Le Livre de Feridoun et de Minoutchehr/Texte entier

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LE LIVRE


DE


FERIDOUN


ET DE


MINOUTCHEHR


ROIS DE PERSE


D’APRÈS


LE SHAH-NAMEH





LE LIVRE


DE


FERIDOUN


ET DE


MINOUTCHEHR





Toute l’ornementation de cet ouvrage a été spécialement
dessinée par Paul Zenker.







il a été tiré de
cet ouvrage cinq
cents exemplaires
numérotés sur
:: papier japon ::






Douzième édition.


ABOU’LKASIM FIRDOUSI

LE LIVRE


DE


FERIDOUN


ET DE


MINOUTCHEHR


ROIS DE PERSE


───


TRADUCTION DE JULES MOHL


membre de l’institut


D’APRÈS


LE SHAH-NAMEH




L’ÉDITION D’ART


H. PIAZZA, 19, RUE BONAPARTE, PARIS




Copyright 1924, by H. Piazza.




PRÉFACE


La véritable poésie épique, toute historique et nationale, représente l’histoire d’un peuple telle que ce peuple lui-même l’a faite dans la tradition orale.

Les Persans sont plus riches en traditions épiques que la plupart des nations : la grandeur de leurs conquêtes, le sort varié de leur empire, la continuité de leurs guerres et la magnificence des monuments élevés par leurs anciens rois devaient laisser des traces nombreuses dans le souvenir d’un peuple dont l’imagination a toujours été avide de merveilleux.

Formée librement sous les anciennes dynasties, la tradition orale des Persans fut conservée par les Dihkans dans le temps de la décadence de l’empire sasanide. Les Dihkans, dont le nom signifie à la fois cultivateur et historien, formaient une classe de l’ancienne noblesse persane : c’étaient des chefs, des propriétaires de terres et de villages ; ils composaient une aristocratie territoriale qui sut garder, même sous le gouvernement des Arabes, son influence locale. Il était naturel que de telles familles conservassent avec un soin particulier les traditions et les souvenirs historiques de leurs localités et de leurs aïeux ; car une grande partie d’entre elles se rattachait aux anciennes maisons royales et princières de l’empire persan, dont les hauts faits fournissaient la matière de ces relations.

Le premier essai pour réunir ces traditions précieuses paraît avoir été fait au VIe siècle, sous les derniers Sasanides, par ordre de Nouschirwan, qui fit recueillir dans toutes les provinces de son empile les récits populaires concernant les anciens rois, et en fit déposer la collection dans sa bibliothèque. Ce travail fut repris sous le dernier roi de cette dynastie, Iezdedjird, qui chargea le Dihkan Danischwer, un des hommes de la cour de Madaïn les plus distingués par la naissance et le savoir, de mettre en ordre les matériaux recueillis par Nouschirwan, et de remplir les lacunes qu’ils offraient. Voici comment Firdousi rend compte de ce travail :

« Il y avait un livre des temps anciens dans lequel étaient écrites beaucoup d’histoires. Tous les Mobeds en possédaient chacun une partie, et chaque homme intelligent en portait un fragment avec lui. Or, il y avait un Pehlewan (chef militaire) d’une famille de Dihkans, brave et puissant, plein d’intelligence et très illustre, qui aimait à étudier les temps anciens et à recueillir les récits des temps passés. Il fit venir de chaque province un vieux Mobed, de ceux qui avaient rassemblé des parties de ce livre, et leur demanda l’origine des rois et des guerriers illustres, et la manière dont ceux-ci, au commencement, ordonnèrent le monde qu’ils nous ont laissé dans un état si misérable. Les grands récitèrent devant lui, l’un après l’autre, les traditions des rois et les vicissitudes du monde. Il écouta leurs discours et en composa un livre digne de renom ; c’est là le souvenir qu’il laissa parmi les hommes, et les grands et les petits célébrèrent ses louanges. »

L’ouvrage de Danischwer contenait l’histoire de la Perse depuis Kaïoumors jusqu’à Khosrou Parviz, et portait le titre de Khodaï-nameh ou Livre des Rois.

Survint, au VIIe siècle, la conquête de la Perse par les Arabes ; le recueil de Danischwer étant tombé entre les mains des vainqueurs parmi les trésors de Iezdedjird, il fut envoyé au khalife Omar qui voulut en prendre connaissance et en fit traduire quelques parties. Satisfait par cet aperçu, il ordonna que l’on en fît une traduction complète en arabe ; mais quand on en vint aux passages relatifs au culte du feu et à l’histoire de Zal et du Simurgh, le khalife, se rétractant, déclara que c’était un mélange de bon et de mauvais qu’il ne pouvait approuver. Le manuscrit fut, en conséquence, rejeté dans la masse du butin qui devait être distribué à l’armée arabe.

On retrouve le recueil de Danischwer en Perse dans la première moitié du IIe siècle de l’hégire, entre les mains d’Abdallah Ibn-al-Mokaffa, secrétaire du gouverneur de l'Irak, qui semble avoir passé sa vie à traduire en arabe un grand nombre d’ouvrages écrits en pehlewi — ancien dialecte officiel de la Perse, né du mélange des langues sémitique et persane — parmi lesquels le Khodaï-nameh. Cette traduction est malheureusement perdue.

Au IIIe siècle de l’hégire, Iacoub, fils de Leïs, le fondateur de la famille des Saffarides, quoique tout à fait étranger aux lettres, sentant l’avantage qu’il pouvait tirer des traditions nationales, se procura le recueil de Danischwer et ordonna à son vizir de traduire en persan ce que Danischwer avait écrit en pehlewi et d’y ajouter ce qui s’était conservé sur les temps écoulés entre Khosrou Parviz et Iezdedjird. L’ouvrage fut achevé l'an 260 de l’hégire.

La famille de Iacoub fils de Leïs, ne garda pas longtemps le pouvoir; vers la fin du IIIe siècle de l’hégire (an 291), ses possessions tombèrent entre les mains des Samanides, princes descendants de la famille des Sasanides. Cette nouvelle dynastie s’occupa avec ardeur des traditions persanes. Belami, vizir d’Abou-Salih Mansour le Samanide (350-365 de l’hégire), chargea le poëte Dakiki de mettre en vers la traduction de l’ouvrage de Danischwer.

La mort de Dakiki laissa l’entreprise inachevée et les Samanides n’eurent pas le temps de la reprendre, leur empire tomba quelques années plus tard et passa aux mains des Ghaznévides.

Le second roi de cette dynastie, Mahmoud, fils de Sebekteghin (387-421 de l’hégire, 997-1030 de J.-C), prince puissant et guerrier, avait, en son palais, une véritable académie : il s’y tenait tous les soirs une assemblée littéraire où les beaux esprits récitaient leurs vers et en discutaient le mérite en présence du roi. Mahmoud, comme ses prédécesseurs, s’intéressait avant tout aux poésies nationales. Son grand désir était d’en former une collection plus complète que celles des Sasanides et des Samanides. Il en recherchait partout les matériaux, également avide de livres et de traditions orales, de sorte que l’on ne pouvait mieux lui faire sa cour qu’en lui procurant les uns ou les autres. Ainsi, il reçut un volume contenant une partie du Seïr-al-Molouk d’Ibn-al-Mokaffa et s’empressa d’ouvrir une espèce de concours pour le faire mettre en vers. Peu à peu il parvint à réunir tous les documents qui existaient relatifs aux anciens rois de Perse.

Toutefois, il s’agissait de trouver un homme capable de les rédiger, assez lettré pour le goût raffiné d’un temps où la littérature était une mode et un art, et assez imbu de respect envers les traditions pour leur conserver leur caractère. Mahmoud chercha vainement cet homme pendant quelque temps. Une fois, il donna à chacun de ses poètes favoris, Ansari, Farroukhi, Zeïni, Asdjedi, Mandjeng Djeng-Zen, Kharremi et Termedi une histoire à mettre en vers, déclarant qu’il chargerait le vainqueur de la composition du grand poëme qu’il avait en vue. Entre temps, il pressait Amari d’entreprendre le travail. Ce poëte avait été d’abord attaché à l’émir Naser, frère du roi, puis au roi lui-même, qui avait pour lui la plus vive amitié et aimait surtout à l’avoir auprès de son lit après qu’il s’était couché, pour l’entendre conter. Ansari s’excusa sur le manque de temps, mais il proposa au roi un homme de ses amis qui avait toutes les qualités nécessaires, étant versé dans la tradition orale. Cet homme était Abou’lkasim Firdousi. Celui-ci conçut et exécuta le plan de réunir dans une épopée immense les traditions épiques de la Perse, depuis la plus haute antiquité jusqu’au temps de la destruction de l’empire par les musulmans.

Firdousi a reproduit exactement, telles qu’elles existaient sous les Sasanides, une partie des traditions nationales des Persans. L’immense succès qu’il obtint devait naturellement donner une importance littéraire inaccoutumée à toutes les traditions soit écrites, soit orales que les générations successives s’étaient transmises : Firdousi eut bientôt une foule d’imitateurs, comme tous les hommes qui touchent vivement et directement un sentiment national. Le Livre des Rois fut donc suivi d’un grand nombre de poëmes composés dans le même esprit et qui le complétèrent dans toutes ses parties. Puis vint, au VIe siècle de l’hégire, le roman historique qui conserva le cadre fourni par les poëtes épiques, en le remplissant, selon le goût du temps, de sentiments raffinés.

Mais la tradition allait s’affaiblissant sous le poids des ornements dont on la surchargeait. D’un autre côté, le peuple à qui les romans étaient inintelligibles, se créa le conte en prose dans lequel il accumula, autour des noms célébrés par l’épopée, toutes les fables qu’il avait l’habitude de raconter et qui étaient complètement étrangères à la tradition historique. Ainsi périt la tradition vivante et orale : mais la grande œuvre de Firdousi est restée et n’a jamais cessé d’être l’objet de l’admiration des savants et de la prédilection des peuples.





VIE DE FIRDOUSI

ABOU’LKASIM MANSOUR, appelé Firdousi, naquit à Schadab, bourg des environs de Thous. Aucun auteur ne mentionne l’année de sa naissance, mais les passages du Livre des Rois où le poëte parle de son âge portent à croire qu’il serait né en 329 de l’hégire.

Son père s’appelait Maulana Ahmed, fils de Maulana Fakhr-eddin al-Firdousi : il était d’une famille de Dihkans et propriétaire d’une terre située sur le bord d’un canal dérivé de la rivière de Thous. Il donna à son fils une éducation savante, car Firdousi était non seulement assez versé dans la langue arabe pour que ses poésies arabes excitassent l’admiration des beaux esprits de la cour de Bagdad, mais encore il savait le pehlewi, langue dont la connaissance dans les provinces orientales de la Perse était dès lors fort rare.

On sait peu de chose sur l’enfance du poëte, si ce n’est qu’il avait des habitudes studieuses et retirées ; son plus grand plaisir était de s’asseoir sur le bord d’un canal d’irrigation qui passait devant la maison de son père. Or, souvent la digue qui était établie dans la rivière de Thous pour faire affluer Veau dans le canal, et qui n’était bâtie qu’en fascines et en terre, était emportée par les grandes eaux, de sorte que le canal demeurait à sec : l’enfant se désolait et ne cessait de souhaiter que la digue fût construite en pierre et en mortier, se doutant peu que ce souhait influerait puissamment sur sa destinée et, grâce à lui, pourrait s’accomplir, mais seulement après sa mort.

À part cela, on ne sait rien de la vie de Firdousi jusqu’à son âge mûr, si ce n’est qu’il se maria, sans doute avant l’âge de vingt-huit ans, car il perdit son fils unique âgé de trente-sept ans, lorsqu’il était lui-même dans sa soixante-cinquième année.

Il s’était occupé de bonne heure à mettre en vers les traditions épiques, et, lorsqu’il apprit la mort de Dakiki qui dut avoir lieu à peu près l’an 360 de l’hégire, il fut saisi d’un vif désir d’entreprendre lui-même le grand ouvrage que Dakiki avait à peine commencé. Il eut le bonheur d’obtenir le recueil pehlewi de Danischwer qu’il avait tant désiré posséder. Un de ses amis, Mohammed Leschkeri, lui rendit ce grand service et l’encouragea dans sa détermination.

Il commença son grand travail à l’âge de trente-six ans. Il travaillait au commencement en secret, parce qu’il cherchait un patron à qui il pût dédier son ouvrage et qui fût en état de le récompenser. Mais lorsqu’on sut, dans la ville de Thous, de quoi il s’occupait, tout le monde voulut entendre les parties du poème qu’il avait déjà composées. Abou-Mansour, le gouverneur de la province, lui demanda de les réciter en sa présence, les admira et pourvut dès ce moment à tous les besoins du poêle, ce qui paraît indiquer que son patrimoine était ou épuisé ou insignifiant. Firdousi se montra reconnaissant des bienfaits qu’il avait reçus d’Abou-Mansour : il les a rappelés dans sa préface, écrite après la mort de son protecteur. On ne sait pas exactement quelles sont les parties du livre qu’il a mises en vers pendant cette époque de sa vie, car il ne paraît pas avoir suivi l’ordre chronologique dans son travail ; mais un des derniers épisodes qu’il doit avoir composés à Thous est sans doute l’histoire de Siawusch qu’il termina dans la cinquante-huitième année de sa vie. C’est l’année même où Mahmoud succéda à son père (387 de l’hégire) ; mais le poëte ne le connaissait pas encore car il ne prononce pas le nom de Mahmoud à cette occasion.

On assigne au voyage de Firdousi à la cour de Ghaznin différentes raisons : selon les uns, le roi l’y aurait invité ; selon d’autres, Arslan Khan, successeur d’Abou-Mansour dans le gouvernement de Thous, l’y aurait déterminé avec beaucoup de peine ; selon d’autres encore, les avanies que lui aurait fait subir le receveur des finances de Thous le forcèrent de porter en personne ses plaintes à Ghaznin. Cette dernière version est très peu probable, car Firdousi ne fait nulle part allusion à cette prétendue persécution, et il ne donne, comme raison de son séjour à la cour, que l’espoir d’être récompensé par le roi. Il était naturel, en effet, que Mahmoud, désireux de trouver un homme capable d’accomplir le dessein qu’il avait à cœur de procurer à la Perse un grand poëme national, et le poëte, depuis de longues années attelé à un travail si conforme à ce dessein, se recherchassent mutuellement et se réunissent à la cour du sultan, où l’évocateur des anciennes traditions pouvait espérer trouver des matériaux qui, jusque-là, lui avaient manqué en même temps que des récompenses plus dignes de son travail.

Firdousi aurait été dès le début de son voyage arrêté à Herat, chez Aboubekr Warrak, où il attendit des nouvelles plus favorables, par des lettres de Ghaznin qui étaient le résultat d’une combinaison de courtisans et de poètes également désireux d’éloigner ce nouveau compétiteur à la faveur du roi.

Enfin, il parvint à Ghaznin, où il aurait eu beaucoup de peine à se faire remarquer du sultan. Des séances où étaient lues des parties du Seïr-al-Molouk, mises en vers par les principaux poètes, continuaient à avoir lieu à la cour, sans que Firdousi ait pu s’y faire entendre. À la fin, un de ses amis, nommé Mahek, se chargea de remettre à Mahmoud l’épisode de Rustem et d’Isfendiar. Le sultan reçut alors le poëte éconduit, et, l’ayant interrogé, frappé des connaissances sur l’ancienne histoire de la Perse qu’il avait déployées, le présenta aux sept concurrents qui s’étaient essayés sur le Livre des Rois, avant de le renvoyer avec des présents. Un autre jour, Mahmoud lui fit improviser un tétrastique en l’honneur d’un de ses favoris, Ayaz, et aurait été si content de la manière dont le poëte s’était acquitté de cette tâche, qu’il lui aurait donné le surnom de Firdousi (le Paradisiaque), disant qu’il avait converti rassemblée en un paradis.

Dans une des premières assemblées auxquelles il assistait eut lieu probablement le défi demeuré célèbre que lui portèrent trois des principaux poètes de la cour, Ansari, Farroukhi et Asdjedi. Ils commencèrent un tétrastique rimant sur la syllabe schen, et employèrent, dans les trois premières lignes, les seuls mots de la langue persane qui se terminent par cette syllabe. Quand vint le tour de Firdousi, la grande connaissance des traditions qu’il possédait le tira d’embarras, lui fournissant, comme dernière rime, le nom propre de Peschen.

C’était l’époque brillante de sa vie : il avait conquis la faveur du prince le plus magnifique de son temps, tous les matériaux que Mahmoud avait réunis étaient à sa disposition, et le moyen de réaliser le rêve de toute sa vie, l’achèvement de sa grande entreprise, se trouvait entre ses mains. Ce fut pour lui une véritable ivresse de bonheur dont on trouve l’écho dans l'éloge de Mahmoud placé dans l'introduction du Livre des Rois. Le sultan lui remit le Seïr-al-Molouk et lui fit préparer un appartement attenant au palais et qui avait une porte de communication avec son jardin privé. Les murs de son appartement furent couverts de peintures représentant des armes de toute espèce, des chevaux, des éléphants, des dromadaires et des tigres, des portraits de rois et de héros. Il avait en outre pourvu à ce que personne ne put interrompre le poëte dans son travail, en défendant la porte à tout le monde, à l’exception de son ami Ayaz et d’un esclave chargé du service domestique. Protecteur éclairé, il professait pour lui une admiration passionnée et se plaisait à dire qu’il avait souvent entendu ces mêmes histoires, mais que la poésie de Firdousi les rendait comme neuves et qu’elle inspirait aux auditeurs de l’éloquence, de la bravoure et de la pitié.

Les épisodes du poëme avaient été lus au roi à mesure que le conteur les achevait, et la récitation en était accompagnée de musique et de danse. On trouve dans un des plus anciens manuscrits du Livre des Rois un dessin intéressant qui représente Firdousi déclamant des vers devant le sultan. Le poëte est assis sur un coussin et devant lui est placé son manuscrit sur une espèce de pupitre. En face de lui se tiennent des musiciens qui raccompagnent et des danseuses qui, se conformant au rythme de la musique, s’inclinent à droite et à gauche.

Mahmoud ordonna à Khodjah Hasan Meïmendi de payer au poêle mille pièces d’or pour chaque millier de distiques ; mais Firdousi demanda à ne recevoir qu’à la fin du poëme la somme totale qui lui serait due, dans l'intention d’accumuler un capital suffisant pour pouvoir bâtir la digue dont il avait tant désiré la construction dans son enfance.

Il était alors dans la première vogue de la faveur, et ne pensait pas qu’elle put changer, ne soupçonnant pas les haines de toute espèce dont il allait être l’objet. Le bienveillant accueil que lui avaient réservé les personnes les plus considérables de la cour n’avait point tardé, en effet, à exciter la jalousie de Hasan Meïmendi qui bientôt commença à refuser au poëte tout ce qu’il demandait, en sorte qu’il était réduit à se plaindre de manquer de pain, alors qu’il consacrait tout son temps au travail ordonné par le sultan. Il semble avoir eu à lutter presque continuellement contre le besoin ; ses plaintes sur la vie qu’il menait à la cour sont des plus amères.

Cependant sa gloire s’étendait rapidement ; à peine un épisode de son poëme était-il achevé que des copies s’en répandaient dans toute la Perse, et les plus généreux parmi les princes qui les recevaient, envoyaient en retour des présents à l’auteur. Mais ces ressources accidentelles ne l’enrichissaient pas, car comptant sur la promesse de Mahmoud il dépensait à mesure et n’amassait point. Quelques-uns de ces témoignages de sympathie fournirent même un nouvel aliment aux haines auxquelles il était exposé. Ainsi une copie de l’épisode de Rustem et d’Isfendiar ayant été apportée à Rustem, fils de Fakhr-al-daulet le Dilémite, celui-ci donna au porteur cinq cents pièces d’or et envoya le double de cette somme au poëte, l’invitant en outre à venir chez lui où il lui promettait la plus gracieuse réception. Hasan Meïmendi ne manqua pas de faire à Firdousi un crime d’avoir accepté cette faveur d’un prince dont Mahmoud était l’ennemi politique et religieux.

De leur côté, poètes et scribes, jaloux de Firdousi, discutaient, dans les assemblées du sultan, le mérite de son œuvre, allant jusqu’à prétendre qu’il était entièrement dû à l’intérêt des sources, et nullement à son talent poétique. Ses amis le défendaient, et, après une de ces discussions, le sultan et ses familiers convinrent de lui donner un épisode qu’il mettrait en vers le jour même, de façon à ce qu’on pût voir, par la comparaison de sa composition avec l’original, ce qui appartenait au mérite de l’exécution. On choisit l’histoire du combat de Rustem avec Aschkebous Keschani. Firdousi rédigea, le jour même, sa version poétique, telle qu’on la trouve dans le Livre des Rois, la lut devant le sultan, et excita l’étonnement et l’admiration de tous.

Au milieu de ces ennuis, de ces embarras et de ces afflictions, auxquelles la mort de son fils joignit une cuisante douleur, Firdousi passa à peu près douze ans à la cour et y acheva son ouvrage. Il le fit présenter à Mahmoud par Ayaz et le souverain ordonna à Hasan Meïmendi d’envoyer au poète autant d’or qu’un éléphant en pourrait porter ; mais Hasan persuada à son maître que c’était trop de générosité et qu’une charge d’argent suffirait. Il fit mettre soixante mille direms d’argent dans des sacs et les fil porter à Firdousi par Ayaz. Le poêle était, dans ce moment, dans son bain; quand il en sortit, ne doutant pas que ce fut de l’or, il reçut le présent avec grande joie ; mais s’étant aperçu de son erreur, il entra dans une violente colère et dit à Ayaz que ce n’était pas là ce que le roi avait ordonné de faire ; Ayaz lui conta tout ce qui s’était passé entre Mahmoud et Hasan. Firdousi lui donna alors vingt mille pièces et autant au baigneur ; puis il prit chez un marchand qui se tenait à la porte du bain un verre de fouka (espèce de bière), le but et le paya avec les vingt mille pièces qui lui restaient, en disant à Ayaz de retourner chez le sultan et de lui dire que ce n’était pas pour gagner de l’argent et de l’or qu’il s’était donné tant de peine.

Ayaz rapporta les paroles du poëte à Mahmoud qui reprocha à Hasan de lui avoir fait commettre une injustice. Hasan répondit que tout présent du roi, que ce fut une pièce d’argent ou cent mille, devait être également bien reçu ; et que s’il donnait une poignée de poussière, on devrait la placer sur ses yeux comme un collyre. Il réussit à détourner sur Firdousi la colère du sultan, de sorte que Mahmoud déclara que le lendemain matin il ferait jeter le poëte sous les pieds des éléphants.

Le condamné fut tôt informé de ce qui était advenu et il passa la nuit dans l’anxiété. Le lendemain matin il se rendit dans le jardin particulier que Mahmoud devait traverser pour se rendre à un pavillon où il avait l’habitude de faire ses ablutions : là, il se jeta aux pieds du prince, déclarant que ses ennemis l’avaient calomnié et qu’il avait manqué de respect au sultan en refusant son présent. Il réussit à apaiser la colère royale, mais ne pardonnant pas au sultan la manière dont il avait été traité, il se détermina sur-le-champ à quitter Ghaznin. Rentré chez lui, il prit les brouillons de quelques milliers de vers qui n’étaient pas encore copiés et les jeta au feu ; puis, s’étant rendu à la grande mosquée de Ghaznin, il écrivit sur le mur, à l’endroit où son ancien protecteur avait l’habitude de se placer, les deux distiques suivants :

« La cour fortunée de Mahmoud, roi de Zaboulistan, est comme une mer. Quelle mer ! on n’en voit pas le rivage. Quand j’y plongeais sans y trouver de perles, c’était la faute de mon étoile et non celle de la mer. »

Ensuite il donna à Ayaz un papier scellé, le pria de le remettre au sultan après un délai de vingt jours, l’embrassa et partit, un bâton à la main et couvert d’un manteau de derwisch. Vingt jours après, Ayaz remit la lettre qui lui avait été confiée au sultan qui, au lieu du placet qu’il pensait y trouver, lut une satire cinglante dont il fut longtemps parlé.

Mahmoud entra en fureur à cette lecture et envoya des hommes à pied et à cheval à la poursuite du fugitif, en promettant cinquante mille dinars à celui qui le ramènerait ; mais celui-ci avait une trop grande avance et l'on ne réussit pas à le rejoindre.

Il s’était d’abord dirigé vers le Mazenderan, province qui était alors sous l’autorité de Kabous, prince du Djordan, il commença à y corriger le Livre des Rois et y composa en plus une pièce de vers en l’honneur de Kabous qui, sollicité par le poëte de l’autoriser à lui présenter son ouvrage, avait promis de pourvoir à tous ses besoins. Mais, ayant appris dans quelles conditions son hôte avait quitté Ghaznin, le prince se trouva fort embarrassé. Les considérations politiques l’emportèrent dans son esprit : il fit au poëte un magnifique présent mais le pria de choisir un autre séjour.

Firdousi se rendit à Baghdad. Il n’y connaissait personne et resta quelques jours dans la solitude jusqu’à ce qu’un marchand lui offrit sa maison, le consolant et lui faisant espérer du repos puisqu’il était arrivé « à l’ombre du maître des croyants. » Le vizir ou khalife, que connaissait ce marchand, s’intéressa au poëte errant, le recueillit chez lui et conta son histoire au khalife Kader-billah. Celui-ci, à son tour, voulut voir Firdousi qui lui remit un poëme en mille distiques en son honneur. Le Khalife le traita avec beaucoup de bonté, quoiqu’il trouvât mal qu’un croyant eût composé un ouvrage en l’honneur des anciens rois de Perse et des adorateurs du feu. Le coupable, pour faire oublier sa faute, se crut obligé d’écrire un nouveau poëme sur un thème emprunté au Koran ; il choisit Iousouf et Zouleïkha, et eut bientôt achevé ce nouvel ouvrage qui contenait neuf mille distiques en persan, composés dans le même mètre que le Livre des Rois.

Mahmoud avait cependant reçu la nouvelle de l’accueil fait au poëte à Baghdad. Il adressa au khalife une lettre menaçante pour demander que le fugitif lui fût livré. Cette demande décida probablement Firdousi à partir pour Ahivaz, capitale de la province d’Irak-Adjemi, et il dédia au gouverneur de cette province son poëme de Iousouf et Zouleïkha. De là, il se rendit dans le Kouhistan, dont le gouverneur, Nasir-Lek, lui était très dévoué. Nasir-Lek alla solennellement à sa rencontre et le reçut très gracieusement. Le voyageur lui confia qu’il allait écrire un livre pour éterniser le souvenir de son sort et de l’injustice du sultan ; mais Nasir, qui était ami de Mahmoud, l’en dissuada ; il lui donna cent mille pièces d’argent en le conjurant de ne plus écrire, ni parler ou faire parler contre le sultan. Firdousi finit par lui livrer ce qu’il avait déjà rédigé, en lui permettant de le détruire, et composa une pièce de vers dans laquelle il déclara que son intention avait été de flétrir le nom, de ses ennemis, mais qu’il y renonçait sur la demande de son protecteur, et qu’il remettait son sort entre les mains de Dieu. Nasir-Lek adressa alors une lettre à Mahmoud dans laquelle il lui reprocha ses torts envers le poète disgracié, justifiant ainsi la satire que lui avaient inspiré les indignités qu’il avait subies.

Le messager qui portait cette lettre à Ghaznin y serait arrivé le jour même où, le sultan venait de lire, sur le mur de la mosquée, les deux distiques que Firdousi y avait écrits avant son départ. Mahmoud, déjà ébranlé par ces vers, le fut encore davantage par le message de Nasir-Lek. Les amis que le poëte avait laissés à Ghaznin saisirent cette occasion pour représenter au sultan tout le tort qu’il se faisait par cette persécution, dont ses ennemis ne manque- raient pas de se servir pour flétrir sa mémoire. Ils parvinrent à provoquer une telle colère du maître contre Hasan Meïmendi qu’incontinent il condamna à mort le courtisan qui avait abusé de sa bonne foi.

Firdousi, soit qu’il eût appris le changement des sentiments du sultan à son égard, soit que, bravant les risques qu’il courait, il eût voulu revoir son pays natal, avait regagné Thous. Mais, un jour, en passant par le bazar, il rencontra un enfant qui chantait les vers suivants de sa satire :

« Si le père du roi avait été un roi, son fils aurait mis sur ma tête une couronne d’or. »

Le vieillard en fut saisi, poussa un cri et s’évanouit. On le rapporta dans sa maison où il mourut, l’an 411 de l’hégire ; il était âgé de quatre-vingt-trois ans, et avait depuis onze ans achevé son ouvrage.

On l’enterra dans un jardin ; mais Abou’lkasim Gonrgani, principal scheikh de Thous, refusa de lire les prières sur sa tombe, en alléguant que le poëte avait abandonné la bonne voie et consacré son temps à parler des mécréants et des adorateurs du feu. La nuit suivante, il eut pourtant un rêve dans lequel il vit Firdousi au Paradis, vêtu d'une robe verte et portant sur la tête une couronne d’émeraudes. Il en demanda la raison à l’ange Rithwan et l’ange lui récita un tétrastique du Livre des Rois qui avait fait admettre le poëte. Après son réveil, le scheikh se rendit sur sa tombe et y prononça les prières.

Pendant ce temps, Mahmoud avait envoyé les cent mille pièces d'or qu’il devait au poëte, avec une robe d’honneur et des excuses sur ce qui s’était passé ; mais au moment où les chameaux chargés d’or arrivaient à l’une des portes de Thous, le convoi funèbre sortait par une autre. On porta les présents du sultan chez la fille du défunt qui les refusa, en disant : « J’ai ce qui suffit à mes besoins et ne désire point ces richesses. » Mais Firdousi laissait une sœur qui se rappela le désir que celui-ci avait manifesté de bâtir en pierre la digue de la rivière de Thous, pour laisser un souvenir de sa vie. La digue fut construite en conséquence, et quatre siècles après on en voyait encore les restes.



La traduction complète du Shah-Nameh de Firdousi, forme une œuvre touffue, abondante, pleine de redites et de longueurs, peu susceptible d’être goûtée par ceux qui ne se sont pas spécialisés dans l’étude particulière de la littérature persane. Nous avons donc choisi pour notre collection “ Épopées et Légendes ” la vie des héros persans les plus connus et les plus caractéristiques. Ce choix formera la matière de six volumes — chacun constituant un tout complet — qui offriront un vaste et magnifique florilège de ces merveilleuses traditions.

La préface et la vie de Firdousi qui précèdent ce volume sont résumées d’après l’édition complète du Livre des Rois, due à M. Jules Mohl, membre de l’Institut, professeur au Collège de France.

L’éditeur.






Les mots placés dans le texte en italique sont ceux que le traducteur s’est vu contraint d’ajouter à certaines phrases pour rendre celles-ci plus intelligibles au lecteur.




INTRODUCTION


AU NOM DE DIEU CLÉMENT ET MISÉRICORDIEUX


Au nom du maître de l’âme et de l’intelligence, au delà duquel la pensée ne peut aller, du maître de la gloire, du maître du monde, du maître de la fortune, de celui qui envoie les prophètes, du maître de Saturne et de la rotation des sphères, qui a allumé la lune et l’étoile du matin, et le soleil ; qui est plus haut que tout nom, que tout signe, que toute idée, qui a peint les étoiles au firmament. Si tu ne peux voir de tes yeux le Créateur, ne t’irrite pas contre eux, car la pensée même ne peut atteindre celui qui est au delà de tout lieu et de tout nom, et tout ce qui s’élève au-dessus de ce monde dépasse la portée de l’esprit et de l’intelligence. Si l’esprit choisit des paroles, il ne saurait les choisir que pour les choses qu’il voit ; mais personne ne peut apprécier Dieu tel qu’il est : il ne te reste qu’à te ceindre d’obéissance. Dieu pèse l’âme et la raison ; mais lui, comment pourrait-il être contenu dans une pensée hardie ? Comment pourrait-on célébrer le Créateur dans cet état, avec ces moyens, avec cette âme et cette langue ? Il ne te reste qu’à te contenter de croire à son existence, et à t’abstenir de vaines paroles ; adore, et cherche le vrai chemin, et sois attentif à obéir à ses commandements. Puissant est quiconque connaît Dieu, et sa connaissance rajeunit le cœur des vieillards ; mais la parole ne peut percer ce voile, et la pensée ne peut pénétrer jusqu’à l’être.



LOUANGE DE L’INTELLIGENCE


C’est ici, ô sage, le lieu où il convient de parler de la valeur de l’intelligence. Parle et tire de ta raison ce que tu sais, pour que l’oreille de celui qui t’écoute s’en nourrisse. L’intelligence est le plus grand de tous les dons de Dieu, et la célébrer est la meilleure des actions. L’intelligence est le guide dans la vie, elle réjouit le cœur, elle est ton secours dans ce monde et dans l’autre. La raison est la source de tes joies et de tes chagrins, de tes profits et de tes pertes. Si elle s’obscurcit, l’homme à l’âme brillante ne peut plus connaître le contentement. » Ainsi parle un homme, vertueux et intelligent, des paroles duquel se nourrit le sage : « Quiconque n’obéit pas à la « raison, se déchirera lui-même par ses actions ; le « sage l’appelle insensé, et les siens le tiennent pour « étranger. » C’est par l’intelligence que tu as de la valeur dans ce monde et dans l’autre, et celui dont la raison est brisée tombe dans l’esclavage. La raison est l’œil de l’âme, et si tu réfléchis, tu dois voir que, sans les yeux de l’âme, tu ne pourrais gouverner ce monde. Comprends que la raison est la première chose créée. Elle est le gardien de l’âme ; c’est à elle qu’est due l’action de grâces, grâces que tu dois lui rendre par la langue, les yeux et les oreilles. C’est d’elle que te viennent les biens et les maux sans nombre. Qui pourrait célébrer suffisamment la raison et l’âme ? et si je le pouvais, qui pourrait l’entendre? Mais comme personne ne peut en parler convenablement, parle-nous, ô sage, de la création du monde. Tu es la créature de l’auteur du monde, tu connais ce qui est manifeste et ce qui est secret. Prends toujours la raison pour guide, elle t’aidera à te tenir loin de ce qui est mauvais ; cherche ton chemin d’après les paroles de ceux qui savent, parcours le monde, parle à tous ; et quand tu auras entendu la parole de tous les sages, ne te relâche pas un instant de l’enseignement. Quand tu seras parvenu à jeter tes regards sur les branches de l’arbre de la parole, tu reconnaîtras que le savoir ne pénètre pas jusqu’à sa racine.



CRÉATION DU MONDE


D’abord, il faut que tu connaisses bien l’origine des éléments. Dieu a créé le monde de rien, pour que sa puissance apparût. Il a créé la matière des quatre éléments, il les a fait naître sans peine et sans travail. Le premier est l’élément du feu brillant, qui s’élève en haut; au milieu est l’air, puis l’eau, et au-dessous la terre obscure. D’abord le feu commença à rayonner, sa chaleur produisit alors de la sécheresse ; ensuite le repos engendra le froid, qui à son tour fit naître l’humidité : la place de ces quatre éléments leur étant assignée, ils formèrent ce monde transitoire. Ils se pénétrèrent l’un l’autre, et des êtres de toute espèce parurent. La voûte céleste à la rotation rapide se forma, et montra incessamment ses merveilles. Les sept planètes prirent la direction de douze mois, chacune se plaça au lieu qui lui était marqué. La fortune et la destinée s’y révélèrent, et portèrent, comme il est juste, bonheur à ceux qui les comprirent. Les cieux s’enveloppèrent l’un dans l’autre, et commencèrent leurs mouvements lorsque tout fut en harmonie. Avec ses mers et ses montagnes, avec ses plaines et ses vallées, la terre était comme une lampe brillante. Les montagnes s’élevèrent, les eaux descendirent, la tête des plantes tendit en haut. La terre n’eut pas en partage une situation élevée, elle formait un point central obscur et noir. Les étoiles montrèrent leurs merveilles dans les cieux et versèrent sur la terre leur lumière. Le feu s’éleva vers le ciel, l’eau descendit, le soleil tourna autour de la terre. Les herbes parurent, ainsi que les arbres de toute espèce, qui élevèrent gaiement leurs couronnes. Ils s’étendent, c’est le seul pouvoir qu’ils ont ; ils ne peuvent se mouvoir de tous côtés comme les animaux. Aussi, lorsque les animaux, qui purent se mouvoir, parurent, ils foulèrent de leurs pieds toute la végétation. Ils ont l’instinct de la faim, du sommeil et du repos ; ils sont doués de l’amour de la vie. Ils n’ont pas le don de parler avec la langue ; ils ne désirent pas être doués de raison ; ils se nourrissent de broussailles et de feuillages ; ils ne connaissent pas les bonnes et les mauvaises suites de leurs actions, et Dieu le créateur n’en exige pas obéissance. Comme il est omniscient, tout-puissant et juste, aucune bonne action ne peut rester cachée. Cela est ainsi : personne ni des êtres visibles, ni des êtres cachés, ne sait quelle sera la fin de l’existence du monde.



CRÉATION DE L’HOMME


Après cela apparut l’homme, qui fut la clef de toutes ces choses enchaînées. Sa tête s’élève droite comme un haut cyprès ; il possède la parole qui est excellente, et la raison qui produit les actions. Il est doué de prudence, de sens et de raison ; les animaux sauvages lui obéissent. Fais un peu usage de ton intelligence, considère si le mot homme peut n’avoir qu’un seul sens. Peut-être ne connais-tu l’homme que comme l’être misérable que tu vois, et ne lui connais-tu aucun signe d’une autre destination. Mais tu es composé d’éléments des deux mondes, et tu es placé entre les deux ; tu es le premier dans la création, quoique le dernier dans le temps ; ainsi ne t’abandonne pas aux choses futiles. J’ai appris d’un sage un autre mot sur ce point, mais comment pourrions-nous savoir le secret du Créateur du monde? Sois attentif, dirige tes regards vers ta fin ; quand tu as quelque chose à faire, choisis pour le bien. Tu dois habituer ton corps à la fatigue, car il te convient de savoir supporter la peine. Si tu veux trouver délivrance de tout mal, si tu veux que ta tête ne soit pas prise dans les lacs de l’infortune, si tu veux rester exempt de malheurs dans les deux mondes, si tu veux faire le bien devant Dieu, observe la voûte céleste à la rotation rapide, car c’est d’elle que vient le mal et le remède. Le mouvement du temps ne l’use pas, et la peine et les calamités ne l’affectent pas. Elle ne cherche jamais à se reposer de sa rotation; elle n’est pas sujette à la destruction comme nous : sache que c’est d’elle que viennent les richesses et le grand nombre d’enfants ; c’est auprès d’elle que se manifestent le bien et le mal.



CRÉATION DU SOLEIL


La voûte du ciel est faite de rubis rouge, non de vent et d’eau, non de poussière et de fumée. Avec cette splendeur et avec ces corps lumineux, elle ressemble à un jardin au jour du Nourouz. Dans elle tourne un astre, qui ravit le cœur de l’homme, et dont le jour emprunte la lumière. Il lève tous les matins, du côté de l’orient, sa tête enflammée semblable à un bouclier d’or. Il habille le monde d’une robe de lumière, et rend brillante la terre obscure ; et lorsque de l’orient il descend vers l’occident, la nuit sombre lève sa tête du côté de l’orient. Jamais aucun des deux ne prend le pas sur l’autre ; rien ne peut être plus réglé que leur marche. Ô toi qui es le soleil, comment se fait-il que tu ne luises pas sur moi ?



CRÉATION DE LA LUNE


Il y a une lampe préparée pour la nuit sombre : ô homme, autant que tu le pourras, ne te laisse pas aller au mal. Pendant deux jours et deux nuits, elle cesse de montrer sa face ; tu dirais que sa rotation est usée ; puis elle reparaît faible et jaune, comme le corps d’un homme dévoré par le souci d’amour ; et à peine le spectateur l’a-t-il entrevue, qu’elle se cache de nouveau. La nuit suivante, elle reparaît un peu plus, et te donne un peu plus de lumière ; après deux semaines, elle a atteint sa plénitude et est redevenue ce qu’elle était d’abord ; puis elle paraît de nouveau chaque jour plus pâle, se rapprochant toujours du soleil brillant. Dieu le créateur a ainsi réglé sa condition, et, quel que soit le temps de sa durée, sa nature sera toujours la même.



LOUANGES DU PROPHÈTE
(QUE LA GRACE DE DIEU SOIT SUR LUI)


La connaissance de Dieu et la foi sont tes véritables sauveurs, et ton devoir est de chercher la voie du salut. Si tu veux que ton âme ne souffre pas dommage, si tu veux n’être pas toujours malheureux, cherche ton chemin d’après les paroles du prophète, et purifie ton cœur de toutes les souillures dans l’eau de la foi. C’est ainsi que parle celui qui a proclamé la révélation, le maître des commandements, le maître des prohibitions. Après les grands prophètes, le soleil n’a pas lui sur un homme meilleur qu’Aboubeer. Omar a répandu sur la terre la vraie croyance ; il a ordonné le monde comme un jardin au printemps ; puis, après eux, vint Othman, l’élu, le modeste, le croyant. Le quatrième était Ali, l’époux de la vierge, lui dont le prophète a célébré les vertus en disant : « Moi, je suis la ville de la « connaissance de Dieu, et Ali en est la porte. » C’est la véritable parole du prophète. J’atteste que ces mots contiennent le secret de sa pensée ; tu dirais que mes deux oreilles entendent sa voix. Sache que tel était Ali, et que tels étaient les autres qui ont fortifié la religion ; le prophète est le soleil, ses compagnons sont la lune, et la véritable voie est celle qui les comprend tous. Je suis l’esclave de la famille du prophète, je révère la poussière des pieds d’Ali, je ne m’adresse pas à d’autres : telle est ma manière de parler.

Le sage regarde ce monde comme une mer, dont les vagues sont fouettées par un orage, et sur laquelle il y a soixante et dix vaisseaux, les voiles toutes déployées, et un grand vaisseau, orné comme une fiancée, beau comme l’œil du coq. Mohammed s’y trouve avec Ali, et la famille du prophète, et la famille d’Ali. Le sage qui de loin voit la mer, où il n’aperçoit ni limite ni fin, reconnaît qu’il faut s’abandonner aux vagues, et que personne ne peut éviter le naufrage. Il dit en son âme : Si je me trouve dans la tempête avec le prophète et avec Ali, j’aurai deux amis auxquels je pourrai me confier ; je serai secouru par la main du maître de la couronne, de l’étendard et du trône, du maître des eaux courantes, du vin, du miel et des sources de lait et d’eau limpide. Si tu mets ton espérance dans un autre monde, prends la place auprès du prophète et auprès d’Ali. Si malheur t’en arrive, que ce soit ma faute : car telle est ma conviction, et telle est ma voie. C’est la croyance dans laquelle je suis né et dans laquelle je mourrai. Sache que je suis la poussière des pieds du lion. Si ton cœur incline vers le chemin du péché, c’est lui qui est ton ennemi dans ce monde. Personne ne peut être l’ennemi d’Ali, si ce n’est un homme qui n’a pas eu de père, et Dieu livrera son corps au feu. S’il est quelqu’un qui, dans son cœur, ait de la haine pour Ali, qui dans le monde pourrait être plus misérable que lui? Garde-toi de prendre le monde pour un jeu, et de te détourner des compagnons de voyage dont les traces sont bonnes. Il faut essayer de faire ce qui est bon, quand on est le compagnon des hommes de bien. Mais pourquoi prolongerais-je des discours de ce genre ? certes je n’y saurais voir de fin.



COMMENT LE LIVRE DES ROIS FUT COMPOSÉ


Des traditions ont été racontées, rien de ce qui est digne d’être transmis n’a été oublié. Je te raconterai de nouveau une partie de ce qui a déjà été dit. Tout ce que je dirai, tous l’ont déjà conté, tous ont déjà enlevé les fruits du jardin de la connaissance. Quand même je ne pourrais atteindre une place élevée dans l’arbre chargé de fruits, parce que mes forces n’y suffisent pas ; toutefois, celui même qui se tient sous un arbre puissant, sera garanti du mal par son ombre, et peut-être je pourrai atteindre une place sur une branche inférieure de ce cyprès qui jette son ombre au loin, de sorte que par ce livre des rois illustres, je laisserai dans le monde un souvenir de moi. Sache qu’il ne contient ni mensonge, ni fausseté; mais ne crois pas que tout, dans le monde, suive la même marche. Tous ceux qui sont doués d’intelligence se nourrissent de mes paroles, quand même il leur faudrait y chercher des symboles.

Il y avait un livre des temps anciens, dans lequel étaient écrites beaucoup d’histoires. Tous les Mobeds en possédaient des parties, chaque homme intelligent en portait un fragment avec lui. Il y avait un Pehlewan, d’une famille de Dihkans. brave et puissant, plein d’intelligence et très-illustre ; il aimait à rechercher les faits des anciens et à recueillir les récits des temps passés. Il fit venir de chaque province un vieux Mobed, qui avait rassemblé les parties de ce livre ; il leur demanda l’origine des rois et des guerriers illustres, et la manière dont ils organisèrent au commencement le monde, qu’ils nous ont transmis dans un état si misérable, et comment, sous une heureuse étoile, ils terminèrent chaque jour une entreprise. Les grands récitèrent devant lui, l’un après l’autre, les traditions des rois et les vicissitudes du monde. Il écouta leurs discours, et en composa un livre digne de renom. C’est le souvenir qu’il a laissé parmi les hommes, et les grands et les petits célébrèrent ses louanges.



SUR DAKIKI LE POETE


Les chanteurs chantaient à tout le monde beaucoup d’histoires de ce livre, et le monde se prit d’amour pour ces récits ; tous les hommes intelligents et tous les hommes de cœur s’y attachèrent. Alors parut un jeune homme, doué d’une langue facile, d’une grande éloquence et d’un esprit brillant. Il annonça le dessein de mettre en vers ce livre, et le cœur de tous en fut réjoui. Mais il aimait de mauvaises compagnies ; il vivait oisif avec des amis pervers, et la mort l’assaillit subitement et posa sur sa tête un casque noir. Il suivait son penchant vers les mauvais ; il leur abandonnait son âme douce, et ne put se réjouir du monde un seul jour. Tout à coup la fortune l’abandonna, et il fut tué par la main d’un esclave. Il périt, et son poëme ne fut pas achevé ; et la fortune, qui avait veillé sur lui, s’endormit pour toujours. O Dieu, pardonne-lui ses péchés, et place-le haut dans ton paradis.



COMMENT LE POËME FUT ENTREPRIS


Lorsque mon âme se fut détournée de ce souvenir de lui, elle se tourna vers le trône du maître du monde. Je désirais obtenir ce livre pour le traduire dans ma langue. Je le demandais à un grand nombre d’hommes ; je tremblais devant la rotation du temps, craignant que si ma vie n’était pas longue, je ne fusse obligé de le laisser à un autre. D’ailleurs, mon trésor pouvait m’échapper ; il pouvait ne se trouver personne qui payât le prix de mon labeur : car le monde était rempli de combats, et le temps n’était pas favorable à ceux qui cherchaient des récompenses. Ainsi se passa quelque temps, pendant lequel je ne fis part à personne de mon plan ; car je ne vis personne qui fût digne de me servir de confident dans cette entreprise. Qu’y a-t-il de mieux qu’une bonne parole ? les grands et les petits s’en réjouissent. Si Dieu n’avait pas révélé la meilleure des paroles, comment le prophète pourrait-il être notre guide ?

J’avais dans ma ville un ami qui m’était dévoué : tu aurais dit qu’il était dans la même peau que moi. Il me dit : « C’est un beau plan, et ton pied te conduira au bonheur. Je t’apporterai le livre pehlewi. Ne t’endors pas ! Tu as le don de la parole, tu as de la jeunesse, tu sais conter un récit héroïque. Raconte de nouveau ce livre royal, et cherche par lui la gloire auprès des grands. » Puis il apporta devant moi ce livre, et la tristesse de mon âme fut convertie en joie.



LOUANGE D’ABOU-MANSOUR,
FILS DE MOHAMMED


À l’époque où je devins possesseur de ce livre, il y avait un puissant prince ; il était jeune, de lignage noble, prudent, circonspect, et d’une âme joyeuse ; il était de bon conseil et clément, parlant avec éloquence et d’une voix douce. Il me dit : « Que faut-il que je fasse, pour que ton âme se tourne vers ce poëme ? Tout ce que j’y peux faire, je le ferai, et je n’ai pas besoin de m’adresser à un autre pour te secourir. » Il me gardait comme un fruit frais, et aucun orage ne pouvait plus me porter malheur. Je m’élevais de la terre basse jusqu’au firmament par la générosité de ce noble prince, aux yeux duquel l’or et l’argent ne valaient pas plus que la poussière, et qui ornait sa haute naissance par la grâce et la gloire. Le monde entier était méprisable devant lui ; il était jeune, et digne de confiance ; il y a peu d’hommes tels que lui parmi la foule : il était comme un haut cyprès parmi les plantes d’un jardin. Je ne l’ai revu ni vivant, ni mort, lorsqu’il était tombé entre les griffes de ses assassins, semblables à des crocodiles. Hélas, cette taille ! Hélas, ce nombril ! Hélas, cette force et cette stature royale ! Celui dont il avait conquis le cœur fut désespéré de sa mort ; mon âme tremblait comme tremble une feuille. Je veux mentionner un conseil qu’il m’a donné, pour détourner mon esprit de ce malheur vers le souvenir de sa bonté. Il me dit : « Quand tu « auras écrit ce livre des rois, donne-le aux rois. » Mon cœur fut heureux de ces paroles, et mon âme devint joyeuse et satisfaite. Je commence donc ce livre au nom du puissant roi des rois, du maître de la couronne, du maître du trône, du maître du monde, victorieux et fortuné.



LOUANGE DU ROI MAHMOUD


Depuis que le Créateur a créé le monde, jamais ne parut un roi comme lui : il porte sa couronne assis sur le trône comme le soleil, et par lui le monde brille comme l’ivoire. On dirait : quel est ce soleil resplendissant, qui verse sa lumière sur le monde? Ô Aboulkasem, ce roi victorieux a placé son trône au-dessus du diadème du soleil ; il a ordonné le monde depuis l’orient jusqu’à l’occident, et sa domination fait naître des mines d’or. Mon étoile endormie s’éveilla ; une foule de pensées surgirent dans ma tête. Je reconnus que le moment de parler était arrivé, et que les vieux temps allaient revenir. Une nuit je m’endormis plein de pensées touchant le roi de la terre, et ses louanges sur mes lèvres. Mon cœur était rempli de lumière dans la nuit sombre ; je dormais, ma bouche était fermée, mais mon cœur était ouvert. Voici la vision que mon âme eut dans le sommeil : Une lampe brillante se levait du sein des eaux, une nuit profonde était répandue sur la surface de la terre ; mais la lampe la fit resplendir comme un rubis. Le désert semblait être de brocart, et un trône de turquoise apparut. Un roi semblable à la lune y était assis, une couronne sur la tête au lieu de casque. Une armée était rangée sur deux milles de longueur ; à la gauche du roi étaient sept cents éléphants féroces ; devant lui se tenait respectueusement un pur Destour, montrant au roi le chemin de la foi et de la justice. Mon esprit fut confondu de la splendeur du roi, de ces éléphants de guerre, d’une telle armée. Lorsque je vis la face du roi, je demandai aux grands : Est-ce le firmament et la lune, ou est-ce un trône et une couronne? Est-ce le ciel étoile devant lui, ou une armée ? L’un d’eux me répondit : « C’est le roi de Roum et de Hind, qui règne depuis Kanoudj jusqu’à la mer de Sinde ; dans l’Iran et dans le Touran, tous sont ses esclaves. La vie de tous dépend de ses ordres et de sa volonté. Il a ordonné le monde avec justice, et après cela il s’est mis la couronne sur le front ; c’est le maître du monde, Mahmoud, le grand roi. Il fait que la brebis et le loup boivent dans le même abreuvoir. Depuis Cachemire jusqu’à la mer de la Chine, les rois lui rendent hommage ; et le premier mot que prononce, dans son berceau, l’enfant qui mouille sa bouche du lait de sa mère, est : Mahmoud ! Rends-lui hommage, toi qui sais parler et qui cherches par lui un nom immortel. Personne ne désobéit à ses ordres, personne n’ose se soustraire à son pouvoir. » Lorsque je fus éveillé, je me levai aussitôt : que m’importait que la nuit fût obscure? Je me levai, je prononçai des vœux pour ce roi. Comme je n’avais point de pièces d’argent à verser sur sa tête, j’y versai ma propre âme; je me disais : Ce rêve aura son accomplissement ; car la gloire de Mahmoud est grande dans le monde. Rends hommage à lui, qui rend hommage à Dieu ; bénis cette fortune qui veille, ce diadème et ce sceau royal. Son règne a converti la terre en un jardin printanier, l’air est rempli de pluie, la terre est pleine de beauté, la pluie l’arrose dans le temps opportun, le monde est semblable au jardin d’Irem. Tout ce qui est beau dans l’Iran est dû à sa justice ; partout où il y a des hommes, ils sont tous ses amis. Dans les fêtes, c’est un ciel de bonté ; dans la guerre, c’est un dragon avide de combat ; son corps est d’un éléphant furieux, et son âme est d’un Gabriel ; sa largesse est comme une pluie de printemps ; son cœur est comme les eaux du Nil. Le pouvoir de ceux qui lui veulent du mal par envie est vil à ses yeux comme une pièce d’argent. La couronne et les trésors ne lui ont pas donné d’orgueil ; les combats et le travail n’ont pas trou- blé la sérénité de son âme. Tous ceux qui sont éclairés, tous ceux qui sont nobles, tous ceux qui sont bons, tous sont dévoués au roi, tous se sont ceints d’obéissance et de fidélité envers lui, et chacun d’eux est le roi d’une province, et le nom de chacun d’eux vit dans tous les livres.

