La civilisation au cinquième siècle/Texte entier

La bibliothèque libre.
Lecoffre (Œuvres complètes volume 1, 1862p. -tdm).



OEUVRES COMPLÈTES
DE


A. F. OZANAM
AVEC


UNE PRÉFACE PAR M. AMPÈRE
de l’Académie française


SECONDE EDITION
TOME PREMIER


LA CIVILISATION AU CINQUIÈME SIÈCLE
I



LA


CIVILISATION
AU CINQUIÈME SIÈCLE


INTRODUCTION
À UNE HISTOIRE DE LA CIVILISATION AUX TEMPS BARBARES


SUIVIE
D’UN ESSAI SUR LES ÉCOLES EN ITALIE
DU Ve AU XIIIe SIÈCLE


PAR
A. F. OZANAM
PROFESSEUR DE LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE À LA FACULTÉ DES LETTRES DE PARIS.


SECONDE ÉDITION


JACQUES LECOFFRE ET Cie ÉDITEURS
RUE DU VIEUX-COLOMBIER, 29


1862


LES AMIS ET LES ADMIRATEURS
DE
A. F. OZANAM
ONT PUBLIÉ
CETTE ÉDITION COMPLÈTE DE SES ŒUVRES
AFIN DE PERPÉTUER L’INFLUENCE DE SES TRAVAUX
ET D’HONORER SA MÉMOIRE
PAR CE TÉMOIGNAGE SPONTANÉ DE RECONNAISSANCE
ET DE RESPECT


MDCCCLV




PRÉFACE




Mai 1855.

Les amis d’Ozanam ont la satisfaction de livrer ses œuvres au public. Le succès de la souscription, dont quelques généreux Lyonnais ont pris noblement l’initiative, permet d’élever à sa mémoire ce monument, le plus digne d’elle. Tout ce qu’il a exécuté d’un vaste plan, et une partie de ce qu’il avait conçu, sera du moins conservé. Tant de savoir laborieusement acquis, tant d’efforts persévérants, tant d’âme et de talent, ne seront pas perdus ; l’œuvre de cet homme, mort à quarante ans, restera pour l’honneur de la science, des lettres et du christianisme.

Une portion de cette œuvre est complétement inédite ; le reste était déjà connu, soit par des travaux considérables qui ne formaient qu’une partie de l’ensemble embrassé par Ozanam, soit par des publications détachées éparses dans différents recueils, soit enfin par des brochures devenues rares, et qu’il était important de réunir, car toutes se rapportent à un même dessein et offrent comme les différents aspects d’une même pensée.

Le R. P. Lacordaire, avec l’autorité de son caractère et de son éloquence, appréciera, dans un jugement général sur l’écrivain et sur l’homme, l’œuvre et l’action religieuses d’Ozanam. Ici il s’agit seulement de son œuvre historique et littéraire.

On a désiré qu’un de ses amis, auquel il aimait à confier ses projets d’ouvrage et qui l’avait suivi dans sa carrière déjà si brillante avec un intérêt que la différence des âges autorisait à prendre un caractère presque paternel, on a désiré que cet ami, expressément désigné par Ozanam pour être consulté touchant l’emploi qui serait fait de ses manuscrits, s’occupât de leur publication. C’est lui qui, à ce titre, va donner quelques renseignements sur cette publication, sur les différents ouvrages dont elle se compose, lesquels, je ne saurais trop le redire, dans l’intention de l’auteur devaient constituer un tout, être un livre. Ce livre, intitulé Histoire de la civilisation aux temps barbares, aurait été formé par la réunion d’un certain nombre d’écrits différents quant à la forme et au cadre, mais intimement liés par l’unité du sujet et de l’idée. Plusieurs ont été entièrement terminés ; il reste, de plus, parmi les manuscrits d’Ozanam, des leçons sténographiées et un grand nombre de notes très-développées pour des cours qu’il a professés à la Sorbonne. Je vais dire dans quel ordre il voulait disposer ces précieux matériaux. Mais d’abord, pour avoir une notion vraie de la tâche qu’il avait entrepris d’accomplir, il faut le laisser parler lui-même. Dans une lettre à M. Foisset, magistrat, qui est un écrivain savant et habile, auquel il demandait de vouloir bien rendre compte de son ouvrage sur les origines germaniques, et, comme il disait, d’être le parrain de ses Germains, de ses barbares, dans cette lettre Ozanam exposait succinctement, mais avec la netteté qui était un des caractères de son esprit, le but qu’il voulait atteindre et indiquait les chemins par où il comptait passer.


25 janvier 1848.

« …… Mes deux essais, sur Dante et sur les Germains, sont pour moi comme les deux jalons extrêmes d’un travail dont j’ai déjà fait une partie de mes leçons publiques, et que je voudrais reprendre pour le compléter. Ce serait l’histoire littéraire des temps barbares, l’histoire des lettres, et par conséquent de la civilisation, depuis la décadence latine et les premiers commencements du génie chrétien jusqu’à la fin du treizième siècle. J’en ferais l’objet de mon enseignement pendant dix ans, s’il le fallait, et si Dieu me prêtait vie ; mes leçons seraient sténographiées et formeraient la première rédaction du volume que je publierais, en les remaniant à la fin de chaque année. Cette façon de travailler donnerait à mes écrits un peu de cette chaleur que je trouve quelquefois dans la chaire et qui m’abandonne trop souvent dans le cabinet. Elle aurait aussi l’avantage de ménager mes forces en ne les divisant point et en ramenant au même but le peu que je sais et le peu que je puis. Le sujet serait admirable, car il s’agit de faire connaître cette longue et laborieuse éducation que l’Église donna aux peuples modernes. Je commencerais par un volume d’introduction où j’essayerais de montrer l’état intellectuel du monde à l’avénement du christianisme, ce que l’Église pouvait recueillir de l’héritage de l’antiquité, comment elle le recueillit, par conséquent les origines de l’art chrétien et de la science chrétienne, dès le temps des catacombes et des premiers Pères. Tout le voyage que j’ai fait en Italie l’an passé a été tourné vers ce but. Viendrait ensuite le tableau du monde barbare, à peu près comme je l’ai tracé dans le volume qui attend votre jugement ; puis l’entrée des barbares dans la société catholique et les prodigieux travaux de ces hommes comme Boëce, comme Isidore de Séville, comme Bède, saint Boniface, qui ne permirent pas à la nuit de se faire, qui portèrent la lumière d’un bout à l’autre de l’empire envahi, la firent pénétrer chez des peuples restés inaccessibles, et se passèrent de main main le flambeau jusqu’à Charlemagne.

« J’aurais à étudier l’œuvre réparatrice de ce grand homme, et à montrer que les lettres, qui n’avaient pas péri avant lui, ne s’éteignirent pas après ; je ferais voir tout ce qui se fit de grand en Angleterre au temps d’Alfred, en Allemagne sous les Otton, et j’arriverais ainsi à Grégoire VII et aux croisades.

« Alors j’aurais les trois plus glorieux siècles du moyen âge, les théologiens comme saint Anselme, saint Bernard, Pierre Lombard, Albert le Grand, saint Thomas, saint Bonaventure ; les législateurs de l’Église et de l’État, Grégoire VII, Alexandre III, Innocent III et Innocent IV, Frédéric II, saint Louis, Alphonse X ; toute la querelle du sacerdoce et de l’empire, les communes, les républiques italiennes, les chroniqueurs et les historiens, les universités et la renaissance du droit ; j’aurais toute cette poésie chevaleresque, patrimoine commun de l’Europe latine, et, au-dessous, toutes ces traditions épiques particulières à chaque peuple et qui sont le commencement des littératures nationales ; j’assisterais à la formation des langues modernes, et mon travail s’achèverait par la Divine Comédie, le plus grand monument de cette période, qui en est comme l’abrégé, et qui en fait la gloire. Voilà ce que se propose un homme qui a failli mourir il y a dix-huit mois, qui n’est pas encore bien remis, assujetti à toutes sortes de ménagements, que vous connaissez d’ailleurs plein d’irrésolution et de faiblesses. Mais je compte d’abord sur la bonté de Dieu, s’il veut achever de me rendre la santé et me conserver l’amour qu’il m’a donné pour ces belles études ; je compte ensuite sur mon cours, où je trouverai désormais, au lieu d’une distraction, un soutien, une règle, une raison de ne pas abandonner mon plan. J’y trouverai aussi la mesure dans laquelle des questions si multipliées doivent être traitées, non pour le petit nombre des savants, mais pour le public lettré. Car je n’ai jamais eu la prétention d’aller au fond de ces sujets, dont chacun suffirait à l’emploi de plusieurs vies. D’ailleurs, voici huit ans que je me prépare sans interruption, soit par mon enseignement où j’ai fait successivement l’histoire littéraire d’Italie, d’Allemagne, d’Angleterre au moyen âge, soit par les fragments où j’ai essayé de fixer et de réunir quelques-unes de mes recherches et de les soumettre aux bons conseils de mes amis. Maintenant que je me suis laissé aller à une confession si longue et si indiscrète, faites qu’elle me profite, et, outre l’avis que vous voudrez bien donner publiquement sur mon pauvre livre, soyez assez bon pour me dire ce que vous pensez du dessein d’y donner suite. Je vous demandais tout à l’heure d’être impartial, j’ai rayé le mot, sachant bien que je demandais une chose impossible à l’amitié ; mais soyez sincère, je suis encore assez jeune pour être corrigible… »

J’ai cité ce fragment dans son entier, car, comme tout ce qui est sorti de cette plume, il fait aimer celui qui l’a écrit. Après avoir apprécié ce qu’il y a dans les premières lignes et dans les dernières d’ardent et de modeste, d’aimable et de sincère, traits distinctifs de cette nature choisie, si l’on revient à ce qui concerne l’exposé du plan général, on voit que dans ce livre il s’agissait d’une grande chose, le christianisme civilisant les barbares par son enseignement, leur transmettant l’héritage de l’antiquité, créant, avec la vie religieuse et la vie politique, l’art, la philosophie et la littérature du moyen âge : c’est-à-dire un abîme de douze siècles comblé par l’histoire, les ténèbres de la barbarie éclairées, les origines de la civilisation et de la culture moderne expliquées, le christianisme glorifié par ses résultats, le tableau de ce qu’il a maintenu et de ce qu’il a produit, des vérités qu’il a propagées, des sentiments qu’il a inspirés, des lois qu’il a dictées, des œuvres d’art et de poésie dont il a été la source. C’est ce magnifique ensemble qu’on doit toujours avoir devant les yeux, comme Ozanam l’avait constamment lui-même, quand on lit ses écrits.

On a placé la Civilisation au cinquième siècle en tête de la publication, parce que c’est véritablement le fondement de l’édifice qu’il voulait élever. On a le droit d’affirmer que lui-même eût commencé par là ; l’ordre des temps et l’ordre des idées l’indiquent également.

Ozanam avait fait sur cet important sujet un cours dont on possède vingt et une leçons, recueillies avec beaucoup d’exactitude par un sténographe intelligent.

Les cinq premières, revues et rédigées par l’auteur, ont paru dans le Correspondant sous ce titre : Du Progrès dans les siècles de décadence et Études sur le paganisme, elles seront précédées d’un avant-propos, qui est comme son testament littéraire. Ces cinq leçons, rédigées par Ozanam, me semblent former un des morceaux à la fois les plus élevés et les plus achevés qui soient sortis de sa plume.

Quant aux leçons sténographiées, on doit regretter sans doute qu’il n’ait pu les revoir et y mettre le fini d’exécution qu’on remarque dans celles qu’il a rédigées. Cependant une considération tempère pour moi l’amertume de ce regret, et j’y trouve comme une consolation et un dédommagement.

Les leçons sténographiées, qui conservent la parole même du professeur saisie et fixée dans le feu de l’improvisation, feront connaître à ceux qui ne l’ont pas entendue cette parole pleine de mouvement, d’éclat et de force.

En effet, si les leçons qu’il a revues et polies avec un soin si heureux montrent l’écrivain habile, les leçons improvisées nous rendent l’orateur inspiré, et, quelque admiration qui soit due au premier, le second était peut-être encore au-dessus.

Il n’est pas besoin d’avertir que la chaleur du discours, sans jamais rendre sa parole infidèle à sa pensée, a pu quelquefois emporter l’orateur un peu au delà des limites exactes de cette pensée. C’est donc par l’ensemble qu’il faut juger celle-ci, et non par quelques phrases isolées, bien qu’il n’y en ait pas une qu’il eût jamais désavouée pour le fond.

En général, les improvisations d’Ozanam se font remarquer par une correction qui a surpris des hommes accoutumés à celles de nos plus grands orateurs ; mais l’improvisation véritable offre toujours quelques inégalités et quelques négligences ; s’il s’en rencontre parfois même chez Ozanam, elles sont certes bien rachetées par la vigueur de l’expression, l’entraînement de la parole, par les traits ardents, qui sans cesse illuminent et colorent ce ferme langage.

Toutes les leçons ont été revues par M. l’abbé Noirot, son maître, quelques-unes par M. l’abbé Maret, M. de Montalembert, M. Lenormant. M. Mignet, un des plus anciens amis de M. Soulacroix, dont Ozanam était le gendre, a bien voulu en revoir plusieurs. M. Heinrich a donné beaucoup de temps à cette révision, et, avec le zèle reconnaissant d’un disciple, a collationné et vérifié les textes. Enfin, M. Egger a soumis les citations et les faits à un contrôle sévère. Il est touchant de voir des hommes dont les opinions ne sont pas entièrement les mêmes, concourir ainsi à honorer une mémoire qu’ils respectent également. J’ai revu moi-même toutes les leçons sténographiées en apportant un soin minutieux à ce travail qui devait être définitif. Cette révision, aussi bien que celles dont je viens de parler, a été faite sous les yeux et avec le concours de madame Ozanam. Aucun nom ne saurait mieux garantir au lecteur la religion avec laquelle tout ce travail a été conduit. Je ne me suis pas permis d’altérer non-seulement une des nuances de la pensée, mais même une des nuances du style. Quand une répétition ou une incise embarrassait la marche de la phrase, je me suis efforcé de la faire disparaître ou de la déplacer. J’ai adouci quelques légères aspérités, mais d’une main respectueuse et discrète.

En évitant surtout de remplacer par une expression banale une expression hardie et peut-être risquée, on n’a point voulu traiter Ozanam comme les premiers éditeurs des Pensées, hommes si respectables d’ailleurs, avaient traité Pascal, lui faisant dire, par exemple : « La vérité est inconnue parmi les hommes, » là où il disait : « La vérité erre inconnue parmi les hommes. »

Ce travail demandait quelque patience précisément à cause de la retenue qu’on s’imposait. Il eût été plus facile et beaucoup plus court de changer les expressions et de refaire les phrases, mais c’est ce dont on se serait gardé comme d’un crime. Il est plus facile aussi d’ôter une fleur vivante d’une corbeille et de la remplacer par une fleur artificielle, que d’enlever sur les pétales épanouis un peu de poussière sans les faner et en les effleurant à peine ; celui des amis d’Ozanam qui s’est chargé surtout de ce soin délicat a préféré même laisser quelques grains de poussière que de s’exposer à ternir la fleur en la touchant. Ce que j’ai cherché, c’est à compléter et à perfectionner l’œuvre d’Ozanam par Ozanam lui-même. Pour cela les notes, qui avaient servi de base aux leçons, ont été soigneusement comparées avec les leçons elles-mêmes. Quelle a été ma joie, quand j’ai trouvé dans les notes une expression que je pouvais insérer dans le texte à la place de celle qu’il fallait sacrifier. Parfois aussi il a été possible d’y faire entrer une phrase où même un morceau tout entier, destiné à figurer dans la leçon, mais qui ne se trouvait pas dans la sténographie, quand le mouvement de l’improvisation avait emporté le professeur d’un autre côté. Lorsqu’il était impossible de réintégrer dans le discours un passage important sans troubler l’enchaînement de la pensée, on l’a mis en note, au bas de la page, s’il était court, et s’il était trop considérable à la fin de la leçon. Rien n’a donc été négligé pour que, dans cette partie de son œuvre qui est publiée pour la première fois, on entendît vibrer la parole même d’Ozanam.

Ce cours remplira presque entièrement les deux premiers volumes, qui contiendront, sous ce titre choisi par l’auteur : la Civilisation au cinquième siècle, introduction à une histoire de la civilisation aux temps barbares, le tableau, je me sers à dessein de cette expression, car il s’agit d’une exposition dans laquelle la couleur ne fait jamais défaut, le tableau de l’état du monde romain transformé par le christianisme, jusqu’au moment où commencent à se séparer les nations et les littératures modernes.

L’auteur y traite tour à tour des sujets les plus divers, des lettres païennes et des lettres chrétiennes, de la théologie, de la philosophie, de l’éloquence, de l’histoire, de l’art. On y trouvera une leçon pleine de grâce sur les femmes chrétiennes et une leçon sur le droit dans laquelle il parle le langage juridique avec la fermeté qu’il apportait à Lyon dans sa chaire de droit commercial. Soit qu’Ozanam raconte ou qu’il analyse, qu’il peigne ou discute, qu’il s’emporte ou qu’il s’attendrisse, qu’il soit question de Claudien ou de saint Jérôme, de saint Augustin ou de Martianus Capella, son enthousiasme est toujours sincère, sa parole toujours vive, son érudition toujours éloquente.

Ozanam voyait dès le cinquième siècle se manifester l’origine des diverses nationalités et des diverses littératures de l’Europe ; il avait suivi dans plusieurs cours le développement parallèle de ces littératures jusqu’au treizième siècle. Les notes de ces cours font connaître quelle vaste partie de son plan général il avait parcourue avec ses auditeurs et permettent de tracer dans son ensemble le plan tout entier. En outre, divers ouvrages déjà publiés montrent avec quel succès une partie de ce plan a été réalisée.

Les principaux sont pour l’Allemagne : les Études germaniques et pour l’Italie les Poëtes franciscains et Dante ou la Philosophie catholique au moyen âge. Les Études germaniques auxquelles l’Académie des inscriptions décerna deux fois le premier prix de la fondation Gobert, viennent, dans la publication, immédiatement à la suite de la Civilisation au cinquième siècle. Après l’éloquence du professeur on trouvera la science de l’érudit, mais une science animée et qui sait répandre un vif intérêt sur les origines païennes et sur les antiquités chrétiennes des peuples germaniques. Ici Ozanam montre le christianisme exerçant sur un autre théâtre une même action, convertissant et disciplinant les barbares comme il avait converti et moralisé le monde romain.

L’ouvrage sur les origines germaniques s’arrête à Charlemagne. L’histoire de l’Allemagne jusqu’au treizième siècle avait été le sujet de plusieurs cours dans lesquels Ozanam avait traité de la poésie chevaleresque, populaire, satirique du moyen âge en Allemagne. Tous les matériaux de ces cours se retrouvent dans les notes, mais rien n’a été rédigé ni publié, sauf deux discours d’ouverture, l’un sur le poëme des Niebelungen, l’autre sur les Minnesinger (trouvères allemands), ils seront placés dans le volume de Mélanges.

Ces notes, dont j’aurai encore à entretenir le lecteur, sont une vraie merveille. Ce ne sont point des chiffons de papier griffonnés à la hâte, ce sont des sommaires tracés avec la plus grande netteté et la plus grande correction, l’écriture est soignée et comme toujours fine et ferme. Tout l’enchaînement des idées s’y trouve. Plusieurs de ces cours ont été faits deux et jusqu’à trois fois, tant Ozanam revenait sur un sujet pour l’approfondir avant d’en faire l’objet d’une publication définitive. Malgré l’extrême intérêt de ces notes, on sent tout ce que sa parole créait quand on compare ce simple trait aux riches développements que les mêmes pensées prenaient en s’exprimant[1]. Cependant je ne doute pas, et c’est l’opinion du respectable abbé Noirot, qu’une partie au moins de ces notes qui ne seront pas publiées dans cette édition ne doive l’être plus tard, car elles contiennent le résultat en général parfaitement intelligible de recherches laborieuses qu’on ne refera pas de sitôt, et une suite de faits et d’idées propres à guider ceux qui étudieront le même sujet. Ce serait certainement remplir les intentions d’Ozanam, qui aspirait surtout à être utile, et attirer, de la part de ceux à qui son enseignement profiterait encore après lui, une bénédiction de plus sur sa mémoire.

Assez souvent parmi les notes on rencontre des passages entièrement rédigés et remarquables par la justesse de l’aperçu et le bonheur de l’expression. Avant de quitter ce qui se rapporte à l’Allemagne, je vais en citer quelques-uns. Il s’agit de la décadence de la littérature allemande à la fin du moyen âge. On verra ce qu’il savait tirer des parties les plus ingrates de son sujet, avec quelle grâce il parlait de la trivialité.


« La poésie devient triviale, et pourtant elle reste populaire. — Intérêt pratique qu’elle conserve et qui fait honneur au temps. — Mauvais esprit satirique. C’est la guerre, c’est l’insurrection. Ainsi en est-il en réalité.

« — Voici le motif de cet intérêt. — La poésie chevaleresque n’était pas faite pour le peuple. — Qu’importaient les grands coups d’épée, etc… à ces pauvres gens qui n’avaient ni épées ni ancêtres, ni châtelaines aux blanches mains pour panser leurs plaies ? les récits de pompes, de fêtes, de tournois, devaient plutôt contrister leur misère par un contraste affligeant.

« Comment les sentiments délicats, exaltés, raffinés quelquefois des Minnesinger qui passaient leur vie entière aux pieds des dames, auraient-ils convenu à des artisans sans loisir, qui, après de longues heures laborieuses, avaient à peine quelques instants pour leur famille ?…..

« — Or il leur survient une poésie faite pour eux, et ils sont reconnaissants de ce qu’on fait pour eux, comme le peuple l’est toujours. Elle est indigente, dépouillée de ces riches ornements d’autrefois ; ils ne l’en accueillent que mieux, ils la reconnaissent, la font asseoir au foyer, et lui disent : ma sœur.

« La poésie fit comme la religion faisait alors, comme ces moines mendiants, ces fils de barons qui prenaient les livrées du pauvre pour aller le consoler et qui en étaient bien reçus, s’asseyant au foyer, avec des conseils pour toutes les situations et des paroles pour toutes les douleurs…..

«….. Mais la poésie didactique a un autre intérêt pour nous, un intérêt historique. C’est comme le son des instruments qui annonce la marche d’une armée. C’est un instrument trivial peut-être, le tambour des fantassins. Mais les pesants bataillons du tiers état sont derrière. — Ce langage audacieux ne pouvait être tenu que par une époque audacieuse. — Cette poésie portait une révolution dans ses flancs. »

À propos de la poésie didactique, la plus aride de toutes, il a été appelé en parlant de la science à parler du mystère qui est au fond de la science et de l’inspiration qui fait les découvertes.

« — Au fond de la science on rencontre le mystère, au fond de la conscience on sent la présence de quelque chose qui n’est pas elle, qui est plus grand qu’elle, qui ne s’atteint pas par l’analyse, dont on ne se rend pas maître, mais qu’on n’approche pas impunément, qui maîtrise, subjugue, inspire….. Les grandes découvertes de la physique même se sont faites par voie d’inspiration. — Aussi, toutes les fois que la science a été traitée par les poëtes, l’inspiration n’a pas manqué. — Ainsi, quand les prêtres légitimes d’Israël offraient le sacrifice, le feu du ciel descendait : quand c’étaient les prophètes de Baal, l’holocauste s’éteignait sur l’autel préparé. »


C’est peut-être ici le lieu de rappeler qu’Ozanam a fait plusieurs cours sur l’ancienne poésie germanique. Professeur de littérature étrangère, il n’oubliait pas, même pour ses études de prédilection, le devoir de sa chaire, et il y expliqua l’Iliade du moyen âge, les Niebelungen.

Je reviens au plan d’Ozanam et j’en continue l’exposition : je trouve d’abord les notes d’un cours sur l’histoire littéraire de l’Angleterre à partir du sixième siècle, où il est traité avec détail des moines irlandais, des couvents anglo-saxons, de Bède, d’Alfred le Grand. Ozanam avait fait une étude particulière sur saint Thomas de Cantorbéry, comme le prouve un écrit de sa jeunesse, intitulé : Deux Chanceliers d’Angleterre. L’autre chancelier est Bacon.

Une masse considérable de notes sur l’Italie montre qu’il était beaucoup plus avancé pour cette partie de sa tâche. Ozanam aimait l’Italie, où le hasard l’avait fait naître, bien que sa vraie patrie fût la France. Il visita l’Italie plusieurs fois ; en 1847, il en revint avec un rapport adressé à M. de Salvandy, alors ministre de l’instruction publique, qui contient d’intéressantes découvertes, et en tête duquel il plaça un savant travail sur les Écoles. Ce voyage fut aussi l’origine d’un discours prononcé dans sa chaire de la Sorbonne, à l’ouverture d’un de ses cours, et dans lequel il traite de la poésie populaire en Italie. La substance de ce discours forme l’introduction à l’ouvrage sur la poésie des frères franciscains. Pendant la dernière et triste visite qu’Ozanam fît à l’Italie durant les années 1852 et 1853, il trouva moyen, qui le croirait ? atteint d’une maladie mortelle et dépérissant chaque jour, d’écrire, à propos de son voyage, des pages comme il savait les écrire ; de faire encore de laborieuses recherches dans les bibliothèques de Florence, de Pise et de Sienne ; de copier, par exemple, plusieurs fragments étendus des sermons de Maurice de Sully, évêque de Paris, en vieux français ; de relever, dans les catalogues de la Magliabecchiana les titres de manuscrits nombreux, et surtout de tracer d’une main affaiblie, mais avec une netteté et une fermeté singulières, le plan d’une histoire de la commune de Milan, qui devait faire partie d’un ouvrage historique sur les communes italiennes, auquel Ozanam voulait donner la forme de récits dramatiques. Son dessein était de suivre la marche de la civilisation et des lettres en Italie depuis le cinquième siècle jusqu’au treizième. Dans les notes de ses cours, qui se rapportent à ce vaste sujet, il commence à l’arrivée des Goths en Italie ; les œuvres de Boëce, les écrits de saint Grégoire, y sont analysés, la vie de ce grand pape y est racontée. Après les récits historiques sur les communes italiennes, seraient venus deux écrits, qui ont été publiés : les poésies des frères franciscains, et l’ouvrage sur Dante ; car la majestueuse figure de Dante devait apparaître au sommet de l’édifice comme ces figures de saints et de prophètes qui forment à l’église de Saint-Jean de Latran une couronne si magnifique, et se détachent avec tant de grandeur sur le ciel de Rome.

Ozanam voulait que son œuvre totale, une par l’esprit, se composât de plusieurs œuvres de formes différentes : l’histoire, l’histoire littéraire, des études d’art, se seraient succédé suivant la nature des sujets particuliers, et eussent, par une heureuse diversité, soutenu l’attention, dans une carrière de si longue haleine, en évitant la monotonie.

Dans les notes, la vie de saint Benoît, la période carlovingienne en Italie, le livre célèbre de Pierre Lombard, la philosophie de saint Anselme, sont l’objet d’études approfondies. La doctrine de saint Thomas, le mysticisme de saint Bonaventure, sont exposés par cet esprit qui traitait les matières philosophiques avec autant de force qu’il apportait de goût dans les appréciations littéraires.

J’extrais quelques fragments rédigés des notes de ses cours sur l’Italie, comme je l’ai fait pour ses cours sur l’Allemagne ; ces fragments se détachent parmi les notes comme des figures terminées avant le reste, dans l’esquisse d’un maître. Le premier, à propos de la décadence des républiques italiennes, respire une mâle tristesse.


« L’histoire des décadences est triste, elle n’a pas coutume d’attacher les esprits : elle est cependant pleine d’enseignements nécessaires. De même que les médecins, penchés sur le lit des malades ou sur la couche funèbre des morts, y apprennent les secrets de la vie ; de même il faut que le spectacle des sociétés qui périssent instruise les nations qui veulent durer. Pour connaître ce que vaut la liberté, il ne suffit pas de savoir ce qu’elle coûte et à quel prix les peuples l’acquièrent ; il faut savoir à quel prix ils peuvent la conserver, et comment la Providence, afin d’en faire le plus précieux des biens terrestres, a voulu qu’il fût aussi le plus facile à perdre. Si ce spectacle a son utilité, il a bien aussi son attrait, et si les hommes de tous les siècles ont connu le plaisir de la tragédie, et ont aimé à pleurer les malheurs des rois, y a-t-il moins de larmes dans le malheur d’un peuple qui fut libre, qui fut grand, qui paya son indépendance de son sang et qui la perd par ses fautes ? »


Dans le fragment qui suit, il est encore question de décadence, mais le ton en est moins triste ; je le place ici à titre de consolation :


«  Nous n’aimons pas le spectacle des décadences : Nous aimons ce qui est héroïque, ce qui vaut mieux que nous, ce qu’il faut admirer, et ce sentiment fait honneur à la nature humaine. Cependant les décadences sont instructives. Il faut savoir pourquoi les grandes choses finissent, si c’est une fatalité qui les précipite, si c’est par des fautes qui les font descendre. Les décadences sont fécondes. Tout ne périt point dans les institutions qui s’écroulent. Il y a quelque chose de protecteur dans leurs débris, et quand il n’en resterait que l’ombre, l’ombre sert à couvrir ce qui doit naître. — Les crevasses d’un vieux monument cachent le nid d’oiseaux. — C’est ainsi que des ruines de cette société du moyen âge nous verrons sortir la joyeuse volée des poètes italiens et l’aigle de Florence. »

Puis viennent quelques lignes où l’on découvre une remarquable énergie de pensée.


« Ce qui fit la ruine des pouvoirs, ce fut ce qui semblait en faire la force, ce fut l’idée du droit : ce furent les légistes. — La notion de justice peut se prendre par deux côtés, comme droit et comme devoir : la même ligne marque jusqu’où va la liberté, elle marque aussi où la liberté s’arrête. — Le christianisme avait civilisé la barbarie en apprenant aux princes et aux peuples le devoir, par conséquent la contrainte de soi et le respect d’autrui : toute sa jurisprudence était animée de ce génie. L’école retourna l’idée sainte de la justice, elle l’envisagea de l’autre côté, elle enseigna aux hommes, surtout aux puissants, leur droit, c’est-à-dire le respect en soi et la contrainte d’autrui : c’était le génie égoïste de l’antiquité, des lois romaines… »


Quoi de plus gracieux que le début de ce morceau sur la théologie scolastique, dans lequel on voit à la fin la poésie s’échapper du tissu serré des notes comme un oiseau s’échappe en chantant à travers les mailles d’un filet ?


« En commençant l’étude des grands monuments littéraires qui honorèrent l’Italie au moyen âge, nous nous sommes arrêté d’abord devant la théologie, à peu près comme le voyageur moderne qui, parcourant les villes italiennes, visite d’abord les églises, sûr d’y trouver ce que les hommes auront produit de plus pur et de meilleur. C’est qu’en effet aucun peuple ne fut plus travaillé de la pensée des choses divines. Nulle part le génie théologique ne fut si puissant et si durable : saint Ambroise, saint Léon, saint Grégoire, jusqu’à Bellarmin, Cajetan, et ces hommes qui du fond de leurs cloîtres soutiennent encore contre l’exégèse allemande tout l’effort de la controverse chrétienne. Tandis que les églises d’Orient s’agitent, et que les conciles s’y rassemblent et s’y contredisent, toutes les grandes questions portées à Rome y sont résolues dans le même sens : on y trouve un esprit ennemi des subtilités et des rêveries, la précision et la simplicité nécessaires pour instruire et pour gouverner les hommes… On a cru les populations du Midi moins religieuses que celles du Nord, on a expliqué cette différence par les distractions d’une nature plus brillante. Non, il n’est pas besoin de glaces, de brouillard… caractère de la campagne romaine, les bœufs pensifs, le pâtre qui se souvient de Dieu… Plus la nature est belle, plus elle laisse transparaître l’éternelle puissance… le ciel de Naples… Il semblait que le dernier voile de l’invisible allait se fendre, et l’invisible se montrer. »

Enfin, quoi de plus ingénieux que les deux morceaux suivants ? La naïveté de la poésie populaire remplaçant l’échafaudage de la littérature savante, tel est le sujet du premier ; dans l’autre, la sécheresse des questions abstraites de la théologie se traduit par les plus charmants symboles.


« Ainsi, pendant qu’on voit déchoir l’école, la littérature savante, officielle, qui avait des priviléges, qui parlait latin, on voit s’élever derrière elle une littérature populaire. Nous considérons cette décadence avec regret, mais non pas avec désespoir. Un des beaux ouvrages de la mécanique fut l’appareil employé par Fontana pour ériger l’obélisque du Vatican sur la place de Saint-Pierre. Les représentations qu’on en conserve sont encore admirées des savants. Songez si les mécaniciens de Rome durent en faire estime, et avec quel regret ils durent voir démonter ce puissant échafaudage. Mais, quand les dernières solives furent enlevées, on vit dans toute sa majesté et son élégance le grand obélisque, couronné d’une croix avec cette inscription sur sa base : Christus vincit, Christus regnat, Christus imperat. Nous ne pouvons pas non plus assister avec indifférence à la chute de cet échafaudage de l’école, qui avait servi, en des temps si difficiles, à relever l’art déchu. Mais déjà nous voyons l’art se dégager des étais qui le chargeaient en le soutenant, et paraître enfin, dans sa liberté, le monument de la poésie italienne avec le même signe sacré que l’obélisque de Saint-Pierre et avec la même inscription… »


Voilà comment la Providence s’y prend, afin d’entretenir l’activité de l’esprit humain. Ses moyens sont simples : il lui suffit d’un petit nombre de questions qu’elle ne laisse pas périr et qui reviennent toujours, Quand l’hiver commence, il semble que toute la végétation va périr, le vent balaye fleurs et feuilles ; mais il se conserve quelque chose de petit, d’inaperçu, de sec et de poudreux : ce sont des graines, et toute la vie végétale y est renfermée. La Providence en prend soin, elle leur donne une écorce qui les protége contre la saison mauvaise ; quelques-unes ont comme des ailes pour voyager dans l’air, la tempête les emporte, les eaux les entraînent jusqu’à ce qu’elles aient trouvé la terre et le rayon de soleil qu’il leur faut pour refleurir. Ainsi, quand viennent les siècles barbares, les mauvaises saisons de l’humanité, on voit se flétrir toutes ces fleurs de la poésie et de l’éloquence : il semble que toute la végétation de la pensée va périr. Elle se réfugie cependant dans ces questions qui semblent petites, sèches et arides : la Providence en prend soin, elles traversent ainsi trois ou quatre cents ans : la parole les emporte dans des pays et des temps nouveaux, jusqu’à ce qu’elles aient trouvé le lieu et le moment qu’il leur fallait, qu’un homme de génie les prenne pour les cultiver, qu’il y mette ses sueurs et ses sollicitudes, et qu’elles germent enfin. »

Enfin quoi de plus touchant que les réflexions suivantes sur le naturel, suggérées au professeur par la Légende dorée !

« Le surnaturel. — Tous les grands hommes y ont cru : Platon, Cicéron, Newton, Leibnitz. La nature ne suffit pas aux grands esprits. — Ils s’y trouvent à l’étroit. Ce monde, si vaste qu’il soit, est trop petit pour nous. — Surtout, si dans quelque temps il ne doit plus avoir à nous donner que six pieds de terre ; mais surtout si nous eûmes une mère qui aima les pauvres, qui nous aima, qui s’épuisa de tendresse pour faire de nous des gens de bien ; si nous eûmes une sœur qui abandonna la terre avant d’avoir connu d’autre amour que celui de Dieu : ah ! n’avons-nous pas besoin de placer ces personnes chéries dans un monde meilleur que celui-ci ? Ne croyons-nous pas à leur assistance, si quelque heureuse inspiration vient nous visiter ? Et si nous cherchons à rappeler dans notre mémoire ces chères images, nous en effaçons le peu de taches que la faiblesse humaine avait pu y laisser ; nous rehaussons ces traits charmants et chéris, nous n’y voyons plus rien que de brillant et d’immortel, et nous ajoutons encore un nouveau chapitre à la vie des saints. »

Je ne crains pas que le lecteur me reproche de multiplier les citations. Elles lui font connaître un ouvrage qu’il ne lui sera pas donné de lire, mais que déjà il doit admirer. Voilà comment eût été peint ce grand tableau, dont il reste du moins le dessin général, qui en peut faire juger la composition, et des parties qui montrent ce qu’auraient été les détails et le coloris.

Avant de quitter l’Italie, je dois dire qu’Ozanam a, durant plusieurs années, consacré un certain nombre de leçons à expliquer Dante et à le commenter. Par suite de cette explication savante, une traduction de la Divine Comédie était née, pour ainsi dire, spontanément sous la plume de son interprète ; elle comprenait déjà trente chants de l’Enfer, tout le Purgatoire et six chants du Paradis. Un commentaire sur Dante, entrepris par un homme qui le connaissait si bien, devait être un travail du plus grand intérêt.

L’Espagne ne pouvait être négligée par Ozanam, et il serait arrivé ainsi au treizième siècle par la littérature latine de l’Espagne chrétienne, et par la riche poésie espagnole. Il avait prouvé qu’il connaissait l’idiome castillan en expliquant dans sa chaire le romancero du Cid. Il a montré dans le Pèlerinage au pays du Cid à quel point il était en possession de l’histoire et des légendes de la poésie espagnole au moyen âge, quel enthousiasme animait cette science, savait l’embellir et la passionner ; mais il n’avait pas eu le temps de beaucoup avancer la partie de son œuvre consacrée à l’Espagne, dans laquelle le Pèlerinage du Cid eût sans doute trouvé place, et dont on peut le considérer comme un débris pareil aux fines moulures qui gisent sur le sol détachées des murs de l’Alhambra.

Avec la conscience qu’il mettait à tout, Ozanam avait voulu faire une analyse exacte et complète de l’histoire de la littérature espagnole par M Ticknor. Ce travail patient est un de ses derniers travaux ; dirai-je que c’est sur mon exemplaire de l’ouvrage de M. Ticknor que l’analyse d’Ozanam a été faite, et aurai-je besoin d’ajouter combien cet exemplaire est aujourd’hui précieux pour moi ? On sait que Pétrarque avait écrit à la marge d’un Virgile, dans lequel il avait l’habitude de lire, la date de la mort de sa Laure tant aimée, pour avoir toujours devant les yeux, chaque fois qu’ils tomberaient sur ce livre accoutumé, comme un rappel de son malheur. Je n’ai besoin de rien écrire sur les volumes qu’ont touché les savantes et pieuses mains de mon saint ami.

Tels sont les travaux les plus importants qui composent les œuvres, ou plutôt, je le répète, l’œuvre d’Ozanam ; ce mot, emprunté à la langue des artistes, peut s’employer ici, car le chrétien convaincu, l’historien érudit, était aussi un véritable artiste. En parcourant ce vaste ensemble de notes, de leçons, d’écrits, on croit parcourir l’atelier d’un sculpteur qui aurait disparu jeune encore, et qui aurait laissé beaucoup d’ouvrages arrivés à un inégal degré de perfection. Il y a là des statues terminées et polies avec une extrême diligence ; il en est qui ne sont qu’ébauchées ou dégrossies à peine, mais toutes portent l’empreinte de la même âme et la marque de la même main.

Cette œuvre fut l’occupation et le but de sa vie tout entière. À dix-huit ans, l’étudiant ignoré poursuivait déjà ce but vers lequel le professeur applaudi devait, vingt ans plus tard, faire le dernier pas. Dès 1829, âgé de quinze ans à peine, il avait conçu la pensée d’un ouvrage qui devait s’appeler Démonstration de la vérité de la religion catholique par l’antiquité des croyances historiques, religieuses, morales. Déjà il méditait et commençait les études qui devaient aboutir à l’Histoire de la civilisation aux temps barbares, La forme de son dessein a changé, le dessein a toujours été le même : c’était de montrer la religion glorifiée par l’histoire. Des lettres écrites alors à un jeune parent, M. Falconnet, qu’il s’était associé, montrent avec quel élan, quelle ferveur il abordait cette vaste entreprise : « J’en reviens à notre sujet favori. Oh ! pour celui-là, ce n’est point un rêve de jeune homme, c’est un germe fécond déposé dans notre esprit pour se développer et se produire ensuite au dehors sous une forme magnifique. Là-dedans est tout notre avenir, notre vie entière… Vois-tu ! ajoutait-il, nous avons besoin de quelque chose qui nous possède et nous transporte, qui domine nos pensées et nous élève. » Sans doute il songeait à cette entreprise de sa jeunesse, quand, plus tard, il disait : « Le moment est venu de tenir à Dieu les promesses de mes dix-huit ans. »

En 1831 parurent à Lyon les réflexions sur la doctrine de Saint-Simon ; Ozanam opposait à cette doctrine antichrétienne et nouvelle à la fois l’Évangile et l’antiquité, cherchant dès lors, d’une main novice encore, mais déjà résolue, à saisir l’enchaînement des traditions du genre humain. C’était comme une préface du livre auquel il devait travailler jusqu’à son dernier jour.

Il reste à montrer quelque chose de plus beau que la constance de ce dessein poursuivi dès sa jeunesse, c’est le sacrifice de ce dessein et de la vie elle-même à la volonté divine.

Il n’y a pas encore deux ans, quand cette vie si courte était près de finir, quand la mort le menaçait, en voyant qu’il ne pourrait tenir à Dieu sa promesse tout entière, le cœur brisé et résigné, il renonçait, non sans un déchirement profond, mais avec une soumission parfaite, à l’accomplissement de la pensée de toute sa vie. Une préface littéraire n’est pas digne sans doute de recueillir cette sublime prière d’un mourant ; mais qu’on oublie la préface et celui qui l’écrit, et qu’on ne voie que les sentiments admirables qui ont dicté cette touchante prière. Et pourquoi une prière ne clôrait-elle pas l’exposé de ces travaux, qui ne furent eux-mêmes qu’une longue prière, c’est-à-dire une aspiration incessante vers le vrai, le beau, le bien et vers leur source suprême, vers Dieu ?

Pise, le 23 avril 1853.

« J’ai dit : Au milieu de mes jours, j’irai aux portes de la mort.

« J’ai cherché le reste de mes années. J’ai dit : Je ne verrai plus le Seigneur mon Dieu sur la terre des vivants.

« Ma vie est emportée loin de moi, comme on replie la tente des pasteurs.

«Le fil que j’ourdissais encore est coupé comme sous les ciseaux du tisserand. Entre le matin et le soir, vous m’avez conduit à ma fin.

« Mes yeux se sont fatigués à force de s’élever au ciel.

« Seigneur, je souffre violence : Répondez-moi. Mais que dirai-je et que me répondra celui qui a fait mes douleurs ?

« Je repasserai devant vous toutes mes années dans l’amertume de mon cœur. »

« C’est le commencement du cantique d’Ézéchias : Je ne sais si Dieu permettra que je puisse m’en appliquer la fin. Je sais que j’accomplis aujourd hui ma quarantième année, plus que la moitié du chemin ordinaire de la vie. Je sais que j’ai une femme jeune et bien-aimée, une charmante enfant, d’excellents frères, une seconde mère, beaucoup d’amis, une carrière honorable, des travaux conduits précisément au point où ils pouvaient servir de fondements à un ouvrage longtemps rêvé. Voilà cependant que je suis pris d’un mal grave, opiniâtre, et d’autant plus dangereux qu’il cache probablement un épuisement complet. Faut-il donc quitter tous ces biens que vous-même, mon Dieu, m’avez donnés ? Ne voulez-vous point, Seigneur, vous contenter d’une partie du sacrifice ? Laquelle faut-il que je vous immole de mes affections déréglées ? N’accepterez-vous point l’holocauste de mon amour-propre littéraire, de mes ambitions académiques, de mes projets même d’étude où se mêlait peut-être plus d’orgueil que de zèle pour la vérité ? Si je vendais la moitié de mes livres pour en donner le prix aux pauvres, et si, me bornant à remplir les devoirs de mon emploi, je consacrais le reste de ma vie à visiter les indigents, à instruire les apprentis et les soldats, Seigneur, seriez-vous satisfait, et me laisseriez-vous la douceur de vieillir auprès de ma femme et d’achever l’éducation de mon enfant ? Peut-être, mon Dieu, ne le voulez-vous point ? Vous n’acceptez pas ces offrandes intéressées : vous rejetez mes holocaustes et mes sacrifices. C’est moi que vous demandez. Il est écrit au commencement du livre que je dois faire votre volonté. Et j’ai dit : Je viens, Seigneur. »

Je ne me permettrai pas d’ajouter à de telles paroles, mais je placerai ici quelques lignes qu’Ozanam écrivait à l’âge de vingt ans.

«  Nous ne sommes ici-bas que pour accomplir la volonté de la Providence. Cette volonté s’accomplit jour par jour, et celui qui meurt laissant sa tâche inachevée est aussi avancé aux yeux de la suprême justice que celui qui a le loisir de l’achever tout entière. »

Août 1862.

Les Œuvres d’Ozanam reparaissent aujourd’hui, et elles reparaissent avec une addition importante, la traduction du Purgatoire de Dante, accompagnée d’un Commentaire. Cette traduction est faite avec fidélité et amour ; l’auteur s’attache au texte en homme qui en comprend trop bien les beautés pour vouloir jamais s’en écarter et qui les sent trop profondément pour ne pas les rendre autant que le permet la différence de la langue et des temps, il n’est ni bizarre ni inexact, Dante parle français et il est toujours Dante.

Le Commentaire a été tiré des matériaux préparés par Ozanam pour ses doctes et brillants cours de la Sorbonne. Ce sont parfois de simples notes, mais des notes où sont condensées de laborieuses recherches ; ce sont souvent des morceaux achevés pleins de vues élevées, fines, profondes, dans lesquels le professeur a mis toute son âme et l’écrivain tout son talent ; ce sont des allocutions chaleureuses à la jeunesse qui se pressait avec tant de sympathie et d’admiration autour de cette chaire d’où ne tombèrent jamais, dans les jours les plus agités et les plus tristes, que de sages et fermes paroles. Les jeunes auditeurs d’Ozanam, moins jeunes aujourd’hui, retrouveront là le souvenir de leur enthousiasme et de leurs espérances, et ce souvenir ranimera leur enthousiasme et soutiendra leurs espérances. Le public aura une occasion de plus de rendre hommage à la mémoire de cet homme savant, éloquent et vertueux trop tôt disparu, mémoire chère aux lettres, à la religion et à la liberté.

J.-J. AMPÈRE.


AVANT-PROPOS


DESSEIN D’UNE HISTOIRE DE LA CIVILISATION AUX TEMPS BARBARES




Vendredi saint, 18 avril 1851.


Je me propose d’écrire l’histoire littéraire du moyen âge, depuis le cinquième siècle jusqu’à la fin du treizième et jusqu’à Dante, à qui je m’arrête comme au plus digne de représenter cette grande époque. Mais dans l’histoire des lettres j’étudie surtout la civilisation dont elles sont la fleur, et dans la civilisation j’aperçois principalement l’ouvrage du christianisme. Toute la pensée de mon livre est donc de montrer comment le christianisme sut tirer, des ruines romaines et des tribus campées sur ces ruines, une société nouvelle, capable de posséder le vrai, de faire le bien et de trouver le beau.

En présence d’un dessein si vaste, je ne me dissimule point mon insuffisance : quand les matériaux sont innombrables, les questions difficiles, la vie courte et le temps plein d’orages, il faut beaucoup de présomption pour commencer un livre destiné à l’applaudissement des hommes. Mais je ne poursuis point la gloire qui ne se donne qu’au génie : je remplis un devoir de conscience. Au milieu d’un siècle de scepticisme. Dieu m’a fait la grâce de naître dans la foi. Enfant, il me prit sur les genoux d’un père chrétien et d’une sainte mère ; il me donna pour première institutrice une sœur intelligente, pieuse comme les anges qu’elle est allée rejoindre. Plus tard les bruits d’un monde qui ne croyait point vinrent jusqu’à moi. Je connus toute l’horreur de ces doutes qui rongent le cœur pendant le jour, et qu’on retrouve la nuit sur un chevet mouillé de larmes. L’incertitude de ma destinée éternelle ne me laissait pas de repos. Je m’attachais avec désespoir aux dogmes sacrés, et je croyais les sentir se briser sous ma main. C’est alors que l’enseignement d’un prêtre philosophe[2] me sauva. Il mit dans mes pensées l’ordre et la lumière ; je crus désormais d’une foi rassurée, et, louché d’un bienfait si rare, je promis à Dieu de vouer mes jours au service de la vérité qui me donnait la paix.

Depuis lors, vingt ans se sont écoulés. À mesure que j’ai plus vécu, la foi m’est devenue plus chère ; j’ai mieux éprouvé ce qu’elle pouvait dans les grandes douleurs et dans les périls publics ; j’ai plaint davantage ceux qui ne la connaissaient point. En même temps, la Providence, par des moyens imprévus et dont j’admire maintenant l’économie, a tout disposé pour m’arracher aux affaires et m’attacher au travail d’esprit. Le concours des circonstances m’a fait étudier surtout la religion, le droit et les lettres, c’est-à-dire les trois choses les plus nécessaires à mon dessein. J’ai visité les lieux qui pouvaient m’instruire, depuis les catacombes de Rome, où j’ai vu le berceau tout sanglant de la civilisation chrétienne, jusqu’à ces basiliques superbes par lesquelles elle prit possession de la Normandie, de la Flandre et des bords du Rhin. Le bonheur de mon temps m’a permis d’entretenir de grands chrétiens, des hommes illustres par l’alliance des sciences et de la foi, et d’autres qui, sans avoir la foi, la servent à leur insu par la droiture et la solidité de leur science. La vie s’avance cependant, il faut saisir le peu qui reste des rayons de la jeunesse. Il est temps d’écrire et de tenir à Dieu mes promesses de dix-huit ans.

Laïque, je n’ai pas de mission pour traiter des points de théologie, et d’ailleurs Dieu, qui aime à se faire servir par des hommes éloquents, en trouve assez de nos jours pour justifier ses dogmes. Mais pendant que les catholiques s’arrêtaient à la défense de la doctrine, les incroyants s’emparaient de l’histoire. Ils mettaient la main sur le moyen âge, ils jugeaient l’Église quelquefois avec inimitié, quelquefois avec les respects dus à une grande ruine, souvent avec une légèreté qu’ils n’auraient pas portée dans des sujets profanes. Il faut reconquérir ce domaine qui est à nous, puisque nous le trouvons défriché de la main de nos moines, de nos bénédictins, de nos bollandistes. Ces hommes pieux n’avaient point cru leur vie mal employée à pâlir sur les chartes et les légendes. Plus tard, d’autres écrivains sont venus aussi relever une à une et remettre en honneur les images profanées des grands papes, des docteurs et des saints. Je tente une étude moins profonde, mais plus étendue ; je veux montrer le bienfait du christianisme dans ces siècles mêmes dont on lui impule les malheurs.

L’historien Gibbon avait visité Rome dans sa jeunesse : un jour que, plein de souvenirs, il errait au Capitole, tout à coup il entendit des chants d’église, il vit sortir des portes de la basilique d’Ara Cœli une longue procession de franciscains essuyant de leurs sandales le parvis traversé par tant de triomphes. C’est alors que l’indignation l’inspira : il forma le dessein de venger l’antiquité outragée par la barbarie chrétienne, il conçut l’Histoire de la Décadence de l’Empire romain. Et moi aussi j’ai vu les religieux d’Ara Cœli fouler les vieux pavés de Jupiter Capitolin ; je m’en suis réjoui comme de la victoire de l’amour sur la force, et j’ai résolu d’écrire l’histoire des progrès à cette époque où le philosophe anglais n’aperçut que décadence, l’histoire de la civilisation aux temps barbares, l’histoire de la pensée échappant au naufrage de l’empire des lettres, enfin traversant ces flots des invasions, comme les Hébreux passèrent la mer Rouge et sous la même conduite, forti tegente brachio. Je ne connais rien de plus surnaturel, ni qui prouve mieux la divinité du christianisme, que d’avoir sauvé l’esprit humain.

On me reprochera peut-être un zèle inopportun, quand les accusations du dix-huitième siècle sont tombées dans l’oubli, que la faveur publique est revenue au moyen âge, qu’elle s’est portée jusqu’à l’excès. Mais, d’une part, il faut peu se confier aux brusques retours de la faveur : elle aime comme les vagues à quitter les rivages qu’elle caresse, et, en suivant de près le mouvement des esprits, on peut déjà reconnaître que plusieurs commencent à s’éloigner des âges chrétiens dont ils admirent le génie, mais dont ils ne supportent pas l’austérité. Il y a au fond de la nature humaine un paganisme impérissable qui se réveille à tous les siècles, qui n’est pas mort dans le nôtre, qui retourne toujours volontiers aux philosophies païennes, aux lois païennes, aux arts païens, parce qu’il y trouve ses rêves réalisés et ses instincts satisfaits. La thèse de Gibbon est encore celle de la moitié de l’Allemagne, elle est celle de toutes les écoles sensualistes qui accusent le christianisme d’avoir étouffé le développement légitime de l’humanité en opprimant la chair, en ajournant à la vie future le bonheur qu’il fallait découvrir ici-bas, en détruisant ce monde enchanté où la Grèce avait divinisé la force, la richesse et le plaisir, pour lui substituer un monde triste, où l’humilité, la pauvreté, la chasteté, veillent au pied d’une croix. D’une autre part, l’excès même de l’admiration qui s’est attachée au moyen âge a ses dangers. On finira par soulever de bons esprits contre une époque dont on veut justifier les torts. Le christianisme paraîtra responsable de tous les désordres dans un âge où on le représente maître de tous les cœurs. Il faut savoir louer la majesté des cathédrales et l’héroïsme des croisades, sans absoudre les horreurs d’une guerre éternelle, la dureté des institutions féodales, le scandale de ces rois toujours en lutte avec le saint-siége pour leurs divorces et leurs simonies. Il faut voir le mal, le voir tel qu’il fut, c’est-à-dire formidable, précisément afin de mieux connaître les services de l’Église, dont la gloire, dans ces siècles mal étudiés, n’est pas d’avoir régné, mais d’avoir combattu. Ainsi j’aborde mon sujet avec horreur pour la barbarie, avec respect pour tout ce qu’il y avait de légitime dans l’héritage de la civilisation ancienne. J’admire la sagesse de l’Église, qui ne répudia pas l’héritage, qui le conserva par le travail, le purifia par la sainteté, le féconda par le génie, et qui l’a fait passer dans nos mains pour qu’il s’y accroisse. Car, si je reconnais la décadence du monde antique sous la loi du péché, je crois au progrès des temps chrétiens. Je ne m’effraye pas des chutes et des écarts qui l’interrompent ; les froides nuits qui remplacent la chaleur des jours n’empêchent pas l’été de suivre son cours et de mûrir ses fruits.

L’histoire n’a pas de spectacle plus commun que celui des générations faibles succédant aux générations fortes, des siècles destructeurs venant après les siècles fondateurs, et, quand ils ne croient faire que des ruines, préparant, sans le savoir, les premières assises d’une construction nouvelle. Quand les barbares renversaient les temples de la vieille Rome, ils ne faisaient que dégager les marbres dont la Rome des papes a bâti ses églises. Ces Goths étaient les pionniers des grands architectes du moyen âge. Voilà pourquoi je remercie Dieu de ces années inquiètes, et, au milieu des terreurs d’une société qui croit périr, de m’avoir engagé dans des études où je trouve la sécurité. J’apprends à ne pas désespérer de mon siècle, en retournant à des époques plus menaçantes, en voyant quels périls a traversés cette société chrétienne dont nous sommes les disciples, dont nous saurions être au besoin les soldats. Je ne ferme point les yeux sur les orages des temps présents ; je sais que j’y peux périr, et avec moi cette œuvre, à laquelle je ne promets pas de durée. J’écris cependant, parce que, Dieu ne m’ayant point donné la force de conduire une charrue, il faut néanmoins que j’obéisse à la loi du travail et que je fasse ma journée. J’écris comme travaillaient ces ouvriers des premiers siècles, qui tournaient des vases d’argile ou de verre pour les besoins journaliers de l’Église, et qui, d’un dessin grossier, y figuraient le bon Pasteur ou la Vierge avec des saints. Ces pauvres gens ne songeaient pas à l’avenir ; cependant, quelques débris de leurs vases, trouvés dans les cimetières, sont venus, quinze cents ans après, rendre témoignage et prouver l’antiquité d’un dogme contesté.

Nous sommes tous des serviteurs inutiles ; mais nous servons un maître souverainement économe et qui ne laisse rien perdre, pas plus une goutte de nos sueurs qu’une goutte de ses rosées. Je ne sais quel sort attend ce livre, ni s’il s’achèvera, ni si j’atteindrai la fin de cette page qui fuit sous ma plume. Mais j’en sais assez pour y mettre le reste, quel qu’il soit, de mon ardeur et de mes jours. Je continue d’accomplir ainsi les devoirs de l’enseignement public ; j’étends et je perpétue, autant qu’il est en moi, un auditoire que je trouvai toujours bienveillant, mais trop souvent renouvelé. Je vais chercher ceux qui m’écoutèrent un moment, et qui, en sortant de l’école m’ont gardé quelque souvenir. Ce travail résumera, refondra mes leçons et le peu que j’ai écrit.

Je le commence dans un moment solennel et sous de sacrés auspices. Au grand jubilé de l’an 1300, et le vendredi saint, Dante, arrivé, comme il le dit, au milieu du chemin de la vie, désabusé de ses passions et de ses erreurs, commença son pèlerinage en enfer, en purgatoire et en paradis. Au seuil de la carrière, le cœur un moment lui manqua ; mais trois femmes bénies veillaient sur lui dans la cour du ciel : la Vierge Marie, sainte Lucie et Béatrix. Virgile conduisait ses pas, et, sur la foi de ce guide, le poëte s’enfonça courageusement dans le chemin ténébreux. Ah ! je n’ai pas sa grande âme, mais j’ai sa foi. Comme lui, dans la maturité de ma vie, j’ai vu l’année sainte, l’année qui partage ce siècle orageux et fécond, l’année qui renouvelle les consciences catholiques. Je veux faire aussi le pèlerinage de trois mondes, et m’enfermer d’abord dans cette période des invasions, sombre et sanglante comme l’enfer. J’en sortirai pour visiter les temps qui vont de Charlemagne aux croisades, comme un purgatoire où pénètrent déjà les rayons de l’espérance. Je trouverai mon paradis dans les splendeurs religieuses du treizième siècle. Mais, tandis que Virgile abandonne son disciple avant la fin de la course, car il ne lui est pas permis de franchir la porte du ciel, Dante, au contraire, m’accompagnera jusqu’aux dernières hauteurs du moyen âge, où il a marqué sa place. Trois femmes bénies m’assisteront aussi : la Vierge Marie, ma mère et ma sœur ; mais celle qui est pour moi Béatrix m’a été laissée sur la terre pour me soutenir d’un sourire et d’un regard, pour m’arracher à mes découragements, et me montrer sous sa plus touchante image cette puissance de l’amour chrétien dont je vais raconter les œuvres.

Et maintenant, pourquoi donc hésiterais-je à imiter le vieil Alighieri, et à terminer cette préface comme finit celle de son Paradis, en mettant mon livre sous la protection du Dieu béni dans tous les siècles ?



LA


CIVILISATION


AU CINQUIÈME SIÈCLE




INTRODUCTION


DU PROGRÈS DANS LES SIÈCLES DE DÉCADENCE
(PREMIÈRE ET DEUXIÈME LEÇON)




Messieurs,


En reprenant le cours d’un enseignement trop interrompu, je me propose un dessein dont l’intérêt m’attire, mais dont l’étendue m’effraye. Jusqu’ici, j’ai successivement étudié les origines des littératures allemande, anglaise, italienne. C’est sans doute un spectacle attachant de voir sous un ciel brûlant ou glacé, sur un sol vierge ou sur une terre historique, le génie d’un peuple éclore, subir l’impression des événements contemporains, et donner ses premières fleurs dans ces traditions épiques, dans ces chants familiers qui ont encore tout le parfum d’une nature inculte. Mais au-dessous de cette poésie populaire où les grands peuples de l’Europe occidentale ont montré toute la variété de leurs caractères, on reconnaît bientôt une littérature savante, commune à tous, dépositaire des doctrines théologiques, philosophiques, politiques, qui firent durant huit cents ans l’éducation de la chrétienté. Je voudrais maintenant étudier cette éducation commune des peuples modernes ; je voudrais les considérer, non plus dans cet isolement auquel se condamne l’historien particulier de l’Angleterre ou de l’Italie, mais dans ce rapprochement fécond que la Providence avait préparé. Enfin je voudrais faire l’histoire des lettres au moyen âge, en remontant au moment obscur où on les voit échapper au naufrage de l’antiquité, en les suivant dans les écoles des temps barbares, jusqu’à ce que, les nations étant constituées, les lettres sortent de l’école pour prendre possession des langues nouvelles.

Cette longue période s’étend du cinquième au treizième siècle. Au milieu des orages du temps et devant la brièveté de la vie, un attrait puissant m’attache à ces études. Dans l’histoire.des lettres, je cherche surtout la civilisation, et dans l’histoire de la civilisation, je vois surtout le progrès par le christianisme. Sans doute, en un temps où les meilleurs esprits n’aperçoivent que la décadence, on est mal venu à professer la doctrine du progrès. Comment renouveler une thèse vieillie et discréditée qui avait naguère l’inconvénient du lieu commun, et qui a maintenant tout le danger d’un paradoxe ? Cette croyance généreuse, ou, si l’on veut, cette illusion de notre jeunesse, ne semble plus qu’une orgueilleuse opinion réprouvée par la conscience et démentie par l’histoire. Le dogme de la perfectibilité humaine ne saurait trouver que peu de faveur dans une société découragée ; mais ce découragement a ses périls. Souvent il est bon d’humilier les hommes, jamais de les désespérer. Il ne faut pas que les âmes perdent leurs ailes, comme dit Platon, et que, renonçant à la hauteur d’une perfection qu’on leur déclare impossibles, elles se rejettent tout entières vers de faciles plaisirs. Il faut se souvenir enfin qu’il y a deux doctrines du progrès. La première, nourrie dans les écoles sensualistes, réhabilite les passions : elle promet aux peuples le paradis terrestre au bout d’un chemin de fleurs, et ne leur prépare qu’un enfer terrestre au bout d’un chemin de sang. La seconde, née d’une inspiration chrétienne, reconnaît le progrès dans la victoire de l’esprit sur la chair ; elle ne promet rien qu’au prix du combat, et cette croyance qui porte la guerre dans l’homme est la seule qui puisse donner la paix aux nations.

C’est la doctrine du progrès par le christianisme, que j’essaye de ramener comme une consolation en des jours inquiets. Je tenterai de la justifier, en la rattachant à ses principes religieux et philosophiques, en la dégageant des erreurs qui l’ont mise au service des plus détestables causes. Ensuite je l’éprouverai en l’appliquant à des siècles qui semblent choisis pour la démentir, à une époque pire que la nôtre et dont nous ne pouvons pas nous vanter d’avoir égalé les malheurs ; car je ne m’associe pas à ceux qui accusent si hautement le temps présent, ce qui est une autre manière d’accuser la Providence. Je parcourrai d’une vue rapide l’espace compris entre la chute de l’empire romain et la fin des temps barbares. Là où la plupart des historiens n’ont vu que des ruines, j’étudierai le rajeunissement de l’esprit humain, j’essayerai d’ébaucher l’histoire de la lumière dans un âge de ténèbres, et du progrès dans une période de décadence.


La pensée du progrès n’est pas une pensée païenne. Au contraire, l’antiquité païenne se croyait sous une loi de décadence irréparable : le genre humain se souvenait des hauteurs d’où il était descendu, et il ne savait pas encore comment en remonter les pentes. Le livre sacré des Indiens déclare qu’au premier âge « la justice se maintient ferme sur ses quatre pieds : la vérité règne, et les mortels ne doivent à l’iniquité aucun des biens dont ils jouissent. Mais dans les âges suivants la justice perd successivement un pied, et les biens légitimes diminuent en même temps d’un quart. » Hésiode berçait les Grecs au récit des quatre âges, dont le dernier avait vu fuir la pudeur et la justice, « ne laissant aux mortels que les chagrins dévorants et les maux irrémédiables. » Les Romains, les plus sensés des hommes, mettaient l’idéal de toute sagesse dans les ancêtres ; et les sénateurs du siècle de Tibère, assis au pied des images de leurs aïeux, se résignaient à leur déchéance en répétant avec Horace :

Ætas parentum, pejor avis, tulit
___Nos nequiores, mox daturos
___Progeniem vitiosiorem.

Si quelque part, chez Sénèque, par exemple, éclate un merveilleux pressentiment de l’avenir, s’il annonce en termes magnifiques les révélations que la science réserve aux siècles futurs, ces lueurs ne sont que le reflet du christianisme, qui venait de se lever sur le monde, et qui effleurait déjà de ses clartés les intelligences les plus éloignées de lui.

C’est avec l’Évangile qu’on voit commencer la doctrine du progrès. L’Évangile n’enseigne pas seulement la perfectibilité humaine, il en fait une loi : « Soyez parfaits, estote perfecti : » et cette parole condamne l’homme à un progrès sans fin, puisqu’elle en met le terme dans l’infini : « Soyez parfaits comme le Père céleste est parfait. » La loi de l’homme devient aussi celle de la société ; saint Paul, comparant l’Église à un grand corps, veut que ce corps « grandisse jusqu’à sa maturité complète, jusqu’à réaliser dans sa plénitude l’humanité du Christ. » Et, pour m’assurer que j’entends bien le texte sacré, un Père de l’Église, Vincent de Lérins, après avoir établi l’immutabilité du dogme catholique, se demande : « N’y aura-t-il donc point de progrès dans l’Église du Christ ? Il y en aura, répond-il, et même beaucoup. Car qui serait assez envieux du bien des hommes, assez maudit de Dieu, pour empêcher ce progrès ? Mais qu’il soit progrès et non changement… Il faut qu’avec les âges et les siècles il y ait accroissement d’intelligence, de sagesse, de science, pour chacun comme pour tous. » Bossuet continue la tradition des Pères, et ce grand homme, si ennemi des nouveautés, croit au progrès dans la foi. « Pour être constante et perpétuelle, la vérité catholique ne laisse pas d’avoir ses progrès : elle est connue en un lieu plus qu’en un autre, en un temps plus qu’en un autre, plus clairement, plus distinctement, plus universellement. »

Je ne m’étonne pas de cette différence de sentiments entre l’antiquité et les temps chrétiens. Le progrès est un effort par lequel l’homme s’arrache à son imperfection présente pour chercher la perfection, au réel pour s’approcher de l’idéal, à lui-même pour s’élever à ce qui vaut mieux que lui. Il n’y a pas de progrès si l’homme s’aime, s’il est content de son ignorance et de sa corruption. Les anciens connurent sans doute le divin attrait de la perfection, ils en approchèrent sur plusieurs points. Mais elle ne se montrait à eux que dans une image troublée et obscurcie, et les âmes qu’elle avait un moment soulevées, appesanties par l’égoïsme païen, finissaient par retomber sur elles-mêmes. Afin que l’homme sortît de lui-même, qu’il en sortît, non pour un moment, mais pour toujours, il fallait que la perfection pure lui apparût et que Dieu se révélât.

Le Dieu du christianisme se révèle comme vérité, comme bonté, comme beauté.

Comme vérité, il attire l’homme par la foi, comme bonté par l’amour, comme beauté par l’espérance. En effet, l’esprit humain est capable de posséder le vrai, il est libre d’embrasser le bien : il ne peut qu’entrevoir le beau. Nous définissons le vrai ; il y a longtemps que l’école dit : « Le vrai, c’est l’équation de l’idée et de l’objet, æquatio intellectus et rei. » Nous définissons le bien ; il y a plus longtemps encore qu’Aristote a dit : « Le bien, c’est la fin où tendent tous les êtres. » Mais nous ne définissons pas le beau, ou plutôt les philosophes se sont épuisés sans obtenir une définition qui devînt classique. Platon prononce que le beau est la splendeur du vrai. Selon saint Augustin, la beauté c’est l’unité, l’ordre, l’harmonie. Mais précisément le beau absolu est l’harmonie absolue des attributs divins ; et nous percevons si peu cette harmonie, que nous ne savons concilier la liberté de Dieu avec son éternelle nécessité, sa justice avec sa miséricorde. Ces accords mystérieux nous échappent en même temps qu’ils nous attirent, et la beauté parfaite toujours absente est aussi toujours espérée.

L’homme, selon le christianisme, vit de deux vies : la vie de la nature et celle de la grâce qui s’ajoute à la nature. Dans l’ordre surnaturel, le vrai révélé à la foi constitue le dogme, le bien embrassé par l’homme produit la morale, le beau entrevu par l’espérance inspire le culte. Il semble qu’ici tout soit immuable, et cependant Vincent de Lérins veut que la loi du progrès s’y fasse obéir. Le dogme ne change point, mais la foi est une puissance active qui cherche la lumière, fides quaerens intellectum. Elle conserve la vérité révélée, mais elle la médite, elle la commente, et du symbole que retient la mémoire d’un enfant, elle tire la Somme de saint Thomas d’Aquin. La morale ne change point, mais l’amour qui la met en pratique ne connaît pas de repos. Les préceptes restent, mais les œuvres se multiplient. Toutes les inspirations de la charité chrétienne sont déjà dans le Sermon sur la montagne : cependant il fallait des siècles pour en faire sortir les monastères civilisateurs, les écoles, les hôpitaux qui couvrirent toute l’Europe. Enfin, le culte ne change pas, du moins dans son fond, qui est le sacrifice : un peu de pain et de vin, au fond d’un cachot, suffisait à la liturgie des martyrs. Mais une espérance infatigable pousse l’homme à se rapprocher de la beauté divine qui ne se laisse pas contempler ici-bas face à face. Il s’aide de tout ce qui semble monter au ciel, comme les fleurs, le feu, l’encens. Il donne l’essor à la pierre et porte à des hauteurs inouïes les flèches de ses cathédrales. Il ajoute à la prière les deux ailes de la poésie et du chant, qui la mènent plus haut que les cathédrales et les flèches. Et cependant il n’arrive encore qu’à une distance infinie du terme qu’il poursuit. De là cette mélancolie qui respire dans les hymnes de nos grandes fêtes. Au sortir des pompes sacrées, l’homme religieux ressent l’ennui de la terre et dit comme saint Paul : « Je désire la dissolution de mon corps pour être avec le Christ. Cupio dissolvi. » Ce cri est encore celui d’une âme qui veut grandir ; en effet, le christianisme représente les saints allant de clarté en clarté, et le bonheur de la vie future comme un progrès éternel.

L’ordre surnaturel domine l’ordre naturel ; il l’éclaire, le féconde et le règle. Le dogme nourrit la philosophie, les lois religieuses servent de premières assises aux constitutions politiques, le culte suscite les architectes et les poëtes. Toutefois, l’ordre de la nature reste distinct, quoique subordonné : il a sa lumière propre, quoique insuffisante, qui est la raison. Le vrai, le bien et le beau s’y manifestent par la science, par les institutions sociales et par les arts.

La science commence, et elle trouve aussi dans la foi le principe de ses progrès. Car il existe une foi naturelle, qui est le fond même de la raison. Elle marque à la science son point de départ dans un certain nombre de vérités indémontrables. Pour comprendre, il faut croire, et Descartes, voulant reconstruire tout l’édifice des connaissances humaines, lui donna pour première pierre cette première certitude : « Je pense, donc je suis. » En même temps, la foi jette la science dans une carrière sans bornes en lui communiquant l’idée de l’infini. L’esprit humain ne se délivrera jamais de cette idée impitoyable qui le tourmentera, qui lui fera prendre en mépris le connu pour s’enfoncer avec passion dans l’inconnu, et qui ne lui laissera pas de cesse jusqu’à ce que, arrivé au bout de la nature, il y trouve Dieu.

En second lieu, l’amour devient le principe du progrès dans les institutions sociales. L’ordre de la société repose sur deux vertus : justice et charité. Mais la justice suppose déjà beaucoup d’amour ; car il faut beaucoup aimer l’homme pour respecter son droit qui borne notre droit et sa liberté qui gêne notre liberté. Cependant la justice a des limites ; la charité n’en connaît pas. Pressé par ce commandement de faire à autrui le bien qu’il se veut à lui-même, et se voulant un bien infini, celui qui aime les hommes ne trouvera jamais qu’il ait assez fait pour eux jusqu’à ce qu’il ait consumé sa vie dans le sacrifice et qu’il meure en disant : « Je suis un serviteur inutile. »

Enfin, l’espérance est le principe du progrès dans les arts. Nous avons vu la beauté parfaite fuir devant l’imagination humaine qui la poursuit. Mais nul mieux que saint Augustin n’a exprimé la peine de l’âme devant cette fuite éternelle de l’idéal qu’elle désire éternellement. « Pour moi, dit-il, presque toujours mon discours me déplaît ; car je suis avide d’un mieux que je crois posséder dans ma pensée… L’idée illumine mon esprit avec la rapidité de l’éclair ; mais le langage ne lui ressemble point, il est lent, tardif, et, tandis qu’il se déroule, l’idée est rentrée dans son obscurité mystérieuse[3].  » La plainte de saint Augustin, c’est la plainte de tous ceux qui ont rêvé la beauté, qui l’ont cherchée et qui sont assez grands pour se rendre le témoignage qu’ils ne l’ont jamais atteinte ; c’est Virgile mourant et vouant au feu son Énéide ; c’est le Tasse ne pouvant se consoler de sa Jérusalem. Quand ces dégoûts saisissent des artistes immortels, il semble que l’art lui-même aurait dû se décourager. Il n’en est rien, et l’espérance, plus puissante que l’impuissance avouée des grands hommes, ressaisit ceux qui les suivent et les ramène à l’œuvre interrompue. Elle pousse ces générations d’architectes et de peintres qui recommencent à bâtir après le Parthénon, après le Colisée, après Notre-Dame de Paris ; qui recommencent à peindre des Christs, des Madones, des Saintes Familles, avant que le temps ait effacé les couleurs de Giotto et de Raphaël. Les poëtes sont les plus hardis : ils osent venir quand le monde est encore tout retentissant des chants d’Homère et de Virgile. Il est vrai que ces exemples inimitables les troublent d’abord, et que Dante, à l’entrée de l’Enfer, hésite à commencer son pèlerinage poétique et terrible. Mais c’est encore l’espérance qui le pousse pour ainsi dire par les épaules dans le chemin ténébreux. Et si, plus d’une fois durant la route, il sent ses genoux trembler et son cœur défaillir, c’est elle qui le ranime et le force à marcher jusqu’au bout en lui montrant Béatrix, c’est-à-dire l’idéal qui lui sourit au ciel.

Voilà comment la philosophie chrétienne peut établir la loi du progrès. Il faut maintenant se demander si c’est une loi morale ou nécessaire, une loi qui souffre résistance ou qui se fasse invinciblement obéir.

L’histoire semble répondre que la loi du progrès est nécessaire et obéie. Elle l’est moins visiblement dans les temps païens, où le dogme obscurci ne prête qu’une clarté insuffisante à la marche des esprits : avec plus d’éclat, quand le christianisme a replacé la vérité religieuse comme une colonne de feu à la tête de l’humanité.

La suite des siècles n’offre pas de plus grand spectacle que celui de l’homme prenant possession de la nature par la science. M. de Humboldt a tracé ce tableau d’une main septuagénaire et inspirée. Il y faut ajouter deux traits. Pendant que l’homme s’empare de la création, il prend aussi possession de lui-même et de Dieu.

On voit d’abord les Égyptiens resserrés dans la vallée du Nil : à droite et à gauche les déserts leur marquent les limites du monde habitable. Mais ils lèvent les yeux vers les astres dont les révolutions ramènent le débordement du fleuve sacré. Ils admirent le cours réglé des étoiles ; ils les comptent, ils en marquent le lever et le coucher. Ces ignorants qui vivent sur un coin de terre, à qui la mer est interdite, commencent à connaître le ciel. Bientôt les Phéniciens viennent armés de l’astronomie et du calcul. Ils affrontent non plus seulement la mer qui baigne leurs côtes, mais l’Atlantique jusqu’aux rivages de l’Irlande, où leurs vaisseaux vont chercher l’étain : le monde s’ouvre du côté de l’Occident. Cependant la Grèce se tourne vers l’Orient, d’où lui vient le péril avec Darius et Xerxès, où elle trouvera l’empire avec Alexandre. Ce hardi jeune homme, disons mieux, ce grand serviteur de la civilisation, double en quelques années le monde des Grecs. Mais Aristote se fait un empire plus vaste que celui d’Alexandre et surtout plus durable : il met la main sur le visible et l’invisible, il donne des lois à la nature et à la pensée. Pour continuer son œuvre, ce n’est pas trop de plusieurs générations de savants : Ératosthène mesure la terre, Hipparque dresse la carte des cieux. En même temps l’humanité commence à se chercher elle-même : les philosophes l’étudient dans son essence et les historiens dans ses œuvres. Hérodote avait rattaché au récit des guerres médiques l’histoire de l’Égypte et de la Perse. Diodore de Sicile poussa ses recherches jusqu’aux derniers peuples du Nord. Il semble que les Romains ajouteront peu à ces découvertes. Ils n’agrandissent pas le monde connu, mais le traversent dans tous les sens ; ils le percent déroutes, ils le rendent praticable : Pervius orbis. Les nations se rapprochent, encore incapables de s’aimer, déjà forcées de se connaître. Tacite écrit la Germanie : c’était écrire déjà l’histoire de l’avenir.

Cependant la science antique ne connaissait Dieu qu’imparfaitement. Platon, qui avait le plus approché du Père des choses, ne le concevait ni seul, ni libre, ni créateur, puisqu’il lui opposait une matière éternelle. Le paganisme jetait à la fois ses ombres sur la nature et sur l’humanité. D’une part, le grand nombre des esprits hésitait à forcer les secrets du monde physique qu’il croyait tout peuplé de divinités jalouses. D’un autre côté, comment les historiens auraient-ils traité avec le même respect des races issues de dieux différents, destinées, les unes à commander, les autres à obéir ? Le progrès s’arrêtait là, si le christianisme ne fût venu pour chasser les terreurs superstitieuses qui enveloppaient encore la nature, et pour rendre le genre humain à lui-même, en lui rendant l’unité de race et de destinées.

Le christianisme paraît, et il a ses conquérants qui laisseront derrière eux les aigles romaines. Dès le septième siècle, des moines byzantins s’enfoncent dans les steppes de l’Asie centrale et franchissent la grande muraille de la Chine. Six cents ans plus tard, d’autres religieux porteront les messages des papes au khan des Tartares, et enseigneront la route de Péking aux marchands de Gênes et de Venise. Sur leurs traces, Marco Polo traversera le Céleste Empire et visitera les îles de la Sonde deux siècles avant les navigateurs portugais. D’un autre côté, les moines irlandais, poussés par cette passion de l’apostolat qui agitait leurs monastères, s’aventurent sur les mers de l’ouest, touchent, en 795, aux bords glacés de l’Islande, et, poursuivant leur pèlerinage vers l’inconnu, se font jeter par le vent sur la côte d’Amérique. Lorsque, au onzième siècle, les Scandinaves abordèrent au Groënland, ils apprirent des Esquimaux qu’au sud de leur pays, au delà de la baie de Chesapeack, « on voyait des hommes blancs vêtus de longs habits blancs, qui marchaient en chantant et en portant devant eux des bannières. » Ces cloîtres, d’où sortaient les explorateurs du monde terrestre, étaient cependant voués à l’étude des choses divines. La théologie scolastique y naquit ; de l’idée de Dieu, elle fit jaillir sur l’homme et sur la société des lumières que l’antiquité n’avait pas connues. Ses disputes mêmes, dont on a trop accusé la subtilité, tinrent les esprits en haleine pendant cinq cents ans et disciplinèrent la raison moderne.

Le moyen âge avait mieux servi les sciences morales que les sciences physiques. Cependant une parole de Roger Bacon, et les calculs inexacts de Marco Polo, poussèrent Christophe Colomb sur la route du nouveau monde. La foi de ce grand homme fit la moitié de son génie ; l’opiniâtreté de sa croyance répara l’erreur de ses conjectures, et c’est pourquoi Dieu lui donna, comme il dit, « les clefs de l’Océan, et le pouvoir de rompre les chaînes de la mer, qui étaient si fortement serrées. » Avec une nouvelle terre se dévoile toute une création nouvelle ; les tributs des plantes et des animaux se multiplient. Quelques années encore, et les vaisseaux de Magellan ayant achevé le tour du globe, l’homme se trouve maître de sa demeure. La science aborde aux ports de la Chine et de l’Inde ; elle force ces sociétés impénétrables à livrer leurs écritures sacrées, leurs épopées, leurs annales. Le moment approche où elle rendra la voix aux hiéroglyphes de Thèbes et aux inscriptions de Persépolis.

Pendant que l’homme finit de conquérir la terre, de peur qu’il ne trouve un moment de repos, Copernic lui ouvre l’immensité en brisant les cieux factices de Ptolémée. Les étoiles fuient bien loin des faibles distances calculées par l’astronomie ancienne. Mais le télescope les poursuit, le calcul les replace sous des lois plus savantes et en même temps plus simples. La terre semble s’anéantir en présence de ces amas d’astres semés comme des îles dans l’océan lumineux. Mais l’homme grandit, puisqu’il mesure son néant. Malheur à ceux que ce spectacle éloigne de Dieu, comme si leur attente avait été trompée, comme si, en pénétrant dans les espaces du ciel, ils avaient espérer trouvé Dieu quelque part assis sur un trône matériel, comme se le figuraient les anciens ! Au contraire, tout ce qui plonge l’homme loin du visible et du fini le rapproche de ce Dieu que le christianisme publie infini et invisible. Les étoiles, du temps de David, racontaient la gloire du Créateur ; elles n’ont pas tenu un autre langage à Kepler et à Newton.

Si la loi du progrès entraîne ainsi les intelligences, comment laisserait-elle les sociétés immobiles ? Dans les grands empires de l’Orient, une autorité toute-puissante écrase les volontés : là, point de progrès, parce qu’il n’y a point de lutte. Au contraire, la liberté agite les peuples de la Grèce ionienne ; elle fait et défait des pouvoirs aussi mobiles que les dieux de l’Olympe ; là, le progrès se soutient mal, parce qu’il n’y a plus de règle. Il faut que ces deux puissances nécessaires, l’autorité et la liberté, se trouvent en présence à Rome, fortes, l’une de la majesté du patriciat, l’autre de la persévérance plébéienne : il faut qu’elles entrent en lutte, mais dans une lutte contenue par la règle, et de ce combat naît le droit romain, le plus grand effort qu’ait fait l’antiquité pour réaliser sur la terre l’idée de la justice. Mais cette justice, admirable quand elle réglait les contrats, se troublait tout à coup en disposant des personnes. Elle consacrait l’esclavage ; elle établissait une espèce d’hommes qui n’avaient ni Dieu, ni famille, ni droit, ni devoir, ni conscience. Je ne parle pas de la femme et de l’enfant, esclaves domestiques que le père de famille pouvait tuer ou vendre : voilà pour la justice. En ce qui touche la charité, il est vrai que Cicéron en a prononcé le nom. Il a écrit le mot (caritas), mais qu’il est loin de la réalité ! Ce grand moraliste n’ose point condamner les combats des gladiateurs. Pline le Jeune les loue, et Trajan, le meilleur des princes, donna cent vingt-trois jours de fêtes, où dix mille combattants s’entr’égorgèrent pour le plaisir du peuple le plus policé du monde. On ne connaît pas assez toute l’horreur de ces sociétés païennes, qui mêlaient aux plus délicates jouissances de l’esprit les derniers assouvissements du sang et de la chair.

Ce fut le travail des temps chrétiens de faire vivre dans les âmes et pénétrer dans les institutions deux sentiments, sans lesquels il n’y a ni charité ni justice : je veux dire le respect de la liberté et le respect de la vie humaine. Le christianisme reconquiert la liberté de l’homme, non d’un seul coup, mais pied à pied. Il rend premièrement à l’esclave la conscience qui fait de lui non plus une chose, mais une personne, qui lui donne des devoirs, et par conséquent des droits. C’était détruire le fondement même de l’esclavage : les siècles suivants en poursuivirent la ruine. Ils l’achevèrent par la faveur attachée aux affranchissements, par la transformation de la servitude personnelle en servage de la terre, jusqu’à ce qu’une constitution du pape Alexandre III déclarât qu’il n’y avait plus d’esclaves dans la société chrétienne. Il ne fallait ni moins de siècles, ni moins de génie et de courage pour rétablir le respect de la vie humaine. Le christianisme avait pu croire son œuvre presque achevée quand les lois des empereurs chrétiens eurent puni le meurtre des enfants nouveau-nés et supprimé les spectacles de gladiateurs. C’est alors que paraissent les barbares, apportant de leurs forêts deux soifs égales : celle de l’or et celle du sang. Ce ne sont plus seulement les peuples qui s’arment contre les peuples, mais les villes contre les villes et les châteaux contre les châteaux. L’Église a beau se jeter éperdue au milieu de ces querelles en protestant qu’elle abhorre le sang : « Ecclesia abhorret a sanguine, » les instincts de la barbarie éclatent au milieu des croisades ; ils se déchaînent aux Vêpres siciliennes. Voilà les résistances que l’Église avait à vaincre pour empêcher les hommes de s’entre-tuer. Qu’était-ce pour les faire vivre, pour conserver l’enfant exposé, l’infirme, le vieillard inutile, toutes ces charges que rejette une société sans foi, et qui honorent une société chrétienne ?

Il semble moins facile de soutenir la cause du progrès dans les arts. Après les anciens, que reste-t-il à faire, et comment pousser plus loin qu’eux la simplicité et la grandeur ? Mais, premièrement, ces beautés incomparables sont aussi des beautés inspiratrices ; elles ne se laissent pas contempler sans laisser dans l’âme le désir, le besoin, la passion de les imiter. Quand donc l’esprit humain ne dépasserait jamais les œuvres de l’antiquité, il pourrait encore ajouter les monuments aux monuments, et augmenter l’ornement de sa demeure terrestre. Au-dessous de la Rome des Césars, toute de marbre et d’or, et devenue, comme l’appelle Virgile, la plus belle des choses, se creusait la Rome souterraine des chrétiens : jamais le progrès ne fut plus obscur. Et cependant les chapelles pratiquées dans ces souterrains devaient un jour percer la terre, monter plus haut que tous les temples et tous les théâtres antiques. Saint-Pierre, Sainte-Marie-Majeure ajoutent leur majesté vivante aux ruines du Forum et du Colisée.

En second lieu, si l’art des anciens a pour lui la pureté des formes, le calme des attitudes, la vérité des mouvements, enfin une merveilleuse faculté de rendre le fini et le visible, il n’a pas le don de traduire l’invisible et l’infini. Voyez les bas-reliefs dont Phidias décora les frises du Parthénon. Qui n’admirerait la naïveté des poses, la vigueur et la grâce des contours ? Et toutefois, quand le sculpteur représente la querelle des Lapithes et des Centaures, on s’étonne de voir la même sérénité sur les traits des combattants, les uns tuant sans colère, les autres mourant sans désespoir. Serait-ce que l’artiste aurait tenté d’exprimer un idéal héroïque, inaccessible aux passions humaines ? Un témoignage contemporain nous détrompe et trahit l’impuissance de cet art grec qui donnait la vie à la pierre, mais qui ne lui donnait pas la pensée. Xénophon rapporte que Socrate aimait à visiter les artistes et les aidait de ses conseils. « Il alla voir un jour le peintre Parrhasius : La peinture, lui dit-il, n’est-elle pas la représentation de ce que l’on voit ? Vous imitez avec des couleurs les enfoncements et les saillies, le clair et l’obscur, la mollesse et la dureté, le poli, la rudesse, la fraîcheur et la décrépitude. Mais quoi ! ce qu’il y a de plus aimable, ce qui gagne la confiance et ce qui touche le désir, l’imitez-vous, ou bien le faut-il croire inimitable ? — Parrhasius. Et comment le représenter, puisqu’il n’a ni proportion ni couleur, et qu’enfin il n’est pas visible ? — Socrate. Mais ne voit-on pas dans les regards tantôt l’amitié, tantôt la haine ? — Parrhasius. Je le crois aussi. — Socrate. Donc il faut imiter ces passions par l’expression des yeux… La fierté, la modestie, la prudence, la vivacité, la bassesse, tous ces sentiments se montrent dans le visage et le geste, dans la pose et le mouvement. » Le pressentiment chrétien, qui dévoilait à Socrate la vanité des faux dieux, la perversité de la morale païenne, lui faisait reconnaître aussi l’insuffisance de l’art grec. En effet, le christianisme vient ; il donne aux derniers de ses croyants le sens des choses qui ne se voient pas et ne se mesurent pas : les ouvriers des catacombes décorent de peintures les tombeaux des martyrs ; ils travaillent à la lueur de la lampe et sous la menace des persécutions. Ils représentent le Christ, la Vierge, les apôtres, des chrétiens en prières. Ces figures trahissent quelquefois une grande inexpérience ; souvent les proportions leur manquent ; mais tout le ciel est dans leurs yeux. Le sentiment de l’infini remplit ces fresques. Il passe dans les mosaïques qui ornent les églises de Rome et de Ravenne aux temps barbares, et tout le progrès de la peinture italienne du treizième au quinzième siècle sera de faire resplendir sous la beauté antique des formes la beauté chrétienne de l’expression.

Troisièmement, l’art classique porte le caractère de l’unité. L’antiquité ne connaissait qu’une seule civilisation gréco-latine, région lumineuse hors de laquelle il n’y avait que des barbares. La société civilisée regorgeait elle-même de barbares, c’est-à-dire d’esclaves, incapables de participer à la vie des esprits. L’art n’était donc que le plaisir orgueilleux du petit nombre. L’opulent Romain que les devoirs de sa charge retenaient à York ou à Séleucie pouvait, sous les portiques d’un palais qui lui rappelait la patrie, se faire lire Properce ou Virgile. Mais le breton d’York et le Parthe de Séleucie ignoraient éternellement les poëtes favoris de leurs maîtres. Au contraire, l’inspiration chrétienne a débordé chez tous les peuples qui ont cru. Elle a ravivé les vieux idiomes de l’Orient en leur donnant ces belles liturgies grecque, syrienne, copte, arménienne. Elle a jailli surtout dans les langues de l’Occident ; elle a formé, comme cinq grands fleuves, les littératures de l’Italie, de la France et de l’Espagne, de l’Allemagne et de l’Angleterre. De là deux avantages des temps modernes. D’un côté, le beau, toujours unique dans son type, trouve une variété infinie de manifestations nouvelles dans le génie, les passions, les langues de tant de peuples différents. D’un autre côté, les joies de l’esprit se communiquent à un plus grand nombre d’intelligences, et l’art se rapproche de son but, qui est d’achever l’éducation, non de quelques-uns, mais de la multitude ; de charmer non les heureux, mais ceux qui travaillent et qui souffrent, et de faire descendre l’idéal comme un rayon divin au milieu de l’inexorable ennui de la vie.

Ainsi l’humanité semble attirée irrésistiblement vers une perfection que jamais elle n’atteindra, mais dont chaque âge la rapproche. Toutefois c’est précisément cette nécessité irrésistible qui effraye plusieurs esprits sages, et qui soulève contre la doctrine du progrès deux difficultés. On la repousse comme une doctrine d’orgueil ; car elle suppose les hommes de chaque génération meilleurs que leurs pères ; elle inspire le mépris du passé, le dédain des traditions. On la dénonce comme une doctrine de fatalisme, car il suffit qu’un siècle soit le dernier pour être le plus grand ; et, comme il y a des siècles où s’obscurcissent la vertu et le génie, le progrès se réduit au seul travail qui ne s’interrompt point, c’est-à-dire à l’accroissement des biens matériels.

Ces difficultés se dissipent, si l’on distingue entre l’homme et l’humanité. Dieu n’a pas créé l’humanité sans dessein, et ce dessein éternel, soutenu d’une puissance infinie, ne peut pas rester sans effet. La volonté qui meut les astres règle aussi le cours des civilisations. Ainsi l’humanité accomplit une destinée nécessaire, et cependant elle se compose de personnes libres. Il reste donc à faire la part de la liberté dans les destinées humaines, par conséquent la part de l’erreur et du crime. Il y a des jours de maladies, des années d’égarement, des siècles qui n’avancent pas, des siècles qui reculent. Personne ne dira que les détestables sculptures qui déshonorent l’arc de triomphe de Constantin l’emportent sur les métopes du Parthénon, ni que la France de Charles VI fut plus puissante que celle de Philippe Auguste et de saint Louis. Pour moi, j’ose plus, et, à mes yeux, le quatorzième siècle avec la guerre de Cent Ans, le seizième avec l’anarchie dans les consciences et l’absolutisme sur les trônes, le dix-huitième avec le libertinage des esprits et des mœurs, sont autant d’égarements de la société moderne, comme je vois les signes de son retour dans l’admirable élan de 1789, qui fut détourné de sa voie, mais qui ramenait les peuples aux traditions du droit public chrétien. Dans ces périodes de désordre. Dieu laisse les personnes maîtresses de leurs actes, mais il a la main sur les sociétés ; il ne souffre pas qu’elles s’écartent au delà d’un point marqué, et c’est là qu’il les attend pour les reconduire par un détour pénible et ténébreux plus près de cette perfection qu’elles oublièrent un moment. C’est pourquoi il ne permet pas non plus que l’humanité s’égare jamais tout entière et en toute chose. Toujours une lumière reste quelque part ; elle marche et finit par rallier à sa suite les générations fourvoyées. Quand l’Évangile pâlit en Orient, il éclaira les peuples du Nord. Au moment où les écoles d’Italie se fermaient devant l’invasion des Lombards, la passion des lettres se ralluma au fond des monastères irlandais. Quelquefois le progrès, interrompu dans les institutions, retrouve son essor dans les arts ; et, quand l’art fatigué s’arrête, la science prend la conduite des esprits. Si les libertés publiques se taisent sous Louis XIV, d’autres voix se font entendre, les voix immortelles des orateurs et des poëtes qui attestent que la pensée humaine ne sommeille pas. Si l’éloquence et la poésie semblent aujourd’hui descendues de cette élévation où le dix-septième siècle les porta, le génie scientifique de notre siècle n’est pas monté moins haut, et qui accusera d’immobilité le temps d’Ampère, de Cuvier et de Humboldt ?

Mais, tandis que l’humanité accomplit une destinée inévitable, l’homme reste libre. Il peut résister à la loi du progrès, toujours obligatoire, mais non plus nécessaire pour lui. Il peut se refuser à l’attrait intérieur qui le sollicite, à l’entraînement de la société qui le pousse vers le mieux. D’ailleurs deux choses sont personnelles et ne se ressentent pas du cours des temps : je veux dire l’inspiration et la vertu. La Divine Comédie surpasse l’Iliade de toute la supériorité du christianisme ; mais Dante n’est pas plus inspiré qu’Homère. Leibnitz sut infiniment plus qu’Aristote, mais pensa-t-il davantage ? De même l’héroïsme des premiers chrétiens ne fut pas surpassé par les grands missionnaires des temps barbares, et ceux-ci ont trouvé leurs égaux dans ces prêtres intrépides qui vont de nos jours chercher le martyre sur les places publiques du Tonquin et de la Corée. Les belles âmes du moyen âge, saint Louis, saint François, saint Thomas d’Aquin, aimèrent Dieu et les hommes avec autant de passion, servirent la justice et la vérité avec autant de persévérance que les plus nobles caractères du dix-septième siècle. Le temps, en multipliant les lumières, en tempérant la violence des mœurs, ne fait que rendre la science accessible, la vertu plus facile, ajoutant ainsi à la dette de reconnaissance que nous recueillons avec l’héritage de nos pères. Ainsi cette doctrine, qu’on accuse de mépriser le passé, fait au contraire sortir tout l’avenir des flancs du passé, elle ne connaît pas de progrès pour les âges nouveaux sans la tradition qui garde l’ouvrage des siècles précédents. Ainsi cette doctrine d’orgueil et de fatalisme détruit à la fois le fatalisme et l’orgueil ; car pour elle l’histoire du progrès n’est pas l’histoire de l’homme seulement, mais de Dieu, respectant la liberté des hommes, et faisant invinciblement son œuvre par leurs mains libres, presque toujours à leur insu, et souvent malgré eux.

Une telle croyance ne favorise certainement pas le matérialisme, et il ne faut point s’étonner qu’elle ait rallié à elle de grands spiritualistes et de grands chrétiens : Chateaubriand, Ballanche, pour ne parler que des morts, et jusqu’à M. de Bonald, qui finit par reconnaître que « les révolutions elles-mêmes, ces scandales du monde social, deviennent entre les mains de l’Ordonnateur suprême des moyens de perfectionner la constitution de la société[4]. » On pourrait, au contraire, nous reprocher de pousser le respect de l’esprit jusqu’à l’oubli de la matière ; car au-dessous de ces trois choses divines : le vrai, le bien et le beau, nous avons oublié une chose humaine, l’utile ; et, après la science, les institutions sociales et les arts, nous avons négligé ce que nos contemporains ne négligent pas, l’industrie. Non qu’il faille mépriser l’industrie quand elle se subordonne à ce qui vaut mieux qu’elle, quand elle s’éclaire de l’étude de la nature, qu’elle s’inspire du bien public, qu’elle s’attache aux règles du goût, qui corrige la grossièreté de la matière par la pureté des formes. Si la science, l’art, le bien public frappent ainsi l’industrie d’un triple rayon, elle s’anime, elle vit d’une vie morale, elle peut servir le progrès des esprits. C’est ce qu’on voit au moyen âge chez ces républiques italiennes, aussi résolues à s’immortaliser qu’à s’enrichir, aussi hardies dans leurs monuments que dans leurs navigations. Mais, si le développement de l’industrie, au lieu de suivre le progrès des esprits, le déborde et l’arrête, les sociétés avilies reprennent pour un temps le chemin de la décadence.

Jusqu’ici nous avons traité du progrès pour ainsi dire tout à notre aise, en embrassant ces grands espaces historiques où il est facile de choisir et de grouper à son gré les événements. Il faut maintenant nous réduire à un terrain plus étroit, descendre à une époque dont toutes les apparences semblent tournées contre nous. Je veux parler des temps écoulés depuis la chute de l’empire d’Occident jusqu’à la fin du treizième siècle, jusqu’au moment qu’on a coutume de saluer comme le réveil de l’esprit humain.

S’il n’y avait dans l’homme qu’un bon principe, le progrès n’en serait que le développement calme et régulier. Mais il y a dans l’homme deux principes, l’un de perfection, l’autre de corruption ; dans la société deux puissances, la civilisation et la barbarie. Le progrès est donc une lutte ; cette lutte a des alternatives de défaite et de victoire. Toute grande période dans l’histoire part d’une ruine et finit par une conquête.

La première période où nous entrons commence à la plus formidable ruine qui fut jamais, celle de l’empire romain. On ne se représente pas assez la majesté de cet empire, quand il faisait la paix du monde par ses lois, l’éducation des peuples par ses écoles, l’ornement des provinces par ce nombre infini de routes, d’aqueducs, de villes et de monuments dont il les avait couvertes. Sans doute l’avarice et la cruauté romaines vendaient cher ces bienfaits. Cependant l’opinion que les peuples avaient de Rome était si haute, que le bruit de sa chute alla effrayer, non-seulement les consulaires, les clarissimes retirés dans la paix de leurs villas, non-seulement les lettrés et les philosophes épris d’une civilisation où l’esprit humain avait porté toutes ses clartés, mais les chrétiens, les anachorètes au désert. Comment n’auraient-ils pas cru aux approches du dernier jour en voyant crouler l’empire qui, selon Tertullien, suspendait seul la fin des temps ? Au récit de cette effroyable nuit où Alaric entra dans Rome avec le fer et le feu, saint Jérôme frémit au fond de sa solitude de Bethléem ; il s’écrie : « Une rumeur terrible nous vient d’Occident ; on raconte Rome assiégée, rachetée à prix d’or, assiégée de nouveau, afin qu’après les biens périssent aussi les vies. Ma voix s’arrête et les sanglots étouffent les paroles que je dicte. Elle est captive la cité qui mit en captivité le monde :

Quis cladem illius noctis, quis funera fando
Explicet, aut possit lacrymis æquare dolorem  ?

Cependant cette catastrophe, qui épouvantait toute la terre, n’étonna pas saint Augustin. Soit que ce beau génie fût moins retenu par les attaches du patriotisme antique, ou plutôt que l’amour l’élevât à des hauteurs plus sereines, il mesura d’un regard plus sûr la grandeur menaçante des événements. Au milieu des colères païennes qui reprochaient au christianisme la chute de l’empire, Augustin écrit son livre de la Cité de Dieu, et, remontant à l’origine des temps pour expliquer à la fois les destinées de Rome et du monde, il marque d’un trait lumineux cette loi chrétienne du progrès dont j’ai faiblement indiqué la trace. Au commencement des choses, deux amours ont bâti deux villes. L’amour de soi-même, poussé jusqu’au mépris de Dieu, a construit la cité de la terre ; l’amour de Dieu, poussé jusqu’au mépris de soi-même, a construit la cité du ciel. La cité de la terre est visible : elle est Babylone, elle est Rome ; elle peut périr. La cité du ciel est invisible, elle se confond pour un temps avec la cité de la terre ; mais elle ne périt pas sous les ruines de Babylone et de Rome. Elle grandit sans cesse depuis la famille patriarcale jusqu’au peuple d’Israël et jusqu’à l’Église chrétienne. L’Église s’accroît par les persécutions, s’éclaire par les hérésies, se fortifie par les tourmentes. Elle poursuit sur la terre le cours d’une semaine laborieuse dont elle célébrera le sabbat au ciel, non dans la stérilité d’un repos inactif, mais dans l’activité éternelle de l’intelligence et de l’amour.

Les temps qui suivent vont justifier saint Augustin. Au moment où l’empire est conquis, la civilisation chrétienne devient conquérante. Cette conquête dépasse toutes celles de l’antiquité, par la profondeur, la difficulté et l’étendue de ses desseins.

Et d’abord, le christianisme se proposait la conquête des consciences. Rome n’y avait jamais songé. Elle mettait la main de ses légions sur les terres conquises, la main de ses proconsuls sur les populations ; elle ne s’occupait pas des âmes, ni de leurs destinées immortelles. Sans doute elle disciplinait les barbares, c’était beaucoup ; elle les instruisait, c’était davantage : jamais elle n’eut la pensée de les convertir. Et comment l’eût-elle fait, si convertir c’est donner à la conscience purifiée le gouvernement des passions, et si le paganisme romain enchaînait la conscience au pied des passions divinisées ? Au contraire, le christianisme ne comptait pour rien la possession du sol et la soumission forcée des peuples. Il réclamait l’empire des intelligences et des volontés. À des esprits grossiers, qui ne connaissaient que des dieux homicides et voluptueux, il fallait annoncer un dogme spirituel. À des hommes violents il fallait donner une loi de mansuétude et de pardon. À des immolateurs de victimes humaines il fallait proposer un culte contenu dans la prédication, la prière et le sacrifice non sanglant. Et ne dites pas que la nouveauté même d’une telle doctrine touchait nécessairement les cœurs, et que la parole savante du prêtre triomphait sans peine de ces ignorants. Rathbod, duc de Frise, pressé par saint Wulfram, s’étant fait décrire le paradis nouveau qu’on lui proposait au lieu de la Valhalla de ses ancêtres, finit par déclarer qu’il aimait mieux rejoindre ses ancêtres que d’aller avec une troupe de mendiants habiter le ciel des chrétiens.

Mais cette conquête des esprits devait être faite par l’esprit, et les armes, loin de la servir, ne pouvaient guère que la compromettre, comme il arriva plusieurs fois. Il lui fallait donc des instruments qui ne laissassent voir que la puissance de l’esprit, des instruments faibles et dédaignés, des femmes, des esclaves, des malades ; et c’est, en effet, par ces mains infirmes que s’accomplit la conversion des barbares. C’est Clotilde chez les Francs, Théodelinde chez les Lombards, Patrice que nous retrouvons en Irlande ; ce sont, enfin, deux absents, deux hommes qui restèrent en Italie, qui ne mirent pas le pied sur le territoire ennemi, et qui du fond de leur retraite conduisirent la conquête du Nord. L’un, saint Benoît, dans son désert du mont Cassin, forma les milices monastiques, les arma de l’obéissance et du travail. L’esprit dont il les anima, charitable et sensé, intrépide et persévérant, devait les pousser jusqu’au fond de la Germanie, au cœur de la Suède et de la Norvége, abattant les forêts et les superstitions qui en faisaient à la fois le prestige et l’horreur. L’autre, saint Grégoire le Grand, durant douze ans de pontificat, put à peine quitter le lit trois heures par jour, et de ce lit de douleur il dirigeait la guerre de la civilisation contre la barbarie, réformait l’Église des Francs, réconciliait les Lombards et les Visigoths ariens. Un jour, il se rappela que, passant sur le Forum, il y avait vu en vente des esclaves d’une grande beauté ; au dire des marchands, ces esclaves étaient des Angles. Par ses ordres, quarante missionnaires descendirent sur la terre des Angles : un siècle après, l’Angleterre était chrétienne.

Enfin, Rome, avec une sagesse admirable, s’était contentée d’un empire borné ; et le christianisme, avec une confiance plus admirable encore, voulait un empire sans bornes. Assurément du haut des promontoires de la Grande Bretagne, les généraux romains avaient pu découvrir la côte d’Irlande et la convoiter. Sans doute Probus, après avoir dévasté la Germanie jusqu’à l’Elbe, songeait à la réduire en province. La prudence du sénat arrêta ses agrandissements. Mais le christianisme ne pouvait céder aux mêmes conseils. Un jeune Gaulois, nommé Patrice, enlevé par des pirates irlandais et vendu dans leur île, où il garda des troupeaux, réussit à s’enfuir, regagna la Gaule et s’enferma au monastère de Lérins. Quelques années après, il reparaissait en Irlande comme envoyé de la papauté ; à son tour il enchaînait les peuples, mais avec la chaîne dorée de la parole et sous le joug léger de l’Évangile. Au bout de trente-trois ans, l’Irlande convertie mettait au service du christianisme une race neuve, capable de tous les travaux et de tous les dévouements. La conversion de la Germanie voulut plus de temps et plus d’efforts. Il fallut trois cents ans de prédication et de martyres pour reprendre d’abord les anciens postes romains sur le Rhin et sur le Danube, pour enlever ensuite pied à pied la Thuringe, la Franconie et la Frise. À chaque siècle, les colonies chrétiennes se multiplient ; elles s’enfoncent dans des solitudes sans nom : à chaque siècle elles périssent sous un flot de païens, aussi épris de leurs faux dieux que de leur indépendance. La lutte se prolonge jusqu’à ce que saint Boniface constitue enfin la province ecclésiastique de Germanie. Il meurt en Frise de la main des barbares, mais en pardonnant à ses meurtriers : les Romains avaient su mourir, et ce grand art les avait conduits à moitié chemin de la conquête du monde : les chrétiens seuls surent mourir sans vengeance, et cet art plus grand leur livra le monde entier.

Tel fut le progrès de la conquête chrétienne aux temps mérovingiens : il en faut voir les résultats. Ce qui m’étonne d’abord, c’est que l’Église, qui aima les barbares jusqu’à mourir pour eux et par leurs mains, ne se détacha pourtant pas de la civilisation antique, c’est qu’elle en garda, en ranima les ruines. Cette fois encore, l’ordre surnaturel soutint l’ordre naturel et lui communiqua la vie.

Premièrement, le dogme sauva la science. En effet, le mythe païen aimait les ténèbres, il se plaisait dans l’ombre des initiations, il ne se discutait pas : le dogme chrétien aime la lumière, il se prêche sur les toits, il provoque la controverse. Saint Augustin avait dit : « Quand l’intelligence a trouvé Dieu, elle le cherche encore, » et il ajoutait cette belle parole : « Intellectum valde ama », « aimez à comprendre. » La vérité révélée voulut donc être comprise, et la philosophie recommença. La théologie fut longtemps maîtresse de brûler les écrits des philosophes païens. Que dis-je ? elle n’avait qu’à les laisser brûler par les barbares. Au contraire, elle les conserva ; elle fit une œuvre sainte aux moines de copier les livres de Sénèque et de Cicéron. Saint Augustin, sous son manteau d’évêque, avait introduit Platon dans l’école. Boëce y fit entrer Aristote en traduisant l’Introduction de Porphyre, qui devint le texte principal de l’enseignement philosophique. Les Francs, les Irlandais, les Anglo-Saxons, les fils des pirates et des brûleurs de villes, pâlirent sur cette question : « Si les genres et les espèces existent par eux-mêmes ou seulement dans l’intelligence ? » Cette question portait comme en germe toute la querelle des Réalistes et des Nominaux, toute la scolastique du moyen âge, et, pour mieux dire, la philosophie de tous les temps.

Secondement, la loi religieuse sauva les institutions sociales. Les chrétiens professaient que Dieu avait laissé briller un reflet de sa justice dans la législation romaine ; ils croyaient apercevoir un merveilleux accord entre le droit de Rome et les institutions de Moïse, et c’est l’origine d’une compilation publiée vers la fin du cinquième siècle : Collatio legum Mosaicarum et Romanarum. L’Église conserva donc le droit romain : elle en recueillit les plus sages dispositions dans le corps des lois ecclésiastiques ; elle le revendiqua comme le droit commun du clergé et des sujets romains sous la domination des barbares ; elle le fit pénétrer chez les barbares mêmes, comme on le voit dans les lois des Bavarois, des Lombards, et principalement des Visigoths. Mais de toutes les œuvres politiques où le clergé de ce temps mit la main, la plus grande fut la consécration de la royauté. La royauté sortait des forêts de la Germanie avec des traditions toutes païennes et des instincts sanguinaires. Le christianisme lui jeta d’abord sur les épaules le manteau du magistrat romain et lui apprit à régner, non par la force, mais par la justice. Plus tard, et pour achever de la purifier, il lui donna le sacre des rois d’Israël. De ces chefs de guerre il voulut faire des pasteurs de peuples, doux et pacifiques, et qui tempéreraient le règne même de la justice par la charité.

Troisièmement, le culte sauva les arts. Quand le culte chrétien sortit des catacombes et qu’il bâtit des églises, il les modela d’abord sur la forme des basiliques, c’est-à-dire des lieux où siégeaient les magistrats : l’antiquité n’avait rien de plus auguste. Il couvrit ensuite ces édifices de mosaïques, dont les traits ne rappellent plus l’harmonie et la juste proportion, mais souvent la grandeur et la simplicité de l’art grec. On voit les évêques, les moines civilisateurs de France et d’Angleterre, attirer autour d’eux les plus excellents artistes d’Italie pour construire des basiliques à la manière des anciens, pour les animer de peintures et de vitraux. À ces églises déjà toutes vivantes il fallait donner la parole. Il fallait que leur chant s’élevât comme une seule voix, et que le concert des lèvres exprimât le concert des âmes. C’est pourquoi s’ouvrirent les écoles de chant ecclésiastique, qui eurent leur modèle et leur règle dans l’école de Saint-Jean de Latran. Mais la musique, le septième des arts libéraux, selon l’enseignement de l’antiquité, suppose la connaissance de tous les autres. On n’y parvient qu’après avoir suivi jusqu’aux bout les voies poudreuses du trivum et du quadrivium. Surtout, comment séparer le chant de la poésie ? et comment fermer la porte de l’école ecclésiastique aux poëtes, quand ils y seraient rentrés, cités à chaque page par saint Basile, saint Augustin, saint Jérôme ? Quelques esprits sévères essayèrent bien d’arrêter Virgile au seuil ; mais d’autres, plus complaisants, montrèrent que le doux chantre de Mantoue avait annoncé la venue du Messie. Sa quatrième églogue à la main, Virgile passa et fit passer avec lui tous les poëtes classiques.

C’était peu d’avoir conservé l’antiquité : le christianisme devait travailler pour l’avenir en recueillant ce qu’il y avait d’éléments féconds dans le chaos de la barbarie ; car il n’existe pas d’ignorance si épaisse qui ne soit sillonnée de quelque lumière, ni de violence si indisciplinée qui ne reconnaisse quelque loi, ni de mœurs si triviales où ne se glisse quelque rayon d’inspiration poétique. Le christianisme développa chez les Germains cette droiture d’intelligence qu’une fausse philosophie n’avait point gâtée. Il développa dans leurs mœurs, il consacra dans leurs lois ces deux beaux sentiments : le respect pour la dignité de l’homme et pour la faiblesse de la femme. Enfin, dans les chants guerriers où ces hommes sans lettres célébraient les actions de leurs ancêtres, on sentait assurément je ne sais quoi de plus inspiré que toutes les déclamations de la décadence latine. L’Église se garda bien de briser la harpe des bardes gallois et des scaldes germaniques ; elle la purifia ; elle y mit une corde de plus pour chanter Dieu, les saints, et les joies de la famille au foyer que le Christ a béni.

Le dernier effort de ce travail qui fait pénétrer la civilisation dans le monde barbare, qui rajeunit par la barbarie le monde civilisé, le terme glorieux où aboutit la première période du progrès chrétien, c’est Charlemagne.

Une seconde période s’ouvre ici ; elle s’ouvre par une ruine et par la ruine d’une puissance chrétienne. Au premier abord, jamais chute ne parut plus désastreuse ; car jamais empire ne parut plus nécessaire que celui de Charlemagne, ni mieux fondé. D’un côté, ce grand homme n’avait pas reçu vainement le titre d’avocat de l’Église, qu’il couvrait de son glaive au dehors, et dont il faisait respecter les canons au dedans. D’un autre côté, il renouvelait la monarchie universelle des Césars et cette politique bienfaisante qui devait unir en un seul corps les nations pacifiées. Enfin l’École était dans le Palais, et les lettrés se pressaient autour de ce conquérant qui avait mis la force au service de l’esprit. Cependant un si bel ordre ne devait pas être de longue durée, et Charlemagne avant de mourir en pleura la fin. Il meurt en effet ; trente ans après, son empire croule au traité de Verdun, et ce grand édifice se partage en trois débris. Cependant les flottes des Normands viennent se jeter aux embouchures du Weser, du Rhin, de la Seine et de la Loire ; leurs bandes remontent ces fleuves, saccagent les monastères, jetant au même feu les riches copies de la Bible et les manuscrits d’Aristote et de Virgile. En même temps, les Hongrois, traînant avec eux l’arrière-ban des populations slaves, envahissent l’Allemagne, la Bourgogne et l’Italie. Ces frères des Huns passaient comme une tempête ; l’herbe foulée par leurs chevaux ne repoussait plus. À la vue de tant de maux, le monde se crut perdu, et pour la seconde fois pensa toucher à la fin des siècles. Le diacre Florus, de Lyon, chanta les terreurs de ses contemporains. « Montagnes et collines, forêts et fleuves, et vous aussi, rochers, et vous, vallées profondes, pleurez la race des Francs… Un puissant empire florissait sous un brillant diadème : il y avait un seul roi, un seul peuple. Les citoyens vivaient en paix et les ennemis dans l’épouvante. Le zèle des évêques rivalisait à donner aux peuples de saintes règles dans des conciles fréquents. Les jeunes gens apprenaient à connaître les livres divins ; les cœurs des enfants s’abreuvaient à la source des lettres… Ô fortuné, s’il eût connu son bonheur, l’empire qui avait pour citadelle Rome et pour fondateur le porte-clef du ciel ! Mais aujourd’hui cette majesté tombée d’une si grande hauteur est foulée sous les pieds de tous… Ah ! qui ne reconnaît cet oracle évangélique et n’en redoute l’accomplissement : Quand le Fils de l’homme viendra, pensez-vous qu’il trouve un reste de foi sur la terre ? »

Au moment où tout semble perdu, tout va être sauvé. La Providence aime ces surprises, elle y montre la puissance de son gouvernement et la faiblesse des nôtres. D’abord les peuples qui semblaient déchaînés pour la destruction de l’Église vont la recruter et la défendre. Les invasions germaniques n’avaient pas assez renouvelé l’Europe romaine. Le nord-ouest de la France et le midi de l’Italie étaient trop peu pénétrés de ce limon qui pouvait seul rajeunir un sol épuisé. Les Normands vinrent donc s’y jeter comme un flot, mais comme un flot régénérateur. Pendant que les monastères brûlaient, on voyait sortir de leurs ruines quelques religieux échappés au massacre, qui prêchaient les pirates, et qui souvent finissaient par les convertir. Les Normands entrèrent dans la civilisation chrétienne. Ils y apportèrent le génie des entreprises maritimes, le génie du gouvernement qu’ils montrèrent dans leurs conquêtes d’Angleterre et d’Italie, le génie de l’architecture, comme ils le firent voir en Sicile par les basiliques dorées de Palerme et de Montréal, en Normandie par ces tours abbatiales et ces flèches qui bordaient la Seine, depuis son embouchure jusqu’à Paris, et qui en faisaient l’avenue monumentale d’un peuple roi. Un peu plus tard, les Hongrois et les Slaves tombaient encore tout couverts de sang aux pieds de saint Adalbert. Ces fléaux de Dieu en devinrent les serviteurs intelligents et libres. Ils apportèrent à la chrétienté le secours d’une épée invincible. Ils la couvrirent du côté de l’Orient contre la corruption byzantine et contre l’invasion musulmane. Alors seulement fut assurée l’indépendance de l’Occident.

En même temps ce démembrement de l’empire, qui arrachait les cris du diacre Florus, préparait de loin l’émancipation des nations modernes. La France, l’Allemagne et l’Italie commençaient. Il est vrai que la division de la monarchie, poussée jusqu’à l’infini, aboutit au morcellement féodal. Les vices de la féodalité sont assez connus. Elle eut du moins l’utilité d’attacher à la terre l’homme épris de la vie errante, amoureux des hasards. Elle l’y attacha par le double lien de la propriété et de la souveraineté. La seule propriété du sol n’aurait pas retenu ce fils de barbare, qui lui préférait de beaucoup les richesses mobiles, l’or, les belles armures, les troupeaux. Mais, quand le seigneur devint à la fois propriétaire et souverain, maître du fief et de ceux qui l’habitaient, son orgueil fut touché ; il apprit à aimer sa terre et ses hommes, à les défendre, à combattre pour eux. L’habitude de tirer ainsi l’épée pour autrui élevait les caractères. L’Église s’en aperçut ; elle vit dans le dévouement féodal le remède aux maux de la féodalité. À cette société guerrière elle proposa un idéal héroïque, la chevalerie, qui fut le service armé de Dieu et des faibles. La féodalité divisait les hommes par le déchirement du territoire et par l’inégalité des droits. La chevalerie les unit par la fraternité des armes et par l’égalité des devoirs.

Ainsi la chrétienté grandissait et se donnait lentement une organisation qui lui permît de soutenir sa grandeur. Mais où trouver les loisirs de la pensée dans un âge de fer ? Qui se souciera de sauver les titres de l’esprit humain, quand les moines n’ont que le temps de charger sur leurs épaules les reliques des saints et de s’enfuir ? Plusieurs chroniques s’interrompent à l’invasion des Normands, et beaucoup d’églises rapportent à cette époque la perte de leurs diplômes et de leurs légendes.

Toutefois, deux îles de l’Occident avaient échappé à la souveraineté de Charlemagne. On s’étonne d’abord que la Grande-Bretagne et l’Irlande, si affaiblies par leurs guerres intestines, se soient soustraites à la domination d’un empire qui allait des bouches du Rhin à celles du Tibre, et de l’Èbre à la Theiss. Mais, en effet, dans cette décadence de l’empire carlovingien, il fallait qu’une société moins découragée offrît un refuge aux sciences et aux lettres. Pendant le onzième siècle les monastères irlandais continuent de nourrir tout un peuple de théologiens, de savants, de disputeurs. De temps à autre, ils jettent leur trop-plein sur la côte de France, où l’on voit arriver, selon l’expression d’un contemporain, des troupeaux de philosophes. Au milieu de ces philosophes sans nom paraît Jean Scot Érigène, célèbre jusqu’au scandale, hardi jusqu’à la témérité, érudit jusqu’à renouveler les doctrines d’Alexandrie, mais s’arrêtant au bord du panthéisme assez tôt pour conserver une incontestable influence sur les mystiques du moyen âge. D’autre côté, l’Angleterre, tandis qu’elle assistait de loin au déclin de la dynastie carlovingienne, inaugurait chez elle le règne d’Alfred le Grand. Ce jeune homme héroïque reconquiert le royaume de ses pères, et, de cette main victorieuse qui vient de chasser les Danois, il rouvre les écoles. Lui-même, à trente-six ans, il se donne un maître ; il apprend la langue latine, il traduit le Pastoral de saint Grégoire, pour l’édification du clergé, la Consolation de Boëce et les Histoires de Paul Orose et de Bède, pour l’instruction de tous. Il s’efforce de hâter ainsi l’éducation de son peuple, tremblant, comme il dit, à la pensée des châtiments que les puissants et les lettrés encourront dans ce monde et dans l’autre, s’ils n’ont su ni goûter la sagesse ni la faire goûter aux hommes. »

Pendant que le Nord s’éclairait de ces flambeaux, l’Allemagne entretenait aussi le feu sacré aux trois foyers monastiques de la Nouvelle-Corbie, de Fulde et de Saint-Gall. Ces puissantes abbayes, défendues contre les barbares par de fortes murailles, contre les mauvais princes par le respect public, enveloppaient dans leur enceinte des écoles, des bibliothèques, des ateliers de copistes, de peintres et de sculpteurs. Je m’arrête à Saint-Gall, où je sens déjà comme un premier souffle de la Renaissance. Là, on ne se borne pas à transcrire par obéissance les livres des païens : on n’accueille pas les muses latines avec une curiosité inquiète et mêlée de remords. C’est peu d’honorer les anciens, on les aime avec cette passion intelligente qui rend la vie au passé. Les moines engagent de savantes disputes ; ils livrent à tout venant des combats de grammaire, des assauts de poésie ; il en est qui opinent au chapitre en vers de l’Énéide. Déjà les lettres latines ne suffisent plus à l’ardeur de ces hommes séparés du monde : il faut qu’ils pénètrent dans l’antiquité grecque, et une femme leur sert de guide. La chronique de Saint-Gall a conservé ce gracieux récit, qui n’ôte rien à la gravité des mœurs monastiques. On raconte que la princesse Hedwige, fiancée dans sa jeunesse à l’empereur d’Orient, avait appris la langue grecque. Mais, cet engagement rompu, Hedwige avait donné sa main au landgrave de Souabe, qui la laissa bientôt veuve et libre de vivre dans la prière et dans l’étude. Elle prit donc sa demeure non loin de l’abbaye, et là elle se faisait instruire par un moine ancien et nourri de toutes les sciences de ce temps. Il arriva qu’un jour le vieillard se laissa accompagner par un jeune novice, et, la landgravine ayant demandé quel caprice amenait cet enfant, celui-ci répondit en vers « qu’à peine latin, il « voulait devenir grec : »

Esse velim græcus, cum vix sim, domna, latinus.

Le vers était mauvais, mais l’enfant était beau et docile. Hedwige le fit asseoir à ses pieds, et ce premier jour elle lui apprit une antienne de la liturgie byzantine. Elle lui continua ses soins jusqu’à ce qu’il entendît la langue de saint Jean Chrysostome et qu’il pût l’enseigner aux autres. Voilà par quelle noble main les lettres grecques furent ramenées à Saint-Gall. Hedwige, satisfaite des leçons qu’elle avait reçues et données, combla de largesses la savante abbaye. On remarquait parmi ses présents une aube d’un travail merveilleux, où étaient brodées les Noces de Mercure et de la Philologie.

Les lettres ne périssaient donc pas. Elles languissaient dans les pays latins, en Italie, en Espagne, en France. Cependant l’enseignement s’y perpétue ; et j’en trouve l’héritier glorieux dans un homme qui appartient à ces trois pays par sa naissance, son éducation et sa fortune : je veux parler de Gerbert, ce moine d’Aurillac, instruit, non chez les Arabes de Cordoue, comme on l’a cru, mais à l’école épiscopale de Vich, en Catalogne, et porté par l’admiration de ses contemporains jusque sur la chaire de saint Pierre. Cet homme illustre suffit pour défendre l’Europe méridionale du reproche de barbarie, et nous dispense de nommer les ouvriers moins connus qui travaillaient dans l’ombre, mais avec persévérance, à entretenir la chaîne de la tradition.

Il fallait assurément conserver la tradition, sans laquelle il n’y a pas de progrès, mais il fallait y ajouter. L’antiquité n’avait plus de formes assez variées, assez vivantes, pour suffire au génie des temps nouveaux : les langues modernes devaient naître. Alfred, qui apprenait le latin à trente-six ans, savait à douze ans les chants héroïques des Anglo-Saxons. Il acheva de fixer cet idiome tout poétique, et par conséquent mobile, en l’écrivant en prose, en le forçant de traduire la pensée ferme et précise des anciens. En même temps les moines de Saint-Gall s’attachent à faire passer non-seulement les chants de l’Église, mais les Catégories d’Aristote, mais l’encyclopédie de Martianus Capella, dans cette langue teutonique dont l’empereur Julien comparait les rudes accents aux cris des vautours. La croissance des langues néolatines devait être plus lente. Toutefois, dès le neuvième siècle, les traces de leur existence se multiplient. Le concile de Tours prescrivait de prêcher en langue vulgaire. Il fut obéi : nous en avons la preuve dans une homélie récemment découverte et qu’on ne peut placer au-dessous de l’an 1000. On y trouve un mélange de mots français et latins confondus dans une syntaxe barbare. De ce chaos où se débat le vieux prédicateur sortira cependant la langue de Bossuet.

La civilisation doit donc vaincre, mais après avoir couru les derniers périls. Le plus grand de ces périls était dans l’Église, déshonorée à Rome par la profanation du saint-siége, envahie de tous côtés par les mœurs féodales, qui changeaient les prélatures en fiefs et les évêques en vassaux. Il fallait donc que le salut vînt de l’Église et de la partie de l’Église où la vie spirituelle s’était surtout réfugiée ; ce fut une réforme monastique, celle de Cluny, qui décida de la destinée du monde. Un moine français appelé Odon, qui avait étudié à Paris, alla cacher son savoir et sa vertu dans un monastère, à quatre lieues de Mâcon, au fond d’une vallée silencieuse à peine troublée de temps en temps par les cris des chasseurs et les aboiements des chiens. Il y introduisit une observance austère, qui n’excluait ni la passion des lettres, ni le culte des arts, et dont l’ascendant finit par ranger sous le gouvernement de Cluny un nombre considérable de monastères en France, en Italie, en Angleterre. L’unité d’hiérarchie, d’administration, de discipline, s’établissait dans les institutions monastiques pour se rétablir dans le reste de la société chrétienne quand le jour serait venu. Le jour vint. C’était la fête de Noël de l’année 1048. L’évêque Brunon, désigné par l’empereur Henri III pour remplir la chaire de saint Pierre, se rendait en Italie, et visitait en passant l’abbaye de Cluny. Un religieux italien nommé Hildebrand, le fils d’un charpentier, mais fixé à Cluny depuis quelques années par le zèle des réformes, osa se présenter au nouveau pontife et lui remontrer que la nomination de l’empereur ne pouvait conférer aucun droit dans le royaume spirituel du Christ. Il lui conseillait donc de poursuivre son voyage jusqu’à Rome, et là, dépouillant un titre sans force, de restituer au clergé et au peuple la liberté des élections. Ce que j’admire surtout, c’est que Brunon le crut, voulut l’emmener avec lui, et, arrivé à Rome, se remit à la discrétion du clergé et du peuple. Brunon fut élu pape, et Hildebrand, prenant place à côté du trône pontifical, montra déjà ce qu’il serait plus tard sous le nom de Grégoire VII.

Grégoire VII marque l’entrée d’une troisième période, qui commence encore par une défaite. On avait vu d’abord ce pontife, par la seule puissance de la parole, réduire l’empereur Henri IV, un homme charnel et sanguinaire, et tout chargé des malédictions de ses sujets, à venir au château de Canossa demander pénitence et pardon. Alors on avait pu croire la barbarie vaincue et le monde prêt à subir les lois d’une théocratie qui risquait d’absorber le pouvoir temporel, mais qui devait ranimer la vie spirituelle dans tout l’Occident. Cependant, quelques années après, l’empereur Henri IV prenait Rome, intronisait un antipape à Saint-Jean de Latran : la force avait le gouvernement des consciences. En même temps Grégoire VII mourait à Salerne, et voici ses dernières paroles : « J’ai aimé la justice et détesté l’iniquité ; c’est pourquoi je meurs dans l’exil. » La chute semble plus effrayante que jamais ; car on voit périr, non pas un empire, mais la pensée même qui pouvait régénérer les empires. Pourtant cette fois les chrétiens ne croient plus à la fin prochaine du monde. Un des évêques qui assistaient le pape mourant lui répondit : « Seigneur, vous ne pouvez pas mourir en exil, puisque Dieu vous a donné la terre pour juridiction et les nations en héritage. »

En effet, du tombeau de Grégoire VII devait sortir le progrès chrétien du moyen âge, progrès trop connu, trop incontesté, trop éclairé par la science moderne, pour qu’il ne me suffise pas d’en marquer les principaux traits. La querelle du sacerdoce et de l’empire continue, toujours plus formidable à mesure que les deux puissances trouvent des représentants plus illustres : d’un côté, Frédéric Ier, Frédéric II, aussi grands hommes de guerre qu’hommes d’État ; d’un autre côté, Alexandre III, Innocent III, Innocent IV, politiques consommés et prêtres héroïques. Après deux siècles de lutte, l’empire vaincu renonce à mettre la main sur le spirituel. En voulant rendre l’Église puissante, les papes l’ont rendue libre ; les deux pouvoirs se divisent, et, la force rentrant dans son domaine, la conscience est sauvée.

En même temps la papauté accomplit un second dessein de Grégoire VII. Elle arrache les peuples de l’Occident, où ils s’agitaient livrés à des combats éternels, sans justice et sans fruits. Elle les pousse en Orient, où, puisqu’il leur faut la guerre, elle leur donne la guerre sainte, justifiée par une cause toute divine, couronnée par la conquête du droit et de la liberté. En effet, les peuples, transportés loin de ce puissant empire d’Allemagne qui prétendait souveraineté sur eux, s’affranchissent de la vassalité et prennent possession de leur indépendance. Foucher de Chartres représente les croisés, Allemands et Français, Anglais et Italiens, vivant dans une fraternelle égalité. Les nations modernes gagnent leurs éperons en Palestine, et à l’unité visible de l’Empire succède l’unité morale de la République chrétienne.

Secondement la féodalité s’ébranle du même coup. Sous la bannière de la croix les roturiers combattent au même titre que les nobles, à titre de soldats du Christ ; ils gagnent les mêmes indulgences, et, s’ils meurent, ils remportent les mêmes palmes du martyre. Les marchands de Gênes et de Venise plantent l’échelle aux murs des villes sarrasines : ils mènent l’assaut d’une main aussi ferme, d’un visage aussi fier que les barons de France. La féodalité eut beau se créer en Terre-Sainte des principautés et des marquisats, elle en revint meurtrie. Elle revint pour trouver en Europe trois luttes à soutenir : contre l’Église, qui réprouvait les guerres privées ; contre la royauté, qui étendait chaque jour sa juridiction au préjudice des justices seigneuriales ; enfin contre les communes, qui faisaient leur avénement.

Les communes italiennes alliées de la papauté, associées à ses périls, avaient dû partager sa fortune. J’en trouve le premier exemple dans la commune de Milan, dont on ne sait pas assez la glorieuse histoire. En 1046, un noble appelé Gui avait obtenu à prix d’or l’archevêché de Milan, il y était soutenu par un clergé corrompu et par une aristocratie oppressive. Deux maîtres d’école, le prêtre Landulf et le diacre Ariald, entreprirent de relever le siége profané de saint Ambroise. Ils réunirent premièrement leurs disciples, et, peu à peu, tout le peuple, et leur firent jurer une ligue contre les simoniaques et les concubinaires. Au bruit de ces querelles, Rome s’émut. Pierre Damien, chargé comme légat du pape de réformer l’Église de Milan, fit droit aux plaintes du peuple et réduisit l’archevêque et son clergé à signer une condamnation publique du concubinage et de la simonie. Quelque temps après, ces engagements étaient foulés aux pieds, et le diacre Ariald mourait de la main de ses ennemis. Mais il laissait un héritier de ses desseins, un homme de guerre, Harlembald, aimé de la multitude, aussi puissant par la parole que par l’épée, et qui, s’étant déclaré le champion de l’Église, avait reçu du pape le gonfalon de saint Pierre. Harlembald rallia son parti découragé, en resserra les rangs par un nouveau serment communal, soutint contre les nobles une guerre opiniâtre, les jeta hors de la ville, et mourut enfin dans son triomphe, un jour qu’à la tête des siens, tenant à la main le gonfalon de saint Pierre, il repoussait un dernier assaut. Mais alors Grégoire VII était pape ; il acheva l’œuvre du diacre et du chevalier. La simonie et le concubinage furent vaincus, la noblesse réduite au partage des fonctions ; et la commune de Milan garda cette forte organisation plébéienne qui, pendant deux cents ans, fit l’appui des papes et l’inquiétude des empereurs.

Tandis que les villes de Lombardie et de Toscane se constituent en républiques et traitent d’égal à égal avec les rois, l’esprit communal passe les Alpes, le Rhin et les Pyrénées. Après les admirables travaux de M. Augustin Thierry, qu’est-il besoin de montrer comment un esprit libérateur ravivait, ici les souvenirs de la municipalité romaine, là les traditions de la ghilde germanique ? S’il ne réussissait pas à rendre les villes souveraines, il les faisait entrer en partage de la souveraineté. Leurs députés prenaient place aux États généraux. Le dogme de l’égalité naturelle semé par le christianisme produisait l’égalité politique.

Au milieu de ces luttes et de ces déchirements, il semble qu’il n’y avait point de place pour les lettres ; jamais elles n’en eurent une plus grande et ne l’occupèrent avec plus d’éclat. Il n’est pas vrai que les lettres aiment toujours la paix. Les lettres aiment la guerre quand elle est civilisatrice, quand elle engage l’épée au service de l’intelligence ; quand elle met en présence, non-seulement des intérêts, mais des doctrines contraires ; quand, partagés entre ces doctrines, les esprits sont obligés de choisir, par conséquent dépenser. Les siècles de Périclès et d’Auguste sortirent de Salamine et de Pharsale ; la querelle des investitures réveilla la scolastique. Grégoire VII, voulant un clergé chaste, l’avait voulu savant. Au concile romain de 1078, il renouvela les canons qui instituaient auprès de toutes les Églises épiscopales des chaires pour l’enseignement des arts libéraux.

On vit alors qu’il n’est pas facile d’asservir un peuple, comme quelques-uns le croient, en le mettant sous la garde des prêtres. Là où l’on a mis un prêtre, à la génération suivante on trouve un théologien, à la troisième le théologien engendre le philosophe, à la quatrième le philosophe engendre le publiciste, et le publiciste engendre la liberté. Ceux qui connaissent mal le moyen âge n’y aperçoivent qu’une longue nuit, où les prêtres veillent sur des troupeaux d’esclaves. Mais un de ces prêtres calomniés s’appelait Anselme, et une pensée le tourmentait, celle de trouver la plus courte preuve de l’existence de Dieu. Il suffit de cette pensée pour faire de lui un grand métaphysicien, pour lui susciter des disciples et des contradicteurs, pour commencer les controverses qui mettront aux prises Abélard et saint Bernard, et qui pousseront les esprits aux dernières témérités. Au milieu de ces orages et au-dessus paraissent les deux anges de l’école, saint Thomas d’Aquin et saint Bonaventure : ils semblent chargés, si la mort ne les arrêtait, de poser la dernière pierre, l’un du dogmatisme, l’autre du mysticisme chrétien. Ces deux saints ne craignent pas d’énerver la théologie en reconnaissant la philosophie comme une science distincte ; ils n’ont pas pour la raison ces superbes dédains qu’on a trop affectés depuis. Du haut des vérités éternelles ils ne méprisent pas les besoins du temps, ils les embrassent d’une vue désintéressée, et saint Thomas écrit sur l’origine des lois, sur la part légitime de la démocratie dans les constitutions politiques, sur la tyrannie et l’insurrection, des pages dont la hardiesse a étonné les modernes. Jamais la pensée ne fut plus libre que dans ce temps qu’on a représenté comme l’esclavage de la pensée. C’était peu de la liberté, elle eut la puissance, elle eut ses universités dotées par les papes et les empereurs, elle eut ses lois, ses magistratures, son peuple studieux et turbulent. Un historien de cette époque donne à la chrétienté trois capitales : « Rome, siége du sacerdoce ; Aix-la-Chapelle, siége de l’empire, et Paris, siége de l’école. »

Ainsi la vie coule pour ainsi dire à pleins bords dans la littérature savante ; mais elle ne ruisselle pas avec moins de fécondité, elle fleurit avec plus de grâce et de fraîcheur dans les langues vulgaires. Elle leur fait produire deux poésies : la première, commune à toutes les nations de l’Occident, bien qu’elle mûrisse d’abord en France comme dans sa terre natale ; elle célèbre les héros qui sont le type de la vie chevaleresque, et le culte des femmes qui en fait le charme. La seconde est une poésie nationale, propre à chaque peuple dont elle conserve le génie et les traditions. L’Allemagne a les Aventures des Nibelungen encore toutes pénétrées d’instincts barbares et de souvenirs païens. On y voit de longues chevauchées à travers la forêt sans nom, des festins ensanglantés, les fils de la lumière aux prises avec ceux des ténèbres, et le héros vainqueur du dragon périssant à cause d’un trésor maudit et d’une femme déchue. Les brumes du Nord prêtent leur faveur à ces sombres fictions. Au contraire, le soleil du Midi échauffe et colore le poëme du Cid : toute l’Espagne vit dans ce personnage, terrible aux infidèles et récalcitrant à son roi, si religieux et si fier dans sa religion, que Dieu même le traite avec ménagement, et ne le retire de ce monde qu’après l’avoir averti par l’apôtre saint Pierre. Mais c’est l’Italie qui choisit alors la meilleure part : elle a trouvé l’inspiration dans la sainteté. Cette terre, remuée par Grégoire VII, produit des mêmes sillons une double moisson de saints et d’artistes ; d’un côté, saint Anselme, saint François, saint Thomas, saint Bonaventure, et autour de ces grandes âmes un nombre infini d’âmes tendres et ardentes ; d’un autre côté, toute une génération d’architectes et de peintres formés au tombeau de saint François, à leur tête Giotto. Le lien qui unit la foi et le génie ne fut jamais plus visible, et je ne m’étonne pas si l’épopée nationale de l’Italie doit être une épopée sacrée. Dante la conçut ainsi, et de ses méditations sortit ce poëme patriotique et théologique, écrit pour un pays dont il remue toutes les passions, et pour la chrétienté dont il glorifie les croyances ; pour le moyen âge dont il représente les crimes, les vertus et le savoir ; pour les temps modernes qu’il devance par la grandeur de ses pressentiments ; un poëme, enfin, tout retentissant des frémissements de la terre et des chants du ciel.

 . . . . . Poema sacro

A cui ha posto man cielo e terra
.

Et maintenant, s’il ne faut pas oublier les travaux plus humbles qui sont la condition du grand nombre, s’il faut parler de l’industrie et des biens terrestres, je reconnais que le moyen âge avait sur plusieurs points conservé, retrouvé, agrandi la richesse matérielle du monde ancien. On sait déjà comment les croisades rendirent aux Latins toutes les grandes voies commerciales que l’antiquité s’était ouvertes du côté du Levant, comment l’apostolat religieux les poussa plus loin et jusqu’aux extrémités de l’Asie. On a vu les moines recueillir les traditions de l’agriculture romaine, reconquérir pied à pied par le travail volontaire les terres abandonnées par l’oisiveté des esclaves, et porter les préceptes des Géorgiques sur les bords du Weser et de l’Elbe. Il resterait à montrer les vieilles villes sauvées de la fureur des barbares ou renaissant de leurs cendres, grâce au courage de leurs évêques, au respect, aux immunités qui entouraient la châsse de leurs saints ; d’un autre côté, les villes nouvelles se multipliant autour des abbayes ; car, de même que toutes les puissances civilisatrices, l’Église aime à bâtir. Mais l’Église ne bâtit plus comme les Romains. Le christianisme a pour ainsi dire retourné l’aspect des villes en même temps que les mœurs des hommes. Tout l’homme de l’antiquité était tourné vers le dehors ; il vivait sur la place publique ou dans l’atrium richement décoré où il recevait ses clients. Il négligeait le reste de sa maison. Les chambres étroites qui s’ouvraient sur le péristyle étaient bonnes pour les femmes, les enfants, les esclaves. Mais le christianisme tourne le cœur de l’homme vers les joies intérieures ; il lui fait trouver le bonheur à son foyer et embellir le lieu où il passe sa vie avec sa femme et ses enfants. De là ce luxe de boiseries, de tapisseries, de meubles richement sculptés qui faisait l’orgueil de nos ancêtres. Cependant, au premier abord, les villes modernes semblent le céder de beaucoup aux cités antiques. Les anciens faisaient leurs temples petits, mais les amphithéâtres étaient immenses, les bains magnifiques, les portiques et les colonnades innombrables. Au contraire, la ville chrétienne se groupe humblement autour de sa cathédrale où elle a mis tout son effort. Si elle y ajoute quelque autre monument, c’est le palais communal, l’école, l’hôpital. Les anciens bâtissaient pour le plaisir, et c’est en quoi il faut désespérer de les égaler jamais. Nos villes sont construites pour le travail, la douleur et la prière ; et c’est à savoir souffrir, travailler et prier que consiste l’éternelle supériorité des temps chrétiens.

Je m’arrête ici et je finis à Dante, digne de venir après Charlemagne, après Grégoire VII, de venir comme vainqueur, couronnant une époque de progrès, et, comme vaincu, ouvrant une nouvelle époque de ruines. En effet, Dante, ce grand vainqueur qui mène le triomphe de la pensée au moyen âge, est aussi un grand vaincu, exilé par sa patrie qui lui refuse un tombeau, suivi par ce quatorzième siècle qui verra la chute des républiques italiennes, la France en feu, et l’école en déclin. Mais ni le quatorzième siècle, ni aucun autre, ne prévaudra jamais contre le dessein de Dieu et contre la vocation de l’humanité.

Nous avons parcouru un espace de huit cents ans, c’est-à-dire une partie considérable des destinées humaines ; les trois périodes que nous y avons reconnues commencent par autant de décadences. Mais chacune de ces décadences cache un progrès que le christianisme assure, qui s’accomplit obscurément, sourdement, et, pour ainsi dire, par des voies souterraines, jusqu’à ce qu’il se fasse jour et éclate enfin dans une plus juste économie de la société, dans une plus vive lumière des esprits. Arrivés au sommet du moyen âge, gardons-nous de croire que l’humanité n’a plus qu’à descendre, si ce n’est une courte pente, pour remonter des cimes plus hautes qui ne seront pas encore les dernières. Nous avons assez loué le moyen âge pour avouer maintenant ce qui manquait à ces temps héroïques, mais pleins de souvenirs païens et de passions barbares. De là les périls de la foi, qui n’eut jamais à livrer de combats plus terribles ; de là le désordre des mœurs, les emportements de la chair, le goût du sang, et tout ce qui fit le désespoir des saints, des prédicateurs, des moralistes contemporains. Ces juges sévères ont vu surtout les vices de leur époque, et plusieurs ont ignoré le bien même dont ils étaient les ouvriers. Les scandales qui trompèrent de si grands esprits nous montrent que le moyen âge n’a pas achevé l’œuvre de la civilisation chrétienne, et de si grands esprits trompés nous apprennent, au milieu de notre décadence qui se voit trop, à ne pas nier le progrès que nous ne voyons pas. Venus en des jours mauvais, souvenons-nous que le christianisme qui nous porte en a traversé de pires, et, comme Énée à ses compagnons découragés, disons que nous avons passé par trop d’épreuves pour n’attendre pas de Dieu la fin de celle-ci :

O passi graviora, dabit Deus his quoque finem.


LE CINQUIÈME SIÈCLE


(TROISIÈME LEÇON)




Messieurs,


Avant de pénétrer dans l’étude des temps barbares, il faut savoir quelles étaient les richesses de l’esprit humain au moment de l’invasion, ce qui devait périr dans ce grand désastre, ce qu’il fallait sauver ; quels vains ornements l’antiquité devait emporter dans son tombeau, quel héritage elle laissait aux peuples modernes. Je m’arrête à la mort de Théodose, à la veille du cinquième siècle, et j’oublie l’Orient, dont le génie ne se fera sentir que par de lointaines influences, pour me renfermer dans l’Occident, où vont se décider les destinées prochaines de l’humanité.

À cette époque où il semble que toute civilisation va finir, on trouve deux civilisations en présence, l’une païenne, l’autre chrétienne, chacune avec ses doctrines, ses lois, sa littérature, et l’on peut se demander à laquelle des deux appartiendront les peuples nouveaux qui se pressent aux portes de l’empire.

En effet, le paganisme n’avait pas fui aussi rapidement qu’on le croit, ni devant les lois des empereurs chrétiens, ni devant les progrès de la philosophie. Depuis soixante ans que les édits de Constance, renouvelés par Théodose, poursuivaient les superstitions idolâtriques, on ne voit pas qu’en Occident ils eussent fait fermer les temples, ni éteint le feu des sacrifices. Quand Honorius visita Rome, en 404, pour y célébrer son sixième consulat, les sanctuaires de Jupiter, de la Concorde, de Minerve, couronnaient encore le Capitole, et leurs frontons chargés de statues faisaient planer sur la ville éternelle les images des anciens dieux. Les autels votifs tout couverts d’inscriptions attestent qu’on n’a pas cessé de répandre le sang des béliers et des taureaux ; et jusqu’au milieu du cinquième siècle on nourrit les poulets sacrés dont les présages gouvernaient Rome et l’univers. Les calendriers de ce temps indiquent encore toutes les fêtes païennes et les jeux qui les solennisaient. Nous connaissons trop peu l’antiquité, nous ne savons pas assez comment ce culte de la nature, chanté par les poëtes, justifié par les sages, conduisait à honorer les deux grands mystères de la vie et de la mort par la prostitution religieuse et par le sacrifice humain. Nous ne savons pas assez que le théâtre et l’amphithéâtre, dédiés l’un à Bacchus, l’autre au Soleil, étaient des temples où, en l’honneur des dieux, avec des rites vénérés, tantôt des outrages sans nom violaient les dernières lois de la pudeur, tantôt des milliers de gladiateurs venaient s’égorger aux applaudissements du peuple le plus poli de la terre. C’étaient là les attaches de chair et de sang qui, en dépit des édits impériaux, retenaient la foule aux autels des idoles.

La philosophie ne réussissait pas mieux à ramener les esprits d’élite, les hommes d’État, les derniers héritiers des familles sénatoriales. Il faut admirer l’érudition, la subtilité, la hardiesse des philosophes alexandrins ; mais leurs prodigieux travaux n’avaient abouti qu’à restaurer le paganisme. Ils prêtaient les prestiges d’une interprétation savante à ce culte que l’aristocratie romaine défendait comme une institution politique.

Le paganisme ne devait périr que par le christianisme, par deux armes spirituelles : la controverse et la charité, la prédication et le martyre. Nous assisterons à ces belles discussions où saint Augustin s’épuise de zèle et d’éloquence pour entraîner des âmes choisies, comme Volusien, Longinien, Licentius ; mais surtout nous verrons commencer l’instruction des ignorants, des petits, de tous ceux à qui le paganisme n’avait jamais prêché. Nous pénétrerons dans ces familles chrétiennes qui assiégent pour ainsi dire un vieux père idolâtre, et finissent par le conduire au baptême, vaincu et rayonnant. En même temps nous entendrons les cris du cirque, lorsque le moine Télémaque s’y jettera pour séparer les gladiateurs, y mourra lapidé par les spectateurs, et scellera de son sang l’abolition de ces détestables jeux.

Cependant l’erreur ne se retire que lentement, comme une nuit qui laisse après elle les nuages. Le panthéisme d’Alexandrie doit revivre et porter ses témérités jusque dans les chaires de la philosophie scolastique. C’était au grand jour de l’antiquité classique, dans les écoles de Jamblique, de Maxime d’Éphèse et des derniers philosophes païens qu’avaient fleuri la magie, l’astrologie, toutes les sciences occultes, qu’on croit écloses dans les ténèbres du moyen âge. D’un autre côté, les ignorants, les gens des campagnes (pagani) ne se détachaient qu’à regret d’un culte qui parlait à leurs passions. Au huitième siècle, les pèlerins du Nord s’étonnent de voir des danses païennes profaner encore les places publiques de Rome. Longtemps les conciles des Gaules et d’Espagne poursuivirent de leurs anathèmes l’art sacrilége des devins et les pratiques idolâtriques des calendes de janvier. Les superstitions latines donnaient la main aux superstitions germaniques pour opposer à la conquête chrétienne une dernière résistance. Non-seulement tout ne périt point dans le paganisme, mais tout ne doit pas périr. Jusque dans la fausse religion, il y a la religion, le besoin légitime d’entretenir un commerce avec le ciel, de le fixer à des jours, en des lieux, sous des symboles déterminés. L’Église eut le mérite de comprendre ce besoin et ce droit de la nature humaine, d’épargner aux peuples évangélisés des violences inutiles, et de réconcilier enfin l’art et la nature avec le Christ, en lui consacrant les temples et les fêtes, les fleurs et les parfums prodigués aux faux dieux. L’hérétique Vigilance se scandalisa d’une conduite si sage. Mais saint Jérôme se charge de la justifier, et nous reconnaîtrons dans sa réponse le commencement de cette politique miséricordieuse qui inspirera les instructions de saint Grégoire le Grand aux missionnaires d’Angleterre, et qui leur conseillera de laisser à ces nouveaux chrétiens « leurs fêtes rustiques, leurs banquets innocents et leurs joies temporelles, afin qu’ils goûtent plus volontiers les consolations de l’esprit. » Ainsi toute la lutte de l’Église contre le polythéisme romain n’est que l’apprentissage de l’autre combat qu’elle doit livrer au paganisme des barbares ; et, dans ses derniers efforts pour achever la conversion de l’ancien monde, nous voyons déjà ce qu’elle portera de génie et de patience à l’éducation des peuples nouveaux.

Cette préparation de l’avenir au milieu des ruines du passé, ce partage de l’élément périssable et du principe immortel, ce contraste qu’on trouve dans la religion devient bien plus manifeste dans le droit, quand, au cinquième siècle, les empereurs entreprennent d’y mettre ordre, d’une part, en donnant force de loi aux écrits des anciens jurisconsultes ; de l’autre, en réunissant dans un seul code les décisions des princes chrétiens. Les jurisconsultes des temps classiques n’avaient jamais abjuré le droit des Douze Tables, et tous les efforts de l’école n’avaient pas effacé l’empreinte païenne qui marquait la constitution de l’État et la famille. C’était la doctrine du paganisme de diviniser la cité, de faire l’apothéose du pouvoir public, de le rendre souverain des consciences, en sorte qu’il n’y eût contre lui ni justice ni recours. L’empereur avait hérité de ce droit divin sur les biens, sur les personnes, sur les âmes. Il était au-dessus des lois, puisque sa volonté faisait loi. Comme dépositaire de la puissance militaire (imperium), il était maître de toutes les vies ; comme substitué aux droits du peuple romain, il était rigoureusement le seul propriétaire du sol des provinces, dont les habitants ne conservaient que la possession précaire. Quoi d’étonnant si on les épuisait, si on les torturait pour en tirer l’impôt ? Ainsi les persécutions n’avaient pas eu de fureurs, le fisc n’avait pas d’exactions qui ne trouvassent des principes pour les autoriser, des légistes pour les servir. L’iniquité établie dans le droit public était descendue dans le droit civil. Le père, représentant de Jupiter, entouré de ses dieux lares, des images de ses ancêtres qui lui prêtaient leur majesté, exerçait le droit de vie et de mort, jugeait sa femme, exposait ses enfants, crucifiait ses esclaves. Les sages eux-mêmes admiraient cette constitution de la famille romaine, ce pouvoir sacerdotal et militaire installé auprès de chaque foyer, cet empire domestique à l’exemple duquel s’était formé l’empire du monde.

Cependant les violences de l’autorité avaient provoqué le réveil de la liberté. La conscience humaine, forcée dans ses derniers refuges, avait commencé une résistance mémorable, opposant au droit civil le droit des gens, aux lois des Douze Tables l’édit du préteur, les réponses des jurisconsultes, les constitutions des princes ; introduisant enfin dans le conseil impérial les plus fermes esprits et les plus ingénieux, Gaius, Ulpien, Papinien, afin de tempérer les rigueurs de l’ancienne législation. Mais le débat durait depuis huit siècles, et la victoire de l’équité ne pouvait se déclarer que par le triomphe du christianisme. Il ne fallait pas moins qu’une foi nouvelle pour porter les derniers coups au culte des vieilles lois, pour enhardir Constantin à décréter l’émancipation civile des femmes, la peine de mort contre le père meurtrier de son fils, contre le maître meurtrier de son esclave, pour arracher enfin à Valentinien III et à Théodose II cette belle déclaration : « que le prince est lié par les lois. » Cette courte parole marque cependant la plus grande révolution politique qui fut jamais : elle fait descendre le pouvoir temporel à une place moins haute, mais moins périlleuse ; elle inaugure le principe constitutionnel des sociétés modernes. Et c’est en effet le droit romain, réformé par les empereurs chrétiens, qui survivra à la ruine de l’empire, pénétrera chez les barbares pour les subjuguer peu à peu, et méritera cet éloge de Bossuet, « que le bon sens, qui est le maître de la vie humaine, y règne partout, et qu’on ne vit jamais une plus belle application de l’équité naturelle. »

Mais la couronne de la société païenne, l’incomparable éclat dont elle rayonnait, c’était l’éclat des lettres. Sans doute Rome ne connaissait plus l’inspiration des beaux siècles ; cependant le règne de Constantin et de ses successeurs, si souvent accusés d’avoir précipité la décadence, semble rendre un moment aux aigles leur vol, au génie latin son essor. Ammien Marcellin écrivit l’histoire avec la verve et la rude sincérité d’un soldat. Végèce, dans son Traité de l’art militaire, recueillit les préceptes de l’art de vaincre, avant que cet art eût passé aux Goths et aux Francs. Les contemporains de Symmaque le mettaient à côté de Pline pour l’exquise urbanité de ses lettres et l’élégance de ses panégyriques. Mais je m’arrête aux poëtes, et j’en distingue trois qui soutiennent la vieillesse de la muse païenne.

Claudien est le premier. Né en Égypte, abreuvé de bonne heure à ces sources savantes d’Alexandrie où les plus grands poëtes du siècle d’Auguste avaient puisé, il avait retrouvé une corde de la lyre latine rompue depuis le jour où Lucain se fit ouvrir les veines. Depuis la Pharsale, Rome n’avait rien entendu de comparable aux chants qui célébrèrent la disgrâce d’Eutrope ou les victoires de Stilicon. Seulement Claudien est si obsédé des souvenirs mythologiques, qu’il ne marche pour ainsi dire qu’entouré d’un nuage de fables, sans rien voir du siècle chrétien où il vit, sans rien entendre de ces grandes voix d’Ambroise et d’Augustin qui tonnent à Milan ou à Hippone, sans songer même à défendre les autels menacés de ses dieux. Il chante l’enlèvement de Proserpine, quand le culte de la Vierge Marie va prendre possession du temple de Cérès à Catane. Il convie les Grâces, les Nymphes et les Heures à parer de leurs guirlandes la belle épouse de Stilicon, Serena, qui, en haine des idoles, arracha le collier de la statue de Cybèle pour en orner son cou. Il ne craint pas d’introduire les princes chrétiens dans l’Olympe et de mettre en scène, s’entretenant familièrement avec Jupiter, Théodose, le plus grand ennemi de Jupiter.

Il y a moins d’illusions, un sentiment plus juste de la différence des temps, chez un autre païen, Rutilius Numatianus, mais qui n’est plus poëte de profession, qui est homme d’État, préfet de Rome, et qui, la quittant vers l’an 418 pour aller revoir la Gaule sa patrie, dévastée par les barbares, écrit son itinéraire en vers harmonieux, où l’oreille trompée croit retrouver un écho d’Ovide. Ce qui le sauve de l’oubli et le met bien au-dessus de la foule des lettrés, c’est l’ardeur de son patriotisme, c’est le culte passionné de Rome, la dernière et la plus grande divinité du monde ancien. « Écoute-moi, dit-il, écoute-moi, reine toujours belle du monde qui t’appartient toujours, Rome admise parmi les divinités de l’Olympe. Écoute, mère des hommes et mère des dieux : quand nous prions dans tes temples, nous ne sommes pas loin du ciel. Le soleil ne tourne que pour toi, et, levé sur tes domaines, dans les mers de tes domaines il plonge son char… De tant de nations diverses tu as fait une seule patrie ; de ce qui était un monde tu as fait une cité :

Urbem fecisti quod prius orbis erat[5].

