Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Index alphabétique/T
L’euphonie, qui adoucit toujours le langage et qui l’emporte sur la grammaire, fait que dans la prononciation nous changeons souvent ce t en c. Nous prononçons ambicieux, akcion, parcial ; car lorsque ce t est suivi d’un i et d’une autre voyelle, le son du t paraît un peu trop dur. Les Italiens ont changé de même ce t en z. La même raison nous a insensiblement accoutumés à écrire et à prononcer un t à la fin de certains temps des verbes : il aima, mais aima-t-il constamment ? il arriva, mais à peine arriva-t-il ; il s’éleva, mais s’éleva-t-il au-dessus des préjugés ? on raisonne, mais raisonne-t-on constamment ? etc. ; il écrira, mais écrira-t-il avec élégance ? il joue, joue-t-il habilement ?
Ainsi donc, quand la troisième personne du présent, du prétérit et du futur, se terminant en voyelle, est suivie d’un article ou de la particule on, qui tient lieu d’article, l’usage a voulu qu’on plaçât toujours ce t. On étendait autrefois plus loin cet usage ; on prononçait ce t à la fin de tous les prétérits en a : il aima à aller, on disait il aima-t-à aller ; et cette prononciation s’est conservée dans quelques provinces. L’usage de Paris l’a rendue très-vicieuse.
Il n’est pas vrai que pour rendre la prononciation plus douce on change le b en p devant un t, et qu’on dise optenir pour obtenir. Ce serait au contraire rendre la prononciation plus dure. Le t se met encore après l’impératif va, va-t’en.
Ta, pronom poss. féminin ; ta mère, ta vie, ta haine. La même euphonie, qui adoucit toujours le langage, a changé ta en ton devant toutes les voyelles : ton adresse, son adresse, mon adresse, et non ta, sa, ma adresse ; ton épée, et non ta épée ; ton industrie, ton ignorance, non ta industrie, ta ignorance ; ton ouverture, non ta ouverture. La lettre h, quand elle n’est point aspirée et qu’elle tient lieu de voyelle, exige aussi le changement de ta, ma, sa, en ton, mon, son : ton honnêteté, et non ta honnêteté.
Ta, ainsi que ton, donne tes au pluriel : tes peines sont inutiles.
Le redoublement du mot ta signifie un reproche de trop de vitesse : ta ta ta, voilà bien instruire une affaire ! Mais ce n’est point un terme de la langue, c’est une espèce d’exclamation arbitraire. C’est ainsi que dans les salles d’armes on disait c’est un tata, pour désigner un ferrailleur.
Tabac, subst. masc. ; mot étranger. On donna ce nom, en 1560, à cette herbe découverte dans l’île de Tabago. Les naturels de la Floride la nommaient petun ; elle eut en France le nom de nicotiane[2], d’herbe à la reine, et divers autres noms. Il y a plusieurs espèces de tabac : chacune prend son nom ou de l’endroit où cette plante croît, ou de celui où elle est manufacturée, ou du port principal, ou du pays d’où part cette marchandise. Le petit peuple ayant commencé, en France, à prendre du tabac par le nez, ce fut d’abord une indécence aux femmes d’en faire usage. Voilà pourquoi Boileau dit dans la Satire des femmes (vers 672) :
Fait même à ses amants, trop faibles d’estomac,
Redouter ses baisers pleins d’ail et de tabac.
On dit fumer du tabac, et on entend la même chose par le mot seul de fumer[3].
Tabarin, nom propre devenu nom appellatif. Tabarin, valet de Mondor, charlatan sur le Pont-Neuf du temps de Henri IV, fit donner ce nom aux bouffons grossiers.
Et sans honte à Térence allier Tabarin.
Tabarine n’est pas d’usage et ne doit pas en être, parce que les femmes sont toujours plus décentes que les hommes.
Tabarinage, et surtout tabarinique, qu’on trouve dans le Dictionnaire de Trévoux, sont aussi proscrits.
Tabis, étoffe de soie unie et ondée, passée à la calandre sous un cylindre qui imprime sur l’étoffe ces inégalités onduleuses gravées sur le cylindre même. C’est ce qu’on appelle improprement moire, de deux mots anglais mo hair, poil de chèvre sauvage. La véritable moire n’admet pas un seul fil de soie.
Où sur l’ouate molle éclate le tabis.
Tabiser, passer à la calandre. Taffetas, gros de Tours tabisé.
Table, s. f. ; terme très-étendu qui a plusieurs significations.
Table à manger, table de jeu, table à écrire. Première table, seconde table, table du commun. Table de buffet, table d’hôte, où l’on mange à tant par repas ; bonne table, table réglée, table ouverte ; être à table, se mettre à table, sortir de table. Table brisée, table ronde, ovale, longue, carrée. Courir les tables (en style familier) se dit des parasites ; bénir la table, c’est-à-dire faire une prière avant le repas. Tomber sous la table, dernier effet de l’ivresse. Propos de table, traits de gaieté et de familiarité qui échappent dans un repas.
Table de nuit, inventée en 1717 ; meuble commode qu’on place auprès d’un lit, et sur lequel se placent plusieurs ustensiles.
Table à tiroir : mettre papiers sur table. Table d’un instrument de musique, comme luth, clavecin : c’est la partie sur laquelle posent les cordes ou les touches.
Table de verre, signifie le verre plat qui n’a point été souillé, et qui n’est pas encore employé.
Table de plomb, de cuivre : plaque de plomb et de cuivre d’une étendue un peu considérable.
Table de la loi, la loi des douze tables chez les Romains, les deux tables de la loi chez les Hébreux. On ne dit point la loi des deux tables.
Table d’autel, dans laquelle on encastre la pierre bénite sur laquelle le prêtre pose le calice. Sainte table, c’est l’autel même sur lequel le prêtre prend les pains enchantés[4] avec lesquels il va donner la communion. Approcher de la sainte table, communier. On ne dit pas se mettre à la sainte table.
Table isiaque ou table du soleil. C’est une grande plaque de cuivre qu’on regarde comme un des plus précieux monuments de l’ancienne Égypte ; elle est couverte d’hiéroglyphes gravés. Ce monument, qui vient de la maison de Gonzague, est conservé à Turin.
Table ronde (chevaliers de la Table ronde), imaginée pour éviter les disputes pour la préséance, et dont les romans ont attribué l’invention à un roi fabuleux d’Angleterre, nommé Artus.
Table pythagorique, ou de multiplication des nombres les uns par les autres.
Table en mathématique, suite de nombres rangés suivant certain ordre propre à faire retrouver l’un de ces nombres dont on a besoin.
Tables d’astronomie, ou calcul des mouvements célestes.
On a les tables Alfonsines, les tables Rodolphines, ainsi nommées parce qu’on les a faites pour ces deux monarques.
Table des sinus, des tangentes, des logarithmes.
Tables généalogiques, plus communément nommées arbres.
La table d’un livre, c’est-à-dire liste alphabétique ou des noms, ou des matières, ou des chapitres.
Table d’attente en architecture : c’est d’ordinaire un bossage pour recevoir une inscription.
Table de trictrac.
Toutes tables, jeu différent du trictrac ordinaire.
Table de diamant : le diamant est taillé en table quand sa surface est plate, et les côtés à biseaux.
Les deux parties osseuses qui composent le crâne sont appelées tables.
Les trumeaux, cartouches, panneaux, en architecture, prennent aussi le nom de table.
Table de crépi, table en saillie, table couronnée, table fouillée, table rustique.
Table de marbre. L’une des plus anciennes juridictions du royaume, partagée en trois tribunaux : celui du connétable, à présent des maréchaux de France ; celui de l’amiral ; et celui du grand-forestier, qui est aujourd’hui représenté par le grand-maître des eaux et forêts. Cette juridiction est ainsi nommée d’une longue table de marbre sur laquelle les vassaux étaient tenus d’apporter leurs redevances ; chaque seigneur avait une table pareille, et les mots de table, domaine, justice, étaient presque synonymes ; réunir à sa table était réunir à son domaine.
Table rase. Expression empruntée de la toile des peintres avant qu’ils y aient appliqué leurs couleurs : l’esprit d’un enfant est une table rase sur laquelle les préjugés n’ont encore rien imprimé.
Tabler, v. n. Il vient du jeu de trictrac. On disait tabler quand on posait deux dames sur la même ligne ; on dit aujourd’hui caser, et le mot tabler, qui n’est plus d’usage au propre, s’est conservé au figuré. Tabler sur cet arrangement, tabler sur cette nouvelle. Il était d’usage, dans le siècle passé, de dire tabler pour tenir table.
Allez tabler jusqu’à demain.
Montagne fameuse dans la Judée ; ce nom entre souvent dans le discours familier. Il est faux que cette montagne ait une lieue et demie d’élévation au-dessus de la plaine, comme le disent plusieurs dictionnaires ; il n’y a point de montagne de cette hauteur. Le Tabor n’a pas plus de six cents pieds de liant ; mais il paraît très-élevé, parce qu’il est situé dans une vaste plaine.
Le Tabor de Bohême est encore célèbre par la résistance de Ziska aux armées impériales ; c’est de là qu’on a donné le nom de tabor aux retranchements faits avec des chariots.
Les taborites, secte à peu près semblable à celle des hussites, prirent aussi leur nom de cette montagne.
Tactique, s. f., signifie proprement ordre, arrangement ; mais ce mot est consacré depuis longtemps à la science de la guerre. La tactique consiste à ranger les troupes en bataille, à faire les évolutions, à disposer les troupes, à se prévaloir avec avantage des machines de guerre. L’art de bien camper prend un autre nom, qui est celui de castramétation. Lorsqu’une fois la bataille est engagée, et que le succès ne dépend plus que de la valeur des troupes et du coup d’œil du général, le terme de tactique n’est plus convenable, parce qu’alors il ne s’agit plus ni d’ordre ni d’arrangement.
Tage, s. m. Quoique ce ne soit que le nom propre d’une rivière, le fréquent usage qu’on en fait lui doit donner place dans le Dictionnaire de l’Académie. Les trésors du Pactole et du Tage sont communs en poésie : on a supposé que ces deux fleuves roulaient une grande quantité d’or dans leurs eaux ; ce qui n’est pas vrai.
Talisman, s. m. ; terme arabe francisé, proprement consécration ; la même chose que telesma ou phylactère, préservatif, figure, caractère, dont la superstition s’est servie dans tous les temps et chez tous les peuples. C’est d’ordinaire une espèce de médaille fondue et frappée sous certaines constellations. Le fameux talisman de Catherine de Médicis existe encore.
Ancien recueil des lois, des coutumes, des traditions et des opinions des Juifs, compilées par leurs docteurs. Il est divisé en deux parties, la gemare et la misna, postérieures de quelques siècles à notre ère vulgaire. Ce mot est devenu français, parce qu’il est commun à toutes les nations.
Talmudiste, attaché aux opinions du Talmud.
Talmudique, docteur talmudique, peu en usage.
Tamarin, s. m, ; arbre des Indes et de l’Afrique, dont l’écorce ressemble à celle du noyer, les feuilles à la fougère, et les fleurs à celles de l’oranger ; son fruit est une petite gousse qui renferme une pulpe noire assez semblable à la casse, mais d’un goût un peu aigre. L’arbre et le fruit portent le nom de tamarin.
Tamaris, s. m. ; arbrisseau dont les fruits ont quelque ressemblance à ceux du tamarin, mais qui ont une vertu plus détersive et plus atténuante.
Tambour, s. m. ; terme imitatif qui exprime le son de cet instrument guerrier, inconnu aux Romains, et qui nous est venu des Arabes et des Maures. C’est une caisse ronde, exactement fermée en dessus et en dessous par un parchemin de mouton épais, tendu à force sur une corde à boyau. Le tambour ne sert parmi nous que pour l’infanterie ; c’est avec le tambour qu’on l’assemble, qu’on l’exerce, qu’on la conduit. Battre le tambour, le tambour bat ; il bat aux champs, il appelle, il rappelle, il bat la générale ; la garnison marche, sort tambour battant.
Adverbe de quantité, qui devient quelquefois conjonction.
Il est adverbe quand il est attaché au verbe, quand il en modifie le sens. Il aima tant la patrie ! Vous connaissez les coquettes ? oh tant ! Il a tant de finesse dans l’esprit qu’il se trompe presque toujours.
Tant est une conjonction quand il signifie tandis que. Elle sera aimée tant qu’elle sera jolie, c’est-à-dire tandis qu’elle sera jolie.
Tant, lorsqu’il est suivi de quelque mot dont il désigne la quantité, gouverne toujours le génitif : tant d’amitié, tant de richesses, tant de crimes.
Il ne se joint jamais à un simple adjectif. On ne dit point tant vertueux, tant méchant, tant libéral, tant avare ; mais si vertueux, si méchant, si libéral, si avare.
Après le verbe actif ou neutre, sans auxiliaire, il faut toujours mettre tant : il travaille tant, il pleut tant. Quand le verbe auxiliaire se joint au verbe actif, vous placez le tant entre l’un et l’autre ; il a tant travaillé, il a tant plu, ils ont tant écrit ; et jamais on ne se sert du si : il a si plu, ils ont si écrit ; ce serait un barbarisme. Mais avec un verbe passif, le tant est remplacé par le si, et voici dans quel cas : lorsque vous avez à exprimer un sentiment particulier par un verbe passif, comme je suis si touché, si ému, si courroucé, si animé, vous ne pouvez dire je suis tant ému, tant touché, tant courroucé, tant animé, parce que ces mots tiennent lieu d’épithète ; mais lorsqu’il s’agit d’une action, d’un fait, vous employez le mot de tant : cette affaire fut tant débattue, les accusations furent tant renouvelées, les juges tant sollicités, les témoins tant confrontés, et non pas si confrontés, si sollicités, si renouvelées, si débattue ; la raison en est que ces participes expriment des faits, et ne peuvent être regardés comme des épithètes.
On ne dit point cette femme tant belle, parce que belle est épithète ; mais on peut dire, surtout en vers, cette femme autrefois tant aimée, encore mieux que si aimée ; mais quand on ajoute de qui elle a été aimée, il faut dire si aimée de vous, de lui, et non tant aimée de vous, de lui, parce qu’alors vous désignez un sentiment particulier. Cette personne autrefois tant célébrée par vous ; célébrer est un fait. Cette personne autrefois si estimée par vous ; c’est un sentiment.
Est-ce là cette ardeur tant promise à sa cendre[5] ?
Quel crime a donc commis ce fils tant condamné[6] ?
Condamné, promise, expriment des faits.
Tant peut être considéré comme une particule d’exclamation : tant il est difficile de bien écrire ! tant les oreilles sont délicates !
Tant se met pour autant : tant plein que vide, pour dire autant plein que vide ; tant vaut l’homme, tant vaut sa terre, pour autant vaut l’homme, autant vaut sa terre. Tant tenu, tant payé, c’est-à-dire il sera payé autant qu’il aura servi.
On ne dit plus tant plus, tant moins, parce que tant est alors inutile. Plus on la pare, moins elle est belle. À quoi servirait tant plus on la pare, tant moins elle est belle ?
Il n’en est pas de même de tant pis et de tant mieux : pis et mieux ne feraient pas seuls un sens assez complet. Il se croit sûr de la victoire, tant pis ; il se défie de sa bonne fortune, tant mieux. Tant alors signifie d’autant : il fait d’autant mieux.
Tant que ma vue peut s’étendre, pour autant que ma vue peut s’étendre.
Tant et si peu qu’il vous plaira, au lieu de dire autant et si peu qu’il vous plaira.
Tapisserie, s. f. ; ouvrage au métier ou à l’aiguille pour couvrir les murs d’un appartement. Les tapisseries au métier sont de haute ou de basse-lice : pour fabriquer celles de haute-lice, l’ouvrier regarde le tableau placé à côté de lui ; mais pour la basse-lice, le tableau est sous le métier, et l’artiste le déroule à mesure qu’il en a besoin : l’un et l’autre travaillent avec la navette. Les tapisseries à l’aiguille s’appellent tapisseries de point, à cause des points d’aiguille. La tapisserie de gros point est celle dont les points sont plus écartés, plus grossiers ; celle de petit point, au contraire. Les tapisseries des Gobelins, de Flandre, de Beauvais, sont de haute-lice. On y employait autrefois le fil d’or et la soie ; mais l’or se blanchit, la soie se ternit. Les couleurs durent plus longtemps sur la laine.
Les tapisseries de point de Hongrie sont celles qui sont à points lâches et à longues aiguillées qui forment des points de diverses couleurs ; elles sont communes et d’un bas prix.
Les tapisseries de verdure peuvent admettre quelques petits personnages, et retiennent le nom de verdure. Oudry a donné la vogue aux tapisseries d’animaux. Celles à personnages sont les plus estimées. Les tapisseries des Gobelins sont des chefs-d’œuvre d’après les plus grands peintres. On distingue les tapisseries par pièces, on les vend à la pièce, on les compte par aunes de cours. Plusieurs pièces qui tapissent un appartement s’appellent une tenture. On les tend, on les détend, on les cloue, on les décloue.
Les petites bordures sont aujourd’hui plus estimées que les grandes.
Toutes sortes d’étoffes peuvent servir de tapisserie ; le damas, le satin, le velours, la serge. On donne même au cuir doré le nom de tapisserie. Il se fait de très-beaux fauteuils, de magnifiques canapés de tapisseries, soit de petit point, soit de haute ou basse-lice.
Tapissier, s. m,; c’est le manufacturier même ; il n’est pas nommé autrement en Flandre. C’est aussi l’ouvrier qui tend les tapisseries dans une maison, qui garnit les fauteuils. Il y a des valets de chambre tapissiers.
Taquin, ine, adj. ; terme populaire qui signifie avare dans les petites choses, vilain dans sa dépense ; quelques-uns s’en servent aussi dans le style familier pour signifier un homme renfrogné et têtu, comme supposant qu’un avare doit toujours être de mauvaise humeur. Il est peu en usage[7].
Tarif, s. m.; mot arabe devenu français, et qui signifie rôle, table, catalogue, évaluation. Tarif du prix des denrées ; tarif de la douane, tarif des monnaies. L’édit du tarif, dans la minorité de Louis XIV, fit révolter le parlement, et causa la guerre insensée de la Fronde. On paya mille fois plus pour la guerre civile que le tarif n’aurait coûté.
Tartare, s. et adj. m. et f. ; habitant de la Tartarie. On s’est servi souvent de ce mot pour signifier barbare.
Et ne voyez-vous pas, par tant de cruautés,
La rigueur d’un Tartare à travers ses bontés[8] ?
On a nommé tartares les valets militaires de la maison du roi, parce qu’ils pillaient pendant que leurs maîtres se battaient.
La langue tartare, les coutumes tartares.
Tartare, s. m. ; enfer des Grecs et des Romains, imité du Tartarot égyptien, qui signifiait demeure éternelle. Ce mot entre très-souvent dans notre poésie, dans les odes, dans les opéras : les peines du Tartare, les fleuves du Tartare.
Qu’entends-je ? le Tartare s’ouvre.
Quels cris ! quels douloureux accents !
Tartareux, adj. ; mot employé en chimie : sédiment tartareux, liqueur tartareuse, c’est-à-dire chargée de sel de tartre.
Tartre, s. m. ; sel formé par la fermentation dans les vins fumeux, et qui s’attache aux tonneaux en cristallisation.
Le tartre calciné s’appelle sel de tartre, c’est l’alcali fixe végétal ; il s’emploie dans les arts et dans la médecine. Il se résout par l’humidité en une liqueur qu’on appelle huile de tartre.
Le tartre vitriolé est cette même huile mêlée avec l’esprit de vitriol.
Cristal ou crème de tartre ; c’est le tartre purifié et réduit en forme de cristal. Il est formé d’un acide particulier et du sel de tartre, ou alcali fixe, avec une abondance d’acide.
Le tartre émétique est une combinaison de verre d’antimoine avec la crème de tartre.
Le tartre folié est la combinaison du sel de tartre avec le vinaigre.
Tartufe, s. m. ; nom inventé par Molière, et adopté aujourd’hui dans toutes les langues de l’Europe pour signifier les hypocrites, les fripons, qui se servent du manteau de la religion : c’est un tartufe, c’est un vrai tartufe.
Tartuferie, s. f. ; mot nouveau formé de celui de tartufe : action d’hypocrite, maintien d’hypocrite, friponnerie de faux dévot ; on s’en est servi souvent dans les disputes sur la bulle Unigenitus.
Taupe, petit quadrupède, un peu plus gros que la souris, qui habite sous terre. La nature lui a donné des yeux extrêmement petits, enfoncés, et recouverts de petits poils, afin que la terre ne les blesse pas, et qu’il soit averti par un peu de lumière quand il est exposé ; l’organe de l’ouïe très-fin, les pattes de devant larges, armées d’ongles tranchants, et placées toutes deux en plan incliné afin de jeter à droite et à gauche la terre qu’il fouille et qu’il soulève pour se faire un chemin et une habitation. Il se nourrit de la racine des herbes. Comme cet animal passe pour aveugle, La Fontaine a eu raison de dire :
Lynx envers nos pareils, et taupes envers nous.
Noir comme une taupe, trou de taupe, prendre des taupes. On se fait d’assez jolies fourrures avec des peaux de taupes. Il est allé au royaume des taupes, pour dire il est mort, proverbialement et bassement.
