L’Égypte et le canal de Suez/Texte entier

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L’ÉGYPTE
ET
LE CANAL DE SUEZ.



L’ÉGYPTE

ET

LE CANAL DE SUEZ

PAR

Mme la Comtesse DROHOJOWSKA



Logo A. Laporte Éditeur
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PARIS
A. LAPORTE, ÉDITEUR,
Librairie ancienne et moderne
46, boulevard haussmann, 46
derrière le nouvel opéra.
PREMIÈRE PARTIE
L’ÉGYPTE

i
L’Égypte ancienne

i. — Les Pharaons

« L’Égypte a été le berceau de la civilisation, ou plutôt elle s’était civilisée longtemps avant que la plupart des autres peuples eussent même apparu sur la scène du monde. Les prodigieux monuments qui en couvrent le sol et qui gardent encore en partie le secret qui leur a été confié dans des temps ignorés de l’histoire, attestent du moins d’une manière incontestable que l’Égypte a été glorieuse et puissante à une époque où l’Europe n’était pas née. » Ses premiers habitants lui vinrent de l’Éthiopie et elle fut d’abord gouvernée par les dieux du premier, du second et du troisième ordre, c’est-à-dire par les prêtres de ces fausses divinités.

C’est dans cette période que lurent bâties les villes célèbres de Thèbes, de This et d’Éléphantine. Dès lors étaient déjà connus et pratiqués en Égypte les arts précieux de l’écriture, de la musique et de l’astronomie ; l’agriculture y était en honneur et les cérémonies religieuses y étaient entourées d’une grande pompe. Tout en un mot indiquait un peuple avancé déjà dans les voies de la civilisation.

Menés ou Misraïm substitua le pouvoir royal à ce gouvernement théocratique et fut le fondateur de la première des vingt-six dynasties qui devaient gouverner l’Égypte, dont la configuration et l’étendue étaient loin du reste d’être alors ce que nous la voyons aujourd’hui. Le Nil et la mer couvraient de leurs eaux le sol presque en entier, sauf dans la Thébaïde (ou Haute-Égypte) c’était la seule partie du pays qui nous occupe, qui fût habitée.

Menés, le premier, entreprit de disputer le sol aux eaux du fleuve. Il en détourna le cours et dessécha un vaste emplacement où il jeta les fondements de Memphis.

On ne saurait préciser la date de cet événement ; mais il est certain qu’il précéda de plusieurs siècles la fondation de Babylone et de Ninive.

Une longue suite de rois se succédèrent sur le trône de Memphis, ajoutant chacun à la grandeur et à la prospérité de la monarchie.

La Basse-Égypte conquise degré par degré et grâce aux travaux des princes, imitateurs et continuateurs de Menès, le disputa bientôt à la Haute-Égypte eu richesse et en monuments. Diospolis et Tanis y acquirent une grande célébrité.

C’est là que les cois de la dix-septième dynastie, dits rois pasteurs, (hyksos) établirent le siège de leur puissance.

Sous le régne du quatrième des princes de cette dynastie, Joseph, fils de Jacob, fut amené en Égypte : on sait comment, monté du rang d’esclave à la dignité de premier ministre, il mérita le titre de sauveur de l’Égypte.

On sait aussi comment il établit dans la terre de Gessen son père et ses frères qui y furent la souche du peuple de Dieu.

Cependant les rois ou Pharaons de la Thébaïde étant parvenus à chasser les Pharaons-Pasteurs de la Moyenne et de la Basse-Égypte, reconstituèrent à leur profit, une monarchie unique.

Sous cette dix-huitième dynastie, l’Égypte devait monter à l’apogée de la puissance, de la gloire et de la richesse.

Ecoutons sur cette brillante période, ce que rapporte le savant égyptologue Champollion : « Alors, dit-il, existaient des communications suivies et régulières entre l’empire égyptien et celui de l’Inde. Le commerce avait une grande activité entre ces deux puissances, et les découvertes qu’on fait journellement dans les tombeaux de Thèbes, de toiles de fabrique indienne, de meubles en bois de l’Inde et de pierres dures taillées venant certainement de l’Inde, ne laissent aucune espèce de doute sur le commerce que l’antique Égypte entretenait avec l’Inde, à une époque où tous les peuples européens et une grande partie des Asiatiques était encore tout-à-fait barbare. Il est impossible d’ailleurs d’expliquer le nombre et la magnificence des anciens monuments d’Égypte, sans trouver dans l’antique prospérité commerciale de ce pays la principale source des immenses richesses dépensées pour les produire. Ainsi, il est, bien démontré que Memphis et Thèbes furent le premier centre du commerce, avant que Babylone, Tyr, Sidon, Alexandrie, Tadmor (Palmyre) et Bagdad, villes toutes du voisinage de l’Égypte, héritassent successivement de ce bel et important privilège.

« Quant à l’état intérieur de l’Égypte à cette grande époque, tout prouve que la politique, les arts et les sciences y étaient portés à un très-haut degré d’avancement.

« Le pays était partagé en trente-six provinces ou gouvernements administrés par des fonetionnaires de divers degrés, d’après un code complet de lois écrites.

« La population s’élevait, en totalité, à cinq millions au moins, et sept au plus. Une partie de cette population spécialement vouée à l’étude des sciences et aux progrès des arts, était chargée en outre des cérémonies du culte, de l’administration de la justice, de l’établissement et de la levée des impôts, invariablement fixés d’après la nature et l’étendue de chaque portion de propriété mesurée d’avance, et de toutes les branches de l’administration civile. C’était la partie instruite et, savante de la nation : on l’appelait la classe sacerdotale. Les principales fonctions de cette caste étaient exercées ou au moins dirigées par des membres de la famille royale.

« Une autre partie de la nation égyptienne était spécialement destinée à veiller au repos intérieur et à la défense extérieure du pays. C’est dans ces familles nombreuses, dotées et entretenues aux frais de l’État et qui formaient la caste militaire, que s’opéraient les conscriptions et les levées de soldats. Elles entretenaient régulièrement l’armée égyptienne sur le pied de cent quatre-vingt mille hommes. La première, mais la plus petite division de cette armée était exercée à combattre sur des chars à deux chevaux ; c’était la cavalerie de l’époque, la cavalerie proprement dite n’existait pas alors en Égypte. Le reste formait des corps de fantassins de différentes armes, savoir : les soldats de ligne, armés d’une cuirasse, d’un bouclier, d’un lance et d’une épée, et les troupes légères, les archers, les frondeurs et les corps armés de haches ou de faulx de bataille. Les troupes exercées à des manœuvres régulières, marchaient et se mouvaient en ligne, par légions et par compagnies. Leurs évolutions s’exécutaient au son du tambour et de la trompette.

« Le roi déléguait, pour l’ordinaire le commandement des différents corps à des princes de sa famille.

« La troisième classe de la population formait la caste agricole. Ses membres donnaient tous leurs soins à la culture des terres, soit comme propriétaires, soit comme fermiers. Les produits leur appartenaient en propre ; on prélevait seulement une portion destinée à l’entretien du roi et à l’entretien des castes sacerdotale et militaire ; cela formait le principal et le plus certain des revenus de l’État.

« D’après les anciens historiens, on doit évaluer le revenu annuel des Pharaons, y compris les tributs payés par les nations étrangères, de 6 à 700 millions au moins de notre monnaie.

« Les artisans, les ouvriers de toute espèce et les marchands composaient la quatrième classe de la nation : c’était la caste industrielle, soumise à un impôt proportionnel, et contribuant ainsi par ses travaux à la richesse et aux charges de l’État.

« Les travaux de cette caste élevèrent l’Égypte à son plus haut point de prospérité. Tous les genres d’industrie furent, en effet, pratiqués par les anriens Égyptiens, et leur commerce avec les autres nations plus ou moins avancées qui formaient le monde civilisé de cette époque, avait pris un grand développement.

« L’Égypte faisait alors du superflu de ses produits en grains un commerce régulier et fort étendu. Elle tirait de grands profits de ses bestiaux et de ses chevaux. Elle fournissait le monde de ses toiles de lin et de ses tissus de coton égalant en perfection et en finesse tout ce que l’industrie de l’Inde et de l’Europe exécute aujourd’hui de plus parfait. Les métaux, dont l’Égypte ne renferme aucune mine, mais qu’elle tirait des pays tributaires ou d’échanges avantageux avec les nations indépendantes, sortaient de ses ateliers, travaillés sous diverses formes et changés soit en armes, en instruments, en ustensiles ; soit en objets de luxe et de parure recherchés à l’envi par tous les peuples voisins. Elle exportait annuellement une masse considérable de poteries de tout genre, ainsi que les innombrables produits de ses ateliers de verrerie et d’émaillerie, arts que les Égyptiens avaient portés au plus haut point de perfection. Elle approvisionnait enfin les nations voisines de papyrus ou papier formé des pellicules intérieures d’une plante qui a cessé depuis quelques siècles d’exister en Égypte. Les anciens Arabes nommaient cette plante berd, elle croissait principalement dans les endroits marécageux, et sa culture était une source de richesses pour ceux qui habitaient les rives des anciens lacs de Bourlos et de Menzaleh ou Tanis.

« Les Égyptiens n’avaient point un système monétaire semblable au nôtre. Ils avaient pour le petit commerce intérieur une monnaie de convention, mais pour les transactions considérables, ils payaient en anneaux d’or pur d’un certain poids et d’un certain diamètre, ou en anneaux d’argent d’un titre et d’un poids également fixes.

« Quant à l’état de la marine à cette époque reculée, plusieurs notions essentielles nous manquent encore. Nous savons cependant que l’Égypte avait une marine militaire composée de grandes galères marchant à la fois à la rame et à la voile ; on doit présumer que la marine marchande avait pris un certain essor, quoi qu’il soit à peu près certain que le commerce et la navigation de long cours étaient faits, en qualité de courtiers, par un petit peuple tributaire de l’Égypte et dont les principales villes furent Sour, Saïde, Beyrouth et Acre.

« Le bien-être intérieur de l’Égypte était fondé sur le vaste développement de son agriculture et de son industrie. On découvre à chaque instant dans les tombeaux de Thèbes et de Sakkarah des objets d’un travail perfectionné démontrant que ce peuple connaissait toutes les aisances de la vie et toutes les jouissances du luxe. Aucune nation ancienne ou moderne n’a porté plus loin que les vieux Égyptiens la grandeur et la somptuosité des édifices, le goût et la recherche dans les meubles, les ustensiles, le costume et la décoration.

« Telle fut l’Égypte à sa plus haute période de splendeur connue. Cette prospérité date de l’époque des derniers rois de la dix-huitième dynastie, à laquelle appartient Rhamsès-le-grand ou Sésostris. Les sages et nombreuses institutions de ce souverain, terrible à ses ennemis, doux et modéré à ses sujets, en assurèrent la durée.

« Ses successeurs jouirent en paix du fruit de ses travaux et conservèrent en grande partie ses conquêtes. Le quatrième d’entre eux, nommé Rhamsès-Meiamoum, prince guerrier et ambitieux, les étendit encore davantage ; son règne entier fut une suite d’entreprises heureuses contre les nations les plus puissantes de l’Asie. Ce roi bâtit le beau palais de Métinet-Habuo à Thèbes, sur les murailles duquel on voit encore sculptées et peintes toutes les campagnes de ce Pharaon en Asie, les batailles qu’il a livrées sur terre et sur mer, le siège et la prise de plusieurs villes, enfin les cérémonies de son triomphe au retour de ses lointaines expéditions.

« Les Pharaons qui régnèrent après lui, firent jouir l’Égypte d’un long repos. Pendant ce temps d’une tranquillité profonde l’Égypte, tout en laissant s’assoupir l’esprit guerrier et conquérant qui l’avait dominée sous les précédentes dynasties, dut nécessairement perfectionner son régime intérieur et avancer progressivement ses arts et son industrie. Mais sa domination extérieure se rétrécit de siècle en siècle à cause des progrès de la civilisation qui s’étaient effectués dans plusieurs de ces contrées par leur liaison même avec l’Égypte ; celle-ci ne pouvait plus les contenir sous sa dépendance que par un déplacement de forces militaires excessif et hors de toute proportion.

« Un nouveau monde politique s’était en effet formé autour de l’Égypte. Les peuples de la Perse réunis en un seul corps de nation, menaçaient déjà les grands royaumes unis de Ninive et de Babylone ; ceux-ci après avoir dépouillé l’Égypte d’importantes branches de commerce, lui disputaient la possession de la Syrie et se servaient des peuples et des tribus arabes pour inquiéter les frontières de leur ancienne dominatrice. Dans ce conflit les Phéniciens, ces courtiers naturels du commerce des puissances rivales, passaient d’un parti à l’autre, suivant l’intérêt du moment.

« Cette lutte fut longue et soutenue : il ne s’agissait de rien moins que de l’existence commerciale de l’un ou de l’autre de ces puissants empires.

« Les expéditions militaires du Pharaon Chéchonk Ier et celles de son fils, Osorkon Ier, qui parcoururent l’Asie occidentale, maintinrent pendant quelque temps la suprématie de l’Égypte qui eut pu jouir longtemps du fruit de ses victoires, si une invasion des Éthiopiens ou Abyssins n’eut soudain tourné toute son attention du côté du midi. Ses efforts furent inutiles. Sabacon, roi des Éthiopiens, s’empara de la Nubie et passa la dernière cataracte avec une armée grossie de tous les peuples barbares de l’Afrique. L’Égypte succomba, après une lutte dans laquelle périt son Pharaon Boc-Hor, le Bocchoris des Grecs. »[1]

Sabacon, fondateur de la vingt-cinquième dynastie, amena en Égypte, avec la domination étrangère, un temps d’arrêt dans la civilisation et la prospérité de ce pays.

Cinquante ans s’écoulèrent ainsi après lesquels un prêtre nommé Sethos parvint à réveiller dans le cœur du peuple le sentiment du patriotisme. Les barbares furent chassés, et après quelque temps d’incertitude et de division, le roi Psamméticus Ier (de la vingt-sixième dynastie) consolida le pouvoir royal et, pendant un règne de quarante ans, rendit a l’Égypte sa splendeur passée.

Il ouvrit les portes de son empire aux marchands étrangers et en particulier aux Grecs, et il rendit à la navigation égyptienne l’essor qu’avait arrêté la domination barbare.

Néchao, son fils, continua cette heureuse impulsion ; selon Hérodote, il équipa une flotte qui alla reconnaître les côtes de l’Afrique dont elle fît le tour.

L’histoire attribue aussi à ce prince la gloire d’avoir fait reprendre les travaux du canal de communication entre la Méditerranée et la mer Rouge, commencé, dit-on, par Sésostris.

Cependant la caste militaire que Psamméticus avait mécontentée, précipita du trône Néchao et donna le sceptre à Amasis.

La conquête de l’Assyrie par Cyrus, qui survint sur ces entrefaites, en détournant de l’Égypte l’attention du roi de Babylone, permit à Amasis de concentrer toute son attention sur le commerce et la prospérité intérieure de ses états. Son règne de quarante-deux ans fut paisible et heureux : l’industrie, la civilisation, la fortune publique, tout revint à une prospérité inconnue depuis la dernière invasion éthiopienne.

Mais lorsque Babylone fut tombée sous les coups de Cyrus, Amasis jugea que l’antique puissance de l’Égypte qu’il avait eu un instant l’espoir de réédifier allait s’écrouler. Du moins eut-il le bonheur de ne point assister à la ruine de son trône.

Il mourut au moment où les années du grand conquérant de l’Asie s’ébranlaient pour envahir la terre des Pharaons.



ii. — Les Satrapes. — Les Lagides.

Sous la conduite de Cambyse, les Perses se présentèrent en 525 (avant J.-C.) devant Péluse, clef de l’Égypte. Une célèbre bataille illustra ce lieu : les Égyptiens défendirent leur indépendance avec un grand courage ; mais accablés par le nombre ils furent vaincus. Cambyse marcha sur Memphis et sur Thèbes dont il saccagea les monuments : puis, comme saisi du vertige, il se jeta dans le désert d’Ammon dont les sables dévorèrent son armée.

Mais l’Égypte n’en était pas moins conquise. Livrée aux satrapes qui la gouvernèrent au nom du roi de Perse, elle vit dégénérer les arts, qui avaient fait sa fortune et sa gloire ; les traditions scientifiques, qui la plaçaient à la tête de la civilisation, s’altérèrent et se perdirent ; les campagnes disputées au fleuve et à la mer se dépeuplèrent, et les plus opulentes cités devinrent désertes. Cette ère de désordre et de rapine ne dura pas moins de deux siècles.

On ne doit donc pas s’étonner si lorsque, précédé par la renommée de son génie et de sa gloire,

Alexandre parut en Égypte, il y fut accueilli comme un sauveur.

Nul cependant ne pouvait prévoir, nul n’eût osé rêver la splendeur de la période qu’allait ouvrir à l’antique terre des Pharaons, l’invasion grecque.

« Pendant son règne trop court, mais si merveilleusement rempli, Alexandre, dit dans un récent et remarquable travail un écrivain contemporain[2], conçut et commença à exécuter d’immenses projets destinés, s’ils eussent tous abouti, à transformer tout d’un coup la face du monde.

« L’Égypte devait être la première à profiter de cette transformation qui, pour avoir été interrompue par la mort subite du grand roi, n’en a pas moins, à partir de cette époque, progressé rapidement. La reconnaissance des côtes de la mer Érythrée jusqu’aux embouchures de l’Euphrate ; reconnaissance accomplie delà manière la plus intelligente et la plus heureuse par Néarque à la tête d’une flotte nombreuse ; les premières relations commerciales par mer entre l’Inde et l’Égypte ; un essai de communication régulière avec les côtes de l’Afrique septentrionale jusqu’aux colonnes d’Hercule ; l’ extension des échanges avec toutes les contrées méditerranéennes ; la fondation d’Alexandrie et les grands travaux projetés pour relier cette ville à la mer Rouge : tout indique les espérances qu’Alexandre fondait sur la position de l’Égypte qui était, dans sa pensée, l’entrepôt naturel à la fois de l’Orient et de l’Occident.

« Par une heureuse exception, l’Égypte n’eût pas spécialement à souffrir des luttes engagées entre tes généraux qui se partagèrent l’empire d’Alexandre. Cette tranquillité relative, elle la dut à ce que Ptolémée en la recevant en partage, comprit la valeur de son lot et fit preuve, pour le conserver, de la plus sage modération. »

L’Égypte redevint donc sous les Ptolémées la principale puissance commerciale et maritime du monde ; les arts et les sciences y reprennent un éclat qui atteint en splendeur, si elle ne la surpasse, cette période brillante dont Champollion nous traçait, quelques pages plus haut, un trop rapide tableau... Enfin les travaux des géographes et des navigateurs y créent partout de nouveaux débouchés ; des villes et des ports, des canaux et des routes surgissent comme par enchantement sur le sol de la patrie régénérée, tandis que ses enfants vont jeter leurs comptoirs commerciaux ou leurs colonies militaires sur les côtes de la mer Rouge, dans le golfe Persique et jusque dans la mer des Indes.

Mais où se montre la supériorité de l’époque des Ptolémées sur les époques antérieures, c’est dans la forme et dans la puissance nouvelle que les progrès scientifiques de ce temps donnent à la canalisation.

Cette source de richesse et de grandeur acquise à l’Égypte depuis les temps les plus reculés, mais demeurée jusqu’alors à un état de simplicité toute primitive et qu’arrêtaient les plus légers obstacles, se développa tout à coup au moyen de barrages ou écluses rudimentaires formée de poutres superposées et mobiles. Bientôt le canal de Néchao et celui qu’avait plus tard creusé Darius, et qui, élargi et recreusé par Ptolémée-Philadelphe, prit le nom de canal des Ptolémées, mirent enfin en communication, malgré là différence des niveaux, d’une part, la branche pélusiaque du Nil avec le golfe Hèroopolite (ou lacs Amers), au centre de l’isthme de Péluse : d’autre part, le golfe Hèroopolite avec la mer Rouge.

Par malheur, la fin de cette race des Lagides qui avait si glorieusement débuté, fut marquée par une série presque continuelle de rivalités armées entre les branches collatérales qui souillèrent le sol de l’Égypte de complots, de meurtre et de guerre, sans gloire et sans issues.

Ou arrive ainsi à la trop célèbre Cléopâtre, qui après avoir enlevé la couronne à son frère Ptolémée, et, après s’être débarrassé par le poison d’un autre frère, resta souveraine maîtresse de l’Égypte ; Avec elle finit la race des Ptolémées et l’indépendance de leur empire.

Dès lors et pendant six siècles, l’histoire de la terre des Pharaons, réduite en provinces romaines, se confond avec celle de la métropole.

Lors de la division de l’empire romain, elle devint une des provinces de l’empire d’Orient et releva de Byzance.

Les désordres et les crimes qui marquèrent le cours de cette dernière période, eurent leur contrecoup en Égypte, qui depuis longtemps était fatiguée des intrigues et des exactions de ses dominateurs, lorsque se présenta tout à coup à elle un maître nouveau.

iii. — Les Califes.

C’était Amrou, lieutenant du deuxième successeur de Mahomet, le calife Omar. Memphis, que les historiens ont appelée la Babylone d’Égypte, fut attaquée la première ; elle capitula sans essayer même de se défendre.

Alexandrie, qu’Amrou alla assiéger ensuite, résista vaillamment ; l’armée musulmane n’y entra qu’après quatorze mois de siège.

On a accusé Amrou d’avoir, irrité de cette longue résistance, usé de représailles et entre autres actes de colère et de vandalisme, fait incendier la précieuse bibliothèque d’Alexandrie.

« Le fait, disent les historiens modernes, parait controuvé. Il serait dans tous les cas en contradiction avec la sagesse éclairée de l’administration d’Amrou en Égypte, » et avec l’admiration et la sympathie que ce beau pays inspira immédiatement à ce célèbre conquérant.

Nos lecteurs en auront la preuve, s’ils veulent bien lire le rapport suivant, adressé par Amrou lui-même au calife Omar, en réponse à une lettre de ce prince, lui demandant une description exacte de la contrée dont il venait d’enrichir l’empire des fils de Mahomet.

« O prince des fidèles, imagine un désert aride et une campagne magnifique, au milieu de deux montagnes, dont l’une a la forme d’une colline de sable et l’autre du ventre d’un cheval étique ou du dos d’un chameau. Voilà l’Égypte !

« Toutes ses productions et ses richesses viennent d’un fleuve béni qui coule avec majesté au milieu. Le moment de la crue et de la retraite des eaux y est aussi réglé que le lever du soleil et de la lune. Il y a une époque de l’année où toutes les sources de l’univers viennent payer à ce roi des fleuves, le tribut auquel la Providence les assujettit envers lui. Alors, les eaux augmentent, sortent de leur lit, et couvrent toute la surface de l’Égypte, pour y déposer un limon productif. Il n’y a plus de communications d’un village à l’autre que par le moyen de barques légères, aussi nombreuses que les feuilles du palmier. Lorsqu’arrive enfin le moment où les eaux cessent d’être nécessaires à la fertilité du sol, le fleuve docile rentre dans les bornes que la nature lui a prescrites, afin que les hommes puissent recueillir les trésors qu’il a déposés dans le sein de la terre. Alors, ce peuple protégé du ciel, ouvre légèrement la terre, à laquelle il confie les semences dont il attend la fécondité de Celui qui fait croître et mûrir les moissons.

« Bientôt le germe se développe, la tige s’élève, l’épi se forme par le secours d’une rosée qui supplée aux pluies, pour entretenir le suc nourricier dont le sol est imprégné. La moisson mûrit promptement ; mais aussitôt à la plus abondante fertilité succède une stérilité complète. Et ainsi, ô prince des fidèles. l’Égypte offre tour à tour aux regards, l’image d’un désert poudreux, d’une plaine liquide et moirée d’argent, d’un marécage noir et limoneux, d’une prairie verte et ondoyante, d’un parterre de fleurs variées et d’un guéret couvert de moissons jaunissantes.

« Béni soit le Créateur de tant de merveilles.

Trois choses, ô prince des fidèles, contribueront essentiellement à la prospérité de l’Égypte : la première de ne point adopter légèrement les projets inventés par l’avidité fiscale et tendant à une augmentation d’impôts ; la seconde, d’employer le tiers des revenus à l’entretien des canaux, des ponts et des digues ; la troisième, de ne lever l’impôt qu’en nature sur les fruits que la terre produit.

« Salut ! »

Les sages conseils d Amrou ne furent pas tonjours suivis, et parmi les nombreux lieutenants que les califes envoyèrent en Égypte, plus d’un pressura le peuple et abusa de son rapide pouvoir [3].

D’autre part, les révolutions qui tour à tour placèrent à la tête des Musulmans, les Abassides et plus tard les Fatimites, eurent chacun leur écho dans cette partie si importante de l’empire des califes[4].

Puis vinrent la puissance et les querelles des deux milices éthiopienne et turque ; on sait com- ment cette dernière triompha et demeura maîtresse absolue de l’empire.

Cette dernière période nous conduit à l’époque des croisades, époque qui, en faisant de l’Égypte le théâtre de luttes héroïques, rendit à ce pays une partie de son importance passée.