Avant tous est son frère puîné, que personne n’égale en valeur. Qu’il se réjouisse à l’ombre du roi du siècle, quiconque sur la terre respecte la majesté de Nasr, qui a eu pour père Nasireddin, dont le trône était élevé au-dessus des Pléiades ; qui est doué de bravoure, de prudence et de vertu, et qui fait la joie de tous les grands. Puis le brave prince de Thous, qui dans le combat affronte le lion, qui répand les biens que la fortune lui donne, et qui ne demande à la destinée que de la gloire. Il sert de guide aux hommes qu’il conduit à Dieu ; il désire que la tête du roi n’éprouve aucun accident. Que le monde puisse n’être jamais privé de la vie du roi et de sa couronne ! Qu’il vive toujours, et qu’il vive heureux, toujours sain de corps, avec la couronne et le trône, victorieux, libre de peines et de soucis !

Maintenant, je me tourne vers le commencement de mon entreprise, vers le Livre des rois illustres.





I


KAÏOUMORS


PREMIER ROI DE PERSE


Qui, selon le récit du Dihkan, a le premier recherché sur la terre la couronne de la puissance ? Qui a placé sur son front le diadème ? Personne dans le monde n’en a gardé le souvenir, si ce n’est un fils qui a reçu de son père les traditions, et qui, selon les paroles de son père, te raconte par qui le pouvoir glorieux fut créé, et qui d’entre ces rois atteignit la plus haute puissance.

Un homme qui a lu un ancien livre où sont contenues les histoires des héros dit que Kaïoumors institua le trône et la couronne, et qu’il fut le premier roi. Lorsque le soleil entra dans le signe du Bélier, le monde fut rempli de splendeur, d’ordre et de lumière ; le soleil brilla dans le signe du Bélier, de sorte que le monde en fut rajeuni entièrement : alors Kaïoumors devint le maître du monde. Au commencement, il établit sa demeure dans les montagnes ; son trône et sa puissance s’élevèrent de la montagne, et il se vêtit, lui et son peuple, avec des peaux de tigre. De lui vint toute civilisation, car l’art de se vêtir et de se nourrir était nouveau. Il régna trente ans sur la terre. Il était beau sur le trône comme le soleil ; il brillait, du haut de son trône royal, comme une lune de deux semaines brille au-dessus d’un cyprès élancé. Les animaux féroces et les bêtes sauvages qui le virent accoururent vers lui de tous les lieux du monde, et se tenaient courbés devant son trône : ce fut là ce qui releva sa majesté et sa haute fortune. Ils venaient devant lui pour rendre hommage ; ce fut de lui qu’ils reçurent des lois. Il eut un fils, beau de visage, plein de vertu et cherchant la gloire comme son père ; son nom était Siamek : il était heureux, et le cœur de Kaïoumors ne vivait que pour lui. Il ne se réjouissait du monde que quand il regardait son fils, car beaucoup de branches fécondes devaient sortir de lui. Il pleurait d’amour sur la vie de son fils, il se consumait dans la crainte de le perdre. Un temps s’écoula ainsi : la domination du roi était prospère ; il n’avait aucun ennemi sur la terre, excepté Ahriman le méchant, qui en secret lui portait envie et mauvaise volonté, et méditait d’étendre la main sur lui. Ahriman avait un fils semblable à un loup féroce, brave, et à la tête d’une armée puissante, qui se mit en marche, et alla se concerter avec son père, car il convoitait le trône et le diadème du roi. Le monde lui parut noir à cause de la prospérité de Siamek et de la fortune de son père ; il dit à tous son dessein, et remplit le monde de son bruit. Mais Kaïoumors lui-même, comment sera-t-il averti de cela, comment apprendra-t-il que quelqu’un lui enviait le trône ? Le bienheureux Serosch parut tout à coup, semblable à un Péri, et couvert d’une peau de tigre, et lui révéla en secret tout ce qu’Ahriman et son fils tramaient contre lui.



COMBAT DE SIAMEK AVEC LE DIV ET MORT DE SIAMEK


Lorsque les desseins hostiles du méchant Div parvinrent aux oreilles de Siamek, la colère souleva le cœur du jeune roi ; il rassembla une armée et prit conseil ; il couvrit son corps d’une peau de tigre, car la cuirasse n’était pas encore en usage à la guerre. Il alla à la rencontre du Div avide de combat ; et lorsque les armées furent en présence, Siamek s’avança le corps nu, et saisit le fils d’Ahriman. Mais le pervers Div noir le frappa de ses griffes, il plia en deux la haute stature du héros, il lança contre terre le jeune roi, et lui déchira les entrailles avec ses ongles. Siamek expira sous les mains du Div maudit, et son armée resta sans chef. Le roi apprit la mort de son fils, et, dans sa douleur, le monde devint noir devant lui : il descendit de son trône en gémissant, il se frappait la tête, il arrachait avec ses ongles la chair de son corps ; ses joues étaient pleines de sang, son cœur était désolé, et la vie était devenue pour lui une angoisse. L’armée était en tristesse et en larmes, et le feu de sa douleur la dévorait. Elle poussa un cri lamentable, tous les soldats se rangèrent autour du trône du roi ; leurs vêtements étaient de couleur bleue, leurs deux yeux pleins de sang, leurs deux joues rouges comme le vin. Les animaux féroces, les oiseaux et les bêtes fauves allèrent en foule vers la montagne en poussant des cris ; ils vinrent se lamentant et se désolant, et la poussière s’éleva devant le trône du roi. Ils demeurèrent là une année dans leur douleur, quand vint un message de Dieu le créateur. Le bienheureux Serosch porta au roi la bénédiction divine, et lui dit : « Dorénavant ne gémis plus et reprends ton cœur ; prépare ton armée, mène-la au combat selon mes ordres, et réduis en poussière l’armée des Divs ; délivre la face de la terre de ce méchant Div, et satisfais ton âme par la vengeance. » Le roi illustre leva la tête vers le ciel, et invoqua le malheur sur ses ennemis ; Dieu l’appela par cet ange au nom sublime, et mit fin à ses pleurs ; il se hâta de venger Siamek, et ne prit de repos et de sommeil ni le jour, ni la nuit.



COMBAT DE KAIOUMORS ET DE HOUSCHENG
AVEC LE DIV NOIR


Siamek le glorieux avait un fils qui servait de Destour à son grand-père. Son nom était Houscheng. il était tout intelligence et toute prudence. Il avait grandi dans le sein de son grand-père, pour qui il était un souvenir de Siamek. Le grand-père l’avait adopté au lieu de son fils, et ses yeux ne reposaient que sur lui.

Lorsqu’il fut décidé à la vengeance et au combat, il appela le noble Houscheng et lui annonça tout ce qui devait avenir, et lui révéla tout ce qui était secret. « Je vais rassembler une armée, je pousserai un cri de guerre ; c’est à toi à marcher le premier, car je suis un homme mourant et tu es un jeune héros. » Il rassembla les Péris et, parmi les animaux féroces, les tigres, les lions, les loups et les léopards ; c’était une armée de bêtes fauves, d’oiseaux et de Péris, sous un chef plein de fierté et de bravoure. Kaïoumors suivait derrière l’armée, et son petit-fils marchait devant lui au milieu des combattants. Le Div noir s’avança tremblant et en crainte, et fit voler la poussière vers le ciel ; le roi s’aperçut que les hurlements des animaux avaient émoussé les griffes du Div. Les deux armées se rencontrèrent, les Divs tremblèrent devant les bêtes féroces, Houscheng étendit ses mains comme un lion, et rendit la terre étroite au vaillant Div. Il lui arracha la peau de la tête aux pieds et coupa sa tête monstrueuse ; il le jeta sous ses pieds, et le foula comme une chose vile, dont la peau était en lambeaux, dont la vie était partie. Kaïoumors ayant ainsi achevé la vengeance qu’il avait désirée, sa vie s’en alla, il mourut, et le monde resta vide de lui.

Regarde ! qui pourrait atteindre une gloire égale à la sienne ? Il avait amassé les biens de ce monde trompeur ; il avait montré aux hommes le chemin des richesses, mais il n’en avait pas joui. Le monde n’est qu’un rêve qui passe, et ni le bonheur, ni le malheur ne durent.



II


HOUSCHENG


Houscheng, le maître du monde, le prudent, le juste, mit la couronne sur sa tête à la place de son grand-père, et le ciel tourna pendant quarante ans sur sa tête. Son esprit était plein de prudence, son cœur plein de justice. Il s’assit sur le siège de la puissance, et parla ainsi du haut de son trône impérial : « Je suis le roi des sept zones, victorieux et dominant sur toute la terre ; je me suis ceint étroitement de justice et de bonté selon l’ordre de Dieu, qui donne la victoire. » Depuis ce moment, il se mit à civiliser le monde et à répandre la justice sur toute la terre. D’abord il découvrit un minéral, et sut par son art séparer le fer de la pierre ; il se procura pour matière le fer brillant, qu’il tira ainsi de la pierre dure ; et lorsqu’il eut connu ce métal, il inventa l’art du forgeron pour fabriquer des haches, des scies et des houes. Ensuite il s’occupa de distribuer les eaux ; il les amena des rivières, et en fertilisa les plaines ; il ouvrit aux eaux des courants et des canaux, et acheva en peu de temps ce travail par sa puissance royale. Lorsque les hommes eurent acquis de nouvelles connaissances, celles de semer, de planter et de moissonner, alors chacun prépara son pain, sema son champ et en marqua les limites. Avant que ces travaux fussent entrepris, on n’avait que les fruits pour se nourrir. Mais la condition des hommes n’était pas encore bien avancée, ils n’avaient que des feuilles pour se couvrir.



INTRODUCTION DE LA FÊTE DU FEU


Nos pères avaient un culte et une religion, et l’adoration de Dieu était en honneur. Comme les Arabes se tournent dans leurs prières vers une pierre, on se tournait alors vers le feu à la belle couleur. Le feu, qui était dans la pierre, en sortit pour répandre son éclat dans le monde. Un jour, le roi de la terre parcourait la montagne avec quelques hommes de son peuple. Ils virent de loin quelque chose de long et d’obscur, un corps puissance royale, il se mit à séparer les bœufs, les ânes et les moutons des onagres et des élans indomptables, et mit à profit tout ce qui pouvait être utile. Le sage Houscheng ordonna de les réunir par paires ; il s’en servit pour cultiver la terre, pour faire des échanges et pour entretenir la splendeur de son trône. Il tua et dépouilla de leurs fourrures les animaux errants dont le poil était bon, comme les hermines, les martres et le renard à la fourrure chaude, enfin la zibeline aux poils soyeux, et il fit ainsi avec les peaux des animaux des vêtements pour le corps des hommes. Il avait donné et répandu, il avait joui et confié ; il mourut et n’emporta avec lui qu’un nom honoré. Il avait achevé beaucoup de travaux dans sa vie à l’aide d’enchantements et de pensées sans nombre. Lorsqu’il passa à une meilleure vie, il laissa vide le trône du pouvoir. Le sort ne lui avait accordé qu’une courte existence, et Houscheng, ce roi plein de prudence et de majesté, mourut. Le monde ne s’enchaînera pas à toi avec amour, et il ne te montrera pas deux fois sa face.



III


THAHMOURAS


LE VAINQUEUR DES DIVS


Houscheng avait un fils plein de sagesse, Thahmouras l’illustre, le vainqueur des Divs : Thahmouras vint et monta sur le trône de son père, et ceignit la ceinture de la royauté. Il appela de l’armée tous les Mobeds, et leur parla longuement et avec douceur, disant : « Dès ce jour, le trône, et la couronne, et la massue, et le diadème m’appartiennent ; par ma prudence je délivrerai le monde du mal, je ferai de la terre la base de mon trône. Je détruirai partout le pouvoir des Divs, car je veux être le maître du monde ; et toute chose sur la terre qui peut être utile, je la mettrai en lumière, je briserai ses liens. » Puis il tondit la laine sur le dos des brebis et des moutons, et on se mit à la filer ; et, par ses efforts, il parvint à en faire des habits. Il enseigna de même l’art de tisser les tapis. À tous les animaux qui étaient bons coureurs, il donna à manger des herbes, de la paille et de l’orge. Il observa aussi toutes les bêtes sauvages : il choisit entre elles le chacal et le guépard ; il trouva moyen de les amener du désert et des montagnes, et il mit à l’attache cette multitude d’animaux. Il prit de même, parmi les oiseaux, ceux qui sont les mieux armés, comme le gerfaut et le faucon royal au cou élancé ; il les instruisit, et les hommes s’en étonnèrent. Il ordonna de calmer leur ardeur par des caresses, et de ne leur parler qu’avec une voix douce. Cela étant fait, il prit des coqs et des poules pour chanter à l’heure où l’on bat le tambour. C’est ainsi qu’il ordonnait tout convenablement, recherchant ce qui était inconnu et pouvait être utile. Il dit à son peuple : « Adorez Dieu, et rendez grâce au Créateur du monde, car c’est lui qui nous a donné le pouvoir sur les animaux ; rendez-lui grâce, car c’est lui qui nous a dirigés. »

Il avait un Destour pur qui se tenait loin des voies du mal et qui était révéré en tous lieux ; Schidasp était son nom. Il ne portait ses pas en toute chose que vers le bien : toute la journée, sa bouche était fermée à la nourriture ; toutes les nuits, il se tenait en prières devant Dieu. Il était cher au cœur de tous les hommes, il ne cessait de prier jour et nuit. Il était la bonne étoile du roi, et tenait dans ses liens les âmes des méchants. Il enseignait au roi toutes les voies du bien, et ne cherchait la gloire que par la vertu. Le roi demeurait tellement pur de tout mal, que de lui émanait une splendeur divine. Puis il alla et enchaîna Ahriman par ses enchantements, et le monta comme un coursier rapide. Il lui imposa la selle sans relâche, et faisait ainsi le tour du monde sur lui. Les Divs, voyant cela, s’affranchirent de ses liens et s’assemblèrent en grand nombre, car il avait laissé vide le trône d’or.

Lorsque Thahmouras eut nouvelle de cela, il revint en hâte pour s’opposer aux entreprises des Divs. Il était ceint de la majesté du maître du monde. Il appuyait sur son épaule une lourde massue. Les Divs courageux et les enchanteurs accoururent tous, formant une armée immense de magiciens. Le Div noir les précédait en poussant des cris, et leurs hurlements s’élevaient jusqu’au ciel. L’air devint sombre, la terre devint noire, et les yeux des hommes furent enveloppés de ténèbres. Thahmouras, le maître du monde, le glorieux, s’avança les reins ceints pour le combat et la vengeance. D’un côté étaient le bruit, les flammes et la fumée des Divs ; de l’autre, les braves du roi. Tout à coup il engagea avec les Divs un combat qui ne fut pas de longue durée. Il en enchaîna les deux tiers par la magie, il terrassa les autres avec sa lourde massue, et on les amena blessés et honteusement liés ; ils demandaient grâce pour leur vie, disant : « Ne nous tue pas, pour que tu puisses apprendre de nous un nouvel art qui te sera utile. » Le roi illustre leur accorda leur grâce, pour qu’ils pussent lui dévoiler leur secret ; et lorsqu’ils furent délivrés de leurs chaînes, ils demandèrent humblement sa protection. Ils enseignèrent l’écriture au roi, et le rendirent brillant de savoir ; ils lui enseignèrent une seule écriture ? non, près de trente, comme le roumi et le tazi, le parsi, le soghdi, le chinois et le pehlevi, et à les représenter telles qu’on les prononce. Que d’actions glorieuses le roi n’a-t-il pas faites pendant trente ans, outre celles que nous avons racontées ! puis il mourut, et sa vie disparut, mais ses travaux restèrent comme un monument de lui.

Ô monde ! n’élève personne si tu veux le moissonner après : si tu l’enlèves, pourquoi l’as-tu élevé ? Tu hausses un homme au-dessus du firmament, mais tout à coup tu le précipites sous la terre obscure.



IV


DJEMSCHID


Djemschid, son fils glorieux, plein d’énergie, et le cœur rempli des conseils de son père, monta sur le trône brillant de Thahmouras, la couronne d’or sur la tête, selon la coutume des rois ; il était ceint de la splendeur impériale, et l’univers entier se soumit à lui. Le monde était calme et sans discorde, et les Divs, les oiseaux et les Péris lui obéirent. La prospérité du monde s’accrut par lui, et le trône des rois brilla sous lui. Il dit : « Je suis orné de l’éclat de Dieu, je suis roi et je suis Mobed ; j’empêcherai les méchants de faire le mal, je guiderai les esprits vers la lumière. » D’abord il s’occupa des armes de guerre pour ouvrir aux braves la route de la gloire. Il amollit le fer par sa puissance royale, et lui donna la forme de casques, de lances, de cuirasses, de cottes de mailles, et d’armures pour couvrir les chevaux. Il acheva tout cela par les lumières de son esprit ; il y travailla pendant cinquante ans, et se fit un trésor de ces armes. Pendant cinquante autres années, il tourna ses pensées vers la fabrication des vêtements, pour que l’on pût s’en couvrir aux jours de fête et de combat. Il fit des étoffes de lin, de soie, de laine, de poil de castor et de riche brocart ; il enseigna aux hommes à tordre, à filer et à entrelacer la trame dans la chaîne ; et quand l’étoffe était tissée, ils se mirent à apprendre de lui, tout à la fois, à la laver et à en faire des habits. Cela étant achevé, il commença un autre travail ; le monde était heureux par lui, et lui-même se trouvait heureux. Il réunit ensemble ceux qui exerçaient les mêmes professions, et y employa cinquante ans. D’abord la caste de ceux qu’on nomme Amousian : sache qu’ils sont voués aux cérémonies du culte. Il les sépara du reste du peuple, et leur assigna les montagnes pour y adorer Dieu, pour s’y consacrer à la religion et se tenir en méditation devant Dieu le lumineux. De l’autre côté se plaça une caste, à laquelle fut donné le nom de Nisarian ; ce sont eux qui combattent avec le courage des lions, qui brillent à la tête des armées et des provinces, qui ont à défendre le trône du roi, et à maintenir la gloire que donne la bravoure. Sache que la troisième caste porte le nom de Nesoudi : ils ne rendent hommage à personne ; ils labourent, ils sèment, ils récoltent et se nourrissent des fruits de leurs travaux sans reproche. Ils n’obéissent à personne, quoique leurs vêtements soient pauvres, et leur oreille n’est jamais frappée par le bruit de la calomnie. Ils sont libres, et la culture de la terre leur est due ; ils n’ont pas d’ennemis ; ils n’ont pas de querelles. Un homme sage et libre a dit : « C’est la paresse « qui rend esclave ceux qui devraient être libres ». La quatrième caste est celle des Ahnouhkouschi, qui sont actifs pour le gain et pleins d’arrogance ; les métiers sont leur occupation, et leur esprit est toujours en souci. Djemschid y employa encore cinquante ans, pendant lesquels il conféra beaucoup de bienfaits. Il assigna à chacun la place qui lui convenait, et leur indiqua leur voie, pour que tous comprissent leur position et reconnussent ce qui était au-dessus et au-dessous d’eux. Puis le roi ordonna aux Divs impurs de mêler de l’eau avec de la terre ; et lorsqu’ils eurent compris ce qu’on pouvait en faire, ils préparèrent des moules pour y former des briques légères. Les Divs construisirent d’abord un fondement avec des pierres et du mortier, puis ils élevèrent au-dessus des ouvrages selon les règles de l’art, comme des bains et de hauts édifices, et un palais pour que l’infortune y trouvât un asile. Il employa un autre espace de temps pour chercher parmi les pierres celles qui sont précieuses, et le roi investigateur fit ressortir leur éclat ; il découvrit toute espèce de minéraux précieux, comme le rubis, l’ambre jaune, l’argent et l’or. Il les sépara des autres pierres par son art magique, et résolut entièrement ce mystère. Puis il inventa les parfums que les hommes aiment à respirer, comme le baume, le camphre et le pur musc comme l’aloès, l’ambre et l’eau de rose limpide. Après il inventa la médecine, les remèdes contre tout mal, et les moyens de conserver la santé et de guérir les blessures. Il mit au jour tout ce qui était secret ; jamais le monde n’avait possédé un investigateur comme lui. Ensuite il se mit à parcourir les mers dans un vaisseau, visitant rapidement pays après pays. C’est ainsi qu’il remplit encore cinquante années, et nulle qualité des êtres ne restait cachée devant son esprit.

Lorsque toutes ces grandes choses furent accomplies, il ne vit plus dans le monde que lui-même ; lorsque toutes ces entreprises eurent réussi, il essaya de s’élever au-dessus de sa haute condition. Il fit un trône digne d’un roi, et y incrusta toutes sortes de pierreries ; et à son ordre les Divs le soulevèrent et le portèrent de la terre vers la voûte du ciel. Le puissant roi y était assis comme le soleil brillant au milieu des cieux. Les hommes s’assemblèrent autour de son trône, étonnés de sa haute fortune ; ils versèrent sur lui des joyaux, et donnèrent à ce jour le nom de jour nouveau (Neurouz) : c’était le jour de la nouvelle année, le premier du mois Ferverdin. En ce jour, le corps se reposait de son travail, le cœur oubliait ses haines. Les grands, dans leur joie, préparèrent une fête ; ils demandèrent du vin, des coupes et des chanteurs ; et cette glorieuse fête s’est conservée, de ce temps jusqu’à nous, en souvenir du roi.

Ainsi s’étaient passés trois cents ans, pendant lesquels la mort était inconnue parmi les hommes. Ils ne connaissaient ni la peine, ni le malheur, et les Divs étaient ceints comme des esclaves. Les hommes étaient attentifs aux ordres de Djemschid, et les doux sons de la musique remplissaient le monde. Ainsi passèrent les années : Djemschid brillait de la splendeur des rois ; le monde était en paix par les efforts de ce maître fortuné. Le roi reçut toujours de nouveaux messages de Dieu, et pendant longtemps les hommes ne virent en lui rien que de bien. Le monde tout entier lui était soumis, et il était assis dans la majesté des rois ; mais tout à coup il fixa son regard sur le trône du pouvoir, et ne vit plus dans le monde que lui-même ; lui qui avait rendu jusque-là hommage à Dieu, devint orgueilleux, il se délia de Dieu et ne l’adora plus. Il appela de l’armée tous les grands de l’empire et leur fit beaucoup de discours ; il dit à ces vieillards puissants : « Je ne reconnais dans le monde que moi ; c’est moi qui ai fait naître l’intelligence dans l’univers, et jamais le trône glorieux des rois n’a connu un maître comme moi ; c’est moi qui ai parfaitement ordonné le monde, et la terre n’est devenue ce qu’elle est que par ma volonté. C’est à moi que vous devez votre nourriture, votre sommeil, votre tranquillité ; c’est à moi que vous devez vos vêtements et toutes vos jouissances. Le pouvoir, le diadème et l’empire sont à moi. Qui oserait dire qu’il y a un roi autre que moi ? J’ai sauvé le monde par les médecines et les remèdes, de sorte que les maladies et la mort n’ont atteint personne : tant que le monde aura des rois, qui d’entre eux pourrait éloigner la mort, si ce n’est moi ? C’est moi qui vous ai doués d’âme et d’intelligence ; et il n’y a que ceux qui appartiennent à Ahriman qui ne m’adorent pas. Maintenant que vous savez que c’est moi qui ai fait tout cela, il faut reconnaître en moi le créateur du monde. » Tous les Mobeds laissaient tomber leur tête, personne ne savait que répondre.

Après ce discours, la grâce de Dieu se retira de lui, et le monde se remplit de discorde. Chacun détourna sa face de la cour du roi, aucun des grands ne resta auprès de lui, et pendant vingt-trois ans ils tinrent l’armée dispersée et loin de la cour. Quand la raison ne se soumet pas à Dieu, elle amène la destruction sur elle-même et s’anéantit. Un homme sage a dit avec justesse et prudence : « Quoique tu sois roi, pratique l’humilité envers Dieu ; car quiconque ne révère pas le Créateur, ne trouve de tous côtés que des terreurs. » Le jour s’obscurcit devant Djemschid ; son pouvoir, qui avait illuminé le monde, disparut ; le sang coula de ses yeux sur son sein ; il demanda pardon à Dieu : mais sa grâce l’avait abandonné, et les terreurs du criminel s’étaient emparées de lui.



HISTOIRE DE ZOHAK ET DE SON PÈRE


Il y avait dans ce temps un homme vivant dans le désert des cavaliers armés de lances : c’était un grand roi et un homme vertueux, qui s’humiliait dans la crainte de Dieu, le maître du monde. Son nom était Mardas ; il était juste et généreux au plus haut degré. Il avait des bêtes à lait, de chaque espèce mille, des chèvres, des chameaux et des brebis, que cet homme pieux confiait à ses bergers. De même il avait des vaches qui donnaient du lait, et des chevaux arabes semblables à des Péris ; et à quiconque demandait du lait, il en donnait avec empressement. Cet homme pieux avait un fils qu’il aimait d’une grande tendresse : Zohak était le nom de l’ambitieux. Il était courageux, léger et sans souci. On l’appela aussi Peiverasp : c’était son nom en pehlevi (Peiver est un nombre dans cette langue, et signifie dix mille) ; car il possédait dix mille chevaux arabes aux brides d’or, dont le renom était grand. Il était jour et nuit presque toujours à cheval pour acquérir du pouvoir, mais non pour faire du mal.

Un jour Ahriman se présenta à son palais sous la forme d’un homme de bien ; il détourna le cœur du prince de la bonne voie, et le jeune homme prêta l’oreille à ses discours. Les paroles d’Ahriman lui parurent douces ; il ne se doutait point de ses mauvaises intentions : il lui abandonna son esprit, son cœur et son âme pure, et répandit de la poussière sur sa tête. Lorsque Ahriman vit qu’il avait abandonné son cœur au vent, il en eut une joie immense. Il adressa beaucoup de discours avec décence et douceur à ce jeune homme, dont le cerveau était vide de sagesse. Ahriman lui dit : « Je sais beaucoup de choses que personne ne peut apprendre que de moi. » Le jeune homme lui répondit : « Dis, et ne tarde pas ; enseigne-moi, homme aux bons avis. » Ahriman demanda d’abord son serment, promettant qu’il lui révélerait après la parole de la vérité. Le jeune homme, qui était simple de cœur, fit comme il lui disait, et prêta le serment qu’il lui avait demandé : « Je ne révélerai pas ton secret, j’obéirai à tout ce que tu me diras. » Alors Ahriman lui dit : « Pourquoi y aurait-il dans le palais un autre maître que toi, ô seigneur illustre ? À quoi bon un père quand il y a un fils comme toi ? Écoute maintenant mon conseil. La vie de ce vieillard sera encore longue, et pendant ce temps tu resteras dans l’obscurité. Prends son trône puissant ; c’est à toi que doit appartenir sa place ; et si tu veux suivre mon avis, tu seras un grand roi sur la terre. »

Lorsque Zohak entendit cela, il se mit à rêver, et son cœur s’apitoyait sur le sang de son père. Il dit à Ahriman : « Cela ne se peut pas ; conseille-moi « autre chose, car cela n’est pas possible. » Ahriman lui répondit : « Si tu n’accomplis pas mon ordre, si tu manques à ta promesse et à la foi jurée, ton serment et mon lien demeureront attachés à ton cou ; tu seras un être vil, et ton père restera en honneur. » Il enveloppa ainsi de ses filets la tête de l’Arabe, et l’amena à se décider à lui obéir. Zohak lui demanda quel moyen il devait prendre, et promit de ne s’écarter en rien de son avis. Ahriman lui dit : « Je te préparerai les moyens, j’élèverai ta tête jusqu’au soleil ; tu n’as qu’à observer le silence : voilà tout. Je n’ai besoin de l’aide de personne ; je disposerai tout comme il faudra : seulement garde-toi de tirer du fourreau l’épée de la parole. »

Le roi avait dans l’enceinte du palais un jardin qui réjouissait son cœur ; il avait coutume de se lever avant le jour, pour se préparer à la prière, et de se laver secrètement, dans le jardin, la tête et le corps, sans avoir même un serviteur pour porter son flambeau. Le vil Div perverti creusa dans ce chemin une fosse profonde, couvrit le précipice avec des broussailles, et répandit de la terre dessus. La nuit vint, et le chef des Arabes, ce prince puissant et glorieux, alla vers le jardin ; et lorsqu’il se fut approché du lieu où était la fosse, son étoile pâlit : il tomba dans le fossé et se brisa misérablement. Ainsi périt cet homme bon et pieux. Jamais il n’avait traité avec dureté son fils pour aucune action bonne ou mauvaise. Il l’avait élevé avec tendresse et avec soin ; il était content de lui, et lui donnait des trésors ; et c’est ainsi que son fils malheureux et méchant ne voulut pas répondre à sa tendresse comme il aurait dû, ne fût-ce que par honte. Il se rendit complice du meurtre de son père. J’ai entendu dire par un sage que même un mauvais fils, fût-il un lion féroce, n’ose verser le sang de son père. S’il y a un mot à cette énigme, c’est chez la mère que l’investigateur peut en apprendre le mystère. Ainsi s’empara le vil, le criminel Zohak du trône de son père ; il mit sur sa tête la couronne des Arabes, et gouverna son peuple en bien et en mal.

Ahriman, voyant ces choses accomplies, trama un nouveau plan, et dit à Zohak : « Aussitôt que tu as tourné ton cœur vers moi, tout ce que tu désirais au monde, tu l’as obtenu ; et si tu veux de nouveau t’engager par serment, si tu veux m’obéir et suivre mes ordres, alors le monde entier sera ton royaume ; les animaux sauvages, les oiseaux et les poissons seront à toi. » Lorsqu’il eut parlé de cette manière, il prépara quelque chose de nouveau, et imagina une autre ruse étonnante.



AHRIMAN SE PRÉSENTE COMME CUISINIER


Il se donna la forme d’un jeune homme à la parole facile, intelligent et pur de corps. Il se présenta devant Zohak avec des paroles respectueuses, disant : « Puissé-je être agréable au roi ! je suis un cuisinier pur et renommé. » Zohak l’écouta, le reçut bien, lui assigna un lieu pour son travail, et les clefs de la cuisine du roi lui furent remises par un puissant Destour. Les aliments étaient alors peu variés, car on ne se nourrissait pas de chair ; de tout ce que porte la terre, on ne mangeait que les végétaux.

Ahriman, aux desseins funestes, se consulta alors, et se résolut à tuer des animaux. Il voulait nourrir Zohak de toute espèce de viandes, tant d’oiseaux que de quadrupèdes, et l’y amena par degrés. Pour lui donner du courage, il le nourrissait de sang comme un lion : il obéissait à la moindre de ses paroles ; il faisait son cœur esclave des ordres de Zohak. Il commença par lui préparer du jaune d’œuf, ce qui lui donna une santé vigoureuse en peu de temps ; et le roi fortuné, ayant mangé, rendit grâces à Ahriman, et fit ses délices de cette nourriture. Ahriman le trompeur lui dit : « Puisse le roi « qui porte haut la tête vivre éternellement ! Je « lui préparerai demain un mets qui le nourrira « d’une nourriture parfaite. » Il s’en alla et médita toute la nuit quel plat merveilleux il pourrait préparer pour le lendemain. Le lendemain, lorsque la coupole d’azur amena au monde le rubis rouge, il prépara un mets de perdrix et de faisans argentés et l’apporta le cœur plein d’espoir. Le roi des Arabes se mit à en manger, et abandonna son esprit imprudent à son penchant pour Ahriman, qui, le troisième jour, servit sur sa table des oiseaux et de l’agneau mêlés ensemble. Le quatrième jour, lorsqu’il mit la table, il avait assaisonné le dos d’un veau avec du safran, de l’eau de rose, du vin vieux et du musc pur. Le roi y porta la main et en mangea ; il s’étonna de l’intelligence de cet homme, et lui dit : « Cherche ce que tu pourrais désirer, et demande-le-moi, ô homme de bien. » Le cuisinier lui répondit : « Ô roi, puisses-tu vivre content et puissant à jamais ! Mon cœur est plein d’amour pour toi, et te voir est tout ce que mon âme désire. Je n’ai qu’une chose à demander au roi, bien que cet honneur soit au-dessus de moi ; c’est qu’il veuille permettre que je baise le haut de ses épaules et que j’y applique mes yeux et ma face. » Zohak, en entendant ce discours, ne se douta pas de son intention secrète, et lui dit : « Je t’accorde ta demande, il se peut qu’il en revienne quelque honneur à ton nom. » Il lui permit donc de le baiser sur les épaules, comme étant son ami. Ahriman le baisa, et disparut de la terre ; personne n’a jamais vu chose si étonnante.

Il sortit un serpent noir de chaque épaule de Zohak, qui en fut consterné, et chercha de tous côtés un remède ; à la fin, il les fit couper tous les deux de dessus ses épaules : mais (avec raison tu restes stupéfait) les deux serpents noirs poussèrent de nouveau comme deux branches d’arbre sur les épaules du roi. De savants médecins s’assemblèrent ; chacun dit son avis à son tour, et ils firent des enchantements de toute espèce, mais aucun ne sut remédier au mal. Puis le rusé Ahriman se présenta soudain devant Zohak sous la forme d’un savant médecin, et lui dit : « C’était une chose inévitable. Laisse les serpents, et ne les coupe pas aussi longtemps qu’il y aura de la vie en eux. Prépare-leur de la nourriture, et fais-les manger pour les apaiser ; c’est le seul remède dont tu doives te servir. « Ne leur donne à manger que des cervelles d’homme ; il se peut que cet aliment les fasse mourir. » Quel pouvait être le but du chef des féroces Divs dans cette confusion ? Que voulait-il par ce conseil, si ce n’est de préparer en secret un moyen de dépeupler le monde ?



MORT DE DJEMSCHID


Après cela, de grands tumultes remplirent l’Iran, et de tous côtés il n’y eut que combats et discordes ; le jour brûlant et pur devint noir ; les hommes brisèrent les liens de Djemschid, la grâce de Dieu se retira de lui, et il tomba dans la tyrannie et la démence. De tous côtés s’élevèrent des rois ; sur toutes les frontières se montrèrent des grands de l’empire, qui rassemblèrent des armées et se préparèrent pour le combat, car ils avaient arraché de leur cœur l’amour de Djemschid. Tout à coup, une armée sortit de l’Iran, et se dirigea vers le pays des Arabes. Us avaient entendu dire qu’il y avait là un homme inspirant la terreur, à face de serpent ; et les guerriers de l’Iran, qui tous demandaient un roi, se dirigèrent vers Zohak. Us lui rendirent hommage, comme à leur maître ; ils lui donnèrent le titre de roi de l’Iran. L’homme à face de serpent vint dans l’Iran, rapide comme le vent, pour se mettre la couronne sur la tête ; il rassembla une armée de toutes les provinces de l’Iran et de l’Arabie. Il tourna son regard vers le trône de Djeinschid, il prit le monde comme une bague pour le doigt. La fortune abandonna Djemschid, et le nouveau roi le serrant de près, il s’enfuit et lui laissa le trône et la couronne, le pouvoir, la tiare, le trésor et l’armée ; il disparut, et le monde devint noir pour lui, quand il eut abandonné à Zohak son trône et son diadème.

Durant cent ans, personne dans le monde ne le vit ; il avait disparu des yeux des hommes ; mais, dans la centième année, ce roi infidèle à la pure doctrine apparut un jour sur le bord de la mer de Chine. Zohak le saisit à l’improviste, et ne lui accorda pas un long délai ; il le fit scier en deux, et délivra le monde de lui et de la peur qu’il inspirait. Djemschid s’était caché pendant quelque temps devant l’haleine du serpent, mais à la fin il ne put se soustraire à lui.

Ainsi disparut son trône royal et sa puissance ; le sort le brisa comme une herbe fanée. Qui était plus grand que lui sur le trône des rois ? Mais quel fruit lui revint d’avoir supporté tant de soucis ? Sept cents ans avaient passé sur lui, et lui avaient apporté tout bonheur et tout malheur. À quoi sert une vie longue ? car le monde ne te révèle jamais le secret de ton sort. Il te nourrit de miel et de sucre, et ton oreille n’est frappée que de sons agréables ; mais au moment où tu te vantes qu’il a versé sur toi ses faveurs, que toujours il te montrera sa face d’amour ; au moment où il te flatte et te caresse, quand tu lui as ouvert tous tes secrets, alors il joue avec toi un jeu perfide et fait saigner ton cœur de douleur. Mon cœur est fatigué de ce monde transitoire. Ô Dieu, délivre-moi promptement de ce fardeau !



V


ZOHAK


Zohak, s’étant emparé du trône des rois, y resta mille ans ; le monde entier se soumit à lui, et un long espace de temps se passa ainsi. Les coutumes des hommes de bien disparurent, et les désirs des méchants s’accomplirent. La vertu était méprisée, la magie était en honneur, la droiture demeurait cachée, le vice se montrait au grand jour. Les Divs étaient puissants à faire le mal, et l’on n’osait parler de ce qui est bien qu’en secret. On tira du palais de Djemschid deux innocentes femmes, tremblantes comme les feuilles du peuplier, toutes les deux, filles de Djemschid. Elles étaient comme la couronne pour la tête des femmes : Schehrinaz était le nom d’une de ces femmes voilées ; l’autre s’appelait Arnewaz, et sa face était comme la face de la lune. On les amena an palais de Zohak ; on les livra à ce monstre à tête de serpent, qui les éleva dans les voies de la méchanceté, et leur enseigna la perversité et la magie. Il ne pouvait enseigner que l’amour du mal, que la dévastation, le meurtre et l’incendie.

Le cuisinier amenait chaque nuit dans le palais du roi deux jeunes gens, tantôt d’humble naissance, tantôt de noble origine, pour en préparer un remède à Zohak. Il les tuait, ôtait leurs cervelles et en faisait une nourriture pour les serpents. Or il y avait dans le pays du roi deux hommes purs, deux hommes nobles, de race Parsi : l’un se nommait Irmaïl le pieux ; l’autre, Guirmaïl le clairvoyant. Il arriva qu’un jour se trouvant ensemble, ils parlèrent de toute chose, grande et petite, du roi injuste, de son armée, et de ces horribles coutumes dignes de lui. L’un dit : « Nous devrions, par l’art de la cuisine, nous introduire auprès du roi, et appliquer notre esprit à imaginer quelque moyen de sauver chaque jour un de ces deux hommes dont on verse le sang. » S’étant mis à l’œuvre, ils apprirent l’art du cuisinier, et réussirent à apprêter les mets dans les justes proportions. Alors ces deux hommes prudents se chargèrent de la cuisine du roi avec une joie secrète ; et lorsque le temps fut venu de verser le sang des victimes, et de les arracher à la douce vie, on amena en hâte, et en les maltraitant devant les cuisiniers, deux hommes dans la fleur de la jeunesse, que les gardes du roi chargés de ses exécutions avaient pris, et qu’ils jetèrent la face contre terre. Le cœur des cuisiniers était plein de douleur, leurs deux yeux pleins de sang, leur tête remplie du désir de vengeance. Ils se regardèrent l’un l’autre, et eurent horreur de la cruauté du roi de la terre. Ils tuèrent l’un des deux, car ils ne savaient aucun moyen de faire autrement, puis ils prirent la cervelle d’un mouton et la mêlèrent à la cervelle de l’homme. Ils accordèrent vie et protection à l’autre, et lui dirent : « Prends les moyens de te sauver secrètement ; garde-toi de séjourner dans une ville habitée ; ta part dans le monde sera le désert et la montagne. » Au lieu de sa tête, ils prirent la vile tête de l’animal, et en firent un ragoût pour les serpents. De cette manière, trente jeunes gens étaient sauvés chaque mois ; et lorsque les cuisiniers en avaient rassemblé deux cents, ils leur donnaient quelques chèvres et quelques moutons, sans que les jeunes gens sussent de qui leur venait ce don, et ils les envoyaient dans le désert. C’est d’eux qu’est née la race actuelle des Curdes, qui ne connaissent aucune habitation fixe, dont les maisons sont des tentes, et qui n’ont dans le cœur aucune crainte de Dieu. La conduite de Zohak le pervers fut telle que, lorsque l’envie lui en prenait, il choisissait un de ses hommes de guerre, et le mettait à mort, en lui disant : « Tu as fait alliance avec les Divs. » Et s’il y avait une fille renommée pour sa beauté, cachée derrière le voile, pure et sans reproche, il en faisait son esclave. Il n’avait aucune vertu de roi, aucune loi, aucune foi.



ZOHAK VOIT FERIDOUN EN RÊVE


Lorsqu’il lui restait encore quarante ans de vie, voici ce que Dieu amena sur sa tête. Il était endormi au profond de la nuit dans le palais des rois, à côté d’Arnewaz ; alors il vit, de l’arbre royal, sortir tout à coup trois hommes de guerre, deux âgés, et au milieu d’eux un plus jeune, ressemblant de taille à un cyprès, de visage à un roi ; sa ceinture et sa marche étaient telles qu’il con- vient à un prince ; il tenait dans la main une massue à tête de bœuf. Il venait droit vers Zohak pour le combattre, et le frappait de sa massue sur le front ; puis le jeune guerrier l’enroulait de la tête aux pieds avec sa courroie, il lui liait avec cette corde les deux mains à les rendre dures comme la pierre, et plaçait un joug sur le col de Zohak. Il l’accablait de honte, de tourments, de chaleur et de douleur ; il lui versait de la terre et de la poussière sur la tête, et le portait vers le mont Demavand, en courant, et le traînant après lui à travers la foule. Le méchant Zohak se tordit en tremblant dans son sommeil, et, levant tout à coup sa tête, il poussa un cri qui ébranla le palais aux cent colonnes. Ses femmes, à la face du soleil, sautèrent de leurs lits à ce cri de terreur du maître puissant ; Arnewaz dit à Zohak : « Ô roi ! confie-moi ce qui t’arrive. Tu dors dans ton palais en sûreté ; qu’as-tu vu ? qui a paru devant toi ? Tout ce qui est dans le monde t’obéit ; les animaux sauvages, les Divs et les hommes sont tes gardiens ; la terre avec ses sept Kischwers est à toi ; tout, depuis le firmament jusqu’au fond des mers, t’appartient. Que t’est-il arrivé, que tu sautes ainsi de ton lit ? dis-le-nous, ô maître du monde. » Le roi répondit : « Un tel songe doit se tenir secret ; car si je vous révélais cette histoire, votre cœur désespérerait de ma vie. » Arnewaz dit au roi puissant : « Il faut nous confier ce secret ; peut-être que nous trouverons un remède, car il n’y a pas de mal sans remède. » Alors le roi leur dévoila son secret, et leur dit son rêve de point en point. La belle répondit ainsi au roi : « Ne néglige pas ceci, et cherche le moyen d’y remédier. Ton trône est le sceau de la fortune, le monde est brillant par la grandeur de ta destinée ; tu tiens le monde sous l’anneau de ton doigt, les bêtes fauves et les oiseaux, les hommes, les Divs et les Péris. Assemble de tous les pays les grands d’entre les sages et ceux qui connaissent les astres, raconte tout aux Mobeds, examine tout, cherche à pénétrer ce mystère. Découvre qui est celui dont la main te menace, si c’est un homme, un Div ou un Péri ; et quand tu le sauras, alors applique-toi sur-le-champ à y remédier. Ne te laisse pas étourdir par la peur du mal que te pourraient faire tes ennemis. » Le roi plein de prudence approuva le conseil dont ce cyprès argenté avait jeté le fondement.

Le monde, plongé dans la nuit, était noir comme l’aile d’un corbeau ; soudain la lumière se leva sur les montagnes, et tu aurais dit que le soleil eût versé des rubis sur l’azur du firmament. Partout où il y avait des Mobeds éloquents, prudents et sages, le roi les fit venir auprès de lui de tous les pays, et cet homme au cœur brisé raconta le songe qu’il avait eu, et leur demanda un secours contre la douleur qu’il ressentait. Il leur dit : « Donnez-moi promptement un avis, dirigez mon esprit vers la lumière. » Il les interrogea en secret pour con- naître l’avenir, bon ou mauvais, qui l’attendait, disant : « Comment finira ce temps pour moi ? À qui sera cette couronne, ce trône et cette ceinture ? Il faut que vous me dévoiliez ce mystère. ou que vous renonciez à votre vie. » Les lèvres des Mobeds devinrent sèches, leurs joues devinrent pâles, leurs langues pleines de discours, leurs cœurs pleins de douleur. Ils se dirent : « Si nous lui révélons ce qui doit arriver, son âme s’en ira tout d’un coup, et pourtant sa vie est un bien inappréciable ; et si nous ne lui révélons pas son avenir, alors il nous faudra dire adieu à la vie. » Ainsi se passèrent trois jours sans que personne osât donner un avis. Le quatrième jour, le roi s’emporta contre les Mobeds, qui devaient lui montrer la voie à suivre, et les menaça de les faire pendre tout vifs, s’ils ne voulaient pas lui faire connaître l’avenir. Tous les Mobeds baissaient leurs têtes ; leurs cœurs étaient brisés, leurs yeux pleins de sang.

Mais parmi ces grands, remplis de prudence, il y en avait un dont l’esprit était clairvoyant, dont la conduite était droite, un homme plein de sagesse et de vigilance ; son nom était Zirek : il était supérieur à tous ces Mobeds ; son cœur se serra et ne trembla point ; il délia sa langue devant Zohak, et lui dit : « Vide ta tête de vent, car nul n’est enfanté par sa mère que pour mourir. Il y a eu avant toi beaucoup de rois dignes du trône de la puissance, ils ont eu beaucoup de soucis et beaucoup de joies, et, leurs longs jours écoulés, ils sont morts. Quand tu serais un rempart de fer solidement fondé, la rotation du ciel te briserait également, et tu disparaîtrais. Il y aura quelqu’un qui héritera de ton trône, et qui renversera ta fortune. Son nom sera Feridoun, et il sera pour la terre un ciel auguste. Il n’est pas encore sorti du sein de sa mère, et le temps de craindre et de soupirer n’est pas encore venu. Étant né d’une mère pleine de vertu, il croîtra comme un arbre qui doit porter fruit : et quand il sera devenu un homme, sa tête touchera à la lune, puis il demandera la ceinture et la couronne, et le trône et le diadème. Sa taille sera comme un haut cyprès, il portera sur son épaule une massue d’acier. Il te frappera de sa massue à tête de bœuf, et te traînera en chaînes hors de ton palais. » Zohak l’impur lui demanda : « Pourquoi me liera-t-il ? Quelle raison a-t-il de me haïr ? » Le Mobed courageux lui dit : « Si tu étais sage, tu saurais qu’on ne fait pas du mal sans raison ; son père mourra de ta main, et cette douleur remplira son cœur de haine pour toi. Il se trouvera une vache d’une grande beauté qui servira de nourrice à ce futur maître du monde. Elle aussi sera tuée de ta main, et c’est pour la venger qu’il prendra la massue à tête de bœuf. » Zohak l’entendit, il prêta l’oreille à ses paroles, puis tomba du trône et s’évanouit. L’illustre Mobed s’éloigna du puissant trône, craignant quelque malheur. Lorsque le roi eut repris ses sens, il remonta sur le trône royal, et fit chercher dans le monde entier des traces de Feridoun, en public et en secret ; il n’avait ni repos, ni sommeil, ni faim, et le jour brillant était devenu sombre pour lui.



NAISSANCE DE FERIDOUN


Ainsi passa un long temps pendant lequel l’homme aux serpents était en proie à sa terreur. Le bienheureux Feridoun fut mis au monde par sa mère, et le sort de la terre allait changer. Feridoun grandit comme un cyprès élancé, il brillait de toute la splendeur de la majesté ; la gloire de Djemschid était sur le futur maître du monde ; il était semblable au soleil lumineux, nécessaire au monde comme la pluie, un ornement pour les esprits comme le savoir. Au-dessus de sa tête tournaient les sphères du ciel, et l’amour les rendait complaisantes pour lui. En même temps parut la vache Purmajeh (la belle), la plus merveilleuse de toutes les vaches. Lorsqu’elle fut mise au monde par sa mère, elle ressemblait à un paon, et chacun de ses poils brillait d’une couleur différente. Les sages, les astrologues et les Mobeds se rassemblèrent pour la voir ; car personne dans le monde n’avait jamais vu une vache comme celle-ci, ni n’avait entendu parler de chose semblable par les vieux sages.

Zohak remplissait la terre de bruit, cherchant partout Feridoun, le fils d’Abtin. La terre devenait étroite pour Abtin ; il s’enfuit, se lassa de la vie, et finit par tomber dans les filets du lion. Quelques-uns des gardes impurs de Zohak le rencontrèrent un jour, le prirent et l’amenèrent lié comme une panthère devant Zohak, qui mit fin à ses jours. La prudente mère de Feridoun (elle se nommait Firanek, c’était une femme illustre qui brûlait d’amour pour son fils), ayant vu le malheur qui avait frappé son mari, prit la fuite, et, le cœur navré, courut en pleurant au jardin où se trouvait la fameuse vache Purmajeh, dont le corps brillait d’une si grande beauté. Elle se lamenta devant le gardien de ce jardin, et lui dit en inondant son sein de larmes de sang : « Prends cet enfant qui a besoin de lait, et donne-lui un asile pendant quelque temps ; reçois-le de sa mère et sers-lui de père ; nourris-le du lait de cette belle vache. Si tu veux une récompense, ma vie est à toi ; et je te donne mon âme pour garantie de tout ce que tu peux désirer. » Le gardien de la forêt et de la belle vache répondit à Firanek à l’âme pure : « Je serai devant ton fils comme un esclave, je remplirai le devoir que tu m’imposes. » Alors la mère lui confia l’enfant, en lui donnant les conseils les plus convenables. Pendant trois ans, ce protecteur plein de prudence nourrit l’enfant du lait de la vache, comme aurait fait un père.

Mais Zohak ne se fatiguait pas de sa recherche, et le monde se remplissait de discours sur la vache. Un jour la mère arriva en courant au jardin, et dit au protecteur de l’enfant : « Dieu a fait naître dans mon cœur une pensée prudente, il faut que je l’exécute, il n’y a pas de remède ; car cet enfant et ma douce vie ne font qu’un. Je fuirai ce pays de magiciens, je m’en irai avec mon fils vers l’Hindostan, je disparaîtrai du milieu de la foule, et je le porterai jusqu’au mont Elborz. » Et vite comme un coureur, elle emporta son fils, elle le porta comme une biche sauvage vers la haute montagne, où il se trouva un homme pieux qui ne s’occupait point des affaires de ce monde. « Ô homme à la foi pure, lui dit Firanek, je suis une malheureuse du pays d’Iran. Sache que cet illustre enfant, qui est le mien, doit être le roi du peuple ; il doit arracher à Zohak la tête et la couronne, il doit jeter sa ceinture sur la terre. Sois son gardien, sers-lui de père, et tremble pour sa vie. » Cet homme pieux prit l’enfant, et ne poussa jamais un soupir de déplaisir. Un jour Zohak eut nouvelle de la forêt, de la vache et du parc, et plein de rage il y vint comme un éléphant furieux ; il tua la vache Purmajeh, détruisit tous les animaux qu’il vit dans ce lieu, et en fit un désert. Il se précipita vers la maison de Feridoun, et la fouilla soigneusement ; mais n’y trouvant personne, il lança le feu dans le palais, et en renversa les hautes murailles.



