Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Index alphabétique/H

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Dictionnaire philosophique
1764

HABILE, HABILETÉ[1].

Habile, terme adjectif, qui, comme presque tous les autres, a des acceptions diverses, selon qu’on l’emploie. Il vient évidemment du latin habilis, et non, comme le prétend Pezron, du celte habil. Mais il importe plus de savoir la signification des mots que leur source.

En général il signifie plus que capable, plus qu’instruit, soit qu’on parle d’un artiste, ou d’un général, ou d’un savant, ou d’un juge. Un homme peut avoir lu tout ce qu’on a écrit sur la guerre, ou même l’avoir vue, sans être habile à la faire. Il peut être capable de commander ; mais pour acquérir le nom d’habile général, il faut qu’il ait commandé plus d’une fois avec succès.

Un juge peut savoir toutes les lois sans être habile à les appliquer. Le savant peut n’être habile ni à écrire ni à enseigner. L’habile homme est donc celui qui fait un grand usage de ce qu’il sait ; le capable peut, et l’habile exécute. Ce mot ne convient point aux arts de pur génie ; on ne dit pas : un habile poëte, un habile orateur ; et si on le dit quelquefois d’un orateur, c’est lorsqu’il s’est tiré avec habileté, avec dextérité, d’un sujet épineux.

Par exemple, Bossuet ayant à traiter, dans l’Oraison funèbre du grand Condé, l’article de ses guerres civiles, dit qu’il y a une pénitence aussi glorieuse que l’innocence même. Il manie ce morceau habilement, et dans le reste il parle avec grandeur.

On dit habile historien, c’est-à-dire l’historien qui a puisé dans les bonnes sources, qui a comparé les relations, qui en juge sainement, en un mot qui s’est donné beaucoup de peine. S’il a encore le don de narrer avec l’éloquence convenable, il est plus qu’habile, il est grand historien, comme Tite-Live, de Thou, etc.

Le nom d’habile convient aux arts qui tiennent à la fois de l’esprit et de la main, comme la peinture, la sculpture. On dit un habile peintre, un habile sculpteur, parce que ces arts supposent un long apprentissage ; au lieu qu’on est poëte presque tout d’un coup, comme Virgile, Ovide, etc., et qu’on est même orateur sans avoir beaucoup étudié, ainsi que plus d’un prédicateur.

Pourquoi dit-on pourtant habile prédicateur ? C’est qu’alors on fait plus d’attention à l’art qu’à l’éloquence, et ce n’est pas un grand éloge. On ne dit pas du sublime Bossuet : c’est un habile faiseur d’oraisons funèbres. Un simple joueur d’instruments est habile ; un compositeur doit être plus qu’habile : il lui faut du génie. Le metteur en œuvre travaille adroitement ce que l’homme de goût a dessiné habilement.

Dans le style comique, habile peut signifier diligent, empressé. Molière fait dire à M. Loyal :

Il vous faut être habile
À vider de céans jusqu’au moindre ustensile.

(Tartuffe, acte V, scène iv.)

Un habile homme dans les affaires est instruit, prudent et actif : si l’un de ces trois mérites lui manque, il n’est point habile.

Habile courtisan emporte un peu plus de blâme que de louange : il veut dire trop souvent habile flatteur ; il peut aussi ne signifier qu’un homme adroit qui n’est ni bas ni méchant. Le renard qui, interrogé par le lion sur l’odeur qu’exhale son palais, lui répond qu’il est enrhumé, est un courtisan habile[2]. Le renard qui, pour se venger de la calomnie du loup, conseille au vieux lion la peau d’un loup fraîchement écorché pour réchauffer sa majesté est plus qu’habile courtisan[3]. C’est en conséquence qu’on dit un habile fripon, un habile scélérat.

Habile, en jurisprudence, signifie reconnu capable par la loi ; et alors capable veut dire ayant droit, ou pouvant avoir droit. On est habile à succéder ; les filles sont quelquefois habiles à posséder une pairie ; elles ne sont point habiles à succéder à la couronne.

Les particules dans, à, et en, s’emploient avec ce mot. On dit habile dans un art : habile à manier le ciseau ; habile en mathématiques.

On ne s’étendra point ici sur le moral, sur le danger de vouloir être trop habile, ou de faire l’habile homme ; sur les risques que court ce qu’on appelle une habile femme, quand elle veut gouverner les affaires de sa maison sans conseil. On craint d’enfler ce dictionnaire d’inutiles déclamations. Ceux qui président à ce grand et important ouvrage doivent traiter au long les articles des arts et des sciences qui instruisent le public ; et ceux auxquels ils confient de petits articles de littérature doivent avoir le mérite d’être courts.

Habileté. Ce mot est à capacité ce qu’habile est à capable : habileté dans une science, dans un art, dans la conduite.

On exprime une qualité acquise en disant : Il a de l’habileté. On exprime une action en disant : Il a conduit cette affaire avec habileté.

Habilement a les mêmes acceptions : Il travaille, il joue, il enseigne habilement ; il a surmonté habilement cette difficulté. Ce n’est guère la peine d’en dire davantage sur ces petites choses.



HAUTAIN[4].

Hautain est le superlatif de haut et d’altier. Ce mot ne se dit que de l’espèce humaine : on peut dire en vers :

Un coursier plein de feu levant sa tête altière ;
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
J’aime mieux ces forêts altières ;

mais ou ne peut dire forêt hautaine, tête hautaine d’un coursier. On a blamé dans Malherbe, et il paraît que c’est à tort, ces vers si connus :

Et dans ces grands tombeaux où leurs âmes hautaines
Font encore les vaines,
Ils sont mangés des vers.

(Paraphrase du psaume CXLV.)

On a prétendu que l’auteur a supposé mal à propos les âmes dans ces sépulcres ; mais on pouvait se souvenir qu’il y avait deux sortes d’âmes chez les poëtes anciens : l’une était l’entendement, et l’autre l’ombre légère, le simulacre du corps. Cette dernière restait quelquefois dans les tombeaux, ou errait autour d’eux. La théologie ancienne est toujours celle des poëtes, parce que c’est celle de l’imagination. On a cru cette petite observation nécessaire.

Hautain est toujours pris en mauvaise part. C’est l’orgueil qui s’annonce par un extérieur arrogant ; c’est le plus sûr moyen de se faire haïr, et le défaut dont on doit le plus soigneusement corriger les enfants. On peut être haut dans l’occasion avec bienséance. Un prince peut et doit rejeter avec une hauteur héroïque des propositions humiliantes, mais non pas avec des airs hautains, un ton hautain, des paroles hautaines. Les hommes pardonnent quelquefois aux femmes d’être hautaines, parce qu’ils leur passent tout ; mais les femmes ne leur pardonnent pas.

L’âme haute est l’âme grande ; la hautaine est superbe. On peut avoir le cœur haut avec beaucoup de modestie : on n’a point l’humeur hautaine sans un peu d’insolence ; l’insolent est à l’égard du hautain, ce qu’est le hautain à l’impérieux. Ce sont des nuances qui se suivent, et ces nuances sont ce qui détruit les synonymes.

On a fait cet article le plus court qu’on a pu, par les mêmes raisons qu’on peut voir au mot Habile. Le lecteur sent combien il serait aisé et ennuyeux de déclamer sur ces matières.


HAUTEUR[5].

GRAMMAIRE, MORALE.

Si hautain est pris en mal, hauteur est tantôt une bonne, tantôt une mauvaise qualité, selon la place qu’on tient, l’occasion où l’on se trouve, et ceux avec qui l’on traite. Le plus bel exemple d’une hauteur noble et bien placée est celui de Popilius, qui trace un cercle autour d’un puissant roi de Syrie, et lui dit : « Vous ne sortirez pas de ce cercle sans satisfaire à la république, ou sans attirer sa vengeance. » Un particulier qui en userait ainsi serait un impudent. Popilius, qui représentait Rome, mettait toute la grandeur de Rome dans son procédé, et pouvait être un homme modeste.

Il y a des hauteurs généreuses, et le lecteur dira que ce sont les plus estimables. Le duc d’Orléans, régent du royaume, pressé par M. Sum, envoyé de Pologne, de ne point recevoir le roi Stanislas, lui répondit : « Dites à votre maître que la France a toujours été l’asile des rois. »

La hauteur avec laquelle Louis XIV traita quelquefois ses ennemis est d’un autre genre, et moins sublime.

On ne peut s’empêcher de remarquer ici ce que le P. Bouhours dit du ministre d’État Pomponne : « Il avait une hauteur, une fermeté d’âme que rien ne faisait ployer. » Louis XIV, dans un Mémoire de sa main[6], dit de ce même ministre qu’il n’avait ni fermeté ni dignité.

On a souvent employé au pluriel le mot hauteur dans le style relevé, les hauteurs de l’esprit humain ; et on dit dans le style simple : il a eu des hauteurs, il s’est fait des ennemis par ses hauteurs.

Ceux qui ont approfondi le cœur humain en diront davantage sur ce petit article.



HÉMISTICHE[7].

Hémistiche, ἡμιστίχιον, s. m. ; moitié de vers, demi-vers, repos au milieu du vers. Cet article, qui paraît d’abord une minutie, demande pourtant toute l’attention de quiconque veut s’instruire. Ce repos à la moitié d’un vers n’est proprement le partage que des vers alexandrins. La nécessité de couper toujours ces vers en deux parties égales, et la nécessité non moins forte d’éviter la monotonie, d’observer ce repos et de le cacher, sont des chaînes qui rendent l’art d’autant plus précieux qu’il est plus difficile.

Voici des vers techniques qu’on propose (quelque faibles qu’ils soient) pour montrer par quelle méthode on doit rompre cette monotonie que la loi de l’hémistiche semble entraîner avec elle :

Observez l’hémistiche, et redoutez l’ennui
Qu’un repos uniforme attache auprès de lui.
Que votre phrase heureuse, et clairement rendue,
Soit tantôt terminée, et tantôt suspendue ;
C’est le secret de l’art. Imitez ces accents
Dont l’aisé Jéliotte avait charmé nos sens.
Toujours harmonieux, et libre sans licence,
Il n’appesantit point ses sons et sa cadence.
Sallé, dont Terpsichore avait conduit les pas,
Fit sentir la mesure, et ne la marqua pas.

Ceux qui n’ont point d’oreille n’ont qu’à consulter seulement les points et les virgules de ces vers ; ils verront qu’étant toujours partagés en deux parties égales, chacune de six syllabes, cependant la cadence y est toujours variée ; la phrase y est contenue ou dans un demi-vers, ou dans un vers entier, ou dans deux. On peut même ne compléter le sens qu’au bout de six vers ou de huit ; et c’est ce mélange qui produit une harmonie dont on est frappé, et dont peu de lecteurs voient la cause.

Plusieurs dictionnaires disent que l’hémistiche est la même chose que la césure ; mais il y a une grande différence. L’hémistiche est toujours à la moitié du vers ; la césure, qui rompt le vers, est partout où elle coupe la phrase.

Tiens, le voilà, marchons, il est à nous, viens, frappe.

Presque chaque mot est une césure dans ce vers.

Hélas ! quel est le prix des vertus ? la souffrance.

La césure est ici à la neuvième syllabe.

Dans les vers de cinq pieds ou de dix syllabes, il n’y a point d’hémistiche, quoi qu’en disent tant de dictionnaires ; il n’y a que des césures : on ne peut couper ces vers en deux parties égales de deux pieds et demi.

Ainsi partagés, — boiteux et mal faits,
Ces vers languissants — ne plairaient jamais.

On en voulut faire autrefois de cette espèce, dans le temps qu’on cherchait l’harmonie, qu’on n’a que très-difficilement trouvée. On prétendait imiter les vers pentamètres latins, les seuls qui ont en effet naturellement cet hémistiche ; mais on ne songeait pas que les vers pentamètres étaient variés par les spondées et par les dactyles ; que leurs hémistiches pouvaient contenir ou cinq, ou six, ou sept syllabes. Mais ce genre de vers français, au contraire, ne pouvant jamais avoir que des hémistiches de cinq syllabes égales, et ces deux mesures étant trop courtes et trop rapprochées, il en résultait nécessairement cette uniformité ennuyeuse qu’on ne peut rompre comme dans les vers alexandrins. De plus, le vers pentamètre latin, venant après un hexamètre, produisait une variété qui nous manque.

Ces vers de cinq pieds à deux hémistiches égaux pourraient se souffrir dans des chansons ; ce fut pour la musique que Sapho les inventa chez les Grecs, et qu’Horace les imita quelquefois, lorsque le chant était joint à la poésie, selon sa première institution. On pourrait parmi nous introduire dans le chant cette mesure qui approche de la saphique :

L’amour est un dieu — que la terre adore ;
Il fait nos tourments ; — il sait les guérir :
Dans un doux repos, — heureux qui l’ignore,
Plus heureux cent fois — qui peut le servir.

Mais ces vers ne pourraient être tolérés dans des ouvrages de longue haleine, à cause de la cadence uniforme. Les vers de dix syllabes ordinaires sont d’une autre mesure ; la césure sans hémistiche est presque toujours à la fin du second pied ; de sorte que le vers est souvent en deux mesures, l’une de quatre, l’autre de six syllabes. Mais on lui donne aussi souvent une autre place, tant la variété est nécessaire.

Languissant, faible, et courbé sous les maux,
J’ai consumé mes jours dans les travaux.
Quel fut le prix de tant de soins ? l’envie ;
Son souffle impur empoisonna ma vie.

Au premier vers, la césure est après le mot faible ; au second, après jours ; au troisième, elle est encore plus loin, après soins ; au quatrième, elle est après impur.

Dans les vers de huit syllabes il n’y a ni hémistiche ni césure :

Loin de nous ce discours vulgaire,
Que la nature dégénère,

Que tout passe et que tout finit.
La nature est inépuisable,
Et le travail infatigable
Est un dieu qui la rajeunit[8].

Au premier vers, s’il y avait une césure, elle serait à la sixième syllabe. Au troisième, elle serait à la troisième syllabe, passe, ou plutôt à la quatrième se, qui est confondue avec la troisième pas ; mais en effet il n’y a point là de césure. L’harmonie des vers de cette mesure consiste dans le choix heureux des mots et dans les rimes croisées : faible mérite sans les pensées et les images.

Les Grecs et les Latins n’avaient point d’hémistiches dans leurs vers hexamètres. Les Italiens n’en ont dans aucune de leurs poésies :

Le donne, i cavalier, l’arme, gli amori.
Le cortesie, l’audaci imprese io canto
Che furo al tempo che passaro i Mori
D’Africa il mare, e in Francia nocquer tanto, etc.

(Ariosto, cant. I, st. 1.)

Ces vers sont comptés d’onze syllabes, et le génie de la langue italienne l’exige. S’il y avait un hémistiche, il faudrait qu’il tombât au deuxième pied et trois quarts.

La poésie anglaise est dans le même cas. Les grands vers anglais sont de dix syllabes ; ils n’ont point d’hémistiches, mais ils ont des césures marquées :

At Tropington — not far from Cambridge, stood
A cross, a pleasing stream — a bridge of wood,
Near it al mill — in low and plashy ground,
Where corn for all the neighbouring parts — was found.

Les césures différentes de ces vers sont ici désignées par les tirets.

Au reste, il est inutile de dire que ces vers sont le commencement de l’ancien conte italien du Berceau, traité depuis par La Fontaine. Mais ce qui est utile pour les amateurs, c’est de savoir que non-seulement les Anglais et les Italiens sont affranchis de la gêne de l’hémistiche, mais encore qu’ils se permettent tous les hiatus qui choquent nos oreilles ; et qu’à ces libertés ils ajoutent celle d’allonger et d’accourcir les mots selon le besoin, d’en changer la terminaison, de leur ôter des lettres ; qu’enfin dans leurs pièces dramatiques et dans quelques poëmes, ils ont secoué le joug de la rime : de sorte qu’il est plus aisé de faire cent vers italiens et anglais passables que dix français, à génie égal.

Les vers allemands ont un hémistiche, les espagnols n’en ont point. Tel est le génie différent des langues, dépendant en grande partie de celui des nations. Ce génie, qui consiste dans la construction des phrases, dans les termes plus ou moins longs, dans la facilité des inversions, dans les verbes auxiliaires, dans le plus ou moins d’articles, dans le mélange plus ou moins heureux des voyelles et des consonnes ; ce génie, dis-je, détermine toutes les différences qui se trouvent dans la poésie de toutes les nations. L’hémistiche tient évidemment à ce génie des langues.

C’est bien peu de chose qu’un hémistiche. Ce mot semblait à peine mériter un article, cependant on a été forcé de s’y arrêter un peu. Rien n’est à mépriser dans les arts ; les moindres règles sont quelquefois d’un très-grand détail. Cette observation sert à justifier l’immensité de ce Dictionnaire, et doit inspirer de la reconnaissance, par les peines prodigieuses de ceux qui ont entrepris un ouvrage, lequel doit rejeter, à la vérité, toute déclamation, tout paradoxe, toute opinion hasardée, mais qui exige que tout soit approfondi.



HÉRÉSIE[9].

SECTION PREMIÈRE.

Mot grec qui signifie croyance, opinion de choix. Il n’est pas trop à I’honneur de la raison humaine qu’on se soit haï, persécuté, massacré, brûlé pour des opinions choisies ; mais ce qui est encore fort peu à notre honneur, c’est que cette manie nous ait été particulière, comme la lèpre l’était aux Hébreux, et jadis la vérole aux Caraïbes.

Nous savons bien, théologiquement parlant, que l’hérésie étant devenue un crime, ainsi que le mot une injure ; nous savons, dis-je, que, l’Église latine pouvant seule avoir raison, elle a été en droit de réprouver tous ceux qui étaient d’une opinion différente de la sienne.

D’un autre côté, l’Église grecque avait le même droit[10] ; aussi réprouva-t-elle les Romains quand ils eurent choisi une autre opinion que les Grecs sur la procession du Saint-Esprit, sur les viandes de carême, sur l’autorité du pape, etc., etc.

Mais sur quel fondement parvint-on enfin à faire brûler, quand on fut le plus fort, ceux qui avaient des opinions de choix ? Ils étaient sans doute criminels devant Dieu, puisqu’ils étaient opiniâtres : ils devaient donc, comme on n’en doute pas, être brûlés pendant toute l’éternité dans l’autre monde ; mais pourquoi les brûler à petit feu dans celui-ci ? Ils représentaient que c’était entreprendre sur la justice de Dieu ; que ce supplice était bien dur de la part des hommes ; que de plus il était inutile, puisqu’une heure de souffrance ajoutée à l’éternité est comme zéro.

Les âmes pieuses répondaient à ces reproches que rien n’était plus juste que de placer sur des brasiers ardents quiconque avait une opinion choisie ; que c’était se conformer à Dieu que de faire brûler ceux qu’il devait brûler lui-même ; et qu’enfin, puisqu’un bûcher d’une heure ou deux est zéro par rapport à l’éternité, il importait très-peu qu’on brûlât cinq ou six provinces pour des opinions de choix, pour des hérésies.

On demande aujourd’hui chez quels anthropophages ces questions furent agitées, et leurs solutions prouvées par les faits : nous sommes forcés d’avouer que ce fut chez nous-mêmes, dans les mêmes villes où l’on ne s’occupe que d’opéra, de comédies, de bals, de modes, et d’amour.

Malheureusement ce fut un tyran qui introduisit la méthode de faire mourir les hérétiques ; non pas un de ces tyrans équivoques qui sont regardés comme des saints dans un parti, et comme des monstres dans l’autre : c’était un Maxime, compétiteur de Théodose ler, tyran avéré par l’empire entier dans la rigueur du mot.

Il fit périr à Trêves, par la main des bourreaux, l’Espagnol Priscillien et ses adhérents, dont les opinions furent jugées erronées par quelques évêques d’Espagne[11]. Ces prélats sollicitèrent le supplice des priscillianistes avec une charité si ardente que Maxime ne put leur rien refuser. Il ne tint pas même à eux qu’on ne fît couper le cou à saint Martin comme à un hérétique. Il fut bien heureux de sortir de Trêves, et de s’en retourner à Tours.

Il ne faut qu’un exemple pour établir un usage. Le premier qui chez les Scythes fouilla dans la cervelle de son ennemi, et fit une coupe de son crâne, fut suivi par tout ce qu’il y avait de plus illustre chez les Scythes. Ainsi fut consacrée la coutume d’employer des bourreaux pour couper des opinions.

On ne vit jamais d’hérésie chez les anciennes religions, parce qu’elles ne connurent que la morale et le culte. Dès que la métaphysique fut un peu liée au christianisme, on disputa ; et de la dispute naquirent différents partis, comme dans les écoles de philosophie. Il était impossible que cette métaphysique ne mêlât pas ses incertitudes à la foi qu’on devait à Jésus-Christ. Il n’avait rien écrit, et son incarnation était un problème que les nouveaux chrétiens qui n’étaient pas inspirés par lui-même résolvaient de plusieurs manières différentes. Chacun prenait parti, comme dit expressément saint Paul[12] ; les uns étaient pour Apollos, les autres pour Céphas.

Les chrétiens en général s’appelèrent longtemps nazaréens ; et même les Gentils ne leur donnèrent guère d’autre nom dans les deux premiers siècles. Mais il y eut bientôt une école particulière de nazaréens qui eurent un évangile différent des quatre canoniques. On a même prétendu que cet évangile ne différait que très-peu de celui de saint Matthieu, et lui était antérieur. Saint Épiphane et saint Jérôme placent les nazaréens dans le berceau du christianisme.