Taureau, s. m. ; quadrupède armé de cornes, ayant le pied fendu, les jambes fortes, la marche lente, le corps épais, la peau dure, la queue moins longue que celle du cheval, ayant quelques longs poils au bout. Son sang a passé pour être un poison, mais il ne l’est pas plus que celui des autres animaux ; et les anciens qui ont écrit que Thémistocle et d’autres s’étaient empoisonnés avec du sang de taureau falsifiaient à la fois l’histoire et la nature. Lucien, qui reproche à Jupiter d’avoir placé les cornes du taureau au-dessus de ses yeux, lui fait un reproche très-injuste : car le taureau ayant l’œil grand, rond, et ouvert, il voit très-bien où il frappe ; et si ses yeux avaient été placés sur sa tête, au-dessus des cornes, il n’aurait pu voir l’herbe qu’il broute.
Taureau banal est celui qui appartient au seigneur, et auquel ses vassaux sont tenus d’amener toutes leurs vaches.
Taureau de Phalaris, ou taureau d’airain ; c’est un taureau jeté en fonte, qu’on trouva en Sicile, et qu’on supposa avoir été employé par Phalaris pour y enfermer et faire brûler ceux qu’il voulait punir, espèce de cruauté qui n’est nullement vraisemblable.
Les taureaux de Médée, qui gardaient la toison d’or.
Le taureau de Marathon, dompté par Hercule.
Le taureau qui porta Europe ; le taureau de Mithras ; le taureau d’Osiris ; le taureau, signe du zodiaque ; l’œil du taureau, étoile de la première grandeur. Combats de taureaux, communs en Espagne. Taureau-cerf, animal sauvage d’Éthiopie. Prune-taureau, espèce de prune qui a la chair sèche.
Tauricider, v. n.; combattre des taureaux : expression familière qui se trouve souvent dans Scarron, dans Bussy, et dans Choisy.
Taurobole, sacrifice d’expiation, fort commun aux iiie et ive siècles : on égorgeait un taureau sur une grande pierre un peu creusée et percée de plusieurs trous ; sous cette pierre était une fosse, dans laquelle l’expié recevait sur son corps et sur son visage le sang de l’animal immolé. Julien le philosophe daigna se soumettre à cette expiation, pour se concilier les prêtres des Gentils.
Taurophage, s. m.: mangeur de taureau : nom qu’on donnait à Bacchus et à Silène.
Le pape Pie II, dans une épître à Jean Peregal[10], avoue que la cour romaine ne donne rien sans argent ; l’imposition même des mains et les dons du Saint-Esprit s’y vendent, et la rémission des péchés ne s’y accorde qu’aux riches.
Avant lui, saint Antonin, archevêque de Florence[11], avait observé que du temps de Boniface IX, qui mourut l’an 1404, la cour romaine était si infâme par la tache de simonie que les bénéfices s’y conféraient moins au mérite qu’à ceux qui apportaient beaucoup d’argent. Il ajoute que ce pape remplit l’univers d’indulgences plénières, de sorte que les petites églises, dans leurs jours de fêtes, les obtenaient à un prix modique.
Théodoric de Niem[12], secrétaire de ce pontife, nous apprend en effet que Boniface envoya des quêteurs en divers royaumes pour vendre l’indulgence à ceux qui leur offraient autant d’argent qu’ils en auraient dépensé en chemin s’ils eussent fait pour cela le voyage de Rome ; de sorte qu’ils remettaient tous les péchés, même sans pénitence, à ceux qui se confessaient, et les dispensaient, moyennant de l’argent, de toutes sortes d’irrégularités, disant qu’ils avaient sur cela toute la puissance que le Christ avait accordée à Pierre de lier et de délier sur la terre[13].
Et ce qui est plus singulier encore, le prix de chaque crime est taxé dans un ouvrage latin imprimé à Rome par ordre de Léon X, le 18 novembre 1514, chez Marcel Silber, dans le champ de Flore, sous le titre de Taxes de la sacrée chancellerie et de la sacrée pénitencerie apostolique.
Entre plusieurs autres éditions de ce livre, faites en différents pays, celle in-4o de Paris, de l’an 1520, chez Toussaint Denis, rue Saint-Jacques, à la Croix de bois, près Saint-Yves, avec privilége du roi pour trois ans, porte au frontispice les armes de France et celles de la maison de Médicis, de laquelle était Léon X. Voilà ce qui aura trompé l’auteur du Tableau des papes[14], qui attribue à Léon X l’établissement de ces taxes, quoique Polydore Virgile[15] et le cardinal d’Ossat[16] s’accordent à placer l’invention de la taxe de la chancellerie sous Jean XXII, vers l’an 1320, et le commencement de celle de la pénitencerie, seize ans plus tard, sous Benoît XII.
Pour nous faire une idée de ces taxes, copions ici quelques articles du chapitre des absolutions.
L’absolution[17] pour celui qui a connu charnellement sa mère, sa sœur, etc., coûte cinq gros.
L’absolution pour celui qui a défloré une vierge, six gros.
L’absolution pour celui qui a révélé la confession d’un autre, sept gros.
L’absolution[18] pour celui qui a tué son père, sa mère, etc., cinq gros, et ainsi des autres péchés, comme nous verrons bientôt ; mais à la fin du livre les prix sont évalués par ducats.
Il est aussi parlé d’une sorte de lettres appelées confessionnales, par lesquelles le pape permet de choisir, à l’article de la mort, un confesseur qui donne plein pardon de tout péché : aussi ces lettres ne s’accordent qu’aux princes, et même avec grande difficulté. Ce détail se trouve page 32 de l’édition de Paris.
La cour de Rome, dans la suite, eut honte de ce livre, qu’elle supprima tant qu’il lui fut possible ; elle l’a même fait insérer dans l’indice expurgatoire du concile de Trente, sur la fausse supposition que les hérétiques l’ont corrompu.
Il est vrai qu’Antoine Dupinet, gentilhomme franc-comtois, en fit imprimer à Lyon, en 1564, un extrait in-8o dont voici le titre : Taxes des parties casuelles de la boutique du pape, en latin et en français, avec annotations primes des décrets, conciles, et canons tant vieux que modernes, pour la vérification de la discipline anciennement observée en l’Église ; par A. D. P. Mais quoiqu’il n’avertisse point que son ouvrage n’est qu’un abrégé de l’autre, bien loin de corrompre son original, il en retranche au contraire quelques traits odieux, tels que celui qui se lit page 23, ligne 9 d’en bas, dans l’édition de Paris ; le voici : « Et remarquez soigneusement que sortes de grâces et de disponses ne s’accordent point aux pauvres, parce que n’ayant pas de quoi, ils ne peuvent être consolés. »
Il est vrai encore que Dupinet évalue ces taxes par tournois, ducats, et carlins; mais comme il observe, page 42, que les carlins et les gros sont de la même valeur, en substituant à la taxe de cinq, six, sept gros, etc., qui est dans son original, celle d’un nombre égal de carlins, ce n’est point le falsifier. En voici la preuve dans les quatre articles déjà cités de l’original.
L’absolution, dit Dupinet, pour celui qui connaît charnellement sa mère, sa sœur, ou quelque autre parente ou alliée, ou sa commère de baptême, est taxée à cinq carlins.
L’absolution pour celui qui dépucelle une jeune fille est taxée à six carlins.
L’absolution pour celui qui rélève la confession de quelque pénitent est taxée à sept carlins.
L’absolution pour celui qui a tué son père, sa mère, son frère, sa sœur, sa femme, ou quelque autre parent ou allié, laïque néanmoins, est taxée à cinq carlins : car si le mort était ecclésiastique, l’homicide serait obligé de visiter les saints lieux.
Rapportons-en quelques autres.
L’absolution, continue Dupinet, pour quelque acte de paillardise que ce soit, commis par un clerc, fût-ce avec une religieuse dans le cloître ou dehors, ou avec ses parentes et alliées, ou avec sa fille spirituelle (sa filleule), ou avec quelques autres femmes que ce soit, coûte trente-six tournois, trois ducats.
L’absolution pour un prêtre qui tient une concubine, vingt-un tournois, cinq ducats, six carlins.
L’absolution d’un laïque pour toutes sortes de péchés de la chair se donne au for de la conscience pour six tournois, deux ducats.
L’absolution d’un laïque pour crime d’adultère, donnée au for de la conscience, coûte quatre tournois ; et s’il y a adultère et inceste, il faut payer par tête six tournois. Si outre ces crimes on demande l’absolution du péché contre nature ou de la bestialité, il faut quatre-vingt-dix tournois, douze ducats et six carlins ; mais si on demande seulement l’absolution du crime contre nature ou de la bestialité, il n’en coûtera que trente-six tournois et neuf ducats.
La femme qui aura pris un breuvage pour se faire avorter, ou le père qui le lui aura fait prendre, payera quatre tournois, un ducat, et huit carlins ; et si c’est un étranger qui ait donné le breuvage pour la faire avorter, il payera quatre tournois, un ducat, et cinq carlins.
Un père ou une mère, ou quelque autre parent qui aura étouffé un enfant, payera quatre tournois, un ducat, huit carlins ; et si le mari et la femme l’ont tué ensemble, ils payeront six tournois et deux ducats.
La taxe qu’accorde le dataire pour contracter mariage hors les temps permis est de vingt carlins ; et dans les temps permis, si les contractants sont au second ou troisième degré, elle est ordinairement de vingt-cinq ducats, et quatre pour l’expédition des bulles ; et au quatrième degré, de sept tournois, un ducat et six carlins.
La dispense du jeûne pour un laïque aux jours marqués par l’Église, et la permission de manger du fromage, sont taxées à vingt carlins. La permission de manger de la viande et des œufs aux jours défendus est taxée à douze carlins ; et celle de manger des laitages, à six tournois pour une personne seule ; et à douze tournois, trois ducats et six carlins, pour toute une famille et pour plusieurs parents.
L’absolution d’un apostat et d’un vagabond qui veut revenir dans le giron de l’Église coûte douze tournois, trois ducats et six carlins.
L’absolution et la réhabilitation de celui qui est coupable de sacrilége, de vol, d’incendie, de rapine, de parjure, et semblables, est taxée à trente-six tournois et neuf ducats.
L’absolution pour un valet qui retient le bien de son maître trépassé pour le payement de ses gages, et qui, étant averti, n’en fait pas la restitution, pourvu que le bien qu’il retient n’excède pas la valeur de ses gages, est taxée seulement, dans le for de la conscience, à six tournois, deux ducats.
Pour changer les clauses d’un testament, la taxe ordinaire est de douze tournois, trois ducats, six carlins.
La permission de changer son nom propre coûte neuf tournois, deux ducats et neuf carlins ; et pour changer le surnom et la manière de le signer, il faut payer six tournois et deux ducats.
La permission d’avoir un autel portatif pour une seule personne est taxée à dix carlins, et celle d’avoir une chapelle domestique, à cause de l’éloignement de l’église paroissiale, et pour y établir des fonts baptismaux et des chapelains, trente carlins.
Enfin la permission de transporter des marchandises une ou plusieurs fois aux pays des infidèles, et généralement trafiquer et vendre sa marchandise sans être obligé d’obtenir la permission des seigneurs temporels, de quelques lieux que ce soit, fussent-ils rois ou empereurs, avec toutes les clauses dérogatoires très-amples, n’est taxée qu’à vingt quatre tournois, six ducats.
Cette permission, qui supplée à celle des seigneurs temporels, est une nouvelle preuve des prétentions papales dont nous avons parlé à l’article Bulle. On sait d’ailleurs que tous les rescrits ou expéditions pour les benéfices se payent encore à Rome suivant la taxe ; et cette charge retombe toujours sur les laïques, par les impositions que le clergé subalterne en exige. Ne parlons ici que des droits pour les mariages et pour les sépultures.
Un arrêt du parlement de Paris, du 19 mai 1409, rendu à la poursuite des habitants et échevins d’Abbeville, porte que chacun pourra coucher avec sa femme sitôt après la célébration du mariage, sans attendre le congé de l’évêque d’Amiens, et sans payer le droit qu’exigeait ce prélat pour lever la défense qu’il avait faite de consommer le mariage les trois premières nuits des noces. Les moines de Saint-Étienne de Nevers furent privés du même droit par un autre arrêt du 27 septembre 1591. Quelques théologiens ont prétendu que cela était fondé sur le quatrième concile de Carthage, qui l’avait ordonné pour la révérence de la bénédiction matrimoniale. Mais comme ce concile n’avait point ordonné d’éluder sa défense en payant, il est plus vraisemblable que cette taxe était une suite de la coutume infâme qui donnait à certains seigneurs la première nuit des nouvelles mariées de leurs vassaux. Buchanan croit que cet usage avait commencé en Écosse, sous le roi Even.
Quoi qu’il en soit, les seigneurs de Prellei et de Parsanni, en Piémont, appelaient ce droit carragio ; mais ayant refusé de le commuer en une prestation honnête, leurs vassaux révoltés se donnèrent à Amédée VI, quatorzième comte de Savoie.
On a conservé un procès-verbal fait par M. Jean Fraguier, auditeur en la chambre des comptes de Paris, en vertu d’arrêt d’icelle du 7 avril 1507, pour l’évaluation du comté d’Eu, tombé en la garde du roi par la minorité des enfants du comte de Nevers et de Charlotte de Bourbon sa femme. Au chapitre du revenu de la baronnie de Saint-Martin-le-Gaillard, dépendant du comté d’Eu, il est dit : Item, a ledit seigneur, audit lieu de Saint-Martin, droit de culage quand on se marie.
Les seigneurs de Sonloire avaient autrefois un droit semblable, et l’ayant omis en l’aveu par eux rendu au seigneur de Montlevrier leur suzerain, l’aveu fut blâmé ; mais, par acte du 15 décembre 1607, le sieur de Montlevrier y renonça formellement ; et ces droits honteux ont été partout convertis en des prestations modiques appelées marchetta.
Or, quand nos prélats eurent des fiefs, suivant la remarque du judicieux Fleury, ils crurent avoir comme évêques ce qu’ils n’avaient que comme seigneurs ; et les curés, comme leurs arrière-vassaux, imaginèrent la bénédiction du lit nuptial, qui leur valait un petit droit sous le nom de plat de noces, c’est-à-dire leur dîner en argent ou en espèce. Voici le quatrain qu’un curé de province mit, en cette occasion, sous le chevet d’un président fort âgé, qui épousait une jeune demoiselle du nom de La Montagne ; il faisait allusion aux cornes de Moïse, dont il est parlé dans l’Exode[19] :
Le président à barbe grise
Sur la montagne va monter ;
Mais certes il peut bien compter
D’en descendre comme Moïse.
Disons aussi deux mots sur les droits qu’exige le clergé pour les sépultures des laïques. Autrefois, au décès de chaque particulier, les évêques se faisaient représenter les testaments, et défendaient de donner la sépulture à ceux qui étaient morts déconfès[20], c’est-à-dire qui n’avaient pas fait un legs à l’Église, à moins que les parents n’allassent à l’official, qui commettait un prêtre ou quelque autre personne ecclésiastique pour réparer la faute du défunt, et faire ce legs en son nom. Les curés aussi s’opposaient à la profession de ceux qui voulaient se faire moines, jusqu’à ce qu’ils eussent payé les droits de leur sépulture : disant que, puisqu’ils mouraient au monde, il était juste qu’ils s’acquittassent de ce qu’ils auraient dû si on les avait enterrés.
Mais les débats fréquents occasionnés par ces vexations obligèrent les magistrats de fixer la taxe de ces droits singuliers. Voici l’extrait d’un règlement à ce sujet, porté par François de Harlai de Chanvallon, archevêque de Paris, le 30 mai 1693, et homologué en la cour du parlement le 10 juin suivant.
Pour la réception des corps transportés :
Technique, adj. m. f. ; artificiel : vers techniques, qui renferment des préceptes ; vers techniques pour apprendre l’histoire. Les vers de Despautère sont techniques.
Mascula sunt pons, mons, fons.
Ce ne sont pas des vers dans le goût de Virgile[22].
Tenir, v. act. et quelquefois n. La signification naturelle et primordiale de tenir est d’avoir quelque chose entre ses mains : tenir un livre, une épée, les rênes des chevaux, le timon, le gouvernail d’un vaisseau ; tenir un enfant par les lisières ; tenir quelqu’un par le bras ; tenir fort ; tenir serré, ferme, faiblement ; tenir à brasse corps ; tenir à deux mains ; tenir à la gorge ; tenir le poignard sur la gorge, au propre. etc.
Par extension et au figuré il a plusieurs autres significations. Tenir, posséder. Le roi d’Angleterre tient une principauté en Allemagne. On tient une terre en fief, un bénéfice en commende, une maison à loyer, à bail judiciaire, etc. Les mahométans tiennent les plus beaux pays de l’Europe et de l’Asie. Les rois d’Angleterre ont tenu plusieurs provinces en France à foi et hommage de la couronne.
Tenir, dans le sens d’occuper. Un officier tient une place pour le roi. On tient le jeu de quelqu’un, pour quelqu’un ; il tient, il occupe le premier étage ; il le tient à bail, à loyer ; tenir une ferme.
Tenir, pour exprimer l’ordre des personnes et des choses. Les présidents dans leurs compagnies tiennent le premier rang. On tient son rang, sa place, son poste ; et dans le discours familier, on tient son coin. Il a tenu le milieu entre ces deux extrémités. Les livres d’histoire tiennent le premier rang dans sa bibliothèque.
Tenir, pour garder. Tenir son argent dans son cabinet, son vin à la cave, ses papiers sous la clef, sa femme dans un couvent.
Tenir, pour contenir au propre. Cette grange tient tant de gerbes, ce muid tant de pintes ; cette forêt tient dix lieues de long ; l’armée tenait quatre lieues de pays ; cet homme, ce meuble tient trop de place ; il ne peut tenir que vingt personnes à cette table.
Tenir, pour contenir au figuré. Il est si remuant, si vif, qu’on ne le peut tenir ; il ne peut tenir sa langue ; tenir en place ; rien ne le peut tenir, c’est-à-dire contenir, réprimer. Vous ne pouvez vous tenir de jouer, de médire. C’est dans ce sens figuré qu’on tient les peuples dans le devoir, les enfants dans le respect, les ennemis en échec, dans la crainte. On les contient au figuré.
Il n’en est pas de même de tenir la balance entre les puissances, parce qu’on ne contient pas la balance. On est supposé tenir la balance dans sa main ; c’est une métaphore. Tenir de court est aussi une métaphore, prise des rênes des chevaux et des laisses des chiens.
Tenir, être proche, être joint, contigu, attaché, adhérer. Le jardin tient à ma maison, la forêt au jardin. Ce tableau ne tient qu’à un clou ; ce miroir tient mal, il est mal attaché. De là on dit au figuré : la vie ne tient qu’à un fil, ne tient à rien. Sa condamnation a tenu à peu de chose. Je ne sais qui me tient que je n’éclate ! À quoi tient-il que vous ne sollicitiez cette affaire ? Qu’à cela ne tienne. Il n’y a ni considération ni crédit qui tienne, il sera condamné. S’il ne tient qu’à donner de l’argent, en voilà. Il n’a pas tenu à moi que vous ne fussiez heureux. Votre argent ne tient à rien. Cela tient comme de la glu, proverbialement et bassement.
Tenir pour avoir soin. Tenir sa maison propre, ses enfants bien vêtus, ses affaires en ordre, ses meubles en bon état, ses portes fermées, ses fenêtres ouvertes.
Tenir, pour exprimer les situations du corps. Il tient les yeux ouverts, les yeux baissés, les mains jointes, la tête droite, les pieds en dehors, etc. Il se tient droit, debout, courbé, assis. Il se tient mal, il se tient bien. Il se tient sous les armes. On dit que Siméon Stylite se tint plusieurs années sur une jambe. Les grues se tiennent souvent sur une patte.
Et au figuré : Il se tient à sa place, c’est-à-dire il est modeste, il ne se méconnaît pas, il ménage l’orgueil des autres. Il se tient en repos, il se tient à l’écart, il se tient clos et couvert, il ne se mêle pas des affaires d’autrui, il ne s’expose pas. Vous tiendrez-vous les bras croisés ? vous tiendrez-vous à ne rien faire ?
Tenir, pour exprimer les effets un peu durables de quelque chose. Le lait tient le teint frais ; les fruits fondants tiennent le ventre libre. La fourrure tient chaud ; la société tient gai. Le régime me tient sain, l’exercice me tient dispos, la solitude me tient laborieux, etc.
Tenir, être redevable. Je tiens tout de votre bonté ; je tiens du roi ma terre, mes priviléges, ma fortune. S’il a quelque chose de bon, il le tient de vos exemples. Il tient la vie de la clémence du prince.
Tu vois le jour, Cinna ; mais ceux dont tu le tiens
Furent les ennemis de mon père et les miens.
C’est à peu près en ce sens qu’on dit : Je tiens ce secret d’un charlatan. Je tiens cette nouvelle d’un homme instruit. Je tiens cette façon de travailler d’un grand maître. Je tiens de lui ma méthode, mes idées sur la métaphysique ; c’est-à-dire, je lui en suis redevable, je les ai puisées chez lui.