« Celui qui compterait tes trophées pourrait dénombrer les étoiles. Tes temples étincelants éblouissent les yeux… Dirai-je les fleuves que t’apportent des voûtes aériennes… et les lacs entiers versés dans tes bains ? Dirai-je les forêts emprisonnées sous des lambris et peuplées d’oiseaux mélodieux ? Ton année n’est qu’un printemps éternel, et l’hiver vaincu respecte tes plaisirs. Relève les lauriers de ton front, et que le feuillage sacré reverdisse autour de ta tête blanchie ! C’est la tradition de tes fils d’espérer dans le péril, comme les astres qui ne se couchent que pour remonter. Étends, étends tes lois ; elles vivront sur des siècles devenus romains malgré eux ; et, seule des choses terrestres, ne redoute point le fuseau des Parques. »

Porrige victuras romana in saecula leges,
Solaque fatales non vereare colos.[6].

Messieurs, ceci est très-beau, et, ce qui vaut mieux, très-vrai. L’ancien magistrat romain, avec la pénétration d’un jurisconsulte, a vu que Rome, trahie par les armes, continuerait de régner par les lois ; et, toute païenne qu’elle est encore, sa foi dans sa patrie ne l’a pas trompé.

Sidoine Apollinaire n’a plus du paganisme ni la croyance ni le nom ; mais il en a l’éducation et les habitudes d’esprit. Chrétien comme Ausone, mais élevé comme lui à l’école des grammairiens et des rhéteurs de la Gaule, il ne peut construire un hexamètre, enchaîner des dactyles et des spondées, sans remuer en même temps toutes les réminiscences de la Fable : soit qu’il compose en vers le panégyrique de l’empereur Avitus, ou celui de Majorien après la déposition d’Avilus, ou celui d’Anthémius après la déposition de Majorien, il dispose toujours des mêmes dieux, qui ne se lassent point de servir au triomphe du vainqueur. Heureusement le panégyriste se lasse avant eux : Sidoine Apollinaire se convertit, il devient évêque, il deviendra saint. Il sera maître de ses passions ; il ne le sera pas de ses souvenirs. Il faut voir, dans un excellent chapitre de mon ami M. Ampère[7], les combats de cet esprit partagé, la foi déjà victorieuse en lui, et cependant la mythologie le possédant si bien, que, s’il écrit à saint Patient, évêque de Lyon, pour le féliciter d’avoir distribué du blé aux pauvres, il ne trouve pas de louange plus digne du charitable prélat que de l’appeler un autre Triptolème.

C’est la fin de la poésie ancienne, bien que Sidoine Apollinaire trouve encore un disciple, au sixième siècle, en la personne de Fortunat, et que les écrits de Claudien aient des copistes et des imitateurs en grand nombre dans les monastères du moyen âge. Mais l’antiquité devait offrir aux temps qui la suivirent des leçons plus sévères. Rome, en perdant le génie, avait du moins gardé la tradition ; elle avait fait de l’enseignement une magistrature ; et, dans les écoles impériales du Capitole, trente et un maîtres professaient la jurisprudence, la philosophie, la rhétorique et la grammaire. La jeunesse s’y pressait ardente, et si nombreuse, qu’il avait fallu une constitution de Valentinien pour régler la police des études. Gratien avait voulu que les provinces jouissent du même bienfait, et que toutes les grandes cités eussent leurs chaires publiques, soutenues par de riches dotations. La faveur des lois multipliait ces laborieux grammairiens, qui faisaient profession d’expliquer, de commenter, par conséquent de conserver religieusement les textes classiques. Le savant Donatus, dont saint Jérôme écouta les leçons, fixait les principes de la grammaire latine. Macrobe, dans son commentaire sur le Songe de Scipion et dans les sept livres des Saturnales, mettait en œuvre tous les souvenirs de la philosophie alexandrine et de la poésie grecque pour éclairer la pensée de Cicéron et de Virgile. Enfin Martianus Capella, sous les voiles d’une, allégorie qui n’est pas sans éclat ni sans grâce, enveloppait les sept arts libéraux, où était venu se résumer tout le savoir des anciens. Ne nous étonnons pas, messieurs, que la science antique puisse se renfermer sous cette enveloppe étroite des sept arts. C’est à cette condition, et sous cette forme que l’héritage de l’esprit humain traversera les temps barbares. Ces traités, ces commentaires, dont nous méprisons la sécheresse, sauveront les lettres latines. Le livre de Martianus Capella deviendra le texte classique de tout l’enseignement profane au sixième, au septième siècle : il se multipliera sous la plume des moines ; les langues modernes le traduiront déjà qu’elles en seront encore à leurs premiers bégayements. Donatus devient si populaire, que son nom est le nom même de la grammaire dans les écoles du moyen âge, qu’il n’y a pas d’étudiant si pauvre qui ne possède son Donat, et que nous trouvons une grammaire provençale sous le titre de Donatus Provincialis. Le moyen âge ne s’attachait pas sans raison à ces maîtres qui lui avaient donné l’exemple du travail, plus nécessaire que le génie. Le génie n’est que d’un moment, et Dieu, qui ne le prodigue pas, veut apparemment que le monde sache s’en passer. Mais Dieu n’a jamais laissé manquer le travail. Il le distribue d’une main libérale, comme un châtiment et comme un bienfait qui efface les différences entre les siècles et entre les hommes. Le génie ravit une intelligence pour quelques heures, il l’élève bien au-dessus de la condition commune ; mais le travail vient la rappeler de ces hauteurs où elle s’oublierait, et la faire redescendre au niveau des mortels. Lorsque Dante, porté par l’inspiration, arrive aux dernières sphères de son Paradis, quand l’essor de sa pensée pénètre jusqu’au seuil de l’infini, on hésite, on ne croit plus à l’égale destinée des âmes. Mais quand on voit ce grand homme, dans l’intervalle de ses chants, se consumer d’études, suer sur les bancs, pâlir sur les livres, comme le dernier des écoliers de son siècle, on se rassure, messieurs, on trouve que l’égalité est rétablie et que les petits sont vengés.

Nous savons maintenant que l’antiquité ne devait pas s’ensevelir tout entière sous les ruines de l’empire romain. Il reste à connaître le principe nouveau qui la sauva. Il faut voir comment le christianisme, qu’on a cru l’ennemi de la civilisation antique, porta sur elle une main sévère, mais bienfaisante, et la prit comme un malade qu’on traite durement, mais qu’on n’affaiblit que pour le conserver.

La fin du quatrième siècle est encore toute retentissante des voix pathétiques des Pères. M. Villemain a rendu justice à ces maîtres de l’éloquence chrétienne, dans un livre qu’on ne recommencera pas. Je n’ai garde de toucher à un sujet dont il a fait, selon l’expression d’un ancien, sa possession immortelle. J’ai promis d’oublier l’Orient ; en Occident, saint Ambroise est mort en 397 ; saint Jérôme, retiré en Palestine, n’agit plus que par l’autorité de son infatigable correspondance. Mais saint Augustin reste, il remplit de sa présence les premières années du cinquième siècle, et de sa pensée les siècles qui suivront. Nous n’avons pas à refaire ici l’histoire de saint Augustin, à peindre une fois de plus ce cœur tendre et impétueux, cette âme tourmentée et désireuse de lumière et de paix. Et qui ne connaît sa naissance sous le ciel africain, ses études à Madaure et à Carthage, ses longs égarements, et cette conduite de la Providence qui le mène comme par la main à Milan, aux pieds de saint Ambroise, et les derniers combats de sa volonté frémissante sous les coups de la grâce, et la voix qui lui crie : Tolle et lege ? Dans les écrits de ce grand homme, nous étudierons ce qui est plus grand que lui : la métaphysique chrétienne qui se constitue, le christianisme se défendant et redoublant de vigueur et de sagesse pour rester ce que Dieu l’a fait, c’est-à-dire une religion, quand les sectes voudraient en faire une philosophie ou une mythologie.

Ce qui tourmentait l’âme d’Augustin, la maladie qui ne lui laissait de repos ni le jour ni la nuit, c’était la soif de Dieu. C’était le besoin de connaître Dieu qui l’avait jeté dans les assemblées des manichéens où l’on promettait de lui expliquer l’origine du mal, qui le poussait à l’école des néoplatoniciens pour y apprendre la route du souverain bien, qui le ramenait enfin au christianisme, quand il tomba à genoux sous le figuier de son jardin, mouillant de ses pleurs le livre des épîtres de saint Paul. À partir de ce jour, sa vie n’est plus qu’un long effort pour atteindre à cette beauté « toujours ancienne et toujours nouvelle » qu’il se reprochait d’avoir aimée trop tard. Peu de temps après sa conversion, et sous les beaux ombrages de Cassiciacum, où il s’était retiré pour calmer l’orage de ses pensées, il écrivit les Soliloques, et là, se divisant pour ainsi dire en deux personnes, il suppose que sa raison l’interroge et lui demande ce qu’il veut connaître. « Deux choses, répond Augustin, c’est-à-dire Dieu et l’âme. » Mais à quelle notion de Dieu aspire-t-il ? lui suffit-il de connaître Dieu comme il connaît Alypius, son ami ? — Non, car saisir par les sens, voir, toucher, sentir, ce n’est pas connaître. — Mais du moins la théologie de Platon, celle de Plotin, ne satisferaient-elles pas sa curiosité ? — Fussent-elles vraies, Augustin veut aller au delà. — Mais les vérités mathématiques sont d’une clarté parfaite, et ne voudrait-il pas connaître les attributs de Dieu comme les propriétés du cercle ou du triangle ? — « Je conviens, réplique-t-il, que les vérités mathématiques sont très claires. Mais de la connaissance de Dieu j’attends bien une autre joie et un autre bonheur. »

Il commence donc à marcher hardiment, mais sûrement dans le chemin de la science divine. Il va quitter l’Italie, cette terre de séductions, et, tandis qu’il attend à Ostie le vent favorable, un soir, appuyé avec sa mère à la fenêtre de la maison et contemplant le ciel, il engage l’admirable entretien dont il a conservé la mémoire au neuvième livre des Confessions. « Nous conversions donc seuls, avec une infinie douceur ; oubliant le passé, allant au-devant de l’avenir, nous cherchions ensemble quelle sera pour les saints la vie éternelle… Élevés vers Dieu par l’ardente aspiration de nos âmes, nous traversions toutes les régions des choses corporelles, et le ciel même d’où le soleil, la lune et les étoiles répandent leur lumière. Et, tout en admirant vos œuvres, Seigneur, nous montions plus haut, et nous arrivions à la région de l’âme, et nous la dépassions pour nous reposer dans cette sagesse par qui tout a été fait, mais qui n’a pas été faite, mais qui est ce qu’elle a toujours été, ce qu’elle sera toujours ; ou plutôt il n’y a en elle ni passé, ni futur, mais l’être absolu : car elle est éternelle ! Et, en parlant ainsi et avec cette soif de la sagesse divine, nous y touchâmes un moment, d’un effort du cœur ; et nous soupirâmes en y laissant comme attachées les prémices de nos âmes, et nous redescendîmes dans le bruit de la voix, là où la parole commence et finit !… » J’abrége à regret cette page incomparable. Heureux, messieurs, ceux qui un jour ont eu avec leur mère un pareil entretien, qui ont cherché, qui ont trouvé Dieu avec elle, et qui depuis ne l’ont point perdu !

Toute la métaphysique de saint Augustin est en germe dans ce peu de paroles. Il y introduit ce qui fait la nouveauté de sa doctrine, comparée à celles d’Aristote et de Platon, je veux dire la notion de la toute-puissance divine, que l’antiquité n’avait pas assez connue, qu’elle avait contredite, en supposant une matière éternelle, en n’accordant pas à l’ouvrier souverain le pouvoir de produire l’argile qu’elle lui permettait de pétrir. Toute l’antiquité avait vécu sur un axiome équivoque : Ex nihilo nihil. Pour établir contre une telle autorité le dogme de la création, saint Augustin ne trouve pas que ce soit trop de remuer toute la nature, et de remonter à Dieu par l’idée du beau dans son livre de Musica, 1, par l’idée du bien dans son traité de Libero Arbitrio, par l’idée du vrai dans le traité de Vera Religione. Mon savant ami, M. l’abbé Maret[8], a mis en lumière ce prodigieux travail poursuivi à travers les controverses théologiques, au milieu d’un peuple qu’il fallait instruire et gouverner en présence des donatistes et à l’approche des Vandales. Ainsi s’achève la Théodicée de saint Augustin, que saint Anselme reprendra pour la pousser au dernier degré de précision, et que saint Thomas d’Aquin n’aura plus qu’à mettre en forme, en y rattachant toute la richesse de ses corollaires. L’évêque d’Hippone restera le maître de ces générations philosophiques dont les disputes remplissent le moyen âge. La tradition populaire le représentait ainsi : on lit dans la Légende Dorée qu’un moine ravi en esprit, ayant contemplé le ciel et l’assemblée des élus, s’étonna de n’y pas voir saint Augustin. Et comme il s’enquérait du saint docteur : «  Il est plus haut, lui répondit-on, il est devant la Trinité sainte, dont il dispute pendant toute l’éternité. »

En effet, les mystères ne découragent pas le génie de saint Augustin, Il a dit cette grande parole : « Aimez à comprendre, Intellectum valde ama. » Et, dès lors, il devient le guide des théologiens qui voudront, comme saint Anselme, mettre la foi en quête de l’intelligence, Fides quaerens intellectum. Ce n’est donc pas seulement l’idée de Dieu, c’est toute l’économie des dogmes chrétiens qu’il embrasse dans ses méditations, et il ne reste ni si profondes obscurités qu’il n’éclaire, ni controverses si périlleuses qu’il évite. Deux sortes d’hérésies faisaient le danger du siècle, les unes sorties du paganisme, les autres des écoles philosophiques. D’un côté, les manichéens ramenaient les doctrines de la Perse ou de l’Inde, la lutte des deux principes, l’émanation des âmes, la métempsycose. Ces erreurs avaient assez de prestige pour captiver de nobles intelligences, et pendant plusieurs années celle même d’Augustin ; pour séduire la foule et former dans Rome une secte puissante dont les orgies effrayèrent saint Léon le Grand. Ainsi quatre cents ans de prédication et de martyre menaçaient d’aboutir à la réhabilitation des fables païennes, et, Manès l’emportant, le christianisme n’était plus qu’une mythologie. D’un autre côté, les ariens, en niant la divinité du Christ, les pélagiens en supprimant la grâce, rompaient tous les liens mystérieux qui rattachent Dieu à l’homme et l’homme à Dieu. Le surnaturel disparaissait donc ; le démiurge des platoniciens remplaçait le Verbe consubstantiel, et le christianisme devenait une philosophie.

Saint Augustin ne le permit pas, et, comme la première partie de sa vie s’était consumée à se dégager des filets du manichéisme, il employa la seconde à combattre Arius et Pélage. Il combattit, ainsi que tous les grands serviteurs de la Providence, moins encore pour le temps présent que pour la postérité. Car le moment vient où nous verrons l’arianisme entrer en vainqueur et par toutes les brèches de l’empire avec les Goths, les Vandales, les Lombards. Et, dans ses jours de terreur, comment les évêques auraient-ils eu le loisir d’étudier, à la lueur des incendies, les questions débattues à Nicée, si Augustin n’avait pas veillé sur eux ? Ses quinze livres de la Trinité résumaient toutes les difficultés des sectaires, tous les arguments des orthodoxes, et c’était lui qui décidait la victoire dans ces conférences de Vienne et de Tolède, où les Bourguignons et les Visigoths abjurèrent l’hérésie. Plus tard, quand le manichéisme, perpétué par les Pauliciens en Orient, regagne l’Occident ; quand, sous le nom des Cathares et des Albigeois, il se trouva maître de la moitié de l’Allemagne, de l’Italie et de la France méridionale, et fit courir à la société chrétienne les derniers périls, croyez-vous, messieurs, que l’épée de Simon de Montfort en triompha ? Non, non, je ne crois pas que le feu ait jamais eu le pouvoir de vaincre une pensée, si fausse et si détestable qu’elle soit ; j’aime à supposer qu’à la vue des violences qui déshonorent la croisade et qu’Innocent III réprouva, beaucoup de cœurs nobles balancèrent. Ce qui les fixa, ce qui rattacha le monde chrétien à l’orthodoxie, ce fut l’éclatante supériorité de la saine doctrine exprimée par saint Augustin, le plus ferme et le plus charitable des hommes. Et dans cette lutte, dont il faut détester, mais non pas exagérer les excès, le champ de bataille resta, non pas à la force, mais à la vérité.

Comme toutes les grandes doctrines, le christianisme est l’âme d’une société qu’il façonne à son image, et, au cinquième siècle, ce grand ouvrage semblait déjà près de son achèvement. La papauté, dont on voit l’autorité universellement reconnue dès le temps de saint Irénée et de Tertullien, qui préside à Nicée, à qui le concile de Sardique défère le jugement des évêques, trouve en la personne de saint Léon le Grand un esprit aussi capable de défendre ses droits que de comprendre ses devoirs. Pendant que les Grecs se partagent entre Nestorius et Eutychès, Léon intervient avec la force et la modération d’un pouvoir légitime, et, par ses soins, le concile de Chalcédoine sauve la foi en Orient. Lui-même se chargea de sauver la civilisation en Occident quand il apaisait Genséric aux portes de Rome, Attila au passage du Mincio. En même temps commencent à se former ces légions monastiques, où la papauté trouvera les auxiliaires de ses desseins. Les institutions du désert et les vies de ses anachorètes, popularisées par les récits de saint Athanase, de saint Jérôme et de Cassien, poussent dans la solitude les âmes fatiguées des vices et des malheurs publics. Ces villes opulentes et menacées, Rome, Milan, Trèves, ont encore des amphithéâtres pour les plaisirs de la foule. Elles ont aussi des monastères où se forme un peuple meilleur et plus capable de faire face aux périls de l’avenir. Le païen Rutilius s’indigne de trouver dans les îles qui bordent la côte d’Italie ces hommes austères, ces ennemis de la lumière, comme il les nomme, quand bientôt les lumières n’auront plus d’autres gardiens. Déjà s’ouvrent les grandes abbayes de Lérins, de l’île Barbe, de Marmoutiers, un siècle avant que saint Benoît paraisse, non pour introduire en Occident la vie religieuse, mais pour la perpétuer en la tempérant.

Toutefois le peuple chrétien n’avait pas émigré tout entier dans le cloître : il resterait à considérer comment la foi nouvelle prenait lentement possession du monde laïque, corrigeait les lois et les mœurs, formait une société plus douce que celle d’Auguste et aussi polie. Il faudrait voir jusqu’où l’Église poussait l’éducation des femmes dans ces belles lettres de saint Jérôme à d’illustres Romaines, aux héritières des Gracques et des Paul-Émile, qui apprennent l’hébreu, qui s’attachent à pénétrer les obscurités d’Isaïe, qui ne veulent rien ignorer des controverses théologiques de leur temps. Il était honorable d’avoir tout espéré d’un sexe que la sagesse ancienne condamnait à filer la laine dans une éternelle ignorance des choses divines et des affaires publiques. Mais jamais saint Jérôme ne me paraît plus grand qu’au moment où il se fait petit, pour ainsi dire, enseignant à Læta comment elle doit instruire sa jeune enfant, lui mettre sous les yeux des lettres de buis ou d’ivoire, récompenser d’un baiser ou d’une fleur ses premiers efforts. Un ancien avait dit : « Maxima debetur puero reverentia. » Le saint docteur va plus loin : il fait de la fille de Læta l’ange de la maison : c’est elle qui, tout enfant, commencera la conversion du vieil aïeul, du prêtre des faux dieux, et qui, assise sur ses genoux, lui chantera l’alleluia malgré lui. Ainsi le christianisme n’avait pas attendu les temps barbares pour se constituer, pour fonder, comme on le dit, à la faveur des ténèbres, la puissance de ses papes et de ses moines. Il avait posé les bases de toutes ses institutions au grand jour, sous l’œil jaloux des païens. Les invasions qui approchaient lui promettaient moins de secours que de danger. Le droit canonique, dont nous voyons déjà la naissance, allait trouver une résistance opiniâtre dans les passions de la barbarie. L’Évangile devait mettre plus de douze cents ans à dompter la violence des vainqueurs, à réformer les mauvais instincts de leur race, et à ramener ces clartés de l’esprit, cette douceur du commerce de la vie, cette tolérance envers les égarés, ces vertus enfin qui prêtent à la société du cinquième siècle le prestige des mœurs modernes.

Mais la conquête religieuse n’était pas finie, tant que les lettres résistaient, et dans ce siècle qui vit tomber tant d’autels, celui des Muses restait environné d’adorateurs. Cependant le christianisme se gardait bien de condamner le culte du beau, il honorait les arts qui faisaient l’honneur de l’esprit humain ; et, de toutes les persécutions, la plus détestée fut celle de Julien, quand cet apostat interdit aux fidèles l’étude des lettres classiques. L’histoire littéraire n’a pas de moment plus instructif que celui où l’école, pour ainsi dire, entra dans l’Église avec ses traditions et ses textes profanes. Ces Pères, dont nous admirons l’austérité chrétienne, sont passionnés pour l’antiquité, ils la couvrent eux-mêmes de leur manteau, ils la protègent et lui assurent le respect des siècles suivants. C’est par leur faveur que Virgile traversera des âges de fer sans perdre une page de ses poëmes, et viendra avec sa quatrième églogue prendre rang parmi les prophètes et les sibylles. Saint Augustin aurait trouvé les païens moins coupables, si, au lieu d’un temple à Cybèle, ils eussent élevé un sanctuaire à Platon pour y lire publiquement ses œuvres.

On connaît le songe de saint Jérôme, et la flagellation que les anges lui infligèrent pour avoir trop aimé Cicéron. Il ne paraît pas cependant que son repentir fût de longue durée, puisqu’il faisait passer les nuits aux moines de la montagne des Oliviers pour lui copier des dialogues de Cicéron, et que lui-même ne craignait pas d’expliquer les poëtes lyriques et comiques aux enfants de Bethléem.

Pendant que l’éloquence païenne, chassée du Forum, n’a plus d’asile que dans les auditoires des rhéteurs et dans les mensongères solennités où se prononcent les panégyriques des Césars, une éloquence nouvelle a trouvé sa première chaire aux Catacombes, et ses inspirations au fond des consciences. Saint Ambroise la règle déjà, et les préceptes de la prédication remplissent un chapitre de son livre de Officiis, Saint Augustin les développe ; dans son traité de Doctrina christiana, il ne craint pas d’emprunter à la rhétorique des anciens tout ce qui convient à la gravité de la parole évangélique. Nous entendrons ces orateurs tout à la fois savants et populaires, Pierre Chrysologue, Caudentius de Brescia, Maxime de Turin. Mais tout leur éclat sera effacé par un autre prédicateur, qui ne s’adresse plus à quelques milliers d’hommes, mais à l’Occident tout entier. Au milieu des désordres de l’invasion, Salvien s’est chargé de justifier le gouvernement de Dieu. L’éloquence n’aura jamais de cris plus formidables que sur les lèvres de ce prêtre, quand il célèbre les funérailles du monde romain, quand il le montre expirant dans le rire et se débattant sous la main de la Providence qui le traite par le fer, qui le traite par le feu, et qui ne réussit pas à le guérir : « Secamur, urimur, non sanamur. »

Les anciens, en écrivant l’histoire, avaient surtout cherché la beauté littéraire, et de là les ornements et les harangues dont ils chargeaient leurs récits. Les chrétiens cherchèrent premièrement la vérité. Ils la voulurent dans les faits ; ils mirent leur application à rétablir l’ordre des temps, et de là ces chroniques arides, mais scrupuleuses de saint Jérôme, de Prosper d’Aquitaine et de l’Espagnol Idace. Ils voulurent la vérité dans l’explication des causes, et faire planer, pour ainsi dire, l’esprit de Dieu sur le chaos des événements humains. Cette philosophie de l’histoire, dont saint Augustin fixe dans sa Cité de Dieu l’immortelle ébauche, se développe sous la plume de Paul Orose. C’est lui qui, le premier, résuma les annales du monde dans cette parole : « L’homme s’agite et Dieu le mène. » Divina providentia agitur mundus et homo. L’ouvrage de Paul Orose devient le type de toutes les chroniques universelles qui se multiplieront au moyen âge. Grégoire de Tours ne sait pas raconter les temps mérovingiens sans remonter à l’origine des choses : et plus tard Otton de Freysingen, avec son beau livre de Mutatione rerum, continue cette chaîne historique dont Bossuet ne tiendra que le dernier et le plus admirable anneau.

Enfin, il fallait bien que la poésie se rendît, et que cette langue des faux dieux se pliât aux louanges du Christ. Au temps où l’impératrice Justine menaçait de livrer aux ariens la basilique de Milan, saint Ambroise, avec tout le peuple catholique, passait les jours et les nuits dans le saint lieu ; pour charmer les ennuis des longues veilles, l’évêque introduisit le chant des hymnes déjà reçu dans les églises d’Orient. Bientôt la douceur du chant sacré gagna tout l’Occident, et le christianisme eut une poésie lyrique. En même temps il voyait commencer une poésie épique dans les vers de Juvencus, de Sedulius, de Dracontius. Déjà l’on peut dire avec un ancien : Nescio quid majus nascitur Iliade. Non que le génie moderne doive jamais égaler l’incomparable perfection des formes homériques ; mais parce que l’humanité a retrouvé l’épopée universelle et véritable dont toutes les autres n’étaient que des ombres, l’épopée de la chute, de la rédemption, du jugement, qui traversera les siècles pour arriver à Dante, à Milton, à Klopstock.

Mais, dès le cinquième siècle, deux poëtes chrétiens se détachent de la foule. C’est d’abord saint Paulin, dépouillant les honneurs de sa naissance et l’éclat de sa fortune, pour aller vivre au tombeau de saint Félix de Nole, et célébrer la paix de cet asile dans des vers dont la grâce est déjà tout italienne. Et qui ne croirait assister de nos jours aux pèlerinages des paysans napolitains, quand Paulin représente la basilique du saint resplendissante du feu des cierges, les draperies blanches suspendues aux portiques, le parvis jonché de fleurs, tandis que les pieux visiteurs arrivent par troupes, et que les montagnards descendent de l’Abruzze, portant leurs malades sur des brancards et poussant devant eux leurs troupeaux qu’ils feront bénir ? — C’est encore l’Espagnol Prudence, qui, tout chargé d’honneurs et de longs services, consacre à Dieu les restes d’une voix harmonieuse et d’une verve inspirée. Sous un langage antique et que les auteurs des bons siècles ne désavoueraient pas, déjà l’on surprend une pensée moderne, soit que le poëte trouve l’accent de nos plus charmants noëls pour convier la terre à orner de ses fleurs le berceau du Christ ; soit que, dans l’hymne de saint Laurent, il dévoile avec une hardiesse digne de Dante les destinées chrétiennes de Rome ; soit qu’enfin, répondant à Symmaque, il termine ses invectives contre le paganisme par cette supplique à l’empereur Honorius pour l’abolition des combats de gladiateurs :

Nullus in urbe cadat, cujus sit pœna voluptas !…
Jam solis contenta feris, infamis arena
Nulla cruentatis homicidia ludat in armis[9] !

On ne sait pas assez, et nous apprendrons peut-être comment la vocation poétique du moyen âge fut soutenue par ces écrivains qui remplirent les bibliothèques, qui partagèrent avec Virgile les honneurs de l’École, et qui formèrent les imaginations les plus polies, jusqu’à ce qu’on se lassât des beautés chastes et d’une poésie où la pudeur ne trouvait pas de pages à déchirer.

L’œuvre ne serait pas complète, si parmi ces origines de tout ce qui doit grandir, nous avions oublié l’art chrétien, sorti des Catacombes, se produisant au grand jour dans les basiliques de Constantin et de Théodose, dans les bas-reliefs tumulaires de Rome, de Ravenne, d’Arles ; dans les mosaïques dont le pape Sixte III, en 455, enrichissait le sanctuaire de Sainte-Marie-Majeure. Déjà la coupole s’arrondit au tombeau de Sainte-Constance, pendant que la croix latine étend ses bras à Saint-Pierre et à Saint-Paul. L’empire est encore debout, et tous les types sont déjà trouvés de cette architecture romane et byzantine qui couvrira de ses monuments les bords de la Loire, de la Seine et du Rhin, et qui n’aura qu’à briser l’arc de ses voûtes pour faire éclore avec l’ogive toutes les merveilles du style gothique.

Ainsi voyons-nous commencer la foi moderne, la société moderne, l’art moderne : ces trois choses naissent avant les barbares ; elles croîtront par eux, quelquefois malgré eux. Mais ce ne sont pas eux qui sont venus mettre dans le monde, ni le besoin de l’infini, ni le respect des femmes, ni l’inspiration mélancolique des poëtes. Ils sont venus briser de leurs haches et de leurs leviers l’édifice de la société païenne, où le principe chrétien ne trouvait plus assez d’espace et de liberté. Je dis plus, ils ne frapperont pas si fort, qu’ils ne laissent debout bien des restes de ces vieux remparts où le paganisme se défendit. Nous trouverons que la moitié des vices dont on accuse la barbarie sont ceux de la décadence romaine ; qu’il faut rapporter à l’antiquité une partie des désordres imputés aux temps chrétiens : les superstitions populaires, les sciences occultes, les lois de sang rendues contre la magie et qui ne font que répéter les anciens décrets des Césars ; la fiscalité des rois mérovingiens, toute empruntée à l’administration impériale ; enfin la corruption du goût et la décomposition de la langue, qui laisse déjà prévoir la diversité des idiomes nouveaux. En effet, au-dessous de cette civilisation commune destinée à réunir en une seule famille tous les peuples d’Occident, on voit percer pour ainsi dire le caractère national de chacun d’eux. Dans chacune de ces provinces où la conquête l’a porté, le latin trouve des dialectes opiniâtres, et le génie de Rome des mœurs qui lui résistent. Déjà se reconnaissent les caractères distinctifs des trois grandes nations néolatines. L’Italie a les hommes d’État : Symmaque, Léon le Grand comme elle aura plus tard Grégoire le Grand, Grégoire VII, Innocent III. L’Espagne revendique le plus grand nombre des poëtes, elle leur donne cette verve dont le flot ne tarit pas, depuis Lucain jusqu’à Lope de Vega ; la Psychomachie de Prudence prélude aux drames allégoriques, aux autos sacramentales de Calderon. Enfin la Gaule est la patrie des beaux esprits, des hommes exercés dans l’art de bien dire : nous connaissons l’éloquence de Salvien, les jeux de parole où se complaisait Sidoine Apollinaire ; mais nous verrons ce lettré de la décadence retrouver tout l’héroïsme des anciens jours, quand il faudra défendre sa ville épiscopale de Clermont assiégée par les Visigoths : ce sont bien là les deux traits dont Caton marqua le caractère des Gaulois, et qui ne s’effaceront point chez leurs descendants. : Rem militarem et argute loqui.

Voilà donc, messieurs, le dessein que je me propose. Il ne s’agit point de suivre jusque dans ses derniers détails l’histoire littéraire du cinquième siècle : je n’y cherche que des lumières pour l’obscurité des siècles suivants. Les voyageurs connaissent des fleuves qui s’enfoncent dans les rochers, et qui reparaissent à quelque distance de leur perte. Je remonte au-dessus du point où le fleuve des traditions semble se perdre, et je tâcherai de descendre avec lui dans le gouffre, pour m’assurer qu’à la sortie je revois bien les mêmes eaux. Les historiens ont ouvert en quelque sorte un abîme entre l’antiquité et la barbarie : j’entreprends de rétablir les communications que la Providence n’a jamais laissé manquer dans le temps pas plus que dans l’espace. Je ne connais pas d’étude plus attachante que celle de ces rapports qui lient les âges, qui donnent des disciples aux morts illustres cent ans, cinq cents ans après eux, qui montrent partout la pensée victorieuse de la destruction.

Je n’affronterais pas l’obscurité d’une telle étude, messieurs, si je n’étais soutenu, poussé par vous. J’atteste ces murailles que si jamais, à de rares intervalles, j’ai rencontré l’inspiration, c’est au milieu d’elles, soit qu’elles me renvoyassent quelques-uns des glorieux échos dont elles ont retenti, soit que je me sentisse emporté par vos ardentes sympathies. Il se peut que mon dessein soit téméraire, mais vous en partagerez la responsabilité, vous suppléerez à l’insuffisance de mes forces. J’y vieillirai, si Dieu le permet, j’y blanchirai ; mais le froid de l’âge ne me gagnera pas tant que je pourrai revenir, comme aujourd’hui, renouveler la jeunesse de mon cœur au feu de vos jeunes années.



LE PAGANISME


(QUATRIÈME LEÇON)




Messieurs,


Il semble d’abord qu’au cinquième siècle le paganisme n’était plus qu’une ruine. On pense même communément que la chute des superstitions avait commencé avant la prédication de l’Évangile, et que les chrétiens se vantaient d’un miracle facile en s’attribuant la destruction d’un vieux culte qui chancelait déjà sous les coups de la philosophie et de la raison populaire. Cependant, quatre-vingts ans après la conversion de Constantin, le paganisme subsistait. Il fallait plus de temps et d’efforts qu’on ne croit pour déposséder l’antique religion de l’Empire, encore maîtresse du sol par ses temples, de la société par ses souvenirs, de plusieurs âmes par le peu de vérités qu’elle conservait, d’un plus grand nombre par l’excès même de ses erreurs.

Lorsqu’en 404 Honorius visita Rome pour y célébrer son sixième consulat, le poëte Claudien, chargé de complimenter publiquement l’héritier de tant d’empereurs chrétiens, l’invitait à considérer les temples qui entouraient le palais impérial comme d’une garde divine : il lui montrait le sanctuaire de Jupiter Tarpéien couronnant le Capitole, de toutes parts les édifices sacrés montant dans les airs et faisant planer tout un peuple de dieux sur la ville et sur le monde[10]. N’accusons pas le poëte d’avoir rehaussé de ses hyperboles l’éclat du polythéisme éteint. Quelques années plus tard une description topographique de Rome, dénombrant les monuments épargnés par le fer et le feu des Goths, compte encore quarante-trois temples, deux cent quatre-vingts édicules. Le colosse du Soleil, haut de cent pieds, s’élevait auprès du Colisée où avait fumé le sang de tant de martyrs. Les images d’Apollon, d’Hercule, de Minerve, décoraient les places et les carrefours. Les fontaines continuaient de couler sous l’invocation des nymphes[11]. Les temps passent, des temps que le christianisme remplit de son esprit, les temps de saint Augustin et de saint Jérôme, et, en 419, sous Valentinien III, Rutilius Numatianus célèbre encore la ville païenne, mère des héros et des dieux. « Ses temples, dit-il, nous portent plus près du ciel. » Il est vrai que les édits impériaux fermaient les temples et proscrivaient les sacrifices. Mais pendant cinquante ans on trouve ces édits toujours renouvelés, par conséquent toujours désobéis. Au milieu du cinquième siècle on nourrissait encore les poulets sacrés du Capitole, et les consuls entrant en charge venaient leur demander les auspices. Le calendrier indiquait les fêtes des faux dieux avec celles du Sauveur et des saints. À Rome et hors de Rome, en Italie, dans les Gaules et par tout l’Occident, on voit des bois sacrés que la cognée n’entame pas, des idoles honorées, des autels debout, et des païens qui, croyant à l’éternité de leur culte comme à celle de l’empire, attendent avec patience et mépris que la folie de la croix ait fatigué les hommes[12].

En effet, jusqu’ici les destinées de Rome semblaient se confondre avec celles de ses dieux ; et les trois grandes époques de son histoire avaient travaillé à construire le système de croyances qui formait le paganisme du cinquième siècle.

L’époque des rois y avait mis ces vieux dogmes sur lesquels reposait toute la théologie romaine. Au sommet des choses, une puissance immuable, inconnue et sans nom. Au-dessous d’elle, des dieux connus, mais périssables, emportés par une révolution fatale qui devait détruire le monde pour le renouveler. Plus bas les âmes émanées des dieux, mais déchues, condamnées à expier, d’abord sur la terre, ensuite aux enfers, jusqu’à ce qu’elles devinssent dignes de retourner à leur premier séjour. De là, entre le monde visible et le monde invisible, un étroit commerce entretenu par les augures, les sacrifices et le culte des mânes. En communication avec le ciel et les enfers, Rome était un temple ; elle en avait la forme carrée, orientée selon les rites antiques. Chaque maison patricienne était un temple, où les images des aïeux, assises à la place d’honneur, veillaient sur la fortune de leurs descendants. Les lois de la cité, consacrées par les auspices, devenaient des oracles ; les magistratures, des sacerdoces ; tous les actes considérables de la vie, des actes religieux. Un peuple ainsi pénétré de la pensée des dieux et des ancêtres, assuré de délibérer et de combattre sous leurs yeux, ne pouvait rien entreprendre que de grand. Ces doctrines obscures mais puissantes avaient discipliné les anciens Romains ; elles soutenaient tout l’édifice du droit public, à peu près comme les égouts de Tarquin, ces voûtes sombres, mais colossales, avaient assaini le sol de Rome et soutenaient le poids de ses monuments[13]

Sans doute la mythologie grecque était venue altérer l’austérité de ces premières croyances. Mais elle était venue aux plus beaux siècles de la république. Alors commençait à se montrer cette hardie politique de Rome, qui allait élargissant toujours l’enceinte de son droit comme celle de son culte, pour y recevoir les nations vaincues avec leurs dieux. Les divinités de la Grèce suivirent au Capitole le char de Paul-Émile et de Scipion. Mais le triomphateur descendait du Capitole quand son heure était passée ; les divinités captives y restèrent ; elles attirèrent autour d’elles tous les arts. Les sculpteurs et les poëtes élevèrent un Olympe de marbre et d’or à la place de l’Olympe d’argile que les vieux Romains avaient adoré. La religion perdait de son empire sur les mœurs, mais elle régna sur les imaginations.

Enfin l’avénement des Césars avait ouvert les portes de Rome aux cultes de l’Orient. À mesure que s’écroulait le respect des traditions primitives, la société, plutôt que de rester sans dieux, en allait chercher de nouveaux jusqu’aux extrémités du monde. C’étaient Isis et Sérapis ; c’était Mithra avec ses mystères, où les cœurs troublés croyaient trouver la paix. On a blâmé Vespasien et ses successeurs d’avoir autorisé ces rites barbares, longtemps repoussés par la défiance du sénat. À vrai dire, les empereurs ne faisaient que reprendre l’ancienne politique romaine. Souverains pontifes d’une cité qui se vantait d’avoir pacifié le monde, il était de leur devoir d’en réconcilier toutes les religions. Ils réalisaient ainsi l’idéal du polythéisme, où il y avait place pour tous les faux dieux, puisque le seul vrai n’y était pas.

Ainsi cette grande religion tenait par ses racines à toute l’histoire, à toutes les institutions, comme à toutes les pierres de la cité. Elle avait encore des attaches plus fortes dans les âmes. Il faut être juste, même envers le paganisme. Il ne faut pas croire que la société païenne eût duré tant de siècles, si elle n’avait contenu quelques-unes de ces vérités dont la conscience humaine ne se passe jamais. La religion des Romains mettait un Dieu suprême au-dessus des causes secondes. Les inscriptions des temples le proclamaient très-bon et très-grand. Les féciaux le prenaient à témoin avant de lancer le javelot qui portait la guerre. Le poëte Plaute montrait les messagers de ce dieu visitant les villes et les peuples, « pour lui rapporter, inscrits sur un livre, les noms de ceux qui soutiennent de méchants procès par de faux témoignages, de ceux qui se parjurent à prix d’argent. Il se charge de juger en appel les causes mal jugées ; et si les coupables pensent le gagner par des présents et des victimes, ils perdent leur dépensé et leur peine[14]. » Ce langage était celui, non d’un philosophe, mais d’un poëte ; il s’adressait à la foule et il en tirait des applaudissements, parce qu’il touchait, comme autant de cordes vives, les croyances qui faisaient le fond de la conscience publique. La religion des Romains se souvenait aussi des morts. Elle avait pour eux des supplications touchantes : « Honorez les tombeaux, apaisez les âmes de vos pères. Les mânes demandent peu, la piété leur tient lieu d’une riche offrande[15]. »

Les sacrifices expiatoires pour les ancêtres se transmettaient de père en fils, comme une charge de l’héritage ; le pouvoir de ces cérémonies devait se faire sentir aux enfers, presser la délivrance des âmes qui s’y purifiaient de leurs souillures, et hâter le jour où elles viendraient, divinités protectrices, résider au foyer domestique[16]. Toute la liturgie funèbre témoignait donc d’une foi antique à la vie future, à la réversibilité des mérites, à la solidarité qui constitue les familles. La pensée de Dieu et le souvenir des morts étaient comme deux rayons que la philosophie n’avait point allumés, venus de plus haut, et capables, après tant de siècles, de guider encore un petit nombre d’âmes droites au milieu des ténèbres païennes. On s’explique ainsi l’opiniâtreté de quelques esprits honnêtes et timides qu’on voit résister au christianisme, et qui répondent comme Longinien aux sollicitations de saint Augustin : « Qu’ils espèrent arriver à Dieu par le chemin des anciennes observances et des anciennes vertus[17]. »

Mais ce petit nombre de gens de bien jugeaient mal le culte dont ils défendaient les derniers autels. S’il y avait des traditions bienfaisantes dans le paganisme, elles y étaient comme les éléments dans le chaos. À côté des doctrines destinées à soutenir la vie des intelligences et des sociétés, on y aperçoit le travail d’un principe qui pousse la personne humaine et la civilisation à leur ruine.

Le principe malfaisant du paganisme travaillait d’un côté à éteindre dans l’homme la raison, en la séparant de la vérité souveraine dont elle emprunte ses clartés. Tandis que tout l’effort de la religion devait être d’arracher l’esprit humain aux distractions des sens, de lui donner l’essor et de lever devant lui tous les voiles qui lui dérobent le monde intelligible, le paganisme, au contraire, le détourna de la région des idées, en promettant de lui faire trouver Dieu dans la région des sens. D’abord il le lui montra dans la matière même dont il divinisait les forces cachées : les Romains adorèrent les eaux des fontaines, ils honoraient des pierres, des serpents et tous les fétiches accoutumés des barbares. Jusqu’ici, du moins, l’homme adorait une puissance inconnue et qu’il croyait plus grande que lui. Sa seconde et plus coupable erreur fut de s’adorer lui-même, et, quand il se connaissait faible et mauvais, d’avoir divinisé l’humanité. Les prêtres du paganisme, ses sculpteurs et ses poëtes, prêtèrent à la nature divine les traits de l’homme et par conséquent ses faiblesses. De là ces fables qui mettaient dans le ciel les passions de la terre ; de là l’idolâtrie, dont on ne connaît pas assez tous les délires. Ce n’est pas, comme on l’a dit souvent, l’assertion calomnieuse des apologistes chrétiens, c’est l’aveu des sages du polythéisme, que les idoles furent considérées comme des corps où les puissances supérieures descendaient quand elles y étaient invitées selon les rites requis. On croyait les y retenir par la fumée des victimes ; elles se nourrissaient de la graisse dont on arrosait les statues. Quelquefois le prêtre désaltérait leur soif en leur jetant à pleine coupe le sang d’un gladiateur. Des hommes raisonnables passaient leur journée au Capitole, rendant à Jupiter les services que les clients devaient à leur patron : l’un le parfumant, un autre lui annonçant les visiteurs, un troisième lui déclamant des comédies[18]. Mais Rome voulait un dieu plus vivant que le Jupiter Capitolin. Elle l’eut, non-seulement visible, mais formidable, en la personne de l’empereur. Il n’y avait rien de plus divin sur la terre puisqu’il n’y avait pas de majesté plus éclatante et mieux obéie. Le paganisme ne fit que pousser ses conséquences jusqu’au bout quand il divinisa les Césars. Mais en même temps la raison arrivait à son dernier abaissement : l’Égyptien agenouillé devant les bêtes du Nil outragea moins l’humanité que le siècle des Antonins, avec ses philosophes et ses jurisconsultes rendant les honneurs divins à l’empereur Commode[19].

D’un autre côté, le paganisme pervertissait la volonté humaine en la détournant du souverain bien par deux passions : la terreur et la volupté. L’homme a besoin de Dieu, et cependant il a peur de Dieu ; il en a peur comme des morts, comme de l’autre vie et de toutes les choses invisibles. Il y est invinciblement attiré, et cependant il les fuit, il en évite même la pensée ; et cette peur qui l’éloigne de sa fin dernière est l’origine de tous ses égarements. Au premier aspect, le paganisme ne semble qu’une religion de terreur : en défigurant l’idée de Dieu, il n’avait réussi qu’à la rendre plus obscure, plus menaçante, plus accablante pour l’imagination des hommes. La nature, qu’il proposait à leurs adorations, leur apparaissait comme une force aveugle, sans autre loi que ses redoutables caprices qui faisaient éclater la foudre ou trembler la terre, et qui se révélaient dans les phénomènes volcaniques de la campagne romaine. On croirait qu’au milieu des trente mille dieux dont il avait peuplé le monde, le Romain aurait dû se trouver rassuré et confiant ; on le voit, au contraire, plein d’inquiétude. Ovide représente les paysans rassemblés devant la statue de Palès, et voici la prière qu’il leur prête : « Ô déesse ! apaise pour nous les fontaines et les divinités des fontaines ; apaise les dieux dispersés dans les profondeurs de la forêt. Puissions-nous ne rencontrer jamais ni les dryades, ni Diane surprise au bain, ni Faune, lorsque, vers l’heure de midi, il foule l’herbe de nos champs[20] ! » Si les paysans latins, les moins timides des hommes, craignaient de rencontrer les nymphes des bois, je ne m’étonne plus qu’ils aient adoré la Fièvre et la Peur. Ce sentiment d’épouvante pénétrait tout le culte païen : de là tant de rites sinistres, et tout cet appareil en présence duquel le poëte Lucrèce put dire que la crainte seule avait fait les dieux. De là encore les délires de la magie, qui n’était qu’un effort désespéré de l’homme pour résister à des divinités violentes et pour les vaincre, non par le mérite moral de la prière et de la vertu, mais par la force physique de certaines opérations et de certaines formules. On ne peut rien voir de plus étrange et de plus instructif que ce système de conjurations, d’incantations, d’observations insensées, à l’aide desquelles le peuple le plus sage de la terre croyait enchaîner la nature[21]. Cependant tôt ou tard cette puissance terrible rompait ses nœuds et se vengeait de l’homme par la mort. La mort restait donc la dernière dominatrice du monde païen ; et voilà pourquoi le sacrifice humain fut le dernier effort de la liturgie païenne. C’étaient principalement les dieux infernaux, c’étaient les âmes des ancêtres, pâles, exténuées, errantes autour de leur sépulture, qui demandaient du sang. Sous Tarquin l’Ancien, on sacrifiait des enfants à Mania, mère des Lares. Aux plus beaux siècles de la république et de l’empire, on enterrait tout vivants un Gaulois et une Gauloise, un Grec et une Grecque, pour détourner l’oracle qui promettait le sol de Rome aux barbares. La conjuration prononcée sur la tête des victimes les livrait aux dieux de l’enfer ; et Pline, contemporain de ces cruautés, n’est frappé que de la majesté du cérémonial et de l’énergie des formules. Constantin régnait déjà, et le christianisme avec lui ; les prêtres païens continuaient cependant d’offrir chaque année une patère de sang humain à Jupiter Latial. Vainement les Romains avaient interdit aux nations vaincues les égorgements, dont ils donnaient l’exemple. Au troisième siècle, on trouve encore des immolations humaines en Afrique et en Arcadie. Toutes les lois de la civilisation ne purent étouffer ces instincts de bête sauvage que le paganisme démuselait au fond de l’homme déchu[22].

Mais l’homme ne pouvait fuir le bien véritable sans poursuivre les faux biens : la peur, qui l’éloignait de Dieu, le précipita dans la concupiscence, et le culte de la terreur devint aussi la religion de la volupté. Il faut ici dévoiler les derniers excès de l’erreur, ne fût-ce que pour désabuser un grand nombre d’esprits, qui, gênés par la sévérité de l’Évangile, se tournent avec regret vers l’antiquité, et demandent en quoi la civilisation romaine était inférieure à la chrétienne. Si la nature offre partout le spectacle de la mort, elle ne prodigue pas moins celui de la vie. L’homme y voit la même puissance qui est en lui pour la perpétuité de sa race, et dont il peut abuser pour sa perte ; il sent s’exhaler de tout ce qui l’environne je ne sais quel charme dangereux et capable de lui faire oublier ses destinées spirituelles. Au lieu de le défendre contre cette ivresse des sens, le paganisme l’y plongea : il lui fit adorer dans la nature la puissance qui propage la vie. Ce culte brillant, qui avait eu à ses ordres Phidias et Praxitèle, choisit un signe obscène pour résumer tous ses mystères. Voilà ce qu’on promenait dans les villes et les campagnes du Latium aux fêtes de Bacchus, avec des cérémonies où les plus illustres matrones avaient leur rôle. Les chants et les pantomimes qui accompagnaient la pompe sacrée ne permettaient pas à ces femmes d’ignorer ce qu’elles faisaient[23]. Je sais qu’on a couvert du nom de symbolisme ces infamies ; mais où les prêtres mettaient des symboles, les peuples trouvaient des excitations et des exemples. On honora les dieux en les imitant : leurs adultères servirent à rassurer les consciences timides. Enfin, après avoir adoré l’amour, qui fait circuler la vie dans la nature, on divinisa les voluptés sans nom qui révoltent toute la nature. On ne pouvait célébrer plus dignement l’apothéose de la chair qu’en lui sacrifiant la beauté et la pudeur. La prostitution devint un culte ; elle ouvrit à Chypre, à Samos, à Corinthe, au mont Éryx des temples desservis par des milliers de courtisanes[24]. Ainsi la luxure avait aussi ses immolations humaines. Ainsi la terreur et la volupté, ces deux mauvais génies du paganisme, poussaient l’homme au même abîme. Dans son éloignement du souverain bien, il en était devenu jusqu’à diviniser le mal, jusqu’à l’adorer sous ses deux formes, la destruction et la corruption, jusqu’à le servir en se corrompant, en se détruisant lui-même. En présence d’un tel égarement, d’un culte qui outrageait l’intelligence, qui sanctifiait l’homicide, qui stipendiait l’impureté, saint Augustin l’atteste, les chrétiens honorèrent trop la nature humaine pour croire que d’elle-même elle fût descendue si bas : ils trouvèrent plus pieux de penser que l’Esprit du mal avait seul conçu tant d’horreurs, et trouvé le moyen de déshonorer l’homme pour l’asservir[25].

En effet, ces horreurs qui auraient dû soulever contre le paganisme toutes les âmes, servaient, au contraire, à les lui subjuguer en les dégradant, et c’est par là qu’il retint pendant plus d’un siècle l’empire que les lois lui retiraient. Les édits impériaux avaient proscrit les superstitions, dispersé les prêtres de Cybèle et les prêtresses de Vénus : tout le culte païen, avec ses attraits charnels et homicides, subsistait encore dans les spectacles. Saint Cyprien avait appelé l’idolâtrie « la mère des jeux. » Et comment une religion qui aboutissait à diviniser le plaisir ne se fût-elle pas emparée des plaisirs publics ? Rome avait emprunté de l’Étrurie ses combats des gladiateurs pour apaiser les morts, et les danses d’histrions pour conjurer la colère du ciel. Quand donc le peuple romain donnait des fêtes, il les donnait à ses dieux et à ses ancêtres ; il s’efforçait de reproduire dans des représentations symboliques les spectacles dont jouissent les immortels. Les courses du cirque représentaient les évolutions des astres, les danses du théâtre figuraient l’entraînement voluptueux qui emporte tous les êtres vivants, les combats de l’amphithéâtre faisaient voir en raccourci les luttes de l’humanité[26]. Les lieux destinés à ces jeux étaient sacrés. On n’y épargnait ni le marbre, ni l’or, ni la sueur des hommes ; et les Romains, ce peuple économe qui faisait ses temples petits, n’ont rien laissé de plus grand que les monuments de leurs plaisirs. Nous verrons qu’ils n’ont rien laissé de plus païen, de plus souillé et de plus sanglant.

Le Cirque était consacré au Soleil : c’est ce que marquait l’obélisque dressé au milieu de l’enceinte. Sur la ligne qui le partageait s’élevaient trois autels en l’honneur des Cabires. Chaque colonne, chaque ornement, la borne même autour de laquelle tournaient les chars, avait ses dieux. Avant l’ouverture des courses, un cortége de prêtres promenait autour du cirque les idoles déposées sur de riches litières. Des sacrifices sans nombre précédaient, interrompaient, suivaient les jeux. Quand la nappe tombée des mains du magistrat avait donné le signal, et que paraissaient enfin ces cochers qui faisaient les délices de Rome, quand la foule enivrée, haletante, poursuivait de longs cris les chars qui emportaient sa faveur ou sa disgrâce, qu’elle se divisait en factions furieuses et finissait par en venir aux mains, alors les dieux étaient contents, et Romulus reconnaissait son peuple. Ce peuple, cependant, avait perdu l’empire du monde, il s’était racheté à prix d’or ; mais il oubliait tout au cirque ; il y trouvait, selon l’expression d’un ancien, son temple, son forum, sa patrie et le terme de toutes ses espérances. Le calendrier de 448 compte encore cinquante-huit jours de jeux publics, cinquante-huit jours dans ces années menaçantes où Genséric et Attila tout armés n’attendaient plus que l’heure de Dieu[27].

Le théâtre appartenait à Vénus. Lorsque Pompée remplaça par des gradins de marbre les tréteaux de bois où s’étaient assis les vieux Romains, il dédia son édifice à la déesse dont l’attrait puissant remuait toute la nature. Le théâtre donc était encore un temple : au milieu s’élevait l’autel couronné de guirlandes ; c’est là qu’on jouait en l’honneur des dieux ces fables où les dieux eux-mêmes paraissaient pour donner l’exemple des derniers désordres. C’est là que les mimes, c’est-à-dire des adolescents flétris dès l’enfance, figuraient, sans le secours de la parole, par la seule illusion du costume, de l’attitude et du geste, les amours de Jupiter ou les fureurs de Pasiphaé. Mais le sens prosaïque des Romains se prêtait mal au plaisir de l’illusion dramatique ; ce peuple n’aimait pas à s’émouvoir en vain. Il fallut pour le désennuyer que l’idéal fît place à la réalité ; il fallut déshonorer les femmes sur la scène, et, si le drame était tragique, mutiler au dernier acte le condamné qui remplissait le rôle d’Atys, ou brûler celui qui jouait Hercule. Martial vante une fête impériale où l’on vit Orphée charmant de sa lyre les montagnes de la Thrace, entraînant sur ses pas les arbres et les rochers attendris, et, pour finir, mis en pièces par un ours. Les cris de l’acteur, qui ranimait ainsi les langueurs de l’ancienne tragédie, étaient accompagnés de chants et de danses. Trois mille danseuses, comme autant de prêtresses, desservaient les théâtres de Rome ; on les retenait dans la ville en temps de disette, quand on chassait les grammairiens. Le peuple-roi ne pouvait se passer de ses belles captives ; il les couvrait d’applaudissements et de fleurs : seulement aux fêtes de Flore, il exigeait qu’elles dépouillassent leurs vêtements. Et les sénateurs assis aux premières places ne s’indignaient pas, et le rhéteur Libanius écrivait une apologie des danseurs et des mimes ; il trouvait leur justification dans les exemples des dieux, il les louait de continuer l’éducation qu’autrefois les poëtes donnaient aux peuples. Et le parti païen était assez puissant pour obtenir qu’il fût défendu aux acteurs de recevoir le baptême, si ce n’est en danger de mort, de peur que, devenus chrétiens, ils n’échappassent aux plaisirs publics dont ils étaient les esclaves[28]

Mais le paganisme ne donnait pas à ses dieux de passe-temps plus doux que de contempler, du fond de leur repos, les périls des hommes. Aussi l’amphithéâtre avait-il plus de divinités protectrices que le Capitole, et Tertullien peut dire qu’il s’y asseyait autant de démons que de spectateurs. Diane y présidait aux chasses et Mars aux combats. Quand l’édit du magistrat promettait une chasse, les hommes qu’on livrait aux bêtes paraissaient avec les habits consacrés à Saturne, les femmes avec les bandelettes de Cérès, afin de témoigner qu’il s’agissait d’un sacrifice humain[29]. Si le peuple était invité à des combats, après que les gladiateurs avaient jonché le sol de leurs cadavres, une des portes de l’arène s’ouvrait et laissait voir deux personnages divers. Le premier portait les attributs de Mercure, et, de l’extrémité de son caducée rougi au feu, il tâtait les corps pour s’assurer qu’ils ne respiraient plus. Le second, armé du maillet de Pluton, achevait ceux qui vivaient encore. Cette apparition rappelait aux spectateurs qu’ils assistaient à des jeux funèbres, et que le sang versé allait réjouir sous terre les mânes des vieux Romains. Si quatre-vingt mille hommes frémissent de joie sur les bancs du Colisée, si les magistrats, les prêtres et les vestales du haut du Podium se penchent pour applaudir, c’est le paganisme qui

persuade à ce grand peuple d’honorer ainsi ses ancêtres. Les sages ne résistent pas à l’endurcissement de la foule. Cicéron, un moment troublé par quelque scrupule d’humanité, n’ose pas condamner absolument des jeux si instructifs pour une nation guerrière. Pline le Jeune, un homme bienfaisant et sage, félicite Trajan d’avoir donné « non plus des spectacles énervants, mais des plaisirs virils, faits pour ranimer dans les âmes le mépris de la mort et l’orgueil d’une blessure bien placée. » Mais, pour l’humiliation de cette cruelle sagesse, il arriva que la valeur militaire des Romains diminua dans la même mesure que les jeux sanglants se multiplièrent. Les temps de la République n’avaient jamais vu plus de cinquante paires de gladiateurs en un jour : l’empereur Gordien en donna cinq cents. Les Goths étaient aux portes quand les préfets de Rome s’occupaient encore d’approvisionner l’arène et de se faire livrer un nombre suffisant de prisonniers pour l’amusement de la ville éternelle[30].

Le paganisme tout entier s’était donc réfugié dans les spectacles : il y fit une défense désespérée. Il y défiait l’éloquence des Pères, il leur disputait les âmes, il continuait à sa manière l’éducation de la société ; et c’est là surtout qu’on peut le juger par ses œuvres. Les païens eux-mêmes ont avoué que la passion du cirque précipita la décadence romaine, et qu’on ne pouvait plus rien attendre de grand d’un peuple qui passait ses jours suspendu à l’intérêt d’une course de chars. Qu’était-ce du théâtre, et quels yeux auraient impunément supporté les nudités, les attitudes, les scènes où les Romains trouvaient leur délassement ? Les prêtres chrétiens en savaient quelque chose, et l’un d’eux déclare qu’il pourrait montrer au doigt les hommes que ces spectacles avaient arrachés à la couche nuptiale pour les jeter dans les bras des prostituées. Cependant les pères de famille y conduisaient leurs femmes et leurs filles ; après tout, elles n’y apprenaient rien que leurs mères n’eussent vu dans les temples. Mais la plus grande école qu’on eût jamais ouverte pour démoraliser l’homme, c’était l’amphithéâtre. Rien ne résistait à l’attrait de ses combats. Alype, l’ami de saint Augustin, un lettré, un philosophe, et déjà presque un chrétien, se laisse entraîner un jour, par respect humain, à ces spectacles qu’il déteste. D’abord il se jure de n’en rien voir, et il ferme les yeux. Mais tout à coup, au cri d’un mourant, ses yeux s’ouvrent, ils se tournent vers l’arène, ils ne s’en détachent plus. « À peine a-t-il vu le sang, qu’il boit la cruauté ; il se désaltère à la a coupe des Furies, il s’enivre des parfums du carnage. Ce n’était plus ce même homme qui venait d’arriver, c’était un des habitués de cette foule barbare. Il vit, il s’écria, il s’enflamma ; il emporta de ces lieux la fureur d’y revenir, non plus avec ceux qui l’y avaient amené, mais avant eux, mais avec d’autres qu’il y entraînait à son tour. » C’est à ce degré d’incapacité, de luxure et de barbarie, que le paganisme, se gâtant toujours et gâtant l’homme avec lui, avait conduit le peuple le plus civilisé de la terre[31].

Mais derrière les croyances populaires restait la philosophie, qui, après les avoir combattues, tenta de les corriger, et finit par les réhabiliter tout entières avec assez d’art pour leur rallier les esprits les plus éclairés de la société romaine.

La philosophie s’était annoncée d’abord comme une révolte de la raison contre le paganisme. Comment ne respecterait-on pas ces premiers sages, qu’on voit s’arracher aux fables, remonter aux sources de la tradition, explorer toute la nature, malgré les terreurs superstitieuses qui en fermaient l’accès ; et, ce qui voulait plus de courage, s’enfoncer dans les solitudes de la conscience, si désolées, tant que la lumière chrétienne n’y avait pas lui ? Ils cherchaient ainsi la cause première. Socrate y atteignit, et ce grand homme enseigna de Dieu tout ce que la création en publie. Mais le vrai Dieu entrevu faisait trembler tous les faux. Au moment donc où les philosophes mettaient à nu les bases de la société païenne, ils s’effrayèrent de les avoir ébranlées. Ils n’aimèrent pas assez la vérité, ils méprisèrent trop les hommes, et tournèrent tout leur génie à raffermir des erreurs, nécessaires, disaient-ils, au repos du monde. Cicéron décriait publiquement les augures ; mais, dans son Traité des Lois, traçant le plan d’une république idéale, il y institue des augures dont les décisions obligeront sous peine de mort. Sénèque avait livré à la dérision le service des idoles ; il n’en conclut pas moins que le sage les adorera et qu’il pratiquera les cérémonies, en y honorant la coutume et non la vérité. Ainsi les stoïciens justifiaient le culte public par la raison d’État ; en même temps ils sauvaient la mythologie par leurs interprétations allégoriques[32]. Ils divinisaient la nature comme un principe actif circulant sous des formes diverses et qu’on pouvait adorer sous autant de noms : ils permettaient qu’on l’appelât Jupiter en tant qu’il donne la vie, Junon dans l’air, Neptune dans l’eau, Vulcain dans le feu. Mais ces explications n’étaient que les préludes du travail prodigieux par lequel l’école d’Alexandrie entreprit de réconcilier la raison avec la religion de l’empire.

L’histoire n’a rien de plus connu que l’école d’Alexandrie. On sait comment le néoplatonisme passa d’Orient en Occident, s’établit à Rome, et y concourut à cette restauration politique du paganisme commencée par Auguste, soutenue durant trois cents ans par les Césars, prolongée jusqu’au cinquième siècle par l’opiniâtreté d’une aristocratie qui défendait ses intérêts en même temps que ses dieux.

Les doctrines néoplatoniciennes parurent à Rome sous les Antonins avec Apulée, cet Africain savant, crédule et aventureux, qui, après avoir visité les écoles et les sanctuaires de la Grèce, revint, s’arrêtant de ville en ville, haranguant dans les amphithéâtres, se vantant de réunir la sagesse des philosophes et la piété des initiés. La ville impériale admira son éloquence, les provinces en firent leurs délices ; ses opinions se répandirent principalement en Afrique, où saint Augustin, après deux siècles, les trouvait toutes vivantes, et ne jugeait pas que ce fût trop pour les combattre de vingt-cinq chapitres de la Cité de Dieu. Toutefois les déclamations d’Apulée avaient surtout préparé les esprits à un enseignement plus grave et plus étendu. Le plus grand des philosophes alexandrins, Plotin, vint à Rome en 244 ; il y passa vingt-six ans, il y compta parmi ses auditeurs des sénateurs, des magistrats, de nobles femmes. Cet Égyptien au visage inspiré, s’exprimant avec obscurité, mais avec éloquence, dans un grec à demi barbare, leur semblait un messager des dieux. On vit un préteur déposer les faisceaux, congédier ses esclaves, abandonner ses biens pour s’attacher à la sagesse. Le nombre des disciples s’accrut de telle sorte, que Plotin osa demander à l’empereur Gallien un territoire en Campanie pour y fonder une ville de philosophes qui vivraient sous les lois de Platon. Si ce dessein échoua, si Plotin ne bâtit pas sa ville philosophique, il laissa du moins après lui tout un peuple d’adeptes, qui portèrent ses doctrines au sénat, dans les camps, dans les écoles, dans tous les rangs de la société romaine. Porphyre, le plus fidèle, le plus savant de ses disciples, vécut à Rome, en Sicile, à Carthage. Il y écrivit des livres qui, traduits en latin, achevèrent de populariser les opinions néoplatoniciennes. Elles descendirent ainsi jusqu’au cinquième siècle. Sous Valentinien III, en pleine lumière chrétienne, le païen Macrobe écrit un commentaire sur le Songe de Scipion. Il y trouve l’occasion d’exposer le système de Plotin, en le représentant comme une doctrine antique, commune aux plus beaux génies de la Grèce et de Rome, aux métaphysiciens et aux poëtes, qui concilie toutes les écoles et qui justifie toutes les fables. Tels furent les propagateurs du néoplatonisme en Occident. Il faut voir par quels attraits cette philosophie ardue, toute chargée de subtilités grecques, put séduire le bon sens des Latins[33].

Ce qui fit le prestige des doctrines alexandrines, ce fut cette contradiction même que nous avons surprise au fond de toute l’ancienne philosophie. C’est qu’elles commençaient par se détacher du paganisme et qu’elles y revenaient par des voies détournées ; c’est qu’elles charmaient la raison en lui promettant des dogmes sublimes, et contentaient l’imagination en lui laissant ses fables. Elles flattaient de la sorte un grand nombre d’esprits tourmentés des deux besoins de croire et de raisonner, et trop faibles pour embrasser l’austérité du christianisme.

Au milieu d’une société qu’épouvantaient les premiers désastres de l’empire, et qui sentait déjà les choses humaines lui échapper, Plotin invitait les hommes à se réfugier vers Dieu. Il disait, et saint Augustin loue cette parole, « qu’il fallait fuir vers la patrie des âmes, où réside le Père, et avec lui tous les biens. » Aucun effort ne lui coûtait quand le but était si haut ; et comme les géants entassaient les montagnes pour escalader le ciel, ainsi, pour atteindre à la connaissance de Dieu, Plotin entreprenait de réunir et de superposer en quelque sorte les trois grandes doctrines de Zénon, d’Aristote et de Platon. Avec Zénon, il donnait au monde une Âme qui en faisait un seul être vivant. Avec Aristote, il plaçait au-dessus du monde une Intelligence qui n’avait d’autre fonction que de se penser, elle-même. Comme Platon, il mettait au faîte de toutes choses un principe indivisible, qu’il appelait l’Un ou le Bien. Mais, après l’avoir ainsi nommé, il le déclarait indéfinissable, et le voilait au regard des hommes. L’Un, l’Intelligence, l’Âme, ne sont pourtant pas trois dieux, mais trois hypostases d’un même Dieu qui sort de son unité pour penser et pour agir[34].

Comme les trois hypostases se produisent dans l’éternité, ainsi l’âme du monde engendre dans le temps. Elle engendre d’abord l’espace, puis tous les êtres qui doivent le remplir : les démons, les astres, enfin les hommes, les animaux, les plantes et les corps que nous jugeons inanimés. Mais rien ne demeure inanimé dans la nature : tout vit et tout pense d’une seule vie et d’une seule pensée. Car dans ce nombre infini de productions, les néoplatoniciens ne voient que l’écoulement de la substance divine, qui se communique sans s’appauvrir. Ainsi le soleil ne s’appauvrit pas en versant sa lumière, ni la source en alimentant le fleuve. Bien plus, le fleuve ici remonte à sa source, et tout l’univers n’aspire qu’à rentrer dans l’unité d’où il sort[35].

Les âmes humaines n’ont pas d’autres destinées. Contenues d’abord dans l’âme divine, elles y vivaient de la vie des esprits purs, quand, découvrant au-dessous d’elles le monde de la matière, elles ont convoité de s’y faire une condition indépendante. Alors, détachées de la divinité, elles tombent, elles viennent habiter des corps formés à leur image. Ainsi la vie humaine est une chute, l’âme peut s’en repentir, s’en relever, et passer après la mort dans une région plus haute. Mais trop souvent l’âme finit par se complaire dans son exil, elle s’abandonne aux sens, et n’arrive à la mort que pour tomber plus bas, pour animer les corps des bêtes et des plantes dont elle imita la vie charnelle et stupide. Ainsi, à mesure qu’elle s’enfonce dans le mal, l’âme descend plus profondément dans la matière, jusqu’à ce que, par un effort suprême, elle s’arrache à cette fange et commence à remonter. Mais, quelle que soit la durée de l’épreuve, le terme en est certain. Un temps doit venir, où les bons et les mauvais se retrouveront confondus au sein de l’âme universelle[36].

Assurément cette doctrine avait de l’élévation et de la grandeur. Quand elle parlait du Dieu souverain, qu’elle le déclarait unique, immatériel, impassible, il semble qu’il ne lui restait plus qu’à briser les idoles. Quelques-uns de ces dogmes étonnaient les chrétiens, qui les crurent dérobés à l’Évangile, et plusieurs modernes ont accusé le christianisme de s’être enrichi des dépouilles néoplatoniciennes. Cependant, sans nier les emprunts que les Alexandrins avaient pu faire à une religion nouvelle publiée depuis deux siècles, il faut avouer que toutes leurs spéculations tournent au paganisme. Premièrement, le principe que Plotin mettait au faîte des choses n’avait rien de commun avec le Dieu vivant des chrétiens. Pendant que les chrétiens reconnaissent à la cause première des perfections qui la rendent souverainement intelligible et souverainement aimable, Plotin dépouille son premier principe de tout attribut : il lui refuse la pensée, la vie ; il ne permet pas de le définir ni d’en rien affirmer. Il en fait une abstraction qu’on ne peut ni connaître ni aimer, un dieu illogique et immoral, ce qui est le propre des divinités païennes. Secondement, le même abîme sépare la trinité de Plotin d’avec la nôtre. Dans la trinité chrétienne, l’unité de nature subsiste par l’égalité des trois personnes. Au contraire, Plotin détruit l’unité divine en supposant trois hypostases inégales. À ses yeux, le premier principe est seul parfait, seul indivisible. Le second et le troisième s’en détachent par une sorte de déchéance et penchent déjà vers ce monde imparfait qu’ils engendrent. Enfin, ce dieu divisé n’était pas un dieu libre. Il produisait par nécessité, par l’écoulement inévitable de sa substance, un monde éternel comme lui. Le panthéisme de Plotin divinisait la matière ; il justifiait la magie ; car le magicien, disait-il, avec ses philtres et ses formules, ne fait que réveiller les attractions par lesquelles l’âme universelle gouverne toutes choses. Il justifiait aussi l’idolâtrie ; car le ciseau du sculpteur, en faisant prendre au marbre le caractère de l’intelligence et de la beauté, prépare à l’âme suprême un réceptacle où elle doit se reposer avec plus de complaisance[37].

C’est à ces conséquences que descendait la métaphysique la plus hardie qui fût sortie des écoles anciennes. La morale qui l’accompagnait devait aboutir aux mêmes extrémités. En effet, puisqu’il était dans la nature divine de tout produire et de tout animer, les âmes humaines émanées d’elle ne pouvaient s’empêcher de descendre jusqu’à la matière. Il n’y avait donc point de liberté, point de culpabilité dans leur première chute. Si de nouvelles fautes les précipitent plus bas, il le faut ainsi pour peupler les régions inférieures de l’univers, pour remplir jusqu’aux derniers degrés l’échelle des émanations. Ainsi le mal devient nécessaire, ou plutôt le mal n’est plus, mais seulement le moins bien, mais une succession d’êtres de plus en plus éloignés de la perfection divine d’où ils viennent, où ils retournent. Car tous y retournent tôt ou tard, et c’est la fin commune du juste et du coupable de s’abîmer dans l’unité, de perdre la conscience de ce qu’ils furent. Ainsi Plotin revient aux fables par la métempsycose, et, moraliste sévère, il désarme toute la morale en supprimant la permanence du moi, sans laquelle la vie future n’a plus pour nous ni espérances ni terreurs. Ainsi, l’âme n’étant qu’une émanation de la substance divine, cette doctrine conclut à diviniser l’homme, qui est le pire des faux dieux. Tout le paganisme respire dans l’orgueilleuse satisfaction que Plotin goûtait en mourant, lorsque, interrogé par un de ses disciples : Je travaille, disait-il, à dégager en moi le divin[38].

En considérant de près les différents dogmes de Plotin, son unité irrévélée, sa trinité imparfaite, les émanations dont il compose la substance de l’univers, la descente des âmes et leur retour, on y aperçoit les mystères d’une théologie antique répandue en Orient. Les Étrusques l’avaient communiquée aux anciens Romains, et les Romains de la décadence devaient reconnaître avec surprise, dans les livres du philosophe égyptien, quelques-unes des doctrines qui faisaient le fond de la religion nationale. Ils les voyaient relevées par l’éloquence, fortifiées par une logique subtile, éclairées des feux d’un mysticisme éblouissant. En même temps ils trouvaient chez les néoplatoniciens de quoi justifier le reste de leurs croyances, et jusqu’aux plus fabuleux récits dont on les avait bercés. Ainsi Apulée avait distingué entre les dieux incorporels, incapables de passions, et les démons doués d’un corps subtil et d’une âme passionnée ; toute la mythologie se réfugiait sous cette distinction. Ce n’étaient plus les dieux, c’étaient les démons qui prenaient plaisir à l’odeur des sacrifices ; c’étaient eux que les poëtes mettaient en scène et qu’Homère avait pu faire descendre sans profanation sur les champs de bataille[39]. Porphyre imagina mille explications pour donner un sens aux mythes de l’Égypte et de la Grèce[40]. Macrobe n’a pas d’autre dessein que de justifier les fables par la philosophie ; « car, dit-il, la connaissance des choses sacrées se cache sous ses voiles… La nature n’aime pas à être surprise dans sa nudité. Numénius ayant trahi, par une interprétation téméraire, les mystères d’Éleusis, on assure que les déesses outragées lui apparurent en habits de courtisanes, l’accusant de les avoir tirées de leur sanctuaire pour les prostituer aux passants. Ainsi les divinités ont toujours aimé à se faire connaître et servir sous les traits fabuleux que l’antiquité leur donna[41]. » Les néoplatoniciens n’étaient pas moins ingénieux à réhabiliter les institutions païennes, les observances qui choquaient la raison, celles même qui outrageaient la nature. Plotin, plus philosophe que théologien, n’avait justifié les superstitions pour ainsi dire qu’en passant. Mais après lui son école, impatiente des lenteurs de la philosophie, voulut entrer en commerce avec les dieux par une voie plus courte, par la théurgie, par les sacrifices, les conjurations, les opérations magiques. Jamblique écrivit un livre pour démontrer la divinité des idoles ; il prit la défense de Vénus et de Priape ; il approuva le culte des images obscènes. L’empereur Julien faisait profession de réformer le paganisme : il pouvait d’un mot en retrancher les monstruosités. Mais il autorisa les mutilations des prêtres de Cybèle ; « car il fallait, disait-il, honorer ainsi la mère des dieux[42]. » Les plus éclairés des hommes en étaient devenus les plus superstitieux. Des savants, nourris de Platon et d’Aristote, consumaient leurs veilles dans l’espoir d’évoquer, d’assujettir à leur volonté les dieux, les démons et les morts. D’autres, réunis autour d’un trépied, couronnés de verveine, interrogeaient le sort pour connaître la fin du prince et le nom de son successeur. La parole de saint Paul s’accomplissait, et les héritiers de cette philosophie alexandrine qui avait fait profession de recueillir toutes les lumières du monde ancien, en avaient renouvelé tous les délires.

C’est ainsi que les néoplatoniciens restauraient le paganisme. Ils le restauraient précisément comme il convenait à une société vieillie, lasse de doute, incapable de foi, mais capable de toutes les superstitions. Ils trouvaient un accueil assuré chez l’aristocratie païenne dont ils secondaient les vues, et cette même école, qui s’était tournée en secte religieuse, servit à fortifier un parti politique. En effet, les familles sénatoriales attachées au paganisme n’avaient pas suivi la cour à Constantinople, à Milan, à Ravenne ; elles restaient à Rome et remplissaient de leur majesté patricienne la capitale abandonnée des Césars. Là, elles pensaient garder le foyer de l’empire, et par leur fidélité aux anciennes cérémonies détourner encore la colère des dieux. Elles attiraient, elles couvraient de leur patronage et de leurs applaudissements les lettrés qui défendaient les vieux intérêts avec les vieux autels. Grâce aux explications allégoriques, les nobles goûtaient la douceur de croire autrement que le peuple, tout en conservant les institutions des ancêtres. Retranchés derrière les enseignements de Porphyre et de Macrobe, ils regardaient avec pitié le délire de la foule entraînée au baptême, et ne cachaient pas toujours leur mépris pour les princes chrétiens, qu’ils accusaient de tous les maux de l’État. Ils vivaient ainsi inquiets et menaçants : le monde idolâtre avait les yeux sur eux, eux sur l’avenir, prêts à soutenir quiconque voudrait recommencer le rôle de Julien. En attendant, ils entretenaient à la cour assez d’intelligences pour obtenir les plus hautes dignités de l’Occident. Ils tiraient des sacerdoces païens un reste d’autorité et des revenus considérables. Leurs palais contenaient des villes entières ; leurs domaines embrassaient des provinces : ils n’avaient qu’à recruter sur leurs terres pour lever des armées d’esclaves et de clients. Enfin ils donnaient des jeux publics et disposaient ainsi du seul moyen qui restât de soulever les passions du peuple.

Au commencement du cinquième siècle, l’aristocratie païenne n’a pas de représentant plus illustre, ni plus capable de l’honorer par son éloquence et sa sagesse, que le préfet de Rome, Symmaque. Ses contemporains admiraient ce facile génie, plié à toutes les études comme à toutes les affaires. Ses lettres, souvent comparées à celles de Pline, charmaient les hommes de goût qui auraient voulu les voir écrites sur des rouleaux de soie. Il avait célébré en vers gracieux les rivages de Baïa, cette terre de volcans couronnée de pampres. Il avait pris rang parmi les orateurs par ses panégyriques, où il épuisait pour des empereurs chrétiens le langage de l’idolâtrie. Un esprit si actif devait vivre en commerce avec les plus beaux esprits de son temps. Il écrit au poëte Ausone et le compare à Virgile ; Ausone lui répond et le met à côté de Cicéron. Il a toute la primeur des lectures et des déclamations publiques. Un jour, on le voit dans la joie ; il vient d’assister au début du rhéteur Palladius, dont la parole dorée a ravi tout l’auditoire. Une autre fois, la ville de Milan lui demande un professeur d’éloquence ; il fait appeler un jeune Africain dont on lui vante le savoir et le talent. Il lui propose un sujet d’éloquence, l’entend, le goûte, et l’envoie aux Milanais. Le jeune homme était Augustin, et Symmaque ne savait pas quel tort il faisait à ses dieux en donnant ce disciple à l’évêque Ambroise.

Une autorité littéraire si bien établie était encore relevée par l’éclat des dignités politiques. Successivement gouverneur de la Lucanie, proconsul d’Afrique, préfet de Rome, consul enfin ; politique versatile, mais administrateur intègre, Symmaque était devenu le lien de la noblesse romaine, l’âme du sénat, qu’il appelait sans hésiter la meilleure partie du genre humain. Il y voyait, en effet, le dernier asile des doctrines au service desquelles il avait mis son talent et son crédit. Comme les vieux patriciens dont il croyait renouveler les exemples, il avait voulu réunir en sa personne les honneurs religieux et civils, et joindre aux faisceaux consulaires les bandelettes du sacerdoce. Appelé au collége des pontifes, il y portait une ardeur scrupuleuse, gourmandant la timidité de ses collègues, déplorant l’abandon des sacrifices, aussi empressé d’apaiser ses dieux par des victimes que de les défendre par des discours.

Ce païen zélé, respecté, savant, méritait assurément de porter la parole au nom du polythéisme, quand le culte vaincu plaida pour la dernière fois sa cause publique, et demanda le rétablissement de l’autel de la Victoire. L’autel de la Victoire s’élevait au milieu du sénat, il en faisait un temple, il rappelait le vieux droit théocratique et l’antique alliance de Rome avec ses dieux. Les empereurs chrétiens l’avaient enlevé comme un monument de scandale, les sénateurs païens déclaraient ne pouvoir plus délibérer dans un lieu profané, sans les auspices de la divinité qui depuis douze cents ans sauvait l’empire. Symmaque, chargé d’exprimer leurs plaintes, trouvait l’occasion de montrer tout ce que l’âme d’un idolâtre pouvait conserver de foi. Cependant, au fond de cette requête éloquente, on ne découvre que le scepticisme. En présence des dissentiments religieux qui partagent ses contemporains, les regards de l’orateur se troublent, et toute certitude lui échappe. « Chacun a ses coutumes, dit-il, chacun ses rites… Il est juste de reconnaître, sous tant d’adorations différentes, une seule divinité. Nous contemplons les mêmes astres, le même ciel nous est commun, le même monde nous enferme. Qu’importe de quelle manière chacun cherche la vérité ? Une seule voie ne peut suffire pour arriver à ce grand secret… Mais de telles disputes sont bonnes pour les oisifs[43]. »

Ainsi se révèle la plaie cachée du paganisme. Les efforts de la philosophie, pour raffermir la croyance, n’avaient abouti qu’au doute en déclarant la vérité inaccessible. Mais les esprits, trop énervés pour croire, étaient encore assez violents pour persécuter. Ce même Symmaque, si peu sûr de ses dieux, aux yeux de qui la raison souveraine des choses est couverte d’un nuage éternel qui ne trouve pas les controverses religieuses dignes d’occuper un homme d’État, consume son infatigable activité à poursuivre une vestale séduite. Il se concerte avec les officiers impériaux, il presse le préfet de la ville et le président de la province. Il n’aura pas de repos qu’il n’ait vu, selon l’usage des ancêtres, la coupable enterrée vive. Sous la robe du sénateur, sous les dehors polis de l’homme lettré, les instincts sanguinaires du paganisme se conservaient comme sous les haillons de la multitude qui encombrait l’amphithéâtre. En 402, Symmaque allait célébrer par des jeux la préture de son fils. Longtemps d’avance, il avait épuisé les provinces de ce qu’elles avaient de plus rare : chevaux de courses, bêtes féroces, comédiens, gladiateurs. Au milieu de ces soins, un chagrin inattendu le trouble, il a besoin d’en écrire à Flavien, son ami. Ce ne serait pas trop, dit-il, pour le consoler, de toute la philosophie de Socrate. Il avait acheté des prisonniers saxons destinés aux combats de l’arène. Vingt-neuf de ces misérables ont eu l’impiété de s’étrangler de leurs mains plutôt que de servir aux plaisirs du peuple-roi[44].

Voilà donc ce que la sagesse païenne avait su faire d’une âme naturellement droite et bienveillante, au cinquième siècle, à cet âge avancé du monde, dans une société qui s’éclairait de tous les flambeaux de l’antiquité. Cependant le parti du passé n’avait rien de plus grand que Symmaque. Un historien, païen lui-même, s’est chargé de peindre le reste de l’aristocratie. Il représente les derniers gardiens des traditions de Numa, ne croyant plus aux dieux, mais n’osant prendre ni le repas ni le bain avant que l’astrologue leur eût assuré des planètes favorables. Les fils de ces Romains qui allaient, avec la rapidité des aigles, vaincre sous tous les cieux brûlants ou glacés, croyaient maintenant avoir égalé les travaux de César s’ils côtoyaient le golfe de Baïa bercés sur une barque somptueuse, éventés par de jeunes garçons, et déclarant la vie insupportable si un rayon de soleil se glissait à travers le parasol ouvert sur leur tête. Ils traînaient en public toute l’infamie de leurs orgies domestiques, et s’ils paraissaient sur les places, entourés d’une légion d’esclaves, on y voyait au premier rang des troupes d’adolescents mutilés pour d’affreux plaisirs. Comment ces voluptueux auraient-ils respecté l’humanité ? Ils ne surent jamais ce qu’il y a de sacré dans le sang et dans les larmes de l’homme. Ils riaient du serviteur rusé qui avait tué son compagnon ; ils condamnaient aux verges celui qui leur faisait attendre l’eau chaude[45].

De tels esprits devaient aimer le paganisme, qui laissait la paix à leurs vices. En désespoir de la vérité, ils ne demandaient plus que le repos dans l’erreur, et saint Augustin avait surpris le fond de leurs pensées, ou plutôt de leurs passions, quand il leur prêtait ce langage, qui est celui des matérialistes de tous les siècles : « Que nous importent, disaient-ils, des vérités inaccessibles à la raison des hommes ! Ce qui importe, c’est que l’État soit debout, qu’il soit riche, et surtout qu’il soit tranquille. Ce qui nous touche souverainement, c’est que la prospérité publique augmente les richesses qui servent à tenir les grands dans la splendeur, les petits dans le bien-être, et par conséquent dans la soumission. Que les lois n’ordonnent rien de pénible, qu’elles ne défendent rien d’agréable ; que le prince s’assure l’obéissance des peuples en se montrant, non le censeur chagrin de leurs mœurs, mais le pourvoyeur de leurs plaisirs. Que les belles esclaves abondent sur les marchés. Que les palais soient somptueux, qu’on multiplie les banquets, et que chacun puisse boire, regorger, vomir jusqu’au jour ! Qu’on entende partout le bruit des danses, que les acclamations joyeuses éclatent sur les bancs des théâtres ! qu’on tienne pour les vrais dieux ceux qui nous ont assuré cette félicité ! Donnez-leur le culte qu’ils préfèrent, les jeux qu’ils veulent : qu’ils en jouissent avec leurs adorateurs ! Nous leur demandons seulement de faire qu’une telle félicité soit durable et n’ait rien à craindre ni de la peste ni de l’ennemi[46]. »

Mais l’ennemi était aux portes ; l’heure approchait où les doctrines, descendues d’école en école jusque dans le sénat romain, allaient subir leur dernière épreuve en présence des barbares. On allait voir ce que pourrait le paganisme philosophe pour sauver un empire ou du moins pour honorer sa chute.

En 408, Alaric se présenta devant Rome, et, du temple de Jupiter Capitolin, on put découvrir la fumée du camp ennemi. En ce danger le sénat se rassemble ; il délibère, et son premier acte est de faire mourir Serena, la veuve de Stilicon, la nièce de Théodose. Les dieux voulaient cette victime ; car on disait que la sacrilége chrétienne, étant un jour entrée dans le temple de Cybèle, avait enlevé le collier de l’idole. Serena fut étranglée selon la coutume des ancêtres, more majorum ; mais ce dernier sacrifice humain ne sauva pas la patrie. Alaric voulait tout l’or, tout l’argent, tous les meubles précieux de la ville et ne laisser aux Romains que leurs vies déshonorées. Alors le préfet Pompeianus fit appeler des prêtres étrusques qui se vantaient d’avoir délivré, par leurs conjurations, la petite ville de Nurcia. Ils promirent de faire tomber le feu du ciel sur les barbares ; mais il fallait que des sacrifices publics fussent offerts aux frais du trésor, en présence du sénat, avec toute la pompe des siècles passés. On craignit d’enfreindre si manifestement les édits des empereurs, et en même temps, Alaric réduisant ses conditions, la rançon de Rome fut fixée à 6 000 livres d’or et 50 000 d’argent. Les familles patriciennes s’imposèrent. Cependant, l’or de leurs trésors ne suffisant pas, il fallut en aller prendre dans les temples. On enleva les ornements de ces dieux pour lesquels on avait tant combattu, et comme le poids requis par le barbare ne s’y trouvait pas encore, on fondit plusieurs statues : de ce nombre était la statue de la valeur (Virtutis)[47].

Assurément il y a quelque chose de pathétique dans ce déclin d’une grande religion. Si l’on pouvait oublier tout ce qui se mêla d’erreur à ses enseignements, de crime à ses pratiques, on ne pourrait considérer sans émotion les croyants qui lui demeuraient fidèles, immobiles auprès des foyers de leurs dieux, et montrant ainsi quelque reste, sinon de l’énergie, au moins de l’opiniâtreté romaine. Sans justifier leur endurcissement, on doit tenir compte de l’inévitable perplexité des intelligences entre deux cultes ennemis, et se rappeler qu’alors plus que jamais la foi voulait un effort violent. Les Pères ne l’ignorèrent pas, et, songeant à ce travail douloureux par lequel les âmes devaient devenir chrétiennes, ils s’écriaient : « Non nascuntur, sed fiunt christiani. Les chrétiens ne naissent pas tout formés, il faut les faire. » Mais on ne doit point, par un injuste retour sur les temps modernes, comparer les ruines du cinquième siècle avec les nôtres, et la chute du paganisme avec ce qu’on appelle trop souvent le déclin de la civilisation chrétienne. L’histoire ne s’arrête point à l’apparente ressemblance des événements Elle sait que notre mollesse trouve toujours plus graves les maux du présent et que notre orgueil même est flatté de surpasser les infortunes de nos pères. Elle sait aussi que les civilisations ne périssent ni par les passions, qui sont corrigibles, ni par les institutions, qui sont remédiables, mais par les doctrines, qu’une logique inflexible pousse tôt ou tard à leurs dernières conséquences. Voilà où l’histoire découvre, en faveur du temps présent, une différence capable de rassurer les plus timides. Ce n’est pas le christianisme de nos jours qui distingue, comme les philosophes païens, entre la religion des sages et la religion du peuple, fondant la paix du monde sur des mensonges nécessaires. Ce n’est pas le christianisme qui, introduisant comme Plotin un principe panthéiste, divinise la matière, et aboutit à consacrer le matérialisme politique, le gouvernement des peuples par l’intérêt et le plaisir, panem et circenses. Surtout ce n’est pas le christianisme qui professe, comme Symmaque, le doute et l’indifférence sur ces terribles questions de Dieu, de l’âme, de la vie future. Tant que ces questions trouvent une réponse donnée avec une souveraine autorité, et en même temps souverainement raisonnable, rien n’est perdu : les vérités éternelles ne laissent pas tomber les sociétés du temps qui sont leur ouvrage, et l’invisible soutient cette civilisation visible où il s’est révélé.



COMMENT LE PAGANISME PÉRIT
ET S’IL PÉRIT TOUT ENTIER


(CINQUIÈME LEÇON)




Nous savons maintenant par quelle inexorable nécessité le paganisme conduisait l’aristocratie romaine à l’avilissement, le peuple à la barbarie, l’empire à sa perte. Si l’humanité régénérée devait vivre, le paganisme devait périr. Il s’agit de savoir comment il périt, et s’il périt tout entier.

Le paganisme ne tomba pas, comme on l’a trop dit, sous les lois des empereurs. Lorsqu’en 312 Constantin donna la liberté aux chrétiens, ils ne demandèrent point qu’on retournât le glaive contre leurs ennemis. Bientôt après, un édit dont la pensée semble déjà toute moderne promit aux païens la même tolérance qu’aux fidèles : « Car, disait-il, autre chose est de livrer des combats intérieurs pour conquérir le ciel, autre chose d’employer la force pour contraindre les convictions. » Malgré les instigations des Ariens, intéressés à mettre une main violente sur les consciences, malgré quelques édits de Constance contre les superstitions, le paganisme vécut en possession de ses libertés et de ses priviléges jusqu’à la fin du quatrième siècle. C’est alors que l’attitude menaçante des païens, leur empressement à se rallier autour des usurpateurs, arma contre eux une législation plus sévère. Deux lois de Théodose, quatre lois d’Honorius ferment les temples en supprimant les revenus, interdisent les sacrifices. Il semble que ces coups vont écraser l’idolâtrie. Au contraire, saint Augustin atteste qu’en Afrique les idoles demeurèrent debout et leurs adorateurs assez puissants pour brûler une église et massacrer soixante chrétiens. En dépit des édits impériaux, on ne connaît pas d’exemple d’un païen jugé et puni de mort pour fait de religion. Les empereurs vont finir, et le polythéisme leur survivra, comme afin de prouver que les idées ne meurent pas sous le fer, et que les doctrines, même fausses, sont plus durables que les pouvoirs humains[48].

Le paganisme périt de deux manières, par la controverse et par la charité.

La controverse fut éclatante et libre. Elle devait se prolonger en Orient jusqu’au décret de Justinien qui ferma l’école d’Athènes. En Occident, Ammien, Claudien, Rutilius Numatianus injuriaient impunément la religion nouvelle, ses saints et ses moines. Le vieux culte se retranchait derrière toute l’antiquité : il cherchait à retenir les esprits par tout ce qui les touche, en mettant de son côté la subtilité des interprétations philosophiques, la majesté des institutions, le charme des fables. En même temps, il déchaînait contre l’Évangile tous les intérêts et toutes les passions. Ce qu’on reprochait au christianisme, c’était, comme toujours, la haine du genre humain, c’est-à-dire le mépris du monde, la fuite des plaisirs publics ; c’était l’incompatibilité de ses lois avec les maximes et les mœurs qui firent la grandeur romaine. De là les calamités de l’empire, les frontières livrées aux barbares par les dieux irrités, et le ciel même retenant ses pluies à cause des chrétiens : Pluvia desit, causa christiani[49].

Les apologistes chrétiens répondaient avec une équité et une vigueur incomparables : premièrement ils refusaient de condamner toute la civilisation antique : ils faisaient la part du vrai dans les doctrines des philosophes, du bien dans les lois romaines, et nous verrons par quel discernement, tout en réprouvant les fables, ils sauvèrent les lettres. Ils rendaient donc justice à l’esprit humain, et lui apprenaient à reconnaître au fond de lui-même un rayon de Dieu. Après avoir ainsi dépouillé le paganisme de ses prestiges, ils le présentaient aux yeux des peuples nu, souillé, sanglant, dans toute l’horreur de ses rites immondes et de ses rites homicides. Au lieu de ménagements qui plaisent à notre délicatesse moderne, au lieu de diminuer le crime de l’idolâtrie en l’expliquant par une erreur nécessaire, les apologistes soulevaient les consciences contre ce culte détestable en y montrant l’œuvre du démon et le reflet de l’enfer. Cette argumentation, charitable pour la raison humaine, sans pitié pour le paganisme, passa, tout entière dans les écrits de saint Augustin[50].

L’évêque d’Hippone était devenu la lumière de l’Église universelle ; l’Asie et la Gaule le pressaient de questions ; les Manichéens, les Donatistes, les Pélagiens ne lui laissaient pas de repos. Cependant la controverse contre les païens remplit sa vie, déborde dans sa correspondance, et lui inspire le plus grand de ses ouvrages. En 412, un homme de naissance illustre, mais attaché à l’ancienne religion, Volusien, gouvernait l’Afrique. Il se sentait attiré à l’Évangile par le génie d’Augustin, mais l’exemple d’un grand nombre d’idolâtres le ramenait aux superstitions. Un jour qu’il se délassait des affaires dans la conversation de quelques lettrés, après avoir touché plusieurs points de philosophie, et déploré les contradictions des sectes, on traita du christianisme. Volusien proposa ses doutes, et à la suite des objections accoutumées sur les difficultés de l’Écriture sainte et des mystères, l’homme d’État montra le fond de ses répugnances. Il accusait la religion nouvelle de prêcher le pardon des injures, inconciliable avec la dignité d’un État guerrier, et de précipiter la décadence de Rome, comme on le voyait assez par les malheurs attachés depuis cent ans au règne des princes chrétiens. Un disciple d’Augustin assistait à ce discours. Il en fit part à son maître et le conjura de répondre. Augustin répondit, et sans négliger les objections théologiques jetées sur son chemin, il alla droit aux questions politiques. D’abord, il s’étonne que la mansuétude du christianisme scandalise des hommes habitués à lire chez leurs sages l’éloge de la clémence. D’ailleurs, le christianisme en introduisant la charité n’a pas supprimé la justice. Le Christ n’interdit pas la guerre, il la veut juste et miséricordieuse. Donnez à l’État des guerriers, des magistrats, des contribuables tels que l’Évangile les réclame, et la République est sauvée. Si l’empire est emporté par le flot de la décadence, Augustin en remonte le cours bien au delà des siècles chrétiens, et dès le temps de Jugurtha il voit les mœurs perdues, et Rome à vendre, si elle eût trouvé un acheteur. Puis au spectacle de ce débordement où allait périr l’humanité quand le christianisme parut, l’évêque d’Hippone s’écrie : « Grâces soient rendues au Seigneur notre Dieu qui nous a envoyé contre tant de maux un secours sans exemple ! Car où ne nous emportait pas, quelles âmes n’entraînait pas ce fleuve horrible de la perversité humaine, si la Croix n’eût été plantée au-dessus, afin que, saisissant ce bois sacré, nous tinssions ferme ? Car dans ce désordre de mœurs détestables et cette ruine de la discipline ancienne, il était temps que l’autorité d’en haut vînt nous annoncer la pauvreté volontaire, la continence, la bienveillance, la justice et les autres vertus fortes et lumineuses. Il le fallait, non-seulement pour régler honnêtement la vie présente, pour assurer la paix de la cité terrestre, mais pour nous conduire au salut éternel, à la République toute divine de ce peuple qui ne finira pas, et dont nous sommes citoyens par la foi, par l’espérance, par la charité. Ainsi, tandis que nous vivrons en voyageurs sur la terre, nous apprendrons à supporter, si nous ne sommes pas assez forts pour les corriger, ceux qui veulent asseoir la République sur des vices impunis, quand les premiers Romains l’avaient fondée et agrandie par leurs vertus. S’ils n’eurent point envers le vrai Dieu la piété véritable qui aurait pu les conduire à la cité éternelle, ils gardèrent du moins une certaine justice native qui pouvait suffire à constituer la cité de la terre, à l’étendre, à la conserver. Dieu voulait montrer, dans cet opulent et glorieux empire des Romains, ce que pouvaient les vertus civiles, même sans le secours de la religion véritable, pour faire comprendre que, celle-ci venant s’y ajouter, les hommes pourraient devenir membres d’une cité meilleure, qui a pour roi la vérité, pour loi la charité et pour durée l’éternité[51] »

Assurément voilà un langage admirable. Augustin ne songe point à composer une œuvre parfaite selon les préceptes des rhéteurs : il n’est occupé que de convaincre Volusien et de forcer les résistances d’une âme qui, pour se rendre, n’attend peut-être qu’un dernier assaut. Cette espérance le jette dans la dispute ; du premier coup il va jusqu’au fond du sujet, et il en fait jaillir la première pensée de la Cité de Dieu. Nous sommes en 412, et les vingt-deux livres de la Cité de Dieu, commencés l’année suivante, interrompus, repris durant quatorze ans, ne s’achèveront qu’en 426. Augustin ne fera qu’y développer la doctrine de cette lettre dont il ne depassera pas l’éloquence. Ainsi naissent les livres immortels, non du rêve orgueilleux d’un homme qui aime la gloire, non du loisir et de la solitude, mais de l’effort d’un esprit qui, poussé dans les luttes de son temps, a cherché la vérité et a trouvé l’inspiration. Nous aurons lieu d’étudier plus tard la Cité de Dieu, d’en visiter toutes les parties, et d’y voir commencer une science inconnue des anciens, la philosophie de l’histoire. Mais nous devons dès à présent nous arrêter au pied de ce monument, le plus grand qui ait été élevé à la réfutation du paganisme. Le plan qu’Augustin s’y traça lui donna lieu d’attaquer et de détruire successivement la théologie fabuleuse des poëtes, la théologie politique des hommes d’État, la théologie naturelle des philosophes. En même temps qu’il levait les dernières difficultés des savants, il ne laissait plus de prétexte aux répugnances des lettrés. Cette religion qu’ils accusaient de ramener l’ignorance et la barbarie leur montrait déjà des beautés qui promettaient d’égaler l’antiquité profane. Qu’était-ce que l’élégance de Symmaque pour tenir contre les foudres des apologistes chrétiens[52].

Toutefois l’Évangile n’aurait pas changé le monde, s’il ne se fût adressé qu’aux lettrés et aux savants. La philosophie fit cette faute. Platon écrivit sur la porte de son école : « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre ; » et, sept cents ans plus tard, Porphyre avouait « qu’entre tant de sectes il n’en connaissait aucune qui eût enseigné la voie de la délivrance pour toutes les âmes. » Mais le christianisme avait trouvé la voie universelle de la délivrance. C’était sa nouveauté d’évangéliser les pauvres, et longtemps les persécuteurs lui reprochèrent de recruter ses disciples dans les ateliers, chez les tisserands et les foulons. Au commencement du cinquième siècle, la population laborieuse des villes, celle qui habitait, comme dit un poëte, les derniers étages des maisons, appartenait presque entière au culte nouveau. Mais l’idolâtrie restait maîtresse des campagnes. Les guirlandes votives paraient encore les arbres sacrés. Le voyageur rencontrait sur sa route des temples ouverts où fumaient les charbons du sacrifice ; des statues debout, et à leurs pieds des autels portatifs ; quelquefois un paysan à l’œil hagard, sur l’épaule un manteau déchiré, une épée à la main, faisant profession de servir Diane, la grande déesse, et de révérer l’avenir[53]. Cependant le christianisme crut que des hommes grossiers, mais qui travaillaient, qui souffraient, qui vivaient de cette vie des champs d’où le Sauveur avait tiré ses paraboles, n’étaient pas éloignés du royaume de Dieu. Il les convoqua dans l’Église et ne dédaigna pas de disputer devant des laboureurs et des pâtres, comme saint Paul devant l’Aréopage.

C’est surtout dans les homélies de saint Maxime de Turin qu’il faut chercher l’exemple de cette controverse populaire. Les habitants des âpres vallées du Piémont défendaient pied à pied les susperstitions de leurs aïeux. L’évêque les provoque et s’attaque d’abord à ce fatalisme qui plaisait à des esprits paresseux en les déchargeant de toute responsabilité morale. «  Si tout est fixé par le destin, pourquoi donc, ô païens ! sacrifiez-vous à vos idoles ? Pourquoi ces prières, cet encens, ces victimes, et tous ces dons que vous étalez dans vos temples ? — C’est, disent-ils, pour que les dieux ne nous nuisent pas. — Comment pourraient vous nuire ceux qui ne peuvent s’aider, qu’il faut faire garder par des chiens de peur que les voleurs ne les enlèvent ; qui ne savent se défendre contre les araignées, les rats et les vers ? — Mais, répliquent-ils, nous adorons le soleil, les étoiles et les éléments. — Ils adorent donc le feu, qu’éteint un peu d’eau et qu’un peu de bois nourrit. Ils adorent la foudre, comme si elle n’obéissait pas à Dieu aussi bien que les pluies, les vents et les nuages. Ils adorent la sphère étoilée, que le Créateur a faite avec un art merveilleux pour l’ornement et la beauté du monde. — Enfin, reprennent les païens, les dieux que nous servons habitent le ciel. » — Le prédicateur les poursuit dans ce dernier refuge, et le fouet de la satire à la main, il fustige les crimes des dieux et des déesses : Saturne dévorant ses enfants, Jupiter époux de sa sœur. Mars adultère. « Serait-ce, continue-t-il, parce que Vénus est belle, que, seule d’entre les déesses, vous la logez dans une planète ? Que faites-vous là-haut de cette femme sans pudeur au milieu de tant d’hommes ? « Que dire de ce nombre d’enfants que les païens ne rougissent pas de donner à Jupiter ? Mais si jadis il naissait des dieux, pourquoi n’en voit-on plus naître aujourd’hui, à moins que Jupiter n’ait vieilli et Junon passé l’âge d’enfanter[54]? »

Ne nous étonnons point de cette prédication qui ne se refuse ni les images hardies, ni les tours familiers, ni le sarcasme, s’il le faut, pour achever la conquête d’un grossier auditoire. Le christianisme ne descendait au langage des ignorants qu’afin de les instruire, de réveiller la pensée chez ceux qu’on réputait incapables de penser. Il brisait les liens de la superstition, il affranchissait les âmes de ces craintes qui peuplaient la nature de divinités malfaisantes, et de ces plaisirs par lesquels l’homme se vengeait de la peur que lui faisaient ses dieux. Les plus intelligents cédaient à la parole, les plus endurcis se laissaient entraîner par l’exemple, l’eau du baptême descendait sur leurs fronts pour y sanctifier leurs sueurs. Ces pauvres gens retournaient calmes et purifiés à leurs charrues et à leurs troupeaux. Ils ne craignaient plus maintenant de rencontrer dans la profondeur des bois les Satyres et les Dryades. Cependant la terre n’était pas désenchantée pour eux. Ils y voyaient à chaque pas les vestiges du Créateur ; ils y travaillaient avec respect comme à la vigne du Père céleste. Les orgies de Bacchus ne profanaient plus ces mœurs rustiques dont Virgile avait chanté la pureté et la paix. Ou plutôt, le christianisme seul avait pu donner aux hommes des champs le bonheur rêvé par le poëte des Géorgiques. Maintenant ils connaissaient leur félicité, ils commençaient à aimer leur pauvreté bénie de l’Évangile. Maintenant la pudeur était assise à leur foyer. Maintenant enfin, la Cause souveraine de toutes choses, la vérité ignorée des philosophes, étant manifestée à ces ignorants, ils avaient pu mettre sous leurs pieds les craintes superstitieuses, le destin inexorable et le bruit de l’avare Achéron[55].

La conquête des consciences, commencée par la controverse, s’achevait par la charité. Il ne s’agit point encore de la charité pacifique, de celle qui ne connaît pas d’ennemis, ne songeant qu’à délivrer des captifs, à bâtir des écoles et des hôpitaux, à couvrir de ses institutions le vieux monde romain, comme on couvre de bandelettes un corps brisé. Je parle de la charité militante, de celle qui attaquait le paganisme, mais avec des armes nouvelles, avec la mansuétude, le pardon et le dévouement.

Il faudrait pénétrer d’abord dans l’intérieur des familles romaines partagées entre la vieille croyance et la nouvelle. On voudrait voir comment les chrétiens savaient faire le siége d’une âme païenne, la presser par toutes les violences de la tendresse, et ne compter pour rien le temps consumé, quand le vaincu se laissait conduire à l’autel du Christ. C’est à peu près le tableau que nous montre saint Jérôme quand il nous introduit dans la maison d’Albinus, patricien et pontife des anciens dieux. Læta, fille de ce païen, était chrétienne ; et d’un époux chrétien elle avait eu la jeune Paula, dont l’éducation occupait saint Jérôme au fond de son désert. Il écrit donc à Læta : « Qui aurait cru que la petite-fille du pontife Albinus naîtrait d’un vœu fait au tombeau d’un martyr, que son aïeul sourirait un jour en l’entendant bégayer le cantique du Christ, et que ce vieillard nourrirait sur ses genoux une vierge du Seigneur ? » Puis avec une touchante bonté, consolant les craintes de Læta : « Une sainte et fidèle maison sanctifie, dit-il, l’infidèle resté seul de son parti. Il est déjà le candidat de la foi celui qu’environne une troupe chrétienne d’enfants et de petits-enfants. Læta, ma très-religieuse fille en Jésus-Christ, que ceci soit dit afin que vous ne désespériez pas du salut de votre père. » Enfin il joint aux encouragements les conseils ; il entre dans le complot domestique, il dirige la dernière attaque contre laquelle l’obstination du vieillard ne tiendra pas : « Que votre jeune enfant, quand elle apercevra son aïeul, se jette dans son sein, qu’elle se suspende à son cou, et lui chante l’alleluia malgré lui[56].

Voilà les manœuvres pieuses qui se répétèrent sans doute dans chaque maison patricienne, et auxquelles se rendirent successivement, mais lentement, ces vieux Romains, ces esprits superbes et opiniâtres, derniers remparts du paganisme. Après tout, la douceur et la patience étaient faciles lorsqu’il s’agissait d’entraîner un père. Il y avait plus de mérite à évangéliser des ennemis, à vaincre par la générosité des populations fanatiques. Quand saint Augustin prit possession du siége d’Hippone, les lois des empereurs mettaient à sa disposition le fer et le feu contre les païens. Toutefois il défend qu’on les violente. Il ne veut pas qu’on brise malgré eux les idoles érigées sur leurs terres. « Commençons, dit-il, par renverser les faux dieux dans leurs cœurs. » Les chrétiens de la petite ville de Suffecte, oubliant ses leçons, avaient détruit une statue d’Hercule. La multitude païenne s’émut, elle s’arma, elle se jeta sur les fidèles et en tua soixante. Augustin pouvait demander le supplice des coupables, invoquer non les édits de Théodose, mais toutes les lois romaines qui punissaient l’assassinat, la violence à main armée. Il écrit aux païens de Suffecte, il leur reproche le sang innocent, il fait gronder sur leurs têtes les menaces du ciel, mais il ne les appelle pas devant les juges de la terre. « Si vous dites, continue-t-il, que l’Hercule était à vous ; soyez en paix, nous le rendrons.

Les pierres ne nous manquent pas, nous avons des métaux, plusieurs sortes de marbre et des ouvriers en grand nombre. On ne perd pas un moment pour sculpter votre dieu, pour le tourner et le dorer. Nous aurons encore soin de le peindre en rouge, afin qu’il puisse entendre vos prières… Mais si nous vous restituons votre Hercule, rendez-nous tant d’âmes que vos mains nous ont arrachées. » Un langage si sensé, si fort, et toutefois si clément, devait toucher les cœurs. La nature humaine aime ce qui la dépasse, et la doctrine du pardon des ennemis, qui étonna d’abord le monde, finit par le gagner[57].

Quand les édits des empereurs n’avaient pas le pouvoir de faire tomber les idoles, comment auraient-ils fermé les arènes ? Constantin, dans le premier élan de sa conversion et par une constitution de l’an 325, avait interdit les jeux sanglants. Mais la passion du peuple, plus forte que la loi, ne protégeait pas seulement ces plaisirs, elle voulait que les princes en fussent complices, et les victoires de Théodose approvisionnèrent encore de gladiateurs l’amphithéâtre de Rome. Vainement l’éloquence des Pères s’était soulevée contre ces barbaries ; vainement le poëte Prudence, dans des vers pathétiques, pressait Honorius de faire que la mort cessât d’être un jeu et l’homicide une volupté publique. Ce que nulle puissance terrestre n’avait osé, la charité l’accomplit. Un moine d’Orient appelé Télémaque, un de ces hommes inutiles, ennemis de la société humaine, comme on disait, prit un jour son bâton de voyage et s’achemina vers Rome pour y mettre fin aux combats de gladiateurs. Or, le ler janvier de l’an 404, le peuple romain, entassé sur les gradins du Colisée, célébrait le sixième consulat d’Honorius. Déjà plusieurs paires de combattants avaient ensanglanté l’arène, quand tout à coup, au milieu d’un assaut d’armes qui suspendait tous les yeux et tous les esprits, on vit paraître un moine étendant les bras et s’efforçant d’écarter les épées. À cet aspect, la foule étonnée se lève ; on demande quel téméraire ose troubler les plaisirs très-sacrés du peuple-roi. De tous côtés pleuvent les malédictions, les menaces, et bientôt les pierres. Télémaque lapidé tombe, et les combattants qu’il avait voulu séparer l’achèvent. Il fallait ce sang pour sceller l’abolition des spectacles sanglants. Le martyre du moine força l’irrésolution d’Honorius, et un édit de la même année, qui semble avoir été obéi, supprima les combats de gladiateurs. Avec eux l’idolâtrie perdait une de ses plus puissantes attaches. Le Colisée resta debout ; il l’est encore. Seulement une large brèche dans ses flancs rappelle l’assaut que le christianisme livra à la société romaine, où il ne pénétra qu’en la démantelant. Mais on bénit les ruines qu’il a faites lorsque, entrant aujourd’hui dans le vieil amphithéâtre, on ne voit plus sous ses arcades croulantes que des scènes de paix : les plantes fleurir, les oiseaux faire leurs nids et les enfants jouer innocemment au pied de la croix de bois qui s’élève au milieu, vengeresse de l’humanité outragée et rédemptrice de l’humanité coupable[58].

Le prodige, c’est que, devant tant d’amour et de lumières, le monde ne se rendît pas tout d’un coup, et que le paganisme ne pérît pas tout entier. Une partie se conserva malgré le christianisme, comme pour le tenir en haleine par une résistance éternelle. Une autre partie se conserva au sein du christianisme, qui fit voir sa sagesse en respectant les besoins légitimes de l’homme et les joies innocentes des peuples.

Il y a dans le paganisme deux choses : il y a la fausse religion, mais il y a aussi la religion même, c’est-à-dire le commerce de l’homme avec le monde invisible, par conséquent tous les moyens de fixer ce commerce sous des formes sensibles, les temples, les fêtes, les symboles. La pensée religieuse ne se laisse pas confiner dans le domaine solitaire de la contemplation : il faut qu’elle en sorte, qu’elle s’empare de l’espace par les monuments qu’elle se fait bâtir, du temps par les jours sacrés qu’elle se réserve, de toute la nature en y choisissant pour ses emblèmes ce qu’elle y trouve de plus lumineux et de plus pur : le feu, les parfums, les fleurs. Voilà ce qui ne devait pas périr, et la politique de l’Église eut à résoudre cette difficulté, d’écraser l’idolâtrie sans étouffer le culte.

Le zèle des Pères éclate dans tous leurs écrits ; on les accuse même de l’avoir poussé jusqu’au vandalisme en demandant le renversement des temples. Cependant saint Augustin prend la plus sage mesure contre cette passion de détruire qui s’empare des peuples au moment des grandes émotions publiques ; il défend aux chrétiens de détourner à leur usage personnel les objets affectés au culte des faux dieux. Il veut que la pierre, le bois, les métaux précieux se purifient en servant au bien de l’État ou à l’honneur du Dieu véritable. Ces maximes sauvèrent en Italie, en Sicile, dans les Gaules, un grand nombre d’édifices où respire encore le génie de l’antiquité. Le Panthéon d’Agrippa devint la basilique de tous les Martyrs. À Rome, huit autres sanctuaires païens se sont conservés jusqu’à nos jours sous l’invocation du saint qui protége les vieux murs. Les temples de Mars à Florence, d’Hercule à Milan, se changèrent en baptistères. La Sicile défendit longtemps ses anciens autels. Mais après le concile d’Éphèse, quand le culte de la Mère de Dieu se présenta aux hommes avec un éclat nouveau et charmant, les Siciliens se rendirent. La douce main de la Vierge ouvrit plus de temples que n’avait fait la main de fer des Césars. Le mausolée du tyran Phalaris fut consacré à Notre-Dame de la Miséricorde, et le temple de Vénus au mont Éryx, desservi jadis par un collége de courtisanes, devint l’église de Sainte-Marie des Neiges[59].

Si le peuple tenait à ces portiques superbes sous lesquels avaient prié ses pères, il était plus difficile encore de lui ôter les fêtes qui interrompaient la sévérité du travail et l’ennui de la vie. Au lieu de les retrancher, le christianisme les sanctifia. Dès la fin du quatrième siècle, les solennités des martyrs succédaient à celles des faux dieux. Les évêques souffrirent qu’une joie chaste vînt se mêler à la gravité de ces pèlerinages : on y permit des agapes fraternelles, on y transporta les foires qui avaient attiré la foule aux fêtes de Bacchus et de Jupiter. Cependant la persévérance du clergé ne réussit pas à déplacer les jours consacrés par la coutume ; il fallut que le cycle de l’année chrétienne s’accommodât sur plusieurs points au calendrier païen. Ainsi, selon le témoignage de Bède, la procession de la Chandeleur fit oublier les Lupercales ; les Ambarvales ne disparurent que devant la pompe rustique des Rogations. Les paysans d’Enna, en Sicile, ne pouvaient se détacher des réjouissances qu’ils célébraient en l’honneur de Cérès après la moisson ; la fête de la Visitation fut retardée pour eux, et ils offrirent aux autels du Christ les épis mûrs dont ils avaient couronné leurs idoles.[60].

En effet, si le christianisme ne permettait plus d’adorer la nature, il n’est pas vrai qu’il la maudît, ni qu’il réprouvât tout ce qui fait la beauté visible de l’univers. Il trouvait non-seulement dans les cultes païens, mais dans la liturgie judaïque, un symbolisme qui employait les créatures comme autant de signes d’un langage sacré entre l’homme et le Créateur. Le candélabre à sept branches éclairait le sanctuaire de Moïse, les résines d’Arabie brûlaient sur l’autel, et chaque année le peuple cueillait des palmes et des feuillages pour la fête des tabernacles. Ces rites de toutes les religions devaient passer dans la religion nouvelle. Déjà le poëte Prudence convie au tombeau de sainte-Eulalie les vierges chrétiennes, et leur demande pour la jeune martyre des fleurs à pleines corbeilles. En même temps s’introduisit l’usage de brûler des cierges devant les sépultures des saints. Le prêtre Vigilance s’éleva contre cette pratique, et la taxa d’idolâtrie. Mais saint Jérôme répondit, et avec la lucidité de son génie il embrassa du premier regard toute l’étendue de la question : « Vous appelez ces chrétiens idolâtres, dit-il, je ne le nie point : nous tous qui croyons au Christ, nous venons de l’idolâtrie. Mais, parce qu’autrefois nous rendîmes un culte aux idoles, n’en faut-il plus rendre au vrai Dieu ?… Toutes les Églises de l’Orient allument les flambeaux au moment de lire l’Évangile, non pour dissiper les ténèbres, puisque, à cette heure, le soleil brille de tout son éclat, mais en signe de joie, mais en mémoire de ces lampes qu’entretiennent les vierges sages, mais en l’honneur de la lumière éternelle dont il est écrit : « Votre Verbe, Seigneur, sera le flambeau de ma route et la lumière de nos sentiers[61]. »

Saint Jérôme résumait, sur ce point, toute la politique de l’Église, celle qui acheva la conversion du monde romain, comme celle qui commença la civilisation des barbares. Deux siècles plus tard, quand les Anglo-Saxons se pressaient en foule au baptême et ne demandaient qu’à brûler leurs temples, le pape saint Grégoire le Grand modérait cette ardeur ; il écrivait à ses missionnaires de détruire les idoles, mais de conserver les temples, de les purifier, de les consacrer ; de sorte qu’après avoir confessé le vrai Dieu, le peuple se réunît plus volontiers pour le servir dans des lieux déjà connus. Il conseillait aussi de remplacer les orgies du paganisme par des banquets honnêtes, espérant que si l’on permettait à ces pauvres gens quelques joies extérieures, ils pourraient s’élever plus facilement aux consolations de l’esprit[62]. Les ennemis de l’Église romaine ont triomphé de ces textes ; il y ont vu l’abomination introduite dans le lieu saint. J’y admire, au contraire, une religion qui a pénétré jusqu’au fond de l’homme, qui sait quels combats nécessaires elle lui demandera contre ses passions, et qui ne veut pas lui imposer des sacrifices inutiles. C’est là connaître la nature humaine, c’est l’aimer, on ne la gagne qu’à ce prix.

Mais le paganisme avait un autre principe que l’Église ne ménagea pas, qu’elle attaqua sans relâche, et qui résista, aussi impérissable que les passions où il avait ses racines.

D’abord l’ancienne religion espéra se conserver tout entière et franchir le temps des invasions, comme Énée avait traversé l’incendie de Troie, en sauvant ses dieux. Les païens comptaient avec joie un grand nombre de païens parmi ces Goths, ces Francs, ces Lombards qui couvraient l’Occident. Le polythéisme romain, fidèle à ses maximes, tendait la main au polythéisme des barbares. Quand le Jupiter du Capitole avait admis à ses côtés les étranges divinités de l’Asie, comment aurait-il pris ombrage de Woden et de Thor, que l’on comparait à Mercure et à Vulcain ? C’étaient, disait-on, les mêmes puissances célestes honorées sous des noms différents, et les deux cultes devaient se soutenir l’un l’autre contre le Dieu jaloux des chrétiens. Aussi le flot de l’invasion sembla laisser comme un limon où les germes du paganisme se ravivèrent. Au milieu du sixième siècle, quand Rome avait passé cinquante ans au pouvoir des Goths, les idolâtres y étaient encore si hardis, qu’ils essayèrent d’ouvrir le temple de Janus et de restaurer le Palladium. Au commencement du septième siècle, saint Grégoire le Grand appelait la sollicitude des évêques de Terracine, de Corse et de Sardaigne sur les païens de leurs diocèses. Vers le même temps, les efforts de saint Romain et de saint Éloi achevaient à peine la conversion de la Neustrie ; et, au huitième siècle, l’Austrasie étant troublée par la corruption du clergé et par les violences des grands, on vit la multitude abandonner l’Évangile et relever les idoles. À vrai dire, les deux paganismes se confondent, et la lutte de trois cents ans que l’Église avait soutenue conte les faux dieux de Rome n’était que l’apprentissage d’un combat plus long qu’elle devait livrer aux divinités des Germains. Là aussi elle vainquit par la charité poussée jusqu’au martyre, et par la controverse poussée jusqu’au dernier degré de condescendance pour les esprits grossiers. Le christianisme traita ces barbares avec le même respect que les peuples de l’Italie et de la Grèce. Toute la polémique des anciens apologistes reparaît dans les homélies des missionnaires qui évangélisent la Frise et la Thuringe. L’évêque Daniel, enseignant comment il faut discuter avec les païens du Nord, renouvelle les arguments de saint Maxime de Turin : « Vous leur demanderez, dit-il, si leurs dieux engendrent encore, ou pourquoi ils ont cessé de multiplier[63]. »

Cependant Charlemagne approchait ; il allait assurer au christianisme l’empire, mais non le repos. Le paganisme vaincu se transforma : au lieu d’un culte, ce ne fut plus qu’une superstition. Mais sous cette forme, il conserva ce qui faisait son fond, le pouvoir d’égarer les hommes par la terreur et par la volupté. Les peuples convertis consentirent à tenir leurs anciens dieux pour autant de démons, mis à la condition de les craindre, de les invoquer, d’attacher une vertu secrète à leurs images. Ainsi les Florentins avaient consacré à saint Jean le temple de Mars : mais l’épouvante environnait encore la statue du dieu déchu ; on la transporta, non sans respect, à l’entrée du vieux pont. Or, en 1215, un meurtre commis en ce lieu mit aux prises les Guelfes et les Gibelins ; sur quoi l’historien Villani[64], un homme sage, mais entraîné par l’opinion de son temps, conclut « que l’ennemi de la race humaine avait gardé un certain pouvoir dans son ancienne idole, puisque aux pieds de cette idole fut commis le crime qui livra Florence à tant de maux. » Les fantômes de ces puissances malfaisantes se retiraient lentement. Les imaginations ne pouvaient se détacher de ce qui les avait émues pendant tant de siècles : on faisait intervenir les anciennes divinités dans les imprécations et les serments ; les Italiens jurent encore par Bacchus. En même temps les souvenirs du paganisme se perpétuaient aussi opiniâtres et plus dangereux dans ces fêtes sensuelles, dans ces orgies et ces chants obscènes que les canons des conciles ne cessent de poursuivre en Italie, en France, en Espagne. Les pèlerins du Nord qui visitaient Rome s’étonnaient d’y voir les calendes de janvier, célébrées par des chœurs de musiciens et de danseurs qui parcouraient la ville « avec des chants sacriléges et des acclamations à la manière des idolâtres. » Lorsque les villes italiennes renaissant à la liberté s’empressèrent de se constituer à l’image de Rome, lorsqu’elles eurent des consuls, elles voulurent des jeux publics. On y célébra des courses de chevaux et de piétons ; mais les réminiscences de la luxure antique vinrent se mêler à ces délassements ; et, à l’exemple des fêtes de Flore, on donna des courses de courtisanes. Si l’Italie du moyen âge ne renouvela pas les combats de gladiateurs, elle ne renonça cependant pas aux spectacles sanglants. À Ravenne, à Orvieto, à Sienne, la coutume avait fixé des jours où deux bandes de citoyens prenaient les armes et s’entre-tuaient pour le plaisir de la foule. Pétrarque, en 1546, s’indigne d’avoir vu recommencer à Naples les tueries du Colisée. Il raconte qu’entraîné un jour par quelques amis, il se trouva non loin des portes de la ville, dans un lieu où la cour, la noblesse et la multitude, rangés en cercle, assistaient à des jeux guerriers. De nobles jeunes gens s’y égorgeaient sous les yeux de leurs pères ; c’était leur gloire de recevoir avec intrépidité le coup mortel, et l’un d’eux vint rouler tout sanglant aux pieds du poëte. Saisi d’horreur, Pétrarque enfonça l’éperon dans les flancs de son cheval, et s’enfuit en jurant de quitter avant trois jours une terre abreuvée de sang chrétien[65].

Si les instincts païens couvaient ainsi au fond de la société catholique, il fallait s’attendre à les voir éclater aussitôt que le paganisme lui-même reparut publiquement dans l’hérésie des Albigeois. De la Bulgarie jusqu’à la Catalogne, et des bouches du Rhin jusqu’au phare de Messine, des millions d’hommes se soulevèrent, ils combattirent, ils moururent pour une doctrine dont le prestige était de remplacer l’austérité du dogme par une mythologie nouvelle, de reconnaître deux principes éternels, l’un du bien, l’autre du mal, et de détrôner le Dieu solitaire des chrétiens[66].

Ce paganisme populaire étonne en des temps où l’on a cru l’Église maîtresse absolue des consciences. Mais ce qui confond, c’est d’y trouver un paganisme savant, c’est que la raison humaine affranchie par l’Évangile soit retournée à son ancienne servitude ; c’est qu’à chaque siècle, des hommes éclairés, ingénieux, infatigables, se soient rencontrés pour renouer la tradition de l’école alexandrine et pour restaurer l’erreur par la philosophie et par les sciences occultes.

Jusqu’au septième siècle, on peut suivre dans les écoles gallo-romaines les traces des doctrines païennes,

on y voit même des païens de profession, et les écrivains de ce temps combattent encore les faux savants, « qui se vantent d’étendre les découvertes de leurs devanciers, mais qui sont rattachés aux mêmes erreurs. » Cependant ces dernières étincelles devaient se perdre dans l’obscurité des temps barbares. C’est au milieu de la Renaissance carlovingienne qu’un théologien profond, un élève des écoles monastiques d’Irlande, Jean Scot Érigène, vint professer avec beaucoup de force et d’éclat une philosophie tout imprégnée d’opinions alexandrines. Il en tempérait les excès par des contradictions qui sauvaient son orthodoxie, mais qui ne satisfirent pas la logique de ses successeurs. Trois cents ans plus tard, Amaury de Bène et David de Dinand enseignèrent publiquement le panthéisme, l’unité de toute substance, l’identité de l’esprit et de la matière, de Dieu et de la nature[67]. L’Église comprit la grandeur du péril : la secte nouvelle tomba sous les foudres des docteurs et des conciles. Mais le principe panthéiste ne périt point, il se retira parmi les disciples d’Averrhoës pour reparaître un jour, plus menaçant que jamais, avec Giordano Bruno et Spinosa.

Pendant qu’une fausse métaphysique ramenait plusieurs esprits à l’antiquité païenne, un plus grand nombre y retournait par les sciences occultes. Ici nous touchons à une des plaies vives du moyen âge. On a durement accusé les temps chrétiens d’avoir engendré, à la faveur de leurs ténèbres, l’astrologie, la magie, et aussi la législation sanguinaire qui réprimait ces délires. On oublie que les siècles classiques des sciences occultes sont les siècles les plus éclairés du paganisme. Elles prospèrent à Rome sous Auguste, elles grandissent dans Alexandrie, elles ont pour initiés les plus illustres des néoplatoniciens, Jamblique, Julien, Maxime d’Éphèse. Vainement Origène, surprenant le secret des adeptes, dévoile une partie de leurs artifices, par quels prestiges ils font gronder la foudre, apparaître les démons, parler les têtes de mort. La foule croit à des mystères qui ont pour elle le charme de la terreur. Les Césars s’inquiètent de cet art divinatoire qui se vante d’avoir annoncé leur avénement, mais qui prédit aussi leur chute prochaine. On voit les astrologues, sous le nom de mathématiciens, bannis par Tibère, persécutés pendant trois cents ans, proscrits enfin par une constitution de Dioclétien et de Maximien. C’est la législation des empereurs païens, continuée par Valentinien et Valens, introduite dans les lois d’Athalaric, de Liutprand et de Charlemagne, qui fonde le droit pénal du moyen âge en matière de sorcellerie. Le flambeau de la sagesse antique alluma les bûchers reprochés au christianisme[68].

Mais les bûchers ne pouvaient rien contre l’attrait du fruit défendu. Au treizième siècle, c’est-à-dire quand la civilisation chrétienne est dans sa fleur, on voit reparaître les doctrines qui divinisaient les astres en soumettant à leurs influences les volontés humaines. L’astrologie a fait sa paix avec les lois, elle a sa place à la cour des princes et jusque dans les chaires des universités. Les armées ne marchent plus que précédées d’observateurs qui mesurent la hauteur des étoiles, et qui règlent sous quelle conjonction il faut tracer un camp ou livrer une bataille. L’empereur Frédéric II est entouré d’astrologues, les républiques italiennes ont les leurs, et les deux partis se disputent le ciel comme la terre[69]. D’un autre côté, on voit recommencer ce qui était au fond du paganisme, c’est-à-dire cette lutte désespérée de l’homme contre la nature, pour la vaincre, non par la science et par l’art, mais par des opérations superstitieuses et des formules. Les adeptes de la magie renouvelaient toutes les observances idolâtriques, ils les renouvelaient non-seulement dans le secret de leurs laboratoires, mais dans des écrits nombreux qui circulaient, protégés par la crainte et la curiosité, à l’ombre des écoles et des cloîtres. Albert le Grand les connut, et quand il énumère les procédés par lesquels ces esprits égarés se vantaient de prévoir et de conjurer l’avenir, on s’étonne de retrouver des superstitions décrites et flétries par les anciens. Telles sont « ces images abominables qn’on nomme babyloniennes, qui tiennent au culte de Vénus, et les images de Bélénus et d’Hermès, qu’on exorcise par les noms de cinquante-quatre démons attachés au service de la lune. On y inscrit sept noms en ordre direct pour obtenir un événement heureux, et sept noms en ordre inverse pour éloigner un événement funeste. Or on les encense au premier cas avec de l’aloès et du baume, au second avec de la résine et du bois de sandal[70]. »

Voilà ce que pouvait encore l’erreur au temps de saint Louis et de saint Thomas d’Aquin. Les théologiens épuisèrent leurs arguments, Dante marqua au plus profond de son enfer la place des magiciens et des astrologues. Les sciences occultes continuèrent de fasciner les hommes jusqu’au moment où elles parurent s’évanouir à la grande lumière du dix-septième siècle. Mais le paganisme ne s’évanouit point avec elles, il se réfugia au fond des mauvais instincts de la nature humaine : il continua d’y bouillonner comme la lave d’un volcan, dont les éruptions devaient effrayer plus d’une fois encore le fond chrétien. Non, le paganisme n’est pas éteint dans les cœurs tant qu’y règnent la peur de Dieu et l’attrait voluptueux de la nature. Le paganisme n’est pas étouffé dans l’école, tant que le panthéisme s’y défend, tant que des sectes nouvelles annoncent l’apothéose de l’homme et la réhabilitation de la chair. En même temps l’antique erreur domine encore l’Asie, l’Afrique et la moitié des îles de l’Océan, elle s’y maintient armée et menaçante ; elle fait des martyrs au Tonquin et en Chine, comme elle en faisait à Rome et à Nicomédie ; elle dispute à l’Évangile six cents millions d’âmes immortelles.

Un homme célèbre, qui a laissé de justes regrets, mais qui s’est trompé souvent, a écrit « comment les dogmes finissent. » Après l’étude que nous venons de faire, nous commençons à comprendre que les dogmes ne finissent pas. Sous des formes diverses, l’humanité n’a connu que deux dogmes, celui du vrai Dieu, et celui des faux dieux : les faux dieux qui sont maîtres des cœurs païens et des sociétés païennes, le vrai Dieu dont l’idée s’est levée des montagnes de Judée pour éclairer premièrement l’Europe, et ensuite de proche en proche le reste de la terre. La lutte de ces deux dogmes explique toute l’histoire, elle en fait l’intérêt et la grandeur ; car il n’y a rien de plus grand et de plus touchant pour le genre humain que d’être le prix du combat entre l’erreur et la vérité.



LE DROIT


(SIXIÈME LEÇON)




Nous avons vu quelles racines l’antique religion de Rome avait poussées, ce qu’il fallut de siècles pour les arracher, ce qu’il fallut de sagesse, de courage, de ménagements pour étouffer l’erreur, sans violenter la nature humaine, pour détruire le paganisme sans briser les symboles innocents du commerce qui lie la terre et le ciel. Cependant la croyance religieuse ne faisait pas le fond de la civilisation romaine : le dogme primitif venait des Étrusques ; la Grèce avait donné ses fables, et l’Orient, vaincu, ses mystères. Ce qui n’appartient qu’à Rome, c’est le génie de l’action ; sa destinée, c’est de réaliser sur la terre l’idée du juste, c’est de fonder le règne du droit.

Tu regere imperio populos, Romane, memento ;
Hæ tibi erunt artes……

Vint un temps où Rome ne se souvint plus de l’art de vaincre, mais elle n’oubliera jamais celui de gouverner : au moment même de sa dernière décadence, quand les barbares partout vengés lui font la loi et débattent avec elle le chiffre de sa rançon, quand ils croient la tenir et l’enchaîner, c’est alors que toute sa puissance se réfléchit, se ramasse dans cette législation, dans ces codes qui, tôt ou tard, finiront par subjuguer les barbares, qui retiendront encore le monde sous leur tutelle après la ruine de l’empire, et qui, pendant tout le moyen âge, forceront les descendants des Visigoths, des Bourguignons, des Francs, à venir s’asseoir dans les écoles pour y pâlir sur les textes du droit romain. C’est cette grande victoire de la pensée sur la force que nous devons étudier aujourd’hui.

Quelle puissance cachée soutenait donc la constitution romaine au commencement du cinquième siècle ? Que devait-elle perdre aux grands coups qui allaient faire crouler l’empire d’Occident ? Que devait-elle gagner ?

Au cinquième siècle, il y a deux grandes sources du droit romain marquées par deux actes législatifs.

Et d’abord, toute la jurisprudence des temps classiques, tout le travail des jurisconsultes qui se succédèrent depuis Auguste jusqu’à la fin du règne des Antonins ; et afin qu’il n’y ait pas de doute sur le caractère obligatoire de ces décisions, une constitution rendue sous Théodose II et Valentinien III, en 426, bien connue sous le nom de Loi des Citations, décide qu’à l’avenir les écrits des seuls jurisconsultes Papinien, Paul, Gaïus, Ulpien et Modestin auront force de loi ; en cas de partage, triomphera l’opinion qui aura pour elle le plus grand nombre de ces jurisconsultes, et, s’il y a de chaque côté le même nombre de voix, l’avis de Papinien l’emportera[71]. Ceci pouvait être une mauvaise mesure : il était téméraire de canoniser ainsi des opinions souvent contradictoires, des controverses, des consultations, où souvent il y avait plus de subtilité que de génie : il était d’ailleurs peu conforme à l’esprit, au besoin des temps chrétiens, de retourner ainsi en arrière, de restaurer, par une sorte d’apothéose, toute cette jurisprudence païenne : mais là nous reconnaissons ce grand pouvoir de la tradition, qui s’est conservé à Rome par une disposition providentielle, et il a été heureux pour nous que ces textes, destinés à être réduits en poudre par les désastres qui allaient traverser l’empire, fussent ainsi sauvés par cette constitution qui les revêtait d’un caractère légal et les associait à l’inviolabilité de la loi.

D’un autre côté se trouvaient les recueils toujours croissants des constitutions des princes et surtout des princes chrétiens. En 429, Théodose le Jeune et Valentinien III, voulant remédier à cette confusion, ordonnèrent qu’une commission, composée de neuf personnes, jurisconsultes ou hommes d’État, en fissent une compilation régulière où seraient disposés, en seize livres et sous des titres multipliés, les actes législatifs des princes qui pouvaient régir la vie publique et la vie civile ; les dispositions contradictoires devaient disparaître tout en laissant subsister le texte primitif autant que les nécessités de la correction et de la clarté le permettraient. Cette décision nous conserva toute la série des constitutions des princes chrétiens, sans omettre celles de Julien, dont l’œuvre fut respectée alors même que la réaction semblait devoir être la plus impitoyable et la plus victorieuse.

Ainsi nous pouvons dire qu’en 430 la société romaine a deux législations ; nous y trouvons, et les barbares y trouveront aussi, deux droits en présence l’un de l’autre : d’un côté, le paganisme antique tempéré par la philosophie des jurisconsultes qui, nous le verrons, se ressent elle-même de bonne heure de l’influence chrétienne ; d’un autre côté, le christianisme, mais le christianisme timide des empereurs qui n’embrassent que les réformes déjà ébauchées par la philosophie des jurisconsultes et qui mesurent avec prudence les coups qu’ils sont forcés de porter aux anciennes institutions païennes ; d’un côté, le droit païen déjà éclairé de la première aurore chrétienne ; de l’autre, les commencements d’un droit chrétien encore engagé dans les dernières ténèbres de cette nuit d’où sortait le monde.

Nous allons examiner successivement ces deux principes et les conséquences qu’ils avaient produites.

Si nous ouvrons les textes de la jurisprudence classique de cette époque vantée du siècle des Antonins, nous voyons que tous ces jurisconsultes, dont Valentinien a canonisé les écrits, reconnaissent encore, bien loin derrière eux, mais comme permanente et souveraine, l’antique loi des Douze Tables. Ils la citent, ils la commentent, ils l’éludent souvent, mais alors même lui rendent hommage, car ils se refusent à la méconnaître et à la violer ; jamais ils n’ont osé abjurer cette loi gravée sur le bronze par la main de fer des décemvirs ; elle est pour eux comme le véritable maître à la verge duquel on s’efforce en vain d’échapper. Retraçons, en peu de mots, non ses dispositions, mais son caractère.

Ce vieux droit païen, théocratique, dont les jurisconsultes n’osaient pas encore méconnaître l’autorité tant de fois séculaire, est un livre à moitié scellé, un recueil de traditions, de formules sacramentelles, de rites sacrés qui enveloppent le droit sous la même forme dont on voile un culte ; c’est un ensemble de mystères dont les patriciens seuls ont le secret : postérité des dieux, eux seuls peuvent connaître et déclarer droit (jus, fas, ce qui est permis, fatum le droit, la volonté divine). Le droit primitif, c’est en effet la véritable religion de Rome qui n’en connaît pas d’autre. Le premier acte de cette religion fut de diviniser Rome elle-même. Rome n’était pas seulement un temple, le séjour d’un génie inconnu qui avait ses autels et dont les initiés seuls savaient le nom. Rome était une grande déesse à laquelle on élevait des autels : elle en eut dans sa propre enceinte, elle en eut chez les peuples conquis, et jusqu’en Asie sur les côtes de la Troade. Ainsi Rome est une divinité : ce qu’elle veut est juste, ce qu’elle décide par l’organe de ses curies est la loi légitime ; les dieux ont consenti à la ratifier, après qu’on a pris les auspices et qu’on s’est assuré par là de la communication entre la terre et le ciel.

Pour qu’un acte ait la vie, pour qu’il porte son caractère divin, il faut qu’il soit accompli avec un ensemble de rites et de cérémonies. Dieu lui-même intervient dans les jugements, sous les traits du magistrat pour pacifier la terre ; le supplice est une immolation ; le tribunal, un lieu sacré qui doit être orienté, qui se ferme au moment où se retire le soleil, image de la lumière intellectuelle destinée à éclairer le jugement.

Tout a conservé cette puissante empreinte théocratique, qui est celle de toutes les anciennes civilisations païennes : de même que Rome est souveraine chez elle, chaque père de famille est un dieu chez lui, génie envoyé pour un temps ici-bas. Sa volonté a tous les caractères de la loi, d’un destin irrésistible : elle n’admet point de limites et s’étend jusqu’au droit de vie et de mort sur tous ceux qui l’entourent : sur sa femme qu’il juge, sur son fils qu’il expose, sur son esclave qu’il tue.

L’autorité, la présence d’une volonté irrésistible dans tous les actes humains, voilà ce qui caractérise l’ancien droit romain, ce qui en fait un mystère ; voilà, en même temps, ce qui provoquera le plus puissant réveil de la liberté qu’on ait jamais vu. La fonction de Rome, en effet, en exagérant à ce point le principe d’autorité, n’a-t-elle pas été de provoquer, par un défi, l’élan de la liberté ? et c’est là la grandeur et le spectacle à jamais mémorable que nous offre toute l’histoire romaine, la rigueur du privatus carcer, la vente du débiteur coupé en morceaux (sectio debitoris), le sang de Virginie rejaillissant sur les décemvirs : tout ceci n’était que l’aiguillon de la Providence qui voulait contraindre ce peuple à nous donner l’exemple d’un affranchissement poursuivi pendant huit siècles.

C’est ce qu’on vit, en effet, lorsque la plèbe, faisant effort pour envahir l’enceinte sacrée défendue par le patriciat, lui arracha successivement le connubium, les magistratures, les auspices, enfin les secrets mêmes du droit, quand l’affranchi Flavius déroba à Appius les Actions de la loi dont ce patricien avait rédigé les formules[72].

Ce mouvement, commence sous la république, se perpétue sous l’empire. L’empire ne fermait donc pas, comme on l’a souvent cru à tort, l’histoire de la liberté ; seulement les rôles changent, et, tandis que sous la république nous avons le spectacle de la cité patricienne prise d’assaut par la plèbe, l’empire nous montre toutes les provinces, tout l’Occident assiégeant la cité impériale pour se faire place au foyer du droit et de la justice publique. Leur représentant, c’est précisément l’empereur, souvent étranger lui-même, venu d’Espagne comme Galba ou Trajan, mais toujours revêtu de la puissance proconsulaire, et étendant ses regards sur ces provinces dont il devient le défenseur naturel et inévitable. Aussi, après bien des résistances et bien des concessions partielles, Caracalla fera tomber toutes les barrières et poussera Rome à l’accomplissement de sa définitive destinée, en la proclamant patrie commune et en déclarant qu’à l’avenir l’empire compterait autant de citoyens qu’il avait de sujets[73].

Voilà l’histoire de cet affranchissement de la plèbe et des provinces de tout l’Occident européen ; mais, en même temps que les peuples et les hommes pénètrent dans cette enceinte si énergiquement, si opiniâtrément défendue, il faut aussi que la justice y trouve place, et c’est ce qui va arriver par l’effort du préteur.

Chaque année ce magistrat, à son entrée en fonctions, proclamait un édit où il exposait les principes d’après lesquels il rendrait la justice. Cette vieille loi de fer des Douze Tables était interprétée par le préteur avec équité et clémence, il suppléait à ses lacunes, il en éclairait l’obscurité et en adoucissait les rigueurs. Telle est l’origine de cette lutte admirable engagée par le magistrat contre le texte qu’il est contraint d’appliquer, dont il regrette la sévérité, dont il subit l’autorité, mais dont il finira par émousser le glaive. En même temps le préteur et les jurisconsultes, qui ont, eux aussi, le droit d’atténuer la rigueur des principes, créeront les Actions utiles dans le but de suppléer à l’insuffisance du droit primitif. Puis les empereurs, s’entourant de toutes les lumières, réunissant autour d’eux les Gaïus, les Ulpien, les Paul, tout ce que la philosophie stoïcienne commence à éclairer de ses rayons, appuieront de leur autorité, non seulement à Rome, mais dans tout l’empire, ces efforts de la raison humaine, développeront et consacreront un nouveau droit dans lequel on voit opposé au droit civil le droit des gens ; à la famille civile qui ne se compose que des agnats, c’est-à-dire des parents qui tiennent l’un à l’autre par le sexe masculin, la famille naturelle (cognatio) qui comprend même ceux qui ne sont unis entre eux que par les femmes ; à la propriété quiritaire la propriété de droit naturel qu’on nomme in bonis ; aux successions légitimes telles que les avait établies la loi des Douze Tables, les possessions de biens auxquelles seront appelés tous ceux à qui la nature a donné le même auteur.

Voilà l’effort de plusieurs siècles, voilà ce qu’a pu le cri de la conscience poussé par la plèbe romaine, et, en second lieu, le secours de la philosophie représentée par les jurisconsultes stoïciens. C’est là un des plus grands spectacles que la raison puisse se donner à elle-même. Ce n’est pas seulement le triomphe de la lumière sur l’obscurité ; il n’y a pas seulement, dans cette jurisprudence des Antonins, un admirable bon sens, une singulière lucidité de pensée, une rigueur parfaite de formes, une architecture qui distribue avec un bonheur inouï l’espace, l’ordre et la clarté dans le chaos des relations publiques et civiles : il y a de plus un commencement de satisfaction à l’humanité, un tempérament à la condition des femmes par la dot, à la puissance paternelle par la suppression du droit de vie et de mort, à la condition des esclaves, lorsque Antonin le Pieux déclara que ceux qui échapperaient à la verge du maître et viendraient embrasser la statue du prince seraient protégés par le magistrat, qui descendrait de son tribunal pour les couvrir d’un pan de sa robe[74] et forcerait le propriétaire à les transférer à un maître plus humain.

Ne méconnaissons donc pas les services de la raison humaine et les mérites de cette ancienne jurisprudence ; mais creusons plus profondément, et voyons ce qui manque à ce premier effort de l’intelligence de l’homme : voyons quels vices y demeurent inévitablement attachés et par où persiste encore, jusqu’au temps qui nous occupe, le vieux caractère païen si difficile à dépouiller.

Partout nous rencontrons la fiction, un respect superstitieux pour un passé qu’on entoure d’hommages, et auquel au fond on a voué le dédain : ainsi tout le travail du préteur n’est qu’une suite de subterfuges pour échapper à une loi qu’il n’ose renverser, pour se soustraire à la rigueur de ces Douze Tables où il n’ose pas venir effacer une seule de ces lignes qui y ont été gravées il y a si longtemps : ainsi la loi ne donne la succession qu’à ceux qui sont parents par les mâles, et si le préteur veut bien aussi envoyer en possession ceux qui sont parents du défunt par les femmes, ce n’est qu’en ayant recours à un subterfuge, et, dans la formule qu’il délivre, il suppose le nouveau possesseur héritier. Ainsi la loi ancienne veut que certaines choses dites mancipi ne puissent s’acquérir que par mancipation ou par usucapion : il se trouve que je me suis fait livrer une de ces choses par simple tradition, et, avant d’en avoir acquis l’usucapion, j’en perds la possession : d’après le droit strict, je ne pourrais pas revendiquer cette chose, mais le préteur va m’accorder la revendication en supposant que j’aie usucapé : c’est l’action publicienne. Ainsi encore la loi romaine, ne s’occupant pas de l’étranger (hospes, hostis), n’a pas songé à lui donner d’action pour faire respecter ses droits : l’action furti par exemple, ne peut pas, d’après la rigueur du droit civil, être accordée à l’étranger ; cependant le préteur la lui donnera, mais en le supposant citoyen romain[75].

Toutes ces fictions devaient, tôt ou tard, faire tomber dans le mépris cette loi, si simple au fond, et en amener la ruine. Cette superstition incroyante, cette interprétation infidèle, nous représente bien au reste ce qui se passait dans le paganisme : le maintien des observations et l’absence de la foi. Le vieux droit se conservait comme se conservait la mythologie ; il n’était plus qu’une fable, carmen serium ; poëme sérieux en ce qu’il a du sens dans plusieurs de ses pages, mais poëme sérieux aussi en ce qu’il a cessé d’être inspiré : on l’écoute, on se le laisse répéter, puis on passe à d’autres affaires, à d’autres occupations plus graves. Pour se retrouver dans ce dédale, il ne suffit plus de l’éducation de quelques années, il faut en faire l’étude de toute la vie ; ces fables redeviennent une sorte de mystères auxquels très-peu de personnes sont initiées : seulement ce ne sont plus les patriciens qui ont en dépôt cette science de l’ancien droit, c’est l’école, c’est la famille des jurisconsultes, c’est ce petit nombre d’hommes voués par état à l’étude des lois ; eux seuls en pénètrent les secrets et exercent cette espèce de sacerdoce dont Ulpien nous parle quelque part : « Jus est ars boni et æqui, cujus merito quis nos sacerdotes appellet[76]. » Ammien Marcellin, qui vivait à la fin du quatrième siècle, nous représente ainsi les jurisconsultes de son temps : « Vous croiriez qu’ils font profession de tirer les horoscopes ou d’interpréter les oracles de la sibylle, à voir la gravité sombre de leur visage quand ils vantent si haut une science où ils ne marchent qu’à tâtons. »

Ce premier vice du paganisme n’a donc pas disparu. Il y a toujours les profanes et les initiés, le petit nombre des adeptes et le vulgaire ; la philosophie a succédé en ceci aux religions antiques ; comme elles, elle déteste le vulgaire, et le vulgaire, c’est le grand nombre, c’est le peuple, c’est l’humanité !

Un second vice du paganisme, c’est de maintenir cette souveraineté absolue de l’État, non pas seulement sur les biens, sur la vie, mais sur les âmes, sur les consciences ; c’est de rester fidèle à cet ancien principe suivant lequel, Rome étant divinisée, toutes ses volontés étaient divines, légitimes, et ses lois ne trouvaient pas de résistance dans la volonté humaine, personne ne pouvant avoir raison contre les dieux. Seulement un grand changement se fait : ce génie, qui résidait au Capitole, inconnu et mystérieux, on sait aujourd’hui son nom, il s’appelle quelquefois Tibère, quelquefois Néron, quelquefois Héliogabale ; on sait son nom et on le connaît à ses œuvres. L’empire est une idolâtrie dont l’empereur est le prêtre et le dieu : on lui érige des autels de son vivant ; il envoie partout ses images, et on accourt au-devant d’elles avec la lumière et l’encens ; et des milliers de chrétiens mourront pour n’avoir pas voulu faire fumer, au pied de ses statues, quelques grains de parfums. L’empereur est donc bien un dieu, de son vivant comme après sa mort, dieu qui ordonne, dieu qui veut le lendemain le contraire de ce qu’il avait voulu la veille ; sa tyrannie est d’autant plus intolérable qu’elle s’exerce sur les choses morales et n’admet pas qu’on puisse avoir d’autre volonté que la sienne ; il déclare aux chrétiens, par l’organe de ses jurisconsultes, qu’il ne leur est pas permis d’être : non licet esse vos. Cette volonté écrasait aussi le droit de l’État, car le prince se trouve placé au-dessus des lois et déclaré par les jurisconsultes : princeps legibus solutus ; la seule question était de savoir si l’impératrice jouissait du même privilège, et on décida que oui, parce que le prince pouvait lui céder la moitié de ses droits. Si le prince est ainsi au-dessus des lois, qu’y a-t-il de surprenant à ce que sa volonté devienne loi impérieuse et irrésistible ? Comment les jurisconsultes n’en concluraient-ils pas que : quod principi placuit legis habet vigorem, utpote cam lege regia populus ei et in eum omne suum imperium et potestatem conferet[77], etc. ? De là cette formule, insultante pour l’humanité, par laquelle les princes ont si souvent, sans y songer, terminé leurs actes : Car tel est notre bon plaisir.

Ainsi le plaisir de l’empereur devint la loi du monde ; mais ce n’est pas tout : il n’a pas seulement le pontificat, le pouvoir absolu de faire les lois et de les défaire, il a encore la propriété universelle du territoire romain, à un petit nombre d’exceptions près. En effet, le sol des provinces se divisait en deux grandes parties. Il y avait les provinces tributaires ou de l’empereur, et les provinces stipendiaires ou du peuple romain. Vint un temps où l’empereur succéda au peuple romain, et dès lors la propriété de toutes les provinces lui fut dévolue. Cela est si vrai qu’aucun particulier n’était considéré comme véritablement propriétaire, mais seulement comme un usufruitier[78] auquel le prince voulait bien maintenir, garantir, jusqu’à nouvel ordre, la possession paisible de cet usufruit. De là vint qu’aucun sujet, lorsque le trésor très-sacré du prince, sacratissimum ærarium, réclamait une partie de ce bien lorsqu’il imposait des contributions, des indictions, des superindictions, lorsqu’il atteignait la terre elle-même, n’était fondé à se plaindre : le prince ne faisait que reprendre sa chose où il la trouvait. C’est là le principe de la fiscalité romaine, le principe de toutes ces exactions qui firent gémir l’Empire, qui réduisirent les provinces à une souveraine détresse, lorsque les curies responsables de la levée des impôts étaient peu à peu désertées par les décurions ; lorsqu’il fallait les remplacer par des gens de mauvaise vie, par des hommes tarés, par des prêtres concubinaires et des enfants naturels ; lorsqu’il fallait infliger cet honneur comme un châtiment. C’est alors que, mis à la torture, forcés de vendre femmes et enfants pour suffire aux exigences du trésor, les habitants des provinces abandonnent leurs terres, désertent le sol romain et appellent les barbares ; assurés qu’ils trouveront en eux des maîtres moins exigeants, ils aiment mieux leur donner le tiers ou les deux tiers du sol que de rester sous un régime qui leur enlevait la totalité des revenus. C’est ainsi que tous ces désordres du commencement du Bas-Empire, dont on a infligé la responsabilité aux empereurs chrétiens, étaient la suite naturelle de principes posés depuis longtemps : c’est Aurélien le premier qui prend le diadème des Perses et la pompe orientale ; c’est Dioclétien qui établit cette hiérarchie de fonctionnaires qui doit peser d’un poids si écrasant sur tout l’Empire. Ainsi c’est dans le temps de sa force que le gouvernement impérial fonde ce qui doit faire sa ruine.

Un troisième vice profond du paganisme, qui fait prévoir la catastrophe nécessaire de sa fin, c’est cette effroyable inégalité dont tous les efforts de la conscience n’ont pu faire raison. Le principe païen de l’émanation qui suppose que les uns naissent de la tête, tandis que les autres naissent de l’estomac, du ventre ou des pieds de la divinité, ce vieux système est encore au fond de la législation, alors même qu’elle s’écrit par la plume immortelle de Gaïus et d’Ulpien. Ainsi la femme est toujours maintenue en tutelle ; il ne s’agit plus sans doute de la tutelle légitime des agnats, mais d’une tutelle dative, de sorte que la capacité de la femme est restreinte aux actes de peu d’importance dans la vie civile. Le fils de famille est soumis, non plus au droit de vie et de mort, mais au droit de vente, et il peut être exposé à sa naissance ; il est d’ailleurs condamné à une minorité éternelle, quels que soient son âge et sa dignité ; il est privé de toute espèce de propriété et n’a, jusqu’à Constantin, que le peculium castrense, c’est-à-dire la solde militaire.

L’esclavage subsiste également, et nous connaissons ses rigueurs, non pas seulement dans les temps héroïques et fabuleux, mais dans les siècles de lumières, de sagesse, de philosophie que nous avons parcourus, dans ces temps qui étaient pour beaucoup d’hommes des temps de liberté. L’opinion des philosophes grecs en matière d’esclavage n’est pas douteuse : si Platon ne l’avait pas admis dans sa république, il n’avait osé le condamner dans la cité ; pour Aristote, il lui avait donné la nature humaine pour principe, disant que la nature a créé les uns pour commander, les autres pour obéir. Cicéron était de cet avis, lorsqu’il écrivait ces mots : Cum autem hi famulantur qui sibi moderari nequeunt, nulla injuria est[79]. Il n’y a pas d’injustice à ce que ceux-là servent, qui ne savent pas se gouverner. » Dans son admirable traité des Offices, chef-d’œuvre de la morale antique, il rapporte, sans commentaire, les controverses et les cas de conscience proposés par un philosophe nommé Hécaton : « Un maître, en temps de famine, est-il obligé de nourrir ses esclaves ? L’économie dit non, l’humanité dit oui…… Hécaton dit non. » — On est sur une petite barque, au milieu de la mer, avec un mauvais esclave et un bon cheval : une tempête s’élève, lequel des deux faut-il jeter à la mer ? L’humanité donne un conseil, l’économie un autre[80]. Hécaton ne se prononce pas, ni Cicéron non plus ! Voilà pour les philosophes de la plus belle époque romaine.

