La 628-E8/Texte entier

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Bibliothèque Charpentier — Fasquelle (p. v-465).

DÉDICACE
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À Monsieur Fernand CHARRON


À qui dédier le récit de ce voyage, sinon à vous, cher Monsieur Charron, qui avez combiné, construit, animé, d’une vie merveilleuse, la merveilleuse automobile où je l’accomplis, sans fatigue et sans accrocs ?

Cet hommage, je vous le dois, car je vous dois des joies multiples, des impressions neuves, tout un ordre de connaissances précieuses que les livres ne donnent pas, et des mois, des mois entiers de liberté totale, loin de mes petites affaires, de mes gros soucis, et loin de moi-même, au milieu de pays nouveaux ou mal connus, parmi des êtres si divers dont j’ai mieux compris, pour les avoir approchés de plus près, la force énorme et lente qui, malgré les discordes locales, malgré la résistance des intérêts, des appétits et des privilèges, et malgré eux-mêmes, les pousse invinciblement vers la grande unité humaine.

Oui, ce qui est nouveau, ce qui est captivant, c’est ceci. Non seulement l’automobile nous emporte, de la plaine à la montagne, de la montagne à la mer, à travers des formes infinies, des paysages contrastés, du pittoresque qui se renouvelle sans cesse ; elle nous mène aussi à travers des mœurs cachées, des idées en travail, à travers de l’histoire, notre histoire vivante d’aujourd’hui…

Du moins, on est si content qu’on croit vraiment que tout cela est arrivé. Et puis, pour nous les rendre supportables et sans remords, ne faut-il pas anoblir un peu toutes nos distractions ?



Il y a six ans, je me rappelle, parti, un matin, d’Aurillac, sur une des premières automobiles que vous ayez construites, j’arrivai, le soir, vers quatre heures, en plein Jura, à Poligny.

C’était la fin d’un jour de marché. Tout était calme dans les rues. Nul bruit dans les cabarets, à peu près vides. Bêtes et gens s’en allaient pacifiquement, qui à l’étable, qui au foyer. Quelques groupes restaient encore à deviser sur la place, où les petits marchands avaient démonté et repliaient leurs étalages… Rien qu’à la traverser, la ville me fut sympathique. Elle avait un air de décence, de bonne santé, de bon accueil, très rare en France.

Dans l’auberge où je descendis, je m’attablai entre deux paysans, très beaux, très forts, les cheveux drus et noirs sur une puissante tête carrée, le masque modelé en accents énergiques ; singulièrement avenants. Ils parlaient de leurs affaires, et moi, tout en mangeant de savoureuses truites, arrosées d’un excellent vin d’Arbois, je les écoutais parler. Comme ils n’avaient rien du nationalisme sectaire et méfiant, avec lequel, d’ordinaire, les paysans reçoivent ce qu’ils appellent les étrangers, ils permirent fort gentiment que je prisse part à leur conversation.

Ils se montrèrent parfaits techniciens agricoles, curieux de progrès, informés au delà des choses de leur métier. Je n’avais plus, devant moi, l’Auvergnat, âpre et rusé, bavard et superstitieux, ignorant et lyrique, que j’avais quitté le matin même, non sans plaisir, je l’avoue ; je voyais enfin des hommes, calmes, réfléchis, réalistes, précis, qui ne croient qu’à leur effort, ne comptent que sur lui, savent ce qu’ils veulent, ont le sentiment très net de leur force économique, exigent qu’on respecte en eux la dignité sociale et humaine du travail. Aucune trace de superstition, en leurs discours, et, ce qui me frappa beaucoup, pas le moindre misonéisme. Ils n’eurent pas une parole de haine contre l’automobilisme. Au contraire. Ils admiraient grandement cette nouveauté, lui faisaient crédit de n’être encore qu’un sport – un sport expérimental – aux mains des riches, et ils en attendaient des applications démocratiques, avec confiance.

À plusieurs reprises, ils marquèrent cette fierté que, de tous les départements français, le leur fût celui où l’instruction s’était le plus développée.

L’un d’eux me dit :

— Chez nous, tous, nous désirons apprendre. Malheureusement, on ne nous apprend pas grand’chose. Nous n’avons pas, bien sûr, l’ambition de devenir des savants, comme Pasteur. Mais nous voudrions connaître l’indispensable. Or, l’instruction qu’on nous donne est, tout entière, à réformer. C’est l’instruction cléricale qui persiste hypocritement, dans l’instruction laïque. On nous farcit toujours l’esprit de légendes dont nous n’avons que faire… Mais nous continuons à ignorer les plus simples éléments de la vie : par exemple, ce que c’est que l’eau que nous buvons, la viande que nous mangeons, l’air que nous respirons, la semence que nous confions à la terre…, en bloc, tous les phénomènes naturels, et nous-mêmes… Alors, comme nos anciens, nous cheminons, à tâtons, dans la routine, et nous ne sommes pas capables de tirer parti des immenses richesses qui sont, partout, dans la nature, à portée de la main.

L’autre, qui approuvait, dit à son tour :

— Les socialistes nous prêchent sans cesse l’émancipation, l’affranchissement… J’en suis, parbleu !… Mais, l’affranchissement, l’émancipation de quoi, si tout d’abord on n’affranchit et on n’émancipe notre cerveau ?

Je compris très bien que le passé n’avait plus aucune prise sur ces hommes conscients et qu’ils défendraient, avec une volonté tenace et une tranquille assurance, les conquêtes, les pauvres petites conquêtes, matérielles et morales, qu’ils avaient su, tout seuls, arracher à la société et au sol ingrat de leurs montagnes…

Et tel était le miracle… En quelques heures, j’étais allé d’une race d’hommes à une autre race d’hommes, en passant par tous les intermédiaires de terrain, de culture, de mœurs, d’humanité qui les relient et les expliquent, et j’éprouvais cette sensation — tant il me semblait que j’avais vu de choses — d’avoir, en un jour, vécu des mois et des mois.

Et cette sensation que, seule, l’automobile peut donner, car les chemins de fer, qui ont leurs voies prisonnières, toujours pareilles, leurs populations parquées, toujours pareilles, leurs villes encloses que sont les chantiers et les gares, toujours pareilles, ne traversent réellement pas les pays, ne vous mettent point en communication directe avec leurs habitants, — cette sensation, tout à fait nouvelle, que de fois j’en goûtai la force et le charme, au cours de ce voyage exquis, où je retrouve constamment mon admiration et, je puis le dire, ma reconnaissance, pour cette maison roulante idéale, cet instrument docile et précis de pénétration qu’est l’automobile, et surtout — puisqu’ il faut bien finir par tout ramener à soi – l’automobile créée par vous, cher monsieur Charron, pour mes curiosités et mes vagabondes rêveries…





C’est pour cela que j’aime mon automobile. Elle fait partie désormais de ma vie ; elle est ma vie, ma vie artistique et spirituelle, autant et plus que ma maison. Elle est pleine de richesses, sans cesse renouvelées, qui ne coûtent rien que la joie de les prendre au passage, ici, là, partout où m’entraînent la fantaisie de voir et le désir d’étudier. J’y sens vivre les choses et les êtres avec une activité intense, en un relief prodigieux, que la vitesse accuse, bien loin de l’effacer. Elle m’est plus chère, plus utile, plus remplie d’enseignements que ma bibliothèque, où les livres fermés dorment sur leurs rayons, que mes tableaux, qui, maintenant, mettent de la mort sur les murs, tout autour de moi, avec la fixité de leurs ciels, de leurs arbres, de leurs eaux, de leurs figures… Dans mon automobile j’ai tout cela, plus que tout cela, car tout cela est remuant, grouillant, passant, changeant, vertigineux, illimité, infini… J’entrevois, sans en être troublé, la dispersion de mes livres, de mes tableaux, de mes objets d’art ; je ne puis me faire à l’idée, qu’un jour, je ne posséderai plus cette bête magique, cette fabuleuse licorne qui m’emporte, sans secousses, le cerveau plus libre, l’œil plus aigu, à travers les beautés de la nature, les diversités de la vie et les conflits de l’humanité.



Eh bien, faut-il vous le dire, cher monsieur Charron ? J’ai beaucoup hésité, avant d’inscrire votre nom en tête de ce petit volume… J’avoue que, durant quelques heures, j’ai manqué de courage… Voilà un bien gros mot, n’est-ce pas, pour une chose pourtant bien naturelle et bien simple… C’est que je connais les hommes de mon temps, surtout de mon milieu. Leur bienveillance si connue, leur indomptable morale et l’intransigeance de leurs vertus, m’ont positivement effrayé… Mais le sentiment très vif que j’ai de ma liberté, l’horreur, non moins vive, que j’ai des usages reçus et des pratiques courantes, mon immoralité, pour tout dire, eurent vite fait de surmonter cette terreur passagère et absurde… Si on les écoutait, ces braves gens-là, on ne ferait jamais rien de ce que l’on veut et de ce qui vous plaît… Laissons-les dire…

Laissons-les dire, mais profitons de cette circonstance pour risquer quelques observations…



L’époque, cher monsieur Charron, est terriblement réfractaire à l’admiration que nous devons aux choses du progrès, à la reconnaissance que nous devons aux hommes qui travaillent, luttent et trouvent. Admiration et reconnaissance, on ne les comprend et ne les accepte que si elles sont tarifées et rétribuées selon des prix courants, proportionnés à l’enthousiasme avec lequel on les exprime. La presse est devenue si universellement vénale, elle oblige tellement toutes les choses de la vie à verser dans sa caisse, pour être reconnues valables, un impôt de plus en plus lourd, qu’un écrivain, aujourd’hui, sous peine de se déshonorer, n’a plus le droit de signaler une découverte scientifique importante, ou de confesser un plaisir, une émotion, si cette émotion, ce plaisir lui viennent d’un objet fabriqué et qui se vend. Pour un temps, dont on aperçoit, d’ailleurs, la fin prochaine, il peut encore – sauf dans Le Journal, bien entendu – admirer un livre, un tableau, une statue, dire, à peu près librement, ses impressions sur ce qu’on appelle une œuvre de l’imagination. Classification vraiment arbitraire et comique, car j’ai toujours pensé que les statues, les tableaux, les livres se vendent avec plus d’âpreté encore que les machines ; et les machines m’apparaissent, bien plus que les livres, les statues, les tableaux, des œuvres de l’imagination. Quand je regarde, quand j’écoute vivre cet admirable organisme qu’est le moteur de mon automobile, avec ses poumons et son cœur d’acier, son système vasculaire de caoutchouc et de cuivre, son innervation électrique, est-ce que je n’ai pas une idée autrement émouvante du génie humain, de sa puissance imaginative et créatrice, que si je lis un livre de M. Paul Bourget, ou considère un tableau de M. Detaille, une statue de M. Denys Puech ? Est-ce que le moindre mécanisme qui transporte l’énergie motrice, la chaleur, la parole, l’image, par de minces réseaux de fils métalliques, ou par d’invisibles ondes, n’implique pas une plus grande somme d’études, d’observations, d’efforts, de facultés supérieures ?… Et cependant, le livre banal, infiniment inutile de M. Paul Bourget, la statue — si l’on peut dire — de M. Denys Puech, le tableau — euphémisme — de M. Detaille, il est admis, il est honorable, élégant, que je puisse les vanter tant que je voudrai, et tout le monde me louera d’avoir débité, à leur propos, les sottises esthétiques qui fermentent sous le crâne d’un critique d’art. Mais il me sera formellement interdit de décrire une machine qui, comme l’automobile, par exemple, bouleverse déjà, et bouleversera bien davantage les conditions de la vie sociale.

Eh bien, je proteste, de toutes mes forces, contre cette conception éducatrice des journaux qui leur permet — parce que c’est de l’art — de vous raconter, en quatre colonnes, le dernier vaudeville des Variétés, et qui fait que nous ne savons rien, jamais rien, — parce que c’est du commerce, — des travaux admirables, par lesquels tant de savants obscurs s’acharnent à conquérir, pour nous, chaque jour, un peu plus de bonheur…



Cette liberté, je ne la revendique pas, cher monsieur Charron, pour déclarer, tout de go, que vous avez inventé l’automobile. Mais, de vous y être passionné, l’automobilisme vous doit beaucoup. Parmi les constructeurs français — j’ai plaisir à le reconnaître — vous êtes certainement celui qui apporta le plus de progrès notables à cette industrie. Ingénieux, pratique et tenace, vous n’avez cessé de chercher et de trouver des améliorations, vous n’avez cessé de créer des dispositifs, adoptés universellement aujourd’hui, grâce à quoi nos moteurs ont atteint ce degré de presque-perfection, où nous les voyons en ce moment. Et ce qui m’étonne le plus, et dont je vous loue infiniment, c’est que vous vous soyez aussi préoccupé de leur donner une forme harmonieuse, et de doter la machine, comme un objet d’art, de sa part de beauté.

Je vous ai suivi, avec un intérêt grandissant, depuis le jour où, dans les sous-sols de l’avenue de la Grande-Armée — vous n’aviez pas d’usine en ce temps-là — vous convoquiez quelques personnes à venir voir les pièces du premier châssis que vous alliez monter… J’en étais… Je me souviens qu’un curieux personnage, un Américain, qui n’est pas un inconnu et qui est roi, comme pas mal de citoyens de sa république, roi de l’Acier, M. Schwab, pour tout dire, en était aussi… Je le vois encore, prenant chaque pièce, successivement, et après l’avoir examinée, soupesée, éprouvée, flairée, disant :

— Ça, c’est de l’acier… À la bonne heure !… Voilà de l’acier !…

Si bien qu’avant de s’en aller il vous commanda deux châssis pour lui, dix autres, pour des Américains, des rois de quelque chose évidemment, dont il vous donna les noms et les adresses.

Et il ajouta :

— S’ils n’en veulent pas… tant pis pour eux !… Je les prendrai, moi… Marchez !… Marchez !… Ça, c’est de l’acier…

Et moi, qui ne suis roi de rien, entraîné par l’exemple de M. Schwab, j’en commandai un, également.

— Bon !… s’écria M. Schwab… Parfait !… Et si, au dernier moment, vous n’en voulez pas, non plus… je le prends… C’est de l’acier !



Lors de ce voyage que j’entreprends de raconter ici, M. Schwab me rappelait cette journée, un soir que je le vis entrer dans Delft, où moi-même je venais d’arriver…

Ce fut une soirée assez comique, vraiment, et bien américaine.

Après le dîner, durant lequel nous avions beaucoup parlé de nos autos — car entre autres bienfaits de l’automobilisme, il est remarquable que le cours habituel de nos conversations sur l’immortalité de l’âme et sur les femmes en ait été si radicalement modifié — nous sortîmes. Et nous nous promenâmes par la ville.

Curieuse et délicieuse ville, et si lointaine !

La lune éclairait d’une lueur, aux éclats de nacre, les canaux encaissés, les ponts qui les enjambent d’une arche unique, les arbres grêles qui les bordent comme des rideaux de dentelle. Et les découpages, sur le ciel, des hauts pignons, prenaient des aspects d’un romantisme suranné et charmant… Puis, entre des espaces bleus, d’énormes tours surgissaient tout à coup dans la nuit argentée… Je dis qu’elles surgissaient ; elles avaient plutôt l’air d’être tombées du ciel, ayant gardé l’obliquité de leur chute sur le sol. Et nous longions ensuite des palais, sombres et muets, où la lumière dessinait, çà et là, l’ogive d’une porte, l’intervalle d’un créneau, des plaques de vitraux treillissés… Personne dans les rues, presque pas de lumières aux fenêtres… des boutiques endormies dont le rayonnement semblait se rétrécir, s’affaiblir et mourir, comme celui des lampes qui vont s’éteindre dans un sanctuaire… Et, brusquement, nous respirions, parmi l’âcre odeur des eaux enfermées dans la pierre, de violents parfums de jacinthes qui montaient, vers nous, de barquettes pleines de fleurs, amarrées au quai et attendant le marché du lendemain.

Nous ne parlions pas… M. Schwab fumait avec effort un de ces détestables cigares, comme n’en fument que les milliardaires… Et moi, transporté dans ce décor nocturne du moyen âge, il me semblait que j’étais loin de tout, loin des aciers et des rois de l’acier… si loin, si loin, si loin !

Mais M. Schwab n’avait pas quitté le siècle, lui, ni l’Amérique, ni même l’avenue de la Grande-Armée… Il s’acharnait à tirer sur son cigare qui laissait une affreuse odeur, derrière lui… Et cela faisait exactement le bruit que font les carpes dans un bassin, quand elles viennent respirer, le museau hors de l’eau, l’air des beaux soirs d’été. Je l’entendais, dans l’intervalle de ces bruits, qui disait :

— Ce petit Charron… Hein ? C’est un gaillard !… Il sait ce que c’est que l’acier…

Deux femmes, en longues mantes noires, passèrent près de nous, avec des pas feutrés, silencieuses comme des vols de chauves-souris… D’où venaient-elles ?… Où allaient-elles ?… Était-ce même des femmes ?… N’était-ce pas plutôt des âmes, des âmes anciennes, les âmes nocturnes de tout ce passé ?… Je vis leurs manteaux se fondre dans la nuit…

M. Schwab ne les avait pas regardées… Il poursuivait :

— Vous savez… en Amérique… ce petit Charron, il serait roi aussi… roi de l’automobile…

Et alors, au loin, très loin, ce fut comme un son de cloche, un tout petit son de cloche, d’un timbre unique, sans vibration prolongée, un son pareil au chant si joli, si mélancolique du crapaud, dans les jardins étouffants d’août… Puis d’autres sons de cloche, aussi lointains, à l’est, à l’ouest, se répondirent… Je crus voir des intérieurs de couvents, des cloîtres, des visages blêmes sous des voiles, des mains jointes, des cierges… Et, près de moi, une voix que je n’écoutais plus, et dont il ne me venait que des paroles coupées par le silence que ces petits sons de cloche, là-bas, partout, rendaient si émouvant, si mystérieux, une voix disait :

— Carburateur… boîte de vitesse… boîte d’embrayage… magnéto… acier… acier… acier… acier…

Et ce mot « trust… trust… trust… » qui vibrait, me chatouillait, m’agaçait l’oreille, comme un bourdonnement d’insecte :

— Pruut… Pruut… Pruut !…

Nous ne rentrâmes que fort tard à l’hôtel.

J’ai pensé que cela vous amuserait de savoir que vous aviez préoccupé l’esprit d’un homme tel que M. Schwab, au point que, dans un soir calme de Hollande, parmi le décor d’une vieille ville, illustrée de tant de souvenirs et qui, depuis Guillaume le Taciturne, n’a guère changé, il vous ait sacré Roi de l’Automobile !…


OCTAVE MIRBEAU.





LE DÉPART
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Avis au lecteur.



Voici donc le Journal de ce voyage en automobile à travers un peu de la France, de la Belgique, de la Hollande, de l’Allemagne, et, surtout, à travers un peu de moi-même.

Est-ce bien un journal ? Est-ce même un voyage ?

N’est-ce pas plutôt des rêves, des rêveries, des souvenirs, des impressions, des récits, qui, le plus souvent, n’ont aucun rapport, aucun lien visible avec les pays visités, et que font naître ou renaître, en moi, tout simplement, une figure rencontrée, un paysage entrevu, une voix que j’ai cru entendre chanter ou pleurer dans le vent ? Mais est-il certain que j’aie réellement entendu cette voix, que cette figure, qui me rappela tant de choses joyeuses ou mélancoliques, je l’aie vraiment rencontrée quelque part ; et que j’aie vu, ici ou là, de mes yeux vu, ce paysage, à qui je dois telles pages d’un si brusque lyrisme, et qui, tout à coup, — par suite de quelles associations d’idées ? — me fit songer au botanisme académique de M. André Theuriet ?

Il y a des moments où, le plus sérieusement du monde, je me demande quelle est, en tout ceci, la part du rêve, et quelle, la part de la réalité. Je n’en sais rien. L’automobile a cela d’affolant qu’on n’en sait rien, qu’on n’en peut rien savoir. L’automobile, c’est le caprice, la fantaisie, l’incohérence, l’oubli de tout… On part pour Bordeaux et — comment ?… pourquoi ? — le soir, on est à Lille. D’ailleurs, Lille ou Bordeaux, Florence ou Berlin, Buda-Pesth ou Madrid, Montpellier ou Pontarlier…, qu’est-ce que cela fait ?…

L’automobile, c’est aussi la déformation de la vitesse, le continuel rebondissement sur soi-même, c’est le vertige.

Quand, après une course de douze heures, on descend de l’auto, on est comme le malade, tombé en syncope, et qui, lentement, reprend contact avec le monde extérieur. Les objets vous paraissent encore animés d’étranges grimaces et de mouvements désordonnés… Ce n’est que peu à peu, qu’ils reprennent leur forme, leur place, leur équilibre. Vos oreilles bourdonnent, comme envahies par des milliers d’insectes aux élytres sonores. Il semble que vos paupières se lèvent avec effort sur la vie, comme un rideau de théâtre sur la scène qui s’illumine… Que s’est-il donc passé ?… On n’a que le souvenir, ou plutôt la sensation très vague, d’avoir traversé des espaces vides, des blancheurs infinies, où dansaient, se tordaient des multitudes de petites langues de feu… Il faut se secouer, se tâter, taper du pied sur le sol, pour s’apercevoir que votre talon pose sur quelque chose de dur, de solide, et qu’il y a autour de vous, devant vous, des maisons, des boutiques, des gens qui passent, qui parlent, qui s’ empressent… On ne se ressaisit bien que le soir, tard, après dîner. Encore, vous reste-t-il une sorte d’agitation nerveuse qui décuplera et grossira vos rêves de la nuit.

— Alors, me direz-vous, c’est le journal d’un malade, d’un fou, que vous allez nous donner ?

Hélas !…, cher monsieur Thureau-Dangin, quel homme – même parmi ceux qui ont le moins de génie – peut se vanter de n’être ni fou, ni malade ?



Au gré de souvenirs qui ne sont peut-être que des rêves, et de rêves qui ne sont peut-être que des impressions réelles, il est possible, après tout, que je vous mène de Cologne à Rotterdam, de Rotterdam à Hambourg, de Hambourg à Anvers, d’Anvers à Delft, de Delft au Helder, du Helder à Brême et à Dusseldorf, et que, pour arriver à ces différentes étapes, nous passions par l’Amérique, la Russie, la Chine, les lacs d’Afrique, les montagnes glacées des solitudes polaires. Mais ne vous y fiez point. En tout cas, n’attendez pas de moi des renseignements historiques, géographiques, politiques, économiques, statistiques, des documents parlementaires, édilitaires, militaires, universitaires, judiciaires… Non que je les méprise, croyez-le bien… Mais où et comment eussé-je pu les recueillir ? Il faut habiter un pays, vivre parmi ses institutions, ses usages quotidiens, ses mœurs et ses modes, pour en sentir les bienfaits ou les outrages… Or, je n’ai pu que rouler sur ses routes, comme un boulet sur la courbe de sa trajectoire.

Que les démographes et les sociologues laissent donc ici toute espérance ! Je n’ai point la prétention de leur offrir un ouvrage sérieux et copieux, comparatif de l’état des peuples, énumérateur de leurs richesses, annonciateur de leurs destinées, et qui — pour peu qu’en plus de ces connaissances respectables et chimériques je connusse intimement la concierge ou la corsetière de Madame de X…, — me vaudrait les éloges de l’Institut, et, peut-être, ce prix — ah ! que j’ai souvent souhaité — ce prix qui répond, au très gracieux, au très galant, au très décoratif nom de Reine Pou !



Je sais des gens qui ont le don d’écrire, en marge de leurs guides, au jour le jour, leurs émotions de voyage, ou ce qu’ils croient être leurs émotions ; qui vont, de salle en salle, dans les musées, un stylographe d’une main, un carnet de l’autre, le Bædecker en poche, les yeux ailleurs et l’esprit nulle part ; qui font arrêter la voiture devant une ruine historique, un point de vue recommandé, l’emplacement d’un ancien champ de bataille, pour enregistrer aussitôt une « idée et sensation », qui n’est le plus souvent que la réminiscence d’une lecture de la veille ; qui ne s’endorment jamais sans avoir inscrit scrupuleusement le compte détaillé de leurs enthousiasmes, en même temps que de leurs dépenses.

Par exemple, ceci, que j’ai lu sur un carnet oublié par un touriste dans une chambre d’hôtel :

« Visité le château de Chambord (voir description dans Bædecker…). On ne bâtit plus comme ça… Oublié les hontes du présent (Combes, Pelletan, Jaurès, Hervé)… Vécu toute la journée parmi les nobles gloires du passé… (François Ier, Diane de Poitiers, duchesse d’Étampes)… Me sens consolé, et meilleur… (à développer)… Donné deux francs au gardien, ce que ma femme trouve excessif… Acheté pour douze sous de cartes postales illustrées (montrer combien ces cartes postales grèvent aujourd’hui le budget d’un voyage). »

Ces gens-là, je les vénère. Peut-être connaissent-ils des joies supérieures que j’ignore. Mais je tiens à les ignorer, me contentant des miennes, dont je ne sais pas d’ailleurs si ce sont des joies.



J’écrirai donc ceci au hasard de mes souvenirs et de mes rêves, sans trop distinguer entre eux. Vous y verrez souvent, j’imagine, des contradictions qui choqueront votre âme délicate et ordonnée, exaspéreront votre esprit, si plein de forte logique… Qu’y faire ? C’est que je suis homme, comme tout le monde, et que rien des infirmités, des incohérences, des erreurs humaines, ne m’est étranger. De même que tous mes semblables, — qui se vantent, avec un si comique orgueil, de n’être que cœur, cerveau, et tout ailes, — j’ai un estomac, un foie, des nerfs, par conséquent des digestions, des mélancolies et des rhumatismes, sur lesquels le soleil et la pluie, le plaisir et la peine exercent des influences ennemies. Ce que M. Paul Bourget appelle des « états de l’esprit », ce n’est jamais que des « états de la matière », qui affectent diversement notre sensibilité morale, notre imagination, le mouvement et la direction de nos idées, comme les météores, qui passent sur la mer, en changent, mille fois par jour, la coloration et le rythme. Selon que mes organes fonctionnent bien ou mal, il m’arrive de détester, aujourd’hui, ce que j’aimais hier, et d’aimer, le lendemain, ce que, la veille, j’ai le plus violemment détesté. Loin de m’en plaindre, je m’en réjouis, car c’est cela qui donne à la vie son intérêt innombrable… « Il y a quelque chose que je préfère à la beauté, c’est le changement », écrit Ernest Renan, à moins que ce ne soit M. Maurice Barrès.

Enfin, je tâcherai de suivre, en toutes choses, le conseil de ce Boileau, si sottement calomnié, et qui veut qu’un beau désordre soit un effet de l’art.

Comme il doit être content, aujourd’hui, ce Boileau !



La vitesse.


Il faut bien le dire — et ce n’est pas la moindre de ses curiosités — l’automobilisme est une maladie, une maladie mentale. Et cette maladie s’appelle d’un nom très joli : la vitesse. Avez-vous remarqué comme les maladies ont presque toujours des noms charmants ? La scarlatine, l’angine, la rougeole, le béri-béri, l’adénite, etc. Avez-vous remarqué aussi que, plus les noms sont charmants, plus méchantes sont les maladies ?… Je m’extasie à répéter que la nôtre se nomme : la vitesse… Non pas la vitesse mécanique qui emporte la machine sur les routes, à travers pays et pays, mais la vitesse, en quelque sorte névropathique, qui emporte l’homme à travers toutes ses actions et ses distractions… Il ne peut plus tenir en place, trépidant, les nerfs tendus comme des ressorts, impatient de repartir dès qu’il est arrivé quelque part, en mal d’être ailleurs, sans cesse ailleurs, plus loin qu’ailleurs… Son cerveau est une piste sans fin où pensées, images, sensations ronflent et roulent, à raison de cent kilomètres à l’heure. Cent kilomètres, c’est l’étalon de son activité. Il passe en trombe, pense en trombe, sent en trombe, aime en trombe, vit en trombe. La vie de partout se précipite, se bouscule, animée d’un mouvement fou, d’un mouvement de charge de cavalerie, et disparaît cinématographiquement, comme les arbres, les haies, les murs, les silhouettes qui bordent la route… Tout, autour de lui, et en lui, saute, danse, galope, est en mouvement, en mouvement inverse de son propre mouvement. Sensation douloureuse, parfois, mais forte, fantastique et grisante, comme le vertige et comme la fièvre.

Par exemple, je vais à Amsterdam… Quand j’ai un ennui, un dégoût, simplement, pour ne plus entendre parler de M. Willy et de M. Bernstein, je vais à Amsterdam. Je décide que j’y resterai huit jours, huit jours d’oubli, huit jours de joie… Il me faut huit jours, bien pleins, pour revoir, un peu superficiellement, mais avec calme, cette admirable ville. Si huit jours ne me suffisent pas, j’en prendrai quinze… Je suis libre de moi, de mon temps… Rien ne me retient ici ; rien ne me presse là-bas.

Et je pars.

J’arrive à Amsterdam… Malgré la douceur de ma C.-G.-V., et l’élasticité moelleuse, berceuse, de ses uniques ressorts, j’arrive, un peu moulu d’avoir traversé les infâmes pavés, les offensants et barbares pavés de la Belgique, où succombèrent tant de pauvres châssis, mal préparés à affronter ces obstacles de pierre qui font, des routes flamandes, quelque chose comme d’interminables moraines… Donc, j’arrive, un matin, car je suis allé coucher à La Haye, où j’ai revu le Vivier et ses Cygnes, où j’ai respiré ce calme doux, ce calme doré qui doit me guérir de toute vaine agitation… Enfin… enfin… me revoici à Amsterdam… Je suis content… Décidément, huit jours, quinze jours… ce n’est pas assez… Je resterai trois semaines.

Je dis à mon mécanicien :

— Brossette, mon ami… nous resterons un mois ici… Peut-être plus.

Brossette sourit et répond :

— Entendu, monsieur… Alors, faut descendre les bagages ?… Tous ?

— Tous, tous, tous… Je crois bien…

— Entendu, monsieur…

— Et vous, mon bon Brossette… congé… Je n’ai pas besoin de la voiture ici…

Le sourire de Brossette s’accentue…

— Bon !… bon !… fait-il… En tout cas, j’attendrai monsieur, ce soir, pour les ordres.

— Mais non, mais non… Couchez-vous… Amusez-vous…

Et il se rend au garage.

À peine sorti de la voiture, la douche prise, le corps, des pieds à la tête, frotté à l’essence de sauge et de romarin, souple, gai, le jarret solide, je vais par la ville… Lentement, d’abord… en bon promeneur qui veut jouir des choses qu’il retrouve, qu’il aime… Ah ! quelle ville !… Quelle joie !… Quelle tranquillité en moi !… Pour la cent-millième fois, avec des phrases que je connais et que vous connaissez si bien, je bénis l’invention de l’automobile et ses incomparables bienfaits… Je me dis :

— Quelle merveille ! On part quand on veut. On s’arrête où l’on veut. Plus de ces horaires tyranniques, qui vous arrachent du lit trop tôt, qui vous font arriver à des heures stupides de la nuit, dans des gares boueuses et compliquées. Plus de ces promiscuités, en d’étroites cellules, avec des gens intolérables, avec les chiens, les valises, les odeurs, les manies de ces gens… Viendrais-je si souvent à Amsterdam, s’il me fallait subir, toute une nuit, en un wagon, l’horreur de ces voisinages et le danger de ces haleines, quand on a l’air vivifiant de la prairie, de la forêt ? Oh non !… Et les flâneries libres, les belles, les délicieuses flâneries !… Le polder, le polder !…

Et, en me disant cela, sans m’apercevoir de rien, à chaque pas qui me pousse et qui m’entraîne, je vais plus vite… encore plus vite… Mes reins ont des élasticités de caoutchouc neuf ; mes semelles, sur les pavés, les trottoirs, rebondissent, devant moi, derrière moi, comme des balles de tennis… Je cours pour les rattraper… Je cours… je cours…

Je commence par les musées, n’est-ce pas ?… par ces musées magnifiques où, devant le génie de Rembrandt et de Vermeer, je suis venu oublier les Expositions parisiennes, les pauvres esthétiques, essoufflées et démentes de nos esthéticiens… Des salles, des salles, des salles, dans lesquelles il me semble que je suis immobile, et où ce sont les tableaux qui passent avec une telle rapidité que c’est à peine si je puis entrevoir leurs images brouillées et mêlées… Et l’instant d’après, sans trop savoir ce qui m’est arrivé, je me trouve longeant les canaux, les canaux aux eaux mortes, bronzées et fiévreuses, où glissent, pareilles aux jonques chinoises, ces massives et belles barques néerlandaises qui laissent tomber, sur la surface noire, le reflet vert, acide et mouvant de leurs proues renflées.

Maintenant, me voici sur des places, dans des rues, dans des ruelles qui se croisent et s’entre-croisent, ces si prodigieusement colorées, où défilent, défilent des maisons en porte-à-faux, d’un dessin si souple, de hautes façades, étroites et pointues, qui se penchent les unes sur les autres, s’étranglent les unes entre les autres, s’écrasent les unes contre les autres. Deux fois, trois fois, j’ai traversé le Dam… Je vais toujours, et, devant les glaces des magasins, je me surprends à regarder passer une image forcenée, une image de vertige et de vitesse : la mienne.

Et ce sont des jardins, avec des massifs de tulipes… d’énormes monuments de brique… des banques comme des citadelles, la Bourse, toute rouge, encore des canaux, des canaux, des ponts, des ponts, et encore des maisons qui dansent et croulent, et, à deux enjambées de la Kalverstraat, c’est le petit béguinage catholique, invisible, silencieux, tout à fait perdu au milieu des boutiques vivantes et trafiquantes, avec sa minuscule église, ses étroits jardins triangulaires, si tristes d’être sans verdure et sans fleurs, ses petites maisons à pignon vert, au seuil desquelles, accroupies et tassées sous leurs coiffes plates, l’on voit prier et dodeliner de la tête, des vieilles très anciennes, qui ne vous regardent pas, qui ne regardent jamais rien, qui n’ont jamais rien regardé…

Je vais toujours… Ah ! c’est le port…

Le soir est venu… Il souffle un vent humide et très froid. Je n’aperçois dans la brume que des feux rouges, jaunes, verts, qui clignotent, très pâles, sur le canal… Les sirènes ne discontinuent pas de crier, comme des chiens perdus dans la nuit. Alors, je m’enfonce dans les quartiers presque inconnus de ce port, où se cachent d’affreux bouges, des musicos hurlants, toute une Inde étrange, boueuse et glacée, un carnaval mi-septentrional, mi-javanais, qui vous racle les nerfs de ses musiques aigres et traînantes, vous prend à la gorge, par ses odeurs de salure marine, de goudron, d’alcool, d’opium, de pétrole, d’oripeaux fétides, de chairs noires ou cuivrées, où, ici et là, autour d’un bras levé, d’une cheville en l’air, reluit un cercle d’or… Que sais-je ?…

Car tout est nouveau, à Amsterdam, tout vous arrête, à ses aspects multiples, tragiques et lointains… Mais je ne m’arrête pas… je ne m’arrête nulle part… Je bouscule une négresse qui s’est accrochée à moi, et, de ses grosses lèvres rougies de bétel, me souffle au visage, avec des paroles de luxure, une odeur de mort… Et je vais… je vais sans savoir où je vais… Je garde le souvenir vague de brasseries obscures et profondes, en voûte de chapelle, où des visages d’ombre et de silence regardent des foules qui passent, sans cesse, en cortèges noirs, sous des lumières aveuglantes, comme des projections de lanterne magique… Et puis rien… rien que des choses qui glissent… qui fuient… qui tournoient comme des ondes… et se balancent comme des vagues…

Rentré à l’hôtel, exténué, fourbu, la tête éclatant sous la pression de tout ce que j’y ai entassé d’images tronquées, qui cherchent vainement à se rejoindre, je n’ai plus qu’une obsession : m’en aller, m’en aller… Oh ! m’en aller…

Brossette est là qui m’attend… Il cause avec le portier. Il fait le héros… Avec des gestes imitatifs, il décrit des virages, des vitesses extravagantes, raconte des voyages admirables qu’il n’a jamais accomplis, et où son sang-froid, son audace, sa science de mécanicien m’ont sauvé de la mort… Je suis si heureux de le voir là, que j’ai envie de l’embrasser.

— Eh bien, mon bon Brossette… La voiture est prête ?

— Oui, monsieur.

— Alors… demain matin…, sept heures précises, Brossette… Nous partons… nous partons…

Brossette ne s’étonne pas… Il a l’habitude de ces brusques sautes dans mes résolutions… Pourtant, il ne peut s’empêcher – mais avec discrétion – de manifester son contentement… Je sais qu’il n’aime pas Amsterdam. Il m’a dit, un jour de spleen :

— Ça n’est pas une ville pour un chauffeur…

Il préfère Trouville, Dieppe, Monte-Carlo, Ostende… Ça, c’est des garages… Il préfère surtout l’avenue de la Grande-Armée, la vraie patrie du chauffeur.

Il me demande :

— Alors, monsieur rentre à Paris ?

— Oui, oui… Et d’un trait, Brossette… d’un trait…

— Monsieur a raison.

En se retirant, il hausse les épaules :

— Que monsieur ne me parle pas d’un pays où on tire l’essence à même un tonneau.

Et puis, lui aussi, sans doute, a le vertige, quand il n’est plus sur sa machine, la main au volant… C’est là que le calme rentre dans son âme, et dans la mienne…

Il savait si bien à quoi s’en tenir, ce malin de Brossette, qu’en dépit de mes ordres, il n’a descendu de l’auto que ma valise…

Ah ! comment faire pour attendre à demain ? car je sens que je ne dormirai pas… Malgré le calme de cet hôtel, tous mes nerfs vibrent et trépident… Je suis comme la machine qu’on a mise au point mort, sans l’éteindre, et qui gronde…

Le garage.



Charles Brossette ? Il vaut la peine d’une digression…

Mais avant que de parler de lui, je dois dire un mot du milieu où naquit et se développa cette nouvelle forme zoologique : le mécanicien.

L’automobilisme est un commerce en marge des autres, un commerce qui ressemble encore un peu à celui des tripots et des restaurants de nuit. À son début, il ne s’adressait exclusivement qu’au monde du plaisir et du luxe. Il groupa donc, fatalement, automatiquement, autour de lui, le même personnel, à peu près : fêtards décavés, gentilhommes tire-sous, pantins sportifs, échappés des albums de Sem, cocottes allumeuses et proxénètes, toute cette apacherie brillante, toute cette pègre en gilets à fleurs, qui vit des mille métiers obscurs, inavouables, que produisent la galanterie et le jeu, et dont les cabinets de toilette, les cercles, sont les ordinaires bureaux. Les « grands noms de France », soutiens des religions mortes et des monarchies disparues, qui rougiraient de pratiquer des commerces licites, s’adonnent le plus volontiers du monde aux pires commerces clandestins, pourvu que leur élégance n’en souffre pas trop, publiquement, et que s’y rassurent leurs principes traditionnels. Car il est faux de dire qu’ils déchoient, ces gentilhommes ; ils continuent. Ils se ruèrent donc sur l’automobilisme avec frénésie. Tel duc, tel vicomte, qui gagnait péniblement sa vie, en procurant à des Américains, à des banquiers enrichis, de vieux meubles truqués, d’antiques bibelots maquillés, des tableaux contestables, et, à l’occasion, des demoiselles à coucher ou à marier, se mirent à brocanter des automobiles, à décorer, de leur présence rétribuée, des garages qui se constituèrent, un peu partout, pour l’exploitation – que dis-je ? – pour le détroussement du client nouveau.

Ces garages formèrent des équipes de mécaniciens. Ils leur inculquèrent d’assez vagues connaissances sur la conduite et l’entretien des moteurs ; ils leur apprirent, surtout, à les détraquer, adroitement, comme le cocher de grande maison détraque un attelage, pour avoir à le remplacer et réaliser aussi de forts bénéfices sur la vente de l’un et l’achat de l’autre. Ils leur enseignèrent d’admirables méthodes, les trucs les plus variés, qui permissent de centupler la fourniture de l’outillage, des accessoires, de voler sur l’huile et sur l’essence, d’exploiter la fragilité des pneumatiques, comme le cocher dont je parle vole sur l’avoine, le fourrage, la paille… Ce fut une école de démoralisation où, s’entraînant l’un l’autre, le vieux lascar stimulant le néophyte timide, chacun perdit, peu à peu, le sens proportionnel de l’argent, la plus élémentaire notion de la valeur réelle de la camelote brute ou travaillée. Et ce fut si fou que ce qui coûtait, ailleurs, deux sous, valut, ici, sans qu’on s’étonnât trop, vingt francs. J’ai le souvenir d’une note où un lanternier d’automobile me comptait cent francs une simple soudure de phare, qui en valait bien trois… Tel accessoire, coté, en ces temps héroïques, quatre-vingts francs, est coté sept francs aujourd’hui dans les catalogues – illustrés par Helleu, – des maisons les plus chères. Le reste, à l’avenant.

Ils ne risquaient rien, ni le mécanicien, ni le garage, car ils tablaient à coup sûr, sur l’ignorance du client, à qui il suffisait, pour qu’il se tût, qu’on lui lançât à propos une belle expression technique :

— Mais, monsieur, c’est le train baladeur. C’est l’ arbre de came… C’est le cône d’embrayage… C’est le différentiel… Le différentiel, monsieur… pensez donc !

Contre de si terribles mots, que vouliez-vous qu’il fît ?… Qu’il payât… Et il payait… Il se montrait même assez fier d’avoir acquis le droit de dire à ses amis.

— Je suis ravi de ma machine… Elle va très bien… Hier, j’ai eu une panne de différentiel…

Aujourd’hui que le commerce de l’automobilisme se développe de tous côtés, amène une concurrence formidable, tend à rentrer dans les conditions normales des autres commerces, les garages voudraient bien refréner le mal qu’ils ont déchaîné… Ainsi les escrocs arrivés, les cocotes vieillies aspirent à l’honorabilité d’une existence décente et régulière. Dans l’espoir de faire disparaître une partie de ces abus qui finissaient par les discréditer, eux aussi, la chambre syndicale des constructeurs d’automobiles a décidé de refuser impitoyablement, aux mécaniciens, des commissions sur les réparations des voitures qu’ils mènent. On commence, un peu partout, à prendre des précautions, pour ramener à des pourcentages avouables le taux de ces bénéfices usuraires. On voit dans les garages, ceux qui furent les plus acharnés, hier, à inculquer aux mécaniciens les meilleurs procédés de brigandage, leur prêcher, aujourd’hui, d’un ton convaincu, les beautés de la modération et du désintéressement, le respect enthousiaste de la morale. Les garages leur crient :

— Il n’est que d’être honnête, mes amis, et d’avoir une conscience pure.

Reste à savoir si des gens habitués à des gains qui, pour être immoraux, n’en ont pas moins augmenté leur vie, élargi leur bien-être, fondé une caste, enviée des autres travailleurs, y renonceront facilement…

Un jour, Brossette, avec qui je discutais de ces choses, me dit :

— Eh bien, quoi, monsieur ?… Quoi donc ?… Tout ça c’est des histoires de riches… Alors ?

Et pourtant Brossette est conservateur, nationaliste, clérical. En dehors de L’Auto, il ne lit que La Libre Parole… Encore aujourd’hui, il croit fermement à la trahison de Dreyfus, comme un brave homme.



Mon chauffeur.


Brossette — Charles-Louis-Eugène Brossette, — est né en Touraine, dans un petit village, près d’Amboise. Jusqu’à vingt ans, il a travaillé, chez son père, maréchal-ferrant, et là, il a pris, en même temps que le goût des chevaux, le goût de « la mécanique » : les deux choses qui ont fait sa vie. Son service militaire terminé, son père, un des plus parfaits ivrognes de la région, étant mort, le jeune Charles Brossette est entré, comme charretier, dans une grande ferme, puis, comme cocher, chez des bourgeois riches. Il aimait bien les chevaux, les connaissait à merveille, les menait et les soignait de même, mais il détestait la livrée. Ses divers patrons souffraient de ce qu’il fût toujours « ficelé comme quat’sous ». Il n’a pas changé, d’ailleurs.

Lorsqu’on commence à parler de l’automobile, Brossette comprend aussitôt qu’il y a quelque chose à faire « là-dedans ». Il a des économies — car, contrairement aux lois de l’hérédité, il est sobre et même un peu avare — et il s’en vient à Paris, pour apprendre ce nouveau métier, dans un garage. Il est intelligent, adroit ; il s’y passionne. Ce lourdaud de province en remontre bien vite aux lascars parisiens les plus délurés. Il va d’usine en usine, de garage en garage, se familiarise avec tous les types de voiture, conduit des cocottes, des boursiers, des ducs, fait des voyages, prend part à des enlèvements de jeunes filles et à des épreuves de tourisme.

Il revenait d’Amérique, un peu désillusionné, quand je le rencontrai, lui cherchant une voiture, moi, un mécanicien. Au cours de nos pourparlers, je lui demandai son opinion sur l’Amérique.

— Rien d’épatant, monsieur, me répondit-il. L’Amérique ? Tenez… c’est Aubervilliers… en grand !

L’observation était, sans doute, un peu courte. Elle m’amusa. J’engageai Brossette.

J’eus d’abord de la peine à m’habituer à lui… Et puis, je m’y habituai, comme à un vice.

Brossette est le produit du garage.

Il ne sait pas très bien distinguer entre ce qui m’appartient et lui appartient, et confond volontiers ma bourse avec la sienne. Depuis trois ans, l’extraordinaire, c’est que le réservoir d’essence de ses voitures, grâce à une fatalité diabolique, a sans cesse des trous, des trous invisibles, par où la motricine coule et fuit, et qu’on ne peut pas arriver à boucher… Exemple fâcheux, et contagion plus rare, le réservoir d’huile imite son voisin à la perfection.

À chaque fin de mois, lorsque Brossette m’apporte son livre, la même conversation s’engage, chaque fois, entre nous…

— Voyons, Brossette, je n’y comprends rien. Le mardi 17, vous me marquez cinquante-cinq litres d’essence.

— Sans doute…

— Bon. Le mercredi 18, encore cinquante-cinq litres…

— Bien sûr…

— Bon… Mais rappelez-vous ?… Le mercredi, nous ne sommes pas sortis…

— Évidemment… sans ça !…

— Et je vois que, le jeudi 19, c’est encore cinquante-cinq litres…

— Naturellement… Monsieur sait bien… Ce sacré réservoir !

— Et l’huile ? Vous ne me ferez jamais croire…

— Le réservoir aussi !… C’est facile à comprendre. Ils fuient… Tout s’en va…

— Réparez-les, sapristi !

— Mais je ne fais que ça, monsieur ! Je m’y tue… je m’y tue… On ne peut pas !

Il m’est pénible de prendre ce brave garçon en flagrant délit de mensonge et de vol… Et puis, quoi ?… Tout ça, c’est des histoires de riches… Je me tais et je paie…

D’ailleurs, Brossette a des vertus qui font que je lui pardonne ces pratiques professionnelles. C’est un excellent compagnon de route, gai, débrouillard, attentif sans servilité, et, hormis ces légères fantaisies de comptabilité, très fidèle. Il m’amuse, et avec lui je jouis de la plus complète sécurité. Il a un sang-froid imperturbable, de la prudence, et, quand il le faut, de la hardiesse. Il ignore la fatigue, et, dans toutes les circonstances, garde sa belle humeur… Il faut le voir aux prises avec les agents cyclistes et les gendarmes, qu’il étourdit de sa gentillesse pittoresque, ce qui fait qu’il passe, presque toujours indemne, au travers des contraventions les mieux établies…

Et puis, il aime sa machine ; il en est fier ; il en parle comme d’une belle femme.

Le mois dernier, nous revenions de Bordeaux, la nuit. Entre Blois et Chartres « nous avions crevé »… quatre fois… ; au delà de Versailles, tout près de Ville-d’Avray, pour la cinquième fois, un pneu éclata. J’étais énervé, pressé de rentrer. En outre, j’avais vraiment pitié de ce pauvre Brossette.

— Tant pis ! lui dis-je… Marchons comme ça !…

Il avait arrêté la voiture :

— Non, monsieur, c’est impossible… fit-il. Ça fatigue trop le différentiel…

Et il se mit à travailler, en aidant son courage d’une chanson.

Les mécaniciens exercent sur l’imagination des cuisinières et des femmes de chambre un prestige presque aussi irrésistible que les militaires. Ce prestige a une cause noble ; il vient du métier même qu’elles jugent héroïque, plein de dangers, et qu’elles comparent à celui de la guerre. Pour elles, un homme toujours lancé à travers l’espace, comme la tempête et le cyclone, a vraiment quelque chose de surhumain. Elles se rappellent avoir vu des gravures où des anges guerriers soufflaient dans les longues trompettes, pour exciter la frénésie meurtrière des armées, ou bien des petits dieux joufflus dont l’haleine soulevait la mer, culbutait les forêts, emportait les montagnes, comme des fétus de paille… Je pense qu’elles se font une idée semblable du mécanicien d’automobile.

Pourtant, Brossette n’est pas beau. Son aspect n’a rien d’exaltant et qui puisse éveiller, dans l’esprit, de telles allégories, de tels prodiges. Il a le dos voûté, la poitrine plate, les jambes maigres et un peu cagneuses. On dirait que sa moustache, très courte, est rongée par la pelade. N’était un sourire assez joli, qui lui donne parfois une expression de joviale malice, un air de gaieté spirituelle et farceuse, son visage n’offrirait aucun charme spécial à l’amour. Sa tenue lâchée, ses vêtements le plus souvent sales et fripés, sa casquette enfoncée, en arrière, sur la nuque, sa démarche lourde et raide d’ouvrier, n’excitent pas aux rêves de volupté et de gloire…

Eh bien ! il n’y en a que pour lui, à l’office.

La cuisinière l’adore, et la femme de chambre en est folle. On le soigne comme un pacha ; on le dorlote comme un enfant. L’une le gorge de petits plats amoureusement mijotés, et de friandises ; l’autre n’est occupée qu’à tenir sa garde-robe, son linge… Il est comblé de cadeaux de toute sorte, et mes boîtes de cigares y passent, l’une après l’autre. Lui, se laisse faire, gentiment, gaiement, sans trop d’empressement, en homme blasé de toutes ces faveurs. Ménager de ses forces et de sa moelle, Brossette n’a pas un tempérament d’amoureux. De l’amour, il aime surtout les blagues un peu grasses, qui n’engagent à rien, et les petits profits. Il se passe volontiers du reste.

Tout cela ne va pas, bien entendu, sans de terribles scènes de jalousie. Souvent les deux rivales se menacent, se prennent aux cheveux. Il y a de tels fracas dans la batterie de cuisine et dans la vaisselle, que, pour mettre d’accord ces enragées, souvent je suis obligé de les mettre à la porte… Et puis cela recommence avec les autres… J’ai cru qu’en éloignant Brossette de la maison, j’y ramènerais le calme… Je lui ai dit :

— Écoutez, Brossette… vous êtes assommant… Vous mettez tout sens dessus dessous, chez moi. Je n’ai plus de maison. Dorénavant, vous logerez et vous prendrez vos repas dehors.

Et lui, philosophe, m’a répondu :

— Monsieur a bien raison… Au moins, je pourrai lire L’Auto à mon aise… Mais, allez !… ça ne changera rien à rien… Elles en veulent, monsieur… Ah ! ces sacrées femmes, ce qu’elles sont embêtantes !…

En voyage, il est bombardé de lettres… À peine s’il les lit, en haussant les épaules… Il n’y répond jamais… Mais il écrit copieusement à des amis, à qui il raconte des aventures émouvantes, des prouesses de plus en plus extraordinaires, et il tient pour eux un livre de « moyennes », jamais atteintes, ai-je besoin de le dire ?

Ce que j’admire en Brossette, c’est la puissance de sa vue, qui lui permet d’apercevoir, à des kilomètres de distance, le moindre obstacle sur la route ; ce que j’admire surtout, c’est le sens étonnant, mystérieux, qu’il a de l’orientation. Cette faculté, qui semble un prodige, on peut l’expliquer, on l’explique, par des raisons physiques, très claires, chez les pigeons, les canards sauvages, les hirondelles… Mais comment l’expliquer chez Brossette ? Et lui qui aime tant à se vanter de tout, il est, sur ce point, d’une modestie qui me surprend… Il n’y pense pas… n’en parle pas… Il est comme ça… il a toujours été comme ça… voilà… Je l’observe souvent. Le dos rond, la main touchant à peine le volant, la figure grave et plissée, surveillant tour à tour le graisseur, le voltmètre, le manomètre, la campagne… l’oreille attentive aux moindres bruits du moteur, il va, sans s’inquiéter jamais de la borne indicatrice, du poteau, dont les flèches montrent le chemin… Aux carrefours, il dresse un peu plus la tête… Il regarde l’horizon, flaire le vent, puis il s’engage résolument dans l’une des quatre ou six routes qui sont devant lui… C’est toujours la bonne… Il n’arrive pour ainsi dire pas qu’il se trompe…

Il y a deux ans de cela… Nous revenions de Marseille. Nous nous étions arrêtés à Lyon, un jour… Brossette se montrait particulièrement gai… jamais je ne l’avais vu si gai. Je lui en fis la remarque.

— C’est la machine, monsieur… Elle va comme un ange… Ça me fait plaisir.

Nous quittâmes Lyon, au petit matin. Je pensais rentrer par Dijon, où j’avais l’intention de déjeuner chez un ami… Je m’aperçus bientôt que nous n’étions pas sur la route… Mais Brossette me dit avec une tranquille assurance :

— Que monsieur ne se fasse pas de mauvais sang !… Ça va bien… Ça va très bien.

Il était tellement sûr de son fait que je n’osai pas insister davantage… Pourtant, je ne cessai de me répéter à moi-même : « Nous ne sommes pas sur la route… Nous ne sommes pas sur la route. »

Le temps était très frais… presque froid. Pas de soleil dans le ciel… pas de brume, non plus… une atmosphère limpidement grise, subtilement argentée, où toutes les choses prenaient des colorations délicates… J’avais le cœur réjoui… La machine était ardente, excitée par une carburation régulière et forte… Et nous allions… nous allions… C’étaient des paysages, des villages, des villes, des côtes que nous passions à toute vitesse, et dont j’étais bien sûr que nous ne les avions jamais rencontrés ; du moins, jamais rencontrés entre Lyon et Dijon… Deux heures… trois heures… quatre heures. Aux formes des terrains, au type des visages, je sentais que nous nous approchions de la Touraine, que nous étions peut-être en Touraine, que peut-être, nous l’avions déjà dépassée.

Il fallut faire de l’essence, dans un bourg. Je consultai la carte… Parbleu ! qu’est-ce que je disais ?… Triomphalement, je montrai la carte à Brossette, heureux de le prendre, une fois, en défaut.

— Encore quatre heures de ce train-là, Brossette… et nous sommes à Bordeaux. Nous courons vers l’ouest, mon ami… nous y courons, comme l’avenir…

Mais Brossette hocha la tête :

— Comme monsieur se tourmente, fit-il… Puisque je dis à monsieur !… Ces routes-là… j’irais les yeux fermés… Monsieur me connaît…

— La carte, Brossette… voyez la carte !

— Ah ! la carte !

Et, jetant sur le trottoir le dernier bidon d’essence vidé, il haussa les épaules, dans un mouvement de souverain mépris… Puis il se toucha le front.

— La carte ! répéta-t-il… la voilà la carte… le Taride… l’État-major… c’est là !…

Nous repartîmes… J’étais résigné à tout, même à franchir l’Atlantique, au besoin, si telle était la fantaisie de mon ami Brossette.

Une heure après, à l’entrée d’un village, nous stoppions, le long d’un grand mur, au milieu duquel s’ouvrait une porte, peinte en gris et armée de lourdes traverses de fer… Au-dessus de la porte, était écrit, en lettres noires presque effacées, et surmonté d’une croix de pierre, ce mot : Asile. Brossette était vivement descendu de la voiture, et sonnait à la porte…

— Que monsieur ne s’inquiète pas !… Je reviens tout de suite…

J’étais tellement stupéfait que je ne pensai pas à lui demander d’explications… D’ailleurs, la porte aussitôt ouverte, Brossette avait disparu…

Quel asile ?… Pourquoi cet asile ?… qu’allait-il faire en cet asile ?… Est-ce que mon mécanicien était devenu subitement fou ?

Par l’entrebâillement de la porte, j’aperçus des jardins et, au fond, une grande maison toute blanche… Des vieilles gens formaient des groupes devant la maison. Des vieilles gens se promenaient, à petits pas, dans les allées du jardin…

Brossette reparut bientôt, le visage tout épanoui. Il soutenait une très vieille femme, grosse, courte, toute ridée, toute courbée, qui marchait péniblement, en s’aidant d’un bâton. Il la conduisit près de moi, et me dit, en me regardant d’un regard qui demandait pardon, en même temps qu’il s’illuminait de bonheur :

— Fallait pourtant bien, monsieur, que je vous fasse connaître maman… C’est maman, monsieur !

Et s’adressant à la vieille :

— Tiens, maman… C’est monsieur… Dis bonjour à monsieur !

La vieille sembla d’abord consternée de nos peaux de loup, de nos lunettes relevées sur la visière de nos casquettes… Tout rond, hagard, son œil allait de moi à son fils, qu’en vérité elle ne reconnaissait pas, sous cette vêture où s’ébouriffaient des poils blancs et noirs… Enfin, elle chevrota, indignée :

— Si c’est Dieu possible !… Ah ! ah !… Des masques !… Des masques !…

Brossette éclata d’un bon rire, d’un rire plein de tendresse.

— Maman ! Oh ! maman !… Ça t’épate, hein ?… Et tiens…, ça…, c’est une automobile… C’est moi, ton fils… qui la conduis… Regarde un peu… T’en as peut-être jamais vu, ma pauvre maman, des automobiles ?… Attention…

Il mit le moteur en marche, le fit ronfler épouvantablement. La vieille, effrayée, voulut rentrer. Elle criait :

— Si c’est Dieu possible !… Si c’est Dieu possible !

Brossette l’apaisa, en l’embrassant et en lui glissant deux louis dans la main.

— Allons, dis adieu à monsieur… Faut que nous partions… Mais nous reviendrons dans quelque temps… Nous reviendrons te voir, encore une fois…

Il confia sa mère à une surveillante qui attendait, près de la porte, l’embrassa de nouveau, tendrement…

— Porte-toi bien, maman…

Et il sauta dans la voiture :

— Soixante-dix-sept ans, monsieur !… Et maligne… maligne !… Vous comprenez ?… toute seule à son âge… Alors, je l’ai mise là… on la soigne bien… elle est heureuse…

Puis :

— Monsieur a été bon pour moi… Je remercie bien monsieur… Vrai !… monsieur est un bon garçon…

Il ajouta, après avoir vérifié son graisseur :

— Si monsieur a faim, nous pouvons aller déjeuner à Amboise… C’est à dix minutes d’ici…

En traversant le village, lentement, il reconnaissait les maisons… appelait les gens.

— Tiens !… C’est Prosper… Bonjour, Prosper !… Voilà la forge du père… Maintenant, c’est un café… Tenez, monsieur. À Tivoli… oui, c’est là qu’elle était… Eh bien, mon vieux Vazeilles… tu en as un fameux coup de soleil… Ça, c’est mon oncle… ce petit gros, devant l’épicier… Bonjour, mon oncle !…

Ému et glorieux, il se dressait, se carrait dans l’automobile.

Lorsque nous eûmes dépassé la dernière maison, il se retourna vers moi, et me dit « en donnant ses gaz » :

— Joli patelin, n’est-ce pas ?… Il n’a pas changé…

Ce mois-là, en examinant son livre, je constatai, sans trop de surprise et sans la moindre irritation, que le bon Brossette avait largement rattrapé les quarante francs donnés à sa mère. Je dois dire, à son honneur, qu’il y avait eu lutte. Des surcharges toutes fraîches indiquaient visiblement qu’il ne s’était décidé que tard, à cette restitution… Je lui en sus gré. Mais l’habitude avait été plus forte que la reconnaissance… Une fois de plus, son intérêt triomphait de son émotion. Après tout, n’avait-il pas raison ?… Tout ça, n’est-ce pas ? c’est des histoires de riches…

Brave Brossette !…



Frontières.


Ce n’est pas sans appréhension que, par un beau matin d’avril 1905, nous démarrâmes, mes amis et moi, sur notre merveilleuse, ardente et souple C.-G.-V.

Pas très loin de Saint-Quentin, où nous devions faire le petit pèlerinage obligatoire aux pastels de La Tour, on nous jeta des pierres… À La Capelle, des gendarmes, embusqués derrière des verres d’absinthe, dans un cabaret, nous arrêtèrent et réclamèrent les papiers de la voiture, avec des airs menaçants. Après une discussion interminable où, une fois de plus, j’admirai la belle tenue, le beau langage, l’impeccable logique des autorités françaises, deux contraventions, en dépit de la verve de Brossette, nous furent dressées, la première pour excès de vitesse, la deuxième parce que le numéro, à l’arrière, le 628-E8, avait, sur la route, recueilli un peu de poussière qui le cachait en partie. Il faut bien que les gendarmes égayent un peu leurs mornes stations dans les cafés… Comme nous arrivions à Givet, place forte élevée contre les incursions des Belges, un gamin, du haut d’un talus, fit rouler, sous les roues de la voiture, une grosse bille de bois, qui nous obligea, pour l’éviter, à un dangereux dérapage…

Et nous étions en France, dans la douce France, la France du progrès, de la générosité et de l’esprit ! Prémices réconfortantes ! Qu’allait-il advenir de nous, en Hollande, pensaient mes amis, et surtout en Allemagne, où il est reconnu, par les plus doctes historiens de La Patrie, que les êtres informes qui peuplent ces deux pays, ne sont encore que des sauvages ?…

J’avais beau les rassurer… Ils n’étaient pas si tranquilles.

On leur avait dit :

— Ah ! vous allez en avoir des embêtements !… En Hollande, les Bataves vous regardent comme des bêtes curieuses et malfaisantes, s’ameutent, s’excitent, dressent des embûches… Et c’est la culbute dans le canal… Pour l’Allemagne, c’est un pays encore plus dangereux… Rappelez-vous la guerre de 70… Ce qui va vous arriver… c’est effrayant !

On leur avait conté de terrifiantes anecdotes sur l’hostilité des populations, l’implacable rigueur des règlements, la tyrannie sanguinaire des autorités… Il semblait qu’il fût plus facile et moins périlleux de pénétrer à la Mecque, à Péterhof ou à Lhassa, qu’à Cologne et à Essen…

— Et les routes !… Quelque chose d’affreusement préhistorique… Pas de vicinalités, dans ces pays-là… pas de ponts et chaussées !… Admettons, pour un instant, que les populations ne vous massacrent point ; que vous sortiez, à peu près intacts, votre automobile et vous, des griffes de l’autorité… jamais vous ne sortirez de ces routes-là… Des cloaques,… des fondrières,… des abîmes… L’accident certain,… la prison probable,… la mort possible… Voilà ce qui vous attend… Mais vous ne connaissez pas les Allemands. Tenez, pendant la guerre, nous avons dû loger, à la campagne, un escadron de uhlans… Savez-vous ce qu’ils faisaient ?… Ils mangeaient le cambouis de nos voitures… Mais oui… tel est ce peuple, mon cher…

Si bien qu’ils avaient hésité longtemps à m’accompagner, dans ce voyage, qui, pour toutes sortes de raisons, leur tenait à cœur… Aussi, avant de partir, s’étaient-ils munis copieusement de toutes les recommandations politiques, diplomatiques, militaires et douanières… Nous avions un portefeuille bourré de certificats, d’attestations, et d’admirables lettres d’une très belle écriture, ornées de cachets rouges imposants. Les papiers hollandais disaient : « Nous prions les autorités, etc. » Les papiers allemands disaient : « Ordre est donné aux autorités. » Il y avait là une nuance plutôt rassurante… Mais, le moment venu de les mettre à l’épreuve, qu’allaient-ils peser, devant tant de barbarie ?…



La douane allemande.


Ce qui nous arriva, quand nous franchîmes la frontière allemande, à Elten…

Nous venions de passer un mois merveilleux, un mois enchanté, en Hollande, dans la douce et claire Hollande, encore tout émus de ses paysages de ciel et d’eau, de ses villes penchées, de ses musées. Il ne nous était rien arrivé de fâcheux, au contraire. Ici un accueil réservé et, au fond, bienveillant ; là, une hospitalité enthousiaste. Même en Frise, où une automobile est une bête presque inconnue, où la curiosité hollandaise se montre parfois gênante, nous n’avions suscité qu’une sorte d’étonnement respectueux… Du moins, cet étonnement, c’est ainsi que je me plus à le qualifier… Quand on file sur les routes frisonnes, on voit, à chaque minute, passer des hommes au visage placide, qui mènent ces admirables chevaux, dont la peinture hollandaise consacre les belles formes rondes, de ces chevaux très noirs, à la haute encolure, à la robe luisante, qui s’accordent si bien avec le paysage et décorent nos corbillards parisiens avec tant de majesté… Ils s’arrêtaient pour nous considérer, laissant s’emballer leurs bêtes surprises… Je garde le souvenir de celui que nous fîmes, en cornant, se retourner de loin, et qui, sans plus se soucier de son cheval parti et galopant, à fond de train, dans le polder, demeura pétrifié d’admiration, immobile au bord de la route, son chapeau à la main…

Je me rappelais aussi qu’à Edam, ayant laissé l’automobile à la garde de Brossette, pour prendre le coche d’eau qui mène à Volendam, nous avions été entourés, subitement, par les habitants de tout le village… Il y avait là de jolies filles souriantes, parées de bijoux et de dentelles ; il y avait surtout des hommes, dont l’aspect nous inquiéta. Ces colosses, calmes et rasés, très beaux sous leurs bonnets de peau de mouton et dans leurs amples culottes bouffantes, me faisaient penser à ces paysans héros, leurs ancêtres, qui boutèrent, hors de leur République, notre bouillant Louis XIV, ses fringantes cavaleries, ses infanteries si bien dressées, ses cuisines et ses dames, non sans garder quelques bannières et drapeaux, et quelques canons historiés. Et je m’imaginai qu’ils examinèrent ces trophées du même regard fier et conquérant dont leurs descendants examinaient notre machine… À notre retour de Volendam, j’appris de Brossette, qu’il avait été traité royalement et que ces braves gens lui avaient offert un banquet.

— Seulement, expliqua Brossette,… j’ai dû en promener quelques-uns,… les notables de l’endroit,… et y aller d’une conférence sur le mécanisme…

— Vous savez donc le hollandais ? lui demandai-je…

— Non, monsieur… Mais il y a les gestes… C’est égal… ce sont des types, vous savez !… Et je ne m’y fierais pas…

Oui, mais l’Allemagne ?… Ses douaniers rogues, ses terribles officiers, son impitoyable police ? Les épreuves allaient maintenant commencer. Je regrettai, ah ! combien je regrettai, à ce moment, de n’avoir pas l’âme chimérique de M. Déroulède, pour, d’un geste, rayer à jamais de la carte du monde ce barbare pays !

Nous arrivâmes, venant d’Arnheim, vers quatre heures de l’après-midi, à Elten. Je cherchai longtemps où pouvait bien être la douane… On m’indiqua un petit bâtiment, modeste et familial, que nous eûmes la surprise de trouver vide… Je heurtai les portes et appelai vainement, plusieurs fois… À grand’peine, je finis par découvrir une bonne femme, assise, dans le coin d’une pièce, et qui reprisait pacifiquement des bas… Elle avait de larges lunettes, un visage vénérable et très doux. Elle était sourde. Près d’elle, un chat jaune dormait, roulé en boule sur un vieux coussin… Un pot de terre chantait sur la grille d’un fourneau. J’eus beau inspecter la pièce, pas le moindre appareil de force, nulle part… pas de râtelier avec sa rangée de fusils,… nul casque à pointe,… pas même un portrait de l’Empereur Guillaume, aux murs… Je crus que je m’étais trompé. Avec beaucoup de difficultés, je mis la bonne femme au fait de ce qui m’amenait.

— Oui… oui, fit-elle, en se levant pesamment… c’est bien ici…

Elle posa ses lunettes et son ouvrage sur une table encombrée de paperasses, de registres, de livres à souche. Le chat réveillé s’étira voluptueusement… Elle dit en souriant :

— Un beau temps pour voyager… Na !… Venez avec moi… C’est à deux pas…

Nous traversâmes la rue. Elle me fit entrer dans un cabaret où un gros homme, très rouge de figure et très court de cuisses, fumait sa grande pipe, assis devant une chope de bière… Quoiqu’il fût tout seul, il semblait s’amuser extraordinairement. Peut-être songeait-il à nos défaites, à ses victoires ? Car, à quoi peuvent bien songer les Allemands ? – La femme lui dit quelques mots.

— Ah ! ah ! fit le gros homme… Très bien… très bien ! Nous allons voir ça…

Je remarquai alors qu’il était coiffé, assez comiquement, d’une casquette anglaise, qui lui collait au crâne, et que ses vêtements, déteints, ne rappelaient l’uniforme que par deux ou trois boutons de cuivre et par un liseré, où le rouge ancien reparaissait, çà et là, à de longs intervalles… Nous sortîmes.

Il tourna autour de la voiture, l’examina avec une curiosité réjouie… Brossette le suivait, prêt à ouvrir les coffres à la première réquisition… Moi, j’extrayais de ma poche le fameux portefeuille… Et tel fut le dialogue qui s’engagea entre un citoyen français et un douanier allemand :

— Ça va bien, hein ?

— Assez bien…

— Ça va vite ?

— Assez vite, oui.

— Trente kilomètres ?

— Oh ! Plus… plus…

— Sacristi !… C’est joli… c’est joli…

Il passa la main sur la poire de la trompe, gonfla ses joues, souffla :

— Beuh ? Beuh ?…

— Oui…

— C’est joli… Et vous allez à Krefeld ?

— Non… à Dusseldorf…

— À Dusseldorf ?… Sapristi !… Alors, dépêchez-vous… Houp !… Houp !… Houp !

Il me frappa amicalement sur l’épaule :

— Français, hein ?…

— Oui…

Il me serra fortement la main, et, m’indiquant la route :

— Dusseldorf… la première à droite… À Emmerich, vous passez le Rhin, sur le bac… Houp ! Houp !

Je demandai :

— La route est mauvaise, hein ?

— Mauvaise ?… C’est comme du parquet ciré… Houp !

Avant de virer, selon les indications du douanier, je me retournai… Je le vis planté au milieu de la route, qui agitait en l’air sa casquette, en signe de bon voyage.

Nous fûmes longtemps à revenir de notre étonnement.

— Ça doit cacher quelque chose de terrible, dit l’un de nous… Attention, Brossette… Et pas si vite !

C’est ainsi que nous entrâmes en Allemagne.



Vers Rocroy.


Pour l’instant, nous n’avons même pas franchi la frontière belge, et nous roulons toujours vers Givet.

Première journée désagréable.

Après Compiègne, le vent s’était levé brusquement, un vent du nord, âpre et dur, qui gênait beaucoup notre marche, et faisait tournoyer vers nous, sur la route, de petits cyclones de poussière… Tant que nous eûmes à longer l’Oise, à la quitter pour la retrouver ensuite, avec la fraîcheur de sa vallée, la surprise de ses ports charmants, et le mouvement de sa batellerie, cela alla très bien. Mais au-delà de Saint-Quentin, où notre patriotisme se contenta d’admirer Latour et ne songea pas une minute, hélas ! à donner le moindre souvenir à M. Anatole de la Forge, le paysage devint morose. Nous aussi. Presque rien que des champs de betteraves, à peine ensemencés… Il semblait que la campagne se fripât, se ratatinât, se décolorât, sous la sécheresse du vent… Elle était laide à voir, comme une chambre dont on n’a pas fait la toilette depuis longtemps… Peu de villages, pas de villes, sauf Guise qui ne me parut pas être l’Eldorado industriel, célébré par le bon Fournière et créé par le bon Godin. De loin en loin, des hameaux endormis, des fermes ensommeillées ; ici, une pauvre briqueterie ; là, une distillerie abandonnée… et la route, la route monotone, inactive, presque déserte. Nous ne rencontrâmes guère que ces hautes et lourdes voitures de liquoristes, qui s’en allaient, dans un bruit de bouteilles secouées, porter aux rares humains de ces régions la tristesse, la maladie et la mort.

Moins un pays travaille, et plus l’on dirait qu’on rencontre de ces assommoirs ambulants. Cela tient, sans doute, à ce qu’on ne rencontre qu’eux.

Je remarquai que presque tous les vieux châteaux sont désertés… Ils ne nourrissaient plus leur homme. Quelques-uns servent, pour les pauvres gens, de sanatoria, ou de colonies de vacances ; ils sont revenus au peuple, et c’est ce qu’ils avaient de mieux à faire. Les autres tombent en ruine et meurent dans leur cercle de ronces. Personne n’en veut plus. Le temps est dur à l’oisiveté des hobereaux. Les jours de marché, et le dimanche, à l’heure de la messe, on les voit encore se pavaner à la ville, avec des culottes de velours usé, des cravaches, des bottes, des éperons qu’ils font toujours sonner fièrement sur les trottoirs. Mais ils n’ont plus de cheval, car l’avoine est chère ; et ils n’ont plus rien, car, pour avoir quelque chose, il faut le gagner au travail. Ils se contentent de ces simulacres de luxe et de chic, où ils trouvent encore de quoi alimenter leur orgueil déchu, et leur foi chimérique… Heureux pourtant, quand, au retour de la foire, sur la route, ils rencontrent un paysan qui consent à les ramener, chez eux, dans sa carriole, avec son porc !… Je parle surtout de la Bretagne, du Perche, du Nivernais, où il y a encore des châteaux, plus sales que des porcheries, habités par des hobereaux, plus dénués que des mendiants… Mais ici il semble qu’il n’y ait même plus de hobereaux, retournés avec leurs cravaches, leurs éperons, leur Roi et leur Dieu, dans le grand tout du passé.

Quelquefois, sur une hauteur, se dresse encore un château tout neuf, de brique et de pierre, avec des tours, des tourelles, des créneaux. Soyez sûr qu’il appartient à un cordonnier heureux, à un épicier enrichi, parvenus enfin à réaliser le rêve anachronique et seigneurial, qui hanta leur esprit de prolétaire…



Une ville morte.


Rocroy, nom sonore qui semble claironner, à lui seul, toute la jeune gloire de Louis XIV.

J’ai vu bien des villes mortes, — elles ne sont pas en France, — mais d’aussi mortes que Rocroy, il n’est pas possible qu’il y en ait, nulle part, dans le monde. Rocroy est plus qu’une ville morte, c’est un cimetière ; plus qu’un cimetière, c’est le cimetière d’un cimetière, si une telle chose peut se concevoir. L’administration des ponts et chaussées qui, par pudeur nationale, sans doute, a voulu épargner aux voyageurs étrangers l’affligeant spectacle de cette déchéance, a déclassé la route qui mène à Rocroy. Rien ne mène plus à Rocroy qu’un chemin ensablé, cahoteux, que personne ne prend, et où poussent librement des herbes grisâtres : l’ancienne route. La nouvelle le contourne à quelques kilomètres, et s’en va desservant des villages plus vivants et de moins mornes campagnes. Pourtant, Rocroy subsiste encore sur les cartes, par habitude, je pense, peut-être par charité, comme, dans les budgets de l’État, subsistent parfois des crédits alloués à des services supprimés, ou à des personnes disparues… Je ne puis me faire à l’idée que le gouvernement trouve des fonctionnaires assez dénués, pour les envoyer — sous-préfets, juges, percepteurs, etc. — dans cette nécropole. J’imagine qu’on les recrute — et avec peine encore — parmi les anciens concierges de châteaux historiques et les gardiens de cimetières désaffectés… Quant aux quelques figurants, chargés de représenter l’indigène, d’où viennent-ils ? De quels hôpitaux ? De quelles morgues ?… De quels musées de cire ?

Et remarquez que, par une audacieuse ironie, Rocroy tient, dans notre système de géographie départementale, l’emploi de chef-lieu d’arrondissement… C’est chef-lieu de rétrécissement qu’il faudrait dire…

Nous y arrivâmes par hasard, ou plutôt par erreur, car, malgré Brossette, que son instinct ne trompe jamais, je m’acharnai à croire que le dit chemin cahoteux devait être un raccourci, et, qu’à le prendre, nous économiserions de la route et du temps, pour gagner Fumay.

Hélas ! ce fut Rocroy.

Mais, je ne regrette rien. Les spectacles agréables ne nous sont pas seuls utiles, et nous avons appris, depuis l’histoire romaine, que rien n’exerce l’esprit, n’élève le cœur, comme de méditer sur des ruines.

Rocroy a encore ses remparts et ses deux portes. Bien qu’ils aient été construits par Vauban, qui avait pourtant de l’imagination et le goût du pittoresque, ils n’ont rien de terrible, rien de décoratif, non plus. La ville n’est, pour ainsi dire, qu’une place, une petite place lugubre et muette, fort sale, autour de laquelle des maisons, qui n’ont même pas le prestige des architectures anciennes, se délabrent, s’excorient, s’exfolient, ainsi que de pauvres visages, atteints de dermatose. Cela est noir, galeux, effrayamment vide. Je ne me rappelle pas y avoir vu un arbre, une fontaine, un kiosque. On y chercherait vainement, même sur une boutique ou sur un café, le souvenir du grand Condé… Ah ! les Espagnols peuvent venir à Rocroy, sans la moindre humiliation. Rien n’y évoque plus la mémorable frottée qu’ils y reçurent ; aucun trophée à la mairie, aucun canon sur les remparts… Mais que viendraient faire à Rocroy les Espagnols ? Ils ont aussi des villes mortes, chez eux, de vieilles villes sarrazines, des villes de porcelaine que le soleil, chaque matin et chaque soir, anime de reflets enflammés et merveilleux.

Quand nous traversâmes cette place, nous vîmes quelques fantômes, assis sur des chaises et sur des bancs, au seuil des portes, devant les boutiques, dont la plupart, d’ailleurs, étaient closes. Ils ne remuaient pas, ne parlaient pas, ne regardaient pas. Le bruit de l’automobile ne leur fit même pas lever la tête.

Dans les plus petits villages, perdus au fond des terres, un chien étranger, un chemineau qui passe, une voiture d’ambulant, un vol d’oies sauvages, est un événement considérable. À plus forte raison, une auto… On s’inquiète, on s’assemble autour de ces choses inhabituelles, qui, pour un instant, rompent la monotonie de ces existences enfermées.

À Rocroy, ils ne s’inquiétaient de rien, ne regardaient rien, si parfaitement immobiles que nous eûmes la pensée que c’étaient des mannequins d’étoupe, et que, si nous les avions effleurés d’une chiquenaude, ils fussent tombés sur le trottoir, avec un bruit mou… Notre surprise s’augmenta à découvrir que les devantures des boutiques s’ornaient d’enseignes, telles que celles-ci : « Épicerie parisienne… Boulangerie parisienne… Charcuterie parisienne… ». J’ignore l’idée que ces spectres se font de Paris, si Paris, pour eux, symbolise la vie ou la mort… Ce que je sais, c’est que tout était parisien, à Rocroy, et que tout était mort.

On ne perçoit d’abord que le comique des choses ; ce n’est qu’à la réflexion que le tragique apparaît.

Il ne nous fallut pas longtemps pour sentir que cette ruine et que cette mort étaient bien la parfaite et douloureuse image de la ruine et de la mort, que fut l’œuvre politique et militaire de Louis XIV, œuvre à jamais néfaste, que, plus tard, vint achever Napoléon, dont, par un prodige, la France n’est pas morte, mais qui pèse toujours sur elle d’un poids si lourd et si étouffant…

Aujourd’hui, de probes et sagaces historiens entreprennent de reviser l’histoire de ce siècle abominable que, dans les écoles démocratiques et les salons libéraux, on appelle toujours le grand siècle. Vraiment, nous n’avons plus à avoir honte du nôtre, quoi qu’en aient les Académies, gardiennes sévères des mensonges du passé.

Que sont nos vices, notre corruption, notre vénalité, que sont nos pauvres petits Panamas, si on les compare aux vices, aux corruptions, aux concussions, aux trahisons de cette cour fameuse qu’on nous donne encore pour le modèle de l’honneur, du patriotisme, de l’élégance et de la vertu ? À peine des farces de collégien… Ma pensée allait, avec une sorte de reconnaissante piété, vers nos bons radicaux et radicaux socialistes qui, comme la noblesse d’alors, forment la classe privilégiée d’aujourd’hui, celle qui, éternellement, sous des titres différents, mais avec des appétits égaux, se rue, dit-on, à la même curée des honneurs et de l’argent… Quelles braves gens ! Et comme je les aime !… Ils sont affables, polis, modérés dans l’expression publique de leurs passions, ennemis du scandale qui est toujours laid, des intrigues trop bruyantes qui sont parfois dangereuses. Excellents patriotes, fermes capitalistes, intermédiaires habiles entre l’épargne et les banques, propriétaires orthodoxes, qui donc pourrait mieux défendre les immortels principes de la conservation sociale, répartir plus équitablement, entre les grosses affaires qu’ils protègent, et les menus besoins des pauvres qu’ils administrent, la manne des budgets ?… En outre, ils ont de l’éducation, de la décence et de la vertu, une culture moyenne qui les rend aptes à toutes les médiocrités éclatantes et fructueuses, un raffinement de mœurs, qui fait leur commerce agréable et sans surprises, des habitudes électorales qui les mêlent au peuple, qui apprennent, même aux plus grincheux, la bienveillance et la familiarité envers les petits…

Ah ! comme ils ont bonne figure, à les comparer, en leur sévère habit noir, à ces grands seigneurs, vêtus de soies et de dentelles, brutaux et goujats, ignorants et voleurs, domestiques et proxénètes, dont l’élégance si vantée, si regrettée, consistait à se roter au visage l’un de l’autre, donner audience, déculottés sur leurs chaises percées, se barbouiller de sauces, comme les chiens qui fouillent du nez dans leur pâtée, cultiver, bactériologistes sans le savoir, d’immondes vermines sous leurs perruques : charniers ambulants, ambulantes ordures, qui laissaient de leur passage dans les couloirs de Versailles, de Meudon, du Petit-Luxembourg, une persistante odeur de musc et de merde… Prestigieux serviteurs de la monarchie et de la religion, ils ne pensaient qu’à trafiquer de leurs fonctions, piller le trésor, les tailles, les gabelles, les magasins publics, tricher au jeu, trahir leur pays, mener leurs femmes, leurs filles, leurs maîtresses, au lit royal, leurs fils au lit des augustes sodomistes de la Maison de France, et, mieux que sur les champs de bataille où ils se battaient, d’ailleurs, comme des lions, leur fierté chevaleresque s’exaltait à présenter le pot de chambre au Roi, à changer ses chemises, ses chausses, ses draps, souillés par les déjections de ses purgatifs…

Règne monstrueux et fétide, dont l’odeur de latrines, de bordel, vous prend à la gorge, et vous fait tourner, soulever le cœur, jusqu’au vomissement !… Ni la beauté des palais, ni la grâce des jardins et des parcs, ni la gloire de La Rochefoucauld, de Pascal, de La Bruyère, de Corneille, de Racine, de Molière, ni le puissant génie constructeur de Colbert, ni – ce qui est plus beau et plus grand que tout cela – la force accusatrice des aveux, des portraits de l’immortel Saint-Simon, ne sauraient en effacer les hontes et les crimes.

Et comme je n’oubliais pas que nous étions à Rocroy, je m’arrêtai plus complaisamment à la physionomie du grand Condé qui, au dire de l’Histoire, fut la plus pesante, la plus stupide, la plus héroïque brute de ce siècle de brutes, qui vendit toujours son épée au plus offrant, qui la vendit même à la France… Ô gloire de Chantilly !

En sortant de Rocroy, où, parmi tant de morts, m’étaient revenus tant de souvenirs d’un passé détesté, avec quelle ferveur je me plongeai à nouveau – c’est une image – dans le bain de vos vertus rafraîchissantes et hygiéniques, bons radicaux et radicaux socialistes de notre temps, si paisible et si raffiné !… Avec quelle joie purifiante, avec quelle dévotion consolatrice je me plus à évoquer vos vertueux hauts-de-forme et vos honnêtes habits noirs… à évoquer encore, à évoquer toujours, groupées autour de M. Fallières – c’était alors M. Loubet – dans les appartements enfin aérés, enfin désinfectés de Rambouillet, les élégances de notre Cour contemporaine !… Qu’il me parut rassurant, M. Loubet ! – c’est aujourd’hui M. Fallières, bon gros vigneron de notre terroir méridional. – Qu’elles me parurent charmantes, émouvantes, antiseptiques, vos élégances nouvelles, bons radicaux et radicaux socialistes ! La belle affaire qu’un esprit vil, frivole et chagrin observe, si mal à propos, tout ce qu’elles doivent encore aux parfumeries des salons de coiffure, à la coupe familiale des coupeurs de la Belle-Jardinière !…



La mort de Rocroy a gagné la campagne qui l’environne, comme la gangrène d’un membre gagne le membre voisin… L’impression en est sinistre… On croit qu’on va respirer, on étouffe plus encore. Avant de retrouver la vie balsamique de la terre, la splendeur de la forêt, le tumulte de la Meuse, au long des ardoisières de Fumay, il nous faut traverser un large plateau, sorte de zone funéraire, où le sol est pierreux, lugubrement stérile. Là, ne poussent que des herbes sèches et décolorées, de maigres bouleaux qui ne dépassent pas la taille d’un arbuste nain, et çà et là, des ajoncs qui n’ont pas une fleur… Ensuite, c’est une joie à pousser des hosannas, c’est comme une résurrection, lorsque nous rejoignons, par les lacets des Ardennes, la rivière mouvementée, et que nous entendons la sirène des remorqueurs qui entraînent les longs trains de bateaux… Et tout reverdit, tout miroite, tout sent bon, tout travaille, le sol fleuri, les arbres bourgeonnés, les eaux, les coteaux, les maisons, les hommes, le ciel ; tout est féerique jusqu’à Givet.



Une ville forte.


Quelle folle terreur ont donc su nous inspirer les Belges, que Givet soit une telle forteresse ?

La ville disparaît presque sous l’accumulation des défenses militaires… Forts tapis au haut des pics, terrasses armées, enceintes bastionnées, casemates blindées, fossés remplis d’eau, pont-levis, mâchicoulis, échauguettes, demi-lunes, chemins de ronde, tout ce qu’inventa, pour la sécurité des frontières, la science ancienne et moderne de la fortification, Givet en est pourvu… Par les poternes et les chemins couverts, on s’attend à voir, tout d’un coup, débusquer des hommes d’armes, bardés de fer… Ah ! les Belges doivent être fiers d’être Belges, en regardant Givet… Ils savent ainsi tout ce que leur puissance militaire a de redoutable… J’imagine aisément que Givet soit, pour eux, la meilleure école, où se fortifie leur arrogance nationale. Le dimanche, les pères doivent conduire leurs enfants à Givet, et je les entends qui leur disent :

— Voyez, comme nous faisons trembler le monde !

De son côté, un officier français, devant qui je m’étonnais de ce luxe guerrier, m’a expliqué ceci :

— Il ne faut plus, au cours des luttes futures, qu’on puisse encore s’écrier : « Ah ! voici les Belges. Nous sommes foutus ! »

Et que de casernes !… Quelles immenses esplanades pour l’évolution des troupes !… Que de soldats !

J’ai vu défiler des bataillons et des bataillons d’infanterie. En tenue de campagne et clairon sonnant, sans doute ils revenaient d’une reconnaissance, peut-être d’un combat. Et j’ai admiré leur allure martiale, leur souple entraînement… Nous sommes bien gardés, allez !… Tout me fait croire aujourd’hui que, devant un tel déploiement de forces, un tel hérissement de défenses, l’armée belge nous laissera tranquilles, désormais.

« Si tu veux la paix… », dit la Sottise des nations.

On rêve pour Nancy le tiers seulement des travaux patriotiques exécutés à Givet… Il est vrai que, là-bas, ce ne sont que les Allemands…



Une famille d’automobilistes.


Revenus de notre surprise, bien sûrs de n’être pas dérangés par une attaque soudaine des corps d’armée belges, nous passâmes la soirée assez gaiement, dans un hôtel propre, très recommandé par le Touring Club, où l’on nous servit de la cuisine simple et modeste, de la cuisine de siège. Les truites de la Meuse, annoncées sur la carte, furent, au dernier moment, remplacées par une plus humble friture de gardons, et l’on substitua de la charcuterie au rosbif promis ; tout cela de si bonne grâce que nous fûmes enchantés de notre dîner.

Près de nous, était attablée toute une famille : le père et la mère, la fille, le fils. Ils étaient arrivés, un peu avant nous, en automobile aussi… Partis de Paris, depuis trois jours, ils avaient été arrêtés, dans des endroits peu habitables, par toute sorte d’accidents… Ils en parlaient avec aigreur… La mère, surtout, se plaignait amèrement de la machine :

— Ce n’est rien… ce n’est rien… expliquait le père. Elle est un peu paresseuse, c’est vrai… Elle va s’échauffer…

Elle insistait :

— Je t’ai toujours dit que tu aurais dû acheter une Charron, comme les Levasseur, ou une Panhard, comme les Tripier… Ce ne sont pourtant pas des imbéciles, eux !… Ah ! c’est agréable, d’avoir tout le temps des pannes !

— Elle va s’échauffer… je te répète qu’elle va s’échauffer… Il faut qu’elle se fasse… Mais naturellement… Tu n’es pas raisonnable… Voyons, c’est comme des chaussures neuves… elles ne vont bien au pied qu’au bout de huit jours… Ah ! les femmes… la lune, tout de suite !

— Eh bien, moi, je te dis que nous n’arriverons jamais à Bruxelles, avec ce sabot-là…

Il se mit à rire bruyamment, se tourna vers nous, comme pour en appeler à notre témoignage :

— Sabot !… Une Brulard-Taponnier, douze chevaux !… Ah ! ah ! ah !…

— Tu verras… tu verras !…

Elle était couperosée, flasque, minaudière, et pessimiste. Pour bien prouver qu’elle était venue en automobile, elle avait conservé ses terribles lunettes, bien en vue sur son chapeau de feutre beige. Lui, gros, court, la joue ronde et rasée, la barbe en pointe, jovial, vulgaire, et brave homme, arborait orgueilleusement une casquette russe, ornée des insignes du Touring. Impossible d’être plus gauche, plus sottement fagotée que la fille. Sans fraîcheur, sans grâce, les oreilles livides et comme décollées, le cheveu pauvre, elle montrait déjà, sur le devant de la bouche, une denture toute gâtée… Quant au fils, le front bas, le menton fuyant, jaune et très maigre, le corps aveuli par des habitudes solitaires, il était totalement abruti… Famille bien française, comme on voit.

En voyage, nous ne cessons, nous autres de France, de nous moquer des familles allemandes, anglaises, italiennes, que nous rencontrons sur notre route, et qui, souvent, nous donnent l’exemple de la santé physique et de la bonne éducation. Avec une joie féroce et un imbécile orgueil, nous nous complaisons à relever, toujours à notre avantage, ce que nous appelons leurs ridicules, leurs tares, qui ne sont, peut-être, que des vertus… Mais il est entendu que rien n’est beau, élégant, pétulant, spirituel, rien n’est intelligent que de France. Les grands hommes d’autre part ne sont que de plats copistes, de honteux plagiaires. Dickens doit tout à Alphonse Daudet, Tolstoï à Stendhal… Ibsen est, tout entier, dans La Révolte de Villiers de l’Isle-Adam… Qu’eût été Gœthe sans Gounod et sans Thomas ?… Et pour ce qui est de Henri Heine, ne parlons pas, voulez-vous ?… de ce vil espion pensionné par Guizot… L’âme française, je la retrouve, toute, dans cette exclamation de Brossette qui, un jour, à Kœnigsberg, me disait :

— Les Allemands, monsieur ?… quel peuple de sauvages !… Ils ne comprennent pas un mot de français…

Ah ! si pourtant nous songions quelquefois à mirer, dans nos familles à nous, nos infériorités de race, nos descendances d’alcooliques, de syphilitiques, notre lourdeur, notre stupidité haineuse ou jobarde ?

Cette fois, en considérant cette famille de mon pays, attablée près de nous, j’y songeai, avec quelle douloureuse humilité !

Ils allaient en Belgique. Jamais encore ils n’étaient sortis de France, et l’idée que, le lendemain matin, pour la première fois, ils franchiraient une frontière, entreraient dans un pays qui ne serait plus la France, cette idée-là les impressionnait, les troublait au delà de tout… Ils ne savaient pas trop s’ils devaient avoir peur, ou se réjouir…

Après le dîner, la table desservie, le père s’entretint longuement, avec le patron de l’hôtel, des industries du pays ; la mère tira de son sac un jeu de cartes et fit une patience ; la jeune fille feuilleta le Bædecker, et le fils, écroulé sur sa chaise, bouche ouverte et bras pendants, s’endormit profondément.

Tout à coup la jeune fille demanda :

— Mère !… qu’est-ce que c’est que le Manneken-Piss ?

— Veux-tu bien te taire ?… chuchota la mère, en glissant vers nous un regard inquiet… Veux-tu bien ne pas dire de ces choses-là, petite malheureuse ?

Mais la jeune fille appuya, ingénûment :

— Quelles choses ?… Puisque c’est dans le Bædecker !

— Ça n’est pas convenable, là !

— Pourquoi ?

— Parce que…

— Alors, on ne verra pas le Manneken-Piss ?

— Si, tu le verras… Tu le verras avec ta mère… Seulement, tais-toi !

Et le père continuait de s’instruire auprès du patron de l’hôtel.

— Nous avons ici, énumérait ce dernier, de très beaux calcaires… une importante fabrique de colle forte… des tanneries…

— Des tanneries ?… Ah !… c’est intéressant… Et la conserve ?

— Non, nous n’avons pas ça… Par exemple, nous avons aussi une belle usine de caoutchouc…

— Bigre !… Ah ! dites-moi ?… Et pas de conserve ?… C’est curieux !…

À cette insistance, nous comprîmes que le gros monsieur avait, quelque part, un établissement de conserves… Malgré son air bonhomme, avait-il dû en empoisonner des gens ! Et, peut-être, avait-il élevé ses enfants avec ses produits, ce qui expliquait leur teint terreux et maladif… Satisfaits de ce renseignement et de ces hypothèses, nous allions nous retirer, quand le mécanicien entra, en cotte de travail, les mains toutes noires de graisse…

— Ah ! Ferdinand, dites-moi ?… La voiture ?… Ça va, hein ?… Nous partons demain, à huit heures, mon garçon… huit heures précises… Dites-moi ?… Faites le plein d’essence… Voyons… Namur ?… Soixante kilomètres, à peu près, hein ? Non… le demi-plein… Ce sera assez…

Le mécanicien parut gêné, se gratta la tête :

— C’est que… dit-il… voilà… la machine ne va pas du tout… Elle n’embraye plus…

— Sacristi !… Dites-moi ?… Ça n’est pas grave ?

— Hé !… monsieur… c’est embêtant…

Toute la famille, même le fils réveillé, tendait le col vers le mécanicien…

— Comment ?… Qu’est-ce que vous dites ?… Une machine toute neuve !

— Bien sûr… mais monsieur doit comprendre… du moment qu’elle n’embraye plus…

— Je comprends… certainement, je comprends… mais… dites-moi ?… Ce n’est pas une raison… Voyez ça… travaillez…

— Mauvais travail… Ici, il n’y a pas de fosse… Et puis, il fait trop noir… Demain matin, nous verrons ça… Ah ! j’ai bien peur…

— Mais non… mais non… Huit heures, hein ?… Ah !… Dix litres seulement… Nous remplirons après la frontière…

Il prononça « la frontière » avec un accent majestueux. Le mécanicien parti, il se promena quelques minutes dans la salle, le front plissé… Mais, pour dissimuler ses préoccupations, les pouces aux entournures du gilet, et balançant la tête, il faisait :

— Peuh ! peuh ! peuh !… Peuh ! peuh !

La mère avait un sourire méchant… Elle dit :

— Tu verras… tu verras !

La fille demanda :

— Père… qu’est-ce que c’est : « elle n’embraye plus » ?

— Mon enfant, c’est…

Il resta court, chercha une explication, et n’en trouvant pas :

— C’est rien… fit-il, rien du tout… Un peu de graissage… il n’y paraîtra plus…

— Oui ! oui… compte là-dessus… ricana la mère, en se levant.

Et nous allâmes nous coucher.

Le lendemain matin, dans la cour de l’hôtel, ce fut une scène tragique.

La famille, harnachée pour le voyage, était réunie autour de la Brulard-Taponnier, douze chevaux… Nous arrivâmes juste au moment où Brossette, à qui son collègue avait demandé aide, sortait de dessous la voiture.

— Eh bien ? interrogea le monsieur, qui avait mis ses derniers espoirs dans la science de notre mécanicien…

— Eh bien… répondit-il en s’époussetant… rien à faire… Le cône est faussé, le cuir est brûlé… Faut qu’elle aille à l’usine.

Ils furent tellement consternés, tous les quatre, qu’ils ne songèrent même pas à protester, à s’indigner. Le silence qui suivit cette sentence fut quelque chose de poignant… J’eus pitié d’eux… Vraiment, ils avaient l’air de condamnés à mort.

Ferdinand s’approcha de son maître. Son expression de fourberie me frappa. Il fut verbeux.

— Je l’avais bien dit à monsieur, hier soir… Ah ! c’est très embêtant… J’vas ramener la sacrée machine à Paris, et je viendrai retrouver monsieur en Belgique, où que monsieur me dira… Vrai !… on peut appeler ça de la guigne… Monsieur, lui, va prendre le chemin de fer pour quelques jours, cinq… six jours… huit jours au plus… le temps des réparations, quoi !… À moins que monsieur ne préfère m’attendre ici… C’est, comme de juste, à la disposition de monsieur…

Le patron de l’hôtel, qui circulait autour de la voiture, lança négligemment :

— Il y a de bien belles promenades, dans les environs… Bons chevaux… Voitures confortables… Prix modérés…

Après un nouveau silence, le monsieur regarda Ferdinand d’un regard timide et suppliant :

— Vous êtes bien sûr ?… Il n’y a pas un moyen ?… Dites-moi ?… pas un moyen ?

— Que monsieur demande à mon collègue !…

Brossette, qui se lavait les mains à la pompe, tourna la tête, répéta :

— Rien à faire…

Ferdinand rajusta le capot du moteur. Ils le considéraient comme s’ils eussent encore espéré un miracle… Mais le moteur resta silencieux…

— Ah ! c’est complet, fit, dans un serrement des lèvres, la femme dont la couperose, sous le voile, s’accentuait de barres violacées… Elle est jolie la Brulard-Taponnier, douze chevaux !… Elle est jolie !

De plus en plus hébété, le monsieur soupira.

— Arriver à Bruxelles en chemin de fer !… Dites-moi ?… C’est raide…

La fille avait des larmes dans les yeux. Adieu, peut-être, le Manneken-Piss !… Le fils ouvrait et refermait la portière d’un geste colère et stupide…

En écoutant le bruit doux et régulier de notre moteur que Brossette venait de mettre en marche, le monsieur, dans sa détresse, s’enhardit jusqu’à m’adresser la parole :

— Vous avez de la chance… Ah ! vous avez de la chance…

— Monsieur a une bonne voiture, voilà… rectifia aigrement la femme… Monsieur n’a pas une Brulard-Taponnier, douze chevaux !…

Notre 628-E8 partit dans un démarrage que, malicieusement, Brossette s’était appliqué à faire foudroyant.

— Pauvres gens !… dis-je à Brossette, quand nous fûmes sortis de la ville.

Brossette, d’abord, ne répondit rien. Puis, haussant les épaules et ne pouvant retenir un petit rire que je voyais se tordre, au coin de sa bouche :

— De bonnes poires, monsieur !… La voiture n’a rien, vous savez ?… Seulement, Ferdinand est jaloux de sa femme… Ça le travaille… ça le travaille… Il veut rentrer pour la surprendre… Et comme ils n’y connaissent rien…

J’adressai de vifs reproches à Brossette, pour s’être fait le complice d’une si mauvaise action.

— Oh ! moi, monsieur… bien sûr que je donne tort à Ferdinand… Ces choses-là, ça se fait pas… Mieux vaut être cocu… je lui ai dit… Il s’est entêté… Tout de même, je pouvais pas refuser ce service à un copain… Et puis, on n’est pas poires comme ces gens-là !

L’air piquait ; le matin était exquis, odorant… Un gros bateau remontait la Meuse, dans un clapotement rouge… Nous marchions vivement… Peu à peu, je sentais mon indignation faiblir. Quand nous nous arrêtâmes, devant la douane, les mauvais instincts, qui travaillent l’âme de l’automobiliste, avaient fait leur œuvre. Et c’est avec une sorte de joie méchante, de plaisir barbare, que j’aimai à me représenter, dans la cour de l’hôtel, groupée autour de la machine silencieuse, cette famille désemparée, à qui le patron de l’hôtel continuait de dire, sans doute :

— Il y a de bien belles promenades, dans les environs !…


BRUXELLES
[modifier]



Il y a de quoi s’irriter d’avoir roulé, depuis la frontière, sur d’infâmes pavés, sur d’immenses vagues de pavés, d’avoir traversé le Borinage noir et fumant au soleil, avec des éclats de métaux, et qui, toutes les nuits, incendie la nuit de ses bouillonnements de forge et de ses flammes d’enfer, pour n’aboutir qu’à cette ville si parfaitement inutile, si complètement parodique : Bruxelles.

Bruxelles !

Vraiment, il est insupportable, et même un peu humiliant de se sentir dans cette capitale des sociétés de tramways du monde entier, reine de l’industrie des asperges précoces, des endives amères et des raisins de serre sans goût, quand Bruges en dentelles, Liège en acier, Louvain en prières, Gand d’autrefois, avec ses rues si anciennes, ses pignons peints, ses toits coloriés et tout ce que disent les façades de ses églises, tout ce que chuchotent les vieux murs au bord du canal ; quand les formidables quais d’Anvers, Mons où grouillent les gueules farouches, Charleroi et ses montagnes de crassiers que franchissent les petits chemins de fer aériens ; Furne où les processionnaires du Saint-Sang défilent, portant des croix de fer, lourdes comme leurs péchés, quand tout ce pittoresque, tout cet art, tout ce mouvement tragique du travail, tout ce tumulte de la Meuse et de l’Escaut, tout ce silence mortuaire des béguinages, tous ces souvenirs de kermesses et de massacres, ne sont qu’à quelques tours de pneus d’ici.

Et justement Bruxelles !

Enfin, j’y suis… Il faut bien que j’y reste, ne fût-ce que pour panser mes côtes meurtries et mes reins brisés par tant de ressauts et de cahots, sur ces routes de supplice…



Après tout, on peut aimer Bruxelles. Il n’y a là rien d’absolument déshonorant.

Je sais des gens, de pauvres gens, des gens comme tout le monde, qui y vivent heureux, du moins qui croient y vivre heureux, et c’est tout un.

J’ai conté, jadis, je crois, l’histoire de cet ami, interne dans une maison de fous en province, qui, de sa chambre, n’ayant pour spectacle que les casernes, à droite ; à gauche, la prison et une usine de produits chimiques ; en face, l’hôpital et le lycée ; rien que de la pierre grise, des chemins de ronde, des préaux nus, des cours sans verdure, des fenêtres grillées, me montrait, avec attendrissement, au-dessus d’un mur, un petit cerisier tortu, malade, la seule chose qui fût à peine vivante, au milieu de ce paysage de damnation, et me disait :

— Regarde, mon vieux… On est bien ici, hein ?… C’est tout à fait la campagne.

Il y a des gens qui croient que Bruxelles, c’est tout à fait la ville.

J’en sais même qui voudraient y vivre, qui regrettent de ne pas y vivre, par exemple ces gais notaires de nos provinces économes, ces financiers bons enfants de la rue Lepelletier qui, actuellement, au Dépôt, à Gaillon, à Poissy, à Clairvaux, se reprochent amèrement de n’avoir pas su mettre au point – au point légal – ces dangereuses opérations de l’abus de confiance et du faux. Mais l’espèce en devient de plus en plus rare. Et depuis la réforme du régime des prisons, préfèrent-ils à Bruxelles ce Fresnes humanitaire, où le confort et l’hygiène ne sont pas illusoires, où le travail semble récréatif et moralisateur, où le modern style des cellules, des préaux, des parloirs, est supportable, sobre, et ne donne pas de cauchemars : la première prison où l’on cause.



On peut ne pas aimer Bruxelles. C’est d’ailleurs le cas de beaucoup de Bruxellois et non des moindres.

Voyez le roi Léopold qui n’y est jamais, qui multiplie les occasions de n’y jamais rester, qui est partout, en France, en Italie, en Suisse, en Allemagne, en Angleterre, qui est en chemin de fer, en yacht, en automobile, mais jamais en Belgique.

— C’est ainsi, confessait-il gaiement, un soir d’Élysée Palace, à un de mes amis, lequel sait parler aux rois, c’est ainsi que j’ai pu garder la vivacité de mon esprit, la sûreté de mon goût, et cette jeunesse qui impressionne tant les femmes… Et puis, que voulez-vous ?… J’ai de si grosses affaires, dans tant de pays…

— Même en Belgique, sire…

— Oui… je sais bien… faisait-il en hochant la tête… en Belgique, j’ai un peuple… Mais j’ai aussi, ailleurs, une fortune énorme, qui me cause beaucoup de tracas… Il faut bien que je l’administre…

Voyez tous les poètes, tous les écrivains, tous les artistes bruxellois et ixellois qui, dès l’âge le plus tendre, en cohortes serrées, s’empressent de déserter leur capitale, et s’en viennent à Paris, afin, sans doute, d’y apporter un peu de cet accent savoureux qui manque encore à notre littérature, et d’y gagner rapidement cette consécration décorative et lucrative qui manque tant à la leur…

Et comme ils ont raison.



