Le Monde comme volonté et comme représentation/Texte entier/Tome 3

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Traduction par A. Burdeau.
Félix Alcan (Tome troisièmep. T-460).
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LE MONDE
COMME VOLONTÉ
ET

COMME REPRÉSENTATION

PAR
ARTHUR SCHOPENHAUER
TRADUIT EN FRANÇAIS PAR
A. BURDEAU
Ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé de philosophie



TOME TROISIÈME

CINQUIÈME ÉDITION


PARIS
FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR
LIBRAIRIES FÉLIX ALCAN ET GUILLAUMIN RÉUNIES
108, boulevard saint-germain, 108

1909
Tous droits de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays.


NOTE DU TRADUCTEUR


Le traducteur s’acquitte d’un devoir en remerciant ici M. Alekan, élève de l’Ecole Normale supérieure, dont le concours lui a permis de mener à bien sa tâche.




LE MONDE
COMME VOLONTÉ
ET
COMME REPRÉSENTATION
III


A LA MÊME LIBRAIRIE

BIBLIOTHÈQUE DE PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE

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TRADUITES EN FRANÇAIS

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La philosophie de Schopenhauer, par Th. Ribot 1 vol. in-16, 11e édition. 
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L’optimisme de Schopenhauer. Étude sur Schopenhauer, par S. Rzewuski. 1 vol. in-16 
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SUPPLÉMENT
AU
SECOND LIVRE




Vous suivez une fausse piste,
Ne pensez pas que je plaisante.
Le noyau de la nature
N’est-il pas au cœur de l’homme ?
___________Goethe.


SUPPLÉMENT AU SECOND LIVRE



CHAPITRE XVIII[1]
COMMENT LA CHOSE EN SOI EST CONNAISSABLE

Ce livre, où se trouve décrite la démarche la plus originale et la plus importante de ma philosophie, à savoir le passage, déclaré impossible par Kant, du phénomène à la chose en soi, a déjà reçu son complément le plus essentiel dans l’opuscule que j’ai publié en 1836 sous le titre de la Volonté dans la Nature (2e éd., 1834 ; 3e, 1867). On se tromperait fort, en considérant comme le sujet et le contenu de ce court mais important écrit, les citations étrangères auxquelles j’y rattache mes propres explications : ces citations ne sont guère qu’un point de départ, qu’une entrée en matière qui m’a permis d’établir avec plus de précision que partout ailleurs cette vérité fondamentale de ma doctrine, et de la suivre jusqu’au point où elle rejoint la connaissance empirique de la Nature. J’en ai donné l’expression la plus rigoureuse et la plus complète sous la rubrique Astronomie physique ; aussi ne puis-je espérer de trouver une meilleure formule de ce noyau de ma doctrine que celle que j’y ai consignée. Quiconque voudra connaître à fond ma philosophie et en faire un examen sérieux, devra donc avant tout s’en référer à la rubrique en question. Et en général tous les éclaircissements contenus dans ce petit écrit formeraient le contenu principal de ces suppléments, s’ils n’en devaient pas rester exclus, comme les ayant précédés ; aussi bien je les suppose connus, sans quoi on ignorerait le meilleur de ma doctrine.

Je me propose tout d’abord de montrer, en me plaçant à un point de vue général, en quel sens il peut être question de la connaissance d’une chose en soi, et d’établir que cette connaissance est nécessairement limitée.

Qu’est-ce que la connaissance ? — C’est avant tout et essentiellement une représentation. — Qu’est-ce que la représentation ? — Un processus physiologique très complexe, s’accomplissant dans le cerveau d’un animal, et à la suite duquel naît dans ce même cerveau la conscience d’une image. — Évidemment cette image ne saurait avoir qu’un rapport très médiat à quelque chose de tout à fait distinct de l’animal, dans le cerveau duquel elle s’est produite. — Voila peut-être la manière la plus simple et la plus claire de mettre en évidence l’abîme profond qui sépare l’idéal du réel. Cette différence radicale ressemble en un point au mouvement de la terre : on n’en a pas une conscience immédiate. Aussi les anciens n’avaient-ils remarqué ni l’une ni l’autre. En revanche, dès que Descartes eut posé le problème de la connaissance, cette question ne cessa plus de préoccuper les philosophes. Et enfin, après que Kant eut établi, avec une profondeur de raisonnement jusqu’alors inconnue, la diversité complète de l’idéal et du réel, ce fut une tentative aussi hardie qu’absurde d’affirmer l’identité absolue de ces deux éléments, en se fondant sur une intuition intellectuelle arbitraire ; il est vrai que les pseudo-philosophes connaissaient admirablement le sens philosophique de leur public, et c’est pourquoi leur entreprise a été couronnée de succès. — La vérité, c’est que les données immédiates de notre conscience comprennent une existence subjective et une existence objective, ce qui est en soi et ce qui n’est qu’au point de vue d’autrui, un sentiment de notre moi propre et un sentiment d’autre chose, et ces données se présentent à nous comme étant si radicalement distinctes, qu’aucune autre différence ne saurait être comparée à celle-là. Chacun se connaît immédiatement soi-même, et n’a de tout le reste qu’une connaissance médiate. Voilà le fait ; voilà aussi le problème.

Quant à savoir si, grâce à des processus ultérieurs du cerveau, les représentations intuitives ou images qui y sont nées donnent naissance par voie d’abstraction à des concepts généraux (universalia), concepts qui permettent des combinaisons nouvelles et par quoi la connaissance devient raisonnable, devient pensée, — ce n’est plus là la question essentielle ; c’est un problème d’une importance secondaire. Car tous ces concepts empruntent tout leur contenu à la seule représentation intuitive. Celle-ci est donc la connaissance originaire, et doit seule être prise en considération dans cette recherche des rapports de l’idéal et du réel. Aussi, appeler ce rapport celui de l’être et de la pensée, c’est témoigner d’une ignorance complète du problème ; et en tout cas c’est le fait d’une philosophie peu habile.

La pensée n’a de rapports immédiats qu’avec l’intuition, mais l’intuition en a avec l’existence en soi de ce qui est intuitivement perçu, et c’est cette dernière relation qui constitue le grand problème qui nous occupe. L’existence empirique, telle que nous la connaissons, n’est autre chose que le fait d’être donnée dans l’intuition ; le rapport de celle-ci à la pensée est loin d’être une énigme ; car les concepts, c’est-à-dire la matière immédiate de la pensée, dérivent de l’intuition dont ils sont abstraits : aucun homme sensé ne saurait contester cette vérité. Qu’il nous soit permis de le dire à ce propos, rien n’est plus important que le choix des termes en philosophie : l’expression maladroite que nous avons critiquée ci-dessus et la confusion qui en est résultée a été la base de la pseudo-philosophie de Hegel, laquelle a occupé pendant vingt-cinq ans le public allemand.

D’autre part, si l’on voulait affirmer que « l’intuition est déjà la connaissance de la chose en soi, puisqu’elle est l’effet de ce qui existe en dehors de nous, et que ce dernier agit comme il est, en sorte que sa manière d’agir est aussi sa manière d’être » ; cette affirmation aurait contre elle les faits suivants : 1° la loi de causalité, comme on l’a démontré à satiété, est d’origine subjective, aussi bien que les impressions des sens dont dérive l’intuition ; 2° de même l’espace et le temps dans lesquels l’objet vient se projeter, sont d’origine subjective ; 3° si l’être de l’objet ne consiste que dans son action, il en résulte que cet objet n’existe que dans les modifications qu’il provoque en autrui, mais qu’en lui-même il n’est absolument rien. — J’ai affirmé dans le corps de cet ouvrage et j’ai démontré dans la dissertation sur le principe de raison, à la fin du § 21, que de la matière seule on peut dire que son être consiste dans son action ; elle est causalité dans toutes ses parties, c’est-à-dire la causalité même objectivement perçue : aussi n’est-elle rien en elle-même (ἡ ὕλη ἀληθινὸν ψεῦδος, materia mendacium verax) ; ingrédient de l’objet connu par l’intuition, elle est une simple idée abstraite, qui n’est donnée à part dans aucune expérience. Cette idée de la matière sera plus complètement analysée dans un chapitre ultérieur. — Quant à l’objet donné dans l’intuition, il doit être quelque chose en soi, et non pas seulement quelque chose pour autrui ; autrement il se réduirait à la représentation, et nous aboutirions à un idéalisme absolu, qui en fin de compte ne serait que de l’égoïsme théorique : toute réalité serait supprimée, le monde ne serait plus qu’un fantôme subjectif. Si toutefois, sans pousser plus loin nos investigations, nous nous en tenions au monde comme représentation, en ce cas il serait indifférent de considérer les objets comme des représentations de mon cerveau ou comme des phénomènes apparaissant dans le temps et l’espace ; car l’espace et le temps n’existent eux-mêmes que dans mon cerveau. En ce sens on pourrait affirmer sans hésitation l’identité du réel et de l’idéal : il est vrai qu’après Kant ce ne serait guère un point de vue nouveau. D’ailleurs l’essence des choses et du monde des phénomènes ne serait évidemment pas épuisée par là ; on n’aurait encore envisagé que le côté idéal. Le côté réel, lui, doit être radicalement distinct du monde comme représentation, il est ce que les choses sont en elles-mêmes ; et c’est cette diversité absolue de l’idéal et du réel que Kant a mise en lumière mieux que personne.

Locke, en effet, avait refusé aux sens la connaissance des choses en soi ; Kant la refusa également à l’entendement intuitif, expression qui me sert à désigner ce qu’il appelle la sensibilité pure, ainsi que la loi de causalité, médiatrice de l’intuition, en tant que cette loi est donnée a priori. Non seulement tous les deux ont raison mais encore voit-on immédiatement qu’il est contradictoire d’affirmer qu’une chose est connue selon ce qu’elle est en soi et pour soi, c’est-à-dire en dehors de la connaissance. Car toute connaissance est essentiellement, comme nous l’avons dit, une représentation ; mais ma représentation, précisément parce qu’elle est mienne, ne sera jamais identique à l’essence en soi de la chose située en dehors de moi. L’existence en soi et pour soi de chaque chose est nécessairement subjective ; dans la représentation d’autrui, au contraire, elle se présente non moins nécessairement comme objective, différence qu’on ne comblera jamais entièrement. Elle modifie radicalement, en effet, toute la forme de l’existence de l’objet ; en tant qu’objectif il suppose un objet étranger dont il est la représentation, et de plus, comme Kant l’a démontré, il lui a fallu passer par des formes étrangères à son propre être, précisément parce qu’elles appartiennent à ce sujet étranger, qui ne peut connaître qu’au moyen d’elles. Si, approfondissant cette considération, j’envisage des corps inanimés d’une grandeur facilement perceptible, d’une forme régulière et saisissable, et que j’essaie de regarder cette existence dans un espace à trois dimensions comme l’existence en soi, c’est-à-dire comme l’existence subjective des corps en question, je serai aussitôt arrêté par l’impossibilité de considérer ces formes objectives comme l’existence subjective des choses ; au contraire, je conçois immédiatement que cette représentation est née dans mon cerveau, que cette image n’existe que pour moi sujet connaissant, et que je n’ai point affaire à l’être dernier, subjectif en soi et pour soi de ces corps inanimés. D’autre part, je ne saurais admettre que ces corps existent uniquement dans ma représentation : comme ils ont des qualités impénétrables et par elles une certaine activité, je suis forcé de leur attribuer, d’une façon quelconque, une existence en soi. Ainsi donc cette impénétrabilité des qualités, si, d’une part, elle suppose une existence extérieure à notre connaissance, d’autre part elle est la confirmation empirique de ce fait que notre connaissance, précisément parce qu’elle se réduit à des représentations déterminées par des formes subjec­tives, ne nous donne jamais que des phénomènes et non pas l’es­sence en soi des choses. C’est ce qui explique que dans tout ce que nous connaissons il reste quelque chose de mystérieux et d’inson­dable ; nous sommes sans cesse contraints à reconnaître qu’il nous est impossible de comprendre à fond même les phénomènes les plus communs et les plus simples. Car ce ne sont pas seulement les productions les plus parfaites de la nature, les êtres vivants, ou les phénomènes complexes du monde inorganique, qui demeurent impénétrables pour nous ; mais même ce cristal de montagne, ce morceau de soufre sont, grâce à leurs propriétés cristallographiques, optiques, chimiques et électriques, un abîme de mystères et d’incompréhensibilités pour la recherche consciencieuse et approfondie. Il n’en serait pas ainsi, si nous connaissions les choses telles qu’elles sont en soi ; car alors nous comprendrions entièrement au moins les phénomènes plus simples ; n’étant pas dans l’ignorance de leurs qualités, leur être même, leur essence tout entière devraient pouvoir passer dans notre connaissance. Les lacunes de notre connaissance ont donc leur raison, non pas en ceci que nous ne sommes pas assez familiers avec les objets, mais dans la nature même de cette connaissance. Car notre intuition, et conséquemment la perception empirique tout entière des objets qui se présentent à nous, étant essentiellement et principalement déter­minées par les formes et les fonctions de notre faculté de con­naître, il est inévitable que la représentation des objets soit radi­calement distincte de leur essence ; ils apparaissent en quelque sorte à travers un masque, si bien que nous devinons que quelque chose est caché là-dessous, mais ce quelque chose nous ne pouvons pas le connaître. Ce qui transparaît est un mystère insondable ; jamais la nature d’une chose quelconque ne peut passer entière­ment et à tous égards dans la connaissance : bien moins encore pouvons-nous, suivant la méthode des mathématiques, construire a priori un objet réel. Ainsi donc l’impénétrabilité empirique de tous les êtres de la nature est une preuve a posteriori du caractère purement idéal et phénoménal de leur existence empirique.

En conséquence, on ne dépassera jamais la représentation, c’est-à-dire le phénomène, si l’on part de la connaissance objective, autrement dit de la représentation ; on s’en tiendra au côté exté­rieur des choses, sans pénétrer dans leur être intime, sans connaître ce qu’elles sont en soi et pour soi. Jusqu’ici je suis de l’avis de Kant. Mais, en regard de la vérité qu’il a établie, j’ai posé la vérité suivante qui la tient en quelque manière en échec, à savoir que nous ne sommes pas seulement le sujet qui connaît, mais que nous appartenons nous-mêmes à la catégorie des choses à connaître, que nous sommes nous-mêmes la chose en soi, qu’en conséquence si nous ne pouvons pas pénétrer du dehors jusqu’à l’être propre et intime des choses, une route, partant du dedans, nous reste ouverte : ce sera en quelque sorte une voie souterraine, une communication secrète qui, par une espèce de trahison, nous introduira tout d’un coup dans la forteresse, contre laquelle étaient venues échouer toutes les attaques dirigées du dehors.

La chose en soi, comme telle, ne peut entrer dans la conscience que d’une manière tout à fait immédiate, à savoir en ce sens qu’elle-même prendra conscience d’elle-même ; prétendre la connaître objectivement, c’est vouloir réaliser une contradiction. Tout ce qui est objectif est simple représentation, simple phénomène, voire simple phénomène du cerveau.

Le résultat essentiel de la critique kantienne peut se résumer comme suit : — Tous les concepts qui n’ont point à leur base une intuition dans l’espace et le temps (intuition sensible), c’est-à-dire qui ne sont pas puisés dans une telle intuition, sont absolument vides, c’est-à-dire qu’ils ne fournissent aucune connaissance. Or, l’intuition ne fournissant que des phénomènes et non pas les choses en soi, il en résulte que nous n’avons aucune connaissance des choses en soi. — J’accorde cette conclusion d’une manière générale, sauf quand il s’agit de la connaissance que chacun a de son propre vouloir ; cette connaissance n’est pas une intuition (toute intuition étant située dans l’espace), et n’est pas non plus vide : elle est au contraire plus réelle qu’aucune autre. Elle n’est pas non plus a priori, comme la connaissance purement formelle, mais entièrement a posteriori ; c’est même pourquoi nous ne pouvons pas, dans un cas particulier, anticiper cette connaissance : les prévisions que nous risquons en ce sens sont le plus souvent démenties. En fait, notre volonté nous fournit l’unique occasion que nous ayons d’arriver à l’intelligence intime d’un processus qui se présente à nous d’une manière objective ; c’est elle qui nous fournit quelque chose d’immédiatement connu, et qui n’est pas, comme tout le reste, uniquement donné dans la représentation. C’est donc dans la Volonté qu’il faut chercher l’unique donnée susceptible de devenir la clé de toute autre connaissance vraie ; c’est de la Volonté que part la route unique et étroite qui peut nous mener à la vérité. Par conséquent, c’est en partant de nous-mêmes qu’il faut chercher à comprendre la Nature, et non pas inversement chercher la connaissance de nous-mêmes dans celle de la nature. Est-ce que d’aventure on comprendrait mieux la mise en mouvement d’une bille après une impulsion reçue, que notre propre mouvement après un motif perçu ? Beaucoup le croiront ; mais moi j’affirme que le contraire est vrai. Nous arriverons toutefois à reconnaître qu’en dernier lieu, l’essence des deux processus cités est identique, identique bien entendu comme l’est le dernier son encore perceptible de l’échelle harmonique à un son de même nom, situé dix octaves plus haut.

N’oublions pas cependant (pour moi, je me suis toujours attaché à ce point de vue) que cette perception intime que nous avons de notre propre volonté est loin de fournir une connaissance complète et adéquate de la chose en soi. Ce serait le cas, si cette perception était tout à fait immédiate. Or, elle nous arrive à travers toute une série d’intermédiaires : la volonté en effet se crée un corps, au moyen de ce corps un intellect qui lui permette d’entrer en relations avec le monde extérieur, et enfin, grâce à cet intellect, elle se reconnaît dans la conscience réfléchie (pendant nécessaire du monde extérieur) comme volonté ; par conséquent cette connaissance de la chose en soi n’est pas complètement adéquate. Car dans la conscience même le moi n’est pas absolument simple, mais il se compose d’une partie connaissante, l’intellect, et d’une partie connue, la volonté : le premier n’est pas connu, celle-ci ne connaît pas, bien que tous deux se rencontrent et se confondent dans la conscience d’un même moi. Aussi ce moi n’est-il pas intimement connu dans tous ses éléments, il n’est pas absolument transparent, mais opaque, et c’est pourquoi il demeure une énigme à lui-même. Ainsi donc dans la connaissance de notre être interne aussi il y a une différence entre l’être en soi de l’objet de cette connaissance et la perception de cet être dans le sujet qui connaît. Toutefois, cette connaissance intérieure est affranchie de deux formes inhérentes à la connaissance externe, à savoir de la forme de l’espace et de la forme de la causalité, médiatrice de toute intuition sensible. Ce qui demeure, c’est la forme du temps, et le rapport de ce qui connaît à ce qui est connu. Par conséquent dans cette conscience intérieure, la chose en soi s’est sans doute débarrassée d’un grand nombre de ses voiles, sans toutefois qu’elle se présente tout à fait nue et sans enveloppe. Comme la forme du temps est inhérente à notre volonté, nous ne la connaissons que dans ses actes isolés et successifs, non pas dans son tout, telle qu’elle est en soi et pour soi ; et c’est pourquoi aussi personne ne connaît a priori son caractère, qui ne se révèle qu’imparfaitement par la voie de l’expérience. Mais, malgré toutes ces imperfections, la perception dans laquelle nous saisissons les impulsions et les actes de notre volonté propre, est de beaucoup plus immédiate que toute autre perception ; elle est le point où la chose en soi entre le plus immédiatement dans le phénomène, où elle est éclairée de plus près par le sujet qui connaît. Aussi ce processus ainsi connu est-il seul apte à devenir le point de départ pour une explication du reste.

Car toutes les fois que des profondeurs obscures de notre être intime un acte de volonté surgit dans la conscience qui connaît, se produit un passage immédiat de la chose en soi et non temporelle dans le phénomène. L’acte de volonté n’est donc sans doute que le phénomène le plus proche et le plus précis de la chose en soi ; mais il suit de là que si tous les autres phénomènes pouvaient être connus de nous aussi immédiatement, aussi intimement, il faudrait les tenir pour ce que la volonté est en nous-mêmes. C’est donc en ce sens que j’enseigne que la volonté est l’essence intime de toute chose et que je l’appelle la chose en soi. Par là la doctrine kantienne de l’incognoscibilité de la chose en soi est modifiée en ce sens, que cette chose en soi n’est inconnaissable qu’absolument, mais qu’elle est remplacée pour nous par le plus immédiat de ses phénomènes, qui se différencie radicalement de tous les autres précisément par ce caractère immédiat : nous devons donc ramener tout le monde des phénomènes au phénomène dans lequel la chose en soi se présente avec le moins de voiles, et qui ne reste phénomène que parce que mon intellect, seul susceptible de connaître, est toujours distinct du moi comme volonté et ne se trouve pas affranchi de la forme du temps, même dans la perception intime.

Ce dernier pas étant fait, la question n’en demeure donc pas moins de savoir ce que cette volonté, qui se représente dans le monde et comme monde, est en dernier lieu, absolument, en soi. En d’autres termes, qu’est-elle, abstraction faite de sa représentation comme volonté, de son phénomène ? qu’est-elle, en dehors de la connaissance ? — Cette question ne recevra jamais de réponse, parce que, comme nous l’avons dit, le seul fait d’être connu est contradictoire de l’existence en soi et constitue un caractère phénoménal. Mais la seule possibilité de cette question démontre que la chose en soi, que nous connaissons le plus immédiatement dans la volonté, peut avoir en dehors de tout phénomène possible des conditions, des qualités et des manières d’être qui nous sont absolument inconnaissables, et qui demeurent précisément comme l’essence de la chose en soi, quand celle-ci, comme cela est montré dans le quatrième livre, s’est posée comme volonté libre, c’est-à-dire complètement sortie du domaine phénoménal, quand elle est rentrée dans le néant au regard de notre connaissance, c’est-à-dire au regard du monde des phénomènes. Si la volonté était la chose en soi d’une manière absolue, ce néant serait lui aussi absolu ; au lieu que dans le quatrième livre il se présente expressément comme un néant purement relatif.

Désirant compléter par quelques considérations nécessaires la démonstration, donnée dans le second livre et dans mon traité sur la Volonté dans la Nature, de cette doctrine, suivant laquelle tous les phénomènes de ce monde ne sont que l’objectivation à des degrés divers de ce qui dans la connaissance la plus immédiate se manifeste à nous comme volonté, je vais commencer par produire une série de faits psychologiques d’où il résulte que dans notre propre conscience la volonté se présente toujours comme l’élément primaire et fondamental, que sa prédominance sur l’intellect est incontestable, que celui-ci est absolument secondaire, subordonné, conditionné. Cette démonstration est d’autant plus nécessaire, que tous les philosophes antérieurs à moi, du premier jusqu’au dernier, placent l’être véritable de l’homme dans la connaissance consciente ; le moi, ou chez quelques-uns l’hypostase transcendante de ce moi appelée âme, est représenté avant tout et essentiellement comme connaissant, ou même comme pensant ; ce n’est que d’une manière secondaire et dérivée qu’il est conçu et représenté comme un être voulant. Cette vieille erreur fondamentale que tous ont partagée, cet énorme πρῶτον ψεῦδος, ce fondamental ὕστερον πρότερον doit être banni avant tout du domaine philosophique, et c’est pourquoi je m’efforce d’établir nettement la nature véritable de la chose. Comme cette entreprise se produit ici pour la première fois, après des milliers d’années de pensée philosophique, il ne sera pas inutile d’entrer dans le détail. Le phénomène surprenant de cette erreur professée sur un point fondamental par tous les philosophes, de cette inversion absolue des termes, peut s’expliquer en partie, surtout pour les philosophes de l’ère chrétienne, par ce fait que tous avaient l’intention de représenter l’homme comme profondément distinct de l’animal, et qu’ils sentaient vaguement que cette distinction gît dans l’intellect et non dans la volonté ; de là une tendance inconsciente à faire de l’intellect la chose essentielle, bien plus, à représenter la volonté comme une simple fonction de l’intellect. — Aussi le concept de l’âme n’est-il pas seulement inadmissible, ainsi que le fait voir la Critique de la Raison pure, en tant qu’hypostase transcendante ; mais il devient la source d’erreurs irrémédiables, parce que cette notion d’une « substance simple » établit a priori une unité indivisible de la connaissance et de la volonté, dont la séparation est précisément le premier pas vers la vérité. Ce concept ne devra donc plus figurer dans la philosophie, il faut l’abandonner aux médecins et aux physiologistes allemands qui, après avoir déposé le scalpel et la spatule, entreprennent de philosopher sur les concepts qu’on leur a inculqués lors de leur première communion. Qu’ils essaient de faire fortune avec ce bagage en Angleterre. Les physiologistes et anatomistes français ont échappé, jusqu’à ces derniers temps, à ce reproche.

La conséquence la plus proche et la plus incommode pour tous ces philosophes de leur erreur commune, est la suivante : comme la connaissance consciente s’évanouit manifestement à la mort, ils sont obligés ou de considérer la mort comme l’anéantissement de l’homme, et tout notre être se révolte contre cette idée ; ou d’admettre une persistance de la connaissance consciente, dogme philosophique qui exige une foi à toute épreuve, car chacun a pu se convaincre par expérience que sa connaissance est dans une dépendance absolue du cerveau, et il est aussi facile de croire à une connaissance sans cerveau qu’à une digestion sans estomac. Ma philosophie permet seule de sortir de ce dilemme, en plaçant l’essence de l’homme non pas dans la conscience, mais dans la volonté. Celle-ci, en effet, n’est pas essentiellement liée à la conscience, mais est à cette dernière, c’est-à-dire à la connaissance, ce que la substance est à l’accident, l’objet éclairé à la lumière, la corde à la table d’harmonie, et elle entre dans la conscience, du dedans, comme le monde physique y pénètre du dehors. Dès lors nous pouvons concevoir cette indestructibilité du noyau essentiel de nous-mêmes, de notre être véritable, bien que la mort anéantisse manifestement notre intellect, bien que cet intellect n’ait pas existé avant la naissance. Car l’intellect est aussi transitoire que le cerveau dont il est le produit ou plutôt l’activité. Le cerveau, comme l’organisme tout entier, n’est que le produit, le phénomène secondaire de la volonté qui seule est éternelle.


CHAPITRE XIX[2]
DU PRIMAT DE LA VOLONTÉ DANS LA CONSCIENCE DE NOUS-MÊMES.

La volonté, comme chose en soi, constitue l’essence intime, vraie et indestructible de l’homme ; mais en elle-même elle est sans conscience. Car la conscience est déterminée par l’intellect qui n’est qu’un simple accident de notre essence : l’intellect est en effet une fonction du cerveau, et celui-ci avec les nerfs ambiants et la moelle épinière n’est qu’un fruit, qu’un produit, je dirai même un parasite du reste de l’organisme, puisqu’il ne s’engrène pas directement dans les rouages intimes de cet organisme et ne sert à la conservation du moi que parce qu’il en règle les rapports avec le monde extérieur. Au contraire, l’organisme lui-même est la volonté individuelle devenue visible, objectivée ; il est l’image de cette volonté telle qu’elle se dessine dans le cerveau (lequel, comme nous l’avons vu au premier livre, est la condition du monde objectif, en tant que tel) par conséquent il est conditionné par les formes de connaissance de ce cerveau, par l’espace, le temps et la causalité il se présente comme une chose étendue, se manifestant par des actes successifs, matérielle, c’est-à-dire agissante. L’impression directe de nos membres et l’intuition sensible que nous en avons n’a lieu que dans le cerveau. En conséquence, on peut dire : l’intellect est le phénomène secondaire, l’organisme le phénomène, primaire, à savoir le phénomène immédiat de la volonté ; la volonté est métaphysique, l’intellect physique ; l’intellect est, tout comme ses objets, un pur phénomène, la volonté seule est chose en soi, — nous pouvons dire encore en termes plus métaphoriques, et symboliques en quelque sorte : — la volonté est la substance de l’homme, l’intellect en est l’accident ; la volonté est la matière, l’intellect la forme ; la volonté est la chaleur, l’intellect la lumière.

À l’appui de cette thèse, et pour mieux la mettre en évidence, nous citerons, comme autant de documents, plusieurs faits d’ordre psychologique. Nous espérons même que cette revue fournira beaucoup plus d’éléments à la science de l’homme intérieur qu’on n’en saurait trouver dans des psychologies systématiques.

I. — Tout comme la conscience d’autre chose, c’est-à-dire la perception du monde extérieur, la conscience de nous-mêmes contient, ainsi qu’il est dit ci-dessus, un élément connaissant et un élément connu : sans quoi ce ne serait plus une conscience. Car la conscience consiste dans la connaissance : or la connaissance implique un sujet qui connaît et un objet qui est connu ; c’est pourquoi la conscience de nous-mêmes serait impossible, sans cette opposition de la partie qui connaît et d’une autre partie essentiellement distincte, qui est connue. De même qu’il n’y a pas d’objet sans sujet, de même il n’y a pas de sujet sans objet, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de connaissance, sans quelque chose qui diffère du sujet qui le connaît. Une conscience donc, qui ne serait qu’intelligence, est impossible. L’intelligence ressemble au soleil qui n’éclaire l’espace que grâce à la présence d’un corps, qui en reflète les rayons. Le sujet connaissant, comme tel, ne saurait être connu : sans quoi il serait l’objet connu d’un autre sujet connaissant. Comme élément connu dans la conscience de nous-mêmes, nous trouvons exclusivement la volonté. Sont, en effet, des impulsions et des modifications de la volonté, non seulement la volition et la résolution, au sens étroit du terme, mais encore toute aspiration, tout désir, toute répulsion, toute espérance, toute crainte, tout amour, toute haine, bref tout ce qui constitue immédiatement le bonheur ou la souffrance, le plaisir ou la douleur ; tous ces états d’âme sont précisément l’acte de volonté, en tant qu’il agit au dehors. Or, dans toute connaissance, c’est la partie connue et non la partie connaissante qui est l’élément premier et essentiel : celle-là est le πρωτότυπος, celle-ci le ἔϰτυπος. Dans la conscience donc c’est la volonté, élément connu, qui est première et essentielle ; le sujet connaissant est la partie secondaire, venue par surcroît, c’est le miroir. Volonté et connaissance sont l’une à l’autre ce qu’est le corps lumineux par lui-même au corps réfléchissant, ce qu’est la corde vibrante à la table d’harmonie : le son produit dans cette dernière peut servir de symbole à la conscience. Un autre terme de comparaison nous sera fourni par la plante. Celle-ci a, comme on sait, deux pôles, la racine et la corolle, celle-là recherchant l’obscurité, l’humidité et le frais, celle-ci le jour, la sécheresse et la chaleur : le point d’indifférence des deux, où elles se séparent, est le collet[3] qui se trouve au ras du sol. La racine est l’élément essentiel et primitif dont la mort entraîne celle de la corolle, elle est donc primaire ; la corolle, elle, est l’élément apparent mais dérivé, elle meurt sans que la racine disparaisse, elle est donc secondaire. La racine représente la volonté, la corolle l’intellect ; quant au point d’indifférence des deux au collet, ce serait le moi, point terminal commun à l’une et à l’autre. Ce moi est le sujet identique pro tempore du connaître et du vouloir, identité qui a été mon premier étonnement philosophique et que j’ai appelée dans le premier de mes écrits philosophiques, Du principe de raison, le miracle ϰατ’ἐξοχήν. C’est le point de départ et d’attache, dans le temps, de l’ensemble des phénomènes, c’est-à-dire de l’objectivation de la volonté, déterminant ces phénomènes et en étant déterminé à son tour. — Cette comparaison pourrait, se pousser plus loin et être appliquée à la nature individuelle de l’homme. En effet, de même qu’une grande corolle ne provient généralement que d’une grande racine, de même des facultés intellectuelles extraordinaires ne se rencontrent que chez des individus doués d’une volonté violente et passionnée. Un génie qui aurait un caractère phlegmatique et des passions faibles ressemblerait ces graminées qui, malgré une corolle considérable composée de feuilles épaisses, ont des racines très petites ; mais un tel génie ne se rencontrera pas. Il est physiologiquement prouvé que la violence et l’impétuosité de la volonté sont la condition de la puissance intellectuelle : en effet, l’activité cérébrale est déterminée par le mouvement que les grandes artères qui courent à la base du cerveau lui communiquent à chaque pulsation ; aussi une grande activité cérébrale ne va-t-elle pas sans de forts battements de cœur, et même, d’après Bichat, sans un cou peu long. Si l’on ne trouve pas le génie associé à une volonté débile, on rencontre parfaitement des désirs violents, un caractère passionné et impétueux unis à un intellect faible, c’est-à-dire à un petit cerveau mal conformé dans un crâne épais, phénomène aussi fréquent que répugnant ; je ne saurais comparer de telles anomalies qu’à des betteraves.

II. — Mais ne nous arrêtons pas à cette description figurée de la conscience, et cherchons à en obtenir une connaissance précise. À cet effet, voyons d’abord ce qui se rencontre à un même degré dans les diverses consciences, ce qui y est commun et constant, et par suite essentiel. Nous considérerons ensuite ce qui différencie les diverses consciences, ce qui y est accidentel et secondaire.

Nous ne connaissons guère la conscience que comme une qualité des êtres animés ; donc nous pouvons, nous devons même la concevoir comme conscience animale, et trouver une tautologie dans cette dernière expression même. — Or ce qui se rencontre toujours dans chaque conscience animale, même la plus faible, ce qui en constitue la base, c’est le sentiment immédiat d’une appétition tour à tour satisfaite et contrariée à des degrés divers. Nous savons cela en quelque sorte a priori. Car si étonnamment différentes que soient les innombrables espèces animales, si étrange que nous en apparaisse au premier abord une espèce inconnue jusqu’alors, toutefois nous considérons d’ores et déjà comme nous étant connue et même familière l’essence intime de leur nature. Nous savons en effet que l’animal veut, nous savons même ce qu’il veut, l’être et le bien-être, la vie et la persistance dans l’espèce ; et comme les objets de cette volonté sont identiques à ceux de la nôtre, nous n’hésitons pas à attribuer à l’animal toutes les affections de la volonté que nous observons en nous-mêmes, et nous parlons de ses désirs, de ses répugnances, de ses craintes, de sa colère, de sa haine, de son amour, de sa joie, de sa tristesse, de sa langueur, etc. Au contraire, s’agit-il des phénomènes de la connaissance animale, nous voilà dans l’incertitude. Nous n’osons pas affirmer que l’animal conçoive, pense, juge, sache, nous ne lui attribuons avec certitude que des représentations, parce que sans elles sa volonté ne se prêterait pas aux modifications ci-dessus énoncées. Quant à la forme précise de la connaissance animale, à ses limites exactes dans une espèce donnée, nous n’en avons que des notions vagues et nous sommes réduits aux conjectures ; c’est pourquoi il nous est si difficile de nous entendre avec les animaux : nous n’arrivons guère à ce résultat que grâce aux données de l’expérience et par une éducation artificielle. C’est donc la connaissance qui différencie les consciences. Au contraire le désir, les aspirations, la volonté, la répugnance, l’aversion, le non-vouloir sont propres à toute conscience : l’homme les a en commun avec les polypes. Ce sont donc ces états qui constituent l’essence et la base de toute conscience. Sans doute ils se manifestent différemment dans les diverses espèces animales ; mais cette différence tient au plus ou moins d’étendue de leur sphère de connaissance : car c’est dans la connaissance que se trouvent les motifs qui provoquent ces états. Tous les actes et tous les gestes qui, chez les animaux, expriment des mouvements de la volonté, nous les comprenons immédiatement, par analogie avec notre propre être. Aussi avons-nous pour eux une sympathie aussi profonde que variée dans ses formes. L’abîme au contraire qui nous sépare d’eux, c’est uniquement la différence d’intellect qui le creuse. Cet abîme qui se trouve entre un animal très intelligent et un homme très borné n’est peut-être pas moins profond entre un imbécile et un homme de génie ; aussi sommes-nous tout surpris de constater parfois entre ces deux hommes une ressemblance qui tient à la similitude des penchants et des passions. — De cette considération il résulte clairement que la volonté est dans tous les êtres animaux l’élément primaire et substantiel ; l’intellect au contraire est l’élément secondaire, greffé sur le premier ; ce n’est même que l’instrument de la volonté, instrument plus ou moins compliqué suivant les exigences de ce service. Les mêmes fins directrices de la volonté d’une espèce animale, qui arment cette espèce de sabots, de griffes, de mains, d’ailes, de cornes ou de dents, la dotent aussi d’un cerveau plus ou moins développé, dont la fonction est l’intelligence nécessaire à la conservation de l’espèce. En effet, dans l’échelle ascendante des animaux, plus l’organisation devient complexe, plus multiples aussi deviennent les besoins, plus variés et plus spécialement déterminés les objets nécessaires à leur satisfaction ; les voies qui mènent à ces objets et qui doivent toutes être cherchées et connues deviennent de plus en plus enchevêtrées, éloignées ; par conséquent les représentations de l’animal doivent gagner dans la même mesure en complexité, en précision et en cohésion ; son attention s’éveillera plus facilement, sera plus tendue et plus durable, en un mot son intellect sera plus développé et plus parfait. Nous voyons donc que l’instrument de l’intelligence, c’est-à-dire le système cérébral et les organes des sens, suit pas à pas dans son développement l’extension des besoins et la complication de l’organisme ; l’augmentation de la partie représentative (en opposition à la partie voulante) de la conscience reçoit son expression physique dans la prédominance du cerveau sur le reste du système nerveux d’abord, et ensuite dans la prédominance du cerveau proprement dit sur le cervelet, le premier étant d’après Flourens l’atelier des représentations, l’autre le directeur et l’ordonnateur des mouvements. Le dernier pas fait en ce sens par la nature est véritablement énorme. Car dans l’homme non seulement la faculté de représentation intuitive, à laquelle seule participent les autres espèces animales, atteint son plus haut degré de perfection, mais il vient s’y ajouter la représentation abstraite, la pensée, c’est-à-dire la raison, et avec elle la réflexion. Cet accroissement considérable de l’intellect, c’est-à-dire de la partie secondaire de la conscience, lui confère dès lors une certaine prédominance sur la partie primaire, en ce sens que son activité sera dorénavant prépondérante. Chez l’animal, en effet, c’est le sentiment immédiat de ses appétitions satisfaites ou contrariées qui constitue le fonds essentiel de la conscience, et cela est surtout vrai, à mesure qu’on descend dans la hiérarchie animale, si bien que les derniers ne se distinguent guère de la plante que par la possession supplémentaire de sourdes représentations ; chez l’homme c’est le contraire qui se produit. Ses appétitions ont beau dépasser en violence celles de tout autre animal et dégénérer en passion, sa conscience sera constamment occupée de représentations et de pensées qui la remplissent et la dominent. C’est à ce fait sans doute qu’il faut attribuer principalement cette erreur fondamentale des philosophes, qui leur fait considérer la pensée comme l’élément primaire et essentiel de ce qu’ils appellent âme, c’est-à-dire de la vie intérieure ou spirituelle de l’homme, et qui ne leur fait voir dans la volonté qu’un résultat de l’intellect, produit après coup. Mais, s’il était vrai que la volonté émanât de l’intelligence, comment les animaux, même dans les espèces inférieures, pourraient-ils à une connaissance extrêmement pauvre joindre une volonté si souvent indomptable et violente ? Cette erreur fondamentale faisant en quelque sorte de l’accident la substance, a engagé les philosophes dans des chemins faux dont il leur a été impossible de sortir. — Chez l’homme, cette prépondérance relative seulement du connaître sur le vouloir peut aller très loin ; dans certains individus, extraordinairement favorisés, la connaissance, c’est-à-dire la partie secondaire de la conscience, arrivée à son maximum de développement, se détache entièrement de la partie voulante ; elle agit librement, à son propre compte, c’est-à-dire sans recevoir l’impulsion de la volonté, et de la sorte devient purement objective, miroir lumineux du monde ; c’est de la connaissance, arrivée à ce degré d’autonomie, que sortent les conceptions du génie, qui sont l’objet de notre troisième livre.

III. — Si nous parcourons de haut en bas l’échelle hiérarchique des animaux, nous voyons que l’intellect y devient de plus en plus faible et imparfait ; mais nous ne remarquons nullement une dégradation correspondante de la volonté. Celle-ci au contraire s’affirme partout identique à elle-même, et se produit toujours avec les mêmes caractères : attachement extrême à la vie, souci de l’individu et de l’espèce, égoïsme absolu à l’égard de tous les autres êtres, inclinations fondamentales, auxquels se rattachent des penchants secondaires. Chez le moindre insecte même la volonté existe dans toute sa perfection et son intégrité ; il veut ce qu’il veut aussi résolument et aussi parfaitement que l’homme. Il n’y a de différence que dans ce qui est voulu, c’est-à-dire dans les motifs, mais ceux-ci ressortent de l’intellect. Ce dernier élément secondaire attaché à des organes corporels, a des degrés de perfection innombrables et est essentiellement limité et imparfait. La volonté, au contraire, comme chose en soi, comme élément primaire, ne peut jamais être imparfaite ; chaque acte de volonté est tout ce qu’il peut être. En vertu de la simplicité dont la volonté est douée en tant que chose en soi, en tant que phénomène immédiat de l’être métaphysique, son essence ne comporte pas de degrés, mais est toujours égale à elle-même : elle ne présente de degrés que dans sa manièrer d’être affectée, qui va du penchant le plus faible jusqu’à la passion, ainsi que dans sa facilité à être affectée, qui suit une gradation ascendante, depuis le tempérament phlegmatique jusqu’au tempérament colérique. L’intellect, au contraire, ne présente pas seulement des degrés dans la manière d’être affecté, qui va de la torpeur à la verve et à l’enthousiasme ; son essence même en comporte : cette essence varie en perfection, elle suit un développement croissant depuis l’animal placé au plus bas de l’échelle, qui ne perçoit que sourdement, jusqu’à l’homme, et dans l’espèce humaine depuis l’imbécile, jusqu’à l’homme de génie. La volonté seule est partout elle-même, dans toute son intégrité. Car sa fonction est d’une simplicité extrême : elle consiste à vouloir et à ne pas vouloir ; et s’accomplit facilement, sans effort, et sans nécessité d’exercices préalables ; la connaissance au contraire a des fonctions multiples et ne s’opère jamais sans effort : il en faut pour fixer l’attention, pour préciser l’objet, et, à un degré supérieur, pour penser et réfléchir ; aussi la connaissance est-elle extrêmement perfectible par la pratique et l’éducation. Quand l’intellect présente à la volonté un simple objet intuitif, celle-ci prononce aussitôt un acquiescement ou un refus ; de même encore, quand l’intellect a péniblement examiné et pesé des données nombreuses, quand au moyen de combinaisons difficiles il est enfin arrivé au résultat qui semble le plus conforme à l’intérêt de la volonté, celle-ci, qui entre temps s’est reposée, fait son entrée comme le sultan dans la salle du Divan, pour prononcer comme à l’ordinaire un acquiescement ou un refus, fonction volontaire qui peut bien présenter des différences de degré, mais non une différence essentielle.

Cette différence fondamentale de nature entre la volonté et l’intellect, la simplicité et la spontanéité de l’une, la complexité et le caractère dérivé de l’autre, nous apparaîtra plus clairement encore, si nous suivons en nous-mêmes le jeu de cette influence réciproque, si nous examinons en détail, comment des images et des pensées qui surgissent dans l’intellect mettent la volonté en mouvement, et comment toutefois, en cette pénétration, le rôle de chacune des deux facultés est nettement tranché et distinct. Cette observation, nous pourrions la faire à propos des événements réels qui affectent vivement la volonté, alors qu’en eux-mêmes et tout d’abord ce sont de simples objets de l’intellect. Mais ce phénomène ne présente pas toutes les conditions de clarté voulues d’une part, il n’y paraît pas immédiatement que cette réalité comme telle n’existe tout d’abord que dans l’intellect ; en second lieu, le changement de cet élément intellectuel en élément volitif ne s’opère pas assez rapidement pour nous permettre de l’embrasser d’un seul coup d’œil et de le saisir nettement. Mais ces conditions favorables sont réalisées dans un autre cas, je veux dire quand nous laissons agir sur notre volonté de simples pensées, de simples imaginations. Quand, par exemple, seuls avec nous-mêmes, nous repassons par la pensée nos affaires personnelles, et que nous percevons nettement la menace d’un danger réel et la possibilité d’une issue mauvaise, aussitôt l’angoisse nous serre le cœur et le sang se fige dans nos veines. Si l’intellect passe à la possibilité de l’issue contraire et permet à l’imagination de dépeindre le bonheur ainsi obtenu et si longtemps espéré, aussitôt notre pouls bat joyeusement et le cœur se sent léger comme une plume ; et cet état persiste jusqu’à ce que l’intellect s’arrache à son rêve. Une circonstance quelconque nous rappelle-t-elle à ce moment le souvenir d’une offense ou d’un tort subis il y a longtemps, la colère et la fureur agiteront notre poitrine si calme tout à l’heure. Mais voici que surgit, amenée comme par hasard, l’image d’une femme aimée, morte depuis longtemps, chère évocation à laquelle vient se rattacher tout un roman avec ses scènes enchanteresses, et la colère fait place à un désir ardent et mélancolique. Enfin une circonstance qui autrefois a tourné à notre honte nous revient à l’esprit : nous nous recroquevillons sur nous-mêmes, une vive rougeur couvre notre front, et nous cherchons par quelque phrase lancée à haute voix à nous distraire violemment de ce souvenir, à le repousser, semblables à celui qui cherche à écarter les mauvais esprits. Comme on le voit, l’intellect fait la musique et la volonté danse en mesure. La volonté est comme un enfant que sa bonne peut faire passer par les sentiments les plus divers, en lui faisant des contes alternativement tristes ou joyeux. La raison de ce rapport réciproque, c’est que la volonté par elle-même ne connaît pas et que l’entendement qui lui est associé est incapable de vouloir. La volonté est semblable à un corps mis en mouvement ; l’entendement, centre de motifs, aux causes qui le font mouvoir. Dans ces rapports réciproques, la volonté conserve toutefois la suprématie, et elle le fait voir quand, lasse de servir de jouet à l’intellect, elle lui fait sentir en dernier ressort sa puissance souveraine, en lui interdisant certaines représentations, certaines séries d’idées, et cela parce qu’elle sait, ou plutôt parce que l’intellect lui a appris que ces représentations feraient naître en elle un des mouvements que nous venons de décrire à ce moment, elle refrène l’intellect elle force à détourner ailleurs son attention. Et il faut que l’intellect se résigne à ce revirement, si pénible qu’il lui paraisse, une fois que la volonté l’exige sérieusement : ou plutôt, les résistances manifestées à propos de ce changement ne partent pas de l’intelligence, qui en elle-même est toujours indifférente, mais de la volonté même, qui est en partie attirée vers une représentation pour laquelle elle éprouve, d’autre part, de la répulsion. Cette représentation en effet l’intéresse d’un côté, parce qu’elle la remue ; mais en même temps la connaissance abstraite lui dit que cette représentation lui causera inutilement une secousse pénible ou indigne ; et alors la volonté prend une décision conforme à cette dernière connaissance et contraint l’intellect à obéir. « Être maître de soi-même, » voilà l’expression qui caractérise le résultat décisif de cette lutte ; évidemment le maître, c’est la volonté, le serviteur est l’intellect ; car le gouvernail est dirigé en dernier ressort par celle-là, qui par conséquent constitue l’essence même de l’homme. À cet égard, le titre d’Ἡγεμονιϰόν conviendrait à la volonté ; d’autre part ce même titre peut être revendiqué par l’intellect, puisqu’il est le guide et le conducteur tel le commissionnaire marche devant le voyageur dont il porte les bagages. Mais la comparaison qui caractérise le mieux le rapport de ces deux facultés est celle de l’aveugle vigoureux qui porte sur ses épaules le paralytique qui voit clair.

Ce qui confirme encore la nature de ce rapport, telle que nous venons de l’établir, c’est ce fait qu’à l’origine l’intellect est tout à fait étranger aux résolutions de la volonté. Il lui fournit bien les motifs mais il apprend après coup seulement et a posteriori en quel sens ils ont agi ; de même celui qui fait une expérience chimique combine les réactifs, puis attend le résultat. Il y a plus : l’intellect reste tellement en dehors des résolutions et des décisions secrètes de la volonté, qu’il ne les apprend que par surprise et en se mettant à les épier ; il faut qu’il la prenne en flagrant délit pour deviner ses véritables intentions.

Ainsi, j’ai conçu un plan, au sujet duquel j’ai toutefois encore certains scrupules ; d’autre part, la possibilité pour ce plan d’être réalisé est encore complètement incertaine, puisqu’elle dépend de circonstances extérieures jusque-là indécises ; il est donc inutile de prendre avant coup une résolution, et je laisse les choses en l’état. En pareil cas il m’arrive souvent d’ignorer à quel point je me suis fait en secret le complice de ce plan et combien j’en désire la réalisation, en dépit des scrupules qui me restent ; c’est-à-dire que l’intellect ne sait rien de tout cela. Mais voici que m’arrive une nouvelle favorable à l’exécution ; aussitôt je suis inondé d’une joie intense qui se répand sur tout mon être et en prend, à mon propre étonnement, une possession durable. C’est à ce moment seulement que l’intellect apprend avec quelle force ma volonté s’était déjà attachée à ce plan, et combien celui-ci agréait, tandis que l’intellect le considérait comme tout à fait problématique et gravement compromis par les scrupules en question. — Autre cas, j’ai contracté avec empressement un engagement réciproque, que je croyais très approprié à mes désirs. Voici que cette situation me crée des difficultés, me cause des torts, et je me prends à croire que je me repens au fond de mon empressement passé : toutefois, je classe cette idée, en me persuadant que même sans être lié je continuerais à procéder comme je l’ai fait. Mais voici que l’engagement est rompu par l’autre partie, et je m’aperçois avec surprise que cette solution me cause un profond soulagement et une grande joie. — Souvent nous ne savons pas ce que nous souhaitons ou ce que nous craignons. Nous pouvons caresser un souhait pendant des années entières, sans nous l’avouer, sans même en prendre clairement conscience ; c’est que l’intellect n’en doit rien savoir, c’est qu’une révélation nous semble dangereuse pour notre amour-propre, pour la bonne opinion que nous tenons à avoir de nous-mêmes ; mais quand ce souhait vient à se réaliser, notre propre joie nous apprend, non sans nous causer une certaine confusion, que nous appelions cet événement de tous nos vœux : tel est le cas de la mort d’un proche parent dont nous héritons.

Et quant à ce que nous craignons, nous ne le savons souvent pas, parce que nous n’avons pas le courage d’en prendre clairement conscience. Souvent même nous nous trompons entièrement sur le motif véritable de notre action ou de notre abstention, jusqu’à ce qu’un hasard nous dévoile le mystère. Nous apprenons alors que nous nous étions mépris sur le motif véritable, que nous n’osions pas nous l’avouer, parce qu’il ne répondait nullement à la bonne opinion que nous avons de nous-mêmes. Ainsi, nous nous abstenons d’une certaine action, pour des raisons purement morales à notre avis ; mais après coup nous apprenons que la peur seule nous retenait, puisque, une fois tout danger disparu, nous commettons cette action. Dans certains cas cette ignorance va si loin que l’homme ne soupçonne même pas le motif véritable de son action ; il se croit incapable d’en subir l’impulsion, alors pourtant que ce motif est le seul réel. Tout ceci est en même temps une confirmation et une illustration de cette maxime de La Rochefoucauld « l’amour-propre est plus habile que le plus habile homme du monde » ; c’est un commentaire du γνωθι σαυθτον et de la difficulté de l’appliquer. Or si, comme le croient tous les philosophes, l’intellect était l’essence véritable de notre nature, si les résolutions volontaires n’étaient qu’un produit de la connaissance, c’est le motif apparent de notre action qui devrait décider de notre valeur morale, de même que nous considérons l’intention comme en étant le seul critérium, sans faire entrer le résultat en ligne de compte. Mais alors la distinction entre le motif apparent et le motif réel serait proprement impossible. Tous les cas énumérés ci-dessus, et un observateur attentif peut en surprendre d’autres en lui-même, nous montrent combien l’intellect est étranger à la volonté, au point d’être parfois mystifié par elle ; s’il lui fournit les motifs, il n’entre pas dans le laboratoire secret où se préparent les résolutions. Il est sans doute le confident de la volonté, mais un confident auquel on ne dit pas tout. Ce qui confirme encore cette manière de voir, c’est que souvent, et l’expérience de chacun lui pourra révéler ce fait, l’intellect n’a pas grande confiance en la volonté. Ainsi, quand nous avons pris quelque grande et audacieuse résolution, résolution qui n’est au fond pourtant qu’une promesse faite par la volonté à l’intellect, nous conservons dans notre for intime des doutes tacites et inavoués ; nous nous demandons, si cette décision est bien sérieuse, si nous n’hésiterons ou ne reculerons pas au moment de l’exécution, si nous aurons assez de fermeté et de persévérance pour aller jusqu’au bout. Il ne faudra rien moins que le fait accompli pour nous convaincre de la sincérité de notre résolution.

Tous ces exemples témoignent de la diversité absolue de la volonté et de l’intellect, du primat de celle-là, de la position subordonnée de l’autre.

IV. — L’intellect se fatigue, la volonté est infatigable. Après un travail de tête soutenu, on ressent une fatigue au cerveau, comme on en ressent une au bras après un travail physique soutenu. Toute connaissance est liée à l’effort ; la volonté au contraire est notre essence la plus intime et les manifestations s’en opèrent sans peine, avec une entière spontanéité. Aussi, quand notre volonté est fortement affectée, et c’est ce qui se produit pour toutes les passions, la colère, la vanité, le désir, la tristesse, et que nous sommes obligés d’exercer nos fonctions de connaissance, dans l’intention, par exemple, de redresser les motifs de ces passions, nous sommes en quelque sorte obligés de nous faire violence pour nous livrer à ce travail, violence qui atteste le passage de l’activité originaireμ naturelle, autonome, à l’activité dérivée, médiate, forcée. Car la volonté seule est αὐτόματος et conséquemment ἀϰάματος ϰαὶ ἀγέρατος ἥματα πάντα (lassitudinis et senii expers in sempiternum). Lui seul exerce son activité sans provocation, et par cela même souvent trop tôt ou sans mesure, et ne connaît pas la fatigue. Des nourrissons, qui montrent à peine une première et faible trace d’intelligence, sont déjà pleins d’entêtement ; ils se démènent furieusement et crient sans raison aucune, tout simplement parce qu’ils débordent d’un besoin de vouloir, et que leur volonté n’a pas encore d’objet ; ils veulent, sans savoir ce qu’ils veulent. Cabanis remarque dans le même sens « toutes ces passions, qui se succèdent d’une manière si rapide et se peignent avec tant de naïveté sur le visage mobile des enfants. Tandis que les faibles muscles de leurs bras et de leurs jambes savent encore à peine former quelques mouvements indécis, les muscles de leur face expriment déjà par des mouvements distincts presque toute la suite des affections générales propres à la nature humaine ; et l’observateur attentif reconnaît facilement dans ce tableau les traits caractéristiques de l’homme futur. » (Rapports du Physique et du Moral, vol. I, p. 123.) L’intellect, au contraire, se développe lentement, parallèlement à l’évolution du cerveau, à la maturité de l’organisme tout entier, qui sont ses conditions ; c’est qu’il est uniquement une fonction corporelle. Comme le cerveau a acquis tout son développement avec la septième année, les enfants se montrent à cet âge d’une intelligence surprenante, avides de savoir et raisonnables. Mais ensuite vient la puberté ; elle donne au cerveau un point d’appui, et comme une table d’harmonie où il vibre ; d’un coup elle élève l’intellect d’un degré considérable ; si la voix à cet âge s’abaisse d’une octave, l’intellect, si je puis dire, devient d’une octave plus haut. Ce qui atteste encore ce caractère infatigable de la volonté, c’est un défaut plus ou moins commun mais qui existe naturellement chez tous les hommes et dont on ne triomphe que par l’éducation, j’entends la précipitation. Il y a précipitation quand la volonté se met prématurément à sa besogne. La volonté est en effet l’élément purement actif et exécutif, qui ne doit faire son apparition que lorsque l’élément investigateur et délibératif, c’est-à-dire la connaissance, a complètement terminé sa tâche. Mais rarement la volonté attend jusque-là. À peine la connaissance a-t-elle superficiellement rassemblé et fugitivement ordonné quelques rares données sur les circonstances qui nous sollicitent, sur l’événement arrivé, sur l’opinion étrangère qu’on vient de rapporter, voici que des profondeurs de l’âme surgit sans qu’on y ait fait appel la volonté toujours prête, jamais fatiguée ; elle se manifeste sous forme de peur, crainte, espoir, joie, désir, envie, tristesse, empressement, colère, fureur, et nous pousse à des paroles et à des actions trop promptes, bientôt suivies de remords car, avec le temps, nous apprenons que l’Ηγεμονικον, c’est-à-dire l’intellect, n’a pas même pu faire la moitié de sa besogne ; il n’a pas eu le loisir d’étudier les circonstances, d’en examiner le rapport, de délibérer sur ce qu’il convenait de faire, parce que la volonté n’a pas eu la patience d’attendre, parce qu’elle s’est brusquement et prématurément présentée, disant : « mon tour maintenant), et elle est aussitôt entrée en activité, sans que l’intellect lui ait opposé de résistance ; car l’intellect n’est qu’un valet, qu’un serf de la volonté, il n’est pas spontané comme elle et n’éprouve pas par sa propre nature le besoin d’agir. Aussi la volonté s’en débarrasse-t-elle facilement, sur un signe d’elle il se met au repos, tandis que lui-même n’arrive, après des efforts extrêmes, qu’à dicter à la volonté une trêve d’un moment pour prendre à son tour la parole. Aussi sont-ils rares, et ne les trouve-t-on guère que parmi les Espagnols, les Turcs et surtout les Anglais, ceux qui dans les circonstances les plus graves mêmes conservent toujours leur sang-froid, continuent imperturbablement à observer et à examiner la position où ils se trouvent, alors que d’autres eussent perdu la tête et se fussent trouvés incapables de rien voir davantage, cette présence d’esprit ne doit pas être confondue avec ce calme que donnent a beaucoup d’Allemands et de Hollandais le flegme et l’hébétement. Dans le rôle de l’hetman cosaque des Benjouwski, l’acteur Iffland mettait admirablement en scène cette rare qualité que nous venons de louer. Les conjurés l’ont attiré dans leur tente ; ils lui tiennent un fusil devant la tête avec la menace de tirer au premier cri : Iffland soufflait dans l’embouchure, pour voir si le fusil était bien chargé. Sur dix choses qui nous contrarient, nous pourrions nous épargner neuf fois cette contrariété, si nous comprenions ces choses exactement et par leurs causes, si nous en reconnaissions la nécessité et la vraie nature ; et cette vue exacte nous l’aurions bien plus souvent, si, avant de nous aigrir et de nous exaspérer, nous nous donnions la peine de réfléchir. Car ce que les rênes et le mors sont à un cheval indompté, l’intellect l’est à la volonté humaine ; les instructions, les avertissements, l’éducation donnée par l’intellect doivent la guider et la refréner, puisqu’en elle-même elle est une force aussi sauvage, aussi impétueuse que celle qui se manifeste dans la chute d’une cataracte ; nous savons même qu’en allant au dernier fond des choses, ces deux forces sont identiques. Dans la colère extrême, dans l’ivresse, dans le désespoir, la volonté a pris le mors aux dents et s’est emportée pour suivre sa nature primitive. Dans la mania sine delirio elle a complètement perdu les rênes et le mors, et alors sa nature essentielle éclate nettement et apparaît aussi profondément distincte de l’intellect que l’est le mors du cheval. Dans cet état, on peut encore comparer la volonté à une montre dont on vient d’ôter une vis ; le mécanisme se met en mouvement avec bruit et ne s’arrête plus.