Vous croyez peut-être que le temps aura modifié des opinions si dures. Arrivons à Libanius et lisons son discours sur l’esclavage. Attendez-vous qu’il va répéter les gémissements des chrétiens ? il n’en est rien, il n’a garde de déserter ces autres traditions du monde païen : il soutient que l’esclavage est le mal commun de tous les mortels ; tous les hommes sont esclaves ou de leurs passions, ou de leurs affaires, ou de leur devoir : le paysan est esclave du vent et de la pluie ; le professeur, de ses auditeurs ; les esclaves, ce sont les moins esclaves de tous, ce sont même les plus heureux : ils ne connaissent pas ce maître impitoyable qu’on appelle la faim, le plus odieux de tous les tyrans. Est-il rien de plus doux que cette condition où l’on dort sur ses deux oreilles, abandonnant au maître le soin de pourvoir à sa nourriture ?…… C’est ainsi que les passions et l’égoïsme ont raisonné à toutes les époques et pour les esclaves de toutes les couleurs.

Si telles étaient les opinions des philosophes, que pouvait être la doctrine des jurisconsultes, obligés de s’inspirer des idées et des faits ? L’antique loi romaine, il est vrai, punissait de mort celui qui avait tué le bœuf de labour ; mais lorsque Q. Flaminius, sénateur, pour consoler un enfant de mauvaise vie qui l’accompagnait et qui regrettait de n’avoir jamais vu tuer, coupe la tête à un de ses esclaves, la loi romaine est muette et n’a pas de punition pour un tel forfait. Les jurisconsultes avaient établi une peine pécuniaire contre celui qui tuait son esclave[81]. Mais ils s’étaient hâtés de se faire pardonner cette faiblesse. Ce qu’ils accordaient à l’esclavage, ils le reprenaient à la liberté, et ce ne fut pas trop des lois Ælia-Sentia, Junia-Norbana et Furia-Caninia, qui restreignaient le nombre des affranchissements, qui fermaient aux affranchis la cité romaine, pour calmer les terreurs de ces hommes graves qui croyaient à la ruine de la république, parce que, aux funérailles, on voyait un certain nombre d’affranchis venir prendre place entre les citoyens, coiffés du bonnet de la liberté : voilà pourquoi il fallut distinguer plusieurs catégories différentes dans cette misérable condition servile, les deditii, qui ne pouvaient jamais devenir citoyens romains, et les Latins Juniens, qui ne le devenaient que dans certains cas. En même temps le sénatus-consulte Silanien, rendu sous Claude, avait déclaré que, quand un homme serait mort de mort violente, tous ses esclaves seraient mis à la torture. Tacite nous peint l’effroi et la stupeur de la ville de Rome, lorsqu’on annonça un jour qu’un sénateur étant mort de mort violente, ses quatre cents esclaves allaient être conduits à la torture[82]. Il était défendu de tuer un esclave, mais on pouvait le faire mourir à la question ; seulement on devait en payer le prix au maître[83]. Toutefois on lui devait la nourriture, et Caton nous donne un exemple de la manière dont un bon père de famille devait la régler. Voici la recette de Caton pour faire le vin à l’usage des esclaves pendant l’hiver. « Mettez dans une futaille dix amphores de vin doux, deux amphores de vinaigre bien mordant, et autant de vin cuit jusqu’à diminution des deux tiers avec cinquante amphores d’eau douce. Remuez le tout ensemble avec un bâton pendant cinq jours consécutifs ; après quoi vous y ajouterez soixante-quatre setiers d’eau de mer[84]. » Je reconnais bien là le paganisme, et ce breuvage amer qu’il donne à ses esclaves me rappelle l’éponge de vinaigre et de fiel qu’un autre Romain, qu’un soldat présentera au bout d’une lance à cet autre esclave mort sur une croix pour la rédemption des esclaves.

Quant aux habitations, Columelle prescrit des ergastula subterranea dans lesquels on ménagera des ouvertures plus haut que la main[85], soit afin de rendre la fuite plus difficile, soit afin de les priver du spectacle de ce monde dont on les retranche. Ceux qui étaient employés à la meule portaient au cou une large roue qui les empêchait de porter la main à leur bouche et de ramasser une poignée de cette farine qu’ils étaient occupés à moudre tout le jour. Ce serait donc bien à tort qu’on attribuerait aux Chinois l’invention du supplice de la cangue ! C’étaient encore là les traitements les plus doux : les lois d’Antonin n’avaient pas aboli le droit de faire des esclaves eunuques, et on les comptait par troupeaux, greges puerorum ; il y avait aussi des troupeaux d’esclaves gladiateurs qui, assemblés chez le lanista, prêtaient l’effroyable serment de se laisser brûler, enchaîner, frapper, égorger, uri, vinciri, verberari, ferroque necari. Si ces gladiateurs n’étaient pas des hommes, ils étaient au moins marchandise, matière à traités ; les jurisconsultes étaient bien obligés de s’occuper d’eux, car on en faisait des louages et des ventes. Gaïus, examinant les difficultés qui peuvent se présenter, dans certains cas, pour savoir s’il y a contrat de vente ou contrat de location, se fait la question suivante : « Si je vous livre des gladiateurs à condition de vingt deniers par tête pour ceux qui sortiront vivants, pour salaire de leurs sueurs, et mille deniers par tête pour les morts et les blessés, on demande s’il y a vente ou louage. On incline pour cette opinion, que pour chacun des survivants le contrat est un louage, mais qu’il y a vente pour les morts et les blessés, et l’événement en décide, comme si chacun des esclaves eût été l’objet d’un louage et d’une vente réciproquement conditionnels. Car on ne doute point qu’on ne puisse louer ou vendre sous condition[86]. » Je ne sais pas ce qu’il faut le plus admirer du calme du jurisconsulte ou de l’horreur des mœurs.

Ne dites pas que les mœurs s’adoucissent : Trajan, à son retour de la Dacie, fit mourir dix mille gladiateurs ; on craignait que les bœufs manquassent, personne ne parut craindre que les gladiateurs vinssent à manquer !

Le droit romain de la période classique, modifié par la jurisprudence des Antonins, est beau comme le Colisée : c’est un monument admirable, mais on y jette les hommes aux lions !

Au commencement du cinquième siècle, toute cette jurisprudence était encore debout ; elle venait même d’être restaurée par la loi des citations de Valentinien III. Heureusement, et pour l’honneur des temps chrétiens, une législation rivale s’élevait : c’est celle que le code Théodosien allait inaugurer.

Le christianisme avait pénétré de bien bonne heure dans l’Empire : il y arrivait comme une doctrine qui a horreur de la fiction, comme une doctrine de liberté qui ne pouvait pas admettre l’asservissement des consciences, comme une doctrine de charité qui ne pouvait pas laisser subsister jusqu’au bout toutes ces inégalités qui outrageaient la nature. Mais le christianisme ne voulait pas tenter de changer le monde par un bouleversement subit ; il eut cette inspiration de se condamner à vaincre lentement, patiemment ; il veut, comme le Sauveur, détruire l’esclavage en se faisant lui-même esclave, formam servi accipiens.

Tandis que Platon remerciait tous les jours les dieux de l’avoir fait naître homme plutôt que femme, libre plutôt qu’esclave, Grec plutôt que barbare, le christianisme proclamait, par saint Paul, qu’il n’y avait plus ni homme ni femme, ni libre ni esclave, ni Grec ni barbare, mais un seul corps en Jésus-Christ[87], et c’était assez de cette parole pour faire, avec les siècles, le grand changement que Dieu avait médité.

Le christianisme ne devait pas non plus tolérer les prétentions de la souveraineté impériale au domaine des consciences : il professe qu’il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes, mais en même temps il prie pour ceux qui le persécutent.

Enfin il repoussait toutes les fictions du paganisme ; il voulait la réforme d’un droit réservé à un petit nombre de jurisconsultes et forcément caché au vulgaire ; mais il ne faisait pas profession de mépriser les lois romaines, et l’on retrouve dans les constitutions apostoliques cette déclaration : « Dieu n’a pas voulu que sa justice fût manifestée pour nous seuls, mais qu’elle resplendît aussi dans les lois romaines. » Saint Augustin dit : « Leges Romanorum divinitus per ora principum emanarunt. » Ainsi le christianisme acceptait les lois romaines et les admirait, il y reconnaissait cette lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde, pour qu’il connaisse Dieu et l’adore. Avec ces dispositions et la patience dont il était pourvu, il était impossible que le christianisme ne travaillât pas à la réforme de cette législation dont nous avons vu l’énormité et les crimes. De bien bonne heure on commence à apercevoir, à soupçonner sa présence ; mais ce n’est pas le lieu de montrer comment cette société nouvelle travailla dans ses catacombes, au-dessous d’une société qu’elle parvint à corriger malgré elle ; comment dans tous les rangs de la vie publique et civile, dans le sénat comme dans les derniers ergastules, elle sut se faire des disciples, tempérer, éclairer et modifier les mœurs présentes. On a montré, avant moi, comment saint Paul, par ses discours à l’Aréopage, par ses disputes avec les stoïciens et les épicuriens, par l’apologie qu’il prononça à Corinthe, en présence d’un magistrat romain, Annæus Gallio, avait dû nécessairement frapper l’opinion de ses contemporains et surtout de ces Grecs et de ces philosophes, si curieux de nouveauté. Et comment Gallio n’aurait-il pas informé son frère bien-aimé, Sénèque, qui lui dédiait ses traités De Ira et De Vita beata, des doctrines et de la célébrité de ce Grec, de ce Juif, qui allait à Rome pour y faire des prosélytes, et cela jusque dans la maison de Néron. Les doctrines de Sénèque, d’ailleurs, ne sont-elles pas là pour attester ce contact nécessaire de la philosophie païenne et de la philosophie chrétienne ? Le stoïcisme de Sénèque, en effet, remplace l’ancien fatum, arbitre aveugle de nos destinées, par la Providence, par un Dieu père que nous devons honorer et aimer ; il croit à l’immortalité de l’âme et à une lutte que l’esprit doit soutenir ici-bas contre la chair, ennemi dont il ne peut triompher que par un secours divin : la grâce ; il se sent rempli d’une singulière pitié pour toutes les douleurs humaines et surtout pour l’esclave issu d’une même race que nous… Non, je ne puis m’empêcher de croire que ce stoïcien ne porte l’empreinte du philosophe chrétien qui était à Rome en même temps que Sénèque et qui devait y mourir plus glorieusement que lui !

Lorsque les apologies de Quadratus, évêque d’Athènes, d’Athénagore, de saint Justin, de Tertullien, d’Apollonius, sénateur romain, ont circulé dans tous les rangs de la société romaine ; lorsque les chrétiens, de jour en jour plus nombreux, peuvent déjà remplir le forum, le sénat, l’armée, comment croire qu’ils n’agissent pas sur la philosophie stoïcienne et par là sur les jurisconsultes ? Lorsque je les vois admis dans les conseils d’Alexandre Sévère, qui adore dans son laraire l’image du Christ et qui fait inscrire en lettres d’or dans son palais les maximes chrétiennes, je ne comprendrais pas que l’on niât l’influence du culte nouveau. On a dit que les jurisconsultes étaient trop ennemis des chrétiens pour se faire leurs plagiaires : comme si la dernière ressource d’un ennemi aux abois n’était pas précisément le plagiat, ne consistait pas à désarmer une vérité que l’on déteste en lui empruntant tout ce qu’elle a de bienfaisant, tout ce qui lui attire les cœurs. N’est-ce pas ainsi que Julien l’entendait lorsqu’il disait aux païens qui l’entouraient : Imitez les prêtres chrétiens, ouvrez des hôpitaux ! Pourquoi les jurisconsultes n’auraient-ils pas fait de même ? Ils voulaient désarmer le christianisme en le faisant passer dans la loi romaine, afin qu’il n’y eût pas de raison apparente pour réformer une société qui admettait des progrès si légitimes et pour détruire une religion qui tolérait des réformes si bienfaisantes.

Lorsque le christianisme monte sur le trône avec Constantin, on croirait qu’il y va beaucoup exiger : cependant, loin de prendre possession de l’empire en vainqueur, il continue à procéder avec sa lenteur accoutumée. Constantin avait encore bien des ménagements à garder ; ainsi il resta souverain pontife et rendit même des rescrits sur la manière de consulter les auspices. La tactique de ses successeurs est la même : si les uns avancent, les autres reculent, mais tous hésitent. Le code Théodosien conserve encore l’esclavage, le divorce, le concubinat, des inégalités entre l’homme et la femme, entre le père et les enfants, bien des inégalités que le droit naturel n’approuve pas toujours. Cependant trois grandes nouveautés s’y font place.

C’est, en premier lieu, l’effort fait pour donner au droit un caractère de publicité et de sincérité. Avec Constance tombèrent les formules sacramentelles des testaments, des stipulations et de plusieurs autres actes du droit civil. On fait ainsi disparaître ce que les empereurs chrétiens appellent aucupatio syllabarum, c’est-à-dire les syllabes sacramentelles et tous les restes de subtilités juridiques. On s’efforce de donner ainsi au droit une forme plus populaire, plus accessible à tous, en déterminant les noms des jurisconsultes dont les écrits feront loi, et en réunissant en un seul corps de lois, comme le font Théodose et Valentinien, les constitutions éparses des empereurs chrétiens.

En second lieu, le temporel et le spirituel se divisent ; mais c’est ici que le progrès a le plus de peine à se faire : nous avons vu Constantin conserver le titre de pontife, et ses successeurs croient aussi volontiers que la religion seule de l’Empire est changée, et non leur souveraineté sur les consciences ; on a de la peine à leur arracher l’encensoir, à les désarmer, à les empêcher de convoquer et de présider les conciles ; mais l’Église persiste dans ses laborieux efforts, et Lucifer de Cagliari ne craint pas de leur dire : « Eh quoi ! respecterons-nous votre diadème, vos bracelets, vos pendants d’oreille, au mépris du Créateur ? »

Cette lutte victorieuse finira par arracher à Théodose et à Valentinien cette déclaration : « C’est une parole digne de la majesté d’un prince que de se dire lié par les lois. » Voilà donc le prince devenu le premier serviteur de la loi ; voilà le pouvoir temporel descendu à la place que l’Évangile lui a faite, et qui, si elle n’est pas la plus belle, est du moins la plus sûre : Que celui qui veut être le premier soit le serviteur de tous.

Enfin les injures de l’humanité commencent à être réparées. Ces trois grandes plaies que portaient la femme, les enfants et les esclaves, les mains des empereurs les touchent et elles commencent à se guérir. En même temps, Constantin fait aux mères une place plus large dans la succession de leurs enfants. En ce qui touche les enfants, c’est aussi Constantin qui interdit l’exposition et qui punit le meurtrier du fils des mêmes peines dont on atteint le parricide. En ce qui concerne les esclaves, c’est lui qui abolit le supplice de la croix et rend une ordonnance contre les combats de gladiateurs : « ne voulant pas, dit-il, de ces spectacles sanglants au milieu de la paix de l’empire ; » c’est lui qui applique la peine de mort à ceux qui ont fait périr leur propre esclave : « Que les maîtres usent de leur droit avec modération, et que celui-là soit considéré comme homicide qui aura tué son esclave volontairement à coups de bâton ou à coups de pierres, ou s’il lui a fait avec un dard une blessure mortelle ; s’il le suspend à un lacet, si par un ordre barbare il l’a fait précipiter dans un gouffre, s’il lui a fait boire du poison, s’il lui a fait déchirer le corps par des bêtes féroces, ou sillonner sa chair avec des charbons ardents, ou si dans des tourments affreux il a forcé la vie d’abandonner des membres tout couverts de sang et d’écume, avec une férocité digne des barbares. » Cette loi, qui porte la date de l’an 319, est éloquente ; elle exprime bien toute l’horreur de l’esclavage et toute l’indignation du christianisme, qui, arrivé à revêtir un moment la pourpre impériale, s’empresse aussitôt de faire pour premier acte une loi en faveur de l’humanité réduite en esclavage[88].

Ainsi le code théodosien remédie à trois vices du paganisme, à ce triple outrage fait si longtemps à la liberté, à la vérité et à l’humanité par toutes les horreurs de l’esclavage et toutes les inégalités de la famille. Je ne suis plus étonné après cela que le code théodosien ait été salué, dans les assemblées du sénat, de tant de magnifiques acclamations après que le préfet de Rome et les consuls eurent donné lecture de la constitution qui inaugurait ce code dans tout l’Empire[89]. Il est très-frappant que le dernier procès-verbal des séances du sénat soit précisément celui qui inaugure ce code ; ces acclamations durent être entendues jusque dans le camp des barbares établi sur le territoire romain, car nous sommes en 458 : les Vandales sont maîtres de l’Afrique, les Bourguignons et les Visigoths maîtres de la Gaule et de l’Espagne ; enfin s’avancent les armées des Huns, Attila à leur tête ; c’est à ce moment même que, par un sublime rapprochement, on proclame une législation destinée à maîtriser l’avenir. Tous ces barbares en auront entendu parler, leurs princes voudront la connaître, et la grande pensée de la législation romaine ne les abandonnera plus. Dès l’an 500, l’édit de Théodoric pour les Ostrogoths proclame la loi romaine du code de Théodose ; quelques années après, Alaric II donnait à ses sujets le Breviarium Alaricanum extrait du même code ; enfin en 534 paraissaient, pour les sujets romains des Bourguignons, les Papiani Responsa, recueil emprunté en partie au droit de Théodose. Mais la destinée de ce droit ne se bornera pas là : il ne cessera d’être enseigné dans les Gaules et principalement au sixième et au septième siècle aux écoles de Clermont ; il sera porté en Angleterre et enseigné à l’école d’York ; il ira en Allemagne à la suite des conquêtes pacifiques de saint Boniface ; il servira de base à une partie des capitulaires des rois francs et pénétrera dans la législation des barbares pour la tempérer, l’éclairer, la régulariser.

Les princes barbares, il est vrai, ne s’inspireront pas moins de ses défauts que de ses mérites ; ils ne se feront pas faute de se considérer comme héritiers des princes romains à l’égard des biens de leurs sujets. C’est ainsi que Frédéric Barberousse fera décider à Roncaglia par ses jurisconsultes que, comme héritier de Trajan, il est maître absolu des propriétés de ses sujets. Cette doctrine de Frédéric se trouvera celle de Louis XIV lorsqu’il parle « de ses biens royaux, dont les uns sont dans notre domaine, et dont nous voulons bien laisser les autres dans les mains de nos sujets. » Ces traditions païennes arriveront jusqu’à nos jours pour être, sous d’autres formes, le plus formidable danger des temps présents.

Ce qui reste des traditions du divorce dans la famille disparaîtra dans ce grand combat de la papauté contre Philippe Auguste et contre Henri VIII. Avec le temps, les esclaves se changeront en serfs, et les serfs en hommes libres. Enfin le grand principe de la séparation du temporel et du spirituel finira aussi par l’emporter, et cela au moment même où Grégoire VII mourant laissait échapper ce cri : « J’ai combattu pour la justice, c’est pourquoi je meurs en exil. » Il mourait, mais le principe pour lequel il avait si vigoureusement combattu était moins mort que jamais : car les principes qui sauvent le genre humain sont ceux qui savent laisser mourir en eux ce qu’ils ont de mortel.

Le droit romain devait devenir maître du monde, mais à la condition que l’empire romain périrait ; il ne fallait rien moins que la chute de l’Empire pour détruire tous ces rêves de fictions légales, tous ces restes d’inimitié profonde enracinés dans les entrailles des mœurs romaines ; il ne fallait rien moins que l’épée d’Attila et le pied d’Odoacre pour renverser le dernier fantôme de trône impérial et affranchir le monde ; il fallait cela pour faire vivre ce qui était vraiment l’âme du droit romain, c’est-à-dire ce principe de l’équité naturelle, qui commence sa lutte dans le sang de Virginie et sur le mont Sacré, qui combat par la parole des tribuns, par les édits des préteurs, qui trouve une nouvelle force dans la philosophie stoïcienne, mais que le christianisme seul avait pu faire triompher, et qui, débarrassé de toutes ses entraves, de l’or, de la pourpre, de tout l’attirail de la puissance impériale et des pompes humaines, se trouve enfin maître du monde au moment où on le croyait anéanti.



LES LETTRES PAÏENNES. — LA POÉSIE


(SEPTIÈME LEÇON)




Messieurs,


À mesure que nous pénétrons dans la société romaine du cinquième siècle, nous reconnaissons mieux qu’elle devait mourir, mais non pas mourir tout entière. Déjà dans la religion, dans le droit, nous avons distingué ce partage entre les éléments périssables et le principe immortel qui leur survit, qui ne perd rien, qui gagne à leur destruction. Il semble que les lettres doivent nous donner un autre spectacle ; que si l’idée du saint fut voilée pour l’antiquité par la pensée de la chair et du sang, si l’idée du juste fut troublée par l’orgueil des forts et par l’oppression des faibles, du moins l’idée du beau rayonna dans toute sa pureté ; il semble que les lettres anciennes n’avaient rien à corriger, qu’elles ne pouvaient rien perdre sans un dommage irréparable pour les temps qui suivirent, et que, du moins en fait d’art, ces hommes du Nord, ces Celtes, ces Germains, ces Slaves, au sortir de leurs forêts, n’avaient rien de mieux à faire que de venir s’asseoir aux pieds des maîtres latins pour apprendre d’eux l’éloquence et la poésie. Cependant il n’en est pas ainsi : le cinquième siècle gardait la tradition de l’art, mais enveloppée dans tous les défauts, dans tous les vices de la décadence, et nous allons voir ce qu’il fallut vaincre de résistances pour l’en dépouiller.

La décadence latine, dont je ne vous ferai pas l’histoire, commence avec l’empire, avec le règne d’Auguste, au moment où la liberté finit. C’est un lieu commun historique, une vérité vulgaire, que l’inspiration ne saurait vivre que de liberté ; cependant rien ne semble plus contestable et plus contredit par les faits ; on allègue en ce sens le siècle d’Auguste, celui des Médicis, celui de Louis XIV et tous ceux où un despotisme immense sembla couvrir toutes choses de son ombre, mortelle pour l’indépendance et bienfaisante pour le génie.

Mais ceux qui ont soutenu cette thèse ne prennent pas garde que les grands princes qui ont donné leur nom aux siècles d’or des littératures n’ont pas ouvert ces siècles, mais les ont fermés, et que c’est celui-là qui laisse son nom sur la pierre tumulaire du grand siècle qui l’a enterré. Auguste commence par vendre la tête de Cicéron à Antoine, et par pacifier l’éloquence, comme disent les contemporains, ainsi que le reste des choses humaines ; la pacifier, c’était l’éteindre ; ensuite il s’entoure de poëtes, mais ces poëtes ont fait leur éducation au milieu des guerres civiles et ont grandi au bruit des armes de Philippes et d’Actium. Plus tard les Médicis recevront la littérature italienne, toute frémissante encore des passions guelfes et gibelines, tout émue du souffle de Dante, ils la laisseront endormie pendant trois siècles au pied des femmes. Louis XIV prend un siècle encore tout bouillant des orages de la Ligue, tout retrempé aux généreuses erreurs de la Fronde, et il en commence un autre qui ira finir dans les antichambres des maîtresses et des favoris ; de sorte que tous ces patrons, tous ces Mécènes de l’âge d’or des littératures, ne font qu’élever un tombeau commun, un magnifique tombeau, sans doute, à la liberté et au génie.

À mesure qu’on avance dans les siècles de l’Empire, la servitude devient plus pesante et l’ombre plus épaisse. Cependant le règne des empereurs chrétiens, si accusés d’avoir hâté la décadence, rendit quelques inspirations aux lettres, parce qu’il rendit aux esprits quelque liberté. Nous trouvons chez un témoin non suspect, Symmaque, ce fait peu connu, que Valentinien, après le règne philosophique de Julien, rétablit la publicité des débats judiciaires, et un auteur païen le loue d’avoir mis fin au silence public. Sans doute, si l’éloquence avait dû renaître, c’eût été au milieu de cette lutte des tribunaux romains, où elle trouvait tant de grands souvenirs, et où le génie de Cicéron vivait encore ; mais elle ne devait pas revivre et se faire entendre au delà de l’enceinte de ces tribunaux.

Favorisée par les libéralités de Constantin, la poésie retrouva des inspirations que, depuis bientôt trois cents ans, elle ne connaissait plus.

Le cinquième siècle, qui semble n’offrir d’abord que des intrigues de palais et des querelles d’eunuques, était cependant le siècle le plus épique, le plus capable d’inspirer un grand poëme. Rome avait toujours aimé ces chants héroïques qui célébraient la gloire de ses grands hommes, qui faisaient revivre le souvenir de son illustration militaire ; il lui avait fallu un genre de poëme que la Grèce avait connu, mais qu’elle n’avait pas préféré : au lieu d’une épopée mythologique, Rome avait affecté la forme historique ; depuis les Annales d’Ennius jusqu’à la Pharsale de Lucain, jusqu’à la Guerre punique de Silius Italicus, on la voit s’attacher de préférence à ces poëtes qui suivent de près son histoire et lui racontent ses actions dans un langage digne d’elle. Au temps où nous sommes, la scène s’est bien agrandie, le combat est devenu bien plus terrible, les barbares sont aux portes de l’Empire, mais toujours vaincus, toujours repoussés par les aigles de Constantin, par l’épée de Julien, par le génie et la fermeté de Théodose, et nul ne peut dire de quel côté penchera la balance que les destins semblent soutenir d’une main égale. Mais une autre guerre plus grande existe et se perpétue, et, de même que le poëte nous a fait assister, bien au-dessus des remparts de Troie, à des luttes lointaines où nous voyons les phalanges se combattre dans les plaines du ciel ; de même, au-dessus de ces combats de la terre, se livre la grande bataille entre le paganisme et le christianisme, et personne encore, s’il n’était éclairé par un principe chrétien, ne pouvait dire, au lendemain de la mort de Julien, lequel des deux serait vainqueur ; ici, comme dans l’Iliade, il s’agit d’une querelle séculaire, non plus seulement entre l’Orient et l’Occident, entre le Nord et le Midi, mais entre les deux moitiés du genre humain, et, dans cette lutte, on aurait pu nous montrer les immortels au plus fort de la mêlée, descendant de leurs nuages pour combattre au grand jour. Mais le poëte manqua, ou plutôt le poëte vint et se trompa.

Le poëte du cinquième siècle fut Claudien, né à Alexandrie, dans cette ville savante qu’il a célébrée avec amour, vantant ce ciel de l’Égypte sous lequel le laboureur n’appelle jamais de ses vœux les nuages, servi qu’il est par les eaux du Nil ; il chante avec passion cette cité où l’antiquité avait rassemblé, en quelque sorte, tout son savoir, où avaient paru Callimaque, Apollonius, à l’école desquels Virgile et Horace n’avaient pas dédaigné d’étudier ; c’est aussi sous leur influence qu’il s’est formé et qu’il a grandi. Lorsqu’en 395 il paraît à Rome, dans la ville païenne, il est aussitôt entouré d’hommages universels, les partisans de l’ancien culte sont au comble de la joie d’entendre ce jeune homme savant et inspiré faire revivre tous leurs dieux au moment où on leur déclare que leurs dieux s’en vont ; l’admiration publique le porte aux plus grands honneurs et obtient des empereurs chrétiens eux-mêmes qu’on lui érige une statue dans le forum de Trajan, à côté des grands poëtes de l’antiquité, et une inscription sur la base de marbre reconnaît en lui l’intelligence de Virgile et la muse d’Homère[90].

Au reste, le sénat seul ne lui a pas obtenu ces bienfaits : un protecteur plus puissant s’est joint au sénat, c’est Stilicon, à la suite duquel le poëte s’est attaché, dont il chante les victoires, les combats, le repos, les plaisirs, dont il chante même les vices et les crimes, et, après avoir accompagné ainsi le tuteur d’Honorius, le vainqueur des Goths, jusqu’à la fin de sa carrière, lorsque Stilicon périt assassiné, son sang rejaillit sur le poëte qui marchait à sa suite. Claudien est alors disgracié, persécuté, et nous le voyons adresser un poëme à Adrien, préfet du prétoire, pour lui demander pitié, le supplier de suspendre ses coups, de le laisser respirer dans l’ombre, et aussi, sans doute, user de la liberté déplorable de la flatterie ; il compare le préfet du prétoire à Achille, et lui rappelle qu’Achille ne s’acharna pas sur les restes d’Hector.

Manibus Hectoreis atrox ignovit Achilles[91].

Disons maintenant un mot de ses œuvres et de son génie. — Son génie est précisément dans ses erreurs : cet homme, venu dans un siècle chrétien, par la puissance d’une imagination prodigieuse, vit encore tout entouré des souvenirs de l’antiquité païenne, et, de même que les dieux ne marchent sur la terre qu’entourés de nuages, lui ne parle qu’entouré de fables qui lui dérobent la vue de la vérité. Nous sommes à une époque où de toutes parts les temples commencent à être fermés, excepté à Rome, où cependant le pêcheur de Galilée a vaincu le Jupiter Tarpéien. Claudien n’en commence pas moins une Gigantomachie, un poëme destiné à chanter la victoire de Jupiter sur les Géants. Le temps approche où le temple de Cérès à Catane va s’ouvrir pour recevoir sur ses autels l’image de la Vierge Marie, et Claudien s’occupe à composer un poëme en trois livres sur l’enlèvement de Proserpine… Son âme s’échauffe, il voit les temples s’ébranler, l’inspiration des trépieds de Delphes a passé sur ses lèvres ; que va-t-il en sortir ? Quelque défense éloquente de ses dieux attaqués, quelque victorieuse apologie qui viendra se placer à la suite de celles de Symmaque et réfuter celles de tant de glorieux confesseurs et apologistes ? Non, il n’en est rien : tout ce bruit, tout cet éclat, c’est pour nous apprendre comment le dieu des enfers enleva, dans les champs d’Enna, la fille charmante de Cérès :

Inferni raptoris equos afflataque curru
Sidera Tænario, caligantesque profundæ
Junonis thalamos audaci prodere cantu
Mens congesta jubet[92]

Cependant tout ici n’est pas illusion, et je me persuade que dans ces erreurs, que dans ces oublis de Claudien, il y a beaucoup d’art et de politique. Je parlais, il y a un instant, de cette société païenne qui l’avait accueilli avec transport à son arrivée, qui l’avait entouré de ses faveurs, qui trouvait en lui son poëte favori et le plus goûté ; eh bien ! la politique de cette société, de ces familles sénatoriales, était depuis quelque temps, comme le rhéteur Salluste le disait à Julien, de traiter le christianisme de mode passagère d’engouement des esprits, qui devait bientôt se dissiper et laisser revenir à l’antique religion des aïeux. Chose étonnante ! ces chrétiens, pour lesquels on n’avait pas assez de menace, d’arènes, de bourreaux, de lions ; ces chrétiens qu’on accusait de conjurer contre l’État, de vouloir faire crouler l’Empire, les païens, naguère si effrayés, plus calmes aujourd’hui, se bornent à ne jamais les nommer, à les supposer absents de l’univers et nuls en présence de la postérité. Aussi Claudien passe au milieu de toutes les gloires chrétiennes de ce siècle sans s’en apercevoir, ignorant saint Augustin, saint Ambroise qui ne l’ignorent pas, qui lui font même l’honneur de le citer. Il ne s’est jamais permis d’attaques violentes, directes, contre le christianisme, si ce n’est une fois, dans sa vie privée, où il se laissa arracher une épigramme contre Jacobus, préfet des soldats, qui avait osé désapprouver ses vers. Le crime était grand ! Il le poursuit de ses sarcasmes, et voici en quels termes :

Per cineres Pauli, per cani limina Petri,
Ne laceres versus, dux Jacobe, meos.
Sic tua pro clypeo sustentet pectora Thomas,
Et comes ad bellum Bartholomæus eat,
Sic ope sanctorum non barbarus irruat Alpes,
Sic tibi det vires sancta Susanna suas…[93].

Vous voyez que l’emploi du sarcasme contre le christianisme n’est pas nouveau, et qu’il faut, lorsqu’on écrit l’histoire du voltairianisme, remonter bien loin avant Voltaire.

Mais l’aristocratie romaine, qui permettait rarement au poëte ces libertés compromettantes, avait à tirer de lui d’autres services. Elle avait fait de Claudien le poëte lauréat de ses solennités, de ses intérêts, de ses passions politiques ; il portait pour elle la parole, mais son éloquence n’employait plus la prose, dont on aurait pu blâmer les excès ; il parlait la langue des dieux, dont on ne pouvait pas accuser la liberté, à laquelle il fallait permettre de rappeler de temps à autre le langage de Virgile et d’Homère ; il portait la parole dans ces grands événements qui émouvaient tous les esprits : la guerre contre Gildon, contre Alaric, la chute de Rufin ou d’Eutrope. C’était alors que paraissait Claudien, à Rome, à Milan ou à Ravenne, en présence d’Honorius, de Stilicon, et des hauts dignitaires de l’Empire, et alors, au nom de cette grande assemblée sénatoriale qu’il avait laissée derrière lui, au nom de cette vieille aristocratie romaine, il parlait à ces personnages chrétiens, il les traitait comme il eût traité Auguste et sa cour, avec un langage plein d’encens idolâtrique ; il les enveloppait, comme d’un nuage, des parfums du sacrifice, et leur imposait comme une sorte de complicité païenne dont ils n’étaient pas maîtres de se dégager. Avait-il à louer Théodose, il le représentait, après avoir donné ses derniers conseils à Stilicon, prenant son vol vers le ciel, comme autrefois Romulus, traversant la voie lactée, écartant à droite et à gauche les ombres qui se pressent respectueusement sur son passage, laissant loin derrière lui Apollon, Mercure, Jupiter, et allant prendre la place la plus haute au sommet de l’Empyrée, tandis que son étoile se levait sur l’Empire d’Orient pour considérer encore son fils Arcadius, et se couchait à regret dans l’Empire d’Occident où régnait Honorius. Voilà comment dans ce siècle le poëte fait l’apothéose des plus grands défenseurs, des serviteurs couronnés du christianisme. Lorsqu’il s’adresse au jeune Honorius, sa liberté est plus grande, il craint moins encore : il n’hésite pas, lorsqu’il est question du mariage de l’empereur avec Marie, à représenter l’Amour et le jeune Cupidon venant percer de ses flèches le cœur du prince et allant se vanter de ses exploits à Vénus dans le beau palais de Chypre, qu’elle occupe et dont il fait une pompeuse description. La déesse, emportée par un triton, traverse les mers ; elle arrive à Ravenne, pénétre dans la demeure des jeunes mariés et les trouve occupés à lire les poëtes anciens, les odes de Sapho, dont les païens interdisaient la lecture à leurs filles : ce sont elles que Claudien met entre les mains de la jeune épouse d’Honorius[94].

Mais voici une solennité plus grande. On est en 404 ; Honorius règne depuis neuf ans ; il règne à Ravenne, dans une ville chrétienne, qu’il préfère à cette Rome, éprise de ses faux dieux ; il a déjà rendu trois lois contre le paganisme ; cependant il se décide, après de longues hésitations, à venir à Rome célébrer son sixième consulat, et il prend possession de l’ancien palais d’Auguste, sur le mont Palatin ; il réunit autour de lui le sénat, ce sénat partagé où la majorité païenne déplore encore le renversement de l’autel de la Victoire. En présence d’une réunion si considérable où les chrétiens l’emportent, sinon par le nombre, au moins par l’autorité, Claudien s’avance : il est chargé d’exposer les vœux de la ville et du sénat, il déroule le parchemin où ses vers sont écrits en lettres d’or, et il raconte un songe : « Toutes les pensées qui durant le jour agitent nos âmes, le sommeil bienfaisant les rend à notre cœur pacifié. Le chasseur rêve ses forêts, le juge son tribunal, et l’habile écuyer croit dépasser en songe une borne qui n’existe point. Moi aussi le culte des Muses me poursuit par le silence des nuits, et me ramène à un labeur accoutumé. Je rêvais donc qu’au milieu de la voûte étoilée du ciel, je portais mes chants aux pieds du grand Jupiter, et comme le sommeil a ses illusions charmantes, je croyais voir le chœur sacré des dieux applaudir à mes paroles. Je chantais les géants vaincus, Encelade et Typhée, et avec quelle joie le ciel recevait Jupiter tout rayonnant de ses triomphes. Mais une vaine image ne m’a pas trompé, et la porte d’ivoire ne m’a pas envoyé un songe imposteur. Le voilà bien le prince, le maître du monde, aussi haut que l’Olympe ; la voici bien telle que je l’ai contemplée, cette assemblée des dieux. Le sommeil ne pouvait me montrer rien de plus grand, et la cour a égalé le ciel[95]. » Rien ne pouvait être dit de plus poli, mais rien de plus païen ; après un si brillant exorde il continue : il promet d’abord un temple à la Fortune (Fortuna redux), puisque Rome et le consulat ont recouvré leur majesté ; lorsque Apollon abandonne pour un moment sa belle demeure de Delphes, alors le laurier n’est plus qu’un vil arbrisseau, alors les oracles n’ont plus de voix ; mais le retour du dieu rend la parole aux antres et aux forêts ; de même le mont Palatin s’anime à la présence du dieu nouveau, il se rappelle tous les Césars qui l’ont habité pendant tant de siècles. « Certes, aucune demeure ne convint mieux aux maîtres du monde ; aucune autre colline ne porte plus haut la puissance impériale, et ne fait mieux dominer le droit souverain, planant sur le forum et sur les rostres soumis. Comme de toutes parts le palais sacré se voit environné de temples ! Quelle garde font autour de lui les dieux ! En face, je contemple le sanctuaire de Jupiter et les géants précipités de la roche Tarpéienne, et les portes ciselées, et les statues qui s’élancent dans les nuages, et les édifices sacrés dont les toits pressés obscurcissent le ciel. J’aperçois les colonnes revêtues de nombreuses poupes d’airain, et les arcs innombrables chargés de dépouilles. Prince vénéré, ne reconnais-tu point tes pénates ? »

Agnoscisne tuos, princeps venerande, penates[96]  ?

Il y avait assurément plus que l’imagination, plus qu’une vaine pompe dans ces vers ; il y avait une leçon, qui ne manquait pas de hardiesse, au prince déserteur de Rome et réfugié dans Ravenne ; ce n’était pas sans quelque témérité que Claudien le rappelait à venir habiter ces pénates païens du mont Palatin, ce lieu tout gardé encore par les sentinelles divines dont il était entouré.

Mais ce qui explique cette audace inaccoutumée du poëte, ce qui rend raison de son courage, c’est un sentiment excellent de patriotisme romain poussé à un degré singulier par cet homme né cependant à Alexandrie : c’est là une preuve de cette unité profonde dont Rome avait marqué toutes les nations réunies à son empire ; Claudien s’assimile toute l’antiquité romaine, il est pénétré de tout l’héroïsme latin et il remplit ses vers des noms des Fabricius, des Décius, des Scipion, non pas comme de vains mots destinés à grossir l’échafaudage d’une vaine poésie, mais comme autant de pensées vivantes qui lui rendent, pour quelques moments du moins, l’antiquité évanouie. La véritable divinité de Claudien, ce n’est pas Jupiter, auquel il ne croit qu’à demi, ce n’est pas Cérés, ce n’est pas Proserpine ; c’est Rome, lorsqu’il la représente telle qu’elle était représentée sur les monuments, telle qu’on la voyait sur les places publiques, dans les temples qui lui étaient dédiés, jusque dans les cités de l’Asie, «  s’élançant sur un char que la Terreur et l’Impétuosité, ses deux écuyers, suivent de toute la force d’une course haletante, la tête armée du casque, l’épaule nue, tenant à la main l’épée victorieuse qu’elle balance tantôt contre les Parthes, tantôt contre les Germains… » Voilà la divinité qu’il rêve et dont il ne peut se lasser d’admirer la sévère beauté.

D’autres fois, laissant de côté un vain luxe mythologique, il saisissait la pensée même de Rome dans ses conquêtes et ses lois, et l’exprimait avec une rigueur qui aurait honoré un historien ou un jurisconsulte. « C’est la mère des armes et des lois ; c’est elle qui étendit son empire sur le monde et qui donna au droit son premier berceau… C’est elle qui seule reçut des vaincus dans son sein, qui consola le genre humain en lui donnant le même nom, qui le traita, non pas en reine, mais en mère, qui nomma citoyens ceux qu’elle avait conquis, et noua d’une chaîne d’amour les deux extrémités de la terre. C’est à son pacifique génie que nous devons tous de trouver la patrie sous des cieux étrangers, de changer impunément de demeure. Par elle ce n’est plus qu’un jeu de visiter les bords glacés de Thulé et de pénétrer en des régions dont le nom seul faisait l’horreur de nos pères ; par elle nous nous abreuvons à notre gré aux flots du Rhône ou à ceux de l’Oronte ; par elle nous ne sommes tous qu’un seul peuple, et son empire ne connaîtra pas de fin. La sibylle le lui promit, les rites sacrés de Numa font sa vie, Jupiter ne tonne que pour elle, et Pallas la couvre de toute son égide. »

Hæc est in gremium victos quæ sola recepit,
Humanumque genus communi nomine fovit,
Matris, non domina ritu…
Hujus pacificis debemnus logibus omnes…
Quod cuncti gens una sumus
[97]

J’ai dû parler de Claudien avec quelques détails, car il marche assurément entre les premiers après Lucain ; ce poëte, que je ne crains pas de mettre au-dessus de Stace et de tous les poëtes postérieurs, a un singulier éclat d’images, une richesse étonnante de figures et une chaleur qui plus d’une fois lui fait rencontrer les véritables éclairs du beau langage. Cependant je ne puis pas dissimuler ses vices : toutes ces grandes qualités, il les a portées, pour son malheur, au service d’une religion qui alors n’inspirait plus personne ; car je reconnais le paganisme inspiré lorsqu’il était soutenu d’une sorte de croyance, quand Homère représentait son Jupiter, et ce sourcil dont un mouvement fait trembler le monde, avec une vérité si profonde et si religieuse, qu’on croit voir le poëte tout effrayé lui-même de la grande image qu’il vient de tracer. Virgile a, lui aussi, quoique à un moindre degré, retrouvé quelque chose de l’inspiration païenne, lorsqu’il nous fait assister à la fondation de la destinée romaine et à ce conseil des dieux où il s’agissait de décider que la pierre du Capitole ne s’ébranlerait jamais. Quant à Claudien, malheureusement il ne croit plus guère à ces dieux ; il en fait comme autant d’acteurs venant débiter des harangues d’école ; Jupiter, Pluton, Vénus, ne paraissent guère que pour s’occuper d’un lieu commun de gloire, de pardon, d’adieu, de désespoir. C’est bien pire encore lorsqu’il en dispose comme autant d’esclaves qu’il attache à la suite de ses protecteurs, qu’il fait marcher derrière le char de Stilicon, ou qu’il lance à la poursuite de ses ennemis, de Rufin, par exemple ; alors se montre et se trahit toute la bassesse, toute la servilité de cette société païenne dont nous avons déjà entrevu les désordres. Comme tous ces sénateurs de Rome, dont il est l’ami, après avoir fait des vœux secrets pour le triomphe d’Arbogaste et d’Eugène, il les désavoue alors que ces deux hommes sont vaincus, que l’un d’eux est mort sur le champ de bataille et que l’autre s’est percé de son épée comme autrefois Brutus à Philippes ; dès ce moment Claudien n’a plus pour eux que des insultes poétiques. De même, lorsque Rufin, enveloppé par des soldats, est mis en pièces, sa tête emportée d’un côté, ses bras de l’autre, et son corps coupé en morceaux, Claudien éprouve une joie féroce, il ne peut assez s’abreuver de ce sang qu’il voit couler avec autant de plaisir que Diane lorsque ses chiens déchirèrent Actéon, et il s’écrie :

Felix illa manus talem quæ prima cruorem
Hauserit[98] !……

D’un autre côté, les hommes ne valaient guère mieux que les dieux pour inspirer les poëtes de ce temps. La familiarité d’Auguste, ce commerce élégant et discret qu’il entretenait avec les poëtes, pouvaient encourager les muses de Virgile et d’Horace ; Auguste voulait être loué ; mais plus la louange était délicate, plus elle le trouvait sensible. Il n’en est plus ainsi de cette domesticité du Bas-Empire, au pied de laquelle rampait notre poëte : Stilicon était un Vandale, Eutrope un eunuque ; Claudien était pour eux un serviteur à gages, qui leur devait des vers pour chaque espérance de bienfaits qu’ils lui donnaient. Aussi toute l’antiquité est immolée à Stilicon : on le comparera aux Scipions, qui, eux aussi, étaient favorables aux poëtes, mais on l’élèvera bien au-dessus d’eux. Serena, l’épouse de Stilicon, sera invitée à prêter ses auspices au mariage du poëte, et, dans une lettre de faire part en vers, où il annonce ses noces à la grande princesse, il lui rapelle que Junon assistait à celles d’Orphée, et il espère bien que la maîtresse de la terre ne se laissera pas vaincre en générosité par la reine du ciel.[99]. C’est en ces termes qu’il traitait une chrétienne coupable, à ses yeux, d’avoir fait brûler les livres de la Sibylle, ce que les païens ne lui pardonnèrent jamais, et d’être allée dans le temple de Cérès enlever à la déesse son collier en repoussant du pied la vieille vestale qui lui reprochait son sacrilége.

Ainsi tout le paganisme du poëte n’est pas capable de lui arracher une parole de malveillance contre les ennemis de son culte, et il les couvre d’un généreux pardon. Ce penchant au panégyrique était un indice de l’abaissement des mœurs ; il y a plus : non-seulement ce genre enlève au poëte toute sa dignité morale, mais aucun n’est plus contraire à la poésie. Le panégyriste, en effet, n’est pas libre de prendre, pour objet de ses chants, ce qui est véritablement grand, héroïque : il doit tout louer, tout célébrer, tout immortaliser ; il doit prendre le héros à sa naissance, le suivre, encore enfant, dans les jeux de son âge, et si Honorius n’est pas allé combattre en personne à la tête de ses armées, Claudien trouvera des raisons pour expliquer ce repos, et déclarera que cet enfant de neuf ans était enseveli dans les études philosophiques au moment où on allait le chercher pour le faire Auguste. Telle est la loi des panégyriques.

La publicité avec laquelle ces compositions sont déclamées, l’habitude des lectures publiques, achèvent de conduire les poëtes de la décadence à l’oubli qui est au bout et qui les attend. On a ingénieusement montré comment cette habitude, inconnue du temps de Virgile, comment cet amour-propre, introduit par Pollion et plus tard encouragé par Néron, comment cette coutume de réunir une assemblée nombreuse pour écouter le récit d’un poëme, avaient profondément contribué à étouffer le génie, à le réduire aux proportions d’un jeu littéraire et de passe-temps entre gens d’esprit. En effet, quand on parle à un peuple entier, il faut exprimer la pensée commune ; il faut être inspiré pour se faire écouter, simple pour se faire comprendre. Mais, lorsqu’on a affaire à cette élite blasée, qu’on appelle les beaux esprits, à ces hommes lassés de tout, qui se vantent de ne pas admirer parce que cette faculté leur semble tenir à la naïveté, alors, au lieu de les émouvoir, il faut à toute force les étonner. Tel est le principe des décadences : c’est ce ferme propos d’étonner par la profonde science du fond et la recherche excessive de la forme.

Par la science : c’est alors que vous rencontrez ces poëtes mythologues, géographes, astronomes, géomètres, naturalistes, qui chanteront les phénomènes d’Aratus, l’astronomie de Ptolomée, la description de la terre par un autre ancien, l’histoire naturelle de Pline, en un mot, qui mettront tout en vers latins, hormis la poésie.

Par la recherche excessive de la forme : alors tout est sacrifié aux soins minutieux des détails, à la culture, à l’entretien, à la végétation d’une phrase heureuse, qui est tout entière dans un mot que l’on place comme un germe, qui se développe, qui grandit, qu’on arrose, qu’on échauffe, et qui finit par étaler son verdoyant feuillage sur l’assemblée charmée.

Voilà les procédés de Claudien, voilà comment il s’efforcera de se montrer le plus érudit des anciens. Tout son art consiste à détacher des phrases, à arrondir des périodes, à aiguiser des traits qu’on retienne, à terminer des tirades qu’on apprenne par cœur ; tandis que peu de gens savent des morceaux détachés de l’Énéide et de l’Iliade, parce qu’il faudrait tout savoir ; mais ceux qui ont entendu Claudien n’oublieront jamais le début de son poëme contre Rufin :

Sæpe mihi dubiam traxit sententia mentem
Curarent superi terras, an nullus inesset
Rector, et incerto fluerent mortalia casu.


Je vous fais grâce des trente vers qui suivent, où il développe longuement la thèse stoïcienne, et qui aboutissent à ce dernier vers, auquel il fallait arriver à tout prix :

 Abstullit hunc primura Rufini pœna tumultum
Absolvitque deos[100].

C’est un des grands secrets de la décadence latine de couper ainsi les vers après le premier hémistiche et d’arrêter là la phrase ; vous vous attendiez que la période poétique allait s’achever avec la période de la pensée : non, il n’en sera pas ainsi ; nous avons trouvé un autre procédé pour vous déconcerter, pour vous procurer le plaisir de l’imprévu ; nous finissons la pensée avant le vers, c’est là la victoire. Je reconnais bien ici tous les défauts de Claudien, le grand prometteur, l’homme qui commence une invective contre Rufin par invoquer le ciel et la terre ; je retrouve bien ici cette enflure, cette manie d’érudition, cette exagération de la forme, ce scepticisme caché qui se réveille tout à coup par la prétention de juger et d’absoudre ces dieux de la justice desquels on n’était pas bien sûr. Tous les défauts de Claudien et de la décadence sont là avec ce vice principal, ce scepticisme qui a éteint toute foi, et avec elle toute inspiration.

Après Claudien, je pourrais vous entretenir de ces poëtes que le souffle du paganisme anime encore, mais je ne veux pas trop prolonger le spectacle de cette agonie.

Rutilius Numatianus conserve bien quelque chaleur au fond de son cœur romain ; lui aussi honore dans Rome la maîtresse du droit aussi bien que la maîtresse des armes, et celle qui réunit l’univers sous une foi unique. Je pourrais trouver dans les écrits de ce poëte plus d’un trait qui ajouterait à la peinture de la société païenne, car jamais le paganisme n’a été plus hardi. Claudien se permettait à peine une épigramme furtive contre Jacobus ; mais Rutilius, chemin faisant, en revenant de Rome à Marseille, a passé près de l’île Capraria et l’a trouvée habitée par des moines : il faut voir comment il traite ces gens à robe noire et à face maussade, il faut voir comment il qualifie ces hommes qui détestent la lumière et qui « d’un nom grec se disent moines, parce qu’ils veulent vivre sans témoins, qui fuient les dons de la fortune pour éviter ses coups, et se font misérables pour ne point connaître la misère. Quelle est cette rage d’un cerveau troublé de porter la terreur du mal jusqu’à ne pouvoir souffrir le bien[101] ? » Vous verrez plus tard ces paroles de Rutilius répétées comme un refrain par les poëtes provençaux, par les poëtes médisants de la langue d’oil, dans leurs querelles éternelles avec le clergé, et s’en allant de siècle en siècle jusqu’à nos pères, jusqu’à nous, qui peut-être les croirons nouvelles.

Il serait plus intéressant de suivre cette poésie païenne au moment où elle se glisse en quelque sorte sous des plumes chrétiennes, de la voir dans deux hommes, l’un du quatrième, l’autre du cinquième siècle, Ausone, et Sidoine Apollinaire. Ce dernier s’attache en toutes choses à son maître Claudien : il fait comme lui des épithalames, des panégyriques, de petits poëmes sur des sujets païens ; Thélis et Pélée, Vénus et Cupidon, reviennent sous sa plume, et il compose des morceaux destinés à être appris par cœur. Dans un de ces passages il nous montre Rome, sans casque, traînant péniblement sa lance et son bouclier, qui paraît au milieu de l’assemblée des dieux et leur adresse un discours dans lequel elle se plaint, maîtresse autrefois du monde, d’obéir aujourd’hui à la domination des Césars ; mais, du moins, dit-elle, s’il faut que j’obéisse, que le ciel me donne des Trajan ! C’est pourquoi Jupiter lui donnera Avitus, qui régnera un an et au milieu de tous les désordres, mais Avitus qui était le beau-père de Sidoine ! Le poëte s’excuse de l’imperfection de ses vers sur ces barbares qui l’importunent, qui entonnent de rudes cantiques avec un accent qui rappelle les forêts, sur ces gens hauts de sept pieds, dont la chevelure est graissée avec du beurre rance ; il s’excuse alors de ne pas conserver toute la liberté d’esprit nécessaire à l’inspiration.

Fortunat ne se troublera pas pour si peu ; il vit à la cour de ces terribles hôtes, mais il n’a pas pour cela oublié Claudien ; en quittant l’Italie, il emportait précieusement sous son manteau le rouleau des poésies de son maître ; il les étudie, il s’en pénètre, et, lorsqu’il arrive qu’un grand événement, un mariage, va s’accomplir entre Sigebert et la belle Brunehaut, le poëte italien est heureux : il trouve une occasion de placer tous ses souvenirs, il va chercher Cupidon à Cypre pour l’amener aux noces ; il faut que le dieu vienne fiancer les barbares et faire leur éloge ; ce sera l’Amour qui louera le prince et Vénus la princesse, cette autre Vénus, plus belle que les Néréides et à qui les fleuves sacrifient leurs nymphes.

Ipsa suas subdunt tibi flumina nymphas.

Ce que Vénus et l’Amour ne savent pas, c’est que cette belle Espagnole, cette jeune princesse barbare, l’enchantement du monde, sera un jour traînée par les cheveux à la queue d’un cheval indompté, en présence des armées barbares qui hurleront autour d’elle. Voilà ce que les divinités païennes ne savaient plus prévoir, ce que Jupiter ne savait plus annoncer ; aussi l’épopée n’était plus avec ces dieux sans prévision, mais dans le camp de ces barbares méprisés ; elle était là où elle a le tort d’être presque toujours, avec les vainqueurs ; comme elle était avec les Grecs contre les Troyens, avec les Romains contre le monde, elle était avec les barbares contre les Romains ; elle était dans ces chants populaires qui célébraient le beau Sigurd, vainqueur du dragon, et groupaient autour de lui les héros de l’invasion ; dans ces chants qui représentaient Attila, finissant par périr vainqueur du monde, mais captif, désespéré et mourant de faim, entouré d’or au fond d’une caverne dont on a fermé les trois portes de fer, pendant que son ennemi lui crie : Rassasie-toi d’or, désaltère-toi d’argent ; elle était avec Théodoric, poussant les bêtes dans les bois, puis, dans sa vieillesse, devenant chrétien et apparaissant encore de temps à autre, comme le croyaient les paysans de la Souabe au onzième siècle, pour annoncer aux hommes les dangers de l’Empire. Voilà où était la poésie, et c’est cela dont les Romains ne se doutaient pas.

Le théâtre n’avait pas péri par les vices de la décadence et des Romains dégénérés ; il n’avait pas péri par les combats de gladiateurs, les spectacles des mimes, les lectures publiques et la pauvreté du trésor. Il n’était pas tombé non plus par les ordonnances des princes chrétiens ; ils avaient bien défendu d’abord que les représentations théâtrales eussent lieu ; mais une loi d’Arcadius, en 399, en interdisant certaines impuretés théâtrales, dit qu’elle n’entend point supprimer les jeux de la scène afin de ne point affliger le peuple, par conséquent le théâtre subsiste, et Claudien compte parmi ceux qui inaugurent le consulat de Mallius les acteurs qui chaussent le socque comme ceux qui chaussent le cothurne, c’est-à-dire qu’on représente encore des tragédies et des comédies. Bien plus, on en fait ; et nous trouvons à la fin du quatrième siècle deux comédies composées par les hommes de ce temps-là. L’une, le Jeu des sept sages, se trouve dans les œuvres d’Ausone, et c’est un sujet que le moyen âge a beaucoup répété et aimé : elle consiste en monologues dans lesquels chacun des sept sages vient à son tour débiter des maximes avec tout un appareil dramatique. L’autre comédie est le Querolus, du quatrième siècle, que M. Magnin a très-habilement commentée, et qui n’est pas une des moindres preuves que ce savant ait réunies pour prouver la perpétuité des traditions théâtrales.

L’acteur chargé du prologue commence par demander aux spectateurs le calme et le silence pour un barbare qui veut répéter les jeux savants des Grecs, pour un moderne qui veut faire revivre l’antiquité latine, car il s’attache aux traces de Plaute, et c’est l’Aululaire qu’il imite. Le premier personnage qui entre en scène est un personnage tout païen, c’est le lare familier ; vous verrez bientôt qu’il paraît devant une société en pleine décadence. Voici le sujet : un vieil avare appelé Euclion a caché son or au fond d’une urne, et, pour le mieux déguiser, il a rempli l’urne avec des cendres et a mis une inscription attestant que l’urne contient les cendres de son père ; puis il est parti, le cœur tranquille, pour un long voyage ; il meurt en route, institue pour cohéritier de son fils un parasite, et le charge d’aller trouver ce fils et de lui apprendre que dans une urne est caché tout l’or que le vieillard avait amassé. Le parasite arrive, et, bien résolu à profiter seul du legs, il se fait passer pour un grand sorcier et introduire par Querolus, fils de l’avare, dans la maison : Querolus le laisse seul. Le sorcier visite bien toute la maison, mais il n’y trouve qu’une urne dont l’inscription lui dit qu’elle contient des cendres ; de dépit il s’approche de la fenêtre et jette l’urne, qui vient se briser aux pieds de Querolus, et trahit ainsi son secret. Le parasite est assez hardi pour réclamer sa part, et il présente son testament ; mais Querolus lui dit : « Ou tu savais ce que contenait l’urne, et alors je te considère comme voleur ; ou tu ne le savais pas, et alors je te ferai punir comme violateur de tombeaux… » et la comédie est finie. Mais c’est une page de plus à ajouter à toutes celles que je vous ai citées déjà pour compléter ce que trop souvent l’éducation classique dissimule : le revers de cette belle page de l’antiquité romaine. Querolus ne se borne pas, en effet, à faire la satire de tout ce qu’il y a de public, d’officiel, de solennel, dans la société ancienne, à trahir les mystères de perfidie et de cupidité de certains prêtres païens, à montrer comment, après avoir fait emporter les offrandes, ce sont eux qui les mangent, et ainsi de toutes les impostures qui faisaient le fond de ce culte ; il ne se borne pas non plus à persifler les devins, les augures, les astrologues et tous ceux qui spéculaient sur la crédulité publique : il va plus loin, il fait connaître ce que sont les honnêtes gens du paganisme, ce que c’est qu’un homme d’honneur, digne d’être protégé par les dieux.

Le lare fait d’abord l’exposition du sujet : « Je suis, dit-il, le gardien et l’habitant de la maison qui me fut assignée ; c’est moi qui tempère pour elle les décrets des destins : si quelque bonheur est promis, je le presse ; si quelque mal le menace, je l’adoucis. Je gouverne les affaires de ce Querolus, qui n’est ni agréable ni mauvais. Pour le présent, rien ne lui manque : tantôt nous le ferons très-riche, et il en sera digne, car, si vous croyez que nous ne traitons pas les gens de bien selon leur mérite, vous vous trompez. »

Sachant que Querolus est toujours grondeur, fâcheux, il se promet bien de se réjouir à ses dépens. Querolus, entrant en scène quelque temps après, demande pourquoi les méchants sont heureux et les bons malheureux, et alors le lare lui dit qu’il va lui faire son procès ; Querolus déclare qu’il ne se compte point parmi les malhonnêtes gens ; alors le lare lui fait cette question : « le lare : Querolus, n’as-tu donc jamais volé ? — querolus : Jamais, depuis que j’en ai perdu l’habitude. Jeune, j’ai fait, je l’avoue, quelques-uns de ces tours qu’on loue chez un jeune homme. — le lare : Pourquoi donc renoncer à un crime si louable, et que disons-nous du mensonge ? — querolus : Et qui dit donc la vérité ? C’est la peccadille de tout le monde ; passe à autre chose. — le lare : Il n’y a point de mal à mentir ; et que penses-tu de l’adultère ? — querolus : Mais l’adultère n’est pas un crime. — le lare : Quand donc a-t-on commencé à le permettre ? Dis combien de fois tu as juré, et ne perds point de temps. — querolus : À la bonne heure, voilà le crime que je n’ai jamais commis. — le lare : Je te passe mille parjures ; compte-moi seulement les autres, et, pour taire le reste, combien de fois as-tu juré d’aimer ceux que tu détestais ? — querolus : Malheureux que je suis ! à quel juge impitoyable j’ai affaire ! j’avoue que j’ai souvent juré et lié ma parole sans lier ma foi. »

Le lare, content de cette confession, veut rendre Querolus heureux pour prouver, une fois de plus, que les honnêtes gens sont excusés par les dieux de leurs peccadilles. Et ceci, remarquez-le, nous fait connaître ce que la société avait de plus innocent, et jugez par là des périls dont elle était entourée. Le lare, voulant donc récompenser Querolus de sa franchise, lui promet d’exaucer ses souhaits ; cependant il l’avertira de tout leur danger. Querolus souhaite la gloire des batailles, mais il ne veut pas des horions ; il souhaite la cassette de Titus, mais il ne veut pas de sa goutte ; il veut être décurion, mais il ne veut pas payer l’impôt qu’il répartira ; il souhaite enfin être un simple bourgeois, mais puissant et en mesure de pouvoir dépouiller ses voisins sans que personne puisse y trouver à redire. Le lare lui répond : « Ce que tu souhaites n’est plus la puissance, mais le brigandage. »

Voilà donc le désordre visible et extérieur qui s’organisait aux portes de cette société opulente et lettrée. Mais il faut voir aussi le désordre au-dessous d’elle, au dedans d’elle, parmi cette redoutable et implacable société qui se composait d’esclaves. Dans le Querolus, il en paraît un, nommé Pantomalus, et il nous apprend ce qu’étaient les esclaves, ce qu’ils appelaient de leurs vœux, ce qu’ils préméditaient au cinquième siècle. « Il est reconnu, dit-il, que tous les maîtres sont mauvais ; mais j’ai éprouvé que nul n’est pire que le mien, non pas qu’on le trouve méchant, mais il est exigeant et fâcheux. S’il se fait un vol au logis, il s’emporte comme s’il s’agissait d’un crime. Si l’on jette au feu une table, une chaise, un lit, le voilà qui gronde, il appelle cela de la précipitation. Les dépenses, il les écrit d’un bout à l’autre de sa propre main, et ce qu’on n’a point dépensé, il prétend qu’on le rende. Oh ! que les maîtres sont injustes ! Ils nous trouvent endormis parce que le jour nous avons sommeil. Le secret, c’est que la nuit nous veillons. Je ne sache pas que la nature ait rien fait de mieux que la nuit. La nuit, c’est notre jour. C’est alors que nous allons aux bains, que nous y allons avec les servantes et les belles esclaves. N’est-ce point là une vie libre ?… Nous enfermons les maîtres chez eux, et nous nous assurons de leur absence. Entre nous, point de jalousie ; entre esclaves, il n’y a qu’une seule famille. Pour nous, c’est tous les jours fêtes, noces, jeux et bacchanales, et voilà pourquoi beaucoup ne veulent pas être affranchis. Quel homme libre pourrait suffire à tant de dépenses et s’assurer de tant d’impunité ? »

Vous voyez donc que la famille n’était pas moins menacée que la propriété au cinquième siècle, vous voyez aussi quels périls ébranlaient profondément ce monde qui se couvrait extérieurement de marbre et d’or, quels dangers domestiques assiégeaient ces fiers patriciens, ces grands possesseurs de la glèbe, au moment où ils allaient passer leurs journées entières sur les gradins d’un cirque, applaudissant la course d’un char.

De deux choses l’une : ou le poëte a voulu accabler les esclaves sous leurs propres vices et répondre aux plaintes du christianisme en montrant qu’ils étaient indignes d’être affranchis, et s’il en est ainsi, j’inscris ce témoignage comme une de ces preuves éternelles de la dureté impitoyable du paganisme à l’égard de cette portion de l’humanité qu’il maintenait en esclavage ; ou bien il voulait montrer les périls de la société, et alors j’admire la hardiesse des Pères de l’Église qui faisaient entendre, tout en tolérant l’esclavage, de si sévères leçons sur l’égalité des hommes devant Dieu ; et aujourd’hui je me demande si sont fondées les craintes de ceux qui voudraient renvoyer à des temps sans périls ces vérités blessantes, comme si l’Évangile et ses vérités n’avaient pas été faites pour le temps où beaucoup souffrent et où il faut que beaucoup se sacrifient !

Les représentations dramatiques se continuent pendant les siècles suivants. Théodoric, en 510, relève à Rome le théâtre de Marcellus, et le sénat romain se met en frais pour l’approvisionner d’acteurs. Dans la Gaule, Chilpéric répare la scène de Soissons : on y représente Térence au septième et au huitième siècle. Nous en avons la preuve dans un fragment qui nous a été conservé et qui s’ouvre par un prologue dans lequel l’entrepreneur du théâtre, appelé Jérôme, annonce aux spectateurs qu’on va leur donner une comédie de Térence : alors paraît un baladin (delusor), un farceur qui s’ennuie d’entendre parler de Térence et qui veut qu’on renvoie ce poëte décrépit. Térence paraît en personne et se prend corps à corps avec ce jeune homme qui l’a insulté ; de là un dialogue et le commencement d’une comédie nouvelle et barbare. Le farceur réplique à Térence en lui disant : «  Je vaux mieux que toi, tu as vieilli, je suis jeune, tu n’es qu’un vieux tronc desséché, et moi un arbre vert. » Térence lui demande quels sont ses fruits, les deux interlocuteurs s’injurient, ils en sont aux menaces, et il est très-heureux que le fragment s’interrompe, car ils vont en venir aux coups[102].

En 680, un concile de Rome interdit aux évêques d’assister aux spectacles de mimes. Plus tard, une lettre d’Alcuin exhorte un certain nombre d’abbés, prêtres comme lui, à s’abstenir des représentations théâtrales. Au onzième siècle, aux noces de Béatrix, mère de la comtesse Mathilde, on voit encore les mimes venir représenter des jeux à la manière des anciens. Un peu plus tard, Vital de Blois compose deux comédies : l’une est intitulée Geta ; l’autre, c’est l’Amphitryon. Ainsi on représentait l’Amphitryon pour les hommes du douzième siècle, comme Molière le fera encore repasser sous les yeux de la cour grave et savante de Louis XIV. Tant on a de peine à tuer cette vivace antiquité qui revient dans tous les siècles, non pas seulement dans les siècles de la renaissance, mais dans les siècles les plus chastes, les plus sévères, les plus éloignés du goût des anciens !

En effet, la mythologie n’est pas, comme on l’a cru longtemps, une résurrection posthume, un prodige de la renaissance, un effort pour faire rentrer dans la littérature des éléments qui en seraient sortis ; ce n’est pas le Tasse, Camoëns, Milton, qu’il faut accuser d’avoir ramené les muses païennes ; la mythologie, c’est le paganisme se perpétuant dans les lettres, comme il se perpétue par la superstition dans la religion, dans le droit, par l’oppression des faibles, par l’esclavage, par le divorce. De même que vous avez des astrologues qui continuent la science païenne, de même vous avez des mythologues qui continuent la littérature païenne.

La mythologie élait entrée profondément dans les mœurs de l’antiquité : Rome, disputée entre Bélisaire et Totila, conservait encore le prétendu vaisseau sur lequel Énée avait abordé aux rivages de l’Italie. À Bénévent on montrait les dents du sanglier d’Érymanthe, et, parmi les ornements que l’empereur devait porter dans les jours de fête, s’il venait à Rome, se trouvaient brodés le labyrinthe et le Minotaure, afin d’exprimer que la pensée de l’empereur devait être impénétrable à ses sujets.

Dans ces mosaïques qui font l’ornement et la beauté des églises de Ravenne et de Venise, nous retrouvons une quantité de sujets empruntés à la Fable. Ainsi on nous représente le baptême du Christ, et le Jourdain est figuré par un vieillard nu, la tête couronnée de roseaux et versant une urne qui s’épanche et qui forme le fleuve. On représentait la terre sous la forme d’une femme tantôt nue, tantôt toute couverte de fleurs ; l’abîme, sous les traits d’un homme vomissant des eaux. Les livres Carolins s’attachent à ces abus et les dénoncent, mais vainement ; à ce point que, sous Charlemagne, les artistes employaient tout leur temps à représenter Actéon, Atys, Bellérophon : ainsi la Fable est partout triomphante. Un peu plus tard, dans les descriptions qu’on nous fait des palais et de leurs mosaïques, on nous avertit que dans la pièce principale nous verrons figuré l’Amour décochant ses flèches, et autour de lui les belles dames de l’antiquité qu’il avait atteintes. Dans les fêtes de Florence, des bandes de jeunes gens parcourent la ville ; le plus beau marche en tête et s’appelle l’Amour. Nous savons aussi que dans les noces, au moyen âge, on avait coutume de représenter de petits drames ou pièces pastorales dans lesquelles apparaissait l’Amour qui perçait de ses flèches les dames présentes. Le premier poëme dramatique espagnol, qui, est de Rodrigo de Cota (1470), n’est qu’un dialogue entre un vieillard et l’Amour.

Voilà la mythologie dans les mœurs et dans les arts : jugez si elle ne devait pas passer dans la poésie, et si nous devrons être étonnés de trouver les barbares composant des œuvres toutes païennes, et de les voir donner, au septième et au huitième siècle, dans toutes les impuretés de Catulle ; les fables d’Ovide seront traduites et versifiées ; j’ai même trouvé à Saint-Gall une complainte d’Œdipe, complainte rimée comme les chants d’église et annotée de telle sorte que la musique est jointe au texte, ce qui fait voir que c’était l’œuvre[103] d’un homme travaillant pour le public. Ce n’est pas tout : lorsqu’il arrive aux saint Columban, aux saint Boniface, à ces hommes d’un courage et d’une vertu héroïques, d’écrire en vers, la mythologie revient sous leur plume. On a reproché à Dante la mythologie de son Enfer comme une invention pédantesque qui introduisait la science dans l’art, qui n’était propre qu’à étonner les esprits… Mais Dante suivait l’inspiration, le goût, les préoccupations des hommes de son temps ; bien loin d’être en ceci pédantesque, il est populaire, il obéit à un peuple qui croit encore à toutes ces choses, à la vertu secrète cachée dans la statue de Mars, aux oies du Capitole et aux ancilia. Les dieux anciens ont seulement changé de forme, ils sont devenus des démons, des anges déchus ; mais ils sont toujours là, et le poëte les cite parce qu’il y croit ; seulement, quand on avance dans le Purgatoire et le Paradis, on sent que la poésie commence sa véritable destinée.

Il faudra traverser le moyen âge, la renaissance, les querelles des jansénistes et des molinistes, des anciens et des modernes, pour en finir avec la mythologie, et aujourd’hui même il n’est pas bien sûr que nous en ayons fini. Il faudra tout ce temps, dans la religion, pour établir la foi triomphante au-dessus du symbole ; dans le droit, pour rendre l’esprit maître de la lettre et l’équité souveraine au milieu des changements et de l’arbitraire des lois passagères ; dans la littérature, pour rendre la pensée maîtresse de la forme et indépendante de la tradition.

La littérature du cinquième siècle gardait la tradition de l’art comme un trésor dans une urne qu’il fallait briser ; seulement, on doit l’avouer, l’urne était moulée avec art, ses dehors pouvaient tenter la cupidité d’un grand nombre, et lorsqu’elle a été brisée, qu’on s’en est disputé les morceaux, beaucoup se sont crus riches pour avoir ramassé un peu d’argile peinte, tandis qu’il s’en trouvait un très-petit nombre qui eussent mis la main sur l’or.


EXTRAIT DES NOTES DE LA LEÇON.



Toutes ces fables ne sont pas inoffensives, elles font ruisseler la volupté antique qui vient troubler la pureté de l’amour chrétien. À la place du culte des femmes, tel que les mœurs catholiques l’inauguraient, le mépris des femmes en qui l’homme ne considère plus que les esclaves de ses plaisirs. Un épicuréisme profond qui se soulève contre l’austérité évangélique.


Voilà une des plaies de ce moyen âge dont on ne connaît pas assez les maux, qu’on exalte trop après l’avoir trop accusé. Ou plutôt on n’accusera jamais trop le moyen âge, et surtout on ne l’exaltera jamais trop. Il est plein de restes de paganisme. Mais le christianisme tout-puissant fait servir ces débris à un autre édifice, comme ces basiliques de Rome (Saint-Laurent) où colonnes, architraves, bas-reliefs, tout est païen : mais tout est dominé par l’image du Sauveur assis sur le globe du monde, et les pierres idolâtriques disparaissent enveloppées dans la majesté de l’architecture chrétienne.



LA TRADITION LITTERAIRE


(HUITIÈME LEÇON)




Messieurs,


Nous avons vu ce que pouvait encore l’inspiration poétique au cinquième siècle, nous savons comment la majesté de l’épopée se soutint, par un dernier effort, dans les poëmes de Claudien ; comment le théâtre resta populaire et fit revivre la comédie de Plaute dans les scènes joyeuses du Querolus. Ces récits, qui avaient charmé les imaginations polies des anciens, ne lassèrent pas le monde devenu barbare, et longtemps encore les fables mythologiques, chassées du sanctuaire, se réfugieront, se défendront avec une incroyable opiniâtreté dans les mœurs, dans les arts, dans la poésie des nations chrétiennes. Cependant il faut bien reconnaître que l’inspiration antique va s’éteignant de jour en jour.

À vrai dire, la poésie des anciens était toute religieuse dans son principe et à ses plus lointaines origines ; la poésie était la prédication du paganisme, qui n’en connaissait pas d’autre ; c’était le cortège inévitable des mystères ; c’était pour le service des dieux que s’étaient racontées, pour la première fois, ces longues histoires destinées à se résumer un jour en poëmes épiques où furent célébrés les exploits des héros, fils des dieux. Les premiers chants avaient été des hymnes aux immortels. Quant à la tragédie, vous savez que le théâtre ne s’ouvrait pour elle qu’aux fêtes de Bacchus et qu’elle n’était qu’une partie du culte public. Aussi, quand je vois la poésie sortir des temples et se produire au dehors, se livrer aux profanes par Homère et Hésiode, avec Virgile pénétrer dans la familiarité d’Auguste et s’asseoir ensuite parmi les courtisans et jusqu’aux pieds du trône de Néron, alors je commence à m’inquiéter de sa destinée, et toutes mes craintes se justifient lorsque Claudien la fait entrer dans la domesticité de Stilicon et des autres ministres d’Honorius. L’inspiration n’est plus là ; mais ce qui vit dans les lettres antiques, ce qui est encore plein de durée, c’est la tradition : après le génie, c’est la science. Le génie n’a qu’un éclair, mais cet éclair agit sur l’esprit humain à ce point qu’il voudrait pour tout au monde le fixer, le retenir, et, s’il se pouvait, l’éterniser. La science s’en empare, et, par un effort prodigieux, concentré sur cette parole qui passe, qui a des ailes, elle la retient, la médite et en dégage l’idéal d’une éternelle beauté. Ainsi se perpétue la tradition du beau par les chefs-d’œuvre des grands hommes qui deviennent l’entretien, l’éducation des intelligences. En sorte qu’il n’y aura pas de siècle si malheureux qui ne trouve, pour ainsi dire, ses plaisirs d’esprit dans ces productions de l’âge d’or des littératures qui sont la consolation des époques les plus déshéritées. Nous avons donc à énumérer les services de la tradition, à montrer son rôle conservateur et bienfaisant, et son mode d’action ; aujourd’hui nous rechercherons comment la tradition littéraire se perpétua chez les anciens et par quel travail tout cet ensemble de science païenne passa dans le sein du christianisme.

Les traditions littéraires se perpétuent dans l’antiquité, comme dans tous les temps, surtout par les écoles, par l’enseignement. Quelle était donc la constitution de l’enseignement chez les Romains ? Nous rencontrons encore ici une de ces questions éternelles comme toutes les grandes questions : l’enseignement a-t-il été constitué sous l’empire du principe d’autorité ou du principe de liberté ?

Dans la première période de l’antiquité romaine, l’enseignement paraît libre, ou plutôt il fait partie de cette autorité, de cette toute-puissance domestique sur laquelle le législateur n’avait pas osé porter la main. Le père de famille à son foyer, au milieu de ses lares et de ses pénates, représente Jupiter ; et l’empire domestique qu’il s’est fait est aux yeux des Romains le type, le modèle, la secrète puissance de cet empire universel qu’ils porteront aux extrémités du monde. Aussi, longtemps encore la loi ne s’inquiétera pas de savoir quels maîtres il fait asseoir à ses côtés, à quelles écoles il envoie ses fils, et quand Cratès de Mallos viendra ouvrir la première école de grammaire, Carnéade la première école de rhétorique, les pères achèteront au marché quelques-uns de ces philosophes qui se vendaient si cher, qui coûtaient jusqu’à quatre cent mille sesterces par an, et bientôt l’enseignement se répandra tellement, qu’on ne comptera pas, au temps de César, moins de vingt écoles publiques. Cependant les excès des rhéteurs, la facilité dangereuse de cet art qui se chargeait de prouver le pour et le contre, le vrai et le faux, ne tardèrent pas à alarmer la vieille gravité romaine, et alors les censeurs Cnéus Domitius et Licinius Crassus rendirent le décret suivant : « Nous avons appris que certains maîtres introduisaient un nouveau genre de discipline, qu’ils se nommaient rhéteurs latins. Nos ancêtres ont réglé ce qu’il leur convenait de faire apprendre à leurs enfants, et quelles écoles ils voulaient leur faire fréquenter. Ces nouveautés, contraires aux coutumes de nos aïeux, ne nous plaisent point et ne nous paraissent point justes. C’est pourquoi à ceux qui tiennent ces écoles et à ceux qui les fréquentent nous avons cru nécessaire de faire connaître notre décision, savoir que leurs écoles nous déplaisent. »

On voit ici la sévérité censoriale de la vieille Rome, en même temps il faut reconnaître son impuissance, car bientôt cette censure expira et les écoles des rhéteurs se rouvrirent de toutes parts. Ce ne fut que plus tard que la politique romaine comprit que l’enseignement privé pouvait être, non pas étouffé, mais seulement guidé, et recevoir un concours utile en même temps qu’une direction lumineuse, par la fondation d’un enseignement public.

César paraît être le premier qui attache à l’enseignement des priviléges, et qui en l’honorant le modère et le contient ; Vespasien fixe la dotation des professeurs publics à cent mille sesterces, et au Capitole s’ouvrent ces écoles impériales que devait hanter la jeunesse de tout l’univers ; Adrien bâtit l’Athénée, honore l’enseignement auquel il accorde des priviléges, qu’Antonin étend aux provinces ; Alexandre Sévère fonde des secours (stipendia) pour les écoliers pauvres et de familles honorables. L’enseignement impérial se constitue, le professorat devient une magistrature, les traditions littéraires entrent au nombre des institutions publiques de Rome, et, en même temps, la liberté prospère à leur ombre ; car cette époque est aussi celle où nous trouvons dans les lettres de Pline le Jeune un admirable document qui nous montre des familles associées dans une cité, sous l’inspiration d’un homme de bien, pour y fonder le premier refuge littéraire ouvert aux enfants d’une ville. Un jour, à Côme, le jeune fils de l’un des habitants vient avec son père saluer Pline dans sa bibliothèque : «  Étudiez-vous ? demande Pline au jeune homme. — Oui. — En quel lieu ? — À Milan. — Pourquoi pas ici ? — Le père : Nous n’avons pas de maîtres. — Et pourquoi ? Il était pourtant de votre intérêt, pères de famille, de retenir vos enfants près de vous. Quoi de plus consolant, de plus économique, de plus rassurant pour les mœurs ? Est-il donc si difficile de réunir des fonds pour engager des maîtres ? Moi qui n’ai pas d’enfants, je suis prêt, pour l’amour de cette cité que je regarde comme une fille ou comme une mère, à prendre à ma charge le tiers de la somme. Je promettrais tout, si je ne craignais que ce présent ne fût dangereux comme il arrive en plusieurs endroits où les professeurs sont payés sur les fonds publics. Ceux qui usent négligemment des deniers d’autrui veilleront aux leurs, et prendront soin que l’argent s’il vient d’eux, ne tombe pas en des mains indignes. Que vos enfants, élevés au lieu où ils naquirent, apprennent de bonne heure à aimer le sol natal, et puissiez-vous attirer des professeurs si célèbres, qu’un jour les villes voisines envoient leurs fils à vos écoles[104] ! »

Il ne se peut rien de plus moderne, de plus judicieux, de plus bienveillant ; on se croirait transporté à des époques bien plus voisines de nous ; on ne voit pas cependant que l’antiquité ait ouvert des écoles d’esclaves et que cette pensée d’universalité de bienfaits littéraires soit entrée dans son esprit.

Arrivons aux empereurs chrétiens. Constantin, loin de vouloir éteindre la lumière antique, se fait le protecteur des lettres et le bienfaiteur de l’enseignement public ; il écrit au poëte Optatianus : « Je veux que dans mon siècle un accès facile soit ouvert à la parole, et qu’un témoignage bienveillant soit rendu aux études sérieuses. »

Trois lois du même prince, datées des années 321, 326 et 333, rappellent et remettent en vigueur les anciennes constitutions impériales et accordent aux professeurs publics, c’est-à-dire aux médecins, aux grammairiens et à tous ceux qui enseignaient les lettres, l’immunité des charges municipales, l’exemption du service militaire, de toute prestation en nature et en logement qu’exigeait le fisc impérial, et étendent ces prérogatives à leurs femmes et à leurs enfants, afin que beaucoup puissent être appelés aux études libérales : quo facilius liberalibus studiis multos instituant[105]. En même temps, la loi les garantit contre toutes injures personnelles, punissant d’une amende de cent mille pièces d’or quiconque les aurait publiquement insultés ; si c’est un esclave, il sera châtié, battu de verges en présence de la personne insultée, afin qu’elle jouisse du châtiment[106]. Une loi de Valentinien et Gratien, de 376, prend une mesure plus bienfaisante en fixant la dotation des professeurs publics dans les cités de la Gaule ; elle veut que, dans toutes les métropoles, un traitement annuel soit assuré aux rhéteurs et grammairiens grecs et latins ; on donnera aux rhéteurs vingt-quatre annones, c’est-à-dire vingt-quatre fois la solde militaire, et aux grammairiens grecs et latins douze. À Trêves, les rhéteurs recevront trente annones, les grammairiens latins vingt, et les grammairiens grecs, s’il s’en trouve de capables, douze seulement[107]. Vous voyez qu’en Occident l’enseignement grec était sacrifié à la tradition latine. C’était le contraire en Orient.

Ainsi s’établissaient les priviléges, la dotation, les prérogatives de l’enseignement public. Mais c’était peu de s’occuper des maîtres, il fallait songer aux élèves, établir la police des écoles, et c’est ce que fait Valentinien dans un règlement daté de 370 : « Ceux qui viennent à Rome pour le besoin de leurs études doivent être munis du consentement des magistrats provinciaux. Ils déclarent en arrivant à quelle étude ils se destinent ; leur demeure doit être connue au bureau du cens. Les fonctionnaires du cens les avertissent sévèrement de se comporter en gens de bien, craignant la mauvaise renommée, évitant ces associations qui sont le premier pas du crime, consociationes quas proximas esse putamus criminibus. Ils les inviteront à ne pas fréquenter trop ardemment les spectacles publics, à ne pas se mêler aux banquets désordonnés. Ils auront la faculté de punir par les verges les contrevenants, de les renvoyer de Rome, et de les embarquer pour leur province. Ceux qui n’encourent pas de censures peuvent poursuivre leurs études jusqu’à l’âge de vingt ans, après quoi le magistrat s’assurera de leur départ, on y pourvoira malgré eux. Un rapport des bureaux de Rome sera envoyé chaque mois aux magistrats provinciaux : chaque année on adressera un mémoire à l’empereur pour lui désigner les sujets les plus dignes d’emplois[108]. »

À mesure que l’arbre avait grandi et que son feuillage était devenu plus épais, il y avait moins de place au soleil autour de lui, et l’enseignement privé trouvait moins de liberté. Une loi de Julien, de 362, considérant que les maîtres doivent exceller par les mœurs et par l’éloquence, décide que celui qui prétendra aux honneurs de l’enseignement devra se soumettre à l’examen de la commission municipale, de la curie, dont le jugement devra être sanctionné par l’approbation du prince. Cette décision est prise contre les chrétiens, pour écarter de la chaire ceux qu’il abhorre, ceux qu’il honore du nom de Galiléens ; mais ce décret se retournera un jour contre ses auteurs.

En 425, Théodose le Jeune et Valentinien III rendent un décret qui permet aux professeurs privés l’enseignement chez les pères de famille, mais leur défend de tenir des écoles publiques, afin de leur fermer cette voie qui mène à la fortune et peut-être aux honneurs ; en même temps on interdit l’enseignement domestique aux professeurs publics, sous peine de perdre leurs priviléges[109].

Ainsi, comme M. Naudet l’a résumé dans un excellent mémoire, il y a à considérer trois périodes dans l’enseignement romain : au commencement, liberté absolue de l’enseignement privé, pas d’enseignement officiel ; à la fin, plus d’enseignement privé, mais l’enseignement public tout-puissant ; pendant l’âge d’or de l’empire romain, pendant la plus longue et la plus belle période, présence simultanée d’un enseignement officiel honoré, soutenu des encouragements de l’État, et cependant liberté générale qui permet à tout homme capable, instruit, de venir faire preuve de son savoir en entreprenant l’éducation de ses jeunes concitoyens.

Il ne faut pas croire que les mesures prises recevront leur entier accomplissement, pas plus celles de Julien que celles de Théodose le Jeune, et de toutes parts s’ouvrent ces écoles privées qui alarment la timidité et provoquent l’inquiétude du législateur : c’est que l’année 425 touchait de bien près à ces formidables invasions qui arrachèrent la Gaule, qui avaient déjà arraché l’Espagne, qui enlevaient successivement toutes les provinces de l’empire à Rome et à ses Césars. Ces lois n’y devaient jamais être en vigueur, car bientôt sous les menaces continuelles des invasions et les progrès de la barbarie, les cités ruinées se trouvèrent hors d’état de soutenir ces dotations considérables imposées par Antonin et renouvelées par Gratien ; alors l’enseignement public disparut et n’eut plus de refuge que dans les écoles privées. À Toulouse, à la fin du sixième siècle, il n’y a pas moins de trente grammairiens, auxquels on laisse une si grande liberté, qu’ils s’assembleront et délibéreront entre eux, mais non pas, il est vrai, de manière à exciter les ombrages de la politique mérovingienne ; car ils se rassemblent pour savoir si l’adjectif doit toujours se rapporter à son substantif et si le verbe a toujours un fréquentatif, si on pourra dire lego, legito comme on dit moneo, monito.

Ainsi constitué, l’enseignement pourra s’étendre, pénétrer jusqu’aux extrémités de l’empire : nous l’avons vu s’établir à Trêves, et sur les bords du Rhin, à Xanten, on trouvera un autel attestant la restauration d’une école, à cette extrémité du Nord, par Marc-Aurèle et Lucius Verus. À Autun, à Clermont, à Bordeaux, à Poitiers, à Auch, à Toulouse, à Narbonne, partout fleuriront ces écoles innombrables dont Ausone a porté aux nues les professeurs, les grammairiens grecs et latins, Homère a même trouvé dans une de ces villes un critique, un nouvel Aristarque, qui éclaircira les passages obscurs et contestés de ses œuvres.

L’île de Bretagne offre le même spectacle ; là de bonne heure Agricola, l’un des conquérants, s’était appliqué à faire vivre l’éloquence avec les mœurs romaines, persuadé qu’en jetant la toge sur leurs épaules il finirait par amollir le courage de ces fiers Bretons et désarmer leurs bras.

Quand la Bretagne cesse de faire partie de l’empire, la culture romaine y demeure à ce point, que les traditions de l’Énéide se confondent avec les traditions fabuleuses du pays de Galles ; les mêmes chants qui célèbrent Merlin l’enchanteur célèbrent encore Brutus comme premier fondateur de l’empire des Bretons, et enfin, dans leurs légendes populaires, ils vantent aussi l’ancienne ville latine de Caërléon, où s’élevaient tant de thermes, de palais, d’écoles, et où l’on ne comptait pas moins de quarante philosophes.

En Espagne, le même mouvement intellectuel se fait remarquer. Dès le temps de la république, Sertorius avait fondé à Huesca une école où s’enseignaient les arts libéraux ; plus tard vous savez quelle légion de beaux esprits sort d’Espagne pour venir à Rome : Quintilien, Sénèque, Lucain et bien d’autres.

Au temps de Théodose on voit fleurir tant de poëtes, d’orateurs de cette nation, qu’ils ne gagnent pas leur vie au milieu de la grande multitude des rhéteurs de leur pays, et qu’ils passent les Pyrénées pour aller chercher fortune au delà des montagnes.

Aussi, désormais, toute correspondance pourra être interceptée entre le centre de l’empire et les provinces, et cependant la tradition se maintenir à travers les temps les plus défavorables ; elle percera la profonde obscurité des âges où toute lumière semble éteinte. Les écoles impériales subsisteront jusqu’à la fin du septième siècle, non-seulement dans les Gaules, mais en Italie, mais en Espagne et sur tous les points de l’ancien monde romain. En Italie, jusqu’au onzième siècle, les maîtres laïques poursuivront leur enseignement à côté des écoles ecclésiastiques, comme pour rattacher la fin des anciennes écoles impériales à l’origine même des universités, et particulièrement de l’université de Bologne. Malgré les différences qui les distinguent entre elles et qui les séparent des anciennes écoles impériales, ces universités continuent l’enseignement public de l’antiquité par un professorat privilégié et une instruction accessible à tous.

De même qu’Alexandre-Sévère a fondé des bourses pour les écoliers pauvres, ainsi s’ouvriront dans Paris, dans Bologne, ces innombrables colléges qui recevront les pauvres étudiants du moyen âge venant s’asseoir sur la paille aux pieds des maîtres et recueillir leur parole. L’esprit des universités tient à l’antiquité par un côté, et cependant ce nouvel esprit qui naissait, du temps des empereurs, dans les écoles et les lois, était déjà tout moderne et tout empreint du christianisme présent dans le monde et qui faisait effort pour pénétrer dans les institutions. L’antiquité aima la science ; mais, comme l’avare aime son trésor, elle aima la science plus que l’homme, et elle craignit de la déshonorer si elle la répandait. Le christianisme a aimé la science, mais il a aimé l’homme encore plus, il disait : Venite ad me omnes. Il honorait la parole publique et l’encourageait par les canons de ses conciles, parce que la parole était son arme favorite, parce que la parole lui avait subjugué et ramené le monde, et il la répandait avec profusion.

Voilà pourquoi, dès le temps de Charlemagne, chaque province ouvrait des écoles aux fils des paysans et des serfs, et que l’évêque tenait une école supérieure gratuite, entretenue des deniers des riches bénéfices de son église et où les grades étaient accessibles à tous ; auprès se multipliaient les colléges et les hospices destinés à recevoir les étudiants nécessiteux et les pèlerins venus de loin ; les legs pieux faits dans ce but étaient encouragés, et nous avons dix ou douze dispositions de saint Louis relatives à la fondation de bourses et de colléges. Les hommes les plus considérables de la chrétienté, des gens comme Albert le Grand et saint Bonaventure, consument leurs veilles et ne croient pas les perdre, en multipliant les abrégés de l’Écriture sainte pour les étudiants pauvres, biblia pauperum ; ils ne craignent pas d’ouvrir trop larges les portes du savoir et de provoquer par une éducation trop libre des vocations impuissantes et dangereuses pour la société. Jamais le christianisme ne connut ces craintes, il fit luire la science, comme Dieu fait luire le soleil sur les bons comme sur les mauvais, laissant toute responsabilité à ceux qui usent mal de la lumière, et ne songeant pas à l’éteindre.

Il s’agit maintenant de savoir quel était l’enseignement donné dans ces écoles dont nous venons de voir l’origine, le nombre et la durée.

Nous trouvons d’abord qu’au cinquième siècle, à l’époque qui nous occupe, l’esprit de l’enseignement est encore profondément païen. Nous en avons la preuve dans l’écrit d’un savant dont j’ai déjà fait connaître un ouvrage : le Commentaire sur le songe de Scipion. Macrobe a écrit aussi, sous le titre de Saturnales une sorte d’encyclopédie du savoir antique, tel qu’il était conservé par les traditions littéraires. Pour donner à cette étude aride et effrayante le prestige de ces dialogues dont Cicéron avait introduit l’usage dans la littérature latine, il suppose que le jour des Saturnales se rassemblent chez Prétextât un certain nombre d’hommes de lettres et de nobles : Symmaque, Flavianus, Cæcina Albinus, Avienus, le rhéteur Eusèbe, le grammairien Servius, et tous ensemble passent le jour en fêtes, en festins et en conversations philosophiques. Le matin ont lieu les discussions sérieuses, et le soir on porte à table une humeur plus joyeuse et des propos enjoués. Ces sages, réunis de la sorte et jouissant du repos, bonheur si rare dans une ville d’affaires, agitée de grandes préoccupations politiques, comme l’était Rome sous Théodose, chercheront leurs délassements naturels dans ces sciences dont ils ont reçu les éléments dès leur jeunesse, et tout ce qui va revenir dans leurs discours nous montre ce qui constituait l’éducation d’un savant, d’un lettré, à la fin du quatrième siècle. La conversation s’engage d’abord sur la fête des Saturnales. Prétextât, qui connaît mieux que tout autre la science des choses sacrées, est interpellé sur l’origine de ces observances. « Il n’ira pas en chercher la source dans la nature secrète de la divinité, mais il empruntera ses explications aux récits mêlés de fables, ou aux commentaires que les philosophes en ont faits. Car les raisons occultes, et qui dérivent de la source pure de la vérité, ne peuvent être révélées même dans les mystères, et celui qui s’élève jusqu’à elles les doit tenir ensevelies dans le secret de son intelligence[110]. » — Vous reconnaissez ici ce vieux caractère jaloux du paganisme, cette résolution de faire deux théologies, comme il y a deux sciences, deux politiques, la théologie du savant et la théologie de l’ignorant, la théologie des patriciens et la théologie des plébéiens.

Prétextât ne donnera que la moitié de sa pensée, de peur de trahir, de propager le secret des mystères ; cependant il va bien loin dans ses aveux, il finit par dire que les divers noms des dieux ne constituent qu’une seule divinité qui est le soleil ; à lui doivent se rapporter par des interprétations physiques, allégoriques, tout ce qui a été dit de ces dieux dont on a encombré le vieil Olympe et le vieux Parnasse[111]. Il croit avoir par là sauvé le paganisme, et c’est par là qu’il le tue ; en donnant refuge à ses dieux dans le soleil, il ne prend pas garde que les chrétiens ont déjà reconnu dans cet astre divinisé par lui le premier serviteur de Dieu. Prétextât eût été bien étonné s’il eût vu s’asseoir à sa table un autre écrivain de ce temps qui, dans une thèse admirable et trop peu connue, donnant la parole à cet astre adoré par les anciens, lui prêtait d’énergiques accents pour réprouver ce culte dont on l’insultait en faisant le rival, l’ennemi de Dieu de celui qui en est l’immortel serviteur. La théologie de Prétextât, qui fait le fond de cet enseignement, est profondément imprégnée de paganisme, et toute la sagesse d’Alexandrie n’est pas arrivée à la transformer et à la purifier.

Comme dans son discours Prétextât a nommé Virgile, le rhéteur Evangèle, qui était présent et qui jouait le rôle de critique, de provocateur, se jette sur ce nom de Virgile en disant qu’on a prêté au poëte beaucoup d’intentions qu’il n’eut jamais[112] ; — Symmaque répond au rhéteur en faisant l’éloge de Virgile. — Prétextât prend aussi sa défense et le regarde comme le plus versé des anciens dans le droit pontifical et la science des antiquités religieuses ; il se plaît à montrer comment Virgile a distingué tout ce qui tient à la liturgie sacrée, comme il se garde bien de confondre les différentes espèces de dieux et de victimes, sachant le culte particulier qu’il faut rendre non-seulement aux dieux indigènes, mais encore aux dieux étrangers[113]. — Flavianus, renchérissant sur ce discours, loue Virgile d’avoir, mieux qu’un autre, possédé la science comme le droit augural des auspices et des présages. Les commentateurs littéraires se chargent ensuite de faire voir comment Virgile a répandu des théories philosophiques dans son poëme, tout ce qu’il y a chez lui de savoir astronomique, quels emprunts il a faits aux Grecs, avec quel art prodigieux il sait enlever à Homère un or que tantôt il montre et tantôt il cache, et comment il a su profiter des trésors d’Ennius[114]. Ils le mettent enfin au-dessus de Cicéron lui-même, pour avoir connu toutes les sources du pathétique, fait agir tous les ressorts de l’éloquence, aussi grand orateur que grand poëte. Voilà les entretiens sérieux des matinées de ces jours si savamment remplis.

Quant aux soirées, elles reproduisent encore une partie de l’enseignement qui se donnait chez les grammairiens et les rhéteurs. Je n’en veux d’autre preuve que ces jeux d’esprit, que ces gageures que se proposent les convives et que nous trouvons indiqués chez Sénèque le rhéteur. Dans les écoles du temps de Sénèque, où il n’était plus permis de discuter sur la loi agraire ni d’agiter au forum les intérêts de l’empire, entre autres questions propres à exercer l’éloquence des jeunes Romains et à remplir les loisirs de ces patriciens désœuvrés, nous rencontrons celle-ci : Quel est le premier de l’œuf ou de la poule ? Il s’agit de savoir si le monde est l’ouvrage du hasard ou d’une souveraine sagesse ; s’il est l’ouvrage d’une souveraine sagesse, elle a dû commencer par le bon commencement ; le commencement logique, naturel, est-il la poule ou bien ne serait-il pas l’œuf ? Je vous laisse sur ce point, comme le fait le dialogue des Saturnales[115]. Il nous suffit d’avoir une idée des futilités de cet enseignement qui se prétendait si grave, si savant, et qui voulait réunir tout ce qui restait de l’antiquité.

Macrobe cependant passera à la postérité : nous le retrouverons dans un écrit d’Alard de Cambray, intitulé : Livres extraits de philosophie et de moralité ; il y est mentionné, après Salomon, Cicéron, Virgile ; ainsi il était devenu assez populaire pour être cité, non pas en latin seulement, mais en langue vulgaire par un poëte.

Voilà l’esprit de l’enseignement romain ; voyons maintenant en détail quelles étaient les sciences qui s’exprimaient par la voix de ces maîtres.

L’enseignement supérieur à Rome comprenait trois degrés : la grammaire, l’éloquence et le droit. La grammaire et l’éloquence étaient enseignées dans toutes les villes de la Gaule, comment n’auraient-elles pas été enseignées à Rome ? Le droit avait ses chaires spéciales ; aucun enseignement juridique officiel n’existait dans les villes des provinces, et Justinien ne connaît que trois villes où il y ait des écoles de droit : Rome, Constantinople et Béryte. On étudiait donc le droit à Rome ; quant aux autres connaissances qui formaient l’accessoire indispensable d’une grande éducation littéraire, on ne peut pas douter qu’elles n’y fussent professées, puisque Cicéron, comme Platon, demandait des musiciens et des géomètres pour en faire des orateurs, pensant que, sans ces connaissances, le discours serait obligé de se réfugier dans les vaines déclamations, les jeux d’esprit, les tirades sonores, au lieu d’être puisé dans une instruction bien faite et dans les entrailles même du sujet. La géométrie, la dialectique, l’astronomie, la musique, devaient donc entrer dans cet ensemble de sciences enseignées à la jeunesse romaine.

Pour ne parler que de la grammaire qui semble résumer tout, ce qui a donné lieu à plus d’une méprise, elle ne se borne pas à l’art élémentaire de parler et d’écrire correctement. Suétone et tous ceux qui se sont occupés de grammaire déclarent expressément que, bien loin de se borner à l’étude de la langue, elle s’étend à l’explication et à la critique de tous les grands ouvrages de l’antiquité, à la lecture et à l’interprétation des poëtes ; son devoir n’est pas seulement de lire, mais de comparer et de juger. Elle comprenait deux parties : la philologie et la critique ; en France elle s’étendait dans le cercle des anciennes études jusqu’à la rhétorique exclusivement ; elle comprenait les humanités et la lecture de tous les grands orateurs et poëtes anciens.

La philologie n’était pas chez les anciens une science aussi rudimentaire que vous pouvez le croire ; à entendre Varron et les anciens jurisconsultes faire dériver lucus a non lucendo et testamentum de testatio mentis, le sourire vient sur nos lèvres ; mais nous n’imaginons pas ce qui se cachait de savoir et de travail dans le débrouillement du chaos des anciennes langues ; les uns tiraient tous ces éléments divers et confus, dont se composait le vieux latin, de la langue grecque ; les autres, du vieil idiome national ; de là deux écoles contraires : les romanistes et les hellénistes, qui se disputèrent durant des siècles.

Un autre problème diversement résolu était celui-ci : quel est le plus ancien et quel est le maître en ce monde de l’autorité ou de la liberté, du fini ou de l’infini ? Ceux qui faisaient tout résider dans la mobilité accordaient tout à l’usage, qui change les mots, à l’irrégularité, à l’anomalie. Ceux qui s’attachaient à l’infini, à l’immuable, à l’éternel, les idéalistes en un mot, ceux-là faisaient profession de mettre par-dessus tout la loi, la règle qui doit subjuguer l’usage par la raison et faire prévaloir l’analogie. De là deux autres sectes : les anomalistes et les analogistes.

Toutes les disputes sont donc transportées sur le terrain de la grammaire, et c’est là que tous les trésors de la science antique viennent se réunir. N’était-ce pas, en effet, dans une décomposition laborieuse de la langue latine que l’on pouvait retrouver les origines d’institutions dont tant de traces avaient disparu ? N’est-ce pas là, dans cette étude aride et ingrate des étymologies latines, que nous allons les chercher nous mêmes ? et puis-je oublier que c’est ainsi que M. Ballanche a trouvé, avec une divination merveilleuse, les secrets de ces institutions qui étaient restées un livre scellé sous la main des jurisconsultes ?

Voilà pour la philologie.

Quant à la critique, nous voyons de bonne heure les grammairiens s’attacher aux vieux poëtes Nævius, Ennius, Pacuvius ; tous ceux-là ont été commentés, critiqués de mille manières avant que de ces écoles soient sortis Lucrèce et Virgile ; mais quand ces admirables modèles eurent paru, ils effacèrent tous les autres. La statue de Virgile fut bien quelque temps entourée de nuages ; mais ces nuages se fondirent, et la radieuse image du poëte parut si lumineuse et si belle, que la postérité la prit pour celle d’un dieu : Virgile était honoré dans le laraire d’Alexandre Sévère comme une divinité ; son nom, déjà à cette époque, était inscrit dans les fastes ; le jour de sa naissance, la veille des ides d’octobre, était marqué et honoré comme le jour de la naissance d’un empereur ; en même temps, les femmes de Mantoue se racontaient le songe merveilleux de sa mère, le laurier qu’elle avait vu pousser, et, lorsqu’elles étaient près d’enfanter, elles allaient en pèlerinage à l’oratoire du poëte et y portaient des offrandes votives. Aussi son nom grandissait de jour en jour, et c’est autour de lui que désormais vont se concentrer les efforts des scoliastes romains. Je pourrais nommer Donatus, Servius, Charisius, Diomède et bien d’autres ; mais celui que le moyen âge conservera, qui arrivera jusqu’à nous, ce sera Servius, Servius qui comme Macrobe, voit dans Virgile non-seulement un poëte, mais un orateur, un philosophe, un théologien, et qui trouve le sixième livre de l’Énéide si rempli d’enseignements divers, qu’il ne s’étonne pas que des écrivains aient déjà composé sur ce livre des traités entiers.

Il faut néanmoins que tout cet enseignement des anciens, que tout ce travail grammatical se concentre et aboutisse ; jamais, en effet, une activité grammaticale plus prodigieuse ne s’est montrée à Rome qu’en ce siècle ; et c’est ce qui annonçait sa fin prochaine : il semblait qu’on eût hâte de sauver les débris de ce beau langage vers par vers, fragment par fragment, de sauver quelques restes de tant d’auteurs qui allaient se perdre, et dont on ne devait recueillir que des lambeaux conservés par les grammairiens.

Les deux grammairiens éminents de cette époque sont Donatus et Priscien : Priscien, si honoré en Orient, que Théodose le Jeune copiait de sa main les dix-huit livres de ses Institutions grammaticales ; Donatus, qui eut pour disciple saint Jérôme, Donatus commenté avec tant de persévérance à toutes les époques et dont le nom devint synonyme de grammaire. La grammaire de Donat, que nous avons entre les mains, est devenue le cadre, le type de toutes les grammaires modernes ; par sa clarté et sa brièveté elle a subjugué tout le moyen âge ; seulement elle fut pour les différents idiomes qui l’adoptèrent un lit de Procuste, trop court pour quelques-uns, trop long pour d’autres. Ainsi, le Donatus provincialis dit qu’il n’y a que huit parties dans le discours, et il oublie l’article, qui cependant existait dans le provençal. Il y eut de même un Donat français et, comme nous n’avons point de déclinaisons, il fut très-difficile à l’auteur d’y faire rentrer les noms français ; tout cela atteste les services rendus à nos pères et à notre langue par ce vieux maître, que vous lisez peu.

Tout ce prodigieux travail de critique et de grammaire devait se résumer dans un livre qui en contînt les éléments essentiels, les resserrât et les présentât sous une forme saisissante. Ces trésors de l’antiquité allaient ainsi traverser, sans trop de pertes, un temps orageux, où l’on jetterait beaucoup de choses inutiles hors du navire. Le livre fut fait par Martianus Capella, qui écrivait à Rome vers 470. C’était un vieux rhéteur africain, tout plongé dans les disputes du barreau et qui, comme il le dit lui-même, ne s’était point enrichi à plaider devant le proconsul. Il composa, pour l’instruction de la jeunesse, un livre intitulé : De Nuptiis Mercurii et Philologiæ, des noces de Mercure, dieu de l’éloquence, avec la Philologie, qui était la déesse de la parole ; c’est déjà un titre bien vicieux que celui qui a besoin d’être commenté. Les deux premiers livres racontent, en prose mêlée de vers, et de vers souvent élégants, comment Mercure, voyant que les dieux avaient tous cédé aux lois de l’amour, pensa à faire comme eux. Le dieu va consulter Apollon, qui, aussitôt, rend un oracle et lui désigne pour épouse une vierge dont le regard lisait dans les astres, et qui, malgré les foudres de Jupiter, lui dérobait ses secrets. Jupiter, ayant été averti, rassemble le conseil des dieux, leur annonce qu’une mortelle va être appelée à prendre rang au milieu d’eux et leur demande de rendre un sénatus-consulte pour naturaliser dans le ciel la vierge de la terre. Cependant la vierge Philologie, qui, au fond de sa retraite, ne perd rien de ce qui se passe, a su quelle noble alliance était projetée pour elle, et elle s’exerce, au moyen de procédés et de calculs pythagoriques, à combiner la valeur numérique des lettres de son nom avec celle des lettres du nom de Mercure : elle découvre qu’ils forment entre eux une harmonie parfaite, et c’est ce qui la décide. Sa mère Phronésis et ses servantes Périagia et Épimélia se mettent à l’œuvre et achèvent sa parure. Elles ont à peine fini, que les Muses viennent chanter à sa porte, et Athanasia accourt la féliciter ; mais, avant de devenir immortelle, il faut qu’elle se défasse de tout ce qu’il y a en elle de périssable ; la déesse de l’immortalité lui met alors la main sur la poitrine, et la vierge vomit un nombre effroyable de livres, de parchemins, de lettres, d’hiéroglyphes, de figures géométriques, et même de notes musicales. Le poëte déclare qu’on ne peut dire quel chaos s’échappa des lèvres entr’ouvertes de Philologie ; alors, rien ne gênant plus son essor, elle est enlevée au ciel. Sa mère demande à Jupiter de faire lire publiquement la loi Papia-Poppæa de maritandis ordinibus. La dot est déclarée, Apollon paraît et présente les sept vierges que Mercure veut donner pour compagnes à son épouse ; ces sept compagnes sont : la Grammaire, la Rhétorique, la Dialectique, l’Arithmétique, la Géométrie, l’Astronomie et la Musique, c’est-à-dire les sept arts libéraux des anciens. Tous ces personnages allégoriques viennent avec de certains attributs, avec un certain cortége, raconter ce qu’ils savent et résumer brièvement, tantôt en vers, tantôt en prose, tout l’ensemble des connaissances qu’ils étaient chargés de recueillir. Le nom de la géométrie n’est pas pris dans le sens moderne : il embrasse la géographie, la science de la terre ; la musique ne se borne pas à la théorie musicale, elle ne sépare point l’art du chant de l’art de la parole, et réunit les secrets de l’harmonie avec les règles de la versification.

Ce livre est l’encyclopédie de l’antiquité ; elle avait cherché à réduire les sciences à un certain nombre, et ce nombre de sept lui avait plu. Longtemps le monde ancien n’avait pas songé à rassembler ses richesses dans un étroit espace ; il fallait que la société, poussée dans des voies menaçantes par tous les périls des temps, fît comme le voyageur qui resserre son trésor, afin de ne rien perdre en chemin. Tout cet appareil mythologique dont la science est enveloppée la sauvera et la popularisera. J’ai déjà dit, en effet, cette passion des barbares pour la mythologie, et on comprend combien ces peuples devaient naturellement ouvrir des oreilles curieuses aux récits nouveaux, aux fables nouvelles que leur contaient les Romains, aux mythes gracieux des grammairiens et des littérateurs. Les Noces de Mercure et de la Philologie feront les délices des Gaulois et des Germains ; ils voudront les avoir brodées sur leurs ornements d’église et sur les selles de leurs chevaux. Et ceci laisse à penser comme ils eussent été gagnés facilement au culte des faux dieux si la Providence ne les eût poussés vers d’autres temples et vers d’autres prêtres. Rien donc n’était plus propre à les charmer que cet ensemble mythologique dont Martianus avait enveloppé le sujet ingrat de son poëme, et, d’autre part, ces vers formaient comme une mnémonique naturelle qui gravait plus profondément dans les esprits ce qu’il avait voulu y fixer à jamais. Aussi ce livre sera le texte et la base de l’enseignement élémentaire pendant les sixième et septième siècles ; au onzième siècle il sera traduit en langue allemande ; aux neuvième, treizième et quatorzième, il sera commenté par Scot-Érigène, Remy d’Auxerre et Alexandre-Nicaise. En un mot, nous le trouvons faisant la loi à toute l’éducation chrétienne du moyen âge et parquant les générations des esprits dans ces limites du trivium et du quadrivium jusqu’à ce que la renaissance vienne faire éclater ces barrières et donner un champ plus large au génie qui ne veut plus être renfermé et qui aspire à l’infini. Si vous parcourez les catalogues des bibliothèques monastiques de ces temps, et trois surtout, ceux de Bobbio, d’York au temps d’Alcuin, de Saint-Gall à la même époque, vous serez surpris d’y rencontrer, après les premiers poëtes latins Virgile, Horace, Lucain, ces grammairiens et commentateurs qui seraient peut-être bien les derniers des anciens que vous eussiez été tentés de sauver : vous auriez eu tort et nos ancêtres avaient raison.

Ce n’était qu’à cette condition et à force de faire retomber sur leur nature de fer le marteau pesant des grammairiens anciens que des Vandales, des Suèves, des Alains, des Sarmates, pouvaient parvenir à s’assimiler ces connaissances, à se façonner à l’étude d’une langue si peu faite d’abord pour leurs oreilles et leur génie. Ce n’est qu’en répétant sans cesse la même leçon qu’ils l’ont retenue. Sans le travail des commentateurs, qui conservera jusqu’aux derniers vers, jusqu’à la dernière syllabe, jusqu’à la dernière lacune de Virgile, il se serait trouvé des gens qui auraient terminé ces vers inachevés. Ce n’était pas trop de tous ces gardiens vigilants, de ces argus jaloux pour empêcher quelques organes profanes d’y mettre la main et de justifier les soupçons du père Hardouin et de ceux qui lui succéderaient.

Ce travail, repoussant au premier abord, formera vos ancêtres et vous formera vous-mêmes. Poussé ainsi jusqu’aux dernières profondeurs, il deviendra l’effort d’où jaillira le génie ; car, par une admirable loi de Dieu, le génie a été mis au prix de l’effort. Il faut, en effet, de longs siècles et bien des générations se succédant les unes aux autres pour frapper et faire jaillir une fois cette étincelle qui s’éclipsera, pour longtemps ensuite, jusqu’à ce que d’autres générations viennent battre à leur tour ce rocher ingrat du travail et finissent par retrouver une autre pierre qui donnera du feu.

C’est ce qui arrivera : toutes les écoles du moyen âge creuseront dans cette terre où vous croirez les perdre de vue ; mais un jour viendra où sous leurs coups naîtra un jet de lumière vers lequel vous verrez accourir, pour allumer leurs flambeaux, des hommes comme Pétrarque et Dante, qui, quoi qu’on en ait dit, ont précédé et illuminé la renaissance.

Il me resterait à vous montrer comment ce siècle si païen par ses souvenirs, si rempli de traditions mythologiques, devint cependant chrétien, comment et par quels efforts longtemps répétés tout ce paganisme se transforma et vint se jeter dans le grand courant chrétien qui emportait le siècle : ce sera l’objet de notre prochaine leçon.



COMMENT LES LETTRES


ENTRÈRENT DANS LE CHRISTIANISME


(NEUVIÈME LEÇON)




Messieurs,


Pendant que l’inspiration poétique s’éteignait, nous avons vu la tradition littéraire se perpétuer et s’affermir. Elle a son asile dans ces écoles que la politique des empereurs dote et multiplie, faisant du professorat une magistrature et de la science une institution. En matière d’enseignement, la loi romaine respecte la liberté, mais, en même temps, elle constitue l’autorité, et n’abandonne pas au hasard la culture des âmes. Elle maintient les droits du père de famille et ne lui refuse ni d’envoyer son fils aux grammairiens mercenaires dont des voiles de pourpre annoncent la demeure, ni même d’acheter, selon l’ancien usage, un esclave rhéteur au marché ; mais, en même temps, elle fonde une instruction publique qui serve de modèle et de règle, ne laisse rien périr des richesses de l’esprit humain, et les transmette scrupuleusement de main en main et sous un contrôle sévère. Nous avons vu avec quelle ardeur, au cinquième siècle, cette tradition est relevée, cultivée par tout un peuple de grammairiens, de rhéteurs, de scoliastes ; comment ils s’attachent au texte des anciens, s’efforcent d’en déduire les règles de la langue, les principes de chaque science, et de renfermer enfin toutes les connaissances humaines dans le cadre de cette encyclopédie que Martianus Capella achève à Rome en 470. Au moment où l’empire allait crouler, il fallait à tout prix sauver les lettres. On aurait bien étonné Claudien, Rutilius, Sidoine Apollinaire et tout ce qui restait de poëtes ou de gens prenant ce nom, si on leur avait dit que la postérité leur préférerait beaucoup Donatus, Servius, Macrobe, ces savants obscurs, ces tyrans des syllabes ; et cependant la postérité avait raison : car c’est chez les commentateurs et les grammairiens qu’elle trouvait d’abord la langue antique, et, avec elle, l’ensemble des connaissances, des idées, qui représentaient toute l’expérience du monde ancien ; elle y trouvait tous les textes de la littérature classique, conservés avec une scrupuleuse exactitude, transmis avec une sollicitude qui n’avait pas laissé périr une page ; elle y trouvait enfin et par-dessus tout l’exemple du travail, de l’étude épineuse. ingrate et désintéressée, car ces hommes ne pouvaient pas prévoir la récompense qui leur serait donnée. C’était là peut-être ce que les temps barbares devaient recueillir de plus précieux dans cette langue : quand Horace a dit que la lyre d’Orphée avait civilisé les peuples, je crains que son imagination ne l’ait trompé. Sans doute les muses sont pour quelque chose dans cette marche de la civilisation, sans doute les peuples ont aimé à voir les poëtes à leur tête, surtout dans les siècles difficiles ; mais souvent ces guides divins leur ont manqué : ce qui ne manque jamais aux nations qui doivent grandir, c’est le travail. Je ne me lasserai pas de le dire, car les époques que nous avons à traverser ensemble sont surtout des époques laborieuses, et c’est là que nous apprendrons quelles difficultés et quel mérite il y avait à plier à l’étude, à courber sur des textes, à enfermer dans des écoles, à faire asseoir sur des bancs, tous ces descendants de barbares dont les pères avaient hanté les forêts de la Germanie. C’étaient là les gens qu’il fallait civiliser, et le commencement de cette civilisation fut le travail : le génie vint ensuite pour en être la récompense et la fleur.

Mais, pour que la tradition littéraire de l’antiquité arrivât jusqu’au moyen âge, il fallait avant tout qu’elle passât par le christianisme ; il fallait que les lettres se fissent chrétiennes, que l’école voulût entrer dans l’église et que l’église voulût ouvrir ses portes à l’école. Et il ne s’agissait pas d’une question facile, mais d’un problème qui devait tourmenter pendant de longs siècles l’esprit humain, qui n’a pas cessé de le tourmenter ; il s’agissait de conclure un traité qui semble n’avoir jamais été définitif, tant il a fallu le recommencer et tant nous le voyons encore se débattre dans les temps où nous sommes ! Il y avait à résoudre ces questions immortelles des rapports de la science et de la foi, de l’alliance de l’Évangile et de la littérature profane, de la concordance de la religion et de la philosophie. Ces questions, qui sont encore posées tous les jours, étaient aussi, et autant que jamais, celles des siècles où nous entrons.

Mais ce qui les rendait bien autrement obscures et périlleuses au cinquième siècle, c’est que les écoles étaient profondément païennes. Nous savons en effet tout ce que le syncrétisme alexandrin avait tenté pour réunir et confondre la religion et les lettres ; nous savons que, sous l’influence de ces doctrines alexandrines, la poésie était redevenue un culte, un moyen de populariser la croyance aux faux dieux, l’éloquence était devenue une prédication, la philosophie une théologie : ainsi, tandis que Claudien reproduisait dans ses vers l’histoire de l’enlèvement de Proserpine, et faisait pénétrer de force tous les dieux du paganisme dans le conseil des princes chrétiens, en même temps le rhéteur Acacius écrit à Libanius, avec un accent de triomphe, qu’il a prêché dans le temple d’Esculape, qu’il a fait cette innovation de louer les dieux dans un discours en prose prononcé en présence des païens, non sans oublier d’injurier les chrétiens, dont le voisinage faisait ombrage aux immortels. Jamblique, Maxime d’Éphèse, et tous les derniers disciples de Plotin, qui avaient suivi ou altéré ses doctrines, plongés dans toutes les aberrations de la théurgie, n’étaient occupés qu’à invoquer les démons et les dieux. Le dernier rempart du paganisme était chez ces rhéteurs, ces poëtes, ces philosophes, aussi bien en Occident qu’en Orient : Libanius s’en félicite et nous dit qu’à Rome les sophistes grecs ont encore beaucoup d’alliés ; c’est aussi le témoignage d’Ausone, qui, parmi les professeurs publics de Bordeaux, compte un nommé Phœbitius, prêtre de Bélénus, qui se vantait d’être issu de la race des druides. L’école était si nécessairement païenne, que c’était une question de savoir jusqu’à quel point un chrétien pouvait continuer d’enseigner les lettres, et Tertullien n’hésitait pas à adopter la négative, « car, disait-il, il faut qu’ils enseignent les noms des dieux, leurs généalogies, les attributs que leur prête la Fable ; qu’ils observent les solennités et les fêtes païennes d’où dépendent leurs émoluments… La première redevance apportée par l’élève est consacrée à l’honneur et au nom de Minerve…… les étrennes se donnent au nom de Janus ; si les édiles sacrifient, c’est jour férié[116], » et Tertullien conclut en défiant celui qui enseigne les lettres de pouvoir se dégager de ces liens de l’idolâtrie.

Mais un lien bien autrement fort, c’était le charme de ces fables discréditées, ce semble, qui faisaient hausser les épaules à Cicéron et embarrassaient Varron. Ces fables semblent ressusciter en présence du christianisme : en présence de ces doctrines si sévères, si pleines de mortifications et d’austérités, quelque chose de charnel et d’enchanteur se soulève et se rejette avec force du côté des grâces, des muses et des voluptés. Voilà à quels attraits il fallait s’arracher pour que les lettres devinssent chrétiennes, voilà contre quelles tendances il fallait lutter pour entrer au giron de la vérité nouvelle, qui ordonnait d’abandonner même les charmes et les illusions d’esprit. Il ne faut donc pas s’étonner du grand nombre d’apostasies que l’on trouve, à cette époque, parmi les gens de lettres. Ne sont-ce pas les muses de la Grèce, Homère lui-même, qui deviennent coupables de l’apostasie de Julien ? Quand Julien est monté sur le trône, faut-il nous étonner de voir tous ces gens de lettres se précipiter dans les temples à sa suite ? De même encore, lorsque Théodose rend ses décrets terribles contre l’apostasie, on sent que ce mal ronge profondément le christianisme. Licentius, élève de saint Augustin, un jeune homme en qui il a mis toutes ses complaisances, qui a passé plusieurs mois avec lui dans ces sublimes et familiers entretiens de Cassiciacum, Licentius est chrétien ; cependant le démon de la poésie le poursuit, le tourmente, et il s’échappe pour aller composer une pièce sur Pyrame et Thisbé. Rien n’est plus touchant que de voir alors les efforts de saint Augustin : tantôt il raille Licentius, et il essaye de l’arracher à ses muses, tantôt, croyant le conseil plus sage, il l’engage à continuer, à finir ces fables ; mais, lorsqu’il aura représenté ces deux êtres mourants aux pieds l’un de l’autre, qu’il donne carrière à sa verve pour faire entendre les louanges de cet amour vainqueur qui mène les âmes à la lumière, qui les fait vivre et jamais ne les fait périr. Ces conseils semblent empreints d’une sagesse souveraine, et qui peut dire qu’ils ne fussent pas périlleux ? Saint Augustin retourna en Afrique ; Licentius fut attiré à Rome par les honneurs et par les plaisirs ; il y trouva des fêtes et fut bientôt entouré de toute l’aristocratie païenne ; il eut un songe et rêva que les dieux lui apparaissaient, lui promettant, s’il revenait à eux, qu’il serait consul et souverain pontife : ce songe, ces fêtes et la poésie aidant, Licentius redevint païen.

Voilà les irrésolutions de ces âmes de poëtes, de philosophes, de toutes ces âmes littéraires dont le mal éternel est une sorte d’incorrigible faiblesse, une mollesse de cœur qui laisse prise aux séductions, une activité d’esprit qui aperçoit, du même coup d’œil, le fort et le faible des choses, et qui se trouve en même temps incapable de se décider, de choisir, par l’excès de savoir ; belles intelligences servies par des volontés faibles ! Que nous en connaissons de ces âmes irrésolues qui n’ont pas le courage de la foi !

De là les efforts de saint Paulin écrivant à Jovius pour l’engager à devenir chrétien et pour résoudre ses doutes. « Tu respires les parfums de tous les poëtes, tu portes dans ton sein tous les fleuves d’éloquence des orateurs, tu t’es baigné à toutes les fontaines de la philosophie, tu as goûté au miel des lettres attiques. Où sont les affaires quand tu lis Démosthènes ou Cicéron, quand tu relis Xénophon, Platon, Caton, Varron, et tant d’autres dont je ne sais pas même les noms, et dont tu sais les livres entiers ? Pour te livrer à eux, tu es libre et maître de toi. S’il s’agit de connaître le Christ, c’est-à-dire la sagesse de Dieu, tu es esclave des affaires ; tu trouves le temps d’être philosophe et tu ne le trouves pas d’être chrétien. Change plutôt de pensées, porte ailleurs ton éloquence ; car on n’exige point que tu abdiques la philosophie, pourvu que tu la consacres par la foi, et que, l’unissant à la religion, tu en fasses un plus sage emploi. Sois le philosophe de Dieu, le poëte de Dieu, empressé non plus de le chercher, mais de l’imiter. Mets ta science dans ta vie plus que dans tes paroles, et fais de grandes choses au lieu de grands discours[117]. » Voilà le langage mâle et ferme qu’il fallait tenir à ces générations amollies, à ces générations de gens d’esprit, à ces générations d’hommes sensibles et impuissants qu’il fallait précipiter de force, en quelque sorte, dans les saintes et fécondes austérités de la foi.

À la fin, cependant, ces efforts furent bénis ; de bonne heure on commence à voir un certain nombre d’âmes plus fortes qui ont le courage de s’enfoncer dans ces mystères, où elles trouveront la récompense de leur héroïsme : ce sont d’abord Quadratus, Athénagore, saint Justin, c’est-à-dire les élèves des plus illustres écoles philosophiques de la Grèce ; plus tard ce sont les rhéteurs Tertullien, Arnobe, Lactance. Jusqu’ici, en entrant dans le christianisme, en général, ils ferment leurs écoles et les quittent, ils abjurent leur métier de rhéteurs dont ils ont honte, et ne peuvent le concilier avec les lettres chrétiennes. Bientôt le christianisme leur demandera un sacrifice de plus : de conserver la science et de rester dans leurs écoles, avec tous les périls, toutes les charges et toutes les difficultés nouvelles de la foi.

C’est ainsi qu’au quatrième siècle saint Basile trouvera un maître chrétien dans la personne de Prohérésius ; et que les deux Apollinaire, l’un poëte, l’autre rhéteur, traduiront l’Ancien Testament en vers pour reproduire la forme des poëmes épiques, et le Nouveau Testament en dialogue à la manière de Platon, afin de conserver chez les anciens ces traditions littéraires qui leur étaient si précieuses. C’est ainsi que Julien a peur des maîtres chrétiens et rend cet édit, chef-d’œuvre d’hypocrisie, où il dit : « Comme maintenant nous jouissons, grâces aux dieux, de la liberté, je tiens pour absurde de laisser les gens enseigner des poëtes qu’ils réprouvent. Quoi donc ! Homère, Hésiode, Démosthènes, Hérodote, n’avouent-ils pas les dieux pour auteurs de leur science ? Plusieurs d’entre eux ne s’étaient ils pas consacrés à Mercure et aux Muses ? Si donc ces maîtres les croient dans l’erreur, qu’ils aillent dans les églises des Galiléens interpréter Luc et Matthieu. » Cette persécution, que le christianisme trouva la plus odieuse de toutes celles qu’il eut à subir, atteste quel était le nombre des maîtres chrétiens, car on voit de toutes parts s’élever des protestations éclatantes. Les uns fermaient leurs écoles, les autres les maintenaient et cherchaient à éluder les rigueurs de la loi nouvelle.

Cependant le temps arrivait où ces résistances devenaient inutiles, où tout cédait à la force dominatrice du christianisme, où les derniers rhéteurs allaient être obligés de se rendre. Lisez l’histoire de Victorin.

« Victorin était Africain et enseignait à Rome la rhétorique depuis longtemps ; il avait vu entre ses disciples les plus illustres sénateurs, et on lui avait érigé pour son mérite une statue dans le forum de Trajan : mais il était demeuré idolâtre jusques à la vieillesse. À la fin, il se convertit. Il lisait l’Écriture sainte, examinait soigneusement tous les livres chrétiens, et disait en secret à un ami chrétien qu’il avait, nommé Simplicien : — Sachez que je suis déjà chrétien. Simplicien répondait : — Je n’en croirai rien, que je ne vous voie dans l’église. Victorin se moquait de lui en disant : — Sont-ce les murailles qui font les chrétiens ? Ils se redirent souvent la même chose de part et d’autre : car Victorin craignait de choquer des amis puissants qu’il avait parmi les idolâtres. Enfin, s’étant fortifié par la lecture, il eut peur que Jésus-Christ ne le renonçât devant les saints anges, s’il craignait de le confesser devant les hommes ; il vint trouver Simplicien lorsqu’il s’y attendait le moins, et lui dit : — Allons à l’église : je veux devenir chrétien. Simplicien, transporté de joie, l’y conduisit. Victorin reçut les cérémonies du catécuménat, et donna son nom peu après pour être baptisé, au grand étonnement de Rome et au grand dépit des païens. Quand vint l’heure de faire la profession de foi, que l’on prononçait à Rome d’un lieu élevé, à la vue de tous les fidèles, les prêtres offrirent à Victorin de le faire en secret, comme on l’accordait à quelques-uns que la honte pouvait troubler : mais il aima mieux la prononcer en public. Lorsqu’il monta pour réciter le symbole, comme il était connu de tout le monde, il s’éleva un murmure universel, chacun disant tout bas pour s’en réjouir avec son voisin : — Victorin ! Victorin ! Un moment après, le désir de l’entendre fit faire silence, il prononça le symbole avec fermeté, et chacun des assistants le mettait dans son cœur par la joie et l’amour[118]. »

C’est ainsi que l’école entre dans l’Église ; mais il s’agit de savoir si l’Église recevra l’école et lui ouvrira ses portes, si des difficultés nouvelles ne vont pas arrêter les lettres dans cet effort qu’elles font pour se réconcilier avec un culte si nouveau pour elles. Il semble d’abord que le christianisme doive se prêter difficilement à cette alliance des lettres avec la foi ; car la foi se présente comme principe supérieur, dominant, qui écrase la science humaine. C’est la parole de saint Paul qui fait gloire au christianisme d’avoir été réputé folie par les Grecs ; il se plaît à son tour à confondre cette sagesse orgueilleuse de la Grèce, il se félicite de ce que le christianisme n’ait eu pour lui qu’un petit nombre de sages, et ait choisi de préférence les ignorants, les petits, ceux qui n’étaient rien, afin de confondre par eux les savants et les puissants. Ce n’est pas avec des paroles apprises dans des écoles d’éloquence, chez les philosophes dont il les engage à se défier, que leur parle l’apôtre, et il a raison ; car Cicéron lui-même a dit qu’il fallait s’en défier, que la philosophie est l’ornement de l’esprit humain, mais qu’il faut prendre garde d’y chercher la règle des mœurs, qu’il est un guide plus fort et plus sûr, l’usage, mos majorum, et qu’il n’y a pas d’erreur qui n’ait été enseignée par les philosophes. L’apôtre a encore raison lorsque nous voyons la philosophie pénétrer dans le christianisme avec les gnostiques qui le réduisent à n’être plus qu’une mythologie, qui opposent sans cesse le monde de la matière au monde de l’esprit qu’ils font éternels tous les deux, renouvelant toutes les erreurs du panthéisme et du dualisme oriental. Il y a là une partie de la vérité, mais ce n’est pas la vérité tout entière : le christianisme avait aussi enseigné que le Verbe est la lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde : comment fouler aux pieds la raison, après lui avoir donné cette divine origine ? Aussi saint Paul ne manquait pas de dire que la philosophie de l’antiquité avait connu Dieu, que les œuvres de Dieu, manifestées à l’homme, avaient suffi pour lui faire connaître son Créateur, et que le crime des philosophes ne fut pas d’ignorer, mais de cacher la vérité, de la retenir captive, de bien se garder de la faire paraître au dehors pour ne point subir le sort d’Anaxagore et de Socrate ; de n’avoir rien osé, d’avoir reculé, abandonnant la vérité qu’ils devaient servir. De là deux principes également proposés par saint Paul, et également maintenus par le christianisme : il reconnaît l’insuffisance de la raison et la puissance de la raison ; le danger des lettres et l’utilité des lettres, deux principes qui s’accordent, mais qui devaient s’isoler et inspirer diversement deux écoles différentes.

Cependant il semble que l’accord voulu par l’apôtre a été compris : l’Orient tout illuminé des lumières d’Alexandrie, la Grèce enchantée des paroles qui ont retenti dans Athènes, ces peuples spéculatifs occupés du beau et du vrai ne peuvent pas se résoudre à se laisser arracher l’héritage de tant de chefs-d’œuvre, de tant de merveilles, de cet enseignement qu’ils ont reçu de leurs ancêtres. Aussi on voit de bonne heure les efforts se combiner pour rapprocher la foi et la science, pour conclure la paix et une paix durable entre ces deux rivales ; et c’est là le motif qui préside à la fondation de l’école catéchétique d’Alexandrie qui paraît remonter au temps des apôtres, bien qu’un des premiers maîtres connus soit saint Pantène, qui vivait au second siècle.

À Antioche, à Césarée, à Nisibe, à Édesse, nous voyons, à la même époque, s’élever de grandes écoles théologiques dans lesquelles on s’efforce d’éclairer les obscurités de la philosophie ancienne à la lumière du christianisme, et réciproquement, d’entourer les mystères chrétiens de toutes les lumières légitimes de la raison humaine. C’est ce grand travail dont saint Clément d’Alexandrie nous donne l’exemple dans ses trois ouvrages : l’Exhortation aux Grecs, le Pédagogue et les Stromates. Ce n’est pas le lieu d’examiner ici ces trois admirables livres, mais nous en recueillerons les principales pensées. Saint Clément d’Alexandrie veut que la philosophie elle-même, que la science profane soit asservie à la foi, il lui prédit une sorte de servage comme Agar à Sara ; mais, en même temps, il veut que la servante soit traitée comme sœur, et voici en quels termes il s’en explique : « Non, la philosophie ne nuit point à la vie chrétienne, et ceux-là l’ont calomniée qui l’ont représentée comme une ouvrière de fausseté et de mauvaises mœurs, quand elle est la lumière, une image de la vérité, un don que Dieu a fait aux Grecs, et qui, loin de nous arracher à la foi par un vain prestige, nous donne un rempart de plus, et devient pour nous comme une science sœur qui ajoute à la démonstration de la foi…. Car la philosophie fut le pédagogue des Grecs comme la loi fut le pédagogue des Hébreux, pour conduire les uns et les autres au Christ[119]. »

La méthode de Clément d’Alexandrie est aussi celle d’Origène, dont tous les efforts tendent à comparer, à rapprocher les doctrines philosophiques de son temps, afin de faire surgir, non pas le doute de leurs contradictions, mais, de leur accord, les vérités fondamentales sur lesquelles il établira les premières assises de la foi. C’est aussi là l’enseignement de Grégoire de Nysse, d’Eusèbe, de Synésius, de Némésius et de tous ces Orientaux si remplis, si enchantés encore des doctrines de Platon.

Mais c’est surtout dans saint Basile, dans cet ami de saint Grégoire de Nazianze, dans ce rival de Julien, élève de l’école d’Athènes au moment où le christianisme y jetait ses premiers rayons, c’est là qu’il faut chercher les véritables et saines doctrines sur le partage que le chrétien doit faire dans ce legs profane de l’antiquité ; c’est lui qui improvisait et écrivait ensuite pour les écoles cette homélie sur l’usage qu’on doit faire des écrivains païens, où, commençant par établir la nécessité de subordonner toutes choses à la vie future, il reconnaît ensuite que la vie future elle-même peut emprunter quelques lumières à ces lettres qui sont l’ornement de la vie présente ; car, comme il le dit dans sa belle langue, qui, avec ses comparaisons, rappelle bien le langage de Platon : Comme les teinturiers disposent par de certaines préparations le tissu destiné à la teinture, et le trempent ensuite dans la pourpre, ainsi, pour que la pensée du bien demeure ineffaçable dans nos âmes, nous nous initierons premièrement à ces connaissances du dehors, et ensuite nous écouterons l’enseignement sacré des mystères… Et comme encore la vertu propre des arbres est de porter leurs fruits dans la saison, et que cependant ils se parent de fleurs et de rameaux verts, de même la vérité sacrée est le fruit de l’âme, mais il y a quelque grâce à la revêtir d’une sagesse étrangère, comme d’un feuillage qui abrite le fruit, et lui prête le charme de sa verdure[120]. » Et, appliquant ces maximes, il considère ce qu’on peut recevoir et adopter de la sagesse des anciens, et ce qu’il faut, au contraire, repousser loin de soi ; ce qu’il faut fuir dans les poëtes, ce sont les peintures du vice, c’est ce qu’ils enseignent de la nature des faux dieux, les sentiments voluptueux, trop souvent l’âme de leurs poëmes, c’est ce paganisme farouche qui ne connaît plus ni sœur, ni mère, ni charité ; mais il faut savoir, en même temps, démêler et retenir tout ce qui inspire de la vertu ; il faut savoir reconnaître Homère bien moins encore comme le fabuleux narrateur des amours des dieux que comme l’oracle savant qui, sous des formes allégoriques, a su envelopper les doctrines les plus sages que l’antiquité ait entendues ; car Ulysse, qu’est-il autre chose que le symbole de la vertu ? Et quoi de plus beau que le spectacle de cet homme qui arrive tout nu sur le rivage des Phéaciens et sur lequel la jeune princesse, fille d’Alcinoüs, n’ose lever les yeux qu’avec respect ? mais sa sagesse, son courage, sa vertu, l’enveloppent comme d’un manteau, et, lorsqu’il paraît ensuite dans l’assemblée des Phéaciens, il les confond tous par la supériorité de son courage et par l’aspect d’un héros, tout meurtri de batailles et de naufrages, de sorte que de tous ces Phéaciens il n’en est pas un qui ne voulût être Ulysse et Ulysse naufragé. C’est ainsi que l’évêque chrétien pénètre dans ce qu’il y a de plus mystérieux et de plus fort dans la poésie d’Homère pour en exprimer tout le miel qu’elle renferme. Il se plaît ensuite à parcourir les autres poëtes de l’antiquité, Hésiode, Théognis, Euripide, Platon, et à répéter tout ce qu’il y a dans leurs œuvres de glorieux pour l’esprit humain ; car il n’est pas de ceux qui sont avides de nier la vertu des anciens : saint Basile n’a aucune peur des vertus païennes ; il cite avec joie, avec fierté, les exemples d’Aristide, de Thémistocle et de tous les autres, car il sait que le christianisme n’a rien à craindre de la comparaison.

Ainsi l’Église grecque accepte les lettres, mais avec partage ; elle les admet comme préparation au christianisme et comme démonstration du christianisme ; comme préparation, car la philosophie a servi de pédagogue au monde ancien, et il fallait, pour parler comme saint Basile, teindre dans les connaissances de l’antiquité toutes ces jeunes âmes, qui aspiraient au christianisme, pour les tremper ensuite dans la pourpre de la foi. En second lieu, la philosophie était pour eux un moyen de démonstration, parce que la foi maîtresse agira d’elle-même sur l’intelligence qui cherche la lumière, cette lumière qu’elle a aperçue de loin dans le sein de Dieu. Et les écoles, et la science, viendront prêter leur secours à la religion et entourer d’une clarté nouvelle, toujours croissante, les germes du christianisme.

Ainsi l’alliance est conclue. Vous croyez peut-être que Clément d’Alexandrie a fait la philosophie esclave, qu’il n’y a plus de philosophie, que la charte de l’esprit humain est déchirée jusqu’au moment où Luther la fera de nouveau sortir des couvents d’Allemagne : vous vous méprenez étrangement, car, à l’heure même où la foi semble enchaîner la philosophie, regardez de près, elle la délivre de l’esclavage des écoles, de l’esclavage du maître, de ce mot αὐτὸς ἒφη, ipse dixit, qui est le dernier mot de toute l’antiquité, et qui a été répété de générations en générations sans que personne fît l’effort nécessaire pour s’en affranchir. Cet éclectisme qu’Alexandrie nomma sans jamais l’obtenir, c’est chez les Pères qu’on le trouve, c’est dans toutes les écoles et non dans une seule qu’il faut chercher la vérité ; il faut savoir, d’une main égale, frapper à la porte d’Aristote et de Platon, il faut savoir détourner les yeux d’une page enchanteresse lorsque cette page ne dit pas la vérité, rester maître de tout ce qui est humain et ne reconnaître d’autorité que dans les choses divines.

Et en même temps que la foi affranchit ainsi l’esprit humain de la servitude du maître, elle l’affranchit aussi de la servitude du doute éternel ; car le doute était au fond de toutes ces écoles, qui recommençaient sans cesse à chercher Dieu et l’âme, apparemment parce qu’elles n’avaient encore trouvé ni Dieu, ni l’âme. Selon moi, c’est là la gloire du christianisme de n’avoir plus voulu qu’on cherchât Dieu et l’âme ; le christianisme s’était donné au monde bien plus que le monde ne s’était donné à lui. Il ne permet plus qu’on retienne les générations loin de la lumière, il leur dit : « Le Christ est ici, n’allez pas plus loin. » En ôtant à l’homme cette incertitude, le christianisme lui rend sa liberté, brise la chaîne qui le retenait captif et l’empêchait de porter ses investigations, d’appliquer son ambitieuse ardeur jusqu’aux dernières limites du fini et de l’infini.

Cependant, en présence de cette école qui devait durer quatorze siècles, une autre se formait, moins nombreuse, moins considérable, mais qui ne devait pas durer moins. Cette autre école, frappée du péril, trouve plus facile de retrancher les lettres que de les émonder ; jugeant la philosophie dangereuse, elle la déclare impuissante, et veut réduire l’homme à la foi par le désespoir de la raison ; elle trouve la philosophie dangereuse chez les gnostiques, et elle a bien raison ; elle la trouve dangereuse chez les épicuriens et chez les stoïciens, et ce jugement n’a rien d’injuste. En présence de ce danger, elle forme la résolution d’en dégoûter les hommes ; elle la montre incapable de toutes choses, elle fait ressortir ses contradictions éternelles pour mieux constater son impuissance ; c’est à cette œuvre que va se consacrer toute cette suite d’apologistes qui commence à Hermias chez les Grecs, mais qui continue surtout chez les Latins, dont l’esprit est pratique plus que spéculatif, chez lesquels les lettres avaient toujours été un peu étrangères, qui étaient plus à leurs affaires qu’aux doctrines, à ce point que Cicéron était obligé d’excuser ses travaux philosophiques et de montrer, ou du moins de feindre le plus profond mépris pour les subtilités grecques. Aussi, à la suite d’Hermias, qui s’applique à montrer la contradiction des écoles, nous trouvons Tertullien, Arnobe et Lactance, qui vont repousser tout accord entre la religion et les lettres, renier même les services de la dialectique. Tertullien prend en pitié Aristote, architecte de cet art qui apprend à construire et à détruire, de cette logique épineuse dans ses argumentations, source de controverses éternelles, qui ne sert qu’à diviser les hommes, qui revient sans cesse sur chaque question comme si elle était mécontente d’en avoir fini. Tertullien s’indigne de tous les efforts de quelques-uns de ses contemporains pour accorder le christianisme avec la philosophie : « Quoi de commun, s’écrie-t-il, entre Athènes et Jérusalem, entre l’Académie et l’Église, entre les hérétiques et les chrétiens ? Notre doctrine vient du Portique, mais du Portique de Salomon, qui nous apprend à chercher Dieu dans la simplicité du cœur ! Qu’ils s’accordent donc avec lui, ceux qui veulent nous faire un christianisme stoïcien, un christianisme platonicien, un christianisme dialectique. Pour nous, nous n’avons pas besoin de science après le Christ, ni d’études après l’Évangile, et, quand nous croyons, nous ne cherchons plus[121]. »

Ce langage est fier, superbe et près du châtiment des superbes, près de l’erreur, près de la chute, et c’est ce que nous allons voir bientôt. Ces doctrines seront, jusqu’à un certain point, celles de Lactance, qui les reproduit, en se contredisant, et finit par faire à la philosophie une certaine part. Ce n’est pas seulement un petit nombre de rhéteurs chrétiens des troisième, quatrième et cinquième siècles qui parleront ainsi : dans tous les âges qui suivront, ils trouveront des disciples et des imitateurs ; au moyen âge, dans les écoles mystiques dont quelques-unes iront aux derniers excès contre la raison humaine ; au dix-septième siècle, dans la personne de Huet, qui consacre ses ouvrages à établir une espèce de scepticisme inévitable, et dans la personne même de ce glorieux Pascal. Enfin, cette école compte encore des élèves de nos jours, elle ne s’est jamais fermée ; la thèse qu’elle a adoptée n’a pas cessé de trouver des défenseurs ; il s’en est trouvé dans tous les temps, dans tous les siècles, qui jettent le gant à la raison humaine et s’efforcent d’y produire un pyrrhonisme artificiel, une sorte de doute systématique et de renverser tous les ouvrages de l’esprit humain afin de faire une part plus libre, plus vaste à la foi.

Ils ont contre eux les traditions générales de l’Église, les grands hommes qui ont fait la gloire du christianisme ; ils ont surtout contre eux leurs propres fautes. Ce n’est pas sans péril qu’on se porte à ces excès, surtout dans le sein du christianisme, qui a horreur des excès, dont le caractère est empreint de sagesse et de modération. Cet empressement de brûler tout ce qu’on a autrefois adoré sans distinguer l’idole du métal précieux, cette exagération, excusable chez de nouveaux chrétiens, deviennent plus périlleux chez les docteurs qui professent, raisonnent et dogmatisent ; elle montre chez eux peu de foi, une foi qui s’effraye, qui a peur de la raison, qui a peur des lettres de l’antiquité, qui croit que le christianisme a quelque chose à craindre de la philosophie, comme si la foi, misérable flambeau allumé pendant la nuit, était destiné à pâlir !

Ce faible se trahit par des chutes éclatantes : ce fut ainsi que Tertullien déserta à tout jamais la science pour se mettre à la suite de l’hérétique Montan et des deux femmes qu’il traînait après lui. Les mystiques du moyen âge prennent eux-mêmes des chemins qui amèneront tous les excès des hérétiques du quinzième siècle, et on vit Pascal lui-même s’acheminer sur une des routes de l’erreur. Reconnaissons donc que, si cette doctrine fut opiniâtre, elle n’eut jamais pour elle le caractère de l’autorité, de la sagesse, le nombre des maîtres ; et ce qui lui est resté de plus illustre a fini par se démentir, comme cet éloquent M. de Maistre, qui, s’il eut le tort de fouler aux pieds la raison, a cependant écrit ce grand mot, que « Platon avait fait la préface humaine de l’Évangile. »

L’accord de la science et de la foi, de la religion et des lettres, n’était pas une question facile, et, quand elle se présenta, au cinquième siècle, avec ce cortége de sectateurs pour et contre, avec tout l’Orient pour, avec tout l’Occident contre, il y avait lieu de douter sur la solution qui allait être donnée, lorsque enfin il fallut que l’Occident se décidât dans la personne de ses deux grands docteurs : saint Jérôme et saint Augustin.

Jusque-là, les maîtres d’Occident avaient voulu renoncer à la succession, avaient repoussé l’héritage ; au contraire, les maîtres de l’Église grecque inclinaient à le recueillir. C’était un devoir formidable que celui de se décider sous les yeux de l’Église entière, attentive et inquiète ; aussi je ne suis pas étonné des hésitations de saint Jérôme. D’ailleurs, il était tout pénétré de la lecture des grammairiens, des rhéteurs, des philosophes, bien qu’en même temps tout brûlant de foi. Il avait médité Platon, s’était exercé à déclamer des controverses oratoires comme on faisait dans toutes les écoles ; l’esprit de Dieu le saisit, il s’enfuit au désert, mais il y porte sa bibliothèque : il jeûne et il lit Cicéron ; il pleure ses péchés et il ouvre Plaute. Lorsque, revenant à lui-même, il prend les saintes Écritures, il en trouve le style inculte. Vers le milieu du carême qui suivit, étant tombé dangereusement malade, il eut un songe : il se crut transporté au pied du trône de Jésus-Christ ; et, le Sauveur lui ayant demandé : « Qui es-tu ? — Je suis chrétien, répondit saint Jérôme. — Non, « reprit le Christ, non, tu n’es pas chrétien, tu es cicéronien. » Confondu par ce reproche, saint Jérôme promet à Dieu, au milieu d’abondantes larmes, d’abandonner à tout jamais la lecture des auteurs profanes[122].

Voilà un grand engagement, et saint Jérôme semble le contracter de nouveau dans une lettre qu’il écrit bientôt après à Eustochie. Vers le même temps, il envoie au pape Damase un grand commentaire, une parabole de l’enfant prodigue, où il déclame contre ces prêtres, contre ces évêques qui savent Virgile par cœur, récitent des chants bucoliques, des poëmes d’amour, et se délassent à déclamer des tragédies entières, car tout cela, dit-il, tous les vers des poëtes, l’éloquence des orateurs, la sagesse des philosophes, sont les festins des démons ; sans doute on peut y découvrir des vérités, mais alors il faut le faire avec discrétion pour ne pas scandaliser les fidèles. Ces maximes sont bien sévères, mais il faut regarder à leur date, 383 et 384, c’est-à-dire qu’elles ont été écrites dans la première fièvre de la conversion ; si saint Jérôme se montre si dur, c’est parce qu’il s’accuse lui-même ; il ne frappe si fort que parce qu’il sent qu’il frappe sur lui, il y a là un fonds de remords ; mais laissez venir la sagesse, les bons conseils de la solitude et du désert, et il en sera tout autrement. Il continue d’écrire, et Virgile continue à faire les frais du quart de ses lettres ; Platon, tous les anciens, y viennent tour à tour et y prodiguent tous les trésors de leur éloquence, tant ce beau génie ne pouvait s’en séparer ! tant cette antiquité débordait et s’échappait inévitablement dans ses écrits ! Aussi on s’en scandalise, et Magnus, rhéteur romain, qui portait quelque jalousie à saint Jérôme, lui reproche d’avoir ainsi rempli ses livres de souvenirs païens et de déshonorer la blancheur de l’Église par des souillures profanes, de ne pouvoir écrire une page, une lettre à une femme, sans alléguer ceux qu’il appelle notre Cicéron, notre Horace, notre Virgile ; mais saint Jérôme lui répond : « Que son interlocuteur ne lui eût jamais adressé un tel reproche s’il connaissait l’antiquité sacrée. Saint Paul, plaidant à l’Aréopage la cause du Christ, ne craint pas de faire servir à la défense de sa foi l’inscription d’un autel païen, et d’invoquer le témoignage du poëte Aratus. L’austérité de ses doctrines n’empêche point l’apôtre de citer Épiménide dans l’épître à Tite, et ailleurs un vers de Ménandre. C’est qu’il avait lu dans le Deutéronome comment le Seigneur permit aux fils d’Israël de purifier leurs captives et de les prendre pour épouses. Et quoi donc d’étonnant si, épris de la science du siècle à cause de la beauté de ses traits et de la grâce de ses discours, je veux, d’esclave qu’elle est, la faire israélite[123] ? »

Mais le songe, mais la promesse, l’engagement pris de ne plus ouvrir de livres profanes ? Saint Jérôme s’était si peu souvenu de la parole donnée, qu’il faisait copier par des moines les dialogues de Cicéron, et qu’allant à Jérusalem il portait avec lui un traité de Platon pour ne pas perdre son temps ; il professe la grammaire à Bethléem, explique Virgile, les lyriques, les comiques, les historiens, à des enfants qu’on lui a confiés pour les former à la crainte de Dieu ; à l’accusation de Rufin il ne sera pas embarrassé de répondre qu’après tout il s’agit d’un songe : « Rufin me reproche, dit-il, la promesse que j’ai faite dans un rêve, et les réminiscences parjures qu’il relève dans mes écrits. Mais qui donc peut oublier son enfance ? J’ai la tête deux fois chauve, et cependant que de fois en dormant je crois me revoir jeune homme aux longs cheveux, à la toge drapée, déclamant devant le rhéteur… Faut-il donc boire l’eau du Léthé ? C’est ce que je répondrais s’il s’agissait d’un engagement pris dans la plénitude de mes sens éveillés. Mais celui qui me reproche mon songe, je le renvoie aux prophètes qui enseignent que les songes sont vains et ne méritent point de foi[124]. » Ce qui est grave, ce qui est remarquable, c’est que saint Jérôme écrit ceci en 397 et en 402 ; il est vieux, il a l’expérience de la vie, il a assisté à tous ces grands débats qui se sont agités autour de lui, et il ne s’est sans doute pas décidé sans raison ; il a contracté une sagesse plus douce, plus éloignée des excès de la jeunesse ; et de même que dans l’ordre moral il a appris à pardonner beaucoup aux volontés humaines, il apprend aussi à permettre beaucoup aux intelligences[125].

Voyons maintenant quelle était à ce sujet la doctrine de saint Augustin, quel fut le travail d’esprit dont ce grand homme nous donne le spectacle, et par lequel il va contribuer, bien plus encore que saint Jérôme, à décider la question agitée dans toute l’antiquité chrétienne. Je ne vous parlerai pas de cette première passion de saint Augustin pour les lettres anciennes, des larmes que Didon lui coûtait, de l’ardeur avec laquelle il lisait l’Hortensius de Cicéron et, plus tard, les livres des platoniciens ; je veux m’arrêter au temps de sa conversion, dépasser l’époque où il abjura toutes ses erreurs ; je le suis dans sa retraite de Cassiciacum, où il voit s’écouler paisiblement quelques mois avec ses amis et élèves, Trygetius et Licentius ; ils consacrent leurs matinées à discuter les grandes questions théologiques, ils commentent l’Hortensius de Cicéron, et lisent chaque jour la moitié d’un chant de Virgile. Saint Augustin n’est donc pas pressé d’abjurer tout ce qu’il admira autrefois ; il n’ignore pas cependant les déclamations de Tertullien, d’Arnobe, de Lactance, de tous ces hommes que l’Église n’a pas rangés au nombre des saints. C’est ainsi que, dans les Confessions, le livre le plus pieux sorti d’une âme pieuse, il rappelle l’époque où des livres platoniciens lui étaient tombés entre les mains : « Vous m’avez remis, Seigneur, par les mains d’un homme, plusieurs livres des platoniciens, traduits du grec en latin, où j’ai lu, quoique en d’autres termes, qu’au commencement était le Verbe, et que le Verbe était en Dieu, et que le Verbe était Dieu, enfin que le Verbe de Dieu est la vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde… Mais qu’il soit venu chez lui et que les siens ne l’aient pas reçu, et qu’à ceux qui l’ont reçu il ait donné le pouvoir d’être faits enfants de Dieu, que le Verbe se soit fait chair et qu’il ait habité parmi nous, voilà ce que je n’ai point lu dans ces livres… Qu’il soit avant le temps, au delà des temps, dans une immuable éternité, que, pour être heureuses, les âmes reçoivent de sa plénitude, cela est bien chez les platoniciens ; mais qu’il soit mort dans le temps par les impies, voilà ce qu’on n’y trouve point. Vous avez caché ces choses aux sages, mon Dieu, et les avez révélées aux petits, afin de faire venir à lui les souffrants et les surchargés pour qu’il les soulage[126]. »

Voilà la mesure, voilà le partage et le secret de la réponse à cette question qui depuis tant de siècles tourmente le monde. Non, la philosophie n’est pas impuissante, car elle amené l’homme aux pieds de Dieu ; mais la raison était insuffisante, car elle n’a pas conduit l’esprit humain à comprendre l’Homme-Dieu, à comprendre la charité et les mystères d’un amour infini. Voilà ce que saint Augustin répète à chaque instant dans l’Église, non pas seulement au commencement de sa conversion, mais lorsqu’il écrit ses Confessions, lorsqu’il est devenu le grand docteur de l’Occident ; à toutes les pages de la Cité de Dieu, il parle avec respect des platoniciens, et il finit par cette belle parole : « J’aurais pardonné aux païens si, au lieu d’élever un temple à Cybèle, ils eussent dressé un sanctuaire à Platon où on lirait ses livres. »

En ouvrant ainsi les portes à la philosophie, comment les aurait-on fermées au reste des connaissances humaines ? Aussi, dans le beau livre de l’Ordre, saint Augustin trace le plan d’une éducation chrétienne ; et, selon cette loi immuable en Dieu, qui se transcrit pour ainsi dire dans les âmes des sages, il fait deux parts : la discipline de la vie et la discipline de la science. La première procède de l’autorité, la seconde de la raison.