C’est là en effet crue l’armée d’Amaury, chef des croisés, rencontra celle de Nour-ed-dyn, prince puissant de Syrie ; Salah-ed-dyn (Saladin), lieutenant de Nour-ed-dyn commandait les forces de l’Islam ; il traita avec Amurat, se déclara indépendant et fonda la dynastie des Ayoubites.

À la conquête de l’Égypte, point de départ de sa fortune, Saladin ajouta successivement la Syrie, la Mésopotamie et l’Arabie ; toutefois il conserva pour capitale le Caire, que Djouhar, lieutenant des califes, avait fait bâtir deux siècles auparavant et qu’il embellit et fortifia.

L’empire de Saladin fut partagé à sa mort entre ses trois fils, et l’Égypte échut à Malek-el-azir auquel succédèrent Malek-el-adel, Suffert-el-dyn, Malek-el-amel et Malek-el-salek, sous le règne duquel le roi saint Louis entreprit l’avant-dernière croisade.

En apprenant que les croisés au lieu de se diriger vers la Syrie avaient débarqué au nombre de 50,000 devant les bouches du Nil, Malek-el-salek accourut défendre ses États. Il périt dans un sanglant combat ; son fils Timran-Chah lui succéda.

Ce fut ce dernier prince qui gagna la célèbre bataille où saint Louis fut fait prisonnier.

Il jouit peu de son triomphe : Les chefs de son armée le massacrèrent à l’issue d’un festin ; avec lui s’éteignit la dynastie fondée par Saladin, dynastie sous laquelle l’Égypte avait reconquis une partie de son importance et de sa prospérité passée.



iv. — LES MAMELUKS.

La milice triomphante fonda sous le nom de Mameluks-bahrites, une dynastie qui gouverna l’Égypte pendant plus d’un siècle, et à laquelle succéda, en 1384,la dynastie des Mameluks-circassiens appelés au trône, comme les précédents, par une révolution militaire.

Cette dynastie se composa également d’une série d’émirs turbulents qui se disputaient l’autorité et provoquaient d’ordinaire par des moyens sanglants les vacances dont ils profitaient.

La conquête de l’Égypte par Sélim, successeur de Bajazet mit fin à la dynastie des Circassiens ; mais non pas à la puissance des Mameluks qui, au nombre de vingt-quatre, furent nommés beys ou commandants des provinces. Toutefois au-dessus du leur fut créé le pouvoir central et supérieur d’un pacha ou vice-roi.

Mais redoutant que ce pacha qui devait contenir l’ambition du bey et de la milice, ne se servît un jour de l’étendue de son pouvoir pour se déclarer indépendant, Sélim, qui du reste, en s’emparant de l’Égypte, avait en vue bien moins un agrandissement de territoire que la conquête du titre d’héritier et de lieutenant de Mahomet que s’attribuaient les héritiers des Abassadides, imagina d’établir un contre-poids réciproque entre ces deux autorités, dont il prévoyait les intrigues ambitieuses ; et pour cela il attribua aux beys, aux corps de milice et aux principaux ulémas du pachalik, le droit de contrôler les actes du pacha et de le révoquer de ses fonctions, au cas où son administration ne serait pas régulière.

Cette mesure était aussi impolitique que dangereuse. Elle devait ruiner promptement la domination de la Sublime-Porte en Égypte.

Les Mamelucs-beys, en effet, ne se firent point faute d’user de ce droit de destitution, au moyen duquel ils recouvraient en quelque sorte la souveraineté que le sort des armes leur avait fait perdre.

Les révocations de pachas se succédèrent sans être jamais discutées par le gouvernement de la Porte. Les beys envoyaient à Constantinople les pièces qui constataient les actes vrais ou supposés du pacha. Ces pièces étaient signées par eux d’abord et ensuite par quelques officiers du corps de milice et par quelques ulémas complaisants. Sur la réception de ce dossier, le grand seigneur n’hésitait jamais à nommer un nouveau pacha.

Quant au tribut fixé par Sélim, comme équivalent de la partie des contributions qui devaient revenir au gouvernement de la Porte, il fut d’abord envoyé chaque année à Constantinople avec un grand appareil, puis il y eut des retards, des tiraillements ; enfin il cessa complètement d’être payé.

Il serait trop long d’indiquer ici l’interminable nomenclature des pachas égyptiens, hommes sans importance d’ailleurs, et dont le principal souci était de s’indemniser par toutes les voies possibles du présent magnifique que leur avait coûté leur investiture.

N’osant compter sur une longue autorité, ils se hâtaient d’arriver à la fortune, et leurs exactions ne servaient que trop de prétexte aux beys pour les accuser et les déposer, aussitôt qu’ils pouvaient craindre de leur voir prendre quelque autorité réelle.

Bientôt l’influence administrative de ces souverains de passage s’effaça complètement ; ils ne furent plus que des automates aux ordres des beys.

Tel était l’état des choses au moment où éclata le conflit avec la France, à la suite duquel eut lieu l’expédition de 1798.

C’est à ce moment que nous ferons commencer la deuxième partie de notre récit que, sans tenir compte des divisions ordinaires de l’histoire, nous avons intitulée l’Égypte moderne.



ii
L’Égypte moderne.

i. — EXPÉDITION FRANCAISE DE 1798.

À l’époque où nous sommes arrivés il était donc constaté :

1° Que la Porte ottomane n’avait pas l’ombre d’autorité effective en Égypte ;

2° Que le pacha n’y était que le premier esclave des beys ;

3° Que la Porte n’en retirait pas le moindre revenu ;

4° Qu’elle n’y jouissait d’aucun droit réel de souveraineté, car les beys y disposaient à leur gré et à leur profit de toutes les terres.

Un tel état de choses devait nécessairement être fatal aux Européens que le commerce attirait en Égypte. Les Français qui d’abord avaient joui sur ce point de l’Afrique comme sur les côtes barbaresques de certains privilèges, étaient devenus depuis 1760, c’est-à-dire depuis l’avènement au pouvoir d’Ali-bey, l’objet de vexations particulières.

Voici ce qui s’était passé.

Tant que les pachas possédèrent en Égypte un semblant d’autorité, les beys et les corps de milice vécurent dans une union apparente. Mais lorsque le pacha eut perdu jusqu’au dernier rayonnement de ce prestige qui avait suppléé aux yeux des foules à l’autorité réelle, la discorde se mit entre eux. Ils se disputèrent le pouvoir ; les beys triomphèrent enfin, et l’un d’eux ayant rallié les autres sous son autorité, se déclara indépendant de la Porte à laquelle il résista les armes à la main, et se fit nommer par le chérif de la Mecque, sultan d’Égypte.

C’était Ali-bey, musulman fanatique et par suite ennemi de tout ce qui portait le nom chrétien. Ali-bey, comme les orientaux au temps des croisades, faisait-il du royaume de France la personnification du grand principe chrétien ! Toujours est-il qu’il avait voué à notre nation une haine particulière, haine qui se manifestait non-seulement dans la manière hautaine et extravagante dont, à plusieurs reprises, il traita nos consuls, mais encore dans sa conduite envers notre pavillon et nos nationaux.

Il exigeait de nos négociants des fournitures à des prix ruineux, et leur empruntait des sommes qu’il ne leur rendait jamais ; il en extorquait par force ou par ruse des présents considérables ; enfin il fit perdre à une de nos maisons de commerce le montant d’ une année de fournitures s’élevant à la somme, alors énorme, de 300,000 francs.

Les successeurs d’Ali eurent plus de modération dans leurs rapports avec notre commerce ; toutefois la France eut à se plaindre gravement de leur gouvernement.

Mais le règne le plus désastreux pour nos intérêts commerciaux et pour la dignité de notre pavillon fut celui de Mourad-bey et d’Ibrahim-bey qui, amenés simultanément au pouvoir, se partagèrent l’autorité.

Stimulés sans doute dans leurs exactions par l’exemple des pirates barbaresques qui tenaient sous l’oppression les navires et le commerce méditerranéen, les beys exercèrent dans les mêmes pârages la plus odieuse tyrannie ; toutes les nations de l’Europe eurent à se plaindre d’eux et la France surtout se vit sérieusement offensée dans son honneur et compromise dans ses intérêts.

Un instant on se crut débarrassé des deux tyrans qui, chassés de l’Égypte par une expédition envoyée de Constantinople contre eux en 1786, furent remplacés par Ismaïl-Bey, prince juste et éclairé.

Cette trêve ne fut pas de longue durée : en 1790 Mourad et Ibrahim rentrèrent au Caire, et leurs dépradations recommencèrent.

La France s’émut des pétitions, des mémoires furent adressés au Directoire dès l’année 1795 ; une enquête fut ordonnée et bientôt une expédition fut résolue.

On sait comment, partie de Toulon, sans savoir où son général, le jeune et populaire vainqueur d’Italie, la conduisait, l’expédition après avoir enlevé Malte en passant, arriva, devant Alexandrie au commencement de juillet 1798.

Après s’être emparé de la ville, Bonaparte battit l’avant-garde des Mameluks à Chébreis, détruisit leur flottille du Nil, s’avança vers le Caire et, le 24 juillet, gagna la célèbre bataille des Pyramides.

Le lendemain, notre armée triomphante faisait son entrée au Caire.

Moins heureuse que notre armée de terre, notre flotte, surprise dans la baie d’Aboukir, par Nelson, succombait avec gloire, accablée sous les forces ennemies.

Bonaparte cependant se hâtait d’assurer la stabilité de sa conquête par une sage organisation du pays. Il respectait les croyances, les mœurs des habitants, qui l’appelaient « le favori d’Allah ; » il établissait un système d’impôts, perçus comme auparavant à l’aide des coptes. En même temps il s’occupait d’assurer le bien-être de ses soldats et il établissait dans un des plus vastes palais du Caire « cet institut d’Égypte, dont les membres, Monge, Bertholet, Fourier, Dolmieu, Larrey, Geoffroy Saint-Hilaire, etc., commencèrent à conquérir à la science cette contrée mystérieuse qui n’a révélé ses secrets que depuis le jour où le génie de la France y a passé. »

Au milieu de ces travaux la nouvelle du désastre d’Aboukir vint surprendre Bonaparte. C’était un irréparable malheur, par suite duquel l’expédition d’Égypte, qui devait nous donner l’empire de la Méditerranée, où nous avions maintenant quatre des positions les plus importantes : Toulon, Malte, Corfou et Alexandrie, n’était plus qu’une aventure au lieu d’être le commencement d’une grande chose.

Ici se déroule une des plus belles pages de notre histoire et peut-être de l’histoire moderne.

« Nous étions comme emprisonnés dans notre conquête, et sous la pression de l’Angleterre la Porte se déclarait contre nous.

« — Eh ! bien, dit Bonaparte à ses soldats, il faut mourir ici, ou en sortir grands comme les anciens.

« Et il écrivait à Kléber qu’il avait laissé à Alexandrie :

« — Ceci nous obligera à faire de plus grandes choses que nous n’en voulions l’aire. Il faut nous tenir prêts.

« Kléber répondit :

« Oui, il faut faire de grandes choses ; je prépare mes facultés.

« Bonaparte commença par achever l’occupation de tout le pays. Une révolte ayant éclaté au Caire[5], il la comprima avec rigueur.

« Desaix, le sultan juste, connue l’appelaient les Arabes, lancé à la poursuite de Mourad-bey, s’était déjà emparé de la Thébaïde, et ses régiments campaient près des cataractes de Syène, aux dernières limites du monde romain.

« Bonaparte, sûr désormais de sa conquête, s’avança vers la Syrie d’où il eut pu couvrir l’Égypte et menacer à son gré Constantinople ou l’Inde[6]. Il réussit d’abord, s’empara de Gaza et de Jaffa où nos soldats prirent le germe de la peste, et dispersa à la bataille du Mont-Thabor[7] une grande armée turque. Mais au siège de Saint-Jean d’Acre tout son génie échoua, faute de moyens matériels, contre le courage des Turcs et la ténacité de l’amiral anglais Sidney-Smith, le méme dont il a dit souvent plus tard : « — Cet homme m’a fait manquer ma fortune. »

« N’ayant ni munitions, ni grosse artillerie, il ne put ouvrir de brèches praticables, et après soixante jours de tranchées et huit assauts meurtriers il dut ramener en Égypte son armée épuisée de fatigues et décimée par la peste[8]. » Là, de nouvelles luttes l’attendaient : « Un imposteur qui se faisait appeler l’ange El-Modhy, tâchait de soulever le Delta. Bonaparte en eut bien vite raison. Une flotte anglaise avait débarqué à Aboukir dix-huit mille janissaires ; il les jeta à la mer[9]. C’est après cette brillante action mie Kléber s’écria dans un élan d’enthousiasme :

« — Général, vous êtes grand comme le monde !

« L’armée d’Égypte n’avait plus rien à craindre, mais elle n’avait plus rien à faire. Cette inaction pesait à Bonaparte. Quand il apprit qu’une seconde coalition s’était formée, que l’Italie était perdue, que la France allait être envahie, il remît le commandement à Kléber et montant sur une frégate, franchit audacieusement toute la Méditerranée au milieu des croisières anglaises.

« Le 8 octobre, il débarquait à Fréjus... »

Pendant ce temps, Kléber se montrait fidèle dépositaire de la gloire de nos armes : Une armée turque commandée par le grand vizir envahit l’Égypte ; Kléber la rejoint à Héliopolis[10]. Les ennemis étaient au nombre de soixante mille. Notre armée comptait à peine douze mille combattants. La victoire néanmoins ne fut pas un instant incertaine, et plus libre que jamais, après ce nouveau triomphe, de se livrer à la paisible administration du pays, Kléber s’attachait à faire pénétrer dans les mœurs et les usages de l’Égypte le bienfait de la civilisation occidentale, lorsqu’il tomba sous le fer d’un assassin venu de Syrie[11].

Le commandement passa aux mains du général Menou. brave soldat, mais chef irrésolu, qui ne sut ni s’opposer au débarquement d’une année anglaise, ni la rejeter hors de l’Égypte. Après la défaite de Canape[12], il dut céder aux Anglais le Caire et Alexandrie et signer une capitulation par laquelle il s’engageait à rentrer en France avec ses soldats.

La campagne d’Égypte finit ainsi[13], après une occupation de trois ans et trois mois. Elle laissait pour résultats positifs, avec les admirables travaux des savants qui avaient accompagné l’expédition, les germes d’une renaissance égyptienne.

Favoriser cette renaissance dans l’intérêt de la sécurité et de l’équilibre du monde, telle a toujours été depuis cette époque, et telle est encore la politique de la France.

Mais, bien que pressé de poursuivre notre récit, nous ne pouvons passer sous silence un des épisodes de la campagne d’Égypte qui se rattache tout particulièrement au but principal de notre travail : le percement de l’isthme de Suez.

Parmi les questions que devaient examiner les savants attachés à l’expédition française, il en était une dont Bonaparte voulut commencer personnellement l’étude, persuadé qu’il était de son immense importance. C’était la question du percement de l’isthme. La première reconnaissance du tracé du canal de jonction faillit même coûter la vie au jeune général.

Bonaparte partit du Caire le 24 décembre 1798, accompagné de plusieurs officiers généraux et des principaux membres de la Commission scientifique. On arriva à Suez le 26 et on s’occupa immédiatement de l’examen des lieux ; on tenait avant tout à retrouver les vestiges du canal qui avait mis autrefois en communication la mer Rouge et les lacs Amers. Or, « en rentrant d’une de ces explorations, la petite caravane surprise par la nuit, arriva, pendant la marée montante, au point où elle crut avoir passé à gué le matin, et elle s’engagea dans les lagunes recouvertes par la mer. Déjà le cheval du général en chef a perdu pied et se débat dans le sable mou vaut qui va l’engloutir, quand un des cavaliers de l’escorte se précipite, l’enlève vigoureusement par la bride et le forçant à s’élancer au galop, sauve Bonaparte du danger qui le menace. »

Après avoir relevé l’ancienne trace du canal de la mer Rouge aux lacs Amers, l’expédition revint au Caire et fit dans la vallée de l’Ouaddy-Toumilat (l’ancienne terre de Gessen), le même travail pour la partie du canal qui reliait autrefois le Nil aux lacs Amers.

Bonaparte qui avait dirigé lui-inéme ces diverses explorations, chargea alors M. Lepère, ingénieur en chef et directeur-général des ponts et chaussées, d’étudier le terrain et de dresser un projet de canal pour le passage aussi direct que possible des navires de la Méditerranée dans la mer Rouge.

Les travaux de M. Lepère et de ses collaborateurs durèrent trente-neuf mois et furent accompagnés de difficultés et de périls de toute sorte. « Plus d’une fois le manque d’eau douce et le défaut d’approvisionnements forcèrent la petite brigade des opérateurs de quitter à la hâte le désert sous peine de mort. N’ayant que des moyens de transport et des abris insuffisants, ils furent tout le temps exposés aux plus rudes fatigues. Enfin leur isolement sur la frontière peu sûre de l’Égypte et de la Syrie et leur éloignement de tout centre important des troupes françaises, avec une centaine de soldats pour toute garde, rendirent leur situation des plus précaires... »

C’est à ces causes défavorables que l’on doit sans doute attribuer l’erreur capitale qui se trouve dans les appréciations fort justes et fort complètes d’ailleurs de M. Lepère : son rapport concluait que ne la mer Rouge étant de neuf mètres plus élevée que la Méditerranée, en unissant les deux mers on s’exposait à amener de redoutables malheurs[14].

i. — MÉHÉMET-ALI.

Le départ des Français laissait en Égypte le champ libre aux Mameluks d’une part et d’autre part aux Turcs et aux Anglais. Un nouveau compétiteur surgit bientôt, dont les talents, l’énergie et surtout la persévérance ne devaient pas tarder à dominer la situation.

Nous avons nommé Méhémet-Ali.

Né en 1769 à la Cavale en Roumélie (Macédoine) Méhémet-Ali se plaisait à faire remarquer que du même âge que Napoléon, il était compatriote d’Alexandre. Ce double hasard de la naissance ne devait pas être le seul rapport qu’il pût revendiquer avec ces deux héros. Lui aussi était destiné à organiser un puissant État et à unir la bravoure du conquérant à la sagesse du législateur.

Coïncidence étrange ! c’est à la France ou plutôt à un agent français en Égypte, à M. Mathieu de Lesseps, père de celui qui, soixante ans plus tard, devait jeter un si grand éclat sur le règne de son fils et de son petit-fils, que Méhémet-Ali dut l’origine de sa haute fortune.

Alors en effet que Méhémet-Ali n’était encore que le chef de quelques centaines d’Albanais, le comte Mathieu de Lesseps envoyé en Égypte comme consul de France, après le traité d’Amiens, fut si frappé du caractère à la fois résolu et politique de ce chef, qu’il écrivit à son gouvernement : « Le bimbachi Méhémet-Ali me semble, parmi tous les chefs du pays, le seul capable de vaincre l’anarchie qui désole et ruine l’Égypte. »

Ce jugement communiqué au comte Sébastiani, alors ambassadeur à Constantinople, dirigea, assure-t-on, le choix du Sultan, qui éleva Méhémet-Ali à la dignité de Pacha d’Égypte.

La lutte s’ouvrit aussitôt entre les Mameluks et le nouveau pacha. Appelés par la milice, les Anglais se présentèrent devant Alexandrie[15], mais ils ne purent débarquer, grâce à l’activité et à l’énergie déployées par Méhémet-Ali.

Les Mameluks ne se tinrent pas pour découragés par ce brillant succès du nouveau vice-roi. Méhémet-Ali ne triompha de leur longue résistance que par la ruine complète de ses ennemis et après plusieurs années de luttes et d’efforts[16], La paix régnait enfin en Égypte et le pacha appliquait toute la puissance de son génie à développer les éléments de prospérité si longtemps étouffés par les exactions d’un despotisme arbitraire et par les déchirements de la guerre civile, lorsque le Sultan l’appela en Arabie pour y défendre la ville sainte de l’islamisme contre les Waabites[17] qui s’en étaient emparés. Méhémet-Ali triompha de ces sectaires et envoya à Constantinople leur chef Abdallah que le Sultan fit décapiter.

De retour en Égypte le pacha reprit son œuvre : Il encouragea l’agriculture, les arts, enrégimenta des nègres et des fellahs, les façonna à la discipline et à la tactique européenne, fit la conquête de la Haute-Nubie, du Sennaar, du Kordofan et de l’Éthiopie jusqu’aux frontières de l’Abyssinie.

Des ordres du Sultan interrompirent cette période de conquête et d’organisation tout à la fois. Les troupes égyptiennes durent aller soumettre les Grecs révoltés. Le canon de Navarin arrêta Ibrahim-Pacha, fils de Méhémet-Ali, dans l’accomplissement de cet ordre, et ce fut un bonheur pour l’Égypte : « L’émancipation de la Grèce ne tarda pas en effet à enrichir Alexandrie par le développement du commerce et de la marine hellénique. »

Sur ces entrefaites cependant surgit entre la Porte et le pacha d’Égypte des motifs de plainte et de rupture.

Le sultan s’était engagé, en récompense des services de Méhémet-Ali en Arabie et en Grèce, à ajouter au pachalik d’Égypte le gouvernement du district d’Acre, mais au moment de remplir sa promesse il craignit sans doute de rendre trop puissant un lieutenant déjà redoutable, et non-seulement il chercha les moyens d’en éluder l’accomplissement, mais encore, à l’occasion de différends survenus entre le pacha d’Acre et Méhémet-Ali, la Porte refusa de faire justice à ce dernier.

Méhémet-Ali vit dans ce fait l’indice d’une défaveur prochaine, et, sans laisser à l’intrigue qui se tramait contre lui, le temps d’éclater, il résolut de se faire justice lui-même.

Six mille déserteurs égyptiens étaient déjà à la solde du pacha d’Acre. Il lui écrivit pour les réclamer, ajoutant brièvement que s’il ne leur faisait repasser immédiatement la frontière « il irait les prendre avec un homme de plus ! »

Le pacha d’Acre n’ayant pas répondu à cette juste réclamation, Méhémet-Ali réalisa sa menace.

Soixante mille hommes sous le commandement d’Ibrahim-Pacha franchirent la frontière de Syrie et allèrent attaquer Saint-Jean d’Acre, après s’être emparé de Gaza et de Jaffa.

La ville fut emportée d’assaut[18] après six mois de siège ; quatorze cents Égyptiens périrent sur la brèche, et la garnison réduite à quatre cents hommes, obtint une capitulation honorable.

Abdallah fut embarqué pour Alexandrie, où Méhémet-Ali le reçut avec les plus grands égards.

À la nouvelle de cet événement la Porte s’émut : une armée turque fut dirigée sur la Syrie en même temps que la flotte des Dardanelles recevait l’ordre de lever l’ancre et de se porter sur les côtes d’Égypte.

Méhémet-Ali, objet de cet armement et déclaré rebelle, continuait de protester de sa soumission à la Porte. Pendant ce temps Ibrahim marchait de victoire en victoire. Les Égyptiens mieux orgasisés, mieux armés, mieux disciplinés que les troupes turques semblaient infatigables et invincibles. La prise de Damas, la bataille de Homs suivie de la prise de la ville du même nom, la prise d’Alep et la bataille du défilé de Beylan-Boghosi anéantirent l’année d’Hussein-Pacha.

Les Égyptiens pouvaient alors tout espérer, tout tenter ; le génie de Méhémet-Ali lui fit comprendre que le parti le plus sage était celui de la modération, et une trêve tacite vint suspendre les hostilités.

L’escadre turque était bloquée par l’escadre égyptienne à Marmorizza ; un ordre du puissant pacha d’Égypte eut été le signal de sa destruction. Mais cet ordre, Méhémet-Ali ne le voulut point donner. « Ceux qui ont vécu alors dans l’intimité de ce prince savent combien était loin de sa pensée l’idée qu’on lui a si gratuitement prêtée, de fonder un empire arabe. Il n’avait d’autre ambition que de créer au midi de l’empire ottoman une force capable de compenser l’affaiblissement graduel des provinces du nord ; d’empêcher ou au moins de retarder une décadence qui déjà paraissait être imminente, de se faire, en un mot, le soutien de son suzerain.

« Aussi à ceux qui le félicitaient du triomphe des Arabes commandés par Ibrahim sur les Turcs :

— Ce sont les officiers plus que les soldats, disait-il, qui gagnent les batailles ; or, les officiers de mon armée sont turcs, comme je le suis moi-même. »

Et il poussait avec activité les négociations avec la Porte. La France s’était portée médiatrice, et le sultan paraissait incliner à un accommodement ; mais la politique anglaise se mit au travers de ces dispositions pacifiques.

Hussein-Pacha, le vaincu de Homs et de Beylan fut remplacé par le grand-visir Reschid-Pacha, et une nouvelle armée de soixante mille hommes fut envoyée en Syrie. Ibrahim-Pacha n’avait avec lui que vingt mille combattants. Les deux armées se rencontrèrent près de la ville de Koniah et le triomphe du fils de Méhémet-Ali fut complet[19].

Ce fut là le dernier épisode de la campagne de Syrie.