Ils ont raison, car presque tout me paraît ridicule à Bruxelles, me donne et leur donne envie de rire, mais d’un rire terne, d’un rire sans éclats, de ce rire glacial, douloureux qui rend tout à coup si triste, si triste, triste comme son ciel d’hiver, ses boulevards circulaires, les livres de M. Edmond Picard, les poèmes de M. Ivan Gilkin, les couvertures de M. Deman, les meubles de M. Vandevelde.

Pourtant, Bruxelles est comique. Il n’y a pas à dire, il est extrêmement comique, n’est-ce pas, cher monsieur Camille Lemonnier, qui fûtes, tour à tour, avec une ardeur égale et avec un égal bonheur, Alfred de Musset, Byron, Victor Hugo, Émile Zola, Chateaubriand, Edgar Poë, Ruskin, tous les préraphaëlites, tous les romantiques, tous les naturalistes, tous les symbolistes, tous les impressionnistes, et qui, aujourd’hui, après tant de gloires différentes et tant d’universels succès, mettez vos vieux jours et vos toujours jeunes œuvres sous la protection du naturisme, et de son jeune chef, M. Saint-Georges de Bouhélier ?




Au temps de sa splendeur, au temps où les ducs de Bourgogne y étalaient leur luxe barbare et magnifique, où les infants et les archiducs y commandaient pour le compte de l’Empereur ou du roi d’Espagne, Bruxelles fut la ville éclatante de drap d’or, de velours, de soies, de fourrures, la poétique et amoureuse ville des dentelles, qui sont le luxe le plus joliment féminin, l’art le plus exquisément valet de la sensualité. Ce fut la capitale du bien vivre, du bien boire, où bourgeois cossus, riches marchands, ribaudes étoffées, s’amusaient grassement et cognaient leurs danses titubantes aux murs des rues étroites, où les étrangers les plus opulents se sentaient pauvres et dénués devant tant de somptuosités et tant de ribotes…

De cette vie pittoresque et forcenée il ne demeure pour témoins que la Maison de ville, trop regrattée, trop redorée, Sainte-Gudule au nom joli, mais dont pas une femme ne voudrait pour patronne, le Manneken-Piss, tristement anachronique, et quelques ruelles aux pignons penchés, aux noms sonores de mangeailles.

Maintenant, il n’y a plus que des femmes qui sont presque jolies, presque bien mises, nymphes grassouillettes du Parc, de la Monnaie et de la Cambre, des messieurs presque élégants, qui font l’ornement de Spa, la parure de Blankenberghe, et la royale gloire d’Ostende. Il n’y a plus que de faux cigares de la Havane qui, tous, viennent d’Anvers et de Hambourg, et d’affreuses dentelles fausses, d’affreuses dentelles mécaniques, bien que cent maisons de lingerie se disputent –  comme jadis cent villes de la Grèce faisaient d’Homère – le piètre honneur d’avoir fourni le trousseau de la princesse Stéphanie.

Et il n’y a plus, à Bruxelles, que des boursiers sans carnet, les fondateurs des XX sans tableaux, les inventeurs du modern style sans clients, çà et là, quelques critiques d’art symbolistes, hélas ! sans emploi, quelques poètes aigris de n’avoir pu partir pour ailleurs, mélancoliques laissés pour compte de la littérature, de l’art, de la brasserie, et ce qui est pire que tout cela – oh ! comme je comprends mieux tous les jours, cher Baudelaire, ton sarcasme douloureux ! – des Bruxellois.



Sous l’Empire qui fut le second et qui sera le dernier – car nous n’avons rien à redouter d’un prince qui a pu vivre vingt ans avenue Louise, – Bruxelles était encore quelque chose… On le dit du moins… Aujourd’hui, ce n’est plus rien.

Ah ! comme ils furent bien inspirés, le jour où ils chassèrent Victor Hugo de chez eux !… Quel bonheur, en quelque sorte providentiel, pour le grand poète, et pour nous ! Il y eût sûrement perdu tout son génie ; nous, nous eussions perdu toute sa gloire, insuffisamment remplacée par celle de M. Viélé-Griffin.

D’ailleurs, jamais ils n’ont pu garder un exilé de choix. Il leur fallait des proscrits à leur taille, de pauvres petits proscrits de rien du tout… C’est Boulange, Boulange, Boulange, c’est Boulange qu’il leur faut !… Oui, il leur fallait le général Boulanger… Ils l’ont eu… Ils étaient fiers de ses bottes dévernies et de sa plume blanche maculée de la boue du nationalisme… Ils l’entouraient de prévenances, lui envoyaient des fleurs, lui jouaient de la musique de M. Gevaert… Et voilà qu’au bout de très peu de temps, écœuré de la rue Montagne-de-la-Cour, du bois de la Cambre, n’en pouvant plus d’ennui et de dégoût, le pauvre diable finit par se brûler ce qui lui restait de cervelle… Celui-là aussi !… Alors qui ?

Je ne crois pas qu’il existe, aujourd’hui, dans n’importe quel pays, à Aurillac et au Puy, pas même à Briançon, de caissiers assez dépourvus pour prendre leur retraite à Bruxelles. À preuve cette confidence, émouvante et douloureuse, que me fit, un soir, un honorable préposé à la caisse d’un grand établissement de crédit français :

— Plusieurs fois, monsieur, m’avoua ce sage, j’ai songé à me sauver avec la caisse… Que voulez-vous ?… J’ai trop de famille, et pas assez d’appointements… Je n’arrive pas… je n’arrive pas à nouer les deux bouts… Ah ! cela m’était bien facile, je vous assure… Du samedi soir au lundi matin… j’avais tout le temps, vous comprenez !… Mais je me suis dit : « Il va falloir vivre à Bruxelles désormais… Ma foi, non… J’aime mieux rester honnête homme. »

Et il soupira profondément…



Malgré toute ma bonne volonté – car il est bien évident, n’est-ce pas, que je suis sans parti pris, touchant Bruxelles, – il m’est impossible de trouver à ces rangées de petits hôtels et à ces parcs minuscules, de caractère. Ils ne paraissent faits que pour démontrer que Londres est une belle ville unique. De ci, de là, des constructions neuves, de larges voies moroses, où le Roi s’acharne à engloutir les millions de ses filles, évoquent la triste richesse de Berlin… Mais Bruxelles, avec ses gardes civiques, n’est pas la capitale d’un Empire de canons et d’affaires, où subsistent encore le souvenir d’un grand Frédéric, et le charme de son dix-huitième siècle truqué.

Non, Bruxelles est bien la capitale comique, la capitale d’opérette, la capitale de Vandepereboom !



Derrière le Musée, dans une rue que bordent de maigres acacias, j’ai remarqué, à travers sa grille, entre cour et jardin, une maison, trop petite assurément pour y loger Little-Tich… Devant la maison, un bassin rond, et guère plus grand qu’une assiette, d’où s’élancent deux fleurs d’arum, et qu’enjambe, on ne sait pourquoi, un pont arqué, peint en vert. Quelques plantes, qui gardèrent leur secret, se dessèchent au bas des murs, le long desquels la clématite et la vigne vierge refusent obstinément de grimper. On aperçoit à droite quelque chose de fauve, de roussi et de pelé qui fut peut-être, jadis, une pelouse.

Le propriétaire de cette villa a deux cygnes, l’un blanc, l’autre noir, mais le bassin est si étroit, et si peu profonde l’eau, que les deux malheureux volatiles, dans l’impossibilité de se baigner, se sont réfugiés sur le pont. C’est là que, affalés, étalés, tantôt le bec sous l’aile, tantôt le col allongé vers l’eau, ils passent leurs journées à dormasser, à rêvasser de lacs bleus et d’étangs pleins de roseaux…

Je ne veux pas dire que ceci soit un trait de bucolique spécial à Bruxelles. On peut le rencontrer, l’observer dans toutes les banlieues, à Chatou, au Vésinet, sans doute, non moins qu’à Villeneuve Saint-Georges et à Choisy-le-Roi, partout, autour des villes, où l’homme qui se retire des affaires a des désirs plus vastes que sa maison, son jardin et son bassin, et croit se créer un univers, en faisant souffrir les bêtes et les plantes…

Ce qui me fait supposer que Bruxelles n’est pas une ville, mais la banlieue d’une ville qu’on construira peut-être un jour…

Espérons… Espérons… !



J’ai été chercher, à la gare, des bagages que nous avions fait expédier par le train.

Au-dessus d’une porte, j’ai lu cette inscription, en deux langues, encore :

Sortie des voyageurs sans bagages, et des autres aussi.



Nous avons été recevoir, à la gare, un ami qui arrive d’Amsterdam… Et nous attendons le train sur le quai.

Un employé nous dit :

— Ici, savez-vous, c’est les Belges.

Il nous indique un autre point du quai :

— Là… savez-vous… c’est les autres !



Le même soir, au coin d’une rue, une femme – une Flamande assez fraîche de visage, mais massive et pesante, – racole un passant. La conversation s’engage ; le passant demande :

— Et où demeures-tu ?

La femme répond avec orgueil :

— Rue Montagne-de-la-Cour.

Le passant objecte :

— C’est trop loin.

Alors, la femme :

— Viens donc !… J’ai une belle chambre, sais-tu… bien ridonnée… Tu verras, Manneke, comme elle est ridonnée… Je tapisse partout.



Gérald B…, un de nos compagnons, nous raconte qu’il a passé la nuit chez une des plus jolies cocottes de Bruxelles…

— Très jolie, ma foi !… et bonne fille… Et un appartement d’un goût… qui m’a beaucoup gêné… Au moment du grand délire, la jolie cocotte se met à pousser des soupirs, des soupirs, et, tout d’un coup, elle s’écrie : « Il y a du bon… sais-tu… il y a du bon ! »




Il circule dans Bruxelles beaucoup d’automobiles, et qui, toutes, semblent des engins formidables. La plupart simulent – à ne pas s’y méprendre – nos plus illustres marques françaises. En dépit de leur apparence de monstres, elles ne vont pas vite, elles vont très lentement, elles ne vont pas du tout.

— Par prudence, m’explique-t-on… Les Belges sont des mécaniciens très sages… Sans ça !

Ce matin, j’ai vu, arrêtée devant la porte d’un petit hôtel que décorent – comme tous les petits hôtels – des vitraux, des mosaïques, des cuivres vernis, dessinés par M. Théo Van Rysselberghe, j’ai vu une de ces voitures monstrueuses, plus monstrueuse encore que toutes celles que j’ai vues jusqu’ici… Un frisson m’a secoué tout le corps, rien qu’à considérer le redoutable capot qui protège le moteur… C’est un prodigieux cube de tôle, flanqué de sirènes de paquebot, armé de phares lenticulaires, gigantesques. En outre, un projecteur électrique, capable d’éclairer toute la Belgique nocturne, est fixé à la barre de direction. Je me dis, avec un sentiment d’épouvante, où il entre, d’ailleurs, beaucoup d’admiration :

— Une machine d’au moins cinq cents chevaux… Ces Belges, qui n’ont l’air de rien, sont inouïs…

Très impressionné, je m’approche de cette terrible machine de guerre. Elle est au repos… elle dort… Ah ! j’aime mieux ça… Le mécanicien, non plus, n’est pas là… quelle imprudence !… Sans doute, il boit, dans un bar voisin, de la bière qui n’est pas de la bière, à moins que ce soit du gin qui n’est même pas de l’eau-de-vie de pomme de terre… Enfin, il n’est pas là… J’ai alors la curiosité de soulever cet effarant capot… C’est comme si je tenais dans mes mains une bombe, garnie de sa mèche allumée. Le cœur me bat, me bat…

D’abord, je ne vois rien, rien que le vide… Puis, à force de regarder, je finis par apercevoir une espèce de minuscule mécanisme, monocylindrique, de la grosseur d’une tasse à café chinoise, et dont la force ne doit pas excéder un cheval et demi…

Le mécanicien revient. Il a un visage d’orgueil… il me regarde avec pitié. Puis il se met à tourner la manivelle… Je m’en vais…

Une heure après, je repasse par cette rue, devant le petit hôtel. Le mécanicien tourne toujours, sans succès, la manivelle… Tête nue, le visage dégouttant de sueur, ses habits à terre, il tourne… tourne… tourne !…


Après des révolutions, dans le genre des nôtres, bien entendu, ils ont été chercher, pour l’installer dans cette capitale nulle, une dynastie de principicules allemands, mâtinés de quoi ?… de d’Orléans.

Les drôles de gens !

Il n’est pas moins admirable qu’ils poursuivent l’effort paradoxal de se faire une nationalité autonome avec des résidus de tant de races si mal amalgamées, de même qu’ils s’acharnent à se faire une langue officielle avec un patois.

Qu’on parle flamand en Flandre, wallon en Wallonie, mais, je vous en prie, monsieur Picard, qu’ils continuent de parler, à Bruxelles, ce belge que vous parlez si bien !

Car si toute la Belgique est merveilleusement flamande, Bruxelles n’est que belge, irréparablement belge. Nulle part ailleurs, on ne rencontre plus d’effigies en pierre, en marbre, en bronze, en saindoux, en pain d’épices, de ce lion qui n’est ni héraldique, ni zoologique, de ce lion qui n’est pas méchant, qui n’est pas un lion, pas même un caniche, qui ressemble si fort au lion des grands Magasins du Louvre, et à qui est réservé, sans doute, le destin léopoldien de devenir, un jour, l’enseigne des grands Magasins du Congo.

« L’union fait la force », répète partout l’inscription bilingue. C’est l’union de toutes les imitations qui fait la force de leur comique.



Cependant Bruxelles ne semble se douter de rien de tout cela, ni de cette drôlerie éparse, obsédante, ni de ce que fut le Bruxelles d’autrefois. Et cette espèce de toute petite grande ville a l’air encore assez satisfait de n’être que le Bruxelles d’aujourd’hui, et se trouve — c’est le plus comique — à son avantage.

S’il est un Bruxelles charmant, et dont on puisse s’éprendre — après tout, pourquoi pas ? — je suis bien sûr, au moins, que c’est un Bruxelles qu’on ne voit point. Le voyageur, qui passe quelque part, ne voit jamais que ce qui se voit. Les âmes cachées dans les villes, comme les fleurs qui se cachent dans les prairies, sont toujours les plus jolies. Ah ! je voudrais bien voir ce qui se cache à Bruxelles…

Cherchons toujours…



Le Roi en est…


Nous sommes descendus à l’hôtel Bellevue. On le répare. De la cave au grenier, on le remet à neuf. Les couloirs sont obstrués par des planches, des échelles, des tréteaux. De gros madriers soutiennent les plafonds qui croulent. On nage dans les plâtras, dans les gravats ; on bute sur des pots de colle. Ça va être, paraît-il, une orgie de confort moderne. Du moins, l’annoncent en anglais, en allemand, en russe, en français, de petites notices, bien en vue dans les chambres.

Les garçons vous disent avec des airs avisés, et pour vous donner confiance :

— Le Roi en est.

Parbleu ! Le Roi est de tout, en Belgique ; seulement, il n’est jamais en Belgique. D’ailleurs, dans quelques jours, lorsque je paierai ma note à la caisse, je m’apercevrai bien que le Roi en est… Il en est même trop.

En attendant, on rencontre, dans l’hôtel, plus de peintres, de fumistes, de plombiers, de menuisiers, de tapissiers, que de voyageurs… À peine quatre ou cinq Américaines qui vont en Hollande, ou qui en reviennent, elles ne savent pas au juste ; à peine trois pauvres Anglais, qui, demain matin, se rendront au champ de bataille de Waterloo.

Le service est complètement désorganisé. On ne peut rien avoir, pas même d’eau. Ce matin, en guise de petit déjeuner, j’ai eu une conversation avec le garçon.

— Monsieur va sans doute à Ostende ?

— Non, mon ami… Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je n’irai point à Ostende.

— Monsieur a tort… monsieur devrait y aller… Il faut avoir vu cela… C’est curieux… Depuis l’abolition des jeux, nous avons au Casino d’Ostende, quatre tables de roulette et trente-deux de baccara… Elles travaillent nuit et jour, monsieur… Je ne parle pas des petits chevaux, pour les petites gens… Il y en a !… Il y en a !… Et les femmes… les femmes !… Ah !… monsieur sait sans doute que, maintenant, Ostende doit rester ouvert toute l’année ?… Du moment que les jeux sont supprimés, il n’y a plus à se gêner, n’est-ce pas ?

Puis, discrètement :

— Le Roi en est !

Et comme je ne dis mot, le garçon explique :

— Oh ! il ne s’en cache pas… Il s’en moque, allez, de ce qu’on peut penser ou ne pas penser de lui… C’est un type… Et pourvu que la galette soit au bout !… Bras dessus, bras dessous, il se promène, sur la digue, avec Marquet, le directeur du Casino… En voilà un qui a de la veine ! Il n’y a pas si longtemps, il était garçon… petit garçon… à la buvette de la gare de Namur… Bien des fois, il m’a servi une tasse de café, entre deux trains… Il n’était pas fier, alors… Et le voilà maintenant presque ministre… plus que ministre… associé du Roi…

Je suis sorti.

Devant l’hôtel, sur le parvis de l’hôtel, j’aperçois une jeune femme très jolie, infiniment gracieuse, qui joue avec ses deux petites filles. La jeune femme, très élégante, est tout en blanc, souple, mol et léger ; les deux petites filles, en blanc aussi, jambes nues, avec d’immenses chapeaux de paille et de dentelles… Toutes les trois, elles jouent à se poursuivre, autour d’une caisse verte où fleurit un grand laurier rose. Très raide, très digne, tout en noir, la gouvernante est assise sur un banc, près de la porte, un paquet d’ombrelles et de manteaux sur les genoux, un livre, non ouvert, à la main. Elles attendent, sans doute, une voiture commandée qui ne vient pas plus que n’est venu mon déjeuner… Le portier, tout galonné d’or, inspecte la place et les rues d’un air inquiet.

Je m’arrête à considérer cette jeune femme, qui est bien plus enfant que ses deux petites filles. Je n’ai jamais vu de si beaux cheveux blonds, blonds, comme, à certains jours, est blonde cette mer si merveilleusement blonde du Nord. Je n’ai jamais vu une nuque, mieux infléchie, d’une pulpe plus soyeuse. Les yeux bleus sont d’une candeur puérile, adorable. Ah ! comme ils ignorent Nietzsche, et comme leur est indifférent ce Rembrandt, dont la Ronde de Nuit leur est inexplicable et ridicule, puisqu’on n’y voit pas des petites filles qui dansent, le soir, dans un jardin… Chaque mouvement du buste, des bras, des jambes qui, souvent se devinent sous la batiste brodée de la robe, chaque balancement des hanches, chaque pli de la jupe est une élégance, une caresse, une invention de beauté, une fête émouvante de la vie. Bien qu’elle soit fine de lignes, d’apparence presque délicate, on la sent ronde et ferme avec une peau qui, certainement, irradie de la lumière, comme, au crépuscule, ces grands iris blancs de Florence…

Tout à coup, elle pousse un petit cri d’oiseau, s’arrête de courir, se hausse sur la pointe de ses souliers mordorés, allonge divinement les bras, tend son buste élastique, et prend je ne sais quoi sur une branche du laurier.

Les deux petites trépignent, tapent dans leurs mains.

— Donne… donne… maman.

Et je vois dans sa main, gantée de suède du même blond que les cheveux, une coquille de petit escargot, sèche et vide.

— Ah ! le pauvre petit !… Il est mort… dit-elle avec un air de consternation délicieuse… Il est mort !

Je crois bien qu’il est mort, le pauvre escargot… Il est mort depuis des millions d’années, car c’est un escargot fossile… Avec des précautions infinies, des tendresses maternelles, qui furent des prodiges de grâce sculpturale, elle remet la coquille, dans la fourche d’une branche. Elle semble lui dire :

— Dors, petit, dors !

Puis elle recommence de courir, de poursuivre les deux petites filles, en criant :

— Jeanne… Gabrielle… mes amours… Le gros lion… le gros lion… le gros lion !

Comme Jeanne, Gabrielle, faisant semblant d’avoir peur, se mettent à pleurer pour rire, la jeune femme se baisse, s’accroupit, attire dans ses bras les enfants qu’elle dévore de caresses et de baisers :

— Ô les petites bébêtes aimées !… les chères bébêtes adorées !

Il ne m’a pas échappé que, se sentant regardée, admirée, elle a prodigué peut-être pour le portier de l’hôtel, peut-être pour le passant qui passe, peut-être pour moi aussi, le charme multiple de ses gestes, la grâce glissée ou appuyée de ses œillades. Mais je n’en tire aucune vanité, aucun espoir. Je connais ces coquetteries et jusqu’où elles vont, ou plutôt, jusqu’où elles ne vont pas.

Du reste, il serait tout à fait surnaturel que, dans un hôtel de Bruxelles, il pût m’arriver des aventures qui ne me sont jamais arrivées dans aucun hôtel du monde.

N’y pensons plus, comme chante M. Gounod, et allons bravement voir le Manneken-Piss, puisque c’est par là que tout finit, ici…

Tout de même, le soir, j’ai voulu m’informer auprès du garçon :

— C’est une dame de Paris… explique-t-il… elle vient quelquefois… elle se fait appeler Madame X… mais nous savons que ce n’est pas son nom…

— Ah ?

— Oui…

Il s’approche de moi, et tout bas, avec une sorte de gravité confidentielle :

— Le Roi en est !…



L’accent belge.


Leurs théâtres, sauf le théâtre du Parc, qui est tout à fait français, c’est presque la Comédie-Française, presque l’Opéra, presque les Nouveautés, presque l’Olympia, mais avec l’accent. Or, cet accent est triste et comique, à la façon d’un air faux.

Non seulement les ingénues, les grandes coquettes, les jeunes premières, les vieilles dernières, les amoureux, les pères nobles, les chanteuses, les choristes, les souffleurs, régisseurs, décorateurs, les gymnastes, les montreurs de phoques et les écuyères, ont cet accent sans accent qui fait rire et qui fait pleurer aussi, mais – chose fantastique – les danseuses également, les danseuses surtout qui, ne pouvant mettre l’accent dans leur bouche, l’introduisent dans leurs jambes, dans leurs bras, dans leurs sourires, dans leurs exercices de désarticulation, dans toutes leurs poses, jusque dans le frémissement aérien des tutus envolés.



Je suis allé au Palais de Justice, où ils ont entassé pêle-mêle, tant qu’ils ont pu, des souvenirs de monuments sur des monuments de souvenirs, pour n’aboutir qu’à un monument d’une laideur invraisemblable. Ils y ont empilé de l’assyrien sur du gothique, du gothique sur du thibétain, du thibétain sur du Louis XVI, du Louis XVI sur du papou… C’est tellement laid, que ça en devient beau…

On y jugeait un pauvre diable de Français qui, ne pensant pas à mal, et pour s’emparer de son argent, dont elle ne faisait rien, avait étranglé une vieille dame de Bruxelles. Sa mine réjouie, bonasse, naïve me frappa. M. Edmond Picard le défendait, car, non seulement M. Edmond Picard écrit, mais il parle aussi le belge le plus pur et le plus châtié.

Quand le président lut, avec l’accent qui, cette fois, me parut d’un comique étrangement sinistre, l’arrêt qui le condamnait au bagne perpétuel, le client de M.  Edmond Picard se mit à rire, à se tordre de rire. À plusieurs reprises, il applaudit frénétiquement.

Le soir, il a dit à son avocat, qui lui reprochait sa conduite inconvenante :

— Je ne croyais pas que c’était vrai… Je m’imaginais qu’on m’avait amené au théâtre, pour me distraire un peu, et me faire voir les meilleurs comiques de l’endroit. J’étais content… Je m’amusais… Ah ! je m’amusais !… Que voulez-vous ? J’aime les imitations…

Et il a ajouté, déçu :

— Alors, c’est pas imité ?… Ce juge, c’était bien un juge ?… Et vous, vous êtes bien un avocat ?… Et moi, je suis bien un assassin ?… Ah vrai !…



Le repas des funérailles.


Il m’a bien fallu aller à l’enterrement de Mme  Hoockenbeck, la femme de mon ami Hoockenbeck. Il me savait à Bruxelles. D’ailleurs, un enterrement belge, je n’y eusse point manqué pour un empire.

Mon ami Hoockenbeck, commerçant réputé, — il a brillamment réussi dans ses affaires, — homme politique important — il est député, — protecteur des arts — il est de toutes les sociétés artistiques qu’invente et préside M. Octave Maus, — mon ami Hoockenbeck est bien le type de ces pauvres diables dont on dit qu’ils « n’existent pas ». Et si mon ami Hoockenbeck « n’existe pas » à Bruxelles, je vous laisse à imaginer… Hoockenbeck n’a jamais eu une opinion, ni un goût, ni une habitude, ni même une manie capable de résister, plus de cinq minutes, à une autre qu’on lui ait, je ne dis pas opposée, mais proposée. Rien de plus facile que de le faire varier, surtout dans les questions qui lui tiennent le plus à cœur : la pôlitiq, et l’art indépendant. Par exemple, il se montre intraitable, quant aux calembours. Il fait des calembours inlassablement, insupportablement. Cela vient de son bon naturel. Il aime faire rire. Et, comme il n’a pas toujours le choix, c’est de lui-même, le plus souvent, qu’il fait rire. Moi, qui n’ai pas une âme pure, il m’a beaucoup fait pleurer. Avec cela bavard, fatigant, médisant, curieux, vaniteux, au moins autant, à lui seul, que tous les autres hommes. Son seul avantage sur eux, c’est qu’il est tout cela, plus ingénument… Hoockenbeck est peut-être le seul homme au monde à qui, pas une fois, je n’aie pu adresser la parole sérieusement ; le seul aussi qu’il m’ait été impossible d’écouter sans en être agacé, jusqu’à la crise de nerfs… Au demeurant, je l’aime bien.

Sa femme a toujours été aussi insignifiante que son visage, aussi neutre que le blond éteint de ses cheveux. Jamais je ne lui ai entendu dire une parole juste, exprimer une idée, un sentiment quelconque. Banale, jusqu’à en être exceptionnelle. Je l’aimais bien aussi.

J’ai trouvé le pauvre Hoockenbeck en larmes, désespéré. Il faisait peine à voir. Il reniflait, pleurait, m’embrassait, multipliait tellement les démonstrations de sa douleur, que je le regardais, parfois, à la dérobée, avec la crainte d’une farce, encore.

Il voulut absolument m’amener devant le cercueil, et me fit, en hoquetant, le récit de la mort de sa femme.

— Une tumeur à la matrice !… Oui… oui… Auriez-vous jamais cru ça, à la voir ? Moi… jamais, jamais, je ne m’étais aperçu de rien… Et elle… ah !… elle ne m’avait jamais rien dit… Elle était si brave !

Et il sanglota :

— Ma pauvre Louise ! Quelle perte pour moi !… Elle aimait tant… an… s’amuser !… Nous devions aller à Paris… oh ! oh !… le mois prochain… Elle voulait retourner à l’abbaye de Thélème… à l’abbaye… hi ! hi !… de Thélème… Pauvre Louise !… Ouh ! ouh !… Elle était si brave ! Et maintenant… voilà !… Une tumeur à la matrice… Et voilà !… Non… non… jamais… je ne…

Sur quoi, mon ami Hoockenbeck eut une redoutable crise de sanglots, durant laquelle je me surpris à jouer, par contenance, avec la frange d’argent du drap mortuaire… Puis, tout à coup, je le vis se précipiter sur le tapis, à plat ventre, et partir à se claquer les fesses, comme s’il eût voulu se corriger de sa douleur, ou se punir de n’en être pas assez abîmé…

— Elle était si brave !… Elle était si brave !

Il fallut lui tamponner les tempes, le frictionner, le faire boire, enfin, le coucher sur un divan et lui tenir les mains jusqu’à ce qu’il se fût, comme un petit enfant, apaisé.

Heureusement, d’autres visiteurs survinrent. Il se remit tout à fait, pour les recevoir, et, tandis qu’il recommençait de pleurer sur leurs joues, je m’esquivai.

Le lendemain, il y eut une messe magnifique, mais une messe belge… Un latin, d’un sonore ! Et un français, d’un belge !… Au cimetière, oraisons funèbres en belge, condoléances en belge. Je me rappelle qu’au milieu du discours pathétique d’un vieux petit blond, chauve, étrangement sphérique, qui, tout pâle, suait à grosses gouttes, et dont la voix tonnait en belge, toujours en belge, je poussai un cri qui fit qu’on se retourna, et dus enfoncer mon mouchoir dans ma bouche. J’ai gardé l’espoir qu’on s’était mépris, au sens de mes larmes…

Après la cérémonie, je ne pus refuser l’invitation de Hoockenbeck qui insista, en pleurant, pour me garder à dîner.

Je pensais dîner en tête-à-tête avec lui. Ma surprise fut grande de trouver dans le salon, où l’on avait débarrassé, à la hâte, la chapelle ardente, une société nombreuse. Une odeur de fleurs fanées, d’encens, une autre, équivoque, persistaient, qui étaient affreusement pénibles. On me présenta à des tantes, à des cousines de Louvain, à des nièces de Liège, à des amis d’Anvers, à une famille de Verviers, et à nombre de Bruxellois. Les hommes en habit, cravatés de blanc ; les femmes en robe de soie. D’une, corpulente et fardée, le corsage était ouvert. Tout ce monde avait une expression singulière, gênée : une expression d’attente. Dans ces occasions-là, on ne sait jamais quelle contenance garder. La mesure juste y est fort délicate. Après tout, un dîner, même un dîner d’enterrement, ce n’est pas un enterrement… Ce n’est pas, non plus, un dîner ordinaire…

Repas copieux, succulent, arrosé de ces bourgognes et de ces bordeaux comme il n’en fermente que chez nous, mais comme on n’en élève qu’en Belgique. Il commença tristement. Un oncle colossal évoqua, d’une voix funèbre, l’enfance de la défunte. Insensiblement, de souvenirs en souvenirs, on en vint aux historiettes attendries qui firent doucement pleurer, puis aux anecdotes gaies qui firent rire un peu, puis aux grasses plaisanteries qui firent pouffer de rire.

— Elle était si brave !… répétait, tantôt sur le mode douloureux, tantôt sur le mode joyeux, mon ami Hoockenbeck, qui, d’ailleurs, parlait peu et buvait beaucoup.

À une plaisanterie plus salée, Hoockenbeck, voulant s’empêcher de rire, avala de travers une grosse bouchée de homard, et, de peur qu’il n’étouffât, chacun se mit à lui bourrer le dos de coups de poing. À partir de ce moment, l’animation s’accentua et, bientôt, l’enterrement dégénéra en kermesse. Les trognes des hommes s’enluminaient de rouges violents ; les yeux des femmes s’emplissaient de lueurs troubles. Et les coq-à-l’âne, les jeux de mots, les histoires épicées de partir, se croiser, rebondir d’un bout de la table à l’autre bout. Et, sous la table, Dieu sait ce qui se passait ! Une grosse cousine appuyait, avec une persistance de plus en plus frénétique, son pied sur le mien… Des couples disparaissaient, revenaient…

— On n’enterre pas tous les jours une femme pareille… tonitruait l’oncle colossal… une femme pareille !

Et dodelinant de la tête, la langue déjà épaisse, Hoockenbeck bégayait :

— Elle était si brave !… si bra… a… ve !…

Malgré les vins, malgré les sauces, malgré les parfums évaporés des peaux moites, l’odeur des fleurs fanées, et l’autre, s’acharnaient. Mais la gaîté d’aucun n’en paraissait retenue.

Quand je voulus rentrer, Hoockenbeck s’excusa, – il me sembla que c’était à regret, – de ne pas me reconduire. Mais son beau-frère, un capitaine revenu du Congo (il n’était malheureusement pas en uniforme), prétendit que l’air lui ferait du bien… Aidé d’un jeune ménage de Liège, il triompha aisément des scrupules du veuf qui, généralement rubicond et couperosé, était devenu violet, à force de congestion.

Nous partîmes à cinq.

Que faire à Bruxelles, vers dix heures de la nuit, sinon la tournée traditionnelle dans les cafés ? De brasseries en brasseries, de cafés en cafés, notre bande grossissait d’amis rencontrés… On s’attendrissait :

— Ah ! mon pauvre vieux !

— Ah ! la pauvre Louise !

— Comme ça… si vite ?… qu’est-ce qu’il y a eu donc ?

— Une tumeur à la matrice… Auriez-vous cru ça, à la voir ?…

Hoockenbeck avait parfois des remords.

— Si elle nous voyait !… disait-il timidement.

À quoi le capitaine répliquait :

— Allons donc ! Louise était une excellente femme… Elle aimait à s’amuser, sans en avoir l’air. Comme elle serait contente, d’être au milieu de nous !

— Elle était si brave… leitmotivait, d’une voix de plus en plus pâteuse, le malheureux veuf…

Il arriva, à la fin, qu’ayant épuisé tous les cafés et tous les bouges, nous échouâmes dans un restaurant de nuit… Il était bruyant… Des femmes dégrafées, des jeunes gens ivres, chantaient, dansaient aux sons de la musique des laoutars roumains.

— Du champagne ! du champagne ! commanda Hoockenbeck qui, entré dans la salle, sa cravate dénouée, et son chapeau de travers, prit la taille d’une petite brune… Mais je crois bien que ce fut seulement pour assurer son équilibre… En suite de quoi, il alla rouler sur une banquette…

À six heures du matin, – j’ai honte de l’avouer, mais il faut bien l’avouer, – je me réveillai dans un fiacre, à la porte de mon hôtel. Le veuf ronflait à mes côtés. Je sortis sans bruit, et donnai l’adresse d’Hoockenbeck au cocher. Je ne m’aperçus que plus tard que je m’étais trompé : c’était l’adresse d’un mauvais lieu.

Brave Hoockenbeck ! Il y est peut-être encore…

Vive l’armée belge !


Le plus comique — tout est toujours le plus comique en Belgique — c’est l’armée belge. L’armée belge est bien plus terrible à voir que l’armée allemande, non par le nombre de ses soldats, mais par la chamarrure de ses uniformes. Elle rappelle — en beaucoup plus hippodrome — les plus splendides moments de l’Épopée napoléonienne. Il ne lui manque que ses guerres et ses victoires, et Monsieur d’Esparbès, pour les chanter. Les Belges n’ont pas osé aller jusque là…

Sur la place de l’Hôtel-de-Ville, ce matin, six soldats, des cavaliers. Gros, gras, lourds, la moustache longue et épaisse, le torse bombé sous un dolman vert que passementent, sur la poitrine, sur les flancs et dans le dos, d’énormes brandebourgs orange, les manches tellement galonnées qu’on ne sait jamais si on a affaire à des caporaux ou à des généraux, le pantalon amarante, très collant aux cuisses, et tirebouchonné sur la botte, le bonnet de police avec des brandebourgs aussi, crânement posé sur l’oreille… Et tellement martiaux, tellement conquérants qu’on dirait qu’ils ont vaincu le monde !… J’ai cru voir des survivants de l’immortelle garde impériale… Ils étaient six.

La foule, heureuse, toute fière, entoure ces six cavaliers… D’après ce que j’entends autour de moi, il paraît que c’est la petite tenue… et presque la tenue de corvée… Un bourgeois dit à un ami étranger qu’il promène par la ville :

— Et si tu les voyais, en grande tenue, sais-tu ?…

Quelque temps après, le même bourgeois, tout rayonnant d’enthousiasme dit encore :

— Cent mille hommes comme ça… tu penses ?

Ma complice.


Je n’ai passé à Bruxelles qu’une bonne journée : celle qu’y a passée Mme  B… arrivant de Monte-Carlo pour aller à Ostende. C’est toujours un plaisir que de la voir et de l’entendre rire.

J’ai pu lui parler de Bruxelles, à mon aise, et c’est sa complaisance qui est un peu responsable du souvenir que j’ai gardé de ce dernier séjour.

Elle possède à merveille la coquetterie de donner, en riant à tout ce qu’ils disent, de l’orgueil aux plus sots, comme si elle ne savait pas du tout qu’elle arrive à être encore un peu plus jolie quand elle rit, que ses yeux s’approfondissent et jouent, à la façon du velours sous la pesée du doigt, et que sa lèvre, non contente de se soulever sur les dents qu’elle a, découvre encore la surprise et le délice d’une gencive de chatte. Si je n’étais guéri d’aimer l’amour, et capable en tous cas de m’éprendre d’autre chose qu’une femme laide, j’envierais l’ami qui est si amoureux d’elle, et l’envierais plus qu’elle, qui ne sait que s’en moquer.

Ce n’est sans doute pas cette pauvre jolie petite Mme  B… qui a inventé l’accent belge, l’accent belge de Bruxelles, surtout ; ni elle qui est responsable de l’art belge, ou des modes belges, ou des mœurs belges, ou des imitations belges, ni de l’aspect comique et cossu des bruxellois et de leurs bruxelloises. Mais, à coup sûr, si les compatriotes de M. Francis de Croisset, né Wiener, me demeurent tellement comiques, ou, ce qui revient au même, sont aussi comiques, c’est que je n’ai poussé si fort leurs ridicules que pour entendre encore, entendre toujours glousser de rire et pleurer de rire, et s’étouffer à rire, et chanter à force de rire, cette jolie petite Mme  B… dont le naturel a le goût exquis de l’eau très pure, et dont l’absence d’hypocrisie eût ravi Stendhal, aux Italiennes de qui elle ressemble.

De sorte que si ces pages ont un sort heureux, si elles demeurent quelques jours, si on m’accuse d’avoir calomnié Bruxelles, s’il m’est désormais interdit de m’y montrer, sans risquer de me faire lapider, c’est votre faute, vous avez beau rire, vous avez bien raison de rire, ce sera votre faute, Madame…



Au cabaret.



Nous fûmes, un soir, dans un de ces cabarets à bonne chair de la rue Chair-et-pain ou de la rue des Harengs, les hôtes d’une bande de Bruxellois…

Ai-je besoin de dire que ce sont d’excellents garçons, et qu’ils ont le cœur sur la main ? Après tout, ce n’est point de leur faute, s’ils sont de Bruxelles… D’une amabilité bruyante, quasi marseillaise, mais sans le pittoresque, sans la grâce piquante, fleurie, de Marseille, ils s’intitulent les Parisiens de Bruxelles, ou les Bruxellois de Paris… je ne sais plus au juste.

Ce soir-là, nous étions, moi particulièrement, j’étais las de musées et las de galeries, las de la plus belle peinture, même las de la peinture flamande et des plus purs Hollandais… Je ne pouvais plus entendre, sans devenir aussitôt neurasthénique et chromophage, les noms vénérés de Van Eyck, de Jordaens, de Rubens, de Bouts. Volontiers, j’eusse donné, sinon un Vermeer de Delft, — j’ai horreur de l’exagération — mais peut-être quatre Memling, et sûrement l’œuvre entier de Wiertz, de Gallait, de Leys, de Van Beers, de Jef Lambeaux, des deux Stevens et de Rops, et encore celui de Henri de Groux ajouté à celui de Knopff, et bien d’autres avec, ah ! je vous le jure, sans compter bien entendu, les lanternes japonaises de M. Théo Van Rysselberghe, pour manger tranquillement, et que je n’entendisse pas parler d’art, et pas parler de Paris… de Paris, surtout… de Paris… Mais les Bruxellois, quand ils se mettent en frais, et pour bien étaler leur culture, et pour bien montrer qu’ils sont de Bruxelles, n’ont que deux sujets de conversation : l’art et Paris… Paris et l’art…

Par malheur, ce soir-là, nos hôtes étaient particulièrement amateurs d’art, et amateurs de Paris, et particulièrement prolixes. Au bout de cinq minutes, à peine avions-nous touché aux hors-d’œuvre – comment s’y prirent-ils ? – ils avaient fini par me dégoûter de leur musée, qui est un admirable musée de province, par me dégoûter de tous les musées, aussi bien ceux de Dresde et de Berlin que de La Haye, de Madrid et de Florence… Quant à Paris, chaque fois que ce nom sortait de leur bouche, l’effet en était tel que je me mettais à aboyer douloureusement, comme un chien devant qui l’on joue du piano… Faut-il tout avouer ? Ils avaient fini par me dégoûter de leur cuisine merveilleuse…

Ils énuméraient, comme un vieux soldat ses campagnes, les premières parisiennes où ils avaient été, où ils iraient, revenaient des vernissages, des grandes ventes, du Salon des Indépendants, retourneraient à d’autres salons, d’autres vernissages, d’autres grandes ventes, au Grand Prix, aux dernières premières de la saison, au Salon d’automne, chez les Bernheim, chez Vollard, chez Moline, chez Durand Ruel… J’avais honte d’ignorer jusqu’aux neuf dixièmes des Parisiens illustres qu’ils tutoyaient, et plus des quatre-vingt-dix-neuf centièmes des auteurs, dont ils citaient, par cœur, des pages entières, en prose libre et en vers libérés…

J’aurais bien voulu m’en aller…

Mais c’étaient nos hôtes, et nous étions définitivement attablés.

À des huîtres, nourries des plus grasses algues de la Zélande, avaient succédé des poissons dont la chair exhalait toute la forte saveur de la mer du Nord ; aux pièces de boucherie ruisselantes de jus, flanquées de pâtes rissolées, toutes sortes de volatiles dorés, craquants, débordant de truffes par tous les bouts ; à des légumes rares, choux maritimes, jets de houblon, qui avaient pompé les plus subtils aromes de la terre et les éthers les plus parfumés des terreaux, des montagnes d’écrevisses, des lacs de crème, des pâtisseries des Mille et une Nuits. Et encore des fruits, qui avaient dû mûrir en paradis, s’ajoutaient à des fromages qui avaient dû pourrir en enfer. Les meursault, les haut-brion, les château-laffitte, les clos-vougeot, les chambolle-musigny, les ruchotte, les romanée dont s’enorgueillit la cave du professeur Albert Robin, des champagnes plus durs que l’acier-nickel, les eaux-de-vie, mieux que centenaires, toutes les liqueurs de la Hollande, tous les tord-boyaux de l’Angleterre et de l’Amérique ne faisaient qu’exciter la verve esthétique et le parisianisme pourtant si exalté de nos hôtes, tandis que, l’abrutissement me gagnant, je ne trouvais même plus la force d’exprimer, pas même la faculté de sentir toute l’horreur que l’art m’inspirait, et Paris, donc… ah ! Paris !

Je ne songeais plus à m’en aller… je ne songeais plus à rien…

Au fond de la petite salle, à la peinture écaillée, aux lambris dévernis, parmi une tablée de Flamands, dont je regardais s’empourprer les visages, comme des pignons de brique, sous le soleil couchant, un couple ne cessait de s’embrasser, de s’embrasser à perdre haleine, de s’embrasser toujours, de s’embrasser encore… Ah ! ils ne pensaient pas à l’art, ceux-là… Ils ne parlaient pas d’art, ceux-là… Ils ne parlaient pas d’art, et pas de Paris, je vous assure… Les heureuses gens !… Et comme je les enviais… non de s’embrasser… mais de se taire !… Je m’attachai désespérément au spectacle qu’ils me donnaient comme on s’attache à une image quelconque, aux fleurs d’un tapis, aux rais de lumière d’une persienne, à la promenade d’une mouche sur un mur blanc, pour chasser, loin de soi, une idée pénible, et qui revient, et qui s’obstine…

Elle était presque trop blonde, presque trop rose, presque trop grasse, de ce gras fleuri de rose et malsain qu’ont les bons pâtés de Strasbourg, et elle s’enroulait à un joli gars, aux yeux les plus noirs, sec et bistré comme un Espagnol… Pendant que leurs amis mangeaient avec une gloutonnerie silencieuse, eux ne faisaient que s’enlacer, s’enlaçaient si bien qu’ils semblaient tourner, tourner… Hors des longs gants de Suède, retroussés, les menottes, un peu courtes et potelées, pas jolies, sensuelles, mais d’une sensualité un peu grossière, ces menottes, où jouaient les feux d’un rubis, se crispaient, pour ajouter encore au goût du baiser, sur un brin de moustache, sur les épaules, la nuque, le col, dans les cheveux épais du garçon, dont les mains, aussi, s’égaraient sous les jupons, comme au bord d’une kermesse de Rubens. Et cela n’était pas très impudique, à force de franchise, de naïveté et de maladresse…

Personne, d’ailleurs, ne prenait garde au couple énamouré, ni leurs compagnons qui n’en perdaient pas une bouchée, ni mes amis accablés, ni nos hôtes infatigables, ni la caissière penchée sur ses additions, ni le vieux maître d’hôtel, à l’habit crasseux et trop large, au crâne luisant, aux cheveux gris envolés, qui circulait, pesamment, entre les tables, portant les plats… Oh ! ce vieux domestique de La Joie fait peur !

Quand la petite enragée s’arrêtait pour reprendre son souffle, on percevait à son cou l’éclat d’une croix en brillants… Elle se tapotait vivement les cheveux, au bord du chapeau, suçait, non moins vivement, une patte d’écrevisse, et remontait, ensuite, d’un geste bref, ses gants au-dessus de ses coudes… Puis ils s’enlaçaient à nouveau, avec plus de hardiesse, aussi libres que s’ils eussent été seuls, dans une chambre… Leurs mains cachées sous la table travaillaient à des caresses invisibles, mais précises… J’admirais que, gauche et lourde, elle ne fût gracieuse et légère que dans le baiser… Ils ne disaient toujours rien, non plus que leurs compagnons, comme si les mots dussent contrarier les joies, également passionnées, également fugaces, de la gueule et de l’amour…

Et j’entendais la caissière, très pâle et très hautaine, sous ses bandeaux noirs, répéter, en écrivant sur un gros registre, comme les mots d’une dictée :

— Quatre homards grillés…, quatre bécassines au champagne.

Et j’entendais le vieux maître d’hôtel crier, d’une voix cassée :

— Les cigares… voilà, monsieur…

Et j’entendais nos Bruxellois, de plus en plus enthousiastes, clamer, l’un :

— Paris !… Paris !… Paris !

L’autre :

— L’art !… l’art !… l’art !

Un troisième rythmer cette phrase, où M. Camille Lemonnier avère, comme ils disent, une autobiographie, si poétiquement juste :

— « Et depuis lors, mon âme se volatilise, parmi la gracilité mouvante des roseaux, et la frivolité des libellules. »

Et j’entendais une voix furieuse s’élever du fond de moi-même :

— Zut ! Zut ! Zut !…

Si bien que, vers deux heures du matin, étourdi, exténué, le cerveau affreusement liquéfié, le cœur chaviré, les jambes titubantes, je me couchai, aussi informé des choses de Paris que le moindre d’entre ces Parisiens de Bruxelles, ou de ces Bruxellois de Paris… je ne sais pas encore…

Et plus compétent en art
Que leur monsieur Edmond Picard,
Et plus aussi, mon cher Mendès,
Que votre Dujardin-Beaumetz
Qui n’est pas de Bruxelles, mais
Qui, dans un discours belgifique,
Reconcentra les esthétiques
De la France et de la Belgique.


Et voyant que je parlais en vers… en vers belges, je m’endormis rageusement…




CHEZ LES BELGES
[modifier]



Catholicisme.



Ce n’est pas en passant quelques jours dans un pays qu’on peut juger de ses mœurs, de ses tendances, de ses idées, de ses institutions. Les observations y sont forcément rapides et superficielles ; elles ne portent que sur un ordre de choses infiniment restreint, et d’ailleurs peu important. On n’atteint pas l’âme intime, l’âme secrète, l’âme profonde d’un pays, à moins d’y vivre de sa vie… Il faut donc se contenter des apparences, qui trompent souvent. En considération de quoi, je prie les lecteurs de me pardonner le ton parfois frivole et injuste de ces pages.

Pourtant, dès que vous entrez en Belgique, vous êtes frappé par cette sorte de malaria religieuse qui y règne. Elle attriste singulièrement ce petit pays… C’est peut-être cela qui rend si noires ces verdures de la campagne belge que détestait tant Baudelaire… De même que dans notre sauvage et dolente Bretagne, où l’ esprit religieux a en quelque sorte tout pétrifié, de même que, dans le Tyrol autrichien, où, à chaque tournant de route, à chaque carrefour, partout, se dressent des images de sainteté qui pourraient servir à l’administration vicinale de bornes kilométriques, de même, en Belgique, la superstition religieuse est souveraine maîtresse des âmes, des paysages et des lois. Je ne parle pas seulement des couvents qui y pullulent, comme, en Allemagne, les casernes ; je ne parle pas de ces béguinages, qui ne sont d’ailleurs plus que des souvenirs, gardés seulement par Gand et par Bruges, pour les badauds du pittoresque et les moutons de Panurge du tourisme. Je parle de tout ce pays, sur qui le catholicisme étend son ombre épaisse et malsaine. Dans les chemins, dans les sentes et dans les villes, on rencontre, par milliers, de ces figures de foi têtue, de ces figures de prières, agressives et sombres, telles qu’elles sont peintes dans les triptyques des primitifs flamands. Les siècles ont passé sur elles, les progrès et la science ont passé sur elles, sans en adoucir les angles durs et obtus.

Je me souviens qu’il y a plusieurs années, pris d’un malaise subit dans une auberge de village, je demandai qu’on allât me chercher un médecin, à la ville voisine, qui était Gand.

— Ah ! Seigneur Jésus, s’écria la bonne, en me voyant très pâle… Il va peut-être mourir… Dites une prière, bien vite, monsieur… Dites une prière… Et attendez-moi…

Elle sortit précipitamment, sans m’apporter d’autres secours.

Quelques minutes après, je vis entrer, introduit dans ma chambre par la petite bonne, un gros prêtre, essoufflé d’avoir trop couru… Il voulut, à toute force m’administrer l’extrême-onction. Et comme je refusais de me munir des sacrements de l’Église, il insista avec violence et ne se retira qu’après avoir appelé, sur ma tête de mécréant, toutes les malédictions du ciel et toutes les fureurs de l’enfer.

Partout des processions, des sons de cloche, des cérémonies cultuelles, extravagantes et moyenâgeuses, des églises pleines et chantantes, des décors d’autels dans les chambres privées, des dos courbés, des mains jointes… et des prêtres insolents, paillards et pillards, et de terribles évêques, avec des faces d’Inquisition. Partout, aussi, cette littérature dont l’érotisme mystique s’associe si bien aux ferveurs pieuses et les exalte… Qui n’a pas assisté aux fêtes du Saint-Sang, dans Furne, devenu, ces jours-là, un véritable asile d’aliénés, ne peut concevoir à quels dérèglements, à quelles démences, la religion, ainsi enseignée, peut conduire la pauvre âme des hommes… C’est ce carillonneur de Rodenbach – personnage d’ailleurs historique – qui gravait sur l’airain sonore et bénit de ses cloches les plus monstrueuses obscénités… (Il paraît que ces cloches illustrées, on peut les voir à Bruges, si l’on a quelques hautes références ecclésiastiques…) C’est Philippe II, couvrant son carnet d’imaginations démoniaques, alors qu’entouré de ses évêques, de ses moines, de ses bourreaux, une nonne sur les genoux, il faisait couler le sang et tenailler la chair des hérétiques, dans les chambres de torture…

Les centres ouvriers eux-mêmes, les cités industrielles, où souvent grondent la révolte et l’émeute, n’échappent pas toujours à la contagion. J’ai vu autrefois, à Gand, une grève. Ce n’étaient point des flots de peuple lâchés et battant, avec des clameurs de mer soulevée, les murs de la ville… C’était une procession religieuse qui défilait silencieusement, avec des attributs religieux, des bannières ecclésiales, des oriflammes, des femmes déguisées en Saintes-Vierges, des enfants, en petits anges frisés… Et je me souviendrai toujours de cet ouvrier, à la gueule farouche, qui marchait devant la foule, portant je ne sais quoi, qui ressemblait à un ostensoir…

La Belgique ne peut pas éliminer le sang espagnol qui coule dans ses veines…



Démocrates de Gand.


Un charmant ami de Mæterlinck, retrouvé à Bruxelles, nous conte cette anecdote :

Gand a chez nous la spécialité des émeutes bizarres. Vous souvenez-vous de celles qui eurent lieu, en Belgique, il y a quelque douze ans ? Le peuple réclamait le suffrage universel. Il voulait, lui aussi, être souverain. Cela lui était venu, tout d’un coup, on ne sait pourquoi. Il avait déjà un Roi constitutionnel et trouvait, sans doute, que cela ne suffisait pas à son bonheur. Il en voulait d’autres, beaucoup d’autres, des rois en habit civil, et il les voulait de son choix… Le peuple, donc, descendit en armes dans la rue et se livra aux vociférations d’usage. Les bourgeois, protégés par les troupes, s’amusèrent à ces spectacles qu’ils croyaient sans danger.

À Gand, les choses semblèrent, durant quelque temps, tourner au tragique. Cris, barricades, rixes sanglantes, coups de revolver, charges de cavalerie, décharges de mousqueterie, rien ne manqua à la fête, pas même les morts. Ordinaire apothéose… Ces escarmouches menaçant de se prolonger, on convoqua la garde civique. J’en faisais partie. Force me fut de me ranger sous le drapeau de l’ordre, parmi les défenseurs de la société. Dans ma compagnie, nous n’étions que deux bourgeois authentiques, un peintre de mes amis, et moi. Le reste ?… ouvriers, petits employés, commis de magasin, tous, ou presque tous, en parfaite communion d’idées avec les émeutiers. Dans le rang, ils discutaient, entre eux, à voix basse, et ce mot de « suffrage universel » revenait sans cesse, sur leurs lèvres.

Ils se promettaient bien, ils juraient, si on leur commandait de tirer sur le peuple, de tirer en l’air.

— Ils ont raison, disait l’un, ils combattent pour notre bonheur.

— Mieux que cela, appuyait un autre… pour notre souveraineté…

— Oui, oui !… Tous, nous voulons être souverains, comme en France.

— Imposer notre volonté, comme en France.

— Dicter nos lois, comme en France.

— Patience !… Encore quelques jours, et nous serons les maîtres de tout, comme en France.

Un autre disait :

— On peut commander tout ce qu’on voudra. Je ne tirerai pas… D’abord, parce que ce n’est point mon idée, ensuite parce que mon frère est avec ceux qui se battent, pour notre souveraineté. Je me serais bien battu, moi aussi… mais j’ai une femme, deux enfants…

— Moi aussi, je me serais bien battu… mais le patron, qui n’est pas pour le peuple, m’aurait mis à la porte, et je n’aurais plus d’ouvrage… Oui, mais, quand nous serons souverains, c’est nous qui mettrons les patrons à la porte…

Un petit homme, qui n’avait encore rien dit, se mit, tout à coup, à répéter, plusieurs fois, en me criblant de regards aigus, sautillants et menaçants :

— Moi, je sais bien pour qui je voterai…

Et, comme je restais muet, dans mon rang…

— Oui, oui… Vous voudriez que je vote pour vous… Mais je ne suis pas un imbécile… Je ne voterai pas pour vous… Je sais bien pour qui je voterai… Je voterai pour quelqu’un… Et quand j’aurai voté pour celui que je sais… ah ! ah ! ah !… Je sais ce que je dis… Et vous… vous ne dites pas ce que vous savez…

— Au moins, pensais-je… ils ne tireront pas.

Notre capitaine se promenait devant le front de la compagnie, inquiet, nerveux, l’oreille ouverte aux clameurs encore lointaines de l’émeute. De temps en temps, des cavaliers traversaient la place, au galop. Les boutiques se fermaient ; de pâles bourgeois rentraient chez eux, en hâte, essoufflés. Peu à peu, le grondement populaire se fit plus proche ; les cris, les vociférations, les appels, plus distincts. Deux coups de feu claquèrent, comme deux coups de fouet, dans une bagarre de voitures… Le capitaine se tourna vers nous. C’était un marchand de cravates de la ville… Il avait une figure toute ronde et rose, un gros ventre pacifique, des yeux doux…

— Mes enfants, nous dit-il… ça se gâte… Ils vont être là dans quelques minutes… Qu’est-ce que vous voulez ?… Je vais être obligé de faire les sommations légales et de commander le feu… C’est très embêtant… car je les connais… ce sont des enragés… ils ne m’écouteront pas… Tirer sur des gens de la ville, des gens qu’on connaît… c’est très embêtant. D’un autre côté, il faut bien que force reste à la loi… Il le faut… C’est très embêtant… Si encore ils avaient exposé tranquillement leurs revendications !… Le Roi est un brave homme, les ministres sont de braves gens… Eux aussi, parbleu, sont de braves gens… On se serait arrangé, bien ou mal… Enfin, ça n’est pas tout ça… Le devoir avant tout… c’est très embêtant… Soldats… écoutez-moi bien… Il faut faire le moins de malheur qu’on pourra… Quand je commanderai le feu, le premier rang ne tirera pas… Il n’y aura que le second rang qui tirera… Et encore est-il nécessaire que le second rang tire, tout entier ?… Non… non… En somme, il ne s’agit que de les effrayer… Trois, quatre morts… trois, quatre blessés… C’est très embêtant… mais ce n’est pas une grosse affaire… Et ça suffira peut-être à les arrêter, ces bougres-là… Voyons, vous, là-bas, dans le second rang, attention !… Fixe !… Y a-t-il, parmi vous, dix hommes… bien décidés à lâcher leur coup sur le peuple, à mon commandement ?… Y en a-t-il cinq seulement ?… Voyons, voyons, sacristi !… Y en a-t-il quatre ?… quatre ?… Répondez !

Et à ma stupéfaction, de la droite à la gauche du rang, j’entendis sur chaque lèvre, voltiger sur chaque lèvre, rebondir de lèvre en lèvre, ce mot :

— Moi… moi… moi… moi… moi !…

Sur les cinquante hommes que nous étions dans le rang, deux seulement s’étaient tus… Deux seulement étaient froidement résolus, non seulement à ne pas tirer sur des hommes, mais à lever la crosse en l’air, aussitôt parti l’ordre de mort… Et ces deux hommes, ce n’étaient point des prolétaires, c’étaient les deux bourgeois de la compagnie, mon ami le peintre et moi…

Heureusement qu’ils tirèrent fort mal… Il n’y eut que dix pauvres diables de tués, et douze de blessés !…

Constantin Meunier.


Revu toute la journée — une journée triste et pluvieuse — des œuvres de Constantin Meunier.

Constantin Meunier est un artiste intéressant et méritoire. Par son talent, par sa belle vie sans défaillance, il a droit au respect de tous. De son œuvre, se dégage une forte signification humaine.

Comme tant d’autres, qui y trouvèrent fortune et profit, il eût pu faire des Dianes cireuses, d’onduleuses Vénus et de voluptueuses faunesses. Il eût pu élever, aussi bien que d’autres, des monuments en sucre ou en saindoux, à la mémoire des grands hommes de Bruxelles, et peupler le bois de la Cambre de toute une foule de peintres, de poètes, d’orateurs et de militaires… Mais il avait un idéal plus fier.

Né au milieu d’un pays de travail et de souffrance, vivant dans une atmosphère homicide, ayant toujours sous les yeux, le lugubre spectacle de l’enfer des mines, le drame rouge de l’usine, il fit des ouvriers.

Il les peignit d’abord ; ensuite, il les modela.

Ardemment, il se passionna à leurs labeurs, à leurs misères, à leurs révoltes. Il comprit la rude beauté tragique de leurs torses, la musculature contractée, violente de leurs gestes, la tristesse haletante, farouche, durcie de leurs faces souterraines. Il tenta de styliser, de ramener vers la simplicité linéaire du drapement antique, leurs tabliers de cuir, leurs bourgerons collants, leurs pauvres hardes de travail. Et surtout, il s’émut, — car il était infiniment bon, et il rêvait toujours de justice, — de ce que contient d’injustice sociale, d’âpre exploitation capitaliste et politique, la destinée de ces parias, à qui il est dévolu de ne trouver leur maigre existence quotidienne, que dans l’effroi, ou dans l’usure lente d’un métier, auprès de quoi le bagne semble presque une douceur.

De tout cela il sut tirer des accents assez nobles, des apparences sculpturales assez fortes, de la pitié. On lui doit trois œuvres presque entièrement belles : Une Figure de paysanne, au visage usé, aux yeux morts, aux seins taris ; le Cheval de mine, la Femme au grisou, cette dernière, surtout, d’une composition ample et simple, d’un métier plus serré. C’est déjà beaucoup.

Malheureusement, venu trop tard à la sculpture, qui est un art très difficile, ennemi du truquage et du trompe-l’œil, Constantin Meunier, en dépit de ses dons réels, de sa passion, de sa forte compréhension de la vie ouvrière, ne connut pas très bien son métier. Son modelé est pauvre, parfois désuni, sa forme souvent lourde, ses plans pas assez nombreux, pas assez colorés, ses contours secs… Il ne sait pas toujours combiner avec harmonie un monument, architecturer un ensemble, grouper des figures… On sent trop l’effort en tout ce qu’il fait. La souplesse qui donne la vie, le mouvement à la matière, est peut-être ce qui lui manque le plus. Seul, le morceau vaut ce qu’il vaut, et, le plus souvent il n’a qu’une valeur, – par conséquent, une illusion – de littérature.




On m’a raconté le drame suivant.

La Ligue des Droits de l’homme que préside, avec tant de fermeté et un si beau dévouement, M. Francis de Pressensé, institua une commission chargée d’élever, à la grande mémoire d’Émile Zola, un monument. Cette commission choisit, pour l’exécuter, Constantin Meunier. Mais celui-ci hésita longtemps, émit des scrupules. Il était souffrant, se trouvait bien vieux, avait encore une œuvre importante à terminer, cette œuvre dont nous avons admiré, à nos expositions, de nombreux fragments, et qu’il eût bien voulu voir se dresser sur une des places publiques de Bruxelles, avant de mourir. Sur des instances réitérées, flatteuses pour lui, à coup sûr, mais maladroites, car lui seul était en mesure de savoir ce qu’il pouvait ou ne pouvait pas entreprendre, – il finit par accepter cette lourde mission, mollement, à la condition qu’on lui adjoignît un collaborateur français, qui fut aussitôt désigné, ou plutôt qui se désigna lui-même : M. Alexandre Charpentier.

Au bout d’une très longue année, Constantin Meunier et M. Alexandre Charpentier présentèrent à la commission une maquette, pas très heureuse, dit-on. Elle fut jugée insuffisante. Les deux artistes avouaient d’ailleurs qu’ils n’en étaient pas contents. Ils comprirent qu’ils devaient chercher et trouver autre chose…

Le monument était tel. Un Émile Zola, debout, oratoire, dramatique, étriqué, en veston d’ouvrier, en pantalon tirebouchonné, un Zola sans noblesse et sans vie propre, où rien ne s’évoquait de cette physionomie mobile, ardente, volontaire, timide, si conquérante et si fine, rusée et tendre, joviale et triste, enthousiaste et déçue, et qui semblait respirer la vie, toute la vie, avec une si forte passion. Derrière ce Zola, banal et pauvre, une Vérité nue étendait les mains. À droite, un mineur ; à gauche, une glèbe. L’invention était quelconque. On voit qu’elle ne dépassait pas la mentalité des artistes officiels. Et tout cela se groupait assez mal.

— Sapristi ! dit M. Alexandre Charpentier, devant cette découverte un peu tardive… Voilà qui est ennuyeux… Car ils ont raison… Ça ne vaut rien du tout… J’ai idée que c’est la Vérité qui nous gêne… Elle est très jolie… mais pas à sa place, derrière Zola… Il faut absolument la mettre devant… Qu’en dites-vous ?

— Essayons de la mettre devant… consentit Constantin Meunier.

— Essayons.

Placée devant, la Vérité produisit un effet plus déplorable encore. Et puis elle annulait la glèbe, le mineur.

— Diable ! s’écrièrent, avec un ensemble plus parfait que leur œuvre, les deux artistes terrifiés…

Et ils réfléchirent longuement.

— Si on l’habillait ?… proposa Constantin Meunier.

— La Vérité ?

— Oui… Eh bien, quoi ?

— Une Vérité habillée ?… Ce ne serait plus la Vérité… Non… Essayons à droite.

— Essayons… acquiesça Constantin Meunier.

On transporta la Vérité à droite… Mais…

— Non, non… quelle horreur !… Enlevez…

Constantin Meunier se cache la face… Tout se déséquilibre du monument… Tout s’effondre… tout fiche le camp, comme on dit dans les ateliers.

Le problème devenait de plus en plus ardu.

— Alors, à gauche, invita, pour la deuxième fois, M. Alexandre Charpentier.

Le pauvre Constantin Meunier n’avait plus la foi. Il répondit, mollement :

— Essayons à gauche.

On transporta la Vérité à gauche.

— Impossible !

Tel fut le cri que poussèrent simultanément Constantin Meunier et M. Alexandre Charpentier.

Hélas ! ni devant, ni derrière, ni à droite, ni à gauche… Situation douloureuse et sans issue. Ce qu’elle dut en entendre, la Vérité, comme toujours !

Au cours de leurs travaux, les deux sculpteurs avaient eu des mésententes assez pénibles. Cette dernière aventure n’était point pour les dissiper. Ceux qui connaissent le cœur des hommes, surtout le cœur des artistes, qui sont deux fois des hommes, peuvent se faire une idée de ce qui se passa entre Constantin Meunier et M. Alexandre Charpentier. Ils en arrivèrent, dans leurs rapports, à une tension telle, que l’artiste belge, irrité de l’ingérence dominatrice de son collaborateur, et pensant que son influence avait pu être déprimante, finit par se priver de ses services. Peut-être eût-il dû commencer par là.

Resté seul, le pauvre grand sculpteur fut bien embarrassé. Faut-il croire, comme d’aucuns l’affirment, que l’atmosphère de Bruxelles, aujourd’hui, est funeste à toute création artistique ? Ou bien, Constantin Meunier était-il trop vieux ? Manquait-il de cette ardeur d’imagination qui tant de fois corrigea ce que son métier avait d’insuffisant ? Il essaya quantité de combinaisons qui ne réussirent point. Finalement, après des jours d’efforts, après des luttes douloureuses avec son œuvre et avec lui-même, il en vint à cette conclusion stupéfiante : que, esthétiquement, du moins, les deux figures de la Vérité et de Zola s’excluaient, qu’il fallait choisir entre la Vérité et Zola et ne plus tenter de les associer l’une à l’autre, en bronze. Et il choisit Zola, réservant la Vérité pour une destination inconnue.

On prétend que l’irritation, le chagrin, l’état de lutte constante où il avait dû se mettre vis-à-vis de M. Alexandre Charpentier, la déception, tout cela ne fut pas étranger à sa mort, qui arriva peu après. Et le monument d’Émile Zola, en dépit des oppositions de la famille de Constantin Meunier, revint à M. Alexandre Charpentier, qui y travaille, seul, désormais. Où en est-il ? Comment est-il ? Je n’en sais rien, n’étant pas dans le secret des dieux.

Cette histoire est triste, et, comme toutes les histoires tristes, elle a sa part de comique, un comique amer et grinçant, qui est bien ce qu’il y a de plus tragique dans le monde. Mais, quand on y regarde de près, elle est très caractéristique, et aussi, très harmonieuse avec la vie.

Avant de se pacifier dans l’immortalité, la destinée d’Émile Zola aura été étrangement tourmentée. Comme tous les hommes de génie, – surtout les hommes d’un génie rude, tenace et humain, – Zola a créé, toujours, autour de lui, de la tempête. Il n’est pas étonnant que la bourrasque souffle encore.

Son œuvre fut décriée, injuriée, maudite, parce qu’elle était belle et nue, parce qu’au mensonge poétique et religieux elle opposait l’éclatante, saine, forte vérité de la vie, et les réalités fécondes, constructrices, de la science et de la raison.

On le traqua, comme une bête fauve, jusque dans les temples de justice. On le hua, on le frappa dans la rue, on l’exila : tout cela parce qu’au crime social triomphant, à la férocité catholique, à la barbarie nationaliste, il avait voulu, un jour de grand devoir, substituer la justice et l’amour.

Sa mort fut un drame épouvantable et stupide. Lui qui, devant les rugissements des hommes, devant leurs foules ivres de meurtre, avait montré un cœur si intrépide, un si magnifique et tranquille courage, il n’a rien pu contre l’imbécillité lâche et sournoise des choses, car l’on dirait que les choses elles-mêmes ont de la haine, une haine atroce, une haine humaine, contre ce qui est juste et beau.

Et voilà un sculpteur, deux sculpteurs, dont les intentions ne peuvent être, une minute, suspectées, qui aimèrent Zola, qui l’admirèrent, et qui, parce qu’ils furent impuissants à interpréter le génie d’une œuvre et l’héroïque beauté d’un acte, s’écrient, dans leur langage d’artistes fourvoyés :

— Décidément, la Vérité et Zola ne sont pas d’ensemble.

Je sais bien que le fait, en lui-même, est assez mince, et qu’il ne faut voir dans ces paroles qu’un mauvais calembour, en argot de métier…

Pourtant, ce soir-là, à la suite de ce récit, je rentrai à l’hôtel affreusement triste et découragé. Je passai une nuit fort agitée et fiévreuse. Dans mes cauchemars, je ne voyais partout que des places publiques, des squares, des jardins, où des foules forcenées érigeaient au Mensonge, à la Haine, au Crime, à la Stupidité, des monuments formidables et dérisoires.

Heureusement, le lendemain, Bruxelles me reprenait. Je revis, en sortant, la jolie femme au laurier-rose, plus candide, plus enfant que jamais… Elle ne jouait plus au gros lion avec ses petites filles ; elle jouait au méchant tigre. Et les Bruxellois eurent vite fait de chasser les fantasmes de la nuit, et de m’entraîner, à nouveau, dans la ronde de leur comique.


Sur les ponts De Bruxelles…


Qu’est-ce que je chantais là, mon Dieu ?… À Bruxelles, il n’y a pas de ponts… Ils avaient bien, autrefois, une rivière, une rivière que, par esprit d’imitation et pour justifier leur parisianisme, ils avaient appelée, en en réformant l’orthographe : la Senne. Mais, depuis longtemps, ils l’ont enfouie sous terre et recouverte d’une voûte… Peut-être aussi, est-ce pour ne pas faire concurrence au Manneken-Piss, dont le pipi puéril leur suffit, suffit à leur amour de l’eau, à leur amour des reflets dans l’eau…



Un industriel.


J’ai vu un grand industriel. Il était d’ailleurs tout petit, ainsi qu’il arrive souvent des grands écrivains, des grands artistes, des grands avocats, des grands médecins… Il était tout petit, très rouge de visage, très blond de barbe et de cheveux, et bedonnant, avec une très grosse chaîne, ou plutôt un très gros câble d’or, en guirlande sur son ventre.

— Ça va très mal… ça va très mal… gémit-il… On ne peut plus travailler tranquillement… Toujours des grèves !… Quand l’une cesse, l’autre commence… Pourquoi, mon Dieu, pourquoi ?… Ah ! je ne sais pas ce que va devenir notre industrie, notre pauvre industrie… Elle est bien malade…

Et, brusquement :

— C’est de votre faute !… crie-t-il.

— De ma faute ?… À moi ?

— Oui, oui… Enfin, de la faute des socialistes… des anarchistes français… Mais oui… Vous ne connaissez pas nos ouvriers, à nous… De braves gens… de très braves gens… Au fond, ils ne veulent rien… ne demandent rien… sont très contents de ce qu’ils gagnent. Ils ne gagnent pas grand’chose, c’est vrai. Mais ça leur suffit… Du reste, qu’est-ce qu’ils feraient de plus d’argent ?… Rien… rien… rien… Vous allez rire. L’année dernière, j’ai donné vingt francs à un ouvrier qui avait sauvé la vie à ma fille… ma fille unique… tombée dans le canal… Savez-vous ce qu’il a fait de ses vingt francs ? Il a acheté un samovar, mon cher monsieur, un samovar !… Il est vrai que c’est un Russe… N’importe.

Et il répète, en levant les bras au ciel :

— Un samovar !… Un samovar ! Et ils sont tous comme ça !… Parbleu ! ils se mettent bien en grève, de temps en temps, comme les autres… Que voulez-vous ?… c’est la mode, aujourd’hui, dans le monde ouvrier… Du moins, chez nous, les grèves ne sont pas sérieuses… des grèves pour rire… Quelques jours de flâne… et puis à l’ouvrage !… Nos grèves ?… C’est la forme moderne de la kermesse… Oui, mais, dès que nos ouvriers sont en grève, arrivent, on ne sait d’où… des tas de socialistes… d’anarchistes… enfin des Français… Ils gueulent : « Debout ! Debout !… Sus aux patrons !… Mort au capital !… » Ils excitent à la violence, à l’émeute, au pillage. Et voilà nos bons petits agneaux belges, changés, aussitôt, en bêtes féroces françaises… Alors, tout va mal… le gâchis, quoi !… Nous sommes bien obligés, parfois, d’augmenter les salaires… Or, augmenter les salaires, savez-vous ce que c’est ? C’est ruiner notre industrie, tout simplement… Oui, monsieur, notre industrie… vous ruinez notre industrie, tout simplement… Ah ! sans vous !…

Je voulus expliquer à mon interlocuteur que nos grands industriels du Nord formulaient les mêmes éloges sur le désintéressement de leurs ouvriers, et les mêmes plaintes contre les excitateurs belges. C’est beaucoup plus facile que de rechercher les vraies causes d’ une évolution, disons, pour ne pas les vexer, d’une maladie économique, et d’y remédier. Je tâchai de lui faire comprendre que, tant que les conditions du travail ne seraient pas réorganisées sur des bases plus justes, il en serait toujours ainsi… Mais le petit grand industriel s’obstine à ne pas entendre raison.

Il proteste, s’agite, trépigne, crie :

— Non, non… Il n’y a pas d’évolution économique, pas de maladie économique… Il n’y a rien d’économique. Il y a le travail… Le travail est le travail… Qu’est-ce que le travail ?… Rien… Que doit-il être ?… Rien… Je ne connais que ce principe-là… Mais, laissez-moi donc tranquille… Non, non. Il y a vous, vous !… Vous, vous avez toujours été les propagandistes de l’esprit révolutionnaire parmi les peuples… C’est dégoûtant… Ah ! je sais bien ce que vous rêvez… je vois bien ce que vous attendez… La Belgique aux Français, hein ?

— Et vous la France aux Belges, hein ?

Le petit grand industriel me considère alors d’un œil singulièrement brillant :

— Hé !… Hé ! fait-il en claquant de la langue… Ne riez pas… Dites donc ? Dites donc ?… Avec nos bons, nos excellents amis les Allemands ?… Hé ! hé ?… Mais dites donc ?… Ah ! ah !…

Puis, il se hausse sur la pointe des pieds, atteint de la main mon épaule, où il tape, le bon Belge, de petits coups protecteurs :

— Hé ! hé !… Sapristi… dites-moi donc ?… Ce serait une fameuse chance, pour vous !…



Waterloo.


Le même jour, je suis allé visiter le champ de bataille de Waterloo. Peut-être ai-je été poussé inconsciemment à cette absurde visite, par cette idée, non moins absurde, de m’habituer tout de suite à l’idée de la défaite, de la dénationalisation, de la belgification, qu’évoque en moi le nom seul de Waterloo.

Mais je n’ai rien vu, au champ de bataille de Waterloo… Au champ de bataille de Waterloo, près de l’auberge de Belle-Alliance, où quelques excursionnistes anglais échangeaient de petits cailloux jaunes contre de petits cailloux noirs, je n’ai vu, debout sur une table, les jambes bottées, sur la tête un panama en bataille, aux yeux une énorme lorgnette, je n’ai vu que M. Henry Houssaye, qui regardait… quoi ?

Des corbeaux volaient ici et là, dans la morne plaine… Et je me dis mélancoliquement :

— Il les prend encore pour des aigles.



Au musée.


Je ne dirai rien des visites que j’ai faites aux Musées. Je veux garder secrètes en moi, au plus profond de moi, les jouissances et les rêveries que je vous dois, ô Van Eyck, ô Jordaens, ô Rubens, ô Teniers, ô Van Dyck !… Je veux, en admirateur respectueux, soucieux de votre immortel repos, vous épargner toutes les sottises, épaisses, gluantes, que sécrètent hideusement les critiques d’art, lorsqu’ils se trouvent en présence des œuvres d’art, de n’importe quelles œuvres d’art, sottises indélébiles qui, bien mieux que les poussières accumulées et les vernis encrassés, encrassent à jamais vos chefs-d’œuvre, et finissent par vous dégoûter de vous-mêmes… Ah ! c’est bien la peine que vous ayez été de grands hommes et de braves gens !

Un soir, au Musée de La Haye, j’ai vraiment entendu l’Homère de Rembrandt me dire :

— Éloigne de moi, – ah ! je t’en supplie, toi qui sembles m’aimer silencieusement, – éloigne de moi tous ces sourds bourdonnements de moustiques, toutes ces douloureuses piqûres de mouches, qui rendent ma vie si intolérable, dans ce musée, et qui font que je regrette souvent – je t’en donne ma parole d’honneur – de n’avoir pas été peint par M. Dagnan-Bouveret… Car, si j’avais été peint par M. Dagnan-Bouveret, comprends-tu ?… tout ce qui se dit de moi aurait sa raison d’être… Et je n’en souffrirais pas… Tiens ! regarde cette grosse dame… oui, là-bas… à gauche…, cette grosse dame en rose… devant le Vermeer… Tout à l’heure, elle rassemblait autour de moi toute sa famille – quatre petits garçons, quatre petites filles, et autant de neveux et de nièces – et elle disait à tout ce monde, en me désignant de la pointe d’une aiguille à chapeau : « Examinez bien ce vieux-là, mes enfants. Comme il ressemble à votre grand-père ! » Et les enfants de s’écrier, en tapant dans leurs mains : « C’est vrai !… Grand-papa… grand-papa ! » Eh bien, j’aime mieux ça. Je ne sais pas pourquoi… ça m’a fait plaisir… oui, ça m’a ému, de savoir que je ressemble à quelqu’un, à quelqu’un de vivant, même à quelqu’un de Bruxelles ; … car, sûrement, elle est de Bruxelles, la grosse dame en rose… Mais si tu avais entendu, l’autre jour, M. Thiébaut-Sisson ? Alors je ne ressemblais plus à rien… Et M. Mauclair, donc ?… N’affirmait-il pas que je suis « de la peinture statique » ? Quelle pitié, mon Dieu… quelle pitié !

Est-ce curieux ?… Est-ce humiliant pour notre mentalité, qu’il existe encore au XXe siècle tant de gens assez oisifs, assez pauvres d’idées, assez dénués du sens de la vie, assez peu respectueux du sens de la beauté, pour se donner la mission ridicule d’expliquer des choses, que d’ailleurs on n’explique point, auxquelles ils ne comprennent et ne comprendront jamais rien, quand il est si facile de laisser, chacun, jouir de ce qu’il a devant les yeux, librement, à sa façon ?

Mais voilà… Tout homme a, dans le cœur, un Mauclair qui sommeille.

Si, du moins, il sommeillait toujours, ce sacré Mauclair-là !… N’est-ce pas, mon pauvre Homère ?



Il fait de la race.


Les Belges sont grands éleveurs de poules et aussi de lapins. Ils ont fabriqué une espèce de lapin qui se nomme d’un nom grandiose : le géant des Flandres, et qui, pour un lapin, animal généralement peu lyrique, est bien un géant, plus qu’un géant, un véritable monstre. Le géant des Flandres arrive à peser jusqu’à vingt-deux livres de viande.

Mais c’est surtout la poule qui constitue, pour la Belgique, un commerce intéressant et très prospère. Il faut le reconnaître, les Belges sont des maîtres incomparables, en aviculture.

Parmi les élevages, très nombreux autour de Bruxelles, j’en ai visité un qu’on m’avait spécialement recommandé. Il appartient à M. de S… Mi-paysan, mi-hobereau, d’accueil un peu rude, mais bon homme au fond, M. de S…, après quelques minutes, finit par se familiariser jusqu’à l’indiscrétion, jusqu’aux bourrades joyeuses, aux tapes sur le ventre. Et son rire est quelque chose de si assourdissant que, chaque fois qu’il rit, on est instinctivement porté à se boucher les oreilles, comme au passage d’une locomotive qui siffle.

Son installation est merveilleuse. Rien n’y est laissé au hasard… Tout y est combiné, prévu, réglementé, discipliné : nourriture, soins, hygiène, exercice physique, sélection, en vue de l’amélioration constante et du plus parfait bonheur de la race… Je n’ai jamais vu que, nulle part, on en ait fait autant pour les hommes.

— Je suis sévère…, confesse M. de S…, ça oui… mais je ne les embête pas… Il ne faut jamais embêter les bêtes… Il faut qu’elles s’amusent, au contraire… Quand elles ne s’amusent pas, elles dépérissent… Et alors, bonsoir les œufs !…

Ils ont deux espèces de poules, en Belgique ; la Coucou de Malines, et la Campine. Produit très bien fixé d’un croisement de la Brahma herminée avec la Campine, la Coucou de Malines est résistante, grosse, un peu lourde de formes, d’un joli gris caillouté, d’une chair abondante et délicate. Elle est essentiellement commerciale. On en expédie dans le monde entier. La Campine est la poule nationale. On raconte qu’il y a plus d’un siècle, la race en était à peu près perdue ; du moins elle s’était astucieusement dispersée parmi d’autres races. Peu à peu, on l’a reconstituée dans toute sa pureté originelle. Elle est petite, mais extrêmement élégante, vive et jolie. M. Paul Bourget dirait qu’elle a des allures aristocratiques. Svelte et un peu piaffeuse, telle du moins que je la connais, je crois qu’il serait plus juste de lui attribuer des airs de petite cocotte, de cocodette. Un mantelet blanc, délicieusement blanc, accompagne sa robe blanche et noire, très collante au corps, et qui dessine les formes avec une grâce un peu hardie… Une crête effilée, d’un rouge vif, la coiffe d’une façon exquisement insolente. Comme notre Bresse, elle a des pattes bleues, ce qui est un signe de bonne naissance. Le sang bleu, toujours.

— Une pondeuse admirable, s’extasiait notre hobereau… la meilleure, la plus régulière de toutes les pondeuses… avec ses petites mines évaporées…

Et, tout en me promenant à travers ses parquets, propres, luisants, luxueux, pareils aux villas de Saint-Germain et de l’Isle-Adam, il me confiait, en termes prolixes, ses idées sur l’élevage…

Comme j’admirais la vitalité, la robustesse, la belle humeur de ses bêtes :

— Ah ! voilà !… professait-il. Il faut être impitoyable et scientifique… Je suis impitoyable et scientifique… J’élimine les coqs qui ne chantent pas bien… dont la voix n’est pas assez sonore et retentissante… Tout est là, mon cher monsieur… J’ai observé que, plus un coq chante fort, plus il est ardent et, par conséquent, apte à la reproduction. Une belle voix, chez les coqs, de même que chez les hommes, annonce toujours… enfin, vous savez ce que je veux dire…

— Alors, les ténors ?… ne pus-je m’empêcher de remarquer… Dites donc, voilà un point de vue nouveau.

— Non, pas les ténors, naturellement. Les ténors sont des lavettes… Ah ! ah ! ah !… Les ténors, à la broche !… Dans la marmite, les ténors !… Bien entendu, je ne conserve que les barytons… les barytons sérieux, bien gorgés… Allez ! les poules ne s’y trompent pas… Elles savent parfaitement que plus un coq barytonne, mieux elles seront servies, plus leurs œufs seront gros, abondants… et plus vigoureux leurs petits… car tout s’enchaîne, dans la nature… Tenez, j’ai fondé à Bruxelles un Club, chargé de propager, à travers le monde, ces vérités biologiques… Un succès fou, mon cher monsieur… Nous avons maintenant des journaux, des conférences, des laboratoires… beaucoup d’argent… Nous organisons des expositions épatantes… avec des concours de chant… Un vrai conservatoire… mais pas de musique… ah ! ah !… non, sacré mâtin !… un conservatoire de… enfin vous savez ce que je veux dire… C’est passionnant.

Il m’apprit qu’il n’y avait qu’un seul moyen de reconstituer une race dégénérée : l’inceste.

— Ainsi vous prenez, je suppose, deux cochins fauves… Ils ont des tares inadmissibles, ignobles, dégoûtantes, criminelles, telles, par exemple, que des plumes grises, noires ou blanches… des culottes étriquées, pas assez bouffantes… des queues trop longues… Enfin, il reste en eux des mélanges anciens, des influences disparates… Eh bien, vous les isolez dans un parquet… Bon… Ils ont des couvées… Bon !… Vous sélectionnez, sans faiblesse, la poule et le coq, c’est-à-dire le frère et la sœur que vous mettez carrément à la reproduction… Et ainsi de suite, de couvées en couvées… Peu à peu, les influences étrangères s’atténuent, les mélanges disparaissent… Après cinq, six générations, vous avez retrouvé tous les caractères bien définis, toutes les vertus ataviques, toute la pureté première de la race. Ah ! c’est passionnant.

Il ajouta :

— Pour les hommes, ma foi !… je n’ai point essayé…

Et il me poussa du coude légèrement :

— Hé ! hé ! Dites donc ? Faudrait peut-être essayer ça… en France, où la race s’en va… s’en va…

Je vis, dans un parquet, des oiseaux extraordinaires que, tout d’abord, je pris pour des rapaces. Droits comme des hommes et juchés sur de hautes pattes sèches, nerveuses, armées de terribles éperons, le poitrail bombant, serré dans un justaucorps de plumes bleuâtres, la queue courte, pointue, relevée à la manière d’un sabre, l’œil féroce, le bec recourbé, coupant, comme celui des vautours, ils me firent l’effet de ces reîtres querelleurs, qui, pour un rien, tiraient l’épée, et vous étendaient, d’un coup d’estoc, sur la berge des routes.

— Des Combattants de Bruges… expliqua en haussant les épaules, le hobereau… Rien du tout… rien du tout… Oui, ils font les fendants… ça a l’air de quelque chose… et, au fond, des couillons, mon cher monsieur, les pires couillons du monde. Ne me parlez pas de ces épateurs, qu’un rouge-gorge mettrait en déroute… et qu’il faut élever dans du coton…

Nous marchions toujours de parquets en parquets, et, toujours, le grand aviculteur parlait, parlait, expliquait, commentait :

— L’hôpital ! me dit-il, tout à coup.

Il s’arrêta, me montra un grand espace, divisé en cinq ou six compartiments, enclos de grillages, où s’élevaient, bien exposées au soleil, de vraies maisonnettes. Une forte odeur d’acide phénique montait du sol soigneusement ratissé… Quelques poules se promenaient, l’aile basse, de l’allure triste, lente et cassée qu’ont les vieilles bonnes femmes, dans la campagne. J’en vis qui boitillaient, qui sautillaient sur leurs pattes, entourées de linges de pansement. D’autres, hottues, les plumes ternes et bouffantes, la crête décolorée, restaient immobiles, sans rien voir de ce qui se passait autour d’elles. D’autres encore, accroupies en rang, sur l’herbe sulfatée, dodelinaient de la tête et se racontaient de petites histoires, parlaient, sans doute, de leurs maladies, comme font les convalescents, assis, dans le jardin de l’hospice, sur des bancs, un jour de soleil.

Et M. de S… me conta ceci :

— Un matin, j’apprends par mon chef basse-courrier, que j’ai deux poules diphtériques… Comment avaient-elles pu attraper cette contagion, ici, où, chaque jour, les parquets, le sol, les mangeoires, l’eau, la nourriture même, tout enfin est désinfecté ?… Je me le demande encore… Mais il n’y avait pas à s’y tromper ; elles étaient diphtériques… Ah ! sacristi !… Immédiatement, j’ordonne de les isoler dans une de ces maisonnettes que vous voyez… Et on les soigne… Trois fois par jour, un employé venait avec un petit attirail d’infirmier… Il commençait par racler, avec un grattoir, le gosier des poules, enduisait, ensuite, à l’aide d’un pinceau, les plaies à vif, d’une bonne couche de pétrole, et comme il faut soutenir les malades, durant l’évolution de cette maladie, qui est très déprimante, il leur entonnait deux ou trois boulettes, d’une composition spéciale et tonique… Ce régime leur était extrêmement pénible et douloureux. Mais quoi ? Elles avaient beau protester, il fallait bien en passer par là… Or, voici ce qu’elles imaginèrent… C’est à ne pas croire ! Moi-même, j’eusse traité de blagueur celui qui m’eût rapporté la chose, si je n’en avais pas été, une dizaine de fois, le témoin stupéfait… Du plus loin qu’elles voyaient venir leur bourreau, avec sa trousse, elles essayaient aussitôt de se mettre sur leurs pattes, battaient de l’aile, affectaient la plus folle gaieté, puis, se précipitant aux mangeoires garnies d’un peu de millet, elles faisaient semblant de manger… Oui, mon cher monsieur, avec une ostentation comique, elles faisaient semblant de manger, goulûment. Et, regardant l’employé, en dessous, d’un air malin, elles semblaient lui dire : « Tu vois, nous avons grand appétit… nous sommes tout à fait guéries… Remporte donc ton grattoir, ton pinceau au pétrole, et tes boulettes »… Ah ! les roublardes !… C’est passionnant…

— Dire, m’écriai-je, que j’ai été puni, au collège, de huit jours de cachot pour avoir écrit, dans un discours français, ces mots sacrilèges : « l’intelligence des bêtes » !

— Tiens ! moi aussi, dans un thème latin, s’exclama l’aviculteur… chez les Jésuites…

Et son gros rire fit s’agiter toute la basse-cour…

Je n’étais pas au bout de mes surprises…

Au centre d’un parquet, un petit homme, enveloppé d’une longue blouse de toile écrue, un tablier blanc noué autour des reins, la tête coiffée d’une calotte ronde – tout à fait l’air classique d’un interne – disposait sur une table, méthodiquement, des pots, des fioles, des bandes, des rouleaux de ouate hydrophile, et faisait flamber de fins instruments d’acier, dans un récipient de métal.

— Pour quoi est-ce ?… demandai-je.

L’aviculteur parut un moment gêné :

— Pour rien… pour rien… répondit-il.

Puis, tout à coup :

— Bah !… vous avez l’air d’un brave homme… Seulement, pas un mot à personne, hein ?… Eh bien, voilà… Il arrange les poules pour une prochaine exposition… Il les met au point réglementaire…

Et, son caractère joyeux reprenant le dessus :

— Il fait de la race… ajouta-t-il, dans un rire sonore. Vous comprenez ?… J’ai des sujets qui ont des qualités… mais qui ont aussi des tares… On n’est pas parfait, que diable !… Alors, j’augmente les qualités, et je détruis les tares… Je rajeunis les éperons trop vieux… Je peins en rose ou en bleu, selon l’espèce, les pattes jaunes… Je teins les plumes défectueuses… Je supprime des doigts, ou j’en rajoute, suivant le cas… Je retaille les crêtes mal faites et les mets à l’ordonnance… Très délicat, très compliqué, vous savez ?… Enfin, voilà !… Que voulez-vous ?… Il faut bien faire comme tout le monde… Si je vous disais qu’il y a deux ans, à Liège, j’ai enlevé le Grand Prix d’honneur, avec un mauvais lot de cochins fauves, entièrement passés au carbonyle ?… Le diable m’emporte !… Ah ! c’est passionnant.

Sur cette étrange confidence, nous terminâmes notre visite.



Roi d’affaires.


Dînant chez des amis de la colonie étrangère, je demandai à un Belge notoire, qui passe pour presque tout savoir des choses de Bruxelles, surtout les choses scandaleuses, de me conter quelques anecdotes caractéristiques, sur le roi Léopold.

Le Belge notoire sourit, et il me dit :

— Oh ! ce n’est pas la peine… Vous le connaissez mieux que moi… Léopold, c’est Isidore Lechat…

Et, finement :

— Un Lechat mieux léché, par exemple… corrigea-t-il.

— Bon ! répliquai-je… Isidore Lechat… C’est entendu… Mais cela ne me dit rien de précis… J’entends toujours, quand on parle du Roi : « Le Roi est ceci… Le Roi est cela »… mais d’histoires, qui illustrent ces vagues affirmations, pas la moindre. Ou bien alors, ce sont des histoires qui courent les rues, les théâtres, les boudoirs, les restaurants de Paris, et que je ne puis vraiment prendre au sérieux… Non, je voudrais des faits positifs… des traits de caractère… du document, enfin… Un homme pareil !… Il doit y en avoir d’admirables, d’extraordinaires, par milliers…

Alors, ils se mirent à bavarder sur le Roi, avec abondance…

Mais on ne sait jamais rien… Les gens passent près de vous, les choses arrivent et défilent autour de vous ; personne n’a d’yeux, personne n’a d’oreilles…

Ils restèrent, comme de coutume, dans des généralités lyriques qui ne m’apprirent rien d’autre, sur ce personnage passionnant, que leur propre opinion, laquelle, faut-il le dire, m’était fort indifférente.

Je sus, ainsi, ce que je savais déjà depuis longtemps, que le Roi est fin, rusé, retors, voluptueux, sans le moindre scrupule ni la moindre pitié. Il est horriblement âpre et avare, mégalomane aussi, par surcroît, d’une mégalomanie singulière qui le pousse à bâtir, à bâtir des maisons, des palais, des boutiques, sans autre but que de faire de Bruxelles une ville monumentale, dans le genre de New-York et de Chicago. Projet absurde, car il n’a sans doute pas réfléchi que c’est à des Belges – à des Belges de Bruxelles – qu’il s’adresse, non à des Américains. Pour satisfaire en même temps à son avarice, à ses plaisirs, à sa mégalomanie, il ne pense qu’à conquérir de l’argent, encore de l’argent, toujours de l’argent. Tous les moyens lui sont bons, principalement les pires. Son imagination, en affaires, est inépuisable et merveilleuse. Il roule les gens, et même les peuples, avec une maëstria souveraine. Les bons tours ne lui font jamais défaut. Il a beau le vider, son sac en est toujours plein. Ses filles, qu’il a dépouillées en un tour de main, en savent quelque chose. L’Angleterre et l’Allemagne, qui ne sont point pourtant des gogos faciles à mettre dedans, ont connu, à leurs dépens, cette supériorité prestidigitatrice, lors des fameuses négociations du Congo… De son trône, il a fait une sorte de comptoir commercial, de bureau d’affaires, comme il n’en existe nulle part de mieux organisé, et où il brasse de tout, où il vend de tout, même du scandale. Dans un autre temps, cet homme-là eût été un véritable fléau d’humanité, car son cœur est absolument inaccessible à tout sentiment de justice et de bonté. Sous des dehors polis, aimables, spirituels, élégamment sceptiques, familiers même, il cache une âme d’une férocité totale, qu’aucune douleur ne peut attendrir… Ce qu’il a fait souffrir sa femme, ses filles, on ne le saura sans doute jamais… Ah ! les pauvres créatures !… Et on les enviait !… Ce fut une stupeur, dans toute la Belgique, quand on apprit que la Reine – la meilleure, la plus douce, la plus résignée des femmes – était morte, seule, toute seule, abandonnée comme une pauvresse, dans cette triste résidence de Spa. Le Roi, lui, était à Paris… Il vint sans hâte, en rechignant, enterra sa femme, sans cérémonie, vite, vite, et, la formalité accomplie, le soir même, il s’empressa de reprendre le train pour Paris et de retourner à ses plaisirs… On ne lui sut, en cette circonstance, aucun gré de son manque d’hypocrisie… Je pense qu’on eut le plus grand tort, car il est beau que les hommes – fussent-ils rois – se montrent tels qu’ils sont. Il estima peut-être assez son peuple, pour ne point lui donner la comédie d’une douleur bourgeoise qu’il ne ressentait pas ; explication trop idéaliste à laquelle le Belge notoire ne voulut pas souscrire… Non, ce jour-là, on ne vit sur la figure du Roi que l’ennui, l’agacement d’avoir été dérangé pour si peu de chose… Cette messe mortuaire, vite expédiée pourtant, ne valait pas la déception d’un rendez-vous d’affaires manqué, ou d’un déjeuner remis, au Pavillon d’Armenonville…

La femme du Belge notoire dit à son tour :

— Indulgent pour lui-même, le Roi est implacable aux autres. Sa Cour est gourmée, raide, d’un protocole compassé et vieillot, d’une hiérarchie surannée et comique… Il y veut de la vertu et de la religion… On s’y ennuie mortellement… Peu lui importe. Sa vie à lui n’est pas là… Il ne vient à sa Cour que pour se reposer de ses fatigues parisiennes et se mettre au vert… Nous lui servons de temps de carême… D’ailleurs, outre cette cure d’hygiène dont nous faisons tous les frais, je crois que son malfaisant égoïsme s’amuse énormément à voir les autres se dessécher d’ennui… Ah ! vous n’avez pas idée de ce qu’est une fête à la Cour du roi Léopold, ce vieux marcheur, cet ami de tous les plaisirs… On y a toujours l’air d’enterrer quelqu’un…

J’objectai :

— Mais il a la réputation d’être charmant, galant avec les femmes…

— Avec les femmes des autres pays, parbleu !… s’écria la dame courroucée… Mais nous ?… Ah ! nous !… Il n’a qu’une joie… une joie infernale : nous embarrasser, nous blesser, nous mortifier… Il ne nous montre que de l’ironie, et… le dirai-je ?… du mépris… oui, c’est cela, du mépris…

— Cependant… commençai-je à insinuer… la…

La dame du Belge notoire me coupa violemment la parole.

— Je sais ce que vous voulez dire… vous vous trompez… Elle n’est pas belge… elle n’est pas belge… Elle est… enfin, elle n’est pas belge…

Et elle poursuivit :

— Je ne l’ai jamais vu que méchant avec les femmes belges… d’une grossièreté d’âme qu’il sait, mieux que personne, orner d’un badinage léger, d’une drôlerie piquante, mais qui ajoute encore à la cruauté de la blessure… Que faire ?… Lui répondre ?… se fâcher ?… Il se venge aussitôt sur les maris, car il dispose des places, des honneurs… Alors, on se tait, on sourit, on accepte toutes les humiliations… Il faut bien vivre… Tenez… voici un trait, tout récent, de son caractère, ce qu’on se plaît à appeler son esprit… Au dernier bal de la Cour, je me trouvais, dans un petit salon, avec une de mes amies, la comtesse de M… C’est une charmante femme, veuve depuis quatre ans… assez jolie… enfin pas très jolie… très bonne, par exemple, très entrain… et dont l’existence est un peu libre, je le reconnais… un peu libre… Mais quoi !… Elle fait ce qu’elle veut, et ce qu’elle fait ne regarde qu’elle, après tout. La veille, au bal du Cercle de la Noblesse, la comtesse avait beaucoup dansé avec M. de K… qui passe, à tort ou à raison, pour être son ami… Mais enfin, elle avait dansé décemment, et personne n’avait trouvé à y redire… Voyons, monsieur, je vous le demande… si M. de K… est son amant, rien de plus naturel qu’elle danse avec lui…

— Évidemment…

— Et s’il ne l’est pas ?…

— Rien de plus naturel encore, approuvai-je… pour qu’il le devienne…

— Évidemment…

Elle s’aperçut que cet adverbe, ainsi placé, était peut-être un peu vif… Aussi s’empressa-t-elle de reprendre son récit.

— Nous étions donc toutes les deux à nous morfondre dans ce petit salon, quand le Roi, après le défilé du corps diplomatique, y entra. Rien ne l’assomme, ne le dispose mal, comme cette cérémonie, qu’il déteste… Il vint vers nous… Je suis obligée d’avouer, qu’ en dépit des années, le Roi a toujours une belle allure… de la sveltesse… de la grâce… Enfin, il est très bien… Mais à ses petits yeux bridés, effrayants quand on les regarde de près, à un certain pli de la bouche, je sais lorsqu’il est en veine de méchanceté… Il y était…

— Eh bien, madame, dit-il, en abordant la comtesse… vous amusez-vous, aujourd’hui ?…

— Oui, Sire, beaucoup… répondit-elle, en faisant une profonde révérence.

— Pas tant qu’hier… pas tant qu’hier, n’est-ce pas ?

Mon amie s’embarrassa, balbutia :

— Comment, Sire ?…

— On m’a dit, appuya le Roi… on m’a dit que vous aviez beaucoup dansé, hier… au Cercle de la Noblesse… beaucoup dansé… Avec qui avez-vous donc tellement dansé ?

Ma pauvre amie rougit :

— Mais, Sire, bégaya-t-elle… je… je… ne sais plus…

— Ah !… Bien… bien…

Et, se retournant vers moi, brusquement, il me dit :

— Et, vous, madame ?… Est-il indiscret aussi de vous demander avec qui vous avez dansé ?

Le Roi attendit ma réponse… Comme je me taisais, il salua, et, riant d’un petit rire méchant qui nous couvrit de confusion, s’éloigna lentement.

La dame semblait outrée, en racontant cette anecdote. Elle finit sur cette conclusion d’une énergie un peu rude :

— Tout ce que vous voudrez… C’est un mufle !…

Alors, un haut fonctionnaire belge protesta doucement :

— On le calomnie beaucoup… Nous avons une tendance fâcheuse à exiger des rois qu’ils soient au-dessus, ou en dehors de l’humanité… Mais non… Ils sont des hommes comme les autres… Léopold est un homme comme tout le monde… voilà tout… Il a nos défauts, nos désirs, nos passions, nos méchancetés, nos vices, peut-être aussi – qui sait ? – nos qualités. Pourquoi voulez-vous que son ménage, par exemple, fût meilleur que les vôtres ?… Et qu’il pratiquât des vertus assommantes et pompeuses que vous avez le bon esprit de répudier pour vous-mêmes ? Vous lui reprochez l’ennui de sa Cour ? Où pensez-vous qu’on s’amuse, qu’on puisse s’amuser quelque part à Bruxelles ?… L’ennui de sa Cour ?… Mais c’est l’ennui de Bruxelles, mais c’est Bruxelles… Tout Roi qu’il est, il n’y peut rien… Il fait ce que nous faisons tous, selon nos moyens et nos préférences… quand il s’embête chez lui, il va s’amuser ailleurs. Et il a raison… Pour les dames belges, on ne peut pourtant pas l’obliger, par la Constitution, à coucher avec elles toutes !

Ici, il y eut une explosion de fureurs que je néglige de vous décrire, parce que vous devez vous l’imaginer sans peine, et aussi parce qu’elle fut sans effet sur le haut fonctionnaire, qui n’en continua pas moins son panégyrique.

— Moi, je sais au Roi un gré infini de ne pas prendre au sérieux sa royauté. Il aura beaucoup servi – beaucoup plus que les anarchistes – à démontrer aux peuples que la Royauté, dans notre temps, est une chose tout à fait inutile, tout à fait démodée, presque aussi grotesque que ces vieilles armures de chevaliers qui meublent encore, çà et là, les antichambres et les couloirs, dans quelques châteaux de cordonniers enrichis… Elle ne devrait plus exister que dans les opérettes, encore que les librettistes estiment que le thème en est bien usé. Sérieusement, est-ce que les Cours d’Autriche, d’Allemagne, d’Espagne, avec la bouffonnerie de leur cérémonial, la splendeur carnavalesque de leurs déguisements, ne vous paraissent pas maintenant de stupides décors de théâtre, de lamentables mises en scène, pour représentations d’hippodrome ?… Quand je rencontre Léopold, il ne me donne jamais l’impression que c’est le Roi des Belges. Je me dis : « Ah ! voilà le président du Conseil d’administration de la Belgique ! »… Et cela suffit bien, je vous assure, aux exigences de ma fierté nationale… Et puis, je l’aime, moi, cet homme-là… Il a de l’esprit, un à-propos charmant, de la modération… En voulez-vous une preuve ?… Il fut un temps où tous les kiosques de journaux et de fleuristes, toutes les devantures des librairies, des papeteries, étaient pleins de cartes postales, représentant – Dieu sait en quelles postures ! – le Roi et Mlle  Cléo de Mérode. Je me souviens d’en avoir vu d’absolument obscènes… Cela l’agaçait beaucoup… et ce qui l’agaçait plus encore que l’intention de lèse-majesté qu’elles affichaient si audacieusement, c’était leur sottise lourde et grossière… Quoiqu’il ne se soit jamais plaint, l’étalage en fut interdit sévèrement, mais non la vente qui continua, sous le manteau, comme on disait du temps d’Andréa de Nerciat.

Le haut fonctionnaire s’interrompit pour me demander :

— Vous connaissez, à coup sûr, M. B…, votre compatriote ?

— Le sosie du Roi ?

— Oui.

— Je crois bien… même taille, même élégante allure, même barbe carrée, mêmes yeux… C’est extraordinaire !

— Vous le connaissez… Bon… Eh bien, un jour, l’année dernière, à Ostende, le Roi se promenait sur la digue… avec quelques amis… Il se mêle tellement à la foule, qu’on n’y fait pour ainsi dire pas attention… Quand il passa près de moi, j’étais arrêté devant un kiosque qui, exceptionnellement, était couvert, de la base au faîte, de ces cartes dont je vous ai parlé… Quel ne fut pas mon étonnement de voir, tout à coup, le Roi se retourner, quitter son groupe, se diriger vers le kiosque !

— Bonjour, bonjour, cher monsieur C…, me dit-il, de sa voix la plus aimable, en m’apercevant… Ah ! ah ! je suis content de vous voir… On m’a dit que vous aviez gagné, hier, au Cercle… une grosse somme… une très grosse somme…

— Mon Dieu, Sire… c’est vrai… J’ai été assez heureux… assez heureux…

— Tant mieux… tant mieux… Il faut gagner de l’argent, cher monsieur C…, beaucoup d’argent.