« La raison est un effort de l’âme capable de nous mener jusqu’à nous-mêmes et jusqu’à Dieu si elle n’était arrêtée par les préoccupations des sens. La raison cherche d’abord le commerce des hommes en qui la raison réside : de là les lettres et la grammaire, qui embrasse tout ce que les lettres transmettent à la mémoire des hommes, l’histoire par conséquent. — Puis, se repliant sur ce travail, la raison se rend compte des définitions, des règles, des divisions qu’elle a produites, c’est la dialectique, — et celle-ci ne suffisant pas pour persuader, la rhétorique s’y ajoute. — Arrivée aux hommes, la raison veut aller à Dieu et cherche des degrés pour y atteindre : de là l’idée du beau. — Le beau perçu par l’ouïe, le son, le rhythme et le nombre, c’est la musique. — Le beau perçu par la vue, les figures, les dimensions et encore le nombre, c’est la géométrie et l’astronomie. — Mais ce que voient les yeux n’est pas comparable à ces harmonies que l’âme découvre, — Ainsi dans ces études tout se réduit aux nombres, mais dont elle voit les ombres plus que la réalité. Alors la raison prend confiance et commence à soupçonner qu’elle pourrait bien être un nombre capable de mesurer tous les autres. De cet effort naît la philosophie, et avec elle ces deux questions : l’âme et Dieu, notre nature et notre origine. L’une nous rend dignes du bonheur, l’autre nous rend heureux. — C’est l’ordre des études, c’est la méthode de cette sagesse par laquelle on devient propre à connaître l’ordre souverain des choses, à distinguer les deux mondes et à pénétrer jusqu’au Père de l’univers. »

Ce qui est merveilleux, c’est que ce plan est à peu près celui des anciens, renouvelé, régénéré par un esprit chrétien supérieur : c’est l’encyclopédie tout entière des anciens, l’encyclopédie des sept arts, modifiée en ce que l’arithmétique se confond avec la géométrie ; mais la philosophie y occupe une place distincte, tandis que, dans l’encyclopédie de Martianus Capella, elle est confondue avec la dialectique. La conception de l’esprit chrétien est bien plus grande : il regarde les sciences comme autant de degrés destinés à conduire l’homme de la terre qu’il habite jusque près du Souverain des mondes. Saint Augustin ne se dissimule pas les objections qu’on va lui faire ; il sait qu’on va lui dire qu’il déshonore la science sacrée et que l’homme doit tout attendre de la foi ; mais il répond avec une admirable supériorité : Dieu aurait pu se servir du ministère des anges ; mais il a voulu honorer l’humanité en rendant ses oracles dans un temple humain. La charité même périrait si les hommes n’avaient rien à apprendre des hommes, ni les âmes à verser leur trop plein sur d’autres âmes.

«Si donc ceux qu’on nomme les philosophes, et sur-tout les platoniciens, ont des doctrines vraies et qui s’accordent avec la foi ; non-seulement il ne faut point en prendre ombrage, mais il faut les revendiquer comme sur d’injustes possesseurs. Car, de même que les Égyptiens n’avaient pas seulement des idoles que le peuple d’Israël devait fuir et détester, mais des vases et des ornements d’or et d’argent, et des vêtements que ce peuple emporta dans sa fuite, ainsi les sciences des gentils ne se composent pas seulement de fictions superstitieuses que le chrétien doit tenir en horreur, mais on y trouve les arts libéraux qui peuvent se prêter au service de la vérité, et de sages préceptes de morale comme autant d’or et d’argent qu’ils n’ont point créé, mais tiré pour ainsi dire des mines de la Providence, distribué par toute la terre, et que le chrétien a droit d’emporter avec lui quand il se sépare de leur société. »

La question était résolue et la dispute finie pour bien des siècles. Sur la parole d’Augustin et par les mêmes motifs, tous les âges qui suivront accepteront l’héritage des anciens ; mais l’Église l’accepte comme il convient à une tutelle sage, comme on accepte les successions des mineurs, c’est-à-dire sous bénéfice d’inventaire. C’est par la même raison que se déterminent Cassiodore, Bède, Alcuin ; tous, par un phénomène intellectuel qu’il est bon de signaler, tous plus frappés des comparaisons que des raisons, des images que des grands motifs, répéteront cette parabole que le christianisme a dû faire comme le peuple hébreu au sortir de l’Égypte, et emporter les vases d’or et d’argent de ses ennemis. Ce sera sur cette parole que les sciences, les arts, les traditions de l’antiquité passeront au moyen âge[127]  ; c’est ainsi que ce grand problème a été résolu et que s’est fait le nœud littéraire, intellectuel, qui devait réunir les deux âges.

Il me resterait à vous montrer comment Virgile, divinisé par la science païenne, érigé en pontife, en flamine, en héritier de la tradition sacerdotale, devint aussi le représentant de la religion de l’avenir, et comment, pour le sauver, les siècles barbares ont jeté sur lui un bout de manteau de prophète. Grâce à sa quatrième églogue, il fut regardé, dans le monde chrétien, comme l’un de ceux qui avaient annoncé le christianisme, et cette interprétation, qui commence à Eusèbe, dès le quatrième siècle, se continue pendant tout le moyen âge ; il fut rangé au nombre des prophètes, et par là ses œuvres furent respectées davantage. Une tradition nous rapporte que saint Paul, ce fier contempteur des sciences profanes, étant venu à Naples, alla visiter le tombeau de Virgile, et qu’ayant ouvert le livre des églogues et lu la quatrième, il se prit à pleurer. Le souvenir de cette tradition était conservé dans une séquence chantée longtemps à la cathédrale de Mantoue, et qui rappelait cette légende en termes charmants :

Ad Maronis mausoleum
Ductus, fudit super eum
Piæ rorem lacrymæ :

Quem te, inquit, reddidissem,
Si te vivum invenissem,
Poetarum maxime.

La tradition populaire voulut elle-même ajouter quelque chose à cette légende plus ancienne, et longtemps le pâtre qui faisait voir aux voyageurs le tombeau du poëte montrait tout auprès une petite chapelle : c’était, disait-il, celle où Virgile entendait la messe !

Ainsi toute la civilisation païenne ne périt pas et ne devait pas périr : une partie devait se conserver par le christianisme, une autre partie malgré lui, tant il fallait que cette civilisation, que nous avons vue d’abord atteinte d’une maladie mortelle, se continuât pour l’éducation des races suivantes ! Nous aurions facilement cru que la science païenne périrait et que le christianisme se conserverait seul ; non, la civilisation païenne est conservée en partie par le christianisme, qui recueille tout ce qu’il y avait en elle de grand, d’équitable, de généreux, de bienfaisant ; mais en même temps et malgré le christianisme, se perpétue dans les traditions littéraires la mythologie, que l’Église avait avec raison proscrite ; dans la religion se perpétue l’élément superstitieux qui vient donner la main au paganisme de l’antiquité ; dans les lois, tous les principes d’une fiscalité odieuse qui maintient la tyrannie politique, le divorce qui entraîne avec lui la tyrannie domestique, et la confusion du sacerdoce et de l’empire qui va engendrer les luttes sanglantes du moyen âge.

L’Église sauve la tradition littéraire ; mais, malgré elle, se conserve le panthéisme mythologique, tous ces sentiments voluptueux et charnels qui reparaîtront et éclateront de nouveau dans les moments de désordre et d’anarchie intellectuelle. En un mot, l’antiquité transmit non-seulement les lumières, mais les vices aux temps barbares, et, lorsque vous serez tentés d’accuser vos ancêtres, de leur reprocher leur barbarie, dites seulement que c’étaient bien là les héritiers des raffinements de la décadence, car il y a une analogie singulière entre les vices des décadences et les vices de la barbarie, et, la faiblesse des vieillards se rapprochant de la faiblesse des enfants, il arrive un moment où l’on ne sait pas si l’on a affaire à un peuple qui vieillit ou à un peuple qui naît.

On a voulu séparer pour toujours les temps anciens et les temps modernes ; en 476 on ouvre un abîme et l’on dit : Voilà les temps modernes à droite, à gauche les temps anciens, rien de commun entre les deux ; mais Dieu, qui est plus fort que les historiens, ne souffre pas de lacune pareille ; il met partout l’ordre et l’unité, dans les temps, comme dans l’espace, et il fait servir à ses desseins même les passions et les désordres des hommes. Les temps que nous divisons sont liés par deux chaînes : la chaîne d’or du bien que Dieu fait, la chaîne de fer du mal que Dieu tolère ; l’histoire n’a pas d’autre but que d’en retrouver tous les anneaux et d’établir ainsi ce dogme de la solidarité que la science moderne confirme, à laquelle aspirent les sociétés humaines, dogme fondamental du christianisme…… Messieurs, nous avons beau faire, nous ne sommes pas aussi indépendants que nous le voudrions, et nous tenons à nos pères par la responsabilité de leurs fautes comme par la reconnaissance de leurs bienfaits.



EXTRAITS DES NOTES DE LA LEÇON.
I

C’est la tradition des Pères, et saint Jérôme cite les premiers apologistes du christianisme, Quadratus, Justin, et Aristide, qui présente à l’empereur Adrien une défense des chrétiens toute tissue pour ainsi dire des pensées des philosophes. — Le stoïcien Pantène, à cause de sa grande érudition, fut chargé d’aller prêcher le Christ aux brachmanes de l’Inde. — Clément, prêtre d’Alexandrie, le plus savant des nôtres, à mon sens, a écrit huit livres de Stromates, autant d’Hypotyposes, un livre contre les gentils, et trois sous le titre de Pédagogue. Je demande quelle trace d’ignorance on y trouve, ou plutôt quel passage n’est pas tiré des entrailles mêmes de la philosophie. Origène l’a imité, et, dans ses dix livres de Stromates, comparant les doctrines des chrétiens et celles des philosophes, il a confirmé tous nos dogmes par le témoignage de Platon et d’Aristote, de Mummius et de Cornutus… — Nous avons aussi les écrits d’Eusèbe d’Émèse, de Tite, évêque de Bosra, de Basile, Grégoire et Amphiloque, qui enrichissent leurs livres des maximes des philosophes, tellement que vous ne savez qu’admirer en eux davantage, l’érudition du siècle ou la science des Écritures.

Passons aux latins. Quoi de plus savant que Tertullien ? De tous les écrits des païens, quel est celui auquel Minutius Félix n’a pas touché ? Arnobe a écrit sept livres contre les gentils, et son disciple, Lactance, tout autant : ouvrez-les, et vous y trouverez un abrégé des dialogues de Cicéron… Hilaire, son contemporain, évêque et confesseur, s’attachant à Quintilien, a égalé le nombre et imité le style de ses douze livres. Sous Constantin, le prêtre Juvencus a mis en vers l’histoire du Sauveur, et n’a pas craint de faire passer la majesté de l’Évangile sous le joug de la prosodie… Et n’allez point croire que cet usage de la sagesse antique, permis dans la dispute avec les païens, doive disparaître ailleurs. Car presque tous nos écrivains, à l’exception de ceux qui, à l’exemple d’Épicure, ont méprisé les lettres, sont pleins d’érudition et de doctrine.


II

La solution donnée par saint Augustin passe au moyen âge, mais non sans contradiction.

1. Les premiers instituteurs des temps barbares ; Cassiodore et Boëce.

Cassiodore écrivant pour ses moines de Vivaria. — Nécessité de recourir aux arts libéraux pour interpréter les livres saints. — Moïse instruit dans la sagesse de l’Égypte.

Boëce en prison : une consolation vient le visiter, c’est la philosophie, et une philosophie toute platonicienne. Il imite les mètres des lyriques latins, et traduit l’Introduction de Porphyre.

Aldhelm croit civiliser les Anglo-Saxons en leur apprenant à écrire des vers latins, et voudrait, sur les pas de Virgile, ramener dans sa patrie les Muses du Parnasse.

Bède pense de même, et sa bibliothèque épiscopale d’York contient les œuvres d’Aristote, de Cicéron, de Pline, Virgile, Stace et Lucain.

2. Point de danger pour ces Irlandais et ces Anglo-Saxons, chez qui les Muses étaient étrangères. Il en était autrement en Italie, en Espagne, en Gaule. — Inquiétudes de saint Grégoire le Grand.

Saint Ouen :«  Que nous servent Platon et Aristote ? De quel profit sont les tristes chants de ces poëtes criminels, Homère, Virgile et Ménandre ? » — Cependant l’enseignement des auteurs classiques continue. — Saint Didier explique Virgile. — L’Église de Toulouse a deux bibliothèques. — La renaissance carlovingienne remet en honneur toute l’antiquité classique. — Hésitations d’Alcuin.

3. Les mêmes scrupules chez Odon de Cluny. — Abailard, qui aime les thèses violentes, trouve dans l’Écriture et les Pères tout ce qui peut former les hommes à l’art de bien penser et de bien dire ; il veut qu’on chasse les poëtes de l’Église comme Platon les chasse de sa république. Mais cette opinion ne triomphe pas. — Les écoles ecclésiastiques. — Waltbert, diacre de Spire. — Confié aux moines tout enfant, il consacre deux années aux premiers éléments : lecture, écriture, psalmodie. — Quatre ans de grammaire : explication des poëtes : Virgile, Lucain, Stace, Horace, Juvénal, Perse, Térence. Toute la mythologie, depuis Prométhée jusqu’à Achille ! — En deux autres années, la dialectique avec l’Introduction de Porphyre, la rhétorique et les quatre sciences du Quadrivium.

Ecce quater duplices cum sole peregimus orbes,
Quod spatio dignum tanto lustravimus æquor.

Honorius écolâtre d’Autun. De exilio animæ et patria. Le peuple de Dieu était en exil à Babylone, il avait sa patrie à Jérusalem. L’exil de l’homme est l’ignorance, sa patrie est la sagesse. De la demeure des ténèbres il faut monter au royaume de la lumière. Le chemin, c’est la science ; elle y va en passant par dix arts, qui sont comme dix cités sur la route. Ce nombre est mystérieux. Dix commandements de Dieu, dix catégories d’Aristote. — La première cité, c’est la grammaire divisée en huit quartiers. Le verbe et le nom sont les deux consuls, le pronom, proconsul. Donatus et Priscien y tiennent école. — Quatre bourgs : tragédie, Lucain ; comédie, Térence ; satire, Perse ; lyrique, Horace. — Deuxième cité : Rhétorique, Cicéron, — 3e. Dialectique, Aristote. — 4e. Arithmétique. — 5e. Musique. — 6e. Géométrie, Aratus. — 7e. Astronomie, César. — 8e. Physique, Hippocrate. — 9e. Mécanique. — 10e. Économie.



LA THÉOLOGIE


(DIXIÈME LEÇON)




Messieurs,


Dans la civilisation païenne du cinquième siècle, nous avons vu l’œuvre où l’antiquité avait épuisé ses lumières et ses forces. L’esprit humain ne pouvait rien de plus que ce prodigieux travail de la philosophie alexandrine pour atteindre la vérité, que cette admirable persévérance de la loi romaine pour établir le règne de la justice. Nous n’avons pas dissimulé la grandeur et hmérite de ces efforts : c’était peu de les admirer, nous en avons suivi les effets jusque dans les siècles chrétiens, et nous avons aperçu les institutions, les sciences, les lettres et l’industrie même du monde ancien entrant pour ainsi dire dans la construction de la société moderne et faisant l’éducation des peuples barbares campés sur ses ruines. Assurément il n’est pas de spectacle où éclate davantage la puissance de la raison humaine, mais je n’en connais pas non plus où se manifeste mieux son insuffisance. Car toute cette civilisation païenne, à la garde de laquelle avaient été mis le génie grec et le bon sens romain, périssait sans retour ; et, tandis que les images d’Aristote et de Platon à la porte de l’école n’empêchaient pas leurs derniers successeurs de s’abandonner à toutes les aberrations de la théurgie et de la superstition, la sagesse des Paul, des Gaïus, des Ulpien, des Papinien, n’avait pas non plus fermé les portes de l’Empire à tous les vices de la décadence. Dans cette société si savante et si polie, nous avons trouvé le fétichisme réduit en doctrine, la croyance des philosophes à la présence permanente des dieux dans les idoles, la prostitution religieuse et les sacrifices humains ; dans l’État, les gladiateurs, les eunuques encombrant le sérail des empereurs, derniers excès de l’esclavage que le christianisme devait faire disparaître ; les lettres elles-mêmes dégénérées, réduites à la domesticité d’un petit nombre de favoris ou au service d’une aristocratie corrompue. Bien plus, Alaric est aux portes de Rome, et l’on peut entendre au loin le galop des chevaux des Vandales, des Huns, des Alains, qui s’ébranlent à la suite de leurs chefs et mèneront bientôt Attila au pied des Alpes.

Ainsi on peut dire que toute la civilisation va périr, si un principe nouveau ne vient à son secours, ne la pénètre et ne parvient à la régénérer. Ce principe nouveau, c’est la foi : la raison est assurément puissante ; elle est en nous, elle y est toujours ; il n’est pas de temps si malheureux où elle ne donne signe de sa présence et de son pouvoir. Mais on peut dire que la raison est liée en nous, qu’elle y est captive et ne peut rien jusqu’au moment où la parole du dehors la réveille ; il faut qu’on lui parle pour qu’elle sorte, pour ainsi dire, de son sommeil ; il faut qu’elle se parle à elle-même, qu’elle se reconnaisse ; pour prendre possession de son existence et de ses facultés, il faut que, faisant usage de ce langage, qui a extérieurement frappé son oreille, elle retourne sur elle-même, se nomme et se dise : « Je pense, donc je suis ! »

Ainsi la raison ne peut rien sans la parole qui la provoque ; la parole lui vient du dehors et, par conséquent, comme une autorité ; c’est une impulsion, une invasion qui se fait du dehors chez elle ; elle lui vient comme une prévenance d’un autre être raisonnable qui l’attire à elle et par lequel il lui est impossible de ne pas se laisser attirer. Quand on parle à l’âme, il est impossible qu’elle ne réponde pas, et le premier effort de la parole, c’est de provoquer l’adhésion de notre intelligence, c’est de faire qu’elle se jette, pour ainsi dire, au-devant de cette autre intelligence qui vient à elle ; et cette adhésion à la parole, c’est ce qu’on appelle, dans l’ordre de la nature, la foi humaine, à laquelle correspond, dans l’ordre théologique, la foi divine et surnaturelle.

Ainsi la raison et la foi sont deux puissances primitives, distinctes, mais non pas ennemies, car elles ne sauraient se passer l’une de l’autre : la raison ne se réveillant qu’autant que la parole la provoque, et la foi ne se donnant qu’autant que l’obéissance à la parole est raisonnable.

Ces principes sont ceux que le christianisme apporta dans le monde : car, d’un côté, il honora, il consacra, il canonisa à jamais la raison en la reconnaissant pour ce verbe qui éclaire tout homme venant en ce monde ; et, après l’avoir ainsi entourée d’une auréole divine, après avoir reconnu que la raison n’était que le rayon de Dieu même, comment le christianisme eût-il pu la fouler aux pieds ? Mais, en même temps, il établissait la nécessité d’un verbe extérieur qui la provoquât et lui répondît. Ce verbe extérieur s’exprimait par une suite de révélations, dont la première remontait aux commencements du monde, et avait fait la première éducation du genre humain, révélation renouvelée ensuite par Moïse, et enfin consacrée, étendue, fixée pour jamais dans l’Évangile. Ainsi le christianisme, sous une forme plus divine et avec une vérité plus puissante que jamais, proclamait, réalisait dans la société ce qui était déjà dans les nécessités, dans les profondeurs de la nature humaine, c’est-à-dire la concordance perpétuelle de la raison et de la foi. En même temps, il élevait la raison et la nature au-dessus d’elles-mêmes.

En effet, cette révélation, ce verbe extérieur et public qui entretenait la lumière depuis le commencement des siècles, avait, selon le christianisme, parlé de deux sortes de vérités : 1o d’un ordre de vérités que la raison seule ne pouvait pas atteindre ; car la vérité religieuse n’exprime autre chose que les rapports du fini et de l’infini, et l’un de ces éléments, l’infini, étant en dehors des forces et de la portée de la raison humaine, il en résulte qu’une partie de ces vérités religieuses sont de leur nature inaccessibles : pour celles-là la révélation était nécessaire ; elle ne pouvait être ni suppléée ni développée par les efforts ultérieurs de l’esprit humain. 2o La révélation embrassait aussi ces autres vérités de la nature, auxquelles la raison humaine pouvait parvenir ; le christianisme reconnaissait qu’elle y était parvenue par la science, quand saint Paul avouait que les anciens avaient connu Dieu, mais qu’ils avaient manqué de courage pour le glorifier ; ces vérités qu’un petit nombre seulement avait pu connaître, mélangées d’obscurités, de doutes et d’erreurs ; ces vérités, qui avaient coûté au genre humain plus de trois mille ans de peine et d’égarements avant d’arriver à se produire par le génie de Platon et d’Aristote, qui même ne s’étaient produites qu’entourées d’erreurs et de faux principes, la révélation les établissait par une voie sûre, courte et, par-dessus tout, souverainement populaire, et, au lieu de les livrer à un petit nombre, elle les rendit propriété de chacun et de tous.

Jamais un appel aussi fort n’avait été fait à cette puissance intérieure de l’esprit humain que celui qui lui fut adressé du haut du Calvaire ; et, lorsque cette parole : consummatum est, qui demandait la foi du genre humain, se fut exhalée des lèvres de celui qui était venu apporter la vie et la délivrance à l’humanité, aussitôt on put voir un prodige sans exemple : dans ce monde en décadence, corrompu et pour ainsi dire éteint, se réveilla une force de foi que personne n’aurait supposée. Un théologien allemand, critiquant le texte des Évangiles, a dit que la supposition y éclatait d’une manière manifeste au passage où il est raconté que le Christ, côtoyant le lac de Génézareth et rencontrant des pêcheurs, leur dit : « Suivez moi, » et que, laissant leurs filets, ils le suivirent. Le critique déclare que, pour lui, à leur place, il n’aurait jamais suivi ; qu’il ne comprend pas l’inconséquence et le peu de logique de ces bateliers, abandonnant leurs filets et leur barque pour suivre le premier passant qui leur promet la vie éternelle. C’est là, en effet, qu’est le prodige, et je le trouve bien moins encore dans ces deux ou trois Galiléens que dans ces populations innombrables du monde grec, asiatique, romain, qui s’arrachent tout à coup, non pas à leurs bateaux, à leur travail de chaque jour, à la sueur de leurs fronts, mais aux plaisirs, aux voluptés, à cette vie de délices que le monde ancien entendait bien autrement que nous, pour se précipiter dans les difficultés, dans les privations, dans les sacrifices de la vie chrétienne, de cette vie bien plus difficile que la mort ; car la foi des martyrs me touche, la foi de ceux qui meurent me touche ; mais je suis encore plus ému de la foi de ceux qui vivent au milieu d’un monde qui ne les connaît plus, et sont voués à la haine et à l’exécration du genre humain. Cependant leur nombre croît et leur énergie se perpétue, et les premiers siècles se passent uniquement sous l’empire de cette foi : c’est ce que nous attestent les écrits, les lettres échangées entre les premiers pasteurs de ces communautés chrétiennes, comme saint Clément, saint Ignace, saint Polycarpe.

Mais la foi ne peut se passer de la raison ; l’apôtre lui-même a dit : « Que la soumission soit complète, mais raisonnable. Rationabile sit obsequium vestrum. » Le temps arrive où ces dogmes révélés, où ces principes venus d’en haut, veulent être mis en ordre, défendus, entourés de toutes les lumières de la science. La provocation viendra du dehors, et les attaques des philosophes païens contraindront les premiers chrétiens à se défendre, à prouver leurs dogmes, à faire appel à l’histoire, à la philosophie, à l’éloquence ; alors commencent les apologistes : Justin, Athénagore, Tertullien et tant d’autres. C’est peu : ce premier travail tout inspiré par le besoin de la polémique, ce combat contre les ennemis du dehors, produira la nécessité de se rendre compte à soi-même du dogme qu’on veut défendre, de l’expliquer aux disciples qu’on forme : de là l’école catéchétique d’Alexandrie où vous verrez ces hommes illustres, Pantène, Clément, Origène, vouer leur vie à l’interprétation des Écritures et à l’explication du dogme. Nous sommes à peine au troisième siècle, et Origène ne s’est pas borné à réunir et comparer les différents textes, à publier des éditions, en quelque sorte polyglottes, où les traductions faites par plusieurs auteurs juifs sont confrontées avec le texte primitif. Bien plus, s’emparant de ces sources immortelles de vérités, Origène les développe, il y puise les premiers éléments et tout l’ensemble d’une théologie complète, comme cela résulte de l’éloge d’Origène par saint Grégoire le Thaumaturge, dans lequel se trouvent exprimés, d’une manière singulière, l’ensemble et la puissante harmonie de cette nouvelle science qui se formait et qui allait être la théologie.

« Premièrement, il les instruisait de la logique en les accoutumant à ne recevoir ni rejeter au hasard les preuves, mais à les examiner soigneusement sans s’arrêter à l’apparence ni aux paroles dont l’éclat éblouit, ou dont la simplicité dégoûte, et à ne pas rejeter ce qui semble d’abord un paradoxe et se trouve souvent le plus véritable ; en un mot, à juger de tout sainement et sans prévention… Ensuite il les appliquait à la physique, c’est-à-dire à la considération de la puissance et de la sagesse infinies de l’auteur du monde, si propre à nous humilier… Il leur enseignait encore les mathématiques, principalement la géométrie et l’astronomie, et enfin la morale, qu’il ne faisait pas consister en vains discours, en définitions et en divisions stériles ; mais il l’enseignait par la pratique, leur faisant remarquer eux-mêmes les mouvements des passions, afin que l’âme, se voyant comme dans un miroir, pût arracher jusqu’à la racine des vices, et fortifier la raison qui produit toutes les vertus. Aux discours il joignait les exemples, étant lui-même un modèle de toutes les vertus… Après les autres études, il les amenait à la théologie, disant que la connaissance la plus nécessaire est celle de la première cause. Il leur faisait lire tout ce qu’en avaient écrit les anciens, soit poëtes, soit philosophes, grecs ou barbares, excepté ceux qui enseignaient expressément l’athéisme. Il leur faisait tout lire, afin que, connaissant le fort et le faible de toutes les opinions, ils pussent se garantir des préjugés ; mais il les conduisait dans cette étude, les tenant comme par la main, pour les empêcher de broncher et pour leur montrer ce que chaque secte avait d’utile, car il les connaissait toutes parfaitement. Il les exhortait à ne s’attacher à aucun philosophe, quelque réputation qu’il eût, mais à Dieu et à ses prophètes… Ensuite il leur expliquait les saintes Écritures, dont il était alors le plus savant interprète. Dans cette explication, il leur donnait la suite et l’ensemble de toute la doctrine chrétienne, et élevait leurs âmes à l’intelligence des vérités révélées[128]. »

Ainsi la théologie existe ; elle existe, et le temps qui s’écoule du quatrième au cinquième siècle devient, pour ainsi dire, son âge d’or. C’est alors, en effet, que paraissent ces grands hommes qui font la gloire et l’admiration de l’Orient, saint Athanase, saint Basile, saint Grégoire de Nazianze, saint Jean Chrysostome ; je ne vous en parlerai pas, parce que nous avons écarté de notre travail la civilisation orientale, bien que leurs écrits, traduits en langue latine et devenus l’héritage des monastères du moyen âge, aient fait partie de l’éducation de ces temps.

En Occident, trois hommes continuent le développement de la science nouvelle : saint Jérôme, qui s’attache surtout à fixer le sens des textes sacrés par des traductions latines de la Bible, il commence véritablement l’exégèse ; saint Ambroise, qui fonde la théologie morale, et saint Augustin, qui s’attache au dogme. Je ne me propose pas de vous faire l’histoire de ces grands hommes, le temps me manque, et je dois me restreindre à l’histoire des idées ; je m’enferme dans ces étroites limites et je cherche à voir, dans toute cette histoire de la théologie au cinquième siècle, au prix de quels combats, par quel génie, le christianisme réussit à rester ce qu’il était, malgré les hérésies qui lui firent courir le risque, les unes de devenir une mythologie, un nouveau paganisme, les autres de devenir un rationalisme pur, un système philosophique de plus à ajouter à l’histoire. Au milieu de ces périls divers, comment le christianisme sut-il rester ce qu’il était : une religion ; c’est-à-dire une vérité révélée, mais raisonnable ; mystérieuse puisqu’elle touche à l’infini, mais intelligible ? Voilà le grave sujet sur lequel je vais appeler aujourd’hui toute votre attention.

Le paganisme avait menacé la foi naissante de deux manières : par la persécution et par les écoles théologiques d’Alexandrie. Ces deux dangers, qui s’emparent d’abord de l’attention de l’historien, sont cependant les deux moindres : la persécution multipliait les croyants, et les apologies des Alexandrins ne remplissaient pas le bercail du paganisme déserté. Mais, au moment où il semble que le paganisme, vaincu de toutes parts, impuissant à se défendre, va périr, il est sur le point de se sauver, ou du moins d’entraîner ses adversaires avec lui en se faisant chrétien. Quelque exorbitante que puisse paraître cette expression, je ne cherche pas une vaine alliance de mots ; je la maintiens, et vous y reconnaîtrez une vérité historique. En effet, l’époque où nous nous sommes placés est celle d’un syncrétisme général ; toutes les doctrines, toutes les erreurs et quelques vérités y font effort pour se confondre ensemble et former un seul et large faisceau. Et cela est si vrai, que ce monde romain, longtemps renfermé dans son orgueil, qui avait tant méprisé les peuples vaincus, s’en alla chercher à deux genoux, l’un après l’autre, tous les dieux de l’Orient pour les mettre dans ses temples. Nous avons vu ainsi venir Cybèle de Phrygie, Osiris et Sérapis de l’Égypte, Mithra de la Perse ; et, lorsque Héliogabale, cet insensé dont la folie est d’une source plus mystérieuse qu’on ne l’a cru, cet homme qui était possédé du fanatisme de l’idolâtrie, ce jeune prêtre du dieu syrien Élagabale, qui n’était autre que le soleil, transporté tout à coup sur le trône des Césars, voulut célébrer ses propres fiançailles avec l’empire romain, il ordonna qu’on dressât trois lits dans le temple de Minerve et qu’on y déposât, en même temps, l’idole du soleil, divinité de l’Asie ; l’idole d’Astarté, la Vénus d’Afrique, et l’idole de Pallas, divinité de l’Europe et de l’Occident. Ainsi, dans ces noces, qu’il voulait solenniser entre les divinités des trois parties du monde, Héliogabale exprimait, avec une vérité singulière, l’esprit qui tourmentait son temps, ce besoin du paganisme de réunir toutes ses forces pour résister à l’ennemi qu’il avait essayé d’étouffer dans les supplices, et que maintenant il allait tenter de vaincre d’une manière nouvelle. Si cette tendance se manifestait ainsi à Rome, que ne devait-elle pas être à Alexandrie, cette ville où se pressaient, dans des rues de deux lieues de long, au milieu des riches et admirables colonnades bâties par le génie des Ptolémées, les Romains, les Grecs, les Égyptiens et tous ces navigateurs qui venaient de l’Orient, traversaient la mer Rouge, et, descendant le Nil, arrivaient dans ce grand marché du monde ? Là régnèrent toutes les doctrines philosophiques grecques, régénérées par les hommes savants du Musée, Callimaque, Lycophron et tous ceux qui recherchent les origines de ces fables que les hommes avaient énervées en les ornant. Ces souvenirs de la Chaldée, de la Perse, ces traditions de Zoroastre, et plus naturellement les traditions de la vieille Égypte, cette multitude de philosophies, de productions apocryphes, qui remplissent les premiers siècles de la science alexandrine, témoignent, quoique apocryphes, de l’effort fait pour ressaisir les antiques traditions sacerdotales, pour se rapprocher d’une science hiératique à moitié éteinte.

En même temps que toutes ces doctrines se rapprochent les unes des autres, derrière elles s’opère un grand mouvement qui explique peut-être cette espèce de renaissance du paganisme dans les premiers siècles chrétiens : cette époque, en effet, était celle où un paganisme nouveau s’emparait de la haute Asie, de l’Asie orientale. La secte de Bouddha, née environ cinq siècles et demi avant notre ère, longtemps contenue, resserrée dans les limites de l’Hindoustan, dans les bornes d’une école philosophique, avait pris l’essor, et cette mythologie pleine d’éclat, à la fois populaire et savante, était capable d’entraîner les esprits, les imaginations, et de mettre à sa suite des peuples entiers. Sorti des limites de la contrée où d’abord il s’était renfermé, le bouddhisme, l’an 61 avant Jésus-Christ, avait de nouveau paru sur la scène et envahi toute l’Asie septentrionale, de sorte qu’il s’étendait alors de la mer du Japon jusqu’aux bords de la mer Caspienne, remplissant toutes ces vastes contrées, réchauffant le zèle religieux de ces populations innombrables. Ce grand mouvement ne pouvait pas évidemment rester sans influence sur le développement païen de l’Occident ; il devait remuer les peuples, qui lui restaient jusqu’à un certain point étrangers. De même qu’en Orient commence déjà cette agitation dans les tribus tartares, qui, se propageant de proche en proche, va jeter les Huns, les Alains, les Goths, jusqu’aux bords du Rhin et au delà de Pyrénées, ainsi le paganisme faisait les derniers efforts et cherchait à pénétrer dans la foi chrétienne.

Il s’y introduisit par les sectes gnostiques. Gnose désigne une science supérieure, réservée à un petit nombre d’esprits choisis, une initiation. C’est un des premiers caractères du paganisme de diviser le genre humain, de se refuser à reconnaître l’égalité primitive, de faire des races d’hommes sorties de la tête d’un Dieu, tandis que les autres sont sorties de l’estomac, des jambes ou des pieds, et de mesurer d’une main avare, inégale et jalouse la lumière comme la justice. La gnose a encore du paganisme cet autre principe de confondre la création avec la créature, de les réunir en une même substance, quels que soient ensuite les moyens par lesquels elle cherche à expliquer le commencement des choses ; elle nous représente Dieu comme un plérome, une plénitude d’existence qui déborde, un vase trop plein qui laisse retomber sa surabondance dans une multitude d’émanations : ce sont d’abord les éons, essences presque divines qui se succèdent, comme en descendant une échelle d’existences successives, jusqu’aux rangs les plus infimes de la création. Ces émanations divines, qui ont ainsi comme une migration perpétuelle à accomplir, prennent des noms, se divisent en dieux et déesses, deviennent par conséquent des personnifications mythologiques, et la gnose nous racontera longuement les aventures de Sophia, la sagesse divine, l’une des premières émanations de Dieu, qui, égarée au bord du chaos, tomba dans l’abîme et ne put en sortir que par l’intervention du Christ. Toutefois elle se manifestera dans une personne fervente qu’on montre et qui va répandre la prédication gnostique ; c’est ainsi que Simon le Magicien promenait avec lui une femme appelée Hélène, âme du monde incarnée. L’influence du paganisme éclate encore dans ces aventures poétiques prêtées aux émanations divines ; mais elle se montre surtout dans l’éternité de la matière, principe commun de toutes les doctrines gnostiques, qui placent ainsi un principe de résistance à côté de la puissance divine, un principe mauvais à côté d’un principe bon, deux causes au lieu d’une, et produisent par là, dans un vaste panthéisme, un premier germe de dualisme. Voilà un court résumé de la doctrine de Valentin, un des premiers gnostiques, doctrine développée par Basilide, corrigée par Carpocrate et Marcion. Ces sectes se multiplièrent, et, dans leur multiplication, trouvèrent la division, c’est-à-dire leur ruine ; elles se perdirent comme toutes les fausses doctrines, par ce qui fait le salut des vraies, c’est-à-dire par la multiplication ; en se propageant, elles se divisèrent et disparurent.

Au bout de trois siècles, les gnostiques, qui avaient cherché à faire pénétrer dans le christianisme les principes païens, semblaient près de finir lorque leurs erreurs se réunirent, se fortifièrent dans une doctrine nouvelle, celle des manichéens. Manès était Persan d’origine ; deux récits différents nous sont parvenus sur sa vie et sur les circonstances qui contribuèrent à fonder son système ; mais ces deux traditions peuvent se concilier. D’un côté, on raconte qu’il était né en Perse, qu’il avait ensuite longtemps voyagé dans l’Hindoustan, le Turkestan et la Chine, dans des pays où il rencontrait le bouddhisme à sa naissance, ou du moins dans la nouveauté de sa propagation et l’ardeur du premier prosélytisme. D’un autre côté, on a dit que le véritable auteur n’était pas Manès, mais un nommé Scythianus, qui avait pour disciple Terebinthus ou Bouddha ; Bouddha avait un esclave nommé Manès, qui reçut de sa veuve, avec la liberté, son héritage et sans doute aussi sa doctrine. Ces deux récits s’accordent en ce point, qu’ils font naître Manès en Perse, lui font accomplir de longs voyages, et unir aux croyances de son pays le dualisme des Persans et quelques-uns des dogmes qui circulaient dans l’Orient avec les disciples et les apôtres de Bouddha.

Il ne faut pas nous étonner si l’hérésie de Manès se présente avec tous les caractères d’une mythologie orientale, qui n’est pas dénuée d’une certaine grandeur. En effet, elle admet deux principes : l’un, Dieu, tout esprit ; l’autre Satan, ou la matière. Dieu, avec ses éons ou émanations primitives, réside dans le monde de la lumière, qui est immense ; Satan réside dans les ténèbres, monde également éternel, mais limité par celui de la lumière, sur lequel il projette son ombre, comme un cône d’obscurité vient voiler en partie la face d’un astre[129]. Les puissances des ténèbres aperçurent un jour la splendeur de Dieu, et, touchées de la beauté de ces champs de lumière, elles en entreprirent la conquête. Alors Dieu, auteur du bien, suscita, pour défendre les frontières de son royaume, une émanation nouvelle, l’âme du monde. Elle alla se placer aux limites extrêmes de la lumière et de la nuit ; là, elle fut assaillie par les puissances des ténèbres, et, ne pouvant leur résister, fut mise en pièces[130] Pour aller au secours de l’âme du monde livrée aux fureurs des puissances ténébreuses, Dieu envoya son esprit ; il vint, et, ayant trouvé l’âme du monde en débris, il prit chacun de ces membres de l’homme primitif et en fit le monde. Il choisit ce qu’il y avait de plus lumineux, de plus spirituel, son âme, pour en faire le soleil, la lune et les étoiles ; les principes aériens, quoique matériels, pour faire l’air et les êtres qui ont une origine plus pure ; enfin, des éléments entièrement matériels, il fit les parties animales et sensibles de ce monde. Mais tout ce qui est animal est sous l’empire des puissances des ténèbres auxquelles la matière appartient. Il s’ensuit que l’âme du monde, ainsi dispersée dans toutes les parties de la terre, dans chacun des atomes du monde visible, se trouve emprisonnée dans une sorte de captivité ; l’essence divine, répandue partout, a donc à lutter contre ces entraves dans lesquelles elle se trouve enchaînée depuis longtemps ; son effort est de s’en délivrer ; c’est pourquoi cette essence divine, prisonnière et souffrante, n’est autre Jesus patibilis, et c’est là la seule passion, la véritable passion qu’endura le Verbe émané de Dieu[131].

Cependant cette âme de l’homme primitif, qui avait servi à former le soleil et la lune et y résidait, était devenue une puissance qui avait pris le nom de Christ ; car le véritable Christ, selon les manichéens, résidait dans le ciel, tantôt dans le soleil, tantôt dans la lune ; c’est dans le soleil qu’il cherche à attirer à lui les parties spirituelles égarées en la matière. Il a pris un corps, s’est fait homme ; mais ce corps dont il était revêtu n’était pas réel, il s’est évanoui au moment où les Juifs l’étendaient sur la croix. Ainsi le Christ n’est point venu sur la terre pour y répandre un sang qu’il n’avait pas, mais pour y mettre une vérité qui servirait aux âmes des hommes, émanation de la divinité, à s’éclairer et à revenir à lui.

Il y a trois catégories d’âmes : Les pneumatiques sont les plus parfaites ; elles peuvent se débarrasser de la chair et se purifier dans le soleil. Les âmes psychiques sont les âmes passionnées, faibles, mais non point mauvaises, qui feront des efforts, mais pas assez pour triompher, et qui devront recommencer une vie nouvelle dans d’autres corps et passer par une seconde existence. Les âmes hyliques sont les âmes matérielles, qui sont en puissance des démons ; incorrigibles, elles ne doivent pas espérer d’immortalité future. Quant aux âmes placées entre ces deux extrémités, et qui font effort pour revenir à Dieu, elles ont à traverser une suite d’existences, soit dans d’autres hommes soit dans des animaux ou même dans des plantes, avant de se réunir à lui : c’est le dogme de la métempsycose. Voilà la loi de l’univers telle que les manichéens la conçoivent : elle n’a pas d’autre but que de réunir toutes les parcelles dispersées de la puissance divine, afin de les ramener à leur source, et l’âme qui a triomphé de tous les obstacles, arrivée à la fin de la vie, est transportée dans des régions lumineuses où elle comparaît devant la puissance supérieure.

Les manichéens réduisaient toute leur morale à trois sceaux : le sceau des lèvres, le sceau des mains et sceau de la poitrine. Le sceau des lèvres avait pour but de les fermer au blasphème, mais surtout aussi de les fermer à toute nourriture animale : l’usage de la chair était interdit comme une corruption, une œuvre de Satan, qui ne pouvait, par sa nature, qu’appesantir les parties divines qui sont en nous, et les enchaîner à la terre. Le sceau des mains avait pour but la défense de tuer les animaux par le motif que je viens de dire, et aussi de cueillir les plantes, plus pures que les animaux, regardées comme autant de soupiraux par lesquels les parfums, les exhalaisons de la terre se répandaient et s’élevaient vers le ciel afin de ramener, dans leurs légers nuages, les parties divines qui voulaient remonter à leur source. Le sceau de la poitrine devait fermer le cœur aux passions : Manès, en effet, interdisait le mariage et condamnait la procréation des enfants ; multiplier l’espèce humaine, propager cette longue suite de générations, qu’était-ce autre chose que continuer la captivité divine, envoyer de nouvelles âmes languir et gémir sur la terre ? Aussi était-ce là le plus grand crime contre l’âme de Dieu qu’il fallait aider dans sa délivrance[132].

Voilà les principes fondamentaux du manichéisme, et vous en voyez toute l’immoralité. Ces distinctions de trois sortes d’âmes, ces diverses classes d’hommes appelés les uns élus, les autres auditeurs, les non-manichéens, regardés comme retranchés de toute lumière, tout ce système n’est qu’un outrage à la conscience humaine. Il était interdit de donner l’aumône à quiconque n’était pas de la secte, car c’était lui donner le moyen de se nourrir, de faire entrer dans son corps impur, matériel, des substances qui, mises sur les lèvres d’un manichéen, se seraient purifiées et élevées vers Dieu[133]; cette flétrissure imposée à toute la nature déshonorait, dégradait l’ouvrage de Dieu ; il en résultait l’interdiction inévitable de la propriété, qui n’était qu’un lien pour fixer l’homme à la terre, l’enchaîner au sol, à cette nature corrompue ; la glèbe était maudite, et aussi celui qui l’ouvrait avec le soc de la charrue ; les plantes étaient sacrées, et celui qui les tranchait avec la faucille, criminel. Ce système était encore la destruction de la famille, puisque le mariage était flétri, et que le plus grand de tous les crimes était de donner des fils à l’État et des rejetons à l’Église manichéenne. Cette doctrine renfermait la ruine de toute la nature humaine, bien davantage encore par celles de ses conséquences qu’elle n’avouait pas, mais qui en résultaient forcément : car comment éteindre les passions humaines ? Il avait fallu en venir à des doctrines inexprimables, qu’on ne peut pas définir ici, pour établir une distinction entre ce que la nature exigeait et ce que la loi défendait, entre les jouissances condamnées et les plaisirs tolérés, et de là un débordement de mœurs dont tous les témoignages contemporains attestent l’effrayante réalité.

C’est assez pour montrer quelle profonde empreinte de paganisme portait avec elle l’erreur manichéenne. Mais, en la considérant de plus près, en se rappelant l’origine, la patrie et les aventures de celui qui, le premier, l’avait produite, il est facile d’y apercevoir les traces du dualisme persan, cette opposition d’Ormuzd et d’Ahriman, ce monde de la lumière et ce monde des ténèbres qui se livrent un combat perpétuel sur leurs frontières respectives. Tel était le fond de la religion de Zoroastre : entre ces deux principes, il y avait un principe médiateur qui s’appelle Mithra, dont le culte, transporté en Occident, avait rencontré une si étrange popularité, qu’à Rome Commode osa lui immoler un homme, et que Julien établit les fêtes mithriaques à Constantinople ; d’ailleurs, des monuments innombrables attestent ce culte à Milan, dans le Tyrol, dans les Gaules et jusqu’au fond de la Germanie. Mais il y a quelque chose dans le manichéisme que le système de Zoroastre avait ignoré : car cette religion, plus rapprochée des origines du monde, n’a jamais connu cet anathème absolu infligé à toute chair, cette croyance à la dégradation universelle de tout être créé, cette captivité de la puissance divine ; elle n’avait jamais songé à interdire le mariage et la procréation ; ces doctrines sont bouddhiques, elles viennent du culte de Bouddha, dont j’ai montré la propagation active, ardente, passionnée, dans les premiers siècles de l’ère chrétienne. Seulement il est difficile de dire si c’est directement aux sources bouddhiques que Manès a puisé, ou bien si c’est dans d’autres sectes gnostiques, imprégnées elles-mêmes de cette doctrine orientale, que Manès aurait recherché les enseignements qu’il donnait à ses disciples. Quoi qu’il en soit, le paganisme se montre partout, et, peut-être même à cause de ce paganisme, la doctrine manichéenne eut un empire incroyable sur ces esprits qui semblaient avoir été arrachés pour toujours aux erreurs du monde païen.

À la fin du quatrième siècle, sous Théodose, quand le christianisme a déjà un siècle d’empire et semble maître de tous les esprits comme de toutes les provinces, le manichéisme devient plus redoutable que jamais, et l’idolâtrie semble prendre sa revanche. C’est alors que ces idées se répandent avec une incroyable rapidité en Orient et en Occident, et qu’elles font la conquête de saint Augustin ; pendant neuf ans, il fut au nombre des auditeurs de Manès, et se débattit en vain contre ce problème de l’origine du mal que, sur sa couche trempée de larmes, il retournait dans tous les sens pour en revenir toujours à cette question : Comment le mal a-t-il été créé ? Ne trouvant pas de solution dans les premières notions du christianisme qu’il avait reçues de sa mère, il se laissait entraîner vers les fables du manichéisme, il restait suspendu aux lèvres éloquentes de ces discoureurs qui venaient raconter la lutte des deux principes, les douleurs du Jesus patibilis, les souffrances de toute créature, et, comme il dit, la figue versant une larme lorsqu’on la détache de la branche à laquelle elle appartenait.

Voilà à quelles erreurs était en proie ce grand esprit, lorsque la sagesse des philosophes platoniciens et les paroles d’Ambroise vinrent l’arracher à ces illusions, à ces fables, pour en faire l’adversaire redoutable des manichéens, et lui donner mission de les réfuter, de les détruire et de rétablir, le premier, en présence du monde païen, une notion philosophique, sainte et raisonnable de l’origine du mal. Je ne vous ferai pas l’analyse de ces ouvrages ; je me bornerai à lire un court passage de son livre de Moribus manichæorum : « Ce qui mérite surtout le nom d’être, c’est ce qui demeure toujours semblable à soi-même, ce qui n’est point sujet au changement ou à la corruption, ce qui n’est point soumis au temps, et ce qui ne peut se comporter aujourd’hui autrement qu’autrefois. Car ce nom d’être porte avec lui la pensée d’une nature permanente et immuable. Nous n’en pouvons nommer aucune autre que Dieu même, et si vous cherchez un principe contraire à Dieu, à vrai dire vous n’en trouverez point ; car l’être n’a de contraire que le néant…[134].

Si vous définissez le mal ce qui est contre la nature, vous dites vrai, mais vous renversez votre hérésie ; car ce qui est contre la nature tend à se détruire, et à faire que ce qui est ne soit pas. Les anciens appelaient nature ce que nous nommons essence et substance. C’est pourquoi dans la doctrine catholique on a dit que Dieu est l’auteur de toutes les natures et de toutes les substances, et par là même on entend que Dieu n’est pas l’auteur du mal. Comment, en effet, lui qui est la cause de l’être pour tout ce qui est, pourrait-il devenir cause que ce qui est ne fût pas, perdît de son essence et tendît au néant ? Mais votre mauvais principe, que vous prétendez être le souverain mal, comment peut-il être contre la nature, si vous lui attribuez une nature, une substance. Car, s’il travaille contre lui-même, il s’ôtera l’être, et il faut qu’il y réussisse pour arriver au souverain mal. Mais il n’y réussira point, puisque vous voulez non-seulement qu’il soit, mais qu’il soit éternel.

Le mal n’est donc pas une essence, mais une privation, mais un désordre. Tout ce qui tend à l’être tend à l’ordre. Car être c’est être un ; plus donc une chose atteint à l’unité, plus elle participe à l’être ; c’est l’œuvre de l’unité de mettre dans les composés la concorde et la convenance. Ainsi l’ordre donne l’être, le désordre le retire, et tout ce qui se désordonne tend à n’être plus. Mais la bonté de Dieu ne permet pas que les choses en viennent à ce point, et dans les créatures mêmes qui manquent leur but, il met un ordre tel qu’elles soient là où il est le plus convenable qu’elles se trouvent, jusqu’à ce que, par des efforts réguliers, elles remontent au rang d’où elles sont descendues. C’est pourquoi les âmes raisonnables, en qui le libre arbitre est très-puissant, si elles s’éloignent de Dieu, sont rangées par lui aux derniers degrés de la création où il convient qu’elles soient. En sorte qu’elles deviennent misérables par un jugement divin qui les ordonne selon leur mérite[135]. »

Voilà assurément des notions abstraites, mais un grand soulagement pour l’esprit humain, lorsqu’on sort de ce délire du manichéisme, de ces fables toutes païennes qui nous ramenaient, pour ainsi dire, à tous les rêves de la mythologie grecque, et qu’on se retrouve à la lumière d’une pure philosophie, en possession de la raison humaine. Par là le monde chrétien a établi un divorce éternel avec ces fables qui, trop longtemps, ont tyrannisé les intelligences ; mais, en même temps que le christianisme échappait au danger de devenir une mythologie, il courait le risque de se réduire tellement à un système purement rationnel, qu’il ne fût plus qu’une opinion philosophique.

Parmi ces nouvelles hérésies, il en est deux surtout que je veux vous faire connaître : l’arianisme et le pélagianisme. De toutes les doctrines philosophiques de l’antiquité qui pouvaient avoir un certain prestige pour des intelligences chrétiennes, deux surtout devaient les frapper davantage : la doctrine de Platon et celle de Zénon, l’une la plus élevée par la métaphysique, l’autre la plus saine par la morale.

La doctrine de Platon, en donnant de hautes notions de Dieu, le représentait agissant sur le monde par le moyen des idées ; ce n’est pas ici le lieu de définir les idées de Platon ; ce qu’il importe de constater, c’est que Platon lui même n’a rien défini, et qu’en les représentant comme le principe de toutes les connaissances, Platon a évité de s’expliquer sur le point de savoir si elles résident en Dieu ou hors Dieu, si elles se réduisent à une seule ou si elles sont multiples, si les idées réunies forment le Λόγος, le Verbe divin, ou bien si elles ont une existence distincte et personnelle. Platon, sur tous ces points, a gardé le silence ; mais ses disciples n’ont pas imité sa réserve, et ces questions ont fait le tourment de toutes les écoles platoniciennes. Un juif d’Alexandrie, nommé Philon, tourmenté du besoin de mettre d’accord sa foi mosaïque avec les doctrines philosophiques, s’attacha à établir que Dieu avait tout créé par l’intermédiaire d’une idée parfaite, archétype, où se réfléchissait toute la loi de la création ; cette idée se personnifie dans la sagesse de Salomon, verbe des écritures sacrées ; Philon ajoute que Dieu ne pouvait pas agir directement sur la matière, parce qu’elle était trop mauvaise, trop faible pour lui ; il avait créé ce Verbe avant le monde, afin qu’il servît d’intermédiaire entre sa volonté toute divine et ce monde imparfait et impur. De là l’infériorité du Verbe comparé à Dieu ; au-dessous de ce Verbe se produisait une série d’émanations qu’il nommait tantôt idées, tantôt anges (ἂγγελοι) en faisant ainsi des personnalités distinctes.

Cette doctrine inspirera plus tard celle des commentateurs alexandrins, Numénius, et Plotin, qui ébauche un système de trinité formé de l’unité (τὸ ἓν), de l’intelligence absolue (νοῦς), et de l’âme du monde (ψυχὴ τοῦ παντός ), Ainsi s’était formée une sorte de trinité qui, bien loin d’avoir inspiré l’idée de la trinité chrétienne, ne paraît, ne se précise, qu’à mesure que le christianisme a promulgué ses dogmes et fait connaître ses mystères ; c’est sur ces mystères que la philosophie se modèle et dessine sa trinité. Mais il devait arriver qu’un certain nombre d’esprits se méprendraient en comparant les deux dogmes : ce devaient être d’abord les esprits philosophiques, épris de la sagesse ancienne et des doctrines de Platon, nourris de Plotin, imbus des spéculations d’Alexandrie, ces esprits dont Tertullien se défiait en bannissant la philosophie et les lettres païennes ; il y avait aussi les judaïsants qui, tout en croyant au christianisme, le trouvaient trop lourd pour leur foi et cherchaient à lui enlever son auréole ; enfin le nombre infini de ceux qui n’étaient entrés dans le christianisme qu’à la suite des empereurs, qui cherchaient à atténuer ces croyances, qui se réfugiaient dans une sorte de mysticisme, de dogme moral supérieur à ceux que l’antiquité avait produits, mais qui ne supportaient pas volontiers les mystères : ce furent ces trois sortes d’esprits qui devinrent comme les éléments de la secte arienne ; et quand Arius parut, il ne fut que leur organe.

Arius renouvelle Philon : il professe que Dieu est trop pur pour agir sur la création et que le monde ne supporterait pas l’action divine ; il a fallu susciter un être moyen, plus divin que la création, moins divin que Dieu même : cet être est le Verbe, créé et non pas éternel ; jouissant d’une lumière et d’une sagesse considérable, mais non pas infini ; saint, mais non pas immuable dans sa sainteté et pouvant déchoir ; Dieu, avant même de le mettre à cette épreuve souveraine de l’incarnation, ayant prévu qu’il en sortirait vainqueur, le récompensa en l’instituant créateur et sauveur des hommes. Ce Verbe, uni à un corps, a été l’homme Jésus : ainsi plus de divinité du Christ ; l’homme n’ayant jamais été en rapport immédiat avec Dieu, la chute originelle n’a plus la même gravité, la rédemption le même effet ; elle ne met pas l’homme en communication immédiate avec Dieu, puisqu’il reste trop faible pour communiquer avec la bonté, avec la sagesse infinies ; elle n’est plus qu’un enseignement, qu’un exemple donné par un homme appelé Jésus que l’inspiration divine avait visité, par un prophète, par un sage, par un homme plus éclairé que les autres. L’arianisme aboutissait ainsi à un déisme savant, empreint de quelques sentiments religieux, mais faisant disparaître toute trace de mystères et par conséquent supprimant la foi.

En même temps la doctrine de Zénon se faisait de nombreux partisans. Cette morale stoïcienne, si sévère, si digne, cette morale qui mordait la chair, devait séduire, fasciner les esprits mâles, fermes, portés à l’austérité, les esprits de ces hommes qui fuyaient le monde pour se réfugier dans les déserts de la Thébaïde et réduisaient leur chair en servitude. Aussi il ne faut pas s’étonner de voir saint Nil mettre le manuel d’Épictète entre les mains de ses anachorètes, Évagre de Pont tomber dans l’hérésie par attachement au système de Zénon. Ce système exaltait la nature humaine, qui n’était autre que Dieu même ; de là suivait que les hommes ne devaient avoir d’autre règle de vie que les lois de la nature et de la raison ; enfin que par là l’homme pouvait s’élever aussi haut que Dieu, plus haut que Dieu ; « car, disait Sénèque, quelle différence y a-t-il entre le sage et Jupiter ? Jupiter ne peut rien de plus que l’homme de bien ; le seul avantage qu’il ait sur lui, c’est d’être bon plus longtemps ; mais la vertu n’est pas plus grande pour durer davantage. Le sage méprise les biens terrestres autant que Jupiter, et il a sur lui cet avantage que Jupiter s’abstient des plaisirs parce qu’il ne peut pas en user, le sage parce qu’il ne veut pas en user[136]. » Ainsi l’homme arrive par sa propre force non-seulement au niveau de Dieu, mais plus haut que Dieu. Voilà les rêves qui durent plus d’une fois fasciner les âmes des anachorètes dans leurs longues veilles, dans leurs nuits passées en contemplation. En effet, c’est le moine Pélage, égaré par le stoïcisme, qui vient professer cette doctrine que la nature n’a pas souffert du péché originel ; qu’elle est par conséquent restée intacte, et qu’elle est toujours en mesure de s’élever jusqu’à Dieu par sa seule force ; la grâce n’existe pas, elle est inutile, ou plutôt elle existe, mais elle n’est rien autre chose que la possibilité de faire le bien, que la liberté humaine, que la loi divine promulguée par l’Évangile ; c’est une lumière qui éclaire l’intelligence sans qu’aucune impulsion vienne aider et soutenir la volonté. La prière n’a plus de sens, et avec elle s’évanouit cette consolation que l’homme faible trouve en recourant à Dieu qui est fort[137].

Voilà l’ensemble des erreurs de Pélage contre lesquelles fut suscité saint Augustin, comme Athanase l’avait été contre les erreurs d’Arius. Ces deux doctrines se touchaient de près ; elles remplirent, à elles deux, un siècle et demi de disputes et de combats ; mais ces luttes, cette activité, inspirèrent le monde chrétien, le formèrent et firent éclater son génie[138]. Je ne vous parlerai pas de ces innombrables conciles forçant les hommes à s’occuper des difficultés les plus délicates que puissent présenter les problèmes de la métaphysique chrétienne, contraignant les esprits à sortir de leur torpeur pour se précipiter dans ces querelles fécondes où ils étaient appelés à faire preuve d’habileté, à manier toutes les ressources de la dialectique ; je ne parlerai pas de ce prodigieux travail d’esprit qui devait enfanter un jour la science moderne ; ce qu’il m’importe de constater, c’est que le christianisme, en repoussant ces deux erreurs, repoussait en même temps l’idée d’être une philosophie, pour rester ce qu’il s’était annoncé : une religion. Lactance l’avait résumé dans une phrase mémorable : « Le christianisme ne peut pas être une philosophie sans religion, ni une religion sans philosophie. » Le christianisme, c’est un dogme, et par conséquent plus qu’une opinion, mais c’est un dogme souverainement raisonnable. En effet, si le pélagianisme et l’arianisme eussent triomphé, si le christianisme était devenu une philosophie, voici les conséquences : d’un côté, Arius supprimait les rapports du Christ avec Dieu, Pélage les rapports de l’homme avec le Christ, puisqu’il niait la grâce, le péché originel, la rédemption ; ainsi tous les rapports surnaturels étaient rompus entre l’homme et Dieu, et dès lors toute religion périssait ; car la religion (religare), c’est un lien entre deux extrêmes, entre l’homme et Dieu, entre le fini et l’infini ; en même temps disparaissaient les mystères, c’est-à-dire le principe de la foi et le principe de l’amour ; il restait un déisme savant, subtil, mais un déisme faible, et, comme le seront toujours les opinions scientifiques, impuissant pour féconder et régénérer l’humanité tout entière. La science a son domaine, et elle l’a assez vaste, assez glorieux ; mais il n’est pas donné à la science d’être populaire, universelle ; elle ne subsiste qu’à la condition d’être limitée à un bien petit nombre d’hommes. Combien, à l’heure qu’il est, en pleine civilisation, en plein christianisme, combien y a-t-il de métaphysiciens en Europe, d’hommes capables d’arriver par le seul effort de leur pensée à une notion précise de Dieu, de la destinée de l’homme ? Et s’il en est ainsi, qu’était-ce donc lorsque le monde venait de passer par cette épreuve terrible de sang et de feu et qu’il gémissait encore sous l’épée des barbares ? Que serait-il arrivé alors si le principe de foi n’eût été renfermé dans les flancs de cette nouvelle société, si à cette époque où tout semble en ruines ne se fût révélée cette puissance qui venait tout reconstruire ? Il fallait plus que la science pour faire l’éducation de ces peuples sanguinaires et grossiers que l’Orient vomissait de toutes parts, pour arriver jusqu’à ce moyen âge où toute civilisation chrétienne ne sera que le développement de la théologie ; et voilà ce qui me donnait le droit de vous en parler longuement aujourd’hui.

Le caractère de ces siècles barbares du moyen âge, le caractère le plus saillant et celui cependant dont on se doute le moins, c’est d’être souverainement logique ; c’est pour cela que le moyen âge fut si épris de syllogismes, de raisonnements ; c’est une époque où un principe n’est jamais posé sans qu’on cherche à en déduire les conséquences ; un grand événement ne se réalise pas sans que tous les esprits ne s’agitent pour en trouver le principe. De là tous les grands efforts, toutes les grandes actions du moyen âge. Ce sera la théologie qui fera non-seulement l’admirable développement intellectuel du treizième siècle, les beaux génies de saint Thomas d’Aquin et de saint Bonaventure, mais les croisades, la lutte du sacerdoce et de l’empire, le règne de saint Louis, les constitutions des républiques italiennes. Elle présidera à tous les grands mouvements politiques du moyen âge, pénétrera dans les universités et jusque dans les ateliers des peintres et dans les chants des poëtes ; mais elle ira plus loin, elle ouvrira les champs des mers, féconds en périls et en orages, au génie de Christophe Colomb, qui n’a mis le pied sur son vaisseau que sur la foi d’un passage de l’Écriture interprété à sa manière, allant par l’Occident et par l’Atlantique chercher un autre chemin pour recommencer les croisades et délivrer le tombeau du Christ qu’il se désespérait de voir rendu à l’oppression des mahométans.

Le principe logique de tout ce que le moyen âge fera de grand sera la foi, le besoin de croire, cette puissance que l’homme trouve en lui-même quand il croit ; car, prenez-y garde, ce n’est qu’à la condition de croire que l’homme peut arriver à aimer ; la théologie n’est si puissante que parce qu’elle est, en même temps, principe de foi et d’amour. En effet, l’homme n’aime que ce qu’il croit ; il n’aime pas ce qu’il comprend, il n’aime qu’à la condition de ne pas comprendre ; ce qui se laisse voir jusqu’au fond, ce qui se voit comme une vérité mathématique inspire peu d’amour au cœur. Qui a jamais été épris d’un axiome, d’une vérité qui ne laisse plus rien à chercher ? Dans l’amour il y a quelque chose de plus puissant que tout le reste : l’inconnu ; rien n’attire l’homme comme le mystère. Au contraire, ne nous lassons-nous pas de ce que nous connaissons ? Combien d’hommes illustres, de savants, d’astronomes, après avoir passé une longue vie dans leurs travaux, ont fini par se fatiguer de ce qu’ils savaient et ont fait comme Newton, qui, las de mathématiques, s’efforçait d’expliquer l’Apocalypse, attiré par ce qu’il ne comprenait pas. Le secret de l’amour, c’est le mystère, et dans l’amour il y a de la foi. Je ne m’étonne pas que le moyen âge ait fait de si grandes choses quand je vois qu’il a cru ; je m’en étonne encore moins quand je vois qu’il a aimé. C’est cette puissance qui inspira saint François d’Assise et toutes ces générations d’hommes dévoués auxquels rien ne coûtait pour amener aux pieds de la vérité un homme de plus. Ce sera dans la foi et dans l’amour que le moyen âge trouvera sa force, et c’est ce qui m’oblige à vous parler longuement de la théologie. Saint Anselme a dit : « La foi cherchant l’intelligence. Fides quærens intellectum. » Et saint Augustin a dit : « Aimez beaucoup l’intelligence. Intellectum valde ama[139]. »


EXTRAIT DES NOTES DE LA LEÇON.

Pélage : ses commencements.

Le vrai nom de Pélage, c’est Morgan (rivage de la mer) ; il était né en Bretagne, peut-être en Irlande, d’une famille obscure ; il avait la physionomie septentrionale, grand, d’une structure athlétique, ses adversaires l’appellent un chien des Alpes engraissé du brouet des Irlandais. Scotorum pultibus prægravatum. — Peu versé dans les lettres, mais d’une grande réputation de vertu, il avait écrit sur la Trinité. Sachant les langues grecque et latine, d’un esprit subtil, d’une éloquence chaleureuse, il séjournait à Rome depuis plusieurs années, lorsque vers 402 il y connut le Syrien Rufin, disciple de Théodore de Mopsueste, qui attaquait le dogme du péché héréditaire. Il éclate sur ces paroles de saint Augustin qu’il entend citer par un évêque : « Seigneur, donnez-nous ce que vous commandez, et commandez-nous ce que vous voudrez. »

Ses écrits. — De la nature, lettre à saint Démétriade...... Mais il dogmatisait surtout par ses disciples, qu’il désavouait au besoin, l’Irlandais Célestin, Julien, évêque de Companie.

Sa doctrine. — 1o Le péché n’est point une substance ; c’est l’erreur manichéenne de reconnaître deux substances, l’une bonne, l’autre mauvaise. Le péché ne pouvait donc pas altérer la nature humaine. Elle est ce qu’elle fut en sortant des mains du Créateur. Point de corruption héréditaire, point d’inclination au mal. Le libre arbitre est intact.

2o La nature n’ayant rien perdu de ses premières forces peut donc par elle-même échapper au péché. La grâce consiste précisément dans la liberté que nous avons de ne pécher point ; elle consiste dans la loi, la doctrine et l’exemple du Sauveur ; elle consiste dans la lumière, qui éclaire l’esprit, mais qui ne peut rien sur la volonté. La grâce n’est point gratuite, il faut qu’elle soit méritée. L’homme peut donc mériter sans la grâce.

Conséquence de la doctrine : renversement de tout le christianisme. — 1o Le christianisme repose sur l’idée de l’unité, de la solidarité humaine. Un seul corps malade en Adam ; un seul corps guéri en Jésus-Christ. — Toute notion d’hérédité, de fraternité, est détruite si l’on touche au dogme du péché originel. — 2o S’il n’y a pas de chute, la rédemption cesse d’être nécessaire ; si la volonté suffit, il n’est plus besoin de la grâce, par conséquent de la prière. L’orgueil humain est déchargé de cette humiliation volontaire, mais toute religion s’évanouit, et avec elle toute cette consolation que l’homme faible trouve en recourant à Dieu qui est fort.

— 3o Résistance de l’Église.

Vers 410 Pélage et Célestin passent en Sicile d’abord, puis en Afrique. Célestin veut se faire ordonner prêtre à Carthage ; un concile l’y excommunie en 412, et il en appelle à Rome. Cependant Pélage passe en terre sainte en 411. Il y acquiert du crédit auprès de Jean, évêque de Jérusalem, et des dames romaines réfugiées. En 415, concile de Diospolis, où il donne des explications équivoques. Saint Jérôme écrit contre lui.

Polémique de saint Augustin. — Il hésite d’abord par l’opinion qu’il a de la vertu de Pélage. Il s’en explique hautement : Vir ille tam egregie christianus. Il évite de le nommer en le combattant, — modèle de charité dans la controverse. Trois écrits : De Peccatorum meritis et remissione, de Natura et Gratia, de Actis Pelagii. Il continuera cette polémique jusqu’à la fin de sa vie et mourra en composant, au milieu des horreurs du siége d’Hippone, un dernier traité contre le pélagianisme. Voilà pourquoi la postérité l’appelle le Docteur de la grâce.

Argumentation de saint Augustin : 1o l’argumentation de la prescription : « Moi-même, quoique j’aie beaucoup moins lu que Jérôme, je ne me souviens pas d’avoir jamais entendu des chrétiens exprimer un sentiment contraire, non-seulement dans l’Église, mais dans quelque hérésie, dans quelque schisme que ce soit. Je ne me souviens pas d’avoir lu autre chose dans ceux qui suivaient les écritures canoniques, qui pensaient ou qui voulaient les suivre. Je ne sais donc pas d’où a pu sortir tout à coup cette erreur. Et voilà qu’aujourd’hui on la défend avec chaleur contre l’Église ; voilà qu’on en compose des écrits ; voilà qu’elle est devenue un sujet de discussion, à tel point que nos frères nous consultent, et que nous sommes forcé de disputer et d’écrire. » (De Peccator, merit. et remiss.)

Puis abordant le fond de la discussion : « Mon frère, il est bon de vous souvenir que vous êtes chrétien !… Ne pensons pas que le péché ne puisse pas vicier la nature humaine ; mais sachant par les divines Écritures que la nature est corrompue, cherchons comment elle l’est. Nous savons que le péché n’est pas une substance, mais l’abstinence de nourriture n’est pas non plus une substance, et cependant le corps privé de nourriture languit, s’épuise, de telle sorte que cet état prolongé lui permettrait à peine de revenir aux aliments dont la privation l’a si profondément vicié. Ainsi le péché n’est pas une substance ; mais Dieu est une substance souveraine, la seule nourriture vraiment digne de l’âme raisonnable. En se retirant de lui par désobéissance, et refusant par faiblesse de puiser la vie où il devait, l’homme devint malade, et entendez le prophète s’écrier : « Mon cœur a été frappé et s’est desséché comme la paille, parce que j’ai oublié de manger mon pain. »

Ainsi s’est altérée la nature humaine en se détachant de Dieu, et tous ceux qui participent à l’humanité participent à l’altération originelle. C’est par là que l’homme est devenu sujet à la mort, à la douleur, à la concupiscence. Le libre arbitre subsiste, mais affaibli par l’inclination au mal. De là la nécessité de la grâce, la grâce n’est pas seulement une assistance, mais un remède ; elle prévient la volonté et l’élève au-dessus de ses forces naturelles. La grâce est nécessaire, mais non pas irrésistible. — Ce sont les luthériens et les calvinistes, et non pas les augustiniens, qui ont professé la doctrine du serf arbitre. Ils reprochaient à l’Église d’accorder trop à la liberté.

Les évêques réunis à Jérusalem en 415 avaient renvoyé l’affaire à Rome. En 416, le concile de Carthage condamne Pélage et Célestin, avec prière au pape Innocent de confirmer la sentence. Célestin en avait appelé à Rome ; Pélage y adressa sa confession de foi. Leurs formes équivoques surprennent d’abord la simplicité du nouveau pape Zosime, qui, détrompé ensuite par la fermeté des évêques africains, publie en 418 un mémoire portant condamnation des erreurs pélagiennes. En 431, au concile œcuménique d’Éphèse, on fit donner lecture des actes du saint-siége contre le pélagianisme et on les confirma solennellement.




LA PHILOSOPHIE CHRÉTIENNE


SAINT AUGUSTIN


(ONZIÈME LEÇON)




Messieurs,


Au milieu des ruines du quatrième et du cinquième siècle, nous avons vu commencer une puissance nouvelle que l’antiquité ne connut pas, qui gouverna le moyen âge : c’est la théologie. L’antiquité avait eu des sacerdoces savants, elle avait fait des tentatives pour mettre les traditions religieuses en ordre et en lumière, mais elle n’avait pas eu de théologie véritable, c’est-à-dire de science fondée sur une alliance sérieuse de la raison et de la foi, parce que dans le paganisme il y avait peu de foi et il n’y avait pas assez de raison. Ces deux principes, au contraire, faisaient l’âme du christianisme : la foi lui avait donné trois siècles de martyrs, et la raison, s’appliquant à l’intelligence du dogme, lui avait donné les Pères. Nous avons vu tout ce qu’il fallut de rectitude, de persévérance, de travail, pour maintenir le dogme chrétien et le préserver de ces deux périls : d’une part, de retourner au paganisme avec les gnostiques et les manichéens ; d’autre part, d’aller se perdre dans la philosophie avec Arius et Pélage.

Ces questions avaient droit de nous retenir, malgré leurs difficultés ; car le cinquième siècle travaille bien moins pour lui-même que pour les âges suivants ; et ici se découvre cette économie admirable dans les lois de la Providence, qui fait que rien n’est perdu dans la famille chrétienne et que chaque génération peut se rendre ce témoignage qu’elle plie, sous le poids du jour et de la chaleur, accablée du fardeau des générations suivantes. L’arianisme n’a pas péri à Nicée ou à Constantinople : banni de l’empire romain, il s’est réfugié chez les barbares où il a fait de rapides progrès ; il reviendra avec ces nuées de Goths, d’Alains, de Suèves, de Vandales, qui vont fondre sur l’empire encore cent ans, et il sera maître en Italie, dans la Gaule méridionale, en Espagne, sur les côtes d’Afrique ; et le plus grand des princes ariens, Théodoric, semblera suscité pour fonder, avec un nouvel empire, le règne de la civilisation arienne, qui s’écroulera bientôt après cependant sous le souffle providentiel qui va passer. Derrière ces ariens il en existe d’autres : les musulmans, qui professent une sorte d’arianisme nouveau, l’unité de Dieu avec le Christ considéré comme prophète, et c’est là la forme nouvelle sous laquelle cette hérésie reparaîtra pour envelopper l’Orient et l’Occident jusqu’à ce qu’elle recule devant ce petit royaume des Francs que les évêques, que la théologie avaient fondé, devant ce roi théologien qui s’appelait Charlemagne, devant ce siècle qui laisse une empreinte si profonde dans la chrétienté tout entière.

Le manichéisme n’a pas non plus disparu sans retour : refoulé par la parole puissante de saint Augustin, il s’est rejeté sur les confins de l’empire d’Orient et de la Perse, dans les montagnes de l’Arménie. C’est là que, au neuvième siècle, Petrus Siculus, évêque sicilien, envoyé par les empereurs grecs, découvrira une secte puissante qui a toute une hiérarchie, une véritable organisation, et qui cherche à se propager, sous le nom de Bogomiles ou Pauliciens, dans la Bulgarie. C’est encore le manichéisme qui, au onzième siècle, reparaîtra en France, en Italie, en Allemagne, dans les erreurs des Cathares, Patarins et Albigeois, et qui, enveloppant tout à coup, comme d’un filet, la plus grande partie de la chrétienté méridionale, suscitera les plus grands périls à la civilisation catholique. Au bruit de ces hérésies qui niaient le Dieu des chrétiens, qui attaquaient le principe de la propriété et de la famille, tous les éléments, en quelque sorte, de la société chrétienne, l’Europe s’émut et la chevalerie mit la main sur la garde de son épée : nous savons les excès à jamais regrettables de ces croisades albigeoises dont il faut déplorer les horreurs ; mais il ne faut pas que la fumée de ces incendies nous dérobe la vérité ; si la victoire de l’épée eut ses fautes, la victoire de la pensée et de la raison ne laissa pas de sujets de regrets ni de larmes. C’est de ce grand conflit du treizième siècle, c’est de cette lutte furieuse que vont sortir tous les grands théologiens dont ce siècle est rempli : saint Thomas d’Aquin, saint Bonaventure et ce grand poëte de l’Italie, Dante. C’est cette théologie qui, ayant profondément agité les esprits, fécondé la pensée, pénétrant dans la longue incubation du quatorzième siècle, au milieu du chaos de ces époques orageuses, jusqu’aux derniers rangs de la civilisation chrétienne, en fera sortir les merveilles du quinzième siècle et manifestera cette magnifique expansion du génie chrétien qui, en moins de cent ans, trouva l’imprimerie, sonda les secrets des cieux avec Copernic, et découvrit une moitié du monde avec Christophe Colomb, tout cela longtemps avant qu’eût paru le moine allemand Luther, auquel on a attribué cependant l’honneur d’avoir réveillé l’esprit humain. La théologie est donc l’âme du moyen âge, et quand je vois s’agiter toutes ces grandes pensées qui vont produire les croisades, la chevalerie, et ce prodigieux mouvement où furent entraînés nos pères, alors je me dis qu’au milieu de ce trouble il y a une âme qui fait sentir son impulsion… Mens agitat molem.

La théologie descend de la foi à la raison et la philosophie remonte de la raison à la foi. Ce retour de l’esprit vers des vérités qu’il a aperçues de loin, qui lui ont été manifestées dans l’ombre des mystères, mais qu’il veut contempler de nouveau et face à face, est un besoin irrésistible et impérissable de la nature humaine. Aussi, quelle est la religion vraie ou fausse du sein de laquelle ne soit sortie une philosophie pour la confirmer ou pour la contredire ? Ces deux grandes vérités, Dieu et l’immortalité de l’âme, ces deux vérités à la fois souverainement aimables et souverainement effrayantes, n’ont jamais cessé de poursuivre l’humanité, et par un chemin ou par un autre ont cherché à parvenir jusqu’à elle. De tout temps la philosophie a trouvé deux voies pour atteindre ces idées dont l’attrait la ravissait : l’une de ces voies est l’étude, le raisonnement laborieux qui, à chaque instant, s’arrête pour se rendre compte du pas qu’il a fait ; ce raisonnement méthodique c’est la logique, la science de lier les idées ; d’entasser l’Ossa sur le Pélion pour escalader jusqu’à Dieu ; mais les montagnes sont lourdes à soulever, la dialectique n’est pas un médiocre effort pour l’esprit humain, et souvent son ambitieux édifice s’est écroulé avant qu’il fût seulement à moitié construit. C’est pourquoi l’homme s’est retourné d’un autre côté, et, apercevant qu’à certaines heures il était illuminé par des vérités qu’il n’avait point cherchées, que l’inspiration avait ses instincts et la contemplation ses éclairs, il s’est demandé pourquoi il ne contemplerait pas ; il a cherché alors une autre méthode qui consiste dans l’effort de la volonté, dans la purification du cœur, dans le travail intérieur de l’amour, en un mot, au lieu de la logique, il a mis sa confiance dans la morale ; en se rendant digne de Dieu, il a pensé qu’il pouvait aussi se rendre capable de le contempler. Ces deux méthodes, l’une qui procède par le raisonnement, par la logique, l’autre qui procède par la contemplation, par l’amour moral, ont constitué deux philosophies : le dogmatisme et le mysticisme.

Je ne veux pas remonter à l’origine du mysticisme et vous montrer dans l’Inde, dès la plus haute antiquité, ces contemplateurs immobiles, résidant toute leur vie sur le point où ils ont établi leur premier séjour, s’interdisant tout mouvement, fixant leurs yeux devant eux et se livrant aux derniers efforts de la privation et de la mortification pour conjurer Dieu et le faire descendre en eux ; d’autre part, ces philosophes spéculatifs qui, éclaircissant les textes des Védas, imaginèrent plusieurs systèmes philosophiques pour éclairer la révélation qu’ils se supposaient donnée. Je laisse cette antiquité trop reculée, et, m’arrêtant à la Grèce, où paraissent aussi ces efforts, où les mystiques, avec Pythagore, font consister la sagesse dans l’abstinence et la continence, où d’un autre côté se montrent les dogmatiques avec Thalès, les sophistes et la moitié de l’école de Socrate, je me contente des résultats qu’aura pu obtenir le génie grec, le plus beau rejeton de l’esprit humain, et je me demande ce qu’Aristote et Platon, les deux plus vastes intelligences que la Grèce ait produites, auront obtenu sur ce point capital auquel tend la raison humaine : la science de Dieu.

Platon a poussé la science de Dieu plus loin qu’aucun des anciens ; il a conçu Dieu surtout comme l’idée du bien, par qui les êtres sont nécessairement intelligibles et par qui ils existent ; c’est un Dieu bon, qui par bonté a produit le monde, mais il ne l’a pas tiré du néant, il l’a produit avec la matière antérieurement existante qu’il a fait sortir du chaos dans lequel elle s’agitait, et il a combattu contre cette matière rebelle qui modifie, gâte et corrompt ses œuvres. Ce Dieu de Platon est bien grand, mais il n’est pas libre, il n’est pas seul, il vit éternellement côte à côte avec la matière indisciplinée, il est vaincu dans ses efforts par la résistance qu’elle lui oppose, il n’est maître qu’à demi ; ce Dieu grand, bon, mais qui n’est pas libre, qui n’est pas seul, ce n’est pas Dieu.

D’autre part, Aristote, dans les quatorze livres de sa Métaphysique, fait les derniers efforts pour surpasser Platon ; il réunit l’appareil scientifique le plus vaste qu’une main humaine ait jamais remué. Cet homme, qui savait l’histoire des animaux, qui avait posé les bases d’une république, qui avait étudié les lois de l’esprit humain et classé les catégories de la pensée, sent enfin le besoin de résumer tout son travail ; il étend les mains à droite et à gauche ; il rassemble toutes les connaissances qu’il a puisées dans l’étude de l’univers entier, et de ces notions les plus ardues de la substance et de l’accident, de la puissance et de l’acte, du mouvement et de la privation, il compose comme autant de degrés au sommet desquels, respirant à peine. et haletant de ce travail prodigieux auquel il s’est condamné, il croit enfin être arrivé jusqu’à Dieu. Il proclame un premier moteur nécessaire, éternel, un moteur éternel d’un monde éternel comme lui, qui meut tout l’univers, mais sans le vouloir, sans l’aimer, par une sorte d’attraction physique qu’il subit sans la diriger. Ce Dieu est puissant, intelligent, il trouve son bonheur dans la contemplation de soi-même, mais il n’est pas bon, il n’aime pas ses œuvres, il n’aime que lui : il est donc plus imparfait encore que le Dieu de Platon.

Voilà ce que l’esprit humain, aidé de toutes les lumières qu’avaient produites des siècles de travaux infinis, avec l’essor immense que lui avaient imprimé la faveur des temps, l’éclat et les splendeurs des siècles de Périclès et d’Alexandre, voilà ce que l’esprit humain avait obtenu. Vinrent Épicure et Zénon, l’un avec ses atomes, l’autre qui faisait de Dieu un grand animal, une substance corporelle ; puis Pyrrhon et avec lui le doute universel, que Cicéron essaya vainement de combattre en entourant des plus vives lumières les deux grandes vérités fondamentales de toute vraie doctrine, l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme. Mais atteint lui-même par le scepticisme, il finit par trouver Dieu probable et l’immortalité de l’âme souverainement désirable pour les gens de bien. Voilà la philosophie jusqu’au christianisme.

Le christianisme est venu renouveler les forces de l’esprit humain, surtout en lui donnant ce sans quoi l’esprit humain n’agit pas, en lui donnant des certitudes. Et remarquez que ce qui fait l’objection principale contre la philosophie chrétienne est précisément ce qui fait sa force, sa nouveauté, son mérite. — On dit sans cesse : le christianisme permet seulement de vérifier des dogmes qu’il déclare certains, il détermine le but, et c’est la route seule qu’il laisse chercher. — Mais je ne connais pas d’exemple de grands hommes, de profonds penseurs qui ne soient entrés dans la science avec l’idée ferme et arrêtée du but ; l’esprit humain ne se résigne pas à ce formidable travail de philosopher, de raisonner, s’il n’a d’avance un but où il tend. Je crois que le jour où Descartes allait en pèlerinage à Notre-Dame-de-Lorette, le pèlerin catholique avait la pensée bien arrêtée d’arriver à la preuve de l’existence de Dieu et de l’immortalité de l’âme. C’est dans cette fixité, dans cette certitude du but que se trouve la puissance du génie. Képler meurt en disant qu’il sait bien que ses calculs sont inexacts, mais que, Dieu aidant, tôt ou tard, un autre viendra qui corrigera ses calculs et constatera la vérité de ses recherches. Voilà bien le génie, la science, la philosophie ; voilà les illuminations, les éclairs, à la lumière desquels marche l’esprit humain ! Le christianisme apportait la certitude et, avec elle, il donnait la liberté pour choisir entre les voies diverses qui devaient y conduire. Il ne confinait plus la pensée humaine dans l’école des mystiques ou dans l’école des dogmatiques ; mais, s’adressant à la fois à l’esprit et au cœur, à l’intelligence et à l’amour, il faisait à l’homme un devoir de s’aider à la fois de l’amour et de l’intelligence pour arriver jusqu’à celui qui est souverainement aimable et souverainement intelligible, c’est à-dire jusqu’à Dieu. C’est là la nouveauté de l’éclectisme chrétien et la voie dans laquelle il précipite les Pères l’un après l’autre ; la plupart de ces grands hommes, entraînés dans les débats d’une polémique ardente, n’eurent pas le loisir d’en résumer la pensée, de la réduire en système et de construire une philosophie ; ce travail de la métaphysique chrétienne était réservé à l’un des trois ou quatre grands métaphysiciens que Dieu ait semés dans les temps modernes, je veux dire saint Augustin.

Saint Augustin devait ouvrir les deux routes, inaugurer les deux méthodes de la philosophie du christianisme : la philosophie mystique et la philosophie dogmatique.

Aucune âme plus que la sienne ne fut travaillée de cet amour inquiet d’une vérité invisible, de ce qu’on a si bien appelé la nostalgie céleste, de ce besoin de la patrie éternelle, de laquelle nous sommes venus, et à laquelle nous tendons. Il semble, au premier abord, qu’aucune âme n’ait été jetée sur la terre plus loin de Dieu. Il naît, en 354, sur cette côte d’Afrique, vouée déjà aux derniers désordres, et sur laquelle il ne fallait pas moins que les torrents des Vandales pour laver les souillures dont elle était couverte. Son père n’était pas chrétien, et, ce qui paraissait plus dangereux encore, il destinait Augustin non pas seulement à l’étude, mais à l’enseignement de ces lettres dégénérées de la décadence ; il devait faire un jour marchandise de sa parole et enseigner l’art de mentir en bons termes. C’est dans les écoles de Madaure et de Carthage, où l’on trafiquait de l’éloquence, que le jeune Augustin commença à s’exercer aux jeux du langage, à cet art dangereux qui tient la pensée pour peu de chose, et cherche les vains plaisirs de l’oreille. Il eut pour condisciples les étudiants de Carthage, ces jeunes gens qui avaient une réputation de désordre et qu’on appellait eversores, ravageurs ; et, comme le dit saint Augustin, quand ils se présentaient au cours d’un maître en faveur, c’était en entrant par les portes et par les fenêtres, en brisant tout ce qui s’opposait à eux. Vous devez par là juger des périls que courait saint Augustin, au milieu de ces entraînements ; et le livre des Confessions nous dit, en effet, qu’il ne résista à aucune de ces tentations qui peuvent assaillir la première jeunesse. Cependant Dieu lui avait fait un cœur inquiet et qui ne pouvait trouver de repos qu’en lui. De bonne heure, cette inquiétude secrète d’une âme qui aspire à la pureté s’était réveillée au milieu de toutes les souillures ; tout enfant, il avait coutume de prier Dieu pour obtenir que ses maîtres ne le battissent pas de verges, et plus tard, lorsque le souvenir de la Divinité semblait devoir être banni de ses nuits de débauche et d’orgie, cependant elle le visitait sans qu’il la reconnût. Il éprouvait cette admiration de la beauté qui révélait chez lui une véritable vocation littéraire, qui lui arrachait des larmes à la lecture des malheurs de Didon, le faisait s’asseoir, non pas tant aux jeux du cirque qu’aux représentations de la scène, et surtout des tragédies qui lui mettaient sous les yeux les infortunes héroïques des grands hommes de l’antiquité. Cette passion infinie du beau le poursuit dans sa chaire d’éloquence, et, en présence de ses amis, il leur dit : « Quid amamus nisi pulchrum ? Quid est pulchrum ? » Et pour son premier ouvrage, il écrit trois livres sur le beau.

Ce n’est pas seulement le beau qui l’attire, c’est aussi le bien ; l’amitié, l’attraction d’une âme par une âme se révèle bien fortement à lui lorsque, ayant perdu un condisciple qu’il aimait, il nous représente sa douleur et les déchirements de son cœur que rien ne pouvait consoler : « Mes yeux le cherchaient de toutes parts, et on ne me le rendait point, et je haïssais toutes choses parce qu’elles ne me le montraient pas, parce qu’elles ne pouvaient plus me dire : Voici qu’il va venir tout à l’heure, comme lorsqu’il vivait, et qu’il était absent. Je portais donc mon âme déchirée et saignante, impatiente de se laisser porter ; et je ne savais où la poser : car elle ne se reposait ni dans les aimables bocages, ni dans les jeux et les champs, ni dans les lieux parfumés, ni dans les festins, ni dans les voluptés, ni enfin dans les livres et les vers[140]. »

Voilà comment saint Augustin aimait, et s’il aimait ainsi un ami, que devait-ce être des autres emportements de son cœur ? Aussi, au milieu de l’horreur que lui inspirent la fougue et les déréglements de sa jeunesse, on reconnaît que cette âme ne se précipitait ainsi dans de coupables amours que parce qu’elle était affamée d’un autre amour, et parce qu’une nourriture divine lui avait été retirée. À dix-neuf ans l’Hortensius de Cicéron tombe entre ses mains, et alors il prend en dégoût la fortune et jure de n’aimer que l’éternelle sagesse, et déjà, dit-il, je me levais pour retourner à « vous, ô mon Dieu[141] ! » Cependant l’Hortensius ne le satisfaisait qu’à demi ; il s’affligeait de n’y pas trouver le nom du Christ, mot qui était resté attaché, avec quelque chose de tendre et de doux, au fond de son cœur.

Les manichéens parlent du Christ, et c’est ce qui l’attire vers eux ; il était tourmenté de la pensée de Dieu et se demandait sans cesse : Qu’est-ce que le mal ? d’où vient la présence du mal ? Une secte qui lui promettait l’explication du mal devait donc le séduire. Les manichéens l’avaient entraîné jusqu’à ce point, qu’il admettait avec eux un Dieu corporel, une âme corporelle ; aucune notion d’esprit n’entrait dans son intelligence ; il croyait que le Christ résidait entre le soleil et la lune, qu’il n’avait eu qu’un corps fantastique, que l’homme primitif avait été mis en morceaux par l’esprit des ténèbres, que les plantes exhalaient différentes parties de l’âme du monde avec leurs parfums, et que la figue qu’on détache de l’arbre versait une larme de douleur. Voilà ce que croyait saint Augustin plutôt que de ne rien croire, tant cette âme avait besoin de se sacrifier, de se dévouer tout entière ! Ce n’est pas tout : les manichéens eux-mêmes finirent par le fatiguer de leurs exigences, des sacrifices qu’ils demandaient à sa haute raison, et, en même temps, les livres des néo-platoniciens étaient tombés entre ses mains, il y trouva une philosophie qui lui parlait encore de Dieu comme du souverain bien. Il se laissa attirer vers eux de préférence. Avec eux il commençait à comprendre Dieu autrement que sous des formes corporelles, comme une lumière sacrée, invisible, impalpable. Cependant ces notions avaient tant de peine à pénétrer dans son âme, qu’il hésitait encore : « Et je disais : La vérité n’est-elle donc rien parce qu’elle n’est répandue ni dans un espace fini, ni dans des espaces infinis ? Et vous m’avez crié de loin : Je suis, je suis celui qui est ; et j’entendis comme on entend dans le cœur, et il ne me fut pas plus possible de douter de la vérité que de ma vie[142]. »

Mais, au moment où cette révolution s’opérait dans l’esprit de saint Augustin, il quittait Carthage, en 385, et faisait voile pour Rome, laissant sa mère agenouillée sur le bord du rivage pendant que le vaisseau cinglait et emportait au loin ce fils de tant de larmes. À Rome, le préfet de la ville auquel on avait demandé un professeur d’éloquence pour Milan, où résidait la cour, ayant ouï parler du jeune Africain, le fit venir devant lui, et, l’ayant entendu, lui confia la charge nouvelle. Ce Mécène de saint Augustin, ce protecteur, c’était, par un bizarre rapprochement, le païen Symmaque !

Arrivé à Milan, saint Augustin voit saint Ambroise, il l’entend, il l’admire, il va l’écouter à l’église ; d’autres fois il va le contempler travaillant, lisant, compulsant des manuscrits, écrivant dans sa maison, ouverte à tout le monde, traversée sans cesse par les curieux, sans que saint Ambroise levât jamais les yeux, si ce n’est lorsqu’on venait réclamer quelque bon office de sa charité. Augustin contemplait sa méditation et se retirait sans avoir rien dit[143]. En même temps, il avait près de lui sa mère, qui n’avait pas craint de traverser les flots pour venir le rejoindre, comptant toujours sur sa conversion, et rassurée par cette parole d’un évêque qui lui avait dit : « Il est impossible que ce fils de tant de larmes ne vous soit pas rendu. » Il avait aussi autour de lui ses amis, ses auditeurs, qui ne l’avaient pas quitté, qui étaient venus d’Afrique, que rien n’avait pu détacher de ce maître aimé : c’est au milieu d’eux que son âme commençait à chercher un certain calme et le repos d’une vie plus réglée. Ils méditaient ensemble le projet de former une communauté philosophique, comme tant de philosophes l’avaient rêvé, comme Pythagore l’avait essayé : la plus grande difficulté, c’étaient les femmes ; Augustin, en effet, n’était pas résolu à s’arracher aux plaisirs de sa jeunesse, et ses anciennes voluptés le tiraient encore par son vêtement de chair. Il était dans cet état, lorsqu’un jour lui fut racontée l’histoire du rhéteur Victorin, qui avait tout quitté, au faîte de sa gloire et dans un âge bien mûr, pour suivre le Christ. Il se laissa captiver aussi par cette autre histoire de deux officiers de l’empire qui, se promenant aux environs de Trêves, et étant entrés chez des moines, avaient admiré leur vie, et s’étaient décidés à abandonner toutes choses pour vivre avec eux de la vie parfaite. Tous ces récits agitaient l’âme de saint Augustin et l’entraînaient insensiblement vers le christianisme, qu’il avait connu depuis peu de temps par saint Ambroise, et dont les merveilles dépassaient si fort celles qu’avaient racontées Platon et ses disciples. À la suite de la conversation où il avait entendu le récit de la conversion des deux officiers, il éprouva cette agitation décisive[144] dont il nous a laissé l’admirable tableau. Il faut vous le relire, car comment ne pas rappeler cette mémorable journée de la fin d’août 386, où ce grand homme fut arraché à ses erreurs, précipité aux pieds de la vérité, jeté dans le sein de cette doctrine qu’il allait désormais si glorieusement servir ? Je vais vous lire à ce sujet l’admirable version donnée par M. Villemain, à laquelle il n’a rien laissé à ajouter :

«… Je m’avançais dans ce jardin, et Alype me suivait pas à pas. Moi, je ne m’étais pas cru seul avec moi-même, tandis qu’il était là ; et lui, pouvait-il m’abandonner dans le trouble où il me voyait ? Nous nous assîmes dans l’endroit le plus éloigné de la maison ; je frémissais dans mon âme, et je m’indignais de l’indignation la plus violente contre ma lenteur à fuir dans cette vie nouvelle, dont j’étais convenu avec Dieu, et où tout mon être me criait qu’il fallait entrer…… Je me jetai à terre sous un figuier, je ne sais pourquoi, et je donnai libre cours à mes larmes ; elles jaillissaient à grands flots, comme une offrande agréable pour toi, ô mon Dieu ! et je t’adressais mille choses, non pas avec ces paroles, mais avec ce sens : « Ô Seigneur ! jusqu’à quand t’irriteras-tu contre moi ? Ne te souviens plus de mes anciennes iniquités. » Car je sentais qu’elles me retenaient encore. Je laissais échapper ces mots dignes de pitié : «Quand ? quel jour ? Demain ? après-demain ? Pourquoi pas encore ? pourquoi cette heure n’est-elle pas la fin de ma honte ? »

Je me disais ces choses, et je pleurais avec amertume dans la contrition de mon cœur. Voilà que j’entends sortir d’une maison une voix comme celle d’un enfant ou d’une jeune fille, qui chantait et répétait en refrain ces mots : « Prends, lis ; prends, lis. »

Alors je revins à grands pas au lieu où était assis Alype, car j’y avais laissé le livre de l’Apôtre, lorsque je m’étais levé. Je le pris, je l’ouvris, et je lus en silence le premier chapitre où tombèrent mes yeux : « Ne vivez pas dans les festins, dans l’ivresse, dans les plaisirs et les impudicités, dans la jalousie et la dispute : mais revêtez-vous de Jésus-Christ, et n’ayez pas de prévoyance pour le corps, au gré de vos sensualités. » Je ne voulus pas lire au delà, et il n’en était pas besoin. Aussitôt, en effet, que j’eus achevé cette pensée, comme si une lumière de sécurité se fût répandue sur mon cœur, les ténèbres du doute disparurent.

Alors, ayant marqué le passage du doigt ou par quelque autre signe, je fermai le livre et le fis voir à Alype[145]. »

Toutes les ténèbres s’étaient dissipées ; à dater de ce jour Augustin est en possession de ce Dieu qu’il avait poursuivi, qui le poursuivait depuis si longtemps, et qui, enfin, s’était emparé de lui. Il est avec lui en communication si parfaite, il le contemple si réellement, que, dans cet autre moment célèbre dont il nous a laissé la mémoire, dans ses entretiens avec sa mère, on sent qu’il est allé aussi loin qu’un mortel pouvait aller dans la rencontre de l’homme avec Dieu.

Bien peu de temps après le jour de cette conversion, Monique allait rendre son âme à Dieu ; mais le moment de sa mort n’était pas encore connu, et tous deux, la mère et le fils, étaient à Ostie, se disposant à s’embarquer sur le navire qui devait les ramener en Afrique. Comme un soir ils étaient tous deux appuyés sur le bord d’une fenêtre, considérant le ciel, ils se mirent à parler des espérances de l’immortalité ; et alors, dit saint Augustin, après avoir traversé tout l’ordre des choses visibles, considéré toutes les créatures qui rendent témoignage de Dieu, au-dessus des astres, au-dessus du soleil, ils arrivèrent jusque dans la région de l’âme, et là ils trouvèrent que leurs aspirations n’étaient pas satisfaites, et ils parvinrent jusqu’à la sagesse éternelle et créatrice ; « et tandis que nous parlions ainsi, continue saint Augustin, nous y touchâmes[146], » et, concluant, il déclare que si cette contemplation d’un moment eût duré toute l’éternité, elle aurait suffi, plus même qu’il était nécessaire, à son éternel bonheur.

Ainsi saint Augustin, par cette voie de la purification, de l’illumination, de la contemplation, était arrivé jusqu’à Dieu, et, sous ce rapport, ses Confessions ne sont qu’un grand livre de philosophie mystique ; il les considère ainsi, car il les achève par cet avertissement : « Et quel homme donne à l’homme d’entendre ces choses ? Quel ange à l’ange ? Quel ange à l’homme ? C’est à vous qu’il faut demander, ô Dieu ! c’est vous qu’il faut chercher, chez vous qu’il faut frapper. C’est ainsi qu’on trouvera, qu’on recevra, qu’on se fera ouvrir. Amen[147]. »

Ainsi, pour lui, ses Confessions ne sont autre chose qu’une méthode mystique pour arriver à Dieu ; et j’y trouve, en effet, tous les caractères du mysticisme : d’abord l’ascétisme, l’effort pour se faire une méthode non pas logique, mais morale, l’effort pour se purifier, se rendre digne, capable d’atteindre Dieu, et toute cette longue lutte contre les passions n’a pas d’autre but ; j’y trouve ensuite le soin d’épurer l’intelligence en en bannissant toutes les erreurs qui s’y sont glissées, les erreurs des païens et des manichéens comme celles des néo-platoniciens ; j’y trouve enfin les derniers élans du cœur désormais libre dans son aspiration vers Dieu, qui peut communiquer avec lui, entrer en union avec lui. Ce sont là les trois degrés, les trois phases par lesquelles les grands mystiques feront passer l’âme dont ils ont entrepris la conduite : la vie purgative, la vie illuminative et la vie unitive. En même temps, j’y vois une autre force : l’âme n’est pas livrée à elle-même comme quand il s’agit de conduire la raison ; car l’amour ne veut pas être seul, mais entouré ; la philosophie de l’amour ne peut pas marcher seule, mais accompagnée. Augustin est accompagné de sa mère, ange gardien de ses convictions, un des éléments vivants et nécessaires, et l’âme, en quelque sorte, de toute cette philosophie aimante et illuminante ; c’est sa mère qui le conduit et l’accompagne depuis les ténèbres de sa jeunesse jusqu’aux splendeurs de sa maturité ; ce sont ses amis si avides de sa présence, c’est saint Ambroise, c’est l’Église universelle, qui l’ont conduit et entraîné jusqu’aux pieds de la vérité.

Cette méthode ne condamne pas l’homme à un isolement qui n’est pas dans sa destinée ; elle fait appel à la nature, à la nature tout entière, avec ses splendeurs, ses erreurs et ses illusions. C’est la beauté qui aide Augustin à revenir à Dieu ; toutes les choses terrestres l’ont séduit, l’ont trompé ; mais sous ces séductions, ces erreurs, il y avait une vérité, une réalité qui se faisait sentir et qui seule était capable d’attirer son cœur. Il a fini par écarter tous les voiles pour arriver jusqu’à cette beauté profonde, essentielle, que les créatures cachaient sous leurs formes, jusqu’à cette beauté qui n’est autre chose que le rayon du Créateur. C’est là encore un des caractères du mysticisme, qui est symbolique, qui cherche dans la nature le reflet de la Divinité et les vestiges de l’invisible. Avec ces trois caractères, le mysticisme sera le même dans tous les temps, et pendant le moyen âge le mysticisme de saint Augustin deviendra celui de Hugues et Richard de Saint-Victor, de saint Bonaventure et de tous les grands maîtres de la philosophie mystique en Occident.

Mais il faut reconnaître que cette doctrine a ses périls ; elle l’avait prouvé par l’exemple de saint Augustin et elle le prouvera longtemps après lui. Le mysticisme est sans contrôle ; car l’amour a des élans et des bonds dont il ne veut rendre compte à personne : il peut s’égarer, se laisser entraîner dans des voies où les liens de ses ailes se rompront, et, voulant s’approcher du soleil, il se précipitera dans l’abîme. Il est donc nécessaire qu’il soit surveillé. Il ne fallait pas dans le christianisme une philosophie mystique seule, sans tutelle et sans règle ; il fallait, à côté du maître de la philosophie mystique, le maître de la philosophie dogmatique. Il fallait, à côté du mysticisme de saint Augustin, le dogmatisme de saint Augustin.

Dans la première partie de l’histoire intellectuelle de saint Augustin, Dieu le poursuit ; il le poursuit impitoyablement, et par les doutes de son esprit et par les luttes de son cœur, jusque dans les abaissements et dans les turpitudes de sa chair ; saint Augustin a beau échapper à sa patrie, à sa mère, il n’échappe pas à Dieu qui le rejoint à Milan, dans le coin de ce jardin, sous ce figuier où nous l’avons suivi. Après que Dieu l’a atteint une première fois, c’est saint Augustin qui va poursuivre Dieu, il le trouvera ; mais il a beau le posséder, il ne le possède jamais assez ; il en veut jouir davantage. Tout le travail de sa philosophie consistera donc à retourner, par un effort de la raison, à ce Dieu qu’il avait atteint par l’amour.

Au moment où fut prise cette grande résolution de se donner sans retour à Dieu, Augustin avait résolu aussi de quitter l’école dans laquelle il ne trouvait qu’un trafic de vanité. Il avait obtenu qu’un de ses amis, Verecundus, lui donnât un asile dans sa belle villa de Cassiciacum, à quelque distance de Milan, où il cherchait ce calme dont on a besoin après les grands orages du cœur. Il était malade, sa poitrine était menacée, mais l’invincible activité de son esprit ne pouvait se condamner au repos ; sa mère, son frère, son fils et quelques parents étaient avec lui ; entouré des amis qui l’avaient suivi, il passait ses journées tantôt à lire un demi-chant de l’Énéide tantôt à commenter l’Hortensius de Cicéron, auquel il était redevable des premiers mouvements honnêtes de son cœur ; tantôt enfin à philosopher avec Trygetius, Alypius, Licentius et d’autres bien obscurs si on les compare aux illustres interlocuteurs des dialogues de Cicéron, obscurité touchante si l’on admire cette philosophie chrétienne par laquelle il n’y avait pas de petits ; car, dit saint Augustin, les petits, même en s’occupant des grandes choses, se font grands. Aussi, sa mère venant un jour se mêler à ses entretiens philosophiques, il se garda bien de la repousser, et comme elle s’étonnait qu’une femme fût admise à philosopher, saint Augustin s’en fait gloire et il a raison. Ainsi la conversation s’engage, et ce sont ces conversations recueillies par des sténographes qui formeront les premiers traités philosophiques de saint Augustin, ses livres Contra Academicos, De ordine, De vita beata, auxquels il faut ajouter ses Soliloques, les livres De quantitate anime, De immortalitate animæ, De libero arbitrio, etc. Aucun de ces ouvrages ne présente un système de philosophie complet, ce système est plutôt disséminé dans tout l’ensemble des ses œuvres ; cela tient à la manière de composer et de travailler de cet homme si laborieux, disputé par des occupations infinies, occupé à résoudre des procès et des difficultés entre les bonnes gens d’Hippone, appelé à diriger toutes les grandes décisions de l’Église. Au milieu de ces occupations, de temps à autre il s’abandonnait à quelques discussions philosophiques. D’ailleurs, presque tout ce que nous avons de lui a été écrit à la hâte, recueilli par des sténographes, et n’a presque jamais été revu. Il commence des traités qu’il n’achève pas, ou bien il change le plan qu’il avait adopté d’abord. Mais sous un désordre apparent se trouve l’ordre intérieur le plus puissant qui fût jamais ; et ce n’est pas une des moindres satisfactions de l’esprit qui pénètre au milieu de ce travail, que d’y découvrir la puissance, l’unité d’un génie toujours maître de lui-même, qui, une fois chrétien, n’a jamais dévié du chemin droit où il marchait toujours pour arriver à Dieu.

Mais il n’est pas vrai qu’il en soit venu jamais à mépriser la philosophie et à sacrifier la raison à la foi. Bien loin de là, il écrit à Romanien et l’excite à embrasser cette philosophie dans le sein de laquelle il s’est lui-même jeté, et qui lui a appris à mépriser Pélage, à repousser les erreurs manichéennes[148] ; c’est elle qui le soutenait dans ses recherches et lui promettait de lui montrer Dieu, qui le lui laissait apercevoir comme à travers de lumineux nuages. Quant aux philosophes de l’antiquité, il fait la part de leur faiblesse, mais aussi de leur gloire. Il admire le chef de l’Académie : pour lui, Platon a approché bien près de Dieu ; mais il ne méconnaît pas l’insuffisance de ces essais de l’esprit humain : il déclare qu’un petit nombre d’hommes, avec beaucoup de génie, de science, de loisir et de travail, sont arrivés jusqu’à Dieu et à l’immortalité de l’àme ; mais ils ont trouvé une vérité sans la charité, ils ne sont parvenus qu’à une vérité incomplète ; ils ont bien aperçu le but, mais ils n’ont pas pris le chemin qui devait y conduire[149] : « Autre chose est d’apercevoir la patrie de la paix comme sur le haut d’une montagne couverte de forêts hantées par les bêtes féroces et les esclaves fugitifs, sans en connaître le chemin ; autre chose est d’être sur la route tracée par le Maître souverain. » Voilà la différence qu’il établit entre la philosophie antique et la philosophie chrétienne, dont il est l’un des plus grands et des plus illustres représentants ; il ne la conçoit que par l’union de la raison et de la foi. Dieu lui-même, dit-il, ne peut mépriser la raison, car comment Dieu mépriserait-il en nous ce qui nous distingue des autres créatures ? Aussi ne veut-il pas que nous cherchions la foi afin de cesser de raisonner ; il veut, au contraire, que la foi obtenue nous fasse raisonner encore, qu’elle donne à la raison des ailes plus fortes et plus puissantes ; car, dit-il, nous ne saurions croire si nous n’étions raisonnables. La raison précède la foi pour constater l’autorité ; elle suit la foi, car, après que l’intelligence a trouvé Dieu, elle le cherche encore.

Saint Augustin est bien éloigné de vouloir désespérer la raison par le spectacle des contradictions philosophiques des anciennes écoles. Au contraire, il blâme la nouvelle Académie d’avoir cherché asile dans le doute entre Épicure et Zénon. Il détruit cette doctrine de la vraisemblance qu’elle avait adoptée ; il montre à ces philosophes que, par cela qu’ils parlent de vraisemblance, ils ont l’idée du vrai et supposent la présence de cette vérité qu’ils nient ; afin de réfuter le doute, il cherche la certitude dans la pensée, dans la méthode psychologique : « En effet, dit-il, ceux qui doutent ne peuvent point douter qu’ils vivent, qu’ils se souviennent, qu’ils veulent, qu’ils pensent ; car s’ils doutent, c’est qu’ils veulent être certains, c’est qu’ils jugent ne point devoir consentir sans preuve. Toi qui veux te connaître, sais-tu si tu es ? — Je le sais. — D’où le sais-tu ? — Je l’ignore. — Te crois-tu simple ou composé ? — Je l’ignore. — Sais-tu si tu es en mouvement ? — Je l’ignore. — Sais-tu si tu penses ? — Je le sais. — Donc il est certain que tu penses[150]. » C’est le Cogito ergo sum, dont vous voyez l’expression et la lettre dans le second livre des Soliloques de saint Augustin, dans ce dialogue entre sa raison et lui-même, où il a établi les premiers fondements de la certitude. C’est lorsque saint Augustin est encore dans tout le trouble de son esprit, comme philosophe, qu’il trouve en lui la ruine de tous les systèmes de philosophie, que, sur le point d’abandonner la raison, il cherche la pierre angulaire sur laquelle il pourra édifier le monument de ses connaissances ; c’est alors qu’il n’en trouve pas d’autre que le Cogito, ergo sum. Le progrès de Descartes ne consistera qu’à mettre cette idée plus en relief, qu’à s’en emparer pour ne plus la quitter et ne plus se laisser entraîner aux vaines spéculations de la raison ; il s’arrêtera sur le point que saint Augustin a marqué ; mais c’est lui qui a laissé là ce sceau et cette marque qui feront que les générations suivantes y reviendront pour méditer cette page et en extraire tant d’autres également immortelles.

Ainsi l’âme est au moins sûre de sa pensée, sûre qu’elle doute, qu’elle pense, qu’elle veut, sûre de tous les témoignages de sa conscience ; elle trouve des sensations : d’où viennent-elles ? Les platoniciens allèguent les erreurs des sens, la rame, qui paraît brisée lorsqu’on la plonge dans l’eau, et la tour, qui semble branlante lorsque de la mer on la regarde sur le rivage. Mais saint Augustin répond avec tout l’ascendant de la vérité philosophique : Les sens ne vous trompent pas ; ils vous tromperaient s’ils vous montraient la rame droite et la tour immobile ; c’est vous qui vous trompez en leur demandant des jugements lorsque vous ne devez leur demander que des impressions[151].

Saint Augustin s’élève plus haut : il trouve dans l’âme, dans la conscience, quelque chose de plus grand que le sens intime, de plus solide que les sensations ; il trouve des idées, des notions universelles, des notions évidentes, tout ce qui fait, par exemple, l’élément de la dialectique. Ainsi la même chose ne peut pas être et n’être pas. Il trouve les nombres qui sont les mêmes pour tous, et dont personne ne peut douter ; il trouve les vérités mathématiques, les principes de la morale qui sont partout les mêmes ; tantôt il les appelle nombres, comme les pythagoriciens ; plus souvent il les appelle idées, comme Platon, et voici ce qu’il écrit dans un temps où il était absorbé par tous les devoirs de la vie religieuse ; vous verrez comment le philosophe subsiste dans le chrétien, et comment se perpétue cette tradition excellente qui ne veut rien dédaigner de ce qu’il y a de bon dans la raison antique : « Les idées sont certaines formes principales, certaines raisons des choses, fixes et invariables, qui ne sont point formées elles-mêmes, qui, par conséquent, sont éternelles, qui agissent toujours de la même manière, et sont contenues dans l’intelligence divine ; et, comme elles ne naissent point, comme elles ne périssent point, c’est sur elles que se forme tout ce qui doit naître et périr. L’âme raisonnable peut seule les percevoir, et les perçoit par la partie la plus élevée d’elle-même, c’est-à-dire par la raison, qui est comme son œil intérieur et intelligible. Et encore, pour être capable de cette vision, faut-il que l’âme soit pure, que son œil intérieur soit sain et semblable à ce qu’elle veut contempler. Qui peut dire que Dieu ait créé sans raison ? Or la même raison, le même type ne pouvait servir à la création de l’homme et du cheval. Chaque être particulier a donc sa raison particulière. Mais ces raisons ne peuvent résider que dans la pensée du Créateur ; car il ne considérait pas un modèle placé hors de lui-même, et les raisons des choses produites étaient nécessairement contenues dans l’intelligence divine[152]. »

Ainsi la raison divine est présente à la raison humaine par ces vérités éternelles, par cette vue des nombres et des raisons essentielles de toutes choses. Ainsi, lorsque la parole nomme hors de nous ces choses invisibles et ces vérités absolues, ce n’est pas la parole qui nous porte l’idée, elle ne fait que nous avertir de consulter le maître intérieur, qui, lui, nous nomme le vrai, le beau, le juste, dans une autre langue qui n’est ni l’hébreu, ni le grec, ni le latin, ni le barbare, mais une certaine langue que tout le monde entend depuis le commencement des choses ; et ce maître qui nous parle cette langue éternelle n’est autre chose que le Verbe, que le Christ véritable qui est présent au dedans de l’homme.

Voilà la psychologie de saint Augustin : je l’abandonne pour le voir traiter les deux thèses de la spiritualité et de l’immortalité de l’âme, et franchir par là l’espace qui nous sépare du second point de sa métaphysique : la recherche de Dieu. Car saint Augustin ne se laisse pas arrêter par ce scrupule qu’il serait inconvenant, qu’il serait coupable de commencer par la connaissance de soi-même pour arriver à la connaissance de Dieu : au contraire, il dit que la science de l’âme est l’introduction légitime et nécessaire de la science de Dieu. Par là même qu’il entend la psychologie à la manière des anciens, il dépasse Socrate, qui avait dit : Γνῶθι σεαυτόν, Connais-toi toi-même ; saint Augustin va plus loin et dit à Dieu : Noverim me, sed noverim te[153] ! Mais comment connaîtra-t-il Dieu ? Il veut le connaître par lui-même, le connaître plus que les vérités mathématiques. Il se gardera bien de faire une science froide et glacée de la connaissance de Dieu, dont il ne se promet pas seulement la lumière, mais le bonheur ! Comment donc et par quelle voie va-t-il chercher Dieu ? par la voie dans laquelle a passé David lorsqu’il faisait entendre ce sublime cantique : Cœli enarrant gloriam Dei, et Xénophon dans les Entretiens mémorables de Socrate : il va développer la vieille preuve, la preuve éternelle de l’existence de Dieu, et lui aussi dit avec ce langage passionné de l’amour chrétien : « Voici donc le ciel et la terre : ils sont, ils crient qu’ils ont été faits ; car ils varient et ils changent. Or ce qui est sans avoir été créé n’a rien qui n’ait toujours été. Ils crient donc : Nous sommes parce que nous avons été faits, nous n’étions donc pas avant d’être pour nous faire nous-mêmes. Et leur voix est l’évidence. Vous les avez donc faits, Seigneur ; vous êtes beau, et ils sont beaux ; vous êtes bon, et ils sont bons ; vous êtes, et ils sont. »

Voilà toute la preuve physique de l’existence de Dieu ; mais où saint Augustin innove et porte toute la force d’un génie qu’on n’avait pas encore vu, c’est dans la preuve métaphysique.

Par l’étude de l’âme, saint Augustin a reconnu des principes immuables de beauté, de bonté, de vérité, auxquels il lui est impossible de refuser l’adhésion de son esprit et de son cœur. Mais cette beauté, cette bonté, cette vérité ne se contentent pas de se montrer à lui, elles le poussent vers quelque chose d’inconnu dont il sent les manifestations ; il ne résiste pas à cette impulsion, et voilà comment il insiste sur cette pensée de la beauté, dont il a été épris dès son enfance, sur laquelle il a beaucoup médité ; car c’est lui qui, le premier parmi les chrétiens, a posé les fondements de la philosophie esthétique, et écrit des traités sur le beau ; c’est lui qui a dit : « Omnis pulchritudinis forma unitas est. »

Voilà comment saint Augustin arrive à Dieu par le chemin du beau ; mais ce n’est pas assez, il ne sera jamais lassé dans cette voie, il faut encore qu’il arrive à Dieu par le chemin du bon : « Vous n’aimez, dit-il, que le bon. Vous aimez la terre parce qu’elle est bonne avec ses hautes montagnes, ses collines et ses plaines ; vous aimez la figure de l’homme parce qu’elle est bonne par l’harmonie des formes, de la couleur et des sentiments ; vous aimez l’âme de votre ami, bonne par le charme d’une intime harmonie et d’un fidèle amour ; vous aimez la parole, bonne parce qu’elle enseigne avec douceur ; les vers, bons par la mélodie du nombre et la solidité de la pensée. Dans tout ce que vous aimez, vous retrouvez le caractère du bien ; supprimez ce qui distingue les choses, et vous trouverez le bien lui-même. Nous comparons ces biens, et comment, si ce n’est par une idée du bien parfait et immuable, par la communication duquel tout est bon ? Si, dans tous ces biens particuliers, vous ne voyez que le bien suprême, vous voyez Dieu[154]. »

Ainsi, par le chemin du bon, nous arrivons au même but que par le chemin du beau. Mais le regard du philosophe se défie encore de cette idée du beau et du bon ; il craint de se laisser dominer par le prestige, de se laisser aller à ces entraînements des imaginations charmées et séduites ; sa raison sévère ne veut être convaincue que par elle-même, et il veut arriver à Dieu surtout par l’idée du vrai pur, absolu, mathématique, afin de prouver qu’il ne s’est pas trompé. Dans son traité De libero arbitrio, il recommence la démonstration de l’existence de Dieu, et, pour que sa démonstration soit complète, il pénètre jusqu’aux dernières profondeurs de la nature humaine. Il reprend l’homme et il le considère comme ayant ces trois qualités d’être, de vivre et de comprendre ; il s’attache à l’intelligence, laisse de côté la vie et l’être, et il y trouve les sens externes, le sens intime qui en est le modérateur et le juge, et la raison, « La raison, dit-il, surpasse tout le reste : s’il y a quelque chose au-dessus d’elle, c’est Dieu. »

C’est ainsi que, par un troisième effort et pour ainsi dire par un troisième assaut, il fait brèche dans la métaphysique et entre en possession de l’idée de Dieu ; mais cette idée de Dieu, dont il est maître, il sait combien il est périlleux de la confier au langage humain, et au moment où il semble sûr de posséder Dieu, il déclare que peut-être il vaudrait mieux ne pas tant savoir : Scitur melius nesciendo[155], et il reconnaît l’inexactitude de tous les mots humains pour rendre les attributs de la Divinité. Il aperçoit à droite et à gauche les périls du dualisme et les périls du panthéisme, et comment ne les craindrait-il pas, lui, si longtemps mêlé aux manichéens ? Il évite le danger en disant que le mal ne forme pas un principe opposé au bien, qu’il n’y a pas deux principes contraires, que le mal n’est pas, que ce n’est qu’une privation, une défection du bien, une infériorité dans le bien, que les êtres n’ont d’être que ce qui leur est donné par Dieu, que par conséquent, hors de Dieu, il n’y a rien, et ainsi il écarte à tout jamais les périls du dualisme. Mais il semble alors qu’il tombe dans le panthéisme, surtout lorsqu’il laisse échapper ces fortes expressions que les êtres ne sont pas…… Mais ne craignez point qu’il retourne à ses anciennes erreurs et qu’il voie dans les êtres une émanation de la Divinité…… Non, Augustin se tire du péril par ce qui était une nouveauté en philosophie, par le dogme de la création ; c’est là ce qui le sauve du panthéisme. Les anciens avaient considéré, avec Platon, la matière comme éternelle, comme existant à côté de Dieu ; ou bien ils pensaient, avec les philosophes alexandrins, que Dieu avait tiré et tirait de lui-même, par une émanation continuelle, tous les êtres ; saint Augustin le premier professe la création après le néant, car hors de Dieu il n’y avait rien dont le monde pût être formé, et, s’il avait été tiré de Dieu, il serait Dieu lui-même[156]. Ainsi saint Augustin établit le dogme de la création, et si vous lui opposez les difficultés philosophiques de cette doctrine, si vous lui dites : Mais la création est dans le temps et Dieu dans l’éternité ? mais pourquoi Dieu a-t-il créé ? quand a-t-il créé ? Dieu, avant de créer, qu’a-t-il fait ? Augustin répond avec une supériorité infinie : Dieu a créé le monde librement, mais non sans raison ; le Dieu bon a fait le monde pour faire le bien. « Il ne faut pas demander quand il a créé, ni s’il est sorti de son immutabilité en créant, ni ce qu’il faisait avant de créer, Il a éternellement voulu ; mais il a produit le temps avec le monde, parce qu’il a produit le monde en mouvement, mouvement dont le temps est la mesure.[157]. »

Il s’abandonne ainsi aux considérations les plus élevées, les plus hardies, les plus judicieuses, avec la plus grande rectitude et sans la moindre subtilité. Et, après avoir établi que le temps est la mesure du mouvement, il conclut par cette admirable parole : « Ainsi toute ma vie n’est que succession, dissipation. Mais votre main m’a rassemblé dans le Christ, mon Seigneur, médiateur entre votre unité et notre multitude, afin que, ralliant mon être dissipé au caprice de mes anciens jours, je demeure à la suite de votre unité, sans souvenance de ce qui n’est plus, sans aspiration inquiète vers ce qui doit venir[158]. »

Ainsi, vous le voyez, la raison le ramène à l’amour, tout comme l’amour l’a ramené à la raison ; toute la philosophie mystique de saint Augustin, conduite par l’amour, aboutirait à l’idée rationnelle et pure de Dieu, et toute la philosophie dogmatique de saint Augustin, conduite par la raison, aboutirait à l’amour de Dieu. C’est le caractère de la philosophie chrétienne de ne pouvoir séparer ces deux grandes puissances de l’âme : l’amour et la raison. L’antiquité nous représente le vieil Œdipe coupable, puni et aveugle, s’avançant péniblement appuyé sur ses deux filles, Antigone et Ismène, qui guident ses pas : l’esprit humain, ce vieil et royal aveugle, qui s’en va, depuis le commencement des temps, pour chercher son Dieu, n’a pas trop de ses deux filles, l’amour et la raison, pour arriver à son terme, pour arriver jusqu’à Dieu ; ne lui ôtons ni l’une ni l’autre.

Tout ce progrès de la philosophie obtenu par saint Augustin, ce dogmatisme nouveau, qui arrive à un Dieu véritable, c’est-à-dire à un Dieu créateur, seul, libre, ce dogmatisme, qui arrive à un Dieu aimable et réellement aimé, ne s’arrêtera pas à saint Augustin. Je vous ai dit que la vérité était comme épaisse dans le nombre infini de ses livres, et que, si l’on peut reprocher quelque chose à ce grand génie d’Hippone, c’est la diffusion inévitable de ses pensées au milieu de ses œuvres innombrables, interrompues par les devoirs d’une vie si remplie. Mais ces germes ne seront pas inutiles, ils fructifieront, ils seront emportés à travers les siècles orageux du moyen âge, et le vent qui les emporte les jettera dans des terres fécondes, dans ces terres de France, d’Italie, d’Espagne, où vont se lever tant de grands esprits, et un jour paraîtra saint Anselme, cet autre grand métaphysicien, ce profond penseur, qui ne fera pas autre chose que resserrer les preuves de l’existence de Dieu données par saint Augustin, que les rassembler et les mettre sous une forme plus méthodique et plus rigoureuse.

À son tour, saint Thomas d’Aquin développera les théories de saint Anselme sur les preuves de l’existence de Dieu ; enfin, quand viendra le dix-septième siècle, qui peut-être avait quelque droit d’être difficile en matière de génie, de philosophie, de vérité, le dix-septième siècle ne trouvera rien de plus grand à faire que de remettre en lumière, sous une autre forme, les doctrines de saint Augustin ; et Descartes, Leibnitz, ne feront pas autre chose que reproduire sa métaphysique pour lui donner plus de rigueur et de correction. Ce sera tout l’effort de ces grands hommes et tout le travail de Malebranche dans son ouvrage de la Recherche de la vérité, de Malebranche qui, dans l’épigraphe de ses œuvres, se fera gloire, comme saint Augustin, d’écouter le maître intérieur qui nous parle une langue éternelle, de Malebranche enfin qui fera profession de tout voir en Dieu.

C’est cette grande et puissante métaphysique chrétienne à laquelle a été suspendu, depuis le cinquième siècle jusqu’à nos jours, tout l’ensemble de la civilisation moderne. Son action reste inaperçue au milieu des passions et du tumulte des affaires présentes ; mais, chez les nations sérieuses, éclairées, des temps modernes, c’est la métaphysique qui est au fond de toutes choses et qui les conduit ; c’est elle qui a fermé l’opinion publique des peuples chrétiens ; c’est elle qui gouverne tout, qui a donné la raison première de toutes les institutions au milieu desquelles nous vivons. Dante, arrivé au sommet du paradis, voit Dieu comme un point mathématique, qui n’a ni longueur ni largeur, mais autour duquel roulent les cieux :

Dipende il cielo eDa quel punto
Dipende il cielo e tutta la natura.


La métaphysique, l’idée de Dieu, est ce point auquel est suspendu tout le ciel de nos pensées, de notre nature, de nos éducations, toute la société, toute la civilisation chrétienne. Tant qu’on n’aura pas ébranlé ce point, tant qu’on n’aura pas touché à cette idée de Dieu, je n’ai pas peur pour cette civilisation.

fin du tome premier.


TABLE DES MATIÈRES
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FIN DE LA TABLE DU PREMIER VOLUME.


LES INSTITUTIONS CHRÉTIENNES


LA PAPAUTÉ — LE MONACHISME


(DOUZIÈME LEÇON)




Messieurs,


J’ai tenté de faire connaître la philosophie de saint Augustin, et nous avons trouvé que ce beau génie, ce représentant de l’éclectisme chrétien, avait réuni les deux méthodes qui, jusque-là, s’étaient partagé le monde de la pensée : l’intuition et le raisonnement, l’amour et l’intelligence, le mysticisme et le dogmatisme. Nous nous sommes engagés, à sa suite, dans ces deux voies qui mènent à la connaissance de Dieu, et, arrivés à ces hauteurs prodigieuses où il nous conduisait, nous avons compris que la métaphysique de saint

Augustin ait éclairé, dominé, entraîné tous les grands esprits du moyen âge. Pendant que la doctrine mystique des Confessions inspire les âmes contemplatives de Hugues et Richard de Saint-Victor, et que saint Bonaventure écrit le livre de l’Itinerarium mentis ad Deum, la démonstration de l’existence de Dieu, reprise et poussée à sa dernière rigueur par saint Anselme, deviendra un des éléments de la Summa contra gentes de saint Thomas d’Aquin, où ce maître excellent entreprend de prouver, sans le secours de l’Écriture sainte, trois cent soixante-six propositions sur Dieu, l’âme et leurs rapports.

Mais le souvenir de saint Augustin ne pouvait pas remplir ainsi la théologie sans descendre dans les arts qu’elle inspirait: nous savons déjà comment la légende s’était emparée du grand docteur d’Hippone, et l’avait entouré d’une gloire particulière; comment un moine ayant vu, dans un moment d’extase, l’assemblée des saints, et s’étonnant de n’y pas trouver Augustin, reçut ces mots pour réponse, qu’Augustin était bien plus haut, à la dernière sommité des cieux et voilé des rayons de la Divinité qu’il contemplait dans toute l’éternité. Que les moines conservassent une telle mémoire, je ne m’en étonne pas puisque les Sarrasins eux-mêmes, campés sur les ruines d’Hippone, devaient aussi lui conserver un culte, et que, de nos jours encore, les Bédouins des environs de Bone viennent

aux lieux où l’on découvre les débris de la basilique d’Augustin pour y honorer tous les vendredis celui qu’ils appellent, d’un nom mystérieux, le grand Romain, le grand chrétien. La peinture a trouvé dans les récits d’Augustin les sujets inépuisables de ses plus ravissantes compositions : c’est ainsi que Benozzo Gozzoli, dans une église de San Gemignano, ville charmante de la Toscane, qui, perchée sur la colline, défie la curiosité des voyageurs, a représenté en dix tableaux l’histoire de saint Augustin; ces dix fresques, d’une naïveté charmante, nous le montrent à toutes les époques de sa vie, depuis le jour où il fut conduit par ses parents à l’école de Tagaste, priant Dieu de n’être pas battu.

Ainsi les plus beaux génies de l’Italie chrétienne chercheront à se rapprocher de ce génie antique. Pétrarque, tourmenté par une passion qui n’a pas laissé de repos à son âme, écrivant son traité du Mépris du monde, suppose qu’il a pour interlocuteur saint Augustin lui-même; et saint Augustin l’avertit qu’il est lié de deux chaînes de diamant qu’il prend pour des trésors, mais qui lui ôtent sa liberté: la gloire et l’amour. Pétrarque défend ses chaînes avec ardeur, il les porte avec joie, il s’en fait honneur, et ne veut pas qu’on touche à cet amour platonique qui a été l’inspiration de toute sa vie et qui l’a tiré de la foule. Mais saint Augustin, avec sa sagesse supérieure, avec son bon sens chrétien, lui montre les périls d’une passion que rien ne définit, d’une passion idéale sans doute, mais qu’il n’aurait jamais conçue, si cette beauté idéale de Laure ne lui était pas apparue sous une forme sensible. Saint Augustin ne voit là qu’une faiblesse et prie Dieu de lui permettre d’accompagner le poëte pour le sauver. Pétrarque, vaincu par l’argumentation du saint docteur ; se rend enfin, et s’écrie : « Oh ! puisse s’exaucer ta prière ! Puissé-je, sous les auspices divins, sortir sain et sauf de ces longs détours, sentir enfin les flots de mon esprit tomber, le monde se taire autour de moi, et finir les tentations de la fortune ! »

Le christianisme n’était pas venu seulement fonder cette doctrine, qui s’éclaira dans les écrits de saint Augustin d’une si vive lumière : il était venu, par-dessus tout, fonder une société ; une société qui devait s’ouvrir et recevoir dans ses rangs les innombrables bandes des barbares déjà en chemin plusieurs siècles avant le christianisme pour se trouver au rendez-vous qui leur était marqué. Il faut savoir quelle puissance les attendait pour les subjuguer, les instruire, les policer : il faut savoir si les grandes institutions catholiques s’introduisirent, ainsi qu’on l’a beaucoup répété, à la faveur de la barbarie, et comme furtivement, dans la grande nuit de l’esprit humain.

Parmi les institutions qui devaient agir avec le plus de puissance sur le moyen âge, il en est deux auxquelles je m’arrête, que je détache des autres à cause de leur prépondérance incontestée, je veux dire la papauté et le monachisme. Il faut remonter à leur origine, considérer ce qu’était leur force au moment où elles furent appelées à l’exercer, voir si elles la déployèrent pour le salut ou pour la corruption du genre humain.

Ce n’est pas le lieu de renouveler les anciennes controverses relatives à l’origine de la papauté ; l’équité moderne a réduit les exagérations passionnées de nos devanciers, et aujourd’hui on ne regarde plus la papauté comme une usurpation préméditée et coupable de quelques prêtres ambitieux. Une critique plus impartiale l’a considérée comme l’œuvre historique des siècles, comme la conséquence temporaire d’un certain développement que devait traverser le christianisme. Le christianisme commence, dit-on, à faire son avènement dans les consciences, dans la solitude intérieure de la personne humaine, et le chrétien des premiers siècles, du temps des apôtres, se suffit à lui-même ; il est son propre roi et son propre prêtre. Plus tard, il éprouve le besoin d’un rapprochement, et en même temps celui d’une autorité et d’une règle commune, et, vers la fin du premier siècle, le clergé se sépare et se distingue du peuple. C’est au second siècle seulement qu’on voit se détacher, dominer la puissance épiscopale ; au troisième siècle, les évêques des différentes villes se subordonnent naturellement aux métropoles des provinces, et ainsi se créait, à l’exemple de la constitution des provinces romaines, le pouvoir des évêques et archevêques métropolitains. Enfin, au quatrième siècle, lorsque l’Europe, l’Asie, l’Afrique, cherchent à avoir leur existence à part, les trois capitales de ces parties du monde deviennent trois grands patriarcats : Antioche pour l’Asie, Alexandrie pour l’Afrique, Rome pour l’Europe. — Dans les deux siècles qui suivront, lorsque les barbares auront séparé l’Occident de l’Orient, il se trouvera, sans usurpation, sans tyranie, sans outrage à l’humanité, que l’évêque de Rome, patriarche de l’Occident, est devenu chef suprême de l’Église latine.

Voilà la doctrine répandue au commencement de ce siècle, qui fait école parmi les meilleurs esprits du protestantisme et fait tous les frais de la théologie des plus grands écrivains modernes ; qui a suscité Planck et Néander, et qui soutient tout l’édifice de l’histoire ecclésiastique d’un maître excellent, M. Guizot ; ce système est considérable parce qu’il est modéré, et c’est par cette raison qu’il faut l’examiner aujourd’hui de plus près, et voir jusqu’à quel point on est fondé à donner accès à des opinions qui sont cependant si répandues, et sont devenues si dominantes.

D’abord l’antiquité chrétienne n’admet nulle part cet individualisme dont on veut faire le point de départ de la foi. Le christianisme est moins encore une doctrine qu’une société ; le christianisme est amour autant que lumière, et la lumière même ne s’y communique pas seulement par l’étude et la lecture, elle se communique par la parole vivante aussi bien que par la parole écrite, parce qu’il s’agit d’une religion populaire qui sera d’abord celle des pauvres et de ceux qui ne lisent pas ; la lumière comme l’amour s’y communique par le contact, par l’âme. C’est pourquoi saint Paul le considère comme l’âme d’un grand corps, d’un corps unique dont le Christ est le chef et dont les chrétiens sont les membres ; et comme les membres ne veulent que par le chef, il s’ensuit que la chrétienté est un corps vivant, par conséquent un corps organisé, et que, dès le principe, au lieu de consciences éparses et solitaires, il faut trouver une véritable société, ayant une constitution, ayant son chef en haut, en même temps que l’obéissance et un certain contrôle en bas ; en un mot, toutes les conditions d’une société complète. C’est ce qui apparaît dans les premiers écrits du christianisme. Je n’entrerai pas dans une discussion minutieuse des textes, pour établir que dans les Actes des apôtres on voit partout, sous la présidence de Pierre, agir le collège des apôtres qui revêtent la puissance épiscopale, instituent des prêtres, ordonnent des diacres, et qu’autour d’eux est le peuple chrétien dont ils ne se séparent pas, mais dont ils se distinguent.

Ainsi, dès cette époque, il y a des prêtres et non pas seulement des évêques. C’est là que se trouve un point controversé, parce que, l’évêque lui-même ayant revêtu le sacerdoce, souvent le nom de prêtre lui est communiqué ; mais on ne cite pas un seul texte dans lequel le simple prêtre ait, à son tour, le nom d’évêque ; et, sans s’arrêter à des controverses minutieuses, où il est facile de perdre le temps et la lumière, n’est-il pas évident que saint Paul, dans l’épître à Tite, et dans l’épître à Timothée, leur confère le droit de juger des prêtres qui seront moins qu’eux, puisqu’ils ressortissent à leur tribunal ? Ainsi, dès les premiers temps, une hiérarchie apparaît, déjà fortement constituée[159].

Je pourrais citer ensuite, dès la fin du premier siècle, et au commencement du second, les épîtres de saint Ignace d’Antioche ; mais elles sont si formelles, que les adversaires de l’opinion que je professe les ont écartées en les déclarant apocryphes, ne pouvant pas regarder comme, authentiques des termes qui les condamnent d’une manière si expresse. J’éloigne donc ces titres contestés pour m’en tenir à ceux qu’on ne conteste pas.

J’arrive à saint Irénée, à Tertullien, à saint Cyprien, les plus anciens écrivains qui aient touché à l’organisation ecclésiastique, et qui paraissent à la fin du deuxième siècle ; qui, tenant à la fois à l’Orient et à l’Occident, expriment l’opinion de l’Église universelle. Ces trois grands docteurs s’accordent sur tous les points essentiels ; au milieu de la lutte et du conflit des doctrines opposées, des hérésies qui se disputent la chrétienté et déchirent les passages de l’Écriture sainte, ils reconnaissent unanimement la nécessité d’une tradition pour interpréter les Écritures, et la présence de cette tradition dans un corps : l’Église[160]. Ce corps leur apparaît comme rempli d’une lumière qui est universelle, comme le soleil qui est un, mais qui répand ses rayons sur toute la terre ce corps emprunte sa force à l’autorité divine ; l’Esprit-Saint l’habite et le rajeunit sans cesse, « comme une liqueur précieuse qui parfume et conserve le vase où elle est contenue. » Mais l’Esprit-Saint ne s’est transmis que par l’intermédiaire des apôtres ; l’épiscopat n’est donc autre chose que la continuation de l’apostolat : en sorte qu’au temps de saint Irénée, à la fin du second siècle, chacune des grandes églises conserve la suite de ses évêques, mais n’en a jamais qu’un seul à la fois. Ainsi s’établit la distinction de l’épiscopat d’avec le reste du sacerdoce. Mais, en même temps, paraît un plus grand pouvoir : l’évêque constitue l’unité de l’Église particulière ; mais toutes ces unités épiscopales ont besoin d’un centre commun. C’est pourquoi saint Cyprien, dans son livre de Unitate Ecclesiae, professe que l’unité de l’Église doit être visible, et que c’est pour cela que le Christ a fondé l’Église sur l’apôtre Pierre ; afin que cette unité, ainsi personnifiée, fût plus visible. Cette primauté de Pierre, cette unité qu’il représente, cette puissance de l’Église, saint Cyprien ne la borne pas au temps de la vie de l’apôtre, il la prolonge, il la maintient dans le siège de saint Pierre, et, dans une lettre au pape Corneille, il nomme le siège de saint Pierre l’Église principale d’où l’unité du sacerdoce est issue[161].

Tertullien tenait à peu près le même langage mais on pourrait dire qu’ils sont tous deux Africains, Occidentaux, qu’ils subissent l’influence indirecte de Rome et des idées latines. Il faut donc trouver, pour les contrôler, quelque témoignage qui émane d’une autre partie de l’Église, de l’Église d’Orient : ce témoignage se trouve dans saint Irénée, qui écrit avant eux vers la fin du second siècle, et qui nous représente la succession épiscopale remontant,. sans interruption, jusqu’aux apôtres. Pour abréger, et ne pas énumérer cette succession, dans chaque ville, il s’arrête à l’Église de Rome, avec laquelle, dit-il, à cause de sa primauté supérieure, doivent s’accorder toutes les églises, c’est-à-dire les fidèles qui sont partout. Ces textes sont incontestés, reconnus, admis par Néander et Planck, ils les réduisent à dire que dans le temps de saint Cyprien, de Tertullien et d’Irénée, l’esprit primitif de l’Évangile s’était perdu ; dès lors, suivant eux, le judaïsme triomphe, la doctrine de Paul s’est voilée, c’est l’esprit judaïsant qui s’est introduit dans l’Église afin de la constituer à l’exemple de la synagogue, et de lui donner pour chef, comme à la synagogue, un grand pontife ; En sorte que ce n’est pas assez de répondre à ce reproche : Pourquoi Dieu a-t-il attendu quatre mille ans pour donner son Fils au monde ? il faut encore répondre à cet autre : Pourquoi, dès la fin du second siècle, tout l’ordre de la Révélation est-il troublé ? Et il faut rechercher, dans des ténèbres impénétrables, l’espace de quelques années, les seules pendant lesquelles la vraie doctrine a régné.

Ces théories manquent de base, elles sont renversées chaque jour par la science. C’est ainsi que les catacombes de Rome multiplient les preuves nouvelles de l’orthodoxie antique, et, avec ce symbolisme hardi, qui est le caractère de l’art chrétien dès les premiers siècles, on nous représente partout Pierre enseignant la doctrine en même temps qu’il exerce les fonctions du gouvernement, et cela non seulement dans le temps où a été renfermée sa vie, mais par anticipation en quelque sorte et pour toute la suite des siècles. Je fais allusion à un disque de cristal retrouvé dans les catacombes, qui offre un type souvent répèté : Moïse frappant le rocher d’où jaillissent les eaux salutaires de la doctrine qui doit désaltérer tout le peuple. Ce Moïse, au lieu du costume oriental, porte le vêtement traditionnel des papes, et il s’appelle Petrus ainsi est représenté Pierre, guide, comme Moïse, du peuple de Dieu, et faisant jaillir, sous sa verge épiscopale, les eaux auxquelles doit se désaltérer l’humanité croyante.

De cette sorte s’établit la constitution primitive de l’Église : l’autorité s’y est fondée par l’intervention de Dieu même ; c’est d’en haut qu’elle vient, elle est consacrée par l’institution divine, elle est visible, elle descend des apôtres aux évêques, des évêques à leurs ministres. Mais, en même temps, la liberté y a sa part. Le souverain pontife ne fait rien sans avoir consulté ses frères dans l’épiscopat, l’évêque ses frères dans le sacerdoce, et le prêtre n’est rien à l’autel sans l’Église entière, sans le peuple des fidèles qui l’entoure de ses prières et correspond avec lui.

Ainsi la part de Dieu et la part du peuple chrétien, l’autorité et la liberté, tous les éléments essentiels d’une société nouvelle, sont contenus dans cette hiérarchie, dans cette constitution de l’Église primitive à des temps si reculés, avant la fin du second siècle. Lorsque, placée encore sous la menace des persécutions, traquée, poursuivie sans cesse, elle s’occupait peu à laisser des traces de son passage et des institutions qui auraient pu sans doute nous éclairer aujourd’hui, mais aussi trahir alors la retraite des croyants ; dès cette époque donc, malgré les difficultés, maigre les périls, la question s’éclaire de lumières qu’on ne peut méconnaître, et la papauté commence à exercer son influence, selon le progrès des temps et l’accroissement des dangers.

Voilà en effet, où se trouve le développement historique, non pas dans le principe de l’autorité, mais dans l’exercice de cette autorité qui, dès les commencements, s’exprime et se montre avec une énergie singulière ; car je trouve Tertullien reprochant à un pape, son contemporain, d’avoir pris le titre de episcopus episcoporum et pontifex maximus . Ces expressions sont bien fortes, et l’une d’elles, la première, n’a pas été souvent prise par les papes des temps modernes : le titre qu’ils ont préféré, et dans lequel ils ont trouvé une garantie bien plus forte, est celui de serviteur des serviteurs de Dieu.

Plus tard, de grandes contestations s’élèvent, non-seulement en Occident, mais en Orient, et jettent un éclat qui ne permet pas le doute. Trois grandes questions agitent les esprits : la célébration de la Pâque, le baptême administré par les hérétiques, et la querelle de Denys, patriarche d’Alexandrie. Toutes les églises d’Asie célébraient la Pâque à l’époque choisie par les Juifs, le quatorzième jour, au lieu de la célébrer, comme les autres, le premier dimanche après le jour de la résurrection ; le pape Victor interdit et excommunie les églises d’Asie. Plus tard, les Africains, saint Cyprien à leur tête, décident que le baptême donné par les hérétiques n’est pas valide et qu’il faut le renouveler ; Rome décide, au contraire, que le baptême conféré par les hérétiques avec les cérémonies voulues est valide et qu’il ne faut pas le renouveler : elle excommunie les églises d’Afrique qui se soumettent. Plus tard encore, Denys d’Alexandrie, combattant l’hérésie de Sabelliùs, laisse échapper cette expression que le « Christ n’est pas le fils, mais l’œuvre de Dieu » ; l’évêque de Rome le somme de s’expliquer : Denys s’explique, se justifie et retire son expression. Ainsi, dans ces trois grandes affaires touchant le dogme, la papauté intervient toujours comme une puissance qui n’admet pas d’égale. Au quatrième siècle, dans cet âge si rempli d’éclat, où tant de grands hommes sont assis sur le siège épiscopal en Orient et en Occident, au milieu de tant de clartés, on voit la puissance pontificale reconnue et proclamée en des termes bien forts par saint Athanase, le grand patriarche d’Alexandrie, qui déclare que c’est du siège de saint Pierre que les évêques ses prédécesseurs tirent leur ordination et leur doctrine, par Optat de Milève, par saint Jérôme, par saint Augustin, en un mot, par tout ce que l’Église a eu de plus grand. En même. temps, sa puissance continue de s’exercer elle s’exerce quand les papes Jules I° et Damase déposent ou réintègrent des patriarches d’Alexandrie, de Constantinople pu d’Antioche, lorsque les légats du saint-siége prennent rang les premiers à Nicée, à Sardique, en 347, et déclarent que les appels de toutes les sentences épiscopales pourront être portés au siège de l’Église de Rome. Dans l’assemblée d’Éphèse, c’est encore à la poursuite et à la diligence de saint Cyrille, appuyé de l’autorité du pape Célestin, que les évéques réunis de l’Orient prononcent dans l’affaire de Nestorius. On ne saurait donc contester qu’au quatrième siècle la papauté ne soit déjà en possession de toute sa puissance. Cependant il ne faut pas voir là l’œuvre des empereurs romains devenus chrétiens, qui auraient communiqué la moitié de leur pourpre et de leur éclat à l’évêque de la ville impériale. En effet, à peine Constantin est-il chrétien, qu’il porte le siège de son empire a Byzance ; l’intérêt de ses successeurs est de fortifier le pouvoir des patriarches de Constantinople, de les élever le plus haut possible, et de s’en faire en même temps des serviteurs dociles et obéissants, Ils y travailleront, ils y réussiront, mais ce n’est pas pour le pontife de Rome qu’ils se sont épuisés ainsi de politique et d’habileté ; loin de là, s’ils ont mis la main à l’œuvre, ç’a été pour l’abaissement du pontificat romain. D’un autre côté, ce n’est pas le génie des papes qui les a élevés à cette hauteur car il ne s’est pas rencontré dans les quatre premiers siècles un grand homme pour occuper le siège de Rome -c’étaient des martyrs, des esprits sages, des hommes de gouvernement sans doute, pontifes —obscurs qui devaient fonder une puissance éclatante. Mais Jules I° et Damase eux-mêmes n’avaient rien de comparable à ces puissants esprits qui faisaient l’orgueil de l’Asie et de la Grèce : il n’était pas un siège en Orient qui n’eût été illustré par de plus grands hommes ; Alexandrie avait eu Athanase, Cyrille; Antioche et Constantinople avaient vu s’asseoir dans leur chaire saint Grégoire de Nysse, saint Jean. Chrysostome. Le génie était en Orient, mais l’autorité en Occident.

Le premier homme de génie, le premier grand esprit qui paraît Rome pour y revêtir les insignes du pontificat, c’est saint Léon le Grand, un des hommes qui devaient le plus contribuer à donner à la papauté, non de l’autorité, mais l’exemple de cette action nouvelle qu’elle allait exercer en présence du monde barbare.

Le 29 septembre 440, le pape Sixte III était mort ; le clergé de Rome se rassembla et élut à sa place Léon, archidiacre de l’Église romaine. Il était désigné à ce choix par la grande confiance que lui avaient montrée le pontife et les empereurs car alors même il était dans la Gaule occupé à réconcilier Aétius et Albinus, qui avaient tourné leurs armes l’un contre l’autre. Léon s’était encore signalé par son zèle pour la foi, combattant les hérétiques, favorisant les lettres chrétiennes, honorant de son amitié Prosper d’Aquitaine et Cassien. Lui-même était savant, lettré, et son éloquence l’avait fait appeler le Démosthène chrétien. Chargé de revêtir l’autorité antique des pontifes romains, il montra, dès les premiers jours, qu’il en connaissait toute la grandeur. En effet, nous avons le discours qu’il prononça pour remercier le peuple, et qu’il renouvelait ensuite d’année en année le jour de son élection il y~rend grâces au peuple, au clergé de l’avoir choisi, il se plaint avec modestie de la grandeur du fardeau, il met sa confiance en Dieu et dans l' amour de l’Église qui en portera une part, surtout dans l’apôtre Pierre, assis immobile et invisible derrière ses très-indignes héritiers. Il y développe une doctrine qui n’est autre que celle de saint Cyprien, et qui, sans être plus hardie que celle de saint Athanase, est seulement plus explicite. « Le Sauveur accorde à Pierre le partage de son autorité, et s’il voulut donner aux autres princes de l’Église quelque chose de commun avec lui, c’est par Pierre qu’il leur communique tout ce qu’il ne leur refuse point ; mais Pierre n’a pas quitté avec la vie le gouvernement de son Église. Ministre immortel du sacerdoce, il est le fondement de toute ta foi, et’c’est lui qui par toute l’Église dit encore tous les jours : Vous êtes le Christ, Fils du Dieu vivant. Et qui douterait que sa sollicitude ne s’étende à toutes les Églises ? Dans le prince des apôtres vit cet amour de Dieu et des hommes, que n’effrayèrent ni les chaînes, ni la prison, ni les colères de la multitude, ni les menaces des tyrans, et cette foi insurmontable qui ne périt ni dans le combat ni dans le triomphe. Il parle les actes, les jugements, les prières de son successeur, en qui l’épiscopat s’accorde à reconnaître, non le pasteur d’une cité, mais le primat de toutes les églises[162].

Il est impossible de s’exprimer en termes plus formels, et il est impossible de pousser plus loin l’ignorance que ne le font ceux qui, ne connaissant pas ces paroles, ont cru pouvoir faire dater la primauté pape de Grégoire le Grand ou de Grégoire VII.

Arrivé, en effet, au souverain pontificat si tard et dans des circonstances si calamiteuses pour l’Église et pour l’empire, la Providence n’avait pas épargné à saint Léon les difficultés de sa mission. D’un autre côté, il avait à sauver le christianisme des hérésies qui le déchiraient car cette épreuve de l’hérésie ne devait jamais être suspendue, les efforts que l’arianisme et le manichéisme avaient faiis pour déchirer la doctrine se reproduisent sous d’autres formes au milieu du cinquième siècle. Le combat se restreint alors sur un point, le dogme de l’Incarnation et la personne du Christ. On accorde, avec le concile de Nicée, qu’elle est divine ; mais on se divise sur la façon d’entendre ce mystère. Pour que le Christ ait pu remplir sa mission, il fallait qu’il fût homme-Dieu : homme, car autrement l’humanité n’expie pas en sa personne ; Dieu, sans cela le mystère de la Rédemption n’est pas accompli. Mais les profondeurs de ce mystère étonnent les esprits, et ils se partagent en deux sectes : les uns attaquent la divinité, les autres l’humanité.

Vers 426, le patriarche de Constantinople, Nestorius, dans un discours prononcé en présence de tout le peuple assemblé, déclare qu’il y avait hérésie à appeler la mère du Christ, mère de Dieu ; que dans le Christ il y avait deux personnes distinctes une personne divine et une personne humaine, un homme en qui le Verbe avait habité comme Dieu habite dans un temple, sans plus d’union qu’il n’en existe entre le sanctuaire et le Dieu qui y réside. C’était la transformation de la doctrine d’Arius ; c’était un effort fait pour nier la présence de Dieu dans le Christ, pour séparer ce que le Christ avait uni ; c’était nous représenter dans la personne du Sauveur un sage, un homme plus éclairé que les autres, en communication plus étroite avec la Divinité, mais que rien n’aurait détaché du reste des hommes. On était conduit par cette tendance philosophique, rationnelle, à nier le surnaturel, sans s’apercevoir que c’était détruire le mystère, la foi, en un mot la religion. Aussi l’Orient s’émut à la doctrine de Nestorius ; et le concile tenu à Éphèse en 451, à la poursuite et sur les instances pressantes du pape Célestin, condamna l’hérésiarque, et la doctrine contraire fut définie et reconnue : dans le Christ résidait une seule personne en deux natures.

Un peu plus tard, l’archimandrite d’un grand monastère de Constantinople, Eutychès, combattant Nestorius, et poussant le zèle de la controverse jusqu’à l’excès, en vint à dire que dans le Christ il n’y avait qu’une personne et qu’une seule nature, que la nature humaine était absorbée par la nature divine, qu’ainsi le Christ n’avait pas eu de corps semblable au nôtre, pas de chair consubstantielle à la nôtre, et que c’était Dieu tout seul, Dieu lui-même, qui, dépouillant son impassibilité, avait souffert et était mort sur la croix. Il faisait une divinité souffrante, mourante, en sorte qu’il retournait à un véritable paganisme, confondant les attributs de la divinité avec ceux de l’humanité.

Sa doctrine attira l’attention de Flavien, patriarche de Constantinople, qui le déposa. Eutychès tourna alors les yeux vers le lieu que déjà les chrétiens s’étaient habitués à considérer comme le sanctuaire de toute sagesse et de toute justice : Il en appela à Rome ; mais, pour plus de sûreté, il en appelait en même temps à l’empereur, auprès duquel il avait l’appui d’Eudoxie et de Chrysaphe. Grâce à cette intervention, il fut renvoyé absous par le conciliabule tenu à Éphèse, en 449, et il lui fut donné raison sur tous les points[163]. Ces intrigues n’avaient pas trompé l’esprit clairvoyant de Léon, qui tenait l’œil fixé sur ces théologiens égarés, destinés à pousser un jour le délire jusqu’à disputer de la nature de la lumière du Thabor, au moment où le Turc serait sur la brèche de Constantinople. Léon était déjà intervenu avec toute la grandeur, toute la sagesse et le bon sens de l’esprit romain. Il avait écrit des lettres dans lesquelles il fixait le sens contesté, et avec une persévérance infinie, renversant tous les obstacles que lui opposait l’intrigue, il avait fini par obtenir la convocation d’un grand concile, à Chalcédoine, en 451. Il ne choisit pas un lieu éloigné de la cour, mais une ville d’Asie, à la porte de Constantinople, parce qu’il n’a pas peur des embarras qu’on lui suscite ; il connaît jusqu’où peut aller le pouvoir de la parole et de l’esprit. En effet, la lettre[164] qu’il écrivit à cette occasion est considérée comme un grand monument de l’antiquité ecclésiastique ; elle prit place dans le dogme vénéré de l’Église grecque, et fut traduite dans les langues de tout l’Orient. Je ne puis cependant en lire qu’un fragment, qui montre la sagesse avec laquelle Léon le Grand demeure dans le vrai et loin de tout excès : « Nous ne pouvions, dit-il, surmonter le péché et la mort, si celui qui ne pouvait être retenu par la mort, ni atteint par le péché, n’avait pris notre nature et ne l’avait faite sienne. Il est Dieu, puisqu’il est écrit « Au commencement était le Verbe. » Il est homme, puisqu’il est écrit « Le Verbe s’est fait chair. »

Cette doctrine ferme, lumineuse, qui se tenait avec tant d’exactitude dans les limites du vrai, saisit et subjugua les esprits de ces Orientaux rassemblés à Chalcédoine, et dans la seconde session, après avoir lu le symbole de Nicée, les lettres de Cyrille et de Léon, ils s’écrièrent « C’est la foi des Pères, c’est la foi dés Apôtres. Nous croyons tous ainsi ; anathème à qui ne croit pas ainsi. Pierre a parlé par la bouche de Léon ; Léon a enseigné selon la vérité et la piété. C’est la foi de tous les catholiques : nous pensons tous ainsi. »

C’est ainsi que fut décidée cette grande controverse. Léon le Grand avait fait acte de foi, car il avait de nouveau conservé au christianisme son caractère de religion, il n’avait pas souffert qu’il dégénérât en paganisme ni en philosophie ; il avait fait acte de foi, car il avait maintenu les mystères ; il n’avait pas permis qu’ils devinssent un système avec Nestorius, un mythe avec Eutychès ; le système s’adresse à la raison, le mythe à l’imagination, le mystère à la foi. La foi s’enfonce dans le mystère, avec le même courage que l’homme juste mourant s’enfonce dans les ténèbres de la mort : il sait bien que dans ces ténèbres il trouvera une autre lumière plus pure, et dans cette défaillance de la vie, une autre vie. Le grand esprit de Léon sait bien qu’en s’enfonçant dans ces obscurités de la foi, il trouvera une autre vie, la vie surnaturelle de la grâce que Dieu donne à ceux qui croient. La puissance de subjuguer est accordée à ceux qui croient, et non pas seulement à ceux qui raisonnent et qui disputent : aussi l’affirmation énergique de ce Romain fait taire quelque temps ces sophistes de l’Orient, et l’Église rentre un instant dans le silence de la pensée, de la raison et de la foi.

En même temps saint Léon sauvait, en Occident, la civilisation des périls de la barbarie. C’était, en effet, l’ère des invasions, et l’empire présentait bien peu de ressources pour résister à ces armements formidables qui agitaient les steppes de l’Asie et se prolongeaient même au delà du Rhin, puisque déjà les barbares avaient envahi les Gaules, l’Espagne, et se trouvaient maîtres de l’Afrique.