De cette considération il résulte donc également que la volonté est l’élément primitif et métaphysique, l’intellect l’élément secondaire et physique. Comme tel il est soumis, ainsi que tout objet physique, à la force d’inertie ; il ne devient actif que grâce à l’impulsion de la volonté, qui le domine et le guide, qui l’encourage à faire effort, bref qui lui donne toute l’activité qu’il ne possède pas naturellement. Aussi l’intellect se repose-t-il volontiers, dès qu’on le lui permet, se montre souvent paresseux et peu disposé à agir ; un effort continu le fatigue au point de l’émousser, de l’épuiser, comme la pile de Volta s’épuise par des décharges répétées. Aussi tout travail intellectuel soutenu demande-t-il des moments de trêve et de suspension, sous peine de se terminer par un hébétement et une incapacité de penser, provisoire tout au moins. Et lorsque ce repos est continuellement refusé à l’intellect, quand on le tend outre mesure et sans relâche, alors se déclare un hébétement durable, qui, avec l’âge, peut dégénérer en impuissance absolue de la pensée, en enfance, en idiotie et en folie. Lorsque ces maux attristent la vieillesse, ce n’est pas à l’âge comme tel qu’il faut les attribuer, mais à ce surmenage continu et tyrannique de l’intellect. C’est ce qui explique que Swift devint fou, que Kant tomba en enfance, que Walter Scott, Wordsworth, Southey et beaucoup de génies de second ordre finirent dans une torpeur absolue de la pensée. Gœthe conserva jusqu’à la fin de ses jours la clarté, la vigueur et l’activité de l’esprit, parce que, homme du monde et courtisan, il ne se forçait jamais à un travail intellectuel. Cela est vrai aussi de Wieland, de Knebel mort à quatre-vingt-onze ans et de Voltaire. D’où il appert que l’intellect, pur instrument, est extrêmement secondaire et physique. C’est pourquoi aussi il a besoin, pendant un tiers presque de sa durée, de suspendre entièrement son activité dans le sommeil, c’est-à-dire le repos du cerveau. Car l’intellect est une simple fonction de ce dernier ; le cerveau lui est antérieur au même titre que l’estomac à la digestion, le corps à l’impulsion qu’il subit ; c’est parallèlement à ce cerveau que dans la vieillesse il se flétrit et s’épuise. — La volonté, au contraire, comme chose en soi, n’est jamais paresseuse ; absolument infatigable, ayant pour essence l’activité, elle ne cesse jamais de vouloir, et lorsque, dans le sommeil profond, elle est abandonnée par l’intellect ; quand, privée de motifs, elle ne peut pas agir au dehors, elle ne cesse pourtant pas de s’exercer comme force vitale ; elle n’en dirige que plus à l’aise l’économie interne de l’organisme, et, comme vis medicatrix naturæ, elle ramène à l’ordre les irrégularités qui ont pu s’y glisser. Car elle n’est pas comme l’intellect une fonction du corps, c’est le corps qui est la fonction de la volonté ; aussi lui est-elle antérieure en fait, puisqu’elle en est le substratum métaphysique, puisqu’elle est l’absolu de ce phénomène. Cette activité infatigable, la volonté la communique, pour la durée de cette vie, au cœur, ce primum mobile de l’organisme qui, pour cette raison même, est devenu le symbole et le synonyme de la volonté. Celle-ci ne s’évanouit pas non plus avec l’âge ; elle ne cesse pas, dans la vieillesse, de vouloir ce qu’elle a toujours voulu, je dis plus, elle devient plus ferme et plus inflexible qu’elle ne l’a été pendant la jeunesse, elle se fait plus irréconciliable, plus obstinée et plus indocile à mesure que diminue la vigueur de l’intellect, et c’est uniquement, en mettant à profit la faiblesse de ce dernier, qu’on peut avoir alors quelque prise sur la volonté.

Eh bien ! cette faiblesse et cette imperfection ordinaires de l’intellect, telles qu’elles se manifestent dans le manque de jugement, l’étroitesse, la sottise et la stupidité de la plupart des hommes, cette faiblesse et cette imperfection, dis-je, seraient absolument inexplicables, si l’intellect n’était pas une faculté secondaire, une superfétation, un instrument, si, comme les philosophes l’ont admis jusqu’à ce jour, c’était l’essence intime et première de ce qu’on appelle l’âme, ou de l’homme interne comme tel. Car comment l’essence première pourrait-elle, dans sa fonction immédiate et propre, être sujette à tant d’erreurs et de fautes ? — L’élément vraiment premier dans la conscience humaine, la volonté fonctionne toujours parfaitement ; tout être veut sans relâche, veut résolument et avec vigueur. Ce serait se placer à un point de vue tout à fait faux que de considérer comme une imperfection de la volonté ce qu’il y a d’immoral en elle : la moralité a sa source véritable par delà la nature et se trouve en contradiction avec les maximes de conduite purement empiriques[4]. Aussi entre-t-elle en conflit avec la volonté naturelle qui, en elle-même, est foncièrement égoïste ; et qui plus est, le développement rigoureux de la moralité supprime cette volonté personnelle. Je renvoie à cet égard à notre quatrième livre et à mon mémoire couronné Du Fondement de la morale.

V. — À l’appui de notre affirmation, suivant laquelle la volonté est l’élément réel et essentiel de l’homme, et l’intellect l’élément secondaire, dérivé et déterminé, je montrerai encore comment ce dernier ne peut accomplir intégralement et exactement sa fonction qu’autant que la volonté se tait et demeure suspendue. Toute excitation sensible de la volonté le trouble, et quand elle intervient dans ses opérations, elle en fausse le résultat. Mais l’intellect, lui, n’est pas pour la volonté un obstacle analogue. Ainsi la lune ne peut pas exercer son action, quand le soleil est à l’horizon, et toutefois elle-même ne gêne en rien le soleil.

Souvent une grande frayeur nous fait tellement perdre connaissance que nous demeurons comme pétrifiés, ou que du moins nous agissons d’une manière absurde : ainsi, environnés d’un incendie, nous allons nous jeter au milieu même des flammes. Dans la colère, nous ne savons plus ce que nous faisons, encore moins ce que nous disons. La passion, justement nommée aveugle, nous rend incapables de prendre en considération les arguments d’autrui, de rassembler même les nôtres et de les coordonner. La joie nous ôte toute réflexion, tout scrupule, toute hésitation timide le désir agit presque dans le même sens. La crainte nous empêche de voir et de saisir les moyens de salut qui se présentent encore et qui souvent sont à portée de notre main. Aussi, lorsqu’il s’agit d’affronter des dangers subits ou de lutter contre des adversaires et des ennemis, les armes les plus solides sont-elles le sang-froid et la présence d’esprit. Le sang-froid c’est la volonté se taisant, afin que l’intellect puisse agir ; la présence d’esprit, c’est l’activité paisible et libre de l’intellect, sous la pression des événements agissant sur la volonté ; la première de ces deux qualités est donc la condition de la seconde, elles sont très voisines, très rares aussi et n’existent guère chez les divers individus que d’une manière toute relative. Mais elles sont d’une valeur inestimable, parce qu’elles permettent de faire usage de l’intellect, au moment où l’intervention en est nécessaire, et par là elles confèrent à ceux qui en sont doués une supériorité marquée. Celui qui ne les possède pas reconnaît trop tard ce qu’il aurait dû faire ou dire dans une circonstance donnée. On dit très justement d’une personne qui s’emporte, c’est-à-dire dont la volonté est tellement surexcitée qu’elle supprime le fonctionnement de l’intellect, que cette personne est désarmée[5] : car la connaissance exacte des circonstances et des rapports est notre défense et notre arme dans la lutte contre les choses et les hommes. C’est en ce sens que Balthazar Gracian dit : es la passion enemiga declarada de la cordura (« la passion est l’ennemie déclarée de la prudence »). — Que si l’intellect n’était pas entièrement différent de la volonté, si, comme on l’a cru jusqu’ici, ces deux éléments étaient nus à leur base, fonctions également premières d’un être absolument simple ; en ce cas, l’augmentation de vivacité et d’énergie volontaire qui constitue la passion devrait provoquer dans l’intellect une augmentation d’énergie correspondante. Or, comme nous l’avons vu, ces affections puissantes de la volonté gênent bien plutôt et dépriment l’intellect, — c’est même pourquoi les anciens appelaient la passion animi perturbatio. En réalité, l’intellect ressemble à la surface unie d’une rivière, la masse d’eau elle-même étant la volonté ; les commotions de cette dernière enlèvent toute pureté au miroir qui la reflète, en trouble et en obscurcit les images. L’organisme, lui, est la volonté même matérialisée, c’est-à-dire vue objectivement dans le cerveau : c’est pourquoi les émotions joyeuses, et en général toute émotion vigoureuse, augmentent l’intensité et la rapidité de mainte fonction organique, telle que circulation du sang, respiration, sécrétion de la bile, force musculaire. L’intellect, au contraire, est une pure fonction du cerveau, lequel n’est nourri et soutenu par le reste de l’organisme qu’à titre de parasite : aussi toute perturbation de la volonté, et parallèlement à elle tout trouble de l’organisme, doivent-ils gêner ou paralyser cette fonction encéphalique, qui ne connaît d’autres besoins que le repos et l’alimentation.

Et ce ne sont pas seulement les troubles intellectuels amenés par les passions qui témoignent de l’influence perturbatrice de l’activité volontaire sur l’intellect ; il est d’autres cas encore où la pensée se trouve plus lentement, il est vrai, mais aussi plus durablement faussée par les inclinations. L’espoir et la crainte nous font concevoir comme vraisemblables et proches les objets de nos souhaits et de nos appréhensions ; toutes deux aussi exagèrent leur objet. Platon (d’après Elien, Variæ Historiæ, 13,28) a désigné l’espoir par cette belle expression de « rêve de l’homme éveillé ». Car voici ce qui constitue l’espérance : Quand l’intellect ne peut pas nous procurer l’objet souhaité, la volonté le contraint à lui en fournir au moins l’image ; elle lui assigne le rôle d’un consolateur, qui, comme la nourrice le fait avec l’enfant, doit calmer son maître par des contes et les arranger de telle sorte qu’ils aient l’apparence de la vérité. L’intellect, asservi à cette tâche, est obligé, pour satisfaire la volonté, de faire violence à sa propre nature, puisqu’il lui faut, contrairement à ses lois propres, tenir pour vraies des choses qui ne sont ni vraies ni vraisemblables ; mais il s’agit avant tout pour ce valet de la volonté, maîtresse inquiète et intraitable, de procurer à celle-ci quelques instants de repos, de calme, d’assoupissement. Dans cet exemple apparaît clairement qui est le maître et qui est le valet. — Plusieurs de mes lecteurs ont pu faire sur eux-mêmes l’observation suivante : une affaire importante qui les concerne comporte plusieurs solutions ; ils font entrer ces solutions dans un raisonnement disjonctif, qui, à leur avis, les épuise toutes ; et voici que la solution définitive diffère de tous les cas prévus et se présente contre toute attente : ils n’auront pas fait attention à ce fait, que ce cas imprévu était entre tous le plus contraire à leurs intérêts. Et voici qui explique l’oubli et la surprise : tandis que l’intellect croyait faire la revue complète des sensibilités, la pire de toutes lui échappait, parce que la volonté la tenait en quelque sorte couverte de la main, je veux dire qu’elle dominait l’intellect au point de le rendre incapable d’apercevoir même ce cas éminemment défavorable, bien qu’il fût, puisqu’il s’est réalisé, le plus vraisemblable de tous. Le contraire se produit chez des tempéraments franchement mélancoliques, ou qui ont été instruits par des expériences du genre de celle que nous venons de décrire ici : l’inquiétude joue le rôle que jouait tout à l’heure l’espérance. La seule apparence d’un danger jette ces individus dans des craintes sans fin. Si l’intellect fait mine d’étudier et d’examiner les circonstances, on l’écarte aussitôt, en lui signifiant qu’il est incompétent, voire qu’il est un sophiste perfide : on n’ajoute foi qu’au cœur, et on en fait valoir les angoisses comme un argument en faveur de la réalité et de la grandeur du danger. Et de la sorte l’intellect ne peut même pas rechercher les raisons qui militent contre la crainte, raisons qu’il aurait bientôt trouvées, s’il était abandonné à lui-même ; mais il est forcé de représenter aussitôt à ces tempéraments l’issue la plus malheureuse, quoique lui-même la conçoive à peine comme possible :

Such as we know is false, yet dread in sooth,
Because the worst is ever nearest truth[6]

(Byron, Lara, ch. 1.)

L’amour et la haine faussent complètement notre jugement : chez nos ennemis nous ne voyons que défauts ; chez nos favoris que qualités, et leurs défauts mêmes nous paraissent aimables. L’intérêt personnel, quel qu’il soit, exerce sur notre jugement une influence mystérieuse analogue : ce qui lui est conforme nous paraît aussitôt équitable, juste, raisonnable ; ce qui lui est contraire nous semble très sincèrement injuste et abominable, déraisonnable et absurde. De là tous les préjuges si nombreux : préjuges de caste, préjugés professionnels, nationaux, préjugés de secte et de religion. Une hypothèse une fois adoptée par nous nous donne des yeux de lynx pour tout ce qui la confirme et nous rend aveugles pour tout ce qui la contredit. Souvent nous ne pouvons pas même concevoir ce qui s’oppose à notre parti, à notre plan, à notre souhait, alors que les obstacles se dressent nettement devant la vue d’autrui : les conditions favorables au contraire nous sautent immédiatement aux yeux. Ce qui répugne au cœur se voit refuser l’entrée de l’esprit. Nous nous cramponnons quelquefois durant toute la vie à des erreurs et nous nous gardons bien de les soumettre à l’épreuve de l’examen ; c’est que nous craignons, sans nous en douter, de découvrir que nous avons si longtemps et si souvent cru et affirmé le faux. — Et ainsi chaque jour notre intellect est aveuglé et corrompu par les mirages trompeurs des inclinations. Bacon nous offre une très belle expression de ce fait : « Intellectus luminis sicci non est ; sed recipit infusionem a voluntate et affectibus, id quod generat ad quod vult scientias : quod enim mavult homo, id potius credit. Innumeris modis, iisque interdum imperceptibilibus, affectus intellectum imbuit et inficit. » (Org. nov., I, 14.) C’est en vertu de la même raison, sans doute, que les points de vue nouveaux dans la science et les réfractions d’erreurs sanctionnées rencontrent une résistance si opiniâtre : car on se résignera difficilement à tenir pour juste ce qui vous convainc d’un manque incroyable de raison. C’est la seule manière de s’expliquer pourquoi les vérités si claires et si simples de la théorie des couleurs de Gœthe sont toujours reniées par les physiciens ; triste expérience qui aura montré à ce génie combien il est plus ingrat de prétendre instruire les hommes, que de chercher à les distraire : et certes il vaut mieux naître poète que philosophe. D’autre part, plus on se sera obstiné dans une erreur, et plus grande sera la confusion des vaincus, le jour où se fera la lumière. Quand un système est détruit, il en va de lui comme d’une armée battue : le plus habile, c’est celui qui se sauve le premier.

Voici encore un exemple, mesquin et ridicule, mais frappant, de cette force mystérieuse et immédiate que la volonté exerce sur l’intellect. Quand nous établissons des comptes, nous nous trompons plus souvent à notre avantage qu’à notre détriment, et cela sans aucune intention malhonnête, mais uniquement par suite d’une tendance inconsciente à diminuer notre « Doit » et à augmenter notre « Avoir ».

Voici un autre fait du même genre : lorsqu’il s’agit de donner un conseil, le conseilleur se laisse toujours guider par ses intentions, dont la moindre l’emporte sur toute sa perspicacité ; aussi ne devons-nous pas admettre qu’il soit inspiré par celle-ci, alors que nous flairons celles-là. Ne nous attendons guère, même de la part de gens d’ailleurs honnêtes, à une sincérité pleine et entière, si leur intérêt est quelque peu en jeu ; mesurons-les à nous-mêmes, qui nous mentons si souvent, dès que l’espoir nous corrompt, que la crainte nous aveugle, que les soupçons nous tourmentent, que la vanité nous flatte, qu’une hypothèse nous éblouit ou qu’une fin moins importante mais plus proche nous détourne de la fin plus sérieuse, mais plus éloignée : ce jeu de dupes dont nous sommes les acteurs et les victimes nous montrera bien l’influence immédiate et inconsciemment funeste de la volonté sur la connaissance. Aussi ne nous étonnons pas si, quand nous demandons conseil, la réponse est immédiatement dictée par la volonté de la personne consultée, avant même que notre question ait pu pénétrer jusqu’au forum de son jugement.

Je ne ferai ici allusion que d’un mot à ce que j’expliquerai tout au long dans le livre suivant, à savoir que la connaissance la plus parfaite, c’est-à-dire la connaissance purement objective, la conception du monde par le génie est déterminée par un silence profond de la volonté, silence tel que, tant qu’il dure, l’individualité même disparaît de la conscience, et qu’il ne reste dans l’homme que le sujet pur de la connaissance, terme corrélatif de l’Idée.

Cette influence perturbatrice, attestée par tous ces phénomènes, de la volonté sur l’intellect, et d’autre part la faiblesse et la caducité de celui-ci, son incapacité d’opérer avec précision, dès que la volonté se trouve agitée, nous prouvent encore une fois que la volonté est la racine de notre être, qu’elle agit avec la force d’un élément tout primitif, tandis que l’intellect, élément surajouté et soumis à des déterminations multiples, n’a qu’une action secondaire et conditionnelle.

À ce trouble, à cet obscurcissement de la connaissance par la volonté ne correspond pas une perturbation immédiate de celle-ci par celle-là : nous ne pouvons même pas nous faire une idée d’une telle perturbation. Personne ne verra une action de ce genre dans ce fait que des motifs faussement conçus égarent la volonté ; car c’est là un défaut de l’intellect, un vice dans sa propre fonction, défaut commis sur son propre domaine et dont l’influence sur la volonté est absolument médiate. À première vue, on pourrait rapporter l’indécision à ce trouble de la volonté par l’intellect, et soutenir que le conflit des motifs, présentés à la volonté par l’intellect, la réduit au repos, c’est-à-dire en entrave l’activité. Mais un examen plus approfondi nous montrera que la cause de cet arrêt ne se trouve pas dans l’activité de l’intellect en tant que tel, mais uniquement dans les objets extérieurs dont il est le médiateur et le véhicule : ces objets ont à la volonté un rapport tel qu’ils la tirent avec une force égale dans des directions opposées : c’est là la cause véritable, et l’intellect, centre des motifs, est uniquement le point d’où elle rayonne, à la condition bien entendu qu’il soit assez perspicace pour saisir exactement les objets et leurs relations multiples. L’irrésolution, comme trait de caractère, est au moins autant déterminée par des qualités volontaires que par des qualités intellectuelles. Sans doute elle n’est pas propre aux esprits très bornés ; car leur faible entendement ne leur permet pas de découvrir aux choses des qualités et des rapports si multiples ; il est incapable de l’effort nécessaire pour y réfléchir ainsi que pour calculer les suites probables de chaque démarche, si bien qu’ils préfèrent se décider conformément à leur première impression à une maxime de conduite quelconque simple et facile. Le contraire a lieu chez les gens doués d’un entendement remarquable : aussi dès qu’à cette perspicacité intellectuelle vient s’ajouter la tendre préoccupation de leur propre bien, c’est-à-dire un égoïsme très sensible qui tient à ne jamais perdre ses droits tout en se dissimulant sans cesse, dès lors s’accuse à chaque pas une timidité pleine d’angoisses qui a pour conséquence l’irrésolution. Cette qualité ne témoigne donc nullement d’un manque d’intelligence, mais d’un manque de courage. D’autre part, il est des cerveaux très éminents qui remarquent les diverses circonstances et leur évolution vraisemblable avec une promptitude et une sûreté admirables ; aussi, pour peu qu’ils soient soutenus par quelque courage, arrivent-ils à cette promptitude et à cette fermeté de décision qui les rend capables, le cas échéant, de jouer dans les affaires de ce monde un rôle important.

Il n’y a guère qu’un cas bien tranché où la volonté subisse de la part de l’intellect comme tel un arrêt d’activité et une perturbation immédiats, cas tout à fait exceptionnel et où les troubles de la volonté sont dus à un développement anormal, à une prépondérance extraordinaire de l’intellect, c’est-à-dire à ce don sublime qu’on appelle le génie. Le génie est franchement contraire à l’énergie du caractère et par suite au déploiement de l’activité. Aussi ne sont-ce pas précisément les grands esprits qui fournissent à l’histoire ses caractères ; car ils ne sont guère capables de diriger et de dominer la masse de l’humanité, ni de soutenir les luttes de ce monde ; cette tâche convient mieux à des gens d’une force intellectuelle bien moindre, mais doués de grandes qualités de fermeté, de décision, d’énergie volontaire telles que n’en comporte même pas le développement très élevé de l’intelligence. C’est donc chez les privilégiés de l’esprit que se présente le cas unique où l’intellect entrave directement l’essor de la volonté.

VI. — J’ai fait voir jusqu’à présent les obstacles que la volonté oppose à l’intelligence, les cessations d’activité qu’elle lui impose. Je vais passer à la contre-partie et montrer par quelques exemples comment, inversement, les fonctions de l’intellect sont parfois activées et développées sous l’impulsion et comme sous l’aiguillon de la volonté. De la sorte encore nous reconnaîtrons la nature primaire de l’une et la nature secondaire de l’autre, et nous verrons clairement que l’intellect n’est par rapport à la volonté qu’un instrument.

Sous l’influence d’un motif puissant, tel qu’un désir intense, une nécessité pressante, l’intellect s’élève parfois à un degré de vigueur dont nous ne le supposions pas capable. Des circonstances difficiles qui réclament de nous une activité particulière, développent en nous des talents tout à fait nouveaux, dont les germes nous étaient restés cachés et pour lesquels nous ne sentions aucune prédisposition. L’entendement le plus émoussé devient perspicace dès qu’il s’agit d’objets qui ont pour la volonté une grande importance ; en ce cas il observe, fixe et distingue avec une finesse extrême les moindres circonstances ayant trait à notre désir ou à notre crainte. C’est ce qui explique en grande partie ce phénomène souvent remarqué, et toujours avec surprise, de l’astuce des sots. Et c’est pourquoi le prophète Isaïe a raison de dire : Vexatio dat intellectum, parole qui est devenue proverbiale et dont se rapproche le proverbe allemand « Nécessité est mère des arts », proverbe très juste, si l’on en excepte les beaux-arts ; car le noyau de toute œuvre d’art proprement dite, c’est-à-dire la conception qui y préside, doit, pour être authentique, émaner d’une intuition qui ne doit absolument rien à la volonté et qui par là seulement atteint à l’objectivité pure. L’entendement des animaux mêmes se fortifie sous le coup de la nécessité, et dans les circonstances difficiles ils font des choses qui nous étonnent ; ainsi presque tous calculent, alors qu’ils ne se croient pas vus, qu’il est plus sûr de ne pas fuir. C’est pourquoi le lièvre reste tranquillement couché dans le sillon d’un champ et laisse le chasseur passer tout près de lui ; les insectes, quand ils ne peuvent pas s’échapper, font les morts. Si on veut se faire une idée plus exacte de ce phénomène, on n’a qu’à étudier l’histoire de l’éducation du loup, telle qu’il se la fait lui-même poussé par l’extrême difficulté de sa situation dans l’Europe civilisée ; on trouvera cette histoire dans la deuxième lettre de l’excellent ouvrage de Leroy, Lettres sur l’intelligence et la perfectibilité des animaux. Immédiatement après, dans la troisième lettre, nous sommes initiés à la haute école du renard ; placé dans une situation également critique et doué de forces physiques moindres, il y supplée par une grande intelligence ; mais il n’arrive à ce degré supérieur d’astuce qui le caractérise, surtout dans la vieillesse, que par des luttes continuelles contre la nécessité d’une part et le danger de l’autre ; c’est en somme la volonté qui l’éperonne. Dans tous ces cas d’accroissement de l’intellect, la volonté joue le rôle d’un cavalier qui, en donnant de l’éperon à son cheval, le pousse à un galop qui excède la mesure naturelle de ses forces.

De même la mémoire est accrue sous l’impulsion de la volonté. Une mémoire, même faible à l’ordinaire, retient toujours parfaitement ce qui a de la valeur pour la passion actuellement dominante. L’amoureux n’oublie aucune occasion favorable, l’ambitieux rien qui s’accorde avec ses projets, l’avare n’oublie jamais la perte subie, ni l’homme fier la blessure faite à son honneur ; le vaniteux retient chaque mot d’éloge et la moindre distinction dont il a été l’objet. Ce phénomène également s’observe chez les animaux : le cheval s’arrêtera devant l’auberge où autrefois il a reçu de l’avoine ; les chiens ont une admirable mémoire des circonstances, des lieux et des temps où ils ont attrapé de bons morceaux ; le renard ne perd pas le souvenir des diverses cachettes où il a déposé les objets volés.

L’observation personnelle donnera lieu à des remarques plus fines sur ce sujet. Quelquefois un trouble subit me fait oublier ce à quoi je réfléchissais à l’instant, ou la nouvelle qui vient de m’arriver aux oreilles. Eh bien ! si la chose avait pour moi un intérêt quelconque, même éloigné, l’influence que par là elle a exercée sur la volonté aura laissé comme un écho ; en effet, je me rappelle encore exactement à quel point cette chose m’a agréablement ou désagréablement affecté et aussi de quelle manière spéciale elle a produit en moi l’une de ces impressions, c’est-à-dire si elle m’a même à un faible degré, blessé, rempli d’angoisse, d’amertume, de tristesse, ou si elle a provoqué les émotions contraires. Ainsi donc, la chose une fois disparue, ma mémoire n’en a retenu que le contre-coup sur la volonté, et ce souvenir devient souvent le fil conducteur qui nous ramené à la chose elle-même. La vue d’une personne produit parfois sur nous un effet analogue ; nous nous rappelons en effet d’une manière générale avoir eu affaire à elle-même ; en revanche sa vue suffit à provoquer assez exactement en nous l’impression qu’autrefois nous avons emportée de nos relations avec elle ; nous nous souvenons qu’elle a été désagréable ou agréable, et cela dans quelle mesure et de quelle manière. La mémoire n’a donc conservé que l’écho éveillé dans la volonté, mais non ce qui a provoqué cet écho. C’est ce qu’on pourrait appeler la mémoire du cœur, mémoire plus intime que celle de l’esprit. Au fond pourtant ces deux sortes de mémoire ont des rapports si étroits, qu’en y réfléchissant bien on arrivera à reconnaître que la mémoire comme telle a besoin d’être supportée par une volonté ; ce substratum volontaire lui servira de point de départ, ou plutôt ce sera le fil le long duquel viendront s’aligner les souvenirs et qui les reliera fortement, ce sera la base où viendront se fixer les souvenirs et sans laquelle ils n’auraient pas de point d’appui. La mémoire ne se conçoit donc pas aisément dans une intelligence pure, c’est-à-dire dans un être sans volonté, uniquement doué de connaissance. En conséquence, cet accroissement de la mémoire dont nous avons parlé plus haut, et qui se produit sous l’impulsion de la volonté, n’est qu’un degré plus élevé de l’influence qui préside à toute conservation, à tout souvenir, puisque la volonté en est la condition et la base permanente. Ce phénomène, comme les précédents, prouve donc à quel point la volonté nous est plus intime que l’intellect. C’est ce que vont confirmer également les faits suivants.

L’intellect obéit souvent à la volonté, par exemple quand nous cherchons à nous remémorer quelque chose et que nous y réussissons après quelques efforts ; de même, quand nous voulons concentrer sur quelque chose une attention réfléchie, etc. D’autres fois, l’intellect refuse d’obéir à la volonté, par exemple, quand nous cherchons en vain à fixer notre esprit sur quelque objet, ou quand nous faisons à la mémoire un appel inutile. L’irritation de la volonté contre l’intellect, dans ces circonstances, est très propre à faire ressortir le rapport et la différence des deux. L’intellect torturé par cette colère s’empresse et quelquefois fournit le renseignement demandé après plusieurs heures, voire le lendemain, d’une manière aussi inattendue qu’intempestive. La volonté, au contraire, n’obéit jamais, à proprement parler, à l’intellect ; celui-ci est uniquement le conseil des ministres de la volonté souveraine ; il lui soumet toutes sortes de propositions, après quoi elle s’arrête au choix le plus conforme à sa propre nature, choix qui s’opère nécessairement, car cette essence de la volonté que viennent solliciter les motifs est absolument immuable. Aussi une éthique qui prétendrait modeler et corriger la volonté est-elle impossible. Les doctrines, en effet, n’agissent que sur la connaissance ; mais celle-ci ne détermine jamais la volonté elle-même, c’est-à-dire le caractère fondamental du vouloir ; elle n’en détermine que l’application aux circonstances présentes. Le redressement de la connaissance modifie l’action en ce sens seulement qu’il précise les objets accessibles à la volonté et qu’il soumet à son choix et lui permet ainsi de mieux les juger ; la volonté, ainsi instruite, apprécie plus justement ses relations avec les choses, voit plus distinctement ce qu’elle veut, et dès lors est moins sujette à l’erreur dans son choix.

Mais l’intellect n’a aucun pouvoir sur le vouloir lui-même, sur la direction essentielle, sur la maxime fondamentale de la volonté. Estimer que la connaissance détermine réellement et radicalement la volonté, c’est croire que la lanterne qui éclaire le marcheur nocturne est le primum mobile de ses pas. Celui qui, instruit par l’expérience ou les avertissements d’autrui, reconnaît un défaut fondamental de son caractère, prend sans doute la ferme et honnête résolution de s’en corriger, de s’en débarrasser, et toutefois, à la première occasion, ce défaut se donnera librement carrière. Nouveaux remords, nouvelle résolution, nouvelle défaillance. Quand il aura passé plusieurs fois par ces alternatives, il finira par reconnaître qu’il ne peut pas se corriger, que le défaut en question a sa source dans son caractère, dans sa personnalité, qu’il ne fait qu’un avec eux. Il désapprouvera alors et condamnera sa nature et sa personnalité, il éprouvera un sentiment douloureux qui peut dégénérer en remords de conscience mais il ne changera rien à cette nature, à cette personnalité. Ici nous voyons se séparer nettement l’élément qui condamne et l’élément qui est condamné. Le premier est le pouvoir purement théorique de tracer et d’établir le système de vie louable et conséquemment désirable ; l’autre, pouvoir réel et immuable, se complaît à braver le premier et à s’écarter de la marche qu’il prescrit ; là-dessus le premier demeure seul avec ses plaintes impuissantes sur la nature de son rival, et cette affliction même l’identifie de nouveau à lui. La volonté, en cette occurrence, apparaît comme le plus fort, comme la faculté indomptable, immuable, primitive, essentielle, la seule qui importe, puisque l’intellect est réduit à en déplorer les fautes, sans trouver de consolation dans la justesse de la connaissance, sa propre fonction. Il joue en l’espèce le rôle d’un agent tout à fait secondaire, car d’une part il est le spectateur d’actions étrangères qu’il accompagne d’éloges et de blâmes tout à fait impuissants, et d’autre part il subit une détermination du dehors, puisqu’il n’établit et ne modifie ses prescriptions que sous l’action des leçons de l’expérience. On trouvera dans les Parerga (t. II, § 118 ; 2° éd., § 115), des éclaircissements spéciaux sur cette question. Cette observation explique également pourquoi la comparaison de notre façon de penser aux différents âges de la vie offre un si curieux mélange de persistance et de mobilité. D’une part la tendance morale est la même pendant la maturité et la vieillesse que dans l’enfance ; d’autre part bien des choses nous deviennent étrangères, à mesure que nous avançons en âge : nous ne nous reconnaissons plus nous-mêmes et sommes tout étonnés d’avoir pu faire autrefois ceci ou cela. Dans la première moitié de la vie, le présent se rit généralement du passé, quand il ne jette pas sur lui un regard dédaigneux ; dans la seconde moitié, il le contemple avec envie. Un examen approfondi nous montrera que l’élément mobile, c’est l’intellect avec ses fonctions de connaissance et d’examen ; comme ces fonctions reçoivent chaque jour du dehors des aliments nouveaux, elles représentent des systèmes de pensée qui vont différant sans cesse, sans compter que l’intellect lui-même monte ou descend, suivant que l’organisme est dans sa fleur ou à son déclin.

L’élément immuable de la conscience, nous le reconnaissons dans la volonté, base de cette conscience, c’est-à-dire dans les inclinations, les passions, les émotions, le caractère, en tenant compte toutefois des modifications qui dépendent des facultés de jouissance physique et par là de l’influence de l’âge. Ainsi, le désir des jouissances sensuelles prendra chez l’enfant la forme de la gourmandise ; il se traduira chez le jeune homme et l’homme mûr par un penchant à la volupté, et redeviendra gourmandise chez le vieillard.

VII. — Si, comme on l’admet généralement, la volonté émanait de l’intellect, si elle en était le résultat ou le produit, en ce cas, là où il y a beaucoup de volonté, il devrait se trouver aussi beaucoup de connaissance, de pénétration, de raison. Mais il n’en est nullement ainsi : nous trouvons plutôt chez beaucoup d’hommes une volonté forte, c’est-à-dire décidée, résolue, ferme, inflexible, obstinée et violente, unie à un entendement faible et impuissant. Et cette débilité de l’entendement fait le désespoir de tous ceux qui ont affaire à de telles gens ; car leur volonté reste inaccessible à toutes les raisons et représentations et n’offre aucune prise sur elle : elle est en quelque sorte dans un sac, d’où son activité rayonne aveuglément. Les animaux ont souvent un entendement extrêmement faible uni à une volonté violente et entêtée ; les plantes enfin n’ont que de la volonté sans aucune connaissance.

Si la volonté n’était qu’une émanation de la connaissance, notre colère devrait être exactement proportionnelle à sa cause, ou du moins à notre intelligence de cette cause ; car, dans cette hypothèse, la colère ne serait autre chose que le résultat de la connaissance actuelle. Mais cette proportion ne s’observe que rarement, le plus souvent la colère dépasse de beaucoup la cause qui l’a provoquée. Notre rage, nos emportements, notre furor brevis à propos de prétextes souvent futiles et sur l’importance desquels nous ne nous trompons guère, ressemblent aux transports désordonnés d’un mauvais démon qui, longtemps emprisonné, n’attendait que l’occasion de recouvrer la liberté et jubile maintenant de l’avoir trouvée. Cet excès dans la colère serait impossible, si le sujet connaissant était à la base de notre être et si la volonté n’était qu’un résultat de la connaissance ; car comment pourrait-il y avoir dans le résultat plus que ne contiennent les éléments qui l’ont produit ? La conclusion ne peut rien contenir de plus que les prémisses. Dans ce fait aussi éclate donc la diversité de nature entre la volonté et la connaissance, celle-là ne se servant de celle-ci qu’à l’effet de communiquer avec le dehors, puis obéissant aux lois de sa propre nature sans emprunter à la connaissance autre chose qu’un prétexte.

L’intellect, simple instrument de la volonté, en diffère autant que le marteau diffère du forgeron. Une conversation où l’intellect seul a part reste froide. Il semble presque que nous-mêmes n’y soyons pas. Elle ne nous compromet pas non plus, tout au plus risquons-nous de nous y contredire. Mais dès que la volonté entre en jeu, notre personne tout entière se trouve intéressée : nous nous échauffons, quelquefois même au delà de toute mesure. C’est toujours à la volonté que l’on attribue l’ardeur et la flamme ; on dit au contraire, la froide raison, ou encore examiner froidement une chose, ce qui signifie penser sans le secours de la volonté. Essayer de renverser les termes de ce rapport et considérer la volonté comme l’instrument de l’intellect, c’est vouloir faire du forgeron l’instrument du marteau.

Quand dans une discussion avec un adversaire nous ne croyons avoir affaire qu’à son intellect, que nous lui opposons force raisons et arguments et nous donnons toute la peine imaginable pour le convaincre, rien n’est exaspérant comme de reconnaître, à bout de patience, qu’on avait eu affaire à sa volonté, que cette volonté, se retranchant derrière une prétendue impossibilité pour sa propre raison de voir clair dans les arguments de la nôtre, s’était systématiquement fermée à la vérité et de propos délibéré avait mis en campagne toutes sortes de méprises, de chicanes et de sophismes. Impossible de vaincre une volonté aussi rebelle : et je ne saurais mieux comparer les raisons et les démonstrations dont on veut se faire une arme contre le vouloir qu’aux coups fictifs dirigés contre un corps solide par une image de miroir concave. De là, cette maxime souvent employée : Stat pro ratione voluntas. La vie ordinaire nous fournit de nombreuses preuves de cette résistance opiniâtre de la volonté à ce qui la contrarie. Malheureusement ces preuves ne sont pas rares non plus dans l’histoire des sciences. La vérité la plus importante, la découverte la plus remarquable ne seront guère reconnues par ceux qui ont quelque intérêt à les contester. Ou bien elles contredisent ce qu’ils enseignent journellement eux-mêmes, ou ils sont dépités de ne pas pouvoir les mettre à profit et les enseigner pour leur propre compte, ou, sans aller aussi loin, cherchons simplement la raison de cette attitude dans la devise éternelle des médiocres : « Si quelqu’un excelle parmi nous, qu’il aille exceller ailleurs », suivant la charmante paraphrase qu’a faite Helvétius du discours des Éphésiens dans le cinquième livre des Tusculanes de Cicéron. L’Abyssinien Fit Arari a dit dans le même sens « Le diamant est discrédité parmi les quartz. » Attendre de cette troupe toujours nombreuse des médiocrités une juste appréciation de ses travaux, c’est s’exposer à de profondes déceptions ; quelquefois même l’esprit original, ainsi méconnu, demeurera quelque temps sans saisir les raisons de l’opposition de ses adversaires, jusqu’à ce qu’il s’aperçoive un beau jour que, tandis qu’il s’adressait à leur connaissance, il avait affaire en réalité à leur volonté. Il se sera trouvé exactement dans le cas que nous avons décrit plus haut : tel un plaideur qui soutiendrait son procès devant un tribunal dont tous les assesseurs seraient corrompus. Il arrive toutefois que le savant dont nous parlons prenne sur le fait les raisons de la conduite des médiocres, et demeure incontestablement convaincu qu’il avait eu contre lui leur volonté et non leur raison ; c’est dans le cas particulier où l’un d’eux se sera décidé au plagiat. Alors le plagié reconnaîtra avec étonnement combien ses adversaires sont fins connaisseurs, quel tact délicat ils ont pour le mérite d’autrui, et comme ils savent découvrir dans une œuvre étrangère ce qui s’y trouve de plus exquis : tels les moineaux ne manquent jamais d’apercevoir les cerises les plus mûres.

La contre-partie de cette résistance triomphante de la volonté contre la connaissance se produit, lorsque nous avons pour nous la volonté de ceux auxquels nous exposons nos raisons et nos preuves ; tous sont aussitôt convaincus, tous les arguments sont frappants et l’affaire en question paraît immédiatement claire comme le jour ; Les orateurs populaires n’ignorent pas ce fait. — Dans l’un et l’autre cas, la volonté se révèle comme l’élément vigoureux par excellence contre lequel l’intellect demeure impuissant.

VIII. — Nous étudierons maintenant les qualités individuelles, c’est-à-dire les défauts et les qualités de la volonté et du caractère d’une part et de l’intellect de l’autre : les rapports réciproques ainsi que la valeur relative de ces qualités nous serviront à mettre en pleine lumière la différence radicale des pouvoirs qui leur servent de base. L’histoire et notre propre expérience nous apprennent que ces qualités se manifestent indépendamment les unes des autres. La supériorité intellectuelle ne se rencontre pas souvent unie à celle du caractère, et cela s’explique assez par la rareté extrême et de l’une et de l’autre ; la faiblesse de l’esprit et la mollesse du caractère sont au contraire le lot de la grande moyenne : aussi les voit-on chaque jour réunies dans un même individu. En attendant, on ne conclut jamais de l’excellence de l’esprit à celle de la volonté et réciproquement, ni de la faiblesse de l’un à celle de l’autre ; pour tout homme non prévenu ces qualités sont parfaitement isolées et l’existence particulière de chacune d’elles ne peut être constatée que par l’expérience. Un esprit très borné peut être uni à un cœur fort bon, et je ne crois pas que Balthazar Gracian (Discreto, p. 406) ait raison de dire : No ay simple, que no sea malicioso (il n’est pas de sot qui ne soit méchant), bien qu’il ait pour lui le proverbe espagnol : Nunca la necedad anduvo sine malicia (la sottise ne va jamais sans la méchanceté). Il peut se faire pourtant que plus d’un imbécile devienne méchant par les mêmes raisons que le deviennent les bossus ; aigri par la disgrâce naturelle de son esprit, il se figure pouvoir compenser son manque de raison par une malice perfide et cherchera en toute occasion dans ses mauvais tours un court triomphe. Et cette raison nous fera comprendre du même coup pourquoi vis-à-vis d’un esprit très supérieur chacun ou peu s’en faut devient facilement méchant. D’autre part les imbéciles ont souvent une réputation de bonté particulière, mais qui se justifie si rarement que je me suis longtemps demandé comment ils avaient réussi à l’usurper. Je crois avoir trouvé la clé de ce problème. Chacun de nous, en effet, poussé par une impulsion secrète, admet de préférence dans sa familiarité des gens auxquels il est quelque peu supérieur en intelligence ; il ne se sent à l’aise que dans leur compagnie, parce que, d’après Hobbes, omnis animi voluptas, omnisque alacritas in eo sita est, quod quis habeat, quibuscum conferens se, posset magnifice sentire de se ipso (De Cive, I, 5) Pour la même raison, chacun fuit celui qui lui est supérieur ; Lichtenberg observe judicieusement : « Pour certaines gens, un homme d’esprit est une créature plus fatale que le coquin le plus achevé » ; Helvétius dit dans le même sens : « Les gens médiocres ont un instinct sûr et prompt pour connaître et fuir les gens d’esprit » ; et le Dr Johnson nous assure que « there is nothing by which a man exasperates most people more, than by displaying a superior ability of brilliancy in conversation. They seem pleased at the time ; but their envy makes them curse him at their hearts[7]. » (Boswell, æt. anno 74.) Cette vérité que presque tous s’efforcent de dissimuler avec tant de soin, je veux la mettre impitoyablement dans tout son jour, en ajoutant à toutes ces citations l’expression qu’en a donnée Herck, le célèbre ami de jeunesse de Gœtbe. Dans son récit, intitulé Leridor, il dit : « Il possédait des talents naturels ou acquis par l’étude, et grâce à eux, dans la plupart des compagnies, il laissait loin derrière lui les honorables assistants. Dans le premier moment de ravissement causé par la vue d’un homme extraordinaire, le public subit cette supériorité, sans en donner sur-le-champ une explication perfide ; pourtant il reste de ce spectacle une certaine impression qui, si elle se répète souvent, peut dans des circonstances sérieuses avoir pour son héros des suites désagréables. Personne ne s’avouera ouvertement qu’il a été offensé cette fois ; mais quand il s’agira de quelque avancement à donner à cet homme extraordinaire, tout le monde lui fera de grand cœur une opposition muette. » Voilà donc pourquoi une grande supériorité intellectuelle isole plus que toute autre chose, et vous fait détester, en silence du moins. Or, c’est la raison opposée qui vaut tant de sympathies aux sots, d’autant que mainte personne trouvera uniquement chez eux ce que la loi susdite de sa nature lui fait un besoin de chercher. Mais cette raison véritable d’une telle sympathie, personne n’osera se l’avouer à lui-même et moins encore aux autres ; pour en donner un prétexte plausible, on attribuera à cet ami de choix une bonté de cœur toute particulière, mais qui, comme nous l’avons dit, ne se rencontre que rarement et par hasard unie à la débilité de l’esprit. — L’inintelligence ne favorise donc pas la bonté du caractère ni n’en est parente. D’autre part il est impossible de prétendre que la force de l’esprit engendre cette bonté du cœur : il est plutôt vrai de dire que sans cette force il n’y a jamais de grand scélérat. La supériorité intellectuelle la plus éminente même peut coexister avec la pire perversité morale. Bacon de Vérulam en est un exemple : ingrat, ambitieux, méchant et abject, il alla si loin dans le mal que lui, le grand lord chancelier du royaume et le juge suprême, il se laissa corrompre dans des procès civils ; accusé par ses pairs, il se reconnut coupable, fut chassé de la maison des lords, condamné à une amende de quatre mille livres ainsi qu’à l’emprisonnement dans la Tour (V. la critique de la nouvelle éd. des œuvres de Bacon dans l’Edinburgh Review, août 1837) : aussi Pope l’appelle-t-il the wisest, brightest, meanest of mankind[8]. (Essay on man, IV, 282.) La vie de l’historien Guicciardini nous offre un exemple analogue. Rosini dit de lui dans une Notice storiche, tirée de bonnes sources contemporaines, qui accompagne son roman historique Luisa Strozzi : « Da coloro, che pongono l’ingegno e il sapere al di sopra di tutte le umane qualità, questo uomo sarà riguerdato como fra i più grandi del suo secolo : ma da quelli, che reputano la virtù dovere andare innanzi a tutto, non pottra excrarsi abbastanza la sua memoria. Esso fu il più crudele fra i citadini a perseguitare, uccidere e confinare, etc. » [9].

Si on dit d’un homme : « il a le cœur bon, mais l’esprit mal fait », d’un autre : « il a l’esprit très bon, mais mauvais cœur », chacun sentira que dans le premier cas l’éloge dépasse de beaucoup le blâme, et que l’inverse se produit dans le second. Aussi quand quelqu’un a commis une mauvaise action, voyons-nous ses amis et lui-même s’efforcer de dégager la volonté de toute responsabilité pour l’attribuer à l’intellect, et de faire passer des défauts du cœur pour des défauts de l’esprit ; pour eux les mauvais tours seront des aberrations, résultat d’un manque de raison, de réflexion, suite de la légèreté d’esprit, de la sottise ; au besoin ils allègueront un paroxysme, un trouble d’esprit momentané, et s’il s’agit d’un crime grave, la folie même, tout cela pour décharger la volonté du poids de la faute. Et nous-mêmes, quand nous avons causé quelque accident ou quelque dommage, nous en accuserons volontiers devant nous-mêmes notre stultitia, pour échapper au reproche de malice. Entre deux juges, ayant rendu un arrêt également injuste, mais dont l’un s’est trompé, tandis que l’autre a été corrompu, la différence est énorme. Tous ces faits démontrent abondamment, que la volonté seule est l’élément réel et essentiel, le noyau de l’homme, et que l’intellect n’en est que l’instrument : cet instrument peut être défectueux, sans qu’on en fasse un reproche à la volonté. Devant le tribunal moral l’accusation d’inintelligence est nulle et non avenue elle confère bien plutôt des privilèges. Et de même devant les tribunaux civils, pour soustraire un criminel à tout châtiment, il suffit de dégager la volonté de toute responsabilité et d’en charger l’intellect, en alléguant une erreur inévitable ou des troubles d’esprit : car, en ce cas, la faute n’a aucune gravité, c’est comme si la main ou le pied avaient manqué involontairement. C’est ce que j’ai simplement démontré dans le supplément sur la Liberté intellectuelle qui fait suite à mon mémoire couronné sur la Liberté de la volonté. J’y renvoie, pour ne pas me répéter.

Tous ceux qui produisent une œuvre quelconque, si cette œuvre est jugée insuffisante, invoquent leur bonne volonté qui, déclarent-ils, n’a pas fait défaut. De la sorte ils pensent mettre à l’abri l’essentiel, ce dont ils sont responsables, et leur propre moi : ils ne voient dans l’insuffisance de leur capacité que l’absence d’un outil convenable.

On excuse un imbécile, en disant qu’il n’en peut mais ; on ferait rire de soi, si on voulait excuser de la même manière celui qui est mauvais. Pourtant l’une et l’autre qualité sont innées au même titre. Ce qui prouve que la volonté est véritablement l’homme et que l’intellect n’en est que l’instrument.

La volonté seule est donc toujours considérée comme dépendant de nous-mêmes, c’est-à-dire comme la manifestation de notre être propre : et c’est pourquoi on nous en rend responsables. C’est pourquoi aussi il est absurde et injuste de nous demander raison de notre croyance, c’est-à-dire de notre connaissance : car, bien que cette croyance domine en nous, nous sommes obligés de la considérer comme une chose qui est aussi peu en notre pouvoir que les événements du monde extérieur. Nouvelle preuve que la volonté seule est l’élément intime et propre de l’homme, et que l’intellect, avec ses opérations qui s’accomplissent comme les événements extérieurs en vertu de lois nécessaires, est extérieur à la volonté, n’en est que l’instrument.

Les dons supérieurs de l’esprit ont passé de tout temps pour un présent de la nature ou des dieux ; c’est même pourquoi on les a appelés des dons (ingenii dotes, gifts [a man highly gifted]) ; on les considère comme différents de l’homme lui-même et ne lui étant échus que par faveur. La même considération n’a jamais prévalu pour les qualités morales, bien qu’elles aussi soient innées : on est habitué plutôt à les regarder comme émanant de l’homme même, comme sa propriété essentielle, comme l’élément constitutif de son moi. D’où il suit encore une fois que la volonté est l’être essentiel de l’homme, que l’intellect est secondaire, un instrument, une dotation.

Conformément à cette manière de voir, toutes les religions promettent pour les qualités de la volonté, ou du cœur, une récompense au delà de cette vie, dans l’éternité ; aucune n’en réserve aux qualités de l’esprit, de l’entendement. La vertu attend sa récompense dans l’autre monde ; la sagesse espère la sienne ici-bas ; le génie n’en attend ni dans ce monde, ni dans l’autre : il est à lui-même sa récompense. La volonté est donc la partie éternelle, l’intellect la partie temporelle.

Les rapprochements, les associations, les fréquentations entre hommes se fondent généralement sur des rapports qui concernent la volonté, rarement sur des rapports concernant l’intellect : la première sorte de communauté peut être appelée matérielle, la seconde formelle. À la première catégorie appartiennent les liens de famille et de parenté, et de plus toutes les associations qui reposent sur un but ou un intérêt commun : intérêts de profession, d’état, de corporation, de parti, de faction, etc. L’essentiel, dans ces sortes d’associations, ce sont les sentiments, c’est l’intention la plus grande diversité d’intelligence ou de culture peut exister chez les divers membres. Aussi non seulement chacun peut-il vivre en paix et en concorde avec son voisin, mais encore peuvent-ils s’allier et se concerter en vue de leur bonheur commun. Le mariage, lui aussi, est une alliance des cœurs et non des têtes. Il en est tout autrement de la communauté formelle, qui ne suppose qu’un échange de pensées : celle-ci exige une certaine égalité des facultés intellectuelles et de l’éducation. De grandes différences de cette nature creusent entre deux hommes un abîme infini tel l’abîme qui sépare un grand esprit d’un imbécile, un savant d’un paysan, un homme de cour d’un matelot. Ces êtres hétérogènes ont grand’peine à s’entendre, tant qu’il s’agit d’échanger des pensées, des représentations, des manières de voir. Néanmoins une amitié matérielle très étroite peut exister entre eux, ils peuvent être des alliés fidèles, des conjurés, des obligés. Car ils sont homogènes en tout ce qui concerne la volonté, comme amitié, inimitié, honnêteté, dévouement, perfidie, trahison à cet égard, tous sont pétris de la même pâte, et ni l’esprit ni l’éducation ne créent des différences dans ce domaine ; bien plus, ici l’homme non cultivé confond souvent le savant, le matelot, l’homme de cour. Car les mêmes vertus, les mêmes vices, les mêmes inclinations et passions coexistent avec les degrés d’éducation les plus divers ; et ces états volontaires, bien que modifiés dans leurs manifestations, reconnaissent vite leurs pareils chez les individus les plus hétérogènes mêmes : suivant la communauté ou l’opposition des sentiments, ces individus se rapprochent ou se combattent.

De brillantes qualités d’esprit nous valent l’admiration, non la sympathie d’autrui ; celle-ci demeure réservée aux qualités morales, à celles du caractère. Chacun de nous prendra plutôt pour ami l’homme honnête et bienveillant, ou même l’homme complaisant, indulgent et de bonne composition, que l’homme simplement spirituel. Nous lui en préférerons beaucoup d’autres pour des qualités même insignifiantes, accidentelles, extérieures, mais qui répondent justement à nos propres penchants. Il faut aussi avoir soi-même beaucoup d’esprit pour désirer la compagnie d’un homme spirituel ; mais s’il s’agit de relations d’amitié, tout dépendra des qualités morales. C’est sur elles que repose notre estime véritable pour un homme, et un seul beau trait de caractère couvre et efface de grands défauts de l’entendement. La bonté du caractère reconnue chez les autres nous fait passer sur les faiblesses de l’esprit, comme aussi sur l’hébétement et les manières puériles de la vieillesse. Un caractère franchement noble, malgré l’absence de toutes qualités intellectuelles et de toute éducation, nous paraît complet et ne manquer de rien ; au contraire le plus grand esprit même, s’il est entaché de graves souillures morales, nous paraîtra toujours repréhensible. Car, de même que les torches et les fusées pâlissent et perdent tout éclat devant le soleil, ainsi l’esprit, le génie même et pareillement la beauté sont éclipsés, obscurcis par la bonté du cœur. Quand cette bonté a jeté des racines profondes dans l’âme d’un individu, elle compense à tel point le manque de qualités intellectuelles, que nous rougissons d’en avoir pu un moment déplorer l’absence. La plus grande étroitesse d’esprit et la laideur la plus grotesque se transfigurent en quelque sorte, dès qu’elles se montrent accompagnées d’une extraordinaire bonté de cœur ; dès lors une beauté d’essence supérieure s’y attache, et il semble qu’elles parlent le langage d’une sagesse devant laquelle toute autre doit demeurer muette. La bonté du cœur est une qualité transcendante, qui relève d’un ordre de choses en soi dépassant ce monde, elle a par-dessus toute autre perfection une valeur incommensurable. Quand elle existe à un haut degré, elle élargit tellement le cœur qu’il embrasse l’univers entier, et n’en laisse rien en dehors ; un tel cœur identifie tous les êtres au sien propre. Cette bonté nous donne envers les autres une indulgence sans bornes, dont nous n’usons à l’ordinaire qu’envers nous-mêmes. L’homme idéalement bon n’est pas capable de s’irriter quand même ses propres défauts, intellectuels ou physiques, auront provoqué des railleries méchantes, il ne s’en prendra qu’à lui-même d’en avoir fourni le prétexte, et continuera comme par le passé à être plein de bienveillance à l’égard de ses railleurs, soutenu par l’espoir qu’ils reviendront sur leur erreur et ne tarderont pas à se reconnaître en lui-même. — À côté de cette vertu, qu’est l’esprit, qu’est le génie ? qu’est-ce qu’un Bacon de Vérulam ?

Telle est la conclusion à laquelle nous fait aboutir l’analyse de notre estime pour autrui ; l’analyse de notre estime pour nous-mêmes nous conduira au même résultat. Quelle différence radicale entre le contentement de soi qui repose sur des raisons morales, et le contentement de soi provoqué par des motifs intellectuels ! Celui-là se produit, lorsqu’un regard jeté sur notre vie passée nous montre que nous avons pratiqué, au prix de lourds sacrifices, l’honnêteté et le dévouement, que nous avons secouru mainte personne, que nous avons pardonné à mainte autre, que nous avons été meilleurs envers les hommes qu’ils ne l’ont été à notre égard, si bien que nous pouvons nous écrier avec le roi Lear : « Je suis un homme contre lequel il a été plus péché qu’il n’a péché lui-même. » Et cette satisfaction sera à son comble, si dans quelque recoin de notre souvenir brille une noble action. Un sentiment de grave recueillement accompagnera la joie que procure une telle revue : et si nous nous apercevons que les autres nous sont inférieurs à cet égard, nous n’en éprouverons aucun plaisir, nous le déplorerons plutôt et formerons le souhait sincère que tous puissent nous ressembler. — Qu’ils sont différents, les effets que produit la conscience de notre supériorité intellectuelle ! Le fond des sentiments auxquels elle donne naissance est admirablement caractérisé dans la devise de Hobbes que nous avons citée plus haut : « Omnis animi voluptas, omnisque alacritas in eo sita est, quod quis habeat, quibuscum conferens se, posset magnifice sentire de se ipso. » Une vanité superbe et triomphante, une pitié faite de hauteur et de dédain à l’égard d’autrui, le chatouillement délicieux que donne la conscience d’une supériorité marquée et éclatante, et qui se rapproche de cet orgueil que nous font éprouver nos avantages physiques, tel est le bilan du contentement de soi, seconde manière. — Ce contraste entre ces deux sortes de contentements montre bien que l’une d’elles concerne notre être vrai, intime et éternel, tandis que l’autre se rapporte à des avantages plus extérieurs, purement temporels, pour ainsi dire purement physiques. Et, par le fait, l’intellect n’est-il pas une simple fonction du cerveau ? Tandis que la volonté est la fin, dont l’homme tout entier, dans son existence et dans son essence, est la fonction.

Jetons un regard en dehors de nous, considérons que ὁ βίος βράχυς, ἡ δὲ τέχνη μαϰρά (vita brevis, ars longa), et voyons comme les plus grands et les plus beaux esprits sont enlevés par la mort, au moment même où s’annonçait le complet épanouissement de leur force créatrice, comme de grands savants sortent de l’existence, au moment même où la science se révélait à eux dans ses profondeurs secrètes. N’est-ce pas là une nouvelle confirmation de cette vérité, que le sens et le but de la vie ne sont pas intellectuels, mais moraux ?

Enfin, l’intellect subit avec le temps des modifications très considérables, tandis que la volonté et le caractère demeurent en dehors de son atteinte, nouveau phénomène caractéristique lui aussi de la différence profonde qui sépare les qualités intellectuelles des qualités morales. — Le nouveau-né ne sait faire encore aucun usage de son entendement, mais dans l’espace des deux premiers mois il arrive déjà à l’intuition et à l’appréhension des objets extérieurs, processus que j’ai plus particulièrement décrit dans ma dissertation Sur la vision et les couleurs, p. 10 de la 2° (et de la 3°) édition. Cette première démarche, la plus importante de toutes, est suivie bien plus lentement du développement de la raison qui aboutit au langage et par là à la pensée : cette dernière évolution ne se produit généralement que dans le cours de la troisième année. Toutefois la première enfance est irrévocablement condamnée à la sottise et à l’imbécillité, et cela pour deux raisons. En premier lieu, il manque à son cerveau l’achèvement physique, dans le sens du volume aussi bien que de la conformation, achèvement qui ne sera réalisé qu’au cours de la septième année. Ensuite une activité énergique exigeant l’antagonisme du système génital, elle ne peut commencer qu’avec la puberté. Cette dernière son tour confère à l’intellect la simple possibilité de se développer psychiquement ; quant au développement lui-même, il ne s’acquiert qu’à force d’exercice, d’expérience et de redressements. Quand l’esprit s’est débarrassé des sottises de l’enfance, il se laisse prendre au piège d’innombrables préjugés, d’erreurs et de chimères qui sont parfois d’une absurdité éclatante. Il s’y cramponne obstinément, jusqu’à ce que l’expérience les lui enlève peu à peu ; quelques-unes aussi de ces erreurs s’évanouissent sans même qu’il s’en aperçoive. Mais ce travail de redressement exige de nombreuses années ; aussi, le jeune homme a-t-il beau être proclamé majeur à partir de la vingtième année, la véritable maturité ne se produit que vers quarante ans. Mais tandis que ce développement psychique, qui a besoin de s’appuyer sur le dehors, se poursuit et s’accentue, l’énergie intime et physique du cerveau commence à décliner. Cette énergie atteint son point culminant dans les environs de la trentième année, et cela parce qu’elle dépend de l’affluence du sang, de l’action des pulsations sur le cerveau, de la prépondérance du système artériel sur le système veineux, de la fraîcheur et de la délicatesse des fibres cérébrales, ainsi que de l’énergie du système génital. Elle subit une légère décroissance après la trente-cinquième année, décroissance qui s’accentue avec la prépondérance de plus en plus grandissante du système veineux sur le système artériel, avec le durcissement et la raideur des fibres, et qui serait la plus sensible sans la réaction du développement psychique, qui se parfait de plus en plus par l’exercice, l’expérience, l’accroissement des connaissances et la facilité acquise de s’en servir, antagonisme qui heureusement pour nous dure jusqu’à l’extrême vieillesse, car alors le cerveau est comme un instrument qu’on aurait usé à force d’en jouer. Toutefois, pour être lente, cette diminution de l’énergie primitive du cerveau, énergie qui repose entièrement sur des conditions organiques, n’en suit pas moins une marche continue : la faculté de former des concepts originaux, l’imagination, la souplesse de l’esprit, la mémoire s’affaiblissent sensiblement, et cette décadence aboutit à la vieillesse bavarde, sans mémoire et presque sans conscience, et qui finit par devenir une seconde enfance.