Il acheta un journal qu’il mit dans la poche de son pardessus… et, levant la tête, il considéra toutes ces cartes dont la moins inconvenante le représentait avec, sur ses genoux, Mlle  Cléo de Mérode, presque nue, et qui lui tirait la barbe. J’étais anxieux, quoique assez amusé, je dois le dire.

Son examen terminé, il me montra ces ordures, avec une parfaite aisance, et, du ton le plus naturel :

— Ce kiosque, hein ?… fit-il. Croyez-vous ?… Ah ! ce pauvre B… !… Au fond, ça doit bien l’ennuyer, toutes ces cochonneries. Je sais qu’il doit venir à Ostende, ces jours-ci… Faites donc enlever ça, discrètement…

Et m’ayant serré la main, il alla rejoindre ses amis.

L’anecdote eut du succès.

— C’est assez joli !… murmurait-on, en approuvant par de petits mouvements de tête… ça n’est pas mal…

Seule, la femme du Belge notoire ne désarma pas. Elle regarda, avec une expression de haine, le haut fonctionnaire qui maintenant se taisait et piquait, du bout des doigts, une praline de chocolat, dans une bonbonnière… puis, haussant les épaules si fort qu’une rose, détachée de son corsage, roula sur le tapis :

— Oh ! vous… d’abord… grinça-t-elle.

On ne parla plus du Roi… On parla de Paris et on parla d’art, et on parla d’art et de Paris, de Paris et d’art.

Naturellement !…

Naturellement aussi, je m’esquivai du mieux que je pus.



Le caoutchouc rouge.


Je m’arrête devant une petite boutique, dont l’étalage est étrange : des pyramides de petites meules, petits cubes, petits cylindres, petits parallélipipèdes, petits pains d’une matière mate, alternativement grise et noire. Rien d’autre. Pas d’indication. Aucune étiquette. Le front collé à la vitre, je distingue, dans le magasin, un homme épais, en redingote, qui, cigare aux dents, lit un journal. L’enseigne porte ce seul nom, écrit en rouge : « Blothair et Cie ».

J’entre ; j’interroge.

— Qu’est-ce que cela ?

L’homme en redingote s’est levé. Il pose le journal sur une chaise, son cigare sur le bord d’une table, s’incline, sourit et dit :

— Des échantillons de caoutchouc, monsieur.

La boutique est vide. Aux murs, des armoires fixes, en acajou ciré, fermées. À droite, une table, où se répètent les échantillons de la vitrine. À gauche, un comptoir, avec des registres. Au fond, une porte ouverte, par où j’entrevois une sorte d’arrière-boutique, encombrée de manteaux de pluie, de sections de câbles, de joints de machines, de socques, d’enveloppes et d’enveloppes de pneus, et toute une famille de chiens, dont quelques-uns, renversés, laissent voir, sous le ventre, une petite plaie ronde, aux lèvres de métal. Tout cela est vieux, usagé, comme on dit.

Désignant les pyramides de la vitrine et de la table, je demande :

— Congo, n’est-ce pas ?

— Oui, fait l’homme simplement, mais avec une expression d’orgueil.

Cette vitrine a l’air inoffensif ; la boutique est d’aspect placide. Pourtant, peu à peu, ces échantillons me fascinent. J’en arrive à ne pouvoir plus détacher mes yeux de ces morceaux de caoutchouc. Pourquoi n’y a-t-il pas d’images explicatives, de photos, dans cette vitrine ?… Mon imagination a vite fait d’y suppléer.

Je songe aux forêts, aux lacs, aux féeries de ce paradis de soleil et de fleurs… Je songe aux nègres puérils, aux nègres charmants, capables des mêmes gentillesses et des mêmes férocités que les enfants. Je me rappelle cette phrase d’un explorateur : « Ils sont jolis et doux comme ces lapins qu’on voit, le soir, au bord des bois, faisant leur toilette, ou jouant parmi les herbes parfumées. » Ce qui, d’ailleurs, ne l’empêchait pas de les tuer… J’en vois montrer en riant leurs dents éclatantes et se poursuivre, s’exalter aux sons de leurs fifres et des tambours profonds. Je vois les bronzes parfaits des corps féminins, et les petits courir, dont le ventre bombe. Je vois de grands diables, aussi beaux que des statues antiques, sourire à un pagne, à des verroteries ; tendre les bras vers des liqueurs ; se pousser, trépigner autour des montres, des phonographes, de toute la pauvre camelote que nous fabriquons pour eux ; se cambrer, se dandiner, comme s’ils se moquaient de nous, ou se moquaient d’eux-mêmes ; remuer la tête comme des enfants gênés. Je vois, à leurs femmes, sensibles aux caresses des blancs, le geste gauche d’une paysanne qu’un citadin fait rougir d’aise.

Et voici que, tout à coup, je vois sur eux, et qui les menace, le fouet du trafiquant, du colon et du fonctionnaire. Je n’en vois plus que conduits au travail, revolver au poing, aussi durement traités que les soldats dans nos pénitenciers d’Afrique, et revenant du travail harassés, la peau tailladée, moins nombreux qu’ils n’étaient partis. Je vois des exécutions, des massacres, des tortures, où hurlent, pêle-mêle, sanglants, des athlètes ligotés et qu’on crucifie, des femmes dont les supplices font un abominable spectacle voluptueux, des enfants qui fuient, les bras à leur tête, leurs petites jambes disjointes sous le ventre qui proémine. Nettement, dans une plaque grise, dans une boule noire, j’ai distingué le tronc trop joli d’une négresse violée et décapitée, et j’ai vu aussi des vieux, mutilés, agonisants, dont craquent les membres secs. Et il me faut fermer les yeux pour échapper à la vision de toutes ces horreurs, dont ces échantillons de caoutchouc qui sont là, si immobiles, si neutres, se sont brusquement animés.

Voilà les images que devraient évoquer presque chaque pneu qui passe et presque chaque câble, gainé de son maillot isolant. Mais on ne sait pas toujours d’où vient le caoutchouc. Ici, on le sait : il vient du Congo. C’est bien le red rubber, le caoutchouc rouge. Il n’en aborde pas, à Anvers, un seul gramme qui ne soit ensanglanté.

Dans l’Amérique tropicale, en Malaisie, aux Indes, l’exploitation des plantes à caoutchouc n’est qu’une industrie agricole. Au Congo, c’est la pire des exploitations humaines. On a commencé par inciser les arbres, comme en Amérique et en Asie, et puis, à mesure que les marchands d’Europe et l’industrie aggravaient leurs exigences, et qu’il fallait plus de revenus aux compagnies qui font la fortune du roi Léopold, on a fini par arracher les arbres et les lianes. Jamais les villages ne fournissent assez de la précieuse matière. On fouaille les nègres qu’on s’impatiente de regarder travailler si mollement. Les dos se zèbrent de tatouages sanglants. Ce sont des fainéants, ou bien, ils cachent leurs trésors. Des expéditions s’organisent qui vont partout, razziant, levant des tributs. On prend des otages, des femmes, parmi les plus jeunes, des enfants, dont il est bien permis de s’amuser, pour s’occuper un peu, ou des vieux dont les hurlements de douleur font rire. On pèse le caoutchouc devant les nègres assemblés. Un officier consulte un calepin. Il suffit d’un désaccord entre deux chiffres, pour que le sang jaillisse et qu’une douzaine de têtes aillent rouler entre les cases.

Et il faut toujours plus de pneus, plus d’imperméables, plus de réseaux pour nos téléphones, plus d’isolants pour les câbles des machines. Aussi, de même qu’on incise les végétaux, on incise les déplorables races indigènes, et la même férocité, qui fait arracher les lianes, dépeuple le pays de ses plantes humaines.

Au diable les Anglais, qui sont des jaloux, et qui ne pardonnent pas au roi Léopold de les avoir dupés et volés ! Au diable les barbouilleurs de papier, faiseurs d’ embarras ! Si du sang nègre poisse à tous nos pneus, à tous nos câbles, la belle affaire ! Pouvons-nous mieux associer les races inférieures à notre civilisation, les mêler de plus près aux besoins de notre commerce et de notre vie ?… Et puis, les palais de Léopold, ses fantaisies, ses voyages, ses voluptés, sont coûteux. Ne faut-il pas aussi augmenter les dividendes des actionnaires, payer les journaux, pour qu’ils se taisent, intéresser le Parlement belge, pour qu’il vote, désintéresser les autres gouvernements, pour qu’ils ferment les yeux sur ces atrocités ?

C’est égal. Quand je rencontrerai encore le roi Léopold, traînant la jambe dans Monte-Carlo, dans Trouville, ou rue de la Paix, quand je verrai son œil briller, sous le verre, à contempler les écrins d’un bijoutier, à détailler le corsage ou les lèvres d’une femme qui passe, quand je reverrai la compagne trop mûre d’une demoiselle très jolie parler, à l’oreille du souverain, dans un restaurant des Champs-Élysées, je penserai à cette vitrine-ci, et je n’aurai plus envie de rire…

— Nous avons aussi du bien bel ivoire… me dit l’homme en redingote, en me reconduisant jusqu’à la porte.



Remords.


Je m’aperçois que moi, qui reproche si amèrement aux Français leur ironie agressive et leur injustice envers les autres peuples, je viens de me montrer bien français envers les Belges.

Parce qu’ils ont Bruxelles ?

N’avons-nous pas Toulouse ? N’avons-nous pas l’esprit de Toulouse qui caricature l’esprit de la France, au moins autant que l’esprit de Bruxelles, celui de la Belgique ?

Les Belges, sans doute, ont des ridicules, comme nous en avons, comme en ont tous les peuples. Ils ont aussi des qualités, des vertus, que beaucoup n’ont pas, et que je souhaiterais aux Français, si orgueilleux de leurs frivolités et de leurs vaines richesses. Ils travaillent. Ils savent réveiller les vieilles cités de leur torpeur ancienne. Même Bruges sort, enfin, de son long silence mystique. Le bruit des marteaux, le sifflement des usines dominent aujourd’hui le chant de ses carillons et le chuchotement mortuaire de ses béguinages. En dépit de toutes ses tares religieuses, un frémissement de vie nouvelle secoue et anime ce petit pays. Enfin M. Edmond Picard et M. Camille Lemonnier ne sont pas plus la Belgique, que M. Drumont et M. Bourget ne sont la France.

Et puis, je n’oublie pas que j’aime Maurice Mæterlinck, que j’aime Émile Verhaeren, que j’ai aimé Franz Servais, le doux et tendre Rodenbach. Et de ce dernier voyage dans Bruxelles, et de tout ce que j’y ai rencontré, de tout ce que j’y ai coudoyé, je les aime plus encore et les admire avec une foi plus haute. Ils ne doivent rien à la France, qui, au contraire, fut heureuse de les accueillir, de les honorer et de s’en honorer. Et Bruxelles, dont ils ne sont pas, dont ils ne pouvaient pas être, qu’ils ont traversé en passant, ne leur a rien enlevé, non plus, de leur génie. Ils sont de chez eux, car ils ont su incarner dans leurs œuvres si différentes, avec une force et une grâce très rares, l’âme même des pays où ils sont nés.

Mæterlinck, je l’ai retrouvé à Gand, au bord du canal, et j’ai retrouvé aussi, dans les eaux mortes du canal, tous les mirages, tous les reflets, toutes les féeriques mélancolies de sa jeunesse. Et, dans le jardin de la maison familiale, j’ai revu la ruche, d’où partirent les divines abeilles, qui allèrent butiner les belles fleurs de sagesse et de vie.

Verhaeren, j’ai entendu sa voix éloquente, son verbe emporté, dans le vent qui souffle sur les dures plaines de l’Escaut… et j’ai cueilli, aux vieilles portes des demeures flamandes, aux vieux bahuts flamands de ses villages, ses beaux vers sculptés d’une gouge si sûre, d’un ciseau si puissant et si passionné.

J’ai cherché, comme s’il était encore vivant, Franz Servais, dans la campagne abondante des environs de Hall et les tristes rues d’Ixelles. Je l’ai entendu rire joyeusement, et s’attarder à parler de la musique de Liszt, et de la part d’inspiration flamande qu’il y a dans celle de Beethoven, et, une fois encore, de cet admirable poème de Jeanne d’Arc, qu’il allait noter et qu’il a remporté.

Et j’ai surpris Rodenbach dans une vieille maison dentelée de Bruges, aux intimités silencieuses, assis, derrière ce transparent qui vaporise les figures, écoutant chanter les carillons, et pleurer l’âme des hommes, regardant glisser les cygnes sur les eaux bronzées du Lac d’Amour…

Ils sont de chez eux, parce qu’il faut toujours à la pensée un point d’appui, un tremplin sûr, pour, de là, s’élancer et se disperser à travers l’humanité. Ils sont de chez eux, et ils sont de chez nous, et ils sont de partout, comme ces êtres privilégiés qui ont su donner une vérité, une émotion, une forme éternelle de beauté, au monde qui s’en réjouit…


Et peut-être que ma mauvaise humeur – qu’ils me pardonneront pour l’amour de Mæterlinck, de Verhaeren, de Franz Servais et de Rodenbach – tient uniquement à ce fait puéril, que nous avons été forcés de gravir et dégringoler trop souvent, malgré nous, la rue Montagne-de-la-Cour, et de tourner, beaucoup plus longtemps que nous n’aurions voulu, dans les bois de la Cambre… Il n’en faut pas plus…

À peine, en effet, au bout de huit jours, avions-nous achevé de circuler dans Bruxelles, qu’au moment de partir, en plein boulevard Anspach, nos quatre pneus éclatèrent à la fois.

J’ai tout de même pensé, en dépit de mes remords, que ça avait dû être de rire.


ANVERS
[modifier]



Vers le port.



Un monsieur avait fait je ne sais quoi de contraire aux lois de la Principauté de Monaco ; car il n’y a pas seulement que des roulettes et des cocottes, dans la Principauté de Monaco, il y a aussi — la justice me pardonne ! — des lois. Peut-être, ce monsieur avait-il eu l’indiscrétion de gagner une trop grosse somme au Trente-et-quarante ; peut-être s’était-il permis de mettre en doute les vertus princières de l’océanographie ; peut-être avait-il attribué un caractère expiatoire aux appareils sismographiques, dont la générosité du Prince a doté chaque coin de rue, à Monte-Carlo. Toujours est-il, qu’un matin il vit entrer dans la chambre de son hôtel le commissaire de police, qui, solennellement, au nom de Son Altesse Sérénissime, lui signifia un arrêté d’expulsion. Après quoi, le commissaire, selon l’usage, ajouta :

— Vous avez vingt-quatre heures, pour gagner la frontière.

Le monsieur répliqua, en souriant :

— Oh !… cinq minutes me suffiront…

Il n’y a guère plus de distances en Belgique qu’en Monaco. Ce qui fait qu’ici on y est plus sensible, c’est l’état chaotique de la vicinalité.

Et j’invoque Léopold, avec quelle ferveur !

— Ô Léopold, supplié-je, souverain maître de la Commission, du Courtage et de la Banque, Prince du Négoce, Roi d’affaires et des affaires, incomparable Businessking, toi qui comprends si bien, pour ton propre compte, toutes les nécessités économiques de la vie moderne, Roi vert galant, qui, si bien aussi, sais semer l’or et les roses sur toutes les routes de Cythère, ne pourrais-tu distraire quelques-uns de tes scandaleux profits sur les sables d’Ostende et les nègres du Congo, en faveur de tes routes métropolitaines, qui vous rompent côtes et reins, aussi cruellement que les phrases artistiques de M. Edmond Picard vous meurtrissent le cerveau ?

Vaine prière.

Même il me semble qu’une voix ironique, une voix bien connue des cabinets particuliers de chez Paillard, me répond :

— Pourquoi veux-tu que je donne des routes à ces Belges dont je suis le Roi toujours absent ?… Fais comme moi… Les routes de France sont magnifiques…

Alors, nos quatre pneus, sur les injonctions énergiques de Brossette, ayant fini de rire, nous filons sur Anvers. Ai-je besoin de répéter que ce sont toujours les mêmes pavés, en vagues de pierre dure ?… Mais, au risque de casser nos ressorts et d’éventrer notre carter sur ces rudes obstacles, nous faisons, dans la joie de quitter Bruxelles, du cinquante-cinq de moyenne. Il nous faudra trois quarts d’heure pour atteindre Anvers… Et pourtant je m’irrite que le moteur ne tourne pas assez fort et que de la campagne flamande, qui, de sa fertilité plate, nourrit un peuple industrieux, les arbres, les maisons basses, les verdures noires, les petits villages coloriés et réguliers, ne passent pas assez rapidement, au gré de mon désir, impatient d’un port…

Près de Malines, ô joie ! des équipes d’ouvriers travaillent à enlever les pavés… Nous allons dorénavant, je suppose, rouler sur la soie élastique d’un macadam tout neuf… Et, voilà que, brusquement, une violente secousse nous a jetés les uns contre les autres. La voiture s’est enfoncée, jusqu’aux moyeux, dans un bourbier. Elle rage, gronde et fume, impuissante… Une conduite d’eau, crevée, a, en cet endroit, amolli, affaissé le sol, et transformé la route en un lac de boue gluante et profonde… Il nous faut l’aide, un peu humiliante, de deux chevaux, tirant à plein collier, pour arracher la voiture de cette fondrière…

Et les pavés reprennent leurs ondulations suppliciantes…

Ah ! ces routes !… ces routes !

Heureusement que la bonne C.-G.-V. est résistante à miracle, et si bien assemblée, que pas un boulon ne manque, après ce raid audacieux… pas un n’est desserré… Furieuse d’avoir dû demander du secours au cheval, on ne peut pas la maîtriser. Il y a des moments où elle ne tient plus au sol… Elle vole, vole dans l’air comme un ballon… Nous serons au port, dans quelques minutes… à moins que nous ne soyons, gisant sur la route, broyés et le ventre ouvert !…

Un port.


Spectacle merveilleux que celui d’un grand port et toujours nouveau ! Monde effarant où tout l’univers tient à l’aise entre les docks d’un bassin, où, dans un prodige de couleur, s’entre-choquent les réalités implacables de l’argent, du commerce, de la guerre, et les féeries les plus délicieuses ! Masses noires et roulantes qui portent dans leurs soutes l’imagination, le génie, la fécondité, l’ordure, les richesses, la mort de toute la terre !… Tumulte, sur les eaux clapotantes, des petits remorqueurs enragés et des lourds chalands, autour desquels les mouettes blanchissent et jaillissent, comme des flocons d’écume autour d’un récif ! Sur les quais, parmi les ballots, les tonnes de graisse et de saindoux, les laines et les peaux, aux odeurs de pourriture, grouillement des torses nus, ployant sous le faix, et des pauvres gueules contractées de fatigue et de révolte ! Travail des machines qui, sans cesse criant, soulèvent et promènent dans l’espace, au bout de leurs bras de fer, les charges pesantes, molles comme des nuées !… Silhouettes légères, aériennes, des voilures, des mâtures. — « Tes cheveux sont des mâtures… Ta robe glisse sur la pelouse du jardin, comme une petite voile rose, sur la mer… »

Et entre tout cela qui grince, qui halète, qui hurle et qui chante, l’entassement muet d’une ville, et la vaporisation, dans le ciel, de coupoles dorées, de flèches bleues, de tours, de cathédrales, d’on ne sait quoi… Au delà, encore, l’infini… avec tout ce qu’il réveille en nous de nostalgies endormies, tout ce qu’il déchaîne en nous de désirs nouveaux et passionnés !



Il n’y a pas de port dont je ne sois touché… Même, les tout petits m’enchantent qui sont perdus, comme des nids de courlis, au fond rocheux des criques, et d’où à peine une barque met à la voile… Mon cœur saute et bondit dans les grands… Les fleuves qui sont humains s’y unissent à la mer surnaturelle.

Les plus grandes villes me sont presque toujours de très petits mondes fermés… Un moment vient bien vite où je m’y sens en prison… et m’y cogne aux murs… J’étouffe dans la montagne ; son atmosphère m’est irrespirable, ses nuages, qui dérobent toujours la vue des cimes et le ciel, m’écrasent comme de lourdes, comme d’épaisses plaques de plomb. La forêt m’étreint le cœur, m’angoisse, me serre la gorge jusqu’au sanglot… Je ne puis supporter cette sorte de terreur religieuse qu’elle accumule sous ses voûtes et qui emplit ses ténèbres, où, parfois, des bêtes nocturnes hurlent à la mort…

Mais il n’est pas de quai, de jetée, de môle, d’embarcadère, il n’est pas, comme ils disent ici, de piers, au long desquels des bateaux se balancent, où je ne me sente vraiment au bord de l’univers, et joyeux, et libre, et léger… Les coups de sifflet qui font vibrer les vitrages des gares, même gigantesques, ne sont que des avertissements sans éclat ; ils ne parlent pas assez à mon imagination… L’appel des sirènes a une autre signification, une autre éloquence, une portée plus haute. Quand il s’amplifie dans les ports, il a la sonorité, la profondeur, l’émotion poignante des nouvelles qui arrivent du bout du monde, et, chaque fois que j’en ai entendu durer les accents, j’ai entendu leur répondre, du plus lointain de moi, mon avidité insatiable des mers inconnues, des paysages de feu et de glace, des flores, des faunes, des humanités que je voudrais connaître et que je ne connaîtrai, sans doute, jamais.

Le chant des sirènes enfièvre, jusqu’au délire, ma curiosité du monde entier…



Bateaux.


Mais l’aspect seul des bateaux me donne une satisfaction complète et plus douce.

Je les aime tous.

C’est la plus hardie des machines humaines, celle qui a naturellement le plus d’élégance. Je pense souvent, avec tendresse, à l’âme intrépide et charmante de celui — dont l’histoire n’a pas retenu le nom –— qui, un jour, assis au bord d’un étang et voyant voguer sur l’eau une adorable petite sarcelle à tête rouge, inventa la barque.

Ah ! il eut raison de l’inventer, la barque, ce gentil inconnu, car je crois bien que c’est moi qui l’eusse inventée, tant je l’aime… Et qu’on ne se récrie pas !… J’ai bien, étant enfant, sans connaître un mot de physique et de géologie, sans rien savoir du fameux principe des vases communicants, inventé les fontaines jaillissantes. Et comme, tout heureux, avec la foi candide de l’ignorance, je tâchais d’expliquer, sommairement, cette découverte à mon professeur :

— Mais c’est le puits artésien !… s’écria celui-ci, avec une expression de pitié méprisante que je n’oublierai jamais… Petit imbécile, va !… Et Moïse, qui faisait jaillir les eaux, dans le désert, du bout de sa baguette ? Qu’en fais-tu, de Moïse ?… Et la poudre, l’as-tu aussi inventée, la poudre ?… Tu me copieras mille fois cette phrase : « J’ai inventé les puits artésiens. »

C’est à ce pensum, sans doute, que je dois de ne pas avoir, plus tard, inventé la poudre… J’eus trop de honte.



Le goût que j’ai pour l’auto, sœur moins gentille et plus savante de la barque, pour le patin, pour la balançoire, pour les ballons, pour la fièvre aussi quelquefois, pour tout ce qui m’élève et m’emporte, très vite, ailleurs, plus loin, plus haut, toujours plus haut et toujours plus loin, au delà de moi-même, tous ces goûts-là sont étroitement parents… Ils ont leur commune origine dans cet instinct, refréné par notre civilisation, qui nous pousse à participer aux rythmes de toute la vie, de la vie libre, ardente, et vague, vague, hélas ! comme nos désirs et nos destinées…



La locomotive qui me fut chère, jadis, je ne l’aime plus. Elle est sans fantaisie, sans grâce, sans personnalité, trop asservie aux rails, trop esclave des stupides horaires et des règlements tyranniques. Elle est administrative, bureaucratique ; elle a l’âme pauvre, massive, sans joies, sans rêves, d’un fonctionnaire qui, toute la journée, fait les mêmes écritures sur le même papier et insère des fiches, toujours pareilles, dans les cases d’un casier qui ne change jamais. Sur ses voies clôturées, entre ses talus d’herbe triste, elle me fait aussi l’ effet d’un prisonnier, à qui il n’est permis de se promener que dans le chemin de ronde de la prison.

Trop gauche pour plier ses grossiers assemblages, ses articulations raidies, à la jolie courbe des virages, trop lourde, trop vite essoufflée pour escalader les pentes, elle s’enfonce, pour un rien, dans les tunnels, comme un rat peureux dans les ténèbres de son terrier.

Elle n’est pas si vieille pourtant, et ce n’est déjà plus rien. De même que tant de formes régressives, qui ne correspondent plus aux besoins de l’homme nouveau, elle doit fatalement disparaître… Mais dans combien de siècles ?

Soyons justes envers elle. Elle eut son heure de gloire, et, quand on va de Zurich à Innsbrück, traîné par elle, à travers les hardis défilés de l’Arlberg, sa gloire dure encore. Il est vrai que la plus grande part en revient aux ingénieurs audacieux qui surent tailler, pour elle, dans la roche, au flanc des gorges, des chemins là où jadis n’osaient pas s’aventurer les chamois et les pâtres…



L’homme ne s’est vraiment surpassé que quand il a construit des machines qu’il a pu douer de la vertu de se mouvoir librement, à l’heure de son besoin, à la minute même de son caprice.

Telle, l’auto.

Les ballons que je connais mal, presque aussi mal que M. Santos-Dumont, mais beaucoup mieux que M. Lebaudy, font encore trop songer aux bêtes disproportionnées, où la nature bégayait ses essais d’expression. Ces monstres d’avant l’histoire, dont nous avons encore une survivance, de plus en plus déchue, parmi ces curieux animaux qu’on appelle les nationalistes (voir Millevoye, Déroulède), devaient faire de grands bonds inutiles, et leur stupidité seule les empêchait de s’étonner de leur maladresse énorme.

L’auto, elle, commence à prendre toute la beauté souple des êtres construits raisonnablement, raisonnablement équilibrés, et dont les organes répondent aux nécessités des fonctions.



Ici, pourtant, indignons-nous un peu.

Il y a d’irritants imbéciles, assez dépourvus d’imagination et de goût, pour jucher sur un châssis de voiturette je ne sais quelle singerie de chaises à porteurs ; d’autres, non moins irritants et non moins imbéciles, que hantent orgueilleusement des réminiscences de carrosses vitrés, conservés dans les armerias royales, et que l’on vit encore, il y a quelques années, servir aux carnavaleries des hippodromes… Il y a des autos, grossièrement accroupies comme des Bouddhas, boursouflant de hideuses bedaines sur des membres grêles d’insectes… Il y a eu, il reste des radiateurs mal attachés que l’auto semble perdre, en route, comme un pauvre cheval de corrida, ses intestins… Il y a des capots parcimonieux, qui n’enferment pas tout le moteur et font croire à de l’inachèvement. Il y en a, il y en a même beaucoup, qui ressemblent à des garde-manger ambulants, d’autres à des cercueils déjà rongés des vers, d’autres encore à de menus monuments funéraires, prématurément édifiés pour y recevoir les membres mutilés de leurs infortunés conducteurs… et encore d’autres, dont l’ambition peu éclatante, se borne à simuler, en vue d’on ne sait quelle analogie, un modeste tuyau de poêle couché… Il y en a dont l’emphase, tout italienne, et nous l’avons vu, toute bruxelloise, est comique à développer l’envergure d’une cloche à gaz autour de chambres vides où ne détonne pas seulement la puissance de huit chevaux de fiacre. Il y a aussi des voitures qui, au repos, paraissent logiques, stables, depuis l’avant courbé à souhait, jusqu’à l’arrière arrondi en poupe de chaland, et qui, quand la machine les emporte, sursautent, tressautent, se désunissent et ferraillent lugubrement, de ce fait seul que leur maître, mal à propos ambitieux, n’a pas compris l’irréparable faute d’équilibre et de goût qu’est un porte-à-faux. C’est le même, entrepreneur enrichi, commissionnaire heureux, qui croit étaler un faste seigneurial, en installant au volant de son auto un mécanicien rasé, botté, sanglé, affublé dérisoirement d’un haut de forme, d’une livrée de cocher resplendissante et obscène…

Quant à la voiture électrique, elle n’est qu’un leurre, ne sachant pas encore où loger sa force…

Et je n’ai pas un lit où reposer ma tête…



Mais, enfin, il faut bien le dire, une forme s’établit, surtout en France, qui a ce qu’il convient pour nous satisfaire.

Si je suis sensible, par exemple, à la belle ligne, à la belle courbe, si pleine, si modelée, si parfaitement harmonieuse du capot de la Charron, c’est qu’il enferme toute la machine et lui applique son épiderme exact. Je ne le suis pas moins à l’agencement du moteur, à l’enroulement étudié des volutes de cuivre, au quadruple embranchement de l’admission si pratiquement mécanique et si joliment ornemental, à tout le dispositif assemblant les métaux les plus propres à leur objet, à la distribution anatomique des pièces qui, non seulement, fait vivre le moteur et captive sa fougue, mais encore lui donne une beauté véritable.

Oui, une beauté, cher monsieur Mauclair de la Lune…

S’il y a une beauté des êtres et des objets qui soit n’importe quoi d’autre que le fait de répondre pleinement, exclusivement, à leur destin ou à leur emploi… alors, monsieur Mauclair, je suis comme vous, je ne sais pas ce que c’est que la beauté.

L’esthétique des objets d’art est infiniment plus mystérieuse et, par conséquent, infiniment plus confuse… Mais c’est le propre de toute magie qu’il lui faille un grimoire.



Entre les machines que la sensibilité, que l’imagination de l’homme a créées pour s’affranchir de ses mille servitudes et se rapprocher de l’élément, c’est donc la barque et l’auto que je préfère.

Emporté par l’une ou par l’autre, je goûte la même volupté cosmique ; la même ivresse m’exalte… À leur bord, je suis au bord de l’espace. Chaque tour de roue, comme chaque coup de l’hélice, ou le simple effort de la voile, sous la poussée du vent, multiplie à l’infini les circonférences d’air ou d’eau, concentriques à mon regard, avec sa portée pour rayon, et leur addition vertigineuse fait ma notion de l’espace mouvant… Alors, peu à peu, j’ai conscience que je suis moi-même un peu de cet espace, un peu de ce vertige… Orgueilleusement, joyeusement, je sens que je suis une parcelle animée de cette eau, de cet air, une particule de cette force motrice qui fait battre tous les organes, tendre et détendre tous les ressorts, tourner tous les rouages de cette inconcevable usine : l’univers… Oui, je sens que je suis, pour tout dire d’un mot formidable : un atome… un atome en travail de vie…



Il m’enchante que les formes de l’auto et de la barque s’apparentent ; que le vent coupe, en marche, les mots toujours si inutiles, comme la mer impose le silence ; que marin et chauffeur n’aient pas en commun que le goût de se taire, qu’il leur faille encore, à l’un, au volant de sa machine, comme à l’autre, à la barre de son navire, le même esprit de décision rapide devant l’obstacle soudain qui se dresse, la même froide tranquillité devant la mort. Et il me plaît que, dans leurs yeux, l’observation continue des espaces approfondisse la même qualité de couleur, aiguise la même sûreté de vision…

Et la sirène dans la campagne, la sirène dans la montagne, presque aussi émouvante que sur la mer et dans les ports, la sirène dont l’avertissement prolongé apprend aux bêtes peureuses, aux villages en émoi, aux voitures somnolentes, aux humanités hostiles, que les routes sont faites pour que tout y passe, même la tempête, même le progrès, qui est une tempête, puisqu’il est une révolution !


La ville.


Après avoir longtemps longé les méandres de la Senne — la route et l’eau se fuyaient, se rattrapaient, comme des enfants se poursuivent en jouant — après avoir traversé quelques petites villes indifférentes, des villages presque morts, une campagne triste et noire, toute grondante de vent, après avoir brûlé Malines et ses fondrières de boue, franchi les forts qui défendent Anvers, ralenti dans les faubourgs, nous ne nous sommes arrêtés qu’au milieu de la ville, place de Meir, pour déjeuner.

Si l’on devait juger de la beauté d’une ville, par l’excellence de ses restaurants, Anvers serait bien en dessous de Bruxelles. À Anvers qui, pourtant, est extrêmement riche, où la vie bourgeoise est, dit-on, intense et fastueuse, où, tous les jours, arrivent quantité de voyageurs, pour de là se disperser aux quatre coins du globe, les restaurants sont quelconques, les hôtels aussi. Pas de confortable, pas de luxe ; le nécessaire à peine. Des repas vite préparés, vite avalés, et l’on s’en va. On dirait à voir leur agitation que les Anversois n’ont pas le temps de manger. Agitation moins badaude, moins musarde, moins bavarde, moins littéraire, plus expressive qu’à Bruxelles.

La place de Meir est noire de monde en mouvement. Foules pressées qui ne s’attardent pas aux boutiques, aux menus incidents de la rue, qui se croisent, se mêlent, disparaissent, et se reforment sans cesse… Elles vont au travail, aux affaires… Cela rappelle, avec moins de fébrilité trépidante, l’activité de Londres, dans les rues de la Cité, ou, mieux, celle plus calme, plus pesante de Berlin, dans la Friedrichstrasse. Peu de caractère dans les types, au premier abord. En vain, je cherche, parmi les femmes, les beautés grasses, les beautés blondes, la luxuriance, l’épanouissement lyrique des chairs de Rubens… Mais cela ne se voit pas tout de suite, cela se voit surtout au village, à la campagne, au seuil des portes, et j’ai remarqué, à quelques exceptions près, que les villes, surtout les villes de travail et de richesses, qui, comme Anvers, sont des déversoirs de toutes les humanités, ont vite fait d’unifier, en un seul type, le caractère des visages… Il semble maintenant que, dans les grandes agglomérations, tous les riches se ressemblent, et aussi tous les pauvres.

Il ne faut pas grand’chose pour que la badauderie reprenne le dessus, en cette foule qui paraît si affairée. Il suffit d’une automobile, arrêtée devant un restaurant. Dois-je croire qu’il y ait ou qu’il passe, à Anvers, si peu d’automobiles, que la nôtre y soit un spectacle à ce point nouveau, ou si rare ? Ce serait surprenant. Elle fait sensation, il n’y a pas à dire ; elle fait même scandale. On la regarde, avec une sorte de curiosité troublée, comme une bête inconnue, dont on ne sait si elle est douce ou méchante, si elle mord ou se laisse caresser. Des gamins, d’abord, comme partout, puis des femmes, s’approchent, s’interrogent d’un regard à la fois inquiet et réjoui. Cela forme déjà un groupe nombreux qui se tient encore à distance de la machine, respectueusement… Chacun se dit :

— Si, tout d’un coup, elle allait rugir, partir, se ruer sur nous !…

Puis, au bout de quelques minutes, c’est une véritable foule qui, d’instant en instant, grossit, grossit. On s’enhardit jusqu’à la toucher, jusqu’à vouloir faire jouer la manette des vitesses, celle du frein, la pédale d’embrayage, jusqu’à soulever les ouvertures du capot. Bientôt, on ne distingue plus les têtes confondues, on ne voit que des ondulations, des remous, une surface mouvante, houleuse, d’où s’élèvent des murmures…

Brossette a fort à faire. Je crains qu’il ne laisse échapper quelque parole trop vive, quelque geste inopportun. Et alors que va-t-il arriver ? On ne sait jamais avec les foules, plus impressionnables, plus nerveuses, plus folles que les femmes. Lui-même, autant que sa machine, est l’objet de la curiosité générale. Comme le vent était froid, ce matin, il a endossé sa peau de loup. Et cette peau de loup, sur le dos d’un homme, étonne prodigieusement. Les uns rient et se moquent, les autres se scandalisent, d’autres encore ont presque peur. On n’a jamais vu une créature humaine habillée comme une bête… Tous, ils veulent tâter la peau, pour voir si elle est vivante, passer leurs mains sur les poils, pour voir si vraiment ces poils sont bien les poils de cet homme étrange et fabuleux… Un loustic, au milieu des rires, demande à Brossette s’il mange des vaches et des moutons vivants, et pourquoi il ne marche pas à quatre pattes, comme un chien, au lieu de faire le beau, sur deux, comme un homme… Ah ! enfin ! l’esprit parisien, je le retrouve donc sur ces bords de l’Escaut, qui furent nôtres… Je le retrouve en toute sa pureté traditionnelle de misonéïsme et de blague… Et je le retrouverai bien mieux encore, ce soir, au théâtre, dans une revue satirique : Tout Anvers à l’envers, qui semble, obscénités en moins, avoir été composée, écrite, mise en scène par un monsieur de Gorsse du cru… Et c’est probablement tout ce qu’Anvers a gardé de nous, de notre influence si courte, de notre domination si éphémère, bien que Lazare Carnot, qui le gouverna, n’eût point la réputation d’un esprit très parisien, ni d’un vaudevilliste des boulevards extérieurs.

Je ne sais comment tout cela va finir, comment nous allons pouvoir remonter en voiture, au milieu de cette foule qui semble toujours grossir, grossir, et qui devient plus nerveuse. Je m’en inquiète auprès du patron du restaurant… Il est souriant, empressé, fier de nous recevoir dans son établissement. Il me dit :

— Rien… rien… ne craignez rien… Ils s’amusent… Ils n’en voient pas souvent… ou alors de toutes petites machines de rien du tout… vous comprenez ?… Braves gens… braves gens…

Et, se grattant la tête, il ajoute avec une grimace :

— Tout de même… votre mécanicien ferait bien de retirer ça… oui… enfin… sa peau, là !… Ah ! sa peau !… C’est cette peau, voyez-vous… c’est cette peau…

Il sort, agite sa serviette, dit quelques paroles à la foule, puis, à un moment donné, comme il se trouve tout près de Brossette, il ne peut s’empêcher, lui aussi, avec combien de précautions cérémonieuses et comiques, de toucher cette peau, de palper cette peau… Ah ! cette peau !

Cette curiosité, parfois gênante, ne va plus nous quitter désormais… Elle nous suivra, dans toute la Hollande, sauf à Amsterdam, à La Haye, et elle atteindra son paroxysme à Volendam où, pourtant, les hommes, des colosses à la face de brique, au regard doux, sont coiffés de hauts bonnets de fourrures, comme des Tcherkesses…



Je n’aime plus les vieilles villes, ni les vieux quartiers puants des vieilles villes, ni les vieilles ruelles obscures qui dégringolent les unes dans les autres, ni les vieux pignons gothiques où s’exerce l’érudition hebdomadaire des sociétés d’art départemental qui, le dimanche, s’en vont grattant et regrattant les portes jadis sculptées, les chambranles et les poutres aux historiages disparus… Je n’aime plus les vieux porches s’ouvrant sur des cours en ruine qui ne virent jamais le soleil et, des fleurs, ne connurent que la mousse et le lichen… Et je n’aime plus les vieux ponts sous lesquels dorment des eaux noires et putrides. Si le pittoresque m’en plaît tout d’abord ; si je suis tout d’abord séduit par le dessin souple et compliqué de ces arabesques, par cette patine, faite de crasses accumulées, que le temps polit et modela ; si ce faux « sentiment artiste » que je dois à une éducation régressive, me retient quelques minutes devant ce spectacle de la détresse, de la déchéance et de la mort, un autre sentiment – un sentiment de révolte et de dignité humaine – m’en éloigne bien vite avec horreur. Car j’y vois le triomphe de l’ordure, de la maladie, de la paresse, où croupit toute la poésie du passé, où s’étiolent misérablement les réalités du présent…

Est-ce curieux, est-ce décourageant, cette persistance de la poésie à n’aimer que ce qui est morbide, ce qui est vieux, ce qui est mort, et à condamner, au nom d’une beauté imbécile et stérile, le jeune et magnifique effort que font les hommes d’aujourd’hui, pour soumettre à une domination créatrice l’élément indompté et toutes les farouches forces que la nature n’employait qu’à la destruction ?

Quand vous franchissez les gorges de la Romanche, et que vous apercevez, tapie sur le bord du torrent, au fond d’un abîme de roches, cette toute petite usine qui a capté la chute d’eau, qui l’a transformée en énergie motrice, en lumière, en source infinie de travail qu’elle distribue par des réseaux de fils de cuivre, à travers tout un vaste pays, est-ce que vous n’éprouvez pas une émotion autrement poignante, est-ce que vous ne sentez pas une poésie autrement grandiose, que devant quelques pierres effritées ?

Mais non, la poésie nous tient et nous tiendra encore longtemps, car elle fait partie des éléments qui constituent notre race latine et catholique. Et voyez. Dès qu’il s’agit de jeter bas un pâté de vieilles maisons pourries, de mettre la pioche dans des ruelles emplies de l’ordure des siècles, pour y faire pénétrer l’air, la lumière, la santé, alors ce ne sont que protestations, cris, fureurs. Des sociétés de protection artistique, historique, se forment, des commissions bourdonnent et travaillent, les journaux se livrent aux propagandes les plus folles, s’excitent l’un l’autre, le radical, le socialiste, le royaliste, à préserver, contre ce qu’ils appellent un acte de vandalisme, ce qu’ils appellent aussi les trésors de notre patrimoine national. Finalement, l’administration recule devant le danger électoral qu’il y a toujours, en France, à tenter d’accomplir une œuvre d’assainissement. Pour honorer la poésie, l’art et l’histoire, elle conservera ces redoutables foyers d’infection. Elle fera mieux : elle nommera, pour les conserver, un conservateur.

Ah ! je me demande souvent, malgré toute mon admiration pour la splendeur de son verbe, si Victor Hugo ne fut point un grand Crime social ? N’est-il pas, à lui seul, toute la poésie ? N’a-t-il pas gravé tous nos préjugés, toutes nos routines, toutes nos superstitions, toutes nos erreurs, toutes nos sottises, dans le marbre indestructible de ses vers ?


Je ne vous mènerai donc point dans le vieil Anvers, pas même au Musée Plantin, où nous laisserons ces ribambelles d’Anglais parcourir interminablement les interminables galeries, en écoutant le gardien raconter la vie et les travaux de cet imprimeur fameux, comme ils écoutèrent le guide qui leur fit compter, sur les doigts, les échos non moins fameux des grottes de Han, et aux champs de bataille de Waterloo, l’historien médaillé qui leur enseigna l’histoire de Napoléon, enfin vaincu par les Belges. Brûlons aussi la cathédrale où je m’irrite que Rubens s’ennuie, sur ces murs sombres et froids, derrière ces rideaux tirés de lustrine verte, autant qu’au Jardin Zoologique, ces pauvres condors, qui, pour faire plaisir à Leconte de Lisle, et pour authentifier ses vers, dorment, non plus dans l’air glacé des Andes, mais dans leurs cages,

… les ailes toutes grandes.


Et nous irons, si vous voulez, au Musée, une autre fois, le jour prochain peut-être, où je me sentirai disposé à vous confier mes rêveries sur Rubens, sur ce Rubens abondant, éclatant, magnifique, dont M. Ingres – ô ma chère Hélène Fourment ! – écrivait qu’il n’était que le « boucher ivre », le charcutier tout barbouillé de graisse et de sang, de la peinture.

Traversons rapidement, sans trop nous y arrêter, la ville neuve, ses larges voies vivantes et remuantes, ses jardins que la Hollande, toute proche, embellit de ses plus belles tulipes, de ses plus beaux narcisses ; filons sur les boulevards, vite, vite, car rien ne m’y retient. Il me tarde d’être au port d’où m’arrivent déjà, à pleines bouffées, les bonnes, les fortes, les délicieuses, les enivrantes odeurs de salure et de coaltar.

Anvers est une grande ville. Ce serait même la seule véritable grande ville belge, si ce n’était, en réalité, une ville allemande. Allemands, tous les gros armateurs, les gros banquiers, les gros marchands, les ingénieurs ; allemandes, les maisons de courtage, les maisons d’arbitrage, les compagnies d’assurances maritimes, de navigation, d’émigration ; allemand, tout ce qui entreprend quelque chose et travaille à s’enrichir, tout ce qui dresse un plan, lave une épure, combine des chiffres, brasse les affaires et l’argent.

Du moins, l’affirment avec ostentation, avec éclat, les enseignes dorées qui resplendissent aux façades des maisons, et les maisons elles-mêmes, les gares, certains monuments publics qui affichent cet orgueilleux monumentalisme que l’Allemagne a pris à l’Amérique, et dont l’Amérique, peu à peu, dote toutes les capitales modernes, sauf Paris qui, artiste, élégant, arbitre du goût, s’obstine à multiplier, en nos rues, l’aspect alourdi, parodique, d’un dix-huitième siècle de pacotille et de caricature.

C’est à Anvers, dans un immeuble d’affaires, que j’ai vu, pour la première fois, en Belgique, ces ascenseurs allemands, sorte de trottoirs roulants, perpendiculaires, que l’on prend en marche, que l’on quitte en marche, et qui, sans s’arrêter jamais, mènent jusqu’au toit et redéposent à la rue, dans un vertige, ces gens agités qui accourent de la Bourse ou qui s’y ruent.

Le Roi a obtenu des millions pour fortifier Anvers. Ces fortifications ont de la prestance. Les Belges en sont très fiers. Ils prétendent que la ville est imprenable. Le malheur est qu’elle est déjà prise. Je veux croire que les uhlans auraient plus de peine à y pénétrer que dans Nancy. Mais pourquoi feraient-ils cette folie inutile d’y pénétrer par la force ? Leurs familles y pullulent, y dominent, solidement installées en des places où la garde civique ne les délogera pas facilement.

Mais voici des rues noires, des chaussées que l’on dirait faites avec de la poussière de charbon ; des maisons crasseuses, saurées, une foule de petits cabarets louches, de petites auberges borgnes, de petites boutiques, d’étranges petits comptoirs, tassés les uns contre les autres… tout un mouvement trépidant de tramways qui cornent, de locomotives qui sifflent, de lourds camions… Et des figures boucanées, des figures exilées, des figures d’autre part, de nulle part et de partout… des entassements de sacs, des piles de caisses, des barriques roulantes… et des douaniers, affairés, méfiants, martiaux, qui, contre de pauvres choses mortes, lancent leurs sondes, comme des baïonnettes, en vertu de ce principe que le commerce, c’est la guerre…

Et tout cela sent la suie, le poisson salé, l’alcool, la bière, l’huile grasse, le bois neuf, le vieux cuir et l’orange…

Et voici les docks, par-dessus lesquels des vergues et des mâts se balancent, le long desquels de grosses cheminées développent, sur le ciel, la noire chevauchée de leurs fumées… et, de place en place, par un échappement de lumière, entre de lourds madriers, entre de grosses silhouettes sombres, voici clapoter, moutonner, les eaux jaunissantes de l’Escaut.

C’est le port.


Sur les Quais.


Moins joyeux et divers, moins bigarré que Marseille, le port d’Anvers est presque aussi imposant — pas aussi féerique et sinistre — que le monstre Hambourg. Mais il n’est qu’un Hambourg.

Nul port n’a sa couleur extraordinaire, sa variété, son étendue, son machinisme, ni ses puissantes avenues d’eau que bordent, jusqu’à l’infini, comme d’immenses arbres d’hiver, les navires. Aucun n’a ses venelles tortueuses, par où il se divise, se répand, en canaux innombrables dans la ville, et longeant des parcs, des pelouses, des palais, des talus fleuris, va rejoindre la belle nappe tranquille de l’Alster. Aucun n’a ses recoins mouvants où l’Elbe, si difficile à discipliner, s’infiltre, s’étrangle et rugit de ne pouvoir conquérir toute la terre. Nulle part, ces colossales silhouettes imprévues, ces îles flottantes, ces jardins magiques suspendus dans la brume, ces énormes et interminables villes que sont les docks, et cette impressionnante falaise rouge que font tout à coup surgir, dans le brouillard, les hautes maisons de brique d’Altona. Nulle part, ces nuits fantastiques qu’éclaire toute une prodigieuse constellation d’astres signaux, de phares, de projecteurs, de feux électriques, multicolores, de hublots embrasés… J’y ai, sur un petit yacht très rapide de la Hamburg-America, voyagé tout un jour et tout un soir, et je n’en ai vu qu’une partie infime. Nul grand port anglais ne m’a donné, autant que Hambourg, la sensation écrasante, presque douloureuse, du formidable…

L’horloge monumentale de Saint-Pierre, à Beauvais, est si compliquée qu’elle renferme quatre-vingt-dix mille pièces mécaniques, et ces quatre-vingt-dix mille pièces sont mises en mouvement par un simple petit poids de cuivre, qui pèse cinquante grammes… Ici, c’est un tout petit homme, un tout petit et très vieux homme, presque aussi petit, presque aussi vieux et guère plus lourd que le poids de l’horloge de Beauvais, M. Ballin, dont le génie est l’âme motrice de ce gigantesque instrument de diffusion commerciale. À lui tout seul, M. Ballin a plus fait pour la grandeur, pour la richesse allemandes, que les canons de de Moltke, les mensonges de Bismarck, l’universelle agitation de Guillaume II.

Après Hambourg, Anvers a de quoi aussi nous satisfaire et nous divertir.

On y débarque à quai des denrées du monde entier. Le double réseau du chemin de fer et du fleuve canalisé y fait rythmiquement, comme aux battements d’un organe d’échanges, l’échange des ballots de laine, des métaux, de l’ivoire, contre les vêtements, les jouets et les machines ; des fruits, des plantes exotiques, des épices, des pétroles, des tonnes de caoutchouc, des bois précieux, contre les calicots coloriés, les parfumeries et les verroteries chères aux nègres… Des vaisseaux frais, pimpants, partent gaiement, comme en sifflant d’aise, et des coques boursouflées, exténuées, rongées par les fucus et les pousse-pied, rentrent en geignant, qui vont aller s’étendre, dans les bassins, pour se refaire… De même les marins… Ils sont partis, eux aussi, la tête pleine de l’espoir de l’inconnu et des aventures… Ils sont allés vers le prodige… Beaucoup sont restés… On en voit qui reviennent qu’on ne reconnaît plus, qui ne reconnaissent plus rien et personne… qui ne se reconnaissent pas eux-mêmes… Ils sont étrangers.



Les ports sont l’image la plus parfaite, la plus exacte du rêve de l’homme. Ils le contiennent, et ils l’emportent, tout entier, vers toutes les chimères… Rêve de bonheur, espoir de fortune, oubli des déchéances, illusion de l’aventure, rajeunissement des énergies malchanceuses… Le départ fait joyeuses les pires détresses… car, pour les malades, le remède n’est jamais là où ils souffrent… il est là-bas… C’est qu’on a l’espace devant soi et pour soi… et, qu’ayant l’espace, on a le temps aussi, et qu’au bout de l’espace et du temps cela ne peut être que le bonheur… Le voyage est un engourdissement, un sommeil que peuplent les songes heureux… Mais un rien vous réveille et fait s’envoler les songes… Il suffit de la première forme rencontrée en ce vague énorme qui vous berce ; il suffit de la première ville où l’on atterrit, du premier visage humain où se confrontent à nouveau nos égoïsmes implacables… Et quand on arrive, c’est la réalité qui vous reprend, partout… partout… partout !…



Les membres que, de tous côtés, en grinçant, les grues agitent, multiplient l’effort des bras humains. Les manœuvres, les dockers aux poitrines velues, aux dos écrasés, aux yeux hagards, à la face de bêtes fourbues, qui paraissent condamnés à quelque vain supplice de l’antiquité, déchargent les cales, qu’ils vont remplir, pour les décharger et les remplir, sans relâche. C’est à croire que les bateaux ne font le tour du monde que pour occuper interminablement leur effort de farouches Danaïdes.


Tapirs.


Il y a mieux qu’une odeur de mer sur ces quais… On y respire les Îles et tout un fiévreux parfum d’Afrique. On voit passer des nègres qui grelottent, des oiseaux qui secouent, parmi des cris rauques, une infinité de couleurs, des troupes de singes, curieux, bavards, où nous aimons toujours à mirer nos grimaces, des animaux de toute sorte.

J’ai assisté au débarquement de vingt tapirs. Admirables bêtes et bien modernes, quoique l’on sente qu’elles se sont arrêtées dans leur évolution, dont l’idéal terminus est peut-être le porc et peut-être l’éléphant. Ils ne paraissaient étonnés ni de la foule, ni de la ville… Ils ne paraissaient étonnés de rien. Ils considéraient tout avec une tranquillité pesante, une assurance impassible et dure. On eût dit de vingt directeurs de banque — tout un conseil d’administration — revenant d’un voyage d’études, d’une exploration économique, et qui rentraient dans leurs bureaux, plus lourds d’affaires nouvelles.


Minstrels.


Entourés de badauds, ouvriers, commis, petits marmitons de bord, deux nègres… deux pauvres nègres, en habit noir, chapeau de haute forme, comiquement cabossé, foulard rouge autour du cou. L’un dansait, l’autre chantait.

Il chantait :

Dans mon pays, il y a des forêts,
Dans les forêts, il y a des arbres,
Dans les arbres, il y a des branches,
Dans les branches, il y a des oiseaux,
Et dans les oiseaux il y a une musique,

Une espèce de petite flûte qui fait : « Pipi… pipi… pipi… ».



L’Évangéliste.


On m’a montré, assis sur une pile de bagages, devant un steamer en partance, un compatriote. C’est un missionnaire. Barbu, botté, sanglé de cuir, coiffé d’un trop hâtif casque colonial, la soutane graisseuse et retroussée comme une capote de soldat, il s’initie au mécanisme d’un revolver Browning, dont l’étui est fixé à sa ceinture, près d’un chapelet à gros grains. Sa figure bronzée est énergique, ses yeux rieurs sont très doux. Quand il rit, il ouvre une bouche de scorbutique, toute noire et sans dents. Un brave homme, sûrement, et qui a plutôt l’air d’un bandit que d’un apôtre… Cela me rassure. Je l’aborde. Nous causons… Il part pour les îles Fidji… il emporte avec lui toute une cargaison de gramophones.

— Vous n’imaginez pas, me dit-il, comme ces bougres de nègres-là sont bornés, têtus !… C’est curieux…, je ne peux pas arriver à les évangéliser… J’ai essayé de tout… Rien… rien n’y fait… Des murs… Le bon Dieu, la Vierge, saint Joseph, les joies du Paradis ?… Ah ! bien oui… Ce qu’ils s’en foutent…, vous n’avez pas idée… J’en ai vu des nègres, dans ma vie… j’en ai vu, mais de ce numéro-là… jamais… Croiriez-vous que l’alcool, ou rien… c’est kif-kif ?… Et pourtant, Dieu sait si c’est une excellente méthode de conversion !… Ah ! parbleu, ils se saoûlent comme des cochons… Et puis, un point, c’est tout… Mécréants après comme avant… Ça, vous savez, c’est inouï… c’est même unique… Alors, ce coup-ci… je vais essayer le gramophone… Ma foi, oui !… Qu’est-ce que je risque ? Il paraît, du reste, que le gramophone opère de vrais miracles… J’ai, en Afrique, un ami, à qui ça réussit merveilleusement… Et pas d’ennuis, pas de fatigues… pas de catéchisation… Il rassemble ses nègres autour de l’instrument, et au bout de la troisième plaque… pan… ils sont chrétiens… La grâce, ça leur vient en écoutant chanter le gramophone… Ah ! ah ! ah !… Ça ne m’étonne qu’à moitié… J’ai toujours remarqué que les nègres raffolent de musique et de chansons. Enfin, je vais bien voir si, avec les marches militaires de la garde républicaine, les valses de Strauss, les chansonnettes d’Yvette Guilbert, et le bel canto de M. Caruso, je serai plus heureux qu’avec le bon Dieu, la promesse du Paradis, et les petits verres de rhum. En tout cas…

Il se met à rire d’un rire franc, sonore :

— En tout cas, reprend-il, je ne serai pas reparti là-bas, pour rien… Et je vous donne ma parole d’honneur que, si je n’arrive pas à les convertir… et même, si j’y arrive… dites donc !… ah ! ah !… ils me les paieront ces gramophones, et un prix… ah ! ah !… un vrai prix… Qu’est-ce que je risque ? J’en emporte mille que je dois à la générosité d’une vieille douairière très pieuse… Ah ! la brave femme, la sainte femme !…

Il insère son revolver dans l’étui, et faisant tournoyer son chapelet où des croix, des cœurs de Jésus, des médailles bénites s’entrechoquent :

— C’est heureux, conclut-il, que, de temps en temps nous rencontrions des âmes généreuses, des âmes comme ça… parce que la religion, voyez-vous… dans ce temps-ci… ça devient un sale métier… ah ! sacristi… un bien sale métier ! Enfin, voilà…



Émigrants.


Des ouvriers de Hongrie, de Roumanie, des paysans serbes, des prolétaires bulgares, dont le goût s’apparente à celui des nègres, des troupes de chanteurs russes s’embarquent pour l’Amérique… Leur lassitude, déjà, fait de la peine… Des femmes éclatantes et vermineuses, en loques rouges, avec de pauvres bijoux de cuivre, traînent, comme des baluchons, des enfants qui pleurent de fatigue, de faim, d’étonnement. On se demande ce que tout cela va devenir, et s’ils arriveront jamais au bout de l’exil… On les fait descendre brutalement, on les empile, comme des marchandises qu’ils sont, au fond des cales, et, durant des jours et des nuits, ils seront entassés là, pêle-mêle, dans la puanteur de leur misère et de leur crasse, sans air, presque sans lumière, à peine nourris, soumis à la discipline la plus dure… Ils n’auront même pas cette sorte de répit qu’est le voyage ; ils ne connaîtront pas cette sorte d’engourdissement, cet anesthésique, qu’apporte aux plus désespérés ce vague énorme, berceur, de l’infini de la mer et du ciel.

Mais les pires émigrants sont ces juifs de tous pays, cherchant, une fois de plus, un coin de terre, qu’ils n’ ambitionnent pas hospitalier, mais où ils puissent s’affranchir, un peu, du mépris qui les suit, et rompre les chaînes de cet affreux boulet d’infamie, qu’ils traînent partout… J’en ai suivi une troupe en sombres guenilles, qu’aucun spectacle ne laissait indifférents, et qui gesticulaient avec vivacité… Malgré leur détresse, on devinait en eux un amour de la vie, une intelligence de la vie, quelque chose d’ardent, de fort, de tenace qu’on ne voit presque jamais au visage des autres hommes… On sentait vraiment, rien qu’à les considérer, tout ce qu’on détruit bêtement d’énergie utile, de travail ingénieux, de progrès, en les massacrant, dans les pays barbares, comme la Russie, en les boycottant, dans les pays civilisés, comme la France.

Et je me disais :

— C’est douloureux et absurde, sans doute ; cela étreint le cœur et confond la raison… Mais qu’y faire ? Le juif pauvre paie pour le juif riche… le juif ostentatoire, insolent, voluptueux, conquérant, qui, de plus en plus, perd toutes les vertus anciennes de la race… Ce n’est même plus sous son nom, dont il a honte et qu’il renie, c’est maintenant, sous des noms d’emprunt, des noms ronflants et qui n’ont pas d’odeur, qu’il travaille à la dépossession, à la ruine des autres… Il met la main sur tout, il marche sur tout, piétine sur tout. Dès qu’il s’installe quelque part, ce n’est pas seulement pour s’y faire une place, ce qui serait légitime, c’est pour en chasser tout le monde… Il a inventé des philosophies, des morales, où les vertus les plus indispensables à l’homme, la conscience, la foi à la parole donnée, sont bafouées et traitées de préjugés et de sottises… « Je me fous de tout », telle est sa devise… On le déteste, mais on le redoute aussi, car, dans une société uniquement fondée sur la puissance de l’argent, son argent le protège.

Les haines qu’il déchaîne ne lui sont pas encore préjudiciables, à lui ; elles s’émoussent et se brisent sur sa cuirasse d’or. Elles n’atteignent en plein cœur, en pleine vie, que les petits, que les pauvres, comme toujours. On se venge sur eux, innocents, des excès de ce brigand, qui semble — à l’exemple des aristocraties déchues, dont, par de honteuses alliances, il s’efforce de redorer les blasons ternis, de remplir les coffres vides — n’avoir rien appris et tout oublié. Lui qui, jadis, tout au long de sa belle et terrible histoire, fut un des plus nobles éléments du progrès humain, lui qui se devait à soi-même et devait à sa race, toujours proscrite, d’être l’éternel révolté, le voilà devenu le complice et, le plus souvent, le trésorier de toutes les réactions, même de la réaction antisémite, la plus hideuse, la plus barbare de toutes… Et c’est pourquoi, ces malheureux, chargés de ses crimes à lui, partent à la recherche d’un pays libre, — en existe-t-il ? — où d’être juif cela ne soit pas une irrémédiable honte.

Et de ces pauvres diables que j’écoutais parler, avec une pitié amère, combien, de continents en continents, poursuivront leur course errante, sans un seul des cinq sous, leur espoir, dont continue de les leurrer la Providence qu’ils se sont inventée ?… Sur mille, un reviendra à bord d’un paquebot magnifique, dans une cabine dorée, il reviendra ostentatoire, insolent, conquérant, et il trahira ses anciens compagnons de misère, et contribuera à faire pire leur infortune éternelle.


Pogromes.


Sur un sac de hardes, un peu à l’écart, un homme était assis qui retint, un peu plus longtemps, mon attention. C’était un vieillard. Sa barbe descendait très bas. Comme la plupart de ses compagnons, il était vêtu d’une longue redingote, sorte de lévite, qui avait été noire, et, comme eux, il portait une casquette à visière, mais la sienne était en drap. Il ne parlait à personne et regardait devant soi… à la façon de ceux qui regardent en eux-mêmes. Son visage fermé exprimait plus de détresse qu’aucun visage même de vieux en larmes, et toute la fatigue du malheur humain. Cependant, ses yeux avaient conservé une jeunesse et une douceur émouvantes. Je me reprochais mon indiscrétion, mais sans parvenir à me détacher de cette figure en ruines où brillait ce regard jeune.

Il mit quelque temps à me voir, et puis se prit à me considérer. Je redoutai une apostrophe, au moins une grimace, et ce que je redoutai surtout, quand il se souleva, ce fut de le perdre. Mais il sourit et, ravi, j’entendis sa voix chanter :

— Bonjour, mossié !…

Je lui tendis la main. Il frissonna. Sa main molle resta quelques secondes dans la mienne, avec gaucherie, et je fus si ému, que je n’entendis pas ce qu’il me dit tout d’abord. J’écoutais, comme on écoute le bruit du vent, le bruit de la mer, ce parler où les r roulaient et où chantaient les finales… Il se comparait à Job et répétait :

— Yobb ! Yobb !…

Je m’assis près de lui, sur une malle de bois noir que rayaient deux bandes de peau de cochon.

Où avait-il appris le français ?

Jeune avocat, ayant, contre le gré de ses parents, épousé une fille pauvre, il avait dû, à la suite d’une altercation avec un magistrat antisémite, quitter la petite ville russe où il gagnait péniblement sa vie. Il était venu en France, avec sa femme et trois enfants qu’il avait déjà… Ses yeux brillaient en parlant de Paris. En dépit des promesses, il n’avait pu trouver une situation sortable… Le ménage s’était installé dans les environs de l’Hôtel-de-Ville, et vivait mal de petits commerces variés, entre autres, du commerce des confetti.

— Qui n’a pas ses confetti ? scandait sa voix, à contretemps…

Ce cri et sa gaieté apprise étaient ridicules, sur ce quai, parmi cette foule en guenilles, et ces bateaux en partance…

— Qui n’a pas ses confetti ?

J’en étais mal à l’aise.

Un associé « pas juif, non, mossié », rencontré « boulévard Ornano », l’avait volé, et un mardi-gras pluvieux achevait sa ruine. Fatigué de lui faire crédit, le logeur, un jour d’hiver, arrachait sa porte, et, aidé de deux camelots, tirait du lit la femme enceinte, culbutait les enfants, jetait tout le monde à la rue.

Il avait bien porté plainte, mais, devant le tribunal, le logeur, qui avait amené des témoins, eut, tout de suite, raison de lui qui n’en avait pas. Les pauvres gens n’ont jamais de témoins… Il fallut se désister pour éviter une condamnation.

— J’ai pleuré dé la rage, j’ai pleuré, mossié…

Cet homme qui, depuis, avait dû connaître tant de misères, de deuils, de ruines, de violences, ce pitoyable monument d’infortune s’arrêtait complaisamment aux moindres détails de cette injustice.

— En France, mossié !… En France !… Ach !…

Un peu de bave salissait le coin de ses lèvres. Son haleine me repoussait. Et cette insistance me troubla jusqu’à l’angoisse.

Il avait quitté Paris pour retourner en Russie, grâce à l’aide d’une bonne œuvre israélite, et il était parvenu à s’établir marchand d’habits, dans une petite ville du Sud. Son commerce lui donnait à peine de quoi vivre, mais il vivait heureux, entre sa femme et six enfants… Cela dura seize années.

Je me souviens qu’à cet endroit de son récit, il s’était tu subitement… Et il regardait… Un vaisseau passait en sifflant ; des mouchoirs s’agitaient à bord… que regardait-il donc, au loin ?

Il avait pu faire venir auprès de lui le frère de sa femme, qui était rabbin, et, depuis, tout ce qu’il arrivait à mettre de côté on le forçait à le dépenser pour l’éducation de ses cinq fils… Deux devaient être : « advocats », un docteur « dé la médicine », les deux plus jeunes « inginieurs ». La fille travaillait « à la brodérie ». Il me parut qu’il souriait presque, mais une grimace tordit son visage où son nez si long se fronça tout entier.

— Pourquoi faire, Mossié ?… Ach ! Pourquoi faire ?… Bêtise !

Un soir, – c’était tout au début de la Révolution, la ville était depuis des mois en état de siège ; toute la famille mourait de faim, – un soir de sabbat, le gouverneur autorisa les boutiques juives à rester ouvertes jusqu’à dix heures. Tout le quartier s’était réjoui. Comme on était à la veille d’une fête orthodoxe, peut-être pourraient-ils enfin gagner quelque argent ?… On avait davantage soigné les étalages, et fait des frais de lumière pour attirer les clients… Tout à coup, à neuf heures un quart, « un quart après neuf, mossié, juste un quart », une bande de soldats fit irruption dans la petite rue où était sa boutique, et une volée de balles brisa toutes les vitres.

— Pourquoi ? Ach !… Pourquoi ?

Son fils le plus jeune – et sa main sale, aux ongles noirs, tremblait, en figurant la taille du petit – un garçon, « tellémant spirituel », – était tombé dans ses bras, en vomissant du sang, et, chargé de ce cadavre, le père avait vu un dragon ivre enfoncer deux doigts dans les yeux du fils aîné, du fils « qui devait être advocat, mossié… advocat ! » Et il s’était évanoui.

Quand il revint à lui, il avait la barbe arrachée, une oreille décollée d’un coup de sabre, mais c’était surtout son menton qui était douloureux… Il faisait noir dans la boutique ; il trébuchait sur des corps, et il ne s’arrêtait de pousser des cris que pour écouter les salves qui s’éloignaient, et les gémissements qui semblaient sortir de la rue, qui semblaient sortir du plancher, de dedans les murs, de dessous la terre. À la lueur d’une chandelle, il avait pu constater qu’il ne restait pas un vêtement aux étalages. Les pillards avaient tout saccagé, tout pris… Sur les degrés du comptoir, au fond de la boutique, parmi des tiroirs vides, des tiroirs brisés, des choses piétinées et sanglantes, sa femme gisait, qui lui parut tout d’abord évanouie.

— J’ai baissé les jupes, ajouta-t-il, tout bas… Et ses yeux se fermèrent.

Puis, encore plus bas :

— Elles étaient rélévées, mossié !… Uné femme dé plus qué cinquante ans !…

Il reconnut alors qu’elle était morte, étranglée, les yeux ouverts.

Il me regarda un instant, sans rien dire… Une vague de sang courut sous sa peau jaunâtre, qui en fut à peine rougie… Je revis la grimace qui faisait remonter la barbe et fronçait le nez… et il recommença de parler de sa femme, de sa femme bien aimée.

— Uné femme tellément brave… tellément économe !…

Il s’animait. Son haleine devenait insupportable. Je remarquai qu’il parlait presque sans colère et comme sans douleur… Peut-être n’avait-il plus la force d’en exprimer !… Et ce furent mes yeux que je sentis se remplir de larmes…

— C’était pas assez… Ils ont pris les corps… ils ont pas voulu rendre les corps, enterrés, la nuit, morts et blessés, pêlé-mêle, on né sait où… Ils ont massacré des juifs, et ils ont pillé, pendant sept jours… Nous pouvions pas résister… Comment aurions-nous pu, mossié ? Et ils nous giflaient… et ils donnaient des coups dans lé ventre… et ils crachaient encore sur nous… Pourquoi ?… Ach !… Pourquoi ?…

Des incendies s’allumèrent qu’on n’éteignait pas… La plus grande partie du pauvre quartier fut détruite… Un de ses enfants mourut, encore, à l’hôpital, d’un coup de talon de botte qui lui avait fendu le crâne… Et de neuf qu’ils étaient auparavant, à peu près heureux dans leur misère, ils quittèrent à cinq cette ville maudite, dépouillés de tout, en deuil pour jamais…

— Vous né savez pas comme ces soldats sont méchants, mossié… comme ils sont méchants… méchants.

Il secoua la tête, et il répéta :

— Personne… non… personne ne sait comme ils sont méchants…

J’écoutai le récit des misères, des iniquités, des privations et des longues pérégrinations, de ville en ville, de villes interdites aux juifs, en villages d’où on les chassait à coups de pierres, à coups de faux… Il ne savait plus de quoi ni comment ils avaient vécu, durant ce temps affreux… Enfin, le vieux vagabond put trouver un emploi dans une petite banque… chez un coreligionnaire… Des enfants qui lui restaient, ses deux fils, dont l’un s’était marié et avait une petite fille, travaillèrent, à la gare, comme porteurs…

— Si faibles, mossié, si faibles… et malades !…

La fille se mit à vendre des oranges et de l’ail…

— Des oranges !… des oranges !… La pauvre Sarah !

Mais ils le désolaient. Tous étaient affiliés au Bound, en révolte ouverte contre le gouvernement et la société.

— Rouges, rouges, mossié… tous rouges !… Ach !

Quand il s’entêtait, dans d’interminables discussions, à répéter que les juifs sont noirs par vocation, qu’ils doivent être noirs, c’était le rabbin qui venait au secours des enfants.

— Oui, disait-il, les juifs sont noirs de nature, mais quand on les fait bouillir, ils deviennent rouges… rouges comme des écrevisses…

Et le rabbin riait un peu, heureux de sa comparaison.

— Ça dévait mal finir… Ça a mal fini… Lé gouvernément a tant dés fusils, et même les canons… Et eux, ils montraient les révolves, les pauvres révolves… Bêtise ! Pour un sergent dé ville blessé, un mossié général qui saute dé la voiture, cent juifs tués… trois cents juifs avec du sang !…

Un soir qu’il aidait son patron à faire des comptes avec un gentilhomme venu pour traiter une affaire… ils avaient entendu des salves de coups de fusil, au loin d’abord, puis proches… puis tout près, dans la rue… et une volée de balles, au travers des vitres en éclat, avait sifflé dans la pièce, qui était un premier étage…

— Une autre ville, mossié… mais les mêmes balles… les mêmes balles !

Ils se jetèrent à plat-ventre, essayèrent de gagner, en rampant, la chambre voisine qui donnait sur la cour. Une nouvelle volée de projectiles abattit la suspension. Dans les ténèbres, ils entendaient le pas des soldats résonner sur les marches de l’escalier. Des clameurs… des coups sourds…

— Ouvrez !… Ouvrez !

Et la porte, que le patron avait barricadée, céda sous l’effort des crosses de fusil… Un sous-officier brandissait une lanterne… Des soldats se précipitèrent qui hurlaient comme des sauvages… Le gentilhomme criait qu’on ne pouvait pas tuer, comme ça, des créatures humaines. Il s’était fait reconnaître, réussissait à glisser un billet de cent roubles dans la main du sous-officier qui l’emmena. Et, à ce moment, pendant que des soldats tentaient d’enfoncer le coffre-fort, le vieux avait senti, dans son cou, la pointe d’une baïonnette.

Il écarta son foulard, pour me montrer la cicatrice.

— Pourquoi, jé suis pas mort ?… Ach ! pourquoi ? Ces dragonns, mossié, et ces gendarmes… (il prononçait djandarmms)… Ach ! c’est pire que des animaux féroces… On les saoûle, Dieu sait avec quoi… Et alors ils se jettent sur les femmes… ils se jettent sur les enfants… Ils ne peuvent même plus distinguer un juif d’une autre personne, ni une femme d’un jeune garçon… C’est affreux, mossié… Et toujours tuant, trouant, ils rient tellément !…

À l’hôpital, il avait appris que ses deux fils avaient été fusillés, dans la gare même, par les troupes mandées pour aider au massacre… Son beau-frère le rabbin avait été arraché de chez lui… On l’avait conduit en prison… Depuis, il n’avait jamais eu de ses nouvelles.

— Là-bas… mossié… là-bas… dans la neige… dans la mine !…

Il apprit aussi, quelque temps après, que sa fille, la pauvre Sarah, on l’avait retrouvée, sur sa voiturette, morte parmi des légumes, des fruits écrasés, et qu’ils avaient eu le courage d’enfoncer ses jambes coupées dans son ventre ouvert… Pourquoi cette voisine lui avait-elle raconté cette horreur ? Il l’eût ignorée… Et maintenant, il aurait ce cauchemar devant les yeux, toujours, toujours, jusqu’à son dernier soupir !… Il ajouta encore que sa belle-fille avait succombé, des suites d’un coup de crosse de fusil dans la poitrine…

— Pourquoi jé suis pas mort, moi lé plus vieux ?… Pourquoi, j’ai survi à tout cela ?… Ach !… Bêtise… !

De tous les siens, il ne lui était resté que sa petite-fille, la petite Sonia…

— Jolie, mossié, jolie !… Et ses petites mains, et sa pétite bouche dans ma barbe… Ach !… Et ses yeux !…

C’était la fille de son fils préféré.

— Pourquoi je préférais ?

Ce n’était plus à moi qu’il parlait, mais à lui-même… Et il ne se répondit que par un essai de sourire… De nouveau, il regardait au loin… Et je l’entendis dire timidement, sans me regarder, que ce fils s’appelait Jacob. Il répéta lentement le mot : « Yacobb », en balançant la tête, et comme s’il eût voulu le caresser de ses lèvres qui tremblaient :

— Yacobb !… Yacobb !…

Ma gorge se séchait… Mais tel était mon ahurissement devant cette succession, devant cette invraisemblable accumulation de crimes, qu’en vérité il me sembla que je ne les sentais plus.

Il avait emporté sa petite-fille, et c’était un miracle qu’il fût, enfin, parvenu, entre tant de miséreux inoccupés, à trouver du travail, au fond d’un autre gouvernement, dans un hôtel, où il faisait les commissions et aidait, parfois, la caissière, dans ses comptes.

Là, aussi, tout allait mal… Des grèves… des incendies dans la campagne… des perquisitions… des rafles… des meurtres… les rues pleines de soldats, pleines de bandes de pillards. Des cosaques fouaillant les foules avec leur nagaïka, plus terrible que le fer des sabres et la baïonnette des fusils… On annonçait partout le « pogrome ». Deux mois, il avait attendu, dans les transes. Il ne vivait plus… Non qu’il eût peur pour lui. C’est à cause de la petite Sonia qu’il tremblait… Arrivait-il des soldats ? Il tremblait. À chaque attentat, il tremblait… Un bruit inaccoutumé dans la rue, une porte poussée trop violemment… des pas, dans la nuit… il tremblait… Dès qu’on l’envoyait en ville, il courait à la maison, – un sale taudis, où il laissait Sonia, à la garde d’une voisine, la veuve d’un sergent de ville tué par les rouges… Enfin, les nouvelles sinistres se précisèrent… Un soir, il apprenait à l’hôtel, que la ville était fermée.

— Alors, voilà… Encore une fois…

Ce soir-là, dans la grande salle du restaurant, des voyageurs assemblés se désolaient de ne pouvoir partir. Ils se rassuraient pourtant, en voyant, à une table, boire et causer tranquillement quatre officiers de dragons, des « mossié » de Pétersbourg, des officiers de la garde, dont l’un, le plus jeune, était, disait-on, un grand-duc, un cousin de l’Empereur.

Soudain, une détonation, un coup de revolver, fit taire toutes les conversations… Et ce fut dans un grand silence angoissant que, la minute d’après, éclata le crépitement d’une fusillade, qui paraissait lui répondre. Les officiers continuaient de boire, de causer, comme si rien ne se fût produit… À leur table, à l’écart, ils mêlaient leurs têtes… Aux autres tables, des gens anxieux les désignaient. Quelqu’un osa leur adresser la parole… Ils répondirent poliment, par des gestes évasifs, en gens qui ne savent rien. Aucune provocation, aucune ironie… de l’indifférence… Des femmes criaient… Un enfant s’étant mis à pleurer, le vieux avait voulu courir à sa petite-fille… Mais, de nouveau, un coup de revolver fit taire tout le monde. Dans la rue, les volets des boutiques se fermaient, claquaient sinistrement… Des gens passaient en fuyant, des gens clamaient Dieu sait quoi !… Personne n’avait encore osé, dans la salle, reprendre la parole, que cent nouveaux coups de fusil partaient à la fois… Puis, au dehors, des galops de chevaux, des cliquetis d’armes… des ordres, des vociférations…

Un homme qu’on eût dit de cire, tête nue, les vêtements en lambeaux, pénétra, en chancelant, dans le restaurant. On l’entoura… S’appuyant à une table, avec effort, il dit que le massacre était organisé, qu’on menait les soldats à l’assaut des boutiques juives, des maisons juives… On prenait l’argent, les valeurs, les objets de prix… on prenait les femmes… on tuait… on jetait les cadavres mutilés, par les fenêtres, dans la rue…

Et, tout à coup, l’homme qui parlait, se tut… tourna sur lui-même, et s’abattit sur le parquet, en entraînant, de ses doigts crispés, la nappe chargée de vaisselle.

C’est alors seulement qu’on vit que sa chemise était ensanglantée, et que du sang, encore, en longs filaments noirâtres, poissait à ses cheveux, à sa barbe…

Des cris d’horreur… des protestations indignées, s’élevèrent… Les quatre officiers avaient disparu.

Au cours de la soirée tragique, les pillards, malgré le planton de service, envahirent le restaurant ; mais la nuit même, le colonel ordonna de rapporter à l’hôtel une part du butin, des caisses de vin de Champagne, toutes sortes de victuailles, que les hommes avaient volées…

Le pauvre vieux, profitant d’une accalmie, avait pu courir jusque chez lui… Le pavé était couvert de culots de cartouches… Des ivrognes ronflaient au travers des cadavres… Des blessés se tordaient et gémissaient ; d’autres rampaient pour gagner un abri… Un jeune homme, à barbe rousse, le visage broyé, essayait de boire, comme un chien, la boue rouge du ruisseau… Mais il ne s’arrêtait pas, et courait, courait…

Enfin, il avait trouvé sa petite Sonia, endormie, et, penché sur son matelas, « sans faire du bruit », il avait pleuré, pleuré, jusqu’à ce qu’il fît grand jour.

— C’est la dernière fois qué j’ai pleuré dans ma vie, mossié !…

La fusillade reprit le lendemain… Le gouverneur avait défendu de tirer sur les pharmacies et l’hôpital, mais les chefs n’étaient plus maîtres de la troupe. Il y eut des scènes d’une horreur sauvage…

— On né peut pas croire, mossié !…

Vers midi, l’artillerie d’une ville voisine amena ses canons. Les notables juifs, mandés au château du gouverneur, entendirent que la ville serait rasée, s’ils refusaient de livrer les terroristes du Bound… Ils se lamentèrent, sans pouvoir rien faire…

— Quoi faire ?… Dites, mossié…

Deux notables furent gardés en otages et pendus, le soir même, dans la cour de la prison…

— Nous avions compté sur les « artilléristes », qui sont plus éclairés, moins méchants… Ach !… Bêtise…

Le canon gronda durant deux jours…

Le vieux s’était arrêté… Lui aussi semblait fatigué de raconter toutes ces horreurs… Il ne parlait plus que d’une voix molle, un peu basse, comme lointaine… Et il regardait le sol à ses pieds, ou plutôt, il ne regardait rien…

Je pris sa main… Il ne bougea pas… Je serrai sa main… Alors il leva vers moi ses yeux, et me sourit, d’un sourire hébété…, mais sa main restait molle et froide dans la mienne, comme la main d’un mort… Il ne la retira que pour tracer, par terre, avec la pointe de son parapluie en loques, le plan de la maison où il s’était réfugié.

La façade s’élevait sur la rue ; au milieu s’ouvrait la porte cochère, épaisse, massive, avec de lourdes pattes et de gros clous de fer… De chaque côté, un bâtiment perpendiculaire à la façade limitait la cour dont le quatrième côté était fermé par un jardin. De par où que l’on sortît, c’était s’exposer à une mort certaine.

Dans la maison, habitaient une quarantaine de pauvres gens, qui mirent leurs provisions en commun… Mais, la première fois qu’une femme alla chercher de l’eau au puits, qui était au fond de la cour, elle tomba sous les balles… Dans les maisons voisines aussi, les puits étaient interdits et gardés par des sentinelles… Les malheureux connurent les tortures de la soif… Par exemple, ils souffraient moins de la faim… On les autorisait à manger… Vers le cinquième jour, on put espérer que le calme allait renaître… Les soldats avaient dû quitter le jardin… on n’en voyait plus autour des puits. En ville, la fusillade s’apaisait.

— Boire, mossié !… Boire, boire !

Ils étaient ivres de soif ; ils étaient fous de soif…

— Boire !… Boire !

Deux hommes eurent le courage de s’avancer, avec des seaux, jusqu’à la margelle du puits. Toutes les faces étaient tendues vers eux, dans un ravissement d’espoir… Ils accrochèrent les seaux. Le bruit de la chaîne qui descendait était une musique…

— Nous l’écoutions descendre… descendre… Ach !

Mais, comme les porteurs s’en revenaient avec leur charge, les dragons, qui s’étaient dissimulés jusque-là, se montrèrent tout à coup… Ils tuèrent d’un coup de carabine l’un des hommes, et l’autre, épouvanté, s’enfuit, en laissant tomber le seau, dont l’eau se répandit dans la cour…

— Nous connaissions lé mort. Tous aimaient un garçon si brave… Mais… c’est terrible, il faut bien lé dire… c’est l’eau qu’on régrettait.

Le soir, les puits étaient remplis de boue, de fumier, d’immondices de toute sorte. On y jeta aussi le cadavre du pauvre garçon…

Alors, une folie gagna les assiégés… Ils s’assemblèrent dans la cour, y passèrent la nuit à gémir, à prier, à hurler, à dormir, à s’enlacer…

— Je n’ai jamais rien vu dé si triste, mossié… jamais rien dé pareil…

Au matin – leur présence fut-elle signalée ?… ou bien n’était-ce qu’une patrouille qui faisait sa ronde ? – toujours est-il qu’on entendit des pas de chevaux dans la rue, et, bientôt, des coups furieux ébranler la porte cochère, qui ne fut pas longtemps à céder… Un cheval, d’un bond, traversa les décombres, portant un officier qui s’arrêta, à quelques mètres des prisonniers terrifiés, et, revolver au poing, hurla l’ordre habituel :

— Haut les mains !…

Le vieux crut devoir m’expliquer :

— Les officiers et les sergents dé ville, ils crient toujours : « Bras en l’air !… En haut les mains ! » parce qu’ils ont peur des révolves, et des bombes… Alors, ils crient : « Bras en l’air !… En haut les mains ! »…

Toutes les mains se dressèrent… Seule, la petite Sonia qui n’avait pas compris… qui ne pouvait pas comprendre, qui ne savait rien que sourire, regardait l’ officier, en souriant, ses petites mains baissées… Son grand-père voulut l’avertir d’un geste :

— Comme ça… Comme ça !

Et le vieillard imitait de ses mains tremblantes le geste sauveur.

Il n’eut pas le temps. Déjà l’officier visait l’enfant et, malgré le cri d’horreur qui emplit la cour, l’abattait…

J’entends encore, j’entendrai longtemps, j’entendrai toujours, la voix étranglée du vieillard :

— D’un coup dé son révolve, mossié !…

Elle ne poussa pas un cri. Elle eut quelques contractions, gratta le pavé du bout de ses petits doigts… Un petit peu de sang sur elle… un petit peu de sang autour d’elle… Et ce fut fini… Comme un petit oiseau…

— J’étais seul, tout seul dans la vie… J’étais seul sur la terre…

Je compris qu’il eût bien voulu pleurer… Il ne le pouvait pas… Il se mordit les lèvres… sa barbe remonta, par de légers soubresauts, son nez se fronça… Mais il ne pleurait pas… La source de ses larmes était, en lui, à jamais tarie…

Il répéta, en réunissant ses mains :

— Uné pétite chose… commé ça… pétite… pétite… rien, mossié… rien… comme un pétit oiseau… Ach !…

Balançant la tête, il dit, après un silence :

— Pourquoi jé pars ?… Jé né sais pas… Pourquoi jé vais là-bas ?… Ach !… Jé né sais pas !

Il dit encore :

— Bêtise !… Bêtise !

Je considérais le malheureux et me sentais incapable de l’effort qu’il eût fallu pour en détacher mes yeux… Je me sentais encore plus incapable de la moindre parole… J’étais saturé d’horreur… L’horreur me paralysait… Et puis à quoi bon parler ? Que pouvais-je dire qui n’eût pas été ridicule et glacé devant un si affreux exemple du malheur humain ? Le vieux juif ne me demandait ni une consolation, ni une pitié… Il ne me demandait rien ; il ne me demandait rien que de me taire…

À la fin, je le vis rougir, baisser la tête, la détourner… Il avait honte de ne pouvoir pleurer, peut-être, de ne pouvoir plus jamais pleurer… Des sanglots m’étreignaient la gorge, des larmes me montaient aux yeux.

Et pour qu’il ne vît pas mes larmes, moi aussi je me détournai…



Prostitution.


En longeant les boulevards — boulevards encombrés, trépidants — que sont ces quais, je me suis rappelé le port d’Anvers, il y a une trentaine d’années, les ruelles tortueuses, où la prostitution, en chemise rose, en jupons étoilés, vivait comme au Havre, à Marseille, à Toulon, sur le pas des portes. De grosses femmes hébétées et fardées, une fleur de papier dans les cheveux, attendaient le client, assises sur des chaises, ou bien dormassaient, le menton appuyé sur leurs bras nus… Je me suis rappelé la difficulté d’accéder jusqu’aux bassins, le défaut d’air, de lumière de ces bouges, leur désordre puant, la misère et la saleté.

À cette époque, ce n’était déjà plus les splendeurs orientales du Rideck, que je n’ai pas connues, dont Anvers fut si fier, dont quelques vieux Anversois m’ont parlé, avec de lyriques enthousiasmes…

— Tout s’en va, monsieur… Hélas ! tout s’en va…

Il paraît que la municipalité en faisait les honneurs aux étrangers de distinction, comme nous faisons aux délégations anglaises, italiennes, norvégiennes, aux étudiants, aux blanchisseuses des pays amis, aux rois des pays alliés, les honneurs de notre Louvre, de notre Sorbonne, de notre Opéra, de nos Académies… Dès qu’un personnage célèbre, un prince plus ou moins couronné, débarquait à Anvers, vite au Rideck !… C’était le complément obligé des banquets et de toutes fêtes. Même le dimanche, après dîner, des familles entières, pères, mères, filles et garçons, nièces et cousins, et leurs camarades, et leurs bonnes, venaient s’y promener, sans gêne, en leurs plus riches atours… On disait aux enfants : « Si vous êtes bien sages toute la semaine, si vous travaillez avec assiduité, on vous mènera, dimanche, au Rideck ! » La messe, les vêpres, des gâteaux et le Rideck, voilà ce qu’on pouvait appeler un beau dimanche… Nul ne songeait à s’en offenser… Bien au contraire…

Le Rideck, c’était des petites boutiques, pittoresquement aménagées, où l’on vendait des produits exotiques, des petits cafés où l’on dansait des danses nègres, au son des banjos… et des petites cases où l’on vendait de la chair jaune, rouge, cuivrée, noire et même blanche. Et quels parfums !… Les jours de visites, on s’arrangeait pour que tout cela fût décent et ressemblât à quelque exposition coloniale.

— Colonisons… Il en restera toujours quelque chose…

Je n’ai pas vu ces spectacles familiaux. Je n’en parle que sur la foi des souvenirs évoqués par des notables d’Anvers… Mais j’ai vu – je m’en souviens avec une grande tristesse – j’ai vu, la nuit, dans les rues chaudes, la pantomime de la luxure internationale et son avidité effrénée qui bousculait, en criant, les filles de toutes races… J’ai vu des matelots de tous pays, bras noués, entre les murs des ruelles, braillant et courant, comme de grands enfants fous… Je ne les ai pas vus qu’à Anvers, je les ai vus à Hambourg, au Havre, à Marseille, et, le samedi soir, je les ai vus surtout à Toulon. Tous les mêmes, d’où qu’ils viennent, tous pareils avec leurs mufles de poisson sur leurs cous nus… Et, dans les taudis pleins de fumées sonores, j’ai vu les brutes affalées, ceux qui n’avaient plus la force de boire… ceux qui n’avaient plus la force d’embrasser et de se battre… et des colosses endormis, débraillés, la tête roulant sur les genoux compatissants d’une négresse, qu’ornait, dans les cheveux, un peigne doré, et qu’habillait, aux reins, une mince écharpe de gaze rouge.

Je me rappelle, en ce temps-là, une négresse. C’était une Dahoméenne, de Kotonou. Son corps long, fin et souple, d’un noir profond, avait des transparences d’or. Elle reposait sur un matelas de soie jaune, nue, toute frottée de parfums violents qui vous prenaient à la gorge. Un gros dahlia pourpre fleurissait sa chevelure laineuse. Des anneaux de cuivre cerclaient ses bras. Et son rire était d’une blancheur aveuglante. Des coutelas à manche de bois peint, des masques de féticheurs, deux petites idoles de terre bleue, une cruche à long bec, couverte de dessins enfantins, ornaient l’étroite chambre… Elle savait un peu de français, n’ayant pas connu de l’Europe que les bouges d’Anvers… Toute jeune, elle avait servi, à Bordeaux, dans la famille d’un armateur, puis à Paris, dans une maison publique… Un commissionnaire en viande humaine l’avait emmenée à Anvers… Il y faisait trop froid. Il y faisait trop gris. Elle ne s’y plaisait pas.

Près d’elle, un soir de mélancolie sinistre, j’essayais d’évoquer son pays, les sanglants mystères de la brousse, les rudes chemins semés d’épines où les amazones courent, pieds nus, pour s’entraîner à la douleur, les plaines toutes rouges, les maisons de boue rose, les palais et les temples avec leurs toits plats, pavés de crânes humains. Mais c’était très difficile. Curieuse, indiscrète et bavarde, elle ne me laissait pas un instant de répit… Elle me racontait toutes sortes d’histoires ridicules que, d’ailleurs, j’avais peine à suivre et à comprendre. Des souvenirs de Paris, surtout, tantôt puérils, tantôt obscènes, des attrapades, des batteries avec ses camarades de prostitution… Enfin, elle parla de son pays pour m’en décrire, comme elle pouvait, les splendeurs regrettées… C’était une nuit d’été, étouffante… La fenêtre était ouverte… j’entendais, tandis qu’elle parlait, des musiques bizarrement ululantes, qui venaient d’un taudis voisin…

De tout son verbiage inutile, sans couleur, sans accent, sans imprévu, je n’ai retenu que ceci, que je traduis, ou plutôt que je commente fidèlement :

— Vous ne pouvez vous faire une idée de ce qu’est le palais de notre grand roi, à Kotonou… Ce palais est d’une beauté inouïe, et tous vos monuments, à côté de lui, ne sont que de misérables cahutes… Il a de grands murs épais, tout roses. Presque pas de fenêtres. On y pénètre, par une porte basse, en demi-cercle, que gardent des guerrières, effrayamment tatouées… Ce qu’il a surtout de remarquable, c’est le toit… un toit plat entièrement couvert, ou mieux, entièrement pavé de têtes coupées… C’est un travail minutieux, très difficile… Il y faut d’habiles artistes qui sachent arranger ces têtes comme de la marqueterie, comme de la mosaïque… Le Roi, qui est lui-même un artiste et qui possède un goût merveilleux, exige que ce soit très beau, et très bien fait, de façon que la pluie ne tombe jamais dans son palais… Il veut, sous peine de mort, que ces têtes soient aussi imperméables que la tuile d’Europe, ou le chaume de la paillote indoue. L’aspect en est vraiment féerique, le soir, au soleil couchant, et l’odeur délicieuse… Par les vents du nord, elle se répand sur la ville, comme une pluie de parfums. Mais ce genre de toiture, quoi qu’on fasse, n’est pas très solide. Du moins, elle ne dure pas longtemps. Soit que les têtes se désagrègent sous l’action de la putréfaction, soit que les vautours parviennent à en chaparder quelques-unes, des fissures ne tardent pas à se produire, par où la pluie s’infiltre et s’égoutte dans l’intérieur du palais… Alors, notre grand Roi envoie par tout le royaume ses féticheurs les plus fidèles. Le visage couvert de leurs masques horrifiants, à corne rouge, un lourd coutelas en main, ils crient, ils hurlent : « Le toit du Roi se dépave !… Le toit du Roi se dépave !… » Aussitôt les massacres s’organisent… Les poitrines des sujets viennent, d’elles-mêmes, s’offrir au couteau… Partout, la terre, pourtant si rouge de notre pays, rougit encore sous les flots de sang… « Le toit du Roi se dépave !… » Et le palais reprend bien vite un aspect tout neuf, éclatant, vraiment royal…

Elle était toute triste, maintenant. Sans doute, sa pensée était envolée, là-bas ; son idéal – tout le monde a son idéal – l’avait reprise et reconquise… Elle marchait le long des fossés qui entourent sa belle ville de Kotonou… Les chacals glapissaient autour d’elle… Et elle respirait délicieusement l’odeur natale qui monte des charniers…

J’allumai une cigarette… Elle se taisait et ne regardait plus rien… Je restai là à considérer ce corps de bronze précieux, étendu sur le matelas de soie jaune. Le gros dahlia pourpre qui fleurissait sa chevelure laineuse se fanait, devenait tout noir… Et j’écoutais les musiques qui s’aigrissaient dans les bouges… les dévalées de matelots ivres, les chants, les cris, les colères, les batailles sauvages de la rue… Car il faut toujours à la débauche, comme à la royauté, des gestes de meurtre, et beaucoup de sang…

Il ne reste presque plus rien de tout cela, aujourd’hui… Ces quartiers immondes ont été en partie démolis. À la place où étaient ces ruelles, s’élèvent des maisons d’affaires, à enseignes dorées… Et l’on a bâti des docks, dans lesquels s’empilent d’autres marchandises.



Anvers prospère.


Il a prospéré continûment, grâce à son puissant outillage économique, à son sens pratique du commerce servi par toutes sortes d’adjuvants, tels que les sociétés d’études coloniales et les banques qui pullulent et travaillent ; grâce à la pénétration chaque jour plus profonde, à l’organisation chaque jour plus méthodique, du continent africain, qui ouvre, au trafic, des marchés nouveaux, à l’aventure guerrière, un champ plus vaste, où toutes les violences individuelles, administratives, sont d’autant mieux tolérées qu’elles ont pour complices l’ignorance des uns et le silence de tout le monde… Il a prospéré aussi, grâce à sa situation avancée dans les terres, comme tous les grands ports, abrités sur les fleuves, prospèrent au détriment des rades et des havres inutiles.

Marseille n’a pas diminué, Le Havre n’a pas été battu par Rouen pour d’autres raisons. Pour la même raison, Paris un jour battra Rouen, et Lyon sera peut-être, un jour plus lointain, le plus grand port français… J’entrevois très bien le jour merveilleux, le jour de féerie scientifique, où Bâle, qui est déjà le plus grand marché de poisson de mer, deviendra le plus grand port de l’Europe, quand, aidés des Allemands, les Suisses auront fait franchir, en tunnels, en ascenseurs, leurs montagnes aux fleuves et aux canaux et amené, enfin, en dépit des anciennes plaisanteries d’opérette, une colossale flotte marine dans leur République.



Là-bas, à l’embouchure de l’Escaut, c’est en vain que Flessingue s’épuise à vouloir devenir, même à demeurer un port. Les Hollandais n’ont pas épargné l’argent. Les bassins ont été agrandis ; d’autres ont été creusés. Tout y est pourvu des dernières inventions de la science… Vous pressez un bouton électrique, et, à un kilomètre de là, des écluses s’entr’ouvrent aussitôt, mais pour ne laisser passer que de l’eau et, quelquefois, que du vent… On a jeté dans la mer un môle magnifique, de hautes terrasses de granit blanc, auxquelles on accède par de splendides escaliers de temple babylonien… On s’attend toujours à y voir apparaître, cuirassée d’or et voilée d’argent, Sémiramis. Mais un port n’est pas un décor d’opéra ; les bassins et les môles, si formidables qu’ils soient, ne suffisent pas à créer un port. Il y faut aussi des bateaux. Et pour qu’il y ait des bateaux, il faut tout un mécanisme financier et commercial qui manque douloureusement à Flessingue… Aussi, l’herbe pousse autour des bassins, l’herbe pousse sur le môle. Les grues, aux longs bras inemployés, se rouillent… Et les docks sont vides… En vain les phares fouillent la mer, et les pilotes y font la chasse… En vain, sitôt que paraît au large un mât, une volute de fumée, une forme grise, on s’apprête… Et l’espoir, mille fois déçu, renaît… Toute la ville accourt sur le môle… On escalade joyeusement les marches de pierre… On braque des lorgnettes, on agite des mouchoirs. On crie :

— Cette fois, c’est pour Flessingue !

— Anvers est perdu ! C’est bien pour Flessingue…

— Vive Flessingue !

— À bas Anvers !…

Le navire approche, s’engage dans la passe :

— Le voilà !… le voilà !

— Je vous dis que c’est pour Flessingue.

Mais non… Le navire a passé… C’est toujours pour Anvers…

Les navires ont l’air de se moquer de ces foules entassées sur le môle de ce port maudit, où il n’entre guère que le petit bateau de Breschens, qui amène, deux fois par semaine, les touristes étrangers qui viennent visiter la Zélande, les parcs de Goès, le marché de Middelbourg et ses belles filles rieuses, à la coiffe dorée, aux bras trop rouges…

En haut du môle, dominant la mer et gardant l’Escaut, le superbe amiral Ruyter, en bronze, ne commande plus qu’à des souvenirs… Il a l’air de se dire, mélancoliquement :

— Ah ! si j’avais encore ma flotte, qui défit si bien les Français !…

Oui… mais voilà, il n’a plus de flotte, le pauvre amiral Ruyter… Il n’a plus rien que sa gloire… et les deux pauvres bachots de Breschens et de Terneusen… Et encore, ils sont belges !…

Il est vrai que Flessingue est un port de pêche ravissant, avec sa flottille serrée de barques aux voiles rouges et son pittoresque marché de crevettes…

Toute la richesse d’Anvers n’a pas sa grâce.


EN HOLLANDE
[modifier]



Fantômes.



Je serais un pauvre homme, je me sentirais presque aussi dénué de sensibilité et d’imagination qu’un auteur dramatique de ce temps, si je disais que je suis entré en Hollande, sans angoisse.

Bien au contraire, le cœur me battait fort et, longtemps avant la frontière, mes yeux s’ouvraient tout grands, vers l’horizon désiré. J’étais très ému, il ne m’en coûte rien de l’avouer. Et, voyez l’ironie des choses, je roulais sans m’en douter, depuis une dizaine de kilomètres, sur la terre néerlandaise, que j’étais toujours dans l’attente du choc… Aux tristes emblaves, aux sables stériles, aux boqueteaux chétifs que nous traversions, comment l’eussé-je reconnue ? Nous serions peut-être arrivés à Dordrecht, nous croyant toujours en Belgique, si un paysan, interrogé, ne m’eût crié, avec un orgueil farouche et d’une voix violente, en frappant le sol de ses lourds sabots :

— Nidreland !… Nidreland !

Ah ! il avait bien sa patrie à la semelle de ses sabots, celui-là !

Il nous fallut faire demi-tour et regagner la frontière pour nous mettre en règle avec la douane, que j’avais si lestement brûlée. On ne badine pas avec la douane en Hollande.

Je n’en étais que plus impatient de franchir cette zone sans caractère et de revoir le pays clair et uni, conquis sur l’eau, c’est-à-dire sur l’élément le plus fuyant, le plus cruellement impitoyable ; impatient de retrouver ces villages vernis et fleuris, réfugiés sur les digues, comme des inondés qui se pressent sur les hauts talus des champs, et ces villes lustrées qui débordent d’abondance, et l’immensité translucide de ces ciels mouvants, et ce printemps si vert, avec son soleil pâle et son éclatante passementerie de tulipes.

J’eus beaucoup de peine à faire comprendre au douanier ma distraction. C’était un colosse, avec une poitrine plate et un ventre proéminent. Il portait un haut képi bleu, mathématiquement cylindrique. Fort de ce képi, il m’expliqua que les frontières étaient des frontières, qu’on n’entrait pas en Hollande comme dans un moulin. Sans aucun respect pour les recommandations, pour tous les papiers réglementaires dont j’étais muni, il fouilla la voiture de fond en comble, me fit déposer une grosse somme d’argent. Finalement, en roulant de gros yeux, il déclara qu’il en référerait au ministre des Digues.

Le ministre des Digues !… Quel délicieux pays !…

J’appris qu’un Américain, qui s’était présenté à la douane sans papiers, était retenu à l’auberge du village et gardé comme un prisonnier. On avait consigné sa machine. Depuis six jours, se saoûlant et dormant, dormant et se saoûlant, il attendait que le ministre des Digues voulût bien lui envoyer les autorisations nécessaires… Son mécanicien, un gai lascar de Paris, vint nous voir… Je l’exhortai à la patience…

— Oh ! fit-il, j’suis pas pressé… Le patelin n’est pas joli… joli… mais j’couche avec la femme du douanier… C’est bien son tour, dites ?…




Depuis que j’étais venu en Hollande, pour la première fois, il y avait tant d’années… tant d’années… que je n’osais plus les compter… Les années qu’on a vécues paraissent, à distance, de plus en plus belles, à mesure qu’en nous s’affaiblit avec l’expérience, et s’éteint avec l’illusion, la faculté d’espérer le bonheur. Du moins, à présent, saurai-je comment les pays vieillissent… Hélas !… ils vieillissent à mesure que nous vieillissons. Tous les êtres et toutes les choses n’ont pas d’autre vieillesse que la nôtre… Ils n’ont pas, non plus, d’autre mort que la nôtre, puisque, quand nous mourons, c’est toute l’humanité, et c’est tout l’univers qui disparaissent et meurent avec nous.

Si l’on n’avait pas appris l’art cruel de faire des miroirs, et que les femmes dussent passer leur vie au bord des rivières, chacun de nous ne verrait vieillir que les autres… Il se croirait toujours le jeune homme qui courait follement au bonheur, ou même l’enfant, le petit enfant qui ne pensait qu’à jouer, dont les larmes coulaient pour un rien, et pour un rien, aussi, étaient séchées. Chaque âge, n’étant plus que l’adolescence – sans amertume – d’un autre âge, nous resterions perpétuellement adolescents… Mais, pour n’être pas détrompés, il faudrait ne retourner jamais, à quinze ans d’intervalle, dans un pays où l’on aurait vécu trop heureux… C’est alors qu’apparaissent, dans une mélancolie amère, toutes nos rides, tous nos cheveux blancs, et tout ce qui s’est fané sur nous, tout ce qui s’est flétri en nous.

Il n’est pas de miroir d’une eau plus pure, partant plus implacable.



Je ne me doutais pas de cela – du moins, je ne pensais pas à cela – quand l’idée me vint de retourner en Hollande, et je m’imaginais joyeusement que j’allais la revoir, comme autrefois, mirer sa blonde jeunesse, son luxe paisible et mon bonheur, dans l’eau toujours pareille de ses canaux.

C’est au printemps aussi que nous étions partis naguère, tout au début du printemps, d’un printemps alerte et doux, dont il nous semblait que son enchantement devait durer toute la vie. Je m’en souviens bien, et je sais maintenant d’où venait mon illusion et ce qui l’excuse.

Tout le temps de notre voyage, nous étions remontés toujours vers le nord, au-devant de la floraison des lilas. Avant de partir, nous en avions respiré à Paris les derniers bouquets, et, à mesure que nous avancions sur la route, ils avaient recommencé de fleurir… Ils fleurissaient, fleurissaient devant nous, et refleurissaient, sans se lasser.