Au milieu de cette agitation, les ressources officielles de la civilisation se réduisent à bien peu de chose. Dans Ravenne se trouve l’empereur Valentinien III, sous la tutelle de sa mère Placidie : c’était un prince.faible, et, dès lors, ce qui n’étonne pas, un prince mauvais : Il était servi par deux grands hommes d’épée, Aétius et Boniface ; mais en même temps par deux traîtres qui se détestaient, capables, pour se perdre l’un l’autre, de perdre leur maître avec eux Aétius, qui négocia continuellement avec les Huns ; Boniface, qui vendit.l’Afrique aux Vandales Aétius, qui tua Boniface de sa main et qui fut poignardé par la main de Valentinien, destiné à tomber lui-même sous le poignard de Pétronius Maximus, dont il avait outragé la femme. Maximus succéda à son trône et à sa couche, jusqu’à ce que la veuve de Valentinien elle-même, ayant eu rêvélation du crime de son nouvel époux, appelle à son tour Genséric et lui livre les portes de Rome. C’est le signal de la mort de Maximus, lapidé au moment où il s’apprêtait à fuir. Puis viennent Avitus, Majorien, Sévère, dont les règnes d’un moment sont dévorés à.l’approche définitive de l’extermination, et précèdent à pèine le dernier jour qui allait sonner, en 476, pour l’empire d’Occident. Les ennemis de la civilisation s’appelaient Attila, qui, avec trois cent mille hommes derrière lui, faisait la terreur de la Germanie, de la Gaule et du monde entier, et Genséric, maître du Midi, de l’Afrique, et redouté même par les guerriers d’Attila. Voilà les deux périls dont il fallait sauver le monde. Un jour Attila envoya dire aux deux Césars de Ravenne et de Byzance : « Faites-moi préparer des palais, parce que j’ai résolu de vous visiter. » Et, entraînant à sa suite ses hordes innombrables, il passa comme un torrent sur la Gaule, perdit la bataille de Châlons, mais ne perdit ni. l’espoir —ni la fureur, et, en 452, traversa les Alpes et parut devant Aquilée. Après une courte résistance, Aquilée, emportée d’assaut, fut vouée à la ruine et à l’extermination. Pavie et Milan eurent le même sort. L’empereur, effrayé, s’était réfugié dans Rome, mais, dans Rome, il ne trouvait plus ni généraux, ni légions ; il n’avait pour toute ressource qu’un petit nombre de conséillers, de sénateurs éloquents, et, heureusement, quelque chose de plus fort, de plus nouveau ce pouvoir qui résidait dans la personne de Léon. Il fut député avec Trygetius, expréfet, de la ville, et Avienus, personnage consulaire, pour arrêter, s’il se pouvait, Attila au passage du Mincio, pour l’arrêter sans fer et sans hommes, parce qu’il n’y avait plus ni fer ni hommes, pour l’arrêter par la parole. Et, en effet, cette entrevue n’a pas eu d’historiens : il n’entrait ni dans le génie ni dans le devoir de Léon le Grand de nous raconter sa victoire, ni dans le goût de Trygetius et d’Avienus de nous avouer leur impuissance. Une seule chose est assurée, c’est qu’après un entretien d’Attila et de Léon, Attila se retira, traversa les Alpes, retourna en Pannonie, où il mourut l’année d’après. Des récits divers s’attachèrent à cet événement on raconta surtout qu’Attila avait dit à ses officiers que s’il se retirait, c’est que, pendant que Léon lui parlait, il avait vu,.derrière lui, un autre prêtre, au visage sévère, qui lui faisait entendre que, s’il allait plus loin, il trouverait la mort. Cette légende sans critique, et en apparence sans autorité, a traversé les siècles, acceptée par l’histoire, et a reçu pour toujours sa consécration des mains de Raphaël dans les chambres du Vatican.

Lorsque, plus tard, d’autres Huns, d’autres barbares du Nord, les luthériens allemands, à la suite du connétable de Bourbon, entrèrent dans Rome, et mirent le feu dans les chambres de Raphaël.pour effacer la trace du triomphe de la papauté, le feu, la fumée passèrent et la victoire de Léon le Grand resta.

Voilà comment Léon avait résisté aux périls du Nord : restait le Midi. Genséric était plus formidable qu’Attila : lui , à moitié chrétien, à moitié civilisé, servi par une hiérarchie de fonctionnaires semblables à ceux de l’empire romain, ayant sous ses ordres une flotte avec laquelle il pouvait traverser les espaces et venir venger la vieille honte d’Annibal.En effet, Genséric, appelé par la veuve de Valentinien, met a la voile, et son pilote lui demandant de quel côté il faut tourner la proue et diriger le navire, il répond « Vers ceux que menace la colère de Dieu ; » et la colère de Dieu, ce jour-là menaçait Rome. C’était trois ans après la retraite d’Attila : souvent Léon avait rappelé aux Romains leur délivrance ; il leur disait de ne l’attribuer ni aux astres ni au hasard, mais aux saints et à la miséricorde de Dieu et il tes engageait à célébrer ce jour non pas au cirque et dans les amphithéâtres, mais dans les assemblées des chrétiens. Ces paroles avaient été vaines, et, rassurés comme des matélots le lendemain d’une tempête à la veille d’une autre tempête, ils avaient oublié ces avertissements, lorsqu’ils apprirent que Genséric venait de débarquer avec une armée nombreuse, qu’il remontait le Tibre, et qu’il allait être à leurs portes. Cette fois encore Léon alla trouver les barbares, et il en obtint que, satisfaits du pillage, ils épargneraient la vie et respecteraient les personnes en effet, Genséric entra dans Rome, y resta quatorze jours tous les historiens nous attestent qu’il pilla la ville, mais qu’il ne versa pas une goutte de sang. Je ne sais si je me trompe, mais ce second miracle me paraît plus grand que le premier. Il y avait moins de mérite, moins d’habileté, à arrêter un barbare comme Attila, frappé peut-être par la majesté d’un vieillard chrétien, qu’à contenir pendant quatorze jours et quatorze nuits cette multitude de Vandales, les uns ariens, les autres païens, sans aucun lien de croyance avec les populations de Rome au milieu desquelles ils s’abattaient, à les maintenir fidèles à la lettre de ce traité souscrit à la veille de leur entrée dans la ville désarmée.

Une seule chose put faire la force de Léon devant les barbares le grand patriotisme dont il était inspiré. C’est par là qu’il marque entre tous les docteurs de l’Occident, c’est là ce qui fait voir le nœud des temps anciens et des temps nouveaux, et la perpétuité des grandes et légitimes traditions dans les esprits chrétiens. Le pape Léon ressent en lui toute la passion des Cincinnatus et des Scipiôn il comprend la grandeur romaine autrement, mais il est toujours aussi dévoué à la gloire de cette cité dont il est citoyen en même temps qu’évêque. C’est là ce que nous montre le Discours pour la fête des apôtres Pierre et Paul, dans lequel il expose la destinée providentielle de ta ville où il a été établi serviteur des serviteurs de Dieu. « Afin que la grâce et la Rédemption répandît ses effets par tout le monde, la divine Providence a préparé l’empire romain, et ses développements ont été poussés a de telles limites, que, dans son sein, toutes les nations réunies semblaient se toucher. Car il entrait dans le plan de l’œuvre divine- qu’un grand nombre de royaumes fussent confondus en un seul empire ; et que la prédication, trouvant devant elle des voies ouvertes, pût rapidement atteindre tous les peuples qu’une seule cité tenait sous ses lois[165]. »

Vous le voyez, cette doctrine c’est celle que nous avons trouvée dans Claudien, que nous trouverons encore dans Prudence, dans Rutilius ; c’est celle qui se perpétuera de siècle en siècle, et qui fera redire à’Dante que c’est en vue de la grandeur chrétienne de Rome que Dieu a fondé l’empire romain.

Ainsi cette pensée romaine ne s’est pas évanouie en présence de la barbarie elle est encore suscitée pour lui résister, pour la combattre ; et Léon le Grand ne fait que commencer cette glorieuse résistance, qui continuera par Grégoire le Grand et plus tard par ses. successeurs, jusqu’au jour où la barbarie purifiée, régénérée, victorieuse d’elle-même, viendra s’incliner dans la personne de Charlemagne et relever l’empire d’Occident.

Nous avons suffisamment établi que, quelque puissance que nous trouvions alors à la papauté, elle ne devra rien aux temps barbares, elle s’est constituée au grand jour de l’antiquité, sous l'œil jaloux du paganisme, sous l’œil clairvoyant des Pères de l’Église, dans les grands siècles de la théologie chrétienne, et elle ne doit rien aux ténèbres. Elle a été établie avec cette puissance incontestable pour résister, pour combattre la barbarie menaçante, et commencer une lutte qui ne finira que momentanément avec Charlemagne, car elle se renouvellera bientôt après lui ; et lorsque Grégoire VII infligera à Henri IV cette pénitence qu’on lui a tant reprochée, il ne fera que continuer ce que Léon le Grand avait commencé avec Attila il ne fera que refouler le barbare dans son domaine et sauver encore une fois la civilisation. Il y avait une autre puissance qui devait sauver les lettres et la civilisation : je veux dire les moines. Quant à cette puissance, nous n’aurons pas à repousser le reproche de nouveauté qu’on adresse à la papauté. Jamais, en effet, on n’a accusé le monachisme d’avoir commencé trop tard, mais trop tôt on l’a accusé d’être né dans les vieilles religions de l’Orient, d’avoir été tout pénétré de leur esprit, , de s’être introduit subrepticement dans l’Église pour y porter des habitudes qui n’étaient pas les siennes, et d’avoir été pour elle bien moins un secours qu’un péril, bien moins une gloire qu’un scandale. J’ai dit, déjà plus d’une fois, que le christianisme n’a point fait l’humanité, mais qu’il l’a refaite il ne crée pas, il transforme. L’homme existe, mais sous la loi de la chair ; la famille, mais sous la loi du plus fort la cité, mais sous la loi d’intérêt. Le christianisme réforme l’homme par la renaissance de l’esprit ; la famille, par le droit des faibles la cité, par la conscience publique. De même aussi il trouve dans les sociétés antiques des temples, des sacrifices, des prêtres : il ne les abolit pas, il les purifie ; le christianisme n’a rien aboli, il a tout régénéré. Ainsi a-t-il fait du monachisme ; il n’y a pas de grande religion sans moines : l’Inde a eu ses ascètes, qui abandonnent toutes choses, s’enferment dans les déserts sans autre bien qu’un haillon sur l’épaule et un plat de bois à la main, qui passent leur vie se nourrissant de graines, de racines arrachées de la terre, et qui, accroupis sur eux-mêmes, consument leurs jours et leurs nuits dans la contemplation~de l’âme de Dieu, captive dans leur corps et qu’ils cherchent à affranchir. A côté des anachorètes du ~brahmanisme, le bouddhisme a ses cénobites, et dans la Tartarie, la Chine, le Japon, il n’y a pas de prêtres, mais des moines, des hommes qui vivent sous la loi de la communauté : Ces institutions orientales ne peuvent avoir d’autre esprit que le paganisme qui les inspire : elles sont toutes fondées sur la confusion du principe de la créature et du créateur, et comme le brahmane se figure qu’il est de droit le seigneur de la création ; et que tous les hommes ne vivent que par sa permission, il méprise souverainement ses semblables. De même l’anachorète pense que le sort le plus heureux, le suprême bonheur, est d’arriver à s’absorber dans Brahma, c’est-à-dire dans l’incompréhensible. Voilà l’orgueil et l’égoïsme qui font l’âme de l’ascétisme indien. Chez les Hébreux des derniers temps de l’antiquité, le monachisme paraît sous des formes plus pures ; car le judaïsme a eu ses ascètes : les esséniens et les thérapeutes habitent, les uns sur les bords de la mer Morte, les autres à Alexandrie les premiers voués à la vie active les seconds, au contraire, à la vie contemplative et à la prière : ils vivent dans le célibat, dans la communauté des biens, sans esclaves. Mais le dur esprit du judaïsme s’y manifeste par l’horreur pour les étrangers, et par leur séparation absolue d’avec les autres hommes qu’ils considèrent comme impurs, tellement que, s’ils se sont approchés d’un homme qui n’est pas essénien, ils se purifient ; le pécheur parmi eux n’avait plus de réconciliation à espérer, sa faute était irrémissible : il était défendu de lui tendre une main amie et de rompre avec lui un morceau de pain. Ils prolongent cependant leur existence bien après le christianisme, car Pline l’Ancien les connut, et il cite une nation remarquable entre toutes les autres, « sans femmes ; ayant renoncé à tous les plaisirs, et qui vit pauvre parmi les palmiers ; ainsi, depuis des milliers de siècles, chose remarquable, cette nation subsiste éternelle, et personne ne naît de son sein, tant est fécond pour elle le dégoût des autres genres de vie[166]. » C’est là, et, chez les thérapeutes surtout, qu’il faut chercher l’origine du monachisme chrétien. Tant que le péril fut dans la société, tant qu’elle put être sauvée et qu’il fallut combattre par le martyre pour l’affermissement de la foi, les saints restèrent dans le monde pour aller mourir dans le cirque ou sur le bûcher à l’heure que Dieu leur marquerait. Aux temps des persécutions, tous ceux qui auraient pu devenir anachorètes devinrent martyrs : ce n’est qu’au moment où elles vont finir, quand la société romaine tombe en dissolution, et qu’il faut qu’une société, nouvelle se forme pour la remplacer, c’est alors que se disciplinent ces milices destinées à refaire la conquête de l’univers, après que Rome l’a perdu. Le premier qui paraît, c’est l’ermite Paul (en 251) ; un peu plus tard, c’est saint Antoine, qui leur donne des règles un peu après, c’est saint Pacôme, qui les rassemble en grandes communautés, et en forme un corps auquel il donne, en quelque sorte, une loi. Sous cette loi nouvelle, ils se répandent avec une grande rapidité dans tout l’Orient. Enfin vient saint Basile, auteur d’une règle devenue populaire et entourée de la vénération universelle dans les monastères d’Orient. Saint Basile, peu favorable à la vie solitaire, s’efforça de réduire les ascètes à la vie commune il préféra les cénobites aux anachorètes : « car, dit-il au solitaire, de qui laveras-tu les pieds, qui serviras-tu, comment seras-tu le dernier si tu es seul ? »

Il faut voir maintenant comment cette vie monastique, si florissante en Orient, passa en Occident. Je crois avoir trouvé l’époque précise de la propagation de la vie cénobitique. On la fait ordinairement commencer à la fondation de Ligugé; je crois voir une trace plus ancienne. On savait bien déjà que c’était saint Athanase qui, ayant connu saint Antoine et écrit la vie de ce solitaire, était venu ensuite en Occident et y avait propagé le goût et la passion de l’imiter. Mais, en considérant, de plus près les voyages de saint Athanase en Occident, on voit qu’il vint pour la première fois à Trêves en 336 exilé par Constantin, il y résida longtemps, et, .pendant ses loisirs, il lui, fut possible de commencer à récrire la vie de saint Antoine : c’est alors sans doute qu’il fit sentir autour de lui les avantages de la vie cénobitique, car de bonne heure il y eut des monastères fondés à Trêves, et ils ont conservé, comme loi et règle vivante, la vie de saint Antoine. Je vous ai déjà entretenus de cette histoire racontée par saint Augustin dans ses Confessions, et qui fit tant d’impression sur lui, de ces deux officiers de la cour qui, se promenant hors des murs de Trèves et s’étant détachés de leurs compagnons, arrivèrent à une maison habitée par des serviteurs de Dieu, par des moines. Étant entrés, ils virent un livre sur une table c’était la Vie de saint Antoine ; l’un des officiers commença à lire ; et au récit de cette vie du désert innocente et pure, sous des cieux sans nuages et en communication avec Dieu, exempte de passions et d’injustices,.le pauvre officier, tout meurtri probablement des injustices de la cour, se senti ému d’un désir infini et, se. tournant vers son ami « Où nous mènent tous, nos travaux’? dit-il ; que poursuivons-nous ? Quel peut être notre espoir, sinon de devenir amis de l’empereur ? -Et avec quel péril ? Or il dépend de nous de devenir amis de Dieu et dès aujourd’hui. » Il recommença à lire, et’son âme changeait, et son esprit se dépouillait du monde il lisait, et les flots de son cœur roulaient tumultueusement. II frémit un moment, il jugea, il se décida, et, déjà vaincu, dit à son ami : « C’en est fait, je romps avec mes espérances, je veux servir-Dieu ici même et sur l’heure. » Son ami l’imite; leurs deux compagnons les rejoignent, apprennent —leur détermination et les quittent en pleurant mais c’était sur eux-mêmes, qu’ils pleuraient[167]. Ce récit admirable montre par quelle puissance soudaine, par : quel irrésistible entraînement se propageait cet-enthousiasme de la vie solitaire, au milieu de la vie dissolue, attristée, appauvrie, de cet Occident, à la porte duquel les barbares frappaient déjà . Le compagnon ~de cet officier l’imite, tous deux s’enferment en même temps dans ce monastère. Ainsi naquit la vie cénobitique en Occident. Je ne vous raconterai pas comment saint Jérôme, du fond de sa solitude de Bethléem, formait et disciplinait des colonies de moines, qui, se répandaient ensuite dans toute l’Italie ; comment saint Augustin, épris de la vie commune, de cette vie pythagoricienne, qu’il rêvait autrefois à Milan avec ses amis, devenu évêque d’Hippone, fonda des monastères et leur prescrivit des règles empreintes de cette sagesse et de cette modération qui font le caractère de son génie. Mais la terre propre de la vie cénobitique, c’est la Gaule c’est là que, dès l’an 360, saint Martin, ayant passé quelque temps à Milan dans un monastère où il s’était formé, en établit un autre à Ligugé, près de Poitiers, et, un peu plus tard, le grand monastère de Marmoutiers, près de Tours. Il y résidait, étant évêque de Tours, avec quatre vingts et quelques moines lorsque vint l’heure de ses funérailles, il fut suivi par plus de deux mille. Je ne m’étonne plus alors de voir se fonder, en 410, cette grande abbaye de Lérins, d’où sortiront tant d’hommes illustres ; de voir saint Victor en fonder une autre à Marseille, où Cassien apporta les traditions de la Thébaïde, puis dans l’île Barbe, près de Lyon, tandis que Vitricius peuplait de moines les dunes et les, sables de la Flandre. Dès le commencement du cinquième siècle, je vois toutes les frontières que les milices romaines avaient abandonnées, et que menaçait la barbarie, je les vois gardées par les colonies d’une autre milice, d’une autre Rome, par des colonies qui arrêteront les barbares, les retiendront, les fixeront, et c’était beaucoup pour commencer à les civiliser.

Je finis en constatant que ce qui sépare le monachisme du monde romain, cette société nouvelle de la société aucienne, ce sont ces trois choses : la pauvreté, au milieu d’une société qui meurt de son opulence ; la chasteté, au milieu d’une société qui expire d’orgies; l’obéissance, au milieu d’une société qui périt de désordre. Voilà ce qui fait la puissance du monachisme vis-à-vis de la société romaine.

Ce qui fait la différence de l’ascétisme chrétien avec l’ascétisme indien, c’est quelque chose de plus profond. Les ascètes païens étaient chastes, pauvres, disciplinés mais il y a deux choses qu’ils ne connaissaient pas et que les ascètes chrétiens :le travail et la prière. Le travail, car les ascètes de l’Inde ne travaillent pas, ils demeurent immobiles ; s’ils occupaient leurs mains, ils troubleraient leur contemplation. Au contraire, les ascètes chrétiens travaillent des mains ou de l’esprit dans les solitudes de la Thébaide, il y avait des forgerons, des charpentiers, dcs corroyeurs et même des constructeurs de navires ; dans les monastères d’Occident, c’est le travail d’esprit qui domine. Saint Augustin, l’établit en Afrique, il fleurit à Ligugé, à Lérins, et il s’étend partout c’est dans ces monastères que les lettres ont un sûr asile. Travailler, non pour soi-même, ni pour ses enfants, ni pour sa femme, mais,travailler d’un travail persévérant pour une communauté, c’est un effort qu’on ne peut demander facilement à la nature humaine. Les fondateurs de la vie spirituelle n’avaient demandé ces grands sacrifices, cette abnégation de tous les jours, qu’au nom de l’amour. Ils n’avaient jamais cru qu’on pût réunir des hommes nuit et jour dans la gêne perpétuelle d’un voisinage qui sans cesse froisse et mortifie, qu’on pût les forcer à s’oublier eux-mêmes ; ils n’avaient pas cru que ce prodige pût se faire au nom de l’orgueil qui veut commander, ni avec le sensualisme qui veut jouir. Il faut pour cela un degré d’abnégation auquel on ne peut arriver que par l’humilité et par la charité, et voilà ce que les ascètes chrétiens trouvaient dans la prière. Les Indiens, les sages du paganisme, ne priaient pas les anachorètes de l’Inde prient pas : ils contemplent, ils sont absorbés ; ils ont Dieu en eux, ils sont dieux eux-mêmes, pourquoi donc prieraient ils ? L’anachorète chrétien prie parce qu’il reconnaît quelque chose de plus grand, de plus fort que lui : il prie parce qu’il aime, parce qu’il aspire à une vie meilleure, parce qu’il aspire à Dieu. L’anachorète chrétien ne méprise pas ses semblables, il les aime passionnément. Vous avez cru qu’au moment où il laissait derrière lui son vieux père, sa vieille mère en pleurs ; vous avez cru qu’il allait les oublier, qu’il allait oublier tous les hommes non, il retrouvera son père, sa mère, tous les hommes, il les retrouvera à toutes les heures, tous les jours et toutes les nuits dans la contemplation, dans l’amour, dans l’entretien de ce Dieu auquel il va, et la prière même ne sera qu’une autre manière de servir les hommes et de coopérer à l’œuvre de purification et de sanctification de l’Église.




EXTRAIT DES NOTES DE LA LEÇON


I


Le concile s’ouvre le 8 août 451 sous de fâcheux auspices ; Dioscore le préside. Il y conduit ses partisans. Les évêques accusateurs d’Eutychès ne siègent pas comme juges. On ne compte que cent trente votants. — Le moine Barsumas. — Au lieu des lettres du pape, on lit celles de l’empereur qui appellent une répression sévère contre les nestoriens cachés. — Eutychès est introduit, et présente son apologie. On n’accorde pas la parole à son accusateur principal, et les eutychéens veulent le jeter au feu. Eutychès est absous au bruit des soldats et des moines qui environnent l’église. — Dioscore propose la déposition de Flavien. Onésiphore, évêque d’Icone, et plusieurs autres embrassent les genoux du patriarche. Il se lève de son trône, protestant qu’il ne cédera pas : « Qu’on fasse entrer les comtes, » dit-il, et avec eux entrèrent les soldats avec des épées et des chaînes. Alors les évêques donnèrent leurs blancs seings ; un petit nombre refusèrent et furent exilés. Flavien en appela. Les légats protestèrent, et bientôt après Léon et le concile de Rome anathématisaient le brigandage d’Éphèse.


II


LETTRE DE SAINT LÉON LE GRAND A FLAVIEN.


I. Il a compris par la lecture des actes du concile archiépiscopal le scandale et l’erreur d’Eutychès. Quoi de plus injuste que de professer l’impiété et de ne point croire à de plus savants que soi ? Tel est l’égarement de ceux qui, dans leurs doutes, ne recourent point aux oracles des prophètes, aux enseignements des apôtres, à l’autorité des Évangiles, mais à eux seuls, maîtres de l’erreur parce qu’ils ne furent pas disciples de la vérité.

II. Il reproche à Eutychès d’ignorer les trois premiers articles de la profession de foi car, d’une part, le fils de Dieu y est représenté avec tous les attributs de la Divinité ; de l’autre, le Fils de Marie y prend tous les caractères de l’humanité. Cette génération temporelle fut nécessaire pour la réparation de l’homme ; car nous ne pouvions surmonter l’auteur du péché et de la mort, si celui qui ne pouvait être retenu par la mort, ni atteint par le péché, n’avait pris notre nature et ne l’avait faite sienne.

III. Textes de l’Écriture : Fils de David, d’Abraham ; promesse faite aux patriarches. L’une et l’autre nature demeurant en son entier a été unie en une personne, afin que le médiateur pût mourir en demeurant impassible et immortel. Il a tout ce qui est en nous, tout ce qu’il créa, tout ce qu’il répare, mais non le péché que le trompeur y a mis. Il a pris la forme d’esclave, mais non la souillure d’iniquité, relevant la dignité de la nature humaine sans rien diminuer de la nature divine.

IV. Le Verbe et la chair gardent les opérations qui leur sont propres. Il est Dieu, puisqu’il est écrit : Au commencement était le Verbe. Il est homme, puisqu’il est dit : Le Verbe s’est fait chair ; La naissance montre la nature humaine. L’enfantement d’une Vierge montre la nature divine. C’est un enfant dans la crèche, c’est un Dieu qu’adorent les anges. La faim, la soif, la lassitude, le sommeil, sont d’un homme : mais il est d’un Dieu de rassasier cinq mille hommes avec cinq pains, de donner l’eau vive à la Samaritaine, de marcher sur les eaux, de calmer la tempête : Il n’est pas d’une même nature de pleurer son ami mort et de le ressusciter, d’être attaché à la croix, et de changer le jour en nuit, de faire trembler les éléments et d’ouvrir au bon larron les portes du ciel.

V. La dualité des natures ne préjudicie point à l’unité de personne. C’est cette unité qui fait proférer dans le symbole que le Fils de l’homme est descendu du ciel, et que le Fils de Dieu a pris chair de la Vierge. Pierre, interrogé, lui confesse qu’il était le Christ, le Fils du Dieu vivant ; et il fut confirmé pour être la pierre fondamentale de la foi, parce qu’il avait compris qu’il y a autant de danger de le croire seulement homme que seulement Dieu.

VI. Il faut estimer vide de foi cet homme qui ne reconnaît notre nature ni dans l’humiliation mortelle du Fils de Dieu, ni dans la gloire de sa Résurrection… l’Église catholique vit de cette foi, que dans le Christ Jésus, l’humanité n’est pas sans la véritable divinité, ni la divinité sans la véritable humanité… Si donc Eutychès se repent sincèrement, s’il reconnaît par un repentir tardif, et, si pour satisfaire la vérité, il condamne des lèvres et de la main ses fausses opinions, je ne mets pas de mesure à votre clémence ; car Notre-Seigneur, bon et véritable pasteur, qui donne sa vie pour ses brebis et qui vient pour sauver les âmes et non pour les perdre, nous veut imitateurs de sa pitié, en sorte que la justice châtie les coupables, et que la miséricorde ne repousse point les repentants.


III


Au-dessous de la monarchie élective des papes se range l’aristocratie élective des évêques. Selon saint Cyprien, l’épiscopat est unique, mais chaque évêque en a solidairement une part. L’évêque est le gardien responsable du dogme et de la discipline. Il est l’organe de la tradition dans son église, il en est le témoin dans les conciles. La puissance spirituelle de l’épiscopat éclate surtout au milieu de ces conciles du quatrième et du cinquième siècle, derniers refuges de la parole libre, où le règne de l’esprit s’établit en dépit des épées. — L’évêque est investi d’une magistrature temporelle, d’abord par l’Église, ensuite par les lois romaines. Il est chargé de donner des tuteurs aux orphelins, il devient le défenseur de la cité, le pasteur du peuple, et par conséquent son protecteur contre l’oppression des grands. — Saint Ambroise et le massacre de Thessalonique.

– Saint Martin, soldat pannonien, donne la moitié de son manteau à un pauvre : cette charité était une vocation ; il embrasse la vie religieuse à Milan, puis dans l’île de Gallinaria, près Albenga ; puis il va à Ligugé, près de Poitiers, auprès de saint Hilaire, ce glorieux défenseur de l’orthodoxie. — Par quel artifice on l’attire à Tours, pour le faire évêque. Une multitude immense est venue pour voter. Un petit nombre et quelques évêques repoussent cet homme d’un aspect méprisable, de mine chétive, aux cheveux et aux vêtements en désordre. Mais la volonté de Dieu se manifeste et le peuple l’emporte. Il devient évêque et bâtit un monastère à Marmoutiers, pour s’y retremper, non pour s’ensevelir dans une oisive contemplation. Il en sort pour parcourir le centre de la Gaule, publiant la foi dans ces contrées mal converties, « où bien peu, dit Sulpice Sévère, avaient reçu le nom du Christ. » Il brûle les temples, renverse les autels et les arbres sacrés. Plus souvent sa prédication touchait si fort les païens, qu’eux-mêmes abattent leurs temples. Il n’est pas plus indulgent pour les superstitions chrétiennes et détruit l’oratoire élevé sur la sépulture d’un faux martyr.

En même temps, on voit saint Martin préoccupé de ces devoirs temporels dont les évêques du moyen âge ne se délivreront plus. Il est l’économe du bien des pauvres : il rachète les captifs, reçoit les pèlerins, leur lave les mains et les pieds. Mais surtout son caractère se fait voir dans sa lutte avec le pouvoir temporel, avec Maxime. Maxime régnait à Trèves, entouré de prélats adulateurs qui ne craignaient pas de fréquenter cet homme tout souillé du sang de Gratien. L’évêque espagnol Ithace, soutenu tenu par plusieurs de ses collègues, avait poursuivi à sa cour la condamnation des priscillianistes ; cinq de ces malheureux avaient été mis mort, et une commission d’enquête allait être envoyée en Espagne avec pouvoir d’ôter aux hérétiques la vie et les biens. Saint Martin accourt à Trèves et demande la grâce de deux condamnés, et qu’il n’y ait pas de commission d’enquête : il refuse de communiquer avec Ithace et ses partisans. Maximelui accorde ses demandes, mais à la condition qu’il communiquera avec les évêques de sa cour. Martin cède, et le .lendemain il paraît avec eux au sacré de l’évêque Félix. « Le jour suivant, s’en retournant commetriste sur la route, il gémissait d’avoir été forcé pour un moment à une communion mauvaise non loin d’un bourg qui a nom Audithana, en un lieu où sont de vastes et solitaires forêts, ses compagnons l’ayant un peu dépassé, il s’assit, accusant et défendant tour à tour dans sa pensée l’action qu’il avait commise soudain un’ange parut devant lui « Tu as raison d’être affligé, Martin, mais tu ne pouvais faire autrement ; relève-toi et reprends courage, de peur qu’à ce coup tu ne mettes en péril, non ta gloire, mais ton salut. » Depuis ce temps il se garda de prendre part à la communion d’Ithace. Mais un jour qu’il exorcisait des possédés plus lentement, que de coutume, parce que la grâce était diminuée, il nous avouait en pleurant que cette vertu s’affaiblissait en lui par suite de la communion à laquelle il avait pris part un instant, par nécessité et non de cœur. Durant seize années qu’il vécut encore, il n’assista plus à un seul concile ; et il évita les assemblées de ses frères les évêques[168]. » Saint Martin, destructeur du paganisme et fondateur de l’Église au centre des Gaules : de là cette gloire qui l’entoure en France et en Italie, et comment, au lendemain de leur conversion, les Francs prennent sa châsse pour bannière.


LES MOEURS CHRÉTIENNES


(TREIZIÈME LEÇON)




Messieurs,


Nous avions à nous assurer des forces de la société chrétienne, en présence de l’invasion dont grondaient déjà les premiers bruits. Il fallait connaître quelles institutions allaient recevoir le premier choc de la barbarie, lui résister dès à présent et par conséquent la vaincre un jour. Parmi ces institutions, il en était deux qui méritent d’être étudiées de plus près, à cause de la grande destinée qui les attendaient aux siècles suivants : je veux dire la papauté et le monachisme : Nous en avons interrogé les origines, et nous avons trouvé que la papauté résulte de la constitution même du christianisme, dont elle représente l’unité visible ; nous l’avons vue grandir avec les périls et les besoins, jusqu’à ce qu’enfin, en la personne de Léon le Grand, elle exerce toutes les prérogatives spirituelles qu’elle réclamera jamais, soit par la bouche de Grégoire le Grand, soit par celle de Grégoire VII. Nous avons établi que le monachisme était un phénomène nécessaire de toutes les grandes religions, et, à l’exemple des collèges des prophètes, des esséniens, des thérapeutes, nous avons vu commencer ces grandes colonies monastiques destinées à venir relever aux frontières de l’empire les légions fatiguées, et qui se multiplient avec tant de rapidité, que bientôt les bords des fleuves en sont couverts. Nous avons trouvé dans les écrits de saint Jérôme ce parfum du désert qui attirera dans la solitude d’innombrables anachorètes, et qui jettera saint Colomban dans les montagnes des Vosges ou dans les forêts de la Suisse. Ainsi, ces deux grandes institutions, qui avaient été représentées comme l’œuvre des temps barbares, comme l’ouvrage inévitable, mais désordonné, d’une époque de trouble et de nuit intellectuelle, précédaient les ténèbres où elles étaient appelées à faire briller encore quelque lumière.

Il nous resterait à examiner l’ensemble de la législation ecclésiastique, à considérer cette organisation nouvelle de la famille par le mariage chrétien, de la propriété par la législation des biens ecclésiastiques, de la justice par la procédure qui s’introduit, dans les tribunaux épiscopaux, et par le système pénitentiaire de l'Église laquelle embrasse ainsi, en quelque sorte, tous tes degrés de la moralité humaine. Mais, pour entreprendre une pareille tâche, le temps et la force nous manquent. Cependant il nous importe de marquer, dès à présent, ces commencements du droit canonique, dans lequel on voit se continuer les traditions romaines, qui se conservent, à la condition de se purifier. Et de même que les temples restent debout, de même que les lettres latines se maintiennent à la charge dé faire, dans l’Église, l’éducation des générations chrétiennes qui s’y pressent, ainsi la legistation romaine ne se conserve nulle part plus sûrement que dans ces institutions canoniques, qui semblent d’abord la couvrir et la voiler. C’est dans les canons des conciles, dans les décrets de cette série de papes, descendants des martyrs, qu’il faut aller étudier ce qui s’est conserve de la tradition et de la législation des persécuteurs. Ulpien, ce grand ennemi des chrétiens, n’est jamais plus sûr de vivre que dans le moment où les chrétiens, le couvrant d’un pardon universel, le font entrer et asseoir au lieu le plus honorable dans la chaire de leurs jurisconsultes. Ainsi les institutions étaient fortes, mais à côté des lois il y a les mœurs. Une société se tient encore moins assise sur ces bases larges, solides et apparentes qu’on appelle le droit, que sur ces autres fondements cachés, profonds, placés, ce semble, hors de la portée de la science et qù’on appelé les mœurs. Rome païenne eut aussi des institutions puissantes : seulement le progrès des lois y fut en raison de la décadence des mœurs. Il s’agit de savoir si la société.chrétienne au cinquième siècle présentera le même contraste, ou si le progrès des mœurs y accompagnera le progrès des lois. Je m’arrête deux points qui font toute la supériorité des mœurs, chrétiennes la dignité de l’homme et. te respect de la femme. Les barbares passent pour avoir introduit ces deux sentiments dans la civilisation moderne. Et, en effet, ces hommes errants, ces hommes de guerre, ces chasseurs, habitués à ne reconnaître aucune autorité visible, à ne dépendre que de leur arc et de leurs flèches, apporteront dans le monde, avec une humeur superbe qui foulera aux pieds, pendant longtemps, toute tentative des lois pour les réduire à la servitude civile, le sentiment de l’indépendance, de l’honneur, de l’inviolabilité personnelle. D’un autre côté, ces hommes indomptés reconnaissent aux femmes je ne sais quoi de divin : ils leur demandent des oracles avant la bataille, ils leur portent tours blessures après la victoire, ils s’agenouillent autour de la fatidique Velléda. Ils ont un sentiment que la société romaine ne connaissait pas, qui devait faire la grandeur du moyen âge et porter sa fleur au temps de la chevalerie.

Ce sont là les deux principes par lesquels les barbares doivent innover dans le monde. Il faut voir s’ils n’ont pas été précédés, si en arrivant avec ces deux instincts généreux, le respect de la dignité humaine et la vénération des femmes, ils ne trouveront pas une puissance qui avait déjà fait de ces deux instincts deux vertus.

Le premier ressort, le ressort secret, profond de la société moderne, c’est ce sentiment excellent qu’on appelle l’honneur, qui n’est autre chose que l’indépendance et l’inviolabilité de la conscience humaine, supérieure à tous les pouvoirs, à toutes les tyrannies, à toutes les forces du dehors ; c’est, en un mot, le sentiment de la dignité de l’homme, et nous ne devons pas méconnaître combien l’antiquité, avec toutes ses vertus civiques, avait opprimé cet instinct légitime de la dignité personnelle. En effet, vous le savez, en présence de la patrie, le citoyen n’est rien ; en présence de la loi, la conscience se tait ; en présence de l’Etat, l’homme ne connaît pas de droits. Voilà la loi générale et en même temps que l’antiquité écrasait la dignité humaine par la majesté de l’État, elle flétrissait la personne dans trois sortes d’hommes qui composaient la grande majorité du genre humain : les esclaves, les ouvriers et les pauvres. Nous savons ce que les lois anciennes avaient fait de l’esclave, nous ne savons pas assez ce qu’il était devenu dans les mœurs, ce qu’était devenue cette créature humaine ou plutôt cette chose dont on se servait pour assouvir les plus lubriques passions, pour essayer des poisons comme Cléopâtre, ou pour nourrir des lamproies comme Asinius Pollion. Mais l’humanité n’a jamais perdu ses droits et Sénèque, quelque part, avait osé produire cette opinion téméraire que les esclaves pourraient bien être hommes comme nous. Sénèque cependant possédait vingt mille esclaves, et on ne voit pas que son stoïcisme lui en ait fait affranchir un seul. Bien mieux, ce stoïcisme avait passé dans les écrits des jurisconsultes romains, et cependant ne cherchent-ils pas à diminuer le nombre des manumissions qu’ils regardent comme menaçantes pour la sûreté publique.


Une moitié de ta population romaine était esclave, et, chez l’esclave, on flétrissait l’âme en même temps que le corps. C’était, en effet, un proverbe reçu que de dire qu’à ceux à qui Jupiter enlève la liberté, il ôte aussi la moitié de l’intelligence. Les esclaves eux-mêmes en étaient persuadés : ils se croyaient destinés cette condamnation éternelle, sous le poids de laquelle ils se sentaient écrasés et flétris, et de là ces emportements de passions, ce dévergondage grossier auxquels ils se livrent et que nous apercevons surtout dans ces scènes dont la comédie latine était si prodigue. Piaule lui-même avait été esclave, il avait tourne la roue, et nous pouvons le croire sur parole lorsqu’il nous représente ta profonde corruption de cette servitude.

Le christianisme trouva les choses à ce point : on lui a reproché de ne pas avoir affranchi les esclaves sur l’heure. Mais il eut deux raisons pour cela : d’abord il a horreur de la violence, il déteste le sang versé ; voilà pourquoi Celui qui mourut esclave sur la croix n’enseignait pas à l’humanité le chemin de Spartacus. Une autre raison, c’est que l’esclave n’était pas capable de la liberté ; avant d’en faire un homme libre, il fallait en faire un homme, reconstituer en lui la personne, retrouver la conscience étouffée, et le relever à ses propres yeux. C’est par là, en effet, que le Christ avait commencé en prenant la forme d’un esclave et en mourant sur la croix. Tout homme, à son exemple, par cela qu’il devenait chrétien, devenait esclave volontaire (Qui liber vocatus est, servus est Christi)

Tous ceux qui mouraient martyrs mouraient véritablement et légalement esclaves, servi pœnæ. Ainsi, dès les premiers jours, la chaîne de l’esclave, baignée déjà dans le sang du Calvaire, fut purifiée, consacrée encore dans le sang des martyrs ; les esclaves eux-mêmes vinrent y tremper leurs fers, et disputer à leurs maîtres chrétiens cet honneur de mourir pour l’immortelle inviolabilité de la conscience. Dans ces bandes de martyrs, bravant le supplice dès les premiers siècles, il y a toujours quelques esclaves pour représenter cette partie déchue et maudite de l’humanité. A Lyon, c’est sainte Blandine en Afrique, sainte Félicité ; sainte Potamienne, d’Alexandrie, qui, sommée par le juge de répondre aux désirs passionnés de’son maître « A Dieu neplaise, s’écria-t-elle, que je trouve un juge assez inique pour me contraindre à obéir à la luxure de mon maître ! »

Dès ce jour la conscience est reconstruite, la personne relevée, et l’esclave ne fera plus qu’accomplir une servitude volontaire. Pour lui, désormais, le péril ne sera pas de se mépriser lui-même, mais de mépriser son maître. Aussi, dès les premiers siècles, saint Ignace exhorte les esclaves à ne point mépriser leurs maîtres, à né se point laisser entraîner par l’orgueil de la chaîne purifiée dont ils étaient chargés. Plus tard, saint Jean Chrysostome répond à ceux qui lui demandent pourquoi le christianisme n’a pas tout d’un coup affranchi les esclaves « C’est afin de vous apprendre l’excellence de la liberté. Car, de même qu’il est plus grand de conserver les trois enfants s’ils restent dans la fournaise, ainsi il y a moins de grandeur à supprimer la servitude qu’à montrer la liberté jusque dans les fers[169]. » Ainsi commençait l’affranchissement de l’humanité, par l’âme ; par en haut, comme le christianisme a toujours commencé, en rendant à l’esclave sa liberté morale, en préparant ce long et laborieux ouvrage de la liberté civile ; car, par cela seul qu’il était relevé à ses propres yeux, l’esclave se relevait aux yeux de son maître. Le dogme de l’égalité native de toutes les âmes reparaissait l’esclavage n’avait plus de fondement dans la nature, mais dans le péché, et le péché avait été vaincu par la Rédemption. Le maître chrétien ne pouvait plus croire qu’il possédait dans son esclave une nature inférieure à la sienne, sur laquelle il avait tous tes droits, même le droit de vie et de mort. Au contraire, saint Augustin disait qu’il n’est pas permis au maître chrétien de posséder un esclave au même titre qu’un cheval ; homme, il faut qu’il aime l’homme comme lui-même ; et un autre docteur, commentant la parole qui donne à Noé l’empire sur les animaux, répétait « En vous donnant sur les animaux de la terre le pouvoir de terreur et de tremblement, Dieu vous le refuse sur les hommes. »

L’esclavage subsiste donc chez les chrétiens mais le pouvoir sur la personne est à jamais aboli, et, par conséquent, l’esclavage perd la moitié de sa rigueur : l’esclave chrétien a droit aux choses sacrées. Il a droit a la famille, il a droit à la vie et a l’honneur, il a droit au repos : les Constitutions apostoliques, ouvrage apocryphe, mais qui remonte, sans contradiction, au cinquième siècle, décident que l’esclave se reposera le dimanche, en mémoire de la Rédemption, et encore le samedi, en mémoire de la Création ; L’Église était ingénieuse à trouver des raisons de repos pour les pauvres gens en faveur desquels le Christ avait dit « Venez, vous tous qui travaillez, et je vous soulagerai. » En présence de —ce visage sur lequel rayonnait déjà l' auréole de la couronne d’épines, le maître commençait à reconnaître dans cette basse créature, qu’il avait foulée aux pieds, l’image du Seigneur. Saint Paulin~ dans une lettre où il remercie Sulpice Sévère d’un jeune esclave qu’il lui avait envoyé, se désole d’avoir accepté les services de ce jeune homme, dans lequel il a reconnu une grande âme « Il m’a donc servi ! il m’a servi, dis-je, et malheur à moi qui l’ai souffert ; lui qui ne servait point le péché a servi un pécheur Et moi, indigne, je me laissais obéir par un serviteur de la justice. Chaque jour il me lavait les pieds, et, si je le permettais, il essuyait mes chaussures, ardent à tous les services du corps, avide de l’empire de l’âme. Ah c’est Jésus-Christ que je vénère dans ce jeune homme car toute âme fidèle vient. de Dieu, et tout homme humble de cœur procède du cœur même du Christ[170].

Quand le respect de l’homme était rétabli de la sorte, il faut convenir que l’esclavage était bien ébranlé. En effet, il ne restait plus au christianisme que peu de coups à frapper pour faire tomber successivement tous les pans de ce vieil édifice à moitié en ruines. Ce furent d’abord des catégories entières d’esclaves que le christianisme supprima comme les esclaves de théâtre. Avant de fermer les portes des théâtres païens, il les avait. ouvertes pour en faire sortir tous les esclaves attachés à ce service, ces innombrables danseuses qu’on comptait par troupeaux, ces mimes, ces hommes, enfin, qui étaient les esclaves les plus honteux les esclaves du plaisir. Que dire aussi de ces troupeaux de gladiateurs qu’il affranchissait a la fois de la servitude et de la mort ? Sans doute quelques chrétiens promenaient encore, sur les places publiques, le luxe insolent de leur cortége d’esclaves, mais le christianisme leur faisait une rude guerre, et saint Jean Chrysostome les attendait à la fête prochaine dans sa basilique de Constantinople ; alors il paraissait devant eux le front levé, les mains menaçantes, leur demandant compte de leurs duretés, de leur prodigalité, de leur oisiveté « Pourquoi tant d’esclaves ? Un maître devrait se contenter d’un serviteur. Bien plus, un serviteur devrait suffire à deux ou trois maîtres ; si cela te paraît dur, songe à ceux qui n’en ont pas[171]. »

Il en accorde deux mais il ne peut souffrir ces riches qui se promènent sur les places et dans les bains, comme des pâtres chassant devant, eux des troupeaux d’hommes. Et comme on lui répondait. C’est afin de nourrir un grand nombre de malheureux qui mourraient de faim s’ils ne mangeaient pas mon pain, il répliquait « Si vous agissiez ainsi par charité, vous leur apprendriez un métier, et ensuite vous les rendriez libres, et c’est ce que vous vous gardez de faire. Je sais bien, ajoutait-il, que ma parole vous est à charge, mais je fais mon devoir et je ne cesserai de parler. » Ces paroles ont eu d’autres résultats elles tirent plus que d’accomplir un devoir, elles reconquirent un droit pour l’humanité opprimée, et chaque jour se multipliaient ces affranchissements que Constantin avait autorisés dans les églises les jours de fête. Il semblait qu’il n’y eût pas de joie possible si des esclaves n’étaient émancipés par bandes, et si, au sortir de l’église, l’hymne du jour n’était répété par une foule qui secouait ses fers et les jetait loin derrière elle.

Ainsi se. grossit sans cesse ce nombre des émancipations dangereuses pour la république. Mais qu’y faire ? il faut bien que les Romains s’accoutument à affranchir les captifs barbares, s’ils veulent être affranchis à leur tour. Les barbares, en effet, s’introduisent par toutes les portes de l’empire ; eux aussi enlèvent par troupes les femmes et les enfants, et vendent sur leurs marchés les sénateurs mêmes. En présence de cette nouvelle source d’esclavage, il faut bien que le christianisme s’émeuve, qu’il presse l’œuvre de la rédemption que les évêques, traités d’imprudents naguère, lorsqu’ils parlaient. de la manumission des esclaves, demandent en chaire maintenant que des sommes soient réunies et des collectes soient faites pour affranchir ces sénateurs, ces patriciens, aujourd’hui captifs de quelque Suève ou de quelque Vandale.. C’est alors que saint Ambroise prononce ces admirables paroles dans lesquelles il exhorte à vendre, s’il le faut, les vases sacrés de l’Église pour racheter les captifs, « car, dit-il, l’ornement des mystères, c’est la rédemption des captifs. ».

Ainsi, vous le voyez, on a demandé où et quand le christianisme avait prêché formellement la rédemption des esclaves : voila les textes, et je ne finirais pas si je voulais les citer tous. Nommons seulement saint Cyprien, qui, au milieu des persécutions, attaqué par les satellites du proconsul, trouvait le temps de réclamer la collectes des fidèles, non pour lui ou pour ses prêtres, mais pour je ne suis quels captifs enlevés aux frontières par des bandes d’Arabes. Plus tard, c’est saint Grégoire le Grand qui affranchit les esclaves de ses nombreux domaines, et motive ces manumissions en disant « Puisque notre Rédempteur, auteur de toute la création, a voulu prendre la chair de l’homme pour que la puissance de sa divinité brisât la « chaîne de notre servitude et nous rendît à la liberté primitive, c’est agir d’une façon salutaire que d’avoir pitié des hommes que la nature avait faits libres, que, le droit des gens avait réduits en esclavage, et de les rendre par le bienfait de la manumission à la liberté pour laquelle ils naquirent[172].

Voilà les maximes qui ont été l’âme de tout ce grand travail du moyen âge pour l’émancipation des peuples, cette transformation des esclaves en serfs, des serfs en colons, des colons en propriétaires, des propriétaires en bourgeois et des bourgeois en ce tiers état qui devait devenir un jour le maître chez les peuples modernes. Voilà les principes qui animeront saint Eloi, lorsque cet homme illustre, s’échappant du palais des rois mérovingiens, dont il est le serviteur et le ministre, se rend sur la place publique, attendant avec impatience le moment où viendront les captifs qu’on y met en vente, qu’il achète, et qu’il affranchit ensuite dans la basilique, afin de les déclarer libres aux pieds du Sauveur. Plus tard, Smaragde, écrivant au roi Louis le Débonnaire, lui faisait un devoir de conscience de ne plus souffrir d’esclaves dans ses domaines et de rendre un édit pour abolir la servitude sur une terre chrétienne. Ainsi cet effort d’émancipation se fera sentir dans la société chrétienne jusqu’à la fin, et, lorsqu’au treizième siècle, il n’y plus d’esclaves à affranchir sur la terre de France, aux jours de grandes fêtes, pour que quelque chose rappelle le souvenir de ces émancipations solennelles, on lâchera dans les églises des nuées de pigeons captifs, pour qu’il y ait encore une captivité consolée et des prisonniers délivrés en l’honneur du Rédempteur. Nous avons à voir en second lieu ce que le christianisme fit des ouvriers. Rien n’est plus ennemi de l’esclavage que le travail libre aussi, l’antiquité, qui tenait à l’esclavage, foulait aux pieds le travail libre, le méprisait, le flétrissait des noms les plus durs, et Cicéron, ce grand homme, cet homme si sensé auquel de nos jours on aime tant à recourir, Cicéron dit quelque part que le travail des mains ne peut rien avoir de libéral que le commerce, s’il est petit, doit être considéré comme sordide que, s’il est vaste et opulent, il ne faut pas trop sévèrement le blâmer[173]. Brutus prêtait, et exerçait une si effroyable usure, que toute la Grèce, en quelque sorte était sa débitrice. Atticus prêtait aussi à la grosse aventure et réalisait des bénéfices énormes. Sénèque avait engagé successivement ses débiteurs dans des liens si habilement construits, calculés de telle manière, que la Bretagne, ne pouvant pas se libérer envers lui, et déjà irritée par les exigences du proconsul impérial, commença une insurrection qui faillit devenir fatale, et qui coûta la vie à quatre-vingt mille Romains[174]

Voilà les liens sous lesquels pliait le travail libre voila de quelles usures provenaient les nexi et toutes ces peines dont le débiteur était menacé. D’après la loi, des Douze Tables, le débiteur qui ne satisfaisait pas son créancier était mis à la discrétion de celui-ci pour être vendu comme esclave, ou bien coupé en autant de morceaux qu’il y avait de créanciers, afin que chacun d’eux eût sa part. Au temps de Sénèque, on ne coupait plus le débiteur en morceaux, mais on le contraignait de vendre ses enfants, et, jusqu’à Constantin, on vendait sur la place publique les enfants du débiteur insolvable. Voilà comment l’antiquité traitait le travail libre. Le christianisme le réhabilita par l’exemple du Christ et des apôtres, par l’exemple de saint Paul, qui avait voulu travailler de ses mains, et s’était associé à Corinthe avec le juif Aquila pour faire des tentes, plutôt que de manger un pain qu’il n’aurait pas gagné à la sueur de son front. Les premiers chrétiens étaient tous des gens de travail, et Celse prenait en grande pitié « ces cardeurs de laine, ces foulons, ces cordonniers, tourbe ignorante et grossière qui se tait devant les chefs de famille et les vieillards, mais qui entraîne a l’écart les femmes et les enfants pour les persuader de ses prodiges. » Celse n’avait pas assez de mépris pour cette tourbe des premiers chrétiens; mais le christianisme s’en honorait, et il se vantait d’avoir appris à philosopher aux cordonniers, aux bouviers, aux laboureurs.

Ce n’est pas tout ce travail, honoré par la foi, par la doctrine, s’élevait encore par tes œuvres sacrées auxquelles il s’était applique. Au-dessous des prêtres, des diacres, une condition honorée entre toutes ; c’était celle des fossoyeurs (fossores), parce que c’étaient eux qui creusaient, au-dessous des carrières de Pouzzolane que Rome avait ouvertes, les retraites cachées des catacombes, qui multipliaient ces réduits dans lesquels se réfugiaient les communautés chrétiennes ; ils étaient les pionniers de la société nouvelle avec leurs pioches et leurs lanternes, ils ouvraient la marche que nous suivons encore aujourd’hui ; on les comprenait, dans la hiérarchie ecclésiastique, et on disait : « Parmi les clercs, le premier ordre est celui des fossoyeurs, qui, à l’exemple de Tobie, sont chargés d’ensevelir les morts, afin qu’en prenant soin des choses visibles ils pensent aux invisibles. » C’est ce que nous attestent de nombreuses inscriptions et les peintures qui nous représentent le fossor avec les instruments de son humble travail.

Voilà comment le christianisme réhabilite le travail, par la puissance de l’exemple. Mais ce n’était pas assez de l’honorer, il fallait le reconstituer il fallait le désintéresser, en apprenant aux hommes le travail en commun, les uns pour les autres. C’est ce que fit le christianisme dans les communautés monastiques. Dès le principe, saint Basile avait prescrit à ses moines-le travail des mains, et afin que le jeûne ne devînt pas obstacle au travail « Si le jeûne vous interdit le labeur, dit-il, il vaut mieux manger comme des ouvriers du Christ que vous êtes. » Saint Augustin, dans son livre de Opere monachorum , répond à ces’ moines superbes qui dans leur monastère se croyaient déchargés de l’obligation du travail imposée au premier homme et qui se répétaient : « Le Christ n’at-il pas dit de faire comme les oiseaux du ciel, qui ne travaillent pas, ou comme les lis des champs, qui ne filent pas et n’en sont pas moins aussi bien vêtus que Salomon[175] ? » En réponse à ces objections, saint Augustin consacre son livre à démontrer la dignité, la majesté du travail des mains ; il a cela de souverainement respectable qu’il n’absorbe pas tout entier, qu’il n' empêche pas la méditation. Les oiseaux ne sèment pas, n’amassent pas, mais ils n’ont pas vos palais ; ils n’ont pas vos greniers, ils n’ont pas vos serviteurs, pourquoi en auriez-vous ? Il déclare que si l’on voit arriver au monastère un grand nombre d’esclaves qui demandent a y entrer, il faut leur ouvrir les portes à deux battants, parce que ce sont ces mâles populations qui font la prospérité d’une communauté chrétienne mais il ne faudrait pas, dit-il, que ces hommes qui entrent au monastère croient par la échapper au travail de tous les jours, qu’ils avaient accompli jusque-là il ne faut pas que là où des sénateurs viennent s’enfermer et travailler de leurs mains, les paysans entrent pour faire les délicats et trouver le repos[176].

C’est là que le travail est organisé dès les premiers temps. Il y avait bien déjà dans l’antiquité romaine un commencement d’institutions industrielles, des corporations (collegia), des associations formées entre les ouvriers, et la législation romaine donne des preuves de l’existence d’une grande quantité de ces corporations, soit pour les ouvriers qui travaillent le bois, soit pour ceux qui travaillent le marbre, l’or, le fer ou la laine. Tous ces collèges nous apparaissent de bonne heure avec des propriétés communes, avec leur ordo, leurs curies, leurs magistrats particuliers qu’ils appellent duumviri ; mais ils étaient bien faibles, bien écrasés par la législation romaine, par les impôts qui pesaient sur eux ; de plus, la corruption païenne les avait gagnés. En effet, plusieurs de ces associations, qu’on serait porté à respecter outre mesure, n’étaient formées que dans la vue de se réunir, à certains jours, à des banquets et pour se donner du plaisir. Voilà quelle avait été la pensée primitive des corporations ouvrières dans la société païenne.

Il fallait le christianisme pour les sauver et les régénérer par des principes nouveaux, et il réussit. L’empire tombe, et on voit les collegia, les scholae, se multiplier. Constituées bientôt a Rome, à Ravenne, dans toutes les villes de l’exarchat et de la Pentapole, ces corporations armées achèveront de briser la puissance des empereurs d’Orient, sauveront la papauté des périls qu’elle court au commencement du huitième siècle, et constitueront les premiers éléments de ces communes, destinées à devenir si. fortes et si glorieuses. Et un signe que le christianisme est avec elles, qu’une pensée meilleure que la pensée de la jouissance inspire leurs délibérations, c’est le dévouement qui les pousse à mourir sur le champ de bataille, lorsqu’il s’agit de résister aux invasions de la Germanie, de défendre les libertés guelfes, qui sont les libertés religieuses. Plus tard, je reconnais encore le signe civilisateur et chrétien dont elles sont marquées, à cette passion des corporations florentines et des autres corporations italiennes pour les arts, pour le beau, pour la poésie, pour.tout ce qui est grand. Ce sont en effet des corporations d’ouvriers qui bâtiront l’église de Or San Michele à Florence, ce noble monument de la grandeur républicaine.

Nous avons, en troisième lieu, à parler de la pauvreté. Dans l’antiquité, les pauvres avaient été foulés aux pieds, le génie ancien les regardait comme des hommes frappés de la réprobation de Dieu. Encore au temps de saint Ambroise, les païens et les mauvais chrétiens avaient coutume de. dire : Nous ne nous soucions pas de donner à des gens que Dieu a maudits puisqu’il les laisse dans la peine et l’indigence. Il fallait commencer par honorer la pauvreté, c’est ce qu’on faisait en lui donnant la première place à l’église et dans la communauté chrétienne. Saint Jean Chrysostome le dit quelque part « Comme les fontaines disposées près des lieux de prières pour l’ablution des mains que l’on va tendre vers le ciel, les pauvres ont été placés par nos aïeux près de la porte des églises pour purifier nos mains par la bienfaisance, avant de les élever à Dieu »[177]. Ainsi les pauvres étaient, plus que respectés, ils étaient nécessaires, et de là cette grande parole souvent incomprise, souvent blasphémée : « Il y aura toujours des pauvres. » Il n’a pas été dit qu’il y aura toujours des riches, mais il fallait qu’il y eût toujours des pauvres, et, à défaut de la pauvreté forcée, la pauvreté volontaire, qu’il y eût ces institutions dans lesquelles chacun veut faire abnégation de sa propriété personnelle et vœu de pau vreté Voilà comment la pauvreté allait prendre le rang qui lui était assigné dans l’économie divine elle devenait la cheville ouvrière de la société chrétienne. Ce n’est pas tout il fallait la secourir et la soulager par l’assistance. L’antiquité avait eu un système d’assistance publique elle avait eu les lois frumentaires de César et les distributions impériales. Aurélien aimait le peuple[178]. et voulait que ces distributions fussent faites tous les jours, que tous les jours on donnât aux pauvres une couronne de pain de deux livres, du lard et du vin et le préfet du prétoire lui disait : « Si vous continuez ainsi, il n’y a pas de raison pour ne pas leur donner du poulet et des oies ! » Le préfet avait raison, car les pauvres de Rome n’étaient secourus qu’au préjudice des pauvres des provinces, et nos aïeux les Gaulois suaient sang et eau pour nourrir cette société affamée, inscrite sur le registre du cens. A Rome l’aumône n’était un devoir pour personne, c’était un droit pour tous. Le christianisme fit tout le contraire dans l’économie chrétienne, l’aumône n’est un droit pour personne et est un devoir pour tout le monde. Elle est un devoir sacré, un précepte et non pas simplement, un conseil si bien que saint Ambroise dit quelque part, s’adressant aux riches :

« Vous dites Je ne donnerai pas mais prenez garde que si vous donnez au pauvre, vous ne lui donnez pas du vôtre, mais du sien. Vous payez une dette, vous ne faites pas une largesse volontaire. C’est pourquoi l’Écriture vous dit Inclinez votre âme vers le pauvre, et payez ce que vous devez[179]. »

Mais, si le christianisme fait de l’aumône un devoir envers le pauvre, c’est envers le pauvre anonyme universel, envers ce pauvre qui s’appelle le Christ, qui est pauvre en la personne de tous les pauvres. Lui seulement est créancier lui seulement a un tribunal où il attend le mauvais riche. Mais le christianisme n’a jamais créé un droit personnel et individuel à chaque pauvre de réclamer cette créance qui lui appartient. Saint Augustin dit « Le superflu des riches est le nécessaire des pauvres. Posséder le superflu, c’est posséder le bien d’autrui. Donnez donc à votre frère qui a besoin ; mais à quel frère ? au Christ. Dieu même a voulu avoir besoin de vous, et vous retirez la main ! » Dieu donc, seul maître de toutes choses, est le seul créancier du riche, créancier invisible et patient. Le riche n’est que son économe mais cet économe est juge des besoins ; il faut qu’il garde la disposition de ses richesses, puisqu’il en règle la distribution. Et saint Ambroise veut que le riche discerne, qu’il écarte les hommes valides, ceux qui peuvent se passer de ce bienfait, les fourbes, les vagabonds, ceux qui se disent dépouillés par les voleurs ou— ruinés par des créanciers. Il faut, au contraire, qu’une inquisition sévère aille rechercher les misères cachées, interroger les douleurs qui ne parlent pas, visiter le grabat ou souffre en silence le malade, et pénétrer jusque dans les cachots où des malheureux ne trouvent pas d’écho pour renvoyer au dehors le bruit de leur plainte[180].

Voila à quelles conditions l’assistance chrétienne s’exerça mais, outre l’assistance privée, il y avait l’assistance publique. Ce n’est pas le lieu de rappeler l’organisation des secours publics depuis les collectes que saint Paul prescrivait aux Thessaloniciens de faire le premier jour de la semaine. Dans les écrits de saint Justin, nous voyons que, le dimanche, les fidèles né se séparaient pas sans avoir quêté pour les pauvres. Chez saint Cyprien et chez les autres jusqu’à saint Léon, on, voit que les collectes s’accomplirent régulièrement jusqu’à l’établissement des diaconies romaines. Alors apparaît un plus vaste système de bienfaisance publique car ces diacres de Rome ont chacun à visiter deux des quartiers de —cette grande ville, et chacun a son registre sur lequel les pauvres sont inscrits, avec mention de leurs titres à la générosité chrétienne et toutes les précautions d’une administration régulière. Je vous rappellerai seulement l’admirable histoire de saint Laurent pressé d’e livrer au préfet de la ville les trésors de l’Église, il promit de les livrer dans trois jours ; les trois jours écoulés le préfet, étant venu au lieu marqué, trouva sous des portiques un nombre infini de pauvres, d’estropiés-, de misérables, que Laurent lui présenta comme les vases sacrés et les richesses.de l’Église romaine.

Il y avait de plus des secours collectifs, et, dé bonne heure, on voit commencer les hôpitaux, asiles ouverts à toutes les misères, et à toutes les infirmités humaines. Ces institutions sont déjà mentionnées dans une loi de Justinien comme anciennes; c’est ce qui résulte, d’ailleurs, d’un canon qui se trouve ordinairement à la suite du concile de Nicée et qui présente l’état de la législation et des mœurs en Orient dès la plus haute antiquité chrétienne « Que dans toutes les villes des maisons soient choisies afin de servir d’hospices pour les étrangers, les pauvres, les malades. Si les biens de l’Eglise ne suffisent, pas à ces dépenses, que l’évêque fasse recueillir par’les diacres de continuelles aumônes, que les fidèles donneront selon leur pouvoir. Et, ainsi, qu’il soutienne nos frères pauvres, malades et étrangers ; car il est leur mandataire et leur économe. Cette œuvre obtient la rémission de beaucoup de péchés, et de toutes, c’est celle qui met l’homme le plus près de Dieu[181]. »

Ainsi vous voyez les hôpitaux s’ouvrir d’un bout à l’autre de l’empire romain, et, s’ils sont déjà si multipliés en Orient, l’Occident n’en manquera pas. Deux personnages illustres, une dame romaine, Fabiola, descendante des Fabius, et Pammachius, aussi descendant de sénateurs, se donneront à Dieu vendront, tous leurs biens, et élèveront, l’une, un hôpital de malades dans Rome, l’autre, un hospice de pauvres à Ostie. Après la mort de Pauline, sa femme, Pammachius, au lieu de répandre des fleurs sur sa tombe, avait répandu les parfums de l’aumône. Saint Jérôme, du fond de son désert, lui écrit : il loue sa charité, mais il ne lui dit pas qu’il en a fait assez : loin de là : « J’apprends que tu as fondé au port d’Ostie un hospice pour les pauvres voyageurs, que tu as planté sur la plage d’Italie un rejeton de l’arbre d’Abraham, et qu’aux lieux où Énée traça son camp, tu élèves un autre Bethléem, une autre maison du pain. Qui croirait que l’arrière-petit-fils de tant de consuls, au milieu de la pourpre des sénateurs, paraîtrait vêtu d’une tunique noire sans rougir des regards de ceux qui furent ses égaux ? Cependant si, le premier d’entre les patriciens, tu t’es fait moine pour le service des pauvres, n’y trouve pas un sujet d’orgueil. Tu auras beau t’humilier, tu ne seras jamais plus humble que le Christ. le veux ; tu marches nu-pieds, tu te fais l’égal des pauvres, tu frappes modestement à la porte des indigents, tu es l’œil des aveugles, la main des estropiés, le pied des. boiteux ; tu portes l’eau, tu fends le bois, tu allumes le feu : je le veux encore ; mais où sont les soufflets et les crachats ? où sont les fouets ? où est la croix ? où est la mort ? »

Voilà le secret de la bienfaisance chrétienne c’est le souvenir de ce premier pauvre, mort sur la croix, qui passionnera tous les serviteurs des pauvres, destines à porter si loin, au moyen âge, l’enthousiasme de la pauvreté, Saint François d’Assise donnera l’exemple, et son dévouement, capable d’inspirer les chants de Jacopone da Todi, inspirait encore Giotto lorsque, dans ses fresques admirables, il répresentait le mariage de saint François et de la Pauvreté.

Ce sentiment, les barbares ne l’avaient pas connu, pas plus que l’amour du travail et la pitié pour l’esclavage. Les barbares avaient le sentiment de la dignité humaine, mais de la dignité de l’homme libre, de l’homme qui avait de l’or et un glaive. Quant à l’esclave, ils le plaçaient, sans doute, dans une condition moins dure, moins odieuse que les lois romaines, mais dans une condition où il dépendait du caprice du maître, qui pouvait trancher la vie du serviteur inutile : En ce qui concerne la pauvreté, ils croyaient que le Valhalla ne s’ouvrait pas si l’on n’avait les mains pleines d’or. Ils ne méprisaient pas moins le travail car travailler, c’était s’enchaîner, se vaincre, et le barbare sut vaincre toutes choses hormis lui-même. L’esclavage, la pauvreté et le travail, que l’antiquité avait déshonorés et flétris, la barbarie ne devait pas les relever. Ce ne fut, au contraire, que par de longs combats que le christianisme parvint, peu à peu, à rendre leur dignité à ces trois types de l’humanité qui avaient été si longtemps insultés, méconnus par l’injustice de la civilisation ancienne et foulés aux pieds par l’injustice de la barbarie. Il fallut de longs siècles pour que s’élèvassent dans les pays barbares quelques hôpitaux. Au sixième siècle, à Lyon, s’ouvrira ce grand hôtel-Dieu qui depuis ne s’est jamais fermé ; le septième siècle verra commencer les hôpitaux de Clermont, d’Autun, de Paris. Bientôt ils se multiplieront avec une, admirable prodigalité, et le temps viendra où il n’y aura pas de commune chrétienne qui, à côté de son église, n’ait un asile ouvert à la douleur. Saint Grégoire de Nazianze, racontant la fondation du grand hôpital de Césarée par saint Basile, s’écrie qu’il aperçoit des merveilles supérieures à toutes celles de l’antiquité, aux murs de Thèbes ou de Babylone avec ses jardins suspendus, au monument de Mausole, aux pyramides d’Egypte, tombeaux magnifiques, mais qui n’ont pu rendre la vie a un seul des rois qui y était ensevelis, et dont il n’est revenu à leurs fondateurs qu’un peu de vaine gloire. Saint Grégoire avait raison. L’antiquité nous a surpassés en élevant des monuments au plaisir ; quand je vois nos villes de boue et de fange, nos maisons entassées les unes sur les autres et la condition dure et misérable faite à ces populations emprisonnées dans les murs d’une cité, je me dis que, si les anciens revenaient, ils nous trouveraient barbares, et si nous leur montrions nos théâtres, ces petites salles enfumées où nous nous pressons les uns contre les autres, ils se retireraient sans doute avec dégoût. Eux, ils entendaient bien mieux l’art de jouir, rien ne leur coûtait pour élever leurs colisées, leurs théâtres, leurs cirques où venaient s’asseoir les spectateurs.par nombre de quatre-vingt mille ; ils savaient mieux l’art de jouir, mais nous les écrasons par les monuments élevés à la douleur et à la faiblesse, par ces innombrables hôtels-Dieu que nos pères ont bâtis en l’honneur de la souffrance et de la faiblesse. Oui, Messieurs, les anciens savaient jouir, mais nous avons une autre science ils savaient aussi quelquefois mourir, il faut l’avouer, mais mourir, c’est bien court. nous, nous savons ce qui fait la véritable dignité humaine, ce qui est long, ce qui dure autant que la vie, nous savons souffrir et travailler.


LES FEMMES CHRÉTIENNES


(QUATORZIÈME LEÇON)




Messieurs,


Il fallait savoir si la société chrétienne était en mesure de recevoir les barbares, de les maîtriser par ses institutions et par ses mœurs il fallait voir si elle valait mieux qu’eux, si elle avait devancé les instincts généreux que ces peuples jeunes avaient conservés loin de la corruption romaine, à la faveur de leurs forêts et de leur ciel glacé ! Nous nous sommes arrêtés aux deux sentiments que les barbares passent pour avoir introduits dans le monde, et qui font l’âme des mœurs modernes, je veux dire le sentiment de la dignité de l’homme et le respect des femmes. Si la barbarie eut ces deux instincts, noùs avons trouvé qu’avant elle le christianisme en avait fait deux vertus. Les barbares connurent la dignité de l’homme, mais de l’homme libre et armé qui n’obéit pas, qui ne travaille point ; ce qu’ils connurent, à vrai dire, c’est l’honneur, l’honneur chevaleresque destiné à remplacer l’ancienne discipline militaire des légions romaines. Mais ils ne connurent pas, et l’Évangile seul pouvait reconnaître la dignité de l’esclave, de l’ouvrier, du pauvre, de l’homme qui obéit, qui travaille, qui souffre, c’est-à-dire de la plus grande portion du genre humain. Les barbares honoraient aussi dans la femme quelque chose de faible, quelque chose de divin. C’est une grande puissance des faibles d’imposer les ménagements et la délicatesse à celui qui est fort. Un gantelet de fer ne cueille pas une fleur comme il étreint une épée. Les barbares crurent voir dans les femmes les compagnes nécessaires de leurs aventures et de leurs périls ; ils eurent des guerrières, des vierges, des prophétesses ; mais le lendemain du danger le prestige se dissipait. L’antiquité n’avait même pas connu cette délicatesse et ces ménagements.

En Orient, les lois de Manou contiennent des passages charmants sur la destinée des femmes mais à côté nous y lisons : « Elles ont les cheveux longs et l’esprit court. » Chez les Grecs on nous dira : « Les dieux ont donné au lion la force, à l’oiseau des ailes, à l’homme la pensée ; n’ayant plus rien à donner à la femme, ils lui ont donné la beauté. » Les Grecs ne nous citent guère que leurs courtisanes, Aspasie et Phryné ; les Romains n’ont d’autre éloge à faire de leurs matrones que de vanter leur fécondité. C’était là le dernier terme de la vertu, de la grandeur des femmes, chez la seule nation de l’antiquité qui les ait honorées. Cependant n’oublions pas que Rome admira Lucrèce, Véturie, Cornélie ; Rome connaissait les vertus domestiques et les traditions de la famille.

Rendons justice la loi romaine ; elle donnait du mariage une définition sublime : « C’est, disait-elle, l’union de l’homme et de la femme, à la condition d’une vie commune et d’un partage complet de tous les droits divins et humains. — nuptiæ sunt conjunctio maris et feminæ, et consortium omnis vitæ divini et humani juris communicatio[182]. » Ces expressions sont belles, mais la loi trouvait à toute heure son démenti, non pas seulement dans les mœurs, mais dans d’autres lois : au lieu de cette égalité promise, nous ne voyons dans le mariage romain qu’inégalité. Et d’abord, inégalité de devoir sans doute il y eut une pudeur et une vertu antiques, et Rome n’avait rien épargné pour les mettre à l’abri du danger ; elle leur avait donné pour gardiens les serments, la majesté des dieux, et l’image terrible du tribunal domestique. Mais elle avait oublié le plus sûr de tous les gardiens ; la chasteté de l’homme, seule garde qui ait jamais mis à l’abri la pudeur des femmes. Elle avait fait un partage inégal des devoirs : de la femme, elle exigeait la virginité avant le mariage, la fidélité pendant, la pureté toujours ; mais ces vertus étaient celles du gynécée, l’homme ne les connaissait pas. Et la société ne se chargeait-elle pas de donner aux femmes des leçons bien différentes et bien dangereuses, lorsqu’elle les admettait aux cérémonies du culte, aux mystères de la bonne déesse ? Le mariage constituait encore l’inégalité dans la condition la meilleure condition que la loi romaine eût faite à la femme, le jour où les époux étaient unis par les cérémonies de la confarréation, en présence des auspices, avec le concours de tous les dieux, c’était d’être mater familias, d’être traitée comme la fille du mari, d’avoir un jour, à la division de l’héritage, une part d’enfant. C’était là tout ce que la majesté de l’homme avait pu faire pour la femme : de la traiter comme un enfant, de lui donner des plaisirs d’enfant, des jouets et un luxe qui charmaient une imagination sans culture. De là les plaintes des philosophes sur le luxe insolent des femmes romaines, sur ces créatures débiles dont le pied ne peut toucher la terre ; qui, pour franchir la moindre distance, ont besoin d’être portées sur le bras des eunuques, et étalent à leurs oreilles le prix de plusieurs patrimoines : tout cela parce que la femme n’était qu’un instrument de plaisir ; j’oubliais qu’elle était aussi l’instrument de la perpétuité de la famille.

Le Romain honnête, homme de bien, se marie pour avoir des enfants, liberorum quaerendorum causa. C’est la loi elle-même qui favorise la paternité et la maternité en attribuant des privilèges à ceux qui ont donné trois enfants à l’État, jus trium liberorum. C’est à ces deux conditions que la femme a sa place au foyer domestique, plaire et propager. Si la femme devient vieille, stérile, si des rides paraissent sur son front, les portes du domicile conjugal s’ouvrent, et l’affranchi vient lui signifier qu’elle plie bagage : Collige sarcinulas, dicet liberius, et exi.[183]

Une union aussi inégale ne pouvait pas être éternelle, et le divorce, introduit dans les lois romaines, fut pratiqué sous toutes les formes et pour tous les motifs. Il y avait le divorce des gens de bien, le divorce par lassitude, le divorce de ceux qui changeaient de femme chaque année. Il y avait le divorce par calcul, comme le prouve Cicéron, qui répudia Térentia, non qu’elle eût en rien contristé son âme, mais parce qu’il lui fallait une nouvelle dot pour satisfaire ses créanciers ; enfin, il y avait le divorce par générosité, comme celui de Caton, qui, ayant trouvé que sa femme Marcia plaisait son ami Hortensius, la lui transféra à titre d’épouse.

Voilà la place que le mariage faisait aux femmes mais la femme trouve sa vengeance dans l’iniquité même de la loi ce divorce, elle s’en arme à son tour, et le fait servir à ses intérêts et à ses calculs. De là cette impudeur des femmes qui, au temps de Sénèque, se prévalent du divorce avec la même ardeur que les hommes, et comptent leurs années, non plus par le nombre des consuls, mais par le nombre de leurs maris[184]. Elles aussi divorcent pour se remarier, et se marient pour divorcer. Saint Jérôme raconte qu’il a assisté à l’enterrement d’une femme qui avait eu dix-sept maris. Cette égalité que les hommes n’ont pas voulue dans la vertu, les femmes la retrouvent dans le vice. On les voit, comme les hommes, s’asseoir aux orgies, passer les nuits à se gorger de vin,. vomir comme eux afin de pouvoir ensuite recommencer à boire et à manger on les voit multiplier leurs adultères à ce point que la continence n’est plus qu’une preuve de laideur[185]. Elles ont une place d’honneur dans l’amphithéâtre elles donnent, le signal de l’égorgement du dernier gladiateur qui vient se débattre à leurs pieds en demandant grâce. Lorsque enfin la frénésie des combats du cirque se sera emparée de la société romaine tout entière, quand des chevaliers et des sénateurs descendront dans l’arène les femmes les y suivront, et le peuple romain aura ce plaisir d’assister a des combats de matrones nues. Voilà pourquoi Sénèque avait pu dire avec une certaine illusion que permettaient l’horreur des temps et le bouleversement de la nature humaine « La femme n’est qu’un animal sans pudeur, et si on ne lui donne pas beaucoup d’éducation, beaucoup de savoir, je ne vois en elle qu’une créature sauvage, incapable de retenir ses passions[186]. » Cet homme orgueilleux était —bien ingrat, car il était l’époux de Pauline, qui voulut partager le sort de son mari, et se fit ouvrir les veines avec lui.

Voilà le mariage chez la nation la plus sage, la plus droite et la plus pratique de l’antiquité. C’.est dans cet état de dégradation que le christianisme vient prendre les femmes ; et, au premier abord, il semble qu’il doive y ajouter encore par le souvenir de la faute originelle due à la première femme. Mais saint Ambroise ne l’entend pas ainsi, et, dans un admirable chapitre, il applique tout son génie à prouver que, dans la faute originelle, la femme est bien plus excusable que l’homme car, dit-il, l’homme s’est laissé séduire par sa sœur et son égale ; la femme, au contraire, a été séduite par un ange déchu, mais par un ange, par une créature supérieure à l’homme. Chez elle le repentir a été plus prompt, et son excuse est bien plus généreuse elle ne se décharge que sur le serpent, tandis que l’homme répond à Dieu C’est la femme que vous m’avez donnée ! Mais que sont ces souvenirs et ces images en présence des souvenirs de la Rédemption, car si la femme fut l’instrument de la première faute, ne l’a-t-elle pas bien réparée en donnant le jour au Rédempteur ? Et saint Ambroise écrit avec une admirable éloquence « Approchez donc, Eve, qui maintenant vous appelez Marie, qui nous donnez l’exemple de la virginité, qui nous donnez un Dieu. Ce Dieu n’en a visité qu’une, mais il les appelle toutes[187]. » Voilà comment la théologie réhabilitait la femme chrétienne et le culte de la Vierge, commencé de bonne heure, faisait entrer cette réhabilitation dans les mœurs aussi bien que dans le dogme. Ce culte commence aux catacombes les découvertes faites jusqu’à ce jour ont constaté ce point. Dans des fresques du troisième siècle au plus tard, comme le démontre la nature de l’enduit sur lequel ces fresques sont peintes, figure déjà la Vierge avec l’Enfant. Ainsi cette image radieuse, qui devait en quelque sorte couvrir de ses rayons la déchéance des femmes, brillait déjà dans les ténèbres du christianisme primitif, du christianisme souterrain, et ne devait en sortir qu’accompagnée de ce cortége de vierges et de martyres auxquelles les chrétiens donnaient place autour de leurs autels. Il importait d’abord que l’on crût à la vertu des femmes, et c’est ce que le christianisme a obtenu en fondant la profession publique de la virginité, en donnant le voile et le bandeau d’or à ces vierges qui restaient dans leurs familles, mais honoraient par une profession publique cette vertu u laquelle l’antiquité ne croyait pas. De plus, il importait qu’elles se montrassent égales aux hommes dans ces vertus dont eux seuls se croyaient le privilége, le courage de mourir martyres, souvent avec l’honneur de mourir les dernières, après tous les autres. C’est ainsi que firent dès le commencement Thècle et Perpétue, et c’est chose souverainement touchante de voir le respect dont les martyrs, dans leurs prisons, entouraient ces premières mères du christianisme, nos mères dans la foi, qui leur donnaient l’exemple, et qui pour eux étaient comme des anges descendus du ciel, qui n’avaient pas d’ailes, mais qui de plus que les anges avaient des larmes. Voilà ce qu’on voit dès les premiers siècles, et rien dans les actes des martyrs n’égale le culte dont sainte Perpétue est entourée par ses frères dans la souffrance jusqu’au moment où le gladiateur vient l’achever en présence du peuple romain qui hurle de plaisir et d’enivrement.

Mais j’écarte ce qui touche de trop près au sanctuaire, je ne veux plus considérer les femmes dans ces rôles privilégiés, dans ces conditions exceptionnelles de diaconesse, de vierge, de veuve. C’est, au contraire, dans la vie commune que je veux considérer la place que fit le christianisme à ces filles d’Eve, relevées de l’antique anathème. Le christianisme, pour rétablir la femme à sa place naturelle dans la famille, avait à faire ce grand ouvrage de remanier de fond en comble l’institution du mariage, et d’y instituer tout ce que le paganisme avait méconnu. Dans le christianisme, la fin principale du mariage n’est pas la naissance des enfants ; saint Augustin le dit dans un admirable langage, et c’est aussi la doctrine de Tertullien : la fin principale du mariage, c’est de donner l’exemple, le type, la consécration primitive de toute société humaine dans cet amour qui en est le lien. Et comme ce type de toute société doit être l’unité parfaite, et par conséquent une unité où tout soit égal et indissoluble, il s’ensuit que dans le mariage chrétien tout se partage et rien ne se rompt : tout se partage, devoirs, condition les devoirs sont égaux pour les deux parties contractantes. Toutes les deux doivent apporter une même espérance, un cœur égal aux mémes chaines destinées à les unir toujours et saint Jérôme le dit avec son âpre et énergique langage. « Autres sont les lois de, César, autres les lois du Christ ; autres les décisions de Papinien, autres les préceptes de Paul. Les païens lâchent le frein a l’impudicité des hommes, et se contentent de leur interdire l’adultère des femmes mariées et le viol des filles libres ; ils leur livrent les esclaves et le lupanar.Chez nous, ce qu’on défend aux femmes, on ne le permet point aux hommes, et sous un même devoir, l’obéissance «  est égale.[188]  : »

Voilà ce qui rendait le christianisme lourd au monde païen, ce qui le rendait lourd aux Juifs, lourd aux barbares, et je le dis, voilà ce qui rend le christianisme lourd à nos contemporains.’C’est cette égalité glorieuse dans l’humiliation volontaire de la force, ce partage commun de la force et de la faiblesse portant ensemble le même joug, qui fit que le monde eut de la peine à subir cette foi. C’est ce qui éclate dans l’Évangile même. Quand le Christ dit une parole semblable, ses apôtres répondent « S’il en est ainsi, mieux vaux donc ne se marier jamais. » Aussi on voit les Pères, dans les premiers, temps occupés à faire pénétrer ces maximes sévères dans les cœurs révoltés des chrétiens eux-mêmes ; on les voit, pour ainsi dire, faire la police de ces familles chrétiennes, dans lesquelles le concubinage entre toujours par une porte pour bannir la femme qu’ils ont voulu installer-reine du foyer domestique, et ne se tenant satisfaits que lorsqu’ils se sont assurés qu’une seule reine est assise désormais dans la, maison, et que la place que Dieu lui a marquée ne sera plus prise par personne. Toute l’œuvre de la morale chrétienne est d’établir l’égalité de devoirs entre les époux en même temps, il faut maintenir l’égalité des conditions ; il faut que cette femme, destinée auparavant aux plaisirs de l’homme, à la récréation de ses sens, à la multiplication de sa postérité, ait désormais un plus sérieux ministère, et le christianisme ne lui épargne pas ce moyen austère de relever sa dignité. C’est pourquoi il la dépouille de tout ornement et lui retire ce luxe misérable, dont elle n’a pas besoin pour charmer le cœur de l’homme. Tertullien écrit des livres entiers sur, la parure des femmes, et leur reproche tous ces joyaux dont elles sont chargées il veut que leurs doigts soient libres il craint qu’au jour du martyre ce cou chargé d’émeraudes ne laisse pas de place à l’épée du bourreau. Les temps chrétiens ne sont pas un âge d’or, mais un âge de fer. Voilà pourquoi le christianisme assigne à la femme ces fonctions respectables, et cette ma.jesté du ministère charitable. Dans les écrits de Tertullien à son épouse, il nous représente la femme chrétienne jeûnant, priant avec son mari, se levant la nuit pour assister aux assemblées des chrétiens, visitant les frères pauvres dans leurs masures, rampant autour des prisons et se jetant aux pieds des geôliers pour obtenir de baiser la chaîne des martyrs. C’est dans ces graves exercices, dans ces austérités, dans ces périls, que la femme se retrempes c’est en cela qu’elle partage avec son mari tous les honneurs[189].

Mais ce n’est pas assez après avoir établi l’unité dans le devoir et la condition, il fallait l’établir dans la durée. La loi romaine admettait le divorce sans limites, sans conditions, par simple consentement mutuel. Telle était la force des mœurs, la puissance d’une coutume invétérée, que les empereurs, devenus chrétiens, n’osèrent pas toucher au divorce, ou.plutôt n’y touchèrent qu’avec prudence, timidité, et pour retirer bientôt leur main.-Une institution de Constantin, de l’an 331, ne le permettait que dans trois cas au mari et à la femme mais, hors ces cas, il ne le punissait que de peines pécuniaires. Cette législation parut cependant trop rigoureuse, et Honorius, en 421, atténua quelques unes de ces dispositions. Théodose le Jeune alla même jusqu’à rétablir le divorce par consentement mutuel, et le divorce passa ainsi dans la législation de Justinien, qui n’osa l’effacer entièrement de ses codes. Mais, où hésitait la sagesse des empereurs, là ne devait pas chanceler la fermeté de la doctrine chrétienne. C’est le cas ou jamais de dire que le christianisme avait ses lois et César les siennes et saint Jean Chrysostome s’écriait « Ne me citez pas les lois qui ordonnent de signifier la répudiation. Dieu ne vous jugera pas sur les lois des hommes, mais sur les siennes. »

En 416, le concile de Milève interdit aux époux divorcés de convoler à d’autres noces, c’est-à-dire qu’il convertit pour toujours le divorce en simple séparation de corps. De là toute la théorie chrétienne du mariage, telle qu’elle est restée et telle qu’elle a résisté à toutes les atteintes des siècles. Dans le mariage, il y a autre chose qu’un contrat ; par-dessus tout il y a un sacrifice, ou mieux deux sacrifices : la femme sacrifie ce que Dieu’lui a donné d’irréparable, ce qui fait la sollicitude de sa mère, sa première beauté, souvent sa santé, et ce pouvoir d’aimer que les femmes n’ont qu’une fois ; l’homme, à son tour, sacrifie la liberté de sa jeunesse, ces années incomparables qui ne reviendront plus, ce pouvoir de se dévouer pour celle ’qu’il aime, qu’on ne trouve qu’au commencement de sa vie, et cet effort d’un premier amour pour lui faire un sort glorieux et doux. Voilà ce que l’homme ne peut faire qu’une fois, entre vingt et trente ans, un peu plus tôt, un peu plus tard, peut-être jamais !… Voilà pourquoi je dis que le mariage chrétien est un double sacrifice ; ce sont deux coupes dans l’une se trouvent la vertu, la pudeur, l’innocence ; dans l’autre un amour intact, le dévouement, la consécration immortelle de l’homme à celle qui est plus faible que lui, qu’hier il ne connaissait pas, et avec laquelle, aujourd’hui, il se trouve heureux de passer ses jours ; et il faut que les coupes soient également pleines pour que l’union soit sainte, et pour que le ciel la bénisse. C’était en rendant ainsi à~la femme l’empire absolu et éternel du cœur de l’homme, en lui faisant ainsi une royauté sans partage, en lui assurant la première dignité domestique, que le christianisme pouvait consentir à lui ouvrir les portes de la maison, à lui laisser franchir ces limites du gynécée où les anciens l’avaient confinée, et à la laisser s’avancer dans la cité, disposée maintenant à l’accueillir avec respect et vénération. Quand, pendant trois siècles, les hommes, chrétiens et païens, eurent été habitués à voir ces femmes chrétiennes dans le prétoire comme martyres, à l’église comme vierges, et partout pour visiter les pauvres et s’enquérir des misères à soulager, alors ils les laissèrent passer sans injures et sans insultes, comme des messagères du ciel qui ne traversaient le monde qu’en y faisant du bien ; alors il n’y eut plus de périls pour elles dans les rues de ces cités tumultueuses où jadis les matrones romaines étaient obligées de se faire porter dans leurs chaises par les bras vigoureux des Germains et des Gaulois leurs esclaves, qui repoussaient, loin d’elles les insultes. Alors le respect leur fut assuré. Elles en usèrent pour exercer la magistrature de la charité qu’elles ont conservée jusqu’à nos jours. Ce ne furent pas seulement les diaconesses, mais les simples chrétiennes, qui dévouèrent leur vie, ou cette partie de leur vie que leur laissaient les devoirs de la famille , au service des pauvres, de ceux qui souffrent, et qui jusque-là n’avaient jamais vu leurs larmes essuyées par des mains si tendres et si bienfaisantes. Saint Jérôme raconte que Fabiola, descendante des Fabius, qui, connaissant mal le christianisme, avait eu le malheur de divorcer, touchée de la mort de son second mari, résolut de faire une pénitence publique et se présenta un jour à la basilique de Latran, la tête chargée de cendres, confondue dans les rangs des pécheurs, et demandant à expier ses fautes, au milieu des larmes que versaient le peuple, le clergé et l’évéque lui-même et quand elle eut reçu sa pénitence, elle vendit tous ses biens, et de leur prix construisit un hôpital pour les malades où elle les soignait elle-même. La fille des consuls et des dictateurs pansait les blessures des misérables, des estropiés, des esclaves de rebut que leurs maîtres abandonnaient, portait elle-même sur ses épaules les épileptiques, étanchait le sang des plaies, et remplissait tous ces ministères, que les riches chrétiens les plus charitables ont coutume, dit saint Jérôme, de faire exercer par les mains de leurs serviteurs, ayant le courage de faire l’aumône de leur argent, mais non de leurs répugnances. Une foi plus forte est maîtresse de ces dégoûts. Aussi la vénération du peuple s’attacha-t-elle à cette femme qui avait méprisé ainsi et foulé aux pieds loutes les grandeurs pour se’ faire servante de toutes les misères, et lorsque Fabiola mourut, saint Jérôme raconte ses obsèques triomphales, qu’il compare à toutes les ovations dont l’ancienne Rome avait entouré ses grands hommes : « Non, dit-il, Camille ne triompha pas si glorieusement des Gaulois, ni Scipion de Numance, ni Pompée des peuples du Pont. On m’a raconté cette foule qui précédait le cortège, et ces torrents de peuples qui venaient le grossir. Ni les places, ni les portiques, ni les terrasses des maisons, ne suffisaient a contenir la multitude. Rome vit tous tes peuples différents qu’elle renferme réunis en un seul, et tant d’hommes ennemis se trouvèrent d’accord pour la gloire d’une pénitente[190].

Vous voyez donc les femmes déjà en possession de cet aimable empire de la charité que depuis elles n’ont pas laissé échapper de leurs mains. Ce spectacle de tout un peuple accompagnant le cortége de Fabiola s’est renouvelé : il y a quelques années ce même peuple se pressait aux funérailles de la jeune princesse Borghèse, et l’on vit les chevaux du char dételés par cette foule qui voulut porter le corps de sa bienfaitrice jusqu’aux lieux de son dernier séjour. C’est là un de ces points où les mœurs modernes touchent à l’antiquité : on a peine à y découvrir une imperceptible distance, malgré les siècles qui nous en séparent ; toutes les différences de temps disparaissent dès qu’on entre dans le fond du christianisme, c’est-à-dire dans ce qui est du domaine de l’éternité. Avec ce pouvoir du bienfait, peu à peu les femmes devaient devenir les maîtresses des mœurs, des mœurs plus fortes que la loi. Plus tard elles auront part à la puissance des lois elles-mêmes ; c’est ce que vit le cinquième siècle en la personne de Pulchérie, fille d’Arcadius, qui, se trouvant un peu plus âgée que son jeune frère Théodose II, avait un admirable sentiment des difficultés des temps. Aussi,.vouant à Dieu sa virginité et sa jeunesse, elle prend la tutelle de son frère, et l’on voit une jeune princesse de seize-ans, petite-fille, il est vrai, de Théodose, et seule héritière de son génie et de son courage, gouverner l’empire d’Orient et l’empire d’Occident, qui n’avait rien à opposer à l’influence et au génie de cette femme, lutter pendant tout un règne contre les intrigues d’une cour d’eunuques, contre cet enuuque Chrysaphe, qui semble suscité comme le mauvais génie de l’empire byzantin.

Théodose meurt et les prétoriens décernent là pourpre à Pulchérie elle-même : elle est proclamée Auguste, impératrice et maîtresse du monde. Mais bientôt, redoutant sa solitaire grandeur ; elle tend sa main désormais chargée du fardeau impérial à Marcien, vieux soldat de qui elle obtient la promesse de la respecter comme une soeur, et l’empire romain connut encore quelques années de grandeur. et de gloire sous les lois réunies de Marcien et de Pulchérie. Et lorsque Attila, se croyant encore au temps des eunuques et du gouvernement des cours, fit demander à l’empire d’Orient de lui payer le tribut accoutumé, l’impératrice répondit « Je « n’ai d’or que pour mes amis, et pour mes ennemis du fer, » Il fallut qu’une femme chrétienne, qu’une sainte[191] vînt s’asseoir sur le trône de Constantin pour le faire respecter d’Attila.

J’ai insisté sur ce travail du christianisme dans les mœurs du cinquième siècle, parce que là, comme toujours, il ne travaille pas seulement pour un temps, mais surtout pour les âges qui suivent. Il fallait, en effet, que la famille chrétienne fût fondée avant que les barbares vinssent la troubler de leurs désordres. Les barbares apportèrent un instinct qui aurait facilement péri s’il n’avait pas rencontré des leçons capables de les développer et de l’agrandir. Ce n’est, pas toujours qu’ils respectèrent les femmes. L’histoire raconte que les Thuringiens, ayant fait invasion dans la Gaule, au commencement du sixième siècle, et ayant enlevé trois cents jeunes filles, les attachèrent à terre avec des pieux et firent ensuite passer sur elles leurs chariots. En outre, les barbares avaient la polygamie, comme nous l’apprend Tacite les chefs se faisaient gloire du grand nombre de leurs épouses ; dans les mœurs germaniques, on achetait celle qu’on se donnait pour compagne, on pouvait la revendre, et souvent le chef qui mourait faisait’ attacher sur son bûcher les femmes qui avaient partage l’honneur de sa couche.

Ainsi le christianisme avait à apprendre aux barbares à respecter les femmes tous les jours, et s’il rencontra pour cette œuvre quelque secours dans les instincts de la barbarie, il y trouva encore plus de dangers. Aussi Théodoric et Gondebaud se hâtèrent-ils d’emprunter au code Théodosien la constitution de Constantin, qui réglait le divorce, et à, l’aide de ces textes les rois barbares crurent pouvoir introduire la polygamie dans les mœurs ; la polygamie successive, au moins, sinon simultanée [192]. De là le grand nombre de femmes des rois mérovingiens, et nous savons comment saint Colomban, par exemple, ayant reproché à Brunehaut le soin avec lequel elle fournissait de concubines le sérail de son petit-fils, fut exilé et obligé d’aller chercher dans les solitudes de la Suisse un lieu où il ne trouva plus que des ours, des bêtes féroces, moins rebelles à ses mains miraculeuses que les hommes. Nous voyons la même question agitée dans tous les siècles barbares et renouvelée au temps du roi Lothaire, lorsqu’il veut répudier son épouse Teutberge. Nicolas 1° résiste, et. déclare, en réponse à toutes les sollicitations, qu’il ne veut pas souffrir que le désordre étende ses racines-et. encourage les hommes qui se lasseront de leurs femmes. La même question reparaît..dans la lutte du pape Grégoire VII et de l’empereur Henri IV, qui ne songe à mettre la main sur les investitures que pour rompre son mariage avec Berthe, fille du margrave de Saxe ; entre Innocent III et Philippe Auguste au seizième siècle, elle se renouvelle entre Henri VIII et Clément VII ; et alors —on eut ce grand spectacle de la papauté consentant à voir le schisme d’Henri VIII. plutôt qu’à signer son adultère, à perdre une province de l’empire chrétien plutôt-que le dogme régénérateur de la famille chrétienne. Et ce n’était pas trop de deux siècles pour lutter contre les instincts violents de ces hommes du Nord, qui n’avaient abjuré aucune des passions de la chair ; ce n’était pas trop de lutter si longtemps pour arriver faire refleurir cette délicatesse de sentiments qui existait dès le cinquième siècle au sein de la société chrétienne, et devait s’éclipser un moment pour reparaître plus tard, et faire aujourd’hui toute la pureté et tout le charme de la civilisation moderne.

C’est à la condition de cette place qui lui est faite dans-la famille, que la femme prend sa large part dans le travail de la civilisation. Voilà pourquoi ces femmes honorées se trouvent en mesure d’amener, l’un après l’autre, _ leurs époux barbares a la foi, et avec eux les peuples qui les suivaient. Il suffit de nommer Clotilde et Clovis, Berthe et Ethelbert, Théodelinde et Lothaire toutes ces conductrices des peuples paraissent, traînant à leur suite leurs nations comme enchantées derrière leur manteau royal, et traçant les voies dans lesquelles marcheront leurs descendants. Elles ont inspiré à ces peuples naguère barbares une telle confiance, que ces Germains, ces Francs, ces Saxons, ces Espagnols, rebelles à tout commandement humain, qui se faisaient gloire de mépriser toute obéissance, ne craindront pas de se soumettre à la royauté d’une femme.

Cependant il ne faut pas conclure de là que le christianisme ait détruit tout ce que la nature avait fait, qu’il ait, voulu précipiter les femmes dans la vie publique, et rétablir cette égalité absolue que le matérialisme de notre époque a rêvé. Non, le christianisme ne l’entend point ainsi, il est trop spiritualiste pour avoir une pareille idée. Le rôle des femmes chrétiennes était quelque chose d’analogue à celui des anges gardiens : elles pouvaient conduire le monde, mais en restant invisibles comme eux. Ce n’est que rarement que les anges deviennent visibles à l’heure du souverain danger, comme l’ange Raphaël avec le jeune Tobie : de même ce n’est qu’à de certains moments marqués longtemps d’avance que cet empire des femmes devient visible, et que ces anges, sauveurs de la société chrétienne, apparaissent sous le nom de Blanche de Castille ou de Jeanne d’Arc.

Je me suis arrêté à vous montrer la réhabilitation des femmes dans les mœurs pou mieux étudier ensuite, ce qui est de mon domaine et de mon devoir, pour étudier la place, le rang, l’influence des femmes dans les lettres et c’est ici, je crois, que nous marchons par des chemins nouveaux, et que nous quittons, pour ne plus y revenir, ce lieu commun de la réhabilitation des femmes par le christianisme.. Le christianisme, qui espérait tout de l’intelligence des femmes et ne devait rien leur refuser, prit d’abord soin de leur éducation. Nous avons, sur ce point, des documents bien attachants dans la correspondance de saint Jérôme. Dans les deux lettres qu’il écrit a Laeta et à Gaudentius sur l’éducation de leurs deux filles, comme tous les grands hommes, il ne méprise rien de ce qui paraît petit il fait commencer les premiers soins dé l’éducation sur les bras de la nourrice ; comme ce Romain, qui attribuait les commencements de la corruption de l’éloquence aux mauvaises leçons des nourrices et des pédagogues, saint Jérôme veut une nourrice modeste et grave, qui ait souvent le nom de Dieu sur les lèvres. Il ne veut pas qu’on perce les oreilles de ces enfants, qu’on teigne leur visage avec du carmin et de la céruse, qu’on donne à leurs cheyeux une couleur de flamme, qui est comme un premier reflet de l’enfer. Il demande que de bonne heure on s’applique à dégager leur intelligence, qu’on mette des lettres d’ivoire entre leurs mains pour leur apprendre à former des mots, que l’on confie d’abord à leur mémoire un grand nombre de vers grecs que les études latines viennent ensuite ; qu’on ne leur laisse pas ignorer l’Écriture sainte, et enfin les écrits des Pères[193].

Voilà l’éducation mâle et, grave que saint Jérôme propose, aux filles des chrétiens. Je ne m’étonne plus qu’il offre, au besoin, de la donner lui-même, et qu’il écrive à Laeta du fond de son désert. « Je la porterai sur mes épaules, je formerai ses lèvres bégayantes, bien plus glorieux qu’Aristote il élevait, un roi destine à périr par le poison des Babyloniens, moi j’élèverai une servante, une épouse du Christ, héritière du ciel[194]. » Avec cela on peut s’étonner que les femmes chrétiennes des premiers siècles aient si peu écrit, car on ne saurait, guère citer qu’un petit nombre de lettres admirables[195], qui ont toujours été leur triomphe, et quelques vers comme ceux de Faltonia Proba, qui fit un centon en l’honneur du christianisme. Ce sont là les faibles titres littéraires des femmes chrétiennes des premiers siècles, ou plutôt c’est leur gloire d’avoir compris que dans les lettres. comme dans’l’État leur empire doit être invisible, et que leur fonction est mille fois moins de paraître que d’inspirer.

On ne voit pas que chez les anciens les femmes aient inspiré des travaux sérieux parcourez les lettres familières de Cicéron, et vous en trouverez très-peu adressées à des femmes; parmi les lettres de Symmaque, aucune ne s’adresse à des femmes. Sénèque, il est vrai, a écrit à sa mère et à Helvia pour les consoler ; cet homme orgueilleux, qui traitait les femmes avec tant de dédain, une fois avait été touché de leurs larmes. Mais à peine le christianisme a-t-il paru, que déjà l’exemple du Sauveur instruisant la Samaritaine est imité. Saint Jean écrit à Électe, et tous les Pères de l’Eglise écrivent pour des femmes. Tertullien compose les deux livres, ad Uxorem suam, le traité de Cultu feminarum, le traité de velandis Virginibus. Ce génie si fier, ce génie indompté, s’humilie devant les servantes du Christ, et il se déclare le dernier venu et le plus humble de leurs frères. Saint Cyprien tient le même langage dans son livre de Habitu virginum. Saint Ambroise compose trois écrits sur la virginité, et s’adressant à celles qui liront son livre, il leur dit « Si vous trouvez ici quelques fleurs, ce sont celles de vos vertus, et tout ce qu’il y a de parfums dans ce livre vient de vous[196]. » Telle était la courtoisie de ce grand esprit mais je trouve plus lorsque j’arrive à saint Augustin. Saint Augustin est par-dessus tout l’ouvrage de sa mère, sainte Monique elle l’avait enfanté deux fois la première, dans les douleurs de la chair ; l’autre, dans les angoisses du cœur c’est cette fois qu’elle l’avait enfanté pour l’éternité. Nous savons avec quelles larmes elle avait suivi les égarements de son fils, et sa joie à cette parole d’un évêque, qui lui promet que le fils de tant de larmes ne peut pas périr.

Elle a la première joie de sa conversion et la première place dans les Entretiens philosophiques de Cassiciacum. Et comme la bonne mère demande si jamais on a vu dans les livres que les femmes aient philosophé, Augustin répond que si la philosophie n’est autre chose que l’amour de la sagesse, Monique, qui aime Dieu depuis bien plus longtemps, est bien plus près de la philosophie, « car, après tout, ma mère, dit-il, ne craignez-vous pas la mort bien moins que beaucoup de prétendus sages», et il ajoute qu’il se ferait volontiers son disciple. Aussi, bien loin de l’écarter de ces disputes, il l’engage a y prendre part, et déclare que, si jamais ces livres qu’il écrit tombent entre les mains de quelqu’un, il est sûr que personne ne lui fera de reproche d’avoir donné la parole à sa mère. Lorsqu’il dispute sur le souverain bien, c’est Monique qui ouvre cette opinion que l’âme n’a d’autre aliment naturel que la science, que l’intelligence de la vérité ; et il se trouve par là qu’elle rencontre l’Hortensius de Cicéron. Saint Augustin, ravi de cette circonstance, déclare que sa mère a remporté la palme de la philosophie, que c’est à elle qu’il doit cette passion de la vérité qu’il préfère à toute chose ; qu’il lui doit de ne penser qu’à cette vérité, de ne vouloir connaître qu’elle ; de telle sorte qu’il fait remonter toute sa vocation de penseur à l’inspiration qui lui vient de sa mère[197]. C’est, en effet, ce qu’il justifie dans ce passage de ses Confessions, qu’on ne peut trop rappeler, lorsqu’il nous raconte que peu de jours avant la mort de Monique il se trouvait avec elle près d’une fenêtre à Ostie, que là ils s’entretinrent ensemble de la vie future, de Dieu, de l’éternité, et qu’à un moment, par un effort du cœur, ils y touchèrent. Monique conclut l’entretien en déclarant qu’elle n’avait plus rien à faire sur la terre. Elle mourut en effet bientôt, mais son œuvre est accomplie ; elle a fait de son fils tout ce que Dieu l’avait chargée d’en faire[198]. Augustin reprendra plus d’une fois ce chemin de l’éternité qu’il avait suivi un soir avec sa mère dans cette dernière conversation il retournera à Dieu, il arrivera très-avant dans la science de Dieu ; mais toujours il y retournera par la même route, repassant par les mêmes lieux, où pour la première fois, encore inexpérimenté, il ne s’était aventuré que sous l’aile de sa mère.

Saint Augustin est un tendre génie qui pu être un jour saisi par la main d’une mère. Mais il doit en être autrement, ce semble, de saint Jérôme : et le plus merveilleux, c’est que cet homme fougueux a l’esprit indompté, à l’imagination ardente et indisciplinée, que le christianisme a conquis, ne s’est développé que sous ces mêmes inspirations des femmes chrétiennes. Nous avons déjà vu saint Jérôme à Rome; ce qui est moins connu, c’est qu’il avait alors cinquante-deux ans, et que, jusque-là, il avait très-peu écrit, deux ou trois lettres seulement, quelques traités d’une médiocre importance. C’était là tout-le produit de, cette longue vie, mûrie au désert. Sur sa réputation, il ne tarda pas à être entouré d’un grand nombre de matrones chrétiennes des plus illustres de Rome, Paula et ses deux filles, Eustochie et Blesillà ; Félicitas, Albina, Marcella, Lœa, veuve, et Asella, vierge. Marcella, chez laquelle toutes les autres se rassemblaient pour entendre le grand docteur, dévorée de la passion des Écritures, ne voyait saint Jérôme que pour lui poser des questions, multipliant les objections autour de lui, ne l’abandonnant que lorsque la lumière était complète. Et quand il eut quitté Rome, Marcella devint l’âme de cette petite société dé femmes chrétiennes ; elle répondait à leurs difficultés avec ce tact et cette délicatesse qui n’appartiennent qu’aux femmes, leur disant toujours c’est la doctrine de Jérôme ou de quelque autre, mais ne parlant jamais en son nom.

Revenu dans la solitude de Bethléem, saint Jérôme continua à être poursuivi des questions de ces illustres matrones. Ce n’est pas tout, plusieurs d’entre elles allèrent le rejoindre, et chercher encore cette lumière dont elles ne savaient plus se passer. Elles le poursuivent dans son désert. C’est ainsi que Fabiola traversa les mers, pour voir les saints lieux sans doute, mais aussi pour relire avec saint Jérôme le livre des Nombres,et se faire expliquer des chapitres qu’elle n’avait jamais bien compris. Paula, devenue veuve, et sa fille Eustochie renoncèrent aussi à la gloire et à la fortune qui les entouraient, franchirent la Méditerranée, arrivèrent a Antioche, et ces femmes, qui autrefois pour aller dans Rome avaient besoin des bras de leurs eunuques, montées sur les ânes, traversèrent les âpres chemins du Liban pour se rendre à Jérusalem. Arrivées à Bethléem, elles y fondèrent un monastère d’hommes et trois monastères de femmes et dans les règles de ces monastères de femmes, aucune religieuse ne pouvait se dispenser d’étudier l’Écriture sainte. C’était une école de théologie et une école de langues puisque l’interprétation de l’Écriture sainte est fondée sur l’étude des langues, et que ces femmes illustres parlaient latin, grec, hébreu ; Paula, en effet, chantait les psaumes en hébreu, et saint Jérôme, lorsqu’elle touchait à ses derniers moments, s’étant approché d’elle pour lui demander si elle souffrait, elle lui répondit en grec. Aussi ces deux femmes ne lui laissaient pas de repos elles le pressaient de relire avec elles la Bible tout entière, d’un bout à l’autre, en leur en expliquant tous les détails. Longtemps il se refusa à leurs instances ; mais enfin, ne pouvant plus résister, il y consentit, et éprouva ~bientôt à quelles difficultés il s’était exposé elles ne souffraient pas qu’il ignorât quelque chose, il ne lui était pas permis de déclarer qu’il ne savait pas, et il devait dire au moins quelle était l’opinion la plus probable. Ce fut pour elles qu’il entreprit ce grand ouvrage qui fit sa gloire et sa puissance, qui, après tout, a fait de lui le maître de la prose chrétienne pour tous les siècles suivants la traduction de l’Écriture sainte. La Vulgate fut entreprise pour satisfaire aux impatiences et aux ardeurs de ces deux femmes : c’est à Paula et à Eustochie qu’il dédie les livres de Josué, les Juges, les Rois, Ruth, Esther, les Psaumes, Isaïe, les douzes petits prophètes, et dans sa dédicace il déclare qu’elles seules ont eu le pouvoir de le décider à reprendre la charrue pour tracer ce laborieux sillon et écarter les broussailles qui germent sans cesse dans le champ de l’Écriture sainte. C’est à elles qu’il en appelle de ceux. qui pourraient douter de l’exactitude de sa version : « Vous êtes, leur dit-il, juges compétents des controverses des textes, ouvrez les originaux hébreux, comparez-les avec ma traduction pour savoir si j’ai hasardé un seul mot[199] . » Et comme. il est en butte à des accusations de toute espèce, comme on s’afflige de sa traduction ainsi que d’une nouveauté, et qu’il réduit au désespoir tous, ces prêtres possesseurs d’exemplaires magnifiques, d’admirables parchemins, ornés de lettres d’or, auxquels il vient dire qu’il en faut d’autres, ceux-ci, plutôt que d’admettre une vérité si affligeante, aimant mieux révoquer en doute l’exactitude de la nouvelle traduction, il ne trouve contre eux d’autre ressource, d’autre appui que les prières de Paula et d’Eustochie. Il les conjure de prendre sa défense contre la langue des médisants.

Ces grandes dames chrétiennes semblent jouer le rôle des femmes germaines elles aussi assistent aux combats, mais aux combats de l’esprit, elles en présagent la fin, en assurent l’heureuse issue, et pansent les blessures de la controverse. Ainsi se constituait une école chrétienne de femmes .illustres qui se perpétuera pendant plusieurs siècles, et qui sera le modèle sur lequel le dix-septième siècle devait voir tant d’incomparables et illustres personnes ne pas dédaigner de pâlir, elles aussi, sur les livres saints et les grands docteurs de l’Église. Les femmes chrétiennes sont donc déjà en possession de ces deux grands rôles qu’elles conserveront jusqu’à la fin le rôle d’inspirer et celui de concilier.

Mais, si elles ont l’avantage dans la science, il est à craindre qu’elles ne le perdent dans l’art et dans la poésie. En effet, les femmes ont si souvent et si dangereusement inspiré les sculpteurs et les poëtes païens, que le christianisme semble devoir chercher à effacer pour toujours ces images qui parlent trop à l’imagination, aux sens émus ; etpourtant il rien fut pas ainsi ; si nous pénétrons dans les catacombes, c’est-à-dire dans les lieux les plus austères que le christianisme ait habités, au milieu de tous ces souvenirs de la persécution et des menaces des satellites qui sont déjà peut-être à l’entrée, et qui,’tout à l’heure, vont mettre la main sur le prêtre à l’autel et sur les fidèles qui l’entourent, nous verrons, à la clarté des flambeaux et des lampes, un certain nombre de peintures qui décorent le sanctuaire et se développent en guirlandes autour des autels. Le sujet de ces peintures, nous le dirons une autre fois mais j’en remarque une qui est là plus fréquente, avec celle du bon Pasteur, c’est celle qu’ils appelaient l’Orante : c’est une femme en prière, seule, les bras en croix, quelque la tête voilée, vêtue avec cette simplicité que Tertullien et saintCyprien prêchèrent. D’autres fois elle paraît, comme les martyrs, au lieu du supplice, comme parurent dans l’arène Félicité et Perpétue, sans voile, sans ornements, sans ces colliers et ces émeraudes qui n’auraient, pas laissé de place à l’épée du bourreau : elle est couverte de la stola, robe simple, blanche, garnie seulement d’une bande de pourpre qui retombe jusqu’à ses pieds elle porte les yeux levés au ciel, les mains étendues. C’est donc sous les traits d’une femme que les chrétiens représentent la prière, se persuadant qu’avec l’humilité et la douceur de cette sainte créature, la prière fléchirait Dieu plus facilement. D’autres fois, elle est représentée avec deux vieillards qui lui soutiennent les bras à droite et à gauche. Quelquefois deux noms sont écrits aux pieds de l’image les deux vieillards s’appellent Pierre et Paul, et la femme qui est au milieu d’eux, qui prie, qui étend les bras, s’appelle Marie. Cette figure, qui paraît à côté du Christ, ne serait donc autre chose que la première image de la Vierge, de la madone, de cette longue famille de vierges byzantines qui inspireront les peintres du moyen âge : la femme régénérée régénérera les arts modernes. Ce n’est pas assez que la femme chrétienne ait pris possession de la peinture et des arts plastiqués pour les réformer ; il faut qu’elle entre dans la poésie, il faut que cette poésie tout inondée des ardeurs de Sapho et d’Alcée, toute brûlante des passions que les femmes de l’antiquité, inspirent, se purifie en se lavant dans le sang des vierges martyres, qui deviennent les héroïnes, les inspiratrices des poëtes chrétiens.

Ce qui est singulièrement touchant dans la poésie chrétienne, c’est que la première femme qui l’a inspirée, qui lui a arraché des accents nouveaux, c’est une jeunefille, sainte Agnès, qui mourut martyre à Rome, en 310, à la fin de la persécution de Dioclétien. Une sorte ’de prédilection s’attacha à elle, comme à la plus jeune, à la dernière née de cette nombreuse famille des martyrs toutes les complaisances de l’imagination contemporaine se rassemblèrent sur.elle, et l’amour, le respect et l’enthousiasme s’unirent pour composer sa couronne. En effet, peu de temps après sa mort, on raconte dejà une des plus charmantes légendes chrétiennes : Ses parents veillaient, quelques jours après son supplice, et priaient à son tombeau, lorsque la vierge Agnès leur apparut au milieu d’une grande lumière, entourée d’une multitude de vierges, vêtues comme elle de longues robes d’or, elle avait un agneau blanc comme la neigé à ses côtés, et., s’adressant à ses parents qui pleuraient, elle leur dit : « Ne pleurez pas, car vous voyez que j’ai été reçue avec les compagnes que voici, dans les demeures de lumière, .et que je suis unie à celui que j’avais aimé. »

Cette vie paraît avoir captivé les regards et. l’admiration de tous les hommes de ce siècle, et il n’est pas de sainte qui ait été célébrée davantage dans les discours des hommes éloquents et les vers des poètes. Saint Ambroise y revient à trois fois, et, ’au commencement de son livre de Virginitate, il se plaît à célébrer cette jeune fille qui avait bravé les bourreaux, qui s’était avancée au lieu du sacrifice plus triomphante que si elle était allée donner. sa main au plus illustre descendant des consuls. Mais les poëtes surtout s’attachent à cette image et d’abord le pape saint Damase, qui vivait à la fin du quatrième siècle, a chanté, dans un poème très-court, mais d’une rare énergie, le supplice d’Agnès et sa gloire, « comment au signal lugubre de la trompette, elle s’échappa des bras de sa nourrice, foula aux pieds les menaces du tyran, et, quand son noble corps fut livré aux flammes, comment sa jeune âme vainquit l’épouvante immense, comment elle se couvrit de ses longs che veux, de peur que des yeux périssables ne vissent le temple de Dieu.

Viribus immensum parvis superasse timorem,
Nudum profusum crinem per membra dedisse,
Ne Domini templum facies peritura videret[200]

.

Ces vers sont très-beaux, mais ils sont égalés par l’hymne que Prudence, poëte du commencement du cinquième siècle, a composé en l’honneur de saint Agnès : il fait une longue histoire du martyre et il la couronne par cette invocation. «  Ô vierge heureuse ! ô nouvelle gloire ! noble habitante du palais du ciel, abaissez vers notre fange votre front ceint d’une double couronne. L’éclair de votre visage favorable, s’il pénètre jusqu’à mon cœur, le purifiera. Tout devient pur là où daignent tomber vos regards, là où se pose votre pied éclatant de blancheur.

Nil non pudicum est quod pia visere
Dignaris, albo vel pede tangere[201].

Je ne sais, mais voilà une poésie qui me semble avoir retrouvé l’élan des anciens, seulement la trace qu’elle suit, c’est la trace qui mène au ciel. Ce n’est pas tout, un autre souffle, un souffle nouveau, qui vient aussi des lèvres des femmes, va pénétrer dans la poésie chrétienne et y révéler une fécondité dont les autres âges recueilleront les fruits l’amour platonique. Ce sentiment commence seulement dans Platon à se dégager des obscénités et des ignominies de l’amour grec ; au contraire, lorsque, pour la première fois, un chrétien que le souffle inspirateur a touché, écrit en prose mais dans un langage bien poétique, lorsque Hermas compose son livre étonnant du Pasteur, l’amour platonique s’y fait place, mais ne souffre autour de lui rien que de chaste. Il raconte que dans sa jeunesse il avait aimé, pour sa beauté et sa vertu, une jeune esclave chrétienne, dont son tuteur était le maître et souvent il se disait « Heureux si j’avais une telle épouse ! » Quoique temps après, Hermas errait avec ses pensées dans la campagne, honorant les créatures de Dieu qu’il trouvait belles ; et, s’étant endormi, il songea qu’il était dans un lieu sauvage où il se mit à genoux pour prier et le ciel s’ouvrit, et il vit la jeune fille qu’il avait aimée, et elle lui disait

« Salut, Hermas ! –Ma Dame, que faites-vous là ? J’ai été appelée ici pour t’accuser, devant Dieu. Ma Dame, si j’ai péché contre vous, quand est-ce et en quel lieu ? Ne vous ai-je pas toujours tenue pour ma dame et respectée comme ma sœur ?–Un mauvais désir est monté dans ton cœur prie Dieu et il te pardonnera ton péché. » Et le ciel se referma[202]. Vous voyez là commencer cet amour qui se reproche jusqu’à la pensée légitime du mariage, cet amour qui ne veut rien d’intéressé, qui est tout entier dans le sacrifice, dans le dévouement, qui devient coupable au moment où il cesse de s’oublier lui-même.

C’est là le principe de toutes les lettres chrétiennes nés pendant, les âges qui vont suivre, et nous en aurons bientôt le spectacle. En effet, les barbares viennent, mais le christianisme a pris soin de s’assurer de leurs filles les vierges franques et anglosaxonnes remplissent les monastères, et les saints écrivent pour elles, comme les Pères pour les vierges des premiers siècles. Ainsi Fortunat passera de longues années à Poitiers, composant des vers pour sainte Radegonde, épouse du roi Clotaire ; saint Boniface, au milieu des travaux immenses de son apostolat, adresse des vers à la belle Lioba, abbesse d’un des monastères d’Angleterre, qui, plus tard, suivit la trace de Boniface, continua ses travaux apostoliques et éleva des couvents dans les forêts de la Germanie pour faire l’éducation des jeunes barbares. Ainsi Alcuin comptera parmi ses disciples les filles et les nièces de Charlemagne ; elles lui demanderont des commentaires sur saint Jean, et elles ne manqueront pas de lui rappeler que saint Jérôme ne méprisait point les prières des nobles femmes, et qu’il leur écrivait de longues lettres pour dissiper les obscurités des prophéties, et il y a moins loin, ajoutent-elles, de Tours à Paris que de Bethléem à Rome. Comment aurait-il pu résister ? Aussi désormais on voit son exemple entraîner la postérité : les femmes chrétiennes prennent peu à peu rang dans la théologie et dans les lèttres ; c’est au dixième siècle, Hroswitha ; au douzième, sainte Hildegarde ; plus tard, c’est sainte Catherine de Sienne, qui partage la gloire des plus grands écrivains c’est enfin, au’seuil des temps modernes, cette grande sainte Thérèse, qui étonne encore le monde de son génie.

Cette influence se continuera plus tard, lorsqu’au milieu de toutes les lumières du dix-septième siècle les plus grands esprits brigueront les suffrages d’un certain nombre d’incomparables femmes Jacqueline Pascal, qui partagera les travaux de son frère et s’associera à sa gloire par ses efforts madame de Longueville, qui prêta des auspices si favorables au génie de Nicole ; madame de Sévigné, madame de la Fayette, madame de Maintenon, et toutes ces autres femmes illustres qui achevèrent l’éducation intellectuelle du peuple le plus poli de la terre.

Voilà pour la prose, pour la science mais pour la poésie, le respect des femmes ne sera-t-il pas le principe générateur, l’âme de toute la chevalerie ? Sans l’idée de sacrifice, toute cette poésie disparaissait il faut que le chevalier serve sa dame sans intérêt, et c’est à la même condition qu’il est permis au poëte chevaleresque de la chanter. C’est désormais ce culte destiné à épurer l’âme des adorateurs qui doit devenir l’inspiration dominante de toute la poésie des douzième et treizième siècles c’est lui qui suscite les premiers troubadours, les premiers Minnesinger, les premiers poëtes italiens, et qui fera le génie de Dante et de Pétrarque ? Qu’est-ce en effet que Béatrix, si ce n’est une personnification vivante de l’intelligence divine, une représentation symbolique, en même temps qu’une réalité souveraine et charmante ? Qu’est-ce que Béatrix, si ce n’est celle qui est destinée a purifier l’âme de Dante, à la dégager de tout ce qui lui restait de terrestre ; le seul sourire de cette jeune fille qui passait suffisait pour inonder de joie le. coeur de Dante, pour donner la paix, pour humilier l’orgueil, pour effacer les offenses et pour induire à bien faire. Dante supposait sans doute à Béatrix trop d’empire, mais du moins il a ressenti cet empire. Lorsqu’il la retrouve, lorsqu’elle lui apparaît au sommet du purgatoire, dans ce paradis terrestre qu’il reconstruit Béatrix se montre non pour le flatter, pour lui accorder de vains éloges, mais pour l’accuser de ne pas lui avoir voué un amour assez pur, de laisser son âme s’appesantira l’atmosphère dangereuse de la terre ; elle accuse Dante comme la belle esclave accusait Hermas cette esclave inconnue qu’Hermas avait un jour aimée se trouve, en quelque sorte, la sœur aînée de Béatrix, de Laure, de toutes ces femmes illustres destinées à susciter les plus beaux génies de la poésie moderne.

Nous avons aussi un spectacle bien rare dans l’histoire littéraire. Il y a des siècles qui sont comme de véritables printemps, où tout fleurit dans l’esprit humain ; mais c’est une jouissance rarement permise que d’atteindre jusqu’aux dernières racines et aux premiers germes de ses fleurs, de savoir d’où elles ont reçu la sève et la vie. C’est là ce que nous venons de voir, et nous ne nous arrêtons plus désormais à ces fleurs de poésie des temps chevaleresques, dont la racine est cachée dans la dernière profondeur des temps chrétiens.

En étudiant les mœurs chrétiennes du cinquième siècle, nous venons d’assister à la plus grande révolution intellectuelle qui ait jamais été. Les lettres sont gouvernées par les intelligences, oui, mais par les intelligences qu’elles ont pour mission d’instruire ou de charmer. C’est l’auditoire qui fait l’orateur ; c’est la foule pour laquelle ils chantent qui inspire et suscite les poëtes : dans l’antiquité, les philosophes ne parlent que pour un bien petit nombre d’esprits d’élite, que pour le cortège peu nombreux des initiés et des adeptes ; les orateurs s’adressent à la foule qui couvre les places publiques, mais cette foule ne se compose que des citoyens ; les poëtes, à Athènes, produisent pour le théâtre, mais au théâtre n’entrent que les hommes libres. À Rome, les femmes vont au théâtre, mais la poésie latine, si peu intelligible pour le vulgaire, ne s’adressait encore qu’à un petit nombre d’esprits. Horace s’en plaint, il savait que, ainsi que Virgile, il n’était goûté tout au plus que par des chevaliers, et que jamais son génie ne descendrait jusqu’aux derniers rangs du peuple-roi. Les lettres antiques n’avaient jamais parlé qu’au petit nombre : il en fut autrement des lettres chrétiennes qui s’adressent à tous. Les Pères écrivent pour les esclaves et composent pour les femmes, et saint Jean Chrysostome se félicite, dans ces termes énergiques que vous lui connaissez, de ce que le christianisme apprend à philosopher aux cordonniers et aux foulons. Les Pères montent en chaire non plus pour parler seulement à ceux qui ont le droit de cité, mais à tous les hommes libres, à tous les esclaves, aux femmes, aux enfants réunis dans la même basilique.

On a considéré comme un événement grave, dans l’histoire de l’esprit humain, l’invasion et l’arrivée des barbares : on a eu raison, car enfin les barbares venaient renouveler l’intelligence humaine en donnant à tous ceux qui étaient capables de parler et d’écrire des auditeurs nouveaux, une foule neuve, qui n’apportait pas des oreilles blasées, un esprit flétri, qui venait leur ouvrir, au contraire, un cœur jusque-là libre et disposé à frémir, à tressaillir de tout ce qui serait véritablement digne d’admiration. On a eu raison : l’arrivée de ce flot d’esprits nouveaux devait changer les conditions littéraires du monde ; mais on n’a pas pris assez garde à cette invasion plus grande, plus considérable, accomplie avant celle des barbares : je veux dire l’invasion des esclaves, des ouvriers, des pauvres, des femmes, dans le monde intellectuel, c’est-à-dire l’invasion de la plus grande partie de l’humanité qui venait demander, non pas des empires, des biens, des terres, comme les barbares le demandèrent plus tard, mais une part légitime dans cette jouissance promise à tous, qui est due à tous, du vrai, du bien, du beau.


EXTRAIT DES NOTES DE LA LEÇON
LETTRE
PAULA ET EUSTOCHIE A MARCELLE.

La charité n’a point de mesure, l’impatience ne connaît point de règle et le regret n’attend pas. Vous qui la première nous avez poussées à ces études par la parole et par l’exemple, qui nous. avez rassemblées, comme la poule rassemble ses poussins sous ses ailes, maintenant vous nous laissez voler sans mère, tremblant de rencontrer l’épervier. C’est pourquoi nous vous supplions tendrement (l’absence ne nous permet-pas davantage) de nous rendre notre Marcelle, et elle si bonne, si suave et plus douce que le miel. Vous répondez que la garde des anges et la grâce du Christ se sont retirées de Jérusalem depuis que le Seigneur en a prophétisé la ruine en pleurant. Mais le Seigneur ne pleurerait pas sur elle s’il ne l’aimait pas. Il pleura aussi Lazare parce qu’il l’aimait. Sachez d’ailleurs que le crime fut celui du peuple, non de la cité. On l’appelle une terre maudite parce qu’elle a bu le sang du Sauveur. Et comment, tient-on pour bénis les lieux où Pierre et Paul, les chefs de l’armée chrétienne, ont donné leur vie. Nous vénérons partout les sépultures des martyrs, et, s’il se peut, nous touchons leurs cendres de nos lèvres. Et quelques-uns voudraient qu’on négligeât le tombeau du Sauveur.

Nous ne prétendons point dire que nous ne portions pas en nous-mêmes le royaume de Dieu, ni qu’il n’y ait des saints dans d’autres contrées. Mais ici, où nous sommes venues les dernières de tous, nous avons trouvé les premiers de l’univers. Tout ce qu’il y a de grand dans les Gaules accourt à Jérusalem. Le Breton, séparé du monde, tourne le dos au soleil couchant et veut visiter les lieux qu’il ne connaissait que par la renommée et par le témoignage des Écritures. Que dirai-je des Arméniens, des Perses, des Éthiopiens, du Pont et de la Cappadoce, terres fertiles en moines presque a l’égal de l’Egypte, et de tous les essaims qu’envoie l’Orient ? Les langues ne s’accordent point, mais la religion est une. Autant de, nations, presque autant de chœurs qui psalmodient. Au milieu de cette ferveur, rien d’arrogant ; personne ne se fait gloire de ses jeûnes, personne ne juge le prochain, de peur d’être jugé par le Seigneur.

0h! quand viendra.le temps où un courrier tout essoufflé nous apportera ce message, que notre Marcelle vient d’aborder au rivage de la Palestine ? Tous les chœurs des moines, tous les essaims de vierges le répéteront. Et nous déjà, nous avons hâte de courir au-devant d’elle, et sans attendre la litière, nous pressons nos pas. Nous tiendrons donc ses mains, nous verrons ses traits, à peine nous arrachera-t-on d’un embrassement si désiré. Viendrat-il donc le jour. où il nous sera donné d’entrer ensemble dans le sépulcre du Sauveur, de pleurer dans le tombeau de notre Dieu, avec notre sœur, avec notre mère ? Nous baiserons —ensuite le bois de la croix, nous gravirons la montagne des Oliviers, accompagnant de l’âme, du désir, le Seigneur qui la monta. Nous irons à Nazareth, et, selon l’étymologie de son nom, nous verrons la fleur de la Galilée. Non loin de là se trouve Cana, où l’eau fut changée en vin. Puis, toujours en compagnie du Christ, après avoir passé par Silo, Béthel et les autres lieux où des églises s’élèvent comme les trophées des victoires du Seigneur, nous reviendrons à notre grotte de Bethléem ; nous y chanterons toujours, nous pleurerons souvent, nous prierons sans cesse, et, blessées de la flèche du Sauveur, nous dirons ensemble « J’ai trouvé celui que cherchait mon âme, je le retiendrai, et je ne le quitterai plus ! »


COMMENT LA LANGUE LATINE
DEVINT CHRÉTIENNE


(QUINZIÈME LEÇON)




Messieurs,


Au moment où les barbares forçaient les portes de l’empire, nous venons de trouver deux civilisations. en présence. D’une part, une civilisation païenne impuissante à recevoir, à éclairer, à toucher surtout les hôtes terribles que Dieu envoyait ; condamnée par conséquent à périr, mais non pas tout entière et sans résistance, non pas sans laisser dans la religion, dans les lois, dans les lettres, des dangers et des richesses que les âges suivants recueilleront. D’autre part, le dogme chrétien, assez fort pour sortir vainqueur des luttes théologiques, pour produire déjà une philosophie à son image dans les écrits de saint Augustin, était aussi en mesure de fonder toute une société nouvelle. Il en avait les éléments dans cette hiérarchie dont nous avons démontré l’antiquité, dans ces moeurs dont la sainte hardiesse introduisait à la vie de l’esprit les esclaves, les pauvres et les femmes. C’est cette invasion des déshérités du monde ancien, de ceux que la société méprisait qui prépare, devance et dépasse de beaucoup, à mon sens, dans ses proportions, l’invasion des barbares. C’est elle qui déjà grandit l’auditoire auquel s’adressera la parole humaine et qui par conséquent renouvelle l’inspiration des lettres.

Je vais maintenant étudier avec vous ces premiers commencements de la littérature chrétienne, chercher comment le principe régénérateur, descendant à tous les degrés de la pensée, s’empara de l’éloquence, de l’histoire, de la poésie, et leur donna dès le cinquième siècle, ces mêmes formes que le moyen âge vit s’épanouir avec tant de vigueur ét d’éclat.

Mais il fallait d’abord que la littérature chrétienne trouvât sa langue, et, ce qui est plus difficile, qu’elle le composât d’éléments existants et rebelles. Il fallait que l’Eglise d’Occident parlât latin, c’est-à-dire la langue naturelle de cette société mourante dont elle avait à consoler les derniers moments, la langue d’emprunt de cette multitude de Germains, de Francs, de Vandales qui déjà envahissaient les terres des frontières, les rangs de l’armée et jusqu’aux grandes charges de l’empire. Mais il reste à savoir par quel prodige le latin, cette vieille langue païenne qui gardait les noms de ses trente mille dieux, cette langue souillée des impuretés de Pétrone et de Martial, devint chrétienne, devint la langue de l’Eglise, celle du moyen âge ; comment cet idiome, qui semblait destiné à unir avec le monde des flancs duquel il était sorti, resta langue vivante sur le tombeau d’une société morte ; à ce point que pendant tout le moyen âge on ne cessa de prêcher, de haranguer et d’enseigner en latin, et que de nobles peuples, de nos jours encore, n’ont pas abjuré cette langue latine qui est en quelque.sorte une partie de leur liberté. Ainsi c’est cette transformation, sans exemple dans l’histoire de l’esprit humain, dont il faut nous rendre compte et qui vaut bien la peine d’appeler un moment votre attention. Ma tache épineuse serait plus difficile encore si elle ne m’avait été aplanie par mon excellent collègue, M. Egger, qui a montré cette même révolution s’accomplissant dans la langue grecque à Alexandrie.

Rien ne semble, au premier abord, moins capable des idées chrétiennes que cette vieille langue latine qui, dans son âpreté primitive, ne semblait faite que pour la guerre, pour l’agriculture et pour les procès. Voyez le vieux latin avec ses formes dures, concises, monosyllabiques ; c’est bien l’idiome d’un peuple qui n’a pas le loisir de se perdre, comme les Grecs, dans de longs entretiens, qui ne consume pas son temps sur les degrés de marbre du Parthénon et sous les portiques de l’Agora. On voit, au contraire, des hommes pressés, moins avides d’idées que de gain, qui se rencontrent à peine sur un chemin poudreux, dévorés des rayons du soleil, et qui échangent brièvement, dans la langue la plus contractée, la plus courte possible, les mots qui expriment leurs droits, leurs désirs, leurs espérances. Ainsi, s’agit-il de la guerre, ce sont toutes ces courtes, ces fortes expressions : Mars, vis, la guerre, la force ; aes, l’airain dont se font les armes. Il s’agit de la campagne, n’attendez pas qu’ils en célèbrent les beautés dans des expressions harmonieuses qui rempliront l’oreille ; au contraire, ce sont des monosyllables : flos, frux, bos , fleurs, fruit, boeuf, tout ce qui est nécessaire à l’homme des champs se terminé par un son bref, aussi court que le moment qui lui est donné pour mettre son grain en terre et le recouvrir. La langue des affaires a sa semence, son germe dans.ces expressions resserrées où toute l’énergie d’un peuple plaideur, d’un peuple juridique, semble s’être concentrée : jus, fas, lex, res, droit, justice, loi, chose, en un mot toutes les racines essentielles de la langue du droit. Sans doute ; si on y regarde de plus près, on découvre l’affinité du latin avec le dialecte éolien et des traces d’une parenté plus lointaine avec les langues de l’Orient, avec la langue sanscrite, par exemple.

Mais, au fond, quand on écarte ces aperçus utiles et lumineux de la science pour ne considérer que ce qui caractérise le génie du peuple, il est impossible de ne pas reconnaître dans les hommes qui parlent cet idiome âpre et concis les mêmes hommes que Plaute faisait haranguer par le dieu Mercure au commencement de l’Amphitryon , et auxquels -il souhaitait, non de douces et charmantes rêveries sous les ombrages frais, ou les plaisirs de l’esprit et de l’imagination, mais de s’enrichir promptement par un gain bon et durable[203] .

Voila le peuple trivial dont la langue est destinée à devenir celle de la civilisation universelle. Mais, lorsque les mœurs de la Grèce eurent envahi Rome, aussitôt les orateurs s’appliquèrent à modeler la langue latine sur les formes grecques. Une culture artificielle commençait, concentrée assurément dans un petit nombre d’esprits éclairés, mais poussée à un degré incroyable d’ardeur et de perfection. Cicéron s’exerce à déclamer dans cette langue grecque, qui offre plus de ressources et d’ornements. De plus, il ne lui suffisait pas de dérober à Démosthènes et à Eschine les figures, les raisonnements, les hardiesses de leurs compositions oratoires, c’était aussi les secrets de leur éloquence qu’il allait chercher, c’était le mystère de cette harmonie dont les orateurs grecs flattaient les oreilles avides de la multitude. On voit alors Cicéron, avec un art infini, une prodigieuse subtilité, rechercher dans Aristote, dans Éphore, dans Théopompe, les mesures diverses qui peuvent entrer dans une période oratoire pour la rendre plus nombreuse et plus satisfaisante à l’oreille. Ne croyez pas qu’il se permette de la composer au hasard de syllabes longues et brèves ; non, il lui faut un certain nombre de trochées, de peons et autres pieds, et Cicéron est encore tout plein d’un discours auquel il avait assisté dans sa jeunesse, où Carbon, tribun du peuple, terminant une invective impétueuse contre ses adversaires politiques, arrache les applaudissemen ts de la multitude par une phrase (rue couronnait le ditroché le plus harmonieux qu’on ait jamais entendu Patris dictum sapiens temeritas filii comprobavit. Ce mot comprobavit , avec ces deux longues alternées de deux brèves, avait tellement ravi et enchanté l’oreille de l’auditoire, qu’un long murmure d’approbation avait enveloppé l’orateur. C’est à ce point que les raffinements de l’euphonie avaient été poussés chez ce peuple, où il fallait qu’un joueur de flûte accompagnât l’orateur à la tribune afin de soutenir sa voix. En même temps, la poésie ne restait pas en arrière de soins, de zèle et de laborieuse application successivement les mètres de la Grèce avaient passé d’abord dans la poésie épique, ensuite dans le théâtre des Latins enfin Catulle et Horace empruntèrent aux poëtes lyriques de l’école éolienne les plus ingénieuses et les plus délicates combinaisons qu’avait pu permettre l’harmonie de leur belle langue.

Ainsi vint un moment où la Grèce n’eut pas de trésor sur lequel Rome n’étendit la main ; vint une heure, bien courte, il est vrai, où se déclara cette maturité parfaite de la langue latine, où on la vit capable à la fois de poursuivre, avec Cicéron, tout l’essor de l’intelligence humaine jusqu’aux derniers degrés qui touchent à l’infini capable de pénétrer avec les jurisconsultes les dernières" profondeurs, les plus. subtiles délicatesses, les replis les plus cachés des affaires humaines et aussi, avec Virgile, d’arracher à des syllabes autrefois rauques et sans harmonie des sons qui devaient charmer pendant longtemps les oreilles de la postérité, qui les charment encore, et des cris poétiques capables de faire évanouir Octavie entre les bras d’Auguste. C’est là la grandeur, la beauté de cette langue latine qu’on ne saurait assez louer dans l’incomparable et trop court moment que je viens de marquer. Mais cette culture artificielle ne pouvait durer longtemps. Les langues portent en elles-mêmes une loi de décomposition qui veut qu’arrivées à une certaine maturité, elles fassent comme les fruits, tombent, s’ouvrent et rendent à la terre des semences d’où doivent sortir des langues nouvelles .Tandis que la société romaine, dans ce qu’elle avait de plus élégant et de plus poli, s’attachait ainsi à toutes les délicatesses, à toutes les perfections d’une langue exquise, le peuple n’avait pas pu s’élever aussi haut ; il n’avait pas en lui la patience nécessaire pour se prêter aux exigences des oreilles patriciennes. En effet, il y a dans une langue littéraire deux sortes de règles les règles euphoniques, qui tiennent de l’art, et les règles logiques, qui tiennent de la science. Le peuple n’articule pas exactement et avec pureté pressé qu’il est, il parle comme il peut, et par là il viole les règles euphoniques le peuple construit mal, et par là il viole les règles logiques. Il s’ensuivit nécessairement, et au bout de peu de temps, qu’une langue populaire, imparfaite, un dialecte, en quelque sorte, un peu grossier, se forma au-dessous de la langue savante, et circula dans cette multitude immense qui remplissait Rome elles provinces. En effet, les traces ne manquent pas de cette langue populaire des rues de Rome, que les comiques devaient parler pour se mettre parfois à la portée de leurs auditeurs— : nous les trouvons dans Plaute, et dans les inscriptions. nous en trouvons des traces plus fortes encore, qui nous montrent les règles de la grammaire incroyablement violées. On y trouve cum conjugem suam, pietatem causa, templum quod est in palatium. Et les exemples semblables sont nombreux.

Ainsi la décomposition de la langue latine s’était déjà produite au temps de Cicéron, qui signalait avec regret, comme l’âge d’or de cette langue, l’âge de Scipion l’Africain. Pour Cicéron, comme pour bien d’autres, le siècle où il vivait causait sa tristesse, lui paraissait frappé de décadence, et il plaçait l’apogée bien loin de son temps Ce fut, dit-il, le.privilége du siècle des Scipions de bien parler comme de bien vivre ; mais, depuis,’ la multitude des étrangers a corrompu le discours. Quintilien dit. plus tard que tout le langage est changé, et il témoigne que, plus d’une fois, lorsque le spectacle tragique avait ému les esprits, les exclamations parties de tous les points du théâtre -avaient laissé entendre quelque chose de barbare qui venait donner un démenti à la langue pure que le poëte avait voulu parler[204] .

Ainsi, dès les premiers temps de l’empire, la corruption de la langue se déclare, le latin périt ce n’est donc pas le christianisme qui le tue, au contraire, c’est par le christianisme qu’il allait revivre.

Trois génies se partagent l’antiquité : le génie de l’Orient, c’est-à-dire celui de la contemplation, du symbolisme, parce qu’en contemplant la nature on découvre le langage du Créateur, celui de la, véritable poésie : qu’est-ce que la poésie sinon cette contemplation divine des choses terrestres, cette contemplation idéale des choses réelles ? En second lieu, le génie grec, qui fut, par-dessus tout, celui de la spéculation, de la philosophie, qui fut capable d’adapter des expressions justes et fines à toutes les nuances de la pensée humaine, qui suffit à tous les besoins du passé que dis-je ? à tous les nôtres ; car c’est encore à cette langue que nous venons demander des mots pour désigner les découvertes de notre siècle. Enfin, le génie latin, qui fut celui de l’action, du droit, de l’empire. Pour que la civilisation ancienne tout entière passât dans l’héritage des modernes, pour que rien ne se perdît de la succession intellectuelle du genre humain, il fallait que ces trois génies fussent conservés, il fallait que ces trois esprits de l’Orient, de la Grèce et de Rome vinssent, en quelque sorte, former l’âme des nations naissantes. La langue latine offrait au christianisme un instrument merveilleux de législation et de gouvernement pour l’administration d’une grande société mais il fallait que la langue de l’action devint celle de la spéculation il fallait assouplir, populariser cette langue roide et savante, lui donner les qualités qui lui manquaient pour satisfaire la raison par toute la régularité et l’exactitude de la terminologie grecque, et pour saisir l’imagination par toute la splendeur du symbolisme oriental.

Le christianisme y réussit par un ouvrage qui, au premier abord, semblait bien humble, mais qui, pomme tout ce qui est humble, recélait une des plus hardies et une des plus grandes pensées qui aient jamais été conçues ce fut la Vulgate, la traduction de la Bible. Un homme se rencontra, parfaitement versé dans les lettres latines, pénétré de toutes les connaissances et de presque toutes les passions de la société romaine ; après avoir, pendant quelques -temps, recueilli les lumières et contempté, quoique d’un peu loin, les plaisirs de cette société dégénérée, cet homme effrayé se réfugia au. désert, alla chercher asile à Bethléem, dans les solitudes que commençaient à peupler les premiers moines, et là Jérôme s’efforçait de repousser les souvenirs qu’il avait apportés de Rome et les images de ces voluptés dont la pensée le troublait jusqu’aux lieux de ses méditations et de ses jeûnes. Les livres-de Cicéron, de Platon ne sortaient pas de ses mains ; mais il y avait encore la trop de retentissement, trop d’échos de ce monde ancien qu’il voulait oublier. Pour se dompter lui-même et vaincre sa chair, dit-il, il entreprit d’étudier l’hébreu ; il se mit sous la. conduite et, pour ainsi dire, au service d’un moine juif converti, interprète avare, qui, la nuit, dans une carrière, de peur que les autres Juifs n’en fussent informés, lui enseignait les secrets de la langue sacrée. « Et moi, dit-il, tout nourri encore de la fleur de l’éloquence de Cicéron, de la douceur de Pline et de celle de Fronton, des charmes de Virgile ; je commençais à bégayer des paroles stridentes et. essoufflées,. stridentia anhelantiaque verba  ; je m’attachais à cette langue difficile comme un esclave s’attache à la meule ; je m’enfonçais dans les ténèbres de cet idiome barbare comme un mineur dans un souterrain où, a peine, après beaucoup de temps, il aperçoit quelque lumière, et, dans ces profondeurs, dans ces obscurités, je commençais à trouver des jouissances inconnues plus tard, de la semence amère de mon étude, je recueillis des fruits d’ une douceur infinie. » C’est là le langage de saint Jérôme, vous le reconnaissez à la sauvage énergie de son éloquence. Ces fruits qu’il voulait recueillir, ces fruits d’une étude amère, c’étaient les livres saints qu’il se proposait de traduire de l’hébreu pour rectifier ce qui pouvait se trouver d’inexact dans les traductions faites d’après les Septante, et aussi pour ôter aux Juifs tout subterfuge, leur retrancher toutes les objections qu’ils tiraient de la différence supposée entre l’original hébreu et la version grecque. Voilà le motif pour lequel saint Jérôme entreprenait la traduction de la Bible, et il ne fallait rien moins qu’une pensée de foi, que la forte conviction d’un devoir, pour lui faire braver les difficultés, de ce travail et l’opposition même de ces chrétiens qui s’inquiétaient de voir une traduction nouvelle, qui avaient déjà leurs traductions plus anciennes et qui étaient bien aises de les garder car,’dit saint Jérôme, il se rencontre des gens qui tiennent à avoir de beaux manuscrits sans chercher s’ils sont corrects. Le génie et l’enthousiasme de saint Jérôme ne furent pas de trop pour affronter tous les écueils et tous les dégoûts de ce long travail. Il y fut soutenu par l’amitié et la docilité de sainte Paule, d’Eustochie et d’autres dames romaines qui partageaient ses travaux. Ainsi aidé et soutenu il avance dans cette œuvre difficile avec un système de traduction qu’il fixe lui-même, et qui consiste à.pratiquer sans cesse deux règles : la règle la plus commune est de conserver, autant qu’il se peut, sans blesser le sens, l’élégance et l’euphonie de la langue dans laquelle on traduit; ainsi, dit-il, Cicéron a traduit Platon, Xénophon et Démosthènes; ainsi les comiques grecs ont passé sur la scène latine avec Plaute, Térence et Cécilius; c’est ainsi encore qu’il se propose de transporter les beautés de la langue hébraïque dans les textes latins sans en altérer la pureté grammaticale. Mais la seconde règle, a laquelle il sacrifie la première, c’est que, lorsqu’il s’agit, de conserver le sens, de traduire un passage obscur, rien ne doit coûter, et qu’il faut violenter la langue qui traduit plutôt que de dissimuler l’énergie de la langue traduite à tout prix, il est nécessaire de rendre le texte divin. Voilà ce que saint Jérôme veut, se propose et poursuit avec un incroyable courage. Il n’ignore pas la barbarie qui en rejaillira sur son style, et il conjure Paulin de ne pas se laisser repousser par la langue simple et rude des Écritures-. Ailleurs il demande que le lecteur n’exige pas de lui une élégance qu’il a perdue au contact des Hébreux. Ainsi se produit là Vulgate, cette traduction de l’Ancien Testament en langue latine, un des plus prodigieux ouvrages de l’esprit humain et qu’on n’a pas assez étudiée sous ce point de vue. Par elle entre dans la civilisation romaine tout le flot, pour ainsi dire, du génie oriental, non pas tant par le petit nombre de mots hébreux intraduisibles que saint Jérôme a conservés et dont il est inutile de tenir compte. Ce n’est pas parce que la langue latine a adopté l’Alleluia et l’Amen qu’elle a multiplié ses richesses, mais c’est par les constructions hardies qu’elle s’est appropriées, par ces alliances de mots inattendues, par cette prodigieuse abondance d’images, par le symbolisme des Écritures où les événements mêmes et les personnages sont les figures d’autres événements et d’autres personnages, où Noé, Abraham, Job valent surtout comme types, comme représentations anticipées du christianisme, où les noces sacrées de Salomon représentent les noces futures du Messie et de l’Église, où, en un mot, toute image du passé se rapporte à -l’avenir. De là ce qu’on n’a pas encore assez remarqué dans les profondeurs du génie hébraïque, ce qui arrivait, ainsi dans les richesses nouvelles de la langue chrétienne je veux dire ce parallélisme qui est le génie même des Hébreux. Les Grecs composent presque toujours sur le nombre trois ainsi, l’ode grecque est composée d’une strophe, d’une antistrophe et d’une épode ; il y a dans la grammaire grecque trois temps, le présent, le passé et le futur. Mais il n’en est pas ainsi dans le génie des Hébreux là, au contraire, les versets d’un psaume se divisent toujours en deux parties à peu près égales qui.se balancent et répondent l’une a l’autre. Vous ne trouvez dans cette langue que deux temps, par un caractère qui lui est d’ailleurs commun avec les autres langues sémitiques. L’hébreu n’a pas de présent. Et avec raison car qu’est-ce que le présent ?, c’est un point d’intersection invisible entre le passé et l’avenir ; il n’y a pas de temps présent qui ne soit divisible en deux portions, l’une passée, l’autre future il n’y a donc pas de présent. Aussi la langue hébraïque ne connaît que le passé et le futur, de même que le peuple hébreu n’a pas de destinée présente et ne connaît que sa destinée passée, qui s’appelle la tradition, et sa destinée à venir, qui s’appelle les prophéties. De là dans cette langue ; dans cette poésie, .ce caractère tout nouveau qui fait que, sans cesse, sont en présence ces deux temps, la tradition accomplie et la prophétie qui doit s’accomplir, se répondant et s’appelant l’une l’autre, et, au milieu de ces deux temps qui se changent, se prennent l’un pour l’autre, le sentiment du présent s’efface. Souvent les prophètes se serviront du passé pour exprimer les choses futures, et Isaïe racontera la passion du Christ comme un événement accompli au contraire, Moïse rapportant l’alliance conclue entre le peuple d’Israël et son Dieu, place toutes ces choses dans l’avenir. Tel est le caractère de cette langue et telle a été sa destinée avec elle le temps s’efface ; il ne reste plus qu’une chose, un grand sentiment qui est le fond de la pensée orientale, et qui entre avec elle dans la langue latine pour la marquer d’un cachet dont toute la littérature du moyen âge se ressentira ce qui entre dans cette langue, à cette heure où nous nous en occupons, ce qui y pénètre et y demeure, c’est le sentiment de l’éternité.

J’arrive au second point. Une partie seulement de l’Ancien Testament était écrite en hébreu et avait été traduite mais une autre partie et tout le Nouveau Testament, les épîtres des apôtres contenant le résumé le plus profond de la théologie chrétienne, les livres des premiers Pères, tout cela était en grec, et avait dû être traduit de très-bonne heure en langue latine pour les besoins religieux ; mais tout aussi repassa sous la main de saint Jérôme, lorsque le pape Damase exigea de lui la révision complète des Écritures de la nouvelle alliance comme de l’ancienne. En conséquence, les richesses théologiques du christianisme grec passèrent a leur tour dans la langue latine, et là aussi je tiens peu de compte des mots nouveaux que l’on fut contraint d’emprunter aux Grecs, comme par exemple, tous les mots relatifs à la liturgie, à la hiérarchie episcopus, prebyter, diaconus, le nom de Christ, le Paraclet et, les noms de baptême, d’anathème et. tant d’autres. Mais ce ne sont pas la des conquêtes qui comptent pour une langue, c’est comme la pierre que l’avalanche ramasse dans sa chute et qui ne fait pas corps avec elle.

Ce que la langue latine apprit à l’école du christianisme grec, ce ne furent pas non plus ces artifices oratoires, ces jeux de nombre et de rhythme auxquels Cicëron s’étaitarrêtë ; mais elle appris à suppléer à son insuffisance philosophique, à cette insuffisance dont Cicéron lui-même se plaignait lorsque, dans ses efforts pour traduire les écrits de Platon et doter sa langue de ce que la Grèce avait pensé, par moments, il s’avouait désespéré et vaincu. Le christianisme n’accepta pas ce désespoir et cette.défaite, et quand la langue latine eut une fois osé traduire les épîtres de saint Paul, c’est-à-dire ce qu’il y avait de plus hardi et de plus difficile dans la métaphysique chrétienne, il n’était rien désormais qu’elle ne put tenter. D’abord le christianisme fit ces mots nécessaires à toute théologie chrétienne : spiritualis, carnalis, sensualis, pour désigner ce qui rapport à l’âme, à la chair ou aux sens ; ensuite ces verbes qui expriment~aussi des idées que les anciens ne connaissaient pas, le verbe salvare, car Cicéron dit lui-.même quelque part qu’il n’existe pas de mot pour rendre le mot σωτήρ , pour exprimer l’idée du Sauveur, et il fallait une innovation chrétienne pour dire salvator, justificare, mortificare, jejuniare voilà beaucoup de verbes qu’il fallait produire. Ce n’était pas assez : il fallait descendre plus profondément que les anciens ne l’avaient fait dans les délicatesses du cœur humain. Sénèque, sans doute, avait poussé bien loin le scrupule de l’analyse, mais le christianisme allait plus avant et découvrait, dans les derniers replis du cœur, des vertus dont les anciens n’avaient pas cru l’homme capable. Les anciens Romains n’avaient jamais dit et les chrétiens les premiers disent compassio il est vrai qu’ils ne font pas toujours des mots latins, qu’ils se bornent quelquefois, à transcrire le mot grec ; c’est ainsi qu’ils dirent eleemosyna, l’aumône. Il fallait pousser avec vigueur ce travail qui créait ainsi à la langue des ressources qu’auparavant elle n’avait pas connues, et n’être plus retenu par la crainte de former des expressions nouvelles. La langue latine avait toujours gardé le caractère concret : la langue latine n’aimait pas les expressions abstraites elle n’avait pas le don de les tirer de son propre fonds. Ainsi, pour dire reconnaissance, les anciens latins disaient gratus animus; pour dire ingratitude, ingratus animus ; le christianisme fut plus hardi, et il dit en un mot, ingratitudo. De là la facilité de construire beaucoup de termes analogues, de multiplier tes idées abstraites, de propager, d’étendre dans la langue latine le dictionnaire des pensées abstraites ; ainsi on fit sensualitas, et même gratiositas, dubietas. Toutes ces expressions n’étaient pas superflues et propres seulement à encombrer de vaines richesses une tangue qui déjà se suffisait à elle-même; elles rendent ce qui, auparavant, se rendait par une périphrase, c’est-à-dire ce qui souvent ne se rendait pas car on n’énonce volontiers que ce qui s’exprime par un mot seul. Par là, les raisonnements suivis, les discussions les plus subtiles pouvaient se soutenir en langue latine ; la langue chrétienne, pour suivre les disputes épineuses des Ariens, avait été obligée de se mouler sur la souplesse, sur la délicatesse de la langue grecque et d’acquérir la même promptitude à servir d’intelligence en lui donnant le mot demandé, un mot exprès pour une pensée définie. Le latin était donc arrivé à cette richesse du grec de pouvoir plus que jamais créer des mots selon le besoin.

Mais le christianisme ne pouvait parvenir —à ce renouvellement de la langue latine qu’à. la condition de faire subir bien des violences à cette belle langue de Cicéron et de Quintilien, pour lui faire accepter ces expressions inouïes que je viens de rappeler, pourquoi fut possible de dire, dans cet idiome autrefois exquis, sensualitas, impassibilitas, et tous ces autres mots nécessaires cependant aux disputes des conciles. La Bible avait été le principe et le grand instrument de la réforme du latin, en introduisant, d’une part, les richesses poétiques de l’hébreu, et, d’autre part, les richesses philosophiques du grec. Mais la Bible elle-même et le christianisme, en ceci, furent servis par deux auxiliaires : d’un côté, par les Africains, de l’autre, par le peuple, c’est-à-dire, déjà à l’époque où nous nous trouvons, par un peuple à moitié barbare.