Ceux qui se crurent plus savants que les autres prirent le titre de gnostiques, les connaisseurs ; et ce nom fut longtemps si honorable que saint Clément d’Alexandrie, dans ses Stromates[13], appelle toujours les bons chrétiens vrais gnostiques, « Heureux ceux qui sont entrés dans la sainteté gnostique ! »

« Celui qui mérite le nom de gnostique[14] résiste aux séducteurs, et donne à quiconque demande. »

Les cinquième et sixième livres des Stromates ne roulent que sur la perfection du gnostique.

Les ébionites étaient incontestablement du temps des apôtres ; ce nom, qui signifie pauvre, leur rendait chère la pauvreté dans laquelle Jésus était né[15].

Cérinthe était aussi ancien[16] ; on lui attribuait l’Apocalypse de saint Jean. On croit même que saint Paul et lui eurent de violentes disputes.

Il semble à notre faible entendement que l’on devait attendre des premiers disciples une déclaration solennelle, une profession de foi complète et inaltérable, qui terminât toutes les disputes passées et qui prévînt toutes les querelles futures : Dieu ne le permit pas. Le symbole nommé des apôtres, qui est court, et où ne se trouvent ni la consubstantialité, ni le mot trinité, ni les sept sacrements, ne parut que du temps de saint Jérôme, de saint Augustin, et du célèbre prêtre d’Aquilée, Rufin. Ce fut, dit-on, ce saint prêtre, ennemi de saint Jérôme, qui le rédigea.

Les hérésies avaient eu le temps de se multiplier : on en comptait plus de cinquante dès le ve siècle.

Sans oser scruter les voies de la Providence, impénétrables à l’esprit humain, et consultant autant qu’il est permis les lueurs de notre faible raison, il semble que de tant d’opinions sur tant d’articles il y eut toujours quelqu’une qui devait prévaloir. Celle-là était l’orthodoxe, droit, enseignement. Les autres sociétés se disaient bien orthodoxes aussi ; mais, étant les plus faibles, on ne leur donna que le nom d’hérétiques.

Lorsque dans la suite des temps l’Église chrétienne orientale, mère de l’Église d’Occident, eut rompu sans retour avec sa fille, chacune resta souveraine chez elle, et chacune eut ses hérésies particulières, nées de l’opinion dominante.

Les barbares du Nord, étant nouvellement chrétiens, ne purent avoir les mêmes sentiments que les contrées méridionales, parce qu’ils ne purent adopter les mêmes usages. Par exemple, ils ne purent de longtemps adorer les images, puisqu’ils n’avaient ni peintres ni sculpteurs. Il était bien dangereux de baptiser un enfant en hiver dans le Danube, dans le Véser, dans l’Elbe.

Ce n’était pas une chose aisée pour les habitants des bords de la mer Baltique de savoir précisément les opinions du Milanais et de la Marche d’Ancône. Les peuples du midi et du nord de l’Europe eurent donc des opinions choisies, différentes les unes des autres. C’est, ce me semble, la raison pour laquelle Claude, évêque de Turin, conserva dans le ixe siècle tous les usages et tous les dogmes reçus au viiie et au viie, depuis le pays des Allobroges jusqu’à l’Elbe et au Danube.

Ces dogmes et ces usages se perpétuèrent dans les vallées, et dans les creux des montagnes, et vers les bords du Rhône, chez des peuples ignorés, que la déprédation générale laissait en paix dans leur retraite et dans leur pauvreté, jusqu’à ce qu’enfin ils parurent sous le nom de Vaudois au xiie siècle, et sous celui d’Albigeois au xiiie. On sait comme leurs opinions choisies furent traitées, comme on prêcha contre eux des croisades, quel carnage on en fit, et comment depuis ce temps jusqu’à nos jours il n’y eut pas une année de douceur et de tolérance dans l’Europe.

C’est un grand mal d’être hérétique ; mais est-ce un grand bien de soutenir l’orthodoxie par des soldats et par des bourreaux ? Ne vaudrait-il pas mieux que chacun mangeât son pain en paix à l’ombre de son figuier ? Je ne fais cette proposition qu’en tremblant.


SECTION II.

DE L’EXTIRPATION DES HÉRÉSIES[17].

SECTION III.

On ne peut que regretter la perte d’une relation que Strategius écrivit sur les hérésies, par ordre de Constantin. Ammien Marcellin[18] nous apprend que cet empereur voulant savoir exactement les opinions des sectes, et ne trouvant personne qui fût propre à lui donner là-dessus de justes éclaircissements, il en chargea cet officier, qui s’en acquitta si bien que Constantin voulut qu’on lui donnât depuis le nom de Musonianus. M. de Valois, dans ses notes sur Ammien, observe que Strategius, qui fut fait préfet d’Orient, avait autant de savoir et d’éloquence que de modération et de douceur ; c’est au moins l’éloge qu’en a fait Libanius.

Le choix que cet empereur fit d’un laïque prouve qu’aucun ecclésiastique d’alors n’avait les qualités essentielles pour une tâche si délicate. En effet, saint Augustin[19] remarque qu’un évêque de Bresse, nommé Philastrius, dont l’ouvrage se trouve dans la Bibliothèque des Pères, ayant ramassé jusqu’aux hérésies qui ont paru chez les Juifs avant Jésus-Christ, en compte vingt-huit de celles-là, et cent vingt-huit depuis Jésus-Christ ; au lieu que saint Épiphane, en y comprenant les unes et les autres, n’en trouve que quatre-vingts, La raison que saint Augustin donne de cette différence, c’est que ce qui paraît hérésie à l’un ne le paraît pas à l’autre. Aussi ce Père dit-il aux manichéens[20] : Nous nous gardons bien de vous traiter avec rigueur ; nous laissons cette conduite à ceux qui ne savent pas quelle peine il faut pour trouver la vérité, et combien il est difficile de se garantir des erreurs ; nous laissons cette conduite à ceux qui ne savent pas quels soupirs et quels gémissements il faut pour acquérir quelque petite connaissance de la nature divine. Pour moi, je dois vous supporter comme on m’a supporté autrefois, et user envers vous de la même tolérance dont on usait envers moi lorsque j’étais dans l’égarement.

Cependant si l’on se rappelle les imputations infâmes dont nous avons dit un mot à l’article Généalogie, et les abominations dont ce Père accusait les manichéens dans la célébration de leurs mystères, comme nous le verrons à l’article Zèle, on se convaincra que la tolérance ne fut jamais la vertu du clergé. Nous avons déjà vu, à l’article Concile, quelles séditions furent excitées par les ecclésiastiques à l’occasion de l’arianisme. Eusèbe nous apprend[21] qu’il y eut des endroits où l’on renversa les statues de Constantin, parce qu’il voulait qu’on supportât les ariens ; et Sozomène[22] dit qu’à la mort d’Eusèbe de Nicomédie, l’arien Macédonius disputant le siége de Constantinople à Paul catholique, le trouble et la confusion devinrent si grands dans l’église de laquelle ils voulaient se chasser réciproquement, que les soldats, croyant que le peuple se soulevait, le chargèrent ; on se battit, et plus de trois mille personnes furent tuées à coups d’épée ou étouffées. Macédonius monta sur le trône épiscopal, s’empara bientôt de toutes les églises, et persécuta cruellement les novatiens et les catholiques. C’est pour se venger de ces derniers qu’il nia la divinité du Saint-Esprit, comme il reconnut la divinité du Verbe, niée par les ariens, pour braver leur protecteur Constance, qui l’avait déposé.

Le même historien ajoute[23] qu’à la mort d’Athanase, les ariens, appuyés par Valens, arrêtèrent, mirent aux fers et firent mourir ceux qui restaient attachés à Pierre, qu’Athanase avait désigné son successeur. On était dans Alexandrie comme dans une ville prise d’assaut. Les ariens s’emparèrent bientôt des églises, et l’on donna à l’évêque installé par les ariens le pouvoir de bannir de l’Égypte tous ceux qui resteraient attachés à la foi de Nicée.

Nous lisons dans Socrate[24] qu’après la mort de Sisinnius l’Église de Constantinople se divisa encore sur le choix de son successeur, et Théodose le Jeune mit sur le siége patriarcal le fougueux Nestorius. Dans son premier sermon, il dit à l’empereur : « Donnez-moi la terre purgée d’hérétiques, et je vous donnerai le ciel ; secondez-moi pour exterminer les hérétiques, et je vous promets un secours efficace contre les Perses. » Ensuite il chassa les ariens de la capitale, arma le peuple contre eux, abattit leurs églises, et obtint de l’empereur des édits rigoureux pour achever de les exterminer. Il se servit ensuite de son crédit pour faire arrêter, emprisonner et fouetter les principaux du peuple qui l’avaient interrompu au milieu d’un autre discours dans lequel il prêchait sa même doctrine, qui fut bientôt condamnée au concile d’Éphèse.

Photius rapporte[25] que lorsque le prêtre arrivait à l’autel, c’était un usage dans l’Église de Constantinople que le peuple chantât : Dieu saint, Dieu fort, Dieu immortel ; et c’est ce qu’on nommait le trisagion. Pierre le Foulon y avait ajouté ces mots : « Qui avez été crucifié pour nous, ayez pitié de nous. » Les catholiques crurent que cette addition contenait l’erreur des eutychiens théopaschites, qui prétendaient que la Divinité avait souffert ; ils chantaient cependant le trisagion avec l’addition pour ne pas irriter l’empereur Anastase, qui venait de déposer un autre Macédonius, et de mettre à sa place Timothée, par l’ordre duquel on chantait cette addition. Mais un jour des moines entrèrent dans l’église, et au lieu de cette addition chantèrent un verset de psaume ; le peuple s’écria aussitôt : « Les orthodoxes sont venus bien à propos. » Tous les partisans du concile de Chalcédoine chantèrent avec les moines le verset du psaume ; les eutychiens le trouvèrent mauvais ; on interrompt l’office, on se bat dans l’église, le peuple sort, s’arme, porte dans la ville le carnage et le feu, et ne s’apaise qu’après avoir fait périr plus de dix mille hommes[26].

La puissance impériale établit enfin dans toute l’Égypte l’autorité de ce concile de Chalcédoine ; mais plus de cent mille Égyptiens, massacrés dans différentes occasions pour avoir refusé de reconnaître ce concile, avaient porté dans le cœur de tous les Égyptiens une haine implacable contre les empereurs. Une partie des ennemis du concile se retira dans la haute Égypte, d’autres sortirent des terres de l’empire, et passèrent en Afrique et chez les Arabes, où toutes les religions étaient tolérées[27].

Nous avons déjà dit[28] que, sous le règne d’Irène, le culte des images fut rétabli et confirmé par le second concile de Nicée. Léon l’Arménien, Michel le Bègue et Théophile, n’oublièrent rien pour l’abolir ; et cette contestation causa encore du trouble dans l’empire de Constantinople, jusqu’au règne de l’impératrice Théodora, qui donna au second concile de Nicée force de loi, éteignit le parti des iconoclastes, et employa toute son autorité contre les manichéens. Elle envoya dans tout l’empire ordre de les rechercher, et de faire mourir tous ceux qui ne se convertiraient pas. Plus de cent mille périrent par différents genres de supplices. Quatre mille, échappés aux recherches et aux supplices, se sauvèrent chez les Sarrasins, s’unirent à eux, ravagèrent les terres de l’empire, se bâtirent des places fortes où les manichéens, que la crainte des supplices avait tenus cachés, se réfugièrent, et formèrent une puissance formidable par leur nombre et par leur haine contre les empereurs et les catholiques. On les vit plusieurs fois ravager les terres de l’empire, et tailler ses armées en pièces[29].

Nous abrégeons les détails de ces massacres ; ceux d’Irlande, où plus de cent cinquante mille hérétiques furent exterminés en quatre ans[30] ; ceux des vallées de Piémont, ceux dont nous parlerons à l’article Inquisition, enfin la Saint-Barthélemy, signalèrent en Occident le même esprit d’intolérance, contre lequel on n’a rien de plus sensé que ce que l’on trouve dans les ouvrages de Salvien.

Voici comment s’exprime, sur les sectateurs d’une des premières hérésies, ce digne prêtre de Marseille, qu’on surnomma le maître des évêques, et qui déplorait avec tant de douleur les dérèglements de son temps qu’on l’appela le Jérémie du ve siècle. « Les ariens, dit-il[31], sont hérétiques ; mais ils ne le savent pas : ils sont hérétiques chez nous, mais ils ne le sont pas chez eux ; car ils se croient si bien catholiques qu’ils nous traitent nous-mêmes d’hérétiques. Nous sommes persuadés qu’ils ont une pensée injurieuse à la génération divine, en ce qu’ils disent que le Fils est moindre que le Père. Ils croient, eux, que nous avons une opinion injurieuse pour le Père, parce que nous faisons le Père et le Fils égaux : la vérité est de notre côté ; mais ils croient l’avoir en leur faveur. Nous rendons à Dieu l’honneur qui lui est dû ; mais ils prétendent aussi le lui rendre dans leur manière de penser. Ils ne s’acquittent pas de leur devoir ; mais dans le point même où ils manquent ils font consister le plus grand devoir de la religion. Ils sont impies, mais dans cela même ils croient suivre la véritable piété. Ils se trompent donc, mais par un principe d’amour envers Dieu ; et quoiqu’ils n’aient pas la vraie foi, ils regardent celle qu’ils ont embrassée comme le parfait amour de Dieu.

« Il n’y a que le souverain juge de l’univers qui sache comment ils seront punis de leurs erreurs au jour du jugement. Cependant il les supporte patiemment, parce qu’il voit que s’ils sont dans l’erreur, ils errent par un mouvement de piété. »



HERMÈS, ou ERMÈS, ou MERCURE TRISMÉGISTE, ou THAUT, ou TAUT, ou THOT[32].

On néglige cet ancien livre de Mercure Trismégiste, et on peut n’avoir pas tort. Il a paru à des philosophes un sublime galimatias ; et c’est peut-être pour cette raison qu’on l’a cru l’ouvrage d’un grand platonicien.

Toutefois, dans ce chaos théologique, que de choses propres à étonner et à soumettre l’esprit humain ! Dieu, dont la triple essence est sagesse, puissance et bonté ; Dieu, formant le monde par sa pensée, par son verbe ; Dieu, créant des dieux subalternes ; Dieu, ordonnant à ces dieux de diriger les orbes célestes, et de présider au monde ; le soleil, fils de Dieu ; l’homme, image de Dieu par la pensée ; la lumière, principal ouvrage de Dieu, essence divine ; toutes ces grandes et vives images éblouirent l’imagination subjuguée.

Il reste à savoir si ce livre, aussi célèbre que peu lu, fut l’ouvrage d’un Grec ou d’un Égyptien.

Saint Augustin ne balance pas à croire que le livre est d’un Égyptien[33] qui prétendait être descendu de l’ancien Mercure, de cet ancien Thaut, premier législateur de l’Égypte.

Il est vrai que saint Augustin ne savait pas plus l’égyptien que le grec ; mais il faut bien que de son temps on ne doutât pas que l’Hermès dont nous avons la théologie ne fût un sage de l’Égypte, antérieur probablement au temps d’Alexandre, et l’un des prêtres que Platon alla consulter.

Il m’a toujours paru que la théologie de Platon ne ressemblait en rien à celle des autres Grecs, si ce n’est à celle de Timée, qui avait voyagé en Égypte ainsi que Pythagore.

L’Hermès Trismégiste que nous avons est écrit dans un grec barbare, assujetti continuellement à une marche étrangère. C’est une preuve qu’il n’est qu’une traduction dans laquelle on a plus suivi les paroles que le sens.

Joseph Scaliger, qui aida le seigneur de Candale, évêque d’Aire, à traduire l’Hermès ou Mercure Trismégiste, ne doute pas que l’original ne fût égyptien.

Ajoutez à ces raisons qu’il n’est pas vraisemblable qu’un Grec eût adressé si souvent la parole à Thaut. Il n’est guère dans la nature qu’on parle avec tant d’effusion de cœur à un étranger ; du moins on n’en voit aucun exemple dans l’antiquité.

L’Esculape égyptien qu’on fait parler dans ce livre, et qui peut-être en est l’auteur, écrit au roi d’Égypte Ammon[34] : « Gardez-vous bien de souffrir que les Grecs traduisent les livres de notre Mercure, de notre Thaut, parce qu’ils le défigureraient. » Certainement un Grec n’aurait point parlé ainsi.

Toutes les vraisemblances sont donc que ce fameux livre est égyptien.

Il y a une autre réflexion à faire, c’est que les systèmes d’Hermès et de Platon conspiraient également à s’étendre chez les écoles juives dès le temps des Ptolémées. Cette doctrine y fit bientôt de très-grands progrès. Vous la voyez étalée tout entière chez le juif Philon, homme savant à la mode de ces temps-là.

Il copie des passages entiers du Mercure Trismégiste dans son chapitre de la formation du monde. « Premièrement, dit-il, Dieu fit le monde intelligible, le ciel incorporel, et la terre invisible ; après il créa l’essence incorporelle de l’eau et de l’esprit, et enfin l’essence de la lumière incorporelle, patron du soleil et de tous les astres. »

Telle est la doctrine d’Hermès toute pure. Il ajoute que « le verbe ou la pensée invisible et intellectuelle est l’image de Dieu ».

Voilà la création du monde par le verbe, par La pensée, par le logos, bien nettement exprimée.

Vient ensuite la doctrine des nombres, qui passa des Égyptiens aux Juifs. Il appelle la raison : la parente de Dieu. Le nombre de sept est l’accomplissement de toute chose ; et c’est pourquoi, dit-il, la lyre n’a que sept cordes.

En un mot, Philon possédait toute la philosophie de son temps.

On se trompe donc quand on croit que les Juifs, sous le règne d’Hérode, étaient plongés dans la même espèce d’ignorance où ils étaient auparavant. Il est évident que saint Paul était très-instruit : il n’y a qu’à lire le premier chapitre de saint Jean, qui est si différent des autres, pour voir que l’auteur écrit précisément comme Hermès et comme Platon. « Au commencement était le verbe, et le verbe, le logos, était avec Dieu, et Dieu était le logos ; tout a été fait par lui, et sans lui rien n’est de ce qui fut fait. Dans lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes. »

C’est ainsi que saint Paul dit[35] que « Dieu a créé les siècles par son fils ».

Dès le temps des apôtres vous voyez des sociétés entières de chrétiens qui ne sont que trop savants, et qui substituent une philosophie fantastique à la simplicité de la foi. Les Simon, les Ménandre, les Cérinthe, enseignaient précisément les dogmes d’Hermès. Leurs éons n’étaient autre chose que les dieux subalternes créés par le grand Être. Tous les premiers chrétiens ne furent donc pas des hommes sans lettres, comme on le dit tous les jours, puisqu’il y en avait plusieurs qui abusaient de leur littérature, et que même dans les Actes le gouverneur Festus dit à Paul : « Tu es fou, Paul ; trop de science t’a mis hors de sens. »

Cérinthe[36] dogmatisait du temps de saint Jean l’évangéliste. Ses erreurs étaient d’une métaphysique profonde et déliée. Les défauts qu’il remarquait dans la construction du monde lui firent penser, comme le dit le docteur Dupin, que ce n’était pas le Dieu souverain qui l’avait formé, mais une vertu inférieure à ce premier principe, laquelle n’avait pas connaissance du Dieu souverain. C’était vouloir corriger le système de Platon même ; c’était se tromper comme chrétien et comme philosophe. Mais c’était en même temps montrer un esprit très-délié et très-exercé.

Il en est de même des primitifs appelés quakers, dont nous avons tant parlé[37]. On les a pris pour des hommes qui ne savaient que parler du nez, et qui ne faisaient nul usage de leur raison. Cependant il y en eut plusieurs parmi eux qui employaient toutes les finesses de la dialectique. L’enthousiasme n’est pas toujours le compagnon de l’ignorance totale ; il l’est souvent d’une science erronée.


HÉRODOTE, voyez DIODORE DE SICILE.

HEUREUX, HEUREUSE, HEUREUSEMENT[38].

Ce mot vient évidemment d’heur, dont heure est l’origine : de là ces anciennes expressions, à la bonne heure, à la mal-heure ; car nos pères n’avaient pour toute philosophie que quelques préjugés ; des nations plus anciennes admettaient des heures favorables ou funestes.

On pourrait, en voyant que le bonheur n’était autrefois qu’une heure fortunée, faire plus d’honneur aux anciens qu’ils ne méritent, et conclure de là qu’ils regardaient le bonheur comme une chose très-passagère, telle qu’elle est en effet. Ce qu’on appelle bonheur est une idée abstraite, composée de quelques idées de plaisir : car qui n’a qu’un moment de plaisir n’est point un homme heureux, de même qu’un moment de douleur ne fait point un homme malheureux. Le plaisir est plus rapide que le bonheur, et le bonheur que la félicité. Quand on dit : Je suis heureux dans ce moment, on abuse du mot ; et cela ne veut dire que : J’ai du plaisir. Quand on a des plaisirs un peu répétés, on peut dans cet espace de temps se dire heureux. Quand ce bonheur dure un peu plus, c’est un état de félicité. On est quelquefois bien loin d’être heureux dans la prospérité, comme un malade dégoûté ne mange rien d’un grand festin préparé pour lui.