FERIDOUN QUESTIONNE SA MÈRE SUR SON LIGNAGE


Lorsque deux fois huit ans eurent passé sur Feridoun, il descendit du mont Elborz dans la plaine, il vint à sa mère et lui fit des questions, en disant : « Dévoile-moi ce qui est secret ; dis-moi qui fut mon père, qui je suis par ma naissance, quel est mon lignage : car que dirai-je de mon origine en face du peuple ? Raconte-moi ce que tu en sais. » Firanek lui répondit : « Ô toi qui cherches la gloire, je te dirai tout ce que tu m’as demandé. Sache que dans le pays d’Iran il y eut un homme nommé Abtin ; il était de race royale, prudent, sage, et un brave qui n’opprimait personne. Il descendait de Thahmouras le héros, et connaissait tous ses ancêtres de père en fils ; cet homme était ton père et mon tendre époux, et je n’eus de jours heureux que par lui. Il arriva que Zohak le magicien étendit, de l’Iran, la main pour te tuer ; je t’ai caché à lui, et combien de jours malheureux n’ai-je pas passés ! Ton père, cet homme illustre, a sacrifié pour toi sa douce vie. Deux serpents sortent des épaules de Zohak le magicien, ils portent la désolation dans l’Iran, et l’on prit la cervelle du crâne de ton père pour en faire une nourriture aux serpents. À la fin, j’arrivai dans un parc dont personne n’avait connaissance ; j’y vis une vache belle comme le printemps, de la tête aux pieds une merveille de couleur et de beauté. Son gardien, semblable lui-même à un roi, était assis devant elle dans une position respectueuse. Je te laissai à lui pendant longtemps, il t’éleva sur son sein avec tendresse, et le lait de la vache aux couleurs de paon te fit grandir comme un puissant crocodile. Le roi eut à la fin nouvelle de cette vache et de cette prairie. Je t’enlevai subitement du parc ; je t’éloignai de l’Iran, de ton palais, de ta patrie. Zohak vint, il tua la vache merveilleuse, ta nourrice muette et pleine de tendresse, il fit voler la poussière de notre palais jusqu’au ciel et fit une ruine de ce haut édifice. » Feridoun s’étonna, il écouta avec avidité, et les paroles de sa mère lui firent bouillonner le sang ; son cœur se remplit de douleur, sa tête de désirs de vengeance, et la colère rida son front. Il répondit à sa mère : « Le lion ne devient vaillant qu’en essayant ses forces. Maintenant que le magicien a accompli ses crimes, il faut que je prenne mon épée. Je m’en irai sous la garde du Dieu saint, et je ferai voler en l’air la poussière du palais de Zohak. » Sa mère lui dit : « Cela n’est pas sage, tu ne peux pas résister au monde entier. Zohak est le maître de la terre, il a la couronne et le trône et une armée qui obéit à ses ordres ; quand il le veut, cent mille hommes de chaque province viennent combattre pour lui. Le parti que tu veux prendre n’est pas conforme aux usages de ta famille, ni propre à satisfaire ton désir de vengeance. Ne regarde pas le monde avec les yeux de la jeunesse ; car quiconque s’abreuve du vin de la jeunesse, ne voit dans le monde que lui-même, et, dans son ivresse, livre sa tête au vent. Puissent tes jours être toujours beaux et heureux ! Ô mon fils, souviens-toi de mon conseil, et regarde comme du vent toute chose, excepté les paroles de ta mère. »



HISTOIRE DE ZOHAK ET DE KAWEH


Zohak ne cessait jour et nuit de parler de Feridoun ; la peur avait courbé sa haute stature, son cœur était en angoisse à cause de Feridoun. Il arriva qu’un jour il s’assit sur son trône d’ivoire, et mettant sur sa tête la couronne de turquoises, il appela auprès de lui tous les grands de tous les pays, pour en faire un appui à sa domination. Il parla ainsi aux Mobeds : « Ô vous, hommes vertueux, nobles et prudents ! J’ai un ennemi secret, comme tous les sages le savent. Je ne méprise pas un ennemi bien qu’il soit faible ; car je crains que la fortune ne me trahisse. Il faut que j’augmente ma milice, que je la compose d’hommes, de Divs et de Péris. Oui, je veux rassembler une armée, et y mêler les hommes et les Divs. Il faut que vous y veniez à mon aide, car je ne puis supporter patiemment un tourment pareil. Maintenant il faut que vous m’écriviez une déclaration portant que, comme roi, je n’ai semé que la semence du bien, que je n’ai prononcé que les paroles de la vérité, que je n’ai jamais voulu enfreindre la justice. » Tous les grands, de peur du roi, consentirent à sa demande, et tous, jeunes et vieux, ils certifièrent cette dé claration au gré du serpent impur.

Mais tout à coup se fit entendre à la porte du roi un cri de quelqu’un qui demandait justice. On appela devant le roi l’homme qui se plaignait d’oppression, et on le plaça devant l’assemblée des grands. Le puissant roi lui dit avec un regard consterné : « Nomme celui qui t’a fait tort. » L’homme cria, frappa sa tête de ses mains en voyant le roi, et dit : « Je suis Kaweh ; ô roi, je demande justice. Rends-moi justice ; je suis venu en hâte, et c’est toi que j’accuse dans l’amertume de mon âme. Si tu voulais être juste, ô roi, tu augmenterais ta propre fortune. Il y a longtemps que tu exerces sur moi ta tyrannie, et tu m’as souvent enfoncé un poignard dans le cœur. Si tu n’as pas eu la volonté de m’opprimer, pourquoi as-tu porté la main sur mes fils ? J’avais dix-sept fils, maintenant il ne m’en reste qu’un. Rends-moi ce seul enfant ; pense que mon cœur brûlera de douleur toute ma vie. Ô roi, dis-moi une fois quel mal j’ai fait ; et si je suis sans faute, ne cherche pas un prétexte contre moi. Pense à mon état, ô roi, et n’accumule pas les malheurs sur ma tête. Le temps a courbé mon dos, mon cœur est sans espoir, ma tête pleine de douleur. Je n’ai plus de jeunesse, je n’ai plus de fils, et il n’y a dans le monde aucun lien comme celui qui nous lie à nos enfants. L’injustice doit avoir un milieu et une fin, et la tyrannie même a besoin d’un prétexte ; mais dis-moi sous quel prétexte tu verses des malheurs sur moi. Je suis un homme innocent, un forgeron ; mais le roi a jeté du feu sur ma tête. Tu es roi, et tu as beau avoir la figure d’un serpent, tu me dois justice en cette occasion. Tu es le maître des sept zones de la terre ; mais pourquoi tous les malheurs et toutes les misères sont-ils notre partage ? Tu me dois compte de ce que tu as fait, et le monde en sera stupéfait. Il verra, par le compte que tu me rendras, quel a été mon sort sur la terre, et qu’il a fallu donner à tes serpents les cervelles de tous mes fils. »

Le roi le regarda en écoutant ses discours, et s’étonna de ce qu’il venait d’entendre ; on lui rendit son fils et on tâcha de le gagner par de bonnes paroles. Ensuite le roi demanda à Kaweh de confirmer la déclaration des grands ; Kaweh la lut, et se tourna rapidement vers les anciens de l’empire, en criant : « Ô complices du Div, qui avez arraché de votre cœur toute crainte du maître du ciel, vous vous êtes tournés vers l’enfer, vous avez asservi vos âmes à ses ordres. Je ne signerai pas cette déclaration, et je ne me mettrai pas en peine du roi. » Il se leva en criant et tremblant de colère, il déchira la déclaration et la jeta sous ses pieds ; puis, précédé de son noble fils, il sortit de la salle en poussant dans les rues des cris de rage.

Les grands témoignèrent leur respect au roi, disant : « Ô roi glorieux de la terre ! aucun vent malfaisant n’ose souffler du ciel sur ta tête au jour du combat. Pourquoi as-tu reçu avec honneur devant toi Kaweh à la parole grossière, comme s’il était un de tes amis ? Il déchire notre déclaration, qui nous liait à toi ; il s’affranchit de l’obéissance envers toi. Il s’est retiré le cœur et la tête remplis du désir de la vengeance ; on dirait qu’il a pris le parti de Feridoun. Jamais nous n’avons vu une chose plus affreuse ; nous en sommes restés stupéfaits. » Le roi glorieux leur répondit vivement : « Vous allez entendre de moi une chose étonnante. Lorsque Kaweh parut sous la porte, et lorsque mes deux oreilles ont été frappées de ses cris, vous auriez dit qu’il s’élevait dans la salle, entre lui et moi, une montagne de fer ; et lorsqu’il s’est frappé la tête de ses deux mains, chose étonnante ! mon cœur a été comme brisé. Je ne sais ce qui en arrivera, car personne ne peut connaître le secret des sphères du ciel. »

Lorsque Kaweh fut sorti de la présence du roi, la foule s’assembla autour de lui à l’heure du marché ; il criait, demandant du secours et appelant le monde entier pour obtenir justice. Il prit le tablier avec lequel les forgerons se couvrent les pieds quand ils frappent avec le marteau, il le mit au bout d’une lance, et fit lever la poussière dans le bazar. Il marchait avec sa lance en criant : « Ô hommes illustres, vous qui adorez Dieu, vous tous qui avez de l’affection pour Feridoun, qui désirez vous délivrer des liens de Zohak ; allons tous auprès de Feridoun, et reposons-nous dans l’ombre de sa majesté ! Déclarez tous que votre maître est un Ahriman, et dans son cœur ennemi de Dieu ; ce tablier sans valeur et sans prix nous fera distinguer les voix de nos amis et celles de nos ennemis. » Il s’avançait au milieu des braves, et une troupe considérable se formait autour de lui. Il apprit dans quel endroit était Feridoun ; il marcha tête baissée, allant tout droit vers ce lieu. Ils arrivèrent ainsi en face du palais du jeune roi ; lorsqu’ils l’aperçurent de loin, ils poussèrent un cri de tonnerre. Le roi vit le tablier sur la pointe de la lance, et l’accepta comme un signe de bonheur. Il le revêtit de brocart de Roum et l’orna d’une figure de pierreries sur un fond d’or ; il le couronna d’une boule semblable à la lune, et en tira un augure favorable ; il y fit flotter des étoffes rouges, jaunes et violettes, et lui donna le nom de Kawéiani direfsch (l’étendard de Kaweh). Depuis ce temps, tous ceux qui sont montés sur le trône des rois, tous ceux qui ont mis sur leur tête la couronne impériale, ont ajouté de nouveaux et toujours nouveaux joyaux à ce vil tablier du forgeron, ils l’ont orné de riches brocarts et de soie peinte ; et c’est ainsi qu’a été formé cet étendard de Kaweh qui brillait dans la nuit sombre comme un soleil, et par qui le monde avait le cœur rempli d’espérance.

Le monde resta ainsi pendant quelque temps, et l’avenir était obscur. Mais Feridoun, lorsqu’il vit la terre dans cet état, soumise à la domination du méchant Zohak, se présenta devant sa mère, prêt pour le combat, et le casque des rois sur la tête ; il lui dit : « Je dois aller à la guerre, il ne te reste qu’à prier Dieu. Le Créateur est plus puissant que le monde ; joins tes deux mains dans la prière devant lui, dans le bonheur et dans le malheur. » Les larmes coulèrent des cils de sa mère ; elle adressait des prières au Créateur, le cœur plein de sang. Elle dit à Dieu : « Ô maître du monde, je place en toi ma confiance, détourne de sa vie les coups des méchants, délivre la terre des hommes insensés. » Feridoun s’apprêta aussitôt à marcher ; mais il voulut tenir son plan secret. Il avait deux frères, ses nobles compagnons, tous deux plus âgés que lui ; l’un s’appelait Kejanousch, l’autre Purmajeh le joyeux. Feridoun s’ouvrit à eux, leur disant : « Hommes de cœur, ayez bonne espérance, le ciel ne tourne que pour le bien, et la couronne royale nous sera rendue. Amenez-moi des forgerons habiles pour me fabriquer une lourde massue. » Lorsqu’il leur eut dit ces paroles, ils se levèrent tous les deux, et coururent au bazar des forgerons ; et tous ceux qui désiraient acquérir un nom se présentèrent devant Feridoun, qui prit aussitôt un compas, avec lequel il figura la forme de la massue, en traçant sur la terre un dessin qui représentait une tête de buffle. Les forgerons se mirent à l’œuvre, et lorsque la lourde massue fut achevée, ils apportèrent devant le futur roi la massue resplendissante comme le soleil dans le ciel. Il approuva le travail des forgerons ; il leur donna des habits, de l’or et de l’argent ; il leur donna des espérances brillantes, et beaucoup de promesses d’un plus bel avenir, disant : « Quand j’aurai mis sous la terre le serpent, je laverai la poussière de vos têtes, je ferai régner la justice sur toute la terre, en invoquant le nom de Dieu le très juste. »



FERIDOUN SE MET EN MARCHE POUR COMBATTRE ZOHAK


Feridoun leva sa tête jusqu’au soleil, et se ceignit étroitement pour venger son père. Il se mit en marche, plein de joie, au jour Khordad, sous une bonne étoile, et avec des augures qui remplissaient le monde de lumière. L’armée s’assembla devant son trône, et son trône toucha les nues ; les buffles et les éléphants qui portaient haut la tête, chargés de bagages, devançaient l’armée. Kejanousch et Purmajeh se tenaient aux côtés du roi, comme s’ils avaient été ses jeunes frères rendant hommage à leur aîné. Il alla de station en station, prompt comme le vent, la tête remplie du désir de la vengeance, le cœur plein de l’amour de la justice. Montés sur de rapides chevaux arabes, ils arrivèrent à un endroit où ils trouvèrent des adorateurs de Dieu. Feridoun descendit dans ce lieu de saints, et leur envoya son salut. Lorsque la nuit fut profonde, un être bienveillant s’avança de ce lieu vers lui ; ses cheveux, noirs comme le musc, descendaient jusqu’à terre, sa figure ressemblait à celles des houris du paradis. C’était un ange, venu du paradis pour annoncer à Feridoun la bonne et la mauvaise fortune. Il s’approcha du roi, semblable à un Péri, et lui enseigna en secret l’art de la magie, afin qu’il possédât la clef de ce qui est fermé, afin qu’il pût découvrir par son art ce qui est caché. Feridoun comprit que cela lui venait de Dieu, que ce n’était pas l’œuvre d’Ahriman, ni celle d’un méchant. Sa joue en rougit de joie, il se vit jeune de vie et de domination. Ses cuisiniers lui préparèrent sa nourriture, et placèrent devant le prince une table digne des grands. Lorsqu’il eut achevé de boire, il se hâta de se coucher car il sentait sa tête lourde, et il avait envie de dormir.

Mais ses frères, ayant vu le départ de l’homme de Dieu, la conduite de Feridoun et sa bonne fortune, s’élevèrent aussitôt tous les deux contre lui, et se préparèrent à le faire périr. Sur une haute montagne s’élevait un rocher ; les deux frères s’éloignèrent en secret de la foule ; étant allés pendant la longue nuit au pied de cette montagne, où le roi se livrait à un doux sommeil, ces deux méchants montèrent sur la hauteur sans que personne les aperçût ; mais quand ils eurent détaché le rocher de la montagne pour écraser subitement la tête de leur frère, et qu’ayant fait rouler la pierre du haut de la montagne, ils croyaient déjà avoir tué le roi endormi, par l’ordre de Dieu, Feridoun s’éveilla de son sommeil au bruit de la pierre, il l’arrêta par son art magique à la place où elle se trouvait, et elle ne roula plus l’espace d’un atome. Ses frères reconnurent que c’était l’œuvre de Dieu, et que le plan du méchant et les bras du pervers y étaient impuissants. Feridoun prit ses armes sans rien dire el sans leur parler de ce qui s’était passé ; il s’avança, Kaweh précédant son armée ; il s’éloigna rapidement de ce lieu, déployant l’étendard Kawejaneh, le noble étendard royal. Il s’avança vers la rivière d’Arwend, comme un homme qui ambitionne un diadème. (Si tu ne sais pas la langue pehlevie, sache que l’Arwend s’appelle en arabe Dijleh, le Tigre.) Le noble roi fit sa seconde station sur les bords du Tigre, et dans la ville de Bagdad. Arrivé sur le fleuve Arwend, il envoya son salut au gardien du passage : « Envoyez sur-le-champ des canots et des barques de ce côté du fleuve. » Le roi victorieux fit dire aux Arabes encore une fois : « Amenez-moi des barques et transportez-moi avec mon armée à l’autre rive ; ne laissez personne de ce côté. » Le gardien du fleuve n’envoya pas de barques, et ne vint pas comme Feridoun lui avait ordonné ; il répondit : « Le roi m’a donné en secret l’ordre de ne laisser passer aucun canot sans avoir reçu auparavant une permission scellée de son sceau. » Feridoun l’entendit avec colère ; le fleuve furieux ne lui inspira aucune crainte, il serra étroitement sa ceinture royale, s’assit sur son cheval de guerre au cœur de lion, et, la tête remplie du désir de vengeance et de combat, il lança son cheval couleur de rose dans le fleuve. Tous ses compagnons serrèrent leurs ceintures, tous se précipitèrent ensemble dans le fleuve sur leurs chevaux aux pieds de vent ; ils enfonçaient dans l’eau jusqu’au-dessus des selles, et les têtes de ces fiers guerriers furent saisies de vertige lorsque leurs chevaux plongèrent dans les flots ; du milieu du fleuve ils levèrent leurs corps et leurs bras comme des têtes de spectres dans une nuit sombre. Us atteignirent la terre, avides de vengeance, et se dirigèrent vers Beitul-Mukaddes. (Quand on parlait pehlevi, on l’appelait Gangui-Dizhoukht ; aujourd’hui, en arabe, nommez-la la maison sainte.) Sache que c’était le palais élevé de Zohak.

En sortant du désert, ils s’approchèrent de la ville dont ils cherchaient la possession ; de la distance d’un mille, Feridoun jeta un regard sur cette ville royale, et y vit un palais dont les murs s’élevaient plus haut que Saturne ; on aurait dit qu’il était construit pour arracher les étoiles du ciel. Il brillait comme Jupiter dans la sphère céleste ; c’était un lieu de joie, de repos et de plaisir. Feridoun reconnut que c’était là le palais du dragon, car c’était un lieu vaste et plein de magnificence. Il dit à ses compagnons : « Je crains celui qui a pu construire avec cette poussière obscure et faire sortir du fond de la terre un palais si élevé, je crains qu’il n’y ait un concert secret entre la fortune et lui ; mais il vaut mieux nous précipiter tout d’abord sur le lieu du combat que de perdre du temps. » Il dit, il porta sa main sur sa lourde massue, et abandonna les rênes à son cheval fougueux ; tu aurais dit que c’était une flamme qui s’élançait devant les gardiens du palais. Il détacha sa lourde massue de la selle ; tu aurais dit qu’il repliait la terre sous lui. Le jeune homme sans expérience, mais plein de courage, entra à cheval dans le palais immense ; aucun des gardiens n’osa rester à la porte : Feridoun en rendit grâce au Créateur du monde.



FERIDOUN VOIT LES FILLES DE DJEMSCHID


Il vit un talisman que Zohak avait préparé et dont la tête s’élevait jusqu’au ciel ; Feridoun le jeta du haut en bas, parce qu’il vit qu’il portait un nom autre que celui de Dieu. Il frappa de sa massue à tête de bœuf la poitrine de tous ceux qui s’offraient à lui ; avec sa lourde massue, il brisa les têtes des magiciens qui se trouvaient dans le palais, et qui tous étaient des Divs valeureux et renommés : il s’assit sur le trône du roi idolâtre, il plaça son pied sur le trône de Zohak, il s’empara de sa couronne royale et prit sa place. Il regarda de tous côtés dans son palais, mais il ne trouva aucune trace de Zohak ; il tira de l’appartement des femmes deux belles aux yeux noirs, au visage brillant comme le soleil. Il ordonna d’abord de laver leurs corps, puis se mit à purger leurs âmes de leurs ténèbres. Il leur montra la voie du très saint juge du monde et les purifia de leurs souillures, car elles avaient été élevées par les idolâtres, et elles avaient l’esprit troublé comme des gens ivres de vin. Puis ces filles du roi Djemschid, arrosant leurs joues de roses avec leurs yeux de narcisse, ouvrirent leurs bouches devant Feridoun, en disant : « Puisses-tu rester jeune jusqu’à ce que le monde ait vieilli ? Quelle a été ton étoile, ô bienheureux ? quelle est la branche qui a porté un tel fruit ? Tu t’es assis sur la couche du lion, tu es venu bravement, ô homme de cœur ! Oh ! que nous avons souffert de maux et de douleurs de cet adorateur d’Ahriman aux épaules de serpent ! Combien de fois le ciel n’a-t-il pas tourné sur nous durant ces infortunes que nous a fait subir le magicien insensé ! Nous n’avons pas encore un homme qui fût doué d’une telle force, « qui possédât un tel degré de talent, qu’il osât porter ses vues sur le trône de Zohak, quelque désir qu’il eût de se mettre à sa place. » Feridoun leur répondit : « Le bonheur et le trône ne restent à perte sonne pour toujours. Je suis le fils du bienheureux Abtin, que Zohak a saisi dans le pays d’Iran. Il l’a tué cruellement, et je me suis dirigé vers le trône de Zohak pour chercher vengeance. Il a tué de même la vache Purmajeh, qui fut ma nourrice, et dont le corps entier était une merveille de beauté. Comment cet homme impur pouvait-il en vouloir à la vie d’un animal muet ? Je me suis armé, déterminé à le combattre, je suis venu de l’Iran pour prendre vengeance. Je briserai sa tête avec cette massue à tête de bœuf ; je ne lui accorderai, ni pardon ni merci. »

Lorsque Arnewaz entendit ces paroles, son cœur pur comprit tout le mystère ; elle lui répondit : « Ô roi ! tu es Feridoun, destiné à détruire la magie et les enchantements, celui par la main duquel Zohak doit périr, par la bravoure duquel le monde doit être délivré. Nous étions deux filles innocentes, de race royale, que la crainte de la mort lui a soumises. Mais comment, ô roi, pourrait-on supporter de se coucher et de se lever avec un serpent pour compagnon ? » Feridoun leur répondit : « Si le ciel m’accorde d’en haut la justice qui m’est due, j’arracherai de la terre le pied du dragon ; d’impur qu’il est, je rendrai pur le monde. Il faut maintenant me dire avec vérité où est cet odieux serpent. » Les femmes au beau visage lui dirent le secret, espérant que la tête du serpent se trouverait enfin sous le couteau. Elles lui dirent : « Il est allé dans l’Hindostan pour y pratiquer les arts du pays de la magie. Il y coupera la tête à mille innocents, car il a peur de la mauvaise fortune depuis qu’un sage lui a prédit que la terre serait délivrée de lui, que quelqu’un viendrait prendre son trône et son pouvoir et faire pâlir sa fortune. Son cœur est en feu de ce présage, la vie lui est devenue amère ; il verse le sang des bêtes, des hommes et des femmes, en fait remplir une baignoire, et, espérant de rendre vaine la prédiction des astrologues, il se lave de sang la tête et le corps. En même temps, les douleurs que lui font souffrir depuis longtemps les deux serpents sur ses épaules l’ont rendu comme insensé ; il va d’un pays à l’autre, mais le supplice des deux noirs serpents ne lui laisse pas de sommeil. Maintenant est arrivé le temps de son retour, car il ne pourra demeurer dans aucun lieu. » La belle au cœur brisé lui raconta ainsi ce secret, et le héros à la tête haute l’écouta avec attention.



FERIDOUN ET LE LIEUTENANT DE ZOHAK


Zohak avait un homme de confiance humble comme un esclave, et, quand il quittait le pays, il lui confiait son trône, son trésor et son palais, car son maître admirait son vif attachement. Son nom était Kenderev, car il marchait d’un pas fier devant l’impur Zohak. Kenderev vint au palais en toute hâte et trouva dans la salle royale un nouveau maître de la couronne, tranquillement assis à la place d’honneur, comme un grand cyprès au-dessus duquel brille la lune : d’un côté du roi était Schehrinaz à la taille de cyprès ; de l’autre, Arnewaz à la face de lune. Toute la ville était remplie de son armée prête pour le combat et formée en ligne devant la porte du palais. Il ne montra aucune émotion, il ne demanda pas l’explication de ce mystère, et s’avança en prononçant des bénédictions et en saluant le roi. Il rendit hommage à Feridoun en disant : « Roi, puisse ta vie être aussi longue que la durée du temps ! que ta possession du trône soit bénie et glorieuse, car tu es digne d’être le roi des rois ; que les sept zones de la terre t’obéissent ! que La tête s’élève plus haut que les nuages qui donnent la pluie ! » Feridoun lui ordonna de s’avancer et de lui dire tous ses secrets, il lui ordonna de préparer ce qui était nécessaire pour une fête royale. « Apporte du vin, amène des musiciens, remplis les coupes, apprête les tables. Quiconque sait faire de la musique qui soit digne de moi, quiconque peut me faire plaisir dans une fête, amène-le-moi. Prépare devant mon trône une assemblée comme il convient à ma fortune. » Kenderev, ayant entendu ses paroles, se mit à exécuter les ordres du nouveau maître. Il apporta du vin brillant et amena des musiciens, et des grands dignes de Feridoun et ornés de pierreries. Feridoun, en buvant du vin et en choisissant les chants, fit de cette nuit une fête digne d’un roi. Lorsque le jour parut, Kenderev sortit de la présence du nouveau roi, il monta un cheval avide de course, et se tourna vers le roi Zohak. Il partit, et, arrivé près de son maître, il lui raconta ce qu’il avait vu et entendu, en disant : « Ô roi d’un peuple fier, il y a des signes qui annoncent l’abaissement de ta fortune. Trois hommes puissants sont venus d’un pays étranger avec une armée. Le plus jeune se tient au milieu des aînés ; sa stature est celle d’un prince, sa figure celle d’un roi ; il est plus jeune d’âge, mais plus grand en dignité, et prend le pas sur ses aînés. Il porte une massue semblable au fragment d’un rocher et brille au milieu de la foule. Il est entré à cheval dans le palais du roi, et avec lui ses deux illustres compagnons. Il est allé s’asseoir sur le trône royal, il a brisé tous les talismans et toutes les œuvres de ta magie ; tous les grands et tous les Divs qui se trouvaient dans ton palais, il leur a abattu la tête du haut de son cheval, il a mêlé leurs cervelles avec leur sang. » Zohak répondit : « Il paraît que c’est un hôte, il faut s’en réjouir. » Le serviteur reprend : « Quel hôte est celui qui avec une massue à tête de bœuf, s’assied hardiment dans ton lieu de repos, efface ton nom de ta couronne et de ta ceinture, et qui attire ton peuple ingrat à sa propre religion ! Reconnais en lui un hôte si tu le peux. » Zohak lui dit : « Ne te lamente pas ainsi, un hôte hardi est de bon augure. » Kenderev lui répliqua : « J’ai écouté tes paroles, écoute ma réponse : si ce prince est ton hôte, qu’a-t-il à faire dans l’appartement de tes femmes ? Pourquoi s’assied-il auprès des filles du roi Djemschid, et tient-il avec elles conseil sur toutes choses, grandes et petites ? D’une main il prend la joue rose de Schehrinaz, de l’autre la lèvre de rubis d’Arnewaz. Pendant la nuit il fera mieux que cela, il se fera au-dessous de sa tête une couche de musc, car elles sont comme du musc les deux boucles de cheveux des deux lunes qui ont toujours fait les délices de ton cœur. » Zohak devint furieux comme un loup en entendant ces paroles, il désira la mort, et sa colère se déchaîna contre ce malheureux par des injures atroces et des cris de fureur. Il lui dit : « Dorénavant je ne te confierai plus la garde de mon palais. » Le serviteur lui répondit : « Ô mon roi, je soupçonne que dorénavant tu n’as plus rien à espérer de la fortune ; comment donc me confierais-tu le gouvernement de ton pays, et comment, dépouillé de toute autorité, me donnerais-tu le soin de l’administration ? Tu es sorti du lieu de ta puissance comme un cheveu qu’on tire de la pâte. Maintenant, roi, cherche un remède. Pourquoi ne t’occupes-tu pas toi-même de ton affaire ? Jamais chose pareille ne t’est arrivée. »



FERIDOUN ENCHAINE ZOHAK


Zohak, irrité de cette dispute, prépara son retour en toute hâte. Il ordonna qu’on sellât son cheval léger à la course et doué d’une vue perçante. Il partit précipitamment avec une grande armée, toute composée de Divs et de braves. Il se jeta par des chemins détournés sur les terrasses et les portes du palais, ne pensant qu’à sa vengeance. Lorsque l’armée de Feridoun s’en aperçut, tous se portèrent sur ces chemins détournés ; ils se jetèrent à bas de leurs chevaux de guerre, ils s’élancèrent dans ce lieu étroit. Toutes les terrasses et toutes les portes étaient couronnées par le peuple de la ville, par tous ceux qui pouvaient porter des armes ; les vœux de tous étaient pour Feridoun, car leurs cœurs saignaient de l’oppression de Zohak. Des briques tombaient des murs, et des pierres tombaient des terrasses ; il pleuvait dans la ville des coups d’épée et des flèches de bois de peuplier, comme la grêle tombe d’un noir nuage ; personne n’aurait trouvé sur la terre un lieu de sûreté. Tous ceux de la ville qui étaient jeunes, tous ceux qui étaient vieux et expérimentés dans les combats, se rallièrent à l’armée de Feridoun et s’affranchirent du pouvoir magique de Zoliak. La montagne résonnait des cris des guerriers, et la terre tremblait sous les sabots de leurs chevaux. Au-dessus des têtes se forma un nuage de poussière noire, les braves fendirent le cœur des rochers avec leurs lances. Il s’éleva un cri du temple de feu : « Quand une bête féroce serait assise sur le trône royal, tous, vieux et jeunes, nous lui obéirions, nous ne nous soustrairions pas à ses ordres ; mais nous ne souffrirons pas sur le trône Zohak, cet impur dont les épaules portent des serpents. »

L’armée et les habitants de la ville se présentèrent ensemble au combat, leur masse était semblable à une montagne, et de cette ville brillante s’éleva une poussière noire qui obscurcissait le soleil. La jalousie excita Zohak à une entreprise. Il quitta l’armée pour s’approcher du palais ; il se couvrit en entier d’une armure de fer, pour que personne, dans la foule, ne le reconnût. Il monta rapidement au palais élevé, tenant dans sa main un lacet de soixante coudées. Il vit Schehrinaz aux yeux noirs assise près de Feridoun et pleine d’enchantements et de tendresse ; ses deux joues étaient comme le jour, les deux boucles de ses cheveux étaient comme la nuit ; sa Louche était pleine de malédictions contre Zohak. Alors il reconnut que c’était la volonté de Dieu, et qu’il ne pouvait espérer délivrance de malheur. Son cerveau fut embrasé de jalousie, il jeta son lacet dans le palais ; et, sans penser au trône, ne mettant aucun prix à la vie, il se précipita de la terrasse du palais élevé. Il tira du fourreau un poignard acéré, il ne trahit pas son secret, il ne prononça aucun nom ; mais tenant en main son poignard d’acier, et avide du sang des belles à la face de Péri, il s’élança d’en haut. Aussitôt que ses pieds eurent touché le sol, Feridoun accourut, rapide comme le vent ; il prit la massue à tête de bœuf, frappa Zohak sur la tête et brisa son casque. Le bienheureux Serosch apparut en toute hâte : « Ne frappe pas, dit-il, car son temps n’est pas venu. Il est brisé, il faut le lier comme une pierre et le porter jusqu’où deux rochers se resserreront devant toi. Ce qu’il y a de mieux, c’est de l’enchaîner dans l’intérieur des rochers, où ses amis et ses vassaux ne pourront pénétrer jusqu’à lui. » Feridoun l’entendit, et, sans tarder, prépara une courroie de peau de lion et lui lia les deux mains et le milieu du corps, de sorte qu’un éléphant furieux n’aurait pu briser ses liens. Il s’assit sur le trône d’or de Zohak, il renversa les mauvais symboles de son pouvoir ; il ordonna que d’en haut de la porte on proclamât ces paroles : « Vous tous pleins de gloire, d’éclat et de sagesse, il ne faut pas que vous vous teniez sous les armes, il ne faut pas que vous cherchiez une même gloire et une même renommée. Il ne faut pas que l’armée et les artisans cherchent une distinction de la même espèce : l’un doit travailler, les autres doivent combattre. Chacun a un devoir qui lui est propre ; lorsque l’un entreprend l’œuvre de l’autre, le monde se remplit de désordre. L’impur Zohak est dans les chaînes, lui dont les méfaits faisaient trembler le monde. Puissiez-vous vivre longtemps et heureux ! Retournez joyeusement à votre travail ! »

Les hommes écoutèrent les paroles du roi, du puissant maître rempli de vertus. Les grands de la ville, tous ceux qui avaient de l’or et des richesses, vinrent, avec des chants joyeux et des présents, tous le cœur plein d’obéissance envers lui. Le noble Feridoun les reçut avec bonté, il leur distribua des dignités avec prudence, il donna à tous des conseils et des louanges, et leur rappela le Créateur du monde en disant : « Le trône est à moi, et le sort veut que votre étoile brille et que votre pays soit heureux, car Dieu le pur m’a choisi parmi tous et m’a inspire de descendre du mont Elborz, pour que le monde fût par ma vaillance délivré du mauvais dragon. Lorsque Dieu nous accorde le bonheur, il faut marcher dans sa voie en faisant le bien. Je suis le maître du monde entier ; il ne me convient pas de demeurer toujours au même lieu ; s’il n’en était ainsi, je resterais ici et je passerais de longs jours avec vous. » Les grands baisèrent la terre devant lui, et le son des timbales s’éleva du palais. Toute la ville dirigea ses yeux vers la cour du roi, avec des clameurs contre cet homme dont la vie devait être courte, demandant qu’on fît paraître le dragon lié avec un lacet, comme il le méritait. Peu à peu l’armée sortit, et l’on emmena de cette ville, longtemps si malheureuse, Zohak lié ignominieusement et jeté avec mépris sur le dos d’un chameau. Feridoun le conduisit ainsi jusqu’à Schirthan. Lorsque tu entends cela, pense combien le monde est vieux, combien de destinées ont passé sur ces montagnes et ces plaines, et combien y passeront encore.

Le roi, que protégeait la fortune, conduisit ainsi Zohak étroitement lié vers Schir-khan, et le fit entrer dans les montagnes où il voulait lui abattre la tête. Mais le bienheureux Serosch parut de nouveau, et lui dit dans l’oreille une bonne parole : « Porte ce captif jusqu’au mont Demawend en hâte et sans cortège ; ne prends avec toi que ceux dont tu ne pourras pas te passer et qui te seront en aide au temps du danger. » Feridoun emporta Zohak, rapide comme un coureur, et l’enchaîna sur le mont Demawend ; et lorsqu’il l’eut entouré de nouvelles chaînes par-dessus ses liens, il ne resta plus aucune trace des maux de la fortune. Par lui le nom de Zohak devint vil comme la poussière, le monde fut purgé du mal qu’il avait fait ; Zohak fut séparé de sa famille et de ses alliés et demeura enchaîné sur le rocher. Feridoun choisit dans la montagne une place étroite, il y découvrit une caverne dont on ne pouvait voir le fond. Il apporta de pesants clous, et les enfonça en évitant de percer le crâne de Zohak ; il lui attacha encore les mains au rocher pour qu’il y restât dans une longue agonie. Zohak demeura ainsi suspendu, le sang de son cœur coulait sur la terre. Hélas ! ne faisons pas le mal pendant que nous sommes dans ce monde ; tournons nos mains sincèrement vers le bien. Ni le bon, ni le méchant ne dureront à jamais : ce qu’il y a de mieux, c’est de laisser de bonnes actions comme souvenir. Tu ne jouiras pas toujours des richesses, de l’or et des grands palais, niais il te restera un souvenir dans la parole des hommes ; ne la regarde pas comme une chose sans valeur. Feridoun le glorieux n’était pas un ange, il n’était pas composé de musc et d’ambre, c’est par sa justice et par sa générosité qu’il a acquis cette belle renommée. Sois juste et généreux, et tu seras un Feridoun. Il fut le premier qui, par ses actions divines, délivra du mal le monde. La plus grande de ces actions était d’avoir enchaîné Zohak l’injuste, l’impur ; la seconde, d’avoir vengé son père et purifié la terre ; la troisième, d’avoir délivré le monde des insensés et de l’avoir arraché des mains des méchants.

Ô monde ! que tu es méchant et de nature perverse ! ce que tu as élevé, tu le détruis toi-même. Regarde ce qu’est devenu Feridoun le héros, qui ravit l’empire au vieux Zohak. Il a régné pendant cinq siècles ; à la fin il est mort, et sa place est restée vide. Il est mort et a laissé à un autre ce monde fragile, et de sa fortune il n’a emporté que des regrets. Il en sera de même de nous tous, grands et petits, soit que nous ayons été bergers, soit que nous ayons été troupeau.



VI


FERIDOUN


AVÉNEMENT DE FERIDOUN AU TRÔNE


Feridoun, lorsqu’il se vit le maître fortuné du monde, et qu’il ne connut plus d’autre roi que lui-même, prépara le trône et la couronne dans le palais impérial, selon l’usage des rois. Dans un jour heureux, le premier du mois de Mihr, il posa sur sa tête le diadème royal. Le monde était délivré de toute crainte du mal, tous suivaient la voie de Dieu ; ils éloignèrent de leurs cœurs toute contestation et instituèrent solennellement une fête. Les grands s’assirent joyeusement, tenant chacun une coupe de rubis. Le vin et la face du jeune roi brillaient d’un même éclat, le monde resplendissait de lumière, la lune était nouvelle. Feridoun ordonna d’allumer un feu, et tous y brûlèrent de l’ambre et du safran. C’est lui qui a institué la fête Mihrgan, et l’usage de s’y reposer et de s’asseoir au banquet vient de lui. Aujourd’hui encore, le mois de Mihr rappelle son souvenir. N’y montre pas un visage soucieux et triste. Le monde fut en son pouvoir pendant cinq cents ans, dont il n’employa pas un seul jour à jeter les fondements de quelque chose de mauvais. Le monde ne lui resta pas pour toujours ; ainsi, mon fils, ne te livre pas à tes désirs, ne te consume pas en soucis. Sache que le monde ne reste à personne, et que personne ne peut y trouver beaucoup de joie.

Firanek n’avait pas de nouvelles de ce qui s’était passé ; elle ignorait que son fils était devenu roi de la terre, que Zohak avait été privé du trône impérial et que les jours de sa puissance étaient écoulés, quand il arriva à la mère un message de son noble fils, lui annonçant qu’il était possesseur de la couronne. Elle s’apprêta à la prière, se purifia la tête et le corps, et fit d’abord ses adorations au maître du monde. Elle prosterna son front contre terre, prononça des malédictions contre Zohak, et chanta les louanges du Créateur pour le changement heureux de son sort. Puis tous ceux qui étaient dans le besoin et qui tenaient caché leur malheur, elle les secourut en secret ; elle n’en parla pas et ne dévoila pas leur misère. Elle passa ainsi une semaine en bonnes œuvres jusqu’à ce qu’elle ne connût plus de pauvres. Dans la seconde semaine, elle fit les apprêts d’une fête pour les grands au front superbe. Elle orna sa maison comme un jardin, elle convia tous les grands à son festin. Toutes les richesses qu’elle avait amassées, tous ses joyaux les plus secrets, elle les apporta. Elle ouvrit toutes les portes de ses trésors, elle résolut de distribuer tout ce qu’elle y avait déposé ; elle vit que c’était le temps de prodiguer ses richesses, l’or lui paraissant sans valeur depuis que son fils était roi du monde. Des habits et des joyaux dignes d’un roi, des chevaux arabes aux brides d’or, des cuirasses et des casques, des javelots et des épées, des diadèmes et des ceintures, elle n’épargna rien. Elle fit charger des trésors sur des chameaux et tourna son cœur pur vers le maître du monde. Elle envoya tous ces trésors à son fils, et sa langue prononça de nouveau des bénédictions. Lorsque le maître du monde vit ces présents, il les reçut en adorant sa mère. Les chefs de l’armée, apprenant ces nouvelles, se réunirent auprès du roi, disant : « Ô roi victorieux, toi qui connais le Créateur, que la gloire soit à Dieu, et que sa grâce soit sur toi ! Que ta vie soit heureuse comme ce jour ! que ton bonheur croisse, que ceux qui te veulent du mal périssent, que le ciel te donne la victoire ! sois toujours illustre et clément ! » Tous les hommes instruits par l’expérience se mirent en route de tous côtés pour rendre hommage au roi, mêlant les joyaux et l’or, et les répandant sur le trône du roi. Tous les grands de tout son empire se rangèrent en cercle autour de sa porte dans ce jour de bonheur. Ils implorèrent Dieu pour qu’il bénît le trône de Feridoun, et sa couronne, et son diadème, et son sceau ; tous levèrent la main vers le ciel, tous prononcèrent des vœux pour son bonheur en disant : « Que le roi puisse vivre éternellement ! que son sort soit toujours heureux ! »

Puis Feridoun fit le tour du monde pour voir ce qui était découvert et ce qui était caché. Partout où il vit une injustice, partout où il vit des lieux incultes, il lia par le bien les mains du mal, comme il convient à un roi. Il ordonna le monde comme un paradis, il planta des cyprès et des roses à la place des herbes sauvages. Il passa d’Amol à Temmischeh et fit construire un palais dans cette forêt célèbre, en cet endroit du monde que tu nommes Kous, et auquel tu ne connais pas d’autre nom.



FERIDOUN ENVOIF DJENDIL DANS LE IEMEN


Après que cinquante ans furent écoulés, trois nobles enfants lui naquirent. Le sort du roi voulut que ce fût trois fils, trois princes d’une race illustre, dignes de porter la couronne d’or. Leur stature était celle des cyprès, leurs joues étaient comme le printemps ; en toutes choses ils étaient semblables au roi. Deux de ces enfants innocents avaient pour mère Schehrinaz, le plus jeune était fils d’Arnewaz aux belles joues. Le père, par tendresse, ne leur avait pas encore donné de noms, quand déjà ils devançaient les éléphants à la course. Puis après cela, le roi, voyant qu’ils étaient devenus l’ornement de son trône et de son diadème, appela devant lui un des plus nobles parmi ses grands, dont le nom était Djendil le voyageur, qui en toutes choses était dévoué au roi. Il lui dit : « Fais le tour du monde, choisis trois filles de haute naissance, qui par leur beauté conviennent à mes trois fils, qui soient dignes de mon alliance, et à qui leur père, par tendresse, n’ait pas donné de noms, pour qu’elles ne puissent être l’objet des discours des hommes. Il faut que toutes les trois soient sœurs de père et de mère, à visage de Péri, pures et de famille royale, et qu’elles soient semblables de stature et d’aspect, de sorte qu’on ne puisse les distinguer en aucune manière. » Djendil, ayant entendu l’ordre du roi, se traça un plan convenable, car il avait une intelligence prompte, un esprit clair, une langue douce, et était propre aux entreprises difficiles. Il quitta le roi, et se mit en route avec quelques serviteurs fidèles ; il sortit du palais d’Iran, examinant tout, écoutant tout, parlant à tout le monde ; et dans chaque pays où un grand avait une fille derrière le voile, il pénétrait leur secret et recherchait leur nom et renom. Mais il ne trouva dans l’Iran aucun chef illustre avec lequel il aurait convenu à Feridoun de conclure une alliance, jusqu’à ce que le sage au cœur serein, au corps pur, fût arrivé chez Serv, le roi de Iemen. Il trouva chez lui ce que son maître lui avait indiqué, trois filles telles que Feridoun les cherchait. Il se présenta plein de joie devant Serv, heureux comme le faisan qui s’approche de la rose ; il baisa la terre, fit des excuses au roi, et implora sur lui la bénédiction de Dieu, disant : « Que le roi reste toujours glorieux, illustrant la couronne et le trône ! » Le roi de Iemen dit à Djendil : « Que ma bouche soit toujours pleine de tes louanges ! Quel message me portes-tu ? quel ordre me donnes-tu ? Es-tu un ambassadeur ou un noble prince ? » Djendil lui répondit : « Puisses-tu être toujours joyeux ! puisse la main du malheur ne jamais t’atteindre ! Je suis un Iranien, humble comme une fleur de nénuphar, et je porte un message au roi de Iemen ; je te porte le salut de Feridoun le glorieux ; je répondrai à toutes les questions que tu voudras me faire. Feridoun le héros te présente son salut (et grand doit être celui qui n’est pas petit à tes yeux). Il m’a ordonné de dire au roi de Iemen : Puisses-tu rester sur le trône aussi longtemps que le musc répandra son parfum ! puisse ton corps être toujours libre de douleurs ! puissent les soucis être éloignés de toi et tes trésors être remplis ! Ô prince des Arabes (que ton étoile te préserve toujours du malheur !), qu’y a-t-il de plus doux que la vie et les enfants ? Rien ne peut égaler ces biens, rien n’est plus cher aux hommes que leurs enfants, et aucun lien n’est doux comme celui qui nous attache à eux. S’il y a quelqu’un dans le monde qui ait trois yeux, mes trois enfants me tiennent lieu de trois yeux ; et sache qu’ils sont encore plus précieux, car c’est la vue des enfants qui inspire aux yeux la reconnaissance envers Dieu. Que dit ce sage à l’âme pure quand il parle de tendres alliances : Je n’ai jamais formé une alliance avec quelqu’un, si je ne l’estimais plus que moi-même. L’homme sage et bien avisé cherche pour ami un homme qui lui ressemble. Quand même l’homme jouirait de la vie la plus douce, un roi ne pourrait être heureux sans une armée ! Je possède un empire florissant, des trésors, du courage et du pouvoir, et j’ai trois nobles fils, dignes d’une couronne et d’un trône, pleins d’intelligence, de sagesse et de vertus. Ils sont au-dessus de toute envie et de tout besoin, et leur main peut atteindre tout ce qu’ils désirent. Il faut à ces trois princes en secret trois épouses, filles de rois, et ceux qui connaissent le monde m’ont donné une nouvelle d’après laquelle je me suis hâté d’agir. Ils m’ont dit, ô prince illustre, que tu as trois filles pures, à la face voilée, dans ton appartement de femmes, dont aucune ne porte encore de nom, et mon cœur s’est réjoui à cette nouvelle ; car moi aussi, comme de raison, je n’ai pas donné de noms à mes glorieux fils. Maintenant, ô roi, il faut mêler ensemble ces deux espèces de nobles joyaux, ces trois princesses à la face voilée, aux princes destinés à porter le diadème ; ils sont dignes les uns des autres, et personne ne pourra nous en blâmer. Voilà le message que Feridoun m’a donné, et en retour fais-moi connaître tes intentions. »

Le roi de Iemen, entendant ce message, devint pâle comme le nénuphar qu’on arrache de l’eau. Il dit en lui-même : « Si mon œil ne voyait plus ces trois lunes devant ma couche, le jour brillant deviendrait pour moi une nuit sombre ; il ne faut donc pas que j’ouvre mes lèvres pour une réponse. Je raconterai mon secret à mes filles ; elles seront mes confidentes en toute chose. Il ne faut pas que je me presse de répondre, car j’ai à délibérer avec mes conseillers. » Il choisit une demeure pour le messager, puis se mit à réfléchir ; il se leva et renvoya sa cour, et s’assit pensif et en angoisse ; puis il appela devant lui la foule des chefs expérimentés des cavaliers du désert, armés de lances ; il leur dévoila tout son secret, disant : « Par la faveur du sort et par l’union que j’ai contractée, j’ai devant mes yeux trois astres brillants. MainteNant Feridoun m’envoie un message et me tend un piège subtil ; il voudrait me séparer de ce qui m’est cher comme mes yeux, et je désire en tenir conseil avec vous. Son envoyé dit que le roi me fait savoir qu’il a trois princes, les ornements de son trône, qui recherchent mon amitié et mon alliance par mes trois filles à la face voilée. Si je les lui promets sans intention de tenir ma parole, ce serait un mensonge indigne d’un roi ; si je consens à son désir, mon cœur sera rempli de feu et mes yeux seront remplis de larmes, et si je refuse de faire sa volonté, mon âme aura à trembler devant les maux dont il m’accablera ; car ce n’est pas un jeu de s’attirer la vengeance de celui qui est le roi du monde. Les voyageurs ont entendu ce qui est arrivé par lui à Zohak. Maintenant dites-moi, l’un après l’autre, quel est votre avis dans ces circonstances. »

Les chefs, pleins de cœur et d’expérience, lui firent tous leur réponse : « Nous ne sommes pas d’avis que tu te laisses pousser par tous les vents. Quand même Feridoun serait un roi tel que tu le dis, nous aussi ne sommes pas des esclaves portant les boucles d’oreilles de la servitude. Notre coutume est de dire notre avis, et d’exercer la générosité ; notre devoir est de manier nos rênes et nos lances. Par nos épées, la terre deviendra rouge comme du vin ; par nos lances l’air deviendra comme un champ de roseaux. Si tes enfants te sont trop chers pour les donner, ouvre la porte de tes trésors et ferme tes lèvres. Mais si tu préfères agir par ruse, si tu crains ce roi puissant, fais-lui des demandes si excessives qu’il ne puisse pas y satisfaire. » Le roi entendit ces paroles de ses conseillers, mais il n’en fut point satisfait.



RÉPONSE QUE LE ROI DE IEMEN DONNE À L’ENVOYÉ DE FERIDOUN


Il manda devant lui l’envoyé du roi, et lui adressa beaucoup de douces paroles : « Je suis inférieur à ton roi, et j’obéirai à tout ce qu’il pourra m’ordonner. Dis-lui que, quelque puissant que tu sois, tes trois enfants te sont très précieux. Les fils du roi lui sont chers, et il a l’espoir qu’ils seront l’ornement de son trône ! J’approuve tout ce que tu m’as dit, et j’en juge d’après ce que je sens pour mes filles. Si le roi avait demandé mes yeux, ou le désert des braves et le trône du Iemen, je les aurais moins regrettés que mes trois enfants que je suis destiné à ne plus revoir. Mais si telle est la volonté du roi, il ne faut penser qu’à lui obéir, et mes trois enfants sortiront de ma famille sur ses ordres, quand j’aurai vu les trois princes, l’honneur de son trône et de sa couronne. Qu’ils viennent chez moi joyeusement, mon triste cœur s’en réjouira, mon âme sera satisfaite de les voir et d’observer leur esprit prudent. Puis je leur donnerai, en observant nos coutumes, mes trois yeux brillants ; je connaîtrai combien leur cœur est rempli de justice ; je mettrai ma main dans leur main en signe de notre alliance ; et quand j’en verrai le désir dans leurs yeux, le les renverrai promptement auprès du roi. »

Djendil aux douces paroles, ayant entendu cette réponse, baisa le trône du roi comme il convenait, et, la bouche pleine de ses louanges, il quitta le palais du roi pour retourner vers le maître du monde. Arrivé auprès de Feridoun, il lui rapporta ce qu’il avait dit et les réponses qu’il avait reçues. Le roi appela devant lui ses trois fils, et leur dévoila le secret du voyage de Djendil et son dessein ; il mit sans réserve devant leurs yeux toutes les démarches qu’il avait faites, et leur dit : « Ce roi du Iemen est le chef d’un peuple nombreux ; c’est un cyprès qui jette au loin son ombre. Il a trois filles qui sont comme des perles intactes ; il n’a pas de fils, et ses filles forment son diadème. Si le Serosch lui-même trouvait une fiancée comme elles, il baiserait la terre devant toutes les trois. Je les ai demandées à leur père pour vous ; j’ai fait dire les paroles convenables. Mais il faut maintenant que vous alliez auprès de lui, et que vous soyez prudents en toute chose grande et petite ; soyez doux dans vos propos, pleins de circonspection ; prêtez l’oreille à tout ce qu’il vous dira, répondez avec douceur à toutes ses paroles ; et quand il vous adressera des questions, répondez-y avec circonspection ; car quand on est fils de roi, il faut être croyant, éloquent, avoir le cœur pur, une foi sincère, être prévoyant dans les affaires qui se présentent, avoir une langue toujours prête à dire la vérité, et rechercher la raison plus que les trésors. Écoutez tout ce que j’ai à vous dire, et si vous mettez en œuvre mes paroles, vous en aurez de la joie. Le roi de Iemen est un homme de grande pénétration, et, dans tout son peuple, il n’y a pas un homme égal à lui. Il est éloquent, pur de corps et de cœur, et digne d’être célébré parmi les hommes ; il a beaucoup de trésors et une armée ; il est savant, prudent et maître d’un diadème. Il ne faut pas qu’il vous trouve dupes, car le sage sait employer à propos la ruse. Il ordonnera une fête pour le premier jour, où il vous donnera la place d’honneur. Il amènera ses trois filles aux joues de soleil, semblables aux jardins du printemps, pleines de parfums, d’attraits et de beauté ; il les placera sur son trône royal, pareilles à des cyprès élancés. Elles seront égales de taille et d’aspect, telles qu’on aurait peine à les distinguer de la lune. La plus jeune des trois entrera la première, l’aînée la dernière, et entre elles la seconde, semblable à une lune nouvelle. Il placera la plus jeune « à côté de l’aîné d’entre vous, l’aînée à côté du « prince le plus jeune, la seconde au milieu. Remarquez-le, car cette connaissance vous préservera du mal. Il vous demandera laquelle des trois, si semblables entre elles, vous prenez pour l’aînée, pour la seconde, pour la plus jeune, et vous devrez les désigner ainsi : Celle qui est en haut est la plus jeune, l’aînée n’occupe pas la place qui lui convient, la seconde est au milieu comme cela doit être. Alors vous aurez gagné, et la lutte sera terminée. » Les trois princes, de nature généreuse et pure, firent attention aux paroles de leur père. Ils quittèrent Feridoun pleins d’art et de ruse, et pourrait-on attendre de fils qu’un tel père a élevés autre chose que de la prudence et de la sagesse ?