— C’est le printemps !… c’est toujours le printemps !… ne cessaient-ils de nous dire, au passage, dans les petites cours, dans les petits jardins, sur le rebord des fenêtres où leurs tiges coupées trempaient dans l’eau d’un pot bleu…

Et ils avaient beau se faner, nous les retrouvions plus loin, plus jeunes, plus frais, leurs brins à peine entr’ouverts…

— C’est le printemps !… C’est toujours le printemps !…

Pour des êtres jeunes et heureux, qui ne croient qu’au miracle – puisqu’ils sont eux-mêmes le miracle – et qui ne veulent écouter aucune des voix de la vie, l’illusion naîtrait d’un moindre prodige…



Et maintenant ?… Je n’étais plus très rassuré…

Allais-je, avant d’aborder à Dordrecht – que nous appelions Dordt – réentendre la sonorité des quais du Rhin, où grouilleraient les ateliers des armateurs et se répercuteraient les coups de marteau des deux rives ? Cette terrasse de l’hôtel, d’où l’on voit si bien le soleil se coucher dans le fleuve et le fleuve s’endormir dans la nuit, existait-elle encore ? Reverrais-je une petite place de Rotterdam, dont le clair de lune adoucirait aussi tendrement le ton des pierres ? Et, à Delft, où les pignons de brique, les vieilles tours penchées, les portes s’ouvrant sur les clairs jardins, les eaux et les visages répètent, sans cesse, le nom magique de Vermeer… à Delft, sur le canal encaissé, le canal ombragé, à peine ombragé des pousses roses d’un tout jeune printemps, retrouverais-je ces jolies barques, toutes pleines de fleurs, pensées en mottes, tulipes en boules rondes, guirlandes de narcisses, qui glissaient mollement, l’une derrière l’autre, remorquées par une petite paysanne blonde, et qui souriait ? Recevrais-je encore ce coup de foudre, qui, à La Haye, me fit m’ agenouiller devant Rembrandt, comme à Amsterdam j’eus le cœur défaillant, les yeux en larmes, la première fois que j’entendis ces voix divines qui faisaient pénétrer en moi le surhumain génie de Beethoven ?… Rembrandt et Beethoven… les deux ferveurs de ma vie !…

Je me demandais tout cela… Et que ne me demandais-je pas encore ?



Mais cette fois-ci, comme je vous l’ai dit, nous ne sommes pas entrés en Hollande par le fleuve et ses méandres autour des neuf îles de la Zélande. Nous n’avions plus, pour nous attrister de poésie et de souvenirs, les hantises de l’eau et ses amollissants mirages. Nous sommes entrés par la route, par le solide support de la route. Il n’en fallut pas moins – tant pleurer est le propre de l’homme – il n’en fallut pas moins le rebondissement de la voiture sur un dos d’âne et sur un caniveau, pour me réveiller de ces souvenirs et faire s’effacer leurs dolentes images, et aussi l’image – qui les contenait toutes – du vieux bateau, qui, si lentement, si rêveusement, nous porta d’Anvers à Rotterdam… jadis !…

Par bonheur, il n’est pas de mélancolie dont ne triomphe l’ardent plaisir de la vitesse…

Maintenant, je vois les bandes des cultures virer… La plaine paraît mouvante, tumultueuse, paraît soulevée en énormes houles, comme une mer. Que dis-je ?… La plaine paraît folle de terreur hallucinée… Elle galope et bondit, s’effondre tout à coup, dans les abîmes, puis remonte et s’élance dans le ciel… Et elle tourne, tourne, entraînant dans une danse giratoire ses longues écharpes vertes, et ses voiles dorés… Les arbres, à peine atteints, fuient en tous sens, comme des soldats pris de panique…



Le lilas André Theuriet.[1]


Quand on va lentement à pied, même en voiture, chaque arbre sur la route est un petit événement. On l’accoste, on reconnaît son essence, on le salue, on lui parle… On dit :

— C’est un chêne !

— Ah ! voici un orme… un peuplier… un platane.

— Tiens ! un sycomore… qu’est-ce qu’il fait là ?

Et l’on sort de son ombre pour entrer dans une ombre nouvelle…

Il vous revient des histoires amusantes…

Un jour — la vie a de ces rencontres, — je me promenais avec M. André Theuriet, au Jardin d’acclimatation. M. Theuriet — on le sait — est l’Amant de la nature. Mieux que personne au monde, il connaît les bois et les sous-bois. C’est même par là qu’il est entré dans la littérature, à l’Académie, dans l’Immortalité… J’étais fier, vous pensez, de marcher aux côtés d’un tel homme, parmi toutes ces choses qu’il connaît si bien… Et j’allais en apprendre des mystères !… Tout à coup, M. Theuriet s’arrêta devant un groupe d’arbustes.

— Ah ! ah !… fit-il.

Et il parut intrigué…

Nous étions au commencement du printemps. À peine si ces arbustes avaient des feuilles… M. Theuriet était donc très intrigué devant ces arbustes… Il dit :

— C’est curieux… Je ne connais pas ça…

Il prit une branche, dans sa main, l’inclina, en examina longuement l’écorce, les bourgeons prêts à éclater… J’admirais sa grâce de botaniste…

— Tiens ! tiens !… fit-il encore…

Puis, après un nouvel et plus scrupuleux examen, pour lequel il eut recours à un lorgnon qu’il posa, avec des gestes méthodiques, sur son nez… il dit :

— Voilà qui est fort !… Ah ! par exemple… Figurez-vous, mon cher… Non, en vérité, je ne connais pas ces arbustes-là… C’est bien étrange.

Il lâcha la branche, qui alla rejoindre les autres, et il reprit :

— Je ne les connais pas… Ça doit être une nouveauté… une importation… récente… Je ne serais pas étonné que cette importation nous vînt de… de… Ah ! c’est curieux… c’est extraordinaire… c’est à ne pas croire !

Et se retournant vers moi :

— Pas besoin de vous demander, à vous ? Une importation… comment sauriez-vous ?

J’étais ahuri…

— Mais, monsieur Theuriet… m’écriai-je… ce sont…

Je m’arrêtai… car j’avais honte de faire honte à l’Amant de la nature.

— Naturellement… ricana M. Theuriet… Ce sont… ce sont… Vous ne savez pas…

Je m’armai de courage, et criai :

— Mais, monsieur Theuriet, ce sont des lilas… des lilas, monsieur Theuriet… des lilas !

L’Amant de la nature me regarda sévèrement :

— Des lilas ?… Vous vous moquez de moi… fit-il.

Puis il haussa les épaules… puis il se mit à rire :

— Des lilas ?… C’est idiot !… ah ! ah ! ah !… Et c’est à moi que… Mais, mon cher, vous ne savez donc pas qu’il y a un lilas qui porte mon nom ?… Il y a le lilas André Theuriet, mon cher… un lilas à fleurs doubles…

Je crois bien que M. André Theuriet en a ri longtemps. Et j’en ris encore, moi aussi, car j’ai lu souvent que, lorsque l’Académie travaille au dictionnaire, et qu’elle discute sur un nom de plante, elle dit :

— Ça regarde Theuriet… laissons faire Theuriet… c’est notre botaniste…



Les haies aussi vous arrêtent… On sourit aux aubépines, aux églantines. Elles vous rappellent mille petits événements puérils et charmants, des visages déjà lointains, des noms depuis longtemps oubliés. On s’attendrit… Parfois, pour fleurir sa marche, on les cueille…

De l’auto, c’est à peine si on a le loisir de comparer entre eux les feuillages différents. Et l’on ne voit pas les fleurs des haies… et l’on ne se souvient pas des histoires de M. André Theuriet… Ces arbres qui fuient, ce sont des arbres, sans plus… et ils galopent, galopent… Qu’importe qu’ils s’appellent chêne, acacia, orme ou platane ? Ils galopent, voilà tout… Ils accourent vers nous, se précipitent vers nous, dans un vertige. On dirait – tellement ils ont peur et ne savent plus ce qu’ils font – qu’ils vont entrer dans la voiture et la traverser. Ils ont tellement peur qu’ils ne sont même plus de la matière : ils sont devenus des reflets, des ombres, et qui galopent. La plaine aussi s’immatérialise, emportée dans un galop surnaturel… Et voici des vallons, des gorges rocheuses, des montagnes… des forêts… Au galop ! Au galop !… À peine entrevus, aussitôt dépassés. Au galop !… A-t-on le temps de penser, de rêver, de pleurer ? Au galop les petites joies attendrissantes, les petites douleurs qui larmoient et où se complaît l’enfantillage des souvenirs !… D’ailleurs, sont-ce des joies, des douleurs, des souvenirs ?… On ne sait pas… on ne le sait pas plus, que, des arbres, on ne sait s’ils sont ormes, peupliers, hêtres ou sophoras… On ne sait rien… À peine sait-on que l’air qui fouette le visage, et qu’on avale, avec toutes sortes de poussières, on s’en grise, et qu’on est ivre, comme tout l’univers !…



Vincent van Gogh et Bréda


La route d’Anvers à Bréda n’est ni meilleure ni pire que la plupart des routes de Belgique. Elle leur ressemble par sa monotonie. Ainsi s’explique — car il n’eût pas suffi de ma rêverie — que je n’aie point reconnu la Hollande, dans cette Belgique continuée… Ce n’est rien que de la terre plate, grisâtre, où tout ce qui pousse est chétif, où la lumière lourde et opaque est celle de tous les pays à qui l’eau manque. Rien n’est triste comme la traversée de ces champs sans sève et de ces petits bois mal venus, dont on rencontre pas mal de bouquets…

— Assez bien de bouquets… diraient nos excellents amis les Belges, auxquels, même en Hollande, il m’arrive de penser encore en riant…

Bréda – dont le nom évoque assez comiquement et à la fois, une excellente race de pondeuses, une race aussi, sinon de cocottes, du moins de lorettes, Gavarni et Guys, Stevens et Grévin, les Lances de Velasquez, les chansons de Nadaud, une certaine qualité d’esprit, de gaîté second Empire, « Ah ! c’était le temps où… » et Villemessant et Dinochau et Carjat – Bréda est une ville tout à fait quelconque et tellement insignifiante qu’il m’affole de penser qu’elle ne soit pas belge… Je ne la mentionnerais pas si, dans sa cathédrale, l’emphase tout italienne d’un sculpteur bolonais ne s’était avisée de faire, au-dessus d’un tombeau, porter les armoiries de je ne sais quel petit prince de Nassau, tout simplement par Régulus, Jules César, Annibal et Philippe de Macédoine.

Au sortir des musées et des cathédrales belges, j’étais un peu las, non seulement de la grandiloquence italienne qui s’y boursoufle, mais même de la magnificence flamande, parfois écrasante, et je ne demandais qu’à me reposer parmi les nuances et la discrétion hollandaises. J’aspirais à ce repos comme on attend un bain, vers la fin d’un voyage qui dure. Il me fallait surtout me purifier de toutes sortes de blagues, de toutes sortes d’excès, avant que de pouvoir me plonger dans le délice de Vermeer et la splendeur de Rembrandt. C’est dans cette disposition d’esprit que cet Italien flagorneur – les guides ont beau dire que ce n’est pas Michel-Ange – m’a agacé, choqué… J’aurais dû en rire…

Mais je pardonne à Bréda, en raison d’un détail de son histoire qui m’émeut et qu’elle ignore.

Bréda est la ville où naquit Vincent van Gogh. Il l’habita quelque temps, en sa première jeunesse. On rêve pour ceux qu’on admire et qui marquèrent leur trace, dans la vie, d’un peu de génie, d’un peu de grâce, d’un effort humain autre que celui des autres hommes, on rêve d’un joli décor, à leur naissance. Je crois à l’influence profonde et secrète du milieu sur la direction et la destinée d’un esprit ; je crois que les choses natales laissent une empreinte durable sur le cerveau, et qu’il est très difficile de s’en affranchir, plus tard, quand elles furent mauvaises. Je fus assez étonné de ne trouver aucune affinité entre Vincent van Gogh et Bréda. Il est vrai que, tant qu’il y vécut, il ne songea pas une minute à devenir l’artiste original et violent qu’il fut. Ennuyeuse et morne, entourée de paysages aux lignes étriquées, aux formes pauvres, Bréda n’avait pas su lui révéler sa vocation. Il y était quelque chose comme instituteur, un instituteur libre. Il parlait aux enfants qu’il assemblait dans la rue, même aux hommes, et il leur prêchait la morale protestante, relevée de tout ce que son âme imaginative et tourmentée contenait déjà d’élans passionnés vers le grand et vers le beau… Et puis il était parti, découragé de son impuissance et de l’inutilité des paroles…

J’aurais voulu avoir des renseignements sur ce moment de la vie de van Gogh, ou bien, à défaut de renseignements parlés, voir sa maison, et, de sa maison, les premiers spectacles qui s’offrirent à lui et qui l’émurent… Je m’informai… À mes questions, les gens s’ébahirent :

— Vous dites ?… Comment dites-vous ?… Vincent van Gogh ?… Un peintre ?… Vous ne vous trompez pas de nom ?… À Bréda ?… Vous ne confondez pas avec Amsterdam ?… Attendez donc…

Personne ne savait.

J’expliquai que ça avait été un grand et douloureux artiste… qu’il était mort, encore jeune, en France… qu’ il n’y avait pas longtemps de cela… Et, m’animant devant ces mines étonnées, j’expliquai qu’il était célèbre en France, en Allemagne… même en Hollande… qu’il y avait des tableaux de lui au musée de Rotterdam… Et j’insistais :

— Voyons !… Au musée de Rotterdam… ah !

— C’est bien possible, me répondit-on… Van Gogh ?… Non, ça ne nous dit rien. Il y a tant de peintres et tant de musées, en Hollande !

Je m’efforçai de leur rappeler son visage tragique, son front obstiné, ses yeux ivres de penser et de regarder, sa courte barbe blonde.

— Des barbes blondes… ça n’est pas ce qui manque ici…

Je m’acharnai sottement :

— Enfin… souvenez-vous… Il était bon avec les enfants… il leur parlait…

Mais ils ne m’écoutaient plus… Ils s’éloignèrent de moi, en me regardant avec méfiance.

Pauvre Vincent !… Il n’eût pas été humilié de l’ignorance de ses compatriotes… Il ne chercha pas la gloire… il chercha quelque chose de plus impossible : l’absolu. Et il en est mort…

J’appris, à Rotterdam, qu’un parent très proche de van Gogh vivait à Bréda, entouré de la plus belle collection qui soit, de ses œuvres. Seulement, il ne porte pas le nom de van Gogh.

Voilà pourquoi « van Gogh », « ça ne leur disait rien ».


J’ai une autre impression.

Deux semaines après, je sortais du musée de La Haye où j’avais passé presque toute la journée. J’étais ivre de Vermeer, ivre surtout de Rembrandt… La tête me tournait. L’Homère et, davantage, le portrait du frère de Rembrandt me poursuivaient… Ce visage si prodigieusement humain, à la fois si dur et si doux, si mélancolique et si obstiné, cette effigie, aux plans si larges et sûrs, plus vivante que la vie, ce front encore tout chaud de la double pensée qui l’anima et qui le modela, et ces yeux où l’on voit tout ce qu’ils ont regardé !… Le génie de Rembrandt est si fort, qu’il en devient douloureux… On ne peut en supporter le premier choc, sans un grand bouleversement. J’avais besoin de me remettre de mon émotion… Je longeai quelque temps les bords du Vivier. Je me promenai sous les arbres de cette place où tout s’apaise, devient doux, silencieux, glissant, comme ces eaux dorées qui la baignent… Et je rentrai dans la ville…

Comme je flânais à travers la rue, j’avisai une petite boutique, devant laquelle de grandes affiches mobiles annonçaient une exposition des œuvres de van Gogh… Je me dis :

— Non… non… pas aujourd’hui… Ce serait une trahison… Je reviendrai demain…

Et, en disant cela, je pénétrai machinalement dans la boutique.

Le soir commençait à venir… Il n’y avait plus personne, qu’un employé qui dormait, la tête appuyée sur une pile de catalogues… Sur les murs gris, une vingtaine de tableaux, peut-être. Au centre de la pièce, une sorte de divan circulaire, d’un rouge affreux, du milieu duquel jaillissait une colonne drapée que terminait un ridicule petit palmier dans un pot de céramique.

Je m’assis, et je regardai… Je regardai longtemps… Je regardais, sans fatigue, intéressé…

Je sentais bien que d’autres tableaux, même parmi ceux qu’on appelle de bons tableaux, m’eussent fait fuir. Je les eusse considérés comme une profanation… Oui, oui, j’étais bien sûr qu’il m’eût été impossible de les regarder…

Je regardais toujours…

Et un calme, une sécurité – plus que cela – une sorte de joie nouvelle, entraient en moi…

C’étaient des paysages de printemps, des paysages du Midi… des vergers… des moissons dorées ondulant sous le vent… Et des ciels étrangement mouvants, où des formes vagues de grands animaux, de femmes couchées, s’allongeaient, s’émiettaient, reprenaient d’autres formes… Et des figures tourmentées, parmi lesquelles celle du peintre, d’un accent si tragique… celle aussi du bon père Tanguy, souriante, avec sa vareuse brune, son tablier vert, ses deux grosses mains de travail… Et des fleurs, d’adorables fleurs, tulipes, glaïeuls, roses, iris, soleils, d’une vie, d’un éclat, d’une caresse, d’un rayonnement extraordinaires…

Ces toiles, je ne les détaillais pas comme je fais en ce moment, même d’une façon si sommaire… C’est l’ensemble des formes, c’étaient les taches de lumière qu’elles faisaient sur les murs, qui me retenaient et me charmaient…

Je me disais :

— Ce que j’ai là, devant moi… c’est une autre sensibilité, une autre recherche… c’est autre chose… c’est un autre art… moins écrit, moins solide, moins profond, moins somptueux, que celui dont je viens de recevoir une commotion si violente… Évidemment, je vois, parfois, dans ces toiles, une grimace douloureuse, parfois j’y sens une impuissance consciente à réaliser, par la main, complètement, l’œuvre que le cerveau a conçue, cherchée, voulue. Et, cette grimace, je ne la vois, cette impuissance, je ne la sens, peut-être, que parce que j’ai connu tous les doutes, tous les troubles, toutes les angoisses de Vincent van Gogh, et cette faculté cruelle d’analyse, et cette dureté à se juger soi-même, et cette existence toujours vibrante, toujours tendue, à bout de nerfs, et cet effort affolant, torturant, où il se consuma. D’ailleurs, qui sait, qui saura jamais à quoi se vérifie la réalisation complète, en une œuvre d’art ? N’est-ce pas dans les créations de ses dernières années, dans ce que certains critiques appellent grossièrement ses ébauches, que Rembrandt est allé le plus loin, le plus haut, dans la science et dans le génie ?… Mais de ces toiles qui sont là, devant moi, rayonnantes sur ces murs gris, ce que je sais c’est, qu’en dépit de leurs discordances, de leur inachèvement, de leur brutalité, c’est le seul art que mes nerfs surexcités, que mes yeux toujours emplis des plus belles visions, puissent supporter, aujourd’hui. Après Rembrandt, qui bouleverse comme un phénomène de la nature, on peut s’arrêter à van Gogh, qui inquiète et qui enchante… Et la preuve c’est que je suis là, encore, que je regarde, et que je suis content.

Je ne quittai la petite boutique que quand le soir fut tout à fait venu…



Sur les Hollandais.


À une dizaine de kilomètres au delà de Bréda, c’est enfin la Hollande… la Hollande d’eau et de ciel, la Hollande infiniment verte, infiniment gris-perle, où plus jamais n’osera s’aventurer le moindre souvenir de Belgique. Les routes se font douces, élastiques, sans poussière, avec leur pavage uni et lavé de briques sur champ. Elles sont plantées magnifiquement d’arbres gigantesques, des ormes, des platanes, des blancs de Hollande, dont on voit très bien que les racines plongent au plus profond d’un sol riche où l’humus ne leur a pas plus manqué que l’eau. Des bandes de vanneaux, de sansonnets voyagent dans l’air, des bandes de canards voyagent sur l’eau… Et l’eau est partout… On la voit sourdre sous les nappes de verdure, comme, sous la couche de cendres qui le recouvre, on voit sourdre la rougeur d’un brasier…

Dans la traversée des polders, sur les digues, il faut aller doucement. Elles sont étroites, le plus souvent bordées de petits canaux en contre-bas, coupées de petites passerelles en dos d’âne et de petits ponts-levis qu’on n’aperçoit que lorsqu’on est dessus. Chaque fois que vous rencontrez un cheval, un de ces beaux chevaux à l’encolure guerrière, arrêtez la machine, et mieux, descendez-en, pour porter secours au charretier ou au cavalier, car le cheval est partout le même stupide animal, et, ici, son danger s’accroît de sa masse, et du peu de place que le fameux ministre des Digues accorde à ses caracolades.

Il n’existe pas d’autre règlement, sur la circulation automobile, que celui que vous établissez vous-même, en vue de votre propre sécurité. En Hollande, l’important est d’entrer… Une fois cette difficulté levée, vous faites ce que vous voulez… Vous tombez même dans le canal, si tel est votre plaisir… Personne n’y voit le moindre inconvénient et ne vous en saura mauvais gré, à condition toutefois que vous vous en retiriez, mort ou vif, votre machine et vous, à vos frais. Il suffit d’ailleurs du plus léger dérapage, ou que votre mécanicien ait, en de certains endroits, une seconde de distraction. Car les routes, à chaque instant, cessent brusquement, à pic, devant le fleuve, ou devant le canal qu’il vous faut traverser sur des bacs à vapeur, puissants et rapides…

Cette façon de voyager en auto, lente, interrompue par toute sorte d’arrêts, est d’abord irritante. Brossette maugrée à toutes les minutes, il s’écrie : « Sale pays ! »… Et puis il s’y fait, et puis l’on s’y fait. Cela devient vite un repos, même un plaisir. On se mêle ainsi beaucoup mieux à la vie des choses et à celle des gens. Ce qui est charmant et nouveau, en ce pays, c’est que, partout, même sur la route, on est en contact perpétuel avec ses habitants. On les voit vivre et on vit avec eux… On est chez eux…

Sous sa face tranquille, avec ses gestes mesurés, le Hollandais est rude et violent. Il aime aussi la moquerie, l’ironie. Mais quand on n’est pas un Anglais, et qu’on s’habille comme tout le monde, on s’en accommode assez bien. Au besoin, il saura être complaisant sans servilité, et gaiement accueillant, s’il ne lui en coûte rien. Par exemple, évitez de vous promener, vêtus de peaux de bêtes. Les peaux de bêtes excitent d’abord sa curiosité, et sa curiosité peut devenir agressive et méchante. Il m’est arrivé à Rotterdam, où pourtant débarquent des gens de tous pays et de tous costumes, à Leuwarden aussi, d’être suivi, dans la rue, par une foule de quinze cents personnes, hommes, femmes et enfants. Ils commençaient par rire et se moquer, et bientôt, s’énervant l’un l’autre, finissaient par me lancer des boules de papier et des pelures d’orange. Or, de l’orange à la pierre, il n’y a pas très loin. Ce furent des moments extrêmement désagréables, et qui me rappelèrent la sortie des réunions publiques, au temps de l’affaire Dreyfus. Ce n’est pas que le Hollandais soit misonéiste et routinier, à la façon du Français, et qu’il s’étonne, outre mesure, des choses dont il n’a pas l’habitude. Au contraire, il accepte facilement un progrès, surtout quand il est d’intérêt général. Mais il a des manies, des mœurs parfois bizarres auxquelles il tient. Il faut les connaître. Il faut le connaître, et ne jamais contrarier son esthétique populaire, d’ailleurs harmonieuse. Et on l’aime, et il nous aime à sa façon, qui n’est pas la nôtre, mais dont la rudesse ne manque ni de bonhomie, ni de pittoresque.

En Hollande, il n’y a ni charbon, ni bois, ni pierre, ni métaux, ni fruits. Ce n’est que de l’eau. Les petits vallonnements des environs d’Arnheim, qu’on franchit facilement, à la quatrième vitesse accélérée, et la forêt d’Appeldorn, avec ses arbres de haute futaie, y font l’effet d’étrangers. Ils annoncent déjà l’Allemagne. Là, l’homme est moins actif ; il m’a paru moins fort, moins beau. C’est une autre race. Le vrai Hollandais, c’est le Hollandais du polder et du canal. La lutte qu’il livre sans cesse aux caprices, aux sournoiseries, aux violences de l’eau, l’a rendu industrieux, patient, énergique, rusé. De cette force dévastatrice, il a su faire un admirable outillage économique, une richesse énorme, et une émouvante beauté. Il en est très fier. Un gros entrepreneur d’Amsterdam me disait :

— En Italie, à la Martinique, ils ont la chance d’avoir des volcans… Et qu’est-ce qu’ils en font ?… Rien… absolument rien… De la ruine et de la mort, monsieur… C’est pitoyable… Ah ! si nous les avions ces volcans-là !… Notre eau et ces volcans-là, monsieur ?… ah ! vous verriez… vous verriez !… Quelles tristes gens !…

— Que feriez-vous des volcans ?… lui demandai-je.

— Je n’en sais rien… la question ne se pose pas chez nous… Soyez sûr que nous en ferions quelque chose… Tenez, c’est comme votre vent, dans le Midi, le mistral… Oui… Eh bien ! qu’est-ce que vous en faites ?… Rien, non plus… Pourtant, je me suis laissé dire qu’on sait parfaitement où il se forme… Rien de plus facile alors que de le capter et de s’en servir… Mais non… vous le laissez souffler où il veut, comme il veut… C’est de la gâcherie, monsieur… de la vraie gâcherie…

Mais je crois bien qu’il se moquait de moi…

Ce terrible élément de l’eau, le Hollandais a pu l’assouplir, le domestiquer, le faire servir docilement à toutes les nécessités, à tous les décors de son existence. L’eau est non seulement la parure de la Hollande ; non seulement elle est le grand moyen de circulation, et, en quelque sorte, le système vasculaire du pays ; non seulement elle est la rue, la route, le chemin de traverse, la voie qui, par mille dérivations, fait communiquer entre eux les grands centres, les villages, les hameaux, les fermes, les masures, les étables isolées dans le polder, les châteaux, les jardins, les parcs, échelonnés le long des digues ; elle fait aussi office d’engrais merveilleux, de basse-cour pour les canards dont il y a partout d’immenses élevages ; elle sert de bornage, de délimitation cadastrale ; elle sépare et identifie les propriétés. Sur la pittoresque route de Groningue à Zwolle, j’ai longé toute une série de petits villages, où chaque maison, chaque champ, chaque jardin est entouré d’eau, comme ailleurs, de murs, de haies, de grillages. On se croit, tout d’un coup, transporté au temps des habitations lacustres. Rien n’est joli, et étrange, et miroitant, comme cette succession de palafittes multipliés par leurs reflets, où l’on voit travailler durement et passer l’eau, sur des barquettes légères, des troupes de femmes, en courtes et lourdes robes de bure, le corsage avivé d’une broderie rouge, la tête ornée de petits casques plats, dont le métal poli brille au soleil.

La grande passion de l’homme, en Hollande, c’est le travail. De Bréda au Helder, de Walcheren au Texel, tout le monde, hommes, femmes, enfants, travaille d’un travail âpre et continu. On travaille à l’eau, à la terre, aux digues, aux ports, aux navires, aux fleurs. Rien n’est perdu. De la moindre chose, on sait faire une source d’enrichissement. Le jour que nous passâmes à Leuwarden, on avait vendu, sur le marché, cent vingt mille œufs de vanneaux. Ils savent organiser et développer, comme celle de la poule, la ponte de cet oiseau farouche.

Il n’est pas jusqu’au touriste, de plus en plus nombreux, qui ne soit pressuré, vidé, desséché… Comme il est ravi du voyage, il paie et ne dit mot.

Un jour, à Utrecht, en me remettant sa note, où s’additionnaient, se multipliaient les chiffres les plus fantastiques, l’hôtelier me dit, avec un sourire :

— Monsieur verra que nous ne sommes plus au temps de Voltaire…

— Pourquoi… de Voltaire ?… fis-je… Quel rapport ?

— Mais oui… monsieur… de Voltaire… qui disait… monsieur sait bien… qui disait : « Pays de canaux, de canards et de canailles ». Ah ! nous l’avons toujours sur le cœur, ce mot-là…

— Je vois… et sur la note, hein ?

Canailles ?… Non pas… Commerçants ? Oui… Et n’est-ce pas un peu la même chose ? Ils ont, comme on dit, le commerce dans la peau. Aucun peuple n’est mieux doué pour les affaires, et pour la banque… Ils mettent, à drainer l’or, la même ingéniosité tranquille et tenace qu’à drainer l’eau du polder…

On sait qu’ils furent les premiers navigateurs européens à pénétrer utilement en Chine. Avant tous pourparlers, les Chinois, redoutant en eux des ennemis de leur religion, les obligèrent à marcher, à cracher sur le crucifix, ce qu’ils firent sans la moindre hésitation. Après quoi, rassurés, les Célestes les autorisèrent à pénétrer dans le pays, et à y commercer à leur guise.

Race forte et dure, réaliste et laborieuse, dominée, en toutes choses, par l’intérêt qui ignore le scrupule et éloigne le sentiment. Quoi qu’en pensent certains politiques, elle ne se laissera jamais violenter, absorber par l’Allemagne… La Hollande n’est pas au bout de son histoire.

Le Hollandais est un bon colonisateur. Il a su tirer, de ses magnifiques établissements dans l’Inde, des profits considérables. Mais il a trouvé, là-bas, peu à peu, son maître, dans le Chinois. À Java, le Chinois sourcille de partout, s’infiltre et s’étale partout… C’est une sorte d’eau envahissante, conquérante, que le Hollandais ne peut pas endiguer et qui menace de le submerger…

Un ancien consul, retiré à Arnheim, M. X…, m’a conté cette anecdote caractéristique :

À Canton, – il y a vingt ans de cela – M. X… avait à son service un boy chinois, d’une intelligence, d’une souplesse, d’une fidélité extraordinaires… Valet de chambre, secrétaire, cuisinier, tailleur, bottier, musicien et poète, ce boy était tout… tout ce qu’on voulait…

— Je l’aimais beaucoup, me dit M. X…, et lui, paraissait s’être attaché à moi, pour la vie… Une perle !…

Un jour, le consul fut envoyé à Batavia, chargé par le gouvernement d’une affaire importante. Sachant combien il tenait à cet excellent serviteur, des amis lui conseillèrent de le laisser à la maison…

— Aussitôt là-bas… il sera circonvenu, pris, embauché par des compatriotes… Vous ne le reverrez plus…

Son boy ? La fidélité même… Allons donc !… Les autres boys, peut-être… mais le sien ?… C’était absurde… Il l’emmena. À Batavia, au débarquement, il laissa son petit bonhomme se débrouiller avec les bagages, et lui recommanda de les apporter au palais du gouverneur, où il devait loger, durant son séjour, et où il se rendit sans plus tarder. Deux heures, trois heures, quatre heures se passèrent… Pas de boy… Qu’était-il donc arrivé ?… Il envoya aux informations : pas de boy… Très inquiet, M. X… allait prier le gouverneur de mettre sur pied la police, quand, vers le soir, un commissionnaire nègre vint apporter les bagages et une lettre. La lettre était du boy… Il y expliquait, avec beaucoup de regrets, qu’il était obligé de quitter son service, vu qu’il était installé horloger, dans un beau quartier de Batavia… Horloger ?… Déjà !… C’était une plaisanterie, sans doute… M. X… courut à l’adresse indiquée. Il entra dans une petite boutique, et vit, assis devant l’établi, la loupe à l’œil, le boy, qui, avec une aisance parfaite, examinait le mécanisme d’une montre…

— Tu es fou !… cria M. X… Qu’est-ce que cela veut dire ?…

Alors, le boy raconta que, durant qu’il attendait les bagages, un vieux Chinois l’avait abordé… Ils avaient longtemps causé, discuté…

— Qu’est-ce que tu veux faire ? avait dit le vieux Chinois… Veux-tu être tailleur… cuisinier… médecin… horloger ?… Quoi ?… Dis ce que tu veux…

Bref, le boy avait choisi l’horlogerie… Et le vieux Chinois venait de l’installer dans cette boutique, où il était sûr de faire fortune… M. X… était stupéfait. Il ne trouva à dire que ceci :

— Mais tu connais donc l’horlogerie ?

Et le boy répondit d’un air tranquille :

— Faut bien… Un vrai Chinois doit tout connaître.



Gorinchem.


La première joie que je devais connaître, en Hollande, cette fois-ci, ce fut d’apercevoir cette petite ville de Gorinchem que je n’oublierai plus, petite ville presque inconnue des touristes, et qui, de très loin, de l’autre côté de l’eau, — c’est le Rhin et la Meuse qui coulent là, confondus — me parut si pimpante et me ravit bien davantage dès que nous eûmes circulé, quelque temps, lentement, dans ses rues étroites, pleines de promeneurs… J’en étais enchanté, comme un enfant d’un joujou. Elle avait bien l’air d’un joujou luisant, tout neuf, — quoiqu’elle fût très vieille — et sa nouveauté, c’était sa propreté…

En Hollande, les vieilles choses, vieux monuments, vieilles maisons ne m’attristent jamais. On ne voit pas leurs fissures, leurs lézardes, et ces plaies qu’avivent sans cesse les entassements de poussière corrosive. Elles n’offrent point l’aspect délabré de ruines. À force de soins, elles conservent une belle vie de jeunesse et de santé. Un peu plus tassées que les neuves, un peu plus penchées, et voilà tout… Elles rappellent ces jolis vieillards, qui eurent la politesse de se garder de la déchéance, dont le visage paraît plus frais, plus riant, sous les cheveux blanchis, et qui enseignent aux jeunes gens l’indulgence et le sourire. La coquetterie est la grande vertu des vieilles gens.

Délicieuse petite vieille, que Gorinchem !… On pouvait, de l’auto, sans effort, toucher les façades peintes, lavées, vernies. Les rues, où nous glissions entre ces habitations à pignons historiés, étaient lavées aussi, lavées comme les carreaux des intérieurs que peignit Pieter de Hoogh, et dallées, me sembla-t-il, de ces mêmes mosaïques de couleur, dont beaucoup de maisons avaient leurs façades revêtues. Et des étalages de fruits exotiques, des vitrines où se montraient des dentelles, des draps brodés, de lourds bijoux d’argent, paraient les devantures d’un luxe choisi… C’était la première petite ville des Pays-Bas, qui mirât dans ses canaux sa coquetterie, avec placidité…

Nous nous arrêtâmes chez un pâtissier pour y boire du thé, mais surtout pour nous arrêter, pour prendre pied dans la ville.

Les gens allaient et venaient, nous regardaient et regardaient la machine, silencieusement. Faces débonnaires et un peu lourdes, je les avais déjà vues dans ces gravures anciennes qui représentent des amateurs de tulipes. Ils ne savaient pas trop s’ils devaient admirer, mépriser, s’indigner… Après avoir regardé l’auto, ils se regardaient entre eux, et puis ils s’en allaient, sans avoir exprimé le moindre sentiment. Et d’autres les remplaçaient qui se livraient à la même mimique. Il y avait des femmes blondes, aux cheveux tirés ; il y en avait de très noires, avec des yeux en amande, et des teints où le jaune de l’Extrême-Orient luttait avec le rose d’Europe… Des pêcheurs rentraient ou sortaient, poussant des petites voitures dont les unes contenaient des paquets de filets bruns, et les autres de grandes mannes remplies de saumons. Un gamin, à la porte, nous offrait des cartes postales : des églises aux tours penchées, des moulins à vent… des canaux, encombrés de barques… Il ne se passait rien que de monotone et de quotidien. La vie coulait, devant nous, comme chaque jour, devant cette boutique, elle coule douce, paisible, avec son petit bruit de sabots sur les dalles de la rue. Et, pourtant, je me sentais parfaitement, enthousiastement heureux. J’avais, en moi, une joie violente de cette douceur, de ce bruit de sabots, de ce silence des visages, de cette jolie fille aux bras nus qui nous servait sans empressement, de ce thé qui était très mauvais, de ces tasses de Chine, qui ne venaient même pas des fabriques de Delft, de cette écœurante odeur de cacao, qui flottait dans la boutique, de ces maisons en face, petites maisons naïves, comme on en voit, comme on en achète, pour les arbres de Noël, dans les magasins de jouets, à Nuremberg… Il me semblait que c’était le bonheur, et que j’eusse vécu là le reste de ma vie. Impression qui n’était pas nouvelle en moi. Chaque fois que je m’arrête quelque part, n’importe où, et qu’il y a un peu d’eau, des arbres, et, entre les arbres, des toits rouges, un grand ciel sur tout cela, et pas de souvenirs… j’ai peine à m’en arracher.

Il me fallut faire un effort pour me lever et partir…




La découverte de Claude Monet.


Pour la première fois, je considérai, sans y retrouver les anciennes images d’un bonheur devenu si amer, ces canaux où vient se glacer et mourir la vigueur du Rhin. J’admirai délicieusement les petits ponts, enjambant les filets d’eau, où l’élan de leur arche unique de bois se referme par son reflet ; petits ponts tout ronds, comme sont ceux du Japon, sur les estampes, et qui, partout, en Hollande, protègent et défendent chaque maison… Et les petites grilles, basses, ouvragées, qui s’ouvrent sur les petits parterres de ces fleurs qui ont un éclat unique, en ce pays mouillé, où la lumière irisée les imprègne, les caresse et les aime. Dans la traversée des villages, parfois, nous apercevions des jardinières, tuyautant aux fenêtres, derrière le transparent qui les vaporise, des collerettes brodées de narcisses, de jacinthes, de tulipes…

Pour la première fois aussi, je redevenais sensible à cet aspect oriental, extrême oriental, qu’ont la plupart des villes et des villages hollandais, sans qu’on sache précisément de quels éléments il est fait.

C’est à la fois l’art du Japon qu’ils évoquent, et l’art primordial de la Chine, mais aussi l’art des Indes, et toute la magie des continents baignés d’eau, et des Îles, que la marine néerlandaise hante depuis des siècles, comme si les navigateurs avaient rapporté de ces contrées qui sont au delà des mers lointaines, avec leurs denrées qui les enrichirent, un émouvant rappel de leurs aspects.

Le développement des influences qui conduisent l’évolution de la pensée dans le temps, n’est si difficile à saisir que parce que l’oscillation des idées, qui est purement intelligible, dévie souvent, du fait d’accidents qui ne sont que mécaniques… J’ai souvent pensé, dans ce voyage, à cette journée féerique où Claude Monet, venu en Hollande, il y a quelque cinquante ans, pour y peindre, trouva, en dépliant un paquet, la première estampe japonaise qu’il lui eût été donné de voir. Son émotion devant cet art merveilleux, où toute vie, tout mouvement, tout modelé tiennent dans un trait – art qu’il ignorait, d’ailleurs, comme tout le monde, à cette époque, mais dont il avait en lui la prescience, en quelque sorte fraternelle – cette émotion-là, vous la devinez.

Son bouleversement, sa joie étaient tels, qu’il ne pouvait exprimer, par des phrases, ce qu’il ressentait ; il ne pouvait plus l’exprimer que par des cris.

— Ah !… ah !… Nom de Dieu !… faisait-il… Nom de Dieu !…

Ce juron contenait tout l’infini de son admiration.

Et c’est à Zaandam que ce miracle se passait. Zaandam, avec son canal, ses navires à quai, débarquant des cargaisons de bois de Norvège, sa flottille serrée de barques, aux proues renflées comme des jonques, ses ruelles d’eau, ses cahutes roses, ses ateliers sonores, ses maisons vertes, Zaandam, le plus japonais de tous les décors de Hollande.

Il faudrait ignorer, non seulement les tableaux de Claude Monet, mais ceux des pairs qu’il a parmi ses contemporains et ses cadets, et jusqu’aux noms, alors inconnus, d’Hokousaï, d’Outamaro et d’Hiroschigè, pour douter de la fièvre, dans laquelle il courut à la boutique d’où lui venait ce paquet… Vague petite boutique d’épicerie, où les gros doigts d’un gros homme enveloppaient – sans en être paralysés – deux sous de poivre, dix sous de café, dans de glorieuses images rapportées de l’Extrême-Orient, au fond de quelque cale de navire, avec des épices !… Bien qu’il ne fût pas riche, en ce temps-là, Monet était bien résolu à acheter tout ce que l’épicerie contenait de ces chefs-d’œuvre… Il en vit une pile, sur le comptoir. Son cœur bondit… Et puis, il vit l’épicier qui servait une vieille femme, détacher une feuille de la pile… Il se précipita :

— Non… non… cria-t-il… je vous achète ça… je vous achète tout ça… tout ça…

L’épicier était brave homme. Il crut avoir à faire à un original… Et puis, ces papiers coloriés ne lui coûtaient rien : il les avait par-dessus le marché… Comme on donne à un enfant qui pleure, pour l’apaiser, une image, il donna la pile à Monet en riant, et se moquant un peu :

— Prenez… prenez… dit-il… Ah ! vous pouvez bien les prendre… Ça ne vaut rien… Ça n’est pas solide… J’aime mieux ce papier-là, moi…

Se tournant vers la cliente :

— Et vous ? Ça ne vous fait rien, non plus, hein ?

— Moi ?… Ah ! Dieu de Dieu !…

Il prit une feuille de papier jaune, avec quoi il enveloppa le morceau de fromage qu’avait acheté la vieille femme.

Rentré chez lui, fou de joie, Monet étala « ses images ». Parmi les plus belles, les plus rares épreuves, qu’il ne savait pas être d’Hokousaï, d’Outamaro, des femmes, à leur toilette, des femmes au bain, des mers, des oiseaux, des arbres fleuris, il en vit une qui représentait un troupeau de biches, et qui lui paraissait être une des plus étonnantes merveilles de cet art étonnant. Il sut, plus tard, qu’elle était de Korin…

Ce fut le commencement d’une collection célèbre, mais surtout d’une telle évolution de la peinture française, à la fin du XIXe siècle, que l’anecdote garde, en plus de sa saveur propre, une véritable valeur historique. Ceux qui voudront étudier sérieusement cet important mouvement de l’art, qu’on appela du nom d’impressionnisme, ne peuvent la négliger…

Aujourd’hui qu’on célèbre tant d’anniversaires, inutiles et ridicules, ne pourrait-on célébrer avec une pompe particulière l’anniversaire de cette journée émouvante et féconde, où un grand artiste français se rencontra, pour la première fois, à Zaandam, avec une petite estampe japonaise ?…




Le port, patrie du peintre.


Je crois bien que, nulle part ailleurs, l’émotion de Claude Monet n’eût été plus forte. C’est que l’art extrême-oriental, on le voit apparaître, partout, en Hollande, et sortir, on dirait, de l’eau. Il est vrai que dans les ports d’Occident — et toute la Hollande n’est qu’un grand port — les bateaux rapportent avec eux des parcelles, des éclats de l’Orient, et de ses créations qui sont obligées de lutter, de subtilité comme de splendeur, avec la lumière même.

Venise, vêtue de drap noir, regorgeait de ces richesses transmarines, et son climat n’eût peut-être pas suffi, seul, à produire, pour l’enchantement du monde, les yeux de Titien.

Le hasard uniquement fit que Rubens n’ouvrit pas les siens à Anvers, où commerçait, avec l’Europe, de toutes les marchandises d’outre-mer, la plus grande flotte marchande du monde. Ses parents l’y ramenèrent de bonne heure, et il y a passé la partie de sa vie peut-être la plus féconde. De sorte qu’il tira des quais fameux de l’Escaut, outre l’arrangement des lignes et l’ampleur ornementale de ses compositions, une part au moins de la magnificence, dont il distribua, entre les souverains et les belles femmes de son temps, les éblouissantes effigies.

Même Marseille, « Porte de l’Orient », écrit Puvis de Chavannes, Marseille, où naquit Monticelli, valut à ce peintre l’étrange grouillement de sa palette, où les fruits rouges, les soies orientales, les coquillages nacrés, s’écrasent parmi les eaux bleues et parmi ces noirs puissants, dorés, qui font frissonner les bassins, pleins de navires…

Est-il possible aussi que personne n’ait pu se défendre de croire qu’il abordait au Japon, de ceux qui, au crépuscule du matin, sont entrés dans le fjord de Kristiania ?



Je suis convaincu qu’un grand port, quel qu’il soit, où qu’il soit, est, par excellence, un lieu d’élection pour la naissance, la formation, l’éducation d’une âme d’artiste. Un artiste qui est né dans un port, qui y a vécu son enfance et sa première jeunesse, parmi la variété, l’imprévu, l’enseignement sans cesse renouvelé de ses spectacles, est, forcément, en avance sur celui qui naquit, au fond des terres, dans un village de silence et de sommeil, ou dans l’étouffante obscurité d’un faubourg de la ville. Son imagination, surexcitée par tout ce qui passe et se passe autour de lui, s’éveille plus tôt. Son cerveau travaille davantage et plus vite, et sans trop de luttes… Il s’habitue à voir et, voyant, à comprendre. Sa pensée qui n’est pas bornée par un mur, « le mur de la maison Meyer », ou par un coteau, est libre de vagabonder, à travers l’espace, comme ces jolies mouettes qui hantent le vaste ciel, et qui n’ont d’autre limite à leurs désirs, que la fatigue de leurs ailes… Il englobe, dans un regard, plus de choses d’ici et de là-bas, plus de visages d’ici et de là-bas, plus de vie universelle. À son insu, et comme mécaniquement, le mouvement des barques sur la mer, de la mer contre les jetées, le rythme de la houle, l’entrée des navires dans les bassins, l’oscillation des mâts pressés que relie la courbe molle des cordages, les voiles qui fuient, qui dansent, qui volent, les volutes des fumées, toutes les silhouettes des quais grouillants, lui enseignent, mieux qu’un professeur, l’élégance, la souplesse, la diversité infinie de la forme. Sans le savoir, il emmagasine des sensations multiples qui ne s’effaceront plus, qu’il retrouvera, plus tard, et dont il fera vivre un visage, un torse de femme, l’ondulation d’une jupe, la flexion d’une hanche, le balancement d’une branche… Car il y a de tout cela dans un port… Il y a de tout et il y a tout, dans un port.



Et, une fois de plus, ma rêverie aboutit à Rembrandt.

Rembrandt n’est pas né dans un grand port, c’est vrai… Mais son nom est inséparable de celui d’Amsterdam, où il vécut tant d’années, et y trouva l’emploi de ses dons, en leur toute-puissance… Amsterdam, dont les habitants sont vêtus de noir, comme ceux de Venise, avec le même orgueil et un goût pareil des accents éclatants et des ornements lourds. Dans l’une et l’autre ville, le soleil fait la même féerie avec le ciel et avec l’eau qui divise les maisons, jusqu’à ce que l’humidité se condense en brouillard, pour lui dérober la cité aquatique et la restituer à l’obscurité, sur qui le triomphe de l’astre n’aura que plus de splendeur. Je ne voudrais pas penser que Rembrandt eût pu naître en quelque petite ville endormie dans les terres, sans jamais voir le soleil dorer des quais, dorer les eaux noires des bassins, dorer l’atmosphère profonde, « l’obscure clarté » qui grouille entre les coques des navires… Peut-être que ce qu’il eût tiré de lui-même eût suffi pour émerveiller les humains. Mais je m’exalte à découvrir, dans son œuvre, la conception, non seulement des images, mais des couleurs les plus somptueuses, issues de la rencontre de son génie, avec le luxe d’un grand port, infini jusque dans la variété de ses misères, à Amsterdam, surtout, le plus oriental des ports d’Occident, Amsterdam et sa sombre population juive.


Fermant les yeux à l’ardeur insoutenable du couchant, vers où nous courions, je songeais à la fin douloureuse du héros, de ce Rembrandt des dernières années, enchaîné par la misère, en proie au malheur, expiant, lui aussi, peut-être, le crime d’avoir osé dérober au ciel, pour nous, le feu divin de sa lumière…




La Digue.


Depuis Gorinchem, c’est presque, jusqu’à Dordrecht, une succession de villages délicieux, dont je ne sais pas les noms, mais dont la traversée dure, peut-être, trois fois plus que celle de Paris. Du haut de la digue surélevée, étroite, nos regards penchent dans l’intérieur des maisons en contre-bas. Devant tous les seuils, lavés, polis, les paires de sabots sont rangées, sabots légers de saule. Avant d’entrer, les habitants ne manquent jamais de se déchausser, et ce sont des pas feutrés qui glissent, comme pour ne laisser après eux aucune trace, même de son, sur les parquets et les dalles qu’on voit briller, au passage… Un rideau radieux, un cuivre, des assiettes fleuries, des étains pansus, un bonnet qui étincelle animent ces réduits presque tous pareils… Armées de longs bâtons que termine un gros bouchon de linge mouillé, des femmes lavent les façades, avec acharnement ; d’autres astiquent les portes, soigneusement vernies, et frottent les cuivres qui les ornent. Les cuisines, en forme de guérites, sont séparées de la maison, afin qu’aucune besogne malpropre ne puisse la souiller… Et cela fait songer, je ne sais pourquoi, à de la dentelle, rehaussée, mais à peine, de fils de métal… Ce qui est charmant, c’est que, derrière chaque maison, comme nous avons chez nous une écurie et une remise, ils ont une sorte de petit port, qui a dérivé l’eau du polder, avec deux ou trois bachots à l’amarre, qui leur servent pour la coupe des osiers et des joncs, et pour les voyages, par les mille petites routes liquides, à travers la plaine verte…

Je me rappelle, au détour d’une ruelle où commençait un jardin, fleuri de fritillaires, avoir vu s’accroupir une paysanne à la peau fraîche, et son geste qui retroussait du linge blanc. Je l’avais vue déjà, cette même paysanne, dans un tableau…

Tous les aspects du pays et du peuple hollandais, ses maisons comme ses costumes, ses cabarets comme ses moulins, qui pompent et disciplinent l’eau innombrable du polder, ont, même pour ceux qui les ignorent, le charme du déjà vu. D’eux tout nous est familier, grâce à leurs peintres qui les ont présentés, avec amour, à tout l’univers…

Les petites gens et les paysans de Russie devront à Dostoïevski et à Tolstoï, une notoriété pareille. Il se peut que Camille Pissarro, et que Cézanne, qui ne chercha jamais, pourtant, le détail de mœurs, l’anecdote qui passe, vaillent aux villages, aux visages, aux coteaux, aux belles ondulations de la campagne française, une popularité qui ne sera pas moins universelle que la gloire de leurs peintres. Ainsi, grâce à Watteau et à Renoir, les femmes, telles qu’ils les ont vues dans les rues de Paris, ou assises sur les gazons de ses jardins, sous l’ombre ensoleillée de ses parcs, dureront, moins fragiles, plus vivantes que les Tanagréennes, aussi immortelles que les cavaliers des frises grecques…

Le soleil échancrait déjà l’horizon, quand nous nous trouvâmes, tout à coup, devant Dordrecht qui, au sortir de tant de villages minuscules, nous parut immense. Sa majesté, elle la devait surtout à l’heure, qui amplifie les formes, en les confondant dans une masse bleue… La Meuse – ou plutôt la Merwede – était encombrée, comme la rue d’une grande ville, avant le dîner. Le bac ne traversait pas… Il nous fallut attendre une heure, pendant laquelle nous vîmes les navires perdre peu à peu l’éclat de leurs couleurs, jusqu’à devenir tout à fait noirs, et tendre, sur le ciel, où le jour très lentement se mourait, l’envergure de leurs énormes ailes ténébreuses… Les coques des chalands émergeaient de l’eau, à qui elles semblaient peser. Des remorqueurs, qui sifflaient interminablement, entraînaient des trains entiers dans leur sillage… À force de s’allumer de toute part, la ville devint un brasier dont les flammes atteignaient la hauteur des maisons… Le vent qui venait de se lever, commença de souffler, comme pour attiser le feu et préparer la forge qu’il fallait au travail d’on ne savait quel surhumain forgeron…

Soir à Dordrecht.


Une fois ou deux, en route, parmi tant de souvenirs, ceux qui m’attendrissaient, ceux aussi qui m’irritaient à force d’amertume, une fois ou deux, m’était revenue en mémoire la dimension extraordinaire des soles où avaient mordu les dents de notre appétit, à Dordt… Comme elle riait, notre jeunesse !…

C’était sur la terrasse d’un hôtel, au bord des eaux, où le soleil jouait, où les navires viraient comme des animaux familiers, où tout l’appareil d’un commerce actif et sonore ne semblait en travail que des préparatifs d’une fête… la nôtre, sans doute.

Gorinchem, le prodige de cette ville en flammes, au soleil couchant, et qui s’était éteinte presque tragiquement, m’avaient fait tout oublier, mais, jusque-là je n’avais été impatient que de retrouver les traces de mon bonheur d’autrefois…

Entre mille images qui fuyaient, j’avais peine à en retenir quelques-unes qui se laissassent préciser… Je sens sur mon épaule le poids et la tiédeur d’une tête, dont l’effort du vent happe les cheveux et leur parfum, mais m’en laisse ma part… Je souris à l’hésitation de deux pieds nus, auxquels il faut une serviette pour oser se poser sur le tapis sordide des chambres d’hôtel. Quelle vertu donnent à la valse de Faust, tout simplement, un clair de lune sur le fleuve et mon cœur content ? Aucun cri de Tristan, aucune plainte de Mélisande ne m’ont causé plus d’émotion que ces trois pauvres violons, où bêlait, si lamentablement, la musique de Monsieur Gounod… Je ris d’un mensonge inventé pour que je tourne la tête et ne voie pas un rouleau de faux cheveux qu’on détache, et d’un de ces ordres, si durs, de la pudeur, qui vous priveraient, si on obéissait, du spectacle intime le plus doux, gestes secrets et charmants, dont toutes vos veines battent et qu’on n’oserait nommer… Je vois les gares où l’on s’embarque, les gares aussi où l’on revient, et ces quais, enfin, où l’on regrette même le terrible mouchoir qu’aucune main, fût-elle perfide, n’agite plus… Je retiens, une seconde, l’éclat de deux genoux polis et la courbe tendue d’un sein… une épaule ronde parfumée chaleureusement, le duvet de sa cheville… J’attends des larmes qui vont couler sur un visage tout pâle et silencieux de bonheur… Me reviennent en tête, et y précipitent à flots mon sang, des furies de caresses, après quoi, l’on se croyait de force, même qu’on chancelât, à défier l’univers, à en triompher avec tous ses héros et ses monstres, pêle-mêle… Je songe aussi à des riens dont on riait aux larmes, à des moins que rien qui déchaînaient des tempêtes… et à ces après-midi de fatigue, où on se laissait aller à l’ennui, qu’elle définissait : « l’indifférence à ma vie, comme à ma mort ».

Mais, malgré mon désir de mélancolie, je sens que tout cela est loin, bien loin, que tout ce passé se fane et s’efface… Au fond de moi-même, je m’aperçois que, de tous ces souvenirs, qu’une hypocrite et sotte manie de littérature voudrait amplifier en douleurs, il m’en reste un de vraiment vivant, et tout proche, et si vulgaire : la fermeté savoureuse de vos chairs, soles magnifiques, qu’on mangeait si gaîment, à la terrasse de cet hôtel, au bord de l’eau.

C’était, c’est encore l’hôtel Bellevue, un peu plus vieux, un peu plus tassé, lui aussi… Je reconnus le même tapis, sur les marches si raides de l’escalier ; aux fenêtres, les mêmes rideaux ; dans la salle à manger, qui sert, en même temps, d’office, de caisse, de salon, et de restaurant, les mêmes meubles… Suivi de l’hôtelier qui nous retenait – le même hôtelier aussi, je crois bien – je courus jusqu’à la terrasse… La nuit était complète, sans la fissure d’une lumière, et les eaux silencieuses… De toutes petites vagues venaient clapoter, chuchoter au bord… C’est à peine si je parvins à distinguer des feux qui se mouvaient dans le lointain… De gros nuages cachaient la lune, et faisaient le fleuve tout noir, confondu avec le noir de la terre… Pas le moindre violon… Aucune valse, même de Faust, pour m’attendrir… Tout était donc bien mort !…

Revenu dans la salle à manger, j’étonnai le maître d’hôtel, en criant d’une voix forte :

— Des soles… des soles, comme autrefois !…

Il n’y avait même plus de soles…

Mes compagnons, dont j’avais excité l’appétit par des descriptions enthousiastes, insistèrent vainement près du patron…

Il n’y avait plus de soles… il n’y avait plus rien…

Force fut de se contenter de saumon fumé et de sardines de conserves…

Mais quelles sardines !… Elles nous parurent extraordinairement exquises… Pimentées, condimentées, nous n’en avions jamais mangé de pareilles. Les soles furent oubliées… L’un de nous s’extasia :

— Il n’y a que la Hollande pour préparer de tels poissons… Vive la Hollande !

Et, appelant le maître d’hôtel :

— Où fabrique-t-on, ces admirables, ces merveilleuses, ces uniques sardines ?… demanda-t-il… J’en veux commander des caisses, des wagons, des bateaux ! Je veux épater la France, et la faire rougir de son ignorance sardinière… À Rotterdam ?… À Maestricht ? À La Haye ?… À Batavia ?… Où ?… Où ?

Le maître d’hôtel redressa sa taille, et, avec dignité :

— Nous les faisons venir de Bordeaux… dit-il…



Comme nous finissions de dîner, une société d’Anglais vint prendre le thé, dans une encoignure dont notre table était voisine. Les hommes en smoking, les femmes décolletées… En face de nous, une toute jeune lady, blonde, se levait, allait, venait, et même quand elle était assise, cinq minutes, ne tenait plus en place. Ses doigts jouaient avec son éventail, avec une cigarette à bout d’or, avec ses bagues, avec ses cheveux. Un collier sursautait à son cou, et je découvris que ses pieds, sous le fauteuil, ne s’arrêtaient pas de déchausser, pour les rechausser, des pantoufles argentées où s’impatientait la soie de ses bas blancs… À des mots qui faisaient rire plus haut les hommes, et baisser les joues de ses amies, ce n’est pas assez dire que la petite agitée rougissait ; un flot de sang la parcourait toute, une vague rouge se levait à l’épaule, couvrait tout ce qu’on voyait de sa peau, pour s’en venir mourir à la racine de ses cheveux plus blonds… Mon regard rencontra, tout à coup, dans le sien, l’angoisse de ne pas retrouver, au bout de l’orteil désespéré, la pantoufle qui avait fait trop loin la culbute. La dame rougit plus fort, et son sang parut si bien en mouvement, que je me figurai plus rose, presque rouge, son bas blanc, où le pied se crispait, jusqu’à ce qu’il disparût dans la pantoufle d’argent, enfin reconquise…

Cette nuit-là, je dormis, d’un sommeil profond, sans rêves…




Dordrecht.


Ce fut, le lendemain matin, la musique au timbre monotone de la pluie sur les vitres, qui nous réveilla.

Le joli Dordt s’était évanoui et je contemplai, en bâillant, une ville ennuyeuse et crottée, où je me rappelai — pourquoi éclatai-je de rire subitement ? — qu’Ary Scheffer était né…

Quand on va, par ses rues, cuirassé de caoutchouc contre la pluie, elle ne paraît pourtant ni sans charme, ni sans caractère, cette ville trempée d’eau, les pieds dans ses canaux, et toute traversée, tout environnée de routes fluviales… On y distingue, mais amorties, des traditions magnifiques d’autrefois… Dans des maisons à pignons qui abritaient beaucoup d’activité, et où le luxe avait tant de morgue, il semble que ne vive plus personne… Dans ses églises, avant que la foi catholique ait eu le temps de les achever, c’est la Réforme qui s’est installée… Sa simplicité sévère, hargneuse, atteste plus d’orgueil que les pompes des rites orientaux qu’elle en a chassés. Mais sa superbe ne dédaigne pas un peu de confort. Sur les dalles où la piété païenne s’agenouillait devant les Images, on a rangé des sièges en quantité où la raison puisse s’installer comme il faut, afin de s’examiner librement. Mais rien ne meurt que peu à peu. La Groote-kerke est une cathédrale d’autrefois… Seulement, elle est tout à fait nue… Les stalles sont, pourtant, toujours là que les gouges des artisans ingénieux du seizième siècle ont fouillées dévotement. La grille de cuivre qui enveloppe le chœur, la rampe qui grimpe à la chaire, semblent encore faites de rayons divins, voire de rayons de soleil, mais de rayons qui auraient fleuri.

Ces cuivres et ces arabesques m’en évoquent d’autres ; des rampes, des balustres, des lustres, des volutes et tous ces enroulements, et tous ces déroulements qui courent, à présent, dans le monde entier, sous le nom de modern-style, nom anglais d’une manie où les Belges ne sont parvenus qu’en partant de ces cuivres hollandais, en les torturant et les déformant affreusement…

Mais où sont, dans les bars et les hôtels palaces, aux devantures des parfumeries, des charcuteries, des crémeries et des confiseries, dans les demeures des financiers allemands, des poètes viennois, des esthètes des Flandres et des cocottes de Lyon, cuivres rouges et cuivres d’or, où sont la bonhomie souriante, la courbe harmonieuse, l’honnêteté solide et réjouie des charmants cuivres hollandais ?

Et me revoici dans la rue où la pluie a balayé les derniers passants. Des groupes de ménagères, de servantes se sont réfugiés sous le marché. En mantes noires, en coiffes désamidonnées, hottues, bossues et caquetantes, elles se pressent l’une contre l’autre, comme des poules sous l’auvent de la basse-cour mouillée. Toutes les maisons, où s’avivent les plaies anciennes, pleurent ; tous les ponts, aux arches de guingois, qui s’étagent dans la perspective, pleurent aussi ; tout pleure. L’eau des canaux, sous les gouttes de l’averse qui s’acharne, semble dégager des bulles de gaz, comme d’une mare putride. Derrière les grilles des jardinets, les fleurs humiliées, fripées, penchent des airs moroses, et à travers les vitres qui ruissellent et se brouillent on voit, çà et là, remuer, comme dans une brume épaisse, de vagues formes d’êtres humains… On dirait des ombres, des fantômes du passé.

Heureusement, tout n’est pas du passé, tout n’est pas mort à Dordrecht, et c’est avec une joie « bien moderne » que j’ai vu vivre les machines et se tordre la vapeur sous la pluie. Une activité qui ne bavarde point, comme les commères du marché, mais besogne, anime étrangement les quartiers neufs et les quais. Sans en avoir l’air, Dordrecht commerce de tout, avec toute la terre. C’est, au carrefour de ses fleuves, une des plus importantes gares d’eau de l’Allemagne. Ce que les artères des canaux et des rivières ne charrient pas jusqu’à son port, elle le fabrique, le malaxe, le forge, l’ajuste elle-même : poissons fumés et salés, cacaos et tabacs, charbons de Belgique, d’Allemagne et d’Angleterre, outils qui seront maniés partout, machines à construire des machines, vaisseaux qui feront – combien de fois ? – le tour du monde. Et tout cela se prépare, se camionne, vogue, débarque et s’embarque, parmi les coups de sifflet et les coups de marteau, le vacarme des tôles, le grincement des poulies, et les hurlements qui n’en finissent pas des sirènes.

On dirait que toute cette eau, dans laquelle elle baigne, la ville vivante la dilate en vapeur, et, quand elle en a utilisé la force expansive et laborieuse, qu’elle la laisse retomber en pluie, sans s’arrêter de travailler, sur la ville morte.

Le musée des Boërs.


Nous n’avons vu à Dordrecht qu’un musée, mais qui m’a assez remué, pour m’empêcher d’entrer dans aucun autre : le musée des Boërs.

Ceux-là aussi, au moins autant que le maître de la Mort de Marie, Pourbus ou les Breughel, Jean Steen ou van Ostade, Cuyp ou van Goyen, sont bien de Hollande et de l’École hollandaise. Malgré le temps, le climat, le sol, l’adaptation aux habitudes nouvelles, ils ont gardé le même visage dur et tranquille, la même stature robuste de leurs frères métropolitains, avec quelque chose en plus de l’allure souple et déliée des cow-boys. Leur œuvre, bien que très différente, est une expression au moins aussi significative de la physionomie d’un peuple.

Cette poignée de familles hollandaises emporta jusqu’au bout de l’Afrique toutes les vertus qui ont fait la fortune de leurs compatriotes néerlandais, plus exactement, qui les ont fait riches : le sang-froid, la ténacité, la hardiesse. Mais, puritains, les Boërs ne les employèrent qu’à vivre dignement, rudement, pauvrement. Ils ne mélangèrent pas, ou à peine, leur sang au sang des autres races, et ils se tinrent à l’écart des coureurs de fortune, des chercheurs d’aventures, qu’attirent toujours les pays qui recèlent de l’inconnu. Au Cap, ils trouvèrent un désert, où ils purent prêcher, défricher à leur aise, et qui eût sans doute tenté les solitaires d’un Port-Royal. Le fait est que des protestants français, victimes de la révocation de cet Édit fameux, qui est un geste, déjà, de la haine des tyrans pour les idéologues, vinrent participer à leur vie agricole, à la même austérité religieuse. On voudrait croire que ces pasteurs vertueux n’ignoraient pas, du moins n’ignorèrent pas toujours qu’ils méditaient, labouraient sur des trésors, mais qu’ils les méprisèrent.

Les méprisèrent-ils ? Ou bien ne surent-ils pas les exploiter ?

Si l’histoire qu’on m’a contée est vraie, ce sont les banques de Hollande qui, trop timides cette fois, ou pas assez confiantes dans le succès, auraient cédé aux brookers et promotors anglais les dossiers de ces mines, pour la conquête de quoi, l’impérialisme financier de la plus grande Bretagne devait, quelques années plus tard, massacrer leurs nationaux…

Pauvres Boërs ! C’est à peine si quelques spéculateurs malchanceux déplorent aujourd’hui leur dépossession et leur défaite… À vrai dire, on n’en parle plus… Ils sont complètement oubliés, oubliés comme un mauvais mélodrame qui n’a pas réussi. De cette épopée grandiose qui fit courir, par le monde, un long frisson d’enthousiasme, il ne reste plus que ce petit musée… C’est déjà quelque chose… Mais personne n’y vient. J’ai eu beaucoup de peine à en trouver le gardien. Il était, dans une cour, un tablier de jardinier autour des reins, et, sur la tête, un bonnet de peau de lapin, en train de relever des oignons de jacinthes. Il m’a considéré avec surprise, et même avec un peu d’effroi, comme un phénomène surnaturel…

— Vous comprenez… me dit-il, s’excusant de son accueil… voilà plus de trois mois que je n’ai vu, ici, un visage humain… L’été… de loin en loin… un Anglais… et c’est tout… Et c’est toujours un Anglais qui s’est trompé… Il me demande où sont les Rembrandt ? Oui, monsieur, les Rembrandt… Ici !

D’un air navré, il me montre une table de bois noirci, sur laquelle, parmi de la poussière, s’empilent des cartes postales et des catalogues illustrés qu’on ne vend jamais…

— Mon Dieu, oui !… Voilà !… C’est comme ça…

Ensuite, avec amertume, il me raconte, qu’au moment de l’ouverture du musée, on lui avait donné, pour attirer les visiteurs par une mise en scène bien couleur locale, un vaste chapeau boër, une sorte de veste khaki, et des guêtres de cuir… Au moins, ç’avait de l’allure…

— Et j’avais une cartouchière sur la poitrine… Maintenant, soupire-t-il… je n’ai même pas, comme tous mes collègues, une casquette galonnée…

Il se tait, et puis reprend :

— Il y a, tout près d’ici, sur une place… une espèce de baraque, où l’on exhibe des nègres qui avalent des sabres et qui mangent de la bourre de mouton… Eh bien, elle ne désemplit pas…

J’ai retenu le geste qui accompagna cette plainte, un geste qui en disait beaucoup plus long, sur la frivolité des foules et l’ingratitude de l’histoire, que tout un discours.

Il dit encore :

— Le président Krüger est passé, un jour, par Dordrecht… Eh bien, monsieur, il n’est même pas venu au musée. Le président Krüger !… Parfaitement !… Ah ! ah ! ah !

Dans cette solitude, où nos pas sonnaient lugubrement, où le jour crasseux enveloppait les objets comme d’un voile funèbre, j’avais le cœur serré. Et je me disais :

— Pourtant la résistance acharnée de ces rudes fermiers, qui prétendaient ne tirer de la terre que le seul or du blé et n’y enfoncer que le soc de la charrue, valait bien au gardien de ces glorieux souvenirs une casquette ornée de quelques galons et méritait mieux que l’indifférence générale… Elle ne semble pas seulement digne d’admiration, parce que, soldats, ils défendirent intrépidement leur liberté, elle me paraît d’un héroïsme presque surhumain, parce que, surtout apôtres, ils se dévouèrent à préserver l’humanité de cet alcoolisme, pire que l’autre, que propage l’abus de l’or… Ils gardèrent l’or enfoui au profond du sol, comme on enfouit profondément des charognes, afin de ne pas infecter l’air qu’on respire, et ne pas empoisonner les hommes par des contagions mortelles… Ils recélèrent l’or, non pour en jouir à la façon des avares, mais pour en détruire, en les étouffant, les germes de folie et de mort… Recel – pour peu qu’il fût conscient – absurde, sans doute, mais sublime !

Voilà jusqu’où s’en allait mon imagination, à considérer les cartes, les plans, les trophées, les portraits des anciens en longues redingotes presbytériennes, les attelages de bœufs, les fermes, les bibles, les physionomies rigides, et tout ce qui évoque la grandeur épique de ces armées en vestons, de ces milices paysannes, victorieuses des armées en uniformes, laborieusement organisées pour le désastre…

Mais le premier moment donné au sentimentalisme, au culte ancestral des héros, je me pris à réfléchir…

Entre tous les enseignements que suggère l’histoire des Boërs, le plus raisonnable, le plus utile, ne peut-on le tirer de la déraison, de l’inutilité de leur résistance ?… Au Cap, aucune milice, même d’anges à trompettes et de saints miraculeux, n’eût réussi à détourner l’avarice, la cupidité, la frénésie des humains, de ces territoires de crime et de folie où de l’or se cache… Il leur faut leur poison, qui les fait vivre jusqu’à ce qu’il les tue. Combien de millions et de millions s’entre-massacreront toujours, pour posséder l’or, en déposséder les autres, et s’en griser, jusqu’à l’hébétement de la folie et la fureur du crime ! Combien de pauvres et gentils rêveurs mourront à la peine, qu’on traitera de bandits, parce qu’ils auront voulu guérir l’inguérissable humanité de son plus cher délire !… Aucune politique, aucune loi, même aucun livre n’a le pouvoir de transformer d’un coup les hommes. Même aucun martyr – si douloureux soit-il – n’est fécond. Et quand il se hausse jusqu’à devenir un grand exemple qui dure à travers les siècles, alors c’est bien pis, il devient criminel… Il a fallu le terrible juif Paul, pour brandir et dresser sur le monde la croix sanglante du doux juif Jésus, et les seuls vrais morceaux que fidèles et juifs aient recueilli de cet emblème d’amour, ce furent les potences et les bûchers : « Race maudite, s’écrie Schopenhauer, elle a empêtré l’humanité d’un Dieu ! »

Si jamais nous nous délivrons de l’or et des maux qu’il engendre ; si un jour nous renonçons à l’or – et j’entends la richesse individuelle, – ce ne sera pas par dégoût du pouvoir qu’a l’or de changer les hommes en bêtes (alchimie qu’exprime déjà la fable de Circé), ce ne sera pas par sagesse, par vertu, par dignité, ce sera par force. On peut concevoir que, dans l’évolution économique des temps, ce métal perde sa valeur d’échange, représentative de nos passions, de nos ambitions, de nos intérêts, de nos énergies, de nos paresses, et que nous trouvions, enfin, le moyen de vivre autrement – un moyen plus rationnel, moins compliqué, comme celui de puiser à même, pour nos besoins et pour nos joies, dans les inépuisables réserves du trésor commun… Hélas ! ce ne sera pas demain…

Et voici qu’un portrait du bonhomme Krüger, qui n’ est pas venu au musée de Dordrecht, et que la petite reine de Hollande, qui sait ce que c’est que de souffrir, a reçu comme un grand-papa malheureux, voici que ce portrait me fait songer de nouveau, avec sa face placide et rusée, et son collier de barbe de bon semeur de tulipes, que ce sont des Hollandais, peuple de thésauriseurs, de spéculateurs, peuple de bons vivants aussi, qui ont produit ces ascètes et ces contempteurs de l’or, là-bas, au bout de cette Afrique qui regorge d’or et de diamants…

Mais, n’est-ce pas une race ou un peuple, à tout le moins une minorité disparate, réduite au seul négoce, et dont une même perpétuelle injustice cimente la solidarité – les juifs encore, pour tout dire – qui a enfanté un Karl Marx, spéculateur aussi, et des plus audacieux, acheteur – à quel découvert ? à terme de combien de siècles ? et contre la somme des capitaux coalisés – du bonheur que rêve le prolétariat universel ?



Au sortir du musée boër dont, à la grande joie du gardien, redevenu optimiste, j’emporte, plein mes poches, des souvenirs, en cartes postales coloriées : rondes des jolies filles de Marken, pêcheurs de Volendam, coiffés de leur bonnet de peau de mouton, moulins de Vormerveer (car, pour ce qui est des Boërs, des paysages transvaaliens, des batailles, des mines, de Krüger et de Dewet, il n’y en a point, étant invendables), je recommence à dévaler par la ville. Un moment, je m’arrête devant l’Ary Scheffer, en bronze, de la Scheffersplein, et il ne me paraît ni froid, ni ennuyeux. Autant qu’on peut retrouver, dans du métal coulé, l’ expression d’un visage humain, j’ai senti qu’il y avait là, sous ce crâne, une intelligence vive, un goût joli, élégant, de la forme, et j’ai rougi de mon éclat de rire de tout à l’heure… Il s’en est fallu peut-être de peu, – de génie, sans doute – pour qu’Ary Scheffer ne fût devenu un grand peintre… En tout cas, j’ai mieux goûté le charme de sa gravité, et j’ai songé à ce qui en demeure, dans le charmant sourire que sa petite-fille hérita de Renan…

La pluie, dont les réserves semblaient garnir jusqu’aux profondeurs du ciel, a cessé de tomber. Même du soleil se montre, entre les nuages. Le ciel redevient immense et léger. Nous avons vu, alors, un Dordt pimpant, coquet. La nouvelle lumière mitige l’aspect sombre et sévère que les rues de la vieille ville ont gardé du moyen âge. On y distingue enfin la grâce hollandaise, la fraîcheur qu’elles ont, par endroits, et où l’abondance des fleurs contribue. Les canaux s’animent, les rues se repeuplent, et aussi les maisons, d’où les spectres du passé semblent être partis… Ce contraste a un charme brusque et vif, auquel on s’attarde, avec un nouveau désir de flânerie… Devant les habitations, aux toits en escalier, dont le temps a vêtu les murs de couches de poussière, qu’il patine depuis des siècles, les jardinets sont comme en prison. Derrière les grilles ouvragées, aux lances héraldiques, les fleurs d’aujourd’hui semblent gardées par des hallebardiers d’autrefois… Du haut des ponts surélevés, l’eau des canaux n’a presque plus rien de liquide, à force d’immobilité, que sa demi-transparence. Et, à contempler sa profondeur, l’on en vient à imaginer qu’elle s’enfonce, à l’infini, mais que ce n’est plus dans l’espace, que c’est dans le temps…

Le soleil printanier a beau mettre sa coquetterie à ne vouloir sécher que si lentement la jolie ville, si joliment mouillée, il faut partir… Une petite fille nous offre des œufs de vanneau que nous achetons et que nous mangerons en chemin.

Et la 628-E8 démarre dans la boue glissante, plus d’une fois dérape… Mais le sol s’essore dans la campagne. On oublierait l’averse, n’était le nombre des flaques où se reflètent le bleu céleste et des bouts de nuages nacrés, comme en autant d’éclats d’un grand miroir qui, en tombant du ciel, se serait brisé sur la route…




Rotterdam.


De ce court voyage de Dordrecht à Rotterdam je ne me rappelle rien, sinon que l’auto allait, glissait, sans heurts, sans secousses, et comme allégée des servitudes de la pesanteur. Elle me donnait une joie qui n’est ni la joie de bondir, ni la joie de patiner, mais qui ressemble à l’une et l’autre. Elle m’emportait avec une extraordinaire allégresse, et, vraiment, je me sentais doué de son élasticité. On eût dit que, pour se faire plus douce et pour aller plus vite, elle courait, de toutes ses forces, pieds nus, sur la route.

Et voici que, tout à coup, en haut d’une petite côte qui, en ce pays, nous sembla être une montagne himalayenne, par delà un pont énorme, nous nous trouvâmes devant une espèce de falaise, ou plutôt devant un pan de mur de rêve, formé d’on ne sait quel amoncellement de briques multicolores, de fragments de verre colorié, d’éclaboussures de soleil, au pied duquel venait battre, comme une mer déchaînée, le furieux tumulte d’une ville en travail et d’un port en fièvre. Falaise ou pan de mur de rêve, il nous fallut quelques minutes pour reconnaître que nous étions en face de la ville neuve de Rotterdam.

À peine entrés dans Rotterdam, nous y avons été enveloppés aussitôt d’un mouvement, d’une agitation que les sirènes sur le canal, les sifflets des locomotives sur les voies ferrées, le roulement des fourgons sur les pavés, faisaient retentir à l’infini… Mais nous fûmes enveloppés bien davantage par la population qui nous environna de faces bouche bée, de gestes qui puérilement cherchaient à s’instruire au contact d’un cuivre, au contact, aussitôt rompu, du radiateur, éprouvaient les pneus, appuyaient sur les garde-crotte. L’ébahissement de cette foule, qui souriait ou s’assombrissait, mais demeurait silencieuse, nous enserra si bien, que nous dûmes nous arrêter.

Pour bruyante et remuante qu’elle fût, Rotterdam me parut bien plutôt une ville sauvage et lointaine. Au plus plaisant, au plus riche milieu de l’Europe, ses habitants avaient l’air de Lapons ahuris. À tout le moins, ils n’avaient jamais vu ou ne voyaient que rarement d’autos… Cette population, habituée à tous les vacarmes, à toutes les étrangetés de la vie cosmopolite, au spectacle du commerce mondial et de travaux surhumains, s’affolait, autour de notre machine, sans paroles.

Les dames n’oublient en aucune circonstance de s’apprêter pour les regards, et tous les regards leur plaisent, excepté qu’elles y voient durer l’hébétement. Les nôtres se remuaient sur leurs coussins, assez mal à leur aise, en apercevant – vision de terreur – de rudes mains se coller aux vitres, s’y promener. Ma voisine ferma les yeux… Ses gants tremblaient.

Cette foule muette, dans cette ville en fièvre et pleine de tapage, c’était la population laborieuse qu’on n’entend point dans une usine assourdissante. La civilisation assouplit, polit les instincts et les énergies dont elle n’utilise que la force vive, pour ses fins obscures… Mais n’accumule-t-elle pas artificiellement des éléments qu’elle déforme en les comprimant, et dont la déflagration multipliera, dans une circonstance donnée, la redoutable puissance inerte ?

À force de coups de trompe, Brossette parvenait péniblement à se frayer un chemin dans la masse que le capot fendait lentement… Nous voyions passer, sans bruit, derrière les vitres, un monde de têtes levées, de bouches ouvertes, qui, même quand le flot se fut refermé, ne s’abaissèrent pas, ne se refermèrent pas…

Pas d’autos, partant, pas de garage. J’eus beaucoup de peine à en trouver un… C’était dans un quartier malpropre de la périphérie, une sorte de hangar où l’on avait remisé des caisses vides, un vieux camion hors d’usage, des voiles de barque roulées autour de mâts pourris.

Brossette était consterné.

— Ça ! un pays ?… fit-il, en se grattant la tête… Oh ! là ! là !…

Nous n’y étions arrivés, d’ailleurs, que lentement, péniblement… Les enfants se collaient sur les marchepieds, s’agglutinaient au capot, et il fallut les faire tomber, en les secouant, comme les grappes d’insectes rôtis qu’on détache la nuit du radiateur…



Un spéculateur.


Si j’ai mal vu Rotterdam, si je n’ai même pu qu’entrevoir son port, c’est que, dans le hall de l’hôtel, à peine au sortir de table, j’ai rencontré mon ami Weil-Sée, mon meilleur ami, mon cher Weil-Sée, que, depuis des années, je n’avais pas revu…

Nous nous sommes embrassés à plusieurs reprises… Mon ami Weil-Sée est un des rares hommes que j’embrasse et qui m’embrasse, et nous nous embrassons, depuis une quarantaine d’années, toutes les fois que nous nous séparons ou retrouvons, c’est-à-dire tous les cinq ou six ans.

— Vous ici ?… Vous ici ?…

Et j’essuyai, à la dérobée, la plus mouillée de mes joues…

Il me considérait en souriant, mais sans répondre…

— Vous n’êtes donc plus à Grenoble ? Je vous croyais à Grenoble… riche… heureux ?… Et votre usine d’énergie électrique ?… Vous n’êtes donc plus marchand d’énergie ?

À toutes mes questions, il secouait la tête, et il souriait.

— Qu’est-ce que vous faites ici ?

Je connais trop mon ami Weil-Sée pour imaginer qu’il pût vivre en Hollande, n’importe où d’ailleurs, sans motifs sérieux… Je savais sa sagesse à trouver du plaisir en tout, mais à le trouver, principalement, dans un frémissement d’activité toujours nouvelle. S’il était en Hollande, ce ne pouvait être que pour quelque découverte fabuleuse, pour quelque colossale entreprise.

— Qu’est-ce… qu’est-ce que vous faites ici ?

Et je répétai :

— Vous n’êtes donc plus marchand d’énergie à Grenoble ?

— Non… se décida-t-il à me répondre enfin… Je ne suis plus marchand d’énergie. Je place des risques… je place des risques… ici… à Rotterdam… des risques, mon cher.

D’un autre, j’eusse pu croire à quelque bouffonnerie, et même – à considérer ses yeux un peu fixes et le sourire durable que la mauvaise qualité de ses dents ne parvenait pas à gâter – à de la folie. Mais il ne m’est jamais arrivé de douter de mon ami Weil-Sée, de la solidité de son intelligence. Je l’écoutais avidement, en me laissant entraîner vers sa table, au fond de la salle, ou plutôt, je le suivais, sans même en avoir été prié, car Weil-Sée a une telle horreur de la violence qu’il n’oserait pas entraîner son meilleur ami par le bras, fût-ce vers un trésor.

Ces « risques » dont il me parlait, ces « risques » qu’il plaçait, je compris bien vite que c’étaient les maisons, les récoltes, les automobiles, les chevaux de courses, les tableaux de maîtres, les bateaux, les meubles, les ouvriers, qu’il assurait contre les accidents et même contre les assurances… Agent d’assurances… voilà… il était tout simplement agent d’assurances… Mais, avec mon ami Weil-Sée, rien n’est jamais simple. J’entrevis aussitôt des spéculations ingénieuses et formidables.

Il m’expliqua avec animation…

— Assurances contre l’incendie, les accidents, le vol, les naufrages, la pluie, la grêle, les sauterelles… sans doute… Que voulez-vous ? Il faut vivre… Mais le nouveau, l’important, mon cher, ce sont les assurances et les réassurances que j’établis contre le mensonge, la vérité, la stérilité et la fécondité, contre la maladie – toutes les maladies, – contre la débauche et contre la vertu, contre la guerre et contre la paix, contre les monarchies et contre les républiques, contre l’ennui… la stupidité des fonctionnaires et la tyrannie des lois, contre la trahison, l’amour, la littérature…

Je crois bien qu’il parla encore de réassurances contre le doute, les désillusions, puis encore de bourses d’assurances, de risques des risques, de mutualité individualiste, d’individualisme collectiviste et, toujours et à tout propos, de la statistique…

Dans toutes les conversations de ce philosophe, le passé de l’humanité, l’avenir du monde, évoluent aisément. Je croyais entendre débiter le prospectus d’un Crédit International de l’Ataraxie universelle. Mais ce que je me rappelle le mieux, c’est que son regard lucide était bordé de paupières d’un rouge de sang, comme en ont certaines figures de Poussin ; que son nez s’était encore allongé, depuis notre dernière rencontre ; que sa barbe, qui fut châtaine quand j’étais blond, se désargentait, jaunissait autour des lèvres minces, sur lesquelles je voyais, avec confiance, à coups de paroles et jets de salive, se construire le bonheur de l’humanité… Qu’importait alors que certains chiffres, les milliards surtout, eussent une si mauvaise odeur ?…

À tout petits pas, nous étions arrivés jusqu’à sa table, auprès d’un de ces verres où je lui vois boire, depuis quelque quarante ans, ce même thé blond, dont un fleuve a passé par son corps.

Une fois de plus, Weil-Sée me démontra qu’il allait incessamment faire cette fortune mondiale, qu’il lui fallait…

— Tout simplement, mon cher, pour arriver, entre autres, à décupler la puissance du microscope et en construire un qui grossisse l’objet soixante mille fois… soixante mille fois, c’est absolument indispensable. Mais ce n’est pas tout… Il me faudrait aussi des températures… ah ! des températures, à cuire, en bloc et en douze heures, l’univers, comme une plaque de céramique…

Je me fie, sans restriction, à l’intelligence de mon ami Weil-Sée… Je le suivais admirablement, et j’étais convaincu, au point de prêter serment, qu’il ne disait rien qui ne fût vrai ou qui n’importât… Mais, quand je ne l’entends plus, je suis incapable d’expliquer ce qu’il m’a dit, et en quoi consistent ses projets et son métier…

— Vous sentez bien, n’est-ce pas ? Ce n’est plus que quelques mois de patience… pfuut !… quelques mois…

Sur quoi, ayant écarté des piles de catalogues – personne ne lit autant de catalogues – de livres, de denrées, de graines, de plantes, d’instruments, de machines, il prit du papier quadrillé, et se mit à dessiner, pour achever de me convaincre, des diagrammes et des graphiques…

Dans son visage malmené, couturé, je cherchais quelque chose, mais quoi ?… quelque chose qui restât des traits de l’enfant que j’avais vu arriver au collège, du fond de la Dalmatie… quelque chose de son nez aquilin, de l’expression de ses yeux tellement doux, de l’arc ingénu de sa lèvre et même de ses boucles autour d’un front énorme et bombé… Mais tout cela était si fané, si raccorni ! Je me rappelais comme son intelligence, tout de suite, avait fait merveille, parmi nous… Il s’était révélé aussitôt élève prodige… Nos professeurs lui prédisaient le plus bel avenir… Et voilà où il en était, son avenir !…

— Vous comprenez ?… entendais-je, durant ces rappels de souvenirs… ce qui serait important, encore, c’est de pouvoir s’enfoncer dans la terre, un peu… je ne crois pas qu’on ait été au delà de quelque deux mille mètres… Et dessous… dessous… réfléchissez !…

Il s’arrêta.

— Dessous… ce sont évidemment… il ne se peut pas que ce ne soient point des métaux inconnus… de fantastiques métaux…

Ses yeux brillaient :

— Et avec des propriétés, mon cher !

À mesure qu’il parlait, sa fortune prospérait, et il arrachait un secret de plus à la nature…

Il avait beau vieillir, le pauvre Weil-Sée, il ne changeait pas…

Très jeune, je l’avais rencontré à Manchester, passionné de géologie et cherchant, en même temps, des capitaux pour une fabrique d’armes tellement redoutables, que c’en était fini de la guerre… C’était lui, pourtant, qui m’avait aidé à supporter les plus dures journées de cet hiver 70-71, où, sous les ordres de Chanzy, les loqueteux que nous étions fuyaient de tous les côtés de la Loire… Ah ! sa tendresse et sa gaîté, durant ces affreuses semaines !… Je ne l’avais plus retrouvé qu’à la Bourse, à son retour du Paraguay, enthousiaste du caoutchouc… à la Bourse, dont il fut, plus tard, au krach de Bontoux, une des innombrables victimes.

— Comprenez… mon cher… que ce qu’il me faut… c’est une fortune… mais une fortune, tellement folle, qu’elle rende les autres fortunes impossibles… comme il a fallu les trusts, pour voir la fin de l’industrie privée…

Depuis le krach, il avait cherché et découvert du graphite en Sibérie, de l’étain en Espagne, du fer en Australie, du manganèse en Transylvanie, du cuivre en Roumanie et jusqu’à du pétrole en Galicie, mais toujours trop tôt… Aucune banque ne voulait croire en lui… Son imagination, sa culture générale, l’énormité de son lyrisme idéologique terrifiaient aussi les gens d’affaires…

— C’est peut-être un bien que je n’aie pas réussi trop jeune… Car, à présent que je sais…

Et son geste avait une telle ampleur, qu’il semblait vraiment razzier l’univers…

Je savais, moi, que las de ne pouvoir arriver à y exploiter une montagne d’or, il avait, dans les années 90, quitté Le Cap, justement sur le bateau qui avait amené, dans la colonie, Cécil Rhodes, mourant… Puis, en quête d’une source d’énergie, qui lui permît de poursuivre des expériences de thermochimie, je crois, pour lesquelles il se passionnait, il avait cherché du charbon en Amérique, avait dû revendre à vil prix un charbonnage extraordinaire, qu’il n’avait pas le moyen de mettre en exploitation, et il était venu, dans le Sud-Est de la France, s’intéresser à l’industrie naissante des Centrales hydro-électriques, la dernière à laquelle je l’eusse vu prendre part à Grenoble…

Il admirait que les circonstances l’eussent fait renoncer…

— À toutes ces affaires… médiocres… vraiment médiocres.

Je protestai.

— Non… non… je vous assure… très, très médiocres.

Il admirait surtout que les mêmes circonstances l’eussent enfin amené à choisir la riche, industrieuse, économe et féconde Hollande pour y fonder…

— Ah ! ça… ça en vaut la peine… quelque chose comme la Bourse des Bourses où l’on ne spéculera plus… enfantillage !… sur les chances de l’activité, de la production contemporaines – aucun intérêt ! – mais véritablement, sur des probabilités pures… sur des futuritions… et à Rotterdam… Rotterdam… épatant !… Rotterdam, mon cher, qui n’est pas seulement la première place de commerce de la Hollande… Rotterdam, à qui j’assigne…

De son index replié, il frottait activement son nez…

— À qui j’assigne, entre les ports du monde, la plus puissante virtualité spécifique de spéculation.

Et il éternua sept fois de suite, car c’était une de ses particularités d’éternuer abondamment, sans se laisser distraire de son discours…

— Il ne s’agira plus, continuait-il entre les derniers éternûments, de la hausse ou de la baisse… atchi !… des stocks des marchandises du monde… ou du cours de quelques milliards de fonds publics… qu’est-ce que c’est que ça ?… Mais non… Il s’agit, comprenez bien… d’une sorte… mettons, si vous voulez… de Bourse… d’Agence, de Tribunal, où s’arbitrera et se compensera le malheur humain… qui fera équilibre à toutes les mauvaises chances du calcul des probabilités, et où viendront successivement s’amortir les inévitables crises des évolutions futures…

Or, je ne me demandais même pas, en l’écoutant, s’il arriverait jamais à posséder cette fortune qu’il poursuivait depuis si longtemps, en vain, mais seulement – considérant son pauvre dos qui se voûtait – je déplorais, à part moi, qu’il dût lui rester si peu d’années pour en jouir…

— Écoutez, me dit-il enfin, très tard, tandis que le dernier garçon resté pour nous servir, sommeillait lourdement, sur une chaise, sa serviette entre les jambes…, écoutez… Il y a des années que je n’en ai dit autant à personne… Avec mes Hollandais… je sais aussi…

Et il sourit finement :

— Je sais aussi me taire, diable !… ou ne parler que chiffres… Mais je veux vous confier encore, à vous, un secret… Il y a eu des gens pour douter de mon avenir… En général, personne n’a guère cru en moi… Vous-même… Mais si… Laissez donc !… qu’est-ce que ça fait ?… Tenez… vous rappelez-vous ?…

Il éclata de rire, d’un rire qui ressemblait à un éternûment…

— … Vous rappelez-vous Charlotte qui prétendait que j’étais un pauvre garçon… qui n’arriverait jamais à rien ?… Ah ! ah !… Oui… Et Noémi ?…

Il rit plus fort.

— Noémi, qui m’a quitté, parce que je n’avais plus le sou ?… Crevant, hein ?… Plus le sou. Avec ce front-là ?…

Il se gifla le front, fouilla ensuite dans sa poche, en ramena quelques pauvres florins, qu’il fit rouler sur la table :

— Plus le sou ? Tordant !… tordant !

Puis :

— Il y en a même qui me reprochent de rêver… d’être insouciant… léger… trop peu pratique… de mettre, en toutes choses… comment appellent-ils cela ?… de l’exagération… oui, mon cher, de l’exagération !…

Et il avoua, dans une nouvelle bordée de rires, qu’il avait été, parfois, de ceux-là…

— Tout le monde disait : « Il rêve… il rêve !… » Pour rien… à propos de tout… Et je me reprochais de rêver… je m’en voulais de rêver… Je m’en voulais de m’absorber si longtemps à voir couler un fleuve, passer une femme, flamber un foyer… tandis que des projets tambourinaient à mes tempes… ou simplement, de contempler, toute une soirée, mon papier, sans y toucher… Et mes journées… mes nuits, à bâtir des impossibilités prodigieuses, en chantant à tue-tête !… J’en vins à me refuser cette volupté du rêve… comme j’ai su renoncer à l’éther, au haschich, aux femmes, et même au tabac… J’en vins – c’est affreux – j’en vins à accuser, de ce détestable et délicieux penchant pour la rêverie, le pire et le plus exquis des stupéfiants… à en accuser ce geste de maman…

Il me sembla que ce mot faisait trembler ses vieilles lèvres.

— J’ai tant hérité d’elle !… oui… ce geste où je l’ai vue si souvent s’oublier, des heures durant, à ouvrir et refermer, les yeux perdus, ouvrir et refermer, pauvre maman !… deux cents fois de suite, peut-être, le fermoir d’un bracelet d’or, à son bras… Les idiots !… L’idiot que j’étais !

Il hurla et il cracha… je puis bien dire qu’il cracha dans mon oreille :

— Eh bien ! tout ce que la fortune… n’importe quelle fortune… peut donner… je l’ai déjà, puisque je l’ai imaginé. Et ma tête me donne encore une avance, inintégrable en chiffres, sur tous les milliardaires des deux Amériques… Tout… je l’ai possédé, possédé… écoutez-moi… possédé !…

Il appuya encore sur le mot… et, m’attirant à lui – décidément, trop de thé finissait par l’enivrer, – il ajouta encore plus confidentiellement :

— Qu’est-ce que c’est que posséder ?… Posséder, c’est comprendre… ou, si vous aimez mieux… imaginer. À notre ploutocratie misérable, voici que succède une gnosticratie !…

— Quoi ?

— Une gnosticratie… vous comprenez ?… gnosticratie.

Est-ce que je comprenais ?… Bah !

— Une gnosticratie qui mènera, sans doute, enfin, la pensée au nihilisme parfait de l’indifférence absolue, où les arrière-neveux de nos arrière-neveux… Mais c’est évident… Pour moi, j’aurai tout compris…

Il me sourit :

— Ou j’aurai cru que j’ai tout compris.

Il éclata de rire.

— C’est tout à fait la même chose…

Ce n’est pas sans inquiétude que je le vis se lever, crier :

— Qui donc aurait raison contre moi ?… Je récuse tous les juges… tous… même le plus vieux juif… là-haut…

Son index se tendait vers le plafond.

— Même le plus vieux juif… je lui défends d’avoir raison contre moi… Lui ?

Il haussa les épaules, avec l’expression du plus complet dédain…

— Voyons !… il pouvait continuer à penser, à rêver le monde, pendant l’éternité des éternités… Et il l’a créé ?… L’imbécile !… Et il l’a créé tel qu’il est encore ?… Et pour la misère de quelques milliards de siècles ?… Inimaginable !… Et qu’est-ce qu’il a, maintenant, avec cet univers sur les bras ?… Rien… plus rien… plus rien… C’est bien fait !…

Il donna un grand coup de poing sur la table, et le garçon, réveillé en sursaut, accourut :

— Du thé !… commanda mon ami Weil-Sée, subitement radouci…



Mes compagnons avaient à voir des amis, établis dans une propriété des environs. J’en profitai pour passer quelques jours, avec mon ami Weil-Sée. Il tenait absolument à me montrer Rotterdam, à m’en expliquer le mécanisme jusque dans ses rouages les plus intimes… Il arriva, naturellement, que Weil-Sée me mena partout, sauf à Rotterdam… Il trouvait que, pour n’avoir pas vu assez de ciels et d’eaux de Hollande, je n’avais pas vu la Hollande, et que, n’ayant pas vu la Hollande, je ne pouvais rien comprendre à Rotterdam… En bac, en bateau, en voiture, en chemin de fer, il me promena sur tous les bras de la Meuse, sur tous les canaux qui mènent de la Meuse au Rhin, sur tous les bras du Rhin et sur la mer, entre le ciel et l’eau, et ce fut surtout, hélas ! sur des ponts… J’ai passé des journées sans voir le ciel, sans oser regarder les eaux, sur tous les ponts des routes, des villes, et sur ceux qui osent chevaucher la mer… De Rotterdam, nous n’avons vu que l’immense pont qui enjambe la ville, on dirait, dans toute sa largeur.

De ces quelques jours, il ne me reste que d’intolérables sensations de vertige. Le vertige, en Hollande ? Eh bien, oui ! Ai-je rêvé ? Rêvé-je encore ?

Je me demande aujourd’hui si ce n’était point la seule présence de Weil-Sée, sa voix lointaine, ses gestes saccadés, ses grimaces extra-humaines, l’immensité de ses illusions, qui amplifiaient ainsi, déformaient ainsi, les choses autour de lui… Je crois, en vérité, je crois qu’il avait cette puissance extraordinaire de communiquer son malaise, sa peine, son vertige, sa torture, à la matière la plus inerte… À son contact, la nature elle-même s’affolait…

Là, le col tendu vers des viaducs de chemins de fer, nous voyions des wagons filer si haut, au-dessus de nos têtes, qu’il fallait deviner leur vacarme qui s’enfuyait… Ailleurs, nous dominions – le cœur m’en tourne – des trains de bateaux qui paraissaient des barques, des barques qui paraissaient des mouches… Et je fermais les yeux… Ici, c’était l’effroi que le bachot où nous dansions, une catastrophe d’arches et de piliers rompus l’anéantît ; là, l’angoisse que ne cédât le tablier de métal, dont les courbes semblaient des rebondissements de palets sur l’eau, ce tablier si fragile, qu’il s’agitait au vent, et résonnait, en tous ses assemblages, sous notre poids… Je me souviens de ponts, où j’eusse donné des millions d’hectares de ciel de Hollande pour un bon kilomètre solide de grand’route de Beauce. Et pour ajouter à l’horreur de cette impression, les coups de sifflet éclataient, au-dessus de nous, comme l’annonce d’un malheur, et l’on entendait, en dessous, alterner et se répondre des lamentations de sirènes. Je voulais me persuader que je résistais aux forces qui tiraient mes entrailles, mon cœur, comme avec des cordes, chatouillaient mes chevilles, irritaient la moelle de mes tibias, et un frisson me parcourait à sentir que je « ne pesais plus »… Un dégoût de vivre, pire que la peur de mourir, me tenait suspendu en l’air… Non, en vérité, je ne pesais plus… Quand sur les remblais, les digues, et puis à rouler sur la brique ferme, j’avais repris, peu à peu, mon poids et ma raison, je goûtais comme le délice d’une convalescence, à suivre les enroulements de nuages, au ciel, à plonger mes yeux dans la transparence des eaux, au ras du sol… Et du vertige, je parlais légèrement, ainsi qu’on médit d’un ami…

— J’envie, me disait mon ami Weil-Sée, ceux qui ignorent le vertige, mais je les plains aussi… Quelle idée peuvent-ils avoir de l’enfer et comment pensent-ils qu’on ait pu l’imaginer ?

Cette idée le fit longuement ricaner… Puis, il continua :

— Il est certain que la damnation, c’est d’être, éternellement, les talons cherchant une paroi qui fuit, au point de se sentir invinciblement attiré… de se sentir tomber dans un gouffre, dont on sait qu’on n’atteindra jamais le fond.

À mon tour, j’évoquais le vertige, à bord d’un ballon captif dont la nacelle résiste à la corde et au vent, et se couche ; sur les falaises des côtes bretonnes qu’on sent glisser sous ses semelles, quand on se penche vers la mer ; sur un balcon où l’on est monté, en riant, et dont le parapet est trop bas de cinq centimètres ; sur les échelles des échafaudages dont on tient les montants embrassés une éternité, et dont il m’est arrivé de mordre… oui… de mordre, à m’en casser les dents, les barreaux.

— Mon cher Weil-Sée, un jour, au Mont-Vallier, j’avais eu la folie de suivre un ami sur un sentier qu’au bout de dix minutes je sentis – je n’aurais pas baissé les yeux pour un empire – se rétrécir jusqu’à devenir plus étroit que mes semelles… Je m’arrêtai enfin et mis bien une demi-heure – comme un petit équilibriste japonais au sommet d’une pyramide de tonneaux – à me retourner, et le double de temps à me coucher ventre contre terre. Mon ami, mon bourreau avait le courage de se moquer de moi… Je n’avais pas, moi, seulement la force de souhaiter sa mort… Et, à plat ventre, déchirant ma joue collée à la montagne, pour ne pas apercevoir le précipice, j’ai mis le temps d’une autre vie à refaire le chemin parcouru…

— Ce n’est rien… dit Weil-Sée, en montrant ses dents noires… le Mont-Vallier, ce n’est rien… Vous n’avez pas suivi, comme moi, les torrents des Alpes, à flanc de montagne, le long de parois qui semblent de marbre poli ou de boue schisteuse, dans des gouffres au profond desquels le ciel ne paraît plus qu’un tout petit ruisseau bleu… Voilà le vertige…

Et il poursuivit, après un instant de silence, ricanant :

— C’est parce que je sais ce que c’est que le vertige… que je comprends quel tremblement dut agiter le pauvre Jésus aux jointures des genoux et du bassin, quand Satan l’a tenté.

Les juifs sont très préoccupés de Jésus… Weil-Sée aimait à en parler ; il en parlait à propos de tout… Au fond, il était fier d’avoir un Dieu dans sa famille. Il reprit :

— Le Malin – c’est bien le sobriquet qu’il mérite – avait mené Jésus sur la montagne, et, sous prétexte de lui offrir le monde, c’est un gouffre qu’il lui montrait… Or, ce qu’il y eut de divin dans le refus, ce n’est pas d’avoir refusé l’offre dérisoire d’un monde – quel monde, qui déjà ne lui appartienne, peut-on offrir à un Jésus ou à un Spinosa ? – Non… le divin… écoutez-moi… c’est d’avoir, sur la montagne, au bord du gouffre, refusé du bras tentateur, l’appui…

Il prit un air dégagé – nous étions, en ce moment, sur la terre ferme – et il ajouta le plus gaîment du monde :

— Pour moi… je suis persuadé que je n’irai pas en enfer… Oh ! ce n’est point que je croie tellement à l’enfer… Ce n’est pas non plus que j’aie une telle confiance dans la vertu de mes actions… ni dans la justice de ce Dieu qui, après avoir créé le monde, en six jours, à la diable, a fait annoncer partout – forfanterie ! – qu’il le jugerait en un seul, comme on expédie les petits délits de police, au début des audiences correctionnelles… Du moins, Dieu sait-il très bien qu’ayant connu toutes les sortes de vertige, ce vertige infernal ne pourrait plus avoir de nouveauté pour moi, et, par conséquent, ne me serait pas un supplice… Alors ?… À quoi bon ?… Ah ! ah ! ah !…

Et sans autre transition, il me parla de la Réforme dans les Pays-Bas, de la Réforme en Allemagne, de la Réforme en soi, et du rôle qu’y jouèrent les Iconoclastes, secte admirable, qu’il regrettait chaque fois qu’il visitait une exposition de peintures.


C’est pour avoir trop écouté mon ami Weil-Sée que je n’ai rien vu du port de Rotterdam. Pourtant, je m’étais bien promis de le visiter longuement, et Weil-Sée m’avait bien promis de me l’expliquer de même. Tout ce que j’en sais, tout ce que, sans doute, j’en saurai jamais, c’est « qu’on y voit circuler les produits des colonies du monde entier ». Puissance d’évocation qu’ont toujours eue certaines phrases qu’il prononce !… Tous les autres ports que j’ai vus, depuis, me paraissent petits, étroits, inanimés. Le seul port qui puisse m’impressionner désormais, c’est ce port de Rotterdam, que je n’ai pas vu, que je n’ai pas besoin de voir, que je ne verrai ni n’oserai aller voir jamais, ce port de Rotterdam, dont je sais seulement, dont Weil-Sée m’a dit brièvement, en passant : « que les produits des colonies du monde entier y circulent »…



Il y a des hommes ainsi faits, que je n’ai pas la force de leur résister, que l’idée même ne m’en viendrait pas… Mon ami Weil-Sée est de ceux-là. Qu’on rie, si l’on veut, de mon esclavage ; c’est pour moi le seul aspect du bonheur. Mais c’est trop peu dire que je ne résiste pas à ceux qui me plaisent ; je ne sais, non plus, leur parler, ni parler devant eux… C’est pourquoi, peut-être, aucun personnage ne m’émeut autant que Cordélia. Seulement j’admire que cette malheureuse fille puisse en dire autant qu’elle en dit… Il est vrai que c’est du théâtre.

Qu’un homme, au contraire, m’impatiente, ou qu’une femme prétentieuse et littéraire commence de disposer ses phrases, je me sens pris aussitôt d’une envie furieuse de les contredire, et même de les injurier. Ils peuvent soutenir les opinions qui me sont le plus chères, je m’aperçois aussitôt que ce ne sont plus les miennes, et mes convictions les plus ardentes, dans leur bouche, je les déteste. Je ne me contredis pas ; je les contredis. Je ne leur mens pas ; je m’évertue à les faire mentir… Je me sens en joie, en verve. Si je pouvais avoir de la haine, vraiment de la haine, je crois bien que j’aurais – pauvre de moi ! – du génie… Au lieu qu’un sourire, qui me séduit, ne m’inspire pas un mot… et mes yeux – que des yeux ennemis font étinceler – se baissent devant un regard, dont ils aiment la lucidité ou la douceur… Alors, je demeure silencieux… je me sens stupide. C’est ma façon de m’abandonner. L’être qui me plaît parle pour lui et pour moi. Quoi qu’il dise… peu importe que je n’aie jamais pensé comme lui… je suis heureux. Et, à me persuader que la bouche amie décide, à l’instant, de ce que je pense et de ce que je suis, je n’ai plus qu’à l’écouter… J’écoute, je ne parle plus… Combien d’attentes j’ai dû décevoir ! Combien, souvent, j’ai dû paraître sot !… Ce sont, pourtant, sans aucun doute, les moments où j’ai le mieux compris ce que je pouvais comprendre, et mon silence n’était que l’hébétude de l’intelligence satisfaite…

Mes chers amis… mes charmantes amies… tous mes bien aimés, vous tous qui vous êtes, hélas ! détachés de moi, vous surtout dont je me suis détaché, de combien de reniements, de combien de lâchetés, vous êtes responsables… et, je puis bien vous le dire, de combien de larmes ! Car, pauvres imbéciles que vous êtes, vous avez toujours ignoré la belle source de tendresses qu’il y avait en moi.