La volonté au contraire n’est pas entraînée dans ce tourbillon de modifications ; du commencement à la fin elle demeure immuablement la même. La volonté n’a pas besoin, comme la connaissance, d’être apprise ; dès le début elle s’exerce avec une entière perfection. L’enfant nouveau-né a des mouvements impétueux, crie et se démène ; sa volonté s’accuse violemment, bien qu’il ne sache pas encore ce qu’il veut. Car le centre des motifs, l’intellect n’a encore reçu aucun développement ; la volonté est plongée dans une ignorance profonde du monde extérieur où se trouve son objet : comme un prisonnier, elle se débat avec fureur contre les murs et les barreaux de sa geôle. Mais peu à peu la lumière se fait ; aussitôt se manifestent les traits fondamentaux du vouloir humain, dans sa forme générale, ainsi que la tournure individuelle propre à chacun. Le caractère apparaît déjà : sans doute il ne se révèle d’abord que par des traits faibles et indécis, et cela parce que l’intellect, agent des motifs, fait imparfaitement sa besogne : mais un observateur attentif le verra bientôt s’affirmer dans toute sa rigueur, et peu de temps après personne n’en pourra plus méconnaître la présence. Des traits de caractère se dessinent en relief qui persévéreront toute la vie durant ; les tendances principales de la volonté, les émotions faciles à provoquer, la passion dominante s’accusent. On connaît le prologue muet qui, dans Hamlet, précède le drame qu’on va représenter devant la cour et qui en annonce le contenu au moyen de la pantomime ; eh bien ce que le prologue est au drame, notre conduite à l’école l’est à la suite de notre vie. Il n’en est pas ainsi des facultés intellectuelles qui apparaissent chez l’enfant : on n’en saurait aucunement pronostiquer ses capacités futures ; tout au contraire les ingenia præcocia. les enfants prodiges deviennent généralement dans la suite des esprits superficiels ; tandis que le génie présente souvent, dans l’enfance, une certaine lenteur de conception, et cela parce qu’il pense profondément. Cette observation expliquera facilement pourquoi tout le monde conte en riant et sans en rien dissimuler toutes les sottises et les imbécillités de son enfance, pourquoi Gœthe, par exemple, nous apprend qu’étant enfant il jeta par la fenêtre toute une batterie de cuisine (Fiction et vérité, vol. I, p. 7) ; chacun de nous sait, en effet, que ces folies n’émanent que de la partie mobile de nous-mêmes. Un esprit prudent ne révélera point par contre les mauvais tours de son enfance, les traits de caractère méchants et perfides qui s’y sont accusés ; il comprend en effet que ce sont là des témoins qui déposent contre son caractère actuel même. On m’a dit que Gall, ce craniographe doublé d’un psychologue, chaque fois qu’il entrait en relations avec un inconnu, le mettait sur le chapitre de ses années et de ses tours de jeunesse ; il essayait ainsi de surprendre à la dérobée ses traits de caractère, étant convaincu que ce caractère n’avait pu se modifier depuis. Voilà aussi pourquoi nous jetons un regard indifférent, complaisant même sur les folies et l’inintelligence de nos premières années, tandis que les traits de caractère dépravé qui s’y sont manifestés, les actions méchantes et perfides que nous y avons commises, se dressent dans l’extrême vieillesse encore devant notre conscience comme un reproche éternel qui nous torture. Le caractère apparaît tout fait à partir d’un certain âge et dès lors demeure invariablement le même jusqu’à l’extrême vieillesse. Les atteintes de l’âge, qui consume peu à peu les forces intellectuelles, n’entament point les qualités morales. La bonté du cœur chez le vieillard nous le fait aimer et honorer, alors même que son cerveau révèle des faiblesses qui le ramèneront peu à peu à l’enfance. La douceur, la patience, l’honnêteté, la véracité, le désintéressement, l’humanité se conservent à travers toute la vie et ne se perdent pas par suite de la faiblesse inhérente à l’âge ; à tous les moments de lucidité du vieillard ces vertus apparaissent dans toute leur intégrité, comme le soleil qui sort des nuages un jour d’hiver. Et d’autre part la méchanceté, la perfidie, la cupidité, la dureté de cœur, la fausseté, l’égoïsme et les dépravations de toute espèce demeurent jusqu’à l’extrême vieillesse, sans rien perdre de leur caractère premier. Loin de le croire, nous ririons au nez de celui qui viendrait nous dire : « Autrefois j’étais un méchant coquin, mais aujourd’hui je suis un homme honnête et généreux. » Aussi le vieil usurier dans Vigels fortunes de Walter Scott est-il un caractère d’une grande vérité psychologique ; l’auteur nous montre avec beaucoup de talent comment l’avarice passionnée, l’égoïsme, l’injustice sont en pleine fleur chez un vieillard, semblables aux plantes vénéneuses qui poussent en automne, et comment ces vices se manifestent encore avec force alors que l’intellect est déjà retombé en enfance. Les seules modifications que subissent nos penchants sont celles qui résultent directement de la diminution de nos forces physiques et par là de notre faculté de jouir ; c’est ainsi que la volupté fera place à l’ivrognerie, l’amour du luxe à l’avarice, et la vanité à l’ambition ; ainsi le même homme qui, avant d’avoir de la barbe, en portait une postiche, teindra plus tard en brun sa barbe devenue grise. Ainsi donc, tandis que toutes nos forces organiques, la vigueur musculaire, les sens, la mémoire, l’esprit la raison, le génie s’usent et s’émoussent avec l’âge, la volonté seule ne subit ni atteinte ni modification ; nous éprouvons toujours le même besoin de vouloir et de vouloir dans un même sens. À certains égards même la volonté se montre plus énergique dans la vieillesse ainsi, pour ce qui est de l’attachement à la vie, qui augmente avec les années, de même encore la vieillesse s’obstine avec plus de persévérance dans une résolution une fois prise, elle s’entête, ce qui s’explique par ce fait que l’intellect n’est plus aussi accessible à des impressions différentes, que l’affluence des motifs qui produisait la mobilité de la volonté n’a plus lieu : voilà pourquoi la colère et la haine des vieillards sont implacables :

The young man’s wrath is like light straw on fire ;
But like red-hot steel is the old man’s ire.

Old Ballad[10]

Toutes ces considérations prouveront clairement à tout observateur un peu profond que l’intellect parcourt une longue série de développements successifs pour s’acheminer, comme toute chose physique, à la ruine, que la volonté reste en dehors de ces évolutions, ou du moins qu’elle n’y participe que dans une faible mesure : au commencement de sa carrière, elle lutte contre l’intellect, instrument encore incomplet, et à la fin de la vie il lui faut résister à l’usure de ce même outil ; mais elle-même apparaît comme une chose toute faite et immuable, qui n’est pas soumise aux lois du temps ni à celle du devenir et de l’anéantissement dans le temps. Par là elle se caractérise comme élément métaphysique, en dehors du monde phénoménal.

IX. — C’est un juste sentiment de cette différence fondamentale qui donne naissance aux termes, généralement usités et exactement compris par presque tous, de tête et de cœur ; termes excellents et caractéristiques et qui se retrouvent dans toutes les langues. Nec cor nec caput habet, dit Sénèque de l’empereur Claude (Ludus de morte Claudii Cesaris, ch. viii). C’est à bon droit que le cœur, ce primum mobile de la vie animale, a été adopté comme symbole, comme synonyme même de la volonté ; il sert à la désigner comme essence primitive de notre existence phénoménale, en opposition à l’intellect qui est véritablement identique à la tête. Tout ce qui est chose de la volonté, au sens le plus large du mot, tel que le désir, la passion, la joie, la douleur, la bonté, la méchanceté, de même ce que les Allemands appellent Gemüth (les choses du sentiment) et qu’Homère désigné par φίλον ἥτορ, est attribué au cœur. Ainsi l’on dit : il a mauvais cœur ; son cœur est suspendu à telle chose ; cela vient du cœur ; cela l’a blessé au cœur ; cela lui a brisé te cœur ; son cœur saigne ; son cœur tressaille de joie ; qui peut voir dans le cœur de l’homme ? cela déchire, cela brise, cela anéantit, cela élève, cela émeut le cœur ; il est cordialement bon ; il a le cœur dur ; il a du cœur, il n’a pas de cœur (dans le sens de courage), etc. Les choses d’amour tout particulièrement s’appellent affaires de cœur ; parce que l’instinct sexuel est le foyer de la volonté et que le choix de ce qui le concerne est l’occupation essentielle dû vouloir humain : j’en donnerai explicitement les raisons dans un chapitre supplémentaire au 4e livre. Byron, dans son Don Juan, fait cette remarque satirique que pour les dames l’amour est une affaire de tête plutôt que de cœur. La tête au contraire désigne tout ce qui a trait à la connaissance. De là un homme de tête ; une tête remarquable, fine, bornée ; perdre la tête ; porter haut la tête, etc. Tête et cœur, ces deux mots désignent tout l’homme. Mais la tête n’est jamais que l’élément secondaire et dérivé car elle n’est pas le centre, mais seulement l’efflorescence suprême du corps. Quand un héros meurt, on embaume son cœur et non pas son cerveau : au contraire on aime à conserver le crâne des poètes, des artistes et des philosophes. C’est ainsi qu’on a conservé dans l’Académie de Saint-Luc la prétendue tête de Raphaël, dont on a dernièrement démontré l’inauthenticité ; en 1820 le crâne de Descartes fut vendu aux enchères à Stockholm[11].

Un certain sentiment du vrai rapport entre la volonté, l’intellect et la vie, se fait également jour dans la langue latine. L’intellect c’est le mens, νοῦς ; la volonté au contraire, c’est l’animus, qui dérive d’anima, qui à son tour vient d’ἄνεμος. L’anima c’est la vie même, le souffle, ψύχη ; l’animus, lui, est le principe vivifiant et en même temps la volonté, sujet des inclinations, des intentions, des passions et des émotions de là ces expressions : est mihi animus, fert animus, qui veulent dire : j’ai envie de. Animus c’est le grec θῦμος, c’est-à-dire la sensibilité et non pas la tête. Animi perturbatio c’est la passion, mentis perturbatio veut dire folie. L’attribut immortalis est accordé à l’animus et non au mens. Cette différence d’acception est la règle, elle est consacrée par la plupart des textes ; pourtant ces termes ne pouvaient manquer d’être parfois confondus, du moment qu’ils expriment des concepts très voisins l’un de l’autre. Par ψύχη les Grecs paraissent avoir entendu tout d’abord la force vitale, le principe vivifiant, et ils soupçonnaient vaguement à ce propos que cette ψύχη devait être quelque chose de métaphysique que la mort n’atteignait pas avec le reste de nos facultés. C’est ce que prouvent entre autres les recherches faites par Stobée, et qui nous ont été conservées sur les rapports du νοῦς et de la ψύχη (Ecl. lib. I, c. 51 § 7,8).

X. — Sur quoi repose l’identité de la personne ? Non pas sur la matière du corps : celle-ci se renouvelle au bout de quelques années. Non plus sur la forme de ce corps : elle change dans son ensemble et dans ses diverses parties, sauf toutefois dans l’expression du regard ; c’est au regard qu’après un grand nombre d’années même on peut reconnaître une personne. Preuve que, malgré toutes les modifications que le temps provoque dans l’homme, quelque chose en lui reste immuable, et nous permet ainsi, après un très long intervalle même, de le reconnaître et de le retrouver intact. C’est ce que nous observons également en nous-même : nous avons beau vieillir, dans notre for intérieur nous nous sentons toujours le même que nous étions dans notre jeunesse, dans notre enfance même. Cet élément immuable, qui demeure toujours identique à soi sans jamais vieillir, c’est précisément le noyau de notre être qui n’est pas dans le temps. — On admet généralement que l’identité de la personne repose sur celle de la conscience. Si on entend uniquement par cette dernière le souvenir coordonné du cours de notre vie, elle ne suffit pas à expliquer l’autre : Sans doute nous savons un peu plus de notre vie passée que d’un roman lu autrefois ; mais ce que nous en savons est pourtant peu de chose. Les événements principaux, les scènes intéressantes se sont gravés dans la mémoire ; quant au reste, pour un événement retenu, mille autres sont tombés dans l’oubli. Plus nous vieillissons, et plus les faits de notre vie passent sans laisser de trace. Un âge très avancé, une maladie, une lésion du cerveau, la folie peuvent nous priver complètement de mémoire. Mais l’identité de la personne ne s’est pas perdue avec cet évanouissement progressif du souvenir. Elle repose sur la volonté identique, et sur le caractère immuable que celle-ci présente. C’est cette même volonté qui confère sa persistance à l’expression du regard. L’homme se trouve dans le cœur, non dans la tête. Sans doute par suite de nos relations avec le dehors nous sommes habitués à considérer comme notre moi véritable le sujet de la connaissance, le moi connaissant, qui s’alanguit le soir, s’évanouit dans le sommeil, pour briller le lendemain d’un plus vif éclat. Mais ce moi là est une simple fonction du cerveau et non notre moi véritable. Celui-ci, ce noyau de notre être, c’est ce qui est caché derrière l’autre, c’est ce qui ne connaît au fond que deux choses : vouloir ou ne pas vouloir, être ou ne pas être content, avec certaines nuances bien entendu de l’expression de ces actes et qu’on appelle sentiments, passions, émotions. C’est ce dernier moi qui produit l’autre, il ne dort pas avec cet autre, et quand celui-ci est anéanti par la mort, son compagnon n’est pas atteint. — Au contraire, tout ce qui relève de la connaissance est exposé à l’oubli : au bout de quelques années nous ne nous rappelons plus exactement celles même de nos actions qui ont une importance morale, nous ne savons plus au juste et par le détail comment nous avons agi dans un cas critique. Mais le caractère, dont les actes ne sont que l’expression et le témoignage, ne peut pas être oublié par nous : il est aujourd’hui encore le même qu’autrefois. La volonté, en soi et pour soi, demeure ; elle seule est immobile et indestructible, exempte des atteintes de l’âge ; elle n’est pas physique, mais d’ordre métaphysique, elle n’appartient pas au monde phénoménal, elle est ce qui apparaît dans le phénomène. J’ai montré plus haut, ch. xv, comment l’identité de la conscience dans toute son étendue repose elle aussi sur la volonté ; il est donc inutile que je m’arrête ici plus longtemps sur ce sujet.

XI. — Dans son livre sur la comparaison des choses désirables, Aristote dit entre autres : « Bien vivre vaut mieux que vivre » (βέλτιον τοῦ ζῇν τὸ εὐ ζῇν, Top., III, 2). D’où l’on pourrait conclure, au moyen d’une double contraposition : Ne pas vivre vaut mieux que mal vivre. Vérité qui se révèle même à l’intellect, et pourtant la grande majorité préfère très mal vivre que de ne pas vivre du tout. Cet attachement à la vie ne peut pas avoir son fondement dans l’objet poursuivi par les hommes car, ainsi que nous l’avons montré au quatrième livre, la vie est une souffrance perpétuelle, ou du moins, comme nous l’exposons plus loin au ch. xxviii, elle n’est qu’une entreprise commerciale qui ne couvre pas ses frais ; cet attachement ne peut donc avoir sa raison que dans le sujet qui l’éprouve. Mais ce n’est pas dans l’intellect que se trouve la raison de cet attachement, il n’est ni un résultat de la réflexion, ni même la conséquence d’un choix ; ce vouloir-vivre est quelque chose qui se comprend de soi, c’est un prius de l’intellect lui-même. C’est nous-mêmes qui sommes la volonté de vivre : voilà pourquoi nous éprouvons le besoin de vivre, que ce soit bien ou mal. Cet attachement à une vie qui n’en vaut vraiment pas la peine est donc tout à fait a priori et non a posteriori ; et c’est ce qui explique cette crainte extrême de la mort commune à tous les hommes, et que La Rochefoucauld a avouée dans sa dernière maxime avec une naïveté et une franchise rare, crainte sur laquelle repose également en dernier ressort l’effet produit par les tragédies et les actions héroïques ; car cet effet disparaîtrait, si nous n’estimions la vie que d’après sa valeur objective. C’est sur cette inexprimable horreur de la mort que se fonde la phrase favorite du vulgaire : « Il faut être fou pour s’ôter la vie », et c’est cette même horreur qui fait que le suicide provoque, même chez des esprits pensants, un étonnement mêlé d’admiration, car cet acte est si contraire à la nature de tout être vivant que nous sommes obligés d’admirer d’une certaine manière celui qui a osé le commettre. Nous trouvons même dans son exemple une consolation qui nous rassure, car nous savons désormais que cette issue nous est toujours ouverte, vérité dont nous aurions pu douter si elle ne se trouvait pas confirmée par l’expérience. Car le suicide émane d’une résolution de l’intellect, et notre volonté de vivre, elle, est un prius de l’intellect. Ce fait, dont nous traitons expressément au ch. xxviii, est donc lui aussi une confirmation du primat de la volonté dans la conscience de nous-mêmes.

XII. — Au contraire, l’intermittence périodique même de l’intellect en démontre on ne peut plus clairement la nature secondaire, dépendante, déterminée. Dans le sommeil profond, la connaissance et la représentation sont complètement suspendues. Mais le noyau même de notre être, l’élément métaphysique du moi, le primum mobile que supposent nécessairement les fonctions organiques, ne peut jamais suspendre son activité, à moins d’enrayer la vie elle-même ; cet élément d’ailleurs, en tant que métaphysique et conséquemment incorporel, n’a pas besoin de repos. Aussi les philosophes qui ont considéré l’âme, c’est-à-dire un pouvoir primitivement et essentiellement connaissant, comme ce noyau, se sont-ils vus contraints d’affirmer que l’âme est infatigable dans son pouvoir de connaître et de représenter et que ces facultés s’exercent même dans le sommeil le plus profond ; seulement, au réveil, il ne nous en reste aucun souvenir. Mais, quand la doctrine de Kant nous eut débarrassés de l’âme, on put facilement se convaincre de la fausseté de cette assertion. Car l’alternance du sommeil et du réveil montre clairement à l’observateur non prévenu que la connaissance est une fonction secondaire déterminée par l’organisme, au même titre que toute autre. Le cœur seul est infatigable ; car ses pulsations et la circulation du sang ne sont pas immédiatement déterminées par les nerfs, mais se trouvent être précisément la manifestation primitive de la volonté. De même toutes les autres fonctions physiologiques qui dépendent des nerfs ganglionnaires, lesquels n’ont avec le cerveau qu’une relation très médiate et éloignée, se continuent pendant le sommeil, bien que les sécrétions s’opèrent plus lentement les pulsations du cœur même, comme elles dépendent de la respiration qui est conditionnée par le système cérébral (moelle allongée), subissent comme celle-ci un certain ralentissement. C’est l’estomac peut-être qui est le plus actif pendant le sommeil, cela tient à la nature particulière de ses rapports avec le cerveau qui chôme à ce moment, rapports qui occasionnent des troubles réciproques. Le cerveau seul, et avec lui la connaissance, s’arrête tout à fait pendant le sommeil. Car cet organe n’est en nous que le ministère des relations extérieures, de même que le système ganglionnaire est le ministère de l’intérieur. Le cerveau, avec sa fonction du connaître, n’est au fond qu’une vedette établie par la volonté, pour servir celles de ses fins qui sont situées au dehors ; postée au sommet de la tête, comme dans un observatoire, elle regarde par la fenêtre des sens, attentive à voir si quelque danger menace ou si quelque profit est à portée, puis elle fait son rapport, d’après lequel la volonté se décide. Et pendant cette occupation la vedette, comme tous ceux qui sont employés à un service actif, est dans un état continuel de tension et d’effort ; aussi la garde une fois montée, se voit-elle relevée avec plaisir, telle la sentinelle, quand elle quitte le poste. Or elle est relevée par le sommeil, et voilà pourquoi ce dernier est si doux et si agréable, voilà pourquoi nous nous y prêtons si volontiers ; au contraire, rien ne nous contrarie comme lorsqu’on nous secoue pour nous réveiller, car alors la vedette est subitement rappelée à son poste. Après la systole bienfaisante, c’est la diastole pénible qui se reproduit, c’est l’intellect qui se sépare à nouveau de la volonté. Une âme proprement dite, qui serait primitivement et par essence un sujet connaissant, devrait au contraire se réjouir du réveil, comme le poisson quand on le remet dans l’eau. Dans le sommeil, où se continue uniquement la vie végétative, c’est la volonté seule qui agit suivant sa nature primitive et essentielle, sans perturbation venant du dehors, sans rien perdre de sa force par l’activité du cerveau et la tension pénible de la connaissance ; cette dernière fonction organique est sans doute la plus difficile de toutes, mais elle n’est pour l’organisme qu’un moyen, non une fin : aussi dans le sommeil tout l’effort de la volonté tend-il à la conservation, et le cas échéant, à l’amélioration de l’organisme. C’est pourquoi toutes les guérisons, toutes les crises bienfaisantes se produisent pendant le sommeil, car alors seulement la vis naturæ medicatrix a libre jeu, étant débarrassée du poids de la fonction du connaître. L’embryon, auquel il reste à former tout le corps, dort perpétuellement pour cette raison, et le nouveau-né dort pendant la majeure partie du temps. Aussi Burdach (Physiologie, t. III, p. 484) a-t-il raison de considérer le sommeil comme notre état primitif.

Par rapport au cerveau même, je m’explique plus nettement la nécessité du sommeil, grâce à une hypothèse qui me semble avoir été formulée pour la première fois dans le livre de Neumann, Des maladies de l’homme (1834, t. IV, § 216). Ce savant prétend que la nutrition du cerveau, c’est-à-dire le renouvellement de sa substance par le sang, ne peut pas s’accomplir dans l’état de veille ; car dans ce cas la fonction organique supérieure du connaître et du penser serait troublée ou supprimée par la fonction basse et matérielle de la nutrition. C’est ce qui explique que le sommeil n’est pas un état purement négatif, une simple suspension de l’activité cérébrale, mais qu’il présente également un caractère positif. Caractère qui se révèle déjà par ce fait qu’entre le sommeil et la veille il n’y a pas seulement une différence de degré, mais une limite nettement tracée, qui s’accuse dès le début du sommeil par des rêves entièrement étrangers à nos pensées immédiatement antécédentes. Autre preuve de ce caractère positif : quand nous avons des rêves inquiétants, nous nous efforçons vainement de crier, de repousser des attaques, de secouer le sommeil ; il semble qu’il n’y ait plus de lien entre le cerveau et les nerfs moteurs, ou entre le grand cerveau et le cervelet (ce dernier étant le régulateur des mouvements) ; car le cerveau demeure dans son isolement et le sommeil nous tient comme avec des serres d’airain. Enfin ce qui prouve encore ce caractère positif du sommeil, c’est qu’il faut une certaine force pour arriver à dormir : une fatigue trop grande ou une faiblesse naturelle nous empêchent de saisir le sommeil, capere somnum. Dépense de force qui s’explique par ce fait que le processus nutritif a besoin de commencer pour que le sommeil se produise : il faut que le cerveau prenne en quelque sorte un commencement de nourriture. Ce processus nutritif explique également l’affluence croissante du sang au cerveau, pendant le sommeil, ainsi que la pose, instinctivement adoptée, qui consiste à se croiser les bras au-dessus de la tête : car cette pose favorise le processus en question. C’est pourquoi aussi les enfants ont un si grand besoin de sommeil tant que dure la croissance du cerveau ; dans la vieillesse, au contraire, le sommeil est parcimonieusement mesuré, parce que le cerveau, ainsi que les autres parties de l’organisme, subit une certaine atrophie. Par là enfin nous comprendrons pourquoi des excès de sommeil provoquent une lassitude sourde de la conscience ; c’est la suite d’une hypertrophie du cerveau, laquelle peut devenir chronique, si les excès de sommeil sont habituels, et engendrer l’idiotie : ἀνίη ϰαὶ πολὺς ὕπνος (noxœ est etiam multus somnus, Odys. 15,394). — Le besoin de sommeil est donc en raison directe de l’intensité de la vie cérébrale et conséquemment de la clarté de la conscience. Les animaux, dont la vie cérébrale est faible et sourde, dorment peu et d’un sommeil léger, ainsi les reptiles et les poissons ; et à ce propos je rappelle que le sommeil d’hiver n’est que de nom un sommeil : ce n’est pas l’inaction seulement du cerveau, mais de tout le reste de l’organisme, c’est en quelque sorte une mort apparente. Les animaux d’une intelligence importante dorment longtemps et profondément. L’homme lui aussi a besoin d’une dose de sommeil d’autant plus forte, que son cerveau est plus développé en quantité et en qualité et que l’activité en est plus intense Montaigne dit de lui-même qu’il a toujours été un grand dormeur, qu’il a passé une grande partie de sa vie à dormir, et qu’à un âge avancé même il dormait d’un trait pendant huit ou neuf heures (livre III, ch. xiii). On nous rapporte également de Descartes qu’il a beaucoup dormi. (Baillet, Vie de Descartes, 1693, p. 288.) Kant réservait sept heures au sommeil, mais il eut tant de difficulté à se contenter de cette mesure qu’il avait chargé un domestique de le forcer, bon gré mal gré, à se lever à une heure déterminée. (Iachmann, Immanuel Kant, p. 192.) Car plus on est éveillé, c’est-à-dire plus on a la conscience claire et active, plus on éprouve le besoin de sommeil, plus on dort longtemps et profondément. L’habitude de la pensée ou un travail de tête soutenu accroîtront par conséquent ce besoin de dormir. Si des efforts musculaires prolongés nous disposent également au sommeil, c’est que les muscles reçoivent continuellement leur impulsion du cerveau, par l’intermédiaire de la moelle allongée, de la moelle épinière et des nerfs moteurs ; c’est le cerveau qui agit sur leur irritabilité et qui de la sorte épuise ses propres forces. La fatigue que nous sentons dans les bras ou dans les jambes a donc son siège véritable dans le cerveau ; de même la douleur ressentie par ces parties n’est vraiment éprouvée que par le cerveau : car il en est des nerfs moteurs comme des nerfs sensibles. Les muscles qui ne reçoivent point leur impulsion du cerveau, par exemple ceux du cœur, sont pour cette raison même infatigables. Par là s’explique aussi que la pensée ne peut pas s’exercer avec vigueur pendant et après un grand effort musculaire. Si en été l’énergie de l’esprit est moindre qu’en hiver, cela tient en partie à ce qu’on dort moins en été : car plus profondément on a dormi, plus l’état de veille est parfait, plus on est « éveillé ». Toutefois ce n’est pas là une raison pour prolonger le sommeil au delà de toute mesure : car alors il perd en intensité, c’est-à-dire en profondeur, ce qu’il gagne en extension, et devient de la sorte une simple perte de temps. C’est l’avis de Gœthe, lorsque, dans la seconde partie de Faust, il dit du sommeil du matin : « Le sommeil est une écorce, jette-la au loin. »

D’une manière générale, le phénomène du sommeil prouve donc nettement que la conscience, la perception, la connaissance, la pensée ne sont pas en nous un état primitif, mais un état secondaire et conditionné. La pensée est un effort extraordinaire, et aussi l’effort le plus élevé de la nature ; et c’est pourquoi étant si grand il ne saurait se passer d’interruptions. La pensée est le produit, l’efflorescence du système nerveux cérébral, qui est lui-même un parasite nourri comme tel par le reste de l’organisme. Cette conclusion se rattache à une démonstration faite dans mon troisième livre. J’y montre, en effet, que la connaissance est d’autant plus pure et plus parfaite, qu’elle s’est séparée davantage de la volonté, et qu’alors se produit l’intuition esthétique purement objective ; de même un extrait est d’autant plus pur qu’il s’est isolé davantage de la matière dont on l’a tiré, et qu’il s’est débarrassé de tout résidu. — Le phénomène contraire se produit dans la volonté ; la manifestation la plus immédiate en est la vie organique tout entière et au premier chef le cœur infatigable.

Cette dernière considération se rattache déjà au sujet du chapitre suivant ; elle en forme la transition. Ajoutons encore la remarque suivante : Dans le somnambulisme magnétique, la conscience se dédouble ; deux séries de connaissance naissent, dont chacune est en elle-même parfaitement coordonnée, mais qui sont complètement indépendantes l’une de l’autre ; la conscience éveillée ne sait rien de la conscience somnambulique. Mais dans l’une et l’autre conscience la volonté conserve le même caractère et demeure identique ; dans l’une et l’autre elle manifeste les mêmes inclinations et les mêmes répugnances. La fonction peut bien se dédoubler, mais non pas l’être en soi.


CHAPITRE XX[12]
OBJECTIVATION DE LA VOLONTÉ DANS L’ORGANISME ANIMAL

Par objectivation j’entends l’action de se représenter dans le monde réel des corps. Toutefois cette objectivation, comme je l’ai expressément démontré dans le premier livre et les suppléments que j’y ai ajoutés, est entièrement déterminée par le sujet connaissant, c’est-à-dire par l’intellect ; en tant qu’objectivation, et en dehors de la connaissance que nous en avons, elle est donc absolument impensable, puisqu’elle n’est avant tout qu’une représentation intuitive, et comme telle un phénomène cérébral. Supprimez ce phénomène, il restera la chose en soi. Le second livre a pour but de faire voir que cette chose en soi est la volonté, et il s’occupe tout d’abord de le démontrer par l’étude de l’organisme humain et animal.

La connaissance du monde extérieur peut aussi être désignée sous le nom de « conscience d’autre chose », par opposition à la « conscience de nous-mêmes ». Nous avons trouvé que le véritable objet, que la matière de cette dernière est la volonté ; c’est pour aboutir à la même conclusion, que nous allons considérer maintenant la conscience d’autre chose, c’est-à-dire la connaissance objective.

Sur ce point, ma thèse est la suivante : Ce qui dans la conscience de nous-mêmes, c’est-à-dire subjectivement, se présente sous la forme de l’intellect, dans la conscience d’autre chose, c’est-à-dire objectivement, prend la forme du cerveau ; ce qui, dans la conscience de nous-mêmes, c’est-à-dire subjectivement, prend la forme de la volonté, dans la conscience d’autre chose, c’est-à-dire objectivement, prend la forme de l’organisme dans son ensemble.

Aux démonstrations que j’ai données de cette proposition, tant dans notre second livre que dans les deux premiers chapitres du traité sur la Volonté dans la nature, je vais ajouter les éclaircissements complémentaires suivants.

La plupart des faits sur lesquels se fonde la première partie de cette thèse ont été donnés dans le chapitre précédent. J’y ai montré par la nécessité du sommeil, par les modifications qu’entraîne l’âge, par les différences que présente la construction anatomique, que l’intellect, étant de nature secondaire, dépend d’un organe particulier, du cerveau, dont il est la fonction, comme l’action de palper est la fonction de la main ; qu’il est par conséquent physique comme la digestion, et non métaphysique comme la volonté. De même qu’une bonne digestion demande un estomac sain et vigoureux, une force athlétique des bras musculeux et nerveux, de même une intelligence extraordinaire veut un cerveau extraordinairement développé, bien construit, d’une anatomie remarquable, et vivifié par des pulsations énergiques. La nature de la volonté au contraire ne dépend d’aucun organe, ne peut être pronostiquée d’après aucun organe. La plus grande erreur de la théorie crânienne de Gall est d’avoir assigné même aux qualités morales des organes encéphaliques. Des lésions de la tête, avec perte de substance cérébrale, exercent généralement sur l’intellect une influence préjudiciable ; elles entraînent l’idiotie entière ou partielle, l’oubli définitif ou momentané de la parole. Le plus souvent, pourtant, de plusieurs langues qu’on connaît également on n’en oublie qu’une ou encore on perd le souvenir des noms propres. Ces lésions peuvent produire aussi la perte d’autres connaissances que nous possédions. Nous n’avons jamais appris au contraire qu’après un accident de cette nature le caractère ait subi une transformation, que l’homme soit devenu moralement meilleur ou plus mauvais, qu’il ait perdu certaines inclinations ou passions et qu’il en ait adopté d’autres ; de telles modifications ne se produisent jamais. Car la volonté n’a pas son siège dans le cerveau, et d’ailleurs, en tant qu’élément métaphysique, elle est le prius du cerveau ainsi que du reste de l’organisme les lésions du cerveau ne peuvent donc pas l’entamer. — D’après une expérience faite par Spallanzani[13] et renouvelée par Voltaire, un colimaçon, auquel on a coupé la tête, reste vivant, et au bout de quelques semaines une nouvelle tête lui pousse ainsi que des tentacules ; avec ces organes reparaissent la conscience et la représentation, tandis que jusque ce moment l’animal ne manifestait dans ses mouvements sans règle qu’une volonté aveugle. Ici encore nous trouvons donc la volonté comme la substance qui demeure, l’intellect, déterminé par son organe, comme l’accident qui change. L’intellect peut être désigné sous le nom de régulateur de la volonté.

Tiedemann est peut-être le premier qui ait comparé le système nerveux cérébral à un parasite. (Tiedemann et Treviranus, Journal de physiologie, t. I, p. 62.) La comparaison est frappante, en ce sens que le cerveau, avec la moelle allongée et les nerfs qui s’y rattachent, est en quelque sorte inoculé à l’organisme auquel il emprunte sa subsistance, sans que lui-même contribue directement à l’économie organique. Voilà pourquoi la vie peut subsister même en l’absence du cerveau, comme c’est le cas chez les enfants qui naissent sans crâne, chez les tortues auxquelles on a coupé la tête et qui vivent encore pendant trois semaines, à condition toutefois qu’on ait épargné la moelle allongée, organe de la respiration. Une poule même, à laquelle Flourens avait enlevé tout l’encéphale, vécut et se développa encore pendant dix mois. Chez l’homme enfin la destruction du cerveau n’amène pas directement la mort, celle-ci n’est provoquée que par l’intermédiaire des poumons et du cœur. (Bichat, Sur la vie et la mort, partie II, art. 11, § 1.) Par contre, le cerveau s’occupe de la direction des rapports avec le monde extérieur ; c’est là sa fonction unique et par là il s’acquitte de sa dette envers l’organisme qui le nourrit ; car l’existence de ce dernier est déterminée par les circonstances extérieures. Seule de toutes les autres parties organiques, le cerveau a besoin de sommeil, parce que, conformément à ce que nous venons de dire, son activité est tout à fait séparée de sa conservation ; celle-là ne fait qu’user les forces et la substance, tandis que celle-ci émane du reste de l’organisme, sorte de nourrice. Cette activité donc, qui ne contribue en rien à la subsistance, s’épuise, et c’est uniquement quand elle est suspendue, c’est-à-dire dans le sommeil, que l’alimentation du cerveau s’opère sans obstacle.

La deuxième partie de notre thèse aura besoin d’une explication détaillée, même après tout ce que j’en ai dit dans les écrits déjà mentionnés. Plus haut déjà, au ch. xviii, j’ai montré que la chose en soi, qui est la base nécessaire de tout phénomène, conséquemment aussi du nôtre, dépouille dans la conscience de soi une de ses formes phénoménales, l’espace, pour ne retenir que l’autre, le temps ; de la sorte cette chose en soi se révèle plus immédiatement que partout ailleurs, et quand elle s’est ainsi débarrassée d’un grand nombre de ses voiles, nous l’appelons volonté. Or aucune substance durable ne peut se représenter dans le seul temps, et la matière est une substance de cette sorte ; car une substance durable n’est possible, comme il est démontré au § 4 du 1er vol. que par l’union intime du temps et de l’espace. C’est pourquoi, dans la conscience de soi, la volonté n’est pas connue comme le substratum permanent de ses impulsions, elle ne se présente pas dans l’intuition sous forme de substance durable ; ce sont les actes isolés de la volonté, ses mouvements et ses états, comme résolutions, souhaits, affections, que nous connaissons successivement et pendant le temps de leur durée, immédiatement mais non intuitivement. La connaissance de la volonté dans la conscience de soi n’en est donc pas l’intuition, mais un sentiment tout à fait immédiat de ses excitations successives. Au contraire dans la connaissance dirigée vers le dehors, qui est préparée par les sens et achevée dans l’entendement, qui a pour forme non seulement le temps mais aussi l’espace, qui réunit intimement ces formes au moyen de la loi intellectuelle de causalité, et qui par cette causalité devient intuition, dans cette connaissance, dis-je, ce même pouvoir, qui dans la conscience immédiate était saisi comme volonté, se représente intuitivement sous la forme d’un corps organisé. Ce corps, par ses mouvements successifs, représente intuitivement les actes volontaires ; par ses parties et ses formes, il incarne les aspirations durables et le caractère fondamental de la volonté individuelle ; les souffrances mêmes et les plaisirs du corps sont des affections tout à fait immédiates de cette même volonté.

Cette identité du corps avec la volonté éclate tout d’abord dans les actes successifs de chacun des deux. Car ce qui dans la conscience de soi est reconnu comme un acte de volonté réel et immédiat, en même temps et sans délai se présente extérieurement sous forme de mouvement corporel. Nos décisions momentanées produites par des motifs non moins momentanés sont aussitôt reflétées par autant d’actes corporels, images aussi exactes d’eux-mêmes que l’ombre qu’ils projettent. Un observateur non prévenu en tirera le plus simplement du monde cette conclusion, que le corps n’est que le phénomène extérieur de la volonté, c’est-à-dire la manière dont la volonté se représente dans l’intellect intuitif ; c’est la volonté même sous la forme de la représentation. Si nous nous dérobons de force à cette vérité qui s’impose à première vue, tant elle est claire et immédiate, le processus de notre propre corps nous fera pendant quelque temps l’effet d’un miracle ; étonnement provoqué par ce fait, qu’entre l’acte volontaire et l’acte corporel il n’y a pas en réalité de lien causal. Les deux sont immédiatement identiques ; ce qui fait leur diversité apparente, c’est que la même chose est saisie par deux manières de connaître différentes, la connaissance interne et la connaissance externe.

Le vouloir réel est inséparable de l’action ; un acte volontaire n’est tel au sens le plus étroit du mot qu’après la consécration de l’action. De simples résolutions, au contraire, ne sont jusqu’au moment de l’exécution que des projets et par conséquent choses du cerveau : comme telles elles siègent dans le cerveau, n’étant rien de plus que des supputations nettement établies de la force relative des divers motifs en conflit, de sorte que ces décisions sont très vraisemblables mais non infaillibles. Souvent en effet elles sont abandonnées, non pas seulement par suite d’un changement des conditions antérieures, mais parce que l’évaluation de l’action respective des motifs sur la volonté était erronée ; l’exécution fait alors défaut au projet : aussi avant qu’elle ait passé à l’acte, aucune résolution n’est-elle certaine.

La volonté elle-même ne manifeste donc véritablement son activité que dans l’exécution, c’est-à-dire dans l’action musculaire et par là dans l’irritabilité : c’est dans cette dernière que la volonté s’objective. L’encéphale est le lieu des motifs, par eux la volonté s’y transforme en faculté de choisir, c’est-à-dire qu’elle est déterminée de plus près par des motifs. Les motifs sont des représentations qui naissent à l’occasion d’excitations externes des organes des sens, par l’intermédiaire des fonctions encéphaliques, et qui se transforment en concepts puis en résolutions. Quand l’acte volontaire proprement dit va s’effectuer, ces motifs, dont l’encéphale est l’atelier, agissent, par l’intermédiaire du cervelet, sur la moelle épinière et les nerfs moteurs qui s’y ramifient ces nerfs à leur tour agissent sur les muscles, mais à titre seulement d’excitations. Car des excitations galvaniques, chimiques ou même mécaniques peuvent produire la même contraction qui est provoquée par les nerfs moteurs. Ce qui donc dans le cerveau était motif, agit comme pure excitation, après avoir passé par le canal des nerfs dans les muscles. La sensibilité en elle-même est tout à fait impuissante à contracter un muscle ; cette contraction ne peut être produite que parce muscle lui-même, et cette faculté contractile s’appelle l’irritabilité, c’est à-dire l’excitabilité. Elle est la propriété exclusive des muscles, comme la sensibilité est la propriété exclusive des nerfs. Ces derniers fournissent sans doute au muselé l’occasion de se contracter ; mais ce n’est pas lui qui provoque, d’une façon mécanique quelconque, la contraction elle-même : celle-ci émane uniquement de l’irritabilité, qui est la force propre du muscle. Saisie du dehors, cette force est une qualitas occulta ; la conscience de soi seule la révèle comme volonté. Dans cette courte chaîne causale, qui va de l’action du motif extérieur à la contraction du muscle, la volonté n’est pas un dernier anneau elle est le substratum métaphysique de l’irritabilité musculaire. Elle joue ici le même rôle que jouent dans une chaîne causale physique ou chimique les forces naturelles mystérieuses qui sont à la base de la combinaison : ces forces ne sont pas des anneaux compris dans la chaîne causale, elles ne font que conférer aux anneaux la faculté d’agir : c’est ce que j’ai établi au § 26 du 1er volume. Aussi attribuerions-nous la contraction musculaire à une telle force mystérieuse, si celle-ci ne se révélait à nous, sous forme de volonté, grâce à une source de connaissance sui generis, la conscience de soi. C’est pourquoi, comme nous l’avons dit plus haut, si nous partons de la volonté, notre propre mouvement musculaire nous fait l’effet d’un miracle ; car le processus qui commence au motif extérieur pour aboutir à l’action musculaire est sans doute une série causale rigoureuse, mais la volonté elle-même n’entre pas dans cette série comme partie intégrante, elle n’est que le substratum métaphysique de la possibilité pour le muscle d’être influencé par le cerveau et les nerfs, substratum qui est la base également du mouvement musculaire actuel ; ce dernier n’en est pas à proprement parler l’effet, mais le phénomène. C’est comme phénomène qu’il fait son apparition dans le monde de la représentation, monde tout à fait différent de la volonté en soi et qui a pour forme la loi de causalité. Aussi, quand on part de la volonté, l’acte musculaire est-il pour la réflexion attentive un sujet d’étonnement ; mais un examen plus approfondi nous y fait voir une confirmation directe de cette grande vérité, suivant laquelle ce qui, dans le monde phénoménal, se présente comme corps et action physique en soi, est de la volonté. — Que si le nerf moteur qui conduit à ma main est coupé en deux, je ne puis plus mouvoir ma main. Mais ce n’est pas parce que la main a cessé d’être, comme toute autre partie de mon corps, l’objectivation visible de la volonté, ou en d’autres termes parce que l’irritabilité a disparu ; c’est parce que l’action du motif, à la suite de laquelle seule je puis mouvoir ma main, ne pouvant pas y parvenir et agir sur ses muscles à titre d’excitation, les communications du cerveau à la main se trouvent interrompues. Au fond ma volonté n’est donc soustraite, dans cette partie organique, qu’à l’action du motif. C’est dans l’irritabilité, non dans la sensibilité, que la volonté s’objective immédiatement.

Pour prévenir sur ce point important tous les malentendus, principalement ceux qui sont accrédités par une physiologie purement empirique, je vais exposer plus à fond le processus tout entier. Ma théorie affirme que le corps dans son ensemble c’est la volonté, telle qu’elle se représente dans l’intuition du cerveau, c’est la volonté ayant passé par les formes de connaissances propres à ce cerveau. D’où il suit que la volonté doit être également présente dans toutes les parties du corps : c’est d’ailleurs le cas, puisque les fonctions organiques aussi bien que les fonctions animales se trouvent être son œuvre. Mais comment concilier avec mon application ce fait que les actions libres, ces manifestations indéniables de la volonté, partent incontestablement du cerveau, et n’arrivent aux branches nerveuses que par la moelle ? Les branches nerveuses enfin mettent les membres en mouvement, de sorte que leur paralysie ou leur section supprime radicalement la possibilité du mouvement libre. Ne devrait-on pas croire d’après cela que la volonté, comme l’intellect, a uniquement son siège dans le cerveau, qu’elle n’est comme l’intellect qu’une pure fonction encéphalique ?

Mais il n’en est pas ainsi ; le corps tout entier est et demeure la représentation de la volonté dans l’intuition, c’est la volonté elle-même vue objectivement par le moyen des fonctions encéphaliques. Quant au processus particulier des actions libres, il tient à ce fait, que la volonté qui, selon ma théorie, se manifeste dans tous les phénomènes de la nature, même de la nature végétale et inorganique, dans le corps humain et animal, se présente comme volonté consciente. Or une conscience est essentiellement une et demande par conséquent un point central unifiant. J’ai souvent montré que ce qui amène la nécessité d’une conscience, c’est la complication croissante de l’organisme : comme les besoins de cet organisme se diversifient, les actes volontaires doivent être dirigés par des motifs, et ne peuvent plus se produire, comme aux degrés plus bas de l’échelle, à la suite de simples excitations. À cette fin la volonté a été munie dans l’être animé d’une conscience connaissante, d’un intellect, centre et lieu des motifs. Cet intellect, quand il est vu objectivement lui aussi, se présente sous la forme d’un cerveau et de ses dépendances, je veux dire la moelle et les nerfs. C’est dans ce cerveau qu’à l’occasion d’impressions extérieures naissent les représentations qui se transforment en motifs pour la volonté. Ces représentations subissent une nouvelle élaboration dans l’entendement raisonnable, où elles sont soumises aux combinaisons de la réflexion. Un intellect de cette nature doit avant tout concentrer en un même point toutes les impressions, ainsi que les intuitions ou les concepts qui en ont été obtenus par voie d’élaboration. Ce point sera en quelque sorte le foyer de tous ses rayons, et ainsi se produira cette unité de conscience qui est le moi théorique, support de la conscience tout entière, dans laquelle elle se représente comme identique au moi voulant, dont elle n’est pourtant que la simple fonction connaissante. Ce point unifiant de la conscience, ce moi théorique, c’est précisément l’unité synthétique de l’aperception de Kant, où s’alignent comme sur un collier de perles toutes les représentations, et en vertu de laquelle le « je pense », fil de ce collier, « doit pouvoir accompagner toutes nos représentations »[14].

Ce lieu des motifs, où ils se concentrent pour opérer leur entrée dans l’unité de conscience, est le cerveau. Ils y apparaissent sous forme de simples intuitions à la conscience sans raison ; la conscience raisonnable les précise au moyen de concepts, c’est-à-dire les pense in abstracto et les compare ; puis la volonté se décide conformément à son caractère individuel et immuable, et la résolution, qui naît ainsi, met en mouvement les membres extérieurs par l’intermédiaire du cervelet, de la moelle et des ramifications nerveuses. Car, bien que la volonté soit immédiatement présente dans ces membres, puisqu’ils n’en sont que le phénomène, elle a besoin de cet appareil compliqué d’intermédiaires, toutes les fois qu’elle doit agir sur eux d’après des motifs et surtout quand elle est déterminée par la réflexion ; ces organes intermédiaires sont nécessaires pour rassembler les représentations et les élaborer en motifs, motifs sur lesquels se régleront les actes volontaires qui deviendront par là des résolutions : c’est ainsi que l’alimentation du sang par le chyle a besoin de l’estomac et des intestins, où ce chyle est préparé et d’où il arrive au sang par le conduit thoracique ; ce dernier joue ici le rôle que joue là la moelle épinière.

Voici la manière la plus simple et la plus générale de se représenter ce processus : la volonté est immédiatement présente dans toutes les fibres musculaires du corps, sous forme d’irritabilité, comme tendance permanente à l’action. Si cette tendance doit se réaliser, se manifester comme mouvement, il faut que ce mouvement, en tant que tel, ait une certaine direction mais cette direction doit être déterminée par quelque chose qui la commande, elle plutôt qu’une autre : ce quelque chose est le système nerveux. En effet, toutes les directions sont indifférentes à la simple irritabilité, telle qu’elle se trouve dans les fibres musculaires et qui est pure volonté ; elle ne se détermine dans aucun sens, mais se comporte comme un corps qui, étant également sollicité dans toutes les directions, demeure en état de repos. C’est seulement quand l’activité nerveuse s’ajoute comme motif (dans les mouvements réflexes, comme excitation) à l’irritabilité musculaire, que celle-ci, c’est-à-dire la tendance à l’action, reçoit une direction déterminée et provoque les mouvements.

C’est d’une manière analogue que la volonté entretient la vie organique, je veux dire à la suite d’excitations nerveuses qui ne partent pas du cerveau.

La volonté, en effet, apparaît comme irritabilité dans tous les muscles, et par conséquent a, par elle-même, le pouvoir de les contracter ; mais cette faculté de contraction est indéterminée ; pour qu’une contraction déterminée se produise, à un moment donné, il faut comme partout une cause, et cette cause ne peut être ici qu’une excitation. Celle-ci est fournie par le nerf aboutissant au muscle. Si ce nerf se relie au cerveau, la contraction est un acte volontaire conscient ; elle naît sous l’influence de motifs qui, à la suite d’une action extérieure, se sont produits dans le cerveau sous forme de représentations. Si le nerf ne se relie pas au cerveau, mais au grand sympathique, la contraction est involontaire et inconsciente ; c’est un acte servant à la vie organique, et l’excitation nerveuse qui le provoque est causée par une action interne, par exemple par la pression d’aliments absorbés sur l’estomac, par celle du chyme sur les intestins ou du sang qui afflue sur les parois du cœur ; cette contraction sera donc ou la digestion, ou le motus peristalticus, ou un battement du cœur, etc.

Faisons un pas de plus dans cette voie de régression, et nous trouverons que les muscles sont le produit de l’action condensatrice du sang, ou plutôt qu’ils ne sont en quelque sorte que du sang solidifié, figé, cristallisé ; en effet, ils en absorbent, sans les altérer sensiblement, la fibrine (cruor) et la matière colorante (Burdach, Physiologie, t. V, p. 686.). Quant à la force qui du sang a fait sortir le muscle, elle ne doit pas être considérée comme différente de celle qui le meut ultérieurement, à la suite d’excitations nerveuses, c’est-à-dire de l’irritabilité, qui, dans cette action, se révèle à la conscience comme identique à la volonté même. Le fait suivant prouve d’ailleurs combien est étroit le lien qui unit le sang et l’irritabilité : en effet, quand par suite d’une imperfection de la petite circulation, une partie du sang arrive au cœur sans être oxydée, l’irritabilité devient d’une extraordinaire faiblesse, comme c’est le cas chez les batraciens. Le mouvement du sang est également, tout comme celui du muscle, spontané et primitif ; il n’a même pas besoin, comme l’irritabilité, d’un influx nerveux et est indépendant du cœur même. C’est ce que démontre avec toute la précision désirable le retour du sang au cœur par les veines ; en effet, dans cette circulation, le sang n’est pas poussé en avant, comme dans la circulation artérielle, par une vis a tergo : toute autre explication mécanique reste également impuissante, entre autres celle qui allègue une force d’aspiration de la partie droite du cœur (V. Phys. de Burdach, t. IV, § 763, et Rosch, Du rôle du sang, p. Il et suiv.). Un spectacle étonnant, c’est celui des savants français qui ne connaissent que des forces mécaniques, et qui, divisés en deux camps, se combattent avec des raisons également insuffisantes. Bichat attribue le retour du sang à travers les veines à la pression des parois des vases capillaires, tandis que Magendie l’attribue à l’impulsion toujours persistante du cœur. (Précis de phys., par Magendie, vol. II, p. 389.)

Les fœtus qui ont (suivant la Physiol. de Müller) une circulation du sang, tout en n’ayant ni cerveau ni moelle épinière, prouvent que le mouvement du sang est également indépendant du système nerveux, du moins du système nerveux cérébral. Flourens dit dans le même sens : « Le mouvement du cœur, pris en soi, et abstraction faite de tout ce qui n’est pas essentiellement lui, comme sa durée, son énergie, ne dépend ni immédiatement, ni instantanément du système nerveux central, et conséquemment c’est dans tout autre point de ce système que dans les centres nerveux eux-mêmes, qu’il faut chercher le principe primitif et immédiat de ce mouvement. » (Annales des sciences naturelles, par Audouin et Brongniard, 1828, vol. XIII.) Cuvier dit également : « La circulation survit à la destruction de tout l’encéphale et de toute la moelle épinière. » (Mém. de l’Acad. des Sc., 1823, vol. VI ; Hist. de l’Acad., par Cuvier, p. CXXX.) « Cor primum vivens et ultimum moriens », dit Haller. Les battements du cœur ne cessent qu’à la mort.

Les vases eux-mêmes ont été créés par le sang, puisqu’il apparaît dans l’œuf avant eux ; ils n’en sont que les voies, dans lesquelles il est entré spontanément, qu’il a frayées ensuite et que peu à peu il a condensées et circonscrites ; c’est ce qu’a déjà enseigné Kaspar Wolff, dans sa Théorie de la Génération, §§ 30-35. Le mouvement du cœur, inséparable de celui du sang, bien qu’il soit provoqué par le besoin d’envoyer du sang dans les poumons, est cependant primitif lui aussi, en ce sens qu’il est indépendant du système nerveux et de la sensibilité : c’est ce que Burdach établit expressément. « Dans le cœur, dit-il, apparaît, avec le maximum d’irritabilité, un minimum de sensibilité » (l. c., § 769). Le cœur appartient tout autant au système musculaire qu’au système vasculaire, nouvelle preuve que ces deux systèmes sont étroitement unis, bien plus qu’ils ne forment qu’un seul tout.

Or, puisque la volonté est le substrat métaphysique de la force qui meut le muscle, c’est-à-dire de l’irritabilité, elle doit l’être aussi de cette autre force qui est la base du mouvement et des opérations du sang par lesquels sont formés les muscles. De plus, la circulation artérielle détermine la forme et la grandeur de tous les membres ; conséquemment la forme tout entière du corps est déterminée par la circulation du sang. D’une manière générale, c’est donc le sang qui non seulement nourrit toutes les parties de l’organisme, mais encore, liquide organique primitif, les a formées primitivement de sa propre substance ; l’alimentation des parties, qu’on s’accorde à considérer comme la fonction essentielle du sang, n’est que la continuation de la fonction primitive par laquelle il les a engendrées. On trouvera un développement précis et excellent de cette vérité dans l’ouvrage susmentionné de Rösch : Du rôle du sang, 1839. Rösch montre que le sang est l’élément primitivement animé, la source de l’existence aussi bien que de la conservation des parties ; que tous les organes en sont sortis par voie de séparation, et avec eux, pour en diriger les fonctions, le système nerveux, dont l’embranchement plastique ordonne et dirige la vie des parties internes, dont l’embranchement cérébral préside à la relation des organes avec le monde extérieur. « Le sang, dit-il, p. 25, était à la fois chair et nerf, et dans le même moment où le muscle s’en est isolé, le nerf, isolé de même, exista en regard de la chair. » Il va de soi que le sang, avant la séparation de ces parties solides, avait une constitution différente de celle qu’il présente, la séparation une fois opérée ; primitivement il est, comme dit Rösch, un liquide chaotique, animé, muqueux, une émulsion organique en quelque sorte dans laquelle sont implicitement contenues toutes les parties ultérieures : au commencement, la couleur n’en est pas non plus rouge. Cette observation écarte la possibilité de l’objection suivant laquelle le cerveau et la moelle commencent à se former avant que la circulation du sang soit visible et que naisse le cœur.

Schulz dit dans le même sens (Syst. de la circulation, p. 297) : « Nous ne croyons pas que l’opinion de Baumgartner, suivant laquelle la formation du système nerveux est antérieure à celle du sang, puisse être soutenue jusqu’au bout ; car Baumgartner ne fait dater l’existence du sang que de la formation des vésicules, alors que longtemps avant déjà, dans l’embryon et la série animale, le sang apparaît sous forme de pur plasma. » Le sang des invertébrés n’est jamais rouge ; nous nous gardons pourtant de leur refuser le sang même, comme fait Aristote. Notons aussi, la chose en vaut la peine, ces paroles d’une somnambule extra-lucide, rapportées par Justinus Kerner (Histoire de deux Somnambules, p. 78) : « Je descends aussi profondément en moi qu’il est possible à un homme de pénétrer en lui-même : la force de ma vie terrestre me paraît avoir son origine dans le sang ; de là, circulant à travers les veines, elle se communique par l’intermédiaire des nerfs à tout le corps, et la partie la plus généreuse en passe dans le cerveau. »

Il résulte de tout ceci que la volonté s’objective le plus immédiatement dans le sang ; c’est lui qui primitivement crée et forme l’organisme, l’achève par la croissance, puis le nourrit continuellement, tant par le renouvellement régulier de toutes les parties que par le rétablissement anormal de parties blessées. Le premier produit du sang, ce sont ses propres vases, puis les muscles, dans l’irritabilité desquels la volonté se révèle à la conscience, et en même temps que ces derniers le cœur, vase et muscle à la fois, et qui pour cette raison est le vrai centre et le primum mobile de toute la vie. Mais pour vivre individuellement et se maintenir dans le monde extérieur, la volonté a besoin de deux systèmes auxiliaires : l’un qui dirige et ordonne son activité interne et externe, l’autre qui renouvelle sans cesse la masse du sang ; en d’autres termes, la volonté a besoin d’un directeur et d’un conservateur. Aussi crée-t-elle à son service le système nerveux et le système intestinal ; aux fonctions vitales, qui sont les plus primitives et les plus essentielles, s’ajoutent subsidiairement les fonctions animales et les fonctions naturelles. Dans le système nerveux la volonté ne s’objective donc que médiatement et secondairement ; car ce système n’est qu’un organe auxiliaire, un appareil transmettant à la volonté les impulsions tantôt internes, tantôt externes, à la suite desquelles elle doit prendre une décision en conformité avec ses fins : les impulsions internes sont reçues, sous forme de simples excitations, par le système nerveux plastique, c’est-à-dire par le grand sympathique, ce cerebrum abdominale, et la volonté réagit ensuite sur place, sans que le cerveau ait conscience de cette action ; les impulsions externes sont reçues, sous forme de motifs, par le cerveau, et la volonté réagit par des actes conscients et dirigés au dehors. Le système nerveux tout entier constitue donc en quelque sorte les antennes de la volonté, qu’elle pousse au dedans et au dehors. Les nerfs du cerveau et de la moelle se subdivisent, à leur racine, en nerfs sensibles et nerfs moteurs. Les nerfs sensibles reçoivent les nouvelles du dehors, nouvelles qui se rassemblent dans le foyer du cerveau et y sont élaborées en représentations, en représentations-motifs tout d’abord. Les nerfs moteurs sont comme des courriers qui rapportent au muscle le résultat de la fonction cérébrale ; ce résultat agit comme excitation sur le muscle dont l’irritabilité est le phénomène immédiat de la volonté. Selon toute présomption, les nerfs plastiques se subdivisent également, mais sur une échelle subordonnée, en nerfs sensitifs et nerfs moteurs.

Quant au rôle que les ganglions jouent dans l’organisme, nous pouvons nous le représenter comme un diminutif du rôle cérébral ; celui-ci servira à expliquer l’autre. Les ganglions sont situés partout où des fonctions organiques du système végétatif ont besoin d’une surveillance. Il semble que la volonté n’y puisse pas atteindre ses fins par son activité directe et simple, que cette action ait besoin d’être dirigée et contrôlée ; c’est ainsi qu’au cours d’une opération, notre réflexion ne nous étant plus d’un secours suffisant, nous sommes obligés de noter au fur et à mesure tout ce que nous faisons. À cette tâche suffisent, pour la partie interne de l’organisme, de simples nœuds nerveux, parce qu’ici tout se passe dans les limites mêmes de cet organisme. Mais pour la partie externe il fallait un appareil de même espèce très compliqué ; cet appareil, c’est le cerveau avec les nerfs sensitifs, ces antennes qu’il envoie dans le monde extérieur. Quant aux organes qui communiquent à ce grand centre nerveux, il s’y présente des cas très simples où l’affaire n’a pas besoin d’être portée devant l’autorité suprême ; une autorité subordonnée suffit pour prendre les dispositions nécessaires ; c’est un rôle subordonné de ce genre que joue la moelle épinière dans les mouvements réflexes, découverts par Marshal Hall, tels que l’éternuement, le bâillement, le vomissement, la deuxième partie de la déglutition, etc. La volonté elle-même est répandue dans tout l’organisme, celui-ci n’en étant que le phénomène visible ; le système nerveux, partout où il se trouve, n’est là que pour rendre possible une direction de l’activité volontaire, en la contrôlant ; c’est un miroir présenté à la volonté, pour qu’elle puisse voir ce qu’elle fait : c’est ainsi que, pour nous faire la barbe, nous nous servons d’un miroir. De la sorte naissent à l’intérieur, pour les opérations spéciales et par là même simples, de petits sensorio, les ganglions : le sensorium principal, le cerveau, est le grand appareil, artistement disposé en vue des opérations complexes relatives au monde extérieur, cette scène de changements perpétuels et irréguliers. À tout endroit de l’organisme où des fils nerveux forment un ganglion, existe en quelque manière un animal à part, qui par le moyen du ganglion a une sorte de connaissance très faible, dont la sphère toutefois ne s’étend qu’aux parties d’où sortent immédiatement les nerfs. Mais ce qui rend possible dans ces parties cette quasi-connaissance, c’est évidemment la volonté ; nous ne pouvons même pas nous représenter la chose autrement. C’est sur cette diffusion de la volonté que repose la vie propre de chaque partie ; c’est ainsi que chez les insectes, qui, au lieu de moelle épinière, ont un double cordon de nerfs avec des ganglions situés à des intervalles égaux, chaque partie peut encore vivre plusieurs jours après avoir été séparée de la tête et du tronc ; cette diffusion explique aussi en dernière instance les actes non motivés par le cerveau, c’est-à-dire l’instinct et la faculté artistique des animaux. Marshal Hall, dont j’ai mentionné ci-dessus la découverte des mouvements réflexes, nous a proprement fourni par là la théorie des mouvements involontaires.