LES FILS DE FERIDOUN SE RENDENT AUPRÈS DU ROI DE IEMEN


Ils s’en allèrent tous les trois pour faire les préparatifs du voyage, et appelèrent auprès d’eux des Mobeds. Ils se mirent en marche avec une escorte semblable aux étoiles du firmament, composée de guerriers célèbres, dont les faces brillaient comme le soleil. Lorsque Serv eut nouvelle de leur arrivée, il orna son armée comme le plumage du faisan, et envoya au-devant d’eux un cortège nombreux, composé tant de seigneurs étrangers à sa famille, que de ses proches parents ; et lorsque les trois princes illustres entrèrent dans le Iemen, tous les habitants, hommes et femmes, sortirent, tous versèrent sur eux de l’ambre et du safran, tous mêlèrent le vin et le musc. Toutes les crinières des chevaux furent trempées avec du vin et du musc, et des pièces d’or furent versées sous leurs pas. Le palais entier était décoré comme le paradis ; toutes les briques qu’on y avait employées étaient d’or et d’argent ; il était orné de brocart de Roum, et les trésors de toute espèce y étaient prodigués. Le roi y reçut les princes, et la nuit ayant remplacé le jour les rendit plus hardis. Il amena de leur appartement secret ses trois filles, comme Feridoun l’avait prédit. Chacune d’entre elles ressemblait à une lune brillante ; on n’osait pas les regarder. Elles s’assirent toutes de la manière que Feridoun avait annoncée à ses fils pleins de fierté. Le roi demanda aux trois princes : « Laquelle de ces trois étoiles est la plus jeune ? laquelle est la seconde ? et laquelle est l’aînée ? Il faut que vous me les désigniez ainsi. » Ils répondirent comme on leur avait enseigné, et tout d’un coup ils fermèrent l’œil de l’enchantement. Serv, le roi de Iemen, et les braves de son pays demeurèrent stupéfaits, et le roi illustre comprit aussitôt que la ruse ne pouvait lui profiter. Il dit : « C’est ainsi ! c’est cela même ! » et donna la plus jeune au plus jeune, et l’aînée à l’aîné ; et tout étant décidé, ils commencèrent à s’entretenir de leurs projets pour l’avenir. Les trois princesses quittèrent les trois princes, les joues rouges de honte pour leur père, et retournèrent dans le palais, timides et honteuses, les joues colorées de sang, mais les lèvres pleines de douces paroles.



SERV ESSAYE SA MAGIE CONTRE LES FILS DE FERIDOUN


Serv le chef des Arabes, le roi de Iemen, fit apporter du vin et en fit boire à l’assemblée ; il manda ses chanteurs et continua à parler et à boire jusque dans la nuit profonde. Les trois fils de Feridoun, ses trois gendres, ne burent tous les trois que lorsqu’il les y invitait ; et quand leur raison eut succombé au vin, et que le sommeil et le repos leur furent devenus nécessaires, il ordonna qu’on leur préparât sur l’heure une couche à côté d’un réservoir plein d’eau de rose, et les trois princes de haute destinée s’endormirent dans un jardin, sous un arbre qui versait des roses sur eux. Le chef des Arabes, le roi des magiciens, médita, pendant ce temps, sur un moyen de se délivrer d’eux. Il sortit de son royal jardin de roses et prépara ses enchantements. Il produisit un froid et un vent terribles, dans l’espoir de les priver de la vie ; il fit congeler la plaine et les jardins, de sorte que les corbeaux n’osaient voler au-dessus. Les trois fils du roi savant en magie, sentant ce grand froid, sautèrent de leurs lits, et par l’intelligence que Dieu leur avait donnée, par leur savoir dans l’art royal de la magie, et par leur courage, ils réussirent à vaincre les artifices du magicien, de sorte que le froid ne les atteignit pas. Aussitôt que le soleil se fut levé au-dessus des crêtes de la montagne, le magicien accourut auprès de ses trois nobles gendres, croyant les trouver les joues bleues, glacés par le froid et leur affaire manquée, et espérant que ses trois filles allaient lui rester. C’est dans cet état qu’il pensait trouver ses gendres ; mais le soleil et la lune n’avaient pas favorisé son dessein. Il trouva les trois princes, semblables à des lunes nouvelles, assis sur leurs nouveaux trônes royaux. Alors il reconnut que la magie ne pouvait le conduire à son but, et qu’il ne fallait pas lui donner son temps.

Le roi de Iemen orna sa salle d’audience, et tous les grands s’y réunirent. Il ouvrit les portes de ses vieux trésors ; il montra ce qu’il avait caché depuis longtemps ; il amena ses trois filles à la face de soleil, pareilles aux jardins du paradis ; jamais Mobed n’avait planté un pin aussi beau qu’elles. Elles étaient ornées de couronnes et de joyaux, et n’avaient jamais éprouvé de peine. Leurs boucles de cheveux avaient seules ressenti la douleur d’une torture. Il les amena et les donna toutes les trois aux princes ; c’étaient trois lunes nouvelles et trois rois pleins de bravoure. Le roi de Iemen se dit, dans l’amertume de son âme : « Ce n’est pas Feridoun qui est cause de mon malheur, c’est moi-même ; puissé-je ne jamais apprendre qu’une fille soit née de la race de ces mâles princes ! Sache qu’il a une bonne étoile, celui qui ne possède pas de filles, et que celui qui en a ne connaîtra pas le bonheur. » Puis Serv dit devant tous les Mobeds : « Les rois sont des époux convenables pour ces lunes. Sachez que je leur ai donné, selon nos coutumes, mes trois filles chéries, pour qu’ils les gardent comme leurs propres yeux, pour qu’elles soient devant leurs cœurs comme leurs propres âmes. » Il le dit à haute voix, et on se mit à préparer les bagages des fiancées, et à les placer sur le dos de chameaux indomptés. Le Iemen resplendissait de joyaux, et les litières en longue file se suivaient ; car quiconque a des enfants bien réglés, illustres et chers à son cœur, que lui importe que ce soient des fils ou des filles ? Le roi plaça les litières sur le dos des chameaux pleins d’ardeur, selon le besoin du voyage et la coutume. Il congédia ses gendres en leur donnant des parasols et des présents dignes d’un roi ; et tout étant achevé, les jeunes princes, pleins de prévoyance et de prudence, se dirigèrent vers Feridoun.



FERIDOUN MET SES FILS À L’ÉPREUVE


Feridoun, ayant reçu la nouvelle que ses trois fils revenaient vers lui, se mit en marche ; il désirait éprouver leur courage et se délivrer de ses soupçons sur eux. Il prit la forme d’un dragon auquel tu aurais dit qu’un lion ne pourrait résister ; il rugissait, il écumait de fureur, sa bouche vomissait des flammes ; et lorsque ses trois fils approchèrent, et qu’il les vit à travers la poussière comme de noires montagnes, il souleva la poussière par la violence de ses mouvements, et ses hurlements remplirent le monde de bruit ; il se précipita sur son fils aîné, un noble jeune homme orné d’un diadème. Le prince dit : « Un homme sage et prudent ne combat pas contre des dragons. » Aussitôt il tourna le dos et s’enfuit devant le monstre, et le père se tourna vers ses frères. Lorsque le second fils le vit, il banda son arc et le tendit, disant : « S’il faut combattre, qu’importe porte que ce soit un lion furieux ou un cavalier « plein de bravoure ? » Mais le plus jeune des fils s’approcha d’eux, et, en voyant le dragon, il poussa un cri et lui dit : « Éloigne-toi de notre présence, tu es un crocodile, ne te mets pas dans la voie des lions. Si tu as entendu parler de Feridoun, garde- toi de jamais agir ainsi, car nous sommes ses trois fils, tous armés de lances, tous prêts pour le combat. Abandonne cette voie perverse, ou je poserai sur ta tête la couronne de l’inimitié. »

Le glorieux Feridoun, ayant vu et entendu, connut leur caractère et disparut. Il s’en alla, puis reparut sous sa forme de père, et avec la pompe qui lui convenait, accompagné de timbales et d’éléphants indomptables, la massue à tête de bœuf dans sa main. Derrière lui étaient les grands de son armée, le monde était devenu pur entre ses mains. Lorsque les princes illustres virent la face du roi, ils s’avancèrent vers lui à pied et en courant ; et, arrivés en sa présence, ils baisèrent la terre, confondus par le bruit des éléphants et des timbales. Le père les prit par la main, leur fit des caresses et leur accorda des honneurs, à chacun selon son mérite. Lorsqu’il fut revenu dans son palais magnifique, il pria Dieu en secret, et célébra longuement les louanges du Créateur, reconnaissant que la bonne et la mauvaise fortune viennent de lui ; puis il appela ses trois fils, les fit asseoir sur le trône de la splendeur, et leur dit : « Le dragon furieux qui menaçait d’embraser le monde par son haleine, c’était votre père qui voûlait connaître votre bravoure, et qui, l’ayant connue, s’est retiré avec joie. Maintenant je vais vous donner de beaux noms, comme il convient à un homme de sens. Tu es l’aîné, que ton nom soit Selm (puissent tes désirs dans le monde s’accomplir !), car tu as cherché à te sauver des griffes du crocodile, tu n’as pas tardé dans le moment de la fuite ; un homme qui ne recule ni devant un éléphant, ni devant un lion, nomme-le fou plutôt que brave. Le second, qui dès le commencement a montré sa bravoure et dont le courage est plus ardent que le feu, je l’appelle Tour, le lion courageux qu’un éléphant furieux ne pourrait vaincre ; la vertu même pour celui qui est assis sur le trône, c’est le courage, car un homme sans cœur ne peut porter la couronne. Le plus jeune est un homme prudent et brave, qui sait se hâter et qui sait tarder ; il a pris le milieu entre le feu et la terre, comme il convient à un homme de bon conseil ; il s’est montré brave, hardi et prudent, il faut que le monde ne célèbre de gloire que la sienne. Iredj est le nom digne de lui ; que la porte du pouvoir soit son but, car il a montre d’abord de la douceur, mais sa bravoure a paru à l’heure du danger. Maintenant je vais ouvrir mes lèvres avec joie pour donner des noms aux filles d’Arabie à la face de Péri. » Il appela Arzoui la femme de Selm, Mah Azadeh Khoui la femme de Tour, et Sehi la femme d’Iredj aux pieds fortunés, elle dont l’étoile Canope n’était en beauté que la servante.

Puis Feridoun apporta un livre représentant les astres qui tournent dans les sphères, et dont les astrologues enseignent les aspects ; il le plaça devant lui et regarda les constellations de ses fils ; il y trouva l’horoscope de Selm, qui n’était autre que Jupiter dans le signe du Sagittaire. Il passa à l’horoscope de l’illustre Tour, et il trouva le soleil dans le signe du Lion, présage de bravoure. Jetant enfin les yeux sur l’horoscope du fortuné Iredj, il vit la lune dans le signe de l’Écrevisse. Cette constellation lui montra que les malheurs et les combats étaient réservés à Iredj. Le roi devint triste à cette vue, et un soupir froid sortit de sa poitrine. Il vit que le ciel était défavorable à Iredj et ne se comportait point envers lui avec amour, et que ses pensées, à l’égard de cet enfant d’une âme si brillante, n’étaient que des pensées de malveillance.



FERIDOUN DISTRIBUE LA TERRE ENTRE SES FILS


Ayant ainsi dévoilé le secret du sort, Feridoun divisa le monde en trois parties. L’une comprenait le pays de Roum et l’Occident ; l’autre le Turkestan et la Chine, la dernière le pays des héros de l’Iran. Il jeta d’abord les yeux sur Selm, et choisit pour lui Roum et tout l’Occident ; il lui ordonna de partir avec une armée et de se mettre en marche vers le couchant. Selm monta sur le trône royal, et fut salué roi d’Occident. Puis Feridoun donna à Tour le pays de Touran, et le fit maître du pays des Turcs et de la Chine. Le roi lui assigna une armée et Tour se mit en route avec elle. À son arrivée, il s’assit sur le trône royal, il se ceignit de la ceinture royale et commença à répandre ses grâces. Les grands versèrent des pierres précieuses sur lui, et le pays saint du Touran le reconnut pour roi. Alors vint le tour d’Iredj, et son père lui donna le pays d’Iran avec le désert, des guerriers armés de lances, le trône de la royauté et la couronne de la suprématie. Il les lui donna parce qu’il avait vu qu’il était digne du trône ; il les lui donna avec l’épée et le sceau, la bague et le diadème. Les grands, pleins de courage, de sens et de bon conseil, le saluèrent roi d’Iran. Tous les trois s’assirent sur leurs trônes, en repos et en joie, comme gardiens des frontières d’illustre naissance.


JALOUSIE DE SELV CONTRE IREDJ


Un long temps se passa ainsi ; mais le sort avait caché dans son sein un secret. Feridoun l’illustre vieillit, et la poussière couvrait le jardin du printemps. C’est ainsi que peu à peu change toute chose, et toute force faiblit quand elle vieillit. À mesure que la vie du roi s’obscurcissait, ses fils illustres devinrent troublés par les passions. Le cœur de Selm changea, ses manières et ses intentions tournèrent vers le mal ; son âme était noyée dans l’avidité ; il était assis avec ses conseillers, plein de mauvais desseins ; le partage que son père avait fait lui déplut, parce qu’il avait donné le trône d’or au plus jeune d’entre eux ; son cœur était plein de haine ; ses joues étaient pleines de rides. Il envoya un messager au roi de la Chine, et lui dit les pensées qui occupaient son âme. Il envoya le messager auprès de son frère en toute hâte, et lui fit porter ces paroles : « Puisses-tu être toujours glorieux et toujours heureux ! Pense, ô roi des Turcs et de la Chine, toi le prudent, au cœur joyeux, choisissant le bien, pense si nous, maltraités par le monde, pourrions être satisfaits ? Ton âme serait-elle basse, pendant que ton corps est comme un haut cyprès ? Écoute avec un esprit attentif ce que je vais te raconter ; tu n’as entendu dire rien de semblable des temps anciens. « Nous étions trois frères, les ornements du trône ; mais le plus jeune de nous nous a surpassés en fortune. Si je suis le premier en âge et en intelligence, c’était à moi que la fortune devait accorder sa faveur ; et si la couronne et le trône et le diadème devaient m’échapper, ils ne pouvaient appartenir qu’à toi, ô roi ! Faut-il que nous restions consternés de cette injustice que notre père nous a faite, lorsqu’il a donné à Iredj l’Iran et le pays des héros et le Iemen, à moi Roum et l’Occident, à toi le pays des Turcs et la Chine, tandis que le plus jeune de nous est roi d’Iran ? Je ne saurais m’en tenir à une telle part, il n’y a pas de sagesse dans la tête de ton père. »

Selm envoya un dromadaire aux pieds de vent ; le messager, arrivé auprès du roi de Touran, répéta fidèlement tout ce qu’il avait entendu, et remplit de vent la tête écervelée de Tour. Ce prince plein de courage, lorsqu’il entendit ce message secret, se mit soudain en colère comme un lion furieux. Il répondit : « Dis ma réponse à ton maître, et rappelle-toi mes paroles. Ô mon frère plein de justice ! puisque notre père, dans le temps de notre jeunesse, nous a ainsi trompés, il a planté de ses proprès mains un arbre dont le fruit est du sang, dont les feuilles sont du poison. Il faut maintenant nous voir face à face pour nous concerter ; il faut dresser « un plan sage et préparer des armées. »

Il expédia un dromadaire vers le roi, et envoya auprès du maître du monde un de ses grands plein d’éloquence et de douces paroles, lui disant : « Porte ce message de moi : 0 roi clairvoyant et de grand renom, il ne faut pas que le brave ait patience dans un cas de fraude et de tromperie ; il ne convient pas de tarder dans cette affaire, car le repos est méprisable chez un homme armé. » Lorsque l’envoyé eut rapporté la réponse et mis au grand jour le secret voilé, l’un des frères quitta Roum, l’autre la Chine, et, mêlant le poison au miel, ils se rencontrèrent l’un l’autre et se concertèrent ouvertement et en secret.



MESSAGE DE SELV ET DE TOUR À FERIDOUN


Ils choisirent alors un Mobed plein de sagacité, éloquent, clairvoyant et de fidèle mémoire ; ils éloignèrent tous les étrangers, et concertèrent toute espèce de plans rusés. Selm commença à composer un discours et à bannir de ses yeux tout respect pour son père. Il dit au messager : « Hâte-toi dans la route, ne te laisse pas atteindre par la tempête et par la poussière ; va vite comme le vent vers Feridoun, ne te soucie que de poursuivre ton chemin. Quand tu seras arrivé dans le palais de Feridoun, porte-lui les saluts de ses deux fils, et dis-lui : Il faut craindre Dieu pour ce monde et pour l’autre. La jeunesse peut mettre son espérance dans le temps où elle aura atteint la vieillesse, mais les cheveux blancs ne deviendront plus noirs. Plus tu prolonges ta demeure dans ce monde étroit, plus le séjour éternel deviendra étroit pour toi. Dieu le saint t’avait donné ce monde, depuis le soleil lumineux jusqu’à la terre obscure ; mais tu as choisi en toute chose la voie et le conseil de l’avidité, tu n’as pas eu égard aux commandements de Dieu, tu n’as agi qu’avec violence et injustice, et dans le partage du monde tu n’as pas recherché la justice. Tu avais trois fils prudents et braves, qui étaient devenus grands de petits qu’ils avaient été ; tu n’as trouvé à aucun d’eux un mérite plus grand qu’aux autres, pour que l’un porte la tête plus haut que ses frères. Mais tu as accablé l’un de ton haleine de dragon, tu as élevé un autre dans les nues, tu as posé la couronne sur sa tête, tu l’as placé sur ton siège, et tes yeux ne reposent avec joie que sur lui. Mais nous ne sommes inférieurs à lui ni par notre père, ni par notre mère, nous ne sommes pas indignes d’un trône de roi. Ô roi de la terre, distributeur de la justice, puisse une telle action ne trouver jamais de louanges ! Quand la couronne sera tombée de cette tête sans valeur, et que le monde sera délivré d’Iredj, alors donne à lui un coin de la terre pour qu’il s’y assoie, faible et oublié comme nous ; sinon nous amènerons les cavaliers des Turcs et de la Chine, les braves de Roum avides de vengeance, et notre milice armée de massues, et nous détruirons Iredj et le pays d’Iran. »

Le Mobed écouta ce dur message, il baisa la terre et partit ; il monta en selle et se mit à chevaucher, de sorte que les étincelles jaillissaient du vent. Il arriva à la cour de Feridoun et vit de loin un palais élevé, dont le toit montait jusqu’aux nues, dont la largeur allait d’une montagne à l’autre. Dans la cour étaient assis les grands, derrière le rideau était la place des nobles ; d’un côté étaient enchaînés des lions et des léopards, de l’autre de furieux éléphants de guerre. Il s’élevait, du milieu des guerriers il- lustres, un bruit comme le cri du lion. Il pensa que c’était un firmament au lieu d’un palais, et qu’une armée de Péris était assemblée à l’entour.

Des gardiens attentifs arrivèrent pour rapporter au roi qu’il était arrivé auprès de lui un envoyé plein de dignité et de prudence. Le roi ordonna de lever le rideau, de faire descendre de cheval l’envoyé, et de le faire entrer dans la cour. Lorsque le regard du messager tomba sur le roi, il vit que tous les yeux et tous les cœurs étaient remplis de lui, qu’il était de stature comme un cyprès, de face comme un soleil, ses cheveux blancs comme le camphre, sa face rouge comme la rose, ses deux lèvres pleines de sourire, ses deux joues pleines de couleur, et sa bouche royale remplie de douceur. Aussitôt que l’envoyé le vit, il se mit à adorer, et couvrit le sol de ses baisers. Feridoun lui permit de se lever, et lui assigna une place honorable, puis il lui fit des questions, d’abord sur les deux princes illustres, et lui demanda s’ils étaient contents dans leurs cœurs, et s’ils persévéraient dans la vraie foi ; ensuite sur les fatigues qu’il avait dû éprouver dans le désert et sur ce long chemin, avec ses montagnes et ses vallées. L’envoyé lui répondit : « Ô glorieux roi, puisse le trône n’être jamais privé de toi ! Tout ce que tu as demandé sur tes fils est selon tes désirs ; ils vivent saintement dans le respect de ton nom. Moi, je suis l’esclave indigne du roi, et ne suis point libre de ma personne ; j’apporte au roi un dur message ; celui qui m’envoie est plein de colère, mais moi je suis innocent. Je rapporterai, si le roi me l’ordonne, le message de cette jeunesse inconsidérée. » Le roi lui ordonna de parler, et le messager lui rapporta, l’une après l’autre, toutes les paroles de Selm.



RÉPONSE DE FERIDOUN À SES FILS


Feridoun écouta ses paroles avec attention, et son cerveau s’enflamma à mesure qu’il entendait. Il dit au messager : « Ô sage ! tu n’as point à t’excuser en cette affaire, car c’était cela à quoi je m’attendais, et sur quoi mon cœur comptait. Dis à ces deux hommes insensés et impurs, à ces deux Ahrimans aux pensées perverses : Il est heureux que vous ayez montré votre nature. Est-ce là le salut que je devais attendre de vous ? Si vous avez rejeté de vos cerveaux mes conseils, vous n’avez pas appris non plus ce que c’est que la sagesse. Vous n’avez ni crainte, ni honte devant Dieu, et sans doute vous n’avez point d’autres desseins que ceux que vous m’annoncez. Mes cheveux ont été noirs comme la poix, ma stature a été haute comme le cyprès, ma face a été comme la lune ; mais le ciel, qui a courbé mon dos, subsiste, et tourne encore comme il a tourné toujours. La vie marche devant vous gracieusement, mais il n’en sera pas toujours de même. Par le nom sublime du Dieu très saint, par le soleil brillant, par la terre fertile, par le trône et la couronne, par l’étoile du soir et par la lune, je jure que je ne vous ai pas fait d’injustice. J’ai rassemblé un conseil de sages de Mobeds et d’hommes savants dans la connaissance des astres ; nous avons passé beaucoup de temps pour distribuer la terre selon la justice ; nous tous avons cherché à le faire avec équité, et l’injustice n’était ni notre principe, ni notre fin ; la crainte de Dieu était profonde dans notre cœur ; nous ne voulions faire dans le monde que le bien. Lorsque par mes efforts les hommes eurent cultivé la terre, je ne voulus pas laisser se disperser les peuples, et je me dis : Je veux confier l’exercice du pouvoir à mes trois fils fortunés. Mais Ahriman vous a détournés maintenant de mon cœur et de mes conseils vers l’injustice et les ténèbres. Voyez si Dieu le tout-puissant voudra en ceci vous approuver. Je vous dirai une parole si vous voulez m’écouter : Ainsi que vous sèmerez, de même vous moissonnerez. Ainsi m’a dit mon guide dans la vie : Il y a pour nous une autre et éternelle demeure. Votre désir est de vous asseoir sur un trône sans valeur ; pourquoi prenez-vous ainsi le Div pour votre conseiller ? Je crains qu’entre les mains de ce dragon votre âme ne soit séparée de votre corps. Mon temps pour sortir de ce monde est venu, et je n’ai pas de loisir pour la sévérité et la colère. Mais voici un avis que vous donne un vieillard, père de trois nobles fils : quand la passion a abandonné le cœur, alors la poussière et le trésor du roi des rois sont d’égale valeur ; mais celui qui vend son frère pour la terre ne mérite pas qu’on le regarde comme issu d’une race pure. Le monde a vu et verra encore beaucoup d’hommes comme vous, mais il ne restera soumis à aucun d’eux. Vous savez que Dieu le créateur peut, au jour du jugement, vous pardonner ; cherchez-le, munissez-vous de ce viatique, travaillez pour que votre peine soit courte. » Le messager entendit ces paroles ; il baisa la terre et s’en retourna. Il quitta la présence de Feridoun ; tu aurais dit qu’il avait fait alliance avec le vent.

Lorsque le messager de Selm fut parti, le roi des rois s’assit et dévoila le secret. Il appela devant lui le prince illustre et lui révéla tout l’avenir, en disant : « Mes deux fils, avides de combats, se sont mis en marche, de l’Occident vers nous. Les astres les ont prédestinés à aimer les mauvaises actions ; puis ils ont reçu pour lots deux pays qui sont frappés de stérilité. Ton frère ne restera ton frère qu’aussi longtemps que tu as la couronne sur la tête ; mais il n’y aura plus d’assemblée devant ton trône, quand les couleurs de ta face auront pâli. Si ton goût se porte vers le glaive, ta tête sera étourdie par les dissensions. Voilà le secret que mes deux fils m’ont fait savoir des deux extrémités du monde. Si ton penchant est pour la guerre, prépare la guerre, ouvre les portes du trésor, et fais tes bagages. Étends la main vers la coupe au repas du matin, sinon ils feront le repas du soir en triomphe sur toi. Mon fils ! ne cherche pas de défenseurs dans le monde ; ton innocence et ton droit seront ta défense. »

Le vertueux Iredj regarda le roi plein de tendresse, son glorieux père, puis il répondit : « Ô roi ! pense à l’instabilité de la vie, qui doit passer sur nous comme le vent. Pourquoi l’homme de sens s’affligerait-il ? Le temps fanera la joue de rose et obscurcira l’œil de l’âme brillante. Au commencement la vie est un trésor, à sa fin est la peine, et puis il faut quitter cette demeure passagère. Puisque notre lit sera la terre et que notre couche sera une brique, pourquoi planter aujourd’hui un arbre dont la racine se nourrirait de sang, dont le fruit serait la vengeance, quel que soit le temps qui s’écoulerait sur lui ? Le monde a vu beaucoup de maîtres du trône, du sceau et de l’épée, tels que nous, et en verra beaucoup après nous, mais la vengeance n’était pas dans les mœurs des rois qui nous ont précédés sur le trône. Puisque le roi sera mon modèle, je ne passerai pas ma vie à faire du mal. La couronne, le trône et le diadème ne m’importent pas ; j’irai au-devant de mes frères, sans armée, et leur dirai : « Ô mes frères illustres, qui m’êtes chers comme mon corps et mon âme ! ne me prenez pas en haine, ne méditez pas vengeance contre moi : la haine ne convient pas aux croyants. Ne mettez pas votre espoir dans ce monde, voyez quel mal il a fait à Djemschid, qui fut à la fin obligé de sortir du monde, et ni le trône, ni la couronne, ni la ceinture ne lui restèrent. De même, vous et moi, nous devrons à la fin éprouver le même sort. Je ramènerai à la foi leur cœur plein de vengeance ; comment pourrais-je m’en venger plus dignement ? »

Le roi lui dit : « Mon sage fils ! tes frères ne cherchent que le combat ; toi, tu ne désires que les fêtes. Il me souvient de cette parole : Il ne faut pas s’étonner que la lune soit brillante ; de même cette réponse pleine de vertu te convient, car ton cœur a préféré l’amour et les liens qui t’unissent à eux. Mais quand un homme de sens expose sa tête précieuse au souffle du dragon, que peut-il attendre si ce n’est un poison dévorant ? car telle est la nature que Dieu a donnée au dragon. Mais, mon fils, si telle est ta résolution, prépare-toi, mets-toi en route, et ordonne à quelques serviteurs pris dans l’armée de te suivre. Moi, je vais, dans l’angoisse de mon âme, écrire une lettre pour l’envoyer à ces hommes, dans l’espoir de te revoir sain et sauf, car ma vie ne consiste que dans le bonheur de te voir. »



IREDJ SE REND AUPRÈS DE SES FRÈRES


Le roi de la terre écrivit une lettre au roi de l’Occident et au roi de la Chine. À la tête de la lettre il mit une invocation à Dieu le vivant, l’éternel. Il dit : « Cette lettre de bon conseil est écrite aux deux soleils puissants, aux deux sages, aux deux braves, aux rois de la terre, au maître de l’Occident et au maître de la Chine, de la part de celui qui a vu ce monde de toute manière, qui a découvert tout ce qui était caché, qui a pesé dans sa main l’épée et la lourde massue, qui a entouré de splendeur les couronnes illustrès, qui peut convertir en nuit le jour brillant, qui peut ouvrir les trésors de l’espoir ou de la terreur, lui qui a allégé toutes les peines, lui par qui a paru toute splendeur. Je ne demande pour moi ni vos diadèmes, ni vos trésors amassés, ni vos couronnes, ni vos trônes ; je demande que mes trois fils vivent paisibles et heureux par le fruit de mes longues peines. Votre frère, contre lequel votre cœur était irrité, quoiqu’il n’ait fait de mal à personne, accourt au-devant de vous à cause de votre affliction ; et, dans son désir de vous voir, il a jeté sa couronne, il vous a préférés à elle, comme il convient à un homme noble. Il est descendu de son trône, il est monté à cheval, et s’est ceint d’obéissance. Puisqu’il est le plus jeune de vous, puisqu’il est digne de tendresse et d’amour, respectez-le, soyez bons pour lui, formez son âme comme j’ai formé son corps ; et quand il aura passé auprès de vous quelques jours, renvoyez-le-moi plein de vertus. »

On apposa le sceau du roi sur la lettre, et Iredj quitta le palais de son père pour chercher son chemin. Il prit avec lui quelques vieillards et quelques jeunes gens, comme on en a besoin pour faire un voyage. Quand il fut près de ses frères, il n’avait aucun soupçon de leur noire intention. Ils vinrent au-devant de lui selon la coutume ; ils déployèrent devant lui toute leur armée. Lorsqu’ils virent la face de leur frère pleine de tendresse, leurs regards devinrent plus sombres ; lui était plein d’affection, eux étaient pleins de mauvais vouloir, et ils se mirent à le questionner d’une manière qui ne répondait pas à ses désirs. Eux étaient remplis de haine, lui n’était point agité, et tous les trois entrèrent ainsi dans le pavillon. Les yeux de toute l’armée étaient dirigés vers Iredj, car il était digne du trône et du diadème. Leurs cœurs n’avaient plus de repos, tant ils lui portaient d’amour ; leurs âmes étaient pleines de tendresse, leurs yeux pleins de son image. Les rangs étaient dissous, les braves se réunirent deux par deux, chacun célébrant en secret le nom d’Iredj, et disant : « Lui seul est digne de l’empire, puisse le diadème du pouvoir n’appartenir qu’à lui ! »

Selm observa l’armée en secret, et sa tête se troubla de cette disposition des braves. Il rentra dans la tente le cœur plein de colère, le foie plein de sang, les sourcils pleins de rides. Il renvoya tout le monde de la tente ; lui et Tour s’assirent avec leurs conseillers. Ils discoururent en tous sens sur leur état, sur l’empire et sur les couronnes de tous les pays. Selm dit à Tour au milieu de cet entretien : « Pourquoi nos braves se groupent-ils tout à coup deux à deux ? N’as-tu pas vu, pendant que nous revenions, comment, de tous ceux qui passaient sur le chemin, mil ne détournait son regard d’Iredj ? Autres étaient les armées des deux rois quand elles sont sorties, et autres quand elles sont rentrées. Mon cœur est devenu sombre à cause d’Iredj, et pensées sur pensées se sont élevées dans mon esprit. En observant les armées de nos deux pays, j’ai vu qu’elles ne voudront plus saluer d’autre roi que lui. Si tu ne l’arraches pas par la racine, tu tomberas du haut du trône puissant sous les pieds d’Iredj. » Puis ils se levèrent et s’occupèrent pendant toute la nuit à disposer leur plan.



IREDJ EST ASSASSINÉ PAR SES FRÈRES


Le rideau qui cachait le soleil s’étant levé, l’aurore ayant paru et le sommeil s’étant dissipé, les de deux insensés brûlèrent du désir laver leurs yeux de toute honte. Ils marchèrent d’un pas hautain, et se dirigèrent vers les tentes du roi. Iredj les vit de son pavillon, et alla au-devant d’eux le cœur plein d’amour. Ils rentrèrent avec lui dans sa tente, et bientôt l’accablèrent de toutes sortes de questions. Tour lui dit : « Puisque tu es le plus jeune de nous, pourquoi as-tu mis le diadème sur ta tête ? Te convient-il d’occuper l’Iran et le trône de l’empire, et à moi de rester prêt à t’obéir, comme un esclave à la porte des Turcs ? Ton frère aîné s’afflige d’être relégué dans l’Occident, et toi tu tiendrais la couronne sur ton front, le trésor sous tes pieds ! Voilà le partage qu’a fait cet homme avide de domination ; il n’a tourné sa face que vers le plus jeune de ses fils. »

Lorsque Iredj entendit ce discours de Tour, il lui répondit par ces saintes paroles : « Ô seigneur avide de gloire ! si tu désires le bonheur, cherche le repos. Je ne veux plus ni de la couronne royale, ni du trône, ni du pouvoir glorieux, ni de l’armée d’Iran ; je ne veux ni l’Iran, ni l’Occident, ni la Chine, ni l’empire, ni la vaste surface de la terre. Le pouvoir qui aurait pour fin la discorde serait un honneur qu’il faudrait pleurer. Quand même la grande voûte du ciel porterait ta selle, à la fin ta couche sera une brique. Si le trône d’Iran m’a appartenu, je suis las de la couronne et du trône, je vous donne le diadème et le sceau royal ; mais soyez sans haine contre moi. Je ne vous attaque pas, je ne vous combats pas, je ne veux affliger le cœur de personne. Je ne demande pas la possession de ce monde, si cela vous attriste, quand même je resterais loin de nos regards. Je suis habitué à être humble, et ma foi me commande d’être humain. »

Tour écouta toutes ces paroles, mais il n’y fit aucune attention. Il n’approuva pas ce discours, et l’esprit de paix d’Iredj ne le satisfit pas. Il se leva de son siège en colère, il lui répondit en bondissant à chaque parole. Tout à coup il quitta la place où il avait été assis, il prit avec sa main son lourd siège d’or, et en frappa la tête du roi, maître de la cou- ronne, qui lui demanda grâce pour sa vie, en disant : « N’as-tu aucune crainte de Dieu, aucune pitié de ton père ? Est-ce ainsi qu’est ta volonté ? Ne me tue pas, car à la fin Dieu te livrera à la torture pour prix de mon sang. Ne te fais pas assassin, car, de ce jour, tu ne verras plus trace de moi. Approuves-tu donc, et peux-tu concilier ces deux choses, que tu aies reçu la vie, et que tu l’enlèves à un autre ? Ne fais pas de mal à une fourmi qui traîne un grain de blé ; car elle a une vie, et la douce vie est un bien. Je me contenterai d’un coin de ce monde, où je gagnerai ma vie par le travail de mes mains. Pourquoi t’es-tu ceint pour le meurtre de ton frère ? Pourquoi veux-tu brûler le cœur de ton vieux père ? Tu as désiré la possession du monde, tu l’as obtenu ; ne verse pas de sang, ne te révolte pas contre Dieu, le maître de l’univers. » Tour entendit ces paroles et ne répondit pas ; son cœur était plein de rage, sa tête pleine de vent. Il tira un poignard de sa botte, et couvrit Iredj du haut en bas d’un torrent de sang, déchirant la poitrine royale de son frère avec son poignard d’acier, dévorant comme le poison. Le haut cyprès tomba, les entrailles du roi étaient déchirées. Le sang coulait de ce visage plein de roses, et le jeune maître du monde avait cessé de vivre. Alors Tour sépara avec son poignard la tête couronnée de ce corps, semblable au corps d’un éléphant, et tout fut fini. Ô monde ! toi qui l’avais élevé sur ton sein, tu n’as pas eu pitié de sa vie ! Je ne sais à qui tu es favorable en secret, mais il faut pleurer de ce qui apparaît de ton action. Et toi, homme confondu d’étonnement, dont le cœur est plein de douleur et de peur du monde, et troublé, comme celui de ces rois, par le désir de la vengeance, prends leçon de ces deux méchants.

Tour remplit le crâne d’Iredj de musc et d’ambre ; il l’envoya au vieillard qui avait distribué le monde, et lui fit dire : « Voilà la tête de ce mignon sur laquelle était revenue la couronne de nos pères. Donne-lui maintenant la couronne ou le trône ! Il est tombé, cet arbre des Keïaniens qui jetait au loin son ombre ! » Les deux méchants s’en retournèrent, l’un vers la Chine, l’autre vers Roum.



FERIDOUN REÇOIT LA NOUVELLE DE LA MORT D’IREDJ


Feridoun tenait ses deux yeux sur la route ; l’armée et la couronne soupiraient après l’arrivée du jeune roi. Lorsque le temps de son retour fut venu, comment le père apprit-il l’événement ? Il avait préparé pour son fils un trône de turquoises, et avait incrusté de pierreries sa couronne. On se disposait à aller à sa rencontre, on avait demandé du vin, des chants et de la musique ; on apporta la timbale et on amena l’éléphant digne de lui ; on apprêtait pour lui des fêtes dans toutes ses provinces. Telle était l’occupation du roi et de l’armée, lorsqu’une poussière noire s’éleva sur la route. Un dromadaire sortit de cette poussière, monté par un cavalier navré de douleur. Ce porteur de deuil poussa un cri ; il tenait sur son sein un coffre d’or, dans le coffre d’or était une étoffe de soie, dans la soie était placée la tête d’Iredj. Ce bon messager arriva devant Feridoun, faisant des lamentations et portant le deuil sur sa face. On leva le couvercle du coffre d’or, car les paroles du messager annonçaient un grand malheur, et aussitôt qu’on eut tiré du coffre la soie brodée, parut la tête coupée d’Iredj. Feridoun tomba de son cheval par terre, tous ses braves déchirèrent leurs vêtements, leurs joues étaient noires, leurs yeux étaient blancs, car ils avaient espéré voir autre chose. Le jeune roi étant revenu de cette manière, l’armée s’en retourna de la rencontre qu’elle lui avait préparée, ses étendards en lambeaux, ses timbales tournées à contresens, les joues des nobles devenues noires. Les timbales et les éléphants étaient couverts de crêpes, les chevaux arabes étaient peints en bleu. Le roi était à pied, à pied était son armée. Ils reprirent leur chemin, la tête couverte de poussière. Les héros poussaient des cris de douleur, les nobles arrachaient la chair de leurs bras. Ne te fie pas à l’amour que te porte le sort, le propre d’un arc n’est pas d’être droit. Le ciel tourne au-dessus de nous de manière à nous ravir bientôt la face qu’il nous a présentée. Lorsque tu le traites en ennemi, il te témoigne de l’amour ; quand tu l’appelles ton ami, il ne te montre pas son visage. Je te donnerai un bon conseil : lave ton âme de l’amour de ce monde. L’armée, dont le cœur était brisé, et le roi, qui poussait des cris de douleur, se tournèrent vers le jardin d’Iredj, où était la grande salle des banquets dans les jours où l’on célébrait les fêtes des rois. Feridoun entra en chancelant, pressant contre son cœur la tête du jeune roi son fils. 11 jeta les yeux sur ce trône impérial, puis il regarda la tête sans couronne de son fils, et le bassin royal du jardin, et les hauts cyprès, et les arbres qui versent des roses, et les saules et les cognassiers. Il jeta de la terre noire sur le trône, et les cris de l’armée montèrent jusqu’à Saturne. Il poussait des soupirs, il arrachait ses cheveux, il versait des larmes et se meurtrissait la face ; il se ceignit d’une ceinture teinte de sang, et lança du feu dans le palais que son fils avait habité. Il dévasta son jardin de roses et brûla ses cyprès ; il ferma entièrement l’œil de la joie. Il embrassa la tête d’Iredj, tourna sa face vers le Créateur, et dit : « Ô maître du monde, dispensateur de la justice ! regarde cet innocent qui a été assassiné ; sa tête coupée par l’épée est devant moi, son corps a été dévoré par les lions de ce peuple. Brûle les cœurs de ces deux méchants, de sorte qu’ils ne voient jamais que des jours malheureux ; fais qu’ils soient percés par la brûlure de leurs entrailles, de telle sorte que les bêtes féroces en aient pitié. Je désire, ô Dieu créateur du monde, que le sort me laisse assez de vie pour que je voie un héros né de la race d’Iredj se ceindre pour le venger, et trancher la tête de ces deux méchants comme ils ont coupé la tête de cet innocent. Quand j’aurai vu cela, il me conviendra d’aller là où la terre mesurera ma stature. »

Il pleura ainsi dans son amertume, si longtemps que l’herbe crût et s’éleva jusque sur son sein. La terre était sa couche, et la poussière son lit, et ses yeux brillants s’obscurcirent. La porte de son palais était fermée, et sa langue ne cessait de dire avec amertume : « Ô jeune héros ! jamais prince n’est mort comme tu es mort, ô mon fils illustre ! Ta tête a été coupée indignement par Ahriman, ton corps a eu pour linceul les gueules des lions. » Les bêtes fauves étaient privées de repos et de sommeil, tant elles criaient, se lamentaient et pleuraient. Les hommes et les femmes, dans toutes les provinces, se rassemblèrent en tout lieu, et demeurèrent dans la douleur et dans le deuil, les yeux pleins de larmes, le cœur plein de sang. Que de jours ils ont passés ainsi, regardant tous la vie comme une mort !



NAISSANCE D’UNE FILLE D’IREDJ


Quelque temps s’étant ainsi passé, le roi visita l’appartement des femmes d’Iredj ; il le parcourut en entier, et passa devant toutes les femmes à la face de lune. Il y vit une esclave de beau visage, dont le nom était Mahaferid. Iredj l’avait beaucoup aimée, et il se trouva qu’elle était enceinte de lui. Le sein de la belle à la face de Péri cachait un enfant, et le roi du monde s’en réjouit ; son cœur fut rempli d’espoir par cette femme aux belles joues, et il abandonna son âme à l’espérance de venger son fils. Lorsque le temps de la délivrance fut venu, Mahaferid mit au monde une fille, et l’accomplissement des vœux du roi, qu’il avait cru si prochain, fut encore ajourné. Il éleva l’enfant avec joie et avec tendresse, les hommes lui donnèrent tous leurs soins ; et son corps grandit et devint fort et gracieux. De la tête aux pieds, cette fille aux joues de rubis ressemblait à Iredj ; et lorsqu’elle eut grandi et fut devenue nubile, sa face était comme une perle, ses cheveux étaient comme la suie.

Son grand-père la fiança à Pescheng, et la lui donna, et quelque temps se passa encore. Pescheng étant le fils du frère de Feridoun, était issu de sa noble race. C’était un héros du sang du roi Djemschid, et digne de l’empire, du trône, et de la couronne. C’est à cet époux de grand renom que Feridoun donna sa petite-fille, et quelque temps se passa ainsi.



NAISSANCE DE MINOUTCHEHR


Prête attention à l’événement que la voûte bleue du ciel amena, après qu’elle eut tourné pendant neuf mois. Il naquit de la belle Mahaferid, pleine de vertus, un fils digne de toute manière du diadème et du trône. Aussitôt qu’il fut sorti du sein de sa tendre mère, on le porta au roi. Celui qui le portait dit : « Ô maître de la couronne, que ton âme se réjouisse ! regarde cet Iredj. » Les lèvres du maître du monde se remplirent de sourire, tu aurais dit qu’Iredj lui était né de nouveau ; il prit l’enfant illustre entre ses bras, et adressa une prière à Dieu : « Plût à Dieu que ma vue me fût rendue, qu’il me permît de voir la face de cet enfant ! » Et Dieu, dès que Feridoun l’eut prié, lui accorda ce qu’il demandait, et lui rendit la vue. Le roi, aussitôt qu’il vit ce monde plein de lumière, jeta les yeux sur le nouveau-né, disant : « Que ce jour soit béni ! que le cœur de mes ennemis soit déchiré ! » Il fit apporter du vin brillant et des coupes précieuses, et donna à l’enfant au visage ouvert le nom de Minoutchehr, en prononçant ces paroles : « Une branche digne d’une mère et d’un père purs a porté fruit. » Il éleva l’enfant de manière que le vent du ciel n’osait passer sur lui. Le pied de l’esclave qui le portait ne touchait jamais la terre, il ne marchait que sur du musc odorant, et la tête couverte d’un parasol de brocart. Ainsi les années passèrent sur lui sans que les astres lui envoyassent de malheur. Le glorieux roi lui enseigna les vertus dont il avait besoin pour régner. Feridoun ayant recouvré son cœur et ses yeux, le monde entier fut de nouveau rempli de sa renommée.

Feridoun donna à Minoutchehr un trône d’or, une massue pesante, la couronne royale de turquoises, la clef de son trésor, rempli d’or et de joyaux, le trône, le collier, le diadème, la ceinture et une enceinte de brocart de couleurs variées, rem- plie de tentes de peaux de léopard. Les chevaux arabes avec des brides d’or, les épées indiennes à fourreau d’or, les cuirasses, les casques, les cottes de mailles de Roum, qui pouvaient se déboutonner ; puis les arcs blancs et les flèches de bois de peuplier, les boucliers de Chine et les javelots pour le combat ; tous ces trésors qu’il avait amassés et préparés avec des peines infinies, il les vit tous dignes de Minoutchehr, il sentit son cœur plein d’amour pour lui. Puis il ordonna à tous les chefs de son armée, à tous les grands de ses royaumes, de venir auprès de lui, et ils vinrent tous le cœur enflammé de vengeance. Ils le saluèrent comme roi et versèrent des émeraudes sur sa couronne. Le mouton et le loup marchèrent ensemble dans le monde entier, à cette fête nouvelle et dans ce grand jour. On y voyait les chefs de guerre : Karen, le fils de Kaweh ; et Sehiroui, le terrible lion ; Guerschasp, portant haut la tête, et frappant vite de l’épée ; Sam, le fils de Neri- man, le champion du peuple ; Kobad et Keschwad à la toque d’or, et beaucoup de princes protecteurs du monde ; et lorsque toute l’armée était rassemblée, la tête du roi s’élevait au-dessus de tout le peuple.



SELM ET TOUR ONT NOUVELLE DE MINOUTCHEHR


La renommée de la splendeur qui entourait de nouveau le trône du roi des rois parvint à Tour et à Selm, et leurs cœurs injustes furent remplis de crainte parce que leur étoile commençait à baisser. Ils s’assirent pleins de pensées, et le jour s’obscurcit pour les deux tyrans. Tout à coup ils prirent la ferme résolution de chercher un remède à ce danger, et d’envoyer un messager auprès de Feridoun pour offrir leurs excuses, car il ne leur restait aucun autre moyen de salut. Tous les deux cherchèrent parmi la foule un homme d’un cœur pur et d’une langue discrète, et donnèrent avec grande chaleur leurs ordres hautains à cet homme prudent, sage et modeste ; puis ils ouvrirent la porte des trésors de l’Occident, ayant devant les yeux la crainte que leur haute fortune ne baissât. Ils choisirent dans le trésor antique une couronne d’or ; ils mirent les caparaçons sur le dos de tous les éléphants. On chargea les chariots de musc et d’ambre, de brocarts et d’or, d’étoffes de soie et de poils de castor, et le cortège se dirigea de l’Occident vers l’Iran, avec les éléphants de haute stature, et en grande pompe. Chacun de ceux qui se trouvaient à la cour des rois leur envoya un présent ; et lorsque leur cœur fut satisfait des dons préparés, le messager se présenta devant eux, prêt pour le voyage. Ils lui donnèrent leur message pour Feridoun, en commençant par les louanges du maître du monde en ces termes : « Puisse Feridoun le héros vivre à jamais ! lui à qui Dieu a donné la puissance royale, que sa tête reste jeune, que son corps reste sain ; que son esprit s’élève au-dessus du haut firmament ! J’apporte un message de deux esclaves au pied du puissant trône du roi des rois, pour obtenir que ces deux hommes méchants et injustes, qui ont les yeux remplis de larmes de honte devant leur père, ces deux pécheurs au cœur flétri, qui se sont repentis, puissent être admis à venir présenter leurs excuses ; car, jusqu’à présent, ils n’avaient pas espéré que quelqu’un voulût entendre leur défense. Ceux qui connaissent la sagesse ont dit : « Celui qui a fait le mal en portera la peine, il restera dans la douleur, et son cœur sera plein de tristesse ; c’est ainsi que nous sommes restés, ô roi généreux ! C’est ainsi qu’il était écrit dans notre sort, et nos actions n’ont fait que suivre notre destinée. Le lion qui dévaste le monde, et le dragon courageux, ne peuvent se soustraire aux filets du sort. Puis les ordres du Div impur détachent les cœurs de la crainte du maître du monde. Les instigations du Div ont eu tant de pouvoir sur nous, que les cerveaux de deux hommes sages sont devenus sa demeure. Mais nous espérons du maître de la couronne qu’il voudra nous pardonner ; que si grands que soient nos forfaits, le roi les attribuera en premier lieu à notre ignorance ; notre seconde excuse est la puissance du firmament, qui est un lieu tantôt de refuge, tantôt de destruction ; enfin la troisième est le Div qui parcourt le monde comme un messager prêt à faire le mal. Si le roi veut oublier la vengeance qu’il a méditée contre nous, s’il veut croire à la pureté de notre foi, qu’il lui plaise d’envoyer Minoutcliehr avec une puissante armée auprès de nous, qui le désirons, pour que nous restions toujours debout devant lui comme des esclaves : telle est notre intention. Nous espérons pouvoir arroser, avec les larmes de nos yeux, l’arbre qu’a planté la vengeance. Nous avons hâte de lui donner nos larmes et nos soins, et, quand il sera devenu vigoureux, la couronne et le trésor. »



LES FILS DE FERIDOUN LUI ENVOIENT UN MESSAGE


Le messager partit, le cœur rempli de ce discours, et ne voyant pas comment cette affaire commencerait ni comment elle finirait. Il arriva à la cour du roi en grande pompe, avec les éléphants, les trésors et les présents. On en donna nouvelle à Feridoun, qui ordonna d’orner le trône impérial avec des brocarts de Roum, et de préparer la couronne des Keïanides. Il s’assit sur le trône de turquoises, comme un haut cyprès surmonté de la pleine lune, avec la couronne et le collier, et les boucles d’oreilles, comme il convient à un roi. Minoutchehr le fortuné était assis à côté du roi, un diadème sur la tête ; les grands formaient des rangs des deux côtés, tous brodés d’or de la tête aux pieds, avec des massues d’or et des ceintures d’or, et toute la terre avait pris la couleur du soleil. D’un côté étaient attachés des lions et des tigres, de l’autre de furieux éléphants de guerre. Schapour le brave sortit du palais et introduisit le messager de Selm, qui, dès qu’il aperçut la cour du roi, s’avança à pied en courant ; lorsqu’il fut arrivé auprès de Feridoun, et dès qu’il vit sa couronne et son trône puissant, il inclina la tête devant lui, frappant la terre de son front. Le roi illustre, maître du monde, lui assigna une place sur un siège d’or. Le messager commença à célébrer les louanges du roi : « Ô toi, ornement du trône, de la couronne et du sceau ! les degrés de ton trône changent la terre en un jardin de roses, le monde est brillant par la grandeur de ta fortune. Nous sommes tous les esclaves de la poussière de tes pieds, nous ne vivons tous que pour ton service. » Le roi ayant reçu gracieusement ce salut, le messagère tendit devant lui les joyaux qu’il avait apportés ; puis il recommença à parler avec prudence, et le maître du monde lui prêta l’oreille. Il se mit à répéter le message de ces deux hommes de sang, et s’appliqua à déguiser la vérité ; il dit comment ses fils demandaient pardon de leur crime, et comment ils appelaient auprès d’eux Minoutchehr, pour le servir comme des esclaves, pour lui rendre la couronne et le trône du pouvoir, pour racheter de lui le sang de son père avec de l’or et des étoffes précieuses, avec des trésors et des joyaux. Le messager parla, et le roi l’écouta.



