a pas été tué, c’est que la pierre n’a point passé assez près ; si l’homme n’a pas été massacré, c’est que le soleil s’est levé.

Le soleil a été le trouble-fête.

Concluons.

Laquelle de ces deux foules est la populace ? Entre ces deux multitudes, les misérables de Paris et les heureux de Bruxelles, quels sont les misérables ?

Ce sont les heureux.

Et l’homme de la place des Barricades avait raison de leur jeter ce mot méprisant au moment où l’assaut commençait.

Maintenant, entre ces deux sortes d’hommes, ceux de Paris et ceux de Bruxelles, quelle différence y a-t-il ?

Une seule.

L’éducation.

Les hommes sont égaux au berceau. À un certain point de vue intellectuel, il y a des exceptions, mais des exceptions qui confirment la règle. Hors de là, un enfant vaut un enfant. Ce qui, de tous ces enfants égaux, fait plus tard des hommes différents, c’est la nourriture. Il y a deux nourritures ; la première, qui est bonne, c’est le lait de la mère ; la deuxième, qui peut être mauvaise, c’est l’enseignement du maître.

De là, la nécessité de surveiller cet enseignement.

VI

On pourrait dire que dans notre siècle il y a deux écoles. Ces deux écoles condensent et résument en elles les deux courants contraires qui entraînent la civilisation en sens inverse, l’un vers l’avenir, l’autre vers le passé ; la première de ces deux écoles s’appelle Paris, l’autre s’appelle Rome. Chacune de ces deux écoles a son livre ; le livre de Paris, c’est la Déclaration des Droits de l’Homme ; le livre de Rome, c’est le Syllabus. Ces deux livres donnent la réplique au progrès. Le premier lui dit Oui ; le second lui dit Non.

Le progrès, c’est le pas de Dieu.

Les révolutions, bien qu’elles aient parfois l’allure de l’ouragan, sont voulues d’en haut.

Aucun vent ne souffle que de la bouche divine.

Paris, c’est Montaigne, Rabelais, Pascal, Corneille, Molière, Montesquieu, Diderot, Rousseau, Voltaire, Mirabeau, Danton.

Rome, c’est Innocent III, Pie V, Alexandre VI, Urbain VIII, Arbuez, Cisneros, Lainez, Grillandus, Ignace.

Nous venons d’indiquer les écoles. À présent voyons les élèves. Confrontons.

Regardez ces hommes ; ils sont, j’y insiste, ceux qui n’ont rien ; ils portent tout le poids de la société humaine ; un jour ils perdent patience, sombre révolte des cariatides ; ils s’insurgent, ils se tordent sous le fardeau, ils livrent bataille. Tout à coup, dans la fauve ivresse du combat, une occasion d’être injustes se présente ; ils s’arrêtent court. Ils ont en eux ce grand instinct, la révolution, et cette grande lumière, la vérité ; ils ne savent pas être en colère au delà de l’équité ; et ils donnent au monde civilisé ce spectacle sublime qu’étant les accablés, ils sont les modérés, et qu’étant les malheureux, ils sont les bons.

Regardez ces autres hommes ; ils sont ceux qui ont tout. Les autres sont en bas, eux ils sont en haut. Une occasion se présente d’être lâches et féroces ; ils s’y précipitent. Leur chef est le fils d’un ministre ; leur autre chef est le fils d’un sénateur ; il y a un prince parmi eux. Ils s’engagent dans un crime, et ils y vont aussi avant que la brièveté de la nuit le leur permet. Ce n’est pas leur faute s’ils ne réussissent qu’à être des bandits, ayant rêvé d’être des assassins.

Qui a fait les premiers ? Paris.

Qui a fait les seconds ? Rome.

Et, je le répète, avant l’enseignement, ils se valaient. Enfants riches et enfants pauvres, ils étaient dans l’aurore les mêmes têtes blondes et roses ; ils avaient le même bon sourire ; ils étaient cette chose sacrée, les enfants ; par la faiblesse presque aussi petits que la mouche, par l’innocence presque aussi grands que Dieu.

Et les voilà changés, maintenant qu’ils sont hommes ; les uns sont doux, les autres sont barbares. Pourquoi ? c’est que leur âme s’est ouverte, c’est que leur esprit s’est saturé d’influences dans des milieux différents ; les uns ont respiré Paris, les autres ont respiré Rome.

L’air qu’on respire, tout est là. C’est de cela que l’homme dépend. L’enfant de Paris, même inconscient, même ignorant, car, jusqu’au jour où l’instruction obligatoire existera, il a sur lui une ignorance voulue d’en haut, l’enfant de Paris respire, sans s’en douter et sans s’en apercevoir, une atmosphère qui le fait probe et équitable. Dans cette atmosphère il y a toute notre histoire ; les dates mémorables, les belles actions et les belles œuvres, les héros, les poëtes, les orateurs, le Cid, Tartuffe, le Dictionnaire philosophique, l’Encyclopédie, la tolérance, la fraternité, la logique, l’idéal littéraire, l’idéal social, la grande âme de la France. Dans l’atmosphère de Rome il y a l’inquisition, l’index, la censure, la torture, l’infaillibilité d’un homme substituée à la droiture de Dieu, la science niée, l’enfer éternel affirmé, la fumée des encensoirs compliquée de la cendre des bûchers. Ce que Paris fait, c’est le peuple ; ce que Rome fait, c’est la populace. Le jour où le fanatisme réussirait à rendre Rome respirable à la civilisation, tout serait perdu ; l’humanité entrerait dans de l’ombre.

C’est Rome qu’on respire à Bruxelles. Les hommes qu’on vient de voir travailler place des Barricades sont des disciples du Quirinal ; ils sont tellement catholiques qu’ils ne sont plus chrétiens. Ils sont très forts ; ils sont devenus merveilleusement reptiles et tortueux ; ils savent le double itinéraire de Mandrin et d’Escobar ; ils ont étudié toutes les choses nocturnes, les procédés du banditisme et les doctrines de l’encyclique ; ce serait des chauffeurs si ce n’était des jésuites ; ils attaquent avec perfection une maison endormie ; ils utilisent ce talent au service de la religion ; ils défendent la société à la façon des voleurs de grand chemin ; ils complètent l’oraison jaculatoire par l’effraction et l’escalade ; ils glissent du bigotisme au brigandage ; et ils démontrent combien il est aisé aux élèves de Loyola d’être les plagiaires de Schinderhannes.

Ici une question.

Est-ce que ces hommes sont méchants ?

Non.

Que sont-ils donc ?

Imbéciles.

Être féroce n’est point difficile ; pour cela l’imbécillité suffit.

Sont-ils donc nés imbéciles ?

Point.

On les a faits ; nous venons de le dire.

Abrutir est un art.

Les prêtres des divers cultes appellent cet art Liberté d’enseignement.

Ils n’y mettent aucune mauvaise intention, ayant eux-mêmes été soumis à la mutilation d’intelligence qu’ils voudraient pratiquer après l’avoir subie.

Le castrat faisant l’eunuque, cela s’appelle l’Enseignement libre.

Cette opération serait tentée sur nos enfants, s’il était donné suite à la loi d’ailleurs peu viable qu’a votée l’assemblée défunte.

Le double récit qu’on vient de lire est une simple note en marge de cette loi.

VII

Qui dit éducation dit gouvernement ; enseigner, c’est régner ; le cerveau humain est une sorte de cire terrible qui prend l’empreinte du bien ou du mal selon qu’un idéal le touche ou qu’une griffe le saisit.

L’éducation par le clergé, c’est le gouvernement par le clergé. Ce genre de gouvernement est jugé. C’est lui qui sur la cime auguste de la glorieuse Espagne a mis cet effroyable autel de Moloch, le quemadero de Séville. C’est lui qui a superposé à la Rome romaine la Rome papale, monstrueux étouffement de Caton sous Borgia.

La dialectique a une double loi, voir de haut et serrer de près. Les gouvernements-prêtres ne résistent à aucune de ces deux formes du raisonnement ; de près, on voit leurs défauts ; de haut, on voit leurs crimes.

La griffe est sur l’homme et la patte est sur l’enfant. L’histoire faite par Torquemada est racontée par Loriquet.

Sommet, le despotisme ; base, l’ignorance.

VIII

Rome a beaucoup de bras. C’est l’antique hécatonchire. On a cru cette bête fabuleuse jusqu’au jour où la pieuvre est apparue dans l’océan et la papauté dans le moyen âge. La papauté s’est d’abord appelée Grégoire VII, et elle a fait esclaves les rois ; puis elle s’est appelée Pie V, et elle a fait prisonniers les peuples. La révolution française lui a fait lâcher prise ; la grande épée républicaine a coupé toutes ces ligatures vivantes enroulées autour de l’âme humaine, et a délivré le monde de ces nœuds malsains, arctis nodis relligionum, dit Lucrèce ; mais les tentacules ont repoussé, et aujourd’hui voilà que de nouveau les cent bras de Rome sortent des profondeurs et s’allongent vers les agrès frissonnants du navire en marche, saisissement redoutable qui pourrait faire sombrer la civilisation.

À cette heure, Rome tient la Belgique ; mais qui n’a pas la France n’a rien. Rome voudrait tenir la France. Nous assistons à ce sinistre effort.

Paris et Rome sont aux prises.

Rome nous veut.

Les ténèbres gonflent toutes leurs forces autour de nous.

C’est l’épouvantable rut de l’abîme.

IX

Autour de nous se dresse toute la puissance multiple qui peut sortir du passé, l’esprit de monarchie, l’esprit de superstition, l’esprit de caserne et de couvent, l’habileté des menteurs, et l’effarement de ceux qui ne comprennent pas. Nous avons contre nous la témérité, la hardiesse, l’effronterie, l’audace et la peur.

Nous n’avons pour nous que la lumière.

C’est pourquoi nous vaincrons.

Si étrange que semble le moment présent, quelque mauvaise apparence qu’il ait, aucune âme sérieuse ne doit désespérer. Les surfaces sont ce qu’elles sont, mais il y a une loi morale dans la destinée, et les courants sous-marins existent. Pendant que le flot s’agite, eux, ils travaillent. On ne les voit pas, mais ce qu’ils font finit toujours par sortir tout à coup de l’ombre, l’inaperçu construit l’imprévu. Sachons comprendre l’inattendu de l’histoire. C’est au moment où le mal croit triompher qu’il s’effondre ; son entassement fait son écroulement.

Tous les événements récents, dans leurs grands comme dans leurs petits détails, sont pleins de ces surprises. En veut-on un exemple ? en voici un :

Si c’est une digression, qu’on nous la permette ; car elle va au but.

X

Les Assemblées ont un meuble qu’on appelle la tribune. Quand les Assemblées seront ce qu’elles doivent être, la tribune sera en marbre blanc, comme il sied au trépied de la pensée et à l’autel de la conscience, et il y aura des Phidias et des Michel-Ange pour la sculpter. En attendant que la tribune soit en marbre, elle est en bois, et, en attendant qu’elle soit un trépied et un autel, elle est, nous venons de le dire, un meuble. C’est moins encombrant pour les coups d’état ; un meuble, cela se met au grenier. Cela en sort aussi. La tribune actuelle du sénat a eu cette aventure.

Elle est en bois ; pas même en chêne ; en acajou, avec pilastres et cuivres dorés, à la mode du directoire, et au lieu de Michel-Ange et de Phidias elle a eu pour sculpteur Ravrio. Elle est vieille, quoiqu’elle semble neuve. Elle n’est pas vierge. Elle a été la tribune du conseil des anciens, et elle a vu l’entrée factieuse des grenadiers de Bonaparte. Puis, elle a été la tribune du sénat de l’empire. Elle l’a été deux fois ; d’abord après le 18 Brumaire, ensuite après le 2 Décembre. Elle a subi le défilé des éloquences des deux empires ; elle a vu se dresser au-dessus d’elle ces hautes et inflexibles consciences, d’abord l’inaccessible Cambacérès, puis l’infranchissable Troplong ; elle a vu succéder la chasteté de Baroche à la pudeur de Fouché ; elle a été le lieu où l’on a pu, à cinquante ans d’intervalle, comparer à ces fiers sénateurs, les Sieyès et les Fontanes, ces autres sénateurs non moins altiers, les Mérimée et les Sainte-Beuve. Sur elle ont rayonné Suin, Fould, Delangle, Espinasse, M. Nisard.

Elle a eu devant elle un banc d’évêques dont aurait pu être Talleyrand, et un banc de généraux dont a été Bazaine. Elle a vu le premier empire commencer par l’illusion d’Austerlitz, et le deuxième empire s’achever par le réveil du démembrement. Elle a possédé Fialin, Vieillard, Pélissier, Saint-Arnaud, Dupin. Aucune illustration ne lui a été épargnée. Elle a assisté à des glorifications inouïes, à la célébration de Puebla, à l’hosanna de Sadowa, à l’apothéose de Mentana. Elle a entendu des personnages compétents affirmer qu’on sauvait la société, la famille et la religion en mitraillant les promeneurs sur le boulevard. Elle a eu tel homme que la légion d’honneur n’a plus. Elle a, pour nous borner au dernier empire, été, pendant dix-neuf ans, illuminée par la pléiade de toutes les hontes ; elle a entendu une sorte de long cantique, psalmodié par les dévots athées aussi bien que par les dévots catholiques, en l’honneur du parjure, du guet-apens et de la trahison ; pas une lâcheté ne lui a manqué ; pas une platitude ne lui a fait défaut ; elle a eu l’inviolabilité officielle ; elle a été si parfaitement auguste qu’elle en a profité pour être complètement immonde ; elle a entendu on ne sait qui confier l’épée de la France à un aventurier pour on ne sait quoi, qui était Sedan ; cette tribune a eu un tressaillement de gloire et de joie à l’approche des catastrophes ; ce morceau de bois d’acajou a été quelque chose comme le proche parent du trône impérial, qui du reste, on le sait, et l’on a l’aveu de Napoléon, n’était que sapin ; les autres tribunes sont faites pour parler, celle-ci avait été faite pour être muette ; car c’est être muet que de taire au peuple le devoir, le droit, l’honneur, l’équité. Eh bien ! un jour est venu où cette tribune a brusquement pris la parole, pour dire quoi ? La réalité.

Oui, et c’est là une de ces surprises que nous fait la logique profonde des événements, un jour on s’est aperçu que cette tribune, successivement occupée par toutes les corruptions adorant l’iniquité et par toutes les complicités soutenant le crime, était faite pour que la justice montât dessus ; à une certaine heure, le 22 mai 1876, un passant, le premier venu, n’importe qui, — mais n’importe qui, c’est l’histoire, — a mis le pied sur cette chose qui n’avait encore servi qu’à l’empire, et ce passant a délié la langue des faits ; il a employé ce sommet de la gloire impériale à pilorier César ; sur la tribune même où avait été chanté le Tedeum pour le crime, il a donné à ce Tedeum le démenti de la conscience humaine, et, insistons-y, c’est là l’inattendu de l’histoire, du haut de ce piédestal du mensonge, la vérité a parlé.

Les deux empires avaient pourtant triomphé bien longtemps. Et quant au dernier, il s’était déclaré providentiel, qui est l’à peu près d’éternel.

Que ceci fasse réfléchir les conspirateurs actuels du despotisme. Quand César est mort, Pierre est malade.

XI

Paris vaincra Rome.

Toute la question humaine est aujourd’hui dans ces trois mots.

Rome ira décroissant et Paris ira grandissant.

Nous ne parlons pas ici des deux cités, qui sont toutes deux également augustes, mais des deux principes ; Rome signifiant la foi et Paris la raison.

L’âme de la vieille Rome est aujourd’hui dans Paris. C’est Paris qui a le Capitole ; Rome n’a plus que le Vatican.

On peut dire de Paris qu’il a des vertus de chevalier ; il est sans peur et sans reproche. Sans peur, il le prouve devant l’ennemi ; sans reproche, il le prouve devant l’histoire. Il a eu parfois la colère ; est-ce que le ciel n’a pas le vent ? Comme les grands vents, les colères de Paris sont assainissantes. Après le 14 juillet, il n’y a plus de Bastille ; après le 10 août, il n’y a plus de royauté. Orages justifiés par l’élargissement de l’azur.

De certaines violences ne sont pas le fait de Paris. L’histoire constatera, par exemple, que ce qu’on reproche au 18 Mars n’est pas imputable au peuple de Paris ; il y a là une sombre culpabilité partageable entre plusieurs hommes ; et l’histoire aura à juger de quel côté a été la provocation, et de quelle nature a été la répression. Attendons la sentence de l’histoire.

En attendant, tous, qui que nous soyons, nous avons des obligations austères ; ne les oublions pas.

L’homme a en lui Dieu, c’est-à-dire la conscience ; le catholicisme retire à l’homme la conscience, et lui met dans l’âme le prêtre à la place de Dieu ; c’est là le travail du confessionnal ; le dogme, nous l’avons dit, se substitue à la raison ; il en résulte cette profonde servitude, croire l’absurde ; credo quia absurdum.

Le catholicisme fait l’homme esclave, la philosophie le fait libre.

De là de plus grands devoirs.

Les dogmes sont ou des lisières ou des béquilles. Le catholicisme traite l’homme tantôt en enfant, tantôt en vieillard. Pour la philosophie l’homme est un homme. L’éclairer c’est le délivrer. Le délivrer du faux, c’est l’assujettir au vrai.

Disons les vérités sévères.

XII

Tout ce qui augmente la liberté augmente la responsabilité. Être libre, rien n’est plus grave ; la liberté est pesante, et toutes les chaînes qu’elle ôte au corps, elle les ajoute à la conscience ; dans la conscience, le droit se retourne et devient devoir. Prenons garde à ce que nous faisons ; nous vivons dans des temps exigeants. Nous répondons à la fois de ce qui fut et de ce qui sera. Nous avons derrière nous ce qu’ont fait nos pères et devant nous ce que feront nos enfants. Or à nos pères nous devons compte de leur tradition et à nos enfants de leur itinéraire. Nous devons être les continuateurs résolus des uns et les guides prudents des autres. Il serait puéril de se dissimuler qu’un profond travail se fait dans les institutions humaines et que des transformations sociales se préparent. Tâchons que ces transformations soient calmes et s’accomplissent, dans ce qu’on appelle (à tort, selon moi) le haut et le bas de la société, avec un fraternel sentiment d’acceptation réciproque. Remplaçons les commotions par les concessions. C’est ainsi que la civilisation avance. Le progrès n’est autre chose que la révolution faite à l’amiable.

Donc, législateurs et citoyens, redoublons de sagesse, c’est-à-dire de bienveillance. Guérissons les blessures, éteignons les animosités ; en supprimant la haine nous supprimons la guerre ; que pas une tempête ne soit de notre faute. Quatrevingt-neuf a été une colère utile. Quatrevingt-treize a été une fureur nécessaire ; mais il n’y a plus désormais ni utilité ni nécessité aux violences ; toute accélération de circulation serait maintenant un trouble ; ôtons aux fureurs et aux colères leur raison d’être ; ne laissons couver aucun ferment terrible. C’est déjà bien assez d’entrer dans l’inconnu ! Je suis de ceux qui espèrent dans cet inconnu, mais à la condition que nous y mêlerons dès à présent toute la quantité de pacification dont nous disposons. Agissons avec la bonté virile des forts. Songeons à ce qui est fait et à ce qui reste à faire. Tâchons d’arriver en pente douce là où nous devons arriver ; calmons les peuples par la paix, les hommes par la fraternité, les intérêts par l’équilibre. N’oublions jamais que nous sommes responsables de cette dernière moitié du dix-neuvième siècle, et que nous sommes placés entre ce grand passé, la révolution de France, et ce grand avenir, la révolution d’Europe.

Paris, juillet 1876.
DEPUIS L’EXIL

PREMIÈRE PARTIE


DU RETOUR EN FRANCE
À L’EXPULSION DE BELGIQUE

PARIS

I

RENTRÉE À PARIS

Le 4 septembre 1870, pendant que l’armée prussienne victorieuse marchait sur Paris, la république fut proclamée ; le 5 septembre, M. Victor Hugo, absent depuis dix-neuf ans, rentra. Pour que sa rentrée fût silencieuse et solitaire, il prit celui des trains de Bruxelles qui arrive la nuit. Il arriva à Paris à dix heures du soir. Une foule considérable l’attendait à la gare du Nord. Il adressa au peuple l’allocution qu’on va lire :

Les paroles me manquent pour dire à quel point m’émeut l’inexprimable accueil que me fait le généreux peuple de Paris.

Citoyens, j’avais dit : Le jour où la république rentrera, je rentrerai. Me voici.

Deux grandes choses m’appellent. La première, la république. La seconde, le danger.

Je viens ici faire mon devoir.

Quel est mon devoir ?

C’est le vôtre, c’est celui de tous.

Défendre Paris, garder Paris.

Sauver Paris, c’est plus que sauver la France, c’est sauver le monde.

Paris est le centre même de l’humanité. Paris est la ville sacrée.

Qui attaque Paris attaque en masse tout le genre humain.

Paris est la capitale de la civilisation, qui n’est ni un royaume, ni un empire, et qui est le genre humain tout entier dans son passé et dans son avenir. Et savez-vous pourquoi Paris est la ville de la civilisation ? C’est parce que Paris est la ville de la révolution.

Qu’une telle ville, qu’un tel chef-lieu, qu’un tel foyer de lumière, qu’un tel centre des esprits, des cœurs et des âmes, qu’un tel cerveau de la pensée universelle puisse être violé, brisé, pris d’assaut, par qui ? par une invasion sauvage ? cela ne se peut. Cela ne sera pas. Jamais, jamais, jamais !

Citoyens, Paris triomphera, parce qu’il représente l’idée humaine et parce qu’il représente l’instinct populaire.

L’instinct du peuple est toujours d’accord avec l’idéal de la civilisation.

Paris triomphera, mais à une condition : c’est que vous, moi, nous tous qui sommes ici, nous ne serons qu’une seule âme ; c’est que nous ne serons qu’un seul soldat et un seul citoyen, un seul citoyen pour aimer Paris, un seul soldat pour le défendre.

À cette condition, d’une part la République une, d’autre part le peuple unanime, Paris triomphera.

Quant à moi, je vous remercie de vos acclamations mais je les rapporte toutes à cette grande angoisse qui remue toutes les entrailles, la patrie en danger.

Je ne vous demande qu’une chose, l’union !

Par l’union, vous vaincrez.

Étouffez toutes les haines, éloignez tous les ressentiments, soyez unis, vous serez invincibles.

Serrons-nous tous autour de la république en face de l’invasion, et soyons frères. Nous vaincrons.

C’est par la fraternité qu’on sauve la liberté.

Reconduit par le peuple jusqu’à l’avenue Frochot qu’il allait habiter, chez son ami M. Paul Meurice, et rencontrant partout la foule sur son passage, M. Victor Hugo, en arrivant rue de Laval, remercia encore une fois le peuple de Paris et dit :

« Vous me payez en une heure dix-neuf ans d’exil. »

II

AUX ALLEMANDS

Cependant, l’armée allemande avançait et menaçait. Il semblait qu’il fût temps encore d’élever la voix entre les deux nations. M. Victor Hugo publia, en français et en allemand, l’appel que voici :

Allemands, celui qui vous parle est un ami.

Il y a trois ans, à l’époque de l’Exposition de 1867, du fond de l’exil, je vous souhaitais la bienvenue dans votre ville.

Quelle ville ?

Paris.

Car Paris ne nous appartient pas à nous seuls. Paris est à vous autant qu’à nous. Berlin, Vienne, Dresde, Munich, Stuttgart, sont vos capitales ; Paris est votre centre. C’est à Paris que l’on sent vivre l’Europe. Paris est la ville des villes. Paris est la ville des hommes. Il y a eu Athènes, il y a eu Rome, et il y a Paris.

Paris n’est autre chose qu’une immense hospitalité.

Aujourd’hui vous y revenez.

Comment ?

En frères, comme il y a trois ans ?

Non, en ennemis.

Pourquoi ?

Quel est ce malentendu sinistre ?

Deux nations ont fait l’Europe. Ces deux nations sont la France et l’Allemagne. L’Allemagne est pour l’occident ce que l’Inde est pour l’orient, une sorte de grande aïeule. Nous la vénérons. Mais que se passe-t-il donc ? et qu’est-ce que cela veut dire ? Aujourd’hui, cette Europe, que l’Allemagne a construite par son expansion et la France par son rayonnement, l’Allemagne veut la défaire.

Est-ce possible ?

L’Allemagne déferait l’Europe en mutilant la France.

L’Allemagne déferait l’Europe en détruisant Paris.

Réfléchissez.

Pourquoi cette invasion ? Pourquoi cet effort sauvage contre un peuple frère ?

Qu’est-ce que nous vous avons fait ?

Cette guerre, est-ce qu’elle vient de nous ? c’est l’empire qui l’a voulue, c’est l’empire qui l’a faite. Il est mort. C’est bien.

Nous n’avons rien de commun avec ce cadavre.

Il est le passé, nous sommes l’avenir.

Il est la haine, nous sommes la sympathie.

Il est la trahison, nous sommes la loyauté.

Il est Capoue et Gomorrhe, nous sommes la France.

Nous sommes la République française ; nous avons pour devise : Liberté, Égalité, Fraternité ; nous écrivons sur notre drapeau : États-Unis d’Europe. Nous sommes le même peuple que vous. Nous avons eu Vercingétorix comme vous avez eu Arminius. Le même rayon fraternel, trait d’union sublime, traverse le cœur allemand et l’âme française.

Cela est si vrai que nous vous disons ceci :

Si par malheur votre erreur fatale vous poussait aux suprêmes violences, si vous veniez nous attaquer dans cette ville auguste confiée en quelque sorte par l’Europe à la France, si vous donniez l’assaut à Paris, nous nous défendrons jusqu’à la dernière extrémité, nous lutterons de toutes nos forces contre vous ; mais, nous vous le déclarons, nous continuerons d’être vos frères ; et vos blessés, savez-vous où nous les mettrons ? dans le palais de la nation. Nous assignons d’avance pour hôpital aux blessés prussiens les Tuileries. Là sera l’ambulance de vos braves soldats prisonniers. C’est là que nos femmes iront les soigner et les secourir. Vos blessés seront nos hôtes, nous les traiterons royalement, et Paris les recevra dans son Louvre.

C’est avec cette fraternité dans le cœur que nous accepterons votre guerre.

Mais cette guerre, allemands, quel sens a-t-elle ? Elle est finie, puisque l’empire est fini. Vous avez tué votre ennemi qui était le nôtre. Que voulez-vous de plus ?

Vous venez prendre Paris de force ! Mais nous vous l’avons toujours offert avec amour. Ne faites pas fermer les portes par un peuple qui de tout temps vous a tendu les bras. N’ayez pas d’illusions sur Paris. Paris vous aime, mais Paris vous combattra. Paris vous combattra avec toute la majesté formidable de sa gloire et de son deuil. Paris, menacé de ce viol brutal, peut devenir effrayant.

Jules Favre vous l’a dit éloquemment, et tous nous vous le répétons, attendez-vous à une résistance indignée.

Vous prendrez la forteresse, vous trouverez l’enceinte ; vous prendrez l’enceinte, vous trouverez la barricade ; vous prendrez la barricade, et peut-être alors, qui sait ce que peut conseiller le patriotisme en détresse ? vous trouverez l’égout miné faisant sauter des rues entières. Vous aurez à accepter cette condamnation terrible ; prendre Paris pierre par pierre, y égorger l’Europe sur place, tuer la France en détail, dans chaque rue, dans chaque maison ; et cette grande lumière, il faudra l’éteindre âme par âme. Arrêtez-vous.

Allemands, Paris est redoutable. Soyez pensifs devant Paris. Toutes les transformations lui sont possibles. Ses mollesses vous donnent la mesure de ses énergies ; on semblait dormir, on se réveille ; on tire l’idée du fourreau comme l’épée, et cette ville qui était hier Sybaris peut être demain Saragosse.

Est-ce que nous disons ceci pour vous intimider ? Non, certes ! On ne vous intimide pas, allemands. Vous avez eu Galgacus contre Rome et Kœrner contre Napoléon. Nous sommes le peuple de la Marseillaise, mais vous êtes le peuple des Sonnets cuirassés et du Cri de l’Épée. Vous êtes cette nation de penseurs qui devient au besoin une légion de héros. Vos soldats sont dignes des nôtres ; les nôtres sont la bravoure impassible, les vôtres sont la tranquillité intrépide.

Écoutez pourtant.

Vous avez des généraux rusés et habiles, nous avions des chefs ineptes ; vous avez fait la guerre adroite plutôt que la guerre éclatante ; vos généraux ont préféré l’utile au grand, c’était leur droit ; vous nous avez pris par surprise ; vous êtes venus dix contre un ; nos soldats se sont laissé stoïquement massacrer par vous qui aviez mis savamment toutes les chances de votre côté ; de sorte que, jusqu’à ce jour, dans cette effroyable guerre, la Prusse a la victoire, mais la France a la gloire.

À présent, songez-y, vous croyez avoir un dernier coup à faire, vous ruer sur Paris, profiter de ce que notre admirable armée, trompée et trahie, est à cette heure presque tout entière étendue morte sur le champ de bataille, pour vous jeter, vous sept cent mille soldats, avec toutes vos machines de guerre, vos mitrailleuses, vos canons d’acier, vos boulets Krupp, vos fusils Dreyse, vos innombrables cavaleries, vos artilleries épouvantables, sur trois cent mille citoyens debout sur leur rempart, sur des pères défendant leur foyer, sur une cité pleine de familles frémissantes, où il y a des femmes, des sœurs, des mères, et où, à cette heure, moi qui vous parle, j’ai mes deux petits-enfants, dont un à la mamelle. C’est sur cette ville innocente de cette guerre, sur cette cité qui ne vous a rien fait que vous donner sa clarté, c’est sur Paris isolé, superbe et désespéré, que vous vous précipiteriez, vous, immense flot de tuerie et de bataille ! ce serait là votre rôle, hommes vaillants, grands soldats, illustre armée de la noble Allemagne ! Oh ! réfléchissez !

Le dix-neuvième siècle verrait cet affreux prodige, une nation, de policée devenue sauvage, abolissant la ville des nations ; l’Allemagne éteignant Paris ; la Germanie levant la hache sur la Gaule ! Vous, les descendants des chevaliers teutoniques, vous feriez la guerre déloyale, vous extermineriez le groupe d’hommes et d’idées dont le monde a besoin, vous anéantiriez la cité organique, vous recommenceriez Attila et Alaric, vous renouvelleriez, après Omar, l’incendie de la bibliothèque humaine, vous raseriez l’Hôtel de Ville comme les huns ont rasé le Capitole, vous bombarderiez Notre-Dame comme les turcs ont bombardé le Parthénon ; vous donneriez au monde ce spectacle, les allemands redevenus les vandales, et vous seriez la barbarie décapitant la civilisation !

Non, non, non !

Savez-vous ce que serait pour vous cette victoire ? ce serait le déshonneur.

Ah ! certes, personne ne peut songer à vous effrayer, allemands, magnanime armée, courageux peuple ! mais on peut vous renseigner. Ce n’est pas, à coup sûr, l’opprobre que vous cherchez ; eh bien, c’est l’opprobre que vous trouveriez ; et moi, européen, c’est-à-dire ami de Paris, moi parisien, c’est-à-dire ami des peuples, je vous avertis du péril où vous êtes, mes frères d’Allemagne, parce que je vous admire et je vous honore, et parce que je sais bien que, si quelque chose peut vous faire reculer, ce n’est pas la peur, c’est la honte.

Ah ! nobles soldats, quel retour dans vos foyers ! Vous seriez des vainqueurs la tête basse ; et qu’est-ce que vos femmes vous diraient ?

La mort de Paris, quel deuil !

L’assassinat de Paris, quel crime !

Le monde aurait le deuil, vous auriez le crime.

N’acceptez pas cette responsabilité formidable. Arrêtez-vous.

Et puis, un dernier mot. Paris poussé à bout, Paris soutenu par toute la France soulevée, peut vaincre et vaincrait ; et vous auriez tenté en pure perte cette voie de fait qui déjà indigne le monde. Dans tous les cas, effacez de ces lignes écrites en hâte les mots destruction, abolition, mort. Non, on ne détruit pas Paris. Parvînt-on, ce qui est malaisé, à le démolir matériellement, on le grandirait moralement. En ruinant Paris, vous le sanctifieriez. La dispersion des pierres ferait la dispersion des idées. Jetez Paris aux quatre vents, vous n’arriverez qu’à faire de chaque grain de cette cendre la semence de l’avenir. Ce sépulcre criera Liberté, Égalité, Fraternité ! Paris est ville, mais Paris est âme. Brûlez nos édifices, ce ne sont que nos ossements ; leur fumée prendra forme, deviendra énorme et vivante, et montera jusqu’au ciel, et l’on verra à jamais, sur l’horizon des peuples, au-dessus de nous, au-dessus de vous, au-dessus de tout et de tous, attestant notre gloire, attestant votre honte, ce grand spectre fait d’ombre et de lumière, Paris.

Maintenant, j’ai dit. Allemands, si vous persistez, soit, vous êtes avertis. Faites, allez, attaquez la muraille de Paris. Sous vos bombes et vos mitrailles, elle se défendra. Quant à moi, vieillard, j’y serai, sans armes. Il me convient d’être avec les peuples qui meurent, je vous plains d’être avec les rois qui tuent.

Paris, 9 septembre 1870.

III

AUX FRANÇAIS

Aux paroles de M. Victor Hugo la presse féodale allemande avait répondu par des cris de colère[4]. L’armée allemande continuait sa marche. Il ne restait plus d’espoir que dans la levée en masse. Crier aux armes était le devoir de tout citoyen. Après l’appel de paix, l’appel de guerre.

Nous avons fraternellement averti l’Allemagne.

L’Allemagne a continué sa marche sur Paris.

Elle est aux portes.

L’empire a attaqué l’Allemagne comme il avait attaqué la république, à l’improviste, en traître ; et aujourd’hui l’Allemagne, de cette guerre que l’empire lui a faite, se venge sur la république.

Soit. L’histoire jugera.

Ce que l’Allemagne fera maintenant la regarde ; mais nous France, nous avons des devoirs envers les nations et envers le genre humain. Remplissons-les.

Le premier des devoirs est l’exemple.

Le moment où nous sommes est une grande heure pour les peuples.

Chacun va donner sa mesure.

La France a ce privilège, qu’a eu jadis Rome, qu’a eu jadis la Grèce, que son péril va marquer l’étiage de la civilisation.

Où en est le monde ? Nous allons le voir.

S’il arrivait, ce qui est impossible, que la France succombât, la quantité de submersion qu’elle subirait indiquerait la baisse de niveau du genre humain.

Mais la France ne succombera pas.

Par une raison bien simple, et nous venons de le dire. C’est qu’elle fera son devoir.

La France doit à tous les peuples et à tous les hommes de sauver Paris, non pour Paris, mais pour le monde.

Ce devoir, la France l’accomplira.