Un soir, mon ami Weil-Sée me mena le long d’un quai désert, dans un club de la ville, où je fus accueilli avec beaucoup de cordialité ; du moins, Weil-Sée me l’assura.

Les membres du cercle – armateurs, banquiers, marchands – étaient réunis dans une salle dont le pourtour seul était meublé de banquettes, devant lesquelles, à intervalles réguliers, étaient fixés des guéridons. Tout le milieu restait vide, et les lustres de cuivre se reflétaient dans le miroir du parquet. Les places étaient occupées, d’ailleurs silencieusement, chacune, par un buveur, devant qui se dressait un pot de bière. Au-dessus de chaque buveur, un petit nuage de fumée s’épaississait, tous les petits nuages alimentant la nuée centrale, dont les bords légers s’enroulaient et bleuissaient par-dessus les lumières. Chaque buveur avait, aux dents, une pipe à peu près pareille, un peu longue. Toutes les pipes ne fumaient pas absolument en même temps, mais il y en avait toujours un certain nombre qui quittaient ensemble des bouches en même temps fumantes, ou revenaient en même temps reprendre, entre les dents, la place un instant occupée par le pot de bière… À de certains moments, des chocs de grès sur le marbre, des claquements de lèvres, des crachats, des remuements de pieds, des quintes de toux, cédaient à la parole gutturale de l’un ou de l’autre des membres du cercle, qu’on écoutait assez longuement, jusqu’à ce que ses derniers mots arrivassent à se fondre dans un tutti de rires. Et Weil-Sée allait, de l’un à l’autre, souple, insinuant, avec des complaisances, des humilités, des servilités, qui m’attristèrent un peu.

Mes deux voisins m’adressaient, de loin en loin, la parole à voix basse. L’un avait une trogne cuite au vent et au soleil, des tons d’un beau vieux pot de faïence ; un épais collier de barbe jaunâtre lui faisait, autour du cou, comme un foulard. L’autre était un tout petit vieillard, occupé surtout à hausser sa petite personne et son menton minuscule au-dessus du bord de la table. Il se redressait à chaque instant, pour éviter, à la fois, que le fourneau de sa pipe ne vînt s’appuyer sur le guéridon, ou ne dépassât son crâne nu, mais duveté… Pour un sourire, il avait toujours la précaution de retirer sa pipe, et son sourire paraissait le sourire édenté d’un tout petit enfant. Il ne faisait pour ainsi dire que sourire… Weil-Sée m’apprit que c’était un des hommes les plus riches, un des spéculateurs les plus hardis, les plus implacables, les plus heureux de la place, celui qui avait ruiné le plus de familles, en Hollande.

La soirée se prolongea de la sorte, sans incidents notables, fastidieusement. J’avais peine à croire que tous les désirs du lucre, toutes les passions de l’argent, se cachassent sous ces faces tranquilles…

Sur le tard, nous vîmes, avec satisfaction, s’avancer, porté par un laquais en livrée, mais moustachu, un plateau étageant une colline pyramidale d’œufs de vanneau.

La colline fut, en un instant, rasée… Des gestes menus et pressés dépouillaient les œufs de leurs coquilles, avec le bruit qu’eussent fait les dents d’une assemblée de rats.

Le plaisir que j’aurais eu à savourer, seul, les blancs opalins, et les jaunes un tantinet boueux, fut gâté par la curiosité muette mais indiscrète avec laquelle le chœur des mangeurs m’observait.

Ce fut, après ce repas d’un seul plat, qu’une longue barbe blanche m’apostropha… C’était un discours. Il était prononcé en français, mais un français mêlé d’expressions qu’avaient dû laisser les armées de Louis XIV, dans le delta de la Meuse et du Rhin… On accueillit aimablement tout ce que je dis en réponse. Mon voisin de droite me serra la main avec émotion ; mon voisin de gauche, le petit vieux, sourit. Mais, je ne sus qu’à la sortie, par mon ami Weil-Sée, que j’avais parlé beaucoup trop vite… et que les Hollandais – même les plus familiers avec notre langue – n’avaient absolument rien compris à mes paroles.

— Tant mieux ! ajouta-t-il… tant mieux !… Cela arrive souvent… en tout… partout… Mais oui… Les mots que nous comprenons, non plus, ne sont que des signes… Tenez !… ah ! ah ! c’est très drôle… En Afrique, un jour, je fus invité par une espèce de roi nègre, à une espèce de banquet… Ignorant sa langue et ne voulant pas fatiguer inutilement mon imagination par un toast improvisé, je récitai, avec de beaux gestes… et une voix musicale… une page de Salammbô… Tout simplement… Ce fut un enthousiasme… du délire… Ils pleuraient tous d’émotion, de joie… Ils m’embrassaient. Le roi m’accorda tous les territoires que je lui demandais… et même d’autres que je ne lui demandais pas… Il chanta, il dansa… Voyez-vous, mon cher, quand on comprend, on est triste… et on est méchant.



Jamais, je n’aurais osé m’avouer à moi-même que j’eusse pu regretter mes compagnons, encore moins me lasser de l’éloquence de Weil-Sée, ou du soin qu’il prenait de mon plaisir, cet excellent, ce parfait ami… Cependant quel soupir de soulagement je poussai… quel cri de délivrance, quand la Charron me les ramena ! Jamais je ne vis avec plus d’aise nos dames descendre de l’auto, la tête enveloppée du voile, ou traînant, derrière elles, quelque écharpe de tulle, comme une allusion encore à la poussière de la route… J’étais impatient de repartir ; j’étais surtout pressé de leur raconter mon ami Weil-Sée, de les émerveiller de ses projets, de ses aperçus, de sa vie vagabonde… Et si le sublime leur en échappait, n’avais-je point – pourquoi ne pas l’avouer ? – la ressource de les en faire rire ?

Il en est ainsi de nos enthousiasmes, de la plupart de nos amitiés, ainsi des rêves de notre jeunesse. Il en est ainsi de bien des grands hommes, et de bien des chefs-d’œuvre… Il n’en va pas autrement pour les modes qui, hier exaltées, tombent demain dans le ridicule et la caricature.

Les systèmes de philosophie, dans la tête des hommes, et les plumes d’oiseau, sur celle de leurs femmes, ont le même sort…



Ma dernière journée, je la donnai tout entière à mon ami Weil-Sée.

Il fut amer et triste, triste peut-être à penser que, le lendemain matin, je l’aurais quitté, pour combien d’années ?

Il me parla en termes vagues, heurtés, douloureux, de toutes les amitiés sans courage qu’il avait dû laisser le long de la route… de l’ironie, de l’égoïsme, chez les meilleures, de la pitié offensante, chez les pires. Et voilà… Il était fatigué de se sentir toujours si seul… fatigué de sentir quelquefois, souvent, qu’il n’était même pas, à soi-même, un « compagnon »… Et quand la vieillesse viendrait tout à fait ?…

— Il y a des moments où je ne m’aime plus… je ne m’intéresse plus, des moments où je ne me comprends pas plus qu’on ne me comprend… Je suis peut-être un raté ?…

Et il me regarda longuement, anxieusement, attendant une réponse… Je haussai les épaules, pour le rassurer.

Au Musée, où il me mena, il demeura tout à fait silencieux et agacé. Il me laissa admirer, sans aucun commentaire, les deux grands van Gogh, Le Moulin dans le polder, L’Allée, qui ont, déjà, la majesté souriante, la tranquille éternité des vieux chefs-d’œuvre. Pendant que je les considérais et les opposais aux bestiaux ennuyeux de Mauve, Weil-Sée gardait aux lèvres un pli dur, et comme la grimace d’une tristesse qui, non seulement se refusait à parler, mais ne trouvait rien à dire. Un moment, ce pli se tordit tellement au coin de sa bouche, que je crus que le pauvre diable allait fondre en larmes… Je songeai que j’avais été, pour lui, un moment d’exaltation, d’oubli, de répit, dans sa vie, et que, moi parti, il allait peut-être retomber plus profondément dans les affres de la solitude et… qui sait ?… de la désespérance.

— Mais non… mais non… me disais-je, pour ne pas trop m’attendrir… Je me trompe… Il est nerveux, ce matin, c’est peut-être le temps… Weil-Sée ? Allons donc ! Son imagination lui tient lieu de tout… de femme, de famille, d’amis, de fortune, de succès, de bonheur… Oui… oui… Il est heureux…

Et, tout d’un coup, le secouant joyeusement :

— Ah ! mon vieux Weil-Sée !… mon vieux Weil-Sée !

Sans proférer une parole, mon pauvre cher Weil-Sée continua d’aller par les salles, ne voyant rien, ne regardant rien, ni les visiteurs, ni les tableaux, ne voyant et ne regardant que lui-même, je suppose…

Il ne s’arrêta que devant L’Âge de pierre, de Rodin ; il s’y arrêta de longues minutes… Il s’asseyait auprès, tournait autour, les mains derrière le dos, s’adossait à un mur, clignait de l’œil, et, de temps en temps, avec un sourire préoccupé, venait passer une paume, lentement, doucement, sur la patine du bronze. Il ne me confia aucune impression. J’en avais le cœur serré.

Le soir, tard, je le reconduisis jusque chez lui… Il habitait une petite rue déserte, une petite rue voisine du Jardin Zoologique…

Il avait toujours, sous divers prétextes, évité de me montrer sa chambre. J’imaginai le désordre, la saleté, toutes les choses bizarres qui traînaient là, échantillons de minerais, instruments de mathématiques, cartes, photographies de Cranach et de Rembrandt, épinglées aux murs, et le Cézanne, seul tableau qu’il eût gardé de sa collection, depuis longtemps dispersée, et qui l’accompagnait partout…

Nous étions devant sa porte, et il ne se décidait pas à sonner.

— Voyez-vous… me dit-il, tout à coup… Nous n’arriverons à rien… Nous sommes un siècle perdu… un siècle mort… si les hommes comme vous… mais oui !… Laissez donc la littérature…, ses inutilités… ses frivolités… sa bêtise encrassante… Entrez résolument dans…

Sur le trottoir opposé, près d’un réverbère, dont la lueur courte et tremblotante donnait à la rue comme un aspect de bouge, une femme passait et repassait que Weil-Sée ne voyait point, mais qui me préoccupait… Comment eût-il deviné que notre présence dans cette rue déserte et morne, à une heure si tardive, pût gêner quelqu’un ?… Pourtant elle gênait probablement le couple, qu’après deux essais infructueux la promeneuse du trottoir venait de former avec un passant, replet, courtaud, dont je vis luire, dans l’ombre, le chapeau haut de forme.

Weil-Sée continuait :

— Croyez-moi… lancez-vous dans les spéculations supérieures… abordez le vaste champ des futuritions. Le passé est mort… le présent agonise, et demain il sera mort aussi… L’avenir… toujours l’avenir… rien que l’avenir… les hypothèses… les probabilités… ce qu’ils appellent l’irréalisable… à la bonne heure !… Travaillez… Le monde… le monde…

La femme avait entraîné son compagnon dans l’invisible, au fond de la rue.

Et Weil-Sée parlait, parlait… parlait… Mais son verbe n’était plus le même… Il s’enflait bien, un moment, mais pour retomber ensuite, flasque et mou, comme un ballon qui se dégonfle…

Depuis dix minutes, j’entendais des mots énormes s’élever, puis crever, s’évanouir, quand l’homme replet de tout à l’heure revint à passer, mais seul, de l’autre côté de la rue… Il marchait vite, la figure cachée dans le col relevé de son pardessus… Un reflet sur le devant, puis un reflet sur le derrière de son chapeau… et il disparut sans avoir, une seule fois, tourné la tête…

— La gnosticratie… mon cher… savez-vous bien que cette gnosticratie…

Ce fut alors que passa, en face de nous, toujours sous le même bec de gaz, l’active promeneuse qui se dandinait… Elle ne se doutait pas que nous décidions, en ce moment, du sort de l’humanité… En pleine lumière, je la vis seulement essuyer ses doigts avec son mouchoir… Et puis, peu à peu, tout doucement, elle fut absorbée par la nuit…



Canaux d’Amsterdam.


Je ne vous dirai pas qu’Amsterdam est la Venise du Nord. D’abord, parce que j’ai naturellement horreur de ces façons de parler, et puis, parce que je n’en sais rien, n’étant jamais allé à Venise.

— Comment, monsieur ?… me dit un jour une dame offensée par cette cynique déclaration… Est-ce possible ?

Et, déçue, toute triste, languissante, elle ajouta :

— Vous n’avez donc jamais aimé ?

— Pas à Venise… non, madame… pas à Venise…

— Ah ! monsieur… je vous plains… On n’aime bien qu’à Venise…

Me plaignit-elle ?… Je crois plutôt qu’elle me méprisa…

Dois-je dire — c’est peut-être le moment — que je me gondolais ?

Ce sont des raisons de cet ordre-là qui m’ont toujours empêché d’aller à Venise.

Manet, en haine de l’école de 1830, ne consentit jamais à mettre les pieds dans la forêt de Fontainebleau. Rien que le nom de Barbizon, de Marlotte, lui donnait de furieux accès de rage. Chose à peine croyable, il refusa plusieurs fois l’invitation de Mallarmé de l’aller voir au pont de Valvins. Mais il alla à Venise. Non seulement, il y alla ; il y peignit. Moi, si je n’ai jamais été à Venise où, pourtant, j’aurais aimé rendre visite à Titien et au Tintoret, chez eux, j’en accuse, en plus des conversations dans le genre de celle que je viens de rapporter, toute une iconographie crapuleuse et une non moins crapuleuse bibliothèque musicale et poétique. Peut-être n’y avait-il qu’un moyen de me laver de ces propos, de toutes ces mélodies, et de tant de motifs pour journaux mondains, illustrés par M. Pierre Laffite et Cie, c’était d’aller à Venise. Mais chaque fois que je suis arrivé à en prendre la résolution, j’ai eu tellement peur de ne rencontrer, sur la lagune, que des amants du répertoire de M. Donnay, ou des paysages de M. Ziem, ou des ritournelles de M. Gounod, que j’ai toujours préféré retourner, une fois de plus, sur le Dam.



Quand on ne les connaît pas bien, et si l’on n’a point le sens aigu des variétés et des différences, tous les quais et tous les canaux d’Amsterdam se ressemblent.

— C’est effrayamment monotone… s’écrie la dame citée plus haut.

Or, je suis allé assez souvent à Amsterdam, pour comprendre, à ma très grande joie, que rien n’est plus divers, et plus bougeant qu’Amsterdam ; que, non seulement aucun reflet des maisons dans ses canaux pareils, mais qu’aucune de ses maisons pareilles ne se ressemblent. Chaque portion de canal est un paysage différent de murs, de pignons, de chalands, de fenêtres fleuries ; chaque maison a son visage propre, sa structure individuelle, selon le degré d’affaissement des pilotis qui la soutiennent… Et, surtout, c’est un autre paysage de ciel, dont on dirait que les Hollandais ont mis, chaque fois, sous verre, la patine prodigieuse.


Au bord des canaux d’Amsterdam, et sur leurs ponts, depuis que je m’attarde à imaginer le tain de vase profonde de ces miroirs qui meurent, je sens que monte jusqu’à moi une odeur qui devient, chaque année, plus forte et plus fétide. À mon dernier voyage, en plein été, c’était, le soir, une puanteur dont le souvenir me poursuit.

Je sais le pouvoir de l’imagination sur les sens, sur les nerfs. C’est à ce dernier voyage que j’ai appris cette chose effrayante : on n’avait pas curé les canaux d’Amsterdam, depuis trois cents ans. Et, rien que de l’avoir appris, il me sembla, tout à coup, qu’une épouvantable odeur me faisait tourner le cœur, et je grelottai la fièvre, durant huit jours, dans ma chambre d’hôtel d’où je voyais passer, sur le canal, les noirs chalands, flotter au-dessus des eaux, au ras des eaux du canal, de longues images grimaçantes, de longs spectres verts.

La dame de la mer trouve l’eau lourde dans les fjords… Si elle était venue à Amsterdam, qu’eût-elle dit de l’eau des canaux ? Elle est de plomb… Une sorte de graisse purulente, une sorte de mucus qu’elle a sécrété, mousse, tournoie, ondoie à sa surface.

L’eau encore, même l’eau boueuse, on peut l’agiter ; les coques des chalands la font sans cesse mouvoir, la décapent pour un instant ; les courants de mer qu’on arrive à y précipiter la renouvellent un peu, la rafraîchissent… Mais la vase ? Mais ces vases séculaires, ces lents et continuels déversements d’égouts, ces dépôts de tant de millions de vies humaines qui se stratifient au fond ?… Comment s’en débarrasser ? Déjà, les miasmes traversent les boues et l’eau, envoient crever à la surface leurs bulles d’infection. Qu’on remue ce lit profond de pourritures, où le moindre caillou qui tombe délivre les fièvres captives, qu’on le drague, qu’on l’expose à l’air, et c’est la ville, c’est le pays entier, ce sont les pays voisins, c’est toute l’Europe empoisonnée… C’est la peste, le choléra, ce sont peut-être des fièvres inconnues, c’est la mort sur le monde !

Les Hollandais ont tout prévu, sauf cela. Ils se croient à l’abri de toutes surprises derrière leurs remparts d’eau. Ils n’ont qu’à rompre une digue pour noyer d’un seul coup leurs envahisseurs. Mais que l’eau découvre son lit de bourbes, et c’est fini d’eux. L’eau se venge d’avoir été domptée, immobilisée, écrasée entre des murs de pierre. Elle est faite pour courir, s’épandre et chanter sur les cailloux d’or. Chaque fois qu’elle croupit quelque part, elle devient mortelle… On a beau faire, il y a toujours un moment où la nature secoue formidablement le joug de l’homme…

Habituons-nous aussi à cette idée que notre sort, même le sort de l’homme de génie qui emporte la pensée au delà des horizons sensibles, veut que ses excréments, veut que ses organes vitaux soient une infection et une honte. La légende qui nous raconte que les cadavres des saints embaumaient est digne de l’Immaculée-Conception. Inventions misérables ! Tous les cadavres puent ; tous les corps humains puent.

Lecteur, le divin Platon allait chaque jour à la selle, ignoblement, comme il faut qu’y aille, chaque jour, ta bien-aimée. Si elle n’y va pas, le cher cœur, elle ne t’aimera plus… Constipé, le divin Platon devient aussitôt une brute quinteuse et stupide. L’intestin commande au cerveau… Quant à cette putréfaction que les villes font sous elles, elle menace toutes les agglomérations, à la façon, songes-y bien, dont les ordures sociales et les reliefs du plaisir des riches menacent les sociétés d’une fermentation inapaisable de la misère.

Ici, cette pourriture demeure, pullule dans les rues, sous une lame d’eau qu’elle refoule et amincit, chaque jour, chaque heure, davantage. Plus on tarde d’y remédier, plus le danger grandit. Mais quoi faire ?… On est impuissant. Des commissions s’assemblent et travaillent, des rapports s’ajoutent à des rapports, les projets chimériques s’empilent sur les projets irréalisables ; les parlements légifèrent. Duquel, entre ces systèmes, de laquelle, entre ces utopies proposées, viendra donc le salut ?… On ne sait pas… Ce qu’on sait, c’est que les ouvriers de la redoutable entreprise périront tous, comme périrent tous les soldats qui, au début de la colonisation, remuèrent les terres homicides de la Guyane.

En attendant, Amsterdam s’épanouit au soleil du printemps. Les tons délicats de ses rues jouent avec les eaux noires des canaux, avec les ciels rares qui achèvent son délice. Ses habitants prospèrent ; ils donnent l’exemple de l’activité et de l’emploi judicieux des richesses ; ils demandent à une centaine de sectes religieuses de leur enseigner la voie qui conduit le plus sûrement à Dieu… Ils cultivent les tulipes, les narcisses, et les beaux lis de l’Extrême-Orient, taillent le diamant, spéculent sur les marchandises lointaines, entassent l’or, rêvent d’un plus immense polder, pour remplacer le Zuyderzée desséché… Et, minute à minute, les vases mortelles se déposent, se superposent les unes aux autres, s’accumulent…

Et quand elles affleureront à la surface ?…


Foire aux fromages.


À l’entrée du bourg de Purmerend, sur une riante, grouillante petite place, au bord du canal, nous sommes arrêtés par les apprêts d’une foire aux fromages… Une longue file de chalands, pleins de ces boules rouges ou violacées qu’on appelle des têtes de nègres, s’amarrent le long des quais, où, de place en place, avec cette cargaison, l’on construit de petits monticules, semblables à ces pyramides de boulets louisquatorziens que nous voyons encore dans les arsenaux maritimes. C’est assez étrange, et très gai de couleur. La lumière du matin fait vibrer les feuillages, joyeusement. L’air, où circule une odeur aigrelette, est d’une grande transparence. Les contours des objets, des fromages, comme des visages, des maisons vernies, des arbres, des bateaux, ont la même netteté, la même sécheresse jolie…

De ces bateaux, qu’on dirait remplis de joujoux neufs, les débardeurs lancent, comme on jongle, les sphères colorées à des gars, à des filles qui, toujours jonglant, les relancent, les unes à des marchands qui en dressent des tas devant leurs tentes, les autres à des voituriers qui en remplissent, jusqu’au bord, leurs voitures.

Des paysannes, — presque toutes ont les tempes ornées de coquilles d’or, ou portent le casque doré sous le bonnet de dentelles, — des paysans, en pantalons courts, en sabots clairs, ont, en se renvoyant ces ballons ronds et rouges, des figures rondes et rouges, si bien que, parfois, nous pourrions croire qu’ils jouent à la balle, avec leurs propres têtes, et que nous assistons au dernier acte d’une opérette féerique, ou encore à un ballet de jongleurs au bord de l’eau.



La 628-E8 dut manœuvrer avec précaution entre ces obstacles et ces jeux. Heureusement, nous étonnions la foule, au moins autant qu’elle nous amusait. Elle ne se livra à aucune démonstration. Même, tout à coup, à la suite d’une légère détonation du carburateur, sur les bateaux, sur les tas, dans les voitures, à bout de bras, et, je crois bien, en l’air, un millier de sphères colorées s’immobilisèrent…

Sur un coup de frein, la circonférence d’une roue se fit un instant tangente à celle d’un de ces ballons qui avait roulé jusqu’à nous… La seconde d’après, un bond du moteur détruisait ce concept géométrique, dont il ne resta plus sur le sol qu’un peu de pâte rouge, aplatie.

Et, de loin, en nous retournant, nous vîmes toutes les balles et, je crois bien, toutes les têtes aussi, reprendre, à la fois leur vol et leurs paraboles…

« Fromages, mirages… » dirait Jean Dolent.




La porte entrebâillée.


Depuis le début de notre voyage, — aveu pénible pour un Français, — il ne nous est arrivé aucune aventure dans un hôtel, j’entends, aucune aventure galante. Gérald B…, celui, de nous, qui a le plus voyagé, et qui, d’ailleurs, est Anglais, prétend que, dans les hôtels, il n’arrive jamais rien.

— Je vous assure, répète-t-il… rien… rien… jamais rien… sauf, bien entendu, ce qui peut arriver à chacun sur un trottoir ou dans un cabaret de nuit… Les Allemandes, les Anglaises qui voyagent seules, lorsque le roman sentimental ou la bouteille de gin, le souvenir d’un opéra, d’un officier, ou tout simplement d’un commis de magasin, agite leur imagination, et qu’elles ont besoin d’aide, sonnent le garçon d’étage… Considérez-vous comme une aventure l’offre de la servante de l’hôtel, dans les petites villes de Serbie, de Roumanie ?…

— Alors, en Serbie ?

— Oui… en Bulgarie, en Hongrie aussi… Mais cela fait partie de leur service, comme le cirage des chaussures incombe au conducteur du sleeping… Un trait… je me rappelle un seul trait qui vaille d’être rapporté… Et encore !… C’était en Transylvanie, au pays de l’or. Nous étions, en été, au petit jour, après une nuit passée en wagon, et avant de repartir en voiture, descendus dans un hôtel, pour y refaire un peu notre toilette… Deux filles nous servaient… L’une, geignant, suppliait, en mauvais allemand, qu’on acceptât ses offres, criait qu’elle était pauvre, qu’elle n’avait vraiment rien… Pour nous prouver, sans doute, son dénuement, tout à coup elle souleva crânement le cache-misère dont, en hâte, à notre arrivée, au saut du lit, elle s’était enveloppée, toute nue… Sa hardiesse ne manquait pas de grâce… Elle était grande, bien faite… de belles lignes… un joli grain de peau… Mais nous étions trop nombreux… Je lui en fis la remarque : « Qu’est-ce que ça fait ?… répondit-elle. Tous… tous… tous… Je suis si pauvre ! » Pendant ce temps-là, l’autre ne disait rien, souriait en continuant son ouvrage. À peine débarbouillés, mal brossés… nous prenions la fuite… Je n’ai jamais eu d’autre aventure…

Pourtant, un soir, à La Haye, après dîner, Gérald B…, qui, pendant le repas, avait paru rêveur, préoccupé, nous avoua, à peine les dames parties, qu’il s’était trompé, et qu’il pouvait arriver, qu’il arrivait parfois des aventures, à un voyageur, dans les hôtels… Il avait des scrupules à parler, mais nous l’aidâmes à trouver de quoi les apaiser…

— Eh bien, voilà ! C’est assez drôle, du reste…

Il était rentré à l’hôtel, vers cinq heures. En voulant ouvrir la porte de sa chambre, il s’étonna qu’elle fût entrebâillée. Et, la porte poussée, il s’étonna bien davantage, en voyant, devant l’armoire à glace, une chemise lentement se hisser, se plisser sur une croupe féminine, découvrir le rein, les omoplates et, à la fin, s’élever, avec précaution, sans en déranger l’ordonnance blonde, au-dessus des ondulations de la coiffure. Rien de plus rouge que le visage de la dame, sans chemise, quand elle s’était, tout à coup, instinctivement, retournée, au léger grincement de la porte.

— Monsieur !… Oh ! Me… Monsieur ! cria-t-elle, pas trop haut cependant, et sans trop de colère, tandis que ses doigts s’embarrassaient et embarrassaient leurs bagues dans les dentelles…

Ce qui était vraiment le plus délicieux à regarder, c’est que, au plus fort de son trouble, elle ne parvenait pas à vêtir seulement, de ce nuage de batiste qui s’enroulait à son bras, ses seins nus… Tout le corps était d’une blancheur dorée, éblouissante, sauf la taille où le corset avait mis, en la serrant, comme des morsures et des pinçons, et les jambes où la peau transparaissait, par les fines mailles de deux bas de soie noire à jour…

Notre ami avait refermé, verrouillé la porte.

— Monsieur !… Oh ! Me… Monsieur !…

Sans répondre à la voix qui tremblait – tremblait-elle vraiment ? – il se rapprocha, à pas de loup, de la glace, qui, loin d’offrir un voile à la pudeur de la dame, ne la dévêtait que davantage…

— Me… Monsieur !… Non… non… Soyez gentil… Non… je… je… Allez-vous-en… je… vous supplie !

Des bras suppliants sont débiles. Les bras de notre ami l’avaient prise, enserrée, l’entraînaient vers le lit, tout couvert de robes, de corsages, de gants, de chiffons, de lingeries parfumées que, l’un après l’autre, il envoyait promener à travers la chambre, sans un mot… Et la dame ne pouvait crier, mais à peine, et de plus en plus bas, que :

— Me… Monsieur !… Ah !… Ah !… Me… Me…

Puis, il sentit qu’une étreinte répondait à ses étreintes, que des caresses répondaient à ses caresses… Et la voix, peu à peu voilée, et puis rauque, enfin haletante et pâmée, balbutiait :

— Ah ! mon chéri !… mon chéri !

Gérald en riait encore quand il eut regagné sa chambre, voisine de celle de la dame, et y fut tombé dans un fauteuil, où il s’endormit jusqu’au dîner.

Son récit terminé, il nous dit :

— Je comprends que je me sois trompé de chambre… Mais, elle ?… Pourquoi la sienne, juste à ce moment pathétique, était-elle entrebâillée ?…

Nous allions nous livrer gaîment à diverses hypothèses, quand nous vîmes Gérald tout à coup rougir… ah ! rougir comme avait dû rougir la dame en chemise, ou plutôt sans chemise. Mais il ne rougissait pas seul. Un couple pénétrait dans le restaurant, où nous nous étions attardés à fumer. Une femme, d’à peine vingt-cinq ans, blonde, les joues en feu, toute scintillante de jais, et ramenant, par contenance, la gaze verte qui se gonflait à son épaule, s’avançait, incertaine, hésitante. Un homme énorme, beaucoup plus âgé, très haut de taille, gros, gras, glabre, l’air malsain, l’air bourru, l’air fourbe aussi, la suivait, ouvrant de grands pas, et se dandinant ridiculement, sur des hanches trop fortes de vieille femme… Un œillet, d’un pourpre noir, s’empâtait à la boutonnière de son smoking…

— Avancez donc, ma chère ! fit-il en russe, d’une voix dure.

La table voisine de la nôtre portait une corbeille de roses rouges, et un maître d’hôtel s’empressait auprès des arrivants pour les y conduire. La dame, visiblement, répugnait à aller jusque-là… Elle tournait la tête vers l’autre bout de la salle, où, par une baie ouverte, l’on apercevait une sorte de petit jardin de palmiers, illuminé de girandoles ; un jet d’eau sortait d’un amas de petites roches en carton, que tapissaient des fougères stérilisées.

— Non, ce n’est pas la peine… fit encore le mari… Il y a un courant d’air… avancez donc…

Ce fut lui qui insista encore pour qu’elle s’assît à la place qui, justement, nous faisait face… Un mot bref, détaché d’une voix coupante, obligea le colosse à se taire, à courber sa tête teinte… Il s’effaça, en laissant, enfin, sa femme, prendre l’autre chaise et nous dérober sa rougeur…

Dans ces circonstances-là, je m’intéresse surtout aux maris ; et c’est le meilleur moyen que j’aie de trouver des excuses à leurs femmes. Dans la face énorme et molle de celui-ci, le menton saillait. Il était sinon absolument sourd, du moins très dur d’oreille, ce qui le forçait à pencher souvent, vers sa compagne, le masque rasé, plaqué de deux bandeaux trop noirs, et dont un monocle détruisait seul la ressemblance avec celui d’ un cocher de maison cossue. Ses gros doigts, courts et boullus, très blancs, étaient gainés de bagues, où des feux étincelaient. En parcourant le menu, il haussait les épaules, parlait fort, maugréait, semblait mâcher ses mots comme de la viande trop dure.

D’elle, qui nous tournait le dos, je remarquais seulement, sous les cheveux ondulés qui la couronnaient comme d’une tiare légère, une rigole qui se creusait à partir de la nuque, détail que Gérald, tout à l’heure, dans l’intime description de son inconnue, nous avait donné.

Notre ami, très gêné, fit observer tout à coup, à voix basse, combien nos cigares faisaient de fumée… Il y avait, dans ses paroles, une insistance suppliante. De temps en temps, le gros monsieur, sans nous regarder, mais avec ostentation, agitait l’air du plat de ses mains gantées d’or et de pierreries, et soufflait bruyamment :

— Pfouou !… Pfouou !…

Ah ! s’il n’y avait eu que le gros monsieur !… Nous nous levâmes, sans plus parler… Les autres défilèrent avant moi, devant la table aux roses… Pas un, je l’avoue à notre honte, n’eut le bon goût ni la force de résister au désir de retourner la tête. Et moi, plus goujat que tous, sans même me donner l’excuse de la liberté du voyage, bravant les regards de la dame et le monocle furieux du mari, je me retournai aussi, brusquement, m’arrêtai quelques secondes, sous prétexte d’épousseter le revers de mon smoking, où un peu de cendre de cigare était tombé, et je vis, avec une sorte de joie jalouse et basse, le joli visage blond s’empourprer… Tout au plus ne cédai-je pas à la tentation de dire, en passant :

— Me… Monsieur…

Dehors, je complimentai Gérald, qui avait retrouvé toute son assurance. Après nous avoir traités de « cochons », pour la forme, il nous avoua :

— C’est curieux… Vous savez que, si elle n’avait pas rougi en me voyant dans la salle… je crois, ma parole, que je ne l’eusse pas reconnue !… Dame, habillée, n’est-ce pas ?… Mais qu’est-ce que ça peut bien être que ces types-là ?… Il faudra que je le demande au portier…



Hymne à la paix et à La Haye.


Je comprends qu’on ait choisi la Hollande et, dans la Hollande, La Haye, pour y installer ce tribunal arbitral qui, un jour, en dépit des plaisanteries et des dénégations pessimistes, se substituera au bon plaisir des Empereurs, des Rois, des Parlements, pour connaître des querelles internationales, leur trouver des solutions qui ne seront plus des massacres, et, enfin, établir la paix, je ne dis pas entre les hommes, mais entre les peuples.

Il est certain que la Hollande et, parmi toutes les villes de Hollande, que La Haye, possèdent un charme, une vertu — pas encore pacifistes, peut-être — mais singulièrement pacifiants. On peut y rêver de choses merveilleuses, on peut y rêver le bonheur universel, comme dans un beau parc, le soir, après dîner…

Cette vertu de la Hollande, ce charme de La Haye, j’en ai subi, bien des fois, les influences sédatives, et d’autres, comme moi, qui étaient plus agités, plus malades que moi, les ont subies également. C’est délicieux. La douceur du sol uni, sa claire et profonde monotonie que rompent et diversifient, à l’infini, l’immense lumière du ciel et les reflets de l’eau confondus, l’absence de tout appareil guerrier, le spectacle d’une vie à la fois active et très calme, d’où tout effort douloureux semble être banni, l’énergie tranquille des visages, le silence des polders et des canaux, tout cela vous prend, vous subjugue, vous conquiert. Jamais rien qui grince et qui menace… Et la terre, si âpre autre part, l’eau, si terrible partout, se font dociles aux mains de l’homme qui leur demande son pain et ses joies.

En bons égoïstes, en sages privilégiés de la fortune, ne cherchez pas trop à briser cette surface riante qui recouvre, peut-être, comme partout, des haines farouches, bien des luttes fratricides, une fermentation sociale qui, à Amsterdam, à Rotterdam, principalement, s’échauffe et bout dans les bas-fonds de la misère et du travail. Contentez-vous, comme toujours, des apparences qui rassurent, et, comme toujours, faites-en des réalités. Que vous importe, si elles mentent ?… Il sera toujours temps de vous réveiller de vos rêves d’autruches.



Que de fois je suis venu ici, déprimé, surmené, les nerfs tendus et vibrants, par conséquent prédisposé à toutes les impulsions mauvaises ! Et, après deux jours passés à La Haye, où ce qui reste d’un peu sauvage, d’un peu inquiétant dans le caractère hollandais disparaît, après deux jours de flânerie devant le Vivier, le Palais de Rembrandt, que gardent les cygnes, le Palais de la Petite Reine douloureuse, où ne veille aucun soldat, après deux jours de promenades, le long de ces jolies rues, de ces jolis jardins, si joliment fleuris, à travers cette belle campagne verte qui s’étale autour de la ville, comme un doux et somptueux tapis, voici que s’opère en moi la détente miraculeuse… Tout s’apaise, âme, muscles, nerfs et cerveau. Je suis heureux de vivre, sans hâtes fébriles, sans désirs brusques et sursautants. Avec une tranquillité complète, je jouis de toute cette mélancolie qui m’entoure et me pénètre, non point la mélancolie amère comme le fiel où elle alla chercher son nom, mais cette mélancolie rayonnante que, jeune, j’ai tant de fois connue aux approches de l’amour, et que donnent aussi les quelques instants de parfait bonheur, dont tout homme, même le plus dénué, garde en soi, au fond de soi, sans savoir d’où il est venu, le souvenir miséricordieux et lointain : peut-être un paysage entrevu, le soir, après une journée de marche fatigante ; peut-être le regard d’espoir d’un malade aimé, peut-être moins encore…

Comment ne pas croire à l’amour, à la fraternité de l’avenir, quand, sur toutes les routes, sur toutes les digues, de La Haye à Haarlem, vous ne rencontrez que des visages heureux, que des chapeaux, des corsages, des mains, des bicyclettes, des voitures, fleuris de tulipes, de narcisses et de jacinthes ; que des sentiers d’eau argentée où, entre des rives rouges, des rives pourprées, des rives d’or, les barques glissent silencieusement, chargées de leurs moissons rouges, de leurs moissons pourprées, de leurs moissons d’or ?… Un jour, nous avons croisé un petit détachement de fantassins… Ils chantaient, avec des accords délicieux, des chansons idylliques, des sortes de lieds d’amour… Et des tulipes, comme dans les vases de la maison, trempaient leurs tiges au goulot du canon des fusils.

La paix rayonne tellement partout, elle habite si bien ces demeures lustrées et souriantes, qui s’espacent dans les verdures de ce continuel jardin qu’est la Hollande… et je la sens si forte en moi, que je ne veux même pas me demander à qui appartiennent toute cette abondance et toute cette richesse du sol, de l’eau et de la mer, dont la Hollande regorge… Et je ne veux pas savoir, non plus, ce que cache, à Amsterdam, par exemple, cette Bourse toute rouge, dont les murs hauts, les créneaux, les meurtrières évoquent les citadelles de guerre, et les châteaux de rapines d’autrefois.



Nous avons revu le mari de la dame à la chemise… Interrogé par Gérald, le portier nous apprend qu’il s’appelle le comte K…, qu’il est Russe…, délégué au Congrès de la Paix…, enfin quelque chose comme ça… Et il raconte :

— C’est un monsieur pas commode… Il grogne toujours… et d’une violence !… Chaque fois qu’il sort en ville, il a de mauvaises affaires avec quelqu’un. L’autre soir, au théâtre, il a souffleté le contrôleur. Hier, il a pris à la gorge, dans sa boutique, un boutiquier. Ce matin même… monsieur ne sait pas ?… on a eu toutes les peines à l’empêcher de jeter par la fenêtre le valet de chambre de l’étage… Enfin, il a lancé une carafe de vin à la tête du maître d’hôtel… le pauvre diable est très blessé… Il ne peut dire un mot qui ne soit une injure, faire un geste qui ne soit un coup de poing… Le patron voudrait bien le renvoyer… Mais quoi ! il dépense beaucoup… Et ce serait peut-être des histoires… des complications internationales.

— La guerre, parbleu !

— Hé !… on ne sait pas…

Après un petit silence, Gérald demande encore :

— Et sa femme ?

Le portier, qui est un homme superbe, musclé et râblé comme un athlète, sourit. Il lisse ses moustaches, claque de la langue, redresse son cou de taureau, où je vois des tendons se bander comme des cordes. Il ne répond pas tout de suite. Un moment, j’admire sa force et l’or qui resplendit à sa casquette, au col de sa redingote, aux revers de ses manches…

Puis, avantageux et rêveur, il murmure :

— Dame !… avec un homme comme ça… vous pensez bien !…


LA FAUNE DES ROUTES
[modifier]




Ce printemps dernier, allant à Grenoble, par les Grands-Goulets, nous fûmes arrêtés, à quelques kilomètres, au delà de Pont-en-Royans, par un troupeau de deux mille moutons, qu’on menait dans les hauts pâturages, et qu’il nous fallut suivre, pas à pas, jusqu’au Villard de Lans. En ces régions difficiles, où les routes, souvent dangereuses, toujours étroites, très rares d’ailleurs, ne se croisent presque jamais, où un carrefour est un scandale, impossible de traverser une telle masse. Les pâtres, disons-le, ne mettaient aucune complaisance à nous faciliter le passage. Ils s’amusaient même beaucoup de notre déconvenue. Ils s’en seraient amusés bien davantage, s’ils avaient su que des amis nous attendaient à Grenoble, et que, pour nous être arrêtés trop longtemps, dans Valence, devant l’infortuné Émile Augier, de Mme  la duchesse d’Uzès, nous étions fort en retard. Peut-être le savaient-ils, car les pâtres savent tout, étant sorciers.

Suivant l’exemple de leurs maîtres, les chiens, visiblement, encourageaient le troupeau à ne pas se garer, et, à leur mauvaise volonté, vraiment humaine, ils ajoutaient la joie, humaine aussi, de se tourner, de temps en temps, vers nous, et de nous insulter par un aboiement. Tel le charretier, le doux charretier des belles routes de France, qui, ayant placé sa voiture, comme une barricade, en travers du chemin, ne livre le passage que pour se donner le plaisir de vous lancer un outrage obscène, qu’accompagne presque toujours un fort claquement de fouet : geste imbécile, purement animal, grâce à quoi il espère effrayer, faire s’emballer et culbuter, comme un cheval, l’automobile ; grâce à quoi aussi, il s’imagine – ce qui soulage sa haine – qu’il nous a cassé « la gueule ».

Jamais je ne pestai autant que ce jour-là.

La machine retenue grondait, chauffait, fumait horriblement, et, malgré un copieux graissage, je n’étais pas sans inquiétude au sujet des cylindres.

J’ai, pour les animaux, une tendresse de neurasthénique et de misanthrope. Leurs souffrances me font horreur. Mais je crois bien que j’eusse foncé, de toute la force de nos quarante chevaux, dans le troupeau, et fait une bouillie sanglante de ces moutons, si je n’eusse prudemment réfléchi qu’une telle opération entraînait, pour la machine et pour nous, de sérieux dommages. Je me contentai de lâcher les cris sauvages de la sirène. Criminellement, je me disais que les bêtes seraient prises de panique et que, affolées, bondissantes, sautant, pêle-mêle, par-dessus les parapets, elles rouleraient au fond des précipices, où le torrent les emporterait… Adieu ! adieu !

Il n’en fut rien.

La sirène et ses plus stridents, ses plus déchirants appels, multipliés par les échos de la montagne, demeurèrent sans effet sur des animaux, habitués sans doute à de plus terribles bruits d’avalanches.

Alors, je pris le parti plus sage de regarder.

On eût dit que ces deux mille moutons se portaient et que leur masse, qui bêlait lamentablement, était suspendue. Elle ne bougeait qu’aux bords, ne semblait même pas toucher terre de ses milliers de pattes fragiles… Cependant leur piétinement faisait, sur le terrain, le bruit d’un roulement continu de tonnerre. Je remarquai aussi que ce fracas imite de loin le ronflement d’une auto pas très bien mise au point.

Les troupeaux de moutons ont, avec l’auto, une autre ressemblance ; ils soulèvent autant de poussière et dégradent autant les routes.

Ceux-là se défendent par leur masse, qui est un obstacle infranchissable, comme une inondation, une coulée de lave qui marche… une ruée de pierres qui tombe…

Dans certains pays, le Nivernais, le Bourbonnais, le Morvan, l’Auvergne, la Bretagne, les routes sont des écuries, des bergeries, des porcheries, des étables, des basses-cours, des clapiers, tout ce que vous voudrez, sauf des routes. Parfois, elles remplacent aussi l’aire des granges. Non contents d’y faire camper et gambader leurs bêtes, les paysans y installent leurs machines. Un jour, en Auvergne, nous fûmes arrêtés par une batteuse mécanique et ses accessoires qui barraient la route, en toute sa largeur. Les paysans refusèrent de nous livrer passage. Et ils s’interrompirent de travailler, pour nous regarder en riochant.

— Vous n’avez pas le droit d’arrêter la circulation, dis-je…

— J’avons l’droit d’battre l’blé… où qu’ça nous plaît…

— Battez-le chez vous, dans la cour de votre ferme.

— Ça nous encombre… Et puis nous sommes chez nous ici… D’où qu’vous êtes, vous ?

Un autre, les bras passés entre les dents de sa fourche, ricana :

— Il n’est p’tête seulement pas du département…

Un troisième dit :

— Allons… passe-nous la gerbe…

Et ils se remirent au travail… Avaient-ils lu Barrès ?

J’avisai un vieil homme que, à sa barbiche militaire et à la plaque qu’il portait au bras, je reconnus pour être le garde champêtre… Il avait écouté ce dialogue, sans rien dire, en hochant un peu la tête… Je le sommai de faire son devoir.

— Bien sûr… bien sûr !… fit-il… J’vas vous dire, mon cher monsieur… Ces gens-là ont raison… Faut bien qu’ils battent leur blé, ces gens-là… ha !… ha !… ha ! L’blé, c’est la nourriture du pauv’monde…

Il ne voulut pas entendre nos protestations.

— Tenez, mon cher monsieur… Redescendez jusqu’au pays… Prenez à droite… et puis encore à droite… au coin d’un petit café… Rémongeat, qu’on l’appelle…, le café Rémongeat… oui… Et puis vous suivrez tout droit… À deux kilomètres, p’tête trois… vous verrez un lavoir, sus vot’gauche… Prenez à droite du lavoir… Et puis toujours tout droit, jusqu’à la route… L’chemin n’est point trop bon… il n’est point trop mauvais, non plus… Il est comme ça… quoi !…

Il nous fallut bien en passer par là…

— Toujours sus vot’droite !… répéta le garde champêtre, pendant que nous faisions marche arrière… Y a pas à s’tromper…

Le chemin était affreux, hérissé de culs de bouteilles, encombré de cailloux coupants… J’y laissai deux pneus.

Le paysan n’a pas encore compris, ne comprendra probablement jamais que les routes ont été construites pour qu’on y circule d’un point à un autre. Il s’imagine, de bonne foi, peut-être, qu’elles ne sont faites que pour lui, pour les différents besoins de son exploitation et les services de ses élevages. Les gendarmes, les gardes champêtres, les agents voyers, les maires, les préfets et les ministres se l’imaginent aussi. Il est donc bien entendu qu’on doit y rencontrer, comme dans l’arche de Noé, toutes les bêtes de la création, et leur fumier.

Excellent terrain d’observation pour un chauffeur qui a du loisir, et qui veut étudier ce que j’appellerai : la faune des routes…



Rien de plus divers que la façon des animaux de se comporter au passage des autos. Elle instruit sur leur caractère et le degré de leur intelligence. Or il s’en faut que le classement, qui en résulte, corresponde aux idées qui ont cours, encore moins aux vieux dictons et aux métaphores populaires.

Le cheval, à propos de qui il me faut bien répéter, pour la cent millionième fois, l’agaçante parole de Buffon, le cheval, « la plus noble conquête de l’homme », qui voit, sans s’émouvoir, son camarade d’attelage tomber, expirer à ses côtés, le cheval est stupide. Pourtant, s’il croise une charrette d’équarrisseur, où se dressent, en l’air, les quatre sabots d’un compagnon mort, aussitôt il se met à trembler, frissonne, s’emballe. Au dire des naturalistes les plus experts, on ne saurait voir dans ce trouble la manifestation d’une sensibilité altruiste, ni la peur égoïste de la mort, mais seulement une protestation olfactive, la révolte inconsciente de l’odorat. Le cheval a peur de l’odeur, peur de la couleur, de la lumière, de l’ombre, de son ombre, de l’ombre de celui qui le mène ; il a peur d’un bout de papier, d’un sac d’avoine tombé, d’un morceau de verre qui brille, d’une lueur de lune dans une flaque d’eau, d’un reflet de feuille qui bouge, ou de nuage qui chemine sur la route. Le cheval a toutes les phobies. Il a même toutes les autophobies, et à un degré de morbidité que n’a peut-être pas atteint M. Émile Loubet, lequel, avec un si bel à-propos et autant de fureur prophétique, fulminait, contre les automobiles, les mêmes fâcheuses malédictions que fulmina M. Thiers contre les chemins de fer… Ah ! ces grands hommes !

Ce n’est que quand la machine, qu’il n’a ni devinée ni prévue, – je parle du cheval, – le frôle, qu’il fait un écart, se cabre, rompt son attelage, et renverse choses, gens, voiture et lui-même, dans le fossé. Ainsi que le lièvre, qui n’est dangereux qu’à soi-même, mais qui ne hante pas les routes, le cheval a cette infériorité physiologique de ne rien voir devant soi. Il ne voit que ce qui est à droite, ou à gauche, comme un politicien de la Chambre. Pour qu’il marche sans accrocs et sans dommages, il faut qu’il ne voie rien du tout… Bandez-lui complètement les yeux, et, d’un pas égal, d’une allure somnolente, cet Amour à quatre pattes ira toujours, et il tournera par exemple, des heures, des heures et des heures, la roue d’un manège sans s’arrêter jamais, sans jamais se révolter.

On ne rencontre pas, en chauffant, d’animal – l’homme et même le cycliste compris – qui soit plus dangereux, et dont il faille se méfier davantage. Chaque fois que j’aperçois, sur la route, ce périlleux imbécile, je ralentis toujours, et souvent je m’arrête, car on ne sait quelles frasques, quelles extravagances meurtrières peuvent bien lui passer par la tête. Sa stupidité fait penser à celle d’une caste, naguère omnipotente, à qui, dans sa déchéance actuelle, il ne reste plus, pour se donner encore l’illusion de la puissance et de la vie, que la faculté de caracoler. On s’applaudit de voir qu’elle sera bientôt dépossédée.

Le cheval n’est qu’un mécanisme – un vieux mécanisme – remonté pour piaffer et faire la bête… la bête de luxe et de cirque, si ses formes sont belles… ou la bête de somme, car il est fort… fort comme un cheval.



Près de Grenoble, dans la descente de Sassenage, nous vîmes venir, de loin, vers nous, une lourde charrette. Comme le cheval paraissait s’effrayer, – bien qu’il eût fort à faire d’arc-bouter ses sabots sur le sol poussiéreux et de tirer à plein collier, car la côte est rude, – je mis la machine tout au bord du talus de droite, et l’arrêtai. La voiture portait un chargement de tuiles. Étendu, tout de son long, le conducteur dormait, le ventre contre les tuiles, le menton appuyé sur un sac d’avoine. Il ne se réveilla qu’aux appels réitérés de la trompe. Il n’avait pas les guides à portée de la main, ni le fouet. Il souleva seulement un peu la tête et montra une des plus pesantes faces de brute que jamais il m’ait été donné de rencontrer.

— Hue ! fit-il, d’une voix graillonneuse d’alcool et de sommeil…

Le charretier chercha vainement les guides, en ramant de la main droite, et, se soulevant un peu plus, il s’appuya sur ses coudes… Je l’entendis grogner je ne sais quoi. Livré à son seul instinct de cheval, le cheval mena, naturellement, la voiture sur le talus de gauche.

— Hue donc !… fit à nouveau le charretier, sans bouger davantage…

Les roues s’engagèrent sur le talus, derrière lequel le terrain descendait presque à pic, jusqu’au fond de la vallée… Je vis la voiture pencher, pencher, puis se renverser lentement. L’homme avait pu sauter à terre… Mais les tuiles gisaient sur le sol, brisées, en miettes…

— Nom de Dieu ! jura l’homme. Nom de Dieu de nom de Dieu !

Il commença par lancer, d’un geste furieux, sa casquette contre le tas de tuiles. Ensuite, il s’en prit à son cheval qu’il roua de coups, puis à nous à qui il eût bien voulu en faire autant.

— Ah ! salauds !… ah ! salauds !

Il fit claquer son fouet :

— Attends un peu !… ah ! salauds !

Il fallut le tenir en respect, relever le cheval, déblayer un peu la route… Voyant son impuissance, il avait pris le parti de s’asseoir sur le talus, et, tandis que chaque mot détachait de sa barbe et de ses cils des flocons de poussière, il gémissait :

— J’suis écrasé… J’vas mourir… qu’on me foute une indemnité !

Il était complètement ivre.



Je me rappelle qu’une nuit, nous allions de Dordrecht à Rotterdam… Nuit émouvante !… Nous allions lentement, silencieusement. Et nous écoutions l’eau, l’eau infinie de Hollande, sourdre et chanter, partout, autour de nous. Nos phares qui éclairaient magiquement la brume où tourbillonnaient des poussières d’or, d’argent, d’émeraude et de rubis, où passaient des insectes nocturnes, des papillons de feu ; nos phares qui, parfois, éclairaient un coin de canal, et des silhouettes d’ombres glissant sur le canal, éclairèrent, subitement, l’effort d’un cheval blanc qui amenait à nous, de Rotterdam à Dordrecht, sans doute, une très grosse voiture de déménagement. À peine avions-nous distingué le charretier endormi profondément sur son siège, que le cheval, effrayé par les lumières, – car la lumière l’effraye comme les ténèbres, – se retourna brusquement, et faisant faire sur la digue, par bonheur très large à cet endroit, demi-tour à la voiture, remporta le mobilier à notre suite, vers Rotterdam, d’où il devait venir… Son maître ne s’était pas réveillé. La secousse du virage lui avait même davantage calé la tête sur un paquet d’oreillers, et les reins sur un paquet de matelas. Il dormait, comme sur son lit, confortablement, bouche ouverte, ventre ballant, jambes écartées… Et les guides étaient enroulées à son poignet pendant.

Nous ne pûmes nous empêcher de rire aux éclats, en songeant à la tête ahurie qu’il ferait, après s’être réveillé, peut-être, une fois ou deux, sur la grande route enténébrée, partout pareille, lorsqu’il se retrouverait, le matin, avec sa voiture, son mobilier et son cheval, à Rotterdam, d’où il avait dû partir la veille.

Ainsi vont les réformes sociales qui sont de pauvres chevaux à qui tout fait peur, et dont les conducteurs sont toujours endormis… Elles partent, un beau soir, ardentes, fringantes… Le moindre incident de route leur fait rebrousser chemin… et elles reviennent, le matin, au point d’où elles étaient parties.



Le paysan breton, celui du Morbihanais et du pays gallot, a une peur spéciale de l’automobile. Il y voit certainement une œuvre du diable, sinon le diable en personne. Dès qu’il en aperçoit une, il marmotte aussitôt des prières. S’il est à pied, il s’agenouille et joint ses mains tremblantes. Il invoque saint Yves, qui donne la richesse, et saint Tugen, qui guérit de la rage, car il n’y a pas encore de saints, en Bretagne, qui préservent de l’automobile. S’il est à cheval, il descend précipitamment, et, la face toute pâle, claquant des dents, mais toujours priant, il se met à l’abri, derrière sa monture, dont il se sert, selon la circonstance, comme d’un bouclier ou d’un rempart.

Une fois, pas très loin de Vannes, sur la route de Larmor, un paysan était ainsi caché, presque accroupi, derrière son cheval… C’était un tout petit cheval de la lande, à longs poils rouges, et barbu comme une chèvre. Il se démenait, ruait, hennissait. L’homme, qui s’accrochait à lui, criait, implorait, suppliait :

— Nostre Jésus !… Ah ! nostre Jésus !… Ho !… Ho !… Ho donc !

Aussi effrayé de la mimique de son maître que des ronflements de l’auto, le petit cheval finit par détacher une ruade plus violente, qui atteignit le paysan et l’envoya rouler dans le fossé…

Nous eûmes beaucoup de peine à nous emparer du blessé, pour le conduire à l’hôpital de Vannes. En dépit de sa jambe cassée, il luttait contre nous, désespérément, s’imaginant que nous voulions l’emmener en enfer… Et, afin d’éloigner de lui le démon, il hurlait, très vite :

— Ah ! sainte Vierge !… Ah ! bonne mère sainte Anne… Ah ! nostre Jésus !

Quant au petit cheval, il avait franchi, d’un bond, le mur de pierre de la route… Et il galopait, à travers la lande en rumeur, suivi de quatre petites vaches folles et de deux moutons noirs, éperdus…



Les vaches, les bœufs peuvent aller de pair avec les chevaux. Cependant, il semble qu’il y ait, comme entre le prolétaire des villes et celui des champs, une sorte d’avantage intellectuel, au profit du rustre, plus lourd, moins déluré, mais plus avisé.

Une vache ou deux, surprises, une bande de bœufs qui vont à l’herbage ou à l’abattoir, auront l’air gauche et comique à détaler pesamment, et leur gros derrière à se lever, se trémousser, et leur queue ridicule, à battre l’air, devant le moteur qui les pousse. Ils vous mèneront peut-être loin ainsi. Mais même une troupe de veaux, très longtemps poursuivis, tourneront toujours dans un chemin, dans une brèche de la haie, dans un champ, où ils se remettront bien vite de leur émoi, et vous regarderont passer avec une curiosité un peu tremblante, une gentillesse étonnée… J’ai remarqué que les vaches ont, en général, une certaine sagesse. Elles ne perdent complètement la tête que si, parmi elles, un cheval vient leur communiquer sa peur stupide.

Les chèvres, nerveuses, au point que leur lait donne, parfois, dit-on, des convulsions aux petits enfants, les chèvres ne s’affolent que si elles sont attachées, leur petit près d’elles. Alors, désarmées, elles tirent sur leurs entraves, tournent autour du piquet, de la longueur de leur chaîne, en bondissant et secouant leurs cornes, s’élancent, retombent, cabriolent et dégringolent… Libres, d’un bond leste et précis, sans trop de terreur, elles grimpent sur le haut du talus, où, se sentant en sécurité, elles se mettent aussitôt à grignoter les pousses tendres des broussailles…

Beau thème pour un discours académique sur les vertus éducatrices de la liberté.

On sait les profondes méditations des chats, le magnétisme baudelairien de leurs prunelles, et leur agilité à se tirer des pas les plus difficiles… Dès le premier jour, ils ont reconnu, dans l’auto, un danger nouveau, et, tout de suite, sans bruit, sans éclat, ils l’ont évité… On en rencontre peu sur les routes, qui ne sont pas un bon terrain pour leurs affaires, toujours un peu mystérieuses… Ils préfèrent les endroits touffus et obscurs. Parfois, de très loin, ils sortent de la haie, avec prudence, et traversent la route, en rampant, un mulot vivant entre leurs dents. Le plus souvent, dans les villages, assis sur leur derrière, au seuil des portes, ils suivent, d’un regard rêveur, faussement distrait, la voiture qui passe, comme ils suivent, en l’air, le vol d’un papillon…

Bien rares les chauffeurs qui les peuvent prendre en défaut…

Les jeunes cochons, si roses, si gais, si jolis, accompagnent l’auto, en galopant joyeusement sur les berges. Ils ne traversent jamais… C’est une joie de la route que de voir ces petits êtres charmants se suivre et nous suivre, – frise délicieusement enfantine, – le groin en avant, les oreilles battantes, la queue qui frétille… Aussi gras, joufflus, et plus roses que ces Amours qui, sur les plafonds, les tapisseries, les boîtes de chocolat, sortent du déroulement des banderoles, des conques fleuries, des corbeilles enrubannées. Ah !… petits cochons… petits cochons !… C’est aussi une tristesse de se dire que toute cette jeunesse, toute cette joliesse, toute cette gaîté sautillante, finiront, bientôt, en eau de boudin…

Ces animaux, dits inférieurs, donnent vraiment de beaux exemples au cheval qui n’en profite pas. Peut-être, est-ce la servitude trop étroite où il est retenu, peut-être l’éducation absurde de l’homme qui l’abrutit, à ce point ? J’ai bien peur que, même libre, dans ses prairies d’origine, il sache plus mal se défendre, et qu’il n’emploie sa force qu’à des sottises encore plus grossières… Sa masse de viande, son énorme charpente, ne sont-elles pas à la merci d’un loup, d’une petite panthère, d’un minuscule rat ?



L’âne n’est pas moins tenu de court, ni le mulet… Mais quelle différence ! Comme ils savent, l’âne et le mulet, juger la stupidité de leurs maîtres, leur ignorance pénible, leurs fantaisies inexplicables, leurs exigences contradictoires ! Et surtout, comme ils savent y résister avec un admirable courage… le courage de la raison !

L’incohérence leur est odieuse. Tous les deux, ils sont épris de logique et de réalités, ce qui fait croire qu’ils sont inéducables… Au lieu de toutes les manifestations de l’effroi des chevaux, de leurs brusques écarts, de leurs hallucinations subites, de leurs tête à queue, arc-boutements, ruades, galopades, reculs, toute la comédie vaine et bruyante, les ânes passent tranquillement, de leur petit trot raisonnable, regardent la machine sans peur, comme sans extase, infiniment moins puérils, beaucoup plus dignes… et, au fond, blagueurs !… Ça ne les épate pas !… Mieux que les chevaux, qui ont des nerfs féminins, qu’un rien agace et décontenance, ils savent très bien tenir tête à l’affolement de leurs conducteurs, voire des conductrices, quand elles sautent à terre, si mal à propos, et, tout simplement, ils se retournent, pour considérer, en souriant d’un air malicieux, le vol effaré des jupons.

Bêtes d’une admirable sagesse, dont la tête est solide, le pied sûr, le caractère digne et bon, qui connaissent la fragilité des enfants et qui la respectent, jusqu’à se laisser torturer, sans autre révolte qu’un léger mouvement des oreilles, par leurs petites mains cruelles…

De tous les quadrupèdes, – je parle de ceux qui hantent les routes, car il ne m’a pas été donné d’y rencontrer des éléphants ni des lions, – les ânes et les mulets sont seuls à mériter une appellation trop souvent déshonorée : ce sont des hommes.

Ce seraient des hommes, si les hommes n’étaient pas hélas ! des chevaux…



Les chiens ont contre eux leur fidélité et la bêtise de leur maître, et je ne sais pas ce qui leur est le plus funeste. Ils ne redoutent rien du cher homme, jusqu’au moment où celui-ci les extermine. Et encore à ce moment suprême, avant que de rendre l’âme, lui prouvent-ils, une dernière fois, leur tendresse imbécile, en le remerciant d’un regard mourant, et en lui léchant les mains… Ils s’élancent au-devant des voitures, parce qu’ils veulent défendre leurs maîtres, et les biens de leurs maîtres, contre des dangers imaginaires, car cette fameuse tendresse du chien ne s’emploie qu’à inventer mille périls, et à y trouver l’occasion d’aboyer, d’aboyer sans cesse, contre quelqu’un, contre quelque chose, contre rien du tout. Je ne puis supposer que leur flair, si impeccable, les trompe au point de prendre le radiateur d’une auto pour le derrière d’un ami… Non… Il y a donc ceci que les chiens songent moins à éviter la machine qu’à charger contre elle, pour aboyer, et que cette fâcheuse habitude les fait toujours virer à temps, pour tomber sous les roues…

— Ah ! la chale bête ! dit Brossette.

Ils ne sont pas nombreux à s’être aperçus que les autos vont plus vite que les chevaux, et même qu’elles ne sont pas des chevaux… Cependant, j’ai cru remarquer, qu’aujourd’hui, autour des grandes villes, et sur les routes particulièrement fréquentées, ils commencent à acquérir un semblant d’éducation. Ils deviennent prudents ; ils réfléchissent. J’en vois en qui se révèlent, encore obscurément, il est vrai, le sens de la vie, de leur vie de chien, et le sentiment plus net des réalités… Peut-être arriveraient-ils à être tout à fait sages et pratiques, à se débarrasser complètement de leurs fantasmes, s’il n’y avait pas le maître, s’il n’y avait pas la fidélité vouée au maître. C’est leur grand malheur…

Il est bien évident que, neuf fois sur dix, l’homme est entièrement responsable de l’écrasement du chien. Le chien est-il parvenu à se mettre en sûreté d’un côté de la route, que, bien vite, l’homme l’appelle, comme si, d’être près de l’homme, cela suffisait à tout, pour le chien… L’homme l’appelle avec une autorité impérieuse, glapissante, comme on voit les mères appeler leurs enfants, dans les rues, juste pour qu’ils se précipitent sous les véhicules. Merveilleux instinct de l’amour maternel des mères, accouplé à leur sottise ! Le chien, qui se plaît aux caresses plus qu’un homme, et aux coups, mieux qu’une femme, accourt à l’appel. Peut-être a-t-il vu le danger ? Il n’importe. Il accourt, puisqu’il est fidèle, et, en accourant, il se fait écraser. Naturellement. D’ailleurs, que peut-il arriver d’autre, lorsqu’ on se dévoue à un homme, à une femme, à un principe, au lieu de suivre sa vie, et au point de leur sacrifier, comme le chien, ses idées, ses goûts, sa personnalité ?

Le chien est donc écrasé. Et, devant le petit tas sanglant, pendant que l’automobile roule, au loin, déjà perdue dans son nuage de poussière, l’homme, au lieu d’accuser son orgueil, sa propre maladresse, maudit le progrès, la science, le monde entier.

— Ah ! les automobiles ! Quel désastre !… quelle folie !… quel crime !

Il jure qu’il va prendre un fusil et faire, désormais, la chasse à « ces outils » de malheur.

— Deux hommes… dix hommes… vingt hommes pour mon chien !

Richard III avait déjà dit, dans un accès de folie : « Mon royaume pour un cheval ! »

Le pauvre Brossette fait grande attention. Du plus loin qu’il voit un chien, invariablement, quelque pays qu’il parcoure, il lui crie, dans le patois des bords de la Loire :

— Moussu !… Moussu !

Il ne l’injurie jamais avant de l’avoir évité ou écrasé. Après quoi, il maugrée, en serrant les dents :

— Ah ! la chale bête !

Ce qui donne à ce pur Tourangeau – et seulement, dans ces moments tragiques – une prononciation étonnamment auvergnate.

Mais, c’est le prix de l’effort qu’il vient de faire, l’expression de sa joie ou de son dépit.

Hélas ! trop souvent, l’appellation : « Moussu, Moussu ! » est aussi inutile que la précaution d’une charmante femme qui, maternelle aux poules, ne peut s’empêcher, dès qu’elle en aperçoit, de taper dans ses mains, du fond de la voiture, s’imaginant qu’en plus du grondement des gaz et des appels de la trompe, ce bruit étouffé instruit, à vingt mètres, les bêtes, du danger qui les menace.

— Moussu, moussu ! crie Brossette au chien.

Mais il est, d’une part, improbable que l’animal entende et, au surplus, impossible que, sauf aux bords de la Loire, il comprenne…

— Ploc ! Ploc ! Ploc ! fait la dame.

Mais autant en emporte le vent…

Efforts stériles ! Brossette n’y tient pas et ne s’y tient pas. Il ralentit et, au besoin, s’arrête. C’est la méthode à laquelle nous devons d’avoir très peu de meurtres à nous reprocher. Elle n’est malheureusement pas infaillible. Il y faudrait, si peu que ce soit, la collaboration du chien. Il faudrait surtout qu’elle ne fût point, dans la plupart des cas, annihilée par la stupidité du maître.

Heureusement, automobiliste prudent, j’en suis encore à pouvoir compter mes victimes.



Un monsieur âgé, comme nous sortions de Moerbeke, allait, à tout petits pas, d’un côté de la route. Son chien, un chien minuscule, tout à fait comique d’avoir, à quatorze centimètres de terre, une petite crinière de lion et une houppette au bout de la queue, trottinait sur l’autre accotement. Très dur d’oreille, sans doute, le vieux monsieur n’entendit la corne de l’auto que très tard. Aussitôt, il siffla son chien. Le chien, voyant venir l’auto, hésita tout d’abord, et, afin de bien montrer le danger de la traversée, il poussa quelques grêles aboiements. Mais les vieux messieurs, si parfaitement lâches devant leur femme ou leur bonne, se vengent intrépidement sur leurs chiens, dont ils exigent une obéissance passive. Donc, le vieux monsieur siffla le chien, pour la seconde fois, et plus énergiquement. Alors, sans hésiter davantage, le pauvre cabot déguisé bondit à l’appel de son âne, pardon ! de son cheval de maître.

— Moussu ! Moussu ! cria Brossette.

— Ploc ! Ploc ! Ploc ! fit la dame.

Brossette n’avait pas achevé de pousser ce cri, la dame de taper dans ses mains, que le pneu avait fait du chien, de sa crinière et de sa houppette, un tout petit pâté.

— Ah ! la chale bête !

Je descendis pour mêler mes condoléances à la douleur du vieux monsieur. Il ne voulut rien entendre. À peine s’il me regarda. Épouvanté, désespéré, à la vue de cette galette de poils noirs, qu’un peu de sang rougissait, il ne cessait de répéter :

— Ah ! bien, merci !… Ah ! bien, merci !… Il est mort… Oui… Oui… Il est bien mort !… Et que va dire Rébecca ? Comment faire ? Mon Dieu ! Ah ! mon Dieu !… Comment faire ?…

Et comme je lui offrais de le reconduire à la maison, avec la dépouille de son chien :

— Non… non !… Chez moi ?… Non… non… C’est affreux !… Je ne peux plus rentrer chez moi… Je ne peux plus rentrer chez moi. Ah ! bien, merci !…

La tête penchée, les mains aux cuisses, il tournait, maintenant, autour de ce rond noir, qui avait été un chien, son chien… le chien de Rébecca… et il gémissait :

— Ah ! ah ! ah !… qu’est-ce que je vais devenir ?… Où aller ?… Où aller ?… Je ne peux plus rentrer chez moi…


Et voici le meurtre d’un autre, le grand chien d’une petite bergère.

Son souvenir m’a poursuivi, cruellement, plusieurs jours… Et aujourd’hui qu’il me revient, je ne puis me défendre encore d’une tristesse, qui m’est presque douloureuse.

Pauvre chien, à longs poils argentés, comme en ont ceux de notre Brie, et dont les yeux devaient refléter une bêtise attendrissante… qu’il était beau !

C’était sur la route de Leyde à Haarlem.

Nous étions partis de grand matin, et voulions d’abord aller voir, à Endegeest, qui est entre Leyde et la mer, la maison où avait bien pu habiter Descartes. La notoriété de Endegeest est limitée ; nous nous étions perdus. Assez insouciants du prodige qu’est ce philosophe, les paysans nous regardaient, en riant, sans nous répondre. Peut-être, tout simplement, parce que nous prononcions mal ce nom de Endegeest… À Endegeest même, aucun ne pouvait nous désigner la maison de Descartes… Et quant à Descartes… c’était bien pire… Son nom avait, à jamais, disparu des souvenirs de ce petit pays… Plusieurs nous adressèrent à l’asile d’aliénés dont l’architecture, toute neuve, est une des curiosités de la ville.

— Peut-être que là… Oui, il y a des chances.

D’autres nous renvoyèrent au meilleur hôtel…

— Il y a beaucoup de monde, en ce moment… Hé ! hé !…

Ils s’interrogeaient :

— Descartes ?… Tu connais ce Descartes ?

— Attends un peu… Descartes ?… Non… ma foi, non… Qu’est-ce qu’il fait ?

— Il est mort ! répondis-je.

— Ah ! bien, alors… c’est au cimetière…

Et tous, de rire…

Un monsieur très bien, et, sûrement, d’une culture supérieure, absolument muet sur Descartes, d’ailleurs, nous engagea fort d’aller, à quelques kilomètres, visiter la maison où vécut Spinosa.

Il expliqua :

— Spinosa… mon Dieu !… c’était un philosophe… un philosophe fameux. Il est mort… Évidemment, il est mort… comme tout le monde… Mais, ça ne fait rien… On a fait de sa maison… un musée… un musée très curieux… Vous y verrez de vieilles savates, en feutre…, des savates portées par lui… et des verres de lunettes… car il était aussi opticien… des verres de lunettes polis par lui… C’est amusant… c’est même très intéressant… Et puis, beaucoup d’autres choses… Spinosa… la maison Spinosa… Vous vous rappellerez ?…

Redoutant les aventures, connaissant le genre d’émotion que procurent les vieilles savates des grands hommes, un peu las de musées et pressés d’arriver à Haarlem, où Franz Hals nous attendait, et où nous devions visiter un établissement d’horticulture, nous reprîmes la grande route…

Je songeais à Descartes, au mouvement de ses pensées qu’aucun importun ne devait troubler, en ces contrées paisibles. Je songeais à ses méditations sur les bêtes et à la peine avec laquelle La Fontaine acceptait sa théorie du mécanisme animal… Qui fut pour elles plus sévère ? Le savant qui leur refusait rigoureusement l’intelligence, même la sensibilité, ou le plus charmant de nos poètes que leur spectacle émerveilla, mais qui ne leur fit parler que la langue de nos vices et de notre sottise ?

Ma rêverie se perdait, au loin, dans le polder, au-dessus duquel des vols de vanneaux tournaient. Il s’étendait à l’infini, avec ses rares peupliers, hauts et graciles, ses troupeaux, les routes brillantes de ses eaux qui se croisent, et ses vannes qu’actionnent de tout petits moulins à vent… Puis le polder finit, la digue devint une route ; apparurent des petits bouquets de bois et des champs de sable, diaprés de tulipes et de narcisses, dont la magnificence – je ne suis pas fâché d’en convenir – ne fait pas oublier celle de nos coquelicots et de nos sanves sauvages.

Tout à coup, à notre gauche, je distinguai le menu troupeau – deux vaches et trois moutons – que gardait une petite bergère blonde, jolie malgré sa taille carrée et son court jupon, aux plis lourds… Un grand chien, disproportionné, était paisiblement couché de l’autre côté de la route… Il avait l’air de dormir… Sa tête barbue reposait, entre ses pattes allongées…

Le malheur voulut que la fillette aperçût la voiture, se dressât, groupât son petit monde, se retournât en quête du chien, et, comme nous allions passer – pas très vite, pourtant, – l’appelât.

— Ploc ! Ploc ! Ploc ! fit la dame.

— Moussu ! Moussu ! cria Brossette.

Mais rien n’empêcha le stupide héros de la fidélité de traverser la route, si près de nous, qu’en dépit du plus violent tour de volant, il disparut, engouffré sous le carter.

J’éprouvai une forte secousse… J’entendis comme un craquement d’os, sous les roues… puis la voix funèbre de Brossette :

— Ah ! la chale bête !

Je vois encore – je verrai longtemps – ce beau chien, son grand corps velu se remettre debout, anguleux, tout désarticulé, et partir à tourner sur lui-même, comme font les autres qui servent aux expériences de vivisection. Puis il trouva la force de s’arc-bouter, d’occuper, un moment, tout l’horizon, avant de retomber, sans un cri. Et il ne fut plus, sur la route, qu’une menue chose plate et inerte, une chose sans relief, sans plus de relief qu’une ombre.

Immobilisée par la terreur, la petite bergère blonde n’avait pas bougé… Elle avait des yeux énormes, et serrait les dents… Frappée de stupeur, elle ne voyait même pas les deux vaches et les trois moutons qui galopaient, effarés, à travers un carré de jacinthes défleuries…

Depuis, nous ne devions plus en écraser… c’est-à-dire qu’il ne devait plus s’en rencontrer, sous nos roues, ou que leurs maîtres les épargnèrent…



Les poules sont absurdes.

Elles sont même, à elles seules, tout l’absurde. On ne saurait trouver, dans le monde animal, un pire exemple du déséquilibre mental.

Les poules n’ont d’excuse que leur voracité, car c’est la seule passion qui les occupe, bien plus que leur lubricité. Auprès d’elles, les porcs – braves anachorètes dans leurs bauges – sont sobres et chastes. Aucun carnassier n’est plus sanguinaire. Sanguinaires elles le sont au point, qu’entre elles, elles s’arrachent leurs plumes, pour y boire le sang dont ces tubes sont pleins ; sanguinaires au point que, dès que perle, à la crête, à la patte, à quelque partie que ce soit de leur corps, une goutte rouge, elles élargissent la plaie, et s’entre-dévorent… Aucun épervier n’est plus rapace que ces petits monstres dont la tête n’est qu’un bec, dont les yeux ronds sont plus cruels que ceux de l’oiseau de proie, et qui portent, mais sans les avoir faites, les plus jolies robes qu’on puisse imaginer. Elles se laissent écraser pour la joie de picorer, un instant de plus, sur le sol nu de la route, on ne sait quoi, le crottin laissé, de place en place, par les chevaux, la bouse des vaches, le plus souvent les seuls cailloux.

On dirait qu’elles ne traversent, car rien ne les sollicite de l’autre côté, que pour le plaisir de se confronter au radiateur. Si, par hasard, elles l’ont évité, ce n’est que pour mieux se fracasser contre un poteau télégraphique, un tronc d’arbre, un pan de mur, s’empêtrer dans les broussailles de la haie, où j’en ai vu laisser toutes leurs plumes et se briser les pattes. Pour fuir, elles s’étirent tellement en avant, bec ouvert, plumes hérissées, se courbent tellement sur leurs bouts d’ailes, qu’on dirait qu’elles vont continuer à quatre pattes, quand le péril réveille, au moment suprême, l’instinct de la race, et refait, pour une seconde, d’une volaille, un oiseau… Mais, à peine ont-elles tiré de l’aile jusqu’à l’abri, qu’un seul grain d’avoine, ou un moucheron aperçu sur un brin d’herbe, leur fait oublier tout le drame. Elles ne s’en souviendront même pas demain, ni dans quelques minutes. Elles picorent… Elles sont semblables à la femme de l’Écriture qui, au sortir d’un repas, essuyait ses lèvres, et disait ensuite : « Je n’ai pas mangé ».

Il y a de grosses poules qui ont nourri, élevé des générations, qui devraient connaître la vie, en ayant connu tous les dangers, et qui n’ont rien appris, et qui sont plus obtuses que leur dernière couvée, et, à mesure qu’elles vieillissent, plus voraces et plus obscènes. Grasses, pesantes, elles marchent avec effort, en se dandinant, les pattes écartées, comme font les femmes qui ont le ventre trop lourd. Au bord des poulaillers, elles me font l’effet de ces vieilles proxénètes, qu’on voit rôder à la sortie des ateliers, des magasins. Je les écrase, sans la moindre pitié, et Brossette, qui a un sens très vif des analogies – lui pardonnent les Anglaises ! – leur crie : « Putain ! », expression affable encore, auprès du terrible vocable : « Cocotte ! »

Les mâles, eux, ne vivent que d’amour et de guerre. Ils sont soudards, criards, ridicules, prétentieux, dégoûtants, comme toutes les bêtes… à femmes. Se battant quand ils ne font pas l’amour, faisant l’amour quand ils ne se battent pas, combien en avons-nous écrasés, en cette double posture !…

Comme Wallenstein, qui « avait cela de commun avec les lions », dit Schiller, j’ai horreur du cri du coq. Dès le matin, ils claironnent une chanson monotone et stupide qui me réveille et qui m’irrite… S’ils n’étaient pas si bien mis – avec trop d’éclat, pourtant – ah ! comme on les détesterait !

Les Gaulois, bavards, vantards, paillards, pillards, braillards, guerriers et militaristes, ne pouvaient mieux choisir leur emblème.



Les canards sont bien mieux doués. Il m’est agréable de rendre hommage à leurs vertus. Quoiqu’on leur ait enlevé tous moyens de défense, en les tenant éloignés des rivières et des étangs où ils voguent avec une aisance et une grâce merveilleuses, ils s’arrangent… C’est toujours à l’écart que leurs petites troupes humiliées boitracaillent. Ils n’occupent jamais le milieu des routes, sachant parfaitement qu’ils n’ont rien à craindre sur les bas côtés… Les canards savent beaucoup de choses… Il n’arrive pour ainsi dire pas, qu’on en écrase…

Ni de dindons, non plus.

Les dindons sont bien gardés…

Ils répugnent, d’ailleurs, à se commettre avec la gent prolétarienne des routes… C’est dans des enclos, sortes d’Académies, qu’ils se gonflent d’orgueil, comme des poètes, des artistes, à leur aise.



Mais ce sont les oies que je voudrais réhabiliter.

Je n’ai jamais tant regretté de n’être pas Plutarque, pour conter, comme il faudrait, la vie de ces bêtes illustres. Je ne m’étonne plus, maintenant, qu’on leur ait confié la garde du Capitole… Elles méritaient cet honneur.

Les plus belles oies nous viennent de Toulouse, comme M. Pedro Gaillard, comme la plupart des gros ténors et des grands hommes politiques de notre République. Elles ont su inspirer aux dessinateurs japonais les plus admirables chefs-d’œuvre ; et les robinets des baignoires, les postes d’eau, les lavabos, les bras des fauteuils Empire, ont popularisé leurs formes décoratives. Elles n’ont qu’une infériorité qu’elles portent, d’ailleurs, avec une très belle ironie, celle de fournir aux hommes ces plumes avec lesquelles ils écrivent tant de mensonges et tant de sottises. En revanche, on leur doit le duvet et les pâtés de Strasbourg.

Les oies ont une sagesse forte, tenace, tranquille. Leur prudence est faite d’imagination, de hardiesse et de ruse. Leur incorruptible vigilance sauva Rome. Peutêtre le Pape, au lieu de s’en remettre à des apaches français et à des cardinaux espagnols du soin de veiller sur l’Église romaine menacée, eût-il sagement agi en faisant appel à l’intelligence avisée d’un simple concile d’oies. Ayant sauvé le Capitole, elles pouvaient bien sauver le Vatican.

La tête perchée sur un très long cou, elles se sont, de bonne heure, habituées à considérer les choses de haut et de loin. Si elles ont du goût pour les idées générales, pour les vastes ensembles, elles ne dédaignent pas, non plus, le détail particulier, mais ne s’attardent jamais aux mille puérilités, aux mille stupidités où se complaît la vie des autres volailles. Rien ne les étonne et ne les effraie ; rien ne leur échappe. Sachant maîtriser leurs nerfs, elles sont, en toutes circonstances, harmonieuses et logiques. Mieux que toutes les bêtes et, par conséquent, mieux que tous les hommes, elles connaissent la valeur sociale de la discipline. Bien avant M. Jules Guesde, elles ont pu, sans congrès, sans scandales, sans batailles, unifier leur socialisme. Car les oies sont socialistes… Il n’y a même que les oies qui le soient d’une manière intégrale. Jusqu’ici, on n’a pu relever la moindre dissidence dans leurs rangs, si parfaitement organisés, où elles gardent un contact très étroit, heureuses dans une égalité absolue.

Un de mes amis possède, dans sa propriété, une sorte de petit étang, qu’il a peuplé de toutes sortes d’oiseaux d’eau. On y remarque deux oies de Siam, fort majestueuses, dont la blancheur est éclatante et dont la tête s’orne d’étranges caroncules orangées. Ce petit monde vit, séparé par espèces, sans jamais se mêler. Ils ne se battent pas, mais ils refusent énergiquement de se connaître et de s’entr’aider. Un jour, mon ami introduisit, sur l’étang, deux couples de bernaches, que les naturalistes appellent des « oies Cravant ». Rien, dans leur taille, leur forme, leur plumage, n’indique aux profanes que les bernaches soient des oies. Les deux siamoises, qui n’en avaient pourtant jamais vu, ne s’y trompèrent point. Elles les accueillirent aussitôt, avec un vif empressement, comme des personnes qu’elles reconnurent pour être de leur famille, les installèrent, les mirent au fait de toutes choses. Et, depuis, elles ne se quittèrent plus…

Sur la route – j’en appelle au témoignage de tous les chauffeurs – quand passe une auto, immanquablement, les oies s’écartent sans désordre, sans le moindre signe de terreur. Elles s’alignent, l’une près de l’autre, sur le bord de la berge, et, fâchées, un peu, très dignes encore que boiteuses, elles disent leur fait à ces importuns qui les dérangent mais ne les ont pas « épatées ».

Je n’ai jamais pu passer, en auto, devant une troupe d’oies, sans me sentir gêné, humilié, par leurs moqueries. Elles m’intimident, car, à leur voix sifflante, je comprends très bien que ce sont des moqueries qu’elles m’adressent, non des grossièretés. Les oies ne sont jamais grossières. On néglige les grossièretés ; seule l’ironie est pénible.

Mais que disent les oies, quand je passe ?…



J’ai parlé avec attendrissement des jeunes cochons, si jolis… Notons ceci, loyalement, sur les vieux porcs…

On ne connaît pas bien les vieux porcs. Ces animaux, qui, au rebours de ce que l’on pense généralement, ont un goût très vif de la propreté et ne se vautrent dans les flaques boueuses que parce qu’ils sont tourmentés du besoin de se baigner, hantent peu les routes, sinon au retour des foires. On ne les voit guère qu’au bord des mares et dans les fossés, où ils barbotent avec volupté et se réjouissent de leur humidité fangeuse. Se réjouissent-ils autant qu’on le croit ?… J’ai toujours admiré leur petit œil malicieux, intelligent et si vif… Ils semblent dire, car ils ont aussi de la bonhomie, de l’indulgence, comme tous ceux qui sont gras :

— Parbleu ! nous qui adorons la propreté, tu penses si nous préférerions un bon tub, avec de la belle eau claire, parfumée au benjoin… Nous autres, vieux cochons, ne rêvons que de mousses de savon, de pâtes d’amande, de frictions au gant de crin, de pédicures… Mais tu vois… on ne nous donne que ça !… Il faut bien s’en contenter…

Ils semblent dire encore :

— C’est dommage que les hommes, en France, soient si sales… qu’ils aient vraiment le goût de la saleté… Ils ne se doutent même pas, que, propres comme des cochons d’Alsace ou d’Angleterre, nous sommes bien meilleurs à manger et valons beaucoup plus d’argent.

Si, exceptionnellement, en traversant la route, ils se font écraser, croyez alors qu’ils se vengent. Il n’y a pas d’exemple que l’auto ne capote sur leur masse de lard et de viande, et ne fasse, instantanément, une même horrible bouillie de l’homme et du cochon…



C’est tout à fait par hasard que j’ai vu, sur nos routes, des chameaux… Les chameaux sont très rares en France – je le dis au propre, bien entendu. Si j’en juge par celui que, deux ou trois fois, je rencontrai, dans la forêt de Saint-Germain, ils semblent absolument indifférents à l’automobile. Conduit par un chamelier du Pecq, pelé, galeux et triste comme tous les fatalistes, il allait de son grand pas allongé et mou. Un jour, il transportait, à Poissy, un lit, une armoire, des matelas ; un autre jour, à Maisons-Laffitte, qui est une colonie moins pénitentiaire, un piano et deux fauteuils Louis XVI… C’était, si j’ose dire, un chameau déménageur… Quand il croisa l’automobile, il ne la regarda même pas… Mais, fait singulier, le piano secoué résonna, et il me sembla qu’il jouait, tout naturellement, une valse de M. Gounod…

Je n’en tirai, d’ailleurs, aucune conséquence sur l’infériorité esthétique du chameau…



Il paraît – c’est notre charmant Capus qui l’affirme – qu’on peut forcer des lièvres en auto, mais seulement de nuit. Une fois pris dans les rais du phare, il ne leur vient même pas à l’idée qu’ils puissent en sortir. Ils courent, droit, devant le moteur, jusqu’à ce qu’on les prenne, sans tenter, un seul instant, de rentrer dans l’obscurité des champs et des bois. Encore un joli thème à développer sur l’éblouissement que donnent aux littérateurs les succès éphémères, et qui les mène à la catastrophe…

Mais j’imagine que Capus a dû faire des chasses dans le Midi, qui est la route du Blésois, ou dans le Blésois, qui est la route du Midi…

En Allemagne, la nuit, traversant des bois, j’ai souvent rencontré des lapins, des foules énormes de lapins, et jamais je n’en ai capturé ni écrasé. Ils étaient charmants –  bien que ce fussent des lapins d’Allemagne – charmants à jouer, tout blancs sur la route, blanche de la lumière du phare. Ils allaient, venaient, bondissaient, gambadaient, tenaient de curieux conciliabules, et ne se décidaient à fuir, en montrant la blanche houppette de leur derrière, que lorsque la voiture était sur eux…

Oui, mais – me pardonnent les lapins de France – en Allemagne, ce sont de fameux lapins.



Marsiens…

La nuit est complète. Plus une âme sur la route, ni même un spectre de voiture. Plus un village éclairé, plus une maison vivante. Les abois des chiens se sont apaisés. Ceux de nous, qui ne dorment pas dans la voiture, se traînent sur la berge, lamentablement, pour se réchauffer. Les phares trouent le sol de trous noirs, teignent les simples ondulations en précipices, et grandissent nos ombres démesurément. Brossette travaille, s’acharne. Une enveloppe trouée, une chambre à air éclatée, se tordent dans le fossé… Nous avons le sentiment d’être des victimes, et le souvenir, seulement, d’avoir eu très faim…

Enfin, le quatrième pneu remis, nous repartons et montons une côte très rude.

Bientôt une lueur, une sorte d’aurore, mais froide, apparaît à l’horizon, s’épand et, peu à peu, occupe tout le ciel. Ce n’est sûrement pas le jour, mais, sans doute, la naissance d’un astre qui monte sur la nuit, pour la dissiper… Un astre, en effet, un astre prodigieux !… Brusquement, il surgit sur la crête, énorme, aveuglant, éblouissant, éclaboussant, roule vers nous, au ras de la terre. Il ronfle, crache le tonnerre, et, dans une nuée de poussière d’or, entraîne, avec des gémissements de sirène, des cris, des rires de femmes, sans rien d’autre de visible que des éclats de cuivre, et des bouts de voiles couleur de lune… Et comme un éclair, il passe, remmenant avec lui les ténèbres qu’il a, un instant, déchirées… Puis, une nouvelle lueur au ciel, et, sur la route, une trombe pareille de lumière qui ne laisse encore que la nuit, pour sillage à sa course… Puis une autre… puis d’autres…

Nous avons franchi la côte… C’est maintenant, autant qu’on peut le deviner, par l’ombre moins dense, par plus de silhouettes vagues, et par plus de ciel, c’est maintenant un large plateau. Des bruits sourds, des gémissements lointains, des ronflements étouffés, des voix de métal à peine distinctes ; plus près, des détonations, des crépitements ! Et partout des astres, des astres qui courent, galopent, roulent, bondissent, se croisent, ont l’air de chevaucher des vagues… s’allument, tout à coup, au haut d’une colline, et, derrière un pli de terrain, tout à coup s’éteignent… On dirait que les astres sont tombés du ciel sur la terre…

Arrêtés de nouveau, nous entendons une sorte de halètement, puis des claquements de quelque chose en quoi nous devinons plutôt une bête qu’une machine… Ce ne peut être une auto, cette fois… car ce bruit est sans lumière. Rien ne s’éclaire autour de ce bruit qui se rapproche… Si, pourtant… un tout petit point de feu pâle, semblable à une luciole qui voyage dans l’ombre d’un oranger… Et, subitement, à notre gauche, nous voyons, tressautant sur la route, comme un coléoptère géant, pétant, pétaradant, une motocyclette, qui porte, agrippé à la selle, un être couché, qui n’a plus rien d’humain, une grosse larve, avec une peau de reptile, noire et lisse…

Et voici que nos phares, soudainement, ont fait surgir des ténèbres, devant nous, penchés sur une voiture énorme, éteinte et morte, deux hommes, de la couleur des arbres et de l’horizon… Je dis deux hommes : deux Marsiens, peut-être… Leurs formes sont sans aspérités, enfermées dans de longs sacs-maillots, qui les gantent des pieds à la tête et des doigts aux épaules. Du visage, ils ne laissent paraître qu’un petit triangle, un loup de chair, au-dessus duquel tremblent, en feu, les antennes de métal de leurs lunettes… Ils barrent la route… Deux bras s’agitent. La 628-E8 stoppe.

L’un est petit… Il a la tête enfouie dans le capot gigantesque de la voiture. Il ne se dérange pas… L’autre, très long, très mince, s’est redressé… Il tient une tige d’acier que le mouvement de ses mains fait parfois étinceler. Il me demande, avec un accent russe, si je ne pourrais pas lui prêter une épingle, une épingle de cravate, et ce qu’il aimerait, c’est qu’elle fût en or… Surpris d’abord, je comprends à la fin qu’il s’agit de déboucher un bec de phare… Mais pourquoi en or ?… À ce moment, une motocyclette, comme un insecte dément, le frôle, de si près, que j’ai cru que son vêtement, au moins, avait dû être arraché… Mais il le secoue sans hâte, en riant, et il regarde la motocyclette disparue dans la nuit, avec le regret, peut-être, de n’avoir pas eu le temps de lui demander une épingle de cravate en or…

Nous les laissons sur la route, sans qu’ils aient rien fait pour nous retenir, salués du plus grand, et toujours sans que le petit ait seulement dit un mot et détourné la tête du mécanisme, où il ne cessait de maintenir ses doigts, grave, sérieux, avec l’entêtement d’un ivrogne, dont rien ne parvient à distraire les mains, du tablier d’une servante…


J’ai gardé, pour la fin, le cycliste.

Dès qu’un homme – fût-il le plus charmant homme du monde – enfourche une bicyclette, on peut dire que, de ce fait seul, il devient un cheval, avec tous les caprices, toutes les sottises, toutes les caracolades encombrantes et folles, tous les dangers mortels du cheval… mais combien plus dangereux ! Aux dangers du cheval qu’il fait siens, le cycliste en ajoute de personnels, qui sont consacrés, légalisés, intangibles, pour cette raison qu’en plus du cheval qu’il est devenu, il est aussi, la plupart du temps, électeur… Fort de ce privilège, il ne se range jamais… N’est-il pas souverain, cet animal ? Tout ne lui appartient-il pas ?… La route, la fortune politique du député qu’il nomme, la majorité du gouvernement qu’il soutient ?… De même que le cabaretier, qui débite la maladie et la mort, en petits verres, et sur qui repose tout le système social, il ne faut pas qu’on embête le cycliste. Son importance tracassière, sa dignité agressive s’en prend à tout le monde, aux piétons, aux voitures, aux autos, aux bêtes… C’est le maître, le seul maître de la route… On le voit, devant le moteur, qui, les mains dans les poches, la casquette collée à la nuque, fait des effets de torse et de jambes, s’amuse à décrire des courbes, des spirales, des zigzags, exercices inutiles et vexatoires, au cours desquels il lui arrive, comme au chien, de tomber sous les roues… Et alors, c’est toute une histoire, qui vous vaut des mois de prison et d’énormes indemnités.

Il n’y a pas si longtemps, c’est le cycliste qu’on accablait de toutes les malédictions dont on accable l’automobiliste aujourd’hui… Il devrait y avoir, entre eux, une sorte de fraternité, de solidarité routière. Or, le cycliste est devenu le pire ennemi du chauffeur. Il s’associe à la haine du paysan, et au besoin la provoque. J’en ai vu qui, devant une auto, semaient négligemment de gros clous, et s’esclaffaient de rire, s’ils entendaient un pneu éclater…

Plus je vais dans la vie, et plus je vois clairement que chacun est l’ennemi de chacun. Un même farouche désir luit dans les yeux de deux êtres qui se rencontrent : le désir de se supprimer. Notre optimisme aura beau inventer des lois de justice sociale et d’amour humain, les républiques auront beau succéder aux monarchies, les anarchies remplacer les républiques, tant qu’il y aura des êtres vivants, tant qu’il y aura des hommes sur la terre, la loi du meurtre dominera parmi leurs sociétés, comme elle domine parmi la nature. C’est la seule qui puisse satisfaire les convoitises, départager les intérêts…

Mais un cycliste solitaire, – si malfaisant qu’il soit – ce n’est rien, auprès d’une bande de cyclistes… Quand ils tiennent la route, c’est fini des piétons, des voitures, des autos… Vous n’avez plus qu’à rentrer chez vous…

J’aime mieux la batteuse à blé qui barre les routes d’Auvergne ; j’aime mieux les deux mille moutons dans les gorges des Grands-Goulets…



On m’a dit à Karlsruhe, le dicton des officiers de cavalerie allemands :

— D’abord, il y a Dieu, le Père… Et puis, il y a l’officier de cavalerie… Et puis, il y a la monture de l’officier de cavalerie. Et puis, il n’y a rien…

Ici une longue suite de points. Et le dicton reprend :

— Et puis, il n’y a rien… Et puis, il n’y a rien… Et puis, il y a l’officier d’infanterie…

Pour classer les bêtes de la route, par ordre de mérite, je propose le dicton suivant :

— D’abord, il y a l’Oie, la Mère… Et puis, il y a le canard… Et puis, il y a l’âne et le mulet… Et puis, il y a le cochon… Et puis, il n’y a rien. Et puis, il n’y a rien…

Ici une longue suite de points…

— Et puis, il y a la vache… Et puis, il y a le chien. Et puis, il y a le maître du chien…

Encore des points…

— Et puis, il y a la poule… Et puis, il y a le cheval… Et puis, il y a le charretier… Et puis, il n’y a rien…

Encore une très longue suite de points…

— Et puis, il y a le cycliste !



Il y a le cycliste… C’est entendu…

Mais il y a aussi l’automobiliste…

Ayons le courage de le confesser. Peut-être, de toutes les bêtes de la route, est-ce la pire ?

Je le sens par moi-même. Quand, les pieds au sol, et la tête calme, il m’arrive de faire mon examen de conscience, je suis épouvanté d’être, parfois, cette bête-là…

Et pourtant, cher monsieur Bourget, dans la tenue générale de mon existence, je ne suis pas un snob qu’exalte le spectacle de la richesse, ni un méchant qu’offense le spectacle de la misère. Sans pose, sans littérature, sans arrière-pensée d’ambition, puisque je n’en attends aucune place, aucun mandat, aucune décoration, – j’ai grand pitié du malheur humain. Chaque jour, de plus en plus, je m’indigne que, – quelle que soit l’étiquette, même la plus rouge, sous laquelle ils arrivent au pouvoir, – les hommes de pouvoir, par seul amour du pouvoir, fassent de l’inégalité sociale, soigneusement cultivée, une méthode toujours pareille de gouvernement, et qu’ils maintiennent, avec âpreté, dans les conditions du plus dur, du plus injuste esclavage, un prolétariat douloureux qui travaille à la richesse d’un pays, sans qu’on l’admette jamais à y participer. Et puisque le riche – c’est-à-dire le gouvernant – est toujours aveuglément contre le pauvre, je suis, moi, aveuglément aussi, et toujours, avec le pauvre contre le riche, avec l’assommé contre l’assommeur, avec le malade contre la maladie, avec la vie contre la mort. Cela est peut-être un peu simpliste, d’un parti pris facile, contre quoi, il y a sans doute beaucoup à dire… Mais je n’entends rien aux subtilités de la politique. Et elles me blessent comme une injustice.

Eh bien, quand je suis en automobile, entraîné par la vitesse, gagné par le vertige, tous ces sentiments humanitaires s’oblitèrent. Peu à peu, je sens remuer en moi d’obscurs ferments de haine, je sens remuer, s’aigrir et monter en moi les lourds levains d’un stupide orgueil… C’est comme une détestable ivresse qui m’envahit… La chétive unité humaine que je suis disparaît pour faire place à une sorte d’être prodigieux, en qui s’incarnent – ah ! ne riez pas, je vous en supplie – la Splendeur et la Force de l’Élément. J’ai noté, plusieurs fois, au cours de ces pages, les manifestations de cette mégalomanie cosmogonique.

Alors, étant l’Élément, étant le Vent, la Tempête, étant la Foudre, vous devez concevoir avec quel mépris, du haut de mon automobile, je considère l’humanité… que dis-je ?… l’Univers soumis à ma Toute-Puissance ? Pauvre Élément d’ailleurs, à qui il suffit d’une petite charrette en travers du chemin, pour qu’il s’arrête, désarmé et penaud… Pauvre Toute-Puissance qu’une pierre, sur la route, fait culbuter dans le fossé !

Il n’importe… il n’importe.

Puisque je suis l’Élément, je n’admets pas, je ne peux pas admettre que le moindre obstacle se dresse devant le caprice de mes évolutions. Non seulement, il n’est pas de la dignité d’un Élément qu’il s’arrête, s’il ne le veut pas, mais il est absolument dérisoire et inconvenant qu’une vache, un paysan qui se rend au marché, un charretier qui va livrer à la ville des sacs de farine ou de charbon, que tous ces gens qui accomplissent de basses besognes quotidiennes, l’obligent de ralentir sa marche invincible et dominatrice.

— Rangez-vous… Rangez-vous… C’est l’Élément qui passe !

Et non seulement je suis l’Élément, m’affirme l’Automobile-Club, c’est-à-dire la belle Force aveugle et brutale qui ravage et détruit, mais je suis aussi le Progrès, me suggère le Touring-Club, c’est-à-dire la Force organisatrice et conquérante qui, entre autres bienfaits civilisateurs, ripolinise les pensions de famille, perdues au fond des montagnes, et distribue des cabinets à l’anglaise, avec la manière de s’en servir, dans les petits hôtels des provinces les plus reculées…

— Place donc au Progrès !… Place ! Place !

Ah ! bien oui !

Aux cris de la sirène, les hommes sortent de leurs maisons, quittent leurs champs, s’assemblent, me maudissent, me montrent le poing, brandissent des faux et des fourches, me jettent des pierres. Depuis Jésus, c’est toujours la même histoire. On se dévoue, pour les hommes… Et ils vous lapident, la veulerie des temps ne permettant plus qu’ils vous crucifient !

N’est-ce pas la chose la plus déconcertante, la plus décourageante, la plus irritante que cette obstination rétrograde des villageois, dont j’écrase les poules, les chiens, quelquefois les enfants, à ne pas vouloir comprendre que je suis le Progrès et que je travaille pour le bonheur universel ? Dégoûté de cet accueil, furieux de cette incompréhension, je pourrais bien les abandonner à leur sort ridicule, respecter leur morne repos, passer dans leurs villages et sur leurs routes avec une lenteur régressive, une modération de vieille diligence… Mais non… Il ne faut pas que leur stupidité m’empêche d’accomplir ma mission de Progrès… Je leur donnerai le bonheur, malgré eux ; je le leur donnerai, ne fussent-ils plus au monde !…

— Place ! Place au Progrès ! Place au Bonheur !

Et pour bien leur prouver que c’est le Bonheur qui passe, et pour leur laisser du Bonheur une image grandiose et durable, je broie, j’écrase, je tue… Je terrifie ! Tout fuit, éperdu, devant moi… Les poteaux télégraphiques eux-mêmes sont pris de panique ; les arbres ont le vertige… l’épilepsie semble convulser les maisons… Dans les champs, je vois les chevaux, à la charrue, se cabrer aussi follement que les chevaux de pierre de Coustou, rompre l’attelage, galoper en secouant leurs crinières horrifiées. Les vaches culbutent dans les fossés… Et derrière le Jupiter, assembleur de poussières que je suis, la route se jonche de voitures brisées et de bêtes mortes…

— Plus vite ! Encore plus vite… C’est le Bonheur !

Le jour où je rentrai, enfin, de mon voyage, par la triste Argonne et les lugubres déserts de la Champagne Pouilleuse, je vis, entre La Ferté-sous-Jouarre et Meaux, je vis, de loin, un groupe de gens qui s’agitaient étrangement… Quelqu’un se détacha du groupe et me fit signe d’arrêter…

Une automobile, défoncée, tordue, gisait sur le milieu de la route… À quelques pas, sur la berge, une petite paysanne de douze ans à peine, gisait aussi, la poitrine broyée, la face toute sanglante… Penchée sur elle, une femme tentait de la rappeler à la vie… Elle criait :

— Madeleine !… Ma petite Madeleine !

Je m’approchai, examinai l’enfant, pratiquai sur le thorax des injections d’éther et de caféine, vainement, hélas !

— Elle est morte, dis-je à la mère.

Ses cris devinrent déchirants. Alors, le maître de l’automobile renversée s’approcha à son tour. Il n’avait aucune blessure, lui… Il était nu-tête, ayant perdu sa casquette dans la bagarre. Un peu de poussière blondissait sa barbe noire… Il dit :

— Ne vous désolez pas, ma brave femme. Sans doute, ce qui arrive est fâcheux, et, peut-être, eût-il mieux valu que je n’eusse pas tué votre enfant… Je compatis donc à votre douleur… J’y ai d’ailleurs quelque mérite, car, étant assuré, l’aventure, pour moi, est sans importance et sans dommage… Réfléchissez, ma brave femme. Un progrès ne s’établit jamais dans le monde, sans qu’il en coûte quelques vies humaines… Voyez les chemins de fer, les sous-marins… Je pourrais vous citer des exemples encore plus concluants… Parlons de ce qui nous occupe… Il est bien évident, n’est-ce pas ?… que l’automobilisme est un progrès, peut-être le plus grand progrès de ces temps admirables ?… Alors, élevez votre âme au-dessus de ces vulgaires contingences. S’il a tué votre fille, dites-vous que l’automobilisme fait vivre, rien qu’en France, deux cent mille ouvriers… deux cent mille ouvriers, entendez-vous ?… Et l’avenir ?… Songez à l’avenir, ma brave femme ! Bientôt s’établiront partout des transports en commun. Vous verrez des petits pays, aujourd’hui isolés, sans la moindre communication, reliés, demain, à tous les centres d’activité… Vous verrez se produire de nouveaux échanges, surgir de nouvelles sources de richesses, toute une vie inconnue, inespérée, ranimer des régions mortes… Dites-vous bien que votre fille s’est sacrifiée pour cela… que c’est une martyre… une martyre du progrès… Et vous serez tout de suite consolée… Maintenant, je vais prendre votre nom et votre adresse… Dès ce soir, j’écrirai à ma Compagnie d’assurances. C’est une excellente Compagnie… Elle vous offrira une petite indemnité… une indemnité, en rapport, bien entendu, avec votre situation sociale, qui me paraît plutôt médiocre… Enfin, soyez tranquille, elle fera les choses convenablement… Le plus à plaindre c’est moi… Regardez ma voiture… Il va falloir que je prenne le chemin de fer, pour rentrer à Paris, ce qui est toujours pénible, pour un véritable automobiliste, comme je suis… Moi aussi je m’en console, en me disant que je travaille pour le progrès, et pour le bonheur universel… Adieu !