L’ancien adage : « On ne doit appeler personne heureux avant sa mort », semble rouler sur de bien faux principes. On dirait, par cette maxime, qu’on ne devrait le nom d’heureux qu’à un homme qui le serait constamment depuis sa naissance jusqu’à sa dernière heure. Cette série continuelle de moments agréables est impossible par la constitution de nos organes, par celle des éléments de qui nous dépendons, par celle des hommes dont nous dépendons davantage. Prétendre être toujours heureux est la pierre philosophale de l’âme ; c’est beaucoup pour nous de n’être pas longtemps dans un état triste. Mais celui qu’on supposerait avoir toujours joui d’une vie heureuse, et qui périrait misérablement, aurait certainement mérité le nom d’heureux jusqu’à sa mort, et on pourrait prononcer hardiment qu’il a été le plus heureux des hommes. Il se peut très-bien que Socrate ait été le plus heureux des Grecs, quoique des juges ou superstitieux et absurdes, ou iniques, ou tout cela ensemble, l’aient empoisonné juridiquement à l’âge de soixante et dix ans, sur le soupçon qu’il croyait un seul Dieu.

Cette maxime philosophique tant rebattue : Nemo ante obitum felix, paraît donc absolument fausse en tout sens ; et si elle signifie qu’un homme heureux peut mourir d’une mort malheureuse, elle ne signifie rien que de trivial.

Le proverbe du peuple : Heureux comme un roi[39], est encore plus faux. Quiconque même a vécu doit savoir combien le vulgaire se trompe.

On demande s’il y a une condition plus heureuse qu’une autre, si l’homme en général est plus heureux que la femme. Il faudrait avoir essayé de toutes les conditions, avoir été homme et femme comme Tirésias et Iphis, pour décider cette question ; encore faudrait-il avoir vécu dans toutes les conditions avec un esprit également propre à chacune, et il faudrait avoir passé par tous les états possibles de l’homme et de la femme pour en juger.

On demande encore si de deux hommes l’un est plus heureux que l’autre. Il est bien clair que celui qui a la pierre et la goutte, qui perd son bien, son honneur, sa femme et ses enfants, et qui est condamné à être pendu immédiatement après avoir été taillé, est moins heureux dans ce monde, à tout prendre, qu’un jeune sultan vigoureux, ou que le savetier de La Fontaine[40].

Mais on veut savoir quel est le plus heureux de deux hommes également sains, également riches, et d’une condition égale. Il est clair que c’est leur humeur qui en décide. Le plus modéré, le moins inquiet, et en même temps le plus sensible, est le plus heureux ; mais malheureusement le plus sensible est presque toujours le moins modéré. Ce n’est pas notre condition, c’est la trempe de notre âme, qui nous rend heureux. Cette disposition de notre âme dépend de nos organes, et nos organes ont été arrangés sans que nous y ayons la moindre part.

C’est au lecteur à faire là-dessus ses réflexions. Il y a bien des articles sur lesquels il peut s’en dire plus qu’on ne lui en doit dire. En fait d’arts, il faut l’instruire ; en fait de morale, il faut le laisser penser.

Il y a des chiens qu’on caresse, qu’on peigne, qu’on nourrit de biscuits, à qui on donne de jolies chiennes. Il y en a d’autres qui sont couverts de gale, qui meurent de faim, qu’on chasse, qu’on bat, et qu’ensuite un jeune chirurgien dissèque lentement, après leur avoir enfoncé quatre gros clous dans les pattes. A-t-il dépendu de ces pauvres chiens d’être heureux ou malheureux ?

On dit pensée heureuse, trait heureux, repartie heureuse, physionomie heureuse, climat heureux. Ces pensées, ces traits heureux qui nous viennent comme des inspirations soudaines, et qu’on appelle des bonnes fortunes d’homme d’esprit, nous sont inspirés comme la lumière entre dans nos yeux, sans que nous la cherchions. Ils ne sont pas plus en notre pouvoir que la physionomie heureuse, c’est-à-dire douce et noble, si indépendante de nous, et si souvent trompeuse. Le climat heureux est celui que la nature favorise. Ainsi sont les imaginations heureuses, ainsi est l’heureux génie, c’est-à-dire le grand talent. Et qui peut se donner le génie ? Qui peut, quand il a reçu quelque rayon de cette flamme, le conserver toujours brillant ?

Puisque heureux vient de la bonne heure, et malheureux de la mal-heure, en pourrait dire que ceux qui pensent, qui écrivent avec génie, qui réussissent dans les ouvrages de goût, écrivent à la bonne heure. Le grand nombre est de ceux qui écrivent à la mal-heure.

Quand on dit un heureux scélérat, on n’entend par ce mot que ses succès. Félix Sylla, l’heureux Sylla, un Alexandre VI, un duc de Borgia, ont heureusement pillé, trahi, empoisonné, ravagé, égorgé. Mais s’ils se sont crus des scélérats, il y a grande apparence qu’ils étaient très-malheureux, quand même ils n’auraient pas craint leurs semblables.

Il se pourrait qu’un scélérat mal élevé, un Turc par exemple, à qui on aurait dit qu’il lui est permis de manquer de foi aux chrétiens, de faire serrer d’un cordon de soie le cou de ses vizirs quand ils sont riches, de jeter dans le canal de la mer Noire ses frères étranglés ou massacrés, et de ravager cent lieues de pays pour sa gloire ; il se pourrait, dis-je, à toute force, que cet homme n’eût pas plus de remords que son muphti, et fût très-heureux. C’est sur quoi le lecteur peut encore penser beaucoup.

Il y avait autrefois des planètes heureuses, d’autres malheureuses ; malheureusement il n’y en a plus.

On a voulu priver le public de ce Dictionnaire utile, heureusement on n’y a pas réussi.

Des âmes de boue, des fanatiques absurdes, préviennent tous les jours les puissants, les ignorants, contre les philosophes. Si malheureusement on les écoutait, nous retomberions dans la barbarie d’où les seuls philosophes nous ont tirés.

HIPATIE, voyez HYPATIE.

HISTOIRE.
SECTION PREMIÈRE[41].
DÉFINITION.

L’histoire est le récit des faits donnés pour vrais, au contraire de la fable, qui est le récit des faits donnés pour faux.

Il y a l’histoire des opinions, qui n’est guère que le recueil des erreurs humaines.

L’histoire des arts peut être la plus utile de toutes, quand elle joint à la connaissance de l’invention et du progrès des arts la description de leur mécanisme.

L’histoire naturelle, improprement dite histoire, est une partie essentielle de la physique. On a divisé l’histoire des événements en sacrée et profane ; l’histoire sacrée est une suite des opérations divines et miraculeuses par lesquelles il a plu à Dieu de conduire autrefois la nation juive, et d’exercer aujourd’hui notre foi.

Si j’apprenais l’hébreu, les sciences, l’histoire,
Tout cela, c’est la mer à boire.

(La Fontaine, liv. VIII, fab. xxv.)
PREMIERS FONDEMENTS DE L’HISTOIRE.

Les premiers fondements de toute histoire sont les récits des pères aux enfants, transmis ensuite d’une génération à une autre ; ils ne sont tout au plus que probables dans leur origine, quand ils ne choquent point le sens commun, et ils perdent un degré de probabilité à chaque génération. Avec le temps la fable se grossit, et la vérité se perd : de là vient que toutes les origines des peuples sont absurdes. Ainsi les Égyptiens avaient été gouvernés par les dieux pendant beaucoup de siècles ; ils l’avaient été ensuite par des demi-dieux ; enfin ils avaient eu des rois pendant onze mille trois cent quarante ans : et le soleil dans cet espace de temps avait changé quatre fois d’orient et d’occident.

Les Phéniciens du temps d’Alexandre prétendaient être établis dans leur pays depuis trente mille ans ; et ces trente mille ans étaient remplis d’autant de prodiges que la chronologie égyptienne. J’avoue qu’il est physiquement très-possible que la Phénicie ait existé non-seulement trente mille ans, mais trente mille milliards de siècles, et qu’elle ait éprouvé, ainsi que le reste du globe, trente millions de révolutions. Mais nous n’en avons pas de connaissance.

On sait quel merveilleux ridicule règne dans l’ancienne histoire des Grecs.

Les Romains, tout sérieux qu’ils étaient, n’ont pas moins enveloppé de fables l’histoire de leurs premiers siècles. Ce peuple, si récent en comparaison des nations asiatiques, a été cinq cents années sans historiens. Ainsi il n’est pas surprenant que Romulus ait été le fils de Mars, qu’une louve ait été sa nourrice, qu’il ait marché avec mille hommes de son village de Rome contre vingt-cinq mille combattants du village des Sabins ; qu’ensuite il soit devenu dieu ; que Tarquin l’Ancien ait coupé une pierre avec un rasoir, et qu’une vestale ait tiré à terre un vaisseau avec sa ceinture, etc.

Les premières annales de toutes nos nations modernes ne sont pas moins fabuleuses. Les choses prodigieuses et improbables doivent être quelquefois rapportées, mais comme des preuves de la crédulité humaine : elles entrent dans l’histoire des opinions et des sottises ; mais le champ est trop immense.

DES MONUMENTS.

Pour connaître avec un peu de certitude quelque chose de l’histoire ancienne, il n’est qu’un seul moyen, c’est de voir s’il reste quelques monuments incontestables. Nous n’en avons que trois par écrit :

Le premier est le recueil des observations astronomiques faites pendant dix-neuf cents ans de suite à Babylone, envoyées par Alexandre en Grèce. Cette suite d’observations, qui remonte à deux mille deux cent trente-quatre ans avant notre ère vulgaire, prouve invinciblement que les Babyloniens existaient en corps de peuple plusieurs siècles auparavant : car les arts ne sont que l’ouvrage du temps, et la paresse naturelle aux hommes les laisse des milliers d’années sans autres connaissances et sans autres talents que ceux de se nourrir, de se défendre des injures de l’air, et de s’égorger. Qu’on en juge par les Germains et par les Anglais du temps de César, par les Tartares d’aujourd’hui, par les deux tiers de l’Afrique, et par tous les peuples que nous avons trouvés dans l’Amérique, en exceptant à quelques égards les royaumes du Pérou et du Mexique, et la république de Tlascala. Qu’on se souvienne que dans tout ce nouveau monde personne ne savait ni lire ni écrire.

Le second monument est l’éclipse centrale du soleil calculée à la Chine deux mille cent cinquante-cinq ans avant notre ère vulgaire, et reconnue véritable par tous nos astronomes. Il faut dire des Chinois la même chose que des peuples de Babylone : ils composaient déjà sans doute un vaste empire policé. Mais ce qui met les Chinois au-dessus de tous les peuples de la terre, c’est que ni leurs lois, ni leurs mœurs, ni la langue que parlent chez eux les lettrés, n’ont changé depuis environ quatre mille ans. Cependant cette nation et celle de l’Inde, les plus anciennes de toutes celles qui subsistent aujourd’hui, celles qui possèdent le plus vaste et le plus beau pays, celles qui ont inventé presque tous les arts avant que nous en eussions appris quelques-uns, ont toujours été omises jusqu’à nos jours dans nos prétendues histoires universelles. Et quand un Espagnol et un Français faisaient le dénombrement des nations, ni l’un ni l’autre ne manquait d’appeler son pays la première monarchie du monde, et son roi le plus grand roi du monde, se flattant que son roi lui donnerait une pension dès qu’il aurait lu son livre.

Le troisième monument, fort inférieur aux deux autres, subsiste dans les marbres d’Arundel : la chronique d’Athènes y est gravée deux cent soixante-trois ans avant notre ère ; mais elle ne remonte que jusqu’à Cécrops, treize cent dix-neuf ans au delà du temps où elle fut gravée. Voilà dans l’histoire de toute l’antiquité les seules époques incontestables que nous ayons.

Faisons une sérieuse attention à ces marbres rapportés de Grèce par le lord Arundel. Leur chronique commence quinze cent quatre-vingt-deux ans avant notre ère. C’est aujourd’hui[42] une antiquité de 3353 ans, et vous n’y voyez pas un seul fait qui tienne du miraculeux, du prodigieux. Il en est de même des olympiades ; ce n’est pas là qu’on doit dire Græcia mendax, la menteuse Grèce[43]. Les Grecs savaient très-bien distinguer l’histoire de la fable, et les faits réels des contes d’Hérodote : ainsi que dans leurs affaires sérieuses, leurs orateurs n’empruntaient rien des discours des sophistes ni des images des poëtes.

La date de la prise de Troie est spécifiée dans ces marbres ; mais il n’y est parlé ni des flèches d’Apollon, ni du sacrifice d’Iphigénie, ni des combats ridicules des dieux. La date des inventions de Triptolème et de Cérès s’y trouve ; mais Cérès n’y est pas appelée déesse. On y fait mention d’un poëme sur l’enlèvement de Proserpine ; il n’y est point dit qu’elle soit fille de Jupiter et d’une déesse, et qu’elle soit femme du dieu des enfers.

Hercule est initié aux mystères d’Éleusine ; mais pas un mot sur ses douze travaux, ni sur son passage en Afrique dans sa tasse, ni sur sa divinité[44], ni sur le gros poisson par lequel il fut avalé, et qui le garda dans son ventre trois jours et trois nuits, selon Lycophron.

Chez nous, au contraire, un étendard est apporté du ciel par un ange aux moines de Saint-Denis ; un pigeon apporte une bouteille d’huile dans une église de Reims ; deux armées de serpents se livrent une bataille rangée en Allemagne ; un archevêque de Mayence est assiégé et mangé par des rats ; et, pour comble, on a grand soin de marquer l’année de ces aventures. Et l’abbé Lenglet compile, compile ces impertinences ; et les almanachs les ont cent fois répétées ; et c’est ainsi qu’on a instruit la jeunesse ; et toutes ces fadaises sont entrées dans l’éducation des princes[45].

Toute histoire est récente. Il n’est pas étonnant qu’on n’ait point d’histoire ancienne profane au delà d’environ quatre mille années. Les révolutions de ce globe, la longue et universelle ignorance de cet art qui transmet les faits par l’écriture, en sont cause. Il reste encore plusieurs peuples qui n’en ont aucun usage. Cet art ne fut commun que chez un très-petit nombre de nations policées ; et même était-il en très-peu de mains. Rien de plus rare chez les Français et chez les Germains que de savoir écrire ; jusqu’au xive siècle de notre ère vulgaire, presque tous les actes n’étaient attestés que par témoins. Ce ne fut, en France, que sous Charles VII, en 1454, que l’on commença à rédiger par écrit quelques coutumes de France. L’art d’écrire était encore plus rare chez les Espagnols, et de là vient que leur histoire est si sèche et si incertaine jusqu’au temps de Ferdinand et d’Isabelle. On voit par là combien le très-petit nombre d’hommes qui savaient écrire pouvaient en imposer, et combien il a été facile de nous faire croire les plus énormes absurdités.

Il y a des nations qui ont subjugué une partie de la terre sans avoir l’usage des caractères. Nous savons que Gengis-kan conquit une partie de l’Asie au commencement du xiiie siècle ; mais ce n’est ni par lui ni par les Tartares que nous le savons. Leur histoire, écrite par les Chinois et traduite par le P. Gaubil, dit que ces Tartares n’avaient point alors l’art d’écrire.

Cet art ne dut pas être moins inconnu au Scythe Oguskan, nommé Madiès par les Persans et par les Grecs, qui conquit une partie de l’Europe et de l’Asie si longtemps avant le règne de Cyrus. Il est presque sûr qu’alors sur cent nations il y en avait à peine deux ou trois qui employassent des caractères. Il se peut que, dans un ancien monde détruit, les hommes aient connu l’écriture et les autres arts ; mais dans le nôtre ils sont tous très-récents.

Il reste des monuments d’une autre espèce, qui servent à constater seulement l’antiquité reculée de certains peuples, et qui précèdent toutes les époques connues et tous les livres ; ce sont les prodiges d’architecture, comme les pyramides et les palais d’Égypte, qui ont résisté au temps. Hérodote, qui vivait il y a deux mille deux cents ans, et qui les avait vus, n’avait pu apprendre des prêtres égyptiens dans quel temps on les avait élevés.

Il est difficile de donner à la plus ancienne des pyramides moins de quatre mille ans d’antiquité ; mais il faut considérer que ces efforts de l’ostentation des rois n’ont pu être commencés que longtemps après l’établissement des villes. Mais pour bâtir des villes dans un pays inondé tous les ans, remarquons toujours qu’il avait fallu d’abord relever le terrain des villes sur des pilotis dans ce terrain de vase, et les rendre inaccessibles à l’inondation ; il avait fallu, avant de prendre ce parti nécessaire, et avant d’être en état de tenter ces grands travaux, que les peuples se fussent pratiqué des retraites, pendant la crue du Nil, au milieu des rochers qui forment deux chaînes à droite et à gauche de ce fleuve. Il avait fallu que ces peuples rassemblés eussent les instruments du labourage, ceux de l’architecture, une connaissance de l’arpentage, avec des lois et une police. Tout cela demande nécessairement un espace de temps prodigieux. Nous voyons, par les longs détails qui regardent tous les jours nos entreprises les plus nécessaires et les plus petites, combien il est difficile de faire de grandes choses, et qu’il faut non-seulement une opiniâtreté infatigable, mais plusieurs générations animées de cette opiniâtreté.

Cependant, que ce soit Menès, Thaut ou Chéops, ou Ramessès, qui aient élevé une ou deux de ces prodigieuses masses, nous n’en serons pas plus instruits de l’histoire de l’ancienne Égypte : la langue de ce peuple est perdue. Nous ne savons donc autre chose, sinon qu’avant les plus anciens historiens il y avait de quoi faire une histoire ancienne[46].

SECTION II[47].

Comme nous avons déjà vingt mille ouvrages, la plupart en plusieurs volumes, sur la seule histoire de France[48], et qu’un homme studieux qui vivrait cent ans n’aurait pas le temps de les lire, je crois qu’il est bon de savoir se borner. Nous sommes obligés de joindre à la connaissance de notre pays celle de l’histoire de nos voisins. Il nous est encore moins permis d’ignorer les grandes actions des Grecs et des Romains, et leurs lois, qui sont encore en grande partie les nôtres. Mais si à cette étude nous voulions ajouter celle d’une antiquité plus reculée, nous ressemblerions alors à un homme qui quitterait Tacite et Tite-Live pour étudier sérieusement les Mille et une Nuits. Toutes les origines des peuples sont visiblement des fables ; la raison en est que les hommes ont dû vivre longtemps en corps de peuples, et apprendre à faire du pain et des habits (ce qui était difficile), avant d’apprendre à transmettre toutes leurs pensées à la postérité (ce qui était plus difficile encore). L’art d’écrire n’a pas certainement plus de six mille ans chez les Chinois ; et, quoi qu’en aient dit les Chaldéens et les Égyptiens, il n’y a guère d’apparence qu’ils aient su plus tôt écrire et lire couramment.

L’histoire des temps antérieurs ne put donc être transmise que de mémoire ; et on sait assez combien le souvenir des choses passées s’altère de génération en génération. C’est l’imagination seule qui a écrit les premières histoires. Non-seulement chaque peuple inventa son origine, mais il inventa aussi l’origine du monde entier.

Si l’on en croit Sanchoniathon , les choses commencèrent d’abord par un air épais que le vent raréfia ; le désir et l’amour en naquirent, et de l’union du désir et de l’amour furent formés les animaux. Les astres ne vinrent qu’ensuite, mais seulement pour orner le ciel, et pour réjouir la vue des animaux qui étaient sur la terre.

Le Knef des Égyptiens, leur Oshireth et leur Isheth, que nous nommons Osiris et Isis, ne sont guère moins ingénieux et moins ridicules. Les Grecs embellirent toutes ces fictions ; Ovide les recueillit et les orna des charmes de la plus belle poésie. Ce qu’il dit d’un dieu qui débrouille le chaos, et de la formation de l’homme, est sublime :

Sanctius his animal mentisque capacius altæ
Deerat adhuc, et quod dominari in cætera posset,
Natus homo est. . . .

(Met., I, 76-78.)

Pronaque cum spectent animalia cætera terram,
Os homini sublime dedit, cœlumque tueri
Jussit, et erectos ad sidera tollere vultus.

(Met., I, 84-86.)

Il s’en faut bien qu’Hésiode et les autres qui écrivirent si longtemps auparavant se soient exprimés avec cette sublimité élégante. Mais, depuis ce beau moment où l’homme fut formé jusqu’au temps des olympiades, tout est plongé dans une obscurité profonde.

Hérodote arrive aux jeux olympiques, et fait des contes aux Grecs assemblés, comme une vieille à des enfants. Il commence par dire que les Phéniciens naviguèrent de la mer Rouge dans la Méditerranée, ce qui suppose que ces Phéniciens avaient doublé notre cap de Bonne-Espérance, et fait le tour de l’Afrique.

Ensuite vient l’enlèvement d’Io, puis la fable de Gygès et de Candaule, puis de belles histoires de voleurs, et celle de la fille du roi d’Égypte Chéops, qui, ayant exigé une pierre de taille de chacun de ses amants, en eut assez pour bâtir une des plus belles pyramides.

Joignez à cela des oracles, des prodiges, des tours de prêtres, et vous avez l’histoire du genre humain.

Les premiers temps de l’histoire romaine semblent écrits par des Hérodotes ; nos vainqueurs et nos législateurs ne savaient compter leurs années qu’en fichant des clous dans une muraille par la main de leur grand pontife.