RÉPONSE DE FERIDOUN À SES FILS


Aussitôt que le roi, maître du monde, eut entendu ce message de ses deux fils aux intentions sinistres, il répondit au noble messager point pour point : « Comment pourrais - tu cacher le soleil ? et le secret de ces deux méchants est devenu plus clair que le soleil. J’ai écouté toutes les paroles que tu m’as dites, écoute la réponse complète que je te donne. Dis à ces deux hommes sans honte et sans crainte de Dieu, à ces hommes injustes, de vile nature et impurs, que leurs discours perfides ne serviront à rien. Je te dirai là-dessus quelques paroles. S’il s’est élevé dans vos cœurs un si grand amour pour Minoutchehr, où est donc le corps d’Iredj, votre frère glorieux, que vous avez fait disparaître dans la gueule des bêtes féroces, dont vous avez enfermé la tête dans un coffre étroit ? Maintenant qu’ils se sont délivrés d’Iredj, ils cherchent le sang de Minoutchehr. Mais vous ne le verrez qu’avec une armée, avec un casque d’acier, une massue et l’étendard de Kaweh ; avec des chevaux dont les fers noirciront la terre, et avec des chefs de guerre comme Karen, avide de combats ; comme Schapour, fils de Nestouh, le soutien de l’armée ; à côté de lui se trouveront Schidousch le valeureux, Schiroui le vainqueur du lion, le guide, le roi Teliman, et Serv le chef de lemen, qui sera à la tête de l’armée, et qui lui donnera ses conseils. Nous arroserons avec du sang les feuilles et les fruits de l’arbre né de la vengeance qui est due à Iredj. Jusqu’à ce jour, personne n’avait cherché à le venger, parce que nous n’étions pas sûrs que le sort nous soutiendrait. Il ne convenait pas que moi j’étendisse la main pour combattre mes deux fils ; mais il s’est élevé, plein de force et de fruit, un rejeton de l’arbre que l’ennemi avait arraché ; il viendra maintenant comme un lion furieux, et ceint étroitement pour la vengeance de son père ; il viendra avec les grands de son armée, comme Sam, le fils de Nériman, et Guerschaps, le fils de Djemschid, et avec une armée qui s’étendra d’une montagne à l’autre, et dont les pieds fouleront la terre. Ensuite, quant à ce qu’ils disent qu’il faut que le roi lave son cœur du désir de la vengeance et pardonne leur crime, parce que c’est ainsi que la rotation des sphères les a guidés, que leur intelligence a été troublée, et que le soleil s’est obscurci, j’ai écouté toutes ces demandes inutiles de pardon. L’implacable maître du monde a dit que quiconque a semé la semence de l’injustice ne verra ni un jour de bonheur, ni les délices du paradis. S’il est vrai que Dieu le saint vous ait pardonné, pourquoi le sang de votre frère vous inspire-t-il de la crainte ? Tout homme qui a de l’intelligence, tient pour coupable d’un crime celui qui fait valoir des excuses. N’avez-vous pas de honte, devant le glorieux maître du monde, d’avoir le cœur noir et la langue pleine de paroles douces ? Vous serez punis de votre crime dans les deux mondes, par Dieu le juste, le maître unique. Enfin ils ont envoyé un trône d’ivoire et une couronne de turquoises sur le dos de ces éléphants furieux : et pour ces monceaux de joyaux colorés, j’abandonnerais ma vengeance ? j’effacerais le sang qu’ils ont versé ? Je vendrais pour de l’or la tête de mon royal fils ? Périsse plutôt ma couronne, périsse mon trône et mon pouvoir ! Peut-être un homme plus vil que l’engeance du dragon accepterait-il un prix pour une tête inappréciable. On dirait que le vieux père a mis à prix la vie de son noble fils. Je n’ai point besoin de richesses. Mais pourquoi tant de paroles ? Aussi longtemps que le père d’Iredj vivra avec cette tête chargée d’années, il n’abandonnera pas sa vengeance. J’ai écouté ton message ; écoute ma réponse, prends-la tout entière et hâte-toi de partir. »

Le messager entendit ces paroles terribles, il vit l’attitude de Minoutchehr, le chef de l’armée ; il pâlit, se leva en tremblant, et monta à cheval sur-le-champ. Le noble jeune homme vit dans son âme brillante tout ce qui devait arriver, et qu’avant peu la rotation du ciel amènerait des rides sur la face de Tour et de Selm. Il alla vite comme le vent, la tête pleine de sa réponse, le cœur plein de doutes ; et lorsqu’il arriva en vue du pays d’Occident, il vit une tente dressée dans la plaine ; il s’approcha de la tente, dans laquelle se trouvait le maître de l’Occident. C’était une tente de soie qu’on avait dressée et qui remplissait l’espace. Les deux rois des deux pays, assis en consultation secrète, se dirent : « Voilà notre messager qui revient ! » Le chef de la garde se présenta et conduisit l’envoyé devant les rois, qui lui préparèrent un siège nouveau, et lui demandèrent des nouvelles du jeune roi. Ils lui firent des questions sur toute chose, sur le diadème et le trône impérial, sur Feridoun et son armée, sur ses héros et ses provinces, puis sur l’aspect du ciel qui tourne, demandant s’il accorderait sa faveur à Minoutchehr ; sur les noms des grands et du Destour, sur la grandeur des trésors du roi et de son petit-fils, et sur leur trésorier. L’envoyé leur répondit : « Quiconque voit le beau printemps ne voit rien de comparable à la cour du roi ; c’est un riant printemps dans le paradis, où toute la terre est d’ambre, toutes les briques sont d’or. Le ciel le plus élevé est le toit de son palais, le paradis sublime est sa face riante. Il n’y a pas de montagne haute comme son palais, ni de jardin vaste comme sa cour. Lorsque j’arrivai devant le palais, je trouvai son toit tenant conseil secret avec les astres. D’un côté je vis des éléphants, de l’autre des lions ; le monde était soumis à son trône. Ses éléphants portaient des trônes d’or sur leur dos, tous les lions avaient des colliers de pierres précieuses ; devant les éléphants se tenaient des tambours, de tous côtés sonnaient des trompettes d’airain ; tu aurais dit que la cour en tremblait, que la terre et le ciel en résonnaient. Je me présentai devant le noble prince, je vis un haut trône de turquoises, sur lequel était assis un roi semblable à la lune, portant sur la tête une couronne de rubis brillants. Ses cheveux res- semblaient à du camphre, sa face était comme la feuille de la rose, son cœur plein de modestie, sa langue pleine de douces paroles. Sur lui reposent la crainte et l’espoir du monde ; tu aurais dit que Djemschid vivait encore. Minoutchehr, semblable au rejeton d’un haut cyprès, était assis comme Thahmouras, le vainqueur des Divs ; il était assis à côté du roi, à sa main droite ; tu aurais dit qu’il était le cœur et la langue du roi. Puis on y voyait Kaweh le forgeron, plein de valeur, et devant lui son fils brave dans le combat ; son nom est Karen , le vaillant ; c’est un chef infatigable, un destructeur des armées. Ensuite on voyait Serv, le chef de Iemen et Destour du roi, et Guerschasp le victorieux, le trésorier du roi. Le nombre des portes de ses trésors est inconnu, jamais personne dans le monde n’a vu pareille puissance. Tout autour du palais sont placées deux rangées de troupes avec des massues d’or et des toques d’or. Des chefs comme Karen, le fils de Kaweh, se tiennent devant l’armée pleins d’expérience, et des braves comme Schiroui le terrible lion, et Schapour le héros, l’éléphant furieux. Quand ils attachent les timbales sur le dos des éléphants, l’air devient noir comme la couleur d’ébène. S’ils viennent nous combattre, les montagnes couvertes de cette multitude seront comme les plaines, et les plaines comme les montagnes. Tous ont le cœur rempli de haine, le front plein de rides : ils ne désirent que le combat. »

Il leur raconta ainsi tout ce qu’il avait vu, et toutes les paroles que Feridoun lui avait dites. Le cœur des deux tyrans trembla de terreur, leur face devint noire, ils restèrent assis à se consulter de toute manière, sans savoir à quoi se résoudre. Alors Tour, s’adressant au puissant Selm, lui dit : « I1 faut renoncer à tout repos et à tout plaisir ; il ne faut pas attendre que les dents de ce jeune lion deviennent aiguës et qu’il acquière de la force. Comment ce prince serait-il sans talent, puisque Feridoun est son conseiller ? quand le grand-père et le petit-fils se concertent, il en sortira quelque œuvre prodigieuse. Il faut nous armer pour le combat, et nous hâter au lieu de tarder. » Ils commencèrent à mettre en mouvement leurs cavaliers, ils rassemblèrent leurs armées en Chine et dans l’Occident. Le pays entier fut rempli de bruit, et les hommes se rendirent de toutes parts auprès d’eux. Leurs armées étaient innombrables ; mais leur étoile était impuissante. Cachées sous leurs casques et leurs cuirasses, accompagnées d’éléphants furieux et de précieux bagages, elles se mirent en marche du Touran vers l’Iran avec les deux assassins, dont le cœur était rempli de haine.



FERIDOUN ENVOIE MINOUTCHEHR
POUR COMBATTRE TOUR ET SELM


Feridoun reçut sur-le-champ la nouvelle qu’une armée avait passé le Djihoun, et ordonna que Minoutchehr s’avançât avec son armée de la frontière dans le désert. Le vieux roi lui fit une allocution en ces termes : « Quand un jeune homme est destiné à une haute fortune, le mouton sauvage que suit le tigre, et devant lequel se tient le chasseur, tombe inopinément dans ses pièges ; et avec de la patience, avec de la prudence, de la ruse et de l’intelligence, il amène le lion terrible dans ses filets. D’ailleurs, si les méchants se remuaient vers la fin du jour, je me hâterais de punir, je ferais briller un fer rouge. » Minoutchehr lui répondit : « Ô roi, qui portes haut la tête, si quelqu’un s’avance près de toi pour assouvir sa haine, c’est que la fortune nourrit contre lui de mauvais des- seins, et qu’il est destiné à briser l’alliance qui unit son âme et son corps. Je vais me couvrir d’une cotte de mailles de Roum, de manière à ne pas laisser découverte une jointure. En cherchant vengeance, je détruirai leur armée sur le champ de bataille. Je ne reconnais pour brave aucun d’eux ; comment oseront-ils me combattre ? »

Puis il ordonna que Karen, avide de combats, s’avançât de la frontière dans le désert. Il déploya la tente royale, il fit flotter l’étendard impérial dans la plaine. Les corps de l’armée s’avancèrent l’un après l’autre, les plaines et les montagnes bouillonnèrent comme la mer. Le jour brillant fut obscurci par la poussière, de sorte que tu aurais dit que le soleil était devenu noir. Un bruit s’élevait de l’armée qui assourdissait les hommes aux oreilles perçantes ; les hennissements des chevaux arabes dans la campagne l’emportaient sur le bruit des tambours. Deux rangs d’éléphants s’étendaient du camp de Pehlewan à une distance de deux milles ; soixante de ces éléphants portaient sur leur dos des trônes d’or incrustés de pierreries de toute espèce, trois cents portaient les bagages, trois cents étaient prêts pour le combat, tous cachés sous leurs armures ; il n’y avait que leurs yeux qui n’étaient pas couverts de fer. On fit avancer les tentes du roi ; l’armée marcha de Temmischeh vers le désert, sous les ordres de Karen le vengeur. Elle se composait de trois cent mille cavaliers, tous hommes de renom, tous armés de cuirasses ; ils partirent avec leurs lourdes massues, pleins de courage, semblables à des lions sauvages et prêts à venger Iredj. Ils suivaient le drapeau de Kaweh, leurs épées bleues dans les mains. Minoutchehr, avec Karen au corps d’éléphant, sortit de la forêt de Narwen, vint longer le front de son armée, et la rangea sur la large plaine. Il donna la gauche à Guerschasp. la droite à Sam le héros et à Kobad. Les deux armées se mirent en ligne ; Minoutchehr occupait le centre avec Serv, il brillait au milieu de la foule comme la lune, ou comme le soleil lumineux qui se lève au-dessus des montagnes. Les chefs des troupes comme Karen, et les héros comme Sam, avaient tiré les épées des fourreaux ; des hommes comme Kobad commandaient l’avant-garde, et le héros issu de la race de Teliman, les embuscades. Toute l’armée avec ses lions de combat, et avec le bruit des timbales, était ornée comme une fiancée. On apprit à Selm et à Tour que les Iraniens se préparaient pour le combat, qu’ils avaient fait sortir leurs lignes de la forêt dans la plaine, que leur bouche écumait du sang de leur cœur. Les deux assassins s’avancèrent avec une armée nombreuse, la tête pleine de vengeance. Ils menèrent leurs troupes sur le champ de bataille, ayant derrière eux le pays des Alains et la mer. Kobad s’avança pour reconnaître l’ennemi, et Tour, lorsqu’il le sut, vint à lui, rapide comme le vent, disant : « Retourne auprès de Minoutchehr, et dis-lui : Ô jeune roi sans père, puisque c’est une fille qui est née de la race d’Iredj, comment pourraient t’appartenir le trône et le sceau, et la couronne ? Il lui répondit : « Oui, je porterai ton message, tel que tu me l’as dit, et avec le nom que tu as donné à Minoutchehr. Mais quand tu y auras réfléchi, quand ta tête aura consulté en secret ton cœur, tu reconnaîtras que c’est une chose immense, et tu trembleras de tes paroles irréfléchies. Quand les bêtes féroces pleureraient sur votre sort jour et nuit, il n’y aurait rien de surprenant, car, depuis la forêt de Narwen jusqu’à la frontière de Chine, tout est rempli de cavaliers prêts pour le combat et d’hommes demandant vengeance ; et quand vous verrez briller autour de l’étendard de Kaweh nos épées d’acier, votre cœur et votre tête trembleront de peur, et vous ne distinguerez plus les monts des vallées. » Kobad alla pour parler au roi, et lui répéta ce qu’il avait entendu de la bouche de ce brave. Minoutchehr sourit en disant : « Il n’y a qu’un insensé qui puisse tenir de tels discours. Que la gloire soit au maître des deux mondes, qui connaît ce qui est manifeste et ce qui est caché. Il sait que je suis le petit-fils d’Iredj ; Feridoun l’illustre est mon garant. Maintenant que nous allons commencer le combat, je prouverai ma naissance et mon origine ; je jure par la puissance de Dieu, créateur du soleil et de la lune, que je ferai voir à Tour ce que je peux, de sorte que ses paupières se fermeront l’une sur l’autre, et que je montrerai à l’armée sa tête séparée du tronc, je vengerai sur lui mon père glorieux, je renverserai de fond en comble son empire. » Il ordonna qu’on apprêtât les tables et qu’on choisît une salle pour la musique et le vin.



MINOUTCHEHR ATTAQUE l’ARMÉE DE TOUR


Lorsque les ténèbres eurent remplacé le jour, Minoutchehr envoya son avant-garde sur la montagne et dans la plaine. Karen le brave marchait devant l’armée avec Serv, le roi de Iemen, homme de bon conseil. Une voix s’éleva devant les rangs de l’armée : « Ô braves ! ô lions du roi ! sachez que c’est un combat contre Ahriman, qui dans son cœur est l’ennemi du Créateur. Ceignez vos reins, soyez vigilants, et que Dieu vous ait tous en sa garde. Quiconque sera tué dans ce combat entrera au paradis lavé de tous ses péchés. Ceux qui verseront le sang des guerriers de Roum et de Chine, ceux qui feront la conquête de leur pays, seront célébrés jusqu’à la fin des jours et jouiront de la gloire des Mobeds. Le roi leur donnera des trônes et des diadèmes, leur chef, de l’or, et Dieu le juste, du bonheur. Aussitôt que poindra la clarté du jour et que sa lumière aura avancé de deux degrés, vous ceindrez vos reins de héros, vous saisirez vos massues et vos épées de Kaboul. Chacun prendra son rang, aucun ne devancera de son pied les autres. » Les chefs de l’armée, les grands pleins de courage, se rangèrent devant le roi au cœur de lion, et lui dirent : « Nous sommes des esclaves, et ne vivons que pour le roi ; ce qu’il nous ordonnera, nous le ferons sans hésiter, nous convertirons avec nos épées la terre en un Djihoun de sang. » Puis ils retournèrent vers leurs tentes, tous méditant des moyens de vengeance.

Lorsque la lumière commença à rayonner du côté du levant, et à déchirer les ténèbres de la nuit, Minoutchehr s’élança du centre de l’armée, portant une cuirasse, une épée et un casque de Roum. Toute l’armée poussa un cri ; ils levèrent leurs lances vers les nuages, la tête pleine de colère et les sourcils froncés ; ils roulèrent sous leurs pas la surface de la terre comme un tapis. Le roi plaça avec art la gauche et la droite, le centre et les ailes de l’armée. La terre ressemblait à un vaisseau sur la mer dont on dirait qu’il va sombrer. Le roi fit sonner des trompettes sur le dos des éléphants de guerre, la terre tremblait comme les vagues du Nil. Devant les éléphants se trouvaient les timbaliers bruyants, et furieux comme des lions qui s’élancent. Tu aurais dit que c’était un banquet, tant y résonnaient les clairons et les trompettes. Les armées s’ébranlèrent comme des montagnes et s’avancèrent des deux côtés par pelotons. La plaine devint comme une mer de sang ; tu aurais dit que la surface de la terre était couverte de tulipes. Les pieds des éléphants de guerre s’enfonçaient dans le sang et paraissaient comme des colonnes de corail. Toute la vaillance était du côté de Minoutchehr, pour lequel le cœur du monde était rempli d’amour. Le combat dura jusqu’à ce que la nuit élevât sa tête et que le soleil brillant disparût. Le monde n’est jamais longtemps le même ; tantôt il est tout miel et douceur, tantôt il est tout amertume. Les cœurs de Tour et de Selm étaient bouillants de rage ; ils résolurent de tenter une surprise, et lorsque le jour succéda à la nuit, personne ne se présenta pour le combat, car les deux braves s’étaient décidés à attendre.



TOUR EST TUÉ DE LA MAIN
DE MINOUTCHEHR


Lorsque la moitié du jour lumineux fut passée, le cœur des deux braves brûlait du désir de la vengeance ; ils délibérèrent ensemble et se jetèrent dans toute espèce de plans insensés. Ils se proposèrent de surprendre Minoutchehr quand la nuit serait venue, et de remplir de sang la plaine et le désert. Lorsque la nuit fut venue et que le jour eut disparu, lorsque les ténèbres eurent enveloppé le monde entier, les deux impies firent prendre les armes à leurs troupes, et se préparèrent avec ardeur pour une attaque nocturne. Mais aussitôt que les espions en eurent nouvelle, ils accoururent vers Minoutchehr et lui racontèrent ce qu’ils avaient entendu, pour qu’il disposât son armée. Le prince les écouta et leur prêta attention, puis il s’occupa avec prudence des moyens de défense. Il donna le commandement de toute l’armée à Karen, et choisit pour lui-même une place pour une embuscade. Parmi les chefs pleins de renom, il en prit trente mille braves, vaillants et armés de poignards. Il trouva une place convenable pour une embuscade, et vit que les cavaliers étaient pleins d’ardeurs et tels qu’il en avait besoin. Tour, quand la nuit fut devenue sombre, s’avança avec cent mille hommes ceints pour le combat, résolus et préparés à tenter l’attaque nocturne, et levant leurs lances jusqu’aux nuages ; mais, lorsqu’il arriva, il vit l’armée en ordre et des étendards brillants devant elle. Il vit qu’il ne lui restait qu’à combattre et à lutter, et éleva le cri de guerre au milieu de ses troupes. L’air devint comme un nuage par la poussière des cavaliers, et les épées d’acier parurent comme des éclairs brillants ; on aurait dit que l’air était tout embrasé et que, resplendissant comme le diamant, il brûlait la surface de la terre. Le bruit de l’acier pénétrait les cerveaux, le feu et le vent se levaient vers le ciel. Le roi sortit de son embuscade, et Tour ne vit plus de retraite d’aucun côté ; il ramassa les rênes de son cheval et tourna le dos, et des cris effrayants s’élevaient de l’armée. Minoutchehr se précipita après lui, et, plein du désir de la vengeance, il atteignit Tour le renommé. Il poussa un grand cri contre cet homme injuste : « Arrête, ô tyran plein d’ardeur pour le combat ! Est-ce ainsi que tu arradiais la tête des innocents, sans penser que le monde crierait vengeance contre toi ? » Il enfonça sa lance dans le dos de Tour, qui laissa échapper de ses mains son épée ; rapide comme le vent, il l’enleva de la selle, le jeta par terre, et fit tout ce que la bravoure exige. Il sépara sur-le-champ la tête du tronc et fit de son corps une fête pour les bêtes fauves, puis il retourna à son camp, en contemplant cette tête, signe d’une fortune si haute et si basse.



MINOUTCHEHR ANNONCE SA VICTOIRE
À FERIDOUN


Il écrivit une lettre au roi Feridoun, lui rendant compte des événements heureux et malheureux de la guerre. Il commença par des hommages adressés au Créateur du monde, maître de la bonté, de la sainteté et de la justice : « Gloire au maître du monde le secourable ! c’est lui seul qui protège dans le malheur, c’est lui qui donne la direction et qui console les cœurs, c’est lui qui sera le même en toute éternité. Après lui, hommage au puissant Feridoun, maître du diadème et de la massue, à qui appartiennent la justice et la foi, la gloire, la couronne et le trône des rois ! Tout bonheur émane de sa fortune, toute gloire et tout honneur émanent de son trône. Nous sommes arrivés sans malheur dans le pays de Touran, nous avons rangé notre armée et avons cherché la vengeance. En trois jours nous avons livré trois grands combats, soit durant la nuit, soit pendant que le soleil éclairait le monde. Ils ont tenté une surprise nocturne, nous avons dressé une embuscade, et combattu de toute manière. J’avais entendu dire que Tour se préparait à une attaque de nuit, et que dans son désespoir il avait eu recours aux enchantements. Alors j’ai dressé derrière lui une embuscade, et je n’ai laissé entre ses mains que du vent ; au moment où il s’enfuyait du combat, je me suis précipité après lui, je l’ai atteint, j’ai passé ma lance à travers sa cotte de mailles, et l’ai enlevé de sa selle ; je l’ai jeté par terre comme un dragon, j’ai séparé sa tête de son vil cadavre. La voici ! Je l’envoie à mon grand-père, pendant que je prépare un moyen de détruire Selm. C’est ainsi que lui-même avait jeté avec mépris dans une boîte d’or la tête royale d’Iredj. Il ne lui a montré aucune pitié, il n’a eu devant lui aucune honte, et Dieu le créateur me l’a entièrement livré. J’ai séparé son âme de son corps, comme il a fait à Iredj, et je vais détruire son pays et sa maison. »

Ayant écrit ces paroles dans sa lettre, il expédia un dromadaire rapide comme le vent. Le messager partit, la joue rougie par la honte, et les deux yeux pleins de chaudes larmes de pitié pour Feridoun, se demandant comment il pourrait présenter au roi d’Iran la tête coupée du roi de la Chine ; car, quand même un fils se serait détourné de la foi, le cœur du père brûle toujours à sa mort ; mais ses crimes avaient été grands, il n’en avait point demandé pardon, et le vengeur était jeune et brave. Le messager arriva le deuil sur le front, et plaça la tête de Tour devant Feridoun, et le roi invoqua les grâces de Dieu sur la tête de Minoutchehr.



KAREN PREND LA FORTERESSE DES ALAINS


Selm eut nouvelle de ce combat, et de l’obscurité qui voilait son étoile. Or il y avait derrière lui un château qui s’élevait jusqu’à la voûte bleue du ciel. Il résolut de s’y retirer, car le temps tient dans sa main le bonheur et le malheur. Mais Minoutchehr dit : « Si Selm se retire du combat, il trouvera un refuge dans le château des Alains. Il faut lui intercepter le chemin, car, s’il atteint le château de la mer, personne ne pourra plus le déraciner, et il tiendra une forteresse qui s’élève jusqu’aux nues et que l’art a fait sortir du fond des eaux. Elle contient des trésors de toute espèce, et les ailes de l’aigle royal la couvrent de leur ombre. Il faut que je parte pour cette entreprise, il faut que j’use de l’étrier et des rênes. »

Après y avoir réfléchi, il en parla à Karen à qui l’on pouvait confier de tels secrets, et Karen, ayant entendu les paroles du roi, lui dit : « Ô mon gracieux maître ! s’il plaisait au roi de confier au dernier d’entre ses guerriers une armée nombreuse, je m’emparerais de la porte de la forteresse de Selm, car elle lui donne le moyen soit de combattre, soit de s’enfuir ; mais il faut que tu me laisses prendre avec moi l’étendard royal et la bague de Tour. Je vais maintenant préparer un moyen de jeter mon armée dans le fort, je partirai avec Guerschasp pendant cette nuit sombre ; mais garde-toi de confier ce secret à qui que ce soit. » Parmi les guerriers renommés, il en choisit six mille qui tous avaient fait leurs preuves sur le champ de bataille. L’air étant devenu noir comme l’ébène, ils placèrent les timbales sur le dos des éléphants, et tous ces guerriers illustres, avides de combats, se tournèrent du côté de la mer. Alors Karen confia le commandement à Schiroui et lui dit : « Je vais me déguiser, et me présenter avec un message devant le commandant du fort ; je lui montrerai le sceau de la bague de Tour. Aussitôt que je serai dans le fort, j’élèverai mon étendard, je ferai briller mon épée bleue. Vous tiendrez les yeux fixés sur moi, et quand je pousserai un cri, vous avancerez en toute hâte. » Il laissa l’armée sur le bord de la mer, sous les ordres de Schiroui le vainqueur des lions ; lui-même se mit en marche, et lorsqu’il fut arrivé auprès du château, il parla au chef et lui montra le sceau en disant : « Je viens d’auprès de Tour, qui m’a dit : Ne te donne pas le temps de respirer, va auprès du commandant du fort, dis-lui de ne se reposer et de ne se divertir ni jour, ni nuit, et sois son compagnon dans le bonheur et dans le malheur ; prends le commandement du fort, et sois vigilant. S’il arrivait un drapeau que Minoutchehr enverrait avec une armée contre le fort, vous le repousserez, vous vous défendrez bravement, et j’espère que vous vaincrez l’ennemi. » Le commandant, ayant entendu ces paroles et vu le sceau de la bague, fit ouvrir la porte de la forteresse ; car il ne voyait que ce qui paraissait, et ne devinait pas le secret. Remarque ce que dit le sage Dihkan : « Celui qui cache le secret de son cœur voit le secret des autres. Que ma profession et la tienne soient l’obéissance à Dieu, et que nous y joignions la réflexion ! Il faut nous consulter entre nous sur tout ce qu’il y aura à faire dans le bonheur et dans le malheur. »

Le commandant et Karen, avides de combats, examinèrent tous les remparts, l’un formant des plans de trahison, l’autre simple de cœur ; pendant que le chef de l’armée d’Iran était prêt à toute entreprise, le commandant posa sur l’étranger le sceau de l’intimité, et livra follement sa tête et sa ville au vent. Voici ce que dit là-dessus à son petit un léopard courageux : « O mon petit, plein de bravoure et prompt de la griffe ! ne te jette pas étourdiment dans une affaire difficile ; considère-la et pèse-la de tous côtés. Si douces que soient les paroles d’un étranger, si candide qu’il paraisse au temps de la guerre et des combats, sois attentif, méfie-toi d’une surprise, et en toute chose regarde le fond. Rappelle-toi comment un chef plein de sagesse a manqué de précaution dans une affaire délicate, n’a pas pensé aux ruses de l’ennemi et a livré ainsi au vent sa forteresse. » Quand la nuit fut plus avancée, Karen, avide de combats, éleva un drapeau semblable au disque de la lune. Il poussa un cri, et donna le signal à Schiroui et à ses braves. Schiroui, voyant l’étendard royal, s’avança vers le Pehlewan ; il s’empara de la porte de la forteresse et entra ; il plaça sur la tête des chefs une couronne de sang. D’un côté était Karen, de l’autre le lion, au-dessus le feu de l’épée, et au-dessous la mer. Lorsque le soleil arriva au faîte de la voûte du ciel, il n’y avait plus de trace de forteresse ni de gardien. Tu n’aurais vu qu’une fumée dont la cime touchait les nues, mais on ne voyait ni château, ni vaisseau sur la mer. La lueur du feu et le vent montèrent vers le ciel, et les cris des guerriers et les cris de détresse s’élevèrent ; et lorsque le soleil brillant se coucha, on ne distinguait plus le château du large désert. On y tua douze mille hommes, et une noire fumée planait au-dessus des flammes. Toutes les vagues de la mer étaient couleur de bitume, toute la surface du désert était un fleuve de sang.



ATTAQUE FAITE PAR KALOUI,
PETIT-FILS DE ZOHAK


Karen le héros se rendit de ce lieu auprès de Minoutchehr, et raconta au jeune roi ce qu’il avait fait et comment avaient tourné les événements de la guerre. Minoutchehr le couvrit de bénédictions en disant : « Puisses-tu ne jamais manquer à ton cheval de guerre, à ta massue, à ta selle ! Depuis que tu es parti, il a paru une armée et un nouveau combattant illustre. Ce doit être un petit-fils de Zohak, j’ai ouï dire que son nom doit être Kakoui l’impur. Il a fait une invasion à la tête de cent mille hommes, tous cavaliers fiers et renommés. Il a tué quelques-uns de nos braves, qui étaient des lions au jour du combat ; et maintenant Selm s’est décidé à combattre, parce qu’il lui est arrivé de Gangui Dizhoukht un allié. On dit que c’est un Div plein de courage, qui ne tremble point au jour du combat et dont la main est forte ; jusqu’à présent je ne l’ai pas atteint sur le champ de bataille, ni mesuré avec la massue des braves ; mais aussitôt qu’il nous offrira le combat, je le mettrai à l’épreuve, je verrai ce qu’il vaut. » Karen lui répondit : « Ô roi ! qui peut tenir devant toi dans le combat ? et quand ton ennemi serait un crocodile, sa peau se fendrait à la seule idée de tes coups. Qui est ce Kakoui, et quel est-il ? Qui dans le monde est ton égal dans la guerre ? Je vais maintenant, dans mon esprit prudent et dans mon âme pure, chercher un remède à ce danger, pour que dorénavant il ne sorte plus de Gangui Dizhoukht un misérable pour nous combattre à l’exemple de Kakoui. » Le roi lui répondit : « Que ton cœur ne s’afflige pas de cette affaire. Tu t’es fatigué dans ton entreprise à conduire l’armée, et à exercer la vengeance : c’est à moi maintenant de combattre, et à toi de te reposer, ô héros qui portes haut la tête. »

Ils parlèrent ainsi, et le bruit des trompettes et des clairons s’élevait des tentes du roi ; l’air devenait couleur de suie et la terre couleur d’ébène par la poussière que faisaient lever les cavaliers, et par le bruit des timbales. Tu aurais dit que le fer avait de la vie, et que les massues et les lances avaient des langues ; de tous côtés s’élevaient des cris de guerre, des coups furent donnés et reçus, et l’air devenait, par les flèches ailées, comme une aile de vautour. Des cinquantaines de braves tenant l’épée en main se refroidirent par la perte de leur sang, et le sang tombait en gouttes du sombre brouillard. Tu aurais dit que la terre voulait se soulever en vagues, et en bouillonnant s’élever au-dessus de la voûte du ciel. Kakoui le chef de l’armée jeta un cri, et s’élança dans la plaine comme un Div ; Minoutchehr sortit des rangs de son armée, une épée indienne en main. Tous les deux poussèrent un cri qui déchira les montagnes et fit trembler les armées. Tu aurais dit que c’étaient deux éléphants furieux ; leurs mains étaient préparées au combat, leurs reins étaient ceints. Kakoui lança un javelot contre la ceinture du roi, et le casque de Roum de Minoutchehr trembla sur sa tête ; le javelot déchira la cotte de mailles qui recouvrait la ceinture, et la peau parut à travers le fer. Le roi frappa le cou de Kakoui avec son épée, et lui brisa la cuirasse sur le corps ; ainsi combattirent les deux braves jusqu’à midi, heure où le soleil qui éclaire le monde se trouvait au-dessus de leurs têtes ; ils s’attachèrent ainsi l’un à l’autre comme deux tigres, et la terre autour d’eux fut pétrie de leur sang. A mesure que le soleil descendait vers l’horizon, et qu’il s’abaissait par degrés, le roi sentait s’accroître son angoisse, il serra son cheval de ses genoux et étendit sa main ; il saisit avec mépris Kakoui à la ceinture, souleva de la selle ce corps d’éléphant, le jeta brisé sur la terre chaude, et lui fendit la poitrine avec son épée. Ainsi fut donné au vent cet Arabe par son ardeur pour le combat. Il était né de sa mère pour un sort malheureux.



SELM S’ENFUIT ET MEURT DE LA MAIN
DE MINOUTCHEHR


Kakoui étant mort, le roi de l’Occident se trouva sans appui et changea ses plans. Il renonça à la vengeance qu’il avait tant désirée, s’enfuit et prit le chemin de sa forteresse ; mais, arrivé à la mer profonde, il ne vit pas même vestige d’une planche de bateau. Le roi Minoutchehr et son armée se mirent à sa poursuite en toute hâte, et en colère ; mais la plaine était tellement couverte de morts et de blessés, que le chemin en devenait difficile pour ceux qui marchaient. Le jeune roi, plein de rage et de rancune, était monté sur son rapide cheval blanc ; il avait jeté l’armure de son cheval pour aller plus vite, et il le lança au milieu de la poussière de l’armée. Il serra de près le roi de Roum et lui cria : « Ô homme sans foi et sans honte ! tu as tué ton frère pour un diadème ; tu en as trouvé un : jusqu’à quand courras-tu dans le chemin ? Maintenant, ô roi ! je t’apporte une couronne et un trône, car cet arbre royal porte fruit. Ne fuis pas devant la couronne de la puissance, car Feridoun t’a préparé un trône nouveau. L’arbre que tu as planté porte ses fruits, et tu vas les trouver dans ton sein : s’il ne porte que des épines, c’est toi qui les a semées ; si c’est une étoffe de soie, c’est toi qui l’as filée. »

Tout en parlant, il lança son cheval, et ayant atteint Selm, il lui asséna soudain sur la nuque un coup d’épée, et lui coupa le corps en deux ; puis il ordonna qu’on prît sa tête, et qu’on la levât haut dans l’air sur une lance. L’armée de Selm demeura stupéfaite d’une telle force, d’un tel bras de héros ; toute l’armée était comme un troupeau que dissipe un jour de neige, elle s’enfuit par troupes sans suivre aucune route, et se dispersa dans les plaines, les cavernes et les montagnes. Or il y eut un homme plein de prudence et de bienveillance dont la bouche était remplie de paroles douces ; tous le prièrent d’aller en toute hâte auprès du roi Minoutchehr, de lui parler au nom de l’armée, et de dire : « Nous sommes tous des hommes sans importance, noue ne possédons la terre que sous tes ordres ; quelques-uns de nous ont des troupeaux, d’autres des terres ensemencées et des maisons. Mais nous n’avons eu aucune liberté dans cette guerre, il fallait y aller par ordre du roi. Nous ne sommes venus au combat que comme soldats, mais non de notre volonté et par désir de vengeance. Maintenant nous sommes tous les esclaves du roi, notre tête est soumise à ses ordres et à sa volonté. S’il veut se venger et verser notre sang, nous n’avons pas la force de le combattre. Nous, les chefs de l’armée, sommes venus tous auprès du roi, nous tous sommes venus dans notre innocence. Il peut faire tout ce qu’il désire, il est le maître de nos âmes innocentes. » Le sage prononça ces paroles, et le roi lui prêta l’oreille avec étonnement, puis il lui répondit : « Je foulerai aux pieds tout désir de vengeance, je rendrai glorieux mon nom par ma clémence. Que tout ce qui n’est pas dans la voie de Dieu, que tout ce qui est dans la voie d’Ahrimart et du mal, s’éloigne de mes yeux ! que le corps des Divs soit affligé de maux ! Écoutez, vous tous, que vous soyez mes ennemis, que vous soyez mes amis et mes alliés, puisque Dieu qui accorde le succès nous a aidés, et que le coupable a été distingué de l’innocent ; puisque le jour de la justice est arrivé, et que le jour de l’injustice est passé, les chefs n’ont plus à craindre d’être mis à mort. Cherchez tous à vous faire aimer, faites vos incantations, dépouillez-vous de vos armes, vivez sagement et dans la foi pure, gardez-vous de faire du mal, renoncez à toute pensée de vengeance ; et en tout lieu que vous cultiverez, soit en Touran, soit en Chine, soit dans le pays de Roum, puisse tout bonheur vous accompagner, et la sérénité d’âme habiter en vous ! »

Tous les grands rendirent hommage au roi illustre plein de justice, et une voix s’éleva des tentes du roi, disant : « Ô vous, héros de bon conseil, ne versez plus le sang étourdiment, car la fortune des tyrans a baissé. » Là-dessus tous les guerriers de Chine inclinèrent leurs têtes jusqu’à terre, et apportèrent devant le fils de Pescheng toutes leurs armes et tous leurs instruments de guerre. Ils vinrent auprès de lui, bande par bande, et formèrent de cuirasses, de casques, d’armures de chevaux, de massues et d’épées indiennes un monceau haut comme une montagne. Le roi Minoutchehr les reçut gracieusement et leur distribua des dignités selon leur mérite.



MINOUTCHEHR ENVOIE LA TÊTE DE SELM
À FERIDOUN


Le héros fit partir du camp un messager, et lui remit la tête du roi de l’Occident. Il écrivit une lettre à son grand-père, remplie du récit de ses combats, de ses entreprises et de ses ruses. Il célébra d’abord les louanges du Créateur, puis celles du roi illustre : « Adoration au maître du monde qui donne la victoire ! c’est de lui que vient la force du corps et de l’esprit ; tout ce qui est bon et tout ce qui est mauvais est sous son pouvoir ; toutes les douleurs cèdent à ses remèdes. Qu’il répande ses grâces sur Feridoun, le sage, le prudent roi de la terre, qui brise les chaînes du mal, sur qui reposent la sagesse et la majesté de Dieu. Nous avons tiré vengeance des cavaliers de la Chine, nous avons dressé contre leur vie une embuscade ; et à ces deux méchants souillés du sang de mon père nous avons, par le pouvoir du roi, tranché la tête avec le glaive de la vengeance ; nous avons purifié la surface de la terre avec nos épées d’acier. Je suivrai celte lettre, rapide comme le vent ; je viendrai auprès de toi pour te raconter ce qui s’est passé. » Ensuite il envoya à la forteresse Schiroui, plein d’expérience et d’ambition ; il lui ordonna d’examiner le butin, d’en avoir soin, et de faire avec prudence ce qu’il fallait, puis de placer ces richesses sur le dos des éléphants portant haut la tête, et de les amener à la cour du roi en bon ordre ; ensuite il fit sortir de la cour des tentes royales les timbales d’airain et les trompettes, et conduisit son armée du bord de la mer dans le désert, et du désert vers la cour de Feridoun.

Comme il s’approchait de Temmischeh, son grand-père fut impatient de le voir. Le bruit des trompettes s’éleva du château, et toute l’armée s’ébranla. Le roi à la fortune victorieuse fit placer sur le dos de tous les éléphants des trônes de turquoises, et des couches d’or couvertes de brocarts de la Chine et incrustées de pierres précieuses. On vit des drapeaux brillants de toute couleur, et le peuple était habillé de rouge, de jaune et de violet. Pendant ce temps l’armée arriva des côtes de la mer de Ghilan à Sari, se déroulant lentement comme un nuage noir, et se prépara pour aller a la rencontre du roi, avec des selles d’or et des ceintures d’or, avec des étriers d’argent et des boucliers d’or, avec des trésors, des éléphants et des joyaux. Quand Feridoun fut proche du roi et de son armée, il s’avança à pied sur la route, suivi des hommes du Ghilan, semblables à des lions, ornés de colliers d’or et de boucles de cheveux noirs comme le musc ; après le roi venaient les Iraniens, tous braves comme des lions. Au-devant de l’armée marchaient des éléphants et des lions ; après les éléphants furieux, les braves guerriers. L’armée de Minoutchehr se mit en rang aussitôt que parut le drapeau de Feridoun. Le jeune roi descendit de cheval, c’était un jeune arbre plein de fruits nouveaux. Il baisa la terre, et invoqua la grâce de Dieu sur le trône et la couronne, sur le diadème et le sceau du roi. Feridoun lui ordonna de monter à cheval, puis le baisa, et le prit par la main. Il monta sur son trône et envoya un messager à Sam, fils de Neriman, avec ordre de venir sur-le-champ ; car Sam était venu de l’Hindostan pour aider Minoutchehr dans cette guerre contre le pays des magiciens, et avait apporté de l’or et des présents au delà de ce que le roi lui avait demandé ; il avait apporté tant de milliers de pièces d’or et de joyaux, qu’aucun calculateur ne pouvait les compter. Sam parut devant le roi de la terre, et salua le vieux et le jeune prince. Le roi du monde aperçut le Pehlewan, le fit asseoir devant lui à une place d’honneur, et lui dit : « Je te confie mon petit-fils, car je suis un homme mourant, ô mon ami ! Aide-le en toute chose, fais en sorte qu’il devienne vertueux par tes soins. » Il prit la main du prince et la plaça dans celle du Pehlewan du monde, puis il tourna les yeux vers le ciel en disant : « Ô Dieu de la justice et de la vérité, tu as dit : Je suis Dieu, le dispensateur de la justice ; je donne aide, dans le danger, à ceux qui ont souffert par l’iniquité. Tu m’as accordé justice et secours, tu m’as donné la couronne et la bague. Tu m’as accordé, ô Dieu, tout ce que désirait mon âme. Maintenant, porte-moi dans un autre monde, car je ne désire pas que mon âme reste plus longtemps dans cette demeure étroite. » Schiroui, le chef de l’armée, arriva à la cour du roi avec les présents et en grande pompe, et Feridoun les distribua à l’armée deux jours avant la fin du mois de Mihr ; puis il ordonna à Minoutchehr de s’asseoir sur le trône couvert d’un diadème, lui plaça de ses propres mains la couronne sur la tête, lui donna beaucoup de conseils et lui déclara ses dernières volontés.



MORT DE FERIDOUN


Ensuite la vie et la fortune abandonnèrent Feridoun, les feuilles de l’arbre des Keïanides se desséchèrent. Il préféra la solitude à la couronne et au trône, plaça devant lui les têtes de ses trois fils, et le vieux héros pleurait avec amertume et supportait la vie avec peine. Il se lamentait sans cesse dans sa douleur en parlant à son fils glorieux en ces termes : « Mes jours sont passés ; ma vie s’est assombrie par l’œuvre de ces trois fils qui faisaient les délices et les tourments de mon cœur, et qui ont péri misérablement devant moi par la vengeance, comme le désiraient mes ennemis. C’est ainsi que les mauvais penchants et les crimes attirent le malheur sur la jeunesse. Ils n’ont pas voulu obéir à mes ordres, et alors le monde est devenu noir pour ces trois enfants. » Il resta ainsi, le cœur plein de sang, les deux joues baignées de larmes, jusqu’à ce que sa vie s’éteignît. Il mourut, mais son nom restera ; et quoiqu’un si long temps ait passé sur lui, sa bonne renommée lui est demeurée tout entière, ô mon fils, car il a tiré profit du malheur.

Minoutchehr se mit sur la tête la couronne des Keïanides, et ceignit ses reins d’une ceinture couleur de sang. Il fit construire selon la coutume des rois un tombeau, partie en or rouge, partie en lapis-lazuli. On y plaça un trône d’ivoire, et au-dessus du trône on suspendit une couronne. Puis les grands allèrent prendre congé de Feridoun, comme l’exigent la coutume et la loi. Ensuite ils fermèrent sur le roi la porte du tombeau ; cet homme d’une âme si noble sortit du monde accablé de tristesse. Minoutchehr resta sept jours plongé dans sa douleur, les yeux pleins de larmes et les joues pâles. Il resta une semaine dans son angoisse, et la ville et les bazars partageaient son deuil.

Ô monde ! tu n’es que tromperie et vent, le sage ne met pas en toi sa joie. Tu élèves les hommes avec douceur, les uns pour une courte, les autres pour une longue vie. Mais quand tu veux reprendre tes dons, qu’importe que ce soit un morceau de terre ou une perle ? Et toi, que tu sois roi ou esclave, quand le monde a éteint le souffle de ta vie, toutes les peines et tous les plaisirs s’évanouissent pour toi comme un songe ; ne nourris donc pas ton âme de l’espoir de vivre toujours. Heureux celui qui laisse une mémoire bénie, que ce soit un roi, que ce soit un esclave !



VII


MINOUTCHEHR


Tous ayant passé une semaine dans le deuil et dans les lamentations, le roi Minoutchehr parut le huitième jour, et plaça sur sa tête la couronne des Kéïanides. Il ferma la porte de la magie par ses incantations ; deux fois soixante ans passèrent sur lui. Tous les Pehlewans de toutes les parties de la terre vinrent lui rendre hommage ; et lorsqu’il mit sur sa tête le diadème de la royauté, il annonça au monde entier sa justice, sa piété, son humanité, sa bonté, sa pureté et son savoir. Il dit : « Je suis assis sur le trône du ciel qui tourne ; la colère et le combat, la justice et l’amour sont à moi. La terre est mon esclave, la voûte du ciel est mon aide, les têtes couronnées sont ma proie. J’ai la vraie croyance, la grâce de Dieu m’environne ; c’est à moi de faire prospérer ce qui est bon, j’ai le pouvoir de faire le mal. C’est moi qui cherche la vengeance dans la nuit sombre ; je suis comme le feu Berzin le dévorant. Je suis le maître du glaive et du soulier d’or, je porte haut l’étendard de Kaweh, je perce de ma lumière les brouillards, je lève l’épée, je n’épargne pas la vie dans le combat. Au temps des fêtes, mes deux mains sont comme la mer ; et quand je monte à cheval, s’élève le souffle du feu. J’empêcherai les méchants de faire le mal ; dans ma vengeance, je teindrai la terre en couleur de brocart, je pèse dans ma main la massue, je montre ma couronne, et, assis sur mon trône d’ivoire, j’illumine mes royaumes. Mais avec tout ce pouvoir je suis un esclave, je suis le serviteur du Créateur. Frappons tous, en pleurant, nos visages de nos mains, et que tous nos discours aient Dieu pour sujet. C’est lui qui m’a donné la couronne,le trône et l’armée ; c’est lui qui m’accorde sa grâce et qui est mon asile. Je suivrai la voie de Feridoun l’illustre, car mon grand-père était vieux, et je suis jeune. Quiconque dans les sept zones de la terre se détournera du vrai chemin et reniera la foi ; quiconque traitera mal un pauvre ou fera souffrir un des siens, ou lèvera la tête avec arrogance à cause de ses trésors, ou affligera un malheureux, je les tiendrai tous pour des infidèles, pour plus mauvais qu’Ahriman le méchant. Quiconque professe la foi et ne la suit pas sera maudit par Dieu et par moi, puis je porterai la main à l’épée, je dévasterai tous les pays dans ma colère. »

Tous les grands de la terre chantèrent les louanges de Minoutchehr, disant : « Ô toi, qui veux le bien ! ton glorieux grand-père t’a transmis les règles du trône et de la couronne. Puissent le trône des rois illustres et la couronne et la gloire des Mobeds te rester pour toujours ! Tous nos cœurs sont soumis à tes ordres, et nos âmes sont liées envers toi par le serment de la fidélité. » Sam, le Pehlewan du monde, se leva et dit au roi : « Ô dispensateur de la justice impartiale ! les rois m’ont chargé d’avoir les yeux sur toi ; mais c’est toi qui fais ce qui est juste, et c’est à moi d’y applaudir. La royauté de l’Iran est venue jusqu’à toi de père en fils, tu es l’élu des braves et des lions. Que Dieu veuille prendre sous sa garde ton corps et ton âme, que ton cœur soit joyeux, que la fortune veille sur toi ! Il y a longtemps que tu es l’objet de mes soins ; et, assis sur le trône des rois, tu es mon idole. Dans les combats, tu es semblable à un lion, dans les fêtes tu es un soleil brillant. Que la terre et le temps soient la poussière de tes pieds, que le trône de turquoises soit ta place ! Puisque tu as purifié le monde avec ton épée indienne, assieds-toi en paix et cherche le plaisir. Dorénavant, à nous sans cesse la guerre ; à toi le trône, et la joie et les fêtes. Mes pères étaient des Pehlewans ; ils étaient l’asile des grands et des rois. Depuis Guerschasp jusqu’à Neriman l’illustre, ils ont commandé les armées et frappé de leurs épées. Je ferai le tour du monde, je partirai seul, et j’amènerai enchaînés quelques-uns de tes ennemis. C’est ton père qui m’a donné le rang de Pehlewan ; c’est ton amour et ton conseil qui ont donné de l’intelligence à mon esprit. »

Minoutchehr le bénit et le combla de présents dignes d’un roi ; alors Sam s’éloigna du trône suivi des grands, il partit pour le lieu de sa résidence, et tint le monde dans le devoir et dans la vraie voie.



NAISSANCE DE ZAL


Maintenant je vais raconter d’après des récits anciens une histoire étonnante. Écoute comment la fortune se joua de Sam, et prête-moi l’oreille, ô mon fils ! Il n’avait pas d’enfants, et son cœur souhaitait un objet qu’il pût aimer. Or il y avait dans l’appartement de ses femmes une beauté dont les joues étaient des feuilles de rose, dont les cheveux étaient du musc. Il espérait avoir un fils de cette belle, car elle avait un visage de soleil et était digne de porter fruit. Elle devint enceinte de Sam, fils de Neriman, et le lourd fardeau pesait à son corps. Après quelque temps elle mit au monde un enfant beau comme le soleil qui éclaire le monde. Son visage était beau comme le soleil, mais tous ses cheveux étaient blancs. La mère ayant mis au monde un tel enfant, on n’en parla pas à Sam pendant sept jours ; toute la maison des femmes du héros illustre était en pleurs devant ce petit enfant. Personne n’osait dire à Sam que sa belle épouse avait mis au monde un enfant vieillard. L’enfant avait une nourrice courageuse comme un lion, elle alla hardiment vers le héros, et, arrivée devant lui, elle lui donna de bonnes nouvelles. Elle commença par appeler les bénédictions de Dieu sur Sam, disant : « Que les jours de Sam le héros soient heureux ! que le cœur de ses ennemis soit déchiré ! Dieu t’a donné ce que tu désirais, il a accompli le souhait qu’avait formé ton âme. Derrière les rideaux de ton palais, ô mon glorieux maître, est né de sa mère un enfant pur, un fils de Pehlewan au cœur de lion, qui tout petit qu’il est paraît avoir un cœur plein de courage. Son corps est d’argent pur, sa joue est comme le paradis ; et tu ne verras sur son corps aucune partie difforme, si ce n’est ses cheveux qui, par malheur, sont blancs. Ainsi l’a voulu ta fortune, ô mon puissant maître. Il faut que tu sois content de ce que Dieu t’a donné : n’ouvre pas ton âme à l’ingratitude, et ton cœur à la méchanceté. »

Sam le cavalier descendit de son trône et alla vers l’appartement de ses femmes, dans le Noubehar. Il y vit un enfant d’une rare beauté, mais avec une tête de vieillard, tel qu’il n’en avait jamais vu, ni connu par ouï-dire. Tous les poils de son corps étaient blancs comme la neige, mais son visage était vermeil et beau. Lorsque Sam vit son enfant aux cheveux blancs, il perdit tout à coup tout espoir dans ce monde. Il avait grandement peur qu’on ne rît de lui, et il quitta le chemin de la sagesse pour une autre voie. Il leva la tête droit vers le ciel, et demanda pardon de ses actions, disant : « Ô toi, qui es au-dessus de toute injustice et de tout malheur ! ce que tu as ordonné est toujours une source de bonheur ! Si j’ai commis une faute grave, si j’ai suivi la foi d’Ahriman, j’espère que, touché de mon repentir, le Créateur du monde m’accordera en secret sa grâce. Mon âme sombre se tourmentera de sa honte, et mon sang ardent bouillira dans mes veines, à cause de cet enfant qui ressemble à la race d’Ahriman, avec ses yeux noirs et ses cheveux semblables au lis. Quand les grands viendront et me questionneront sur son compte, que diront-ils de cet enfant de mauvais augure ? Quel dirai-je qu’est cet enfant de Div ? Dirai-je que c’est un léopard à deux couleurs, ou un Péri ? Les grands de l’empire riront de moi en public et en secret à cause de cet enfant. Je quitterai de honte l’Iran, je donnerai ma malédiction à ce pays. »

Il parla ainsi dans sa colère ; son visage étincelait, il maudissait son sort ; puis il ordonna qu’on enlevât l’enfant et qu’on le portât loin de ce pays. Or il y avait une montagne appelée Alborz ; elle était près du soleil et loin de la foule des hommes. C’est là qu’avait son nid le Simurgh ; c’est dans ce lieu qu’il se tenait éloigné du monde. Ils exposèrent l’enfant sur la montagne et s’en retournèrent, et un long temps se passa.