Je signale à votre attention ce fait, trop peu étudié, de l’intervention, de l’invasion des Africains dans les lettres latines et surtout dans les lettres chrétiennes au temps qui nous occupe. On a remarqué plus d’une fois que les lettres latines font en quelque sorte le tour de la Méditerranée : écloses dans ce berceau que formaient la grande Grèce et l’Étrurie, elles en sortirent pour passer les Alpes et trouver dans la Gaule des écrivains comme Cornélius Gallus, Trogue Pompée et leurs contemporains ; ensuite en Espagne, où se rencontrèrent des poëtes et des historiens d’un goût moins pur ; et enfin, un peu plus tard, en Afrique, où naquit la dernière, mais non la moins laborieuse génération qui apporta dans les lettres toute la fougue de son climat. Ce furent, au temps de Néron, Cornutus, disciple de Sénèque ; puis Fronton, maître de Marc-Aurèle, le poëte Némésianus, Apulée, et bien d’autres, pour finir par Martius Capella, dont je vous ai fait connaître la savante allégorie des Noces de la Philologie et de Mercure. Le génie des Africains est surtout connu par Apulée, qui, dans son roman de l’Ane d’or, fait bien voir son goût des métaphores obscures, des expressions surannées, des hyperboles téméraires. Apulée charge la prose de tous les ornements de la poésie, il fait de la prose un langage poétique, foulant aux pieds toutes les règles du goût latin. Il semble, en vérité, que ces écrivains africains aient à venger l’injure d’Annibal sur la langue de ses vainqueurs. Mais on ne peut méconnaître, au milieu de ce désordre, je ne sais quoi de fougueux qui se sent de l’ardeur du soleil et des sables du désert. C’est ce qu’on reconnaît davantage quand l’école africaine devient chrétienne ; quand elle produit les plus illustres Pères de l’Église latine et les premiers : Tertullien, que saint Cyprien appelait le Maître, lorsqu’il disait à son secrétaire en parlant de ses ouvrages : « Donnez-moi le Maître ; » puis saint Cyprien lui-même, Arnobe, et par-dessus tous saint Augustin.

Vous le voyez, la littérature chrétienne, dès les premiers siècles, est tout africaine d’origine, et par conséquent elle en a le caractère. Tertullien, le chef de cette école, a aussi tous les torts du génie africain : il n’a pas de calme, et c’est déjà un grand tort en présence de cette antiquité dont le calme est, en général, le plus grand caractère dans les ouvrages d’esprit. L’impétuosité de sa pensée se jette non pas sur l’expression la plus juste, mais sur la plus forte et la plus dure. S’il a une vérité à présenter, n’attendez pas qu’il la présente par le côté qui attire, mais par le côté qui blesse. Il est téméraire, provocateur, il met au défi les intelligences qui le suivent ; mais ses ténèbres sont pleines d’éclairs, mais, chez lui, la pompe des paroles ne sert point à voiler l’indigence des pensées ; il brise les moules antiques, mais parce que la lave qui déborde ne s’y contient plus ; ses expressions si énergiques, qui semblent des défis, bien souvent forcent enfin l’aveu de votre raison qui se reconnaît vaincue ; et cet homme, qui dit tout d’une manière si barbare, arrive enfin a ce qui est le triomphe de l’éloquence humaine : à dire ce qu’il veut dire ; il le dit mal peut-être, mais tout entier, sans ménagements, de la manière la plus forte et la plus durable. C’est ainsi qu’il a fait un jour, pour le besoin d’exprimer l’ensemble de la civilisation romaine, ce mot monstrueux, mais éloquent : romanitas. C’est ainsi qu’ayant à définir l’Église il a dit dans une langue qu’aucun Romain assurément n’eût voulu reconnaître pour la sienne : « Corpus sumus de conscientia religionis et disciplinae divinitate et spei foedere. L’Église est un grand corps qui résulte de la conscience d’une même religion, de la divinité d’une même discipline et des liens d’une même espérance. » C’est lui aussi qui, voulant poursuivre jusque dans ses derniers détails la décomposition de l’organisation humaine, a trouvé ces fortes expressions « Cadit in originem terram, et cadaveris nomen, ex isto jam nomine peritura in nullum inde jam nomen et omnis vocabuli mortem ». Et il a légué à Bossuet cette phrase immortelle « Ce je ne sais quoi « qui n’a de nom dans aucune langue. » Ainsi les Africains sont des barbares, mais des barbares éloquents : ils portent la hache sur cet édifice savant de la langue latine telle que l’avaient faite les anciens, les élèves des Grecs ; mais on comprend que de ces débris on pourra reconstruire quelque chose de plus grand.

Toutefois ce n’étaient pas les Africains seuls qui aidaient au christianisme dans ce grand travail de destruction et de reconstruction ; ils étaient seulement la tête de cette colonne barbare que formait, à vrai dire, le peuple romain, ce peuple recruté de toutes les barbaries.

Dès les temps les plus anciens, en effet, bien avant qu’il fût question de Goths et de Vandales, l’invasion s’accomplissait à Rome et s’y faisait tous les jours. Lorsqu’au cinquième siècle de Rome, par exemple ; l’esclave Hordeonius et un grand nombre des siens se trouvèrent maîtres du Capitole, c’était Rome qui était au pouvoir des barbares. Rome était peuplée d’esclaves, d’affranchis, de mercenaires, d’étrangers qui disposaient de sa langue ; et Scipion lui-même, que Cicéron plaçait à l’âge d’or de la langue latine, Scipion disait au peuple du haut de la tribune, avec toute la présomption d’un héros qui ne craignait rien : « Je vous reconnais tous pour les Numides, les Espagnols et autres barbares que j’ai amenés ici les mains liées derrière le dos ; vous êtes libres d’avant-hier et vous votez aujourd’hui » Voilà comment ce peuple, qu’on appelait le peuple romain, n’était autre chose que la grande et croissante recrue de la barbarie. C’était aussi la recrue du christianisme car cette religion, qui n’avait pas de dédains pour les petits, pour les-ignorants, qui avait fait les premiers pas au-devant d’eux, leur ouvrait les portes à deux battants, n’avait pas peur de leur grossièreté et permettait que les catacombes fussent couvertes d’inscriptions grossières semées de barbarismes et de solécismes «  Quam stabiles tivi haec vita est. Refrigero deus animo hominis. Irene da Calda . »

Vous le voyez, la langue des inscriptions des catacombes, c’est la langue de ce peuple dont je vous parlais déjà comme ne s’inquiétant ni des règles euphoniques ni des règles logiques, et ayant une prononciation très-différente de celle de la société choisie et élégante qui parlait la langue de Cicéron et d’Horace. Il défigurait même le latin si populaire des psaumes, et saint Augustin nous apprend que dans les églises d’Afrique le clergé n’ avait jamais pu obtenir qu’on chantât : Super ipsum efflorebit sanctificatio mea. On chantait floriet. toute la docilité chrétienne n’avait pu déraciner ce solécisme. De même saint Augustin dit encore que pour être entendu du peuple, il ne faut pas dire Non est absconditum a te os meum mais ossum meum, et il aime mieux lui-même parler ainsi ; « car, dit-il, il ne s’agit pas tant d’être latin que d’être compris. » Saint Jérôme, tout amoureux qu’il est encore de la belle langue des poëtes et de ses souvenirs classiques de Cicéron et de Plaute, accorde que les Écritures doivent être d’une simplicité qui les mette à la portée d’une assemblée d’Ignorants. Cependant c’est surtout dans la poésie que l’intervention du peuple devient sensible, nouvelle et féconde avec le christianisme. A côté de cette poésie savante dont un petit nombre seulement pouvait goûter les jouissances, pendant que les oreilles exercées des courtisans d’Auguste savouraient toute l’harmonie des dactyles et des spondées tombés des lèvres de Virgile, le peuple romain, trop grossier pour ces plaisirs d’esprit, avait assurément d’autres jouissances poétiques : il avait ses poésies populaires, ses atellanes que nous connaissons peu, ses vieux vers saturnins que nous ne connaissons pas davantage. Nous ne savons, des goûts poétiques des anciens Romains, qu’une seule chose, laquelle nous intéresse infiniment, c’est que dans les vers ils goûtaient beaucoup la rime.

On en trouve des traces dans Ennius, dans les poésies de Cicéron, et même dans les vers de Virgile, l’hémistiche rime avec la fin du vers. Cette rime se retrouve surtout, avec une affectation et une recherche très-volontaire, dans les pentamètres d’Ovide, qui va au-devant des désinences consonnantes, se plaît à les rapprocher, et y trouve évidemment sa satisfaction et l’espoir certain d’enlever un applaudissement. Ce goût de la rime, qu’on ne peut pas s’empêcher de reconnaître jusque dans la poésie savante du siècle d’Auguste, paraît sortir des instincts poétiques du peuple, de ce peuple qui, avec sa langue grossière, devait avoir aussi sa poésie rude et ignorante. En effet, parmi les plus anciens monuments de la chanson populaire latine, il s’en trouvé plusieurs dont les vers riment entre eux. Vous connaissez ce chant des soldats romains

Mille, mille Sarmatas occidimus. ;
Mille, mille Persas quaerimus.

Le christianisme, si condescendant pour les goûts populaires, n’avait, assurément aucune raison de contrarier celui-là et aussi, dans les plus anciens essais poétiques qui soient tombés d’une main chrétienne, on est surpris de trouver déjà la rime développée a un point qui nous transporte dans les habitudes des temps modernes. Je signale, pour la première fois, un poëme très-peu connu, qui n’a encore été cité par personne, et qui me paraît cependant décisif en cette matière : c’ést un poëme sous le nom de saint Cyprien, qui ne paraît pas être de_ lui, mais qui est certainement de son temps, du temps des persécutions. Le sujet est la résurrection des morts, et les quatorze premiers vers forment une grande tirade monorime dont vous allez juger l’harmonie par le peu que j’en lirai :

Qui mihi rucicolas optavi carmine Musas,
Et vernis roseas titulari floribus auras,
Aestivasque graves maturavi messis aristas,
Succidi tumidas autumni votibus uvas, etc.

Après quatorze vers qui riment en as, cinq riment en o et six en is ; et, d’un bout à l’autre, le poète chrétien qui cherche à graver ses vers dans le souvenir de ses auditeurs, n’a pas trouvé de moyen plus sûr que la rime pour s’emparer de leur mémoire et séduire leur imagination.

Un peu plus tard, le chrétien Commodianus, encore aux temps des persécutions, compose quatre-vingts chapitres Adversus gentium deos, qui ont la prétention d’être des vers. Ils ne valent point ceux que je viens de vous lire. Ils n’ont de l’ancien vers héroïque que le nombre des syllabes, qu’il faut faire longues ou brèves arbitrairement pour obtenir des dactyles et des spondées ; les vingt-six derniers vers forment une longue tirade monorime :

Incolae cœlorum futuri cum Deo Christo
Tenente principium, vidente cuncta de cœlo,
Simplicitas, bonitas, habitet in corpore vestro.

C’est détestable, mais curieux voilà la rime qui

se prononce, qui prend le dessus ; après avoir été accessoire dans les poëmes du siècle d’Auguste, elle devient la seule difficulté des poëmes nouveaux, où l’imitation des vers héroïques n’est plus, en quelque sorte, qu’une tradition défigurée. Saint Augustin met de côté toutes les prétentions de rappeler les procédés de l’art ancien écartant tous les souvenirs de la métrique latine, dont il avait cependant autrefois composé un traité en cinq livres ; pour les besoins de son troupeau, pour graver dans les esprits les principes de la controverse contre le donatisme qui avait si longtemps déchiré l’Eglise d’Afrique, il compose un psaume Contra donatistas , et ce psaume ne compte pas moins de deux cent quatre-vingt-quatre vers, divisés en vingt couplets de douze versets, chacun accompagné d’un refrain, sans compter l’épilogue. Ces vers sont tous également composés de seize à dix-sept syllabes partagées au milieu par une césure et se terminant tous par la même rime :

Omnes qui gaudetis de pace, modo verum judicate,

Abundantia peccatorum solet fratres conturbare
Propter hoc Dominus noster voluit nos praemonere,

Comparans regnum cœlorum reticulo misso in mare.

Vous voyez qu’ici tous les artifices de la poésie ancienne ont disparu ; tout ce qui ressemblait à la quantité, aux dactyles, aux spondées, s’est effacée : il ne reste plus que les deux éléments de toute poésie populaire moderne, à savoir le nombre des syllabes et la rime.

Ce qui me frappe bien davantage encore, c’est que cette forme, qui consiste à suivre la même rime pendant vingt, trente, quarante vers, jusqu’à ce qu’elle soit épuisée, est précisément la première sous laquelle se produiront nos anciens poëmes chevaleresques dans le moyen âge, nos poëmes carlovingiens et nos plus vieux romans la même assonance y revient pendant une page entière jusqu’à à ce qu’elle ait lassé la patience du jongleur et de l’auditoire. Ainsi il fallait que.l’esprit humain trouvât un charme singulier dans cet artifice nouveau, qui succédait à tous ceux de la poésie ancienne à y regarder de près, il se peut que l’attrait de la rime consiste précisément dans cette attente qu’elle excite et qu’elle satisfait, dans cette expérience qu’elle fait naître et dans ce souvenir qu’elle rappelle, dans ce retour d’une même consonnance agréable, dans ce retour d’un même plaisir, lorsque tous les plaisirs passent et reviennent si peu. Voilà peut-être le principe psychologique de ce ressort nouveau, de cet art nouveau, qui s’introduit avec l’élément populaire dans la langue latine, et qui deviendra le principe de toutes les versifications modernes.

Voilà ce que fit le christianisme avec la Bible pour instrument, les Africains et les barbares pour serviteurs ; et, de plus, le peuple, c’est-à-dire la recrue de la barbarie. Il ne fallait pas moins que ce grand remaniement de la langue latine pour y réunir tous les éléments de la civilisation ancienne et pour en faire la langue du moyen âge. D’abord le moyen âge devait être une époque de contemplation : rappelez-vous ces innombrables ascètes, ces moines, cette vie cénobitique qui déborde alors partout. Il fallait bien qu’elle trouvât son expression dans une langue qui se fût colorée aux feux qui éclairaient tes anachorètes d’Orient. Il fallait que le moyen âge trouvât dans l’idiome qu’il parlerait l’expression de ce symbolisme qui était aussi un de ses besoins. Aucune époque n’a plus cherché à représenter les idées par des figures, à découvrir dans chaque être le signe d’une pensée divine. Ainsi partout, dans sa poésie, dans son architecture, dans les œuvres du pinceau comme dans celles du ciseau, le moyen âge conservera le caractère allégorique le chant des psaumes pouvait seul prêter aux cathédrales gothiques une voix digne d’elles. Le latin était la langue nécessaire de la liturgie, qui est l’âme poétique du moyen âge. En second lieu, le moyen âge a le génie de la spéculation, une activité d’esprit qui ne se lasse pas de distinguer, d’analyser. Il produira ces légions de logiciens, de controversistes, dont l’infatigable subtilité ne se lassera pas d’analyser les choses de l’esprit. Il fallait aussi, pour rendre ces pensées, une langue assouplie, à l’exemple de la logique et de la métaphysique grecque le latin du moyen âge devint la langue de la scolastique.

En troisième lieu, le moyen âge a le génie de l’action, et l’idée du droit le presse ; la plupart des grandes guerres du moyen âge commencent par de grands procès. On y plaide pour le sacerdoce et contre le sacerdoce ; on y plaide pour l’empire et contre l’empire, pour le divorce et contre le divorce. Il y avait, je le répète, un litige au fond de toutes les querelles armées du moyen âge cette époque est une époque souverainement juridique elle produit tout le droit canon ; il fallait donc qu’elle eût aussi une langue faite pour rendre toutes les subtilités, pour satisfaire à tous les besoins des jurisconsultes : le latin du moyen âge fut la langue des affaires. Mais surtout le moyen âge était l’enfance commune des nations chrétiennes il fallait donc que cette enfance commune eût la même langue pour servir à la même éducation de plus, il fallait que cette langue fût simple, naïve, familière, capable de se prêter à la pauvreté d’esprit de ces Saxons, de ces Goths, de ces Francs, qui formaient la grande multitude de la nation chrétienne. Voilà pourquoi le christianisme avait, avec raison, préféré l’idiome du peuple à l’idiome des savants, et d’avance préparé ainsi un langage accessible à ces fils de barbares qui allaient bientôt remplir les bancs de toutes les écoles. Ainsi toutes les langues modernes devaient, l’une après l’autre, naître de l’influence et de la fécondité de l’ancien latin non-seulement celles qu’on appelle néo-latines, l’italien, le provençal, l’espagnol, devaient trouver leur origine dans la langue, des Romains mais même les langues germaniques ne s’étaient pas affranchies de cette espèce de tutelle que le latin avait exercée sur elles. longtemps elles en ont ressenti l’heureuse influence, et la langue anglaise, par exemple, où cette influence s’est mieux conservée que dans les autres langues du Nord, est aussi celle qui a acquis le plus de clarté, de force et de popularité. Le latin, qui a ainsi façonné les langues modernes, n’est pas le latin de Cicéron, ni même le latin de Virgile, si étudié qu’il ait été au moyen âge, c’est le latin de l’Église et de la Bible, le latin religieux et populaire dont je vous ai fait l’histoire. C’est la Bible, ce premier livre que les langues naissantes s’efforcent de traduire, le premier dont nous avons des essais de traduction dans la langue française du douzième siècle, dans la langue teutonique des huitième et neuvième siècles, c’est la Bible qui, avec ses admirables récits, avec cette simplicité de la Genèse, avec ses peintures de l’enfance du genre humain, s’est-trouvée parler le langage qu’il fallait à ces peuples enfants aussi, qui arrivaient pour faire leur avènement à la civilisation et à la vie de l’esprit. Nos pères avaient coutume de couvrir d’or et de pierres précieuses le volume des Écritures saintes. Ils faisaient plus lorsqu’un concile se rassemblait, le livre des saintes Écritures était placé sur l’autel, au milieu de l’assemblée sur laquelle il planait, et dont il devait, en quelque sorte, conquérir les esprits. Si les pompes religieuses s’écoulaient au dehors, Alcuin nous apprend que dans les rangs de la procession on portait en triomphe la Bible dans une châsse d’or. Nos ancêtres avaient raison de porter la Bible en triomphe et de la couvrir d’or ce premier des livres anciens est aussi le premier des livres modernes il est pour ainsi dire l’auteur de ces livres mêmes, car de ses pages devaient sortir toutes les langues, toute l’éloquence, toute la poésie et toute la civilisation des temps nouveaux.


L’ÉLOQUENCE CHRÉTIENNE


(SEIZIÈME LEÇON)




Messieurs,


La langue latine périssait ; elle périssait par la dissolution qui atteint tôt ou tard les idiomes savants, qui en relâche les liens et finit par les décomposer en dialectes populaires. Et cependant c’était cette langue mourante qui devait être et rester celle du christianisme en Occident. Nous avons vu par quelle merveilleuse transformation le latin devint capable de ses nouvelles destinées ; comment la Bible, entrée de vive force dans le vieil idiome de Cicéron, l’élargit, et y fit pénétrer à la fois la hardiesse du symbolisme oriental et la richesse de la métaphysique grecque ; comment ce grand ouvrage fut secondé par la barbarie elle-même, par ces écrivains africains qui brisaient sans ménagements les formes antiques, par cette multitude d’étrangers de toute race qui violaient les lois de la langue aussi peu scrupuleusement que les frontières de l’empire, et qui, en défigurant cette langue, en la faisant grossière comme eux, la rendaient accessible à cette multitude de Goths, de Francs, de Saxons appelés à la parler un jour. Ainsi se formait le latin de l’Église, idiome étrange, à la fois ancien et nouveau, souvent sublime dans sa rudesse, qui eut aussi sa grâce, ses ornements et ses grands écrivains, assez riche pour tous les besoins de la liturgie, de la scolastique, du droit canonique et féodal, assez familier pour servir aux affaires, à l’enseignement, à l’éducation des barbares, et assez fécond pour produire toute la famille moderne des langues néo-latines.

Ainsi la langue de la civilisation chrétienne était trouvée : il reste à voir comment en sortiront ces choses qui font la substance de toute littérature, l’éloquence, l’histoire et la poésie.

Aujourd’hui nous traiterons de l’éloquence. L’antiquité avait aimé jusqu’à l’excès le plaisir de la parole : je dis le plaisir, car la parole n’avait pas seulement à satisfaire la pensée, il fallait surtout qu’elle charmât les sens. Pour les Grecs et pour les Romains eux-mêmes, l’éloquence était un spectacle et la tribune une scène. De même que le théâtre grec était une sorte de temple où l’acteur, avec la majesté du costume qui le rehaussait, représentait les héros et les anciens dieux, et devait garder une sorte de dignité sculpturale, de même à la tribune, l’orateur grec ou romain, avec la pureté de son costume, de son attitude et l’ornement de toute sa personne, devait avoir la correction d’une statue.de Praxitèle ou de Phidias. Sa voix s’élevait, soutenue, gardée, pour ainsi dire, par le joueur de flûte qui ne l’abandonnait pas, et l’oreille exigeante de la foule ne lui permettait ni de s’élever, ni de descendre au delà d’un certain nombre de tons requis pour satisfaire les exigences musicales de ces organisations délicates et sensuelles. Voilà pourquoi, quand, l’antiquité distingue cinq parties principales de la rhétorique, à savoir l’invention, la disposition, l’élocution, l’action et la mémoire, Démosthènes, ce grand maitre, déclarait que l’action les enveloppait toutes, et que le peuple était vaincu aussitôt qu’il était conquis par la vue et par l’oreille, c’est-à-dire par les sens ; et il devait en être ainsi et pour ces Grecs si sensuels, et pour ces Romains, le peuple au fond le plus matérialiste qui fut jamais. Mais le temps arriva où l’intérêt politique, qui soutenait ces grands spectacles, vint à manquer, et, de même que la scène grecque devint stérile, ne produisit plus de grands tragiques dès que les inspirations du patriotisme vaincu se retirèrent, de même aussi l’éloquence tarit dès que ces grands sujets qu’avaient donnés les siècles de liberté eurent disparu. Au temps où nous sommes, il ne reste plus à l’éloquence que trois emplois le barreau d’abord qui, sous Valentinien, a du moins reconquis la publicité de la parole. C’est là un des bienfaits des empereurs chrétiens, et dans le forum des grandes villes, à Milan, à Rome, à Carthage, subsistent encore un certain nombre d’orateurs renommés pour leur habileté à plaider une cause. Mais la fortune n’est pas là, car Martianus Capella, si vanté de ses contemporains, si remarquable par l’étendue de son érudition et la souplesse de son langage, avoue que jamais le barreau de Carthage ne l’avait enrichi, et qu’il mourait de faim au milieu des applaudissements dont on l’entourait au tribunal du proconsul.

Le deuxième emploi de l’éloquence, c’est le panégyrique panégyrique des empereurs, panégyrique des ministres et des favoris des empereurs, et encore des favoris des ministres. L’éloquence, avilie en se mettant ainsi aux pieds de toutes les grandeurs dégénérées et méprisables de ce temps, y devait perdre tout ce qui fait l’inspiration saine, c’est-à-dire la noblesse du cœur. En effet, qu’attendre de ces gens qui, pour louer Maximin, ce collègue de Dioclétien, ne trouvent moyen de le comparer qu’à Hercule car le comparer à Alexandre, ils n’y songèrent pas, c’est trop peu de chose ; ou bien ils auront tellement abaissé en misérables flatteries les ressources de leur esprit que, si la Providence envoie un grand homme, leur imagination ne leur suggérera plus rien pour le louer, et Pacatus, célébrant Théodose, ne trouvera rien à dire sinon que l’Espagne, en produisant ce prince, a effacé Délos, berceau d’Apollon, et l’île de Crète, patrie de Jupiter.

Ainsi c’est ailleurs qu’il faut chercher les derniers débris, les derniers restes de la parole antique, et peut-être les trouverons-nous dans un second genre moins connu, et cependant encore plus usité chez les anciens : je veux parler de ces déclamations, de ces discours prononcés par des rhéteurs ambulants, qui-allaient de ville en ville avec des morceaux soigneusement préparés pour y servir soit d’exorde, soit de péroraison, et qui, aux sollicitations de la ville, consentaient à improviser, précautions prises, et enlevaient les applaudissements de l’auditoire. Cet usage était bien ancien et montre jusqu’à quel point la Grèce était amoureuse de ces plaisirs de l’oreille auxquels la poésie toute seule ne suffisait pas. C’est ainsi qu’à Athènes on voit paraître, de bonne heure, Hippias, Gorgias, qui font métier d’enseigner, comment on prouve le juste et l’injuste, qui font étalage, pour achalander leur école, de leur art à soutenir une thèse ou à pousser jusqu’au bout une déclamation.

Lorsquela liberté a disparu et, avec elle, les causes sérieuses de l’éloquence, celle-là du moins subsiste encore. On voit, par exemple, le rhéteur Dion Chrysostome, poursuivi par la haine de l’empereur Domitien, obligé de s’exiler plus loin qu’Ovide, de se réfugier à Olbia, ville à moitié grecque, à moitié scythe, des bords de la mer Noire.Dès qu’il arrive, il est entouré par une foule d’hommes parlant un langage à peine grec, habitant des ruines, sans cesse menacés par les invasions des Scythes, obligés de veiller nuit et jour sur les murailles ; cependant, voyant un rhéteur au milieu d’eux, ils se pressent autour de lui, le conduisent au temple de Jupiter, s’assemblent en foule. sur les degrés et conjurent Dion de leur adresser la parole, si bien qu’il est obligé de leur faire un discours, de traiter devant eux un lieu commun où il entremêle l’éloge de leur ville[205]. Cette passion, si grande en Orient, n’était pas moindre en Occident. En Afrique, au second et peut-être au troisième siècle, nous en avons un grand exemple dans Apulée,qui voyage dans toutes les villes de la Numidie et de la Mauritanie, portant avec lui ce qu’il a appelé des Florida, des discours fleuris prêts à être prononcés dans les grandes circonstances. C’est ainsi qu’arrivant à Carthage, au milieu d’une nombreuse assemblée qui s’est, formée pour l’entendre, il prend la parole et se félicite d’abord de la foule immense dont il est environne, il ne veut pas qu’on le confonde avec ces misérables rhéteurs ambulants qui cachent la main d’un mendiant sous le manteau d’un philosophe. Il se compare au rhéteur Hippias ; mais s’il ne sait pas comme lui faire de ses propres mains ses vêtements, son anneau et son pot à l’huile, « en revanche, dit-il, je fais profession de savoir tirer d’une même plume des poëmes de toute espèce, ceux dont on marque la cadence sur la lyre, ceux qu’on récite chaussé du socque ou du cothurne ; des satires, des énigmes, des histoires de tout genre, des discours que loueront les hommes éloquents, des dialogues approuvés des philosophes, et tout cela à volonté, en grec ou en latin, avec la même application, avec le même style[206]  »

Voilà jusqu’où avait été poussée l’effronterie et je dirai, en même temps, l’avilissement de l’éloquence. ; et cet homme, qui commence à s’apercevoir qu’il s’est trop loué, s’excuse en disant qu’il s’est loué ainsi pour fixer l’attention du proconsul par l’éloge duquel il termine, se rendant deux fois odieux a force de vanité et à force de bassesse. Vous voyez que l’éloquence est perdue : peu importe que dans les écoles on donne encore des leçons de rhétorique, que l’on répète toujours les mêmes exercices, que les jeunes gens soient formés éternellement à composer des harangues, à renouveler les plaintes de Thétis sur la mort d’Achille ou celles de Didon sur le départ d’Énée. Ces exercices continueront pendant tous les temps barbares on les trouve dans les écrits d’Ennodius, qui en a composé plusieurs plus tard dans Alcuin, qui les recommande et y forme ses disciples. Mais il est évident que la vie n’est plus là. Le christianisme cependant ne pouvait pas laisser périr la parole, lui qui l’honora plus qu’aucune autre doctrine ne l’avait jamais fait, car le christianisme représentait la parole, c’est-à-dire le Verbe, comme la créatrice du monde c’était elle qui avait formé l’univers, qui l’avait sauvé, qui devait le juger un jour. C’était bien cette même parole divine qui devait se conserver, se perpétuer dans l’Église chrétienne par la prédication ; en telle sorte qu’aucune forme de respect n’était trop grande pour entourer la parole sainte. Les anciens avaient donné à la parole humaine le plus magnifique piédestal : ils lui avaient élevé la tribune, au milieu de l’Agora ou du Forum, d’où elle dominait ces villes intelligentes et passionnées dont la conquête était le prix de la parole victorieuse. Il était difficile de faire à quelque chose d’humain plus d’honneur ; le christianisme cependant fit plus : il la plaça non sur la tribune, mais dans le temple, à côte de l'autel. Il lui éleva une chaire, un second autel, pour ainsi dire, auprès du sanctuaire. On vit alors ce que le paganisme n’avait jamais vu, on vit la parole en prose, simple, et sans ornement, dans le temple, au milieu des mystères. Il est vrai que par là même le caractère de la parole changeait elle cessait d’être un spectacle pour devenir un enseignement ; son but n’était plus de flatte r les sens, mais d’éclairer les esprits et d’ébranler les cœurs. Voilà pourquoi, dans l’éloquence chrétienne, l’action disparaîtra presque entièrement ; et comment attendrait-on l’action de ces évêques qui, assis et presque immobiles sur leur trône pontifical, au fond de l’abside, s’adressent à une multitude composée de pauvres, d’esclaves, de femmes,de gens ne connaissant guère les délicatesses antiques de la déclamation grecque ou romaine[207] ? Eri second lieu, l’élocution même perdra beaucoup de son importance, la disposition sera négligée, et toute l’application de l’art chrétien se réfugiera, dans l’invention, dans la conception plus profonde, plus entière du sujet. Vous le voyez, l’art diminue, mais l’inspiration augmente, et, ce que je constate, c’est qu’au cinquième siècle l’inspiration s’était retirée de la rhétorique, n’y laissant qu’un fantôme d’art ; ici l’art est absent mais l’inspiration est revenue, bientôt l’art la suivra ; là où elle est présente, elle l’attire, tôt ou tard, comme le soleil, en se levant, appelle toutes les voix harmonieuses de la création pour le saluer.

Dès les commencements de l’éloquence chrétienne, j’y vois une séparation profonde d’avec les théories et l’art de l’antiquité, et j’y trouve encore ce je ne sais quoi d’original qui ébranle les hommes et qui est véritablement le secret de l’éloquence. Voyez saint Paul arrivant au milieu de cette multitude de Grecs si raffinés comme il foule aux pieds les misérables ressources de la parole humaine comme il fait peu de cas des sublimités du langage : Il fait profession de ne savoir qu’une seule chose : le Christ et le Christ crucifié. Je ne tarde pas à m’apercevoir, comme saint Jérôme, que cet homme, qui me paraissait sans culture, a en lui-même des ressources que ses auditeurs de l’Aréopage ne connaissaient plus’, et que ses paroles inattendues ; brusques, non préparées, frapperont comme des coups de foudre. A mesure que la société chrétienne grandit, la prédication s’étend elle finit par-avoir besoin de se régler. Il faut qu’un ministère si continuel et si considérable trouve ses lois, et quand saint Ambroise écrit son livre de Officiis ministrorum, imité à quelques égards du livre de 0fficiis de Cicéron lorsqu’il trace les devoirs du prêtre, il n’oublie pas le ministère de la parole. On a compté avec erreur saint Ambroise parmi ceux des Pères qui s’étaient montrés étrangers à part et ennemis des lettres : au contraire, il est encore tout nourri des chefs-d’œuvre de l’antiquité, et il en a si bien gardé-le parfum, qu’il s’attache à trouver les règles de l’art, même dans l’Écriture sainte. Dans les lettres qu’il écrit à un nommé Juste, il s’applique à montrer comment partout dans l’Écriture, il trouve les trois choses que les rhéteurs regardaient comme nécessaires pour faire un discours complet une cause, une matière et une conclusion. Ainsi saint Ambroise est tout pénétré des règles antiques, des grâces mêmes de l’antiquité, et il en paraîtra quelque chose dans les préceptes qu’il tracera à l’orateur chrétien. En voici le résumé « Que le dis «  cours soit correct, simple, clair, lucide, plein de dignité et de gravité ; qu’il n’y ait point d’élégance affectée, mais qu’il s’y mêle quelque grâce. Que dirai-je de la voix ? Il suffit, selon moi, qu’elle soit pure et nette ; car c’est de la nature et de nos efforts qu’il dépend de la rendre harmonieuse. Que la prononciation soit distincte et mâle, qu’elle s’éloigne du ton rude et grossier des campagnes sans prendre le rhythme emphatique de la scène, mais qu’elle conserve l’accent de la piété[208]. »


Ainsi, vous le voyez, il ne faut pas s’y méprendre, saint Ambroise est encore de cette école qui prenait soin non-seulement de la pensée, de la parole, mais du geste même de l’orateur et des plis de son vêtement.

Cependant le véritable fondateur de la rhétorique chrétienne, celui à,qui cette fonction appartenait, précisément à cause de sa profession d’ancien rhéteur, c’est saint Augustin, surtoutdans le quatrième livre d’un de ses traités fort considérables de Doctrina christiana et de Catechizandis rudibus. Après avoir consacré les trois premiers livres à montrer comment et dans quel esprit on doit étudier les Écritures, saint Augustin emploie le dernier à faire voir comment on doit communiquer aux autres la science dont a,su faire la conquête, et là, dans cette théorie de la prédication chrétienne, il est conduit à rassembler tous les préceptes d’une rhétorique nouvelle. « Et d’abord il déclare qu’il connaît la rhétorique des écoles, qu’il ne se propose ici ni d’en donner les préceptes, ni de les discréditer car, la rhétorique apprenant à persuader le vrai et le faux, qui osera dire que la ~vérité doit demeurer sans armes contre le mensonge[209]  ? » Mais il se montre novateur lorsqu’il ajoute ce que les anciens n’avaient pas osé dire, que l’éloquence se rencontre aussi sans la rhétorique, que l’on peut y arriver en écoutant, en lisant les auteurs éloquents, en s’exerçantsoi-mémeà à dicter et écrire. À ces conditions, on peut se passer de la subtilité de l’école, et, par cette voie, un homme peut rencontrer ce don ineffable de persuader et de bien dire.

Après avoir fait ce juste partage de l’éloquence et de la rhétorique, saint Augustin reprend, sans nous en avertir, les préceptes des anciens et en fait, pour ainsi dire, le triage, laissant de côté tout ce qui est devenu superflu pour la simplicité des temps nouveaux. Ainsi la part principale est faite à l’invention, comme il convenait aux temps chrétiens qui assurent à la pensée l’empire qu’elle doit avoir sur la forme. L’invention est donc le point principal, et, se fondant sur le beau traité de Cicéron, de Inventione, saint Augustin rappelle que la sagesse est le fonds même de toute éloquence, qu’elle est bien au-dessus car la sagesse, sans l’éloquence, a fondé les cités, et l’éloquence, sans la sagesse, les a plus d’une fois mises en ruines. Appliquant ces préceptes, il vaut mieux, dit-il, que les prédicateurs parlent éloquemment, mais-il suffit qu’ils parlent sagement. Ces préceptes étaient d’une admirable fécondité et d’un admirable à-propos car si le christianisme, aussi sévère que l’antiquité eu matière d’art, eût voulu donner la parole seulement à des hommes éloquents, alors à combien peu eût-il été permis de la répandre, et à combien peu de la recevoir. ! Et ainsi l’enseignement chrétien, au lieu d’être la lumière et la consolation de tous, serait resté le plaisir et le privilége d’un petit nombre. C’était donc une grande et féconde parole que celle qui-devait donner la liberté de la chaire, non plus seulement à celui qui serait exercé pendant de longues années aux luttes oratoires, comme Démosthènes et Cicéron, mais au plus humble prêtre, quand il aurait la foi qui inspire, et le bon sens qui ne permet pas de se fourvoyer. Saint Augustin conserve, avec Cicéron, la distinction des trois parties de l’invention oratoire : car, dit-il, il est d’une vérité éternelle que l’orateur doit convaincre, plaire et toucher. Et je ne m’étonne pas que saint Augustin veuille conserver à l’orateur chrétien cette mission de convaincre, ni qu’il l’exhorte à ébranler la volonté rebelle et à la toucher ; surtout je ne suis pas surpris qu’il lui permette de plaire, car je sais la pénétration de saint Augustin, ce grand connaisseur du cœur humain, et-je n’ignore pas que le secret de plaire est aussi celui de gagner les âmes. Cependant, la encore, il s’attache à l’essentiel, il déclare que, pourvu que la clef ouvre, il permet qu’elle ne soit pas d’or, qu’elle soit de plomb ou de bois: mais il faut qu’elle ouvre les barrières, qu’elle les ouvre à toutes les lumières de la vérité et à toutes les violences de la grâce divine. Quant à l’élocution, il conserve aussi, comme fondée sur la nature, la distinction des trois styles : le simple, le tempéré et le sublime. Le sujet de l’orateur chrétien est toujours sublime, mais il n’en est pas de même de son style. Le style simple, dit saint Augustin, est celui que l’auditeur supporte plus longtemps ; et ; plus d’une fois dans sa longue carrière, il a observé que l’admiration d’une belle parole arrache quelquefois moins d’applaudissements à l’auditoire que le plaisir d’avoir conçu, facilement et sans nuage, une vérité difficile mise à sa portée par une parole simple. Voilà tout ce que recommande saint Augustin pour l’élocution. En ce qui concerne le nombre oratoire, il déclare que, pour lui, il cherche à le conserver dans ses discours, sans affectation, mais qu’au fond il y tient peu et se réjouit de.ne pas le rencontrer dans les livres saints, qu’il éprouve quelque plaisir dans les beautés naïves, incultes, toutes spirituelles de l’Écriture, affranchie en quelque sorte de ces usages de la sensualité ancienne. Il y a quelques périls dans les dédains de saint Augustin pour les délicatesses du style ; il y a ici quelques traces de la décadence et du mauvais goût de son siècle. Cependant, s’il est insuffisant en ce qui concerne l’élocution, s’il n’a fait que répéter les règles de la rhétorique cicéronienne en ce qui regardait l’invention, il va se relever singulièrement lorsqu’il entrera jusque dans les dernières profondeurs de la philosophie de la parole, et qu’il donnera le véritable mystère de la nouvelle éloquence qu’il veut fonder. C’est ce qu’il fait dans un autre ouvrage, dont l’occasion même est digne d’intérêt, et qui peint bien l’âme de saint Augustin. Un diacre, nommé Deo Gratias, chargé de l’instruction des catéchumènes, lui avait écrit une lettre pour lui peindre ses dégoûts, ses peines, ses découragements dans une fonction si difficile. Saint Augustin cherche à relever son courage en lui faisant, avec une admirable analyse, la peinture de toutes les tristesses, de tous les découragements qui peuvent saisir un homme chargé de porter la parole devant ses frères, et cependant en lui montrant par quels moyens victorieux on peut dompter ses ennuis, ses découragements et triompher, tôt ou tard, de toutes les résistances de soi-même et d’autrui. Les deux secrets de toute cette éloquence dont saint Augustin va chercher le fond dans l’étude de l’esprit’humain, sont l’amour des hommes, qu’il faut instruire, et l’amour de la vérité, qui- n’est autre que Dieu même. Je dis d’abord l’amour des hommes, et saint Augustin trouve, en effet, une ressource d’éloquence que les anciens n’avaient pas connue dans la charité, dans ce besoin que nous avons de communiquer à autrui les vérités dont nous sommes pénétrés, dans cette ardeur qui fait que nous ne pouvons nous empêcher d’ouvrir la main, quand elle est pleine de ce que nous regardons comme vrai, comme beau, comme bon. « Car, dit-il, de même qu’un père se plaît a se faire petit avec son enfant, à bégayer avec lui les premiers mots, non qu’il y ait rien de bien attrayant à murmurer ainsi des mots confus, et cependant c’est là le bonheur rêve par tous les jeunes pères ; de même pour nous, pères des âmes, ce doit être un bonheur de nous faire petits avec les petits, de murmurer avec eux les premières paroles de la vérité, et d’imiter l’oiseau de l’Évangile qui réunit ses petits sous ses ailes, et n’est heureux qu’autant qu’il est réchauffé de leur chaleur et qu’il les réchauffe de la sienne. » C’est qu’en effet, personne mieux que saint Augustin n’a connu cette mystérieuse sympathie de l’orateur et de l’auditeur, par laquelle l’un éclaire, soutient, conduit l’autre, tandis que tous deux travaillent à la même heure, par le même effort, au dégagement et à l’éclat de la même vérité.

Si l’amour des hommes est un des principes de l’éloquence nouvelle, il y a un amour plus sacré encore, c’est l’amour de la vérité, l’amour de cet idéal souverain dont l’orateur doit être rempli, dont il n’atteint jamais toute la-perfection et toute la splendeur, qu’il perd par moments, mais dont a vue, de temps a autre, le soutient, le réveille, et lui rend toute son ardeur. Voilà ce que saint Augustin avait connu mieux peut-être qu’aucun des hommes éloquents de l’antiquité, et ce qu’il exprime dans une page qu’il faut vous lire tout entière :

« Pour moi, presque toujours mon discours me déplaît, car je suis avide d’un mieux, que souvent je possède au dedans de moi, avant que j’aie commencé à l’exprimer par le bruit de la parole ; et quand tous mes efforts sont restés au-dessous de ce que j’ai conçu, je m’afflige de sentir que ma langue n’a pas pu suffire à mon cœur. L’idée illumine mon esprit avec la rapidité de l’éclair mais le langage ne lui ressemble point : il est lent, tardif ; et, tandis qu’il se déroule, déjà l’idée est rentrée dans son mystère. Cependant comme elle a laissé des vestiges admirablement imprimés dans la mémoire, ces vestiges durent assez pour se prêter à la lenteur des syllabes, et c’est sur eux que nous formons ces paroles qu’on appelle langue latine, grecque, hébraïque ou tout autre ; car les vestiges mêmes de l’Idée ne sont ni latins, ni grecs, ni hébreux, ni d’aucune nation ; mais comme les traits se marquent dans le visage, ainsi l’Idée dans l’esprit. De là il est facile de conjecturer quelle est la distance des bruits échappés de notre bouche à cette première vue de la pensée. Cependant, passionnés pour le bien de l’auditeur, nous voudrions parler comme nous concevons... et parce que nous n’y réussissons pas nous nous tourmentons et comme si nos peines étaient inutiles, nous séchons d’ennui, et l’ennui fait languir le discours et le rend plus impuissant qu’au moment même où, du sentiment de son impuissance, l’ennui nous est venu[210]. »

C’est admirable ! il n’est pas besoin de vous le dire l’éloquence est retrouvée, quand on en a retrouvé non-seulement toutes les inspirations, mais surtout tous les découragements, toute la mélancolie et tous les désespoirs. Voilà comment la doctrine théorique de l’éloquence nouvelle avait été reconstruite par les grands orateurs chrétiens. Il resterait maintenant à la voir à l’œuvre et à se demander comment ces ressources nouvelles se produisirent dans leurs discours. Je ne m’engagerai pas témérairement ni volontiers dans un sujet que M. Villemain a traité avec une supériorité si grande, qu’il n’est permis à personne d’y toucher après lui mon sujet, d’ailleurs, ne le comporte pas et me ramène seulement à tracer les principaux traits des changements qui devaient s’accomplir, peu à peu, sous l’empire de ces règles, et conduire l’éloquence de la forme qu’elle avait eue chez les anciens à celle qu’elle devait prendre au moyen âge.

L’éloquence chrétienne semble naître en Grèce du défi que Julien avait adressé au christianisme lorsque, dans un jour de mépris et de colère, il engageait les Galiléens à aller dans leurs églises étudier Luc et Matthieu. C’est alors que saint Grégoire de Nazianze lui répondait « Je vous abandonne tout le reste, richesse, naissance, gloire, autorité et tous les biens d’ici-bas, dont le souvenir passe comme un songe ; mais je mets la main sur l’éloquence, et je ne regrette pas les travaux, les voyages sur terre et sur mer que j’ai entrepris pour la conquérir[211]. »

Ainsi ils étaient bien loin de vouloir abandonner leur part de la puissance de la parole, et alors, en effet, commence cette grande école où florissaient, à côté de Grégoire de Nysse, saint Basile, saint Chrysostome, dont la conversion faisait le regret éternel du rhéteur Libanius, lorsqu’il s’affligeait tous les jours qu’on lui eût enlevé Chrysostome auquel il se proposait de léguer son école. À mon sens, Chrysostome n’a pas beaucoup perdu.

Les Latins n’ont pas, comme les Grecs, cet art de la disposition, cet éclat et ces grâces de l’élocution, ces comparaisons toujours anciennes et toujours neuves tirées de la mer, du port, du théâtre et de la palestre. Ils n’ont pas non plus la même pureté dans le choix des expressions. La barbarie se fait sentir par la subtilité et une certaine grossièreté, la recherche, les raffinements qu’entraîne le mauvais goût. C’est que les Pères latins ne parlent pas à une population aussi polie, ils s’adréssent à une multitude bien autrement mêlée. A Antioche, à Césarée, à Constantinople, les Pères grecs ont encore devant eux les restes choisis de la société ancienne mais à Hippone, le peuple qui se presse autour de la chaire de son évêque n’est composé que de pécheurs et de paysans ; à Milan même et à Rome, au milieu de toute cette multitude, je reconnais un nombre incalculable d’affranchis et de mercenaires dont le son de voix guttural rappelle les forêts d’où ils sont sortis. Pour faire la conquête de ces populations si mêlées, si peu sensibles aux charmes extérieurs de.la parole, il faut d’autres moyens il faut être avec elles familier, sensé, pathétique. Ces trois conditions sont, en général, le caractère dominant de l’éloquence des Pères latins.

Cependant chez saint Ambroise on trouve mieux ; on trouve plus fidèlement conservés les restes et comme un dernier parfum de l’art ancien. Dé même que, dans sa doctrine, il faisait une part plus large aux grâces de la forme et même du costume, de même aussi, dans son langage, il a je ne sais quel miel attique. On racontait que, saint Ambroise encore au berceau, dormant un jour dans la cour du prétoire à Trêves, un essaim d’abeilles vint se poser sur ses lèvres, comme autrefois sur les lèvres de Platon. Ce récit s’accrédita avec le grand renom d’éloquence de saint Ambroise. ; cette éloquence suffisait à maintenir à la fois dans la persévérance et le devoir, dans la fermeté et dans la soumission, le peuple de Milan pendant plusieurs jours, tandis que les soldats de l’impératrice Justine assiégeaient la basilique pour la livrer aux ariens. Cette éloquence entraînait à ce point que les mères cachaient leurs filles quand saint Ambroise glorifiait la virginité. C’était cette même éloquence qui devait arrêter Théodose coupable à la porte du sanctuaire et qui suspendit à la douceur de sa parole Augustin, encore à moitié manichéen, encore indécis, mais déjà plus qu’à demi gagné par le charme d’un orateur qui disait si bien[212].

Voilà le caractère de l’éloquence d’Ambroise, mais j’ai hâte d’arriver à saint Augustin, qui occupe une place bien plus grande dans la postérité. Saint Augustin a moins d’ornements, il est moins antique, il a eu moins de commerce avec la Grèce ; il n’avait pas, comme saint Ambroise, tradùit du grec un grand nombre d’écrits des Pères. Il nous a laissé jusqu’à trois cent quatre-vingt-dix-huit sermons, sans compter plusieurs traités prêchés avant d’être écrits. Si vous les parcourez, vous y trouverez précisément les caractères que je marquais, les caractères que saint Augustin recommandait lui-même dans ses préceptes et qui doivent donner une forme nouvelle à la prédication je veux dire ce familier abandon et ce style simple, celui dont on se lasse le moins.

En effet, le discours de l’évêque d’Hippone est un entretien avec son peuple, qui l’interrompt souvent et auquel il répond : Souvent aussi l’évêque rend compte de ses affaires les plus intérieures et les plus domestiques par exemple, il y a deux sermons où saint Augustin décrit à ses auditeurs la vie qu’il mène en commun avec ses clercs, comment ils sont réunis pour imiter la communauté primitive de Jérusalem, aucun d’entre eux ne possédant rien en propre, et il vient de lui-même au-devant des objections. On se plaignait, à Hip’pone, que l’église était pauvre parce que son évêque ne voulait recevoir ni donations, ni legs, et que personne ne voulait plus donner. Augustin répond qu’en effet il refusé des héritages ou des legs de plusieurs pères qui avaient déshérité leurs fils pour enrichir l’Église : « Car de quel front, moi qui, si tous deux étaient vivants, devrais m’employer à leur réconciliation, recevrais-je cet héritage témoin d’une colère incapable de pardonner ; mais qu’un père qui a neuf enfants compte le Christ pour un dixième, j’accepterai alors. Quand un père déshéritera son fils pour enrichir l’Église, qu’il aille chercher un qu’Augustin pour recevoir le legs, ou plutôt, Dieu veuille qu’il ne trouve personne[213]. » C’est ainsi qu’il communique à son peuple les affaires intérieures et jusqu’aux comptes de sa maison. Cependant cela ne l’empêche pas d’expliquer les parties les plus ardues des Écritures, d’initier ses auditeurs à tous les mystères de l’explication allégorique, de leur faire voir l’historique des personnages et des événements, le sens figuré sous le sens propre, et de réfuter les manichéens qui opposeraient l’Ancien Testament au Nouveau. Il faut aussi lutter contre l’arianisme ; et devant ce peuple grossier, il aborde toutes les difficultés, toutes les objections, il pénètre dans tous les nuages, s’efforce de les dissiper, et, par un art admirable, il parvient à faire passer dans ses discours, si simples et si rustiques, les plus grandes considérations, les vues les plus vastes répandues dans les écrits théologiqùes qu’il avait composés pour tout le peuple chrétien. Il réussit à faire comprendre à ses humbles auditeurs comment la Trinité a son image dans la triple unité de la mémoire, de l’intelligence et de la volonté. C’est là une idée longuement développée dans les écrits philosophiques de saint Augustin il la reprend devant ses pêcheurs, ses paysans, il fait de la psychologie avec eux, il entre dans tous les détails de la pensée humaine, il leur demande : « Avez-vous une mémoire  ? mais, si vous n’aviez pas une mémoire, comment retiendriez-vous les paroles que je vous adresse ? Avez-vous une intelligence ? mais si vous n’aviez pas d’intelligence, comment comprendriez-vous ce que je vous dis ? Avez-vous une volonté ? Si vous n’aviez pas de volonté, comment me répondriez-vous ? –Et après les avoir ainsi amenés à dégager eux-mêmes de ce chaos de leur intelligence grossière les trois facultés constitutives de l’âme, il leur en montre à la fois l’unité et la variété. Peu à peu cette foule le comprend, le suit, le devance ; il aperçoit qu’il est entendu, il est ravi, et il s’écrie : « Je le dis sincèrement à votre charité : je craignais de réjouir la subtilité des habiles et de décourager les esprits lents ; maintenant je vois que par votre application à écouter, par votre promptitude à comprendre, non-seulement vous avez saisi la parole, mais que vous l’avez devancée. Je rends grâces à Dieu[214]». C’était, en effet, un prodige que d’arriver à élever à ce degré de métaphysique, à cette puissance intellectuelle des âmes si grossières et si mal préparées, et quand Platon écrivait sur sa porte « Nul n’entre ici s’il n’est géomètre,» il était glorieux d’écrire au contraire sur sa porte, comme le Christ : Venite ad me, omnes. Vous tous qui travaillez, qui bêchez la terre, qui pêchez dans la mer, qui portez des fardeaux, qui construisez lentement, difficilement, des barques sur lesquelles vos frères iront braver les flots, vous tous, entrez ici je vous expliquerai non pas seulement le γνῶθι σεαυτόν de Socrate, mais les derniers, les plus profonds mystères, le mystère de la Trinité. Voilà le secret de cette éloquence simple. D’autres fois, il se plaît à orner davantage son discours, à donner plus de place à l’art ancien, toujours avec cette forme d’un entretien familier, à faire passer tour à tour ses auditeurs par les plus grands souvenirs de l’Écriture sainte, et aussi par les réminiscences littéraires qui pouvaient gagner les esprits du petit nombre de lettrés qui se trouvaient parmi eux.

Je vous citerai, comme exemple, un discours de saint Augustin, non pas plus éloquent, mais plus curieux peut-être que les autres. C’est une homélie sur la prière, au moment où il vient d’apprendre la prise de Rome par Alaric. Il importe de recueillir les échos que cette grande catastrophe réveilla par tout l’univers, à Hippone comme à Bethléem, alors qu’une foule de fugitifs cherchaient asile sur tous les rivages, ayant abandonné or, argent, trésors, pour avoir la vie sauve. Tant de désastres avaient agité les esprits, et, en Afrique même, les pêcheurs et les paysans, comme dans le sénat de Rome Symmaque et les siens, commençaient à dire que toutes choses périssaient dans les temps chrétiens, que le christianisme avait porté malheur à la grandeur romaine, et que les anciens dieux l’avaient bien mieux gardée. Saint Augustin, provoqué par ces plaintes, répondit avec un mélange d’ironie, d’enjouement et de gravité « Vous dites Voici que tout périt dans les temps chrétiens. Pourquoi murmurez-vous ? Dieu n’a point promis que ces choses terrestres ne périraient point; le Christ ne l’a point promis.Eternel, il a promis des choses éternelles. La cité qui nous a engendrés temporellement est elle encore debout ? rendons grâces à Dieu, et puisse-t-elle, régénérée par l’esprit, passer avec nous à l’éternité Mais si la cité qui nous donne la vie temporelle n’est plus, celle qui nous a engendrés spirituellement est debout Quelle cité ? ta cité sainte, — la cité fidèle, la cité voyageuse sur. la terre, mais qui a ses fondements dans le ciel. Chrétien, ne laisse pas périr l’espérance, ni se perdre la charité, ceins tes reins. « Pourquoi t’effrayer si les empires terrestres périssent ? La promesse t’a été faite d’en haut que tu ne périrais point avec eux car ces ruines ont été prédites. Et ceux qui ont promis l’éternité aux empires de la terre ont menti pour flatter les hommes. Un de leurs poëtes fait parler Jupiter, et lui fait dire des Romains

His ego nec metas rerum nec tempora pono,
Imperium sine fine dedi.

La vérité répond mal à ces promesses. Cet empire sans fin que tu leur donnes, ô Jupiter ! qui ne leur as jamais rien donné, est-il au ciel ou sur la terre ? sur la terre sans doute ; mais, fût-il au ciel, n’est-il pas écrit que le ciel et la terre passeront : Ce que Dieu a fait passera combien plus vite ce qu’a fondé Romulus ! Peut-être, si nous voulions quereller Virgile pour ces vers, il nous prendrait à part et nous dirait : J’en sais autant que vous ; mais que faire quand j’avais à charmer l’oreille des Romains ? Et cependant j’ai pris mes précautions en mettant ces paroles dans la bouche de leur Jupiter un Dieu faux ne pouvait être qu’un oracle menteur. Mais ailleurs, quand j’ai parlé en mon nom, j’ai dit :

Non res romanae perituraque regna.

Vous le voyez, j’ai dit que leur empire périrait. »

On voit bien que saint Augustin n’a cité Virgile que pour opposer le poëte au poëte lui-même et ébranler la trop grande autorité que lui prêtaient encore quelques lettrés.

Puis Augustin, sachant qu’un certain nombre de ses auditeurs se plaignaient de sa sévérité pour les calamités romaines, qu’autour de lui on murmurait quand il prenait la parole sur les événements de Rome, car il paraît qu’en Afrique il y avait deux partis un parti romain et un parti opposé au Romains, dont saint Augustin était considéré comme le chef, il va au-devant des objections : Je sais qu’on dit de moi : « Surtout qu’il ne parle pas de Rome Oh! s’il pouvait ne rien dire de Rome ! » Comme si je venais pour-insulter autrui et non pour fléchir Dieu et pour vous exhorter selon la mesure de mes forces. A Dieu ne plaise que j’insulte Rome ! N’y comptions-nous pas beaucoup de frères ? n’en avons-nous pas encore beaucoup ? Une grande partie de la cité de Dieu voyageuse en ce monde n’y a-t-elle point sa demeure!... Que dis-je donc quand je ne veux point me taire, si ce n’est qu’il est faux que notre Christ ait perdu Rome, et qu’elle fut mieux gardée par ses dieux de pierre ou de bois. Les voulez-vous plus précieux ? ses dieux d’airain ; ajoutez ses dieux d’argent et d’or. Voilà à qui des hommes savants avaient confié la garde de Rome. Comment donc garderaient-ils vos maisons, ces dieux qui n’ont pas pu garder leurs idoles ? Il y a longtemps qu’Alexandrie a perdu ses faux dieux ; il y a longtemps que Constantinople a perdu les siens, et, reconstruite par un empereur, chrétien, elle a grandi cependant, elle grandit encore, elle demeure, elle demeurera autant que Dieu l’a résolu ; car même à cette cité chrétienne nous ne promettons pas l’éternité[215]».

Ce dernier fragment a beaucoup de grandeur, cette opposition des nouvelles destinées de Constantinople à celles de la vieille Rome et, en même temps surtout, cette vue d’un empire grand, mais périssable, attaché à Constantinople même, tout cela montre l’étonnante justesse de coup d’œll que saint Augustin a portée dans l’histoire : il semble qu’il ait vu, à travers les temps, ces autres barbares et cet autre Àlaric, qui devaient annoncer un jour à Constantinople que l’heure était venue. On trouverait dans les sermons de saint Augustin des passages non moins éloquents, des morceaux entiers tout resplendissants de beautés analogues à celles qui sont si communes dans saint Jean Chrysostome et dans saint Basile, notamment un passage d’un admirable discours sur la Résurrection : «  Vous êtes triste d’avoir porté au sépulcre celui que vous aimiez, et parce que tout à coup vous n’entendez plus sa voix. Il vivait et il est mort il mangeait et il ne mange plus il ne se mêle plus aux joies et aux plaisirs des vivants. Pleurez vous donc la semence quand vous la confiez au sillon ? Si un homme était assez ignorant de toutes choses pour pleurer le grain qu’on apporte aux champs, qu’on met dans la terre et qu’on ensevelit sous la glèbe brisée ; et si cet homme disait en lui-même : « Comment donc a-t-on enterré ce blé moissonné avec tant de peine, battu, émondé, conservé dans le grenier : nous le voyions, et sa beauté faisait notre joie ! maintenant il a disparu de nos yeux ! S’il pleurait ainsi, ne lui dirait-on pas: « Ne t’afflige point ; ce grain enfoui n’est assurément plus dans le grenier, il n’est plus dans nos mains mais nous viendrons plus tard visiter ce champ, et tu te réjouiras de voir la richesse de la récolte, là où tu pleures l’aridité du sillon...» Les moissons se voient chaque année, celle du genre humain ne se fera qu’une fois à la un des siècles... En attendant, toute créature, si nous ne sommes pas sourds, nous parle de résurrection. Le sommeil et le réveil sont de tous les jours la lune disparaît, et se renouvelle tous les mois. Pourquoi viennent, pourquoi s’en vont les feuilles des arbres ? Voici l’hiver assurément ces arbres desséchés reverdiront au printemps. Sera-ce la première fois, ou l’avez-yous vu l’an passé ? Vous l’avez vu l’automne amena l’hiver, le printemps ramène l’été. L’année recommence dans un temps qui lui est marqué ; et les hommes faits à l’image de Dieu mourraient pour ne plus revivre ! »

J’ai hâte d’en finir, et, pour montrer comment Augustin savait s’élever à ce troisième degré de l’éloquence qu’il appelle le sublime, comment après avoir traversé le langage simple et familier, et cet autre, qui n’est dénué ni d’ornements ni d’érudition, il savait aussi arracher au fond des cœurs une victoire disputée.

J’aime mieux vous citer deux faits racontés par saint Augustin lui-même, par nécessité, et non pour vanter son éloquence..

De temps immémorial existait en Mauritanie, à Césarée, une coutume qu’on appelait la Caterva; c’était une petite guerre, mais sérieuse et meurtrière, qu’on se faisait chaque année chaque année, les habitants de la ville, divisés en deux bandes, les pères et les fils, les frères et les frères, armés les uns contre les autres, se faisaient, pendant cinq ou six jours, une guerre à mort des flots de sang coulaient dans la ville. Aucune prescription des êmpereurs n’avait pu déraciner ce détestable usage cela étonnera moins ceux qui sauront que l’Italie, au moyen âge, connut quelques coutumes semblables, et qu’il fallut des efforts persévérants pour les effacer. Saint Augustin tâcha d’abolir ce que les édits des empereurs avaient vainement voulu détruire : il parla, il ébranla, il fut couvert d’applaudissements ; mais il ne se crut pas vainqueur tant qu’il n’entendit que des acclamations : il parla encore; enfin il vit couler des larmes ; alors il sentit que la victoire était gagnée : « En effet, dit-il, il y a huit ans que j’ai parlé, et il y a huit ans que la coutume annuelle n’a pas reparu[216]. »


Une autre fois, il s’agissait, d’un usage moins dangereux, mais plus difficile à déraciner On avait institué à Hippone des banquets demi-païens qui se célébraient dans l’église et s’appelaient Laetitia. Les gens d’Hippone paraissaient bien disposés à ne pas renoncer à cette coutume le vieil évêque Valère avait appelé Augustin à venir partager avec lui le fardeau de l’épiscopat et le ministère de la parole. Il le chargea d’attaquer encore une fois cette coutume profane, contre laquelle tous ses efforts étaient demeurés impuissants. Ce fut pour Augustin l’occasion d’un nouveau triomphe. Aussitôt qu’on sut qu’il parlerait sur ce point, on s’entendit pour ne tenir aucun compte de son discours. Cependant, par curiosité, on alla l’entendre il parla trois fois, à trois jours différents, et, le jour où il resta maître du terrain, il avait pris en quelque sorte avec lui toutes ses armes, il avait fait apporter tous les livres de l’Écriture sainte, il avait fait lire l’Évangile du Sauveur chassant les marchands du temple, il avait lu l’Exode, où sont représentés les Juifs adorant les faux dieux, et prenant ensuite le livre des Épîtres de saint Paul, il avait lu les passages dans lesquels saint Paul flétrit l’ivresse et les banquets ; ayant enfin rendu tous ces livres à celui qui en était le gardien : « Je commençai, dit-il, à leur représenter le commun péril et d’eux qui nous étaient confiés, et de nous qui rendrions compte au prince des pasteurs ; et, par les injures du Christ, par sa couronne d’épines, par sa croix et par son sang, je les suppliai que, s’ils voulaient se perdre, ils eussent pitié de nous, et qu’ils songeassent a la charité du vieil et vénérable évêque Valère, qui, pour l’amour d’eux, m’avait imposé la formidable charge de leur annoncer la parole de vérité. « Et, tandis que je leur faisais ces reproches, il arriva que le maître des âmes me donna de l’inspiration selon le besoin et le péril. Mes larmes ne provoquèrent point les leurs ; mais, tandis que je parlais, prévenu par leurs pleurs, j’avoue que je ne pus me défendre de laisser éclater les miens, et, quand nous eûmes pleuré ensemble, je mis fin à mon discours avec un ferme espoir de leur conversion.[217] »

Voilà assurément de beaux exemples des victoires de la parole. Et ne vous arrêtez pas à ce qu’ils ont de petit et d’obscur par leur objet, car toutes les conquêtes spirituelles commencent ainsi par être humbles et obscures ; mais cette parole, qui avait vaincu les habitants de Césarée, en Mauritanie, et les gens d’Hippone, vous la verrez grandir et triompher sur d’autres champs de bataille.

Il nous resterait a étudier bien d’autres orateurs chrétiens de l’école de saint Ambroise et de saint Augustin. Ils sont nombreux au quatrième et au cinquième siècle : je citerai seulement, saint Léon, si magnifique lorsqu’il dévoile les destinées de Rome chrétienne et qu’il invite saint Pierre à venir prendre possession de cette capitale de tous les paganismes[218]; saint Zénon de Vérone, dont les discours sont fort instructifs et surtout très-curieux ils sont adressés aux catéchumènes au moment où ils vont recevoir le baptême ; je pourrais citer encore saint Pierre Chrysologue de Ravenne, Gaudence de Brescia, Maxime de Turin. Mais il faut convenir que les discours de saint Augustin restèrent, avec ceux de Grégoire le Grand, comme le modèle principal et favori de la prédication chrétienne au moyen âge. Nous en avons la preuve dans les discours de saint Césaire d’Arles, que longtemps on a confondus avec ceux de saint Augustin et qu’il faut encore rechercher aujourd’hui dans l’Appendice des œuvres de celui-ci, tant est grande la ressemblance de ces deux esprits ! tant le disciple a suivi le maître pas à pas ! A son tour, le recueil des discours de saint Césaire devint le manuel de tous ceux qui étaient incapables de prêcher par eux-mêmes. On en a formé des homéliaires ou livres d’homélies, manuels des missionnaires innombrables envoyés à toutes les extrémités du monde pour conquérir les barbares à la foi.

Les temps nouveaux sont en possession de l’ . éloquence qui leur convient : elle sera simple, comme il la faut à saint Eloi, à saint Gall, à saint Boniface, pour toucher les âmes de ces néophytes encore tout remplis des souvenirs de leur paganisme grossier et des divinités sanguinaires du Valhalla. Elle sera familière et rustique s’il le faut, comme il convient aux prédicateurs dés temps carlovingiens qui auront à instruire et à éclairer des porchers et des bouviers pour lesquels ils stipulent avec tant de soin le repos du dimanche, afin qu’il leur reste un jour au moins pour s’instruire et-arriver à la connaissance de leur religion. Il faudra aussi que cette parole reste assez élevée, assez puissante, pour conserver les hautes pensées de la métaphysique chrétienne, en rendre toute la délicatesse, tous les détails les plus difficiles à saisir et les faire pénétrer, les uns après les autres, dans des intelligences qui semblent les moins faites pour les entendre il faudra enfin qu’elle demeure assez forte et assez efficace pour que, a un moment donné, elle puisse ébranler les nations. Après avoir étudié les prodiges obscurs de la parole, nous ne serons plus étonnés de ce qu’elle a fait au huitième et au neuvième siècle ; il est plus difficile de créer des sociétés que de les conduire et de les armer ensuite. Quand je vois la prédication chrétienne assez forte pour arracher des populations entières au paganisme, pour les amener à des mœurs nouvelles, pour déraciner les plus opiniâtres passions, je ne suis pas étonné de la trouver, plus tard, assez puissante pour réconcilier les villes lombardes et Jean de Vicence dans les champs de Vérone, assez puissante pour précipiter, avec saint Bernard, toute l’assemblée de Vézelay à la croisade.

EXTRAIT DES NOTES DE LA LEÇON


I


C’est dans tous les Pères, mais peut-être dans saint Ambroise excellemment, qu’il faut voir le type de l’homélie. La parole même de Dieu donnant non-seulement le sujet, mais toute la trame de la prédication. Hexaemeron. Sermons sur l’oeuvre des six jours, prêchés matin et soir au peuple de Milan pendant la dernière semaine du carême. Un notarius les écrivait. Plus tard Ambroise les rédigea. Il y réunit ce que les anciens savaient de la nature : Pline, Virgile. Il anima le récit de la création, s’attacha à combattre les objections des païens et des hérétiques, et en relevant le sens symbolique à retrouver dans cette vie de la nature l’image et la règle de la vie humaine. Physique. -Métaphysique. –Morale.

Admirables tableaux de la mer : « Quelle verdure des prairies, quel charme des jardins peut égaler l’azur de l’Océan ? Les jardins brillent émaillés de lis, la mer est semée de voiles. Les lis ne portent qu’un parfum, tes navires portent le salut des hommes. Ajoutez les poissons bondissant, les dauphins se jouant et les flots retentissant d’un sombre murmure. » D’autres fois il se complaît aux plus humbles peintures : La cigogne nourrissant ses vieux parents, les abeilles combattant pour leur reine, le rossignol enchantant les nuits où il couve ses petits : « Je lui compare cette pauvre mais chaste femme qui se lève la nuit pour tourner la meule et moudre le pain de ses petits enfants, et qui essaye de charmer par ses chants l’ennui de sa pauvreté. Et quoiqu’elle ne puisse imiter la mélodie du rossignol, du moins elle en imite la tendresse. »

Sages instructions.- Premier jour. -Contre les philosophes qui font le monde et la matière éternels. -Le dogme de la création.- Quatrième jour. -Contre l’astrologie.- Le soleil n’est que le serviteur du Christ. -Si vous croyez à la fatalité de l’horoscope, pourquoi des lois, des châtiments; pourquoi le laboureur n’attend il pas que ses greniers se remplissent d’eux-mêmes ?

Applications morales. La rose était d’abord sans épine, elle s’en couvrit ensuite et devint le symbole de notre vie. Car l’élégance de notre vie est tout assiégée et toute pressée de sollicitudes, de façon que la tristesse soit unie au plaisir ; et si quelqu’un, par la justesse de sa raison, ou par le succès d’une heureuse carrière, a lieu de se féliciter lui-même, il faut qu’il se souvienne du péché qui dans, nos âmes couvertes comme des fleurs aux parfums du paradis terrestre a fait naître les ronces. « Ô homme ! vous avez beau briller de tout votre éclat : regardez au-dessous de vous, vous fleurissez sur des épines. »

La création de l’homme. Conclusion. « Remercions le Seigneur notre Dieu d’avoir fait cet ouvrage où il put se reposer. Il fit le ciel, je ne lis pas qu’il se reposa; il fit la terre, je ne lis pas qu’il se reposa; il fit le soleil et les étoiles, je ne lis pas encore qu’il se soit reposé. Mais je lis qu’il fit l’homme, et alors il se reposa, car il avait à qui pardonner. »

II
SERMON POUR LA FÊTE DES APÔTRES.

La solennité d’aujourd’hui sollicite la piété de toute la terre : mais une joie plus vive doit célébrer cette fête dans cette ville où s’accomplit leur glorieux martyre. C’est par eux, ô Rome ! que l’Évangile du Christ a lui pour toi, et que, maîtresse de l’erreur, tu es devenue disciple de la vérité. Par eux tu es née sous de meilleurs auspices qu’au jour où celui qui te donna son nom te souilla du sang de son frère. Ce sont eux qui t’ont conduite à ce degré de gloire où je te vois, peuple élu, famille sainte, cité sacerdotale et royale, devenue, par le siège de Pierre, la capitale du monde, régnant par la foi plus loin que par l’empire. Car, si tes victoires ont étendu ta puissance sur la terre et sur les mers, les labeurs guerriers t’ont soumis moins de provinces que la paix chrétienne.

Dieu bon, juste et tout-puissant, qui ne refusa jamais sa miséricorde au genre humain… a pris pitié de notre malice en nous envoyant son Verbe égal et coéternel à lui… et afin que l’effet de cette grâce inénarrable se communiquât par tout le monde, il y pourvut par une admirable providence en fondant l’empire romain, dont les frontières grandissantes reculèrent jusqu’à ce qu’elles touchassent à tous les peuples. Car il convenait souverainement à l’œuvre divine qui se préparait, que les royaumes divers se confondissent sous une même puissance, et que le gouvernement d’une cité reine, en maîtrisant tant de peuples, ouvrît parmi eux les voies à la prédication universelle. Rome, cependant, ignorant l’auteur de ses progrès, en même temps qu’elle régnait sur toutes les nations, s’était rendue l’esclave de toutes les erreurs, et croyait s’être fait une grande religion, parce qu’elle n’avait repoussé aucun mensonge… Quand les apôtres se partagent le monde, le bienheureux Pierre est destiné à la capitale de l’empire romain… Quelle nation n’avait pas alors ici quelques-uns des siens, quels peuples pouvaient ignorer ce que Rome enseignait ? C’était ici qu’il fallait fouler aux pieds les opinions des philosophes, ici qu’on devait confondre les vanités de la sagesse terrestre, humilier le culte des démons, détruire l’impiété des sacrifices ; c’était ici où la superstition semblait avoir pris soin de réunir tout ce que l’imposture avait conçu. Voilà donc cette ville où vous ne craignez pas de venir fixer votre demeure, bienheureux apôtre saint Pierre. Vous entrez dans cette forêt peuplée des bêtes rugissantes, vous vous avancez sur les profondeurs orageuses de cet océan, plus courageux qu’au jour où vous marchiez sur la mer ; et vous ne redoutez pas Rome maîtresse du genre humain, vous qui, dans la maison de Caïphe, aviez eu peur.de la servante du prêtre… Vous apportiez au Capitole le trophée de la croix et la gloire du martyre.


L’HISTOIRE


(DIX-SEPTIÈME LEÇON)




Messieurs,


Nous savons maintenant comment l’éloquence épuisée se retrempe aux sources chrétiennes. Après l’éloquence, l’histoire surtout avait occupé le génie des anciens. Chez ces peuples, mal persuadés de la vie future, qui cherchaient d’abord l’immortalité de la terre, il y avait deux puissances, les sculpteurs et les historiens ; les uns et les autres donnaient la gloire, dérobaient les héros à la fuite des temps, les faisaient rester debout pour l’éternité dans un marbre vivant ou dans une page ineffaçable. Mais précisément parce que l’histoire était un art chez les anciens, comme la sculpture, elle en avait le caractère ; elle cherchait la beauté plus que la vérité, elle aspirait plus à charmer les hommes qu’à les instruire, elle s’attachait à imiter la poésie ou l’éloquence. Hérodote, en décrivant la lutte de l’Asie et de la Grèce, se souvenait d’Homère et l’on a donné à ses livres les noms des neuf Muses : il les lisait aux jeux olympiques au milieu des acclamations de toute la Grèce. Thucydide assiste à ce spectacle, comprend l’impossibilité de lutter contre un tel rival s’il ne s’ouvre une autre voie, et quand il écrit ses livres de l’histoire du Péloponèse, il y insère trente-neuf harangues, toutes de sa composition, qui resteront l’admiration des contemporains et l’objet principal de l’étude et de l’imitation de Démosthènes. Chez les Latins, c’est le même entraînement Tite-Live, dans les premiers livres de son histoire, fait l’épopée de Rome et, dans les suivants, nous donne tous les grands spectacles de l’éloquence politique ; Salluste et Tacite prennent les mêmes libertés ; tous manient les événements et le passé avec cette indépendance de Phidias et de Praxitèle mettant le ciseau dans le marbre. Ainsi l’histoire, chez les anciens, est surtout poétique, oratoire ; plus tard, elle cherche à devenir savante, et vous rencontrez des hommes obscurs en comparaison, des hommes comme Denys d’Halicarnasse, Diodore de Sicile, qui s’efforceront de pénétrer dans les antiquités et de remonter aux causes cachées des événements négligées par leurs devanciers ; mais toujours un obstacle insurmontable arrêtera ces efforts. C’est que, pour les historiens anciens, emprisonnés dans l’esprit de nationalité, lors même qu’ils écrivent une histoire générale, comme Diodore de Sicile ou Trogue Pompée, tout aboutit à l’apothéose d’un seul peuple. Ils ne s’arrêtent jamais qu’aux causes secondes, politiques et militaires. Voilà pourquoi le plus pénétrant d’entre eux, Polybe, fera admirablement comprendre la supériorité des Romains dans la guerre ; mais sans aller au delà, mais sans soulever seulement un coin du voile qui laisserait apercevoir la marche générale de l’humanité. Ainsi chez les anciens l’histoire a deux défauts elle n’aime pas assez le vrai, et, égarée par l’égoïsme national, elle n’arrive pas à l’intelligence des destinées universelles.

D’ailleurs, à l’époque où nous sommes, au cinquième siècle, l’histoire, à vrai dire, n’est plus au biographe Suétone ont succédé, au milieu d’une décadence complète, scriptores rei Augustae, et les dernières pages historiques en langue latine se lisent à peine. L’histoire ne se montre vivante que sous la plume d’un soldat, Ammien Marcellin, qui sait peu, qui est païen et, par conséquent, qui ne peut plus suivre que d’un œil troublé le cours des événements, mais qui écrit en homme de cœur, et qui, appelé à lire son livre devant la noblesse romaine, la força d’applaudir à la flétrissante peinture de ses vices. C’est là le dernier écho des applaudissements d’Olympie, la dernière imitation de ce triomphe des historiens anciens à Hérodote, à Thucydide a succédé un soldat sans nom, sans génie, et qui n’a pour lui, dans ces temps mauvais, que l’honneur d’un peu de probité. Mais l’histoire devait renaître par le christianisme, renaître nécessairement, parce que le christianisme était une religion historique opposée à des religions fabuleuses, et il lui importait de rétablir, de reconstituer l’histoire pour trois motifs pour dissiper les fables dont les peuples entouraient leur berceau, et dont il était encore tout épris pour répondre au reproche de nouveauté qu’on adressait tous les jours aux chrétiens ; car, rattachant le Nouveau Testament à l’Ancien, il remontait ainsi par Moïse jusqu’aux origines du monde et enfin pour renouer les liens rompus de la société humaine et mettre en lumière les desseins providentiels de Dieu, qui aboutissaient, non plus à la supériorité nécessaire, impérissable, d’une seule nation, mais au salut et à la rédemption commune du genre humain. Ainsi, par opposition à l’histoire chez les anciens, qui péchait en s’attachant à la beauté de préférence, et en se fixant dans les étroites limites de la nationalité, l’histoire que le christianisme a voulue dut être d’abord vraie, et ensuite, autant que possible, universelle. Ce sont ces deux caractères que nous allons retrouver et poursuivre dans les différentes formes que va prendre l’histoire chez les écrivains chrétiens du cinquième siècle.

On s’est plu à jeter du doute sur l’antiquité chrétienne on l’a représentée sans livres, sans monuments, n’ayant ,que des traditions incertaines. Le christianisme est une religion de tradition, mais aussi une religion d’écriture. Les apôtres et leurs disciples écrivent. Il en est de même des évéques des trois premiers siècles : chaque église a ses archives qu’elle ne soustrait pas toujours aux persécuteurs. Actes des martyrs, canons des conciles, voilà les sources d’où sort l’histoire ecclésiastique à l’époque où nous nous plaçons.

À ce moment nous trouvons l’histoire, pour ainsi dire, décomposée, réduite à ses éléments mais, du sein,de cette décadence, sortira une recomposition ; les éléments sont séparés, mais ils attendent l’esprit qui doit les réchauffer et les réunir. Nous allons rencontrer, chez les écrivains distincts et très-différents, ces trois formes des études et des travaux historiques d’une part, les chroniques, qui rétablissent l’ordre des temps ; en second lieu, les Actes des saints, qui font vivre les plus belles figures des âges nouveaux ; en troisième lieu, les premiers essais d’une philosophie de l’histoire, qui déroule toute la suite du plan divin pour pénétrer plus profondément que la vie même, et arriver à l’idée qui préside à la succession des temps et des hommes, embrasse et soutient tout cet ensemble de choses passagères qui ne seraient pas dignes un instant ni de l’attention pour les suivre, ni des efforts de la mémoire pour les retenir, si, au delà de cette foule de siècles qui se pressent derrière nous, devant nous, ne se plaçait l’idée d’une puissance invisible, qui les pousse, les soutient, marche et fait tout marcher.

Je dis que d’abord nous rencontrons les chroniques. C’est là un fait nouveau. Sans doute les anciens avaient eu quelques chroniques, telles que celles d’Ératosthène et d’Apollodore ; mais chez eux cette tentative fut tardive et insuffisante : le calcul des temps, l’art de vérifier les dates, ne fut jamais poussé bien loin ; la critique historique n’était pas le caractère dominant, du génie de l’antiquité. Je ne nie pas cependant des efforts pour préciser le temps et le lieu de certains événements : ceux de Polybe, par exemple, pour arriver à l’étude particulière de certaines causes ; mais jamais ces efforts n’ont été étendus à l’universalité des destinées humaines. Les premiers apologistes du christianisme, Justin, Clément, Tatius, avaient insisté d’abord, et non sans motifs, sur l’antiquité de Moïse et la supériorité de sa sagesse, si supérieure à la sagesse des héros et des sages de la Grèce. Jules Africain écrit une Chronographie du commencement du monde à l’empereur Héliogabale ; saint Hippolyte, dans un livre sur la Paque, donne une chronologie jusqu’à la première année d’Alexandre Sévère et, un cycle pascal pour la célébration de la fête de Pâques, calculé pour seize ans. La même pensée occupe Eusèbe, qui entreprend une histoire universelle [219], traduite et augmentée par saint Jérôme ; il s’applique à concilier les deux chronologies profane et sacrée, les plaçant, pour ainsi dire, côte à côte, et les faisant marcher de front. D’abord, pour y parvenir, il fallait trouver un point de départ immobile et commun : avec beaucoup d’habileté, Eusèbe choisit la quinzième année de l’empire de Tibère, qui est celle de l’origine du christianisme, et de là, remontant à l’ère des olympiades et à l’ère assyrienne, il compte deux mille quarante-quatre ans jusqu’à Ninus. Puis, à l’aide des livres saints, il compte également deux mille quarante-quatre ans depuis la quinzième année du règne de Tibère jusqu’à Abraham. Voilà donc un point de départ et un point d’arrivée, communs entre ces deux antiquités, une possibilité de rétablir l’accord entre ces deux passés qui semblaient éternellement ennemis. En effet, Eusèbe, ou plutôt saint Jérôme, qui traduit, corrige et complète son livre, s’attache à recueillir scrupuleusement toutes les listes des rois d’Assyrie, d’Egypte, de Lydie et des différentes villes de la Grèce celles des rois, des dictateurs et empereurs romains ; celles des patriarches, des juges, et des rois juifs, en relevant exactement le nombre de leurs années. Cette première partie de son livre, qui n’en est qu’une préparation, ne présente absolument que des noms et des nombres. Mais, ces éléments pour ainsi dire mathématiques de l’histoire étant donnés, il entre en possession de son vaste domaine, et alors s’ouvrent, à proprement parler, ces tables synchroniques, rangées par décades d’années, où, de dix en dix ans, il marque les rois et les chefs de différentes nations, depuis Ninus et Abraham jusqu’à Constantin. C’est un admirable essai, une grande hardiesse, en présence des informes tentatives de l’antiquité. On voit d’abord se présenter de front les Assyriens et les Hébreux, les rois de Sicyone et ceux d’Égypte. Peu à peu le tableau s’élargit ; d’autres nations arrivent à la lumière et à la vie ce sont les Argiens, les Macédoniens, les Athéniens, les Lydiens, les Perses, les Mèdes, et enfin les Romains. Mais bientôt l’avénement de ce peuple est le signal de la retraite dès autres ; aux temps anciens, les Tables indiquent, à côté des Romains, les Hébreux et les Grecs, puis les Grecs disparaissent avec la liberté de Corinthe, puis les Hébreux avec la ruine de Jérusalem par Titus ;enfin les Romains seuls remplissent la page, envahissent et dévorent l’espace occupé d’abord par d’autres peuples. Les commencements du christianisme se confondent ici avec l’histoire romaine, et c’est sous ces indications que se trouveront les persécutions, les martyrs, le principe et la succession des hérésies car le plan d’Eusèbe et de saint Jérôme ne néglige pas l’histoire de la pensée humaine, et, à côté des noms des rois et des événements qui ont signalé la destinée des peuples, sont relevés soigneusement les poëtes, les philosophes et tous ceux qui’sont venus apporter à l’humanité leurs lumières ou lui donner leur sang.

Ainsi ces deux grands buts de l’histoire, l’universalité tout d’abord, ensuite la vérité, sont atteints. autant que possible dans ce premier effort pour fonder une science que toute l’érudition bénédictine du dix-septième et du dix-huitième siècle n’a pas encore achevée.

Un si grand exemple devait susciter des imitateurs. Sainte Jérôme avait continué la chronique d’Eusèbe, de 525 à 528 ; Prosper d’Aquitaine ; théologien et poëte, la continua jusqu’en 444 ; l’évêque espagnol Idace, de son côté, au fond de la Galice, où il était relégué, aux extrémités du monde et au milieu des barbares, continue la chronique jusqu’en 469. Il y mêlait dans des termes bien courts, mais tout remplis des larmes de son temps, la tristesse de cette. ruine universelle, et il marque avec terreur les derniers coups qui achèvent d’ébranler l’empire et qui semblent aussi, un moment, devoir emporter l’Eglise.

Il raconte avec sa brièveté pour ainsi dire funéraire comment, après les dévastations des provinces espagnoles par les barbares, après que la famine et la peste furent venues compléter l’ouvrage de l’épée, comment les bêtes féroces, sorties de leurs solitudes, pénétraient dans les villes, et, enhardies par les morts qu’elles avaient dévorés, s’attachaient aux hommes vivants et venaient leur livrer les derniers et les plus terribles combats. Ces chroniques ne manquent donc-pas d’intérêt dans leur précision même cependant ce qui domine en elles, c’est la brièveté et la sécheresse. Elles enregistrent les événements pour eux-mêmes, sans préoccupation des larmes qu’ils peuvent tirer des yeux des hommes elles conservent pour ainsi dire un caractère monumental on écrit sur le papyrus, qui va devenir si rare, comme on écrivait sur le marbre et sur l’airain.

On était arrivé à une époque où l’histoire telle que les anciens l’avaient conçue était impossible. Il n’y avait pas de main assez courageuse pour reprendre la plume de Tacite ou de Tite-Live ; la plume, de Prosper d’Aquitaine ou d’Idace devait paraître plus légère, et il n’y aura pas de monastère si dénué d’hommes intelligents qui ne trouve au moins un moine pour écrire, année par année, la mort des hommes illustres contemporains, les événements qui ont porté la joie ou le deuil dans la contrée. Ce sera en peu de mots, en entremêlant avec une singulière confusion les chagrins particuliers du moine rédacteur et les douleurs de l’humanité :: ainsi on trouvera, dans je ne sais quelles annales franques, à l’année 710 : « Frère Martin est mort ; » le frère Martin était probablement le frère de cœur de ce pauvre moine. Quelques années après, Charles Martel bat les Sarrasins dans les champs de Poitiers, et cet événement est consigné dans ces annales avec la même brièveté. C’est en se resserrant de la sorte, en se faisant petite, que l’histoire arrivera à passer à travers les difficultés des temps, comme le grain qui trouve toujours un vent assez fort pour le porter où Dieu l’envoie.

Voilà la première forme de l’histoire et le premier bienfait qui en résulte. Cependant il faut convenir que si la, chronique devait rester seule, toute beauté, tout sentiment d’art périrait dans l’histoire, et que toute vie semblerait s’y éteindre. Mais ce n’est pas là l’intérêt du christianisme, qui, au contraire, a toutes les raisons du monde de montrer ce qu’il y a de plus vivant dans l’homme, le combat de l’esprit et de la chair, les luttes des passions, et enfin l’idéal même de la vie dans la personne des saints. C’est pourquoi les chrétiens s’attachent à écrire longuement, avec respect et amour, la vie de ceux d’entre eux qui auront laissé de grands exemples et qui auront semé dans le monde une parole régénératrice ou un sang fécond. Voilà pourquoi, dès les premiers siècles, les actes des martyrs deviennent une partie du culte qu’on leur rend et sont lus publiquement à leurs fêtes. Voilà pourquoi aussi, dès les premiers temps, on voit dans l’Église romaine, sous les papes saint Clément ; saint Anthère, saint Fabien, des notarii, c’est-à-dire des sténographes chargés de recueillir les actes des martyrs, qui étaient parfois des procès-verbaux achetés aux greffiers. Ce sont là les premiers fondements de l’hagiographie chrétienne, fondements solides car ces procès-verbaux, lorsqu’on s’arrête à ceux dont l’authenticité est bien établie, ne laissent aucune place à l’interpolation. La brièveté, la simplicité, la sobriété des détails, attestent la fidélité de celui qui les a recueillis. À cette classe de monuments appartiennent les actes du martyre de sainte Perpétue, la lettre de l’Église de Lyon sur ses martyrs, et cette autre admirable lettre de l’Église d’Asie qui contient le récit de la mort de saint_Polycarpe ; tels sont aussi les actes de saint Cyprien. C’est un procès-verbal qui, ce semble, aurait pu être celui du greffier païen attaché au tribunal du proconsul, tellement toute réflexion et toute parole de commisération semblent être bannies Cependant ; à la vérité, à la fidélité avec laquelle sont exprimées la grandeur du martyre, toute l’émotion et toute la pitié de ceux qui l’environnent, on reconnaît bien une main chrétienne, fidèle, incorruptible ; qui n’a rien négligé pour faire vivre l’histoire et lui donner cette couleur, cette beauté que nous avions crues tout à l’heure pour toujours absentes. Voici, par exemple, comment le rédacteur des actes retrace l’interrogatoire de saint Cyprien Galère. Maxime, proconsul, dit à l’évêque Cyprien « Tu es Thascius Cyprianus ? » Cyprien répondit « Je le suis. Galère Maxime dit «C’est toi qui t’es donné pour évêque à des hommes d’un esprit sacrilège. ? C’est moi. » Le proconsul dit « Les très-sacrés empereurs ont ordonné que tu sacrifierais.  » L’évêque Cyprien répondit « Je ne le ferai point. » Galère Maxime dit « Songe à te sauver. » Cyprien répondit « Fais ce qui t’est commandé dans une cause si juste, il n’y a pas à délibérer. »

Tout le. monde peut-jurer que ces paroles sont écrites sous la dictée même de ceux qui les prononcèrent ; rien n’a été ajouté pour donner carrière au sentiment du rédacteur aucune de ces injures contre le proconsul ou l’empereur, que l’on aurait pu attendre de la part d’un hagiographe des temps barbares c’est bien là l’austérité et la dignité du christianisme primitif. Le juge ému prononce la sentence, et la foule des frères qui entourait l’évêque disait : « Et nous aussi, qu’on nous décapite avec lui. » On le conduit au lieu du supplice, entouré de diacres et de fidèles, et déjà ils étaient si nombreux, que les persécuteurs commençaient à trembler. Il fallait cependant qu’il subît sa peine ; mais on le laisse entouré de tous ceux qui le regardaient comme un père, et tout à l’heure comme un saint. Il quitte son manteau et sa dalmatique, il ordonne qu’on remette vingt-cinq pièces d’or à son bourreau. Les frères lui offrent des linges, et, comme il ne pouvait se bander les yeux, un prêtre et un sous-diacre les lui bandèrent, et il mourut avec toute la dignité et toute la majesté d’un prince entouré de son peuple. Quand la nuit est venue, c’est avec des torches ; avec des chants, avec toute la pompe d’un triomphe qu’il est porté au lieu de son repos. Dans tout ceci respire la vie de cette vieille et puissante Église de Carthage, qui déjà, dès le troisième siècle, s’était rendue redoutable aux païens. Jusqu’ici la certitude est absolue viennent ensuite d’autres récits qui présentent les mêmes garanties ce sont les vies de quelques hommes illustres à tout jamais, comme celles de saint Ambroise, de saint Augustin, de saint Martin de Tours, écrites par leurs disciples, leurs amis, par les compagnons de tous leurs travaux saint Paulin, Possidius, Sulpice Sévère.

Mais à l’époque des martyrs et des Pères succède celle des anachorètes. L’éloignement du désert, la distance des temps, les récits transmis de bouche en bouche, permettent dès lors à l’imagination de s’introduire dans l’histoire et d’y mêler la poésie. Ces récits de la solitude charmèrent l’âme de saint Jérôme, et il entreprit un jour de les recueillir, d’en former un ensemble et comme toute une suite de tableaux chrétiens. On ignore s’il put remplir son dessein, mais trois de ces vies nous sont restées : celles de saint Paul, de saint Hilarion et de Malchus. Je m’arrête seulement à la première pour vous donner une idée de ces récits qui devaient peupler la Thébaïde, et qui, se répétant dans tout l’Orient et l’Occident, allaiént agiter les âmes désireuses de paix, de repos et de sacrifices. Saint Jérôme raconte cette histoire merveilleuse, que, sous le règne et la persécution de l’empereur Valérien, un jeune chrétien, vivant dans une ville de la basse Thébaïde, âgé de seize ans, et recueilli chez sa sœur, craignant le fanatisme de son beau frère païen, menacé chaque jour, avait fini par abandonner la maison hospitalière pour aller chercher un asile dans les montagnes. Après avoir longtemps erré, il avait enfin pénétré dans un lieu où un rocher presque inabordable offrait une ouverture par où on entrait dans une chambre intérieure assez spacieuse, taillée dans le roc, à ciel découvert d’ailleurs un vaste palmier avait étendu ses rameaux au-dessus de la caverne et formait comme un toit ; au pied de l’arbre coulait une onde claire et rafraîchissante. Paul s’arrêta là, fit de ce lieu son séjour et y vécut jusqu’à l’âge de cent treize ans, ce qui n’est point sans exemple, avec cette sobriété de vie et ces mœurs de l’Orient. Il touchait a sa dernière heure, lorsque, à quelques journées de là, dans ces mêmes solitudes de la Thébaïde, l’anachorète Antoine, qui avait quatre-vingt-dix ans/et servait Dieu dans le désert depuis longues années, eut un jour une tentation et se prit à penser qu’il était peut-être bien le moine le plus ancien et le plus parfait qui fût dans le monde. Mais, la nuit suivante, un avertissement d’en haut lui vint d’aller chercher un moine plus ancien et plus parfait que lui, et la direction qu’il devait prendre pour le trouver lui fut marquée. Le lendemain, Antoine se mit en route, et ce vieillard, déjà tout courbé sous les années, s’avançant péniblement plié sur son bâton, sous le poids d’une chaleur accablante pendant quatre jours et quatre nuits, finit par tomber exténué à la porte d’une caverne creusée dans le roc ; il heurta assez fort pour que Paul, qui était dedans, l’entendît et se présentât sur le seuil. Après quelques difficultés pour ouvrir cette porte infranchissable qui défendait sa solitude, Paul se décida cependant ; il introduisit auprès de lui l’anachorète Antoine, et, voyant pour la première fois depuis si longtemps un autre homme, lui demanda si, dans les villes, on continuait toujours à élever des toits à côté d’autres toits, si les anciens empires étaient toujours debout et si les autels des faux dieux fumaient encore. Et, lorsque Antoine l’eut satisfait sur tous ces points, il eut faim, et alors un corbeau s’abattit sur le palmier, apportant un pain cuit sous la cendre, et Paul dit à Antoine. « Reconnaissez ! a Providence de Dieu jusqu’ici, chaque jour, je recevais ta moitié, d’un pain, aujourd’hui ! a Providence a prévu que nous serions deux pour rompre ce pain, et elle m’envoie un pain entier.  » Ensuite Paul découvrit à Antoine qu’il avait connu et attendu sa venue, « car l’heure de mon départ de ce monde est arrivée, et tu n’es venu ici que pour prendre soin de ma sépulture, » Et il lui demanda de l’ensevelir dans le manteau que saint Athanase lui avait donné. Antoine se remit en route pour aller le chercher dans sa cellule,’et il se mit à dire « Malheureux que j’étais ! j’ai. vu Élie, j’ai vu Jean dans le désert, j’ai vu Paul dans le paradis. » Et, ayant pris le manteau d’Athanase, il retourna vers la demeure du solitaire, mais, lorsqu’il arriva, Paul venait d’expirer il était prosterné en prières, tel que la mort l’avait surpris, mais l’âme n’y était plus. Et alors Antoine songeait à l’ensevelir, mais comment pouvait-il ouvrir la terre ? Il attendait donc avec désespoir, résigné à mourir plutôt que de l’abandonner en proie aux bêtes féroces, lorsque deux lions parurent, et Antoine ne se troubla pas plus que si c’eussent été deux colombes. Ils creusèrent une fosse, puis après vinrent lécher les pieds d’Antoine, et Antoine, les prenant en pitié, s’écria «  Seigneur, sans la volonté duquel la feuille ne se détache point de l’arbre, et le passereau ne tombe pas à terre, donne à ceux-ci ce que tu sais leur convenir. » Après avoir ainsi béni les lions, il les congédia, emportant, pour toute dépouille, la tunique de palmier que Paul avait faite pour lui, et qu’il revêtit désormais par honneur aux jours de grande fête, à Pâques et à la Pentecôte.

Ne nous étonnons pas de la naïveté de ce récit un grand esprit comme Jérôme pouvait croire à la supériorité reconquise de l’homme sur la création ; il pouvait croire au rétablissement de cet empire qui avait été donné au premier père sur toutes les créatures, à cet ordre primitif dans lequel tout ce qui vivait dans le monde n’était fait que pour servir les volontés du maître du monde, à cette réconciliation de toutes choses dans le christianisme ; et nous voilà, dès à présent, en plein moyen âge ; nous voilà dans ces pensées, dans ces inspirations fortes et grandes qui feront le courage, l’ardeur et la toute-puissance des hommes des temps barbares. En effet, ce que Paul faisait dans le désert, c’est ce que la légende racontera de saint Gall, apaisant les ours des Alpes, ou de saint Colomban, attirant autour de lui les bêtes des forêts des Vosges, ou de saint François d’Assise, lorsqu’il traversait les plaines de l’Ombrie et que les agneaux et les hirondelles le poursuivaient comme pour recueillir sa parole, tandis que les loups reculaient devant lui. Il fallait bien cette conviction à des hommes qui avaient à vaincre des peuples plus terribles que les loups, et je m’étonne moins de voir des lions soumis, qui viennent creuser la fosse de l’anachorète Paul, que de voir, un peu plus tard, à la voix de ces missionnaires et de ces moines, les plus indépendants, les plus vindicatifs et les plus implacables de tous les hommes, habitués à ne servir aucun maître ; à ne prendre conseil que de leur épée, à ne jamais pardonner une injure, ces hommes, moins maniables mille fois que les lions et les bêtes féroces, réduits à obéir, et, ce qui est plus encore, à pardonner.

Voilà donc les premiers commencements de ce qui remplira le moyen âge, de ce qui fera, en quelque sorte, comme les deux moitiés —de tout le travail historique d’une part, la chronologie ou la vérité tout entière, mais aride, sèche, dépouillée, et, d’autre part, la légende où la vie, la couleur, l’âme, le mouvement de l’histoire se trouvent, mais où souvent aussi la poésie a pris ses libertés. Reste maintenant à pénétrer plus loin car, si les anciens se contentaient d’obtenir dans l’histoire une certaine vérité approximative des faits et une certaine beauté de couleur et de mouvement, les temps chrétiens ont plus d’ambition, et ils sont dévorés de ce besoin de connaître les causes qui poursuit les grandes âmes, les âmes fermes et spiritualistes. Car les causes premières sont immatérielles, et les temps matérialistes se contentent de connaître les faits ; toujours les faits, rien que l’observation des faits. Les temps spiritualistes veulent aller aux causes, parce qu’elles planent au dessus des faits ; en un mot, parce qu’elles sont esprit.

Les anciens n’avaient rien connu de pareil. Contents de recueillir les faits et les causes visibles, ils ne s’élevaient pas à ces causes supérieures et invisibles qui gouvernent toutes choses. Ils avaient fait peu d’efforts pour constituer la philosophie de l’histoire. Sans doute, ce besoin de rattacher toute chose à un principe supérieur ne les avait jamais entièrement abandonnés, et Hérodote lui-même, quand il montre la chute des empires, laisse apercevoir je ne sais quelle puissance mystérieuse, qu’il appelle τὸ θεῖον , qui a une secrète jalousie contre ce qui s’élève, et, tôt ou tard, rabaisse-les grandeurs d’ici-bas quand elles sont devenues trop hautes. Voilà toute la, philosophie de l’histoire d’Hérodote.

Ceux qui viennent après lui expliquent bien moins encore la succession des événements. Le christianisme avait donc sur ce point un effort à faire, et alors comme toujours il fallait de grands faits pour produire une grande inspiration. Je ne crois pas qu’il puisse dans le monde se passer un événement éclatant qui ne produise un livre impérissable, mais ce n’est pas toujours celui qu’on attend. Ainsi la bataille d’Actium, selon moi, c’est l'Éneide ; l’Énéide qu’elle a inspirée, est sortie comme Vénus des flots de la mer toute resplendissante de beauté.

Un autre événement, le plus grand depuis la bataille d’Actium, venait de se passer dans le monde : Alaric était entré dans Rome ; les barbares avaient campé trois jours dans ses murs. C’était dans les annales du monde la plus formidable chose que l’histoire eût à raconter il n’y eut cependant pas une élégie faite pour pleurer sur les feux de ces barbares allumés au pied du Capitole ; il n’y eut pas un orateur, il n’y eut pas une âme romaine pour protester dignement, au moins le troisième jour, quand Alaric était parti, et qu’il n’y avait plus de péril ; non, il n’y eut pas un disciple de Symmaque ou de Macrobe, il n’y eut pas un seul de ces rhéteurs païens, qui excellaient dans l’art de la parole, pour faire entendre au monde une éloquente protestation. Le cri que doit arracher à l’humanité ce grand et terrible spectacle allait être poussé en Afrique et le livre qui devait sortir de la prise de Rome par Alaric, c’était la Cité de Dieu ; la Cité de Dieu, c’est-à-dire la philosophie de l’histoire, ou le premier effort pour la produire. Il ne fallut rien moins que cette grande secousse pour que le monde prît garde à la main souveraine et toute-puissante qui le remuait ainsi. Les Goths, en pénétrant dans Rome, avaient mis le feu aux jardins de Salluste, avaient brûlé une partie de la ville et s’étaient arrêtés, remplis de respect et de terreur (car ils étaient chrétiens quoique ariens) devant la basilique des saints apôtres ils avaient respecté les fidèles qui y gardaient les vases sacrés, respecté le cortège de fidèles et d’infidèles réunis sous l’égide de ces reliques des saints-pour chercher la vie et la liberté dans le temple. Cependant ces humiliations imposées à la ville éternelle avaient déchaîné les colères des païens, et plusieurs même de ceux qui avaient trouvé leur salut au tombeau de Pierre et de Pan ! reprochaient au christianisme la ruine de Rome, et demandaient aux chrétiens où donc était leur Dieu, et pourquoi il ne les avait pas protégés pourquoi il avait laissé confondre les bons avec les méchants dans la même ruine comment il n’avait pas sauvé les justes de la spoliation, de la mort, de la captivité, et comment il avait abandonné leurs vierges mêmes au déshonneur entre les mains des barbares.

Voilà les plaintes et les cris qui vinrent, avec une multitude de fugitifs, troubler Augustin jusque dans le repos d’Hippone ; voilà les clameurs auxquelles, dans un jour de génie, il prit la résolution de répondre.

Il répondit en montrant aux païens, dans les malheurs de Rome, les conséquences accoutumées de la guerre, mais en leur faisant voir aussi l’intervention du christianisme dans cette puissance qui avait effrayé et dompté les barbares au jour même de leur victoire et triomphé de leur souveraine liberté. À cette question Pourquoi les mêmes malheurs ont-ils atteint les justes et les pécheurs, il répondit que ces malheurs pour les uns étaient une épreuve et pour les autres un châtiment. « C’est, leur dit-il, comme la boue et le baume qu’une même main agite, et dont l’une exhale une odeur fétide, l’autre un parfum excellent.» D’ailleurs il importe peu de savoir que est celui qui souffre, mais quelle âme il porte a la souffrance ; Non quis, sed qualis. Car le chrétien ne connaît d’autre mal que le péché, et la captivité qui ne déshonora pas Régulus pourrait-elle déshonorer un front marqué au caractère du Christ ? Beaucoup sont morts sans doute mais quel était celui qui ne devait pas mourir ? Quand à ceux dont les corps ~sont restés sans sépulture, l’œil de Dieu saura les retrouver quand viendra le jour de la résurrection. Augustin console aussi les vierges déshonorées, et se retournant vers les païens : «  Ce que vous regrettez, leur dit-il, ce n’est pas cette paix où vous useriez des biens temporels avec sobriété, piété, tempérance : c’est celle où vous poursuivriez à force de profusions des voluptés inouïes et qui ferait sortir de la corruption de vos mœurs des maux pires que toutes les fureurs des ennemis. »

Après cette introduction, après cette triomphante invective contre les amis et les défenseurs de ces faux dieux que les païens de tous les temps ont toujours regrettés ou demandés, Augustin entre dans t’a discussion, et d’abord il confond ces doctrines du monde païen et de Rome en particulier qui expliquait sa destinée par la puissance de ses dieux : il entreprend de prouver que ces dieux ne pouvaient rien, ni pour la vie présente, ni pour la vie éternelle.

Les dieux de Rome ne lui ont épargné ni les crimes, ni les malheurs. Les crimes, ils lui en ont donné l’exemple, toute la mythologie n’est pleine que des récits de leurs honteuses actions, et l’infamie des dieux a souvent passé dans les cérémonies de leur culte. Ces exemples, Rome ne les a-t-elle pas suivis par l’enlèvement des Sabines, la ruine d’Albe, les luttes fratricides des deux ordres, les guerres civiles, les proscriptions, l’affreuse corruption de ses mœurs ? Les dieux qui ont laissé périr Troie ne pouvaient pas sauver Rome. Rome ne les honorait-elle pas lorsqu’elle fut prise par les Gaulois , humiliée aux Fourches Caudines vaincue à Cannes; Sylla fit mourir plus de sénateurs que les Goths n’en ont dépouillée et cependant les autels étaient chauds, l’encens d’Arabie y fumait, les temples avaient leurs sacrifices ; les jeux, leur foule en délire, et le sang des citoyens coulait jusqu’aux pieds de ces dieux impuissants à les sauver.

Puis, s’appuyant sur l’autorité de Cicéron, il arrive à cette conclusion, que Rome n’avait jamais connu la république car la république (c’est la définition de Cicéron) n’est autre chose que l’association d’un peuple pour l’accomplissement de la justice et pour la. satisfaction de ses légitimes besoins. Or Rome ne connut jamais cette justice sans tache et cette satisfaction des besoins légitimes, c’est-à-dire des besoins spirituels ; elle a frustré son peuple de la nourriture des âmes. On ne peut trop admirer la hardiesse de cet Africain qui refait à sa manière l’histoire romaine, et n’y trouve que forfaits et châtiments. Cependant il est trop éclairé pour n’y pas voir aussi la vertu et la gloire. Expliquant les causes de la grandeur de Rome, il la rattache-au plan divin car le Dieu vrai et souverain qui a mis l’ordre non-seulement au ciel. et sur la terre, mais dans les organes du plus imperceptible insecte, dans la plume de l’oiseau et la fleur de l’herbe, ne pouvait pas laisser échapper aux lois de sa providence la conduite des peuples et le sort des empires. Sa justice éclate dans le gouvernement du monde, en particulier dans la destinée de Rome. Les vieux Romains ne respiraient que pour la gloire, ils l’aimèrent avec, une ardeur infinie : « Pour elle ils voulurent vivre , pour elle ils n’hésitèrent pas mourir par cette passion toute-puissante ils étouffèrent les autres passions. Et trouvant honteux de servir, glorieux de dominer, ils firent tout pour rendre leur patrie d’abord libre, ensuite maîtresse du monde.» Dieu donc voulant fonder en Occident un grand empire, afin que toutes les nations soumises à une même loi finissent par ne former qu’une seule cité, Dieu ayant besoin d’une race forte pour dompter les belliqueuses nations de l’Occident, fit choix des Romains, récompensant ainsi d’un prix terrestre d’imparfaites vertus. « Ils avaient dédaigné leur intérêt pour l’intérêt public, pourvu au salut de la patrie avec une âme libre, exemple des crimes que leurs lois flétrissaient ;par tous les moyens ils cherchaient l’honneur, la puissance, la gloire. Dieu qui ne pouvait leur donner la vie éternelle, voulut qu’ils fussent honorés par toutes les nations ; ils ont soumis à leur empire un grand nombre de peuples leur gloire, éternisée par l’histoire et les lettres, remplit presque toute la terre ils n’ont pas à se plaindre de la justice divine, ils ont reçu leur récompense. »

Les dieux du paganisme ne peuvent rien pour l’éternité. Toute doctrine qui explique les temps doit se rattacher à l’éternité. L’histoire ne doit pas recueillir seulement, les événements politiques et militaires, mais les événements de la pensée, les révolutions de l’esprit humain. C’est ce que fait Augustin en examinant les principes et les transformations du paganisme. Suivant alors Varrôn dans ses trois théologies poétique, civile et physique, il confond toute tentative pour sauver les faux dieux par l’allégorie ; car tout l’effort de l’allégorie ne justifie pas un symbolisme obscène et sanguinaire. Parmi les philosophes, Socrate, Platon, les néo-platoniciens, ont entrevu la vérité, mais ils ne l’ont pas glorfiée. Ils ont réhabilité la pluralité des dieux, la théurgie, la magie toutes les erreurs ont trouvé des sectateurs dans les disciples de l’école d’Alexandrie qui, vaincus enfin par le sentiment de leur impuissance, ont avoué avec Porphyre « qu’aucune secte n’avait encore trouvé la voie universelle de la délivrance des âmes. » Après avoir établi l’impuissance du paganisme, il est temps d’exposer la philosophie nouvelle que le christianisme porte dans l’histoire. Dieu veut des êtres intelligents, il les veut en société, il les veut bons, mais il en prévoit ; de mauvais. Il ne les —fait pas mauvais, mais il les souffre. Il ne les souffrirait pas s’ils ne servaient à l’utilité des bons et à faire de l’ordre du monde comme un poëme où le contraste produit la beauté. De là deux cités. « Deux cités ont été bâties par deux amours : la cité de la terre par l’amour de soi poussé jusqu’au mépris de Dieu, la cité du ciel par l’amour de Dieu poussé jusqu’au mépris de soi. » Les deux cités sont entrelacées pour ainsi dire et confondues dans la vie, et les pèlerins de la cité de Dieu voyagent à travers la cité des hommes.

Les patriarches, le peuple juif, les justes, représentent la cité de Dieu. Celle de la terre est pressée de s’attacher ici-bas. Caïn bâtit la première ville, Babylone. Romulus, fratricide comme Caïn, bâtit Rome. Babylone est la première Rome, Rome est la seconde Babylone deux grands empires, dont l’un commence quand l’autre finit. Même durée, même puissance, même oubli de Dieu. Saint Augustin résume toute l’histoire dans un tableau synchronique où il mène de front les Assyriens, les Juifs, les rois de Sicyone et d’Argos, et il continue jusqu’à l’avénement du Christ et aux progrès de l’Évangile. La cité de Dieu va grandissant encore, elle n’a pas péri à ce délai fatal de trois cent soixante-cinq ans que lui avaient fixé les païens, et qui finissaient en 599, année où les temples des dieux furent fermés à Carthage. Le problème de la fin de l’homme avait partagé les philosophes en deux cent quatre-vingt-huit sectes. Mais toutes cherchent cette fin dans la vie présente. Le christianisme la met dans la vie future. Il prouve contre les épicuriens le vide des plaisirs terrestres, contre les stoïciens l’insuffisance des vertus humaines, L’homme est né pour la société, mais la justice sociale n’est jamais complétement réalisée ici-bas ; Il faut donc un jugement qui sépare les deux cités, l’une pour la perte, l’autre pour le salut. Dieu s’est réservé le secret des temps ; mais on peut comparer la durée du monde à une semaine, le sixième jour où nous sommes aboutit au sabbat éternel, qui n’est pas le repos inactif, mais le repos dans l’intelligence et dans l’amour. Voilà l’analyse bien rapide et bien incomplète de ce livre étonnant, désordonné, qui, au premier abord, effraye par ses répétitions, par ses lacunes, par tout ce qui y manque et par tout ce qui s’y trouve de trop, auquel saint Augustin travailla dix-huit ans au milieu de tous les labeurs de son épiscopat, avec des interruptions incroyables, n’ayant plus sous la main les dix premiers livres pendant qu’il faisait les douze autres, condamné, par conséquent, à d’inévitables redites. Et cependant, quand on pénètre dans ce désordre apparent, quel ordre merveilleux n’y trouve-t-on pas quelle prévision quelle force d’intelligence ! quelles lumières II ruine toute l’explication des destinées du monde par la doctrine paienne, et il fonde une doctrine nouvelle qui introduit la philosophie dans l’histoire. C’est dans la métaphysique, dans les s questions ardues de la Providence, de la liberté, de la prescience, de la fin naturelle des choses, c’est là, dans ces mystères, qu’il cherche le secret des affaires humaines, le secret de ce que nous croyons n’être conduit que par nos passions. Là où nous ne voyons que nous-mêmes et où nous pensons remplir le monde, il nous fait voir petits et presque effacés, absorbés par Dieu, qui nous maîtrise, nous domine, nous enveloppe : l’homme a beau s’agiter, on sent bien que Dieu le mène. Quoi que saint Augustin ait fait, il se reproche de n’avoir pas fait assez il n’est pas satisfait de son œuvre ; il aurait-voulu entreprendre un traité complet d’histoire universelle. Ce dessein, qu’il n’a pu réaliser, il le lègue au prêtre espagnol Paul Orose. Je ne vous présenterai pas l’analyse de l’histoire de Paul Orose, qui a eu sa célébrité, et où l’on trouve un véritable talent, quelquefois ce souffle inspiré du génie espagnol. Mais que Paul Orose est loin de la prudence, de la modération, de la fermeté contenue de saint Augustin ! A quelles illusions souvent il donne accès ! Lorsqu’il voit, par exemple, l’empire de la mort diminuer dans le monde à mesure que le christianisme s’étend, l’ère de sang cesser avec l’Évangile, il annonce que, lorsque le christianisme sera maître dans l’Europe, le sang ne coulera plus jamais. Il se plaît à constater la paix momentanée dont jouit l’empire il la voit éternelle ; il croit que les Goths et que les Vandales vont consentir à se faire les premiers soldats de César. Cependant il a quelquefois des vues admirables, des aperçus qui étonnent par leur témérité et leur justesse. C’est ainsi qu’il parle de la vocation des barbares au christianisme cet homme, qui est très-Romain, qui l’est au moins autant, plus même que saint Augustin, déclare que si, au prix des invasions, au prix de toutes les horreurs qu’il a fallu subir, au prix de la captivité, de la mort et des infamies sans nombre si, à ce prix, il voit les Burgôndes, les Huns, les Alains, les Vandales, sauvés pour l’éternité, il rend grâces à Dieu et se félicite d’être né dans ces jours. Voyez comme le sentiment chrétien triomphe du sentiment romain dans ce désir de faire de ces barbares des néophytes, de les initier aux mystères sacrés au milieu de cette ruine de l’empire, ruine même dont Orose se félicite, si elle a fait une brèche par où son frère peut entrer ! Quelques années s’écoutent encore, et l’on arrive à’l’année 455 c’est alors que Salvien écrit son livre de Gubernatione Dei, mais dans des circonstances bien différentes : il n’y a plus d’illusions à se faire ; Rome ne se soutient plus ; les barbares, partout victorieux, ont saccagé là capitale du monde pendant dix-sept jours. Comment parler de la durée de l’empire ? Les païens, poussant des cris d’épouvanté et de désespoir, demandaient aux chrétiens où était leur Dieu. Salvien se chargea de répondre en montrant les causes naturelles et surnaturelles de la décadence et de la ruine de Rome. Il les montre dans la corruption d’une société mourant en raison du désordre de ses institutions, qui devaient amener la ruine de son pouvoir. Il les montre dans l’avilissement des mœurs favorisé par les lois romaines, et déclare, sous ce rapport, la supériorité des barbares. Vous connaissez ces célèbres’ paroles « Les Francs sont perfides, mais hospitaliers ; les Alains sont impudiques, mais sincères ; les Saxons sont cruels, mais justes ; mais nous, nous réunissons tous les vices. » Il représente les Vandales envoyés en Afrique pour balayer les immondices dont les Romains avaient souillé cette contrée. Il déclare la loi vandale supérieure à la loi romaine, parce qu’elle ne reconnaît ni la prostitution, ni le divorce. Il loue ceux des Romains qui, conquis par les barbares, aiment mieux demeurer sujets germains que sujets de l’empire. Salvien a franchi le dernier pas : il a passé du côté des barbares. Ainsi vous voyez les progrès de la philosophie de l’histoire. Dans les derniers temps du cinquième siècle, cette science nouvelle ne perdra rien de sa grandeur. Dans les, jours difficiles qu’elle va traverser, vous savez quelle popularité infinie s’attache au nom de saint Augustin. Charlemagne lui-même, dans ses moments de repos, venait chercher des leçons dans le livre de la Cité de Dieu ; Alfred le Grand traduisait en langue saxonne le livre de Paul Orose ; Dante était tout nourri de la Cité de Dieu , et il y a un chant du Purgatoire, qui n’est autre chose qu’une paraphrase d’un chapitre de ce livre admirable. De plus, Paul Orose est au nombre des cinq ou six auteurs qu’il nomme parmi ceux qui font l’agrément de sa solitude.

Ainsi tout le moyen âge est nourri des doctrines de ces grands hommes et, parmi.les historiens de cette époque qui les imitèrent, il nous faut citer un très-célèbre historien allemand du douzième siècle, Otton de Freysingen, oncle du grand empereur Frédéric Barberousse. Ce vieil évoque, accablé du poids des années, fit une histoire de son temps ; mais son temps ne lui suffit pas ; il étend plus loin ses vues et écrit une histoire universelle. Le plan qu’il suit est celui d’Augustin : l’histoire de la Cité de Dieu opposée à l’histoire de la Cité des hommes. Et il écrit avec une forte et austère liberté ; il s’arrête de temps à autre pour profiter de son titre d’oncle de l’empereur et adresser à son neveu des avertissements sévères ; il lui dit : Et nunc, reges, intellegite; erudimini qui judicatis terram . Ainsi, maintenant, vous le voyez ; les précurseurs de Bossuet sont trouvés ; la chaîne est rétablie, et d’Augustin à lui les anneaux sont assez nombreux pour qu’ils n’échappent pas un seul instant ni à la main ni à la vue.

Voilà donc les trois éléments de l’histoire la chronique, qui donne la vérité ; la légende, qui donné la vie et la couleur ; et la philosophie qui est l’âme et l’intelligence de l’histoire, qui trouve une explication, qui rattache tout à Dieu comme à la cause première. Maintenant, pour que l’histoire prenne véritablement naissance, il faut que ces trois éléments se réunissent, et que, sous les ailes du génie moderne, ils n’en forment plus qu’un seul capable de tout éclairer et de tout remplir. Mais ce n’est pas le seul mérite des hommes dont je parle d’avoir préparé les esprits qui devaient venir après eux : ils ont fait quelque chose de plus grand : ils ont préparé plus que les esprits, ils ont préparé les événements. Et je tiens à cette idée, car je crois que c’est une leçon de morale pour les écrivains, pour tous ceux qui pensent, que de leur montrer jusqu’à quel point, par leur pensée, ils peuvent agir, non pas seulement sur les sentiments, mais sur les événements qui les suivront. En effet, si les écrivains chrétiens eussent pensé et écrit autrement, que fût-il arrivé ? De deux choses l’une Augustin, Paul Orose, Salvien, pouvaient prendre parti pour Rome absolument contre les barbares, ou bien se déclarer pour —les barbares sans pitié et sans ménagements pour Rome. S’ils avaient fait ce qui semblait le plus naturel, s’ils s’étaient abandonnés à ce désespoir, trop commun aujourd’hui, et dans lequel certains hommes croient trouver je ne sais quelle grandeur ; s’ils s’étaient livrés à ce découragement et à cette tristesse ; s’ils s’étaient réfugiés dans une inconsolable mélancolie, qu’eussent-ils fait ? Ils auraient, à leur exemple, découragé, toute l’Église d’Occident ; désormais les populations chrétiennes de ces contrées se déclaraient sans réserve contre les barbares. Ces prétendus ennemis de Dieu et du genre humain, ils les faisaient réellement ennemis de Dieu et du genre humain. Ils attiraient sur Rome, sur la civilisation. chrétienne, sur l’humanité des calamités inexprimables. Voilà ce qu’ils faisaient s’ils prenaient te premier parti.

Si, au contraire, ils prenaient le second, s’ils se rangeaient d’un seul coup, précipitamment, du côté des barbares ; si, se constituant juges à la place de de Dieu, ils eussent condamné Rome, cette autre Babylone, à une ruine éternelle, implacable, ils eussent attiré, en effet, sur Rome, un châtiment qui n’aurait pas laissé subsister pierre sur pierre ; ils auraient contribué à faire disparaître pour toujours ce centre du monde, et, avec ce centre du monde, qui doit rester le centre de la vie chrétienne au moyen âge, toute l’économie des siècles qui allaient suivre ; ils auraient contribué à. éteindre pour toujours la lumière dont Rome demeurera le refuge jusqu’aux temps de Chartemagne par conséquent ils frustraient l’humanité de ces ressources civilisatrices qui lui restèrent pendant si longtemps. Plus heureux, mieux inspirés, ils eurent ce courage que l’on flétrit volontiers du nom d’optimisme, quand on ne partage pas, d’envisager d’un œil ferme et serein des temps difficiles et menaçants ; ils eurent la sagesse de distinguer ce qui appartenait encore au passé au milieu de toutes les destinées si tremblantes de l’avenir. Sans aller se mettre à côté des barbares, ils firent au-devant d’eux la moitié du chemin, louèrent la clémence des Goths qui avaient épargné la basilique de saint Pierre et de saint Paul. Et si vous ouvrez les écrivains chrétiens de cette époque, vous verrez qu’ils n’en est pas un qui n’ait célébré cet acte de générosité d’un peuple vainqueur et ivre de son triomphe. En agissant ainsi, ils se conciliaient les barbares, désormais à moitié gagnés, et faisaient rentrer à demi leur épée dans le fourreau. Il n’était pas un chef barbare qui n’enviât la gloire d’Alaric, et ne respectât les autels pour être béni par un vieil évoque ou par un prêtre. Et en même temps que la défaite était rendue moins difficile a supporter aux vaincus, le courage et l’ardeur revenaient aux chrétiens, qui voyaient qu’après tout ces barbares n’étaient pas des mangeurs d’hommes, qu’ils pouvaient entreprendre et obtenir leur conversion, leur régénération, et qu’il ne fallait pas en désespérer à tout jamais. Il était possible de rattacher un jour ces pèlerins à la cité de Dieu, et partout, sous quelque peau de bête que se cache un barbare, il pouvait y avoir un citoyen futur de la cité éternelle.

En prenant parti pour Rome dans une certaine mesure, en rappelant ses vertus et sa gloire, que faisaient-ils ? Ils montraient que cette cité était, après tout, digne de respect que, si elle méritait un châtiment pour ses crimes, elle n’en était pas moins aussi digne de ménagements et de réserve ils montraient que Dieu ne l’avait frappée que pour l’avertir, et qu’il fallait maintenant la consoler. Et par le tableau de l’antique grandeur de Rome, ils saisirent et frappèrent tellement l’esprit des barbares, que l’on obtint ce résultat, exprimé d’une manière si admirable par Jornandès, quand il dit que Rome ne tenait plus le monde par les armes, mais par les imaginations. Cet empire des imaginations est souvent mille fois plus fort que l’empire des armes Rome l’a montré. Elle commençait alors une nouvelle destinée : elle fondait cette souveraineté spirituelle dont elle resta pour toujours le centre. Ceux qui avaient pris sa défense contre les invectives et le fer des barbares formèrent cercle, en quelque sorte, autour du tombeau saint Pierre, et, célébrant ce lieu comme choisi par Dieu pour être le centre des lumières, forcèrent les barbares, campés autour du Capitole, au respect et bientôt à la soumission. Ainsi se forma cette économie du moyen âge, où l’antiquité, régénérée dans Rome, éclaire et discipline la barbarie des temps nouveaux.

Voilà un des plus grands exemples de la puissance des écrits, non pas seulement sur les esprits, mais sur les événements ; voila une des plus glorieuses délégations que la Providence fait quelquefois de son pouvoir au génie des hommes.


LA POÉSIE


(DIX-HUITIÈME LEÇON )




Messieurs,


En commençant l’étude des lettres chrétiennes par la prose, en mettant l’éloquence et l’histoire avant l’épopée, nous avons renversé, pour ainsi dire, l’ordre communément établi. S’il s’agissait, en effet, d’étudier une littérature antique, celle des Grecs, par exemple, nous verrions, pendant de longs siècles, la poésie se produire seule ; et, peu à peu, de ces nuages dorés se dégagerait la prose. C’est qu’en effet les civilisations païennes ont leur berceau dans les fables ; ces peuples enfants n’entendaient pas d’autre langage que celui de l’imagination, et il avait fallu les sept cents ans écoulés depuis Homère jusqu’à Hérodote, pour que la raison se hasardât à parler aux hommes dans sa langue naturelle.

Le christianisme, au contraire, ne pouvait souffrir que ses origines fussent enveloppées de fictions. Il proposait des faits et des dogmes, c’est-à-dire des vérités définies, non pas à l’imagination, mais à la raison des peuples ; c’est pourquoi il leur parla en prose, et en prose seulement, pendant trois siècles. C’est au bout de ce temps que commence la poésie chrétienne, et ses commencements sont très-faibles. Cependant il semble que rien n’a manqué pour l’inspirer, ni la grandeur des spectacles, en présence de ce changement qui remue la surface du monde, ni l’émotion des âmes, et ce travail intérieur qui a ébranlé, retourné jusqu’aux derniers fondements de la conscience. Mais le spectacle même était trop près, et, comme l’a dit excellemment M. Saint-Marc Girardin, dans un morceau de critique, la vérité était trop forte pour faire des poëtes à cette époque ; elle ne pouvait faire encore que des martyrs. Entre l’émotion et l’inspiration poétique, il faut un intervalle, et vous verrez que ce n’est pas trop de ces siècles silencieux pour mûrir la fécondité de l’art chrétien.

J’écarte le petit nombre de poëtes inconnus qui écrivirent dans le temps des persécutions ; j’écarte plusieurs compositions attribuées tantôt à Tertullien, tantôt à saint Cyprien, mais assurément contemporaines de ces grands hommes. La paix de l’Église est comme une aurore qui, de toutes parts, réveille les chants. Au moment où le christianisme prend, avec Constantin, la couronne des Césars, il semble qu’il va prendre aussi le laurier de Virgile, si nombreux sont les auteurs chrétiens qui écrivent en vers. Ce nombre est tel, que déjà il les faut diviser, et, adoptant la grande classification des anciens, nous distinguerons deux genres : l’épique et le lyrique. Le christianisme, vous le comprenez, n’avait pas encore ouvert le théâtre.

Ainsi deux genres existent déjà : et d’abord le genre épique, dans lequel je comprends, comme faisaient les anciens, la poésie didactique, par exemple les instructions contre le paganisme, données par le poëte Commodianus, ou encore le poëme contre les semi-Pélagiens de Prosper d’Aquitaine, devenu célèbre depuis par l’imitation qu’en a faite Louis Racine. Mais la direction principale, la tendance, l’effort général de la poésie chrétienne dès cette époque, c’est de réduire sous ses lois les récits du christianisme, de s’attacher à ces traditions bibliques qui sont le fondement même de la foi, de leur prêter l’éclat de la versification latine et les ornements dérobés aux auteurs païens : c’est là la pensée qui domine. En effet, nous voyons. des poëtes, comme Dracontius, saint Hilaire d’Arles, Marius Victor, s’attacher aux premiers souvenirs bibliques, aux scènes de la Genèse et à cette aimable simplicité du monde naissant. D’autres, comme Juvencus et Sédulius, se renferment dans l’histoire évangélique, et toute leur tentative est de reproduire, avec harmonie et fidélité, avec un certain ornement poétique, le texte même des Évangiles. Le caractère commun de tous ces poëtes, de tous ces traducteurs en vers de l’Écriture sainte, c’est une scrupuleuse et exacte fidélité. Il s’ensuit, d’une part, une gravité et une sobriété remarquables, c’est-à-dire qu’ils s’interdisent tout ce luxe d’épithètes et d’hyperboles auxquelles on s’attendrait d’abord, et les souffrances du Sauveur, l’ingratitude des Juifs, la froideur des disciples, ne leur arracheront pas plus une épithète amère, qu’elles ne l’arrachent à l’évangéliste lui-même, à l’écrivain sacré. De là résulte, dans tout l’ensemble de ces poëmes, une certaine solennité, une certaine grandeur. Mais, d’autre part, il faut bien reconnaître aussi que la sobriété est poussée jusqu’à la sécheresse : pas d’épisodes, pas de descriptions, presque pas de paraphrases et de commentaires ; le texte seul plié à la mesure de l’hexamètre imité, autant que possible, de la forme ancienne.

Nous comprenons les motifs de ce travail par l’explication même qu’en donnent les auteurs : car Sédulius, le plus populaire d’entre eux, dans son épître dédicatoire à l’évêque Macédonius, explique ainsi le motif qui a conduit sa plume : il déclare qu’il a voulu mettre au service de la foi des études commencées dans un autre dessein, et consacrer à la vérité les instruments prédestinés de la vanité car, dit-il, je sais que plusieurs esprits n’acceptent la vérité, ne la recueillent, ne la retiennent volontiers qu’autant qu’elle leur est présentée sous les fleurs poétiques, et j’ai cru « qu’il ne fallait pas repousser les gens de cette humeur, mais les traiter d’après leur naturel et leur besoin, afin que chacun selon son génie devienne le captif volontaire de Dieu[220].  » Ceci s’éclaire par ce que nous savons déjà des écoles romaines tout l’enseignement était fondé chez les anciens, comme il l’est resté au moyen âge, et avec une grande sagesse, sur l’exercice de la mémoire —et l’étude des poëtes. En Grèce on commençait par Homère, et, en Occident, par Virgile. Mais, avec Virgile, les chrétiens et les païens du cinquième siècle apprenaient par cœur, gravaient dans leur mémoire toutes les pensées, toutes les doctrines, toutes les images du paganisme. C’est contre ce paganisme que les premiers poëtes chrétiens s’efforcent de lutter ; c’est dans une pensée de-polémique, de controverse, qu’ils écrivent ; il s’agit pour eux de détrôner les faux dieux de ce siége envié qu’on leur a fait dans la mémoire et dans le cœur de jeunes enfants, et d’y faire asseoir un Dieu plus digne de l’enfance. Voilà pourquoi ils s’efforcent de retenir les formes virgiliennes, classiques, pures, tout en jetant dans ce moule antique des idées nouvelles, au risque de voir ces idées, pénétrant, en quelque sorte, la forme dans laquelle elles ont été reçues, finir par la faire éclater et par briser le moule.

Quelques-uns pousseront l’oeuvre jusqu’à réduire l’Évangile en centons et à faire, comme Faltonia Proba, une histoire du Sauveur en trois cents hexamètres, composés chacun de deux ou plusieurs fragments,de Virgile. Mais, sans s’abandonner à ces excès, Sédulius et Juvencus s’attachent à retenir la langue de l’antiquité et à beaucoup d’égards ils y réussissent ; ils ne sont inférieurs, sous ce rapport, à aucun des poëtes païens de leur temps. On reconnaît chez eux, à toute heure, l’imitation de Virgile, d’Ovide ou de Lucrèce. Sans doute l’imitation est souvent inintelligente ; par exemple, le vers où Virgile représente Cassandre élevant ses yeux suppliants au ciel parce que ses mains étaient enchaînées, servira pour exprimer le bon larron sur la croix tournant vers le Christ ses yeux parce que ses deux mains sont clouées au bois du supplice. Plus d’une fois, ce calque de l’antiquité manquera de goût et de justesse, mais enfin les poëtes qui s’y sont appliqués ont atteint leurbut ils ont obtenu deux- résultats, l’un qu’ils cherchaient et l’autre auquel ils n’avaient jamais songé.

Ils sont arrivés à faire pénétrer plus profondément et plus facilement les-vérités chrétiennes, sous ces formes poétiques, dans les classes lettrées du monde romain. Voilà ce qu’ils avaient voulu et ce qu’ils obtinrent. Mais ce qu’ils ne voulaient pas, ce a quoi ils n’avaient jamais songé et à quoi ils réussirent néanmoins d’une façon incomparable, ce fut de s’emparer, plus tard, d’une société qui n’était plus romaine, qui était chrétienne, mais barbare, et, à l’aide des poëmes chrétiens, d’y faire pénétrer le goût, et. jusqu’à un certain point, le génie et les traditions des lettres de l’antiquité. En effet ces deux chrétiens virgiliens pour ainsi dire, Sédulius et Juvencus, deviendront les instituteurs préférés de la jeunesse pendant tous les siècles barbares ce seront leurs poëmes évangéliques qu’on mettra dans toutes les mains, qui commenceront l’éducation de l’enfance. Après avoir trouvé des disciples, ils auront des imitateurs non-seulement en langue latine, mais aussi dans toutes ces langues nouvelles qui commencent à se former sur les modèles latins. C’est ainsi que l’Anglo-Saxon Cœdmon, ce prêtre qui, un jour, par la grâce de Dieu, se trouva inspiré et devint poëte, entreprendra aussi de chanter les origines du monde et la chute le premier homme. Plus tard, le moine franc Ottfried, vers le temps de Charlernagne, n’hésitera pas à écrire le grand poëme de l’Harmonie des Évangiles, s'efforçant le premier de faire retentir, dans la glorieuse langue des Francs, les louanges du christianisme.

Cependant tant d’efforts soutenus si longtemps n’arriveront pas à faire l’épopée chrétienne telle qu’on aurait cru qu’elle allait se dessiner. Ainsi en voyant, dès le cinquième siècle, Juvencus et Sédulius s’attacher à chanter la naissance, la vie et les souffrances du Christ ; en voyant tout l’univers chrétien rempli de cette même pensée ; tous les arts, depuis la peinture jusqu’à l’architecture, occupés à la reproduire sous mille formes ; en voyant enfin l’humanité chrétienne tout entière s’ébranler, au cri des croisades, pour délivrer le tombeau du Christ, ne semble-t-il pas que tout l’effort de la poésie doit tendre à réaliser ce type rêvé, et à faire le récit glorieux et immortel de l’avénement du Christ et de sa mission ?.C’est cependant à quoi la poésie chrétienne ne réussira jamais. C’est qu’en effet la poésie sollicite sans doute l’intervention de la Divinité, mais elle ne veut pas de la Divinité seule, il faut pour elle que l’humanité surtout remplisse le théâtre. Elle s’attache de préférence à ce qui est humain, parce qu’elle y trouve ce qui est passionné, ce qui est mobile, ce qui est pathétique,.ce qui est plein de changements, et par conséquent plein d’émotions diverses et contraires. C’est pourquoi la poésie chrétienne trouvera précisément ses principales ressources dans les événements, dans le développement temporel, guerrier, politique et militaire du christianisme. Les conquêtes de Charlemagne et de la chevalerie symbolisées, sous le mythe de la Table-Ronde, et la conquête des lieux saints, inspireront les romans de la chevalerie et aboutiront à l’épopée du Tasse. La découverte d’un monde infidèle par des chrétiens Inspirera l’admirable auteur des Lusiades. Ainsi c’est toujours dans l’humanité que la poésie, même chrétienne, trouvera son inspiration principale ; non pas qu’elle ne cherche à s’enfoncer dans les profondeurs de la foi, à retourner, s’il est possible, jusqu’à l’épopée divine ; qui, se compose de ces trois points la chute, la rédemption et le jugement. Mais lors même qu’elle retourne à cet éternel sujet qui n’a cessé de tourmenter les hommes, elle ne réussit à le traiter que .par ses deux extrémités qui sont humaines, le milieu qui est divin lui échappe. Je vois bien Milton, après tant de siècles, après que la Bible a commencé à subir quelques échecs par les controverses du protestantisme, arriver, avec l’interprétation la plus hardie, à s’emparer des premières pages de la Genèse pour en faire un poëme oui, mais il prend pour héros de ce ppëme l’homme, l’homme mortel, capable de devenir souverainement misérable, l’homme qui, depuis le commencement jusqu’à la fin, nous inquiète par sa faiblesse et nous rassure, en même temps, par l’élan qui le ramène à Dieu. De même aussi Dante nous fait. parcourir les trois royaumes de l’enfer, du purgatoire et du paradis ; mais il les a peuplés d’hommes semblables à lui, et c’est dans -leur entretien qu’il fera jaillir ces flots de poésie dont son siècle fut inondé. Au contraire, lorsque la poésie chrétienne a voulu toucher au mystère de la rédemption, lorsqu’elle a voulu toucher au nœud de l’épopée divine, elle a hésité, et quel que fût le génie de ceux qui s’y appliquaient, ce génie s’est trouvé arrêté, flottant dans ses conceptions qu’il y portât la piété qui respire dans les œuvres de Hroswitha, célébrant la sainte enfance du Sauveur, ou de Gerson, dans le charmant poëme intitulé Josephina consacré au même sujet ; qu’il y mît toute la forme savante et élégante de la Renaissance, comme Sannazar dans son livre de Partu Virginis, ou Vida dans sa Christiade ; qu’il y portât enfin la témérité de l’esprit moderne, et aussi les charmes d’une imagination rêveuse, d’un esprit admirablement doué, et trop dédaigné depuis, comme Klopstock néanmoins il échoue toujours. C’est qu’il y a encore trop de foi dans le monde chrétien, c’est que la figure auguste du Christ inspire trop de respect pour que les mains puissent s’en approcher sans trembler. Les peintres ont pu la tracer, parce qu’il n’y avait pas d’image authentique, mais les poëtes ne peuvent lui prêter la parole et l’action, parce que la réalité de l’Évangile les écrase. La Providence n’a pas voulu que rien de ce qui ressemblait a la poésie, à la fiction, pût envelopper ce dogme fondamental du christianisme sur lequel repose toute l’économie de la civilisation et de l’univers. Mais à côté de cette épopée chrétienne qui se dégage avec tant d’efforts des difficultés de son origine, il y a la poésie lyrique, libre épanchement de l’âme qui ne s’enchaîne par des vers que pour pouvoir se fixer et se transmettre. Dès les commencements du christianisme, des poëmes lyriques durent s’y produire. En effet, saint Paul lui-même exhorte les fidèles à chanter des cantiques, et on retrouve la. trace de ces chants en lisant la lettre de Pline à Trajan, ou bien celle où saint Justin décrit la liturgie des chrétiens de son temps. Ainsi encore, une antique tradition qui avait cours en Orient rapportait que saint Ignace, évêque d’Antioche, dans une vision, avait contemplé le ciel ouvert, et avait entendu les anges chantant à deux chœurs les louanges de la sainte Trinité. De la, n’avait introduit le chant à deux~ chœurs dans les églises d’Orient. Il y a quelque grâce et quelque majesté à faire descendre du ciel même l’origine du chant ecclésiastique.

Mais si l’Orient, dès le commencement du cinquième siècle, avait adopté le lyrisme chrétien ; il n’en était pas de même en Occident. Ce fut au temps de saint Ambroise, et dans une circonstance mémorable de la vie de ce grand homme, que le chant ecclésiastique s’établit dénnitivement en Italie. Saint Augustin a raconté ce fait de la manière suivante l’impératrice Justine persécutait saint Ambroise (386) : le peuple de Milan veillait, jour et nuit, autour de son évéque pour le dérober aux fureurs de l’impératrice, et lui, touché de leur fidélité, de ces longues nuits passées pour sa garde, et afin de sauver aux fidèles l’ennui de ces veilles interminables imagina à cette époque, d’introduire dans son église le chant des hymnes et des psaumes tel qu’il était en usage dans l’Orient. C’est de là qu’il s’est répandu peu à peu dans tout le reste de l’Eglise. Saint Augustin lui-même ne néglige pas de nous faire connaître l’impression profonde qu’exerçaient sur lui ces chants sacrés, et, parlant du jour de son baptême, il dit « Vos hymnes et vos cantiques, ô mon Dieu et le chant si doux de votre Église me remuaient, et me pénétraient, et ces voix ruisselaient à travers mes oreilles et elles faisaient couler la vérité dans mon cœur ; l’émotion pieuse y bouillonnait, les larmes débordaient enfin, et je me trouvais bien avec elles[221]. Cependant cet homme, qui sentait si profondément la musique, et peut-être parce qu’il la sentait trop profondément, éprouva des doutes, et se si le plaisir du chant ne nuisait pas au recueillement de l’âme, et s’il ne lui arrivait pas d’être trop attentive à la modulation harmonieuse qui venait charmer l’oreille. Par bonheur le scrupule d’Augustin ne subsistera ni dans son esprit, ni dans l’Église, et la cause de la musique religieuse sera gagnée. Saint Ambroise ne s’était pas borne introduire le chant lui-même avait composé les-hymnes qui devaient être chantées dans son église. On en a rassemblé un grand nombre sous son nom, qui sont plutôt l’oeuvre de ses disciples ou des temps postérieurs, mais qui ont été composées conformément a son esprit et aux règles qu’il avait données. On ne peut lui en attribuer avec fondement que douze, mais pleines d’élégance et de beauté, d’un caractère encore tout romain par leur gravité, avec je ne sais quoi de mâle au milieu des tendres effusions de la piété chrétienne ; l’esprit des temps primitifs y existe encore. Je citerai surtout celle qui commence ainsi :

Deus Creator omnium
Polique rector, vestiens
Diem decoro lumine,
Noctem soporis gratia.

Saint Ambroise lui-même nous apprend.qu’il en était l’auteur. La langue est encore antique, cependant la versification a déjà quelque chose de moderne c’est la petite strophe de quatre vers ïambiques de huit syllabes chacun, qui se prête facilement au remplacement de la quantité par l’accent, et ménage ainsi une place à la rime que nous avons vue introduite, de bonne heure, dans la versification chrétienne, que saint Augustin avait lui-même pratiquée dans son psaume contre les donatistes, qui revient pendant vingt-quatre vers, rimés deux à. deux, dans l’hymne consacrée par le pape Damase à sainte Agathe. Ainsi, la séquence du moyen âge est déjà trouvée: presque toutes sont ainsi coupées en strophes de quatre vers de huit syllabes chacun ; seulement le moyen âge remplacera la quantité par la rime, qui donnera à l’oreille cette satisfaction que la prosodie ancienne serait désormais impuissante à lui offrir. Chose étrange ce sera à la condition de rompre un jour et définitivement avec les formes anciennes que la poésie chrétienne arrivera enfin à la liberté sans laquelle il n’y a point d’inspiration et qui lui donnera cette prodigieuse richesse, cette verve, cette abondance du treizième siècle, et enfin cette majesté du Dies irae , et cette grâce inexprimable du Stabat mater.

Voilà les généralités de la poésie chrétienne à ses commencements. Cependant il faudrait nous demander si ce siècle où nous avons trouvé tant d’hommes éloquents n’en a pas produit quelques uns qui fussent véritablement touchés du rayon de la poésie ; s’il ne faut observer en eux que les obscurs commencements d’une chose destinée à devenir illustre, ou si déjà quelque inspiration s’y manifeste. Je réponds en dégageant de cette foule deux hommes qui méritent d’être rapprochés et connus : je veux dire saint Paulin et Prudence. Si la poésie devait se trouver quelque part, c’était assurément dans ces âmes disputées, qui, après une longue résistance de la chair et des passions, venaient, toutes meurtries, se réfugier dans la vie chrétienne. Cet âge est celui des consciences tourmentées : les esprits faibles hésitent, les forts se décident, et, dans ce grand ébranlement, ils trouvent l’inspiration, l’éloquence, la poésie. Ainsi Ambroise, Augustin et tant d’autres que nous avons vus avec eux. Ces grandes âmes avaient eu le courage de rompre, et, dans cette rupture, dans l’effort, elles avaient rencontré ce qui récompense toujours l’effort, c’est-à-dire la force qui vient d’en haut au secours de la volonté. Cette force est pour les uns le courage de l’action, pour les autres le courage de la parole, pour quelques-uns l’éloquence, pour plusieurs la philosophie, pour d’autres enfin elle devait être la poésie.

Paulin, qui portait pour surnoms ceux de Pontius Meropius, était d’une grande famille romaine, sénatoriale même. Il était né aux environs de Bordeaux c’était aux écoles de la Gaule qu’il avait trouvé la première éducation, et la Gaule avait alors les plus illustres maîtres de l’Occident. Le poëte Ausone avait été le premier instituteur de la jeunesse de Paulin et lui avait communiqué cet art des vers qu’il avait pousse jusqu’à une merveilleuse subtilité. Riche de son patrimoine et des domaines de sa femme, Paulin avait été revêtu de tous les honneurs : il était arrivé au consulat enfin, il n’était rien où, à de trente-six ans, il ne pût aspirer. Au milieu de ces changements continuels qui ébranlaient le trône des Césars, qui pouvait prouver que le descendant de tant d’hommes illustres ne serait pas appelé un jour à s’y asseoir ? Cependant, à cette époque, en 598, on apprit à Bordeaux que, clandestinement, à l’insu de toute cette aristocratie romaine, dont il était le parent ou l’allié, Paulin s’était fait initier au christianisme et avait reçu le baptême. Devenu chrétien, il s’était retiré dans ses domaines d’Espagne, où il vivait avec son épouse dans la retraite, mais non dans la pénitence déjà détaché des grandeurs de la vie, mais non de ses douceurs et de son prestige, comme on peut s’en apercevoir à cette prière en vers qu’il adressait dès lors à Dieu : « Maître souverain des choses, exauce mes vœux, s’ils sont justes. Que nul de mes jours ne soit triste, que nulle sollicitude ne trouble le repos de mes nuits ! Que le bien d’autrui ne me séduise pas, que le mien serve à ceux qui m’implorent Que la joie habite ma maison ! Que l’esclave né au foyer jouisse de l’abondance de mes récoltes Que je vive entouré de serviteurs fidèles, d’une épouse chérie, et des enfants qu’elle me donnera[222]. »

Ce sont les vœux d’un chrétien, mais non d’un anachorète. Paulin eut. bientôt après un enfant qu’il perdit au bout de huit jours. Ce lien rompu brisa tous ceux qui retenaient Therasia et lui aux choses de la terre tous deux résolurent ensemble de vendre leurs biens pour en distribuer le prix aux pauvres et vivre ensuite de la vie monastique et, cependant, dans cette fraternité simple que les vieilles et respectable mœurs du christianisme ont autorisée, et qui faisait que tant d’hommes saints, après leur conversion, gardaient auprès d’eux une épouse, qui devenait leur sœur dans une même communauté de prières et d’aumônes. Aussi Therasia sera la compagne de la retraite de Paulin, et, lorsqu’ils écriront aux grands de l’Eglise, ils signeront ensemble, Paulinus et Therasia, peccatores. Ils se retirent donc, non pas en Espagne, mais au fond de l’Italie, à Nôle, en Campanie, auprès du tombeau de saint Félix, martyr, pour lequel Paulin avait conçu une dévotion singulière. C’est là qu’ils vécurent dans la pauvreté et la pénitence. Ce changement avait fait l’étonnement d’abord, puis la colère de l’aristocratie romaine. Par quel égarement, un homme de ce nom,de cette naissance  ; revêtu de.tant d’honneurs, doué de tant de génie, avait-il pu tout à coup abandonner ses espérances et interrompre la succession d’une maison patricienne ? Ses parents ne lui pardonnaient pas, ses frères le reniaient, et ceux de sa famille qui passaient devant lui passaient comme le torrent, sans s’arrêter.

Mais, tandis que la société temporelle le repoussait, la société spirituelle lui ouvrait les bras, et Jérôme, Augustin, Ambroise, se félicitèrent de compter dans leurs rangs un grand docteur de plus. En effet, Paulin devint un théologien considérable ; mais il y avait en lui quelque chose de plus : l’âme d’un poëte s’était formée et s’était révélée dans ces déchirements intérieurs que lui avait coûtés sa conversion. Ausone, en apprenant le changement de son disciple, avait’ été d’abord atteint de désespoir, et lui avait écrit une lettre désolée dans laquelle il le suppliait de ne plus l’affliger ainsi : « Ne dédaigne pas le père de ton esprit. C’est moi qui fus ton premier maître, et le premier guidai tes pas dans la route des honneurs. C’est moi qui’ t’introduisis dans la société des Muses. Ô Muses, divinités de la Grèce entendez ma prière, et rendez un poëte au Latium[223]. »

Saint Paulin répond en vers du fond de sa retraite, et voici en quels termes « Pourquoi, dit-il, « ô mon père ! rappelles-tu en ma faveur les Muses que j’ai répudiées ? Ce cœur, consacré maintenant à Dieu, n’a plus de place pour Apollon ni pour les Muses. Je fus d’accord avec toi jadis pour appeller, non pas avec le même génie, mais avec la a même ardeur, un Apollon sourd dans sa grotte de Delphes, et pour nommer les Muses des divinités, en demandant aux bois et aux montagnes ce don de la parole qui n’est accordé que par Dieu. Maintenant un plus grand Dieu subjugue mon âme....Rien ne t’arrachera de mon souvenir, écrit encore Paulin à son ami pendant toute la durée de cet âge accordé aux mortels, tant que je serai retenu dans ce corps, quelle que soit la distance qui nous sépare, je te porterai dans le fond de mon cœur. Partout présent pour moi, je te verrai par la pensée, je t’embrasserai par l’âme ; et, lorsque, délivré de cette prison du corps, je m’envolerai de la terré, dans quel «  que astre du ciel que me place le Père commun, là je te porterai en esprit, et le. dernier moment qui m’affranchira de la terre ne m’ôtera pas la tendresse que j’ai pour toi ; car cette âme, qui, survivant à nos organes détruits, se soutient par sa céleste origine, il faut bien qu’elle conserve ses affections, comme elle garde son existence. Pleine de vie et de mémoire, elle ne peut oublier, non plus que mourir[224]

Voilà des accents qu’Ausone, avec tout son esprit et toute son érudition, ne trouva jamais;Son esprit, lui avait enseigné les artifices d’une poésie de décadence, d’une poésie qui excellait dans les acrostiches, dans les jeux d’esprit, dans les subtilités de toute espèce, mais jamais il ne lui avait enseigné les secrets de cette poésie du cœur dont Paulin fait jaillir la source ; dépassant son maître de si loin. En effet, il répudie l’inspiration des Muses païennes, mais il en connaît une plus puissante. Il n’abjure pas la poésie au fond de sa solitude de Nole, il se mêle encore a toutes les joies de ses amis, à toutes leurs douleurs, et partout où il y a une larme à essuyer, ou bien un bonheur à partager, les vers de Paulin arriveront. C’est ainsi, par exemple, que nous trouvons dans ses écrits un épithalame pour les noces de Julien et d’Ya, couple chrétien et on ne saurait dire avec quel charme il salue ces deux époux vierges, que le Christ va unir, comme deux colombes pareilles, au joug léger de son char. Il écarte bien loin ces divinités profanatrices des noces, Junon et Vénus, mais il rappelle les justes, les vraies et touchantes maximes du mariage chrétien, l’égalité nécessaire et féconde des époux devant Dieu, l’affranchissement de la femme, jadis esclave, et c’est à ces conditions qu’il promet à leurs noces la présence du Sauveur.

Tali conjugio cessavit servitus Evae.
Aequavitque suum libera Sara virum

Tali lege suis nubentibus adstat lesus
Pronubus, et vini nectare mutat aquam

[225]

Voilà assurément des pensées qui n’ont rien de classique et dans lesquelles respire déjà un esprit tout nouveau.

Vous retrouverez le même caractère dans les consolations qu’il adresse à des parents chrétiens sur la mort d’un enfant. Empruntant les images les plus charmantes de la foi chrétienne, il représente ce même enfant se jouant dans les cieux avec celui qu’il a lui-même perdu et dont la mémoire ne s’efface pas de son cœur, quoique pénitent il soit assis depuis tant d’années au tombeau de Nôle : « Vivez, jeunes frères, vivez dans cet éternel partage ; couple charmant, habitez ces joyeuses demeures ; et tous deux prévalez-vous de votre innocence, enfants, et que vos prières soient plus fortes que les péchés de vos parents. »

Vivite participes,aeternum vivite, fratres,
Et laetos dignum par habitate locos
Innocuisque pares meritis peccata parentum,
infantes, castis vincite suffragiis[226]

.

C’est charmant c’est bien supérieur à toutes tes idylles d’Ausone, à tous les panégyriques de Claudien nulle part encore nous n’avons trouvé ces larmes, cette vie et cette inspiration. Je pourrais parler encore de plusieurs autres compositions religieuses , car les oeuvres de Paulin sont abondantes, mais celles où se retrouve surtout l’inépuisable épanchement de cette âme si tendre, ce sont les dix-huit poëmes composés pour l’aniversaire de la fête de saint Félix. Ce martyr, au service duquel Paulin s’était consacré, avait fini par attacher son âme par ce lien, dont parle l’Ecriture, qui avait attaché l’âme de David à l’âme de Jonathas ; il ne saurait s’épuiser quand il s’agit de raconter la vie, les miracles, la fête, les honneurs de saint Félix, les pèlerinages qui se .font à son tombeau, l’église élevée auprès, les hommages qui lui viennent de toute l’Italie, et surtout, car ceci revient à chaque instant sous sa plume, la description de la fête populaire destinée à célébrer la mémoire de saint Félix : « Le peuple remplit les chemins de ses essaims bigarrés. On voit arriver les pèlerins de la Lucanie, de l’Apulie, de la Calabre, tous ceux du Latium enfermés entre deux mers. Les Samnites mêmes descendent de leurs montagnes. La piété a vaincu l’âpreté des chemins (vicit iter durum pietas ) ils n’ont point de cesse, et, incapables d’attendre le jour, ils cheminent à la lueur des torches. Non-seulement ils portent leurs enfants dans leurs sacs, souvent aussi ils amènent leurs bêtes malades. Cependant les murs de Nôle semblent s’étendre et égaler la cité reine qui garde les tombeaux de Pierre et de Paul.L’église resplendit du feu des lampes et des cierges. Les voiles blancs sont suspendus aux portes dorées, on sème de fleurs le parvis, le portail est couronné de fraîches guirlandes. et le printemps est éclos au milieu de l’hiver. » Puis, revenant sur lui-même, le poëte adresse cette prière au martyr : « Laisse-moi me tenir assis à tes portes, souffre que chaque-matin je balaye tes parvis, que chaque soir.je veille à leur garde. Laisse-moi finir mes jours dans ces emplois que j’aime. Nous nous réfugions dans ton giron sacré. Notre nid est dans ton sein. C’est là que, réchauffés, nous croissons pour une meilleure vie, et, nous dépouillant du fardeau terrestre, nous sentons germer en nous quelque chose de divin, et naitre les ailes qui nous égaleront aux anges. »

Et tuus est nobis nido sinus. Hoc bene foti
Crescimus, inque aliam mutantes corpora formam
Terrona exuimur sorde, et subeuntibus alis
Vertimur in volucres divino semine verbi.[227]

Ce sont encore de beaux vers, mais il y a plus : ils sont comme la chrysalide d’où sortiront ces deux autres vers de Dante, plus admirables encore

Non vaccorgete voi que noi siam vermi
Nati a formar l’angelica Farfalla.
C’est la même pensée ; et cette comparaison de

Dante, si souvent citée, a, comme vous le voyez, sa première ébauche dans un poëte qui le précédait. de bien loin.

Voilà déjà longtemps que, de concert avec vous, j’étudie les poëtes et que je cherche, à travers l’histoire, ce que c’est que la poésie. Après tant d’années, je connais la poésie, mais je ne la définis pas, il m’est impossible d’arriver à saisir, à considérer, pour ainsi dire, face à face, cette inconnue voilée à nos yeux, comparable à l’Amour dans l’histoire de Psyché, qui ne demeure qu’autant qu’il est invisible, dont la présence s’annonce par sa voix, par son accent, par les charmes mêmes dont il est entouré, mais qui s’échappe dès qu’on l’aperçoit. Ainsi la poésie existe pour moi: je reconnais sa présence. Et, quand je rencontre quelque part cette grâce charmante de l’imagination, cette tendresse infinie du cœur, ce charme insaisissable et que l’art ne donne pas, cette alternative d’un divin sourire et de larmes divines, je déclare que la poésie est là, et je n’en doute pas un moment. Voilà donc un poëte chrétien, un poëte incontestable mais il n’est pas seul. A côté de lui nous en trouvons un moins tendre peut-être, dans lequel respire moins cette âme de Pétrarque, mais plus poëte encore par l’abondance et la richesse de ses compositions je veux dire Prudence. En effet, Paulin était surtout évêque, Père de l’Eglise la poésie et la grâce lui étaient données par surcroît, mais le ministère, la fonction principale, l’unique vocation et la gloire de Prudence fut d’être le poëte des chrétiens. Ne en Espagne, à peu près au temps où Paulin naissait en Gaule, c’est à-dire en 548, il avait passé par les écoles, où il avait appris l’art de l’éloquence, l’art, dit-il, détromper en paroles sonores. Après d’éclatants succès de barreau, après avoir gouverné successivement deux villes dans sa patrie, enfin, après avoir été élevé à une dignité supérieure de la hiérarchie impériale qu’il ne définit pas, arrivé ainsi au-comble des honneurs auxquels pouvait aspirer un avocat dans les provinces, Prudence, alors âgé de cinquante-sept, ans, las des dignités et des affaires, résolut de retourner à Dieu ; la neige qui blanchissait déjà sa tête l’avertissait, ainsi qu’il nous le dit dans une sorte de petite préface, qu’il était temps de consacrer à Dieu ce qui lui restait de voix. Des diverses compositions qui devaient sortir de sa plume, les unes appartiennent à la théologie, à la polémique ; les autres appartiennent à l’inspiration lyrique. Cependant, malgré son intention de servir la foi catholique par là discussion, remarquez bien la hardiesse de cette expression, il ne s’exagère pas la puissance de ces armes qu’il va porter au service d’une cause sainte, et il en parle avec une humilité qui a aussi sa grâce : « Il est temps de consacrer à Dieu le reste de sa voix ; que les hymnes accompagnent les heures du jour, et que la nuit ne se taise point ; que les hérésies soient combattues, la foi catholique discutée, l’insulte prodiguée aux idoles, les vers glorieux aux martyrs, la louange aux apôtres. Dans la maison d’un riche on étale partout une opulente vaisselle ; la coupe d’or y étincelle, la chaudiere d’airain n’y manque pas. On y voit le vaisseau d’argile, et le plat d’argent large et lourd ; plusieurs vases y sont d’ivoire, d’autres sont taillés dans l’orme ou le chêne. Pour moi, le Christ m’emploie comme un vase sans valeur à d’humbles usages, et souffre que je reste dans un coin du palais de son Père. »

Me paterno in atrio
Ut obsoletum vasculum caducis
Christus aptat usibus,
Sinitque parte in anguli manere (1).