Tenir, ressembler, participer. Il tient de son père et de sa mère ; il a de qui tenir ; il tient de race. Il tient sa valeur de son père et sa modestie de sa mère. Ce style tient du burlesque, il participe du burlesque ; cette architecture, du gothique. Le mulet tient de l’âne et du cheval.
Tenir, pour signifier l’exercice des emplois et des professions. Un maître ès arts peut tenir école et pension. Il faut la permission du roi pour tenir manége. Tout négociant peut tenir banque. Il faut être maître pour tenir boutique. Ce n’est que par tolérance qu’on tient académie de jeu. Tout citoyen peut tenir des chambres garnies. Pour tenir auberge, cabaret, il faut permission.
Tenir, pour demeurer, être longtemps dans la même situation. Ce général a tenu longtemps la campagne ; ce malade tient la chambre, le lit. Ce débiteur tient prison. Ce vaisseau a tenu la mer six mois. Il m’a tenu, je me suis tenu longtemps au froid, à l’air, à la pluie.
Tenir, pour convoquer, assembler, présider. Le pape tient concile consistoire, chapelle. Le roi tient conseil, tient le sceau. On tient les états, la chambre des vacations, les grands jours, etc. La foire se tient ; le marché se tient.
Tenir, pour exprimer les maux du corps et de l’âme. La goutte, la fièvre le tient. Son accès le tient ; quand sa colère le tient, il n’est plus maître de lui ; sa mauvaise humeur le tient, il n’en faut pas approcher. On voit bien ce qui le tient, c’est la peur. Qu’est-ce qui le tient ? la mauvaise honte.
Remarquez que quand ces affections de l’âme la maîtrisent, alors elles gouvernent le verbe : car ce sont elles qui agissent. Mais quand on semble les faire durer, c’est la personne qui gouverne le verbe. Il tint sa colère longtemps contre son rival. Il lui tint rancune. Il tient sa gravité, son quant-à-moi, son fier. Je tiens ma colère ne peut signifier, je retiens ma colère, mais au contraire je la garde. On ne peut dire tenir son courage, tenir son humeur, parce que le courage est une qualité qui doit toujours dominer, et l’humeur une affection involontaire. Personne ne veut avoir d’humeur, mais on veut bien avoir de la colère contre les méchants, contre les hypocrites, tenir sa colère contre eux. C’est par la même raison qu’on tient une conduite, un parti, parce qu’on est censé les vouloir tenir. Vous tenez votre sérieux, et votre sérieux ne vous tient pas. On tient rigueur, la rigueur ne vous tient pas.
Tenir, pour résister. La citadelle a tenu plus longtemps que la ville. Les ennemis pourront à peine tenir cette année. Ce général a tenu dans Prague contre une armée de soixante et dix mille hommes. Tenir tête, tenir bon, tenir ferme. Il tient au vent, à la pluie, à toutes les fatigues.
Tenir, pour avoir et entretenir. Il tient son fils au collége, à l’académie. Le roi tient des ambassadeurs dans plusieurs cours ; il tient garnison dans les villes frontières. Ce ministre tient des émissaires, des espions, dans les cours étrangères.
Tenir, pour croire, réputer. On ne tient plus, dans les écoles, les dogmes d’Aristote. Les mahométans tiennent que Dieu est incommunicable ; la plupart tiennent que l’Alcoran n’est pas de toute éternité. Les Indiens et les Chinois tiennent la métempsycose. Je me tiens heureux, je me tiens perdu ; c’est-à-dire je me crois heureux, je me crois perdu. On tient les opinions de Leibnitz pour chimériques ; mais on tient ce philosophe pour un grand génie. Il a tenu ma visite à honneur, et mes réflexions à injure. Il se l’est tenu pour dit. Remarquez que lorsque tenir signifie réputer, avoir opinion, il s’emploie également avec l’accusatif et avec la préposition pour.
Qu’il la tient pour sensée et de bon jugement.
Ma foi, je le tiens fou de toutes les manières.
Tenir, pour exécuter, accomplir, garder. Un honnête homme tient sa promesse ; un roi sage tient ses traités. On est obligé de tenir ses marchés ; quand on a donné sa parole, il la faut tenir.
Tenir, au lieu de suivre. Ils tiennent le chemin de Lyon. Quelle route tiendrez-vous ? Tenez les bords ; tenez toujours le large, le bas, le haut, le milieu.
Tenir, être contigu. Cette maison tient à la mienne, la galerie tient à son appartement.
Tenir, pour signifier les liaisons de parenté, d’affection. Sa famille tient aux meilleures maisons du royaume. Il ne tient plus au monde que par habitude ; vous ne tenez à cet homme que par sa place ; il tient à cette femme par une inclination invincible.
Tenir, se fixer à quelque chose. Je m’en tiens aux découvertes de Newton sur la lumière. Il s’en tient à l’Évangile, et rejette la tradition. Après avoir gagné cent mille francs il devait s’en tenir là. Il faut s’en tenir à la décision des arbitres, et ne point plaider. Remarquez que dans toutes ces acceptions la particule en est nécessaire ; elle emporte l’exclusion du contraire. Je m’en tiens à l’opinion de Locke signifie : de toutes les opinions, je m’en tiens à celle-là. Mais, je me tiens aux opinions de Locke signifie seulement : je les adopte, sans exprimer absolument si j’en ai examiné et rejeté d’autres.
Outre ces significations générales du mot tenir, il en a beaucoup de particulières. Tenir une terre par ses mains, c’est la faire valoir ; tenir le sceptre, c’est régner ; tenir la mer, c’est être embarqué longtemps. Une armée tient la campagne ; un embarras tient toute une rue ; l’eau glacée et l’eau bouillante tiennent plus de place que l’eau ordinaire. Ce sable ne tient point, cette colle tiendra longtemps. Il s’est tenu au gros de l’arbre. Le gibier a tenu, c’est-à-dire ne s’est pas écarté de la place où on l’a cherché. Les gardes se sont tenus à la porte ; le marché, la foire tient ou se tient aujourd’hui ; l’audience tient les matins ; on tient la main à l’exécution des règlements ; le greffier tient la plume, le commis la caisse. Tout père de famille doit tenir un registre, un livre de compte. On tient un enfant sur les fonts de baptême. Tenir un homme sur les fonts, c’est parler de lui et discuter son caractère, répondre pour lui qu’il a telle inclination, comme au baptême on répond pour le filleul. Une chose tient lieu d’une autre ; ce présent tient lieu d’argent ; son accueil tient lieu de récompense. On est tenu de rendre foi et hommage à son seigneur, d’assister aux états de sa province, de marcher avec son régiment, de payer les dîmes, etc.
On tient table, on tient chapelle, on tient sa partie dans la musique, on tient sur une note, on tient au jeu ; l’un fait va-tout, l’autre le tient ; on tient les cartes, on tient le dé, on tient le haut bout, le haut du pavé, le milieu. On tient compte de l’argent, des faveurs qu’on a reçues. On va même jusqu’à dire que Dieu nous tiendra compte d’une bonne action. On se tient sûr, on tient pour quelqu’un. Les cordeliers tiennent pour Scot, et les dominicains pour saint Thomas. On tient une chose pour non avenue quand elle n’a eu aucune suite ; on tient une faveur pour reçue quand on est sûr de la bonne volonté ; un bon vaisseau tient à tout vent. On tient des propos, des discours, un langage.
Quel propos vous tenez !
Cessez de tenir ce langage[23].
Les proverbes qui naissent de ce mot sont en très-grand nombre. Il en tient, c’est-à-dire on l’a trompé, ou il a succombé dans une affaire, ou il a été condamné, ou il a été vaincu, etc. Il a vu cette femme, il en tient. Il a un peu trop bu, il en tient. Il tient le loup par les oreilles, c’est-à-dire il se trouve dans une situation épineuse. Cet accord tient à chaux et à ciment, c’est-à-dire qu’il ne sera pas aisément changé. Cette femme tient ses amants le bec dans l’eau, pour dire elle les amuse, leur donne de fausses espérances. Tenir l’épée dans les reins, le poignard sur la gorge ou à la gorge, signifie presser vivement quelqu’un de conclure. Tenir pied à boule, être assidu, ne point abandonner une affaire. Tenir quelqu’un dans sa manche, être sûr de son consentement, de son opinion. Tenir le dé dans la conversation, parler trop, vouloir primer. C’est un furieux, il faut le tenir à quatre. Se faire tenir à quatre, faire le difficile. Il tient bien sa partie, c’est-à-dire il s’acquitte bien de son devoir. Tenir quelqu’un sur le tapis, parler beaucoup de lui. Cet homme croyait réussir, il ne tient rien. Il n’a qu’à se bien tenir. Il a beau vouloir m’échapper, je le tiens. Il faut le tenir par les cordons ou les lisières, c’est-à-dire le mener comme un enfant, un homme qui ne sait pas se conduire. Rancune tenant. Tenir le bon bout par devers soi, c’est avoir ses sûretés dans une affaire, c’est être en possession de ce qui est contesté. Croire tenir Dieu par les pieds, expression populaire pour marquer sa joie d’un bonheur inespéré.
Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras, ancien proverbe. Serrez la main, et dites que vous ne tenez rien ; mauvais proverbe populaire. Cet homme se tient mieux à table qu’à cheval ; il se tient droit comme un cierge. Le plus empêché est celui qui tient la queue de la poêle, tous proverbes du peuple.
Térélas ou Ptérélas, ou Ptérélaüs, tout comme vous voudrez, était fils de Taphus ou Taphius. Que m’importe ? dites-vous. Doucement, vous allez voir. Ce Térélas avait un cheveu d’or, auquel était attaché le destin de sa ville de Taphe. Il y avait bien plus, ce cheveu rendait Térélas immortel ; Térélas ne pouvait mourir tant que ce cheveu serait à sa tête ; aussi ne se peignait-il jamais, de peur de le faire tomber. Mais une immortalité qui ne tient qu’à un cheveu n’est pas chose fort assurée.
Amphitryon, général de la république de Thèbes, assiégea Taphe. La fille du roi Térélas devint éperdument amoureuse d’Amphitryon, en le voyant passer près des remparts. Elle alla pendant la nuit couper le cheveu de son père, et en fit présent au général. Taphe fut prise, Térélas fut tué. Quelques savants assurent que ce fut la femme de Térélas qui lui joua ce tour. Ils se fondent sur de grandes autorités : ce serait le sujet d’une dissertation utile. J’avoue que j’aurais quelque penchant pour l’opinion de ces savants : il me semble qu’une femme est d’ordinaire moins timorée qu’une fille.
Même chose advint à Nisus, roi de Mégare. Minos assiégeait cette ville. Scylla, fille de Nisus, devint folle de Minos. Son père, à la vérité, n’avait point de cheveu d’or : mais il en avait un de pourpre, et l’on sait qu’à ce cheveu était attachée la durée de sa vie et de l’empire mégarien. Scylla, pour obliger Minos, coupa ce cheveu fatal, et en fit présent à son amant.
« Toute l’histoire de Minos est vraie, dit le profond Banier[25], et elle est attestée par toute l’antiquité. » Je la crois aussi vraie que celle de Térélas, mais je suis bien embarrassé entre le profond Calmet et le profond Huet. Calmet pense que l’aventure du cheveu de Nisus présenté à Minos, et du cheveu de Térélas, ou Ptérélas, offert à Amphitryon, est visiblement tirée de l’histoire véridique de Samson juge d’Israël. D’un autre côté, Huet le démontreur vous démontre que Minos est visiblement Moïse, puisqu’un de ces noms est visiblement l’anagramme de l’autre en retranchant les lettres n et e.
Mais malgré la démonstration de Huet, je suis entièrement pour le délicat dom Calmet, et pour ceux qui pensent que tout ce qui concerne les cheveux de Térélas et de Nisus doit se rapporter aux cheveux de Samson. La plus convaincante de mes raisons victorieuses est que, sans parler de la famille de Térélas, dont j’ignore la métamorphose, il est certain que Scylla fut changée en alouette, et que son père Nisus fut changé en épervier. Or, Bochart ayant cru qu’un épervier s’appelle neïs en hébreu, j’en conclus que toute l’histoire de Térélas, d’Amphitryon, de Nisus, de Minos, est une copie de l’histoire de Samson.
Je sais qu’il s’est déjà élevé de nos jours une secte abominable, en horreur à Dieu et aux hommes, qui ose prétendre que les fables grecques sont plus anciennes que l’histoire juive ; que les Grecs n’entendirent pas plus parler de Samson que d’Adam, d’Ève, d’Abel, de Caïn, etc., etc ; que ces noms ne sont cités dans aucun auteur grec. Ils disent, comme nous l’avons modestement insinué à l’article Bacchus et à l’article Juifs, que les Grecs n’ont pu rien prendre des Juifs, et que les Juifs ont pu prendre quelque chose des Grecs.
Je réponds, avec le docteur Hayer, le docteur Gauchat, l’ex-jésuite Patouillet, l’ex-jésuite Nonotte, et l’ex-jésuite Paulian, que cette hérésie est la plus damnable opinion qui soit jamais sortie de l’enfer ; qu’elle fut anathématisée autrefois en plein parlement par un réquisitoire, et condamnée au rapport du sieur P..... ; que si on porte l’indulgence jusqu’à tolérer ceux qui débitent ces systèmes affreux, il n’y a plus de sûreté dans le monde, et que certainement l’antechrist va venir, s’il n’est déjà venu.
Terre, s. f.; proprement le limon qui produit les plantes ; qu’il soit pur ou mélangé, n’importe : on l’appelle terre vierge quand elle est dégagée, autant qu’il est possible, des parties hétérogènes ; si elle est aisée à rompre, peu mêlée de glaise et de sable, c’est de la terre franche ; si elle est tenace, visqueuse, c’est de la terre glaise.
Elle reçoit des dénominations différentes de tous les corps dont elle est plus ou moins remplie : terre pierreuse, sablonneuse, graveleuse, aqueuse, ferrugineuse, minérale, etc.
Elle prend ses noms de ses qualités diverses : terre grasse, maigre, fertile, stérile, humide, sèche, brûlante, froide, mouvante, ferme, légère, compacte, friable, meuble, argileuse, marécageuse. Terre neuve, c’est-à-dire qui n’a pas encore été posée à l’air, qui n’a pas encore produit ; terre usée, etc. ;
Des façons qu’elle reçoit : cultivée, remuée, fouillée, creusée, fumée, rapportée, ameublie, améliorée, criblée, etc.
Des usages où elle est mise : terre à pot ou à potier, terre glaise blanchâtre, compacte, molle, qui se cuit dans les fourneaux, et dont on fait les tuiles, les briques, les pots, la faïence. Terre à foulon, espèce de glaise onctueuse au toucher, qui sert à préparer les draps. Terre sigillée, terre rouge de Lemnos mise en pastilles gravées d’un cachet arabe ; on fait croire que c’est un antidote.
Terre d’ombre, espèce de craie brune qu’on titre du Levant. Terre vernissée ; c’est celle qui, en sortant de la roue du potier, reçoit une couche de plomb calciné ; vaisselle de terre vernissée.
Dans cette signification au propre du nom terre, aucun autre corps, quoique terrestre, ne peut être compris. Qu’on tienne dans sa main de l’or, ou du sel, ou un diamant, ou une fleur, on ne dira pas je tiens de la terre ; si on est sur un rocher, sur un arbre, on ne dira pas je suis sur un morceau de terre.
Ce n’est pas ici le lieu d’examiner si la terre est un élément ou non ; il faudrait savoir d’abord ce que c’est qu’un élément.
Le nom de terre s’est donné par extension à des parties du globe, à des étendues de pays : les terres du Turc, du Mogol ; terre étrangère, terre ennemie, les terres australes, les terres arctiques ; Terre-Neuve, île du Canada ; terres des Papous, près des Moluques ; terres de la Compagnie, c’est-à-dire de la compagnie des Indes orientales de Hollande, au nord du Japon ; terre d’Harnem, de Yesso : terre de Labrador, au nord de l’Amérique, près de la baie de Hudson, ainsi nommée parce que le labour y est ingrat ; terre de Labour, près de Gaëte, ainsi nommée par une raison contraire, c’est la Campania felice. Terre Sainte, partie de la Palestine où Jésus-Christ opéra ses miracles, et, par extension, toute la Palestine. La terre de promission, c’est cette Palestine même, petit pays sur les confins de l’Arabie Petrée et de la Syrie, que Dieu promit à Abraham né dans le beau pays de la Chaldée.
Terre, domaine particulier. Terre seigneuriale, terre titrée, terre en mouvance, terre démembrée, terre en fief, en arrière-fief. Le mot de terre, en ce sens, ne convient pas aux domaines en roture ; ils sont appelés domaine, métairie, fonds, héritage, campagne : on y cultive la terre, on y afferme une pièce de terre ; mais il n’est pas permis de dire d’un tel fonds, ma terre, mes terres, sous peine de ridicule, à moins qu’on entende le terrain, le sol : ma terre est sablonneuse, marécageuse, etc. Terre vague, que personne ne réclame. Terres abandonnées, qui peuvent être réclamées, mais qu’on a laissées sans culture, et que le seigneur alors a droit de faire cultiver à son profit.
Terres novales, qui ont été nouvellement défrichées.
Terre, par extension, le globe terrestre ou le globe terraqué. La terre, petite planète qui fait sa révolution annuelle autour du soleil en trois cent soixante-cinq jours six heures et quelques minutes, et qui tourne sur elle-même en vingt-quatre heures. C’est dans cette acception qu’on dit mesurer la terre, quand on a seulement mesuré un degré en longitude ou en latitude. Diamètre de la terre, circonférence de la terre, en degrés, en lieues, en milles, et en toises.
Les climats de la terre, la gravitation de la terre sur le soleil et les autres planètes, l’attraction de la terre, son parallélisme, son axe, ses pôles.
La terre ferme, partie du globe distinguée des eaux, soit continent, soit île. Terre ferme, en géographie, est opposé à île ; et cet abus est devenu usage.
On entend aussi par terre ferme la Castille-Noire, grand pays de l’Amérique méridionale ; et les Espagnols ont encore donné le nom de terre ferme particulière au gouvernement de Panama.
Magellan entreprit le premier le tour de la terre, c’est-à-dire du globe.
Une partie du globe se prend au figuré pour toute la terre : on dit que les anciens Romains avaient conquis la terre, quoiqu’ils n’en possédassent pas la vingtième partie.
C’est dans ce sens figuré, et par la plus grande hyperbole, qu’un homme connu dans deux ou trois pays est réputé célèbre dans toute la terre. Toute la terre parle de vous ne veut souvent dire autre chose, sinon, quelques bourgeois de cette ville parlent de vous.
Si bien connu de vous et de toute la terre.
La terre et l’onde, expression trop commune en poésie, pour signifier l’empire de la terre et de la mer.
Cet empire absolu sur la terre et sur l’onde,
Ce pouvoir souverain que j’ai sur tout le monde.
Le ciel et la terre, expression vague par laquelle le peuple entend la terre et l’air ; et au figuré, négliger le ciel pour la terre ; les biens de la terre sont méprisables, il ne faut songer qu’à ceux du ciel.
Vent de terre, c’est-à-dire qui souffle de la terre, et non de la mer.
Toucher la terre. Un vaisseau qui touche la terre échoue, ou court risque de se briser.
Prendre terre, aborder. Perdre terre, s’éloigner, ou ne pouvoir toucher le fond dans l’eau ; et figurément, ne pouvoir plus suivre ses idées, s’égarer dans ses raisonnements.
Raser la terre, voguer près du rivage : les barques peuvent aisément raser la terre, les oiseaux rasent la terre quand ils s’en approchent en volant ; et au figuré, un auteur rase la terre quand il manque d’élévation. Aller terre à terre, ne guère s’éloigner des côtes ; et au figuré, ne se pas hasarder. Marcher terre à terre, ne point chercher à s’élever, être sans ambition. Cet auteur ne s’élève jamais de terre.
En terre : pieu enfoncé en terre ; porter en terre, c’est-à-dire à la sépulture.
Sous terre : il y a longtemps qu’il est sous terre, qu’il est enseveli ; chemin sous terre ; et au figuré, travailler sous terre, agir sous terre, c’est-à-dire former des intrigues sourdes, cabaler secrètement.
Ce mot terre a produit beaucoup de formules et de proverbes.
Que la terre te soit légère, ancienne formule pour les sépultures des Grecs et des Romains.
Point de terre sans seigneur, maxime de droit féodal. Qui terre a guerre a. C’est une terre de promission, proverbe pris de l’opinion que la Palestine était très fertile. Tant vaut l’homme, tant vaut sa terre. Cette parole n’est pas tombée par terre ou à terre.
Il va tant que la terre peut le porter. Quitter une terre pour le cens, c’est abandonner une chose plus onéreuse que profitable. Faire perdre terre à quelqu’un, l’embarrasser dans la dispute. Faire de la terre le fossé, c’est-à-dire se servir d’une chose pour en faire une autre. Il fait nuit, on ne voit ni ciel ni terre. Donne terre, méchant chemin. Baiser la terre ; donner du nez en terre. Il ne saurait s’élever de terre. Il voudrait être vingt pieds, cent pieds sous terre ; c’est-à-dire il voudrait se cacher de honte, ou il est dégoûté de la vie. Le faible qui s’attaque au puissant est pot de terre contre pot de fer. Cet homme vaudrait mieux en terre qu’en pré ; proverbe bas et odieux, pour souhaiter la mort à quelqu’un. Entre deux selles le cul à terre ; autre proverbe très-bas, pour signifier deux avantages perdus à la fois, deux occasions manquées. Un homme qui s’était brouillé avec deux rois écrivait plaisamment : Je me trouve entre deux rois le cul à terre[26].