Que toutes les communes se lèvent ! que toutes les campagnes prennent feu ! que toutes les forêts s’emplissent de voix tonnantes ! Tocsin ! tocsin ! Que de chaque maison il sorte un soldat ; que le faubourg devienne régiment ; que la ville se fasse armée. Les prussiens sont huit cent mille, vous êtes quarante millions d’hommes. Dressez-vous, et soufflez sur eux ! Lille, Nantes, Tours, Bourges, Orléans, Dijon, Toulouse, Bayonne, ceignez vos reins. En marche ! Lyon, prends ton fusil, Bordeaux, prends ta carabine, Rouen, tire ton épée, et toi Marseille, chante ta chanson et viens terrible. Cités, cités, cités, faites des forêts de piques, épaississez vos bayonnettes, attelez vos canons, et toi village, prends ta fourche. On n’a pas de poudre, on n’a pas de munitions, on n’a pas d’artillerie ? Erreur ! on en a. D’ailleurs les paysans suisses n’avaient que des cognées, les paysans polonais n’avaient que des faulx, les paysans bretons n’avaient que des bâtons. Et tout s’évanouissait devant eux ! Tout est secourable à qui fait bien. Nous sommes chez nous. La saison sera pour nous, la bise sera pour nous, la pluie sera pour nous. Guerre ou Honte ! Qui veut peut. Un mauvais fusil est excellent quand le cœur est bon ; un vieux tronçon de sabre est invincible quand le bras est vaillant. C’est aux paysans d’Espagne que s’est brisé Napoléon. Tout de suite, en hâte, sans perdre un jour, sans perdre une heure, que chacun, riche, pauvre, ouvrier, bourgeois, laboureur, prenne chez lui ou ramasse à terre tout ce qui ressemble à une arme ou à un projectile. Roulez des rochers, entassez des pavés, changez les socs en haches, changez les sillons en fosses, combattez avec tout ce qui vous tombe sous la main, prenez les pierres de notre terre sacrée, lapidez les envahisseurs avec les ossements de notre mère la France. Ô citoyens, dans les cailloux du chemin, ce que vous leur jetez à la face, c’est la patrie.

Que tout homme soit Camille Desmoulins, que toute femme soit Théroigne, que tout adolescent soit Barra ! Faites comme Bonbonnel, le chasseur de panthères, qui, avec quinze hommes, a tué vingt prussiens et fait trente prisonniers. Que les rues des villes dévorent l’ennemi, que la fenêtre s’ouvre furieuse, que le logis jette ses meubles, que le toit jette ses tuiles, que les vieilles mères indignées attestent leurs cheveux blancs. Que les tombeaux crient, que derrière toute muraille on sente le peuple et Dieu, qu’une flamme sorte partout de terre, que toute broussaille soit le buisson ardent ! Harcelez ici, foudroyez là, interceptez les convois, coupez les prolonges, brisez les ponts, rompez les routes, effondrez le sol, et que la France sous la Prusse devienne abîme.

Ah ! peuple ! te voilà acculé dans l’antre. Déploie ta stature inattendue. Montre au monde le formidable prodige de ton réveil. Que le lion de 92 se dresse et se hérisse, et qu’on voie l’immense volée noire des vautours à deux têtes s’enfuir à la secousse de cette crinière !

Faisons la guerre de jour et de nuit, la guerre des montagnes, la guerre des plaines, la guerre des bois. Levez-vous ! levez-vous ! Pas de trêve, pas de repos, pas de sommeil. Le despotisme attaque la liberté, l’Allemagne attente à la France. Qu’à la sombre chaleur de notre sol cette colossale armée fonde comme la neige. Que pas un point du territoire ne se dérobe au devoir. Organisons l’effrayante bataille de la patrie. Ô francs-tireurs, allez, traversez les halliers, passez les torrents, profitez de l’ombre et du crépuscule, serpentez dans les ravins, glissez-vous, rampez, ajustez, tirez, exterminez l’invasion. Défendez la France avec héroïsme, avec désespoir, avec tendresse. Soyez terribles, ô patriotes ! Arrêtez-vous seulement, quand vous passerez devant une chaumière, pour baiser au front un petit enfant endormi.

Car l’enfant c’est l’avenir. Car l’avenir c’est la république.

Faisons cela, français.

Quant à l’Europe, que nous importe l’Europe ! Qu’elle regarde, si elle a des yeux. On vient à nous si l’on veut. Nous ne quêtons pas d’auxiliaires. Si l’Europe a peur, qu’elle ait peur. Nous rendons service à l’Europe, voilà tout. Qu’elle reste chez elle, si bon lui semble. Pour le redoutable dénoûment que la France accepte si l’Allemagne l’y contraint, la France suffit à la France, et Paris suffit à Paris. Paris a toujours donné plus qu’il n’a reçu. S’il engage les nations à l’aider, c’est dans leur intérêt plus encore que dans le sien. Qu’elles fassent comme elles voudront, Paris ne prie personne. Un si grand suppliant, que lui étonnerait l’histoire. Sois grande ou sois petite, Europe, c’est ton affaire. Incendiez Paris, allemands, comme vous avez incendié Strasbourg. Vous allumerez les colères plus encore que les maisons.

Paris a des forteresses, des remparts, des fossés, des canons, des casemates, des barricades, des égouts qui sont des sapes ; il a de la poudre, du pétrole et de la nitroglycérine ; il a trois cent mille citoyens armés ; l’honneur, la justice, le droit, la civilisation indignée, fermentent en lui ; la fournaise vermeille de la république s’enfle dans son cratère ; déjà sur ses pentes se répandent et s’allongent des coulées de lave, et il est plein, ce puissant Paris, de toutes les explosions de l’âme humaine. Tranquille et formidable, il attend l’invasion, et il sent monter son bouillonnement. Un volcan n’a pas besoin d’être secouru.

Français, vous combattrez. Vous vous dévouerez à la cause universelle, parce qu’il faut que la France soit grande afin que la terre soit affranchie ; parce qu’il ne faut pas que tant de sang ait coulé et que tant d’ossements aient blanchi sans qu’il en sorte la liberté ; parce que toutes les ombres illustres, Léonidas, Brutus, Arminius, Dante, Rienzi, Washington, Danton, Riego, Manin, sont là souriantes et fières autour de vous ; parce qu’il est temps de montrer à l’univers que la vertu existe, que le devoir existe et que la patrie existe ; et vous ne faiblirez pas, et vous irez jusqu’au bout, et le monde saura par vous que, si la diplomatie est lâche, le citoyen est brave ; que, s’il y a des rois, il y a aussi des peuples ; que, si le continent monarchique s’éclipse, la république rayonne, et que, si, pour l’instant, il n’y a plus d’Europe, il y a toujours une France.

Paris, 17 septembre 1870.

IV

AUX PARISIENS

On demanda à M. Victor Hugo d’aller par toute la France jeter lui-même et reproduire sous toutes les formes de la parole ce cri de guerre. Il avait promis de partager le sort de Paris, il resta à Paris. Bientôt Paris fut bloqué et enfermé ; la Prusse l’investit et l’assiégea. Le peuple était héroïque. On était en octobre. Quelques symptômes de division éclatèrent. M. Victor Hugo, après avoir parlé aux allemands pour la paix, puis aux français pour la guerre, s’adressa aux parisiens pour l’union.

Il paraît que les prussiens ont décrété que la France serait Allemagne et que l’Allemagne serait Prusse ; que moi qui parle, né lorrain, je suis allemand ; qu’il faisait nuit en plein midi ; que l’Eurotas, le Nil, le Tibre et la Seine étaient des affluents de la Sprée ; que la ville qui depuis quatre siècles éclaire le globe n’avait plus de raison d’être ; que Berlin suffisait ; que Montaigne, Rabelais, d’Aubigné, Pascal, Corneille, Molière, Montesquieu, Diderot, Jean-Jacques, Mirabeau, Danton et la Révolution française n’ont jamais existé ; qu’on n’avait plus besoin de Voltaire puisqu’on avait M. de Bismarck ; que l’univers appartient aux vaincus de Napoléon le Grand et aux vainqueurs de Napoléon le Petit ; que dorénavant la pensée, la conscience, la poésie, l’art, le progrès, l’intelligence, commenceraient à Potsdam et finiraient à Spandau ; qu’il n’y aurait plus de civilisation, qu’il n’y aurait plus d’Europe, qu’il n’y aurait plus de Paris ; qu’il n’était pas démontré que le soleil fût nécessaire ; que d’ailleurs nous donnions le mauvais exemple ; que nous sommes Gomorrhe et qu’ils sont, eux, prussiens, le feu du ciel ; qu’il est temps d’en finir, et que désormais le genre humain ne sera plus qu’une puissance de second ordre.

Ce décret, parisiens, on l’exécute sur vous. En supprimant Paris, on mutile le monde. L’attaque s’adresse urbi et orbi. Paris éteint, et la Prusse ayant seule la fonction de briller, l’Europe sera dans les ténèbres.

Cet avenir est-il possible ?

Ne nous donnons pas la peine de dire non.

Répondons simplement par un sourire.

Deux adversaires sont en présence en ce moment. D’un côté la Prusse, toute la Prusse, avec neuf cent mille soldats ; de l’autre Paris avec quatre cent mille citoyens. D’un côté la force, de l’autre la volonté. D’un côté une armée, de l’autre un peuple. D’un côté la nuit, de l’autre la lumière.

C’est le vieux combat de l’archange et du dragon qui recommence.

Il aura aujourd’hui la fin qu’il a eue autrefois.

La Prusse sera précipitée.

Cette guerre, si épouvantable qu’elle soit, n’a encore été que petite. Elle va devenir grande.

J’en suis fâché pour vous, prussiens, mais il va falloir changer votre façon de faire. Cela va être moins commode. Vous serez toujours deux ou trois contre un, je le sais ; mais il faut aborder Paris de front. Plus de forêts, plus de broussailles, plus de ravins, plus de tactique tortueuse, plus de glissement dans l’obscurité. La stratégie des chats ne sert pas à grand’chose devant le lion. Plus de surprises. On va vous entendre venir. Vous aurez beau marcher doucement, la mort écoute. Elle a l’oreille fine, cette guetteuse terrible. Vous espionnez, mais nous épions. Paris, le tonnerre en main et le doigt sur la détente, veille et regarde l’horizon. Allons, attaquez. Sortez de l’ombre. Montrez vous. C’en est fini des succès faciles. Le corps à corps commence. On va se colleter. Prenez-en votre parti. La victoire maintenant exigera un peu d’imprudence. Il faut renoncer à cette guerre d’invisibles, à cette guerre à distance, à cette guerre à cache-cache, où vous nous tuez sans que nous ayons l’honneur de vous connaître.

Nous allons voir enfin la vraie bataille. Les massacres tombant sur un seul côté sont finis. L’imbécillité ne nous commande plus. Vous allez avoir affaire au grand soldat qui s’appelait la Gaule du temps que vous étiez les borusses, et qui s’appelle la France aujourd’hui que vous êtes les vandales ; la France : miles magnus, disait César ; soldat de Dieu, disait Shakespeare.

Donc, guerre, et guerre franche, guerre loyale, guerre farouche. Nous vous la demandons et nous vous la promettons. Nous allons juger vos généraux. La glorieuse France grandit volontiers ses ennemis. Mais il se pourrait bien après tout que ce que nous avons appelé l’habileté de Moltke ne fût autre chose que l’ineptie de Lebœuf. Nous allons voir.

Vous hésitez, cela se comprend. Sauter à la gorge de Paris est difficile. Notre collier est garni de pointes.

Vous avez deux ressources qui ne feront pas précisément l’admiration de l’Europe :

Affamer Paris.

Bombarder Paris.

Faites. Nous attendons vos projectiles. Et tenez, si une de vos bombes, roi de Prusse, tombe sur ma maison, cela prouvera une chose, c’est que je ne suis pas Pindare, mais que vous n’êtes pas Alexandre.

On vous prête, prussiens, un autre projet. Ce serait de cerner Paris sans l’attaquer, et de réserver toute votre bravoure contre nos villes sans défense, contre nos bourgades, contre nos hameaux. Vous enfonceriez héroïquement ces portes ouvertes, et vous vous installeriez là, rançonnant vos captifs, l’arquebuse au poing. Cela s’est vu au moyen âge. Cela se voit encore dans les cavernes. La civilisation stupéfaite assisterait à un banditisme gigantesque. On verrait cette chose : un peuple détroussant un autre peuple. Nous n’aurions plus affaire à Arminius, mais à Jean l’Écorcheur. Non ! nous ne croyons pas cela. La Prusse attaquera Paris, mais l’Allemagne ne pillera pas les villages. Le meurtre, soit. Le vol, non. Nous croyons à l’honneur des peuples.

Attaquez Paris, prussiens. Bloquez, cernez, bombardez.

Essayez.

Pendant ce temps-là l’hiver viendra.

Et la France.

L’hiver, c’est-à-dire la neige, la pluie, la gelée, le verglas, le givre, la glace. La France, c’est-à-dire la flamme.

Paris se défendra, soyez tranquilles.

Paris se défendra victorieusement.

Tous au feu, citoyens ! Il n’y a plus désormais que la France ici et la Prusse là. Rien n’existe que cette urgence. Quelle est la question d’aujourd’hui ? combattre. Quelle est la question de demain ? vaincre. Quelle est la question de tous les jours ? mourir. Ne vous tournez pas d’un autre côté. Le souvenir que tu dois au devoir se compose de ton propre oubli. Union et unité. Les griefs, les ressentiments, les rancunes, les haines, jetons ça au vent. Que ces ténèbres s’en aillent dans la fumée des canons. Aimons-nous pour lutter ensemble. Nous avons tous les mêmes mérites. Est-ce qu’il y a eu des proscrits ? je n’en sais rien. Quelqu’un a-t-il été en exil ? je l’ignore. Il n’y a plus de personnalités, il n’y a plus d’ambitions, il n’y a plus rien dans les mémoires que ce mot, salut public. Nous ne sommes qu’un seul français, qu’un seul parisien, qu’un seul cœur ; il n’y a plus qu’un seul citoyen qui est vous, qui est moi, qui est nous tous. Où sera la brèche seront nos poitrines. Résistance aujourd’hui, délivrance demain ; tout est là. Nous ne sommes plus de chair, mais de pierre. Je ne sais plus mon nom, je m’appelle Patrie. Face à l’ennemi ! Nous nous appelons tous France, Paris, muraille !

Comme elle va être belle, notre cité ! Que l’Europe s’attende à un spectacle impossible, qu’elle s’attende à voir grandir Paris ; qu’elle s’attende à voir flamboyer la ville extraordinaire. Paris va terrifier le monde. Dans ce charmeur il y a un héros. Cette ville d’esprit a du génie. Quand elle tourne le dos à Tabarin, elle est digne d’Homère. On va voir comment Paris sait mourir. Sous le soleil couchant, Notre-Dame à l’agonie est d’une gaîté superbe. Le Panthéon se demande comment il fera pour recevoir sous sa voûte tout ce peuple qui va avoir droit à son dôme. La garde sédentaire est vaillante ; la garde mobile est intrépide ; jeunes hommes par le visage, vieux soldats par l’allure. Les enfants chantent mêlés aux bataillons. Et dès à présent, chaque fois que la Prusse attaque, pendant le rugissement de la mitraille, que voit-on dans les rues ? les femmes sourire. Ô Paris, tu as couronné de fleurs la statue de Strasbourg ; l’histoire te couronnera d’étoiles !

Paris, 2 octobre 1870.

V

LES CHÂTIMENTS

L’édition parisienne des Châtiments parut le 20 octobre. Paris était bloqué depuis plus d’un mois. Le livre fut donc, à cette époque, enfermé dans Paris comme le peuple même. Les Châtiments furent mêlés à ce siége mémorable, et firent leur devoir dans Paris pendant l’invasion, comme ils l’avaient fait hors de France pendant l’empire.

Paris, 22 octobre 1870.
Monsieur le directeur du Siècle,

Les Châtiments n’ont jamais rien rapporté à leur auteur, et il est loin de s’en plaindre. Aujourd’hui, cependant, la vente des cinq mille premiers exemplaires de l’édition parisienne produit un bénéfice de cinq cents francs. Je demande la permission d’offrir ces cinq cents francs à la souscription pour les canons.

Recevez l’assurance de ma cordialité fraternelle.

Victor Hugo.



la societe des gens de lettres
À VICTOR HUGO
Paris, 29 octobre 1870.
Cher et honoré président,

La Société des gens de lettres veut offrir un canon à la défense nationale.

Elle a eu l’idée de faire dire par les premiers artistes de Paris quelques-unes des pièces de ce livre proscrit qui rentre en France avec la république, les Châtiments.

Fière de vous qui l’honorez, elle serait heureuse de devoir à votre bienveillante confraternité le produit d’une matinée tout entière offerte à la patrie, et elle vous demande de nous laisser appeler ce canon le Victor Hugo.


RÉPONSE DE VICTOR HUGO
Paris, 30 octobre 1870.
Mes honorables et chers confrères,

Je vous félicite de votre patriotique initiative. Vous voulez bien vous servir de moi. Je vous remercie.

Prenez les Châtiments, et, pour la défense de Paris, vous et ces généreux artistes, vos auxiliaires, usez-en comme vous voudrez.

Ajoutons, si nous le pouvons, un canon de plus à la protection de cette ville auguste et inviolable, qui est comme une patrie dans la patrie.

Chers confrères, écoutez une prière. Ne donnez pas mon nom à ce canon. Donnez-lui le nom de l’intrépide petite ville qui, à cette heure, partage l’admiration de l’Europe avec Strasbourg, qui est vaincue, et Paris, qui vaincra.

Que ce canon se dresse sur nos murs. Une ville ouverte a été assassinée ; une cité sans défense a été mise à sac par une armée devenue en plein dix-neuvième siècle une horde ; un groupe de maisons paisibles a été changé en un monceau de ruines. Des familles ont été massacrées dans leur foyer. L’extermination sauvage n’a épargné ni le sexe ni l’âge. Des populations désarmées, n’ayant d’autre ressource que le suprême héroïsme du désespoir, ont subi le bombardement, la mitraille, le pillage et l’incendie ; que ce canon les venge ! Que ce canon venge les mères, les orphelins, les veuves ; qu’il venge les fils qui n’ont plus de pères et les pères qui n’ont plus de fils ; qu’il venge la civilisation ; qu’il venge l’honneur universel ; qu’il venge la conscience humaine insultée par cette guerre abominable où la barbarie balbutie des sophismes ! Que ce canon soit implacable, fulgurant et terrible ; et, quand les prussiens l’entendront gronder, s’ils lui demandent : Qui es-tu ? qu’il réponde : Je suis le coup de foudre ! et je m’appelle Châteaudun !

Victor Hugo.

audition des Châtiments
au théâtre de la porte-saint-martin
5 novembre.

Le comité de la Société des gens de lettres fait imprimer et distribuer l’annonce suivante :

« La Société des gens de lettres a voulu, elle aussi, donner son canon à la défense nationale, et elle doit consacrer à cette œuvre le produit d’une Matinée littéraire, dont son président honoraire, M. Victor Hugo, s’est empressé de fournir les éléments.

« L’audition aura lieu mardi prochain, à deux heures précises, au théâtre de la Porte-Saint-Martin. Plusieurs pièces des Châtiments y

seront dites par l’élite des artistes de Paris. »
PROGRAMME
première partie
Notre Souscription 
 M. Jules Claretie.
Les Volontaires de l’An II 
 M. Taillade.
À ceux qui dorment 
 Mlle Duguéret.
Hymne des Transportés 
 M. Lafontaine.
La Caravane 
 Mlle Lia Félix.
Souvenir de la nuit du 4 
 M. Frédérick-Lemaître.
deuxieme partie
L’Expiation 
 M. Berton.
Stella 
 Mlle Favart.
Chansons 
 M. Coquelin.
Joyeuse Vie 
 Mme Marie-Laurent.
Patria, musique de Beethoven 
 Mme Gueymard-Lauters.

« À la demande de la Société des gens de lettres, M. Raphaël-Félix a donné gratuitement la salle ; tous les artistes dramatiques, ainsi que M. Pasdeloup et son orchestre, ont tenu à honneur de prêter également un concours désintéressé à cette solennité patriotique. »


DISCOURS DE M. JULES CLARETIE.
Citoyennes, citoyens,

À cette heure, la plus grave et la plus terrible de notre histoire, où la patrie est menacée jusque dans son cœur, Paris, — tout homme ressent l’âpre désir de servir un pays qu’on aime d’autant plus qu’il est plus menacé et plus meurtri.

La Société des gens de lettres, voyant avec douleur la grande patrie de la pensée, la patrie de Rabelais, la patrie de Pascal, la patrie de Diderot, la patrie de Voltaire, abaissée et écrasée sous la botte d’un uhlan, a voulu, non seulement par chacun de ses membres, mais en corps, affirmer son patriotisme, et, puisque le canon dénoue aujourd’hui les batailles, puisque le courage est peu de chose quand il n’a pas d’artillerie, la Société des gens de lettres a voulu offrir un canon à la patrie.

Mais comment l’offrir ce canon ? Avec quoi faire le bronze ou l’acier qui nous manquait ?

Il y avait un livre qu’on n’avait publié sous l’empire qu’en se cachant et en le dérobant à l’œil de la police ; livre patriotique qu’on se passait sous le manteau, comme s’il se fût agi d’un livre malsain ; livre superbe qui, au lendemain de décembre, à l’heure où Paris était écrasé, où les faubourgs étaient muets, où les paysans étaient satisfaits, protestait contre le succès, protestait contre l’usurpation, protestait contre le crime, et, au nom de la conscience humaine étouffée, prononçait, dès 1851, le mot de l’avenir et le mot de l’histoire : châtiment !

Il y avait un homme qui, depuis tantôt vingt ans, représentait le volontaire exil, la négation de l’empire, la revendication du droit proscrit, un homme qui, après avoir chanté les roses et les enfants, plein d’amour, s’était tout à coup senti plein de courroux et plein de haine, un homme qui, parlant de l’homme de Décembre, avait dit :

Oui, tant qu’il sera là, qu’on cède ou qu’on persiste,
Ô France ! France aimée et qu’on pleure toujours,
Je ne reverrai pas ta terre douce et triste,
Tombeau de mes aïeux et nid de mes amours !

Je ne reverrai pas la rive qui nous tente,
France ! hors le devoir, hélas ! j’oublierai tout.
Parmi les éprouvés je planterai ma tente ;
Je resterai proscrit, voulant rester debout.

J’accepte l’âpre exil, n’eût-il ni fin ni terme,
Sans chercher à savoir et sans considérer
Si quelqu’un a plié qu’on aurait cru plus ferme,
Et si plusieurs s’en vont qui devraient demeurer.

Si l’on n’est plus que mille, eh bien j’en suis ! Si même
Ils ne sont plus que cent, je brave encor Sylla ;
S’il en demeure dix, je serai le dixième ;
Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là !

C’est à ce livre qui avait deviné l’avenir, et à ce poëte qui, fidèle à l’exil, a loyalement tenu le serment juré, que nous voulions demander, nous, Société des gens de lettres, de nous aider dans notre œuvre. Victor Hugo est notre président honoraire. Voici la lettre que lui adressa notre comité :

L’orateur lit la lettre du comité et la réponse de Victor Hugo (voir plus haut), et reprend :

Je ne veux pas vous empêcher plus longtemps d’écouter les admirables vers et les remarquables artistes que vous allez entendre. Je ne veux pas plus longtemps vous parler de notre souscription, je ne veux que vous faire remarquer une chose qui frappe aujourd’hui en lisant ce livre des Châtiments, dont nous détachons pour vous quelques fragments : c’est l’étonnante prophétie de l’œuvre. Lu à la lumière sinistre des derniers événements, le livre du poëte acquiert une grandeur nouvelle. Le poëte a tout prévu, le poëte a tout prédit. Il avait deviné dans les fusilleurs de Décembre ces généraux de boudoir et d’antichambre qui traînent

Des sabres qu’au besoin ils sauraient avaler.

Il avait deviné, dans le sang du début, la boue du dénouement. Il avait deviné la chute de celui qu’il appelait déjà Napoléon le Petit. L’histoire devait donner raison à la poésie, et le destin à la prédiction.

Oui, comme une prédiction terrible, les vers des Châtiments me revenaient au souvenir lorsque je parcourais le champ de bataille de Sedan, et j’étais tenté de les trouver trop doux lorsque je voyais ces 400 canons, ces mitrailleuses, ces drapeaux qu’emportait l’ennemi, lorsque je regardais ces mamelons couverts de morts, ces soldats couchés et entassés, vieux zouaves aux barbes rousses, jeunes Saint-Cyriens encore revêtus du costume de l’École, artilleurs foudroyés à côté de leurs pièces, conscrits tombés dans les fossés, et lorsque me revenaient ces vers de Victor Hugo sur les morts du 4 décembre, vers qui pourraient s’écrire sur les cadavres du 2 septembre :

Tous, qui que vous fussiez, tête ardente, esprit sage,
Soit qu’en vos yeux brillât la jeunesse ou que l’âge
Vous prît et vous courbât,
Que le destin pour vous fût deuil, énigme ou fête,
Vous aviez dans vos cœurs l’amour, cette tempête,
La douleur, ce combat.

Grâce au quatre décembre, aujourd’hui, sans pensée,
Vous gisez étendus dans la fosse glacée
Sous les linceuls épais ;
Ô morts, l’herbe sans bruit croît sur vos catacombes,
Dormez dans vos cercueils ! taisez-vous dans vos tombes !
L’empire, c’est la paix.

Avec le neveu comme avec l’oncle : — l’empire, c’est l’invasion.

Il avait donc, encore un coup, deviné, le grand poëte, tout ce que l’empire nous réservait de lâchetés et de catastrophes. Il était le prophète alarmé de cette chute qui n’a point d’égale dans l’histoire, de cette reddition dont une lèvre française ne peut parler sans frémir, il avait tout deviné, et, devant le triomphe de l’abjection, sa colère pouvait passer pour excessive. Hélas ! le sort lui a donné raison, et les Châtiments restent le livre le plus éclatant, le fer rouge inoubliable, et ils consoleront la patrie de tant de honte, après l’avoir vengée de tant d’infamie !

Maintenant, citoyens, tout cela est passé, tout cela doit être oublié, tout cela doit être effacé ! — Maintenant, ne songeons plus qu’à la vengeance, et, en dépit des bruits d’armistice, songeons toujours à ces canons d’où sortira la victoire. Grâce à vous, nous en avons un aujourd’hui qui s’appellera Châteaudun et qui rappellera la mémoire de cette héroïque cité, si chère à tout cœur français et à tout cœur républicain. Mais laissez-moi espérer encore que, grâce à vous, bientôt nous en pourrons avoir un second, et, cette fois, nous lui donnerons un autre nom, si vous voulez bien. Après Châteaudun, qui veut dire douleur et sacrifice, notre canon futur signifiera revanche et victoire et s’appellera d’un grand nom, d’un beau nom, — le Châtiment.

Puis, les désastres vengés, la patrie refaite, la France régénérée, la France reconquise, arrachée à l’étranger, sauvée et lavée de ses souillures, alors nous reprendrons notre œuvre de fraternité après avoir fait notre devoir de patriotes, et nous pourrons écrire fièrement, nous, et sans mensonge :

La République, c’est la paix !

comité de la société des gens de lettres
Procès-verbal de la séance du 7 novembre.

M. Charles Valois, membre de la commission spéciale, rend compte de la recette produite par l’audition des Châtiments à la Porte-Saint-Martin.

Recette et quête : 7,577 fr. 50 c. ; frais : 577 fr.

Il n’a été prélevé sur la recette que les frais rigoureusement exigibles, pompiers, ouvreuses, éclairage, chauffage.

La commission spéciale annonce qu’elle a demandé à M. Victor Hugo l’autorisation de donner une deuxième audition des Châtiments, dans le même but national et patriotique. M. Paul Meurice apporte au comité l’autorisation de M. Victor Hugo.


deuxième audition des Châtiments
au théâtre de la porte-saint-martin
13 novembre

La note et le programme suivants ont été publiés par les journaux et distribués au public :

« L’effet produit par la première audition des Châtiments de Victor Hugo a été si grand, qu’une seconde séance est demandée à la Société des gens de lettres.

« Le comité a répondu à cet appel.

« La nouvelle audition, dont le produit donnera un autre canon à la défense nationale :

LE CHÂTIMENT

aura lieu dimanche prochain, 13 novembre, à 7 heures 1/2 précises, au théâtre de la Porte-Saint-Martin. »

PROGRAMME
première partie
Notre deuxième canon 
 M. Eugène Muller.
Ultima Verba 
 M. Taillade.
Jersey 
 Mlle Lia Félix.
Hymne des Transportés 
 M. Lafontaine.
Aux femmes 
 Mlle Rousseil.
Jéricho 
 M. Charly.
Le Manteau impérial 
 Mme Marie Laurent.
Souvenir de la nuit du 4 
 M. Frederick-Lemaître.
deixieme partie
L’Expiation 
 M. Berton.
Chansons 
 Mme V. Lafontaine.
Orientale 
 M. Lacressonnière.
Pauline Rolland 
 Mlle Périga.
Paroles d’un conservateur 
 M. Coquelin.
Stella 
 Mlle Favart.
Au moment de rentrer en France 
 M. Maubant.

comité de la société des gens de lettres
Procès-verbal de la séance du 14 novembre

Rapport de M. Charles Valois sur le résultat de la deuxième audition des Châtiments.

Recette et quête, 8,281 fr. 90 c. ; frais, 892 fr. 30 c.

Le produit net, 7,389 fr., ajouté à celui du 6 novembre, forme pour les deux auditions un total de 14,272 fr. 50 c.

Une commission est nommée pour aller officiellement remercier M. Victor Hugo.


troisième audition des Châtiments.
Séance du 17 novembre

La Société des gens de lettres demande à M. Victor Hugo, par l’intermédiaire de son Comité, une troisième audition des Châtiments. M. Victor Hugo répond :

Mes chers confrères, donnons-la au peuple cette troisième lecture des Châtiments, donnons-la-lui gratuitement ; donnons-la-lui dans la vieille salle royale et impériale, dans la salle de l’Opéra, que nous élèverons à la dignité de salle populaire. On fera là quête dans des casques prussiens, et le cuivre des gros sous du peuple de Paris fera un excellent bronze pour nos canons contre la Prusse.

Votre confrère et votre ami,
Victor Hugo.

note publiee par les journeaux
des 26 et 27 novembre :

« La Société des gens de lettres, d’accord avec M. Victor Hugo, organise pour lundi 28 novembre, à une heure, dans la salle de l’Opéra, une audition des Châtiments, à laquelle ne seront admis que des spectateurs non payants.

« Sans nul doute la foule s’empressera d’assister à cette solennité populaire offerte par l’illustre poëte, avec l’autorisation du ministre qui dispose du théâtre de l’Opéra.

« Cette affluence pourrait occasionner une grande fatigue à ceux qui ne parviendraient à entrer qu’après une longue attente, en même temps qu’un plus grand nombre devraient se retirer désappointés après avoir fait queue pendant plusieurs heures.

« Pour éviter ces inconvénients et assurer néanmoins aux plus diligents la satisfaction d’entendre réciter par d’éminents artistes les vers qui ont déjà été acclamés dans plusieurs représentations, la distribution des 2,400 billets, à raison de 120 par mairie, sera faite dans les vingt mairies de Paris, le dimanche 27, à midi, par les sociétaires délégués du comité des gens de lettres.

« Ces billets ne pourront être l’objet d’aucune faveur et seront rigoureusement attribués à ceux qui viendront, les premiers, les prendre le dimanche aux mairies. Le lundi, jour de la solennité, il ne sera délivré aucun billet au théâtre. La salle ne sera ouverte qu’aux seuls porteurs de billets pris la veille aux mairies ; les places appartiendront, sans distinction, aux premiers occupants, porteurs de billets. »


THÉÂTRE NATIONAL DE L’OPÉRA
audition gratuite des Châtiments
PROGRAMME
PREMIÈRE PARTIE
Ouverture de la Muette, d’Auber
Les Châtiments 
 M. Tony Révillon.
Pauline Rolland 
 Mlle Périga.
Cette nuit-là 
 M. Desrieux.
Aux Femmes 
 Mlle Rousseil.
Floréal 
 Mlle Sarah Bernhardt.
Hymne des transportés 
 M. Lafontaine.
Le Manteau impérial 
 Mme Marie Laurent.
La nuit du 4 Décembre 
 M. Frédérick-Lemaître.
deuxieme partie
Ouverture de Zampa, d’Hérold
Stella 
 Mlle Favart.
Joyeuse vie 
 M. Dumaine.
Il faut qu’il vive 
 Mme Lia Félix.
Paroles d’un conservateur 
 M. Coquelin.
Chansons 
 Mme V. Lafontaine.
Patria, musique de Beethoven 
 Mme Ugalde.
L’Expiation 
 M. Taillade.
Lux 
 Mme Marie Laurent.
L’orchestre de l’Opéra sera dirigé par M. Georges Hainl

Pendant les entr’actes de la représentation populaire, les belles et généreuses artistes qui y contribuaient ont fait la quête, comme Victor Hugo l’avait annoncé, dans des casques pris aux prussiens. Les sous du peuple sont tombés dans ces casques et ont produit la somme de quatre cent soixante-huit francs cinquante centimes.

À la fin de la représentation, il a été jeté sur la scène une couronne de laurier dorée avec un papier portant cette inscription : À notre poëte, qui a voulu donner aux pauvres le pain de l’esprit.


comité des gens de lettres
Séances des 18 et 19 novembre

Il est versé au Trésor, par les soins de la commission, 10,600 francs, somme indiquée par M. Dorian comme prix de deux canons. La commission informe le comité de la difficulté qui s’oppose à ce que le nom de Châteaudun soit donné à l’une de nos deux pièces, ce nom ayant été antérieurement retenu par d’autres souscripteurs. Le comité décide que le nom Victor Hugo sera substitué à celui de Châteaudun, et qu’en outre les deux canons porteront pour exergue : Société des gens de lettres.


En réponse à l’envoi fait au ministre des travaux publics du reçu des 10,600 francs versés au Trésor, M. Dorian écrit au comité :

Paris, 22 novembre 1870.

« Messieurs, par une lettre du 17 de ce mois, répondant à celle que j’ai eu l’honneur de vous écrire le 14 novembre précédent, vous m’adressez le récépissé du versement, fait par vous à la caisse centrale du Trésor public, d’une somme de 10,600 francs destinée à la confection de deux canons offerts par la Société des gens de lettres au gouvernement de la défense nationale ; vous m’exprimez en même temps le désir que sur l’un de ces canons soit gravé le mot « Châtiment », sur l’autre « Victor Hugo », et sur tous les deux, en exergue, les mots « Société des gens lettres ».

« Je vous renouvelle, messieurs, au nom du gouvernement, l’expression de ses remercîments pour cette souscription patriotique.

« Des mesures vont être prises pour que les canons dont il s’agit soient mis immédiatement en fabrication, et je n’ai pas besoin d’ajouter que le désir de la Société, en ce qui concerne les inscriptions à graver, sera ponctuellement suivi.

« Vous serez informés, ainsi que je vous l’ai promis, du jour où auront lieu les essais, afin que la Société puisse s’y faire représenter si elle le désire.

« Enfin, j’aurai l’honneur de vous faire parvenir un duplicata de la facture du fondeur.

« Recevez, messieurs, l’assurance de ma considération distinguée.