L’armée égyptienne n’était qu’à six jours de marche du Bosphore ; toutes les populations se déclaraient pour elle, et il n’y avait plus de troupes turques qui pussent arrêter sa marche. L’occasion eut donc été belle si Méhémet-Ali avait eu l’intention de détrôner le sultan ; mais sa conduite montra bien que telle n’avait jamais été sa pensée : il envoya l’ordre à son fils de s’arrêter et de cesser les hostilités.

Quelques jours plus tard il accédait aux propositions du sultan, déclarées justes par les puissances médiatrices[20]. Par ce traité dit paix de Kutayé, du nom de l’endroit où se trouvaient Ibrahim et son armée au moment où il fut signé[21], Méhémet-Ali se reconnut vassal de la Porte et s’engagea, en gardant la Syrie, à payer exactement la contribution annuelle consentie précédemment par les pachas de cette province.

Méhémet-Ali en se montrant très-exact à exécuter les conditions de ce traité, apporta toute l’activité de son esprit essentiellement organisateur, à créer une administration régulière dans ses nouveaux états.

Peut-être l’autorité militaire qui y resta en permanence, y déploya-t-elle une sévérité trop grande. Toujours est-il que dès le début il se manifesta dans la population syrienne des germes de mécontentement qui ne tardèrent pas à se développer, exploités qu’ils furent bientôt par les adversaires de la puissance égyptienne.

Le gouvernement anglais après avoir fait tous ses efforts pour empêcher la signature du traité de Kutayé, n’avait jamais cessé d’agir sur le sultan pour ramener à rompre avec Méhémet-Ali qui, disait-il à toute occasion : « devait être débusqué du terrain menaçant sur lequel il s’était placé. »

La Porte tint bon pendant sept ans contre tous les conseils et toutes les insinuations ; les menées malveillantes des ennemis du pacha devaient toutefois aboutir. La Syrie vit une fois encore une armée turque arriver sur son territoire pour y être battue par Ibrahim-Pacha[22].

Sur ces entrefaites une armée anglaise débarqua en Syrie et s’empara de Beyrout et de Saint-Jean d’Acre pendant que des agents secrets soulevaient les montagnards du Liban contre l’administration égyptienne.

Ibrahim évacua la Syrie et rentra en Égypte.

De nouvelles négociations auxquelles cette fois prit part l’Angleterre, s’ouvrirent alors entre la France, l’Autriche, la Russie, la Prusse et la Turquie. Ces. négociations n’aboutiront pas tout d’abord ; la France faisait de l’hérédité et de la conservation de l’Égypte dans la famille de Méhémet-Ali la condition fondamentale de tout traité. Les puissances prétendirent décider la question sans le concours de la France, qui déclara qu’elle interviendrait par les armes si l’hérédité n’était pas accordée. Plusieurs rédactions de cette condition furent proposées, mais aucune ne garantissait assez clairement les droits de Méhémet-Ali et de sa famille pour satisfaire le gouvernement français.

La Porte dut enfin accepter cette rédaction claire et formelle : « Quand le gouvernement de l’Égypte sera vacant, il passera du fils aîné au fils aîné, dans la ligne directe masculine des fils et descendants de Méhémet-Ali[23]. »

Toutefois le pachalik de Syrie avait été rétabli, et la puissance extérieure du vice-roi d’Égypte se trouvait ainsi bien diminuée : « Méhémet-Ali comprit que l’Égypte, dont la prospérité était désormais liée à celle de sa famille, devait, dans son propre intérêt et dans l’intérêt commun de l’empire ottoman, concentrer tous ses efforts et toutes ses ressources sur elle-même. Il consacra à cette politique la fin de sa carrière en se montrant le vassal dévoué du sultan, et il la légua à ses successeurs. Les événements de la dernière guerre[24] ont démontré que l’œuvre de Méhémet-Ali était un des principaux éléments de vitalité pour l’empire ottoman. La France a droit de se féliciter d’y avoir contribué. Ni l’Égypte, ni la Turquie ne doivent l’oublier. »

Cependant l’Égypte proprement dite ne formait pas seule l’apanage que le traité de 1841 assurait à la famille du vice-roi sous la souveraineté de la Porte.

Le même hatti-chérif, qui détachait de l’Égypte les provinces conquises par Méhémet-Ali, c’est-à-dire l’Arabie et la Syrie, y joignait de vastes provinces à l’intérieur de l’Afrique : La Nubie, le Kordofan, le Sennaar et les pays situés aux environs du point de jonction du Nil bleu et du Nil blanc avec le fleuve qui féconde l’Égypte

Tel est encore aujourd’hui le territoire sur lequel s’étend l’autorité du khédive.

Ce territoire a été divisé par Méhémet-Ali lui-même en soixante-quatre départements, non compris les provinces du Soudan[25] et les villes du

Caire, de Damiette et de Rosette qui ont une administration à part.

Découragé ou aigri par la lutte qu’il avait eu à soutenir contre l’Angleterre et son influence,

faute et d’organiser sur de larges et solides bases les provinces du Soudan. Méhémet-Ali sembla vouloir rompre avec la civilisation occidentale à laquelle il s’était montré favorable jusqu’alors ; « il laissa tomber une à une les institutions qu’il lui avait empruntées, » et ne s’occupa plus qu’à consolider son gouvernement. Il mourut en 1841. Ibrahim-Pacha avait précédé son père dans la tombe, et aux termes de la loi fixant le mode d’hérédité du pachalik d’Égypte, Abbas-Pacha, fils d’Ibrahim, succéda à son aïeul Méhémet-Ali.

Nous ne nous arrêterons pas sur le règne d’Abbas-Pacha. Ce fut, disent les historiens, un vrai prince de l’ancien Orient ; un despote au cœur trop peu énergique pour avoir fait beaucoup de mal, à l’esprit trop rétrograde pour avoir fait aucun bien.

L’œuvre de Méhémet-Ali resta stationnaire sous le règne de son petit-fils, et si elle ne périt pas, il faut l’attribuer moins encore à la puissante impulsion qu’elle avait reçue qu’à la faiblesse d’Abbas-Pacha qui n’osant point rompre avec les États européens, se vit contraint de subir en une foule de circonstances l’heureuse pression des représentants de ces États.

Sa mort[26] laissa arriver au pouvoir un prince digne de reprendre et de poursuivre les projets de Méhémet-Ali ; ce prince était Mohammed-Saïd.



iii. — MOHAMMED-SAÏD.

Plus jeune de neuf années qu’Abbas-Pacha son neveu et prédécesseur, MohammeD-Saïd était né en 1822. Il arrivait donc au pouvoir dans la vigueur de l’âge et de la force. Élevé en Égypte par des professeurs français[27], il avait puisé dans une instruction solide et dans une éducation libérale, le goût de la civilisation européenne et des sentiments de justice et de clémence fort rares jusqu’alors chez les princes orientaux.

Plein de respect et de vénération pour le génie et les vues élevées de Méhémet-Ali, il ne se faisait point illusion cependant sur ce qu’il pouvait y avoir à compléter et même à réformer dans l’œuvre de ce prince. Mohammed-Saïd qui n’était pas destiné à exercer le pouvoir souverain, dut, croyons-nous, à cette circonstance une partie des qualités éminentes qui en ont fait un des grands princes de notre temps, et à coup sûr un des souverains les plus remarquables qu’aura jamais l’Égypte.

Destiné à régner il eut reçu une éducation toute autre qui l’eût peut-être entraîné plus tard dans cette voie de prévention et de crainte, à l’endroit de la civilisation européenne, dont Méhémet-Ali malgré tout son génie, ne sut pas assez s’affranchir.

Du reste, hàtons-nous d’ajouter qu’une intelligence supérieure et une nature d’élite vinrent ici merveilleusement en aide à l’éducation.

Mohammed-Saïd avait à peine seize ans lorsqu’un écrivain qui certes ne pouvait prévoir les hautes destinées réservées à ce prince, disait de lui : « Son éducation s’est faite en mer, destiné qu’il est depuis le berceau au commandement naval. Ce jeune homme a développé de bonne heure une aptitude singulière. Entouré à son bord d’enfants de son âge, tous pris dans la classe du peuple, nourri et élevé comme eux, il rappelle sous un rapport le jeune Sésostris à qui son père avait donné pour condisciples des Égyptiens de tous rangs, nés le même jour que lui et qui furent pendant toutes ses expéditions ses compagnons vaillants et fidèles. »

Mohammed-Saïd lui aussi, sut s’attacher dès ces années de la jeunesse où les affections sont si vraies et si sincères, des cœurs dévoués et fidèles, non-seulement parmi les camarades de son âge, mais parmi surtout les professeurs et les étrangers de distinction qui l’approchèrent pendant cette première période de sa vie. C’est là que plus tard il a trouvé ses meilleurs conseillers et les plus zélés collaborateurs de ses travaux.

Pour ne citer qu’un nom et un souvenir, nous dirons que c’est à une de ces liaisons de jeunesse qu’il faut faire remonter l’amitié qui n’a cessé d’exister entre ce prince et M. Ferdinand de Lesseps, et qui a donné naissance à la plus grande conception que notre siècle, si fécond en merveilles, ait vu se réaliser. Certes une œuvre de ce genre suffit à illustrer un règne. Ce n’est pas cependant la seule gloire qui, dans la postérité la plus reculée, s’attachera, aussi bien qu’aujourd’hui, au nom de Mohammed-Saïd.

Mais remontons au début de ce règne si glorieux pour la vieille Égypte : Mohammed-Saïd était grand-amiral de la flotte, quand, le 13 juillet 1854, il fut appelé au trône par la mort d’Abbas-Pacha.

Quelques tentatives de révolte, inspirées par le parti fanatique et rétrograde dirigé par le vieux kiaiah, Elfy-Bey, furent promptement et facilement étouffées ; et le nouveau vice-roi, souverain du pays sans contestation, reconnu par toutes les puissances qui n’ignoraient ni ses tendances libérales, ni les qualités de sa haute intelligence, se rendit immédiatement à Constantinople pour y faire hommage de son investiture au Sultan, son suzerain.

Saïd-Pacha reçut de la Porte l’accueil le plus sympathique. Il sut gagner la confiance de tous les membres influents du Divan. Les sentiments de fidélité dont il venait témoigner furent au surplus mis de suite à l’épreuve.

La guerre qui avait éclaté l’année précédente entre la Turquie et la Russie était encore à son début ; Abbas-Pacha avait prêté au Sultan le concours de ses soldats et de ses marins. Les navires égyptiens avaient partagé le sort de la flotte ottomane, détruite à Sinope par l’amiral Nachimow, et les bataillons du vice-roi avaient héroïquement défendu Silistrie. La position de la Turquie était critique ; de nouveaux renforts étaient nécessaires : Mohammed-Saïd, dès son retour à Alexandrie, se hâta d’équiper et d’expédier un nouveau contingent de dix mille hommes qui, pendant toute la campagne de Crimée et particulièrement à Eupatoria, figurèrent avec honneur près des troupes françaises et anglaises. Ce contingent fut, pendant toute la durée de son service, entretenu et soldé par le Trésor égyptien.

En même temps, Mohammed-Saïd consacrait tous ses efforts à apporter de réelles améliorations dans le gouvernement qui lui était échu.

Ainsi, il n’hésita pas à accorder amnistie pleine et entière à Elfy-Bey et à toutes les personnes compromises dans sa tentative de résistance. Cette preuve de concorde et de conciliation était d’un heureux présage pour l’avenir.

Une des traditions les plus anciennes de l’Orient a pour objet d’éloigner le souverain du détail de l’administration, et c’est là peut-être la principale cause de l’état de décadence où sont tombées les nations asiatiques. Les abus d’autorité, les exactions de toutes sortes exercées par cette foule de fonctionnaires qui dépendent, il est vrai, du pouvoir souverain, lequel, à son gré, les nomme ou les révoque, mais dont les fonctions s’exercent sans contrôle et avec un arbitraire et une cupidité d’autant plus âpre, que le caprice de celui qui leur a donné leur emploi pouvant le leur retirer le lendemain, ils ont hâte d’assurer leur fortune ; voilà la plaie la plus profonde des sociétés musulmanes.

Mohammed-Saïd l’avait dès longtemps compris, et ce fut de ce côté que, dès son avènement au pouvoir, il porta toute son attention ; son premier soin fut de se mettre en contact direct avec ses sujets afin de faire profiter tous les rangs sociaux de ses bonnes intentions.

Pour cela il réforma entièrement l’organisation administrative, et voulu que non-seulement toutes les affaires de l’État, mais jusqu’aux plus humbles suppliques des simples particuliers, tout passât sous ses yeux.

Travailleur infatigable, chaque matin il lisait ou se faisait lire par ses secrétaires tous les rapports, tous les documents, tous les placets qu’on lui adressait, indiquant lui-même le sens dans lequel il fallait y répondre, et s’assurant chaque soir que ces réponses avaient été faites selon ses prescriptions.

Deux points surtout portaient singulièrement à l’arbitraire et la tyrannie exercée par les fonctionnaires de tous grades : la perception des impôts et la levée des contingents militaires.

C’est sur ces deux points que s’exerça tout d’abord l’esprit de justice et la fermeté de caractère de Mohammed-Saïd. Tout était à innover en cette matière ; Méhémet-Ali lui-même n’avait jamais songé à modifier l’antique usage du pays, et il était évident que toucher à cette source inépuisable de richesses pour les fonctionnaires de tous grades de l’empire égyptien, c’était s’exposer à soulever contre soi les plus violents orages.

Voici comment on avait coutume de procéder : « Le vice-roi avait-il besoin de soldats, l’ordre de lever des hommes était transmis par les gouverneurs de provinces aux chefs de villages, et ceux-ci désignaient sans contrôle et sans appel les fellahs qui devaient marcher pour rejoindre le drapeau. Pouvoir exorbitant dans un pays surtout où la corruption règne comme un des fruits naturels d’une longue oppression !

« Ceux que les chefs de villages désignaient pour le service militaire étaient surtout ceux qui ne pouvaient pas payer pour être exemptés. Il va sans dire que les fils de cheiks échappaient toujours à la nécessité de porter le mousquet. »

On n’agissait pas avec plus de justice pour la levée des impôts : Le cheik-el-beled indiquait ceux qui devaient être principalement poursuivis, ceux qui devaient abandonner au fisc leurs bestiaux, unique propriété du fellah, dernière ressource de la culture de son champ. La cupidité, l’immunité, toutes les passions trouvaient à se satisfaire par l’exercice d’une telle autorité… Quand il s’agissait des corvées d’hommes, des emprunts de chevaux, d’ânes, de chameaux demandés par le gouvernement, le cheik choisissait les hommes, désignait où il fallait prendre les animaux. Bref il était sultan dans son village, et comment n’aurait-il pas abusé de ce pouvoir absolu… Quelques cheiks, il est vrai, se distinguaient par un esprit de justice au moins relatif ; ils s’intéressaient à la prospérité de leur village ; ils prenaient à cœur les intérêts de leurs administrés, mais c’était le petit nombre, c’était l’exception.

Mohammed-Saïd coupa le mal dans sa racine. À la désignation du cheik il substitua, pour la levée du contingent militaire, le tour de rôle réglé d’après la date des naissances, et il remplaça les contributions arbitrairement levées, par un impôt déterminé selon des bases fixes et rigoureusement inscrites sur des registres à souches et à quittances, à la façon européenne. Enfin les corvées furent régularisées et taxées, et la confiscation d’animaux au profit du gouvernement supprimée.

Cette importante réforme administrative accomplie, restait à modifier le gouvernement central. Mohammed-Saïd ne craignit pas de limiter volontairement l’étendue de son propre pouvoir en établissant un contrôle public sur l’usage des revenus de l’État, dont les lois de l’Égypte attribuent au vice-roi la libre et entière disposition.

À cet effet il créa un conseil d’État ayant mission de discuter les décrets d’intérêt général avant leur présentation à la signature du vice-roi. Le pouvoir de cette assemblée n’est, comme on pourrait le penser, eu égard aux mœurs de l’Orient, nullement fictif ; il s’est très-nettement accusé en plusieurs occasions, par le rejet des projets à elle soumis sur ordre du pacha.

Un ministère des finances où fonctionne une comptabilité sérieuse, mit un terme aux malversations, aux gaspillages et en partie à la vénalité qui sont la grande plaie des gouvernements orientaux, et qui ont si longtemps empêché l’Égypte d’entrer dans la voie prospère où elle marche aujourd’hui à grands pas.

La création de deux autres ministères, de l’intérieur et de la guerre, acheva cette réorganisation centrale.

Un préfet fut nommé dans chaque département et les cheiks-el-beled ou chefs de villages eurent, ainsi que nous l’avons déjà vu, leurs attributions modifiées et régularisées.

Ce qui frappe surtout dans toutes ces réformes c’est, ainsi que nous l’avons déjà fait ressortir, le soin jaloux avec lequel Mohammed-Saïd s’est efforcé d’écarter tout intermédiaire nuisible entre lui et le peuple, et d’attaquer cette autorité tyrannique qui, jusqu’à lui, se rencontrait à tous les degrés de la hiérarchie administrative.

Mais la victoire la plus importante qu’il ait remportée sur l’ancien état de choses, c’est le droit obtenu du Sultan pour les pachas d’Égypte de nommer eux-mêmes, non-seulement le grand cadi ou chef suprême de la justice qui était nommé ou plutôt qui achetait sa charge à Constantinople, mais encore les juges jusqu’alors à la nomination du grand-cadi.

Par cette organisation le service judiciaire échappait entièrement à la direction et au contrôle du gouvernement ; de plus le grand cadi payant sa charge fort cher, ne trouvait rien de mieux que de se la faire rembourser par les juges qu’il nommait ; ceux-ci, à leur tour, demandaient à la bourse des plaideurs un dédommagement qui influençait trop souvent la loyauté de leurs jugements. Le scandale de ces marchés entre juges et plaideurs était arrivé à son comble, ou plutôt à peine y avait-il scandale, tellement cette façon de rendre la justice était passée dans les mœurs publiques, et cela sans que le gouvernement y pût rien, puisqu’il n’avait aucun moyen d’action sur la magistrature à quel degré qu’elle appartint.

Aujourd’hui et grâce à Mohammed-Saïd, il n’en est plus ainsi. Nommés par le vice-roi. les juges sont révocables par lui au moindre abus de leur autorité, au moindre déni de justice.

L’organisation du service militaire n’a pas subi une transformation moins radicale.

Jusqu’à notre temps, l’Égypte n’avait jamais eu d’armée nationale. La création du Nizam, ou armée régulière recrutée parmi les habitants du pays eut sans contredit soulevé l’Égypte et renversé un gouvernement moins fort que celui de Méhémet-Ali.

C’est que « les Égyptiens en qualité de peuple cultivateur, sont très-casaniers. Ils aiment le champ près duquel ils sont nés, alors même qu’ils le cultiveraient pour autrui ; ils aiment leur misérable hutte de boue qu’on prendrait pour une ruche et qui est aussi nue, aussi sale, aussi désolée au dedans qu’au dehors ; ils aiment surtout le Nil et ils ne comprennent pas qu’on puisse vivre heureux loin de ce fleuve nourricier. Aussi quelque dure que fût l’oppression sous laquelle ils gémissaient, alors que l’Égypte gouvernée par une milice féodale, les Mameluks, était la proie de ces mercenaires belliqueux, peut-être eussent-ils préféré se laisser éternellement fouler par des maîtres ignorants, brutaux, et avides, plutôt que de prendre les armes pour former une armée nationale. »

Si, à ces motifs de répugnance, on ajoute l’arbitraire et la violence avec laquelle se fit, dès le début, le recrutement ; si on se souvient du peu de soin de Méhémet-Ali et de ses officiers pour le bien-être et même pour la vie du soldat ; si on calcule ce que dut coûter d’hommes cette longue période de guerres, et ce que durent amener de déplacements tant de conquêtes lointaines ; si enfin ou tient compte des rigueurs nécessitées par les désertions des premiers contingents[28], on est en droit de s’étonner de la bravoure et de la discipline de troupes composées ainsi par force et on se demande ce que pourra l’armée égyptienne maintenant qu’elle se recrute au sein d’une population libre et dans des conditions toutes différentes.

Non-seulement, en effet, Mohammed-Saïd a modifié le mode de recrutement et l’a rendu populaire en y introduisant l’esprit de justice et une égalité sévère ; mais encore il a modifié l’organisation militaire elle-même.

Dans le principe, la durée du service militaire était illimitée. Les hommes appelés sous les drapeaux et transportés, le plus souvent, en Arabie et en Syrie, ne pouvaient que bien rarement donner de leurs nouvelles. Ils disparaissaient donc pour toujours du foyer domestique, où leur départ faisait entrer la douleur et la misère ; car on les appelait à tout âge, l’homme marié, le père de famille, aussi bien que le jeune garçon.

Saïd-Pacha, à l’exemple de ce qui a lieu en Europe, a voulu faire de son armée une grande école où, sous l’empire de la règle et de l’obéissance, chaque Égyptien vient à son tour « puiser ces notions générales des hommes et des choses qui facilitent la diffusion de la civilisation et qu’ils n’eussent jamais obtenues dans l’enceinte de leur village. » En poursuivant ce but ce prince a réalisé une grande pensée patriotique et obéi à un généreux sentiment d’humanité. Le service militaire n’enlèvera plus que temporairement le soldat à la famille et les hasards de la guerre ne raviront plus qu’accidentellement des citoyens à la patrie.

Les jeunes gens sont enrôlés au sortir de l’enfance[29] . Leur condition est non-seulement supportable, mais infiniment meilleure que celle de l’habitant des campagnes. En temps de paix, le service n’a rien de pénible, la discipline rien d’oppressif[30]. La durée du temps à passer au service ne dépasse guère une année en moyenne. En gardant si peu de temps les jeunes soldats sous les drapeaux, le khédive a pour but de détruire le principal préjugé, qui rendait si odieux le service militaire aux Égyptiens, c’est-à-dire la croyance généralement répandue, qu’un homme enrôlé dans l’armée était à jamais perdu pour son village et pour sa famille.

Mais, pour arriver à organiser la conscription sur les bases que nous venons d’indiquer, il a fallu créer en Égypte un état civil qui permît de connaître exactement le nombre et la date des naissances.

Or, pour qui connaît les mœurs arabes, ce fait qui nous paraît si simple, est un immense triomphe remporté sur les coutumes ou plutôt sur la routine de ces peuples.

Disons que, pour obtenir ce résultat, il a fallu organiser un service de femmes qui sont chargées de passer dans les maisons pour y faire le relevé des naissances. On n’aurait pu sans cela parvenir à en avoir connaissance.

Quant aux décès, ils sont contrôlés par des autorités ad hoc dans les villes, et, dans les campagnes, par les cheics de village.

En matière d’agriculture et de commerce Mohammed-Saïd a suivi une marche diamétralement opposée à celle adoptée par Méhémet-Ali[31]. Le

fondateur de sa race avait établi partout le monopôle de l’État ; Saïd-Pacha, au contraire, a inauguré dans toutes les branches de l’industrie et du négoce aussi bien que dans la division et la possession même du sol, le régime de la liberté qu’étend et développe aujourd’hui avec succès son successeur, Ismaïl-Pacha.

Non content d’accorder au cultivateur le droit de posséder le sol qu’il exploite, de l’augmenter ou de l’aliéner à son gré et enfin de disposer de sa récolte, Mohammed-Saïd a supprimé toutes les douanes intérieures, aboli tous les droits exorbitants et les règlements arbitraires qui entravaient la navigation[32] .

Pendant que la noble terre des Pharaons recouvrait ainsi, grâce à l’habile et paternelle administration d’un grand prince, les principaux éléments de son antique prospérité, le percement de l’isthme de Suez qui promettait de lui rendre son importance géographique et commerciale, se poursui- vait avec vigueur et succès[33]. Mohammed-Saïd pouvait donc se croire près d’atteindre le double but qu’il poursuivait, lorsque la mort vint le frapper dans la vigueur de l’âge et dans la plénitude de la force.



iii
L’Égypte contemporaine.

Ismaïl-Pacha.

Mohammed-Saïd était mort dans la nuit du 17 au 18 janvier 1863, après quelques mois de souffrances qui, bien que fort pénibles pour ce prince, n’inspiraient à personne d’inquiétudes sérieuses. Dans les derniers temps s’était même manifestée une amélioration sensible.

Le 18 janvier, S. A. Ismaïl-Pacha, neveu de Mohammed-Saïd était proclamé vice-roi d’Égypte.

Ce prince, né au Caire, en 1830, est le second des trois fils d’Ibrahim, le vainqueur de Konieh et de Nézib et le petit-fils de Méhémet-Ali. Il a succédé à son oncle en vertu du firman de 1841, réglant l’ordre de la succession au trône d’Égypte entre les héritiers de Méhémet-Ali.

Après avoir fait une partie de ses études à Paris, à l’École égyptienne, et avoir suivi avec distinction les cours de l’École d’état-major, Ismaïl-Pacha, de retour dans son pays, en 1849, était resté, quoique partageant en tout les vues libérales de son oncle, en dehors des actes du gouvernement, pour s’occuper plus particulièrement de l’administration de ses domaines. Aimant l’agriculture qui fait la fortune de l’Égypte, il s’est toujours montré bon administrateur en même temps que financier habile et intègre.