Ce mot est scientifique et un peu obscène ; il signifie petit témoin. Voyez dans le grand Dictionnaire encyclopédique les conditions d’un bon testicule, ses maladies, ses traitements, Sixte-Quint, cordelier devenu pape, déclara en 1587, par sa lettre du 25 juin à son nonce en Espagne, qu’il fallait démarier tous ceux qui n’avaient pas de testicules. Il semble par cet ordre, lequel fut exécuté par Philippe II, qu’il y avait en Espagne plusieurs maris privés de ces deux organes. Mais comment un homme qui avait été cordelier pouvait-il ignorer que souvent des hommes ont leurs testicules cachés dans l’abdomen, et n’en sont que plus propres à l’action conjugale ? Nous avons vu en France trois frères de la plus grande naissance, dont l’un en possédait trois, l’autre n’en avait qu’un seul, et le troisième n’en avait point d’apparents ; ce dernier était le plus vigoureux des frères.
Le docteur angélique, qui n’était que jacobin, décide[28] que deux testicules sont de essentia matrimonii, de l’essence du mariage ; en quoi il est suivi par Richardus, Scotus, Durandus, et Syvius.
Si vous ne pouvez parvenir à voir le plaidoyer de l’avocat Sébastien Rouillard, en 1600, pour les testicules de sa partie enfoncés dans son épigastre, consultez du moins le Dictionnaire de Bayle, à l’article Quellenec ; vous y verrez que la méchante femme du client de Sébastien Rouillard voulait faire déclarer son mariage nul sur ce que la partie ne montrait point de testicules. La partie disait avoir fait parfaitement son devoir. Il articulait intromission et éjaculation ; il offrait de recommencer en présence des chambres assemblées. La coquine répondait que cette épreuve alarmait trop sa fierté pudique, que cette tentative était superflue puisque les testicules manquaient évidemment à l’intimé, et que Messieurs savaient très-bien que les testicules sont nécessaires pour éjaculer.
J’ignore quel fut l’événement du procès ; j’oserais soupçonner que le mari fut débouté de sa requête, et qu’il perdit sa cause, quoique avec de très-bonnes pièces, pour n’avoir pu les montrer toutes.
Ce qui me fait pencher à le croire, c’est que le même parlement de Paris, le 8 janvier 1665, rendit arrêt sur la nécessité de deux testicules apparents, et déclara que sans eux on ne pouvait contracter mariage. Cela fait voir qu’alors il n’y avait aucun membre de ce corps qui eût ses deux témoins dans le ventre, ou qui fût réduit à un témoin : il aurait montré à la compagnie qu’elle jugeait sans connaissance de cause.
Vous pouvez consulter Pontas sur les testicules comme sur bien d’autres objets : c’était un sous-pénitencier qui décidait de tous les cas ; il approche quelquefois de Sanchez.
Il s’est glissé depuis longtemps un préjugé dans l’Église latine, qu’il n’est pas permis de dire la messe sans testicules, et qu’il faut au moins les avoir dans sa poche. Cette ancienne idée était fondée sur le concile de Nicée[30], qui défend qu’on ordonne ceux qui se sont fait mutiler eux-mêmes. L’exemple d’Origène et de quelques enthousiastes attira cette défense. Elle fut confirmée au second concile d’Arles.
L’Église grecque n’exclut jamais de l’autel ceux à qui on avait fait l’opération d’Origène sans leur consentement.
Les patriarches de Constantinople, Nicélas, Ignace, Photius, Methodius, étaient eunuques. Aujourd’hui ce point de discipline a semblé demeurer indécis dans l’Église latine. Cependant l’opinion la plus commune est que si un eunuque reconnu se présentait pour être ordonné prêtre, il aurait besoin d’une dispense.
Le bannissement des eunuques du service des autels paraît contraire à l’esprit même de pureté et de chasteté que ce service exige. Il semble surtout que des eunuques qui confesseraient de beaux garçons et de belles filles seraient moins exposés aux tentations ; mais d’autres raisons de convenance et de bienséance ont déterminé ceux qui ont fait les lois.
Dans le Lévitique on exclut de l’autel tous les défauts corporels, les aveugles, les bossus, les manchots, les boiteux, les borgnes, les galeux, les teigneux, les nez trop longs, les nez camus, il n’est point parlé des eunuques ; il n’y en avait point chez les Juifs : ceux qui servirent d’eunuques dans les sérails de leurs rois étaient des étrangers[31].
On demande si un animal, un homme par exemple, peut avoir à la fois des testicules et des ovaires, ou ces glandes prises pour des ovaires, une verge et un clitoris, un prépuce et un vagin, en un mot si la nature peut faire de véritables hermaphrodites, et si un hermaphrodite peut faire un enfant à une fille et être engrossé par un garçon. Je réponds, à mon ordinaire, que je n’en sais rien, et que je ne connais pas la cent millième partie des choses que la nature peut opérer. Je crois bien qu’on n’a jamais vu naître dans notre Europe de véritables hermaphrodites. Aussi n’a-t-elle jamais produit ni éléphants, ni zèbres, ni girafes, ni autruches, ni aucun de ces animaux dont l’Asie, l’Afrique, l’Amérique, sont peuplées. Il est bien hardi de dire : Nous n’avons jamais vu ce phénomène, donc il est impossible qu’il existe.
Consultez l’Anatomie de Cheselden, page 34, vous y verrez la figure très-bien dessinée d’un animal homme et femme, nègre et négresse d’Angola, amené à Londres dans son enfance, et très-soigneusement examiné par ce célèbre chirurgien, aussi connu par sa probité que par ses lumières[32] ? L’estampe qu’il dessina est intitulée Parties d’un hermaphrodite nègre, âgé de vingt-six ans, qui avait les deux sexes. Ils n’étaient pas absolument parfaits ; mais c’était un mélange étonnant de l’un et de l’autre.
Cheselden m’attesta plusieurs fois la vérité de ce prodige, qui n’en est peut-être pas un dans certains cantons de l’Afrique. Les deux sexes n’étaient pas complets en tout dans cet animal ; mais qui m’assurera que d’autres nègres, ou des jaunes, ou des rouges, ne sont pas quelquefois entièrement mâles et femelles ? J’aimerais autant dire qu’on ne peut faire de statues parfaites, parce que nous n’en aurions vu que de défectueuses. Il y a des insectes qui ont les deux sexes : pourquoi ne serait-il pas une race d’hommes qui les aurait aussi ? Je n’affirme rien, Dieu m’en préserve ! Je doute.
Que de choses dans l’animal homme dont il faut douter : depuis sa glande pinéale jusqu’à sa rate, dont l’usage est inconnu ; et depuis le principe de sa pensée et de ses sensations jusqu’aux esprits animaux, dont tout le monde parle, et que personne ne vit jamais !
Le théisme est une religion répandue dans toutes les religions ; c’est un métal qui s’allie avec tous les autres, et dont les veines s’étendent sous terre aux quatre coins du monde. Cette mine est plus à découvert, plus travaillée à la Chine ; partout ailleurs elle est cachée, et le secret n’est que dans les mains des adeptes.
Il n’y a point de pays où il y ait plus de ces adeptes qu’en Angleterre. Il y avait, au dernier siècle, beaucoup d’athées en ce pays-là, comme en France et en Italie. Ce que le chancelier Bacon avait dit se trouve vrai à la lettre, qu’un peu de philosophie rend un homme athée, et que beaucoup de philosophie mène à la connaissance d’un Dieu. Lorsqu’on croyait, avec Épicure, que le hasard fait tout, ou, avec Aristote, et même avec plusieurs anciens théologiens, que rien ne naît que par corruption, et qu’avec de la matière et du mouvement le monde va tout seul, alors on pouvait ne pas croire à la Providence. Mais depuis qu’on entrevoit la nature, que les anciens ne voyaient point du tout ; depuis qu’on s’est aperçu que tout est organisé, que tout a son germe ; depuis qu’on a bien su qu’un champignon est l’ouvrage d’une sagesse infinie aussi bien que tous les mondes ; alors ceux qui pensent ont adoré, là où leurs devanciers avaient blasphémé. Les physiciens sont devenus des hérauts de la Providence : un catéchiste annonce Dieu à des enfants, et un Newton le démontre aux sages.
Bien des gens demandent si le théisme, considéré à part, et sans aucune autre cérémonie religieuse, est en effet une religion ? La réponse est aisée : celui qui ne reconnaît qu’un Dieu créateur, celui qui ne considère en Dieu qu’un être infiniment puissant, et qui ne voit dans ses créatures que des machines admirables, n’est pas plus religieux envers lui qu’un Européan qui admirerait le roi de la Chine n’est pour cela sujet de ce prince. Mais celui qui pense que Dieu a daigné mettre un rapport entre lui et les hommes, qu’il les a faits libres, capables du bien et du mal, et qu’il leur a donné à tous ce bon sens qui est l’instinct de l’homme, et sur lequel est fondée la loi naturelle, celui-là sans doute a une religion, et une religion beaucoup meilleure que toutes les sectes qui sont hors de notre Église : car toutes ces sectes sont fausses, et la loi naturelle est vraie. Notre religion révélée n’est même et ne pouvait être que cette loi naturelle perfectionnée. Ainsi le théisme est le bon sens qui n’est pas encore instruit de la révélation, et les autres religions sont le bon sens perverti par la superstition.
Toutes les sectes sont différentes, parce qu’elles viennent des hommes ; la morale est partout la même, parce qu’elle vient de Dieu.
On demande pourquoi, de cinq ou six cents sectes, il n’y en a guère eu qui n’aient fait répandre du sang, et que les théistes, qui sont partout si nombreux, n’ont jamais causé le moindre tumulte ? C’est que ce sont des philosophes. Or des philosophes peuvent faire de mauvais raisonnements, mais ils ne font jamais d’intrigues. Aussi ceux qui persécutent un philosophe, sous prétexte que ses opinions peuvent être dangereuses au public, sont aussi absurdes que ceux qui craindraient que l’étude de l’algèbre ne fît enchérir le pain au marché ; il faut plaindre un être pensant qui s’égare ; le persécuter est insensé et horrible. Nous sommes tous frères ; si quelqu’un de mes frères, plein du respect et de l’amour filial, animé de la charité la plus fraternelle, ne salue pas notre père commun avec les mêmes cérémonies que moi, dois-je l’égorger et lui arracher le cœur[34] ?
Qu’est-ce qu’un vrai théiste ? C’est celui qui dit à Dieu : Je vous adore, et je vous sers ; c’est celui qui dit au Turc, au Chinois, à l’Indien, et au Russe : Je vous aime.
Il doute peut-être que Mahomet ait voyagé dans la lune, et en ait mis la moitié dans sa manche ; il ne veut pas qu’après sa mort sa femme se brûle par dévotion ; il est quelquefois tenté de ne pas croire à l’histoire des onze mille vierges, et à celle de saint Amable, dont le chapeau et les gants furent portés par un rayon du soleil d’Auvergne jusqu’à Rome. Mais à cela près c’est un homme juste. Noé l’aurait mis dans son arche, Numa Pompilius dans ses conseils ; il aurait monté sur le char de Zoroastre ; il aurait philosophé avec les Platon, les Aristippe, les Cicéron, les Atticus ; mais n’aurait-il point bu de la ciguë avec Socrate ?
Le théiste est un homme fermement persuadé de l’existence d’un Être suprême aussi bon que puissant, qui a formé tous les êtres étendus, végétants, sentants, et réfléchissants ; qui perpétue leur espèce, qui punit sans cruauté les crimes, et récompense avec bonté les actions vertueuses.
Le théiste ne sait pas comment Dieu punit, comment il favorise, comment il pardonne : car il n’est pas assez téméraire pour se flatter de connaître comment Dieu agit ; mais il sait que Dieu agit, et qu’il est juste. Les difficultés contre la Providence ne l’ébranlent point dans sa foi, parce qu’elles ne sont que de grandes difficultés, et non pas des preuves ; il est soumis à cette Providence, quoiqu’il n’en aperçoive que quelques effets et quelques dehors ; et, jugeant des choses qu’il ne voit pas par les choses qu’il voit, il pense que cette Providence s’étend dans tous les lieux et dans tous les siècles.
Réuni dans ce principe avec le reste de l’univers, il n’embrasse aucune des sectes qui toutes se contredisent. Sa religion est la plus ancienne et la plus étendue : car l’adoration simple d’un Dieu a précédé tous les systèmes du monde. Il parle une langue que tous les peuples entendent, pendant qu’ils ne s’entendent pas entre eux. Il a des frères depuis Pékin jusqu’à la Cayenne, et il compte tous les sages pour ses frères. Il croit que la religion ne consiste ni dans les opinions d’une métaphysique inintelligible, ni dans de vains appareils, mais dans l’adoration et dans la justice. Faire le bien, voilà son culte ; être soumis à Dieu, voilà sa doctrine. Le mahométan lui crie : « Prends garde à toi si tu ne fais pas le pèlerinage de la Mecque ! — Malheur à toi, lui dit un récollet, si tu ne fais pas un voyage à Notre-Dame de Lorette ! » Il rit de Lorette et de la Mecque ; mais il secourt l’indigent et il défend l’opprimé.
Il m’arrive tous les jours de me tromper ; mais je soupçonne que les peuples qui ont cultivé les arts ont été tous sous une théocratie. J’excepte toujours les Chinois, qui paraissent sages dès qu’ils forment une nation. Ils sont sans superstition sitôt que la Chine est un royaume. C’est bien dommage qu’ayant été d’abord élevés si haut, ils soient demeurés au degré où ils sont depuis si longtemps dans les sciences. Il semble qu’ils aient reçu de la nature une grande mesure de bon sens, et une assez petite d’industrie ; mais aussi leur industrie s’est déployée bien plus tôt que la nôtre.
Les Japonais leurs voisins, dont on ne connaît point du tout l’origine (car quelle origine connaît-on ?), furent incontestablement gouvernés par une théocratie. Leurs premiers souverains bien reconnus étaient les daïris, les grands-prêtres de leurs dieux : cette théocratie est très-avérée. Ces prêtres régnèrent despotiquement environ dix-huit cents ans. Il arriva au milieu de notre xiie siècle qu’un capitaine, un imperator, un seogon partagea leur autorité ; et dans notre xvie siècle les capitaines la prirent tout entière et l’ont conservée. Les daïris sont restés les chefs de la religion. Ils étaient rois, ils ne sont plus que saints : ils règlent les fêtes, ils confèrent des titres sacrés ; mais ils ne peuvent donner une compagnie d’infanterie.
Les brachmanes dans l’Inde ont eu longtemps le pouvoir théocratique, c’est-à-dire qu’ils ont eu le pouvoir souverain au nom de Brama, fils de Dieu ; et dans l’abaissement où ils sont aujourd’hui, ils croient encore ce caractère indélébile. Voilà les deux grandes théocraties les plus certaines.
Les prêtres de Chaldée, de Perse, de Syrie, de Phénicie, d’Égypte, étaient si puissants, avaient une si grande part au gouvernement, faisaient prévaloir si hautement l’encensoir sur le sceptre, qu’on peut dire que l’empire chez tous ces peuples était partagé entre la théocratie et la royauté.
Le gouvernement de Numa Pompilius fut visiblement théocratique. Quand on dit : Je vous donne des lois de la part des dieux, ce n’est pas moi, c’est un dieu qui vous parle ; alors c’est Dieu qui est roi ; celui qui parle ainsi est son lieutenant général.
Chez tous les Celtes, qui n’avaient que des chefs éligibles, et point de rois, les druides et leurs sorcières gouvernaient tout. Mais je n’ose appeler du nom de théocratie l’anarchie de ces sauvages.
La petite nation juive ne mérite ici d’être considérée politiquement que par la prodigieuse révolution arrivée dans le monde, dont elle fut la cause très-obscure et très-ignorante.
Ne considérons que l’historique de cet étrange peuple. Il a un conducteur qui doit le guider au nom de son Dieu dans la Phénicie, qu’il appelle le Chanaan. Le chemin était droit et uni depuis le pays de Gosen jusqu’à Tyr, sud et nord ; et il n’y avait aucun danger pour six cent trente mille combattants, ayant à leur tête un général tel que Moïse, qui, selon Flavius Josèphe[37], avait déjà vaincu une armée d’Éthiopiens, et même une armée de serpents.
Au lieu de prendre ce chemin aisé et court, il les conduit de Ramessès à Daal-Sephon, tout à l’opposite, tout au milieu de l’Égypte, en tirant droit au sud. Il passe la mer, il marche pendant quarante ans dans des solitudes affreuses, où il n’y a pas une fontaine d’eau, pas un arbre, pas un champ cultivé : ce ne sont que des sables et des rochers affreux. Il est évident qu’un Dieu seul pouvait faire prendre aux Juifs cette route par miracle, et les y soutenir par des miracles continuels.
Le gouvernement juif fut donc alors une véritable théocratie. Cependant Moïse n’était point pontife ; et Aaron, qui l’était, ne fut point chef et législateur.
Depuis ce temps on ne voit aucun pontife régner : Josué, Jephté, Samson, et les autres chefs du peuple, excepté Hélie et Samuel, ne furent point prêtres. La république juive, réduite si souvent en servitude, était anarchique bien plutôt que théocratique.
Sous les rois de Juda et d’Israël, ce ne fut qu’une longue suite d’assassinats et de guerres civiles. Ces horreurs ne furent interrompues que par l’extinction entière de dix tribus, ensuite par l’esclavage de deux autres, et par la ruine de la ville, au milieu de la famine et de la peste. Ce n’était pas là un gouvernement divin.
Quand les esclaves juifs revinrent à Jérusalem, ils furent soumis aux rois de Perse, au conquérant Alexandre et à ses successeurs. Il paraît qu’alors Dieu ne régnait pas immédiatement sur ce peuple, puisqu’un peu avant l’invasion d’Alexandre, le pontife Jean assassina le prêtre Jésus, son frère, dans le temple de Jérusalem, comme Salomon avait assassiné son frère Adonias sur l’autel.
L’administration était encore moins théocratique quand Antiochus Épiphane, roi de Syrie, se servit de plusieurs Juifs pour punir ceux qu’il regardait comme rebelles[38]. Il leur défendit à tous de circoncire leurs enfants sous peine de mort[39] ; il fit sacrifier des porcs dans leur temple, brûler les portes, détruire l’autel, et les épines remplirent toute l’enceinte.
Matathias se mit contre lui à la tête de quelques citoyens ; mais il ne fut pas roi. Son fils Judas Machabée, traité de Messie, périt après des efforts glorieux.
À ces guerres sanglantes succédèrent des guerres civiles. Les Jérosolymites détruisirent Samarie, que les Romains rebâtirent ensuite sous le nom de Sebaste.
Dans ce chaos de révolutions, Aristobule, de la race des Machabées, fils d’un grand-prêtre, se fit roi plus de cinq cents ans après la ruine de Jérusalem. Il signala son règne comme quelques sultans turcs, en égorgeant son frère, et en faisant périr sa mère. Ses successeurs l’imitèrent jusqu’au temps où les Romains punirent tous ces barbares. Rien de tout cela n’est théocratique.
Si quelque chose donne une idée de la théocratie, il faut convenir que c’est le pontificat de Rome[40] : il ne s’explique jamais qu’au nom de Dieu, et ses sujets vivent en paix. Depuis longtemps le Thibet jouit des mêmes avantages sous le grand-lama ; mais c’est l’erreur grossière qui cherche à imiter la vérité sublime.
Les premiers Incas, en se disant descendants en droite ligne du soleil, établirent une théocratie : tout se faisait au nom du soleil.
La théocratie devrait être partout : car tout homme, ou prince, ou batelier, doit obéir aux lois naturelles et éternelles que Dieu lui a données.
Tout prince qui se met à la tête d’un parti, et qui réussit, est sûr d’être loué pendant toute l’éternité si le parti dure ce temps-là ; et ses adversaires peuvent compter qu’ils seront traités par les orateurs, par les poëtes, et par les prédicateurs, commodes titans révoltés contre les dieux. C’est ce qui arriva à Octave-Auguste, quand sa bonne fortune l’eut défait de Brutus, de Cassius, et d’Antoine.
Ce fut le sort de Constantin, quand Maxence, légitime empereur élu par le sénat et le peuple romain, fut tombé dans l’eau et se fut noyé.
Théodose eut le même avantage. Malheur aux vaincus : bénis soient les victorieux ! voilà la devise du genre humain.
Théodose était un officier espagnol, fils d’un soldat de fortune espagnol. Dès qu’il fut empereur, il persécuta les anticonsubstantiels. Jugez que d’applaudissements, de bénédictions, d’éloges pompeux de la part des consubstantiels ! Leurs adversaires ne subsistent presque plus ; leurs plaintes, leurs clameurs contre la tyrannie de Théodose, ont péri avec eux, et le parti dominant prodigue encore à ce prince les noms de pieux, de juste, de clément, de sage, et de grand.