« Le ministre des travaux publics,
« Dorian. »

société des gens de lettres

À VICTOR HUGO
Paris, le 26 janvier 1871.
« Illustre et cher collègue,

« Le comité, déduction faite des frais et de la somme de 10,600 francs employée à la fabrication des deux canons le Victor Hugo et le Châtiment, offerts à la défense nationale, est dépositaire de la somme de 3,470 francs, reliquat de la recette produite par les lectures publiques des Châtiments.

« Le comité a cherché, sans y réussir, l’application de ce reliquat à des engins de guerre.

« Il ne croit pas pouvoir conserver cette somme dans la caisse sociale. En conséquence, il m’a chargé de la remettre entre vos mains, parce que vous avez seul le droit d’en disposer.

« Veuillez agréer, cher et illustre collègue, l’expression respectueuse de notre cordiale affection.

« Pour le comité :
« Le président de la séance,
« Altaroche.
« Le délégué du comité,
« Emmanuel Gonzalès. »
AUDITIONS DES CHÂTIMENTS
compte rendu
Recettes :
1re , 2e  et 3e  séances 
 16,817 fr. 90
Dépenses :
Frais généraux des représentations
  suivant détail 
 2,747 fr. 90
Versement au Trésor pour deux
  canons, suivant reçu 
 10,600 fr. »
13.345 fr.90

Solde 
 3.470 fr. » 

M. Victor Hugo a prié le comité de garder cette somme et de l’employer à secourir les victimes de la guerre, nombreuses parmi les gens de lettres que le comité représente.


Concurremment avec ces représentations, le Théâtre-Français a donné, le 25 novembre, une matinée littéraire, dramatique et musicale, où Mlle Favart a joué doña Sol (cinquième acte d’Hernani), et Mme Laurent, Lucrèce Borgia (cinquième acte de Lucrèce Borgia), où Mme Ugalde a chanté Patria. — Booz endormi (Légende des siècles); le Revenant (Contemplations), les Paroles d’un conservateur à propos d’un perturbateur (Châtiments) ont complété cette séance, qui a produit, au bénéfice des victimes de la guerre, une recette de 6,000 francs.


M. Victor Hugo n’a assisté à aucune de ces représentations.


Indépendamment des représentations et des lectures dont on vient de voir le détail et le résultat, les Châtiments et toutes les œuvres de Victor Hugo furent pour les théâtres, pendant le siége de Paris, une sorte de propriété publique. Quiconque voulait organiser une lecture pour une caisse de secours quelconque n’avait qu’à parler, et l’auteur abandonnait immédiatement son droit. Les représentations et les lectures des Châtiments, de Napoléon le Petit, des Contemplations, de la Légende des siècles, etc., au bénéfice des canons ou des ambulances, durèrent sans interruption et tous les jours, sur tous les théâtres à la fois, jusqu’au moment où il ne fut plus possible d’éclairer et de chauffer les salles.

On n’a pu noter ces innombrables représentations. Parmi celles dont le souvenir est resté, on peut citer le concert Pasdeloup, où M. Taillade disait les Volontaires de l’an II (Châtiments); les Pauvres Gens (Légende des siècles) dits par M. Noël Parfait, au bénéfice de la ville de Châteaudun ; les deux soirées de lectures organisées par M. Bonvalet, maire du 5e  arrondissement, l’une pour les blessés, l’autre pour les orphelins et les veuves ; la soirée de Mlle Thurel, directrice d’une ambulance, pour les malades ; les représentations données par le club Drouot pour les orphelins et les veuves ; par le commandant Fourdinois pour les blessés ; par les carabiniers parisiens pour les blessés ; les soirées où Mlle Suzanne Lagier chantait, sur la musique de M. Darcier, Petit, petit (Châtiments) au profit des ambulances ; la représentation du Comité des artistes dramatiques pour un canon ; celle du 18e  arrondissement pour la bibliothèque populaire ; celle de M. Dumaine, à la Gaîté, pour les blessés ; celle de Mme Raucourt, au théâtre Beaumarchais, pour contribuer à l’équipement des compagnies de marche ; celle de la mairie de Montmartre, pour les pauvres ; celle de la mairie de Neuilly, pour les pauvres ; celle du 5e  arrondissement, pour son ouvroir municipal ; la soirée donnée le 25 décembre au Conservatoire pour la caisse de secours de la Société des victimes de la guerre ; les diverses lectures des Châtiments organisées, pour les canons et les blessés, par la légion d’artillerie et par dix-huit bataillons de la garde nationale, qui sont les 7e , 24e, 64e, 90e, 92e, 93e, 95e, 96e, 100e, 109e, 134e, 144e (deux représentations), 152e, 153e, 166e, 194e, 239e, 247e.

Pour toutes ces représentations, M. Victor Hugo a fait l’abandon de son droit d’auteur.

Ces représentations ont cessé par la force majeure en janvier, les théâtres n’ayant plus de bois pour le chauffage ni de gaz pour l’éclairage.


Le 30 octobre, vers minuit, M. Victor Hugo, rentrant chez lui, rencontra, rue Drouot, M. Gustave Chaudey, sortant de la mairie dont il était adjoint. Il était accompagné de M. Philibert Audebrand. M. Victor Hugo avait connu M. Gustave Chaudey à Lausanne, au congrès de la Paix, tenu en septembre 1869 ; ils se serrèrent la main.

Quelques semaines après, M. Gustave Chaudey vint avenue Frochot pour voir M. Victor Hugo, et, ne l’ayant pas trouvé, lui laissa deux mots par écrit pour lui demander l’autorisation de faire dire les Châtiments au profit de la caisse de secours de la mairie Drouot.

M. Victor Hugo répondit par la lettre qu’on va lire :

À M. GUSTAVE CHAUDEY.
22 novembre.

Mon honorable concitoyen, quand notre éloquent et vaillant Gambetta, quelques jours avant son départ, est venu me voir, croyant que je pouvais être de quelque utilité à la république et à la patrie, je lui ai dit : Usez de moi comme vous voudrez pour l’intérêt public. Dépensez-moi comme l’eau.

Je vous dirai la même chose. Mon livre comme moi, nous appartenons à la France. Qu’elle fasse du livre et de l’auteur ce qu’elle voudra.

C’est du reste ainsi que je parlais à Lausanne, vous en souvenez-vous ? Vous ne pouvez avoir oublié Lausanne, où vous avez laissé, vous personnellement, un tel souvenir. Je ne vous avais jamais vu, je vous entendais pour la première fois, j’étais charmé. Quelle loyale, vive et ferme parole ! laissez-moi vous le dire. Vous vous êtes montré à Lausanne un vrai et solide serviteur du peuple, connaissant à fond les questions, socialiste et républicain, voulant le progrès, tout le progrès, rien que le progrès, et voulant cela comme il faut le vouloir ; avec résolution, mais avec lucidité.

En ce moment-ci, soit dit en passant, j’irais plus loin que vous, je le crois, dans le sens des aspirations populaires, car le problème s’élargit et la solution doit s’agrandir. Mais vous êtes de mon avis et je suis absolument du vôtre sur ce point que, tant que la Prusse sera là, nous ne devons songer qu’à la France. Tout doit être ajourné. À cette heure pas d’autre ennemi que l’ennemi. Quant à la question sociale, c’est un problème insubmersible, et nous la retrouverons plus tard. Selon moi, il faudra la résoudre dans le sens à la fois le plus sympathique et le plus pratique. La disparition de la misère, la production du bien-être, aucune spoliation, aucune violence, le crédit public sous la forme de monnaie fiduciaire à rente créant le crédit individuel, l’atelier communal et le magasin communal assurant le droit au travail, la propriété non collective, ce qui serait un retour au moyen âge, mais démocratisée et rendue accessible à tous, la circulation, qui est la vie décuplée, en un mot l’assainissement des hommes par le devoir combiné avec le droit ; tel est le but. Le moyen, je suis de ceux qui croient l’entrevoir. Nous en causerons.

Ce qui me plaît en vous, c’est votre haute et simple raison. Les hommes tels que vous sont précieux. Vous marcherez un peu plus de notre côté, parce que votre cœur le voudra, parce que votre esprit le voudra, et vous êtes appelé à rendre aux idées et aux faits de très grands services.

Pour moi l’homme n’est complet que s’il réunit ces trois conditions, science, prescience, conscience.

Savoir, prévoir, vouloir. Tout est là.

Vous avez ces dons. Vous n’avez qu’un pas de plus à faire en avant. Vous le ferez.

Je reviens à la demande que vous voulez bien m’adresser.

Ce n’est pas une lecture des Châtiments que je vous concède. C’est autant de lectures que vous voudrez.

Et ce n’est pas seulement dans les Châtiments que vous pourrez puiser, c’est dans toutes mes œuvres.

Je vous redis à vous la déclaration que j’ai déjà faite à tous.

Tant que durera cette guerre, j’autorise qui le veut à dire ou à représenter tout ce qu’on voudra de moi, sur n’importe quelle scène et n’importe de quelle façon, pour les canons, les combattants, les blessés, les ambulances, les municipalités, les ateliers, les orphelinats, les veuves et les enfants, les victimes de la guerre, les pauvres, et j’abandonne tous mes droits d’auteur sur ces lectures et sur ces représentations.

C’est dit, n’est-ce pas ? Je vous serre la main.

v. h.

Quand vous verrez votre ami M. Cernuschi, dites-lui bien combien j’ai été touché de sa visite. C’est un très noble et très généreux esprit. Il comprend qu’en ce moment où la grande civilisation latine est menacée, les italiens doivent être français. De même que demain, si Rome courait les dangers que court aujourd’hui Paris, les français devraient être italiens. D’ailleurs, de même qu’il n’y a qu’une seule humanité, il n’y a qu’un seul peuple. Défendre partout le progrès humain en péril, c’est l’unique devoir. Nous sommes les nationaux de

la civilisation.

VI

ÉLECTIONS
À L’ASSEMBLÉE NATIONALE


scrutin du 8 février 1871

SEINE

M. Victor Hugo est élu par
214,169 suffrages

BORDEAUX

I

ARRIVÉE À BORDEAUX

Le 14 février, lendemain de son arrivée à Bordeaux, M. Victor Hugo, à sa sortie de l’Assemblée, invité à monter sur un balcon qui domine la grande place, pour parler à la foule qui l’entourait, s’y est refusé. Il a dit à ceux qui l’en pressaient :

À cette heure, je ne dois parler au peuple qu’à travers l’Assemblée. Vous me demandez ma pensée sur la question de paix ou de guerre. Je ne puis agiter cette question ici. La prudence fait partie du dévouement. C’est la question même de l’Europe qui est pendante en ce moment. La destinée de l’Europe adhère à la destinée de la France. Une redoutable alternative est devant nous, la guerre désespérée ou la paix plus désespérée encore. Ce grand choix, le désespoir avec la gloire ou le désespoir avec la honte, ce choix terrible ne peut se faire que du haut de la tribune. Je le ferai. Je ne manquerai, certes, pas au devoir. Mais ne me demandez pas de m’expliquer ici. Une parole de trop serait grave dans la place publique. Permettez-moi de garder le silence. J’aime le peuple, il le sait. Je me tais, il le comprendra.

Puis, se tournant vers la foule, Victor Hugo a jeté ce cri : Vive la

République ! Vive la France !

II

POUR LA GUERRE DANS LE PRÉSENT

ET POUR LA PAIX DANS L’AVENIR
ASSEMBLÉE NATIONALE
séance du 1er  mars 1871
Présidence de M. Jules Grévy

m. le président. — La parole est à M. Victor Hugo. (Mouvement d’attention.)

m. victor hugo. — L’empire a commis deux parricides, le meurtre de la république, en 1851, le meurtre de la France, en 1871. Pendant-dix-neuf ans, nous avons subi – pas en silence – l’éloge officiel et public de l’affreux régime tombé ; mais, au milieu des douleurs de cette discussion poignante, une stupeur nous était réservée, c’était d’entendre ici, dans cette assemblée, bégayer la défense de l’empire, devant le corps agonisant de la France, assassinée. (Mouvement.)

Je ne prolongerai pas cet incident, qui est clos, et je me borne à constater l’unanimité de l’Assemblée…

Quelques voix. — Moins cinq !

m. victor hugo. — Messieurs, Paris, en ce moment, est sous le canon prussien ; rien n’est terminé et Paris attend ; et nous, ses représentants, qui avons pendant cinq mois vécu de la même vie que lui, nous avons le devoir de vous apporter sa pensée.

Depuis cinq mois, Paris combattant fait l’étonnement du monde ; Paris, en cinq mois de république, a conquis plus d’honneur qu’il n’en avait perdu en dix-neuf ans d’empire. (Bravo ! bravo !)

Ces cinq mois de république ont été cinq mois d’héroïsme. Paris a fait face à toute l’Allemagne ; une ville a tenu en échec une invasion ; dix peuples coalisés, ce flot des hommes du nord qui, plusieurs fois déjà, a submergé la civilisation, Paris a combattu cela. Trois cent mille pères de famille se sont improvisés soldats. Ce grand peuple parisien a créé des bataillons, fondu des canons, élevé des barricades, creusé des mines, multiplié ses forteresses, gardé son rempart ; et il a eu faim, et il a eu froid ; en même temps que tous les courages, il a eu toutes les souffrances. Les énumérer n’est pas inutile, l’histoire écoute.

Plus de bois, plus de charbon, plus de gaz, plus de feu, plus de pain ! Un hiver horrible, la Seine charriant, quinze degrés de glace, la famine, le typhus, les épidémies, la dévastation, la mitraille, le bombardement. Paris, à l’heure qu’il est, est cloué sur sa croix et saigne aux quatre membres. Eh bien, cette ville qu’aucune n’égalera dans l’histoire, cette ville majestueuse comme Rome et stoïque comme Sparte, cette ville que les prussiens peuvent souiller, mais qu’ils n’ont pas prise (Très bien ! très bien !), – cette cité auguste, Paris, nous a donné un mandat qui accroît son péril et qui ajoute à sa gloire, c’est de voter contre le démembrement de la patrie (bravos sur les bancs de la gauche) ; Paris a accepté pour lui les mutilations, mais il n’en veut pas pour la France.

Paris se résigne à sa mort, mais non à notre déshonneur (Très bien ! très bien !), et, chose digne de remarque, c’est pour l’Europe en même temps que pour la France que Paris nous a donné le mandat d’élever la voix. Paris fait sa fonction de capitale du continent.

Nous avons une double mission à remplir, qui est aussi la vôtre :

Relever la France, avertir l’Europe. Oui, la cause de l’Europe, à l’heure qu’il est, est identique à la cause de la France. Il s’agit pour l’Europe de savoir si elle va redevenir féodale ; il s’agit de savoir si nous allons être rejetés d’un écueil à l’autre, du régime théocratique au régime militaire.

Car, dans cette fatale année de concile et de carnage… (Oh ! oh !)

Voix à gauche : Oui ! oui ! très bien !

m. victor hugo. — Je ne croyais pas qu’on pût nier l’effort du pontificat pour se déclarer infaillible, et je ne crois pas qu’on puisse contester ce fait, qu’à côté du pape gothique, qui essaye de revivre, l’empereur gothique reparaît. (Bruit à droite. – Approbation sur bancs de la gauche.)

Un membre à droite. — Ce n’est pas la question !

Un autre membre à droite. — Au nom des douleurs de la patrie, laissons tout cela de côté. (Interruption.)

m. le président. — Vous n’avez pas la parole. Continuez, monsieur Victor Hugo.

m. victor hugo. — Si l’œuvre violente à laquelle on donne en ce moment le nom de traité s’accomplit, si cette paix inexorable se conclut, c’en est fait du repos de l’Europe ; l’immense insomnie du monde va commencer. (Assentiment à gauche.)

Il y aura désormais en Europe deux nations qui seront redoutables ; l’une parce qu’elle sera victorieuse, l’autre parce qu’elle sera vaincue. (Sensation.)

m. le chef du pouvoir exécutif. — C’est vrai !

m. dufaure, ministre de la justice. — C’est très vrai !

m. victor hugo. — De ces deux nations, l’une, la victorieuse, l’Allemagne, aura l’empire, la servitude, le joug soldatesque, l’abrutissement de la caserne, la discipline jusque dans les esprits, un parlement tempéré par l’incarcération des orateurs… (Mouvement.)

Cette nation, la nation victorieuse, aura un empereur de fabrique militaire en même temps que de droit divin, le césar byzantin doublé du césar germain ; elle aura la consigne à l’état de dogme, le sabre fait sceptre, la parole muselée, la pensée garrottée, la conscience agenouillée ; pas de tribune ! pas de presse ! les ténèbres !

L’autre, la vaincue, aura la lumière. Elle aura la liberté, elle aura la république ; elle aura, non le droit divin, mais le droit humain ; elle aura la tribune libre, la presse libre, la parole libre, la conscience libre, l’âme haute ! Elle aura et elle gardera l’initiative du progrès, la mise en marche des idées nouvelles et la clientèle des races opprimées ! (Très bien ! très bien !) Et pendant que la nation victorieuse, l’Allemagne, baissera le front sous son lourd casque de horde esclave, elle, la vaincue sublime, la France, elle aura sur la tête sa couronne de peuple souverain. (Mouvement.)

Et la civilisation, remise face à face avec la barbarie, cherchera sa voie entre ces deux nations, dont l’une a été la lumière de l’Europe et dont l’autre en sera la nuit.

De ces deux nations, l’une triomphante et sujette, l’autre vaincue et souveraine, laquelle faut-il plaindre ? Toutes les deux. (Nouveau mouvement.)

Permis à l’Allemagne de se trouver heureuse et d’être fière avec deux provinces de plus et la liberté de moins. Mais nous, nous la plaignons ; nous la plaignons de cet agrandissement, qui contient tant d’abaissement, nous la plaignons d’avoir été un peuple et de n’être plus qu’un empire. (Bravo ! bravo !)

Je viens de dire : l’Allemagne aura deux provinces de plus. – Mais ce n’est pas fait encore, et j’ajoute : — cela ne sera jamais fait. Jamais, jamais ! Prendre n’est pas posséder. Possession suppose consentement. Est-ce que la Turquie possédait Athènes ? Est-ce que l’Autriche possédait Venise ? Est-ce que la Russie possède Varsovie ? (Mouvement.) Est-ce que l’Espagne possède Cuba ? Est-ce que l’Angleterre possède Gibraltar ? (Rumeurs diverses.) De fait, oui ; de droit, non ! (Bruit.)

Voix à droite. — Ce n’est pas la question !

m. victor hugo. — Comment, ce n’est-pas la question !

À gauche. — Parlez ! parlez !

m. le président. — Veuillez continuer, monsieur Victor Hugo.

m. victor hugo. — Là conquête est la rapine, rien de plus. Elle est un fait, soit ; le droit ne sort pas du fait. L’Alsace et la Lorraine – suis-je dans la question ? – veulent rester France ; elles resteront France malgré tout, parce que la France s’appelle république et civilisation ; et la France, de son côté, n’abandonnera rien de son devoir envers l’Alsace et la Lorraine, envers elle-même, envers le monde.

Messieurs, à Strasbourg, dans cette glorieuse Strasbourg écrasée sous les bombes prussiennes, il y a deux statues, Gutenberg et Kléber. Eh bien, nous sentons en nous une voix qui s’élève, et qui jure à Gutenberg de ne pas laisser étouffer la civilisation, et qui jure à Kléber de ne pas laisser étouffer la république. (Bravo ! bravo ! – Applaudissements.)

Je sais bien qu’on nous dit : Subissez les conséquences de la situation faite par vous. On nous dit encore : Résignez-vous, la Prusse vous prend l’Alsace et une partie de la Lorraine, mais c’est votre faute et c’est son droit ; pourquoi l’avez-vous attaquée ? Elle ne vous faisait rien ; la France est coupable de cette guerre et la Prusse en est innocente.

La Prusse innocente !… Voilà plus d’un siècle que nous assistons aux actes de la Prusse, de cette Prusse qui n’est pas coupable, dit-on, aujourd’hui. Elle a pris… (Bruit dans quelques parties de la salle.)

m. le président. — Messieurs, veuillez faire silence. Le bruit interrompt l’orateur et prolonge la discussion.

m. victor hugo. — Il est extrêmement difficile de parler à l’Assemblée, si elle ne veut pas laisser l’orateur achever sa pensée.

De tous côtés. — Parlez ! parlez ! continuez !

m. le président. — Monsieur Victor Hugo, les interpellations n’ont pas la signification que vous leur attribuez.

m. victor hugo. — J’ai dit que la Prusse est sans droit. Les prussiens sont vainqueurs, soit ; maîtriseront-ils la France ? non ! Dans le présent, peut-être ; dans l’avenir, jamais ! (Très bien ! – Bravo !)

Les anglais ont conquis la France, ils ne l’ont pas gardée ; les prussiens investissent la France, ils ne la tiennent pas. Toute main d’étranger qui saisira ce fer rouge, la France, le lâchera. Cela tient à ce que la France est quelque chose de plus qu’un peuple. La Prusse perd sa peine ; son effort sauvage sera un effort inutile.

Se figure-t-on quelque chose de pareil à ceci : la suppression de l’avenir par le passé ? Eh bien, la suppression de la France par la Prusse, c’est le même rêve. Non ! la France ne périra pas ! Non ! quelle que soit la lâcheté de l’Europe, non ! sous tant d’accablement, sous tant de rapines, sous tant de blessures, sous tant d’abandons, sous cette guerre scélérate, sous cette paix épouvantable, mon pays ne succombera pas ! Non !

m. thiers, chef du pouvoir exécutif. — Non !

De toutes parts. — Non ! non !

m. victor hugo. — Je ne voterai point cette paix, parce que, avant tout, il faut sauver l’honneur de son pays ; je ne la voterai point, parce qu’une paix infâme est une paix terrible. Et pourtant, peut-être aurait-elle un mérite à mes yeux : c’est qu’une telle paix, ce n’est plus la guerre, soit, mais c’est la haine. (Mouvement.) La haine contre qui ? Contre les peuples ? non ! contre les rois ! Que les rois recueillent ce qu’ils ont semé. Faites, princes ; mutilez, coupez, tranchez, volez, annexez, démembrez ! Vous créez la haine profonde ; vous indignez la conscience universelle. La vengeance couve, l’explosion sera en raison de l’oppression. Tout ce que la France perdra, la Révolution le gagnera. (Approbation sur les bancs de la gauche.)

Oh ! une heure sonnera – nous la sentons venir – cette revanche prodigieuse. Nous entendons dès à présent notre triomphant avenir marcher à grands pas dans l’histoire. Oui, dès demain, cela va commencer ; dès demain, la France n’aura plus qu’une pensée : se recueillir, se reposer dans la rêverie redoutable du désespoir ; reprendre des forces ; élever ses enfants, nourrir de saintes colères ces petits qui deviendront grands ; forger des canons et former des citoyens, créer une armée qui soit un peuple ; appeler la science au secours de la guerre ; étudier le procédé prussien, comme Rome a étudié le procédé punique ; se fortifier, s’affermir, se régénérer, redevenir la grande France, la France de 92, la France de l’idée et la France de l’épée. (Très bien ! très bien !)

Puis, tout à coup, un jour, elle se redressera ! Oh ! elle sera formidable ; on la verra, d’un bond, ressaisir la Lorraine, ressaisir l’Alsace !

Est-ce tout ? non ! non ! saisir, — écoutez-moi, — saisir Trêves, Mayence, Cologne, Coblentz…

Sur divers bancs. — Non ! non !

m. victor hugo. — Écoutez-moi, messieurs. De quel droit une assemblée française interrompt-elle l’explosion du patriotisme ?

Plusieurs membres. — Parlez, achevez l’expression de votre pensée.

m. victor hugo. — On verra la France se redresser, on la verra ressaisir la Lorraine, ressaisir l’Alsace. (Oui ! oui ! – Très bien !) Et puis, est-ce tout ? Non… saisir Trêves, Mayence, Cologne, Coblentz, toute la rive gauche du Rhin… Et on entendra la France crier : C’est mon tour ! Allemagne, me voilà ! Suis-je ton ennemie ? Non ! je suis ta sœur. (Très bien ! très bien !) Je t’ai tout repris, et je te rends tout, à une condition : c’est que nous ne ferons plus qu’un seul peuple, qu’une seule famille, qu’une seule république. (Mouvements divers.) Je vais démolir mes forteresses, tu vas démolir les tiennes. Ma vengeance, c’est la fraternité ! (A gauche : Bravo ! bravo !) Plus de frontières ! Le Rhin à tous ! Soyons la même république, soyons les États-Unis d’Europe, soyons la fédération continentale, soyons la liberté européenne, soyons la paix universelle ! Et maintenant serrons-nous la main, car nous nous sommes rendu service l’une à l’autre ; tu m’as délivrée de mon empereur, et je te délivre du tien. (Bravo ! bravo ! – Applaudissements.)

m. tachard. — Messieurs, au nom des représentants de ces provinces malheureuses dont on discute le sort, je viens expliquer à l’Assemblée l’interruption que nous nous sommes permise au moment même où nous étions tous haletants, écoutant avec enthousiasme l’éloquente parole qui nous défendait.

Ces deux noms de Mayence et de Coblentz ont été prononcés naguère par une bouche qui n’était ni aussi noble ni aussi honnête que celle que nous venons d’entendre. Ces deux noms nous ont perdus, c’est pour eux que nous subissons le triste sort qui nous attend. Eh bien, nous ne voulons plus souffrir pour ce mot et pour cette idée. Nous sommes français, messieurs, et, pour nous, il n’y a qu’une patrie, la France, sans laquelle nous ne pouvons pas vivre. (Très bien ! très bien !) Mais nous sommes justes parce que nous sommes français, et nous ne voulons pas qu’on fasse à autrui ce que nous ne voudrions pas qu’il

nous fût fait. (Bravo ! – Applaudissements.)

III

DÉMISSION DES REPRÉSENTANTS

D’ALSACE ET DE LORRAINE

Après le vote du traité, les représentants d’Alsace et de Lorraine envoyèrent à l’Assemblée leur démission.

Les journaux de Bordeaux publièrent la note qu’on va lire :

« Victor Hugo a annoncé hier jeudi, dans la réunion de la gauche radicale, qu’il proposerait à l’Assemblée la déclaration suivante :

« Les représentants de l’Alsace et des Vosges conservent tous indéfiniment leurs siéges à l’Assemblée. Ils seront, à chaque élection nouvelle, considérés comme réélus de droit. S’ils ne sont plus les représentants de l’Alsace et de la Lorraine, ils restent et resteront toujours les représentants de la France. »

« Le soir même, la gauche radicale eut une réunion spéciale dans la salle Sieuzac. La démission des représentants lorrains et alsaciens fut mise à l’ordre du jour. Le représentant Victor Hugo se leva et dit :

Citoyens, les représentants de l’Alsace et de la Lorraine, dans un mouvement de généreuse douleur, ont donné leur démission. Nous ne devons pas l’accepter. Non seulement nous ne devons pas l’accepter, mais nous devrions proroger leur mandat. Nous partis, ils devraient demeurer. Pourquoi ? Parce qu’ils ne peuvent être remplacés.

À cette heure, du droit de leur héroïsme, du droit de leur malheur, du droit, hélas ! de notre lamentable abandon qui les laisse aux mains de l’ennemi comme rançon de la guerre, à cette heure, dis-je, l’Alsace et la Lorraine sont France plus que la France même.

Citoyens, je suis accablé de douleur ; pour me faire parler en ce moment, il faut le suprême devoir ; chers et généreux collègues qui m’écoutez, si je parle avec quelque désordre, excusez et comprenez mon émotion. Je n’aurais jamais cru ce traité possible. Ma famille est lorraine, je suis fils d’un homme qui a défendu Thionville. Il y a de cela bientôt soixante ans. Il eût donné sa vie plutôt que d’en livrer les clefs. Cette ville qui, défendue par lui, résista à tout l’effort ennemi et resta française, la voilà aujourd’hui prussienne. Ah ! je suis désespéré. Avant-hier, dans l’Assemblée, j’ai lutté pied à pied pour le territoire ; j’ai défendu la Lorraine et l’Alsace ; j’ai tâché de faire avec la parole ce que mon père faisait avec l’épée. Il fut vainqueur, je suis vaincu. Hélas ! vaincus, nous le sommes tous. Nous avons tous au plus profond du cœur la plaie de la patrie. Voici le vaillant maire de Strasbourg qui vient d’en mourir. Tâchons de vivre, nous. Tâchons de vivre pour voir l’avenir, je dis plus, pour le faire. En attendant, préparons-le.

Préparons-le. Comment ?

Par la résistance commencée dès aujourd’hui.

N’exécutons l’affreux traité que strictement.

Ne lui accordons expressément que ce qu’il stipule.

Eh bien, le traité ne stipule pas que l’Assemblée se retranchera les représentants de la Lorraine et de l’Alsace ; gardons-les.

Les laisser partir, c’est signer le traité deux fois. C’est ajouter à l’abandon forcé l’abandon volontaire.

Gardons-les.

Le traité n’y fait aucun obstacle. Si nous allions au delà de ce qu’exigé le vainqueur, ce serait un irréparable abaissement. Nous ferions comme celui qui, sans y être contraint, mettrait en terre le deuxième genou.

Au contraire, relevons la France.

Le refus des démissions des représentants alsaciens et lorrains la relèvera.

Le traité voté est une chose basse ; ce refus sera une grande chose. Effaçons l’un par l’autre.

Dans ma pensée, à laquelle certes je donnerai suite, tant que la Lorraine et l’Alsace seront séparées de la France, il faudrait garder leurs représentants, non seulement dans cette assemblée, mais dans toutes les assemblées futures.

Nous, les représentants du reste de la France, nous sommes transitoires ; eux seuls sont nécessaires.

La France peut se passer de nous, et pas d’eux. À nous, elle peut donner des successeurs ; à eux, non.

Son vote en Alsace et en Lorraine est paralysé.

Momentanément, je l’affirme ; mais, en attendant, gardons les représentants alsaciens et lorrains.

La Lorraine et l’Alsace sont prisonnières de guerre. Conservons leurs représentants. Conservons-les indéfiniment, jusqu’au jour de la délivrance des deux provinces, jusqu’au jour de la résurrection de la France. Donnons au malheur héroïque un privilège. Que ces représentants aient l’exception de la perpétuité, puisque leurs nobles pays ont l’exception de l’asservissement.

J’avais d’abord eu l’idée de condenser tout ce que je viens de vous dire dans le projet de décret que voici :

(M. Victor Hugo lit)
DÉCRET
article unique

Les représentants actuels de l’Alsace et de la Lorraine gardent leurs siéges dans l’Assemblée, et continueront de siéger dans les futures assemblées nationales de France jusqu’au jour où ils pourront rendre à leurs commettants leur mandat dans les conditions où ils l’ont reçu.

(M. Victor Hugo reprend)

Ce décret exprimerait le vrai absolu de la situation. Il est la négation implicite du traité, négation qui est dans tous les cœurs, même dans les cœurs de ceux qui l’ont voté. Ce décret ferait sortir cette négation du sous-entendu, et profiterait d’une lacune du traité pour infirmer le traité, sans qu’on puisse l’accuser de l’enfreindre. Il conviendrait, je le crois, à toutes nos consciences. Le traité pour nous n’existe pas. Il est de force ; voilà tout. Nous le répudions. Les hommes de la république ont pour devoir étroit de ne jamais accepter le fait qu’après l’avoir confronté avec le droit. Quand le fait se superpose au principe, nous l’admettons. Sinon, nous le refusons. Or le traité prussien viole tous les principes. C’est pourquoi nous avons voté contre. Et nous agirons contre. La Prusse nous rend cette justice qu’elle n’en doute pas.

Mais ce projet de décret que je viens de vous lire, et que je me proposais de soutenir à la tribune, l’Assemblée l’accepterait-elle ? Évidemment non. Elle en aurait peur. D’ailleurs cette assemblée, née d’un malentendu entre la France et Paris, a dans sa conscience le faux de sa situation. Il suffit d’y mettre le pied pour comprendre qu’elle n’admettra jamais une vérité entière. La France a un avenir, la république, et la majorité de l’Assemblée a un but, la monarchie. De là un tirage en sens inverse, d’où, je le crains, sortiront des catastrophes. Mais restons dans le moment présent. Je me borne à dire que la majorité obliquera toujours et qu’elle manque de ce sens absolu qui, en toute occasion et à tout risque, préfère aux expédients les principes. Jamais la justice n’entrera dans cette assemblée que de biais, si elle y entre.

L’Assemblée ainsi faite ne voterait pas le projet de décret que je viens de vous lire. Alors ce serait une faute de le présenter. Je m’en abstiens. Il serait bon, certes, qu’il fût voté, mais il serait fâcheux qu’il fût rejeté. Ce rejet soulignerait le traité et accroîtrait la honte.

Mais faut-il pour cela, devant la démission des représentants de l’Alsace et de la Lorraine, se taire et s’abstenir absolument ?

Non.

Que faire donc ?

Selon moi, ceci :

Inviter les représentants de l’Alsace et de la Lorraine à garder leurs siéges. Les y inviter solennellement par une déclaration motivée que nous signerons tous, nous qui avons voté contre le traité, nous qui ne reconnaissons pas le droit de la force. Un de nous, moi si vous voulez, lira cette déclaration à la tribune. Cela fait, nos consciences seront tranquilles, l’avenir sera réservé.

Citoyens, gardons-les, ces collègues. Gardons-les, ces compatriotes.

Qu’ils nous restent.

Qu’ils soient parmi nous, ces vaillants hommes, la protestation et l’avertissement ; protestation contre la Prusse, avertissement à l’Europe. Qu’ils soient le drapeau d’Alsace et de Lorraine toujours levé. Que leur présence parmi nous encourage et console, que leur parole conseille, que leur silence même parle. Les voir là, ce sera voir l’avenir. Qu’ils empêchent l’oubli. Au milieu des idées générales qui embrassent l’intérêt de la civilisation, et qui sont nécessaires à une assemblée française, toujours un peu tutrice de tous les peuples, qu’ils personnifient, eux, l’idée étroite, haute et terrible, la revendication spéciale, le devoir vis-à-vis de la mère. Tandis que nous représenterons l’humanité, qu’ils représentent la patrie. Que chez nous ils soient chez eux. Qu’ils soient le tison sacré, rallumé toujours. Que, par eux, les deux provinces étouffées sous la Prusse continuent de respirer l’air de France ; qu’ils soient les conducteurs de l’idée française au cœur de l’Alsace et de la Lorraine et de l’idée alsacienne et lorraine au cœur de la France ; que, grâce à leur permanence, la France, mutilée de fait, demeure entière de droit, et soit, dans sa totalité, visible dans l’Assemblée ; que si, en regardant là-bas, du côté de l’Allemagne, on voit la Lorraine et l’Alsace mortes, en regardant ici, on les voie vivantes !


La réunion, à l’unanimité, a accepté la proposition du représentant Victor Hugo, et lui a demandé de rédiger la déclaration qui devra être signée de tous et lue par lui-même à la tribune.

M. Victor Hugo a immédiatement rédigé cette déclaration, qui a été acceptée par la réunion de la gauche, mais à laquelle il n’a pu être donné la publicité de la tribune, par suite de la séance du 8 mars et de la démission de M. Victor Hugo.