« En 1855, S. A. Ismaïl-Pacha était venu de nouveau en France, chargé par Mohammed-Saïd d’une mission confidentielle . Retournant en Égypte il s’était arrêté à Rome pour porter au pape des présents magnifiques et une lettre authographe du vire-roi.

« Vivant à l’écart des coteries et dans une digne et sage réserve que commandaient les défiances habituelles de l’Orient à son titre d’héritier présomptif, son Altesse a été cependant, à deux reprises différentes, à même de montrer au pays ce qu’il pouvait espérer d’Elle dans un moment donné. Une première fois, Ismaïl-Pacha fut chargé de l’intérim du gouvernement pendant que Saïd-Pacha procédait à une excursion en Arabie ; une seconde fois, en 1862, il tint les rênes de l’État pendant plusieurs mois, alors que Saïd-Pacha visitait la France et l’Angleterre.

« Aussi son avènement au trône s’est-il effectué sans aucune secousse pour l’Égypte[34]. »

Cependant la mort de Mohammed-Saïd allait placer son successeur dans une position fort délicate, eu égard à l’achèvement du canal de jonction des deux mers.

Sous l’influence de l’Angleterre la Porte était à l’affût d’un prétexte qui lui permit d’interrompre les travaux du percement de l’isthme ; ce prétexte, l’avènement du nouveau khédive le lui offrit.

Ismaïl Ier, en effet, s’était engagé à abolir la corvée dans ses États, aussitôt qu’il arriverait au pouvoir ; on s’appuya sur cet engagement pour exiger la suppression des contingents de travailleurs fellahs que son prédécesseur avait mis au service de la Compagnie jusqu’à l’achèvement des travaux de l’isthme.

C’était la ruine d’une entreprise qu’Ismaïl Ier, aussi bien que Mohammed-Saïd, considérait comme l’œuvre capitale de son règne et comme le gage assuré de la grandeur à venir de l’Égypte.

Nous dirons ailleurs comment la prudente fermeté de M. de Lesseps para à ce danger.

Ce qu’il nous importe d’établir ici c’est que le motif qui servit de prétexte à cette décision était tout à l’honneur du nouveau khédive.

De corvéable à merci qu’il était auparavant le fellah égyptien était devenu sous le gouvernement de Mohammed-Saïd corvéable salarié, si l’on peut ainsi parler, c’est-à-dire que forcé de remplir une tâche, il était du moins rétribué pour son travail. Ismaïl Ier complétait cette œuvre d’amélioration : du corvéable salarié, il faisait un travailleur libre.

La sollicitude de ce prince pour le peuple dont les destinées lui sont confiées, ne s’est point bornée à cette importante réforme sociale, et dès le début de son règne on l’a vu s’occuper avec une infatigable ardeur de toutes les branches d’industrie et d’administration inaugurées par son prédécesseur.

L’Égypte a continué à se transformer rapidement. Les voies ferrées se multiplient, les villes, sans compter celles que le percement de l’isthme a fait surgir comme par enchantement, ont pris un aspect nouveau, et l’agriculture en particulier est dans une voie de progrès telle que, au dire des voyageurs qui n’avaient pas vu l’Égypte depuis quelques années et que l’inauguration du canal maritime y appelaient naguère, le pays n’est pas reconnaissable.

Comme Mohammed-Saïd, Ismaïl Ier a adopté en économie politique le système de la liberté de commerce ; comme lui aussi, il aime son peuple, s’occupe d’assurer le bien-être de tous et s’attache à développer le patriotisme et l’esprit militaire de la nation.

Le corps d’élite formé par Saïd-Pacha est l’objet de ses soins particuliers. La plupart des officiers ont été faire en France leur éducation militaire et le corps entier composé d’hommes de choix tous fort jeunes, forment une réunion de types indigènes qui font l’admiration des Européens. Tous les voyageurs sont unanimes à reconnaître que la race égyptienne est remarquable par l’élégance des formes, l’élasticité des membres et la rapidité de l’allure ; aussi les chasseurs égyptiens n’ont-ils pas de rivaux en Orient, pour la tenue, la physionomie générale et l’ensemble des mouvements.

L’Algérie seule a le privilège de former des corps indigènes qui réunissent à un même degré la précision et la discipline des troupes européennes et les qualités particulières au guerrier arabe.

Le khédive aime ces troupes qui font honneur à son armée, comme tout souverain aime ses soldats d’élite « pour leur utilité d’abord et ensuite parce qu’en les voyant on conçoit plus promptement une idée favorable du pays auquel ils appartiennent. »

Mais ce qui est surtout pour Ismaïl Ier l’objet d’une attention particulière, c’est l’enseignement de la jeunesse. Les écoles se multiplient chaque jour, des méthodes meilleures y sont introduites, l’instruction, en un mot, est encouragée avec une sollicitude et une intelligence dos besoins des populations orientales qui ne peuvent manquer de faire avancer rapidement l’Égypte dans la voie de progrès où elle est entrée.

Or, si l’on tient compte de l’esprit de routine où, jusqu’à ce jour, est demeuré l’enseignement musulman, lequel est entièrement fermé au progrès, hostile à toute idée, à toute invention moderne, se limitant à la lecture d’une certaine quantité de versets du Coran, appris par cœur et reproduits par l’écriture. « on estimera qu’il a fallu une grande force de volonté à Méhémet-Ali et à ses successeurs, pour rompre avec ces vieilles traditions, et importer sur le vieux sol de l’Égypte rajeunie, le savoir moderne, et l’y entretenir à grands frais. »

Une autre réforme non moins importante et non moins délicate, est en ce moment à l’étude. Nous voulons parler de la réforme judiciaire commencée par Mohammed-Saïd, au point de vue des rapports entre l’État et la magistrature du pays et étendue par le khédive actuel à la législation elle-même en matières civiles et criminelles.

Il y avait là une foule de difficultés à écarter, et des intérêts plus nombreux encore à ménager, par suite de la multiplicité des juridictions appartenant les unes aux autorités consulaires, les autres au gouvernement.

Les désordres les plus graves éclataient tous les jours dans le sein de cette société. Ils étaient arrivés à ce degré d’intensité que tout le monde reconnaissait la nécessité d’y porter un remède. Dans ces circonstances, le gouvernement égyptien résolut de s’adresser aux gouvernements étrangers, et de leur demander de se mettre d’accord avec lui pour réaliser une réforme de nature à satisfaire tous les intérêts engagés, et à mettre un terme à une situation devenue intolérable.

Une commission internationale fut nommée à la suite de cette démarche. Ses délibérations se sont prolongées du 28 octobre 1869 au 17 janvier 1870, et elle a conclu à la nécessité de promptes réformes.

« La Commission a donc adopté en principe le projet d’une juridiction unique en Égypte. Des tribunaux de première instance et une cour d’appel seront institués à Alexandrie, au Caire, et à Zagazig ou à Ismaïlia.

« Il sera créé une cour de révision, les magistrats européens seront partout en majorité. Les langues officielles seront : la langue du pays, le français et l’italien.

« Une question longuement débattue a été celle de la nomination et du choix des juges ; il a été décidé que cette nomination appartiendrait au gouvernement égyptien. »

Le conflit toujours menaçant entre le sultan et le khédive, laissera-t-il à Ismaïl-Pacha, la possibilité de mener aussi rapidement qu’il paraît le désirer, cette œuvre importante entre toutes[35], à bonne fin ?

Telle est la question que se pose en ce moment l’Europe, et, bien que tout fasse présumer qu’elle se résoudra par l’affirmative, on se rend compte cependant jusqu’à un certain point que quelques craintes aient pu circuler à cet égard dans le monde politique. Pour le gouvernement ottoman, en effet, « la possession de l’Égypte n’est pas seulement une question d’une importance exceptionnelle, c’est une question capitale, une question vitale. « En effet, le sultan n’étend son autorité sur la masse des musulmans orthodoxes, il n’est le commandeur des croyants qu’à titre de successeur des califes et de protecteur des villes saintes. Or,

comment a-t-il obtenu ce double titre ? Par la conquête de l’Égypte accomplie en 1517.

Ce que Sélim Ier allait chercher sur la vieille terre des Pharaons, c’était bien moins une ex- tension de territoire que le droit de parler, au nom du prophète, au monde musulman et de devenir son vicaire sur la terre.

« Ce privilège appartenait alors depuis plusieurs siècles aux sultans de l’Égypte qui ne régnaient qu’au nom des derniers califes de la maison d’Abbas. Sélim en leur succédant se donna comme héritier de leurs droits ; il prit le titre vénéré de serviteur et de protecteur des villes saintes ; il se fit désigner comme tel dans les prières publiques,

reçut des chérifs de la Mecque les clefs de la Kasba et, du dernier Abasside, l’étendard du prophète ! »

Ceci suffirait à expliquer les appréhensions du gouvernement ottoman à l’endroit du développement rapide de l’Égypte. D’autres motifs de crainte se rattachent à la position nouvelle faite à ce pays par le percement de l’isthme de Suez.

Ce grand événement, en effet, augmentera encore l’ascendant naturel de l’Égypte sur les pays voisins. Il lui donnera des villes nouvelles sur le chemin de l’Arabie, et, en ce pays, une prépondérance plus grande ; il aura pour résultats d’accroître dans de grandes proportions ses forces maritimes, de lui assigner dans le pèlerinage de la Mecque un rôle de plus en plus grand, et de mettre pour ainsi dire à sa discrétion le territoire de l’Hedjaz, sacré pour les musulmans. »

Mais en dépit de ces causes d’agrandissement et de progrès la crainte que la jonction des deux mers favorise l’indépendance de l’Égypte, crainte exploitée par les adversaires de M. de Lesseps au début de son entreprise et que semble réveiller l’inauguration du canal maritime, est-elle fondée ?

Non, affirment des écrivains compétents ; bien loin de favoriser les projets d’indépendance que pourraient avoir conçu les pachas d’Égypte, le canal de Suez serait au contraire un empêchement à la réalisation de ces projets.

« La position de l’Égypte, en effet, est réglée par des traités que l’Europe a garantis. Cette position ne pourrait changer que par la volonté de toutes les puissances. Ce n’est pas un canal de plus ou de moins qui peut arrêter la marche d’une armée. Mais lorsque ce canal est situé de telle sorte qu’en l’occupant, l’Europe se trouve placée de manière à remplir avec une autorité irrésistible le rôle de médiateur, il donne une nouvelle garantie que les traités acceptés par toutes ces puissances ne pourront être révisés en ce qui touche les rapports du suzerain et de l’État vassal que du consentement et sur le contrôle des mêmes puissances[36] »

Nous nous arrêtons à cette dernière considération, et nous y voyons pour la dynastie de Méhémet-Ali une garantie de paix et de sécurité qui lui permettra de continuer et de développer sans obstacle l’œuvre de civilisation qu’elle a si glorieusement entreprise.

DEUXIÈME PARTIE
L’ISTHME DE SUEZ

i
Suez.

« Le désert ! l’horizon d’une morne rougeur ;
Prison sans murs, qui marche avec le voyageur ;
Point d’arbres, un sol noir, quelque vautour qui plane ;
L’hyène qui, de loin, guette lu caravane ;
Et parfois le simoun, horrible et furieux,
Soulevant l’Océan des sables jusqu’aux cieux
Ici rien n’aime l’homme et rien ne le redoute.
Rien ne distrait les yeux, rien ne charme la route ;
Cependant en ce lieu fatal et désolé
L’homme régnait jadis… Il s’en est exilé[37].

Telle était, — il y a moins de dix ans, entre Suez sur la mer Rouge et l’antique Péluse sur la Méditerranée, cette bande de terre de trente lieues à peine, que sillonnent aujourd’hui les vaisseaux des deux mondes ; imperceptible barrière pour l’œil qui la cherche sur la carte du monde ; région fameuse pour la pensée qu’éclaire le souvenir des hommes et des choses qui pendant tant de siècles se sont passés en cet étroit espace ; terre illustre entre toutes pour quiconque évoque les brillantes images des destinées qui lui sont promises, maintenant que servant de passage et de lien entre les deux mers, elle relie l’Occident à l’Orient.

Cette terre plongée dans un sommeil qu’avait allourdi la succession de longs siècles écoulés, et qui semblait être le prélude de la mort, s’est ré-

veillée de sa profonde léthargie ; elle a secoué son linceul ; « des cadavres de ses villes évanouies » sont sorties des villes nouvelles ; « les débris de ses monuments » ont servi de base à des monuments non moins grandioses encore que ceux du passé ; il n’est pas jusqu’au « canal des Pharaons » qui n’ait vu se creuser à ses côtés une voie plus large et plus profonde ! La terre de Gessen a revendiqué son antique renommée, et a reconquis sa place dans l’histoire du monde.

Quels sont les illustres promoteurs de cette œuvre, une des plus glorieuses de notre siècle, si fécond cependant en grandes œuvres et en audacieuses entreprises.

Le poète va nous répondre :

… L’un est jeune et de noble attitude.
Sérieux, attentif, comme son compagnon,
Il gouverne l’Égypte et Saïd est son nom.
L’autre sur qui les ans ont pesé davantage,
À la douce énergie et le calme d’un sage ;
On sent qu’il est de ceux qui ne reculent pas,
Et qui marchent au but sans dévier d’un pas.
De Lesseps ! nom qu’attend au bout de la carrière.
La gloire impartiale ainsi que la lumière.[38]

Mais quittons le présent, et la Bible à la main, remontons le cours des âges. Il n’est pas un seul point de la terre qui nous occupe, qui ne nous rappelle et ne nous confirme les récits du saint livre. Abraham, Joseph, Jacob, Moïse ont partout, ici laissé l’indélébile empreinte de leur passage.

Abraham, durant son séjour en Égypte, s’établit à Memphis ; il dut donc traverser l’isthme au moins à deux reprises.

Jacob, appelé par Joseph, son lils, à la cour du pharaon Aménophis, se rendit à Rhamsès et passa sur les bords du lac Timsah, un dos trois, lacs traversés par le canal de Suez.

Enfin la concession de la terre de Gessen fixa les Hébreux dans la contrée qui nous occupe ; là s’écoulèrent l’enfance et la jeunesse du libérateur du peuple de Dieu ; là, s’accomplirent les premiers actes de sa carrière prédestinée.

M. de Lesseps s’exprime ainsi au sujet du touchant épisode de l’exposition de Moïse sur les eaux : « Quelques géographes, dit-il, ont placé le berceau de Moïse en face de Memphis où le Nil est très-profond et très-rapide. Ils n’ont pas songé que jamais une mère n’aurait exposé son fils là où le courant l’aurait sûrement emporté.

« Moïse a dû être exposé dans la branche tanitique, près du lac Menzaleh et devant l’ancienne ville de Tsan, voisine de la vallée de Gessen. Les récentes découvertes de M. Mariette ont constaté que c’était la résidence des rois pasteurs appelés hycsos. Le nom de sos signifie en langue éthiopienne pasteur et je pense que suez vient de sos. Ainsi la terre de Gessen qui, en hébreux, veut dire terre des pâturages, ne serait que la traduction de sos.

« Moïse a donc été sauvé sur une des branches du Nil prise pour le Nil. Aujourd’hui encore les Arabes, comme la Bible, appellent Nil toutes les branches du fleuve, tous les grands canaux qui en dérivent. Ainsi, lorsque la Bible dit que Moïse a été sauvé du Nil, ce passage s’accorde parfaitement avec les dernières découvertes qui constatent que la capitale où résidaient les Pharaons était Tsan, plus tard Tanis et Avaris, située à peu près à dix lieues de Port-Saïd, entrée de notre canal sur la Méditerranée.

« Au pied des ruines de cette ville coule l’ancienne branche tanitique qui maintenant se jette dans le lac Menzaleh mu lieu de se jeter dans la Méditerranée, son embouchure ayant été oblitérée. On voit sur ses bords, près de Tsan, comme autrefois, des roseaux nombreux, et l’on comprend que c’est dans cet endroit qu’a dû s’arrêter le berceau de Moïse, ainsi que le dit la Bible, dont les descriptions sont toujours exactes. »

Si des récits de l’Ancien Testament nous passons à ceux du Nouveau, nous trouverons l’isthme de Suez tout embaumé du souvenir de la sainte famille.

Les Arabes en effet montrent près du lac de Timsah, la place où Jésus, Marie et Joseph firent halte, alors que fuyant la persécution d’Hérode, ils venaient chercher un asile en Égypte : « Jésus enfant, selon la remarque de M. de Lesseps, séjourna ainsi près de l’endroit même où Moïse avait été sauvé des eaux. »

Plus tard quand l’Église naissante jeta tant d’éclat sur la terre des Pharaons, quand les déserts de l’Égypte virent naître et se développer l’esprit cénobitique, l’antique terre de Gessen ne dut pas demeurer en arrière ; et ces lieux qui tout imprégnés encore du souvenir d’un premier sauveur venu à l’Égypte de la terre de Chanaan, avaient joui de la divine présence du Sauveur du monde, ne furent pas sans recevoir la visite de pieux pèlerins et sans donner asile à de fervents anachorètes.

Dans ce désert que viennent de rendre au mouvement et à la vie le génie et la persévérance d’un Français, tout parle donc d’un passé qui appartient au monde chrétien tout entier. Et à ce point de vue, plus encore qu’à celui des intérêts commerciaux et industriels des nations, c’est un spectacle grandiose et imposant que de voir, après des siècles de silence et d’abandon, cette terre oubliée renaître à la fécondité et devenir le rendez-vous et le point central, où se rencontreront et se donneront la main tous les peuples du monde ![39]



ii. — Ismaïlia et Port-Saïd.

C’est dans une dépression longitudinale que forme de Suez à Péluse, entre les rivages de la mer Rouge et de la Méditerranée, la rencontre de deux plaines dont l’une remonte vers la Syrie et l’autre vers la vallée du Nil, qu’a été creusé le canal qui unit les deux mers.

Sur son parcours, ce canal rencontre trois larges bassins qu’il traverse : ce sont les lacs Amers, le lac Timsah et le lac Menzaleh.

Situés à cinq lieues de Suez, les lacs Amers, dont la superficie est de trois-cent trente millions de mètres carrés, étaient depuis longtemps à sec ; mais outre l’assurance qu’en donnait la tradition, le témoignage même du sol ne permettait pas de douter que cet immence bassin eût été autrefois rempli par les eaux de la mer que la main de l’homme y a ramenées, afin de s’en servir comme d’un modérateur qui permet de tenir le canal ouvert sans écluses, et d’éviter pourtant qu’un courant trop fort ne s’y établisse et ne nuise à la navigation tout en dégradant les berges du canal.

Le lac Timsah est situé à distance à peu près égale des deux extrémités de l’isthme ; sa surface couvre 2,000 hectares de terrain. Le Nil dans ses plus grandes crues y jette le trop plein de ses eaux et féconde ses rivages que couvre une brillante végétation. La nature a creusé le fond de ce lac bien au-dessous du niveau de la Méditerranée. Il offrait donc toutes sortes de facilités pour la création d’un port intérieur et d’un point de jonction où la grande navigation put se relier à la navigation fluviale.

Ce port intérieur a été créé, et, où naguère régnaient la solitude et le silence, s’élève une ville déjà importante, et qui, dans un avenir prochain, sera un des principaux centres commerciaux du monde. C’est Ismaïlia dont la rade merveilleuse et le climat enchanteur feront bientôt, au milieu de ce pays d’une fécondité sans égale, le premier port de repos et de ravitaillement du monde.

La ville se présente aux yeux ravis comme une véritable oasis. Toutes les maisons sont enveloppées par un rempart de verdure. Cette particularité donne à l’ensemble de la ville un air de calme mystérieux qui captive l’imagination.

Ismaïlia mérite donc vraiment le titre qui lui a été donné de Merveille du désert.

La proximité de Zagazig, — le trajet en chemin de fer est deux heures à peine, — lui fournit, au point de vue du commerce égyptien, une fort grande importance ; et, sous le rapport agricole, les belles cultures qui longent le chemin de fer depuis Zagazig jusqu’au sortir de la vallée de l’Ouady (terre de Gessen), ne sauraient manquer, dans un avenir prochain, de conquérir le désert et de se continuer des deux côtés du canal.

La situation d’Ismaïlia est donc à tous égards admirablement choisie. Voisine de Zagazig où arrivent tous les cotons et autres produits de l’Égypte, elle communique avec le vaste réseau des voies de navigation fluviale par un canal d’eau douce suffisant pour tous les transports sur les barques indigènes qui vont se décharger directement à bord des plus grands navires à l’ancre dans le lac Timsah.

Du port d’Ismaïlia. — aussi profond et spacieux que la petite rade de Toulon, — on se rend immédiatement dans la Méditerranée ou dans la mer Rouge. Et quand on songe que ce port qui communique ainsi avec deux mers, est situé à 80 kilomètres dans les terres, n’y a-t-il pas lieu de s étonner et d’admirer ?...[40]

Le troisième réservoir d’eau, le lac Menzaleh borde la Méditerranée au golfe de Péluse dont il n’est séparé que par un long ruban de terre, large de cent a cent-cinquante mètres au plus. « Ce lac dont le fond est desséché autour de Péluse, s’étend à l’est sur dix ou douze lieues jusqu’à Damiette. Il communique à la mer par des coupures naturelles qui servent d’issue aux eaux du Nil dans les grandes crues et qui laissent pénétrer celles de la mer alternativement quand le niveau du fleuve est abaissé. » Le canal de Suez traverse ces trois lacs qu’on dirait échelonnés exprès par la nature pour le recevoir, et c’est on sortant de celui de Menzaleh qu’il débouche dans la Méditerranée. En ce lieu la place d’une ville était marquée ; elle s’y est élevée d’elle-même et par la force des choses : ce point, il y a moins de dix ans, ignoré du monde, s’appelle aujourd’hui Port-Saïd[41]. En attendant qu’il fallut un port de station aux bâtiments entrant dans le canal, il fallait un quartier général aux ingénieurs qui allaient entreprendre le percement de l’isthme ; il fallait un entrepôt pour recevoir les machines venant de l’Europe. Ce triple besoin, a donné naissance dès les premiers jours des travaux, à la ville qui nous occupe et a déterminé sa forme et son aspect. Port-Saïd, en effet, « est un bassin entouré de chantiers.[42] » Partout éclate le mouvement et l’activité ; partout la variété de couleur, la physionomie de vie maritime et de cité ouvrière en même temps. Des fontaines publiques réparties dans les différents quartiers sont continuellement entourées de groupes d’hommes, de femmes et d’enfants aux costumes de vingt pays divers. Voici le quartier européen qu’un espace vide de 200 à 300 mètres sépare du village arabe, dont les longues lignes de petits logements construits en pisé, en bois, en nattes, en briques, conduisent jusqu’au bout du quais dont le développement n’a pas moins de deux kilomètres. Voici la maison dos religieuses du Bon-Pasteur d’Angers avec sa gracieuse chapelle, son vaste promenoir et les classes propres et aérées où ces dignes religieuses instruisent tout un essaim de jeunes filles. Voici encore un couvent, c’est celui des Pères franciscains, dits de la Terre-Sainte ; ces dignes fils de saint François tiennent l’école des petits garçons. Près de là, la chapelle catholique élève son clocher carré au-dessus des constructions environnantes, connue pour rappeler sans cesse à la ruche toujours grossissante qui s’agite autour d’elle, qu’il y a d’autres besoins que ceux du corps, d’autres intérêts que ceux qui se rapportent à la fortune et aux jouissances de la vie !


iii. — Un précédent à utiliser.

Mais ce n’était pas assez que l’Europe prodiguât ses savants ingénieurs, ses admirables machines, toutes les ressources, en un mot, de la science et de l’industrie ; il fallait qu’une armée de travailleurs vint donner le mouvement et la vie à ces puissants moyens d’action.

Or, pour ces ateliers immenses et hors de toutes proportions avec ce que nous voyons en Europe, d’immenses approvisionnements étaient nécessaires. Pour tout ce que l’on peut acheter, cette question d’approvisionnements n’avait rien qui pût effrayer ni arrêter les promoteurs de cette gigantesque entreprise ; mais il était un objet de première nécessité, que la nature seule peut procurer, et qui faisait absolument défaut dans l’isthme ; nous voulons parler de l’eau potable.

Avant donc que de commencer l’œuvre elle-même, il fallait aviser au moyen d’amener de l’eau douce sur les lieux où se faisaient les travaux du canal maritime[43] ; le succès de l’entreprise on dépendait.

Un précédent existait d’ailleurs en Égypte qui démontrait l’importance au double point de vue de l’humanité et des intérêts de l’œuvre, de s’occuper avant toutes choses, non-seulement de la subsistance des ouvriers, mais de leur assurer un bien-être relatif et aussi complet que possible.

C’était en 1819, Méhémet-Ali voulant creuser un canal d’irrigation dans la branche de Rosette, entre le village d’Atfeh et Alexandrie, consacra plusieurs années à ce travail et y occupa trois cent mille fellahs. « Malheureusement on ne prit pour leur bien-être, et même pour leur subsistance, aucune des précautions qu’exige l’humanité. On négligea de former des approvisionnements de vivres sur les lieux ; l’eau manqua en vingt endroits sur l’étendue de vingt lieues que parcourt le canal. Puis l’excès de la fatigue, les mauvais traitements engendrèrent des maladies qui emportèrent les ouvriers par milliers. Dans l’espace de dix mois, il en périt douze mille dont les ossements gîsent sous les chemins de hallage qu’on a élevés des deux côtés du canal[44].