Un jour, ce prince pieux et clément, qui aimait l’argent à la fureur, s’avisa de mettre un impôt très-rude sur la ville d’Antioche, la plus belle alors de l’Asie Mineure ; le peuple, désespéré, ayant demandé une diminution légère et n’ayant pu l’obtenir, s’emporta jusqu’à briser quelques statues, parmi lesquelles il s’en trouva une du soldat père de l’empereur. Saint Jean Chrysostome, ou bouche d’or, prédicateur et un peu flatteur de Théodose, ne manqua pas d’appeler cette action un détestable sacrilége, attendu que Théodose était l’image de Dieu, et que son père était presque aussi sacré que lui. Mais si cet Espagnol ressemblait à Dieu, il devait songer que les Antiochiens lui ressemblaient aussi, et qu’il y eut des hommes avant qu’il y eût des empereurs.
Finxit in effigiem moderantum cuncta deorum.
Théodose envoie incontinent une lettre de cachet au gouverneur, avec ordre d’appliquer à la torture les principales images de Dieu qui avaient eu part à cette sédition passagère, de les faire périr sous des coups de cordes armées de halles de plomb, d’en faire brûler quelques-uns, et de livrer les autres au glaive. Cela fut exécuté avec la ponctualité de tout gouverneur qui fait son devoir de chrétien, qui fait bien sa cour, et qui veut faire son chemin. L’Oronte ne porta que des cadavres à la mer pendant plusieurs jours ; après quoi Sa gracieuse Majesté impériale pardonna aux Antiochiens avec sa clémence ordinaire, et doubla l’impôt.
Qu’avait fait l’empereur Julien dans la même ville, dont il avait reçu un outrage plus personnel et plus injurieux ? Ce n’était pas une méchante statue de son père qu’on avait abattue ; c’était à lui-même que les Antiochiens s’étaient adressés ; ils avaient fait contre lui les satires les plus violentes. L’empereur philosophe leur répondit par une satire légère et ingénieuse. Il ne leur ôta ni la vie ni la bourse. Il se contenta d’avoir plus d’esprit qu’eux. C’est là cet homme que saint Grégoire de Nazianze et Théodoret, qui n’étaient pas de sa communion, osèrent calomnier jusqu’à dire qu’il sacrifiait à la lune des femmes et des enfants ; tandis que ceux qui étaient de la communion de Théodose ont persisté jusqu’à nos jours, en se copiant les uns les autres, à redire en cent façons que Théodose fut le plus vertueux des hommes, et à vouloir en faire un saint.
On sait assez quelle fut la douceur de ce saint dans le massacre de quinze mille de ses sujets à Thessalonique. Ses panégyristes réduisent le nombre des assassinés à sept ou huit mille : c’est peu de chose pour eux. Mais ils élèvent jusqu’au ciel la tendre piété de ce bon prince, qui se priva de la messe, ainsi que son complice, le détestable Rufin. J’avoue, encore une fois[42], que c’est une belle expiation, un grand acte de dévotion de ne point aller à la messe ; mais enfin cela ne rend point la vie à quinze mille innocents égorges de sang-froid par une perfidie abominable. Si un hérétique s’était souillé d’un pareil crime, avec quelle complaisance tous les historiens déploieraient contre lui leur bavarderie ! avec quelles couleurs le peindrait-on dans les chaires et dans les déclamations de collége !
Je suppose que le prince de Parme fût entré dans Paris, après avoir forcé notre cher Henri IV à lever le siége ; je suppose que Philippe II eût donné le trône de la France à sa fille catholique et au jeune duc de Guise catholique, alors que de plumes et que de voix qui auraient anathématisé à jamais Henri IV et la loi salique ! Ils seraient tous deux oubliés, et les Guises seraient les héros de l’État et de la religion.
Et cole felices, miseros fuge[43].
Que Hugues Capet dépossède l’héritier légitime de Charlemagne, il devient la tige d’une race de héros. Qu’il succombe, il peut être traité comme le frère de saint Louis traita depuis Conradin et le duc d’Autriche, et à bien plus juste titre.
Pépin rebelle détrône la race mérovingienne, et enferme son roi dans un cloître ; mais s’il ne réussit pas, il monte sur l’échafaud.
Si Clovis, premier roi chrétien dans la Gaule belgique, est battu dans son invasion, il court risque d’être condamné aux bêtes, comme le fut un de ses ancêtres par Constantin. Ainsi va le monde sous l’empire de la fortune, qui n’est autre chose que la nécessité, la fatalité insurmontable. Fortuna sævo læta negotio[44]. Elle nous fait jouer en aveugles à son jeu terrible, et nous ne voyons jamais le dessous des cartes.
C’est l’étude et non la science de Dieu et des choses divines ; il y eut des théologiens chez tous les prêtres de l’antiquité, c’est-à-dire des philosophes qui, abandonnant aux yeux et aux esprits du vulgaire tout l’extérieur de la religion, pensaient d’une manière plus sublime sur la Divinité et sur l’origine des fêtes et des mystères ; ils gardaient ces secrets pour eux et pour les initiés. Ainsi dans les fêtes secrètes des mystères d’Éleusine on représentait le chaos et la formation de l’univers, et l’hiérophante chantait cette hymne : Écartez les préjugés qui vous détourneraient du chemin de la vie immortelle où vous aspirez ; élevez vos pensées vers la nature divine ; songez que vous marchez devant le maître de l’univers, devant le seul être qui soit par lui-même. » Ainsi dans la fête de l’autopsie on ne reconnaissait qu’un seul Dieu.
Ainsi tout était mystérieux dans les cérémonies de l’Égypte ; et le peuple, content de l’extérieur d’un appareil imposant, ne se croyait pas fait pour percer le voile qui lui cachait ce qui lui était d’autant plus vénérable.
Cette coutume, naturellement introduite dans toute la terre, ne laissa point d’aliments à l’esprit de dispute. Les théologiens du paganisme n’eurent point d’opinions à faire valoir dans le public, puisque le mérite de leurs opinions était d’être cachées ; et toutes les religions furent paisibles.
Si les théologiens chrétiens en avaient usé ainsi, ils se seraient concilié plus de respect. Le peuple n’est pas fait pour savoir si le verbe engendré est consubstantiel avec son générateur ; s’il est une personne avec deux natures, ou une nature avec deux personnes, ou une personne et une nature ; s’il est descendu dans l’enfer per effectum, et aux limbes per essentiam ; si on mange son corps avec les accidents seuls du pain, ou avec la matière du pain ; si sa grâce est versatile, suffisante, concomitante, nécessitante dans le sens composé ou dans le sens divisé. Neuf parts des hommes qui sur dix gagnent leur vie de leurs mains entendent peu ces questions ; les théologiens, qui ne les entendent pas davantage, puisqu’ils les épuisent depuis tant d’années sans être d’accord, et qu’ils disputeront encore, auraient mieux fait sans doute de mettre un voile entre eux et les profanes.
Moins de théologie et plus de morale les eût rendus vénérables aux peuples et aux rois ; mais en rendant leurs disputes publiques ils se sont fait des maîtres de ces mêmes peuples qu’ils voulaient conduire. Car qu’est-il arrivé ? Que ces malheureuses querelles ayant partagé les chrétiens, l’intérêt et la politique s’en sont nécessairement mêlés. Chaque État (même dans des temps d’ignorance) ayant ses intérêts à part, aucune Église ne pense précisément comme une autre, et plusieurs sont diamétralement opposées. Ainsi un docteur de Stockholm ne doit point penser comme un docteur de Genève ; l’anglican doit, dans Oxford, différer de l’un et de l’autre ; il n’est pas permis à celui qui reçoit le bonnet à Paris de soutenir certaines opinions que le docteur de Rome ne peut abandonner. Les ordres religieux, jaloux les uns des autres, se sont divisés. Un cordelier doit croire l’immaculée conception ; un dominicain est obligé de la rejeter, et il passe aux yeux du cordelier pour un hérétique. L’esprit géométrique, qui s’est tant répandu en Europe, a achevé d’avilir la théologie. Les vrais philosophes n’ont pu s’empêcher de montrer le plus profond mépris pour des disputes chimériques dans lesquelles on n’a jamais défini les termes, et qui roulent sur des mots aussi inintelligibles que le fond. Parmi les docteurs mêmes il s’en trouve beaucoup de véritablement doctes qui ont pitié de leur profession ; ils sont comme les augures dont Cicéron dit qu’ils ne pouvaient s’aborder sans rire[45].
Le théologien sait parfaitement que, selon saint Thomas, les anges sont corporels par rapport à Dieu ; que l’âme reçoit son être dans le corps ; que l’homme a l’âme végétative, sensitive, et intellective ;
Que l’âme est toute en tout, et toute en chaque partie ;
Qu’elle est la cause efficiente et formelle du corps ;
Qu’elle est la dernière dans la noblesse des formes ;
Que l’appétit est une puissance passive ;
Que les archanges tiennent le milieu entre les anges et les principautés ;
Que le baptême régénère par soi-même et par accident ;
Que le catéchisme n’est pas sacrement, mais sacramental ;
Que la certitude vient de la cause et du sujet ;
Que la concupiscence est l’appétit de la délectation sensitive ;
Que la conscience est un acte, et non pas une puissance.
L’ange de l’école a écrit environ quatre mille belles pages dans ce goût. Un jeune homme tondu passe trois années à se mettre dans la cervelle ces sublimes connaissances, après quoi il reçoit le bonnet de docteur en Sorbonne, et non pas aux petites-maisons !
S’il est homme de condition, ou fils d’un homme riche, ou intrigant et heureux, il devient évêque, archevêque, cardinal, pape.
S’il est pauvre et sans crédit, il devient le théologien d’un de ces gens-là : c’est lui qui argumente pour eux, qui relit saint Thomas et Scot pour eux, qui fait des mandements pour eux, qui dans un concile décide pour eux.
Le titre de théologien est si grand que les Pères du concile de Trente le donnèrent à leurs cuisiniers, cuoco celeste, gran teologo. Leur science est la première des sciences, leur condition la première des conditions, et eux les premiers des hommes : tant la véritable doctrine a d’empire ! tant la raison gouverne le genre humain !
Quand un théologien est devenu, grâce à ses arguments, ou prince du Saint-Empire, ou archevêque de Tolède, ou l’un des soixante et dix princes vêtus de rouge, successeurs des humbles apôtres, alors les successeurs de Galien et d’Hippocrate sont à ses gages. Ils étaient ses égaux quand ils étudiaient dans la même université, qu’ils avaient les mêmes degrés, (qu’ils recevaient le même bonnet fourré, La fortune change tout ; et ceux qui ont découvert la circulation du sang, les veines lactées, le canal thoracique, sont les valets de ceux qui ont appris ce que c’est que la grâce concomitante, et qui l’ont oublié.
J’ai connu un vrai théologien ; il possédait les langues de l’Orient, et était instruit des anciens rites des nations autant qu’on peut l’être. Les brachmanes, les Chaldéens, les ignicoles, les sabéens, les Syriens, les Égyptiens, lui étaient aussi connus que les Juifs ; les diverses leçons de la Bible lui étaient familières ; il avait pendant trente années essayé de concilier les Évangiles, et tâché d’accorder ensemble les Pères. Il chercha dans quel temps précisément on rédigea le symbole attribué aux apôtres, et celui qu’on met sous le nom d’Athanase ; comment on institua les sacrements les uns après les autres ; quelle fut la différence entre la synaxe et la messe ; comment l’Église chrétienne fut divisée depuis sa naissance en différents partis, et comment la société dominante traita toutes les autres d’hérétiques. Il sonda les profondeurs de la politique, qui se mêla toujours de ces querelles ; et il distingua entre la politique et la sagesse, entre l’orgueil, qui veut subjuguer les esprits, et le désir de s’éclairer soi-même, entre le zèle et le fanatisme.
La difficulté d’arranger dans sa tête tant de choses dont la nature est d’être confondues, et de jeter un peu de lumière sur tant de nuages, le rebuta souvent ; mais comme ces recherches étaient le devoir de son état, il s’y consacra malgré ses dégoûts. Il parvint enfin à des connaissances ignorées de la plupart de ses confrères. Plus il fut véritablement savant, plus il se défia de tout ce qu’il savait. Tandis qu’il vécut, il fut indulgent ; et à sa mort, il avoua qu’il avait consumé inutilement sa vie.
J’ai vu dans les histoires tant d’horribles exemples du fanatisme, depuis les divisions des athanasiens et des ariens jusqu’à l’assassinat de Henri le Grand et au massacre des Cévennes ; j’ai vu de mes yeux tant de calamités publiques et particulières causées par cette fureur de parti, et par cette rage d’enthousiasme, depuis la tyrannie du jésuite Le Tellier jusqu’à la démence des convulsionnaires et des billets de confession, que je me suis demandé souvent à moi-même : La tolérance serait-elle un aussi grand mal que l’intolérance ? Et la liberté de conscience est-elle un fléau aussi barbare que les bûchers de l’Inquisition ?
C’est à regret que je parle des Juifs : cette nation est, à bien des égards, la plus détestable qui ait jamais souillé la terre. Mais tout absurde et atroce qu’elle était, la secte des saducéens fut paisible et honorée, quoiqu’elle ne crût point en l’immortalité de l’âme, pendant que les pharisiens la croyaient. La secte d’Épicure ne fut jamais persécutée chez les Grecs. Quant à la mort injuste de Socrate, je n’en ai jamais pu trouver le motif que dans la haine des pédants. Il avoue lui même qu’il avait passé sa vie à leur montrer qu’ils étaient des gens absurdes ; il offensa leur amour-propre ; ils se vengèrent par la ciguë. Les Athéniens lui demandèrent pardon après l’avoir empoisonné, et lui érigèrent une chapelle. C’est un fait unique qui n’a aucun rapport avec l’intolérance.
Quand les Romains furent maîtres de la plus belle partie du monde, on sait qu’ils en tolérèrent toutes les religions, s’ils ne les admirent pas ; et il me paraît démontré que c’est à la faveur de cette tolérance que le christianisme s’établit, car les premiers chrétiens étaient presque tous Juifs. Les Juifs avaient, comme aujourd’hui, des synagogues à Rome et dans la plupart des villes commerçantes. Les chrétiens, tirés de leur corps, profitèrent d’abord de la liberté dont les Juifs jouissaient.
Je n’examine pas ici les causes des persécutions qu’ils souffrirent ensuite : il suffit de se souvenir que si de tant de religions les Romains n’en ont enfin voulu proscrire qu’une seule, ils n’étaient pas certainement persécuteurs.
Il faut avouer, au contraire, que parmi nous toute Église a voulu exterminer toute Église d’une opinion contraire à la sienne. Le sang a coulé longtemps pour des arguments théologiques, et la tolérance seule a pu étancher le sang qui coulait d’un bout de l’Europe à l’autre.
Qu’est-ce que la tolérance ? C’est l’apanage de l’humanité. Nous sommes tous pétris de faiblesses et d’erreurs ; pardonnons-nous réciproquement nos sottises, c’est la première loi de la nature.
Qu’à la bourse d’Amsterdam, de Londres, ou de Surate ou de Bassora, le guèbre, le banian, le juif, le mahométan, le déicole chinois, le bramin, le chrétien grec, le chrétien romain, le chrétien protestant, le chrétien quaker, trafiquent ensemble : ils ne lèveront pas le poignard les uns sur les autres pour gagner des âmes à leur religion. Pourquoi donc nous sommes-nous égorgés presque sans interruption depuis le premier concile de Nicée ?
Constantin commença par donner un édit qui permettait toutes les religions ; il finit par persécuter. Avant lui on ne s’éleva contre les chrétiens que parce qu’ils commençaient à faire un parti dans l’État, Les Romains permettaient tous les cultes, jusqu’à celui des Juifs, jusqu’à celui des Égyptiens, pour lesquels ils avaient tant de mépris. Pourquoi Rome tolérait-elle ces cultes ? C’est que ni les Égyptiens, ni même les Juifs, ne cherchaient à exterminer l’ancienne religion de l’empire, ne couraient point la terre et les mers pour faire des prosélytes : ils ne songeaient qu’à gagner de l’argent ; mais il est incontestable que les chrétiens voulaient que leur religion fût la dominante. Les Juifs ne voulaient pas que la statue de Jupiter fût à Jérusalem ; mais les chrétiens ne voulaient pas qu’elle fût au Capitole. Saint Thomas a la bonne foi d’avouer que si les chrétiens ne détrônèrent pas les empereurs, c’est qu’ils ne le pouvaient pas. Leur opinion était que toute la terre doit être chrétienne. Ils étaient donc nécessairement ennemis de toute la terre, jusqu’à ce qu’elle fût convertie.
Ils étaient entre eux ennemis les uns des autres sur tous les points de leur controverse. Faut-il d’abord regarder Jésus-Christ comme Dieu, ceux qui le nient sont anathématisés sous le nom d’ébionites, qui anathématisent les adorateurs de Jésus.
Quelques-uns d’entre eux veulent-ils que tous les biens soient communs, comme on prétend qu’ils l’étaient du temps des apôtres, leurs adversaires les appellent nicolaïtes, et les accusent des crimes les plus infâmes. D’autres prétendent-ils à une dévotion mystique, on les appelle gnostiques, et on s’élève contre eux avec fureur. Marcion dispute-t-il sur la Trinité, on le traite d’idolâtre.
Tertullien, Praxéas, Origène, Novat, Novatien, Sabellius, Donat, sont tous persécutés par leurs frères avant Constantin ; et à peine Constantin a-t-il fait régner la religion chrétienne que les athanasiens et les eusébiens se déchirent ; et depuis ce temps, l’Église chrétienne est inondée de sang jusqu’à nos jours.
Le peuple juif était, je l’avoue, un peuple bien barbare. Il gorgeait sans pitié tous les habitants d’un malheureux petit pays sur lequel il n’avait pas plus de droit qu’il n’en a sur Paris et sur Londres. Cependant quand Naaman est guéri de sa lèpre pour s’être plongé sept fois dans le Jourdain ; quand, pour témoigner sa gratitude à Élisée, qui lui a enseigné ce secret, il lui dit qu’il adorera le dieu des Juifs par reconnaissance, il se réserve la liberté d’adorer aussi le dieu de son roi ; il en demande permission à Élisée, et le prophète n’hésite pas à la lui donner. Les Juifs adoraient leur Dieu : mais ils n’étaient jamais étonnés que chaque peuple eût le sien. Ils trouvaient bon que Chamos eût donné un certain district aux Moabites, pourvu que leur dieu leur en donnât aussi un. Jacob n’hésita pas à épouser les filles d’un idolâtre. Laban avait son dieu, comme Jacob avait le sien. Voilà des exemples de tolérance chez le peuple le plus intolérant et le plus cruel de toute l’antiquité : nous l’avons imité dans ses fureurs absurdes, et non dans son indulgence.
Il est clair que tout particulier qui persécute un homme, son frère, parce qu’il n’est pas de son opinion, est un monstre : cela ne soutire pas de difficulté ; mais le gouvernement, mais les magistrats, mais les princes, comment en useront-ils envers ceux qui ont un autre culte que le leur ? Si ce sont des étrangers puissants, il est certain qu’un prince fera alliance avec eux. François Ier, très-chrétien, s’unira avec les musulmans contre Charles-Quint, très-catholique. François Ier donnera de l’argent aux luthériens d’Allemagne pour les soutenir dans leur révolte contre l’empereur ; mais il commencera, selon l’usage, par faire brûler les luthériens chez lui. Il les paye en Saxe par politique ; il les brûle par politique à Paris. Mais qu’arrivera- t-il ? Les persécutions font des prosélytes ; bientôt la France sera pleine de nouveaux protestants : d’abord ils se laisseront pendre, et puis ils pendront à leur tour. Il y aura des guerres civiles, puis viendra la Saint-Barthélemy ; et ce coin du monde sera pire que tout ce que les anciens et les modernes ont jamais dit de l’enfer.
Insensés, qui n’avez jamais pu rendre un culte pur au Dieu qui vous a faits ! Malheureux, que l’exemple des noachides, des lettrés chinois, des parsis et de tous les sages, n’a jamais pu conduire ! Monstres, qui avez besoin de superstitions comme le gésier des corbeaux a besoin de charognes ! On vous l’a déjà dit[50], et on n’a autre chose à vous dire : si vous avez deux religions chez vous, elles se couperont la gorge ; si vous en avez trente, elles vivront en paix. Voyez le Grand Turc : il gouverne des guèbres, des banians, des chrétiens grecs, des nestoriens, des romains. Le premier qui veut exciter du tumulte est empalé ; et tout le monde est tranquille.
De toutes les religions, la chrétienne est sans doute celle qui doit inspirer le plus de tolérance, quoique jusqu’ici les chrétiens aient été les plus intolérants de tous les hommes.