[228]

Vous voyez que Prudence s’annonce d’abord comme poëte, théologien et controversiste, armé pour le combat. Mais il ne s’y engagera pas, comme saint Prosper et plusieurs autres, pour se borner à mettre en vers les traités théologiques, et pour exprimer, avec une fidélité souvent servile, des pensées qui ne lui appartiendraient pas. Au contraire, Prudence ne cherche qu’en lui-même son inspiration et sa verve, et, dans les accents du poëte, plus d’une fois vous retrouverez les anciennes habitudes de l’orateur, surtout dans les deux livres composés contre Symmaque. Vous vous rappellez comment Symmaque avait adressé a Valentinien une requête pour le rétablissement de l’autel de la Victoire, et comment, après une réponse éloquente de saint Ambroise, il s’était vu refuser par l’empereur. Mais sa requête subsistait néanmoins, et passait de main en main, comme l’éloquente protestation du paganisme contre ceux qui renversaient ses derniers autels. C’est à cause de cette puissance qu’elle avait conservée sur les esprits, que Prudence croit devoir y répondre dans deux livres en vers.

Dans le premier, il s’attache d’abord à combattre par les arguments ordinaires le culte des faux dieux, puis à célébrer, avec des accents de triomphe, la défection de la noblesse èt du peuple de Rome, qui, peu à peu, abandonnaient ces divinités.mensongères pour passer au service du Christ. Il se plaît à compter toutes ces familles, ces descendants des Manlius et des Brutus, qui viennent se ranger un à un, autour du Labarum. Les idoles demeurent dans l’abandon mais ne craignez pas que le poëte demande de les renverser ; au contraire, il demande que, ces dieux ayant disparu, leurs statues soient sauvées et restent debout comme autant de monuments immortels, témoins du passe, et voici en quels termes il s’exprime, termes curieux pour nous montrer quelques-uns des usages du paganisme, et surtout celui-ci, dont l’archéologie n’e s’était jamais rendu parfaitement compte : on trouve très-souvent les statues anciennes couvertes d’un enduit dont on n’a pas toujours pu déterminer la qualité ; cet enduit en change la couleur. Prudence dit, en s’adressant aux sénateurs romains :

Marmora tabenti respergine tincta lavate,
proceres liceat statuas consistere puras,
Artificum magnorum opera ; haec pulcherrima nostra ;
Ornamenta fuant patrie, nec decolor usus
In vitium versae monumenta coinquinet artis[229]

On frottait les statues des dieux avec le sang des victimes : c’était une manière d’abreuver Jupiter du sang dont il avait soif. Ces vers, que je n’ai pas vu citer souvent, sont très-considérables, et j’y remarque surtout, pour moi, chez ce poëte, cette passion de l’art qui fait qu’un esprit, grand ennemi du paganisme, le paganisme une fois renversé, demande la conservation des statues, et leur ouvre, à deux battants, ces asiles que Rome prolongera et bâtira, de siècle en siècle, sous le nom de musées, pour y recevoir tous les trophées du paganisme vaincu.

Dans le second livre, il répond à ceux qui ont trouvé, dans la piété de Rome pour les faux dieux, la cause de ses. victoires. Il la cherche, lui, et la trouve dans ce dessein de la Providence, se servant des Romains pour réconcilier, discipliner, civiliser toutes les nations de l’Occident, préparer enfin les voies au christianisme, dont la tâche devait être plus facile, tout l’univers étant soumis à la même loi. C’est là que son patriotisme éclate, et qu’au nom de la grandeur de Rome il triomphe du refus de Valentinien de relever l’autel de la Victoire, renversée à jamais pour être remplacée par une protection plus haute, et il conclut par cette requête, à jamais mémorable, où il demande à Honorius, au fils de Théodose, l’abolition des combats de gladiateurs. Il vient de peindre l’amphithéâtre retentissant des cris des combattants « Que Rome, la ville d’or, ne connaisse plus ce genre de crimes. C’est toi que j’en conjure, chef très auguste de l’empire d’Ausone, ordonne qu’un si odieux sacrifice disparaisse comme les autres. C’est le mérite que te voulut laisser la tendresse de ton père « Mon fils, a-t-il dit, je te fais ta part ; » et il t’abandonna l’honneur de ce dessein. Empare-toi donc, ô prince d’une gloire-réservée à ton siècle. Ton père défendit que la ville maitresse fût souillée du sang des taureaux ; toi, ne permets plus qu’on y offre en hétacombes les morts des hommes. Que nul ne meure plus pour que son supplice devienne une joie ! Que l’odieuse arène, contente de ses bêtes féroces, ne donne plus l’homicide en spectacle sanglant ! Et que Rome, vouée à Dieu, digne de son prince, puis santé par son courage, le soit aussi par son innocence[230]. » Ceci, c’est la poésie mise au service, non du christianisme, mais de l’humanité qu’elle avait si souvent trahie.

Il serait peut-être plus instructif d’examiner les poëmes théologiques de Prudence, qui pénètrent jusque dans les dernières difficultés du dogme ; de chercher dans son poëme intitulé Hamartigenia,où il discute les objections élevées contre la divinité du Christ ; dans cet autre intitulé Psychomachia, où il s’occupe de l’origine du mal de chercher avec quelle hardiesse cet homme, voué jusque-là aux affaires, aux disputes du barreau, aborde les plus hautes questions de métaphysique, discute l’existence de deux principes, l’un du bien, l’autre du mal ; explique comment l’âme est capable de voir sans le secours des sens, retrace la lutte intérieure de la chair et de l’esprit. Ces vérités sont saisies et rendues avec une force qui paraît empruntée de Lucrèce, et qui rappelle le langage de l’ancien poëte philosophe de Rome ; d’autre part, à cause de la pensée chrétienne qui domine, on se croit déjà transporté dans ce paradis de Dante, où le poëte, enhardi par la présence de Béatrix, osera remuer les plus formidables questions de la théologie.

Mais Prudence est peut-être encore plus grand comme poëte lyrique. C’est dans ses deux recueils, intitulés l’un Cathemerinon, l’autre Peristephanon qu’il faut chercher ces hymnes, dont, douze sont consacrées à célébrer ou les différent.es heures du jour, ou les différentes solennités de l’année chrétienne, et quatorze à célébrer l’anniversaire de martyrs c’est là surtout qu’il montre avec quelle érudition, avec quelle persévérance il avait pénétré dans toutes les formes de la versification des anciens. Ainsi tous les mètres pratiqués par Horace se retrouveront dans ces hymnes, non avec la même pureté, mais avec la même variété, et souvent avec une régularité qui étonne pour un siècle de décadence : des passages entiers pourraient être cités comme des modèles d’une latinité supérieure à celle des poëtes latins de la fin du second siècle et même de la fin du premier. Les deux caractères de sa poésie sont la grâce et la force : la grâce paraît surtout lorsqu’il fait voir la terre prodiguant ses fleurs pour entourer et voiler le berceau du Sauveur ; ou bien quand il décrit les saints Innocents, ces fleurs du martyre que l’épée a moissonnées comme le tourbillon moissonne les roses naissantes, et qui, au ciel, sous l’autel même de Dieu, jouent, comme des enfants, avec leur palme et leur couronne. Et alors arrive une description du ciel qui, avec sa naïveté et son charme, nous fait assister d’avance aux plus admirables tableaux du pinceau de Fra Angelico da Fiesole, et je crois considérer déjà ces peintures angéliques, quand je vois Prudence représenter avec tant de grâce les âmes des bienheureux, qui s’en vont chantant en choeur et foulant à peine les lis de la prairie qui ne plient point sous leurs pieds.

Mais la force du’poëte éclate bien davantage lorsqu’il décrit les combats des martyrs et s’anime, pour. ainsi dire, de tout leur feu lorsqu’il représente saint Fructueux sur le bûcher, saint Hippolyte entrainé par des chevaux indomptés, ou bien saint Laurent sur le gril. Saint Laurent était, une des mémoires les plus chères au peuple romain, parce que cet apôtre, ce martyr de la foi, était aussi martyr de la charité ; et qu’il était mort, non pas seulement pour ne pas livrer le Christ qu’il portait en son cœur, mais ces trésors de l’Église, qui étaient conservés pour la nourriture des pauvres, et Rome lui en sut gré, car encore aujourd’hui, après la Vierge, il n’est pas de saint, pas même saint Pierre, qui ait autant d’églises a Rome que saint Laurent, tant le souvenir.de ce diacre, serviteur des pauvres, est resté populaire ! Prudence l’a chanté, et dans l’enthousiasme que lui inspirait la figure de ce jeune saint, il a voulu, au moment où il va rendre le dernier soupir, mettre dans sa bouche une prière où vous retrouverez l’inspiration des chrétiens, qui voyaient d’un œil assuré la destinée romaine : « Christ, nom unique sous le soleil, splendeur et vertu du Père, auteur du monde et du ciel, et véritable fondateur de ces murs, vous qui plaçâtes Rome souveraine au sommet des choses, voulant que tout l’univers servît le peuple qui porte la toge et le fer, afin de dompter ainsi sous les mêmes lois les coutumes, le génie, les langues et les cultes des nations ennemies. Voici que le genre humain tout entier a passe sous la loi de Rémus : les mœurs contraires se rapprochent en une même parole, en une même pensée. Ô Christ ! accordez à vos Romains que leur cité soit chrétienne, elle par qui vous avez donné une même foi a toutes les cités de la terre. Que tous les membres de l’empire s’unissent dans un même symbole. Le monde a fléchi, que la ville maîtresse fléchisse à son tour ; que Romulus devienne fidèle, et que Numa croie en vous. »

Mansuescit orbis subditus,
Mansuescat et summum caput.
Fiat fidelis Romulus,
Et ipse jam credat Numa[231]

Mais les pensées élevées, les expressions fortes, appartiennent à tous les hommes éloquents. Selon moi, ce qui fait le caractère distinctif et inimitable des poëtes, c’est la grâce, et c’est pourquoi elle marque, d’un premier sceau, toutes les compositions de Prudence : elles finissent toujours par un retour plein de charme sur lui-même, par ces pensées qui laissent une douceur infinie dans l’esprit, soit quand il montre la colombe blanche s’échappant du bûcher de sainte Eulalie, ou quand il invité les jeunes filles à porter au tombeau de la vierge martyre les violettes à pleines corbeilles, se réservant, lui, de tresser des guirlandes de vers pâles et fanés, « mais qui cependant ont un air de fête ; » ou encore lorsque, achevant le récit du martyre de saint Romain, le poëte pense à lui-même et conclut par ce vœu touchant « Je voudrais, rangé comme je le serai, à gauche, parmi les boucs, du moins je voudrais être reconnu de loin et qu’aux prières du martyr le juge miséricordieux se retournât en disant Romain m’a prié, qu’on m’apporte ce bouc, qu’il soit à ma droite, qu’il soit agneau et qu’il en revête la toison »

Velim sinister inter haedorum greges,
Ut sum futurus, eminus dignoscerer,
Atque hoc precante diceret rex optimus
Romanus orat transfer hune hœdum mihi
Sit dexter agnus, induatur vellere[232]

Cet homme, dont j’admire les vers, ne restera jamais sans admirateurs. Le moyen âge lui rendra un culte égal à celui que reçoivent les plus illustres docteurs, Boèce, Bède, saint Boniface. Tous les écrivains du septième siècle se plaisent à emprunter ses vers pour servir d’exemples à côté des plus beaux de l’antiquité. Plus tard, il est cité comme le premier et comme le plus illustre parmi les poëtes chrétiens. On voit enfin saint Brunon, archevêque de Cologne, au onzième siècle, un des hommes les plus savants de cette Germanie savante d’une époque mal connue, l’un des hommes de cette renaissance allemande que nous n’avons pas encore étudiée, et que nous étudierons peut-être un jour ensemble, mettre dans la bibliothèque de son église un exemplaire de Prudence ; et ce livre ne sortait pas de ses mains. Prudence fut en possession de cet honneur jusqu’à la Renaissance. La Renaissance entra dans l’école chrétienne ; elle y trouva des poëtes chrétiens au-dessous des poëtes païens auxquels on avait accordé, comme aux plus éloquents, la première place. Assurément Virgile et Horace y étaient restés dans cet honneur que l’antiquité leur avait fait, mais enfin on y trouvait des chrétiens, et comme leur langage n’avait pas toute la pureté cicéronienne, comme Prudence était convaincu d’avoir employé soixante-quinze mots qui n’avaient pas d’exemple dans les écrivains antérieurs, immédiatement toute cette foule de barbares qui, sous prétexte de christianisme, s’étaient introduits dans l’école, furent balayés, chassés, pour que les païens restassent maîtres du lieu. Il y avait aussi quelques raisons accessoires. Prudence avait quelques inconvénients avec son culte passionné pour les martyrs ; ces hommages sans nombre rendus aux saints, c’était là pour le protestantisme des témoins incommodes qu’il fallait faire disparaître et réduire au silence. Vainement quelques hommes de goût et dé savoir, Louis Vivès, par exemple, un des plus illustres et des plus zélés sectateurs de la Renaissance, réclamèrent courageusement et demandèrent qu’une place fût faite à ces instituteurs de nos pères : il fallut qu’ils disparussent. Soyons plus équitables que notre admiration soit assez large pour pouvoir rendre aux poëtes des premiers siècles chrétiens la justice qui pendant si longtemps ne leur fut pas refusée, et puisque Prudence, tout fervent, tout converti, tout pénitent qu’il était, avait la tolérance de vouloir que les statues mêmes des faux dieux restassent debout sur le forum, demandons, nous, que les images des premiers poëtes chrétiens soient replacées, elles aussi, debout devant l’école. Il n’y aurait là rien de téméraire : cependant, malgré tout ce que je me suis efforcé de vous montrer de poésie dans ces écrivains, dont je viens de vous tracer l’analyse trop longue peut-être, selon moi, la véritable poésie chrétienne, le fond même de cette poésie chrétienne, n’était pas là : il était ailleurs ; où cela ? c’est ce que nous verrons dans notre prochaine leçon.


L’ART CHRÉTIEN


DIX-NEUVIÈME LEÇON




Messieurs,


Nous devions achever l’histoire des lettres chrétiennes au cinquième siècle par la poésie, et quand nous avons cherché cette inspiration poétique qui semblait devoir sortir si vive et si abondante des grands spectacles du christianisme, nous ne l’avons pas trouvée facilement. Elle n’était pas dans ces nombreuses compositions épiques et didactiques où plusieurs écrivains s’efforcent, avec plus d’exactitude que de verve, d’exprimer les récits de l’Écriture sainte ou les difficultés du dogme, en les pliant aux mètres de Virgile et d’Ovide. Il est vrai que nous avons reconnu le rayon poétique sur le front de deux hommes, saint Paulin et Prudence, différents de génie et de destinée : Paulin renonçant aux honneurs, à la fortune, au monde entier, pour aller consumer ses jours au tombeau de saint Félix de Nôle, mais ne renonçant pas à ces vers si doux qui coulaient naturellement comme des larmes, et servaient comme elles à répandre le trop plein de son âme ; Prudence mettant la fin de ses jours au service de la foi, et s’employant à défendre ses doctrines et sa gloire. Nous avons vu la force et la grâce s’accordant, pour tresser ses vers, comme autant de couronnes qu’il vient suspendre, dit-il lui-même, au milieu des fraîches guirlandes dont les fidèles entourent le tombeau des saints. Assurément la poésie est là, mais elle n’y est pas tout entière, elle n’y est pas surtout telle qu’on doit l’attendre après trois siècles de persécution, après Constantin et le concile de Nicée, au temps des Pères, au temps où fleurissent, comme des plantes du désert, ces héroïques anachorètes. Si là nous n’avons pas trouvé complétement la poésie, il faut qu’elle soit ailleurs, il faut qu’il y ait quelque part une source abondante d’où-elle jaillisse, d’où elle déborde et se répande sur les siècles qui suivront.

La source commune de toute la poésie chrétienne, c’est le symbolisme. Le symbolisme est à la fois une loi de la nature et une loi de l’esprit humain. C’est une loi de la nature : après tout, qu’est-ce que la création, si ce n’est un langage magnifique qui nous entretient nuit et jour ? Les cieux racontent leur auteur ; les êtres créés ne parlent pas seulement de celui qui les a faits, mais ils nous entretiennent les uns des autres, et les plus petits, les plus obscurs, nous font l’histoire des plus lumineux et des plus éclatants. Cet oiseau de passage qui revient, qu’est-ce, sinon le signe du printemps qu’il ramène avec lui et des astres qui ont marché des mois entiers ? Et ce chétif roseau qui jette son ombre sur le sable, ne sert-il pas à marquer l’élévation du soleil sur l’horizon ? C’est ainsi que tous tes êtres se rendent témoignage, se provoquent, s’interpellent d’un bout à l’autre de l’immensité, et ce sont ces continuels rapprochements, ces innombrables symboles, ces harmonies, qui font la poésie du monde que nous habitons. Ainsi Dieu parle pardes signes, et l’homme, à son tour, quand il parle a Dieu, épuise toute la série des signes dont son intelligence dispose. Quel autre langage pourrait parler l’intelligence humaine que celui qu’elle a reçu, dans lequel elle a été formée ? Et voilà pourquoi, lorsque, à son tour, l’homme veut parler à Dieu, c’est peu de la prière, il lui faut le chant, il lui faut les cérémonies sacrées qui expriment aussi, à leur manière, par leur développement et par les chœurs qu’elles mènent, par leurs repos et par leurs marches, les mouvements de l’âme, ses élancements pour arriver à l’infini, et son impuissance qui la force à s’arrêter en chemin. Il faut aussi un sacrifice qui sera le symbole de l’adoration et de l’impuissance humaine en présence de la puissance divine. Ainsi apparaît, comme un magnifique et permanent témoignage, le temple posé sur la face de la terre, afin de marquer que là il y a eu des intelligences qui voulurent, à leur manière, attester leurs efforts pour atteindre au Créateur. Ainsi toute la nature instruit l’homme par symboles, et c’est, par symboles que l’homme répond à l’Auteur de la nature.

Il en est de même du christianisme : Dieu aussi, dans l’Écriture sainte, ne parlait qu’un langage symbolique. Tout l’Ancien Testament est plein de réalités ; il a sa valeur historique, sans doute ; mais, en même temps, toutes ces réalités sont des figures, tous ces patriarches, tous ces prophètes, représentent celui qui doit venir. Joseph et Moïse ne sont que les précurseurs et en même temps les signes de celui qui accomplira un jour la loi, et en qui toute figure trouvera sa réalité. Le Nouveau Testament, à son tour, ne nous entretient que par paraboles, et le Christ lui-même, employant ce langage familier de la vie des champs, de la vie la plus naturelle et la plus douce à l’homme, nous dira un jour : « Je suis la vigne, » et un autre jour : « Je suis le bon pasteur. » Il en sera de même dans tout le développement ultérieur du Nouveau Testament : saint Paul interprétera l’Écriture par voie d’allusions et d’allégories : deux montagnes lui représenteront les deux alliances et la mer Rouge, que traversèrent les Hébreux, sera pour lui le symbole du baptême. De même, dans l’Apocalypse, ce livre symbolique par excellence, toutes les figures se produiront avec un sens mystérieux, et, quand saint Jean représente la nouvelle Jérusalem resplendissante d’or et de pierreries, avec des murailles de pierres précieuses et des portes chargées de perles, ce n’est pas cet éclat matériel, cette flatterie des sens, qu’il offre, comme but suprême de leurs efforts, à des chrétiens, à ces hommes qui, tous les jours, mouraient, bravaient le martyre et renonçaient à tous les trésors. Évidemment non ; car, dans le langage de l’Orient, chaque pierre précieuse avait une valeur symbolique, admise, selon des règles, dans toutes les anciennes écoles, et représentant d’une manière mystique certaines vertus vagues de l’âme et certaines forces de l’intelligence humaine ou de la grâce divine.

Ainsi, lorsque les chrétiens durent se faire une langue, je ne m’étonne pas qu’à l’imitation de la Bible, ils se fissent une langue figurée, toute pleine de types et de symboles ; et quand les premiers Pères apostoliques, saint Clément ; saint Barnabé, interprètent les Écritures, l’allégorie surabonde dans leurs œuvres et dans leurs interprétations.

Vers le même temps, un écrivain chrétien, dont l’histoire est restée inconnue, mais dont le livre a conservé un singulier caractère d’antiquité et de beauté, Hermas, veut instruire les fidèles, et il le fait, à la façon des anciens, par des similitudes. Son livre est divisé en trois parties[233] : les visions, les préceptes et les similitudes. Ses visions lui représentent, par exemple, l’Église sous la figure d’une jeune fille, d’une reine ou d’une mère que l’âge a déjà marquée de son caractère, et à laquelle il a ajouté aussi un signe d’autorité. C’est toujours sous cette figure vivante et sensible que lui apparaissent les institutions, les vocations auxquelles Dieu a donné l’appui de sa volonté. Ainsi encore, lorsque il veut représenter les diverses conditions humaines, il emploie la comparaison suivante. Hermas se promenant un jour dans la campagne vit une vigne et un orme, et il s’arrêta pour les considérer. Le Pasteur lui apparut « Cette vigne, dit-il, porte beaucoup de fruits et l’orme n’en a pas. Mais, si elle n’était appuyée sur lui, la vigne rampante en produirait peu et de moindre valeur. Ainsi, comme elle ne peut avoir du fruit en abondance, et de bonne qualité qu’avec l’orme qui l’appuie, l’orme n’est pas moins fécond que la vigne. Celui qui est dans l’opulence est ordinairement pauvre aux yeux du Seigneur, car ses trésors le détournent de Dieu, et sa prière est faible. Mais s’il donne aux pauvres, le pauvre qui est riche aux yeux du Seigneur, et dont la prière est puissante, le pauvre prie pour lui, et Dieu l’exauce. Ainsi le riche s’appuyant sur le pauvre comme la vigne sur l’orme, ils deviennent tous deux féconds, l’un par l’aumône, l’autre par la prière[234]. »

Vous voyez que ce langage symbolique pénètre ainsi dans les mœurs chrétiennes ; je dis plus : il y devient nécessaire. Après la liberté dont le christianisme jouit jusqu’aux premières persécutions, les chefs de l’Église reconnurent la nécessité d’envelopper les mystères-dans la discipline du secret : ils n’étaient communiqués que peu à peu, et ne devaient pas être livrés et abandonnés immédiatement à la profanation des infidèles. Cette nécessité de tenir les mystères secrets, et cependant de se reconnaître entre chrétiens, devait donner lieu a des signes de ralliement qui ne pussent être intelligibles que pour ceux qui en avaient appris le sens, par conséquent à un système de symboles par lesquels les chrétiens pussent échanger leurs pensées sans les livrer à des esprits sacrilèges. Aussi le nombre des symboles s’augmente à l’infini, et, dès le troisième siècle, il est devenu tel, qu’un Père de l’Église grecque, Meliton de Sardes, écrit un livre intitulé la Clef destiné à donner déjà, à cette époque si reculée, le sens mystérieux de ces symboles, multipliés au point de rendre nécessaire cette interprétation scientifique. Au cinquième siècle, saint Eucher écrira le Livre des formules pour l'intelligence spirituelle des Écritures, Liber formularum spiritualis intelligentiae,dans lequel il donne précisément le sens mystique des nombres, des fleurs, desfigures d’animaux, des plantes, des métaux précieux, qui tous avaient une signification, et dont la valeur et le rapport avaient, préoccupé la philosophie ancienne. Ainsi, comme dans un grand dictionnaire symbolique, seront expliqués les signes employés alors dans le langage théologique, les figures du lion, du cerf, de l’agneau, de la colombe, du palmier, de l’olivier, de la grenade et tant d’autres. C’est, en quelque sorte, le secret des hiéroglyphes chrétiens, mais dévoilé volontairement par, le prêtre dès que le danger des persécutions est passé, dès que la nécessité de la discipline du secret s’est évanouie, et que l’Église peut satisfaire à ce besoin, qui est en elle, de tout communiquer, bien différente en cela des sacerdoces anciens, dont la règle et la discipline étaient de tout cacher et de tout ensevelir.

C’est parce que les religions sont nécessairement symboliques qu’elles deviennent le principe et le berceau des arts tous les arts sont nés l’ombre d’une religion. Et je ne m’en étonne pas ; car, si l’homme, pour dire quoi que ce soit, a besoin d’employer des signes qui, précisément parce qu’ils sont matériels, restent toujours inférieurs à sa pensée, à plus forte raison il doit en être de même quand on entreprend de parler à Dieu, de Dieu, des choses invisibles, de toutes ces conceptions infinies que l’intelligence n’atteint qu’à peine, qu’elle entrevoit un moment, qui passent comme des éclairs qu’elle voudrait fixer, mais qui ont disparu avant qu’elle ait pu comparer son expression imparfaite avec l’idée même qu’elle voulait rendre. C’est pourquoi, quand l’homme essaye de parler de ces choses éternelles, aucun signe ne lui suffit, ne le satisfait ; tous les moyens sont employés et viennent, pour ainsi dire, à la fois sous sa main. Mais tout ce que peuvent et le ciseau, et le pinceau, et les pierres élevées les unes sur les autres jusqu’à des hauteurs inaccessibles et jusque vers le ciel, tout ce que peut produire la parole d’illusion et d’harmonie quand elle est soutenue par le chant, tout est employé par l’homme, et rien n’arrive à contenter les justes exigences de son esprit dès qu’il s’agit de ces grandes et immortelles idées. Cependant, malgré cette impuissance, l’idéal qu’il a poursuivi apparaît, se laisse entrevoir avec une sorte de transparence, et c’est cette transparence de l’idéal à travers les formes dont il est revêtu qui constitue véritablement la poésie ; car la poésie primitive n’est pas seulement dans les. vers, dans la parole rhythmée, mais dans tout effort de la volonté humaine pour saisir l’idéal et le rendre, que ce soit par la couleur, que ce soit par des pierres ou par tous les moyens qui lui ont été donnés de frapper les sens et de. communiquer a l’intelligence d’autrui ce que son intelligence a conçu. Vous comprenez que l’art chrétien aura son berceau au berceau même de la religion chrétienne, c’est-à-dire aux Catacombes. C’est là qu’il faut descendre pour voir les origines de cette poésie que nous avons cherchée-dans les livres. Mais le peuple qui se rassemble là est trop fervent, trop ému, pour qu’un seul ou deux de ces moyens par lesquels l’homme peut traduire sa pensée lui suffisent ; il est d’ailleurs trop pauvre, trop ignorant, il se compose trop des dernières classes de la société romaine pour pouvoir porter bien loin la perfection dans l’emploi des arts : il faudra donc qu’il essaye à la fois de tous les arts, de tous les moyens par lesquels l’idée peut se traduire pour rendre, d’une manière bien imparfaite, les émotions dont la bonne nouvelle du christianisme vient de remplir son cœur.

Il faut se représenter les catacombes comme un labyrinthe de galeries souterraines qui s’étendent à des distances considérables sous les faubourgs et sous la campagne de Rome. On n’a pas compté moins de soixante de ces cimetières chrétiens, et les circonvallations qu’ils forment autour de l’ancienne Rome, a en croire la tradition populaire, ce que répètent les patres de la campagne’, s’étendraient jusqu’à la mer.

Mais, quand on descend dans ces lieux sans lumière, on est encore plus frappé de leur profondeur que de l’étendue sur laquelle ils se développent. On entre communément par d’anciennes carrières de pouzzolane qui ont servi, sans doute, à la construction des monuments de Rome et qui furent. l’ouvrage des anciens. Mais, au-dessous ou à côté de ces carrières, les chrétiens ont eux-mêmes creusé, dans le tuf granulé, d’autres galeries d’une forme tout à fait différente qui ne pouvaient plus servir à l’extraction de la pierre, mais au seul but qu’ils se proposaient. Toutes ces galeries descendent à deux, trois, quatre étages, au-dessous de la surface du sol, c’est-à-dire à quatre-vingts, à cent pieds et plus encore ; elles serpentent en détours infinis, tantôt montent, tantôt descendent, comme. pour fuir les pas des persécuteurs qui y sont engagés, qui pressent la foule des fidèles et qu’on entend déjà venir. À droite et à gauche, les parois de la muraille sont percées de niches oblongues, horizontales, comme les rayons d’une bibliothèque, car je ne trouve pas de comparaison plus juste : chaque rayon forme une sépulture qui sert, suivant sa profondeur, pour un ou plusieurs corps. Une fois la sépulture remplie, on fermait le rayon avec des blocs de marbre, des briques, avec tout ce que le hasard mettait sous la main de ces ouvriers persécutés. De distance en distance, ces longs corridors s’ouvrent sur des chapelles où pouvaient se célébrer les mystères, et sur des salles dans lesquelles l’enseignement se donnait aux catéchumènes et où s’accomplissaient les expiations des pénitents.

J’ai besoin de vous fournir immédiatement la preuve que ces grands ouvrages sont bien des premiers siècles chrétiens, des siècles persécutés. Nous en avons le témoignage dans Prudence et dans saint Jérôme, qui tous deux y étaient, allés, plus d’une fois, vénérer les sépultures des martyrs, et qui en parlent avec autant d’épouvante que d’admiration. Saint Jérôme, jeune étudiant à Rome, avec toute l’ardeur de son âme, descendait chaque dimanche dans ces entrailles de la terre, et nous dit qu’alors revenait sans cesse à son esprit la parole du Prophète : « Descendunt ad infernum viventes »,et ce vers de Virgile

Horror ubique animos, simul ipsa silentia terrent,

mêlant ainsi tes grandes traditions sacrées aux traditions profanes, image de la double éducation de Jérôme et de ses contemporains[235]. En effet, on aperçoit d’abord dans les catacombes l’ouvrage de la terreur et de la nécessité. Mais, si l’on prend garde, c’est un ouvrage bien éloquent, et si les monuments, si l’architecture même n’a pas d’autre but que d’instruire les hommes et de les émouvoir, jamais aucune construction au monde n’a donné de si grandes et si terribles leçons. En effet, lorsque vous avez pénétré dans ces profondeurs de la terre, vous apprenez par force ce qui est la grande leçon de la vie, à vous détacher-de ce qui est visible, à vous détacher même de ce par quoi tout est visible, c’est-à-dire de la lumière. Le cimetière enveloppe tout, comme la mort enveloppe la vie, et ces oratoires mêmes ouverts adroite et à gauche, par intervalles, sont comme autant de jours ouverts sur l’immortalité, pour consoler un peu l’homme de la nuit dans laquelle il vit ici-bas. Ainsi tout ce que l’architecture doit faire plus tard, elle le fait déjà ; elle instruit, elle émeut, elle pénètre.

Essayez quelque jour, dans vos pèlerinages de jeunes gens, de descendre dans ces vastes souterrains, et, quand vous en remonterez, vous me direz si vous n’y avez pas trouvé des émotions qu’aucune des grandes constructions antiques, aucun des restes ni du Colisée, ni du Parthénon, ni de ces autres édifices qui se croyaient bâtis pour l’immortalité, n’auraient, jamais pu produire dans votre âme.

Ce n’est pas tout : ces oratoires et ces tombeaux sont couverts de peintures souvent sans doute très grossières. Parmi les chrétiens des premiers siècles, parmi ces plébéiens, ces pauvres, que le christianisme avait, préférés à tous, il y avait peu de grands artistes. Les Appelles et les Parrhasius de ce temps restaient au service de Néron et décoraient pour lui la Maison Dorée. C’étaient des artistes de rebut, des misérables qui descendaient là cependant je ne sais quoi de plus qu’humain se trahit au milieu de toutes les faiblesses et de toute l’impuissance d’un art dégradé. En remontant surtout aux catacombes qui paraissent avoir été creusées dans les siècles les plus anciens, on reconnaît la tradition fidèle et très-bien observée des arts de l’antiquité. On trouve des peintures desquelles on peut dire, sans exagération, qu’elles ont quelque chose de la beauté antique et qu’elles ne témoignent pas encore de cette décadence de l’art romain qui ne se prononce d’une manière bien déclarée qu’au second siècle. Ainsi les peintures elles-mêmes rendent témoignage de l’antiquité des murs sur lesquels elles ont été tracées et des croyances qu’elles expriment. En effet, il était impossible que l’art chrétien naissant ne reproduisit pas, a beaucoup d’égards, les traditions de l’art dans l’antiquité. Les païens avaient aussi des sépultures peintes, souterraines même, comme les Scipions, qui avaient coutume d’ensevelir à la façon des chrétiens les morts de leur famille. Dans les tombeaux des Scipions, des Nasons, et ailleurs, on a trouvé aussi des peintures, des images agréables semées sur les murs pour consoler la tristesse de la mort par exemple, des fleurs, des animaux, des victoires, des génies. Quoi d’étonnant si les humbles fossoyeurs, les fossores, comme on les appelait, qui les premiers commencèrent à décorer les sépultures des chrétiens et les oratoires, reproduisirent à beaucoup d’égards les procédés, les images, les sujets des artistes anciens ? Ainsi les mêmes figures allégoriques et souvent des figures qui sembleraient ne devoir appartenir qu’au paganisme, comme des victoires, des génies ailés, décorent plusieurs tombeaux chrétiens, et dans trois peintures du cimetière de Saint-Callixte, on trouve la figure d’Orphée représentée à la manière des anciens. Mais la science de l’Église, qui veillait derrière l’ignorance et la simplicité de ces pauvres ouvriers, avait soin d’éclairer le symbole, de le purifier, de l’élargir, de lui donner une signification nouvelle. Elle faisait pour l’art ce qu’elle avait fait pour la langue : il avait bien fallu qu’elle adoptât la langue ancienne, mais elle l’avait fait en donnant aux termes anciens un sens nouveau qui devait fournir une nouvelle fécondité à la parole. Orphée figurait parmi ces types chrétiens : mais, selon saint Clément d’Alexandrie, il y figurait comme l’image du Christ, qui, lui aussi, attire les cœurs, ébranle jusqu’aux rochers les plus froids du désert et les bêtes les plus féroces des forêts, comme il a figuré plus tard dans l’art, chrétien de tous les siècles, jusqu’à Caldéron, qui a composé un de ses plus admirables Autos sacramentales sous le titre du Divin Orphée. De même, lorsque les peintures des catacombes représentent, à la clef de voûte de leurs oratoires, l’image du bon Pasteur, les archéologues, avec beaucoup de raison, disent : Cette image du bon Pasteur est imitée des anciens.

Les anciens avaient plus d’une fois représenté, même dans les sépultures et ailleurs, les jeux des bergers, et, parmi ces images gracieuses où se complaisaient la peinture et la sculpture antiques, aucune n’était plus agréable que celle d’un jeune pasteur chargeant un chevreau sur ses épaules. Les chrétiens ont pris à côté d’eux, dans des sépultures, l’image de ce berger avec sa chlamyde et tous les détails de son costume, ont mis sur ses épaules le chevreau traditionnel, infidèles en cela au texte évangélique, qui parle de brebis mais l’artiste ignorant a, la plupart du temps, copié le chevreau sur l’image ancienne sans s’inquiéter de la conformité au texte de l’Évangile. Voilà ce qu’ont dit tous les archéologues ; mais cette interprétation est un peu exagérée, et je vais vous faire voir comment une critique plus profonde et plus éclairée peut, tout à coup, illuminer un point mal compris et faire apparaître toute la profondeur, toute la beauté d’un symbole.

En effet, au moment où les chrétiens creusaient les catacombes de Saint-Callixte à Rome, à la fin du deuxième siècle, il s’agitait dans l’Église une des questions les plus terribles qu’elle ait remuées : à savoir si le pardon promis au pécheur ne lui était promis que pour une ou pour plusieurs fois, si le pécheur relaps pouvait être admis à la pénitence. Une secte considérable, les montanistes, ayant à sa tête un des plus illustres déserteurs de l’orthodoxie, Tertullien, soutenait que le pardon s’étend à celui qui a péché une fois, mais non à celui qui retombe que le bon pasteur rapporte bien sur ses épaules la brebis égarée, mais non le bouc, le chevreau qui, au jour du jugement, sera mis à la gauche du juge, tandis qu’à sa droite on verra seulement la brebis. Et, comme les chrétiens lui objectaient la parabole du bon pasteur, il répondait avec amertume que le bon pasteur s’était mis en quête de la brebis, mais que nulle part on ne voyait qu’il eût couru après le bouc. Et, dans son livre de Pudicitia, il reprochait à l’évêque de Rome d’aller à la poursuite des boucs, au lieu de ne courir qu’après les brebis égarées. C’est alors que l’Église, dans sa mansuétude, fit cette réponse à la fois aimable et sublime à ces hommes impitoyables qui ne voulaient pas de pardon à la faiblesse retombée, en faisant peindre dans les catacombes le bon pasteur, non plus seulement avec une brebis sur ses épaules, mais avec un bouc, avec cette figure du pécheur, qui semblait, condamné à jamais, et que le bon pasteur, cependant, rapporte en triomphe sur ses épaules.

Voilà comment, où l’on n’avait vu qu’une erreur d’un ouvrier, copiste malhabile des anciens, se découvre un mystère charmant de grâce et de miséricorde.

Autour de cette image du bon pasteur, qui forme ordinairement la clef de voûte des catacombes, se dessinent quatre compartiments, séparés les uns des autres par des arceaux de fleurs. Dans ces compartiments sont ordinairement peints quatre sujets pieux : deux de l’Ancien Testament et deux du Nouveau, opposés les uns aux autres pour se servir de confrontation et de parallèle. Ces sujets ne varient guère on évalue à une vingtaine ceux qui sont représentés le plus habituellement, et on a dit. Ceci tient à l’extrême pauvreté de génie des artistes de ce temps ; ils ne pouvaient guère sortir d’un petit nombre de modèles donnés. Cependant ces sujets, si l’on y prend garde, ne sont pas toujours identiques, ils sont traités avec une, certaine liberté ; il n’y a pas de type absolu. Quelques images, celles, par exemple, de la chute originelle, varient singulièrement suivant les ouvriers et suivant les époques, et on s’aperçoit que le nombre, des sujets est restreint précisément, parce qu’il ne s’agit que d’exprimer un certain nombre de dogmes, parce que tous ces sujets sont symboliques et ont un sens au delà de celui qu’ils expriment. C’est ainsi que le serpent, entre nos deux premiers parents, exprime le péché, et que l’eau sortait du rocher nous représente le baptême ; c’est ainsi que Moïse, faisant tomber la manne du ciel, est le symbole de l’eucharistie, tandis que le paralytique guéri et emportant son grabat sur le dos est le symbole de la pénitence ; c’est ainsi que Lazare exprime l’idée de la résurrection ; que les trois enfants dans la fournaise, Jonas jeté à la mer, Daniel dans la fosse aux lions, sont le symbole du martyre, sous ces trois formes principales, du martyre par le feu, par l’eau, par les bêtes. Mais remarquez qu’il s’agit toujours de martyrs triomphants, couronnés de Dieu, et jamais, excepté saint Hippolyte, de martyrs contemporains. Plusieurs siècles après seulement, les chrétiens ont tracé dans les catacombes quelques images des martyrs mais jamais les chrétiens des persécutions, ces hommes déclarés par Tacite l’horreur et l’opprobre du genre humain, n’ont voulu peindre ce qu’ils avaient souffert, ce qu’ils avaient vu souffrir à leurs pères, à leurs enfants, à leurs épouses. Selon moi, ceci est admirable : tandis que l’art païen s’enfonçait dans le réalisme le plus odieux et le plus grossier, et que, pour réveiller les sens de ces hommes blasés, il fallait leur brûler un esclave à la fin de la tragédie d’Hercule au mont Œta, et outrager une femme sur la scène lorsqu’on jouait je ne sais quelle pièce d’Euripide ; pendant que ce réalisme grossier s’emparait des théâtres romains, dans cette ville triomphante et maîtresse du monde, voici des hommes détestés, pauvres, impuissants, cachés sous la terre, dans un lieu où ils peuvent, à la rigueur, entendre les trépignements de la foule qui crie « Les chrétiens aux lions » eh bien, ces hommes n’auront à nous donner que le type du martyre dans l’antiquité, jamais de celui qu’ils ont souffert, que les images de la résurrection, que des symboles gracieux, aimables et touchants, nous laissant à la fois le plus bel exemple et de l’art qui n’aime pas le matérialisme, et de la charité qui pardonne et oublie.

Les Catacombes n’avaient pas donné seulement asile à l’architecture et à la peinture : la sculpture, sans doute, devait y tenir moins de place, car cet art était l’art païen par excellence. Les images des dieux étaient plus rarement en tableaux qu’en statues voilà pourquoi la sculpture ne devait pas jouir d’une faveur aussi grande que la peinture. Sans doute, dès les premiers temps, on la voit employée pour aider la parole dans le travail des inscriptions car les tombeaux devaient en porter. Souvent un sigle, un hiéroglyphe, un symbole, légèrement tracés à la pointe seulement du ciseau, disaient plus que plusieurs lignes sorties de la main du poëte le plus savant, qui aurait cherché à y exprimer toute la douleur des vivants ou toute la foi des morts. Ainsi, déjà chez les anciens, une fleur sur un tombeau exprime admirablement la fragilité de la vie humaine ; un vaisseau à la voile, la rapidité de nos jours. Les chrétiens adoptèrent tous ces signes avec cet excellent esprit et ce bon sens admirable du christianisme naissant qui prenait de l’antiquité tout ce qui était beau, tout ce qui était bon, comme nous l’a montré déjà l’histoire des lettres et de la philosophie chrétiennes. Tout en adoptant ces signes, il en ajoutait de nouveaux et consolait la mort à sa manière en mettant sur les tombeaux la colombe avec le rameau, signe d’espérance et d’immortalité, l’arche de Noé au lieu de la barque vulgaire, l’arche qui recueille les hommes pour les sauver et leur faire traverser l’abîme ; enfin le poisson, signe mystique du Christ, parce que le mot grec ἴχθυς (poisson) réunissait les cinq initiales des noms par lesquels on désignait le Christ[236].

Ce signe convenu entre les chrétiens leur avait servi de ralliement, de moyen de se reconnaître entre eux, et d’autre part, le poisson exprimait le chrétien trempé dans les eaux du baptême. Ainsi une sépulture, dont on a recueilli l’inscription, ne portait pas un vers, pas un mot en prose, qui servît à désigner le mort ; on n’y voyait qu’un poisson et les cinq pains de la multiplication : eh bien, cette inscription disait beaucoup, elle disait : Ici repose un homme baptisé (le poisson), et cet homme baptisé a goûté du pain miraculeux de l’Eucharistie. C’était là un énergique et admirable langage La parole venait aussi lui aider, quelquefois avec une simplicité qui avait sa grâce, comme dans cette inscription si simple : Τόπος Φιλήμονος. D’autres fois c’était un mot plein de tendresse et de douceur sur le tombeau d’un enfant : Florentius felix agnellus Dei. D’autres fois, la terreur des jugements de Dieu s’exprime par une exclamation terrible, comme dans l’inscription du père de Benirosus : Domine, ne quando adumbratur spiritus veneris.

Enfin l’inscription en vers éclate et se répand sur les tombeaux, et déjà la poésie véritable, celle qui emploie le rhythme, met son empreinte sur les pierres des catacombes. Voici quelques vers d’une grande barbarie, mais étonnants par le souvenir classique qu’ils éternisent ; il s’agit d’un enfant de quatre ans :

Hic jacet infelix proprio Cicercula nomen,

Innocens qui vix semper in pace quiescat,
Cui cum bis binos natura ut compleret annos,

Abstulit atra dies et funere mersit acerbo.

Assurément, à la fin de ces vers barbares et chrétiens, on ne s’attendait pas à trouver un vers de Virgile. Mais, à part ces souvenirs de l’antiquité qui arrivent ainsi par lambeaux, tout ici est populaire, tout doit être grossier. Il ne faut donc pas s’étonner de la multitude de fautes d’orthographe et de grammaire, ni de ce grand nombre de mots latins écrits en lettres grecques, ni de tous ces solécismes et de tous ces barbarismes dont ces inscriptions sont pleines. C’est précisément leur gloire, la gloire de ce peuple ignorant, grossier et pauvre, qui devait cependant triompher de la nation riche, puissante, qui était sur sa tête, et qui habitait les palais dorés au-dessous desquels il creusait ces sépultures. Certainement les rhéteurs romains auxquels on aurait porté ces pierres chrétiennes avec ces vers auraient haussé les épaules et demande comment ces misérables Galiléens, qui écrivaient si mal, pouvaient songer a réformer le genre humain. C’était cependant du fond de ces cimetières, de la poésie de ces tombeaux, que devait sortir tout l’art nouveau destiné à changer la face intellectuelle du monde.

Il me resterait à vous montrer la destinée de l’art chrétien à l’époque précise où nous nous sommes placés, c’est-à-dire après les catacombes ; mais il fallait auparavant vous faire connaître où il avait ses racines. C’est qu’en effet, quand l’art chrétien sort des catacombes, quand l’ère des persécutions est finie pour lui, on le voit se développer avec plus de liberté, de variété, et ses branches se détachent, quoique cependant toujours nourries de la même sève et chargées des mêmes fleurs.

La sculpture est encore surveillée, contenue ; on doit se défier du statuaire à une époque où l’on a tant de peine à le défendre des périls et de la séduction qu’exercent sur lui les vieux simulacres de Jupiter. Cependant gardons-nous de croire que la sculpture ait été proscrite dans ces premiers siècles du christianisme. Nous trouvons, même du temps des persécutions, une statue de saint Hippolyte, d’une authenticité incontestée, qui remonte au troisième siècle et qui est encore aujourd’hui dans la salle de la bibliothèque du Vatican. Il y a aussi des statues de saint Pierre et du bon Pasteur, qui datent des premiers âges chrétiens. Mais c’est surtout dans les bas-reliefs, dans la décoration des sarcophages, que a sculpture prend son essor et trouve sa liberté. Elle y reproduit, en général, les mêmes sujets des deux Testaments, que nous avons remarqués dans les Catacombes, son but est de rendre aussi par des symboles, par des figures, les principaux mystères du christianisme. Cependant elle y ajoute quelques sujets nouveaux, comme l’ont montré d’admirables études, non encore achevées, sur les sarcophages chrétiens des quatrième et cinquième siècles. On en trouve un grand nombre au Vatican, mais il faudrait leur comparer ceux de Ravenne et ceux dont nous avons encore à Arles une admirable collection :Rome, Ravenne et Arles, trois grandes villes impériales au cinquième siècle ; Arles, pendant quelque temps la capitale des Gaules, succédant à Trèves dans cette dignité. Dans chacune de ces trois villes se forme, pour ainsi dire, une école différente de statuaire chrétienne : toutes ont des règles communes, mais chacune aussi a son originalité propre. Les mêmes sujets ne sont pas également en faveur partout à Arles par exemple, on trouve traité jusqu’à trois fois, dans les sarcophages de saint Trophime, le passage de la mer Rouge. A la largeur, à l’étendue, au mouvement, on y reconnaît l’habitude d’un ciseau très-exercé et une imitation des plus belles batailles représentées sur les bas-reliefs des anciens. À Arles encore, on a trouvé des sujets historiques qui ne se rencontrent nulle part ailleurs ainsi deux guerriers, agenouillés devant le Christ, comme Constantin devant le labarum c’est-à-dire reconnaissance de, la vérité religieuse par le pouvoir temporel, soumission à la vérité de celui qui porte le glaive ; image expressive et simple de ce qui se produit à cette époque où, en effet, le pouvoir temporel s’agenouillait devant, cette vérité souvent persécutée. Il me suffit d’avoir signalé la présence de ces trois grandes écoles de sculpture, qui eurent des disciples dans les autres grandes villes de l’Italie et de la Gaule, car à Vérone, à Milan et sur les bords du Rhin, on rencontre des sarcophages chrétiens qui n’ont pas le même mérite, mais qui n’en témoignent pas moins d’un état de l’art digne d’être étudié. Il ne faut donc pas se hâter, comme on l'a trop fait, de juger la sculpture de ces temps par l’arc de triomphe de Constantin, élevé à Rome, et de dire que, comme on n’y trouve que quatre ou cinq bas-reliefs de mérite enlevés à des monuments antérieurs, c’est là une preuve de l’impuissance des artistes contemporains, incapables de produire par eux-mêmes quelque chose de digne des regards ; ils ont placé sur la frise les figures les plus disproportionnées qu’on puisse imaginer ; et c’est sur cette frise qu’on juge de toute la sculpture du quatrième et du cinquième siècle. Mais est-il donc un temps où les artistes de cour ne puissent, à la faveur d’un-caprice de prince, faire parvenir dès œuvres malheureuses, grossières, à la place que devait occuper les ouvrages des hommes d’un véritable mérite ? Est-ce que tous les temps n’ont pas les mêmes inégalités dans le talent ? Est-ce que le temple de Phigalie, dont les sculptures sont si rudes, n’est pas précisément contemporain du Parthénon, où se déroulent les admirables compositions de Phidias ! Mais côté de ces compositions triviales, qui déshonorent le monument qui les porte, nous avons des sarcophages d’une incontestable beauté, et, parmi ceux de Ravenne, il en est plusieurs qui attestent une grande pureté de ciseau.

Ainsi n’en doutons pas : la sculpture n’a pas péri ; elle se défendra ; elle traversera les siècles barbares et difficiles, et, quand vous lui livrerez les chapiteaux de nos piliers, la façade et les portails de nos cathédrales, vous verrez ce qu’elle saura faire.

Après la sculpture, et avec plus de faveur, venait la peinture ; et si quelques-uns se scandalisaient du grand nombre de figures, non-seulement sacrées, mais profanes, dont elle se plaisait à embellir les églises, elle était défendue par les plus grands esprits de ce temps. On ne conçoit en aucune manière comment on a pu dire que l’emploi des images était nouveau dans l’Église, quand tous les Pères des quatrième et cinquième siècles sont remplis de témoignages du culte des images et de l’emploi qu’on en faisait dans la décoration de toutes les basiliques, soit en Orient, soit en Occident, à l’exception d’un certain nombre de provinces, comme la Judée, où l’on craignait d’offenser les susceptibilités des Juifs. Mais, à part cela, tous les témoignages sont unanimes, et nous avons du cinquième siècle des lettres de l’anachorète saint Nil à Olympiodore, préfet du prétoire, pour le louer de l’intention où il était de décorer de peintures la basilique qu’il venait de fonder. Nous avons aussi des lettres en vers, une sorte de poème de saint Paulin, où il explique les ornements dont il a enrichi l’église de Nôle, et s’attache décrire les peintures qu’il a fait tracer sur les portiques[237] .

Voilà donc la preuve et, en même temps, la justification de l’emploi de la peinture dans les basiliques chrétiennes. Aussi la peinture se perpétuera même dans les temps qui paraissent les plus mauvais. J’en donne pour exemple les innombrables Vierges byzantines qu’on trouve dans toute l’Italie, ces peintures très-anciennes et souvent très-effacées, mais que l’on reconnaît encore près de Rome, à Saint-Urbain della Cafarella, dans l’ancienne église souterraine de Saint-Pierre, à Sainte-Cécile, aux quatre Saints Couronnés, à Saint-Laurent, où il y a une suite de peintures du huitième jusqu’au treizième siècle, c’est-à-dire de l’époque où l’on suppose l’art entièrement éteint. Le génie de la peinture ne se montre guère dans ces essais souvent très-grossiers, mais il n’est pas tout à fait éclipsé il reparaît sous une autre forme dans les mosaïques qui commencent à décorer les églises dès le cinquième siècle et se continuent jusqu’au treizième ; car déjà en 424 le pape Célestin orne de mosaïques l’église de Sainte-Sabine. Sixte III fait exécuter en 433 celles qui subsistent encore aujourd’hui, après mille quatre cents ans, à Sainte-Marie-Majeure ainsi cette image de la Croix non ensanglantée, couverte de pierreries, sur un trône avec les saints évangiles, et au-dessous de l’image de la Vierge ; tout autour l’histoire de l’enfance du Christ, et, sur les deux côtés, vingt tableaux tirés de l’Ancien Testament : tout cela date du pape Sixte III. Peu à peu la mosaïque envahit les grandes basiliques romaines, comme Saint-Pierre et Saint-Paul. Dans la capitale du monde chrétien et dans les grandes cités d’Italie, à Milan, à Ravenne, à Vérone, à Venise, partout enfin l’abside des églises se remplira de cette grande et resplendissante image du Christ et de la Jérusalem céleste, qui rayonne, pour ranimer l’espérance des fidèles, au milieu des périls de ces siècles sanglants. La mosaïque remplit toute la période romane, arrive, jusqu’à la période gothique, où elle s’empare bientôt des arcades ogivales des églises bâties en Sicile par les Normands. C’est ainsi qu’à Montréal et à la chapelle palatine de Palerme resplendissent encore les figures traditionnelles du Christ, de la Vierge et des saints, telles que les avaient composées les artistes contemporains de Constantin et de Théodose. La fidélité aux types anciens est tellement opiniâtre, qu’elle s’étend même à ces images empruntées de l’antiquité, et je cite ceci comme un des nœuds qui rattachent le temps dont je m’occupe au moyen âge dont nous nous occuperons bientôt. A Ravenne, par exemple, dans le baptistère, on a représenté le Jourdain à la manière des païens, sous la figure d’un dieu-fleuve, couronné d’algues marines, appuyé sur son urne, dont les flots se répandent et forment l’onde sacrée dans laquelle se plonge le Rédempteur. Cette imitation est si obstinée, qu’elle se reproduit sans cesse : à Venise, par exemple, les quatre évangélistes sont accompagnes des quatre fleuves du paradis terrestre, auxquels ils correspondent dans le langage symbolique de l’Eglise ; les fleuves sont couronnés d’algues marines et appuyés sur leurs urnes. Charlemagne s’en scandalisait, et, dans les livres carolins, il se plaint de ce qu’au milieu des peintures sacrées on représente les fleuves sous des figures païennes. Charlemagne ne put les faire disparaître, et, dans la cathédrale d’Autun, dans l’église de Vezelay, vous pouvez voir les fleuves du paradis terrestre représentés toujours sous la figure des anciens dieux ; appuyés sur leurs urnes penchantes. Mais la peinture et la sculpture ne sont encore que des dépendances de l’architecture, qui, dans les siècles primitifs, est toujours la science maîtresse. Et,en effet, à vrai dire, les bas-reliefs, les fresques, les mosaïques, ne pouvaient être que des dépendances monumentales d’un édifice capable de les soutenir et de les rassembler, d’en former un système qui eût un sens précis, étendu, qui leur donnât le moyen d’instruire véritablement et de toucher les hommes.

Ce n’est ici ni le lieu ni le temps de vous faire l’histoire de l’architecture chrétienne depuis les catacombes, ni de remonter complétement à l’origine première des basiliques. Je dirai cependant, en deux mots, que cette origine me parait double. D’une part, les premières églises ne semblent être autre chose qu’un développement, et, si je pouvais m’exprimer ainsi, qu’une germination des chapelles sépulcrales des catacombes. Ces chapelles sont carrées, ou rondes, ou polygonales, presque toujours terminées par une voûte couronnée d’un dôme. Peu à peu elles se divisent en quatre compartiments. Lorsque ces glorieux membres de l’Église, ces chrétiens persécutés sortent de leur obscurité, s’échappent des catacombes, il semble, pour ainsi dire, que leurs tombeaux, faisant effort et soulevant la terre, s’élèvent au-dessus d’elle et la couronnent : car les premières chapelles, les premiers tombeaux chrétiens, les baptistères qui se construisent sur la face du sol, au lieu d’être cachés dans ses profondeurs, affectent cette forme. Les baptistères sont ronds, les premiers tombeaux chrétiens le sont aussi : je citerai, comme exemple, le baptistère de Saint-Jean-de-Latran à Rome ; à Rome aussi, le tombeau de sainte Constance, bâti par Constantin pour sa sœur et d’autres personnes illustres de sa famille ; je pourrais citer encore la cathédrale de Brescia, qui est une rotonde. En Orient, cette forme triomphera et formera la coupole déjà l’église des Saints-Apôtres, construite par Constantin, n’était qu’une coupole couronnant le milieu d’une croix grecque. Dans Sainte-Sophie la coupole se développe encore davantage, et s’ étendant de tous côtés, absorbera, en quelque sorte, les bras de la croix. Ce sera là le type du caractère byzantin qui demeurera en Orient.

Mais une autre origine, non moins incontestable, c’est l’emploi que feront les chrétiens des anciennes basiliques romaines. Vous savez qu’il y avait à Athènes un portique, nommé le Portique Royal, qui servait aux audiences de l’archonte-roi. Rome avait imité cette architecture. Dans les portiques où se rendait la justice, elle enferma ce qu’elle appelait une basilique. C’était un grand et vaste palais divisé en trois nefs par deux colonnades formant différents étages. Au fond était le tribunal sur lequel prenaient place le juge et ses assesseurs. Lorsque le christianisme eut grandi, qu’il fut devenu puissant, il ne voulut pas emprunter à l’antiquité ses temples, qui eussent été trop petits, il lui emprunta les basiliques. C’est ainsi que furent construites les églises de Tyr et de Jérusalem dont nous avons la description, Saint-Pierre et Saint-Jean de Latran, bâtis par Constantin Saint-Paul, fondé par Théodose ainsi la basilique de Nôle, dont saint Paulin nous a donné la description. Mais nous ne savons pas assez ce qu’était une église dans ces premiers siècles chrétiens. Ce n’était pas un lieu où l’on allait seulement une demi-heure par semaine pour accomplir à la hâte un devoir de piété. L’Église devait embrasser toutes les parties de la société chrétienne ; il fallait qu’elle en fût l’image, qu’elle représentât l’Église universelle de la terre dans toute sa hiérarchie, depuis l’évêque jusqu’au dernier des pénitents. C’est pourquoi le trône de l’évêque se trouvait dans l’abside, ayant autour de lui les bancs de son clergé ; puis, à droite et à gauche, —et séparés dans les deux nefs du Nord et du Sud, les hommes et les femmes admis à la participation des mystères ; au bas de la grande nef se trouvaient les catéchumènes, une partie des pénitents ; puis, dans l’atrium, dans le vestibule, dans la cour entourée de colonnes qui séparait l’église de la rue, stationnaient les pénitents des degrés inférieurs et une autre partie des catéchumènes. D’après des divisions marquées d’avance, on occupait dans le vaisseau sacré une place comparable à celle que l’on occupait dans les desseins providentiels.

De plus, il fallait que l’Église instruisît les hommes, qu’elle les attirât, qu’ils en sortissent enseignés, touchés, et qu’ils eussent envie d’y revenir comme dans un lieu où ils avaient trouvé la vérité, le bien, la beauté. Voilà pourquoi l’Église était toute couverte de peintures symboliques et de ces leçons qu’on écrivait en vers au-dessous tous les murs parlaient, comme dans les belles fresques que nous avons vu peindre à Saint-Germain-des-Prés, et il n’était pas une pierre qui n’eût quelque chose à enseigner aux hommes. Ainsi, avec cet ensemble d’ architecture , de peintures, d’inscriptions, quelquefois multipliées au point qu’à Saint-Marc de Venise il y a tout un poëme de deux cent cinquante vers sur les murs, l’église contenait une théologie, une discipline, un poëme sacré. Voila comment se concevait la basilique des premiers siècles chrétiens, et, ainsi répétée, reproduite, elle est devenue le système dominant de l’Occident.

’Néanmoins, l’Orient et l’Occident ne sont pas sans rapports, et, pendant toute la période qui sépare Constantin de Charlemagne, ces deux parties rivales et souvent jalousées de l’Église n’ont pas rompu. De là bien des échanges et des communications la coupole byzantine fait invasion en Occident et se superpose dans l’Italie septentrionale au type habituel des basiliques romaines. Ce style, qu’on a appelé roman, lombard, improprement byzantin, se continue sur les bords du Rhin, et il y en a des types admirables à Spire, à Worms, à Mayence, à Cologne. Ces belles églises des dixième et onzième siècles nous confondent par leur grandeur et leur solennité :-C’est toujours la basilique romaine avec son vaisseau divisé en trois nefs, mais la coupole couronne le centre de la croix et souvent l’abside.

Enfin vient l’époque gothique, qui a moins à faire qu’on ne pourrait le croire car déjà l’architecture romano-byzantine avait poussé bien loin et élevé bien plus haut que les contemporains de Constantin et de Théodose n’avaient osé le faire, toutes les parties du vaisseau sacré, surtout dans ces grandes constructions des bords du Rhin, avec leur richesse infinie de détails, leurs clochers qui, de toutes parts montent au ciel et leurs pyramides qui semblent défier ce que l’antiquité avait raconté des géants. —L’architecture gothique fera un dernier effort comme un mort ressuscitant qui, dans sa sépulture, s’efforcerait de soulever la dalle de son tombeau et finirait par la briser, de même l’architecture gothique, à force de soulever l’arcade byzantine, la brisa par le milieu, et l’ogive fut trouvée. Et avec elle jaillit ce système d’architecture dont les merveilles ne sont peut-être pas assez connues et pas assez admirées, car enfin Reims et Chartres sont à deux pas, et on semble l’ignorer ; puis on va au Parthénon, et on dit qu’on n’a jamais rien vu de pareil, tandis que des merveilles autrement grandes, autrement variées, autrement immortelles, nous environnent. Cette architecture gothique n’est cependant encore que le développement de la basilique chrétienne, telle que le cinquième siècle l’avait faite, et, si on y regarde de près, on aperçoit toujours la même division, toujours l’idée de la nef (navis) du vaisseau. Seulement, cette nef, ce vaisseau, ressemble à l’arche de Noé dont parle l’Écriture. Mais l’arche du treizième siècle a tellement développé la croix, qu’il faut la soutenir par des contre-forts que les anciens n’avaient pas connus : il les faut innombrables pour en dissimuler la pesanteur : on les multiplie, on les allége, on les diminue, de sorte qu’ils ne paraissent plus qu’autant de cordages tendus pour retenir sur la terre cette nef du ciel qui semblerait devoir s’éloigner et disparaître.

Telle est l’origine de l’architecture gothique, qui a marqué aussi l’origine de la Renaissance. Nous verrons cependant que la Renaissance préféra la forme ronde, la coupole, qu’avaient aimée les Byzantins. La nouvelle église de Saint-Pierre, qu’elle bâtira sur les ruines de l’ancienne, sera encore un grand effort pour élever dans les airs, plus haut que jamais, la même coupole qui dominait, déjà Sainte-Sophie, Saint-Vital de Ravenne et Saint-Marc de Venise.

Seulement, la chapelle sera plus grande et plus vaste qu’on ne l’avait jamais vue, elle montera plus haut qu’elle n’était jamais montée, parce qu’il y a au-dessous un tombeau générateur, un de ces tombeaux toujours vivants, si je pouvais le dire, un de ces germes qui poussent toujours et ce germe, sous là basilique obscure qui le dissimulait, travaillait sans relâche à ébranler ces murs trop étroits pour lui. Au-dessus est suspendu ce dôme, le plus élevé qui fut jamais, presque aussi haut que la plus grande pyramide d’Égypte, qui n’est après tout qu’un chef-d’œuvre de matérialisme, une masse de pierres entassées, tandis que sous les voûtes de Saint-Pierre circulent à grands flots la lumière et la vie. Ces pierres spiritualisées, portées en l’air par la foi, dominent les montagnes voisines. Vous êtes parti des premières marches de Saint-Pierre, et votre vue était bornée ; vous montez, des escaliers innombrables ; au-dessus de l’Église et de la coupole, vous trouvez enfin la plate-forme, et là les collines s’aplanissent, disparaissent, et, par-dessus, vous découvrez la mer, que jamais les triomphateurs romains n’avaient aperçue du haut du Capitole.


EXTRAIT DES NOTES DE LA LEÇON
I
LE PASTEUR D’HERMAS.

1o Les visions. En ce temps-là, c’est-à-dire sous le pontificat de Clément, vivait à Rome un homme simple et pieux : on l’appelait Hermas. L’Église lui apparaît successivement sous des traits divers. — Un jour il la voit sous les traits d’une femme assise. Six jeunes hommes bâtissent une tour carrée sur les eaux, avec des pierres carrées et luisantes, apportées les unes de la terre, les autres du fond de l’eau. Il y avait des pierres rejetées et qui ne pouvaient servir. Les unes restaient au pied de la tour, les autres roulaient dans le chemin. « Cette tour, dit l’Église, c’est moi. Elle est bâtie par les anges, sur les eaux du baptême ; les âmes des martyrs, formées des eaux de la douleur celles des néophytes, des terres de l’incrédulité. » Pénitence. Sept femmes soutiennent la tour. La foi, la mortification, la simplicité, l’innocence, la modestie, la discipline et la charité.

Les préceptes Hermas venait de prier, il était assis sur son lit. Un homme vénérable, en habit de pasteur, avec un manteau blanc, la panetière et un bâton, entra et le salua. Il reconnut un ange : Écris, dit-il, mes préceptes et mes similitudes. »

Croyez en un seul Dieu, créateur, conservateur et maître de toutes choses. Ne dites de mal de personne, donnez à tout pauvre indistinctement. Ceux qui reçoivent rendront compte de ce qui leur est donné ; fuyez le mensonge, ; mentir, c’ est, nier le Seigneur. Soyez chastes, , l’adultère est égal dans l’homme et dans la femme. Ne soyez point inquiets. Quand l’inquiétude aperçoit un homme.ou une femme au cœur vide et chancelant, elle se jette dans ce cœur, qui se remplit d’amertume. L’égalité d’âme, au contraire, est puissante et forte. L’inquiétude et l’esprit sain ne peuvent demeurer dans le même vase. Il faut craindre Dieu, il ne faut pas craindre le démon : Dieu seul est fort. Qu’est-ce qu’une goutte d’eau ? et pourtant elle creuse le rocher où elle tombe. Ce qui part de la terre a peu de puissance, mais la moindre chose en a beaucoup si elle vient du ciel. Ces commandements sont faciles, mais tu ne les garderas point si tu te persuades que tu ne peux pas les garder.

II
DESCRIPTION DE,LA BASILIQUE DE NÔLE. LETTRE DE S. PAULIN A SÉVÉRUS.

« Partie postérieure. L’église n’est .pas tournée à l’Orient selon la coutume, mais du côté du tombeau de saint Félix. Par les arcs de la façade, la lumière entre à grands flots dans le vestibule, et sous -les portes à deux battants qui ouvrent la basilique. Trois portes, Trinité. Les portes font face au tombeau du martyr, qui peut contempler le peuple débordant entre les murs trop étroits du parvis. Lambris de solives entrelacées, pavé de marbres. Deux rangs de colonnes ont remplacé les piliers. Les lampes se balancent au bout de leurs chaînes d’airain, et une brise légère en fait vaciller les mouvantes lueurs. Trois nefs. Deux chapelles latérales de chaque côté. Des deux côtés de l’abside, le trésor des vases sacrés et celui des livres saints. Derrière le baptistère, le sanctuaire est séparé par un mur percé de portes. Sous l’autel, les reliques de la croix et des martyrs. Dans les nefs sont peints l’Ancien et le Nouveau Testament. Au fond de l’abside, peinture de la tribune le mystère de la Trinité. Le Christ sous la figure de l’Agneau. La croix entourée d’un nimbe glorieux, tout autour des colombes représentant les apôtres. La pourpre et la palme. Le rocher, symbole de l’Église, et les quatre fleuves, symboles des quatre évangélistes[238]. »

PEINTURES DE LA BASILIQUE DE NÔLE. S. FÉLIX A L’ÉVÊQUE NICÉTUS.

« Maintenant je veux que vous considériez la longue suite de peintures qui couvrent les murailles, dût votre tête renversée se fatiguer à contempler les images suspendues aux arcades. La peinture fidèle a réuni tout ce que célébrèrent les cinq livres du vieux Moïse. : les triomphes de Josué et la courte histoire de Ruth, courte mais féconde. Ruth suit sa sainte mère. Orpha l’abandonne. Combien de destinées se divisent comme celles de ces deux sœurs~ On demandera peut-être pourquoi, suivant une coutume encore rare, nous avons peuplé d’images vivantes ces pieuses demeures ? J’en expliquerai les causes. Voyez venir des campagnes cette foule grossière Réchauffés par la foi, ils ont quitté leurs lointaines demeures. Ils ont méprisé les frimas et les neiges, veillant de longues’nuits, dissipant le sommeil par la joie, et les ténèbres. par la clarté de leurs torches. Mais plût à Dieu qu’ils ne mêlassent point à leur paisible allégresse la profanation de leurs banquets ! Dignes d’indulgence pourtant, parce que leur ignorante simplicité pense que les saints se réjouissent à l’odeur du vin répandu sur leurs tombeaux. C’est pour tromper leurs ennuis que nous avons estimé utile de remplir la maison sainte de ces pieuses images expliquées par des inscriptions. Tandis qu’ils se montrent les unes et se font lire les autres, les heures de l’attente et de la faim s’écoulent. Le temps des festins s’échappe, et les coupes vidées sont moins nombreuses. La leçon de l’exemple pénètre dans la mémoire avec les représentations sacrées, chacune porte avec elle son enseignement et sa prière[239]. »


LA CIVILISATION MATÉRIELLE
DE L’EMPIRE


(VINGTIÈME LEÇON)




La sténographie de la leçon suivante ne s’étant pas retrouvée, et cette leçon, qui complète le cours, ne pouvant être supprimée, on s’est décidé à publier les notes qui avaient servi à la composer. On les donne telles qu’on les a trouvées, en partie rédigées et en partie à l’état de sommaire.




Nous savons maintenant comment les idées, qui faisaient l’âme de la civilisation romaine, échappèrent à la ruine de l’empire, traversèrent la barbarie et descendirent jusqu’au moyen âge, dont elles furent tantôt la lumière et tantôt le scandale. On a vu par quel prodige de sagesse et de condescendance le christianisme sauva de faibles restes du culte ancien, la plus grande partie du droit et toutes les lettres. En même temps, le principe malfaisant du paganisme se perpétuait dans les superstitions populaires et les sciences occultes, dans la politique des princes occupés de reconstituer en leur faveur le pouvoir absolu des Césars, dans la mythologie, dont les fables, toujours goûtées, faisaient circuler le poison des voluptés antiques. Ainsi se continuent les deux traditions du bien et du mal ainsi deux chaînes lient les siècles que les historiens séparent vainement ;ainsi se fortifie cette loi bienfaisante et terrible de la réversibilité, qui nous fait recueillir les mérites de nos pères et porter le poids de leurs fautes.

Mais, au-dessous des idées qui se disputent le monde, il a le monde lui-même tel que le travail l’a fait, avec ses richesses et ses ornements visibles, qui le rendent digne d’être le séjour passager des âmes immortelles. Au-dessous du vrai, du bien, du beau, il y a l’utile, qui s’éclaire de leur reflet. Aucun peuple ne conçut plus fortement l’idée de l’utile que le peuple romain, aucun ne mit sur le monde une main plus puissante, plus capable de le transformer, aucun ne jeta avec plus de profusion, au pied de l’homme, les trésors de la terre. Il faut connaître de plus près ce que j’appellerai la civilisation matérielle de l’empire, savoir si elle périt tout entière par les invasions et ce qui s’en conserva pour les siècles suivants.

L’EMPIRE ROMAIN. A la fin du second siècle, avant que les barbares eussent porté le fer et le feu sur les frontières, le rhéteur Aristide, célébrant la grandeur de Rome, s’écriait : « Romains, le monde entier, sous votre domination, semble célébrer un jour de fête. De temps en temps un bruit de bataille nous arrive des extrémités de la terre où vous répoussez le Goth, le Maure et l’Arabe. Mais bientôt ce bruit se dissipe comme un songe. Ce sont d’autres rivalités, d’autres combats, que vous excitez par tout l’univers. Combats de gloire., rivalités de ~magnificence entre les provinces et les villes. Par vous les gymnases, les aqueducs, les portiques, les temples, les écoles, se multiplient, le sol même se ravive et la terre n’est plus qu’un vaste ardin[240] Le sévère Tertullien tient le même langage « En vérité, le monde devient de jour en jour plus riche et plus cultivé ; les îles elles-mêmes n’ont plus de solitudes, les écueils plus de terreurs pour le nautonier :partout des habitations, partout des peuples, partout des lois, partout, la vie. »

LE COMMERCE

Ce qui me frappe d’abord, c’est la vie qui unit toutes les parties~ de l’empire, et par elles toutes les parties du monde. Cette vie, c’est le commerce, et le commerce n’a pas d’autre grandeur que de porter ainsi la souveraineté humaine sur toutes les mers et sur toute la terre. Le commerce de Rome devait se tourner vers l’Orient et vers le Nord. I. –-A l’Orient, Rome avait hérité des pensées et des conquêtes d’Alexandre. Les Grecs pénétraient en Asie par deux grandes voies

1° Voie de terre. Colonies grecques du PontEuxin et de la Chersonèse Taurique, Olbia, Théodosie. De là, et par l’Arménie ; on pénétrait dans la Médie, l’Hyrcanie, la Bactriane, où, pendant cent ans, s’était soutenue une dynastie grecque puis, traversant les gorges del’Immaüs, on arrivait dans la petite Boukharie, vers le quatre-vingt-seizième degré de longitude. Là un caravanserailen pierre. Les Sères y apportaient leurs soies, leurs pelleteries, leur fer. Comment se faisait la vente[241] . Il fallait aux Sères plusieurs mois pour gagner leur pays, qui était le Thibet oriental et le nord de la Chine. Ces étoffes, si chèrement achetées, étaient remises à des ouvrières qui les effilaient pour les tisser de nouveau, ut matronae publice transluceant.[242]

2° Voie de mer. La principale est celle d’Alexandrie. Ptolémée Philadelphe avait crée des ports sur la mer Rouge. Sous les Romains, chaque année, cent vingt navires partaient de Myos-Ormos, et s’arrêtaient ordinairement à l’île de Pattala aux bouches de l’Indus. Cependant un petit nombre de navigateurs poussaient jusqu’au port de Palibothra aux bouches du Gange. On côtoyait les rivages et l’île de Ceylan. Ceux qui faisaient le commerce de l’Indus y portaient chaque année cinquante millions de sesterces. Mais les marchandises qu’ils rapportaient se vendaient, cent fois autant. Soieries, cotons, matièrës’colorantes, perles et pierreries. Ivoire, fer d’une qualité supérieure, des lions, des léopards, des panthères et des esclaves. Toutes ces richesses abordaient à Pouzzoles.

II. Au Nord.–Ici tout était l’ouvrage deRome ; c’étaient ses légions qui avaient construit ces voies, sillonnant les montagnes, franchissant les marais, traversant tant décentrées différentes toujours avec la même solidité, la même régularisé, la même uniformité. Admiration des peuples. Voies romaines attribuées à César, à Brunehaut, à Abailard. Deux voies de Rome au Danube d’Aquilée à Lauriacum, de Vérone à Augsbourg. Le long du Danube, une voie venait de la mer Noire, passait par Vienne, Passau, Ratisbonne, Augsbourg, Winterthur, Bâle, Strasbourg, Bonn, Cologne, Leyde et Utrecht. Un canal liait le Rhin à la Meuse, un autre devait le lier à la Saône ainsi se trouvaient en communication la mer Noire, la Méditerranée, la mer du Nord. Au delà la Bretagne conquise, ses, cinq provinces et ses routes militaires qui allaient expirer au pied du retranchement d’Adrien. Les marchands romains rapportaient du Nord l’étain, l’ambre, les riches fourrures et les chevelures blondes qui allaient orner le front des matrones romaines.

Les barbares viennent. il semble que tous les liens, du monde vont se rompre. Cependant rapports de l’Italie avec Constantinople. Les rois francs rejetés par leurs sujets les chefs persécutés par leurs rois Childéric, Gondowald, Gontran, duc d’Auvergne, s’y réfugient[243]. D’un autre côté, les Syriens à Orléans[244]. Le Syrien Eusèbe achète le siége épiscopal de Paris[245] .

LES TEMPS CARLOVINGIENS. Les Francs trouvèrent à Pavie des habits de soie de toutes couleurs, et des pelleteries étrangères de toutes sortes, que les Vénitiens avaient apportées avec les trésors de l’Orient. L’anecdote rapportée par le moine de Saint-Gall atteste que les parures orientales étaient en usage à la cour de Charlemagne

Un jour de fête, après la messe, Charles emmena à la chasse les grands de sa cour. La journée était froide et pluvieuse. Charles portait un habit de peau de brebis. Les autres grands arrivant de Pavie, où les Vénitiens avaient apporté récemment, des contrées au delà de la mer, toutes les richesses de l’Orient, étaient vêtus, comme dans les jours fériés, d’habits surchargés de peaux d’oiseaux de Phénicie entourées de soie, de plumes naissantes du cou et de la queue.des paons, enrichis de pourpre de Tyr et de franges d’écorce de cèdre. Sur quelques-uns brillaient des étoffes piquées, sur quelques autres des fourrures de loir. C’est dans cet équipage qu’ils parcoururent les bois ; aussi revinrent-ils déchirés par les branches d’arbres, les épines, les ronces, percés par la pluie et tachés par le sang des bêtes fauves ou par les ordures de leurs peaux. Qu’aucun de nous, dit alors le malin Charles, ne change d’habit jusqu’à l’heure où on ira se coucher ; nos vêtements se sécheront mieux sur nous. À cet ordre, chacun, plus occupé de son corps que de sa parure, se mit à chercher partout du feu pour se réchauffer… Le soir, quand ils commencèrent à ôter ces minces fourrures et ces minces étoffes qui s’étaient plissées et retirées au feu, elles se rompirent, et firent entendre un bruit semblable à celui de baguettes sèches qui se brisent. Les pauvres gens gémissaient, soupiraient et se plaignaient d’avoir perdu tant d’argent en une seule journée. Il leur avait été enjoint par l’empereur de se présenter le lendemain avec les mêmes vêtements. Ils obéirent : mais tous alors, loin de briller dans leurs beaux habits neufs, faisaient horreur avec leurs chiffons infects et sans couleur. Charles, plein de finesse, dit au serviteur de sa chambre : « Frotte un peu notre habit dans tes mains et rapporte-nous-le. » Prenant ensuite dans ses mains et montrant à tous les assistants ce vêtement qu’on lui avait rendu bien entier et bien propre, il s’écria : « Ô les plus fous des hommes ! Quel est maintenant le plus précieux et le plus utile de nos habits ? Est-ce le mien, que je n’ai acheté qu’un sou, ou les vôtres, qui vous ont coûté non-seulement des livres pesant d’argent, mais plusieurs talents[246] ?  »

LE MOYEN AGE.– L’Église ne se déclara point l’ennemie du commerce, elle s’en fit la protectrice. Les conciles proscrivirent la piraterie. Grégoire VII Pascal Il, Honorius II et Alexandre III se prononcèrent contre le droit de bris et de naufrage ; Innocent III contraint à restitution un seigneur de Montfort qui avait dépouillé des marchands italiens. Mais surtout elle ranime le génie commercial par les pèlerinages et les croisades. –-Pèlerinages aux temps barbares. –Hôpital des Amalfitains à Jérusalem. Les croisades. Pendant qu’elles entraînent par la route du Danube les populations de la France et de l’Allemagne, elles poussent sur les mers les vaisseaux de Pise, de Gênes et de Venise. –Gènes et Vénise succèdent au commerce des Grecs et des Romains avec l’Orient.[247]. Elles le font par les mêmes voies. Voie du Nord. Caffa et Tana sur la mer Noire, d’où les caravanes gagnaient Ispahan, Balk et Boukhara. Voie du Midi. –Alexandrie, où ils trouvaient les marchandises de l’Inde. Cependant le prosélytisme chrétien dépassera les limites où s’arrêtera la cupidité romaine. Les missions de Plan Carpin frayeront la route à Marco Polo ; et Christophe Colomb, voulant mettre les richesses d.e l’Asie au service d’une nouvelle croisade, trouvera l’Amérique.

L’AGRICULTURE. I. tci Rome ne doit rien qu’à elle-même. L’agriculture est la gloire de ce peuple, qui prenait ses dictateurs à la charrue, et dont, le plus beau poëme est l’épopée des champs, les Géorgiques. Ah ! ne confondez pas ce livre admirable avec les poëmes didactiques des littératures en décadence. Toute une inspiration nouvelle. A l’apothéose de la nature s’ajoute l’apothéose du travail. Au lieu de l’âge d’or, Virgile chante l’âge de fer.

Labor omnia vincit
Improbus, et duris urgens in rebus egestas.
Pater ipse colendi
Haud facilem esse viam voluit, primusque per artem
Movit agros, curis acuens mortalia corda,
Nec torpere gravi passus sua rura veterno.

C’est le génie de Rome que le poële fait passer dans ses vers.

 Hanc olim veteres vitam coluere Sabini,
HancRemus et frater ; sic fortis Etruria crevit,
Scilicet, et rerum facta est pulcherrima Roma.

Il. Cette culture, les Romains la porteront jusqu’aux extrémités du monde que le sort des combats bats leur a livré. Romanus sedendo vincit. L’empire leur semblait moins couvert par une muraille de pierre que par une ligne de moissons. Colonies militaires établies par Trajan chez les Daces ; par Alexandre Sévère, Probus, Valentinien, sur la frontière germanique ; on leur donne des bestiaux, des esclaves, l’exemption de l’impôt. Ces récoltes, qui doivent tenter les barbares, servent à les repousser. Établissements romains sur les côtes_ septentrionales de la Gaule et jusque sur les derniers promontoires du Finistère. –Les paysans du duché de Bade ont encore la charrue romaine. Probus a planté les vignes du Rhin.

III. Cependant c’est Rome même, c’est la détestable fiscalité des empereurs, c’est l’opulence de l’aristocratie qui commence à détruire cette belle économie. D’un côté, Latifundia perdidere Italiam ; ces domaines immenses abandonnés à des esclaves. D’un autre côté, exactions du fisc. Le paysan passe aux Bagaudes et aux barbares. Enfin les barbares paraissent, ils se font livrer le tiers, la moitié, les deux tiers des terres mais ils retiennent les colons romains.

IV. Cependant, pour relever ces cultivateurs forcés, commençaient à se former des légions de cultivateurs volontaires. Un jeune homme du Latium, appelé Benedictus, rallie autour de lui un certain nombre de chrétiens il leur impose la pauvreté, la chasteté, l’obéissance. Il met ces trois vertus sous la garde du travail. Six heures de travail des mains chaque jour. Il embrasse un jour son disciple Maurus, et, lui remettant le poids du pain et la mesure du vin, il l’envoie dans les Gaules. De là viendront ces colonies monastiques, qui pousseront le défrichement dans les marais de la Flandre, dans l’épaisseur-de la forêt Noire, et qui reculeront la limite de la terre cultivée jusqu’à la Baltique.

Ainsi les traditions romaines ne périssent pas. L’agriculture refleurit avec la civilisation sous Charlemagne. –Capitulaire de Villis, vers 812. « Nous voulons que nos serviteurs soient conservés en bon état et que personne ne les réduise à la pauvreté que nos officiers n’aient pas la hardiesse de les attacher à leur service, de leur imposer des corvées, de recevoir d’eux aucun don, ni un cheval, ni un bœuf, ni une brebis, ni un agneau, ni autre chose que des fruits, des poulets ou des œufs.

« Quand nos officiers doivent faire exécuter les travaux de nos terres, labourer, semer, moissonner ou vendanger, que chacun d’eux pourvoie à tout dans la saison, pour que toutes choses soient en ordre. Qu’ils aient soin d’entretenir les vignes confiées à leurs soins, que les vins soient mis dans des vases de bonne qualité, et qu’on veille à ce que rien ne se perde. Autant un officier aura de fermes confiées à sa surveillance, autant il aura d’hommes pour entretenir les, abeilles. Les basses-cours de nos grandes « fermes n’élèveront jamais moins de cent poulets « et trente oies les manses moins considérables nourriront au moins douze oies et cinquante poulets.

« Il faut pourvoir avec la plus entière diligence à ce que tous les produits de nos fermes, lard, viandes sèches, vin, bière, beurre, fromage, miel, cire, farine, soient toujours préparés avec la plus grande propreté.

« Nous voulons que dans nos jardins on cultive toutes les plantes c’est-à-dire le lis, les rosés, la sauge, le concombre, le melon, la citrouille, le pois chiche, le haricot, le fenouil, les laitues, le romarin, la menthe, le pavot et la mauve.  »

Ne sourions point en voyant ce grand homme s’abaisser à ces détails, c’est le caractère du génie d’embrasser les détails dédaignés par les esprits médiocres, comme Dieu embrasse les lois des astres, sans oublier le grain de sable et l’hysope, qui est la plus petite des plantes. Charlemagne, sait le compte de ses poulets, comme il gourmande les chantres à la chapelle et les enfants à l’école: c’est à ce prix qu’il rétablit la culture des champs comme la culture des lettres.

III
LES VILLES.

I. La terre achève de se transformer par la fondation des villes. -Les villes abritent la vie sociale et la développent. Rome était une cité qui avait conquis le monde, elle ne se crut assurée de le garder qu’après l’avoir couvert de cités semblables à elle._ Ses légions portent avec elles quasi muratam civitatem. La cité militaire, c’est le camp ; le camp immobile devient une ville romaine enceinte carrée, quatre portes, deux rues qui se coupent, au milieu le praetorium , qui deviendra le palais. Comment prendre possession du sol d’une manière plus forte qu’en emprisonnant l’espace, en forçant les eaux à couler sur les aqueducs, la pierre à monter en portiques pour former des temples, des thermes, des amphithéâtres ?

II. Villes romaines de la Germanie les itinéraires en comptent cent seize. -Dans la Bretagne, vingt-huit villes ; Bath et Caer-Léon avaient des théâtres, des palais, des bains magnifiques. A Dorchester, amphithéâtre ; à Londres, Westminster, fondé sur un temple d’Apollon, et Saint-Paul sur un temple de Diane.

III. L’invasion. Elle est d’abord furieuse, implacable. Gildas décrit l’incendie ravageant l’île de Bretagne tout entière, les édifices croulant sous les coups des béliers. Dans les Gaules,. l’invasion des Suèves, des Alains et des Vandales. Ruine de Spire, Strasbourg, Reims, Mayence et Trèves, qui n’est plus qu’un sépulcre. —En Italie, les soldats d’Alaric mettent le feu aux jardins de Salluste. Trois jours de pillage. On arraché les tuiles d’or du Capitole, le bronze du Panthéon.

IV. Mais, après ces premières fureurs, les barbares sont touchés de la majesté romaine ils s’appliquent à conserver les édifices. –Cassiodore sur l’architecte des édifices publics, au préfet de Rome : « Il convient que la beauté des monuments romains ait un gardien habile, afin que cette admirable épaisseur de nos murailles soit conservée par une diligence. admirable. Que ta grandeur sache donc que nous avons donné un architecte aux édifices de Rome. Il verra des œuvres plus belles qu’il n’en trouya jamais dans les livres, qu’il n’en conçut dans sa pensée, des statues qui portent encore tout vivants les traits des grands hommes. Il verra les veines courir sur le bronze ; les muscles gonflés, les nerfs tendus. Il admirera les chevaux d’airain bouillonnant d’ardeur sous le métal immobile. Que dire des colonnes élancées comme des roseaux, de ces hautes constructions soutenues par des tiges légères, de ces marbres si habilement joints, que la nature semble les avoir jetés d’une seule pièce ? Les historiens des siècles passés ne comptent que les sept merveilles du monde ; mais qui les tiendra désormais pour des merveilles, quand il aura vu dans une seule ville tant de choses surprenantes ? On dira vrai, si l’on déclare que Rome entière est un miracle[248]. ...» Les rois francs adoptent la même politique réparatrice, ils habitent le palais de Julien, Chilpéric rebâtit un cirque à Soissons.

V. D’ailleurs les villes ne peuvent pas périr ; elles sont défendues non-seulement par leurs évêques, mais par le saint qui repose dans leur cathédrale. Saint Martin, à Tours à Orléans, saint Aignan à Poitiers, saint Hilaire. — L’Église, comme toutes les puissances civilisatrices, ne conserve pas seulement les villes, elle en bâtit. — Les abbayes deviennent le noyau des cités nouvelles : Fulde et Saint-Gall.

VI. Les villes, berceau de l’industrie. — Rome : les neuf corporations de Numa. Collèges d’ouvriers sous les empereurs. — Traces aux temps barbares. — Transformation. — L’ouvrier chrétien. — Saint Éloi confié à Abbon, orfèvre et chargé des monnaies royales à Limoges. — Il vient à Paris. — La chaise de Dagobert. — Les châsses. Les livres sur un rayon : il travaille un livre sur les genoux. Ouvriers sacrés. Francs, Saxons chantant des psaumes. Le travail sanctifié. — Commencement des confréries. L’atelier chrétien et les établissements de saint Louis. — Au moyen âge, les corporations ouvrières font l’émancipation des communes en France, la force des républiques lombardes en Italie. — Nul n’est citoyen de Florence, s’il n’est enrôlé dans un des douze arts. Ne craignez pas que cet empire de l’industrie étouffe le sentiment du beau. Ce sont ces compagnies d’ouvriers qui font bâtir Sainte-Marie-de-la-Fleur, Or-San-Michele ; et c’est pour elles que Giotto couvre le Palais Vieux de ses fresques.

Différence entre les villes païennes et les villes chrétiennes. — Le christianisme a retrouvé, pour ainsi dire, la vie humaine et les affections de l’homme. Tout l’homme était tourné vers le dehors : il vivait sur la place publique, ou, dans l’atrium richement décoré, il recevait ses amis et ses clients ; les petites chambres étroites, qui donnaient sur le portique, étaient bonnes pour les femmes, les enfants, les esclaves. Mais le christianisme tourne le cœur de l’homme vers les joies de l’intérieur, il lui rend la vie de la famille, il lui fait trouver son bonheur au dedans de sa maison ; l’homme en sort le moins possible ; et c’est pourquoi il embellit le lieu où il passe ses jours avec sa femme et ses enfants : boiseries, tapisseries, riches mobiliers, argenterie habilement ciselée. — Le christianisme conserve cependant la maison antique, mais dans les monastères, où le temps se passe à l’église ou au travail, où il ne faut point que la cellule soit commode. — Cependant les villes modernes, au premier abord, semblent bien inférieures aux cités antiques : voyez Pompéi, une ville de troisième ordre, que de colonnades ! portiques, thermes, théâtres, cirque. — La ville païenne a ses temples petits, ses amphithéâtres immenses. La ville chrétienne se groupe au pied de la cathédrale, elle a l’hôpital et l’école. Les anciens sauront toujours mieux que nous l’art de jouir. Leurs villes bâties pour le plaisir ; il faut désespérer de les égaler jamais. — Les nôtres sont bâties pour le travail, la souffrance et la prière ; c’est notre grandeur.




Le lecteur reconnaîtra ici un ensemble d’idées déjà exposées à la fin de l’une des leçons sur le Progrès dans les siècles de décadence. Le morceau qu’on vient de lire renferme cependant quelques détails qui n’ont pas été reproduits ailleurs ; de plus, il est intéressant d’observer à quel point des notes, même soignées, gagnaient à être développées par Ozanam, et à recevoir de lui le dernier poli de la rédaction définitive.




COMMENCEMENT DES NATIONS
NÉO-LATINES


(VINGT ET UNIÈME LEÇON)




Messieurs,


Jusqu’ici nous n’avons étudié que cette civilisation uniforme qui, au cinquième siècle, s’étendait d’un bout à l’autre de l’empire d’Occident. Deux principes s’y combattaient : le paganisme et le christianisme, mais sans distinction de lieux, sous l’empire des mêmes lois et dans la même langue. Pendant qu’on lisait solennellement Virgile à Rome, au forum de Trajan, les grammairiens le commentaient avec une grande ardeur dans les écoles d’York, de Toulouse et de Cordoue. Si saint Augustin, au fond de sa solitude d’Hippone, dictait un traité nouveau contre les hérésies de son temps, -toutes les églises d’Italie, des Gaules, d’Espagne, étaient, attentives. Ainsi on ne découvre, au premier abord, qu’une seule littérature latine commençant, pour-ainsi dire, l’éducation commune de tous les peuples occidentaux, cette éducation qu’elle doit continuer à travers les temps barbares, bien avant dans le moyen âge et jusqu’à ce que l’unité de la société chrétienne soit fondée. Mais, sous l’apparente communauté des traditions littéraires, nous voyons percer peu à peu des génies différents. Parmi tant de peuples soumis à la domination romaine n’en est-il pas qui aient conservé quelque reste de leur caractère originel ? Dans leurs lois, dans leurs mœurs, dans leurs dialectes et jusque dans les œuvres de leurs écrivains, ne peut-on pas surprendre quelques traits distinctifs, quelques instincts opiniâtres, une vocation irrésistible au rôle que la Providence leur destine plus tard et qui devra constituer leur nationalité ? Voilà la question qu’il nous reste à débattre aujourd’hui. On a coutume de faire dater les nationalités modernes de l’invasion des barbares et de l’établissement des chefs germains dans les différentes provinces de l’Occident. Ainsi l’histoire des Francs commence à Clovis, l’histoire d’Espagne à Wamba, et celle d’Italie à Odoacre. On traite l’histoire des langues comme celle des nations, et c’est à la confusion des idiomes germaniques avec la langue latine, idiomes qui présentaient, dit-on, des formes analytiques, avaient des articles et employaient des prépositions, qu’on attribue l’origine des langues destinées à devenir celles de l’Europe moderne. Nous écarterons d’abord les contrées dans lesquelles le flot germanique submergea, tout, comme, par exemple, l’Angleterre, où la population bretonne refoulée dut faire place à une race nouvelle, les Anglo-Saxons, qui, maîtres du pays, lui imprimèrent pour toujours le sceau caractéristique de la langue ; il en fut de même pour la Germanie méridionale, pour la Rhétie et le Norique, qui, autrefois soumis à la civilisation romaine, disparaîtront presque entièrement sous l’inondation des peuples hérules, vandales et lombards, qui les remplissent et y laisseront leurs descendants.

Mais il en sera tout autrement si nous nous arrêtons aux trois grandes contrées dans lesquelles les barbares ne passèrent que comme les flots du Nil, pour féconder la terre : je veux dire l’Italie, la France et l’Espagne. Là nous allons nous attacher à surprendre les premiers traits du génie national, même avant l’invasion des barbares, avant le mélange de ces idiomes à l’intervention desquels on a longtemps, mais à tort, attribué exclusivement la naissance des langues modernes.

Il faut d’abord considérer les causes générales qui conservèrent un esprit national dans chacune des grandes provinces romaines. Ces causes sont au nombre de trois : il y a une cause politique, il y a, en quelque sorte, une cause littéraire ; enfin il y a une cause religieuse.

Rome ne professa jamais un grand respect pour les nationalités vaincues. Elle les violenta souvent ; mais, avec cette sagesse de la politique romaine, elle ne les violenta jamais plus qu’il ne le fallait pour les intérêts de sa domination. Elle laissa une ombré d’autonomie aux cités italiennes, aux grandes cités de l’Orient et de la Grèce ; elle souffrit qu’une sorte de lien se conservât entre les populations de la Gaule et de l’Espagne. Dans cette organisation de l’empire d’Occident qui résulte des décrets de Dioclétien et de Maximien, chacun de ces trois grands diocèses, l’Italie, la Gaule et l’Espagne, avait à-sa tête un vicaire chargé de le gouverner et de l’administrer. Ce vicaire était entouré ordinairement d’un conseil formé des notables habitants de la province. Il s’ensuivait que chaque province avait, pour ainsi dire, sa représentation défendant ses intérêts, exposant ses besoins ; et de cette diversité d’intérêts, de besoins, de ressources, résultait la richesse même de l’empire, chacune des provinces suppléant à ce qui manquait aux autres et devenant par là l’ornement de cette grande société romaine du temps des Césars. Il est si vrai que le monde romain tirait quelque beauté et quelque grandeur de la variété même qui se produisait au milieu de cette uniformité, que Claudien, ce poëte de décadence, dans une composition à la louange de Stilicon, représente les diverses provinces de,. l’empire se rassemblant autour de Rome, la déesse, et venant lui demander son secours. Elles sont personnifiées avec leurs attributs, expression de leur génie ; ainsi l’Espagne, alors si pacifique, se présente couronnée d’oliviers et —portant l’or du Tagé sur ses vêtements l’Afrique, embrasée des feux du soleil, a le-front ceint des épis nourriciers qu’elle prodigue à Rome, puisqu’elle était la nourrice de l’empire romain ; un diadème d’ivoire est sur sa tête, ; la Gaule, toujours guerrière relevé fièrement sa chevelure et balance à sa main deux javelots ; enfin la Bretagne s’avance la dernière : elle a les joues tatouées ; sa tête est couverte de la dépouille d’un monstre marin et ses épaules d’un grand manteau d’azur dont les plis flottants imitent les vagues de l’Océan, comme si le poëte avait vu de loin que cette Bretagne, alors si barbare, était destinée à avoir un jour l’empire des mers. Ainsi la diversité même était dans l’ordre établi par Rome pour le gouvernement de ses provinces. Mais cette diversité était bien plus prononcée encore dans les résistances que les provinces opposaient opiniâtrement à l’administration romaine. En effet, la puissance de Rome ne s’était pas établie et maintenue sans rencontrer bien des résistances, bien des colères, bien des révoltes. Après les horreurs de la conquête étaient venues toute la perversité-de l’exaction, toutes les persécutions du fisc.

Dans chaque. province, à côté du président qui était à la tête de l’administration civile, se trouvait le procureur de César, chargé de l’administration financière. Au seul aspect de ses licteurs, les populations -des campagnes prenaient la fuite et les maisons des villes se fermaient, car le fisc romain avait des exigences insatiables. Il demandait d’abord la capitation, c’est-à-dire l’impôt sur la personne ensuite l’indiction, l’impôt sur les biens ; puis, dans les cas extraordinaires, la superindiction ou l’impôt imprévu puis le chrysargyre ou impôt sur l’industrie ; enfin, à l’avénement de l’empereur, l’or coronaire, don gratuit auquel on ne pouvait se soustraire impunément. Mais ces impôts, ainsi multipliés, étaient perçus avec une sévérité, avec une cruauté dont les historiens contemporains ont rendu témoignage. Les exacteurs, les contrôleurs du fisc, répandus dans les campagnes, pour prouver leur zèle et pour accroître leurs profits, péné-traient dans les habitations, vieillissaient les enfants, rajeunissaient les vieillards, afin de les porter sur leurs listes dans la catégorie des hommes de quinze à soixante ans qui devaient payer l’impôt. Là où la valeur des fortunes était difficile à connaître et à apprécier, ils mettaient à la torture les esclaves, les femmes et les enfants, pour connaître le chiffre réel de la fortune du père de famille. On ne peut pas s’attendre avoir les provinces supporter de bonne grâce des persécutions aussi inouïes.

Et vainement Constantin rend-il des décrets pour arrêter les cruautés des agents du fisc, déjà poussées à un tel degré, qu’après lui les habitants de certaines provinces émigraient pour passer chez tes barbares et allaient chercher, sous l’abri des tentes des Germains, une vie moins misérable que celle que Rome leur faisait ai l’ombre des toits de leurs pères.

Ces haines, ces rancunes profondes, unissaient par éclater dans les paroles, dans les écrits des hommes éminents de chaque province. Nous avons déjà reconnu en Afrique l’existence d’un parti africain, nous y avons vu le réveil du vieil esprit carthaginois. Ce parti avait élevé à Annibal un tombeau en marbre, et de ces cendres devaient naître des vengeurs qui iraient à leur tour punir Rome, lorsque Genséric lèverait l’ancre.et sortirait des ports de Carthagepour aller rançonner cette orgueilleuse capitale alors déchue. En attendant, l’esprit africain aimait à reproduire ses griefs et il avait trouvé un éloquent interprète dans saint Augustin. Malgré la charité profonde de ce grand homme, et cet amour qu’il étendait à Rome comme au reste.de l’univers, cependant le vieux patriotisme africain se manifeste chez lui plusieurs fois, par exemple lorsque, s’adressant à Maxime de Madaure, il lui reproche de faire ainsi un sujet de risée de ces noms africains qui après tout, sont ceux de sa langue maternelle : « Tu ne peux, dit-il, oublier à ce point ton origine, que, né en Afrique, écrivant pour des Africains, au mépris de la terre natale où nous avons été élevés tous deux, tu proscrives les noms puniques. » Nous avons trouvé le même esprit dans ce chapitre hardi de la Cité de Dieu, où saint Augustin a osé reprocher à Rome sa gloire tachée de sang, de crimes, entremêlée de tant de faiblesses et d’ignominies et nous avons entendu ces murmures qui s’élevaient autour de la chaire de saint Augustin, lorsqu’il y montait pour parler de la chute de Rome et de sa prise par Alaric « Surtout, disaient plusieurs de ceux qui devaient l’entendre, qu’il ne parle pas de Rome, qu’il n’en dise rien » Et saint Augustin était obligé de se défendre et de se justifier, ce qui lui était facile. Tant il est vrai qu’il y avait alors, en Afrique, deux partis un parti romain et un parti africain vers lequel saint Augustin était poussé par l’ardeur de son patriotisme ! Je crois avoir établi le premier ce point, que personne, depuis, n’est encore venu démentir.

En Espagne, un esprit semblable se manifeste dans les écrits du prêtre Paul Orose. Après avoir montré les conquêtes de Rome et sa grandeur, il se demande combien de larmes et de sang elles ont coûté. Et, dans ces jours de félicité suprême pour le peuple romain, où les triomphateurs montaient au Capitole, suivis de nombreux captifs de toutes nations, enchaînés les uns aux autres, « combien alors, dit-il, combien de provinces pleuraient leur défaite, leur humiliation et leur servitude Que l’Espagne dise ce qu’elle en pense, elle qui pendant deux siècles inonda ses campagnes de son sang, incapable à la fois de repousser et de supporter cet opiniâtre ennemi. Alors, traquésde ville en ville, épuisés par la faim, décimés par le fer, le dernier et misérable effort de ses guerriers était d’égorger leurs femmes et leurs enfants, et de s’entre-tuer ensuite[249]. »

Le ressentiment de Sagonte, abandonnée par les Romains et contrainte de s’ensevelir sous ses ruines, revit encore dans ces paroles amères et dans ces implacables reproches de l’écrivain ecclésiastique. Si les liens de l’empire tendaient ainsi à se rompre par la violence même avec laquelle ils avaient été tendus, si les causes politiques travaillaient déjà à faire naître et à entretenir un esprit d’opposition et d’isolement dans les différentes provinces, il faut bien reconnaître que la diversité des langues y contribuait aussi.

Rien ne semble plus faible qu’une langue, rien ne semble moins redoutable pour un conquérant qu’un certain nombre de mots obscurs, qu’un dialecte inintelligible conservé par un peuple vaincu : cependant il y a dans ces mots une force que les conquérants habites et les tyrans intelligents comprennent, et à laquelle ils ne se laissent pas tromper. Je n’en veux pour preuve que ceux qui, de nos jours, supprimaient l’idiome national, et imposaient le russe comme langue obligatoire là où ils avaient rencontré des résistances invincibles. De même, les Romains avaient aussi rencontré des dialectes qui résistaient au fer et sur lesquels ni le président de la province, ni le procureur du fisc n’avaient puissance. Sans doute, le latin s’était propagé de bonne heure dans beaucoup de contrées envahies par la conquête par exemple, dans la Narbonnaise,.dans l’Espagne méridionale. Mais le latin qui s’y établissait, c’était un latin populaire, celui que parlaient les soldats, les vétérans envoyés dans les colonies ; bientôt il se corrompait par la fusion des races, par son mélange avec les dialectes locaux, et formait autant de dialectes particuliers autre était le latin populaire de la Gaule ; autre celui qui se parlait au delà des Pyrénées. Outre cela, les anciennes langues ne lâchaient pas pied ; en Italie, le grec devait se perpétuer dans les provinces méridionales jusqu’au milieu du moyen âge. Dans le royaume de Naples, au quinzième siècle, existaient encore plusieurs contrées toutes grecques. Dans l’Italie septentrionale, on voit la langue des Ligures, des habitants des montagnes de Gênes, se conserver jusqu’à la fin de l’empire l’étrusque subsistait encore au temps d’Aulu-Gelle, et n’était pas sans action sur le latin qui se parlait dans les villes voisines. Aussi les anciennes inscriptions des villes italiques sont souvent marquées de cette corruption d’où doit sortir un jour la langue italienne. C’est déjà dans des inscriptions anciennes qu’on trouve, par exemple, ces formes toutes modernes : cinque,nove, sedici mese ; ou ces mots nouveaux : bramosus pour cupidus, testa pour caput, brodium pour jus. De même aussi, la déclinaison des mots disparaît entièrement, et ce n’est qu’à l’aide des particules qu’on détermine leurs fonctions.

Dans la Gaule, la langue celtique figure jusqu’au cinquième siècle, et saint Jérôme l’entend encore parler à Trêves.

En Espagne, la vieille langue des Ibères se défend pied à pied ; elle recule vers les montagnes ; elle finira par y être continée, non sans avoir laissé des traces derrière elle : c’était la langue basque, encore parlée aujourd’hui, et qui n’a pas laissé moins de dix-neuf cents mots dans l’espagnol moderne. Vous voyez quelles résistances une langue est capable d’opposer. Qu’est-ce donc qui donne tant de puissance à ces syllabes qui, tout à l’heure, nous semblaient si peu faites pour arrêter les efforts d’un conquérant ? Ce sont les pensées, les souvenirs, l’émotion qu’elles réveillent dans l’homme ; c’est qu’elles renferment pour lui les sentiments les plus enracinés dans son cœur; c’est qu’elles rappellent tous les usages au milieu desquels il est né, les affections dans lesquelles il a grandi et il a vécu. Une langue bien faite, et toutes les langues se font bien quand elles se développent seules et sans l’influence de l’étranger, une langue n’est autre chose que le produit naturel de la terre, qui l’a vue sortir, et du ciel, qui a éclairé sa naissance elle contient, en quelque sorte, l’image même de la patrie. Voilà pourquoi, tant qu’une langue subsiste, le moment n’est pas encore venu où il faille désespérer de la patrie. En troisième lieu, la religion elle-même, cette puissance qui semblait destinée à mettre l’unité partout, contribua cependant à entretenir la variété, la diversité de l’esprit provincial. En effet, quand l’Église romaine se fonde, il semble ; au premier coup d’œil, qu’une nouvelle force ait été donnée à Rome, pour enchaîner désormais à ses destinées toutes les provinces de l’Occident. Il n’en est pas moins vrai que cette unité, que cette force de l’autorité romaine ne se maintiendra qu’en respectant, dans une certaine mesure l’individualité, l’originalité des Églises nationales. La sagesse et le bon sens de l’Église romaine dépassant en ceci la sagesse et le bon sens du gouvernement romain elle a su respecter les droits, les priviléges, les institutions, la— liturgie, propres aux différentes provinces de l’empire. Aussi, dès les commencements , on voit partout se former des conciles qui sont la représentation religieuse de toute une province. L’Afrique en donna l’exemple la première après l’Italie, et ces conciles nationaux y étaient si fréquents, que de 397 à 419, Carthage vit à elle seule quinze conciles.

Cette activité fut imitée par les autres Eglises dans la Gaule, les conciles se succèdent à partir de celui d’Arles, en 314, où fut proclamé si hautement le droit du saint-siége à intervenir dans le gouvernement de toute la chrétienté. Nous trouvons en Espagne, dès l’année 305, le concile d’Illibéris,où fut réglé si sévèrement le célibat ecclésiastique ; puis le concile de Saragosse, et, en 400, le premier de ces conciles de Tolède destinés à fonder un jour le droit civil et public de la nation. À côté des conciles, chaque province a ses écoles de théologie : Marmoutiers, Lérins, en Gaulé Hippone, en Afrique. Chacune de ces écoles a ses docteurs à la mémoire desquels elle s’attache, enfin chacune a ses hérésies, qui lui sont propres, qui réfléchissent, en quelque sorte, le caractère de chaque nation. Ainsi l’Espagne du quatrième siècle a les Priscillianistes ; la Grande-Bretagne produira Pélage ; la Gaule aura les semi-Pélagiens ; l’Italie seule n’eut pas d’hérétiques nous verrons tout à l’heure pourquoi.

Chaque Église a ses saints, ses gloires nationales qui la représentent au ciel. C’est ainsi que le poëte Prudence décrit les nations chrétiennes venant au devant du Christ juge, lorsqu’il descendra au dernier jour, et lui apportant chacune dans une châsse les restes des martyrs dont la protection doit la couvrir et l’abriter contre la sévérité divine..

Quum Deus dextram quatiens coruscam
Nube subnixos veniet rubente,
Gentibus justam positurus aequo
Pondere libram.

Orbe de magno caput excitata,
Obviam Christo properatiter ibit
Civitas quaeque pretiosa portans
Dona canistris[250].

Ainsi commençait de bonne heure ce qu’on pourrait appeler le patriotisme religieux. La nationalité chrétienne était bien différente de la nationalité des anciens, de celle qui consistait à déclarer ennemi tout ce qui était étranger : hospes, /hostis . Au contraire, dans l’économie du monde moderne, chaque nationalité n’est autre chose qu’une fonction, que la Providence assigne a un peuple donné, pour laquelle elle le développe, pour laquelle elle le fortifie et le glorifie, mais une fonction qu’il ne peut accomplir qu’en harmonie avec d’autres peuples, qu’en société avec d’autres, nations c’est là le propre des nationalités modernes. Chacune d’elles a une mission sociale au milieu de cette grande société qu’on appelle le genre humain. C’est ce que nous verrons à mesure que nous passerons en revue les siècles du moyen âge, lorsque l’Italie remplira si glorieusement cette fonction d’enseignement qui est la sienne aux onzième et douzième siècles, à l’époque de ses grands docteurs quand la France sera le bras droit de la chrétienté et portera l’épée levée pour la défendre contre tous ; quand l’Espagne et le Portugal, avec leurs flottes, iront au-devant de ces nations attardées qui n’ont pas encore vu luire la lumière de là civilisation chrétienne. Voilà la destinée, le caractère de ces nationalités transformées comme elles devaient l’être par le travail intérieur du christianisme.

Vous le voyez donc, tout contribue déjà à produire, à développer le génie individuel, le génie original de chacune des grandes provinces de l’empire romain.

Mais il me reste maintenant à insister en particulier sur chacune de ces trois grandes provinces qui devaient être un jour l’Italie, la France et l’Espagne, et qui, déjà, à quelques égards, en portaient les marques.

L’Italie était, de toutes, celle qui devait le mieux conserver son caractère historique : elle était leur aînée de beaucoup elle vécut plus longtemps sous la même discipline, et les résistances de la Guerre sociale avaient eu le temps de s’assoupir. Elle garda donc l’empreinte de ces deux grands caractères qui s’étaient montrés chez elle dès les commencements de sa civilisation, le caractère étrusque et le caractère romain, le génie de la religion et le génie du gouvernement.

-Les Étrusques, qui étaient par-dessus tout un peuple religieux, communiquèrent aux Romains leurs traditions,’ leurs cérémonies, l’usage des auspices, et tout ce qui imprima au gouvernement de la ville éternelle ce caractère théocratique dont il ne se dépouilla jamais. Rome a apporté dans les affaires ce bon sens qui devait la rendre maîtresse du monde, elle a tout marqué au sceau de cette politique éternelle dont le puissant souvenir n’est pas encore effacé.

Ainsi il ne faudra pas s’étonner de voir ces deux caractères, le génie théologique et le génie du gouvernement, persister dans le caractère italien des temps modernes. Nous avons déjà remarqué que l’Italie ne produisit pas d’hérésies : c’est là un des signes de ce bon sens dont elle était profondément pénétrée et qui l’a préservée des subtilités de la Grèce et des rêves de l’Orient. Aussi toutes les erreurs venaient-elles, les unes après les autres, chercher à Rome la vie et la popularité, et n’y trouvaient que l’obscurité, l’impuissance et la mort. Rome-intèrvient dans le grand débat de l’arianisme, et c’est alors elle qui sauve la foi du monde : d’un bout à l’autre de la péninsule des théologiens illustres se lèvent pour défendre l’ orthodoxie, Ambroise de Milan, Eusèbe de Verceil, Gaudence et Philastre de Brescia, Maxime de Turin, Pierre Chrysologue de Ravenne, et plusieurs autres qu’il serait trop long de rappeler. Au-dessus de tout ce mouvement théologique plane la papauté : la papauté héritière de l’esprit politique des anciens Romains, c’est-à-dire de leur persévérance, de leur bon sens, de leur puissance, de leur manière d’entendre ce qui est grand, de e leur connaissance de l’art de triompher dans les choses d’ici-bas. Seulement, elle a cela de plus que les anciens Romains, qu’elle est désarmée, qu’elle n’a ni louve ni aigle sur ses étendards, et qu’elle manie une puissance autrement grande que celle de l’épée, celle de la parole.

Au moment où le gouvernement du monde échappe aux mains débiles des Césars, au temps de Valentinien III et de Théodose II, ce gouvernement qui tombe est relevé par le plus grand des anciens papes, c’est-à-dire par saint Léon. Nous avons vu comment cet homme illustre prit avec une vigueur nouvelle la direction de toutes les affaires spirituelles et temporelles de l’Occident, de l’empire et de la chrétienté. D’une part, il intervenait en Orient, à Chalcédoine, pour mettre fin aux éternelles disputes des Grecs et fixer le dogme de l’incarnation ; d’autre part, en Occident, il arrêtait Attila au milieu du Mincio et sauvait la civilisation dans un jour que la reconnaissance de la postérité n’oubliera jamais. Le patriotisme des anciens Romains vit encore dans cette âme fortement trempée et éclate dans les homélies qu’il prononçait le jour de la fête de saint Pierre et de saint Paul, où, célébrant la destinée de la Rome nouvelle, il aime à montrer la Providence elle-même présidant aux grandeurs temporelles de cette cité maîtresse dont les conquêtes devaient préparer la conversion de l’univers.

Ainsi, dès le cinquième siècle, Rome et l’Italie, devenues chrétiennes, conservent, vous le voyez, les deux grands caractères de l’Italie antique : elles les garderont pendant tous les siècles du moyen âge. et vous en avez la preuve ; dès le commencement de cette période, dès que les temps carlovingiens sont finis, éclate, d’une part, le génie théologique avec cette succession d’hommes célèbres les deux saint Anselme, Pierre Lombard, saint Thomas d’Aquin, saint Bonaventure ; d’autre part, le génie politique remue la péninsule de telle sorte, que les derniers artisans des villes forment des corporations pour prendre part au gouvernement de la chose publique ; et l’esprit des affaires s’y développe à ce point qu’il produira un jour un des plus grands écrivains politiques du monde, Machiavel.

Ces deux esprits, qui constituent le caractère du moyen âge italien, se réuniront dans les grands papes, comme saint Grégoire le Grand, Grégoire

VII, Innocent III. Ils se réuniront aussi pour inspirer la Divine Comédie qui ne serait rien, si elle n’était, par-dessus tout, le poëme de la théologie et de la politique italiennes telles que le moyen âge les avait conçues et produites.

Il faut distinguer avec soin deux périodes dans la destinée de l’Italie : il ne faut pas confondre le génie italien du moyen âge avec celui de la Renaissance; il ne faut pas faire porter à cette vieille Italie, si mâle, si forte ; si capable de souffrir et de résister, la responsabilité de ce que fit plus tard cette autre Italie qui, livrée à autant de tyrans qu’elle contenait de seigneurs, finit par s’abâtardir dans sa langueur, s'oùblie à genoux aux pieds des femmes, et perd son temps dans les misérables exercices d’une poésie impuissante ou dans les plaisirs des sens, portant une couronne de fleurs, mais voyant toutes les autres foulées aux pieds et toutes ses gloires compromises dans les dangers d’un obscur avenir. Ainsi l’Italie du moyen âge conservera profondément le caractère qui se manifeste chez elle dès les premiers temps de l’empire d’Occident.

Quant à l’Espagne, cette persistance du caractère primitif est encore plus frappante. Au moment où les Romains pénétrèrent dans ce pays, ils y trouvèrent le vieux peuple des Ibères, mêlé de Celtes, et remarquèrent dans ce peuple une, singulière gravité, offrant ceci de particulier, qu’il ne marchait jamais que pour combattre ; demeurant assis d’une sobriété égale à son opiniâtreté ; se battant toujours, mais par groupes isolés ; les femmes portant des voiles noirs. Tous ces traits sont ceux de l’Espagne moderne. La culture romaine y fit de rapides progrès. Sertorius fonda une école à Osca, au cœur de l’Espagne, et y établit des mahres grecs et latins. Q. Métellus vanta les poëtes de l’Espagne, dont les louanges ne lui déplaisaient pas. Toujours quelque chose d’étranger se remarquera dans cette école hispano-latine destinée à tant d’éclat, et qui doit produire successivement Portius Latro le e déclamateur, les deux Sénèque, Lucain, Quintilien, Columelle, Martial, Florus, c’est-à-dire les deux tiers des grands écrivains du second âge de la littérature romaine. Mais, à l’exception de l’inattaquable Quintilien, tous ne présentent-ils pas précisément cette enflure, cette recherche, ce goût des faux brillants, cette exagération de sentiments et d’idées, cette prodigalité d’images qui constituent les défauts de l’école espagnole ? Tous ne sontils pas, jusqu’à un certain point, représentés par ce rhéteur dont parle Sénèque, qui désirait toujours dire de grandes choses, qui aimait tellement la grandeur qu’il avait de grands valets, de grands meubles et une grande femme ? d’où vient que ses contemporains l’appelaient Senecio grando . Voyez comme l’enflure et l’exagération castillane se caractérisent de bonne heure !

La littérature sacrée de l’Espagne ne semblait pas devoir modifier beaucoup ce caractère car elle était restée bien pauvre jusqu’au siècle qui nous occupe. Sans doute un évêque d’Espagne, Osius-de Cordoue, avait présidé à Nicée ; cependant on ne voit pas qu’il ait beaucoup écrit ni que l’Espagne ait produit beaucoup de docteurs. Mais une autre province travaillait- pour elle c’est ce qui arrive souvent dans l’histoire des littératures un pays semble travailler pour périr, pour disparaître ensuite, et on se demande à quoi bon tant d’efforts, tant de productions ingénieuses dans une contrée qui bientôt doit être subjuguée par les barbares ; et il se trouve que le génie de ce pays perdu, de cette nation étouffée, s’est réfugié dans un pays voisin. C’est ainsi que l’Espagne profita de tous les travaux de l’Afrique : l’esprit de Tertullien, de saint Cyprien, de saint Augustin, devait passer un jour le détroit et aller embraser l’Église espagnole. En effet, où dirons-nous que saint Augustin a trouvé des héritiers, si ce n’est dans le pays de sainte Thérèse et de saint Jean de la Croix ? Avec cette littérature mystique si féconde, l’Espagne moderne devait avoir une littérature poétique la.plus abondante qui fut jamais. En effet, nous avons vu que si les lettres chrétiennes, au cinquième siècle, produisent quelque chose en Espagne, c’est surtout, avec une abondance extraordinaire, la poésie Juvencus, Damase, Dracontius, l’intarissable Prudence, tous ces poëtes chrétiens sont Espagnols. Prudence est d’abord le poëte du dogme, il s’attache au dogme avec une énergie singulière, le développe avec toute l’ardeur d’un controversiste et avec toute l’exubérance qu’aura plus tard la poésie de Lopede Vega et de Caldéron. Mais je vais plus loin ; je pénètre dans l’esprit de cette poésie : il ne suffit pas à Prudence de mettre le dogme en vers, il le met en scène, il personnifie les affections humaines, les passions ; il compose un poëme intitulé Psychomachia , dans lequel il mettra aux prises la foi et l’idolâtrie, la chasteté, et la volupté, l’orgueil et l’humilité, la charité et l’avarice. Assurément rien, au premier, abord, ne paraît, devoir être plus fastidieux qu’une semblable composition. Etait-ce donc la peine de déserter cette littérature païenne alors toute chargée de lourdes allégories, qui personnifiait les passions, la patrie, la guerre : tantôt l’Afrique, tantôt l’Espagne ? Pourquoi venir encore créer d’autres allégories et peupler le champ de la poésie chrétienne. de personnages sans réalité ? Et cependant prenons-y garde le moyen âge aussi s’éprendra de ces allégories ; lui aussi, dans les sculptures de ses cathédrales, se plaira à multiplier à l’infini la personnification de toutes les affections humaines sans qu’il y ait là le moindre vestige d’idolâtrie, et à Chartres, par exemple, sur cet admirable portail de la cathédrale, vous verrez représentés par des figures humaines, avec des attributs heureusement choisis, les sens humains, les vertus, les passions, en un mot l’encyclopédie morale de l’homme, le Speculum morale de Vincent de Beauvais. Chez toutes les nations occidentales on retrouve ces personnifications, ces allégories sculptées en pierre. Le théâtre espagnol a fait plus il les a mises en scène, en action il leur a donné la parole. Caldéron devait reprendre les sujets de Prudence il personnifie, dans ses Autos sacramentales, la grâce, la nature, les cinq sens, , les sept péchés capitaux, la synagogue et la gentilité, et, par un art merveilleux, arrive à donner la parole à tout ce peuple de statues que le moyen âge avait produites ; il les fait descendre de leurs niches, les montre aux spectateurs assemblés, de telle sorte qu’on y prend intérêt comme à des personnages réels il les mêle à des personnages historiques, et l’on supporte dans les pièces de Caldéron le dialogue d’Adam avec le Péché, et toutes ces autres personnifications qui n’ont pu vivre ainsi qu’à force de génie, de verve et de cet esprit intarissable dont les poëtes espagnols sont remplis. Tout cela se passe, non pas devant des auditeurs choisis, lettrés, non devant un petit nombre de courtisans de la cour de Philippe III et de Philippe IV, rassemblés pour jouir délicatement d’un plaisir d’académiciens, mais devant la foule immense qui encombre la place de Madrid, se presse de toutes parts pour voir d’un bout à l’autre l’allégorie, suivre le drame jusqu’à la fin, jusqu’à ce que, le dénoûment arrivant à propos, le fond du théâtre s’entr’ouvre et laisse apercevoir le prêtre à l’autel avec le pain et le vin.

Il est moins facile peut-être de saisir, avec la même précision, le caractère du génie français dans l’esprit des Gallo-Romains du cinquième siècle. En effet, l’empreinte germanique est ici plus forte ; nous ne devons pas oublier ce que les Francs ont mis de leur sang dans notre sang, comment leur épée a passé dans les mains de nos pères, ce que leurs traditions ont apporté dans nos traditions, leur langue dans notre langue. Il est certain que si l’on passe les Alpes ou les Pyrénées, si l’on franchit les fleuves de la Gaule méridionale, et la Loire surtout, à mesure qu’on s’avance vers le Nord, l’empreinte germanique est plus forte. Néanmoins nous sommes, par-dessus tout, un peuple néo-latin ; le fond de notre civilisation est encore venu de la conquête romaine, mais non pas d’une conquête subie sans résistance ; car nulle part peut-être ne se montrent à un degré aussi remarquable et l’attrait de la civilisation romaine et la résistance qu’elle devait rencontrer,

La conquête de César avait été bien rapide et elle fut en peu de temps achevée par ses successeurs ; mais, combien vite aussi se manifesta l’impatience du joug étranger ! Dès le temps de Vespasien, Classicus et Tutor se faisaient proclamer empereurs , gaulois et forçaient les légions vaincues à venir prêter serment aux aigles de la Gaule. Au troisième siècle, sous le règne de. Gallien, la Gaule forme, avec l’Espagne et la Bretagne, un empire transalpin à la tête duquel se succèdent des Césars dignes d’un meilleur sort : Posthume, Victorinus et Tetricus, hommes d’épée, hommes d’État, d’un grand caractère et capables assurément de fonder un empire durable si les temps marqués par la Providence fussent venus. Enfin, au cinquième siècle, lorsque la Gaule envahie par les Vandales est oubliée par la cour de Ravenne, elle reconnaît pour empereur un soldat appelé Constantin que les milices de Bretagne avaient déjà choisi en se rangeant sous son commandement. Il reste pendant cinq ans maître des Gaules, prend possession de plusieurs villes, repousse les généraux de l’empereur, contraint Honorius à lui envoyer la pourpre, et ne périt qu’en 411, la suite des trahisons multipliées de ceux qu’il avait autour de lui. Il ne faut pas se tromper cependant sur les motifs qui poussaient les Gaulois, qui les faisaient s’insurger contre Rome et proclamer jusqu’à trois fois un empire gallo-romain ; il ne faut pas croire que ce fût la haine de la civilisation romaine ; non, ils détestaient la tyrannie de Rome, mais ils en aimaient les lumières. En effet, c’étaient toujours les Insignes romains qu’ils choisissaient, la pourpre qu’ils donnaient à leurs généraux couronnés. C’étaient bien les traditions de l’empire, moins les exactions du fisc et cet égoïsme qui faisait sacrifier toutes choses aux besoins de la plèbe de Rome pour lui donner du pain et les jeux du cirque, panem et circenses; c’étaient bien les lettres romaines qu’on voulait sauver dans ce pays où les écoles étaient si florissnntes, où, dès les premiers siècles, les rhéteurs gaulois formaient des orateurs pour le barreau des cités naissantes de la Bretagne

Gallia causidicos docuit facunda Britannos[251]
.

Ces écoles arrivèrent à un degré de splendeur tel, que Gratien rendit ce célèbre décret qui porte si haut la dignité des écoles de Trèves. Ausone atteste quelle était la popularité de tous ces grammairiens et de tous ces rhéteurs qui enseignaient à Autun, à Lyon, à Narbonne, à Toulouse, à Bordeaux. Partout, en effet, renaissait la passion de la parole, le goût de l’art oratoire, et, tandis qu’à Rome on voit peu à peu s’éteindre les dernières étincelles de cet art qui avait produit Cicéron, quelques restes en subsistent dans la Gaule, s’entretiennent et se retrouvent sous une forme assurément bien misérable., mais sous une forme reconnaissable encore dans les panégyristes des empereurs. Déjà j’ai flétri en passant l’usage, l’ignominie de ces éloges adressés souvent à des hommes souillés de sang par d’autres hommes avides d’or, de dignités et de faveur. Mais il n’est pas permis de méconnaître que, dans cette humiliation et, cette bassesse, se conservaient les dernières traditions de l’art oratoire, et que ces hommes dégénères, ces Eumène, ces Pacatus, ces Mamertin, témoignent, au moins, du goût, de là passion des Gaulois de leur époque pour la parole, pour l’art de bien dire, pour l’art de finement parler. C’est bien. toujours ce que Caton avait dit du peuple gaulois, lorsqu’il le caractérisait d’avance avec son laconisme admirable., par ces mots : Rem militarem et argute loqui.[252] Aucun personnage ne représente mieux, à cet égard, le génie gallo-romain que Sidoine Apollinaire, l’un des premiers écrivains du cinquième siècle. Sidoine Apollinaire était né a Lyon vers 450, mais, probablement, d’une famille arverne, d’une de ces riches familles gauloises chez lesquelles se conservaient les traditions littéraires des Romains et se perpétuaient, en même temps, des rancunes héréditaires contre la. domination romaine. Il avait été instruit par des maîtres habiles, dont-il a conservé le souvenir. Celui dont il avait reçu des leçons de poésie s’appelait Ennius : c’était déjà, vous le voyez, l’époque de ces usurpations de noms célèbres, qui, plus tard, peuplèrent les écoles d’Ovides, d’Horaces, de Virgiles. Son maître de philosophie s’appelait Eusèbe. Tout à coup ce Gaulois, exercé ainsi à l’art de la parole et à la science des philosophes, se trouva appelé aux premiers honneurs par l’avénement de son beau-père Avitus à l’empire. Un riche personnage gaulois, du nom d’Avitus, venait, en effet, d’être imposé à l’empire romain par le roi des Goths, Théodoric, et proclamé pour tomber bientôt après sous les coups d’un meurtrier obscur. Sidoine Apollinaire fut appelé à Rome pour prononcer-publiquement, devant le sénat, le panégyrique de son beau-père. Quelque temps après, Avitus ayant été assassiné, Sidoine prononça à Lyon le panégyrique de son successeur Majorien. Un peu après, quand Majorien eut disparu à son tour, il prononça le panégyrique d’Anthémius à Rome. Il était trop fécond en éloges ! Lui-même cependant ne devait pas en juger ainsi car les faveurs se multipliaient pour lui avec la même-rapidité que ses vers. Il avait obtenu les premiers honneurs politiques et littéraires il avait à Rome sa statue au forum de Trajan, parmi les plus grands poëtes de l’empire ; il avait été élevé au rang de patrice et à la dignité de préfet de Rome ; en un mot, il avait épuisé la coupe des douceurs humaines, lorsque, tout à coup, la lassitude des biens temporels, cette lassitude qui s’empare des grandes âmes, se saisit de lui, et, au bout de peu de temps, on le trouve converti, revenu à une vie plus austère, et porté par l’acclamation publique sur le siège épiscopal de Clermont. Sidoine Apollinaire, renonçant alors a la poésie profane, renonçant, à toutes les distractions, à tous les égarements de la vie mondaine, revêtit l’esprit d’un saint et pieux évêque. Mais comment renoncer aux lettres, à ce premier charme de sa jeunesse Comment ne pas porter dans tout ce qu’il écrivait la trace de cet esprit des écoles gallo-romaines où. il avait été nourri ? Aussi, en parcourant le recueil de ses œuvres, quelle que soit l’époque sur laquelle nous tombions, que nous ayons affaire au préfet de Rome ou à l’évêque chrétien, c’est toujours, avec des sentiments différents, un langage semblable. En effet, avant toutes choses, Sidoine Apollinaire avait voulu être et avait été habile dans l’art de bien dire. Au rapport de Grégoire de Tours, telle était son éloquence, qu’il était capable d’improviser sans délai sur un sujet donné. Lui-même prend la peine de nous dire que, chargé de donner un évêque au peuple de Bourges, qui était divisé, il n’eut que deux veilles de la nuit, c’est-à-dire six heures, pour dicter le discours qu’il avait à prononcer dans cette circonstance devant le clergé et le peuple assemblés. Il s’excuse donc si l’on n’y trouve pas « la partition oratoire, les autorités historiques, les images poétiques, les figures de grammaire, les éclairs que les rhéteurs faisaient jaillir de leurs controverses. » En un mot, son discours est simple et clair, et c’est ce qui l’humilie[253]. (1)

Mais il prend sa revanche dans les lettres où il veut imiter Pline et Symmaque. A l’en croire, il y réussit, et on l’engage à les recueillir et à les publier. Toutes, ces lettres portent, en effet, la trace de cette lime qui a passé sur elles avant de les livrer aux hasards de la publicité. Mais, ce qui met par-dessus tout Sidoine Apollinaire à l’aise, c’est de pouvoir, dans cet échange de correspondance, rivaliser avec ses-amis, d’esprit, de recherche, de raffinement et d’obscurité même. Il se plaît à lutter contre les difficultés, à s’engager dans des descriptions périlleuses, à faire connaître jusqu’aux derniers détails de la vie des Romains ou des barbares de son temps, détails utiles pour l’histoire, mais empreints de tous les vices de la décadence. Il met le comble à son œuvre, il se croit arrivé au faîte de la gloire littéraire quand il peut entremêler à ces lettres familières des vers qu’il a improvisés, les quelques distiques, qui se sont présentés d’eux-mêmes à son esprit en face d’une circonstances à laquelle, d’avance, il n’eût jamais songé. C’est la surtout qu’il met son amour-propre, dans ces petites poésies composées sur l’heure, à la volonté de l’empereur ou de quelque autre personnage. Ainsi, un jour, ayant à passer un torrent, il s’arrête pour chercher un gué ; mais, comme il trouve difficilement un passage commode, alors, en attendant- que l’eau soit un peu écoutée, il compose un distique rétrograde , qui peut se lire à volonté par un bout ou par l’autre :

Praecipiti modo quod decurrit tramite flumen,
Tempore consumptum jam cito deficiet.

Ces vers sont infiniment supérieurs à tous ceux de Virgile et d’Ovide, en ce sens qu’on peut les retourner de la sorte en disant

 Deficiet cito jam consumptum tempore flumen,
Tramite decurrit quod modo preacipiti .[254]

. D’autres fois, il y met plus de grâce et d’amabilité, et vous croirez avoir affaire a un bel esprit français du dix-septième siècle, lorsque vous verrez les vers composés par Sidoine Apollinaire pour être gravés sur la coupe qu’Évodius voulait offrir à la reine Ragnahilde, femme d’Euric. Assurément la princesse était bien barbare, mais les vers étaient bien polis. La coupe qu’on voulait lui offrir était en forme de conque marine, et, faisant allusion à cette figure et aux souvenirs que l’antiquité y attachait, Sidoine disait : « La conque sur laquelle le monstrueux triton promène Vénus ne soutiendra pas la comparaison avec celle-ci. Inclinez, c’est notre prière, inclinez un peu votre majesté souveraine, et, patronne puissante, recevez un humble don. Heureuses les eaux qui, enfermées dans le resplendissant métal, toucheront la face plus resplendissante d’une belle reine. Car, lorsqu’elle daignera y plonger ses lèvres, c’est le reflet de son visage qui blanchira l’argent de la coupe[255]. »

On ne peut être plus aimable et il est impossible que les madrigaux les mieux travaillés l’emportent sur la galanterie exquise de Sidoine Apollinaire. Rien n’indique si dès cette époque il était engagé dans les ordres ecclésiastiques : c’est peut-être encore le poëte mondain qui apparaît.

S’il n’avait pas d’autre titre aux yeux de la postérité, Sidoine Apollinaire se présenterait comme un bel esprit, il remplirait la seconde condition du caractère gaulois.tracé par Caton, argutie  ; mais il serait loin de la première, et rien ne trahirait chez lui l’ardeur des grandes choses, rem militarem. Cependant il n’en est pas ainsi. Devenu évêque, Sidoine en avait pris tous les sentiments et par conséquent il était le -défenseur de la cité. Vous savez comment les grands évêques du cinquième siècle, au milieu de la désorganisation universelle, des invasions continuelles des barbares, devinrent en même temps les magistrats civils et, volontaires de la cité ; vous savez comment leur autorité morale suffit souvent a soutenir le courage des citoyens, à effrayer et à écarter les barbares. Sidoine Apollinaire, à Clermont, était aux avantpostes de l’empire, de la province romaine restée attachée à l’empire, et sur les frontières du royaume que les empereurs avaient été —contraints d’accorder aux Visigoths. Mais les Visigoths, mécontents de leurs frontières, revenaient chaque jour se heurter contre les murailles de Clermont ; de là les efforts de Sidoine pour obtenir l’intervention impériale à l’effet d’arrêter les progrès de la conquête barbare et d’épargner à sa ville épiscopale les horreurs de l’invasion. Longtemps il avait espéré longtemps il avait excité l’intrépidité de ses concitoyens à défendre les murs de la ville, malgré toutes les horreurs de la famine et de ta contagion. Enfin, une députation impériale était venue trouver le roi des Visigoths et lui avait proposé une capitulation moyennant laquelle la ville de Clermont lui serait abandonnée ; à ce prix, le prince barbare devait respecter l’intégrité des autres parties de l’empire. Sidoine apprend tout à coup ce traité. Tandis qu’il défendait avec tant d’énergie les murs de sa ville épiscopale, les hommes dans lesquels il avait mis son espérance l’avaient trahi. Alors il écrit à l’un d’eux la lettre suivante ; vous ne retrouverez plus ici le bel esprit de tout à l’heure, mais vous y trouverez une âme, une chaleur, une verve qui trahissent le caractère de son peuple : « Telle est maintenant la condition de ce « malheureux coin de terre, qu’il a moins souffert « de la guerre que de la paix. Notre servitude est devenue le prix de la sécurité d’autrui ; ô douleur! la servitude des Arvernes qui, si l’on remonte leurs antiquités, ont osé se dire les frères des Romains, et se compter entre les peuples issus du sang d’Ilion. Si l’on s’arrête à leur gloire moderne, ce sont eux qui avec leurs seules forces ont arrêté les armes de l’ennemi public : ce sont eux qui, derrière leurs murailles, n’ont pas redouté les assauts des Goths, et ont renvoyé la terreur dans le camp des barbares. Voilà donc ce que nous ont mérité la disette, la flamme, le fer, la contagion, les glaives engraissés de sang, les guerriers amaigris de privations Voilà cette paix glorieuse pour laquelle nous avons vécu des herbes que nous arrachions des fentes de nos murs. Usez donc de toute votre sagesse pour rompre un accord si honteux. Oui, s’il le faut, ce sera pour nous une joie de nous voir encore assiégés, de souffrir encore la faim, mais de combattre encore[256].

Ainsi, voilà le génie français avec son urbanité, avec cette légèreté qu’on lui a beaucoup reprochée, mais aussi avec ce sentiment passionné de l’honneur qui ne s’effacera~ jamais. Ce caractère se conserve durant les longs siècles de barbarie dans lesquels nous allons nous engager. Vous y reconnaîtrez ce fait curieux, que pendant tous les temps mérovingiens on voit un certain nombre de personnages illustres, qui furent plus tard évêques et canonisés ensuite,’appelés à la cour des rois et élevés aux premières dignités du royaume, à cause de leur habileté dans l’art de bien dire, quia facundus erat, parce qu’ils avaient le pouvoir qui dès lors subjuguait les esprits. Et, d’autre part, si vous poursuivez plus loin, si vous arrivez en plein moyen âge, au moment où déjà la langue française s’écoute parler, vous remarquerez que le premier caractère de cette littérature, naissante est d’être une littérature militaire, chevaleresque, destinée à faire le tour de l’Europe mais toute l’Europe lui rendra ce témoignage, qu’elle est originaire de France, qu’elle est née sur cette terre où on aime à dire finement, mais par-dessus tout à faire de grandes choses : rem militarem.

Ainsi nous avons constaté l’origine des trois grandes nationalités néo-latines, en Espagne, en Italie et en Gaule. En arrivant ainsi au terme de l’étude que nous nous étions proposée cette année, nous trouvons deux points établis : le premier, que le monde romain, que la civilisation antique. périt moins complètement, beaucoup moins vite qu’on ne pense, qu’elle résista longtemps à la barbarie, que ses institutions, bonnes ou mauvaises, ses vices comme ses bienfaits, se prolongèrent longtemps dans le moyen âge et en expliquent les erreurs, dont la cause et la source étaient mal connues. Ainsi l’astrologie, ainsi toutes les exagérations du despotisme royal ; ainsi tout pédantisme et tous les souvenirs de l’art païen qu’on peut surprendre aux onzième, douzième et treizième siècle tout cela remonte à une origine antique, et constitue autant de liens que le moyen âge n’a pas voulu briser, et par lesquels il tient encore à l’antiquité.

D’autre part, nous avons établi que la civilisation chrétienne contient déjà, plus complétement qu’on ne croit, les développements qu’on a coutume d’attribuer aux temps barbares. Ainsi l’Église a déjà la papauté et le monachisme dans les mœurs, nous avons signalé l’indépendance individuelle, le sentiment de la liberté chez le peuple et la dignité de la femme. Dans les lettres, nous avons vu la philosophie de saint Augustin renfermer en germe tout le travail de la scolastique du moyen âge. Nous avons vu la Cité de Dieutracer les plus grandes vues de l’histoire, et enfin l’art chrétien des Catacombes contenir tous les éléments qui se développeront dans les basiliques modernes.

Voilà comme la Providence a mis un art singulier et une préparation prodigieuse à lier entre eux des temps qui semblaient devoir être entièrement séparés par le génie différent qui les animait. Vous voyez que lorsque Dieu veut faire un monde nouveau, il ne brise que lentement et pièce à pièce l’édifice ancien qui doit, tomber, —et qu’il s’y prend de loin pour élever le monument moderne qui lui succédera. Comme dans une ville assiégée, derrière les murs assaillis par l’ennemi, longtemps d’avance on commence à construire le retranchement qui les remplacera et devant lequel viendront expirer tous les efforts des assaillants ; de même, pendant que le vieux mur de la civilisation romaine tombe pierre à pierre, de bonne heure s’est construit le rempart chrétien derrière lequel la société pourra se retrancher encore. Ce spectacle doit nous servir d’exemple et de leçon assurément l’invasion barbare est la plus grande et la plus formidable révolution qui fut jamais ; cependant nous voyons quel soin infini Dieu prit d’en adoucir, en quelque sorte, le coup, et de ménager la~chute du vieux monde croyons donc que notre temps ne sera pas plus malheureux, que pour nous aussi, si le vieux mur doit tomber, des murs nouveaux et solides seront édifiés pour nous couvrir, et qu’enfin la civilisation, qui a tant coûté à Dieu et aux hommes, ne périra jamais.

C’est avec ces pensées d’espérance que je vous quitte, et j’aime à croire que, plus heureux l’année prochaine, je. pourrai vous donner un rendez-vous plus exact. Je ne sais, Messieurs, si j’achèverai avec vous cette course, ou si, comme à bien d’autres, il me sera refusé d’entrer dans la terre promise de ma pensée. Mais du moins je l’aurai saluée de loin. Et quelle que soit la durée de mon enseignement, de mes forces, de ma vie, du moins je n’aurai pas perdu mon temps si j’ai contribué à vous faire croire au progrès par le christianisme si, dans des temps difficiles où, désespérant de la lumière spirituelle, beaucoup, se retournent vers les biens terrestres, j’ai ranimé dans vos jeunes âmes ce sentiment, qui est le principe du beau, des littératures saines, l’espérance. Il n’est pas seulement le principe du beau, il l’est aussi de ce qui est bon ; il n’est pas seulement nécessaire aux littérateurs, il est aussi le soutien indispensable de la vie il ne nous fait pas produire seulement de belles œuvres, il nous fait aussi accomplir de grands devoirs : car si l’espérance est nécessaire à l’artiste pour guider ses pinceaux ou soutenir sa plume dans ses heures de défaillance, elle n’est pas moins nécessaire au jeune père qui fonde une famille ou au laboureur qui jette son blé dans le sillon sur la parole de Dieu et sur la promesse de celui qui a dit « Semez ! »

On a placé un essai sur les écoles et l’instruction publique en Italie aux temps barbares à la suite du cours sur la civilisation au cinquième siècle. L’époque à laquelle se rapporte ce travail est celle qui vient après le cinquième siècle, et le sujet qui y est traité forme comme une continuation de quelques-unes des leçons qu’on vient de lire.





DES ÉCOLES
ET DE
L’INSTRUCTION PUBLIQUE
EN ITALIE
AUX TEMPS BARBARES


DES ÉCOLES
ET DE
L’INSTRUCTION PUBLIQUE
EN ITALIE
AUX TEMPS BARBARES




Documents inédits : De Ganymede et Helena. — De Daedalo et Icaro. — Verba Œdipi. — Carmen de Joseph patriarcha. — Vita sancti Donati. — Ex statutis reipublicæ Florentinæ.


Ce qu’on se propose dans ce travail.

En traitant des écoles italiennes aux temps barbares, je ne me propose point d’épuiser une question si féconde : je tente seulement de résumer les faits connus, de mettre en œuvre plusieurs indices négligés, d’utiliser enfin un petit nombre de témoignages inédits, trop incomplets pour paraître sans le secours d’une courte dissertation qui les lie et les explique. Peut-être cette étude jettera-t-elle quelque lumière sur l’époque obscure où j’ai glané ; et le peu de documents que je publie ensuite ne sera pas sans valeur, s’il y faut reconnaître les preuves d’une éducation de plusieurs siècles, qui arracha l’Italie à la barbarie, et la rendit capable de toutes les merveilles du moyen âge. Tous les historiens conviennent que l’école ne finit point avec l’empire, et que la politique réparatrice de Théodoric mit sa gloire à sauver les études, comme à relever les cités. Au temps de Cassiodore, le trésor public dotait les chaires des grammairiens, des rhéteurs, des jurisconsultes que la jeunesse romaine entourait encore de ses applaudissements. Mais après la sanglante décadence qui mit fin à la domination des Goths, quand Rome prise et reprise eut essuyé les horreurs de quatre assauts, et qu’enfin parurent les Lombards, selon l’expression d’un contemporain «  comme un glaive tiré du fourreau pour faucher les restes du genre humain, » c’est alors, et dans le désordre des siècles suivants, que l’enseignement semble se taire, et toute science périr. En 680, les Pères du concile de Latran confessent « que nul d’entre eux ne s’honore d’exceller dans l’éloquence profane car la fureur de plusieurs peuples a désolé ces provinces ; et les serviteurs de Dieu, réduits à vivre du travail de leurs mains, mènent des jours remplis d’angoisses. M En même temps le pape Agathon déclare qu’on « ne trouve point à Rome la science complète des Écritures. Pendant les cinq cents ans écoulés de saint Grégoire le Grand à Grégoire VII, Muratori et Tiraboschi, ces deux critiques excellents, suivent, à peine la trace des écoles dans le petit nombre de textes qui s’y rapportent ; et tout récemment M. Giesebrecht, en établissant la perpétuité des études laïques en Italie, cherche à prouver aussi l’impuissance de l’enseignement ecclésiastique[257]. C’est au milieu de ces obscurités qu’il faut pénétrer, en examinant d’abord ce qui resta des écoles romaines ; secondement, quelles institutions vinrent s’y ajouter par la sollicitude de l’Église ; enfin, quelle mesure d’instruction se trouvait répandue, non parmi le clergé seulement, mais jusqu’aux derniers rangs du peuple, quand le génie italien éclata dans les chants de Dante et dans les fresques de Giotto.


I.–DES ÉCOLES LAÏQUES.
Dangers

de l'esprit

humain

Quand les contemporains de l’invasion nous décrivent les ruines qu’elle fit, les terreurs qui l’accompagnèrent et les ténèbres où elle parut ensevelir le monde, il-n’y a rien à retrancher de leurs récits. Assurément des calamités qui troublèrent la grande âme de saint Grégoire le Grand, jusqu’à ce point qu’il interrompit le cours de ses prédications publiques, pouvaient décourager des intelligences moins fermes et réduire au silence des chaires moins puissantes. Je ne méconnais donc pas les dangers qui menacèrent alors l’esprit humain ; j’en donne une preuve de plus : Pendant que les diplômes de la période lombarde font voir à quel degré de corruption était descendu le langage des affaires et de la vie civile ; les hymnes que je publie montrent le même désordre pénétrant dans la langue de l’Église, et toutes les règles de la prosodie et de la grammaire violées dans les chants mêmes de ces monastères qui devaient sauver les lettres[258].

Les lettres
à Rome
du VIe
au VIIe siècle

Cependant, ni la chute de la monarchie des Goths, ni la désolation de Rome livrée tour a tour aux violences de Totila, de Bélisaire et de Narsès, rien n’avait pu étouffer le goût des jouissances d’esprit chez le peuple romain, aussi attaché à ses plaisirs qu’à ses monuments. A la fin du sixième siècle, on lisait solennellement Virgile au forum de Trajan : les poëtes contemporains y déclamaient leurs ouvrages, et le sénat décernait un tapis de drap d’or au vainqueur de ces combats littéraires[259] Quand la passion des vers était si vivement les grammairiens et les rhéteurs eussent-ils fermé leurs écoles ? Parmi leurs disciples on trouve encore, en 590, un jeune Romain nommé Betharius, qui, venu dans les Gaules, y donna une si haute opinion de son savoir et de son éloquence, que l’admiration publique le porta au siége episcopal de Chartres. Saint Grégoire le Grand avait été nourri dès l’enfance dans l’étude de la grammaire, de la rhétorique et de la dialectique. Ses écrits ont tous les défauts de la décadence latine ; mais on n’y relève pas ces barbarismes qu’il se vante de ne pas éviter « trouvant indigne, dit-il, de faire plier la parole de Dieu sous la règle de Donat. » Dans ce passage célèbre, dont on a trop souvent abusé, il ne faut voir que l’inquiétude d’un esprit qui connaît la barbarie de son siècle, qui craint de s’en ressentir, et qui se justifie éloquemment, comme saint Paul en foulant aux pieds l’éloquence[260]. Au septième siècle, l’école romaine’n’est pas nommée ; mais on ne peut douter que l’enseignement ne se perpétue quand les églises de cette époque, les sépultures des papes sont couvertes d’inscriptions en vers latins, quand l’Anglo-Saxon Biscop, poussé par le besoin de savoir, fait cinq fois le voyage de Rome, et en revient chargé de livres. Si les Pères du concile de Latran, en 680, s’excusent-de ne point exceller dans la science des rhéteurs, leurs décrets témoignent que le clergé ne pouvait se détacher des spectacles de mimes, derniers restes du théâtre classique. Un fragment que je publie, sans prétendre en fixer la date, mais qui remonte au temps où Rome reconnaissait encore la souveraineté de l’empire d’Orient, décrit la pompe qu’on doit déployer, si l’empereur vient visiter la ville éternelle un chœur-de musiciens le suivra au Capitole, en répétant des chants hébreux, grecs et latins[261]. Plus tard, et lorsqu’on 774 Charlemagne fit à Rome sa première entrée, l’histoire rapporte qu’à la suite de la bannière, des magistrats et des corporations sortis pour le recevoir, venait la foule des écoliers qui étudiaient les lettres, portant des palmes et chantant des hymnes. L’école reparaît, et assurément elle ne pouvait se montrer plus à propos qu’à l’arrivée du grand homme, qui venait fermer les siècles barbares

[262].
Les études
dans
les villes
grecques.
Naples
et
Ravenne.

Si le patronage des papes et la politique bienfaisante de l’Église assuraient aux lettres un asile inviolable derrière les murs de Rome, elles trouvaient un autre abri dans les cités soumises à la domination byzantine. A Naples, les enfants des plus nobles familles étudiaient la grammaire et l’éloquence. Le duc Sergius, qui gouvernait cette ville au commencement du neuvième siècle, avait poussé l’étude des langues classiques à ce point, que, s’il ouvrait un livre grec, il le lisait couramment en latin. Il avait fait donner les mêmes soins à l’éducation de ses deux fils Grégoire et Athanase, l’un destiné aux armes, l’autre à l’épiscopat[263]. Ravenne, séjour des exarques, siège d’une administration dégénérée, mais qui ne pouvait se passer ni de luxe ni de lumières, conservait encore avec ses institutions municipales toutes les habitudes de la civilisation antique. Ses églises resplendissaient d’or et de mosaïques, ses tombeaux étaient couverts de sculptures ; des inscriptions en vers conservaient la mémoire de ses pontifes. Au sixième siècle, le poète Fortunat y avait étudié la grammaire, la rhétorique et le droit : c’étaient les trois degrés de l’ enseignement public[264]. Parmi les maîtres les plus vantés de ce temps, on distinguait le grammairien Honorius, dont nous avons des vers. A la fin du septième siècle[265], un lettre de Ravenne, nommé Johannice, eut le dangereux honneur d’exciter d’abord l’admiration, ensuite l’inquiétude de la cour de Constantinople. Plus tard, quand au gouvernement des exarques succéda la puissance des archevêques, leur historien Agnellus fait assez voir, par les longues harangues dont il enrichit sa chronique, et par ses nombreuses réminiscences de l’antiquité, qu’il a fréquenté les leçons des grammairiens[266]. En effet, quatre diplomes de Ravenne, de 984 à 1056, mentionnent des maîtres d’école ; et il est permis de les tenir pour laïques, puisque ces actes ne leur donnent point la qualité de clercs, qu’on ne manquait pas de prendre quand on y avait droit[267]. Mais rien ne montre mieux l’opiniâtreté de l’enseignement profane que l’aventure du grammairien Vilgard, rapportée par Hadulphus Glaber. Vilgard tenait école à Ravenne au onzième siècle ; « il enseignait la grammaire avec la passion que les Italiens eurent toujours pour cette étude. Or, comme dans l’orgueil de son savoir il allait déjà jusqu’au délire, il arriva qu’une nuit les démons prirent la figure des poëtes Virgile, Horace et Juvénal, et, lui apparaissant, le remercièrent de son ardeur à étudier leurs livres et à propager leur autorité en retour de ses efforts, ils lui promettaient de l’associer à leur gloire. Séduit par cette ruse de l’enfer, le grammairien se mit à enseigner beaucoup de points contraires à la foi, et il affirmait qu’il fallait croire en toutes choses les paroles des poètes. A la fin il fut convaincu d’hérésie, et condamné par l’archevêque Pierre on trouva en Italie plusieurs esprits infectés des mêmes opinions.[268]  »

Les écoles

chez les Lombards

Pavie, Lucques, Bénévent

Cette vieille Italie ne pouvait se détacher de ses fables. Les traditions littéraires que le christianisme avait sauvées ne devaient pas périr par l’épée des barbares. Au moment où l’invasion lombarde descend des Alpes, il semble que ce torrent va tout entraîner : au bout d’un siècle, on s’étonne de retrouver les villes debout et les écoles ouvertes. Vers l’an 700, on voit fleurir, à Pavie, le grammairien Félix, honoré du roi Cunibert, qui lui fit présent d’un bâton enrichi d’or et d’argent. Son neveu Flavien lui succéda, et devint le maître de Paul Diacre. Mais on rapporte de Paul Diacre qu’il fut instruit dans le palais des rois ; et il est permis de conclure qu’il y eut chez les Lombards, comme chez les Anglo-Saxons et chez les Francs, une école du palais où les fils des rois et des grands, entourés d’une élite de jeunes gens studieux, recevaient un enseignement qui les préparait, selon leur vocation, aux devoirs de l’Église ou aux charges de l’État[269]. C’est ainsi qu’Arrichis, prince de Salerne et de Bénévent, avait fait l’honneur de sa race par son savoir et son éloquence, et qu’il fut loué d’avoir embrassé les trois parties de la philosophie ancienne, « la logique, la philosophie, et tout ce qu’enseigne la morale, » Son épouse Adelperga méditait les écrits des sages, tellement que les paroles dorées des philosophes et les perles des poëtes lui étaient toujours présentes, et qu’elle ne pouvait s’arracher à la lecture des histoires sacrées et profanes. » Ces deux barbares si lettrés voulurent que leur fils Romuald excellât dans la grammaire et dans la jurisprudence[270]. De tels exemples honoraient l’école, et multipliaient les maîtres en même temps que les disciples. Il ne faut pas s’étonner si l’enseignement de Salerne grandit ; si, vers le milieu du neuvième siècle, quand l’empereur Louis II visita Bénévent, on rapporte que cette ville comptait, trente-deux philosophes, c’est. à-dire trente-deux savants professant les lettres profanes [271].