Ceux-ci sont, soit normaux et physiologiques : à cette catégorie appartiennent l’occlusion des entrées et des issues du corps, des sphincteres vesicœ et ani (mouvement partant des nerfs de la moelle), des cils dans le sommeil (réflexe partant du cinquième couple nerveux), du larynx (réflexe partant du nervus vagus), quand des aliments le frôlent ou que l’acide carbonique tend à y pénétrer, puis l’action d’avaler, à partir du pharynx, l’éternuement, le bâillement, la respiration (entièrement pendant le sommeil, partiellement dans l’état de veille), enfin l’érection, l’éjaculation, comme aussi la conception, etc. ; ces mouvements réflexes sont aussi anormaux et pathologiques : à cette catégorie appartiennent le bégaiement, le hoquet, le vomissement, ainsi que les crampes et les convulsions de tout genre, nommément ceux de l’épilepsie, du tétanos, de l’hydrophobie, enfin les contractions, sans conscience ni sensibilité, provoquées par des excitations galvaniques ou autres dans des membres paralysés, c’est-à-dire sans communication avec le cerveau, de même encore les contractions d’animaux décapités, et tous les mouvements et actions d’enfants nés sans cerveau. Toutes les crampes sont une rébellion des nerfs des membres contre la souveraineté du cerveau ; les réflexes normaux, au contraire, sont la part légitime d’initiative d’employés subordonnés. Tous ces mouvements sont donc involontaires, parce qu’ils n’émanent pas du cerveau, qu’au lieu de suivre des motifs ils suivent de simples excitations. Les excitations qui les causent n’arrivent que jusqu’à la moelle épinière, ou la moelle allongée, et là s’opère immédiatement la réaction qui occasionne le mouvement. Ce que le cerveau est au motif et à l’action, la moelle épinière l’est à ces mouvements involontaires ; ce que le nerf sensitif et volontaire est pour les premiers, le nerf incident et moteur l’est pour les seconds. Mais dans l’un et l’autre cas ce qui meut proprement, c’est la volonté : et cela est d’autant plus évident que les muscles involontairement mus sont pour la plupart identiques à ceux qui, en d’autres occasions, reçoivent leur mouvement du cerveau, à savoir dans les actes volontaires, où le primum mobile de ces muscles nous est révélé comme volonté par la conscience. L’excellent ouvrage de Marshal Hall, On the diseases of the nervous system, est tout à fait propre à mettre en pleine lumière la différence entre la volonté réfléchie et la volonté (Willkür und Wille) et à confirmer la vérité de ma théorie fondamentale.

Pour nous représenter sous une forme concrète tout ce que je viens de dire, considérons la naissance d’un organisme très accessible à notre observation. Qu’est-ce qui produit le poussin dans l’œuf ? Serait-ce un pouvoir, un art venant du dehors et pénétrant à travers l’enveloppe ? Oh non ! le poussin se fait lui-même, et la force même qui produit et achève cette œuvre complexe au delà de toute expression, d’une conception et d’une harmonie admirables, fait éclater l’enveloppe, une fois que l’élaboration est terminée, et dorénavant, sous le nom de volonté, accomplit les actions extérieures du poussin. La volonté ne pouvait pas faire les deux choses à la fois : tout d’abord occupée à l’élaboration de l’organisme, elle n’avait aucune préoccupation du côté du dehors. L’organisme achevé, cette préoccupation apparaît, sous la direction du cerveau et des sens, ses antennes ; le cerveau est un instrument antérieurement préparé en vue de cette fin, et dont le service ne commence que lorsqu’il s’éveille à la conscience de soi comme intellect ; car l’intellect est la lanterne qui éclaire les pas de la volonté, c’en est l’ηγεμονικον et en même temps le porteur du monde objectif, si restreint que soit l’horizon de ce dernier dans la conscience d’une poule. Mais ce que fait la poule, au sein du monde extérieur, par l’intermédiaire du cerveau, est infiniment moins considérable que ce qu’elle faisait à l’état primitif, alors qu’elle se produisait elle-même : car ce qu’elle fait, une fois née, s’opère par l’entremise d’un élément secondaire.

Nous avons vu plus haut dans le système nerveux cérébral un organe auxiliaire de la volonté, par lequel celle-ci s’objective secondairement. De même donc que le système cérébral, bien qu’il n’agisse pas directement sur l’ensemble des fonctions vitales de l’organisme, qu’il en dirige seulement les relations avec le dehors, n’en a pas moins pour base l’organisme qui l’entretient en échange des services rendus, de même, dis-je, que la vie cérébrale ou animale doit être considérée comme un produit de la vie organique, de même le cerveau et sa fonction, la connaissance ou intellect, sont médiatement et secondairement des phénomènes de la volonté : en eux aussi s’objective la volonté, et cela comme volonté de percevoir le monde extérieur, c’est-à-dire comme une volonté de connaître. Donc, si grande, si fondamentale que soit en nous la différence du vouloir et du connaître, le substrat dernier des deux n’en est pas moins le même ; ce substrat, c’est la volonté, comme essence en soi de l’ensemble des phénomènes. La connaissance, l’intellect, qui, dans la conscience de soi, apparaît comme tout à fait secondaire, n’est pas seulement l’accident, mais l’œuvre de la volonté, et ainsi la connaissance se trouve, bien que par un détour, ramenée au vouloir. De même que physiologiquement l’intellect est la fonction d’un organe du corps, de même, au point de vue métaphysique, il doit être regardé comme un produit de la volonté, dont l’objectivation visible est le corps tout entier. La volonté de connaître, vue objectivement, est donc le cerveau ; de même que la volonté de marcher, objectivement vue, est le pied ; comme la volonté de toucher, la main ; la volonté de digérer, l’estomac ; la volonté d’engendrer, les parties génitales, etc. L’ensemble de cette objectivation n’existe sans doute qu’au regard du cerveau dont elle est l’intuition : c’est sans cette intuition que la volonté apparaît comme corps organique. Mais le cerveau, en tant qu’il connaît, n’est pas lui-même connu ; il est la partie qui connaît, le sujet de toute connaissance. Au contraire le cerveau, en tant qu’il est connu secondairement dans l’intuition objective, c’est-à-dire dans la conscience d’autre chose, rentre, comme organe physique, dans l’objectivation corporelle. En effet, le processus tout entier, c’est la connaissance de la volonté par elle-même, il part de la volonté pour y aboutir, et constitue ce que Kant appelle le phénomène, par opposition à la chose en soi. Donc ce qui est connu, ce qui devient représentation, c’est la volonté ; et cette chose connue, cette représentation, c’est ce que nous appelons le corps, lequel, existant dans l’espace et se mouvant dans le temps, n’existe que par l’intermédiaire des fonctions du cerveau, c’est-à-dire en celui-ci même. Au contraire, ce qui connaît, ce qui a cette représentation, c’est le cerveau, qui toutefois ne se connaît pas lui-même, mais prend seulement conscience de soi comme intellect, c’est-à-dire comme chose connaissante, qui, en un mot, ne se connaît que subjectivement ; ce qui, vu du dedans, est le pouvoir de connaître, vu du dehors, est le cerveau. Ce cerveau est une partie de ce corps, précisément parce qu’il fait partie de l’objectivation de la volonté, parce que la volonté de connaître, la direction du vouloir au dehors y sont objectivées. Par conséquent, le cerveau, et avec lui l’intellect, est sans doute immédiatement déterminé par le corps, et celui-ci à son tour par le cerveau ; mais cette influence ne s’exerce immédiatement, de part et d’autre, que sur le cerveau et le corps comme choses étendues et corporelles, tels qu’ils existent dans le monde de l’intuition, non tels qu’ils sont en eux-mêmes, c’est-à-dire comme volonté. Le tout de nous-mêmes, c’est donc en dernier ressort la volonté, qui devient à lui-même représentation, et qui est cette unité que nous appelons le moi. Le cerveau lui-même, en tant que représenté (c’est-à-dire vu, comme élément secondaire, dans la conscience d’autre chose), n’est que représentation. En lui-même, en tant qu’il représente, le cerveau est la volonté, parce que celle-ci est le substratum réel de toute la phénoménalité : la volonté de connaître s’objective dans le cerveau et ses fonctions. — La pile de Volta peut être considérée comme le symbole qui figure, imparfaitement sans doute, mais d’une manière assez approchante, l’essence du phénomène humain, tel que nous l’envisageons ici : les métaux ainsi que le liquide sont le corps ; l’action chimique, base de l’activité tout entière de la pile, est la volonté, et la tension électrique qui en résulte et qui provoque le coup et les étincelles, est l’intellect. Mais, omne simile claudicat.

Tout récemment enfin, une nouvelle théorie s’est fait jour dans la pathologie, la théorie physiâtrique. Suivant elle, les maladies elles-mêmes sont un processus de guérison provoqué par la nature, pour faire disparaître quelque désordre qui s’est produit dans l’organisme en en détruisant les causes, lutte dans laquelle, au moment décisif, c’est-à-dire pendant la crise, la nature l’emporte et atteint ses fins ou bien succombe. Mais cette manière de voir ne devient vraiment rationnelle que de notre point de vue : pour nous, en effet, la force vitale, qui apparaît ici comme vis naturæ medicatrix, est la volonté ; celle-ci, dans l’état de santé, est la base de toutes les fonctions organiques, et, lorsque se produisent des désordres qui menacent son œuvre tout entière, elle revêt une puissance dictatoriale pour apaiser les forces rebelles par des mesures extraordinaires et des opérations complètement anormales (les maladies) et faire rentrer ainsi le tout dans l’ordre. Dire au contraire, comme l’a fait Brandis, dans les passages de son livre Sur l’application du froid que j’ai cités dans ma dissertation Sur la volonté dans la nature, dire que la volonté elle-même est malade, c’est énoncer une grave méprise. Si je prends note de cette méprise, si je remarque en même temps que Brandis, dans son livre antérieur Sur la force vitale, lequel date de 1793, ne paraît même pas soupçonner que cette force en soi est la volonté, qu’il y dit au contraire (p. 13) : « La force vitale ne peut pas être l’essence que nous ne connaissons que par la conscience, puisque la plupart des mouvements se produisent sans conscience. Affirmer que cette essence, dont l’unique caractère à nous connu est la conscience, agit inconsciemment sur le corps, c’est tout au moins affirmer d’une manière arbitraire et sans preuves ; » et p. 14 : « Les objections de Haller militent irréfutablement, comme je crois, contre la théorie suivant laquelle tout mouvement de vie est un acte de l’âme ; » — si je considère, de plus, que son livre Sur l’application du froid, où la volonté apparaît tout à coup et d’une manière si tranchée comme force vitale, a été écrit dans sa soixante-dixième année, âge auquel personne n’a jusqu’ici commencé à trouver des vues originales ; — si je note encore ce fait, qu’il s’y sert précisément de mes expressions de « volonté et représentation » et non de celles alors plus usitées de « pouvoir de désirer et de connaître », — à la suite de toutes ces considérations, et contrairement à ma supposition première, je suis convaincu aujourd’hui qu’il m’a emprunté sa vue fondamentale, et avec l’honnêteté qui caractérise aujourd’hui le monde savant, qu’il n’en a rien dit. On trouvera plus de détails à ce sujet dans la deuxième (et troisième) édition de mon écrit Sur la volonté dans la nature, p. 14.

Rien n’est plus propre à confirmer et à éclaircir la thèse qui nous occupe dans le présent chapitre, que l’ouvrage justement célèbre de Bichat Sur la vie et la mort. Ses considérations et les miennes se soutiennent réciproquement, les siennes fournissant le commentaire physiologique aux miennes, et celles-ci étant le commentaire philosophique des siennes ; si on nous lit en même temps, on nous comprendra mieux l’un et l’autre. Je parle principalement ici de la première moitié de son ouvrage, intitulée Recherches physiologiques sur la vie. Il donne comme base à ses explications le contraste de la vie organique et de la vie animale, qui répond à ma distinction entre la volonté et l’intellect. Ceux qui regardent au sens et non aux mots, ne seront pas trompés par ce fait qu’il attribue la volonté à la vie animale ; car il n’entend par volonté, et c’est le sens qu’on attache généralement à ce mot, que la tendance consciente à vouloir, laquelle part sans doute du cerveau, mais n’y est pas encore, comme il est démontré ci-dessus, un vouloir véritable, étant simplement la supputation réfléchie des motifs, dont la conclusion ou le total apparaît en dernier lieu comme acte de volonté. Tout ce que j’attribue à la volonté proprement dite, il le met au compte de la vie organique, et ce que je regarde comme intellect est chez lui vie animale ; cette dernière a son siège circonscrit dans le cerveau et ses dépendances ; l’autre au contraire est répandue dans tout l’organisme.

Le contraste fondamental où il fait voir ces deux vies en regard l’une de l’autre, répond au contraste que présente ma doctrine entre la volonté et l’intellect. Pour l’établir il part, en sa qualité d’anatomiste et de physiologiste, de l’objectif, c’est-à-dire de la conscience d’autre chose ; en ma qualité de philosophe, je pars du subjectif, de la conscience de soi ; et c’est un plaisir de voir comme, telles les deux voix dans un duo, nous nous harmonisons, bien que chacun émette des sons particuliers. Que celui-là donc qui voudra me comprendre le lise ; pour le comprendre plus à fond qu’il ne s’est compris lui-même, qu’on me lise. Bichat nous montre, à l’article 4, que la vie organique commence avant la vie animale et s’éteint après elle, qu’elle a par conséquent, cette dernière chômant de plus dans le sommeil, presque le double de sa durée ; il fait voir, aux articles 8 et 9, que la vie organique produit tous ses actes sur-le-champ, avec une perfection spontanée, que la vie animale au contraire a besoin d’un exercice prolongé et d’une éducation. Il est surtout intéressant dans le sixième article, où il établit que la vie animale est entièrement limitée aux opérations intellectuelles, qu’elle se développe par conséquent froide et sans intérêt, tandis que les affections et les passions ont leur siège dans la vie organique, bien que leurs impulsions se trouvent dans la vie animale, c’est-à-dire cérébrale ; sur ce sujet il a dix pages exquises, que je voudrais transcrire entièrement. Page 50, il dit : « Il est sans doute étonnant que les passions n’aient jamais leur terme ni leur origine dans les divers organes de la vie animale ; qu’au contraire les parties servant aux fonctions internes soient constamment affectées par elles, et même les déterminent suivant l’état où elles se trouvent. Tel est cependant ce que la stricte observation nous prouve. Je dis d’abord que l’effet de toute espèce de passion, constamment étranger à la vie animale, est de faire naître un changement, une altération quelconque dans la vie organique. » Puis il fait voir comment la colère agit sur la circulation du sang et les pulsations du cœur, comment agissent sur elles la joie et la crainte ; puis, comment les poumons, l’estomac, les intestins, le foie, les glandes et le pancréas sont affectés par ces mouvements de l’âme et autres analogues, et comment le chagrin diminue la nutrition ; et à la suite de ces remarques, il observe que la vie animale, c’est-à-dire celle du cerveau, n’est pas atteinte par tout ceci et continue tranquillement sa marche. Il invoque aussi ce fait que, pour désigner des opérations intellectuelles, nous portons la main à la tête, que nous mettons la main sur le cœur, l’estomac, les intestins, quand nous voulons exprimer notre amour, joie, douleur ou haine, et il observe que celui-là serait un mauvais acteur qui, en parlant de son chagrin, porterait la main à la tête, ou qui la mettrait sur le cœur, en parlant de sa tension d’esprit. Il observe encore que, tandis que les savants font siéger ce qu’on appelle l’âme dans la tête, le peuple désigne dans tous les cas par des expressions justes la différence nettement sentie entre l’intellect et les affections de la volonté ; ainsi, il parle d’une tête intelligente, solide, distinguée, il dira au contraire : un bon cœur, un cœur sensible ; « la colère bout dans mes veines, agite mon fiel, mes entrailles tressaillent de joie, la jalousie empoisonne mon sang », etc. « Les chants sont le langage des passions, de la vie organique, comme la parole ordinaire est celui de l’entendement, de la vie animale ; la déclamation tient le milieu, elle anime la langue froide du cerveau, en y mêlant la langue expressive des organes intérieurs du cœur, du foie, de l’estomac, etc. » Sa conclusion est celle-ci : « La vie organique est le terme où aboutissent et le centre d’où partent les passions. » Rien n’est plus propre que cet excellent et profond ouvrage à confirmer et à préciser ce fait, que le corps n’est que la volonté elle-même corporifiée (c’est-à-dire vue par l’intermédiaire des fonctions cérébrales, du temps, de l’espace et de la causalité), d’où il suit que la volonté est l’élément primaire et originel, tandis que l’intellect, simple fonction cérébrale, est l’élément secondaire et dérivé. Mais ce qui, dans le développement de la pensée de Bichat, m’a le plus rempli d’admiration et de joie, c’est que ce grand anatomiste, en suivant la voie de considérations purement physiologiques, est arrivé jusqu’à expliquer l’immutabilité du caractère moral par ce fait, que la vie animale seule, c’est-à-dire la fonction du cerveau, est soumise à l’influence de l’éducation, de l’exercice, de la culture et de l’habitude, que le caractère moral, au contraire, appartient à la vie organique, celle des autres parties, laquelle ne peut pas être modifiée par le dehors. Je ne puis m’empêcher de reproduire ici ce passage, qui se trouve à l’art. 9, § 2 : « Telle est donc la grande différence des deux vies de l’animal (cérébrale ou animale, et organique), par rapport à l’inégalité de perfection des divers systèmes de fonctions, dont chacune résulte ; savoir, que dans l’une la prédominance ou l’infériorité d’un système, relativement aux autres, tient presque toujours à l’activité ou à l’inertie plus grandes de ce système, à l’habitude d’agir ou de ne pas agir ; que dans l’autre, au contraire, cette prédominance ou cette infériorité sont immédiatement liées à la texture des organes, et jamais à leur éducation. Voilà pourquoi le tempérament physique et le caractère moral ne sont point susceptibles de changer par l’éducation, qui modifie si prodigieusement les actes de la vie animale ; car, comme nous l’avons vu, tous deux appartiennent à la vie organique. Le caractère est, si je puis m’exprimer ainsi, la physionomie des passions ; le tempérament est celle des fonctions internes : or, les unes et les autres étant toujours les mêmes, ayant une direction que l’habitude et l’exercice ne dérangent jamais, il est manifeste que le tempérament et le caractère doivent être aussi soustraits à l’empire de l’éducation. Elle peut modérer l’influence du second, perfectionner assez le jugement et la réflexion, pour rendre leur empire supérieur au sien, fortifier la vie animale, afin qu’elle résiste aux impulsions de la vie organique. Mais vouloir par elle dénaturer le caractère, adoucir ou exalter les passions dont il est l’expression habituelle, agrandir ou resserrer leur sphère, c’est une entreprise analogue à celle d’un médecin qui essaierait d’élever ou d’abaisser de quelques degrés, et pour toute la vie, la force de contraction ordinaire au cœur dans L’état de santé, de précipiter ou de ralentir habituellement le mouvement naturel aux artères, et qui est nécessaire à leur action, etc. Nous ferions observer à ce médecin que la circulation, la respiration, etc., ne sont point sous le domaine de la volonté (Willkür), qu’elles ne peuvent être modifiées par l’homme, sans passer à l’état maladif, etc. Faisons la même observation à ceux qui croient qu’on change le caractère, et par là même les passions, puisque celles-ci sont un produit de l’action de tous les organes internes, ou qu’elles y ont au moins spécialement leur siège. » Le lecteur familiarisé avec ma philosophie peut se figurer ma joie, quand je découvris comme la preuve arithmétique de mes convictions dans celles de cet homme extraordinaire, si tôt enlevé à la science, et qu’il avait acquises en cultivant un champ de recherches tout autre que le mien.

L’organisme n’est que la volonté faite visible. Ce qui confirme une fois de plus cette manière de voir, c’est ce fait que les morsures de chiens, de chats, de coqs et autres animaux, qui se trouvent dans un état de colère extrême, sont généralement mortelles. Il arrive même qu’une morsure de chien, dans cet état, provoque chez la victime de l’hydrophobie, sans que le chien lui-même soit enragé ni le devienne ultérieurement. Car la colère extrême n’est qu’une volonté extrêmement décidée et acharnée à détruire son objet. Pour s’en convaincre, il suffit de remarquer que dans cet état la bave se pénètre d’une force destructive et en quelque sorte magique : nouvelle preuve que l’organisme et la volonté sont dans la réalité une seule et même chose. Citons encore à l’appui de notre théorie ce fait, qu’une contrariété violente peut, en un instant, altérer le lait de la mère et le rendre si pernicieux, que le nourrisson meurt aussitôt dans des convulsions. (Most, Des moyens sympathétiques, p. 16.)

REMARQUE SUR CE QUE NOUS VENONS DE DIRE DE BICHAT

Bichat, comme nous venons de le démontrer, a vu au plus profond de la nature humaine, et en a donné un admirable aperçu ; son livre est une des œuvres les plus profondément pensées de toute la littérature française. Et voici que, soixante ans après cette publication, M. Flourens entame contre elle une polémique subite dans son livre De la vie et de l’intelligence ; sans autre forme de procès, il ose déclarer faux tout ce que Bichat a mis en lumière sur cet important sujet, qui lui appartient en propre. Et qu’est-ce que M. Flourens met en œuvre contre son prédécesseur ? Des contre-arguments ? Que non ! mais des contre-affirmations[15] et des autorités, des autorités bizarres et mal choisies : Descartes… et Gall ! M. Flourens est un cartésien convaincu, et en l’an 1838, Descartes est encore pour lui « le philosophe par excellence ». Sans doute Descartes est un grand homme, mais il n’a fait que frayer la voie : de tous ses dogmes rien ne subsiste, et les invoquer aujourd’hui comme des autorités est du dernier ridicule. Au XIXe siècle s’attacher en philosophie à Descartes, c’est comme si on prétendait suivre Ptolémée en astronomie, ou Stahl en chimie. Mais, pour M. Flourens, les dogmes de Descartes sont des articles de foi. Descartes a enseigné que « les volontés sont des pensées », donc cela est ainsi, bien que chacun éprouve clairement par lui-même que le vouloir et le penser sont aussi distincts que le blanc et le noir ; c’est même cette conscience nette de leur différence qui m’a permis, au chapitre XIX, de l’exposer avec précision, en prenant toujours l’expérience pour fil conducteur.

Mais avant tout pour Descartes, Oracle de M. Flourens, il y a deux substances radicalement distinctes : le corps et l’âme. En conséquence, cartésien orthodoxe, M. Flourens dira : « Le premier point est de séparer, même par les mots, ce qui est du corps de ce qui est de l’âme » (I, 72). Il nous apprend, de plus, que cette « âme réside uniquement et exclusivement dans le cerveau » (II, 137) ; de là, et suivant un passage de Descartes, elle envoie dans les muscles les esprits animaux ses courriers ; mais elle-même ne saurait être affectée que par le cerveau : aussi les passions ont-elles leur siège dans le cœur, qu’elles altèrent, mais leur place est au cerveau. C’est bien de la sorte, en effet, que s’exprime l’oracle de M. Flourens, et celui-ci est si édifié qu’il récite deux fois cette litanie (I, 33 ; II, 135), pour en exorciser infailliblement l’ignorant Bichat. Car celui-ci ne connaît ni âme, ni corps, mais seulement une vie animale et une vie organique ; aussi M. Flourens, plein de condescendance, lui apprend-il qu’il faut nettement distinguer les parties où siègent les passions, des parties qu’elles affectent. D’après Flourens les passions agissent donc à un endroit et se trouvent à un autre. Les objets physiques n’agissent généralement que là où ils se trouvent ; mais dans l’âme immatérielle il n’en va plus de même. Je me demande, par exemple, ce que M. Flourens et son oracle ont réellement entendu par cette distinction de la place et du siège, entre l’action de siéger et celle d’affecter. — L’erreur fondamentale de M. Flourens et de son Descartes a été de confondre les motifs, ou impulsions des passions, lesquels, en tant que représentations, siègent sans doute dans l’intellect, c’est-à-dire dans le cerveau, de les confondre, dis-je, avec les passions mêmes qui, en tant que mouvements de la volonté, sont situées dans tout le corps, et nous savons que celui-ci est la volonté même, vue intuitivement.

La seconde autorité de M. Flourens est, comme nous l’avons dit, Gall. J’ai dit, sans doute, au commencement de ce XXe chapitre (et cela déjà dans l’édition antérieure) : « La plus grande erreur de la théorie crânienne de Gall a été d’assigner des organes cérébraux même aux qualités morales. » Mais ce que je blâme et rejette, c’est précisément ce que loue et admire M. Flourens. Ne porte-t-il pas dans son cœur le « les volontés sont des pensées » de Descartes ? Aussi bien, il dit, p. 144 : « Le premier service que Gall a rendu à la physiologie ( ?) a été de ramener le moral à l’intellectuel, et de faire voir que les facultés morales et les facultés intellectuelles sont des facultés de même ordre, et de les placer toutes, autant les unes que les autres, uniquement et exclusivement dans le cerveau. » Ma philosophie tout entière en quelque sorte, mais principalement le XIXe chapitre de ce volume, consiste dans la réfutation de cette erreur radicale. M. Flourens, au contraire, ne se lasse pas de la célébrer comme une grande vérité et de chanter les louanges de Gall, qui l’a découverte. Ainsi, p. 147 : « Si j’en étais à classer les services que nous a rendus Gall, je dirais que le premier a été de ramener les qualités morales au cerveau. » p. 153 : « Le cerveau seul est l’organe de l’âme, et de l’âme dans toute la plénitude de ses fonctions » (on voit que le fond de toutes ces affirmations, le noyau qui se cache sous elles, c’est toujours l’âme simple de Descartes) ; « il est le siège de toutes les facultés morales, comme de toutes les facultés intellectuelles… Gall a ramené le moral à l’intellectuel, il a ramené les qualités morales au même siège, au même organe, que les facultés intellectuelles. » Oh ! que Bichat et moi devons être confondus devant tant de sagesse ! Mais, pour parler sérieusement, est-il spectacle plus humiliant, plus révoltant, que de voir rejeter des vérités justes et profondes, et préconiser le faux et le tortueux ? Des vérités profondément cachées, découvertes très tard et au prix de grands efforts, sont renversées à nouveau et l’antique erreur, l’erreur plate et tard vaincue, en revient occuper la place ; n’est-il pas à craindre que par de tels procédés le savoir humain, qui avance si péniblement, ne revienne en arrière ? Mais rassurons-nous : car « magna est vis veritatis et prœvalebit ».

M. Flourens est incontestablement un homme de grand mérite, mais il l’a acquis principalement dans la voie des recherches expérimentales. Or, ce ne sont pas les expériences, mais la réflexion et la pénétration qui peuvent nous mettre sur la route des vérités les plus importantes. C’est par la réflexion, par la profondeur des vues que Bichat a mis au jour une vérité qui est de celles que n’atteindront jamais les efforts expérimentaux de Flourens, dût-il, cartésien authentique et conséquent, martyriser encore cent animaux de plus. M. Flourens aurait dû s’en douter, quand il était encore temps : « Prends garde, bouc, car il y a le feu. » Mais cette audace et cette suffisance, que donne seul un caractère superficiel et vaniteux, et qui ont conduit M. Flourens à réfuter par de simples contre-affirmations, par des convictions de vieille femme et des autorités frivoles, un penseur tel que Bichat, à le redresser, à en triompher, à le railler presque, cette suffisance a son origine dans la manière d’être de l’Académie avec ses fauteuils. Les messieurs qui y trônent et se saluent réciproquement du titre d’illustre confrère, ne peuvent pas s’empêcher de se considérer comme les égaux des meilleurs qui aient jamais été, de se tenir pour des oracles et de décréter en conséquence ce qui est vrai et ce qui est faux. C’est ce qui m’engage et m’autorise à dire une fois pour toutes, que les esprits réellement supérieurs et privilégiés, qui naissent de temps en temps pour éclairer le reste de l’humanité, et au nombre desquels il faut ranger Bichat, sont supérieurs par la « grâce de Dieu », et qu’ils sont aux Académies (dans lesquelles ils ont généralement occupé le quarante et unième fauteuil) et aux illustres confrères, ce que sont les princes du sang aux nombreux représentants du peuple, choisis au sein de la foule. Aussi une pudeur secrète (a secret awe) devrait-elle mettre sur leurs gardes MM. les académiciens (il y en a toujours des fournées), avant de se frotter à un esprit de cette taille, à moins qu’ils n’aient à lui opposer des arguments sérieux. Mais le combattre avec de simples contre-affirmations, en invoquant des placita de Descartes, est aujourd’hui tout bonnement ridicule.


CHAPITRE XXI
REVUE ET CONSIDÉRATION GÉNÉRALE


Si l’intellect n’était pas de nature secondaire, comme le démontrent les deux chapitres précédents, on ne comprendrait pas que tout ce qui se produit sans lui, c’est-à-dire sans l’intervention de la représentation, comme par exemple la génération, le développement et la conservation de l’organisme, le remplacement ou la restauration partielle de parties mutilées, la crise salutaire dans les maladies, les œuvres des facultés artistiques des animaux et les produits de l’instinct en général, on ne comprendrait pas, dis-je, que tout cela soit infiniment meilleur et plus parfait que ce qui se fait à l’aide de l’intellect, à savoir les produits et les œuvres conscientes et voulues de l’homme, et que celles-ci ne soient au regard des autres que du bousillage. D’une manière générale, le terme nature désigne ce qui agit, ce qui excite, ce qui crée sans l’intermédiaire de l’intellect. L’objet principal de ce second livre, ainsi que du traité Sur la volonté dans la nature, est précisément de montrer l’identité de cette nature avec ce que nous trouvons sous forme de volonté. Ce qui rend possible cette connaissance fondamentale de la volonté, c’est qu’elle est éclairée en nous par l’intellect, qui apparaît ici comme conscience de soi ; sans quoi, nous ne la connaîtrions pas plus en nous qu’en dehors de nous, et nous demeurerions éternellement en face de forces naturelles impénétrables. Il faut supprimer par la pensée ce concours de l’intellect, si nous voulons saisir l’essence de la volonté en soi, et, par là, pénétrer autant que possible à l’intérieur de la nature.

Aussi dirai-je en passant que, parmi les philosophes, mon antipode direct est Anaxagore. Car il a considéré arbitrairement comme l’élément premier et originel, d’où dérive le reste, un νους, une intelligence, un sujet représentant, et il passe pour avoir le premier établi cette manière de voir. D’après lui, le monde aurait existé dans la simple représentation avant d’exister en lui-même ; tandis que, chez moi, c’est la volonté qui fonde la réalité des choses ; celles-ci n’arrivent, dans la conscience animale, à la représentation et à l’intelligence qu’après une très longue évolution, si bien que dans ma théorie c’est la pensée qui apparaît en dernier lieu. En attendant, si nous en croyons Aristote (Métaph., I, 4), Anaxagore n’a su que faire de son νους, il l’a posé pour le laisser ensuite, comme une image de saint à l’entrée de sa philosophie ; il ne s’en est pas servi dans le détail de son explication de la nature, sinon dans les cas extrêmes, où il désespérait de se tirer autrement d’affaire. Toute physico-théologie est le développement, poussé jusqu’au bout, de l’erreur qui s’oppose à la vérité que nous avons énoncée au commencement de ce chapitre, erreur suivant laquelle la manière la plus parfaite de naître pour les choses est celle qui s’opère au moyen d’un intellect. C’est cette vue fausse qui barre la route à toute étude plus approfondie de la nature.

Depuis l’époque de Socrate jusqu’à nos jours, un objet principal des discussions interminables des philosophes est cet ens rationis qu’on appelle âme. La plupart en affirment l’immortalité, c’est-à-dire l’essence métaphysique ; d’autres, s’appuyant sur les faits qui prouvent irréfragablement la complète dépendance où est l’intellect à l’égard des organes corporels, ne se lassent pas de nier ce dogme. Cette âme fut considérée par tous et avant tout comme absolument simple ; c’est de sa simplicité qu’on tira la preuve de son essence métaphysique, de son immatérialité et de son immortalité. Au fond la simplicité n’a nullement pour conséquence l’immortalité. Car, si nous ne pouvons nous représenter la destruction d’un corps ayant une forme que comme une décomposition de ses parties, il ne s’ensuit pas que la destruction d’un être simple, dont nous n’avons d’ailleurs aucune idée, ne soit pas possible de quelque autre façon, comme par un évanouissement progressif, par exemple. Mon point de départ, au contraire, est de supprimer cette prétendue simplicité de notre être subjectivement connu, le moi : je montre que les phénomènes, d’où l’on inférait cette simplicité, ont deux sources très distinctes ; que l’intellect, physiquement conditionné, fonction d’un organe matériel, dépend entièrement de ce dernier et sans lui serait aussi impossible que le toucher sans la main, qu’il appartient par conséquent à la simple phénoménalité et en subit le sort ; que la volonté, au contraire, n’est liée à aucun organe spécial, qu’elle est présente partout, qu’elle est l’élément moteur et plastique par excellence, la condition de tout l’organisme, le substrat métaphysique de toute la phénoménalité, qu’elle n’est par conséquent pas, comme l’intellect, un posterius, mais le prius de la phénoménalité, que celle-ci dépend de la volonté, et non la volonté des phénomènes. Quant au corps, je le ravale à une simple représentation, il n’est que la manière dont la volonté se représente dans l’intuition de l’intellect, ou du cerveau. La volonté, au contraire, qui dans tous les systèmes antérieurs, quelle qu’en soit d’ailleurs la diversité, apparaît en tout dernier lieu, chez moi est l’élément premier par excellence. L’intellect, simple fonction du cerveau, disparaît avec le corps ; tandis que la volonté demeure. Cette hétérogénéité des deux, jointe à la nature secondaire de l’intellect, explique pourquoi l’homme, dans les profondeurs de la conscience de soi, se sent éternel et indestructible, et qu’il ne saurait pourtant avoir de souvenir, ni a parte ante ni a parte post, au delà de la durée de sa vie. Je ne veux pas empiéter ici sur l’explication de la vraie indestructibilité de notre être, explication qui aura sa place au quatrième livre ; j’en ai simplement voulu donner ici la genèse.

Si nous nommons le corps une simple représentation, l’expression est sans doute étroite, mais vraie néanmoins à notre point de vue, c’est qu’une existence étendue dans l’espace, se modifiant dans le temps, et déterminée dans les deux par la loi de causalité, n’est possible que dans la représentation. Car tous ces éléments déterminants sont des formes représentatives ; le corps n’existe donc que dans le cerveau, dans lequel il apparaît comme une existence objective, c’est-à-dire étrangère. Notre corps ne peut donc, lui aussi, avoir cette sorte d’existence que dans un cerveau. Car la connaissance que j’ai de mon corps comme d’une chose étendue, remplissant un espace et mobile, n’est que médiate : elle est une image du cerveau qui s’y produit par le moyen des sens et de l’entendement. Le corps ne m’est donné immédiatement que dans l’action musculaire et dans le plaisir ou la douleur, lesquels ressortent immédiatement et avant tout de la volonté. En combinant ces deux manières de connaître le corps propre, nous arriverons à nous convaincre que toutes les autres choses, qui n’ont elles aussi que cette existence objective, laquelle n’est réalisée avant tout que dans mon cerveau, que toutes ces autres choses, dis-je, ne sont pas pour cela sans autre existence que celle qu’elles possèdent dans le cerveau, mais qu’en dernier ressort et en elles-mêmes, elles doivent être ce qui en nous se révèle à la conscience comme volonté.


CHAPITRE XXII[16]
VUE OBJECTIVE DE L’INTELLECT


Il y a deux manières tout à fait distinctes de considérer l’intellect, suivant le point de vue où l’on se place ; et si opposées que soient par là même ces deux manières de voir, il faut pourtant les mettre en harmonie. — L’une est la manière subjective ; partant du dedans et prenant la conscience comme donnée, elle nous montre par quel mécanisme le monde s’y représente, comment il s’y construit avec les matériaux fournis par les sens et l’entendement. Locke est le promoteur de cette méthode ; Kant l’a portée à un degré de perfection incomparablement plus élevée, et moi-même j’y ai consacré mon premier livre et ses compléments.

La manière de voir opposée est la manière objective. Elle prend son point de départ au dehors, choisit comme son objet, non pas la conscience propre, mais les êtres donnés dans l’expérience externe, conscients d’eux-mêmes et du monde, puis elle recherche quel est le rapport de l’intellect de ces êtres à leurs autres qualités, par quoi il a été rendu possible et nécessaire, et ce qu’il leur fournit. Le point de vue où se place cette méthode est le point de vue empirique : en partant du monde et des êtres animés qui s’y trouvent, elle les prend comme absolument donnés. Elle sera donc essentiellement zoologique, et ne deviendra philosophique qu’en s’unissant à la première manière de voir et au point de vue plus élevé sur lequel se fonde celle-ci. La base fournie jusqu’à nos jours à cette méthode d’envisager l’intellect est due principalement aux zoologistes et aux physiologistes et parmi eux surtout aux Français. Citons au premier rang Cabanis, dont l’excellent ouvrage Des rapports du physique et du moral a frayé la voie à cette méthode. En même temps que lui s’affirmait Bichat, mais il a embrassé une matière bien plus vaste. Même Gall doit être nommé ici, bien que le but principal poursuivi par lui ait été manqué. L’ignorance et la prévention ont jeté à cette méthode le reproche de matérialisme, parce que, s’en tenant exclusivement à l’expérience, elle ne connaît pas la substance immatérielle, l’âme. Les progrès les plus récents dans la physiologie du système nerveux, les découvertes de Charles Bell, de Magendie, de Marshall Hall ont également enrichi la matière sur laquelle s’exerce cette méthode et y ont apporté plus de précision. Une philosophie, comme celle de Kant, qui ignore entièrement cette façon d’envisager l’intellect, est étroite et par là même insuffisante. Elle laisse entre notre savoir physiologique et notre science philosophique un abîme infranchissable, et de la sorte n’arrive pas à nous donner satisfaction.

Tout ce que j’ai dit dans les deux chapitres précédents sur la vie et l’activité cérébrale appartient déjà à cette manière de voir ; de même les explications fournies dans mon traité Sur la volonté dans la nature sous la rubrique Physiologie des plantes, ainsi qu’une partie des éclaircissements contenus dans la rubrique Anatomie comparée. Néanmoins l’exposé qui va suivre des résultats de toutes ces recherches ne sera nullement superflu.

On se rendra plus vivement compte de ce contraste éclatant entre les deux manières de voir indiquées, en allant jusqu’au bout de l’une et de l’autre, et en remarquant que ce que l’une reçoit immédiatement comme son objet sous forme de pensée réfléchie et d’intuition vivante, n’est pour l’autre rien de plus que la fonction physiologique d’un intestin, le cerveau ; que cette dernière nous autorise même à affirmer que tout le monde objectif, si illimité dans l’espace, si infini dans le temps, si impénétrable dans la perfection, n’est au fond qu’un certain mouvement, qu’une certaine affection de la masse moléculaire du cerveau. Et alors on se demande étonné : Qu’est-ce que ce cerveau dont la fonction produit ce phénomène de tous les phénomènes ? Quelle est la matière qui se transforme en une masse moléculaire si affinée, si délicate que l’excitation de quelques-unes de ses particules devient la condition et le support de l’existence d’un monde objectif ? La crainte d’aborder ces problèmes a engendré l’hypostase d’une substance simple, l’âme, ayant son siège dans le cerveau. Nous, nous dirons sans peur : cette masse moléculaire, elle aussi, comme toute partie animale ou végétative, est une forme organique, semblable aux masses moléculaires analogues, qui s’abritent dans la tête plus pauvre de nos frères sans raison, jusqu’au dernier qui est à peine capable d’appréhender ; toutefois, cette masse moléculaire organique est le dernier produit de la nature, lequel suppose déjà existants tous les autres. Mais en lui-même et en dehors de la représentation le cerveau est, comme tout le reste, volonté. Car exister pour un autre c’est être représenté, exister en soi est vouloir : et de là vient que la méthode purement objective ne nous fera jamais pénétrer à l’intérieur des choses ; quand nous essayons empiriquement et du dehors d’en trouver le fond intime, cet intérieur se transforme régulièrement, dans nos mains, en quelque chose d’extérieur, la moelle de l’arbre aussi bien que son écorce, le cœur de l’animal aussi bien que sa peau, et le jaune de l’œuf aussi bien que son enveloppe. Au contraire, en suivant la voie subjective, l’intérieur nous est accessible à tout moment. Nous le trouvons d’abord comme volonté en nous-mêmes, et en prenant comme fil conducteur l’analogie des autres êtres avec le nôtre, nous arrivons à les déchiffrer, étant parvenus à cette conviction que l’être en soi, indépendamment de la connaissance, c’est-à-dire de la représentation dans un intellect, ne saurait être conçu que comme volonté.

Si, dans cette méthode régressive d’envisager objectivement l’intellect, nous poussons le plus loin possible, nous trouverons que la nécessité, ou le besoin de la connaissance en général, naît de la pluralité et de l’existence séparée des êtres, c’est-à-dire de l’individuation. Car supposons qu’il n’y ait qu’un seul être ; une telle connaissance ne sera pas nécessaire, puisqu’il n’y a rien qui diffère de cet être même et dont l’existence doive passer médiatement en lui par la connaissance, c’est-à-dire par l’image et le concept. Cet être unique serait lui-même le tout dans le tout, conséquemment il ne lui resterait rien à connaître, je veux dire rien d’étranger qui puisse être saisi par lui comme objet. Avec la pluralité des êtres, au contraire, chaque individu se trouve isolé de tous les autres, et de là naît la nécessité de la connaissance. Le système nerveux, au moyen duquel l’individu animal prend d’abord conscience de lui-même, est limité par la peau : mais ce système s’élevant dans le cerveau jusqu’à devenir intellect franchit cette limite au moyen de la forme de causalité, et ainsi naît en lui l’intuition, comme la conscience des choses autres, comme une image des êtres situés dans l’espace et le temps, et qui se modifient conformément à la loi de cause.

En ce sens, dire « le différent seulement est connu du différent » serait plus juste que de répéter avec Empédocle : « Le semblable seulement est connu du semblable », proposition vague et équivoque, bien qu’à certains points de vue elle soit vraie : tel le point de vue où se place Helvétius, quand il fait cette remarque aussi juste que belle : « Il n’y a que l’esprit qui sente l’esprit : c’est une corde qui ne frémit qu’à l’unisson », observation qui concorde avec le σοφον ειναι δει τον επιγνωσομενον τον σοφον (sapientem oportet esse eum qui sapientem agniturus sit) de Xénophane, et qui est d’une vérité navrante. — D’autre part, nous savons qu’inversement la pluralité du semblable n’est possible que par l’espace et le temps, c’est-à-dire par les formes de notre connaissance. L’espace naît alors seulement que le sujet connaissant regarde au dehors : il est la façon dont le sujet saisit quelque chose comme différent de lui-même. Or, à l’instant même, nous avons vu que la connaissance en général est conditionnée par la pluralité et la diversité. La connaissance et la pluralité ou individuation se tiennent donc étroitement et disparaissent l’une avec l’autre, chacune étant la condition réciproque de l’autre. D’où il faut conclure qu’au de la du phénomène, dans l’essence en soi de toutes choses, à laquelle l’espace et le temps et avec eux la pluralité sont nécessairement étrangers, il n’y a pas non plus de connaissance. C’est ce que le bouddhisme désigne sous le nom de Pratschna Paramita, c’est-à-dire comme au delà de toute connaissance. (J.-J. Schmidt, Sur le Maha Jana et le Pratschna Paramita.) Une « connaissance de choses en soi », au sens rigoureux du terme, serait déjà impossible pour cette raison que la connaissance s’évanouit, là où commence l’essence en soi des choses, et que toute connaissance est limitée par essence à des phénomènes. Car elle naît d’une limitation, qui la rend nécessaire, afin de reculer les bornes.

Pour la considération objective, le cerveau est l’efflorescence de l’organisme ; aussi n’apparaît-il dans tout son développement que lorsque celui-ci a atteint son plus haut degré de perfection et de complexité. Mais nous avons vu dans le chapitre précédent que l’organisme est l’objectivation de la volonté : le cerveau doit donc, comme en étant une partie, rentrer également dans cette objectivation. Ensuite, de ce fait que l’organisme n’est que la manifestation visible de la volonté, c’est-à-dire en soi cette volonté même, j’ai conclu que toute affection de l’organisme affecte en même temps et immédiatement la volonté, c’est-à-dire est éprouvée douloureusement ou agréablement. Toutefois, à mesure que la sensibilité s’accroît grâce à un développement plus avancé du système nerveux, il arrive que dans les organes des sens plus nobles, c’est-à-dire objectifs (vue, ouïe), les affections très douces qui y sont proportionnées soient éprouvées, sans qu’en elles-mêmes et immédiatement elles affectent la volonté, c’est-à-dire sans qu’elles soient douloureuses ou agréables, conséquemment qu’elles entrent dans la conscience comme des sensations simplement perçues et indifférentes en elles-mêmes. Dans le cerveau ce développement de la sensibilité est poussé à un tel point, qu’il se produit même une réaction après des impressions sensibles reçues, réaction qui ne part pas immédiatement de la volonté, mais qui est au premier chef un acte spontané de la fonction de l’entendement. Cette dernière opère le passage de l’impression sensible immédiatement perçue à sa cause, et comme dans cette opération le cerveau crée également la forme de l’espace, ainsi naît l’intuition d’un objet extérieur. Le point donc où, de l’impression reçue sur la rétine, impression qui n’est encore qu’une simple affection du corps et par conséquent de l’organisme, l’entendement opère le passage à la cause de cette impression, cause qu’au moyen de la forme de causalité il projette au dehors comme distincte de la personne propre, ce point, dis-je, peut être considéré comme la limite entre le monde comme volonté et le monde comme représentation ou si l’on veut comme le berceau de ce dernier. Mais, dans l’homme cette spontanéité de l’activité cérébrale, laquelle est en dernière instance un don de la volonté, va plus loin encore que la simple intuition et la perception immédiate des relations causales ; ici elle va jusqu’à former avec ces intuitions des concepts abstraits, à opérer avec ceux-ci, c’est-à-dire à penser, opération qui fait le fonds de ce qu’on appelle la raison humaine. Les pensées sont donc on ne peut plus éloignées des affections du corps, car celles-ci, le corps n’étant que l’objectivation de la volonté, peuvent, même dans les organes des sens pourvu qu’elles y soient vives, dégénérer sur-le-champ en douleur. La représentation et la pensée peuvent donc, en raison de ce que nous avons dit, être considérées elles aussi comme l’efflorescence de la volonté, en ce sens qu’elles naissent du développement et de l’achèvement suprême de l’organisme, et que celui-ci, en lui-même et en dehors de la représentation, n’est autre chose que la volonté. Sans doute, dans mon explication, l’existence du corps suppose le monde de la représentation, en tant que comme corps ou objet réel il n’est que dans ce monde ; et d’autre part, la représentation suppose tout autant le corps, puisqu’elle ne naît que par une fonction de ce corps. Ce qui sert de base à toute la phénoménalité, et qui seul est en soi et originel, c’est exclusivement la volonté : car c’est elle qui par ce processus même prend la forme de la représentation, c’est-à-dire entre dans l’existence secondaire d’un monde d’objets, autrement dit dans la connaissance.

Les philosophes antérieurs à Kant, à peu d’exceptions près, ont attaqué ce progrès de notre connaissance du côté où il ne fallait pas le faire. Ils partaient en effet d’une prétendue âme, d’une essence dont la nature intérieure et la fonction propre consistent dans la pensée, dans la pensée abstraite même à proprement parler ; cette âme simple s’exerce sur de purs concepts qu’on lui accorde d’autant plus complètement qu’ils sont plus éloignés de toute réalité intuitive. (Je prierai le lecteur de consulter la remarque à la fin du § 6 de mon écrit de concours sur le Fondement de la morale.) Cette âme est passée, on ne saurait concevoir comment, dans le corps, où sa pensée pure ne subit que des perturbations, par les impressions sensibles et les intuitions d’abord, et plus encore par les désirs que celles-ci provoquent, enfin par les affections et les passions dans lesquelles se transforment à leur tour ces derniers ; l’élément propre et originel de cette âme est, en effet, une pensée pure et abstraite ; abandonnée à cette fonction, elle n’a pour objet que des universaux, des idées innées et des vérités éternelles, et laisse l’intuitif bien au-dessous d’elle. De là vient ce dédain avec lequel nos professeurs de philosophie parlent encore aujourd’hui de la « sensibilité » et du « sensible » : ils en font même la source principale de l’immoralité ; et pourtant, dans la réalité, les sens, qui de concert avec les fonctions aprioriques de l’intellect produisent l’intuition, sont la source pure et inoffensive de toutes nos connaissances, et d’où la sensibilité emprunte tout son contenu. C’est vraiment à croire que ces messieurs n’entendent par la sensibilité[17] que le prétendu sixième sens des Français. — Donc, comme nous venons de le dire, dans le processus assigné à la connaissance, on fit du produit dernier de cette connaissance, de la pensée abstraite, l’élément premier et primitif, on prit le contre-pied du vrai. — De même que, suivant mon exposé, l’intellect naît de l’organisme et par lui de la volonté, conséquemment qu’il ne saurait être sans cette dernière, de même aussi il n’aurait sans elle ni matière, ni occupation, précisément parce que tout le connaissable n’est que l’objectivation de la volonté.

Ce n’est pas seulement l’intuition du monde extérieur, ou la conscience des choses autres, qui est déterminée par le cerveau et ses fonctions, c’est encore la conscience de soi. La volonté, en elle-même, est sans conscience et demeure telle dans la majeure partie de ses phénomènes. Il faut que le monde secondaire de la représentation s’y ajoute, pour qu’elle prenne conscience d’elle-même  : ainsi la lumière ne devient visible que par les corps qui la réfractent, sans quoi elle se perd sans effet dans les ténèbres. C’est seulement quand la volonté crée dans l’individu animal un cerveau, destiné à embrasser ses relations avec le dehors, c’est alors seulement que naît en elle la conscience de son être propre, par l’entremise du sujet de la connaissance, qui saisit les choses comme existantes, le moi comme voulant. La sensibilité, en effet, arrivée à son apogée dans le cerveau, mais qui est disséminée dans toutes les parties de cet organe, a besoin avant tout de rassembler tous les rayons de son activité, de les concentrer en quelque sorte en un foyer, qui ne se dirige toutefois pas au dehors, comme dans les miroirs concaves, mais au dedans, comme dans les miroirs convexes ; avec ce foyer elle décrit alors avant tout la ligne du temps, sur laquelle doit apparaître tout ce qu’elle représente, et qui est la première forme et la plus essentielle de toute connaissance, en d’autres termes la forme du sens intime. Ce foyer de l’ensemble de l’activité cérébrale est ce que Kant nommait l’unité synthétique de l’aperception : c’est par son intermédiaire seulement que la volonté prend conscience d’elle-même ; car ce foyer de l’activité cérébrale, ce sujet connaissant se reconnaît comme identique à sa propre base, d’où il dérive, le sujet voulant, et ainsi naît le moi. Tout d’abord pourtant ce foyer de l’activité cérébrale n’est que le simple sujet de la connaissance, capable comme tel d’être le spectateur froid et désintéressé, le simple directeur et conseiller de la volonté, de percevoir d’une manière purement objective le monde extérieur, sans égard au bien ou au mal de cette volonté. Mais dès qu’il se dirige vers le dedans, il reconnaît dans la volonté la base de son propre phénomène, et converge avec elle dans l’unité de conscience du moi. Ce foyer de l’activité cérébrale (ou sujet de la connaissance) est simple sans doute, en tant que point indivisible, sans être pour cela une substance (âme) ; il n’est qu’un simple état. Ce dont lui-même est l’état ne peut être connu de lui qu’indirectement, en quelque sorte par réflexion : mais la cessation de l’état ne doit pas être regardée comme l’anéantissement de ce dont il est l’état. Ce moi connaissant et conscient est à la volonté, base de son phénomène, ce que l’image formée dans le foyer d’un miroir concave est à celui-ci même : comme elle, il n’a qu’une réalité conditionnée, je dirai plus, une réalité purement apparente. Bien loin d’être le premier absolument (comme l’enseigne entre autres Fichte), au fond il est tertiaire, car il suppose l’organisme, et celui-ci la volonté. J’accorde que tout ce que je viens de dire n’est qu’image et comparaison, en partie même hypothèse ; mais nous sommes arrivés à un point que peuvent atteindre à peine les pensées : comment les preuves y atteindraient-elles ? Je prie donc mes lecteurs de comparer ce que je viens de dire avec ce que j’ai énoncé tout au long sur ce même objet dans le vingtième chapitre.

Bien que l’essence en soi de tout être consiste dans sa volonté, et que la connaissance avec la conscience ne s’y ajoute que comme un élément secondaire aux degrés supérieurs de l’échelle phénoménale, nous trouvons pourtant que la présence à des degrés divers de l’intellect et de la conscience crée entre les divers êtres des différences considérables et riches en conséquence. L’existence subjective de la plante doit être pensée par nous comme faiblement analogue au plaisir et à la douleur, comme une simple ombre de ces deux états ; et dans cet état extrêmement rudimentaire, la plante ne sait quelque chose que d’elle-même, rien de ce qui est en dehors d’elle. Au contraire, l’animal qui en est le plus proche, le dernier des animaux est poussé par des besoins plus élevés et spécifiés avec plus de précision, à étendre la sphère de son existence au-delà des limites de son corps. Extension qui se fait par la connaissance : l’animal a une sourde perception de son entourage immédiat, et de cette perception naissent des motifs pour son action conservatrice de lui-même. C’est ainsi qu’apparait le centre des motifs, et ce centre est le monde existant objectivement dans le temps et l’espace, le monde comme représentation, quelque faible, quelque vague et crépusculaire que soit cette première image, la plus humble du monde objectif. Mais cette image s’accuse avec une précision sans cesse croissante, gagne en largeur et en perspective, à mesure que dans la série ascendante des organisations animales le cerveau se produit d’une manière de plus en plus parfaite. Cette extension du développement cérébral, c’est-à-dire du développement de l’intellect et de la clarté représentative, à chacun des degrés supérieurs, est amenée par les besoins de plus en plus croissants, de plus en plus complexes de ces phénomènes de la volonté. C’est le besoin qui donne toujours l’impulsion, car sans nécessité la nature (c’est-à-dire la volonté qui s’y objective) ne produit rien, ni surtout la plus difficile de ses œuvres, un cerveau parfait ; cela en vertu de la loi de parcimonie : natura nihil agit frustra et nihil supervacaneum. Elle a muni chaque animal des organes nécessaires à sa conservation, des armes nécessaires à sa défense, comme je l’ai démontré par le menu dans mon traité De la volonté dans la nature sous la rubrique Anatomie comparée : c’est en se conformant à ce même esprit qu’elle a accordé à chacun d’eux le plus important des organes dirigés vers le dehors, le cerveau, avec sa fonction, l’intellect. En effet, plus l’organisation de l’animal devenait complexe par suite d’un développement plus élevé, plus variés aussi et plus spécialement déterminés devenaient ses besoins, plus difficile, en conséquence, et dans une dépendance plus étroite des circonstances, se présentait la manière de se procurer de quoi satisfaire ces besoins. Il fallut dès lors un horizon plus large, une aperception plus juste, une distinction plus précise des objets extérieurs, dans leurs conditions et leurs rapports. Aussi voyons-nous les facultés représentatives et leurs organes, cerveaux, nerfs et organes des sens, gagner en perfection, à mesure que nous nous élevons dans la hiérarchie animale ; et à mesure que se développe le système cérébral, le monde extérieur se représente dans la conscience avec une clarté, une variété de points de vue et une perfection de plus en plus croissantes. L’aperception du monde demande maintenant une attention de plus en plus grande, et en dernier lieu une attention si concentrée qu’il faut quelquefois perdre de vue le rapport de cette attention à la volonté, afin qu’elle se produise avec plus de pureté et de précision. Ce phénomène ne se présente d’une manière tout à fait caractéristique que chez l’homme : chez lui seul s’opère une séparation tranchée du connaître et du vouloir. C’est là un point important, que je ne fais qu’effleurer, pour en montrer la place et le reprendre plus loin. — Mais ce dernier pas même dans l’extension et le perfectionnement du cerveau, et par là dans l’accroissement des facultés de connaissance, la nature ne le fait, comme tous les autres, qu’à la suite de l’accroissement des besoins, c’est-à-dire en vue de servir la volonté. La fin que celle-ci poursuit et atteint dans l’homme est sans doute, en ce qui concerne l’essentiel, la même et rien de plus que la fin de la volonté dans l’animal, à savoir la conservation et la perpétuation. Mais grâce à l’organisation de l’homme, les conditions nécessaires pour atteindre cette fin se sont tellement multipliées, élevées et spécifiées, que pour arriver au but un accroissement de l’intellect à un degré incomparablement plus élevé que celui de tous les échelons antérieurs se présentait comme un moyen nécessaire, ou du moins comme le moyen le plus facile. Et comme l’intellect, conformément à son essence, est un instrument qui sert à de nombreux usages, qui est également applicable aux fins les plus diverses, la nature, fidèle à son esprit d’économie, a voulu dorénavant répondre par lui seul à toutes les exigences des besoins devenus si divers ; aussi a-t-elle placé l’homme sans vêtement, sans arme défensive ni offensive, l’homme extrêmement débile et ne présentant que peu de force de résistance contre l’indigence ou les influences nuisibles, l’a-t-elle placé, dis-je, dans le monde, s’en remettant de l’entretien de son existence à cet unique et grand instrument, à côté duquel elle n’avait conservé que les mains, empruntées à l’échelon immédiatement inférieur, aux singes. Mais par cette prédominance de l’intellect, ce n’est pas seulement l’aperception des motifs, leur diversité et en général l’horizon des fins qui sont accrus, c’est encore la précision, avec laquelle la volonté prend conscience d’elle-même, précision qui est poussée au plus haut degré, à la suite de la clarté grandissante de la conscience tout entière, et qui, soutenue par la faculté de connaître abstraitement, s’élève jusqu’à la réflexion parfaite. Mais par là, ainsi que par la véhémence nécessairement supposée d’une volonté substrat d’un intellect ainsi accru, s’est produite une augmentation d’intensité de toutes les affections, et la possibilité des passions, que l’animal ne connaît proprement pas. Car la violence de la volonté va d’un même pas avec l’accroissement de l’intellect, et cela parce que cet accroissement provient en réalité des besoins grandissants et des exigences plus impérieuses de la volonté. D’ailleurs cette volonté devenue plus véhémente, cet intellect devenu plus pénétrant se soutiennent réciproquement : en effet, la violence du caractère se rattache à un accroissement d’énergie des pulsations du cœur et de la circulation et celui-ci augmente physiquement l’activité du cerveau. D’autre part, la clarté de l’intelligence rend plus intenses, par le moyen d’une aperception plus vive des circonstances extérieures, les affections provoquées par celles-ci. C’est pourquoi, par exemple, de jeunes veaux se laissent tranquillement emballer dans une voiture qui les emporte ; tandis que les jeunes lions, si on les sépare seulement de leur mère, demeurent dans une agitation continuelle et crient sans relâche du matin au soir ; des enfants, dans la même position, crieraient et se tourmenteraient jusqu’à en mourir. La vivacité et la violence du singe sont dans un rapport très étroit avec le développement déjà remarquable de son intelligence. D’une manière générale, c’est en vertu de cette influence réciproque que l’homme est susceptible de douleurs bien plus grandes que l’animal et qu’il peut tirer aussi plus de joie des affections satisfaites et agréables. De même le degré d’élévation de son intellect le rend plus sensible à l’ennui que l’animal, et cette même élévation devient, quand elle est particulièrement parfaite dans un individu, une source inépuisable de passe-temps. Dans l’ensemble donc, le phénomène de la volonté chez l’homme est au phénomène volitif chez l’animal appartenant aux trois espèces supérieures, ce qu’un son attaqué est à sa quinte prise trois ou quatre octaves plus bas. Mais ces différences de l’intellect et par là de la conscience, sont également grandes et présentent des nuances infinies, entre les diverses espèces animales. Le simple substitut de conscience, que nous avons assigné à la plante, sera à l’existence subjective bien plus sourde encore d’un corps inorganique, ce que la conscience du dernier des animaux est à cette quasi-conscience de la plante. Si l’on veut se faire une idée concrète de ces dégradations innombrables de la conscience, on n’a qu’à se les figurer sous la forme de la vitesse différente, dont sont animés des points inégalement distants du centre d’une plaque tournante. Mais, comme nous le voyons au IIIe livre, c’est la gamme, dans toute son étendue, depuis le dernier son encore perceptible jusqu’au plus élevé, qui fournit l’image la plus juste, je dirai même l’image naturelle de cette dégradation. — C’est le degré de conscience qui détermine le degré d’existence d’un être. Car toute existence immédiate est subjective ; l’existence objective se trouve dans la conscience d’un autre, n’existe donc que pour lui, c’est-à-dire tout à fait médiatement. La diversité de degrés dont est susceptible la conscience différencie autant les êtres que la volonté les fait égaux, car cette dernière est l’élément commun qui se rencontre dans tous.