Jésus ayant daigné naître dans la pauvreté et dans la bassesse, ainsi que ses frères, ne daigna jamais pratiquer l’art d’écrire. Les Juifs avaient une loi écrite avec le plus grand détail, et nous n’avons pas une seule ligne de la main de Jésus. Les apôtres se divisèrent sur plusieurs points. Saint Pierre et saint Barnabé mangeaient des viandes défendues avec les nouveaux chrétiens étrangers, et s’en abstenaient avec les chrétiens juifs. Saint Paul lui reprochait cette conduite, et ce même saint Paul, pharisien, disciple du pharisien Gamaliel, ce même saint Paul qui avait persécuté les chrétiens avec fureur, et qui, ayant rompu avec Gamaliel, se fit chrétien lui-même, alla pourtant ensuite sacrifier dans le temple de Jérusalem, dans le temps de son apostolat. Il observa publiquement pendant huit jours toutes les cérémonies de la loi judaïque, à laquelle il avait renoncé ; il y ajouta même des dévotions, des purifications, qui étaient la surabondance : il judaïsa entièrement. Le plus grand apôtre des chrétiens fit pendant huit jours les mêmes choses pour lesquelles on condamne les hommes au bûcher chez une grande partie des peuples chrétiens.
Theudas, Judas, s’étaient dits messies avant Jésus. Dosithée, Simon, Ménandre, se dirent messies après Jésus. Il y eut dès le premier siècle de l’Église, et avant même que le nom de chrétien fût connu, une vingtaine de sectes dans la Judée.
Les gnostiques contemplatifs, les dosithéens, les cérinthiens, existaient avant que les disciples de Jésus eussent pris le nom de chrétien. Il y eut bientôt trente Évangiles, dont chacun appartenait à une société différente ; et dès la fin du ier siècle on peut compter trente sectes de chrétiens dans l’Asie Mineure, dans la Syrie, dans Alexandrie, et même dans Rome.
Toutes ces sectes, méprisées du gouvernement romain, et cachées dans leur obscurité, se persécutaient cependant les unes les autres dans les souterrains où elles rampaient ; c’est-à-dire elles se disaient des injures : c’est tout ce qu’elles pouvaient faire dans leur abjection : elles n’étaient presque toutes composées que de gens de la lie du peuple.
Lorsque enfin quelques chrétiens eurent embrassé les dogmes de Platon, et mêlé un peu de philosophie à leur religion, qu’ils séparèrent de la juive, ils devinrent insensiblement plus considérables, mais toujours divisés en plusieurs sectes, sans que jamais il y ait eu un seul temps où l’Église chrétienne ait été réunie. Elle a pris sa naissance au milieu des divisions des Juifs, des samaritains, des pharisiens, des saducéens, des esséniens, des judaïtes, des disciples de Jean, des thérapeutes. Elle a été divisée dans son berceau, elle l’a été dans les persécutions mêmes qu’elle essuya quelquefois sous les premiers empereurs. Souvent le martyr était regardé comme un apostat par ses frères, et le chrétien carpocratien expirait sous le glaive des bourreaux romains, excommunié par le chrétien ébionite, lequel ébionite était anathématisé par le sabellien.
Cette horrible discorde, qui dure depuis tant de siècles, est une leçon bien frappante que nous devons mutuellement nous pardonner nos erreurs : la discorde est le grand mal du genre humain, et la tolérance en est le seul remède.
Il n’y a personne qui ne convienne de cette vérité, soit qu’il médite de sang-froid dans son cabinet, soit qu’il examine paisiblement la vérité avec ses amis. Pourquoi donc les mêmes hommes qui admettent en particulier l’indulgence, la bienfaisance, la justice, s’élèvent-ils en public avec tant de fureur contre ces vertus ? Pourquoi ? C’est que leur intérêt est leur dieu, c’est qu’ils sacrifient tout à ce monstre qu’ils adorent.
Je possède une dignité et une puissance que l’ignorance et la crédulité ont fondée ; je marche sur les têtes des hommes prosternés à mes pieds : s’ils se relèvent et me regardent en face, je suis perdu ; il faut donc les tenir attachés à la terre avec des chaînes de fer.
Ainsi ont raisonné des hommes que des siècles de fanatisme ont rendus puissants. Ils ont d’autres puissants sous eux, et ceux-ci en ont d’autres encore, qui tous s’enrichissent des dépouilles du pauvre, s’engraissent de son sang, et rient de son imbécillité. Ils détestent tous la tolérance comme des partisans enrichis aux dépens du public craignent de rendre leurs comptes, et comme des tyrans redoutent le mot de liberté. Pour comble, enfin, ils soudoient des fanatiques qui crient à haute voix : Respectez les absurdités de mon maître, tremblez, payez, et taisez-vous.
C’est ainsi qu’on en usa longtemps dans une grande partie de la terre ; mais aujourd’hui que tant de sectes se balancent par leur pouvoir, quel parti prendre avec elles ? Toute secte, comme on sait, est un titre d’erreur ; il n’y a point de secte de géomètres, d’algébristes, d’arithméticiens, parce que toutes les propositions de géométrie, d’algèbre, d’arithmétique, sont vraies. Dans toutes les autres sciences on peut se tromper. Quel théologien thomiste ou scotiste oserait dire sérieusement qu’il est sûr de son fait ?
S’il est une secte qui rappelle les temps des premiers chrétiens, c’est sans contredit celle des quakers. Rien ne ressemble plus aux apôtres. Les apôtres recevaient l’esprit, et les quakers reçoivent l’esprit. Les apôtres et les disciples parlaient trois ou quatre à la fois, dans l’assemblée au troisième étage ; les quakers en font autant au rez-de-chaussée. Il était permis, selon saint Paul, aux femmes de prêcher, et selon le même saint Paul il leur était défendu ; les quakeresses prêchent en vertu de la première permission.
Les apôtres et les disciples juraient par oui et par non ; les quakers ne jurent pas autrement.
Point de dignité, point de parure différente parmi les disciples et les apôtres ; les quakers ont des manches sans boutons, et sont tous vêtus de la même manière.
Jésus-Christ ne baptisa aucun de ses apôtres ; les quakers ne sont point baptisés.
Il serait aisé de pousser plus loin le parallèle, il serait encore plus aisé de faire voir combien la religion chrétienne d’aujourd’hui diffère de la religion que Jésus a pratiquée. Jésus était juif, et nous ne sommes point juifs. Jésus s’abstenait de porc parce qu’il est immonde, et du lapin parce qu’il rumine et qu’il n’a point le pied fendu ; nous mangeons hardiment du porc parce qu’il n’est point pour nous immonde, et nous mangeons du lapin, qui a le pied fendu et qui ne rumine pas.
Jésus était circoncis, et nous gardons notre prépuce. Jésus mangeait l’agneau pascal avec des laitues, il célébrait la fête des tabernacles, et nous n’en faisons rien. Il observait le sabbat, et nous l’avons changé ; il sacrifiait, et nous ne sacrifions point.
Jésus cacha toujours le mystère de son incarnation et de sa dignité ; il ne dit point qu’il était égal à Dieu. Saint Paul dit expressément dans son Épître aux Hébreux que Dieu a créé Jésus inférieur aux anges ; et, malgré toutes les paroles de saint Paul, Jésus a été reconnu Dieu au concile de Nicée. Jésus n’a donné au pape ni la marche d’Ancône, ni le duché de Spolette ; et cependant le pape les possède de droit divin.
Jésus n’a point fait un sacrement du mariage ni du diaconat ; et chez nous le diaconat et le mariage sont des sacrements.
Si l’on veut bien y faire attention, la religion catholique, apostolique et romaine, est, dans toutes ses cérémonies et dans tous ses dogmes, l’opposé de la religion de Jésus.
Mais quoi ! faudra-t-il que nous judaïsions tous parce que Jésus a judaïsé toute sa vie ?
S’il était permis de raisonner conséquemment en fait de religion, il est clair que nous devrions tous nous faire juifs, puisque Jésus-Christ notre sauveur est né juif, a vécu juif, est mort juif, et qu’il a dit expressément qu’il accomplissait, qu’il remplissait la religion juive. Mais il est plus clair encore que nous devons nous tolérer mutuellement, parce que nous sommes tous faibles, inconséquents, sujets à la mutabilité, à l’erreur : un roseau couché par le vent dans la fange dira-t-il au roseau voisin couché dans un sens contraire : « Rampe à ma façon, misérable, ou je présenterai requête pour qu’on l’arrache et qu’on te brûle ? »
Mes amis, quand nous avons prêché la tolérance en prose, en vers, dans quelques chaires et dans toutes nos sociétés ; quand nous avons fait retentir ces véritables voix humaines[53] dans les orgues de nos églises, nous avons servi la nature, nous avons rétabli l’humanité dans ses droits ; et il n’y a pas aujourd’hui un ex-jésuite, ou un ex-janséniste, qui ose dire : Je suis intolérant.
Il y aura toujours des barbares et des fourbes qui fomenteront l’intolérance ; mais ils ne l’avoueront pas ; et c’est avoir gagné beaucoup.
Souvenons-nous toujours, mes amis, répétons (car il faut répéter de peur qu’on n’oublie), répétons[54] les paroles de l’évêque de Soissons, non pas Languet, mais Fitzjames-Stuart, dans son mandement de 1757 : « Nous devons regarder les Turcs comme nos frères. »
Songeons que dans toute l’Amérique anglaise, ce qui fait à peu près le quart du monde connu, la liberté entière de conscience est établie ; et pourvu qu’on y croie un Dieu, toute religion est bien reçue, moyennant quoi le commerce fleurit et la population augmente.
Réfléchissons toujours que la première loi de l’empire de Russie, plus grand que l’empire romain, est la tolérance de toute secte.
L’empire turc et le persan usèrent toujours de la même indulgence. Mahomet II, en prenant Constantinople, ne força point les Grecs à quitter leur religion, quoiqu’il les regardât comme des idolâtres. Chaque père de famille grec en fut quitte pour cinq ou six écus par an. On leur conserva plusieurs prébendes et plusieurs évêchés ; et même encore aujourd’hui le sultan turc fait des chanoines et des évêques, sans que le pape ait jamais fait un iman ou un mollah.
Mes amis, il n’y a que quelques moines, et quelques protestants aussi sots et aussi barbares que ces moines, qui soient encore intolérants.
Nous avons été si infectés de cette fureur que, dans nos voyages de long cours, nous l’avons portée à la Chine, au Tonquin, au Japon. Nous avons empesté ces beaux climats. Les plus indulgents des hommes ont appris de nous à être les plus inflexibles. Nous leur avons dit d’abord pour prix de leur bon accueil : Sachez que nous sommes sur la terre les seuls qui aient raison, et que nous devons être partout les maîtres. Alors on nous a chassés pour jamais ; il en a coûté des flots de sang : cette leçon a dû nous corriger.
L’auteur de l’article précédent est un bonhomme qui voulait souper avec un quaker, un anabaptiste, un socinien, un musulman, etc. Je veux pousser plus loin l’honnêteté, je dirai à mon frère le Turc : « Mangeons ensemble une bonne poule au riz en invoquant Allah ; ta religion me parait très-respectable, tu n’adores qu’un Dieu, tu es obligé de donner en aumônes tous les ans le denier quarante de ton revenu, et de te réconcilier avec tes ennemis le jour du bairam. Nos bigots qui calomnient la terre ont dit mille fois que ta religion n’a réussi que parce qu’elle est toute sensuelle. Ils en ont menti, les pauvres gens ; ta religion est très-austère, elle ordonne la prière cinq fois par jour, elle impose le jeûne le plus rigoureux, elle te défend le vin et les liqueurs, que nos directeurs savourent ; et si elle ne permet que quatre femmes à ceux qui peuvent les nourrir (ce qui est bien rare), elle condamne par cette contrainte l’incontinence juive, qui permettait dix-huit femmes à l’homicide David, et sept cents à Salomon, l’assassin de son frère, sans compter les concubines. »
Je dirai à mon frère le Chinois : « Soupons ensemble sans cérémonies, car je n’aime pas les simagrées ; mais j’aime ta loi, la plus sage de toutes, et peut-être la plus ancienne. » J’en dirai à peu près autant à mon frère l’Indien.
Mais que dirai-je à mon frère le Juif ? Lui donnerai-je à souper ? Oui, pourvu que pendant le repas l’âne de Balaam ne s’avise pas de braire ; qu’Ézéchiel ne mêle pas son déjeuner avec notre souper ; qu’un poisson ne vienne pas avaler quelqu’un des convives, et le garder trois jours dans son ventre ; qu’un serpent ne se mêle pas de la conversation pour séduire ma femme ; qu’un prophète ne s’avise pas de coucher avec elle après souper, comme fit le bonhomme Osée, pour quinze francs et un boisseau d’orge ; surtout qu’aucun Juif ne fasse le tour de ma maison en sonnant de la trompette, ne fasse tomber les murs, et ne m’égorge, moi, mon père, ma mère, ma femme, mes enfants, mon chat et mon chien, selon l’ancien usage des Juifs. Allons, mes amis, la paix ; disons notre benedicite.
Vidi et crudeles dantem Salmonea pœnas,
Dum flammas Jovis et sonitus imitatur Olympi, etc.
À d’éternels tourments je te vis condamnée,
Superbe impiété du tyran Salmonée.
Rival de Jupiter, il crut lui ressembler,
Il imita la foudre, et ne put l’égaler ;
De la foudre des dieux il fut frappé lui-même, etc.
Ceux qui ont inventé et perfectionné l’artillerie sont bien d’autres Salmonées. Un canon de vingt-quatre livres de balle peut faire et a fait souvent plus de ravage que cent coups de tonnerre ; cependant aucun canonnier n’a été jusqu’à présent foudroyé par Jupiter pour avoir voulu imiter ce qui se passe dans l’atmosphère.
Nous avons vu[57] que Polyphème, dans une pièce d’Euripide, se vante de faire plus de bruit que le tonnerre de Jupiter, quand il a bien soupé. Boileau, plus honnête que Polyphème, dit dans sa première satire (vers 161) :
Pour moi, qu’en santé même un autre monde étonne,
Qui crois l’âme immortelle, et que c’est Dieu qui tonne...
Je ne sais pourquoi il est si étonné de l’autre monde, puisque toute l’antiquité y avait cru. Étonne n’était pas le mot propre, c’était alarme. Il croit que c’est Dieu qui tonne ; mais il tonne comme il grêle, comme il envoie la pluie et le beau temps, comme il opère tout, comme il fait tout ; ce n’est point parce qu’il est facile qu’il envoie le tonnerre et la pluie. Les anciens peignaient Jupiter prenant le tonnerre, composé de trois flèches brûlantes, dans la patte de son aigle, et le lançant sur ceux à qui il en voulait. La saine raison n’est pas d’accord avec ces idées poétiques.
Le tonnerre est, comme tout le reste, l’effet nécessaire des lois de la nature, prescrites par son auteur ; il n’est qu’un grand phénomène électrique : Franklin le force à descendre tranquillement sur la terre ; il tombe sur le professeur Richman comme sur les rochers et sur les églises ; et s’il foudroya Ajax Oïlée, ce n’est pas assurément parce que Minerve était irritée contre lui.
S’il était tombé sur Cartouche ou sur l’abbé Desfontaines, on n’aurait pas manqué de dire : Voilà comme Dieu punit les voleurs et les sodomites. Mais c’est un préjugé utile de faire craindre le ciel aux pervers.
Aussi tous nos poëtes tragiques, quand ils veulent rimer à poudre ou à résoudre, se servent-ils immanquablement de la foudre, et font gronder le tonnerre s’il s’agit de rimer à terre.
Thésée, dans Phèdre, dit à son fils (acte IV, sc. ii) :
Monstre qu’a trop longtemps épargné le tonnerre,
Reste impur des brigands dont j’ai purgé la terre.
Sévère, dans Polyeucte, sans même avoir besoin de rimer, dès qu’il apprend que sa maîtresse est mariée, dit à son ami Fabian (acte. II, scène ire) :
Soutiens-moi, Fabian, ce coup de foudre est grand.
Pour diminuer l’horrible idée d’un coup de tonnerre qui n’a nulle ressemblance à une nouvelle mariée, il ajoute que ce coup de tonnerre
Le frappe d’autant plus, que plus il le surprend.
Il dit ailleurs au même Fabian (acte IV, scène vi) :
Qu’est ceci, Fabian ? quel nouveau coup de foudre
Tombe sur mon espoir, et le réduit en poudre ?
Un espoir réduit en poudre devait étonner le parterre.
Lusignan, dans Zaïre, prie Dieu
Que la foudre en éclats ne tombe que sur lui[58].
Agénor[59], en parlant de sa sœur, commence par dire que
Pour lui livrer la guerre
Sa vertu lui suffit au défaut du tonnerre.
L’Atrée du même auteur dit, en parlant de son frère :
Mon cœur, qui sans pitié lui déclare la guerre,
Ne cherche à le punir qu’au défaut du tonnerre[60].
Si Thyeste fait un songe, il vous dit que
... Ce songe a fini par un coup de tonnerre[61].
Si Tydée consulte les dieux dans l’antre d’un temple, l’antre ne lui répond qu’à grands coups de tonnerre.
Enfin j’ai vu partout le tonnerre et la foudre
Mettre les vers en cendre et les rimes en poudre.
Il faudrait tacher de tonner moins souvent.
Je n’ai jamais bien compris la fable de Jupiter et des Tonnerres dans La Fontaine (VIII, xx) :
Vulcain remplit ses fourneaux
De deux sortes de carreaux.
L’un jamais ne se fourvoie,
Et c’est celui que toujours
L’Olympe en corps nous envoie.
L’autre s’écarte en son cours,
Ce n’est qu’aux monts qu’il en coûte ;
Bien souvent même il se perd,
Et ce dernier en sa route
Nous vient du seul Jupiter.
Avait-on donné à La Fontaine le sujet de cette mauvaise fable, qu’il mit en mauvais vers si éloignés de son genre ? Voulait-on dire que les ministres de Louis XIV étaient inflexibles, et que le roi pardonnait[62] ?
Crébillon, dans ses discours académiques en vers étranges, dit que le cardinal de Fleury est un sage dépositaire,
Usant en citoyen du pouvoir arbitraire,
Aigle de Jupiter, mais ami de la paix,
Il gouverne la foudre, et ne tonne jamais.
Il dit que le maréchal de Villars
Fit voir qu’à Malplaquet il n’avait survécu
Que pour rendre à Denain sa valeur plus célèbre,
Et qu’un foudre de moins Eugène était vaincu.
Ainsi l’aigle Fleury gouvernait le tonnerre sans tonner, et Eugène le tonnerre était vaincu ; voilà bien des tonnerres.
Horace, tantôt le débauché et tantôt le moral, a dit (liv. Ier, ode IIIe, vers 38) :
Cœlum ipsum petimus stultitia...
Nous portons jusqu’au ciel notre folie.
On peut dire aujourd’hui : Nous portons jusqu’au ciel notre sagesse, si pourtant il est permis d’appeler ciel cet amas bleu et blanc d’exhalaisons qui forme les vents, la pluie, la neige, la grêle et le tonnerre. Nous avons décomposé la foudre, comme Newton a détissu la lumière. Nous avons reconnu que ces foudres, portés autrefois par l’aigle de Jupiter, ne sont en effet que du feu électrique ; qu’enfin on peut soutirer le tonnerre, le conduire, le diviser, s’en rendre le maître, comme nous faisons passer les rayons de lumière par un prisme, comme nous donnons cours aux eaux qui tombent du ciel, c’est-à-dire de la hauteur d’une demi-lieue de notre atmosphère. On plante un haut sapin ébranché, dont la cime est revêtue d’un cône de fer. Les nuées qui forment le tonnerre sont électriques ; leur électricité se communique à ce cône, et un fil d’archal qui lui est attaché conduit la matière du tonnerre où l’on veut. Un physicien ingénieux appelle cette expérience l’inoculation du tonnerre.
Il est vrai que l’inoculation de la petite vérole, qui a conservé tant de mortels, en a fait périr quelques-uns, auxquels on avait donné la petite vérole inconsidérément ; de même l’inoculation du tonnerre mal faite serait dangereuse. Il y a des grands seigneurs dont il ne faut approcher qu’avec d’extrêmes précautions. Le tonnerre est de ce nombre. On sait que le professeur de mathématiques Richman fut tué à Pétersbourg, en 1753, par la foudre, qu’il avait attirée dans sa chambre ; arte sua periit. Comme il était philosophe, un professeur théologien ne manqua pas d’imprimer qu’il avait été foudroyé comme Salmonée pour avoir usurpé les droits de Dieu, et pour avoir voulu lancer le tonnerre.
Mais si le physicien avait dirigé le fil d’archal hors de la maison, et non pas dans sa chambre bien fermée, il n’aurait point eu le sort de Salmonée, d’Ajax Oïlée, de l’empereur Carus, du fils d’un ministre d’État en France, et de plusieurs moines dans les Pyrénées.
Placez votre conducteur à quelque distance de la maison, jamais dans votre chambre, et vous n’avez rien à craindre.
Mais dans une ville les maisons se touchent ; choisissez les places, les carrefours, les jardins, les parvis des églises, les cimetières, supposé que vous ayez conservé l’abominable usage d’avoir des charniers dans vos villes.