L’enfant innocent du héros ne distinguait pas encore le blanc du noir ; son père avait brisé avec mépris l’amour et les liens qui devaient rattacher à lui ; mais son père l’ayant rejeté, Dieu en eut soin. Une lionne qui avait rassasié de lait son petit dit à ce sujet : « Quand je te donnerais le sang de mon cœur, je ne t’imposerais pas de reconnaissance ; car tu m’es aussi cher que mes yeux et mon âme, et mon cœur se briserait si l’on t’arrachait à moi. » L’enfant resta ainsi dans ce lieu un jour et une nuit sans abri ; quelquefois il suçait son doigt, quelque-fois il poussait des cris. Les petits du Simurgh ayant faim, le puissant oiseau s’éleva de son nid dans l’air ; il vit un enfant qui avait besoin de lait et qui criait, il vit la terre qui ressemblait à la mer bouillonnante. Des épines formaient le berceau de l’enfant, sa nourrice était la terre, son corps était nu, sa bouche vide de lait. Autour de lui était le sol noir et brûlé, au-dessus le soleil qui était devenu ardent. Oh ! que son père et sa mère n’étaient-ils des tigres ! il aurait peut-être alors trouvé un abri contre le soleil.

Dieu donna à Simurgh un mouvement de pitié, de sorte que l’oiseau ne pensa pas à dévorer cet enfant. Il descendit des nues, le prit dans ses serres, et l’enleva de la pierre brûlante. Il le porta rapidement jusqu’au mont Alborz où était le nid de sa famille ; il le porta à ses petits pour qu’ils le vissent, et pour que sa voix plaintive les empêchât de le dévorer ; car Dieu lui accordait ses faveurs, parce qu’il était prédestiné a jouir de la vie. Le Simurgh et ses petits regardaient cet enfant dont le sang coulait par ses deux yeux. Ils l’environnèrent d’une tendresse merveilleuse, ils s’étonnèrent de la beauté de son visage. Le Simurgh choisit la venaison la plus tendre pour que son petit hôte qui n’avait pas de lait suçât du sang. C’est ainsi qu’un long temps se passa, pendant lequel l’enfant demeura caché en ce lieu. Lorsque l’enfant fut devenu grand, un long temps passa encore sur cette montagne ; il devint un homme semblable à un haut cyprès ; sa poitrine était comme une colline d’argent, sa taille comme un roseau. Il se répandait à son égard des bruits dans le monde, car ni le bien, ni le mal ne restent jamais cachés, et Sam, le fils de Neriman, eut nouvelle de ce jeune homme si fortuné et si glorieux.



SAM VOIT SON FILS EN SONGE


Une nuit, Sam dormait, le cœur navré et fatigué des affaires de ce monde. Il vit en songe un homme qui venait sur un cheval arabe du côté de l’Hindostan ; c’était un cavalier fier et un parfait héros. Ce cavalier s’avança jusqu’à ce qu’il eût atteint Sam, et il lui donna des nouvelles de son fils, de cette branche haute et fertile de lui-même. Sam, aussitôt qu’il fut réveillé, appela les Mobeds et leur parla longuement de cette affaire, et leur raconta le rêve qu’il avait eu, et en outre tout ce que les caravanes lui avaient rapporté. « Que direz-vous de cette histoire, et votre esprit peut-il déterminer si cet enfant est encore en vie, ou s’il a péri par le froid du mois de Mihr ou par la chaleur du mois de Temouz ? » Tous, jeunes et vieux, ouvrirent la bouche, se tournant vers le héros, et dirent : « Quiconque n’est pas reconnaissant envers Dieu ne connaîtra jamais le bonheur. Les lions et les tigres qui n’ont pour demeure que les rochers et la poussière, les poissons et les crocodiles qui vivent dans l’eau, tous élèvent leurs petits et font parvenir à Dieu leurs actions de grâces. Mais toi, tu violes la reconnaissance que tu dois à Dieu pour ses bienfaits, en abandonnant cet enfant innocent. Ses cheveux blancs jettent ton cœur dans l’angoisse, mais ils ne sont pas un déshonneur pour un corps brillant et pur. Ne dis pas qu’il ne vit plus. Prépare-toi et lève-toi pour le chercher ! car un être sur lequel Dieu a jeté un regard ne périra pas par le froid ni par la chaleur. Tourne-toi vers Dieu pour demander pardon, car c’est lui qui guide vers le bien et vers le mal. »

Le Pehlewan devait donc s’acheminer le lendemain en toute hâte vers le mont Alborz, et lorsque la nuit fut devenue sombre, il voulut dormir, car il était impatient de partir, tant son cœur était soucieux. Il vit dans un nouveau rêve que sur une montagne de l’Hindostan on élevait un drapeau de soie. Un beau jeune homme parut, suivi d’une grande armée. A sa gauche se tenait un Mobed, à sa droite un sage de grand renom. Un de ces deux hommes s’avança vers Sam et lui parla avec sévérité : « Ô homme impur et sans crainte de Dieu, as-tu donc dépouillé toute honte devant le maître du monde ? Si un oiseau te convient pour nourrice de ton fils, à quoi te sert ta haute dignité ? Si des cheveux blancs sont un crime dans un homme, ta barbe et ta tête sont blanches comme la feuille du tremble. Dieu t’a toujours comblé de ses grâces, mais tu perds ses dons par ton injustice. Abjure donc toute relation avec le Créateur, puisque ton corps prend chaque jour une couleur nouvelle. Tu as rejeté ton fils, mais il est devenu le pupille de Dieu qui a plus de tendresse pour lui qu’une nourrice, pendant que tu es dénué de toute miséricorde. » Sam poussa un cri, dans son sommeil, comme un lion furieux qui tombe dans un filet. Ce rêve lui fit craindre que le sort ne lui réservât une leçon de malheur.

Aussitôt qu’il fut réveillé, il appela auprès de lui les sages, rangea les chefs de son armée et se mit en marche en toute hâte vers les montagnes pour réclamer celui qu’il avait rejeté. Il vit un rocher qui s’élevait jusqu’aux Pléiades, et qui semblait vouloir arracher les étoiles. Sur le rocher s’élevait un nid immense que la mauvaise influence de Saturne ne pourra jamais atteindre ; des troncs d’ébène et de sandal y étaient fixés, et des branches d’aloès y étaient entrelacées. Sam regarda ce rocher et la puissance du Simurgh, et la hauteur de son nid. C’était un palais dont le faîte montait jusqu’aux étoiles, et qui n’était construit ni à l’aide d’une scie, ni en pierre, ni en terre. Il y vit un jeune homme de haute taille qui lui ressemblait, et qui faisait le tour du nid. Frappant la terre de son front, il adressa des louanges au Créateur pour avoir créé sur cette montagne un tel oiseau, et formé un rocher dont la tête s’élevait jusqu’aux Pléiades. Il reconnut que Dieu était le distributeur de la justice, le tout-puissant, le sublime au-dessus de toute chose sublime. Il cherchait un chemin pour monter, il cherchait quelle était la voie que suivaient les animaux sauvages pour gravir cette haute montagne autour de laquelle il tournait, en implorant Dieu, sans trouver d’accès. Il dit : « Ô toi, qui es plus élevé que les plus hauts lieux, plus élevé que l’arc brillant du ciel, plus élevé que le soleil et la lune ! Je baisse la tête en implorant ton pardon, mon âme se prosterne en crainte devant toi ; si cet enfant est issu de ma race pure et n’est pas de la race d’Ahriman le mauvais, aide ton esclave à monter ici. sois miséricordieux envers ce pécheur. »

Lorsqu’il eut ainsi soumis à Dieu les secrets de son âme, sa prière fut exaucée sur-le-champ. Le Simurgh regarda du haut de la montagne, et apercevant Sam et son cortège, il sut que c’était pour l’enfant que le roi venait, et que ce n’était pas par amour pour le Simurgh qu’il s’était mis en peine. Alors il parla ainsi au fils de Sam : « Ô toi, qui as partagé la misère de ce nid et de ce gîte, je t’ai élevé comme une nourrice, je suis pour toi comme une mère, et je suis une source de bonheur pour toi. Je t’ai donné le nom de Destan-i-zend, car ton père a usé envers toi de fraude et de ruse ; et quand tu seras rentré chez toi, demande que le brave qui te guidera t’appelle ainsi. Ton père est Sam, le héros, le Pehlewan du monde, le plus éminent d’entre les grands. Il est venu près de ce rocher pour chercher son fils, et la splendeur t’attend auprès de lui. Il faut maintenant que je te rende à ton père, que je te porte devant lui sain et sauf. » Le jeune homme entendit ces paroles du Simurgh, et ses yeux se remplirent de larmes et son cœur de tristesse. Il n’avait jamais vu d’hommes, mais il avait appris du Simurgh à parler et à répondre. Quand il parlait, c’était comme un écho du Simurgh ; il avait beaucoup d’intelligence et la sagesse d’un vieillard. Sa parole, son esprit et son jugement étaient droits ; c’était à Dieu seul qu’il demandait la force du corps. Écoute ce qu’il répondit au Simurgh : « Tu es donc fatigué de ma compagnie ; ton nid est pour moi un trône brillant, tes deux ailes sont pour moi un diadème glorieux. Après le Créateur, c’est à toi que je dois le plus de recon- naissance, car ta as adouci mon sort malheureux. » Le Simurgh lui répondit : « Quand tu auras vu un trône et une couronne, et la pompe du diadème des Keïanides, peut-être qu’alors ce nid ne te conviendra plus ; essaye le monde. Ce n’est pas par inimitié que je t’éloigne, c’est sur un trône que je te porte. J’aurais désiré que tu restasses ici, mais l’autre destinée vaut mieux pour toi. Emporte une de mes plumes pour rester sous l’ombre de ma puissance ; et si jamais on te met en danger, si l’on élève un cri contre tes actions, bonnes ou mauvaises, jette cette plume dans le feu, et tout de suite tu verras ma puissance ; car je t’ai élevé sous mes ailes, je t’ai laissé grandir avec mes petits. Je viendrai aussitôt comme un noir nuage pour te porter sain et sauf dans ce lieu. Ne laisse pas s’effacer de ton cœur ton amour envers ta nourrice, car mon âme te porte un amour qui me brise le cœur. » Il le consola ainsi et le souleva, il l’éleva dans les airs en tournant, et le porta en volant devant son père. Les cheveux de Destan lui tombaient jusqu’au-dessous de la poitrine ; son corps était celui d’un éléphant, ses joues comme une peinture. Lorsque son père le vit, il poussa un soupir douloureux ; il baissa aussitôt la tête devant le Simurgh et le couvrit de ses bénédictions. « Ô roi des oiseaux, le Créateur t’a donné de la force, de la puissance et de la vertu, parce que tu es le sauveur des malheureux, parce que, en fait de bonté, tu es supérieur à tous les juges. Les méchants sont toujours confondus par toi ! puisses-tu rester puissant à jamais ! » Le Simurgh retourna sur-le-champ à la montagne, et Sam et son cortège tenaient les yeux fixés sur lui ; puis Sam regarda son fils de la tête aux pieds, et reconnut qu’il était digne du trône et de la couronne. Destan avait la poitrine et le bras d’un lion et un visage de soleil, un cœur de héros et une main avide de tenir une épée. Ses cils étaient noirs, ses yeux couleur de bitume, ses lèvres comme le corail, ses joues comme le sang. Il n’avait aucun défaut, excepté ses cheveux ; on ne pouvait découvrir en lui une autre tache. Le cœur de Sam devint comme le paradis sublime, et il bénit son enfant innocent : « Ô mon fils, dit-il, adoucis ton cœur envers moi, oublie ce qui s’est passé et accorde-moi ton amour. Je suis le dernier des esclaves adorateurs de Dieu, et puisque je t’ai retrouvé, je promets devant Dieu le tout-puissant que jamais mon cœur ne sera plus dur pour toi. Je chercherai à faire tout ce que tu souhaiteras en bien ou en mal, et dorénavant tout ce que tu désireras sera un devoir pour moi. » Il l’habilla d’une tunique digne d’un Pehlewan et quitta la montagne ; il descendit de la montagne, et demanda un cheval pour son fils et une robe dont un roi pût se vêtir ; puis il lui donna le nom de Zal-zer, comme le Simurgh lui avait donné celui de Destan. Toute l’armée s’assembla devant Sam, le cœur ouvert et en joie ; des timbaliers assis sur des éléphants les précédaient, et la poussière s’élevait comme une montagne bleue. Les tambours battaient, et les timbales d’airain, les sonnettes d’or et les clochettes indiennes résonnaient. Tous les cavaliers poussèrent des cris et achevèrent leur route pleins d’allégresse ; ils arrivèrent ainsi joyeusement dans la ville et s’y arrêtèrent avec les Pelhewans.



MINOUTCHEHR APPREND L’HISTOIRE
DE SAM ET DE ZAL-ZER


Minoutchehr reçut du Zaboulistan la nouvelle que Sam était revenu de la montagne en grande pompe. Il s’en réjouit et en adressa des actions de grâces au Créateur du monde. Il avait deux fils excellents, braves, prudents, pleins de dignité et de foi ; l’un s’appelait Newder, l’autre Zarasp ; ils ressemblaient dans la lice à l’ange du feu. Il ordonna à Newder le renommé d’aller en toute hâte auprès de Sam le guerrier, de voir Destan, fils de Sam, qui avait été élevé dans un nid, de lui porter les félicitations du roi sur le bonheur qui lui était arrivé, et de lui ordonner de se rendre auprès du roi pour lui raconter ces événements heureux, ajoutant que Sam et Zal s’en retourneraient ensuite dans le Zaboulistan pour y servir le roi loyalement. Lorsque Newder fut arrivé auprès de Sam, fils de Neriman, il y vit un nouveau Pehlewan plein de jeunesse ; Sam le brave descendit de cheval, et ils s’embrassèrent. Sam demanda des nouvelles du roi et des grands, et Newder lui répéta ce qu’ils l’avaient chargé de dire. Sam le vaillant écouta le message du puissant roi, et baisa la terre. Il se mit en route en toute hâte vers la cour, comme le prince lui avait ordonné ; il fit monter Zal-zer sur un éléphant mâle et l’emmena avec lui à la cour. Lorsqu’il fut près de la ville du roi, Minoutchehr alla au-devant de lui avec un grand cortège, et Sam, en voyant l’étendard du roi, descendit de cheval et s’avança à pied ; il baisa la terre et souhaita au roi un bonheur et un contentement sans fin. Minoutchehr ordonna à ce serviteur de Dieu au cœur pur de remonter à cheval, et tous, roi et princes, se dirigèrent vers le trône et le palais. Minoutchehr monta joyeusement sur son trône et mit sur sa tête la couronne des Keïanides, ayant d’un côté Karen et de l’autre Sam, et ils s’assirent dans la joie et dans l’allégresse ; puis le maître des cérémonies amena solennellement devant le roi Zal vêtu avec magnificence, tenant une massue d’or et couvert d’un casque d’or. Le roi fut étonné à son aspect, car on eût dit que Zal donnait du repos et de l’amour aux âmes par sa haute stature et son beau visage. Puis le roi dit à Sam : « Prends soin de lui par égard pour moi ; ne l’afflige pas par un regard de colère ; ne cherche ton bonheur qu’en lui ; car il a la majesté d’un roi, les bras d’un lion, le cœur d’un sage et la prudence d’un vieillard ; enseigne-lui l’art et les armes de la guerre, et les plaisirs et les coutumes du banquet, car il n’a vu que l’oiseau du rocher et son nid : comment pourrait-il connaître toutes nos coutumes ? »

Ensuite Sam raconta tout ce qui regardait le Simurgh et son haut rocher, et pourquoi son fils illustre n’avait pas trouvé grâce devant lui, et comment Zal avait été couché, nourri et caché dans le nid. Il dévoila le secret de l’exposition de l’enfant et comment le ciel avait passé sur sa tête. « À la fin, le monde se remplit pendant plusieurs années de récits concernant le Simurgh et Zal. J’allai par l’ordre de Dieu sur le mont Alborz dans ces lieux escarpés ; je vis un rocher dont la cime s’élevait au-dessus des nuages ; il semblait que c’était une coupole de pierre assise sur une mer. Ce rocher était surmonté d’un nid semblable à un grand palais, et de tous côtés le chemin en était fermé pour tout ce qui pouvait nuire. Dans ce nid étaient les petits du Simurgh et Zal ; on aurait dit qu’ils étaient de la même espèce. L’haleine de Zal avait pour moi un parfum d’amour, et son souvenir portait la félicité dans mon cœur. Mais il n’y avait, d’aucun côté, de chemin pour monter au nid, et je faisais sans cesse le tour du rocher. Le désir de ravoir mon enfant perdu s’accrut en moi ; mon âme se consumait dans sa douleur ; je m’adressai en secret au saint maître du monde, disant : Ô toi, qui secours toute créature et qui te suffis à toi-même, ton pouvoir s’étend partout, et le ciel ne tourne que par tes ordres ; je suis ton esclave ; mon cœur est plein de fautes devant le maître du soleil et de la lune ; je n’ai d’espoir qu’en ton indulgence ; je ne peux être secouru que par toi. Amène-moi cet enfant, ton esclave, qui a été élevé par un oiseau, qui a grandi dans la misère et dans la détresse ; au lieu d’une robe de soie, il a une peau pour se couvrir ; il suce de la viande, au lieu d’un sein plein de lait ; amène-le-moi, ouvre-moi un chemin vers lui, et abrège toutes ces douleurs. Ne brûle pas mon âme à cause de mon manque d’amour pour mon fils, rends-le-moi, et fais renaître la joie dans mon cœur. A peine avais-je prononcé ces mots, que, par l’ordre de Dieu, ma prière fut exaucée. Le Simurgh battit des ailes et s’éleva dans les nuages, tournant au-dessus de ma tête coupable. Il descendit du rocher comme un nuage du printemps, en tenant embrassé le corps de Zal. Il remplit le monde d’une odeur de musc ; mes deux yeux et mes deux lèvres se desséchèrent, et mon esprit ne pouvait trouver son assiette dans ma tête, tant j’avais peur du Simurgh et envie d’avoir mon enfant. Le Simurgh l’apporta devant moi comme une nourrice pleine de tendresse. Ma langue se répandit en louanges sur le Simurgh et versa sur lui des actions de grâces. Ô merveille ! mon enfant resta avec moi, et le Simurgh retourna sur le rocher. Il ne faut jamais s’écarter des ordres de Dieu. J’ai amené Zal auprès du roi de la terre ; j’ai raconté tout mon secret. »



RETOUR DE ZAL DANS LE ZABOULISTAN


Puis le roi ordonna aux Mobeds, aux astrologues et aux sages de rechercher l’astre de Zal et la fortune que cet horoscope présageait au prince, d’annoncer tout ce qui arriverait quand il serait devenu grand, et de révéler tout ce qui le regarderait. Les astrologues et les Mobeds tirèrent l’un après l’autre l’horoscope de Zal, et répondirent : « Ô roi, maître du diadème ! puisse ton bonheur être aussi durable que le temps ! Zal sera un héros de grand renom, fier, prudent, brave et bon cavalier. » Le roi fut réjoui de ces paroles, et le cœur du Pehlewan fut délivré de son anxiété. Le roi de la terre choisit pour Sam de si beaux présents, que tout le monde célébrait ses louanges : c’étaient des chevaux arabes avec des housses d’or, des épées indiennes dans des fourreaux d’or, des brocarts, des étoffes de castor, des rubis et de l’or, des tapis en grand nombre, des pages de Roum habillés de brocart de Roum, dont le fond était d’or et toutes les figures de pierreries ; des plateaux ornés d’émeraudes, des coupes d’or rouge et d’argent blanc ornées de turquoises que les esclaves apportèrent devant lui remplies de musc, de camphre et de safran ; c’étaient des cuirasses, des casques et des caparaçons pour les chevaux, des lances, des massues, des arcs et des flèches ; c’étaient enfin un trône orné de turquoises, une couronne d’or, un sceau de rubis et une ceinture d’or. Ensuite Minoutchehr lui donna l’investiture par un écrit rempli de louanges qui en faisaient un paradis. Selon la coutume on investit Sam, par un écrit valable, de tout le Kaboul, du pays de Dambar et de Maï, de l’Inde, enfin de tous les pays qui s’étendent depuis la mer de Chine jusqu’à celle de Sind, depuis le Zaboulistan jusqu’à la mer de Bust.

Cet écrit et les présents étant préparés, on fit amener le cheval du Pehlewan du monde. Alors Sam se leva et dit : « Ô toi, l’élu de Dieu, le plus « grand des hommes en justice et en droiture, émbrasse tout dans ta pensée, depuis le poisson qui soutient la terre jusqu’à la sphère de la lune ; jamais un roi pareil à toi en amour, en bonté, en prudence et en raison n’a mis la couronne sur sa tête. Le siècle est dans l’allégresse à cause de toi, tous les trésors du monde sont vils à tes yeux ; puisse ne jamais arriver le temps où il ne resterait de toi que ton nom comme souvenir ! » Puis il s’approcha et baisa le trône. On lia les timbales sur le dos des éléphants, et le cortège se dirigea vers le Zaboulistan ; toutes les villes et tous les villages accoururent pour le voir. Lorsque Sam s’approchait de Nimrouz, on y apprit que le héros, la lumière du monde, arrivait avec des présents et une couronne d’or, avec l’investiture royale et la ceinture d’or. On orna le Seïstan comme un paradis ; toute la terre y était de musc, toutes les briques d’or. On mêla beaucoup de musc et de pièces d’or, on versa beaucoup de safran et de pièces d’argent. Il y eut une joie immense dans le monde entier, parmi les grands et les petits ; et partout où il se trouva un homme puissant et renommé, il se dirigea vers Sam, souhaitant que cet enfant portât bonheur à l’illustre Pehlewan au cœur jeune. Ayant rendu hommage à Sam, ils versèrent des joyaux sur Zal-zer ; puis Sam fit à ceux qui en étaient dignes, qui étaient sages et puissants, des présents selon leur rang, et chacun désirait atteindre un rang plus élevé.



SAM CONFIE SON ROYAUME À ZAL


Ensuite Sam enseigna à son fils les vertus des rois, il appela de tous les pays ceux qui avaient de l’expérience, et prononça devant eux des paroles convenables. Il parla ainsi aux sages de renom : Ô Mobeds au cœur pur, à l’esprit prudent ! le roi dans sa sagesse m’a ordonné de me mettre en route avec l’armée ; je marcherai contre le pays des Kerguesars et contre le Mazenderan avec des troupes nombreuses. Mais je vous laisserai mon fils qui m’est cher comme mon âme et comme le sang de mon cœur. J’ai commis, au temps de la jeunesse et de l’arrogance, une injustice cruelle. Dieu m’avait donné un fils : je l’abandonnai, dans mon ignorance je méconnus son prix. Le noble Simurgh l’a recueilli, et Dieu ne l’a pas laissé périr comme une chose vile. Je l’ai méprisé. un oiseau l’a respecté et Fa élevé jusqu’à ce qu’il fût comme un cyprès élancé ; et lorsque le temps de me pardonner est arrivé, Dieu le maître du monde me l’a rendu. Sachez qu’il est un souvenir que je vous laisse et qu’il est mon gage auprès de vous. Je vous charge de lui enseigner ce qui est bon, et de faire briller son âme de toutes les vertus. Respectez-le, donnez-lui vos conseils, et les manières et la conduite d’un roi, car je pars avec les chefs de l’armée, selon les ordres du roi, pour aller combattre les ennemis. » Puis Sam tourna ses regards vers Zal, et lui dit : « Sois juste et généreux, et cherche la tranquillité. Sache que le Zaboulistan est ton domaine et que le monde entier est à tes ordres. Embellis ton palais et ton héritage, rends heureux le cœur de tes amis. La clef de la porte des trésors est devant toi, et mon âme sera heureuse ou triste selon que tu seras heureux ou malheureux. Fais tout ce que ton cœur joyeux désirera, que ce soit une fête ou un combat. »

Le jeune Zal répondit à Sam : « Comment pourrai-je vivre pendant ton absence ? S’il y a quelqu’un que sa mère ait mis au monde innocent, c’est moi, et pourtant je pourrais me plaindre avec justice. Ne m’éloigne pas de toi encore plus que tu ne l’as déjà fait, car le jour de la concorde est venu. Il fut un temps où je rampais à terre, sous les serres de l’oiseau, où je suçais du sang, où ma demeure était un nid, où un oiseau était mon protecteur, où j’étais compté parmi les oiseaux. Maintenant je suis loin de mon père nourricier ; c’est ainsi que le sort règle nos destinées ; il ne me revient de la rose que les épines ; mais il n’y a pas à lutter contre le maître du monde. » Sam lui répondit : Il est juste que tu soulages ton cœur ; achève de dire tout ce que tu as envie de dire. Les astrologues et ceux qui connaissent la marche des astres ont prédit, dans un horoscope de bon augure, que toujours tu auras un lieu de repos, toujours une armée, toujours une couronne. Ce que les sphères du ciel ont prédit est immuable, et tu es destiné à répandre l’amour autour de toi. Réunis maintenant autour de toi une assemblée de guerriers et de sages ; apprends et prête l’oreille à chaque enseignement, car chaque connaissance te donnera un plaisir ; ne cesse de jouir et de donner ; efforce-toi toujours d’apprendre et de rendre justice. »

Ainsi parla Sam, et les timbales commencèrent à résonner ; la terre devint couleur de fer, le ciel couleur d’ébène. Les clochettes et les trompettes indiennes sonnèrent dans la cour des tentes du roi, et Sam partit pour la guerre avec une armée en bon ordre et avide de combats. Zal l’accompagna dans sa marche pendant deux jours jusqu’au lieu où l’armée allait passer les crêtes des montagnes ; alors son père le serra dans ses bras et poussa de grands cris de douleur. Les yeux de Zal se remplirent de larmes de sang et ses joues furent inondées par le sang de son cœur. Sam lui ordonna de s’en retourner et de prendre joyeusement possession du trône et de la couronne, et Destan fils de Sam s’en retourna, pensant comment il pourrait jouir de la vie sans son père. Il monta sur le glorieux trône d’ivoire et plaça sur sa tête la couronne brillante ; il prit les bracelets et la massue à tête de bœuf, la chaîne d’or et la ceinture d’or. Il appela les Mobeds de chaque province, et se mit à s’enquérir de tout et à converser sur toute chose. Les astrologues et les prêtres de la foi, les braves cavaliers et les guerriers étaient auprès de lui jour et nuit, discutant les grandes et les petites choses. Il arriva de cette manière que Zal devint si instruit, que tu aurais dit que c’était un astre, tant il brillait ; il parvint à un tel degré de sagesse et de savoir, qu’il ne vit pas son semblable dans le monde, et il fit prospérer l’empire de telle sorte que les grands ne cessèrent de parler de lui. Sa beauté étonnait les hommes et les femmes, et dès qu’il jetait un regard, ils se rassemblaient autour de lui, et tous, qu’ils fussent près ou loin, croyaient voir des cheveux noirs quoiqu’il les eût blancs.


ZAL VA VISITER MIHRAB, ROI DE KABOUL


Il arriva un jour que Zal résolut de faire un tour dans l’empire ; il se mit en route avec ses amis fidèles, qui étaient unis avec lui de foi et de volonté. Il se dirigea vers l’Hindostan, vers Kaboul, Dambar, Murgh et Maï ; à chaque endroit il fit placer un trône, demandant du vin, de la musique et des chansons, ouvrant la porte de son trésor, bannissant les soucis comme il convient de faire dans ce monde fugitif. Il alla du Zaboulistan au Kaboul avec pompe, et le cœur plein de joie et de plaisir. Or il y avait un roi nommé Mihrab, homme altier, riche et généreux. Sa taille était haute comme un noble cyprès, ses joues étaient comme le printemps, sa démarche était gracieuse comme celle du faisan. Il avait l’esprit d’un homme prudent, la volonté d’un homme puissant, les épaules d’un homme de guerre et la sagesse d’un Mobed. Il était de la famille de Zohak l’Arabe, et tout le pays de Kaboul lui appartenait. Il payait chaque année tribut à Sam, car il ne pouvait pas lutter contre lui. Lorsqu’il eut nouvelle de Destan fils de Sam, il quitta Kaboul de grand matin avec des trésors et des chevaux parés, avec des esclaves et des présents de toute espèce, de l’or et des rubis, du musc et de l’ambre, des brocarts d’or et des étoffes de castor et de soie, avec une couronne ornée de pierres précieuses dignes d’un roi, et un collier d’or incrusté de chrysolithes. Il emmena avec lui tous les chefs de l’armée de Kaboul ; et lorsque Destan fils de Sam eut nouvelle qu’un roi venait à sa rencontre avec pompe et entouré de ses grands, il fut au-devant de lui, lui adressa des paroles flatteuses, et le reçut avec honneur selon les coutumes. Ils revinrent ensemble s’asseoir sur le trône de turquoises, ils ouvrirent leur cœur et firent apprêter un festin. On dressa une table digne du Pehlewan, les nobles seigneurs s’y assirent, et les échansons apportèrent du vin et des coupes. Le fils de Sam observa Mihrab dont l’aspect lui plut, et son cœur s’attacha ardemment à lui. La sagesse et la prudence de Mihrab firent dire à Zal : « Le nom de sa mère ne mourra pas ! » Mihrab se leva pour quitter le palais ; Zal regardait ses épaules et ses bras, et il dit aux grands de sa cour : « Qui relève sa robe dans sa ceinture plus gracieusement que lui ? Personne n’a un visage ni une taille comme la sienne, personne ne peut lui disputer la balle. » Un homme illustre parmi les grands dit alors au Pehlewan du monde : « Mihrab tient derrière le voile une fille dont le visage est plus beau que le soleil. Elle est de la tête aux pieds comme de l’ivoire, ses joues sont comme le paradis, sa taille est comme un platane. Sur son cou d’argent tombent deux boucles musquées, dont les bouts sont courbés comme des anneaux de pied. Sa bouche est comme la fleur du grenadier, ses lèvres sont comme des cerises, et de son buste d’argent s’élèvent deux pommes de grenade. Ses deux yeux sont comme deux narcisses dans un jardin, ses cils ont emprunté leur couleur de l’aile du corbeau, ses deux sourcils sont comme un arc de Tharaz, couvert d’une écorce colorée délicatement par le musc. Si tu vois la lune, c’est son visage ; si tu sens le musc, c’est le parfum de ses cheveux. C’est un paradis orné de toutes parts, rempli de grâces, d’agréments et de charmes. » Ce discours fit bondir le cœur de Zal, et le repos et la prudence l’abandonnèrent. Quand l’homme a une fois quitté le chemin du bien, comment y reviendrait-il de sa nouvelle voie ?

La nuit vint, mais Zal restait assis, pensif et triste, tant était grand son souci pour une femme qu’il n’avait jamais vue. Lorsque le soleil darda ses rayons au-dessus des montagnes et que le monde parut comme un cristal transparent, Destan fils de Sam ouvrit les portes de sa cour, et les grands vinrent avec leurs épées au fourreau d’or. Ils se rangèrent dans la cour du Pehlewan, et pendant que les nobles cherchaient la place que leur donnait leur rang, Mihrab le roi de Kaboul se dirigea vers la tente de Zal, maître du Zaboulistan, et aussitôt qu’il fut près de la cour, on entendit de la porte l’ordre de lui ouvrir le passage. Le héros, semblable à un arbre chargé de fruits nouveaux, s’avança vers Zal dont le cœur se réjouit ; Zal le salua et lui assigna la première place dans l’assemblée, puis il lui dit : « Demande ce que lu désires, que ce soit u mon trône ou mon sceau, mon épée ou ma couronne. » Mihrab lui répondit : « Ô roi qui portes haut la tête, roi victorieux, à qui tous obéissent ! je n’ai qu’un seul désir dans ce monde, et son accomplissement ne te sera pas difficile ; c’est que tu visites joyeusement ma maison, alors tu auras rendu mon âme brillante comme le soleil. » Zal lui répondit : « C’est une chose impossible, ma place n’est pas dans ton palais ; ni Sam, ni le roi ne seraient contents, s’ils entendaient dire que nous buvons du vin, que nous nous enivrons, et que je suis entré dans la maison d’un adorateur des idoles. Excepté cela, je t’accorderai tout ce que tu demanderas, et te voir sera toujours un plaisir pour moi. » Mihrab l’entendit et prononça des bénédictions sur lui, tandis qu’en lui-même il donnait à Zal le nom de mécréant, puis il s’éloigna du trône d’un pas fier, en offrant au roi des vœux pour son bonheur.

Destan fils de Sam le regarda pendant qu’il se retirait, et se répandit en louanges sur lui comme il le méritait. Personne n’avait voulu accorder un regard à Mihrab, tous le traitaient comme un adorateur des Divs, et leur langue s’était refusée à le louer parce qu’il ne suivait pas la même loi et la même voie. Mais lorsqu’ils virent que le héros à l’âme brillante était si chaud dans ses éloges, les grands et les hommes illustres dans le monde se mirent tous à louer sa stature, sa bonne mine, sa modestie, sa dignité et ses belles manières. Le cœur de Zal s’abandonna de nouveau à sa passion, la raison le quitta et l’amour régna sur lui. Le chef des Arabes et le plus droit des hommes a dit une parole qui peut s’appliquer ici : « Aussi longtemps que je vivrai, mon cheval sera mon compagnon, et la voûte du ciel qui tourne sera mon abri. Il ne me faut pas de fiancée, car je deviendrais efféminé et méprisable aux yeux des hommes de sens. » Ces pensées attristèrent le cœur de Zal, il n’en put délivrer son esprit. Son cœur était enlacé par ce qu’il avait entendu, mais il craignait que sa gloire n’en fût ternie. Ainsi tourna le ciel pendant quelque temps au-dessus de lui, pendant que son cœur était absorbé par l’amour.



ROUDABEH TIENT CONSEIL


AVEC SES ESCLAVES

Il arriva qu’un jour Mihrab se leva de grand matin et sortit de son palais. Il alla vers le palais de ses femmes et y vit dans la salle deux soleils : l’un était Roudabeh au beau visage, l’autre Sindokht pleine de prudence et de tendresse. Le palais ressemblait à un jardin du printemps par ses couleurs, ses parfums et ses peintures de toute espèce. Mihrab s’arrêta devant Roudabeh, étonné de sa beauté, et appela sur elle la grâce de Dieu. Il vit devant lui un cyprès surmonté d’une lune, portant sur sa tête un diadème d’ambre, paré de brocarts et de joyaux, et beau comme un paradis. Sindokht, ouvrant ses lèvres et montrant ses dents de perles, demanda à Mihrab : « Comment te portes-tu aujourd’hui ? Puisse la main du malheur être impuissante contre toi ! Quel homme est ce fils de Sam à la tête de vieillard ? Est-ce du trône ou du nid qu’il se souvient ? Se comporte-t-il comme un homme ? suit-il les traces des braves ? » Mihrab lui répondit : « Ô cyprès au sein argenté, au visage de lune ! personne dans le monde, parmi les héros pleins de bravoure, n’ose suivre les traces de Zal. Jamais on n’a vu dans un palais la peinture d’un homme ayant des bras, maniant les rênes et se tenant à cheval comme lui. Il a le cœur d’un lion et la force d’un éléphant ; ses deux mains sont comme les flots du Nil ; assis sur le trône, il verse de l’or ; engagé dans le combat, il fait voler des têtes. Ses joues sont rouges comme les fleurs de l’arghawan ; il est jeune d’années et vigilant, et son étoile est jeune. Dans le combat, c’est un crocodile malfaisant ; à cheval, c’est un dragon aux griffes aiguës. Il marque la terre de sang dans sa haine, il brandit le poignard brillant ; son seul défaut est que ses cheveux sont blancs, et cependant les malveillants n’osent lui faire aucun reproche. La blancheur de ses cheveux lui sied, on dirait qu’elle ensorcelle les cœurs. » Roudabeh entendit ces paroles, ses yeux brillèrent, sa figure devint rouge comme la fleur du grenadier, son cœur se remplit de feu par amour pour Zal, elle n’avait plus ni faim, ni repos, ni patience ; et la passion ayant pris la place de la raison, elle changea entièrement ses manières et sa conduite. Quelle bonne parole que celle du sage : « Ne parle pas d’hommes devant les femmes, car le cœur de la femme est la demeure du Div, et ces discours font naître en elle des ruses. » Roudabeh avait cinq esclaves turques qui la servaient et qui l’aimaient. Elle dit à ces esclaves intelligentes : « Je vais vous dévoiler ce qui est caché ; vous toutes êtes les confidentes de mes secrets, vous me servez et vous me consolez dans mes soucis. Sachez donc toutes les cinq, et faites attention (puisse le bonheur accompagner toutes vos années !), sachez que je suis folle d’amour comme la mer en fureur qui jette ses vagues vers le ciel. Mon cœur est rempli d’amour pour Zal, et dans le sommeil même je ne peux cesser de penser à lui. Mon cœur, mon âme et mon esprit sont remplis d’amour pour lui, jour et nuit je ne pense qu’à son visage. Maintenant il faut que nous trouvions un moyen de délivrer mon âme et mon cœur de cette peine. Personne ne sait mon secret que vous, car vous êtes pleines d’amour pour moi et pleines d’adresse. »

Les esclaves furent consternées de ce qu’une mauvaise action pouvait venir de la fille des rois. Toutes se hâtèrent de lui répondre en sautant comme des Ahrimans : « Ô toi, la couronne des maîtresses du monde, et des fières filles des grands, toi qui es célébrée depuis l’Hindostan jusqu’à la Chine, qui brilles au milieu de l’appartement des femmes comme une bague précieuse ; toi dont aucun cyprès du jardin n’égale la taille, dont les joues éclipsent l’éclat des Pléiades, dont on envoie le portrait à Kanoudj et à Mai, et jusqu’au roi de l’Occident : tu n’as donc aucune pudeur dans tes yeux, aucun respect pour ton père ? Tu veux presser contre ton sein celui que ton père a rejeté de ses bras, lui qui fut élevé sur la montagne par un oiseau, qui est marqué d’un sceau de réprobation parmi tous les hommes ! Jamais mère n’avait mis au monde un enfant vieillard, et jamais il ne peut venir de lui un enfant digne de naître. On s’étonnera de te voir, avec deux lèvres de corail et des cheveux de musc, rechercher un vieillard. Tous les hommes sont pleins d’amour pour toi, et l’image de tes traits se trouve dans tous les palais. Avec ce visage, cette taille et ces cheveux, le soleil devrait descendre du quatrième ciel pour devenir ton époux. » Roudabeh entendit ces paroles, et son cœur s’en irrita comme le feu s’irrite par le vent ; elle poussa un cri de colère contre ses esclaves, sa figure brilla, ses yeux se troublèrent. Les yeux et le visage enflammés de fureur, les sourcils froncés par la colère, elle dit : « Votre résistance est vaine ; vos paroles ne valent pas la peine d’être écoutées. Mon cœur s’est égaré sur une étoile ; comment pourrait-il se plaire avec la lune ? Celui à qui convient la poussière ne regarde pas la rose, quoique la rose soit plus prisée que la poussière ; et quiconque trouve pour son cœur un remède dans le vinaigre ne trouverait dans le miel qu’une augmentation de douleur. Je ne veux pas du Kaisar, ni du Faghfour de la Chine, ni d’un prince du pays d’Iran : mais Zal, le fils de Sam, est mon égal en stature ; il a des épaules, des bras et des mains de lion. Qu’on l’appelle vieux ou jeune, c’est en lui que se repose mon âme et mon cœur ; personne autre ’aura de place dans mon âme ; ne me parlez jamais que de lui. Sans que je l’aie vu, son amour m’a blessé le cœur. C’est l’ami que j’ai choisi sur ce que j’ai entendu raconter de lui. Je cherche son amour non à cause de ses cheveux ou de ses traits, mais à cause de sa valeur. » Les esclaves connurent tout son secret, lorsqu’elles entendirent les cris de son âme déchirée, et lui répondirent d’une voix : « Nous sommes tes esclaves, nous t’aimons de cœur, nous sommes tes servantes. Considère maintenant les ordres que tu nous donneras, ils ne peuvent conduire qu’au bonheur. » Une d’elles dit : « Ô cyprès ! prends garde que personne n’apprenne cette affaire. Puisses-tu avoir pour rançon cent mille têtes comme les nôtres ! Puisse toute l’intelligence qui se trouve dans le monde venir à ton aide ! Quand il faudrait apprendre la magie et aveugler le monde par nos sorcelleries et nos incantations, nous sommes prêtes à voler avec les oiseaux, à nous faire magiciennes, à courir comme des biches pour venir à ton aide, dans l’espoir d’amener le roi auprès de notre lune, et de le faire venir auprès de toi pour servir d’escabeau à tes pieds. » Roudabeh sourit avec ses lèvres de rubis, et, penchant ses joues de safran vers l’esclave, la belle lui dit : « Si tu fais réussir cette ruse, tu auras planté un arbre puissant, qui portera son fruit ; il portera tous les jours des rubis, et l’intelligence saura les recueillir dans son sein. »



LES ESCLAVES DE ROUDABEH VONT VOIR ZAL-ZER

Les esclaves la quittèrent en courant, et, dans leur désespoir, s’appliquèrent à leur ruse. Elles s’ornèrent de brocarts de Roum, et mirent des roses dans les boucles de leurs cheveux. Toutes les cinq se rendirent sur le bord de la rivière, embellies de couleurs et de parfums comme le gai printemps. C’était le mois de Ferwerdin et le commencement de l’année. Le camp de Zal était posé sur le bord de la rivière, et les jeunes filles se trouvèrent sur l’autre rive conversant entre elles sur le Destan. Elles cueillirent des roses sur la rive, et elles en remplirent leur sein ; leurs joues étaient comme un jardin de roses. Elles allèrent de tous côtés cueillant des fleurs, et lorsqu’elles se trouvèrent en face des tentes du roi, Zal les aperçut de son trône élevé, et demanda qui étaient ces adoratrices de roses. Celui à qui il avait parlé lui répondit : « Ce sont des esclaves que la lune du Kaboulistan aura envoyées du palais de Mihrab à l’âme brillante dans le jardin de roses. » Zal l’entendit, son cœur bondit ; son amour était tel qu’il ne put rester en place. Le héros qui désirait la possession du monde se dirigea en toute hâte vers le rivage, accompagné d’un esclave. Quand il vit les jeunes filles sur l’autre rive, il demanda un arc à son esclave et étendit son bras. Il était à pied, comme s’il fût sorti pour chasser ; il vit un oiseau aquatique sur la rivière. L’esclave aux joues de rose tendit l’arc et le remit dans la main gauche du héros. Zal poussa un cri pour faire lever l’oiseau, et tira aussitôt sa flèche. Il abattit l’oiseau qui tournait en cercle, et dont le sang tombait par gouttes et rougissait l’eau. Zal ordonna alors à l’esclave de passer à l’autre rive et d’aller lui chercher la proie qu’il avait abattue. L’esclave traversa la rivière sur une barque et s’approcha des jeunes filles. Une d’elles s’adressa au page au visage de lune, et lui fit des questions sur le Pehlewan avide de gloire : « Ce brave au bras de lion, au corps d’éléphant, qui est-il, et de quel peuple est-il roi ? Que peut peser un ennemi devant un homme qui a lancé de cette façon une flèche de son arc ? Jamais nous n’avons vu un cavalier plus gracieux et plus habile à manier l’arc et la flèche. » L’esclave au visage de Péri se mordit les lèvres, et lui répondit : « Ne parle pas ainsi du roi, c’est le maître du royaume du Midi, le fils de Sam ; les rois l’appellent du nom de Destan. Le ciel ne tourne pas sur un cavalier aussi adroit que lui, et le monde ne connaît pas son égal en gloire. » La jeune fille sourit à ces paroles du page au visage de lune, et lui répondit : « Ne parle pas ainsi, car Mihrab a dans son palais une lune qui est plus haute d’une tête que ton maître. De taille, c’est un platane ; de couleur, c’est de l’ivoire, et elle porte sur la tête une couronne de musc que Dieu lui a donnée ; ses deux yeux sont sombres ; ses sourcils sont des arcs ; son nez est une colonne mince comme un roseau argenté ; sa bouche est étroite comme le cœur d’un homme triste, et les boucles de ses cheveux sont comme des anneaux pour les pieds ; ses deux yeux sont pleins de langueur, ses traits pleins d’éclat ; ses joues couvertes de tulipes ; ses cheveux sont comme du musc, le souffle de la vie ne trouve de chemin que par ses lèvres ; il n’y a pas dans le monde une lune comparable à elle. Nous sommes venues de Kaboul ; nous sommes venues auprès du roi de Zaboulistan, dans le dessein de réunir ces lèvres de rubis aux lèvres du fils de Sam ; ce serait une chose convenable et à souhaiter, que Roudabeh devînt la compagne de Zal. » Quand le page au beau visage eut entendu ces paroles des esclaves, ses joues devinrent couleur de rubis, et il leur répondit : « La lune convient bien au soleil brillant. Quand l’univers veut réunir deux êtres, il ouvre le cœur de chacun d’eux à l’amour ; quand il veut les sépare*, il n’a pas besoin de discours, il emporte soudain l’un loin de l’autre ; il sépare ouvertement, il lie secrètement, et l’un et l’autre est dans sa nature. Quand un homme de cœur veut conserver la pureté de son épouse, il la garde dans le repos et dans le secret ; et pour que sa fille ne s’avilisse pas, il faut qu’elle n’entende que de bonnes paroles. Voici ce qu’a dit à sa femelle un faucon mâle, lorsqu’elle couvait ses œufs et étendait ses ailes dessus : Si tu fais sortir une femelle de cet œuf, tu ôteras au père l’envie d’avoir des petits. »

Le page s’en retourna en souriant, et le fils illustre de Sam lui demanda : « Que t’ont-elles dit, que tu souris ainsi en ouvrant tes lèvres et en montrant tes dents argentées ? » Il raconta au Pehlewan ce qu’il avait entendu, et la joie rajeunit le cœur du brave. Il dit au jeune homme au visage de lune : « Va, et dis à ces esclaves de rester un instant dans le jardin, peut-être remporteront-elles avec leurs roses des joyaux ; il ne faut pas qu’elles retournent au palais sans que je les charge secrètement d’un message. » Il choisit dans son trésor de l’argent et de l’or, des joyaux, et cinq pièces de brocart précieux à sept couleurs, et ordonna qu’on les leur portât secrètement et sans en parler à personne. Les esclaves allèrent auprès des cinq jeunes filles au visage de lune, porteurs de paroles pleines de chaleur, et chargés de pièces d’or et de trésors. Ils leur remirent l’or et les joyaux au nom de Zal le Pehlewan, et une des esclaves dit au messager au visage de lune : « Une parole ne restera jamais secrète si elle ne demeure pas entre deux personnes ; entre trois, il n’y a déjà plus de secret, et quatre, c’est une multitude. Ô homme de sens et de bonnes intentions, dis à ton maître qu’il se confie à moi s’il a un secret à dire. » Les jeunes filles se dirent entre elles : « Le lion est entré dans le filet ; les vœux de Roudabeh et ceux de Zal s’accomplissent ; un sort heureux nous a guidées. » Le trésorier aux yeux noirs qui, en cette affaire, était le confident de son maître, revint auprès du roi, et lui rapporta en secret toutes les paroles qu’il avait entendues de ces enchanteresses. Le roi alla vers le jardin de roses, et s’approcha des jeunes filles de Kaboul, et ces idoles de Tharaz au visage de Péri, aux joues de roses, s’avancèrent et l’adorèrent. Le roi leur fit des questions sur la taille et le visage de ce cyprès, sur son langage, sa mine, son intelligence et son esprit, pour savoir si elle était digne de lui. « Dites-moi tout, et gardez-vous de me tromper. Si vous me dites la vérité, je vous comblerai d’honneurs ; mais si je soupçonne une seule fausseté, je vous ferai jeter sous les pieds des éléphants. » Les joues des esclaves devinrent rouges comme la sandaraque, et elles baisèrent la terre devant le roi. Une d’entre elles, plus jeune d’années, mais pleine d’éloquence et de cœur, répondit à Zal : « Jamais mère, parmi les grands, ne mettra au monde un enfant ayant la mine et la taille de Zal, sa pureté de cœur, sa sagesse et sa prudence ; mais s’il y avait un autre homme, ô vaillant cavalier, qui eût ta stature et ton bras de lion, Roudabeh au beau visage serait votre égale à tous deux ; c’est un cyprès argenté rempli de couleurs et de parfums, une rose et un jasmin de la tête aux pieds, c’est l’étoile du Iemen au-dessus d’un cyprès ; tu dirais que ses traits versent du vin, et que toute sa chevelure est d’ambre. Du dôme argenté de sa tête tombent jusqu’à terre, par-dessus les roses de ses joues, les lacets de l’embuscade ; sa tête est tissue de musc et d’ambre ; son corps est pétri de rubis et de joyaux ; les boucles et les tresses de ses cheveux sont comme une cotte de mailles de musc ; tu dirais qu’elles tombent anneau sur anneau : on ne voit pas, à la Chine, une idole semblable à elle ; la lune et les Pléiades lui rendent hommage. »

Le roi répondit avec chaleur à l’esclave par des paroles douces, et d’une voix douce : « Dis-moi quel moyen il y a de trouver un chemin vers elle, car mon âme et mon cœur sont remplis d’amour pour elle, et tout mon désir est de voir son visage. » L’esclave lui répondit : « Si tu le permets, nous allons retourner au palais du cyprès, où nous mettrons en œuvre nos ruses, où nous ferons nos récits sur l’intelligence du Pehlewan, sur son aspect, sur sa mine, sur son langage et sur son âme brillante : nous ne cachons aucun mauvais dessein. Nous amènerons la tête musquée de Roudabeh dans les filets, et sa bouche sous la bouche du fils de Sam. Si le héros veut se rendre avec un lacet, devant le palais et son toit élevé, et jeter un nœud autour d’un des créneaux, le lion se réjouira de sa chasse à la brebis. Regarde-la alors aussi longtemps qu’il te plaira ; ce que nous venons de dire te prépare une grande joie. »



RETOUR DES ESCLAVES AUPRÈS DE ROUDABEH


Les belles esclaves partirent, et Zal s’en retourna, mesurant la lenteur de cette nuit qui lui parut longue comme une année. Les belles arrivèrent à la porte du palais, tenant chacune en main deux branches de rosier. Le gardien de la porte les vit, et se mit à les gronder ; ses paroles étaient dures, son cœur était serré : « Vous êtes hors du palais à une heure indue ; je m’étonne que vous sortiez. » Les idoles se préparèrent à lui répondre ; elles trépignèrent, dans leur embarras, en disant : Le jour d’aujourd’hui est un jour comme les autres, et il n’y a pas de Div pervers dans le jardin de roses. Le printemps est venu, nous cueillons des roses dans le jardin, et cherchons dans les champs des tiges de lavande.» Le gardien répondit : «Il ne faut pas faire aujourd’hui ce que vous faisiez quand Zal, le chef de l’armée, n’était pas encore à Kaboul, et quand la terre n’était pas encore couverte de ses tentes et de son armée. Ne voyez-vous pas que le roi de Kaboul quitte à cheval son palais dès l’aube du jour et qu’il passe la journée à aller et venir pour voir Zal ? car ils sont grands amis. S’il vous voyait ainsi tenant des roses à la main, il ne tarderait pas à vous abaisser jusqu’à terre. » Les idoles de Tharaz entrèrent dans le palais, s’assirent à côté de la lune et lui dirent en secret : « Jamais nous n’avons vu un lion pareil à lui ; sa « joue est comme la rose, son visage et ses cheveux sont blancs. » Le cœur de Roudabeh s’enflamma d’amour dans l’espoir de voir son visage. Les jeunes filles étalèrent devant elles l’or et les joyaux, et Roudabeh leur fit des questions sur tout ce qu’elles avaient remarqué : « Qu’avez-vous fait avec le fils de Sam ? Vaut-il mieux le voir ou entendre parler de sa gloire et de sa renommée ? » Les cinq filles au visage de Péri, ayant trouvé un endroit où elles pouvaient parler à Roudabeh, se hâtèrent de lui répondre : « Zal est le héros du monde entier ; personne ne l’égale en manières et en dignité ; Cet homme, haut comme un cyprès, a la grâce et la majesté d’un roi des rois ; il est plein de couleurs et de parfums ; c’est un arbre avec tronc et branches, un cavalier mince de taille et large de poitrine ; ses deux yeux sont comme des narcisses brillants, ses lèvres comme du corail, ses joues comme du sang ; ses mains et ses bras comme les bras d’un lion mâle ; il est prudent, il a le cœur d’un Mobed et la dignité d’un roi ; les cheveux de sa tête sont entièrement blancs, il n’a que ce défaut, et encore est-ce une beauté. Les joues et les boucles des cheveux de ce Pehlewan du monde sont comme des mailles d’argent couvrant une rose pourprée. Tu dirais que cela devait être ainsi, et que l’amour qu’il inspire n’augmenterait pas s’il en était autrement. Nous lui avons donné la bonne nouvelle qu’il pourrait te voir, et quand il s’en est retourné, son cœur était rempli d’espoir. Maintenant prépare un moyen de recevoir cet hôte, et donne-nous le message avec lequel nous devons retourner auprès de lui. » Le cyprès répondit aux esclaves : « Naguère vos avis et vos paroles étaient différents, et ce Zal, qui alors n’était que l’élève d’un oiseau avec une tête de vieillard, un homme décrépit, est devenu un homme aux joues de roses pourprées, à la taille élevée, au beau visage et un héros. Vous avez vanté devant lui mes traits, puis vous avez demandé la récompense de vos paroles. » Elle dit et sourit d’une lèvre, et ses joues rougirent comme la fleur du grenadier ; puis la reine des reines dit à une de ses esclaves : « Va ce soir, et porte-lui une bonne nouvelle ; parle-lui et écoute sa réponse ; dis-lui : Ton vœu est exaucé, prépare-toi, viens voir une lune pleine de beauté. » L’esclave répondit à sa belle maîtresse : « Prépare les moyens de réussir, car Dieu t’a accordé tout ce que tu désirais ; puisse la fin de tout ceci être heureuse ! »

Roudabeh se mit en toute hâte à faire ses apprêts en les cachant à toute sa famille. Elle avait un palais comme le gai printemps, tout couvert de portraits de héros ; elle le fit tendre de brocarts de la Chine, elle fit disposer les vases d’or, mêler du vin avec du musc et de l’ambre, et verser sur le sol des rubis et des émeraudes. D’un côté étaient des roses pourpres, des narcisses et des arghawans ; de l’autre, des branches de jasmin et des fleurs de lis. Toutes les coupes étaient d’or et de turquoise, tous les mets trempés dans l’eau de rose transparente ; et du palais de cette belle au visage de soleil s’élevait un parfum jusqu’au soleil.