Le grand Romulus, roi d’un village, est fils du dieu Mars et d’une religieuse qui allait chercher de l’eau dans sa cruche. Il a un dieu pour père, une catin pour mère, et une louve pour nourrice. Un bouclier tombe du ciel exprès pour Numa. On trouve les beaux livres des sibylles. Un augure coupe un gros caillou avec un rasoir par la permission des dieux. Une vestale met à flot un gros vaisseau engravé, en le tirant avec sa ceinture. Castor et Pollux viennent combattre pour les Romains, et la trace des pieds de leurs chevaux reste imprimée sur la pierre. Les Gaulois ultramontains viennent saccager Rome : les uns disent qu’ils furent chassés par des oies, les autres qu’ils remportèrent beaucoup d’or et d’argent ; mais il est probable que dans ces temps-là, en Italie, il y avait beaucoup moins d’argent que d’oies. Nous avons imité les premiers historiens romains, au moins dans leur goût pour les fables. Nous avons notre oriflamme apportée par un ange, la sainte ampoule par un pigeon ; et quand nous joignons à cela le manteau de saint Martin, nous sommes bien forts.

Quelle serait l’histoire utile ? Celle qui nous apprendrait nos devoirs et nos droits, sans paraître prétendre à nous les enseigner.

On demande souvent si la fable du sacrifice d’Iphigénie est prise de l’histoire de Jephté, si le déluge de Deucalion est inventé en imitation de celui de Noé, si l’aventure de Philémon et de Baucis est d’après celle de Loth et de sa femme. Les Juifs avouent qu’ils ne communiquaient point avec les étrangers, que leurs livres ne furent connus des Grecs qu’après la traduction faite par ordre d’un Ptolémée ; mais les Juifs furent longtemps auparavant courtiers et usuriers chez les Grecs d’Alexandrie. Jamais les Grecs n’allèrent vendre de vieux habits à Jérusalem. Il paraît qu’aucun peuple n’imita les Juifs, et que ceux-ci prirent beaucoup de choses des Babyloniens, des Égyptiens, et des Grecs.

Toutes les antiquités judaïques sont sacrées pour nous, malgré notre haine et notre mépris pour ce peuple. Nous ne pouvons à la vérité les croire par la raison ; mais nous nous soumettons aux Juifs par la foi. Il y a environ quatre-vingts systèmes sur leur chronologie, et beaucoup plus de manières d’expliquer les événements de leur histoire : nous ne savons pas quelle est la véritable ; mais nous lui réservons notre foi pour le temps où elle sera découverte.

Nous avons tant de choses à croire de ce savant et magnanime peuple, que toute notre croyance en est épuisée, et qu’il ne nous en reste plus pour les prodiges dont l’histoire des autres nations est pleine. Rollin a beau nous répéter les oracles d’Apollon et les merveilles de Sémiramis ; il a beau transcrire tout ce qu’on a dit de la justice de ces anciens Scythes qui pillèrent si souvent l’Asie, et qui mangeaient des hommes dans l’occasion, il trouve un peu d’incrédulité chez les honnêtes gens.

Ce que j’admire le plus dans nos compilateurs modernes, c’est la sagesse et la bonne foi avec laquelle ils nous prouvent que tout ce qui arriva autrefois dans les plus grands empires du monde n’arriva que pour instruire les habitants de la Palestine. Si les rois de Babylone, dans leurs conquêtes, tombent en passant sur le peuple hébreu, c’est uniquement pour corriger ce peuple de ses péchés. Si le roi qu’on a nommé Cyrus se rend maître de Babylone, c’est pour donner à quelques Juifs la permission d’aller chez eux. Si Alexandre est vainqueur de Darius, c’est pour établir des fripiers juifs dans Alexandrie. Quand les Romains joignent la Syrie à leur vaste domination, et englobent le petit pays de la Judée dans leur empire, c’est encore pour instruire les Juifs ; les Arabes et les Turcs ne sont venus que pour corriger ce peuple aimable. Il faut avouer qu’il a eu une excellente éducation ; jamais on n’eut tant de précepteurs : et voilà comme l’histoire est utile.

Mais ce que nous avons de plus instructif, c’est la justice exacte que les clercs ont rendue à tous les princes dont ils n’étaient pas contents. Voyez avec quelle candeur impartiale saint Grégoire de Nazianze juge l’empereur Julien le philosophe : il déclare que ce prince, qui ne croyait point au diable, avait un commerce secret avec le diable, et qu’un jour que les démons lui apparurent tout enflammés sous des figures trop hideuses, il les chassa en faisant par inadvertance des signes de croix.

Il l’appelle un furieux, un misérable ; il assure que Julien immolait de jeunes garçons et de jeunes filles toutes les nuits dans des caves. C’est ainsi qu’il parle du plus clément des hommes, qui ne s’était jamais vengé des invectives que ce même Grégoire proféra contre lui pendant son règne.

Une méthode heureuse de justifier les calomnies dont on accable un innocent, c’est de faire l’apologie d’un coupable. Par là tout est compensé ; et c’est la manière qu’emploie le même saint de Nazianze. L’empereur Constance, oncle et prédécesseur de Julien, à son avènement à l’empire avait massacré Julius, frère de sa mère, et ses deux fils, tous trois déclarés augustes : c’était une méthode qu’il tenait de son père le grand Constantin ; il fit ensuite assassiner Gallus, frère de Julien. Cette cruauté qu’il exerça contre sa famille, il la signala contre l’empire ; mais il était dévot, et même, dans la bataille décisive qu’il donna contre Magnence, il pria Dieu dans une église pendant tout le temps que les armées furent aux mains. Voilà l’homme dont Grégoire fait le panégyrique. Si les saints nous font connaître ainsi la vérité, que ne doit-on point attendre des profanes, surtout quand ils sont ignorants, superstitieux, et passionnés ?

On fait quelquefois aujourd’hui un usage un peu bizarre de l’étude de l’histoire. On déterre des chartes du temps de Dagobert, la plupart suspectes et mal entendues, et on en infère que des coutumes, des droits, des prérogatives, qui subsistaient alors, doivent revivre aujourd’hui. Je conseille à ceux qui étudient et qui raisonnent ainsi de dire à la mer : Tu as été autrefois à Aigues-Mortes, à Fréjus, à Ravenne, à Ferrare ; retournes-y tout à l’heure.


SECTION III[49].
de l’utilité de l’histoire.

Cet avantage consiste surtout dans la comparaison qu’un homme d’État, un citoyen peut faire des lois et des mœurs étrangères avec celles de son pays : c’est ce qui excite l’émulation des nations modernes dans les arts, dans l’agriculture, dans le commerce.

Les grandes fautes passées servent beaucoup en tout genre ; on ne saurait trop remettre devant les yeux les crimes et les malheurs. On peut, quoi qu’on en dise, prévenir les uns et les autres ; l’histoire du tyran Christiern peut empêcher une nation de confier le pouvoir absolu à un tyran ; et le désastre de Charles XII devant Pultava avertit un général de ne pas s’enfoncer dans l’Ukraine sans avoir des vivres.

C’est pour avoir lu les détails des batailles de Crécy, de Poitiers, d’Azincourt, de Saint-Quentin, de Gravelines, etc., que le célèbre maréchal de Saxe se déterminait à chercher, autant qu’il pouvait, des affaires de poste.

Les exemples font un grand effet sur l’esprit d’un prince qui lit avec attention. Il verra que Henri IV n’entreprit sa grande guerre, qui devait changer le système de l’Europe, qu’après s’être assuré du nerf de la guerre pour la pouvoir soutenir plusieurs années sans aucun nouveau secours de finances.

Il verra que la reine Élisabeth, par les seules ressources du commerce et d’une sage économie, résista au puissant Philippe II, et que de cent vaisseaux qu’elle mit en mer contre la flotte invincible, les trois quarts étaient fournis par les villes commerçantes d’Angleterre.

La France non entamée sous Louis XIV, après neuf ans de la guerre la plus malheureuse, montrera évidemment l’utilité des places frontières qu’il construisit. En vain l’auteur des causes de la chute de l’empire romain[50] blâme-t-il Justinien d’avoir eu la même politique ; il ne devait blâmer que les empereurs qui négligèrent ces places frontières, et qui ouvrirent les portes de l’empire aux barbares.

Un avantage que l’histoire moderne a sur l’ancienne est d’apprendre à tous les potentats que depuis le xve siècle on s’est toujours réuni contre une puissance trop prépondérante. Ce système d’équilibre a toujours été inconnu des anciens, et c’est la raison des succès du peuple romain, qui, ayant formé une milice supérieure à celle des autres peuples, les subjugua l’un après l’autre, du Tibre jusqu’à l’Euphrate.

[51]Il est nécessaire de remettre souvent sous les yeux les usurpations des papes, les scandaleuses discordes de leurs schismes, la démence des disputes de controverse, les persécutions, les guerres enfantées par cette démence, et les horreurs qu’elles ont produites.

Si on ne rendait pas cette connaissance familière aux jeunes gens, s’il n’y avait qu’un petit nombre de savants instruits de ces faits, le public serait aussi imbécile qu’il l’était du temps de Grégoire VII. Les calamités de ces temps d’ignorance renaîtraient infailliblement, parce qu’on ne prendrait aucune précaution pour les prévenir. Tout le monde sait à Marseille par quelle inadvertance la peste fut apportée du Levant[52], et on s’en préserve.

Anéantissez l’étude de l’histoire, vous verrez peut-être des Saint-Barthélemy en France, et des Cromwell en Angleterre.

CERTITUDE DE L’HISTOIRE.

Toute certitude qui n’est pas démonstration mathématique n’est qu’une extrême probabilité : il n’y a pas d’autre certitude historique.

Quand Marc-Paul parla le premier, mais le seul, de la grandeur et de la population de la Chine, il ne fut pas cru, et il ne put exiger de croyance. Les Portugais qui entrèrent dans ce vaste empire plusieurs siècles après commencèrent à rendre la chose probable. Elle est aujourd’hui certaine, de cette certitude qui naît de la déposition unanime de mille témoins oculaires de différentes nations, sans que personne ait réclamé contre leur témoignage.

Si deux ou trois historiens seulement avaient écrit l’aventure du roi Charles XII, qui, s’obstinant à rester dans les États du sultan son bienfaiteur, malgré lui, se battit avec ses domestiques contre une armée de janissaires et de Tartares, j’aurais suspendu mon jugement ; mais ayant parlé à plusieurs témoins oculaires, et n’ayant jamais entendu révoquer cette action en doute, il a bien fallu la croire ; parce qu’après tout, si elle n’est ni sage ni ordinaire, elle n’est contraire ni aux lois de la nature ni au caractère du héros[53].

Ce qui répugne au cours ordinaire de la nature ne doit point être cru, à moins qu’il ne soit attesté par des hommes animés visiblement de l’esprit divin, et qu’il soit impossible de douter de leur inspiration. Voilà pourquoi, à l’article Certitude du Dictionnaire encyclopédique, c’est un grand paradoxe de dire qu’on devrait croire aussi bien tout Paris qui affirmerait avoir vu ressusciter un mort, qu’on croit tout Paris quand il dit qu’on a gagné la bataille de Fontenoy. Il paraît évident que le témoignage de tout Paris sur une chose improbable ne saurait être égal au témoignage de tout Paris sur une chose probable. Ce sont là les premières notions de la saine logique. Un tel dictionnaire ne devait être consacré qu’à la vérité[54].

INCERTITUDE DE L’HISTOIRE.

On distingue les temps en fabuleux et historiques. Mais les historiques auraient dû être distingués eux-mêmes en vérités et en fables. Je ne parle pas ici de fables reconnues aujourd’hui pour telles : il n’est pas question, par exemple, des prodiges dont Tite-Live a embelli ou gâté son histoire ; mais, dans les faits les plus reçus, que de raisons de douter !

Qu’on fasse attention que la république romaine a été cinq cents ans sans historiens ; que Tite-Live lui-même déplore la perte des autres monuments qui périrent presque tous dans l’incendie de Rome, pleraque interiere ; qu’on songe que dans les trois cents premières années l’art d’écrire était très-rare, raræ per eadem tempora litteræ ; il sera permis alors de douter de tous les événements qui ne sont pas dans l’ordre ordinaire des choses humaines.

Sera-t-il bien probable que Romulus, le petit-fils du roi des Sabins, aura été forcé d’enlever des Sabines pour avoir des femmes ? L’histoire de Lucrèce sera-t-elle bien vraisemblable ? Croira-t-on aisément, sur la foi de Tite-Live, que le roi Porsenna s’enfuit plein d’admiration pour les Romains, parce qu’un fanatique avait vouIu l’assassiner ? Ne sera-t-on pas porté, au contraire, à croire Polybe, qui était antérieur à Tite-Live de deux cents années ? Polybe dit que Porsenna subjugua les Romains : cela est bien plus probable que l’aventure de Scévola, qui se brûla entièrement la main parce qu’elle s’était méprise. J’aurais défié Poltrot d’en faire autant.

L’aventure de Régulus, enfermé par les Carthaginois dans un tonneau garni de pointes de fer, mérite-t-elle qu’on la croie ? Polybe, contemporain, n’en aurait-il pas parlé si elle avait été vraie ? Il n’en dit pas un mot : n’est-ce pas une grande présomption que ce conte ne fut inventé que longtemps après pour rendre les Carthaginois odieux ?

Ouvrez le Dictionnaire de Moréri, à l’article Régulus ; il vous assure que le supplice de ce Romain est rapporté dans Tite-Live : cependant la décade où Tite-Live aurait pu en parler est perdue ; on n’a que le supplément de Freinshemius ; et il se trouve que ce dictionnaire n’a cité qu’un Allemand du xviie siècle, croyant citer un Romain du temps d’Auguste. On ferait des volumes immenses de tous les faits célèbres et reçus dont il faut douter. Mais les bornes de cet article ne permettent pas de s’étendre.


LES TEMPLES, LES FÊTES, LES CÉRÉMONIES ANNUELLES, LES MÉDAILLES MÊME, SONT-ELLES DES PREUVES HISTORIQUES ?

On est naturellement porté à croire qu’un monument érigé par une nation pour célébrer un événement en atteste la certitude : cependant, si ces monuments n’ont pas été élevés par des contemporains, s’ils célèbrent quelques faits peu vraisemblables, prouvent-ils autre chose sinon qu’on a voulu consacrer une opinion populaire ?

La colonne rostrale érigée dans Rome par les contemporains de Duillius est sans doute une preuve de la victoire navale de Duillius ; mais la statue de l’augure Nœvius, qui coupait un caillou avec un rasoir, prouvait-elle que Nœvius avait opéré ce prodige ? Les statues de Cérès et de Triptolème, dans Athènes, étaient-elles des témoignages incontestables que Cérès était descendue de je ne sais quelle planète pour venir enseigner l’agriculture aux Athéniens ? Le fameux Laocoon, qui subsiste aujourd’hui si entier, atteste-t-il bien la vérité de l’histoire du cheval de Troie ?

Les cérémonies, les fêtes annuelles établies par toute une nation, ne constatent pas mieux l’origine à laquelle on les attribue. La fête d’Arion porté sur un dauphin se célébrait chez les Romains comme chez les Grecs. Celle de Faune rappelait son aventure avec Hercule et Omphale, quand ce dieu, amoureux d’Omphale, prit le lit d’Hercule pour celui de sa maîtresse.

La fameuse fête des lupercales était établie en l’honneur de la louve qui allaita Romulus et Rémus.

Sur quoi était fondée la fête d’Orion, célébrée le cinq des ides de mai ? Le voici. Hyrée reçut chez lui Jupiter, Neptune et Mercure ; et quand ses hôtes prirent congé, ce bonhomme, qui n’avait point de femme et qui voulait avoir un enfant, témoigna sa douleur aux trois dieux. On n’ose exprimer ce qu’ils firent sur la peau du bœuf qu’Hyrée leur avait servi à manger ; ils couvrirent ensuite cette peau d’un peu de terre : de là naquit Orion au bout de neuf mois.

Presque toutes les fêtes romaines, syriennes, grecques, égyptiennes, étaient fondées sur de pareils contes, ainsi que les temples et les statues des anciens héros : c’étaient des monuments que la crédulité consacrait à l’erreur.

[55]Un de nos plus anciens monuments est la statue de saint Denis portant sa tête dans ses bras.

Une médaille, même contemporaine, n’est pas quelquefois une preuve. Combien la flatterie n’a-t-elle pas frappé de médailles sur des batailles très-indécises, qualifiées de victoires, et sur des entreprises manquées, qui n’ont été achevées que dans la légende ? N’a-t-on pas en dernier lieu, pendant la guerre de 1740 des Anglais contre le roi d’Espagne, frappé une médaille qui attestait la prise de Carthagène par l’amiral Vernon, tandis que cet amiral levait le siége ?

Les médailles ne sont des témoignages irréprochables que lorsque l’événement est attesté par des auteurs contemporains[56] ; alors ces preuves, se soutenant l’une par l’autre, constatent la vérité[57].


DOIT-ON DANS L’HISTOIRE INSÉRER DES HARANGUES, ET FAIRE DES PORTRAITS ?

Si dans une occasion importante un général d’armée, un homme d’État a parlé d’une manière singulière et forte, qui caractérise son génie et celui de son siècle, il faut sans doute rapporter son discours mot pour mot : de telles harangues sont peut-être la partie de l’histoire la plus utile. Mais pourquoi faire dire à un homme ce qu’il n’a pas dit ? Il vaudrait presque autant lui attribuer ce qu’il n’a pas fait. C’est une fiction imitée d’Homère ; mais ce qui est fiction dans un poëme devient à la rigueur mensonge dans un historien. Plusieurs anciens ont eu cette méthode ; cela ne prouve autre chose sinon que plusieurs anciens ont voulu faire parade de leur éloquence aux dépens de la vérité.

DES PORTRAITS.

Les portraits montrent encore bien souvent plus d’envie de briller que d’instruire. Des contemporains sont en droit de faire le portrait des hommes d’État avec lesquels ils ont négocié, des généraux sous qui ils ont fait la guerre. Mais qu’il est à craindre que le pinceau ne soit guidé par la passion ! Il paraît que les portraits qu’on trouve dans Clarendon sont faits avec plus d’impartialité, de gravité et de sagesse, que ceux qu’on lit avec plaisir dans le cardinal de Retz.

Mais vouloir peindre les anciens, s’efforcer de développer leurs âmes, regarder les événements comme des caractères avec lesquels on peut lire sûrement dans le fond des cœurs : c’est une entreprise bien délicate, c’est dans plusieurs une puérilité.


DE LA MAXIME DE CICÉRON CONCERNANT L’HISTOIRE : QUE l’HISTORIEN N’OSE DIRE UNE FAUSSETÉ NI CACHER UNE VÉRITÉ[58].

La première partie de ce précepte est incontestable ; il faut examiner l’autre. Si une vérité peut être de quelque utilité à l’État, votre silence est condamnable. Mais je suppose que vous écriviez l’histoire d’un prince qui vous aura confié un secret : devez-vous le révéler ? devez-vous dire à la postérité ce que vous seriez coupable de dire en secret à un seul homme ? Le devoir d’un historien l’emportera-t-il sur un devoir plus grand ?

Je suppose encore que vous ayez été témoin d’une faiblesse qui n’a point influé sur les affaires publiques, devez-vous révéler cette faiblesse ? En ce cas l’histoire serait une satire.

Il faut avouer que la plupart des écrivains d’anecdotes sont plus indiscrets qu’utiles. Mais que dire de ces compilateurs insolents qui, se faisant un mérite de médire, impriment et vendent des scandales comme la Voisin vendait des poisons ?

L’HISTOIRE SATIRIQUE.

Si Plutarque a repris Hérodote de n’avoir pas assez relevé la gloire de quelques villes grecques, et d’avoir omis plusieurs faits connus dignes de mémoire, combien sont plus répréhensibles aujourd’hui ceux qui, sans avoir aucun des mérites d’Hérodote, imputent aux princes, aux nations, des actions odieuses, sans la plus légère apparence de preuve ? La guerre de 1741 a été écrite en Angleterre. On trouve dans cette histoire qu’à la bataille de Fontenoy « les Français tirèrent sur les Anglais avec des balles empoisonnées et des morceaux de verre venimeux, et que le duc de Cumberland envoya au roi de France une boîte pleine de ces prétendus poisons trouvés dans les corps des Anglais blessés ». Le même auteur ajoute que les Français ayant perdu quarante mille hommes à cette bataille, le parlement de Paris rendit un arrêt par lequel il était défendu d’en parler sous des peines corporelles.

Les Mémoires frauduleux[59] imprimés depuis peu sous le nom de Mme de Maintenon sont remplis de pareilles absurdités. On y trouve qu’au siége de Lille les alliés jetaient des billets dans la ville conçus en ces termes : « Français, consolez-vous ; la Maintenon ne sera pas votre reine. »

Presque chaque page est souillée d’impostures et de termes offensants contre la famille royale et contre les familles principales du royaume, sans alléguer la plus légère vraisemblance qui puisse donner la moindre couleur à ces mensonges. Ce n’est point écrire l’histoire, c’est écrire au hasard des calomnies qui méritent le carcan.

On a imprimé en Hollande, sous le nom d’Histoire, une foule de libelles dont le style est aussi grossier que les injures, et les faits aussi faux qu’ils sont mal écrits. C’est, dit-on, un mauvais fruit de l’excellent arbre de la liberté. Mais si les malheureux auteurs de ces inepties ont eu la liberté de tromper les lecteurs, il faut user ici de la liberté de les détromper.