Une seule chose étonne, c’est que la mortalité n’ait pas été plus grande encore, alors que tant de négligence et tant de dédain pour la vie humaine avaient signalé ce travail.

Méhémet-Ali, dans la poursuite de ses vastes desseins, comptait pour peu les instruments qu’il employait. Et ce qui chez lui n’était que l’imperfection d’un esprit supérieur, dévouait chez les subalternes une cruauté froide et réfléchie. Les autorités chargées de l’exécution du canal imposaient aux malheureux paysans un labeur au-dessus de leurs forces. De l’aube du jour à la nuit close les ouvriers étaient au travail et la moindre négligence était aussitôt punie par des coups de bâton.

« Le canal Mahmoudieh fut fait. Il avait coûté cher : environ 7,500,000 fr., sans compter les hommes sacrifiés ; mais une grande pensée avait été réalisée ; un nouvel élément de prospérité était acquis à l’Égypte… »

Par malheur, le limon fertilisant que le Nil charrie en si grande quantité, ne tarda pas à obstruer le lit du canal, et quand Méhémet-Ali mourut, la navigation y était devenue singulièrement difficile.

Abbas-Pacha n’était pas homme à tenter une entreprise telle que le curage de cette importante voie de navigation : « le canal continua donc à s’envaser, et quand Mohammed-Saïd arriva au gouvernement de l’Égypte, le mal était devenu si grand qu’il fallait nécessairement y porter un remède immédiat, ou renoncer à utiliser désormais un ouvrage qui avait coûté tant de peines, tant d’argent et tant de bras.[45] »

Le khédive n’hésita pas. Les ingénieurs ayant calculé que soixante-cinq mille hommes étaient nécessaires pour déplacer dans l’espace d’un mois de travail, la quantité de vase amassée dans le lit du canal, ordre fut envoyé aux provinces de fournir ce nombre de travailleurs.

Au lieu de soixante-cinq mille hommes, les provinces en envoyèrent cent quinze mille ! Mohammed-Saïd, recueillait ainsi dès le commencement de son règne, les fruits de son esprit de justice : Il possédait la confiance du peuple !

Cette confiance comment la justifia-t-il ? En prenant des mesures d’approvisionnement, d’hygiène, et par-dessus tout de loyale justice, qui prouvèrent au monde qu’on peut employer en Égypte des centaines de mille hommes à un travail d’utilité publique, non-seulement sans qu’il en résulte aucun accident, mais encore avec profit pour tous.

Tel est le précédent dont nous avons parlé. C’était tout à la fois un stimulant pour ne rien négliger de ce qui pouvait, assurer la subsistance des travailleurs, et un gage de succès.

iv. — Règlement pour les travailleurs Indigènes.

Un acte de concession en date du 30 novembre 1854, avait donné à M. de Lesseps pouvoir exclusif à l’effet de constituer et diriger une compagnie universelle pour le percement de l’isthme de Suez.

Le 5 janvier 1856, Mohammed-Saïd complétait cet acte de concession par un cahier des charges pour la construction et l’exploitation du grand canal maritime de Suez et dépendances. Sous cette dernière date, et en lui en vo vaut le cahier des charges, le khédive écrivait à M. de Lesseps en ces termes :

À mon dévoué ami de haute naissance et de rang élevé,

Monsieur Ferdinand de Lesseps,

« La concession accordée à la Compagnie universelle du canal de Suez devant être ratifiée par S. M. I. le Sultan, je vous remets cette copie authentique, afin que vous puissiez constituer ladite Compagnie.

« Quant aux travaux relatifs au percement de l’isthme, elle pourra les exécuter elle-même aussitôt que l’autorisation de la Sublime-Porte m’aura été accordée. »

Mais avant même que cette autorisation eut été accordée, le khédive se préoccupa de garantir à ceux de ses sujets qui seraient appelés à concourir aux travaux gigantesques de l’œuvre de M. de Lesseps, les bons traitements que lui-même avait assurés aux travailleurs du canal d’Alexandrie.

Le 20 juillet 1856, il signait à cet effet un firman soigneusement étudié par lui. Ce firman, le voici :

Règlement pour les ouvriers fellahs qu’emploiera la Compagnie de l’isthme de Suez.

Nous, Mohammed-Saïd-Pacha, vice-roi d’Égypte, voulant assurer l’exécution des travaux du canal maritime de Suez, pourvoir au bon traitement des ouvriers égyptiens qui y seront employés et veiller en même temps aux intérêts des cultivateurs, propriétaires et entrepreneurs du pays, avons établi de concert avec M. Ferdinand de Lesseps, comme président-fondateur de la Compagnie universelle du dit canal les dispositions suivantes :

1° Les ouvriers qui seront employés aux travaux de la Compagnie seront fournis par le gouvernement égyptien d’après les demandes des ingénieurs en chef et suivant les besoins.

2° La paye allouée aux ouvriers sera fixée, suivant les prix payés en moyenne pour les travaux des particuliers, à la somme de deux piastres et demie à trois piastres par jour, non compris les rations qui seront délivrées en nature par la compagnie pour la valeur d’une piastre. Les ouvriers au-dessous de douze ans ne recevront qu’une piastre, mais ration entière.

Les rations en nature seront délivrées par jour ou tous les deux ou trois jours à l’avance et, dans le cas où l’on serait assuré que les ouvriers qui en feront la demande, seront en état de pourvoir à leur nourriture, la ration leur sera donnée en argent.

La paye en argent aura lieu toutes les semaines. Cependant la Compagnie ne comptera, pendant le premier mois, que la moitié de la paye, jusqu’à ce qu’elle ait accumulé une réserve de quinze jours de solde, après quoi la paye entière sera délivrée aux ouvriers.

Le soin de fournir de l’eau potable EN ABONDANCE, pour tous les besoins des ouvriers est à la charge de la Compagnie.

3° La tâche journalière imposée aux ouvriers ne dépassera pas celle qui est fixée dans l’administration des ponts-et-chaussées en Égypte, et qui a été adoptée dans les grands travaux de canalisation exécutés en ces dernières années.

Le nombre des ouvriers employés sera désigné en prenant en considération les époques des travaux agricoles.

4° La police des chantiers sera faite par les officiers et agents du gouvernement, sous les ordres et suivant les instructions des ingénieurs en chef, conformément à un règlement spécial qui recevra notre approbation.

5° Les ouvriers qui n’auront pas rempli leur tâche, seront soumis à une diminution de solde qui n’ira pas au delà du tiers et qui sera proportionnée au déficit de l’ouvrage commandé. Ceux qui déserteront perdront, par ce seul fait, les quinze jours de solde en réserve ; le montant en sera versé à la caisse de l’hôpital, dont il va être parlé.

Les ouvriers qui apporteraient des troubles dans les chantiers, seront également privés des quinze jours de solde en réserve. Ils seront en outre passibles d’une amende qui sera versée à la caisse de l’hôpital.

6° La Compagnie sera tenue d’abriter les ouvriers soit sous des tentes, soit dans des hangars ou maisons convenables. Elle entretiendra un hôpital et des ambulances avec tout le personnel et tout le matériel nécessaires pour traiter les malades à ses frais.

7° Les frais de voyage des ouvriers engagés et de leurs familles, depuis le lieu de leur départ jusqu’à leur arrivée sur les chantiers, seront à la charge de la Compagnie.

Chaque malade recevra à l’hôpital, dans les ambulances, outre les soins que réclamera son état, une paye d’un piastre et demie pendant tout le temps qu’il ne pourra travailler.

8° Les ouvriers d’art, tels que maçons, charpentiers, tailleurs de pierres, forgerons, etc., recevront la paye que le gouvernement est dans l’usage de leur allouer pour ses travaux, outre la ration de vivres ou sa valeur.

9° Lorsque des militaires appartenant au service actif seront employés aux travaux, la Compagnie déboursera pour chacun d’eux, à titre de haute paye, de solde ordinaire ou d’entretien, une somme égale à la paye des ouvriers civils.


Nos ingénieurs, Linant-Bey et Mougil-Bey, que nous mettons à la disposition de la Compagnie pour la direction et la conduite des travaux, auront la surveillance supérieure des ouvriers et s’entendront avec l’administrateur délégué de la Compagnie pour aplanir les difficultés qui pourraient survenir dans l’exécution du présent décret.

Fait à Alexandrie, le 20 juillet 1856.

Disons de suite, que grâce à la paternelle sollicitude qui avait dicté ce règlement et à la loyale exactitude avec laquelle il fut exécuté, aucune contestation sérieuse n’a été soumise à cet arbitrage nommé d’avance par le khédive.



v. — Les fellahs.

Avant de passer outre, quelques détails réclament leur place sur ces ouvriers fellahs, dont le nom que nous avons plusieurs fois prononcé nous-mêmes dans les pages qui précédent a si souvent été redit en Europe pendant les six dernières années qui viennent de s’écouler.

«Le peuple égyptien, affirme un écrivain compétent, mérite à tous égards la sollicitude dont il est l’objet de la part de ses souverains. »

Le christianisme a laissé en ce pays de fortes racines et ceux-là même qui sont les plus exacts à suivre la loi de Mahomet ont au fond du cœur je ne sais quels sentiments secrets, quel souvenir qui les tient à l’abri des excès de fanatisme et d’intolérance[46] qui partout ailleurs caractérisent les populations musulmanes et les gardent en particulier de ce fatalisme qui a si tristement précipité l’Orient dans l’état de décadence où nous le voyons plongé.

On peut affirmer sans crainte que par ses qualités comme par ses défauts naturels, — abstrac- tion faite de la cupidité qui est un vice artificiel, — la population des fellahs d’Égypte a une grande analogie avec celle de nos campagnes. Placée dans les mêmes conditions, tirée de son ignorance, elle nous ressemble bien plus encore. On accuse les fellahs d’être une race légère et cupide ; il y a du vrai dans ces reproches, mais ce double défaut tient plus peut-être à l’état de dépendance et d’oppression où a vécu pendant des siècles ce peuple, qu’à son caractère même.

On ajoute qu’ils n’ont pas consience de leur propre dignité et qu’ils manquent de ce respect de soi-même qui est le trait distinctif des grandes nations. On les voit en effet tendre la main sans honte et poursuivre les voyageurs de leurs sollicitations importunes sans se laisser rebuter par les admonestations les plus humiliantes. On les voit courbés sous une discipline dégradante, recevoir un châtiment corporel sans y attacher aucune idée d’infamie… Mais tout cela ne s’explique-t-il pas par l’état de dépendance où ils ont été tenus si longtemps...

S’il y a lieu de s’étonner, c’est nous semble-t-il qu’en dépit de cet asservissement ils aient — à côté de ces défauts que beaucoup de peuples libres n’évitent pas complètement, — conservé des qualités qui les rendent vraiment remarquables, et les placent en tête des autres peuples orientaux.

Si en effet « l’Égyptien est léger et oublieux comme on l’assure, il est intelligent, il a la compréhension vive et prompte. Il est actif ; sur le champ qu’il cultive il n’y a pas de travaux si pénibles qui puissent déconcerter sa patience, épuiser sa force vraiment herculéenne… Il faut le voir charger sur ses épaules des fardeaux énormes et s’avancer ensuite d’un pas élastique qui contraste avec la lourde marche de nos porteurs d’Europe. Et quand il s’agit de remuer la terre, quel peuple pourrait montrer plus de dextérité et de promptitude. »

Mais ce qui, entre tout, met en lumière l’intelligence, la vigueur et le bon vouloir des fellahs pour l’exécution des entreprises les plus gigantesques, c’est le rôle qu’ils ont pris dans le percement de l’isthme de Suez !

Les Européens appelés les premiers à ce rude travail se découragèrent vite. Lorsque le climat dévorant n’usait pas leurs forces, la nostalgie les poussait à la désertion, et il fallut bien reconnaître que les populations indigènes pouvaient seules permettre d’attendre le résultat qu’on poursuivait.

Alors des ouvriers grecs, dalmates, arméniens, furent recrutés de toutes parts sans que leur nombre — et peut-être leur force et leur énergie, fussent en rapport avec la tâche à remplir.

Toute l’espérance du succès va donc se concentrer sur ces pauvres fellahs, sur ces corvéables si peu connus, et par suite, si injustement méprisés en Europe, où on ne les croyait capables de travail que sous la pression de la force, et grâce à l’emploi du fouet…

Nous venons de dire comment plusieurs entreprises précédentes avaient déjà prouvé combien ils étaient loin de mériter cette réputation, pour peu qu’on prît soin de stimuler leur zèle, et de gagner leur confiance en assurant leur salaire et en s’occupant de leur bien-être et de leurs intérêts. L’œuvre nouvelle à laquelle ils allaient prendre une si large part — car il faut bien l’avouer, dans l’accomplissement de ces travaux qui préparent à l’Égypte de si belles destinées, c’est leur énergie, leur patience, leur sobriété, qui ont permis de vaincre tous les obstacles — devait enfin rébabiliter aux yeux du monde, toute une classe d’hommes à laquelle Mohammed-Saïd a eu la gloire d’être le premier à rendre justice et à accorder pro tection et appui.

Encore un trait à l’honneur du caractère national des populations égyptiennes :

Les fellahs ne sont pas seulement d’intelligents ouvriers, de rudes travailleurs, ce sont encore de vaillants et hardis soldats, dont l’obéissance à la discipline militaire, la solidité et le courage devant l’ennemi ont été, ainsi une nous l’avons déjà fait remarquer, brillamment prouvés dans les campagnes d’Arabie et de Syrie sous Méhémet-Ali et plus récemment encore dans la défense de Silistrie et dans celle d’Eupatoria.



vi. — La vapeur et les machines.

Le curage du canal de Mamoudieh, travail prodigieux, si on met en regard les difficultés de l’entreprise, la simplicité toute primitive du matériel [47], et la promptitude de l’exécution, avait été fait avec les seules forces de l’homme ; des masses inouïes de sable et de vase avaient été remuées, déplacées à la main.

Pour le percement de l’isthme de Suez, les forces de l’homme ne devaient pas être mises seules en jeu ; les foires mécaniques allaient leur venir en aide et cela avec une puissance qu’on ne leur avait point encore connue.

De véritables esclaves de fer et d’airain devaient être créés pour coopérer à cette œuvre de géant et rivaliser avec les bras et la vigueur d’une armée de travailleurs infatigables.

Entrepris un demi-siècle plutôt, alors que la puissance de la vapeur avait à peine dit son premier mot, le percement de l’isthme de Suez eut épuisé les forces de plusieurs générations d’hommes, peut-être même eut-il été impossible.

Arrêtons-nous donc un instant, pour étudier comment s’est réalisée cette transformation apportée à notre temps dans le travail de l’homme par la science mécanique.

Interrogé dans une enquête sur la définition à donner aux machines, un ouvrier anglais répondit : « Tout ce qui, au-delà des dents et des ongles, sert à travailler est une machine. »

Cet ouvrier se trompait : « Les dents et les ongles sont eux-mêmes des machines, comme chacun de nos membres qui sont des leviers. On pourrait tout au plus distinguer des machines naturelles et des machines artificielles ; mais c’est là une distinction sans importance. La main est la plus admirable des machines : les outils qu’elle manie sont aussi des machines, et les machines-outils ne sont que des outils puissants mis en mouvement par une force plus énergique que celle de l’homme.

« L’outil est destiné à modifier dans sa forme, ses dimensions ou son aspect, un fragment quelconque de matière. Les outils se sont perfectionnés comme le langage. D’abord grossiers et informes comme la pierre du chemin, comme le silex naturel, ils étaient tout à la fois les armes, les ustensiles et les outils de l’homme primitif. Plus tard, ils furent de silex poli, usé de manière à présenter des arêtes tranchantes , taillé en forme de hache, de flèche ou de couteau. Ceux-ci à leur tour cédèrent la place à des outils de bronze qui seront remplacés par des outils de fer et d’acier.

« ... Tant qu’on ne fit usage que d’outils tenus à la main, on ne travailla les grandes pièces métalliques qu’en petit nombre ; aussi les premières machines à vapeur renferment-elles un certain nombre d’organes en bois et les transformations de mouvements sont-elles limitées. Un outillage plus complet et plus puissant pouvait seul permettre de travailler de grandes pièces et de réaliser d’autres moyens de transmission que le balancier ; d’autre part, la vapeur seule oflraitune force suffisante, et d’un emploi facile pour manier un outil plus énergique. On s’explique ainsi com ment la vapeur a été la cause directe et indirecte de la création des inachines-outils : La force de l’homme est remplacée par la vapeur et sa main par une machine. C’est tout à la fois la puissance, la régularité, la continuité, et l’amplitude des mouvements. »

Or, jamais avons-nous dit les machines, ces doigts de fer et ces ongles d’acier auxquels rien ne résiste, n’avaient montré une plus formidable résistance qu’à l’isthme de Suez. Si la science ne nous avait accoutumé aux surprises de ses incessants progrès, nous croirions pouvoir affirmer qu’à cette occasion a été fait le suprême effort, a été dit le dernier mot de la vapeur appliquée à l’industrie.

Et cependant jamais appareil destiné à une œuvre aussi considérable ne présenta un ensemble plus simple ; c’est là ce qui étonne surtout la pensée :« Drague, longs-couloirs, élévateurs, chalands-flotteurs, gabarres à clapets latéraux. Rien de plus !..

« Mais ces appareils construits dans un but spécial d’après des plans combinés en vue des conditions dans lesquelles il s’agissait d’opérer, sont des machines types qui n’ont pas de précédent analogue et qui serviront de modèle si jamais, sur un autre point du globe, l’art de l’ingénieur renouvelle une semblable entreprise. »

« Parlons d’abord de la drague : véritable navire de fer portant et logeant une énorme machine à vapeur elle fait, dirigée par quatorze hommes[48] le travail qu’un millier de terrassiers ferait à peine ; elle remue en dix heures quinze cents mètres cubes, trois mille de kilogrammes !... que ses lourds godets apportent incessamment au long-couloir. »

Ce long-couloir est ainsi décrit par M. de Lesseps lui-même : « Figurez-vous une fois et demie la longueur de la colonne Vendôme coupée par le milieu, appliquée au haut de la drague par un bout, déversant au loin par l’autre le produit du dragage et formant au milieu du canal comme un pont volant.

« Les dragues pourvues de cet appareil et construites de manière à l’utiliser ne déversent pas les déblais comme le font les dragues ordinaires, dans des bateaux qui viennent les accoster. Elles amènent les déblais directement sur les berges, et cela à des distances de 60 à 70 mètres.

« Cet appareil est une des plus heureuses innovations parmi celles que notre entreprise ait fait naître, et le spectateur le plus indifférent comme l’ingénieur le plus expérimenté, est vivement frappé par la vue de cette immense machine, qui creusant le milieu du canal, verse au-delà de ses bords des torrents d’eau et de terre... »

Pour juger de l’ensemble de ce travail, il faut gravir les quatre étages de l’escalier de fer conduisant à la lanterne qui couronne la charpente de la drague. « Arrivé au plus haut palier, on se sent pris de vertige en face de la majestueuse grandeur de cet ensemble de mouvements d’une précision admirable et d’une force irrésistible, se mêlant au grondement des roues, au grincement des chaînes, aux trépidations imprimées à l’appareil chaque fois que les godets laissent tomber leur contenu dans le couloir, au tremblement profond qui secoue toute la drague quand le couteau d’un godet, après une énergique morsure, arrache du fond du canal une pleine charge de matière sableuse ou quelque énorme pierre perdue dans la masse. »

L’élévateur est un long bâti formé de deux poutres en fer reliées et soutenues par un treillis de fer ; cet appareil repose sur un solide charriot à huit roues que l’on fait circuler sur des rails le long des talus, pour y recevoir les wagons chargés de terre que lui amènent les chalands, les élever et les déverser aux lieux où ils doivent régulariser le sommet des tertres.

Enfin, les chalands-flotteurs et les gabarres à clapets complètent par un attirail naval, d’une grande perfection, l’attirail terrestre que nous venons de décrire[49].

Tels sont les immenses préparatifs faits en vue d’une entreprise que beaucoup de gens traitaient de rêve et d’utopie et dont M. de Lesseps était peut-être le seul à envisager sans crainte l’issue. Nous nous trompons, un autre esprit ferme et persévérant, le khédive n’éprouvait ni hésitation, ni inquiétude. La confiance de M. Lesseps l’avait gagné ; il avait foi dans le succès. Peut-être cependant n’osait-il le rêver aussi complet et aussi prompt qu’il l’a été.



vii. — Commencement des travaux. — Le canal d’eau douce.

Une société financière s’était formée ; tout était prêt, on n’attendait plus que le signal qui devait mettre en mouvement l’armée pacifique prête à envahir l’isthme de Suez, non pour y porter le fer de la conquête, mais pour lui ouvrir des destinées merveilleuses et toutes pacifiques.

Ce signal, nous l’avons dit, c’est le Sultan qui devait le donner. À titre de suzerain de l’Égypte il lui appartenait en effet de confirmer ou d’infirmer les concessions faites à M. de Lesseps par le khédive.

Or, ici devait se faire sentir la malveillance jalouse d’une puissance rivale de la France ; l’Angleterre effrayée de l’ascendant que devait nous assurer en Orient le succès d’une œuvre aussi prodigieuse et, menacée, pensait-elle, dans son omnipotence dans l’Inde par la facilité de eoinmunications ouvertes au reste de l’Europe par la voie nouvelle, fit tous ses efforts pour faire échouer le percement de l’isthme.

Il ne fallut rien moins que la rare persévérance de M. de Lesseps pour déjouer ce mauvais vouloir.

La Sublime-Porte, influencée par l’Angleterre, semblait craindre d’autre part de fortifier un vassal déjà trop puissant à son gré, en faisant de l’Égypte la route de l’Inde, c’est-à-dire le lieu de passage et l’entrepôt d’un commerce immense[50].

Ici nous devons revenir de quelques pas en arrière :

M. de Lesseps qui s’était rendu à Constantinople où il pensait n’avoir à remplir qu’une simple formalité, se trouva donc en présence de difficultés sérieuses ; le gouvernement et le sultan lui-même témoignaient d’une apparente bonne volonté, mais sir Stratford de Retcliffe, ambassadeur d’Angleterre opposait son veto et il était aisé de juger qu’on n’aurait pas facilement raison de cet obstacle.

Pensant avec justesse, qu’ainsi posée, la question

était devenue européenne, M. de Lesseps au lieu d’insister auprès de la Sublime-Porte, prit le parti de porter sa cause devant le tribunal des grandes puissances.

« La période de discussion commença. Elle fut menée avec beaucoup d’ardeur etune grande abondance de bonnes raisons. Les adversaires du projet qui se rencontraient surtout en Angleterre, ne trouvaient à opposer à l’exécution du canal que quatre objections, variées à l’infini dans la forme et dans les détails, mais toujours les mêmes. Ils disaient :

« 1° Que le projet était inexécutable et chimérique ;

« 2° Que fût-il mis à exécution, les produits du canal seraient insuffisants à compenser les frais que son percement aurait coûtés ;

« 3° Que cette entreprise, si elle aboutissait, tendrait à séparer l’Égypte de la Turquie et mettrait le premier de ces deux pays en état de se rendre indépendant de l’autre ;

« 4° Que l’ouverture de l’isthme était une menace pour l’empire Anglo-Indien et, qu’au point, de vue politique, il causerait un grand préjudice aux intérêts de la Grande-Bretagne.

« Pas une de ces assertions ne soutenait l’examen ; »[51] et cependant il se trouva, même en France, une foule d’esprits éclairés qui s’engagèrent dans la discussion et firent tous leurs efforts pour combattre une entreprise si glorieuse pour notre siècle.

Mais grâce à Dieu, M. de Lesseps est une de ces natures dont on peut dire qu’elles sont « inébranlables comme le roc » ; il accepta la lutte et ne se retira de l’arène qu’après avoir réduit ses adversaires à l’impuissance.

Une commission internationale de savants et d’ingénieurs formée par ses soins, se rendit sur les lieux afin d’explorer le désert de Suez et de déterminer les difficultés réelles que pourraient rencontrer les travailleurs.

Pendant ce temps, il faisait appel aux principaux représentants du commerce maritime anglais, qui se déclaraient en faveur du projet.

Lord Palmerston intervint alors ; la presse anglaise, influencée par sa décision, apporta dans la question une violence qui eut à coup sûr fait hésiter un jouteur moins sur de luimême que M. de Lesseps. Pour toute réponse aux diatribes, aux menaces dont il était l’objet, il se borna à presser de tout son pouvoir les travaux de la Commission[52].

Après une longue étude, et à la suite d’observations faites sur tous les points où pouvaient surgir quelques difficultés, la Commission « déclara solennellement que l’exécution du canal entre les deux mers était non-seulement possible, mais facile. »

Cette décision fut, — après examen approfondi des travaux qui l’avaient dictée, — approuvée par l’Académie des sciences de Paris, et les principaux corps savants de l’Europe lui donnèrent leur adhésion[53].