Cette différence que nous venons d’étudier entre la plante et l’animal, puis entre les diverses espèces animales, se rencontre aussi entre un homme et un autre. En effet, ici aussi l’élément secondaire, l’intellect, établit, par le moyen de la clarté de la conscience et de la précision de la connaissance qui dépendent de lui, une différence fondamentale et infiniment grande dans la manière d’être tout entière, et conséquemment dans le degré de l’existence. Plus la conscience est élevée, plus les pensées sont claires et coordonnées, plus les intuitions sont nettes, et plus intimes sont les mouvements de la sensibilité. Par là tout gagne en profondeur : l’émotion, la mélancolie, la joie et la douleur. Les esprits ordinaires et médiocres ne sont pas même capables d’un vrai mouvement de joie : ils passent leur vie dans une sorte d’hébétement. Tandis que la conscience de l’un ne lui présente, dans une maigre aperception du monde extérieur, que sa propre existence avec les motifs qu’il est nécessaire d’appréhender pour la conserver et l’égayer, pour celui-là la conscience est une chambre obscure dans laquelle il représente le macrocosme :

Il sent qu’il renferme dans son cerveau
Un petit monde qui y couve,
Que ce monde commence à agir et à vivre,
Qu’il aimerait à le projeter hors de lui.

La diversité dans toute la manière d’être, telle que l’établissent entre les hommes les gradations extrêmes des facultés intellectuelles, est si grande, que la différence entre un roi et un journalier paraît petite en comparaison. Et ici aussi, comme dans les espèces animales, je puis montrer quel lien étroit unit la véhémence de la volonté à la vigueur de l’intellect. Le génie est déterminé par un tempérament passionné : un génie phlegmatique est inconcevable ; il semble que la nature ne puisse ajouter un intellect démesurément puissant qu’à une volonté d’une rare violence, d’une extrême puissance de désirs, et qu’il faut que cet intellect se calque sur cette volonté ; il n’y a qu’à se rendre compte d’ailleurs des conditions physiologiques du génie et à voir que les artères de la tête impriment un mouvement plus énergique au cerveau et en augmentent la turgescence. D’autre part, la quantité, la qualité et la forme du cerveau même est une seconde condition, incomparablement plus rare celle-là, du génie. Les phlegmatiques ont en général des facultés intellectuelles médiocres, et de même les peuples froids et phlegmatiques du Nord ont en général une infériorité notable sur les populations vives et passionnées du Midi, pour ce qui est du génie ; bien que, suivant la remarque fort juste de Bacon (De augment. scient., 1. VI, c. iii), si d’aventure un homme du Nord est favorisé des dons de la nature, cette faveur atteindra à un degré qui ne se rencontre guère chez les gens du Sud. Aussi est-ce une habitude aussi erronée que commune de prendre comme point de comparaison des forces intellectuelles de nations différentes, les grands esprits qu’elles ont produits ; c’est proprement vouloir établir la règle sur les exceptions. Tout au contraire, c’est la grande masse de chaque nation qu’il faut envisager : une seule hirondelle ne fait pas le printemps.

Il faut encore remarquer ici l’effet singulier de cette passion, condition du génie, dans la vie pratique, quand elle s’unit à l’aperception vive des choses, qui le caractérise : dans ce cas, dès que la volonté entre en jeu, et surtout à propos d’événements subits, elle excite les affections à un tel degré qu’elle trouble et obscurcit l’intellect ; tandis que le phlegmatique conserve même alors le plein usage de ses facultés intellectuelles, moindres il est vrai, et arrive dans ces cas à des résultats que n’atteindra jamais le plus grand homme de génie. En conséquence, un tempérament passionné favorise la constitution primordiale de l’intellect, un tempérament phlegmatique en favorise l’usage. C’est pourquoi le génie véritable n’est propre qu’aux productions théoriques, pour lesquelles il peut prendre son temps ; ce temps sera précisément celui où la volonté repose entièrement et où aucune onde ne trouble le miroir pur de l’aperception objective ; le génie est au contraire impropre et inhabile à la vie pratique, et c’est pourquoi il y est le plus souvent malheureux. C’est dans cet esprit qu’est composé le Tasse de Gœthe. Et de même que le génie proprement dit repose sur la vigueur absolue de l’intellect, vigueur qu’il faut acheter par une violence extrême du caractère ; de même la grande supériorité dans la vie pratique, qui fait les capitaines et les hommes d’État, repose sur la vigueur relative de l’intellect, c’est-à-dire sur un degré très élevé de cet intellect, mais qui peut être atteint sans que les affections soient trop vivement excitables, sans que le caractère soit trop violent ; c’est une puissance intellectuelle qui dès lors demeure tout entière au sein même de l’orage. Ici une volonté très ferme, un caractère inébranlable unis à un entendement solide et distingué suffisent ; tout ce qui dépasse cette mesure altérerait la supériorité en question, car le développement excessif de l’intelligence entrave la fermeté du caractère et la décision de la volonté. Aussi cette sorte d’excellence intellectuelle n’est-elle pas aussi anormale et est-elle cent fois moins rare que l’autre. De grands ministres, de grands capitaines apparaissent à toutes les époques, dès que les circonstances extérieures favorisent leur activité. Au contraire, les grands poètes et les grands philosophes se font attendre pendant des siècles ; l’humanité toutefois peut se contenter même de ces rares apparitions, car les œuvres de ces génies restent et ne sont pas limitées au présent comme les actes des autres.

Toujours fidèle à cette loi d’économie dont nous avons parlé, la nature n’accorde la supériorité intellectuelle qu’à un très petit nombre, et ne fait don du génie que comme de la plus rare des distinctions.

À la grande masse de l’humanité elle ne donne que les facultés intellectuelles nécessaires à la conservation de l’individu et de l’espèce. Car, le nombre des besoins humains étant très considérable et ces besoins s’augmentant sans cesse à mesure même qu’ils sont satisfaits, la plus grande partie de l’humanité est nécessairement condamnée à passer sa vie à des travaux grossièrement corporels et entièrement mécaniques : pourquoi ces gens-là auraient-ils un esprit vif, une imagination enflammée, un entendement subtil, une pénétration profonde ? Ces qualités ne pourraient que les rendre impropres à leur fonction et par suite malheureux. Aussi la nature a-t-elle le moins prodigué la plus précieuse de toutes ses œuvres. En se plaçant à ce point de vue, on devrait, afin de porter des jugements équitables, se demander une fois pour toutes ce qu’on peut attendre des facultés intellectuelles des hommes en général ; ainsi, en ce qui concerne les savants, comme ils ne sont généralement devenus tels que grâce à des circonstances extérieures, on devrait les considérer comme des personnes que la nature avait vouées en réalité à l’agriculture ; il faudrait appliquer cette mesure à l’estimation même des professeurs de philosophie, on trouverait en bien des cas que leurs œuvres répondent parfaitement à ce qu’on en pouvait équitablement attendre.

Il est à remarquer que dans le Midi, où les nécessités vitales pèsent moins lourdement sur les hommes et leur laissent plus de loisirs, les facultés intellectuelles de la foule même en deviennent plus actives et plus délicates. — Voici, au point de vue physiologique, un spectacle non moins étonnant : la prépondérance de la masse cérébrale sur celle de la moelle et des nerfs, prépondérance qui, d’après la découverte profonde de Sömmering, est la véritable mesure du degré d’intelligence, tant dans les espèces animales que chez les individus humains, cette prépondérance accroît en même temps la mobilité immédiate, l’agilité des membres. C’est que, grâce à cette extension singulière du cerveau, les nerfs moteurs n’en deviennent que plus dépendants ; de plus, cette perfection qualitative du grand cerveau, le cervelet, directeur immédiat des mouvements, y participe, et ainsi, grâce à cette perfection des deux organes, tous les mouvements volontaires augmentent en facilité, en rapidité et en souplesse ; le point de départ de toute l’activité étant fortement concentré, il se produit ce phénomène que Lichtenberg louait chez Garrick : il disait de lui « qu’il était présent tout entier dans les muscles de son corps ». C’est pourquoi la lourdeur de la démarche physique est le signe de la lourdeur dans l’évolution des pensées ; tout aussi bien que la mollesse des traits et l’hébétude du regard, elle est considérée, chez les individus ainsi que chez les nations, comme un indice du manque d’esprit. Il arrive aussi, et c’est un autre symptôme de la relation physiologique dont nous venons de parler, que beaucoup de gens sont obligés de s’arrêter, dès que leur conversation avec celui qui les accompagne devient assez sérieuse et exige un certain enchaînement des idées ; c’est que leur cerveau, dès qu’il est obligé de coordonner quelques couples de pensées, ne conserve plus la force nécessaire pour tenir les jambes en mouvement par le moyen des nerfs moteurs : tant toutes leurs facultés leur ont été mesurées étroitement.

De toute cette considération objective de l’intellect et de son origine, il ressort qu’il est destiné à concevoir les fins sur la réalisation desquelles repose la vie individuelle et la propagation de cette vie, et nullement à nous représenter l’essence existant en soi et indépendamment du sujet connaissant des choses et du monde. Sensible à la lumière, la plante dirige sa tige en croissant vers les rayons lumineux ; ce qu’est pour la plante cette sensibilité, la connaissance l’est, quant à l’espèce, pour l’animal et même pour l’homme, quoique pourtant, quant au degré, elle se développe dans la proportion demandée par les besoins de chacun de ces êtres. Chez tous ces êtres la perception demeure une pure intuition de leur rapport avec les autres choses et n’est nullement destinée à représenter jamais dans la conscience du sujet connaissant l’essence propre et absolument réelle de ces choses. Loin de là l’intellect, issu de la volonté, n’est en cette qualité destiné qu’à la servir, c’est-à-dire à concevoir des motifs : toute son organisation vise à ce but et sa tendance est ainsi absolument pratique. Il en est de même si nous considérons comme morale la signification métaphysique de la vie ; car en ce sens encore nous ne trouvons l’homme pourvu de connaissance que pour le besoin de sa conduite. Une telle faculté de connaissance, exclusivement réservée à des fins pratiques, ne pourra jamais, par sa nature, concevoir que les relations réciproques des choses, et non pas leur essence propre, telle qu’elle existe en soi. Or, tenir l’ensemble de ces relations pour l’essence réelle et absolue du monde en soi, et dans les façons et les modes dont elles se représentent nécessairement d’après les lois préformées dans le cerveau, voir les lois éternelles de l’existence de toutes choses, pour construire ensuite sur ces données Ontologie, Cosmologie et Théologie, — telle a été proprement l’erreur séculaire et fondamentale à laquelle la doctrine de Kant a mis fin. Notre étude objective et par suite en grande partie physiologique de l’intellect se rencontre donc avec les considérations transcendantales de Kant ; en un certain sens même elle se présente comme une vue a priori sur ces considérations, puisque, prenant son point de départ en dehors d’elles, elle nous fait connaître dans sa genèse, et par là comme nécessaire ce que Kant, appuyé sur des données de la conscience, ne nous montre que comme existant dans les faits. Que résulte-t-il en effet de notre examen objectif de l’intellect ? Le monde comme représentation, tel qu’il existe, étendu dans l’espace et dans le temps, et tel qu’il se meut sans cesse, conformément à la règle rigoureuse de la causalité, n’est avant tout qu’un phénomène physiologique, une fonction cérébrale, que le cerveau accomplit sans doute à l’occasion de certaines excitations extérieures, mais cependant selon ses propres lois. On le conçoit donc d’avance, ce qui se produit dans cette fonction même, c’est-à-dire par elle et pour elle, ne peut nullement être regardé comme l’essence de choses en soi qui seraient indépendantes et totalement différentes de la fonction même ; ces phénomènes au contraire représentent simplement avant tout le mode et la nature de cette fonction même, car cette fonction ne peut jamais subir que des modifications très secondaires de la part de choses entièrement indépendantes d’elle-même, et destinées seulement à l’exciter et à la mettre en mouvement. D’après ces principes, Locke déniait aux choses en soi, pour l’attribuer aux organes des sens, tout ce que la perception doit à la sensation ; Kant, avec la même intention, est allé plus loin dans la même voie et a démontré que tout ce que l’intuition proprement dite rend possible, c’est-à-dire espace, temps et causalité, n’est que fonction cérébrale : à la vérité, il s’est abstenu de cette expression physiologique, à laquelle notre présente manière de voir, notre point de vue opposé et réaliste nous conduit nécessairement. Kant, par la voie analytique, est arrivé à ce résultat que la matière de notre connaissance n’est que pur phénomène. Le vrai sens de ce terme énigmatique se trouve éclairci par notre examen objectif de l’intellect dans sa formation. Les phénomènes, ce sont les motifs, appropriés aux fins d’une volonté individuelle, tels qu’ils se représentent dans l’intellect créé à cet usage par la volonté (et cet intellect lui-même se manifeste objectivement sous forme de cerveau), et ces motifs, saisis aussi loin qu’on en peut poursuivre l’enchaînement, et rassemblés, forment par leur connexion ce monde qui se développe objectivement dans le temps et dans l’espace, ce monde que j’appelle monde comme représentation. Avec notre manière de voir disparaît aussi ce qu’il y a de choquant dans la théorie kantienne : pour Kant l’intellect, au lieu des choses en soi, connaît de purs phénomènes ; il est ainsi conduit à des paralogismes et à des hypostases sans fondement, résultat « de sophistications de la raison elle-même et non pas des hommes, sophistications dont le plus sage lui-même ne peut se défaire ; peut-être, après de grands efforts, pourra-t-il se garder de l’erreur, mais quant à l’apparence, qui ne cesse de le harceler et de se jouer de lui, jamais il ne s’en dégagera ». Ne semble-t-il pas ainsi que notre intellect soit à dessein voué à nous induire en erreur ? Or, les vues objectives ici développées sur l’intellect, en nous en montrant la genèse, nous font comprendre que, destiné exclusivement à des fins pratiques, il est le simple médium des motifs, que par suite il lui suffit de les présenter exactement pour remplir sa mission, et que si de l’ensemble des phénomènes qui se présentent ainsi à nous objectivement selon leurs lois, nous entreprenons de construire l’être des choses en soi, nous le faisons à nos risques et périls et sous notre propre responsabilité. Nous l’avons reconnu en effet, cette force intime de la nature, cette force inconsciente à l’origine et perdue dans les ténèbres où elle s’agite, qui, après s’être élevée jusqu’à la conscience propre, se révèle à celle-ci comme volonté, ne peut franchir ce degré qu’en produisant un cerveau animal, qu’en donnant à ce cerveau la connaissance pour fonction, et de ce fait naît en lui le phénomène du monde intuitif. Or, passer de ce pur phénomène cérébral, avec la régularité invariablement attachée à ses fonctions, à l’être objectif et en soi du monde et des choses, être indépendant de lui, existence antérieure et postérieure à la sienne, et les déclarer identiques, c’est faire un saut auquel rien ne nous autorise. Mais ce mundus phœnomenon, cette intuition qui demande des conditions si diverses pour se produire, est la source de toutes nos notions ; toutes tiennent leur valeur d’elle seule, ou du moins seulement de leur rapport avec elle. Aussi sont-elles, selon l’expression kantienne, d’un usage immanent et non transcendant, c’est-à-dire que ces notions, cette matière première de notre pensée, et à plus forte raison les jugements produits par leur combinaison, sont impropres à nous fournir l’idée de l’essence des choses en soi et de l’enchaînement véritable du monde et de la vie : c’est une entreprise analogue à celle qui consisterait à exprimer en pouces carrés la capacité stéréométrique d’un corps. Car notre intellect, destiné seulement à l’origine à présenter ses fins les plus mesquines à la volonté individuelle, ne conçoit par suite que les simples relations des choses, sans pénétrer dans leur substance intime, dans leur essence propre : ce n’est donc qu’une pure force superficielle, toujours attachée à la surface des choses, qui ne saisit que des species transitivas, mais non la nature vraie des êtres. Voilà pourquoi il n’est pas de chose, fût-ce la plus simple et la plus misérable, que nous puissions fouiller de notre regard et embrasser par l’esprit : il reste en tout quelque obscurité que nous sommes impuissants à éclaircir. — Puisque l’intellect n’est qu’un produit de la nature, calculé par elle uniquement en vue de ses fins, les mystiques chrétiens ont eu grandement raison de le nommer « la lumière de la nature » et de le ramener dans ses bornes : car la nature est le seul objet à l’égard duquel il soit le sujet. Le fond de cette expression est déjà, à vrai dire, la pensée d’où est sortie la Critique de la raison pure. Par la voie directe, c’est-à-dire par l’application immédiate et sans critique de l’intellect et de ses données, nous ne pouvons concevoir le monde, et plus nous méditons sur ce sujet, plus nous nous engageons, plus nous nous enfonçons dans d’inextricables énigmes. La cause en est que l’intellect, et par suite la connaissance même, est déjà un élément secondaire, un pur résultat, produit par le développement de la nature du monde ; le monde lui était donc antérieur et il n’a enfin paru que dans une éruption vers la lumière de l’effort inconscient, qui, sorti du fond de ses ténèbres, manifeste son essence en tant que volonté dans la conscience intime née de la même impulsion et du même coup. Ce qui a précédé la connaissance, ce qui était la condition primordiale de son existence, ce qui en est ainsi la base propre ne peut être saisi immédiatement par elle, de même que l’œil ne peut se voir lui-même. Loin de là, les rapports d’être à être qui se présentent à la surface des choses, voilà son unique fonction, et elle peut s’en acquitter par le seul moyen de l’appareil intellectuel, c’est-à-dire des formes de l’intellect, espace, temps et causalité. Comme le monde s’est formé sans l’aide de la connaissance, l’essence entière n’en rentre pas dans la connaissance, mais celle-ci au contraire suppose déjà l’existence du monde, et voilà pourquoi l’organe du monde est hors de son domaine. Elle est donc bornée aux rapports entre les êtres existants, et suffit ainsi aux besoins de la volonté individuelle, dont le seul service a provoqué son apparition. Car l’intellect, nous l’avons déjà montré, trouve ses conditions dans la nature, il réside en elle et en fait partie, et il ne peut pas se placer en face d’elle comme un spectateur complètement étranger, pour en embrasser en soi l’essence entière d’une vue pénétrante et tout objective. Il peut, par une bonne fortune, tout comprendre dans la nature, mais non pas la nature même, au moins directement. Si décourageante que soit pour la métaphysique cette limitation essentielle de l’intellect, conséquence de sa nature et de son origine, elle ne laisse pas d’avoir un autre côté des plus consolants. Elle enlève en effet aux témoignages directs de la nature cette valeur absolue que le naturalisme proprement dit s’attache à défendre. Si donc la nature nous présente tout être vivant comme sorti du néant et destiné, après une existence éphémère, à y rentrer pour toujours, et si elle semble se complaire à toujours recommencer, à produire sans cesse, pour pouvoir sans cesse détruire, sans être capable de rien mettre au jour de durable ; si par suite nous ne devons reconnaître de persistant que la matière qui, incréée et impérissable, enfante toutes choses de son sein, d’où, semble-t-il, son nom de mater rerum, et à côté de la matière, la forme, sorte de père des choses, aussi fugitive que l’autre est constante, variant à tout moment, capable seulement de se maintenir tant qu’elle s’accroche en parasite à la matière, tantôt à cette parcelle, tantôt à cette autre, et sujette à disparaître, dès qu’elle a une fois perdu ce point d’appui, comme l’attestent paleothériums et ichthyosatires, — dans ce spectacle, il nous faut sans doute reconnaître le témoignage immédiat et sincère de la nature, mais, en raison de l’explication donnée plus haut de l’origine et de la nature correspondante de l’intellect, nous ne pouvons attribuer à ces déclarations une vérité absolue, mais au contraire et toujours une vérité toute relative, et c’est ce que Kant a bien marqué, en la nommant le phénomène par opposition à la chose en soi.

Est-il possible, malgré cette limitation essentielle de l’intellect, par un détour, c’est-à-dire au moyen de la réflexion longuement poursuivie et par la combinaison artificielle de la connaissance objective dirigée vers le dehors avec les données de la conscience propre, de parvenir à une certaine intelligence du monde et de l’essence des choses ? ce ne sera toujours qu’une connaissance très limitée, tout indirecte et relative, c’est-à-dire une traduction allégorique dans les formes de la connaissance, et ainsi un pur quadam prodire tenus qui laissera toujours derrière soi nombre de problèmes sans solution. — Au contraire, l’erreur capitale de l’ancien dogmatisme détruit par Kant était, dans toutes ses formes, de partir entièrement de la connaissance, c’est-à-dire du monde comme représentation, pour en déduire et construire à l’aide de ses lois tout ce qui existe. Dans cette opération il tenait ce monde de la représentation avec ses lois pour un être absolu doué d’une absolue réalité, tandis que toute l’existence en est foncièrement relative et n’est que le résultat ou le phénomène de l’être en soi qui lui sert de base ; en d’autres termes, il édifiait une ontologie, là où il ne trouvait matière qu’à une dianoiologie. Par la conformité même de la connaissance à des lois, Kant en a montré la relativité subjective et par suite l’immanence absolue, c’est-à-dire l’entière inaptitude à tout usage transcendant ; aussi pouvait-il appeler très justement sa doctrine Critique de la raison pure. Il est arrivé à ce résultat par deux voies : en montrant dans toute connaissance une part considérable et constante d’a priori, et qui, en tant qu’absolument subjective, détruit toute objectivité ; et en prétendant faire voir que les principes de la connaissance prise comme purement objective, poursuivis jusqu’au bout, menaient à des contradictions. Mais il s’était trop pressé d’admettre qu’en dehors de la connaissance objective, c’est-à-dire en dehors du monde comme représentation, rien ne nous était donné ; peut-être en exceptait-il encore la conscience, fondement du peu de métaphysique qui restait chez lui, c’est-à-dire de la théologie morale, à laquelle il n’attribuait d’ailleurs lui-même qu’une valeur absolument pratique et nullement théorique. Sans doute la connaissance objective ou le monde en tant que représentation ne nous fournit rien que des phénomènes avec leur enchaînement phénoménal et leur régression infinie ; mais il avait perdu de vue que notre essence propre et intime ne laisse pas d’appartenir nécessairement au monde des choses en soi, où elle prend sa racine : et par là, si même nous sommes incapables de tirer au jour cette racine elle-même, nous devons du moins saisir quelques données propres à éclairer le rapport du monde des phénomènes avec l’être en soi des choses. C’est là la voie par laquelle je suis allé au delà de Kant et des limites tracées par lui, sans jamais cesser pourtant de me tenir sur le terrain de la réflexion, c’est-à-dire de la loyauté, sans recourir par suite à des fanfaronnades vides de sens, sans faire appel à cette « intuition intellectuelle » ou à cette « pensée absolue » qui caractérisent dans l’intervalle de Kant à moi la période de la pseudo-philosophie. Dans sa démonstration de l’impuissance de la connaissance rationnelle à pénétrer l’essence du monde, Kant partait de la connaissance comme d’un fait donné par notre conscience et procédait ainsi, en ce sens, a posteriori. Pour moi, au contraire, dans ce chapitre-ci comme dans mon écrit De la volonté dans la nature, j’ai cherché à prouver ce qu’est la connaissance par sa nature intime et son origine, à savoir une faculté secondaire, vouée à des fins individuelles : d’où suit la nécessité de son impuissance à approfondir l’essence du monde ; je suis donc en cela arrivé au même but a priori. Mais pour avoir une connaissance entière et parfaite d’une chose, il faut en avoir fait le tour et être revenu par l’autre côté au point de départ. Il ne suffit donc pas, dans l’importante théorie dont il est ici question, d’aller, à l’exemple de Kant, de l’intellect à la connaissance du monde, il faut encore, ainsi que je l’ai entrepris ici, aller du monde pris comme un fait à l’intellect. De cette manière mon examen physiologique, au sens large du mot, devient le complément de ces considérations théologiques, selon l’expression française, ou, pour parler plus justement, de ces considérations transcendantales.

Dans les pages précédentes, pour ne pas rompre le fil de mon exposition, j’ai différé l’explication d’un point que j’avais touché : c’est qu’à mesure qu’en remontant la série animale on voit l’intellect gagner en développement et en perfection, la séparation entre la connaissance et la volonté s’accuse de plus en plus nettement, et la connaissance devient ainsi plus pure. L’essentiel sur ce sujet se trouve dans mon écrit De la volonté dans la nature sous la rubrique Physiologie générale (pages 68-72 de la seconde édition) ; j’y renvoie donc pour ne pas me répéter et me borne à y joindre ici quelques observations. La plante n’a ni irritabilité ni sensibilité, la volonté ne s’objective en elle que sous forme de plasticité ou de faculté reproductive ; elle n’a donc ni muscles ni nerfs. Au degré le plus bas du règne animal, chez les zoophytes, notamment chez les polypes, nous ne pouvons pas reconnaître encore distinctement la séparation de ces deux éléments, mais nous en supposons la présence, quoiqu’ils se trouvent encore fondus en un seul : car nous remarquons en eux des mouvements produits, non pas comme ceux de la plante, par de simples excitations, mais par des motifs, c’est-à-dire à la suite d’une certaine perception ; aussi voulons-nous voir en eux des animaux. À mesure maintenant qu’on s’élève dans la série animale, on voit se séparer de plus en plus nettement les systèmes nerveux et musculaire jusque dans les vertébrés et plus complètement encore chez l’homme où le système nerveux se divise en système nerveux organique et système nerveux cérébral, où ce dernier s’accroît à son tour jusqu’à former l’appareil si compliqué du cerveau et du cervelet, de la moelle allongée et de la moelle épinière, des nerfs cérébraux et rachidiens, des faisceaux de nerfs sensitifs et moteurs, destinés, le cerveau avec les nerfs sensitifs qui s’y rattachent, et les faisceaux postérieurs de nerfs rachidiens, à recevoir les motifs venus du monde extérieur, et tous les autres éléments, à transmettre ces motifs aux muscles, où la volonté se manifeste directement. Dans la même mesure on voit s’accuser de plus en plus la distinction entre le motif et l’acte volontaire qu’il provoque, c’est-à-dire entre la représentation et la volonté : il s’ensuit que l’objectivité de la conscience ne cesse pas de croître, avec la précision et la pureté des représentations qui s’y produisent. Mais ces deux séparations n’en font en réalité qu’une seule et même, envisagée ici par nous sous ses deux faces, la face objective et la face subjective, c’est-à-dire d’abord dans la conscience des autres choses, et ensuite dans la conscience de soi. C’est sur le degré de cette séparation que repose, en dernière analyse, la différence et la gradation des capacités intellectuelles, tant parmi les diverses espèces animales qu’entre les individus de l’espèce humaine : il donne ainsi la mesure de la perfection intellectuelle de ces êtres, car de lui dépend la clarté de la conscience du monde extérieur, l’objectivité de l’intuition. Dans le passage rappelé plus haut j’ai montré que les choses ne sont objet de perception pour l’animal qu’autant qu’elles sont des motifs pour sa volonté, et que les animaux même les plus intelligents ont peine à dépasser cette limite : leur intellect en effet adhère trop fortement encore à la volonté d’où il est sorti. Au contraire, l’homme même le plus obtus a déjà des choses une conception en quelque mesure objective, car il reconnaît en elles non seulement ce qu’elles sont par rapport à lui, mais encore en partie ce qu’elles sont par rapport à elles-mêmes et à d’autres choses. C’est chez la minorité pourtant que la séparation atteint le degré où l’on devient capable d’examiner et de juger une chose d’une manière purement objective : mais « voilà ce que je dois faire, ce que je dois dire, ce que je dois croire », telle est la fin vers laquelle, en toute occasion, notre pensée court en ligne droite et où notre esprit s’arrête, heureux de trouver le repos. Car penser pour une tête faible est aussi insupportable que pour un bras faible soulever un fardeau : de là l’empressement des deux à s’y dérober. L’objectivité de la connaissance et surtout de la connaissance intuitive comporte des degrés innombrables, fondés sur l’énergie de l’intellect et sa séparation d’avec la volonté : de ces degrés le plus élevé est le génie ; la conception du monde extérieur devient dans le génie si pure et si objective que, dans les choses individuelles, c’est plus que ces choses mêmes, c’est la nature de toute l’espèce, c’est l’idée platonicienne de ces choses qui se révèle à lui ; parce qu’ici la volonté disparaît complètement de la conscience. C’est là le point où la présente considération, partie de données physiologiques, se rattache au sujet de notre troisième livre, c’est-à-dire à la métaphysique du beau : ce troisième livre expose longuement que la conception esthétique véritable, qui, à son plus haut degré, est le propre du seul génie, est l’état de la connaissance pure, c’est-à-dire complètement indépendante de la volonté et parvenue ainsi à un état de parfaite objectivité. La conséquence de tout le développement précédent est que la gradation de l’intelligence, depuis la conscience animale la plus sourde jusqu’à celle de l’homme, est un détachement progressif de l’intellect d’avec la volonté, et qui se produit tout entier quoique au seul titre d’exception dans le génie ; le génie peut donc se définir le plus haut degré de l’objectivité de la connaissance. La condition si rarement réalisée du génie est une quantité d’intelligence bien supérieure à celle qu’exige le service de la volonté qui en est la base : c’est cet excédent devenu libre qui perçoit proprement le monde, c’est-à-dire qui le conçoit dans une objectivité parfaite et fait ensuite l’artiste, le poète, le penseur.


CHAPITRE XXIII[18]
DE L’OBJECTIVATION DE LA VOLONTÉ DANS LA NATURE INANIMÉE


La volonté, que nous trouvons au-dedans de nous, ne résulte pas avant tout, comme l’admettait jusqu’ici la philosophie, de la connaissance, elle n’en est même pas une pure modification, c’est-à-dire un élément secondaire dérivé et régi par le cerveau, comme la connaissance elle-même ; mais elle est le Prius de la connaissance, le noyau de notre être et cette propre force originelle qui crée et entretient le corps animal, en en remplissant toutes les fonctions inconscientes et conscientes : comprendre cette vérité est le premier pas à faire pour pénétrer dans ma métaphysique. Si paradoxal qu’il puisse sembler aujourd’hui encore à beaucoup de gens, que la volonté soit en elle-même privée de connaissance, cependant les scolastiques eux-mêmes l’ont déjà vu et reconnu en quelque façon, puisqu’un homme des plus versés dans leur philosophie, Jul.-Cés. Vanini, cette célèbre victime du fanatisme et de la fureur cléricale, dit dans son Amphitheatrum, p. 181 : Voluntas potentia cæca est, ex scholasticorum opinione. — En outre, c’est cette même volonté qui fait germer le bourgeon de la plante, pour en tirer des feuilles ou des fleurs ; bien plus, la forme régulière du cristal n’est que l’empreinte laissée par son effort d’un moment. Enfin d’une façon générale, en sa qualité de véritable et unique αυτοματον, au sens propre du mot, c’est elle aussi qui est au fond de toutes les forces de la nature inorganique, qui se joue et agit dans leurs phénomènes variés, qui prête de la force à leurs lois, et se laisse reconnaître jusque dans la matière la plus brute sous forme de pesanteur : voilà la seconde vérité, le second pas à faire dans ma théorie fondamentale, et qui exige déjà une plus longue réflexion. Mais ce serait la plus grossière des méprises que de croire qu’il s’agit ici d’un simple mot destiné à désigner une grandeur inconnue : c’est au contraire la plus réelle de toutes les connaissances réelles qui est ici en question. C’est en effet la réduction de ce qui est tout à fait inaccessible à notre connaissance immédiate, c’est-à-dire d’une notion a nous étrangère et inconnue dans son essence, et que nous dénommons du terme de force naturelle, à ce dont nous avons la connaissance la plus exacte et la plus intime, mais qui ne nous est pourtant donné qu’au dedans de notre être propre, pour être ensuite transporté par nous aux autres phénomènes. C’est l’idée que la substance intime et originelle est identique, quant à sa matière, dans tous les changements et mouvements des corps, si variés qu’ils soient ; mais que la seule occasion d’en acquérir une connaissance précise et immédiate nous est fournie par les mouvements de notre propre corps et qu’à la suite de cette expérience nous lui devons donner le nom de volonté. C’est enfin l’idée que la force qui agit et se meut dans la nature et se manifeste dans des phénomènes de plus en plus parfaits, après s’être élevée assez haut pour que la connaissance l’éclaire d’une lumière directe, c’est-à-dire une fois parvenue à l’état de conscience de soi, nous apparaît comme étant cette volonté, cette notion dont nous avons la connaissance la plus précise et qui par cela même, loin de pouvoir s’expliquer par quelque élément étranger, sert bien plutôt elle-même d’explication à tout le reste. Elle est donc la chose en soi, autant qu’une connaissance quelconque peut y atteindre. Elle est ainsi ce qui doit s’exprimer de n’importe quelle manière, dans n’importe quelle chose au monde : car elle est l’essence du monde et la substance de tous les phénomènes.

Ma dissertation sur la Volonté dans la nature est entièrement consacrée au sujet de ce chapitre et contient les témoignages de savants impartiaux sur ce point capital de ma doctrine : aussi n’ai-je plus ici qu’à ajouter aux développements déjà donnés quelques observations complémentaires et présentées par suite dans un ordre quelque peu fragmentaire.

Et tout d’abord, pour ce qui est de la vie des plantes, j’appelle l’attention sur les deux premiers chapitres du traité d’Aristote sur les plantes, bien curieux à cet égard. La partie la plus intéressante et le fait est fréquent chez Aristote, en est celle où il rapporte les opinions des philosophes antérieurs et plus profonds que lui. Nous y voyons qu’Anaxagore et Empédocle étaient dans le vrai en enseignant que les plantes doivent le mouvement de leur croissance à une appétition (επιθυμια) inhérente en elles ; qu’ils allaient jusqu’à leur attribuer même la joie et la douleur, donc la sensation. Platon ne leur reconnaissait que la seule appétition, en raison de leur puissant instinct de nutrition. (Cf. Platon dans le Timée, p. 403, Ed. Bipont.) Aristote, au contraire, fidèle à sa méthode ordinaire, glisse à la surface des choses, s’en tient à des indices isolés, à des notions fixées ou des expressions courantes, soutient qu’il ne saurait y avoir d’appétition dans la sensation, et refuse cependant cette dernière aux plantes. La confusion de son langage témoigne du grand embarras où il se trouve, jusqu’au moment où dans ce cas encore se vérifie la parole : là où les idées manquent, un mot se présente à propos (Goethe). Ce mot c’est το θρεπτικον, la faculté de nutrition : tel est le lot des plantes, c’est-à-dire une partie de la prétendue âme selon la division qui lui est si chère en anima vegetativa, sensitiva et intellectiva. Mais ce n’est là qu’une quiddité scolastique qui signifie : plantæ nutriuntur, quia habent facultatem nutritivam ; c’est encore une mauvaise compensation aux recherches plus profondes de ses prédécesseurs qu’il avait critiqués. Nous voyons en outre, au second chapitre, qu’Empédocle avait reconnu jusqu’à la sexualité des plantes ; Aristote critique cette idée à son tour et cache son manque de connaissances précises sur la question derrière des principes généraux, tels que celui-ci : les plantes ne peuvent réunir en elles les deux sexes, car elles seraient alors plus parfaites que les animaux. C’est par un procédé tout analogue qu’il a rejeté le système astronomique et cosmogonique si juste des Pythagoriciens, et c’est par les absurdes principes, exposés surtout dans son De cœlo, qu’il a donné naissance au système de Ptolémée et privé ainsi de nouveau pour près de deux mille ans l’humanité d’une vérité de la plus haute importance, et déjà découverte.

Je ne puis m’empêcher de produire ici l’avis d’un biologiste éminent de notre époque, tout à fait d’accord avec ma doctrine. Il s’agit de G.-R Treviranus qui, dans son ouvrage Sur les phénomènes et les lois de la vie organique, 1852, vol. II, 1re partie, page 49, s’exprime ainsi : « On peut concevoir une forme de vie où l’action de l’extérieur sur l’intérieur ne se traduit que par de simples sentiments de plaisir et de déplaisir, et en conséquence par des appétitions. Telle est la vie des plantes. Dans les formes plus élevées de l’existence animale, l’extérieur est senti comme quelque chose d’objectif. » Le langage de Treviranus part ici d’une pure et impartiale conception de la nature, et il a aussi peu conscience de l’importance métaphysique de ses paroles que de la contradictio in adjecto contenue dans l’idée « senti comme objectif », qu’il développe amplement. Il ignore que toute sensation est par essence subjective, tandis que tout « objectif » est intuition, c’est-à-dire œuvre de l’entendement. Mais cela ne porte aucun préjudice à la vérité et à l’importance de sa déclaration.

En effet, cette vérité que la volonté peut exister même sans la connaissance, apparaît avec une évidence pour ainsi dire palpable dans la vie des plantes. Car nous voyons chez elles un effort bien marqué, déterminé par des besoins, avec ses modifications diverses appropriées à la variété des circonstances, et tout cela manifestement sans connaissance. C’est par suite de ce défaut de connaissance que la plante, dans son entière innocence, étale à tous les yeux ses organes génitaux : elle n’en a nulle idée. Dès que la connaissance, au contraire, apparaît dans la série des êtres, les parties sexuelles se transportent dans un endroit caché du corps. Quant à l’homme, chez qui cela est un peu moins le cas, il s’empresse lui-même de les cacher : il en a honte.

Une première conclusion est donc que la force vitale est identique à la volonté ; mais il en est de même de toutes les autres forces naturelles, bien que le fait soit moins évident. Nous trouvons donc exprimée de tout temps, avec plus ou moins de précision, l’idée qu’un désir, c’est-à-dire une volonté, est la base de la vie végétale ; mais il est bien plus rare de voir réduire au même principe les forces de la nature organique, d’autant que cette dernière s’éloigne plus de notre être propre. Nous constatons en fait qu’il n’est pas dans la nature entière de limite plus nettement tranchée que celle de l’organique et de l’inorganique : c’est la seule peut-être qui n’admette pas de transition ; si bien que la maxime natura non facit saltus semble ici souffrir une exception. Maint cristal, par son aspect extérieur, peut nous rappeler une forme de plante : il n’en existe pas moins une différence essentielle et fondamentale entre le moindre lichen, le plus humble champignon et tout le règne inorganique. Dans le corps inorganique l’élément essentiel et durable, principe de son identité et de son intégrité, c’est la substance, la matière ; la partie accessoire et variable, c’est au contraire la forme. Dans le corps organisé c’est l’inverse qui se produit : car c’est dans le changement incessant de la matière, avec la persistance de la forme, que consiste sa vie, c’est-à-dire son existence en tant que corps organisé. Son essence et son identité résident ainsi dans la seule forme. Aussi ce qui assure le maintien du corps inorganique, c’est le repos et l’isolement des influences extérieures ; c’est là seul ce qui le fait subsister, et si cet état est parfait, la durée d’un tel corps peut être infinie. La condition de stabilité du corps organique est justement au contraire le mouvement continuel et l’incessante admission des influences extérieures : ces impulsions viennent-elles à disparaître, et le mouvement à se ralentir en lui, il est mort et cesse d’être organisé, bien que la trace de l’organisme demeure encore quelque temps. Aussi cette vie du règne inorganique, cette vie du globe terrestre lui-même, en vertu de laquelle il serait, comme le système planétaire lui-même, un organisme véritable, dont on aime tant à parler de nos jours, toutes ces prétendues vies sont-elles autant d’idées inadmissibles. Le qualificatif « vie » ne convient qu’à l’être organisé. Or tout organisme est de part en part organique, il l’est dans toutes ses parties et il n’en est jamais aucune, même dans ses moindres parcelles, qui soit un composé et un agrégat d’éléments inorganiques. Si donc la terre était un organisme, toutes les montagnes, tous les rochers, et tout l’intérieur de sa masse devraient être organiques ; il n’existerait donc plus rien, à vrai dire, d’inorganique, et la notion même de l’inorganique devrait à jamais disparaître.

Au contraire l’apparition d’une volonté est aussi peu liée à la vie et à l’organisation qu’à la connaissance ; il s’ensuit que l’inorganique possède aussi une volonté dont les manifestations constituent toutes ses qualités premières, fermées à toute explication ultérieure : c’est là un point essentiel de ma doctrine ; cependant la trace d’une telle opinion est bien plus rare chez les écrivains mes prédécesseurs que celle de l’existence d’une volonté dans les plantes, bien qu’ici aussi il y ait défaut de connaissance.

La formation brusque du cristal nous présente encore une sorte d’élan, d’effort vers la vie, effort incapable d’aboutir, parce que le liquide qui constitue le cristal, comme tout corps vivant, au moment où cette impulsion se produit, n’est pas, comme chez tout être vivant, enfermé dans une enveloppe, et qu’il ne possède ni vaisseaux propres à assurer la continuation de ce mouvement, ni aucun tégument destiné à l’isoler du monde extérieur. Aussi ce mouvement instantané est-il saisi d’une rigidité tout aussi instantanée et il n’en reste que la trace sous forme de cristal.

Les Affinités électives de Gœthe, comme l’indique déjà le seul titre, reposent, quoique à l’insu de l’auteur, sur cette idée que la volonté, fondement de notre être propre, est identique à celle qui se manifeste dès les phénomènes inorganiques les plus humbles, d’où dérive, avec la régularité, l’analogie parfaite des deux ordres de phénomènes.

La mécanique et l’astronomie nous montrent proprement la manière d’agir de cette volonté, au degré le plus inférieur de ses manifestations, sous la simple forme de pesanteur, de solidité et d’inertie. L’hydraulique nous la fait voir alors que, la solidité une fois disparue, l’élément liquide est livré sans frein à sa passion dominante, la pesanteur. L’hydraulique peut être conçue en ce sens, comme une description du caractère de l’eau, puisqu’elle nous présente les manifestations de volonté déterminées en elle par la pesanteur : mais, puisque dans tous les êtres privés d’individualité il n’existe pas de caractère particulier à côté du caractère générique, ces phénomènes sont en exacte proportion avec les influences extérieures ; il est donc facile, à l’aide d’expériences faites sur l’eau, de les ramener à des principes fixes, nommés lois, propres à indiquer avec précision comment, dans toutes les différentes circonstances, l’eau devra se comporter en vertu de sa pesanteur, de l’absolue faculté de déplacement de ses parties et de son manque d’élasticité. Comment la pesanteur amène le liquide au repos, l’hydrostatique nous l’enseigne. Comment elle provoque en lui le mouvement, c’est ce que nous apprend l’hydrodynamique, qui doit considérer en outre les obstacles opposés par l’adhérence à la volonté de l’eau : ces deux sciences par leur réunion constituent l’hydraulique. De même la chimie nous enseigne comment se comporte la volonté, lorsque, par la réduction à l’état liquide, les propriétés internes de la matière acquièrent une entière liberté de jeu ; elle nous fait assister à cet étonnant spectacle de l’attraction et de la répulsion de la dissolution et de la composition des corps, qui abandonnent tel élément pour en saisir un autre, comme l’atteste le précipité qui se forme, en un mot à tout ce qu’on désigne de ce terme d’affinité, emprunté sans aucun doute à la volonté consciente. — L’anatomie et la physiologie nous font voir comment procède la volonté pour produire le phénomène de la vie et l’entretenir durant un moment. Le poète nous en montre enfin l’action sous l’influence des motifs et de la réflexion. Aussi la représente-t-il le plus souvent dans les plus parfaites de ces manifestations, chez les êtres raisonnables, doués d’un caractère individuel et dont il nous décrit les actes et les souffrantes réciproques sous forme de drame, d’épopée, de roman, etc. Plus la peinture de ses caractères est exacte et rigoureusement conforme aux lois de la nature, plus grand aussi est son mérite ; d’où la supériorité de Shakespeare. Le point de vue ici considéré répond essentiellement à l’esprit dans lequel Gœthe cultivait et aimait les sciences naturelles, bien qu’il n’en eût pas conscience in abstracto : je le sais mieux encore, par les déclarations personnelles qu’il m’a faites, que par ce qui ressort de ses écrits.

Si nous envisageons la volonté là où personne ne la conteste, c’est-à-dire dans les êtres doués de connaissance, nous lui trouvons partout pour tendance fondamentale chez tous les êtres, sa propre conservation : omnis natura vult esse conservatrix sui. Mais toutes les manifestations de cette tendance fondamentale peuvent toujours se ramener à un effort pour chercher ou poursuivre, pour éviter ou pour fuir, selon les occasions. Or c’est ce qu’on peut voir même au degré le plus bas de la nature, c’est-à-dire de l’objectivation de la volonté, alors que les corps n’agissent plus que comme corps en général, c’est-à-dire deviennent objets de la mécanique, sous les seuls rapports de l’impénétrabilité, de la cohésion, de la solidité, de l’élasticité et de la pesanteur. Ici encore l’attraction apparaît sous la forme de la gravitation, la tendance à fuir sous celle de la réception du mouvement, et la mobilité des corps par suite de pression ou de choc, qui constitue la base de la mécanique n’est au fond que l’expression de la tendance à la conservation propre inhérente en eux.

Puisque, en leur qualité de corps, ils sont impénétrables, la mobilité est pour eux en effet le seul moyen de garantir leur cohésion et par là leur existence à chaque instant. Le corps choqué ou comprimé serait pulvérisé par le corps qui le comprime ou le choque, s’il ne pouvait se soustraire à sa violence par la fuite et sauver ainsi sa propre cohésion : là où ce recours lui manque, il est broyé en effet. On peut encore considérer les corps élastiques comme les plus courageux, qui cherchent à refouler l’ennemi, ou tout au moins à lui interdire toute poursuite ultérieure. Le seul mystère que la mécanique d’ailleurs si claire laisse obscur, avec le fait de la pesanteur, c’est-à-dire la communicabilité du mouvement, est donc pour nous l’expression de la tendance fondamentale du vouloir dans tous ses phénomènes, et par suite de l’instinct de conservation qui apparaît encore comme l’élément essentiel même au degré le plus bas de l’échelle des corps.

Dans la nature inorganique, la volonté commence par s’objectiver dans les forces générales, pour passer seulement ensuite, et par leur entremise, dans les phénomènes provoqués par des causes en chaque objet isolé. J’ai suffisamment expliqué, au paragraphe 26 du premier volume, le rapport entre la cause, la force naturelle et la volonté en tant que chose en soi. On voit ainsi que la métaphysique, sans interrompre jamais le cours de la physique, se contente de reprendre le fil là où la physique l’abandonne, c’est-à-dire aux forces primitives où toute explication causale trouve ses bornes. C’est ici seulement que commence l’explication métaphysique tirée de la volonté envisagée comme chose en soi. Dans tout phénomène physique, dans tout changement matériel nous devons d’abord indiquer la cause, changement particulier de même nature que le premier, et immédiatement antérieur ; puis la force naturelle primitive, qui a donné à la cause la faculté d’agir ; enfin, ou plutôt avant tout, il nous faut y reconnaître la volonté, essence intime de cette force, par opposition à son phénomène. La volonté apparaît néanmoins tout aussi directement dans la chute d’une pierre que dans les actions de l’homme ; la seule différence est que sa manifestation particulière est provoquée ici par un motif, là par une cause d’action mécanique, par exemple, la disparition d’un support, mais il y a égale nécessité dans les deux cas ; ajoutez que, dans le premier cas, elle repose sur un caractère individuel, dans le second sur une force naturelle générale. Cette identité de l’élément essentiel devient même frappante pour les sens, si nous contemplons par exemple avec attention un corps dont l’équilibre a été rompu, et qui doit à sa forme particulière de rouler longtemps de côté et d’autre avant de retrouver son centre de gravité : l’idée d’un semblant de vie s’impose alors à nous et nous sentons immédiatement qu’ici s’exerce une force analogue au principe vital. À la vérité ce n’est ici que la force naturelle générale ; mais, identique en soi à la volonté, elle devient en ce cas comme l’âme d’une quasi-existence d’un moment. Ainsi l’intuition directe peut entrevoir ce qu’il y a d’identique aux deux extrêmes du phénomène de la volonté : elle éveille en effet en nous le sentiment qu’ici se manifeste un principe primitif, semblable à celui que nous font connaître les actes de notre volonté propre.

Il est une autre voie, bien plus noble, pour arriver à connaître par l’intuition l’existence et l’action de la volonté dans la nature inorganique : c’est d’approfondir le problème des trois corps et d’étudier ainsi avec plus de précision et de détails la marche de la lune autour de la terre. Les diverses combinaisons dues au changement incessant des positions réciproques de ces trois corps célestes amènent tantôt une accélération, tantôt un ralentissement dans la marche de la lune ; tantôt elle se rapproche de la terre, tantôt elle s’en éloigne ; et de plus elle ne se comporte pas de même lorsque la terre est à son périhélie ou à son aphélie : tout cela réuni apporte une telle irrégularité dans le cours de la lune qu’il semble être l’œuvre d’un véritable caprice, et que la loi de Kepler ne lui est même plus toujours invariablement applicable, puisque dans des temps égaux elle décrit des aires inégales. L’examen de ce mouvement forme un petit chapitre séparé de la mécanique céleste, si différente de la mécanique terrestre par l’absence de tout choc, de toute pression, de cette vis a tergo qui nous semble si intelligible, et même par l’absence de toute chute réelle ; elle ne reconnaît, en effet, à côté de la vis inertiæ, d’autre force motrice et directrice que la gravitation, cette tendance des corps à se réunir, et qui est issue de leur propre sein. Il suffit de s’en représenter l’action, dans le cas donné, jusque dans les moindres détails, pour reconnaître distinctement et immédiatement dans cette force motrice ce qui dans la conscience propre nous est donné sous forme de volonté. Car cette influence du soleil, avec les variations qu’elle apporte dans le cours de la terre et de la lune, influence tantôt plus grande et tantôt moindre selon la position des deux astres, présente une analogie frappante avec l’influence de nouveaux motifs sur notre volonté et les modifications qui en résultent dans notre manière d’agir.

Voici un exemple explicatif d’un autre genre. Liebig (Chimie appliquée à l’agriculture, p. 501) dit : « Introduisons une plaque de cuivre humide dans de l’air chargé d’acide carbonique, le contact avec cet acide augmentera à un tel degré l’affinité du métal pour l’oxygène de l’air, qu’il en amènera la combinaison, et la surface du cuivre se couvrira d’une couche verte de carbonate de cuivre. Or deux corps capables de s’allier reçoivent au moment de leur contact des états électriques contraires : aussi, mettons-nous en contact le cuivre et le fer, la production d’un état électrique spécial annule la capacité que possède le cuivre d’entrer en combinaison avec l’oxygène, et même, dans les conditions signalées ci-dessus, il conserve son éclat. » Le fait est connu et d’un usage courant. Je le cite pour dire qu’en ce cas la volonté du cuivre, tout absorbée et occupée par son opposition électrique avec le fer, laisse passer, sans en user, l’occasion qui s’offrait à elle de manifester son affinité chimique pour l’oxygène et pour l’acide carbonique. C’est tout à fait le cas de l’homme dont la volonté renonce à une action, vers laquelle elle se sentirait d’ailleurs du penchant, pour en accomplir une autre, à laquelle le porte un motif plus puissant.

Dans le premier volume, j’ai montré que les forces naturelles sont extérieures à la chaîne des effets et des causes, parce qu’elles en constituent la condition constante, le fondement métaphysique, et qu’elles s’affirment ainsi comme éternelles et présentes en tout lieu, c’est-à-dire comme indépendantes de l’espace et du temps. Il y a plus : cette vérité incontestée, que l’essence d’une cause, en tant que cause, consiste à produire en tout temps le même effet qu’aujourd’hui, contient déjà l’idée que la cause renferme un élément indépendant du cours du temps, c’est-à-dire extérieur au temps, et cet élément est la force naturelle qui s’y manifeste. On peut même, en considérant l’impuissance du temps vis-à-vis des forces naturelles, se convaincre en quelque sorte par l’expérience et le fait de l’idéalité de cette forme de notre intuition. Supposons par exemple un mouvement de rotation imprimé à une planète par quelque cause extérieure : si aucune cause nouvelle ne vient l’annuler, ce mouvement se prolonge à l’infini. Il ne pourrait pas en être ainsi, si le temps était quelque chose en soi, et s’il avait une existence objective et réelle ; car il ne pourrait manquer alors d’exercer quelque action. Deux choses s’offrent donc à nous : d’une part, les forces naturelles, manifestées dans cette relation qui, une fois commencée, se poursuit à l’infini, sans fatigue et sans arrêt, et où elles s’affirment comme éternelles et extérieures au temps, c’est-à-dire comme absolument réelles et existant en elles mêmes ; et d’autre part, le temps, objet qui ne consiste que dans le mode et le genre de notre aperception du phénomène, puisqu’il n’exerce sur ce phénomène lui-même aucun pouvoir ni aucune influence ; car ce qui n’agit pas n’existe pas non plus.

Nous avons une tendance naturelle à expliquer autant que possible par des raisons mécaniques tout phénomène naturel : c’est sans doute que la mécanique appelle à son aide le moins de forces premières et inexplicables, et qu’elle contient par contre bien des principes connaissables a priori et par là fondés sur les formes de notre intellect propre ; d’où résulte pour cette science le plus haut degré d’intelligibilité et de clarté. Cependant Kant, dans ses Éléments métaphysiques de la science naturelle, a ramené l’activité mécanique elle-même à une activité dynamique. En revanche, l’emploi d’hypothèses mécaniques pour expliquer les phénomènes qui ne sont pas absolument mécaniques (et parmi ceux-là je classe aussi les phénomènes acoustiques), est interdit, ne se justifie nullement, et je ne croirai jamais que même la plus simple combinaison chimique, ou encore la diversité des trois états d’agrégation, ou à plus forte raison les propriétés de la lumière, de la chaleur et de l’électricité, admettent des explications mécaniques. La seule explication possible sera toujours une explication dynamique, c’est-à-dire celle qui rend compte du phénomène par des forces primitives, totalement différentes de celles du choc, de la pression, de la pesanteur, etc., et par là d’un ordre supérieur, en ce qu’elles sont des objectivations plus nettes de cette volonté qui se révèle en toutes choses. Je soutiens que la lumière n’est ni une émanation ni une vibration : ces deux hypothèses sont parentes de celle qui explique la transparence par la porosité, et dont l’évidente fausseté montre que la lumière n’est soumise à aucune loi mécanique. Pour en acquérir la conviction la plus immédiate, il suffit de considérer les effets d’un ouragan qui plie, renverse et disperse tout, tandis qu’un rayon de lumière sorti d’une fente des nuages demeure inébranlable, plus solide que le roc, et donne ainsi la preuve la plus directe qu’il appartient à un ordre de choses différent de l’ordre mécanique : il reste immobile, comme un fantôme. Mais ce qui devient une absurdité révoltante, ce sont les théories françaises qui veulent former la lumière par le moyen de molécules et d’atomes. On en peut voir l’expression criante, comme du reste de toute la théorie atomistique, dans une dissertation sur la lumière et la chaleur publiée par Ampère, cet homme d’ailleurs si pénétrant, dans la livraison d’avril des Annales de chimie et physique de 1835. Tous les corps solides, liquides et gazeux sont, dit-il, formés d’atomes, et l’agrégation de ces atomes suffit à en déterminer les différences : bien plus, si l’espace est divisible à l’infini, la matière ne l’est pas ; car, la division une fois poussée jusqu’aux atomes, toute division ultérieure devrait tomber dans les intervalles des atomes. La lumière et la chaleur sont alors des vibrations d’atomes, et le son une vibration de molécules composées d’atomes. — En vérité les atomes sont une idée fixe des savants français, et il semble, à les en entendre parler, qu’ils aient pu les voir. Sinon il faudrait s’étonner qu’une nation aussi portée à l’empirisme, aussi véritable matter of fact nation que les Français, tienne avec tant d’attachement à une hypothèse toute transcendante, élevée bien loin de toute possibilité d’expérience et s’en aille là-dessus, pleine de confiance, bâtir des constructions en l’air. C’est la simple conséquence de l’état arriéré où est restée chez eux la métaphysique si négligée en leur pays, car, malgré toute la bonne volonté du monde, le peu d’élévation et la pauvreté de jugement de M. Cousin ne la représentent pas très dignement. Au fond, les Français, sous l’influence récente de Condillac, sont demeurés des adeptes de Locke. Aussi la chose en soi est-elle proprement pour eux la matière, dont les qualités foncières, impénétrabilité, forme, dureté et autres primary qualities, doivent fournir l’explication dernière de toutes choses en ce monde : on ne peut leur ôter cette idée de l’esprit, et leur supposition tacite est que la matière ne peut être mue que par des forces mécaniques. En Allemagne, les doctrines de Kant ont conjuré pour longtemps les absurdités de l’atomistique et de toute physique mécanique en général ; pourtant à l’heure présente ces opinions règnent ici également, par une conséquence de la platitude, de la grossièreté et de l’ignorance dues à l’influence d’Hegel. — Cependant, ne le nions pas, sans parler de la constitution manifestement poreuse des corps naturels, il est encore deux théories spéciales de la physique moderne qui ont poussé en apparence à ces abus de l’atomistique : d’une part, la cristallographie d’Haüy, qui ramène tout cristal à la figure de son noyau, élément dernier, mais dont l’indivisibilité n’est que relative ; d’autre part, la théorie de Berzélius sur les atomes chimiques, qui ne sont pourtant que les expressions des rapports de combinaison des corps, c’est-à-dire de pures grandeurs arithmétiques, et rien de plus au fond que des jetons de calcul. Par contre la thèse de la seconde antinomie kantienne en faveur des atomes, thèse instituée, à vrai dire, dans une simple vue dialectique, se réduit à un pur sophisme, comme je l’ai démontré dans la critique de cette philosophie, et jamais notre entendement propre ne nous conduit nécessairement à admettre les atomes. Je suppose en effet sous mes yeux un corps animé d’un mouvement lent, mais constant et uniforme : je ne suis pas obligé de me le figurer comme constitué par une série de mouvements innombrables, infiniment rapides, mais interrompus et coupés par autant de moments d’arrêt infiniment courts ; loin de là, je n’ignore pas qu’une pierre lancée par la main, tout en volant plus lentement que la balle sortie du fusil, ne subit aucun arrêt dans sa marche. De même il m’est aussi peu nécessaire de me représenter la masse d’un corps comme formée d’atomes et d’intervalles d’atomes, c’est-à-dire de plein absolu et de vide absolu : il n’y a au contraire aucune peine à concevoir ces deux phénomènes comme deux continua ininterrompus, qui remplissent uniformément, l’un le temps, et l’autre l’espace. Mais de même qu’un mouvement peut avoir cependant une vitesse supérieure à un autre, c’est-à-dire parcourir plus d’espace en un temps égal ; de même aussi un corps peut être spécifiquement plus lourd que l’autre, c’est-à-dire contenir plus de matière dans le même espace : dans les deux cas la différence repose alors sur l’intensité de la force agissante, puisque Kant, à l’exemple de Priestley, a très justement décomposé la matière en forces. — Mais alors même que, sans accorder aucune valeur à l’analogie ici établie, on voudrait s’en tenir à l’idée que la diversité des poids spécifiques a sa seule raison dans la porosité, nous ne serions toujours pas amenés à l’hypothèse des atomes, mais seulement à celle d’une matière absolument pleine et inégalement répartie dans les différents corps ; par suite, cette matière, là où il n’y aurait plus de pores pour la traverser, cesserait sans doute de prêter à une compression ultérieure, mais ne laisserait pas de demeurer divisible à l’infini comme l’espace qu’elle remplit : car l’absence de pores ne supprime pas la possibilité d’une force capable de rompre la continuité de ses parties étendues. Dire, en effet, que toute division n’est possible que par élargissement d’intervalles déjà existants, c’est émettre une assertion tout arbitraire.

L’hypothèse atomistique repose précisément sur les deux phénomènes en question, savoir, sur la diversité des poids spécifiques des corps et sur celle de leur compressibilité, faits que cette hypothèse explique tous deux avec une égale facilité. Mais alors les deux phénomènes devraient toujours exister dans la même proportion, et tel n’est pas du tout le cas. L’eau par exemple, de poids spécifique bien inférieur à celui de tous les métaux proprement dits, devrait ainsi renfermer moins d’atomes, des atomes séparés par des interstices plus considérables, et par suite être très compressible ; loin de là, elle ne l’est presque pas.