[60]L’appât d’un vil gain, joint à l’insolence des mœurs abjectes, furent les seuls motifs qui engagèrent ce réfugié languedocien protestant, nommé Langlevieux, dit La Beaumelle, à tenter la plus infâme manœuvre qui ait jamais déshonoré la littérature. Il vend pour dix-sept louis d’or au libraire Esslinger de Francfort, en 1753, l’Histoire du siècle de Louis XIV, qui ne lui appartient point[61] ; et, soit pour s’en faire croire le propriétaire, soit pour gagner son argent, il la charge de notes abominables contre Louis XIV, contre son fils, contre le duc de Bourgogne, son petit-fils, qu’il traite sans façon de perfide et de traître envers son grand-père et la France. Il vomit contre le duc d’Orléans régent les calomnies les plus horribles et les plus absurdes ; personne n’est épargné, et cependant il n’a jamais connu personne. Il débite sur les maréchaux de Villars, de Villeroi, sur les ministres, sur les femmes, des historiettes ramassées dans des cabarets ; et il parle des plus grands princes comme de ses justiciables. Il s’exprime en juge des rois : « Donnez-moi, dit-il, un Stuart, et je le fais roi d’Angleterre. »

Cet excès de ridicule dans un inconnu n’a pas été relevé : il eût été sévèrement puni dans un homme dont les paroles auraient eu quelque poids. Mais il faut remarquer que souvent ces ouvrages de ténèbres ont du cours dans l’Europe ; ils se vendent aux foires de Francfort et de Leipsick ; tout le Nord en est inondé. Les étrangers qui ne sont pas instruits croient puiser dans ces libelles les connaissances de l’histoire moderne. Les auteurs allemands ne sont pas toujours en garde contre ces Mémoires, ils s’en servent comme de matériaux : c’est ce qui est arrivé aux Mémoires de Pontis, de Montbrun, de Rochefort, de Vordac ; à tous ces prétendus Testaments politiques des ministres d’État, composés par des faussaires ; à la Dîme royale de Bois-Guillebert, impudemment donnée sous le nom du maréchal de Vauban ; et à tant de compilations d’ana et d’anecdotes.

L’histoire est quelquefois encore plus maltraitée en Angleterre. Comme il y a toujours deux partis assez violents qui s’acharnent l’un contre l’autre jusqu’à ce que le danger commun les réunisse, les écrivains d’une faction condamnent tout ce que les autres approuvent. Le même homme est représenté comme un Caton et comme un Catilina. Comment démêler le vrai entre l’adulation et la satire ? Il n’y a peut-être qu’une règle sûre, c’est de croire le bien qu’un historien de parti ose dire des héros de la faction contraire, et le mal qu’il ose dire des chefs de la sienne dont il n’aura pas à se plaindre.

À l’égard des Mémoires réellement écrits par les personnages intéressés, comme ceux de Clarendon, de Ludlow, de Burnet, en Angleterre ; de La Rochefoucauld, de Retz, en France ; s’ils s’accordent, ils sont vrais ; s’ils se contrarient, doutez.

Pour les ana et les anecdotes, il y en a un sur cent qui peut contenir quelque ombre de vérité.


SECTION IV.
DE LA MÉTHODE, DE LA MANIÈRE D’ÉCRIRE L’HISTOIRE, ET DU STYLE.

On en a tant dit sur cette matière qu’il faut ici en dire très-peu. On sait assez que la méthode et le style de Tite-Live, sa gravité, son éloquence sage, conviennent à la majesté de la république romaine ; que Tacite est plus fait pour peindre des tyrans ; Polybe, pour donner des leçons de la guerre ; Denis d’Halicarnasse, pour développer les antiquités.

Mais en se modelant en général sur ces grands maîtres, on a aujourd’hui un fardeau plus pesant que le leur à soutenir. On exige des historiens modernes plus de détails, des faits plus constatés, des dates précises, des autorités, plus d’attention aux usages, aux lois, aux mœurs, au commerce, à la finance, à l’agriculture, à la population ; il en est de l’histoire comme des mathématiques et de la physique : la carrière s’est prodigieusement accrue. Autant il est aisé de faire un recueil de gazettes, autant il est difficile aujourd’hui d’écrire l’histoire.

[62]Daniel se crut un historien parce qu’il transcrivait des dates et des récits de batailles où l’on n’entend rien. Il devait m’apprendre les droits de la nation, les droits des principaux corps de cette nation, ses lois, ses usages, ses mœurs, et comment ils ont changé. Cette nation est en droit de lui dire : Je vous demande mon histoire encore plus que celle de Louis le Gros et de Louis Hutin. Vous me dites, d’après une vieille chronique écrite au hasard, que Louis VIII étant attaqué d’une maladie mortelle, exténué, languissant, n’en pouvant plus, les médecins ordonnèrent à ce corps cadavéreux de coucher avec une jolie fille pour se refaire, et que le saint roi rejeta bien loin cette vilenie. Ah ! Daniel, vous ne savez donc pas le proverbe italien : donna ignuda manda l’uomo sotto la terra. Vous deviez avoir un peu plus de teinture de l’histoire politique et de l’histoire naturelle[63].

On exige que l’histoire d’un pays étranger ne soit point jetée dans le même moule que celle de votre patrie.

Si vous faites l’histoire de France, vous n’êtes pas obligé de décrire le cours de la Seine et de la Loire ; mais si vous donnez au public les conquêtes des Portugais en Asie, on exige une topographie des pays découverts. On veut que vous meniez votre lecteur par la main le long de l’Afrique et des côtes de la Perse et de l’Inde ; on attend de vous des instructions sur les mœurs, les lois, les usages de ces nations nouvelles pour l’Europe.

Nous avons vingt histoires de l’établissement des Portugais dans les Indes ; mais aucune ne nous a fait connaître les divers gouvernements de ce pays, ses religions, ses antiquités, les brames, les disciples de saint Jean, les guèbres, les banians[64]. On nous a conservé, il est vrai, les lettres de Xavier et de ses successeurs. On nous a donné des histoires de l’Inde, faites à Paris d’après ces missionnaires qui ne savaient pas la langue des brames. On nous répète dans cent écrits que les Indiens adorent le diable. Des aumôniers d’une compagnie de marchands partent dans ce préjugé ; et dès qu’ils voient sur les côtes de Coromandel des figures symboliques, ils ne manquent pas d’écrire que ce sont des portraits du diable, qu’ils sont dans son empire, qu’ils vont le combattre. Ils ne songent pas que c’est nous qui adorons le diable Mammon, et qui lui allons porter nos vœux à six mille lieues de notre patrie pour en obtenir de l’argent.

Pour ceux qui se mettent, dans Paris, aux gages d’un libraire de la rue Saint-Jacques, et à qui l’on commande une histoire du Japon, du Canada, des îles Canaries, sur des Mémoires de quelques capucins, je n’ai rien à leur dire.

C’est assez qu’on sache que la méthode convenable à l’histoire de son pays n’est point propre à décrire les découvertes du nouveau monde ; qu’il ne faut pas écrire sur une petite ville comme sur un grand empire ; qu’on ne doit point faire l’histoire privée d’un prince comme celle de France ou d’Angleterre.

Si vous n’avez autre chose à nous dire, sinon qu’un barbare a succédé à un autre barbare sur les bords de l’Oxus et de l’Iaxarte, en quoi êtes-vous utile au public[65] ?

Ces règles sont assez connues ; mais l’art de bien écrire l’histoire sera toujours très-rare. On sait assez qu’il faut un style grave, pur, varié, agréable. Il en est des lois pour écrire l’histoire comme de celles de tous les arts de l’esprit : beaucoup de préceptes, et peu de grands artistes[66].


SECTION V[67].
HISTOIRE DES ROIS JUIFS, ET DES PARALIPOMÈNES.

Tous les peuples ont écrit leur histoire dès qu’ils ont pu écrire. Les Juifs ont aussi écrit la leur. Avant qu’ils eussent des rois, ils vivaient sous une théocratie ; ils étaient censés gouvernés par Dieu même.

Quand les Juifs voulurent avoir un roi comme les autres peuples leurs voisins, le prophète Samuel, très-intéressé à n’avoir point de roi, leur déclara de la part de Dieu que c’était Dieu lui-même qu’ils rejetaient : ainsi la théocratie finit chez les Juifs lorsque la monarchie commença.

On pourrait donc dire sans blasphémer que l’histoire des rois juifs a été écrite comme celle des autres peuples, et que Dieu n’a pas pris la peine de dicter lui-même l’histoire d’un peuple qu’il ne gouvernait plus.

On n’avance cette opinion qu’avec la plus extrême défiance. Ce qui pourrait la confirmer, c’est que les Paralipomènes contredisent très-souvent le livre des Rois dans la chronologie et dans les faits, comme nos historiens profanes se contredisent quelquefois. De plus, si Dieu a toujours écrit l’histoire des Juifs, il faut donc croire qu’il l’écrit encore : car les Juifs sont toujours son peuple chéri. Ils doivent se convertir un jour, et il paraît qu’alors ils seront aussi en droit de regarder l’histoire de leur dispersion comme sacrée qu’ils sont en droit de dire que Dieu écrivit l’histoire de leurs rois.

Ou peut encore faire une réflexion : c’est que Dieu ayant été leur seul roi très-longtemps, et ensuite ayant été leur historien, nous devons avoir pour tous les Juifs le respect le plus profond. Il n’y a point de fripier juif qui ne soit infiniment au-dessus de César et d’Alexandre. Comment ne se pas prosterner devant un fripier qui vous prouve que son histoire a été écrite par la Divinité même, tandis que les histoires grecques et romaines ne nous ont été transmises que par des profanes ?

Si le style de l’Histoire des rois et des Paralipomènes est divin, il se peut encore que les actions racontées dans ces histoires ne soient pas divines. David assassine Urie. Isboseth et Miphiboseth sont assassinés. Absalon assassine Ammon ; Joab assassine Absalon ; Salomon assassine Adonias, son frère ; Baasa assassine Nadab ; Zambri assassine Éla ; Amri assassine Zambri ; Achab assassine Naboth ; Jéhu assassine Achab et Joram ; les habitants de Jérusalem assassinent Amasias, fils de Joas ; Sellum, fils de Jabès, assassine Zacharias, fils de Jéroboam ; Manahem assassine Sellum, fils de Jabès ; Phacée, fils de Roméli, assassine Phaceia, fils de Manahem ; Osée, fils d’Éla, assassine Phacée, fils de Roméli. On passe sous silence beaucoup d’autres menus assassinats. Il faut avouer que si le Saint-Esprit a écrit cette histoire, il n’a pas choisi un sujet fort édifiant.


SECTION VI[68].
DES MAUVAISES ACTIONS CONSACRÉES OU EXCUSÉES DANS L’HISTOIRE.

Il n’est que trop ordinaire aux historiens de louer de très-méchants hommes qui ont rendu service à la secte dominante ou à la patrie. Ces éloges sont peut-être d’un citoyen zélé, mais ce zèle outrage le genre humain. Romulus assassine son frère, et on en fait un dieu. Constantin égorge son fils, étouffe sa femme, assassine presque toute sa famille ; on l’a loué dans des conciles, mais l’histoire doit détester ses barbaries. Il est heureux pour nous sans doute que Clovis ait été catholique ; il est heureux pour l’Église anglicane que Henri VIII ait aboli les moines ; mais il faut avouer que Clovis et Henri VIII étaient des monstres de cruauté.

Lorsque le jésuite Berruyer, qui, quoique jésuite, était un sot, s’avisa de paraphraser l’Ancien et le Nouveau Testament en style de ruelle, sans autre intention que de les faire lire, il jeta des fleurs de rhétorique sur le couteau à deux tranchants que le Juif Aod enfonça avec le manche dans le ventre du roi Églon, sur le sabre dont Judith coupa la tête d’Holoferne après s’être prostituée à lui, et sur plusieurs autres actions de ce genre. Le parlement, en respectant la Bible qui rapporte ces histoires, condamna le jésuite qui les louait, et fit brûler l’Ancien et le Nouveau Testament, j’entends celui du jésuite.

Mais comme les jugements des hommes sont toujours différents dans les cas pareils, la même chose arriva à Bayle dans un cas tout contraire : il fut condamné pour n’avoir pas loué toutes les actions de David, roi de la province de Judée. Un nommé Jurieu, prédicant réfugié en Hollande, avec d’autres prédicants réfugiés, voulurent l’obliger à se rétracter. Mais comment se rétracter sur des faits consignés dans l’Écriture ? Bayle n’avait-il pas quelque raison de penser que tous les faits rapportés dans les livres juifs ne sont pas des actions saintes ; que David a fait comme un autre des actions très-criminelles, et que s’il est appelé l’homme selon le cœur de Dieu, c’est en vertu de sa pénitence, et non pas à cause de ses forfaits ?

Écartons les noms, et ne songeons qu’aux choses. Supposons que pendant le règne de Henri IV, un curé ligueur a répandu secrètement une bouteille d’huile sur la tête d’un berger de Brie, que ce berger vient à la cour, que le curé le présente à Henri IV comme un bon joueur de violon qui pourra dissiper sa mélancolie, que le roi le fait son écuyer et lui donne une de ses filles en mariage ; qu’ensuite le roi s’étant brouillé avec le berger, celui-ci se réfugie chez un prince d’Allemagne ennemi de son beau-père, qu’il arme six cents brigands perdus de dettes et de débauches, qu’il court la campagne avec cette canaille, qu’il égorge amis et ennemis, qu’il extermine jusqu’aux femmes et aux enfants à la mamelle, afin qu’il n’y ait personne qui puisse porter la nouvelle de cette boucherie : je suppose encore que ce même berger de Brie devient roi de France après la mort de Henri IV, et qu’il fait assassiner son petit-fils après l’avoir fait manger à sa table, et livre à la mort sept autres petits-enfants de son roi ; quel est l’homme qui n’avouera pas que ce berger de Brie est un peu dur ?

Les commentateurs conviennent que l’adultère de David et l’assassinat d’Urie sont des fautes que Dieu a pardonnées. On peut donc convenir que les massacres ci-dessus sont des fautes que Dieu a pardonnées aussi.

Cependant on ne fit aucun quartier à Bayle. Mais en dernier lieu quelques prédicateurs de Londres ayant comparé George II à David, un des serviteurs de ce monarque a fait publiquement imprimer un petit livre dans lequel il se plaint de la comparaison[69]. Il examine toute la conduite de David, il va infiniment plus loin que Bayle, il traite David avec plus de sévérité que Tacite ne traite Domitien. Ce livre n’a pas excité en Angleterre le moindre murmure ; tous les lecteurs ont senti que les mauvaises actions sont toujours mauvaises, que Dieu peut les pardonner quand la pénitence est proportionnée au crime, mais qu’aucun homme ne doit les approuver.

Il y a donc plus de raison en Angleterre qu’il n’y en avait en Hollande du temps de Bayle. On sent aujourd’hui qu’il ne faut pas donner pour modèle de sainteté ce qui est digne du dernier supplice ; et on sait que si on ne doit pas consacrer le crime, on ne doit pas croire l’absurdité.



HISTORIOGRAPHE[70].

Titre fort différent de celui d’historien. On appelle communément en France historiographe l’homme de lettres pensionné, et, comme on disait autrefois, appointé pour écrire l’histoire. Alain Chartier fut historiographe de Charles VII. Il dit qu’il interrogea les domestiques de ce prince, et leur fit prêter serment, selon le devoir de sa charge, pour savoir d’eux si Charles avait eu en effet Agnès Sorel pour maîtresse. Il conclut qu’il ne se passa jamais rien de libre entre ces amants, et que tout se réduisit à quelques caresses honnêtes dont ces domestiques avaient été les témoins innocents. Cependant il est constant, non par les historiographes, mais par les historiens appuyés sur les titres de famille, que Charles VII eut d’Agnès Sorel trois filles, dont l’aînée, mariée à un Brezé, fut poignardée par son mari. Depuis ce temps il y eut souvent des historiographes de France en titre, et l’usage fut de leur donner des brevets de conseillers d’État avec les provisions de leur charge. Ils étaient commensaux de la maison du roi. Matthieu eut ces priviléges sous Henri IV, et n’en écrivit pas mieux l’histoire.

À Venise, c’est toujours un noble du sénat qui a ce titre et cette fonction ; et le célèbre Nani les a remplis avec une approbation générale. Il est bien difficile que l’historiographe d’un prince ne soit pas un menteur ; celui d’une république flatte moins, mais il ne dit pas toutes les vérités. À la Chine, les historiographes sont chargés de recueillir tous les événements et tous les titres originaux sous une dynastie. Ils jettent les feuilles numérotées dans une vaste salle, par un orifice semblable à la gueule du lion dans laquelle on jette à Venise les avis secrets qu’on veut donner ; lorsque la dynastie est éteinte, on ouvre la salle et on rédige les matériaux, dont on compose une histoire authentique. Le Journal général de l’empire sert aussi à former le corps d’histoire ; ce journal est supérieur à nos gazettes, en ce qu’il est fait sous les yeux des mandarins de chaque province, revu par un tribunal suprême, et que chaque pièce porte avec elle une authenticité qui fait foi dans les matières contentieuses.

Chaque souverain choisit son historiographe. Vittorio Siri le fut. Pellisson fut choisi d’abord par Louis XIV pour écrire les événements de son règne, et il s’acquitta de cet emploi avec éloquence dans l’Histoire de la Franche-Comté. Racine, le plus élégant des poëtes, et Boileau, le plus correct, furent ensuite substitués à Pellisson. Quelques curieux ont recueilli quelques mémoires du passage du Rhin écrits par Racine. On ne peut juger par ces mémoires si Louis XIV passa le Rhin ou non avec les troupes qui traversèrent ce fleuve à la nage. Cet exemple démontre assez combien il est rare qu’un historiographe ose dire la vérité. Aussi plusieurs qui ont eu ce titre se sont bien donné de garde d’écrire l’histoire : ils ont fait comme Amyot, qui disait qu’il était trop attaché à ses maîtres pour écrire leur vie. Le P. Daniel eut la patente d’historiographe après avoir donné son Histoire de France ; il n’eut qu’une pension de 600 livres, regardée seulement comme un honoraire convenable à un religieux[71].

Il est très-difficile d’assigner aux sciences et aux arts, aux travaux littéraires, leurs véritables bornes. Peut-être le propre d’un historiographe est de rassembler les matériaux, et on est historien quand on les met en œuvre. Le premier peut tout amasser, le second choisir et arranger. L’historiographe tient plus de l’annaliste simple, et l’historien semble avoir un champ plus libre pour l’éloquence.

Ce n’est pas la peine de dire ici que l’un et l’autre doivent également dire la vérité ; mais on peut examiner cette grande loi de Cicéron, ne quid veri tacere non audeat, qu’il faut oser ne taire aucune vérité. Cette règle est au nombre des lois qui ont besoin d’être commentées. Je suppose un prince qui confie à son historiographe un secret important auquel l’honneur de ce prince est attaché, ou que même le bien de l’État exige que ce secret ne soit jamais révélé ; l’historiographe ou l’historien doit-il manquer de foi à son prince ? doit-il trahir sa patrie pour obéir à Cicéron ? La curiosité du public semble l’exiger : l’honneur, le devoir, le défendent. Peut-être en ce cas faut-il renoncer à écrire l’histoire.

Une vérité déshonore une famille, l’historiographe ou l’historien doit-il l’apprendre au public ? non, sans doute ; il n’est point chargé de révéler la honte des particuliers, et l’histoire n’est point une satire.

Mais si cette vérité scandaleuse tient aux événements publics, si elle entre dans les intérêts de l’État, si elle a produit des maux dont il importe de savoir la cause, c’est alors que la maxime de Cicéron doit être observée ; car cette loi est comme toutes les autres lois, qui doivent être ou exécutées, ou tempérées, ou négligées, selon les convenances.

Gardons-nous de ce respect humain, quand il s’agit des fautes publiques reconnues, des prévarications, des injustices que le malheur des temps a arrachées à des corps respectables ; on ne saurait trop les mettre au jour : ce sont des phares qui avertissent ces corps toujours subsistants de ne plus se briser aux mêmes écueils. Si un parlement d’Angleterre a condamné un homme de bien au supplice, si une assemblée de théologiens a demandé le sang d’un infortuné qui ne pensait pas comme eux, il est du devoir d’un historien d’inspirer de l’horreur à tous les siècles pour ces assassinats juridiques. On a dû toujours faire rougir les Athéniens de la mort de Socrate.

Heureusement même un peuple entier trouve toujours bon qu’on lui remette devant les yeux les crimes de ses pères ; on aime à les condamner, on croit valoir mieux qu’eux. L’historiographe ou l’historien les encourage dans ces sentiments ; et en retraçant les guerres de la Fronde et celles de la religion, ils empêchent qu’il n’y en ait encore.



HOMME[72].

Pour connaître le physique de l’espèce humaine, il faut lire les ouvrages d’anatomie, les articles du Dictionnaire encyclopédique par M. Venel, ou plutôt faire un cours d’anatomie.

Pour connaître l’homme qu’on appelle moral, il faut surtout avoir vécu et réfléchi.