La Turquie se décida alors à autoriser les travaux de la Compagnie universelle.

Lord Palmerston ne se tint pas pour battu ; après s’être oublié jusqu’à formuler, à la tribune du parlement anglais, des paroles outrageantes pour M. de Lesseps, insultes qui provoquèrent l’indignation de l’Europe entière — le grand ministre anglais se rejeta sur la raillerie : «Lesseps, répétait-il à tout propos, se précipite avec la furia française ; mais il manquera de souffle chemin faisant. »

Bien qu’il n’ait point vu le succès complet de l’œuvre, lord Palmerston a assez vécu cependant pour ne pouvoir douter du résultat.

Ce n’est pas que l’Angleterre se soit tenue dès l’abord pour vaincue. Loin de là : lorsqu’en 1863, la mort vint ravir à l’entreprise celui qui, après M. de Lesseps, en avait été le plus ardent propagateur, Mohamed-Saïd, elle reprit ses intrigues et obtint du gouvernement de la Sublime-Porte, deux décisions qui devaient porter un coup mortel au percement de l’isthme : « Le sultan exigea que le nouveau vice-roi Ismaïl-Pacha retirât de l’isthme son contingent de Fellahs ; il l’obligea en outre de résilier la concession du canal d’eau douce et des terrains environnants. »

C’était la ruine de la Compagnie et l’anéantissement de l’entreprise.

En face d’un péril si grand et si inattendu, M. de Lesseps ne perdit rien de sa fermeté et de sa confiance. Il en appela aux tribunaux ; Nubar-Pacha vint à Paris soutenir les prétentions du gouvernement égyptien qui, au foud avait le plus vif désir d’être forcé de remplir ses engagements, et qui en conséquence accepta avec empressement l’arbitrage de l’Empereur des Français.

« Dès lors l’Angleterre était vaincue : elle n’avait plus qu’à s’incliner devant le fait accompli, en attendant l’heure d’en profiter. »



viii. — M. Ferdinand de Lesseps.

Nos lecteurs ne s’attendent pas à ce que nous les fassions assister à la marche de cette œuvre gigantesque qui nous saisirait d’admiration et de surprise, si nous en lisions le récit dans l’histoire de l’antiquité, et que notre temps a vu s’accomplir sans trop d’étonnement, accoutumé qu’il est aux audaces de la science moderne.

Il nous suffit d’avoir indiqué dans quelles conditions s’est produite l’idée-mère de cette noble entreprise ; quel appui elle a rencontré chez un grand prince et chez son successeur, quels éléments de réussite lui sont venus en aide, et, d’une autre part, quels obstacles lui ont été suscités et comment elle les a surmontés.

Arrivant tout à l’heure au résultat obtenu, nous montrerons les deux mers se rencontrant et mêlant leurs eaux sous les yeux attentifs de plusieurs souverains et des délégués de la science, des lettres et de l’industrie du monde civilisé.

Mais entre ces deux récits, ou plutôt entre les deux parties d’un même récit auquel il ne manque que la voix inspirée d’un poète pour prendre les vastes proportions d’une admirable épopée, il nous semble qu’il est de toute justice de faire halte un instant pour esquisser le portrait de celui qui en est le principal héros.

Né à Versailles, le 19 novembre 1806, M. Ferdinand de Lesseps devait voir surgir, de toutes parts, autour de son enfance, des exemples et des impressions de nature à développer en lui le goût des grandes entreprises et à fortifier l’esprit d’énergie et de persévérance qui, dès le berceau, fut le trait saillant de son caractère.

C’était le temps, en effet, où les bulletins journaliers de nos victoires allumaient, avant l’âge dans un cœur d’enfant, lus ardeurs du patriotisme et la fièvre de la gloire ; le temps où les jeunes générations croyaient tout possible au génie de la France aussi bien qu’à son épée.

Le jeune Ferdinand de Lesseps trouvait en outre au foyer même de la famille, un aliment de nature à entretenir et à développer sans cesse ce puissant enthousiasme, qui devait survivre en lui aux entraînements de la première, jeunesse et l’accompagner pendant tout le cours de sa vie.

Les traditions d’honneur, de courage, de talent, abondaient autour de lui, et son intelligence s’éveilla aux récits de nobles entreprises accomplies par des hommes de son sang et de son nom.

C’est ainsi, par exemple, que parti avec Lapeyrouse pour le voyage de circumnavigation où l’illustre explorateur trouva la mort, un Lesseps[54] fut l’unique des compagnons de l’infortuné navigateur qui revit la France, à laquelle il rapporta les seuls documents que nous possédions sur cette expédition.

Il s’était séparé de Lapeyrouse sur les côtes du Kamchatka et avait traversé en traineau les steppes glacés de l’Asie jusqu’à Saint-Pétersbourg, où il était arrivé après deux années d’aventures périlleuses.

Son frère, le comte Mathieu de Lesseps, père de celui dont nous essayons d’esquisser la vie, avait suivi la carrière diplomatique. Tour à tour représentant de la France au Maroc, en Égypte, en Espagne, il avait eu, lui aussi, maintes occasions de lutter contre les difficultés et de déployer cette fermeté qui semble héréditaire dans cette famille.

Les antécédents du père, les services rendus et les souvenirs laissés par lui dans la carrière diplomatique, décidèrent de l’avenir du fils.

Dès les premières années du gouvernement de Juillet, nous le trouvons consul en Égypte, où, quoique bien jeune encore, il est chargé de l’intérim du consulat général.

En 1834, la peste sévit en Égypte avec une violence inouïe. Les Européens résidant à Alexandrie sont frappés de stupeur et préparent d’autant plus de victimes au fléau , qu’ils essaient moins de réagir contre l’épouvante qui les domine.

Seul peut-être au milieu de cette panique du premier moment, un homme, un Français, envisage le péril sans effroi. Il fait plus, il lutte corps à corps contre le terrible fléau ; il dispute, il arrache à la mort ses victimes, en leur remontant le moral, en leur rendant le courage et la résignation.

Cet homme, c’est M. Ferdinand de Lesseps !

Sur ces entrefaites, un conflit est sur le point d’éclater entre le sultan et le vice-roi : le jeune représentant de la France, par son esprit de conciliation et de prudence, rétablit de bons rapports entre les deux princes.

Et par ce double service, il soutient noblement la réputation laissée dans le pays par son père à qui les circonstances avaient permis de contribuer à l’élévation de Méhémet-Ali au pouvoir.

Dès ce moment la sympathie du khédive pour le jeune diplomate, sympathie jusqu’alors basée sur l’amitié qu’il avait vouée au comte Mathieu, s’appuya sur une estime personnelle, sur une reconnaissance directe, si l’on peut ainsi parler, et des liens d’intimité et de confiance, qui ne devaient jamais s’affaiblir, s’établirent entrela jeune famille du vice-roi et M. Ferdinand de Lesseps.

Un changement de résidence qui devait le faire marcher pas à pas sur les traces de son père, appela en 1833, M. de Lesseps en Espagne.

Le bombardement de Barcelone, en 1842, à la suite de troubles politiques, le trouve consul dans cette ville et met pleinement en lumière le généreux dévouement de l’homme privé et l’énergique fermeté du fonctionnaire.

Intervenant avec autant d’habileté que d’à-propos il sut pourvoir à la sûreté de ses nationaux et sauvegarder leurs intérêts.

Là ne se bornèrent pas ses soins : après avoir fait donner asile à bord des navires français aux Espagnols dont la vie était en péril, il sauva par d’heureuses démarches la ville d’un désastre complet. Cette conduite lui valut les témoignages les plus spontanés et les plus précieux de la reconnaissance et de l’admiration générale.

L’évêque de Barcelone lui adressa des remerciements publics au nom de son église et des fidèles de son diocèse.

La Chambre de commerce de la même ville commanda sa statue en marbre et lui vota des remerciements ; les résidents français lui firent frapper une médaille.

Ces témoignages de juste gratitude trouvèrent un écho sur tous les points de l’Europe : plusieurs chambres de commerce, notamment celle de Marseille, lui votèrent une adresse. Les gouvernements étrangers dont il avait sauvegardé les nationaux le firent remercier par voie diplomatique et pour la plupart lui conférèrent les insignes de leurs ordres ; enfin le gouvernement français le nomma officier de la Légion d’honneur et échangea son titre de consul contre celui de consul général, tout en le maintenant à ce même poste de Barcelone, où il venait de jeter un si grand éclat sur le drapeau de la France devenu par ses soins l’étendard de la conciliation et de la paix.

Une brillante carrière devait suivre de si beaux débuts ; en effet, envoyé par le gouvernement provisoire de 1848, à Madrid, comme ministre plénipotentiaire, et chargé bientôt après d’une mission conciliatrice à Rome, M. de Lesseps semblait destiné à quelque poste diplomatique de premier ordre, lorsque un désaccord survenu entre lui et le gouvernement français, sur la conduite à tenir vis-àvis la République romaine ayant donné lieu à son rappel, il demanda sa mise en disponibilité. Bientôt après il renonçait définitivement à la vie politique et reportait toute l’activité de sa pensée sur un projet dont la première idée remontait, paraît-il, à son arrivée en Égypte, en 1831.

Ce projet, que l’ingénieur Lepère avait déclaré irréalisable et qui avait fait sourire plus tard, lorsque le chef des saints simoniens, le célèbre père Enfantin en avait émis l’idée, avait pour but de corriger eu quelque sorte un oubli de la nature, en faisant disparaître une des deux barrières placées sur la ceinture maritime qui entoure le globe de l’ouest à l’est[55].

Après cinq années ainsi employées à de laborieuses études, un de ces coups de la Providence qui, au moment où on s’y attend le moins, se plaît à intervenir et à faciliter l’exécution de plans auxquels elle semblait étrangère bien qu’elle les eut inspirés et éclairés en secret, vint ménager à M. de Lesseps la réalisation de ce qu’il n’avait guère jusqu’alors pu considérer que comme un beau rêve.

Tant qu’Abbas-Pacha était pacha d’Égypte, une œuvre comme celle qu’il méditait était, en effet, impossible.

Or, non-seulement l’avènement de Mohamed-Saïd au trône modifiait la situation, mais encore un des premiers actes du nouveau Khédive eut pour résultat d’aplanir les voies devant M. de Lesseps.

Mohamed-Saïd désireux de s’appuyer sur les amis de sa jeunesse et de puiser, dans leur expérience de la civilisation de l’Europe, les moyens de travailler à la prospérité de son peuple, avait tout d’abord pensé à M. de Lesseps et l’appelait auprès de lui.

M. de Lesseps se rendit avec empressement à cette flatteuse invitation, et mettant à profit l’intimité de ses rapports avec le prince, il sut lui inspirer ses convictions au sujet de la possibilité du percement de l’isthme de Suez.

Mohamed-Saïd ne perdit pas de temps : apportant dans l’exécution de l’œuvre dont il comprenait la grandeur et l’opportunité, toute l’activité de son caractère, il eut stimulé au besoin l’ardeur de M. de Lesseps.

Sur sa demande un mémoire lui fut présenté, le 15 novembre 1854 ; quinze jours plus tard il signait au Caire le premier firman et concession dont nous avons parlé précédemment.

L’action était engagée ; nos lecteurs ont vu M. de Lesseps à l’œuvre ; ils applaudiront tout à l’heure à son triomphe.

Il ne nous reste pour terminer qu’à choisir au hasard, pour les reproduire ici, quelques traits typiques du portrait que nous avons cherché à esquisser.

« M. de Lesseps est diplomate, ingénieur, orateur, homme d’action en même temps que penseur et homme d’étude. Sa physionomie révèle ses multiples qualités : le front un peu fuyant indique la tendance à l’imagination, aux hardies conceptions qui tiennent du rêve ; mais le reste du visage révèle une fermeté et une précision de volonté qui prouvent que le rêve peut se réaliser. Le nez est fortement arqué, indice de l’énergie militante. Les yeux, petits, noirs, étincèlent, et leur regard exprime la finesse sans que la franchise en soit exclue. La chevelure et les moustaches blanches donnent à l’ensemble de cette tête un aspect martial. »

Le caractère dominant du génie de M. de Lesseps, ce qui a fait sa force et assuré son succès, c’est la simplicité et la vérité. « Son éloquence, en effet, consiste surtout dans le naturel avec lequel il exprime de grandes choses ; l’auditoire est saisi, entraîné par ce constraste. M. de Lesseps possède le grand talent de provoquer les applaudissements avec un mot, un chiffre. En France, en Angleterre, il a remué des milliers d’hommes par la seule éloquence de l’exactitude. Il y a des questions qui passionnent d’autant plus qu’elles sont présentées avec plus de vérité. »

Mais c’est en Égypte surtout que son ascendant se montre dans toute sa puissance, s’exerce dans toute son étendue.

Les Arabes l’entourent d’une sorte de culte : « Quand ils le voient passer enveloppé d’un burnous et monté sur son dromadaire blanc, animal presque fantastique, il leur semble qu’Allah a suscité cet homme pour les mener vers une conquête qu’ils ne comprennent qu’à demi, mais dont ils parlent avec étonnement sous leurs tentes… »



TROISIÈME PARTIE
L’ÉGYPTE

JONCTION DES DEUX MERS.

i. — Le premier coup de pioche.

Un témoin oculaire écrivait de Port-Saïd le 24 avril 1859 : « Me voici arrivé depuis hier… Notre traversée n’a pas été trop agitée. Le capitaine avait, déjà fait la route et n’a pas hésité, pour se diriger vers la terre, juste au point voulu. Et il y a à cela un certain mérite, car la plage très-basse ne se distingue pas de loin. Les abords de Port-Saïd sont indiqués seulement par une petite tour avec un mât qu’on appelle le signal Larousse... On dit que nous ne sommes pas très-loin de l’antique Péluse qui a eu jusqu’à cent mille habitants… dont il ne reste plus un seul. Il y a aussi à une distance de deux heures, à l’ouest dans la Menzaleh, un îlot couvert de monceaux de briques provenant des ruines de Tennis. Il paraît que ça était une grande cité, voire même un évêché au xi e ou siècle. Je le veux bien, mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’on n’y trouve plus que les briques en question.

« Si du moins on s’empresse de nous en construire des maisons, il y aura un peu de consolation ; mais pour l’heure, nous sommes sous la tente et c’est tout ce qu’il y a de moins confortable… Débarqué hier à midi j’ai été comme asphyxié en pénétrant dans mon logement de toile. Après six heures de terrible soleil j’ai été saisi à l’arrivée de la nuit par une humidité subite. À minuit j’ai jeté sur moi toute ma défroque, mes couvertures ne suffisant pas à me réchauffer. Enfin, sur les deux heures du matin, ne pouvant plus résister à l’engourdissement, j’ai dû me lever pour me livrer à un exercice violent. Je prends mes chaussures dans l’obscurité, j’y mets le pied, j’entends un craquement et je suis pincé jusqu’au sang. J’allume… des centaines de petits crabes se promenaient autour de mon lit. Quant à la tente, son dôme s’était infléchi sous le poids de la rosée. Je m’y ferai ; mais ce premier essai m’a un peu ébranlé[56].

« … Demain on doit se réunir sur la plage de Port-Saïd pour donner le premier coup de pioche

« À après-demain le récit de cette solennité. »


26 avril 1859.


« La manifestation annoncée a eu lieu. Je dis manifestation, parce qu’il me paraît évident, que M. de Lesseps a eu surtout pour but de montrer à tous les intéressés qu’il ne veut rien négliger pour donner suite à son magnifique projet. Quant à constituer dès à présent un chantier véritable, nous ne sommes ni assez bien outillés ni assez nombreux, bien que, indépendamment d’une dizaine d’Européens on ait réuni de cent à cent-vingt ouvriers indigènes.

« Au surplus, si notre groupe était comme perdu dans l’immensité, le cadre même de la scène et l’idée de la grandeur de l’œuvre à accomplir ont prêté à l’acte d’hier une solennité que ne saurait oublier aucun de ceux qui ont été appelés à y assister.

« ... M. de Lesseps a fait déployer le drapeau égyptien à la tête de la tranchée jalonnée sur le tracé du canal maritime, et nous a dit quelques mots d’une voix émue. On sentait qu’il avait conscience de l’immensité de sa tâche : mais en même temps l’énergique bonté empreinte sur son visage dissipait toute inquiétude. Chacun, à son exemple, a commencé à creuser la tranchée où passeront un jour les grands navires faisant le voyage entre l’Occident et l’extrême Orient.

« … Avec la plus ferme confiance dans le succès définitif je n’ai jamais eu comme aujourd’hui le sentiment du gigantesque effort qu’il faudra déployer pour transformer, en un port, la lagune où l’on nous a réunis et pour creuser dans le désert qui nous sépare de la mer Rouge. Si nos chefs n’en sont pas effrayés, nous devons conserver notre calme ; je ne me sens pas du tout disposé au découragement, seulement je vois surgir des difficultés dont je ne me doutais pas.

« Nous allons rester bien peu dans notre campement avec un petit approvisionnement de vivres.

de l’eau dans des barriques et des outils. On nous occupera d’abord à ériger un phare… On doit aussi nous envoyer du bois pour faire un baraquement. »

Tels furent les modestes débuts de cette entreprise dont les résultats complets, rapides, étonnent à bon droit le monde !...



ii. — Arrivée de la Méditerranée au lac Timsah.

Moins de quatre années plus tard le même correspondant écrivait :

El-Guirs, 11 novembre 1862.

« Un beau spectacle en ce moment c’est celui des chantiers depuis le kilomètre 68 jusqu’au lac Timsah. Tous les ouvriers ont été massés sur ces huit kilomètres. Afin d’avoir terminé le 18 de ce mois, jour fixé pour l’arrivée de la Méditerranée au lac, on travaille sans interruption jour et nuit, les équipes se relayant continuellement.

« … On ne peut se faire une idée de l’effet produit par une vingtaine de mille hommes sur un pareil chantier. De jour, la large tranchée vigoureusement éclairée par le soleil, qui rend éblouissant l’éclat du sable, paraît comme une fourmilière humaine. Incessamment de longues files d’hommes montent les berges escarpées le long des madriers, sur lesquels on a disposé des lattes en travers pour figurer des marches, et vont jeter au-delà de la crête à 25 mètres de hauteur, le contenu de leur couffins, d’autres redescendent avec leurs paniers vides. Au fond du profil les hommes les plus forts piochent le sol avec leur fass, tandis que d’autres remplissent les couffins qu’on leur apporte. Pas un ne chôme…

« La nuit ce tableau est encore plus saississant s’il est possible. Des centaines de Machallahs disposés le long des berges éclairent la tranchée à la lueur de ces torches de bois gras qu’avivent continuellement des gardiens spéciaux. Les travailleurs avec leurs corps bronzés et leurs vêtements blancs ou bleus semblent une légion fantastique. Leur activité est d’autant plus grande que la température est fraîche et que le travail est mieux payé. De temps à autre quelque surveillant ou les chéiks du village entonnent un chant rythmé que répètent les porteurs en cadençant leurs mouvements… »

Et pour cadre à ce magnifique tableau, on a un panorama splendide :

« Au nord et à l’ouest, le désert descendant à perte de vue du plateau sur lequel se détache El-Guisr, avec sa mosquée légère, ses toits blancs et sa chapelle coquette[57] ; à l’est, la tranchée disparaissant d’abord à pic sous les pieds, puis se montrant plus loin de biais, avec ses rampes couvertes d’ouvriers ; au sud, la nappe desséchée du lac Timsah, noire de limon du Nil, tapissée de touffes vertes et bordée de dunes à l’arête sinueuse. Au-delà, sur deux plans nettement accusés, la silhouette du mont Geneffe et de l’Attaka.

« 19 novembre 1862. »

« La fête d’hier est de celles qui font époque…

« Dès l’avant-veille les visiteurs arrivaient de toutes parts. Un train spécial gracieusement mis par le vice-roi à la disposition de M. de Lesseps a transporté du Caire à Zagazi ses invités.

« Dès huit heures du matin, le 18, on s’est mis en marche vers le kiosque du chantier VI. Voitures attelées de chevaux, chameaux, dromadaires, baudets ; tout avait été mis en réquisition, ce qui n’empêchait pas que le nombre des piétons, avançant péniblement sur la route sablonneuse, fût encore considérable. Mais chacun était trop animé pour s’arrêter à de pareilles déceptions…

« Le kiosque et ainsi qu’un large espace réservé devant sa façade nord étaient entourés de mats vénitiens aux banderoles de toutes couleurs. On entrait dans l’enceinte par un arc de triomphe orné de bannières et de branches de palmier. Sur le flanc est de la hauteur et bordant le sommet de la berge, une estrade couverte d’une tente aux montants enlacés de palmes et de drapeaux qui avait été préparée pour les autorités et pour les dames venues en assez grand nombre.

« Au pied du talus, le chemin de hallage était encombré d’une masse compacte d’ouvriers européens et indigènes. Quelques-uns se tenaient par un miracle d’équilibre le long de la pente abrupte de la berge.

« Sur un terre-plein ménagé entre le lac et les eaux de la Méditerranée (introduites depuis deux jours dans la tranchée) le chef de la religion de l’Égypte à côté de l’Évêque catholique et des Pères de la Terre-Sainte mêlés à des ulémas du Caire, étaient prêts à appeler ensemble la bénédiction du Ciel sur l’œuvre dont un des premiers succès allait s’affirmer solennellement. Le délégué du vice-roi à la tête d’un groupe d’officiers, représentait son souverain dont jusqu’au dernier moment on avait espéré la présence.

« Monté sur le barrage, M. de Lesseps commandait aux ouvriers chargés de couper cet obstacle. Je me rappelais la scène du premier coup de pioche. L’émotion de notre président était aussi grande. Malgré son empire sur lui-même, son visage était pâle ; mais il exprimait cette fois un légitime orgueil. S’il avait eu de terribles luttes à soutenir, sa victoire n’en était que plus éclatante.

« Au nom de son Altesse Mohammed-Saïd, dit-il, je commande que les eaux de la Méditerranée soient introduites dans le lac Timsah, avec la grâce de Dieu ! … »

« À ces mots les pioches s’abaissent : en un instant un sillon est creusé au centre des barrages et les hommes n’ont que le temps de se retirer sur la berge. Déjà l’eau se précipite en bouillonnant, élargit violemment l’ouverture qu’on lui a livrée, fouille, entraîne le sable et, rompant le reste de la digue, dépasse l’extrémité du seuil pour aller couvrir d’une nappe écumeuse les bords du bassin qu’elle doit remplir un jour.

« … De ma vie je n’oublierai cette journée où la mer, ramenée par la main de l’homme, a repris possession de son lit abandonné depuis tant d’année !…

« Du Port-Saïd jusqu’au lac Timsah, sur 75 kilomètres de parcours dans l’intérieur de l’Isthme une première passe du canal maritime était en eau.




III. — Entrée de la Méditerranée dans les lacs Amers.
Ismaïlia, 14 mars 1869.

La population tout entière, — fonctionnaires, agents, ouvriers, industriels Arabes et Européens, se presse aux abords du chemin de fer prêt à saluer par ses vivats son Altesse Ismaïl Ier venant pour la première fois dans l’isthme de Suez.

« D’autres, dit le savant auteur auquel nous avons emprunté les deux tableaux qui précèdent[58], — d’autres ont pris soin de décrire sous l’impression du moment les incidents de cette visite, les mille banderolles flottant au vent, les arcs de triomphes, les trophées d’instruments de travail, les cantates et les fanfares… tout le cortège enfin des fêtes improvisées à chaque étape de l’excursion, sur les chantiers du canal.

« Quant à nous, c’est un autre souvenir que nous voulons évoquer.

« Il est peu de travaux humains, surtout à notre époque marquée par les plus admirables progrès, qui n’aient leurs similaires en quelque point du globe. Avoir vu l’un suffit le plus souvent pour apprécier les autres. Mais un des côtés caractéristiques de l’œuvre du percement de Suez, c’est qu’elle n’a pas eu de précédent, et qu’il a toujours été impossible de s’en faire une juste idée sans avoir assisté à son exécution.

« De là tant d’attaques, plus tard regrettées, dont elle a été l’objet ; de là aussi tant de chaleureuses admirations que sa vue a excitées.

« Les sympathies des premiers temps s’exprimaient en encouragements chaque jour plus accentués : les incrédulités ignorantes ou systématiques avaient successivement cédé à l’évidence. Il n’était plus le temps où toute une grande nation hésitait à se prononcer, en présence d’une opposition ministérielle qui s’était peut-être tacitement condamnée elle-même.

… Toute l’Europe avait envoyé durant les quatre dernières années surtout, ses représentants les plus distingués dans l’isthme, dont la visite était devenue le complément obligé du pélerinage aux merveilles de l’Égypte, et l’étape indiquée des voyages vers l’extrême Orient.