Pour défendre la théorie des atomes il faudrait partir de la porosité et dire à peu près : tous les corps ont des pores, toutes les parties d’un corps en ont donc aussi ; et si l’on continuait ainsi à l’infini, il finirait par ne plus rien rester d’un corps que des pores. — La réponse serait que l’élément restant devrait, il est vrai, être supposé dépourvu de pores et par conséquent absolument dense, mais non pas encore conçu pour cela comme formé de particules absolument indivisibles, d’atomes ; absolument incompressible, il ne serait pas absolument indivisible. Sinon, il faudrait soutenir que la division d’un corps n’est possible que par pénétration dans les pores, ce qui n’est nullement démontré. Le prétend-on cependant, on a sans doute en ce cas des atomes, c’est-à-dire des corps absolument indivisibles, des corps dont les parties étendues ont une si puissante cohésion qu’aucune force possible ne peut les séparer ; mais de tels corps peuvent se supposer aussi bien grands que petits, et un atome pourra être aussi grand qu’un bœuf, pourvu qu’il résiste à toute attaque possible.

Imaginez deux corps de nature très différente, et qu’on aurait dépouillés de tous leurs pores par compression, comme au moyen de marteaux, ou par pulvérisation : leurs poids spécifiques seraient-ils devenus égaux ? Ce serait là le critérium de la dynamique.


CHAPITRE XXIV
DE LA MATIÈRE


J’ai déjà traité de la matière dans les Compléments au premier livre, au quatrième chapitre, en considérant la partie de la connaissance qui nous est donnée a priori. Mais là nous n’avons pu l’envisager exclusivement qu’à un seul point de vue : nous n’en considérions en effet que le rapport avec les formes de notre intellect et non avec la chose en soi, c’est-à-dire que nous ne l’examinions que par le côté subjectif, en tant qu’elle est notre représentation, et non par le côté objectif, c’est-à-dire selon ce qu’elle peut être en soi. Sous ce premier rapport, notre conclusion a été qu’elle est l’activité en général, conçue objectivement, mais sans détermination spéciale ; aussi, sur le tableau que nous y avons joint de nos connaissances a priori, occupe-t-elle la place de la causalité. Car ce qui est matériel, c’est ce qui agit (das Wirkliche, le réel), en général et abstraction faite du mode spécifique de son action. Il s’ensuit aussi que la matière, en tant que telle, n’est pas objet d’intuition, mais seulement de pensée ; c’est donc une pure abstraction : dans l’intuition, au contraire, elle n’apparaît que liée à la forme et à la qualité, comme corps, c’est-à-dire comme un mode déterminé d’activité. C’est seulement par abstraction de cette détermination plus précise que nous pensons la matière en tant que telle, c’est-à-dire séparée de la forme et de la qualité : nous concevons donc sous cette matière le fait absolu et général d’agir, c’est-à-dire l’activité in abstracto. L’action plus spécialement déterminée n’est plus alors à nos yeux que l’accident de la matière ; mais c’est pour elle le seul moyen de devenir perceptible, c’est-à-dire de se présenter à nous comme corps et objet d’expérience. La pure matière, au contraire, qui seule, ainsi que je l’ai montré dans la critique de la philosophie kantienne, constitue le contenu réel et légitime de la notion de substance, c’est la causalité même, conçue objectivement, c’est-à-dire comme située dans l’espace et propre à le remplir. Toute l’essence de la matière consiste donc dans l’action : c’est par l’action seule qu’elle remplit l’espace et persiste dans le temps ; elle est de part en part pure causalité. Où il y a action, il y a matière, et la matière, c’est en général ce qui agit. — Or la causalité elle-même est la forme de notre entendement : car, aussi bien que l’espace et le temps, elle nous est donnée a priori. Ainsi jusqu’ici la matière, en cette qualité, appartient aussi à la partie formelle de notre connaissance ; elle est la forme intellectuelle de la causalité même, forme liée à celles d’espace et de temps, objectivée par suite et conçue comme emplissant l’espace. (Le détail de cette théorie se trouve dans ma dissertation sur le Principe de Raison, 3e édition, page 82.) Mais en ce sens la matière n’est pas non plus, à vrai dire, l’objet, mais la condition de l’expérience, comme l’entendement pur lui-même, dont elle est dans cette mesure la fonction. Aussi la matière pure ne donne-t-elle lieu qu’à un concept, et non à une intuition : elle rentre dans toute expérience externe, elle en est un élément nécessaire, sans pouvoir être donnée par aucune expérience ; elle ne peut être que pensée, et cela comme absolument inerte, inactive, dénuée de formes et de qualités, tout en étant le support de toutes formes, de toutes qualités et de toute action. En conséquence, pour tous les phénomènes passagers, pour toutes les manifestations des forces naturelles et pour tous les êtres vivants, la matière est le substratum fixe et nécessairement créé par les formes de notre intellect, dans lesquelles s’exprime le monde comme représentation. À ce titre, et comme issue des formes de l’intellect, elle témoigne vis-à-vis de ces phénomènes eux-mêmes d’une indifférence absolue, c’est-à-dire qu’elle est aussi prête à être le support de telle force naturelle que de telle autre, une fois les conditions nécessaires amenées par l’enchaînement causal. Mais en elle-même, et justement parce que son existence n’est que formelle, c’est-à-dire fondée dans l’intellect, elle doit être conçue au milieu de tout ce changement comme douée d’une persistance absolue, c’est-à-dire comme n’ayant ni commencement ni fin dans le temps. Là-dessus repose cette idée à laquelle nous ne pouvons pas renoncer, que de tout peut sortir tout, que du plomb par exemple peut naître l’or ; car il suffirait à cette fin de découvrir et de provoquer les états intermédiaires, que la matière indifférente en soi aurait à parcourir dans cette voie. Rien ne nous montre en effet a priori pourquoi la même matière, aujourd’hui support de la qualité plomb, ne pourrait pas devenir un jour support de la qualité or. — La différence de la matière, pur objet a priori de la pensée, et des intuitions a priori proprement dites, c’est que nous pouvons faire abstraction complète de la matière. Il n’en est pas de même au contraire de l’espace et du temps ; mais cela ne signifie pas autre chose, si ce n’est que nous pouvons nous représenter l’espace et le temps même sans la matière. En effet, la matière une fois transportée dans le temps et dans l’espace et conçue comme donnée, notre pensée ne peut plus l’exclure, c’est-à-dire se la représenter comme disparue et anéantie, mais toujours et seulement comme déplacée : à ce titre, elle est aussi inséparablement liée à notre faculté de connaissance que l’espace et le temps eux-mêmes. Cependant cette différence, à savoir qu’elle doit y avoir été placée tout d’abord à volonté et conçue comme existante, annonce déjà qu’elle n’appartient pas à la partie formelle de notre connaissance aussi complètement que le temps et l’espace et sous tous les rapports, mais qu’elle contient de plus d’un élément donné seulement a posteriori. Elle est en fait le point d’attache de la partie empirique de notre connaissance à la partie pure et a priori, et elle est en conséquence la vraie pierre angulaire du monde de l’expérience.

C’est avant tout là où cesse toute affirmation a priori, dans la partie entièrement empirique de notre connaissance des corps, c’est-à-dire dans leur forme, leur qualité et leur mode d’action déterminé, que se révèle cette volonté, admise et établie déjà par nous comme l’essence en soi des choses. Mais ces formes et ces qualités n’apparaissent jamais qu’à titre de propriétés et de manifestations de cette même matière, dont l’existence et l’essence repose sur les formes subjectives de notre intellect : elles ne deviennent visibles qu’en elle, et ainsi par elle. Car tout ce qui se manifeste à nous n’est jamais qu’une matière animée d’un mode d’action spécialement déterminé. Des propriétés intimes et inexplicables de cette matière procèdent tous les modes d’action déterminés de corps une fois donnés ; et pourtant on ne perçoit jamais la matière elle-même, mais seulement ces actions et les qualités spéciales sur lesquelles elles reposent ; quant à la matière, c’est le reste que la pensée vient nécessairement ajouter après avoir fait abstraction de ces qualités, car elle n’est, d’après l’explication donnée plus haut, que la causalité même objectivée. — La matière est en conséquence pour la volonté, essence intime des choses, le moyen de parvenir à la perception, de devenir intuitive et visible. En ce sens la matière est la simple apparence visible de la volonté, ou le lien du monde comme volonté et du monde comme représentation. Elle appartient au premier, en tant qu’elle est le produit des fonctions de l’intellect, et au second, en tant que la force manifestée dans tous les êtres matériels, c’est-à-dire dans tous les phénomènes, est la volonté. Aussi tout objet est-il volonté, à titre de chose en soi, et matière, à titre de phénomène. Si nous pouvions dépouiller une matière donnée de toutes les propriétés qui lui reviennent a priori, c’est-à-dire de toutes les formes de notre intuition et de notre appréhension, nous aurions pour reste la chose en soi, c’est-à-dire ce qui, sous le couvert de ces formes, se présente comme l’élément empirique pur de la matière ; cette matière elle-même alors n’apparaîtrait plus douée d’étendue et d’activité : ce ne serait plus la matière, mais la volonté que nous aurions sous les yeux. C’est cette chose en soi ou volonté, qui, passée à l’état de phénomène, c’est-à-dire entrée dans les formes de notre intellect, prend l’aspect de la matière, ce soutien invisible lui-même, mais nécessairement supposé des qualités qui lui doivent à lui seul d’être visibles ; en ce sens donc la matière est l’apparence visible de la volonté. Plotin et Giordano Bruno avaient ainsi raison à notre sens aussi bien qu’au leur, quand ils énonçaient, comme je l’ai déjà rappelé au chapitre IV, cette proposition paradoxale, que la matière en soi est inétendue, et par suite incorporelle. Car c’est l’espace, forme de notre intuition, qui prête l’étendue à la matière, et la corporalité consiste dans l’action, qui repose sur la causalité, forme de notre entendement. Par contre toute propriété déterminée, toute la partie empirique de la matière, à commencer même par la pesanteur, repose sur ce que la matière seule rend visible, sur la chose en soi, la volonté. La pesanteur cependant est l’échelon inférieur de l’objectivation de la volonté : elle apparaît donc dans toute matière sans exception et est ainsi inséparable de la matière en général. Mais, déjà en sa qualité de manifestation de la volonté, elle appartient à la connaissance a posteriori, et non a priori. Aussi pouvons-nous peut-être encore nous figurer une matière sans pesanteur, mais non une matière sans étendue, sans force de répulsion et sans persistance : car elle serait alors dénuée d’impénétrabilité, donc de volume, donc enfin d’activité ; mais c’est précisément dans l’action, c’est-à-dire dans la causalité en général, que consiste l’essence de la matière en tant que matière ; et la causalité, fondée sur la forme a priori de notre entendement, ne peut être éliminée de la pensée.

En conséquence, la matière est la volonté même, non plus en soi, mais en tant que perçue par intuition, c’est-à-dire en tant que revêtue de la forme de la représentation objective : ce qui objectivement est matière est donc subjectivement volonté. À cela répond ce que nous avons montré plus haut : notre corps n’est que l’apparence visible, l’objectivation de notre volonté, et de même tout corps est l’objectivation de la volonté à quelqu’un de ses degrés. La volonté s’offre-t-elle à la connaissance objective, elle rentre aussitôt dans les formes intuitives de l’intellect, temps, espace et causalité, et ces formes tout aussitôt font d’elle un objet matériel. Nous pouvons nous représenter la forme sans la matière, mais non l’inverse, parce que la matière, dépouillée de la forme, serait la volonté même, et que celle-ci ne s’objective qu’en se pliant au mode d’intuition de notre intellect, c’est-à-dire en se revêtant de la forme. Substance de la forme pure, l’espace est la forme d’intuition de la matière, tandis que la matière ne peut apparaître qu’avec la forme.

Quand la volonté s’objective, c’est-à-dire passe à l’état de représentation, la matière est le substratum universel de cette objectivation, ou mieux encore l’objectivation même prise in abstracto, c’est-à-dire abstraction faite de toute forme. La matière est donc l’apparence visible de la volonté en général, tandis que le caractère des phénomènes déterminés de cette volonté trouve son expression dans la qualité et dans la forme. Par suite, ce qui dans le phénomène, c’est-à-dire pour la représentation, est matière, est en soi-même volonté ; tout ce qui vaut pour la volonté en soi, vaut aussi pour la matière sous les conditions de l’intuition et de l’expérience, et elle reflète dans une image temporelle tous les rapports et toutes les propriétés du vouloir. Elle est donc la substance du monde visible, comme la volonté l’est de la nature en soi de toutes choses. Les formes sont innombrables, la matière est une, de même que la volonté est une dans toutes ses objectivations. De même que la dernière ne s’objective jamais comme générale, c’est-à-dire comme volonté absolue, mais toujours comme particulière, c’est-à-dire sous des déterminations spéciales et un caractère donné ; de même la matière n’apparaît jamais comme telle, mais toujours jointe à quelque forme et qualité. Dans le phénomène, ou dans l’objectivation de la volonté, elle représente la totalité de cette volonté même toujours une en toutes choses, comme elle est une elle-même dans tous les corps. La volonté est l’essence intime de tous les êtres qui se montrent à nous ; la matière est la substance qui demeure après suppression de tous les accidents. La volonté est l’élément absolument indestructible de tout ce qui existe ; la matière est l’élément impérissable dans le temps, et immuable à travers toutes les transformations. — Si en soi, c’est-à-dire séparée de la forme, la matière ne peut être perçue par intuition ni représentée, c’est qu’en soi-même et à titre de substance pure des corps, elle est proprement la volonté même ; et cette volonté à son tour peut être saisie objectivement par la perception ou l’intuition, non pas en elle-même, mais seulement sous toutes les conditions de la représentation, c’est-à-dire seulement comme phénomène. Sous ces conditions elle apparaît aussitôt comme corps, c’est-à-dire comme matière revêtue de forme et de qualité. Or la forme a pour condition l’espace, et la qualité ou activité, la causalité ; toutes deux reposent ainsi sur les fonctions de l’intellect. Sans elles la matière ne serait plus que la chose en soi, c’est-à-dire la volonté même. C’est la seule raison qui ait pu conduire, comme je l’ai dit, Plotin et Jordano Bruno, par une voie tout objective, à affirmer que la matière en soi et pour soi était sans dimension, par suite sans volume, par suite enfin sans corporalité.

Si la matière est l’apparence visible de la volonté, et si toute force à son tour est en soi volonté, aucune force ne peut se produire sans substratum matériel, et inversement aucun corps ne peut être sans forces qui lui soient inhérentes et constituent justement sa qualité. C’est ce qui fait du corps le composé de matière et de forme, qu’on appelle substance (Stoff). Force et substance sont inséparables, parce qu’elles ne sont au fond qu’une seule et même chose : en effet, et Kant l’a montré, la matière elle-même ne nous est donnée que comme alliance de deux forces, la force d’expansion et la force d’attraction. Entre la force et la substance il y a donc, non pas opposition, mais bien plutôt identité absolue.

Conduits à ce point de vue par la marche de nos considérations et parvenus à cette idée métaphysique de la matière, nous n’aurons aucune répugnance à reconnaître que l’origine temporelle des formes, des figures ou espèces ne peut être légitimement cherchée nulle part ailleurs que dans la matière. C’est de là qu’elles doivent être sorties un jour, puisque la matière n’est que la volonté devenue visible et que la volonté constitue l’essence intime de tous les phénomènes. En même temps que la volonté passe à l’état de phénomène, c’est-à-dire se présente objectivement à l’intellect, la matière, en sa qualité d’apparence visible de cette volonté, se revêt de la forme par le moyen des fonctions de l’intellect. De là le mot des scolastiques : materia appetit formam. Telle a été l’origine de toutes les formes vivantes, il n’en faut pas douter, et on ne peut un seul instant se la figurer autre. Aujourd’hui que les voies sont ouvertes à la perpétuation des formes, assurées et maintenues par la nature, avec un soin et un zèle sans bornes, y a-t-il encore place pour la generatio œquivoca ? C’est ce que l’expérience peut seule décider ; d’autant plus qu’en se reportant aux voies de la propagation régulière, on pourrait faire valoir pour la combattre l’argument natura nihil facit frustra. Pour moi cependant, et en dépit des objections les plus récentes, je tiens pour très vraisemblable, à des degrés très inférieurs, la generatio œquivoca, surtout chez les entozoaires et les épizoaires, êtres qui naissent à la suite de cachexies spéciales des organismes animaux : puisqu’en effet les conditions de leur existence ne se présentent que par exception, leur espèce, dans l’impossibilité de se propager par voie régulière, doit mettre à profit toutes les occasions de se reproduire à nouveau. Aussi certaines maladies chroniques ou cachexies provoquent-elles la réalisation des conditions d’existence des épizoaires, aussitôt on voit naître, de lui-même et sans œuf, le pediculus capitis ou pubis ou corporis, selon les cas. Et cela quelque compliquée que soit la structure de ces insectes : car la décomposition d’un corps animal vivant fournit matière à des productions plus hautes que celle du foin dans l’eau, d’où ne sortent que des infusoires. Ou bien préfère-t-on croire que les œufs des épizoaires aussi ne cessent de flotter dans l’attente au milieu de l’air ? — Horrible pensée ! Qu’on se rappelle bien plutôt la phthiriasis qui apparait encore même aujourd’hui. — Un cas analogue se produit, quand, par suite de circonstances particulières, se trouvent réalisées les conditions d’existence d’une espèce jusque-là étrangère au lieu en question. Ainsi au Brésil, après l’incendie d’une forêt vierge, Auguste Saint-Hilaire vit naître de la cendre à peine refroidie une foule de plantes dont on ne pouvait trouver les pareilles dans tout le pays ; et tout récemment encore l’amiral Du Petit-Thouars rapportait à l’Académie des sciences que les îles de corail de la Polynésie, en voie de nouvelle formation, se revêtaient d’une couche de terrain qui, tantôt à sec, tantôt sous les eaux, et sans retard envahie par la végétation, produit des arbres d’espèce exclusivement propre à ces îles. (Comptes rendus, 17 janvier 1859, p. 147.) — Partout où il se produit de la pourriture apparaissent de la moisissure, des champignons, et, dans les liquides, des infusoires. L’opinion aujourd’hui à la mode que des spores et des œufs, destinés à produire les espèces innombrables de tous ces genres, flottent partout dans l’air et y attendent durant de longues années une occasion favorable pour se développer, cette opinion est plus paradoxale que celle de la generatio œquivoca. La putréfaction est la dissolution d’un corps organique, tout d’abord en ses éléments chimiques les plus prochains ; or, comme ceux-ci sont plus ou moins les mêmes dans tous les êtres vivants, la volonté de vivre, partout présente, peut s’en emparer à ce moment, pour en composer, selon les circonstances, de nouveaux êtres qui, revêtant une forme convenable, c’est-à-dire objectivant leur vouloir passager, naissent de la concrétion de ces éléments, comme le poulet de celles des liquides de l’œuf. Là où rien de tel ne se produit, les matières en putréfaction se résolvent en leurs éléments plus éloignés, qui sont les principes chimiques premiers, et rentrent ainsi dans la grande circulation de la nature. La campagne menée depuis dix ou quinze ans contre la generatio œquivoca, avec les cris de victoire prématurés qui l’ont accompagnée, n’était que le prélude de la guerre entreprise contre la force vitale et s’en rapprochait. Mais ne nous laissons pas au moins abuser par des arrêts tranchants, par des assurances données avec front, comme si les choses étaient décidées, convenues, et universellement admises. Toute la théorie mécanique et atomistique de la nature marche bien plutôt au contraire à sa ruine, et ses défenseurs ont à apprendre que derrière la nature il se cache quelque chose de plus que le choc direct et le choc en retour. Tout récemment encore (1859), Pouchet a démontré victorieusement et à fond, devant l’Académie française, et au grand dépit des autres membres, à la fois la réalité de la generatio œquivoca et l’inanité de cette hypothèse extravagante que partout et toujours il flotte dans l’air des millions de germes de tous les champignons possibles, des millions d’œufs de tous les infusoires possibles, jusqu’à ce que l’un ou l’autre vienne à rencontrer une fois par hasard le milieu convenable à son développement.

Notre étonnement à la pensée que l’origine des formes est dans la matière ressemble à celui du sauvage qui aperçoit pour la première fois un miroir et s’étonne de le voir refléter sa propre image. Notre être propre est en effet la volonté, et la matière, apparence visible de cette volonté, ne se montre cependant jamais que recouverte de l’enveloppe visible, c’est-à-dire revêtue de la qualité et de la forme ; aussi, sans jamais la percevoir immédiatement, se borne-t-on à la surajouter par la pensée, comme l’élément identique, la substance propre de toutes choses, au milieu de toutes les différences de qualité et de forme. Elle est donc un principe d’explication plutôt métaphysique que purement physique des choses, et en faire dériver tous les êtres revient en réalité à leur assigner pour origine un mystère : c’est ce que reconnaîtra quiconque ne confond pas attaquer et comprendre. En vérité, ce n’est nullement l’explication dernière et entière des choses, mais bien l’origine temporelle tant des êtres organisés que des formes inorganiques qu’il faut chercher dans la matière. — Cependant, semble-t-il, il n’est guère moins difficile à la nature d’effectuer la création première des formes organiques, la production des espèces mêmes, qu’à nous de la comprendre : c’est ce qu’indiquent les précautions toujours excessives prises par elle pour assurer le maintien des espèces une fois créées. Et pourtant, sur la surface actuelle de cette planète, le vouloir-vivre a parcouru trois fois la gamme de son objectivation, en trois séries indépendantes l’une de l’autre et avec des modulations différentes, mais aussi avec des degrés différents de perfection. En effet, nul ne l’ignore, de ces trois régions : l’ancien continent, l’Amérique et l’Australie, chacune a sa série animale particulière, indépendante, et complètement distincte de celle des deux autres. Les espèces sont généralement autres sur chacun de ces grands continents ; mais, comme ils appartiennent tous trois à une même planète, elles présentent cependant une analogie et un parallélisme constants : il en résulte que les genres (genera) sont pour la plupart les mêmes. En Australie, cette analogie ne se peut poursuivre que très incomplètement, car la faune du pays est très pauvre en mammifères et ne comprend ni carnassiers ni singes ; entre l’ancien continent et l’Amérique elle est au contraire manifeste et telle que l’Amérique nous présente toujours l’analogue inférieur en fait de mammifères et en revanche l’analogue supérieur en fait d’oiseaux et de reptiles. Ainsi, elle a sans doute l’avantage de posséder le condor, les aras, les colibris et les plus grands batraciens et ophidiens ; mais par exemple elle n’a, au lieu de l’éléphant, que le tapir, au lieu du lion que le couguar, au lieu du tigre que le jaguar, au lieu du chameau, que le lama, et au lieu des singes proprement dits, que de simples guenons. Ce dernier manque nous permet déjà de conclure qu’en Amérique la nature n’a pu parvenir jusqu’à l’homme, puisque, même du degré inférieur le plus proche, du chimpanzé et de l’orang-outang ou pongo, le pas était encore immense jusqu’à l’homme. Aussi voyons-nous les trois races humaines que des raisons linguistiques et physiologiques nous assurent être également primitives, les races caucasienne, mongole et éthiopienne, n’avoir leur patrie originelle que dans l’ancien continent ; l’Amérique, au contraire, est peuplée par une race mongole qui a subi un mélange ou des modifications climatériques et qui doit y être passée d’Asie. Sur la surface terrestre, dans l’état immédiatement antérieur à celui d’aujourd’hui, la nature s’était élevée çà et là jusqu’au singe, mais non pas jusqu’à l’homme.

Nos considérations nous ont fait reconnaître dans la matière la forme visible immédiate de la volonté présente en toutes choses, et si nous l’examinons par le côté purement physique, en suivant le fil du temps et de la causalité, elle nous apparaît encore comme l’origine des choses ; de ce point de vue nous sommes amenés sans peine à nous demander si, même en philosophie, on ne pourrait pas prendre aussi bien un point de départ objectif que subjectif et poser par suite comme vérité fondamentale ce principe : « Il n’existe absolument rien hors la matière et les forces qui lui sont inhérentes ». Mais empressons-nous de rappeler à propos de ces « forces inhérentes » qu’on met si volontiers en avant, que les supposer c’est ramener toute explication à un miracle entièrement incompréhensible, pour se condamner ensuite à s’arrêter devant ce mystère ou à en partir : car c’est un vrai miracle que chacune de ces forces naturelles, déterminées et insondables, fondement des actions variées d’un corps inorganique, tout autant que cette force vitale présente dans tout organisme. Je l’ai expliqué et exposé avec détail au chapitre xvii, jamais la physique ne pourra détrôner la métaphysique, justement parce qu’elle laisse sans démonstration aucune l’hypothèse signalée ci-dessus et bien d’autres encore : aussi lui faut-il renoncer dès le début à la prétention de fournir une interprétation dernière des choses. Je dois rappeler de plus qu’à la fin du premier chapitre j’ai établi l’insuffisance du matérialisme : il est, comme je le disais, la philosophie du sujet qui oublie de se compter lui-même dans ses calculs. Mais tout cet ensemble de vérités repose sur la nature de l’objectif : tout ce qui est objectif et extérieur n’est jamais qu’un objet de perception et de connaissance ; c’est donc toujours et seulement un élément médiat et secondaire, qui ne peut jamais par suite devenir le principe d’explication dernière des choses ni le point de départ de la philosophie. Celle-ci en effet demande nécessairement pour point de départ un principe absolument immédiat ; or on ne trouve évidemment quelque chose de tel que dans les données de la conscience, dans la partie intime et subjective de notre être. Aussi est-ce un mérite éminent de Descartes d’avoir le premier donné la conscience propre pour point de départ à la philosophie. Après lui les vrais philosophes, Locke, Berkeley et Kant entre autres, ont, chacun à leur manière, marché plus loin dans la même voie, et leurs recherches m’ont conduit à remarquer dans la conscience intime deux données (data) très différentes de la connaissance immédiate, au lieu d’une seule ; l’emploi combiné de ces deux facteurs, la représentation et la volonté, permet de pousser plus loin encore en philosophie, de même qu’en algèbre la connaissance de deux grandeurs données au lieu d’une seule fournit le moyen de poursuivre plus loin l’étude d’une question.

D’après ce qui précède, l’erreur inévitable du matérialisme consiste d’abord à partir d’une pétition de principe, ou même, à regarder les choses de plus près, d’un πρωτον ψευδος. Il commence en effet par poser que la matière est une chose donnée absolument et sans conditions, c’est-à-dire indépendante, dans son existence, de la connaissance du sujet, c’est-à-dire, enfin, proprement une chose en soi. Il attribue à la matière (et en même temps à ses déterminations préalables, le temps et l’espace), une existence absolue, c’est-à-dire indépendante du sujet qui perçoit : c’est là son erreur fondamentale. Il doit, en outre, pour procéder loyalement, voir dans les qualités inhérentes à la matière une fois donnée, c’est-à-dire aux substances, dans les forces naturelles qui s’y manifestent, et aussi enfin dans la force vitale, d’impénétrables qualitates occultæ ; il doit les laisser inexpliquées et se borner à les prendre pour point de départ, à l’exemple de la physique et de la physiologie, qui ne prétendent nullement fournir l’interprétation dernière des choses. Mais, pour se dérober à cette nécessité, le matérialisme, tel du moins qu’il s’est montré jusqu’ici, a recours à la déloyauté : il nie toutes les forces primitives, en feignant, en apparence, de les ramener toutes, y compris même à la fin la force vitale, à l’activité purement mécanique de la matière, c’est-à-dire aux phénomènes d’impénétrabilité, de forme, de cohésion, d’impulsion, d’inertie, de pesanteur, etc., propriétés, à vrai dire, les moins inexplicables de toutes, puisqu’elles reposent en partie sur ce qui est certain a priori, c’est-à-dire sur les formes de notre intellect propre, principe de toute intelligibilité. Mais le matérialisme ne connaît rien de l’intellect, en tant que condition de tout objet et par suite de l’ensemble des phénomènes. Son dessein est de ramener tout le qualitatif au simple quantitatif en attribuant la qualité à la pure forme, par opposition à la matière proprement dite : à la matière il ne laisse des véritables qualités empiriques que la pesanteur, parce qu’en soi la pesanteur est déjà quelque chose de quantitatif, la seule mesure même de la quantité de la matière. Cette voie le conduit fatalement à la fiction des atomes, matériaux sur lesquels il s’imagine édifier les manifestations si mystérieuses de toutes les forces primitives. Mais en cela il n’a plus affaire, à la vérité, avec la matière empiriquement donnée ; sa matière ne se rencontre pas in rerum natura, elle est bien plutôt une simple abstraction de cette matière réelle, une matière sans aucune autre propriété que ces propriétés mécaniques qu’à l’exception de la pesanteur nous pouvons à peu près construire a priori, parce qu’elles reposent sur les formes d’espace, de temps et de causalité, c’est-à-dire sur notre intellect, c’est à ces fondements misérables que le matérialisme se voit réduit à recourir pour élever ses édifices en l’air.

Il devient ainsi inévitablement de l’atomisme : ce qui lui était déjà arrivé dans son enfance, au temps de Leucippe et Démocrite se renouvelle pour lui maintenant que l’âge l’a fait retomber en enfance, en France par ignorance, et en Allemagne par oubli de la philosophie kantienne. Et cette seconde fois il pousse la confusion plus loin encore que la première : ce ne sont plus seulement les corps solides qui doivent être formés d’atomes, ce sont encore les liquides, l’eau ; c’est l’air, le gaz. La lumière même enfin doit être l’ondulation d’un éther entièrement hypothétique, admis sans preuve aucune, et composé d’atomes, dont les vitesses différentes produisent les couleurs, — hypothèse fondée, comme la ci-devant théorie newtonienne des sept couleurs, sur une analogie arbitrairement supposée avec la musique et soutenue violemment par la suite contre toute évidence. Il faut être vraiment d’une crédulité inouïe pour se laisser persuader que les innombrables et différents trémolos d’éther, issus de l’infinie diversité des surfaces colorées, en ce monde aux mille nuances, ne cessent de se couper l’un l’autre dans toutes les directions, de s’entrecroiser en tous sens, et que, loin de se gêner les uns les autres, ils engendrent au contraire à travers tout ce tumulte et ce chaos l’aspect profondément calme de la lumière naturelle et artificielle. Credat Judœus Apella !. N’en doutons pas, la nature de la lumière est pour nous un mystère : mais mieux vaut en convenir que d’aller par de mauvaises théories barrer le chemin à la connaissance future. La lumière est tout autre chose qu’un simple mouvement mécanique, ondulation, vibration ou tremblement ; elle est de nature matérielle. Ses actions chimiques en sont une première preuve. Il n’y a pas longtemps, Chevreul présentait à ce sujet à l’Académie des sciences une belle série d’expériences, où il avait fait agir la lumière du soleil sur des substances de diverse couleur ; le plus curieux était qu’un rouleau de papier blanc, exposé au soleil, produit encore les mêmes effets après six mois, quand il a été conservé durant ce temps dans un étui de métal solidement fermé : est-ce que le trémolo aurait fait une pause de six mois pour reprendre alors a tempo ? (Comptes rendus du 20 décembre 1838.) — Toute cette hypothèse des trémolos d’atomes éthérés n’est pas seulement une chimère, mais encore elle ne le cède pas en maladresse et en grossièreté aux pires idées de Démocrite ; bien plus, elle est assez impudente pour se donner aujourd’hui comme chose convenue ; et il a pu en résulter que des milliers de sots écrivassiers en tous genres, dénués de toute connaissance en cette matière, s’en fassent l’écho complaisant et fidèle, et y croient comme à un évangile. — Mais la doctrine atomistique en général va plus loin encore, et l’on peut bientôt dire : Spartam quam nactus es, orna ! On attribue à tous ces atomes des mouvements incessants et divers de rotation, de vibration, etc., selon la fonction de chacun ; de même tout atome possède son atmosphère d’éther, ou quelque qualité différente, et autres rêvasseries du même genre. — Les fantaisies de la philosophie naturelle de Schelling et de ses partisans étaient encore pour la plupart spirituelles, élevées dans leur hardiesse, ou du moins ingénieuses ; celles-ci au contraire sont lourdes, plates, gauches et maladroites ; elles sont le produit de cerveaux incapables de concevoir, d’abord, une réalité autre qu’une matière sans qualités inventée par eux, véritable objet absolu, c’est-à-dire objet sans sujet, et, en second lieu, une activité différente du mouvement et du choc : voilà les deux seuls principes qu’ils comprennent, et auxquels a priori ils prétendent tout ramener, car voilà leur chose en soi. À cet effet, ils réduisent la force vitale à des forces chimiques, dénommées par eux insidieusement et sans preuves forces moléculaires, et tous les processus de la nature inorganique au mécanisme, c’est-à-dire au choc direct et au choc en retour. Et ainsi le monde tout entier, avec tout ce qu’il renferme, finirait par n’être plus qu’un appareil mécanique, semblable à ces jouets qui, mus par un levier, des roues et du sable, représentent une mine ou quelque exploitation agricole. — L’origine du mal est dans l’abus du travail manuel de l’expérimentation qui a fait perdre l’habitude du travail intellectuel de la pensée. Le creuset et les piles de Volta doivent remplir les fonctions du cerveau : de là aussi cette aversion profonde pour toute espèce de philosophie.

Pour donner un autre tour à la question, on pourrait dire que si le matérialisme, sous les formes qu’il a revêtues jusqu’ici, a échoué, c’est pour n’avoir pas suffisamment connu cette matière, dont il voulait construire le monde, et y avoir substitué un enfant supposé, dénué de toute qualité ; si, au contraire, il avait pris la matière réelle et donnée dans l’expérience (c’est-à-dire la substance, ou bien plutôt les substances), pourvue, comme elle l’est, de toutes les qualités physiques, chimiques, électriques et de celles aussi qui en font sortir spontanément la vie ; s’il s’était ainsi adressé à la vraie mater rerum, du sombre sein de laquelle se déroulent tous les phénomènes et toutes les formes, pour y rentrer un jour, le matérialisme, sur cette matière complètement comprise et connue à fond, aurait pu se bâtir un monde dont il n’aurait pas à rougir. Fort bien ; mais alors l’artifice n’aurait consisté qu’à transporter les quœsita dans les data, à prendre pour donnée et pour point de départ des déductions, en apparence la pure matière, mais en réalité toutes les forces mystérieuses de la nature qui sont inhérentes à la matière ou plus justement lui doivent de devenir visibles : c’est à peu près comme lorsque sous le nom de plat on entend les mets qu’il porte. Car la matière n’est en réalité pour notre connaissance que le véhicule des qualités et des forces naturelles qui en apparaissent comme les accidents ; et c’est justement pour avoir ramené ceux-ci à la volonté, que j’appelle la matière la simple apparence visible de la volonté. Mais, dépouillée de toutes ces qualités, la matière demeure ce je ne sais quoi sans propriété, ce caput mortuum de la nature dont on ne peut honnêtement rien faire. Lui laisse-t-on, au contraire, par le procédé susdit, toutes ses qualités, on commet alors, sans s’en douter une pétition de principe, en se faisant accorder par avance les quœsita comme data. Mais ce qui naît alors, ce n’est plus un matérialisme proprement dit, c’est un pur naturalisme, c’est-à-dire une physique absolue qui, je l’ai montré dans le chapitre xvii déjà mentionné, ne peut jamais prendre ni tenir la place de la métaphysique parce qu’elle ne commence qu’après avoir admis toutes ces hypothèses et n’entreprend ainsi même pas de pénétrer le fond des choses. Le pur naturalisme a donc pour base essentielle et unique des qualités occultes, et jamais il n’est donné d’aller plus loin si l’on n’appelle pas à son aide, comme je l’ai fait, la source subjective de la connaissance ; on est alors conduit, à la vérité, à prendre le long et pénible détour de la métaphysique, puisque cette recherche suppose l’analyse complète de la conscience propre ainsi que de l’intellect et de la volonté qui y sont donnés. — Et cependant ce point de départ objectif, fondé sur l’intuition externe si claire et si intelligible, est si naturel à l’homme et se présente si facilement de lui-même que dans ses spéculations la raison humaine a dû commencer par le naturalisme pour passer ensuite au matérialisme, vu le peu de profondeur et l’insuffisance de la première doctrine ; aussi trouvons-nous au début de l’histoire de la philosophie le naturalisme, chez les philosophes ioniens, et nous voyons le matérialisme paraître à sa suite dans les théories de Leucippe et de Démocrite, et plus tard se reproduire encore de temps en temps.


CHAPITRE XXV
CONSIDÉRATIONS TRANSCENDANTES SUR LA VOLONTÉ COMME CHOSE EN SOI


Le simple examen empirique de la nature suffit à reconnaître, de la manifestation la plus rudimentaire et la plus nécessaire de toute force naturelle générale, jusqu’à la vie et à la conscience de l’homme, une transition constante, par degrés insensibles, aux limites toutes relatives et presque toujours flottantes. En poursuivant cette idée, par une réflexion plus pénétrante et plus profonde, on ne tarde pas à se convaincre que l’essence intime de tous les phénomènes, ce qui se manifeste et apparaît en chacun d’eux, est un élément toujours un et identique, qui se détache avec une netteté de plus en plus grande : ce qui se montre donc dans les millions de figures variées à l’infini, et ce qui nous offre ainsi le spectacle le plus confus et le plus baroque sans commencement ni fin, c’est cet élément unique, caché derrière tous ces masques et recouvert d’un voile si épais, qu’il arrive à ne plus se reconnaître lui-même et à se traiter souvent lui-même non sans dureté. Aussi la grande doctrine de l’εν και παν a-t-elle apparu de bonne heure, en Orient comme en Occident, et n’a-t-elle jamais cessé de se maintenir ou du moins de se renouveler en dépit de toutes les oppositions. Mais nous sommes maintenant déjà plus intimement initiés à ce mystère : les recherches précédentes nous ont conduit à admettre que, partout où cette essence située au fond de tous les phénomènes est accompagnée, en quelqu’un d’entre eux, d’une conscience connaissante, qui, dirigée vers l’intérieur, devient la conscience intime, partout cette essence se révèle à la conscience comme étant cette faculté si familière et si mystérieuse, désignée du mot de volonté. En conséquence, nous avons donné à cette essence première et universelle de tous les phénomènes le nom de la manifestation dans laquelle elle se dévoile à nous le plus franchement, le nom de volonté ; et ce terme, loin de représenter à nos yeux un x inconnu, indique au contraire ce qui, par un côté du moins, nous est infiniment plus connu et plus familier que tout le reste.

Rappelons-nous maintenant une vérité, dont la démonstration détaillée et complète se trouve dans mon mémoire sur La liberté de la volonté : c’est qu’en vertu de la valeur absolue de la loi de causalité, les actions ou les effets de tous les êtres en ce monde sont toujours rigoureusement nécessités par les causes qui les provoquent à chaque coup. Et, à cet égard, peu importe qu’une telle action soit due à des causes, au sens le plus étroit du mot, ou à de simples excitations, ou enfin à des motifs, toutes différences relatives seulement au degré de réceptivité des différents êtres. Il n’y a pas d’illusion à se faire à ce sujet : la loi de causalité n’admet aucune exception ; mais tout, depuis le mouvement du grain de poussière qui voltige au soleil, jusqu’à l’acte le plus réfléchi de l’homme, y est soumis avec une égale rigueur. Aussi, dans tout le cours du monde, serait-il impossible et à un grain de poussière de décrire dans son vol une autre ligne que celle qu’il décrit, et à un homme d’agir autrement qu’il n’a agi : la vérité la plus certaine est que toute chose qui se produit, petite ou grande, se produit par une entière nécessité. En conséquence, à tout moment donné, l’ensemble de l’état des choses est déterminé strictement et sans retour par l’état immédiatement antérieur ; et il en est ainsi, qu’on remonte ou qu’on descende à l’infini le cours du temps. Il s’ensuit que la marche du monde est analogue à celle d’une montre dont on a assemblé les parties et qu’on a remontée ; et le monde, à ce point de vue incontestable, n’est qu’une simple machine, dont on ne pénètre pas le but. Quand même, sans y être autorisé par rien, et, au fond, en dépit de toutes les lois de la pensée, on voudrait supposer un premier commencement, on ne changerait par là rien d’essentiel. Car le premier état des choses, à leur origine, état arbitrairement posé, aurait fixé et déterminé irrévocablement l’état immédiatement postérieur, dans son ensemble et jusque dans ses plus petits détails ; celui-ci déterminerait à son tour le suivant, et ainsi de suite, per secula seculorum, puisque la chaîne de la causalité, avec sa rigueur absolue, — ce lien d’airain de la nécessité et du destin, — amène invariablement et sans retour tout phénomène, tel qu’il est. La seule différence reviendrait à ceci que, dans l’une des deux hypothèses, nous aurions devant nous une horloge une fois remontée, et dans l’autre, un perpetuum mobile, mais la nécessité de la marche demeurerait la même dans les deux cas. La conduite des hommes ne peut faire exception à la règle : j’en ai donné, dans le mémoire cité, des preuves irréfutables, en montrant qu’elle résulte chaque fois, avec une nécessité rigoureuse, de deux facteurs, le caractère et les motifs actuels, le premier inné et immuable, les seconds, fatalement amenés, au cours de la causalité, par la marche inflexible du monde.

Il nous est impossible de nous dérober à cette manière de voir, fondée sur les lois objectives du monde, valables a priori ; il s’ensuit que le monde, avec tout ce qu’il contient, semble être le jeu sans but et par là incompréhensible d’une éternelle nécessité, d’une insondable et inexorable Αναγκη. Il n’y a qu’un moyen de supprimer ce qu’il y a de choquant, de révoltant même dans cette conception inévitable et irréfutable du monde : c’est d’admettre que tout être en ce monde, phénomène d’une part et nécessairement déterminé par les lois phénoménales, est d’autre part en soi-même volonté, et volonté absolument libre, puisque la nécessité n’existe jamais que par les formes, tout entières contenues dans le phénomène, c’est-à-dire ne résulte que du principe de raison sous ses différents aspects. Mais une telle volonté doit posséder aussi l’aséité, puisque étant libre, c’est-à-dire à titre de chose en soi, non soumise au principe de raison, elle ne peut dépendre d’aucune autre chose, pas plus dans son existence et dans son essence que dans sa conduite et dans son activité. Cette hypothèse seule permet d’introduire assez de liberté pour faire contrepoids à la fatale et rigoureuse nécessité qui régit le cours du monde. On n’a donc, à vrai dire, qu’à choisir entre deux choses : voir dans le monde une pure machine, animée d’un mouvement nécessaire, ou en reconnaître comme l’essence propre une volonté libre, dont la manifestation directe n’est pas l’activité, mais tout d’abord l’existence et l’essence des choses. Cette liberté est par suite transcendantale et coexiste avec la nécessité empirique, aussi bien que l’idéalité transcendantale des phénomènes avec leur réalité empirique. C’est à cette seule condition, je l’ai montré dans mon mémoire sur la Liberté de la volonté, que l’action d’un homme lui appartient encore en propre malgré la nécessité avec laquelle elle résulte de son caractère et des motifs, et c’est là précisément ce qui fait attribuer l’aséité à son être. Il en est maintenant de même, pour toutes les créatures de ce monde. — La philosophie devait réunir et concilier la nécessité la plus rigoureuse, établie de bonne foi, développée avec une intraitable logique, et la liberté la plus parfaite, poussée jusqu’à la toute-puissance : le seul moyen d’y parvenir sans choquer la vérité était de placer toute la nécessité dans l’activité et dans le fait (operari), toute la liberté au contraire dans l’existence et dans l’essence (esse). Ainsi se résout une énigme, qui ne doit d’être restée aussi vieille que le monde qu’à l’emploi de la méthode directement opposée, et aux efforts incessants entrepris pour chercher la liberté dans l’operari, la nécessité dans l’esse. Pour moi, je dis au contraire : tout être, sans exception, agit avec une rigoureuse nécessité, mais en même temps il existe et il est ce qu’il est en vertu de sa liberté. On ne peut donc rencontrer chez moi ni plus ni moins de liberté et de nécessité que dans aucun autre système antérieur ; et cependant ma doctrine semble pécher tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre, selon qu’on est choqué de voir attribuer la volonté aux faits naturels expliqués jusqu’ici par la simple nécessité ou de trouver accordée à l’action des motifs la même nécessité rigoureuse qu’à la causalité mécanique. Je me suis borné à intervertir les places : la liberté a été transporté dans l’esse et la nécessité a été limitée à l’operari.

Bref, le déterminisme est solidement établi : en vain depuis quinze siècles déjà s’efforce-t-on de l’ébranler, sous l’influence de certaines chimères bien connues, qu’on ne peut pas encore nommer de leur vrai nom. Mais cette théorie fait du monde un jeu de marionnettes, tirées par des fils, les motifs, sans qu’on puisse seulement découvrir de qui il doit faire l’amusement : la pièce a-t-elle un plan, c’est le fatum ; n’en a-t-elle pas, c’est l’aveugle nécessité qui la dirige. — Il n’est qu’un moyen pour se sauver de cette absurdité : c’est d’admettre que l’essence et l’existence de toutes choses est la manifestation d’une volonté réellement libre, qui se reconnaît justement là elle-même ; car, pour son activité, il est impossible de la soustraire à la nécessité. Pour mettre la liberté à l’abri du destin ou du hasard, il fallait la faire passer de l’action dans l’existence.

De même que la nécessité n’appartient qu’au phénomène, et non à la chose en soi, c’est-à-dire à l’essence véritable du monde, de même aussi la multiplicité. J’ai déjà assez longuement exposé cette idée au § 25 du premier volume. Je n’ai ici qu’à ajouter quelques considérations, destinées à confirmer et à éclaircir cette vérité.

Tout homme ne connaît directement qu’une seule chose, sa propre volonté dans la conscience intime. Tout le reste, il ne le connaît que médiatement, et il en juge d’après cette donnée première et par une analogie qu’il pousse plus ou moins loin, selon sa puissance de réflexion. C’est là même, en dernière analyse, une conséquence de ce qu’il n’existe, à vrai dire, qu’une seule chose : l’illusion de la pluralité (Maïa) issue des formes de la compréhension objective, externe, ne pouvait pas pénétrer jusque dans la conscience intérieure et simple ; aussi celle-ci ne trouve-t-elle jamais devant soi qu’un seul être.

Contemplons dans les œuvres de la nature cette perfection qu’on n’admire jamais assez, cette perfection qui se poursuit jusque dans les derniers et les moindres organismes, par exemple les organes de fécondation des plantes, ou la structure intime des insectes, et cela avec un soin aussi extrême, un zèle aussi infatigable que si l’être en question était l’œuvre unique de la nature, l’œuvre à laquelle elle aurait pu consacrer tout son art et tout son pouvoir. Cependant nous en trouvons la répétition à l’infini, dans chacun des innombrables représentants de chaque espèce, sans que le soin et la perfection soient en rien moindres chez celui dont le séjour est le coin du monde le plus solitaire et le plus délaissé. Suivons maintenant aussi loin que possible la composition des parties de tout organisme, et jamais nous ne nous heurtons à un élément entièrement simple et dernier, bien moins encore à un élément inorganique. Perdons-nous enfin dans le calcul de cette appropriation de toutes les parties organiques au maintien du tout, qui fait de chaque être vivant, en soi et pour soi, une créature achevée et parfaite ; considérons en outre que chacun de ces chefs-d’œuvre, fussent-ils de courte durée, a été déjà reproduit un nombre de fois infini et que pourtant chaque exemplaire de l’espèce, chaque insecte, chaque feuille, chaque fleur, paraît façonné avec une attention aussi scrupuleuse que l’était le premier, et qu’ainsi la nature, loin de commencer, par fatigue, à faire de la mauvaise besogne, achève le dernier travail de main de maître et aussi patiemment que le premier : nous nous apercevrons alors, en premier lieu, qu’entre tout art humain et les créations de la nature, il y a des différences totales tant de degré que de genre, et, de plus, que la force primitive agissante, la natura naturans, est immédiatement présente, entière et indivise en chacune de ses œuvres innombrables, dans la plus petite comme dans la plus grande, dans la dernière comme dans la première : d’où résulte qu’à ce titre et en soi elle ne connaît ni le temps ni l’espace. Poussons maintenant plus loin nos réflexions, comprenons que la production de ces œuvres d’art inouïes coûte pourtant si peu à la nature qu’avec une prodigalité inconcevable elle crée des millions d’organismes destinés à n’arriver jamais à maturité, qu’elle expose sans merci tout être vivant à mille sortes d’accidents, mais que d’autre part aussi, favorisée par le hasard, ou dirigée selon les intentions de l’homme, elle n’a pas de peine à produire des millions de spécimens d’une espèce, où il n’y en avait qu’un jusque-là, et qu’ainsi des millions d’êtres ne lui coûtent rien de plus qu’un seul : toutes ces considérations ne nous amènent-elles pas à l’idée que la multiplicité des choses a sa racine dans le mode de connaissance du sujet, sans appartenir à la chose en soi, c’est-à-dire à la force primitive intime qui s’y manifeste ; qu’ainsi l’espace et le temps, sur lesquels repose la possibilité de toute pluralité, sont de simples formes de notre intuition, et que même enfin cette prodigieuse habileté artistique dans la structure, unie à la profusion la plus aveugle dans les œuvres auxquelles elle l’applique, a aussi pour seul fondement dernier notre façon de concevoir les choses ? Quand, en effet, la tendance originelle, simple et indivisible de la volonté en tant que chose en soi, se présente comme objet dans notre connaissance cérébrale, elle doit sembler un enchaînement artistique de parties séparées et ordonnées dans le rapport de moyen à fin avec une perfection infinie.

L’unité signalée ici de cette volonté, dans laquelle nous avons reconnu l’essence intime du monde phénoménal, est située au delà des phénomènes, c’est une unité métaphysique ; la connaissance qu’on en peut avoir est donc transcendante, c’est-à-dire qu’elle ne repose pas sur les fonctions de notre intellect et qu’ainsi ces fonctions ne peuvent, à la vérité, servir à la saisir. De là résulte qu’elle ouvre à notre pensée un abîme, dont la profondeur interdit une vue d’ensemble complète et claire ; il ne nous est donné d’y jeter que des regards isolés, propres à nous faire connaître cette unité dans telle ou telle condition des choses, tantôt du côté objectif, tantôt du côté subjectif : tout cela donne naissance à de nouveaux problèmes, que je ne me fais pas fort de résoudre ; loin de là, je m’en réfère bien plutôt au mot d’Horace : est quadam prodire tenus, plus soucieux de n’avancer rien de faux, rien d’arbitrairement inventé, que de vouloir toujours rendre compte de tout, même au risque de ne fournir ici qu’une exposition fragmentaire.

Représentons-nous et étudions clairement cette théorie si pénétrante sur la formation du système planétaire établie d’abord par Kant, reprise ensuite par Laplace, et dont l’exactitude peut à peine prêter au doute : nous voyons les forces naturelles les plus humbles, les plus grossières, les plus aveugles, liées aux lois les plus rigoureuses, créer, par leur conflit au sein d’une matière une et identique et par les conséquences accidentelles qui en dérivent, la charpente première du monde, c’est-à-dire de la demeure future et convenablement disposée d’un nombre infini d’êtres vivants, et former un système d’ordre et d’harmonie, qui nous remplit d’un étonnement plus grand, à mesure que nous en acquérons une intelligence plus nette et plus précise. Nous apprenons par exemple que chaque planète, en raison de sa vitesse présente, ne peut se maintenir que là où elle est justement située : plus rapprochée du soleil, elle devrait finir par y tomber, plus éloignée elle irait se perdre dans l’espace. Inversement, sa place étant donnée, elle ne peut y demeurer qu’avec sa vitesse actuelle et avec aucune autre : animée d’une rapidité plus grande, elle disparaîtrait bien vite, et avec une rapidité moindre, elle devrait tomber sur le soleil. Ainsi donc il n’y avait qu’un endroit déterminé qui convînt à la vitesse donnée d’une planète, et la solution du problème se trouve dans ce fait que la même cause physique, d’action nécessaire et aveugle, qui lui assigna sa place, lui a en même temps et par la même exactement réparti la seule vitesse appropriée à cette place ; en vertu de cette loi naturelle, que la rapidité d’un corps occupé à décrire une révolution circulaire s’accroît en raison de la moindre grandeur du cercle. Enfin et surtout nous apprenons que le maintien à l’infini de tout le système est assuré par la compensation obligée, avec le temps, de toutes les perturbations réciproques inévitables dans la marche des planètes : ainsi l’irrationalité même du rapport entre les temps des révolutions de Jupiter et de Saturne empêche leurs perturbations mutuelles de se répéter en un même endroit où elles pourraient devenir dangereuses, et en les amenant à ne se produire qu’à de longs intervalles et chaque fois autre part, les oblige à s’annuler elles-mêmes, comme des dissonances musicales qui se résolvent en accords harmonieux. Toutes ces considérations nous poussent à reconnaître une finalité et une perfection, telles que la volonté maîtresse la plus libre, dirigée par l’intelligence la plus pénétrante et le raisonnement le plus sagace, aurait seule pu les réaliser. Et cependant, instruits par cette cosmogonie de Laplace si profondément méditée et si exactement calculée, nous ne pouvons pas nous soustraire à l’idée que le conflit, le jeu mutuel et sans but de forces naturelles entièrement aveugles, soumises dans leur action à des lois naturelles immuables, devaient justement produire cette charpente première du monde, qui semble le résultat des combinaisons les plus hautes et les plus parfaites. Nous n’irons donc pas, à l’exemple d’Anaxagore, appeler à notre aide une intelligence à nous connue par la seule nature animale, combinée seulement en vue de ses propres fins, et qui, survenant du dehors, aurait mis son adresse à exploiter les forces naturelles une fois existantes et données avec leurs lois, pour atteindre un but à soi, entièrement étranger à ces forces. Nous reconnaîtrons, déjà même dans ces forces naturelles inférieures, cette volonté une et identique, qui trouve en elles sa première manifestation, et qui, y faisant déjà effort vers son but, met leurs lois primitives elles-mêmes au service de sa fin dernière ; tout ce qui se produit en vertu des lois aveugles de la nature doit ainsi nécessairement servir et répondre à cette fin ; et pourrait-il en être autrement, puisque toute substance matérielle n’est autre chose que le phénomène, la force visible, l’objectivation du vouloir-vivre toujours un et identique ? Ainsi donc les forces naturelles les plus inférieures sont elles-mêmes animées de cette volonté qui, par la suite, dans les créatures individuelles, pourvues d’intelligence, s’étonne elle-même de son propre ouvrage, comme le somnambule au matin s’étonne de ce qu’il a fait pendant son sommeil, ou, plus justement, est surpris d’apercevoir sa propre image dans un miroir. L’union ici indiquée du hasard et de la finalité, de la nécessité et de la liberté, qui fait des accidents les plus fortuits, mais fondés sur des lois naturelles universelles, comme les touches sur lesquelles l’esprit du monde s’essaie à jouer ses sublimes mélodies, cette union, je le répète, est pour la pensée un abîme, sur lequel la philosophie même, loin de répandre une pleine lumière, doit se contenter de jeter quelques faibles lueurs.

Je passe maintenant à une considération subjective dont la place est ici, mais à laquelle je pourrai donner moins de clarté encore qu’à la considération objective exposée plus haut, forcé que je suis pour l’exprimer d’avoir recours à la comparaison et à l’image. — Pourquoi notre conscience gagne-t-elle en netteté et en précision à mesure qu’elle se rapproche de l’extérieur ? Elle atteint en effet sa plus grande distinction dans l’intuition sensible, qui appartient déjà à demi aux choses externes. Pourquoi s’obscurcit-elle au contraire dans sa marche vers l’intérieur, et nous conduit-elle, si nous la poursuivons jusqu’à ses dernières limites, au milieu de ténèbres où cesse toute connaissance ? C’est, à mes yeux, parce que la conscience suppose l’individualité, et que celle-ci appartient déjà au pur phénomène, puisqu’à titre de multiplicité des êtres de même espèce, elle a pour conditions les formes phénoménales, le temps et l’espace. La partie intime de notre être a au contraire ses racines dans ce qui n’est plus phénomène, mais chose en soi, là où n’atteignent pas les formes phénoménales, là où manquent par suite les conditions principales de l’individualité et où avec celle-ci disparaît la conscience expresse. En ce point racine, en effet, cesse toute diversité des êtres, comme au centre d’une sphère celle des rayons ; et de même que dans la sphère la surface commence là où les rayons finissent et se brisent, de même la conscience n’est possible que là où la chose en soi aboutit au phénomène ; les formes phénoménales rendent possible l’individualité nettement tranchée, sur laquelle repose la conscience, et ainsi la conscience se trouve limitée aux phénomènes. Aussi tout ce qu’il y a de précis, et de bien compréhensible dans notre conscience ne se trouve-t-il toujours situé qu’à l’extérieur, sur cette surface de la sphère. Dès que nous nous en éloignons, au contraire, la conscience nous abandonne, — dans le sommeil, dans la mort en quelques mesure aussi dans l’action magnétique ou magique ; car se sont là autant de chemins vers le centre. Et c’est parce que la conscience distincte réclame pour condition la surface de la sphère et n’est pas dirigée vers le centre, qu’elle reconnaît bien les autres individus pour des êtres de même espèce, mais non pour des créatures identiques, ce qu’ils sont pourtant en eux-mêmes. L’immortalité de l’individu se pourrait comparer au départ d’un point de la surface par la tangente ; l’immortalité de l’ensemble des phénomènes, en vertu de l’éternité de leur essence propre, aurait pour analogue le retour de ce même point, par le rayon, vers le centre, dont la surface n’est que l’extension. La volonté en tant que chose en soi est entière et indivise en chaque être, comme le centre est partie intégrante de chaque rayon : l’extrémité périphérique de ce rayon est entraînée, avec la surface qui représente le temps et son contenu, dans une rotation des plus rapides ; l’autre extrémité, au contraire, située au centre, siège de l’éternité, demeure dans le repos le plus profond, parce que le centre est le point dont la moitié supérieure ne diffère pas de la moitié inférieure. Aussi est-il dit dans le Bhagavad Gita : « Haud distributum animantibus, et quasi distributum tamen insidens, animantiumque sustentaculum id cognoscendum, edax et rursus génitale. » (Lect. 13,16, vers. Schlegel.) — Je l’avoue, je tombe ici dans un langage figuré et mystique ; mais c’est le seul qui permette encore de s’exprimer en quelque façon sur un sujet aussi transcendant. Qu’on veuille donc bien encore me passer une dernière image : on peut se représenter allégoriquement la race humaine comme un animal compositum, comme une de ces formes d’existence, dont bien des polypes, surtout les polypes flottants, veretillum, funiculina et autres, nous offrent le modèle. Ici la partie supérieure, la tête, isole chaque animal ; la partie inférieure au contraire, avec l’estomac commun, les relie tous en un corps, en une vie unique. De même, chez l’homme, c’est le cerveau avec la conscience qui isole les individus : la partie inconsciente, au contraire, la vie végétative, le système ganglionnaire, dans lequel, durant le sommeil, disparaît la conscience cérébrale, semblable au lotus qui la nuit se plonge dans les flots, voilà la vie commune à tous, et ils y trouvent même exceptionnellement un moyen de communication, par exemple dans cette transmission directe des rêves d’un individu à l’autre, dans ce passage des pensées du magnétiseur au somnambule, ou encore enfin dans toute influence magnétique, ou, en général, magique, issue d’une volonté préméditée. Une telle action, quand elle se produit, diffère toto genere de toute autre due à l’influxus physicus : c’est une véritable actio in distans qu’accompli, il est vrai, la volonté individuelle, mais en sa qualité métaphysique, à titre de substratum partout présent de la nature entière. On pourrait dire encore : la generatio œquivoca nous offre de temps à autre et par exception un faible reste de cette force créatrice primitive, qui a déjà fait son œuvre dans les formes existantes de la nature et s’y est éteinte ; de même de sa toute-puissance originelle, qui borne aujourd’hui sa tâche à reproduire, à conserver les organismes et s’y dépense tout entière, il reste encore une sorte d’excédent qui peut, par exception, devenir actif dans ces influences magiques. Dans mon écrit sur la Volonté dans la nature, j’ai parlé longuement de cette propriété magique de la volonté, et je suis heureux ici d’abandonner des considérations, à l’appui desquelles on ne peut alléguer que des faits incertains, mais qu’on ne peut cependant pas totalement ignorer ni repousser.


CHAPITRE XXVI[19]
DE LA TÉLÉOLOGIE


La finalité partout présente dans la nature organique, et destinée à assurer le maintien de chaque être, ainsi que la conformité de cette nature organique avec la nature inorganique, ne peut prendre plus naturellement place dans la suite d’aucun système philosophique que dans celui qui donne pour fondement à l’existence de toute créature naturelle une volonté propre à en exprimer l’essence et la tendance non seulement dans les actions, mais déjà même dans la forme de l’organisme tel qu’il nous apparaît. Je n’ai fait qu’indiquer dans le précédent chapitre l’explication que ma méthode m’amenait à donner de ce point ; je l’avais déjà exposée dans le passage du premier volume mentionné ci-dessous, et surtout avec clarté et avec détails dans mon écrit la Volonté dans la nature, sous la rubrique Anatomie comparée. J’y rattache aujourd’hui encore les explications suivantes.