Je ne voulus pas infliger à un si parfait chauffeur l’humiliation de rentrer à Paris, en chemin de fer. Je lui offris une place dans ma voiture.

Et, comme la mère, toujours penchée sur le cadavre de son enfant, continuait de sangloter :

— Ah ! me dit, tristement, cet éminent collègue, en s’installant, près de moi, le plus confortablement possible… nous aurons bien de la peine à inculquer la véritable notion du progrès… à ces pauvres gens-là… Ils ont la tê…

Il n’acheva pas sa phrase, qui devait se compléter ainsi : « Ils ont la tête trop dure ! » Peut-être, craignit-il que la petite paysanne, étendue sur la route, ne lui donnât un trop facile démenti…

Il était temps que je partisse… Depuis que je sentais le sol, sous mes pieds, mes idées d’automobiliste se brouillaient… Et déjà je commençais à me demander, non sans quelque terreur, si, réellement, j’étais bien le Progrès et le Bonheur ?



Un instant encore… et j’eusse certainement ajouté, au dicton des bêtes de la route :

— Et puis, il n’y a rien… Et puis, il n’y a rien… Et puis, il y a l’automobiliste !…

BORDS DU RHIN
[modifier]



Les lecteurs se rappellent, peut-être, de quelle façon inattendue nous franchîmes la frontière allemande, à Elten, et l’accueil de ce douanier paternel qui, derrière nous, agitait sa casquette, en signe de bon voyage.

Nous allions, vous vous souvenez, à Dusseldorf.

Nous avions quitté les chemins briquetés de Hollande. Le pays était toujours très plat, très vert, mi-polders, mi-champs de cultures, avec, çà et là, de petits villages tranquilles, entourés joliment de bouquets de bois, et des petites maisons basses — fermes et laiteries — aux façades chaulées, aux toits de tuiles, dont le rouge jouait discrètement, sous un ciel gris perle, très profond et très doux.

Ce n’était plus la Hollande et ce n’était pas encore l’Allemagne. C’était un reste de Hollande dans très peu d’Allemagne, quelque chose d’intermédiaire qui donnait au paysage je ne sais quoi de plus gentiment mélancolique, un charme de chose très jeune ou très ancienne — je ne saurais dire — assez émouvant.

Et la route unie, sans une courbe, sans un ressaut, invitait à la vitesse.

Nul obstacle nulle part. Pas un caniveau, pas un dos d’âne : une piste bien entretenue de vélodrome. Scrupuleusement, les voitures que nous dépassions tenaient leur droite, et les charretiers, attentifs à leurs chevaux, nous saluaient au passage, sans servilité, presque en camarades.

Brossette me dit :

— Quel dommage, monsieur, que nous soyons en Allemagne !

— Pourquoi donc, Brossette ?

— Parce que je n’aime point ces gens-là… Et puis, monsieur, parce que voilà une route épatante où nous ferions facilement du quatre-vingt-dix… plus, peut-être…

Et, après un silence :

— C’est curieux !… Monsieur est bien sûr, au moins, que nous sommes en Allemagne ?

— Voyons !… Et la frontière ?… Tout à l’heure ?

Il haussa les épaules.

— Ça ? Une frontière ?… Oh ! là là !… Givet, oui… voilà une frontière… Mais du moment que monsieur est sûr ?

Et il grogna :

— Sale pays, tout de même !

Nous marchions lentement, comme dans une forêt enchantée, une forêt pleine d’embûches, de traquenards, de dangers, une forêt pleine d’ours, de tigres et de lions… Anxieux, nous interrogions l’horizon… Nous fouillions du regard, à droite et à gauche, la campagne, avec la peur de voir tout à coup surgir le casque à pointe du Règlement, avec la terreur de tout ce que devait cacher d’inconnu, de barbare, ce calme insidieux.

Et la 628-E8 était impatiente. On la sentait, toute frémissante d’élans retenus… Elle semblait encapuchonner son capot, comme un ardent étalon, son encolure, sous le mors qu’il mâche et qui le maîtrise. On eût dit vraiment qu’elle tirait sur le volant, comme un cheval sur ses guides… Je vis à l’horloge municipale d’un village qu’il était quatre heures et demie. Nous avions plus de deux cents kilomètres à faire, avant d’atteindre Dusseldorf, où nous eussions bien désiré arriver avant la nuit.

Pourquoi, à ce moment, songeai-je à la guerre de 70 ? Pourquoi justement, au lieu de ses horreurs, me revint à l’esprit cet épisode intime et consolant qu’au retour mon père m’avait conté ?

Il avait dû loger, pendant un mois, un général prussien, son état-major et sa suite. Très discret, d’une éducation parfaite, d’une bonne grâce très délicate, ce général n’avait pris de notre propriété que ce qui était indispensable à lui et à ses services. Il s’efforçait, par tous les moyens, de rendre moins humiliante, moins pénible, cette occupation, et il veillait à ce que rien – autant que cela était possible – ne fût changé des habitudes de la maison. Il se conduisait comme un hôte bien élevé, non comme un conquérant.

Un matin, il se fit annoncer chez mon père :

— Je viens d’apprendre, monsieur, lui dit-il, que vous avez un fils à l’armée de la Loire ?… Est-ce vrai ?

— Oui.

— Avez-vous de ses nouvelles ?

— Je n’en ai plus depuis longtemps déjà.

— Depuis quand, exactement ?

— Depuis Patay… soupira mon père.

— Ah !…

Puis :

— Voulez-vous me permettre de m’informer ?… Moi aussi, monsieur, j’ai des enfants… Je sais… Je sais… Cela ne vous désobligera pas que…

— Je vous en serai reconnaissant, au contraire… J’avoue que j’ai de grandes inquiétudes…

Le général demanda quelques renseignements complémentaires… et, saluant :

— À bientôt, j’espère…

Quelques jours après, il se présentait à nouveau… Il était tout souriant :

— J’ai des nouvelles de monsieur votre fils… Il est au Mans… Il se porte très bien… Je suis heureux d’avoir pu…

Puis :

— Je crois que nous touchons au terme de cette affreuse chose…

Puis encore :

— Voulez-vous me permettre de vous serrer la main ?

J’entendais encore mon père me dire qu’il n’avait jamais été plus touché par la bonté d’un homme, et que, jamais, il n’avait serré une main française avec autant de joie qu’il étreignit cette main allemande… C’est que mon père était, lui aussi, un brave homme… Dieu merci, il n’avait rien d’un héros de théâtre.

Sous l’impression de ce souvenir, je m’exaltai :

— Ma foi ! tant pis… m’écriai-je tout à coup… Arrivera ce qui pourra… Allons-y, Brossette, allons-y !

L’air était frais, la carburation excellente. La bonne C.-G.-V., lâchée, bondit et roula comme une trombe sur la route.

— L’accélérateur, Brossette !… Nous verrons bien…

— Sale pays ! répéta Brossette, en réglant ses gaz et donnant méthodiquement de l’avance à l’allumage.

En quelques minutes, nous fûmes à Emmerich, où nous traversâmes le Rhin, sur un bac à vapeur très puissant ; en quelques autres, à Clèves, dont nous esca ladâmes les rues sinueuses et montueuses, à la grande joie des promeneurs – c’était un dimanche, – et sous la conduite d’un petit pâtissier, très fier d’être monté sur le marchepied, et qui nous mit gentiment sur notre chemin, de l’autre côté de la ville.

Ah ! quelle route !

Quelle route que cette route où nous mena le petit pâtissier de Clèves, la plus belle de ces belles routes du Rhin, construites par Napoléon, pour les affreux défilés de la guerre, et où, maintenant, passe ce que l’automobilisme apporte avec lui de civilisation moins rude, de sociabilité universelle et d’avenir pacificateur.

Elle était, cette route, bordée d’une double rangée de magnifiques ormes, avec du printemps très tendre, très jeune, entre leurs branches, une poussière de printemps, à peine rose, à peine verte, à la pointe de leurs branches ; elle était large, étalée, comme notre avenue des Champs-Élysées, douce et unie comme si elle eût été tendue de soie, et toute droite, si droite qu’on n’en voyait pas le bout, sinon, là-bas, tout là-bas, aux confins du ciel, un tout mince ruban jaune, un tout petit trait de pastel jaune que nous ne pouvions jamais atteindre… Et le soleil de cette fin de journée faisait avec les entrelacs de l’ombre, comme un tapis, tel que n’en tissèrent jamais les plus subtils artisans de la Perse.

Sur ce sol merveilleux, la machine, emportée au rythme d’un ronflement léger, régulier, infiniment doux – bruit d’ailes ou souffle de vent lointain – glissait, volait, ainsi qu’un oiseau rapide qui rase la surface immobile d’un lac.

Brossette ne disait plus rien, ne répondait plus à mes questions. Il était grave, regardait la route d’un œil légèrement bridé, et il écoutait chanter la belle chanson des cylindres.


Les champs me frappèrent par leur terre grasse, leur air cossu, leurs belles cultures, l’abondance de leurs troupeaux. Les villages, très propres, les seuils lavés, les fenêtres claires, les portes aux cuivres luisants avaient un aspect d’aisance tranquille. Partout cela sentait le travail, la sécurité, la richesse, je ne dis pas le bonheur, car le bonheur, c’est autre chose. Il ne se voit pas tout de suite aux yeux des hommes, comme le bien-être aux fenêtres des maisons. Il ne se voit qu’à la longue, il ne se voit pas souvent, il ne se voit presque jamais.

Nous prîmes de « la benzine » dans une petite ville dont je n’ai pas retenu le nom, ville de cinq mille habitants, à peu près, rebâtie, presque toute neuve, avec des rues larges, coupées de places ombragées, et des maisons où semblait régner un confort solide. Deux ponts, l’un tout neuf, l’autre très vieux, enjambaient, le premier, d’une seule courbe, le second, de deux arches gothiques, les deux bras d’une rivière, que bordaient de petites industries qu’à leur air actif et coquet l’on pressentait prospères.

Comme dans toute l’Allemagne, les édifices administratifs s’imposaient aux contribuables par leur monumentalité un peu effrayante, d’un goût horrible souvent, d’une opulence orgueilleuse et bien assise, toujours. Je m’étonnais grandement de voir, dans un endroit si peu important, tant de magasins de toute sorte, des boutiques de luxe, des soies drapées, des velours à traîne, des maroquineries étincelantes, des bijoux, des étalages de victuailles enrubannées, des charcuteries architecturales, ornées, comme des églises, un jour de fête. Partout l’abondance, la sensualité, la richesse.

Et je me disais :

— Ces objets ne sont pas là pour le simple plaisir de la montre. Il y a donc, dans ce petit pays, des gens qui les désirent et qui les achètent.

Je me disais encore, non sans mélancolie :

— Comme je suis loin de la France, des petites villes de France, de leurs rues mortes, de leurs maisons lézardées, de leurs boutiques sordides et fanées !… Chez nous, on ne travaille qu’à Paris, dans quelques grands centres, quelques villes du Nord, et dans le Sud-Est… Le reste s’étiole et meurt chaque jour. D’immenses richesses dorment inexploitées, partout. Qui donc, par exemple, songe à arracher aux Pyrénées le secret de leurs métaux ? Qui donc oserait confier des capitaux improductifs à cette jeunesse hardie qui, faute de trouver chez elle l’emploi de son activité et de sa force, est contrainte de s’expatrier et de travailler à l’enrichissement des autres pays ?… Comme je suis loin ici, de ces bons Français, rentiers et gogos, qui se disent toujours la lumière et la conscience du monde, et que je vois perpétuellement assis au seuil de leurs boutiques, devant la porte de leur demeure, abrutis et amers, crevant de leur paresse, s’appauvrissant de leur épargne, passant leurs lourdes journées à s’envier, se diffamer les uns les autres ! Nul effort individuel, nul élan collectif… Quand je reviens dans des régions traversées quelques années auparavant, je les retrouve un peu plus sales, un peu plus vieilles, un peu plus diminuées ; et chacun s’est enfoncé, un peu plus profondément, dans sa routine et dans sa crasse. Ce qui tombe n’est pas relevé. On met des pièces aux maisons, comme les ménagères en mettent aux fonds de culotte de leur homme. On ne crée rien. C’est à peine si on redresse un peu ce qui est par trop gauchi, si on remplace aux toits les ardoises qui manquent, les portes pourries, les fenêtres disloquées… N’ayant rien à faire, rien à imaginer, rien à vendre, rien à acheter, ils économisent… Sur quoi, mon Dieu !… Mais sur leurs besoins, leurs joies, leur dignité humaine, leur instruction, leur santé… Affreuses petites âmes, que ce grand mensonge antisocial, l’épargne, a conduites à l’avarice, qui est, pour un peuple, ce que l’artériosclérose est pour un individu. Ce n’est pas de leur bas de laine que la France a besoin, mais de leurs bras, de leur cerveau, de leur travail et de leur joie… Et ce n’est pas leur faute, après tout… On ne leur a jamais dit : « Vivez ! Travaillez ! » On leur a toujours dit : « Épargnez ! » Ils épargnent…

J’évoquai la petite ville où je suis né, et que j’avais revue, quelques mois auparavant… Oh ! comme elle pesa à mon enfance ! Quels souvenirs d’ennui mortel j’en ai gardés ! Et comme elle fatigue encore, souvent, mes nuits des cauchemars persistants qu’elle m’apporte ! Quelle cure longue et pénible il m’a fallu suivre, pour me laver de tous les germes mauvais qu’elle avait déposés en moi ! Eh bien, je l’ai revue… Depuis cinquante ans, rien n’y est changé. Ni les êtres, ni les choses. Pas une maison nouvelle ne s’est élevée ; pas une industrie – si petite soit-elle – ne s’y est fondée. Sur la rivière, le même moulin broie toujours la même farine… Ce sont les mêmes boutiques avec les mêmes enseignes, et, je crois bien, les mêmes marchandises. On ne peut pas dire que les gens y soient morts… car les fils, ce sont les pères… Et j’ai retrouvé les mêmes visages tristes, les mêmes tics d’autrefois, la même lourdeur sommeillante, la même morne stupidité… On me dit : « Vous savez bien… un tel est parti depuis quinze ans… Il a on ne sait quelle fabrique à Madagascar !… C’était sûr qu’il tournerait mal !… »

Il n’y a que les cabarets qui donnent à cela l’illusion de la vie. Et c’est de la mort !

Ah ! oui ! combien j’ai douce souvenance !…



Nous repartîmes.

Gorgée d’essence neuve, la machine avait encore gagné en force et en vitesse. Ce n’était plus une machine, c’était l’Élément lui-même, non pas l’Élément aveugle et brutal qui hurle, fracasse et détruit tout ce qu’il touche, mais l’Élément soumis, discipliné, qui conquiert le temps, l’espace, le bonheur humain, l’avenir ; l’Élément qui obéit, comme un petit enfant, aux mains savantes, à la volonté supérieure de l’homme.

Brossette me dit :

— Alors, monsieur, cette fois, nous sommes bien en Allemagne ?…

— En Prusse, même… en Prusse Rhénane, mon bon Brossette…

Je lui montrai un poteau indicateur, sur lequel était écrit, en gros caractères noirs, à la suite d’une flèche, ces mots : Krefeld… 50 kilomètres…

— Épatant !… fit-il… Mais c’est un pays épatant !… Et si nous marchons toujours de ce train-là… monsieur… bien sûr que nous serons à Berlin… avant l’armée française !



Je m’étais bien promis de m’arrêter à Krefeld. Je voulais y visiter quelques-unes de ces belles manufactures qui produisent du velours de coton, pour le monde entier… Mais quoi ! Dusseldorf n’était qu’à quarante kilomètres… Rien ne m’obligeait, ce soir-là, au contraire, tout me déconseillait de pousser jusqu’à Dusseldorf, sinon l’impérieux besoin, l’impérieux et stupide besoin de conquérir des kilomètres, encore… Je brûlai Krefeld, dont le développement économique, le mouvement et la vie me parurent une chose prodigieuse… Affaires et plaisirs, tout y était… Ville charmante, propre, colorée. Les rues étaient pleines de monde… Et ce monde semblait joyeux… Une foule gaie, voilà un spectacle rare…

Qu’on excuse ce souvenir personnel… Moi aussi, je m’amusai à voir que, ce soir-là, on jouait Les affaires sont les affaires, au théâtre municipal…

À quelques kilomètres au delà de Krefeld, un petit incident de route que je note, parce qu’il est caractéristique des mœurs allemandes, m’a laissé, dans l’esprit, en même temps qu’une légère impression de remords, une impression aussi de douceur très douce et très jolie.

Devant nous, un petit cheval trottinait, traînant une petite charrette vernie que conduisait une jeune paysanne. Le cheval prit peur – les chevaux sont partout les mêmes – et, les oreilles dressées, se mit brusquement au galop. J’arrêtai la machine, mais l’animal effrayé ne se calma point. Il gagnait à la main, comme disent les cochers. Au risque de se tuer, la jeune fille sauta maladroitement de la voiture, et roula sur la route… Je me précipitai à son secours, aidai à la relever… Elle était blonde, très fraîche, presque luxueusement habillée…

Dès qu’elle fut debout, elle s’efforça de sourire… s’excusa :

— C’est ce vilain petit cheval… Mon Dieu, qu’il est bête !… Il a peur de tout… Excusez bien.

Je lui demandai si elle était blessée, si elle souffrait :

— Non… non… fit-elle doucement… oh ! non !… Je n’ai rien… Excusez, n’est-ce pas ?

Elle avait relevé sa jupe avec décence et découvert à l’un de ses genoux une écorchure légère. Je courus chercher, dans ma trousse de pharmacie, un peu d’eau oxygénée, avec quoi je lavai la plaie, qui saignait à peine… Elle protestait, et riait, comme si on l’eût chatouillée :

— Ce n’est rien… ce n’est rien… Tiens, mais ça pique…

Et, de plus en plus rieuse :

— C’est ce maudit cheval… répéta-t-elle… Et comme je suis fâchée de vous causer tant d’embarras !

Brossette avait ramené le cheval, le calmait par de bonnes paroles… Comme nous aidions la jeune paysanne à remonter en voiture :

— Je suis bien reconnaissante… bien reconnaissante… disait-elle.

Et avec un regard suppliant :

— Ah ! monsieur, ne parlez pas de ça… Ne le dites à personne… Parce que, si on savait, chez nous… eh bien, jamais plus, je ne pourrais aller, toute seule, à Krefeld, avec mon petit cheval…

Elle avait pris les guides :

— Là ! là !… Tu vas te tenir tranquille, maintenant… Petit imbécile !… Excusez encore… Excusez bien…

Une demi-heure après, nous franchissions le Rhin, sur l’immense pont de Dusseldorf.



Dusseldorf.


Donc, la première ville d’Allemagne où nous séjournâmes un peu, ce fut — je ne m’en vante pas — Dusseldorf. Et, dès mon arrivée, je regrettai de ne m’être pas arrêté à Krefeld.

Nous descendîmes, ainsi qu’il convient, au Bradenbrager-Hof.

Tout ce que je dirai de cet hôtel peut s’appliquer exactement à la ville, à toute la ville neuve, du moins, qui est, comme on sait, la ville, par excellence, du modern-style. Quand j’aurai décrit l’hôtel, j’aurai décrit la ville, ses rues, ses maisons chamarrées, ses boutiques luxueuses… sauf le Rhin, le large et beau Rhin qui s’obstine à repousser la collaboration de M. Vandevelde, et à conserver un style très ancien. En simplifiant, de la sorte, ma besogne, cela me permettra, par la suite, de ne pas prolonger en moi et en vous, chers lecteurs, cette espèce de cauchemar affolant qu’infligèrent à notre imagination, passionnée de belles lignes et de belles formes, tant de Belges exaspérés et novateurs… Car, à quoi bon vous le cacher ? – nous nous heurtons, partout ici, au lyrisme décoratif de M. Vandevelde. Après avoir mis à l’envers les maisons et les meubles de la pauvre Belgique, il est venu s’installer à Weimar… C’est de là qu’il déverse, sur toute l’Allemagne, les produits de ses fantaisies carnavalesques qui l’ont enfin amené à découvrir la quadrature du cercle et la circonférence du carré.



Maupassant possédait, entre autres curiosités, un valet de chambre qui le servit fidèlement. C’était d’ailleurs un domestique fort avisé en toutes choses. Il avait de la littérature. Un jour, il dit à son maître, sur un ton grave et réservé :

— J’ai lu ce matin l’article de monsieur… Il est bien…

— Ah ! je vois qu’il ne te plaît pas…

— Mon Dieu !

— Que lui reproches-tu ?

— Je dois le dire à monsieur… Monsieur manque quelquefois de chic pour ses qualificatifs… Ils sont trop simples… Ils ne peignent pas assez exactement les objets… Ainsi dans l’article de ce matin, monsieur dit d’une orchidée qu’elle est belle. Sans doute, une orchidée est belle… Mais ce n’est pas la beauté… la beauté vague qui fait le caractère de l’orchidée… L’orchidée, monsieur, est étrange, maladive, perverse, fallacieuse, déconcertante… Moi, j’aurais écrit : « la déconcertante orchidée »… Je dis ça à monsieur…

— Mais tu as raison… avoua Maupassant que les réflexions de son valet de chambre amusaient toujours. Sais-tu que tu es épatant ?…

— Oh ! monsieur !

— Mais si… Et où as-tu appris tout ça ?

Alors, il se rengorgea, et, très sérieux :

— Monsieur, répondit-il… monsieur sait bien qu’avant de servir chez monsieur, j’ai servi trois ans chez un poète belge !…

Et, après un petit silence, négligemment :

— Monsieur n’oublie toujours pas mes palmes pour le 1er janvier ?…



Modern-style.


Le Bradenbrager-Hof, qui, je ne sais pourquoi, m’a rappelé le valet de chambre de Maupassant, est un de ces grands hôtels, comme on en trouve dans les moindres villes d’Allemagne, et comme nous n’en avons qu’à Paris et dans quelques villes d’eaux, un de ces caravansérails nouveaux et art nouveau d’Occident, construits par les Belges et les Suisses, pour les habitudes de confort des Américains et des Anglais… Des salons, plus ou moins Louis XV et Louis XVI, y alternent avec des fumoirs de paquebot. Rien n’y est plus droit, plus d’équerre, plus d’aplomb. Tout ce qui est rond y devient carré, tout ce qui est carré y devient rond. Je veux dire que rien n’y est rond, ni carré, ni ovale, ni oblong, ni triangulaire, ni vertical, ni horizontal. Tout tourne, se bistourne, se chantourne, se maltourne ; tout roule, s’enroule, se déroule, et brusquement s’écroule, on ne sait pourquoi ni comment. Ce ne sont que festons de cuivre verni, qu’astragales de bois teinté, ellipses de faïence polychrome, volutes de grès flammé, trumeaux de cuir gaufré, frises de nymphéas hirsutes, de pavots en colère et de tournesols juchés sur les moulures des stylobates, comme des perroquets sur leurs perchoirs… Des larves plates et minces dorment à l’entrée des serrures ; des embryons, des têtards montent, se glissent en ondulations visqueuses, le long des portes, des fenêtres, des tiroirs, des chanfreins. Les cheminées sont des bibliothèques ; les bibliothèques, des paravents ; les paravents, des armoires, et les armoires, des canapés. L’électricité jaillit aussi bien des parquets que des plafonds, d’ampoules de cristal taillé en fleurs de rêve ou en bêtes de cauchemar ; elle court, chahute, bostonne, virevolte, cakewalke, dans les girandoles et les lustres, qui ont la danse de Saint-Guy. Les meubles ont l’air d’avoir bu, et semblent inviter la livrée aux pires excès d’acrobatie. Et, pour qu’on ne s’y trompe pas, sur les façades dissymétriques, creusées de trous profonds et renflées de bosses énormes où toutes les matières connues, juxtaposées, se neutralisent et s’annulent, les balustrades des balcons sont soutenues par des sarabandes frénétiques de points d’interrogation.

Ces sortes d’hôtels, si hostiles par tous les détails de leur esthétique, ont du moins ceci de précieux, qu’ils offrent au voyageur le plus délicat et le plus raffiné les plus complètes ressources de toilette et d’hygiène. En procédant à un minutieux lavage, dans un cabinet muni de tous les appareils désirables d’hydrothérapie, je ne pouvais m’empêcher de songer que, par là encore, j’étais bien loin de notre belle France où, presque partout, même dans les plus grandes villes, les hôtels conservent jalousement les habitudes de la race, la tare héréditaire où se reconnaît, mieux que par son esprit, un véritable Français de France : la malpropreté. Malpropreté monarchique et catholique à qui Louis XIV donna le caractère d’une vertu, et la force d’émulation d’un concours. Chamfort ne raconte-t-il pas qu’un gentilhomme, ayant observé que les abords du palais de Versailles étaient empuantis d’urine, ordonna à ses domestiques et à ses vassaux de « pisser » abondamment autour de son château ?

Que de fois, arrivant le soir, dans un hôtel de Normandie, par exemple, j’ai dû m’enfuir devant les saletés de la chambre, les draps douteux, les poussières accumulées des rideaux, les crasses pullulantes des tapis, et, surtout, devant ces odeurs ammoniacales qui, des couloirs, par les fentes des portes, s’infiltrent, pénètrent, imprègnent tous les objets !… Que de fois me suis-je résigné à coucher dans mon auto, comme un forain dans sa roulotte, à l’entrée des villes, sous les arbres des promenades, et mieux, en plein champ, où l’on respire un air moins mortellement humain !…

Et je me souvenais qu’un jour, dans une ville du Morvan, descendu à l’hôtel, un petit hôtel coquet, récemment remis à neuf, selon l’Évangile du Touring-Club, je m’étonnai de voir combien étaient ignominieusement tenus ces réduits intimes, aux lambris de faïence, qui, pourtant, s’il fallait en croire la marque de fabrique, arrivaient directement d’Angleterre. Vivement, je me plaignis au patron qui me répondit d’un air découragé :

— Ah ! ne m’en parlez pas, monsieur…

— Mais si… mais si… au contraire, je veux vous en parler…

— Que voulez-vous ? Ce n’est pas de ma faute, je vous assure… Je veille pourtant, je veille… Mais les Français, qui savent tant de choses, ne savent pas c… Ça, ils ne le savent pas !… Ce sont des cochons, monsieur…

Il s’emporta :

— Vous avez bien vu ?… J’ai collé des affiches… des affiches, où j’explique la façon de se servir de ces appareils… Eh bien, non… Ils ne veulent pas… Ils montent toujours dessus… C’est dégoûtant !…

Et il ajouta, car ce Morvandiau était, malgré tout, optimiste :

— Peut-être qu’avec tous ces sports… oui, enfin… avec l’automobile, apprendront-ils à c… comme tout le monde. J’ai confiance dans les sports, monsieur… Mais, sapristi !… il y a à faire… il y a à faire…

— À faire autrement, grommelai-je.



Mon ami von B…


Bien que notre C.-G.-V. fût douce au possible et nous transportât comme sur une pile de coussins, on aspire au repos, après dix heures de route. Il semble cependant qu’on ne sente vraiment sa fatigue qu’en s’enfonçant dans les tapis crème et les tapis roses de ces vestibules où tout tourne et qui fulgurent d’éclats.

Comme je titubais sur des rosaces lie-de-vin, et tâchais de me retenir à des dossiers belliqueux, j’eus la surprise de reconnaître mon ami von B…, un Allemand que j’ai souvent rencontré en Allemagne, mais plus encore à Paris.

— J’arrive d’Essen, en auto, me dit von B… Dînons ensemble.

Je ne pouvais trouver meilleur compagnon, ni personne de mieux informé des choses d’Allemagne, et qui sût mieux les exprimer, en excellent français.

J’acceptai avec joie.

Mon ami, le baron von B…, en véritable Allemand, est un philosophe, grand amateur de musique, à moins que ce ne soit un musicien, grand amateur de philosophie. On ne sait jamais, avec les Allemands. Pourtant il n’est pas qu’amateur de philosophie ; il l’a professée jadis, avec succès, dans une célèbre université, et, jeune encore, il a pris sa retraite, pour vivre sa philosophie dans le monde. C’est un personnage singulier, tout à fait fin, et qui n’a pas usurpé sa réputation de causeur brillant. Tout au plus pourrait-on lui reprocher un peu trop de bavardage… Je ne sais si ce sont ses études ou ses travaux, quelque fonction que j’ignore, ou tout simplement sa naissance qui lui donnent accès près de l’Empereur. Je crois lui avoir entendu dire qu’il avait été son condisciple, à l’université de Bonn… Mais, tant d’Allemands, et même tant de Français, se vantent d’avoir été les condisciples de l’Empereur, à l’université de Bonn, que cela ne serait pas une explication de l’intimité qui existe entre Guillaume et mon ami von B… Von B… aime l’Empereur, ou plutôt l’homme privé qu’est l’Empereur ; du moins, il l’affirme. Mais il juge l’Empereur très librement, parfois très sévèrement. Il y a donc tout profit à l’entendre.

Ajouterai-je – et il aura tout de suite conquis vos sympathies – que c’est un automobiliste fervent, un automobiliste de la première heure ?

Vingt minutes après notre rencontre, nous étions attablés.



Je réclamai de la cuisine allemande. Le maître d’hôtel suisso-italien qui, dans cette salle effrayamment belge, vint nous présenter un menu, décoré de femmes laurées à la Bœcklin, et imprimé en lettres d’un gothique hargneux, parut fort scandalisé. Von B… vint à son secours, en m’expliquant qu’il n’existe pas de cuisine allemande, sinon chez quelques très vieilles familles poméraniennes, et que, dans aucun hôtel, dans aucun restaurant allemand, on ne peut se faire servir autre chose que de la mauvaise cuisine française.

Il me dit en riant :

— Mais, mon cher, vous ne savez donc pas que l’Allemagne est, peut-être, le seul pays du globe où il soit tout à fait impossible de manger… par exemple… de la choucroute ?

Ce soir-là, en fait de produits allemands, l’Allemagne ne députa à notre dîner que deux de ces longues bouteilles de vin du Rhin, penchées dans des seaux à glace, et dont les goulots d’or bruni affleuraient à la nappe.

Je commençai par vanter l’accueil que reçoivent ici les automobilistes ; ensuite, je m’extasiai sur les belles routes, ces admirables routes dont on m’avait fait si peur en France. Von B… répondit :

— Il n’y a qu’en France, d’où nous arrivent relativement peu de touristes, lesquels sont pour la plupart des Belges, des Anglais, des Américains, qu’on ignore ces choses-là… Il est parfaitement exact que, chez nous, on n’embête pas les touristes par des règlements prohibitifs. On m’assure pourtant qu’il en est de terribles… Mais on se garde bien de les appliquer. La circulation est absolument libre, mieux encore, elle est protégée… On a l’ordre d’être extrêmement aimable, et cet ordre, venant de haut, est toujours et partout obéi. Je sais aussi – il m’en a quelquefois parlé – que l’Empereur rêve de doter l’Allemagne entière de routes pareilles à celles du Rhin, de faire, en quelque sorte, de l’Allemagne, la plus belle piste automobile du monde… Oh ! sous ce rapport, il a d’autres idées que M. Loubet. Votre excellent M. Loubet en est venu à trouver que même le cheval est un véhicule de progrès bien trop hardi, bien trop moderne ; il préfère s’en tenir désormais aux mules des chansons castillanes. L’âge aidant, nous le verrons peut-être dans une petite voiture à âne. Son attitude agressive envers l’automobilisme est celle d’un petit bourgeois borné, peureux, misonéiste. Guillaume, lui, a parfaitement compris qu’il y a là une industrie énorme, dont les bénéfices sont incalculables, qu’il se doit, comme chef de l’État, de l’encourager, de la protéger et, s’il le peut, de l’accaparer, pour le bien de son pays. Cela n’est pas douteux. Mais il y a autre chose. Malgré nos assurances ouvrières qui sont, je crois bien, les plus libérales du monde – et ce n’est pas beaucoup dire, – malgré notre transformation économique, nous sommes restés, par bien des côtés, un pays féodal, un pays de castes. La noblesse y tient toujours le haut du pavé, et aussi la richesse, qui est une sorte de noblesse aussi puissante et plus active que l’autre. Il n’y a pas que les officiers qui, sur notre sol asservi, fassent sonner insolemment leurs éperons et leurs sabres. Au village, le hobereau est maître ; à l’usine, le patron tient ses ouvriers comme des serfs… Nous avons – ce que l’on ne croirait plus possible que dans les opérettes – nous avons une loi de lèse-majesté.

Ici, von B… pouffa de rire :

— Remarquez que, cette loi, les magistrats l’appliquent férocement, plus encore par conviction que par courtisanerie… Voilà pourquoi, en plus des idées de conquêtes commerciales, caressées par l’Empereur, les automobilistes ont raison chez nous… Ils ont raison comme la voiture de maître a raison du fiacre, comme le militaire a raison du pékin… Ce sont les barons de la route. La route leur appartient par droit féodal, comme elle appartient chez vous aux charretiers, par droit électoral. Et puis, l’Allemand, qui est pourtant un très brave homme, n’a aucune sympathie pour l’écrasé. L’écrasé a toujours tort, n’étant le plus souvent qu’un infirme, un pauvre diable, rien du tout. D’ailleurs, je dois dire que l’accident est infiniment plus rare ici, où il n’y a pas de règlement, qu’en France, où il y en a tant et de si vexatoires.

Il conta :

— Figurez-vous, mon cher… l’année dernière, à Paris, en haut de l’avenue Friedland, une jeune fille, traversant la chaussée, glissa sur le pavé et tomba sous les roues de mon automobile. Je me précipitai ; je la relevai. Elle était très pâle, toute maculée de boue. Heureusement, elle n’avait rien… rien… Tout à fait rassuré, je remontais dans la voiture, quand la mère, qui se démenait sur le trottoir, cria : « Non… non… arrêtez-le !… Un agent !… Un agent ! » La jeune fille déclara bravement que c’était de sa faute… qu’elle avait été imprudente… qu’elle avait glissé… qu’elle n’avait rien, etc.… La mère tirait sa fille par le bras ; elle clamait, furieuse : « Tais-toi donc !… Mais tais-toi donc !… Qui te demande quelque chose ? » Et elle s’adressa à la foule, assemblée subitement autour de nous, et qui n’avait rien vu : « Oui ! oui ! » dit la foule, donnant instinctivement raison à la mère… Un agent survint. Malgré les déclarations réitérées de cette jeune fille, éprise de justice, procès-verbal me fut aussitôt dressé… Quinze jours après, on me condamnait à douze cents francs de dommages et intérêts… Mais je ne regrette rien, car il me fut donné, à cette occasion, de relever un trait de votre caractère imaginatif, romanesque, qui m’a beaucoup amusé. En sortant de l’audience, un avocat, derrière moi, disait le plus sérieusement du monde : « Cette déposition de la jeune fille est louche… Il y a sûrement quelque chose là-dessous… Ce doit être l’amant ! » C’est égal, en Allemagne, une telle condamnation était impossible…

La conversation dévia. Nous en vînmes à parler des constructeurs d’automobiles, de la fabrication automobile. Il dit :

— Quand on a vu chez nous l’essor que prenait cette industrie, – vous l’avez créée, mais elle vous échappera, un jour ou l’autre, parce que vous êtes un drôle de peuple, séduisant en diable, mais peu tenace et léger, – l’Empereur a tout fait pour la développer également en Allemagne. Il n’est pas de choses qui ne l’intéressent, et il voudrait que l’Allemagne fût la première en tout, partout et toujours. Cela le pousse parfois à des actes désordonnés et vraiment comiques. Il est comme ces parents qui n’ont de cesse que leurs enfants aient tous les prix de leur classe, dussent-ils les abrutir, pour le restant de leur vie… Ce n’est pas, quoi qu’on dise, l’argent qui nous manque, et vous êtes les premiers, sans le savoir, probablement, à donner à nos banques tout l’argent qu’elles veulent bien prendre aux vôtres ; ce n’est pas la force motrice, que nous avons à bien meilleur marché que vous ; ce n’est pas, non plus, la persévérance ni même l’entêtement familier à nos têtes carrées… Non, c’est quelque chose de particulier, d’inimitable et d’un peu fluide, comme dirait votre Rostand : la spontanéité imaginative, le goût, l’esprit… Oui, voilà… vous avez du goût et de l’esprit… Vos ouvriers sont spirituels, et, spirituels, ils sont adroits… En France, c’est un de mes plaisirs que de causer avec eux… Tenez… nos chauffeurs… ce sont, parfois, rarement, des espèces d’ingénieurs vaniteux et gourmés, le plus souvent, des domestiques… Vos chauffeurs, à vous, ce sont de véritables compagnons de route, alertes et gais… Ah ! si nous avions des ouvriers, comme les vôtres, je vous assure que vous n’en mèneriez pas large, en France.

Pour répondre à des compliments si flatteurs, et que ma modestie jugeait exagérés, j’eusse voulu parler de Wagner, de Bismarck et de Nietzsche. Le moment m’eût paru propice pour une apologie de Gœthe, de Heine, de Beethoven ou de Schiller… Je n’étais pas en verve. Je me bornai à louer, assez gauchement, le Pisporter et les voitures allemandes.

— Sans doute, acquiesça von B… nous avons, non pas des bonnes voitures, mais une bonne voiture… Nous avons la Mercédès… J’ai une Mercédès… Il faut bien !…

Après un temps :

— Il faut bien ! répéta-t-il, non sans mélancolie… La Mercédès est vite, solide, un peu grossière de mécanisme, trop compliquée… Les pannes en sont terribles… Au bout de six mois d’usage, elle se dérègle, et fait un bruit de ferrailles… et aussi – c’est peut-être ce nom espagnol qui me le suggère – un bruit de castagnettes fort désagréable… Enfin, elle est bonne… On lui doit certains progrès, d’ingénieux dispositifs, dont les constructeurs français ont tiré profit. L’allumage, par exemple, y est excellent ; les roulements en sont célèbres… Tous comptes faits, elle ne vaut pas certainement vos grandes marques, ce qui, avec sa cherté, explique son succès chez vous… Elle ne vaut pas la massive et robuste Panhard, la Renault, la Dietrich, ni l’admirable C.-G.-V., si souple, si endurante et si simple, avec son mécanisme bien portant et joli, le fini merveilleux de son travail, sa régularité de marche si tenace, ses organes toujours frais et ardents, même après les plus folles randonnées… Oh ! je la connais bien !… J’ai l’honneur d’être grand ami de la princesse de Hohenlohe, qui possède deux C.-G.-V. Elle me prend quelquefois à son bord. C’est un enchantement… L’hiver dernier, nous sommes allés du fond de la Silésie – et par quelles routes ! – jusqu’à Cannes, sans accroc… Je rêve de cette voiture-là, qui, par surcroît, est belle comme un bel objet d’art.

— Mais, dis-je, il vous est facile de transformer ce rêve en une solide réalité de cinquante chevaux…

— Non… ce n’est pas facile… répliqua von B… La princesse, elle, parbleu ! est assez grande dame pour qu’on lui permette de se fournir où elle veut… Mais, moi ?… Au Château, mon cher, on voit d’un très mauvais œil, les produits de provenance française… Tenez… la jeune femme du Kronprinz a fait scandale, à Berlin. Vous savez qu’elle a été élevée par sa mère, la grande-duchesse Anastasie de Russie, presque complètement en France. Quatre mois de l’année à Cannes, où les Mecklembourg possèdent une propriété magnifique… trois mois à Paris, le reste en Russie et en Allemagne… en Allemagne, le moins possible. La grande-duchesse, qui a de la tête et ses préférences, raffole de la rue de la Paix. On a eu beau lui faire des représentations, c’est à Paris qu’elle a commandé le trousseau de mariage de sa fille… L’Empereur fut outré… Il ne dissimula aucunement sa colère et son dépit, si bien que la petite princesse, qu’on avait joyeusement accueillie tout d’abord, pensa perdre de sa popularité. Après des scènes de famille, un peu humiliantes, dit-on, elle a dû promettre de s’habiller dorénavant, des pieds à la tête, à Berlin. Je plains la charmante enfant. Elle a infiniment de grâce. On va la fagoter.

— Bah ! m’écriai-je, Paris valant bien une messe, la couronne impériale d’Allemagne…

— Ne vaut pas, interrompit vivement von B…, qu’on soit condamnée à un cordonnier allemand, quand on a le pied joli…

Un soir, à table, un gros financier allemand vantait, devant ses convives français, avec un enthousiasme choquant, la supériorité morale, commerciale, militaire, scientifique de son pays. Eut-il conscience de son mauvais goût devant tous les visages qui se glaçaient ?… Voulut-il se faire pardonner ? Il prit tout à coup, à la pointe de son couteau, le menu morceau d’un exquis camembert, et dit, en souriant :

— Par exemple… nous n’avons pas chez nous de pareils fromages. Sous le rapport des fromages, je concède que vous nous êtes très supérieurs…

Von B… est un peu, mais avec plus de grâce, comme cet Allemand, et comme beaucoup d’étrangers qui, au fond, méprisent la France pour sa frivolité agressive et vantarde, et qui l’admirent seulement — en la méprisant toujours — pour l’élégance de ses femmes, de ses modes, pour la qualité unique de ses plaisirs et de sa corruption. Patriote, quoi qu’on dise, je me serais bien gardé de lui enlever cette dernière illusion.

Le restaurant se vidait… Et, comme on nous apportait une troisième bouteille d’un vin de Moselle mousseux, je vis, à une table, voisine de la nôtre, devant un général superbe, raide, monocle à l’œil, éclatant, très rouge d’être sanglé, plus rouge d’avoir énormément bu, je vis deux officiers, deux capitaines de cavalerie, qui, en s’inclinant, venaient de faire sonner leurs talons. Et je le regardai, le vieux brave, qui, sans broncher, les laissait plus d’une minute dans une humiliante immobilité, le coude levé à hauteur de la tempe, les fesses indécemment tendues au bord du dolman bleu de ciel. Après quoi, d’un geste sec, il les congédia.

Alors, je dis à von B… :

— Mon ami… parlez-moi de l’Empereur d’Allemagne.



Le Surempereur.


— L’Empereur ? me dit von B… après un temps, et avec une légère grimace… Ma foi ! je me sens fort embarrassé pour vous parler de lui… Si bien qu’on croie connaître un homme, — surtout un homme de ce calibre-là, — on ne le connaît jamais complètement, et l’on risque d’être injuste envers lui… Et puis… diable !

Il tira de la glace la bouteille en robe de buée, remplit nos verres de ce vin pétillant qui fait, dans la bouche, comme un joli petit bruit de mer sur les galets, et il reprit :

— Voyez-vous, mon cher, pour comprendre notre Empereur, il faut savoir, il ne faut jamais perdre de vue qu’il date de la Gründerzeit… et que nous, nous n’en datons plus… du moins, pas tous.

— De la… ? Comment dites-vous ?… De la… ? fis-je, après avoir vidé mon verre.

— Gründerzeit… la Gründerzeit… l’époque des fondateurs, des vainqueurs – excusez-moi – de 71. Les fondateurs de 71, ce furent, peut-être, des colosses, mais, à coup sûr, des parvenus. Ils étaient partis pour la frontière Prussiens et pauvres ; ils s’en revinrent de Paris Allemands et milliardaires… Rien ne développe les pires instincts comme le triomphe. Il nous emplit de nous-mêmes et nous empêche de penser… La Victoire n’a pour fils que des brutes. Songez aux armées de Napoléon, surtout, à tant de ces colonels de trente ans, de la fin de l’Empire, aux douteux demi-soldes, qui, pour n’avoir pas eu le temps de passer maréchaux, crevèrent aventuriers… Nous sommes faits pour réfléchir… L’habitude du malheur force l’homme à se replier sur soi… C’est en ce sens qu’il est une école d’intelligence et de générosité… Quelqu’un qui réussit – même un philosophe – cesse de penser… En 71, c’était un peuple tout entier, habitué à recevoir des coups, qui rentra ivre de la nouveauté d’en avoir donné… J’admire les hommes qui résistent à l’infortune ; j’admire bien davantage ceux qui résistent au succès… ce sont des héros. N’oubliez donc pas que ces vainqueurs s’en revenaient de France, non seulement glorieux, mais milliardaires. L’ère des milliards date de 71… C’est un mot qui n’était pas en usage… Le milliard des émigrés ?… Oui, je sais bien… Mais ce milliard des émigrés, ce n’était pas un milliard, ce n’était que beaucoup de millions… Le milliard n’est véritablement entré dans la langue courante que depuis le traité de Francfort. Une aventure pareille !… Songez donc ! On perdrait la tête à moins… Alors, on se mit à faire l’Allemagne, à la construire… Chez nous, on n’est pas économe… on aime à manger bruyamment, à beaucoup boire… et on aime à bâtir. On mangea, on but, Dieu sait !… Et puis on bâtit !… On construisit des forts et des canons ; des ports, des navires et des canons ; des routes, des canaux et des canons… et puis des casernes, et puis des usines, et puis des palais, et toujours des canons. On rebâtit, du nord au sud, Berlin. Il fallait bien une capitale pour l’Empire qu’on venait de se donner… On rebâtit, du nord au sud, toute l’Allemagne… Il fallait bien des villes en harmonie avec la capitale qu’on bâtissait… Et l’on ne s’est pas arrêté de bâtir… On bâtit toujours, et de plus en plus grand. Le goût des statues colossales, des universités géantes, des gares-forteresses, des postes babyloniennes, des boutiques-cathédrales, des brasseries Walhalla, des casernes-abbayes, tout ce monumentalisme hyperbolique date de la Gründerzeit… Si la Gründerzeit disparaît peu à peu de l’âme des hommes, elle survit dans l’âme des pierres… Et Guillaume II, à qui ne manque plus, dans sa garde-robe, que l’uniforme du dieu Mercure, à qui le caducée irait bien mieux que les sabres et les aigles d’or de ses casques, date pourtant, lui aussi et tout entier, de ces années de mégalomanie, de ces ivresses de parvenus, avec leur enflure, leur tapage, leur clinquant, et leur grandeur de camelote. Il était bien jeune en 70, mais, quand on n’a pas en soi de quoi les refaire, on garde, toute sa vie, les idées qu’on vous a mises en tête avant vingt ans.

Von B… respira, un moment. J’admirais son endurance à dire tant de paroles. Il continua en souriant :

— Le vieux Guillaume… « l’inoubliable grand-père »… oui… ah ! je me souviens… On avait eu beau le couronner Empereur à Versailles, il était rentré à Berlin bon roi de Prusse, comme devant… Ce n’était qu’une espèce de hobereau heureux, dont Napoléon III avait fait un conquérant malgré lui… Il faut dire qu’il était bien servi… Roon, Roon, surtout, – on ne parle que de Bismarck et de Moltke – mais il faut que vous lisiez Roon… celui qui mettait Bismarck en avant, le dirigeait, et ne se défiait que de son ivrognerie… Quelqu’un, ma foi, de génie !… Oui, Guillaume était mieux que bien servi… Ce maître, après tout débonnaire, avait des domestiques ambitieux. Ils lui avaient déjà apporté d’assez bonnes affaires… J’entends : les duchés, Sadowa… Ces succès lui suffisaient, car ce brave homme n’a jamais fait figure de conquérant ; du conquérant, il n’avait pas l’âme sauvage et violente. Savez-vous qu’il ne passa le Rhin qu’en rechignant ?… C’était trop… Il avait peur… Savez-vous aussi que bombarder Paris lui parut une énormité ?… Bombarder Paris !… Il aurait mieux aimé rentrer chez lui… Il fallut le prier, le supplier, lui arracher, tout au moins, par ruse, l’ordre de tirer le premier coup de canon… Oh ! ce n’est pas lui qui eût jamais pensé à des milliards !… Ce n’est, d’ailleurs, qu’à force de champagne – ça, c’est la vérité – que Bismarck se monta, peu à peu, jusqu’au chiffre qui devait étonner le monde et qui, tout d’abord, lui semblait, à lui-même, chimérique… Mais oui, mon cher, toute l’histoire est à refaire… je vous assure… toute l’histoire de ces hommes et de ce temps… et de tous les temps, le diable m’emporte ! S’ il n’avait pas été le parfait ivrogne qu’il fut, je me demande ce qu’aurait bien pu faire Bismarck… Il n’avait de hardiesse que dans le vin… Le bon hobereau de Guillaume laissa donc travailler ses serviteurs ; – les vieux domestiques finissent souvent par commander… Mais le succès ne le changea pas… Il y a comme cela, dans pas mal de familles, de ces grands-pères qui ont fait fortune, pour ainsi dire, malgré eux, et qui continuent de fumer la même pipe et de boire la même bière qu’ils aimaient à l’époque des débuts…

Il ne s’interrompit pas de parler, pour me verser à boire…

— Le curieux, voyez-vous, c’est que notre vieux « inoubliable grand-père » n’a eu que tard son « fils à papa »… Il ne l’a trouvé qu’à la troisième génération… Le pauvre Fritz n’eut pas le temps, s’il en avait eu l’envie, de profiter de l’aventure de 70, d’en jouir… On le connaît peu… et c’est dommage… Une belle figure, en somme… Il était de goûts modestes, timide, très sérieux, cultivé, aimé des écrivains, des artistes… Il ne voulait déjà pas aller à Sadowa, et, quand il y fut, presque à son corps défendant, il s’y révéla grand capitaine… Destinée curieuse !… De cet humanitaire, – excusez ce mot horrible, – de cet homme qui détestait la guerre, la fatalité n’a fait qu’un guerrier… Ce simple et ce doux accomplit aussi, en 70, plus de besogne qu’il ne fit de bruit… Il était ennemi du tapage, du faste… Et, s’il est vrai, comme on le raconte, un peu dramatiquement, qu’une vaincue, vengeant sur lui les siens, l’empoisonna, je parie que ça n’aura pas été une cocodette, ni même une cocotte… Sa femme, de sentiments très nobles, influa aussi beaucoup sur lui… En bonne fille de la reine Victoria, elle ne demandait qu’à vivre bourgeoisement…

Von B… haussa un peu le ton :

— Par exemple, son fils ne lui a jamais été tendre. Vous avez vu ?… Il lui a campé sa statue, comme en pénitence, à la porte d’un musée… On dirait que Guillaume II n’a jamais songé qu’à rabaisser le rôle de son père, de Sadowa à Wissembourg… On dirait qu’il ne l’a mis sur ce cheval tranquille, entre cette ruelle et ce pont, que pour ne lui laisser rien plus à conquérir, devant la postérité, qu’une cimaise… Frédéric ne parlait jamais de ses campagnes… En avait-il honte ?… En tout cas, les braillards de 71 lui surent toujours mauvais gré de ce silence, de cette retenue… Guillaume lui-même ne peut encore accepter que son père ne lui ait point fait assez honneur… Il rougit de lui, et le pousse hors de l’histoire, comme d’autres mauvais fils renvoient et claquemurent, dans sa chambre, la vieille maman qu’ils ne veulent point laisser voir, parce qu’elle n’est pas assez bien mise. À moins qu’il s’agisse d’une rancune pire… et qu’il ne reproche à la mère son sang, au père son imprudence, à tous les deux le rachitisme dont son orgueil souffre cruellement… Oh ! je l’ai bien souvent senti… Ce silencieux et ce réservé, ce n’était pas le père qu’il fallait à ce fils fanfaron ; ce malade couronné n’était pas l’Empereur que voulait la Gründerzeit… Pas plus le fils que la nation, froissés dans leur pire orgueil, n’ont pu pardonner sa simplicité et son cancer à ce héros pacifique… C’est donc Guillaume II qui est vraiment, avec l’éclat et le bruit qu’il fallait à la Gründerzeit, le premier nouvel Empereur d’Allemagne… Il se carre sur le trône impérial, qu’il n’a pas conquis… qu’on n’a même pas conquis pour lui… Bénéficiaire, sans coup férir, d’une épopée, il caracole sur les champs de manœuvres, pour se persuader et faire croire que l’épopée continue… C’est bien… comprenez-vous ? « Sa Majesté le Fils aux papas ».

Von B… s’arrêta un instant, et, comme effrayé de ce qu’il avait osé dire, ajouta, plus lentement :

— Mon cher, il y a, en Guillaume, deux êtres très différents et qui semblent s’exclure : l’homme, qui est charmant et que j’aime beaucoup ; l’empereur, que je déteste, car je le juge détestable. Je le vois moins depuis quelques années. Il me gêne de plus en plus… Et je crains bien que l’empereur ne finisse par me détacher, tout à fait, de l’homme… J’en aurai de la tristesse. L’homme est agréable, séduisant, très gai, très simple, très loyal, très généreux, et il est fidèle à ses amis… Oui, – cela vous semble un paradoxe, – il a des amis, de vrais amis, dont quelques-uns, des gens obscurs, désintéressés et qui, comme moi, n’attendent rien de sa toute-puissance.

Il dit textuellement :

— C’est un bon garçon… un bon garçon allemand !… Vous voyez ça ?…

Et il poursuivit :

— À l’entendre, dans l’intimité, causer familièrement, sans morgue, sans apparat, le corps renversé sur le dossier d’un fauteuil bas, les jambes haut croisées, fumant sa pipe et riant aux éclats, on ne pourrait jamais s’imaginer que c’est là cet autocrate redoutable, encombrant et falot, qui emplit, qui surmène, qui terrorise l’Europe et le monde du fracas de sa personnalité.

S’étant reculé pour donner à sa chaise, sur laquelle il se balançait, plus de champ, il fit encore une digression :

— Étrange bonhomme !… Ce Guillaume II intime, fils d’une Anglaise, c’est encore un jeune patricien anglais, qui a passé par Bonn, au lieu d’avoir passé par Oxford, et qui fait son possible pour demeurer un homme de sport. S’il pouvait, je crois bien qu’il monterait en course, ou concourrait pour des prix de canotage. Mais son britannisme est trop mêlé ; ce n’est que de l’anglomanie. L’oncle rit un peu de ces prétentions et le neveu enrage. D’ailleurs, du sport ?… comment ferait-il ?

Ici, von B… parla plus bas :

— Il a mille ingéniosités pour dissimuler le bras qui ne lui a pas poussé tout à fait… Mais, que voulez-vous ?… Regardez-le, regardez même ses photographies, il a beau prendre et faire prendre toutes les précautions, pour que cela ne se voie pas… c’est…

Et il susurra le mot dans mon oreille.

— C’est un manchot honteux… mais c’est un manchot !…

Il s’arrêta un instant sur ce mot, pour me le laisser savourer. Et, à la joie dont son visage s’éclaira, je sentis, en dépit de ses déclarations précédentes, toute la haine qu’il avait pour l’Empereur… Il dit alors, d’un ton plus détaché :

— Il a une culture intellectuelle assez étendue, mais des plus vagues. Contrairement au personnage de Molière qui avait des clartés de tout, Guillaume a des ombres de tout. Il ne connaît bien d’une façon précise et détaillée – c’est là un trait important de son caractère et de sa politique – que la géographie, car la géographie, c’est le commerce… Autrefois, c’était une joie de discuter avec lui une question de littérature, de philosophie, de morale. Il ne nous imposait nullement ses idées, qui, vous n’en doutez pas, sont réactionnaires et des plus bourgeoises ; il acceptait, tout naturellement, qu’on ne fût pas de son avis. Il se plaisait même aux controverses les plus vives, et, quand il se sentait battu, jamais il n’eût songé à vous lancer sa couronne impériale à la tête, comme dernier argument, pour avoir raison. Je suppose qu’il se rattrapait ensuite sur ses généraux et ses ministres.

Von B… ricana et choisit longuement un énorme cigare parmi les boîtes que le maître d’hôtel venait de dresser, en pile imposante, sur la table, l’alluma et continua :

— Depuis quelque temps, il a un peu… il a même beaucoup changé. Son agitation s’exaspère, les grimaces, les tics de son visage deviennent presque douloureux. Il a maintenant, en parlant, une sorte de retournement convulsif de la main qu’accompagne un claquement des doigts, dont la répétition est pénible. Son rire, jadis si éclatant, a je ne sais quel timbre faux qui vous trouble et vous gêne… Enfin, il montre moins de tolérance, moins de gentillesse envers ses amis. L’empereur déborde sur l’homme. C’en est fini de nos intimités… Quelques éclaircies, çà et là, mais elles durent peu. On a dit de lui, au début, qu’au rebours de Fénelon, il avait une main de velours dans un gant de fer ; ce doit être encore cet enfant terrible de Maximilien Harden, qui ne débine tant son Empereur que parce qu’il en attend trop, ou le Simplicissimus, l’ennemi intime de Guillaume, et qui lui reproche surtout de n’être pas Guillaume le Taciturne. En réalité, il arrive trop souvent, à présent, que la main durcisse jusqu’à paraître d’acier, et qu’il change de gants encore plus que d’uniformes… J’attribue ce changement à trois causes principales : les tracas, les désillusions de sa politique étrangère, son état de maladie qui le préoccupe plus qu’on ne croit, l’influence sourde, mais lente et tenace, qu’exerce sur lui, malgré lui, l’Impératrice. L’Impératrice a toujours détesté cette sorte de laisser aller bohème qui, chez l’Empereur, où deux mondes opposés sont souvent en conflit, se mêlait, quelquefois, aux raideurs de l’esprit féodal qu’elle nous accusait de pervertir. Oh ! elle n’est pas des plus intelligentes, ni des plus sympathiques. Je la tiens pour la personne la plus ennuyeuse qui soit dans le monde. Mon Dieu ! je n’exige pas d’une femme qu’elle soit belle ; je lui demande d’être gracieuse. Or l’Impératrice manque totalement de ce qui est le plus nécessaire à son sexe, de ce qui fait toute la femme : le charme. Elle a de la vertu… elle est la vertu, et, comme la vertu, elle est triste, un peu bornée, revêche, sectaire, par conséquent sans bonté. Plus qu’à son éducation religieuse, plus qu’à ce qu’il croit être la nécessité politique, Guillaume doit à sa femme cette espèce de piétisme absurde qui donne, souvent, à ses discours une note si comique et si fausse. Elle nous fait beaucoup regretter cette vieille et douce Augusta, – vertueuse, elle aussi, mais plus humainement, – à qui votre Jules Laforgue disait des choses si jolies et lisait des vers français – du Baudelaire, je crois… il n’alla pas jusqu’à Verlaine – qui eussent fait mourir de honte notre Impératrice d’aujourd’hui… Un détail, inconnu chez vous… et qui vous amusera. L’Impératrice s’est attribué, dans l’État, une mission bureaucratique assez singulière… Elle est le censeur des pièces qu’on représente au Schauspielhaus de Berlin. Et je vous assure qu’elle remplit ses fonctions en conscience. Ainsi… tenez… elle raye impitoyablement, sur tous les manuscrits, le mot : Amour, qui lui paraît de la dernière inconvenance. Elle ne le tolère – probablement, par résignation nationale – que dans les drames de Schiller, et aussi, dans les œuvres françaises que jouent, sur le Théâtre Impérial, les tournées de Coquelin, lequel est au Schloss presque aussi national que Schiller. Et puis, d’être dit en français, peut-être que ce mot indécent offre moins de dangers pour la vertu allemande… Elle a une autre manie, dont on rit beaucoup, entre soi, à Berlin… Quand, par hasard, elle va visiter un musée, elle exige que toutes les nudités des tableaux et des statues soient enlevées, ou voilées, sur son passage…

— Elle « aime des tableaux couvrir les nudités »… déclamai-je.

À quoi von B… riposta :

— Mais, rendons-lui cette justice, elle n’a pas d’« amour pour les réalités »… On raconte même, sur sa vie conjugale, certains détails qui enchanteraient l’âme puritaine de votre monsieur Bérenger… On raconte… Mais ça… comment le savoir ?…

Il conclut :

— Avec une pareille conception de la vie, de la littérature et de l’art, vous pensez si l’on s’amuse à la cour. Rien d’assommant comme ces fêtes, ces réceptions, d’un faste si lourd et glacé, d’une étiquette si rigide, d’un ridicule si funèbrement chamarré. Ce qui n’empêche nullement les plus féroces intrigues, et les passions les plus effrénées… Peut-être, de toutes les cours d’Europe, la cour de Berlin est-elle la plus corrompue… Et vous voyez qu’on n’arrive pas toujours à étouffer les énormes scandales qui éclatent… Ah ! mon cher…

Je m’apprêtais à recueillir d’amusantes et très sales histoires. Mais von B…, par pudeur nationaliste, peut-être, se déroba et il reprit :

— Il faudrait, pour animer une cour comme la nôtre, une femme qui ait un peu de ce mélange, difficile à définir, de grâce et de fierté… et que vous appelez… l’allure… de l’allure.

Et il fit, en répétant le mot, claquer deux doigts en l’air.

— La pauvre femme en manque, à un point !… Je ne puis pas vous dire. Mais c’est quelque chose qui ne court pas les rues, ni même les palais… quelque chose de très différent de la morgue, quelque chose qui s’accommode parfaitement de simplicité, et que la moindre affectation détruit… une grâce cavalière faite, avant tout, de naturel… Même en dépit de la guillotine, Marie-Antoinette est ridicule, et, surtout, elle est crispante, grinçante, exaspérante… La véritable allure est un air d’autorité qui ne s’oublie jamais, mais une autorité qui ne se laisse voir que si elle ne se montre pas… Il y faut de la grandeur avec de l’aisance, du caractère, une certaine énergie, et le don de trouver toujours des attitudes heureuses, sans jamais les composer… C’est encore comme le laisser aller d’une nature qui sent sa supériorité, et, dédaigneuse de s’incliner devant l’opinion, ne se plie qu’à la conquérir… L’éducation peut y suppléer : elle ne la remplace pas… Ce n’est pas rien de savoir se garder aussi exactement de la platitude que de cette enflure qu’on appelle, chez vous, le cabotinage… L’allure ? Combien de princes en manquent, pendant que des ouvriers l’improvisent !… Tenez, votre ami Stéphane Mallarmé en avait à revendre, dont la dignité charmeresse, indulgente à tous, n’était sévère que pour soi. Notre vieille Augusta, qui vient des ducs de Weimar, en eut à sa façon, cet après-midi de juillet 70, quand, sous les Tilleuls pavoisés, reconduisant le roi Guillaume à la gare de Friedrichstrasse, d’où il allait partir pour la frontière, elle pleurait, abandonnée sur les coussins de la calèche de gala, et dérobait, sous un mouchoir, à la foule qui l’acclamait, les larmes qu’elle ne retenait pas… Les Danoises aussi ont de l’allure, qui furent élevées à Copenhague et à Amelienborg, si simplement : la Dagmar, par instants terrible, épouse d’un butor, mère d’un imbécile ; et sa sœur d’Angleterre, plus douce, plus dame, impeccablement élégante, dont la situation, aux côtés d’un viveur, fut souvent difficile. Elles ont une grâce vraiment impériale, qui ne se dément pas.

— Et la Palatine, si laide !… Elle en fit voir, à tenir tête aux amants de son mari, aux maîtresses et aux jésuites de son beau-frère… Le soufflet qu’elle donna, en plein Versailles, à son fils, quand il accepta d’épouser une bâtarde du Roi, a de l’allure.

— Je crois bien !… Mais cette créole de Joséphine, voluptueuse, bien mieux que jolie, hardie, souvent peuple, qui fut à tout le monde et à Barras, publiquement, en même temps qu’à Bonaparte, avait, pour n’être pas née archiduchesse, autrement d’allure que la fade Marie-Louise… On peut être fagotée, et en avoir… Notre Impératrice est fagotée, Dieu sait !… mais elle n’en a point… Je sais bien que ce n’est pas beaucoup plus qu’une nuance… Et, cependant, c’est une nuance que chacun sent, un air qui n’échappe pas même aux gens les plus simples, et qui les conquiert… Ainsi, voyez, l’an dernier, l’excellente femme a passé quelques semaines au château de K… Pour plaire, sans doute, à son conquérant professionnel de mari, elle s’est mis en tête de conquérir le pays, hobereaux, bourgeois et paysans… ouvriers et pauvresses… Elle faisait des visites, en recevait beaucoup, ne dédaignait pas d’entrer au village, d’adresser, aussi gentiment qu’elle pouvait, la parole aux femmes, aux enfants, aux filles des rues et des champs… Et je vous laisse à penser les secours aux malades, les cadeaux, les friandises !… Eh bien, on ne lui a su gré de son effort que médiocrement… Elle n’a conquis personne… Sur la fin de son séjour, il m’est arrivé d’interroger, un matin, une commère, qui tricotait sur le pas de sa porte : « Eh bien ? vous êtes contente ?… Votre Impératrice, vous l’avez vue ?… Elle vous a parlé ? » – « Eh ! oui. Oh ! oui ! » – « C’est une bonne impératrice, hé ? » La paysanne arrêta ses aiguilles et me considéra : « Quoi donc ? insistai-je… Ce n’est pas une bonne impératrice ? » – « Bonne ?… bonne ? Oh ! si… elle est très bonne… mais impératrice… » Elle se remit à tricoter : « Impératrice… répéta-t-elle en secouant la tête… elle ne peut pas !… »

Nous avions fini par rester presque seuls dans cette salle de restaurant où, sous la lumière des lampes voilées, les spires des lambris, les enroulements hélicoïdaux des plafonds prenaient des apparences de fantastiques reptiles. Le vieux général, dont le visage avait passé du rouge écarlate au violet d’apoplexie, et qui avait eu beaucoup de peine à reboucler son ceinturon, venait de quitter sa table. Au dehors, sur le boulevard, nous entendions les pas cadencés d’un régiment en marche. Von B…, qui, jusque-là, avait parlé bas, haussa le ton.

— Je ne vous dirai rien du goût artistique de Guillaume… vous le connaissez… Et, d’ailleurs, il a fait se tordre de rire toute l’Europe. Le bon Allemand, qui, pourtant, ne brille pas par le goût, n’en est pas encore revenu. Berlin est une ville sans tradition d’art. Du moins, elle avait ce mérite d’être quelconque, une bonne grosse ville de province, à peine enjolivée, çà et là, par un petit souvenir de votre merveilleux dix-huitième siècle. Frédéric le Grand avait fait venir de Paris quelques notables architectes qui construisirent deux ou trois palais élégants, et une équipe de ces jardiniers de génie qui surent embaucher les saisons, et assigner leur tâche, pour l’éternité, aux gazons et aux arbustes verts. Que Berlin n’en est-il resté là ?… Hélas ! Depuis la Gründerzeit, et, surtout, depuis Guillaume, nous avons maintenant un art national, qui fait la risée universelle. Nous avons le style Guillaume II, comme vous avez le style Chauchard et le style Dufayel. En outre des rues dont les maisons ressemblent à des orgues colossales, et dont vos rues Turbigo et Réaumur ont pris le modèle à notre Friedrichstrasse, nous avons, entre autres architectures, entre autres monuments d’une laideur qu’on eût pu croire inatteignable, nous avons le gigantesque porphyre de Bismarck, et, au Thiergarten, qui n’était pas si beau, cette allée de la Victoire, où l’on voit souvent l’Empereur passer en revue la horde carnavalesque de ses ancêtres de marbre. Je dois dire que la ville s’était rebiffée contre le projet impérial, qui consistait à enlaidir notre Bois de Boulogne d’un régiment de statues. Bravement, elle avait refusé tous les crédits que l’Empereur lui demandait… Elle avait fait tout ce qu’elle avait pu, afin d’éviter à Berlin cette horreur caricaturale et funèbre. Mais, pour en finir, Guillaume paya de ses deniers – et, personnellement, il n’est pas si riche – l’exécution de ce projet burlesque, qui lui était cher, parce qu’il en avait conçu tout seul l’ordonnance et réalisé tous les dessins… Croiriez-vous que, dans un pays où elles sont l’objet d’un véritable culte, l’Empereur déteste les fleurs ?… Oui, mon cher, il les a en horreur… De les voir, aussi bien dans les jardins qu’aux fenêtres des maisons, et même représentées dans les œuvres d’art, cela lui est une sensation presque douloureuse.

— Pourquoi ?… Les juge-t-il dangereuses, comme les socialistes ?

— Non… il les trouve laides… Comme il trouve laides les statues de Rodin, les chairs les plus glorieuses de Renoir… Il préférerait qu’on décorât nos pelouses et nos parcs de massifs de sabres, de corbeilles d’obus, de plates-bandes de baïonnettes et de canons… Je vais vous raconter une autre anecdote… Un monsieur très riche légua à la ville de Berlin cette fontaine monumentale qui est à Schlossplatz. Je lui trouve du style, une éloquence à la Puget ; la fonte en est fort belle. Évidemment, c’est ce que nous avons de mieux, dans le genre, à Berlin. Le maire, selon les formes cérémonielles prescrites, invita l’Empereur à l’inauguration. Celui-ci, qui avait soulevé les plus mauvaises chicanes, accumulé toutes les difficultés administratives et juridiques pour que le legs ne fût pas accepté, refusa brutalement, presque grossièrement, l’invitation. Il ne pouvait admettre qu’on osât édifier, dans Berlin, un monument dont il n’eût pas eu seul l’idée et, de ses mains, dressé le plan, modelé la maquette. Cela lui semblait une atteinte injurieuse à son autorité, presque un crime de lèse-majesté. Son irritation était extrême. Je le voyais beaucoup à cette époque. Plusieurs fois, il me parla de cette affaire qui avait le don de l’exaspérer et qui, durant huit jours, prima toutes les autres affaires de l’État. Un soir, il s’écria, en français, car, chaque fois qu’il prononce un gros mot, c’est toujours en français : « Cette fontaine… comprends bien… je m’en fous… je m’en fous… je m’en fous… Mais je te dis que c’est une conspiration des socialistes. » J’essayai de le calmer, de le raisonner… Il m’imposa silence : « Parbleu !… je sais… toi aussi, tu es socialiste… Tout le monde est socialiste, aujourd’hui !… Ah ! mais, qu’ils prennent garde ! » Il s’en fallut de peu qu’il ne me fît jeter à la porte… Le jour de l’inauguration, quel ne fut pas l’étonnement de la foule, quand, tout à coup, elle vit apparaître l’Empereur, le visage sombre et menaçant, la moustache plus provocante que jamais !… Il se précipita sur l’estrade, interrompit le brave homme qui, à ce moment pathétique, célébrait les vertus du donateur, et il dit à peu près ceci : « Un mauvais esprit souffle sur la ville… Le socialisme relève la tête… Je ne le tolérerai point… Il faut qu’on sache bien que j’ai fait construire, à son intention, en plein cœur de Berlin, une immense caserne, remplie de troupes loyales et de mes fidèles canons… Si les socialistes bougent, je n’hésiterai pas, pour la sauvegarde de la patrie allemande, à les foudroyer… Qu’ils se le tiennent pour dit… je les foudroierai… J’en ai assez !… » Il regarda la fontaine et, haussant les épaules, il murmura, de façon à n’être entendu que des dignitaires de l’estrade : « Quant à cette fontaine… elle est ridicule… ridicule… puut !… ridicule. » Après quoi il s’en alla, en tempête, comme il était venu, laissant la foule stupéfaite de cette extraordinaire algarade… Le singulier est que l’aventure se répandit fort peu… même en Allemagne. On en parla discrètement, entre soi, et tout bas… Elle ne passa pas la frontière… C’est que, nous autres Allemands, nous avons une sorte de pudeur nationale, stupide d’ailleurs, qui fait que nous couvrons de notre manteau les ridicules de l’Empereur, comme les fils de Noé, l’indécente nudité de leur père.

Après une pause, il ajouta :

— On s’imagine que ses frasques sont longuement méditées, qu’il en calcule, qu’il en dose l’effet théâtral, à froid, pour mieux frapper l’imagination de ses sujets et des peuples… C’est une erreur… Je ne prétends point qu’il ne songe pas à abuser de sa puissance. En cela, il est homme, comme tous les autres hommes. Mais je vous assure qu’il est beaucoup moins comédien qu’on ne suppose. Il n’obéit jamais qu’à son impulsion du moment – il en a de généreuses – et il est incapable d’y résister, quitte à s’en repentir, cruellement, par la suite… Il y a beaucoup de neurasthénie dans son cas. De même que tous les neurasthéniques, l’Empereur montre, jusque dans ses actes les plus déséquilibrés, une certaine logique, une logique à rebours… Ainsi, on le blâme, par exemple, pour une décision artistique : il passe immédiatement une revue. On crie : il peint un tableau. On le siffle : il fait un opéra. On se plaint : il se déguise en musulman et s’en va pèleriner en Terre sainte. On le blague dans un journal illustré : il exige aussitôt qu’on découvre, pour le lendemain, le remède de la tuberculose. Vous me répondrez que ce sont là jeux dangereux, de la part d’un homme de qui dépend la sécurité d’un grand Empire ?… Sans doute… Mais il en a de plus dangereux encore, et que je vais vous dire, si vous n’êtes pas fatigué…



Je n’étais pas fatigué ; du moins, je ne sentais pas ma fatigue. Voulant profiter des bonnes dispositions de von B… que quatre bouteilles de vin de Moselle et du Rhin invitaient aux pires confidences, je l’engageai fort à continuer. Je jouissais de savoir ce qu’un Allemand éclairé, sans trop de parti pris, sans trop d’aveuglement nationaliste, pense de son Empereur et de son Allemagne…

Von B… alluma donc un nouveau cigare, comme font, à un moment intéressant de leur récit, tous les conteurs expérimentés, et il poursuivit :

— Voulez-vous la vérité ?… toute la vérité ?… Eh bien, on n’aime plus l’Empereur, chez nous… On n’y croit plus… On le redoute, voilà tout… et c’est ce qui fait qu’on le tolère encore. Il fatigue, il énerve, il décourage, il surmène, il embête… eh bien, oui, voilà… il embête tout le monde, depuis le premier ministre, obligé à ne pratiquer jamais que la politique du mensonge, – et la mauvaise foi finit par dégoûter même un premier ministre, – jusqu’au dernier des soldats, qui sent son fusil, son sac lui peser plus lourdement aux épaules, et qui commence à s’en plaindre… L’Europe aussi, où il se voit de plus en plus isolé, en a assez, je vous assure. Et non seulement l’Europe, mais le monde entier, que Guillaume obsède, décidément, comme un cauchemar. Nous sommes, nous, un peuple de braves gens, très travailleurs, très pacifiques ; du moins, nous le sommes redevenus. On se dégrise. Par exemple, nous avons pris au sérieux notre prospérité, et, comme le progrès ne nous fait pas peur, nous avons doté notre pays d’un outillage industriel incomparable. Pour la maintenir, cette prospérité, pour l’augmenter progressivement, nous entendons être tranquilles chez nous. Or, nous ne vivons que dans la crainte des complications imbéciles et permanentes que peut susciter, tous les jours, à toutes les heures, un homme brouillon, sans cesse agité, et qui n’est pas maître de ses nerfs… C’est intolérable… Ce que l’on reproche, ce que la nouvelle génération reproche surtout à l’Empereur, c’est d’être une fausse étiquette, trop voyante, collée, mal à propos, sur la bonne vieille bouteille allemande. Il ne lui ressemble plus ; elle ne lui ressemble plus. On commence à rire, à présent, des prétentions de la Gründerzeit, de l’art éclaboussant, mégalomaniaque, qui vient d’elle et qui pèse sur nous. Une génération arrive aux affaires, sur qui Nietzsche aura eu autrement d’influence que Wagner, une génération d’hommes plus subtils, amis de la paix, renonçant aux conquêtes impossibles, raffinés, et qui pourront changer une mentalité, héritée des fier-à-bras de 71… La force ne prime jamais le droit qu’un temps donné, car le droit finit toujours par être la force… C’est peut-être nos petits-fils qui vengeront vos grands-parents… Pour le moment, encore, nous vivons, perpétuellement, à l’envers de nous-mêmes ; je veux dire que nous devons aimer ce que nous détestons, et détester ce que nous aimons le mieux… Nous aimons la France, nous l’aimons d’autant plus qu’à aucun point de vue, – je parle de l’essentiel, – nous ne la redoutons… Et dans les journaux qu’anime l’esprit de Guillaume, il n’est jamais question que de la prendre à la gorge…

— Querelles d’amoureux !… Elles ne vous frappent que parce que Guillaume est empereur.

— Naturellement, riposta von B… Je ne lui reproche rien d’autre… Notez que lui-même… Mais, quand il est en croisière, dès qu’un yacht français est signalé quelque part… c’est plus fort que lui… il faut qu’il l’aborde, qu’il y invite, y soit invité… Mon cher, s’il avait rencontré, dans ses promenades marines, Gallay et la Merelli… je crois, ma parole d’honneur, qu’il fût allé leur faire sa cour !… Ah ! que ne ferait-il point pour dîner, à l’Élysée, entre la barbiche de M. Milliez-Lacroix et la large face luisante de M. Ruau ?… Les Français, d’ailleurs – est-ce amusant ? – sont-ils assez empoisonnés par leur vieux sang monarchique !… Je suis sûr que M. Étienne lâcherait avec enthousiasme son Gambetta ; le prince de Rohan, son duc d’Orléans, pour notre Guillaume… Et M. Massenet, M. Saint-Saëns et tous ?… Quels beaux vieux chambellans ils feraient, à notre cour !… Humiliés, courbés, et si fiers d’avoir une clé dans le dos… une clé de sol, naturellement !…

Il se mit à rire et reprit :

— Ce qu’il y a de plus grave, voyez-vous, c’est que nous commençons à nous rendre parfaitement compte qu’avec son activité fiévreuse, trépidante, incohérente, il en arrivera bien vite à surmener l’Allemagne, en attendant qu’il l’accule à quelque gigantesque krach, dont nous aurons bien de la peine à nous relever…

— Vous êtes pessimiste…

— Je suis clairvoyant… et je trouve inutile de me fermer les yeux, comme exprès… Lorsque vous avez parcouru l’Allemagne, en visitant nos villes, nos campagnes, nos usines, je suis sûr que vous vous êtes dit : « Quel pays prospère, heureux, riche ! » Et vous nous avez enviés. Certes la façade est belle. Mais entrez dans la maison. Vous ne tarderez pas à y voir des lézardes, des fissures, des fléchissements. Elle craque en bien des endroits. Pourquoi ?… En dépit de toutes ses tares, l’Empereur est intelligent, mais ce n’est qu’un homme intelligent. Quand on assume cette tâche absurdement surhumaine de se faire le maître absolu des autres hommes, il faut plus que de l’intelligence, du génie ; plus que du génie, de la divinité. Or, nos philosophes nous ont depuis longtemps démontré qu’il n’y a plus de dieux. Je dois à Guillaume cette justice qu’il a compris, comme tout le monde, que l’industrie et le commerce sont, en quelque sorte, les organes de vie, le système vasculaire d’un peuple. Ce qu’il n’a pas compris, c’est, pour que ses organes fonctionnent bien, qu’il faut leur éviter les à-coups, les ébranlements nerveux, les émotions perpétuelles, et aussi les aliments trop forts. On meurt de ne pas avoir assez de sang ; on meurt, et plus brutalement, d’en avoir trop. La congestion est pire que l’anémie. Et l’Allemagne, en ce moment, est congestionnée… L’Empereur a affolé l’industrie allemande en la faisant se ruer, vertigineusement, à toutes les conquêtes économiques. Pour que l’Allemagne fût, comme je vous l’ai dit, la première de sa classe, il l’a forcée à produire, produire sans cesse, produire encore, produire toujours. Les produits s’entassent dans les magasins, engorgent docks et greniers, s’écoulent difficilement… Il en reste des stocks énormes… Je ne vous raconterai point la désastreuse affaire de ce que nous appelons : les Aciers russes… Elle est trop connue… Voici un exemple plus humble, mais également caractéristique. Jaloux du succès mondial de vos vins de Bordeaux, de Bourgogne, de Champagne, vous savez avec quelle furia Guillaume a poussé nos propriétaires terriens et nos paysans à la culture de la vigne. Il l’a protégée de toutes les manières et dans tous les pays… Il s’est même fait placeur en vins, courtier, agent de publicité, restaurateur… À Paris, en 1900, dans ce fameux restaurant allemand, c’était, on peut dire, l’Empereur lui-même qui – encore un uniforme ! – une serviette sous le bras, le tablier de lustrine noire aux cuisses, venait vous offrir la carte de ses vins… Vous avez sûrement admiré ces immenses coteaux qui, tout le long du cours sinueux de la Moselle, étagent leurs magnifiques vignobles, et, devant ce spectacle impressionnant, vous vous êtes écrié : « Voilà de quoi saouler toute l’Allemagne et aussi tout l’univers ! » Le malheur est que la mévente, qui sévit chez vous, sévit aussi chez nous… Et le vin emplit nos chais encombrés. Les propriétaires s’inquiètent, les paysans se lamentent. L’Empereur a beau prendre des mesures tyranniques, comme, par exemple, de restreindre, dans certains restaurants, le débit de la bière, prohiber complètement les vins français dans les mess d’officiers, rien n’y fait… Notre situation économique se traduit donc par ce mot : surproduction. En vain, Guillaume parcourt les mers sur son cuirassé, comme autrefois votre Mangin parcourait, dans sa roulotte, tous les villages de France ; en vain, débite-t-il les plus extraordinaires boniments, multiplie-t-il les démonstrations les plus théâtrales et, quelquefois, les pires menaces, pour attirer les chalands et placer ses produits, la surproduction augmente, et nous en serons bientôt réduits à cette douloureuse alternative : ou bien arrêter la production, et c’est la ruine ; ou bien la continuer, et c’est la ruine encore… Remarquez que nos banques sont engagées dans ces affaires jusqu’à la garde ; que nous ne sommes pas, comme vous, un peuple de timides gagne-petit, un peuple d’épargne avaricieuse, que nous jouissons largement de la vie, dépensons ce que nous gagnons… Par conséquent, nous ne pourrons amortir, avec des sacs d’écus économisés, la lourdeur d’une crise financière… À moins…

Et ici, von B… me regarda en souriant drôlement…

— À moins que la France, la généreuse France, comme en ces dernières années, veuille bien venir encore à notre secours et rétablir, pour un temps, l’équilibre ébranlé de nos finances…

S’interrompant brusquement, il me frappa sur l’épaule :

— Car vous êtes de bonnes poires… fit-il, en faisant sonner dans la salle déserte un large rire. Avouez que vous êtes de bonnes poires ?…

Je répliquai :

— Mais, mon cher, nous n’avons rien à gagner à un krach allemand… Nous avons tout à y perdre… Une Allemagne ruinée, ce serait un malheur universel… Laissez-moi vous dire ceci : Puisqu’il est bien entendu que nous ne sommes, nous autres Français, que des prêteurs d’argent, – on nous appelle les usuriers du monde, – puisque, d’autre part, par paresse, par timidité, par manque d’outillage… et par excès de richesses, nous avons renoncé à toutes conquêtes, et même à toutes concurrences industrielles, – pourquoi ne serait-ce pas nous qui donnerions à l’Allemagne l’argent dont elle a besoin ? L’Allemagne est honnête, travailleuse, persévérante ; elle accomplit un effort immense, digne d’admiration… Elle mérite d’être soutenue dans cet effort, qui est un effort de civilisation. Outre qu’il est immoral et honteux que nos milliards servent, dans la chère Russie, à l’œuvre abominable que vous savez… ce serait, je crois, pour nous, une bonne opération financière…

— Ma foi !… vous avez raison… avoua von B… J’ai trop bu. Ce sacré vin me fait dire des bêtises…

Sur quoi, il remplit son verre et le mien…

Je lui demandai :

— Croyez-vous à la guerre ? Croyez-vous que l’Empereur pense à la guerre ?

— Jamais de la vie, répondit von B… d’une voix forte… Ça, jamais !… Malgré tous ses uniformes, en dépit de toutes les fanfares de sa parole, Guillaume n’est pas un guerrier… C’est un militaire, ce qui est très différent… Il n’est même pas brave… Il a cela de commun avec votre Napoléon que le bruit des canons faisait suer de peur…

— Hé ! mais… dites donc ?… Ce n’est pas une raison…

— Non, mais non… Ses discours, ses frasques, ses menaces ? Encore un truc… commercial… Il épouvante, parfois, l’Europe, uniquement pour rassurer nos gros usiniers qui vivent de l’armement… maintenir une industrie colossale, entretenir un outillage formidable, dont une paix sans nuages serait la ruine… Et puis, comment voulez-vous ?… Guillaume sait très bien que l’Allemagne ne peut pas acquérir plus de gloire militaire qu’elle en a… Mais…

Il se mit à pouffer de rire.

— Je ne serais pas surpris qu’il rêvât un peu de gloire navale… Hé ! hé !… Une guerre navale, peut-être y a-t-il songé ?… Heureusement, l’Angleterre…

Je ne pus m’empêcher de m’écrier :

— Ubu ! C’est Ubu !

Von B…, très au courant de notre littérature, approuva fort cette exclamation…

— Mais oui, mon cher… c’est Ubu… Ubu est d’ailleurs l’image la plus parfaite qu’on nous ait encore donnée des Empereurs, des Rois, et, disons-le, de tous ceux qui, à un titre quelconque, se mêlent de gouverner les hommes… Et, si vous le voulez bien, nous allons porter la santé de M. Alfred Jarry…

Ce que nous fîmes… Après quoi, il réfléchit, une seconde, et il dit encore :

— Il y a une autre raison qui empêchera toujours l’Empereur de déclarer la guerre : il en redoute le résultat. Certes, notre armée est forte, la plus forte du monde… Elle est exercée, entraînée, tout ce que vous voudrez… Nos arsenaux sont pleins, notre armement complet… nos forteresses en état : c’est entendu. Par malheur, nous n’avons plus d’officiers, ou, plutôt, nous n’avons plus que des officiers de parade, qui ressemblent beaucoup à ces jolis godelureaux de votre second Empire, que nous avons vus à Metz et à Sedan. Ils ne travaillent pas et ne s’occupent que de leurs plaisirs : le jeu, les femmes, et même les hommes… Vous ne pouvez imaginer la corruption qui règne parmi eux… De temps en temps, on voit disparaître brusquement un lieutenant promis au plus bel avenir, un général fort bien en cour, un courtisan de marque, un ministre qui paraissait solide… Ce n’est pas la femme… presque jamais la femme qu’il faut chercher… Quant au haut commandement, il est médiocre, pour ne pas dire détestable. Il est aux mains de généraux de cour, gorgés d’honneurs et d’argent, que les pires intrigues, les plus sales marchandages, les plus laides débauches ont amenés à la fortune… Et encore, ces généraux, ce n’est rien… Songez à cette chose affolante : Guillaume, en cas de guerre, ne laissant à personne le soin de commander ses armées… Car il a aussi des plans de guerre, comme il a des plans de statues, de tableaux, d’opéras, des plans de tout…

Ici, von B… eut une expression de terreur comique. Il s’était tu un instant, mais pour mieux rassembler sa voix qui s’éraillait.

— Et alors, mon cher, cria-t-il, nous serions battus, par la Suisse… par la Suisse… je vous dis… par la Suisse !

Comme je riais d’un rire qui se refusait à accepter une telle prophétie :

— Par moins que la Suisse… insista-t-il… Vous ne le croyez pas ?… Mais pensez donc… Aux manœuvres, où tout est prévu, où la mise en scène est réglée d’avance, où l’Empereur doit toujours être victorieux, eh bien, ces mauvais généraux ont toutes les peines du monde à ne pas le battre. Ils suent sang et eau pour ne pas le cerner, même en plaine… J’ai assisté à quelques-unes de ces manœuvres… C’est d’une bouffonnerie !… Ah ! mon cher, j’ai là-dessus, les histoires les plus désopilantes… Par la Suisse, entendez-vous ?…

Une gorgée de vin le calma. Son visage reprit un air sérieux :

— Et puis, voyez-vous… aujourd’hui, il souffle un mauvais vent sur les Empereurs et sur les armées… Même chez nous, le soldat commence à réfléchir, à sentir le dégoût de son métier. Malgré la dureté de la discipline, on parle dans les casernes ; ce n’est pas, je vous assure, pour y exalter le métier des armes et y glorifier la guerre. Pris entre la Russie et la France, comment échapperions-nous à ce grand mouvement dont le monde tout entier tressaille ?… Oh ! je ne suis pas assez bête pour croire… Non… Non… Et pourtant !… J’ignore la destinée parlementaire du socialisme allemand, et m’en inquiète, d’ailleurs, fort peu… Il y a tant de hasards dans les élections, tant de contingences mystérieuses qui en faussent la portée !… Mais je constate qu’il fait, chaque jour, des progrès dans les masses populaires et, aussi, parmi la jeunesse bourgeoise éclairée…

— Vous êtes donc socialiste, maintenant ?… crus-je devoir lui demander.

— Mon cher, je suis toujours socialiste, le soir, après dîner, affirma von B… solennellement.

Et il continua :

— Le jour où le socialisme voudra bien répudier cette sorte de sentimentalisme nationaliste, qui l’enchaîne encore à de regrettables préjugés, il accomplira de grandes choses en Allemagne et dans le monde. Ah ! le beau moment pour le désarmement ! Le peuple qui, aujourd’hui, jetterait bas les armes serait à jamais béni. Il faut être un homme politique, c’est-à-dire ne rien comprendre aux aspirations de son temps, pour redouter les conséquences de cette délivrance qui serait saluée, avec enthousiasme – que les Empereurs le veuillent ou non – par toutes les nations…

Il s’exaltait et, à mesure qu’il s’exaltait, sa voix s’embarrassait, s’empâtait dans les grands mots sonores, et il n’arrivait que difficilement à les prononcer. Il eut beaucoup de peine à achever sa tirade.

Je n’en tombai pas moins d’accord avec lui sur l’aveugle absurdité des hommes politiques.

— Sans doute, approuvai-je, les hommes politiques ne comprennent rien à ce que vous dites, et ils n’y comprendront jamais rien. Ils comprennent, pourtant, qu’ils sont intéressés à ce que continue cette effroyable gabegie militaire. Si les peuples en meurent, eux, ils en vivent… Alors ?

— Alors… allons nous coucher… et rêvons !… fit von B…, qui se leva pesamment, non sans avoir constaté que la bouteille était vide.

Il prit mon bras, dont il lui fallait l’appui, et, tout en marchant, il se remit à parler. Cet homme ne pouvait pas ne pas parler :

— Ils n’ont même pas l’air de se douter que le temps de la politique est fini… Vous savez qu’il y a des organes qui survivent aux fonctions qu’ils assuraient…

— Les survivances, oui…

— Tout le mal vient aujourd’hui de cette survivance des souverains et des hommes politiques… Je ne parle pas du Roi d’Angleterre… Mais… même notre Empereur n’est plus maître de conduire son peuple… Maximilien Harden a bien tort de lui reprocher d’aboyer tant pour mordre si peu… Vraiment, pensez-vous qu’il soit libre d’aller jusqu’au bout de ses projets ?… L’Empereur d’Autriche… oui, le vénérable Empereur d’Autriche… est moins souverain dans son empire que… que…

— Que son cousin de Monaco, sur son rocher à roulettes ?…

— Vous riez ?… Mais beaucoup moins… Le tsar de toutes les Russies n’a guère plus à dire que le prince de Bulgarie… Le mikado, lui-même… Sans aller si loin…

Et von B… se retint mal au velours insidieux d’un fauteuil…

— Sans aller si loin, vos hommes politiques, à vous, les plus conscients de l’évolution actuelle, mettez les moins inconscients, vos socialistes, ne savent même pas où les entraînera, demain, la masse ouvrière dont ils ne sont que les porte-parole embarrassés… Il y a deux ans, ils ignoraient radicalement – je veux dire comme des radicaux – les destinées du syndicalisme… Les plus malins sont ceux qui arrivent, non pas à conduire le flot de leurs électeurs, mais à distinguer, quelques semaines d’avance, entre les courants où le prolétariat bouillonne, celui qui les emportera…

— Alors ?… alors ?… répétai-je sans que ma fatigue trouvât rien de plus significatif à formuler… Alors ?

Décidément, un tonneau de vin du Rhin n’eût pas détrempé les muscles de la langue de von B… Il répondit :

— Alors à quoi bon ces organes inutiles ?… ce poids mort ?… À quoi bon ces appendices ?

Et il éclata de rire…

Je riais de le voir rire.

— Vous voulez qu’on nous en opère ?

— Hé !… Hé !… La médecine a fait son temps. L’avenir est à la chirurgie…

Il eut un hoquet…

— À la chirurgie !… Je ne crois plus du tout à la médeci… i… ne… mais… je… humpph !… je crois à la chirurgie…

— L’antisepsie à la dynamite ?… m’écriai-je, en l’entraînant à mon bras…

Il me força de m’arrêter, prononça lentement :

— L’anarchiste est un chirurgien… un chirurgien malgré lui…

— Vous vous disiez socialiste ?

— Je suis toujours socialiste, après dîner… mais…

Il me désigna, au-dessus de la porte du restaurant, le cadran d’un cartel à enluminures, où des aiguilles de cuivre se contorsionnaient…

— Il est trois heures du matin, mon cher…

Nous étions, en causant, arrivés dans le hall de l’hôtel… Tout y était éteint. Le crépuscule matinal commençait de recréer, dans la pénombre, les formes redoutables des meubles et des ornements… Von B… s’arrêta encore. La clarté du jour naissant tirait des larmes de nos yeux las.

— Ah !… Et puis… s’écria von B… tout à coup, en bâillant longuement, toutes les phrases ne valent pas une anecdote heureuse… En avons-nous dit des bêtises… des bêtises… des généralités prétentieuses, vides, inutiles, si chères à l’esprit allemand !

Un nouveau bâillement me fit bâiller… Il poursuivit en s’étirant.

— Le trait le plus mince… le plus mince… pourvu qu’il soit bien réel et humain… je le préfère à l’évolution, thèse, antithèse et synthèse de trois époques de philosophie…

Il sourit et ses yeux s’animèrent.

— Écoutez !… Je vous aime beaucoup… Je m’en vais vous dire une chose, que je n’ai encore jamais répétée… une chose inouïe… voulez-vous ?…

Je m’assis à son côté, dans un box d’acajou, sur les coussins de cuir d’un divan, dont le jour attendrissait la rougeur orangée…

— C’est une histoire qui m’a été livrée, une nuit, après boire, à Friedrichsruhe, par Bismarck, déchu… C’est vous dire qu’on peut y ajouter foi. Personne n’avait le vin plus brutal et plus sincère… À peine le vieux chancelier l’eut-il contée qu’il me parut, à une contraction de tous les plis de son masque, qu’il eût bien voulu, pourtant, la ravaler… Il n’était pas homme à regretter rien qu’il eût fait, même une sottise… Et, trop ennemi des mots inutiles, il ne me demanda même pas, après coup, le secret… Cependant, chaque fois que j’ai voulu la dire, j’ai revu, dans leurs poches plissées, ses yeux ardents, et je me suis tu… Elle m’échappe, ce soir, je le sens… Ma foi !… profitez-en…

Sa main étreignit mon genou :

— Vous ne savez pas quel a été, interrogea-t-il lentement… le premier acte d’autorité de Guillaume II ?…

Ce ne pouvait être pour attendre ma réponse qu’il s’était arrêté.

— En tout cas, vous savez avec quelle anxiété Guillaume – alors fils du prince héritier et si loin du trône où son grand-père se pétrifiait – épia les progrès de la maladie de son père, à San Remo ?… Vous vous rappelez sa fièvre parricide pendant les Cent jours du règne de notre Fritz, à Potsdam, où on avait ramené le cancéreux couronné ? Ah ! il y avait longtemps que Guillaume avait échappé à ses parents… Bismarck le leur avait pris… Un jeu, n’est-ce pas ? pour le vieux diplomate, chez qui l’énergie… farouche, se doublait de la plus belle astuce… Bismarck excitait, contre le couple impérial, l’ardeur impatiente du jeune homme… Depuis toujours, il haïssait férocement et redoutait celle qu’il appelait « l’Étrangère », et ses idées anglaises. Il haïssait également et ne redoutait pas moins le libéralisme, la loyauté de Frédéric III… Le plus beau, c’est qu’il ne pouvait prévoir les progrès que ferait, plus tard, dans l’imagination de son trop docile élève, l’appétit de toute-puissance qu’il s’appliquait à dérégler en lui… Pas un acte, pas un écrit, pas une parole du père que le chancelier n’apprît au fils à critiquer… Quant à l’influence de sa mère, on la lui démontrait funeste… anti-nationale… Les rapports, entre l’Impératrice Victoria et son fils, étaient donc des plus tendus… et des plus amers. Elle n’ignorait pas qu’il avait placé des espions jusque dans la chambre de l’infortuné malade… Tel ambassadeur d’à présent était déjà chargé, par Guillaume, d’une mission moins décorative, plus délicate, au chevet du moribond, dont l’agonie lui marchandait le trône… C’est ainsi qu’il apprit l’existence d’un journal que son père tenait depuis des années… Frédéric avait le goût d’écrire. Vous avez lu sa lettre à Bismarck, à son avènement, son journal de 70-71, et la relation de son séjour à Suez, lors de l’inauguration du canal ?… Je ne dis pas qu’il eût beaucoup de talent, et que ces écrits soient des chefs-d’œuvre… Du moins, ils témoignent d’intentions méritoires… La peur de ce journal secret hantait d’effroi le jeune Guillaume. Peut-être sa conduite y était-elle jugée ?… Peut-être des volontés dangereuses y étaient-elles inscrites ?… Il ne pensait qu’au moyen de s’emparer de ces papiers… Or l’Impératrice sut, avant la fin, les mettre à l’abri… Trompant la surveillance, pourtant minutieuse, de son fils, elle les avait fait passer en Angleterre… à la Reine, sa mère, ou à son frère, le Prince de Galles… je ne me souviens plus exactement… À peine, au bord du lit, où l’agonisant venait d’expirer, Guillaume se redressa-t-il Empereur, qu’il réclama le Mémorial. L’Impératrice feignit l’ignorance… Il insista… Il parla en maître… Il donna à sa mère l’ordre de lui obéir… Elle persista dans son système… Elle ne savait pas… elle ne savait rien… Guillaume en vint à la menacer, brutalement, de sa colère… À ses yeux secs, les larmes de sa mère paraissaient un stratagème… Plus elle résistait, plus il s’exaspérait, car il lui semblait qu’il fallait mesurer à l’entêtement de l’Impératrice l’importance des documents… En réalité, il ne pouvait supporter que, dans la première heure d’un règne si fiévreusement attendu, quelqu’un, si grand fût-il, osât lui résister… La colère emporta cet Empereur d’un jour, jusqu’à la pire démence… Il se dit qu’après tout sa mère n’était qu’une princesse de la maison dont il devenait le chef, la colonelle d’un de ses régiments, sa sujette !… « Eh bien, ordonna-t-il, violet de fureur, vous garderez les arrêts, madame… les arrêts forcés… jusqu’à ce que vous m’ayez obéi… Oui… oui… je vous mets aux arrêts… aux arrêts forcés. » En arrivant, deux heures après, à Potsdam, Bismarck trouve le palais environné d’escadrons de cavalerie en armes. L’Empereur lui apprend comment il vient de répondre à la désobéissance de sa mère… Il est encore très exalté, trouve son idée admirable : « Et qu’elle ne compte pas sur un mouvement de pitié, sur un attendrissement… non… non… jusqu’à ce qu’elle m’ait obéi… vous entendez, monsieur le chancelier ?… jusqu’à ce qu’elle m’ait obéi ! » Le chancelier reconnaissait qu’il eût pris peur, s’il n’avait appliqué toute son énergie à trouver, dans l’instant, des arguments assez forts – et pourtant respectueux – pour empêcher que durât, une minute de plus, cette bouffonnerie macabre, capable de peser sur tout le règne qui commençait. À distance, ce qui l’étonnait encore le plus, c’est qu’il eût pu s’empêcher d’éclater de rire, au nez de son souverain… « Je crois bien, me disait Bismarck, que le jeune homme avait voulu m’épater… Flanquer l’Impératrice… l’Impératrice douairière… l’Impératrice, sa mère, aux arrêts, le jour même de la mort de l’Empereur !… Ça, c’était colossal… kolossal !… » L’élève était allé, comme il arrive, beaucoup trop loin. Il fallut recourir à un silence déférent pour marquer qu’on n’approuvait pas, démontrer ensuite qu’il y avait une façon de procéder plus rigoureuse et plus efficace… Pourquoi ne pas couper plutôt les vivres à l’Impératrice ?… suspendre les apanages ?… « Je connais Sa Majesté, disait Bismarck bonhomme… Elle a de l’orgueil… Les arrêts forcés, elle peut s’y entêter… les accepter comme une sorte de martyre… Mais l’argent, Sire… l’argent ?… Qui donc résiste à l’argent ? » Il fit valoir aussi, avec beaucoup de tact, les représentations probables de l’Angleterre : « Est-ce bien le moment, Sire ? »… L’Empereur, qui avait fini par s’apaiser, goûta le conseil… Les arrêts de l’Impératrice furent levés… Les officiers remmenèrent leurs cavaliers au quartier… Et Guillaume ne fut plus qu’aux détails des obsèques et du deuil, qu’il voulait fastueux !…

— Mais la fin de l’histoire ? demandai-je.

— La lutte entre l’Impératrice et son fils dura plusieurs mois… Il en fallut au moins six…

Von B… se souleva, pour éviter le soleil qui venait de pénétrer violemment dans le hall.

— Il en fallut au moins six… répéta-t-il… pour que l’Empereur obtînt son manuscrit et l’Impératrice son argent… Ah ! c’était une gaillarde !…

Je le vis taper du pied :

— Ne voilà-t-il pas, fit-il encore, un début digne de cet Empereur qui, désespérant d’atteindre jamais à la gloire d’avoir fait un Bismarck, discerna que la gloire d’oser le renvoyer était la seule qu’on pût mettre en balance !

Il ajouta :

— Que risquait-il, après tout ?… L’Allemagne était faite.

Et tout à coup :

— Dites-moi, mon cher ?… Si nous prenions notre café au lait… avec du miel… avec du miel… ? Ils ont, ici, un miel de Westphalie !…



L’école de Dusseldorf.


Je dois des excuses à Dusseldorf.

C’est une très belle ville. Elle n’offre aucun pittoresque aux amateurs de vieilles ruines, de vieilles églises gothiques, de vieilles rues enchevêtrées et puantes… Elle n’a que de la richesse et du luxe. Mais elle en a beaucoup ; elle en a même trop. Par exemple, l’arrangement de ses parcs, de ses balcons, la grâce de ses jardins où les verdures, les fleurs et les bassins se combinent en décors merveilleux, vous font vite oublier le modern-style des magasins et des maisons. Et le Rhin y est magnifiquement impressionnant. Dans les quartiers commerçants, les étalages sont d’une rare somptuosité. Étoffes, fourrures, bijoux, argenteries, victuailles, parées comme les victimes des sacrifices antiques, vous arrêtent à chaque pas. C’est la ville des grands couturiers, des grandes modistes, des grands tailleurs.

Au centre de ce pays du fer, qui sait si bien cacher, sous les fleurs, le noir et tragique effort du travail, on se sent vraiment en pleine richesse allemande, en pleine vie plantureuse allemande. Le faste en apparaît parfois fatigant, d’une sensualité un peu bien lourde. Mais j’ai souvent trouvé à l’empressement démonstratif, à la rondeur accueillante de ces manieurs de millions et de canons, une sorte de charme à la fois effarant et persuasif, et leur vulgarité n’a rien d’antipathique ni de banal. On les sent d’ailleurs terribles. J’ai rencontré là plus d’un Isidore Lechat.

Von B…, très lié avec la plupart des gros industriels de la région, m’a introduit dans quelques intérieurs de la ville et de la campagne. La décoration en est d’un goût déplorable. Elle coûte très cher ; voilà, en plus de ce goût, tout ce que l’on en peut dire. Du reste, personne ne lui demande autre chose. Plus un objet coûte cher, plus il révèle bruyamment qu’il coûte cher, et plus ils sont fiers de lui… Américains en cela ; américains aussi dans leur façon de s’habiller et de se raser la face… Von B… affirme qu’en affaires ils sont encore plus hardis que les Américains, et d’une gaieté aussi imprévue. Il me raconte que, l’année dernière, il avait mené un Français de ses amis aux usines de M. Ehrardht, le célèbre fondeur de canons de Dusseldorf, le rival de Krupp…

— Ah ! ah ! fit M. Ehrardht, en serrant la main du Français… Vous venez voir mes pianos ?

— Comment… vos pianos ?

— Mais oui… Érard… Érard… votre Érard… Seulement, moi, c’est une autre musique… Ah ! ah ! ah !… Passez donc !

Il me raconte aussi cette anecdote :

Von B… a un ami américain. Comme la plupart des Américains, celui-ci est d’origine allemande. Il y a trois ans, cet ami vint à Paris… Il s’en alla trouver H…, le grand tapissier… Il lui dit, sans autre préambule :

— Vous allez me construire un hôtel à Londres, très beau, tout ce qu’il y a de plus beau. Quand, le 4 mai de l’année prochaine, j’arriverai à Londres, je veux trouver tout prêt : meubles, tableaux, domestiques, chevaux, voitures, automobiles… même mon dîner… Que je n’aie à m’occuper de rien… pas même d’acheter des cure-dents… Vous avez compris ?

— Oui…

— Combien ?

— Mais, balbutia le tapissier abasourdi… je… je voudrais savoir ce que vous aimez… ce que…

— Je ne sais pas ce que j’aime… interrompit l’Américain… je n’ai pas le temps de le savoir… Si je le savais, je ne vous chargerais pas… Dépêchons-nous… je suis pressé… Combien ?

— Dix millions… à peu près, risqua le grand tapissier qui avait repris un peu, et même beaucoup d’assurance…

— Pas à peu près… Exactement… Vite… Combien ?

— Dix millions, alors !

— All right… voici un chèque de quatre millions… Quand vous aurez besoin du reste… vous câblerez ! Le 4 mai, hein ?… Soyez exact… Au revoir !