En voici le texte :

DÉCLARATION

En présence de la démission que les représentants alsaciens et lorrains ont offerte, mais que l’Assemblée n’a acceptée par aucun vote.

Les représentants soussignés déclarent qu’à leurs yeux l’Alsace et la Lorraine ne cessent pas et ne cesseront jamais de faire partie de la France.

Ces provinces sont profondément françaises. L’âme de la France reste avec elles.

L’Assemblée nationale ne serait plus l’Assemblée de la France si ces deux provinces n’y étaient pas représentées.

Que désormais, et jusqu’à des jours meilleurs, il y ait sur la carte de France un vide, c’est là la violence que nous fait le traité. Mais pourquoi un vide dans cette Assemblée ?

Le traité exige-t-il que les représentants alsaciens et lorrains disparaissent de l’Assemblée française ?

Non.

Pourquoi donc aller plus loin que le traité ? Pourquoi faire ce qu’il n’impose pas ? Pourquoi lui donner ce qu’il ne demande pas ?

Que la Prusse prenne les territoires. Que la France garde les représentants.

Que leur présence dans l’Assemblée nationale de France soit la protestation vivante et permanente de la justice contre l’iniquité, du malheur contre la force, du droit vrai de la patrie contre le droit faux de la victoire.

Que les alsaciens et les lorrains, élus par leurs départements, restent dans l’Assemblée française et qu’ils y personnifient, non le passé, mais l’avenir.

Le mandat est un dépôt. C’est au mandant lui-même que le mandataire est tenu de rapporter son mandat. Aujourd’hui, dans la situation faite à l’Alsace et à la Lorraine, le mandant est prisonnier, mais le mandataire est libre. Le devoir du mandataire est de garder à la fois sa liberté et son mandat.

Et cela jusqu’au jour où, ayant coopéré avec nous à l’œuvre libératrice, il pourra rendre à ceux qui l’ont élu le mandat qu’il leur doit et la patrie que nous leur devons.

Les représentants alsaciens et lorrains des départements cédés sont aujourd’hui dans une exception qu’il importe de signaler. Tous les représentants du reste de la France peuvent être réélus ou remplacés ; eux seuls ne le peuvent pas. Leurs électeurs sont frappés d’interdit.

En ce moment, et sans que le traité puisse l’empêcher, l’Alsace et la Lorraine sont représentées dans l’Assemblée nationale de France. Il dépend de l’Assemblée nationale de continuer cette représentation. Cette continuation du mandat, nous devons la déclarer. Elle est de droit. Elle est de devoir.

Il ne faut pas que les siéges de la représentation alsacienne et lorraine, actuellement occupés, soient vides et restent vides par notre volonté. Pour toutes les populations de France, le droit d’être représentées est un droit absolu ; pour la Lorraine et pour l’Alsace c’est un droit sacré.

Puisque la Lorraine et l’Alsace ne peuvent désormais nommer d’autres représentants, ceux-ci doivent être maintenus. Ils doivent être maintenus indéfiniment, dans les assemblées nationales qui se succéderont, jusqu’au jour, prochain nous l’espérons, où la France reprendra possession de la Lorraine et de l’Alsace, et où cette moitié de notre cœur nous sera rendue.

En résumé,

Si nous souffrons que nos honorables collègues alsaciens et lorrains se retirent, nous aggravons le traité.

La France va dans la concession plus loin que la Prusse dans l’extorsion. Nous offrons ce qu’on n’exige pas. Il importe que dans l’exécution forcée du traité rien de notre part ne ressemble à un consentement. Subir sans consentir est la dignité du vaincu.

Par tous ces motifs, sans préjuger les résolutions ultérieures que pourra leur commander leur conscience,

Croyant nécessaire de réserver les questions qui viennent d’être indiquées,

Les représentants soussignés invitent leurs collègues de l’Alsace et

de la Lorraine à reprendre et à garder leurs siéges dans l’Assemblée.

IV

LA QUESTION DE PARIS

Par le traité voté, l’Assemblée avait disposé de la France ; il s’agissait maintenant de savoir ce qu’elle allait faire de Paris. La droite ne voulait plus de Paris ; il lui fallait autre chose. Elle cherchait une capitale ; les uns proposaient Bourges, les autres Fontainebleau, les autres Versailles. Le 6 mars, l’Assemblée discuta la question dans ses bureaux. Rentrerait-elle ou ne rentrerait-elle pas dans Paris ?

M. Victor Hugo faisait partie du onzième bureau. Voici ses paroles, telles qu’elles ont été reproduites par les journaux :

Nous sommes plusieurs ici qui avons été enfermés dans Paris et qui avons assisté à toutes les phases de ce siége, le plus extraordinaire qu’il y ait dans l’histoire. Ce peuple a été admirable. Je l’ai dit déjà et je le dirai encore. Chaque jour la souffrance augmentait et l’héroïsme croissait. Rien de plus émouvant que cette transformation : la ville de luxe était devenue ville de misère, la ville de mollesse était devenue ville de combat ; la ville de joie était devenue ville de terreur et de sépulcre. La nuit, les rues étaient toutes noires, pas un délit. Moi qui parle, toutes les nuits, je traversais, seul, et presque d’un bout à l’autre, Paris ténébreux et désert ; il y avait là bien des souffrants et bien des affamés, tout manquait, le feu et le pain ; eh bien, la sécurité était absolue. Paris avait la bravoure au dehors et la vertu au-dedans. Deux millions d’hommes donnaient ce mémorable exemple. C’était l’inattendu dans la grandeur. Ceux qui l’ont vu ne l’oublieront pas. Les femmes étaient aussi intrépides devant la famine que les hommes devant la bataille. Jamais plus superbe combat n’a été livré de toutes parts à toutes les calamités à la fois. Oui, l’on souffrait, mais savez-vous comment ? on souffrait avec joie, parce qu’on se disait : Nous souffrons pour la patrie.

Et puis, on se disait : Après la guerre finie, après les Prussiens partis, ou chassés, — je préfère chassés, — on se disait : comme ce sera beau la récompense ! Et l’on s’attendait à ce spectacle sublime, l’immense embrassement de Paris et de la France.

On s’attendait à quelque chose comme ceci : la mère se jetant éperdue dans les bras de sa fille ! la grande nation remerciant la grande cité !

On se disait : Nous sommes isolés de la France ; la Prusse a élevé une muraille entre la France et nous ; mais la Prusse s’en ira, et la muraille tombera.

Eh bien ! non, messieurs. Paris débloqué reste isolé. La Prusse n’y est plus, et la muraille y est encore.

Entre Paris et la France il y avait un obstacle, la Prusse ; maintenant il y en a un autre, l’Assemblée.

Réfléchissez, messieurs.

Paris espérait votre reconnaissance, et il obtient votre suspicion !

Mais qu’est-ce donc qu’il vous a fait ?

Ce qu’il vous a fait, je vais vous le dire :

Dans la défaillance universelle, il a levé la tête ; quand il a vu que la France n’avait plus de soldats, Paris s’est transfiguré en armée ; il a espéré, quand tout désespérait ; après Phalsbourg tombée, après Toul tombée, après Strasbourg tombée, après Metz tombée, Paris est resté debout. Un million de vandales ne l’a pas étonné. Paris s’est dévoué pour tous ; il a été la ville superbe du sacrifice. Voilà ce qu’il vous a fait. Il a plus que sauvé la vie à la France, il lui a sauvé l’honneur.

Et vous vous défiez de Paris ! et vous mettez Paris en suspicion !

Vous mettez en suspicion le courage, l’abnégation, le patriotisme, la magnifique initiative de la résistance dans le désespoir, l’intrépide volonté d’arracher à l’ennemi la France, toute la France ! Vous vous défiez de cette cité qui a fait la philosophie universelle, qui envahit le monde à votre profit par son rayonnement et qui vous le conquiert par ses orateurs, par ses écrivains, par ses penseurs ; de cette cité qui a donné l’exemple de toutes les audaces et aussi de toutes les sagesses ; de ce Paris qui fera l’univers à son image, et d’où est sorti l’exemplaire nouveau de la civilisation ! Vous avez peur de Paris, de Paris qui est la fraternité, la liberté, l’autorité, la puissance, la vie ! Vous mettez en suspicion le progrès ! Vous mettez en surveillance la lumière !

Ah ! songez-y !

Cette ville vous tend les bras ; vous lui dites : Ferme tes portes. Cette ville vient à vous, vous reculez devant elle. Elle vous offre son hospitalité majestueuse où vous pouvez mettre toute la France à l’abri, son hospitalité, gage de concorde et de paix publique, et vous hésitez, et vous refusez, et vous avez peur du port comme d’un piége !

Oui, je le dis, pour vous, pour nous tous, Paris, c’est le port.

Messieurs, voulez-vous être sages, soyez confiants. Voulez-vous être des hommes politiques, soyez des hommes fraternels.

Rentrez dans Paris, et rentrez-y immédiatement.

Paris vous en saura gré et s’apaisera. Et quand Paris s’apaise, tout s’apaise.

Votre absence de Paris inquiétera tous les intérêts et sera pour le pays une cause de fièvre lente.

Vous avez cinq milliards à payer ; pour cela il vous faut le crédit ; pour le crédit, il vous faut la tranquillité, il vous faut Paris. Il vous faut Paris rendu à la France, et la France rendue à Paris.

C’est-à-dire l’assemblée nationale siégeant dans la ville nationale.

L’intérêt public est ici étroitement d’accord avec le devoir public.

Si le séjour de l’Assemblée en province, qui n’est qu’un accident, devenait un système, c’est-à-dire la négation du droit suprême de Paris, je le déclare, je ne siégerais point hors de Paris. Mais ma résolution particulière n’est qu’un détail sans importance. Je ferais ce que je crois être mon devoir. Cela me regarde et je n’y insiste pas.

Vous, c’est autre chose. Votre résolution est grave. Pesez-la.

On vous dit : — N’entrez pas dans Paris ; les Prussiens sont là. — Qu’importe les Prussiens ! moi je les dédaigne. Avant peu, ils subiront la domination de ce Paris qu’ils menacent de leurs canons et qui les éclaire de ses idées.

La seule vue de Paris est une propagande. Désormais le séjour des prussiens en France est dangereux surtout pour le roi de Prusse.

Messieurs, en rentrant dans Paris, vous faites de la politique, et de la bonne politique.

Vous êtes un produit momentané. Paris est une formation séculaire. Croyez-moi, ajoutez Paris à l’Assemblée, appuyez votre faiblesse sur cette force, asseyez votre fragilité sur cette solidité.

Tout un côté de cette assemblée, côté fort par le nombre et faible autrement, a la prétention de discuter Paris, d’examiner ce que la France doit faire de Paris, en un mot de mettre Paris aux voix. Cela est étrange.

Est-ce qu’on met Paris en question ?

Paris s’impose.

Une vérité qui peut être contestée en France, à ce qu’il paraît, mais qui ne l’est pas dans le reste du monde, c’est la suprématie de Paris.

Par son initiative, par son cosmopolitisme, par son impartialité, par sa bonne volonté, par ses arts, par sa littérature, par sa langue, par son industrie, par son esprit d’invention, par son instinct de justice et de liberté, par sa lutte de tous les temps, par son héroïsme d’hier et de toujours, par ses révolutions, Paris est l’éblouissant et mystérieux moteur du progrès universel.

Niez cela, vous rencontrez le sourire du genre humain. Le monde n’est peut-être pas français, mais à coup sûr il est parisien.

Nous, consentir à discuter Paris ? Non. Il est puéril de l’attaquer, il serait puéril de le défendre.

Messieurs, n’attentons pas à Paris.

N’allons pas plus loin que la Prusse.

Les prussiens ont démembré la France, ne la décapitons pas.

Et puis, songez-y.

Hors Paris il peut y avoir une Assemblée provinciale ; il n’y a d’Assemblée nationale qu’à Paris.

Pour les législateurs souverains qui ont le devoir de compléter la Révolution française, être hors de Paris, c’est être hors de France. (Interruption.)

On m’interrompt. Alors j’insiste.

Isoler Paris, refaire après l’ennemi le blocus de Paris, tenir Paris à l’écart, succéder dans Versailles, vous assemblée républicaine, au roi de France, et, vous assemblée française, au roi de Prusse, créer à côté de Paris on ne sait quelle fausse capitale politique, croyez-vous en avoir le droit ? Est-ce comme représentants de la France que vous feriez cela ? Entendons-nous. Qui est-ce qui représente la France ? c’est ce qui contient le plus de lumière. Au-dessus de vous, au-dessus de moi, au-dessus de nous tous, qui avons un mandat aujourd’hui et qui n’en aurons pas demain, la France a un immense représentant, un représentant de sa grandeur, de sa puissance, de sa volonté, de son histoire, de son avenir, un représentant permanent, un mandataire irrévocable ; et ce représentant est un héros, et ce mandataire est un géant ; et savez-vous son nom ? Il s’appelle Paris.

Et c’est vous, représentants éphémères, qui voudriez destituer ce représentant éternel !

Ne faites pas ce rêve et ne faites pas cette faute.

Après ces paroles, le onzième bureau, ayant à choisir entre M. Victor Hugo et M. Lucien Brun un commissaire, a choisi M. Lucien Brun.

V

DÉMISSION DE VICTOR HUGO

Le 8 mars, au moment où le représentant Victor Hugo se préparait à prendre la parole pour défendre Paris contre la droite, survint un incident inattendu. Un rapport fut fait à l’Assemblée sur l’élection d’Alger. Le général Garibaldi avait été nommé représentant d’Alger par 10,600 voix. Le candidat qui avait après lui le plus de voix n’avait eu que 4,973 suffrages. On proposa l’annulation de l’élection de Garibaldi. Victor Hugo intervint.

SÉANCE DU 8 MARS 1871

m. victor hugo. — Je demande la parole.

m. le président. — M. Victor Hugo a la parole. (Mouvements divers.)

m. victor hugo. — Je ne dirai qu’un mot.

La France vient de traverser une épreuve terrible, d’où elle est sortie sanglante et vaincue. On peut être vaincu et rester grand ; la France le prouve. La France accablée, en présence des nations, a rencontré la lâcheté de l’Europe. (Mouvement.)

De toutes les puissances européennes, aucune ne s’est levée pour défendre cette France qui, tant de fois, avait pris en main la cause de l’Europe… (Bravo ! à gauche), pas un roi, pas un état, personne ! un seul homme excepté… (Sourires ironiques à droite. — Très bien ! à gauche.)

Ah ! les puissances, comme on dit, n’intervenaient pas ; eh bien, un homme est intervenu, et cet homme est une puissance. (Exclamations sur plusieurs bancs à droite.)

Cet homme, messieurs, qu’avait-il ? son épée.

m. le vicomte de lorgeril. — Et Bordone ! (On rit.)

m. victor hugo. — Son épée, et cette épée avait déjà délivré un peuple … (exclamations) et cette épée pouvait en sauver un autre. (Nouvelles exclamations.)

Il l’a pensé ; il est venu, il a combattu.

À droite. — Non ! non !

m. le vicomte de lorgeril. — Ce sont des réclames qui ont été faites ; il n’a pas combattu.

m. victor hugo. — Les interruptions ne m’empêcheront pas d’achever ma pensée.

Il a combattu… (Nouvelles interruptions.)

Voix nombreuses à droite. — Non ! non !

À gauche. — Si ! si !

m. le vicomte de lorgeril. — Il a fait semblant !

Un membre à droite. — Il n’a pas vaincu en tout cas !

m. victor hugo. — Je ne veux blesser personne dans cette assemblée, mais je dirai qu’il est le seul des généraux qui ont lutté pour la France, le seul qui n’ait pas été vaincu. (Bruyantes réclamations à droite. — Applaudissements à gauche.)

Plusieurs membres à droite. — À l’ordre ! à l’ordre !

m. de jouvencel. — Je prie M. le président d’inviter l’orateur à retirer une parole qui est antifrançaise.

m. le vicomte de lorgeril. — C’est un comparse de mélodrame. (Vives réclamations à gauche.) Il n’a pas été vaincu parce qu’il ne s’est pas battu.

m. le président. — Monsieur de Lorgeril, veuillez garder le silence ; vous aurez la parole ensuite. Mais respectez la liberté de l’orateur. (Très bien !)

m. le général ducrot. — Je demande la parole. (Mouvement.)

m. le président. — Général, vous aurez la parole après M. Victor Hugo.

(Plusieurs membres se lèvent et interpellent vivement M. Victor Hugo.)

m. le président aux interrupteurs. La parole est à M. Victor Hugo seul.

m. richier. — Un français ne peut pas entendre des paroles semblables à celles qui viennent d’être prononcées. (Agitation générale.)

m. le vicomte de lorgeril. — L’Assemblée refuse la parole à M. Victor Hugo, parce qu’il ne parle pas français. (Oh ! oh ! — Rumeurs confuses.)

m. le président. — Vous n’avez pas la parole, monsieur de Lorgeril… Vous l’aurez à votre tour.

m. le vicomte de lorgeril. — J’ai voulu dire que l’Assemblée ne veut pas écouter parce qu’elle n’entend pas ce français-là. (Bruit.)

Un membre. — C’est une insulte au pays !

m. le général ducrot. — J’insiste pour demander la parole.

m. le président. — Vous aurez la parole si M. Victor Hugo y consent.

m. victor hugo. — Je demande à finir.

Plusieurs membres à M. Victor Hugo. — Expliquez-vous ! (Assez ! assez !)

m. le président. — Vous demandez à M. Victor Hugo de s’expliquer ; il va le faire. Veuillez l’écouter et garder le silence… (Non ! non ! — À l’ordre !)

m. le général ducrot. — On ne peut pas rester là-dessus.

m. victor hugo. — Vous y resterez pourtant, général.

m. le président. — Vous aurez la parole après l’orateur.

m. le général ducrot. — Je proteste contre des paroles qui sont un outrage… (À la tribune ! à la tribune !)

m. victor hugo. — Il est impossible… (Les cris : À l’ordre ! continuent.)

Un membre. — Retirez vos paroles. On ne vous les pardonne pas.

(Un autre membre à droite se lève et adresse à l’orateur des interpellations qui se perdent dans le bruit.)

m. le président. — Veuillez vous asseoir !

Le même membre. — À l’ordre ! Rappelez l’orateur à l’ordre !

m. le président. — Je vous rappellerai vous-même à l’ordre, si vous continuez à le troubler. (Très bien ! très bien !) Je rappellerai à l’ordre ceux qui empêcheront le président d’exercer sa fonction. Je suis le juge du rappel à l’ordre.

Sur plusieurs bancs à droite. — Nous le demandons, le rappel à l’ordre !

m. le président. — Il ne suffit pas que vous le demandiez. (Très bien ! — Interpellations diverses et confuses.)

m. de chabaud-latour. — Paris n’a pas été vaincu, il a été affamé. (C’est vrai ! c’est vrai ! — Assentiment général. )

m. le président. — Je donne la parole à M. Victor Hugo pour s’expliquer, et ceux qui l’interrompront seront rappelés à l’ordre. (Très bien !)

m. victor hugo. — Je vais vous satisfaire, messieurs, et aller plus loin que vous. (Profond silence.)

Il y a trois semaines, vous avez refusé d’entendre Garibaldi…

Un membre. — Il avait donné sa démission !

m. victor hugo. — Aujourd’hui vous refusez de m’entendre. Cela me suffit. Je donne ma démission. (Longues rumeurs. — Non ! non ! — Applaudissements à gauche.)

Un membre. — L’Assemblée n’accepte pas votre démission !

m. victor hugo. — Je l’ai donnée et je la maintiens.

(L’honorable membre qui se trouve, en descendant de la tribune, au pied du bureau sténographique situé à l’entrée du couloir de gauche, saisit la plume de l’un des sténographes de l’Assemblée et écrit, debout, sur le rebord extérieur du bureau, sa lettre de démission au président.)

m. le général ducrot. — Messieurs, avant de juger le général Garibaldi, je demande qu’une enquête sérieuse soit faite sur les faits qui ont amené le désastre de l’armée de l’est. (Très bien ! très bien !)

Quand cette enquête sera faite, nous vous produirons des télégrammes émanant de M. Gambetta, et prouvant qu’il reprochait au général Garibaldi son inaction dans un moment où cette inaction amenait le désastre que vous connaissez. On pourra examiner alors si le général Garibaldi est venu payer une dette de reconnaissance à la France, ou s’il n’est pas venu, plutôt, défendre sa république universelle. (Applaudissements prolongés sur un grand nombre de bancs.)

m. lockroy. — Je demande la parole.

m. le président. — M. Victor Hugo est-il présent ?

Voix diverses. — Oui ! — Non ! il est parti !

m. le président. — Avant de donner lecture à l’Assemblée de la lettre que vient de me remettre M. Victor Hugo, je voulais le prier de se recueillir et de se demander à lui-même s’il y persiste.

m. victor hugo, au pied de la tribune. — J’y persiste.

m. le président. — Voici la lettre de M. Victor Hugo ; mais M. Victor Hugo… (Rumeurs diverses.)

m. victor hugo. — J’y persiste. Je le déclare, je ne paraîtrai plus dans cette enceinte.

m. le président. — Mais M. Victor Hugo ayant écrit cette lettre dans la vivacité de l’émotion que ce débat a soulevée, j’ai dû en quelque sorte l’inviter à se recueillir lui-même, et je crois avoir exprimé l’impression de l’Assemblée. (Oui ! oui ! Très bien !)

m. victor hugo. — Monsieur le président, je vous remercie ; mais je déclare que je refuse de rester plus longtemps dans cette Assemblée. (Non ! non !)

De toutes parts. — À demain ! à demain !

m. victor hugo. — Non ! non ! j’y persiste. Je ne rentrerai pas dans cette Assemblée !

(M. Victor Hugo sort de la salle.)

m. le président. — Si l’Assemblée veut me le permettre, je ne lui donnerai connaissance de cette lettre que dans la séance de demain. (Oui ! oui ! — Assentiment général.)

Cet incident est terminé, et je regrette que les élections de l’Algérie y aient donné lieu…

Un membre à gauche. — C’est la violence de la droite qui y a donné lieu.


séance du 9 mars

m. le président. — Messieurs, je regrette profondément que notre illustre collègue, M. Victor Hugo, n’ait pas cru pouvoir se rendre aux instances d’un grand nombre de nos collègues, et, je crois pouvoir le dire, au sentiment général de l’Assemblée. (Oui ! oui ! — Très bien !) Il persiste dans la démission qu’il m’a remise hier au soir, et dont il ne me reste, à mon grand regret, qu’à donner connaissance à l’Assemblée :

La voici :

« Il y a trois semaines, l’Assemblée a refusé d’entendre Garibaldi ; aujourd’hui elle refuse de m’entendre. Cela me suffit.

« Je donne ma démission.

« victor hugo. »
8 mars 1871.

La démission sera transmise à M. le ministre de l’intérieur.

m. louis blanc. — Je demande la parole.

m. le président. — M. Louis Blanc a la parole.

m. louis blanc. — Messieurs, je n’ai qu’un mot à dire.

À ceux d’entre nous qui sont plus particulièrement en communion de sentiments et d’idées avec Victor Hugo, il est commandé de dire bien haut de quelle douleur leur âme a été saisie…

Voix à gauche. — Oui ! oui ! c’est vrai !

m. louis blanc. — En voyant le grand citoyen, l’homme de génie dont la France est fière, réduit à donner sa démission de membre d’une Assemblée française…

Voix à droite. — C’est qu’il l’a bien voulu.

m. le duc de marmier. — C’est par sa volonté !

m. louis blanc. — C’est un malheur ajouté à tant d’autres malheurs… (mouvements divers) que cette voix puissante ait été étouffée… (Réclamations sur un grand nombre de bancs.)

m. de tillancourt. — La voix de M. Victor Hugo a constamment été étouffée !

Plusieurs membres. — C’est vrai ! c’est vrai !

m. louis blanc. — Au moment où elle proclamait la reconnaissance de la patrie pour d’éminents services.

Je me borne à ces quelques paroles. Elles expriment des sentiments qui, j’en suis sûr, seront partagés par tous ceux qui chérissent et révèrent le génie combattant pour la liberté. (Vive approbation sur plusieurs bancs à gauche.)

m. schœlcher. — Louis Blanc, vous avez dignement exprimé nos sentiments à tous.

À gauche. — Oui ! oui ! — Très bien !


Caprera, 11 avril 1870.
« Mon cher Victor Hugo,

« J’aurais dû plus tôt vous donner un signe de gratitude pour l’honneur immense dont vous m’avez décoré à l’Assemblée de Bordeaux.

« Sans manifestation écrite, nos âmes se sont cependant bien entendues, la vôtre par le bienfait, et la mienne par l’amitié et la reconnaissance que je vous consacre depuis longtemps.

« Le brevet que vous m’avez signé à Bordeaux suffit à toute une existence dévouée à la cause sainte de l’humanité, dont vous êtes le premier apôtre.

« Je suis pour la vie,

« Votre dévoué,
« Garibaldi. »

VI

MORT DE CHARLES HUGO

Ce qui suit est extrait du Rappel du mercredi 15 mars :

« Une affreuse nouvelle nous arrive de Bordeaux : notre collaborateur, notre compagnon, notre ami Charles Hugo, y est mort lundi soir.

« Lundi matin, il avait déjeuné gaîment avec son père et Louis Blanc. Le soir, Victor Hugo donnait un dîner d’adieu à quelques amis, au restaurant Lanta. À huit heures, Charles Hugo prend un fiacre pour s’y faire conduire, avec ordre de descendre d’abord à un café qu’il indique. Il était seul dans la voiture. Arrivé au café, le cocher ouvre la portière et trouve Charles Hugo mort.

« Il avait eu une congestion foudroyante suivie d’hémorrhagie.

« On a rapporté ce pauvre cadavre à son père, qui l’a couvert de baisers et de larmes.

« Charles Hugo était souffrant depuis quelques semaines. Il nous écrivait, le samedi 11, samedi dernier :

« Je vous envoie peu d’articles, mais ne m’accusez pas. Un excellent médecin que j’ai trouvé ici m’a condamné au repos. J’ai, paraît-il, un « emphysème pulmonaire ! » avec un petit point hypertrophié au cœur. Le médecin attribue cette maladie à mon séjour à Paris pendant le siége…

« Je vais mieux pourtant. Mais il faut que je me repose encore. J’irai passer une semaine à Arcachon. Je pense pouvoir retourner ensuite à Paris et reprendre mon travail… »

« Victor Hugo devait l’accompagner à Arcachon. Charles se faisait une joie de rester là quelques jours en famille avec son père, sa jeune femme et ses deux petits enfants ; le départ était fixé au lendemain matin… Et le voilà mort ! Le voilà mort, ce vaillant et généreux Charles, si fort et si doux, d’un si haut esprit, d’un si puissant talent !

« Et Victor Hugo, après ces dix-neuf ans d’exil et de lutte suivis de ces six mois de guerre et de siége, ne sera rentré en France que pour ensevelir son fils à côté de sa fille, et pour mêler à son deuil patriotique son deuil paternel. »


ENTERREMENT DE CHARLES HUGO
(18 mars.)

« Une foule considérable et profondément émue se pressait hier à la gare d’Orléans, où, comme tous les journaux l’avaient annoncé, le cercueil du collaborateur, de l’ami, que nous pleurons était attendu vers midi.

« À l’heure dite, on a vu paraître le corbillard, derrière lequel marchaient, le visage en larmes, Victor Hugo et son dernier fils, François-Victor, puis MM. Paul Meurice, Auguste Vacquerie, Paul Foucher et quelques amis intimes.

« Ceux qui étaient venus témoigner leur sympathie attristée au grand poëte si durement frappé et au vaillant journaliste parti si jeune se sont joints à ce douloureux cortège, et le corbillard s’est dirigé vers le cimetière du Père-Lachaise.

« Il va sans dire qu’il n’a passé par aucune église.

« D’instant en instant, le cortège grossissait.

« Place de la Bastille, il y a eu une chose touchante. Trois gardes nationaux, reconnaissant Victor Hugo, se sont mis aussitôt aux côtés du corbillard et l’ont escorté, fusil sous le bras. D’autres gardes nationaux ont suivi leur exemple, puis d’autres, et bientôt ils ont été plus d’une centaine, et ils ont formé une haie d’honneur qui a accompagné jusqu’au cimetière notre cher et regretté camarade.

« Un moment après, un poste de gardes nationaux, très nombreux à cause des événements de la journée, apprenant qui l’on enterrait, a pris les fusils, s’est mis en rang et a présenté les armes ; les clairons ont sonné, les tambours ont battu aux champs, et le drapeau a salué.

« Ç’a été la même chose sur tout le parcours. Rien n’était touchant comme de voir, sur le canal, dans les rues et le long du boulevard, tous les postes accourir, et, spontanément, sans mot d’ordre, rendre hommage à quelqu’un qui n’était ni le chef du pouvoir exécutif ni le président de l’Assemblée et qui n’avait qu’une autorité morale. Cet hommage était aussi intelligent que cordial ; quelques cris de Vive la République ! et de Vive Victor Hugo ! échappés involontairement, étaient vite contenus par le respect de l’immense malheur qui passait.

« Çà et là on entrevoyait des barricades. Et ceux qui les gardaient, venaient, eux aussi, présenter les armes à cette gloire désespérée. Et on ne pouvait s’empêcher de se dire que ce peuple de Paris si déférent, si bon, si reconnaissant, était celui dont les calomnies réactionnaires font une bande de pillards !

« À la porte du cimetière et autour du tombeau, la foule était tellement compacte qu’il était presque impossible de faire un pas.

« Enfin on a pu arriver au caveau où dormaient déjà le général Hugo, la mère de Victor Hugo et son frère Eugène. Le cercueil a pris la quatrième et dernière place, celle que Victor Hugo s’était réservée, ne prévoyant pas que le fils s’en irait avant le père ! »


Deux discours ont été prononcés. Le premier par M. Auguste Vacquerie. Nous en avons retenu les passages suivants :

« Citoyens,

« Dans le groupe de camarades et de frères que nous étions, le plus robuste, le plus solide, le plus vivant était celui qui est mort le premier. Il est vrai que Charles Hugo n’a pas économisé sa vie. Il est vrai qu’il l’a prodiguée. À quoi ? Au devoir, à la lutte pour le vrai, au progrès, à la république.

« Et, comme il n’a fait que les choses qui méritent d’être récompensées, il en a été puni.

« Il a commencé par la prison. Cette fois-là, son crime était d’avoir attaqué la guillotine. Il faut bien que les républicains soient contre la peine de mort, pour être des buveurs de sang. Alors, les juges l’ont condamné à je ne sais plus quelle amende et à six mois de Conciergerie, Il y était pendant l’abominable crime de Décembre. Il n’en est sorti que pour sortir de France. Après la prison, l’exil.

« Jersey, Guernesey et Bruxelles l’ont vu pendant vingt ans, debout entre son père et son frère, exilé volontaire, s’arrachant à sa patrie, mais ne l’oubliant pas, travaillant pour elle. Quel vaillant et éclatant journaliste il a été, tous le savent. Un jour enfin, la cause qu’il avait si bravement servie a été gagnée, l’empire a glissé dans la boue de Sedan, et la république est ressuscitée. Celui qui avait dit :

Et, s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là.

a pu rentrer sans manquer à son serment. Charles est rentré avec son père. On pouvait croire qu’il allait maintenant être heureux ; il avait tout, sa patrie, la république, un nom illustre, un grand talent, la jeunesse, sa femme qu’il adorait, deux petits enfants ; il voyait s’ouvrir devant lui le long avenir de bonheur, de bien-être et de renommée qu’il avait si noblement gagné. Il est mort.

« Il y a des heures où la destinée est aussi lâche et aussi féroce que les hommes, où elle se fait la complice des gouvernements et où elle semble se venger de ceux qui font le bien. Il n’y a pas de plus sombre exemple de ces crimes du sort que le glorieux et douloureux père de notre cher mort. Qu’a-t-il fait toute sa vie, que d’être le meilleur comme le plus grand ? Je ne parle pas seulement de sa bonté intime et privée ; je parle surtout de sa bonté publique, de ses romans, si tendres à tous les misérables, de ses livres penchés sur toutes les plaies, de ses drames dédiés à tous les déshérités. À quelle difformité, à quelle détresse, à quelle infériorité a-t-il jamais refusé de venir en aide ? Tout son génie n’a eu qu’une idée : consoler. Récompense : Charles n’est pas le premier de ses enfants qu’il perd de cette façon tragique. Aujourd’hui, c’est son fils qu’il perd brusquement, en pleine vie, en plein bonheur. Il y a trente ans, c’était sa fille. Ordinairement un coup de foudre suffit. Lui, il aura été foudroyé deux fois.

« Qu’importe, citoyens, ces iniquités de la destinée ! Elles se trompent si elles croient qu’elles nous décourageront. Jamais ! Demandez à celui que nous venons d’apporter dans cette fosse. N’est-ce pas, Charles, que tu recommencerais ?

« Et nous, nous continuerons. Sois tranquille, frère, nous combattrons comme toi jusqu’à notre dernier souffle. Aucune violence et aucune injustice ne nous fera renoncer à la vérité, au bien, à l’avenir, pas plus celles des événements que celles des gouvernements, pas plus la loi mystérieuse que la loi humaine, pas plus les malheurs que les condamnations, pas plus le tombeau que la prison !

« Vive la république universelle, démocratique et sociale ! »

Voici également quelques-unes des paroles prononcées, au nom de la presse de province, par M. Louis Mie :

« Chers concitoyens,

« Si ma parole, au lieu d’être celle d’un humble et d’un inconnu, avait l’autorité que donne le génie, qu’assurent d’éclatants services et que consacre un exil de vingt années, j’apporterais à la tombe de Charles Hugo l’expression profondément vraie de la reconnaissance que la province républicaine tout entière doit à cette armée généreuse qu’on nomme dans le monde, la presse républicaine de Paris. Charles marchait aux premiers rangs de ces intrépides du vrai, que tout frappe, mais que console le devoir accompli.

« C’est à l’heure où d’étroites défiances semblent vouloir nous séparer, nous qui habitons les départements, et nous isoler de la ville sœur aînée des autres cités de France, que nous sentons plus ardemment ce que nous lui devons d’amour à ce Paris qui, après nous avoir donné la liberté, nous a conservé l’honneur.

« Je n’ai pas besoin de rappeler quelle large part revient à Charles Hugo dans cette infatigable et sainte prédication de la presse parisienne. Je n’ai pas à retracer l’œuvre de cette vie si courte et si pleine. Je n’en veux citer qu’une chose : c’est qu’il est entré dans la lutte en poussant un cri d’indignation contre un attentat à l’inviolabilité de la vie humaine. Il avait tout l’éclat de la jeunesse et toute la solidité de la conviction. Il avait les deux grandes puissances, celle que donne le talent et celle que donne la bonté.

« Charles Hugo, vous aviez partout, en province comme à Paris, des amis et des admirateurs. Il y a des fils qui rapetissent le nom de leur père ; ce sera votre éternel honneur à vous d’avoir ajouté quelque chose à un nom auquel il semblait qu’on ne pût ajouter rien. »


On lit dans le Rappel du 21 mars :

« Victor Hugo n’a guère fait que traverser Paris. Il est parti, dès mercredi, pour Bruxelles, où sa présence était exigée par les formalités à remplir dans l’intérêt des deux petits enfants que laisse notre regretté collaborateur.