Tous les livres de morale ne sont-ils pas renfermés dans ces paroles de Job[73] : « Homo natus de muliere, brevi vivens tempore, repletur multis miseriis ; qui quasi flos egreditur et conteritur, et fugit velut umbra. — L’homme né de la femme vit peu ; il est rempli de misères, il est comme une fleur qui s’épanouit, se flétrit, et qu’on écrase ; il passe comme une ombre. »

Nous avons déjà vu que la race humaine n’a qu’environ vingt-deux ans à vivre[74], en comptant ceux qui meurent sur le sein de leurs nourrices, et ceux qui traînent jusqu’à cent ans les restes d’une vie imbécile et misérable.

C’est un bel apologue que cette ancienne fable du premier homme, qui était destiné d’abord à vivre vingt ans tout au plus : ce qui se réduisait à cinq ans, en évaluant une vie avec une autre. L’homme était désespéré ; il avait auprès de lui une chenille, un papillon, un paon, un cheval, un renard et un singe.

« Prolonge ma vie, dit-il à Jupiter ; je vaux mieux que tous ces animaux-là : il est juste que, moi et mes enfants, nous vivions très-longtemps pour commander à toutes les bêtes. — Volontiers, dit Jupiter ; mais je n’ai qu’un certain nombre de jours à partager entre tous les êtres à qui j’ai accordé la vie. Je ne puis te donner qu’en retranchant aux autres. Car ne t’imagine pas, parce que je suis Jupiter, que je sois infini et tout-puissant : j’ai ma nature et ma mesure. Çà, je veux bien t’accorder quelques années de plus, en les ôtant à ces six animaux dont tu es jaloux, à condition que tu auras successivement leurs manières d’être. L’homme sera d’abord chenille, en se traînant comme elle dans sa première enfance. Il aura jusqu’à quinze ans la légèreté d’un papillon ; dans sa jeunesse la vanité d’un paon. Il faudra, dans l’âge viril, qu’il subisse autant de travaux que le cheval. Vers les cinquante ans, il aura les ruses du renard ; et dans sa vieillesse il sera laid et ridicule comme un singe. C’est assez là en général le destin de l’homme.

Remarquez encore que, malgré les bontés de Jupiter, cet animal, toute compensation faite, n’ayant que vingt-deux à vingt-trois ans à vivre tout au plus, en prenant le genre humain en général, il en faut ôter le tiers pour le temps du sommeil, pendant lequel on est mort ; reste à quinze ou environ : de ces quinze retranchons au moins huit pour la première enfance, qui est, comme on l’a dit[75], le vestibule de la vie. Le produit net sera sept ans ; de ces sept ans, la moitié au moins se consume dans les douleurs de toute espèce ; pose trois ans et demi pour travailler, s’ennuyer, et pour avoir un peu de satisfaction : et que de gens n’en ont point du tout ! Eh bien ! pauvre animal, feras-tu encore le fier[76] ?

Malheureusement, dans cette fable, Dieu oublia d’habiller cet animal comme il avait vêtu le singe, le renard, le cheval, le paon, et jusqu’à la chenille. L’espèce humaine n’eut que sa peau rase, qui, continuellement exposée au soleil, à la pluie, à la grêle, devint gercée, tannée, truitée. Le mâle, dans notre continent, fut défiguré par des poils épars sur son corps, qui le rendirent hideux sans le couvrir. Son visage fut caché sous ses cheveux. Son menton devint un sol raboteux, qui porta une forêt de tiges menues dont les racines étaient en haut, et les branches en bas. Ce fut dans cet état, et d’après cette image, que cet animal osa peindre Dieu, quand, dans la suite des temps, il apprit à peindre.

La femelle, étant plus faible, devint encore plus dégoûtante et plus affreuse dans sa vieillesse : l’objet de la terre le plus hideux est une décrépite. Enfin, sans les tailleurs et les couturières, l’espèce humaine n’aurait jamais osé se montrer devant les autres. Mais avant d’avoir des habits, avant même de savoir parler, il dut s’écouler bien des siècles. Cela est prouvé ; mais il faut le redire souvent.

Cet animal non civilisé, abandonné à lui-même, dut être le plus sale et le plus pauvre de tous les animaux.

Mon cher Adam, mon gourmand, mon bon père,
Que faisais-tu dans les jardins d’Éden ?

Travaillais-tu pour ce sot genre humain ?
Caressais-tu madame Ève ma mère ?
Avouez-moi que vous aviez tous deux
Les ongles longs, un peu noirs et crasseux,
La chevelure assez mal ordonnée,
Le teint bruni, la peau rude et tannée.
Sans propreté, l’amour le plus heureux
N’est plus amour, c’est un besoin honteux.
Bientôt lassés de leur belle aventure,
Dessous un chêne ils soupent galamment
Avec de l’eau, du millet et du gland ;
Le repas fait, ils dorment sur la dure.
Voilà l’état de la pure nature[77].

Il est un peu extraordinaire qu’on ait harcelé, honni, levraudé un philosophe de nos jours très-estimable, l’innocent, le bon Helvétius, pour avoir dit que si les hommes n’avaient pas des mains, ils n’auraient pu bâtir des maisons et travailler en tapisserie de haute lice. Apparemment que ceux qui ont condamné cette proposition ont un secret pour couper les pierres et les bois, et pour travailler à l’aiguille avec les pieds[78].

J’aimais l’auteur du livre de l’Esprit. Cet homme valait mieux que tous ses ennemis ensemble ; mais je n’ai jamais approuvé ni les erreurs de son livre, ni les vérités triviales qu’il débite avec emphase. J’ai pris son parti hautement quand des hommes absurdes l’ont condamné pour ces vérités mêmes.

Je n’ai point de termes pour exprimer l’excès de mon mépris pour ceux qui, par exemple, ont voulu proscrire magistralement cette proposition : « Les Turcs peuvent être regardés comme des déistes[79]. » Eh ! cuistres, comment voulez-vous donc qu’on les regarde ? comme des athées, parce qu’ils n’adorent qu’un seul Dieu ?

Vous condamnez cette autre proposition-ci : « L’homme d’esprit sait que les hommes sont ce qu’ils doivent être ; que toute haine contre eux est injuste ; qu’un sot porte des sottises comme un sauvageon porte des fruits amers[80]. »

Ah ! sauvageons de l’école, vous persécutez un homme parce qu’il ne vous hait pas.

Laissons là l’école et poursuivons.

De la raison, des mains industrieuses, une tête capable de généraliser des idées, une langue assez souple pour les exprimer : ce sont là les grands bienfaits accordés par l’Être suprême à l’homme, à l’exclusion des autres animaux.

Le mâle en général vit un peu moins longtemps que la femelle.

Il est toujours plus grand, proportion gardée. L’homme de la plus haute taille a d’ordinaire deux ou trois pouces par-dessus la plus grande femme.

Sa force est presque toujours supérieure ; il est plus agile ; et, ayant tous les organes plus forts, il est plus capable d’une attention suivie. Tous les arts ont été inventés par lui, et non par la femme. On doit remarquer que ce n’est pas le feu de l’imagination, mais la méditation persévérante et la combinaison des idées, qui ont fait inventer les arts, comme les mécaniques, la poudre à canon, l’imprimerie, l’horlogerie, etc.

L’espèce humaine est la seule qui sache qu’elle doit mourir, et elle ne le sait que par l’expérience. Un enfant élevé seul, et transporté dans une île déserte, ne s’en douterait pas plus qu’une plante et un chat.

Un homme à singularités[81] a imprimé que le corps humain est un fruit qui est vert jusqu’à la vieillesse, et que le moment de la mort est la maturité. Étrange maturité que la pourriture et la cendre ! La tête de ce philosophe n’était pas mûre. Combien la rage de dire des choses nouvelles a-t-elle fait dire de choses extravagantes !

Les principales occupations de notre espèce sont le logement, la nourriture et le vêtement ; tout le reste est accessoire, et c’est ce pauvre accessoire qui a produit tant de meurtres et de ravages.

DIFFÉRENTES RACES D’HOMMES.

Nous avons vu ailleurs combien ce globe porte de races d’hommes différentes[82], et à quel point le premier nègre et le premier blanc qui se rencontrèrent durent être étonnés l’un de l’autre.

Il est même assez vraisemblable que plusieurs espèces d’hommes et d’animaux trop faibles ont péri. C’est ainsi qu’on ne retrouve plus de murex, dont l’espèce a été dévorée probablement par d’autres animaux qui vinrent après plusieurs siècles sur les rivages habités par ce petit coquillage.

Saint Jérôme, dans son Histoire des Pères du désert, parle d’un centaure qui eut une conversation avec saint Antoine l’ermite. Il rend compte ensuite d’un entretien beaucoup plus long que le même Antoine eut avec un satyre.

Saint Augustin, dans son trente-troisième sermon, intitulé À ses frères dans le désert, dit des choses aussi extraordinaires que Jérôme : « J’étais déjà évêque d’Hippone quand j’allai en Éthiopie avec quelques serviteurs du Christ pour y prêcher l’Évangile. Nous vîmes dans ce pays beaucoup d’hommes et de femmes sans tête, qui avaient deux gros yeux sur la poitrine ; nous vîmes dans des contrées encore plus méridionales un peuple qui n’avait qu’un œil au front, etc. »

Apparemment qu’Augustin et Jérôme parlaient alors par économie : ils augmentaient les œuvres de la création pour manifester davantage les œuvres de Dieu. Ils voulaient étonner les hommes par des fables, afin de les rendre plus soumis au joug de la foi[83].

Nous pouvons être de très-bons chrétiens sans croire aux centaures, aux hommes sans tête, à ceux qui n’avaient qu’un œil ou qu’une jambe, etc. Mais nous ne pouvons douter que la structure intérieure d’un nègre ne soit différente de celle d’un blanc, puisque le réseau muqueux ou graisseux est blanc chez les uns et noir chez les autres. Je vous l’ai déjà dit[84] ; mais vous êtes sourds.

Les Albinos et les Dariens, les premiers, originaires de l’Afrique, et les seconds, du milieu de l’Amérique, sont aussi différents de nous que les nègres. Il y a des races jaunes, rouges, grises. Nous avons déjà vu[85] que tous les Américains sont sans barbe et sans aucun poil sur le corps, excepté les sourcils et les cheveux. Tous sont également hommes, mais comme un sapin, un chêne et un poirier, sont également arbres ; le poirier ne vient point du sapin, et le sapin ne vient point du chêne.

Mais d’où vient qu’au milieu de la mer Pacifique, dans une île nommée Taïti, les hommes sont barbus ? C’est demander pourquoi nous le sommes, tandis que les Péruviens, les Mexicains et les Canadiens ne le sont pas ; c’est demander pourquoi les singes ont des queues, et pourquoi la nature nous a refusé cet ornement, qui du moins est parmi nous d’une rareté extrême.

Les inclinations, les caractères des hommes, diffèrent autant que leurs climats et leurs gouvernements. Il n’a jamais été possible de composer un régiment de Lapons et de Samoyèdes, tandis que les Sibériens leurs voisins deviennent des soldats intrépides.

Vous ne parviendrez pas davantage à faire de bons grenadiers d’un pauvre Darien ou d’un Albino. Ce n’est pas parce qu’ils ont des yeux de perdrix ; ce n’est pas parce que leurs cheveux et leurs sourcils sont de la soie la plus fine et la plus blanche ; mais c’est parce que leur corps, et par conséquent leur courage, est de la plus extrême faiblesse. Il n’y a qu’un aveugle, et même un aveugle obstiné, qui puisse nier l’existence de toutes ces différentes espèces. Elle est aussi grande et aussi remarquable que celle des singes.


QUE TOUTES LES RACES D’HOMMES ONT TOUJOURS VÉCU EN SOCIÉTÉ[86].

Tous les hommes qu’on a découverts dans les pays les plus incultes et les plus affreux vivent en société comme les castors, les fourmis, les abeilles, et plusieurs autres espèces d’animaux.

On n’a jamais vu de pays où ils vécussent séparés, où le mâle ne se joignît à la femelle que par hasard, et l’abandonnât le moment d’après par dégoût ; où la mère méconnût ses enfants après les avoir élevés ; où l’on vécût sans famille et sans aucune société. Quelques mauvais plaisants ont abusé de leur esprit jusqu’au point de hasarder le paradoxe étonnant que l’homme est originairement fait pour vivre seul comme un loup cervier, et que c’est la société qui a dépravé la nature. Autant vaudrait-il dire que, dans la mer, les harengs sont originairement faits pour nager isolés, et que c’est par un excès de corruption qu’ils passent en troupes de la mer Glaciale sur nos côtes ; qu’anciennement les grues volaient en l’air chacune à part, et que par une violation du droit naturel elles ont pris le parti de voyager de compagnie.

Chaque animal a son instinct ; et l’instinct de l’homme, fortifié par la raison, le porte à la société comme au manger et au boire. Loin que le besoin de la société ait dégradé l’homme, c’est l’éloignement de la société qui le dégrade. Quiconque vivrait absolument seul perdrait bientôt la faculté de penser et de s’exprimer ; il serait à charge à lui-même ; il ne parviendrait qu’à se métamorphoser en bête. L’excès d’un orgueil impuissant, qui s’élève contre l’orgueil des autres, peut porter une âme mélancolique à fuir les hommes. C’est alors qu’elle s’est dépravée. Elle s’en punit elle-même : son orgueil fait son supplice ; elle se ronge dans la solitude du dépit secret d’être méprisée et oubliée ; elle s’est mise dans le plus horrible esclavage pour être libre.

On a franchi les bornes de la folie ordinaire jusqu’à dire « qu’il n’est pas naturel qu’un homme s’attache à une femme pendant les neuf mois de sa grossesse ; l’appétit satisfait, dit l’auteur de ces paradoxes, l’homme n’a plus besoin de telle femme, ni la femme de tel homme ; celui-ci n’a pas le moindre souci, ni peut-être la moindre idée des suites de son action. L’un s’en va d’un côté, l’autre d’un autre ; et il n’y a pas d’apparence qu’au bout de neuf mois ils aient la mémoire de s’être connus... Pourquoi la secourra-t-il après l’accouchement ? Pourquoi lui aidera-t-il à élever un enfant qu’il ne sait pas seulement lui appartenir[87] » ?

Tout cela est exécrable ; mais heureusement rien n’est plus faux. Si cette indifférence barbare était le véritable instinct de la nature, l’espèce humaine en aurait presque toujours usé ainsi. L’instinct est immuable ; ses inconstances sont très-rares. Le père aurait toujours abandonné la mère, la mère aurait abandonné son enfant, et il y aurait bien moins d’hommes sur la terre qu’il n’y a d’animaux carnassiers : car les bêtes farouches, mieux pourvues, mieux armées, ont un instinct plus prompt, des moyens plus sûrs, et une nourriture plus assurée que l’espèce humaine.

Notre nature est bien différente de l’affreux roman que cet énergumène a fait d’elle. Excepté quelques âmes barbares entièrement abruties, ou peut-être un philosophe plus abruti encore, les hommes les plus durs aiment, par un instinct dominant, l’enfant qui n’est pas encore né, le ventre qui le porte, et la mère qui redouble d’amour pour celui dont elle a reçu dans son sein le germe d’un être semblable à elle.

L’instinct des charbonniers de la Forêt-Noire leur parle aussi haut, les anime aussi fortement en faveur de leurs enfants, que l’instinct des pigeons et des rossignols les force à nourrir leurs petits. On a donc bien perdu son temps à écrire ces fadaises abominables.

Le grand défaut de tous ces livres à paradoxes n’est-il pas de supposer toujours la nature autrement qu’elle n’est ? Si les satires de l’homme et de la femme, écrites par Boileau, n’étaient pas des plaisanteries, elles pécheraient par cette faute essentielle de supposer tous les hommes fous et toutes les femmes impertinentes.

Le même auteur, ennemi de la société, semblable au renard sans queue[88], qui voulait que tous ses confrères se coupassent la queue, s’exprime ainsi d’un style magistral :

« Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnées au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne[89] ! »

Ainsi, selon ce beau philosophe, un voleur, un destructeur aurait été le bienfaiteur du genre humain ; et il aurait fallu punir un honnête homme qui aurait dit à ses enfants : Imitons notre voisin ; il a enclos son champ, les bêtes ne viendront plus le ravager, son terrain deviendra plus fertile ; travaillons le nôtre comme il a travaillé le sien, il nous aidera et nous l’aiderons : chaque famille cultivant son enclos, nous serons mieux nourris, plus sains, plus paisibles, moins malheureux. Nous tâcherons d’établir une justice distributive qui consolera notre pauvre espèce, et nous vaudrons mieux que les renards et les fouines, à qui cet extravagant veut nous faire ressembler.

Ce discours ne serait-il pas plus sensé et plus honnête que celui du fou sauvage qui voulait détruire le verger du bonhomme ?

Quelle est donc l’espèce de philosophie qui fait dire des choses que le sens commun réprouve du fond de la Chine jusqu’au Canada ? N’est-ce pas celle d’un gueux qui voudrait que tous les riches fussent volés par les pauvres, afin de mieux établir l’union fraternelle entre les hommes ?

Il est vrai que si toutes les haies, toutes les forêts, toutes les plaines, étaient couvertes de fruits nourrissants et délicieux, il serait impossible, injuste et ridicule de les garder.

S’il y a quelques îles où la nature prodigue les aliments et tout le nécessaire sans peine, allons-y vivre loin du fatras de nos lois ; mais dès que nous les aurons peuplées, il faudra revenir au tien et au mien, et à ces lois qui très-souvent sont fort mauvaises, mais dont on ne peut se passer.

L’HOMME EST-IL NÉ MÉCHANT ?

Ne paraît-il pas démontré que l’homme n’est point né pervers et enfant du diable ? Si telle était sa nature, il commettrait des noirceurs, des barbaries sitôt qu’il pourrait marcher ; il se servirait du premier couteau qu’il trouverait pour blesser quiconque lui déplairait. Il ressemblerait nécessairement aux petits louveteaux, aux petits renards, qui mordent dès qu’ils le peuvent.

Au contraire, il est par toute la terre du naturel des agneaux tant qu’il est enfant. Pourquoi donc, et comment devient-il si souvent loup et renard ? N’est-ce pas que, n’étant né ni bon ni méchant, l’éducation, l’exemple, le gouvernement dans lequel il se trouve jeté, l’occasion enfin, le déterminent à la vertu ou au crime ?

Peut-être la nature humaine ne pouvait-elle être autrement. L’homme ne pouvait avoir toujours des pensées fausses, ni toujours des pensées vraies, des affections toujours douces, ni toujours cruelles.

Il paraît démontré que la femme vaut mieux que l’homme ; vous voyez cent frères ennemis contre une Clytemnestre.

Il y a des professions qui rendent nécessairement l’âme impitoyable : celle de soldat, celle de boucher, d’archer, de geôlier, et tous les métiers qui sont fondés sur le malheur d’autrui.

L’archer, le satellite, le geôlier, par exemple, ne sont heureux qu’autant qu’ils font de misérables. Ils sont, il est vrai, nécessaires contre les malfaiteurs, et par là utiles à la société ; mais sur mille mâles de cette espèce, il n’y en a pas un qui agisse par le motif du bien public, et qui même connaisse qu’il est un bien public.

C’est surtout une chose curieuse de les entendre parler de leurs prouesses, comme ils comptent le nombre de leurs victimes, leurs ruses pour les attraper, les maux qu’ils leur ont fait souffrir, et l’argent qui leur en est revenu.

Quiconque a pu descendre dans le détail subalterne du barreau ; quiconque a entendu seulement des procureurs raisonner familièrement entre eux, et s’applaudir des misères de leurs clients, peut avoir une très-mauvaise opinion de la nature :

Il est des professions plus affreuses, et qui sont briguées pourtant comme un canonicat.

Il en est qui changent un honnête homme en fripon, et qui l’accoutument malgré lui à mentir, à tromper, sans qu’à peine il s’en aperçoive ; à se mettre un bandeau devant les yeux, à s’abuser par l’intérêt et par la vanité de son état, à plonger sans remords l’espèce humaine dans un aveuglement stupide.

Les femmes, sans cesse occupées de l’éducation de leurs enfants et renfermées dans leurs soins domestiques, sont exclues de toutes ces professions qui pervertissent la nature humaine, et qui la rendent atroce. Elles sont partout moins barbares que les hommes.

Le physique se joint au moral pour les éloigner des grands crimes : leur sang est plus doux ; elles aiment moins les liqueurs fortes, qui inspirent la férocité. Une preuve évidente, c’est que sur mille victimes de la justice, sur mille assassins exécutés, vous comptez à peine quatre femmes, ainsi que nous l’avons prouvé ailleurs[90]. Je ne crois pas même qu’en Asie il y ait deux exemples de femmes condamnées à un supplice public.

Il paraît donc que nos coutumes, nos usages, ont rendu l’espèce mâle très-méchante.

Si cette vérité était générale et sans exception, cette espèce serait plus horrible que ne l’est à nos yeux celle des araignées, des loups et des fouines. Mais heureusement les professions qui endurcissent le cœur et le remplissent de passions odieuses sont très-rares. Observez que, dans une nation d’environ vingt millions de têtes, il y a tout au plus deux cent mille soldats. Ce n’est qu’un soldat par deux cents individus. Ces deux cent mille soldats sont tenus dans la discipline la plus sévère. Il y a parmi eux de très-honnêtes gens qui reviennent dans leur village achever leur vieillesse en bons pères et en bons maris.

Les autres métiers dangereux aux mœurs sont en petit nombre.

Les laboureurs, les artisans, les artistes, sont trop occupés pour se livrer souvent au crime.

La terre portera toujours des méchants détestables. Les livres en exagéreront toujours le nombre, qui, bien que trop grand, est moindre qu’on ne le dit.