« Quels devaient donc être les sentiments du khédive Ismaïl Ier en venant lui-même se rendre compte des progrès de l’œuvre ? Ce n’était pas seulement un grand travail qu’il allait contempler : c’était le désert vaincu et refoulé ; c’était la vie apportée au milieu du sable ; c’était une nouvelle province tirée du néant et conquise à ses États ; c’était la revanche qui s apprêtait par une grande victoire pacifique des défaites essuyées par les Turcs lors de l’établissement des Portugais dans l’Inde ; c’était enfin, réalisé dans toute sa splendeur, le rêve de Néchao, de Darius, de Ptolémée, de Trajan, d’Adrien, de Soliman, de Bonaparte, de Méhémet-Ali.

« Mais ce que nous voulons rappeler ici, c’est la solennité présidée par le khédive : l’inauguration du pertuis-déversoir destiné au remplissage du bassin des lacs Amers par l’eau de la Méditerranée.

« Après trois journées consacrées à l’examen de tous les chantiers, depuis Ismaïlia jusqu’à Port-Saïd, Son Altesse, s’embarquant sur un bateau à vapeur escorté par toute une flotille chargée de monde, traverse le lac Timsah et pénètre dans les tranchées de Toussoum et du Sérapéum. Le flanc des berges porte les traces profondes du bouleversement causé par l’abaissement subit du plan de l’eau douce jusqu’au niveau de la mer et le flot qui vient baigner leur pied rejette comme une écume diaprée, le corps de milliers de poissons, victimes de ce mariage insolite du Nil avec la Méditerranée.

« Un débarcadère construit auprès du pertuis-déversoir, conduit à une estrade décorée de palmes et de drapeaux, faisant face au canal d’introduction dans le bassin des lacs Amers, et d’où l’on aperçoit le déversoir dans tout son développement.

« La passerelle pavoisée de l’ouvrage est garnie d’ouvriers, chargés de lever les poutrelles-aiguilles, pour livrer passage à l’eau.

« À un signal donné par le prince, la première poutrelle de la travée centrale est dégagée. Un jet s’élance en sifflant par l’ouverture. Les autres poutrelles sont levées à leur tour et le jet devient une gerbe, puis une cascade. Deux, trois, quatre, dix, vingt travées s’ouvrent encore ; le flot gagne de proche en proche, jaillit de toutes parts autour des rocs tapissant le chenal et augmente incessamment de vitesse. Enfin, les cinq cents aiguilles sont levées : la nappe d’eau rapidement grossie est devenue un irrésistible torrent qui passe en mugissant et qui se changeant plus bas en un fleuve couvert de flocons de sel, s’écoule vers le centre du bassin des lacs Amers…

« Après avoir contemplé quelque temps cet émouvant spectacle, le khédive revient au Sérapéum, et, avant de partir pour le Caire, laisse le télégramme suivant, adressé à Nubar-Pacha, à Paris.

» Sérapéum, 18 mars 1869, 1 heure du soir.

« Je viens de visiter le parcours du canal et j’ai assisté à l’entrée des eaux de la Méditerranée dans les lacs Amers. Je rentre au Caire plein d’admiration pour ce grand œuvre et de confiance dans son prompt achèvement. »

Le même jour le président de la Compagnie qui avait télégraphié l’événement à sa Majesté l’Empereur Napoléon III, recevait cette réponse :

L’Empereur des Français à M. de Lesseps.

Paris, 18 mars 1869, 5 heures 35 minutes du soir.

« J’apprends avec plaisir l’heureux résultat de votre entreprise. L’Impératrice joint ses félicitations aux miennes. » « Napoléon. »

iv. — Inauguration du canal maritime.

Voici venue la dernière période de la lutte : le canal maritime destiné à relier la mer Rouge à la Méditerranée est entièrement creusé ; l’eau y a pris son niveau définitif, un bosphore créé de mains d’hommes est ouvert aux plus grands navires de toutes les nations du globe.

Il ne reste plus qu’à inaugurer avec éclat cet admirable triomphe de la volonté, de la science et du travail. Et pour rendre hommage à l’homme qui a suscité cette grande œuvre, aux princes qui l’ont comprise et protégée, à l’année de vaillants combattants qui l’a réalisée, ce n’est pas trop que de convier les représentants de l’Europe entière !

Les invités du Khédive étaient, donc nombreux et choisis parmi l’élite de la société contemporaine. Les sciences, les arts, les lettres y étaient dignement représentés, et la terre des Pharaons pouvait à bon droit s’enorgueillir, en voyant ces mandataires de la civilisation moderne accourus de tous les points de l’Occident, pour assister au réveil de son antique gloire.

La généreuse hospitalité du Khédive avait préparé à ses invités une réception réellement princière. Impossible d’imaginer un accueil plus gracieux, plus attentif ; impossible de mieux respecter la liberté de ses hôtes tout en veillant sans cesse sur leur bien-être et en devançant tous leurs désirs. Depuis leurs premiers pas sur le sol égyptien jusqu’à l’instant de leur départ, rien de ce qui touchait à leurs commodités et même à leurs plaisirs n’a été négligé. Dans tous les pays de l’Europe on parlera longtemps des prévenances délicates et de la somptueuse magnificence des princes et des peuples de l’Orient, naguère encore si hostiles à tout ce qui portait le nom chrétien[59].

Mais arrivons sans plus tarder au jour fixé pour les fêtes de l’inauguration et cédons la plume à un des témoins oculaires.

Ismaïlia, 18 novembre 1869.

« Hier, suivant le programme, tous les bâtiments qui devaient figurer dans la fête d inauguration se sont mis en marche et sont entrés l’un après l’autre dans le canal.

« L’Aigle portant l’impératrice Eugénie, les yachts de l’empereur d’Autriche, du prince de Prusse et des autres souverains ouvraient la marche.

« Le Péluse venait à leur suite, et après lui les autres navires au nombre total de trente, formant trois divisions. C’était un spectacle imposant de voir cette escadre filer dans un ordre parfait, par le plus beau temps du monde et sous un ciel splendide.

» « On ne saurait imaginer la joie, la confiance, l’enthousiasme qui éclataient de toutes parts ; on se félicitait, on se serrait les mains, des vivats et des hourrahs frénétiques retentissaient jusqu’au fond du désert. M. de Lesseps était à bord de L’Aigle et ses deux fils à bord du yacht de l’empereur d’Autriche… »

Le défilé dans le canal a duré deux jours.

Le matin du second jour l’Aigle faisait son entrée à dix heures du matin dans le magnifique port de Suez, au bruit de l’artillerie et aux acclamations de la foule. L’escadre tout entière est venue se ranger à sa suite…

L’impératrice reçue à Suez avec l’enthousiasme, que sa présence a excitée partout, a donné là, comme dans toutes les villes de l’Orient, où elle a fait admirer en elle le charme de la charité chrétienne, sa première pensée à ceux qui souffrent : sa première visite a été pour l’hôpital où sa présence est venue, comme un rayon de soleil, consoler et encourager les pauvres malades.

Constatons ici avec tous les témoins, des fêtes dont nous cherchons à esquisser rapidement l’ensemble. — Constatons qu’au milieu de ce concours de toutes les nations du monde civilisé et en présence d’un des plus imposants spectacles qu’il puisse être donné aux hommes de contempler ; l’impératrice Eugénie a été pour nous, Européens, aussi bien qu’indigènes, l’objet d’un intérét particulier. On se redisait les services qu’elle a rendus à l’œuvre du canal, et l’appui énergique qu’elle a su donner a M. de Lesseps, au moment où le gouvernement français lui-même semblait indécis. Sa présence à cette fête paraissait toute naturelle à ceux qui sont au courant des vicissitudes qu’a subies l’entreprise, et c’est avec l’effusion d’une vive et profonde reconnaissance qu’elle était partout acclamée… »

Grâce à l’Impératrice l’art français était présent non seulement par ses représentants, mais par ses œuvres mêmes à cette belle fête, et il y était pour se faire l’organe d’un sentiment tout patriotique : la reconnaissance et l’admiration de la France pour celui qui a attaché l’impérissable mémoire de notre génie national au percement de l’isthme de Suez et en a fait une oeuvre française.

Par une délicate attention, l’Impératrice avait commandé d’avance et fait exécuter presque en secret un magnifique vase d’orfèvrerie qu’elle a offert elle-même à M. de Lesseps, comme souvenir du moment où s’est définitivement réalisée l’œuvre immense due à son initiative.

Rien de plus beau n’était encore sorti des ateliers des deux habiles artistes[60] choisis par l’Impèratrice pour exécuter cette coupe. C’est un œuvre parfaite qui, défiant toute concurrence étrangère, suffirait à elle seule pour établir la supériorité de la France sur toutes les autres nations modernes dans l’art de l’orfèvrerie[61].

Mais « l’Égypte, elle aussi, a excellé dans le travail des métaux précieux, — il y de cela quelque chose comme trois à quatre mille ans. — À son tour aujourd’hui la terre des Pharaons a pu saluer l’art français dans toute sa splendeur. »

La religion enfin n’est pas demeurée muette en cette grande solennité. Elle a été la première à célébrer le succès de l’entreprise dont elle avait béni les débuts et accompagné la marche ; elle a emprunté en cette occasion la voix éloquente et sympathique de Monseigneur Bauër, l’éminent orateur de Notre-Dame et des Tuileries. [62]

FIN.

TABLE DES MATIÈRES


PREMIÈRE PARTIE.

L’Égypte.
I.
l’égypte ancienne.
Pages.
 1
III. 
 21
 28
II.
l’égypte moderne.
 44
 61
III.
l’égypte contemporaine.


DEUXIÈME PARTIE.

L’isthme de Suez.
I. 
 97
 124

TROISIÈME PARTIE.

Jonction des deux mers.

  1. Champollion a emprunté les détails de ce brillant tableau aux témoins authentiques de la période même à laquelle il se rapporte. « Ce sont, en effet, les hiéroglyphes interprétés par lui qui ont fourni tous ces renseignements incontestables. » Ajoutons que « les découvertes que chaque jour amène ne font que confirmer ces renseignements. »
  2. Histoire de l’isthme de Suez, par Olivier Ritt.
  3. Les califes avaient soin de changer souvent leurs lieutenants en Égypte, de crainte qu’une longue autorité leur inspirât des pensées d’usurpation.
  4. Presque dès le début de l’islamisme trois familles se disputèrent l’autorité. Le second successeur de Mohamet, Moawia, n’était autre qu’un usurpateur : il s’était emparé du pouvoir en détrônant Ali, le gendre du prophète. Une autre famille, celle des Abassides, descendant d’Abbas, oncle de Mahomet, vint à son tour, représentée par Aboul-Abbas, s’emparer du pouvoir. Voulant rompre avec les souvenirs du passé, les califes abassides abandonnèrent Damas, et fondèrent sur la rive droite du Tigre une nouvelle capitale qui devint la cité la plus importante des Musulmans. Cette ville était la fameuse Bagdad, qui eut bientôt jusqu’à 800,000 habitants. Une autre famille jouissait aussi d’une grande influence et formait un troisième parti, séparé des autres par les intérêts, par les opinions et par la différence dans les pratiques religieuses, car toute division dans la société islamique se traduit surtout par les scissions dans les croyances et dans les cérémonies du culte. Cette troisième famille descendait de Fatime, la fille du prophète, et on l’appelait fatimite. — Pour établir une ligne de démarcation visible pour tous, elle avait adopté exclusivement la couleur verte, tandis que les Ommiades portaient la blanche et les Abassides, la noire.

    Si, les Abassides dominaient en Asie, les Ommiades avaient conservé tout leur prestige en Occident. Aboul-Abbas, premier calife abasside, eut recours à la plus odieuse trahison pour anéantir le parti contraire. Sous le prétexte spécieux de terminer toute dispute, il invita les princes ommiades à un festin à Damas et les fit égorger sans pitié. Un seul membre de cette malheu- reuse famille échappa à la mort, il se retira en Afrique et trouva enfin un refuge à Tubar, ville assez importante alors et dont il ne reste aujourd’hui que quelques ruines, non loin de Tlemcen. — Ce jeune homme, cet enfant presque, devait illustrer son nom et sa race ; il devait, jeune encore, scinder définitivement l’empire mahométan en fondant le califat de Cordoue. Ce fut le célèbre Abdérame.

  5. Octobre 1798.
  6. Février 1799.
  7. 16 avril.
  8. 20 mai.
  9. 24 juillet.
  10. 20 mars 1800.
  11. 11 juin 1800.
  12. 9 avril 1801.
  13. 15 octobre 1801.
  14. Cette opinion erronée depuis longtemps accrédite en Europe aussi bien qu’en Orient, devait être plus tard une des objections les plus sérieuses opposées à M. de Lesseps.
  15. 1807.
  16. Février 1811.
  17. Secte musulmane.
  18. 27 mai 1832.
  19. 24 décembre 1832.
  20. La France, l’Autriche et la Russie.
  21. 14 mai 1833.
  22. Bataille de Nezib, 1839.
  23. Hatti-chérif donné par le sultan en juin 1841 et accepté et garanti par les cinq grandes puissances de l’Europe.
  24. La guerre de Crimée.
  25. On appelle Soudan les quatre provinces que l’Égypte possède en Nubie et qui sont : le Dongolah, le Berber, le Sennaar et le Kordofan. Les trois premières ont été conquises en 1820 ; la quatrième, quelques années plus tard. Le Soudan est une dépendance extrêmement importante de l’Égypte. Il a plus de quatre-vingt-quatre mille lieues carrées de surface et au moment où les Égyptiens s’en sont emparés il comptait plus de cinq-cent mille habitants. Toutefois et malgré celle importance, les premières expéditions qui y furent envoyées eurent plutôt le caractère de razzias impitoyables que celui d’une conquête à stabiliser. On semblait n’avoir pour but que quelques-unes de ces chasses à l’homme que l’on organise annuellement dans l’intérieur de l’Afrique pour acquérir des esclaves et enrichir les chefs de tribus par le pillage ; aussi aboutirent-elles à la ruine, à la dépopulation du pays, et furent-elles signalées par de sanglants épisodes (*): Il était réservé à Mohammed-Saïd de réparer cette

    (*)Parmi ces épisodes, nous voulons en citer un : la mort d’Ismaïl-Pacha, fils de Méhémet-Ali, et commandant de la première expédition envoyée dans le Soudan.

    « La race de Méhémet-Ali est brave : Ismaïl-Pacha qui d’ailleurs se montrait administrateur inhabile et sans entrailles, eut bientôt conquis les trois provinces de Dongolah, de Berber et de Sennaar. Son père qui l’aimait beaucoup, ne lui avait demandé que deux choses à son départ pour le Soudan : de l’argent et des hommes. Ismaïl-Pacha n’imagina pas qu’il eut d’autres devoirs à remplir que d’exécuter ces ordres.

    « Des familles entières furent enlevées et conduites à Syène, où Méhémet-Ali formait alors (1820) le noyau d’une armée qu’on disciplinait à l’européenne. Ce fut d’ailleurs un trait de génie du réformateur de l’Égypte d’aller chercher dans l’intérieur de l’Afrique des soldats obéissants et exempts de préjugés pour remplacer une soldatesque fanatique. Mais que de misères individuelles causent souvent l’exécution des plus grands et des plus beaux desseins !…

    … L’esprit de révolte se propagea dans le Soudan. La contrée n’avait pas encore été assez foulée pour que toute énergie fût éteinte parmi ses populations. Leur douceur et leur soumission naturelle tirent place à l’exaspération et au désir de la vengeance. Elles résolurent de se délivrer par un coup d’éclat, d’une tyrannie devenue insupportable.

    « Le complot, qui fut celui de tout un peuple, resta secret, et Ismaïl-Pacha confiant dans sa force et sa supériorité, ne soupçonna même pas l’orage qui allait bientôt fondre sur sa tête.

    « Il poursuivit sans relâche son système d’exactions, et ne prit aucune précaution contre une race qu’il méprisait ; aussi favorisa-t-il par cette insouciance le succès de la conspiration.

    « Un jour, il partit avec une assez faible escorte pour aller, à quelques journées au sud de Sennaar, lever des contributions dans un district déjà ruiné par le payement d’impôts antérieurs. À peine y eût-il assis son camp qu’il fit venir les chefs du pays et leur intima l’ordre de lui fournir dans un très-court délai, mille mesures de blé, mille charges de bois, mille chameaux, mille chevaux et d’autres produits calculés par mille, sans égard pour la nature ou l’étendue des ressources de la population.

    « Les habitants, l’eussent-ils voulu, n’auraient pas pu sans doute exécuter strictement cet ordre peu raisonnable. Ils prirent donc conseil d’une situation véritablement désespérée.

    « Le soir de ce jour, Ismaïl-Pacha se trouvait dans sa tente avec les officiers qui l’avaient accompagné, lorsque les habitants furent aperçus venant à la file déposer au- tour de la tente du bois dont ils formèrent un bûcher circulaire à quelque distance. Ismaïl sortit et questionna un chef qui répondit :

    « — C’est une partie du tribut de la contrée et comme il n’existe pas de magasins, les habitants viennent déposer à tes pieds les produits que tu as exigés.

    « Satisfait de cette explication plausible, Ismaïl ne poussa pas plus loin l’enquête, et la nuit venue, après un souper achevé en compagnie de sa suite, le pacha s’endormit ainsi que tous les siens.

    « C’est l’instant qu’avaient fixé les révoltés. Ils mirent le feu aux tas de bois qu’ils avaient apportés et en même temps ils lancèrent des torches incandescentes contre la tente. Les Égyptiens réveillés en sursaut se virent environnés d’un cercle brûlant. Chacun d’eux vivement éclairé dans cette ceinture de feu devinrent le but de flèches lancées par les nègres qui se tenaient dans l’obscurité, en dehors du cercle enflammé. Ceux qui essayèrent de le franchir se virent rejetés sur les bûchers à coups de lances ; d’autres furent asphyxiés par la fumée ; la plupart brûlés vifs. Ismaïl périt avec ses compagnons, victime comme eux de cette vengeance infernale.

    « Quand Méhémet-Ali apprit cette mort tragique, il éprouva autant de colère que de douleur, et il chargea son gendre Méhémet-Bey, d’aller à la tête d’une nouvelle ar- mée, exercer dans le pays insurgé des représailles impitoyables. On ne saurait comparer le passage de ce général dans le Sennaar qu’à une invasion de ces barbares qui, à certaines époques de l’histoire, se sont rués sur l’Europe civilisée, et n’y ont laissé qu’un sol fumant, des cadavres et des ruines. Ici les envahisseurs étaient les civilisés et les envahis étaient les barbares. Mais les premiers agirent comme autrefois les bandes d’Attila : aucun fléau, aucune trombe, aucun tremblement de terre, aucune inondation n’auraient exercé de tels ravages. Tout fut brûlé, tout fut détruit ; bon nombre d’habitants périrent dans des supplices raffinés ; beaucoup furent vendus comme esclaves et beaucoup s’enfuirent. Le pays n’a jamais pu se remettre de cette terrible exécution… »

    Paul Merruau. — L’Égypte contemporaine.

  26. Juillet 1854.
  27. Mohammed-Saïd était le quatrième fils de Méhémet-Ali. Sa mère, circassienne de naissance, femme d’un caractère élevé et énergique, se dévoua toute entière à l’éducation de son unique enfant. L’instruction, que comporte la première éducation en Turquie fut ainsi donnée avec autant de sollicitude que de dévouement au jeune prince qui fut ensuite confié aux soins d’un Français, Kœnig-Bey, dont plusieurs années de professorat au collège de Djiliad-Abbad, au Caire, avait mis en lumière le mérite au double point de vue intellectuel et moral. Kœnig-Bey, — qui fut plus tard secrétaire des commandements de Saïd-Pacha,— exerça dès lors la plus heureuse influence sur le caractère et l’intelligence du jeune prince qui, sous sa direction, fit de rapides progrès dans l’étude de la langue francaise, de l’histoire et des sciences mathématiques et physiques, principalement dans leur application à l’art militaire.
  28. Pour éviter ces désertions on chargeait les recrues de liens et d’entraves et c’était sous bonne escorte et en véritables prisonniers qu’on les envoyait rejoindre leurs drapeaux le plus loin possible de leurs foyers, afin de les dépayser plus complètement.
  29. L’âge de la conscription est fixé à seize ans. C’est pour l’Égyptien le moment de la plus grande vigueur physique et du plus complet déveleppeinent intellectuel.
  30. Mohammed-Saïd a reconnu aux soldats égyptiens le droit de professer publiquement le christianisme et leur a garanti toute la liberté qui leur est due pour l’accomplissement de leurs devoirs religieux.
  31. « Est-ce à dire, se demande ici un des historiens contemporains de l’Égypte (*) que la conduite de Mo-

    (*) M. Paul Merruau dont le savant ouvrage l’Égypte contemporaine nous a été d’un grand secours dans cette partie de notre travail. hammed-Saïd comporte le blâme de celle de Méhémet-Ali ? Nullement… Saïd-Pacha n’a fait, à notre avis, que compléter avec discernement l’œuvre du fondateur de sa race. Quand celui-ci prit en main l’administration de l’Égypte ruinée et découragée, il comprit que la liberté serait une nourriture trop forte, un air trop vif pour l’agriculture et le commerce agonisants ; il les soigna en malades qui eussent péri, si on les eut abandonnés à la simple opération de la nature… La guérison devait être rapide et complète. L’agriculture sur les bords du Nil ayant été, dès l’antiquité, pratiquée avec intelligence et avec fruit, le commerce ne demandant qu’à renaître dans un pays où la production est infiniment plus abondante que la consommation, l’Égypte a pu être soustraite au régime restrictif qui lui avait été imposé, non-seulement sans danger, mais avec un grand profit. »

  32. Unique propriétaire du sol, Méhémet-Ali en était aussi l’unique cultivateur et le commerce des produits du sol était tout entier en ses mains. « En cela, d’ailleurs, il n’avait rien innové, s’il était simplement mis au lieu et place du Sultan, lequel était désintéressé par un tribut régulièrement payé. »

    Le système du monopole commercial adopté par ce prince se liait à un système de culture que lui-même se réservait le droit de diriger et qui comprenait la totalité du sol. Chaque année il décidait quelle culture devait être spécialement développée, c’était tantôt le riz, tantôt le blé, tantôt l’indigo et le coton. Alors et sur son ordre telle ou telle zone était dévolue à tel ou tel produit.

    Quant au cultivateur, fécondant de ses sueurs un sol qui ne lui appartenait pas, il n’avait ni le choix du genre de culture imposé à la terre, ni la disposition de la récolte en provenant. Cette récolte faite, le produit en était porté dans les magasins de l’État. Une partie servait à acquitter la contribution foncière à laquelle était soumis chaque paysan comme s’il eut été propriétaire du sol ; le reste était acheté au compte du gou- vernement qui, seul, pouvait faire le commerce extérieur.

    D’après ce que nous avons dit de la cupidité et de l’arbitraire des fonctionnaires de cette époque la fraude s’opérait sur une grande échelle. Tous les produits apportés dans les magasins de l’État étaient dépréciés par l’agent chargé de les recevoir. On trompait tes cultivateurs par une fausse appréciation de la qualité et des prix courants de la denrée ; on le trompait encore sur le poids. Il y avait deux sortes de poids, les uns à l’entrée des produits en magasin, les autres à leur sortie. Les premiers servaient à peser les marchandises présentées, les autres à peser les marchandises qu’on livrait en payement de la partie de la récolte achetée par l’administration, car, le gouvernement payait en nature et c’était un excellent moyen d’écouler à des prix très-élevés les produits des manufactures que Méhémet-Ali cherchait à créer.

    Un semblable système supprimait complètement la propriété et, par suite, maintenait toute une classe de la société dans la dépendance et la misère ; mais le temps n’était pas venu pour le souverain de l’Égypte de se préoccuper de ce détail : avant de penser à assu- rer le bonheur de ses habitants, Méhémet-Ali avait à assurer la grandeur et même, à vrai dire, l’existence de l’Égypte !... Le reste devait être l’œuvre de ses successeurs et ils n’ont point failli à cette mission d’organisation et de développement civilisateur.

  33. « L’histoire ne saurait passer sous silence les grands travaux d’utilité publique que Mohammed-Saïd a fait entreprendre, qu’il a protégés ou patronnés. C’est sous son administration qu’on a continué les travaux du barrage du Nil commencés par Méhémet-Ali, et que se sont exécutés la prolongation du chemin de fer du Delta au Caire et du Caire à la mer Rouge, le chemin de fer de Tantah à Samanoud, l’embranchement de Benha à Zagazig. L’Égypte lui doit le balisage et l’éclairage du port d’Alexandrie, le curage du canal Mahmoudiéh avec route latérale, l’établissement du télégraphe électrique sous-marin qui relie l’Égypte à l’Europe, la création de la Compagnie maritime de la Medjidieh, etc., etc. »
  34. L’isthme de Suez, journal de l’Union des deux Mers, février 1863.
  35. Pour donner une idée à nos lecteurs de cette importance, nous croyons ne pouvoir mieux faire que de reproduire ici l’article suivant publié par le journal La Liberté, le 29 janvier dernier.

    « Alexandrie, le 18 janvier 1870.

    « Quoiqu’il advienne du projet des membres de la Commission internationale on ne peut former qu’un vœu, c’est que la justice acquiert ici l’unité qui lui manque, et cela, non-seulement dans l’intérêt de la fortune des Européens, mais aussi en vue de leur sécurité personnelle.