« On sait que c’est à Bruxelles que Charles Hugo a passé les dernières années de l’exil. C’est à Bruxelles qu’il s’est marié et que son petit garçon et sa petite fille sont nés.

« Aussitôt que les prescriptions légales vont être remplies, et que l’avenir des mineurs va être réglé, Victor Hugo reviendra immédiatement à Paris. »


BRUXELLES

I

UN CRI

M. Victor Hugo, retenu à Bruxelles par ses devoirs d’aïeul et de tuteur de deux orphelins, suivait du regard avec anxiété la lutte entre Paris et Versailles. Il éleva la voix contre la guerre civile.

Quand finira ceci ? Quoi ! ne sentent-ils pas
Que ce grand pays croule à chacun de leurs pas ?
Châtier qui ? Paris ? Paris veut être libre.
Ici le monde, et là Paris ; c’est l’équilibre ;
Et Paris est l’abîme où couve l’avenir.
Pas plus que l’océan on ne peut le punir,
Car dans sa profondeur et sous sa transparence
On voit l’immense Europe ayant pour cœur la France.
Combattants ! combattants ! qu’est-ce que vous voulez ?
Vous êtes comme un feu qui dévore les blés,
Et vous tuez l’honneur, la raison, l’espérance !
Quoi ! d’un côté la France et de l’autre la France !
Arrêtez ! c’est le deuil qui sort de vos succès.
Chaque coup de canon de français à français
Jette — car l’attentat à sa source remonte —
Devant lui le trépas, derrière lui la honte.

Verser, mêler, après septembre et février,
Le sang du paysan, le sang de l’ouvrier,
Sans plus s’en soucier que de l’eau des fontaines !
Les latins contre Rome et les grecs contre Athènes !
Qui donc a décrété ce sombre égorgement ?
Si quelque prêtre dit que Dieu le veut, il ment !
Mais quel vent souffle donc ? Quoi ! pas d’instants lucides ?
Se retrouver héros pour être fratricides ?
Horreur !


HorreurMais voyez donc, dans le ciel, sur vos fronts,
Flotter l’abaissement, l’opprobre, les affronts !
Mais voyez donc là-haut ce drapeau d’ossuaire,
Noir comme le linceul, blanc comme le suaire ;
Pour votre propre chute ayez donc un coup d’œil ;
C’est le drapeau de Prusse et le drapeau du deuil !
Ce haillon insolent, il vous a sous sa garde.
Vous ne le voyez pas ; lui, sombre, il vous regarde ;
Il est comme l’Égypte au-dessus des hébreux,
Lourd, sinistre, et sa gloire est d’être ténébreux.
Il est chez vous. Il règne. Ah ! la guerre civile.
Triste après Austerlitz, après Sedan est vile !


Aventure, hideuse ! ils se sont décidés
À jouer la patrie et l’avenir aux dés !
Insensés ! n’est-il pas de choses plus instantes
Que d’épaissir autour de ce rempart vos tentes !
Recommencer la guerre ayant encore au flanc,
Ô Paris, ô lion blessé, l’épieu sanglant !
Quoi ! se faire une plaie avant de guérir l’autre !
Mais ce pays meurtri de vos coups, c’est le vôtre !
Cette mère qui saigne est votre mère ! Et puis,
Les misères, la femme et l’enfant sans appuis,
Le travailleur sans pain, tout l’amas des problèmes

Est là terrible, et vous, acharnés sur vous-mêmes,
Vous venez, toi rhéteur, toi soldat, toi tribun,
Les envenimer tous sans en résoudre aucun !


Vous recreusez le gouffre au lieu d’y mettre un phare !
Des deux côtés la même exécrable fanfare,
Le même cri : Mort ! Guerre ! — À qui ? réponds, Caïn !
Qu’est-ce que ces soldats une épée à la main,
Courbés devant la Prusse, altiers contre la France ?
Gardez donc votre sang pour votre délivrance !
Quoi ! pas de remords ! quoi ! le désespoir complet !
Mais qui donc sont-ils ceux à qui la honte plaît ?
Ô cieux profonds ! opprobre aux hommes, quels qu’ils soient,
Qui sur ce pavois d’ombre et de meurtre s’assoient,
Qui du malheur public se font un piédestal,
Qui soufflent, acharnés à ce duel fatal,
Sur le peuple indigné, sur le reître servile.
Et sur les deux tisons de la guerre civile ;
Qui remettent la ville éternelle en prison,
Rebâtissent le mur de haine à l’horizon,
Méditent on ne sait quelle victoire infâme,
Les droits brisés, la France assassinant son âme,
Paris mort, l’astre éteint, et qui n’ont pas frémi
Devant l’éclat de rire affreux de l’ennemi !

Bruxelles, 15 avril 1871.

II

PAS DE REPRÉSAILLES

Cependant les hommes qui dominaient la Commune, la précipitent, sous prétexte de talion, dans l’arbitraire et dans la tyrannie. Tous les principes sont violés. Victor Hugo s’indigne, et sa protestation est reproduite par toute la presse libre de l’Europe. La voici :

Je ne fais point fléchir les mots auxquels je crois,
Raison, progrès, honneur, loyauté, devoirs, droits.
On ne va point au vrai par une route oblique.
Sois juste ; c’est ainsi qu’on sert la république ;
Le devoir envers elle et l’équité pour tous ;
Pas de colère ; et nul n’est juste s’il n’est doux.
La Révolution est une souveraine ;
Le peuple est un lutteur prodigieux qui traîne
Le passé vers le gouffre et l’y pousse du pied ;
Soit. Mais je ne connais, dans l’ombre qui me sied,
Pas d’autre majesté que toi, ma conscience.
J’ai la foi. Ma candeur sort de l’expérience.
Ceux que j’ai terrassés, je ne les brise pas.

Mon cercle c’est mon droit, leur droit est mon compas ;
Qu’entre mes ennemis et moi tout s’équilibre ;
Si je les vois liés, je ne me sens pas libre.
À demander pardon j’userais mes genoux
Si je versais sur eux ce qu’ils jetaient sur nous.
Jamais je ne dirai : — Citoyens, le principe
Qui se dresse pour nous contre nous se dissipe ;
Honorons la droiture en la congédiant ;
La probité s’accouple avec l’expédient. —
Je n’irai point cueillir, tant je craindrais les suites,
Ma logique à la lèvre impure des jésuites ;
Jamais je ne dirai : — Voilons la vérité !
Jamais je ne dirai : — Ce traître a mérité,
Parce qu’il fut pervers, que, moi, je sois inique ;
Je succède à sa lèpre ; il me la communique ;
Et je fais, devenant le même homme que lui,
De son forfait d’hier ma vertu d’aujourd’hui.
Il était mon tyran, il sera ma victime. —
Le talion n’est pas un reflux légitime.
Ce que j’étais hier, je veux l’être demain.
Je ne pourrais pas prendre un crime dans ma main
En me disant : — Ce crime était leur projectile ;
Je le trouvais infâme et je le trouve utile ;
Je m’en sers ; et je frappe, ayant été frappé. —
Non, l’espoir de me voir petit sera trompé.
Quoi ! je serais sophiste ayant été prophète !
Mon triomphe ne peut renier ma défaite ;
J’entends rester le même, ayant beaucoup vécu,
Et qu’en moi le vainqueur soit fidèle au vaincu.
Non, je n’ai pas besoin, Dieu, que tu m’avertisses ;
Pas plus que deux soleils je ne vois deux justices ;
Nos ennemis tombés sont là ; leur liberté
Et la nôtre, ô, vainqueur, c’est la même clarté.
En éteignant leurs droits nous éteignons nos astres.
Je veux, si je ne puis après tant de désastres
Faire de bien, du moins ne pas faire de mal.

La chimère est aux rois, le peuple a l’idéal.

Quoi ! bannir celui-ci ! jeter l’autre aux bastilles !
Jamais ! Quoi ! déclarer que les prisons, les grilles,
Les barreaux, les geôliers et l’exil ténébreux,
Ayant été mauvais pour nous, sont bons pour eux !
Non, je n’ôterai, moi, la patrie à personne.
Un reste d’ouragan dans mes cheveux frissonne ;
On comprendra qu’ancien banni, je ne veux pas
Faire en dehors du juste et de l’honnête un pas ;
J’ai payé de vingt ans d’exil ce droit austère
D’opposer aux fureurs un refus solitaire
Et de fermer mon âme aux aveugles courroux,
Si je vois les cachots sinistres, les verrous,
Les chaînes menacer mon ennemi, je l’aime,
Et je donne un asile à mon proscripteur même ;
Ce qui fait qu’il est bon d’avoir été proscrit.
Je sauverais Judas si j’étais Jésus-Christ.
Je ne prendrai jamais ma part d’une vengeance.
Trop de punition pousse à trop d’indulgence,
Et je m’attendrirais sur Caïn torturé.
Non, je n’opprime pas ! jamais je ne tuerai !
Jamais, ô Liberté, devant ce que je brise,
On ne te verra faire un signe de surprise.
Peuple, pour te servir en ce siècle fatal,
Je veux bien renoncer à tout, au sol natal,
À ma maison d’enfance, à mon nid, à mes tombes,
À ce bleu ciel de France où volent des colombes,
À Paris, champ sublime où j’étais moissonneur,
À la patrie, au toit paternel, au bonheur ;
Mais j’entends rester pur, sans tache et sans puissance.
Je n’abdiquerai pas mon droit à l’innocence.

Bruxelles, 21 avril.

III

LES DEUX TROPHÉES

La guerre civile donne son fruit, la ruine. Des deux côtés on démolit Paris avec acharnement. Versailles bombarde l’Arc de l’Étoile, pendant que la Commune juge et condamne la Colonne.

Victor Hugo essaye d’arrêter les destructeurs. Il publie les Deux Trophées.

*

Peuple, ce siècle a vu tes travaux surhumains,
Il t’a vu repétrir l’Europe dans tes mains.
Tu montras le néant du sceptre et des couronnes
Par ta façon de faire et défaire des trônes ;
À chacun de tes pas tout croissait d’un degré ;
Tu marchais, tu faisais sur le globe effaré
Un ensemencement formidable d’idées ;
Tes légions étaient les vagues débordées
Du progrès s’élevant de sommets en sommets ;
La Révolution te guidait ; tu semais
Danton en Allemagne et Voltaire en Espagne ;

Ta gloire, ô peuple, avait l’aurore pour compagne,
Et le jour se levait partout où tu passais ;
Comme on a dit les grecs on disait les français ;
Tu détruisais le mal, l’enfer, l’erreur, le vice,
Ici le moyen âge et là le saint-office ;
Superbe, tu luttais contre tout ce qui nuit ;
Ta clarté grandissante engloutissait la nuit ;
Toute la terre était à tes rayons mêlée ;
Tandis que tu montais dans ta voie étoilée,
Les hommes t’admiraient, même dans tes revers ;
Parfois tu t’envolais planant ; et l’univers,
Vingt ans, du Tage à l’Elbe et du Nil à l’Adige,
Fut la face éblouie et tu fus le prodige ;
Et tout disparaissait, Histoire, souviens-t’en,
Même le chef géant, sous le peuple titan.

De là deux monuments élevés à ta gloire,
Le pilier de puissance et l’arche de victoire,
Qui tous deux sont toi-même, ô peuple souverain,
L’un étant de granit et l’autre étant d’airain.

Penser qu’on fut vainqueur autrefois est utile.
Oh ! ces deux monuments, que craint l’Europe hostile,
Comme on va les garder, et comme nuit et jour
On va veiller sur eux avec un sombre amour !
Ah ! c’est presque un vengeur qu’un témoin d’un autre âge !
Nous les attesterons tous deux, nous qu’on outrage ;
Nous puiserons en eux l’ardeur de châtier.
Sur ce hautain métal et sur ce marbre altier,
Oh ! comme on cherchera d’un œil mélancolique
Tous ces fiers vétérans, fils de la république !
Car l’heure de la chute est l’heure de l’orgueil ;
Car la défaite augmente, aux yeux du peuple en deuil,
Le resplendissement farouche des trophées ;
Les âmes de leur feu se sentent réchauffées ;
La vision des grands est salubre aux petits.

Nous éterniserons ces monuments, bâtis
Par les morts dont survit l’œuvre extraordinaire ;
Ces morts puissants jadis passaient dans le tonnerre,
Et de leur marche encore on entend les éclats,
Et les pâles vivants d’à présent sont, hélas,
Moins qu’eux dans la lumière et plus qu’eux dans la tombe.

Écoutez, c’est la pioche ! écoutez, c’est la bombe !
Qui donc fait bombarder ? qui donc fait démolir ?
Vous !

*

Vous !Le penseur frémit, pareil au vieux roi Lear
Qui parle à la tempête et lui fait des reproches.
Quels signes effrayants ! d’affreux jours sont-ils proches ?
Est-ce que l’avenir peut être assassiné ?
Est-ce qu’un siècle meurt quand l’autre n’est pas né ?
Vertige ! de qui donc Paris est-il la proie ?
Un pouvoir le mutile, un autre le foudroie.
Ainsi deux ouragans luttent au Sahara.
C’est à qui frappera, c’est à qui détruira.
Peuple, ces deux chaos ont tort ; je blâme ensemble
Le firmament qui tonne et la terre qui tremble.

*

Soit. De ces deux pouvoirs, dont la colère croît,
L’un a pour lui la loi, l’autre a pour lui le droit ;
Versailles a la paroisse et Paris la commune ;
Mais sur eux, au-dessus de tous, la France est une !
Et d’ailleurs, quand il faut l’un sur l’autre pleurer,

Est-ce bien le moment de s’entre-dévorer,
Et l’heure pour la lutte est-elle bien choisie ?
Ô fratricide ! Ici toute la frénésie
Des canons, des mortiers, des mitrailles ; et là
Le vandalisme ; ici Charybde, et là Scylla.
Peuple, ils sont deux. Broyant tes splendeurs étouffées,
Chacun ôte à ta gloire un de tes deux trophées ;
Nous vivons dans des temps sinistres et nouveaux,
Et de ces deux pouvoirs étrangement rivaux
Par qui le marteau frappe et l’obus tourbillonne,
L’un prend l’Arc de Triomphe et l’autre la Colonne !

*

Mais c’est la France ! — Quoi, français, nous renversons
Ce qui reste debout sur les noirs horizons !
La grande France est là ! Qu’importe Bonaparte !
Est-ce qu’on voit un roi quand on regarde Sparte ?
Ôtez Napoléon, le peuple reparaît.
Abattez l’arbre, mais respectez la forêt.
Tous ces grands combattants, tournant sur ces spirales,
Peuplant les champs, les tours, les barques amirales,
Franchissant murs et ponts, fossés, fleuves, marais,
C’est la France montant à l’assaut du progrès.
Justice ! ôtez de là César, mettez-y Rome !
Qu’on voie à cette cime un peuple et non un homme !
Condensez en statue au sommet du pilier
Cette foule en qui vit ce Paris chevalier,
Vengeur des droits, vainqueur du mensonge féroce !
Que le fourmillement aboutisse au colosse !
Faites cette statue en un si pur métal
Qu’on n’y sente plus rien d’obscur ni de fatal ;
Incarnez-y la foule, incarnez-y l’élite ;
Et que ce géant Peuple, et que ce grand stylite

Du lointain idéal éclaire le chemin,
Et qu’il ait au front l’astre et l’épée à la main !

Respect à nos soldats ! Rien n’égalait leurs tailles ;
La Révolution gronde en leurs cent batailles ;
La Marseillaise, effroi du vieux monde obscurci,
S’est faite pierre là, s’est faite bronze ici ;
De ces deux monuments sort un cri : Délivrance !

*

Quoi ! de nos propres mains nous achevons la France !
Quoi ! c’est nous qui faisons cela ! nous nous jetons
Sur ce double trophée envié des teutons,
Torche et massue aux poings, tous à la fois, en foule !
C’est sous nos propres coups que notre gloire croule !
Nous la brisons, d’en haut, d’en bas, de près, de loin,
Toujours, partout, avec la Prusse pour témoin !
Ils sont là, ceux à qui fut livrée et vendue
Ton invincible épée, ô patrie éperdue !
Ils sont là, ceux par qui tomba l’homme de Ham !
C’est devant Reichshoffen qu’on efface Wagram !
Marengo raturé, c’est Waterloo qui reste.
La page altière meurt sous la page funeste ;
Ce qui souille survit à ce qui rayonna ;
Et, pour garder Forbach, on supprime Iéna !
Mac-Mahon fait de loin pleuvoir une rafale
De feu, de fer, de plomb, sur l’arche triomphale.
Honte ! un drapeau tudesque étend sur nous ses plis,
Et regarde Sedan souffleter Austerlitz !
Où sont les Charentons, France ? où sont les Bicêtres ?
Est-ce qu’ils ne vont pas se lever, les ancêtres,
Ces dompteurs de Brunswick, de Cobourg, de Bouillé,
Terribles, secouant leur vieux sabre rouillé,

Cherchant au ciel la grande aurore évanouie ?
Est-ce que ce n’est pas une chose inouïe
Qu’ils soient violemment de l’histoire chassés,
Eux qui se prodiguaient sans jamais dire : assez !
Eux qui tinrent le pape et les rois, l’ombre noire
Et le passé, captifs et cernés dans leur gloire,
Eux qui de l’ancien monde avaient fait le blocus,
Eux les pères vainqueurs, par nous les fils vaincus !

Hélas ! ce dernier coup, après tant de misères,
Et la paix incurable où saignent deux ulcères,
Et tous ces vains combats, Avron, Bourget, l’Haÿ !
Après Strasbourg brûlée ! après Paris trahi !
La France n’est donc pas encore assez tuée ?

Si la Prusse, à l’orgueil sauvage habituée,
Voyant ses noirs drapeaux enflés par l’aquilon,
Si la Prusse, tenant Paris sous son talon,
Nous eût crié : — Je veux que vos gloires s’enfuient.
Français, vous avez là deux restes qui m’ennuient,
Ce pilastre d’airain, cet arc de pierre ; il faut
M’en délivrer ; ici, dressez un échafaud,
Là, braquez des canons ; ce soin sera le vôtre ;
Vous démolirez l’un, vous mitraillerez l’autre.
Je l’ordonne. — Ô fureur ! comme on eût dit : Souffrons !
Luttons ! c’est trop ! ceci passe tous les affronts !
Plutôt mourir cent fois ! nos morts seront nos fêtes !
Comme on eût dit : Jamais ! Jamais !

Comme on eût dit : Jamais ! Jamais ! — Et vous le faites !

Bruxelles, 6 mai 1871.

IV

À MM. MEURICE ET VACQUERIE

La lettre suivante, qui n’a pu paraître sous la Commune par des raisons que tout le monde sait, trouve naturellement sa place ici, à sa date :

Bruxelles, 28 avril.
Chers amis,

Nous traversons une crise.

Vous me demandez toute ma pensée, je pourrais me borner à ce seul mot : c’est la vôtre.

Ce qui me frappe, c’est à quel point nous sommes d’accord. Le public m’attribue dans le Rappel une participation que je n’ai pas, et m’en croit, sinon le rédacteur, du moins l’inspirateur ; vous savez mieux que personne à quel point j’ai dit la vérité quand j’ai écrit dans vos colonnes mêmes que j’étais un simple lecteur du Rappel et rien de plus. Eh bien, cette erreur du public a sa raison d’être. Il y a, au fond, entre votre pensée et la mienne, entre votre appréciation et la mienne, entre votre conscience et la mienne, identité presque absolue. Permettez-moi de le constater et de m’en applaudir. Ainsi, dans l’heure décisive où nous sommes, heure qui, si elle finit mal, pourrait être irréparable, vous avez une pensée dominante que vous dites chaque matin dans le Rappel, la conciliation. Or, ce que vous écrivez à Paris, je le pense à Bruxelles. La fin de la crise serait dans ce simple accès de sagesse : concessions mutuelles. Alors le dénoûment serait pacifique. Autrement il y aura guerre à outrance. On n’est pas quitte avec un problème parce qu’on a sabré la solution.

J’écrivais en avril 1869 les deux mots qui résoudraient les complications d’avril 1871, et j’ajoute toutes les complications. Ces deux mots, vous vous en souvenez, sont : Conciliation et Réconciliation. Le premier pour les idées, le second pour les hommes.

Le salut serait là.

Comme vous je suis pour la Commune en principe, et contre la Commune dans l’application.

Certes le droit de Paris est patent. Paris est une commune, la plus nécessaire de toutes, comme la plus illustre. Paris commune est la résultante de la France république. Comment ! Londres est une commune, et Paris n’en serait pas une ! Londres, sous l’oligarchie, existe, et Paris, sous la démocratie, n’existerait pas ! La cité de Londres a de tels droits qu’elle arrête tout net devant sa porte le roi d’Angleterre. À Temple-Bar le roi finit et le peuple commence. La porte se ferme, et le roi n’entre qu’en payant l’amende. La monarchie respecte Londres, et la république violerait Paris ! Énoncer de telles choses suffit ; n’insistons pas. Paris est de droit commune, comme la France est de droit république, comme je suis de droit citoyen. La vraie définition de la république, la voici : moi souverain de moi. C’est ce qui fait qu’elle ne dépend pas d’un vote. Elle est de droit naturel, et le droit naturel ne se met pas aux voix. Or une ville a un moi comme un individu ; et Paris, parmi toutes les villes, a un moi suprême. C’est ce moi suprême qui s’affirme par la Commune. L’Assemblée n’a pas plus la faculté d’ôter à Paris la Commune que la Commune n’a la faculté d’ôter à la France l’Assemblée.

Donc aucun des deux termes ne pouvant exclure l’autre, il s’ensuit cette nécessité rigoureuse, absolue, logique : s’entendre.

Le moi national prend cette forme, la république ; le moi local prend cette forme, la commune ; le moi individuel prend cette forme, la liberté.

Mon moi n’est complet et je ne suis citoyen qu’à cette triple condition : la liberté dans ma personne, la commune dans mon domicile, la république dans ma patrie.

Est-ce clair ?

Le droit de Paris de se déclarer Commune est incontestable.

Mais à côté du droit, il y a l’opportunité.

Ici apparaît la vraie question.

Faire éclater un conflit à une pareille heure ! la guerre civile après la guerre étrangère ! Ne pas même attendre que les ennemis soient partis ! amuser la nation victorieuse du suicide de la nation vaincue ! donner à la Prusse, à cet empire, à cet empereur, ce spectacle, un cirque de bêtes s’entre-dévorant, et que ce cirque soit la France !

En dehors de toute appréciation politique, et avant d’examiner qui a tort et qui a raison, c’est là le crime du 18 mars.

Le moment choisi est épouvantable.

Mais ce moment a-t-il été choisi ?

Choisi par qui ?

Qui a fait le 18 mars ?

Examinons.

Est-ce la Commune ?

Non. Elle n’existait pas.

Est-ce le comité central ?

Non. Il a saisi l’occasion, il ne l’a pas créée.

Qui donc a fait le 18 mars ?

C’est l’Assemblée ; ou pour mieux dire la majorité.

Circonstance atténuante : elle ne l’a pas fait exprès.

La majorité et son gouvernement voulaient simplement enlever les canons de Montmartre. Petit motif pour un si grand risque.

Soit. Enlever les canons de Montmartre.

C’était l’idée ; comment s’y est-on pris ?

Adroitement.

Montmartre dort. On envoie la nuit des soldats saisir les canons. Les canons pris, on s’aperçoit qu’il faut les emmener. Pour cela il faut des chevaux. Combien ? Mille. Mille chevaux ! où les trouver ? On n’a pas songé à cela. Que faire ? On les envoie chercher, le temps passe, le jour vient, Montmartre se réveille ; le peuple accourt et veut ses canons ; il commençait à n’y plus songer, mais puisqu’on les lui prend il les réclame ; les soldats cèdent, les canons sont repris, une insurrection éclate, une révolution commence.

Qui a fait cela ?

Le gouvernement, sans le vouloir et sans le savoir.

Cet innocent est bien coupable.

Si l’Assemblée eût laissé Montmartre tranquille, Montmartre n’eût pas soulevé Paris. Il n’y aurait pas eu de 18 mars.

Ajoutons ceci : les généraux Clément Thomas et Lecomte vivraient.

J’énonce les faits simplement, avec la froideur historique.

Quant à la Commune, comme elle contient un principe, elle se fût produite plus tard, à son heure, les prussiens partis. Au lieu de mal venir, elle fût bien venue.

Au lieu d’être une catastrophe, elle eût été un bienfait.

Dans tout ceci à qui la faute ? au gouvernement de la majorité.

Être le coupable, cela devrait rendre indulgent.

Eh bien, non.

Si l’Assemblée de Bordeaux eût écouté ceux qui lui conseillaient de rentrer à Paris, et notamment la haute et intègre éloquence de Louis Blanc, rien de ce que nous voyons ne serait arrivé, il n’y eût pas eu de 18 mars.

Du reste, je ne veux pas aggraver le tort de la majorité royaliste.

On pourrait presque dire : c’est sa faute, et ce n’est pas sa faute.

Qu’est-ce que la situation actuelle ? un effrayant malentendu.

Il est presque impossible de s’entendre.

Cette impossibilité, qui n’est, selon moi, qu’une difficulté, vient de ceci :

La guerre, en murant Paris, a isolé la France. La France, sans Paris, n’est plus la France. De là l’Assemblée, de là aussi la Commune. Deux fantômes. La Commune n’est pas plus Paris que l’Assemblée n’est la France. Toutes deux, sans que ce soit leur faute, sont sorties d’un fait violent, et c’est ce fait violent qu’elles représentent. J’y insiste, l’Assemblée a été nommée par la France séparée de Paris, la Commune a été nommée par Paris séparé de la France. Deux élections viciées dans leur origine. Pour que la France fasse une bonne élection, il faut qu’elle consulte Paris ; et pour que Paris s’incarne vraiment dans ses élus, il faut que ceux qui représentent Paris représentent aussi la France. Or évidemment l’assemblée actuelle ne représente pas Paris qu’elle fuit, non parce qu’elle le hait, mais, ce qui est plus triste, parce qu’elle l’ignore. Ignorer Paris, c’est curieux, n’est-ce pas ? Eh bien, nous autres, nous ignorons bien le soleil. Nous savons seulement qu’il a des taches. C’est tout ce que l’Assemblée sait de Paris. Je reprends. L’Assemblée ne reflète point Paris, et de son côté la Commune, presque toute composée d’inconnus, ne reflète pas la France. C’est cette pénétration d’une représentation par l’autre qui rendrait la conciliation possible ; il faudrait dans les deux groupes, assemblée et commune, la même âme, France, et le même cœur, Paris. Cela manque. De là le refus de s’entendre.

C’est le phénomène qu’offre la Chine, d’un côté les tartares, de l’autre les chinois.

Et cependant la Commune incarne un principe, la vie municipale, et l’Assemblée en incarne un autre, la vie nationale. Seulement, dans l’Assemblée comme dans la Commune, on peut s’appuyer sur le principe, non sur les hommes. Là est le malheur. Les choix ont été funestes. Les hommes perdent le principe. Raison des deux côtés et tort des deux côtés. Pas de situation plus inextricable.

Cette situation crée la frénésie.

Les journaux belges annoncent que le Rappel va être supprimé par la Commune. C’est probable. Dans tous les cas n’ayez pas peur que la suppression vous manque. Si vous n’êtes pas supprimés par la Commune, vous serez supprimés par l’Assemblée. Le propre de la raison c’est d’encourir la proscription des extrêmes.

Du reste, vous et moi, quel que soit le devoir, nous le ferons.

Cette certitude nous satisfait. La conscience ressemble à la mer. Si violente que soit la tempête de la surface, le fond est tranquille.

Nous ferons le devoir, aussi bien contre la Commune que contre l’Assemblée ; aussi bien pour l’Assemblée que pour la Commune.

Peu importe nous ; ce qui importe, c’est le peuple. Les uns l’exploitent, les autres le trahissent. Et sur toute la situation il y a on ne sait quel nuage ; en haut stupidité, en bas stupeur.

Depuis le 18 mars, Paris est mené par des inconnus, ce qui n’est pas bon, mais par des ignorants, ce qui est pire. À part quelques chefs, qui suivent plutôt qu’ils ne guident, la Commune, c’est l’ignorance. Je n’en veux pas d’autre preuve que les motifs donnés pour la destruction de la Colonne ; ces motifs, ce sont les souvenirs que la Colonne rappelle. S’il faut détruire un monument à cause des souvenirs qu’il rappelle, jetons bas le Parthénon qui rappelle la superstition païenne, jetons bas l’Alhambra qui rappelle la superstition mahométante, jetons bas le Colisée qui rappelle ces fêtes atroces où les bêtes mangeaient les hommes, jetons bas les Pyramides qui rappellent et éternisent d’affreux rois, les Pharaons, dont elles sont les tombeaux ; jetons bas tous les temples à commencer parle Rhamseïon, toutes les mosquées à commencer par Sainte-Sophie, toutes les cathédrales à commencer par Notre-Dame. En un mot, détruisons tout ; car jusqu’à ce jour tous les monuments ont été faits par la royauté et sous la royauté, et le peuple n’a pas encore commencé les siens. Détruire tout, est-ce là ce qu’on veut ? Évidemment non. On fait donc ce qu’on ne veut pas faire. Faire le mal en le voulant faire, c’est la scélératesse ; faire le mal sans le vouloir faire, c’est l’ignorance.

La Commune a la même excuse que l’Assemblée, l’ignorance.

L’ignorance, c’est la grande plaie publique. C’est l’explication de tout le contre-sens actuel.

De l’ignorance naît l’inconscience. Mais quel danger !

Dans la nuit on peut aller à des précipices, et dans l’ignorance on peut aller à des crimes.

Tel acte commence par être imbécile et finit par être féroce.

Tenez, en voici un qui s’ébauche, il est monstrueux ; c’est le décret des otages.

Tous les jours, indignés comme moi, vous dénoncez à la conscience du peuple ce décret hideux, infâme point de départ des catastrophes. Ce décret ricochera contre la république. J’ai le frisson quand je songe à tout ce qui peut en sortir. La Commune, dans laquelle il y a, quoi qu’on en dise, des cœurs droits et honnêtes, a subi ce décret plutôt qu’elle ne l’a voté. C’est l’œuvre de quatre ou cinq despotes, mais c’est abominable. Emprisonner des innocents et les rendre responsables des crimes d’autrui, c’est faire du brigandage un moyen de gouvernement. C’est de la politique de caverne. Quel deuil et quel opprobre s’il arrivait, dans quelque moment suprême, que les misérables qui ont rendu ce décret trouvassent des bandits pour l’exécuter ! Quel contre-coup cela aurait ! Vous verriez les représailles ! Je ne veux rien prédire, mais je me figure la terreur blanche répliquant à la terreur rouge.

Ce que représente la Commune est immense ; elle pourrait faire de grandes choses, elle n’en fait que de petites. Et des choses petites qui sont des choses odieuses, c’est lamentable.

Entendons-nous. Je suis un homme de révolution. J’étais même cet homme-là sans le savoir, dès mon adolescence, du temps où, subissant à la fois mon éducation qui me retenait dans le passé et mon instinct qui me poussait vers l’avenir, j’étais royaliste en politique et révolutionnaire en littérature ; j’accepte donc les grandes nécessités ; à une seule condition, c’est qu’elles soient la confirmation des principes, et non leur ébranlement.

Toute ma pensée oscille entre ces deux pôles : Civilisation, Révolution. Quand la liberté est en péril, je dis : Civilisation, mais révolution ; quand c’est l’ordre qui est en danger, je dis : Révolution, mais civilisation.

Ce qu’on appelle l’exagération est parfois utile, et peut même, à de certains moments, sembler nécessaire. Quelquefois pour faire marcher un côté arriéré de l’idée, il faut pousser un peu trop en avant l’autre côté. On force la vapeur ; mais il y a possibilité d’explosion, et chance de déchirure pour la chaudière et de déraillement pour la locomotive. Un homme d’état est un mécanicien. La bonne conduite de tous les périls vers un grand but, la science du succès selon les principes à travers le risque et malgré l’obstacle, c’est la politique.

Mais, dans les actes de la Commune, ce n’est pas à l’exagération des principes qu’on a affaire, c’est à leur négation.

Quelquefois même à leur dérision.

De là, la résistance de toutes les grandes consciences.

Non, la ville de la science ne peut pas être menée par l’ignorance ; non, la ville de l’humanité ne peut pas être gouvernée par le talion ; non, la ville de la clarté ne peut pas être conduite par la cécité ; non, Paris, qui vit d’évidence, ne peut pas vivre de confusion ; non, non, non !

La Commune est une bonne chose mal faite.

Toutes les fautes commises se résument en deux malheurs : mauvais choix du moment, mauvais choix des hommes.

Ne retombons jamais dans ces démences. Se figure-t-on Paris disant de ceux qui le gouvernent : Je ne les connais pas ! Ne compliquons pas une nuit par l’autre ; au problème qui est dans les faits, n’ajoutons pas une énigme dans les hommes. Quoi ! ce n’est pas assez d’avoir affaire à l’inconnu ; il faut aussi avoir affaire aux inconnus !

L’énormité de l’un est redoutable ; la petitesse des autres est plus redoutable encore.

En face du géant il faudrait le titan ; on prend le myrmidon !

L’obscure question sociale se dresse et grandit sur l’horizon avec des épaississements croissant d’heure en heure. Toutes nos lumières ne seraient pas de trop devant ces ténèbres.

Je jette ces lignes rapidement. Je tâche de rester dans le vrai historique.

Je conclus par où j’ai commencé. Finissons-en.

Dans la mesure du possible, concilions les idées et réconcilions les hommes.

Des deux côtés on devrait sentir le besoin de s’entendre, c’est-à-dire de s’absoudre.

L’Angleterre admet des privilèges, la France n’admet que des droits ; là est essentiellement la différence entre la monarchie et la république. C’est pourquoi, en regard des privilèges de la cité de Londres, nous ne réclamons que le droit de Paris. En vertu de ce droit, Paris veut, peut et doit offrir à la France, à l’Europe, au monde, le patron communal, la cité exemple.

Paris est la ferme-modèle du progrès.

Supposons un temps normal ; pas de majorité législative royaliste en présence d’un peuple souverain républicain, pas de complication financière, pas d’ennemi sur notre territoire, pas de plaie, pas de Prusse ; la Commune fait la loi parisienne qui sert d’éclaireur et de précurseur à la loi française faite par l’Assemblée. Paris, je l’ai dit déjà plus d’une fois, a un rôle européen à remplir. Paris est un propulseur. Paris est l’initiateur universel. Il marche et prouve le mouvement. Sans sortir de son droit, qui est identique à son devoir, il peut, dans son enceinte, abolir la peine de mort, proclamer le droit de la femme et le droit de l’enfant, appeler la femme au vote, décréter l’instruction gratuite et obligatoire, doter l’enseignement laïque, supprimer les procès de presse, pratiquer la liberté absolue de publicité, d’affichage et de colportage, d’association et de meeting, se refuser à la juridiction de la magistrature impériale, installer la magistrature élective, prendre le tribunal de commerce et l’institution des prud’hommes comme expérience faite devant servir de base à la réforme judiciaire, étendre le jury aux causes civiles, mettre en location les églises, n’adopter, ne salarier et ne persécuter aucun culte, proclamer la liberté des banques, proclamer le droit au travail, lui donner pour organisme l’atelier communal et le magasin communal, reliés l’un à l’autre par la monnaie fiduciaire à rente, supprimer l’octroi, constituer l’impôt unique qui est l’impôt sur le revenu ; en un mot abolir l’ignorance, abolir la misère, et, en fondant la cité, créer le citoyen.