Topheth était et est encore un précipice auprès de Jérusalem, dans la vallée d’Ennom. Cette vallée est un lieu affreux où il n’y a que des cailloux. C’est dans cette solitude horrible que les Juifs immolèrent leurs enfants à leur Dieu, qu’ils appelaient alors Moloch : car nous avons remarqué[65] qu’ils ne donnèrent jamais à Dieu que des noms étrangers. Shadaï était syrien ; Adonaï, phénicien ; Jeova était aussi phénicien ; Éloï, Éloïm, Éloa, chaldéen, ainsi que tous les noms de leurs anges furent chaldéens ou persans. C’est ce que nous avons observé avec attention.
Tous ces noms différents signifiaient également le Seigneur dans le jargon des petites nations devers la Palestine. Le mot de Moloch vient évidemment de Melk. C’est la même chose que Melcom ou Millcon, qui était la divinité des mille femmes du sérail de Salomon, savoir sept cents femmes et trois cents concubines. Tous ces noms-là signifiaient seigneur, et chaque village avait son seigneur.
Des doctes prétendent que Moloch était particulièrement le seigneur du feu, et que pour cette raison les Juifs brûlaient leurs enfants dans le creux de l’idole même de Moloch. C’était une grande statue de cuivre, aussi hideuse que les Juifs la pouvaient faire. Ils faisaient rougir cette statue à un grand feu, quoiqu’ils eussent très-peu de bois ; et ils jetaient leurs petits enfants dans le ventre de ce dieu, comme nos cuisiniers jettent des écrevisses vivantes dans l’eau toute bouillante de leurs chaudières.
Tels étaient les anciens Welches et les anciens Tudesques quand ils brûlaient des enfants et des femmes en l’honneur de Teutatès et d’Irminsul : telles la vertu gauloise et la franchise germanique.
Jérémie voulut en vain détourner le peuple juif de ce culte diabolique ; en vain il leur reprocha d’avoir bâti une espèce de temple à Moloch dans cette abominable vallée, « Ædificaverunt excelsa Topheth quæ est in valle filiorum Ennom, ut incenderent filios suos et filias suas igni[66]. — Ils ont édifié des hauteurs dans Topheth, qui est dans la vallée des enfants d’Ennom, pour y brûler leurs fils et leurs filles par le feu. »
Les Juifs eurent d’autant moins d’égards aux remontrances de Jérémie qu’ils lui reprochaient hautement de s’être vendu au roi de Babylone, d’avoir toujours prêché en sa faveur, d’avoir trahi sa patrie ; et en effet il fut puni de la mort des traîtres, il fut lapidé.
Le livre des Rois nous apprend que Salomon bâtit un temple à Moloch ; mais il ne nous dit pas que ce fût dans la vallée de Topheth : ce fut dans le voisinage, sur la montagne des Oliviers[67]. La situation était plus belle, si pourtant il peut y avoir quelque bel aspect dans le territoire affreux de Jérusalem.
Des commentateurs prétendent qu’Achaz, roi de Juda, fit brûler son fils à l’honneur de Moloch, et que le roi Manassé fut coupable de la même barbarie[68]. D’autres commentateurs prétendent[69] que ces rois du peuple de Dieu se contentèrent de jeter leurs enfants dans les flammes, mais qu’ils ne les brûlèrent pas tout à fait. Je le souhaite ; mais il est bien difficile qu’un enfant ne soit pas brûlé quand on le met sur un bûcher enflammé.
Cette vallée de Topheth était le Clamart de Paris ; c’était là qu’on jetait toutes les immondices, toutes les charognes de la ville. C’était dans cette vallée qu’on précipitait le bouc émissaire ; c’était la voirie où l’on laissait pourrir les charognes des suppliciés. Ce fut là qu’on jeta les corps des deux voleurs qui furent suppliciés avec le fils de Dieu lui-même. Mais notre Sauveur ne permit pas que son corps, sur lequel il avait donné puissance aux bourreaux, fût jeté à la voirie de Topheth selon l’usage. Il est vrai qu’il pouvait ressusciter aussi bien dans Topheth que dans le Calvaire ; mais un bon Juif nommé Joseph, natif d’Arimathie, qui s’était préparé un sépulcre pour lui-même sur le mont Calvaire, y mit le corps du Sauveur, selon le témoignage de saint Matthieu. Il n’était permis d’enterrer personne dans les villes ; le tombeau même de David n’était pas dans Jérusalem.
Joseph d’Arimathie était riche, « quidam homo dives ab Arimathia », afin que cette prophétie d’Isaïe fût accomplie : « Il donnera[70] les méchants pour sa sépulture, et les riches pour sa mort. » (Ch. liii, v. 9.)
Quoiqu’il y ait peu d’articles de jurisprudence dans ces honnêtes réflexions alphabétiques, il faut pourtant dire un mot de la torture, autrement nommée question. C’est une étrange manière de questionner les hommes. Ce ne sont pourtant pas de simples curieux qui l’ont inventée ; toutes les apparences sont que cette partie de notre législation doit sa première origine à un voleur de grand chemin. La plupart de ces messieurs sont encore dans l’usage de serrer les pouces, de brûler les pieds, et de questionner par d’autres tourments ceux qui refusent de leur dire où ils ont mis leur argent.
Les conquérants, ayant succédé à ces voleurs, trouvèrent l’invention fort utile à leurs intérêts : ils la mirent en usage quand ils soupçonnèrent qu’on avait contre eux quelques mauvais desseins, comme, par exemple, celui d’être libre ; c’était un crime de lèse-majesté divine et humaine. Il fallait connaître les complices ; et pour y parvenir on faisait souffrir mille morts à ceux qu’on soupçonnait, parce que, selon la jurisprudence de ces premiers héros, quiconque était soupçonné d’avoir eu seulement contre eux quelque pensée peu respectueuse était digne de mort. Dès qu’on a mérité ainsi la mort, il importe peu qu’on y ajoute des tourments épouvantables de plusieurs jours, et même de plusieurs semaines : cela même tient je ne sais quoi de la Divinité. La Providence nous met quelquefois à la torture en y employant la pierre, la gravelle, la goutte, le scorbut, la lèpre, la vérole grande ou petite, le déchirement d’entrailles, les convulsions de nerfs, et autres exécuteurs des vengeances de la Providence.
Or, comme les premiers despotes furent, de l’aveu de tous leurs courtisans, des images de la Divinité, ils l’imitèrent tant qu’ils purent.
Ce qui est très-singulier, c’est qu’il n’est jamais parlé de question, de torture, dans les livres juifs. C’est bien dommage qu’une nation si douce, si honnête, si compatissante, n’ait pas connu cette façon de savoir la vérité. La raison en est, à mon avis, qu’ils n’en avaient pas besoin. Dieu la leur faisait toujours connaître comme à son peuple chéri. Tantôt on jouait la vérité aux dés, et le coupable qu’on soupçonnait avait toujours rafle de six. Tantôt on allait au grand-prêtre, qui consultait Dieu sur-le-champ par l’urim et le thummim. Tantôt on s’adressait au voyant, au prophète, et vous croyez bien que le voyant et le prophète découvrait tout aussi bien les choses les plus cachées que l’urim et le thummim du grand-prêtre. Le peuple de Dieu n’était pas réduit comme nous à interroger, à conjecturer ; ainsi la torture ne put être chez lui en usage. Ce fut la seule chose qui manquât aux mœurs du peuple saint. Les Romains n’infligèrent la torture qu’aux esclaves, mais les esclaves n’étaient pas comptés pour des hommes. Il n’y a pas d’apparence non plus qu’un conseiller de la Tournelle regarde comme un de ses semblables un homme qu’on lui amène hâve, pâle, défait, les yeux mornes, la barbe longue et sale, couvert de la vermine dont il a été rongé dans un cachot. Il se donne le plaisir de l’appliquer à la grande et à la petite torture, en présence d’un chirurgien qui lui tâte le pouls jusqu’à ce qu’il soit en danger de mort, après quoi on recommence ; et, comme dit très-bien la comédie des Plaideurs[72] : « Cela fait toujours passer une heure ou deux. »
Le grave magistrat qui a acheté pour quelque argent le droit de faire ces expériences sur son prochain va conter à dîner à sa femme ce qui s’est passé le matin. La première fois, madame en a été révoltée ; à la seconde, elle y a pris goût, parce qu’après tout les femmes sont curieuses ; et ensuite la première chose qu’elle lui dit lorsqu’il rentre en robe chez lui : « Mon petit cœur, n’avez-vous fait donner aujourd’hui la question à personne ? »
Les Français, qui passent, je ne sais pourquoi, pour un peuple fort humain, s’étonnent que les Anglais, qui ont eu l’inhumanité de nous prendre tout le Canada, aient renoncé au plaisir de donner la question.
Lorsque le chevalier de La Barre, petit-fils d’un lieutenant général des armées, jeune homme de beaucoup d’esprit et d’une grande espérance, mais ayant toute l’étourderie d’une jeunesse effrénée, fut convaincu d’avoir chanté des chansons impies, et même d’avoir passé devant une procession de capucins sans avoir ôté son chapeau, les juges d’Abbeville. gens comparables aux sénateurs romains, ordonnèrent, non-seulement qu’on lui arrachât la langue, qu’on lui coupât la main, et qu’on brûlât son corps à petit feu ; mais ils l’appliquèrent encore à la torture pour savoir précisément combien de chansons il avait chantées, et combien de processions il avait vues passer, le chapeau sur la tête.
Ce n’est pas dans le xiiie ou dans le xive siècle que cette aventure est arrivée ; c’est dans le xviiie. Les nations étrangères jugent de la France par les spectacles, par les romans, par les jolis vers ; par les filles d’opéra, qui ont les mœurs fort douces ; par nos danseurs d’opéra, qui ont de la grâce ; par Mlle Clairon, qui déclame des vers à ravir. Elles ne savent pas qu’il n’y a point au fond de nation plus cruelle que la française.
Les Russes passaient pour des barbares en 1700, nous ne sommes qu’en 1769 ; une impératrice[73] vient de donner à ce vaste État des lois qui auraient fait honneur à Minos, à Numa et à Solon, s’ils avaient eu assez d’esprit pour les inventer. La plus remarquable est la tolérance universelle, la seconde est l’abolition de la torture. La justice et l’humanité ont conduit sa plume : elle a tout réformé. Malheur à une nation qui, étant depuis longtemps civilisée, est encore conduite par d’anciens usages atroces ! Pourquoi changerions-nous notre jurisprudence ? dit-elle : l’Europe se sert de nos cuisiniers, de nos tailleurs, de nos perruquiers ; donc nos lois sont bonnes[74].
Les protestants, et surtout les philosophes protestants, regardent la transsubstantiation comme le dernier terme de l’impudence des moines et de l’imbécillité des laïques. Ils ne gardent aucune mesure sur cette croyance, qu’ils appellent monstrueuse ; ils ne pensent pas même qu’il y ait un seul homme de bon sens qui, après avoir réfléchi, ait pu l’embrasser sérieusement. Elle est, disent-ils, si absurde, si contraire à toutes les lois de la physique, si contradictoire, que Dieu même ne pourrait pas faire cette opération, parce que c’est en effet anéantir Dieu que de supposer qu’il fait les contradictoires. Non seulement un dieu dans un pain, mais un dieu à la place du pain ; cent mille miettes de pain devenues en un instant autant de dieux, cette foule innombrable de dieux ne faisant qu’un seul dieu ; de la blancheur sans un corps blanc ; de la rondeur sans un corps rond ; du vin changé en sang, et qui a le goût du vin ; du pain qui est changé en chair et en fibres, et qui a le goût du pain : tout cela inspire tant d’horreur et de mépris aux ennemis de la religion catholique, apostolique et romaine, que cet excès d’horreur et de mépris s’est quelquefois changé en fureur.
Leur horreur augmente quand on leur dit qu’on voit tous les jours, dans les pays catholiques, des prêtres, des moines, qui, sortant d’un lit incestueux, et n’ayant pas encore lavé leurs mains souillées d’impuretés, vont faire des dieux par centaines, mangent et boivent leur dieu, chient et pissent leur dieu. Mais quand ils réfléchissent que cette superstition, cent fois plus absurde et plus sacrilége que toutes celles des Égyptiens, a valu à un prêtre italien quinze à vingt millions de rente, et la domination d’un pays de cent milles d’étendue en long et en large, ils voudraient tous aller, à main armée, chasser ce prêtre qui s’est emparé du palais des Césars. Je ne sais si je serai du voyage, car j’aime la paix ; mais quand ils seront établis à Rome, j’irai sûrement leur rendre visite.
Le premier qui parla de la Trinité parmi les Occidentaux fut Timée de Locres, dans son Âme du Monde.
Il y a d’abord l’idée, l’exemplaire perpétuel de toutes choses engendrées : c’est le premier verbe, le verbe interne et intelligible.
Ensuite la matière informe, second verbe ou verbe proféré.
Puis le fils ou le monde sensible, ou l’esprit du monde.
Ces trois qualités constituent le monde entier, lequel monde est le fils de Dieu, μονογενὴς. Il a une âme, il a de la raison, il est ἔμψυχος, λογιϰὸς.
Dieu, ayant voulu faire un Dieu très-beau, a fait un Dieu engendré : τοῦτον ἐποίει θειὸν γεννητὸν.
Il est difficile de bien comprendre ce système de Timée, qui peut-être le tenait des Égyptiens, peut-être des brachmanes. Je ne sais si on l’entendait bien de son temps. Ce sont de ces médailles frustes et couvertes de rouille, dont la légende est effacée. On a pu la lire autrefois, on la devine aujourd’hui comme on peut.
Il ne me paraît pas que ce sublime galimatias ait fait beaucoup de fortune jusqu’à Platon. Il fut enseveli dans l’oubli, et Platon le ressuscita. Il construisit son édifice en l’air, mais sur le modèle de Timée.
Il admit trois essences divines, le père, le suprême, le producteur :
Le père des autres dieux est la première essence.
La seconde est le Dieu visible, ministre du Dieu invisible, le verbe, l’entendement, le grand démon.
La troisième est le monde.
Il est vrai que Platon dit souvent des choses toutes différentes, et même toutes contraires : c’est le privilége des philosophes grecs, et Platon s’est servi de son droit plus qu’aucun des anciens et des modernes.
Un vent grec poussa ces nuages philosophiques d’Athènes dans Alexandrie, ville prodigieusement entêtée de deux choses, d’argent et de chimères. Il y avait dans Alexandrie des Juifs qui, ayant fait fortune, se mirent à philosopher.
La métaphysique a cela de bon qu’elle ne demande pas des études préliminaires bien gênantes. C’est là qu’on peut savoir tout sans avoir jamais rien appris : et pour peu qu’on ait l’esprit un peu subtil et bien faux, on peut être sûr d’aller loin.
Philon le juif fut un philosophe de cette espèce : il était contemporain de Jésus-Christ ; mais il eut le malheur de ne le pas connaître, non plus que Josèphe l’historien. Ces deux hommes considérables, employés dans le chaos des affaires d’État, furent trop éloignés de la lumière naissante. Ce Philon était une tête toute métaphysique, toute allégorique, toute mystique. C’est lui qui dit que Dieu devait former le monde en six jours, comme il le forma, selon Zoroastre, en six temps[77], « parce que trois est la moitié de six, et que deux en est le tiers, et que ce nombre est mâle et femelle ».
Ce même homme, entêté des idées de Platon, dit, en parlant de l’ivrognerie, que Dieu et la sagesse se marièrent, et que la sagesse accoucha d’un fils bien-aimé : ce fils est le monde.
Il appelle les anges les verbes de Dieu, et le monde verbe de Dieu, λόγον τοῦ Θεοῦ.
Pour Flavius Josèphe, c’était un homme de guerre qui n’avait jamais entendu parler du Logos, et qui s’en tenait aux dogmes des pharisiens, uniquement attachés à leurs traditions.
Cette philosophie platonicienne perça des Juifs d’Alexandrie, jusqu’à ceux de Jérusalem. Bientôt toute l’école d’Alexandrie, qui était la seule savante, fut platonicienne ; et les chrétiens qui philosophaient ne parlèrent plus que du Logos.
On sait qu’il en était des disputes de ces temps-là comme de celles de ce temps-ci. On cousait à un passage mal entendu un passage inintelligible qui n’y avait aucun rapport, on en supposait un second, on en falsifiait un troisième ; on fabriquait des livres entiers qu’on attribuait à des auteurs respectés par le troupeau. Nous en avons vu cent exemples au mot Apocryphe.
Cher lecteur, jetez les yeux, de grâce, sur ce passage de Clément Alexandrin[78] : « Lorsque Platon dit qu’il est difficile de connaître le père de l’univers, non-seulement il fait voir par là que le monde a été engendré, mais qu’il a été engendré comme fils de Dieu. » Entendez-vous ces logomachies, ces équivoques ; voyez-vous la moindre lumière dans ce chaos d’expressions obscures ?
Locke ! Locke, venez, définissez les termes. Je ne crois pas que de tous ces disputeurs platoniciens il y en eût un seul qui s’entendît. On distingua deux verbes : le Λόγος ἐνδιάθετος, le verbe en la pensée, et le verbe produit, Λόγος προφοριϰὸς. On eut l’éternité d’un verbe, et la prolation, l’émanation d’un autre verbe.
Le livre des Constitutions apostoliques[79], ancien monument de fraude, mais aussi ancien dépôt des dogmes informes de ces temps obscurs, s’exprime ainsi :
« Le père, qui est antérieur à toute génération, à tout commencement, ayant tout créé par son fils unique, a engendré sans intermède ce fils par sa volonté et sa puissance. »
Ensuite Origène avança[80] que le Saint-Esprit a été créé par le fils, par le verbe.
Puis vint Eusèbe de Césarée, qui enseigna[81] que l’esprit, paraclet, n’est ni Dieu ni fils.
L’avocat Lactance fleurit en ce temps-là. «[82]Le fils de Dieu, dit-il, est le verbe, comme les autres anges sont les esprits de Dieu. Le verbe est un esprit proféré par une voix significative, l’esprit procédant du nez, et la parole de la bouche. Il s’ensuit qu’il y a différence entre le fils de Dieu et les autres anges, ceux-ci étant émanés comme esprits tacites et muets. Mais le fils étant esprit est sorti de la bouche avec son et voix pour prêcher le peuple. »
On conviendra que l’avocat Lactance plaidait sa cause d’une étrange manière. C’était raisonner à la Platon ; c’était puissamment raisonner.
Ce fut environ ce temps-là que, parmi les disputes violentes sur la Trinité, on inséra dans la première épître de saint Jean ce fameux verset : « Il y en a trois qui rendent témoignage en terre, l’esprit ou le vent, l’eau, et le sang ; et ces trois sont un. » Ceux qui prétendent que ce verset est véritablement de saint Jean sont bien plus embarrassés que ceux qui le nient : car il faut qu’ils l’expliquent.
Saint Augustin dit que le vent signifie le Père, l’eau le Saint-Esprit, et que le sang veut dire le Verbe : cette explication est belle, mais elle laisse toujours un peu d’embarras.
Saint Irénée va bien plus loin ; il dit[83] que Rahab, la prostituée de Jéricho, en cachant chez elle trois espions du peuple de Dieu, cacha le Père, le Fils, et le Saint-Esprit : cela est fort, mais cela n’est pas net.
D’un autre côté, le grand, le savant Origène nous confond d’une autre manière. Voici un de ses passages parmi bien d’autres : «[84]Le Fils est autant au-dessous du Père que lui et le Saint-Esprit sont au-dessus des plus nobles créatures. »
Après cela que dire ? Comment ne pas convenir avec douleur que personne ne s’entendait ? Comment ne pas avouer que depuis les premiers chrétiens ébionites, ces hommes si mortifiés et si pieux, qui révérèrent toujours Jésus, quoiqu’ils le crussent fils de Joseph, jusqu’à la grande dispute d’Athanase, le platonisme de la Trinité ne fut jamais qu’un sujet de querelles ? Il fallait absolument un juge suprême qui décidât : on le trouva enfin dans le concile de Nicée ; encore ce concile produisit-il de nouvelles factions et des guerres.
« L’on ne peut parler avec exactitude de la manière dont se fait l’union de Dieu avec Jésus-Christ qu’en rapportant les trois sentiments qu’il y a sur ce sujet, et qu’en faisant des réflexions sur chacun d’eux.