L’admiration pleine de surprise qui a coutume de nous saisir à l’examen de la convenance infinie répandue dans la structure de tous les êtres organisés, repose au fond sur une supposition bien naturelle, mais qui n’en est pas moins fausse : cette concordance des parties les unes avec les autres, avec l’ensemble de l’organisme, avec ses fins extérieures, conçue et jugée par nous au moyen de la connaissance, c’est-à-dire par la voie de la représentation, nous semble aussi y avoir été introduite par la même voie ; c’est pour l’intelligence qu’elle existe ; c’est de même par l’intelligence qu’elle aurait été réalisée à nos yeux. Sans doute, nous ne pouvons produire rien d’aussi ordonné, d’aussi régulier qu’un cristal par exemple, sans l’appui de la règle et de la loi, ni mettre en rien la finalité, sans être guidés par le concept de fin : mais rien ne nous autorise à transporter cette limitation de nos facultés à la nature, qui est un Prius de tout intellect, et dont l’action, je l’ai dit dans le précédent chapitre, diffère totalement de la nôtre. Elle crée ce qui paraît si convenable et si médité, sans réflexion, sans notion de fin, dénuée qu’elle est de la représentation, élément d’origine toute secondaire. Considérons d’abord la simple régularité, avant la finalité. Dans un flocon de neige, les six rayons égaux et séparés par des angles égaux n’ont pas été l’objet de la mesure préalable d’une intelligence ; c’est la simple tendance de la volonté primitive qui, lors de l’apparition de la connaissance, se présente à elle sous cette forme. De même qu’ici la volonté réalise sans mathématiques une figure régulière, de même elle produit aussi, sans physiologie, un organisme parfaitement combiné en vue de sa fin. La forme régulière dans l’espace n’existe que pour l’intuition, dont l’espace est la forme ; de même la finalité de l’organisme n’existe que pour la raison connaissante, dont les opérations sont liées aux concepts de moyen et de fin. S’il nous était donné d’avoir une vue immédiate sur l’action de la nature, nous devrions reconnaître que cet étonnement téléologique signalé plus haut est analogue à celui de ce sauvage dont Kant parle dans son explication du risible : en voyant la mousse jaillir en jet continu d’une bouteille de bière qu’on venait d’ouvrir, le sauvage se demandait avec surprise, non pas comment elle sortait, mais comment on avait pu l’y introduire ; de même nous supposons aussi que la finalité a été mise dans les œuvres de la nature par la même voie qu’elle suit pour en ressortir à nos yeux. Notre étonnement téléologique se peut donc encore comparer à l’admiration excitée par les premières œuvres de l’imprimerie sur ceux qui, les supposant dues à la plume, recouraient ensuite, pour expliquer le miracle, à l’intervention d’un démon. — Car, répétons-le encore une fois, c’est seulement l’intellect qui, saisissant comme objet, au moyen de ses formes propres, espace, temps et causalité, l’acte de la volonté métaphysique et indivisible en soi, manifestée dans le phénomène d’un organisme animal, crée la multiplicité et la diversité des parties et des fonctions, pour s’étonner ensuite du concours régulier et de la concordance parfaite qui résulte de leur unité primitive : il ne fait donc, en un certain sens, qu’admirer son œuvre propre.

Supposons-nous tout occupés à observer l’art infini et inexprimable qui préside à la structure de tout animal, fût-ce l’insecte le plus commun. Nous sommes plongés dans l’admiration ; tout à coup l’idée nous vient que la nature livre sans merci à la destruction ces organismes mêmes, si parfaits et si compliqués, que chaque jour elle les laisse périr par milliers, victimes du hasard, de la rapacité animale, du caprice humain ; cette prodigalité insensée nous jette aussitôt dans une profonde surprise. Mais il y a là une confusion d’idées : nous avons dans l’esprit l’œuvre d’art humaine, qui demande l’aide de l’intelligence pour dompter la résistance d’une matière étrangère et rebelle, et qui coûte ainsi sans doute bien des efforts. Mais les productions de la nature, quelle qu’en soit la perfection, ne lui coûtent pas la moindre peine : chez elle la volonté d’agir est déjà l’action, l’œuvre elle-même ; car, je le répète, l’organisme n’est que la réalisation dans le cerveau de la forme visible d’une volonté déjà existante.

Il résulte de cette condition nettement exprimée des êtres organisés que la téléologie, hypothèse de l’appropriation de tout organe à une fin, est un guide des plus sûrs dans l’étude de toute la nature organique. Au point de vue métaphysique, au contraire, quand il s’agit de comprendre la nature au-delà de toute expérience possible, on ne peut y faire appel que secondairement et subsidiairement, pour confirmer des principes d’explication puisés ailleurs : car ici elle fait elle-même partie des problèmes dont il s’agit de rendre compte. — Aussi, quand on rencontre chez un animal un organe, dont on n’aperçoit pas la destination, il ne faut jamais avancer l’idée que la nature l’aurait produit sans but, par jeu et par pur caprice. Une telle pensée serait tout au plus possible dans l’hypothèse d’Anaxagore, pour qui la nature tiendrait son arrangement d’une raison ordonnatrice, mise en cette qualité au service d’une volonté étrangère ; mais elle est inadmissible dans la théorie qui place l’essence intime (c’est-à-dire extérieure à notre représentation) de tout organisme tout entière dans sa propre volonté : car alors aucune partie ne peut exister que sous condition d’être utile à la volonté qui lui sert de base, d’en exprimer et d’en réaliser quelque tendance, et de contribuer ainsi en quelque manière à la conservation de cet organisme. En effet, en dehors de la volonté qui apparaît en lui et des conditions extérieures, parmi lesquelles il a, de son plein gré, entrepris de vivre, et dont toute sa forme et toute son ordonnance sont disposées en vue de soutenir le conflit, il n’est rien qui ait pu influer sur lui, déterminer sa figure et ses parties, ni l’arbitraire, ni la fantaisie. Tout en lui doit donc être approprié à une fin, et les causæ finales doivent être notre guide dans l’intelligence de la nature organique, comme les causæ efficientes dans celle de la nature inorganique. De là, en anatomie ou en zoologie, notre étonnement mêlé de colère quand nous ne pouvons trouver la destination d’un organe donné, comme, en physique, à la vue d’un effet dont la cause demeure cachée : et dans un cas comme dans l’autre nous tenons, nous posons pour certain ce qui nous échappe, et nous continuons nos recherches, malgré l’insuccès répété des tentatives antérieures. Tel est par exemple le cas pour la rate : on ne cesse d’amasser les hypothèses sur son utilité possible, et cela jusqu’au jour où l’une d’entre elles se confirmera comme la véritable. Il en est de même des grandes défenses en spirale du babiroussa, des appendices en forme de cornes de certaines chenilles, etc. Nous jugeons d’après le même principe des cas négatifs ; par exemple, de l’absence chez certains sauriens, ordre en général si uniforme, d’une partie aussi importante que la vessie urinaire, présente en bien des espèces ; ou encore de l’absence totale chez les dauphins et quelques cétacés du même genre des nerfs olfactifs, que possèdent les autres cétacés et même les poissons : il doit y avoir une raison précise à tous ces faits.

Il est hors de doute pourtant qu’on a trouvé avec grande surprise quelques exceptions réelles à cette loi universelle de la finalité dans la nature organique : mais, puisqu’elles trouvent ailleurs leur raison, on en peut dire exceptio firmat regulam. Par exemple, les têtards du crapaud Pipa ont une queue et des branchies, bien qu’ils attendent leur métamorphose sur le dos de leur mère, sans nager, comme tous les autres têtards ; le kangourou mâle possède un rudiment de l’os qui chez la femelle porte la poche ; les mâles des mammifères eux-mêmes ont des tétins ; un rat, le mus typhlus, a des yeux très petits sans doute, mais qui, dépourvus d’ouverture à la surface de la peau, se trouvent recouverts de poils ; la taupe des Apennins, deux poissons, la murœna cœcilia et le gastro-branchus cœcus, et enfin le proteus anguinus se trouvent dans le même cas. Ces rares et surprenantes exceptions à la règle d’ailleurs si immuable de la nature, ces contradictions où la nature tombe avec elle-même, doivent s’expliquer à nos yeux par l’enchaînement intime que crée entre les divers phénomènes l’unité du principe qui se manifeste en eux ; de là vient que la nature doit indiquer tel organe chez un animal, par la seule raison qu’un autre animal, parent du premier, le possède en réalité. Il s’ensuit que le mâle aura le rudiment d’un organe réellement présent chez la femelle. Et de même qu’ici la différence des sexes ne peut pas supprimer le type de l’espèce, de même aussi le type d’un ordre tout entier, les batraciens par exemple, se maintient là même où, dans quelque espèce isolée (Pipa), l’une de ses déterminations devient superflue. À plus forte raison encore la nature ne peut-elle pas faire disparaître toute trace d’une détermination, les yeux, qui appartient au type de toute une classe fondamentale, les vertébrés, pour être devenue inutile dans une espèce isolée, le mus typhlus : elle doit du moins indiquer ici même d’une façon rudimentaire ce qu’elle réalise entièrement dans toutes les autres espèces.

À ce point de vue même, on comprend dans une certaine mesure un fait longuement exposé surtout par Owen dans son Ostéologie comparée, l’homologie du squelette, tout d’abord chez les mammifères, puis dans un sens plus large chez tous les vertébrés. Tous les mammifères, par exemple, ont sept vertèbres cervicales, tout os de la main et du bras de l’homme a son analogue dans la nageoire de la baleine, le crâne de l’oiseau dans l’œuf comprend exactement le même nombre d’os que celui du fœtus humain, etc. Tout cela indique un principe indépendant de la téléologie, mais qui ne laisse pas d’être la base sur laquelle elle construit, ou la matière donnée par avance pour ses œuvres futures, ce que Geoffroy Saint-Hilaire a appelé « l’élément anatomique ». C’est l’unité du plan (sic), le type primitif fondamental du règne animal supérieur ; c’est en quelque sorte le mode musical choisi librement par la nature, le ton sur lequel elle exécute ses variations.

La différence entre la cause efficiente et la cause finale a été déjà justement marquée par Aristote (De part, anim., I, 1) en ces termes : Δυο τροποι της αιτιας, το ου ενεκα και το εξ αναγκης, και δει λεγοντας τυγχανειν μαλιστα μεν αμφοιν. (Duo sunt causæ modi : alter cujus gratia, et alter e necessitate ; ac potissimum utrumque cruere oportet). La cause efficiente est le moyen qui a donné l’existence à une chose, la cause finale est la raison de cette existence ; dans le temps le phénomène à expliquer a la première derrière soi, la seconde devant soi. C’est seulement dans les actions volontaires d’êtres animaux que les deux causes se rencontrent sans intermédiaire, car alors la cause finale, la fin apparaît sous forme de motif : or le motif est toujours la cause véritable et propre de l’action, c’en est la cause absolument efficiente, le changement antérieur qui la provoque, l’amène nécessairement à se produire et lui permet seule de se réaliser, ainsi que je l’ai démontré dans mon mémoire sur le Libre arbitre. Car, quelque fait physiologique qu’on veuille intercaler entre l’acte volontaire et le mouvement corporel, la volonté, il faut en convenir, n’en demeure toujours pas moins le moteur, mû à son tour par le motif venu du dehors, c’est-à-dire par la cause finale, qui agit ici à titre de cause efficiente. Nous savons de plus, par ce qui précède, qu’au fond le mouvement corporel ne fait qu’un avec l’acte volontaire, dont il est le simple phénomène dans l’intuition cérébrale. Il faut bien retenir cette rencontre de la cause finale avec la cause efficiente dans le seul phénomène qui nous soit intimement connu, et qui reste ainsi toujours pour nous le phénomène primitif : car nous sommes par là conduits à admettre qu’au moins dans la nature organique, dans laquelle les causes finales nous servent de guide, c’est la volonté qui crée les formes. Le seul moyen pour nous, en effet, d’avoir une idée nette d’une cause est de la regarder comme un but voulu, c’est-à-dire comme un motif. Bien plus, dans une étude exacte des causes finales dans la nature, nous ne devons pas, pour en exprimer l’essence transcendante, nous effrayer d’une contradiction, et nous devons dire sans crainte : la cause finale est un motif agissant sur un être, dont il n’est pas connu. Car, n’en doutons pas, la disposition des nids des termites est le motif qui a produit la mâchoire dépourvue de dents du fourmilier, ainsi que sa longue langue filiforme et gluante ; la dureté de la coquille d’œuf, prison du jeune poussin, est la raison certaine de l’extrémité cornée dont son bec est pourvu pour transpercer cette enveloppe, et qu’il rejette ensuite comme inutile. Et de même les lois de la réflexion et de la réfraction de la lumière sont le motif de l’appareil optique, si compliqué et si parfait, de l’œil humain, avec la transparence de sa cornée, la densité différente de ses trois humeurs, la forme de sa lentille, la couleur foncée de sa choroïde, la sensibilité de sa rétine, la contractilité de sa pupille et la structure de ses muscles, toutes choses calculées d’après les lois en question. Mais tous ces motifs avaient commencé à agir avant d’être perçus : le fait est certain, si contradictoire qu’il sonne à notre oreille. Car c’est ici qu’a lieu le passage du physique au métaphysique. Or nous avons reconnu la métaphysique dans la volonté, et c’est pourquoi nous devons comprendre que cette même volonté qui fait étendre à l’éléphant sa trompe vers un objet, est aussi l’artiste qui a créé et façonné cette trompe, par anticipation des objets.

En conséquence, dans l’étude de la nature organique, nous n’avons à nous reporter qu’aux causes finales, à les chercher partout et à tout expliquer par elles ; les causes efficientes, au contraire, n’occupent ici qu’une place très secondaire, à titre de purs instruments des précédentes et nous les supposons plus que nous ne les démontrons, comme pour les mouvements volontaires des membres que provoquent sans aucun doute des motifs extérieurs. Dans l’explication des fonctions physiologiques nous nous en enquérons encore à la rigueur, quoique le plus souvent sans succès ; mais dans celle de la formation même des organes nous ne nous en soucions plus, pour nous borner aux seules causes finales : tout au plus conservons-nous encore ici un principe général, par exemple, que plus l’organe doit être grand, plus l’artère qui lui apporte le sang doit être forte ; mais quant aux causes efficientes proprement dites, qui produisent par exemple l’œil, l’oreille, le cerveau, nous n’en savons rien. Même dans l’explication des simples fonctions, la cause finale est de beaucoup plus importante et plus appropriée à la question que la cause efficiente : si elle est la seule à nous être connue, nous sommes instruits de l’essentiel et satisfaits ; la cause efficiente, au contraire, à elle seule nous est de peu de secours. Supposons, par exemple, connue la véritable cause efficiente de la circulation que nous sommes encore occupés à chercher : nous ne serions guère avancés, si nous ignorions la cause finale, à savoir que le sang doit passer dans le poumon pour s’y oxyder, et rejaillir ensuite vers les organes pour les nourrir ; la connaissance de la cause finale, au contraire, même sans l’autre, a jeté une grande lumière dans nos esprits. D’ailleurs, pour moi, je l’ai déjà dit, la circulation du sang n’a pas de cause efficiente véritable : ici encore, aussi directement que dans le mouvement musculaire, où des motifs amenés par les nerfs la déterminent, c’est la volonté qui agit ; ici encore le mouvement est provoqué directement par la cause finale, c’est-à-dire par le besoin d’oxydation au sein du poumon, qui agit en quelque sorte sur le sang comme un motif, mais sans qu’il y ait intervention de la connaissance, puisque tout se passe à l’intérieur de l’organisme. La prétendue métamorphose des plantes, idée légèrement esquissée par Gaspard Wolf, et que, sous cette dénomination hyperbolique, Gœthe a pompeusement et lourdement exposée comme sa propre découverte, appartient à ces explications de l’organisme par la cause efficiente : et cependant tout cela revient à dire que la nature, en chacune de ses productions, ne recommence pas sur nouveaux frais, qu’elle ne crée pas du néant, mais, continuant pour ainsi dire à écrire du même style, rattache le nouveau à l’ancien, utilise, développe, élève à une puissance supérieure les formations précédentes, pour pousser plus loin son œuvre ; c’est ainsi qu’elle a procédé dans la gradation de la série animale, fidèle à la règle natura non facit saltus, et quoa commodissimum in omnibus suis operationibus sequitur. (Arist. De incessu animalium, c. ii et viii.) Expliquer une fleur en disant qu’elle présente en toutes ses pièces la forme de la feuille, me paraît analogue à l’idée d’expliquer la structure d’une maison en montrant que toutes les parties, étages, tourelles, mansardes, en sont composées de briques et constituées par la simple répétition de cette unité primitive. Je trouve aussi mauvaise et plus problématique encore l’explication du crâne par assemblage de vertèbres : ici pourtant il va de soi que la gaine du cerveau et celle de la moelle épinière, dont la première est la suite et le chapiteau final, ne peuvent être absolument hétérogènes et disparates, mais doivent bien plutôt se continuer en se ressemblant. Toute cette façon d’envisager les choses appartient à l’homologie de R. Owen mentionnée plus haut. — Au contraire, un Italien, dont le nom m’a échappé, a donné de la nature de la fleur l’explication suivante par la cause finale, qui me semble bien plus claire et plus satisfaisante. La fin de la corolle est : 1° la protection du pistil et des étamines ; 2° la préparation des sucs les plus raffinés qui se concentrent dans le pollen et dans le germe ; 3° l’extraction du fond des glandes inférieures de l’huile éthérée, qui, le plus souvent sous forme de vapeur odorante, doit environner les anthères et le pistil, pour les défendre dans une certaine mesure contre l’humidité de l’air. — N’oublions pas, au nombre des avantages des causes finales, que toute cause efficiente nous ramène toujours à un principe inexplicable, c’est-à-dire à une force naturelle, à une qualitas occulta, et ne peut ainsi nous donner qu’une explication relative ; tandis que la cause finale, dans son domaine, nous fournit une explication suffisante et complète. Nous ne sommes, à la vérité, entièrement satisfaits que par la connaissance à la fois simultanée et particulière des deux causes, la cause efficiente, nommée encore par Aristote η αιτια εξ αναγκης, et la cause finale, η χαριν του βελτιονος ; nous sommes alors surpris de cette rencontre, de ce merveilleux concours qui nous présente la perfection comme une nécessité absolue, et la nécessité par contre, comme si elle n’était que la perfection extrême et nullement la nécessité : car alors naît en nous le pressentiment que ces deux causes, en dépit de leur origine différente, pourraient bien se rattacher par la racine, dans l’essence des choses en soi. Mais il n’est donné que rarement d’atteindre à cette double connaissance : dans la nature organisée, parce que la cause efficiente est souvent ignorée de nous ; dans la nature inorganique, parce que la cause finale y demeure problématique. Je veux cependant en donner quelques exemples, aussi bons que je puis les trouver dans le domaine de mes connaissances physiologiques ; aux physiologistes ensuite de leur en substituer d’autres plus précis et plus frappants. Le pou du nègre est noir. Cause finale : sa sécurité. Cause efficiente : il se nourrit du tissu de Malpighi, noir chez le nègre. — Le plumage des oiseaux du tropique est très nuancé, d’une coloration vive et éclatante : on donne de ce fait une explication très générale d’ailleurs, tirée de l’action énergique de la lumière dans la région intertropicale : c’est la cause efficiente. J’alléguerais comme cause finale, que ce plumage brillant est un uniforme de luxe, auquel se reconnaissent entre eux les individus des espèces innombrables en ces contrées, souvent comprises dans le même genre ; et ainsi chaque mâle peut trouver sa femelle. Il en est de même des papillons des différentes zones et des diverses latitudes. — On a observé que des femmes phtisiques deviennent facilement enceintes dans le dernier stade de leur maladie, que durant la grossesse le mal subit un arrêt, pour reprendre plus fort encore après l’accouchement et amener presque toujours la mort ; de même des hommes phtisiques, dans les derniers temps de leur vie, procréent très souvent encore un enfant. La cause finale est ici que la nature, partout si soucieuse et si anxieuse de la conservation des espèces, veut s’empresser de compenser par la naissance d’un être nouveau la disparition prochaine d’un individu encore dans la force de l’âge ; la cause efficiente au contraire est l’excitation anormale du système nerveux qui se produit pendant la dernière période de la phtisie. La même cause finale explique ce phénomène analogue (selon Oken, De la génération, page 63) de la mouche qui, empoisonnée par l’arsenic, s’accouple encore, mue par un mystérieux instinct, et meurt dans l’accouplement. — La cause finale du duvet qui entoure les parties génitales, chez les deux sexes, et du Mons Veneris, chez la femme, est d’empêcher chez les individus très maigres, pendant le coït, le contact des os du pubis, qui pourrait exciter la répugnance ; quant à la cause efficiente, il faut la chercher dans ce fait que partout où une muqueuse passe dans l’épiderme, on voit des poils pousser dans le voisinage : une autre cause efficiente est encore que la tête et les parties génitales sont en quelque sorte des pôles opposés de l’individu, qu’ils présentent ainsi l’un avec l’autre des rapports et des analogies de diverses sortes, entre autres aussi cette particularité d’être velus. — La même cause efficiente vaut encore pour la barbe de l’homme pour la cause finale, je la suppose être dans la plus grande facilité des signes pathognomiques, c’est-à-dire de cette rapide altération des traits du visage qui trahit l’émotion intérieure de l’âme, à se montrer près de la bouche et dans les parties voisines ; pour dérober au regard scrutateur de l’adversaire ces indices souvent dangereux dans une négociation ou dans un accident soudain, la nature (qui n’ignore pas que homo homini lupus) a donné à l’homme la barbe. La femme au contraire pouvait s’en passer ; car en elle la dissimulation et la maîtrise de soi-même, « la contenance » sont innées. — Il doit se trouver, je l’ai dit, des exemples bien plus frappants encore pour démontrer la rencontre, dans leurs résultats, de l’activité entièrement aveugle de la nature avec son activité en apparence préméditée, ou, selon les expressions de Kant, l’accord du mécanisme et de la technique de la nature : tout cela nous prouve qu’ils ont tous deux leur origine commune au delà de cette diversité, dans la volonté en tant que chose en soi. On aurait fait un grand pas pour éclaircir ce point de vue, si on pouvait trouver par exemple la cause efficiente qui pousse le bois flottant vers les régions polaires dépourvues d’arbres ; ou encore celle qui a concentré la terre ferme de nos planètes surtout sur la moitié septentrionale du globe. Il faut voir la cause finale de ce dernier fait dans la circonstance que l’hiver, dans ces régions, coïncide avec l’époque du périhélie, c’est-à-dire de l’accélération du mouvement terrestre, qu’il est ainsi de huit jours plus court et partant plus doux. Cependant, dans la nature inorganique, la cause finale reste toujours équivoque, et, surtout lorsque la cause efficiente a été trouvée, elle nous laisse dans le doute sur la question de savoir si elle n’est pas une simple vue subjective, une apparence due à notre manière de considérer les choses. Mais en cela elle ressemble à mainte production de l’art humain, par exemple à de la mosaïque grossière, aux décors de théâtre, à cette image du Dieu Apennin, à Pratolino, près de Florence, formée de quartiers de roche brute. l’action ne s’exerce ici qu’à distance ; de près elle disparaît, pour faire place à la cause efficiente de l’apparence ; et pourtant les formes existent bien dans la réalité, ne sont pas une simple création de notre fantaisie. Il en est à peu près de même des causes finales dans la nature inorganique, quand les causes efficientes apparaissent. Un homme dont le regard s’étendrait au loin sur les choses avouerait même peut-être qu’il n’en est pas autrement des présages, des « Omina ».

Si d’ailleurs quelqu’un voulait abuser de la finalité extérieure, toujours douteuse, nous l’avons dit, pour l’appliquer à des démonstrations physico-théologiques, comme on le fait encore de nos jours, mais seulement, nous l’espérons, en Angleterre, il existe en ce genre assez d’exemples in contrarium, assez d’ « atéléologies » pour déconcerter un pareil esprit. Un des exemples les plus décisifs nous est fourni par l’eau de mer ; cette eau n’est pas potable, de sorte que l’homme n’est jamais plus exposé au danger de périr par la soif que lorsqu’il se trouve au milieu des grandes masses liquides de sa planète. « À quelle fin l’eau de mer est-elle donc salée ? » C’est la question qu’il faudrait poser à notre Anglais.

Si dans la nature inorganique les causes finales s’effacent au second plan, de sorte qu’elles ne suffisent plus à elles seules à expliquer un fait donné et que nous réclamons absolument les causes efficientes, c’est que la volonté objectivée aussi dans la nature inorganique n’y apparaît plus dans les individus qui forment un tout complet, mais dans les forces naturelles et dans leur activité, il en résulte que le moyen et la fin s’écartent ici trop l’un de l’autre pour qu’on en puisse saisir le rapport et qu’on y puisse reconnaître une manifestation de la volonté. Le phénomène se produit même déjà, à un certain degré, dans la nature organique, là où la finalité est extérieure, c’est-à-dire où la fin réside dans un individu et le moyen dans un autre. Mais ici elle demeure encore incontestable, tant que les deux individus appartiennent à la même espèce, elle n’en devient même que plus frappante. Dans ce genre rentre tout d’abord la conformation des organes génitaux chez les deux sexes, calculés en vue d’une appropriation réciproque, puis certaines conditions qui favorisent l’accouplement : par exemple, chez la Lampyris noctiluca (ver luisant), le mâle, qui ne brille pas, possède seul des ailes pour pouvoir chercher la femelle, la femelle, au contraire, dépourvue d’ailes, et qui ne sort que la nuit, répand une lueur phosphorescente qui permet au mâle de la trouver. Chez la Lampyris italica, les individus des deux sexes sont luisants, fait dû sans doute au luxe de la nature méridionale. Mais un exemple surprenant et tout spécial du genre de finalité ici en question nous est fourni par la belle découverte que fit Geoffroy Saint-Hilaire, dans les dernières années de sa vie, sur la constitution exacte de l’appareil d’allaitement des cétacés. En effet, l’acte de téter demande le concours actif de la respiration ; il ne peut donc avoir lieu que dans un milieu respirable lui-même et non sous l’eau, dans laquelle est plongé pourtant le nourrisson pendu aux mamelles de la mère ; pour obvier à cet inconvénient, l’appareil mammaire des cétacés a été modifié dans son ensemble de façon à devenir un organe d’injection, qui, introduit dans la bouche du petit, lui envoie le lait, sans qu’il ait besoin d’aspirer. Quand, au contraire, l’individu destiné à prêter à un autre un secours essentiel est de genre très différent, et appartient même à un autre règne de la nature, on met alors en doute cette finalité extérieure, comme dans le cas de la nature inorganique, à moins qu’elle ne serve de fondement manifeste à la conservation des espèces. Tel est le cas pour beaucoup de plantes, dont la fécondation ne se produit que par l’intermédiaire d’insectes, qui transportent le pollen sur le stigmate, ou courbent les étamines vers le pistil : l’épine-vinette commune, beaucoup d’espèces d’iris et l’Aristolochia Clematitis ne peuvent se féconder sans le secours des insectes. (Chr. Conr. Sprengel, Mystère dévoilé, etc., 1753 ; Wildenow, Abrégé de Botanique, p. 353.) C’est encore le cas de nombreuses diœcies, monœcies et polygamies, par exemple des concombres et des melons. Dans la Physiologie de Burdach (vol. I, § 263) on trouve un exposé admirable de cet appui réciproque que reçoivent l’un de l’autre le monde des plantes et celui des insectes. Burdach ajoute ensuite très bien : « Ce n’est pas là un expédient mécanique, un recours forcé, comme si la nature avait commis hier, dans la formation des plantes, une erreur qu’elle chercherait aujourd’hui à réparer par le moyen de l’insecte ; c’est bien plutôt une profonde et intime sympathie du monde végétal pour le monde animal. L’identité des deux règnes doit se manifester : enfants d’une même mère, ils doivent exister l’un avec l’autre et l’un par l’autre. » — Et plus loin : « Mais une sympathie de ce genre unit le monde inorganique au monde organisé, » etc. — Au second volume de leur Introduction into Entomology, Kirby et Spence donnent encore une preuve à l’appui de ce consensus naturæ : les œufs des insectes qui passent l’hiver adhérents aux branches des arbres qui servent d’aliment à leur larve éclosent juste au moment où la branche bourgeonne ; ainsi par exemple l’aphis du bouleau éclot un mois plus tôt que celui du frêne ; pareillement les insectes des plantes vivaces passent l’hiver sur elles à l’état d’œufs ; ceux des plantes seulement annuelles, qui ne peuvent en faire de même, passent l’hiver sous forme de chrysalides.

Trois grands hommes ont totalement repoussé la téléologie ou explication par les causes finales, et beaucoup de petits esprits se sont faits sur ce point leur écho. Ce sont Lucrèce, Bacon de Vérulam et Spinoza. Mais la cause de cette aversion est assez nettement connue chez tous les trois : ils tenaient la téléologie pour inséparable de la théologie spéculative et celle-ci leur inspirait une telle horreur (dont Bacon, à la vérité, cherche à se cacher), que de loin même ils s’efforçaient de l’éviter. Nous trouvons aussi Leibniz enfoncé dans le même préjugé, et, dans sa lettre à M. Nicaise (Spinozæ op., ed. Paulus, vol. II, p. 672), il l’exprime avec une naïveté caractéristique, comme une vérité qui s’entend de soi : « les causes finales, ou, ce qui est la même chose, la considération de la sagesse divine dans l’ordre des choses. » (Du diable ! la même chose !) C’est aujourd’hui encore le point de vue des Anglais actuels, des hommes du Bridgewater-treatise, de lord Brougham, etc. ; Owen même, dans son Ostéologie comparée, pense exactement comme Leibniz, ainsi que je l’ai déjà relevé dans le premier volume. Pour tous ces gens téléologie devient aussitôt théologie, et à chaque finalité découverte dans la nature, au lieu de méditer et de chercher à comprendre, ils laissent éclater ce cri d’enfant : design ! design ! ils entonnent le refrain de leur philosophie de vieille femme, et ferment leurs oreilles aux objections de la raison, telles que les leur a pourtant déjà présentées le grand Hume[20]. La cause principale de tout ce triste état de choses en Angleterre est, depuis soixante-dix ans, l’ignorance véritablement honteuse pour les savants anglais de la philosophie kantienne, et cette ignorance, à son tour, est due à la funeste influence de cet abominable clergé, qui prend à cœur l’abrutissement général, pour retenir plus longtemps la nation anglaise d’ailleurs si intelligente dans l’esclavage de la bigoterie la plus dégradante ; aussi, animé du plus bas obscurantisme, s’oppose-t-il de toutes ses forces à l’instruction du peuple, à l’étude de la nature, en général même à tout progrès du savoir humain, et tant par ses relations que par ses scandaleuses et injustifiables richesses qui ne font qu’accroître la misère du peuple, il étend son influence jusque sur les savants des universités et les écrivains ; ceux-ci doivent alors se soumettre (par exemple Th. Brown, On cause and effect) à mille réticences, à mille déviations de pensée pour éviter même de loin de se rencontrer avec cette froide superstition, comme Pückler appelle si justement leur religion, et de se heurter aux arguments qui ont cours pour la défendre.

Quant aux trois grands hommes nommés plus haut, on peut leur pardonner, vu son origine, leur répugnance pour la téléologie, puisqu’ils vivaient bien avant l’éclosion de la philosophie kantienne ; Voltaire lui-même tenait encore pour irréfragable la preuve physico-théologique. Je veux cependant pénétrer un peu plus loin dans chacun d’eux. Tout d’abord la polémique de Lucrèce (IV, 824-838) contre la téléologie est si lourde et si grossière, qu’elle se réfute d’elle-même et démontre la thèse opposée. — Pour ce qui est de Bacon (De augm. scient., III, 4), il n’établit tout d’abord, par rapport à l’usage des causes finales, aucune différence entre la nature organique et inorganique, distinction pourtant essentielle au sujet, et, dans les exemples qu’il allègue, il les confond l’une avec l’autre. Il rejette ensuite les causes finales de la physique dans la métaphysique ; or, pour lui, comme encore pour beaucoup de nos contemporains, la métaphysique est identique à la théologie spéculative. Il tient donc les causes finales pour inséparables de cette dernière et va même si loin en ce sens qu’il fait à Aristote le reproche (ce dont nous lui ferons tout à l’heure un éloge spécial) d’avoir largement usé des causes finales, et Aristote cependant s’est gardé de les rattacher à la théologie spéculative. — Spinoza enfin (Eth., I, prop. 36, appendix) montre au grand jour qu’il identifie la téléologie avec la physico-théologie contre laquelle il décharge toute son amertume ; et cela à tel point que le principe : naturam nihil frustra agere, il le commente ainsi : « hoc est, quod in usum hominum non sit » ; de même « omnia naturalia tanquam ad suum utile media considerant, et credunt aliquem alium esse, qui ilia media paraverit » ; de même encore : « hinc statuerunt, deos omnia in usum hominum fecisse et dirigere ». Là-dessus il bâtit alors sa proposition : « naturam finem nullum sibi præfixum habere et omnes causas finales nihil, nisi humana esse figmenta. ». Il n’avait d’autre souci que de barrer la route au théisme, et il avait très justement reconnu que l’arme la plus redoutable en était la preuve physico-théologique. Il était réservé à Kant d’en trouver la pleine réfutation, comme à moi-même de fournir l’interprétation exacte des faits sur lesquels elle se fonde ; et par là j’ai satisfait à la maxime : est enim verum index sui et falsi. Mais Spinoza n’a su se tirer d’affaire que par un trait désespéré, par la négation de la téléologie elle-même, c’est-à-dire de la finalité dans les œuvres de la nature, assertion dont la monstruosité saute aux yeux de quiconque a appris à connaître d’un peu plus près la nature organique. Cette étroitesse de vue de Spinoza, jointe à son ignorance complète de la nature témoigne assez de son entière incompétence en cette matière et de la sottise de ceux qui, sur son autorité, croient devoir juger avec mépris des causes finales.

C’est à son grand avantage qu’Aristote, sur ce point, contraste avec les philosophes modernes, et c’est là le côté le plus brillant de son système. Il s’adresse sans prévention à la nature, ne connaît aucune physico-théologie, n’en a pas la moindre idée, et n’a jamais considéré le monde au point de vue d’une création ; son cœur est pur de tout préjugé de ce genre, et (De generat. anim., III, 11), s’il avance des hypothèses sur l’origine des animaux et des hommes, il ne tombe jamais dans les idées physico-théologiques. Il dit toujours η φυσις ποιει (latura facit) ; jamais il ne dit η φυσις πεποιηται (natura facta est). Mais, après examen fidèle et attentif de la nature, il trouve qu’elle procède partout avec finalité et dit : ματην ορωμεν ουδεν ποιουσαν την φυσιν (naturam nihil frustra facere cernimus.) (De respir., c. X) ; — et dans les livres De partibus animalium, qui sont une anatomie comparée : Ουδε περιεργον ουδεν, ουτε ματην η φυσις ποιει. — Η φυσις ενεκα του ποιει παντα. — Πανταχου δε λεγομεν τοδε τουδε ενεκα, οπου αν φαινηται τελος τι, προς ο η κινησις περαινει ωστε ειναι φανερον, οτι εστι τι τοιτουτον, ο δη και καλουμεν φυσιν. — Επει το σωμα οργανον’ενεκα τινος γαρ εκαστον των μοριων, ομοιως τε και το ολον. ( « Nihil supervacaneum, nihil frustra natura facit. — Natura rei alicujus gratia facit omnia. — Rem autem hanc esse illius gratia asserere ubique solemus, quoties finem intelligimus aliquem, in quem motus terminetur : quocirca ejusmodi aliquid esse constat, quod Naturam vocamus. — Est enim corpus instrumentum : nam membrum unumquodque rei alicujus gratia est, tum vero totum ipsum. » ) Il est explicite aux pages 645 et 663 de l’édition in-4 de Berlin, comme aussi De incessu animalium, c. ii : Η φυσιν ουδεν ποιει ματην, αλλ’αει, εκ των ενδεχομενων τη ουσια, περι εκαστον γενος ζωου, το αριστον. ( « Natura nihil frustra facit, sed semper ex iis, quæ cuique animalium generis essentiæ contigunt, id quod optimum est. » Dans la conclusion des livres De generatione animalium, il recommande expressément la téléologie, et blâme Démocrite de l’avoir niée, ce dont Bacon, dans sa prévention, l’avait justement loué. Mais c’est surtout dans les Physica, II, 8, p. 198, qu’Aristote parle ex professo des causes finales et les pose comme le principe vrai de l’étude de la nature. Il est de fait que l’examen de la nature organique doit mener tout esprit droit et bien réglé à la téléologie et nullement, à moins d’opinions préconçues, à la physico-téléologie, ou à l’anthropo-téléologie tant blâmée par Spinoza. — En ce qui touche Aristote en général, je veux encore ici attirer l’attention des lecteurs sur les imperfections et l’absolue non-valeur de ses doctrines relatives à la nature inorganique : il professe en effet les erreurs les plus grossières sur les principes fondamentaux de la mécanique et de la physique, et cette faute est d’autant moins pardonnable, qu’avant lui déjà les Pythagoriciens et Empédocle étaient sur la bonne voie et avaient enseigné des théories bien supérieures ; Empédocle, comme nous l’atteste Aristote au deuxième livre du De cœlo (c. I, p. 284), avait déjà même conçu l’idée d’une force tangentielle engendrée par la rotation et agissant en sens contraire de la pesanteur ; mais Aristote a de nouveau rejeté cette notion, il en est tout autrement quand Aristote étudie la nature organisée : c’est là son domaine ; et la richesse de ses connaissances, la pénétration de ses remarques, parfois même la profondeur de ses vues nous jettent dans l’étonnement. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, il avait déjà reconnu l’antagonisme qui existé chez les ruminants entre les cornes et les dents de la mâchoire supérieure, et en vertu duquel les unes manquent là ou les autres sont présentes, et inversement (De partib. anim., III, 2). — De là aussi sa juste estime des causes finales.


CHAPITRE XXVII
DE L’INSTINCT EN GÉNÉRAL ET DE L’INSTINCT D’INDUSTRIE


Il semble que la nature ait voulu, par les instincts industriels des animaux, mettre un commentaire explicatif dans la main de l’observateur qui étudie les causes finales d’après lesquelles elle procède, et l’admirable convenance qui en résulte dans ses productions organiques. Car ces instincts sont la preuve la plus claire que des êtres peuvent, avec la détermination la plus décidée, travailler à une fin qu’ils ne connaissent pas, et dont ils n’ont même aucune représentation. Tels sont par exemple le nid de l’oiseau, la toile de l’araignée, la fosse du fourmilion, la ruche si artistique des abeilles, la merveilleuse demeure des termites, etc., du moins pour ceux de ces animaux qui exécutent un tel travail pour la première fois, alors qu’ils ignorent et la forme et l’usage de l’œuvre à accomplir. C’est de même que procède la nature dans la création des organismes ; aussi ai-je donné, dans le chapitre précédent, cette définition paradoxale de la cause finale, qu’elle est un motif qui agit sans être connu. Et de même que, dans l’action issue de l’instinct d’industrie, l’élément actif est manifestement et incontestablement la volonté ; de même c’est elle encore qui agit quand la nature produit des organismes.

On pourrait dire que la volonté des êtres animés est mise en mouvement de deux manières différentes, par l’influence des motifs ou par l’instinct ; donc du dehors ou du dedans, par une occasion extérieure ou par une impulsion intérieure ; la première explicable, puisqu’elle se présente à l’extérieur, la seconde inexplicable, puisqu’elle est tout intérieure. Mais, à y regarder de plus près, l’opposition entre les deux n’est pas aussi tranchée et elle revient même au fond à une différence de degré. Le motif, en effet, n’agit aussi que sous la condition préalable d’une impulsion intime, c’est-à-dire d’une qualité précise de la volonté, qu’on en appelle le caractère : chaque fois, le motif ne fait que donner à ce caractère une direction déterminée, et l’individualise pour le cas concret. De même l’instinct, tout en étant une impulsion nettement marquée de la volonté, ne borne pas son action, comme celle d’un ressort, à l’intérieur ; il attend encore quelque circonstance extérieure nécessaire, destinée au moins à déterminer le moment précis de sa manifestation : telle est, pour l’oiseau de passage, l’arrivée de la saison ; pour l’oiseau qui construit son nid, la fin de la fécondation et la découverte des matériaux convenables ; pour l’abeille c’est, avant de bâtir, la corbeille ou l’arbre creux qui formera la niche, et la réunion de bien d’autres circonstances particulières, favorables aux opérations suivantes ; pour l’araignée, c’est un angle bien disposé ; pour la chenille, la feuille voulue ; pour l’insecte prêt à pondre, l’endroit toujours très spécialement déterminé et souvent très rare, où, dès l’éclosion, la larve pourra trouver sa nourriture, etc. Il suit de là que dans les productions de l’instinct d’industrie, c’est d’abord l’instinct, puis en sous-ordre aussi l’intellect des animaux qui entre enjeu : l’instinct, en effet, donne le principe général, la règle ; l’intellect, le particulier, l’application ; il préside au détail de l’exécution, pour lequel le travail de ces animaux se conforme évidemment aux circonstances données chaque fois. De tout cela il résulte que la différence à établir entre l’instinct et le simple caractère est la suivante : l’instinct est un caractère qui n’est mis en mouvement que par un motif tout spécialement déterminé et qui produit par suite une action toujours exactement identique. Le caractère, au contraire, tel qu’il existe chez toute espèce animale et chez tout individu humain, est également sans doute une volonté de nature immuable et invariable, mais qui peut cependant être mue par des motifs très différents, et s’y accommoder ; l’action qui en résulte peut donc être très différente dans sa partie matérielle, mais elle portera toujours l’empreinte d’un même caractère qu’elle exprimera et manifestera, et la nature matérielle de l’action, dans laquelle il apparaît, est indifférente, pour l’essentiel, à la connaissance dudit caractère : on pourrait ainsi définir l’instinct un caractère démesurément uniforme et rigoureusement déterminé. La conséquence de l’exposé précédent est que la faculté d’être déterminé uniquement par des motifs présuppose déjà une sphère assez étendue de connaissance, et par suite, un développement d’intelligence plus parfait ; aussi cette faculté est-elle propre aux animaux supérieurs, et à l’homme plus qu’à tout autre. Au contraire, pour être déterminé par l’instinct, il suffit de la somme d’intellect nécessaire à la perception du motif unique, et spécialement déterminé, qui seul et à l’exclusion des autres permet la manifestation de l’instinct ; aussi l’instinct n’existe-t-il que là où la sphère de connaissance est des plus bornées, et ne se rencontre-t-il en général et au plus haut degré que chez les animaux des classes inférieures, les insectes notamment. Comme les actions de ces animaux ne demandent qu’une motivation extérieure, très simple et limitée, le médium des motifs, c’est-à-dire l’intellect ou le cerveau, n’est chez eux que faiblement développé, et leurs actions extérieures sont soumises à la même impulsion que les fonctions physiologiques intimes, fondées sur de simples excitations, c’est-à-dire relèvent du système ganglionnaire. De là chez eux la prédominance de ce système : le tronc nerveux principal court chez eux tout le long de l’abdomen, sous forme de deux cordons qui donnent à chaque anneau un ganglion, de dimension souvent peu inférieure au cerveau, et sont, plutôt, d’après Cuvier, l’analogue du grand nerf sympathique que de la moelle épinière. Il existe donc entre la détermination par l’instinct et par de simples motifs un certain antagonisme, qui fait que la première atteint son maximum chez les insectes, et la seconde chez l’homme ; entre les deux se déroule la série actuelle des autres animaux, placés à leurs différents degrés selon le développement respectif de leurs systèmes cérébral et ganglionnaire. Puisque les actes instinctifs et les travaux artistiques des insectes sont régis surtout par le système ganglionnaire, c’est se condamner à l’absurdité que de vouloir les considérer et les expliquer comme dérivant du seul cerveau, car c’est prétendre les pénétrer avec une clef qui n’est pas la bonne. La même particularité donne à de telles actions une ressemblance significative avec celles des somnambules, qu’on explique aussi par la substitution du nerf sympathique au cerveau dans la direction des actes extérieurs : les insectes sont ainsi, en quelque sorte, des somnambules naturels. L’analogie sert à rendre compréhensibles les choses sur lesquelles nous ne pouvons avoir de prise directe : celle que nous venons de mentionner nous rendra à un haut degré le même service. Rappelons-nous ce cas cité par Kieser, dans son Tellurisme (vol. II, p. 250). Une somnambule, à laquelle le magnétiseur avait commandé d’accomplir telle action déterminée dans l’état de veille, ne manqua pas de l’exécuter dès son réveil, sans pouvoir se souvenir clairement de l’ordre qu’elle avait reçu. Il lui semblait donc qu’elle devait accomplir cette action, sans en connaître la véritable raison. L’analogie est évidemment frappante entre ce cas et celui des instincts d’industrie chez les insectes : la jeune araignée a l’idée qu’elle doit filer sa toile sans en savoir, sans en comprendre le but. Cela nous remet encore en mémoire le démon de Socrate, qui lui inspirait le sentiment de devoir s’abstenir d’une action qu’on réclamait de lui ou qu’on lui conseillait ; quant à la raison du fait, il l’ignorait, pour avoir perdu le souvenir du songe prophétique qu’il avait eu à ce sujet. De nos jours encore on a constaté des cas du même genre ; je ne veux en citer que quelques-uns. Un homme avait retenu sa place sur un vaisseau : au moment où le navire doit mettre à la voile, il refuse à tout prix, et sans aucune raison expresse, de monter à bord : le navire sombra. Un autre s’en va, avec des camarades, du côté d’une poudrière ; arrivé dans le voisinage, il ne veut pas aller plus loin, et, saisi de frayeur, il retourne au plus vite sur ses pas, sans savoir pourquoi : la poudrière sauta. — Un troisième, sur mer, se sent un soir, sans motif apparent, poussé à ne pas se déshabiller, et s’étend sur son lit avec ses vêtements et ses boites, en gardant jusqu’à ses lunettes : dans la nuit le navire prend feu et il est du petit nombre de ceux qui peuvent se sauver dans la chaloupe. Tous ces faits reposent sur l’action éloignée et sourde de songes fatidiques oubliés et nous donne, par analogie, la clef des problèmes de l’instinct en général et de l’instinct d’industrie en particulier.

D’autre part, nous l’avons dit, l’instinct d’industrie des insectes jette une vive lumière sur l’action de la volonté inconsciente dans le mouvement intérieur de l’organisme et dans sa formation. Car il est tout naturel de voir dans une fourmilière ou dans une ruche l’image d’un organisme décomposé et amené au jour de la connaissance. C’est en ce sens que Burdach nous dit (Physiologie, vol. II, p. 32) : « La formation et la ponte des œufs sont le partage de la reine, leur ensemencement et le soin de leur développement celui des travailleuses ; la première personnifie donc en quelque sorte l’ovaire, les autres l’utérus. » Dans une société d’insectes, comme dans l’organisme animal, la vita propria de chaque partie est subordonnée à la vie de l’ensemble, et le souci de l’ensemble passe avant celui de l’individu ; l’existence individuelle n’est voulue que sous condition, celle du tout est voulue absolument. À l’occasion même, les individus sont sacrifiés au salut de l’ensemble, tout comme nous nous faisons amputer un membre, pour sauver le reste du corps. Par exemple, des fourmis en marche trouvent-elles leur chemin fermé par l’eau, les premières n’hésitent pas à s’y précipiter, jusqu’à ce que leurs cadavres accumulés aient formé une sorte de digue pour les suivantes. Une fois devenus inutiles, les bourdons sont tués. S’il se trouve deux reines dans une même ruche, les abeilles les entourent et les forcent à se battre jusqu’à la mort de l’une d’entre elles. La fourmi mère, l’œuvre de la fécondation une fois achevée, se coupe elle-même les ailes, qui ne pourraient être qu’un obstacle à l’accomplissement de ses nouvelles fonctions, quand elle aura, sous terre, à entretenir sa future famille (Kirby et Spence, vol. I). Comme le foie n’a pas d’autre but que de sécréter la bile pour aider à la digestion, et ne veut même exister qu’en vue de cette seule fin ; comme toute autre partie de l’organisme ne veut que remplir sa destination ; ainsi l’abeille travailleuse ne veut rien de plus que recueillir du miel, sécréter de la cire et bâtir des cellules pour les œufs de la reine, le bourdon ne veut que féconder, la reine ne veut que pondre. Tous les membres travaillent donc uniquement pour le maintien du tout, qui seul est le but absolu, exactement comme les parties de l’organisme. La seule différence est que dans l’organisme l’action de la volonté est entièrement aveugle et toute primitive ; dans les sociétés d’insectes au contraire la chose se passe déjà à la lumière de la connaissance : celle-ci pourtant n’apporte une, réelle collaboration et ne peut même choisir que dans les accidents du détail, pour tirer la volonté d’embarras et adapter le travail aux circonstances. Mais, dans l’ensemble, les insectes veulent la fin, sans la connaître, comme la nature organique qui agit en raison de causes finales ; ce qui est confié chez eux à la connaissance, ce n’est même pas le choix des moyens dans leur totalité, c’en est seulement la disposition plus précise dans chaque cas particulier. Mais c’en est assez pour enlever à leur travail le caractère mécanique ; et c’est ce qui apparaît au grand jour, si on oppose des obstacles à leur activité. Par exemple, la chenille file sa coque dans des feuilles, sans en connaître le but ; mais si l’on rompt son tissu, elle sait en réparer adroitement la trame. Les abeilles conforment, dès le début, leur construction aux circonstances présentes ; se produit-il de nouveaux incidents ou détruit-on avec intention leur ouvrage, elles savent apporter au mal le remède le plus convenable dans chaque cas particulier. (Kirby et Spence, Introd. to entomol. ; Huber, Des abeilles.) Une telle habileté excite notre admiration, car remarquer les circonstances et s’y accommoder est évidemment affaire de la connaissance, et si nous leur accordons une fois pour toutes la prévoyance la plus industrieuse pour la race future et un avenir lointain, nous savons bien qu’ils ne sont pas en cela dirigés par la connaissance, puisqu’une prévoyance issue de la connaissance demanderait une activité cérébrale aussi élevée que la raison. La modification et l’arrangement du détail, selon les circonstances déjà données ou nouvelles, est au contraire une besogne en rapport avec l’intellect même des animaux inférieurs, qui, guidé par l’instinct, se borne à remplir les lacunes laissées par celui-ci. C’est ainsi que nous voyons les fourmis emporter leurs larves, dès que l’endroit choisi devient trop humide, et de même aussi dès qu’il devient trop sec ; elles ignorent la fin qu’elles poursuivent, elles n’obéissent pas à la connaissance, mais la tâche qui demeure réservée à leur connaissance, c’est l’observation du moment où l’endroit ne convient plus à leurs larves, et le choix d’une nouvelle retraite. — Je veux mentionner ici encore un fait, qu’on m’a raconté sur expérience personnelle, et que j’ai trouvé d’ailleurs cité depuis par Burdach d’après Gleditsch. Pour étudier le fossoyeur (Necrophorus vespillo), on avait lié le cadavre d’une grenouille gisant sur le sol à un fil dont l’autre extrémité était attachée à une baguette fichée obliquement en terre : les nécrophores creusèrent, selon leur coutume, une fosse sous la grenouille ; mais, contre leur attente, le cadavre ne pouvait y tomber ; après un long embarras, après de nombreuses marches et contremarches en tous sens, ils finirent par enterrer aussi la baguette. À cette aide prêtée par la connaissance à l’instinct, à ces expédients qu’elle lui fournit pour réparer les œuvres de son industrie, correspond dans l’organisme la vertu curative de la nature : non seulement cette force cicatrise les blessures, et restitue même la substance osseuse et nerveuse ; mais encore, quand par la perte d’un rameau artériel ou nerveux quelque communication est interrompue, elle en ouvre une nouvelle, soit en agrandissant d’autres artères ou nerfs, soit même en produisant de nouvelles branches ; à une partie malade ou à une fonction troublée elle en substitue une autre ; un œil est-il perdu, elle renforce l’autre ; un sens disparaît-il, elle aiguise tous ceux qui restent ; une plaie mortelle s’est-elle produite à l’intestin, elle va même parfois jusqu’à la fermer par adhérence du mésentère ou du péritoine ; bref, elle cherche les remèdes les plus ingénieux à tout dommage, à toute perturbation survenue dans l’organisme. Le mal est-il au contraire incurable, elle hâte alors la mort, et cela d’autant plus que l’organisme est d’un ordre plus élevé, c’est-à-dire plus sensible. Ce cas lui-même a son analogue dans l’instinct des insectes. Les guêpes qui, durant l’été entier, ont mis tout leur soin, toute leur peine, à nourrir leurs larves du produit de leurs rapines, en tuent elles-mêmes la dernière génération en octobre, parce qu’elles la voient exposée à périr de faim (Kirby et Spence, vol. I, p. 374.). On rencontre des analogies plus étranges et plus spéciales encore, celle-ci par exemple : lors de la ponte de l’abeille terrestre (apis terrestris, bombylius), les abeilles ouvrières sont prises d’un désir immodéré de dévorer les œufs, pendant environ sept ou huit jours, et elles y céderaient si la mère ne les repoussait pas et ne veillait pas avec une attention jalouse sur ses œufs. Ce temps une fois passé, elles ne montrent plus la moindre envie de manger les œufs, quand même on les leur offre ; tout au contraire elles s’empressent autour des larves qui en sortent pour les soigner et les nourrir. On peut interpréter naturellement ce fait comme l’analogue des maladies de l’enfance, notamment de la dentition, pendant laquelle les futurs nourriciers de l’organisme commencent par l’attaquer avec une violence qui coûte souvent la vie à l’individu. — La considération de toutes ces analogies entre la vie organique et l’instinct, ainsi que l’industrie des animaux inférieurs, sert à nous fortifier de plus en plus dans la conviction qu’ici comme là, c’est la volonté qui est au fond de tout, en nous montrant le rôle subordonné, tantôt plus tantôt moins limité, tantôt totalement absent, que joue la connaissance dans ces opérations.

Mais il est encore un autre point de vue sous lequel l’instinct et l’organisme animal s’expliquent l’un l’autre : c’est par rapport à l’anticipation de l’avenir qui se manifeste en chacun d’eux. L’instinct et l’industrie permettent aux animaux de satisfaire des besoins qu’ils ne ressentent pas encore, bien plus, des besoins qui ne seront pas les leurs propres, mais qui seront ceux de la génération future ; ils travaillent ainsi à une fin encore ignorée d’eux ; et cela va si loin, comme je l’ai montré par l’exemple du Bombix dans la Volonté dans la nature (2e éd., p. 45 ; 3° éd., p. 47), qu’ils poursuivent et tuent par avance les ennemis de leurs œufs à venir. Nous voyons de même dans la structure générale d’un animal ses besoins futurs et ses fins éloignées prévenus par des organes destinés à atteindre les unes et à satisfaire les autres. De là résulte cette appropriation parfaite de l’organisme de tout animal à son genre de vie, de là cette prévoyance qui l’a pourvu de toutes les armes nécessaires pour attaquer sa proie, pour repousser ses ennemis, et qui a calculé sa forme tout entière en raison de l’élément et du milieu dans lequel il aura à paraître comme combattant ; c’est un point que j’ai longuement développé dans mon écrit De la volonté dans la nature sous la rubrique : Anatomie comparée. — Nous pourrions rassembler toutes ces anticipations qui apparaissent dans l’instinct comme dans l’organisation animale et les réunir sous la notion de connaissance à priori, si elles avaient réellement pour base une connaissance en général. Mais, nous l’avons montré, il n’en est pas ainsi : la vraie racine de ces anticipations est plus profonde que le domaine de la connaissance, elle se trouve dans la volonté en tant que chose en soi, dans la volonté indépendante, à ce titre, des formes de la connaissance : aussi pour elle le temps n’a-t-il aucune signification et l’avenir est-il tout aussi rapproché que le présent.


CHAPITRE XXVIII[21]
CARACTÈRE DU VOULOIR-VIVRE


Notre second livre se ferme sur la question du but dernier et de la fin de cette volonté qui s’est révélée comme l’essence en soi de toute chose en ce monde. Les considérations suivantes sont destinées à compléter la réponse générale donnée à cette question, en traçant dans ses principales lignes le caractère de cette volonté.

Un tel exposé est possible, parce que nous avons reconnu pour l’essence intime du monde une réalité absolue, une donnée de l’expérience. La dénomination d’ « âme du monde », donnée par maint philosophe à cette essence intime, n’y substitue déjà au contraire qu’un pur être de raison (ens rationis) car le mot « âme » indique une unité de conscience individuelle, évidemment étrangère à cette essence, en général d’ailleurs cette notion d’ « âme » ne peut ni se justifier, ni s’employer, parce qu’elle personnifie la connaissance et le vouloir rassemblés dans une union inséparable et néanmoins indépendants de tout organisme animal. Il ne faudrait user de ce terme qu’au sens figuré, car il est bien plus perfide que ceux de ψυχή ou d’anima, qui signifient seulement souffle.

Mais un langage plus choquant encore est celui des prétendus panthéistes, dont toute la philosophie consiste surtout à décorer du titre pompeux de « Dieu » cette essence intime du monde, à eux inconnue ; après quoi ils s’imaginent avoir bien mérité de l’humanité. A leurs yeux, le monde serait une théophanie. Mais jetons seulement, à ce point de vue, un regard sur le monde, ce monde de créatures toujours misérables, condamnées, pour vivre un instant, à se dévorer les unes les autres, à passer leur existence dans l’angoisse et le besoin, à endurer souvent d’atroces tortures jusqu’au moment où elles tombent enfin dans les bras de la mort ; enveloppons tout ce spectacle d’un coup d’œil et nous donnerons raison à Aristote quand il dit : ή φυσις δαιμόνα, αλλ’ όυ θείά (natura dœmonia est, non divina) : De divinat., c. ii, p. 463 ; nous avouerons même qu’un Dieu, qui se serait avisé de se transformer en un pareil monde, devrait avoir été vraiment possédé du diable. — Je le sais, les soi-disant philosophes de ce siècle suivent l’exemple de Spinoza et se croient ainsi justifiés. Mais Spinoza avait des raisons toutes spéciales de donner ce nom à sa substance unique ; il devait au moins sauver le mot, sinon la chose. Le souvenir était tout frais encore des bûchers de Giordano Bruno et de Vanini, victimes immolées à un Dieu en l’honneur duquel, sans comparaison aucune, avait coulé le sang de plus d’hommes que sur les autels de tous les dieux païens des deux hémisphères réunis. Quand donc Spinoza appelle le monde Dieu, c’est exactement, et rien de plus, comme Rousseau qui, dans le Contrat social, ne manque jamais de nommer le peuple « le souverain ». C’est encore la même manière de procéder que celle de ce prince qui, désireux d’abolir la noblesse dans ses États, imagina, pour ne dépouiller personne de son bien, d’anoblir d’un seul coup tous ses sujets. À la vérité, nos savants d’aujourd’hui ont un autre argument en faveur du terme qu’ils emploient ; mais il n’est en rien plus convaincant que les autres. Dans leurs spéculations philosophiques, ils partent tous, en effet, non pas du monde ou de la conscience que nous en avons, mais de Dieu, comme d’un principe donné et connu ; Dieu n’est pas leur quœsitum, mais leur datum. S’ils étaient des enfants, je leur montrerais que c’est faire là une pétition de principe, mais ils le savent aussi bien que moi. Seulement, depuis que Kant a démontré l’impuissance de l’ancien et honnête dogmatisme qui voulait aller du monde à Dieu et n’y aboutit pas, ces messieurs se figurent avoir découvert une adroite issue et faire preuve d’une grande finesse. Que le lecteur des temps futurs me pardonne de l’avoir entretenu de gens qu’il ne connaît pas.