ZAL VA VOIR ROUDABEH


Lorsque le soleil brillant eut disparu, qu’on eut fermé la porte du palais et qu’on en eut retiré la clef, l’esclave se rendit auprès de Destan fils de Sam, et lui dit : « Tout est préparé, viens ! » Le prince se dirigea vers le palais, comme il convient à un homme qui cherche une épouse. La belle aux yeux noirs et aux joues de rose monta sur le toit, semblable à un cyprès surmonté de la pleine lune ; et lorsque Destan, fils de Sam le cavalier, parut de loin, la fille du roi ouvrit ses deux yeux et fit entendre sa voix : « Tu es le bienvenu, ô jeune homme, fils d’un brave ! puisse la grâce de Dieu reposer sur toi ! puisses-tu marcher sur la voûte des sphères célestes ! Que mon esclave ait le cœur en joie et en gaieté, car tu es, de la tête aux pieds, tel qu’elle me l’a dit. Tu es venu ainsi à pied de ton camp, et tes pieds royaux doivent être fatigués. »

Lorsque le prince entendit cette voix du haut du palais, il regarda et vit la belle au visage de soleil. Les créneaux étaient éclairés par ce joyau, et la terre était devenue comme un rubis par le reflet de ses joues. Il répondit : « Ô jeune fille au visage de lune ! que mes bénédictions et les grâces du ciel soient sur toi ! Que de fois, dans la nuit, les yeux dirigés vers l’étoile du nord, j’ai prié Dieu le saint, demandant que le maître du monde me laisse voir en secret ton visage ! Maintenant ta voix m’a rendu heureux par ces douces paroles si doucement prononcées. Cherche un moyen de réunion, car pourquoi resterions-nous, toi sur les créneaux, moi dans la rue ? » La belle au visage de Péri écouta les paroles du prince, et dénoua sur sa tête ses boucles noires comme la nuit ; elle déroula un long lacet de ses tresses, et tel que tu n’aurais pu en tisser un pareil en musc. C’était boucle sur boucle, serpent sur serpent, fil sur fil, qui tombaient sur son cou. Elle fit descendre ces boucles du haut des créneaux, et Zal dit en son âme : « Voilà un lacet sans défaut ! » Ensuite Roudabeh cria du haut du mur : « Ô Pehlewan, fils d’un brave ! maintenant, hâte-toi, hausse ta taille, étends ta poitrine de bon et tes mains de roi ; prends mes boucles noires par le bout ; il faut bien que je devienne lacet pour toi. » Zal regarda la belle au visage de lune et s’étonna de ces paroles ; il couvrit de baisers le lacet de musc, de sorte que sa fiancée entendit le bruit de ses lèvres. Il répondit : « Ce ne serait pas juste. Puisse le soleil ne jamais briller dans un jour où j’aurais levé la main contre une femme folle d’amour, où j’aurais frappé de la lance pointue un être dont le cœur est brisé ! » Il prit des mains de son esclave un lacet, y fit un nœud coulant, et le lança en haut sans prononcer un mot. La cime d’un créneau se trouva prise par le nœud du lacet, et Zal y monta d’un trait jusqu’en haut. Lorsqu’il fut assis sur le haut du mur, la belle au visage de Péri vint à lui et le salua ; elle prit dans sa main la main de Destan, et ils s’en allèrent tous les deux comme en ivresse. Roudabeh descendit du haut du palais, tenant dans sa main la main de cette puissante branche du tronc royal. Ils allèrent vers l’appartement peint en or ; ils entrèrent dans cette salle royale qui était un paradis orné, rempli de lumières, et les esclaves se tenaient debout devant la belle aux yeux noirs, Zal fut frappé d’étonnement en voyant le visage et la chevelure, la grâce et la dignité de cette femme, parée de bracelets, de colliers et de boucles d’oreilles, et ornée de pièces d’or et de joyaux comme un jardin printanier. Les deux joues de Roudabeh étaient comme deux tulipes parmi des lis, et les boucles de ses cheveux flottaient les unes sur les autres. Zal, dans toute la dignité d’un roi des rois, s’assit à côté de la lune, pleine de majesté ; une épée était suspendue sur sa poitrine, un diadème de rubis couvrait sa tête. Roudabeh ne pouvait se rassasier de sa vue et tenait sur lui ses deux yeux, admirant sa taille et ses bras, sa grâce et sa force qui brisait un rocher sous sa massue comme une branche d’épines, et la beauté de ce visage qui vivifiait les âmes ; plus elle le regardait, plus son cœur s’enflammait. Il ne cessa de la baiser et de l’embrasser et de s’enivrer. Y a-t-il un lion qui ne chasse pas l’onagre ? Le roi dit à la belle au visage de lune : « Ô cyprès au sein argenté et parfumé de musc ! quand Minoutchehr entendra cette aventure, il ne l’approuvera pas, et Sam fils de Neriman entrera en colère ; il lèvera la main et bouillonnera de colère contre moi ; mais je ne mets aucun prix à ma vie et à mon corps ; je les tiens pour choses viles et me vêtirai sans peine du linceul. Ainsi je jure devant Dieu le seigneur, le dispensateur de la justice, que jamais je ne manquerai à ma foi envers toi. Je me présenterai devant Dieu et l’invoquerai ; je le prierai comme font les hommes dévoués à son culte, dans l’espoir qu’il éloignera du cœur de Sam et du roi de la terre toute colère, toute inimitié et toute haine. Le Créateur écoutera mes paroles, et tu seras à la face du monde mon épouse. » Roudabeh lui répondit : « Et moi de même, je jure devant le maître de la foi et de la religion que nul ne sera mon seigneur (Dieu est témoin de mes paroles) que Zal le Pehlewan du monde, le maître de la couronne et du trésor, le renommé, l’illustre. »

À chaque moment leur amour allait en croissant, la raison les abandonna, la passion s’empara d’eux, jusqu’à ce que le jour parût et que le son du tambour s’élevât des tentes du roi. Alors le roi prit congé de cette lune, et fit de son corps la trame, et du sein de Roudabeh la chaîne, et les cils de leurs yeux se mouillèrent de larmes ; ils adressèrent des reproches au soleil, disant : « Ô gloire du monde ! « encore un instant ; n’arrive pas si subitement ! » Zal jeta du haut du toit son lacet, et descendit du palais de sa belle compagne.



ZAL CONSULTE LES MOBEDS AU SUJET DE ROUDABEH


Aussitôt que le soleil brillant se fut levé au-dessus des montagnes, les braves de l’armée vinrent tous en foule, de grand matin, visiter le Pehlewan ; de là ils s’en allèrent chacun suivant son chemin. Le prince envoya un messager avec l’ordre de chercher les grands doués de sagesse ; et lorsque le savant Destour, les Mobeds, les braves pleins de fierté et les hommes de naissance illustre furent arrivés auprès du Pehlewan, pleins de joie, de prudence et d’intelligence, Destan fils de Sam commença à leur parler, le sourire sur les lèvres, le cœur plein de désirs. Il rendit d’abord hommage au maître du monde et réveilla de son sommeil l’âme des Mobeds, en disant : « Notre cœur doit être rempli de la crainte du Dieu de la sainteté et de la justice, et plein d’espérance en lui. Dieu est le maître du soleil et de la lune, qui tournent dans le ciel ; c’est lui qui guide l’esprit dans la vraie voie. Il faut le célébrer autant qu’il est possible, il faut se tenir incliné devant lui nuit et jour. C’est par lui que le monde subsiste et jouit du bonheur, il est le distributeur de la justice dans les deux mondes, c’est lui qui amène le printemps, l’été et l’automne, et qui charge de fruits les treilles des vignes ; c’est lui qui accorde un temps au jeune homme plein de beauté et au vieillard à l’aspect grave. Personne ne peut se soustraire à ses ordres et à sa volonté, et le pied de la fourmi ne peut fouler la terre sans lui. Or il a voulu que le monde ne puisse s’accroître que par couples, qu’un être seul ne puisse rien produire. Aucun être n’est seul si ce n’est Dieu le créateur, qui n’a besoin ni de compagnon, ni de compagne, ni d’ami. Tout ce qu’il a créé est créé par couples ; c’est ainsi qu’il a tout fait sortir du secret du néant. Reçois du ciel sublime cet enseignement ; l’univers entier est ainsi fait. Le monde a été embelli par l’homme, et toute chose précieuse n’acquiert sa valeur que par lui ; s’il n’y avait pas de couples dans le monde, toutes les facultés des êtres resteraient ignorées ; de plus, nous n’avons jamais vu, suivant la religion, qu’un jeune homme ait été sans épouse ; enfin quiconque est issu d’une race puissante resterait farouche s’il n’avait pas une compagne. Qu’y a-t-il de plus beau qu’un héros dont le cœur est réjoui par des enfants ? et quand le temps de sa mort arrive, il renaît dans ses fils ; par eux son nom subsiste dans le monde, et l’on dira : « Voilà le fils de Zal, qui était fils de Sam ; il fera l’ornement du trône et de la couronne ; le nom du père a passé, mais la fortune est demeurée au fils. Tout ceci est applicable à moi ; ce sont les roses et les narcisses de mon jardin. Mon cœur est troublé, la raison m’a quitté ; dites ce qui peut guérir mon mal. Je n’en ai parlé que lorsque ma passion est devenue grande, et que mon cerveau et ma raison en ont souffert. Tout le palais de Mihrab est le siège de mon amour, et son pays est pour moi comme les sphères du ciel. Mon cœur est épris de la fille de Sindokht. Que dites-vous ? Sam sera-t-il content ? Que dites-vous ? Le roi Minoutchehr en sera-t-il joyeux ? Y verra-t-il une fantaisie de jeunesse ou un crime ? Tous, grands et petits, quand ils cherchent une compagne, ne font que se tourner vers ce que la foi et la coutume exigent. Aucun homme de sens ne niera que ce ne soit un devoir religieux, et non une chose dont on doive rougir. Qu’en dit maintenant le Mobed prévoyant ? qu’en disent les sages ? » Les Mobeds et les grands tenaient leurs lèvres fermées, et la parole était enchaînée sur la langue des sages ; car Zohak était le grand-père de Mihrab, et le cœur du roi était plein de colère contre eux. Nul n’osa parler ouvertement, car on n’a jamais vu le miel mêlé au poison. Zal, n’entendant aucune réponse, se fâcha et s’y prit d’une autre manière. « Je sais, dit-il, que vous me blâmerez si vous examinez ce que j’ai fait ; mais quiconque veut faire sa volonté est destiné à encourir beaucoup de blâme. Si vous voulez me guider dans cette affaire, et aviser aux moyens de me délivrer de cette chaîne, je ferai pour vous dans le monde, quand il s’agira de bonté, de bienfaits, de justice, ce que jamais les grands n’ont fait pour les petits, et jamais je ne vous accablerai de malheur. » Tous les Mobeds s’empressèrent de lui répondre, tous lui souhaitèrent le repos et l’accomplissement de ses vœux, en disant : « Nous sommes tous tes esclaves, et notre étonnement ne nous a point abattus. Qui peut être abaissé ou relevé par une chose pareille ? L’honneur du roi ne peut souffrir par une femme. Mihrab, quoiqu’il ne soit pas ton égal en rang, est puissant et brave, et n’est pas de petite importance ; et quoiqu’il soit un rejeton de la race du dragon, il n’en est pas moins roi des Arabes. Il faut que tu envoies une lettre au Pehlewan telle que tu sais en écrire avec ton âme brillante. Tu as plus de sens que nous, et ton esprit et ton intelligence sont plus remplis de pensées. Sam écrira peut-être alors une lettre au roi pour découvrir ses intentions, et Minoutchehr ne s’écartera pas des avis de Sam le cavalier, et ainsi cette chose si difficile deviendra facile. »



ZAL ÉCRIT A SAM
POUR LUI EXPOSER SA POSITION


Zal appela un scribe ; son cœur était plein, et il s’épancha tout entier. Il fit écrire à Sam une lettre pleine de bonnes nouvelles, de saluts et de messages. D’abord il s’étendit, dans sa lettre, sur les louanges « du distributeur de la justice, qui a créé le monde, qui donne la joie et la force, qui est le maître de l’étoile du matin, de Mars et du soleil, maître de l’existence et maître du néant, le Dieu unique, dont nous sommes tous les esclaves. Que ses bénédictions reposent sur Sam fils de Neriman, maître de la massue, de l’épée et du casque ; qui fait bondir son cheval noir au jour de la poussière, qui nourrit les vautours a,u jour du combat, qui fait redoubler le vent du champ de bataille et pleuvoir le sang de nuage noir, qui demande des couronnes et des ceintures d’or, qui place les rois sur leurs trônes d’or, qui par sa bravoure acquiert une gloire infinie, à qui ses prouesses font porter haut la tête. Au jour du combat, il n’y a et il n’y aura pas de cavalier comparable à Sam fils de Neriman. Je suis devant lui comme un esclave ; mon âme et mon cœur sont remplis d’amour pour lui. Je suis né de ma mère tel qu’il m’a vu, et depuis ce temps le ciel n’a amené sur moi que des injustices. Mon père était vêtu mollement d’étoffes de castor et de soie, et moi je fus porté par le Simurgh sur les montagnes de l’Hindostan, où ma seule prière était qu’il m’apportât de la proie et qu’il me comptât parmi ses petits. Ma peau était brûlée par le vent, et de temps en temps la poussière me couvrait les yeux. On m’appelait le fils de Sam, mais Sam était assis sur un trône, et moi dans un nid. Puisque les décrets de Dieu l’avaient ainsi ordonné, j’ai été obligé de marcher dans cette voie. Personne ne peut échapper à la volonté de Dieu, quand même il volerait et s’élèverait dans les airs ; quand même, dans sa bravoure, il broierait de ses dents le fer des lances, et que la peau du lion se fendrait à sa voix ; il faudra qu’il se soumette aux ordres de Dieu, quand même ses dents seraient des enclumes. Il m’est arrivé une chose qui me brise le cœur, et qu’il m’est impossible d’approuver à la face du peuple ; mais si mon père, qui est un brave et un dragon courageux, veut exaucer la prière de son serviteur, tout ira bien. Mon cœur s’est enflammé d’amour pour la fille de Mihrab, j’ai été dévoré comme d’un feu ardent. Les astres sont mes compagnons dans la nuit sombre, et mon état est tel que mon sein ressemble aux flots de la mer. Je suis hors de moi par cette grande douleur, et tout le peuple pleure sur moi. Quoique mon cœur ait tant souffert par l’injustice, je ne veux pourtant rien faire que par tes ordres. Qu’ordonnes-tu maintenant, ô Pehlewan du monde ? Délivre mon âme de cette douleur et de cette angoisse ! Le roi a entendu cette parole du Mobed, qu’un joyau sortira de l’obscurité ; il ne peut se dégager de son serment, et j’espère qu’il consentira que je fasse ma femme de la fille de Mihrab, selon le droit, la coutume et la foi. Mon père se rappellera que lorsque Dieu, le maître du monde, m’a rendu à lui en me ramenant du mont Alborz, il a promis devant le peuple que jamais il ne s’opposerait à un désir de mon âme. Maintenant tu connais le désir auquel mon cœur est enchaîné. »

Un cavalier semblable à Adergueschasp partit de Kaboul avec trois chevaux pour aller auprès de Sam. Zal lui donna ses ordres, et lui dit : « Si l’un de tes chevaux tombe, tu ne te permettras pas un instant de repos, tu sauteras sur un autre, et tu continueras de courir ainsi jusqu’à ce que tu sois en présence du héros. » Le messager partit, rapide comme le vent, et sous lui son cheval était comme de l’acier. Lorsqu’il fut arrivé près du pays des Kerguesars, le Sipehbed qui faisait le tour d’une montagne, lançant des guépards, chassant les bêtes fauves, l’aperçut de loin et dit à ses compagnons, à ses guerriers pleins d’expérience : « Voilà un messager de Kaboul monté sur un cheval du Zaboulistan ; il est certainement envoyé par Zal, et nous allons lui demander avant tout des nouvelles de Destan, de l’Iran et du roi. » Dans ce moment, le cavalier arriva près de lui, tenant dans sa main la lettre de Zal. Il descendit de cheval, baisa la terre et invoqua maintes fois la grâce de Dieu sur le prince. Sam s’informa de sa santé en prenant la lettre de ses mains, et l’envoyé lui remit le message qu’il avait pour lui. Le prince détacha le lien de la lettre et descendit du sommet de la haute montagne. Ayant lu toutes les paroles de Zal, il pâlit aussitôt et demeura troublé ; il n’approuva pas la passion de son fils ; il avait espéré que son naturel serait tout différent. Il répondit : « Maintenant apparaît tout ce que sa nature devait produire. Quand on a été élevé par un oiseau sauvage, on demande au sort l’accomplissement de désirs pareils. « Étant retourné de la chasse dans sa demeure, il réfléchit longtemps en se disant : « Si je lui dis : Cela ne se peut pas, ne fais pas naître la discorde, tourne-toi vers la sagesse, alors je m’avilis devant Dieu et devant les hommes par mon manque de parole ; et si je dis : « C’est bien ! ton désir est juste, satisfais la passion de ton cœur, alors quelle race naîtra de ce nourrisson de l’oiseau et de cette fille du Div ? » Sa tête s’appesantit des soucis de son cœur ; il se coucha, mais il ne trouva pas de repos. Plus une chose est difficile pour l’esclave de Dieu, plus son corps en est brisé et plus son âme est en angoisse, plus cette chose devient facile inopinément aussitôt que Dieu le créateur l’ordonne.



SAM CONSULTE LES MOBEDS RELATIVEMENT à ZAL


Aussitôt qu’il se fut levé, il tint une assemblée de Mobeds et de sages ; il raconta tout aux astrologues et leur demanda : « Comment cette aventure finira-t-elle ? « Si je mêle deux éléments tels que le feu et l’eau, il en résultera un malheur, une chose semblable à la lutte qui aura lieu entre Feridoun et Zohak au jour du jugement. Cherchez dans les astres et donnez-moi votre décision ; placez la pointe du roseau sur les signes du ciel qui accordent le bonheur. » Les astrologues employèrent une longue journée à rechercher le secret du ciel. Ils le trouvèrent et revinrent en souriant, se présentèrent, joyeux de leur bonne fortune, devant Sam fils de Neriman, et l’un d’eux dit : « Ô héros à la ceinture d’or ! j’ai de bonnes nouvelles à t’apprendre sur la fille de Mihrab et sur Zal qui seront deux époux illustres. Ce couple vertueux aura un fils pareil à un éléphant de guerre qui se ceindra bravement, soumettra les hommes par l’épée et placera le trône du roi au-dessus des nuages ; il déracinera de terre le pied des méchants, et ne leur laissera dans le monde aucun refuge ; il n’épargnera ni les Segsars, ni le Mazenderan, et purifiera la terre avec sa lourde massue. Par lui tous les maux accableront le Touran, et toutes les prospérités se répandront sur l’Iran. Il rendra le sommeil aux malheureux, il fermera la porte de la discorde et la voie du mal. Les Iraniens mettront leur espérance en lui, et le Pehlewan aura de lui de bonnes et joyeuses nouvelles. Son cheval bondira dans le combat, et, assis sur son dos, il foulera sous ses pieds la face du tigre féroce. L’empire sera heureux pendant qu’il vivra, et le monde honorera son nom comme celui d’un roi. Roum et l’Hindostan et le pays d’Iran graveront son nom sur leurs sceaux. »

Le roi entendit ces paroles des astrologues ; il sourit et agréa leur hommage, et leur donna de l’or et de l’argent sans mesure, car ils lui rendaient le repos au moment de son angoisse ; puis il appela le messager de Zal, et lui parla longuement, disant : « Porte à Zal des paroles tendres et dis-lui : Ta passion est insensée ; mais puisque je t’ai donné jadis une promesse, il ne me sied pas de chercher un prétexte pour ne pas faire ce qui est juste. Demain matin je quitterai ce champ de bataille pour conduire mon armée dans le pays d’Iran, où je saurai ce que le roi ordonnera et ce que le maître décidera sur ton désir. » Il donna à l’envoyé des pièces d’argent et lui dit : « Pars et ne te repose pas un instant » ; puis il le congédia et se mit en route lui-même, et l’armée et son chef se réjouissaient de ce qui était arrivé. Il fit prendre mille hommes parmi les Kerguesars, que l’on traînait avec mépris après l’armée, en les faisant marcher à pied. Quand la moitié de la nuit obscure fut passée, le bruit des cavaliers s’éleva sur la plaine, et les timbales et les trompettes se firent entendre dans la cour des tentes du roi. Sam se mit en marche vers l’Iran et conduisit son armée à Dehistan.

Le messager s’en retourna vers Zal, joyeux de son bonheur et du sort fortuné qui l’avait guidé. Arrivé auprès de Zal, il lui rapporta le message de Sam et lui dit tout ce qui concernait cette affaire. Zal rendit grâces au Créateur de ce bonheur et de son heureux destin ; il donna aux pauvres de l’or et de l’argent, il fut gracieux envers tous les siens ; il appela les bénédictions de Dieu sur Sam et sur le porteur de ce bon message. Pendant la nuit, il ne dormait pas ; pendant le jour, il ne se reposait pas, il ne buvait pas de vin, il ne mandait pas les chanteurs ; son cœur était rempli de passion pour sa fiancée, et il ne parlait que de Roudabeh.



SINDOKHT APPREND CE QUE ROUDABEH AVAIT FAIT


Il y avait une femme aux paroles douces qui servait d’entremetteuse entre Zal et le cyprès ; elle portait les messages de Roudabeh au Pehlewan, et ceux de Zal à Roudabeh à l’âme brillante. Destan la fit appeler, lui raconta tout ce qu’il avait appris, et lui dit : « Va auprès de Roudabeh, et dis-lui : Ô nouvelle lune au cœur pur ! quand une affaire est devenue étroite et difficile, on trouve bientôt une clef pour l’élargir. Le messager que j’ai envoyé auprès de Sam est revenu joyeux et avec de bonnes nouvelles. Sam a beaucoup parlé et écouté et débattu, et à la fin il a consenti. »

Zal remit en toute hâte à la femme la réponse de Sam à sa lettre, et elle partit emportant la lettre et courant vers Roudabeh rapide comme le vent, et lui donna nouvelle de cette grande joie. Roudabeh au visage de Péri versa des pièces d’argent sur la femme et la fit asseoir sur un siège orné d’or ; puis elle donna à son émissaire, pour cette bonne nouvelle, un vêtement complet ; ensuite elle apporta une tiare blanche dont l’étoffe ne se voyait pas, tant elle était couverte de rubis et d’or, et l’or même ne paraissait pas sous les pierres précieuses. Elle apporta encore une belle bague de grand prix brillante comme Jupiter dans le ciel, et envoya ces deux présents à Destan fils de Sam, avec maint salut et maint message. La femme quitta la chambre de Roudabeh et arriva dans la grande salle ; mais Sindokht la guettait, et, la voyant, dit à haute voix : « D’où viens-tu ? réponds à toutes mes questions et ne cherche pas à me mentir. De temps en temps tu passes devant moi, tu entres dans cette chambre sans me regarder, et mon cœur a conçu des soupçons sur ton compte. Ne veux-tu pas dire si tu es la corde ou l’arc ? » La femme eut peur ; son visage devint comme la sandaraque ; elle tremblait et baisa la terre devant Sindokht, en disant : « Je suis une pauvre femme qui gagne son pain comme elle peut. Je vais dans les maisons des grands, où l’un m’achète des vêtements et l’autre des joyaux. Roudabeh, qui demeure dans cette chambre, a désiré des ornements et m’a demandé aussi de belles pierreries. Je lui ai apporté une tiare ornée d’or et un bracelet de pierres fines digne d’un roi. » Sindokhtlui dit : « Montre-les-moi, et apaise ainsi ma colère. » La femme lui répondit : J’ai apporté ces deux objets à Roudabeh, et elle veut maintenant que je lui en apporte davantage. » indoklit dit : « Montre-moi le prix que tu en as reçu, et délivre-moi des soupçons qui pèsent sur mon cœur. » La femme répondit : « Roudabeh m’a dit qu’elle me payerait demain, n’exige pas que je montre le prix avant que je le reçoive. » Sindokht savait bien que ces paroles étaient mensongères, et elle était déterminée à lutter avec cette femme ; elle s’approcha et examina de force les manches de sa robe, et le mensonge et la tromperie parurent à l’instant. Quand Sindokht vit ces vêtements magnifiques et ces ornements brodés de la main de Roudabeh, elle s’irrita, saisit la femme par les cheveux et la jeta le visage contre terre. Elle était en colère contre cette femme et la traîna par terre comme une chose vile ; puis elle la laissa tomber et la lia, la foula aux pieds et la battit avec la main. De là elle courut dans l’intérieur du palais avec un visage sombre, et pleine de douleur, de soucis et de colère. Elle ferma la porte derrière elle ; ses soupçons l’avaient rendue comme insensée. Elle manda sa fille devant elle, se frappa le visage de ses mains, et les larmes inondèrent ses joues jusqu’à qu’à les rendre luisantes, puis elle dit à Roudabeh : « Ô lune de noble race ! pourquoi as-tu préféré un abîme au trône ? Qu’y a-t-il dans le monde, en fait de bonne conduite, que je ne t’aie pas enseigné en public et en secret ? Pourquoi fais-tu ce qui est mal ? Ô ma fille au visage de lune ! dis à ta mère tous tes secrets. De la part de qui vient cette femme ? Pourquoi vient - elle chez toi ? De quoi s’agit-il ? et qui est l’homme à qui sont destinées cette belle tiare et cette bague ? Le trésor de la puissante couronne des Arabes nous a attiré beaucoup de bonheur et beaucoup de maux. Veux-tu donc livrer ainsi ton nom au vent ? Quelle mère a jamais mis au monde une fille comme toi ? »

Roudabeh baissa les yeux, regarda ses pieds, et resta toute honteuse devant sa mère ; elle versa des larmes d’amour, elle baigna ses joues du sang de ses yeux ; puis elle dit à sa mère : « Ô ma sage mère ! l’amour fait de mon âme sa proie. Plût à Dieu que ma mère ne m’eût jamais mise au monde ! alors je n’aurais fait ni le bien, ni le mal. Le roi de Zaboulistan s’est arrêté à Kaboul, et c’est ainsi que son amour m’a placée sur un siège de feu, et le monde est devenu si étroit pour mon cœur, que je me suis consumée dans cette flamme ouvertement et en secret. Je ne peux vivre sans voir son visage ; le monde ne vaut pas pour moi un seul de ses cheveux. Sache qu’il m’a vue et qu’il s’est assis à côté de moi, et que nous avons joint nos mains avec une promesse solennelle. Mais nous n’avons fait que nous regarder, et Zal n’a pas attisé entre lui et moi la flamme de la passion. Un messager est allé auprès du puissant Sam, qui a répondu à Zal le vaillant. Sam s’est tourmenté pendant un temps et a été affligé ; mais à la fin il a donné et entendu des paroles convenables. Il a comblé de présents le messager, et je connais toute la réponse de Sam par cette femme à qui tu as arraché les cheveux, que tu as renversée et traînée par terre ; elle est la messagère qui m’a apporté la lettre, et le vêtement que tu as trouvé était ma réponse. »

Sindokht resta confondue par ce discours, mais elle trouva bon que Zal devînt l’époux de sa fille. Elle répondit : « Ce n’est pas peu de chose ; il n’y a personne parmi les nobles, qu’on puisse comparer à Destan. Il est puissant, il est le fils du Pehlewan du monde ; il a un nom glorieux, de la prudence et une âme brillante ; il possède toutes les vertus et n’a qu’un seul défaut, mais un défaut tel qu’il éclipse tous ses avantages ; car le roi d’Iran sera fâché de cette affaire et fera voler la poussière de Kaboul jusqu’au soleil. Il ne voudra pas que quelqu’un de notre race mette le pied à Pétrier. »

Sindokht délia la femme et lui parla avec douceur, lui témoignant qu’elle l’avait méconnue ; elle lui dit : « Ô femme pleine de prudence ! agis toujours comme tu as agi et ne délie pas ta langue. Ne laisse jamais passer une parole sur tes lèvres, et porte ton secret sous la terre. » Sindokht s’assura que sa fille était tellement séparée du monde, qu’elle ne pouvait recevoir les conseils de personne ; puis elle alla se coucher dévorée par ses soucis ; tu aurais dit que sa peau se fendait sur son corps.



MIHRAB APPREND l’AVENTURE DE SA FILLE


Mihrab revint de la cour tout joyeux, car Zal avait beaucoup parlé de lui. Il trouva la noble Sindokht couchée, les joues pâles, le cœur agité. Il lui demanda : « Qu’as-tu vu ? dis-le-moi. Les deux feuilles de rose de ton visage, pourquoi ont-elles pâli ? » Elle répondit à Mihrab : « J’ai pensé longuement à ce palais que nous habitons, à ces richesses, à ces chevaux arabes caparaçonnés, à nos trésors, à ce jardin, à ces amis qui font le bonheur de notre cœur, à ces esclaves dévoués au roi, à ce parc, à cette résidence royale, à la beauté de notre cyprès élancé, à notre grand nom, à notre sagesse et à notre prudence. Malgré notre splendeur et notre loyauté, tout ceci doit peu à peu disparaître ; il faudra, contre notre gré, l’abandonner à l’ennemi, et considérer comme du vent toutes nos peines. Notre part de tout cela ne sera qu’une bière étroite. Nous avons planté un arbre dont le fruit est du poison pour nous, nous nous sommes fatigués à l’arroser ; nous avons suspendu à ses branches notre couronne et nos trésors ; et lorsqu’il s’est élevé jusqu’au soleil et qu’il est devenu grand, sa cime, qui répandait de l’ombre, a été jetée par terre. Voilà notre fin et notre ternie, et je ne sais où se trouvera du repos pour nous. »

Milirab répondit à Sindokht : « Tu dis cette parole comme si elle était nouvelle, mais ce qui est vieux ne peut redevenir nouveau. Ce monde fugitif est ainsi fait, que l’un y est malheureux et l’autre plein de santé, que l’un y entre et que l’autre en sort. As-tu connu quelqu’un que la voûte du ciel ne doive pas écraser ? Se livrer à l’angoisse ne remédie pas aux soucis, et l’on ne peut lutter en cela contre Dieu le juste. »

Sindokht lui répondit : « Les paroles que j’ai prononcées mettront les hommes de sens droit sur une voie nouvelle. Comment pourrais-je te cacher ce secret et ces affaires si importantes ? Un Mobed sage et bienheureux a conté à son fils l’histoire d’un arbre, de même j’ai fait ce conte pour que le roi, avec sa haute intelligence, prête attention à mes paroles. » Sindokht baissa la tête, inclina sa stature de cyprès et baigna de larmes ses joues de rose, disant : « Nous avons besoin, ô homme plein de prudence, que le ciel ne tourne pas ainsi sur nous. Sache que le fils de Sam a tendu en secret des pièges de toute espèce à Roudabeh, qu’il a détourné de sa voie le cœur pur de ta fille, et qu’il faut penser à un moyen de salut. Je lui ai donné des conseils, mais sans succès ; je vois que son cœur est troublé et que ses deux joues ont pâli. »

Mihrab l’entendit, se leva et mit la main sur la garde de son épée. Son corps tremblait, sa joue devenait bleue, son cœur plein de sang, sa bouche pleine de soupirs. Il dit : « Je vais à l’instant verser « sur la terre le sang de Roudabeh. » Sindokht, voyant cela, sauta sur ses pieds, mit ses deux mains autour de la taille de Mihrab comme une ceinture, et lui dit : « Écoute maintenant une parole de ton esclave ; fais attention un instant ; ensuite tu feras ce que tu croiras devoir faire, tu iras où ton cœur te guidera. »

Mihrab se détourna et la repoussa de la main ; il jeta un cri comme un éléphant furieux, disant : « Lorsqu’il me naquit une fille, j’aurais dû sur-le-champ lui trancher la tête ; je ne l’ai pas fait, je n’ai pas suivi la voie de mes pères, et voilà ce qu’elle trame contre moi. Un fils qui sort de la voie de ses pères ne sera pas, parmi les braves, réputé fils de son père. Un tigre a dit là-dessus, dans un moment où sa griffe était prête pour le combat : J’aime le carnage, et mon père avait hérité le même penchant de mon grand-père. Il faut que le fils porte le sceau de son père ; serait-il juste qu’il restât au-dessous de lui en valeur ? D’un côté je crains pour ma vie, de l’autre j’ai mon honneur à soutenir. Pourquoi veux-tu m’empêcher de faire la guerre ? Si le héros Sam et le roi Minoutchehr remportent la victoire sur moi, la fumée de Kaboul montera vers le soleil, et il ne restera dans ce pays ni semis, ni moisson. » Sindokht lui répondit : « Ô Pehlewan ! ne laisse pas aller sur ce point ta langue à des paroles irréfléchies, car Sam a été instruit de cette affaire. Ne livre pas ainsi ton cœur à l’inquiétude et à la terreur. Sam est revenu à cause de cela du pays des Kerguesars, c’est une affaire qui est devenue publique et qui n’est plus un secret. »

Mihrab lui répondit : « Ô femme au visage de lune, ne me dis pas de mensonges. Quel homme sensé pourra croire que le vent obéisse à la poussière ? Je ne m’affligerai point de ce qui est arrivé, si tu as trouvé une garantie contre le malheur. Il ne saurait y avoir parmi les grands et les petits un meilleur gendre que Zal ; et qui, depuis Ahwaz jusqu’à Kandahar, ne serait avide de l’alliance de Sam ? » Sindokht lui dit : « Ô homme plein de fierté ! puissé-je n’avoir jamais besoin de mentir ! Ce qui te nuirait me nuirait évidemment, et je suis liée à ton cœur affligé. Il en est ainsi, et voilà ce qui a pesé sur mon cœur, car le même soupçon m’est venu dès le commencement. C’est pour cela que tu m’as vue si triste, abandonnée au chagrin sur ma couche, la joie entièrement bannie de mon cœur. Mais si ce mariage se faisait, ce ne serait pas une chose si étrange qu’il fallût en avoir tant d’inquiétude. Feridoun devint roi à l’aide de Serv, maître du Iemen, et Destan, qui désire la possession du monde, prend la même route ; car c’est par le mélange du feu et de l’eau, du vent et de la terre, que la sombre face du monde devient brillante. » Puis elle lui remit la réponse de Sam à la lettre de Zal, et lui dit : « Réjouis-toi de ce que tes vœux seront accomplis. Chaque fois qu’un étranger entre dans ta famille, la face de ton ennemi devient sombre. » Mihrab prêta l’oreille à Sindokht, le cœur plein de rancune, la tête remplie d’agitation. Il ordonna à Sindokht de faire lever Roudabeh et de l’amener auprès de lui ; mais Sindokht eut peur que cet homme au cœur de lion ne la mît à mort, et lui répondit : « Je demande avant tout que tu me jures de me la rendre saine et sauve, et de ne pas priver le Kaboul de ce jardin de roses, semblable au sublime paradis. » Elle le força de jurer un grand serment, et parvint par son art à purifier le cœur de Mihrab de sa colère. Le roi illustre promit à Sindokht qu’il ne ferait aucun mal à Roudabeh, en ajoutant : « Mais considère que le roi de la terre sera plein de colère contre nous à cause de ce qui s’est passé. » Sindokht, sur ces paroles, Laissa la tête devant lui et frappa la terre de son front ; puis elle entra chez sa fille, les lèvres pleines de sourire, et montrant ses joues semblables au jour au-dessous de ses cheveux semblables à la nuit. Elle lui donna de bonnes nouvelles, disant : « Le tigre féroce retire sa griffe de dessus l’onagre sauvage. Maintenant hâte-toi de préparer tes ornements, et pars, va auprès de ton père et lamente-toi dans ta détresse.» Roudabeh lui répondit : « Qu’est-ce que des ornements, qu’est-ce qu’une chose sans valeur à la place d’un trésor ? Le fils de Sam est le fiancé de mon âme, pourquoi cacher ce qui est évident ? » Elle se rendit auprès de son père, belle comme le soleil qui se lève et qui est tout noyé dans les rubis et dans l’or. Son père resta étonné à sa vue et appela sur elle plusieurs fois la grâce de Dieu. C’était un paradis orné, beau comme le soleil brillant au gai printemps. Mihrab lui dit : « Ô toi dont le cerveau est vide de raison, qui parmi les hommes de sens pourrait tolérer qu’une Péri s’alliât à un Ahriman ? Périsse plutôt ma couronne et mon sceau ! Si un enchanteur de serpents du désert de Kahtan devenait Mage, il faudrait le tuer avec une flèche. » Lorsque Roudabeh entendit les paroles de son père, son cœur se remplit de sang et sa joue devint pourpre ; elle baissa ses sourcils noirs sur ses yeux sombres, et n’osa respirer, pendant que son père, le cœur plein de colère et la tête pleine de l’ardeur des combats, poussait des cris comme un tigre. Sa fille retourna dans son appartement, le cœur brisé, ses joues de safran colorées par le sang ; et tous les deux, la lune au cœur brisé et le roi, se réfugièrent en Dieu.


MINOUTCHEHR APPREND l’AVENTURE

ZAL ET DE ROUDABEH


Après cela, le puissant roi eut nouvelle de Destan, de Milirab et du vaillant Sam, de l’alliance avec Mihrab, de l’amour de Zal et des deux amants de race si noble et si inégale. On convoqua de tous côtés les Mobeds devant le roi du monde qui portait haut la tête. Il dit aux sages : « Cet événement nous amènera des jours terribles. De même que ma sagesse et mes combats ont arraché l’Iran des griffes des lions et des tigres, de même Feridoun a délivré la terre de Zohak ; mais je crains qu’un rejeton de cette race ne recommence à pousser. Il ne faut pas que par notre négligence l’amour de Zal élève jusqu’à sa hauteur cette branche abattue. Si, par l’union de la fille de Mihrab et du fils de Sam, il sortait du fourreau une épée tranchante, cet enfant serait d’un côté issu d’une race étrangère à la nôtre, et ressemblerait à un remède mêlé avec du poison ; et si le côté de sa mère devenait le plus fort, sa tête se remplirait de mauvais dis- cours, il jetterait l’Iran dans les dissensions et dans les malheurs, espérant recouvrer la couronne et le trésor. Maintenant quelle réponse me ferez-vous ? Tâchez de me donner un conseil qui porte bonheur. » Tous les Mobeds invoquèrent la grâce de Dieu sur lui, en disant : « Ô roi à la foi pure, tu as plus de sagesse que nous, et plus de pouvoir de faire ce qui convient. Fais ce que la raison exige, elle commande même au cœur du dragon. » Le glorieux roi, ayant entendu leur réponse, chercha un moyen de mener à fin cette affaire.

Il manda auprès de lui Newder avec ses nobles et ses grands, et lui dit : « Va auprès de Sam le cavalier, demande-lui quelle a été sa fortune dans la guerre ; et quand tu seras satisfait là-dessus, dis-lui de se diriger de notre côté et de ne retourner dans son palais qu’après m’avoir vu. » Newder quitta son père et se dirigea sans délai vers le Pehlewan ; et Sam, ayant reçu cette nouvelle, alla au-devant du fils du Keïanide. Tous ses braves l’accompagnèrent avec des éléphants de guerre et des tambours. Bientôt les grands et le glorieux Newder arrivèrent auprès de Sam le cavalier, et les nobles et puissants guerriers s’adressèrent mutuellement des questions ; Newder s’acquitta du message de son père, et Sam se réjouit de le voir et lui répondit : « J’obéirai, et la vue du roi sera une fête pour mon âme. » Ce jour-là ils furent les hôtes de Sam, qui était joyeux de cette rencontre. On dressa des tables, on saisit les coupes, on porta d’abord la santé de Minoutchehr, puis celle de Newder, de Sam et de tous les grands, ensuite ils parlèrent de l’état de toutes les provinces. La nuit entière se passa dans la joie, et lorsque le soleil brillant eut dissipé les ténèbres, le bruit des tambours s’éleva devant le portail, les dromadaires rapides élevèrent leurs têtes, et les braves se mirent en marche vers la cour du roi Minoutchehr, conformément à ses ordres.

Aussitôt que le roi en eut nouvelle, il prépara la grande salle du palais impérial. Un bruit s’éleva de Sari et d’Amol comme le bruit de la mer qui se soulève en fureur. Alors les braves s’avancèrent, armés de javelots, de cuirasses et de lourdes lances, formant une armée qui allait d’une montagne à l’autre, et serrant l’un contre l’autre leurs boucliers couverts de tissus jaunes et rouges, avec des timbales, des trompettes et des cymbales d’airain, avec des chevaux arabes et des éléphants portant les trésors. Ainsi s’avançait toute l’armée du roi à la rencontre de Sam avec des étendards et des tambours.



SAM VIENT VOIR MINOUTCHEHR


Arrivé près de la cour, Sam descendit de cheval, et le roi ordonna qu’on l’admît. Aussitôt qu’il aperçut le roi du monde, Sam baisa la terre et s’avança vers lui. Minoutchehr se leva de son trône d’ivoire, portant sur la tête une couronne de rubis brillants. Il fit asseoir Sam sur le trône à côté de lui, et le reçut gracieusement comme il le méritait. Il lui fit maintes questions sur les Kerguesars pleins de bravoure, et sur les Divs courageux du Mazenderan, en le plaignant de ses fatigues ; et Sam lui raconta tout ce qui s’était passé, disant : « Ô roi ! puisses-tu être à jamais heureux ! puisse l’inimitié des méchants ne jamais atteindre ta vie ! Je suis allé dans le pays de ces Divs courageux, que dis- je des Divs ? Ce sont des lions avides de combats, plus rapides que des chevaux arabes, plus braves que les braves de l’Iran. Le peuple que l’on appelle Segsars, et que l’on prendrait pour des tigres féroces, lorsqu’il eut nouvelle de moi, et qu’il fut effrayé des bruits de mon arrivée, éleva un grand cri dans ses villes et en sortit en masse. C’était une armée immense couvrant tout l’espace de montagne en montagne, de sorte que le jour brillant disparut sous la poussière. Ils s’avancèrent vers moi avides de combats, ils vinrent en confusion et en toute hâte. La peur se manifesta dans mon armée, et je ne savais comment y remédier. Je reconnus alors que tout reposait sur moi, et je poussais des cris contre l’armée des ennemis. J’élevais cette massue du poids de cent mans, je lançais mon cheval de fer. J’allais broyant leurs cervelles et étourdissant leurs têtes par la peur que je leur inspirais. Un petit-fils du terrible Selm, qui avait été le maître du monde, vint à moi semblable à un loup. Cet ambitieux s’appelait Karkoui, c’était un haut cyprès de bel aspect. Il descendait par sa mère de la race de Zohak, et les têtes des braves étaient devant lui comme de la poussière. Son armée était nombreuse comme les fourmis et les sauterelles, et l’on ne distinguait plus ni plaine, ni montagne, ni marais. Lorsque la poussière de cette grande armée s’éleva, les joues de nos braves pâlirent. Je saisis ma massue qui tue d’un seul coup, et je devançai mon armée. Je poussai des cris du haut de mon cheval, de sorte que la terre leur paraissait tourner comme un moulin ; mon armée reprit courage, et tous ne pensèrent plus qu’au combat. Karkoui, entendant ma voix et les coups de ma massue qui jouait avec les têtes, vint à moi pour me combattre, semblable à un éléphant furieux, et armé d’un long lacet. Il cherchait à me prendre dans le nœud de son lacet, mais je m’en aperçus, et je me détournai du danger. Je pris dans ma main un arc digne d’un roi, et des flèches de peuplier armées d’acier. Je lançais mon cheval semblable à un aigle courageux, je faisais pleuvoir sur Kakoui des flèches brûlantes comme du feu, et je croyais avoir fortement cloué à son casque sa tête pareille à une enclume. Je vis à travers la poussière qu’il s’élançait comme un éléphant furieux, une épée indienne à la main. Il me vint en pensée, ô roi, que les rochers mêmes allaient lui demander grâce. Lui se hâtait, moi je tardais pour voir comment je pourrais le saisir ; et lorsqu’il se précipita sur moi bravement, j’étendis mes mains du haut de mon cheval, je saisis le brave à la ceinture, et comme un lion je l’enlevai de la selle, comme un éléphant furieux je le jetai par terre de manière à briser tous ses os. Le roi étant ainsi abattu comme une chose vile, son armée s’enfuit du combat. Les vallées et les hauteurs, les montagnes et les plaines se remplirent de tous côtés de masses d’hommes ; et lorsque l’on compta les morts, on trouva douze mille cavaliers et fantassins couchés sur le sol. L’armée et le peuple des villes et les braves cavaliers étaient au nombre de trois cent mille ; mais que pèse un ennemi devant ta fortune, et devant l’esclave de ton trône ? »

Le roi, ayant entendu ces paroles, éleva sa couronne fortunée jusqu’à la lune. Il fit apporter du vin et préparer une fête, et se livra à la joie, car il vit le monde délivré de ses ennemis. Ils abrégèrent la nuit par le festin, ne cessant de porter la santé de Sam. Lorsque la nuit eut fait place au jour, on ouvrit le rideau du palais, et le monde fut admis auprès du roi. Sam le vaillant chef se présenta devant le puissant roi Minoutchehr. Le héros sans pareil offrit ses hommages au roi, et il allait lui parler de Mihrab et de Zal, lorsque le roi du monde le prévint et commença à en parler dans un sens bien différent, en disant : « Pars d’ici avec l’élite des grands, allume un feu dans l’Hindostan, et brûle tous les palais de Mihrab, roi de Kaboul ; il ne faut pas qu’il t’échappe, et que ce rejeton du dragon reste en vie, car il pousserait de temps en temps un cri de guerre, et remplirait le monde heureux de combats et de troubles. Tous ceux qui lui sont alliés, tous les grands qui le servent, tous ceux qui sont de sa famille, et de la race de Zohak le magicien, tranche-leur la tête à tous, et délivre la terre des partisans de Zohak et de sa lignée. »

Voyant la colère et la passion du roi, Sam n’osa dans le moment faire aucune réponse ; il baisa le trône, frappa la terre de son front devant le roi illustre, plein du désir de la vengeance, et lui répondit : « Je ferai tout ce que je pourrai pour calmer la colère du roi. » Puis il se dirigea vers son palais avec son armée et avec ses chevaux qui foulaient la route.



SAM PART POUR ALLER COMBATTRE MIHRAB


Mihrab et Destan apprirent les desseins que le roi et Sam avaient concertés ; tout le pays de Kaboul en fut troublé, et des cris s’élevèrent du palais de Mihrab. Tandis que Sindokht, Mihrab et Roudabeh désespéraient de leur vie et de toute chose, Zal sortit de Kaboul en colère, le visage défait et les bras levés, en disant : « Si un dragon malfaisant venait pour brûler le monde avec son haleine, il faudrait qu’il me tranchât la tête avant de se rendre maître du Kaboulistan. » Il partit en toute hâte, le foie plein de sang, le cœur plein de pensées, la tête remplie de discours. Lorsque Sam le brave eut nouvelle que le fils du lion courageux s’avançait sur la route, toute l’armée se leva, on apprêta le drapeau de Feridoun, on battit les tambours du départ, et le Sipehbed et son armée allèrent à la rencontre de Zal. Les éléphants portaient sur leurs dos des drapeaux ornés de belles couleurs, de rouge, de jaune et de violet.

Aussitôt que Destan fils de Sam vit son père, il mit pied à terre et courut vers lui ; les grands, tant du côté du roi que de celui du prince, descendirent de cheval. Zal baisa la terre, et son père lui parla longuement ; puis Zal remonta sur son cheval arabe semblable à une haute montagne brillante d’or. Tous les grands s’avancèrent vers lui pleins de soucis, et lui dirent : « On a exaspéré ton père contre toi, demande-lui pardon et ne montre pas d’orgueil. » Zal répondit : « Ceci ne me fait pas peur, car l’homme n’a d’autre fin que le tombeau. Mais si mon père se conduit comme un homme de sens, il ne détruira pas une parole par une autre. Vous verrez que je lui parlerai avec amour et que je ferai couler des larmes de honte sur ses joues. » Ils chevauchèrent ainsi jusqu’au palais de Sam, le cœur ouvert et en joie. Sam le cavalier descendit, et admit sur-le-champ son fils en sa présence. Zal s’approcha de son père, baisa la terre en étendant les bras, invoqua les grâces de Dieu sur Sam le héros, et les larmes de ses yeux effacèrent les roses de ses joues : « Puisse le Pehlewan au cœur prudent être heureux ! puisse son esprit ne s’attacher qu’à la justice ! Ton épée brûle le diamant, la terre pleure le jour où tu combats ; quand ton cheval bondit au jour de la bataille, ton armée, ordinairement trop lente à ton gré, se hâte ce jour-là. Le ciel, quand il entend le sifflement de ta massue, n’ose faire avancer les astres. Ta justice fait fleurir la terre entière, l’esprit et la prudence sont tes supports. Ta justice rend heureux tous les hommes, elle s’étend sur toute la terre et sur le siècle entier ; il n’y a que moi qui n’y ai aucune part, quoique je sois un membre de ta famille. J’ai été élevé par un oiseau, j’ai mangé de la poussière, personne n’est mon égal dans le combat. Je n’ai conscience d’aucun crime qui donne à qui que ce soit le pouvoir de me faire du mal, si ce n’est peut-être d’avoir pour père Sam le brave, quoique cette origine ne m’ait pas procuré beaucoup de gloire. Aussitôt que ma mère m’a mis au monde, tu m’as rejeté, tu m’as exposé sur la montagne. Tu as livré ton nouveau-né aux douleurs, tu as jeté au feu un enfant qui devait croître. Je n’ai pas vu de berceau, ni de sein plein de lait ; aucun parent n’a eu soin de moi ; lu m’as porté sur la montagne, tu m’as jeté là, tu as ravi mon cœur à toute tendresse et à tout repos ; tu as lutté contre Dieu le créateur, car d’où viennent la couleur blanche et la couleur noire ? Maintenant que Dieu le créateur m’a fait grandir et qu’il a jeté sur moi l’œil de sa toute-puissance, je possède des honneurs, du courage, une épée de brave et un ami comme le roi de Kaboul, qui a un diadème, un trône et une lourde massue, de la sagesse et des vassaux qui portent des couronnes. J’ai fixé ma demeure à Kaboul selon tes ordres, je me suis conformé à tes volontés et au serment que tu as exigé de moi. Tu m’avais promis de ne jamais m’affliger, de faire porter fruit à l’arbre que je planterais ; mais en venant du Mazenderan tu as pris ta résolution, tu es accouru du pays des Kerguesars avec l’intention de désoler le palais que j’habite : c’est ainsi que tu veux me rendre justice. Me voici devant toi, je livre mon corps vivant à ta colère, fais-moi couper en deux avec une scie, mais ne me dis pas un mot sur le Kaboul. Fais ce que tu veux, puisque tu as le pouvoir ; mais tout le mal que tu causeras à Kaboul, c’est à moi que tu le feras. »

Le prince entendit les paroles de Zal, il écouta avidement, laissa tomber ses bras et répondit : « Oui, c’est la vérité, et ta langue en porte témoignage. J’ai été injuste dans tout ce que j’ai fait à ton égard, et le cœur de tes ennemis s’est réjoui de ton malheur. Tu m’as demandé l’objet de ta passion, tu t’es levé de ta place dans ton angoisse ; réprime ta colère jusqu’à ce que j’aie trouvé un remède à ton mal, et assuré l’accomplissement de tes désirs. Je vais faire écrire une lettre au roi, que je lui ferai remettre par tes mains, ô mon fils ! Quand le maître du monde verra ton visage et tes prouesses, il cessera de vouloir te persécuter. Nous lui représenterons tout ce qu’il faudra, nous ramènerons son esprit et son cœur à la justice ; et si le roi notre maître se réunit à moi, toutes nos affaires tourneront selon tes désirs. Le lion triomphe toujours par la force de sa griffe, et partout où il est, il trouve une proie. » Zal-zer baisa la terre et invoqua plusieurs fois la grâce de Dieu sur son père.