« Le premier sentiment est celui des orthodoxes. Ils y établissent : 1° une distinction de trois personnes dans l’essence divine avant la venue de Jésus-Christ au monde ; 2° que la seconde de ces personnes s’est unie à la nature humaine de Jésus-Christ ; 3° que cette union est si étroite que par là Jésus-Christ est Dieu ; qu’on peut lui attribuer la création du monde, et toutes les perfections divines, et qu’on peut l’adorer d’un culte suprême. »
« Le second est celui des unitaires. Ne concevant point la distinction des personnes dans la Divinité, ils établissent : 1° que la Divinité s’est unie à la nature humaine de Jésus-Christ ; 2° que cette union est telle que l’on peut dire que Jésus-Christ est Dieu ; que l’on peut lui attribuer la création et toutes les perfections divines, et l’adorer d’un culte suprême. »
« Le troisième sentiment est celui des sociniens, qui, de même que les unitaires, ne concevant point de distinction de personnes dans la Divinité, établissent : 1° que la Divinité s’est unie à la nature humaine de Jésus-Christ ; 2° que cette union est fort étroite ; 3° qu’elle n’est pas telle que l’on puisse appeler Jésus-Christ Dieu, ni lui attribuer les perfections divines et la création, ni l’adorer d’un culte suprême ; et ils pensent pouvoir expliquer tous les passages de l’Écriture sans être obligés d’admettre aucune de ces choses. »
« Dans la distinction qu’on fait des trois personnes dans la Divinité, ou on retient l’idée ordinaire des personnes, ou on ne la retient pas. Si on retient l’idée ordinaire des personnes, on établit trois dieux : cela est certain. Si l’on ne retient pas l’idée ordinaire des trois personnes, ce n’est plus alors qu’une distinction de propriétés, ce qui revient au second sentiment. Ou, si on ne veut pas dire que ce n’est pas une distinction des personnes proprement dites, ni une distinction de propriétés, on établit une distinction dont on n’a aucune idée. Et il n’y a point d’apparence que pour faire soupçonner en Dieu une distinction dont on ne peut avoir aucune idée, l’Écriture veuille mettre les hommes en danger de devenir idolâtres en multipliant la Divinité. Il est d’ailleurs surprenant que cette distinction de personnes ayant toujours été, ce ne soit que depuis la venue de Jésus-Christ qu’elle a été révélée, et qu’il soit nécessaire de les connaître. »
« Il n’y a pas, à la vérité, un si grand danger de jeter les hommes dans l’idolâtrie dans le second sentiment que dans le premier ; mais il faut avouer pourtant qu’il n’en est pas entièrement exempt. En effet, comme, par la nature de l’union qu’il établit entre la Divinité et la nature humaine de Jésus-Christ, on peut appeler Jésus-Christ Dieu, et l’adorer, voilà deux objets l’adoration, Jésus-Christ et Dieu. J’avoue qu’on dit que ce n’est que Dieu qu’on doit adorer en Jésus-Christ ; mais qui ne sait l’extrême penchant que les hommes ont de changer les objets invisibles du culte en des objets qui tombent sous les sens, ou du moins sous l’imagination : penchant qu’ils suivront ici avec d’autant moins de scrupule qu’on dit que la Divinité est personnellement unie à l’humanité de Jésus-Christ ? »
« Le troisième sentiment, outre qu’il est très-simple et conforme aux idées de la raison, n’est sujet à aucun semblable danger de jeter les hommes dans l’idolâtrie : quoique par ce sentiment Jésus-Christ ne soit qu’un simple homme, il ne faut pas craindre que par là il soit confondu avec les prophètes ou les saints du premier ordre. Il reste toujours dans ce sentiment une différence entre eux et lui. Comme on peut imaginer presque à l’infini des degrés d’union de la Divinité avec un homme, ainsi on peut concevoir qu’en particulier l’union de la Divinité avec Jésus-Christ a un si haut degré de connaissance, de puissance, de félicité, de perfection, de dignité, qu’il y a toujours eu une distance immense entre lui et les plus grands prophètes. Il ne s’agit que de voir si ce sentiment peut s’accorder avec l’Écriture, et s’il est vrai que le titre de Dieu, que les perfections divines, que la création, que le culte suprême, ne soient jamais attribués à Jésus-Christ dans les Évangiles. »
C’était au philosophe Abauzit à voir tout cela. Pour moi, je me soumets de cœur, de bouche, et de plume, à tout ce que l’Église catholique a décidé, et à tout ce qu’elle décidera sur quelque dogme que ce puisse être. Je n’ajouterai qu’un mot sur la Trinité : c’est que nous avons une décision de Calvin sur ce mystère. La voici :
« En cas que quelqu’un soit hétérodoxe, et qu’il se fasse scrupule de se servir des mots Trinité et Personne, nous ne croyons pas que ce soit une raison pour rejeter cet homme ; nous devons le supporter sans le chasser de l’Église, et sans l’exposer à aucune censure comme un hérétique. »
C’est après une déclaration aussi solennelle que Jean Chauvin, dit Calvin, fils d’un tonnelier de Noyon, fit brûler dans Genève, à petit feu, avec des fagots verts, Michel Servet de Villa-Nueva. Cela n’est pas bien.
Τύραννος signifiait autrefois celui qui avait su s’attirer la principale autorité ; comme roi, βασιλεὺς, signifiait celui qui était chargé de rapporter les affaires au sénat.
Les acceptions des mots changent avec le temps, ἰδιώτης ne voulait dire d’abord qu’un solitaire, un homme isolé ; avec le temps il devint le synonyme de sot.
On donne aujourd’hui le nom de tyran à un usurpateur, ou à un roi qui fait des actions violentes et injustes.
Cromwell était un tyran sous ces deux aspects. Un bourgeois qui usurpe l’autorité suprême, qui, malgré toutes les lois, supprime la chambre des pairs, est sans doute un tyran usurpateur. Un général qui fait couper le cou à son roi, prisonnier de guerre, viole à la fois et ce qu’on appelle les lois de la guerre, et les lois des nations, et celles de l’humanité. Il est tyran, il est assassin et parricide.
Charles Ier n’était point tyran quoique la faction victorieuse lui donnât ce nom : il était, à ce qu’on dit, opiniâtre, faible, et mal conseillé. Je ne l’assurerai pas, car je ne l’ai pas connu ; mais j’assure qu’il fut très-malheureux.
Henri VIII était tyran dans son gouvernement comme dans sa famille, et couvert du sang de deux épouses innocentes, comme de celui des plus vertueux citoyens : il mérite l’exécration de la postérité. Cependant il ne fut point puni ; et Charles Ier mourut sur un échafaud.
Élisabeth fit une action de tyrannie, et son parlement une de lâcheté infâme, en faisant assassiner par un bourreau la reine Marie Stuart. Mais dans le reste de son gouvernement elle ne fut point tyrannique ; elle fut adroite et comédienne, mais prudente et forte.
Richard III fut un tyran barbare ; mais il fut puni.
Le pape Alexandre VI fut un tyran plus exécrable que tous ceux-là ; et il fut heureux dans toutes ses entreprises.
Christiern II fut un tyran aussi méchant qu’Alexandre VI, et fut châtié ; mais il ne le fut point assez.
Si on veut compter les tyrans turcs, les tyrans grecs, les tyrans romains, on en trouvera autant d’heureux que de malheureux. Quand je dis heureux, je parle selon le préjugé vulgaire, selon l’acception ordinaire du mot, selon les apparences : car qu’ils aient été heureux réellement, que leur âme ait été contente et tranquille, c’est ce qui me paraît impossible.
Constantin le Grand fut évidemment un tyran à double titre. Il usurpa dans le nord de l’Angleterre la couronne de l’empire romain, à la tête de quelques légions étrangères, malgré toutes les lois, malgré le sénat et le peuple, qui élurent légitimement Maxence. Il passa toute sa vie dans le crime, dans les voluptés, dans les fraudes et dans les impostures. Il ne fut point puni ; mais fut-il heureux ? Dieu le sait. Et je sais que ses sujets ne le furent pas.
Le grand Théodose était le plus abominable des tyrans quand, sous prétexte de donner une fête, il faisait égorger dans le cirque quinze mille citoyens romains, plus ou moins, avec leurs femmes et leurs enfants, et qu’il ajoutait à cette horreur la facétie de passer quelques mois sans aller s’ennuyer à la grand’messe. On a presque mis ce Théodose au rang des bienheureux ; mais je serais bien fâché qu’il eût été heureux sur la terre. En tout cas, il sera toujours bon d’assurer aux tyrans qu’ils ne seront jamais heureux dans ce monde, comme il est bon de faire accroire à nos maîtres-d’hôtel et à nos cuisiniers qu’ils seront damnés éternellement s’ils nous volent.
Les tyrans du bas-empire grec furent presque tous détrônés, assassinés les uns par les autres. Tous ces grands coupables furent tour à tour les exécuteurs de la vengeance divine et humaine.
Parmi les tyrans turcs on en voit autant de déposés que de morts sur leur trône.
À l’égard des tyrans subalternes, de ces monstres en sous-ordre, qui ont fait remonter jusque sur leur maître l’exécration publique dont ils ont été chargés, le nombre de ces Amans, de ces Séjans, est un infini du premier ordre.
On appelle tyran le souverain qui ne connaît de lois que son caprice, qui prend le bien de ses sujets, et qui ensuite les enrôle pour aller prendre celui de ses voisins. Il n’y a point de ces tyrans-là en Europe.
On distingue la tyrannie d’un seul et celle de plusieurs. Cette tyrannie de plusieurs serait celle d’un corps qui envahirait les droits des autres corps, et qui exercerait le despotisme à la faveur des lois corrompues par lui. Il n’y a pas non plus de cette espèce de tyrans en Europe.
Sous quelle tyrannie aimeriez-vous mieux vivre ? Sous aucune ; mais s’il fallait choisir, je détesterais moins la tyrannie d’un seul que celle de plusieurs. Un despote a toujours quelques bons moments ; une assemblée de despotes n’en a jamais. Si un tyran me fait une injustice, je peux le désarmer par sa maîtresse, par son confesseur, ou par son page ; mais une compagnie de graves tyrans est inaccessible à toutes les séductions. Quand elle n’est pas injuste, elle est au moins dure, et jamais elle ne répand de grâces.
Si je n’ai qu’un despote, j’en suis quitte pour me ranger contre un mur lorsque je le vois passer, ou pour me prosterner, ou pour frapper la terre de mon front, selon la coutume du pays ; mais s’il y a une compagnie de cent despotes, je suis exposé à répéter cette cérémonie cent fois par jour, ce qui est très-ennuyeux à la longue quand on n’a pas les jarrets souples. Si j’ai une métairie dans le voisinage de l’un de nos seigneurs, je suis écrasé ; si je plaide contre un parent des parents d’un de nos seigneurs, je suis ruiné. Comment faire ? J’ai peur que dans ce monde on ne soit réduit à être enclume ou marteau ; heureux qui échappe à cette alternative !
- ↑ Nous avons vu Voltaire rédiger avec ardeur pour l’Encyclopédie de simples articles de grammaire. Au moment de sa mort, il s’occupait avec non moins de zèle du Dictionnaire de l’Académie. Sauf Taxe et Térélas, tous les articles qui suivent, jusqu’à Testicules, sont des échantillons de son travail. (G. A.)
- ↑ Le nom de nicotiane lui fut donné du nom de Jean Nicot, né à Nîmes en 1530, mort à Paris le 5 mai 1600, qui, ambassadeur de François II en Portugal, envoya d’abord de la graine de petun à Catherine de Médicis, puis, à son retour de Portugal, lui en présenta une plante.
- ↑ Le médecin Hecquet (voyez ci-après la note à l’article Viande) invite à s’abstenir de tabac les jours de jeûne, ou du moins à n’en prendre qu’aux heures du repas.
- ↑ L’Académie et Richelet disent pains à chanter. Il est assez singulier que Voltaire emploie ici l’expression de pain enchanté, expression qu’il blâme dans sa lettre à Duclos, du 12 juillet 1761.
- ↑ Andromaque, IV, i.
- ↑ Britannicus, IV, ii.
- ↑ Taquin a aujourd’hui une tout autre acception.
- ↑ Voltaire lui-même, Zaïre, V, iii.
- ↑ Voyez tome XI, pages 269 et 531 ; tome XII, page 280 ; tome XVIII, page 445 ; tome XIX, page 51 ; et dans les Mélanges, année 1763, les Éclaircissements historiques (xxie sottise de Nonotte).
- ↑ Épitre 66. (Note de Voltaire.)
- ↑ Chronique, troisième partie, titre 22. (Id.)
- ↑ Livre Ier, du Schisme, chapitre lxviii. (Id.)
- ↑ Matthieu, chapitre xvi, v. 19. (Id.)
- ↑ Page 154. (Note de Voltaire.)
- ↑ Livre VIII, chapitre ii, des Inventeurs des choses. (Id.)
- ↑ Lettre ccciii. (Id.)
- ↑ Page 36. (Id.)
- ↑ Page 38. (Id.)
- ↑ Chapitre xxxiv, v. 29. (Note de Voltaire.)
- ↑ Déconfès veut dire : sans confession.
- ↑ Cette taxe est fort augmentée, mais nous doutons que ces augmentations aient été homologuées. On a imaginé de faire jouer dans les enterrements le rôle de confesseur du mort à un prêtre qui est dans un costume particulier, et auquel on donne un écu. Quand le malade est mort sans confession, quelquefois on accorde le confesseur pour éviter le scandale et gagner un écu ; d’autres fois, l’Église aime mieux le scandale que l’écu. C’est un moyen de décrier une famille honnête auprès de la canaille de la paroisse, qui est dans la main des prêtres parce que les laïques ont encore la bêtise de les charger de la distribution de leurs aumônes.
Il y a longtemps qu’on se plaint de cette avidité du clergé. Baptiste Mantouan, général des carmes, au xve siècle, dit dans ses poésies :
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Venalia nobis
Templa, sacerdotos, altaria, sacra, coronæ,
Ignis, thura, preces ; cœlum est venale, Deusque.Un poëte du siècle dernier a traduit ces vers de la manière suivante :
Chez nous tout est vénal : prêtres, temples, autels,
L’oremus à voix basse, et les chants solennels,
La terre des tombeaux, l’hymen et le baptême,
Et la parole sainte, et le ciel, et Dieu même (K.) - ↑ Voltaire lui-même a fait des vers techniques : voyez, tome XIII, les Annales de l’Empire.
- ↑ Iphigénie, acte V, scène ii.
- ↑ Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
- ↑ Mythologie de Banier, livre II, page 151, tome III, édition in-4o. Commentaires littéraires sur Samson, chapitre xvi. (Note de Voltaire.)
- ↑ Cet homme était Voltaire lui-même. Il ajoutait : Deux rois sont de très-mauvaises selles. Voyez, dans la Correspondance, sa lettre à Mme de Lutzelbourg, du 14 septembre 1753.
- ↑ Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
- ↑ IV. Dist. xxxiv, quest. (Note de Voltaire.)
- ↑ Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
- ↑ Canon iv. (Note de Voltaire.)
- ↑ Fin de l’article en 1772 ; le reste est de 1774. (B.)
- ↑ Cheselden, que Voltaire avait beaucoup connu à Londres, est encore cité pour ses travaux dans les Éléments de philosophie de Newton.
- ↑ Mélanges, troisième partie, 1756 ; mais imprimé, dès 1742, sous le titre de Déisme, dans le tome V des Œuvres. (B.)
- ↑ Fin de l’article en 1742 ; le reste existe dès 1756. (B.)
- ↑ Dictionnaire philosophique, 1765, in-12. (B.)
- ↑ Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
- ↑ Josèphe, livre II, chapitre v. (Note de Voltaire.)
- ↑ Livre VII. (Note de Voltaire.)
- ↑ Livre XI. (Id.)
- ↑
Rome encore aujourd’hui, consacrant ces maximes,
Joint le trône à rautel par des nœuds légitimes.Jean-George Lefranc, évêque du Puy-en-Velai, prétend que c’est mal raisonner ; il est vrai qu’on pourrait nier les nœuds légitimes. Mais il pourrait bien raisonner lui-même fort mal. Il ne voit pas que le pape ne devint souverain qu’en abusant de son titre de pasteur, qu’en changeant sa houlette en sceptre ; ou plutôt il ne veut pas le voir. À l’égard de la paix des Romains modernes, c’est la tranquillité de l’apoplexie. (Note de Voltaire.) — Les vers par lesquels commence cette note sont de Voltaire lui-même, Poëme sur la loi naturelle, quatrième partie.
- ↑ Addition faite en 1774, dans l’édition in-4o des Questions sur l’Encyclopédie. (B.)
- ↑ Voyez tome XI, page 298 ; et dans les Mélanges, année 1766, l’opuscule des Conspirations contre les peuples : année 1767, la note du chapitre xxxiv de l’Examen important de milord Bolingbroke ; et année 1769, l’opuscule de la Paix perpétuelle.
- ↑ Lucain, Pharsale, VIII, 487.
- ↑ Horace, ode 29 du livre III, vers 49.
- ↑ Mirabile videtur quod non rideat aruspex, cum aruspicem viderit : voilà ce que dit Cicéron dans son traité de Natura deorum, I, 26. Mais dans son traité de Divinatione, II, 24, il rapporte ce mot comme étant de Caton : Vetus autem illud Catonis admodum scitum est, qui mirari se agebat quod non rideret aruspex aruspicem cum vidisset. C’est cette dernière phrase que Voltaire rappelle dans la quatrième de ses Remarques pour servir de supplément à l’Essai sur les Mœurs (voyez dans les Mélanges, année 1763).
- ↑ Ce qui forme cette première section était, dans les Nouveaux Mélanges, troisième partie, 1765, placé immédiatement après les articles Médecins et Avocats (voyez ces mots), et commençait alors ainsi : « Le théologien est toute autre chose. Il sait parfaitement, etc. » (B.)
- ↑ Cette section formait tout l’article dans le Dictionnaire philosophique, 1765, in-12. (B.)
- ↑ J’ai, le premier, publié, en 1821, ce qui forme cette section, d’après une copie que je tenais de feu M. Decroix, l’un des éditeurs de Kehl. (B.)
- ↑ Faisait tout l’article dans le Dictionnaire philosophique, 1764. (B.)
- ↑ Voyez dans les Mélanges, année 1734, la fin de la sixième des Lettres sur les Anglais.
- ↑ Faisait la seconde section de l’article Tolérance dans l’édition de 1765 du Dictionnaire philosophique. (B.)
- ↑ Section ire dans les Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
- ↑ Il y a un jeu d’orgues qu’on appelle voix humaines, et qui se combine avec les jeux de flûtes. (Note de Voltaire.)
- ↑ Voyez le chapitre ii du Siècle de Louis XIV, et dans les Mélanges, année 1761, le Sermon du rabin Akib ; et année 1768, le Sermon de Josias Rossette. (B.)
- ↑ Section ii dans les Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
- ↑ Les deux sections de cet article datent de 1772, Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie. (B.)
- ↑ Tome XVII, page 233.
- ↑ Acte II, scène iii.
- ↑ Ce n’est pas Agénor : c’est Bélus qui, dans la Sémiramis de Crébillon, I, i, débite ces vers.
- ↑ Atrée et Thyeste, I, iii.
- ↑ Électre, II, i.
- ↑ Cette fable vient des anciens Étrusques. Voyez Sénèque, Questions naturelles, livre II, chapitres xli, xlvi. (K.)
- ↑ Voyez la note 1 de la page 526.
- ↑ Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
- ↑ Voyez tome XI, page 40 ; tome XVII, page 39 ; et dans les Mélanges, année 1761, le Sermon des cinquante ; année 1767, le chapitre v de l’Examen important de milord Bolingbroke ; et année 1769, le chapitre ix de Dieu et les Hommes.
- ↑ Jérémie, chapitre vii. (Note de Voltaire.)
- ↑ Livre III, chapitre xi. (Note de Voltaire.)
- ↑ Livre IV, chapitre xvi, v. 3. (Id.)
- ↑ Chapitre xxi, v. 6. (Id.)
- ↑ Le fameux rabbin Isaac, dans son Rempart de la foi, au chapitre xxiii, entend toutes les prophéties, et surtout celle-là, d’une manière toute contraire à la façon dont nous les entendons. Mais qui ne voit que les Juifs sont séduits par l’intérêt qu’ils ont de se tromper ? En vain répondent-ils qu’ils sont aussi intéressés que nous à chercher la vérité ; qu’il y va de leur salut pour eux comme pour nous ; qu’ils seraient plus heureux dans cette vie et dans l’autre, s’ils trouvaient cette vérité ; que s’ils entendent leurs propres écritures différemment de nous, c’est qu’elles sont dans leur propre langue très-ancienne, et non dans nos idiomes très-nouveaux ; qu’un Hébreu doit mieux savoir la langue hébraïque qu’un Basque ou un Poitevin ; que leur religion a deux mille ans d’antiquité plus que la nôtre ; que toute leur Bible annonce les promesses de Dieu, faites avec serment de ne changer jamais rien à la loi ; qu’elle fait des menaces terribles contre quiconque osera jamais en altérer une seule parole ; qu’elle veut même qu’on mette à mort tout prophète qui prouverait par des miracles une autre religion ; qu’enfin ils sont les enfants de la maison, et nous des étrangers qui avons ravi leurs dépouilles. On sent bien que ce sont là de très-mauvaises raisons qui ne méritent pas d’être réfutées. (Note de Voltaire.)
- ↑ Article ajouté, en 1769, dans la Raison par alphabet. (B.)
- ↑ Acte III, scène iv.
- ↑ Catherine II.
- ↑ Voyez Question.
- ↑ Article ajouté dans l’édition de 1767 du Dictionnaire philosophique. (B.)
- ↑ Questions sur l’ Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
- ↑ Page 4, édition de 1719. (Note de Voltaire.)
- ↑ Strom., livre V. (Note de Voltaire.)
- ↑ Livre VIII, chapitre xlii. (Id.)
- ↑ I. Partie sur saint Jean. (Id.)
- ↑ Théol., livre II, chapitre vi. (Note de Voltaire.)
- ↑ Livre IV, chapitre viii. (Id.)
- ↑ Livre IV, chapitre xxxvii. (Note de Voltaire.)
- ↑ Livre XXIV, sur saint Jean. (Id.)
- ↑ Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
- ↑ Dictionnaire philosophique, 1764. (B.)