Pavie et Bénévent marquent les deux extrémités de la domination lombarde au centre, on voit Lucques, capitale d’un des ducs barbares dont le nom faisait trembler toute l’Italie, et où cependant toute lumière n’est pas éteinte, puisque deux maîtres laïques y paraissent dans des actes de 757 et de 798. Plusieurs séculiers figurent aussi parmi les dix-sept médecins mentionnés dans des diplômes du neuvième et du dixième siècle. Une charte de 825 est écrite sous la dictée du notaire Gauspert par le scribe Pierre, qui se déclare son disciple ; d’où l’on peut conclure que l’étude de la jurisprudence n’était pas abandonnée. Cinq autres documents, dont le plus ancien remonte à l’an 755, désignent des peintres et des maîtres orfèvres. On est moins étonné des traditions d’art qui se conservaient à Lucques, quand on considère ses belles églises,admirées comme des types excellents d’architecture romane, et comme autant de preuves de ce besoin du beau qui presse encore les peuples d’Italie, au moment même où on, ne les croit occupés que de leurs malheurs ou de leurs vengeances[272].

caractères de

l'enseignement

laïque

Aussi l’enseignement ne resta point, comme on l’a cru, connue dans le sanctuaire et dans le cloître, réservé à une caste qui aurait tenu la vérité captive. C’est ce qui résulte expressément d’une, décision synodale de Rathier, évéque de Vérone, au dixième siècle il y déclare qu’à l’avenir il n’élèvera aux saints ordres aucun postulant qui n’ait étudié les lettres ou à l’école épiscopale, ou dans un monastère, ou auprès de quelque maîtres avant[273]. Ces maîtres libres, qu’un voeu n’engageait point au service des âmes, étaient les véritables héritiers des grammairiens et des rhéteurs de l’antiquité mais, dépouillés de la dotation que leur assignait la loi romaine et qui avait péri dans la ruine de l’empire, ils étaient réduits à traiter avec leurs disciples et à, faire marchandise de leurs leçons. Rathier leur reproche d’avoir vendu plus d’une fois des enseignements qu’il eût fallu ensevelir dans un éternel silence. Benoît de Cluse faisait gloire d’avoir étudié neuf ans chez les grammairiens, mais son savoir lui avait coûté deux mille pièces d’or[274]. Dans cet âge ’où la force semblait maîtresse du monde, la science conduisait encore à la fortune. Alfano, de Salerne célèbre la prospérité de l’école d’Averse, « devenue l’égale d’Athènes » : il y salue le grammairien Guillaume, porté par son savoir au comble de l’opulence et des honneurs[275] Les moines forçaient la clôture pour aller grossir le cortége de ces docteurs fameux et saint Pierre Damien s’afflige de les voir, « moins curieux de la règle de saint Benoît que des règles de Donatus, se précipiter insolemment dans l’auditoire théâtral des grammairiens, et engager avec les séculiers de bruyants discours[276]. » Les séculiers étudiaient donc ; et, s’il faut un dernier témoignage, je le trouve quand le poète Wippo exhorte l’empereur Henri III à propager en Allemagne les bienfaisantes coutumes de l’Italie. « Ordonne, lui dit-il, que sur la terre des Teutons chaque noble fasse instruire tous ses fils dans les lettres et dans la science des lois, afin qu’au jour où les princes tiendront leurs plaids, produise ses autorités le livre à la main. C’est à quoi s’appliquent tous les Italiens aussitôt qu’ils ont quitté les hochets : toute la jeunesse y va suer aux écoles. Les Teutons seuls croient inutile ou honteux d’instruire un homme, s’il n’est clerc.[277]. »

Ce texte est considérable. Il atteste qu’au onzième siècle se maintenait encore l’ordre des études, tel que l’avait réglé la loi romaine, en commençant par la grammaire et en finissant par la jurisprudence ; tel que l’avait conservé à Rome l’édit d’Athalaric ; tel qu’on le retrouve à Ravenne sous l’administration grecque, et chez les Lombards, quand ces conquérants apprennent à honorer les sciences des vaincus. Un diplôme daté de 855, une charte de Bologne (1067), une de Florence (1075), une de Bergame(1079), et, à Rome, le traité conclu, en 964, entre Otton le Grand et Léon VIII, témoignent que l’étude du droit s’y perpétue, puisque plusieurs personnes y comparaissent avec le titre de docteurs. Pierre Damien donne la même qualité aux jurisconsultes Otto et Moricus. Il montre les légistes de Ravenne, tantôt tenant la férule au milieu de la foule qui encombre les écoles, tantôt se réunissant en assemblée générale pour débattre et fixer, aux termes de la loi romaine, les degrés de parenté qui font empêchement au mariage. Au même siècle, Lanfranc est instruit, suivant l’usage de sa patrie, dans les arts libéraux et dans les lois séculières[278] (1).

Origines

des

Universités

italiennes.

Un peu plus tard, Irnérius professait la

grammaire à Bologne, avant d’inaugurer cette école qui devait restaurer le droit romain et soumettre à ses décisions les conseils des empereurs. Les jurisconsultes de Bologne siégeaient à la diète de Roncaglia, et signaient à Constance la charte des libertés de l’Italie. Mais ces maîtres savants, courtisés des princes et honorés par les républiques, vivaient encore, comme les anciens grammairiens, des contributions volontaires de leurs élèves. Chaque année, le professeur désignait deux étudiants pour s’entendre avec les autres, et régler d’un commun accord le prix des leçons. Il est vrai de dire que les disciples finissaient par retourner contre leurs tres la science qu’ils en avaient reçué, et trouvaient dans le Digeste plus d’un prétexte pour ne point payer, selon cet adage déjà populaire.

Scire volunt omnes, mercedem solvere nemo.

Dès lors les villes jalouses de retenir les professeurs qui faisaient leur gloire et leur prospérité durent suppléer à la pauvreté des étudiants, et en 1280 on voit la république de Bologne engager l’Espagnol Garsias pour commenter le Décret, au prix de cent cinquante-livres par année. Ainsi l’enseignement public retrouve les conditions que la loi romaine lui avait faites en le mettant à la charge des cités ; ainsi ces maîtres —laïques, dont nous avons suivi péniblement la trace, forment la chaîne qui rattache les écoles impériales aux universités italiennes du moyen âge[279].

Exercices de

l’école. Poésie profane

Si l’esprit laïque se conserve chez les maîtres, il éclate aussi manifestement dans leurs leçons et dans leurs œuvres. Pendant que les uns s’attachent aux codes de Théodose ou de Justinien, la grammaire, qui fait l’étude des autres, ne se réduit point aux règles élémentaires de la langue latine ; elle comprend la lecture, le commentaire et l’imitation des poëtes classiques. Au moment où l’on croit tous les esprits occupés des jugements de Dieu, quand il semble que les écrivains ne suffisent pas pour recueillir et publier les miracles des saints, il se trouve des lettrés indisciplinés qui ne s’inspirent ni du silence des cloîtres ni des pieux récits aimés du peuple, qui retournent aux sources profanes, qui font revivre dans leurs compositions non-seulement les fables, mais la sensualité du paganisme. C’est le caractère d’un petit poëme publié par Niebuhr, et composé en Lombardie avant la fin du dixième siècle[280] On y loue la beauté d’un jeune garçon, « idole de Vénus ; » on invoque pour lui les trois Parques et Neptune, protecteur des nochers sur les eaux rapides de l’Adige. Je reconnais la même inspiration dans une pièce inédite du douzième siècle, et dont voici les premiers vers. Le poëte met en scène deux personnages mythologiques, Hélène et Ganymède

De Ganymede et Helena

Taurum Sol intraverat, et ver parens florum
Caput exeruerat floribus decorum
Sub oliva recubans, herba sternens torum[281],
Delectabar, dulcia, recolens amorum.

Odor florum redolens, temporis juventus,
Aura lene ventilens, avium concentus
Dum lenirent animum, sopor subit lentus,
Quo non esset oculis veternus (?) ademptus.

Nam vidisse videor quod Phryx et Lacena
Una starent in gramine pinu sub amena
Cultus illis recens, facies serena ;
Contendebat lilio frons, rose gena.

Videbantur pariter humi consedisse,
Videbatur vultibus humus arrisisse.
Tales deos fama est formas induisse
Admirantur facies pares invenisse.

Per verba variis conferunt de rebus,
Deque suis invicem certant speciebus,
Ut si Phebe lucida litiget et Phebus
Femine se comparat invidus ephebus[282].

Je m’arrête, car le beau Phrygien et la dangereuse Lacédémonienne s’engagent dans un entretien dont l’impureté rappelle les derniers désordres de la société antique. Ce n’est pas Virgile seul qui trouble les songes des grammairiens du moyen âge, c’est la muse de Catulle et de Pétrone dépouillée de ce voile d’élégance qui couvrait ses nudités. Cependant l’école avait des passe-temps moins coupables : la mythologie lui offrait des sujets capables d’attacher les imaginations sans irriter les sens. Les grandes fables qui avaient ému le théâtre grec, qui avaient arraché les pleurs et les acclamations de tant de puissantes cités, ne servaient plus qu’aux jeux d’esprit d’un pédagogue applaudi par des enfants. Il s’agissait de célébrer la chute de Troie et la douleur d’Hécube : le comble de l’art était d’emprunter le mètre élégiaque des Latins, en le surchargeant de ces rimes léonines dont l’oreille des barbares ne se lassait pas :

 Pergama flere volo, fato Danais data solo
  Solo capta dolo ; capta, redacta solo[283].

Ce petit poëme semble avoir joui d’une faveur singulière : on le trouve dans un grand nombre de recueils, à la suite des plus beaux ouvrages de l’antiquité. On connaît moins les vers suivants que je lis aussi dans un manuscrit du douzième siècle, et que je publie sans m’en dissimuler la puérilité et la faiblesse. Mais je trouve quelque intérêt à surprendre, pour ainsi dire, un des exercices familiers de l’école, à savoir comment on y goûtait les anciens, ce qu’on imitait de leurs qualités ou de leurs défauts. L’auteur se propose de conter l’aventure de Dédale et d’Icare, et il a sous les yeux les deux récits d’Ovide, l’un au deuxième livre de l’Art d’aimer, l’autre au huitième des Métamorphoses[284].


DE DEDALO ET ICARO.


Fert male damna more, patrie revocatus amore
  Excitat ad reditus hunc amor ingenitus.

Dedalus inclusus patrie raptos dolet usus
Clausus in arce latet, cui via nulla patet.
Claudit eum murus, claudit mare nec prece durus
Rex flecti poterit : sic via tota perit.
Flet, gemit iratus, quod perdat tempera natus.
Nati cura premit, non sua damna gémit.
Cura suae mentis anullat (sic) membra parentis
Confundit fletu lunina, corda metu.
Naufragio positus, desperat tangere littus
Fluctibus iratis fluctuat acta ratis.
Sic per tres annos nuxërunt corda tyranni[285]
Et prece sollicita flectere tentat ita
Rex bone, cui soli datur omnis gratia, noti
Tristibus exiliis impius esse piis.
« Rex, mea si sterilis est gracia, te puerilis
Etas commoveat me sine natus eat[286].
Me senio fessum teneas volo claudete gressum
Infanti reduci gloria nulla duci.
Pone malo metas, quoniam mea sustinet etas
Pone malo metas, exulet impietas.
Impietas mentis castigat facta parentis
Quæ sub plebe latet, sub duce culpa patet,
Lex jubet ut pueris parcas, quos ledere queris.
Jussa premis legis, te sine lege regis.
Parcere prostratis lex te jubet : est probitatis
Parcere prostratis : sat tibi posse satis.
Quam sub mente tenes iram ratione refrenes
Ut sit pena brevis, sit precor ira levis.
Impietas mundi debet ratione retundi,
Nec déferre bonus impietatis onus.
Fortibus est decori vitam donare minori,
Fortes in pueros non decet esse feros.
Da pene metam victus (?) : concedere vitam
Te rogat hic letus : nescit habere metus. »
Singultus mentis ruperunt verba loquentis.
Quis sit mente dolor monstrat in ore color.
Rex non est motus, quamvis pater, in prece totus.
Hic non evadit, nec ducis ira cadit.

Dum prece non movit regem, sed denique novit
Se reditus inopem, consulit artis opem.
Dum procul est numen, succurrit mentis acumen.
Suggerit auxilium tristibus ingenium.
Consulit iratis nimius timor anxietatis
Res iter ad letas invenit anxietas.
In varias partes mens vertitur, invenit artes
Invenit in patriam Dedalus arte viam.
Plumas implorat,locat ordine mira décorât
Ordinis imparitas ordine dispositas.
Omnes aptate sunt equa disparitate
Posses mirari disparitate pari.
Has nato nectit, modico curvamine flectit[287] ;
Ceris ima linit, nec fluitare sinit.
Quem novitas tangit operis, patrem puer angit,
Hoc rogitans quid erit, singula quoique terit[288].
Non pater huic cedit, sed amico verbere ledit ;
Dum patris ira nocet, pauca docenda docet
« Icare, nil queras, sed molli pollice ceras
Hec dabit in patriam, vel via nulla, viam.
Non patet accessus terre mihi carpere gressus
Per mare si mediter, rex mihi claudit iter.
Claudere non poterit celum, non claudere querit
Addere (?) vela tibi spes mea pendet ibi,
Celum celatur, celi via nulla putatur.
Que celata latet, hec mihi sola patet[289]. »
Dum pater hec récitât, pennis sua brachia ditat.
Hunc opus exhilarat : aera tutus arat.
Aer tentatur pater ad terram revocatur.
Filius hortatur, posse volare datur.
Mors data letificat dolor hujus lumina siccat.
Huic fit amor patrius impietate pius.
Cura fovet mentem, damnum locupletat egentem :

Letus adit lethum, spe super ante metum[290].
Ad mortem properat, dum mortem linquere sperat
Vivere qua querit Icarus arte perit.
Nunc pater hortatur, hortans tremit et lacrymatur ;
Non quatit hunc etas, sed quatit anxietas
« Icare, deflentis solatia sola parentis,
Poscit iter metui sit tibi cura tui.
Credere te soli, ne solvat vincula, noli
At medius metiam, me duce, carpe viam.
Est via difficilis ; etas nescit puerilis
Ut tibi sic caveas : me duce, tutus eas.
Brachia non agites prope terras : aequora vites
Nam gravis unda graves, Icare, reddit aves[291].
Crede mihi : ventis ne tradas verba parentis.
Vivere si queras, pectore jussa geras. »
Talibus hortato jung it pater oscula nato[292].
Clauduntur fletus anxietate metus.
Ante volat natus, sequitur non sponte moratus :
Gaudet sicut avis, cui via nulla gravis.
Omnibus ille horis oculos revocat genitoris
Respectus lenis detinet ora senis.
Deserit hunc natus, carpit per summa volatus[293]
.   .  .  .  .  .  .  .  .  .
Fluctibus Immersus patrem vocat : ille reversus
Exanimem reperit, pectora mesta ferit.
Corpore ditatur tumulus ; nomen renovatur
Undis : reddit eas Icarus Icareas.


Ovide avait donc ses disciples : les Métamorphoses partageaient la popularité de l’Enéide ; on les commentait publiquement dans les chaires de Bologne et de Florence. Mais ce qui plaisait surtout dans ce poëte, c’étaient les vices de la décadence, la dangereuse facilité d’une amplification qui ne se lasse point de répéter la même pensée ; c’était la prodigalité des sentences, le luxe des antithèses, sans parler de la rime, dont il aime à couronner pour ainsi dire les deux hémistiches égaux de ses pentamètres.Ainsi l’imitation des anciens n’était pas sans péril. Le génie moderne gagnait à s’affranchir des règles d’une versification faite pour d’autres temps. La froide élégie de Dédale et d’Icare me semblé au-dessous de la complainte d’Œdipe en vers syllabiques rimés, que je trouve dans un manuscrit du douzième siècle[294]. Si l’on ne peut y montrer la main d’un Italien, ce petit poëme est du moins d’une époque où les mêmes enseignements règnent dans les écoles de l’Occident, et où chacune d’elles s’éclaire des lumières de toutes.


PLANCTUS EDIPI.

Diri patris infausta pignora,
Ante ortus damnati tempora,
Quia vestra sic jacent corpora,
Mea dolent introrsus pectora.

Fessus luctu, confectus senio
Gressu tremens labente venio

Quam sinistre sim natus genio,
Nullo potest capi ingenio.

Cur nuxerunt a viro semina
Ex quibus me concepit femina ?
Infernalis me regni limina
Produxerunt in vite lumina.

Si me nunquam vidisset oculus,
Hic in pace vixisset populus.
Si clausisset hæc membra tumulus,
Hic malorum non esset cumulus.

Omni quando dolore senui,
Hanc animam plus justo tenui,
Viri fortes et nimis strenui,
Quam infanda vos nocte genui !

Ab antiqua rerum congerie,
Cum pugnarent rudes materie,
Fuit moles hujus miserie
Ordinata fatorum serie.

Cum infelix me pater genuit,
Thesiphone non illud renuit.
Alimenta dum mater prebuit,
Ferrum in me parari debuit.

Incestavi matris cubilia,
Vibrans ferrum per patris ilia
Quis hominum inter tot milia
Perpetravit unquam similia ?

Turpis fama Thebani germinis
Mundi sonat diffusa terminis.
Quadrifidi terrarum liminis
Tangit metas vox nostri criminis.

Me infami rerum luxuria
Infernalis fedavit furia :
Si deorum me odit curia,
Confiteor, non est injuria

Me oderunt revera superi :
Patentibus hoc signis reperi.
Umbram sontem (?) istius miseri
Abhorrebunt… et inferi.


Scelus meum dat fame pabula :
De me sonat per orbem fabula.
In patenti locatum specula,
Referetur crimen per secula.
 
Solatio leventur ceteri :
Consolator, me solum preteri.
Necesse est me luctu deteri.
.   .   .   . nil possem fieri.

Nomen meum transcendit Gargara ;
Me Rodope, me norunt Ismara ;
De me Syrtis miratur barbara ;
Scelus meum abhorrent Tartara.
 
O quam malo servastis, filii,
Constitutas vices exilii !
Caro nitens ad instar lilii,
Quod de vobis sumam consilii !

Si pudore careret, aspera
Minus esset sors nostra misera ;
Sed pudenda Thebarum scelera
Mare clamat, tellus et sidera.
 
Quod dolore nondum deficio,
Ex insito (?) procedit vitio.
Gravi demum pressus exitio,
Mortis horam jam solam sitio.
 
Cedis mei (sic) vulnus aperui,
Quando mihio oculos erui  :
Supplicium passus quod merui,
Meum regnum juste deserui.
 
Parentele oblitus celebris,
lu cisterne me clausi tenebris
Instar agens menie funebris,
In merore vixi ac tenebris[295].

Ibi digne indulgens domui,
Meum in vos virus evomui :
Ut gladium linguam exacui,
Imprecansque vobis non tacui.


Quod petebat vox detestabilis,
Ira complet deorum stabilis
Cruciatus est ineffabilis,
Quem patitur gens miserabilis.


Le paganisme littéraire au moyen-âge

On a poussé trop loin le contraste, on a trop élargi l’abîme entre le moyen âge et la renaissance. Il ne fallait pas méconnaître ce qu’il y eut de paganisme littéraire dans ces temps, où l’on attribue à la foi chrétienne l’empire absolu des esprits et des consciences. Personne n’ignore les hardiesses mythologiques des troubadours, le cynisme des trouvères, et en quels termes dignes de Lucrèce le roman de la Rose enseigne le culte de la nature. La poésie italienne commence au treizième siècle, et de Palerme à Florence on n’entend célébrer que le dieu puissant fils de Vénus. Aux noces des grands on représentait des drames allégoriques, où Cupidon poursuivait de ses flèches dames et chevaliers et chaque année le printemps ramenait à Florence, une solennité où les jeunes gens couronnés de fleurs marchaient à la suite du plus beau d’entre eux, qui prenait le nom de l’Amour[296]. Cette intervention des fables païennes n’a rien qui étonne dans les fêtes profanes et chez les poëtes de la langue vulgaire. Mais il est plus instructif de les retrouver dans la langue latine, devenue celle de l’Église. Et comment la mythologie eût-elle été bannie de l’église, lorsqu’elle pénétrait jusqu’au seuil du sanctuaire ? On pouvait assurément chanter l’artifice de Dédale et les malheurs de Thèbes, quand le peintre Orcagna faisait figurer l’Amour avec son flambeau dans le Triomphe de la Mort, et quand le marbre des Trois Grâces, échappé de quelque ciseau grec, trouvait asile dans la bibliothèque de la cathédrale de Sienne.


II. DES ÉCOLES ECCLÉSIASTIQUES.


Cependant le paganisme, capable encore d’égarer les imaginations, de mettre le désordre dans les souvenirs, de troubler l’esprit du grammairien Vilgard ou du tribun Arnauld de Brescia, ne pouvait plus rien sur les consciences qui recélaient la véritable source du génie moderne. Il fallait une foi nouvelle pour les remuer, pour ramener l’inspiration, sanctifier le travail, et faire de l’enseignement non plus un trafic, mais un devoir.

Les écoles des catacombes.

C’est aux catacombes que je trouve les premières écoles du christianisme. C’est à Rome, à l’entrée des souterrains de Sainte-Agnès, avant de pénétrer dans les oratoires où les fidèles seuls étaient admis aux mystères, qu’on voit deux salles nues, sans tombeaux, sans peintures, sans autre indice de leur destination que la chaire du catéchiste et le banc des catéchumènes[297]. Sans doute l’instruction qu’on y donnait ne touchait point encore aux lettres profanes. Toutefois on reconnaît de bonne heure le penchant de la théologie chrétienne à recueillir tout ce qu’il y avait de légitime dans l’héritage de l’esprit humain. En même temps que les Pères retrouvaient chez les philosophes et les poëtes les traits épars d’une vérité incomplète et, comme dit Clément d’Alexandrie, une participation lointaine du Verbe éternel, les peintres des catacombes, par un symbolisme hardi ; représentaient le Christ sous la figure d’Orphée[298]. Des inscriptions en vers décoraient les sépultures chrétiennes la langue des dieux se purifiait en s’essayant à louer les martyrs. Quand l’Église sort de ces ténèbres où les persécutions l’avaient reléguée, l’école paraît avec elle, et ne s’en sépare plus. L’enseignement fait partie du ministère sacerdotal, et le concile de Vaison en 529 atteste déjà cette coutume établie chez les Italiens, « que les prêtres qui occupent des paroisses reçoivent dans leurs maisons de jeunes lecteurs, afin de les instruire comme de bons pères instruisent leurs fils[299]. »

Des commencements si faibles ne promettaient rien de grand mais l’Église attendait l’invasion des barbares pour mesurer ses efforts au danger. Au moment même où la conquête lombarde menaçait l’Italie d’une nuit éternelle, on voit poindre comme deux flambeaux, d’une part l’enseignement épiscopal, de l’autre l’enseignement monastique.

L’enseignement épiscopal. S. Grégoire le Grand.

Saint Grégoire, ce pontife si calomnié et dont on a voulu faire un ennemi de l’esprit humain, fut le véritable fondateur des écoles épiscopales. On lui a beaucoup reproché sa lettre à saint Didier, évêque de Vienne, qu’il blâme d’enseigner la grammaire à la manière des anciens, de commenter les poêtes païens, et de profaner par les louanges de Jupiter une bouche vouée au Christ. Sans doute saint Grégoire pensa que les fables antiques n’étaient pas sans péril pour les populations de la Gaule et de l’Italie, encore toutes pénétrées de paganisme. Mais en même temps on peut croire que ce grand esprit avait compris la nécessité de rompre avec les méthodes surannées des grammairiens, et de sauver les lettres en les attachant au service de la doctrine nouvelle qui sauvait le monde. Sans doute, l’enseignement, qu’il inaugurait ne semblait conçu que pour ajouter à la majesté du culte : « Il institua, dit l’historien de sa vie, l’école des chantres, et lui donna, avec quelques domaines, deux résidences, l’une auprès de la basilique de Saint Pierre, l’autre au palais de Latran. » Mais la musique, le dernier des sept arts libéraux, exigeait la connaissance de tous les autres ; le chant supposait l’intelligence des textes sacrés, et de l’humble fondation de saint Grégoire devait sortir toute une école théologique et littéraire, qui serait la lumière de Rome et l’exemple de l’Occident.

Jusqu’à la fin du neuvième siècle je vois l’école de Latran, fidèle à ses traditions, former l’élite du clergé romain: il est dit des deux papes Sergius I et Sergius II qu’ils y furent nourris dans l’étude, non de la religion seulement, mais des lettres[300]. On y enseignait assurément la métrique latine, puisque les hymnes de l’Église se pliaient encore aux lois de la quantité, et faisaient revivre les anciens rhythmes d’Horace et de Catulle. On y enseignait au moins les éléments de la langue grecque, puisqu’elle conservait sa place dans la liturgie romaine, et qu’un Ordo Romanus du douzième siècle donne encore les antiennes grecques exécutées par les chantres de la chapelle papale aux principales fêtes de l’année[301]. La chapelle des papes, -avec l’école qui en était inséparable, devint le type à l’imitation duquel se constitua l’école du palais chez les Francs. Les rois civilisateurs s’appliquaient à réformer le chant ecclésiastique en même temps qu’à ranimer les études, et c’était à Rome qu’ils demandaiènt des leçons. Le pape Grégoire III envoyait en France des chantres romains ; Paul I° accueillait les moines français à l’école de Latran ; le même pontife adressait à Pépin le Bref un antiphonaire avec des traités grecs de grammaire et de géométrie. Charlemagne reçut du pape Adrien des maîtres de grammaire et de comput ; et si dans ce nombre plusieurs pouvaient être laïques, d’autres sortaient de la chapelle pontificale, comme les deux chantres Petrus et Romanus, que la chronique représente aussi profondément versés dans la musique sacrée que dans les arts libéraux[302].

Écoles de Milan, Lucques et Pavie.

Quand l’exemple de Rome subjuguait les barbares du Nord, comment n’eût-il pas ému l’Italie ? Dans ces villes lombardes que l’arianisme disputait à l’orthodoxie, on,voit les évêques s’entourant d’un petit nombre de clercs, qu’ils exercent à la culture des lettres en même temps qu’à la défense de la foi. Au septième siècle, l’archevêque de Milan, Benedictus Crispus, s’honorait d’avoir initié ses disciples à la connaissance des sept arts. Un peu plus tard, l’Église de Lucques avait ses écoles sous le portique même de la cathédrale ; et déjà les prêtres Caudentius et Deusdede y figurent, dans deux actes de 747 et 748, comme chargés de l’enseignement public[303]. Le diacre Pierre de Pise professait à Pavie quand Alcuin assista à sa dispute publique contre l’Israélite Jules et je reconnais comme autant de représentants de l’école ecclésiastique en Lombardic, Paul Diacre, Paulin d’Aquilée et Théodulfe,. tous trois clercs, tous trois destinés à seconder ces réformes de Charlemagne que l’Italie inspira d’abord, et qu’elle subit ensuite.

L’enseignement monastique, le mont Cassin et Bobbio

D’un autre côté, l’enseignement monastique commençait aux deux bouts de la péninsule, au mont Cassin et à Bobbio. Sans doute la règle bénédictine ne traite pas expressément des écoles claustrales, mais elle permet, de recevoir et par conséquent d’élever les enfants consacrés au service de Dieu par le vœu de leurs pères. Elle fait de la lecture un devoir, une œuvre qui sanctifie le dimanche et-les jours de carême. Elle ne semble ouvrir l’asile du monastère qu’à la foi, à la piété, à la pénitence mais les lettres, qui cherchent la paix et le. recueillement, y pénètrent et n’en sortent plus. Parmi les premiers disciples de saint Benoît, plusieurs, Maurus, Placidus, Marcus, sont loués de leur application à la lecture et de leur savoir. Toutes les traditions du monachisme italien favorisaient le travail d’esprit. Saint Fulgerice de Cagliari faisait moins de cas du labeur des mains que de l’étude, et Cassiodore avait écrit pour les religieux de Vivaria son beau traité des Institutions divines et humaines. Pendant que le midi de l’Italie s’éclairait de ces clartés, un autre foyer s’allumait au nord. Le zèle de l’apostolat qui poussait les moines d’Irlande sur le continent avait conduit saint Colomban à Bobbio, au fond des plus âpres déserts de l’Apennin. Il y portait, avec les sévères observances des cénobites de son pays, leur passion des lettres, et ce besoin qui les dévorait de savoir et d’enseigner. L’esprit de ce grand réformateur lui survécut, et passa des Irlandais, ses compagnons, aux disciples italiens qui leur succédèrent[304] Au septième siècle, Jonas de Bobbio écrit l’histoire de saint Colomban son style est nourri de la lecture des anciens, il cite Tite-Live et Virgile. Au dixième, la bibliothèque de Bobbio possède des écrits de Démosthènes et d’Aristote,~les poètes de l’antiquité latine, mais surtout une quantité incroyable de grammairiens. Il ne fallait pas moins que les exigences d’une école nombreuse pour multiplier ainsi les exemplaires de tant d’écrits arides, et pour que des vies consacrées à Dieu se consumassent a copier, non les homélies de saint Chrysostome et de saint Augustin, mais le traité de Caper sur l’orthographe, ou celui de Flavianus sur l’accord du nom avec le verbe[305].

Intervention

de

la puissance

impériale.

Edit

de Lothaire.

Tels étaient cependant les périls de ce temps orageux, que des institutions si fortes n’assuraient pas encore la perpétuité de l’enseignement. La barbarie désarmée faisait irruption dans l’Église : des hommes de sang, des prêtres concubinaires et simoniaques, prenaient possession des évêchés et des abbayes, fermaient l’école, et de ses revenus entretenaient leurs meutes et leurs chevaux. De si grands maux demandaient l’intervention des deux puissances temporelle et spirituelle qui gouvernaient le monde chrétien. En, 825, l’empereur Lothaire, poursuivant la pensée de son aïeul Charlemagne, rendait un édit dont voici la teneur : « En ce qui touche l’enseignement, qui par l’extrême incurie et la mollesse de quelques supérieurs est partout ruiné jusque dans ses fondements, il nous a plu que tous observassent ce que nous avons établi, savoir Que les personnes chargées par nos ordres d’enseigner dans les lieux ci-après indiqués mettent tout leur zèle à obtenir des progrès de leurs disciples, et s’appliquent à la science comme l’exige la nécessité présenté. Cependant nous avons désigné pour cet exercice des lieux choisis de façon que ni l’éloignement ni la pauvreté ne servît désormais d’excuse a personne. « Nous voulons donc qu’à Pavie, et sous la conduite de Dungal, se rassemblent les étudiants de Milan, de Brescia, de Lodi, de Bergame, de Novare, de Verceil, de Cortone, d’Acqui, de Gènes, d’Asti,de Côme. A Ivrée, l’évêque enseignera lui-même. A Turin, se réuniront ceux de Vintimille, d’Albenga, d’Alba, de Vado. A Crémone, étudieront ceux de Reggio, de Plaisance, de Parme, de Modene. A Florence, les Toscans viendront chercher ta sagesse. A Fermo, ceux du territoire de Spolète . À Vérone, ceux de Trente et de Mantoue. À Vicence, ceux de Padoue, de Trévise, de Feltre, de Cénéda, d’Asolo. C’est à l’école de Cividad del Friuli que les autres villes enverront leurs élèves[306]. » Toutefois il faut se tenir en garde contre l’exagération des termes de l’édit, quand il suppose la ruine générale de l’enseignement. C’est le langage ordinaire de cette époque, de célébrer comme le fondateur d’une église celui qui la restaure, comme l’auteur d’une institution celui qui la réforme.

Canons d’Eugène II et de Léon IV.

Il y a plus de vérité dans le canon du pape Eugène II, qui déclare seulement « qu’en plusieurs lieux on ne trouve ni maîtres, ni zèle pour les lettres. » C’est pourquoi il ordonne que « dans tous les évêchés, dans toutes les paroisses et les autres lieux où besoin sera, on institue des professeurs, savants dans les arts libéraux. » Ce canon est de 826, et tout indique un dessein concerté entre le pape et l’empereur pour la restauration des études. Cependant Léon IV, en 855, renouvelle les plaintes et les dispositions d’Eugène II, en ajoutant « qu’il est rare de trouver dans les simples paroisses des maîtres capables de professer les lettres. » En effet, nous touchons à un âge de fer, où, en présence du saint-siége profané, de l’empire croulant, des villes brûlées par les Normands, les Sarrasins, les Hongrois, l’Italie put trembler pour sa foi et désespérer de ses lumières. C’est alors surtout, et dans les trois siècles écoulés de Charlemagne à Grégoire VII, qu’il faut connaître la destinée des écoles ecclésiastiques[307].

Les écoles ecclésiastiques du IX° au XI° siècle. Vérone.

Au nord, et parmi les cités que l’édit de Lothaire avait dotées d’un enseignement public, je trouve Vérone, où, au dixième siècle, l’évêque Rathier annonce qu’il admettra aux ordres les jeunes clercs qui auront étudié les lettres dans sa ville épiscopale[308] .

Verceil

Atton de Verceil ordonne que, jusque dans les bourgades et les villages, les prêtres tiennent école, et que si quelqu’un des fidèles veut leur confier ses enfants pour apprendre les lettres, ils ne refusent point de les recevoir et de les instruire[309].

Milan
Au

onzième siècle, Milan avait deux écoles richement dotées par les archevêques. On y exerçait la jeunesse à toutes les études qui formaient , selon le langage de l’époque, un philosophe accompli ; et une chronique contemporaine nomme en effet deux prêtres, André et Ambroise Biffi, également versés dans les lettres grecques et latines[310].

Parme
En même

temps Parme faisait gloire de ses chaires, où d’habiles lecteurs enseignaient les sept arts trois de ces maîtres, Sigefred, Ingo, Homorlei, paraissent

dans des chartes qui assignent à leur entretien des
Modène.

bénéfices considérables[311]. L’école de Modène, au dixième siècle, était gouvernée par un prêtre ; mais les évêques de cette ville étendaient leurs soins au delà de ses murs deux actes, l’un de 796, l’autre de 908, montrent les deux paroisses rurales de Saint-Pierre in Siculo et de Rubiano assignées à deux prêtres, à la charge d’y servir le Christ, de conserver l’église en bon état de réparations, et de tenir école pour l’éducation des enfants[312].

Sienne.

Un diplôme de Sienne, daté de 1056, fait paraître le clerc Roland en qualité de prieur de l’école[313].

Rome.

A Rome, Jean Diacre atteste qu’au milieu des désordres du dixième siècle l’école du palais de Latran conservait encore les traditions de saint Grégoire[314]. l’exemple de ce grand pape, saint Athanase, évêque de Naples, y avait fondé des écoles de chant ecclésiastique et de lettres séculières ; et, choisissant parmi ses clercs, il appliquait les uns à la grammaire, les autres la transcription des livres. Lui-même ne croyait pas déshonorer sa dignité en recommençant les études littéraires de sa jeunesse et, comme pour consacrer cette alliance du savoir et de la piété, ayant fait restaurer l’église de Saint-Janvier, il voulut qu’on y peignît les images des saints docteurs[315].

Mont-Cassin

Novalèse
Mont-Soracte
Farfa

Casauria

Pendant que l’épiscopat multipliait ainsi ses fondations, l’enseignement monastique ouvrait ses portes, non-seulement aux élèves du cloître, mais au clergé séculier. Quand Paul Diacre, las des pompes et des dangers de la cour, vint chercher le repos au mont Cassin, il y compta parmi ses disciples de jeunes clercs qu’Étienne, évêque de Naples, avait confiés à cette docte maison. Au neuvième siècle, Hilderic, Théophane, Autpert, Berthaire, Erchampert, firent fleurir sous les cloîtres de Saint Benoît la grammaire, la poésie et l’histoire[316]. En même temps on voit les lettres pénétrer dans les âpres solitude de la Novalèse, du mont Soracte, de Farfa, et dans la puissante abbaye de Casauria, où les disciples du dehors accouraient pour se mêler aux disputes philosophiques des religieux, et discuter « les subtiles hérésies d’Aristote et les hyperboles éloquentes de Platon[317]. » Si l’école du Mont-Cassin périt avec le monastère sous la torche des Sarrasins en 884, elle recommence avec lui et jette un éclat nouveau, lorsqu’au onzième siècle on y voit grandir plusieurs de ces moines intrépides qui serviront les desseins de Grégoire VII.

Grégoire VII

Grégoire VII ne semblait combattre que pour les libertés de l’Église : on a trop ignoré ce qu’il fit pour le réveil de l’esprit humain. Quand il ouvrait le grand débat du sacerdoce et de l’empire, il savait bien qu’il n’en verrait pas le terme. Mais le triomphe dont il devait jouir, c’était d’avoir agité les intelligences, de le savoir arrachées aux intérêts vulgaires, en les occupant de la plus formidable controverse qui fut jamais. Quand il tenait le farouche Henri IV à genoux devant lui, sous le sac et la cendre, au château de Canossa, c’était la barbarie qu’il humiliait en la personne de cet homme de sang. S’il mettait tout en oeuvre pour assurer l’indépendance du clergé en l’arrachant aux liens de la simonie et du concubinage, il avait cherché lui assurer une supériorité que le sceptre impérial ne déléguait pas, la supériorité des lumières : il avait voulu dédommager le prêtre des joies de la famille, en faisant asseoir les lettres à son foyer. Voilà pourquoi un canon du concile de Latran, en 1078, renouvela les décrets qui instituaient auprès de toutes les églises cathédrales des chaires pour l’enseignement des arts libéraux[318] . Mais cette fois Grégoire VII avait mis au décret du concile le sceau d’une volonté accoutumée a se faire obéir : dès lors les chaires ne se taisent plus, rien n’interrompt la succession des maîtres. Il ne faut plus demander si l’Italie a des écoles, lorsqu’elle en fonde partout, lorsque Lanfranc, saint Anselme, Pierre Lombard vont inaugurer au delà des Alpes cet enseignement scolastique qui donnera au moyen âge ses grands docteurs, et au génie moderne ses habitudes de critique, de rigueur et de travail.

Trois grands noms divisent les siècles ténébreux que nous venons de traverser et les éclairent saint Grégoire le Grand, Charlemagne et Grégoire VII. Ces fondateurs de renseignement ecclésiastique l’avaient marqué de deux caractères de foi et de charité qu’il ne perdit jamais : il eut des jours inégaux, il fut obscurci et troublé mais il resta jusqu’à la fin religieux et gratuit.

Caractère

de

l’enseignement

ecclésiastique.

L’antiquité païenne avait aimé la science, mais elle ne la prodigua jamais : elle craignit de l’exposer aux profanations des hommes. Les écoles des philosophes étaient fermées au vulgaire, les rhéteurs et les grammairiens vendaient leurs leçons. C’est l’honneur de l’enseignement chrétien d’avoir aimé les hommes plus que la science, d’avoir ouvert à deux battants les portes de l’école pour y faire entrer, comme au festin de l’Évangile, les aveugles, les boiteux et les mendiants. L’Église avait fondé l’instruction primaire, elle l’avait voulue universelle et gratuite, en ordonnant que le prêtre de chaque paroisse apprit à lire aux petits enfants, sans distinction de naissance, sans autre récompense que les promesses de l’éternité. L’instruction supérieure fut assise sur les mêmes bases. Les chaires instituées auprès des siéges épiscopaux eurent leur dotation en fonds de terre, en bénéfices assignés par la libéralité des évêques et des grands. C’est ce que nous avons trouvé à Rome, à Modène, à Parme, et dans toute la Lombardie. La parole du maître ne coûtait rien aux disciples, et, selon l’édit de Lothaire, la pauvreté cessa d’excuser l’ignorance. Toutes les préférences de l’Église étaient pour ces pauvres qui luttaient contre la dureté de leur condition ; elle encourageait à titre d’œuvre pie les legs des mourants en faveur des écoliers nécessiteux. Les docteurs consommés ne croyaient pas déroger en s’employant à resserrer l’Écriture sainte et toute la théologie en de courts abrégés, et les scribes des monastères en multipliaient les copies à bas prix (Biblia pauperum). Les sages de ce temps ne s’effrayaient point de la foule qui assiégeait les chaires, qui mettait quelquefois en danger la paix, mais qui donnait des défenseurs à la liberté. En 1046, quand l’archevêque Gui, élevé par la simonie, soutenu par les armes des nobles, prenait possession de Milan, ce fut dans l’école ecclésiastique de Sainte-Marie, ce fut sous la conduite d’un maître de grammaire, le diacre Ariald, que se forma une ligue sainte, destinée à renverser la tyrannie du prélat, et à commencer, par l’affranchissement de la commune de Milan, l’ère des républiques italiennes[319].

D’un autre côté, cet enseignement soutenu des deniers du sanctuaire gardait l’empreinte sacerdotale que saint Grégoire le Grand lui communiqua. L’école épiscopale conservait le titre d’école des chantres à Rome, à Lucques, à Naples. Ses auditoires s’ouvraient sous les portiques, sur le parvis des cathédrales, comme à Saint-Jean de Latran, à Saint-Martin de Lucques, à Saint-Ambroise de Milan. Les études profanes y étaient employées, selon les termes du pape Eugène III, à mettre en lumière les dogmes révélés. Sans doute on ne bannissait point les poëtes du paganisme : comment fermer la porte au doux Virgile, quand il se présentait en compagnie des sibylles et des prophètes, avec sa quatrième églogue, où tout le moyen âge crut reconnaître l’annonce du Dieu sauveur ? Les fictions de l’antiquité s’introduisaient à la faveur de l’allégorie, et Théodulfe ne craignait pas d’avouer son faible pour Ovide, dont chaque fable couvrait une leçon[320]. Cependant la piété des jeunes clercs s’appliquait de préférence aux récits de la Bible ou de la légende : c’étaient ces sujets populaires qu’on aimait à plier aux règles de la prosodie latine, ou sous la loi du vers rimé. J’en trouve un exemple dans ce petit poëme du douzième siècle[321] :

CARMEN DE JOSEPH PATRIARCHA.

Joseph Deo amabilis,
Patri dulcis et habilis,
Puer formose indolis,
Et gratie multiplicis!...
 
Hinc ipsi nova somnia
Celi promebant sidera,
Ad futuri indicia,
Ipsi quasi supplicia...
 
Intentus est auspicio
Ac si Dei négocie :
Fraternus livor invido
Advertit sed hoc animo.
 
Joseph domi residens,
Rei private providens,
Jubetur mox invisere,
Cunctane gérant prospere...
 
Necmora ;ut conspiciunt :
En somniator,aiunt :
« Necem ferte, ut pareat,
An juvarit quod somniat...  »
  
...........Culpam vitant sceleris,
Ne criminentur sanguinis :
Sumpto pondo numismatis,
Sic vendunt Agarenicis.

Segardus hoc dictamen fecit

Sous ce rhythme barbare, sous ce langage incorrect où perce déjà l’idiome vulgaire, il faut reconnaître un récit plus émouvant pour des chrétiens que l’aventure d’Icare et le désespoir d’Œdipe.

Rivalité

des écoles
ecclésiastiques
et des écoles
laïques.

Ainsi l’enseignement ecclésiastique rivalisait avec

l’enseignement laïque : il opposait ses chaires gratuites aux maîtres salariés. La gravité de ses dogmes, la popularité de ses traditions, au culte discrédité des Muses profanes. Cette émulation éclatait en querelles : nous avons entendu les plaintes de Rathier de Vérone contre les trafiquants de science, les invectives dont Pierre Damien poursuit les moines fourvoyés à l’école des grammairiens. Gumpold, évêque de Mantoue, blâme sévèrement ceux qui, « poussés par le démon des vers, appliquent à des jeux poétiques,à des chansons de nourrices, une intelligence née pour de plus hautes destinées. Car l’amour des fables les gagne à ce point, qu’ils ne craignent pas de laisser périr la mémoire des saints et, s’attachant aux écrits des gentils, ils rejettent avec mépris tout ce qui est divin, simple, et souverainement doux pour les âmes[322]». À leur tour, les laïques n’épargnaient pas le sarcasme aux docteurs en froc. Pendant que le frère prêcheur Jean de Vicence suspendait à sa parole le peuple des cités lombardes, le grammairien Buoncompagno ne craignait pas de le chansonner dans des vers qui firent le scandale de Bologne[323] . Mais si les contemporains se scandalisaient de ces rivalités, l’esprit humain y trouvait la vie qu’il cherche toujours dans les combats et c’était de la dispute entre les universités et les moines mendiants qu’allaient sortir, pour la gloire de l’Italie et pour l’instruction du monde, ces deux incomparables génies, saint Bonaventure et saint Thomas d’Aquin.

Vie inédite

de

S.Donatus,

évêque

de Fiesole.

Peut-être ce court aperçu des écoles ecclésiastiques aux temps barbares se trouverait-il utilement complété par une Vie inédite de saint Donatus, évêque de Fiesole, et l’un de ces aventureux Irlandais qui, poussés hors de leur patrie par l’esprit de Dieu, portés aux sièges épiscopaux par l’admiration des peuples, poursuivaient du même zèle la réforme des mœurs et la restauration des études. Un manuscrit de la bibliothèque Laurentienne (Plut. XXVII, cod. 1), où Bandini reconnaît la main d’un copiste du onzième siècle, contient, sous le titre de Vitae Patrum , plusieurs légendes parmi lesquelles on trouve, au feuillet 46 verso, la vie de saint Donatus. Elle ne forme pas moins de vingt colonnes petit in-folio ; et si je n’y trouve pas assez d’intérêt pour la transcrire entièrement, je ne puis me défendre d’en publier quelques passages qui ont le mérite de montrer en même temps les humbles commencements de l’école de Fiesole, et les fruits de l’enseignement qu’on y donnait. D’un côté, saint Donatus y paraît avec cette passion des lettres qui agitait les monastères d’Irlande : il s’efforce de rallumer un foyer de science sacrée et profane dans des lieux encore tout consternés de l’apparition des pirates normands. On le voit exerçant ses disciples à composer en prose et en vers, leur donnant à la fois des leçons et. des exemples. D’un autre côté, sa légende, écrite longtemps après lui, rédigée sur des traditions orales (juxta veridica majorum famina), est elle-même une de ces compositions littéraires auxquelles on appliquait les jeunes clercs. Nous y trouvons à peu près ce que savait faire un écolier italien dans des siècles si mauvais. Le début a toute la solennité, toutes les formes oratoires d’un panégyrique composé pour être, lu en présence du clergé et peut-être des fidèles.

« INCIPIT VITA SANCTI DONATI SCOTTI FESULANI « EPISCOPI.

« Clarus et solemnis, karissimi fratres, adest dies omni laude extollendus, omni devotione colendus, in quo beatissimi patris nostri transitum exultat ordo angelicus. Et (licet omnium sanctorum sanctissime solemnitatis, fratres dilectissimi, christianorum animus debeat fieri particeps, cum Scriptura dicat Pretiosa in conspectu Domini mors sanctorum ejus, et alibi : Cum dederit electis suis somnum, ecce hereditas Domini. Sancti enim cum pervenerint ad mortem, tunc invenient hereditatem. Ut enim ad eam pertingere valerent, studuerunt omnia mundi labentia despicere, universa caduca calcare, omnia mundi blandimenta fugere, toto nisu ad celestia tendere, ut cum propheta dicere valerent : Dominus pars hereditatis me ; et iterum : Letatus sum in his que dicta sunt mihi; in domum Domini letantes ibimus...) precipue tamen in eorum jocundemur laudes (sic), quorum corpora possidemus ut heredes, quorum beneficiis fruimur fideles, quorum suffragio sustinemur infideles, quorum etiam intercessione quotidie, si lugemus, a sorde lavamur. De quorum namque collegio beatissimus Christi sacerdos et venerandus hodie Donatus occurrit, per quem divina pietas festivitatis hodierne luce enituit, et perpetue glorie coruscum lumen mundo effudit.. » J’interromps cet exorde, qui ne remplit pas moins de quatre colonnes, et je passe au récit. Scotia vero et Hibernia proxime sunt Britannie. Hibernia vero insula inter Britanniam et Hispaniam sita, spatio terrarum angustior, sed situ fecundior. Hec longiore ab Africo spatio in Boream porrigitur. Scolie autem nulla anguis habetur, avis rara, apis nulla : in tantum adeo, ut advectos inde pulveres seu lapillos si quis alibi sparserit inter alvearia, examina favos deserant. Quante autem fortune vel dignitatis sit, seu etiam quam amica sit pacis, breviter idem iste beatus Donatus versificando collaudat ita describens :

Finibus occiduis describitur-optima tellus,
Nomine et antiquis Scottia scripta libris ;
Dives opum, argenti, gemmarum, vestis et auri,
Commoda corporibus, aere, putre solo.
Melle fluit pulcris et lacte Scottia campis,
Vestibus atque armis, frugibus, arte, viris.
Ursorum rabies nulla est ibi : saeva leonum
Semina nec unquam Scottica terra tulit,
Nulla venena nocent, nec serpens serpsit in herba ;
Nec conquesta canit garrula rana lacu’:
In qua Scottorum gentes habitare merentur,
Inclyta gens hominum milite, pace, fide[324]

In hac enim Beatus Donatus, suorum civium prosapia nobilium parentüm progenitus, et ab ipsis pene crepundiis totus fide catholicus, animus vero litteris deditus, et erga Christi cultores devotus, in tantum ut, infra breve coevum, suis natu majoribus excelsior doctrina foret effectus. Hauriebat denique sitibundo pectore fluenta doctrine, que postea eructaret congruenti tempore mellito gulture, juxta illud : Eructavit cor meum verbum bonum Corroboratus ergo in timore Domini, cepit peregre proficiscendi amor innasci, ita ut patriam parentesque desereret et Domino soli adhaereret.


Tempore igitur magnifici et illustrissimi summique pontificis Eugenii Romane presidentis cathedre, et christianorum principum Lotharii quoque magni, Ludovicique boni sceptra regentis, sub anno dominice incarnationis DCCCXVI, Indictione X, Beatissimus Donatus multas tunc temporis per Christi gratiam illustrabat ecçlesias, sicque factum est ut usque ad limina Apostolorum perveniret. Eo igitur in tempore contigit ut Fesulanensis Ecclesia gravia pateretur incommoda, scilicet ob devastationem Normannorum quae prius acciderat, seu etiam quia orbati patris benedictione carebant. Multa vero plebs passa « mestitia (sic), implorabat sanctorum suffra«  gia. »

Jusqu’ici la narration n’a pas d’autres ornements que le luxe des épithètes et le grand nombre des citations bibliques. On y sent l’effort de l’auteur pour maintenir sous la règle de la syntaxe latine sa pensée, qui lui échappe plus d’une fois et qui se laisse entraîner aux constructions de la langue vulgaire. Mais, à mesure qu’il avance dans son récit, qu’il s’échauffe et s’émeut, son style prend des formes nouvelles. C’est encore une prose, mais une prose rimée. Les écrivains classiques n’avaient pas toujours dédaigné ce retour des mêmes sons (homoioteluta) les rhéteurs de la décadence en abusèrent, et les auteurs ecclésiastiques ne se défièrent pas d’un ornement recommandé par l’école, et que la foule aimait. L’historien de saint Donatus ne fait qu’imiter ces exemples, quand son récit se déroule dans une longue suite de versets qui se succèdent deux à deux avec des chutes pareilles. Donatus, après avoir prié au tombeau des saints apôtres, a repris le chemin du Nord ; il entre dans Fiesole au moment où le peuple, pressé autour des autels, demandait à grands cris un évêque. Aussitôt les cloches s’ébranlent et les lampes s’allument d’elles-mêmes, la multitude se répand autour de l’étranger que désignent ces prodiges : la majesté de sa personne étonne tous les regards ; on le presse, on veut savoir son nom : il se nomme enfin...

Nomine (sic) cum audierunt,
Letabundo sic pectore dixerunt
« Eia Donate,’
Pater a Deo date,
Pontificale reside cathedra,
Ut nos perducere valeas ad astra. »


Tunc sanctus pectore puro verba dixit in unum :


« Parcite,
O fratres, quod ista profertis inane.
Mea crimina lugere sciatis,
Non in plebe docere credatis. »
Ad haec sonantia verba
Cuncta cepit dicere caterva :
« Sicut visitavit nos oriens ex alto,
Sic agamus in viro sancto
Christus eum adduxit ex occiduis,
Eligamus nos in Fesulis.
Et ecce Deo dignus

A Christo demonstratur
« Domino Donatus ;
« Ad sedem nunc producatur,
« Ut nobis a Deo datus
« Sit pater Donatus.
« Si est voluntas resistendi,
« Fiat vis eligendi »[325].


« Sicque factum est : licet multum renitendo, plurimumque repugnando resisteret ; inthronizatus tamen est, et presul sancte Fesulane ecclesie electus… Benedictione itaque pontificali consecratus, ita apparuit statim fore aptus ac devotus, ac si ad officium quod noviter ascenderat jugiter prefuisset. Erat enim largus in elcemosynis, sedulus in vigiliis, devotus in oratione, precipuus in doctrina, paratus in sermone, sanctissimus in conversatione.

« Ipse enim omnibus vite sue diebus nunquam animum otio dedit, quin non aut orationi insisteret, aut lectioni incumberet, aut utilitalibus Ecclesie describeret, seu etiam scemata metrorum discipulis dictaret, vel in rébus ecclesiasticis insudaret, necnon in sollicitudinibus viduarum et orphanorum instaret, et egenorum curam haberet. »

Ainsi refleurissaient, dans l'école épiscopale de Fiesole, les traditions laborieuses de l’Irlande. Il ne faudra donc pas s’étonner, si l’historien de saint Donatus mêle ses rimes populaires les termes savants, les héllénismes qu’on retrouve chez les écrivains irlandais et anglo-saxons des temps barbares. Il appelle le Verbe de Dieu Theou Logon, le Saint-Esprit Pneuma et quand le peuple, touché d’un miracle, rend gloire au Père, la gravité du sujet veut encore un mot grec « Multa mox in doxa Patris cecinis populus». Sans doute ces exemples ne prouvent point qu’on sût le grec à Fiesole : ils font voir du moins qu’on ne le méprisait pas que, dans un temps si mauvais, la langue du Nouveau Testament, de saint Basile et de saint Chrysostome, était considérée non comme la langue des hérésies, mais comme un idiome saint, qui avait encore sa place dans la liturgie, auquel la théologie empruntait ses expressions sacramentelles, qu’il n’était pas permis d’ignorer tout à fait, et qu’il fallait faire intervenir de loin en loin dans le discours, pour lui prêter je ne sais quoi de solennel et de mystérieux. Mais ce qu’on savait assurément à Fiesole, ce que saint Donatus ne dédaignait pas d’enseigner à ses disciples, c’était la métrique latine, l’imitation des poètes chrétiens qui avaient chanté, dans le rhythme de Virgile, les mystères du Sauveur et les couronnes des saints. Aussi, quand l’hagiographe a épuisé toutes les ressources de la prose, et que, par un dernier effort de style, il veut égaler la grandeur de son sujet ; quand il représente le vieil évêque malade, visité en songe par la vierge irlandaise Brigitte, qui laisse tomber sur lui une goutte d’huile de sa lampe et le guérit, le récit se fait en hexamètres. Enfin, Donatus, chargé d’œuvres et d’années, va rendre sa grande âme une dernière fois, il élève sa voix au milieu du clergé en pleurs ; c’est encore en vers qu’il prie :


 « Christe Dei virtus, splendor, sapientia Patris,
In genitoro manens, genitus sine tempore et ante
Secula ; qui nostram natus de Virgine formam
Sumpsit nutritus, lactatus ab ubere matris
Qui sancto nostras mundans baptismate culpas,
Jam nova progenies celo demittitur alto  ;
Noxia qui vêtiti dissolvit prandia pomi,
Vulneraque ipse suo curavit sanguine nostra
Qui moriendo dedit vitam, nos morte redemit,
Cumque sepultus erat, mutavit jura sepulchri,
Surgens a morte mortem damnavit acerbam
Tartara qui quondam, nigri qui limina Ditis
Destruxit, scatebras superans Acheruntis avari
Quf hostem nigrum… detorsit in imo
Carceris inferni, Letheum trusit in amnem…
Tu quoque qui tantas pro nobis sumere penas
Dignatus, miseris celestia regna dedisti,
Da mihi per celsas paradisi scandere scalas,
Fac bene pulsanti portas mihi pandere vite.
Ut merear pavidus convivas visere claros
Quo tecum gaudent videam convivia sancti,
Quo cum Patre manes, regnas per secula semper,
Spiritus et sanctus, pariter[326] Deus impare gaudet ».

« Expleta vero oratione, totum se ipsum armavit signo Christi, et benedicens filios fratresque spirituales, adpositus est ad sanctos patres senex et plenus dierum… Sepultus vero est a discipulis suis in arca saxea, die XI kalend. novemb… Scriptumque est illic epitaphium ejusmodi :


 « Hic ego Donatus Scotorum sanguine cretus,
___Solus in hoc tumulo pulvere, verme voror.
Regibus Italicis servivi pluribus annis,
___Lothario magno Ludovicoque bono.
Octonis lustris, septenis insuper annis
___Post Fesulana presul in urbe fui.
Grammata discipulis dictabam scripta libellis,
___Scemata metrorum, dicta beata senum[327]
Posco, viator, ades quisquis pro munere Christi,
___Te, homo, non pigeat cernere vota mea,
Atque precare Deum… qui culmina celi,
___Ut mihi concedat regna beata sua….


« Dicamus ergo cuncti : Sancte Dei et pretiose confessor Donate, pater et pontifex, educator et alitor, rector et pastor, subveni precibus destitutis et lapsis. Miserere viduis et captivis, auxiliare orphanis et pupillis, succurre presentibus et futuris, opem fer viventibus atque defunctis. Nostras quoque preces peto ne recuses, qui, quamvis noxiis loris adstrictos (sic) iniquitatis, pro capacitate tamen ignavie et parvitate ingenioli nostri presumpsimus ad laudem tui sanctissimi hec scripta magistris relinquere, precantes summo conanime, quod inutile invenerint, emendent, nostreque

presumptioni indulgeant et parcant,.et quia nequimus ad paradisi pervenire pascua, tua altem sancta suffragia inter supplicia sentiamus solatia : precante Domino nostro Jesu Christo, qui regnat in Trinitate, cui omnia donata sunt a Patre in Spiritus sancti unitate. In secula seculorum Amen.  »

Cette prière, où il y’a beaucoup de naïveté, d’humilité et de foi, achève de caractériser le petit ouvrage que nous avons entre les mains. C’est bien l'œuvre d' un disciple soumis au jugement de ses maîtres : c’est une de ces histoires miraculeuses, exercices favoris des jeunes clercs, qui grossissaient peu à peu la bibliothèque des églises, et qui unissaient par former tant de volumineux recueils de légendes. On y reconnaît bien le goût du moyen âge pour les pièces farcies,mêlées de prose et de vers, de langue-vulgaire et de langue savante. N’en méprisons pas trop l’apparente grossièreté car, d’une part, ces hexamètres chancelants sur leurs pieds,. mais soutenus de temps à autre par un hémistiche, par un vers entier de Virgile, attestent que l’antiquité n’est ni oubliée, ni proscrite. Et, d’un autre côté, cette prose rimée dans laquelle saint Thomas d’Aquin ne dédaignera pas de composer ses hymnes, cette prose du Dies irae et du Stabat mater, n’est-elle pas destinée à devenir le .type de la versification dans toutes les langues modernes ?


III. DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE HORS DU CLERGÉ.

Ainsi, dans ces siècles périlleux où il semble que toute éducation littéraire va manquer au peuple italien, il la reçoit de deux côtes-. Il y a des maîtres laïques, salariés, nourris des traditions profanes, derniers héritiers des grammairiens et des rhéteurs romains. Il y a des maîtres ecclésiastiques, dont l’enseignement gratuit, vouéau service et à la défense de la foi, remonte de Grégoire VII à Grégoire le Grand, et cache son origine aux catacombes. Entre ces deux enseignements il y a rivalité, hostilité, tout ce qui divise les esprits, mais ce qui les agite et les féconde. Nous avons à considérer si tant d’efforts restèrent sans résultat, si l’instruction donnée du haut de tant de chaires forma des classes lettrées, et jusqu’à quel point elle pénétra dans les derniers rangs de la nation.

Écartons premièrement le clergé, dont on ne conteste pas les lumières. Au dixième siècle, c’està-dire au plus fort de la barbarie italienne, nous avons vu Rathier de Vérone, Atton de Verceil ranimer les études ;Luitprand écrit, dans une prose savante, mêlée de vers et toute semée de termesgrecs, l’histoire de son ambassade à Constantinople ; et Gunzo, clerc de Novare, dans une dispute grammaticale avec les moines de Saint-Galt, pousse l’ érudition jusqu’à citer le texte grec de l’lliade. Il reste à savoir si, au dessous de l’Eglise, on trouve ces professions savantes qui partagent avec elle la charge d’éclairer les sociétés.

C’est l’opinion commune, qu’aux premiers temps du moyen âge la médecine s’enferma dans les cloîtres, et redevint ce qu’elle avait été avant Hippocrate, une science sacrée, réservée aux prêtres, destinée à relever par ses prodiges la majesté des autels. Cette opinion semble se confirmer, quand’on voit l’archevêque Benedictus Crispus de Milan s’arracher au soin des âmes pour écrire en vers latins un recueil de formules médicales. Cependant nous avons déjà reconnu dans les diplômes de Lucques plusieurs médecins laïques. En parcourant les archives de Pistoia, on trouve à la date de 727 Guidoald, médecin des rois lombards, en 748 Fredus, en 777 Léon, en 1095 Bonsegnore, tous trois médecins,sans aucune qualification qui leur attribue un rang dans l’Église. Une charte de Bérenger, datée de 996, et conservée au Vatican, fait figurer parmi les témoins maître Landolphe de Serravalle, physicien[328]:c'est ainsi qu’on désigne souvent ceux qui professent l’art de guérir. Des la fin du dixième siècle l’école de Salerne jetait tant d’éclat, qu’Adalbéron, évêque de Verdun, y allait chercher un remède à ses infirmités. Au siècle’ suivant, la science médicale y était professée.par une femme qu’on ne nomme pas, mais qui effaçait tous les docteurs contemporains[329]. Plus tard, quand l’école entière adresse au roi d’Angleterre ces préceptes fameux, destines à devenir le code de la médecine au moyen rien n’y trahit la main d’un prêtre ; et Jean de Milan, qui passe pour les avoir rédiges, prend le titre de docteur, mais non celui de clerc. L’Église est si loin de confisquer à son profit l’art de guérir, qu’elle en redoute les tentations pour ses moines:un canon du second concile de Latran, en 1129, interdit aux —religieux l’exercice de la médecine, où ils se portent par une coupable passion de s’enrichir, et menace de peines sévères les supérieurs assez faibles pour tolérer un tel abus[330] (2).

D’un autre côté, si l’étude du droit ne périt jamais en Italie, c’est que ce pays garda le sens pratique des vieux Romains, le génie des affaires, la passion de plaider, et que, selon le témoignage de Wippo, quand on paraissait devant le juge, il fallait produire ses textes. C’est ainsi qu’une requête rédigée pour l’évêque d’Arezzo contre l’évêque de Sienne, dans.un procès qui commença en 752, cite plusieurs dispositions du Digeste et du Code[331]. De pareils arguments voulaient être débattus par des gens du métier, et je ne m’étonne plus de voir au tribunal les parties accompagnées d’un avocat. Dans un plaid de l’an 908 devant les évêques, les comtes et les juges du roi Bérenger, comparaît Guidulfe, abbé de Saint-Ambroise, assisté de son avocat (advocatus) Boniprand. En 1108, au plaid de Teramo, l’avocat (causidius) d’une église dépouillée par violence intente pour elle cinq actions, aux termes du droit romain[332]. Lanfranc, que nous avons vu nourri dès ses premières années dans l’étude des lois, quitta les bancs de l’école pour faire l’étonnement du barreau par l’impétuosité de son éloquence, l’art infini de ses plaidoiries et la sûreté de ses maximes[333]. Ces triomphes oratoires conduisaient à la fortune et aux premiers honneurs des cités ; c’est le témoignage d’AIfano de Salerne, dans des vers inédits adressés au jurisconsulte Romuald

Dulcis orator, vehemeus gravisque, Inter omnes causidicos perennem 1 Gloriam juris tibi, Romoalde, Protulit usus. Civium nulli, spatio sub hujus Temporis, fortuna serenitate Praevalet ridere beatiori Quam tibi nuper[334].

Parmi les jurisconsultes loués dans les Lettres de Pierre Damien, il en est deux, Atton et Boniface, qu’il honore du titre de causidici[335]. Six diplômes du onzième siècle, conservés aux archives diplomatiques de Florence, font voir que dans les grandes villes de Toscane des légistes se vouaient à la défense des intérêts privés[336]. Mais les mêmes études qui préparaient l’avocat aux luttes du ; barreau formaient aussi le juge appelé à débrouiller le chaos des lois romaines et lombardes, et le notaire chargé de conserver, dans les formules sacramentelles de ses actes, l’image immobile du droit, au milieu de la violence des événements et des mœurs. Ces trois fonctions se confondent quelquefois ; et celui qui paraît dans un procès, assistant une partie en qualité d’avocat, y garde le titre de juge ou de notaire. Parmi les juges il y des rangs il faut distinguer les juges de l’empereur ou du sacré palais, et ceux des communes (civitatis). Sous ces noms divers on les voit siéger en grand nombre dans les mêmes cours. Au. tribunal du comte palatin Boderod, à Pavie, paraissent onze juges du palais et deux de la cité. En 982, Hildebrand, envoyé de l’empereur Otton, vient tenir ses plaids à Florence, dans l’atrium de la cathédrale l’arrêt qu’il rend en faveur des chanoines est signé de huit juges impériaux et de cinq notaires. En 1288, la ville de Milan ne compte pas moins de.deux cents juges et de mille notaires, dont six cents comissionnés de. l’empereur[337]. Les jurisconsent suites ne sont pas seulement nombreux, ils sont unis. : sous la domination franque, ils forment le collége des échevins. Quand les cités s’affranchissent, ils ont leur place parmi ces corps de métiers qui font la force des républiques italiennes: un document de 1142 montre déjà les avocats de Florence réunis en corporation[338]. Enfin, lorsqu’en 1266 Florence, délivrée des Gibelins, se donne des lois nouvelles, et que chacun des sept arts majeurs forme une compagnie armée avec ses officiers, ses consuls et son gonfalon, l’art des juges et notaires y paraît, portant sur sa bannière une étoile d’or en champ d’azur ; et l’art des médecins et pharmaciens, portant l’image de Notre-Dame en champ vermeil[339].

Les juriconsultes lettrés

Le statut de 1266 armait les sept métiers : il-ne les constituait pas, il les supposait organisés ; et l’on a droit de croire que depuis longtemps -la compagnie des médecins et celle des jurisconsultes avaient leurs statuts, leurs conditions d’admission, d’apprentissage et d’études. A Rome ; le candidat qui aspirait aux fonctions de juge comparaissait

devant une commission de cardinaux pour y être examinée sur la science des lois ; ensuite il prêtait entre les mains du pape serment de fidélité et de bonne justice ; après quoi le souverain pontife, lur remettant le livre de la loi, l’instituait en ces termes « Recevez la puissance de juger selon les « lois et les bonnes mœurs. » Les notaires subissaient le même examen, et le pontife les instituait en mettant dans leurs mains la plume et l’écritoire. [340]. La science du droit ne se séparait pas des lettres, qui commençaient l’éducation des esprits, qui faisaient l’ornement et le seul repos de ces laborieuses vies écoulées dans l’étude et la discussion des textes juridiques. Ainsi le légiste Burgondio,. honoré par ses contemporains comme « le maître des maîtres et la perle des docteurs, » avait traduit du grec les homélies de saint Jean Chrysostome et plusieurs traités de médecine[341]. Quand le démon des vers latins tourmentait les lettrés, et qu’un poète s’écriait

Desine : nunc etenim nullus tua carmina curât
Haec faciunt urbi, haec quoque rure viri[342]  ;
je ne suis pas surpris de trouver que l’hexamètre

fait irruption dans les actes notariés, et que les gens d’esprit se piquent de signer en vers latins. Ainsi dans un diplôme de Sienne, en date de -1081,

Subscripsit factis his Wido rite peractis.

Et dans une charte de l’abbaye de Casauria, datée de 1177 :

Alferius, dignus judex testisque benignus
[343]
Le latin,
la langue du Palais

La langue de l’Eglise et de l’école était aussi celle du palais, comprise et parlée, non par les jurisconsultes seulement, mais par le peuple entier des gens d’affaires. L’historien Albertino Mussato, au commencement du quatorzième siècle, écrit en vers le récit du siége de Padoue, et le dédie à la compagnie des notaires impériaux. « Souvent, dit-il, la compagnie palatine des notaires m’a pressé de célébrer dans un chant métrique les maux que Can Grande fit à notre cité, et qui, par un retour du destin, sont retombés sur leur auteur. Vous demandez encore que le poëme n’ait, rien de ce ton sublime qui sied à la tragédie mais que le langage en soit tempéré et descende à la portée du vulgaire, afin que si mes livres d’histoire, écrits d’un style plus relevé, servent à l’instruction des savants, ces humbles vers, ouvrage d’une muse plus indulgente, soient lus du grand nombre, et que les notaires, les derniers des clercs, y trouvent leur plaisir[344]. » La dessus Mussato s’engage, non dans un chant rimé charge d’expressions barbares, mais dans un poëme en vers hexamètres, où ne manquent ni les réminiscences virgiliennes, ni les allusions mythologiques c’étaient les délassements de la basoche de Padoue ; c’était le niveau de l’éducation publique pour tous ceux qui, sans se vouer aux professions savantes, s’arrachaient au travail des mains. On s’étonne du prodigieux savoir que Dante avait puisé aux leçons de Brunetto Latini, et dans les disputes philosophiques des religieux de Florence. Villani, destiné au commerce, et visitant Rome au jubilé de l’an 1500, y consumait ses veilles à lire Tite-Live, Salluste et Paul Orose, Virgile et Lucain. Il est dit du peintre Cimabue, qu’ayant donné de bonne heure des. marques d’une belle intelligence, il fut appliqué aux lettres, et fréquenta l’école ouverte par les frères prêcheurs à Sainte-Marie Nouvelle[345]. Ainsi la poésie et la peinture ne sortirent pas toutes radieuses de je ne’sais quelles ténèbres où l’on veut qu’elles aient trouvé leurs premières inspirations elles grandirent dans l’étude et sous la discipline, elles se nourrirent des souvenirs de l’antiquité sacrée et profane ; et si la Divine Comédie et les fresques d’Assise ravirent l’admiration des contemporains, c’est qu’ils y trouvèrent autant de savoir que de génie.

Quelle était

l'instruction
du peuple

Mais le peuple qui admirait ces beaux ouvrages, le peuple de Padoue, qui, par un vote public, décernait à Mussato la couronne de poète ; les gens des métiers de Florence, qui chargeaient Arnolfo di Lapo de leur élever une cathédrale « si belle qu’elle surpassât tous les monuments de la main des hommes ; » en un mot, la multitude, dont les plus grands génies ne sont après tout que les serviteurs, était-elle capable de les juger ? Pendant que les premiers feux de la renaissance rayonnent au sommet de la société italienne, quelles lueurs en éclairent les derniers rangs ? quelle instruction, quelles traditions littéraires circulent dans la foule, et entretiennent, chez des hommes voués aux fatigues du corps, le goût des plaisirs de l’esprit ? Et d’abord je remarque chez les Italiens cette puissance de la tradition qui surprenait déjà l’historien Olton de Freysingen, lorsqu’il décrivait l’entrée de l’empereur Frédéric I° en Lombardie. Les Allemands s’attendaient a trouver des alliés naturels parmi les Lombards, dont ils avaient entendu raconter l’origine germanique: ils s’étonnèrent, de trouver « une race amollie par la douceur du ciel et la graisse de la terre, héritière de la politesse et de la sagacité romaine, conservant l’élégance de la langue latine, des moeurs et la sagesse même des Romains dans l’ordonnance et le gouvernement des cités[346]. » En pénétrant dans ces villes, qui ont gardé leurs vieilles murailles, on y trouve encore toutes vivantes, au douzième, au treizième siècle, les croyances poétiques des anciens. Padoue montre le tombeau d’Antênor; le peuple de Milan ne-permet pas qu’on renverse la. statue d’Hercule ; les femmes de Florence bercent leurs enfant en devisant de Troie, de Fiesole et de Rome, comme les pêcheurs de Messine renouvellent chaque année la procession de Saturne et de Rhéa. La description de Rome que je publie, les premières chroniques de Florence, de Pise, de Venise, de Milan, montrent tous ces vieux souvenirs s’attachant, se cramponnant, pour ainsi dire, comme le lierre, à chaque pierre des ruines.

Chants

populaires

latins

Avec les fables du passé, on en conservait la langue ; et, pendant que l’idiome vulgaire fait irruption dans les chartes latines, on voit le latin se maintenir avec une incroyable persévérance dans les chants populaires. Je pourrais multiplier les exemples, citer les célèbres complaintes sur la destruction d’Aquilée, sur la mort de Charlemagne, sur la captivité de l’empereur Louis II ; deux psaumes en l’honneur des villes de Vérone et de Milan, des chansons satiriques contre Rome, et beaucoup d’autres compositions profanes. Mais j’écarte tout ce qui peut rappeler le monastère ou l’école, et je’ m’arrête à des chants qu’on surprend pour ainsi dire sur les lèvres mêmes du peuple. En 954, les gens de Modène veillaient sur leurs murailles menacées par les incursions des Hongrois. Ces bourgeois et ces. artisans, armés à la hâte pour la défense de leurs foyers, et qui voyaient de loin la flamme des incendies allumés par les barbares, s’animaient en répétant un hymne guerrier que nous avons encore, où nous trouvons une latinité correcte et toutes les réminiscences de la poésie classique :

0 tu qui servas armis ista mœnia,
Noli dormire, quaeso, sed vigila !
Dum Hector vigil extitit in Troia,
Non eam cepit fraudulenta Grecia

[347].

Plus tard, Gaufrid Malaterra insère dans sa Chronique de Sicile des chants composés pour les jours d’allégresse ou de douleur publique, et s’excuse de ses détestables vers latins sur la volonté du prince, qui l’engage a écrire dans un langage familier intelligible pour tous[348]. Vers le même temps, un chant de guerre célèbre la victoire remportée, en 1088, par les Pisans sur les Sarrasins. Ce chant rimé n’emprunte rien à la prosodie classique on y sent frémir l’enthousiasme contemporain ; on y trouve encore l’idiome et les souvenirs de l’antiquité. Si vous prenez l’auteur au mot, il vous fera croire qu’il s’agissait de vider la querelle de Rome et de Carthage

Inclytorum Pisanorum scripturus historiam,
Antiquorum Romanorum renove memoriam.

Il s’agit, pourtant d’une croisade ; il s’agit de venger l’Espagne, l’Italie, la Provence, insultées par les flottes mahométanes. Le Christ lui-même pousse les navires des chrétiens ;l’archange saint Michel sonne la trompette devant eux ; et saint Pierre, la croix à la main, marche à leur tête. Le combat s’engage ; mais, quand Hugues Visconti, le plus valeureux et le plus beau des Pisans, tombe dans la mêlée, le poète, épuisant toutes les louanges pour honorer le jeune martyr, ne trouve rien de plus touchant que de le comparer à Codrus, mort pour son peuple. Il est vrai que la pensée chrétienne reprend l’avantage, et qu’elle éclate enfin dans une strophe pleine de mélancolie, de tendresse et d’espoir

Sic infernus spoliatur et Sathan destruitur,
Cum Jesus redemptor mundi sponte sua moritur ;
Pro cujus amore, care, et cujus servitio,
Martyr pulcher, rutilabis venturo judicio[349]

.

Nous retrouvons aux sources de la poésie populaire la même confusion du sacré et du profane qu’on a tant reprochée aux poëtes italiens ; mais nous reconnaissons aussi ce besoin du beau, cet admirable sentiment de l’art qui faisait chanter ces peuples dans la langue des anciens, jusqu’à ce que le dialecte vulgaire, façonné lentement, fût devenu capable de satisfaire l’oreille et d’immortaliser la pensée.

On prêchait

en latin

Des populations si bien préparées trouvaient

d’ailleurs une instruction plus complète qu’on ne pense dans les pratiques de la vie religieuse et de la vie civile. Sans parler des enseignements de l’Evangile, et de ces leçons que les sages du paganisme auraient enviées au dernier des enfants chrétiens, sans parler des inspirations d’un culte qui mettait tous les arts au service des ignorants, des pauvres et des petits, l’Église conservait aussi la langue latine elle la faisait vivre par la prière et par la prédication. On priait en latin, et, bien que dès le dixième siècle le pape Grégoire V soit loué d’avoir catéchisé les peuples en langue vulgaire[350], on continua de prêcher en, latin jusqu’au temps où l’idiome du peuple, sanctifié sur les lèvres de saint François d’Assise et de saint Antoine de Padoue, resta maître de la chaire.

L'instruction primaire
dans les communes italiennes

D’un autre côté, la constitution des communes italiennes, en appelant les plus obscurs des citoyens à l’exercice de tous les droits, les invitait en même temps au partage de toutes les lumières. C’est encore la remarque d’Otton de Freysingen. « Les Lombards, dit-il, ne dédaignent pas de porter à toutes les dignités les jeunes ouvriers de la dernière condition, et jusqu’aux gens des plus vils métiers, tous ceux qu’ailleurs on repousse comme des lépreux, qu’on écarte des études honnêtes et des arts libéraux[351]». Assurément les textes manquent pour établir une statistique complète de l’instruction primaire et secondaire chez ces peuples souverains de Lombardie et de Toscane. Je me borne à quelques faits qui laissent voir jusqu’à quel point le réveil des libertés assurait l’affranchissement des intelligences.

Une description de Milan, rédigée en 1288 par le frère prêcheur Bonvesino, porte le nombre des habitants à deux cent mille, et compte quatre-vingts maîtres d’école, sans y comprendre les religieux, qui élevaient certainement une partie de la jeunesse [352]. A Florence, l’historien Dino Compagni rapporte qu’en 1501, quand Charles de Valois entra, en qualité de pacificateur, sur le territoire toscan, «-les prieurs convoquèrent le conseil des soixante-douze métiers, grands et petits, qui tous avaient leurs consuls, et qu’on leur demanda l’avis de leurs corporations.  » Tous répondirent par écrit qu’il fallait ouvrir les portes de la ville au prince, et l’honorer comme un seigneur de noble sang. Les boulangers seuls opinèrent « qu’on ne lui accordât ni l’entrée ni les honneurs, attendu qu’il venait pour la ruine de la cité.» Les gens des plus humbles métiers écrivaient donc, et du moins les notables d’entre eux étaient en mesure de rédiger des conclusions[353].

On haranguait

le peuple en latin

Mais ce qui étonne davantage et ce qu’on ne peut

nier, c’est que les délibérations de ces orageuses républiques, les débats passionnes à l’issue desquels on chassait les Gibelins ou l’on rasait les maisons des Guelfes, c’est que les conseils en plein air, où la multitude frémissait sous la parole des orateurs, se tenaient en latin. On en trouve plusieurs preuves mais je n’en connais pas de plus frappante qu’un traité composé au treizième siècle, et probablement à Bologne, sous le titre d’Oculus pastoralis, pascens officia[354].Ce titre pompeux n’annonce « qu’une instruction simple et lucide en faveur des laïques illettrés, où l’on se propose d’éclairer leur conduite et de former leur langage quand ils sont appelés au gouvernement des affaires publiques». Après avoir traité du principe de l’autorité, des devoirs qu’elle impose, des moyens qu’elle emploie, l’auteur touche enfin à ce pouvoir de la parole qui est le maître des assemblées populaires : Il veut que l’orateur de son temps, comme de celui de Cicéron ou de Quintilien, soit honnête dans les mœurs, ingénieux dans l’invention, sobre et orné dans le style, en sorte qu’il sache y garder la mesure et la grâce. Il ne lui permet pas de paraître au balcon du palais communal et de haranguer la foule, avant que son discours, savamment médité, n’ait trois fois senti la lime. Et, se défiant enfin de son disciple, il lui propose vingt modèles de discours, comme autant de lieux communs pour toutes les grandes solennités de la vie politique : oraison du podestat entrant en charge et sortant de charge, éloges d’un podestat mort dans l’exercice de ses fonctions, réponse à des ambassadeurs qui proposent une alliance, harangues pour la guerre et contre la guerre. Ces discours sont écrits en latin, non pour servir de texte à une amplification en langue vulgaire, mais pour être appris et récités en latin, sous peine de perdre les ornements où l’auteur a mis tout son art et toute sa complaisance ; je veux dire ces périodes nombreuses dont le doigt et l’oreille ont marqué la cadence, ces chutes pareilles amenées de loin, ce choix d’expressions poétiques et ces hémistiches de Virgile enchâssés dans la prose du treizième siècle, comme des chapitaux corinthiens dans la maçonnerie d’un beffroi. Voici la requête d’une troupe de naufragés, dépouillés par les habitants de la côte, et réclamant justice pour eux, sépulture pour les morts. Dans le récit de leur naufrage nous avons toute la tempête accoutumée des poëtes, des demi vers, des vers entiers :

« Visum est in fretum totum descendere cœlum. Praebebant fulmina lucem. –Dant saltus fluctus in concava tecta carinae. Pars magna virorum - fato est functa suo, gurgite pressa profundo : Intumulata cadavera stantium in littore maris, esca relicta feris. »

Ces sortes de beautés ne se traduisent point, et il faut conclure que les discours de l’ Oculus pastoralis' durent être prononcés textuellement devant un auditoire capable de les comprendre, de goûter les bons endroits, de les applaudir. Le peuple de Florence se lassait si peu des harangues latines, qu’il fallut un règlement exprès pour limiter à quatre le nombre de ceux qui prendraient la parole sur chaque question. Ce sont les termes d’un statut inédit de 1284. Ce règlement, où les démocraties modernes pourraient trouver des leçons de sagesse et de vigueur, nous fait assister aux conseils de la république florentine dans ces courtes années d’apogée qui, pour elle comme pour toutes les grandeurs humaines, précèdent de si près le commencement de la décadence[355].

STATUTUM FLORENTINUM ANNI MCCLXXXIV
.

In nomine Domini Nostri Jesu Christi. Hec sunt ordinamenta domini potestatis et communis Florentie, compilata, edictaet facta ad honorem et reverentiam omnipotentis Dei et Beatissime Virginis Marie matris ejusdem, et B. Johannis Baptiste, ac reverende sancte Reparate, sub quorum vocabulo Florentia civitas gubernatur, et ad honorem et exaltationem sacrosancte Romane Ecclesie, ac etiam ad honorem et fortificationem regiminis magnifici militis domini Giolioli de Maccharesis, Potestatis civitatis et communis Florentie, et ad pacificum et quietum civitatis et districtus ejusdem, -valitura toto tempore rigiminis ipsius domini Potestatis.

Item statutum et ordinatum est quod omne et singulari de concilio generali et congregatione, et quilibet alii qui ad aliquid concilium de mandato Potestatis aut alicujus de sua familia fuerint convocati, venire et esse debeant ad ip«  sum consitium, antequam dictus dominus Potestas aut alius in loco ipsius surrexit ad proponendum inter eos de concilio, sub pena sold.II f. p. pro quolibet eorum nec de ipso consilio discedere debeat aliquis eorum sine licentia domini Potestatis vel alterius proponentis ante reformationem lectam, sub pena et banno V sold. f. p. pro quolibet, nisi recessit propter necessitatem corporis, et qui propterea recessit incontinenti redire debeat, sub dicta pena et banno, salvo capitulo constituto quod est sub rubrica : Quod consiliarii communis vadant ad consilium, etc. Item, quod nullus presumat consulere et arrengare super aliquo quod non sit principaliter propositum per dominum Potestatem, aut aliquem alium loco sui. Et qui contra fecerit, in sold. LX puniatur et plus et minus, ad voluntatem domini Potestatis ; ’et quidquid dictum et consultum fuit extra propositionem, non valeat nec teneat.

Item, quod nullus existens in aliquo consilio surgere debeat ad arrengandum, donec prior arrengator finierit dictum suum et ire inceperit ad sedem suam, sub pena et banno sold. X f. p. Item, quod nullus audeat stare in pedibus in loco ubi congregatur aliquod consilium communis Florentie et sedere debeat, postquam dominus Potestas aut aliis loco ipsius fuerit in dicto loco consilii, nec surgere nisi causa consulendi vel alterius necessitatis et contra faciens in soldos L f. p. puniatur, nisi surgeret causa faciendi honorem alicui.

« Item, quod nullus audeat aut presumat turbare, aut inquietare, sive impedire aliquem arrengantem seu consulentem in aliquo consilio

super aliqua propositione facta per dominum Potestatem, aut aliquem alium loco sui. Contra faciens vice qualibet puniatur in sold. LX f. p. et plus et minus ad voluntatem domini Potestatis, inspecta qualitate impedimenti et turbatoris. Item, quod nullus audeat aut presumat surgere in aliquo consilio, aut aliquid dicere aut consulere, nisi in loco tenentis consilium ; et qui contra fecerit in sold. XX f. p. vicequalibet puniatur, et plus ad voluntatem Potestatis, quod locum habeat in arrengando.

Item, quod aliquis non arrenget aut consulat in consilio generali aut congregatione aut aliquo eorum, super aliqua propositione ultra quam IV consiliarii, absque parabola et licentia dicti domini Potestatis, sub pena XX sold. f. p. et plus arbitrio domini Potestatis.

Item, quod nulla persona debeat accedere ad stangam sive bancum domini Potestatis, ipso domino Potestate vel alio loco sui ibi existente causa consilium faciendi, ex quo ad consilium fuerit bis pulsatum, nisi causa alicujus negotii communis florentine accesserit, aut aliquid dicere voluerit pro utilitate communis ; et qui contra fecerit puniatur in sold. V f. p.

Item, quod nullus in aliquo consilio vel congregatione, facto vel facta de mandato domini Potestatis vel alicujus de sua familia, debeat vel presumat dicere aliqua verba injuriosa contra aliquem in ipso concilie vel congregatione existentem. Nec aliquam rixam seu mesclantiam cum aliquo vel aliquibus ibi facere, nec aliquem vel aliquos ibi existentes percutere vel offendere modo aliquo vel ingenie ; et qui contra fecerit puniatur pena dupli quam puniretur si alibi dixisset vel fecisset predicta, vel aliquid predictorum, et plus et minus ad voluntatem domini Potestatis, inspecta qualitate personarum et facti[356]. A mon sens, le statut de Florence, avec l’austérité de son langage, nous apprend plus que l’Oculus pastoralis du rhéteur de Bologne. Aux dispositions sévères et judicieuses qu’on y trouve, on reconnaît bien un pays où l’éloquence gouverne, où il faut contenir les emportements oratoires, où le législateur sait déjà tout le pouvoir et tout le danger de la discussion. On sent qu’on n’a pas affairé a un peuple enfant, mais à des générations mûries par une longue éducation, et l’on ne regrette plus d’avoir péniblement cherché les vestiges des écoles italiennes, si le moment arrive où avec de grands poêtes, on en voit sortir de grands citoyens.

On a dit que la lumière ne s’éteignit point aux plus mauvais temps du moyen âge, mais qu’elle se déplaça ; et que, du septième au onzième siècle, l’astre des lettres, couché sur l’Italie, se levait sur l’Irlande, l’Angleterre et l’Allemagne. Je puis ajouter maintenant que l’Italie eut une de ces nuits lumineuses où les dernières clartés du soir se prolongent jusqu’aux premières blancheurs du matin. D’un côté, le souvenir des écoles impériales se perpétue dans l’enseignement-laïque, qui suberdonne la grammaire et la rhétorique à l’étude des lois, qui entretient chez les Italiens la passion du droit, et qui fonde, pour cette science toute laïque, la puissance université de Bologne. D’un autre côté, la tradition des premiers siècles chrétiens se conserve dans l’enseignement ecclésiastique les lettres y trouvent asile à condition de servir la foi, de développer la vocation théologique des Italiens, et de leur assurer la palme de la philosophie scolastique. Nous avons vu l’instruction descendre du clergé et des corporations savantes jusque dans la multitude. Ce peuple, encore tout pénétré de l’antiquité, n’en peut oublier ni la gloire, ni les fables, ni la langue. On le prêche, on le harangue en latin; les fils des marchands lisent Salluste et Virgile, et dans les conseils de Florence les gens de métiers votent par écrit. C’étaient ces populations qui méritaient, qui commandaient les miracles de l’art naissant. La mythologie avait fait jaillir d’un coup de pied de Pégase la fontaine poétique d’Hippocrène : elle exprimait ainsi l’aimable facilité du génie grec, qui avait pour ainsi dire ses sources à fleur de terre. Celles du génie moderne étaient à d’autres profondeurs et, pour creuser jusqu’à elles, il n’avait pas fallu moins de dix siècles d’efforts ; la Providence a traité les nations chrétiennes d’une manière plus sévère, et à mon sens plus honorable, en voulant que pour elles l’inspiration fût le prix du travail.

La Civilisation au cinquième siècle, fut publiée en 1855, environ dix-huit mois après la mort d’Ozanam. L’annéc suivante, l’Académie française décerna à cet ouvrage le prix Bordin. Il a semblé qu’en achevant la lecture de ces deux volumes on ne lirait pas sans intérêt le jugement qu’en a porté un maître illustre, le critique le plus autorisé de notre temps, M. Villemain, dans le rapport qu’il lut à l’Académie française dans la séance du 28 août 1856.


EXTRAIT
DU RAPPORT DE M. VILLEMAIN À L’ACADÉMIE FRANÇAISE


(SÉANCE DU 28 AOÛT 1856)




« Un récent émule de M. de Montyon vient d’établir un prix annuel de haute littérature à décerner par nous. Que le nom de M. Bordin demeure consacré par cette noble intention et par l’application qu’elle en recevra ! Aujourd’hui même, et pour le premier essai de ce prix nouveau, nous aurions pu hésiter entre plusieurs travaux remarquables par l’importance du sujet, l’étendue des recherches. Ce mot de haute littérature nous a paru désigner surtout ce qui est à la fois savant et inspiré, ce qui ne se sert des lettres que pour parler à l’âme, ce qui ne conçoit et n’applique l’art d’écrire que sous les formes les plus graves et les plus pures.

« À tous ces titres, un talent célèbre et regretté devait préoccuper notre souvenir et fixer nos suffrages. Ce nom, ce talent, c’est celui de M. Ozanam ; ce sont ses leçons publiques, sa vie justement honorée et les derniers travaux de cette vie si courte. Lorsqu’il s’agit de pareils droits littéraires, aussi durables que purs, personne sans doute n’alléguera, comme un obstacle à ce choix de si bon exemple, que l’auteur a cessé de vivre. La couronne du talent ne s’attache pas seulement à la personne vivante de l’auteur ; elle suit sa mémoire, elle protége sa famille. Si M. Ozanam n’a pas joui lui-même de la publication de son meilleur ouvrage, formé de ses leçons recueillies au pied de sa chaire, c’est un motif de plus pour nous de rendre publiquement à son nom tous les honneurs que méritait ce travail, inédit de son vivant. Dans les longues études, et parfois les succès un peu lents imposés au culte exclusif de la haute littérature, il y a de la part de l’auteur désintéressement et sacrifice ; il n’y en aura que plus d’équité de la part des juges à prolonger après lui, la récompense dont il était digne, et à la reporter tout entière sur ce qu’il aimait plus que lui-même.

« La jeune femme et le jeune enfant de M. Ozanam recevront, comme un dernier don de sa main, le prix dû à son rare talent, au monument inachevé de cette vocation ardente qui leur a coûté si cher. Rien en effet, n’a surpassé la fièvre studieuse, l’effort à la fois d’application et de verve qui consumait Ozanam et dont ses écrits gardent la trace. Langues anciennes, langues modernes du Midi et du Nord, histoire de tous les temps, littérature classique ou barbare, à ses degrés divers, science du droit religieux et civil, étude des arts, il avait tout embrassé d’un travail méthodique et pourtant inspiré, dont les échos, pour ainsi dire, se répondaient dans sa vaste mémoire et dans son intelligence toujours excitée. Ces signes, apparus dès l’origine, s’étaient fortifiés en s’étendant. Sa thèse sur Dante, travail supérieur, mais inégal, avait été surpassée par la science et la diction de ses Études sur les Germains et ces deux précieux fragments n’étaient pour lui que l’essai du grand travail où il voulait comprendre la ruine et la mort de l’ancien monde, et, sous la fermentation de ses débris, la naissance des sociétés modernes apparaissant de toute part, comme une terre immense et nouvelle qu’il voyait se défricher, s’animer, s’embellir à la lumière de ces vérités chrétiennes, que lui-même avait saisies d’une foi profonde et d’un cœur passionné.

« Les cruelles épreuves que la maladie vint mêler à cette vie de laborieux enthousiasme, les langueurs du corps, les inquiétudes nées de la souffrance, les voyages, les séjours en Italie pour tâcher de guérir, n’otèrent rien à ce zèle de religion et de science, et servirent plutôt à l’enflammer. On le voit alors même, par les recherches si neuves de l’auteur sur les écoles d’Italie, aux temps barbares, et sur les Poëtes franciscains, au début de la Renaissance. Mais le grand titre qui, entre les premières fatigues d’Ozanam et son repos forcé, signale dans le haut enseignement un orateur, un écrivain de plus, animant le style par la parole, et relevant la parole par tous les secrets heureux de l’art, c’était le livre que nous couronnons aujourd’hui, la Civilisation au Cinquième siècle. Testament de l’âme et du talent de l’auteur, publié par les soins d’un maître célèbre[357], son émule et son ancien dans l’ardeur et la variété des plus nobles études.

« Savant et naturel, dominé d’une même pensée et rayonnant de mille souvenirs, exact et plein d’illusions charmantes, ce livre, formé de vingt leçons et de quelques notes, est une œuvre éminente de littérature et de goût. Il élève la critique à l’éloquence et l’éloquence même, il la conçoit, il la cherche, il la trouve dans sa source la plus haute, dans son type qui ne meurt jamais, ou plutôt qui renaît toujours, dans l’instinct naturel de l’âme émue par le beau et le divin, par les seules grandeurs ici-bas, la vertu, la liberté, la science, et par les grandeurs d’en haut, celles que promettent la foi et l’espérance chrétiennes.

« En retrouvant là toutes les paroles recueillies de la bouche d’Ozanam, ses impatientes analyses de la décadence antique, ses pieux hommages d’admiration et de foi à la lumière nouvelle, sa ferveur studieuse qui passionne jusqu’à la grammaire, son ingénieuse tendresse qui rassemble et devine les premiers bégayements du moyen âge, on est saisi d’une amère tristesse ; on se redit avec douleur que tant de savoir et d’intelligence, tant de dons heureux n’ont pas achevé leur œuvre, que ce rare et brillant écrivain, qui grandissait en sagesse impartiale et en sentiment profond du vrai et du beau, n’a guère atteint que la moitié de la vie et a été moissonné dans le progrès de sa force et le rêve de tous les travaux si purs qu’embrassait son ambition d’étude, et que sa pensée croissante avec le travail promettait d’accomplir. Devant de tels regrets et un tel mécompte pour les lettres, c’est une trop faible consolation, mais une grande justice, d’offrir à M. Ozanam sur sa tombe, le nouveau prix fondé à l’honneur de la haute littérature. Jamais la condition qu’exprime ce mot ne sera mieux remplie. »


TABLE DES MATIÈRES




  1. On en pourra juger par la vingtième leçon, dont on a donné les notes à défaut de la sténographie, qui ne s’est pas retrouvée.
  2. M. l’abbé Noirot, professeur de philosophie au collège de Lyon.
  3. Saint Augustin, de Erudiendis Rudibus.
  4. Je dois l’indication de ce passage à une remarquable thèse sur l’Idée du Progrès, présentée à la Faculté des lettres par M. Javary, professeur de philosophie.
  5. Rutil. Numat. Itiner., l. I, v. 66.
  6. Rutil. Numat. Itiner., l. I, v. 133.
  7. Histoire littéraire de la France, t. II.
  8. Théodicée chrétienne, p. 155.
  9. Prud. contr. Symmach., l. II, v. 1126 et seq.
  10. Claudien, de Sexto Consulatu Honorii, vers. 43.
  11. Descriptio urbis Romæ, quæ aliquando desolata, nunc gloriosior piissimo imperio restaurata, incerto auctore qui vixit sub Honorio vel Valentiniano III.
  12. Salvien, de Gubernatione Dei ; Polemius Silvius, Laterculus, seu index dierum fastorum ; Beugnot, Histoire de la chute du paganisme en Occident.
  13. Ottfried Müller, Die Etrusker ; Creuzer, Religions de l’antiquité, traduction de M. Guigniaut ; Cicéron, de Legibus, ii, 8, 12.
  14. Plaute, Rudens, prolog., vers 1 et sqq.
  15. Ovid., Fast., lib. II.
  16. Ovide, Fast., lib. II, 35 et seq.
  17. Epistola Longiniani Augustino, apud epistolas S. Augustini, 234.
  18. Photius, Bibliothec., 215 ; Tite-Live, lib. XXXVIII, cap. 45 ; Cicéron, in Verrem, act. II, orat. IV ; Minutius Felix, Octavius, 23 ; Tertullien, Apolog., 12 ; S. Cyprien, de Spectaculis ; Arnobe, Adversus gentes, lib. VI, cap. 17 ; Sénèque, cité par S. Augustin, de Civit. Dei, lib. VI, cap. 10.
  19. Lampride, Commodus Antoninus.
  20. Ovide, Fast., IV, 747 et suiv.
  21. Caton, de Re rustica, 152, 141, 160 ; Pline, Hist. nat., lib. XVIII, cap.2.
  22. Macrobe, Saturnal., I, 7 ; Valère Maxime, II, 4, 7 ; Pline, Hist. nat., lib. XXVIII, cap. 2 ; Plutarque, Quæst. Rom., 83 ; Suétone, Vita Octavii, 15 ; Tertullien, Apologetic., 9 ; Prudence, Contra Symmachum, I vers 535 et suiv. Cf. Tzschirner, der Fall des Heidenthums, p. 34 et suiv.
  23. s. Augustin, de Civit. Dei, lib. VII, cap 21, 24. Cf. Aristophane, Acharn. Cf. Ovide, Fast. VI ; Hérodote, II, 4, 8.
  24. Plaute, Amphitryo ; Térence, Eunuch., III, 5 ; Ovide, Metamorph., IX, 789 ; Hérodote, I, 182, 189 ; Justin, XVIII, 5. Cf. Tzschirner, p. 16 et suiv.
  25. s. Augustin, de Civil. Dei, lib. VII, cap. 27, p. 117.
  26. Varron, cité par S. Augustin, de Civil. Dei, lib. IV, cap. 1 ; Tertullien. de Spectaculis, 4 ; S. Cyprien, Epistola ad Donatum, 7 et 8.
  27. Tertullien, de Spectaculis, 7, 16 ; Ammien Marcellin, XIV, 26 ; Polem. Sylv., Laterculus.
  28. Tertullien, de Spectaculis, 10, Apologet., 15 ; Martial, Spectac, Prudence, Hymnus de sancto Romano ; Sidoine Apollinaire, XIV, 6 ; Libanius, Oratio pro saltatoribus ; Code Théodosien, lib. XV, tit. 15, l. unic ; ibid., tit. 7, l. 1, 5, 12 ; Müller, de Ingenio, moribiis et luxu ævi theodosiani ; de Champagny, le Monde romain, t. II, p. 177 et suiv.
  29. Tertullien, de Spectaculis, 12 ; Acta sanctae Perpetuae.
  30. Tertullien, Apologetic., 15 ; Prudence, Contra Symmachium, lib. I, vers. 279 ; Cicéron, Tusculan. quæst., II, 17 ; Pline, Panegyric, 33 ; Xiphilin, in Trajano ; Capitolin, in Gordiano. Cf. de Champagny, le Monde romain, II, 180 et suiv.
  31. S. Chrysostome, Homel. 37 in Matthæum ; S. Augustin, Confess. VI, 8
  32. Cicéron, de Legibus, II, de Natura Deorum, II, 24 ; Sénèque, cité par S. Augustin, de Civit. Dei, VI, 10 ; Diogène Laërce, VII, 147 ; S. Augustin, de Civit. Dei, liv. VI et VII tout entiers ; Ravaisson, ssai sur la métaphysique d’Aristote, t. II, p. 161.
  33. S. Augustin, de Civit. Dei, VIII et IX ; id., Epist., 118 ; Porphyre, de Vita Plotini ; Macrobe, in Somnium Scipionis.
  34. S. Augustin, de Civit. Dei, lib. IX, 17 ; Porphyre, de Vita Plotini, cap. 14 ; Plotin, Ennéade I, lib. VI, cap. 8 ; Ennéade III, lib. V, cap. 4, etc. ; Ravaisson, Essai sur la métaphysique d’Aristote, t. II,  p. 381.
  35. Plotin, Ennéade IV, lib. IV, cap. 56 ; ibid., lib. III, cap. 9, etc. ; Jules Simon, Histoire de l’école d’Alexandrie, t. I, p. 342.
  36. Plotin, Enn. V, I, 1 ; Enn. IV, IV, 4 ; Enn. I, II, 1 ; Ravaisson, ibid., p. 445 ; Jules Simon, ibid., p. 589.
  37. Plotin, Ennéade III, VIII, 9 ; Enn. VI, VIII, 7 ; ibid., IX, 6 ; Enn. II, IX, 4 ; Enn. IV, IV, 40 ; ibid., III, 11. M. Ravaisson a marqué d’un trait ferme et sûr le point où la doctrine de Plotin s’écarte de la pensée chrétienne pour aller se perdre dans le naturalisme païen, Essai sur la métaphysique d’Aristote, t. II, p. 465.
  38. Porphyre, de Vita Plotini, 2
  39. Apulée, de Deo Socratis, 3, 6, 7, 14.
  40. Porphyre, de Antro Nympharum.
  41. Macrobe, In Somnium Scipionis, lib. I, cap. 2.
  42. Jamblique, de Mysteriis, sect. I, cap. 11 ; Jules Simon, Hist. de l’école d’Alexandrie, t. I
  43. Villemain, Tableau de l’éloquence chrétienne au quatrième siècle, Symmaque, lib. X, epist. 61.
  44. Symmaque, lib. IX, epist. 128, 129 ; lib. II, epist. 46.
  45. Ammien Marcellin, XIV, 6 ; XXVIII, 4.
  46. S. Augustin, de Civit. Dei, II, 20.
  47. Zosime, Hist., V, 38-41.
  48. Eusèbe, de Vita Constantini, II. 56 ; Cod. Theodos., lib. XVI, tit. 10, de Paganis sacrificiis et templis ; II, 2. 4, 5, 6, 9, 10, 12, 13, 14, 16, etc. ; S. Augustin, epist. 50, Senioribus coloniae Suffectanae ; epist. 91, Nectario ; Beugnot, Histoire de la chute du paganisme en Occident.
  49. Symmaque, epist. 16 ; S. Augustin, de Civit. Dei, lib. I, cap. 1 et seqq.
  50. S. Justin., Apolog. 1 et 2. Minutius Felix, Octavius, 19 : « Recenseamus, si placet, disciplinas philosophorum, deprehendes eos, et si sermonibus variis, ipsis tamen rebus in hanc unam coire et conspirare sententiam. »
  51. Volusianus Augustino, inter Augustin ! Epist. 135 ; Marcellinus Augustino, epist. 136 ; Augustinus Volusiano, epist. 137 ; Marcellino, epist. 138.
  52. S. August., epist. 158, Marcellino : « Verum tamen cognosce quid eos contra moveat, atque rescribe, ut vel epistolis vel libris, si adjuverit Deus, ad omnia respondere curemus. » De Civitate Dei, prœfatio ad Marcellinum.
  53. Porphyr. ap. S. Augustinum, de Civit. Dei, lib. X, cap. 32. Origène, Contra Celsum ; Prudence, Contra Symmachum, I :

    Omnis qui celsa scandit cœnacula vulgus,
    Quique terit scilicem variis dircursibus atram
    Et quem panis alit gradibus dispensus ab altis.
    Aul Vaticano tumulum sub monte frequentat…
    Cœlibus aut magnis lateranas currit aedes.


    Sancti Severi carmen Bucolicum :

    Signum quod perhibent esse crucis Dei
    Magnis qui colitur solus in urbibus.


    S. Maxime de Turin, Serm. 101 : « Et si ad agrum processeris, cernis aras ligneas, et simulacra lapidea… Cum maturius vigilaveris, et videris saucium vino rusticum, scire debes quoniam, ut dicunt, aut Dianaticus, aut Aruspex est, » etc Idem, Serm. 102, homilia 16, tractatus 4. Beugnot, Hist. de la chute du paganisme.
  54. S. Pierre Chrysologue, Serm., 5, 155 ; S. Maxime de Turin, Tractatus 4. Cf. S. Cyprien, ad Demetrianum, de idolorum vanitate.
  55. Virgile, Georgic., lib. II :

    O fortunatos nimium, sua si bona norint,
    Agricolas !…
    At secura quies et nescia fallere vita…
    Casta pudicitiam servat domus..
    Felix qui rerum potuit cognoscere causas,
    Atque metus omnes et inexorabile fatum
    Subjecit pedibus, strepitumque Acherontis avari !

  56. S. Jérôme, Epist. 107, ad Lætam : « Quis hoc crederet ut Albini pontificis neptis de repromissione martyris nasceretur ?… Cum avum viderit, in pectus ejus transiliat, collo dependeat, nolenti alleluia decantet. »
  57. S. Augustin, Serm. epist. 50, « Senioribus coloniae Suffectanæ. »
  58. Lex unica Cod. de Gladiatoribus, Symmaque, lib. X., epist. 68. Prudence, Contra Symmachum, II. Sur le martyre de saint Télémaque, Théodoret, Hist. ecclés., V, 26 ; Martyrologium romanum, ad diem 1 januarii.
  59. S. Augustin, epist.47, Publicolæ. Marangoni, Delle cose gentilesche e profane trasportate ad uso ed ornamento delle chiese, p. 256, 276, 282. Beugnot, Histoire de la chute du paganisme en Occident.
  60. Théodoret, cité par Baronius, ad ann. 44, 87. S. Augustin, Epist. 29. S. Grégoire de Nysse, in Vita S. Gregorii Thaumaturgi. Les conciles se hâtèrent de réprimer les désordres qui s’introduisirent dans ces nouvelles fêtes. Concilium Carthagin., III, can. 50 ; Tolet., III, cap. xxviii. Marangoni, p. 282.
  61. Marangoni, p. 378. Prudence, Peri-Stephanon, hymn. sanctæ Eulaliæ. S. Jérôme, contra Vigilantium.
  62. Saint Grégoire, lib. XI, epist . 76.
  63. Gibbon, Hist. of decline and fall of Roman empire, chap. 28. Beugnot, Hist. de la chute du paganisme en Occident. Procope, de Bello gothico. Saint Grégoire, Epist. En ce qui touche la conversion des Germains, qu’il me soit permis de renvoyer à mon livre sur la Civilisation chrétienne chez les Francs.
  64. Villani, Cronaca, lib. I, 42, 60. « E con tutto chè i Fiorentini fossero divenuti Cristiani, ancora teneano molti costumi del Paganesimo……  » Id., ibid., lib. V, 38 : « E ben mostro che’l nemico dell’ umana generazione per le peccata de’ Fiorentini avesse podere nell’ idola di Marte, il quale i Fiorentini adoravano anticamente. »
  65. Muratori, Dissert, 29 de Spectaculis et ludis publicis medii ævi, p.832, 833, 852. — Pétrarque, Familiarium, lib. V. epist. 5. « Cum luce media, inspectantibus regibus ac populo, infamis ille gladiatorius ludus in urbe Itala celebretur, plus quam barbara feritate. Ubi more pecudum sanguis humanum funditur, et sub oculis parentum infelices filii jugulantur, juguloque gladium inconstantius excepisse infamia summa est, quasi pro Republica aut pro æternæ vitæ præmiis certetur. » Je dois l’indication de cette lettre à M. Eugène Rendu, qui prépare sur Pétrarque un grand travail historique.
  66. Schmidt, Hist. et Doctrine de la secte des Cathares ou Albigeois, t. II, p. 167.
  67. Saint Ouen, Præfatio ad vitam sancti Eligii. Prologus ad vitam sancti Maximini Miciacensis, apud Mabillon, Acta SS. 0. S. B. 1, 581. Jean Scot, de Divisione nature. Sur Amaury de Bène et David de Dinand, Martin. Polon. Chronic., lib. IV, S. Thomas in secund. Sentent., dis. XVII quæst.
  68. Origène, Philosophumena, edidit Miller, lib. IV, p. 62, 63, 71, 75. Suéton., in Tiberio. Cod. Justin., IX, 18, de Maleficis et Mathematicis. Ibid., II, 4, 5, 9.
  69. Libri, Histoire des sciences mathématiques en Italie, t. II, p. 52. Muratori, Scriptores Rerum Italicarum, VIII, 228, XIV, 930 et 931. Villani, Cronaca, VI, 82.
  70. Albert le Grand, Oper., l. V. Speculum astronom., in quo de libris licitis et illicitis pertractatur, cap. xi.
  71. Cod. Theod., I. I. Tit IV, lex prima, de Responsis prudentum.
  72. Dig., l. I, tit. II, § 7, de Origine juris.
  73. Dig., l. I, tit. V, de Statu hominum.
  74. Inst. Just., I, 8, de his qui sui vel alieni juris sunt, § 2.
  75. Gaïus, Comm, IV § 34 et seq.
  76. Dig. de Justitia et jure, l. I, tit. I, § 1.
  77. Dig., de Constitut., l, I, tit. IV.
  78. Gaïus, — Comm. II, § 7.
  79. Cic, cité par Nonius au mot famulantur. De Rep., l. III. c. xxv.
  80. Cic., de Officiis. l. III, c. xxiii.
  81. Libanius, Orat. XXXI, de Servitute.
  82. Tacit., Annal., l. XIV, c. xlii et seqq.
  83. M. Wallon, Hist. de l’esclavage dans l’antiquité, t. II, p. 180
  84. Cat., de Re rustica, I, cix.
  85. Colum., I, vi, 3.
  86. Gaïus, l. III, § 146.
  87. Epist. ad Cor., VII, 22 ; xii 13 ; ad Rom., I, 14.
  88. Cod. Just., IX, 14 ; de Emendatione servorum, Cod. Theod., l. IX, tit. XII, c. 1.
  89. Acclamations du sénat : « Augustes, Dieu vous conserve (27 fois) ; vous avez écarté toute ambiguïté des constitutions (25 fois) ; vous travaillez à la justice publique, vous travaillez à notre paix (25 fois) ; de vous nous tenons nos honneurs, nos patrimoines, tous nos biens (28 fois) ; épargnez à ce code le danger des interpolations (25 fois). »
  90. Εἰν ἑνὶ Βιργιλίοιο νόον ϰαὶ μοῦσαν Ὁμήρου

    Κλαυδιανὸν Ῥώμη ϰαὶ βασιλῆς ἔθεσαν.

    (Orelli, inscr. lat. coll., no 1182).
  91. Claudiani Epistola i, 13.
  92. De Raptu Proserpinæ, l. I, v. 1-4.
  93. Claud., Epigr. 27.
  94. De Nuptiis Honorii et Mariæ, v. 235.
  95. En princeps, en orbis apex aequatus Olympo !
    En quales memini, turba verenda, Deos !
    Fingere nil majus potuit sopor, altaque vati
    Conventum cœlo prœbuit aula parem.

    (Claud., de Sexto Cons. Honorii, præfatio, v. 1-25 )
  96. Claud., de Sexto Cons. Honorii, v. 39-55.
  97. Claudiani de Consulatu Stilichonis, lib. III, v. 156-158.
  98. In Rufinum, lib. II, v.406.
  99. Sic quod Threicio Juno placabilis Orphei,
    Hoc poteris votis esse, Serena, meis.
    Illius exspectant famulantia sidera nutum,
    Sub pedibus regitur terra fretumque tuis,

  100. In Rufinum, lib. I, v. l-21.
  101. Processu pelagi jam se Capraria tollit.
    Squalet luci fugis insula plena viris.
    Ipsi se monachos graio cognomine dicunt,
    Quod soli nullo vivere teste volunt.
    Munera fortunæ metuunt, dum damna verentur ;
    Quisquam sponte miser, ne miser esse queat ?
    Quænam perversi rabies tam stulta cerebri,
    Dum mala formidas, nec bona posse pati ?

    (Ruti., Itiner., v. 439.)
  102. V. Biblioth. de l’École des Chartes, 1o série, t. i, p. 517.
  103. Voir les notes à la fin de la leçon.
  104. Plin. Jun., l. IV, ep. XIII.
  105. Cod. Theod., l. XIII, tit. III, l. 3. De Medicis et Professoribus.
  106. Ibid. l. 1
  107. Cod. Theod., ibid., l. 11.
  108. Cod. Theod., l. XIV, tit. IX, l. 1. De Studiis liberalibus urbis Romæ.
  109. Ibid., l. XIV, tit. xi, l. 3. De Professoribus publicis Constantinopolitanis.
  110. Saturnales, l. I, c. XVII.
  111. Saturnales, l. I, c. I, 7.
  112. Macrobe, Saturnales, l. I, c. XXIV.
  113. Ibid., l. III.
  114. Ainsi, Eusèbe au liv. IV, Eustathe au liv. V, Furius Albinus et Servius au liv. VI.
  115. Liv. VII, 1-16.
  116. Tertull., de Idololatria, c. X.
  117. S. Paulin, Ep. XVI, 6.
  118. Fleury, t. IV, l. 15, p. 14.
  119. Clém. Alex., Stromat., l. I, 5,6.
  120. S. Basil., Ad adolescentes, quomodo possint ex Gentilium libris fructum capere, c. IV.
  121. Tertull., de Præscriptione hæreticorum, c. VIII.
  122. S. Hieronymi Epist. XVIII, ad Eust.
  123. S. Hieronymi Epist. LXXXIII, ad Magnum.
  124. Contra Rufinum,. l. I, 30.
  125. Voir les notes à la fin de la leçon, ler.
  126. S. August., Confessionum l. VII, c. IX.
  127. Voir les notes à la fin de la leçon, II.
  128. S. Gregorii Thaumaturgi Oratio panegyrica et charisteria ad Origenem, passim.
  129. S. Augustin, de vera Religione, c. XCVI.
  130. S. Augustin, de Agone christiano, lib. I, c. IV — Id., de Moribus manichærum l. II, passim.
  131. S. Aug.. de Hæresibus, c. XLVI.
  132. S. Aug., de Moribus manichæorum, l. II. — De Hæresibus, passim.
  133. De Moribus manichæorum, l. II, c. LIII.
  134. De Moribus manichæorum l. II, c. I.
  135. De Moribus manichæorum, l. III c. II et sequ.
  136. Epist. ad Lucilium, LXXIII, 13 : « Sapiens tam æquo animo omnia apud alios videt contemnitque quam Jupiter ; et hoc se magis suscipit, quod Jupiter uti illis non potest, sapiens non vult. »
  137. Voir les notes à la fin de la leçon.
  138. EXTRAIT DES NOTES DE LA LEÇON.

    En écrivant contre les ariens et les pélagiens, saint Augustin faisait encore l’œuvre de l’avenir : en rompant le rapport du Christ avec Dieu, du Christ avec Thomas, en supprimant les mystères, ces doctrines supprimaient la foi. On les jugea par leurs fruits. — Les barbares ariens : — toutes leurs monarchies périssent. Il fallait la foi pour régénérer le monde, que la raison n’avait pas sauvé

  139. S. Aug., Epist. cxx, ad Consentium.
  140. Confessiones, l. IV, c. iv.
  141. Confessiones, 1. III, c. iv.
  142. Confessiones, l. VII, c. x.
  143. Confessiones, l. VI, c. iii.
  144. EXTRAIT DES NOTES DE LA LEÇON.

    Heure décisive. — Qu’eût été Augustin si à cette époque il avait résisté ? Et combien d’autres, irrésolus, flottants, qu’eussent-ils été si un jour ils se fussent rendus ! À partir de ce moment, les yeux d’Augustin s’ouvrent, il connaît Dieu, il entre en communication avec Dieu.

  145. Confessiones, l. VIII, c. XII.
  146. Confessiones, l. IX, c. IV.
  147. Confessiones, l. XIII, c. XXXVIII.
  148. Contra Academicos, l. I, c. II.
  149. De vera religione, initio.
  150. Soliloquia, l. II, c. i.
  151. Contra Academicos, l. III, c. XI.
  152. Liber de diversis quæstionibus, c. XLVI.
  153. Soliloq., l. II, c. I.
  154. De Trinitate, l. VIII, c. III.
  155. De ordine, l. II, c. XLIV.
  156. De civitate Dei, l. XII, c. XV. XVI, XVII.
  157. Confess., l. IX, c. XXIV
  158. Confess., l. XI, c. XXIX
  159. Voir les notes la fin de la leçon.
  160. EXTRAIT DES NOTES DE LA LEÇON

    La tradition réside dans l’Église une et universelle : comme un seul soleil, comme un seul arbre, comme une seule source. Hors de l’Église pas de chrétiens, pas de martyrs.

  161. Et ad Petri cathedram atque ecclesiam principalem unde unitas sacerdotalis exorta est. (S. Cypr., Ep. 55, ad Cornelium.)
  162. Non solum hujus sedis prœsulem, sed et omnium episcoporum noverunt esse primatem.
  163. Voir les notes à la fin de la leçon, I
  164. Voir les notes à la fin de la leçon, II.
  165. S. Leonis Magni Sermo primus in natale apost. Petri et Pauli.
  166. Plin. Maj., Hist. Na. I, V. Chp. XV (S XVII)
  167. Aug., Conf. I. VIII, c. VI.
  168. Sulpice Sévère.
  169. S. Jean. Chrisost., in Ep. I, ad Corinth. Homelie 19
  170. S.Paulin, ep.XXIII, ad Severum.
  171. S. Joann. Chrysost., in Ep. I ad Corin. homilia 40.
  172. Decret. Grat. p 11, caus. XII quaest. 2. V.M. Wallon, Histoire de l'esclavage, t III, p 382.
  173. De Officiis, I, I, c. 42
  174. Dion Cassius, LXII, 2. cf. Tacite, Annales, XIII, 42.
  175. Matth., VI, 28-29
  176. V. M. Wallon, Histoire. de l’esclavage dans l’antiquité, t. III, p. 402 et suiv.
  177. S. Joann. Chrysost. Verbis apost. habentes eumdem spiritum, serm. III, c. 2.
  178. EXTRAIT DES NOTES DE LA LEÇON. Le christianisme crée le premier peuple. A vrai dire il n’y a pas de peuple à Athènes, à Rome, ou plutôt il y en a trois, les citoyens, les étrangers, les esclaves : Seule l’Eglise parlait sincèrement quand elle adressait ses instructions clero et populo.
  179. Ecclesiastic.,IV, 8.
  180. EXTRAIT DES NOTES DE LA.LEÇON. C’est ici qu’éclate cette vérité méconnue, que, dans le christianisme,le mystère soutient toute la morale. Comment le christianisme concilia la charité et la propriété, le précepte de l’aumône et le droit de refuser l’aumône. C’est. le Christ qui est dans l’homme, qu’il faut aimer dans l’homme, qui souffre dans le pauvre, qui exercera les droits du pauvre dans l’autre vie. La morale chrétienne est à ce prix. Si vous ôtez le dogme qui la soutient, elle croule, et les partis s’arment de ses débris pour se faire une morale socialiste, une morale égoïste, la morale de la tyrannie, la morale du désordre et de l’immoralité. Présence immanente du Christ dans l’humanité. Le pauvre de saint Martin. Le lépreux de sainte Etisabeth. Voilà pourquoi on ne le sert pas avec dédain, mais avec passion, avec transport, assuré que ses plaies sont celles dit Sauveur.
  181. Conc Nicoeni, can. 70.
  182. Digest., XXIII, tit. II, l. 1.
  183. Juv. sat VI, v 147
  184. Sénèque, de Beneficiis I, III chap XVI
  185. Sénèque, Ep.XCVII.
  186. Sénèque, de Constantia sapientis, c. XIV.
  187. S. Ambr., de Institutione virginis, c.V
  188. S. Hieronymus, ad Oceanum de morte Fabiolae,Ep LXXVII.
  189. Tertull., ad Uxorem, c. IX.
  190. Hieronymus, ep. LXXVII, de Morte Fabiolae.
  191. EXTRAIT DES NOTES DE LA LEÇON.. Saint Léon lui rend ce glorieux témoignage qu’en prêtant son appui à la condamnation de Nestorius et d’Eutychès, elle a fait la paix religieuse du monde.
  192. V. l’édit. de Théodoric, c. LIV, et la loi des Bourguignons, tit. III, § 3.
  193. St Hieronym. Ad Laetam; ep. CXII.
  194. Ad Gaudentium, ep.CXXVIII.
  195. Voir les notes à la fin de la leçon.
  196. S. Ambr., de Viginibus, ad Marcellinam sororem suam, I,II, c.VI.
  197. S. Augustin, de vita beata, l. I, ch. viii.
  198. Confessiones, IX, c. ix.
  199. Voir la lettre XCII à Paula et à Eustochie.
  200. Bibliotheca Patrum, t.V,p. 543.
  201. Prud., Peristephanon, XIV, v. 133.
  202. Hermas, Pastor, visio prima.
  203. Et ut res rationesque vostrorum omnium
    Bene expedire voltis. peregreque et domi,
    Bonoque atque amplo auctare perpetuo lucro,
    Quasque incepistis res ; quasque inceptabitis.

    (Plaute, Amphitryon, prolog., v. 5)
  204. Tota saepe theatra, et omnem circi turbam exclamasse barbare scimus (Quint. Instit. Or. I I, c. VI)
  205. Dioniq Borysthenica, oratio 36.
  206. Apulée, Florid. I II. initio.
  207. EXTRAIT DES NOTES DE LA ’LEÇON. La parole ; c’est la prédication ; l’orateur, c’est l’évêque ; la -parole, c’est l’accomplissement d’un devoir ; c’est un acte, un ministère, c’est un sacerdoce ; elle n’est plus au service de l’intelligence, mais de l’amour.
  208. S. Ambroise, de Officiis ministrorum, c. 22, 23.
  209. S.Augustin, de Doctrina chrisdtiana, I, IV c. 2
  210. S. Augustin, de Catechizandis rudibus, cap. 2 ;
  211. S. Greg. Naz., Op., t. 1, p. 132, Orat. IV.
  212. Voir les notes à la fin de la leçon
  213. S. Augustin, de Vita clericorum suorum, serm. 355.
  214. S. Augustin, de Trinitate, serm. 52.
  215. S. Augustin, serm. 105, c. 7 et 9.
  216. S. Augustin, de Doctrina christiana, 1. IV, 24.
  217. Epis. XXIX, ad Alypium.
  218. Voir les notes à la fin de la leçon, II.
  219. Παντιδαπὴ ἱστορία
  220. Sedulius, Epist. dedicat. ad Macedonium.
  221. S. Augustin, Conf. I IX, c. V.
  222. S. Paulin, Poem IV, Precatio
  223. Ausone, Ep. XXIV, ad Paulinum.
  224. S. Paulin, Carm. X, v. 18 et seq
  225. S. Paulin, Carm. XXII. Epithalam Juliani et Iae, v. 150
  226. S. Paulin, Carm. XXXIII, de Obitu Celo pueri , v.613
  227. S Paulin, Natalis III
  228. Prudence, Peristeph. Préface.
  229. Prudence, Contra Symmach., I, 502.
  230. Prudence, Contra Symmachum, II v, 1114 et seq.
  231. Peristeph., II ,412 et seq.
  232. Prudence, Peristeph., X, 1136 et seq.
  233. Voir les notes à la fin de la leçon, I.
  234. Hermas, Pastor, l. III : Similitudo secunda.
  235. S. Hieronymus, in Ezechielem, c.40.
  236. Ἰησοῦς Χριςτός, Θεοῦ υἱός, σωτὴρ.
  237. Voir les notes à la fin de la leçon, II.
  238. S. Paulini Ep. XII, Ad Severum .
  239. S. Paulini Natalis IX, De Adventu Nicetae episcopi e Dacia qui ad natalem S. Felicis occurerat.
  240. Aristide, Roma encomium,Orat. XIV
  241. Les Sères apportaient leurs soies, leurs pelleteries, dans des ballots sur lesquels le prix était marqué, puis ils se retiraient. Les acheteurs venaient, examinaient la marchandise, et, si elle leur convenait, en laissait la valeur telle qu’ils l’avaient’appréciée. Les Séres revenaient, et, si le marché leur agréait, ils laissaient leurs marchandises et en emportaient la valeur. Il leur fallait encore, au dire de Pomponius Mêla, sept mois de marche pour atteindre leur pays. (V. Hullmann, Handelsgeschichte der Griechen
  242. Une ouvrière de Cos, appelée Pamphilia avait imagine d’effiler les étoffes de soie pour les tisser de nouveau. (V. Hullmann, Handelsgeschichte der Griechen )
  243. V. l’Histoire de la Gaule méridionale de M. Fauriel et les Récits mérovingiens de M Augustin Thierry.
  244. Grégoire de Tours, décrivant l’entrée solennelle du roi Gontran à Orléans, dit:« et hinc lingua Syrorum, hinc Latinorum, hinc etiam ipsorum Judœorum in diversis latidibus varie concrepabat. » (Lib. VIII, I.)
  245. Raguomodus quoque Parisiae urbis episcopus obiit. Eusebius quidam negotiator, génère Syrus, datis multis muneribus, in locum ejus subrogatus est.(Greg. Turon, X, 26.)
  246. Mon.St Gall I II c. XXVII
  247. V.Bettinelli, Risorgimento d'Italia, t.IV, et Heeren, Essai sur l'influence des croisades.
  248. Cassiod. Variorum, VII, 15, Formula ad praefectum urbis de architecto publicorum.
  249. Paul Orose, 1 V cap 1.
  250. Prudence, Peristeph. IV, V, 13 et 59.
  251. Juvénal,sat.XV.v.111.
  252. Gallia in duas res industriosissime persequitur :
    Rem militarem et argutie loqui.

  253. Sidoine Apoll., Ep.,I VII,9.
  254. Sid.Apo.,Ep. I, IX, 14
  255. Sid.Apol.,Ep.,I IV, 8, Ad Evodium.
  256. Sid. Apol., Ep.,1 VII, 7, ad Greacum.
  257. Ep. Cleri Romani ad imperatores, epistola Agathonis papae ad ann. 680. Muratori, Antiquitat. Italic. t, III, p 807. Tiraboschi, Storia della letteratura italiana, t. V. lib.2 et 3; Giesebrecht; de Litterarum studiis apud Italos primis medii aevi saeculis. Berolini, 1845.
  258. Voyez ci après l’Hymnarium vaticanum et surtout l’hymne de saint Flavien.
  259. Fortunati Carmina, lib. VI, 8.

    Aut Maro Trajano lectus in urbe foro.

    Idem III, 20

    Vix modo tam nitido pomposa cultu
    Audit Trajano Roma verenda foro.
    Quod si tale decus récitasses aure senatus,
    Stravissent plantis aurea fila tuis.

  260. Acta S. Betharii (auctore cooetaneo) apud Bolland., II Augusti vita S. Gregorii, auctore Johanne diacono « < Disciplinis vero liberalibus, hoc est grammatica, rhetorica, dialectica, ita a puero est institutus, ut quamvis ea tempore florerent adhuc Romœ studia littèrarum, tamen nulli in urbe ipsa secundus esse putaretur ». » S. Gregorii Epist. ad Leandrum: « Barbarismi confusionem non devito, situs motusque et praepositionum casus servare contemno, quia vehementer indignum existimo ut verba cœlestis oraculi restringam sub regulis Donati.  »
  261. Beda, Vite Wiremuthensium abbatum. Concilium Lateranense anni 680. Graphia aureae urbis Romae. «Quando autem omnium dominator Capitolium Saturni et Jovis conscendere voluerit, in mutatorio Julii Caesaris purpuram albam accipiat, et omnibus genribus musicorum vallatus, hebraice, graece et latine fausta acclamantibus, Capitolium aureum conscendat. »
  262. Anastasius Bibliothec., in Adriano.
  263. Vita S. Athanasii Neapolit.episc. : apud Muratori, Scrip II, ,pars 2, 1045 : « (Sergius ejus pater) litteris tam gratis quam latinis favorabiliter eruditus, ita ut si casu librum graecis exaratum clementis in manibus sumeret, latine hunc inoffense cursim legeret. Gregorius ejus filius militum magister, in graeca latinaque lingua peritissimus .
  264. Fabri, Le sagre memorie di Ravenna antica. Ciampini, Vetera monumenta .Fortunat, Vita S. Martini,prolog.

    Parvula grammaticae lambens refluamina guttae,
    Rhetoricœ exiguum praelibans gurgitis haustum,
    Cote ex juridica cui vix rubigo recessit.

  265. Rescriptum Honorii Scholastici contra epistolas exhortatorias Senecae, apud Mabillon, Analecta, t.I, 364, 365.
  266. Agnellus, lib. Pontif. apud Muratori,. Script., II, p. 1, 151, etc
  267. Fantuzzi, Monum. Rav., I, 215, anno 984 «Heredes quondam Johannis de Leo magister. » Id., 229, anno 1002 « Filii quondam Johannis magister.» Id., II, 60, anno 1023 « Petrus Scholasticus» . Id., 1, 69, anno 1036 « Arardus Scholasticus » .
  268. Radulphus Glaber, apud D. Bouquet, X, 23. « Ipso quoque tempore non impar apud Ravennam expertum est malum. Quidam igitur Vilgardus dictus, studio artis grammaticae magis assiduus quam frequens, sicut Italis semper mos fuit artes negligere ceteras, illam sectari, is cum scientia sui artis cœpisset inflatus superbia stultior apparere, quadam nocte assumpsere daemones poetarum species Virgilii et Horatii atque Juvenalis, apparentesque illi, fallaces retulerunt grates... coepit multa turgide docere fidei contraria, dictaque poetarum per omnia credenda esse asserebat, » etc.
  269. Paul. Diacon., Historia Langobar. I VI, c. 7. Epitaphium Pauli Diaconi apud Mabillon, Appendix ad volum. II. Annal. Benedictin. N°35/

    Divino instinctu, regalis protinus aula
    Ob decus et lumen patriae te sumpsit alendum.
    Omnia Sophiae cepisti culmina sacrae,
    Rege movente pio Ratchis, penetrare decenter.

    J’ai traité de l’École du palais chez les rois mérovingiens dans mon livre de la Civilisation chrétienne chez les Francs, p. 500.

  270. Epitaphium Arrichis apud Pertz, mon German. Script.,

    Quod logos et physis, moderans quod ethica pangit,
    Omnia condiderat mentis in arce suae.

    Romuald est loué en ces termes :

    Grammatica pollens, mundana lege togatus.

    Epistola Pauli Diaconi Adilpergae apud Champollion- Figeac Prolegomena ad Amatum, XXIV « Cum ad imitationem excellentissimi comparis...ipsa quoque subtili ingenio sagacissimo studio prudentium arcana rimeris, ita ut philosophorum aurata eloquia poetarumque gemmea tibi dicta in promptu sint ; historiis etiam seu commentis tam divinis inhaereas quam mundanis.»

  271. Anonymus Salernitanus cap122.Apud.Pertz, III,534.
  272. Charte des archives de la cathédrale de Lucques :
    757. Signummanus Tendualdi magistri, testis.
    Ann. 798. (Donation d’une terre.) « Caput uno tenet in via publica, et alio caput tene in terra Benedicti magistri. »
    Les maîtres nommés dans ces deux chartes n’ayant pas la qualité de clercs, on peut les tenir pour laïques. Je remarque dans la seconde les formes déjà italiennes de ce latin barbare uno, alio,tene.
    Ann. 825. Ex dictato supradicti Gausperti magister meus scripsi.
    Ann. 755. Anspertus pictor.
    Ann. 807. Ilpinghi homo magistro aurefice, etc
  273. Ratherius, Opera 419 « De ordinandis pro certo scitote quod a nobis nullo modo promovebuntur, nisi aut.in civitate nostra, aut in aliquo monasterio, vel apud quemlibet sapientem, conversati fuerint et litteris aliquantulum eruditi. »
  274. Ratherius, Opera 59 « Multi enim lucri ambitu tegenda silentio vendunt loquendo ». Mabillon Annales ordinis S. Benedicti, IV, 726. Adémar y fait parler ainsi Benoît de Cluse, dont il combat les prétentions : « Ego sum nepos abbatis de Clusa. Ipse me duxit per multa loca in Longobardia et Francia, propter grammaticam. Ipsi jam constat sapientia mea duo millia solidis quos dedit magistris meis. Novem annis jam steti ad grammaticam. In Francia est sapientia, sed parum; nam in Longobardia, ubi ego plus didici, est fons sapientiœ.  »
  275. Alphani carmina, apud Ughelli, Italia sacra, t.X. Ad Godfrit., episcop. Aversan.

    Aversam, studiis philosophos tuis
    Tu tantum reliquos vincis, ut optimis
    __Dispar non sis Athenis.

    Idem, ad Guillermus grammaticum :

    Cui tot Aversae studiis adauctum
    Oppidum census dedit atque dulcis
    __Culmen honoris

  276. Petrus Damiani de Perfectione monachorum, in capite : de monachis qui grammaticam discere gestiunt : « Quomodo liceat theatralia grammaticorum gymnasia insolenter irrumpere, et velut inter nundinales strepitus vana cum secularibus verba conferre ? »
  277. Wippo, Panegyric Henrici III :

    Tunc fac edictum per terram Teutonicorum,
    Quilibet ut dives sibi natos instruit omnes
    Litterulis, legemque suam persuadeat illis.
    Hoc servant Itali post prima crepundia cuncti,
    Et sudare scholis mandatur tota juventus.

    Dans tout ce qui précède, j’ai beaucoup emprunté au savant travail de M. Giesebrecht De litterarum studiis apud Italos.

  278. Tiraboschi, Storia di Nonantola II, n° 38, p. 54. Diplôme de Milan, 855 «Ego Hildera tus scriptor hujus livelli juris magister. » Goldast, Constit. Imp. 1221 IV, 34. Traité de 964 «Synodum constitutam apluribus viris catholicis episcopis et abbatibus, insuper judicibus et legis doctoribus. » Petrus Damiani ; Epist., lib. VIII. 7, 10. M., Opera, t. Il, p. 18, édition de Rome, 1608. Muratori, Antiquit. I, 969, Florence, 1075 « Ubertus legis doctor ». Id., ibid., p. 448. Bergame, 1079 « Radulfus legis doctor. » Sarti, de Cl. Archig. Bonon. professoribus. t I, p, 1, charte de 1067 «Albertus legis doctor. » Je connais les objections de Savigny, et je n’entends pas que le titre de legis doctor désigne toujours un maître qui enseigne le droit, mais du moins un légiste qui l’a étudié.
  279. Savigny, Histoire du Droit romain ; t. III, ch. 21, § 88 (de la traduction française). Ibid., § 94. Sarti ; pars 1°, p. 149, 167, 233, 401, 410, 411. Pars ~p. 83, 138. Odofredus, ad l. 79 de Verb. obligat. « Bene scitis quod.cum doctores faciunt collectam, doctor non quaerit a scholaribus, sed eligit duos scholares, ut scrutentur voluntates scholarium. Promittunt scholares per illos. Mali scholares nolunt solvere, quia dicunt quod per procuratorem non quaeritur actio domino.» Id., in fine Digest. « Et dico vobis quod in anno sequenti intendo docere ordinarie bene et legaliter... Extraordinarie non credo legere, quia scholares non sunt boni pagatores, quia volunt scire, sed nolunt solvere, juita illud < « Nosse velint omnes, mercedem solvere nemo ». Le vers est de Juvenal, sat. VII, v. 157.
  280. Niebuhr, Rheinisches Museum, t. III p. 7 et 8.
  281. Ces trois derniers mots ne sont qu’une restitution conjecturale.
  282. MS. Vatican, secul, ut videtur, XII, n°.2719, folio 85. Ici,
    comme dans tous les textes qui suivent, j’ai reproduit scrupuleusement
    l’orthographe du manuscrit. J’ai marqué d’un point d’interrogation les leçons douteuses.
  283. Publié par M. Edelestand du Méril, Poésies latines populaires, I, 309.
  284. Ce poëme est tiré du même recueil que le précédent (Vatican n° 2719).
  285. Le copiste a réuni dans ce vers deux hémistiches qui ne se
    suivent ni par le sens ni par la rime.
  286. Cf. Ovidius, Artis amatoriae lib.II.

    Da reditum puero, senis est si gratia vilis
      Si non vis puero parcere, parce seni.
  287. Ovidii Metamorph. VIII :
    Atque ita compositas parvo curvamine flectit.
  288. Ovid., ibid.
    Flavam modo pollice ceram
    Mollibat, lusuque suo mirabile patris
    Impediebat opus.

  289. Terras licet, inquit, et undas
    Obstruat : at cœtum certe patet : ibimus illac.

  290. Ignarus sua se tractare pericla.

  291. Instruit et natum ; Medioque ut limite curras,
    Icare, ait, moneo ne, si demissior ibis,
    Unda gravet pennas ; si celsior, ignis adurat.
    Me duce, carpe viam.

  292. ….Dedit oscula nato
    Non iterum repetenda suo.
  293. Le copiste omet ici plusieurs vers.
  294. Bibliothèque de l’ancienne abbaye de Saint Gall, n° 865. Ce manuscrit in-8o sur parchemin, et d’une écriture qui remonte au douzième siècle, contient la Thébaïde de Stace. A la fin se trouve la complainte d’Œdipe ; les trois premiers vers sont accompagnés d’une notation musicale.
  295. Sic. Il est probable qu’au second vers il faut remplacer tenebris par latebris.
  296. Francesco da Barberino del reggimento e Costume delle donne, parte V. — Villani, lib VII, cap. 89.
  297. C’est ce, qui résulte des dernières fouilles entreprises aux catacombes de Sainte-Agnes. J’ai visité ces deux salles, dont on trouvera la description dans le savant livre du père Marchi.
  298. Bottari, Pitture t. Il, tab. 65 et 71. Mamachi, Antiquit. christ., III, 81. Raout-Rochette, Tableau des Catacombes, p. 131.
  299. Concilium Vasionense, Il, c. 1. « Placuit ut omnes presbyteri qui sunt in parochiis constituti, secundum consuetudinem quam per totam Italiam salubriter teneri cognovimus, juniores lectores secum in domo ubi ipsi habitare videntur, recipiant»
  300. Johannes Diaconus, Vita S. GregoriiII,. cap. 6. Anastasius Bibliothecar., in Sergio I  ; idem in Sergio II « Eum scholae cantorum ad erudiendum tradidit(Leo III) communibus litteris. » On ne comprend pas qu’un esprit aussi élevé que M. Giesebrecht se soit laissé entrainer aux vieilles calomnies du protestantisme contre S. Grégoire le Grand, quand elles n' ont d’autre appui que le témoignage tardif de Jean de Salisbury, contredit par Jean Diacre, qui le précède de deux siècles ; quand surtout la correspondance tout entière de S. Grégoire atteste que la civilisation n’a jamais eu de plus grand serviteur.
  301. Ordo Romanus ap Mabillon, Museum italicum, t.II. Rasponi, de Bibliotheca Lateranensi. Le jour de Pâques, après vêpres, le pape venait se placer sous le portique de Saint-Venance, attenant à la basilique de Latran. Les échansons lui versaient le vin d’honneur ainsi qu’à son clergé, pendant que les chantres entonnaient une antienne grecque commençant par ces mots : Πάσχα ἱερὸν ἡμῖν σὴμερον ἀναδέδεικται et finissant par ceux-ci: τον Ῥώμης πάππαν , Χριστε, φύλαξον.
  302. Pour tout ce qui concerne la chapelle et l’école. des rois francs, qu’on me permette de renvoyer à mon livre de la Civilisation chrétienne chez les Francs. ainsi qu’à l’Histoire de S. Léger, par le R. P. Pitra. Cf..Epistola Pauli pape ad Pippinum regem, 13 et 30. Anastas. Adrian. Chronichon Engolismense, ad ann. 787 ; Eckhardus, de Casibus S. Galli : « Mittuntur secundum regis petitionem Petrus et Romanus, et cantuum et liberalium artium paginis eruditi. »
  303. S. Benedicti Crispi Mediolanensis archiepiscopi poematium medium apud Mai, Auctor. class., t. V, p. 391 praefatio ad Maurum mantuensem praepositum. Quia te, fili carissime Maure, pene ab ipsis cunabulis educavi, et septiformis facundiae liberalitate dotavi.
    Archives de Lucques
    Diplôme de 748. Signa manus Deusdede VV. presb. magistro schole, testis.
    — de 767. Propter pontificalem ejusdem Ecclesie ubi est schola.
    — de 809. Ego Lampertus magistru (sic) schole cantorum manu mea subscripsi .
    — de 746. Gaudentius presbiter magister
  304. Regula S. Benedicti ; Petri Diaconi de Vita et Obitu justorum coenobii Casin. Ap Mai Script. Vetera, tom. VI, p. 246. Vita S. Fulgentii. apud Mabillon, Ann. 0. S. B., t. I, p. 41 ; Vita S Columbani auctore Jona Bobbiensi, ap. Mabillon. Act. SS. 0.S.B. t. II.
  305. Catalogus Bobbiensis X seculi, ap. Muratori, Antiquitat italic. t III dissert 43~. J’y remarque un Démosthènes (librum I Demosthenis) un grand nombre de poëtes latins, et les grammairiens suivants : Sergii de Grammatica ; Adamantii, item Capri et Âcroetii de Orthographia ; Dosithei de Grammatica ; Papirii de Analogia; Flaviani de Consensu nominum et verborum ; Prisciani, Marii, de Centum metris ; Honorati de ratione metrorum libros XX diversorum grammaticorum.
  306. Constitutio Lotharii, ap. Pertz, Monument. Germ. Leg., I, 249 « De doctrine vero, quae ob nimiam incuriam atque ignaviam quorundam praepositorum, cunctis in locis est funditus extincta, placuit, ut sicut a nobis constitutum est, ita ab omnibus observetur, videlicet ut ab his qui nostra dispositione ad docendos alios perloca denominata sunt constituti, maximum detur studium, qualiter sibi commissi scholastici proficiant.

    « … Primum in Papia conveniant ad Dungalum de Mediolano, de Brixia, de Laude, de Bergamo, de Novaria, de Vércellis, de Tertona, de Aquis, de Janua, de Aste, de Cuma. In Eporegia ipse episcopus hoc per se faciat. In Taurinis comeniant de Vintimilio, de Albingano, de Vadis, de Alba. In Cremona discant de Regio, de Placentia, de Parmu, de Mutina. In Florentia de Tuscia resipiscant. In Firmo de Spoletinis civitatibus conveniant. In Verona de Mantua, de Triento. In Vicentia de Patavis, de Tarvisio, de Feltris, de Ceneda, de Asylo. Reliquae civitates Forum Julii ad scholam conveniant »

    M. Giesebrecht veut que cette constitution ne touche en rien à l’enseignement littéraire, et il en donne cette unique raison, que je trouve faible et contestable, qu’à cette époque le mot doctrina ne désigne que l’enseignement ecclésiastique. Mais cette supposition ne s’accorde pas avec le génie des réformes carlovingiennes, qui n’ont pas d’autre pensée que de restaurer la théologie par les lettres.
  307. Mansi, Concil., XIV, 1008, Constit. Eugenii papae II : De quibusdam locis ad nos refertur non magistros neque curam inveniri pro studio litterarum. Idcirco in universis episcopiis subjectisque plebibus, et aliis locis, in quibus nécessitas occurrerit, omnino cura et diligentia adhibeatur, ut magistri et doctores constituantur, qui studia litterarum liberaliumque artium habentes, dogmata assidue doceant, quia in his maxime divina manifestantur atque declarantur mandata. »
  308. Mansi, XIV, 1014.Constit. Leonis papae IV « Et si liberalium artium praeceptores in plebibus, ut assolet, rare inveniuntur, tamen divina : Scripturae magistri et institutores ecclesiastici officii nullatenus desint ».
  309. Ratherius, Op. 419. Atto Vercellensis , capit. 61 « Presbyteri etiam per villas et vicos scholas habeant, et si quilibet fidelium suos parvulos ad discendas litteras eis committere vult, eos suscipere et docere non renuant. » Ces paroles sont empruntées à une ordonnance épiscopale de Théodulphe,évêque d’Orléans.
  310. Landulfus senior, lib. II, c. 35, apud Muratori, Scriptores, IV,92 « Scholae diversarum artium ubi urbani et extranei clerici philosophia ; doctrinis studiose imbuebantur erant dua ; ex longa temporum ordinatione archiepiscoporum antecedentium stipendiis ».Idem, lib. III, cap. 21 et 23 «Andréas sacerdos in divinis et humanis, graecis et latinis sermonibus virilis. Ambrosius Biffius in latinis litteris et graecis eruditus atque ideo Bifarius dictus »
  311. Affo, Storia di Parma I app., n°89, 92. II, p. 2, 303,338. 1032. Homodei, presbyter ; magister scholarum. 1080. Ingo acolitus et magister scholarum. Donizo, ap. Muratori, V, 334 :

    Scilicet urbs Parma, quae grammatica manet alta ;
    Artes ac septem studiose sunt ibi lectae.

  312. Muratori Antiquit.Italicae III, 726. Necrologium Mutinense VIII Kalendis octobris obnt Johannes presbyter magistro de hoc seculo ad vitam per indictionem IV. » Idem ibid. 811, 815. Traditio plebis, S. Petri in Siculo facta Victor archipresbytero Gisone episcopo Mutinensi circa annum 796 « Ea siquidem ratione ut ministere archipresbyteratus fungi in omnibus non omittat, id est in sartatectis templi reficiendis, in clericis congregandis, in schola habenda et pueris educandis ». Collatio plebis de Rubiano facta Sileberto presbytero a Gottefredo episcopo Mutinensi anno 908 : « Christo ibi deserbire studeat, id est in schola habenda, in pueris educandis, in sartatectis ecclesiae reficiendis.  »
  313. Pecci, Storia de Vescovi di Siena Ann. 1056. Rolandus clericus et prior scholae subscripsi.
  314. Johannes Diaconus, In Vita S Gregorii , II, cap.6 : « Scholam quoque cantorum, quae hactenus eisdem constitutionibus in sancta romana Ecclesia modulatur, constituit.
  315. Vita S. Athanasii neapolit. ep., apud Muratori,Script II, pars2, col. 1045 « Ordinavit autem tectorum et cantorum scholas : nonnullos instituit grammatica imbuendos, alios colligavit ad scribendi officium... Ecclesiam Sancti Januarii renovavit, nobiliumque doctorum effigies in ea depinxit ». Idem, ibid. coll. 1057 «Grammaticam prius in pueritia et postea in pontificatus honore perfectissime didicit. »
  316. Tosti, Storia di Monte Cassino ; Chronicon Johannis Diaconi, apud Muratori, Script. I, pars 2, p. 310.
  317. Tous ces monastères ont des archives, des chroniques, des légendes. Alfano, dans un poëme publié par Ughelli, blâme le jeune Trasmundus, qui allait chercher dispute aux moines savants de Casauria :

    Hic Aristotelis philosophiae
    Versutas haereses, atque Platonis
    Fastus eloquii, mense per annum
    Uno pene studens, arte refutat...
    Deridet studium saepe decenne !
    At quando, libet hoc monte relicto
    Laetus tendit eo tempore veris,
    Causa tam citius multa sciendi.

  318. Collectio conciliorum regia, XXVI. Concilium Romanum anni 1078 « Ut omnes episcopi artes litterarum in suis ecclesiis doceri facerent. »
  319. Il faut voir dans la chronique de Landulfe le Vieux (Muratori, Script. IV) l’histoire de cette révolution, où le peuple de Milan eut contre ses archevêques simoniaques tout l’appui du saint-siege, représenté par Pierre Damien et Hildebrand. Sismondi, par une incroyable préoccupation, n’a vu qu’une querelle de gens d’Église, là où il fallait reconnaître la première émancipation des cités lombardes.
  320. Theodulfi Carmina, lib.IV, 1.


    Et modo Pompeium, modo te, Donate, legebam,
    Et modo Virgilium, te modo, Naso loquax.
    In quorum dictis, quamquam sint frivola multa,
    Plurima sub falso tegmine vera latent.

    .
  321. Vatican, no 3325, parchemin, à la fin d’un manuscrit de Salluste qui semble remonter au douzième siècle.
  322. Gumpoldus, in Vita Vincizlavi ducis, apud Pertz,Monument., IV, 213.
  323. Tiraboschi, Istoria della Letteratura ital. VIII, 15. Voici les vers de Buoncompagno, qui témoignent sans doute d’un goût peu délicat :

    Et Johannes johannizat,
    Et saltando choreizat.
    Modo salta, modo salta,
    Qui celorum petis alta.

  324. Ces vers sont cités par Moore (History of Ireland, I, 311, édition de Paris), qui rapporte le pèlerinage de Donatus et son élévation
    au siége épiscopal. La Vie, inédite que je publie s’accorde
    parfaitement avec le récit très-court d’Ammirato (Vescovi di Fiesole).
  325. La rime revient avec la même régularité dans la prière du saint pour un enfant enlevé par des loups
    « O Pater et Nate — Spiritus et Alme, — Nostri succurre meroris — et miserere nobis. — Tu qui per crucis vexillum exclusisti, mortem vetiti ligni, — et hoc demonstrasti signum — in redemptione captivorum dignum, — ut crucifigentes corpora, – animas erigerent ad ethera : — ne patiaris tibi assignatos Christo — devorari ab hoste sevissimo, — ne quem confirmavi chrismate sanctissimo — permittas gluttiri a lupo rapacissimo. »
  326. Il faut lire sans doute numero, au lieu de pariter.
  327. Ce distique est aussi reproduit dans l’Histoire d’Irlande, de Th. Moore (loco citato), mais d’après un texte moins correct.
  328. Brunetti, archivio diplomatico toscano N°68 et suiv., Archives du Vatican, copie authentique dressée en 1282 , d'un diplôme de Béranger daté des nones d'août 996 : Presentibus... magistro Landolfo de Seravalle physico
  329. Hugues de Flavigny Chronic. ad anno 984 Orderic Vital ad Ann. 1059 Tiraboschi, Storia della Letteratura italiana, VI, lib 4 cap 6
  330. Concilium Romanum , anni 1139,canon 9. Concilium Turonense, anni 1163, canon 8.
  331. Fragmentum libelli contra Senensem episcopum.Apud Muratori, Antiquit. Italic., III, 889.
  332. Placitum Ticinense, apud Muratori, Antiquit. Italic. II, 933 « Ibi eorum venerunt presentia Guidutfus, abba monasterii Sancti Christi, confessoris Ambrosii… et Boniprandus, judex regis… Vero sicut vos, Guidulfus abba et Boniprandus advocatus dixistis.  » Ughelli, t. l, p. 354.Placitum Ticinense « ad haec adversariorum causidicus petiit edi actionem : ecclesiæ causidicus de rchus invasis proponit actiones. »
  333. Milonis Crispini,Vita Lefranci, cap. 5. « Ab annis puerilibus eruditus est in scholis liberalium artium et legum secularium, ad suae morem patriae. Adolescens orator veteranos adversantes in actionibus causarum frequenter revicit, torrente facundiae accurate dicendi. In ipsa aetate sententias depromere sapuit, quas gratanter jurisperiti aut judices vel praetores civitatis acceptabant ».
  334. Extrait d’une ode que je publie avec les poésies inédites d’Alfano.
  335. Pétri Damiani Epist., lib. VIII, 7 et 9.
  336. Florence 1066, Hildibrandus, patronus causarum.
    Ibid. 1066, Hildibrandus, causidicus.
    Ibid. 1097, Placidus, advocatus.
    Ibid . 1099, Fralmus, causidicus sacri palatii.
    Pistoia 1095, Placidus, causidicus.
    Pisé 1067, Sigismundus, causidicus.
    Chiusi 1072, Johannes, causidicus. J’ai relevé ces témoignages aux archives diplomatiques de Florence mais ils se retrouvent tous ou presque tous dans le recueil de Brunetti. Il est vrai que M. de Savigny veut que le titre de causidicus désigne, non pas celui qui plaide une cause, mais celui qui la juge, le scabinus de la législation carlovingienne. Mais les exemples de Romuald et de Lanfranc prouvent que la profession d’avocat avait, au onzième siècle, tout son lustre et toute sa popularité ; et, dans le plaid de Teramo, les causidicides deux parties ne paraissent que pour plaider. Du reste, je ne nie point que ces noms divers de jurisdoctor, d'advocatus, de causidicus, de judex ne s’emploient souvent l’un pour l’autre, et ne désignent une classe de jurisconsultes qui forme dans plusieurs villes le collège des échevins
  337. Hist. Patr.Monument I, N°47. Cf Hegel,Gechichte des StÄedteverfassung von Italien. Archives du chapitre de-Florence’, année 783 : « Leo judex et missus domini imperatoris, Hildeprandus judex domini imperatoris interfuit, Teutpertus item, Petrus item, Sigefredus item, Petrus item, Donatus item.
    . Ego Johannes notarius interfui. Ego Florentius notarius ibi fui. : Ego Petrus item. Ego Roselmus item. Ego Hugo notarius domini imperatoris ibi fui.
    Galvaneus Flamma, Manipulus FLorum; cap 326: « Judices sive jurisperiti CC, notarii ccc, iidem imperiales DC, medici CC . »
  338. Lami, Lezioni di antichita tosc. Prefaz. « Ego Henricus, unus ex Florentina advocationé causidicus. »
  339. Villani, lib.VII, cap. 13.
  340. Muratori ,Antiquit. T1, dissert. XII, 687, 688. « Quun presentatur domno Papae ille qui judex est examinandus, examinatur prius a cardinalibus, qualiter se in tegum doctrina intelligat, et si légitime natus fuerit et laudabiliter conversatus. Qui si idoneus repertus fuerit, homagium et fidelitatem secundum consuctudinem Romanorum domno Papœ humilitor exhibet. etc., de scriniario eodem modo fit, etc.. »
  341. Tiraboschi, Storia della Letteratura ital. , t VI, lib. 4, cap. 3.
  342. Panegyricus anonymus Berengarii. Pertz, Script IV, 191
  343. Pecci, Storia di vescovi di Siena; Chronicon Casaurense, apud Muratori Script. II, pars 2, col.1013.
  344. Albertin. Mussatus, libri III de Obsidione Paduœ : Ad notariorum Padavinorum palatinam societatem. «Illud quodcumque sit metrum non altum, non tragœdum, sed molle et vulgi intellectioni propinquum sonet eloquium, quo altius edoctis nostra stylo altiori deserviret historia, essetque metricum hoc demissum sub camoena leniore notariis et quibusque clericulis blandimentum. »
  345. Dante,Convito, II, 13; Villani, lib. VIII, 36; Vasari, Vita di Cimabue.
  346. Otton de Freysingen, de Gestis Friderici I, lib. Il, cap. 13 : «  Verum tamen barbaricae deposito feritatis rancore. Terrae aerisve proprietate aliquid romanae mansuetudims et sagacitatis trahentes. latini sermonis elegantiam, morumque retinent urbanitatem. In civitatum quoque dispositione reipublicae conservatione antiquorum adhuc Romanorum imitantur solertiam. »
  347. Muratori, Antiquit., III, 709.
  348. Gaufrid Malaterra, Proemium ad chronicon : « Si autem de incultiori poetria fuerit , ipsa-principis jussio ad hoc hortala a est, ut plano sermone et facili ad intelligendum, quo omnibus facilius quidquid diceretur patesceret, exararem, exararem ». Voici un chant de Gantrid sur la naissance de Simon, second fils de Roger, quelque temps après la mort de son fils aînté Jordan :

    Patre orbo
    Gravi morbo
    Sic sublato filio,
    Unde doleret
    Quod careret
    Haereditatem gaudio
    Ditat prole
    Quasi flore
    Superna praevisio.

  349. Édelestand du Méril, Poésies populaires latines, t II, p. 239
  350. Doctus francigena, vulgari et voce latina
    Edocuit populos eloquio triplici.

  351. Otto Frisigen., Il, 13 « Inferioris conditionis juvenes vel quoslibet contemptibilium etiam mechanicarum artium opifices, quos caeterae gentes ab honestioribus et liberioribus studiis tanquam pestem propellunt, ad militiae cingulum vel dignitatum gradùs assumere non dedignantur.»
  352. Galvaneus Flamma, Manipulus Florum, p. 326
  353. Dino Compagni, lib. II. « Richiesero adunque il consiglio generae della parte guelfa e delli 72 mestieri d'arti, i quali avean tutti consoli, e imposero loro che ciascuno consigliasse per iscrittura se alla sua arte piacea che messer Carlo de Valos fosse lasciato venire in Firenze come paciaro,  » etc.
  354. Apud Muratori, Antiquitates, IV, 93.
  355. Archivio delle Riformagioni, provvisioni , A, t. I, fol. 12 et 13. On chercherait inutilement ce statut dans les Statuata populi et communis Florentiae, 3 vol.in-4o publiés à Florence (sous la date de Fribourg), en 1787. On n’y trouve qu’une compilation, par ordre de matières, où la rédaction primitive des textes disparaît souvent.
  356. Un autre statut de 1285 (ibid. p. 17) mentionne la manière de voter : « facto et celebrato scrutinio ad pissides et balloctas. LVI ex dictis consiliariis et capitudinibus ponentibus balloctas in pisside albo ubi scriptum est sic ; illi vero quibus predicta displicuerunt, ponentes balloctas in pisside rubeo in.quo scriptum est NON, fuerunt solummodo V. »
  357. J.-J. Ampère.