    « Ainsi, à Alexandrie, par suite de la multiplicité des juridictions, l’impunité semblait acquise à certaines bandes composées de Grecs, de Maltais, de Dalmates, etc., à qui l’on attribue la plupart des crimes commis dans ces derniers temps.

    « Déjà le mois passé, un fait d’une audace inouïe avait jeté le trouble parmi la population européenne du Caire.

    « Six hommes très-bien mis étaient entrés, vers sept heures du soir, dans le plus élégant café de la ville. Les consommateurs abondaient. Deux de ces hommes restent en sentinelle au rez-de-chaussée. Les quatre autres montent au premier étage, où se tient une roulette. Ils pénètrent dans la salle de jeu. Là, le révolver au poing, ils ajustent et menacent les joueurs et les banquiers de la roulette.

    « Personne ne bouge. Les quatre voleurs se jettent sur les enjeux qui pouvaient représenter une somme de 2 ou 3,000 francs, et qui se trouvaient entassés sur un grand plat en métal. Ils saisissent le plat et cherchent à le vider dans leurs poches. Un des employés de la roulette a l’idée de donner un coup de poing dans le plat. Ce qui reste d’or tombe et va rouler sur le plancher et jusque dans l’escalier. Les voleurs ne se déconcertent pas : ils redescendent tranquillement, sortent du café sans être inquiétés, tant était grande la stupeur et aussi la crainte des revolvers ! Ultima ratio revolver.

    « Hâtons-nous d’ajouter que, grâce à l’activité de la police du Caire, les six hardis coquins ont été bientôt mis sous la main de la justice.

    « À Alexandrie, c’est autre chose. Vous allez en juger.

    « La semaine dernière, un Anglais, traversant la place des Consuls, donne à un pauvre petit mendiant arabe une pièce de monnaie valant 2 fr. 50. Un Grec de mauvaise mine passait au même moment. Il surprend le mouvement de générosité de l’Anglais. Celui-ci parti, le Grec se jette sur l’enfant et veut lui arracher les deux schellings ; le petit résiste ; le Grec le frappe d’un coup de couteau et le tue.

    « Cela se passait en plein jour. La foule se tenait à distance ; mais elle était émue, indignée. Le Grec, après avoir pris la pièce de monnaie du pauvre petit mort, s’en va, et rentre dans sa maison, un chenil, au fond d’un quartier perdu.

    « Surviennent quelques cawas. On leur explique le crime. L’un des soldats prend l’enfant dans ses bras et l’emporte. Les autres restent pour obtenir des indications sur le meurtrier et sur le lieu de sa retraite. Silence général. Alors un Italien ayant l’apparence d’un ouvrier, se risque, et dit que si les cawas répondent de lui, il les conduira à l’endroit où il suppose que l’assassin a dû se réfugier. Les cawas acceptent.

    « L’Italien les dirige sans hésitation. Au bout de vingt minutes de marches et de contre-marches à travers des ruelles désertes, il leur montre une masure isolée et leur dit : C’est là.

    « Les cawas s’avancent. Un homme paraît : c’est l’assassin. Il a un fusil à la main. Sans attendre ni sommation, ni attaque, il ajuste, fait feu et étend un cawas raide-mort. Les autres ripostent. À son tour, le meurtrier est mortellement atteint. Voyant cela, l’Italien se sauve.

    « Le lendemain avait lieu l’enterrement du Grec. Trente des siens raccompagnaient, farouches et armés de couteaux, de pistolets et de tromblons. En les voyant passer, personne ne disait mot. Le dénonciateur se cachait dans la foule et regardait curieusement. Si bien dissimulé qu’il fût, les Grecs le découvrirent.

    « Aussitôt, sur un geste de l’un d’eux, le convoi s’arrête. On dépose sur le sol la bière qu’on portait à dos d’hommes. Les Grecs se montrent le pauvre diable d’Italien qui détale à toutes jambes : la chasse commence.

    « Le fugitif perdait du terrain. La maison du consulat d’Angleterre s’offre à lui, il s’y réfugie en toute hâte. Les Grecs y pénètrent à sa suite.

    « Le consulat est gardé par des cawas. Ceux-ci, voyant une irruption à main armée, veulent s’y opposer. Les Grecs font feu. Les cawas ripostent. Alors, baruffe général, comme on dit ici. De part et d’autre, coups et blessures. La police locale arrive : les Grecs, ne se trouvant plus en nombre, se sauvent, et on ne peut plus mettre la main sur personne, pas même sur le mort qui avait disparu. « Le coup ayant été commis par des Grecs, les coupables appartenaient de droit à la juridiction de leur consul.

    « Mais cet échappatoire n’était point du goût du consul anglais, qui ne plaisante, à ce qu’il paraît, pas plus que notre consul de France. Il a réclamé les drôles qui, dit-il, en violant son domicile consulaire, ont outragé le sol anglais lui-même.

    « En attendant que le consul d’Angleterre obtienne satisfaction, et il l’aura malgré les résistances du consul grec, le vice-roi a, d’un trait de plume, changé toute sa haute police, tant au Caire qu’à Alexandrie. Les nouveaux fonctionnaires se sont fait consigner par les principales puissances européennes les pouvoirs nécessaires pour déroger momentanément aux dispositions capitulaires, dans l’intérêt de l’ordre et de la sécurité publique.

    « Munis de ces pouvoirs, ils guettaient l’occasion de frapper un grand coup.

    « On avait signalé que plusieurs des meurtriers compromis dans les dernières affaires se réunissaient au café Marcellus, à la tombée de la nuit. Il y a trois jours, le chef de la police de sûreté d’Alexandrie, un Français nommé Bresse, depuis longtemps au service de l’Égypte, prit avec lui quelques cawas de confiance, et se rendit au café désigné. Il y avait nombreuse société. Sur les tables, à côté des verres et des cartes, on voyait de longs couteaux et des pistolets.

    « Bresse paraît ; il s’avance vers le plus mal famé de la bande. Il le saisit au collet. À ce moment un coup de feu est dirigé contre Bresse et le manque. À cette attaque, les cawas qui avaient chacun leur homme désigné à l’avance, tirent avec ensemble et précision, et jettent en même temps sur le carreau l’écume des assassins d’Alexandrie.

    « Bresse risquait sa vie. Le vice-roi vient de le nommer caïmacan, grade qui équivaut à celui de lieutenant-colonel. »

    « Qu’on juge après cela, si les circonstances actuelles doivent faire désirer l’unification de la législation ! »

  36. L’Égypte contemporaine, M. Paul Merruau.
  37. Cette langue de terre, disait, il y a quelques années, un écrivain célèbre, était autrefois vivifiée par la présence et l’industrie de l’homme ; mais elle ne présente plus aujourd’hui qu’une morne solitude qu’attristent encore les ruines de la vie qui n’est plus. On y trouve d’espace on espace, des cadavres de villes, des débris de monuments.

    … La plus grande, la plus intéressante de ces ruines, c’est le canal des Pharaons, dont le lit se creuse encore visible aujourd’hui, après des années d’abandon. Cette vaste plaine, silencieuse comme la mort, se tache de loin en loin de quelques broussailles, de quelques arbustes rabougris. Là où le vieux Nil apporte un peu de ses eaux douces et de son limon vivifiant, là seulement verdoie une végétation qui rappelle l’Afrique.

  38. M. le vicomte de Bornier : l’isthme de Suez, poëme couronné par l’Académie française.
  39. « Comme affaire financière — disait, il y a quelques années, un savant écrivain (*) — le percement de l’isthme de Suez est une fort belle opération ; mais il faut l’envisager de plus haut. Une abréviation de trois mille lieues dans la traversée d’Europe aux mers d’Asie no représente pas seulement une activité commerciale doublée, un fret diminué de moitié et l’intérêt du capital général augmenté en raison de l’augmentation du nombre des voyages : elle représente surtout une diffu-

    (*) M. Paul Merruan, L’Égypte contemporaine. sion des lumières et de la civilisation occidentale dans une partie du monde où l’Europe n’a accès aujourd’hui que rarement et difficilement ; elle annonce l’émancipation morale et intellectuelle de centaines de millions de créatures humaines. L’Afrique occidentale va se trouver sur le passage habituel de la navigation. Le commerce ne tardera pas à exploiter des régions qui lui sont maintenant fermées. Cette mer Rouge qu’on a cherché à représenter comme inhospitalière, sera bientôt parcourue en tous sens par des bateaux à vapeur. C’est une ère nouvelle qui s’ouvre pour l’Orient.

  40. Quoique née d’hier — dit M. Élie Sorin (*) — Ismaïlia semble avoir conscience de ses futures destinées. Elle se donne dès maintenant des allures de capitale. Port-Saïd est la ville du travail rude et sévère ; Ismaïlia est la ville de l’élégance ; c’est elle qui, la première, introduit dans l’isthme les raffinements de la vie européenne.

    Elle a de gracieux chalets qui semblent apportés des environs de Paris et qui dominent les belles eaux du lac ; elle a des magasins où se mêlent en de fantaisistes étalages les produits du goût français et ceux du goût oriental. Elle a déjà des promenades avec des arbres, et sur sa plage est installé un établissement de bains de mer… Le temps est proche où l’on ira passer l’hiver à Ismaïlia, ainsi qu’on va le passer à Nice ou à Monaco.

    (*) Suez, Histoire de la jonction des deux Mers.

  41. Un juste hommage de reconnaissance pour le prince qui a doté l’Égypte du canal de Suez, a imposé spontanément ce nom à la ville naissante.
  42. Quand nous lisons dans les historiens anciens le récit de la fondation d’une ville, ils nous parlent tout d’abord de l’enceinte fortifiée qu’on a élevée autour de ses limites, de la citadelle ou du Capitole qui s’est dressé sur son point culminant, comme le symbole de sa future puissance. Ainsi se sont passées les choses à Port-Saïd. Dès le premier jour, on lui a donne des remparts contre l’ennemi qui la menaçait : — on a bâti des jetées dans la mer. On lui a donné, en guise de citadelle, une tour lumineuse qui appelât à elle les navigateurs et lui fit une garnison de navires : — on a bâti un phare.

    « Jetées, phares, bassins, scieries, tout ce que peut construire l’art de l’ingénieur et tout ce qui lui sert à construire, voilà Port-Saïd : une ville-atelier ; elle est subitement issue du désert et elle a servi à le refouler. » M. Élie Sorin : Suez : histoire de la jonction des deux Mers.

  43. « Au début des travaux — en 1860 — sur les rives du lac Menzaleh on se procurait l’eau douce dans quelques puits isolés ou en la faisant venir de Damiette, ou encore en distillant l’eau salée de la mer ou du lac. La tonne d’eau douce apportée de Damiette, coûtait 5 francs ; la tonne distillée à Port-Saïd en coûtait 25. — Ces difficultés, cette élévation de prix ne pouvaient qu’augmenter à mesure qu’on avançait vers l’intérieur de l’isthme. L’entreprise devait être singulièrement retardée, peut-être manquée à jamais par ce fâcheux état de choses. — À Suez la situation était pire : on ne vivait, une partie de l’année, que de l’eau conservée dans des caisses de fer que le chemin de fer apportait. L’eau à moitié salubre était le privilège des riches. Les pauvres s’abreuvaient comme ils le pouvaient et mouraient de soif. »

    En 1862, on écrivait de Kantara, centre, à cette époque, des travaux du canal maritime.

    « Ce qui est le plus difficile à assurer, c’est le service de l’eau douce. Le canal reliant Gassassine à Timsah a bien été mis en eau, mais son extrémité se trouve à une dizaine de kilomètres d’El-Guisr. Comme de plus, les hommes sont répartis sur une longueur de 32 kilomètres depuis El-Guisr jusqu’à Kantara, la dislanee moyenne pour apporter l’eau douce dépasse 30 kilomè- tres. C’est tout ce qu’un chameau peut faire, si on veut le ménager pour un long travail.

    « Donc pour apporter l’eau, la décharger et revenir chercher un nouvel approvisionnement, il faut deux journées de marche.

    « La charge du chameau ne saurait dépasser 150 kilogrammes pour de pareilles courses dans les sables. En retranchant de ce chiffre, le poids du harnachement et des barils, reste 125 kilogrammes utiles, soit 125 litres d’eau. Cela représente l’approvisionnement de 25 hommes par jour, pour tous les usages, plus la ration de trois ou quatre animaux attachés à l’équipe.

    « Pour nos vingt mille travailleurs, il faut donc huit cents chameaux arrivant et s’en retournant chaque jour ; seize cent rien que pour le service de l’eau douce !...

    … Nous avons calculé que la dépense journalière de ce service est de 8,000 francs, et nous n’espérons pas que la situation change avant quelques mois !... » Histoire de l’isthme de Suez. Olivier Ritt.

    On comprend combien il était urgent de presser les travaux du canal d’eau douce.

  44. Ces chemins de hallage ont été remplacés, il y a une dizaine d’années, par une belle route.
  45. L’Égypte contemporaine par M. Paul Merruau.
  46. La population chrétienne des diverses sectes dépasse en Égypte le chiffre de deux-cent-soixante mille individus. Bien que la religion musulmane ait dans ce pays de fervents adeptes, les chrétiens n’y ont jamais été persécutés ; le gouvernement n’y a jamais proscrit leurs croyances ; seulement il ne leur donnait pas la sanc- tion d’une reconnaissance publique, et les tenaient pour dégradantes ; ce qui suffisait à placer les chrétiens dans une situation d’infériorité et presque d’asservissement.

    Méhémet-Ali, le premier, se servit indistinctement de toutes les capacités qui pouvaient lui être utiles sans acception de foi religieuse. Encore cependant eut-il soin de réserver exclusivement les hauts emplois à des musulmans.

    Saïd-Pacha, et après lui, S. A. Ismaïl Ier se sont montrés plus libéraux. Bien que réguliers et même austères dans la pratique du culte musulman, ils ont appelé au service de l’État, sans acception de religion, tous ceux qu’ils en ont jugés dignes et capables et ils ont accordé à tous une complète liberté dans l’exercice de leur culte.

    Cet esprit de tolérance a éclaté dans toute sa force lors des cérémonies religieuses qui ont signalé la présence de l’Impératrice et des princes chrétiens à l’ouverture du canal de Suez ; mais depuis longtemps ce même esprit s’était montré dans plusieurs occasions C’est ainsi que l’enfance du fils de Mohammed a été confiée aux soins d’une chrétienne ; c’est ainsi encore qu’en toutes circonstances, ce prince s’est plu à accorder des faveurs spéciales aux sœurs de charité établies à Alexandrie, où elles se vouent avec cette abnégation et ce zèle qui distinguent leur ordre, à l’instruction et au soulagement des pauvres.

    Mais la preuve la plus éloquente se trouve dans le choix d’un chrétien fait par Saïd-Pacha pour gouverner le Soudan.

    Avant même que le percement de l’isthme eut importé sur le sol égyptien une colonie nombreuse de chrétiens d’Europe, un voyageur rendait cette justice au khédive et à son peuple ; « au Caire, nous avons vu célébrer publiquement l’office divin d’après le rite catholique, sans troubles, sans gardes, au milieu d’une population gravement curieuse, mais nullement hostile. »

    Ismaïl-Pacha continue cette même ligne de conduite et se montre de plus en plus favorable aux œuvres du catholicisme en Égypte.

    Ajoutons à la gloire du catholicisme qu’il rend amplement à l’Égypte, en services de toutes sortes, ce qu’il reçoit en appui et en bienveillance de la part de son souverain.

    Un écrivain qu’on ne taxera certes pas de partialité en ce qui touche aux ordres religieux, confirmait naguère cette appréciation : « N’oublions pas, dit M. Ch. Sauvestre (*) les immenses services que rendent dans tout l’Orient — et en particulier en Égypte — les frères des écoles chrétiennes et les sœurs de Saint-Vincent de Paul.

    « Grâce aux premiers, la langue française est répandue dans tous ces pays et y est devenue d’un usage presque général. »

    Grâce aux secondes, les enfants, les malades, tous ceux qui souffrent, connaissent et bénissent le nom et la charité de la France ; et, bienfait plus signalé encore, les jeunes filles reçoivent, dans une éducation que la société musulmane ne saurait leur donner, le germe de la véritable vie morale qui ressuscitera l’Orient : le sentiment de la famille, la dignité de la femme, le dévouement de la mère, le respect du foyer.

    (*) Opinion nationale du 18 novembre 1869.

  47. Les cent quinze mille hommes employés à ce travail furent divisés en contingents dont les places furent marquées par des poteaux. On fit aux ouvriers une distribution d’outils : une pioche par cinq hommes. L’un maniait l’outil ; un second chargeait les paniers ; les trois autres transportaient en courant le contenu à l’endroit où le vice-roi avait décidé l’établissement d’une route.
  48. Le chef dragueur, le mécanicien, trois hommes attachés à la machine, plus huit hommes d’équipage et un mousse.
  49. Dès le moment où les chantiers fonctionnèrent d’un bout à l’autre de la ligne avec tout leur matériel installé, l’ensemble de ce matériel comprit une force de 22,000 chevaux-vapeur. Pour mieux taire comprendre l’importance de ce chiffre, nous allons évaluer combien de bras d’hommes il représente. En tenant compte de la différence de sol et de climat, on estime que le rendement de deux millions de mètres cubes de déblais correspond à un rendement ; de deux millions cinq cent mille mètres cubes en Europe ; soit 80,000 mètres cubes par jour représentant le travail de 40,000 hommes en cas de transport à moins de 35 mètres de distance et celui d’un nombre double avec un transport plus éloigné.

    Si on ajoute à ces chiffres les obstacles imprévus, les infiltrations d’eau, les écoulements, etc... on se trouve en présence d’éventualités et de besoins qui doublent presque la main-d’œuvre ; ce n’est donc pas trop d’évaluer à cent cinquante mille le nombre d’hommes dont la présence aurait été nécessaire pour réaliser le travail fait par les machines avec l’aide d’un nombre effectif de douze mille ouvriers, nombre qui, à dater du moment où le matériel a été complet dans les chantiers du canal maritime, n’y a jamais été dépassé.

  50. Le journal des Débats — 26 novembre 1857 — appréciait ainsi le mouvement commercial qui déjà se manifestait à Suez sous l’influence de la puissante administration de Mohammed-Saïd : « Chameaux et barques arabes, tout cet attirail décrépit de la tradition musulmane menace ou plutôt promet de disparaître avant qu’il soit longtemps devant trois puissants agents du progrès : l’établissement de la navigation à la vapeur sur la mer Rouge qui, vivement encouragée par le pacha commencera, dit-on, dans peu de mois son œuvre ; l’achèvement du chemin de fer du Caire, et s’il plaît à Dieu — malgré l’Angleterre. — l’ouverture du canal de Suez. On conçoit que pour les barques chétives non pontées et misérablement armées des marchands d’Arabie, la mer Rouge n’ait guère été jusqu’ici qu’une mer hérissée de difficultés et de dangers : de bons bateaux à vapeur, commandés par d’habiles capitaines, franchiront aisément en quelques jours l’espace qu’on a toujours mis plusieurs semaines et sou- vent plusieurs mois à parcourir. Si le gouvernement égyptien qui se montre animé des intentions les plus éclairées, veille soigneusement à ce que les tarifs de la navigation comme ceux du chemin de fer soient modérés, il assurera à l’Égypte, indépendamment du commerce de l’Yémen, de l’Hedjaz, de l’Arabie, de l’Adramaüt, tout le trafic, depuis quelques temps en rapides progrès, de la côte des Saumalis, de Zanzibar, de Sofala, de Mozambique, de l’Abyssinie, du Soudan, du Darfour, en un mot de toute l’Afrique orientale, dont les relations s’effectuent en grande partie par le Cap : et Suez, aujourd’hui pauvre et triste bourgade située au fond d’une sorte d’impasse, deviendra certainement l’un des centres importants du monde commercial (*).

    (*) On sait comment l’expérience a justifié ce jugement.

  51. M. Paul Merruau, l’Égypte contemporaine.
  52. Cette commission se composait d’ingénieurs hollandais, anglais, espagnols, autrichiens, prussiens, sardes et français. Elle comprenait en outre des marins français et anglais et un ingénieur hydrographe de la marine française.
  53. Parmi les sociétés savantes qui accueillirent avec la faveur la plus empressée le projet de percement de l’isthme de Suez, nous citerons, outre l’Académie des sciences que nous venons de nommer et qui, à deux reprises différentes et à l’unanimité donna son approbation aux communications qui lui furent faites par M. le baron Charles Dupin, des études préparatoires faites à ce sujet. Nous citerons, disons-nous, en France, l’Académie française qui, après avoir félicité M. de Lesseps de sa courageuse initiative, choisit pour concours de poésie le percement de l’isthme de Suez (*), la Société impériale de géographie, la Société d’acclimatation et le Congrès scientifique. À l’étranger : Les Sociétés économiques de Barcelone et de Madrid ; l’Académie royale de Turin ; l’Académie des sciences de Naples ; l’Institut de Venise ; l’Académie des sciences d’Amsterdam ; la Société scientifique de Harlem ; l’Académie im-

    (*) Le prix de ce concours fut remporté en 1861, par M. le vicomte Henri de Bornier. C’est à ce remarquable poème que nous avons emprunté les beaux vers cités au commencement de cette seconde partie de notre travail. périale et royale des sciences (Autriche) ; l’Académie impériale et royale de géographie (Autriche), et entin la Société impériale de géographie de Saint-Pétersbourg. L’intérêt témoigné par le commerce en faveur de la grande entreprise de M. de Lesseps fut plus vif encore, dit l’auteur auquel nous empruntons ces détails, que celui que manifestaient si unanimement les représentants de la science, « De toutes parts, les chambres de commerce, les conseils provinciaux, les grandes compagnies maritimes l’appuyèrent de leurs encouragements. Pour ne parler que de la France, les conseils généraux consultés répondirent par soixante-et-six votes favorables et cinquante-deux chambres de commerce sur cinquante-quatre, donnèrent un avis conforme. »

  54. M. Barthélemy de Lesseps.
  55. La seconde de ces barrières, l’isthme de Panama entre les deux Amériques, va, paraît-il, bientôt disparaître à son tour. Dès lors le problème de la circumnavigation du globe sera entièrement résolu.
  56. Nous reproduisons cette description, afin que nos lecteurs puissent comparer un établissement au début avec l’état de prospérité et de développement de l’isthme au moment où nous écrivons.
  57. Reconnaissant la nécessité d’avoir sur place des prêtres des trois cuites représentés sur les chantiers, M. de Lesseps a toujours eu soin que les grands campements aient une chapelle catholique, une chapelle grecque et une mosquée, construites par la Compagnie et desservies à ses frais. Là est peut-être le véritable secret de la manière vraiment merveilleuse dont les travaux ont été dirigés et exécutés. En effet, outre les pratiques de chaque culte qui étaient ainsi exactement assurées, les mariages, les baptêmes, les soins spirituels à donner aux malades, les derniers devoirs à rendre aux morts, entretenaient dans cette population mobile une régularité de mœurs et des sentiments de famille qui en faisaient disparaître les inconvénients d’ordinaire attachés aux nombreuses agglomérations de travailleurs.
  58. M. Olivier Ritt, Histoire de l’isthme de Suez.
  59. La renaissance commencée par la France et continuée d’une façon si glorieuse par Méhémet-Ali et ses successeurs est — ainsi que le fait observer un des invités du khédive — trop manifeste pour ne pas frapper les yeux les moins disposés à voir. Ceci explique pourquoi le vice-roi a multiplié ses invitations et convié l’Europe à venir en Égypte. Si forte qu’ait pu être la dépense, le pays a trop à gagner à ce qu’on le connaisse, pour que l’argent que quelques-uns prétendent avoir été jeté par les fenêtres, ne se trouve pas plus tard avoir été un bon placement…
  60. MM. Fannières frères.
  61. La donnée de cette coupe est toute allégorique. Au vase lui-même les artistes ont attribué la forme d’une nef antique. Deux figures sont assises à la poupe, elles symbolisent la science et l’industrie, ces deux puissances toutes modernes dont les efforts réunis devaient seuls rendre possible la réalisation d’une œuvre vraiment gigantesque.

    Derrière elles, debout au gouvernail, tenant un flambeau à la main, surgit la rayonnante figure de la civilisation moderne.

    À l’avant, couchée sur la poupe s’élance la renommée embouchant sa trompette sonore et se rattachant à un trophée du plus beau style que surmonte la couronne impériale.

    Enfin sur les flancs de la nef se déroulent deux petits bas-reliefs d’une finesse extrême représentant d’un côté les travaux du percement de l’isthme, de l’autre le moment où se rencontrent les flots des deux mers.

  62. Au moment où nous écrivons ces lignes, Monseigneur Bauër qui, au lieu de rentrer en France après l’inauguration du canal, était reparti de Suez pour le Caire avec l’intention de visiter la Haute-Égypte à la tête d’une nouvelle troupe d’excursionnistes vient de parcourir en pèlerin les solitudes de la Thébaïde célébrant les saints mystères sur les autels depuis si longtemps abandonnés où les célébrèrent les grands anachorètes de l’Égypte, et réveillant, après des siècles de silence, les échos de leurs solitudes, aux accents bénis de la liturgie catholique.