Mais, dira-t-on, ce sera mettre un état dans l’état. Non, ce sera mettre un pilote dans le navire.

Figurons-nous Paris, ce Paris-là, en travail. Quel fonctionnement suprême ! quelle majesté dans l’innovation ! Les réformes viennent l’une après l’autre. Paris est l’immense essayeur. L’univers civilisé attentif regarde, observe, profite. La France voit le progrès se construire lentement de toutes pièces sous ses yeux ; et, chaque fois que Paris fait un pas heureux, elle suit ; et ce que suit la France est suivi par l’Europe. L’expérience politique, à mesure qu’elle avance, crée la science politique. Rien n’est plus laissé au hasard. Plus de commotions à craindre, plus de tâtonnements, plus de reculs, plus de réactions ; ni coups de trahison du pouvoir, ni coups de colère du peuple. Ce que Paris dit est dit pour le monde ; ce que Paris fait est fait pour le monde. Aucune autre ville, aucun autre groupe d’hommes, n’a ce privilège. L’income-tax réussit en Angleterre ; que Paris l’adopte, la preuve sera faite. La liberté des banques, qui implique le droit de papier-monnaie, est en plein exercice dans les îles de la Manche ; que Paris le pratique, le progrès sera admis. Paris en mouvement, c’est la vie universelle en activité. Plus de force stagnante ou perdue. La roue motrice travaille, l’engrenage obéit, la vaste machine humaine marche désormais pacifiquement, sans temps d’arrêt, sans secousse, sans soubresaut, sans fracture. La révolution française est finie, l’évolution européenne commence.

Nous avons perdu nos frontières ; la guerre, certes, nous les rendra, mais la paix nous les rendrait mieux encore. J’entends la paix ainsi comprise, ainsi pratiquée, ainsi employée. Cette paix-là nous donnerait plus que la France redevenue France ; elle nous donnerait la France devenue Europe. Par l’évolution européenne, dont Paris est le moteur, nous tournons la situation, et l’Allemagne se réveille brusquement prise et brusquement délivrée par les États-Unis d’Europe.

Que penser de nos gouvernants ? avoir ce prodigieux outil de civilisation et de suprématie, Paris, et ne pas s’en servir !

N’importe, ce qui est dans Paris en sortira. Tôt ou tard, Paris Commune s’imposera. Et l’on sera stupéfait de voir ce mot Commune se transfigurer, et de redoutable devenir pacifique. La Commune sera une œuvre sûre et calme. Le procédé civilisateur définitif que je viens d’indiquer tout à l’heure sommairement n’admet ni effraction ni escalade. La civilisation comme la nature n’a que deux moyens, infiltration et rayonnement. L’un fait la sève, l’autre fait le jour ; par l’un on croît, par l’autre on voit ; et les hommes comme les choses n’ont que ces deux besoins, la croissance et la lumière.

Vaillants et chers amis, je vous serre la main.

Un dernier mot. Quelles que soient les affaires qui me retiennent à Bruxelles, il va sans dire que si vous jugiez, pour quoi que ce soit, ma présence utile à Paris, vous n’avez qu’à faire un signe, j’accourrais.

V. H.

V

L’INCIDENT BELGE

LA PROTESTATION. — L’ATTAQUE NOCTURNE.
L’EXPULSION.
§ 1

Les événements se précipitaient.

La pièce Pas de Représailles, publiée à propos des violences de la Commune, avait été reproduite, on l’a vu, par presque tous les journaux, y compris quelques journaux de Versailles ; elle avait été traduite en anglais, en italien, en espagnol, en portugais (pas en allemand). La presse réactionnaire, voyant là un blâme des actes de la Commune, avait applaudi particulièrement à ces vers :

Quoi ! bannir celui-ci ! jeter l’autre aux bastilles !
Jamais ! Quoi ! déclarer que les prisons, les grilles.
Les barreaux, les geôliers ; et l’exil ténébreux,
Ayant été mauvais pour nous, sont bons pour eux !
Non, je n’ôterai, moi, la patrie à personne.
Un reste d’ouragan dans mes cheveux frissonne ;
On comprendra qu’ancien banni, je ne veux pas
Faire en dehors du juste et de l’honnête un pas ;
J’ai payé de vingt ans d’exil ce droit austère
D’opposer aux fureurs un refus solitaire
Et de fermer mon âme aux aveugles courroux ;
Si je vois les cachots-sinistres, les verrous,

Les chaînes menacer mon ennemi, je l’aime,
Et je donne un asile à mon proscripteur même ;
Ce qui fait qu’il est bon d’avoir été proscrit.
Je sauverais Judas si j’étais Jésus-Christ.

Celui qui avait écrit cette déclaration n’attendait qu’une occasion de la mettre en pratique. Elle ne tarda pas à se présenter.

Le 25 mai 1871, interpellé dans la Chambre des représentants de Belgique au sujet de la défaite de la Commune et des événements de Paris, M. d’Anethan, ministre des affaires étrangères, fait, au nom du gouvernement belge, la déclaration qu’on va lire :

m. d’anethan. — Je puis donner à la Chambre l’assurance que le gouvernement saura remplir son devoir avec la plus grande fermeté et avec la plus grande vigilance ; il usera des pouvoirs dont il est armé pour empêcher l’invasion sur le sol de la Belgique de ces gens qui méritent à peine le nom d’hommes et qui devraient être mis au ban de toutes les nations civilisées. (Vive approbation sur tous les bancs.)

Ce ne sont pas des réfugiés politiques ; nous ne devons pas les considérer comme tels.

Des voix : Non ! non !

m. d’anethan. — Ce sont des hommes que le crime a souillés et que le châtiment doit atteindre. (Nouvelles marques d’approbation.)

Le 27 mai paraît la lettre suivante :

à m. le rédacteur de lIndépendance belge.
Bruxelles, 20 mai 1871.
Monsieur,

Je proteste contre la déclaration du gouvernement belge relative aux vaincus de Paris.

Quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, ces vaincus sont des hommes politiques.

Je n’étais pas avec eux.

J’accepte le principe de la Commune, je n’accepte pas les hommes.

J’ai protesté contre leurs actes, loi des otages, représailles, arrestations arbitraires, violation des libertés, suppression des journaux, spoliations, confiscations, démolitions, destruction de la Colonne, attaques au droit, attaques au peuple.

Leurs violences m’ont indigné comme m’indigneraient aujourd’hui les violences du parti contraire.

La destruction de la Colonne est un acte de lèse-nation. La destruction du Louvre eût été un crime de lèse-civilisation.

Mais des actes sauvages, étant inconscients, ne sont point des actes scélérats. La démence est une maladie et non un forfait. L’ignorance n’est pas le crime des ignorants.

La Colonne détruite a été pour la France une heure triste ; le Louvre détruit eût été pour tous les peuples un deuil éternel.

Mais la Colonne sera relevée, et le Louvre est sauvé.

Aujourd’hui Paris est repris. L’Assemblée a vaincu la Commune : Qui a fait le 18 mars ? De l’Assemblée ou de la Commune, laquelle est la vraie coupable ? L’histoire le dira.

L’incendie de Paris est un fait monstrueux, mais n’y a-t-il pas deux incendiaires ? Attendons pour juger.

Je n’ai jamais compris Billioray, et Rigault m’a étonné jusqu’à l’indignation ; mais fusiller Billioray est un crime, mais fusiller Rigault est un crime.

Ceux de la Commune, Johannard et ses soldats qui font fusiller un enfant de quinze ans sont des criminels ; ceux de l’Assemblée, qui font fusiller Jules Vallès, Bosquet, Parisel, Amouroux, Lefrançais, Brunet et Dombrowski, sont des criminels.

Ne faisons pas verser l’indignation d’un seul côté. Ici le crime est aussi bien dans les agents de l’Assemblée que dans ceux de la Commune, et le crime est évident.

Premièrement, pour tous les hommes civilisés, la peine de mort est abominable ; deuxièmement, l’exécution sans jugement est infâme. L’une n’est plus dans le droit, l’autre n’y a jamais été.

Jugez d’abord, puis condamnez, puis exécutez. Je pourrai blâmer, mais je ne flétrirai pas. Vous êtes dans la loi.

Si vous tuez sans jugement, vous assassinez.

Je reviens au gouvernement belge.

Il a tort de refuser l’asile.

La loi lui permet ce refus, le droit le lui défend.

Moi qui vous écris ces lignes, j’ai une maxime : Pro jure contra legem.

L’asile est un vieux droit. C’est le droit sacré des malheureux.

Au moyen âge, l’église accordait l’asile même aux parricides.

Quant à moi, je déclare ceci :

Cet asile, que le gouvernement belge refuse aux vaincus, je l’offre.

Où ? en Belgique.

Je fais à la Belgique cet honneur.

J’offre l’asile à Bruxelles.

J’offre l’asile place des Barricades, n° 4.

Qu’un vaincu de Paris, qu’un homme de la réunion dite Commune, que Paris a fort peu élue et que, pour ma part, je n’ai jamais approuvée, qu’un de ces hommes, fût-il mon ennemi personnel, surtout s’il est mon ennemi personnel, frappe à ma porte, j’ouvre. Il est dans ma maison ; il est inviolable.

Est-ce que, par hasard, je serais un étranger en Belgique ? je ne le crois pas. Je me sens le frère de tous les hommes et l’hôte de tous les peuples.

Dans tous les cas, un fugitif de la Commune chez moi, ce sera un vaincu chez un proscrit ; le vaincu d’aujourd’hui chez le proscrit d’hier.

Je n’hésite pas à le dire, deux choses vénérables.

Une faiblesse protégeant l’autre.

Si un homme est hors la loi, qu’il entre dans ma maison. Je défie qui que ce soit de l’en arracher.

Je parle ici des hommes politiques.

Si l’on vient chez moi prendre un fugitif de la Commune, on me prendra. Si on le livre, je le suivrai. Je partagerai sa sellette. Et, pour la défense du droit, on verra, à côté de l’homme de la Commune, qui est le vaincu de l’Assemblée de Versailles, l’homme de la République, qui a été le proscrit de Bonaparte.

Je ferai mon devoir. Avant tout les principes.

Un mot encore.

Ce qu’on peut affirmer, c’est que l’Angleterre ne livrera pas les réfugiés de la Commune.

Pourquoi mettre la Belgique au-dessous de l’Angleterre ?

La gloire de la Belgique c’est d’être un asile. Ne lui ôtons pas cette gloire.

En défendant la France, je défends la Belgique.

Le gouvernement belge sera contre moi, mais le peuple belge sera avec moi.

Dans tous les cas, j’aurai ma conscience.

Recevez, monsieur, l’assurance de mes sentiments distingués.

Victor Hugo,
§ 2

À la suite de cette lettre, s’est produit un fait nocturne dont voici les détails, que l’Indépendance belge a publiés et que la presse a reproduits : ((il))

« Monsieur le Rédacteur,

« Il a été publié plusieurs récits inexacts des faits qui se sont passés place des Barricades, n° 4, dans la nuit du 27 au 28 mai.

« Je crois nécessaire de préciser ces faits dans leur réalité absolue.

« Dans cette nuit de samedi à dimanche, M. Victor Hugo, après avoir travaillé et écrit, venait de se coucher. La chambre qu’il occupe est située au premier étage et sur le devant de la maison. Elle n’a qu’une seule fenêtre, qui donne sur la place. M. Victor Hugo, s’éveillant et travaillant de bonne heure, a pour habitude de ne point baisser les persiennes de la fenêtre.

« Il était minuit un quart, il venait de souffler sa bougie et il allait s’endormir. Tout à coup un coup de sonnette se fait entendre. M. Victor Hugo, réveillé à demi, écoute, croit à une erreur d’un passant et se recouche. Nouveau coup de sonnette, plus fort que le premier. M. Victor Hugo se lève, passe une robe de chambre, va à la fenêtre, l’ouvre et demande : Qui est là ? Une voix répond : Dombrowski. M. Victor Hugo, encore presque endormi, et ne distinguant rien dans les ténèbres, songe à l’asile offert par lui le matin même aux fugitifs, pense qu’il est possible que Dombrowski n’ait pas été fusillé et vienne en effet lui demander un asile, et se retourne pour descendre et ouvrir sa porte. En ce moment, une grosse pierre, assez mal dirigée, vient frapper la muraille à côté de la fenêtre. M. Victor Hugo comprend alors, se penche à la fenêtre ouverte, et aperçoit une foule d’hommes, une cinquantaine au moins, rangés devant sa maison et adossés à la grille du square. Il élève la voix et dit à cette foule : Vous êtes des misérables ! Puis il referme la fenêtre. Au moment où il la refermait, un fragment de pavé, qui est encore aujourd’hui dans sa chambre, crève la vitre à un pouce au-dessus de sa tête, y fait un large trou et roule à ses pieds en le couvrant d’éclats de verre, qui, par un hasard étrange, ne l’ont pas blessé. En même temps, dans la bande groupée au-dessous de la fenêtre, ces cris éclatent : À mort Victor Hugo ! À bas Victor Hugo ! À bas Jean Valjean ! À bas lord Clancharlie ! À bas le brigand !

« Cette explosion violente avait réveillé la maison. Deux femmes sorties précipitamment de leurs lits, l’une, la maîtresse de la maison, Mme veuve Charles Hugo, l’autre la bonne des deux petits enfants, Mariette Léclanche, entrent dans la chambre. — Père, qu’y a-t-il ? demande Mme Charles Hugo. Qu’est-ce que cela ? M. Victor Hugo répond : Ce n’est rien ; cela me fait l’effet d’être des assassins. Puis il ajoute : Soyez tranquilles, rentrez dans vos chambres, il est impossible que d’ici à quelques instants une ronde de police ne passe pas, et cette bande prendra la fuite. Et il rentre lui-même, accompagné de Mme Charles Hugo, et suivi de Mariette, dans la nursery, chambre d’enfants contiguë à la sienne, mais située sur l’arrière de la maison, et ayant vue sur le jardin.

« Mariette, cependant, venait de rentrer dans la chambre de son maître, afin de voir ce qui se passait. Elle s’approcha de la fenêtre, fut aperçue, et immédiatement une troisième pierre, dirigée sur cette femme, creva la vitre et arracha les rideaux.

« À partir de ce moment, une grêle de projectiles tomba furieusement sur la fenêtre et sur la façade de la maison. On entendait distinctement les cris : À mort Victor Hugo ! À la potence ! À la lanterne le brigand ! D’autres cris moins intelligibles se faisaient entendre : À Cayenne ! À Mazas ! Toutes ces clameurs étaient dominées par celle-ci : Enfonçons la porte ! M. Victor Hugo, en rentrant chez lui, avait simplement repoussé la porte qui n’était fermée qu’au loquet. On entendait distinctement des efforts pour crocheter ce loquet. Mariette descendit et ferma la porte au verrou.

« Ceci avait duré environ vingt-cinq minutes. Tout à coup le silence se fit, les pierres cessèrent de pleuvoir et les clameurs se turent. On se hasarda à regarder dans la place ; on n’y vit plus personne. M. Victor Hugo dit alors à Mme Charles Hugo : C’est fini ; ils auront vu quelque patrouille arriver, et les voilà partis. Couchez-vous tranquillement.

« Il alla se recoucher lui-même, quand la vitre brisée éclata de nouveau et vint tomber jusque sur son lit, avec une grosse pierre que l’agent de police venu plus tard y a vue. L’assaut venait de recommencer. Les cris : mort ! étaient plus furieux que jamais. De l’étage supérieur on regarda dans la place, et l’on vit une quinzaine d’hommes, vingt tout au plus, dont quelques-uns portaient des seaux probablement remplis de pierres. La pluie de pierres sur la façade de la maison ne discontinuait plus, et la fenêtre en était criblée. Nul moyen de rester dans la chambre. Des coups violents retentissaient contre la porte. Il est probable qu’un essai fut tenté pour arracher la grille de fer du soupirail qui est au-dessus de la porte. Un pavé lancé contre cette grille ne réussit qu’à briser la vitre.

« Les deux petits enfants, âgés l’un de deux ans et demi, l’autre de vingt mois, venaient de s’éveiller et poussaient des cris. Les deux autres servantes de la maison s’étaient levées et l’on songea au moyen de fuir. Cela était impossible. La maison de M. Victor Hugo n’a qu’une issue, la porte sur la place. Mme Charles Hugo monta, au péril de sa vie, sur le châssis de la serre du jardin, et, tandis que les vitres se cassaient sous ses pieds, parvint, en s’accrochant au mur, à proximité d’une fenêtre de la maison voisine. Elle cria au secours et les trois femmes épouvantées crièrent avec elle : Au secours ! au feu ! M. Victor Hugo gardait le silence. Les enfants pleuraient. La petite fille Jeanne est malade. L’assaut frénétique continuait. Aucune fenêtre ne s’ouvrit, personne dans la place n’entendit ou ne parut entendre ces cris de femmes désespérées. Cela s’est expliqué plus tard par l’épouvante qui, à ce qu’il paraît, était générale. Tout à coup on entendit le cri : Enfonçons la porte ! et, chose qui parut en ce moment singulière, le silence se fit :

« M. Victor Hugo pensa de nouveau que tout était fini, engagea Mme Charles Hugo à se calmer, et pendant que deux des servantes se mettaient en prière, il prit sa petite-fille malade dans ses bras. Et comme dix minutes de silence environ s’étaient écoulées, il crut pouvoir rentrer dans sa chambre. En ce moment-là un caillou aigu et tranchant, lancé avec force, s’abattit dans la chambre, et passa près de la tête de l’enfant. L’assaut recommençait pour la troisième fois. Le troisième effort fut le plus forcené de tous. Un essai d’escalade parvint presque à réussir. Des mains s’efforcèrent d’arracher les volets du salon au rez-de-chaussée. Ces volets revêtus de fer à l’extérieur, et barrés de fer à l’intérieur, résistèrent. Les traces de cette escalade sont visibles sur la muraille et ont été constatées par la police. Les cris : À la potence ! À la lanterne Victor Hugo ! étaient poussés avec plus de rage que jamais. Un moment, en voyant la porte battue et les volets escaladés, le vieillard qui était dans la maison avec quatre femmes et deux petits enfants et sans armes, put croire que le danger, si la maison était forcée, pourrait s’étendre jusqu’à eux. Cependant la porte avait résisté, les volets restaient inébranlables, on n’avait pas d’échelles, et le jour parut. Le jour sauva cette maison. La bande comprit sans doute que des actes de ce genre sont essentiellement nocturnes, et, devant la clarté qui allait se faire, elle s’en alla. Il était deux heures un quart du matin. L’assaut, commencé à minuit et demi, interrompu par deux intervalles d’environ dix minutes chacun, avait duré près de deux heures.

« Le jour vint et la bande ne revint pas.

« Deux ouvriers,-disons deux braves ouvriers, car eux seuls ont secouru cette maison,-qui passaient sur la place, et se rendaient à leur ouvrage vers deux heures et demie, au petit jour, furent appelés par une fenêtre du second étage de la maison attaquée et allèrent chercher la police. Ils revinrent à trois heures un quart avec un inspecteur de police qui constata les faits.

« L’absence de tout secours fut expliquée par ce hasard que la ronde de police spécialement chargée de la place des Barricades aurait été cette nuit-là occupée à une arrestation importante. Le garde de ville emporta un fragment de vitre et une pierre, et s’en alla faire son rapport à ses chefs. Le commissaire de police de la quatrième division, M. Cremers, est venu dans la matinée, et l’enquête paraît avoir été commencée.

« Cependant, je dois dire qu’aujourd’hui 30 mai, le procureur du roi n’a pas encore paru place des Barricades.

« L’enquête, outre les faits que nous venons de raconter, aura à éclaircir l’incident mystérieux d’une poutre portée par deux hommes en blouse, à destination inconnue, et saisie rue Pachéco par deux agents de police, au moment même où le troisième assaut avait lieu et où le cri : Enfonçons la porte ! se faisait entendre devant la maison de M. Victor Hugo ; des deux porteurs de la poutre, l’un avait réussi à s’échapper ; l’autre, arrêté, a été délivré violemment et arraché des mains des agents par sept ou huit hommes apostés au coin d’une rue voisine de la place des Barricades. Cette poutre a été déposée, le dimanche 28 mai, au commissariat de police, 4° section, rue des Comédiens, 44.

« Tels sont les faits.

« Je m’abstiens de toute réflexion. Les lecteurs jugeront.

« Je pense que la libre presse de Belgique s’empressera de publier cette lettre.

« Recevez, monsieur, l’assurance de mes sentiments distingués.

« François-Victor Hugo. »
« Bruxelles, 30 mai 1871. »
§ 3

En présence de ce fait, qui constitue un crime qualifié, attaque à main armée la nuit d’une maison habitée, que fit le gouvernement belge ? Il prit la résolution suivante :

(N° 110.555.)
LEOPOLD II, roi des Belges

À tous présents et à venir, salut.

Vu les lois du 7 juillet 1835 et du 30 mai 1868,

De l’avis du conseil des ministres,

Et sur la proposition de notre ministre de la justice,

Avons arrêté et arrêtons :
article unique.

Il est enjoint au sieur Victor Hugo, homme de lettres, âgé de soixante-neuf ans, né à Besançon, résidant à Bruxelles,

De quitter immédiatement le royaume, avec défense d’y rentrer à l’avenir, sous les peines comminées par l’article 6 de la loi du 7 juillet 1865 prérappelée.

Notre ministre de la justice est chargé de l’exécution du présent arrêté.

Donné à Bruxelles, le 30 mai 1871.

Signé : LÉOPOLD.
Par le roi :
Le ministre de la justice,
Signé : Prosper Cornesse.
Pour expédition conforme :
Le secrétaire général,
Signé : FITZEYS.
§ 4
SÉNAT BELGE
séance du 31 mai

On lit dans l’Indépendance belge du 31 mai :

Au début de la séance, M. le ministre des affaires étrangères, répondant à une interpellation de M. le marquis de Rodes, a fait connaître à l’assemblée que le gouvernement avait résolu d’appliquer à Victor Hugo la fameuse loi de 1835.

La lettre qui nous a été adressée par l’illustre poëte, les scènes que cette lettre a provoquées, telles sont les causes qui ont déterminé la conduite du gouvernement.

Cette lettre est considérée par M. le marquis de Rodes comme un défi, et presque comme un outrage à la morale publique, par M. le prince de Ligne comme une bravade, par M. le ministre des affaires étrangères comme une provocation au mépris des lois.

La tranquillité publique est menacée par la présence de Victor Hugo sur le territoire belge ! Le gouvernement l’a d’abord engagé à quitter le pays. Victor Hugo s’y étant refusé, un arrêté d’expulsion a été rédigé. Cet arrêt sera exécuté.

Nous déplorons profondément la résolution que vient de prendre le ministère.

L’hospitalité accordée à Victor Hugo faisait honneur au pays qui la donnait, autant qu’au poëte qui la recevait. Il nous est impossible d’admettre que, pour avoir exprimé une opinion contraire à la nôtre, contraire à celle du gouvernement et de la population, Victor Hugo ait abusé de cette hospitalité, et, même la loi de 1835 étant donnée, nous ne pouvons approuver l’usage qu’en fait le ministère.

Voilà ce que nous avons à dire au gouvernement. Quant à M. le comte de Ribaucourt qui approuve, lui, les mesures prises contre « l’individu dont il s’agit », nous ne lui dirons rien.

§ 5
CHAMBRE DES REPRÉSENTANTS DE BELGIQUE
seance du 31 mai
interpellation

m. defuisseaux. — J’ai demandé la parole pour protester avec énergie contre l’arrêté d’expulsion notifié à Victor Hugo.

Avant d’entrer dans cette Chambre, j’étais adversaire de la loi sur l’expulsion des étrangers ; depuis lors, mes principes n’ont pas varié et je m’étais fait l’illusion de croire, en voyant, pendant des mois entiers, les bonapartistes conspirer impunément contre le gouvernement régulier de la France, que cette loi était virtuellement abolie.

Il n’en était rien. Nous vous voyons tolérer, à quelques mois de distance, les menées bonapartistes ; offrir, sous prétexte d’hospitalité, les honneurs d’un train spécial à l’homme du 2 décembre… (Interruption à droite.) Je dirai, si vous voulez, l’homme de Sedan, et saisir avec empressement l’occasion de chasser du territoire belge l’illustre auteur des Châtiments.

Victor Hugo, frappé dans ses affections, déçu dans ses aspirations politiques, est venu, au milieu des derniers membres de sa famille, demander l’hospitalité à notre pays.

Ce n’était pas seulement le grand poëte si longtemps exilé qui vous demandait asile, c’était un homme auquel son âge, son génie et ses malheurs attiraient toutes les sympathies, c’était surtout l’homme qui venait d’être nommé membre de l’Assemblée nationale française par deux cent mille suffrages, c’est-à-dire par un nombre d’électeurs double de celui qui a nommé cette chambre tout entière. (Interruption.)

Mais ni ce titre de représentant qu’il est de la dignité de tous les parlements de faire respecter, ni son âge, ni ses infortunes, ni son génie, rien n’a pu vous arrêter.

Je demanderai à M. le ministre si un gouvernement étranger a sollicité cette proscription ?

Si oui, il est de son devoir de nous le dire.

Si non, il doit nous exposer les sentiments auxquels il a obéi, sous peine de se voir soupçonner d’avoir, par l’expulsion du grand poëte, donné par avance des gages aux idées catholiques et réactionnaires qui menacent de gouverner la France. (Interruption.) En attendant vos explications, j’ai le droit de le supposer.

Oseriez-vous nous dire sérieusement, monsieur le ministre, que la présence de Victor Hugo troublait la tranquillité de Bruxelles ? Mais par qui a-t-elle été momentanément troublée, sinon par quelques malfaiteurs qui, oublieux de toute générosité et de toute convenance, se sont faits les insulteurs de notre hôte ? (Interruption.)

Je ne veux pas vous faire l’injure de croire que vous vous êtes laissé impressionner par cette misérable manifestation, qu’on semble approuver en haut lieu, mais dont l’opinion publique demande la sévère répression.

Hier, je ne sais quel sénateur a prétendu que la lettre de Victor Hugo est une insulte à la Belgique et une désobéissance aux lois.

Voix à droite : Il a insulté le pays !

m. defuissaux. — Je ne répondrai pas à ce reproche. Trop souvent Victor Hugo a rendu hommage à la Belgique et dans ses discours et dans ses écrits, et jusque dans la lettre même que vous incriminez.

Il nous suppose une générosité qui va jusqu’à l’abnégation. Voilà l’insulte.

Mais cette lettre serait-elle une désobéissance aux lois ?

Il faut, en réalité, ou ne l’avoir pas lue ou ne la point comprendre pour soutenir cette interprétation.

Il vous a dit qu’il soutiendrait jusqu’au dernier moment et par sa présence et par sa parole celui qui serait son hôte : « Une faiblesse protégeant l’autre. »

Qu’au premier abord on puisse se tromper sur la portée de cette lettre, qu’un illettré y voie une attaque à nos lois, je le comprends ; mais qu’un ministère, parmi lequel nous avons l’honneur de compter un académicien, ne comprenne pas l’image et le style du grand poëte, c’est ce que je ne puis admettre.

Est-ce un crime ? Qui oserait le dire ?

Vous avez donc commis une grande faute en proscrivant Victor Hugo.

Il vous disait : « Je ne me crois pas étranger en Belgique. » Je suis heureux de lui dire de cette tribune qu’il ne s’est pas trompé et qu’il n’est étranger que pour les hommes du gouvernement.

À mon tour, s’il me demandait asile, je serais heureux et fier de le lui offrir.

En terminant, je rends hommage à la presse entière qui a énergiquement blâmé l’acte du gouvernement.

Voix à droite : Pas tout entière.

m. defuissaux. — Je parle bien entendu de la presse libérale et non de la presse catholique.

Je dis qu’elle a fait acte de générosité et de courage, le pays doit s’en féliciter ; par elle, les libéraux sauront résister à la réaction et au despotisme qui menacent la France et, quel que soit le sort de nos malheureux voisins, conserver et développer nos institutions et nos libertés.

Je propose, en conséquence, l’ordre du jour suivant :

« La Chambre, regrettant la mesure rigoureuse dont Victor Hugo a été l’objet, passe à l’ordre du jour. »

m. cornesse, ministre de la justice — L’honorable préopinant nous a reproché d’avoir toléré des menées bonapartistes. Je proteste contre cette accusation. Nous avons accordé aux victimes du régime impérial l’hospitalité large et généreuse que la Belgique n’a refusée à aucune des victimes des révolutions qui ont si tristement marqué dans ces dernières années l’histoire d’un pays voisin.

J’ai été étonné d’entendre M. Defuisseaux, qui critique l’acte que le gouvernement a posé ces jours derniers, blâmer la générosité dont le gouvernement a usé à l’égard des émigrés du 4 septembre.

m. defuissaux. — Je n’ai rien dit de semblable. J’ai dit que cette générosité m’avait fait espérer que la loi de 1835 était abrogée de fait.

m. cornesse, ministre de la justice. — Je laisse de côté cette question. Je m’en tiens au fait qui a motivé l’interpellation.

Non, ce ne sont pas des hommes politiques, ces pillards, ces assassins, ces incendiaires dont les crimes épouvantent l’Europe. Je ne parle pas seulement des instruments, des auteurs matériels de ces forfaits. Il est de plus grands coupables, ce sont ceux qui encouragent, qui tolèrent, qui ordonnent ces faits ; ce sont ces malfaiteurs intellectuels qui propagent dans les esprits des théories funestes et excitent à la lutte entre le capital et le travail. Voilà les grands, les seuls coupables. Ces théories malsaines ont heurté le sentiment public dans toute la Belgique.

La lettre de M. Victor Hugo contenait de violentes attaques contre un gouvernement étranger avec lequel nous entretenons les meilleures relations. Ce gouvernement était accusé de tous les crimes. Nous n’avons pas reçu de sollicitations. Nous avons des devoirs à remplir. Notre initiative n’a pas besoin d’être provoquée.

M. Victor Hugo allait plus loin. La lettre contenait un défi au gouvernement, aux Chambres, à la souveraineté nationale de la Belgique. M. Hugo, étranger sur notre sol, se posait fièrement en face du gouvernement et de la représentation nationale, et leur disait : « Vous prétendez que vous ferez telle chose. Eh bien, vous ne le ferez pas. Je vous en défie. Moi, Victor Hugo, j’y ferai obstacle. Vous avez la loi pour vous. J’ai le droit pour moi. Pro jure contra legem. C’est ma maxime ! »

N’est-il pas vrai qu’en prenant cette attitude, M. Victor Hugo, qui est un exilé volontaire, abusait de l’hospitalité ?

Oui, M. Victor Hugo est une grande illustration littéraire ; c’est peut-être le plus grand poëte du dix-neuvième siècle. Mais plus on est élevé, plus la providence vous a accordé de grandes facultés, plus vous devez donner l’exemple du respect des convenances, des lois, de l’autorité d’un pays qui n’a jamais marchandé la protection aux étrangers.

Oui, la Belgique est une terre hospitalière, mais il faut que les étrangers qu’elle accueille sachent respecter les devoirs qui leur incombent vis-à-vis d’elle et de son gouvernement.

Le gouvernement, fort de son droit, soucieux de sa dignité, ayant la conscience de sa responsabilité devant le pays et devant l’Europe, ne pouvait pas tolérer de tels écarts. Vous l’auriez accusé de faiblesse et peut-être de lâcheté s’il avait subi un tel outrage.

J’ajoute qu’après la lettre de M. Victor Hugo la tranquillité a été troublée. Vous avez lu dans l’Indépendance, écrit de la main même du fils de M. Hugo, le récit des scènes qui se sont passées devant la maison du poëte. Je blâme ces manifestations. Elles font l’objet d’une instruction judiciaire. Lorsque les coupables seront découverts, la justice se prononcera. Une enquête est ordonnée. Des recherches sont faites pour arriver à ce résultat. Mais ces manifestations troublaient profondément la tranquillité publique.

Des démarches pour engager M. Victor Hugo à se retirer volontairement sont restées infructueuses. Le gouvernement a fait signifier un arrêté d’expulsion. Cet arrêté sera exécuté. Le gouvernement croit avoir rempli un devoir.

Il y avait en jeu une question de sécurité publique, de dignité nationale, de dignité gouvernementale. Le gouvernement a eu recours à la mesure extrême de l’expulsion. Il soumet avec confiance cet acte au jugement de tous, et il ne doute pas que l’immense majorité de la Chambre et du pays ne lui soit acquise. (Marques d’approbation.)

m. demeur. — L’opinion qui a été développée et approuvée ici et au sénat, cette doctrine, qui est une erreur, consiste à dire que la législation donne au gouvernement le droit de livrer tous les vaincus de Paris. C’est cette doctrine que réprouve la lettre de M. Victor Hugo. D’après lui, les vaincus sont des hommes politiques. Toute sa lettre est là. L’insurrection de Paris est un crime, qui ne souffre pas de circonstances atténuantes ; mais j’ajoute : c’est un crime politique. Et si vous aviez à le poursuivre vous le qualifieriez ainsi. Je laisse de côté les crimes et délits de droit commun qui en sont résultés. Je parle du fait dominant. Il est prévu par la loi pénale. La guerre civile est un crime politique. Nous avons eu dans notre pays des tentatives de crimes de ce genre.

Est-ce que nous n’avons pas chez nous des criminels politiques qui ont été condamnés à mort, des hommes qui ont conspiré contre la sûreté de l’état, qui ont commis des attentats contre la chose publique ? Pourquoi se récrier ? C’est de l’histoire.

Or, peut-on livrer un homme qui n’a commis aucun crime de droit commun, mais qui a commis ce crime politique d’adhérer à un gouvernement qui n’était pas le gouvernement légal ? Personne n’osera le soutenir. Ce serait dire le contraire de ce qui a toujours a été dit. Je ne veux pas atténuer le crime. Je cherche sa qualification, afin de trouver la règle de conduite qui doit nous guider en matière d’extradition.

Des hommes se sont rendus coupables d’incendie, de pillage, de meurtre. Voilà des crimes de droit commun. Pouvez-vous, devez-vous livrer ces hommes ? Je crois qu’il y a ici à distinguer. De deux choses l’une : ou bien ces faits sont connexes au crime politique principal, ou bien, ils en sont indépendants. S’ils sont connexes, notre législation défend d’en livrer les auteurs.

m. van overloop. — Et les assassins des généraux Lecomte et Clément Thomas ?

m. jottrand. — Ils ne se sont pas mis à 50,000 pour assassiner ces généraux !

m. demeur. — Ces principes ont déjà été établis à l’occasion de faits que vous ne réprouvez pas moins que ceux de Paris. Il s’agissait d’un attentat commis contre un souverain étranger et des personnes de sa suite. Les frères Jacquin avaient commis des faits connexes à cet attentat. Leur extradition n’a pu être accordée. Il a fallu modifier la loi ; mais la loi qu’on a faite confirme ma thèse. En effet, la loi de 1856 n’autorise l’extradition, en cas de faits connexes à un crime politique, que lorsque ce crime aura été commis ou tenté contre un souverain étranger.

m. d’anethan, ministre des affaires étrangères. — Nous n’avons pas à discuter la loi de 1835. J’examine seulement la question de savoir si le gouvernement a bien fait d’appliquer la loi.