ZAL VA EN AMBASSADE
AUPRÈS DE MINOUTCHEHR


Ils mandèrent un scribe et se concertèrent sur toutes choses. La lettre commençait par des louanges du Créateur, « qui a toujours été et sera toujours. C’est lui qui dispense le bien et le mal, l’existence et la destruction ; nous sommes tous ses esclaves, et il est un. Au-dessus de tout ce qu’il a appelé à l’existence se meut le ciel qui tourne. Il est le maître de Saturne, du soleil et de la lune. Que sa grâce soit sur le roi Minoutchehr, qui dans le combat est comme le poison qui triomphe même de la thériaque, et dans la fête comme la lune qui illumine le monde ; sur Minoutchehr, qui manie la massue et qui fait ouvrir les portes des villes ; qui fait jouir chacun d’une part de joie, qui tient dans sa main le drapeau de Feridoun, et qui tue le tigre fier et courageux. Les hautes montagnes deviennent par les coups de ta massue comme la poussière sous les sabots de ton cheval qui porte haut la tête. Par la honte de ton cœur et par la pureté de ta foi, tu mènes ensemble à l’abreuvoir le loup et la brebis. Je suis un esclave qui ose t’approcher, j’ai atteint deux fois soixante ans ; une poussière de camphre me couvre la tête, c’est le diadème que le soleil et la lune m’ont donné. J’ai ceint mes reins de héros comme un esclave ; j’ai combattu les magiciens, manié la bride, vaincu les braves et frappé de la massue. Personne dans le monde ne connaît un cavalier tel que moi ; et lorsque j’ai porté ma main sur la lourde massue, la gloire des braves du Mazenderan s’est éclipsée. N’eussé-je, moi qui porte la tête plus haut que les plus fiers, laissé d’autres traces dans le monde que la destruction de ce dragon qui sortit du lit du Kaschaf et rendit la terre nue comme la main, cela suffirait à ma gloire. Sa longueur égalait la distance d’une ville à une autre, sa largeur remplissait l’espace d’une montagne à une autre. Les hommes tremblaient devant lui, ils étaient au guet jour et nuit. Je vis que l’air était vide d’oiseaux, et la face de la terre privée de bêtes sauvages. Le feu du dragon brûlait les ailes des vautours, son venin dévorait la terre. Il aurait tiré de l’eau le crocodile farouche, et de l’air l’aigle aux ailes rapides. La terre devenait vide d’hommes et d’animaux, et toute créature lui cédait la place. Lorsque je vis que personne sur la terre n’osait engager le combat avec lui, je bannis loin de mon cœur toute crainte et, me fiant à la force que m’a donnée Dieu le saint, je me ceignis au nom du Tout-Puissant, je m’assis sur mon cheval qui ressemble à un éléphant ; à sa selle était suspendue ma massue à tête de bœuf, à mon bras mon arc, et mon bouclier à mon cou. Je partis comme un crocodile furieux ; j’avais pour moi une main agile, il avait pour lui une haleine dévorante. Tous ceux qui virent que je voulais lever la massue contre le dragon me dirent adieu. J’arrivais près de lui, et je le vis semblable à une grande montagne, traînant par terre les poils de sa tête pareils à des cordes. Sa langue était comme un tronc noir, sa gueule était béante et pendait sur le chemin ; ses deux yeux ressemblaient à deux bassins remplis de sang. Il me vit, hurla et vint à moi avec rage ; il me semblait, ô roi, qu’il était rempli de feu ; le monde était devant mes yeux comme une mer, et une fumée noire volait vers les nuages sombres. Ses cris faisaient trembler la terre, et le monde devenait par son venin semblable à la mer de la Chine. Je poussai contre lui des cris terribles comme les cris du lion, ainsi qu’il convient à un homme de cœur. Je plaçai sans délai dans mon arbalète une flèche de peuplier à pointe d’acier, je dirigeai la flèche vers sa gueule pour clouer sa langue à son palais ; et sa gueule étant ainsi percée d’un côté, il laissa pendre sa langue tant il en était étourdi. Aussitôt je tirai dans sa gueule une seconde flèche qui le fit se tordre de douleur. Une troisième fois je le blessai au milieu de la gueule, et un torrent de sang sortit de son corps. Comme il rendait la terre étroite pour moi, je détachai ma massue de combat à tête de bœuf ; et de toute la force que le maître du monde m’a donnée, je lançai mon cheval au corps d’éléphant. Je frappai le dragon au front avec ma massue à tête de bœuf ; tu aurais dit que le ciel faisait pleuvoir sur lui des montagnes. Je broyais sa tête comme si elle eût été la tête d’un éléphant furieux, et son venin coulait comme les eaux du Nil. Un seid coup l’abattit de telle sorte qu’il ne se releva plus, sa cervelle rendit la plaine égale à la montagne, le courant du Kaschaf devint comme un fleuve de bile, et la terre redevint un lieu de repos et de sommeil. Toutes les montagnes étaient couvertes d’hommes et de femmes qui chantaient mes louanges. Les hommes regardaient avidement ce combat, car ce dragon avait été un grand fléau. Ils m’appelèrent de là Sam qui ne donne qu’un coup, ils versèrent sur moi des joyaux. Lorsque je revins, mon corps brillant était dépouillé de sa fameuse cuirasse, les caparaçons s’étaient fondus sur mon cheval, et le venin du dragon me rendit malade pendant longtemps. Depuis beaucoup d’années il n’y avait pas eu de fruits dans ces pays, et l’Occident n’était couvert que de ronces brûlées. Si je voulais te parler encore de la guerre contre les Divs, cette lettre deviendrait trop longue. Dans tout ce que j’ai entrepris, j’ai toujours placé sous mes pieds les têtes des grands ; et partout où j’ai fait bondir mon cheval aux pieds de vent, les lions féroces ont quitté le pays. Depuis beaucoup d’années la selle est mon trône, et le dos de mon cheval ma demeure. Je t’ai soumis avec ma lourde massue le pays des Kerguesars et le Mazenderan. Je n’ai jamais demandé pour moi des provinces, je n’ai désiré que de te voir heureux et victorieux. Mais maintenant mon bras que je tenais haut, et la massue avec laquelle je frappais, ne sont plus ce qu’ils étaient, et ma poitrine et mes reins se courbent. Je lançais un lacet de soixante coudées, mais le temps m’a ployé vers la terre. A présent, j’ai transmis le pouvoir à Zal qui est digne de la ceinture et de la masse d’armes. Comme moi, il détruira tes ennemis, et ses prouesses rendront ton cœur joyeux. Mais il nourrit en secret un désir qu’il ira soumettre au roi de la terre, un désir qui est bon devant Dieu, sous la protection duquel se trouve toute chose bonne. Nous n’osons rien faire sans l’avis du roi, car il ne convient pas à des esclaves d’agir selon leur volonté. Le roi mon seigneur, le protecteur du monde, m’a entendu prononcer la promesse que j’ai faite à Zal en présence du peuple après l’avoir ramené du mont Alborz, la promesse de ne jamais m’opposer à sa volonté. Dans son désir il est venu me trouver, il est arrivé couvert de sang et de poussière et les os brisés, et m’a dit : Te fais-tu le soutien de la cour d’Amol ? Il te siérait mieux de te rendre à Kaboul. — Quand un homme élevé par un oiseau sur la montagne, et rejeté loin de la foule des hommes, voit une femme, dans le Kaboulistan, semblable à un cyprès couronné d’un jardin de roses, et qu’il en perd la raison, il ne faut pas s’en étonner, et le roi ne doit pas lui en vouloir. Les tourments de son amour sont devenus tels, que quiconque le voit a pitié de lui. Le serment dont le roi a entendu parler est la suite des grandes peines que Zal a souffertes sans les mériter. C’est moi qui ai fait de lui un homme au cœur affligé ; quand il arrivera devant le puissant trône, fais ce qui convient à un grand prince : je n’ai pas besoin de t’enseigner la sagesse. Je n’ai dans le monde que lui pour me défendre des soucis et me soutenir. Sam, fils de Neriman, invoque mille bénédictions de Dieu sur le roi du monde et sur les grands de sa cour. »

Lorsque la lettre fut écrite et leurs plans concertés, Zal la saisit avidement et se leva ; il sortit et sauta sur son cheval, et le bruit des trompettes s’éleva. Les braves l’accompagnèrent sur la route, tournant leur visage en toute hâte vers le roi, et Sam qui tue d’un seul coup se rendit dans le jardin de roses lorsque Zal eut quitté le Zaboulistan.



COLÈRE DE MIHRAB CONTRE SINDOKHT


Lorsque ces événements furent connus à Kaboul, la tête du gardien des frontières se remplit de colère. Il en perdit la raison, appela devant lui Sindokht, et exhala devant elle toute sa colère contre Roudabeh, disant : « Maintenant il n’y a plus d’autre moyen, je ne peux tenir contre le roi du monde, je te mènerai devant lui avec ta fille au corps impur, et je vous tuerai ignominieusement devant le roi du peuple. Peut-être qu’alors le roi d’Iran apaisera sa colère et son désir de vengeance, et qu’il rendra la paix au monde ; car qui, dans le Kaboul, voudra combattre Sam ? qui osera s’exposer aux coups de sa massue ? »

Sindokht l’écouta, elle s’assit devant lui et médita dans son esprit fertile en ressources. Elle s’avisa dans son cœur d’un moyen, car elle était ingénieuse en plans et en conseils, puis elle courut auprès du roi, qui ressemblait au soleil, croisa ses mains sur son sein et lui dit : « Écoute une parole de moi ; si tu veux faire autre chose, tu le feras. Si tu as des trésors pour sauver ta vie, donne-les, et sache que cette nuit enfantera quelque chose. Quelque longue que soit une nuit, son obscurité ne dure pas longtemps ; le jour paraîtra, quand le soleil commencera à briller, et le monde ressemblera à un sceau de rubis de Badakhschan. » Mihrab répondit : « Ne conte pas au milieu des hommes de guerre de vieux contes ; dis ce que tu sais, lutte pour ta vie, ou résigne-toi à te revêtir d’une robe sanglante. » Sindokht lui dit : « Ô puissant roi ! il se peut que tu n’aies pas besoin de mon sang. Il faut que j’aille auprès de Sam, il faut que je tire cette épée du fourreau ; je lui dirai ce qu’il convient de dire, et l’esprit assaisonnera mes paroles crues. Je fournirai les ruses, tu fourniras les présents et tu m’abandonneras les trésors que tu as accumules. » Mihrab lui répondit : « Voici la clef : il ne faut jamais ménager ses richesses ; prépare des esclaves et des chevaux, un trône et une couronne, et prends-les avec toi. Il se peut qu’alors Sam ne brûle pas le pays de Kaboul à cause de nous, et que son cœur, de même qu’il a été desséché à notre égard, brille de nouveau pour nous. » Sindokht lui dit : « Su tu tiens à ta vie, prodigue tes richesses. Mais il ne faut pas que tu traites durement Roudabeh, pendant que je cherche un remède à nos maux. Je n’ai dans ce monde qu’un seul bien en partage, c’est sa vie ; tu m’en réponds aujourd’hui. Je n’ai aucun souci de moi-même, c’est pour elle que je suis ainsi en peine et en angoisse. » Elle lui fit jurer un grand serment, puis elle se prépara courageusement à son entreprise. Elle se vêtit de brocart et d’or, et couvrit son sein de perles et de rubis précieux ; elle prit dans le trésor de Mihrab trois cent mille pièces d’or pour les présenter à Sam ; on amena deux fois trente chevaux arabes et persans aux caparaçons d’argent, et soixante esclaves avec des colliers d’or, tenant chacun en main une coupe d’or pleine de musc et de camphre, de rubis et d’or, de turquoises et de pierreries de toute espèce ; puis cent dromadaires femelles au poil roux, et cent dromadaires de charge bons coureurs. Puis on apporta une couronne digne d’un roi, ornée de pierres fines, et des bracelets, des colliers, des boucles d’oreilles et un trône d’or semblable au firmament, incrusté de pierreries de toute espèce, large de vingt palmes royales et de la hauteur d’un homme à cheval qui tient haut la tête. Enfin on amena quatre éléphants indiens, que l’on chargea d’étoffes et de tapis.


SAM CONSOLE SINDOKHT


Sindokht, ayant épuisé le trésor, monta à cheval comme un héros semblable à Aderguerschasp. La tête couverte d’un casque de Roum, assise sur un cheval rapide comme le vent, elle s’avança solennellement vers la cour de Sam, en silence et sans se nommer. Elle dit aux chefs de la garde d’annoncer sans délai au Pehlewan du monde qu’un envoyé de Kaboul était arrivé auprès du puissant prince du Zaboulistan, porteur d’un message de Mihrab pour Sam, le chef de l’armée, le maître du monde. Le gardien du rideau se présenta devant Sam et lui porta le message, et Sam ayant accordé l’audience, Sindokht descendit de cheval et entra ; elle courut vers le prince en toute hâte, baisa la terre et invoqua les grâces de Dieu sur le roi et sur le Pehlewan du monde. Les hommes qui portaient l’or, les esclaves et les éléphants formèrent des rangs depuis la porte du palais jusqu’à une distance de deux milles. Elle les fit tous amener l’un après l’autre devant Sam, et la tête du Pehlewan se troubla lorsqu’il vit tous ces présents. Il resta assis plein de pensées, semblable à un homme ivre, les bras croisés, la tête baissée, se disant : « Comment se peut-il que d’un endroit où il se trouve de telles richesses, on envoie une femme ? Si j’accepte tous ces présents, le roi du peuple m’en voudra ; et si je les renvoie et que j’en prive Zal, il étendra ses bras comme le Simurgh étend ses ailes, il entrera en colère et s’irritera contre moi : et que lui répondrai-je à la face du peuple ? »

Il releva la tête et dit : « Emportez ces trésors, emmenez ces esclaves et ces éléphants parés, donnez-les au trésorier de mon fils, et déposez-les au trésor au nom de la lune du Kaboul. » Sindokht au visage de Péri trouva des paroles devant Sam, et son cœur fut en joie, car elle connut que le bonheur arrivait et que le malheur était passé, en voyant agréer son présent. À côté d’elle étaient trois esclaves, belles comme des idoles, blanches comme des lis, hautes comme des cyprès, tenant chacune en main une coupe pleine de rubis rouges et de perles. Elles les versèrent devant le Sipehbed en les mêlant ensemble ; et lorsqu’elles se furent acquittées de cet office devant le Pehlewan, on fit sortir de la salle les personnes étrangères. Sindokht dit à Sam : « Par tes conseils les jeunes gens acquièrent la prudence des vieillards. Les grands apprennent de toi la sagesse, c’est par ton aide qu’ils rendent brillant le monde obscur. C’est ton sceau qui a enchaîné la main des méchants, c’est ta massue qui a ouvert la voie de Dieu. Si quelqu’un a commis une faute, c’est Mihrab, et ses paupières se sont mouillées du sang de son cœur. Mais quel crime ont commis les habitants de Kaboul pour qu’il faille les anéantir ? Ils ne vivent tous que pour te servir, ils sont tes esclaves et la poussière de tes pieds. Crains celui qui a créé la raison et le pouvoir, l’étoile brillante du matin et le soleil ; il n’approuverait pas une telle action : ne ceins donc pas tes reins pour verser du sang. » Sam le héros lui dit : « Réponds à toutes mes questions, et ne me mens pas. Es-tu l’esclave ou l’épouse de Mihrab dont Zal a vu la fille ? Parle-moi de sa beauté, de ses cheveux, de son naturel et de son esprit, pour que je sache de qui elle est digne. Dis-moi sur sa stature, ses traits et ses manières tout ce que tu as observé. »

Sindokht lui répondit : « Ô Pehlewan, chef des Pehlewans et soutien des braves ! Promets - moi d’abord, par un grand serment qui fasse trembler la terre et le pays, que tu épargneras ma vie et la vie de tous ceux qui me sont chers. Le palais et la salle du roi sont ma demeure, j’ai des trésors et une famille puissante. Quand je serai sûre de ta protection, je te dirai tout ce que tu m’as demandé, et je m’en glorifierai. Je rechercherai tous les trésors cachés du Kaboul, et les enverrai dans le Zaboulistan. » Alors Sam prit la main de Sindokht dans la sienne, et lui jura le serment, et lui donna sa parole et sa promesse. Sindokht ayant entendu son serment et ses paroles pleines de droiture, et ses promesses, baisa la terre et, se relevant, lui dévoila avec vérité tous ses secrets : « Je suis, ô Pehlewan, de la famille de Zohak, et la femme du vaillant Mihrab à l’âme brillante. Je suis de même la mère de Roudabeh au visage de lune, sur laquelle Zal verse son âme. Toute ma famille se tient devant Dieu le saint, dans la nuit sombre, jusqu’à ce que le jour dissipe les ténèbres, invoquant les grâces de Dieu sur toi, sur Zal et sur le roi maître du monde. Je suis venue pour savoir quel est ton désir, et qui sont tes ennemis et tes amis dans Kaboul. Si nous sommes méchants et de mauvaise race et indignes de ce royaume, me voici devant toi dans ma tristesse ; tue ceux qui le méritent, enchaîne ceux qu’il faut que tu enchaînes, mais ne brûle pas le cœur de ceux de Kaboul qui sont innocents, car une telle action changerait le jour en nuit. » Sam écouta ces paroles ; il vit devant lui une femme de bon conseil et d’un esprit brillant, dont la joue était comme le printemps, la stature comme un cyprès, la taille comme un roseau, la démarche comme celle d’un faisan. Il lui répondit : « Mon serment est inviolable, et dût-il m’en coûter la vie, toi et le Kaboul et tous ceux qui t’appartiennent, vous resterez joyeux de cœur et sains de corps ; de même j’approuve que Zal recherche une compagne telle que Roudabeh. Vous êtes dignes de la couronne et du trône, quoique vous soyez d’une autre race. Tel est le monde, et il n’y a rien d’humiliant, car on ne peut lutter contre le maître du monde. Il crée comme il le veut, et nous en restons et nous en resterons dans l’étonnement. L’un est en haut, l’autre est en bas ; l’un est dans le bonheur, l’autre dans l’angoisse ; le cœur de l’un est réjoui par la fortune, le cœur de l’autre est déprimé par le malheur. La fin de tous est dans le sein de la terre, car chaque génération est la semence d’une autre. Maintenant je m’occuperai de ton sort, de tes désirs et de tes soucis amers. J’ai écrit au puissant roi une lettre de supplication, telle qu’en écrit un homme en peine, et Zal est allé auprès de lui ; il est parti de manière que tu aurais dit que des ailes l’emportaient. Il est monté à cheval et a couru comme le vent, et le sabot de son cheval a déchiré la terre. Le roi lui donnera une réponse, et s’il le reçoit bien, il sera bien avisé ; car cet élève du Simurgh a perdu l’esprit, son pied s’est enfoncé dans la terre mouillée de ses larmes. Si sa fiancée l’aime d’un amour égal, ils en mourront tous les deux. Fais-moi voir une fois cette fille de la race du dragon, et tu en seras récompensée ; car je ne doute pas que sa vue ne me plaise, et que ses paroles ne me portent bonheur. » Sindokht lui répondit : « Si le Pehlewan veut rendre heureuse son esclave et remplir son âme de joie, qu’il entre à cheval dans mon palais ; alors ma tête touchera le ciel sublime. Quand nous aurons amené à Kaboul un roi tel que toi, nous apporterons tous devant lui notre vie comme offrande. » Elle vit que Sam avait les lèvres pleines de sourire et que toute racine de colère était arrachée de son cœur. Le vaillant Sam lui répondit en souriant : « Délivre ton cœur de ses soucis, car tout se terminera bientôt selon tes désirs. »

Sindokht l’entendit, lui fit ses adieux, et sortit du palais joyeuse et la joue colorée comme un rubis par le plaisir. Elle envoya un messager plein de cœur et rapide comme le vent pour porter à Mihrab cette bonne nouvelle : « Oublie tout soupçon, réjouis-toi et prépare-toi à recevoir un hôte. Je suivrai cette lettre en toute hâte, je ne tarderai pas « sur la route. » Le second jour, lorsque la source du soleil commença de couler et que les hommes se réveillèrent de leur sommeil, Sindokht, la reine illustre, se dirigea vers le prince maître du trône. Elle s’approcha lentement de la cour de Sam, et tous la saluèrent en l’appelant la plus grande des reines ; elle s’approcha de Sam et le salua, et lui parla pendant longtemps de la permission qu’elle demandait de s’en retourner et de revoir dans sa joie le maître de Kaboul, des préparatifs à faire pour recevoir son nouvel hôte, et de son désir d’annoncer à Mihrab la nouvelle alliance. Sam. lui dit : « Va, et retourne chez toi ; dis au vaillant Mihrab « ce que tu as vu. » Puis il fit préparer un présent digne d’elle, et fit choisir ce qu’il y avait de plus précieux dans ses trésors, en partie pour Mihrab et Sindokht, en partie pour Roudabeh qui faisait naître l’amour. Ensuite tout ce que Sam possédait à Kaboul en palais, en jardins, en plantations et en récoltes, en bêtes à lait, en tapis et en étoffes, il le donna à Sindokht ; et prenant sa main dans la sienne, il lui répéta de nouveau ses promesses, disant : « Va à Kaboul, restes-y sans inquiétude, et « ne crains plus que tes ennemis te fassent du mal. » Le visage de Sindokht, qui était comme une lune devenue pâle, s’épanouit de nouveau, et elle et son cortège reprirent leur chemin sous une bonne étoile.



ZAL PORTE LA LETTRE DE SAM À MINOUTCHEHR


Maintenant écoute ce qui arriva à Zal dans son voyage à la cour de Minoutchehr le fortuné. Lorsque le roi eut nouvelle que Zal, fils de Sam le cavalier, était en route pour venir le voir, tous les grands qui brillaient dans l’empire sortirent pour aller à sa rencontre. Zal s’approcha du palais, et on le laissa incontinent pénétrer jusqu’au roi. Il s’avança vers lui, baisa la terre et invoqua sur lui la grâce de Dieu ; il resta longtemps le visage contre terre, et le roi plein de bonté lui donna son cœur. Le roi ordonna qu’on le relevât de la poussière et qu’on versât du musc sur lui ; Zal l’illustre s’approcha du trône du roi, et le puissant maître du monde lui demanda : « Ô fils du Pehlewan, comment as-tu supporté ce chemin difficile, et le vent et la poussière ? » Zal répondit : « Par l’effet de ta grâce tout est en bon état, ta puissance rend les peines douces comme la musique. » Le roi prit la lettre de Sam, il sourit et fut plein de bonne humeur et de grâce, il la lut et répondit : « Tu as augmenté une ancienne douleur de mon cœur ; mais quoique la lettre touchante que m’a écrite ton vieux père, dans le souci de son âme, me fasse beaucoup de peine, je consens à sa demande, je n’écouterai aucun soupçon, ni grand, ni petit. Je ferai tout ce que tu souhaites, puisque tel est ton désir et ton but. Reste quelque temps auprès de moi, pour que je prenne conseil sur ce qui te regarde. »

Les cuisiniers apportèrent une table d’or, et le roi des rois s’y assit avec Zal ; il ordonna à tous les grands de s’asseoir à la table du roi du peuple, et après qu’ils eurent achevé de dîner avec lui, on plaça du vin devant le trône d’un autre appartement. Le vin étant bu, le fils de Sam monta un cheval à frein d’or, il partit et passa la longue nuit, le cœur plein de pensées, la bouche pleine de paroles. À la pointe du jour il se présenta respectueusement devant Minoutchehr, qui était assis dans toute sa gloire. Le roi du monde le bénit, et après qu’il fut sorti, il fit son éloge en secret. Puis le roi ordonna aux Mobeds et aux sages, aux astrologues et aux savants de se rassembler devant son trône élevé pour interroger les astres. Ils quittèrent le roi et se donnèrent beaucoup de peine pour découvrir le secret du ciel. Après avoir employé trois jours à leur recherche, ils reparurent, une table astronomique indienne à la main. Ils adressèrent au roi la parole, disant : « Nous avons calculé les mouvements des astres, et voici ce que nous avons découvert sur les intentions du ciel. Cette eau coulera limpide ; il naîtra de la fille de Mihrab et du fils de Sam un héros plein d’énergie et de gloire ; il aura une longue vie, de la force, de la gloire et un grand nom, de la hardiesse, de l’intelligence et un bras fort, et personne ne sera son égal ni au combat, ni au banquet. Partout où son cheval mouillera son poil, le cœur de ceux qui le combattront se desséchera. Les aigles n’oseront pas voler au-dessus de son casque, il ne tiendra compte ni des chefs, ni des grands. Cet enfant vigoureux sera de haute stature, il prendra tous les lions dans les nœuds de son lacet, il mettra au feu un onagre tout entier pour le rôtir, et fera gémir l’air sous son épée. Il sera le serviteur des rois et le refuge des cavaliers dans le pays d’Iran. » Le roi qui portait haut la tête leur répondit : « Tenez secret tout ce que vous m’avez dit. »



LES MOBEDS METTENT ZAL À L’ÉPREUVE


Le roi alors manda Zal, parce qu’il voulait lui faire adresser des questions pour le mettre à l’épreuve. Les sages à l’esprit prudent s’assirent avec les Mobeds renommés et avec Zal, pour lui faire quelques questions cachées sous le voile d’une énigme.

Un Mobed dit à Zal à l’esprit vif, prompt et sage : « J’ai vu douze arbres élevés, qui ont poussé vigoureusement et sont d’une belle venue. Chacun d’eux pousse trente rameaux, et jamais ils n’augmentent ni ne diminuent dans le pays de Perse. » Le second Mobed lui dit : « Ô toi qui portes haut la tête ! il y a deux nobles chevaux, rapides à la course : l’un d’eux est noir comme une mer de poix, l’autre est brillant comme le cristal blanc. Ils courent tous deux et se hâtent, mais sans pouvoir jamais s’atteindre. »

Le troisième lui dit : « Voilà trente cavaliers qui passent devant le roi : si tu regardes avec attention, tu en trouveras un de moins ; si tu comptes de nouveau, tu en trouveras trente. »

Le quatrième lui dit : « Tu vois un jardin rempli de verdure et de sources : un nomme fort, portant une faux bien aiguisée, y entre brusquement, et fauche également ce qui est vert et ce qui est sec ; si tu implores sa pitié, il ne t’écoute pas. »

Le cinquième dit : « Voilà deux hauts cyprès qui sortent d’une mer orageuse comme des roseaux. Un oiseau y établit sa demeure ; il se perche sur l’un le soir, sur l’autre le matin. Quand il s’envole du premier, toutes les feuilles se sèchent ; quand il se place sur le dernier, elles exhalent un parfum de musc. De ces deux arbres l’un est tristement desséché, l’autre toujours vert. »

Un sixième lui dit : « J’ai trouvé une ville bâtie sur un rocher. Des hommes en sont sortis et ont choisi dans la plaine un hallier. Ils y bâtissent des édifices dont les toits s’élèvent jusqu’à la lune ; les uns parmi eux deviennent esclaves, les autres deviennent rois ; le souvenir de leur ville s’est effacé de leur cœur, et personne n’en parle plus. Tout à coup vient un tremblement de terre qui fait disparaître le pays entier, leur fait sentir le besoin de la ville, et fait naître en eux des pensées durables. Cherche bien en toi-même le sens de ces paroles, et fais-le connaître devant les grands. Si tu devines le mot de ces énigmes, tu auras converti la terre noire en musc pur. »



ZAL RÉPOND AUX MOBEDS


Zal réfléchit quelque temps, il leva ses bras et élargit sa poitrine, puis il ouvrit la bouche pour répondre en reprenant l’une après l’autre toutes les questions des Mobeds : « Je commence par ce qui regarde les douze arbres élevés dont chacun pousse trente rameaux. Il y a, dans l’année, douze nouvelles lunes semblables à un roi nouveau assis sur un trône nouveau. Le mois arrive à sa fin en trente jours, tel est le temps de sa rotation. Je passe à la question relative aux deux chevaux brillants comme Adergueschasp, dont l’un est toujours blanc, l’autre toujours noir, et qui se poursuivent dans une course rapide. C’est le jour et la nuit qui passent, et qui comptent les pulsations du ciel au-dessus de nous. Ils courent comme une bête fauve devant les chiens, sans que l’un gagne jamais l’autre de vitesse. Ensuite tu as parlé de trente cavaliers qui passent devant le roi, et dont il manque un, mais qui de nouveau sont complets quand tu les recomptes. Sache que chaque lune se compte ainsi, telle a été la volonté du Créateur du monde ; tu n’as voulu parler que de la lune décroissante, qui disparaît de temps en temps pendant une nuit. Maintenant je vais tirer du fourreau la parole concernant les deux cyprès sur lesquels un oiseau a établi ses nids. Depuis le signe du Bélier jusqu’à celui de la Balance, le monde tient cachées les ténèbres ; mais quand il passe de ce signe dans le signe du Poisson, alors les ténèbres et l’obscurité l’enveloppent. Les deux cyprès sont les deux côtés du ciel sublime, d’où nous viennent la joie et la tristesse ; sache que l’oiseau qui vole au-dessus est le soleil, et que les craintes et les espérances du monde dépendent de lui. Enfin la ville située sur la montagne est le monde éternel, et le lieu où l’on rend compte de sa vie ; le hallier est ce monde transitoire, lieu de plaisirs et de peines, de richesse et de travail ; c’est celui-ci qui compte les moments de ta vie, et qui tantôt en prolonge la durée, tantôt en tranche le cours. Il s’élèvera un vent accompagné d’un tremblement de terre, et le monde se remplira de bruit et de cris de douleur. Il nous faudra alors laisser tous nos travaux dans le hallier, et nous élever vers la ville haute. Un autre jouira des fruits de nos peines, et lui aussi ne restera pas, mais passera. Il en a été ainsi dès le commencement, il en sera toujours de même, et cette vérité ne vieillira pas : si notre bagage consiste dans un bon renom, notre esprit sera environné de gloire par cette fin. Mais si nous sommes avides de gain et pervers, cela paraîtra quand la vie nous aura quittés ; et quand même notre palais s’élèverait jusqu’à Saturne, il ne nous restera qu’un linceul. Quand la poussière sèche couvrira notre poitrine et notre visage, alors tout ne sera que peur, terreur et désolation. À l’égard du désert et de l’homme à la faux aiguë, qui fait trembler ce qui est vert et ce qui est sec, qui fauche également les herbes fraîches et les sèches, et n’écoûte pas les plaintes que tu lui adresses : le faucheur est le temps, et nous sommes les herbes. Il ne fait pas de distinction entre le grand-père et le petit-fils, il ne regarde ni l’âge, ni la jeunesse, il abat toute proie qu’il rencontre ; telle est la loi et la condition de ce monde, que personne n’est enfanté par sa mère que pour mourir. Il entre par cette porte, et sort par cette autre, et le nombre de ses respirations lui est compté par le sort. »



ZAL MONTRE SA PROUESSE
DEVANT MINOUTCHEHR


Lorsque Zal eut prononcé ces paroles, le roi en fut ravi dans son cœur. Toute l’assemblée fut surprise et contente, et le roi des rois applaudit à Zal. Il fit orner une salle de banquet brillante comme une nuit de pleine lune. Ils burent du vin jusqu’à ce que le monde devînt obscur et que les têtes des buveurs se troublèrent. On entendit alors à la cour du roi les voix de tous les courtisans ; puis ils se serrèrent la main et partirent ivres de vin et de joie. Lorsque le soleil darda ses rayons sur les montagnes, les grands se réveillèrent de leur sommeil, et Zal se présenta, les reins ceints et semblable à un lion courageux, devant le roi des rois, demandant la permission de quitter la cour et d’aller revoir Sam, son père illustre. Il dit au roi du monde : « Ô mon gracieux maître ! il me tarde de revoir le visage de Sam, maintenant que j’ai baisé la base de ce trône d’ivoire, et que mon cœur s’est réjoui de cette splendeur et de cette couronne. » Le roi lui répondit : « Ô jeune héros ! il faut que tu me donnes encore le jour d’aujourd’hui. C’est la fille de Mihrab que tu désires revoir ; comment serais-tu si impatient de voir Sam fils de Neriman ? » Il ordonna qu’on fît venir sur la grande place des cymbales, des clochettes indiennes et des trompettes ; et tous les braves vinrent joyeusement avec des javelots et des massues, avec des flèches et des arcs. Ils prirent leurs arcs et leurs flèches de bois de peuplier, fixèrent un but, comme dans un jour de combat, et chacun se dirigea vers son but avec la massue ou l’épée, avec la flèche ou la lance.

Le roi du monde observa du haut du palais ouvertement et à la dérobée l’adresse des braves, et vit de la part de Destan, fils de Sam, des prouesses telles qu’il n’avait jamais vu ni entendu raconter de pareilles choses. Au milieu de la place royale se trouvait un vieux arbre, sur lequel beaucoup d’années et de mois avaient passé. Le fils de Sam frotta son arc, lança son cheval, proclama son nom, et il frappa au milieu l’arbre élancé, et le traversa de sa flèche royale. Puis les guerriers armés de javelots prirent des boucliers et frappèrent dessus mutuellement avec des dards pesants. Zal demanda un bouclier à un esclave turc ; il poussa son cheval et leva son bras ; il jeta son arc, saisit un javelot, et commença une chasse de nouvelle espèce ; il lança des dards contre trois boucliers, les traversa et les jeta de côté, brisés. Le roi dit à ses braves : « Qui d’entre les grands veut combattre Zal ? Combattez-le une fois corps à corps, car il vous a vaincus avec la flèche et le javelot. »

Tous les braves préparèrent leur armure, le cœur plein de jalousie, les lèvres pleines de sourire. Ils partirent pour le combat en secouant les rênes de leurs chevaux et tenant en main des lances à la pointe d’acier. Zal lança son cheval et souleva la poussière, et lorsqu’il fut sur le point de se rencontrer avec eux, il chercha des yeux lequel d’entre eux était un guerrier de renom, un cavalier maniant bien les rênes et tenant haut la tête ; ce fut sur celui-là qu’il s’élança tout à coup, et le brave s’enfuit devant lui. Zal sortit de la poussière comme un léopard, saisit son ennemi par la ceinture et l’enleva de la selle si lestement, que le roi et son armée en restèrent étonnés. Tous les braves proclamèrent d’une voix que jamais on ne verrait l’égal de Zal, et Minoutchehr lui dit : « Ô jeune homme plein de cœur, puisses-tu rester heureux pendant toute ta vie ! La mère de quiconque voudra te combattre devra teindre sa robe en couleur de deuil. Jamais lionne n’enfantera un héros tel que toi. Que dis-je ? il faut le compter parmi les crocodiles. Heureux Sam le preux, de laisser dans le monde comme souvenir un fils si brave et si bon cavalier ! »

Le puissant roi et tous les Pehlewans et les vaillants guerriers le bénirent. Les grands entrèrent dans le palais du roi, les reins ceints et le casque en tête, et le roi du monde choisit pour Zal un présent dont tous les grands s’émerveillèrent, une couronne précieuse et un trône d’or, puis des coupes magnifiques, des esclaves, des chevaux et des choses précieuses de toute espèce. Il donna tout cela à Zal le Sipehbed, et le fils de Sam baisa la terre devant lui.



RÉPONSE DE MINOUTCHEHR À LA LETTRE DE SAM


Puis le roi fit une réponse à la lettre de Sam, et la rédigea dans les termes les plus gracieux : « Ô brave Pehlewan, de grand renom, toujours victorieux et semblable à un lion ! le ciel qui tourne ne connaît point ton égal dans le combat ni dans les fêtes, en sagesse ni en beauté. Ton fils fortuné, Zal le brave qui étonne les lions au jour du combat, le vaillant, le courageux, le héros, le cavalier, qui laissera un souvenir dans le monde, est venu auprès de moi ; j’ai été informé de tes désirs, de tes demandes, de tes desseins et des moyens de te rendre le repos. Je lui ai accordé tout ce qu’il désire, et j’ai passé avec lui beaucoup de jours heureux. Un lion qui fait sa proie du léopard, que peut-il produire qu’un lionceau qui rugit dans le combat ? Je l’ai renvoyé satisfait ; puissent ses ennemis être impuissants à lui nuire ! »

Zal se mit en marche, rempli de bonheur et levant la tête au-dessus des braves de son armée. Il envoya un messager à Sam pour lui dire : « Je quitte Minoutchehr le cœur en joie, avec des présents dignes d’un roi, une couronne, des bracelets, des colliers et un trône d’ivoire. Je me rends en toute hâte auprès de toi, ô mon père glorieux et plein de tendresse ! » Le Pehlewan en fut si heureux, que malgré sa vieillesse il se sentit rajeuni. Il envoya tout de suite un cavalier à Kaboul pour qu’il apprît à Mihrab ce qui s’était passé, et comment le roi de la terre avait rétabli le bonheur qui avait disparu, en ajoutant : « Aussitôt que Destan « sera revenu, nous irons tous les deux auprès de « toi, comme c’est notre devoir. » Le messager arriva promptement à Kaboul, et fit au roi le récit de ce qui était arrivé. Le roi de Kaboul eut une telle joie de son-alliance avec le soleil du Zaboulistan, qu’un mort en serait revenu à la vie, et qu’un vieillard en serait redevenu jeune. On appela de tous côtés des chanteurs, tu aurais dit que tous versaient leurs âmes. Mihrab, dans son bonheur et dans sa joie, le cœur plein de contentement et le sourire sur les lèvres, appela la noble Sindokht, et lui adressa mainte douce parole, en disant : « Ô ma compagne remplie d’intelligence ! c’est ton conseil qui a éclairé ces ténèbres ; tu as saisi une branche à laquelle tous les rois de la terre rendront hommage. Maintenant il faut tâcher de finir comme tu as commencé. Tous mes trésors sont à tes ordres, que ce soit mon trône, ou ma couronne, ou mes joyaux. » Sindokht, ayant entendu ces paroles, le quitta et alla auprès de sa fille pour lui révéler le secret. Elle lui annonça qu’elle allait voir Zal, et lui dit : « Maintenant que tu as trouvé un époux digne de toi, il faut que tous, hommes et femmes, à cause de la grandeur des désirs que tu as conçus, renoncent à te faire des reproches. Tu t’es précipitée vers l’objet des désirs de ton cœur, et maintenant tu obtiens tout ce que tu as souhaité. » Roudabeh lui répondit : « Ô compagne du roi ! tu es digne d’être révérée par le peuple entier ; je ferai ma couche de la poussière de tes pieds, c’est selon tes ordres que je réglerai mon culte. Puisse l’œil des Ahrimans ne pas te frapper ! puissent ton cœur et ton âme être comme une maison de noces ! s

Sindokht écouta les paroles de sa fille, et se mit à décorer le palais ; elle arrangea la salle du roi comme un gai paradis, mêla du vin avec du musc et avec de l’ambre, étendit un tapis couvert de figures d’or et brodé partout d’émeraudes, et un autre brodé de perles de belle eau, dont chacune était comme une goutte d’eau pure ; elle plaça dans la salle un trône d’or, elle le plaça et l’orna selon la mode de la Chine, un trône dont toutes les figures étaient de pierreries, sur lequel des sculptures remplissaient les intervalles des joyaux, et dont les degrés étaient de rubis, car c’était un trône de roi et plein de magnificence. Sindokht para Roudabeh comme un paradis, et la couvrit d’un grand nombre de talismans écrits. Elle la fit asseoir dans ce palais doré, et ne voulut que personne eût accès auprès d’elle. Tout le Kaboulistan était orné et rempli de couleurs, de parfums et de choses précieuses ; on jeta des caparaçons sur le dos de tous les éléphants, on les couvrit de brocarts de Roum. On plaça sur leur dos des musiciens, et tous les hommes se posèrent un diadème sur la tête. On se prépara pour aller au-devant de Zal, on choisit les esclaves qui devaient répandre du musc et de l’ambre, étendre des tapis de soie et de poil de castor, verser sur les têtes des émeraudes et de l’or, et arroser la terre d’eau de rose et de vin.



ZAL ARRIVE AUPRÈS DE SAM


Pendant ce temps, Zal accourut en toute hâte, comme un oiseau ailé, comme un vaisseau sur l’eau. Tous ceux qui eurent nouvelle de son approche allèrent au-devant de lui en grande pompe, et un grand cri s’élevant du palais annonça que Zal l’heureux arrivait. Sam le preux alla à sa rencontre, le cœur en joie, et le pressa longtemps sur sa poitrine. Zal, aussitôt qu’il fut libre, baisa la terre devant son père, et lui raconta tout ce qu’il avait vu et entendu. Sam s’assit avec Zal au cœur joyeux et plein de contentement, sur le trône resplendissant, puis il lui conta, en tâchant de cacher son sourire, ce que Sindokht

avait fait.

« Il me vint, dit-il, après ton départ, un message de Kaboul, dont le porteur était une femme, nommée Sindokht. Elle exigea de moi la promesse, que je donnai sur-le-champ, de ne jamais agir hostilement à son égard. Je répondis sincèrement à toutes ses demandes, qu’elle me fit avec douceur. D’abord elle demanda que le roi du Zaboulistan devînt le mari de la lune du Kaboul, puis que nous allassions la visiter en qualité d’hôtes, pour la guérir entièrement de ses douleurs. Il m’arrive maintenant un messager de sa part, qui m’annonce que tout est préparé et plein de beauté et de parfum. Que faut-il répondre à ce messager ? que faut-il faire dire au noble Mihrab ? »

Zal, fils de Sam, fut si ravi, que de la tête aux pieds il devint couleur de rubis. Il répondit : « Ô Pehlewan ! si ton âme brillante y consent, devançons ensemble l’armée, pour pouvoir nous parler et nous entendre là-dessus. » Sam regarda son fils et sourit ; il savait bien quel était le désir de son âme, car Zal ne parlait que de la fille de Mihrab, et ne trouvait point de sommeil dans les nuits sombres.

Sam ordonna de battre les tambourins, de faire sonner les clochettes indiennes, et de dresser les tentes royales. Le héros envoya un messager monté sur un dromadaire, pour aller annoncer à Mihrab le lion que le roi était en chemin avec Zal, des éléphants et un cortège. Le messager arriva en peu de temps auprès de Mihrab, et lui rapporta ce qu’il avait vu et entendu. Mihrab l’écouta avec joie, et sa joue devint rouge comme la tulipe pourprée. Il fit sonner les trompettes d’airain et lier les timbales sur le dos des éléphants, il orna son armée comme l’œil du coq, il la fit précéder d’éléphants de guerre et de musiciens, et le pays devint un paradis d’une frontière à l’autre, tant il y avait d’étendards de soie de toute couleur, rouges, verts, jaunes et violets ; et tel était le bruit des trompettes et des harpes, des clairons et des tambourins, que tu aurais dit : « Est-ce le jour suprême ? est-ce le jour de la résurrection, ou un jour de fête ? »

Mihrab s’avança ainsi jusqu’à ce qu’il vît Sam ; il descendit alors de cheval et courut vers lui à pied, et le Pehlewan du monde le prit dans ses bras et lui demanda comment le sort l’avait traité. Le roi de Kaboul rendit ses hommages tant à Sam qu’à Zal, puis il remonta sur son cheval rapide, semblable à la nouvelle lune qui brille au-dessus d’une montagne. Il posa sur la tête de Zal une couronne d’or ornée de joyaux, et tous arrivèrent à Kaboul riants et joyeux, et parlant d’anciennes aventures. Il résonnait dans toute la ville tant de cymbales indiennes, de lyres, de harpes et de trompettes, que tu aurais dit que les portes et les murs rendaient des sons, et que le monde avait changé de forme. Les crinières et les pieds des chevaux, dans tout le pays, étaient trempés de musc et de safran. Sindokht sortit du palais avec ses suivantes, avec trois cents esclaves prêtes à la servir, et tenant chacune en main une coupe d’or pleine de musc et de pierres précieuses. Toutes appelèrent les grâces de Dieu sur Sam, et versèrent de leurs coupes des joyaux sur lui ; et tous ceux qui étaient venus à cette fête furent comblés de dons, de sorte qu’ils n’avaient plus de vœux à former. Sam dit en souriant à Sindokht : « Combien de temps prétends-tu cacher Roudabeh ? » Sindokht lui répondit : « Que me donnes-tu si tu veux voir le soleil ? » Sam répliqua à Sindokht : « Demande-moi tout ce que tu désires ; mes esclaves et mon trône, ma couronne et ma ceinture, tout ce que j’ai est à vous. » Ils arrivèrent au palais doré dont l’intérieur était un gai printemps, et Sam y vit la belle au visage de lune, et fut saisi d’étonnement à son aspect. Il ne sut comment la louer, il ne sut comment jeter les yeux sur elle. Il ordonna à Mihrab d’approcher, et ils conclurent une alliance selon les règles et la loi. On fit asseoir les deux heureux sur le même trône ; on versa sur eux des rubis et des émeraudes. La tête de la lune était couverte d’un beau diadème, la tête du roi d’une couronne ornée de joyaux. Puis Mihrab montra la liste de tous les présents, la liste de tous les trésors qu’il avait préparés. Il la lut, toute longue qu’elle était : tu aurais dit que l’oreille ne suffisait pas pour l’écouter. Sam, voyant cela, en resta étonné, et bénit ces dons au nom de Dieu. Puis ils se rendirent dans la salle du banquet, et restèrent sept jours les coupes à la main. Toute la ville était remplie du bruit des buveurs ; le palais du roi était comme un paradis en délire. Zal et la lune aux lèvres de corail ne dormirent ni jour, ni nuit pendant une semaine ; puis ils revinrent de la grande salle à leur palais, et se livrèrent pendant trois semaines à leur joie ; et les grands du royaume, ornés de bracelets, formèrent des rangs devant le haut palais.

Un mois après, Sam, fils de Neriman, partit et se hâta de retourner dans le Seïstan. Après son départ, Zal fit joyeusement pendant sept jours ses préparatifs de voyage. Il fit apprêter des litières, des chevaux de main, des haoudahs et un lit pour y placer Roudabeh. Sindokht, Mihrab et toute leur famille prirent la route du Seïstan, et voyagèrent gaiement et en grande joie, la bouche pleine d’actions de grâces envers Dieu le distributeur de tout bonheur. Ils arrivèrent comme en triomphe dans le Seïstan, heureux, riants et illuminant le monde. Alors Sam prépara une fête, et le banquet dura trois jours. Puis Sindokht resta dans le pays, et Mihrab, avec son escorte, retourna à Kaboul. Sam abandonna son royaume à Zal, et partit avec son armée sous des auspices favorables ; il déploya son drapeau fortuné contre les Kerguesars et contre les pays de l’Occident, disant : « J’y vais, car ce royaume est à moi ; mais le peuple ne m’est pas dévoué du cœur et des yeux. Minoutchehr m’a investi de ce pays, en disant : Prends et jouis ! Mais je crains les entreprises de cette mauvaise race qui met son espoir dans les Divs du Mazenderan. Ô Zal ! je te donne ce trône, et ce royaume, et ce noble diadème. » Sam, qui tuait d’un seul coup, partit, et Zal s’assit sur le trône, ordonna avec son épouse fortunée des assemblées et des banquets ; et Roudabeh étant assise à côté de lui, il posa sur sa tête une couronne d’or.



MINOUTCHEHR EXHORTE SON FILS EN MOURANT


Maintenant je vais parler de Minoutchehr, je vais raconter le sort du roi plein d’amour : fais attention aux conseils qu’a donnés à son fils, au moment de sa mort, le roi plein de justice. Lorsque Minoutchehr eut atteint deux fois soixante ans, il se prépara à quitter ce monde. Des astrologues se tenaient devant lui et interrogeaient les étoiles ; ils voyaient que ses jours ne pouvaient plus se prolonger, et qu’il lui fallait quitter le monde. Ils lui annoncèrent le jour amer où la majesté du roi des rois devait s’obscurcir. Ils lui dirent : « Le temps est venu où il faut aller dans l’autre monde ; espérons que tu auras devant Dieu une place meilleure. Pense maintenant à ce que tu auras à faire, car il ne faut pas que la mort te surprenne, il ne faut pas que tu partes sans avoir fait les préparatifs du voyage, et que tu te laisses ainsi ensevelir dans la terre. »

Le roi ayant entendu les paroles des sages, fit préparer le palais d’une manière nouvelle. Il appela devant lui tous les Mobeds et tous les grands, et leur dévoila les secrets de son cœur. Il ordonna que son fils vînt auprès de lui, et lui donna des conseils sans nombre, disant : « Ce trône de la royauté est un vent et une illusion, il ne faut pas y mettre son cœur pour toujours. Cent vingt ans ont passé sur ma tête, j’ai beaucoup travaillé et beaucoup souffert, j’ai éprouvé beaucoup de joies, et souvent les désirs de mon cœur ont été satisfaits ; j’ai provoque au combat mes ennemis, je me suis ceint de la majesté de Feridoun, et ses conseils m’ont toujours porté bonheur. J’ai vengé sur Tour et sur le cruel Selm mon grand-père le puissant Iredj ; j’ai délivré le monde de ses fléaux ; j’ai fondé beaucoup de villes et bâti beaucoup de forteresses ; et maintenant je suis dans un tel état, que tu dirais que je n’ai pas vécu, et le nombre des années passées est effacé de mou souvenir. Quand un arbre ne porte que des fruits et des feuilles amers, sa mort vaut mieux que sa vie. Maintenant que j’ai supporté beaucoup de soucis et de peines, je te donne le trône de la royauté et le trésor ; je te le transmets tel que Feridoun me l’a donné, ce trône qui a vu beaucoup de rois. Sache que quand tu en auras joui et qu’il aura cessé d’être à toi, il te faudra passer dans un monde meilleur. Mais la trace que tu laisseras après toi durera un long temps, et il ne faut pas qu’elle soit autre chose que des bénédictions, car un homme de naissance pure doit professer une religion pure. Garde-toi de t’éloigner de la foi de Dieu, car elle inspire les bons conseils. Bientôt il y aura dans le monde de nouvelles discussions, quand paraîtra un Mobed avec une mission de prophète ; il viendra du pays d’occident ; prends garde de le persécuter. Crois en lui : car c’est là la religion de Dieu ; considère quels sont les engagements que tu auras contractés d’abord. Ne quitte jamais la voie de Dieu, car c’est de lui que vient tout bien et tout mal. Après ce temps arrivera une armée de Turcs qui placeront leur couronne sur le trône d’Iran. Tu as devant toi de longs travaux à exécuter ; il te faudra être tantôt loup, tantôt brebis. Ce sera du Touran que viendront les afflictions qui te mettront à l’étroit. Ô mon fils ! quand il y aura une guerre, recherche l’aide de Zal et de Sam, et de ce nouveau rejeton qui est sorti de Zal, et qui pousse des branches. Par lui le pays de Touran sera rendu impuissant ; et quand il faudra te venger, c’est lui qui sera ton vengeur. » Il parla ainsi, les larmes inondèrent ses joues, et Newder pleura sur lui avec amertume. Quoiqu’il n’eût pas de maladie et qu’aucune douleur ne l’affligeât, Minoutchehr ferma ses deux yeux de Keïanide, faiblit et poussa un soupir froid. Ainsi mourut ce roi illustre et plein de vertus, et il ne resta d’autre souvenir de lui dans le monde que les discours des hommes.

TABLE
Pages
Préface v
Vie de Firdousi xiii
Note de l’Éditeur xxvii
Introduction xxix
Kaïoumors 1
Houscheng 7
Thahmouras 11
Djemschid 15
Zohak 31
Feridoun 69
Minoutchehr 153





OUVRAGES DÉJÀ PARUS

DANS LA COLLECTION


“ ÉPOPÉES ET LÉGENDES ”



Le Roman de Tristan et Iseut


La Légende de Guillaume d’Orange


La Chanson de Roland


La Vie du Bouddha


La Légende du Cid Campeador


La Légende de Saint François d’Assise


Les Lais de Marie de France


Le Roman d’Antar


Le Livre des Vikings


La Passion de Yang Kwé-Feï


La Légende de Don Juan


Le Livre de Feridoun et de Minoutchehr



ACHEVÉ D’IMPRIMER
LE 25 AVRIL 1924
SUR LES PRESSES
DE PIERRE FRAZIER
À PARIS







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