Et von B… me dit :

— Ici, ils n’en sont pas encore là… mais ils y viennent… Je crois d’ailleurs que, malgré les mœurs particulières à chaque pays, les manies que donne l’argent sont partout les mêmes… Il y a une sorte d’uniforme moral que portent tous les spéculateurs milliardaires.

Le luxe extravagant de ces maisons m’étonna. Je garderai longtemps, entre autres souvenirs, le souvenir de certains plafonds où toute l’École de Dusseldorf s’est réunie pour accumuler les plus invraisemblables horreurs… Car il y a toujours une École de Dusseldorf. C’est, autant que j’ai pu comprendre, une collectivité, une espèce de syndicat de peintres, dont on ne connaît pas les noms, et qui s’acharnent aux plus singuliers travaux, dans les hôtels de la ville et les châteaux des environs… Si vous demandez :

— De qui est ce tableau ?… ce plafond ?… cette grande fresque ?

On vous répondra invariablement :

— C’est de l’École de Dusseldorf…

Dans le cabinet d’un gros métallurgiste, j’ai vu un portrait de Bismarck, en général, casqué, botté, immense, énorme, avec des reflets mauves, des reflets jaunes, des reflets verts, roses, lilas, plaqués, maçonnés sur la figure, la tunique, le casque et les bottes… Et le vieux Bismarck arrivait ainsi à ressembler étonnamment à cette jolie Madame Roger-Jourdain, dont Albert Besnard fit un portrait si frissonnant…

J’aurais bien voulu savoir de qui était ce Bismarck à reflets.

— C’est de l’École de Dusseldorf…

Je ne pus tirer rien de plus de mon gros métallurgiste.

Pourquoi notre Académie des Beaux-Arts – ah ! on ne peut jamais retrouver le nom d’aucun de ses membres – ne se constituerait-elle pas franchement en société anonyme d’exploitation artistique ?… Cela faciliterait beaucoup les transactions entre amateurs, et simplifierait la besogne des pauvres critiques d’art…

L’Empereur ne vient plus jamais à Dusseldorf. Il n’y est pas populaire, et chacun parle de lui assez librement. On ne lui pardonne pas son ingratitude envers Bismarck, qui est vénéré, ici, où tout le monde vous dit :

— Bismarck, monsieur, mais c’est l’âme même de l’Allemagne !


Le théâtre repopulateur.


Nous sommes allés au théâtre. On y joue Monna Vanna, de Maurice Mæterlinck. Vous savez le prodigieux triomphe, en Allemagne, de cette belle tragédie. On n’en compte plus les représentations, et son succès y dure toujours. Elle est interprétée avec soin, mais sans verve. La mise en scène en est somptueuse, mais sans goût. Les couleurs y hurlent ; le clinquant des accessoires vous aveugle. Ce n’est pas de la figuration, c’est de la fulguration.

Nous avons eu beaucoup de peine à trouver des places. Salle bondée, archicomble, comme on dit chez nous. Foule recueillie, plus que recueillie, extatique, comme dans une chapelle de couvent, un chœur de moines, la nuit du vendredi saint. Je n’ai jamais vu une attention aussi religieuse, de tels regards de prières, simultanément braqués sur la scène, comme sur un tabernacle, au moment où resplendit le mystère de l’Incarnation… Jamais, dans une salle, pleine à en éclater, je n’ai entendu un si impressionnant silence.

Von B… me dit, dans un entr’acte :

— Vous assistez là, mon cher, à un des spectacles les plus curieux qui puissent se voir en Allemagne… Et ce qui se passe ici, à Dusseldorf, se passe, à cette même heure, dans plus de quarante villes, où l’on joue, ce soir, Monna Vanna… Savez-vous ce qui fait, au fond, le succès sans précédent de cette tragédie ? Je vais vous le dire… C’est tout ce qu’il y a de plus allemand… Au second acte, Monna Vanna entre dans la tente de Prinzivalle « nue sous le manteau »…

Il s’était tu.

— Eh bien ? dis-je.

— Voilà !… « nue sous le manteau »… voilà tout !… Je ne prétends point que mes compatriotes ne soient pas sensibles à la suprême beauté du drame, à son admirable, son incomparable lyrisme… Non, certes… Quoi qu’on dise, l’Allemand aime la grandeur dans une œuvre de l’imagination. Quoi qu’il dise lui-même, il est beaucoup plus attaché qu’il ne croit au romantisme, et ce merveilleux romantisme, épuré de ses scories anciennes, le ravit… De plus, il est passionné de théâtre, de théâtre français, surtout. Oui, mais, ici… il y a quelque chose de plus… Monna Vanna est « nue sous le manteau ». Veuillez bien noter ceci. Si, d’un geste hardi, tout à coup, elle rejetait le manteau ; si un accident de mise en scène – que le spectateur n’attend pas, d’ailleurs – la dévêtait, et qu’elle apparût, dans sa nudité rayonnante, sur les fonds rouges de la tente, parmi les peaux de bêtes du lit ; … il serait fort offensé, protesterait, et son exaltation tomberait aussitôt… Oui, mais Monna Vanna est « nue sous le manteau »… Cela lui suffit… Et croyez bien que, pour notre bon Allemand, « sous le manteau », Monna Vanna est infiniment plus nue que « sans le manteau ». Avez-vous remarqué cette hypertension des regards, dilatés comme sous l’influence de la belladone, et si étrangement immobiles ?… Avez-vous remarqué, surtout, que quelques hommes, pour mieux isoler, pour mieux concentrer, pour mieux caresser, pour mieux réaliser l’image, ont fermé les yeux ?… Tout ce qu’il y a de passion voilée, de désirs contenus et violents dans l’âme de l’Allemand, s’est exalté à ce fait que Monna Vanna est « nue sous le manteau »… Volupté permise, luxure tolérée qui décuple, comme dans un rêve, la puissance de la vision intérieure !… Et vous allez voir, tout à l’heure, une chose encore bien plus curieuse et qui ne s’est jamais vue, je crois, en Allemagne… Aucun de ces spectateurs ne songera à souper, après le théâtre. Ils en ont perdu le boire et le manger… Ils vont rentrer chez eux, en hâte, le corps en feu, et, pleins de l’image de Monna Vanna « nue sous le manteau », ils vont doter la patrie allemande d’un petit Allemand, confectionné selon les meilleures recettes de l’Anthropogénie… Ah ! mon cher, on ne peut savoir à quel point une femme, qui, d’ailleurs, n’est pas du tout « nue sous le manteau », peut augmenter, en un soir, la population d’un grand pays, comme l’Allemagne… Les statisticiens nous le diront, peut-être, un jour…

Et il ajouta :

— Je ne comprends pas du reste que, chez vous comme chez nous, il y ait tant de solennels idiots pour vouloir proscrire du théâtre, du livre, du tableau, les images voluptueuses… Même ce qu’ils appellent la pornographie devrait être respecté, entretenu, protégé, comme une force, comme une vertu nationale, puisqu’elle facilite le rapprochement des sexes… Mais les pires agents de dépopulation, ce sont tous ces sénateurs Bérenger, protecteurs du triste et stérile onanisme…

— Alors, dis-je, vous êtes, vous aussi, pour la repopulation ?

— Moi ? fit von B… vivement. Mais, je m’en fous, complètement, mon cher…



Une soirée au music-hall.


Foule énorme à l’Apollo-Theater, où l’élément militaire domine. On ne voit que des uniformes ; on n’entend que des petits bruits de sabres.

Sur la scène, c’est le défilé accoutumé des équilibristes à paillettes et des jongleurs en habit noir, des acrobates japonais, familles anglaises, chanteuses viennoises, danseuses espagnoles, tableaux vivants, cinématographes, gommeuses françaises, qui promènent dans les capitales de quoi satisfaire la moyenne des aspirations amoureuses et artistiques de nos contemporains.

Notre loge est voisine d’une grande loge, occupée par des officiers.

Longs, minces, parfumés, un peu maquillés, sanglés dans leurs tuniques, le cou étranglé par le carcan rouge, bleu ou jaune du collet, ils ont des mines insolentes et efféminées. Leur façon de se dandiner sur des hanches trop fortes rappelle beaucoup celle des jolis petits professionnels qu’on voit rôder, sur nos boulevards, devant le Grand-Hôtel et le Café de la Paix. Ils affectent de se désintéresser de ce qui se passe sur la scène, de se montrer blasés sur toutes choses. Ils ne boivent pas, ne fument pas, et promènent des gestes las, au bout de leurs gants blancs…

Un moment, ils nous regardent en riochant, dévisagent nos femmes avec une grossièreté tellement appuyée, que l’un de nous ne peut s’empêcher de faire tout haut une observation brève, mais cinglante comme une gifle. Cris, tapage, provocations… Le pauvre von B… est obligé d’intervenir. Il le fait, d’ailleurs, avec une telle autorité que ces messieurs se taisent et, peu après, quittent la salle, en se trémoussant des fesses…

— Voilà notre armée ! dit von B…

— Voilà les armées ! rectifiai-je…

Et je contai à von B… une scène analogue, plus écœurante peut-être, que nous eûmes, durant l’affaire Dreyfus, dans une salle de l’Hôtel d’Angleterre, à Rouen, où une dizaine d’officiers français, espoir de la patrie et orgueil des salons, ne craignirent pas d’insulter, grossièrement, deux dames…



Souvenirs et rêveries dans Cologne.


De Cologne, je ne dirai rien, sinon que, pour y arriver, le voyage fut extrêmement pénible. Partout, on réparait, on raccordait, on élargissait les routes. Ce n’étaient que tas de terre et tas de pierres, ornières et fondrières. Trois fois — humiliation ! — je dus recourir à la collaboration du cheval, pour sauver la 628-E8, embourbée. L’entrée des villages, des bourgs, des petites villes était presque constamment barrée. On nous obligeait à les contourner par des chemins, à peine tracés dans des terrains humides, glaiseux, défoncés, où c’est un miracle que la voiture ne soit pas restée. Dans les parties refaites, le service de la vicinalité, — imagination satanique ! — avait disposé de gros pavés carrés, de place en place et de telle manière que, pour les éviter et pour éviter le « panache » mortel, nous devions exécuter de dangereux exercices, que je ne puis mieux comparer qu’à la danse des poignards ou des œufs. Devant tous ces obstacles, Brossette retrouvait son nationalisme, encore plus sectaire et bavard. Il ne cessait de maugréer entre ses dents serrées : « Sale pays ! » et tout ce que cette exclamation appelait de commentaires imprécatoires.

Le fait est que sa place au volant n’était pas une sinécure. Le malheureux avait les poignets rompus, et suait à grosses gouttes. Mais il trouvait tant et de si légitimes occasions d’injurier l’Allemagne que sa haine n’en perdait pas une seule, et qu’il y retrempait son courage et son adresse.

Pour comble de malchance, von B…, qui, par amitié – ah ! que le diable emporte son amitié ! – avait tenu à nous accompagner, eut une « panne d’essence », la terrible, l’insoluble panne des Mercédès, ce qui nous immobilisa deux longues heures, en pleine campagne, et pour rien : car, après ces deux heures de travail, Brossette, appelé en consultation, déclara qu’il fallait démonter toute la tuyauterie et, probablement, toute la carrosserie… Que faire ? Abandonner, sans secours, sur la route, ce compagnon malgré nous ? C’était bien tentant, mais, hélas ! impossible. On prit le parti de remorquer, à la corde, la Mercédès, jusqu’à Cologne, d’où nous étions éloignés d’une vingtaine de kilomètres.



C’est dans un état d’esprit voisin de la fureur que nous traversâmes Bonn… Je regrette maintenant d’avoir été si injuste envers cette ville. Je devais tout lui pardonner, même nos déceptions de touristes, pour cette gloire à jamais émouvante, pour cette gloire immortelle d’avoir vu naître Beethoven. Je n’y songeai pas un instant. Dois-je dire que Bonn elle-même ne fit rien pour me le rappeler ? Ce n’est pas une raison – pas même une excuse – de n’avoir montré que du mépris pour ces rues, dont je raillai la propreté glaciale, ces jardins qui, eux, me rappelèrent les plus mauvais jours de l’histoire du Vésinet, et ses mornes pelouses et ses ridicules jets d’eau ; pour ces monuments, à qui je reprochai aigrement de suer le pédantisme et l’ennui ; pour cette université surtout, qui, de tant de jeunes Allemands, ivres de bière et couturés de cicatrices, fait tant de vieux docteurs chauves, tant de vieux docteurs ès on-ne-sait-quoi !

Honteux, dans sa voiture, que nous menions à la laisse, comme un petit chien, von B…, lui non plus, ne songea pas à Beethoven. Et il ne reconnut point sa jeunesse qui le saluait, au passage, sur le seuil des brasseries, lui souriait, fraîche et toute blonde, penchée au balcon des fenêtres en fleurs… Ah ! pauvre « Vieil Heidelberg » !



Il était tard quand nous pénétrâmes enfin, lanternes allumées, dans Cologne. Le soir, les détails se resserrent, se fondent dans la masse. Des villes et des paysages, il ne reste plus que des silhouettes monochromes. J’eus l’impression que j’arrivais à Pontoise, au crépuscule. Le pont, le fleuve, les tours, les maisons en escalade, tout y était. Mais la hâte, l’activité, le mouvement de la foule, l’absence de magistrats promenant leurs familles, de bourgeois prenant le frais à la bouche des caniveaux, de boutiquiers qui se caressent le ventre, devant leurs boutiques, dissipèrent vite cette illusion patriotique.

Nous descendîmes de voiture, devant l’hôtel du Dôme qu’écrase, de son ombre, la plus colossale, la plus colossalement laide cathédrale du monde.

Le dîner fut mauvais et parfaitement maussade. Nous eûmes un von B… transformé, quinteux, querelleur, avec l’exclusivisme, les préjugés, la suffisance agressive d’un bon Allemand, abonné à la Gazette de la Croix. Il railla âprement le socialisme, défendit la cathédrale de Cologne, « qui est la plus belle cathédrale du monde », les Mercédès, « qui sont les meilleures automobiles du monde », l’Empereur Guillaume, « qui est le plus génial Empereur du monde », le goût de Berlin, « qui est le goût le plus admirable du monde », enfin, la vertu allemande, « qui est la plus solide vertu du monde »… Et il revenait à la cathédrale, avec une sorte d’hostilité comique, la bouche pleine de nourritures et de bredouillements :

— La plus belle…, vous entendez…, la plus belle du monde !…

Moi, de mon côté, puérilement, je m’acharnais :

— La plus laide… la plus laide… la plus laide du monde !

Je ne voulus même pas excepter celle de Prague, qui, au moins, proclamai-je avec un pompeux lyrisme, « a cette beauté de dresser sa masse énorme sur les hauteurs du Radchin, et de se refléter, le soir, avec les palais qui l’entourent, dans les eaux embrasées de la Moldau ».

— La Moldau ! criait von B… en haussant les épaules… la Moldau n’est belle qu’à Dresde, n’est belle que quand elle est allemande, et qu’elle s’appelle l’Elbe… Et le Rhin ?… Ah ! ah !… Le Rhin ?… Vous n’en parlez pas, du Rhin ?

Je sentis s’engouffrer, en moi, comme un grand vent, l’âme de M. Déroulède.

— Le Rhin ? déclama l’âme de M. Déroulède… Mais, mon pauvre von B…, il a tenu dans notre verre !

Jusqu’au doux Gerald qui, avec une persistance d’ivrogne, revendiquait la suprématie de Westminster et de la Tamise sur toutes les cathédrales et tous les fleuves du monde !

Si bien que nous allâmes nous coucher, mécontents les uns des autres, furieux les uns contre les autres, et contre nous-mêmes…

Ô Gœthe ! si tu nous avais entendus !… Et toi, Heine, quelles figures de grimaces ta forte et délicieuse ironie eût ajouté à cette collection hilarante de marionnettes, qu’est ton École de Souabe !




Je dormis fort mal, énervé, cauchemardé par le voisinage de cette cathédrale, sur laquelle – c’est ce qui m’irrite le plus en elle – le temps, qui use tout, s’use sans parvenir à en user qu’à peine la pierre dure. Ni la pluie, ni le soleil, ni le gel, ni le vent qui apporte les poussières corrosives, ne peuvent en adoucir les angles coupants et les lignes sèches, en modeler les découpures plates et les pleins affreusement rigides. Dans mon sommeil, son poids m’étouffait, m’écrasait ; et, du parvis jusqu’à la pointe de ses flèches, mille formes tranchantes, mille figures, aux profils d’inquisiteurs, se détachaient, entraient en moi, comme autant d’instruments de torture… Je me réveillais, en sursaut, tout haletant, les tempes glacées.

Le lendemain matin, je ne me sentis nullement disposé à revoir Cologne, ses églises, ses ponts, ses musées, et même son jardin zoologique, où, pourtant, je me souvenais d’avoir passé d’amusantes journées, parmi des bêtes splendides, et d’avoir interviewé un énorme oiseau, de la tribu des longirostres, qui ressemblait étonnamment à M. Maurice Barrès, en habit d’académicien… De tout cela, j’étais las, jusqu’au dégoût.

En voyage, il y a des moments où les plus magnifiques musées ne vous disent plus rien ; des moments où l’on ne ferait point un pas pour découvrir le plus émouvant chef-d’œuvre. L’art vous fatigue, vous énerve, comme les caresses d’une femme, après l’amour. Au sortir d’un musée, où je viens de me gorger d’art, comme au sortir d’un lit, où j’ai cru épuiser toutes les joies – toutes les joies ? – de la possession, je n’éprouve plus qu’un besoin, mais un besoin impérieux : marcher, marcher, et fumer, fumer des cigarettes, afin de mettre de la distance et un nuage entre ces mêmes décevantes illusions et moi.

Jamais non plus, autant que ce matin-là, je ne détestai cette manie traditionnelle qui nous pousse, à peine arrivés dans une ville, à nous précipiter dans ses musées, c’est-à-dire à nous inquiéter des morts, avant de nous mêler aux vivants. Et je me disais, en marchant, je me disais et me redisais tout haut, comme pour mieux m’affermir dans mes résolutions :

— Non… non… je n’irai pas au musée… Je n’irai pas…

Absolument comme un enfant, qui se dit :

— Non… je n’irai pas à l’école aujourd’hui… Non… non… je n’irai pas…

Je le connaissais, d’ailleurs, ce musée… L’idée de passer et de repasser devant les de Bruynn le Vieux, les maître Guillaume, les Grunewald, et le maître Inconnu, ne me tentait point. Même, la Vierge à la fleur de haricot, et le maître de La Passion de Lyversberg, et le maître de La Glorification de la Vierge, et le maître de L’auteur de Saint Barthélemy, et le maître des Demi-Figures… et tous les autres maîtres du Tombeau, de la Couronne d’épines, de la Lance, des Clous, de l’Éponge, du Roseau, des Olives, du Calvaire, ne m’attiraient pas davantage. Non que je n’aimasse plus ces peintres ingénus de la vieille École de Cologne. Je les aimais toujours, mais je ne les aimais pas à ce moment de vague à l’âme, où je n’aimais rien. Ou plutôt je ne m’aimais plus en eux. Ils m’étaient vraiment aussi indifférents que les maîtres modernes, le maître de la Femme au tub, le maître de La Passion et la Mort de M. Félix Faure, le maître de L’immaculée Conception de la vierge Otero. J’aimais mieux les débardeurs des quais du Rhin et les paysans qui amenaient, au marché de la ville, des troupeaux de cochons et des charretées de choux.




Je flânai sur les quais et dans les rues, sans but précis, essayant de m’intéresser au mouvement de la vie, dans cette cité opulente et active, où le catholicisme, plus agressif que celui des Flandres, m’obséda de ses tours, de ses flèches, de ses croix, de ses cloches, non moins que de ses moines, qu’on rencontre partout, traînant leurs robes brunes, leurs sandales, sur les pavés, et quêtant aux portes… Et puis, je m’arrêtai devant une belle boutique de libraire. Parmi beaucoup de livres français qui y étaient étalés, au milieu de ces auteurs inconnus en France, qui représentent la littérature française à l’étranger, par des couvertures illustrées, dont la hideur m’est intolérable, je remarquai la Correspondance de Balzac, en son édition in-8. Je l’achetai et rentrai à l’hôtel. Et, tout de suite, je sentis que j’avais gagné quelque chose à ma promenade. Désormais, j’avais de quoi alimenter mon esprit, durant cette journée, que je prévoyais ennuyeuse et sans joies : j’avais Balzac, dont le nom seul, à cette devanture de libraire, avait fait s’évanouir brusquement la cathédrale de Cologne, l’Allemagne, l’illusion des musées, et mes fantasmes. Comme je me hâtais, la pluie se mit à tomber, lente et fine, achevant de donner à la ville un aspect de mélancolie funèbre.

L’après-midi, je laissai mes compagnons sortir, et je m’enfermai, dans ma chambre, avec Balzac.

La vie de Balzac ? Un permanent foyer de création, un perpétuel, un universel désir, une lutte effroyable. La fièvre, l’exaltation, l’hyperesthésie constituaient l’état normal de son individu. Pensées, passions grondaient en lui comme des laves en bouillonnement, dans un volcan. Il menait de front quatre livres, des pièces de théâtre, des polémiques de journal, des affaires de toutes sortes, des amours de tout genre, des procès, des voyages, des bâtisses, des dettes, du bric-à-brac, des relations mondaines, une correspondance énorme, la maladie.

Après avoir récréé le monde, Balzac ne s’est pas reposé le septième jour.



Les femmes allemandes et M. Paul Bourget.


Ce même soir, von B… nous emmena souper chez un riche industriel de ses amis… Ce n’était point une réception priée. Il n’y avait là que des intimes, six ménages qui avaient l’habitude de se réunir tous les soirs. Les hommes, un peu lourds de manières, peut-être, mais fort intelligents et accueillants ; les femmes, pas très jolies, pas très élégantes, mais toutes charmantes, non point à la façon des femmes de Paris, mais charmantes, d’un charme plus sérieux, plus profond, et plus lent, qui ne vient point de leurs toilettes, ni de leur coquetterie, qui vient d’elles-mêmes, de leur naturel et de leur esprit.

La maison est fort joliment arrangée, un peu comme un intérieur anglais, où le luxe, le confort correspondent si bien aux besoins de la vie quotidienne… Les meubles, quelques-uns trop massifs, d’autres trop étriqués, ne


satisfaisaient pas toujours mon goût de la sobriété et de la ligne. Je dois dire pourtant qu’ils étaient réduits au minimum de laideur que comporte le modern-style… Ce ne fut qu’une impression momentanée, car les meubles ont ce mystère familier, qu’ils prennent très vite le visage et l’âme de leurs propriétaires. Par exemple, je fus ravi de ne voir aux murs que des tableaux français, choisis avec une décision d’art très hardie et très sûre : de très beaux paysages de Claude Monet, de puissantes natures mortes de Cézanne, les plus admirables nus de Renoir. La salle à manger est ornée d’exquis panneaux de Vuillard. Dans le cabinet de travail, des décorations de Pierre Bonnard, sobres, substantielles, harmonieuses, avec ce goût si aigu, si incisif, de l’observation des formes en mouvement, et cette qualité de matière, cette richesse de couleur, qui n’appartiennent qu’à lui. Çà et là, des van Gogh, des Vallotton, extraordinairement expressifs, des Roussel, légers, fluides, dignes de Corot et de Poussin. Un grand Courbet — paysage de roches jurassiennes — occupe magnifiquement la place d’honneur, dans le salon. Toute une suite de pastels de Lautrec, quelques-uns très libres, des aquarelles, des dessins de Guys et de Forain, égaient le lumineux escalier, ainsi que le palier du premier étage. Sur des colonnes et des socles, sur les cheminées et les meubles, des marbres et des bronzes de Rodin, de délicieux bois de Maillol. Je vis que ce choix, ni le snobisme, ni la mode, ni le désir d’étonner ne l’avaient imposé, mais une préférence esthétique très raisonnée, très intelligemment expliquée, surtout par les femmes… Il fallait donc que je vinsse en Allemagne, pour avoir la joie de voir, ainsi compris, ainsi fêté, ce que j’aimais, et, pour toute une soirée, sentir ce plaisir si rare, même en France, d’être en communion de goûts et de pensées avec les êtres qui vous entourent…

Comme je m’attardais à regarder une très importante toile de Vallotton : des Femmes au Bain, notre hôtesse me dit :

— Je suis choquée de voir que M. Vallotton n’a pas encore conquis, chez vous, la situation qu’il mérite et qu’il commence à avoir en Allemagne. Ici, nous l’aimons beaucoup ; nous le tenons pour un des artistes les plus personnels de sa génération. C’est vraiment un maître, si ce mot a encore un sens, aujourd’hui. Son art, très réfléchi, très volontaire, très savant, un peu farouche, ne tend pas à nous émouvoir par les petits moyens sentimentaux. On le sent à l’étroit, et comme mal à l’aise, dans les sujets intimes. Mais comme il se développe, comme il s’amplifie dans les grands ! Ce qui me plaît si fort en lui, c’est cette constante et claire recherche de la ligne, des combinaisons synthétiques de la forme, par où il atteint très souvent à la grande expression décorative. Je trouve qu’il y a, en lui, la force sévère, la tenue puissante des grands classiques. Sa sécheresse linéaire, qu’on lui reproche si injustement, à mon sens, est, peut-être, ce qui m’impressionne le plus, dans son œuvre… Elle a quelque chose de mural… Pourquoi ne lui donne-t-on pas, chez vous, à exécuter de vastes fresques ? Aucun autre artiste n’y réussirait davantage… Mais c’est un art perdu, aujourd’hui, je sais bien… Il ne s’accorde plus à notre civilisation bibelotière et compliquée.

Les femmes cultivées, les femmes dites intellectuelles, sont assommantes. Je les fuis comme la peste. Rien ne m’est plus odieux que leur bavardage, où s’étale, bouffonne et dindonne, une prétention à l’esprit, au savoir, à l’originalité de la pensée, qui n’est le plus souvent que l’apanage des ignorants et des sots. Elles ne peuvent avoir de l’intelligence avec simplicité. Le talent n’est, chez elles, que l’aggravation de la sottise… Nous avons en France, une femme, une poétesse, qui a des dons merveilleux, une sensibilité abondante et neuve, un jaillissement de source, qui a même un peu de génie… Comme nous serions fiers d’elle !… Comme elle serait émouvante, adorable, si elle pouvait rester une simple femme, et ne point accepter ce rôle burlesque d’idole que lui font jouer tant et de si insupportables petites perruches de salon ! Tenez ! la voici chez elle, toute blanche, toute vaporeuse, orientale, étendue nonchalamment sur des coussins… Des amies, j’allais dire des prêtresses, l’entourent, extasiées de la regarder et de lui parler.

L’une dit, en balançant une fleur à longue tige :

— Vous êtes plus sublime que Lamartine !

— Oh !… oh !… fait la dame, avec de petits cris d’oiseau effarouché… Lamartine !… C’est trop !… C’est trop !

— Plus triste que Vigny !

— Oh ! chérie !… chérie !… Vigny !… Est-ce possible ?

— Plus barbare que Leconte de l’Isle… plus mystérieuse que Mæterlinck !

— Taisez-vous !… Taisez-vous !

— Plus universelle que Hugo !

— Hugo !… Hugo !… Hugo !… Ne dites pas ça !… C’est le ciel !… c’est le ciel !

— Plus divine que Beethoven !…

— Non… non… pas Beethoven… Beethoven !… Ah ! je vais mourir !

Et, presque pâmée, elle passe ses doigts longs, mols, onduleux, dans la chevelure de la prêtresse qui continue ses litanies, éperdue d’adoration.

— Encore ! encore !… Dites encore !

Ces façons sont inconnues de la femme allemande. Chez elle, on sent que la culture n’est pas une chose exceptionnelle, ni de métier, qu’elle n’est pas une aventure, une religion, et – qu’on me permette ce mot peu galant – une blague. La femme allemande ne cherche pas à nous étonner, à nous éblouir ; elle cherche à s’instruire un peu plus, à comprendre un peu plus, au contact des autres. Elle a de la sincérité, du naturel, de la passion, de l’intelligence, – ce qui est une grande séduction, – et, comme elle appartient à une race, douée au plus haut point de l’esprit critique, il arrive que, sans le vouloir, elle nous embarrasse souvent, jusque dans les choses que nous croyons le mieux connaître. Ce que j’apprécie surtout, en Allemagne, ce que je considère comme la plus précieuse de toutes les élégances féminines, c’est que la femme la plus solidement instruite sait rester femme, n’être jamais pédante. Ses devoirs d’épouse, de mère, de maîtresse de maison, ne l’humilient pas, ne lui causent ni gêne, ni ennui, ni dégoût. Elle les concilie très bien avec ses désirs, sa passion de culture intellectuelle. J’ai même remarqué qu’elle met à remplir ses devoirs plus d’honnêteté, de rigueur, plus de joie, parce qu’elle en comprend mieux le sens supérieur ; plus de grâce aussi, parce qu’elle en sent davantage la beauté pénétrante et forte. Je n’ai jamais aussi bien compris qu’une femme intelligente, qui sait être intelligente, n’est jamais laide. Et je crois bien que c’est ici que j’ai contracté cette sorte de haine, ou de pitié, je ne sais, pour la très belle femme qui s’obstine à ne vouloir nous charmer que par sa beauté inutile, et par ses robes de Doucet, et par ses chapeaux de Reboux.

Cette soirée, dans cette maison, nous fut un délice. Les femmes savaient tout, parlaient de tout, – même des choses françaises, frivoles ou sérieuses, – avec une précision, une justesse, et des détails qui allèrent jusqu’à nous stupéfier. Comme j’étais encore tout frissonnant de mes souvenirs sur Balzac, je mis la conversation, le plus naturellement du monde, et avec l’espoir, sans doute, d’un petit succès, sur notre grand romancier. Oh ! ma surprise, et – pourquoi ne pas l’avouer ? – ma déception de voir qu’elles le connaissaient aussi bien, sinon mieux que moi !… Pas dans sa vie, peut-être, mais dans son œuvre. Aucun des personnages de La Comédie humaine ne leur était étranger… Elles en commentaient la signification, le caractère, la portée sociale, avec un sens très averti des passions humaines, et sans la moindre pruderie.

L’une dit :

— Bien qu’il y ait, dans ses livres, un fatras mélodramatique qui me fatigue quelquefois, et qu’il peigne des mœurs – les mœurs parisiennes – qui ne nous sont pas toujours très familières, Balzac est, de tous vos écrivains – de tous les écrivains, je pense – celui qui me semble avoir exprimé la vie – non pas seulement individuelle, mais la vie universelle – avec le plus de vérité et le plus de puissance… Gœthe me paraît tout petit, tout menu, à côté de ce géant. Certes son intelligence est incomparable. Mais qu’est l’intelligence de Gœthe, auprès de cette intuition prodigieuse, par laquelle Balzac peut recréer tout un monde et le monde ?… Il est un peu désespérant… La vie, non plus, n’est guère belle, même chez nous, où l’hypocrisie nous tient lieu de vertu… C’est pour cela qu’on ne le comprend pas toujours très bien en Allemagne… Nous nous vantons de n’aimer que les méthodes expérimentales, mais nous sommes, plus qu’on ne croit, encore asservis aux dogmes du vieux romantisme de Schelling… Malgré nos savants, toute métaphysique n’est pas morte, chez nous… Quoiqu’on dise, croyez-moi, la vie nouvelle qu’apporta Nietzsche, n’a pas germé, partout, sur la terre allemande.

Puis, ce fut le tour de Renan, de Taine, de Zola, de Flaubert… de tous, et même – dégringolade ! – de M. Paul Bourget.

Elles étaient curieuses – comme d’un petit jeu de société, j’imagine – de savoir ce que je pensais de M. Paul Bourget… Est-ce que, vraiment, je pensais quelque chose de M. Paul Bourget ? Bah !

Je répondis :

— J’ai connu Bourget autrefois… Je l’ai beaucoup connu… Nous étions fort amis. Cela me gêne un peu, pour en parler… Et puis, il a pris par un chemin… moi par un autre… Mais il y a si longtemps de cela qu’il me semble bien qu’il est mort…

Je mis un temps, comme à la Comédie, et :

— C’était un garçon intelligent… déclarai-je, sur un ton d’oraison funèbre.

Elles se récrièrent… J’insistai bravement :

— Je vous assure… intelligent… très intelligent… Tenez, c’est peut-être Bourget qui a le mieux senti Balzac… qui en a le mieux parlé… Il était très jeune, alors… et charmant… Il avait une certaine générosité d’esprit… sauf que, déjà, il n’aimait pas les pauvres… Oh ! il avait les pauvres en horreur… Il ne les trouvait pas dignes de la littérature… ni de l’humanité… Étant plus jeune que moi, il me protégeait, m’éduquait, me tenait en garde contre ce qu’il appelait les emballements un peu trop naïfs, un peu trop grossiers aussi, de ma nature… Un jour que nous remontions les Champs-Élysées, il me dit : « Laissez donc les pauvres… ils sont inesthétiques… ils ne mènent à rien. » Et, me montrant les beaux hôtels qui, de chaque côté, bordent l’avenue : « Voilà, cher ami… C’est là !… » Ah ! si j’avais su profiter de ses leçons… Enfin, il était charmant… Depuis, la vie, n’est-ce pas ?… toutes sortes d’ambitions…

— Il est si ennuyeux !… s’écria une dame, avec une conviction qui nous fit tous éclater de rire…

— Enfin, comment est-il ?… demanda une autre dame… Est-il vrai que les femmes françaises raffolent de lui ? Je ne puis le croire…

— Mon Dieu !… elles ont peut-être raffolé de lui, autrefois. Oh ! autrefois… Tout est possible. Il le croyait, d’ailleurs… Mais Bourget a cru à tant de choses… auxquelles il ne croyait pas !… Maintenant, il est gras, un peu bouffi, et il est très, très vieux… Il ne flirte plus guère qu’avec Joseph de Maistre, M. de Bonald, la monarchie, le pape…

— Pauvre garçon !… gémit la dame, avec une voix et une mine également compatissantes.

— Ne le plaignez pas… Il y a là aussi des dessous à chiffonner… Il est vrai que ce ne sont plus ceux de la dame au corset noir.

Un souvenir, alors, me revint :

— Le vieux père Augier, qui était un bourgeois impénitent, m’a fait, sur Bourget, un mot qui le biographie assez bien… Il est pittoresque, mais un peu vulgaire… Je n’ose…

— Dites… dites !…

— Eh bien, Augier m’a dit… il me l’a même dit en vers : « Votre Bourget, mon cher, mais c’est un cochon triste !… » Je rapportai le mot à Bourget… Il s’en montra ravi…

— À cause de « triste » ?… sans doute…

— Non… à cause de « cochon »… C’était bien plus avantageux pour un romancier psychologue…

— Cela est très drôle… Mais vous ne nous avez toujours pas dit comment il est ?…

— Je vais, si vous le permettez, vous raconter encore une histoire… La dernière fois que je vis Bourget, c’était à Cannes, comme vous devez le penser… Maupassant nous avait invités à déjeuner sur son yacht… En me voyant, attendant, moi aussi, sur la jetée, le canot du Bel Ami, Bourget ouvrit les bras, s’exclama : « Vous ?… Ah ! que je suis heureux !… Il y a tellement longtemps !… Cela me fait une telle joie de vous revoir !… Toute ma jeunesse ! »… Et il m’embrassa, le cher Bourget… Après quoi : « Vous savez ?… Vous allez être très étonné… Vous verrez un Maupassant transformé… oh ! transformé ! » L’orgueil riait par tous les plis de sa face… Il me confia : « Vous savez ?… Je l’ai enfin amené à la psychologie, oui, mon cher, à la psychologie ! »… C’était, en effet, l’année où le pauvre Maupassant écrivait Notre Cœur, hélas !… Bourget remarqua mon peu d’enthousiasme… Il me le reprocha : « Comment ? fit-il… ce n’est donc pas une chose énorme… énorme ? » – « Si… si… dis-je… oh ! si ! » – « Mais c’est le plus grand événement de ce temps… Quel malheur que Taine soit mort ! Comme il eût aimé cela ! » Il ajouta : « Ç’a été dur !… Maintenant, Dieu merci, c’est fait !… » Sur le Bel Ami, nous trouvâmes M. Jacques Normand, M. Henry Baüer, M. Valentin Simond, alors directeur de L’Écho de Paris, et ce bon docteur Cazalis, qui songeait déjà à guérir les rhumatismes aixois par la méthode préraphaélite… Le déjeuner fut morne, morne… Maupassant ne disait pas un mot… Il était si affreusement triste, il nous regardait avec des regards si étranges, si étrangement lointains, que je ne pus m’empêcher de lui demander : « Qu’est-ce que tu as ?… Es-tu malade ? »… Il se décida enfin à répondre : « Non… Je ne suis pas malade… seulement… voilà… tu comprends ?… Hier… tiens !… à la place où tu es, il y avait la princesse de Sagan… là, où est Baüer, la comtesse de Pourtalès… Qu’est-ce que tu veux ? » J’étais, en effet, très étonné… mais pas de cet étonnement admiratif que m’avait promis Bourget… Maupassant avait levé ses bras vers le plafond d’acajou verni, puis les avait laissé retomber, avec accablement… Maintenant, le coude sur la table, la tête appuyée sur sa paume, l’œil cerclé de rouge, et déjà tout brouillé par la buée trouble de cette folie qui devait bientôt l’emporter, il répéta, en bredouillant : « Qu’est-ce que tu veux ?… qu’est-ce que tu veux ? »… Puis : « Ces femmes-là… je les adore… parce que, mon vieux, vois-tu ?… elles ont quelque chose que les autres n’ont pas, et qu’avaient nos aïeules… nos chères aïeules… l’amour de l’amour ! » Tous, nous avions le cœur serré, sauf Bourget qui, s’adressant à Maupassant, lui demanda : « Et Notre Cœur ?… Où en êtes-vous ? » Et, comme Maupassant ne répondait pas, faisait un geste vague : « Quel beau titre ! » s’écria Bourget, qui nous prit à témoins… « Vous verrez… ce sera le plus merveilleux livre !… Un livre extraordinaire ! » Il eut le courage ou l’inconscience d’appuyer plus lourdement encore : « Il me le doit… car c’est moi qui l’ai amené à la psychologie… N’est-ce pas, Maupassant ?… c’est moi ? Dites que c’est moi ? » Alors, Maupassant hocha la tête, et il se mit à rire, d’un rire pénible qui me fit l’effet d’une sonnerie électrique qui se déclenche… Jamais, rien de si douloureux, de si funèbre… Voilà donc où il en était, ce rude garçon, que, tant de fois, sur les berges de la Seine, bras nus, maillot collant, j’avais vu manier l’aviron avec un si bel entrain de joyeux canotier !… Ce furent d’atroces moments… Je fis tout pour abréger cette angoissante visite. On nous débarqua à Antibes… Bourget voulut, à toutes forces, me reconduire jusqu’au train qui me ramenait à Nice… Comme nous nous quittions, je lui frappai sur l’épaule, et je lui dis : « Ah ! oui !… vous l’avez amené à la psychologie… Il y est, le pauvre bougre… il y est en plein !… Mes compliments, mon cher Bourget… » Depuis, je ne l’appelle plus « mon cher Bourget », ni même « Bourget », je ne l’appelle plus du tout… Car je ne l’ai jamais revu… C’est le général Mercier qui l’a revu…



Nos colonies.


Le lendemain, von B… rentrait à Berlin par le chemin de fer ; sa Mercédès aussi… Nous, nous filions sur Mayence…

À Mayence, nous avons rencontré un certain docteur Herrergerschmidt, le vieil Allemand classique, comme il s’en trouve encore, dans les stations de la Suisse, l’Allemand à longue redingote, à barbe broussailleuse, et à lunettes rondes. Mais je constate que la race s’en perd, de plus en plus.

Épigraphiste de son métier, le docteur a rapporté de Tunisie de très belles pierres puniques, à moins qu’elles ne fussent phéniciennes – il n’est pas encore fixé – et qui offrent, pour l’Histoire, un intérêt capital, en ce sens qu’elles sont absolument indéchiffrables…

— Indéchiffrables, répète-t-il, avec admiration… C’est là le plus beau !

Il en a fait don au musée de Francfort, qui les a refusées…

— Oui, monsieur, refusées… Ce sont des ânes !…

Il consent à me les céder pour pas très cher… pour presque rien…

— De si belles inscriptions !… Syriaques, qui sait ?… ou, peut-être, persanes ?… Pour quelques marks !…

Mais je refuse, moi aussi… Le docteur n’insiste pas davantage, hausse les épaules, et :

— Bêtise !… fait-il simplement… Bêtise !

Il connaît beaucoup le Maroc, pour avoir placé à Tanger, et même, à Fez, assure-t-il, un lot important de machines à coudre et à écrire… « pas puniques, pas phéniciennes… non… allemandes, monsieur… Ah ! ah ! ah !… De la bonne fabrication allemande !… » Il s’écrie :

— Très beau, le Maroc !… Un pays, très beau… Et les Marocains, de très braves gens, monsieur… de si excellentes gens !… Ah ! les braves gens !…

Nous parlons de la toute récente frasque de l’empereur Guillaume, son débarquement à Tanger… Le docteur dit :

— À quoi bon faire des choses si inutiles ?… Toutes ces démonstrations bruyantes… théâtrales… Ah ! je n’aime pas ça… Oui… je sais, l’honneur national ?… Mais l’honneur national, monsieur, c’est le commerce… Et le commerce allemand va très bien au Maroc… Il va très bien, très bien… parce que nous avons, au Maroc, des agents admirables… admirables… oui, monsieur… les meilleurs agents du monde… les Français !…

Un rire agite, dans tous les sens, tous les longs poils de sa barbe… Et il reprend sur un ton où l’ironie est restée…

— J’aime beaucoup les Français… Vous autres Français… vous avez de grandes… grandes qualités… des qualités brillantes… énormes… vous êtes… vous êtes…

Il cherche à définir ce que nous sommes, nous autres Français… à citer des exemples caractéristiques de nos si brillantes qualités ; et, ne trouvant ni définition, ni exemples, il s’en tient, décidément, à sa première affirmation, si vague :

— Enfin… vous avez de grandes qualités, ah !… Mais, excusez-moi… vous n’êtes pas toujours faciles à vivre… Autoritaires en diable… tracassiers, agressifs, chercheurs de noises et de querelles… un peu pillards… hé !… hé !… et même cruels… – je parle, dans vos colonies, vos protectorats… partout, où vous avez un établissement, une influence quelconque… – est-ce vrai ?… Enfin, on vous déteste… on vous a en horreur !… Hein ?… Vous en convenez ?… C’est très triste…

Voyant que je ne réponds pas, il va, il va, le bon docteur.

— Alors, les indigènes ne pensent qu’à se soustraire à votre autorité… à ruiner, s’ils le peuvent, votre influence… Et s’ils trouvent une bonne occasion – on trouve toujours une bonne occasion – de vous embêter, de vous massacrer, de vous supprimer… Dame ! écoutez donc ?… Ne vous fâchez pas, monsieur… Nous causons, n’est-ce pas ?… Je fais de l’histoire… Je fais votre histoire… votre histoire coloniale… et même votre histoire nationale… Si elle a été souvent glorieuse – mais qu’est-ce que la gloire, mon Dieu ? – elle n’a pas été toujours bien généreuse… Toutes ces querelles… toutes ces guerres… tout ce sang… au long des siècles !… Enfin, n’importe… J’aime beaucoup les Français… Nous leur devons la grandeur allemande… On ne peut pas oublier ça !… Ah ! ah !… Et tenez… je suppose… au Maroc… parfaitement… au Maroc, il y a aussi des Allemands… Les Allemands sont lourds, bêtes, ridicules… Ils boivent de la bière et mangent des saucisses fumées… Je sais… je sais bien… Mais ils sont gentils avec le Marocain… Ils respectent ses mœurs, ses coutumes, sa religion, son droit à rester un être humain… Ils l’aident, à l’occasion, et, au besoin, le défendent, sans l’exciter ostensiblement contre les autres… Ils lui donnent confiance… Et, comme il y a toujours quelque chose à faire, au Maroc, quelque chose à y vendre… hé, mon Dieu, c’est l’Allemand qui profite tout naturellement des bonnes dispositions de l’indigène, et de sa haine contre les Français… Voyez-vous… ça n’est pas plus compliqué que ça !… La diplomatie, monsieur… quelle sottise !… Moi, j’aurais été l’Empereur, je ne me serais mêlé de rien. J’aurais dit, en fumant tranquillement ma bonne pipe de porcelaine : « Laissons faire les Français… Ils travaillent pour nous… » Et, là-dessus, j’aurais pris un grand verre de cette bière excellente, qui nous rend stupides et si lourds…

Tout à coup, il embrouille encore plus sa barbe, dont les mèches dorées se projettent de tous les côtés.

— Tenez ! propose-t-il… Nous allons faire un pari… c’est cela… un petit pari… Nous allons parier mes très belles pierres puniques contre ce que vous voudrez… ce que vous voudrez, ah !… Nous allons parier que, si les Français quittaient le Maroc, et qu’il ne restât plus, au Maroc, avec les Marocains, que des Allemands… il n’y aurait plus d’embêtements… plus de grabuges, d’anarchie, de guerres, de massacres… plus rien… Le Maroc redeviendrait, subitement, une sorte de Paradis terrestre… Vous ne voulez pas ?… Non ? Vous avez raison…

Puis, après un petit silence :

— Vous ne voulez pas non plus, décidément, de mes inscriptions puniques, phéniciennes, syriaques ou persanes ?… Allons, monsieur, cent marks ?… Non plus ?… Dommage… dommage !…



Strasbourg.


Après avoir traversé le Rhin à Kehl, en dépit de nos lettres de recommandation et de nos beaux cachets rouges, nous avons dû passer par de longues et coûteuses formalités douanières. Absolument libre, en Allemagne, la circulation automobile subit en Alsace des règlements vexatoires, qui ont pour résultat de gêner beaucoup le commerce alsacien. Les hôteliers, les marchands, et surtout les propriétaires de ces luxueux garages installés dans les villes, supplient le gouvernement de rapporter des mesures qui les ruinent, en éloignant, de plus en plus, les automobilistes de ces régions admirables, hier encore très fréquentées pour la joie et au bénéfice de tout le monde. Mais le gouvernement reste sourd à ces doléances. Il a encore de la défiance, une sorte de rancune sourde contre ce pays.

Je n’avais pas revu Strasbourg depuis 1876. Faut-il dire que je ne l’ai pas reconnue ? À l’exception du quartier de la cathédrale, et de ce vieux quartier si pittoresque, qu’on appelle la petite France, rien d’autrefois n’est resté. Et encore, ces derniers vestiges, où nous nous retrouvons, vont bientôt disparaître. La pioche y est déjà. Aujourd’hui Strasbourg est une ville magnifique, spacieuse, et toute neuve, la ville des belles maisons blanches et des balcons fleuris. Nous n’en avons pas une pareille en France. Les larges voies des nouveaux quartiers, luisantes comme des parquets suisses, les universités monumentales, tous ces palais élevés à l’honneur des lettres, des sciences, et des armes aussi, par lesquels l’Allemagne s’est enfoncée jusqu’au plus profond du vieux sol français, ces jardins merveilleux, ce commerce actif qui, partout, s’épanouit en banques énormes, en boutiques luxueuses, et cette armée formidable qui veille sur tout cela, doivent faire réfléchir bien douloureusement ceux qui gardent encore, au cœur, d’impossibles espérances. Ah ! je plains le pauvre Kléber qui assiste, sur sa place, impuissant et en bronze, au développement continu d’une cité à qui il a suffi d’infuser du sang allemand pour qu’elle acquît aussitôt cette force et cette splendeur. Telle fut, au moins, ma première impression.

Je n’ai pas la prétention, en traversant une ville, de juger de sa mentalité. Un voyageur est dupe de tant d’apparences ! Et tant de choses lui échappent !… Mais j’ai longuement causé avec un Alsacien très intelligent, qui ne se paie pas de mots. Il m’a dit :

— Strasbourg est complètement germanisée… Quelques familles bourgeoises résistent encore. Mais leur résistance se borne à ressasser, en français, d’anciens souvenirs, le soir, autour de la lampe… Elles n’ont ni influence, ni crédit. N’oubliez pas, non plus, que le prêtre, en ce pays très catholique, s’est fait tout de suite l’agent le plus ardent, le plus écouté de la conquête définitive. Par intérêt, par politique, le prêtre est devenu profondément, agressivement allemand. Il n’a même pas attendu le dernier chant du coq gaulois, pour renier sa patrie !… Au vrai, il n’y a plus ici que très peu d’Alsaciens, noyés sous un flot d’Allemands qui, après l’annexion, sont venus en Alsace, comme on va aux colonies, prospecter des affaires et chercher fortune. Ce n’est pas la crème de l’Allemagne. Nos fonctionnaires, tous allemands aussi, ne sont pas, non plus, la crème des fonctionnaires. Beaucoup avaient de vilaines histoires, là-bas… Au lieu de les mettre en prison, on les a mis en Alsace… Et ils espèrent se faire pardonner, en affichant un zèle exagéré… Ils sont rigoureux, formalistes, très durs, et nous tiennent sous une tutelle un peu humiliante… Par exemple, nous avons ce qu’il y a de mieux comme armée… Sous ce rapport, on n’a pas lésiné, pas marchandé… vingt mille hommes !… Les meilleurs, les plus solides régiments de tout l’Empire… Oh ! nous n’en sommes pas très fiers… Je dois dire pourtant que les militaires ont beaucoup perdu de leur arrogance, de leur morgue… Les officiers sont affables, se mêlent davantage à la vie générale, vivent en bonne harmonie avec l’élément civil… Beaucoup sont riches et font de la dépense… Et puis, les musiques, qui se prodiguent dans les squares et sur les places, sont excellentes…

Comme je lui parlais de l’énorme développement de la ville :

— Oui !… fit-il assez vaguement… C’est surtout un décor, derrière lequel il y a bien de la misère… pour ne rien exagérer, bien de la gêne. Quoique l’Alsace ait un sol fertile, et qu’elle soit, pour ainsi dire, la seule province agricole de tout l’Empire, nous n’en sommes pas plus riches pour cela. La crise économique, qui frappe les centres industriels de la métropole, nous atteint, nous aussi… Les impôts nous écrasent… La vie est horriblement chère, quarante-cinq pour cent de plus qu’autrefois… Matériellement, nous ne sommes donc pas très heureux… Moralement, politiquement, nous restons, sous l’autorité de l’Allemagne, ce que nous étions sous celle de la France : soumis, passifs, et mécontents… On se trompe beaucoup en France sur la mentalité et la sentimentalité de l’Alsacien. Il n’est pas du tout tel que vous le croyez, tel que le représentent de fausses légendes, et toute une littérature stupidement patriotique… L’Alsacien déteste les Allemands, rien de plus exact… Vous en concluez qu’il adore les Français… Grave erreur ! S’il est vrai que dans l’imagerie populaire et les dictons familiers d’un pays se voie et se lise l’expression de ses sentiments véritables, vous serez fixé tout de suite quand vous saurez, de quelle façon peu galante et pareille, l’Alsacien traite les Allemands et les Français. Il dit des Allemands qu’ils sont des schwein, des porcs ; il appelle les Français, des « welches » !…

Je croyais avoir entendu : des belges. Je lui en fis la remarque.

— Welches… belges…, c’est le même mot, répondit-il. Et croyez que, dans son esprit, ceci n’est pas moins injurieux que cela. Au fond, ça lui est tout à fait indifférent d’être Allemand ou Français… Ce qu’il voudrait, c’est être Alsacien… Ce qu’il rêve ?… Son autonomie… Seulement, saurait-il s’en servir ?… J’ai bien peur que non… Un esprit de discipline traditionnel, atavique, le fait obéir, en rechignant, obéir tout de même, tantôt à la France, tantôt à l’Allemagne… Mais, livré à lui-même, je crains qu’il ne se perde dans toutes sortes de querelles intestines. Je ne crois pas qu’il sache, qu’il puisse se conduire tout seul… Il a besoin qu’on le mène par la bride… Fâché, il devient vite agressif, abondamment injurieux… Si vous connaissiez son patois ?… Oh ! bien plus riche en couleurs que l’argot parisien… Excellent homme, d’ailleurs, qu’il faut aimer, car il a de fortes qualités…

Il sourit, et je pus constater que son sourire n’avait aucune amertume.

— Je vous dis mes craintes… Craintes tout idéales, n’est-ce pas ?… Car l’autonomie de l’Alsace, voilà une question qui n’est pas près de se poser…

Il ajouta :

— Peut-être, de devenir Allemands, y avons-nous gagné un peu de dignité humaine… Tenez, sous l’Empire, Colmar était ignoblement sale, puante, décimée par la fièvre typhoïde. Elle n’avait pas d’eau, et en réclamait, à grands cris, mais vainement, depuis plus de cent ans. Le lendemain même de la conquête, le premier acte du gouvernement allemand a été d’amener, du Honach, d’abondantes sources d’une eau excellente, avec laquelle on a inondé et purifié la ville… Oui, les Allemands nous ont appris la propreté et l’hygiène, ce qui n’est pas négligeable, et l’insouciance de l’avenir, ce qui nous a fait une âme moins sordide et moins âpre. L’Allemand – je ne dis pas le juif allemand – l’Allemand ignore l’économie. Il est – non pas fastueux – car le faste suppose une imagination dans le goût, ou une ostentation dans la personnalité, que l’Allemand n’a pas, – mais très dépensier. Il dépense tout ce qu’il a, et souvent plus que ce qu’il a, au fur et à mesure de ses désirs et de ses caprices, presque toujours enfantins et coûteux. Un détail assez curieux… À Berlin – je dis Berlin, c’est toute l’Allemagne que je pourrais dire – le jour même des vacances, plus de deux cent mille familles quittent la ville… Elles vont s’abattre un peu partout, mais particulièrement en Suisse… Vous avez dû les rencontrer, au bord de tous les lacs, au sommet de toutes les cures d’air… Ces braves gens, un peu naïfs, un peu bruyants, un peu encombrants, emportent avec eux tout l’argent qu’ils ont chez eux… Soyez sûr qu’ils ne rentreront à la maison que lorsqu’ils auront usé jusqu’à leur dernier pfennig… Aussi les universités, les collèges, les pensions, qui connaissent ces mœurs-là, obligent-ils les pères de famille à payer, avant de partir, la future année scolaire de leurs enfants… Sans cela… cette fameuse instruction !…

Il se mit à rire.

— Eh bien, nous devenons, un peu, comme ça…

— En somme ? quoi ? interrogeai-je… vous n’êtes pas trop malheureux, sous le régime allemand ?

Il répondit simplement :

— Mon Dieu !… On vit tout de même… Quand on ne peut pas être soi… d’être ceci, ou bien cela… Turc, Lapon, ou Croate… allez… ça n’a pas une grande importance…

— Et la Lorraine ?

— Ça, c’est une autre histoire… Elle est restée française, jusque dans le tréfonds de l’âme… Sourires ou menaces, rien n’entame ce vieux sentiment, obstiné et profond… comme l’espérance…



Berlin-Sodome.


Comme nous allions quitter Strasbourg, pour parcourir l’Alsace, au moment même de nous installer dans l’auto, nous vîmes accourir, épanoui d’aise, toujours aussi peu soigné, fatiguant sa barbe et polissant son front, mon ami Albert D… Il paraissait essoufflé mais ravi de la rencontre. Il promenait en Allemagne ce vêtement et un chapeau qui ne sont pas, depuis quelque quinze ans, indifférents qu’aux saisons, comme je le croyais, qui le sont aussi aux latitudes et aux frontières, j’eus la surprise de le constater…

— Enfin, s’écria-t-il après s’être incliné devant les dames, enfin !… Je trouve des Français… je trouve des Parisiens, des êtres simples, candides… des êtres normaux et vertueux… Laissez-moi vous regarder !

Ses lèvres s’avançaient pour rire ; il ne criait pas moins fort que, rue Laffitte ou rue Richepanse, lorsqu’il parle d’art, et ne forçait pas moins sa voix jusqu’au fausset.

— Oui, mes amis, j’arrive de Berlin… Vous n’avez pas été, cette fois-ci, jusqu’à Berlin ?… Allez à Berlin… allez-y… il faut absolument aller à Berlin… Il faut le voir, le revoir… C’est prodigieux… kolossal !… comme ils disent… Allez-y !…

Et, me prenant par le bras comme pour m’y entraîner, il parlait toujours :

— Toutes les fois que j’y reviens, j’y ai une surprise nouvelle… C’est que j’ai connu Berlin, en 56, moi… Une grande ville de province, pleine de soldats, triste, l’air pauvre. À présent, le luxe s’y étale… brououu… Et le dévergondage ?… Brououu !… Ah !… Kolossal !…

Ses yeux se bridaient dans la grimace qu’il faisait en riant, et il baissait la voix en m’emmenant à l’écart avec Gerald.

— Des pédérastes ! des pédérastes !… Tous pédérastes !… Les plus grands seigneurs, les officiers, les ministres, les artistes, les chambellans… et les généraux, et les grands écuyers, et les ambassadeurs…, tous !… tous !… Scandales sur scandales… procès sur procès… disparitions sur disparitions… Kolossal !… D’ailleurs, vous avez bien lu, en première page du Temps, qui n’en peut mais, ces télégrammes officiels, concernant des personnages de cour, de là-bas ? Ça dépasse en pornographie les annonces de quatrième page, qui font la fortune du Journal !…

Il sautillait sur ses vieilles bottines déformées par la goutte, et se tapait les cuisses, comme un enfant qui vient de faire une bonne blague à son professeur :

— Et savez-vous qu’il s’est formé une ligue de ces messieurs, en vue d’obtenir l’abrogation d’articles gênants du code, qui les empêchent de… de…

Et, frottant alternativement son nez et son front, il se mit à pouffer de rire, au grand dommage de mes joues et de mes narines…

— Oui, mon cher, une ligue… une ligue des Droits de l’homme et du pédéraste… une ligue avec ses statuts, ses commissions, ses assemblées générales… brououu !… des assemblées en rond, je suppose… C’est kolossal !… Vous voyez qu’ils ne s’en cachent pas… Au contraire… Ils ont eu successivement le bien-être… la richesse… le luxe… Il leur manquait la dépravation… Maintenant, ils en ont leur mesure… il ne leur manque plus rien… C’est l’aboutissement fatal des armes victorieuses, le couronnement de la Grunderzeit… Voilà, maintenant, qu’ils dépassent les peuples qui ont une histoire… Ah !… ah !… Et ils en sont assez fiers !… Ils m’ont scandalisé… positivement scandalisé, moi ! Scandaliser un Parisien, ça n’est pas rien !… Et ils étaient aux anges de ma figure ahurie !… Il fallait les voir !… Kolossal !… Et, pourtant, nous ont-ils dit assez de fois que nous étions Babylone !… À en croire leurs pasteurs, ils ne nous ont fait la guerre que pour étouffer ces germes de vice, brûler Paris qui empoisonnait le monde !… Eh bien… ils font mieux que nous… Ils sont Sodome… Sodome-sur-la-Sprée. Naturellement, la province suit le mouvement ; les officiers et les hauts fonctionnaires le propagent… Il y a Sodome-sur-la-Sprée… Mais il y a Sodome-sur-le-Mein, Sodome-sur-l’Oder, et Sodome-sur-l’Elbe, et Sodome-sur-le-Weser, et Sodome-sur-l’Alster, et Sodome-sur-le-Rhin… Ah ! ah !… sur-le-Rhin, mon cher.

Comme il n’oublie jamais de manifester son nationalisme, il ajouta :

— Quand nous avons été vicieux, nous autres, – nous ne le sommes plus guère, la mode en est passée, – nous l’avons été légèrement, gaiement… Les Allemands, eux, qui sont pédants, qui manquent de tact, et ignorent le goût, le sont – comment dire ? – scientifiquement… Il ne leur suffisait pas d’être pédérastes… comme tout le monde… ils ont inventé l’homosexualité… Où la science va-t-elle se nicher, mon Dieu ?… Ils font de la pédérastie, comme ils font de l’épigraphie. Ils savent qui a été l’amant de Wagner, et de qui Alcibiade et Shakspeare ont été les maîtresses. Ils écrivent des livres sur les amours de Socrate, et sur celles d’Alexandre le Grand… Ils ont relevé, sur les vieilles pierres, tous les noms de tous les mignons de tous les pharaons de toutes les dynasties… Pédérastes avec emphase, sodomites avec érudition !… Et, au lieu de faire l’amour entre hommes, par vice, tout simplement, ils sont homosexuels, avec pédanterie… Allez à Berlin, je vous dis… allez revoir Berlin… Ça vaut le voyage…

Nous lui avions tous serré la main, tour à tour, sans qu’il s’arrêtât de parler, de crier et de rire, et nous étions loin, déjà, que nous le voyions s’agiter encore, et nous désigner, du doigt, Berlin, à qui nous tournions le dos…


Les deux frontières.


Nous nous sommes promenés, pendant cinq jours, à travers l’Alsace, ses cultures d’orge et de vignes, ses houblonnières en guirlande, ses belles forêts de sapins, ses montagnes, aux contours élégants, aux pentes molles, aux tons très doux de vieux velours… Quelle lumière attendrie ! Quels ciels légers, mouvants ! Il me semblait reconnaître les transparences infinies de la Hollande. La nature, heureuse d’ignorer les limites qui séparent les hommes et que leur imposent, tantôt ici et tantôt là, en avant ou en arrière, leurs sottes querelles, est bien la même qu’autrefois… Nous nous sommes arrêtés dans ces petites villes Louis XIV, que gardent souvent des portes plus anciennes, dont les beffrois, aux faîtes élancés de tuiles vertes, et les façades peintes, à fresque rose, sont comme des souvenirs de cette vieille Allemagne, qu’elles sont redevenues, sans qu’elles en sachent rien…

Dans une de ces petites villes, nous manquons d’essence… On nous dit :

— Vous en trouverez chez le pharmacien.

Mais le pharmacien n’en a plus… Il vient de vendre son dernier litre à des Anglais…

— Vous trouverez cela chez le médecin, renseigne-t-il…

Le médecin est sorti, en tournée de visites. Il n’y a plus à la maison qu’une petite bonne. Elle nous mène dans un cellier où j’aperçois un tonneau, plein de « benzine », et un gros bidon d’huile.

— Prenez ce qu’il vous faut…

Elle ne sait même pas ce que cela vaut… Sur mon insistance :

— À votre idée… fait-elle en souriant…

Elle n’est pas jolie, pas même blonde ; et elle n’a pas ce costume dont Henner nous a dégoûtés, et dont, après la guerre, des trafiquants actualistes de bière et de femmes affublèrent, dans leurs brasseries, tant de jolies filles de Montmartre et de Montrouge.

Dans une « restauration », où nous avons fort mal déjeuné, on nous a servi, je ne sais plus quoi :

— Plat allemand ! salue l’un de nous.

— Alsacien, monsieur, riposte vivement l’aubergiste.

Et, comme on nous en apporte un autre :

— Plat français !… Ah ! ah ! crié-je, avec un geste à la Déroulède.

— Alsacien ! alsacien ! rectifie, sur un ton irrité et plus rude, l’aubergiste qui nous tourne le dos.

Et j’ai cru voir, sur ses lèvres, le mot : « welches ! »… Il ne l’a pas prononcé.

C’est ainsi, en flânant, que nous arrivâmes, un soir, tard, à la frontière, à Grand-Fontaine, je crois, joli village égrené, en coquets chalets, dans un vert repli des Vosges. Il était huit heures et demie… Et nous avions l’idée folle d’aller coucher à Baccarat… Pourquoi, mon Dieu ? Le douanier activa les formalités. Malgré l’heure tardive, il ne fit aucune difficulté pour nous rembourser notre dépôt.

— J’ai justement, aujourd’hui, de l’argent français, nous dit-il. Je pense que vous aimerez mieux ça…

Le bureau était très propre, bien rangé ; les hommes, très astiqués, dans leur vareuse verte. Ils nous souhaitèrent bon voyage.

À Raon-la-Plaine, douane française, nous fûmes accueillis comme des chiens. Un trou puant, un cloaque immonde, un amoncellement de fumier : telle était notre frontière, à nous… Ce que nous vîmes des maisons, nous parut misérable et sordide. Des gens hurlaient dans un café…

Petit, maigre, le képi enfoncé de travers sur la nuque, une cravate bleue roulée en corde autour du cou, la vareuse débraillée, dégoûtante de graisse, un douanier s’était précipité au-devant de la voiture, en agitant une lanterne… Il nous interrogea, sur un ton impératif, presque grossier.

— Qu’est-ce qu’il y a dans ces malles ?… ces paquets ?

— Rien… des effets.

— Que vous dites ?… Faudra voir ça !… Mais il est trop tard… À c‘t’heure, bonsoir !… Demain !

J’entrai dans le bureau, pour me plaindre au chef… Une pièce en désordre… un parquet gluant de saletés… Il n’y avait pas de chef… Un homme dormait sur un banc, la tête sur un sac… Il poussa un grognement, puis un juron, au bruit de la porte ouverte… Dehors, les gens étaient sortis du café… entouraient l’automobile, nous regardaient hostilement, des êtres chétifs, terreux, la bouche mauvaise, les yeux sournois…

Je décidai de rebrousser chemin jusqu’à Grand-Fontaine, pour y passer la nuit…

Le lendemain matin, il nous fallut subir la visite. Le douanier s’acharna à la rendre la plus ignominieuse qu’il put. Il bouscula nos effets dans les malles, brisa un flacon dans un nécessaire, inventoria, pièce par pièce, les outils du mécanicien… Jusqu’à un kodak qu’il fallut enlever de son étui, pour voir ce qu’il y avait au fond. Cela dura une heure… Je rédigeai une réclamation… Mais où vont les réclamations ?…

Enfin, il nous permit de partir… furieux de n’avoir rien trouvé de suspect, heureux, tout de même, de nous avoir embêtés…

Comme nous dépassions la dernière maison de cet ignoble village, une pierre, lancée, on ne sait d’où, vint briser une des glaces de l’automobile… J’en fus quitte pour une écorchure légère à la joue.

— Allons ! dis-je… Pas d’erreur !… Nous sommes bien en France.

— Sale pays !… maugréa Brossette.

Mais je pense qu’il parlait seulement de Raon-la-Plaine…



Paris, Cormeilles-en-Vexin, 1905-1907.



FIN



TABLE
[modifier]


Avis au lecteur. — La vitesse. — Le garage. — Mon chauffeur. — Frontières. — La douane allemande. — Vers Rocroy. — Une ville morte. — Une ville forte. — Une famille d’automobilistes.
Le roi en est. — L’accent belge. — Le repas des funérailles. — Vive l’armée belge! — Ma complice. — Au cabaret.
Catholicisme. — Démocrates de Gand. — Constantin Meunier. — Un industriel. — Waterloo. — Au Musée. — Il fait de la race. — Roi d’affaires. — Le caoutchouc ronge. — Remords.
Vers le port. — Un port. — Bateau. — La ville. — Sur les quais. — Tapirs. — Minstrels. — L’évangéliste. — Émigrants. — Pogromes. — Prostitution. — Anvers prospère
Fantômes. — Le lilas André Theuriet. — Vincent van Gogh et Bréda. — Sur les Hollandais. — Gorinchem. — La découverte de Claude Monet. — Le port, patrie du peintre. — La digue. — Soir à Dortrecht. — Dordrecht. — Le musée des Boërs. — Rotterdam. — Un spéculateur. — Canaux d’Amsterdam. — Foire, aux fromages. — La porte entrebâillée. — Hymne à la paix et à La Haye.
Dusseldorf. — Modem-style. — Mon ami von B... — Le Surempereur. — L’école de Dusseldorf. — Le théâtre repopulateur. — Une soirée au music-hall. — Souvenirs et rêveries dans Cologne. — Les femmes allemandes et M. Paul Bourget. — Nos colonies — Strasbourg. — Berlin-Sodome. — Les deux frontières.
POUR LES CURIEUX DES LETTRES, À CE 60e MILLE, ONT ÉTÉ ANNEXÉES LES PAGES 388 À 439 SUPPRIMÉES POUR DES CONVENANCES PERSONNELLES LORS DE L’APPARITION DE LA 628-E8 EN 1907. 2658. — L. -Imprimeries réunies, 7, rue Saint-Benoît, Paris. — 1929.



POUR LES CURIEUX DES LETTRES

À CE 60e MILLE


ONT ÉTÉ ANNEXÉES LES PAGES 388 À 439


SUPPRIMÉES POUR DES CONVENANCES PERSONNELLES


LORS DE L’APPARITION DE LA 628-E8


EN 1907.




eût ajouté à cette collection hilarante de marionnettes, qu’est ton École de Souabe !



Je dormis fort mal, énervé, cauchemardé par le voisinage de cette cathédrale, sur laquelle — c’est ce qui m’irrite le plus en elle — le temps, qui use tout, s’use sans parvenir à en user qu’à peine la pierre dure. Ni la pluie, ni le soleil, ni le gel, ni le vent qui apporte les poussières corrosives, ne peuvent en adoucir les angles coupants et les lignes sèches, en modeler les découpures plates et les pleins affreusement rigides. Dans mon sommeil, son poids m’étouffait, m’écrasait ; et, du parvis jusqu’à la pointe de ses flèches, mille formes tranchantes, mille figures, aux profils d’inquisiteurs, se détachaient, entraient en moi, comme autant d’instruments de torture… Je me réveillais, en sursaut, tout haletant, les tempes glacées.

Le lendemain matin, je ne me sentis nullement disposé à revoir Cologne, ses églises, ses ponts, ses musées, et même son jardin zoologique, où, pourtant, je me souvenais d’avoir passé d’amusantes journées, parmi des bêtes splendides, et d’avoir interviewé un énorme oiseau, de la tribu des longirostres, qui ressemblait étonnamment à M. Maurice Barrès, en habit d’académicien… De tout cela, j’étais las, jusqu’au dégoût.

En voyage, il y a des moments où les plus magnifiques musées ne vous disent plus rien ; des moments où l’on ne ferait point un pas pour découvrir le plus émouvant chef-d’œuvre. L’art vous fatigue, vous énerve, comme les caresses d’une femme, après l’amour. Au sortir d’un musée, où je viens de me gorger d’art, comme au sortir d’un lit, où j’ai cru épuiser toutes les joies — toutes les joies ? — de la possession, je n’éprouve plus qu’un besoin, mais un besoin impérieux  : marcher, marcher, et fumer, fumer des cigarettes, afin de mettre de la distance et un nuage entre ces mêmes décevantes illusions et moi.

Jamais non plus, autant que ce matin-là, je ne détestai cette manie traditionnelle qui nous pousse, à peine arrivés dans une ville, à nous précipiter dans ses musées, c’est-à-dire à nous inquiéter des morts, avant de nous mêler aux vivants. Et je me disais, en marchant, je me disais et me redisais tout haut, comme pour mieux m’affermir dans mes résolutions  :

— Non… non… je n’irai pas au musée… Je n’irai pas…

Absolument comme un enfant, qui se dit  :

— Non… je n’irai pas à l’école aujourd’hui… Non… non… je n’irai pas…

Je le connaissais, d’ailleurs, ce musée… L’idée de passer et de repasser devant les de Bruynn le Vieux, les maître Guillaume, les Grunewald, et le maître Inconnu, ne me tentait point. Même, la Vierge à la fleur de haricot, et le maître de La Passion de Lyversberg, et le maître de La Glorification de la Vierge, et le maître de L’auteur de Saint Barthélemy, et le maître des Demi-Figures… et tous les autres maîtres du Tombeau, de la Couronne d’épines, de la Lance, des Clous, de l’Éponge, du Roseau, des Olives, du Calvaire, ne m’attiraient pas davantage. Non que je n’aimasse plus ces peintres ingénus de la vieille École de Cologne. Je les aimais toujours, mais je ne les aimais pas à ce moment de vague à l’âme, où je n’aimais rien. Ou plutôt je ne m’aimais plus en eux. Ils m’étaient vraiment aussi indifférents que les maîtres modernes, le maître de la Femme au tub, le maître de La Passion et la Mort de M. Félix Faure, le maître de L’immaculée Conception de la vierge Otero. J’aimais mieux les débardeurs des quais du Rhin et les paysans qui amenaient, au marché de la ville, des troupeaux de cochons et des charretées de choux.


Je flânai sur les quais et dans les rues, sans but précis, essayant de m’intéresser au mouvement de la vie, dans cette cité opulente et active, où le catholicisme, plus agressif que celui des Flandres, m’obséda de ses tours, de ses flèches, de ses croix, de ses cloches, non moins que de ses moines, qu’on rencontre partout, traînant leurs robes brunes, leurs sandales, sur les pavés, et quêtant aux portes… Et puis, je m’arrêtai devant une belle boutique de libraire. Parmi beaucoup de livres français qui y étaient étalés, au milieu de ces auteurs inconnus en France, qui représentent la littérature française à l’étranger, par des couvertures illustrées, dont la hideur m’est intolérable, je remarquai la Correspondance de Balzac, en son édition in-8. Je l’achetai et rentrai à l’hôtel. Et, tout de suite, je sentis que j’avais gagné quelque chose à ma promenade. Désormais, j’avais de quoi alimenter mon esprit, durant cette journée, que je prévoyais ennuyeuse et sans joies : j’avais Balzac, dont le nom seul, à cette devanture de libraire, avait fait s’évanouir brusquement la cathédrale de Cologne, l’Allemagne, l’illusion des musées, et mes fantasmes. Comme je me hâtais, la pluie se mit à tomber, lente et fine, achevant de donner à la ville un aspect de mélancolie funèbre.

L’après-midi, je laissai mes compagnons sortir, et je m’enfermai, dans ma chambre, avec Balzac.


Avec Balzac.


J’adore Balzac. Non seulement j’adore l’épique créateur de La Comédie humaine, mais j’adore l’homme extraordinaire qu’il fut, le prodige d’humanité qu’il a été.

Sa vie — du moins par ce que l’on en connaît — ressemble à son œuvre. On peut même dire qu’elle la dépasse. Elle est énorme, tumultueuse, bouillonnante. C’est un torrent qui a roulé de tout. Malheureusement, on la connaît peu… Bien des années de cette vie nous échappent, sûrement les plus intéressantes, puisque ce furent celles que Balzac se plut à dissimuler le mieux. Ainsi, nous lui connaissons quelques liaisons qui furent célèbres. Mais les autres ?… Mais toutes les autres ?… Car ce fut un grand conquérant d’âmes.

Il était courtaud, boulot, bedonnant, très laid : l’allure épaisse d’un chantre d’église. La première impression en était désagréable. Mme Hanska a dit que, lorsqu’elle le vit pour la première fois, elle eut honte de son enthousiasme et ne pensa qu’à fuir… Quoi ! C’était là cet homme sublime, ce héros ?

Comme tous ceux qui écrivent beaucoup, Balzac parlait peu… Mais, dès qu’il parlait, le charme opérait. Il y avait, dans sa parole, une telle autorité, une telle séduction, qu’on oubliait très vite ses disgrâces physiques. L’esprit rayonnait des yeux et donnait au visage de la beauté. Il avait conscience de sa force fascinatrice, comme il avait conscience de son génie. C’était, d’ailleurs, la même chose… Balzac créait de l’amour, comme il créait un livre. Pas plus que les idées, les femmes ne pouvaient lui résister. Pourtant, j’ai sur lui ce détail intime et un peu ridicule, que la nature l’avait parcimonieusement armé pour l’amour. Il est d’autant plus beau que, n’ayant pas – ou si peu – de quoi satisfaire les femmes, il lui ait été donné, plus qu’à aucun autre, la vertu délicate et rare de les exalter.

Quelqu’un, qui a souvent rencontré Balzac, me disait : « Quand on parlait femmes, il se gonflait d’orgueil et faisait la roue, comme un dindon… Mais il ne racontait jamais rien. » Malgré son infatuation, parfois comique, Balzac était infiniment discret. Il poussa la discrétion sur sa vie sentimentale jusqu’au mensonge, jusqu’au mystère, jusqu’aux complications un peu naïves du mélodrame. Il se vantait d’être chaste, pour mieux dérober ses vices et ses bonnes fortunes. Afin qu’on n’en retrouvât plus les traces, il effaçait les pas derrière lui. Cette discrétion, si rare chez un homme de lettres – mais Balzac n’était point un homme de lettres et, si belle qu’elle soit, son œuvre est, peut-être, ce qui nous intéresse le moins en lui, – nous irrite beaucoup, parce qu’elle nous le cache davantage. Lui, dont la gloire européenne avait popularisé les traits, partout, il eut le pouvoir de se rendre, quand il le voulait, invisible. Il déroutait les curiosités, dépistait les espionnages, se servant de ses amis, sans qu’ils se doutassent du rôle qu’il leur faisait jouer. Il avait le génie de la police, comme il avait le génie de l’amour, comme il avait le génie de tout. Un jour, il partait, ou, plus exactement, il disparaissait de Paris. Et on ne savait plus absolument rien de lui. Où était-il ? S’enfermait-il pour travailler ? Avait-il entrepris un voyage d’enquête pour ses livres ? Poursuivait-il une intrigue amoureuse ?… Une affaire ?… Plutôt une intrigue, car ses voyages d’enquête et ses déplacements d’affaires étaient moins mystérieux. Il en parlait. On les connaît presque tous, entre autres ce fameux voyage en Sardaigne, d’où il rapporta ces pyrites, à propos desquelles il rêva une fortune de milliardaire. Son absence durait un an, deux ans. Et puis, un beau soir, sans que personne de son entourage fût prévenu, il reparaissait soudainement. On le revoyait à l’Opéra, avec son habit bleu, sa canne dont il disait – le dindon – que la pomme avait été ciselée dans l’or fondu des bracelets de ses amies… Il semblait reprendre une conversation interrompue la veille, était au courant des moindres potins de salon ou de journal, de tout ce qui s’était passé quand il n’était pas là… De son absence pas un mot. Il affectait de ne rien comprendre aux allusions, d’ailleurs discrètes, qu’on y faisait.

On a prétendu qu’il y avait peu de sincérité et beaucoup de mise en scène, en tout cela ; qu’il aimait à jouer cette comédie pour les autres et pour lui-même ; qu’il en tirait une sorte de mystère, par conséquent, de l’importance. Peut-être bien. Ce qui est certain, c’est qu’il y eut aussi des drames.



De tout ce qui a été écrit sur cet homme extraordinaire, nous n’avons pour ainsi dire qu’une quantité énorme de travaux bibliographiques, et des jugements littéraires, — ce n’est pas ce que je recherche, — mais nous n’avons rien qui soit réellement une biographie.

On ne peut donner comme tels les livres de Gautier et de Gozlan, qui racontent ce qu’ils virent, ne virent sûrement pas grand’chose : de l’extériorité, des gestes superficiels, des manies, avec quoi ils composèrent des anecdotes qui nous amusent et ne nous apprennent rien. Gautier et Gozlan n’étaient pas des amis de Balzac, qui n’avait pas d’amis. Laurent Jan non plus, qui fut pourtant celui que le maître préféra. C’étaient de jeunes séides, des admirateurs fervents, mais intimidés, que le grand homme intéressa un peu, dit-on, à ses œuvres, pas du tout à son existence, et à qui le respect eût fermé les yeux et clos la bouche, s’ils avaient vu quelque chose d’anormal et d’énorme en leur dieu.

Mme Surville n’a laissé sur son frère que quelques pages insignifiantes, une apologie froide, banale, où nous n’avons pas une seule note à prendre, pas un seul document à retenir. Elle avait reçu, pourtant, bien des confidences. Quand il en avait trop gros sur le cœur, à de certains moments trop heureux ou trop tragiques de sa vie, comme cette première entrevue, à Neuchâtel, avec Mme Hanska, ou bien cette naissance et cette mort mystérieuse de son dernier enfant, Balzac, en dépit de sa force de renfermement, éprouvait le besoin de s’épancher… Mais en qui ? Sa mère ? elle lui était fort à charge, ne l’obsédait que de questions d’argent. Sa sœur ? malgré l’hypocrite tendresse de ses dédicaces, il ne l’aimait pas, et elle, non plus, au fond, ne l’aimait pas… Mais il était sûr d’elle ; sûr qu’elle saurait garder un secret, ne fût-ce que pour l’honneur de la famille… Et puis, il n’avait qu’elle… Et puis, habitude d’enfance, sans doute… C’était une petite âme bourgeoise, très honnête, peu sensible, qui faisait ce qu’elle pouvait. Mais elle ne pouvait rien comprendre à une telle âme, si distante de la sienne ; elle ne pouvait rien comprendre à ce génie, dont les hardiesses visionnaires, l’immoralité l’épouvantaient. Du reste, Balzac ne lui demanda pas de comprendre, de partager ses chagrins ou ses bonheurs, pas plus qu’on ne demande au vase de savoir pourquoi on le remplit de poisons ou de parfums.

Mme Surville sut ainsi beaucoup de choses, en gémit, en souffrit, et se tut.

Un seul homme pouvait, devait écrire une vie de Balzac : M. de Spoelberch de Lovenjoul[2].

Tout ce qui existe de documents, sa piété fureteuse, sa curiosité passionnée l’ont rassemblé. Il a des trésors. Il les garde. Et cette vie prodigieuse, unique, dont lui seul connaît ce qui en demeure d’attestations certaines et d’authentiques témoignages, il ne l’a pas écrite ; il ne l’écrira pas. De temps en temps, il en détache de menus fragments, il en agite de pauvres petites images, comme pour mieux aguicher notre curiosité, avec l’intention, peut-être ironique, de ne la satisfaire jamais. Allusions, réticences, commencements, inachèvements qui nous agacent et, après nous avoir surexcités au plus haut point, nous laissent encore plus ignorants, plus cruellement déçus.

Jeu dangereux. L’imagination rôde autour des grands hommes, ardente, féroce, carnassière. Elle ne se contente pas des bavardages, maigres os qu’on jette à sa faim. Elle s’acharne à vouloir déterrer le gros morceau. Et, un jour, elle le « mangera », mais à sa façon. Un jour (pour ne pas continuer des métaphores désobligeantes envers une aussi noble faculté), elle inventera — c’est son métier — elle inventera des légendes, mille fois plus préjudiciables que la réalité, à la gloire qu’on aura voulu préserver du mépris des sots, par le silence ou par le mensonge.

Peut-être que M. de Spoelberch de Lovenjoul, qui est un homme honorable, une nature modeste, un écrivain de peu de force, ne se juge pas de taille à écrire une vie de Balzac. Je voudrais le rassurer. Personne n’attend de lui une œuvre d’art. On ne lui demande que des documents utiles à l’histoire de la littérature, ce qui est peu de chose, utiles à l’histoire de l’humanité, ce qui est tout. D’autres feront le reste.

Mais non. Je crois plutôt que M. de Spoelberch de Lovenjoul a, comme tout le monde, presque tout le monde, le déplorable préjugé du grand homme. Le grand homme doit être un personnage sympathique, comme au théâtre. Le grand homme n’est véritablement un grand homme qu’à la condition qu’on fasse le silence sur ses faiblesses, et qu’on le diminue de tout ce qu’il eut d’humain. Ainsi de Verlaine, qu’on nous présente aujourd’hui comme une sorte de brave bourgeois, régulier, comme un de ces excellents radicaux socialistes, ennemis de la bohème, qui paient bien leurs contributions et font l’ornement de la respectabilité française. Pour qu’un grand homme entre, par la bonne porte, dans la postérité, il faut le parer de vertus bien décentes et bien basses, et de ces héroïsmes grossiers qui enchantent la foule. Il lui faut, comme au chrétien qui veut entrer dans le Paradis, toutes les comédies sacramentelles de l’Extrême-Onction, et l’absolution, par la crapule, de ses péchés.

Or c’est par ses péchés qu’un grand homme nous passionne le plus. C’est par ses faiblesses, ses ridicules, ses hontes, ses crimes et tout ce qu’ils supposent de luttes douloureuses, que Rousseau nous émeut aux larmes, et que nous le vénérons, que nous le chérissons, de tous les respects, de toutes les tendresses qui sont dans l’humanité.



Nous ne devons point soumettre Balzac aux règles d’une anthropométrie vulgaire. L’enfermer dans l’étroite cellule des morales courantes et des respects sociaux, c’est ne rien comprendre à un tel homme, c’est nier, contre toute évidence, le prodige, l’exception qu’il fut. Nous devons l’accepter, l’aimer, l’honorer tel qu’il fut.

Tout fut énorme en lui, ses vertus et ses vices. Il a tout senti, tout désiré, tout réalisé de ce qui est humain. Il fut Bianchon, Vandenesse, Louis Lambert ; il fut aussi Rubempré ; il fut même Vautrin. Il ne faut pas s’indigner, pas s’étonner surtout si ses curiosités, disons passionnelles, s’affranchissant parfois, comme la nature elle-même, de ce qu’on appelle les lois de la nature, — laquelle n’a pas de lois, — s’en allèrent chercher des voluptés ou des dégoûts, — des sensations, — dont nous retrouvons çà et là, dans ses livres, des traces discrètes mais certaines, et que nous pourrions, paraît-il, retrouver mieux expliquées dans une correspondance tombée aux mains de M. de Spoelberch de Lovenjoul. Michel-Ange, Shakspeare, Gœthe, des rois, des empereurs, des papes, des cardinaux, des académiciens, des frères ignorantins diraient-ils que c’est là une exception ? Nous coudoyons, dans la vie de tous les jours, des gens dont nous connaissons les « fureurs secrètes » et à qui, selon leur rang social, nous ne témoignons pas moins d’estime, d’amitié, de respect. Oscar Wilde n’inspire plus de colère, même aux sectaires de la vertu. Tous n’ont plus, pour lui et pour son martyre, que de la pitié douloureuse.

La vie de Balzac ? Un permanent foyer de création, un perpétuel, un universel désir, une lutte effroyable. La fièvre, l’exaltation, l’hyperesthésie constituaient l’état normal de son individu. La pensée, les passions grondaient en lui, comme des laves en activité dans un volcan. Avec une aisance qui confond, — une aisance, une force d’élément, — il menait de front quatre livres, des pièces de théâtre, des polémiques de journal, des affaires de toutes sortes, des amours de tout genre, des procès, des voyages, des bâtisses, des dettes, du bric-à-brac, des relations mondaines, une correspondance énorme, la maladie. Balzac écrit : « Le docteur Dubois frémissait de ma vie. » Et, au milieu de tout cela, on ne constate pour ainsi dire pas un affaissement, un découragement, un doute, un arrêt. Il va toujours, plus ardent, plus précis à mesure qu’il va. L’esprit infatigable soutient le corps surmené ; il le relève, défaillant. Loin d’être accablé, écrasé par les besognes du présent, aux courtes heures du repos, il conçoit avec une lucidité merveilleuse les besognes de l’avenir. Balzac ne s’est pas reposé le septième jour. Quel exemple pour nos chétives neurasthénies !

Et il n’a vécu que cinquante et un ans !… Et non seulement il a accompli une œuvre prodigieuse, mais il en a rêvé, mais il en a préparé une plus prodigieuse encore. Il a laissé des projets, parfaitement débrouillés, de livres, de pièces, d’affaires, que trois cents ans de vies humaines ne suffiraient pas à réaliser. Quand on lit ces émouvantes, ces stupéfiantes Lettres à l’Étrangère, quand on se penche au bord de ce gouffre, quand on regarde, quand on entend bouillonner, au fond, l’existence surhumaine de cet homme, on est pris de vertige. Et l’on ne s’étonne plus que son cerveau ait pesé si lourd et qu’il soit mort d’une hypertrophie du cœur.

L’Académie n’a pas voulu de Balzac.

M. Dupin disait à Victor Hugo :

— Comment ? Balzac, d’emblée, à l’Académie ? Vous n’avez pas réfléchi… Est-ce que cela se peut ?… Mais c’est que vous ne pensez pas à une chose : il le mérite.

Il le méritait ; et aux yeux de MM. de Barante, Salvandy, Vitet, de Noailles, de Ségur, Saint-Aulaire, Lebrun, Patin, Pongerville, Villemain, Tissot, Scribe, Viennet, etc., c’était, en effet, impardonnable.

Mais le méritait-il vraiment ? Comment, en quelque sorte, légitimer une telle œuvre, si subversive, si dissolvante, si immorale ? Comment couvrir de ce respectable habit vert un homme qui, monarchiste, catholique, mais emporté par la puissance de la vérité au-delà de ses propres convictions, bouleversait si audacieusement l’organisation politique, économique, administrative de notre pays, étalait toutes les plaies sociales, mettait à nu tous les mensonges, toutes les violences, toutes les corruptions des classes dirigeantes, et, plus que n’importe quel révolutionnaire, déchaînait dans les âmes « les horreurs de la révolution » ? Est-ce que cela se pouvait ?

Et puis encore, Balzac avait mauvaise réputation. Il n’administrait pas son nom et son œuvre en bon père de famille. Ce n’était même pas un bohème, — et l’on sait qu’un bohème est inacadémisable, — c’était quelque chose de bien pis.

L’Académie admet qu’on soit ivrogne, débauché, voleur, parricide, athée, et même qu’on ait du génie, pourvu que l’on soit très duc, très cardinal, ou très riche, pourvu aussi que cela ne se sache pas, ou qu’elle soit seule à le savoir. Indulgente au mal qu’on ignore, elle est impitoyable au malheur qui se sait. Elle ne pouvait ignorer que Balzac fût affreusement gêné dans ses affaires. Il avait eu des entreprises désastreuses, avait failli sombrer dans une faillite retentissante. Il avait des dettes, des dettes vilaines qu’il se tuait à payer et dont, en fin de compte, il est mort. Comme un sanglier, au milieu des chiens, il fonçait sur toute une meute de créanciers, avides et bruyants. Cela manquait par trop d’élégance. Aucun respect de la propriété, d’ailleurs. Généreux et fastueux, comme tous ceux qui n’ont rien, l’argent ne lui tenait point aux doigts, l’argent des autres. Il achetait des bijoux, des vieux meubles historiques, des terrains, des maisons de ville, des maisons de campagne, s’offrait, au mois de janvier, des paniers de fraises, des corbeilles de pêches, qu’il dévorait, dit un chroniqueur du temps, avec une « gourmandise pantagruélique ». Il paraît que « le jus lui en coulait partout ». Est-ce que M. Viennet, poète obscur, vénérable et facétieux, se livrait à de telles débauches, lui ?… Il mangeait à son dessert des figues sèches, comme tout le monde…

— Qu’il paie d’abord… qu’il vive petitement… nous verrons ensuite, disait M. Viennet.

Balzac n’a pas payé… Il n’a payé qu’en chefs-d’œuvre : monnaie qui n’a pas cours à l’Académie.

Ses affaires ? On s’en est beaucoup moqué ; on s’en moque encore. De la naïveté, peut-être ; de l’indélicatesse, qui sait ? En tout cas, de l’ignorance et de la féerie. C’est le point faible, la fêlure, dans cette organisation si robuste. D’ailleurs, comment attendre quelque chose de sérieux de quelqu’un qui fait des romans ?

M. de Rothschild, qu’il voyait fréquemment, et dont nous est resté, dans son Nucingen, un si surprenant et inoubliable portrait, s’en amusait comme d’une bonne farce. Les plus indulgents, ses admirateurs mêmes, plaidaient que Balzac était un grand constructeur de chimères ; pour parler plus prosaïquement, un fou. D’autres commentaient cette image par ce mot : un faiseur.

Les gens de finance sont en général fort bornés, et orgueilleux avec médiocrité. Ils manquent de culture, d’imagination, de générosité d’esprit, dans un métier où il en faut beaucoup. Ils n’ont que de la routine dans une aventure où il n’en faut pas du tout. Concevoir une affaire, c’est concevoir un poème. L’homme d’affaires qui n’est pas, en même temps, un idéaliste, un poète, ce n’est rien… rien qu’un escroc, la plupart du temps.

Balzac était poète. Il avait la passion des belles et grandes ordonnances ; il ne suivait pas les idées, il les devançait. De même qu’il lui suffisait d’un mot pour reconstituer, dans sa vérité logique, tout un être humain, de même il lui suffisait d’un fait, quelquefois d’un menu fait, pour découvrir et créer d’un coup le drame d’une affaire. Il la concevait, la débrouillait, la bâtissait, avec la même imagination puissante, la même faculté de divination, la même netteté carrée que ses livres. Il eût étonné et fait réfléchir des hommes moins prévenus, moins bassement théoriques que des financiers, par l’abondance, la justesse de ses renseignements techniques, la connaissance et souvent la prescience de la valeur géologique, économique, des divers pays de l’Europe. Chimériques, sans doute, étaient ses affaires, en cela surtout qu’elles venaient toujours trop tôt. Quand on veut de la gloire immédiate ou de l’argent, il faut toujours venir après… après quelqu’un. Le génie sème et passe. L’habileté reste, attend et récolte. Balzac a semé. Souvent sa semence fut bonne. Beaucoup, parmi ses affaires dont on riait, d’autres, plus tard, les ont réalisées. Épilogue connu.

Cette œuvre, qui est une œuvre d’âpre psychologie et, en dépit de son culte pour l’argent, une œuvre de critique sociale pessimiste, est, en même temps, une œuvre de divination universelle. Solidement établie sur le contemporain, elle engage et prédit l’avenir. Balzac est aussi à l’aise dans demain que dans aujourd’hui. Ses conceptions financières feraient honneur à un économiste révolutionnaire. Il entrevoit des directions nouvelles au mouvement des fonds d’État, des solutions hardies aux problèmes agraires. Il rédige des dispositifs pratiques, ingénieux, sur des sociétés de secours mutuels, comme par exemple la Société des Gens de lettres, qui est sortie de son cerveau. (Elle semble, d’ailleurs, l’avoir bien oublié, car elle refusa, du génie d’Auguste Rodin, son effigie, comme l’Académie avait refusé, du génie de Victor Hugo, sa personne.) Il rêve et prépare toute une révolution de la librairie, par la création du livre à bon marché. Son sens de la vie, de l’orientation de la vie, lui fait découvrir, avant tout le monde, la valeur spéculative des terrains, dans certains quartiers de Paris, alors déserts, et maintenant devenus le centre de l’activité et de la richesse. Il se réjouit d’avoir acheté un bout de terrain à Sèvres. Plus de quinze ans avant l’établissement des chemins de fer en France, il écrit : « Nous aurons, un jour, un chemin de fer entre Paris et Brest. Et l’on construira une gare, tout près de ma maison. Faites comme moi, achetez… achetez !… » Sa maison, c’était les Jardies. La gare y est. Mais ce qu’il n’avait pas prévu, c’est que, plus tard, aux Jardies, M. Rouvier, M. Étienne, M. Thompson, M. Joseph Reinach, célébreraient un culte, et que ce culte ne serait pas celui de Balzac, mais celui de Gambetta.

Des moralistes ont voulu prouver que Balzac avait inventé, de toutes pièces, des mœurs, des compartiments sociaux, tout un monde artificiel, — le monde de Balzac, comme on l’appela, pour l’opposer au monde de la réalité, — que toute une catégorie d’ambitieux, d’aigrefins, d’aventuriers séduits par les vices brillants, l’amoralité triomphante de son œuvre, s’étaient en quelque sorte moulé l’âme sur celle de ses imaginaires héros. C’est une sottise. Il ne les avait pas inventés, il les avait prévus, comme il avait prévu aussi Wagner et le wagnérisme, comme il avait, malgré ses notions confuses de l’art, entrevu ces hauteurs où resplendit, aujourd’hui, le nom d’Auguste Rodin.

On m’a conté qu’un jour, causant avec des amis, Balzac imaginait, en riant, — riait-il autant qu’on veut bien le croire ? — un moyen sûr, rapide, de gagner beaucoup d’argent, assez d’argent pour fonder un grand journal, un journal d’influence et d’intérêts, tel qu’il en avait eu souvent la hantise.

— Rien de plus simple, expliquait-il, et à la portée de toutes les intelligences. Il s’agirait de faire paraître une petite feuille hebdomadaire, qu’on appellerait Le Journal des Médecins. Cette feuille ne contiendrait rien d’autre que la liste des morts de la semaine, avec le nom du médecin en regard de chaque mort. On la distribuerait dans les rues, comme un prospectus… Vous voyez d’ici les médecins… Ce serait énorme.

Et Balzac riait, à grands éclats, de cette invention.

Or, quelques années après, un Américain, à bout de ressources, qui ignorait absolument cette boutade de Balzac, qui ignorait même Balzac, réalisait cette idée de Balzac. Elle fut le point de départ d’une des plus grosses fortunes, et d’un des plus grands journaux du monde.

Les bruits les plus fâcheux circulaient sur Balzac, colportés et grossis par ses ennemis. Non seulement il était Rubempré et Vautrin ; il était aussi Mercadet. Des éditeurs, des imprimeurs, des directeurs de journaux se plaignaient vivement de sa mauvaise foi, de son habileté scabreuse. Ces pauvres gens pleuraient d’avoir été « roulés » par lui avec la plus étonnante maëstria. Ils l’accusaient d’indélicatesse, parce que, connaissant comme un avoué toutes les roueries de la procédure, il se défendait, souvent victorieusement, contre leur rapacité. Ne racontait-on pas aussi qu’il vivait de ses maîtresses ? N’affirmait-on pas qu’il avait emprunté, d’une façon frisant l’escroquerie, une très grosse somme d’argent à Mme D…, la femme d’un imprimeur qui l’adorait ? Ne disait-on pas enfin qu’il devait, avant son mariage, près de deux cent mille francs à Mme Hanska ?…

Il y avait un peu de vrai dans toutes ces histoires malsonnantes, mais du vrai mal compris, du vrai déformé, comme toujours. Il ne s’en est pas caché. Les Lettres à l’Étrangère, qui, malgré les beaux cris d’amour, les beaux cris d’orgueil, les exaltations de la confiance en soi, les débordements d’une personnalité ivre d’elle-même, et malgré cette jactance énorme, qui le fait se gonfler jusqu’à la bouffonnerie, sont le plus émouvant, le plus angoissant martyrologe qui se puisse imaginer d’une vie d’artiste, ces lettres contiennent des aveux, voilés, il est vrai, des histoires obscures, sans doute, mais reconnaissables pour qui connaît, un peu, l’existence secrète de Balzac. Il y est souvent question d’une « dette sacrée ». Ne serait-ce point une allusion au prêt de Mme D… ? Nous pouvons tout croire d’un homme dont la vie a été l’argent, l’argent partout, l’argent toujours : « L’argent, écrit Taine, fut le persécuteur et le tyran de sa vie ; il en fut la proie et l’esclave, par besoin, par honneur, par imagination, par espérance. Ce dominateur et ce bourreau le courba sur son travail, l’y enchaîna, l’y inspira, l’y poursuivit dans son loisir, dans ses réflexions, dans ses rêves, maîtrisa sa main, forgea sa poésie, anima ses caractères, et répandit sur toute son œuvre le ruissellement de ses splendeurs. » Le ruissellement de ses douleurs aussi et de ses hontes.

Qu’on se reporte un instant à ces lettres, où l’auteur de La Comédie humaine évoque un prodigieux enfer du travail et de l’argent ; qu’on se rappelle les nécessités terribles, les terribles échéances où chaque fin de mois l’accule ; l’huissier à ses trousses, sa mère qui le harcèle, l’avenir engagé, les déchirements de son foie et les étouffements de son cœur ; le roman qu’il doit livrer, pour le lendemain ; ses nuits, au sortir d’un dîner mondain ou d’un soir d’Opéra, passées à écrire, à écrire, à écrire ! À propos de Modeste Mignon, il annonce joyeusement à son amie : « Encore soixante-dix feuillets de mon écriture… Ce sera fini demain. » Dans ce labeur de forçat, dans ce qui eût été, pour tout autre, un délire épuisant, il ne perd pas pied une seule minute. Il conserve, intacte, la maîtrise de son cerveau. Il songe à tout, aux plus petites choses. Il crayonne de malicieux portraits, raconte, avec enjouement, des anecdotes spirituelles, sur la princesse Belgiojoso, Mme de Girardin, la comtesse Potocka. Il se promet d’aller, le lendemain, chez le joaillier, voir où en est la bague commandée pour sa chère Constance Victoire, et dont il a donné le dessin. Il se charge de l’achat de ses gants, de l’emplette de mille menus bibelots. Avec une netteté, un sens pratique et retors d’homme d’affaires et d’homme de loi, il soumet à sa Line un plan complet de réorganisation de sa fortune, lui explique, avec une compétence d’agronome, quel parti nouveau elle peut tirer de ses terres incultes, lui indique, avec une clairvoyance de banquier, un placement plus judicieux de son argent. Il la guide dans son procès, dans ses revendications, dans la situation embrouillée et difficile où l’a laissée la mort de son mari, et cela en un pays dont il connaît à peine les mœurs et les formes judiciaires.

Qu’on se rappelle encore les espoirs obstinés, les rêves grandioses de la moisson future, toute proche, la confiance presque sauvage qu’il a en son génie. Et voyez-le faire, le plus loyalement du monde, la balance entre ses dettes d’aujourd’hui et ses triomphes assurés de demain. Que sont ses dettes ?… Rien. Que pèsent ses dettes ? Rien, en vérité, mais rien, rien !… N’a-t-il pas son œuvre, chaque jour agrandie, chaque jour plus populaire, qui lui réserve des millions ?… N’a-t-il pas ses affaires qui lui représentent des milliards ? Alors il prend, comme il peut, où il peut, de légères avances sur cette fortune certaine, avances qu’il remboursera, plus tard, demain, ce soir, peut-être au centuple…

Et les chimères se pressent, montent, de partout, l’enveloppent de leurs caresses et chantent autour de lui. Leurs voix le bercent et le raniment. Il en oublie sa détresse ; il en oublie jusqu’aux affreuses douleurs qui lui écartèlent les os de la poitrine. Elle et lui, elle, la Line, la Linette, et le cher Minou, lui, le bon, le grand, le sublime Noré, ils touchent enfin au bonheur si longtemps attendu… Ils auront un palais, comme des rois, vivront dans un merveilleux décor d’art, de fêtes, de domination ; ils verront Paris, l’univers à leurs pieds. Est-ce pour quelques misérables cent mille francs qu’il va ralentir, arrêter l’essor de son génie, renoncer à ses magnifiques créations, voler à l’amour qui s’y exalte, voler au monde qui s’en éblouit, une gloire dont il se sent tout rempli, mais à qui il faut donner à manger de l’argent, de l’argent encore, et toujours de l’argent ?



La femme de Balzac.


Et me voici au drame le plus et aussi le moins connu de la vie de Balzac : son mariage. Bien que nous soient encore obscurs certains épisodes de cet extraordinaire roman d’amour qui fut, en même temps que la méprise de deux cœurs trop littéraires, la chute finale de deux ambitions pareillement déçues, j’y ajouterai, peut-être, quelques éclaircissements. Je m’empresse de dire à qui je les dois : au peintre Jean Gigoux, qui fut mêlé très intimement, aussi intimement que Balzac, à la vie de Mme Hanska. Pour authentifier certains faits graves dont un, au moins, de la plus grande horreur tragique, je n’ai, il est vrai, que des confidences parlées. Mais pourquoi voulez-vous que les confidences parlées soient moins véridiques que les confidences écrites ? Elles ont, au contraire, toutes chances de l’être davantage. Jean Gigoux était très vieux quand il me les fit, très désillusionné. Il n’avait plus d’orgueil. J’ai toujours pensé qu’il lui avait fallu un grand courage, ou un grand cynisme — ce qui est souvent la même chose, — pour aller jusqu’au bout de sa confidence.

Tout le monde sait comment Balzac connut Mme Hanska. En somme, l’histoire la plus banale : une lettre d’admiration enthousiaste, trouvée par lui, chez Léon Gosselin, son éditeur, le 28 février 1832. Elle venait du fond de la Russie, était signée : L’Étrangère. Balzac était très vaniteux. Il avait tous les grands côtés, si l’on peut dire, de la vanité ; il en avait aussi tous les petits. Cette lettre le ravit, exalta immensément son amour-propre d’homme et d’écrivain. Malheureusement, nous n’avons pas cette lettre… On suppose que Balzac la brûla, avec beaucoup d’autres, de même origine, à la suite d’un drame violent survenu en 1847, croit-on, entre Mme Hanska et lui. Ce que nous savons de cette lettre, c’est par Balzac lui-même, qui a dit à Mme Surville, à quelques amis, qu’elle était admirable, qu’elle révélait « une femme extraordinaire ». Ce fut en vain qu’il s’ingénia à en découvrir l’auteur. Sept mois après, il en recevait une autre… Celle-là, nous l’avons. Elle est bien romantique, bien emphatique et bien sotte, et, déjà, elle glisse fâcheusement de la littérature dans l’amour.

Il y est écrit, textuellement, ceci :

« Vous devez aimer et l’être ; l’union des anges doit être votre partage ; vos âmes doivent avoir des félicités inconnues ; l’Étrangère vous aime tous les deux et veut être votre amie… Elle aussi, sait aimer ; mais c’est tout… Ah ! vous me comprendrez ! »

Plus loin :

« Votre carrière est brillante, semée de fleurs suaves et embaumées. »

On lui offrait, cette fois, un moyen, un peu mystérieux, de correspondre. Beaucoup eussent jeté ces lettres au panier, car je suppose qu’en ce temps-là les correspondantes littéraires, semblables à celles d’aujourd’hui, n’étaient, le plus souvent, que de très vieilles femmes hystériques ou réclamières… Balzac conserva pieusement ces lettres, y répondit.