La loi dit que le gouvernement peut expulser tout individu qui, par sa conduite, a compromis la tranquillité publique.

Eh bien, M. Hugo a-t-il compromis la tranquillité du pays par cette lettre qui contenait un défi insolent ? Les faits répondent à cette question.

Mais j’ai un détail à ajouter à la déclaration que j’ai faite au sénat. M. Victor Hugo ayant été appelé devant l’administrateur de la sûreté publique, ce fonctionnaire lui dit : — Vous devez reconnaître que vous vous êtes mépris sur le sentiment public. — J’ai contre moi la bourgeoisie, mais j’ai pour moi les ouvriers, et j’ai reçu une députation d’ouvriers qui a promis de me défendre[5]. » (Exclamations sur quelques bancs.)

Dans ces circonstances, il eût été indigne du gouvernement de ne pas sévir. (Très bien !) Il importe que l’on connaisse bien les intentions du gouvernement.

Ses intentions, les voici : nous ne recevrons chez nous aucun des hommes ayant appartenu à la Commune[6], et nous appliquerons la loi d’extradition à tous les hommes qui se sont rendus coupables de vol, d’assassinat ou d’incendie. (Marques d’approbation à droite.)

m. couvreur. — Messieurs, moi aussi, je me lève, en cette circonstance, sous l’empire d’une profonde tristesse.

Il ne saurait en être autrement au spectacle de ce débordement d’horreurs qui font reculer la civilisation de dix-huit siècles et dont les conséquences menacent de ne pas s’arrêter à nos frontières.

Oui, je le dis avec l’unanimité de cette Chambre, les hommes de la Commune de Paris qui ont voulu, par la force et l’intimidation, établir la domination du prolétariat sur Paris, et par Paris sur la France, ces hommes sont de grands coupables.

Oui, il y avait parmi eux, à côté de fanatiques et d’esprits égarés, de véritables scélérats.

Oui, les hommes qui, de propos délibéré, ont mis le feu aux monuments et aux maisons de Paris sont des incendiaires, et ceux qui ont fusillé des otages arbitrairement arrêtés et jugés sont d’abominables assassins.

Mais si je porte ce jugement sur les vaincus, que dois-je dire des vainqueurs qui, après la victoire, en dehors des excitations de la lutte, fusillent sommairement, sans examen, sans jugement, par escouades de 50, de 100 individus, je ne dis pas seulement des insurgés de tout âge, de tout sexe, pris les armes à la main, mais le premier venu, qu’une circonstance quelconque, un regard suspect, une fausse démarche, une dénonciation calomnieuse… (Interruption), oui, des délations et des vengeances ! désignent à la fureur des soldats ? (Interruption.)

m. jottrand. — Brigands contre brigands !

Des voix à droite. — À l’ordre !

m. le président. — Les paroles qui viennent d’être prononcées ne sont pas parvenues jusqu’au bureau…

m. couvreur. — J’ai dit…

m. le président. — Je ne parle pas de vos paroles, monsieur Couvreur.

m. jottrand. — Je demande la parole.

m. couvreur. — Ces faits sont dénoncés par la presse qui peut et qui ose parler, par les journaux anglais.

Lisez ces journaux. Leurs révélations font frémir. Le Times le dit avec raison : « Paris est un enfer habité par des démons. Les faits, les détails abondent. À les lire, on se demande si le peuple français est pris d’un accès de démence féroce ou s’il est déjà atteint dans toutes ses classes de cette pourriture du bas-empire qui annonce la décadence des grandes nations. »

Cela est déjà fort affligeant, mais ce qui le serait bien davantage, c’est que ces haines, ces rages féroces, ces passions surexcitées pussent réagir jusque chez nous. Que la France soit affolée de réaction, que les partis monarchiques sèment, pour l’avenir, de nouveaux germes de guerre civile, déplorons-le, mais n’imitons pas ; nous qui ne sommes pas directement intéressés dans la lutte, gardons au moins l’impartialité de l’histoire. Restons maîtres de nous-mêmes et de notre sang-froid, ne substituons pas l’arbitraire, le bon plaisir, la passion à la justice et aux lois.

Lorsque, il y a quelques jours, l’honorable M. Dumortier, interpellant le gouvernement sur ses intentions, disait que les crimes commis jusqu’à ce moment à Paris par les gens de la Commune devaient être considérés comme des crimes de droit commun, pas une voix n’a protesté. Mais un point n’avait pas été suffisamment mis en lumière. J’ai été heureux d’avoir entendu tantôt les explications de l’honorable ministre des affaires étrangères, qui a précisé dans quel sens l’application des lois se ferait ; j’ai été heureux d’apprendre que la Belgique, dans cette circonstance, réglerait sa conduite sur celle de l’Angleterre, de l’Espagne et de la Suisse, c’est-à-dire que l’on examinera chaque cas individuellement…

m. d’anethan, ministre des affaires étrangères. — Certainement.

m. couvreur… que l’on jugera les faits ; que l’on ne rejettera pas dans la fournaise des passions surexcitées de Versailles ceux qui viennent nous demander un asile, non parce qu’ils sont coupables, mais parce qu’ils sont injustement soupçonnés, qu’ils peuvent croire leur vie et leur liberté en péril.

L’expulsion de M. Victor Hugo s’écarte de cette politique calme, humaine, tolérante. Voilà pourquoi elle me blesse.

J’y vois une tendance opposée à celle qui s’est manifestée dans la séance de ce jour. C’est un acte de colère, bien plus que de justice et de stricte nécessité.

La mesure prise peut-elle se justifier dans les circonstances spéciales où elle s’est produite ? Je réponds non sans hésiter.

Je dis plus. J’aime à croire qu’en arrêtant ses dernières résolutions, le gouvernement ignorait encore les détails des faits qui se sont passés sur la place des Barricades, dans la nuit de samedi à dimanche.

Quels sont ces faits, messieurs ?

Les premières versions les ont présentés comme une explosion anodine, naturelle, légitime du sentiment public : tapage nocturne, charivari, sifflets, quelques carreaux cassés.

Depuis, le fils de M. Victor Hugo a publié, sur ces événements, une autre version. Il résulte de son récit que la scène nocturne a duré près de deux heures.

m. anspach. — C’est un roman.

m. couvreur. — C’est ce que la justice aura à démontrer. Mais ce qui n’est pas un roman, c’est la frayeur que des femmes et de jeunes enfants ont éprouvée. (Interruption.)

J’en appelle à tous les pères. Si, pendant la nuit, provoqués ou non, des forcenés venaient pousser devant votre porte, messieurs, des cris de mort, briser des vitres, assaillir la demeure qui abrite le berceau de vos petits-enfants, diriez-vous aussi : C’est du roman ? Écoutez donc le témoignage de M. François Hugo, racontant les angoisses de sa famille.

m. anspach. — Nous avons le témoignage de M. Victor Hugo lui-même[7].; il prouve qu’on a embelli ce récit.

m. couvreur. — C’est à l’enquête judiciaire de le prouver. Je dis donc que, d’après ce récit, la maison de M. Victor Hugo a été, pendant cette nuit du samedi au dimanche, l’objet de trois attaques successives (interruption), qu’un vieillard sans armes, des femmes en pleurs, des enfants sans défense ont pu croire leur vie menacée ; je dis qu’une mère, une jeune veuve a essayé en vain de se faire entendre des voisins ; que des tentatives d’effraction et d’escalade ont eu lieu ; enfin que, par une circonstance bien malheureuse pour les auteurs de ces scandales, à l’heure même où ils se commettaient, des hommes portant une poutre étaient arrêtés dans le voisinage de la place des Barricades et arrachés aux mains de la police par des complices accourus à leur secours.

N’est-ce pas là une attaque nocturne bien caractérisée ? Le surlendemain, la justice n’était pas encore intervenue, le procureur du roi ou ses agents ne s’étaient pas encore transportés à la maison de M. Hugo. (Interruption.) Et sauf l’enquête ouverte par le commissaire de police, ni M. Hugo, ni les membres de sa famille n’avaient été interrogés sous la foi du serment.

Quels sont les coupables, messieurs ?

Sont-ce des hommes appartenant aux classes populaires qui venaient ainsi prendre en main, contre M. Hugo, la cause du gouvernement attaqué par lui ? C’est peu probable. La lettre qui a motivé les démonstrations avait paru le matin même.

Il faut plus de temps pour qu’une émotion populaire vraiment spontanée puisse se produire.

Lorsque j’ai reçu, pour ma part, la première nouvelle de ces regrettables événements, j’ai cru que les réfugiés français pouvaient en être les principaux auteurs, et j’étais presque tenté de les excuser, tant sont grands les maux de la guerre civile et les exaspérations qu’elle cause. M. Hugo prenait sous sa protection les assassins de la Commune ; il avait demandé pour eux les immunités du droit de l’asile ; donc il était aussi coupable qu’eux. Ainsi raisonne la passion.

Mais, s’il faut en croire la rumeur publique, ce ne sont ni des français, ni des prolétaires amis de l’ordre qui sont les auteurs de ces scènes de sauvagerie dénoncées par la lettre de M. François-Victor Hugo. Ce sont des émeutiers en gants jaunes, des prolétaires de l’intelligence et de la morale, qui ont montré aux vrais prolétaires comment on casse les vitres des bourgeois. Les imprudents ! ils en sont encore à se vanter de ce qu’ils ont fait ! Et leurs compagnons de plaisir s’en vont regrettant tout haut de ne pas s’être trouvés à l’endroit habituel de leurs rendez-vous, où a été complotée cette bonne farce ; une farce qui a failli tuer un enfant !

C’est un roman, dit-on, ce sont des exagérations, et la victime en a été le premier auteur. Soit. Où est l’enquête ? Où est l’examen contradictoire ? Vous voulez punir des violences coupables, et vous commencez par éloigner les témoins ; vous écartez ceux dont les dépositions doivent contrôler les recherches de vos agents.

Ah ! vous avez fait appeler M. Victor Hugo à la sûreté publique pour l’engager à quitter le pays. Ne deviez-vous pas, au contraire, l’obliger à rester ? Son témoignage, le témoignage des gens de sa maison, ne sont-ils pas indispensables au procès que vous voulez intenter ? (Interruption.)

Voilà ce qu’exigeait la justice ; voilà ce qu’exigeait la réparation des troubles déplorables qui ont eu lieu.

Savez-vous, messieurs, ce que peut être la conséquence de l’expulsion, dans les conditions où elle se fait ? Si, par hasard, la rumeur publique dit vrai, si les hommes qu’elle désigne appartiennent à votre monde, à votre parti, s’ils appartiennent à la jeunesse dorée qui hante vos salons, savez-vous ce qu’on dira ? On dira que les coupables vous touchaient de trop près ; que vous ne les découvrirez pas parce que vous ne voulez pas les découvrir ; que vous avez un intérêt politique à masquer leur faute, à empêcher leurs noms d’être connus, leurs personnes d’être frappées par la justice.

Aujourd’hui vous avez mis tous les torts de votre côté. L’accusé d’hier sera la victime demain. Les rapports non contrôlés de la sûreté publique et des agents de police auront beau dire le contraire ; pour le public du dehors, la version véritable, authentique, celle qui fera foi devant l’histoire, sera la version du poëte que vous avez expulsé le lendemain du jour où il a pu croire sa vie menacée.

Voilà pourquoi je regrette la mesure qui a été prise ; voilà pourquoi je déclare que vous avez manqué d’intelligence et de tact politique.

m, jottrand. — Messieurs, excité par l’injustice incontestable de quelques-unes des interruptions parties des bancs de la droite, j’ai prononcé ces paroles : « Brigands contre brigands ! » Vous avez, à ce propos, monsieur le président, prononcé quelques mots que je n’ai pas compris. Je dois m’expliquer sur le sens de mon exclamation.

m. le président. — Permettez. Avant que vous vous expliquiez, je tiens à dire ceci : les paroles que vous reconnaissez avoir prononcées, je ne les avais pas entendues. Aux demandes de rappel à l’ordre, j’ai répondu que je ne pouvais le prononcer sans connaître les expressions dont vous vous étiez servi…

D’après la déclaration que vous venez de faire, vous auriez appelé brigands les représentants de la force légitime.

m. jottrand. — Monsieur le président, ces paroles sont sorties de ma bouche au moment où mon honorable collègue, M. Couvreur, venait de flétrir ceux qui, après la victoire et de sang-froid, exécutent leurs prisonniers en masse et sans jugement. Je me serais tu, si à ce moment, si, de ce côté, n’étaient parties des protestations contre l’indignation de mon collègue, protestations qui ne pouvaient avoir d’autre sens que l’approbation des actes horribles qui continuent à se passer en France.

Ces paroles, vous le comprenez, ne s’appliquaient pas, dans ma pensée, à ces défenseurs énergiques, résolus et dévoués du droit et de la légalité qui, prévoyant l’ingratitude du lendemain, la montrant déjà du doigt, la proclamant comme attendue par eux, n’en ont pas moins continué à se dévouer à la tâche pénible qu’ils accomplissaient ; ces paroles, dans ma pensée, ne s’appliquaient pas à ces soldats esclaves de leur devoir, agissant dans l’ardeur du combat ; elles s’appliquaient uniquement à ceux dont j’ai rappelé les actes. Et ces actes, suis-je seul à les flétrir ?

N’entendons-nous pas, à Versailles même, des voix amies de l’ordre, des hommes qui ont toujours défendu dans la presse l’ordre et la légalité, ne les voyons-nous pas protester contre les horreurs qui se commettent sous leurs yeux ? ne voyons-nous pas toute la presse française réclamer la constitution immédiate de tribunaux réguliers et la cessation de toutes ces horreurs ?

Voici ce que disait le Times, faisant, comme moi, la part égale aux deux partis en lutte :

« Des deux parts également, nous arrive le bruit d’actes incroyables d’assassinat et de massacre. Les insurgés ont accompli autant qu’il a été en leur pouvoir leurs menaces contre la vie de leurs otages et sans plus de pitié que pour toutes leurs autres menaces. L’archevêque de Paris, le curé Deguerry, l’avocat Chaudey, en tout soixante-huit victimes sont tombées sous leurs coups. Ce massacre d’hommes distingués et inoffensifs est un de ces crimes qui ne meurent point et qui souillent à jamais la mémoire de leurs auteurs. Mais, dans l’esprit de carnage et de haine qu’il révèle, les communistes ne semblent guère pires que leurs antagonistes.

« Il est presque ridicule, de la part de M. Thiers, de venir dénoncer les insurgés pour avoir fusillé un officier captif au mépris des lois de la guerre.

« Les lois de la guerre ! Elles sont douces et chrétiennes, comparées aux lois inhumaines de vengeance, en vertu desquelles les troupes de Versailles ont, pendant ces six derniers jours, fusillé et déchiqueté à coups de bayonnette des prisonniers, des femmes et des enfants !

« Nous n’avons pas un mot à dire en faveur de ces noirs coquins, qui, évidemment, ont prémédité la destruction totale de Paris, la mort par le feu de sa population et l’anéantissement de ses trésors. Mais si des soldats se transforment eux-mêmes en démons pour attaquer des démons, est-il étonnant de voir le caractère démoniaque de la lutte redoubler ?

« La fureur a attisé la fureur, la haine a envenimé la haine, jusqu’à ne plus faire des plus sauvages passions du cœur humain qu’un immense et inextinguible brasier. »

Voilà, messieurs, les sentiments qu’inspire à l’opinion anglaise ce qui se passe à Paris ; voilà les sentiments sous l’empire desquels j’ai répondu tantôt aux interruptions de la droite.

Je n’ai voulu flétrir que des actes qui seront à jamais flétris dans l’histoire comme le seront ceux des insurgés eux-mêmes.

Je passe à l’expulsion de Victor Hugo. Je n’en dirai qu’un mot, si on veut me laisser la parole en ce moment.

Si j’étais sûr de l’exactitude de la conversation que M. le ministre des affaires étrangères nous a rapportée, comme ayant eu lieu entre M. l’administrateur de la sûreté publique et M. Victor Hugo, je déclare que je ne voterais point l’ordre du jour qui d’abord avait mes sympathies.

On répand partout dans la presse, pour terrifier nos populations, le bruit d’une vaste conspiration dont on aurait saisi les preuves matérielles sur des cadavres de membres de la Commune, conspiration ayant pour but de traverser avec l’armée insurrectionnelle le territoire occupé par les troupes prussiennes, afin de porter en Belgique les restes de la Commune expirante, et de l’y ranimer à l’aide des sympathies qu’elle excite prétendument chez nos classes ouvrières.

Je ne crois pas à cette conspiration, et je ne crois pas non plus aux paroles que l’on prête à M. Hugo dans son entretien avec M. l’administrateur de la sûreté publique. (Interruption.)

M. le ministre des affaires étrangères les a-t-il entendues ? Ne peut-on, au milieu des passions du moment, au milieu des préoccupations qui hantent légitimement, je le veux bien, l’esprit des ministres et de leurs fonctionnaires, se tromper sur certains détails ?

Avez-vous un interrogatoire de M. Victor Hugo ?

m. d’anethan, ministre des affaires étrangères. — Oui[8].

m. jottrand. — … Signé de lui ? Avez-vous la preuve que, pour le triomphe de sa personnalité, il ait été prêt à plonger notre pays dans l’abîme de la lutte entre classes ?

Si vous pouviez fournir cette preuve, je déclarerais que l’expulsion a été méritée. Mais cette preuve, vous ne pouvez nous la donner ; je me défie de vos paroles, et, en conséquence, je voterai l’ordre du jour.

À la suite de cette discussion dans laquelle le ministre et le bourgmestre ont reproduit leurs affirmations mensongères, dont ferait justice l’enquête judiciaire éludée par le gouvernement belge, la Chambre a voté sur l’ordre du jour proposé par M. Defuisseaux.

Elle l’a rejeté à la majorité de 81 voix contre 5.

Ont voté pour :

MM. Couvreur.

MM. Defuisseaux.

MM. Demeur.

MM. Guillery.

MM. Jottrand.


§ 6
À M. le Rédacteur de lIndépendance belge.
Bruxelles, 1er  juin 1871.
Monsieur,

Je viens de lire la séance de la Chambre. Je remercie les hommes éloquents qui ont défendu, non pas moi qui ne suis rien, mais la vérité qui est tout. Quant à l’acte ministériel qui me concerne, j’aurais voulu garder le silence. Un expulsé doit être indulgent. Je dois répondre cependant à deux paroles, dites l’une par le ministre, l’autre par le bourgmestre. Le ministre, M. d’Anethan, aurait, d’après le compte rendu que j’ai sous les yeux, donné lecture du procès-verbal d’un entretien signé par moi. Aucun procès-verbal ne m’a été communiqué, et je n’ai rien signé. Le bourgmestre, M. Anspach, a dit du récit des faits publié par mon fils : C’est un roman. Ce récit est la pure et simple vérité, plutôt atténuée qu’aggravée. M. Anspach n’a pu l’ignorer. Voici en quels termes j’ai annoncé le fait aux divers fonctionnaires de police qui se sont présentés chez moi : Cette nuit, une maison, la mienne, habitée par quatre femmes et deux petits enfants, a été violemment attaquée par une bande poussant des cris de mort et cassant les vitres à coups de pierres, avec tentative d’escalade du mur et d’effraction de la porte. Cet assaut, commencé à minuit et demi, a fini à deux heures un quart, au point du jour. Cela se voyait, il y a soixante ans, dans la forêt Noire ; cela se voit aujourd’hui à Bruxelles.

Ce fait est un crime qualifié. À six heures du matin, le procureur du roi devait être dans ma maison ; l’état des lieux devait être constaté judiciairement, l’enquête de justice en règle devait commencer, cinq témoins devaient être immédiatement entendus, les trois servantes, Mme Charles Hugo et moi. Rien de tout cela n’a été fait. Aucun magistrat instructeur n’est venu ; aucune vérification légale des dégâts, aucun interrogatoire. Demain toute trace aura à peu près disparu, et les témoins seront dispersés ; l’intention de ne rien voir est ici évidente. Après la police sourde, la justice aveugle. Pas une déposition n’a été judiciairement recueillie ; et le principal témoin, qu’avant tout on devait appeler, on l’expulse.

Cela dit, je pars.

Victor Hugo.
§ 7
À MM. Couvreur, Defuissaux, Demeur, Guillery, Jottrand,
représentants du peuple belge.
Luxembourg, 2 juin 1871.
Messieurs,

Je tiens à vous remercier publiquement ; non pas en mon nom, car que suis-je dans de si grandes questions ? mais au nom du droit, que vous avez voulu maintenir, et au nom de la vérité, que vous avez voulu éclaircir. Vous avez agi comme des hommes justes.

L’offre d’asile qu’a bien voulu me faire, en nobles et magnifiques paroles, l’éloquent promoteur de l’interpellation, M. Defuisseaux, m’a profondément touché. Je n’en ai point usé. Dans le cas où les pluies de pierre s’obstineraient à me suivre, je ne voudrais pas les attirer sur sa maison.

J’ai quitté la Belgique. Tout est bien.

Quant au fait en lui-même, il est des plus simples.

Après avoir flétri les crimes de la Commune, j’avais cru de mon devoir de flétrir les crimes de la réaction. Cette égalité de balance a déplu.

Rien de plus obscur que les questions politiques compliquées de questions sociales. Cette obscurité, qui appelle l’enquête et qui quelquefois embarrasse l’histoire, est acquise aux vaincus de tous les partis, quels qu’ils soient ; elle les couvre en ce sens qu’elle veut l’examen. Toute cause vaincue est un procès à instruire. Je pensais cela. Examinons avant de juger, et surtout avant de condamner, et surtout avant d’exécuter. Je ne croyais pas ce principe douteux. Il paraît que tuer tout de suite vaut mieux.

Dans la situation où est la France, j’avais pensé que le gouvernement belge devait laisser sa frontière ouverte, se réserver le droit d’examen inhérent au droit d’asile, et ne pas livrer indistinctement les fugitifs à la réaction française, qui les fusille indistinctement.

Et j’avais joint l’exemple au précepte en déclarant que, quant à moi, je maintenais mon droit d’asile dans ma maison, et que, si mon ennemi suppliant s’y présentait, je lui ouvrirais ma porte. Cela m’a valu d’abord l’attaque nocturne du 27 mai, ensuite l’expulsion en règle. Ces deux faits sont désormais connexes. L’un complète l’autre ; le second protège le premier. L’avenir jugera.

Ce ne sont pas là des douleurs, et je m’y résigne aisément. Peut-être est-il bon qu’il y ait toujours un peu d’exil dans ma vie.

Du reste, je persiste à ne pas confondre le peuple belge avec le gouvernement belge, et, honoré d’une longue hospitalité en Belgique, je pardonne au gouvernement et je remercie le peuple.

Victor Hugo.
§ 8

En présence des falsifications catholiques et doctrinaires, M. Victor Hugo a adressé cette dernière lettre à l’Indépendance belge :

Luxembourg, 6 juin 1871.
Monsieur,

Permettez-moi de rétablir les faits.

Le 25 mai, au nom du gouvernement belge. M. d’Anethan dit :

« Je puis donner à la Chambre l’assurance que le gouvernement saura remplir son devoir avec la plus grande fermeté et avec la plus grande vigilance ; il usera des pouvoirs dont il est armé pour empêcher l’invasion sur le sol de la Belgique de ces gens qui méritent à peine le nom d’hommes et qui devraient être mis au ban de toutes les nations civilisées. (Vive approbation sur tous les bancs.})

« Ce ne sont pas des réfugiés politiques ; nous ne devons pas les considérer comme tels. »

C’est la frontière fermée. C’est le refus d’examen.

C’est contre cela que j’ai protesté, déclarant qu’il fallait attendre avant de juger, et que, quant à moi, si le gouvernement supprimait le droit d’asile en Belgique, je le maintenais dans ma maison.

J’ai écrit ma protestation le 26, elle a été publiée le 27 ; le 27, dans la nuit, ma maison était attaquée ; le 30 j’étais expulsé.

Le 31, M. d’Anethan a dit :

« Chaque cas spécial sera examiné, et lorsque les faits ne rentreront pas dans le cadre de la loi, la loi ne sera pas appliquée. Le gouvernement ne veut que l’exécution de la loi. »

Ceci, c’est la frontière ouverte. C’est l’examen admis. C’est ce que je demandais.

Qui a changé de langage ? est-ce moi ? Non, c’est le ministère belge.

Le 25 il ferme la frontière, le 27 je proteste, le 31 il la rouvre.

Il m’a expulsé, mais il m’a obéi.

L’asile auquel ont droit en Belgique les vaincus politiques, je l’ai perdu pour moi, mais gagné pour eux.

Cela me satisfait.

Recevez, monsieur, l’assurance de mes sentiments distingués.

Victor Hugo.

Depuis le départ de M. Victor Hugo, les journaux libéraux belges ont déclaré, en mettant le gouvernement belge au défi de démentir le fait, qu’un des chefs de la bande nocturne de la place des Barricades était M. Kervyn de Lettenhove, fils du ministre de l’intérieur.

Ce fait n’a pas été démenti.

En outre, ils ont annoncé que M. Anspach, le bourgmestre de Bruxelles, venait d’être nommé par le gouvernement français commandeur de la Légion d’honneur.


Dénoûment de l’incident belge.

(Voir les notes.)

VI

VIANDEN

Quand M. Victor Hugo, expulsé de Belgique, est arrivé dans le Luxembourg, à Vianden, la société chantante des travailleurs de Vianden, qui se nomme la Lyre ouvrière, lui a donné une sérénade. M. Victor Hugo a remercié en ces termes :

Mes amis de Vianden,

Vous dérangez un peu une idée que je m’étais faite. Cette année où nous sommes avait commencé pour moi par une ovation, et elle venait de finir par tout le contraire. Cela ne me déplaisait pas ; la huée est le correctif de l’applaudissement, la Belgique m’avait rendu ce petit service ; et, au point de vue philosophique où tout homme de mon âge doit se placer, je trouvais bon que l’acclamation de Paris eût pour contre-poids la lapidation de Bruxelles. Vous avez troublé cet équilibre, vous renouvelez autour de moi, non ce qu’a fait Bruxelles, mais ce qu’a fait Paris ; et cela ne ressemble pas du tout à une huée. L’année va donc finir pour moi comme elle a commencé, par une effusion de bienvenue populaire.

Eh bien, décidément je ne m’en plains pas.

Je vois à votre tête une noble intelligence, M. Paüly Strasser, votre bourgmestre. C’est un artiste en même temps qu’un homme politique. Vianden vit en lui ; député et bourgmestre, il en est l’incarnation. Dans cette ville il est plus que le magistrat, il est l’âme.

Je vous félicite en lui et je le félicite en vous.

Oui, votre cordiale bienvenue m’est douce.

Vous êtes des hommes des champs, et parmi vous il y a des hommes d’étude, car j’aperçois plusieurs maîtres d’école. C’est là un beau mélange. Cette réunion est un échantillon du vrai groupe humain qui se compose de l’ouvrier matériel et de l’ouvrier moral, et qui résume toute la civilisation dans l’embrassement du travail et de la pensée.

J’aime ce pays ; c’est la cinquième fois que j’y viens. Les autres années, j’y étais attiré par ma propre rêverie et par la pente que j’ai en moi vers les beaux lieux qui sont des lieux sauvages. Aujourd’hui j’y suis chassé par un coup de vent ; ce coup de vent, je le remercie.

Il me replace au milieu de vous.

Agriculteurs et travailleurs, je vous ressemble ; votre société s’appelle la Lyre ouvrière, quel nom touchant et cordial ! Au fond, vous et moi, nous faisons la même chose. Je creuse aussi moi un sillon, et vous dites un hymne aussi vous. Vous chantez comme moi, et comme vous je laboure. Mon sillon, c’est la dure glèbe humaine ; ma charrue, c’est mon esprit.

Vous venez de chanter des choses très belles. De nobles et charmantes femmes sont ici présentes, j’ai vu des larmes dans leurs yeux. Ne vous étonnez pas si, en vous remerciant, il y a un peu de tremblement dans ma voix. Depuis quelque temps je suis plus accoutumé aux cris de colère qu’aux chants du cœur, et ce que les colères ne peuvent faire, la sympathie le fait. Elle m’émeut.

Oui, j’aime ce pays de Vianden. Cette petite ville est une vraie figure du progrès ; c’est un raccourci de toute l’histoire. La nature a commencé par la doter ; elle a donné au hameau naissant un climat sain, une rivière vivifiante, une bonne terre, des coteaux pour la vigne, des montagnes pour la forêt. Puis, ce que la nature avait donné, la féodalité l’a pris. La féodalité a pris la montagne et y a mis un donjon, elle a pris la forêt et y a mis des bandits, elle a pris la rivière et l’a barrée d’une chaîne, elle a pris la terre et a mangé la moisson, elle a pris la vigne et a bu le vin. Alors la révolution de France est venue ; car, vous savez, c’est de France que viennent les clartés, c’est de France que viennent les délivrances. (Oui ! oui !) La révolution française a délivré Vianden. Comment ? en tuant le donjon. Tant que le château a vécu, la ville a été morte. Le jour où le donjon est mort, le peuple est né. Aujourd’hui, dans son paysage splendide que viendra visiter un jour toute l’Europe, Vianden se compose de deux choses également consolantes et magnifiques, l’une sinistre, une ruine, l’autre riante, un peuple.

Tout à l’heure, amis, pendant qu’autour de moi vous chantiez, j’écoutais. Un de vos chants m’a saisi. Il m’a remué entre tous, je crois l’entendre encore. Laissez-moi vous le raconter à vous-mêmes.

L’orchestre se taisait. Il n’y avait pas d’instruments. La voix humaine avait seule la parole.

Un de vous, que j’aperçois et que je salue de la main, était debout à part et comme en dehors du groupe ; mais dans la nuit et sous les arbres on le distinguait à peine. On l’entendait.

Qui entendait-on ? on ne savait. C’était solennel et grand.

Une voix grave parlait dans l’ombre, puis s’interrompait, et les autres voix répondaient. Toutes les voix qui étaient ensemble étaient basses, et la voix qui était seule était haute. Rien de plus pathétique. On eût dit un esprit enseignant une foule.

La mélopée était majestueuse. Les paroles étaient en allemand ; je ne comprenais pas les paroles, mais je comprenais le chant. Il me semblait que j’en avais une traduction dans l’âme. J’écoutais ce grand dialogue d’un archange avec une multitude ; ce respectueux chuchotement des peuples répondant aux divines explications d’un génie. Il y avait comme un frémissement d’ailes dans la vibration auguste de la voix solitaire. C’était plus qu’un verbe humain. C’était comme une voix de la forêt, de la nature et de la nuit donnant à l’homme, à tous les hommes, hélas ! épuisés de fatigue, accablés de rancunes et de vengeances, saturés de guerre et de haine, les grands conseils de la sérénité éternelle.

Et au-dessus de tous les fronts inclinés, au milieu de tous nos deuils, de toutes nos plaies, de toutes nos inimitiés, cela venait du ciel, et c’était l’immense reproche de l’amour.

Amis, la musique est une sorte de rêve. Elle propose à la pensée on ne sait quel problème mystérieux. Vous êtes venus à moi chantant ; ce que vous avez chanté je le parle. Vous m’avez apporté cette énigme, l’Harmonie, et je vous en donne le mot : Fraternité.

Mes amis, emplissons nos verres. Au-dessus des empereurs et des rois,

je bois à l’harmonie des peuples et à la fraternité des hommes.

VII

ÉLECTIONS DU 2 JUILLET 1871

M. Victor Hugo était absent de Paris lors des élections de juillet, faites sous l’état de siége, sans presse libre et sans réunions publiques ; du reste viciées, selon lui, par deux mesures, l’incarcération en masse et la radiation arbitraire, qui avaient écarté du vote environ 140,000 électeurs.


PARIS. — VOTE DU 2 JUILLET
victor hugo : 57,854 voix

CONCLUSION

De ce recueil de faits et de pièces, livré sans réflexions à la conscience de tous, il résulte ceci :

Après une absence de dix-neuf ans moins trois mois, je suis rentré dans Paris le 5 septembre 1870 ; pendant les cinq mois qu’a duré le siége, j’ai fait mes efforts pour aider à la défense et pour maintenir l’union en présence de l’ennemi ; je suis resté dans Paris jusqu’au 13 février ; le 13 février, je suis parti pour Bordeaux ; le 15, j’ai pris séance à l’Assemblée nationale ; le 1er  mars, j’ai parlé contre le traité de paix, qui nous coûte deux provinces et cinq milliards ; le 2, j’ai voté contre ce traité ; dans la réunion de la gauche radicale, le 3 mars, j’ai proposé un projet de résolution, que la réunion a adopté à l’unanimité et qui, s’il eût pu être présenté en temps utile et adopté par l’Assemblée, eût établi la permanence des représentants de l’Alsace et de la Lorraine sur leurs siéges jusqu’au jour où ces provinces redeviendront françaises de fait comme elles le sont de droit et de cœur ; dans le onzième bureau, le 6 mars, j’ai conseillé à l’Assemblée de siéger à Paris, et j’ai indiqué les dangers du refus de rentrer ; le 8 mars, je me suis levé pour Garibaldi méconnu et insulté, et, l’Assemblée m’ayant fait l’honneur de me traiter comme lui, j’ai comme lui donné ma démission ; le 18 mars, j’ai ramené à Paris mon fils, mort subitement le 13, j’ai remercié le peuple, qui, bien qu’en pleine émotion révolutionnaire, a voulu faire cortége à ce cercueil ; le 21 mars, je suis parti pour Bruxelles, où la tutelle de deux orphelins et la loi qui règle les liquidations de communauté exigeaient ma présence ; de Bruxelles, j’ai combattu la Commune à propos de l’abominable décret des otages et j’ai dit : Pas de représailles ; j’ai rappelé à la Commune les principes, et j’ai défendu la liberté, le droit, la raison, l’inviolabilité de la vie humaine ; j’ai défendu la Colonne contre la Commune et l’Arc de triomphe contre l’Assemblée ; j’ai demandé la paix et la conciliation, j’ai jeté contre la guerre civile un cri indigné ; le 26 mai, au moment où la victoire se décidait pour l’Assemblée, le gouvernement belge ayant mis hors la loi les vaincus, qui étaient les hommes mêmes que j’avais combattus, j’ai réclamé pour eux le droit d’asile, et, joignant l’exemple au précepte, j’ai offert l’asile dans ma maison ; le 27 mai, j’ai été attaqué la nuit chez moi par une bande dont faisait partie le fils d’un membre du gouvernement belge ; le 29 mai, j’ai été expulsé par le gouvernement belge ; en résumé j’ai fait mon devoir, rien que mon devoir, tout mon devoir ; qui fait son devoir est habituellement abandonné ; c’est pourquoi, ayant eu en février dans les élections de Paris 214,000 voix, je suis surpris qu’il m’en soit resté en juillet 57,000.