Si le genre humain avait été sous l’empire du diable, il n’y aurait plus personne sur la terre.

Consolons-nous ; on a vu, on verra toujours de belles âmes depuis Pékin jusqu’à La Rochelle ; et, quoi qu’en disent des licenciés et des bacheliers, les Titus, les Trajan, les Antonins, et Pierre Bayle, ont été de fort honnêtes gens.

DE L’HOMME DANS L’ÉTAT DE PURE NATURE.

Que serait l’homme dans l’état qu’on nomme de pure nature ? Un animal fort au-dessous des premiers Iroquois qu’on trouva dans le nord de l’Amérique.

Il serait très-inférieur à ces Iroquois, puisque ceux-ci savaient allumer du feu et se faire des flèches. Il fallut des siècles pour parvenir à ces deux arts.

L’homme abandonné à la pure nature n’aurait pour tout langage que quelques sons mal articulés ; l’espèce serait réduite à un très-petit nombre par la difficulté de la nourriture et par le défaut des secours, du moins dans nos tristes climats. Il n’aurait pas plus de connaissance de Dieu et de l’âme que des mathématiques ; ses idées seraient renfermées dans le soin de se nourrir. L’espèce des castors serait très-préférable.

C’est alors que l’homme ne serait précisément qu’un enfant robuste ; et on a vu beaucoup d’hommes qui ne sont pas fort au-dessus de cet état.

Les Lapons, les Samoyèdes, les habitants du Kamtschatka, les Cafres, les Hottentots, sont, à l’égard de l’homme en l’état de pure nature, ce qu’étaient autrefois les cours de Cyrus et de Sémiramis en comparaison des habitants des Cévennes. Et cependant ces habitants du Kamtschatka et ces Hottentots de nos jours, si supérieurs à l’homme entièrement sauvage, sont des animaux qui vivent six mois de l’année dans des cavernes, où ils mangent à pleines mains la vermine dont ils sont mangés.

En général l’espèce humaine n’est pas de deux ou trois degrés plus civilisée que les gens du Kamtschatka. La multitude des bêtes brutes appelées hommes, comparée avec le petit nombre de ceux qui pensent, est au moins dans la proportion de cent à un chez beaucoup de nations.

Il est plaisant de considérer d’un côté le P. Malebranche, qui s’entretient familièrement avec le Verbe, et de l’autre ces millions d’animaux semblables à lui qui n’ont jamais entendu parler de Verbe, et qui n’ont pas une idée métaphysique.

Entre les hommes à pur instinct et les hommes de génie flotte ce nombre immense occupé uniquement de subsister.

Cette subsistance coûte des peines si prodigieuses qu’il faut souvent, dans le nord de l’Amérique, qu’une image de Dieu coure cinq ou six lieues pour avoir à dîner, et que chez nous l’image de Dieu arrose la terre de ses sueurs toute l’année pour avoir du pain.

Ajoutez à ce pain ou à l’équivalent une hutte et un méchant habit ; voilà l’homme tel qu’il est en général d’un bout de l’univers à l’autre. Et ce n’est que dans une multitude de siècles qu’il a pu arriver à ce haut degré.

Enfin, après d’autres siècles les choses viennent au point où nous les voyons. Ici on représente une tragédie en musique ; là on se tue sur la mer dans un autre hémisphère avec mille pièces de bronze ; l’opéra et un vaisseau de guerre du premier rang étonnent toujours mon imagination. Je doute qu’on puisse aller plus loin dans aucun des globes dont l’étendue est semée. Cependant plus de la moitié de la terre habitable est encore peuplée d’animaux à deux pieds qui vivent dans cet horrible état qui approche de la pure nature, ayant à peine le vivre et le vêtir, jouissant à peine du don de la parole, s’apercevant à peine qu’ils sont malheureux, vivant et mourant sans presque le savoir.

EXAMEN D’UNE PENSÉE DE PASCAL SUR L’HOMME.

« Je puis concevoir un homme sans mains, sans pieds, et je le concevrais même sans tête, si l’expérience ne m’apprenait que c’est par là qu’il pense. C’est donc la pensée qui fait l’être de l’homme, et sans quoi on ne peut le concevoir. » (Pensées de Pascal, Ire partie, iv, 2.)

Comment concevoir un homme sans pieds, sans mains et sans tête ? Ce serait un être aussi différent d’un homme que d’une citrouille.

Si tous les hommes étaient sans tête, comment la vôtre concevrait-elle que ce sont des animaux comme vous, puisqu’ils n’auraient rien, de ce qui constitue principalement votre être ? Une tête est quelque chose, les cinq sens s’y trouvent ; la pensée aussi. Un animal qui ressemblerait de la nuque du cou en bas à un homme, ou à un de ces singes qu’on nomme orang-outang ou l’homme des bois, ne serait pas plus un homme qu’un singe ou qu’un ours à qui on aurait coupé la tête et la queue.

« C’est donc la pensée qui fait l’être de l’homme, etc. » En ce cas la pensée serait son essence, comme l’étendue et la solidité sont l’essence de la matière. L’homme penserait essentiellement et toujours, comme la matière est toujours étendue et solide. Il penserait dans un profond sommeil sans rêves, dans un évanouissement, dans une léthargie, dans le ventre de sa mère. Je sais bien que jamais je n’ai pensé dans aucun de ces états : je l’avoue souvent, et je me doute que les autres sont comme moi.

Si la pensée était essentielle à l’homme, comme l’étendue à la matière, il s’ensuivrait que Dieu n’a pu priver cet animal d’entendement, puisqu’il ne peut priver la matière d’étendue : car alors elle ne serait plus matière. Or, si l’entendement est essentiel à l’homme, il est donc pensant par sa nature, comme Dieu est Dieu par sa nature.

Si je voulais essayer de définir Dieu, autant qu’un être aussi chétif que nous peut le définir, je dirais que la pensée est son être, son essence ; mais l’homme !

Nous avons la faculté de penser, de marcher, de parler, de manger, de dormir ; mais nous n’usons pas toujours de ces facultés : cela n’est pas dans notre nature.

La pensée chez nous n’est-elle pas un attribut ? et si bien un attribut, qu’elle est tantôt faible, tantôt forte, tantôt raisonnable, tantôt extravagante ? elle se cache, elle se montre ; elle fuit, elle revient ; elle est nulle, elle est reproduite. L’essence est tout autre chose : elle ne varie jamais ; elle ne connaît pas le plus ou le moins.

Quel serait donc l’animal sans tête supposé par Pascal ? Un être de raison. Il aurait pu supposer tout aussi bien un arbre à qui Dieu aurait donné la pensée, comme on a dit que les dieux avaient accordé la voix aux arbres de Dodone[91].

RÉFLEXION GÉNÉRALE SUR L’HOMME.

Il faut vingt ans pour mener l’homme de l’état de plante où il est dans le ventre de sa mère, et de l’état de pur animal, qui est le partage de sa première enfance, jusqu’à celui où la maturité de la raison commence à poindre. Il a fallu trente siècles pour connaître un peu sa structure. Il faudrait l’éternité pour connaître quelque chose de son âme. Il ne faut qu’un instant pour le tuer.

HONNEUR[92].

L’auteur des Synonymes de la langue française[93] dit « qu’il est d’usage dans le discours de mettre la gloire en antithèse avec l’intérêt, et le goût avec l’honneur ».

Mais on croit que cette définition ne se trouve que dans les dernières éditions, lorsqu’il eut gâté son livre.

On lit ces vers-ci dans la satire de Boileau sur l’honneur :

Entendons discourir sur les bancs des galères
Ce forçat abhorré même de ses confrères ;
Il plaint, par un arrêt injustement donné,
L’honneur en sa personne à ramer condamné.

Nous ignorons s’il y a beaucoup de galériens qui se plaignent du peu d’égards qu’on a eu pour leur honneur.

Ce terme nous a paru susceptible de plusieurs acceptions différentes, ainsi que tous les mots qui expriment des idées métaphysiques et morales.

Mais je sais ce qu’on doit de bontés et d’honneur
À son sexe, à son âge, et surtout au malheur.

Honneur signifie là égard, attention.

L’amour n’est qu’un plaisir, l’honneur est un devoir,

(Le Cid, acte III, scène vi.)


signifie dans cet endroit: « c’est un devoir de venger son père ».

« Il a été reçu avec beaucoup d’honneur », cela veut dire avec des marques de respect.

« Soutenir l’honneur du corps », c’est soutenir les prééminences, les priviléges de son corps, de sa compagnie, et quelquefois ses chimères.

« Se conduire en homme d’honneur », c’est agir avec justice, franchise et générosité.

« Avoir des honneurs, être comblé d’honneurs », c’est avoir des distinctions, des marques de supériorité.

Mais l’honneur en effet qu’il faut que l’on admire,
Quel est-il, Valincour ? pourras-tu me le dire ?

L’ambitieux le met souvent à tout brûler...
Un vrai fourbe à jamais ne garder sa parole.

(Satire xi, 40-51 et 54.)

Comment Boileau a-t-il pu dire qu’un fourbe fait consister l’honneur à tromper ? Il nous semble qu’il met son intérêt à manquer de foi, et son honneur à cacher ses fourberies.

L’auteur de l’Esprit des lois[94] a fondé son système sur cette idée, que la vertu est le principe du gouvernement républicain, et l’honneur le principe des gouvernements monarchiques. Y a-t-il donc de la vertu sans honneur ? Et comment une république est-elle établie sur la vertu ?

Mettons sous les yeux du lecteur ce qui a été dit sur ce sujet dans un petit livre. Les brochures se perdent en peu de temps. La vérité ne doit point se perdre ; il faut la consigner dans des ouvrages de longue haleine.

« On n’a jamais assurément formé des républiques par vertu. L’intérêt public s’est opposé à la domination d’un seul ; l’esprit de propriété, l’ambition de chaque particulier, ont été un frein à l’ambition et à l’esprit de rapine. L’orgueil de chaque citoyen a veillé sur l’orgueil de son voisin. Personne n’a voulu être l’esclave de la fantaisie d’un autre. Voilà ce qui établit une république, et ce qui la conserve. Il est ridicule d’imaginer qu’il faille plus de vertu à un Grison qu’à un Espagnol.

« Que l’honneur soit le principe des seules monarchies, ce n’est pas une idée moins chimérique ; et il le fait bien voir lui-même sans y penser. La nature de l’honneur, dit-il au chapitre vii du livre III, est de demander des préférences, des distinctions. Il est donc par la chose même placé dans le gouvernement monarchique.

« Certainement, par la chose même, on demandait dans la république romaine la préture, le consulat, l’ovation, le triomphe : ce sont là des préférences, des distinctions qui valent bien les titres qu’on achète souvent dans les monarchies, et dont le tarif est fixé. »

Cette remarque prouve, à notre avis, que le livre de l’Esprit des lois, quoique étincelant d’esprit, quoique recommandable par l’amour des lois, par la haine de la superstition et de la rapine, porte entièrement à faux[95].

Ajoutons que c’est précisément dans les cours qu’il y a toujours le moins d’honneur.

L’ingannare, il mentir, la frode, il furto,
E la rapina di pietà vestita,
Crescer col dan no e precipizio altrui,
E far a se de l’altrui biasmo onore,
Son le virtù di quella gente infida.

(Pastor fido, V, i.)

Ceux qui n’entendent pas l’italien peuvent jeter les yeux sur ces quatre vers français, qui sont un précis de tous les lieux communs qu’on a débités sur les cours depuis trois mille ans :

Ramper avec bassesse en affectant l’audace,
S’engraisser de rapine en attestant les lois,
Étouffer en secret son ami qu’on embrasse,
Voilà l’honneur qui règne à la suite des rois.

C’est en effet dans les cours que des hommes sans honneur parviennent souvent aux plus hautes dignités ; et c’est dans les républiques qu’un citoyen déshonoré n’est jamais nommé par le peuple aux charges publiques.

Le mot célèbre du duc d’Orléans régent suffit pour détruire le fondement de l’Esprit des lois : « C’est un parfait courtisan, il n’a ni humeur, ni honneur. »

Honorable, honnêteté, honnête, signifie souvent la même chose qu’honneur. Une compagnie honorable, de gens d’honneur. On lui fit beaucoup d’honnêtetés, on lui dit des choses honnêtes ; c’est-à-dire on le traita de façon à le faire penser honorablement de lui-même.

D’honneur on a fait honoraire. Pour honorer une profession au-dessus des arts mécaniques, on donne à un homme de cette profession un honoraire, au lieu de salaire et de gages qui offenseraient son amour-propre. Ainsi honneur, faire honneur, honorer, signifient faire accroire à un homme qu’il est quelque chose, qu’on le distingue.

Il me vola, pour prix de mon labeur,
Mon honoraire en me parlant d’honneur[96].



HORLOGE[97].
HORLOGE D’ACHAZ.

Il est assez connu que tout est prodige dans l’histoire des Juifs. Le miracle fait en faveur du roi Ézéchias sur son horloge, appelée l’horloge d’Achaz, est un des plus grands qui se soient jamais opérés. Il dut être aperçu de toute la terre, avoir dérangé à jamais tout le cours des astres, et particulièrement les moments des éclipses du soleil et de la lune ; il dut brouiller toutes les éphémérides. C’est pour la seconde fois que ce prodige arriva. Josué avait arrêté à midi le soleil sur Gabaon, et la lune sur Aïalon, pour avoir le temps de tuer une troupe d’Amorrhéens déjà écrasée par une pluie de pierres tombées du ciel.

Le soleil, au lieu de s’arrêter pour le roi Ézéchias, retourna en arrière, ce qui est à peu près la même aventure, mais différemment combinée.

D’abord Isaïe dit à Ézéchias qui était malade[98] : « Voici ce que dit le Seigneur Dieu : Mettez ordre à vos affaires, car vous mourrez, et alors vous ne vivrez plus. »

Ézéchias pleura. Dieu en fut attendri. Il lui fit dire par Isaïe qu’il vivrait encore quinze ans, et que dans trois jours il irait au temple. « Alors Isaïe se fit apporter un cataplasme de figues : on l’appliqua sur les ulcères du roi, et il fut guéri ; et curatus est. »

Ézéchias demanda un signe comme quoi il serait guéri. Isaïe lui dit : « Voulez-vous que l’ombre du soleil s’avance de dix degrés, ou qu’elle recule de dix degrés ? Ézéchias dit : Il est aisé que l’ombre avance de dix degrés, je veux qu’elle recule. Le prophète Isaïe invoqua le Seigneur, et il ramena l’ombre en arrière dans l’horloge d’Achaz, par les dix degrés par lesquels elle était déjà descendue. »

On demande ce que pouvait être cette horloge d’Achaz, si elle était de la façon d’un horloger nommé Achaz, ou si c’était un présent fait autrefois au roi du même nom. Ce n’est là qu’un objet de curiosité. On a disputé beaucoup sur cette horloge : les savants ont prouvé que les Juifs n’avaient jamais connu ni horloge ni gnomon avant leur captivité à Babylone, seul temps où ils apprirent quelque chose des Chaldéens, et où même le gros de la nation commença, dit-on, à lire et à écrire. On sait même que dans leur langue ils n’avaient aucun terme pour exprimer horloge, cadran, géométrie, astronomie ; et dans le texte du livre des Rois, l’horloge d’Achaz est appelée l’heure de la pierre.

Mais la grande question est de savoir comment le roi Ézéchias, possesseur de ce gnomon ou de ce cadran au soleil, de cette heure de la pierre, pouvait dire qu’il était aisé de faire avancer le soleil de dix degrés. Il est certainement aussi difficile de le faire avancer contre l’ordre du mouvement ordinaire que de le faire reculer.

La proposition du prophète paraît aussi étrange que le propos du roi. Voulez-vous que l’ombre avance en ce moment ou recule de dix heures ? Cela eût été bon à dire dans quelque ville de la Laponie, où le plus long jour de l’année eût été de vingt heures ; mais à Jérusalem, où le plus long jour de l’année est d’environ quatorze heures et demie, cela est absurde. Le roi et le prophète se trompaient tous deux grossièrement. Nous ne nions pas le miracle, nous le croyons très-vrai ; nous remarquons seulement qu’Ézéchias et Isaïe ne disaient pas ce qu’ils devaient dire. Quelque heure qu’il fût alors, c’était une chose impossible qu’il fût égal de faire reculer ou avancer l’ombre du cadran de dix heures. S’il était deux heures après midi, le prophète pouvait très-bien, sans doute, faire reculer l’ombre à quatre heures du matin. Mais en ce cas il ne pouvait pas la faire avancer de dix heures, puisque alors il eût été minuit, et qu’à minuit il est rare d’avoir l’ombre du soleil.

Il est difficile de deviner le temps où cette histoire fut écrite, mais ce ne peut être que vers le temps où les Juifs apprirent confusément qu’il y avait des gnomons et des cadrans au soleil. Or il est de fait qu’ils n’eurent une connaissance très-imparfaite de ces sciences qu’à Babylone.

Il y a encore une plus grande difficulté, c’est que les Juifs ne comptaient pas par heure comme nous ; c’est à quoi les commentateurs n’ont pas pensé.

Le même miracle était arrivé en Grèce le jour qu’Atrée fit servir les enfants de Thyeste pour le souper de leur père.

Le même miracle s’était fait encore plus sensiblement lorsque Jupiter coucha avec Alcmène. Il fallait une nuit double de la nuit naturelle pour former Hercule. Ces aventures sont communes dans l’antiquité, mais fort rares de nos jours, où tout dégénère.


HUMILITÉ[99].

Des philosophes ont agité si l’humilité est une vertu ; mais, vertu ou non, tout le monde convient que rien n’est plus rare. Cela s’appelait chez les Grecs ταπείνωσις ou ταπείνωμα. Elle est fort recommandée dans le quatrième livre des Lois de Platon ; il ne veut point d’orgueilleux, il veut des humbles.

Épictète en vingt endroits prêche l’humilité. — Si tu passes pour un personnage dans l’esprit de quelques-uns, défie-toi de toi-même. — Point de sourcil superbe. — Ne sois rien à tes yeux. — Si tu cherches à plaire, te voilà déchu. — Cède à tous les hommes ; préfère-les tous à toi ; supporte-les tous.

Vous voyez par ces maximes que jamais capucin n’alla si loin qu’Épictète.

Quelques théologiens, qui avaient le malheur d’être orgueilleux, ont prétendu que l’humilité ne coûtait rien à Épictète, qui était esclave ; et qu’il était humble par état, comme un docteur ou un jésuite peut être orgueilleux par état.

Mais que diront-ils de Marc-Antonin, qui, sur le trône, recommande l’humilité ? Il met sur la même ligne Alexandre et son muletier.

Il dit que la vanité des pompes n’est qu’un os jeté au milieu des chiens ; — que faire du bien et s’entendre calomnier est une vertu de roi.

Ainsi le maître de la terre connue veut qu’un roi soit humble. Proposez seulement l’humilité à un musicien, vous verrez comme il se moquera de Marc-Aurèle.

Descartes, dans son Traité des passions de l’âme, met dans leur rang l’humilité. Elle ne s’attendait pas à être regardée comme une passion.

Il distingue entre l’humilité vertueuse et la vicieuse. Voici comme Descartes raisonnait en métaphysique et en morale :

« Il n’y a rien en la générosité qui ne soit compatible avec l’humilité vertueuse[100], ni rien ailleurs qui puisse changer : ce qui fait que leurs mouvements sont fermes, constants, et toujours fort semblables à eux-mêmes. Mais ils ne viennent pas tant de surprise, pour ce que ceux qui se connaissent en cette façon connaissent assez quelles sont les causes qui font qu’ils s’estiment. Toutefois on peut dire que ces causes sont si merveilleuses (à savoir la puissance d’user de son libre arbitre, qui fait qu’on se prise soi-même, et les infirmités du sujet en qui est cette puissance, qui font qu’on ne s’estime pas trop), qu’à toutes les fois qu’on se les représente de nouveau, elles donnent toujours une nouvelle admiration. »

Voici maintenant comme il parle de l’humilité vicieuse :

« Elle consiste principalement en ce qu’on se sent faible et peu résolu, et comme si on n’avait pas l’usage entier de son libre arbitre. On ne se peut empêcher de faire des choses dont on sait qu’on se repentira par après. Puis aussi en ce qu’on croit ne pouvoir subsister par soi-même, ni se passer de plusieurs choses dont l’acquisition dépend d’autrui ; ainsi elle est directement opposée à la générosité, etc. »

C’est puissamment raisonner.

Nous laissons aux philosophes plus savants que nous le soin d’éclaircir cette doctrine. Nous nous bornerons à dire que l’humilité est la modestie de l’âme.

C’est le contre-poison de l’orgueil. L’humilité ne pouvait pas empêcher Rameau de croire qu’il savait plus de musique que ceux auxquels il l’enseignait ; mais elle pouvait l’engager à convenir qu’il n’était pas supérieur à Lulli dans le récitatif[101].

Le révérend P. Viret, cordelier, théologien et prédicateur, tout humble qu’il est, croira toujours fermement qu’il en sait plus que ceux qui apprennent à lire et à écrire ; mais son humilité chrétienne, sa modestie de l’âme, l’obligera d’avouer dans le fond de son cœur qu’il n’a écrit que des sottises. Ô frères Nonotte, Guyon, Patouillet, écrivains des halles, soyez bien humbles ; ayez toujours la modestie de l’âme en recommandation.