Au cours de cette correspondance, il apprit, non sans une joie enivrée, que l’Étrangère était une grande dame… Naturellement, elle était jeune, belle, comtesse, « colossalement riche », mariée à un homme qu’elle n’aimait pas, supérieure par l’intelligence et par le cœur à toutes les autres femmes. Cet esprit si averti, si aigu, si profondément humain, croyait, avec une ferveur théologale, aux grandes dames. Comme M. Paul Bourget, à qui ce trait commun suffit pour vouer à Balzac une admiration passionnée, et pour se croire lui-même un Balzac, il raffolait de titres et de blasons. Tout de suite, il se mit à aimer, éperdument, la grande dame inconnue. Tout de suite, pour conquérir son estime, pour émouvoir sa sensibilité, il étala devant elle sa vie difficile, lui confia ses projets, ses rêves, ses rancœurs, ses luttes incessantes, le long martyre de son génie. Son imagination aidant, il bâtit, sur la fragilité distante de cet amour, le plus merveilleux de ses romans, et peut-être, déjà, la plus solide de ses affaires.

Barbey d’Aurevilly, qui aimait toujours à parler de Balzac et de ce qui avait rapport à Balzac, m’a fait de la comtesse Hanska ce portrait. Elle était d’une beauté imposante et noble, un peu massive, un peu empâtée. Mais elle savait conserver dans l’embonpoint un charme très vif, que pimentaient un accent étranger délicieux et des allures sensuelles « fort impressionnantes ». Elle avait d’admirables épaules, les plus beaux bras du monde, un teint d’un éclat irradiant. Ses yeux très noirs, légèrement troubles, inquiétants ; sa bouche épaisse et très rouge, sa lourde chevelure, encadrant, de boucles à l’anglaise, un front d’un dessin infiniment pur, la mollesse serpentine de ses mouvements, lui donnaient à la fois un air d’abandon et de dignité, une expression hautaine et lascive, dont la saveur était rare et prenante. Très intelligente, d’une culture étendue mais souvent brouillée, trop « littéraire » pour être émouvante, trop mystique pour être sincère, elle aimait, dans la conversation, s’intéresser aux plus hautes questions, où se révélait l’abondance de ses lectures bien plus que l’originalité de ses idées. Elle n’était ni spirituelle ni gaie et manifestait, en toutes choses, une grande exaltation de sentiments. Au vrai, un peu déséquilibrée et ne sachant pas très bien ce qu’elle voulait…

— En somme, me disait d’Aurevilly, telle quelle, elle valait la peine de toutes les folies.

Il ne l’avait connue qu’après la mort de Balzac, et pas longtemps. Il m’avoua que la continuelle présence de Jean Gigoux dans la maison de la rue Fortunée, sa vulgarité conquérante d’homme à femmes, son cynisme à se vautrer dans les meubles de Balzac, son affectation de rapin à « cracher sur ses tapis », lui furent vite une chose intolérable, odieuse… À peine présenté chez Mme de Balzac, il ne reparut plus chez elle. Mais, jusqu’à la fin de sa vie, il avait conservé, de cette figure entrevue, un souvenir impressionné.

Nous ne connaissons guère Mme Hanska que par les lettres de Balzac, car je veux négliger ici les indications qui me viennent de Jean Gigoux (elles pourraient paraître suspectes et d’une psychologie bien courte). Et encore, nous ne pouvons pas toujours nous fier à Balzac, qui ment, souvent, comme tous les amoureux. Sa folle vanité le porte, à son insu, aux exagérations les moins acceptables. Il a la manie de ne nous montrer jamais Mme Hanska qu’à travers lui-même. Et puis, n’a-t-on pas prétendu que les Lettres à l’Étrangère étaient un document, par endroits, fort discutable ? N’a-t-on pas affirmé que Mme Hanska, après la mort de Balzac, en avait fait ou refait les parties d’amour ? Je ne sais pas ce qu’il y a de vrai dans cette accusation. Elle me paraît, à moi, bien risquée. Les raisons qu’on en donne ne m’ont point convaincu, car tout se tient dans ces lettres. Elles sont d’une si belle et forte coulée, elles marquent une telle empreinte personnelle, qu’on ne saurait admettre la possibilité d’une révision ultérieure. Quoi qu’il en soit, nous sommes réduits, quant à cette figure et à son caractère vrai, à des références mal contrôlées, et, pire, à de simples hypothèses. Si proche de nous, pourtant, un voile nous la cache qui ne sera pas levé de sitôt.

On peut reconstituer l’état d’esprit de Mme Hanska, lorsqu’elle résolut d’écrire sa première lettre à Balzac. Reléguée au fond de l’Ukraine, avec un mari plus âgé qu’elle, peu sociable et préoccupé seulement d’intérêts matériels, elle s’ennuyait. Seule, ou à peu près, dans cette sorte d’exil, au milieu d’un pays puéril et barbare, elle ne trouvait pas à occuper son imagination ardente et son cœur passionné. C’était la femme incomprise et sacrifiée. À défaut d’action sentimentale, elle lisait beaucoup et rêvait plus encore. Et, de lectures en rêveries, elle se sentait très malheureuse. Les écrivains français, qui sont ceux qui savent le plus et le mieux parler d’amour, l’attiraient particulièrement, et par-dessus tous les autres, ce Balzac, dont elle avait compris tout de suite le génie, et dont la célébrité, avec tout ce qu’elle comportait alors d’un peu scandaleux, l’enflamma. Très vivement, elle s’éprit de cette existence parisienne, voluptueuse, aventureuse et surmenée, qu’il peignait avec de si éclatantes couleurs ; elle s’extasia devant ces figures de femmes, cœurs de feu, cœurs de larmes, cœurs de poison, où elle retrouvait, en pleine action, dans des décors d’une fièvre si chaude, tous ses rêves, et ce furieux élan de vie, de toute vie, qui se brisait, sans cesse, aux murs de ce vieux château silencieux et froid, aux faces et aux surfaces mortes de ses moujiks et de ses étangs. Donc, ce qui la poussa d’abord vers Balzac, ce fut son désœuvrement sentimental, ce fut sa reconnaissance étonnée pour un homme qui précisait, qui résumait si bien tous les intimes enivrements, tous les secrets désirs de la femme ; ce fut aussi quelque chose de plus vulgaire, – il est permis de le supposer, – un instinct de bas bleu qui espère profiter de l’illustration d’un grand poète, en engageant avec lui une correspondance que la postérité recueillera, peut-être. Le cas n’est point rare, et il est presque toujours fâcheux. Que pouvons-nous attendre d’émouvant, d’élégant, de naturel, de quelqu’un qui pose devant un tel objectif ?

Pourtant, il n’est point douteux que Mme Hanska et Balzac se sont passionnément aimés et que leur amour a dépassé, du moins au début, l’attrait piquant d’une correspondance mystérieuse, les calculs de l’intérêt, les combinaisons d’une mutuelle ambition. Tout cela ne viendra qu’après.

Comment ne se seraient-ils pas aimés ? Pour entretenir, pour exalter leur amour, ils avaient deux toniques puissants, deux excitants admirables : l’imagination et la distance. Depuis 1833, date de leur première rencontre à Neuchâtel, qui fut d’une mélancolie si comique, jusqu’en 1848, date du dernier voyage en Russie de Balzac, ils ne se sont vus que quatre fois. Quatre fois en quinze ans ! Trois fois à Wierzchownia, une fois à Paris où, après la mort de son mari, Mme Hanska est venue, avec sa fille, faire un court séjour, sous un nom d’emprunt… Pour des êtres qui vivaient surtout par le cerveau, quel meilleur moyen que l’absence, d’éterniser un sentiment qui ne résiste pas, d’ordinaire, aux désenchantements quotidiens de la présence, aux brutalités du contact ?

Durant ces visites, la désillusion ne vient pas, ne peut pas venir. Balzac ne veut rien compromettre et il est sous les armes. Il se surveille, il se maîtrise. Il met un frein aux débordements de sa personnalité ; il adoucit les rugosités de son caractère, ses manies. Il se fait câlin, félin, très tendre, enfant. Il est charmant, et soumis. Et il est malheureux aussi, car, en plus de l’admiration et de la tendresse, il demande de la pitié. On le méconnaît, on le calomnie, on le persécute, lui qui n’est que grandeur, sublimité, génie ! Il sait être gai à l’occasion, mélancolique quand il faut l’être, à l’heure de ces crépuscules russes, si pénétrants et si profonds !… Avec son habileté coutumière, par de beaux cris, il sait exploiter tous les attendrissements d’une âme éprise et conquise. Même dans leurs moments d’exaltation, ils ne se livrent jamais, et toujours ils se mentent. N’est-ce donc point là le parfait amour ?

Lorsque Balzac part, lorsqu’ils se quittent – pour combien de temps, hélas ! – ils n’ont pas connu une seule minute de lassitude, de déception. Au contraire. L’absence va redonner plus de jeunesse, plus de force à la passion. Tous les deux, dans l’attente héroïque de se retrouver, ils vont faire une provision nouvelle de joies, de chimères, d’espérances. Et les lettres recommencent, plus pressées, plus ardentes, avec, çà et là, des brouilles légères, de petites coquetteries, de petites jalousies, pas sérieuses, pas douloureuses, et qui ne font que suralimenter leur adoration. Après ce repos, cette halte, Balzac reprend plus intrépidement que jamais son collier de misère, sa vie haletante, son terrible labeur de forçat… et ses maîtresses. N’est-il pas merveilleux de penser que ce grand amour n’ait nui en rien à ses autres amours ? De même qu’il écrivait quatre livres à la fois, de même il pouvait aimer quatre femmes en même temps. Il était assez riche d’imagination pour les aimer toutes !…

Nous pouvons préciser le jour et même l’instant où l’idée d’épouser Mme Hanska s’empara résolument de l’esprit de Balzac. Tel que vous le connaissez, vous ne serez pas étonnés que cette idée lui vienne dès qu’il aura été mis, très vaguement d’ailleurs, au courant de la situation de l’Étrangère, et de ce qu’il peut en tirer. Il y a bien un mari. Mais le mari ne l’embarrasse pas… Il le supprime d’un trait, tout de suite. Il met sur le mari un deleatur, comme sur une faute typographique. Dans une lettre, où il a conté à sa sœur, Mme Surville, avec un enthousiasme de tout jeune gamin, l’entrevue de Neuchâtel, il écrit : « Et je ne parle pas des richesses colossales… Qu’est-ce que c’est que cela devant un tel chef-d’œuvre de beauté ? » Il y revient, pourtant, quelques lignes plus bas, ébloui… Et plus loin encore : « Pour notre mari, comme il s’achemine vers la soixantaine, j’ai juré d’attendre, et elle de me réserver sa main, son cœur… ». Deux mois plus tard, à Genève, où il a suivi le couple, et où il est resté cinq semaines, le mariage est tout à fait décidé… Depuis, ils en parlent souvent, dans leurs lettres. Ce sont, à chaque page, des allusions à cette échéance sans cesse reculée ; ce sont les plans détaillés d’une union qui semble, d’ailleurs, avoir été beaucoup plus désirée de Balzac que de Mme Hanska.

Naturellement, il faut bien attendre que ce bon M. Hanski disparaisse. Son état de santé permet, du reste, de supposer qu’on n’attendra pas longtemps. M. Hanski, averti, ne met point d’opposition à ces projets posthumes. On prétend même qu’il les approuve, sinon qu’il les encourage. En dépit de son caractère difficile et de ses aspirations peu littéraires, ce Cosaque accommodant est au mieux avec Balzac et s’honore d’être son ami. Balzac l’a conquis, lui aussi, peut-être par sa science agronomique… M. de Spoelberch de Lovenjoul possède et a publié une lettre, où ce gentilhomme exprime à l’auteur de La Comédie humaine son estime et son admiration. Quoique Balzac soit de bien courte noblesse, l’autre est assez flatté de savoir qu’un tel personnage le remplacera un jour, sinon dans le cœur de sa femme, qu’il n’a jamais eu, du moins dans son lit. Il y a dans toute cette histoire des dessous comiques que, malheureusement, l’on connaît mal.

C’est ainsi qu’à Neuchâtel, le jour de la rencontre, Mme Hanska est assise, comme il est convenu, sur un banc de la promenade avec son mari et ses enfants. Pour se faire reconnaître, elle doit tenir, sur ses genoux, un roman de Balzac, bien en vue. Le livre y est, mais l’émotion de la pauvre femme est telle qu’elle ne s’aperçoit pas qu’elle l’a entièrement caché sous une écharpe. Un homme petit, gros, très laid, passe et repasse. « Oh ! mon Dieu, se dit Mme Hanska, pourvu que ce ne soit pas lui ! » Elle a vu enfin sa maladresse… Elle découvre le livre… L’homme aussitôt l’aborde… Elle dit, toute pâle, dans un cri de désespoir : « C’est lui !… C’est lui !… » Et quelques instants après, « à l’ombre d’un grand chêne », pendant que M. Hanski s’en est allé on ne sait où, ils échangent le premier baiser et le serment de fiançailles !

Naturellement aussi, on attendra que Balzac ait payé ses dettes, rétabli ses affaires… Le temps de quelques mois, parbleu ! Mais que d’accrocs, que de désillusions successives… Elles vont de mal en pis, ses affaires… Malgré les calculs optimistes, les chiffres mirobolants, où Balzac essaie de se leurrer, de la leurrer, les dettes s’ajoutent aux dettes ; les difficultés s’accumulent sur les difficultés : chaque jour, un obstacle nouveau. Mais il ne démord point de ses espérances ; pas une seconde la confiance ne l’abandonne. En vue du mariage, toujours prochain, pour orner sa maison qu’il veut fastueuse et royale, il a acheté, à crédit, le plus souvent, de merveilleux meubles, des tableaux de vieux maîtres italiens, des tapis précieux, qu’il revend ensuite à perte, pressé qu’il est toujours par d’immédiats besoins d’argent. De son cabinet de Paris, il surveille et dirige les intérêts de Mme Hanska, s’inquiète du rendement de sa fortune, comme si elle était déjà sienne. Quels rêves de splendeur ! Quelles géniales combinaisons ! Quelles affaires n’a-t-il pas dû bâtir, sur cette richesse, et sur l’éclat de ce nom étranger qu’il va bientôt imposer à l’admiration de Paris !

De son côté, Mme Hanska rêve d’une vie nouvelle, élargie. Elle a toujours les yeux tournés vers ce Paris où son ami vit et travaille, se débat, souffre et attend, vers ce Paris où sa beauté, sa supériorité intellectuelle, son aventure romanesque, et le grand nom de Balzac lui assurent une place exceptionnelle, privilégiée, retentissante… L’existence morne qu’elle mène, là-bas, lui pèse de plus en plus. Elle a besoin d’action, d’expansion, grisée par la promesse de cette royauté féminine que Balzac agite, sans cesse, devant elle… Et son miroir lui dit, chaque jour, qu’elle vieillit un peu plus, que sa beauté ici se flétrit, là qu’elle s’alourdit dans la graisse. Il n’est que temps… Si intelligente qu’elle soit, Paris, du fond de ses terres lointaines, lui apparaît, comme à ces petits ambitieux de province, la ville unique, la ville féerique, où l’on peut puiser de tout, à pleines mains : plaisirs, triomphes, domination. Car c’était le temps romantique, où tous les désirs gravissaient la butte Montmartre, et, en voyant la ville étendue au-dessous d’eux, s’écriaient : « Et maintenant, Paris, à nous deux ! »

Pour hâter ce moment de la délivrance et de la conquête, elle aide Balzac, de sa bourse. Mais que peut cette aide qui vient, comme toutes les autres, tomber vainement dans un gouffre sans fond ?

Il semble pourtant, sans qu’on en démêle bien la cause profonde, qu’il y ait eu souvent, et de tout temps, même au temps des premiers bonheurs, comme des arrêts subits à la poussée de ses élans, et que des hésitations, sinon des peurs, traversent parfois, d’un vol inquiet, les si beaux rêves de la vie promise.


Un peu avant février 1848, Balzac, trompant ses créanciers, a pu mettre une somme importante à l’abri de leurs revendications, toujours en vue de son mariage. Cette somme, sur les conseils du baron de Rothschild, il l’a convertie en actions du chemin de fer du Nord. Mais la fatalité le poursuit. Survient la Révolution, qui emporte tout. Les valeurs de Bourse sont tombées à rien. Il est ruiné. Ce fut un moment terrible et qui faillit l’abattre. Mais, ramassant les débris de cette fortune, prenant ci, prenant là, engageant davantage un avenir engagé de tous les côtés, il n’hésite plus ; il part pour la Russie. Il comprend nettement, cette fois, que tout est fini, qu’il est perdu, qu’il ne lui reste plus qu’une ressource : se marier. Coûte que coûte, il faut qu’il revienne à Paris avec une femme, c’est-à-dire avec une fortune. On peut chiffrer l’illusion vers laquelle il marchait. Rencontrant Victor Hugo, la veille même de son départ, il lui dit :

— Oui, je vais en Russie… Une affaire… J’en rapporterai dix millions.

Durant les vingt mois que dura cette absence, que se passa-t-il entre Mme Hanska et lui ? On ne le sait pas bien, ou plutôt on l’ignore totalement. Je crois que M. de Spoelberch de Lovenjoul ne possède, sur cette période, aucun document. Jean Gigoux lui-même ne m’en a parlé qu’en termes vagues. Ses souvenirs étaient très confus, disait-il. Il semble d’ailleurs que, dans son intimité avec Mme Hanska, Gigoux ne se soit jamais beaucoup préoccupé des choses du passé, et qu’il ait borné ses curiosités, presque uniquement pittoresques ou galantes, aux événements du présent, et encore à ceux seulement où il eut sa part d’action. Il croyait pourtant avoir entendu dire à Mme Hanska que Balzac avait eu beaucoup de peine à la décider. Elle avait réfléchi, voulait renoncer à une union qui avait subi tant d’entraves et ne la tentait plus. Il paraît aussi que Balzac avait énormément changé. Il perdait de sa séduction, de sa gentillesse, montrait une autorité despotique, de bizarres manies qui l’effrayaient. Son masque tombé, il devenait rude et violent. Et puis, il était très malade. Il avait eu, là-bas, des crises au foie, au cœur. La déchéance morale, la destruction physiologique commençaient… Enfin l’entourage de Mme Hanska la détournait de ce mariage. On prétend même que l’Empereur y avait mis son veto… Ah ! la pauvre femme était bien revenue de tous ses rêves !

Il faut croire que la tenace éloquence de Balzac, ou peut-être la pitié de Mme Hanska, avait été plus forte que tout. Je me souviens, comme j’émettais cette hypothèse de la pitié, que Gigoux leva les bras au plafond et qu’il dit avec un dur sourire ironique :

— La pitié de Mme Hanska ?… Ah ! mon cher !

Moi, je n’en sais rien… Mais je sais qu’il y avait des choses que Jean Gigoux ne pouvait pas comprendre.

Ce qu’il y a de certain, c’est que, un soir du mois de mai 1850, Balzac rentrait à Paris, marié. Marié et presque mourant…



M. de Spoelberch de Lovenjoul raconte que, ce soir-là, vers minuit, Balzac et sa femme descendirent de voiture, très fatigués, très énervés par le voyage, devant le no 12 de l’avenue Fortunée. De Russie, il avait écrit à sa mère une longue et minutieuse lettre, dans laquelle il annonçait la date et l’heure de son retour et lui recommandait de mettre les choses en ordre, en fête, dans la maison. Il voulait que tout y fût gai et souriant, pour les accueillir, les meubles, les bibelots à leur place… des lumières et des fleurs partout… un souper joliment préparé. Il la priait en outre de rentrer chez elle, car il désirait ne lui présenter sa belle-fille que le lendemain, solennellement. Il attachait beaucoup d’importance à ces formes protocolaires. Mme de Balzac exécuta ponctuellement les ordres de son fils. Sa mission terminée, elle se retira, laissant la maison parée, les fleurs, le souper, à la garde d’un domestique, qu’elle-même avait engagé pour la circonstance et qui se nommait François Munck.

Ils arrivent. Ils voient la maison tout illuminée. Ils sonnent. Rien ne leur répond. Ils sonnent encore. Rien. Toutes les fenêtres brillent ; on aperçoit des fleurs, dans la lumière. Une grosse lampe éclaire les marches du perron… Mais rien ne bouge. Tout cela est immobile, silencieux, plus effrayant que si tout cela était noir. Que se passe-t-il donc ? Balzac a peur. Il appelle, crie, frappe à grands coups contre la grille. Rien toujours. Quelques passants attardés, croyant à un accident, à un crime, se sont assemblés, offrent leur aide. Ils unissent leurs efforts, leurs poings, leurs cris… En vain… Pendant ce temps-là, le cocher a déchargé les bagages sur le trottoir. La nuit est fraîche. Mme de Balzac a froid. Elle ramène plus étroitement sur elle les plis de son manteau, se promène en tapant du pied sur le pavé. Elle s’impatiente. Balzac s’agite. Allant de l’un à l’autre, il explique aux passants :

— C’est incroyable… Je suis M. de Balzac… Cette maison est ma maison… Je reviens de voyage… Nous sommes attendus. Ah ! je n’y comprends rien !…

L’un propose d’aller requérir un serrurier. Justement il en connaît un dans une rue voisine… Il s’appelle Marminia… C’est un bon serrurier…

— Soit, consent Balzac, qui trouve pourtant ce moyen de rentrer chez soi un peu humiliant… Un serrurier… c’est cela… Car, enfin, M. de Balzac ne peut rester dans la rue à une pareille heure de la nuit.

Et, tandis qu’on attend le serrurier, on frappe toujours à la porte ; on essaie de jeter des petits cailloux contre les fenêtres, on crie…

— Hé ! Hé ! Ouvrez donc !… C’est nous !… Je suis M. de Balzac !…

Inutilement.

D’autres passants arrivent. Mme de Balzac s’est assise sur une malle, très lasse, la tête dans ses mains. Balzac va, vient, explique toujours :

— Je suis M. de Balzac… Je n’aurais jamais cru… C’est extraordinaire !

Enfin on amène le serrurier, qui enfonce la grille… Suivi de ses amis nocturnes, qui tiennent à le protéger contre on ne sait quoi, Balzac traverse la petite cour très vite, entre dans la maison. Et alors s’offre à ses yeux le plus surprenant spectacle. Le valet de chambre François Munck est devenu subitement fou. Il a saccagé le souper, éparpillé et cassé la vaisselle. Les meubles dansent dans les pièces ; les fleurs partout jonchent les parquets. Une bouteille brisée achève de répandre, sur le tapis, un liquide mousseux. Et le malheureux se livre à mille extravagances. On s’empare de lui, on le maintient et on l’enferme à clé dans une petite chambre. Il se laisse faire sans trop de résistance, et il rit plus qu’il ne se défend. Le calme revenu, Balzac remercie ses vaillants amis, s’excuse, les reconduit, fait rentrer les bagages dans la cour, et se couche. Il étouffe, il a la fièvre. Affalée dans un coin de la chambre, et de plus en plus énervée, Mme de Balzac ne songe même pas à quitter son manteau de voyage, et pleure « toutes les larmes de son corps ».

Ce petit drame l’impressionna vivement. Elle y vit les plus mauvais présages.

Hélas ! une réalité plus douloureuse, qu’ils n’avaient pas osé s’avouer encore, avait précédé ces présages de malheur. Ce n’étaient plus des présages ; c’était le fait brutal, inexorable, d’une situation définie.

Ils revenaient mariés et ennemis.

De tout ce grand amour, qu’avaient surexalté quinze ans d’absence, il avait suffi de quelques mois de vie commune pour qu’il ne restât plus rien… plus rien que de la déception, de la rancune et de la haine. On peut dire que leur véritable séparation date seulement de cet instant où ils entrèrent, rivés l’un à l’autre, dans la maison.

Des scènes intimes, tragiques, des querelles domestiques qui suivirent cette lamentable arrivée au foyer, nous ne connaissons absolument rien… Elles durent être violentes et honteuses. Mais pas un document n’en demeure. S’il en exista jamais, ils ont certainement disparu dans le tri sévère que Mme de Balzac fit des papiers du grand homme, après sa mort. Trois ans auparavant, Balzac avait brûlé toutes les lettres de Mme Hanska. Acte impulsif d’amoureux, sans doute. C’était maintenant à Mme Hanska de détruire les lettres de Balzac. Acte de prudence réfléchie, peut-être. Sa mémoire bénéficiera-t-elle de cette regrettable absence de renseignements ?… S’en aggravera-t-elle, au contraire ? Je ne puis le juger.

Je ne puis que me référer aux souvenirs de Jean Gigoux. Là, ils sont précis, et ils ont la valeur de témoins.

Ce que j’y trouve, c’est que Balzac et sa femme ne se pardonnèrent point de s’être mutuellement trompés. Balzac savait maintenant que sa femme n’était point aussi riche qu’il le croyait… De la liquidation de ses affaires, de ses procès, elle avait, en somme, sauvé peu de chose, presque rien. Presque rien pour Balzac. Et ce mariage auquel il s’était, pour ainsi dire, férocement accroché, comme à sa dernière ressource, ce mariage qu’il avait pensé être le salut, la fin de ses embarras, l’apothéose de sa vie, n’était, en définitive, qu’un embarras et une charge de plus. Belle encore, sans doute, et remarquablement douée par l’esprit ? Mais qu’est-ce que cela, devant un tel effondrement de ses espérances ?… Ce n’était pas de la beauté, ni de l’esprit, qu’il était allé chercher, là-bas, au fond de cette sauvage Ukraine… C’était de l’argent, toujours de l’argent… Et il n’y avait plus d’argent, du moins plus assez d’argent… Alors, tout était à recommencer.

Et elle ?… Voilà donc où aboutissaient les promesses de triomphes mondains, de gloire littéraire, de vie adulée, enivrée, les rêves de domination universelle, par quoi, durant quinze ans, on l’avait engourdie, leurrée, volée, et finalement enchaînée à un cadavre !… Ils aboutissaient à cette maison gardée par un fou, à cette maison disparate et désordonnée, comme l’existence même de son propriétaire…, à cette maison qui criait la hâte, la fièvre d’une vie de fille ou de bohème, le luxe précaire, les sursauts de l’au jour le jour, la misère du lendemain, à cette maison avec ses pièces, ici pleines d’un bric-à-brac parfois douteux et truqué, là, vides, désolées, et où était figurée à la craie, sur les murs nus, la place des meubles vendus, ou des meubles à acheter… Ils aboutissaient à cet homme, ridiculement laid, isolé de tout et de tous, traqué par toute sorte de créanciers, sans amis, sans liens de famille, ruiné d’argent, perdu de santé, dont la grosse chair sentait déjà la pourriture et la mort !… Avec quelle amertume elle dut se reprocher cette phrase de sa première lettre : « L’union des anges doit être votre partage », qui avait été le point de départ de tout ce malheur !…

Ils s’étaient dupés l’un l’autre, l’un par l’autre, ayant cru, sincèrement, qu’on peut transformer, en élans spirituels, en exaltations amoureuses, ce qu’il y a de plus vulgaire et de plus précis dans le désir humain… Et quinze ans… quinze ans de projets, de rêves, d’idéal fou, de mensonges, pour constater, en un jour, cette double méprise et cette double chute !…

Dès lors, ce fut fini.

Huit jours après leur arrivée à Paris, excédés de reproches, fatigués de dégoûts, ils résolurent de vivre, à part, dans la maison, sachant mettre plus de distance d’une chambre à l’autre, qu’il n’y en avait de Paris à Wierzchownia. Et ils ne se rencontrèrent plus, même aux repas.

D’ailleurs, Balzac était presque toujours alité. Un cercle de fer se resserrait, de plus en plus, sur sa poitrine. Il passait ses nuits à suffoquer, cherchant vainement, devant la fenêtre ouverte, à happer un peu de cet air qui ne pouvait plus dilater ses poumons. Ses jambes enflaient, suintaient ; l’œdème gagnait le ventre, le thorax. Il ne se plaignait pas, ne désespérait pas. Confiant, comme il avait attendu la fortune, il attendait la guérison, pour se remettre au travail, avec une jeunesse, une énergie, un immense besoin de créer, qui le soutinrent jusqu’à l’agonie. Au milieu de la putréfaction de ses organes, le cerveau demeurait sain, intact. L’imagination y régnait en souveraine immaculée. Il ne cessait de faire des projets, des projets, des plans de livres, des plans de comédies, accumulait des matériaux pour l’œuvre à venir… Il n’avait rien perdu de sa fécondité merveilleuse. Chaque jour, il demandait à son médecin, le fidèle Nacquart :

— Pensez-vous que demain je puisse reprendre la besogne ?… Hâtez-vous ! Il le faut… Il le faut…

Mme de Balzac, elle, inquiète, nerveuse, désemparée, courait la ville. Elle avait retrouvé des parentes polonaises, des amis russes. Un jour, dans un de ces salons, où elle fréquentait, elle rencontra le peintre Jean Gigoux, qui lui offrit de faire son portrait. Il était très beau ; il avait les muscles durs, la joie bruyante, de longues moustaches de guerrier gaulois. Elle se donna à lui rageusement, furieusement.



La mort de Balzac.


Je laisse à Jean Gigoux le soin de raconter la mort de Balzac, en cette terrible journée du 18 août 1850. Ce récit, le voici, tel que je le tiens de lui, tel que je l’ai noté, le soir même, en rentrant chez moi. Je n’y change rien… Je ne le brode, ni ne le charge, ni ne l’atténue.

C’était dans son atelier, parmi toutes les belles choses, toutes les belles œuvres qu’il avait rassemblées. Il me dit :

— Victor Hugo a raconté, dans Choses vues, la mort de Balzac. Ces pages sont extrêmement belles et poignantes. Je n’en connais pas de plus puissamment tragiques, mais elles sont un peu inexactes, en ce sens qu’elles ne montrent pas encore assez l’abandon dans lequel mourut le grand écrivain. Peut-être Hugo, qui admirait, qui aimait beaucoup Balzac, a-t-il reculé devant l’horreur de la vérité ? La vérité vraie est que Balzac est mort abandonné de tous et de tout, comme un chien !

À ce mot de « chien », un grand épagneul roux, qui dormait, roulé en boule sur le tapis, remua la queue et tourna la tête vers son maître.

— Non… non… fit celui-ci, qui se pencha pour caresser le poil soyeux de l’animal… sois tranquille, mon garçon… Tu ne crèveras pas comme Balzac, toi !… On te fermera les yeux, à toi !

Et il reprit :

— Hugo prétend avoir été reçu dans la maison par Mme Surville. Il prétend qu’il s’est entretenu quelques minutes avec M. Surville, qu’il a vu Mme de Balzac au chevet de son fils agonisant. Or j’affirme que ni Mme Surville, ni M. Surville, ni Mme de Balzac mère ne vinrent, ce soir-là, à l’hôtel de l’avenue Fortunée. La vieille femme que Hugo a prise pour la mère était une simple garde… et Dieu sait ce qu’elle gardait ! Il y avait aussi un vieux domestique, paresseux et roublard, celui-là même qui dit à Hugo : « Monsieur est perdu et Madame est rentrée chez elle. » Ils n’étaient presque jamais dans la chambre du moribond. Ils n’y étaient même pas au moment précis où Balzac rendit le dernier soupir… Ni famille, ni amis… Gozlan, je me rappelle, était absent de Paris… On oublia de prévenir Gautier et Laurent Jan… Aucun éditeur ne fut averti, aucun journal… Le jour du 18 août 1850… je vous en donne ma parole d’honneur… il n’est venu, chez Balzac, que deux personnes : Nacquart, son médecin, dans la matinée, et Hugo, le soir, à neuf heures… J’en oublie une troisième : Mme Victor Hugo, qui, l’après-midi, demanda Mme de Balzac, et ne fut pas reçue…

— Et vous ? interrompis-je.

— Oh ! moi !… fit Jean Gigoux.

Il haussa les épaules, lissa ses longues et fortes moustaches.

— Moi ! répéta-t-il… attendez… j’aurai aussi mon compte…

Il continua :

— Vous savez que Balzac était rentré de Russie très malade, perdu. Il avait une artério-sclérose, – ce qu’on appelait, en ce temps-là, une hypertrophie du cœur, – que lui avaient valu son travail fou, et quelque chose de plus fou encore que son travail, l’abus qu’il faisait du café. Aggravée par le chagrin, la maladie avait marché rapidement. C’était effrayant à voir. Il souffrait, comme un damné, de la poitrine, des reins, du cœur. Il ne pouvait absolument pas respirer : l’asphyxie, il n’y a pas d’autre mot. Et il enflait comme une outre… Chaque jour, on le ponctionnait. Mais il arriva bientôt que les ponctions ne le soulagèrent plus… Le trocart criait, grinçait dans la chair des jambes devenue dure. Imperméable, sèche et très rouge, pareille à du « lard salé », a dit le docteur Louis… On ne peut pas se figurer ! Le 17 août, dans la journée, il fut administré, et les trois chirurgiens qui le soignaient…

Levant ses mains vers le plafond, et les laissant ensuite retomber sur ses cuisses lourdement, il répéta :

— Qui le soignaient !… qui le soignaient !… Ah !… Enfin !… les trois chirurgiens qui le soignaient, avec le bon Nacquart, se retirèrent, en recommandant qu’on ne les dérangeât plus, désormais… quoi qu’il pût arriver !… Il n’y avait plus rien à faire… Balzac s’en allait, mourait par le bas, mais le haut, la tête, restait toujours bien vivant… La vie était si fortement ancrée en ce diable d’homme qu’elle ne pouvait même pas se décider à quitter un corps presque entièrement décomposé… Et il y avait, dans toute la maison, une affreuse odeur de cadavre… Croiriez-vous que, quand je repense à cette journée-là, cette odeur me revient ?… que je ne puis m’en débarrasser ?… Après tant d’années ?… Mais vous savez tout cela… Ce n’est pas ce que je veux vous dire…

Il se tut quelques secondes. Puis :

— Écoutez… Ce que je vais vous dire, je ne l’ai encore raconté à personne… Si, à Rodin… je l’ai raconté à notre ami Rodin, un jour que j’étais allé dans sa petite maison du boulevard d’Italie, voir une esquisse de son Balzac… Eh bien, promettez-moi que ce que je vais vous dire, vous ne l’écrirez pas, du moins que vous ne l’écrirez pas, moi vivant ?… Après… ma foi !… ce que vous voudrez…

Un peu timide, un peu gêné, il ajouta :

— Il est bon, peut-être, qu’on sache, un jour… ce qui est arrivé…

Et il poursuivit :

— Dans la matinée du 18, Nacquart revint. Il resta plus d’une heure au chevet de son ami… Balzac étouffait… Pourtant, entre ses étouffements, il put demander à Nacquart : « Dites-moi la vérité… Où en suis-je ? » Nacquart hésita… Enfin, il répondit : « Vous avez l’âme forte… Je vais vous dire la vérité… Vous êtes perdu. » Balzac eut une légère crispation de la face ; ses doigts égratignèrent la toile du drap… Il fit simplement : « Ah !… » Puis, un peu après : « Quand dois-je mourir ? » Les yeux pleins de larmes, le médecin répliqua : « Vous ne passerez peut-être pas la nuit. » Et ils se turent… En dépit de ses souffrances, Balzac semblait réfléchir profondément… Tout à coup, il regarda Nacquart, le regarda longtemps, avec une sorte de sourire résigné, où il y avait pourtant comme un reproche. Et il dit, dans l’intervalle de ses halètements : « Ah ! oui !… Je sais… Il me faudrait Bianchon… Il me faudrait Bianchon… Bianchon me sauverait, lui ! » Son orgueil de créateur ne faiblissait pas devant la mort. Toute sa foi dans son œuvre, il l’affirmait encore dans ces derniers mots, qu’il prononça avec une conviction sublime : « Il me faudrait Bianchon ! »… À partir de ce moment, la crise s’atténua, mollit peu à peu. Il parut respirer moins douloureusement… Nacquart était au courant des dissentiments du ménage… Voyant le malade plus calme, espérant peut-être un attendrissement, il demanda : « Avez-vous une recommandation à me faire ?… quelque chose à me confier ?… Enfin, désirez-vous quelque chose ? » À chaque question, Balzac secouait la tête et répondait : « Non… je n’ai rien… je ne désire rien. » Nacquart insista : « Vous ne voulez voir… personne ? — Personne. » À aucun moment, au cours de cette visite, il ne parla de sa femme. Il semblait qu’elle n’existât plus pour lui… qu’elle n’eût jamais existé… Comme Nacquart allait partir, Balzac demanda du papier, un crayon… D’une main tremblante, il traça une dizaine de lignes… Mais il était si faible que le crayon lui glissa des doigts… Il dit : « Je crois que je vais m’endormir… Je terminerai cela… quand je me sentirai un peu plus fort… » Et il s’assoupit. Qu’avait-il écrit ? À qui avait-il écrit ? On ne retrouva jamais cette feuille, qui eut le sort de beaucoup d’autres, qu’on ne retrouva pas non plus…

Pendant qu’il parlait, Gigoux, qui était un peu cabotin, comme tous les conteurs, me considérait du coin de l’œil, essayant de surprendre mes impressions, au besoin de les provoquer. Il n’avait point l’habitude des récits dramatiques. Sa grosse verve joyeuse, commune et brutale s’y trouvait mal à l’aise. Pourtant, il me parut sincère, ému. Je ne l’en écoutai pas moins, impassible, sans l’interrompre.

À ce moment, il se tut, reprit haleine, passa plusieurs fois la main sur son front, et, d’une voix un peu plus basse, un peu moins hardie :

— Ce matin-là, poursuivit-il, j’étais venu de très bonne heure chez Mme de Balzac. Je la trouvai dans une sorte de grand peignoir rouge, les bras nus, et déjà toute coiffée. Elle n’avait pas dormi de la nuit… Elle m’avoua qu’elle n’avait pas osé entrer dans la chambre du malade…, que Nacquart y était en ce moment…, qu’elle ne savait que faire…, qu’elle était très malheureuse. « Il est si dur pour moi, gémit-elle… J’ai peur de le voir… » Elle semblait fort surexcitée et, en même temps, très abattue. Je lui conseillai de se montrer, ne fût-ce que quelques minutes, au chevet de son mari… Elle répliqua : « Il ne fait même pas attention à ma présence… Il m’humilie… Non… non… C’est trop affreux ! » Et brusquement, en larmes : « Vous n’allez pas encore me laisser seule, toute la journée, comme hier ?… J’ai failli devenir folle… » Doucement, je lui reprochai son obstination à ne vouloir recevoir personne, surtout les anciens familiers de Balzac. Je tâchai de lui faire sentir combien son attitude serait mal jugée : « On soupçonne vos dissentiments… mais on ne les sait pas si profonds… C’est maladroit, je vous assure… Croyez-vous que les amis ne jaseront pas … ne jasent pas déjà ?… Même pour les domestiques… » Elle s’irrita : « Ces gens m’agacent… Je n’ai besoin que de vous… je ne veux voir que vous !… Ah ! et puis… vous aussi… tenez… vous m’agacez… Je ne vous aime plus ! » Il était près de midi quand Nacquart, sortant de chez le moribond, la fit demander… Elle ne resta que quelques minutes avec lui et rentra très pâle, très vite, dans la chambre, où elle s’affala sur un fauteuil. « Il paraît que c’est pour aujourd’hui ! » fit-elle brièvement. Et, la tête un peu penchée, son beau front tout plissé, les yeux vagues, elle joua avec les effilés de son peignoir rouge : « Il s’est endormi, dit-elle encore… Tant mieux s’il ne souffre plus ! » Tout à coup, tapant sur les bras du fauteuil : « Ah ! ce Nacquart ! je le déteste… je le déteste… » J’étais horriblement gêné… Il ne me venait à l’esprit que des mots bêtes, des phrases banales, toutes faites, comme on en adresse aux gens qui ne vous sont de rien… Que nous avons peu d’imagination, dans ces moments-là, ou peu de sensibilité !… Est-ce curieux ?… Faisant allusion à la couleur éclatante de son peignoir, je ne trouvai que ceci : « Vraiment, ma chère amie, vous êtes bien trop en rouge, aujourd’hui. » Étonnée, elle répliqua vivement : « Pourquoi ? Il n’est pas encore mort. » Elle fit servir un déjeuner auquel elle ne toucha point et que moi, je l’avoue à ma honte, je dévorai avec appétit. Il était d’ailleurs exécrable… Nous parlions peu… Elle allait de son fauteuil à la fenêtre, revenait de la fenêtre à son fauteuil, tantôt limant ses ongles avec rage, tantôt poussant des soupirs. Moi, j’essayais de démêler la qualité de son émotion… Ce n’était pas de la douleur, pas même du chagrin, ni du remords, j’en suis sûr… C’était quelque chose comme de l’ennui… Ce qui la préoccupait le plus, c’était tout ce qu’elle aurait à faire, après la mort… Elle ne cessait d’y penser et de répéter entre de longs soupirs : « Comment vais-je me tirer de tout cela ?… Je ne sais pas, moi !… Un homme pareil… si illustre !… Ça va en être, des histoires et des cérémonies !… Ici… je suis toute dépaysée… Ah ! ces journées !… ces journées … » Elle redoutait infiniment Victor Hugo. Elle l’avait vu cinq ou six fois… Sa politesse si grave, sa violente admiration pour Balzac, et son regard profond, qui pénétrait jusqu’à l’âme secrète, lui faisaient peur… Il serait là, sûrement… Il lui parlerait : « Comment ferai-je ?… Non… Non… Je ne pourrai jamais ! » Et elle limait ses ongles avec plus de frénésie… Dans l’après-midi, nous apprîmes, par la garde, que Balzac était entré en agonie. Depuis qu’il s’était réveillé de son assoupissement, il n’avait plus sa connaissance. Ses yeux étaient grands ouverts, mais il ne voyait plus rien. Il râlait, d’un grand râle sourd qui, parfois, lui soulevait la poitrine, à la faire éclater. Le plus souvent, il demeurait calme, la tête enfouie dans l’oreiller, sans le moindre mouvement… N’eussent été le bruit de sa gorge et le gargouillement de son nez, on l’eût cru déjà mort. Le drap était tout mouillé de la sueur soudaine, fétide, qui lui ruisselait du visage et de tout le corps. La garde conta : « Monsieur a, au bout de chaque doigt, une énorme goutte de sueur que le drap pompe et qui se renouvelle sans cesse… On dirait qu’il se vide, surtout par les doigts… c’est extraordinaire !… » Elle n’avait jamais vu ça… Elle dit : « Ah ! Madame fera bien de ne pas entrer… Vrai ! c’est pas engageant, pour une dame… J’en ai veillé, vous pensez !… Mais des comme Monsieur… oh ! lala !… Et j’ai beau mettre du chlore !… » Elle dit aussi : « Il me faudra une paire de beaux draps, tout à l’heure, pour quand je ferai la toilette… Le valet de chambre n’en a plus que de vieux… » Et comme la pauvre femme, épouvantée de tous ces détails, répétait : « La toilette !… Mon Dieu !… c’est vrai… la toilette !… », la garde la rassurait d’un affreux sourire : « Oh ! Madame n’a pas besoin d’être là… Que Madame ne se tourmente pas… Ce n’est rien… j’ai l’habitude, allez ! » La journée passa ainsi, lugubre et lente, éternelle. Il ne me fut pas permis de sortir, d’aller à mes affaires, à mon atelier, où j’avais donné un rendez-vous important… Chaque fois que j’en émettais le désir, elle s’accrochait à moi, poussait de petits cris. « Non… non… Ne me laisse pas toute seule, ici… Ton atelier !… Reste avec moi, je t’en prie ! » Si la garde se présentait pour demander quelque chose qui lui manquât, ou pour nous tenir au courant des progrès de l’agonie, elle se bouchait les oreilles, ne voulant rien entendre. Elle la pria même de ne revenir que « quand tout serait fini ». La sorte d’enfant tardif, d’animal hébété, que peut devenir une femme qui comme Mme de Balzac, avait la réputation – exagérée, d’ailleurs – d’être une créature supérieure, énergique, brillante, je n’aurais jamais cru que cela fût possible à ce point !… Car j’ai toujours vu, au contraire, les femmes plus fortes que les événements, et donnant aux hommes l’exemple du courage, de l’endurance, de la maîtrise de soi… Elle, elle n’était plus rien… plus rien… Ce n’était plus un être de raison, ce n’était pas même une folle…pas même une bête… Ah ! quelle pitié !… ce n’était rien… Vaincue par la fatigue, engourdie par la chaleur de cette chambre fermée, elle consentit à s’étendre sur la chaise longue, où elle sommeilla, d’un sommeil pénible, troublé, jusqu’à la nuit… J’avais pris un livre… Le Médecin de campagne, je me souviens… un exemplaire décousu, déchiré, sali à force d’avoir été lu et relu… Mais, faut-il vous le dire ? j’étais totalement abruti, aussi incapable de lire n’importe quoi que de penser à quoi que ce soit… Je n’éprouvais qu’une sensation… l’ennui de ne savoir que faire… de ne savoir que dire… l’ennui d’être là… Surtout, je souffrais cruellement de ne pouvoir pas fumer… Et, dans cette maison en plein Paris, où, plus délaissé qu’une bête malade au fond d’un trou, dans les bois, mourait le plus grand génie du siècle, j’écoutais, sans être impressionné par l’atrocité de ce drame, j’écoutais l’immense, le lugubre silence que troublait seulement, de loin en loin, le bruit humain, l’unique bruit humain de deux immondes savates, traînant, derrière la porte, dans le couloir…

Gigoux s’arrêta. Il semblait fatigué… Peut-être hésitait-il à en dire davantage. Ce vieil homme que j’avais connu toujours si sceptique dans la vie, si dépourvu de préjugés, sauf dans son art, qui faisait du cynisme une sorte de parure intellectuelle, et comme une loi morale de l’existence, était, devant moi, timide, incertain, pareil à un petit enfant pris en faute. Et maintenant, il détournait la tête, pour ne pas rencontrer mon regard… Je crus qu’il n’oserait plus, qu’il ne pourrait plus parler… Je lui sus gré de l’effort douloureux que, visiblement, il dut faire, afin de reprendre et achever son récit… Enfin, il se décida :

— À dix heures et demie du soir, exactement, on frappa deux coups violents à la porte de la chambre : « Madame !… Madame !… » Je reconnus la voix aigre, la voix glapissante de la garde… « Madame !… Madame ! » répéta la voix… Et quelques secondes après : « Venez, Madame… venez !… Monsieur passe !… » Puis encore deux coups, si rudement portés que je crus que la serrure avait cédé et que la garde entrait dans la chambre… Nous nous étions dressés sur le lit… Et, le cou tendu, la bouche ouverte, immobiles, nous nous regardions, sans une parole… Vivement, elle avait glissé une jambe hors des draps, comme pour se lever : « Attendez ! » fis-je, en la retenant par les poignets… Pourquoi attendre ?… attendre quoi ?… J’avais murmuré cela, tout bas… machinalement, bêtement… sans que cela correspondît à aucune idée, à aucune intention de ma part… J’aurais pu aussi bien dire : « Dépêchez-vous !… » Mais la voix s’était tue… Il n’y avait plus personne derrière la porte. Et, déjà, j’entendais les deux savates s’éloigner, dans le couloir, en claquant… puis une porte, plus loin, s’ouvrir… une porte se refermer… puis le silence !… Ses cheveux libres couvraient son visage, comme un voile de crêpe, roulaient en ondes noires sur ses épaules, d’où la chemise avait glissé… Elle chuchota enfin : « C’est stupide ! c’est stupide !… J’aurais dû répondre… que va-t-elle penser ?… Non, vraiment c’est trop bête ! » Mais elle ne bougeait toujours pas, la jambe toujours hors des draps… Et elle répétait, d’une voix à peine perceptible : « C’est stupide… Pourquoi m’avez-vous empêchée, retenue ? » Et moi, obstinément, je disais : « Attendez !… Elle reviendra. » – « Non… non… elle vous sait ici… J’aurais dû répondre… Et maintenant… » – « Elle reviendra… Attendez !… » En effet, au bout de dix minutes, qui nous parurent des heures et des heures et des siècles, la garde revint… Deux coups contre la porte, comme la première fois… Et : « Madame !… Madame ! »… Puis : « Monsieur a passé !… Monsieur est mort !… »

Ici le vieux peintre s’interrompit… et, hochant la tête :

— Laissez-moi, dit-il, vous confesser une chose inouïe… une chose inexplicable… Ce n’est pas pour m’excuser… pour me défendre… C’est… Enfin, voilà !… Je vous assure que ce « Monsieur est mort ! » n’évoqua en moi, tout d’abord, rien de précis… rien de formidable, surtout… Je n’y associai pas l’idée de Balzac… Je n’y vis pas se dresser, soudainement, la colossale figure de Balzac, les yeux clos, la bouche close, refroidie à jamais… Non… J’étais tellement hors de moi-même, hors de toute conscience… de toute vérité… j’étais noyé en de telles ténèbres morales, que cette nouvelle, criée derrière cette porte, et dont le monde entier, demain, allait retentir, ne m’impressionna pas plus que si j’eusse appris qu’un homme quelconque… un homme inconnu était mort… Je ne me dis pas : « Balzac est mort !… » Je me demandai plutôt : « Qui donc est mort ?… » Mieux, je ne me demandai rien du tout… Par un exceptionnel phénomène d’amnésie, j’oubliais réellement que j’étais, à l’instant même où il mourait… dans la maison, dans le lit, avec la femme de Balzac !… Comprenez-vous ça ?…

Il eut un sourire amer, un geste presque comique, qui exprimait l’étonnement de « n’avoir pas compris ça », et il continua :

— Au cri de « Monsieur est mort ! », elle s’était levée, d’un bond, et s’était mise à courir dans la chambre, pieds nus, sans savoir, elle aussi, ce qu’elle faisait, et où véritablement elle était… « Mon Dieu !… Mon Dieu ! gémissait-elle… c’est de votre faute !… c’est de votre faute !… » Elle allait d’un fauteuil à l’autre, d’un meuble à l’autre, soulevait et rejetait mes vêtements épars, les siens tombés sur les tapis, culbutait une chaise, se cognait à une table, où l’on n’avait pas enlevé la desserte du dîner… Et les glaces multipliaient son image affolée, de seconde en seconde plus nue… Les coups redoublèrent, plus sourds, la voix appelait plus glapissante : « Madame !… Madame !… Hé ! Madame !… » Je vis qu’elle allait sortir dans cet état de presque complète nudité… Je criai : « Où allez-vous ?… Habillez-vous un peu, au moins. Et puis, calmez-vous ! » Je me levai, l’obligeai à mettre ses bas, à revêtir une sorte de peignoir blanc, très sale, que j’avais trouvé dans le cabinet de toilette… Comme elle voulait sortir encore : « Et tes cheveux ?… voyons… arrange tes cheveux ! » Elle sanglotait, se lamentait : « Ah ! pourquoi l’ai-je suivi ?… Je ne voulais pas… je ne voulais pas… C’est lui… tu le sais bien… Et toi… pourquoi es-tu venu, aujourd’hui ?… C’est de ta faute… Et cette vieille-là ?… Que va-t-elle croire ?… Mon Dieu !… Mon Dieu !… Et ma fille ?… ma pauvre enfant !… C’est horrible !… Je ne pourrai jamais !… » Pourtant, elle ramena ses cheveux, les tordit, les fixa, sur la nuque, en un gros paquet, d’où de longues mèches s’échappaient… « Non… non… je ne veux pas… je ne veux pas y aller… je ne veux pas le voir… Emmène-moi en Russie… tout de suite… tout de suite… emmène-moi, dis ?… » Et, sur de nouveaux coups frappés à la porte, sur de nouveaux appels, presque injurieux, le peignoir mal agrafé, la tête tout ébouriffée, sans pantoufles aux pieds, elle se précipita, en criant : « Oui… oui… c’est moi… je viens… je viens… » Je me recouchai… Allongé sur la couverture, les jambes nues, le poitrail à l’air, les bras remontés et ramenés sous la nuque, sans songer à rien… sans l’émotion de ce qui venait de se passer, sans la terreur de ce voisinage de la mort, longtemps, je considérai mes orteils, à qui j’imprimais des mouvements désordonnés et des gestes de marionnettes… Le silence de la maison avait je ne sais quoi de si lourd, de si peu habité, qu’il ne me semblait pas réel… Avec cela, m’arrivaient aux narines des odeurs d’amour, d’écœurantes odeurs de nourriture aussi, et de boisson, que la chaleur aigrissait… Mes vêtements, des jupons traînaient sur les fauteuils, pendaient des meubles, jonchaient le tapis, en un désordre tel et si ignoble, que, n’eût été la splendeur royale du lit, n’eussent été les cuivres étincelants de la psyché, je me serais cru échoué, après boire, au hasard d’une rencontre nocturne, chez une racoleuse d’amour… Pour compléter l’illusion, à ma gauche, par la porte du cabinet de toilette, j’apercevais une bouilloire qui chauffait sur une petite lampe… Je restai ainsi cinq heures, durant lesquelles, pour me prouver que tout n’était pas mort dans la maison, je cherchais à percevoir, çà et là, dans un demi-assoupissement, le bruit de chuchotements, d’allées et venues, le long du couloir. Cela n’était pas gai, certes ; cela n’était pas non plus très pénible… Au fond, je n’étais pas fâché d’être libre, je jouissais presque d’être seul. Quand Mme de Balzac rentra, j’avais donné un peu d’air à la chambre et m’étais rhabillé… Elle était extrêmement pâle, défaite… Ses paupières gonflées et très rouges montraient qu’elle avait dû beaucoup pleurer : « C’est fini, dit-elle… Il est mort… Il est bien mort ! » Elle se laissa tomber sur le bord du lit, se couvrit la figure de ses mains, soupira : « C’est effrayant ! » Et, toute secouée par un long frisson, elle répéta : « C’est effrayant !… c’est effrayant ce qu’il sent mauvais !… » Elle ne me donna aucun détail… À toutes mes questions, elle ne répondit que par des plaintes… des plaintes brèves, agacées… Elle avait un pli amer, presque méchant, au coin de la bouche. Et la bouche, d’un dessin si joliment sensuel, prenait alors une expression vulgaire, basse, qui avait quelque chose de répugnant… Je lui demandai si elle avait fait prévenir la famille : « Demain… demain…, dit-elle… À cette heure, comment voulez-vous ? » Sa voix, toute changée, sans cet accent chantant qui me plaisait en elle, devenait agressive… En me regardant, en regardant le lit, le désordre de la chambre, elle eut comme un haut-le-cœur… Je crus qu’elle allait éclater en larmes, ou en fureur… Je l’aidai à s’étendre sur le lit… « Vous aurez demain une journée fatigante… beaucoup de monde… beaucoup à faire… Reposez-vous… Tâchez de dormir. » – « Oui… oui… fit-elle… je suis brisée… » Il était quatre heures du matin ; le petit jour allait paraître… Doucement, tendrement, je lui dis : « Vous ne m’en voudrez pas de vous quitter… Soyez gentille… Il le faut… Ce ne serait pas convenable qu’on me vît chez vous à pareille heure ! » Je m’attendais à une scène, à des larmes… Elle ne protesta pas… ne chercha pas à me retenir… — « Oui, vous avez raison, approuva-t-elle sur un petit ton sec… C’est mieux ainsi… Allez-vous-en !… » Et, comme je ne partais pas encore, cherchant je ne sais quoi, dans la chambre : « Allez-vous-en !… Eh bien ?… Allez-vous-en ! » répéta-t-elle d’une voix plus dure, en se tournant du côté du mur, avec une affectation qui m’étonna… Elle refusa mon baiser : « C’est bien… c’est bien… laissez-moi… je vous en prie. » Était-ce la fatigue ?… Était-ce le dégoût ?… Ou bien quoi ?… Je dis : « Alors… à bientôt ! » – « Comme vous voudrez ! », fit-elle… Je sortis… Personne dans le couloir… Aucun bruit dans la maison… Une lampe achevait de brûler sur une petite table. Sa lueur tremblante faisait mouvoir de grandes ombres sur les murs. En passant devant la chambre de Balzac, je faillis me heurter à une chaise sur laquelle la garde avait empilé des paquets de linges souillés, qui dégageaient une abominable odeur de pourriture… Je m’arrêtai pourtant… j’écoutai… Rien… Un craquement de meuble… ce fut tout !… J’eus une secousse au cœur, et comme un étranglement dans la gorge… Un instant je songeai à entrer ; je n’osai pas… Je songeai aussi à aller chercher ma boîte de couleurs, et à faire une rapide esquisse du grand homme, sur son lit de mort… Cette idée me parut impossible et folle… « Non… non… pas moi… me dis-je… Ce serait une trop sale blague. » Alors, je descendis l’escalier lentement, sur la pointe du pied… En bas, c’était la cuisine… Elle était entr’ouverte, éclairée. Des bruits de voix en venaient : la voix de la garde, la voix du vieux valet de chambre… Ils soupaient, gaîment, ma foi !… En m’approchant, j’eusse pu entendre ce qu’ils disaient. Je n’osai pas, non plus, dans la crainte qu’ils ne parlassent de moi… de nous… Les autres domestiques étaient rentrés chez eux, sans doute, et dormaient… Là-haut, Balzac était seul, tout seul !… Une fois dans la rue, je poussai un long soupir de délivrance, j’aspirai l’air frais du matin, avec délices, et j’allumai un cigare.

Se levant tout à coup, Jean Gigoux marcha dans l’atelier, la tête basse, les mains derrière le dos… marcha longtemps dans l’atelier… Et, s’arrêtant devant moi, il me dit :

— Et voilà comment Balzac est mort… Balzac !… vous entendez ?… Balzac !… Voilà comment il est mort !…

Puis il se remit à marcher… Après un court silence :

— C’est drôle, fit-il… Je ne suis pourtant pas un méchant homme… je ne suis pas une canaille… une crapule… Mon Dieu !… je suis comme tout le monde… Eh bien… je n’ai vraiment compris que plus tard… beaucoup plus tard… Certes, cette journée-là… cette nuit-là… j’ai eu de la gêne… de l’embêtement… je ne sais pas… du dégoût… Je sentais que ça n’était pas bien… Oui, mais ça ?… ça ?… l’ignominie ?… Non… Je vous donne ma parole d’honneur… ce n’est que plus tard… Qu’est-ce que vous voulez ?… on aime une femme… on se laisse aller… et c’est toujours, toujours, de la saleté !… Ah !… et puis, est-ce que vraiment je l’aimais ?…

Il écarta les bras, les ramena vivement le long de son corps, en faisant claquer ses mains sur ses cuisses :

— Ma foi !… Je n’en sais plus rien…

Haussant les épaules, il ajouta :

— L’homme est un sale cochon… voilà ce que je sais… un sale cochon !

Il tourna quelque temps dans l’atelier, tapotant les meubles, dérangeant les sièges, grommelant :

— Balzac !… Balzac !… Un Balzac !

Puis il revint s’asseoir, brusquement, sur le fauteuil, en face de moi…

— Quant à Mme de Balzac…

Il appuya sur chaque mot, avec une ironie pesante, qui me choqua un peu…

— Quant à Mme de Balzac, répéta-t-il… le lendemain, elle s’était reprise… oh ! tout à fait… Elle fut très digne… très noble… très douloureuse… très littéraire… Épatante, mon cher… Andromaque elle-même, quand elle perdit Hector… Elle émerveilla et toucha tout le monde par la correction tragique, par la beauté de son attitude. Quelle ligne !… Ah ! quelle ligne pour un Prix de Rome !… On l’entoura, on la plaignit… vous pensez ?… Le plus comique, c’est, je crois bien, qu’elle fut sincère dans sa comédie… La considération, les respects, les hommages lui redonnaient de la douleur et de l’amour. Je n’en revenais pas, moi, pourtant revenu de tant de choses, déjà !… Ah ! ces obsèques !…

Il eut un sourire presque gai :

— Mon cher… figurez-vous… le ministre Baroche, qui représentait le gouvernement et cheminait, dans le convoi, près de Victor Hugo, lui dit : « Au fond, ce monsieur de Balzac était, n’est-ce pas ?… un homme assez distingué. » Hugo regarda ce ministre, – qui a une si belle presse dans Les Châtiments, – il le regarda, ahuri, scandalisé, et répondit : « C’était un génie, monsieur, le plus grand génie de ce temps. » Et il lui tourna le dos… Hugo a raconté cela quelque part… Rien n’est plus vrai… Je me trouvais à côté de lui, quand cette petite énorme scène se passa… Mais ce que Hugo ne sut peut-être jamais, c’est que le ministre Baroche, s’adressant à son autre voisin qui avait, je me rappelle, de très beaux favoris… lui dit, tout bas, à l’oreille : « Ce M. Hugo est encore plus fou qu’on ne pense… »

Et Gigoux se mit à rire franchement, d’un de ces rires comme il en avait, même très vieux, de si sonores. Il ajouta :

— Aussi, plus tard, il en a pris pour son grade… Il ne l’a pas volé, hein ?…

Il dit encore :

— Ah !… savez-vous ce détail ?… Quand, le lendemain de la mort, les mouleurs vinrent pour mouler le visage de Balzac, ils furent obligés de s’en retourner… bredouilles, mon cher… La décomposition avait été si rapide que les chairs de la face étaient toutes rongées… Le nez avait entièrement coulé sur le drap…



Les femmes allemandes et M. Paul Bourget.


Ce même soir, von B… nous emmena souper chez un riche industriel de ses amis… Ce n’était point une réception priée. Il n’y avait là que des intimes, six ménages qui avaient l’habitude de se réunir tous les soirs. Les hommes, un peu lourds de manières, peut-être, mais fort intelligents et accueillants ; les femmes, pas très jolies, pas très élégantes, mais toutes charmantes, non point à la façon des femmes de Paris, mais charmantes, d’un charme plus sérieux, plus profond, et plus lent, qui ne vient point de leurs toilettes, ni de leur coquetterie, qui vient d’elles-mêmes, de leur naturel et de leur esprit.

La maison est fort joliment arrangée, un peu comme un intérieur anglais, où le luxe, le confort correspondent si bien aux besoins de la vie quotidienne… Les meubles, quelques-uns trop massifs, d’autres trop étriqués, ne satisfaisaient pas toujours mon goût de la sobriété et de la ligne. Je dois dire pourtant qu’ils étaient réduits au minimum de laideur que comporte le modern-style… Ce ne fut qu’une impression momentanée, car les meubles ont ce mystère familier, qu’ils prennent très vite le visage et l’âme de leurs propriétaires. Par exemple, je fus ravi de ne voir aux murs que des tableaux français, choisis avec une décision d’art très hardie et très sûre : de très beaux paysages de Claude Monet, de puissantes natures mortes de Cézanne, les plus admirables nus de Renoir. La salle à manger est ornée d’exquis panneaux de Vuillard. Dans le cabinet de travail, des décorations de Pierre Bonnard, sobres, substantielles, harmonieuses, avec ce goût si aigu, si incisif, de l’observation des formes en mouvement, et cette qualité de matière, cette richesse de couleur, qui n’appartiennent qu’à lui. Çà et là, des van Gogh, des Vallotton, extraordinairement expressifs, des Roussel, légers, fluides, dignes de Corot et de Poussin. Un grand Courbet – paysage de roches jurassiennes – occupe magnifiquement la place d’honneur, dans le salon. Toute une suite de pastels de Lautrec, quelques-uns très libres, des aquarelles, des dessins de Guys et de Forain, égaient le lumineux escalier, ainsi que le palier du premier étage. Sur des colonnes et des socles, sur les cheminées et les meubles, des marbres et des bronzes de Rodin, de délicieux bois de Maillol. Je vis que ce choix, ni le snobisme, ni la mode, ni le désir d’étonner ne l’avaient imposé, mais une préférence esthétique très raisonnée, très intelligemment expliquée, surtout par les femmes… Il fallait donc que je vinsse en Allemagne, pour avoir la joie de voir, ainsi compris, ainsi fêté, ce que j’aimais, et, pour toute une soirée, sentir ce plaisir si rare, même en France, d’être en communion de goûts et de pensées avec les êtres qui vous entourent…

Comme je m’attardais à regarder une très importante toile de Vallotton : des Femmes au Bain, notre hôtesse me dit :

— Je suis choquée de voir que M. Vallotton n’a pas encore conquis, chez vous, la situation qu’il mérite et qu’il commence à avoir en Allemagne. Ici, nous l’aimons beaucoup ; nous le tenons pour un des artistes les plus personnels de sa génération. C’est vraiment un maître, si ce mot a encore un sens, aujourd’hui. Son art, très réfléchi, très volontaire, très savant, un peu farouche, ne tend pas à nous émouvoir par les petits moyens sentimentaux. On le sent à l’étroit, et comme mal à l’aise, dans les sujets intimes. Mais comme il se développe, comme il s’amplifie dans les grands ! Ce qui me plaît si fort en lui, c’est cette constante et claire recherche de la ligne, des combinaisons synthétiques de la forme, par où il atteint très souvent à la grande expression décorative. Je trouve qu’il y a, en lui, la force sévère, la tenue puissante des grands classiques. Sa sécheresse linéaire, qu’on lui reproche si injustement, à mon sens, est, peut-être, ce qui m’impressionne le plus, dans son œuvre… Elle a quelque chose de mural… Pourquoi ne lui donne-t-on pas, chez vous, à exécuter de vastes fresques ? Aucun autre artiste n’y réussirait davantage… Mais c’est un art perdu, aujourd’hui, je sais bien… Il ne s’accorde plus à notre civilisation bibelotière et compliquée.

Les femmes cultivées, les femmes dites intellectuelles, sont assommantes. Je les fuis comme la peste. Rien ne m’est plus odieux que leur bavardage, où s’étale, bouffonne et dindonne, une prétention à l’esprit, au savoir, à l’originalité de la pensée, qui n’est le plus souvent que l’apanage des ignorants et des sots. Elles ne peuvent avoir de l’intelligence avec simplicité. Le talent n’est, chez elles, que l’aggravation de la sottise… Nous avons en France, une femme, une poétesse, qui a des dons merveilleux, une sensibilité abondante et neuve, un jaillissement de source, qui a même un peu de génie… Comme nous serions fiers d’elle !… Comme elle serait émouvante, adorable, si elle pouvait rester une simple femme, et ne point accepter ce rôle burlesque d’idole que lui font jouer tant et de si insupportables petites perruches de salon ! Tenez ! la voici chez elle, toute blanche, toute vaporeuse, orientale, étendue nonchalamment sur des coussins… Des amies, j’allais dire des prêtresses, l’entourent, extasiées de la regarder et de lui parler.

L’une dit, en balançant une fleur à longue tige :

— Vous êtes plus sublime que Lamartine !

— Oh !… oh !… fait la dame, avec de petits cris d’oiseau effarouché… Lamartine !… C’est trop !… C’est trop !

— Plus triste que Vigny !

— Oh ! chérie !… chérie !… Vigny !… Est-ce possible ?

— Plus barbare que Leconte de L’Isle… plus mystérieuse que Mæterlinck !

— Taisez-vous !… Taisez-vous !

— Plus universelle que Hugo !

— Hugo !… Hugo !… Hugo !… Ne dites pas ça !… C’est le ciel !… c’est le ciel !

— Plus divine que Beethoven !…

— Non… non… pas Beethoven… Beethoven !… Ah ! je vais mourir !

Et, presque pâmée, elle passe ses doigts longs, mols, onduleux, dans la chevelure de la prêtresse qui continue ses litanies, éperdue d’adoration.

— Encore ! encore !… Dites encore !

Ces façons sont inconnues de la femme allemande. Chez elle, on sent que la culture n’est pas une chose exceptionnelle, ni de métier, qu’elle n’est pas une aventure, une religion, et – qu’on me permette ce mot peu galant – une blague. La femme allemande ne cherche pas à nous étonner, à nous éblouir ; elle cherche à s’instruire un peu plus, à comprendre un peu plus, au contact des autres. Elle a de la sincérité, du naturel, de la passion, de l’intelligence, – ce qui est une grande séduction, – et, comme elle appartient à une race, douée au plus haut point de l’esprit critique, il arrive que, sans le vouloir, elle nous embarrasse souvent, jusque dans les choses que nous croyons le mieux connaître. Ce que j’apprécie surtout, en Allemagne, ce que je considère comme la plus précieuse de toutes les élégances féminines, c’est que la femme la plus solidement instruite sait rester femme, n’être jamais pédante. Ses devoirs d’épouse, de mère, de maîtresse de maison, ne l’humilient pas, ne lui causent ni gêne, ni ennui, ni dégoût. Elle les concilie très bien avec ses désirs, sa passion de culture intellectuelle. J’ai même remarqué qu’elle met à remplir ses devoirs plus d’honnêteté, de rigueur, plus de joie, parce qu’elle en comprend mieux le sens supérieur ; plus de grâce aussi, parce qu’elle en sent davantage la beauté pénétrante et forte. Je n’ai jamais aussi bien compris qu’une femme intelligente, qui sait être intelligente, n’est jamais laide. Et je crois bien que c’est ici que j’ai contracté cette sorte de haine, ou de pitié, je ne sais, pour la très belle femme qui s’obstine à ne vouloir nous charmer que par sa beauté inutile, et par ses robes de Doucet, et par ses chapeaux de Reboux.

Cette soirée, dans cette maison, nous fut un délice. Les femmes savaient tout, parlaient de tout, – même des choses françaises, frivoles ou sérieuses, – avec une précision, une justesse, et des détails qui allèrent jusqu’à nous stupéfier. Comme j’étais encore tout frissonnant de mes souvenirs sur Balzac, je mis la conversation, le plus naturellement du monde, et avec l’espoir, sans doute, d’un petit succès, sur notre grand romancier. Oh ! ma surprise, et – pourquoi ne pas l’avouer ? – ma déception de voir qu’elles le connaissaient aussi bien, sinon mieux que moi !… Pas dans sa vie, peut-être, mais dans son œuvre. Aucun des personnages de La Comédie humaine ne leur était étranger… Elles en commentaient la signification, le caractère, la portée sociale, avec un sens très averti des passions humaines, et sans la moindre pruderie.

L’une dit :

— Bien qu’il y ait, dans ses livres, un fatras mélodramatique qui me fatigue quelquefois, et qu’il peigne des mœurs – les mœurs parisiennes – qui ne nous sont pas toujours très familières, Balzac est, de tous vos écrivains – de tous les écrivains, je pense – celui qui me semble avoir exprimé la vie – non pas seulement individuelle, mais la vie universelle – avec le plus de vérité et le plus de puissance… Gœthe me paraît tout petit, tout menu, à côté de ce géant. Certes son intelligence est incomparable. Mais qu’est l’intelligence de Gœthe, auprès de cette intuition prodigieuse, par laquelle Balzac peut recréer tout un monde et le monde ?… Il est un peu désespérant… La vie, non plus, n’est guère belle, même chez nous, où l’hypocrisie nous tient lieu de vertu… C’est pour cela qu’on ne le comprend pas toujours très bien en Allemagne… Nous nous vantons de n’aimer que les méthodes expérimentales, mais nous sommes, plus qu’on ne croit, encore asservis aux dogmes du vieux romantisme de Schelling… Malgré nos savants, toute métaphysique n’est pas morte, chez nous… Quoiqu’on dise, croyez-moi, la vie nouvelle qu’apporta Nietzsche, n’a pas germé, partout, sur la terre allemande.

Puis, ce fut le tour de Renan, de Taine, de Zola, de Flaubert… de tous, et même – dégringolade ! – de M. Paul Bourget.

Elles étaient curieuses – comme d’un petit jeu de société, j’imagine – de savoir ce que je pensais de M. Paul Bourget… Est-ce que, vraiment, je pensais quelque chose de M. Paul Bourget ? Bah !

Je répondis :

— J’ai connu Bourget autrefois… Je l’ai beaucoup connu… Nous étions fort amis. Cela me gêne un peu, pour en parler… Et puis, il a pris par un chemin… moi par un autre… Mais il y a si longtemps de cela qu’il me semble bien qu’il est mort…

Je mis un temps, comme à la Comédie, et :

— C’était un garçon intelligent… déclarai-je, sur un ton d’oraison funèbre.

Elles se récrièrent… J’insistai bravement :

— Je vous assure… intelligent… très intelligent… Tenez, c’est peut-être Bourget qui a le mieux senti Balzac… qui en a le mieux parlé… Il était très jeune, alors… et charmant… Il avait une certaine générosité d’esprit… sauf que, déjà, il n’aimait pas les pauvres… Oh ! il avait les pauvres en horreur… Il ne les trouvait pas dignes de la littérature… ni de l’humanité… Étant plus jeune que moi, il me protégeait, m’éduquait, me tenait en garde contre ce qu’il appelait les emballements un peu trop naïfs, un peu trop grossiers aussi de ma nature… Un jour que nous remontions les Champs-Élysées, il me dit : « Laissez donc les pauvres… ils sont inesthétiques… ils ne mènent à rien. » Et, me montrant les beaux hôtels qui, de chaque côté, bordent l’avenue : « Voilà, cher ami… C’est là !… » Ah ! si j’avais su profiter de ses leçons… Enfin, il était charmant… Depuis, la vie, n’est-ce pas ?… toutes sortes d’ambitions…

— Il est si ennuyeux !… s’écria une dame, avec une conviction qui nous fit tous éclater de rire…

— Enfin, comment est-il ?… demanda une autre dame… Est-il vrai que les femmes françaises raffolent de lui ? Je ne puis le croire…

— Mon Dieu !… elles ont peut-être raffolé de lui, autrefois. Oh ! autrefois… Tout est possible. Il le croyait, d’ailleurs… Mais Bourget a cru à tant de choses… auxquelles il ne croyait pas !… Maintenant, il est gras, un peu bouffi, et il est très, très vieux… Il ne flirte plus guère qu’avec Joseph de Maistre, M. de Bonald, la monarchie, le pape…

— Pauvre garçon !… gémit la dame, avec une voix et une mine également compatissantes.

— Ne le plaignez pas… Il y a là aussi des dessous à chiffonner… Il est vrai que ce ne sont plus ceux de la dame au corset noir.

Un souvenir, alors, me revint :

— Le vieux père Augier, qui était un bourgeois impénitent, m’a fait, sur Bourget, un mot qui le biographie assez bien… Il est pittoresque, mais un peu vulgaire… Je n’ose…

— Dites… dites !…

— Eh bien, Augier m’a dit… il me l’a même dit en vers : « Votre Bourget, mon cher, mais c’est un cochon triste !… » Je rapportai le mot à Bourget… Il s’en montra ravi…

— À cause de « triste » ?… sans doute…

— Non… à cause de « cochon »… C’était bien plus avantageux pour un romancier psychologue…

— Cela est très drôle… Mais vous ne nous avez toujours pas dit comment il est ?…

— Je vais, si vous le permettez, vous raconter encore une histoire… La dernière fois que je vis Bourget, c’était à Cannes, comme vous devez le penser… Maupassant nous avait invités à déjeuner sur son yacht… En me voyant, attendant, moi aussi, sur la jetée, le canot du Bel Ami, Bourget ouvrit les bras, s’exclama : « Vous ?… Ah ! que je suis heureux !… Il y a tellement longtemps !… Cela me fait une telle joie de vous revoir !… Toute ma jeunesse ! »… Et il m’embrassa, le cher Bourget… Après quoi : « Vous savez ?… Vous allez être très étonné… Vous verrez un Maupassant transformé… oh ! transformé ! » L’orgueil riait par tous les plis de sa face… Il me confia : « Vous savez ?… Je l’ai enfin amené à la psychologie, oui, mon cher, à la psychologie ! »… C’était, en effet, l’année où le pauvre Maupassant écrivait Notre Cœur, hélas !… Bourget remarqua mon peu d’enthousiasme… Il me le reprocha : « Comment ? fit-il… ce n’est donc pas une chose énorme… énorme ? » – « Si… si… dis-je… oh ! si ! » « Mais c’est le plus grand événement de ce temps… Quel malheur que Taine soit mort ! Comme il eût aimé cela ! » Il ajouta : « Ç’a été dur !… Maintenant, Dieu merci, c’est fait !… » Sur le Bel Ami, nous trouvâmes M. Jacques Normand, M. Henry Baüer, M. Valentin Simond, alors directeur de L’Écho de Paris, et ce bon docteur Cazalis, qui songeait déjà à guérir les rhumatismes aixois par la méthode préraphaélite… Le déjeuner fut morne, morne… Maupassant ne disait pas un mot… Il était si affreusement triste, il nous regardait avec des regards si étranges, si étrangement lointains, que je ne pus m’empêcher de lui demander : « Qu’est-ce que tu as ?… Es-tu malade ? »… Il se décida enfin à répondre : « Non… Je ne suis pas malade… seulement… voilà… tu comprends ?… Hier… tiens !… à la place où tu es, il y avait la princesse de Sagan… là, où est Baüer, la comtesse de Pourtalès… Qu’est-ce que tu veux ? » J’étais, en effet, très étonné… mais pas de cet étonnement admiratif que m’avait promis Bourget… Maupassant avait levé ses bras vers le plafond d’acajou verni, puis les avait laissé retomber, avec accablement… Maintenant, le coude sur la table, la tête appuyée sur sa paume, l’œil cerclé de rouge, et déjà tout brouillé par la buée trouble de cette folie qui devait bientôt l’emporter, il répéta, en bredouillant : « Qu’est-ce que tu veux ?… qu’est-ce que tu veux ? »… Puis : « Ces femmes-là… je les adore… parce que, mon vieux, vois-tu ?… elles ont quelque chose que les autres n’ont pas, et qu’avaient nos aïeules… nos chères aïeules… l’amour de l’amour ! » Tous, nous avions le cœur serré, sauf Bourget qui, s’adressant à Maupassant, lui demanda : « Et Notre Cœur ?… Où en êtes-vous ? » Et, comme Maupassant ne répondait pas, faisait un geste vague : « Quel beau titre ! » s’écria Bourget, qui nous prit à témoins… « Vous verrez… ce sera le plus merveilleux livre !… Un livre extraordinaire ! » Il eut le courage ou l’inconscience d’appuyer plus lourdement encore : « Il me le doit… car c’est moi qui l’ai amené à la psychologie… N’est-ce pas, Maupassant ?… c’est moi ? Dites que c’est moi ? » Alors, Maupassant hocha la tête, et il se mit à rire, d’un rire pénible qui me fit l’effet d’une sonnerie électrique qui se déclenche… Jamais, rien de si douloureux, de si funèbre… Voilà donc où il en était, ce rude garçon, que, tant de fois, sur les berges de la Seine, bras nus, maillot collant, j’avais vu manier l’aviron avec un si bel entrain de joyeux canotier !… Ce furent d’atroces moments… Je fis tout pour abréger cette angoissante visite. On nous débarqua à Antibes… Bourget voulut, à toutes forces, me reconduire jusqu’au train qui me ramenait à Nice… Comme nous nous quittions, je lui frappai sur l’épaule, et je lui dis : « Ah ! oui !… vous l’avez amené à la psychologie… Il y est, le pauvre bougre… il y est en plein !… Mes compliments, mon cher Bourget… » Depuis, je ne l’appelle plus « mon cher Bourget », ni même « Bourget », je ne l’appelle plus du tout… Car je ne l’ai jamais revu… C’est le général Mercier qui l’a revu…



Nos colonies.


Le lendemain, von B… rentrait à Berlin par le chemin de fer ; sa Mercédès aussi… Nous, nous filions sur Mayence…

À Mayence, nous avons rencontré un certain docteur Herrergerschmidt, le vieil Allemand classique, comme il s’en trouve encore, dans les stations de la Suisse, l’Allemand à longue redingote, à barbe broussailleuse, et à lunettes rondes. Mais je constate que la race s’en perd, de plus en plus.

Épigraphiste de son métier, le docteur a rapporté de Tunisie de très belles pierres puniques, à moins qu’elles ne fussent phéniciennes — il n’est pas encore fixé — et qui offrent, pour l’Histoire, un intérêt capital, en ce sens qu’elles sont absolument indéchiffrables…

— Indéchiffrables, répète-t-il, avec admiration… C’est là le plus beau !

Il en a fait don au musée de Francfort, qui les a refusées…

— Oui, monsieur, refusées… Ce sont des ânes !…

Il consent à me les céder pour pas très cher… pour presque rien…

— De si belles inscriptions !… Syriaques, qui sait ?… ou, peut-être, persanes ?… Pour quelques marks !…

Mais je refuse, moi aussi… Le docteur n’insiste pas davantage, hausse les épaules, et :

— Bêtise !… fait-il simplement… Bêtise !

Il connaît beaucoup le Maroc, pour avoir placé à Tanger, et même, à Fez, assure-t-il, un lot important de machines à coudre et à écrire… « pas puniques, pas phéniciennes… non… allemandes, monsieur… Ah ! ah ! ah !… De la bonne fabrication allemande !… » Il s’écrie :

— Très beau, le Maroc !… Un pays, très beau… Et les Marocains, de très braves gens, monsieur… de si excellentes gens !… Ah ! les braves gens !…

Nous parlons de la toute récente frasque de l’empereur Guillaume, son débarquement à Tanger… Le docteur dit :

— À quoi bon faire des choses si inutiles ?… Toutes ces démonstrations bruyantes… théâtrales… Ah ! je n’aime pas ça… Oui… je sais, l’honneur national ?… Mais l’honneur national, monsieur, c’est le commerce… Et le commerce allemand va très bien au Maroc… Il va très bien, très bien… parce que nous avons, au Maroc, des agents admirables… admirables… oui, monsieur… les meilleurs agents du monde… les Français !…

Un rire agite, dans tous les sens, tous les longs poils de sa barbe… Et il reprend sur un ton où l’ironie est restée…

— J’aime beaucoup les Français… Vous autres Français… vous avez de grandes… grandes qualités… des qualités brillantes… énormes… vous êtes… vous êtes…

Il cherche à définir ce que nous sommes, nous autres Français… à citer des exemples caractéristiques de nos si brillantes qualités ; et, ne trouvant ni définition, ni exemples, il s’en tient, décidément, à sa première affirmation, si vague :

— Enfin… vous avez de grandes qualités, ah !… Mais, excusez-moi… vous n’êtes pas toujours faciles à vivre… Autoritaires en diable… tracassiers, agressifs, chercheurs de noises et de querelles… un peu pillards… hé !… hé !… et même cruels… – je parle, dans vos colonies, vos protectorats… partout, où vous avez un établissement, une influence quelconque… – est-ce vrai ?… Enfin, on vous déteste… on vous a en horreur !… Hein ?… Vous en convenez ?… C’est très triste…

Voyant que je ne réponds pas, il va, il va, le bon docteur.

— Alors, les indigènes ne pensent qu’à se soustraire à votre autorité… à ruiner, s’ils le peuvent, votre influence… Et s’ils trouvent une bonne occasion – on trouve toujours une bonne occasion – de vous embêter, de vous massacrer, de vous supprimer… Dame ! écoutez donc ?… Ne vous fâchez pas, monsieur… Nous causons, n’est-ce pas ?… Je fais de l’histoire… Je fais votre histoire… votre histoire coloniale… et même votre histoire nationale… Si elle a été souvent glorieuse – mais qu’est-ce que la gloire, mon Dieu ? – elle n’a pas été toujours bien généreuse… Toutes ces querelles… toutes ces guerres… tout ce sang… au long des siècles !… Enfin, n’importe… J’aime beaucoup les Français… Nous leur devons la grandeur allemande… On ne peut pas oublier ça !… Ah ! ah !… Et tenez… je suppose… au Maroc… parfaitement… au Maroc, il y a aussi des Allemands… Les Allemands sont lourds, bêtes, ridicules… Ils boivent de la bière et mangent des saucisses fumées… Je sais… je sais bien… Mais ils sont gentils avec le Marocain… Ils respectent ses mœurs, ses coutumes, sa religion, son droit à rester un être humain… Ils l’aident, à l’occasion, et, au besoin, le défendent, sans l’exciter ostensiblement contre les autres… Ils lui donnent confiance… Et, comme il y a toujours quelque chose à faire, au Maroc, quelque chose à y vendre… hé, mon Dieu, c’est l’Allemand qui profite tout naturellement des bonnes dispositions de l’indigène, et de sa haine contre les Français… Voyez-vous… ça n’est pas plus compliqué que ça !… La diplomatie, monsieur… quelle sottise !… Moi, j’aurais été l’Empereur, je ne me serais mêlé de rien. J’aurais dit, en fumant tranquillement ma bonne pipe de porcelaine : « Laissons faire les Français… Ils travaillent pour nous… » Et, là-dessus, j’aurais pris un grand verre de cette bière excellente, qui nous rend stupides et si lourds…

Tout à coup, il embrouille encore plus sa barbe, dont les mèches dorées se projettent de tous les côtés.

— Tenez ! propose-t-il… Nous allons faire un pari… c’est cela… un petit pari… Nous allons parier mes très belles pierres puniques contre ce que vous voudrez… ce que vous voudrez, ah !… Nous allons parier que, si les Français quittaient le Maroc, et qu’il ne restât plus, au Maroc, avec les Marocains, que des Allemands… il n’y aurait plus d’embêtements… plus de grabuges, d’anarchie, de guerres, de massacres… plus rien… Le Maroc redeviendrait, subitement, une sorte de Paradis terrestre… Vous ne voulez pas ?… Non ? Vous avez raison…

Puis, après un petit silence :

— Vous ne voulez pas non plus, décidément, de mes inscriptions puniques, phéniciennes, syriaques ou persanes ?… Allons, monsieur, cent marks ?… Non plus ?… Dommage… dommage !…



Strasbourg.


Après avoir traversé le Rhin à Kehl, en dépit de nos lettres de recommandation et de nos beaux cachets rouges, nous avons dû passer par de longues et coûteuses formalités douanières. Absolument libre, en Allemagne, la circulation automobile subit en Alsace des règlements vexatoires, qui ont pour résultat de gêner beaucoup le commerce alsacien. Les hôteliers, les marchands, et surtout les propriétaires de ces luxueux garages installés dans les villes, supplient le gouvernement de rapporter des mesures qui les ruinent, en éloignant, de plus en plus, les automobilistes de ces régions admirables, hier encore très fréquentées pour la joie et au bénéfice de tout le monde. Mais le gouvernement reste sourd à ces doléances. Il a encore de la défiance, une sorte de rancune sourde contre ce pays.

Je n’avais pas revu Strasbourg depuis 1876. Faut-il dire que je ne l’ai pas reconnue ? À l’exception du quartier de la cathédrale, et de ce vieux quartier si pittoresque, qu’on appelle la petite France, rien d’autrefois n’est resté. Et encore, ces derniers vestiges, où nous nous retrouvons, vont bientôt disparaître. La pioche y est déjà. Aujourd’hui Strasbourg est une ville magnifique, spacieuse, et toute neuve, la ville des belles maisons blanches et des balcons fleuris. Nous n’en avons pas une pareille en France. Les larges voies des nouveaux quartiers, luisantes comme des parquets suisses, les universités monumentales, tous ces palais élevés à l’honneur des lettres, des sciences, et des armes aussi, par lesquels l’Allemagne s’est enfoncée jusqu’au plus profond du vieux sol français, ces jardins merveilleux, ce commerce actif qui, partout, s’épanouit en banques énormes, en boutiques luxueuses, et cette armée formidable qui veille sur tout cela, doivent faire réfléchir bien douloureusement ceux qui gardent encore, au cœur, d’impossibles espérances. Ah ! je plains le pauvre Kléber qui assiste, sur sa place, impuissant et en bronze, au développement continu d’une cité à qui il a suffi d’infuser du sang allemand pour qu’elle acquît aussitôt cette force et cette splendeur. Telle fut, au moins, ma première impression.

Je n’ai pas la prétention, en traversant une ville, de juger de sa mentalité. Un voyageur est dupe de tant d’apparences ! Et tant de choses lui échappent !… Mais j’ai longuement causé avec un Alsacien très intelligent, qui ne se paie pas de mots. Il m’a dit :

— Strasbourg est complètement germanisée… Quelques familles bourgeoises résistent encore. Mais leur résistance se borne à ressasser, en français, d’anciens souvenirs, le soir, autour de la lampe… Elles n’ont ni influence, ni crédit. N’oubliez pas, non plus, que le prêtre, en ce pays très catholique, s’est fait tout de suite l’agent le plus ardent, le plus écouté de la conquête définitive. Par intérêt, par politique, le prêtre est devenu profondément, agressivement allemand. Il n’a même pas attendu le dernier chant du coq gaulois, pour renier sa patrie !… Au vrai, il n’y a plus ici que très peu d’Alsaciens, noyés sous un flot d’Allemands qui, après l’annexion, sont venus en Alsace, comme on va aux colonies, prospecter des affaires et chercher fortune. Ce n’est pas la crème de l’Allemagne. Nos fonctionnaires, tous allemands aussi, ne sont pas, non plus, la crème des fonctionnaires. Beaucoup avaient de vilaines histoires, là-bas… Au lieu de les mettre en prison, on les a mis en Alsace… Et ils espèrent se faire pardonner, en affichant un zèle exagéré… Ils sont rigoureux, formalistes, très durs, et nous tiennent sous une tutelle un peu humiliante… Par exemple, nous avons ce qu’il y a de mieux comme armée… Sous ce rapport, on n’a pas lésiné, pas marchandé… vingt mille hommes !… Les meilleurs, les plus solides régiments de tout l’Empire… Oh ! nous n’en sommes pas très fiers… Je dois dire pourtant que les militaires ont beaucoup perdu de leur arrogance, de leur morgue… Les officiers sont affables, se mêlent davantage à la vie générale, vivent en bonne harmonie avec l’élément civil… Beaucoup sont riches et font de la dépense… Et puis, les musiques, qui se prodiguent dans les squares et sur les places, sont excellentes…

Comme je lui parlais de l’énorme développement de la ville :

— Oui !… fit-il assez vaguement… C’est surtout un décor, derrière lequel il y a bien de la misère… pour ne rien exagérer, bien de la gêne. Quoique l’Alsace ait un sol fertile, et qu’elle soit, pour ainsi dire, la seule province agricole de tout l’Empire, nous n’en sommes pas plus riches pour cela. La crise économique, qui frappe les centres industriels de la métropole, nous atteint, nous aussi… Les impôts nous écrasent… La vie est horriblement chère, quarante-cinq pour cent de plus qu’autrefois… Matériellement, nous ne sommes donc pas très heureux… Moralement, politiquement, nous restons, sous l’autorité de l’Allemagne, ce que nous étions sous celle de la France : soumis, passifs, et mécontents… On se trompe beaucoup en France sur la mentalité et la sentimentalité de l’Alsacien. Il n’est pas du tout tel que vous le croyez, tel que le représentent de fausses légendes, et toute une littérature stupidement patriotique… L’Alsacien déteste les Allemands, rien de plus exact… Vous en concluez qu’il adore les Français… Grave erreur ! S’il est vrai que dans l’imagerie populaire et les dictons familiers d’un pays se voie et se lise l’expression de ses sentiments véritables, vous serez fixé tout de suite quand vous saurez, de quelle façon peu galante et pareille, l’Alsacien traite les Allemands et les Français. Il dit des Allemands qu’ils sont des schwein, des porcs ; il appelle les Français, des « welches » !…

Je croyais avoir entendu : des belges. Je lui en fis la remarque.

— Welches… belges…, c’est le même mot, répondit-il. Et croyez que, dans son esprit, ceci n’est pas moins injurieux que cela. Au fond, ça lui est tout à fait indifférent d’être Allemand ou Français… Ce qu’il voudrait, c’est être Alsacien… Ce qu’il rêve ?… Son autonomie… Seulement, saurait-il s’en servir ?… J’ai bien peur que non… Un esprit de discipline traditionnel, atavique, le fait obéir, en rechignant, obéir tout de même, tantôt à la France, tantôt à l’Allemagne… Mais, livré à lui-même, je crains qu’il ne se perde dans toutes sortes de querelles intestines. Je ne crois pas qu’il sache, qu’il puisse se conduire tout seul… Il a besoin qu’on le mène par la bride… Fâché, il devient vite agressif, abondamment injurieux… Si vous connaissiez son patois ?… Oh ! bien plus riche en couleurs que l’argot parisien… Excellent homme, d’ailleurs, qu’il faut aimer, car il a de fortes qualités…

Il sourit, et je pus constater que son sourire n’avait aucune amertume.

— Je vous dis mes craintes… Craintes tout idéales, n’est-ce pas ?… Car l’autonomie de l’Alsace, voilà une question qui n’est pas près de se poser…

Il ajouta :

— Peut-être, de devenir Allemands, y avons-nous gagné un peu de dignité humaine… Tenez, sous l’Empire, Colmar était ignoblement sale, puante, décimée par la fièvre typhoïde. Elle n’avait pas d’eau, et en réclamait, à grands cris, mais vainement, depuis plus de cent ans. Le lendemain même de la conquête, le premier acte du gouvernement allemand a été d’amener, du Honach, d’abondantes sources d’une eau excellente, avec laquelle on a inondé et purifié la ville… Oui, les Allemands nous ont appris la propreté et l’hygiène, ce qui n’est pas négligeable, et l’insouciance de l’avenir, ce qui nous a fait une âme moins sordide et moins âpre. L’Allemand – je ne dis pas le juif allemand – l’Allemand ignore l’économie. Il est – non pas fastueux – car le faste suppose une imagination dans le goût, ou une ostentation dans la personnalité, que l’Allemand n’a pas, – mais très dépensier. Il dépense tout ce qu’il a, et souvent plus que ce qu’il a, au fur et à mesure de ses désirs et de ses caprices, presque toujours enfantins et coûteux. Un détail assez curieux… À Berlin – je dis Berlin, c’est toute l’Allemagne que je pourrais dire – le jour même des vacances, plus de deux cent mille familles quittent la ville… Elles vont s’abattre un peu partout, mais particulièrement en Suisse… Vous avez dû les rencontrer, au bord de tous les lacs, au sommet de toutes les cures d’air… Ces braves gens, un peu naïfs, un peu bruyants, un peu encombrants, emportent avec eux tout l’argent qu’ils ont chez eux… Soyez sûr qu’ils ne rentreront à la maison que lorsqu’ils auront usé jusqu’à leur dernier pfennig… Aussi les universités, les collèges, les pensions, qui connaissent ces mœurs-là, obligent-ils les pères de famille à payer, avant de partir, la future année scolaire de leurs enfants… Sans cela… cette fameuse instruction !…

Il se mit à rire.

— Eh bien, nous devenons, un peu, comme ça…

— En somme ? quoi ? interrogeai-je… vous n’êtes pas trop malheureux, sous le régime allemand ?

Il répondit simplement :

— Mon Dieu !… On vit tout de même… Quand on ne peut pas être soi… d’être ceci, ou bien cela… Turc, Lapon, ou Croate… allez… ça n’a pas une grande importance…

— Et la Lorraine ?

— Ça, c’est une autre histoire… Elle est restée française, jusque dans le tréfonds de l’âme… Sourires ou menaces, rien n’entame ce vieux sentiment, obstiné et profond… comme l’espérance…



Berlin-Sodome.


Comme nous allions quitter Strasbourg, pour parcourir l’Alsace, au moment même de nous installer dans l’auto, nous vîmes accourir, épanoui d’aise, toujours aussi peu soigné, fatiguant sa barbe et polissant son front, mon ami Albert D… Il paraissait essoufflé mais ravi de la rencontre. Il promenait en Allemagne ce vêtement et un chapeau qui ne sont pas, depuis quelque quinze ans, indifférents qu’aux saisons, comme je le croyais, qui le sont aussi aux latitudes et aux frontières, j’eus la surprise de le constater…

— Enfin, s’écria-t-il après s’être incliné devant les dames, enfin !… Je trouve des Français… je trouve des Parisiens, des êtres simples, candides… des êtres normaux et vertueux… Laissez-moi vous regarder !

Ses lèvres s’avançaient pour rire ; il ne criait pas moins fort que, rue Laffitte ou rue Richepanse, lorsqu’il parle d’art, et ne forçait pas moins sa voix jusqu’au fausset.

— Oui, mes amis, j’arrive de Berlin… Vous n’avez pas été, cette fois-ci, jusqu’à Berlin ?… Allez à Berlin… allez-y… il faut absolument aller à Berlin… Il faut le voir, le revoir… C’est prodigieux… kolossal !… comme ils disent… Allez-y !…

Et, me prenant par le bras comme pour m’y entraîner, il parlait toujours :

— Toutes les fois que j’y reviens, j’y ai une surprise nouvelle… C’est que j’ai connu Berlin, en 56, moi… Une grande ville de province, pleine de soldats, triste, l’air pauvre. À présent, le luxe s’y étale… brououu… Et le dévergondage ?… Brououu !… Ah !… Kolossal !…

Ses yeux se bridaient dans la grimace qu’il faisait en riant, et il baissait la voix en m’emmenant à l’écart avec Gerald.

— Des pédérastes ! des pédérastes !… Tous pédérastes !… Les plus grands seigneurs, les officiers, les ministres, les artistes, les chambellans… et les généraux, et les grands écuyers, et les ambassadeurs…, tous !… tous !… Scandales sur scandales… procès sur procès… disparitions sur disparitions… Kolossal !… D’ailleurs, vous avez bien lu, en première page du Temps, qui n’en peut mais, ces télégrammes officiels, concernant des personnages de cour, de là-bas ? Ça dépasse en pornographie les annonces de quatrième page, qui font la fortune du Journal !…

Il sautillait sur ses vieilles bottines déformées par la goutte, et se tapait les cuisses, comme un enfant qui vient de faire une bonne blague à son professeur :

— Et savez-vous qu’il s’est formé une ligue de ces messieurs, en vue d’obtenir l’abrogation d’articles gênants du code, qui les empêchent de… de…

Et, frottant alternativement son nez et son front, il se mit à pouffer de rire, au grand dommage de mes joues et de mes narines…

— Oui, mon cher, une ligue… une ligue des Droits de l’homme et du pédéraste… une ligue avec ses statuts, ses commissions, ses assemblées générales… brououu !… des assemblées en rond, je suppose… C’est kolossal !… Vous voyez qu’ils ne s’en cachent pas… Au contraire… Ils ont eu successivement le bien-être… la richesse… le luxe… Il leur manquait la dépravation… Maintenant, ils en ont leur mesure… il ne leur manque plus rien… C’est l’aboutissement fatal des armes victorieuses, le couronnement de la Grunderzeit… Voilà, maintenant, qu’ils dépassent les peuples qui ont une histoire… Ah !… ah !… Et ils en sont assez fiers !… Ils m’ont scandalisé… positivement scandalisé, moi ! Scandaliser un Parisien, ça n’est pas rien !… Et ils étaient aux anges de ma figure ahurie !… Il fallait les voir !… Kolossal !… Et, pourtant, nous ont-ils dit assez de fois que nous étions Babylone !… À en croire leurs pasteurs, ils ne nous ont fait la guerre que pour étouffer ces germes de vice, brûler Paris qui empoisonnait le monde !… Eh bien… ils font mieux que nous… Ils sont Sodome… Sodome-sur-la-Sprée. Naturellement, la province suit le mouvement ; les officiers et les hauts fonctionnaires le propagent… Il y a Sodome-sur-la-Sprée… Mais il y a Sodome-sur-le-Mein, Sodome-sur-l’Oder, et Sodome-sur-l’Elbe, et Sodome-sur-le-Weser, et Sodome-sur-l’Alster, et Sodome-sur-le-Rhin… Ah ! ah !… sur-le-Rhin, mon cher.

Comme il n’oublie jamais de manifester son nationalisme, il ajouta :

— Quand nous avons été vicieux, nous autres, – nous ne le sommes plus guère, la mode en est passée, – nous l’avons été légèrement, gaiement… Les Allemands, eux, qui sont pédants, qui manquent de tact, et ignorent le goût, le sont – comment dire ? – scientifiquement… Il ne leur suffisait pas d’être pédérastes… comme tout le monde… ils ont inventé l’homosexualité… Où la science va-t-elle se nicher, mon Dieu ?… Ils font de la pédérastie, comme ils font de l’épigraphie. Ils savent qui a été l’amant de Wagner, et de qui Alcibiade et Shakspeare ont été les maîtresses. Ils écrivent des livres sur les amours de Socrate, et sur celles d’Alexandre le Grand… Ils ont relevé, sur les vieilles pierres, tous les noms de tous les mignons de tous les pharaons de toutes les dynasties… Pédérastes avec emphase, sodomites avec érudition !… Et, au lieu de faire l’amour entre hommes, par vice, tout simplement, ils sont homosexuels, avec pédanterie… Allez à Berlin, je vous dis… allez revoir Berlin… Ça vaut le voyage…

Nous lui avions tous serré la main, tour à tour, sans qu’il s’arrêtât de parler, de crier et de rire, et nous étions loin, déjà, que nous le voyions s’agiter encore, et nous désigner, du doigt, Berlin, à qui nous tournions le dos…


Les deux frontières.


Nous nous sommes promenés, pendant cinq jours, à travers l’Alsace, ses cultures d’orge et de vignes, ses houblonnières en guirlande, ses belles forêts de sapins, ses montagnes, aux contours élégants, aux pentes molles, aux tons très doux de vieux velours… Quelle lumière attendrie ! Quels ciels légers, mouvants ! Il me semblait reconnaître les transparences infinies de la Hollande. La nature, heureuse d’ignorer les limites qui séparent les hommes et que leur imposent, tantôt ici et tantôt là, en avant ou en arrière, leurs sottes querelles, est bien la même qu’autrefois… Nous nous sommes arrêtés dans ces petites villes Louis XIV, que gardent souvent des portes plus anciennes, dont les beffrois, aux faîtes élancés de tuiles vertes, et les façades peintes, à fresque rose, sont comme des souvenirs de cette vieille Allemagne, qu’elles sont redevenues, sans qu’elles en sachent rien…

Dans une de ces petites villes, nous manquons d’essence… On nous dit :

— Vous en trouverez chez le pharmacien.

Mais le pharmacien n’en a plus… Il vient de vendre son dernier litre à des Anglais…

— Vous trouverez cela chez le médecin, renseigne-t-il…

Le médecin est sorti, en tournée de visites. Il n’y a plus à la maison qu’une petite bonne. Elle nous mène dans un cellier où j’aperçois un tonneau, plein de « benzine », et un gros bidon d’huile.

— Prenez ce qu’il vous faut…

Elle ne sait même pas ce que cela vaut… Sur mon insistance :

— À votre idée… fait-elle en souriant…

Elle n’est pas jolie, pas même blonde ; et elle n’a pas ce costume dont Henner nous a dégoûtés, et dont, après la guerre, des trafiquants actualistes de bière et de femmes affublèrent, dans leurs brasseries, tant de jolies filles de Montmartre et de Montrouge.

Dans une « restauration », où nous avons fort mal déjeuné, on nous a servi, je ne sais plus quoi :

— Plat allemand ! salue l’un de nous.

— Alsacien, monsieur, riposte vivement l’aubergiste.

Et, comme on nous en apporte un autre :

— Plat français !… Ah ! ah ! crié-je, avec un geste à la Déroulède.

— Alsacien ! alsacien ! rectifie, sur un ton irrité et plus rude, l’aubergiste qui nous tourne le dos.

Et j’ai cru voir, sur ses lèvres, le mot : « welches ! »… Il ne l’a pas prononcé.

C’est ainsi, en flânant, que nous arrivâmes, un soir, tard, à la frontière, à Grand-Fontaine, je crois, joli village égrené, en coquets chalets, dans un vert repli des Vosges. Il était huit heures et demie… Et nous avions l’idée folle d’aller coucher à Baccarat… Pourquoi, mon Dieu ? Le douanier activa les formalités. Malgré l’heure tardive, il ne fit aucune difficulté pour nous rembourser notre dépôt.

— J’ai justement, aujourd’hui, de l’argent français, nous dit-il. Je pense que vous aimerez mieux ça…

Le bureau était très propre, bien rangé ; les hommes, très astiqués, dans leur vareuse verte. Ils nous souhaitèrent bon voyage.

À Raon-la-Plaine, douane française, nous fûmes accueillis comme des chiens. Un trou puant, un cloaque immonde, un amoncellement de fumier : telle était notre frontière, à nous… Ce que nous vîmes des maisons, nous parut misérable et sordide. Des gens hurlaient dans un café…

Petit, maigre, le képi enfoncé de travers sur la nuque, une cravate bleue roulée en corde autour du cou, la vareuse débraillée, dégoûtante de graisse, un douanier s’était précipité au-devant de la voiture, en agitant une lanterne… Il nous interrogea, sur un ton impératif, presque grossier.

— Qu’est-ce qu’il y a dans ces malles ?… ces paquets ?

— Rien… des effets.

— Que vous dites ?… Faudra voir ça !… Mais il est trop tard… À c’t’heure, bonsoir !… Demain !

J’entrai dans le bureau, pour me plaindre au chef… Une pièce en désordre… un parquet gluant de saletés… Il n’y avait pas de chef… Un homme dormait sur un banc, la tête sur un sac… Il poussa un grognement, puis un juron, au bruit de la porte ouverte… Dehors, les gens étaient sortis du café… entouraient l’automobile, nous regardaient hostilement, des êtres chétifs, terreux, la bouche mauvaise, les yeux sournois…

Je décidai de rebrousser chemin jusqu’à Grand-Fontaine, pour y passer la nuit…

Le lendemain matin, il nous fallut subir la visite. Le douanier s’acharna à la rendre la plus ignominieuse qu’il put. Il bouscula nos effets dans les malles, brisa un flacon dans un nécessaire, inventoria, pièce par pièce, les outils du mécanicien… Jusqu’à un kodak qu’il fallut enlever de son étui, pour voir ce qu’il y avait au fond. Cela dura une heure… Je rédigeai une réclamation… Mais où vont les réclamations ?…

Enfin, il nous permit de partir… furieux de n’avoir rien trouvé de suspect, heureux, tout de même, de nous avoir embêtés…

Comme nous dépassions la dernière maison de cet ignoble village, une pierre, lancée, on ne sait d’où, vint briser une des glaces de l’automobile… J’en fus quitte pour une écorchure légère à la joue.

— Allons ! dis-je… Pas d’erreur !… Nous sommes bien en France.

— Sale pays !… maugréa Brossette.

Mais je pense qu’il parlait seulement de Raon-la-Plaine…


Paris, Cormeilles-en-Vexin, 1905-1907.



FIN


  1. Écrit en mars 1906.
  2. Écrit en mars 1906.