J’en suis profondément touché.

J’ai été heureux des 214,000 ; je suis fier des 57,000.

(Écrit à Vianden, en juillet 1871.)

NOTES

NOTES

DU TOME PREMIER

NOTE I.

ÉLECTIONS DU 8 FÉVRIER 1871
seine
Liste complète des représentants élus.
Électeurs inscrits : 545,605.
1. 
Louis Blanc 
 216,471
2. 
Victor Hugo 
 214,169
3. 
Garibaldi 
 200,065
4. 
Edgar Quinet 
 169,008
5. 
Gambetta 
 191,211
6. 
Henri Rochefort 
 193,248
7. 
Amiral Saisset 
 154,347
8. 
Ch. Delescluze 
 153,897
9. 
P. Joigneaux 
 153,314
10. 
Victor Schoelcher 
 149,918
11. 
Félix Pyat 
 141,118
12. 
Henri Martin 
 139,155
13. 
Amiral Pothuau 
 138,122
14. 
Édouard Lockroy 
 134,635
15. 
F. Gambon 
 129,573
16. 
Dorian 
 128,197
17. 
Ranc 
 126,572
18. 
Malon 
 117,253
19. 
Henri Brisson 
 115,710
20. 
Thiers 
 102,945
21. 
Sauvage 
 102,690
22. 
Martin Bernard 
 102,188

23. 
Marc Dufraisse 
 101,192
24. 
Greppo 
 101,001
25. 
Langlois 
 95,756
26. 
Général Frébault 
 95,235
27. 
Clémenceau 
 95,048
28. 
Vacherot 
 94,394
29. 
Jean Brunet 
 93,345
30. 
Charles Floquet 
 93,438
31. 
Cournet 
 91,648
32. 
Tolain 
 89,160
33. 
Littré 
 87,780
34. 
Jules Favre 
 81,126
35. 
Arnaud (de l’Ariège) 
 79,710
36. 
Ledru-Rollin 
 76,736
37. 
Léon Say 
 75,939
38. 
Tirard 
 75,178
39. 
Razona 
 74,415
40. 
Edmond Adam 
 73,217
41. 
Millière 
 73,145
42. 
A. Peyrat 
 72,243
43. 
E. Farcy 
 69,798

NOTE II.

VICTOR HUGO À BORDEAUX.
(Extrait de la Gironde, 16 février 1871.)

À l’issue de la séance, des groupes nombreux stationnaient autour du palais de l’Assemblée, qui était protégé par un cordon de garde nationale. Chaque député, à sa sortie, a été accueilli par le cri de : Vive la république !

Les acclamations ont redoublé lorsque Victor Hugo, qui avait assisté à la séance, est arrivé à son tour sur le grand perron. À partir de ce moment, les vivats en l’honneur du grand poëte des Châtiments ont alterné avec les vivats en l’honneur de la république.

Cette ovation, à laquelle la garde nationale elle-même a pris part, s’est prolongée sur tout le passage de Victor Hugo, qui, du geste et du regard, répondait aux acclamations de la foule.

NOTE III.

DÉMISSION DE VICTOR HUGO.

Nous reproduisons, en les atténuant, les appréciations des principaux écrivains politiques présents à Bordeaux, sur la séance où Victor Hugo a dû donner sa démission.

Bordeaux, 8 mars (5 heures 1/2).

À la dernière minute, quelques mots en hâte sur l’événement qui met l’Assemblée et la ville en rumeur.

Victor Hugo vient de donner sa démission.

Voici comment et pourquoi.

La vérification des pouvoirs en était arrivée aux élections de l’Algérie. La nomination de Gambetta à Oran et celle de M. Mocquard à Constantine venaient d’être validées.

Pour l’élection de Garibaldi à Oran, le rapporteur proposait l’annulation, attendu que « Garibaldi n’est pas français ».

Applaudissements violents à droite.

Le président dit : — Je mets l’annulation aux voix. Personne ne demande la parole ?

— Si fait, moi ! dit Victor Hugo.

Profond silence. — Victor Hugo a parlé admirablement, avec une indignation calme, si ces deux mots peuvent s’allier. Le Moniteur vous portera ses paroles exactes ; je les résume tant bien que mal :

— La France, a-t-il dit, vient de passer par des phases terribles, dont elle est sortie sanglante et vaincue ; elle n’a rencontré que la lâcheté de l’Europe. La France a toujours pris en main la cause de l’Europe, et pas un roi ne s’est levé pour elle, pas une puissance. Un homme seul est intervenu, qui est une puissance aussi. Son épée, qui avait déjà délivré un peuple, voulait en sauver un autre. Il est venu, il a combattu…

— Non ! non ! crie la droite furieuse. Non ! il n’a pas combattu !

Et des insultes pour Garibaldi.

— Allons ! riposte Victor Hugo, je ne veux offenser ici personne ; mais, de tous les généraux français engagés dans cette guerre, Garibaldi est le seul qui n’ait pas été vaincu !

Là-dessus, épouvantable tempête. Cris : À l’ordre ! à l’ordre !

Dans un intervalle entre deux ouragans, Victor Hugo reprend :

— Je demande la validation de l’élection de Garibaldi.

Cris de la droite plus effroyables encore : — À l’ordre ! à l’ordre ! Nous voulons que le président rappelle M. Victor Hugo à l’ordre.

Le général Ducrot se fait remarquer parmi les plus bruyants.

Le président. — Je demande à M. Victor Hugo de vouloir bien s’expliquer. Je rappellerai à l’ordre ceux qui l’empêcheront de parler. Je suis juge du rappel à l’ordre.

Le tumulte est inexprimable. Victor Hugo fait de la main un geste ; on se tait ; il dit :

— Je vais vous satisfaire. Je vais même aller plus loin que vous. Il y a trois semaines, vous avez refusé d’entendre Garibaldi ; aujourd’hui vous refusez de m’entendre ; je donne ma démission.

Stupeur et consternation à droite. Le général Ducrot croit injurier Garibaldi en disant qu’il est venu défendre, non la France, mais la République.

Cependant le président annonce « que M. Victor Hugo vient de lui faire remettre une lettre par laquelle il donne sa démission ».

— Est-ce que M. Victor Hugo persiste ? demande-t-il.

— Je persiste, dit Victor Hugo.

— Non ! non ! lui crie-t-on maintenant à droite.

Mais il répète : — Je persiste.

Et le président reprend : — Je ne lirai néanmoins cette lettre qu’à la séance de demain.

Séance du 8.

Je vous ai jeté, à la dernière minute, quelques mots sur l’événement qui était la rumeur d’hier et qui est encore la rumeur d’aujourd’hui, — la démission de Victor Hugo.

Si vous aviez assisté à ce moment de la séance, aux vociférations de la réaction, à sa rage, à son épilepsie, comme vous approuveriez le grand orateur de n’être pas resté là !

Victor Hugo avait dit que Garibaldi était le seul de nos généraux qui n’eût pas été battu. Notez que c’est rigoureusement exact, — et que ce n’est pas injurieux pour les quelques généraux énergiques, mais malheureux, qui n’ont pas à rougir de n’avoir pas réussi. Et, en effet, quand la majorité a hurlé : « Vous insultez nos généraux ! » Chanzy, Jauréguiberry, l’amiral La Roncière, etc., ont fait signe que non, et il n’y a eu que deux généraux parfaitement inconnus, et un troisième trop connu par son serment — M. Ducrot — qui se soient déclarés offensés.

Lorsque Victor Hugo a dit que Garibaldi était venu avec son épée … — un vieux rural a ajouté : — Et Bordone ! Ce vieux rural s’appelle M. de Lorgeril.

Victor Hugo : « Garibaldi est venu, il a combattu… » Toute la majorité : « Non ! non ! » Donc ils ne veulent même pas que Garibaldi ait combattu. On se demande s’ils comprennent ce qu’ils disent.

Il s’est trouvé un rural pour cette interruption : « Faites donc taire M. Victor Hugo ; il ne parle pas français. »

Au paroxysme du tumulte, il fallait voir le dédain et l’impassibilité de l’orateur attendant, les bras croisés, la fin de ce vacarme inférieur.

Vous allez avoir de la peine à me croire ; eh bien, quand Victor Hugo a donné sa démission, même cette majorité-là a senti, ce dont je l’aurais crue incapable, qu’en perdant l’éternel poëte des Châtiments, elle perdait quelque chose. M. Grévy ayant demandé si Victor Hugo persistait dans sa démission, il y a eu sur tous les bancs des voix qui ont crié : Non ! non !

Victor Hugo a persisté. Et comme il a eu raison ! Qu’il retourne à Paris, et qu’il laisse cette majorité parfaire toute seule ce qu’elle a si bien commencé en livrant à la Prusse Strasbourg et Metz.


La validation des élections a eu son cours. J’allais me retirer, quand tout à coup Victor Hugo apparaît à la tribune. Quelle que soit l’opinion de M. Victor Hugo comme homme politique, il est un fait incontestable, c’est qu’il est un puissant esprit, le plus grand poëte de France, et qu’à ce titre il a droit au respect d’une assemblée française, et doit tout au moins être écouté d’elle. C’est au milieu des hurlements, des cris, d’un tumulte indescriptible, du refus de l’écouter, que M. Victor Hugo est resté une bonne demi-heure à la tribune. Il s’agissait de l’élection de Garibaldi à Alger. On voulait l’écarter parce qu’il n’a pas la qualité de français.

« La France accablée, mutilée en présence de toute l’Europe, n’a rencontré que la lâcheté de l’Europe. Aucune puissance européenne ne s’est levée pour défendre la France, qui s’était levée tant de fois pour défendre l’Europe. Un homme est intervenu. (Ici les murmures commencent.) Cet homme est une puissance. (À droite, grognements.) Cet homme, qu’avait-il ? (Rires des cacochymes.) Une épée. Cette épée avait délivré un peuple. (La voix de l’orateur, si forte, est couverte par les violentes apostrophes de la majorité.) Elle pouvait en sauver un autre. (Dénégations frénétiques, jeunes et vieux se lèvent ivres de colère.) Enfin cet homme a combattu. (Ici l’orage crève. C’est un torrent. La voix du président est étouffée ; le bruit de la clochette n’arrive pas jusqu’à nous, et pourtant elle est agitée avec vigueur. On n’entend plus que ces mots : Ce n’est pas vrai, c’est un lâche ! Garibaldi ne s’est jamais battu ! Enfin le président saisit un moment de calme relatif et, avec colère, lance une dure apostrophe à cette assemblée que l’intolérance aveugle. Hugo, calme et serein, les mains dans les poches, laisse passer l’orage.)

« Je ne veux blesser personne. Il est le seul des généraux qui ont lutté pour la France qui n’ait pas été vaincu. » (À ces mots la rage déborde : À l’ordre ! à la porte ! Qu’il ne parle plus ! Nous ne voulons plus l’entendre ! Tels sont les cris qui s’échangent au milieu d’une exaspération croissante.)

Hugo se croise les bras et attend. Le président refuse de rappeler l’orateur à l’ordre. Hugo, alors, avec une grande dignité : « Il y a trois semaines, vous avez refusé d’entendre Garibaldi — (Vous mentez ; tout le monde sait que ce n’est pas vrai ! lui crie-t-on), — aujourd’hui vous refusez de m’entendre, je me retire. »

Alors Ducrot s’élance à la tribune et demande une enquête pour savoir si Garibaldi est venu défendre la France ou la République universelle. — Il est accueilli par des hourrahs de : Oui, oui.

Le président, consterné, demande publiquement à Hugo de retirer la lettre par laquelle il donne sa démission. Sollicité vivement par quelques amis, Hugo répond avec fermeté : Non ! non ! non !

L’Assemblée comprend l’acte ridicule qu’elle a commis et le président demande de ne lire cette lettre que demain.

Les hommes de cœur et d’intelligence ne peuvent plus rester… — Germain Casse.


Deux délégations ont été adressées à Victor Hugo pour l’engager à retirer sa démission.

La première venait au nom de la réunion républicaine de la rue de l’Académie. M. Bethmont a pris la parole.

La seconde au nom du centre gauche, l’envoyé était M. Target.

Victor Hugo, en les remerciant avec émotion de leur démarche, leur a expliqué les raisons qui l’obligeaient à persister dans sa résolution et à maintenir sa démission.

L’Assemblée qui a chassé Garibaldi a refusé d’entendre Victor Hugo. Ces deux actes suffiront à l’histoire pour la juger. Nous ne regrettons pas seulement l’admirable orateur que nous n’entendrons plus, nous regrettons encore, nous jeunes gens, cette grande indulgence, cette grande bienveillance et cette grande bonté qui étaient près de nous. C’est un triple deuil.

Le tumulte a été grand. La majorité, non contente d’avoir invalidé l’élection de Garibaldi, a voulu qu’il fût calomnié à la tribune. Un député — que je ne connais pas — mais que l’Assemblée a pris pour le général Ducrot, s’est chargé de ce soin. Ce député a donné à entendre qu’il fallait attribuer à Garibaldi la défaite de l’armée de l’Est. J’ai senti, à ces mots, comme tous les honnêtes gens, une vive indignation, et je n’ai pu me retenir de demander la parole. Elle me fut retirée dès mes premières phrases, je ne sais pourquoi. Je voulais seulement faire remarquer à mes honorables collègues qu’ils étaient dans une erreur complète touchant le général Ducrot et le député qui, si audacieusement, usurpait ce titre et ce nom.

Le général Ducrot, dans une circulaire célèbre, a dit :

— Je reviendrai mort ou victorieux !

Or le général Ducrot n’est point homme à prononcer de telles paroles en l’air. Il a été, malheureusement, vaincu, et je le tiens pour mort. On me dira tout ce qu’on voudra, je n’en démordrai point. Le général Ducrot est mort. Et le député qui a parlé hier et qui paraît se porter fort bien n’est point le général Ducrot.

M. Jules Favre a dit, il est vrai : « Ni un pouce de notre territoire, ni une pierre de nos forteresses », et il a donné l’Alsace et il a donné la Lorraine. M. Trochu a dit : "Je ne capitulerai pas", et il a prié un de ses amis de capituler. Mais M. le général Ducrot est mort. Jamais on ne me persuadera le contraire.

M. le général Ducrot, s’il avait vécu, aurait compris qu’il n’appartenait point à un général battu d’attaquer un général victorieux ; il n’aurait rappelé ni Wissembourg, où il a été défait, ni Buzenval, où il est arrivé six heures trop tard. Il se serait tu, — se conformant à cet axiome que les grandes douleurs doivent être muettes.

L’histoire compte déjà le faux Démétrius et le faux Smerdis. Nous

avons le faux Ducrot. Voilà tout — Édouard Lockroy.

NOTE IV.

Le soir du 8 mars, à une députation de citoyens de Bordeaux venant le prier de retirer sa démission, M. Victor Hugo a dit :

Je ne juge pas cette Assemblée, je la constate. Je me sens même indulgent pour elle. Elle est comme un enfant mal venu. Elle est le produit de la France mutilée. Elle m’afflige et m’attendrit comme un nouveau-né infirme. Elle se croit issue du suffrage universel. Or le suffrage universel qui l’a nommée était séparé de Paris. Sans Paris, il n’y a pas de lumière sur le suffrage universel, et le vote reste obscur. Électeur ignorant, élu quelconque. C’est le malheur du moment. L’Assemblée en est plus victime que coupable. Tout en souhaitant qu’elle disparaisse vite, je lui suis bienveillant. Plus elle m’a insulté, plus je lui pardonne.

Ceci est la quatrième Assemblée dont je fais partie. J’ai donc l’habitude de la lutte parlementaire. On m’a interrompu, cela me serait bien égal. L’Assemblée ne me connaît point, mais vous me connaissez, vous, et vous ne vous y méprenez pas. Je suis pour la liberté de la tribune, et je suis pour la liberté de l’interruption. D’abord, l’interruption est une liberté ; cela suffit pour qu’elle me plaise. Ensuite l’interruption aide l’improvisation ; elle suggère à l’orateur l’inattendu. Je fais donc plus que d’absoudre l’interruption, je l’aime ; à une condition, c’est qu’elle sera passionnée, c’est-à-dire loyale. Je ne lui demande pas d’être polie, je lui demande d’être honnête. Un jour un interrupteur m’a reproché l’argent que coûterait mon discours : Et dire que ce discours coûtera vingt-cinq francs à la France ! il était de bonne foi, j’ai souri. Un autre jour, le 17 juin 1851, je dénonçais le complot qui a éclaté en décembre, et je déclarais que le président de la république conspirait contre la république ; on m’a crié : Vous êtes un infâme calomniateur ! C’était vif ; cette fois encore, j’ai souri. Pourquoi ? c’est que l’interrupteur était simplement un imbécile. Or, être un imbécile, c’est un droit ; bien des gens en usent.

Je n’interromps jamais, mais j’aime qu’on m’interrompe. Cela me repose. Je me trompe en disant que je n’interromps jamais. Une fois dans ma vie j’ai interrompu un ministre ; M. Léon Faucher, je crois, était à la tribune. C’était en 1849, il faisait l’éloge du roi de Naples, et je lui criai : — Le roi de Naples est un monstre. — Ce mot a fait le tour de l’Italie et n’a évidemment pas nui à la chute des Bourbons de Naples. L’interruption peut donc être bonne.

J’admets l’interruption. Je l’admets pleinement. J’admets que l’orateur soit vieux et que l’interrupteur soit jeune, j’admets que l’orateur ait des cheveux blancs et que l’interrupteur n’ait pas même de barbe au menton, j’admets que l’orateur soit vénérable et que l’interrupteur soit ridicule. J’admets qu’on dise à Caton : Vous êtes un lâche. J’admets qu’on dise à Tacite : Vous mentez. J’admets qu’on dise à Molière ou à Voltaire : Vous ne savez pas le français. J’admets qu’un homme de l’empire insulte un homme de l’exil. Écoutez, je vais vous dire, en fait d’injures, j’admets tout. Je vais loin, comme vous voyez. Mais, en fait de servitude, je n’admets rien. Je n’admets pas que la tribune soit supprimée par l’interruption. Opprimée oui, supprimée non. Là commence ma résistance. Je n’admets pas que la liberté inférieure abolisse la liberté supérieure. Je n’admets pas que celui qui crie bâillonne celui qui pense ; criez tant que vous voudrez, mais laissez-moi parler. Je n’admets pas que l’orateur soit l’esclave de l’interrupteur. Or, voici en quoi consiste l’esclavage de l’orateur ; c’est en ceci seulement : ne pouvoir dire sa pensée. Vous m’appelez calomniateur. Que m’importe, si vous me laissez dire ce que vous appelez ma calomnie. Ma liberté, c’est ma dignité. Frappe, mais écoute. Insultez-moi, mais laissez-moi libre. Or, le 17 juillet 1851, j’ai pu dénoncer et menacer Bonaparte, et le 8 mars 1871, je n’ai pu défendre Garibaldi. Cela, je ne l’admets pas. Je ne consens pas à cette dérision : avoir la parole et avoir un bâillon. Être à la tribune et être au bagne. Vouloir obéir à sa conscience, et ne pouvoir qu’obéir à la majorité. On n’obtiendra pas de moi cette bassesse, et je m’en vais.

En dehors de cette question de principes qui me commande ma démission, je le répète, je n’en veux pas à l’Assemblée. Le loup est né loup et restera loup. On ne change pas son origine. Si certains membres de la droite, qui peut-être en leur particulier sont les meilleures gens du monde, mais qui sont illettrés, ignorants et inconvenants, font que parfois l’Assemblée nationale de France ressemble à une populace, ce n’est certes pas la faute de ces honorables membres qui sont, à leur insu, une calamité publique. C’est le malheur de tous, et ce n’est le crime de personne. Mais ce malheur, tant que l’Assemblée siégera, est irrémédiable. Là où il n’y a pas de remède, le médecin est inutile.

Je n’espère rien de cette Assemblée, j’attends tout du peuple. C’est pourquoi je sors de l’Assemblée, et je rentre dans le peuple.

La droite m’a fait l’honneur de me prendre pour ennemi personnel. Il y a dans l’Assemblée bien des hommes du dernier empire ; en entrant dans l’Assemblée, j’ai oublié que j’avais fait les Châtiments ; mais eux, ils s’en souviennent. De là ces cris furieux.

J’amnistie ces clameurs, mais je veux rester libre. Et encore une fois, je m’en vais.


Le même soir, 8 mars, la réunion de la gauche radicale a vivement pressé le représentant Victor Hugo de retirer sa démission. Il a persisté, et il a adressé à la réunion quelques paroles que nous reproduisons :

Je persiste dans ma résolution.

C’est pour moi une douleur de vous quitter, vous avec qui je combattais.

Plusieurs d’entre vous et moi, nous étions ensemble dans Paris devant l’ennemi, la Prusse ; nous sommes ensemble à Bordeaux devant un autre ennemi, la monarchie. Je vous quitte, mais c’est pour continuer le combat. Soyez tranquilles.

Ici le combat est devenu impossible, à moi du moins. J’ai souri de ce bon curé debout qui me montrait le poing et qui criait : À mort ! C’était sa façon de demander le rappel à l’ordre. Cela ne serait que risible si la droite finissait par écouter. Mais non. C’est l’interruption à jet continu. Nul moyen de dire sa pensée tout entière. La majorité ne veut pas qu’une idée se fasse jour. C’est la voie de fait et la violence remplaçant la discussion. L’Assemblée n’a pas voulu entendre Garibaldi, et il n’a pu rester dans l’Assemblée plus d’un jour. Elle n’a pas voulu m’entendre, et j’ai donné ma démission. Tenez, le jour où M. Thiers cessera de leur plaire, la droite le traitera comme elle a traité Garibaldi, comme elle m’a traité, et je ne serais pas surpris qu’elle le forçât, lui aussi, à donner sa démission[9]. Ne nous faisons aucune illusion. La Chambre introuvable est retrouvée, nous sommes en 1815.

C’est du reste une loi, toute invasion étrangère est suivie d’une invasion monarchique. Après le droit de force, le droit divin. Après le glaive, le sceptre.

Ce sera pour moi un insigne honneur et un beau souvenir d’avoir présidé pendant quelques jours, moi le moindre d’entre vous, cette généreuse réunion ; cette réunion où vous êtes, vous, Louis Blanc, historien profond, orateur puissant, grande âme ; vous Schoelcher, duquel j’ai dit : Schoelcher a élevé la vertu jusqu’à la gloire ; vous Peyrat, grand journaliste, conscience droite et talent fier ; vous, Lockroy, esprit éclatant et intrépide ; vous, Langlois, combattant de la tribune comme du champ de bataille ; vous, Joigneaux, vous, Edmond Adam, vous, Floquet, vous, Martin-Bernard, vous, Naquet, vous, Brisson, hommes éloquents et vaillants, vous tous, car tous comptent ici. Chez les vieux, la vétérance n’exclut pas l’énergie ; chez les jeunes, l’ardeur n’exclut pas la gravité. Dans le camp démocratique, on mûrit vite et on ne vieillit pas.

Je vous quitte, mais, je le répète, c’est pour mieux combattre. Quand l’interruption devient la mutilation, l’orateur doit descendre de la tribune ; il le doit à sa dignité, il le doit à la liberté. Mais je serai l’orateur du dehors. Je reste votre auxiliaire. Une haine systématique étouffe ici ma voix. Mais on étouffe une voix, on n’étouffe pas une pensée. Paralysé ici, je retrouve hors d’ici toute ma liberté d’action. Et au besoin, je saurai, s’il le faut, reprendre la route de l’exil. Souvent, parler de plus loin, c’est parler de plus haut.

Je ne dis pas que je ne consentirai jamais à rentrer dans une Chambre ; plus tard, quand les leçons données auront porté leur fruit, quand la liberté de la tribune sera rétablie, si mes concitoyens se souviennent assez de moi pour savoir mon nom, j’accepterai d’eux, alors comme toujours, toutes les formes du devoir. Je remonterai, s’ils le désirent, à la tribune redevenue possible pour moi, et j’y défendrai la république, le peuple, la France, et tous les grands principes du droit auxquels appartiennent ma dernière parole comme orateur, ma dernière pensée comme écrivain, et mon dernier souffle comme citoyen.

NOTE V.

FIN DE L’INCIDENT BELGE.

L’incident belge a eu une suite. Le dénoûment a été digne du commencement. La conscience publique exigeait un procès. Le gouvernement belge l’a compris ; il en a fait un. À qui ? Aux auteurs et complices du guet-apens de la place des Barricades ? Non. Au fils de Victor Hugo, et un peu par conséquent au père. Le gouvernement belge a simplement accusé M. François-Victor Hugo de vol. M. François-Victor Hugo avait depuis quatre ou cinq ans dans sa chambre quelques vieux tableaux achetés en Flandre et en Hollande. Le gouvernement catholique belge a supposé que ces tableaux devaient avoir été volés au Louvre par la Commune et par M. François-Victor Hugo. Il les a fait saisir en l’absence de M. François-Victor Hugo, et un juge nommé Cellarier a gravement et sans la moindre stupeur instruit le procès. Au bout de six semaines, il a fallu renoncer à cette tentative, digne pendant de la tentative nocturne du 27 mai. La justice belge s’est désistée du procès, a rendu les tableaux et a gardé la honte. De tels faits ne se qualifient pas.

La justice belge n’ayant pu donner le change à l’opinion, et n’ayant pas réussi dans son essai de poursuivre un faux crime, à paru, au bout de trois mois, se souvenir qu’elle avait un vrai crime à poursuivre. Le 20 août, M. Victor Hugo a reçu, à Vianden, l’invitation de faire sa déclaration sur l’assaut du 27 mai devant le juge d’instruction de Diekirch. Il l’a faite en ces termes :

Le 1er  juin 1871, au moment de quitter la Belgique, j’ai publié la déclaration que voici :

« L’assaut nocturne d’une maison est un crime qualifié. À six heures du matin, le procureur du roi devait être dans ma maison ; l’état des lieux devait être constaté judiciairement, l’enquête de justice en règle devait commencer, cinq témoins devaient être immédiatement entendus, les trois servantes, Mme Charles Hugo et moi. Rien de tout cela n’a été fait. Aucun magistrat instructeur n’est venu ; aucune vérification légale des dégâts, aucun interrogatoire. Demain toute trace aura à peu près disparu, et les témoins seront dispersés ; l’intention de ne rien voir est ici évidente. Après la police sourde, la justice aveugle. Pas une déposition n’a été judiciairement recueillie ; et le principal témoin, qu’avant tout on devrait appeler, on l’expulse.

« Victor Hugo. »

Tout ce que j’ai indiqué dans ce qu’on vient de lire s’est réalisé.

Aujourd’hui, 20 août 1871, je suis cité à faire, par-devant le juge d’instruction de Diekirch (Luxembourg), délégué par commission rogatoire, la déclaration de l’acte tenté contre moi dans la nuit du 27 mai.

Deux mois et vingt-quatre jours se sont écoulés.

Je suis en pays étranger.

Le gouvernement belge a laissé aux traces matérielles le temps de disparaître, et aux témoins le temps de se disperser et d’oublier.

Puis, quand il a fait tout ce qu’il a pu pour rendre l’enquête illusoire, il commence l’enquête.

Quand la justice belge pense qu’au bout de près de trois mois le fait a eu le temps de s’évanouir judiciairement et est devenu insaisissable, elle se saisit du fait.

Pour commencer, au mépris du code, elle qualifie, dans la citation qui m’est remise, l’assaut d’une maison par une bande armée de pierres et poussant des cris de mort : « violation de domicile ».

Pourquoi pas tapage nocturne ?

À mes yeux, le crime qualifié de la place des Barricades a une circonstance atténuante. C’est un fait politique. C’est un acte sauvage et inconscient, un acte d’ignorance et d’imbécillité, du même genre que les faits reprochés aux agents de la Commune. Cette assimilation est acquise aux hommes de la place des Barricades. Ils ont agi aveuglément comme agissaient les instruments de la Commune. C’est pourquoi je les couvre de la même exception. C’est pourquoi il ne m’a pas convenu d’être plaignant.

C’est pourquoi, témoin, j’eusse plaidé la circonstance atténuante qu’on vient d’entendre.

Mais je n’ai pas voulu être plaignant, et le gouvernement belge n’a pas voulu que je fusse témoin.

Je serai absent.

Par le fait de qui ?

Par le fait du gouvernement belge.

La conduite du ministère belge, dans cette affaire, a excité l’indignation de toute la presse libre d’Europe, que je remercie.

En résumé,

Près de trois mois s’étant écoulés,

Les traces matérielles du fait étant effacées,

Les témoins étant dispersés,

Le principal témoin, le contrôleur nécessaire de l’instruction, étant écarté,

L’enquête réelle n’étant plus possible,

Le débat contradictoire n’étant plus possible,

Il est évident que ce simulacre d’instruction ne peut aboutir qu’à un procès dérisoire ou à une ordonnance de non-lieu, plus dérisoire encore.

Je signale et je constate cette forme nouvelle du déni de justice.

Je proteste contre tout ce qui a pu se faire en arrière de moi.

L’audacieuse et inqualifiable tentative faite contre mon fils, à propos de ses tableaux, par la justice belge, montre surabondamment de quoi elle est capable.

Je maintiens contre le gouvernement belge et contre la justice belge toutes mes réserves.

Je fais juge de cette justice-là la conscience publique.

Victor Hugo.
Diekirch, 22 août 1871.

Voici comment s’est terminée la velléité de justice qu’avait eue la justice : un juge d’instruction a mandé M. Kerwyn de Lettenhove, fils du ministre de l’intérieur local, et désigné par toute la presse libérale belge comme un des coupables du 27 mai. Ce M. Kerwyn n’a pu nier qu’il n’eût fait partie de la bande qui avait assiégé la nuit une maison habitée et failli tuer un petit enfant. L’honorable juge, sur cet aveu, lui a demandé s’il voulait nommer ses complices. M. Kerwyn a refusé. Le juge l’a condamné à cent francs d’amende. Fin.

NOTE VI.

La lettre du 26 mai à l’Indépendance belge disait primitivement :

« Johannard et La Cécilia… font fusiller un enfant… »

Ce fait est inexact, comme le prouve la lettre suivante du général La Cécilia. Le général La Cécilia, disons-le à son honneur, a été commandant des francs-tireurs de Châteaudun.

À M. VICTOR HUGO.
Genève, 2 août 1871.
Monsieur,

Dans une lettre, désormais historique, que vous ayez adressée à l’Indépendance belge, à la date du 26 mai, j’ai lu, avec une pénible surprise, la phrase suivante :

« Ceux de la Commune, Johannard et La Cécilia, qui font fusiller un enfant de quinze ans, sont des criminels… »

Par suite de quelle erreur fatale votre voix illustre et vénérée s’élevait-elle pour m’accuser d’une lâcheté aussi odieuse ? C’est ce qu’il m’importait de rechercher, mais le soin de dérober ma tête aux fureurs de la réaction m’a empêché jusqu’ici de le faire.

Sans attendre mes explications, plusieurs de mes amis ont pris ma défense dans la presse française et étrangère ; je crois pourtant devoir profiter du premier instant de tranquillité pour vous fournir quelques détails qui achèveront de dissiper vos doutes, si vous en avez encore.

Le Journal officiel de la Commune du 20 mai contient le rapport ci-dessous que je transcris rigoureusement :

« le citoyen johannard. — Je demande la parole pour une communication. Je me suis rendu hier au poste qu’on m’a fait l’honneur de me confier. On s’est battu toute la nuit. La présence d’un membre de la Commune a produit la meilleure influence parmi les combattants. — Je ne serais peut-être pas venu sans un fait très important, dont je crois de mon devoir de vous rendre compte.

On avait mis la main sur un garçon qui passait pour un espion, — toutes les preuves étaient contre lui et il a fini par avouer lui-même qu’il avait reçu de l’argent et qu’il avait fait passer des lettres aux Versaillais. — J’ai déclaré qu’il fallait le fusiller sur-le-champ. — Le général La Cécilia et les officiers d’état-major étant du même avis, il a été fusillé à midi.

Cet acte m’ayant paru grave, j’ai cru de mon devoir d’en donner communication à la Commune et je dirai qu’en pareil cas j’agirai toujours de même. »

Vrai quant au fond, ce récit renferme cependant deux inexactitudes : La première, c’est que l’individu que Johannard appelle un garçon était un jeune homme de vingt-deux à vingt-trois ans ; la seconde, c’est qu’il n’aurait pas suffi de l’avis de Johannard pour me déterminer à ordonner, conformément aux lois de la guerre, l’exécution d’un espion. Le rapport que j’ai adressé à ce sujet au délégué de la guerre témoigne que la sentence fut prononcée après toutes les formalités d’usage en pareille circonstance.

Néanmoins j’ai réfléchi que les paroles attribuées à Johannard par l’Officiel ne vous permettaient pas de conclure que l’espion fusillé par mon ordre était un enfant de quinze ans.

J’ai donc continué mes recherches et j’ai fini par trouver que certains journaux belges, entre autres l’Écho du Parlement, avaient, en reproduisant le compte rendu de l’Officiel, eu le soin d’ajouter que la victime de ma férocité était un enfant de quinze ans.

Or, je n’ai pas besoin de vous le dire, à cette assertion j’oppose le démenti le plus formel.

Et pour vous, monsieur, comme pour tous ceux qui me connaissent, mon affirmation suffira, car, je le dis avec orgueil, si l’on fouille dans ma vie, on trouvera que je n’ai rien à me reprocher, pas même une faiblesse, pas même une capitulation de conscience.

C’est donc comptant sur votre loyauté que je viens vous prier de vouloir bien effacer mon nom de votre lettre du 26 mai.

Veuillez agréer, monsieur, l’assurance de mon profond respect.

Votre dévoué,
N. LA CÉCILIA.
Ex-général de division, commandant en chef
   la 2e  armée de la Commune de Paris.


TABLE



DEPUIS L’EXIL
1870-1871
PREMIÈRE PARTIE
du retour en france à l’expulsion de belgique
PARIS
 43
 49
 55
 61


BORDEAUX
 105
BRUXELLES
I. 
 121
 129
VI. 
 177
 183

NOTES
 188
 200
  1. Préface du tome Ier, Avant l’exil.
  2. Les Misérables.
  3. Cette disparition s’est expliquée depuis. Le chef, Gobert, avait emporté cette pétition annotée comme on vient de le voir, afin de montrer aux combattants à quel point l’habitant de cette maison, tout en faisant contre l’insurrection sa mission de représentant, était un ami vrai du peuple.
  4. « Pendez le poëte au haut du mât. — Hœngt den Dichter an den Mast auf. »
  5. M. Victor Hugo n’a pas dit cela.
  6. La protestation de Victor Hugo a produit ce résultat, qu’après cette déclaration formelle et solennelle du ministre, le gouvernement belge, baissant la tête et se démentant, n’a pas osé interdire l’entrée en Belgique à un membre de la Commune, Tridon, qui est mort depuis à Bruxelles.
  7. C’est faux. Publiez-le signé de M. Victor Hugo, on vous en défie.
  8. C’est faux.
  9. Ceci s’est réalisé. Séance du 24 août.