HYPATIE[102].

Je suppose que Mme Dacier eût été la plus belle femme de Paris, et que, dans la querelle des anciens et des modernes, les carmes eussent prétendu que le poème de la Magdeleine[103], composé par un carme, était infiniment supérieur à Homère, et que c’était une impiété atroce de préférer l’Iliade à des vers d’un moine ; je suppose que l’archevêque de Paris eût pris le parti des carmes contre le gouverneur de la ville, partisan de la belle Mme Dacier, et qu’il eût excité les carmes à massacrer cette belle dame dans l’église de Notre-Dame, et à la traîner toute nue et toute sanglante dans la place Maubert ; il n’y a personne qui n’eût dit que l’archevêque de Paris aurait fait une mauvaise action, dont il aurait dû faire pénitence.

Voilà précisément l’histoire d’Hypatie. Elle enseignait Homère et Platon dans Alexandrie, du temps de Théodose II. Saint Cyrille déchaîna contre elle la populace chrétienne : c’est ainsi que nous le racontent Damascius et Suidas ; c’est ce que prouvent évidemment les plus savants hommes du siècle, tels que Brucker, La Croze, Basnage, etc. ; c’est ce qui est exposé très-judicieusement dans le grand Dictionnaire encyclopédique, à l’article Éclectisme.

Un homme dont les intentions sont sans doute très-bonnes a fait imprimer deux volumes contre cet article de l’Encyclopédie[104].

Encore une fois, mes amis, deux tomes contre deux pages, c’est trop. Je vous l’ai dit cent fois[105], vous multipliez trop les êtres sans nécessité. Deux lignes contre deux tomes, voilà ce qu’il faut. N’écrivez pas même ces deux lignes.

Je me contente de remarquer que saint Cyrille était homme, et homme de parti ; qu’il a pu se laisser trop emporter à son zèle ; que quand on met les belles dames toutes nues, ce n’est pas pour les massacrer ; que saint Cyrille a sans doute demandé pardon à Dieu de cette action abominable, et que je prie le père des miséricordes d’avoir pitié de son âme. Celui qui a écrit les deux tomes contre l’Éclectisme me fait aussi beaucoup de pitié.



  1. Cet article Habile, les trois suivants, et beaucoup d’autres de grammaire et de littérature, furent écrits, à la demande de MM. Diderot et d’Alembert, pour la première édition de l’Encyclopédie, imprimée à Paris en 1751 et années suivantes. (K.) — J’ai indiqué dans la présente édition quels sont les articles qui ont été publiés dans l’Encyclopédie. L’article Habile parut dans le tome VIII de l’Encyclopédie, publié en 1765 ; mais la suspension de l’Encyclopédie avait retardé l’impression de cet article, dont d’Alembert accuse réception par sa lettre du 11 janvier 1758. (B.)
  2. La Fontaine, livre VII, fable vii.
  3. Idem, livre VIII, fable iii.
  4. Encyclopédie, tome VIII, 1765. (B.)
  5. Encyclopédie, tome VIII, 1765. (B.)
  6. On trouve ce Mémoire dans le Siècle de Louis XIV (chapitre xxviii).
  7. Encyclopédie, tome VIII, 1765. (B.)
  8. Ces vers sont les derniers d’une ode que Voltaire composa en 1746 (voyez t. VIII, p. 459) ; mais Voltaire, ici, ne se cite pas plus exactement que de coutume.
  9. En 1771, dans les Questions sur l’Encyclopédie, septième partie, l’article se composait des deux premières sections. (B.)
  10. Voyez, à l’article Concile, les conciles de Constantinople. (Note de Voltaire.)
  11. Histoire de l’Église, ive siècle. (Id.)
  12. I. Aux Corinth., chapitre i, v. 11 et 12. (Note de Voltaire.)
  13. Livre I, no 7. (Ib.)
  14. Livre IV, no 4. (Ib.)
  15. Il paraît peu vraisemblable que les autres chrétiens les aient appelés ébionites pour faire entendre qu’ils étaient pauvres d’entendement. On prétend qu’ils croyaient Jésus fils de Joseph. (Note de Voltaire.)
  16. Cérinthe et les siens disaient que Jésus n’était devenu Christ qu’après son baptême. Cérinthe fut le premier auteur de la doctrine du règne de mille ans, qui fut embrassée par tant de Pères de l’Église. (Id.)
  17. Cette seconde section se composait, dès 1771, du paragraphe iv du Commentaire sur le livre Des Délits et des Peines. Voyez les Mélanges, année 1766. (B.)
  18. Livre XV, chapitre xiii. (Note de Voltaire.)
  19. Lettre ccxxii. (Id.)
  20. Lettre contre celle de Manès, chapitres ii et iii. (Note de Voltaire.)
  21. Vie de Constantin, livre III, chapitre iv. (Id.)
  22. Idem, livre IV, chapitre xxi. (Id.)
  23. Vie de Constantin, livre VI, chapitre xx. (Id.)
  24. Livre VII, chapitre xxix. (Note de Voltaire.)
  25. Bibliothèque, cahier ccxxii. (Id.)
  26. Évagre, Vie de Théodose, livre III, chapitres xxxiii, xliv. (Id.)
  27. Histoire des patriarches d’Alexandrie, page 164. (Note de Voltaire.)
  28. Au mot Conciles, section ii, page 216 du tome XVIII.
  29. Dupin, Bibliothèque, ixe siècle. (Note de Voltaire.)
  30. Bibliothèque anglaise, livre II, page 303. (Id.)
  31. Livre V, du Gouvernement de Dieu, chapitre ii. (Id.)
  32. Questions sur l’Encyclopédie, septième partie, 1771. (B.)
  33. Cité de Dieu, livre VIII, chapitre xxvi. (Note de Voltaire.)
  34. Préface du Mercure Trismégiste. (Id.)
  35. Épître aux Hébreux, chapitre i, v. 2. (Note de Voltaire.)
  36. Voyez ci-dessus Hérésie, section ire, note de la page 335.
  37. C’est aux quakers que Voltaire a consacré les quatre premières de ses Lettres philosophiques (voyez les Mélanges, année 1734) ; il en est question dans les notes à Olympie, et encore tome XI, page 51 ; tome XII, pages 420 et 424 ; tome XVII, pages 74 et 546 ; tome XVIII, page 492. Voyez aussi ci-après les articles Quakers et Tolérance. Voltaire en parle passagèrement dans beaucoup d’autres endroits de ses ouvrages. Enfin c’est sous le nom d’un quaker qu’il a adressé deux lettres à Lefranc de Pompignan (Mélanges, années 1763 et 1764).
  38. Encyclopédie, tome VIII, 1765. (B.)
  39. Être heureux comme un roi, dit le peuple hébété.

    (Ve Discours sur l’homme, vers 35.)
  40. Fable ii du livre VIII.
  41. L’article Histoire, de l’Encyclopédie, tome VIII, 1765, se composait, à quelques variantes près : 1° de cette ire section ; 2° de la fin du chapitre v, de tout le chapitre vi, et d’une partie du chapitre vii du Pyrrhonisme de l’histoire (voyez les Mélanges, année 1768) ; 3° du chapitre viii, et du commencement du chapitre ix du même ouvrage ; 4° d’une partie du chapitre xi ; 5° d’une grande partie de la section iii ; et 6° d’une partie de la section iv, ci-après (page 358).

    Dans les Questions sur l’Encyclopédie, en 1771, l’article Histoire commençait par les deux premiers alinéas de ce qui forme aujourd’hui la section ii ; et après ces deux alinéas venait ce qui est la section première.

    La disposition actuelle (à un morceau près), et la division par sections, datent de l’édition de Kehl. (B.)

    — Voici la correspondance entre Voltaire et d’Alembert au sujet de cet article. Voltaire à d’Alembert, 9 décembre 1755 : « Je me chargerais encore volontiers de l’article Histoire, et je crois que je pourrais fournir des choses assez curieuses sur cette partie, sans pourtant entrer dans des détails trop longs ou trop dangereux. » — Le même au même, 9 octobre 1756 : « Je suis bien mécontent de l’article Histoire. J’avais envie de faire voir quel est le style convenable à une histoire générale, celui que demande une histoire particulière, celui que des Mémoires exigent. J’aurais voulu faire voir combien Thoiras l’emporte sur Daniel, et Clarendon sur le cardinal de Retz. Il eût été utile de montrer qu’il n’est pas permis à un compilateur des Mémoires des autres de s’exprimer comme un contemporain ; que celui qui ne donne les faits que de la seconde main n’a pas le droit de s’exprimer comme celui qui rapporte ce qu’il a vu et ce qu’il a fait ; que c’est un ridicule, et non une beauté, de vouloir peindre avec toutes leurs nuances les portraits des gens qu’on n’a point connus ; enfin il y aurait cent choses utiles à dire qu’on n’a point dites encore ; mais j’étais pressé et j’étais malade. » — Le même au même, 29 novembre 1756 : « Je vous prie de me renvoyer l’article Histoire, dont je ne suis point content, et que je veux refondre puisque j’en ai le temps. » — D’Alembert à Voltaire : « Je vous ferai parvenir incessamment l’article Histoire contresigné. » — Voltaire à d’Alembert, 28 décembre 1756 : « Je vous renvoie Histoire, mon cher grand homme ; j’ai bien peur que cela ne soit trop long : c’est un sujet sur lequel on a de la peine à s’empêcher de faire un livre. » — Le même au même, 29 décembre 1757 : « Vous me donnez l’article Historiographe à traiter, mes chers maîtres. Je n’ai point ici la minute de l’article Histoire. Il me semble que je le fis bien vite, et que je le corrigeai encore plus vite et plus mal. Il serait nécessaire que je le revisse, afin que je ne plaçasse point au mot Historiographe ce que j’aurai mis au mot Histoire, et que je pusse mieux mesurer ces deux articles. Si donc vous avez quinze jours devant vous, renvoyez-moi Histoire. Cela est ridicule, je le sais bien ; mais je serais plus ridicule de donner un mauvais article. Je vous renverrai le manuscrit trois jours après l’avoir reçu. » — D’Alembert à Voltaire, 28 janvier 1758 : « Je doute fort que votre article Histoire puisse passer avec les nouveaux censeurs, et je vous renverrai cet article quand vous voudrez, pour y faire les changements que vous avez en vue. Mais rien ne presse ; je doute que le huitième volume se fasse jamais. » Il y eut, en effet, déroute de l’Encyclopédie en 1758 ; Voltaire, indigné, redemanda tous ses articles non parus ; mais on les garda : quand on put reprendre la publication du grand Dictionnaire, ils virent le jour sans qu’il y mît obstacle. (G. A.)

  42. En 1771.
  43. Juvénal a dit, satire x, vers 174-75 :

    Quidquid Græcia mendax
    Audet in historia.

  44. Le reste de l’alinéa n’existait pas en 1771; il fut ajouté en 1774. (B.)
  45. Ce paragraphe ne figure pas, on le pense bien, dans l’Encyclopédie, ainsi que les trois alinéas qui le précèdent. (G. A.)
  46. Dans les Questions sur l’Encyclopédie, en 1770, Voltaire avait reproduit les chapitres v (sauf quelques mots), vi, vii, viii, ix, x et xi du Pyrrhonisme de l’histoire (voyez les Mélanges, année 1768) ; après quoi venait ce qui forme aujourd’hui la section iii de l’article Histoire. (B.) — Voyez ci-après, page 356.
  47. Imprimée en 1764, à la suite des Contes de Guillaume Vadé ; les trois premiers alinéas faisaient le commencement de l’article Histoire, dans les Questions sur l’Encyclopédie, en 1771. (B.)
  48. Le P. Lelong, de l’Oratoire, avait donné une Bibliothèque historique de la France, 1719, un volume in-folio, contenant 17,487 articles. La nouvelle édition en cinq volumes in-folio, publiés de 1768 à 1778, et conséquemment depuis que Voltaire a écrit ce morceau, donne les titres de 48,223 ouvrages relatifs à l’Histoire de France, sans compter un volumineux supplément et des numéros doublés. Si l’on réfléchit que nécessairement plusieurs pièces ont échappé aux rédacteurs, que d’autres ont été omises volontairement ou forcément, qu’on n’y trouve rien de postérieur à 1774, que même les articles, depuis 1770, sont dans un nombre infiniment petit, que depuis lors les événements ont fait naître une immense quantité d’ouvrages ou opuscules, on doit s’en tenir plus que jamais à la remarque de Voltaire. (B.)
  49. Toute cette section faisait, en 1771, partie des Questions sur l’Encyclopédie. (Voyez les notes, pages 346 et 352.)

    À quelques alinéas près, ce qui la compose faisait partie de l’article Histoire, dans le tome VIII de l’Encyclopédie, en 1765.

    Le morceau de l’Utilité de l’histoire, qui fait aussi partie du tome III des Nouveaux Mélanges, publié en 1765, avait été placé ailleurs par les éditeurs de Kehl. Ils en avaient fait le XIVe des Fragments de l’histoire (voyez dans les Mélanges, année 1773). (B.)

  50. Montesquieu : Causes de la grandeur et de la décadence des Romains, chapitre xx.
  51. Cet alinéa et les deux suivants n’étaient point dans l’Encyclopédie, en 1765, mais faisaient partie du tome III des Nouveaux Mélanges, publié, comme je l’ai dit, la même année, et faisaient aussi partie du morceau dans les Questions sur l’Encyclopédie, en 1771. (B.)
  52. En 1720.
  53. Dans l’EncycIopédie, tome VIII, 1763, on lisait ici l’alinéa suivant :

    « L’histoire de l’homme au masque de fer aurait passé dans mon esprit pour un roman, si je ne la tenais que du gendre du chirurgien qui eut soin de cet homme dans sa dernière maladie. Mais l’officier qui le gardait alors m’ayant aussi attesté le fait, et tous ceux qui devaient en être instruits me l’ayant confirmé, et les enfants des ministres d’État, dépositaires de ce secret, qui vivent encore, en étant instruits comme moi, j’ai donné à cette histoire un grand degré de probabilité, degré pourtant au-dessous de celui qui fait croire l’affaire de Bender, parce que l’aventure de Bender a eu plus de témoins que celle de l’homme au masque de fer. » (B.)

    — Sur le masque de fer, voyez tome XVII, pages 204-208.

  54. Voyez l’article Certain, Certitude. (Note de Voltaire.)
  55. Cette phrase n’existe pas dans l’Encyclopédie. Elle fut ajoutée en 1771. (B.)
  56. Voltaire l’a déjà dit dans son Essai sur les Mœurs, tome XIII, page 175.
  57. Ici, dans les Questions sur l’Encyclopédie, en 1771, étaient reproduits les chapitres xii, xiii, xv, xvi, xvii, du Pyrrhonisme de l’histoire (voyez les Mélanges, année 1768). (B.)
  58. Cicéron, de Oratore, ii, 13, dit : Ne quid falsi dicere audeat ; deinde ne quid veri non audeat.
  59. Dans l’Encyclopédie, on lit : « Des Mémoires frauduleux imprimés depuis peu sont remplis, etc. » Les Mémoires de Mme de Maintenon avaient paru en 1755, et Voltaire écrivait en 1758. (B.)
  60. Les cinq alinéas qui suivent n’étaient pas dans l’Encyclopédie en 1765 ; ils furent ajoutés en 1771. (B.)
  61. Voyez, sur le même sujet, dans les Mélanges, année 1753, la première partie du Supplément au Siècle de Louis XIV, et, année 1767, la dix-septième des Honnêtetés littéraires.
  62. Cet alinéa n’est point dans l’Encyclopédie ; il fut ajouté en 1771. (B.)
  63. Le fait est dans les chroniques du temps. L’historien n’est pas responsable de l’ignorance des médecins du xiiie siècle.
  64. Dans l’Encyclopédie, au lieu de la fin de cet alinéa et de l’alinéa suivant, on lit : « Cette réflexion peut s’appliquer à presque toutes les histoires des pays étrangers. Si vous n’avez pas, etc. » (B.)
  65. Dans l’Encyclopédie, on lisait ici ce qui suit : « La méthode convenable à l’histoire de votre pays, etc. » Voyez l’alinéa précédent qui fut, en 1771, mis à la place qu’il occupe aujourd’hui. (B.)
  66. Ici finissait l’article dans l’Encyclopédie. Mais dans les Questions sur l’Encyclopédie, en 1771, on trouvait encore à la suite le chapitre iii du Pyrrhonisme de l’histoire (voyez les Mélanges, année 1768). (B.)
  67. Cette section formait tout l’article dans le Dictionnaire philosophique, en 1764. (B.)
  68. Ce morceau a été imprimé, en 1765, dans le tome III des Nouveaux Mélanges. Il y était intitulé des Mauvaises Actions consacrées ou excusées. (B.)
  69. M, Hut, en 1761. Voyez l’article David.
  70. On voit par la lettre de Voltaire à d’Alembert, du 29 décembre 1757, qu’on lui avait demandé l’article Historiographe pour l’Encyclopédie. Cependant ce morceau n’est pas dans l’Encyclopédie. Il a toutefois été imprimé, en 1765, dans le tome II des Nouveaux Mélanges. (B.)
  71. Voltaire fut aussi nommé historiographe, et c’est à ce titre qu’il écrivit l’Histoire du siècle de Louis XV. S’étant retiré à la cour de Berlin, il fut remplacé dans cette charge par Duclos. Sous le Directoire, une pareille fonction existait encore. Xavier Audoin, ancien secrétaire du ministre de la guerre Pache, fut chargé, comme historiographe de la République, d’écrire l’histoire de la campagne d’Italie. (G. A.)
  72. Questions sur l’Encyclopédie, septième partie, 1771. (B.)
  73. Chapitre xiv, v. 1 et 2.
  74. Voyez l’article Âge.
  75. Voyez le paragraphe ii de l’Homme aux quarante écus.
  76. Voyez l’Homme aux quarante écus.
  77. Ces vers sont extraits du Mondain, tome X.
  78. Ces mots l’innocent, le bon Helvétius, n’étaient pas dans l’édition de 1771. Ils furent, ainsi que les quatre alinéas qui suivent, ajoutés en 1774. Helvétius était mort le 20 décembre 1771 ; Voltaire en reparle encore aux articles Lettres et Pourquoi. L’arrêt du parlement contre le livre de l’Esprit est du 6 février 1739. (B.)
  79. De l’Esprit, discours ii, chapitre xxiv. Cette proposition figure en effet dans la censure que fit la faculté de théologie. (B)
  80. Ibid., chapitre x.
  81. Maupertuis. (Note de Voltaire.)
  82. Tome XI, page 5.
  83. Voyez l’article Économie. (Note de Voltaire.)
  84. Voyez tome XI, page 5, et tome XII, pages 337, 367-68 et 386.
  85. Voyez le chapitre xxxvi des Singularités de la nature (Mélanges, année 1768), et l’article Barbe, tome XVII.
  86. Le chapitre viii du Traité de métaphysique (voyez les Mélanges, année 1734) est intitulé de l’Homme considéré comme un être sociable.
  87. J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
  88. Voyez les Fables de La Fontaine, V, v.
  89. J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, seconde partie.
  90. Voyez l’article Femme, où cependant l’auteur établit la proportion de 1 à 50.
  91. C’est ici que finissait l’article en 1771 ; la Réflexion qui suit fut ajoutée en 1774. Mais en 1785 les éditeurs de Kehl avaient intercalé ici, sous le titre de Action de Dieu sur l’homme, la section v de l’opuscule de l’Âme, par Soranus (voyez les Mélanges, année 1774). (B.)
  92. Questions sur l’Encyclopédie, septième partie, 1771. (B.)
  93. L’abbé Girard, article Gloire, Honneur.
  94. Livre III, chapitres iii et vi.
  95. Voyez l’article Lois (Esprit des). (Note de Voltaire.)
  96. Ces deux vers sont du Pauvre Diable. Voyez tome X, page 104.
  97. Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
  98. Rois, livre IV, chapitre xx. (Note de Voltaire.)
  99. Questions sur l’ Encyclopédie, septième partie, 1771. (B.)
  100. Descartes, Traité des passions. (Note de Voltaire.)
  101. Il ne pouvait qu’imiter ce récitatif, créé par Lulli, et qui lui semblait parfaitement adapté à notre prosodie française. « Toujours occupé, dit-il, de la belle déclamation et du beau tour de chant qui règnent dans le récitatif du grand Lulli, je tâche de l’imiter, non en copiste servile, mais en prenant, comme lui, la belle et simple nature pour modèle. » (Préface de l’opéra des Indes galantes.) (K.)
  102. Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. Dans les Mémoires de Desmolets, on trouve, V, 139, une Dissertation sur Hypatie, où l’on justifie Cyrille sur la mort de cette servante ; et, tome VI, 97, une Lettre à l’auteur de la dissertation sur Hypatie. (B.)
  103. La Magdeleine au désert de la Sainte-Baume en Provence, poëme spirituel et chrétien, par le P. Pierre de Saint-Louis, religieux carme de la province de Provence, 1668, in-12 ; réimprimé dans le Recueil de pièces choisies (par La Monnoyé), 1714, deux volumes in-12.
  104. Guillaume Maleville est l’auteur de l’Histoire critique de l’Éclectisme ou des nouveaux Platoniciens, 1766, 2 volumes in-12.
  105. Voyez dans les Mélanges, année 1752, le Fragment d’une lettre écrite à un membre de l’Académie de Berlin, et, année 1772, le paragraphe xxiv de Il faut prendre un parti.