Tout regard jeté sur ce monde, dont l’explication est la tâche du philosophe, nous atteste et nous confirme que la volonté de vivre, loin d’être une personnification arbitraire, ou même un mot vide de sens, est au contraire la seule expression véritable de l’essence intime de ce monde. Tout se presse et se pousse vers l’existence, autant que possible vers l’existence organique, c’est-à-dire vers la vie, pour en atteindre ensuite l’échelon le plus élevé : la nature animale nous témoigne donc manifestement que le vouloir-vivre est la note fondamentale de son être, sa seule propriété immuable et absolue. Contemplons cette ardeur de vie universelle, voyons l’empressement infini, cette facilité, cette exubérance avec laquelle, en tout lieu et à toute heure, le vouloir-vivre fait violemment effort vers l’existence, emprunte des formes innombrables, use des fécondations et des germes, et à leur défaut de la generatio œquivoca, sans perdre une seule occasion de tirer à soi avidement la moindre substance capable de vivre. Considérons ensuite ces inquiétudes horribles, ces révoltes sauvages de sa part, lorsqu’il doit, en quelqu’un de ses phénomènes isolés, se séparer de l’existence, là surtout où ce déchirement apparaît au grand jour de la conscience. Il semble que dans ce phénomène unique c’est le monde tout entier qui doive être à jamais anéanti, et tout l’être d’une créature vivante ainsi menacée se réduit aussitôt à une lutte, à une résistance désespérée contre la mort. Voyons par exemple l’angoisse incroyable d’un homme en danger de mort, l’intérêt immédiat et sérieux pris par tous les témoins à sa souffrance et leurs transports de joie sans fin quand il est sauvé. Rappelons-nous l’épouvante glaciale qui nous saisit à entendre prononcer un arrêt de mort, notre horreur profonde à la vue des préparatifs de l’exécution, la pitié qui nous arrache le cœur au spectacle de l’exécution elle-même. On croirait qu’il s’agit de tout autre chose que d’abréger simplement de quelques années une existence vide, triste, aigrie par mille tourments et toujours incertaine ; on penserait vraiment que c’est un événement d’une importance extraordinaire que de voir un individu arriver quelques années plus tôt là où, après une existence éphémère, il a des milliards de siècles à demeurer. — Tous ces phénomènes sont la preuve évidente que j’ai eu raison de poser comme principe inexplicable, mais propre à servir de fondement à toute explication, la volonté de vivre, et que ce vouloir-vivre, loin d’être un mot sonore, vide de sens, tel que l’absolu, l’infini, l’idée, ou autres expressions semblables, est la réalité suprême à nous connue, est même la substance et le noyau de toute réalité.

Faisons maintenant abstraction, pour quelque temps, de cette interprétation puisée au-dedans de notre être, et plaçons-nous en étrangers vis-à-vis de la nature, pour la saisir objectivement. Nous trouvons qu’à partir du degré de la vie organique, elle n’a qu’un but : la conservation de toutes les espèces. C’est à cette fin qu’elle travaille par la surabondance démesurée des germes, par la violence impatiente de l’instinct sexuel, par l’empressement de cet instinct à se plier à toutes les situations et à toutes les circonstances, même à la nécessité d’une procréation hybride, enfin par l’instinct de l’amour maternel, dont la puissance va jusqu’à l’emporter, dans certaines espèces animales, sur l’amour de soi-même, et jusqu’à faire sacrifier à la mère sa vie pour le salut de ses petits. L’individu au contraire n’a pour la nature qu’une valeur indirecte, celle d’un simple moyen propre à maintenir l’espèce. Hors de là, son existence lui est indifférente, et elle le conduit elle-même à sa perte, dès qu’il cesse d’être capable de servir à son dessein. Pourquoi l’individu ? Nous le saurions donc clairement ; mais pourquoi l’espèce ? Voilà une question, à laquelle la nature considérée du côté purement objectif ne nous fournit aucune réponse. Car c’est en vain qu’on cherche, en les constatant, à découvrir une fin à cette agitation sans trêve, à cette impulsion fougueuse vers l’existence, à ces soins anxieux pour la conservation des espèces. L’énergie et le temps des individus se dépensent tout entiers en efforts pour leur entretien et celui de leur progéniture, et y suffisent tout juste, sans même y parvenir toujours. Mais si même une fois par hasard il reste un excédent de force par suite de bien-être, et en outre, chez la seule espèce douée de raison, un excédent de connaissance, c’est un résultat trop peu important pour en faire le but de toute cette activité de la nature. — À considérer les choses objectivement et d’un œil étranger, il semblerait que le seul souci de la nature soit de ne laisser perdre aucune de toutes ses idées (platoniciennes), c’est-à-dire de ses formes permanentes : l’heureuse découverte et la disposition de ces idées (dont la succession des trois règnes animaux antérieurs à la surface de la terre n’a été que le prélude) l’auraient satisfaite à tel point que son unique crainte serait maintenant de voir disparaître quelqu’une de ces belles inventions, c’est-à-dire de voir quelqu’une de ses formes échapper au temps et à la causalité. Les individus en effet sont passagers, comme l’eau courante, les idées au contraire sont permanentes comme les tourbillons de la rivière : elles ne doivent donc s’anéantir que si la source se tarit. — C’est à cette vue énigmatique qu’il faudrait nous arrêter si la nature ne nous était donnée que du dehors, c’est-à-dire objectivement : nous devrions alors la croire issue de cette même connaissance qui la conçoit, c’est-à-dire née sur le domaine de la représentation, et c’est sur ce terrain que nous devrions nous maintenir, dans nos efforts pour éclaircir le problème. Mais il n’en est pas ainsi et nous pouvons, à coup sûr, pénétrer du regard dans l’intérieur de la nature : qu’est-ce, en effet, sinon notre propre intérieur, dans lequel justement la nature, parvenue au degré suprême où elle pouvait s’élever par son activité, reçoit, dans la conscience propre, la lumière directe de la connaissance ? Ici la volonté nous apparaît comme un principe différent toto genere de la représentation dans laquelle la nature existait, déployée en chacune de ses idées, et elle nous fournit d’un seul coup cette explication que nous ne pouvions jamais trouver par la voie purement objective de la représentation. Le subjectif nous donne donc ici la clef de l’interprétation de l’objectif.

Nous avons posé tout à l’heure, comme caractère de ce subjectif ou de cette volonté, un penchant démesuré de tous les animaux et de tous les hommes à conserver et à prolonger le plus possible leur vie : pour reconnaître dans ce penchant une force primitive et absolue, nous devons encore nous rendre exactement compte qu’il n’est en aucune façon le résultat d’une connaissance objective de la valeur de la vie, mais qu’il est indépendant de toute connaissance, ou en d’autres termes que ces êtres ne se présentent pas comme tendant à une fin qui les attire, mais comme poussés par une énergie invisible.

À cet effet, commençons par passer en revue l’innombrable série des animaux. Considérons l’infinie diversité de leurs formes, les modifications incessantes qu’elles subissent pour s’approprier au milieu, à la manière de vivre de chacun ; contemplons en même temps l’art inimitable et également parfait dans tous les individus qui préside à leur structure et à leur mécanisme, enfin la dépense incroyable de force, d’adresse, de prudence et d’activité que chaque animal, sa vie durant, est condamné à faire sans repos. Allons plus loin maintenant : représentons-nous le zèle infatigable des misérables petites fourmis, regardons ce fossoyeur (Necrophorus Vespillo) enterrer à lui seul en deux jours le cadavre d’une taupe quarante fois plus grosse que lui, pour y déposer ses œufs et assurer la nourriture de la future génération (Gleditsch, Phys. Bot. Econ., dissertation III, 220) ; songeons qu’en général la vie de la plupart des insectes n’est qu’un perpétuel travail, pour préparer les aliments et la demeure des larves qui naîtront plus tard de leurs œufs, et qu’ensuite ces larves, après avoir dévoré ces aliments et s’être transformées en chrysalides, entrent dans la vie, pour recommencer sur nouveaux frais la même besogne. Disons-nous que de même la vie des oiseaux se passe en grande partie à opérer leurs longues et pénibles migrations, puis à bâtir leur nid, à apporter la nourriture à leurs poussins, destinés eux-mêmes, l’année suivante, à jouer le même rôle ; qu’ainsi tout travaille toujours pour un avenir qui fait ensuite défaut, et pourrons-nous nous empêcher de chercher des yeux la récompense de tout cet art et de toute cette peine, le but dont l’image présente aux yeux des animaux les pousse à cette agitation incessante ; pouvons-nous en un mot nous empêcher de demander : Quel est le résultat de tout cela ? Quelle est la fin réalisée par l’existence animale qui demande toutes ces dispositions à perte de vue ? — On ne peut rien nous montrer que la satisfaction de la faim et de l’instinct sexuel, et peut-être encore un court moment de bien-être, comme il est donné à tout animal d’en obtenir en partage, au milieu de ses misères et de ses efforts infinis. Si l’on met en regard d’une part l’ingéniosité inexprimable de la mise en œuvre, la richesse indicible des moyens, et de l’autre, la pauvreté du résultat poursuivi et obtenu, on ne peut se refuser à admettre que la vie est une affaire, dont le revenu est loin de couvrir les frais. C’est ce qui est surtout évident chez certains animaux dont l’existence est particulièrement simple. Considérons par exemple la taupe, cette ouvrière infatigable. Creuser avec difficulté au moyen de ses pattes énormes en forme de palettes, telle est l’occupation de toute sa vie ; une nuit constante l’environne ; elle n’a ses yeux embryonnaires que pour fuir la lumière. Elle est le seul véritable animal nocturnum, bien plus que les chats-huants, les hiboux, les chauves-souris qui y voient la nuit. Que lui vaut cette existence si riche en peines, si pauvre en joies ? La nourriture et l’accouplement, c’est-à-dire rien de plus que les moyens de poursuivre la même triste carrière et de la recommencer, dans un nouvel individu. De tels exemples sont la preuve frappante qu’entre les fatigues et les tourments de la vie et le produit ou le gain qu’on en retire, il n’y a aucune proportion. Chez les animaux qui possèdent la vue, la conscience du monde visible, toute subjective qu’elle est et bornée à l’influence des motifs, donne encore à la vie un semblant de valeur objective. Mais la taupe aveugle, avec son organisation si parfaite et son activité sans relâche, réduite tour à tour à se nourrir de larves d’insectes ou à souffrir de la faim, fait éclater à nos yeux la disproportion entre les moyens et la fin. — À cet égard, l’étude du règne animal abandonné à lui-même dans les régions inhabitées est aussi très instructive. Nous en trouvons une belle peinture, ainsi que des souffrances que, sans la participation de l’homme, la nature prépare d’elle-même à ses créatures, dans les Tableaux de la nature de Humboldt, 2e édit., pages 30 et suiv. ; Humboldt ne manque pas non plus, page 44, de jeter un coup d’œil sur les souffrances analogues qu’endure la race humaine, toujours et partout divisée en deux camps et en lutte contre elle-même. C’est cependant encore dans l’existence simple des animaux, facile à embrasser du regard, qu’on peut saisir plus aisément le néant et la vanité des efforts de tout le phénomène. La variété des organisations, la perfection des moyens qui servent à conformer chacune d’entre elles en vue de son milieu et de sa proie, présentent ici un contraste nettement tranché avec l’absence de tout but final supposable ; à la place de cette fin, un instant de bien-être, une puissance passagère, dont la condition préalable est le besoin, de longues et nombreuses douleurs, un combat incessant, bellum omnium, l’obligation pour chacun d’être tour à tour chasseur et gibier, tumulte, privation, misère et angoisse, cris et hurlements, voilà tout ce qui nous apparaît ; et tout cela continuera ainsi, in secula seculorum, ou jusqu’à ce que l’écorce de notre planète vienne encore une fois à éclater. Junghuhn raconte avoir aperçu à Java une plaine couverte d’ossements à perte de vue, et qu’il prenait pour un champ de bataille : ce n’étaient pourtant, et rien de plus, que les squelettes de grandes tortues, longues de cinq pieds, larges et hautes de trois, qui, au sortir de la mer, prennent ce chemin pour aller déposer leurs œufs ; elles sont alors assaillies par des chiens sauvages (canis rutilans), qui, réunis en troupes, les renversent sur le dos, leur arrachent la carapace inférieure, les petites écailles du ventre, et les dévorent ainsi toutes vivantes. Mais souvent alors un tigre se précipite sur les chiens. Cette désolation se répète des milliers et des milliers de fois, d’année en année. Est-ce pour cela que naissent donc ces tortues ? Quel crime leur vaut un tel supplice ? Pourquoi toutes ces scènes d’horreur ? Il n’y a à cette question qu’une seule réponse : ainsi s’objective le vouloir-vivre[22]. Il faut l’étudier à fond et le bien saisir pour arriver à comprendre son essence et le monde ; il ne suffit pas de forger des notions générales, pour élever ensuite sur ce fondement des châteaux de cartes. L’intelligence du grand spectacle fourni par l’objectivation du vouloir-vivre, ainsi que des caractères qui en composent l’essence, demande, il est vrai, un examen plus précis et une étude plus détaillée qu’il n’en faut pour se tirer d’affaire avec le monde en l’intitulant Dieu, ou pour venir, avec une niaiserie que seule la patrie allemande pouvait créer et goûter, déclarer qu’il est « l’idée dans son autrement être » ; car ce sont là les inepties qui, vingt ans durant, ont fait les délices des sots de mon temps. Pour le panthéisme ou le spinozisme, dont les systèmes actuels ne sont que des travestissements, la trame du monde se dévide en effet sans fin, et toujours de même pendant l’éternité. Car le monde est alors un Dieu, un ens perfectissimum ; il ne peut rien exister, rien se concevoir de meilleur. Il n’y a donc pas besoin de rédemption, et il n’y en a pas. Quant à saisir le but de toute cette tragi-comédie, il n’est pas nécessaire de le chercher bien loin, car elle n’a pas de spectateurs, et les acteurs eux-mêmes, à côté d’un maigre plaisir tout négatif, sont condamnés à endurer des tourments infinis.

Revenons maintenant à la considération de la race humaine. La complication est ici sans doute plus grande et le tableau prend une teinte plus sérieuse ; mais le caractère fondamental ne laisse pas d’être le même. Ici aussi la vie se présente à nous, non comme un présent dont nous puissions jouir, mais comme un devoir, comme un pensum dont nous devons nous acquitter. Nous n’y trouvons, par suite, et dans l’ensemble et dans le détail, que misère universelle, fatigues sans trêve, efforts constants, lutte sans fin, activité forcée et tension extrême de toutes les forces physiques et intellectuelles. Des millions d’hommes, réunis en nations, aspirent à leur bonheur commun et chaque individu aspire au sien propre ; mais cette œuvre demande des milliers de victimes. Tantôt les illusions insensées, tantôt les subtilités de la politique les poussent à des guerres acharnées les uns contre les autres : il faut alors que la sueur et le sang des masses coulent à flots pour réaliser les idées ou expier les fautes de quelques-uns. En temps de paix, l’industrie et le commerce sont florissants, les inventions font merveille, les mers sont sillonnées de navires, de tous les coins du monde les friandises affluent, et les flots engloutissent des milliers d’hommes. Tout s’agite, les uns par la pensée, les autres par l’action, le tumulte est indescriptible. — Mais la fin dernière de tout cela, quelle est-elle ? Assurer pendant un court espace de temps l’existence d’individus éphémères et torturés ; dans le cas le plus heureux, une misère supportable, une absence de chagrins toute relative, mais sur laquelle s’abat aussitôt l’ennui qui la guette ; enfin la reproduction de cette race et de son activité. — À ce point de vue, et en raison de cette évidente disproportion entre la peine et le gain, le vouloir-vivre nous apparaît, pris objectivement, comme une folie, et subjectivement comme une illusion qui s’empare de tout être vivant et lui fait appliquer tout l’effort de ses facultés à la poursuite d’une fin sans valeur. Mais un examen plus attentif nous montrera ici encore qu’il est bien plutôt une impulsion aveugle, un instinct sans fondement et sans motif.

La loi de motivation s’étend en effet, je l’ai déjà expliqué au § 29 du premier volume, aux seules actions isolées, et non pas à l’ensemble et à la totalité du vouloir. La raison en est que si nous embrassons du regard la race humaine avec ses agitations dans son ensemble et dans sa généralité, le spectacle qui s’offre à nous est celui de marionnettes tirées, non par des fils extérieurs, à la façon des marionnettes ordinaires, comme dans le cas d’actes isolés, mais bien plutôt mues par un mécanisme intérieur. Car la comparaison faite plus haut de l’activité incessante, grave et laborieuse des hommes avec le résultat réel ou possible qu’ils en retirent, met dans tout son jour la disproportion énoncée, en nous montrant l’insuffisance absolue de la fin à atteindre, prise comme force motrice, pour l’explication de ce mouvement et de ces agitations sans trêve. Qu’est-ce, en effet, qu’un court retard apporté à la mort, un léger soulagement du besoin, un éloignement de la douleur, une satisfaction momentanée du désir, à côté de leur victoire si fréquente et du triomphe certain de la mort ? Quelle serait la puissance de pareils avantages, pris pour véritables principes moteurs d’une race humaine innombrable et toujours renouvelée, qui ne cesse de courir, de se pousser, de se presser, de se tourmenter, de se débattre, pour représenter toute l’histoire tragi-comique du monde, qui, bien plus, supporte l’ironie d’une telle existence et tâche de la prolonger le plus possible ? — Évidemment tout cela est inexplicable, si nous cherchons les causes motrices au dehors des figures, si nous nous imaginons la race humaine poussée par les réflexions de la raison, ou par un ressort du même genre (sorte de fils directeurs), à faire effort vers ces biens qui l’attendent, et dont la conquête serait une récompense proportionnée à ses labeurs et à ses souffrances de tous les instants. S’il en était ainsi, il y aurait bien longtemps que chacun se serait écrié : « Le jeu ne vaut pas la chandelle », et aurait quitté la partie. Mais chaque homme, au contraire, veille sur sa vie et la défend comme un gage précieux à lui confié sous une lourde responsabilité, et cela au milieu des soucis infinis et des besoins constants, parmi lesquels justement l’existence se passe. Le but et la raison, le gain final, il ne le voit pas, à la vérité ; mais il a cru, sans y regarder et sur parole, à la valeur de ce gage, tout en ignorant en quoi elle consiste. C’est pourquoi j’ai dit que ces marionnettes ne sont pas maniées du dehors, mais portent chacune en elles le rouage qui commande leurs mouvements. Ce rouage c’est le vouloir-vivre, manifesté sous forme d’un ressort infatigable, d’une impulsion aveugle, dont la raison suffisante ne se trouve pas dans le monde extérieur. C’est lui qui retient les individus attachés à cette scène, et qui est le primum mobile de leurs évolutions ; les objets extérieurs au contraire, les motifs n’en déterminent que la direction spéciale dans un cas isolé : sinon la cause serait loin de répondre à l’effet. Car ainsi que toute manifestation d’une force naturelle a une cause, sans que la force naturelle en ait elle-même ; ainsi tout acte volontaire isolé suppose un motif, mais la volonté en général n’en a pas : bien plus, au fond ces deux cas n’en font qu’un seul et même. Partout la volonté, principe métaphysique, est la borne de tout examen, la limite que l’expérience n’a jamais franchie. Ce caractère primitif et inconditionnel de la volonté est l’explication de l’attachement démesuré de l’homme à une existence pleine de misère, de tourment, de douleur, d’angoisse ou encore d’ennui, qui, envisagée sous son aspect purement objectif, devrait lui inspirer une profonde horreur ; nous y trouvons encore la raison de ses craintes excessives à l’approche d’un terme qui est pourtant la seule chose dont il soit sûr[23]. — Aussi voyons-nous souvent un être misérable, déformé et courbé par l’âge, les privations et la maladie, implorer du fond du cœur notre aide pour prolonger une existence dont la fin devrait paraître digne des souhaits les plus ardents, si nous étions en cela déterminés par un jugement objectif. Mais au lieu de la raison, c’est ici la volonté qui agit, en tant qu’instinct de vivre, désir de vivre, courage de vivre : c’est la même force qui fait croître la plante. Ce courage de vivre peut se comparer à une corde qui serait tendue sur le théâtre de marionnettes constitué par le monde des hommes : les poupées y seraient attachées au moyen de fils invisibles, et ne seraient portées qu’en apparence par le plancher situé sous elles (la valeur objective de la vie). Si un jour la corde faiblit, le mannequin s’affaisse ; si elle se rompt, il doit tomber puisque le plancher ne le soutenait qu’en apparence ; c’est que la détente du plaisir de vivre engendre l’hypocondrie, le spleen, la mélancolie, et l’épuisement complet de ce plaisir provoque le penchant au suicide, auquel l’homme se porte alors pour la raison la plus futile, souvent même pour un motif imaginaire, poussé à se chercher querelle à lui-même pour se tuer, comme d’autres cherchent querelle à un tiers dans un semblable dessein ; bien plus, au besoin il sera entraîné même sans motif particulier au suicide. (Cf., pour preuves à l’appui, Esquirol, Des maladies mentales, 1838.) Et l’agitation, le mouvement qui remplissent la vie s’expliquent comme la patience qui nous la fait supporter. Cette activité fiévreuse n’est pas le résultat d’un libre choix ; mais tandis que chacun serait heureux de goûter le repos, les fouets du besoin et de l’ennui viennent entretenir le mouvement de la toupie. Aussi, toute notre existence, dans l’ensemble et dans le détail, porte-t-elle la marque de la contrainte : chaque individu est paresseux au fond du cœur et aspire au repos ; mais il est forcé d’avancer, semblable à la planète qu’il habite, qu’une force qui la pousse en avant empêche seule de tomber sur le soleil. Tout est donc dans une tension continuelle, dans une agitation forcée, et la marche du monde s’effectue, selon une expression d’Aristote (De cœlo, II, 13), ου φυσει, αλλα βια (motu, non naturali, sed violento). C’est en apparence seulement que les hommes sont appelés en avant ; en réalité ils sont poussés par derrière  ; ce n’est pas la vie qui les attire, mais c’est le besoin qui les presse et les fait marcher. La loi de motivation, comme toute causalité, est une pure forme du phénomène. — Pour le dire en passant, là est l’origine de ce côté comique, burlesque, grotesque et grimaçant de la vie : car un individu chassé en avant malgré lui se démène comme il le peut, et la confusion qui en résulte produit souvent un effet bouffon ; mais la souffrance cachée derrière ce voile n’en est pas moins sérieuse et réelle.

De toutes ces considérations il ressort donc clairement que le vouloir-vivre n’est pas une conséquence de la connaissance de la vie, ni en quelque façon une conclusion ex prœmissis, ni, d’une manière générale, rien de secondaire ; tout au contraire, il est le principe premier et absolu, prémisse de toutes les prémisses, et il mérite par là de devenir le point de départ de la philosophie ; car ce n’est pas le vouloir-vivre qui apparaît comme une conséquence du monde, c’est le monde qui est produit comme une conséquence de la volonté de vivre.

J’ai à peine besoin de faire remarquer que les considérations sur lesquelles se ferme ce deuxième livre annoncent déjà fortement le grave sujet du quatrième livre ; elles m’auraient permis d’y passer aussitôt, si mon plan ne m’obligeait pas à commencer par intercaler une seconde étude du monde comme représentation, sujet plus riant de notre troisième livre, mais dont la conclusion nous conduira par une transition directe au quatrième.


SUPPLÉMENT
AU
TROISIÈME LIVRE




Et is similis spectatori est, quod ab omni separatus spectaculum videt.
______(Oupnekhat, vol. I, p, 304.)


CHAPITRE XXIX[24]
DE LA CONNAISSANCE DE IDÉES


Nous n’avions jusqu’ici examiné l’intellect que dans sa condition primitive et naturelle d’esclave au service de la volonté ; dans ce troisième livre, il apparaît délivré de cette servitude ; mais hâtons-nous de le remarquer, il s’agit ici non pas d’un affranchissement durable, mais seulement d’un court instant de répit, d’une libération exceptionnelle et, à vrai dire, momentanée du service de la volonté. – Comme j’ai traité ce sujet avec assez de détails dans le premier volume, je n’ai ici qu’à ajouter quelques considérations complémentaires en petit nombre.

Ainsi que je l’ai montré au § 33, l’intellect au service de la volonté c’est-à-dire dans sa fonction naturelle, ne connaît proprement que les rapports des choses ; tout d’abord les relations des choses avec la volonté, à laquelle il appartient, ce qui sert même à en faire des motifs ; et de plus ensuite, pour compléter cette connaissance, les relations des choses entre elles. Cette dernière connaissance n’acquiert quelque étendue et quelque signification que dans l’intellect humain ; dans l’intellect animal, même le plus développé, elle reste enfermée dans d’étroites limites. Il est évident que la compréhension des relations des choses entre elles ne rentre qu’indirectement dans le service de la volonté. Elle est donc la transition à la connaissance tout objective, entièrement indépendante de la volonté : elle est la connaissance scientifique, qui mène à la connaissance artistique. Supposons en effet un objet donné dont nous saisissions directement de nombreuses et diverses relations : l’essence propre de l’objet en ressort avec une netteté toujours plus grande et finit insensiblement par s’en dégager, composée de simples relations, dont elle ne cesse pas de différer totalement elle-même. Dans ce monde de compréhension, l’assujettissement de l’intellect à la volonté ne cesse en même temps de s’affaiblir et de devenir plus indirect. L’intellect a-t-il assez de force pour prendre le dessus, pour ne plus se soucier du rapport des choses à la volonté, pour y substituer l’intelligence de l’essence objective pure du phénomène qui s’exprime à travers toutes les relations ; il s’affranchit alors, en même temps que du service de la volonté, de la conception des simples relations, et par là aussi de celle de l’objet individuel en tant que tel. L’intelligence plane alors d’un libre essor, détachée de toute volonté ; dans l’individu elle ne connaît plus que la partie essentielle, c’est-à-dire toute l’espèce ; elle n’a donc plus pour objet que les idées, au sens primitif où je prends, avec Platon, ce mot dont on a tant abusé, c’est-à-dire enfin les formes persistantes, immuables, indépendantes de l’existence temporelle des individus, les species rerum, qui constituent l’objectivité propre des phénomènes. Sans doute une idée ainsi conçue n’est pas encore l’essence même de la chose en soi, sortie qu’elle est de la connaissance de simples relations ; mais en tant que résultat de la somme de toutes les relations, elle est le caractère propre de l’objet ; elle est ainsi l’expression complète de l’être perçu comme objet saisi non par rapport à une volonté individuelle, mais tel qu’il se manifeste de lui-même et par là détermine l’ensemble de ses relations seules reconnues jusqu’alors. L’idée est la racine commune de toutes ces relations, et par suite le phénomène complet et parfait, ou encore, selon le terme que j’ai employé dans le corps de l’ouvrage, l’objectivation adéquate de la volonté à ce degré de sa manifestation. La forme même et la couleur, éléments immédiats cependant dans la perception intuitive de l’idée, n’en font pas au fond partie ; elles n’en sont qu’un moyen d’expression, car rigoureusement l’espace lui est aussi étranger que le temps. C’est en ce sens que, dans son commentaire sur l’Alcibiade de Platon, le néoplatonicien Olympiodore disait déjà (édition Kreutzer de Proclus et Olympiodore, vol. II, p. 82) : Το ειδος μεταδεδωκε μεν της μορφης τη υλη’αμερες δε ον μετελαϐεν εξ αυτης του διαστατου, c’est-à-dire que l’idée, en soi inétendue, conféra sans doute à la matière la forme, mais commença par lui emprunter l’étendue. — Ainsi donc, je le répète, les idées ne manifestent pas encore l’essence propre, mais seulement le caractère objectif des choses, c’est-à-dire toujours jusqu’alors le phénomène, et même ce caractère, nous serions condamnés à ne le pas comprendre, si nous n’arrivions par une autre voie à une connaissance ou tout au moins à un sentiment confus de l’essence intime des choses. Ce ne sont en effet ni les idées, ni en général aucune connaissance simplement objective qui peuvent nous faire comprendre cette essence même ; elle demeurerait donc un mystère éternel pour nous, si nous ne pouvions y avoir accès par un tout autre côté. C’est seulement en tant que chaque être doué de connaissance est en même temps un individu, et par là partie intégrante de la nature, qu’il trouve un chemin pour pénétrer au fond de la nature, et cela dans sa propre conscience, où cette nature intime lui apparaît sous la forme la plus directe et, comme nous l’avons trouvé, sous la forme de la volonté.

Par suite, ce qui, envisagé comme pure image objective, comme pure forme, et détaché ainsi du temps, non moins que de toutes relations, est l’idée platonicienne, est, pris empiriquement et dans le temps, l’espèce ou le genre : l’espèce est donc le corrélatif empirique de l’idée. L’idée est proprement éternelle, l’espèce est d’une durée infinie, quoique le phénomène puisse en disparaître sur quelque planète. Leurs noms mêmes rentrent l’un dans l’autre : ιδεα, ειδος, species, genre. L’idée est espèce (species), mais non genre (genus) : aussi les espèces sont-elles l’œuvre de la nature, les genres sont-ils l’œuvre de l’homme ; ce ne sont en effet que de simples concepts. Il y a des espèces naturelles (species naturales), mais il n’y a que des genres logiques (genera logica). Pour les produits de l’art, il n’en existe pas d’idées, mais seulement de simples concepts, c’est-à-dire des genera logica, subdivisés en genres secondaires ou species logicæ. À ce que j’ai dit, à cet égard, dans le premier volume, § 41, je dois ajouter qu’Aristote (Métaph., I, 9, et XIII, 5) déclare aussi que les platoniciens n’avaient pas admis d’idées pour les produits de l’art : οιον οικια και δακτυλιος, ων ου φασιν ειναι ειδη (ut domus et annulus, quorum ideas dari negunt). Cf. le scoliaste, pages 562, 63 de l’édition in-4 de Berlin. – Aristote dit plus loin (Métaph., XI, 3) : αλλ’ειπερ (supple ειδη εστι) επι των φυσει (εστι) διο δη ου κακως ο Πλατων εφη, οτι ειδη εστι οποσα φυσει (si quidem ideæ sunt, in iis sunt, quæ natura fiunt : propter quod non male Plato dixit, quod species eorum sunt, quæ natura sunt) ; sur quoi le scoliaste, page 800, observe : και τουτο αρεσκει και αυτοις τοις τας ιδεας θεμενοις των γαρ υπο τεχνης γινομενων ιδεας ειναι ουκ ελεγον, αλλα των υπο φυσεως (hoc etiam ipsis ideas statuentibus placet : non enim arte factorum ideas dari aiebant, sed natura procreatorum). D’ailleurs la théorie des idées dérive, à l’origine, de Pythagore, si toutefois nous ne voulons pas mettre en doute les renseignements fournis par Plutarque dans le livre De placitis philosophorum, I, c. iii.

L’individu prend sa racine dans l’espèce, le temps dans l’éternité ; et de même que chaque individu n’est individu que pour renfermer en soi l’essence de son espèce, de même il n’a de durée dans le temps que pour exister aussi dans l’éternité. J’ai consacré dans le livre suivant un chapitre spécial à la vie de l’espèce.

Au § 49 du premier volume, j’ai mis suffisamment en lumière la différence entre l’idée et le concept. Quant à leur ressemblance, en voici le principe. L’unité originelle et essentielle de l’idée est fractionnée et disséminée dans la pluralité des choses individuelles par le sujet connaissant, en raison des conditions sensibles et cérébrales de la perception. Dans son travail de réflexion la raison vient ensuite rétablir cette unité, toutefois seulement in abstracto, à titre de concept, d’universale, égal, il est vrai, à l’idée en compréhension, mais revêtu d’une tout autre forme, et rendu ainsi incapable de devenir objet d’intuition et par là de détermination constante. C’est en ce sens (mais dans aucun autre) qu’on pourrait user du langage scolastique et appeler les idées universalia ante rem, les concepts universalia post rem : entre les deux se placent les choses individuelles, dont l’animal aussi a connaissance. — N’en doutons pas, le réalisme des scolastiques est né de la confusion des idées platoniciennes, auxquelles on peut attribuer une existence objective et réelle, puisqu’elles sont en même temps les espèces, avec les simples concepts, auxquels les réalistes voulaient à leur tour conférer la même existence ; et ce fut là l’origine de l’opposition victorieuse du nominalisme.


CHAPITRE XXX[25]
DU PUR SUJET DE LA CONNAISSANCE


La conception d’une idée, l’introduction de cette idée dans notre conscience demande en nous pour condition préalable un changement qu’on pourrait aussi regarder comme un acte de renoncement à soi-même. Ce changement consiste en effet dans une séparation momentanée et complète de la connaissance d’avec la volonté propre : la connaissance doit alors perdre totalement de vue le précieux gage qui lui est confié et considérer les choses comme si elles ne pouvaient jamais concerner en rien la volonté. Car c’est le seul moyen pour la connaissance de devenir le pur reflet de la nature objective des choses. Toute œuvre d’art véritable doit avoir pour principe et pour base une connaissance soumise à ces conditions. La modification ainsi réclamée dans le sujet, par cela même qu’elle consiste dans l’élimination de tout vouloir, ne peut dériver de la volonté ; elle n’est donc pas le fait de notre libre arbitre, c’est-à-dire que nous n’en sommes pas les maîtres. Tout au contraire, elle a pour unique origine une prédominance momentanée de l’intellect sur la volonté, ou, au point de vue physiologique, une forte excitation de l’activité cérébrale intuitive, sans aucune excitation des penchants ou des passions. Pour plus de clarté, je rappelle que notre conscience a deux faces : elle est d’une part conscience du moi propre, c’est-à-dire volonté ; d’autre part, conscience des autres choses, et à ce titre tout d’abord connaissance intuitive du monde extérieur, aperception des objets. Plus l’un des côtés de la conscience totale se dessine nettement, plus l’autre s’efface. La conscience des autres choses, ou connaissance intuitive, sera donc d’autant plus parfaite, c’est-à-dire d’autant plus objective, que nous aurons moins conscience de notre propre moi. Il se produit ici un véritable antagonisme. Plus nous avons conscience de l’objet, moins nous en avons du sujet ; plus au contraire le sujet occupe la conscience, plus faible et imparfaite est notre intuition du monde extérieur. L’état requis pour une objectivité pure de l’intuition comporte d’une part des conditions permanentes, la perfection du cerveau et en général tout ce qui dans sa constitution physiologique favorise son activité, d’autre part des conditions passagères, puisqu’il est soutenu par tout ce qui accroît la tension et la réceptivité du système nerveux cérébral, sans exciter pourtant la moindre passion. Qu’on n’entende pas par là les boissons spiritueuses ou l’opium, mais bien plutôt une nuit entière d’un sommeil tranquille, un bain froid, et tout ce qui, en calmant la circulation et la force des passions, donne à l’activité cérébrale une prédominance acquise sans effort. Ces stimulants naturels du travail des nerfs cérébraux exercent une action qui grandit avec le développement et l’énergie générale du cerveau ; ils détachent de plus en plus l’objet du sujet et finissent par produire cet état de pure objectivité de l’intuition, qui élimine de lui-même la volonté de la conscience, et dans lequel toutes choses apparaissent avec une clarté et une précision plus intenses ; nous ne connaissons pour ainsi dire alors que les choses, sans presque plus rien savoir de nous ; et toute notre conscience n’est plus que l’intermédiaire qui sert à faire pénétrer l’objet de l’intuition dans le monde de la représentation. La connaissance pure, sans mélange de volonté, se produit donc, lorsque la conscience des autres choses s’élève à une telle puissance que la conscience du moi propre disparaît. Car, pour embrasser le monde d’une vue purement objective, il faut ne plus savoir qu’on y appartient ; et les choses gagnent en beauté à nos yeux, à mesure que la conscience extérieure s’accroît et que la conscience individuelle s’évanouit. — Mais toute souffrance procède de la volonté, fondement du moi propre ; par l’effacement de ce côté de la conscience, toute possibilité de souffrance se trouve donc supprimée, et l’état d’objectivité pure de l’intuition devient en même temps un état de félicité absolue : aussi ai-je montré qu’il était l’un des deux éléments de la jouissance esthétique. La conscience du moi propre, c’est-à-dire la subjectivité, la volonté, reprend-elle au contraire le dessus, aussitôt il se produit un degré correspondant de malaise et de trouble : de malaise, par le sentiment que nous retrouvons de notre matérialité, c’est-à-dire de l’organisme qui en soi est la volonté ; de trouble, par l’effet des désirs, des émotions, des passions, des soucis dont la volonté, aidée de l’intelligence, recommence à remplir notre conscience. Car partout la volonté, en tant que principe de subjectivité, est l’opposé, l’antagoniste de la connaissance. La plus grande concentration de la subjectivité se produit dans l’acte volontaire proprement dit, qui nous donne la conscience la plus nette de notre moi. Toutes les autres excitations de la volonté ne sont que des préparations à l’acte : l’acte même est à la subjectivité ce que le jaillissement de l’étincelle est à l’appareil électrique. — Toute sensation corporelle est en soi excitation de la volonté, et plus souvent, à vrai dire, de la noluntas que de la voluntas. L’excitation du vouloir par voie intellectuelle est celle qui est due aux motifs : c’est alors l’objectivité même qui éveille et met en jeu la subjectivité. Cet effet se réalise, dès qu’une chose n’est plus l’objet d’une perception purement objective, c’est-à-dire désintéressée, mais provoque, directement ou indirectement, du désir ou de la répugnance, ne serait-ce même que par le souvenir : car elle agit dès lors comme motif, au sens le plus étendu du mot.

Remarquons ici que la réflexion abstraite et la lecture, toutes deux liées aux mots, appartiennent aussi sans doute, dans un sens plus large, à la conscience des autres choses, c’est-à-dire à l’occupation objective de l’esprit. Mais ce n’est encore qu’indirectement, car elles réclament l’intermédiaire des concepts ; or ceux-ci sont un produit artificiel de la raison, et par suite déjà une œuvre intentionnelle. De plus, tout travail abstrait de l’esprit est dirigé par la volonté qui donne à l’intelligence la direction conforme à ses vues et soutient l’attention : un tel travail est ainsi toujours mêlé de quelque effort, et l’effort suppose une activité de la volonté. Ce genre d’occupation intellectuelle ne comporte donc pas l’objectivité parfaite de la conscience, telle qu’elle accompagne, à titre de condition nécessaire, la conception esthétique, c’est-à-dire la connaissance des idées.

Il résulte de tout ce qui précède que la pure objectivité de l’intuition, moyen de reconnaître non plus l’objet isolé comme tel, mais l’idée de son espèce, demande qu’on ait conscience, non plus de soi-même, mais des seuls objets perçus, et que la conscience propre ne subsiste qu’à titre de soutien de l’existence objective de ces objets. La difficulté pour cet état de se produire et par là sa rareté ont pour cause que l’accident (l’intellect) doit y dominer et annuler en quelque sorte la substance (la volonté), ne fût-ce qu’un instant. C’est là aussi le principe de l’analogie et même de la parenté de cet état avec la négation de la volonté exposée par moi à la fin du livre suivant. — La connaissance en effet, quoique issue de la volonté, ainsi que je l’ai montré dans le livre précédent, et fondée sur le phénomène de cette volonté, sur l’organisme, n’en est pas moins corrompue par cette même volonté, comme la flamme est obscurcie par la matière en combustion et la fumée qui s’en dégage. Aussi ne pouvons-nous concevoir l’essence purement objective des choses et les idées présentes en elles qu’en ne prenant aucun intérêt aux choses mêmes, parce qu’elles n’offrent aucun rapport avec notre volonté. De là vient aussi que les idées des êtres ressortent plus facilement pour nous de l’œuvre d’art que de la réalité. En effet, ce que nous apercevons seulement dans un tableau ou dans une poésie se trouve en dehors de toute relation possible avec notre volonté ; car cela n’existe déjà en soi même que pour la connaissance et ne s’adresse immédiatement qu’à elle seule. Au contraire, pour saisir l’idée du milieu de la réalité, il faut en quelque sorte faire abstraction de sa volonté propre, s’élever au-dessus de son intérêt, ce qui exige une énergie particulière de l’intelligence. Cette énergie n’appartient au plus haut degré et pour quelque durée qu’au seul génie ; le génie en effet consiste précisément dans la possession d’une force intellectuelle plus grande que n’en demande le service de la volonté individuelle, et dans l’emploi de l’excédent resté libre à la connaissance pure du monde sans souci de la volonté. Si l’œuvre d’art facilite la conception des idées, source de la puissance esthétique, ce n’est pas seulement pour donner aux choses plus de netteté et plus de relief par la mise en évidence de l’élément essentiel et par l’exclusion de l’accessoire ; c’est encore et tout au moins autant par ce mutisme complet, nécessaire à la conception purement objective de la nature des choses, auquel l’art réduit à coup sûr la volonté, en présentant à notre intuition un objet situé lui-même hors du domaine des choses capables d’intéresser la volonté, en nous présentant une simple image, et non une réalité. Cette vérité s’applique non seulement aux œuvres des arts plastiques, mais encore à la poésie ; l’effet de la poésie suppose aussi pour condition une conception désintéressée, détachée du vouloir, et par là purement objective. C’est une conception de ce genre qui nous fait paraître pittoresque un objet aperçu, et poétique un événement de la vie réelle : car seule elle peut répandre sur la réalité cet éclat enchanteur que l’on nomme le pittoresque dans les objets de l’intuition sensible, et la couleur poétique pour les visions de l’imagination. Quand le poète célèbre la sérénité du matin, la beauté du soir, le calme du clair de lune, etc., l’objet véritable de ses chants, c’est, à son insu, le pur sujet de la connaissance, qu’évoquent ces beautés naturelles et devant lequel la volonté s’efface et disparaît de la conscience : ainsi naît cette tranquillité du cœur, qui hors de là ne se peut obtenir sur cette terre ; sinon d’où viendrait l’influence bienfaisante, l’action magique exercée sur nous par ces vers :

Nox erat, et cœlo fulgebat luna sereno,
Inter minora sidera.

La nouveauté complète d’objets inconnus pour nous en favorise la conception désintéressée et tout objective. Par là s’explique cet effet pittoresque ou poétique attribué par l’étranger ou par le simple voyageur à des objets qui sont loin de produire la même impression sur les indigènes : ainsi la vue d’une ville étrangère laisse au touriste une impression des plus agréables, qu’elle est loin d’exercer sur l’habitant ; la raison en est que le voyageur, placé en dehors de tout rapport avec la ville et ses habitants, la contemple à un point de vue tout objectif. C’est là-dessus que repose en grande partie le charme des voyages. C’est pourquoi encore on cherche à accroître l’effet des œuvres narratives ou dramatiques, en en transportant la scène dans des temps et des pays éloignés, les Allemands en Italie et en Espagne, les Italiens en Allemagne, en Pologne, ou même en Hollande. — Si la conception intuitive, entièrement objective, purifiée de tout vouloir, est la condition de la jouissance esthétique, à plus forte raison est-elle indispensable à la création des œuvres esthétiques. Tout bon tableau, toute poésie véritable porte l’empreinte de cette situation d’esprit. Car seuls les sentiments puisés dans la contemplation objective pure, ou directement excités par elle, contiennent le germe vivant d’où peuvent naître des productions vraies et originales, aussi bien en poésie et même en philosophie que dans les arts plastiques. Le punctum saliens de toute œuvre belle, de toute pensée grande ou profonde est une intuition entièrement objective. Or la condition d’une telle intuition est le silence complet de la volonté, qui ne laisse subsister dans l’homme que le pur sujet de la connaissance. Le génie n’est autre chose qu’une disposition à faire prévaloir cet état.

Avec cette disparition de la volonté hors de la conscience coïncide la suppression de l’individualité et des tristesses, des misères qui l’accompagnent. Aussi ai-je décrit ce pur sujet de la connaissance, qui seul demeure alors, comme l’œil du monde ; cet œil, quoique avec plus ou moins de clarté, regarde en toute créature vivante ; il est à l’abri de la naissance et de la mort, et ainsi, identique à lui-même, toujours un, toujours le même, il est le support du monde des idées permanentes, c’est-à-dire de l’objectivité adéquate de la volonté, tandis que le sujet individuel, troublé dans sa connaissance par cette individualité même sortie de la volonté, n’a pour objet que des choses isolées et est passager comme elles. — Au sens ici marqué on peut attribuer à tout homme deux existences. En tant que volonté, c’est-à-dire en tant qu’individu, il est une créature une, exclusivement une, et comme tel il a suffisamment à faire et à souffrir. Comme contemplateur purement objectif, il est le pur sujet de la connaissance, dans la conscience duquel seulement le monde objectif existe ; comme tel, il est toutes les choses, en tant qu’il les perçoit, et leur existence en lui ne comporte ni gêne ni fardeau. C’est en effet sa propre existence, puisqu’elle est tout entière contenue dans sa représentation ; mais ici elle est dégagée de la volonté. En tant au contraire qu’elle est volonté, elle n’est pas en lui. Chacun est heureux, quand il est toutes choses ; et malheureux, quand il n’est plus qu’individu. — Il suffit à toute condition, à toute créature, à toute scène de la vie, d’être conçue objectivement, d’être décrite par le pinceau ou par la parole, pour sembler intéressante, délicieuse, enviable : mais est-on soi-même mêlé dans l’affaire, est-on la chose même, alors on s’écrie plus d’une fois que le diable en personne ne pourrait y tenir. Aussi Gœthe dit-il : « Ce qui nous contrarie dans la vie, nous fait plaisir dans un tableau[26]. »

Dans ma jeunesse, il y a eu une période pendant laquelle je m’efforçais sans cesse de me contempler, de me dépeindre du dehors, moi-même et mes actions : c’était sans doute pour me les rendre supportables.

Comme les considérations que j’expose ici n’ont jamais été discutées avant moi, je veux y joindre quelques explications psychologiques.

Dans l’intuition directe du monde et de la vie, nous ne considérons d’ordinaire les choses que dans leurs relations, c’est-à-dire dans leur essence, dans leur existence relative et non absolue. Nous regarderons par exemple des maisons, des vaisseaux, des machines, avec la pensée de leur destination et de leur appropriation à cette fin ; nous regarderons des hommes avec la pensée de leurs rapports avec nous, s’il en existe, puis de leurs rapports mutuels, dans leur conduite et dans leur activité, dans leur condition, et dans leur métier, ou encore dans les aptitudes qu’ils y montrent, etc. Nous pouvons pousser l’examen de ces relations plus ou moins loin, le poursuivre jusqu’aux anneaux les plus reculés de leur chaîne : la recherche gagnera ainsi en précision et en étendue ; mais l’espèce et la qualité en demeurera toujours la même. C’est toujours la considération des choses dans leurs relations, bien plus, par le moyen de ces relations, c’est-à-dire d’après le principe de raison. C’est à ce genre de considérations que nous nous adonnons le plus souvent et, en règle générale, je crois même les hommes incapables pour la plupart de se livrer à aucun autre. — Mais nous arrive-t-il par exception d’éprouver une élévation momentanée de l’intensité de notre intelligence intuitive ; aussitôt nous voyons les choses d’un tout autre œil : nous ne les concevons plus alors d’après leurs relations, mais selon ce qu’elles sont en soi et par soi, et soudain, avec leur existence relative, nous percevons encore leur existence absolue. Chaque individu représente aussitôt son espèce, et ce qui s’offre à notre esprit, c’est ce qu’il y a de général en chaque être. Ce que nous reconnaissons donc ainsi, ce sont les idées des choses, et la science qui s’exprime par ces idées est bien plus haute que la simple connaissance des relations. Notre être aussi se dégage en même temps des relations et nous sommes devenus du coup le pur sujet de la connaissance. — Quant aux causes de cet état exceptionnel, ce doivent être certains phénomènes psychologiques intérieurs, qui purifient et élèvent l’activité cérébrale au degré nécessaire pour provoquer ce flux soudain d’intelligence. La condition extérieure est que nous soyons entièrement étrangers à la scène contemplée, que nous en demeurions complètement détachés, et que nous n’y soyons nullement impliqués pour une part active.

Pour nous convaincre qu’une conception purement objective et par là exacte des choses n’est possible que si nous les considérons sans aucun intérêt personnel, c’est-à-dire dans un complet silence de la volonté, représentons-nous combien la moindre émotion ou la moindre passion trouble et altère la connaissance, combien même tout penchant favorable ou contraire suffit à dénaturer, à colorer, à défigurer, non pas le seul jugement, mais encore et déjà la perception primitive des choses. Rappelons-nous quelles teintes sereines, quel aspect riant le monde entier revêt à nos yeux, quand un heureux résultat nous a satisfaits ; sous quel air triste et sombre il nous apparaît au contraire, lorsque le chagrin nous abat. Un objet même inanimé, destiné à être l’instrument d’une opération que nous redoutons, semble prendre alors une physionomie hideuse, par exemple l’échafaud, la forteresse où on nous transporte, la trousse du chirurgien, la voiture qui emmène loin de nous la femme aimée, etc. ; bien plus, de simples chiffres, des lettres, un cachet semblent nous narguer d’un ricanement horrible et produire sur nous l’effet de monstres affreux. En revanche, les instruments qui servent à l’accomplissement de nos désirs prennent aussitôt un air aimable et bienveillant : par exemple la vieille bossue qui nous apporte une lettre d’amour, le juif qui nous compte des louis d’or, l’échelle de corde qui va aider à notre évasion, etc. Dans ces cas d’aversion ou d’inclination bien marquée, on ne peut méconnaître que la représentation soit faussée par la volonté ; elle l’est encore, à un degré moindre, dans tout objet qui présente un rapport même éloigné avec notre volonté, c’est-à-dire avec notre penchant ou notre répugnance. C’est seulement une fois que la volonté, avec tout ce qui l’intéresse, a quitté la conscience et que l’intellect suit librement ses propres lois ; lorsque, devenu pur sujet de la connaissance, il reflète le monde objectif, arrivé de son propre mouvement et sans le stimulant d’aucune volonté à un état de tension et d’activité extrêmes ; c’est alors seulement que la couleur et la forme des choses ressortent à nos yeux dans leur véritable et pleine signification ; seule, une telle conception peut donner naissance à de vraies œuvres d’art, dont la valeur durable et le succès toujours renouvelé tiennent à ce que seules elles représentent l’objectivité pure, le fondement invariable et commun des diverses intuitions subjectives et par là faussées, le thème commun qui perce à travers toutes ces variations subjectives. Car il est certain que la nature étalée devant nous s’offre à chaque cerveau différent sous un aspect très différent, et, soit par le pinceau, soit par le ciseau, par la parole ou par les gestes faits sur la scène, chacun ne peut la rendre que telle qu’il la voit. L’objectivité seule fait l’artiste ; mais elle n’est possible qu’à la condition que l’intellect, détaché de la volonté, sa racine, plane d’un libre essor, sans cesser d’agir avec la plus haute énergie.

Le jeune homme, dont l’intuition intellectuelle est encore dans toute sa fraîcheur et dans toute sa force, se représente bien souvent la nature dans une objectivité parfaite, et par suite dans toute sa beauté. Mais ce qui trouble parfois pour lui le plaisir d’un tel spectacle, c’est la réflexion que les belles choses ici présentes sont avec lui sans aucun rapport personnel, capable d’exciter son intérêt et sa joie ; il voudrait que sa vie prît la forme d’un roman intéressant : « Derrière ce rocher en saillie devrait m’attendre une troupe d’amis bien montés ; — auprès de cette cascade devrait se reposer ma bien-aimée ; — cet édifice si bien illuminé devrait être sa demeure, et cette fenêtre garnie de verdure devrait être la sienne ; — mais ce monde si beau n’est que solitude pour moi, etc. » Ces billevesées mélancoliques de jeune homme reposent au fond sur une contradiction. Car la beauté avec laquelle ces objets lui apparaissent tient justement à la pure objectivité, c’est-à-dire au désintéressement de son intuition ; elle serait aussitôt annulée par cette relation avec sa volonté dont le jeune homme regrette douloureusement l’absence, et aussitôt disparaîtrait le charme qui lui procure en ce moment une jouissance véritable, quoique mélangée d’une impression pénible. — Il en est du reste de même à tout âge et en toute circonstance : la beauté du paysage qui nous ravit à l’heure présente cesserait d’être, si nous avions avec lui quelque rapport personnel dont la conscience ne nous quitterait pas. Aucune chose n’est belle qu’aussi longtemps qu’elle ne nous concerne pas. (Il n’est pas question ici de passion amoureuse, mais de jouissance esthétique.) La vie n’est jamais belle, ses images seules le sont, une fois transfigurées par le miroir de l’art ou de la poésie ; et cela surtout pendant la jeunesse, alors que nous ne connaissons rien encore de l’existence. Plus d’un jeune homme s’apaiserait si on pouvait l’amener à cette idée.

Pourquoi la vue de la pleine lune exerce-t-elle une action si bienfaisante, si calmante, si propre à élever l’âme ? C’est que la lune est objet d’intuition, et non de volonté :

« Les étoiles, on ne les désire pas ; on ne peut que se réjouir de leur splendeur[27]. »

Elle est grande, c’est-à-dire elle nous dispose à la grandeur, parce que, sans rapport avec nous, éternellement étrangère à l’agitation terrestre, elle passe et voit tout sans prendre part à rien. Aussi, à son aspect, la volonté, avec ses misères incessantes, s’efface-t-elle de la conscience et laisse-t-elle sa place à la connaissance pure. Peut-être ici se mêle-t-il encore le sentiment que nous en partageons la vue avec des millions de créatures dont la différence individuelle s’évanouit alors, et qui dans cette contemplation ne forment plus qu’un être ; l’impression du sublime en est relevée encore. Ce qui contribue aussi à l’accroître, c’est que la lune éclaire sans échauffer ; de là le nom de chaste qu’on lui a donné et le motif de son identification avec Diane. — Par l’effet de cette impression totale si salutaire qu’elle produit sur notre âme, la lune est devenue peu à peu l’amie de notre cœur, ce que le soleil ne devient jamais, en sa qualité de bienfaiteur infini que l’on n’ose pas regarder en face.

À ce que j’ai dit au §38 du premier volume sur le plaisir esthétique dû à la lumière, à la réflexion des images et aux couleurs, ajoutons ici encore la remarque suivante. L’impression des couleurs renforcée par l’éclat métallique et encore plus par la transparence, dans les vitraux colorés par exemple, et surtout la réflexion des rayons du soleil couchant par les nuages, éveille en nous une jouissance tout immédiate, irréfléchie, mais vraiment ineffable. La raison dernière en est que c’est là le moyen le plus facile, moyen physique et infaillible, de gagner toute notre attention à la connaissance, sans exciter la volonté. Nous sommes ainsi amenés à l’état de pure connaissance ; sans doute, dans le cas présent, cette connaissance consiste en somme dans la simple sensation d’une impression rétinienne ; mais cette sensation, en tant qu’entièrement dégagée de tout plaisir et de toute douleur, ainsi que de toute excitation directe de la volonté, appartient par là même à la connaissance pure.


CHAPITRE XXXI[28]
DU GÉNIE


Une aptitude prédominante au genre de connaissance décrit dans les deux chapitres précédents, et d’où naissent les véritables productions des arts, de la poésie et même de la philosophie, voilà proprement ce qu’on désigne du nom de génie. Comme cette connaissance a pour objet les idées platoniciennes et que les idées se conçoivent non pas in abstracto, mais par la seule intuition, l’essence du génie doit consister dans la perfection et l’énergie de la connaissance intuitive. Aussi entendons-nous nommer tout particulièrement œuvres de génie celles qui procèdent directement de l’intuition, et qui s’adressent à elle, c’est-à-dire celles des arts plastiques, et ensuite celles de la poésie qui transmet ses intuitions par l’intermédiaire de l’imagination. — On peut déjà voir en ceci la différence du génie d’avec le simple talent, supériorité constituée plutôt par une souplesse et une pénétration plus grandes de la connaissance discursive que de la connaissance intuitive. L’homme doué de talent possède plus de rapidité et plus de justesse dans la pensée que les autres ; le génie au contraire contemple un autre monde que le reste des hommes ; il ne fait pourtant que pénétrer plus profondément dans ce monde offert aussi à la vue des autres, parce que la représentation en est plus objective, parlant plus pure et plus précise dans son cerveau.

L’intellect n’est par destination que l’intermédiaire des motifs ; en conséquence il ne conçoit primitivement des choses que leurs relations directes, indirectes ou possibles avec la volonté. Chez les animaux, bornés aux relations directes, le fait est des plus manifestes : tout ce qui n’a aucun rapport avec leur volonté n’existe pas pour eux. Aussi sommes-nous parfois étonnés de voir des animaux même intelligents rester insensibles à des choses frappantes en soi, par exemple, ne manifester aucune surprise à la suite de changements évidents survenus dans notre personne ou dans les objets qui les entourent. Chez l’homme normal viennent s’ajouter, il est vrai, les relations indirectes et même possibles avec la volonté, dont la somme constitue l’ensemble des notions utiles ; mais ici encore la connaissance demeure restreinte aux relations. Voilà pourquoi dans un cerveau normal les images des choses ne parviennent pas à une objectivité pure et parfaite ; car sa force d’intuition s’épuise et devient inactive, dès que la volonté n’est plus là pour la stimuler et la mettre en mouvement ; elle n’a pas assez d’énergie pour concevoir le monde dans une pure objectivité en vertu de son élasticité propre et sans but. Là, au contraire, où il n’en est pas ainsi, là où la faculté représentative du cerveau possède un excédent de force suffisant à la production d’une image pure, nette, objective et désintéressée du monde extérieur, image inutile aux intentions de la volonté et qui, à un degré supérieur, peut être pour elles une cause de trouble et même un danger, — là commence à exister pour le moins une disposition à cette anomalie qu’on nomme génie pour indiquer qu’ici semble entrer en activité un principe étranger à la volonté, c’est-à-dire au moi propre, une sorte de « génie » véritable survenu du dehors. Mais, pour parler sans métaphore, le génie consiste dans un développement considérable de la faculté de connaissance, développement supérieur aux besoins du service de la volonté, pour lequel seul cette faculté est née à l’origine. Aussi la physiologie pourrait-elle à la rigueur ranger dans une certaine mesure un tel excédent d’activité et en même temps de substance cérébrale parmi les monstres per excessum, qu’elle classe, comme on sait, à côté des monstres per defectum et des monstres per situm mutatum. L’essence du génie est donc un excès anormal d’intelligence, dont le seul emploi possible est l’application à la connaissance de ce qu’il y a de général dans l’être ; il est donc consacré au service de l’humanité entière, comme l’intellect anormal l’est à celui de l’individu. Pour plus de clarté on pourrait dire : si l’homme normal est formé de 2/3 de volonté et de 1/3 d’intellect, l’homme de génie comprend 2/3 d’intellect et 1/3 de volonté. On en pourrait encore donner l’explication chimique par une comparaison : la base et l’acide d’un sel neutre se distinguent l’un de l’autre en ce que les rapports du radical à l’oxygène sont inverses dans les deux cas considérés. La base en effet ou alcali n’est base que par la prédominance du radical sur l’oxygène, et l’acide n’est tel que par la proportion plus grande d’oxygène. Tel est aussi le rapport de l’homme normal au génie au point de vue de la volonté et de l’intelligence. De là entre eux une différence décisive qui se manifeste déjà dans tout leur être, dans leur conduite et dans leurs actions, mais surtout dans leurs œuvres. Pour en marquer la différence, on pourrait dire qu’en chimie l’opposition totale engendre l’affinité et l’attraction la plus forte entre les corps, tandis que chez les hommes c’est le contraire qui a coutume de se produire.

La première manifestation que provoque un tel excès de la force de connaissance se montre presque toujours dans la connaissance la plus primitive et la plus essentielle, c’est-à-dire dans la connaissance intuitive, et pousse le sujet à la reproduire au moyen d’une image : ainsi naissent le peintre et le sculpteur. Chez eux donc la distance de la conception générale à la création artistique est la plus courte ; par suite, la forme sous laquelle s’exprime ici le génie et son activité est la plus simple et la plus aisée à décrire. Mais c’est précisément ici qu’il faut voir la source à laquelle tous les arts puisent leurs vraies productions ; et il n’y a pas exception pour la poésie, ni même pour la philosophie, bien qu’ici la marche des choses soit plus compliquée.

Rappelons-nous le résultat de nos recherches du premier livre, à savoir que toute intuition tient à l’intelligence et non pas seulement aux sens. Joignons-y maintenant l’explication donnée ici et considérons en outre, comme de raison, que la philosophie du siècle dernier désignait la faculté de connaissance intuitive du nom de « pouvoirs inférieurs de l’âme » ; nous trouverons qu’Adelung, forcé de parler la langue de son temps, n’était pas si foncièrement absurde quand il plaçait le génie dans un « renforcement sensible des pouvoirs inférieurs de l’âme » ; nous trouverons qu’il ne méritait pas le mépris amer avec lequel Jean Paul le cite dans ses Éléments d’esthétique. Si grands que soient les mérites de l’ouvrage en question de cet homme admirable, remarquons que partout où il a pour but une démonstration théorique et quelque enseignement en général, il ne cesse d’employer une méthode d’exposition ironique et toute faite de comparaisons, souvent peu appropriée au sujet.

C’est à l’intuition que se dévoile et se révèle tout d’abord l’essence propre et véritable des choses, bien que d’une manière encore toute relative. Tous les concepts, toutes les idées ne sont que des abstractions, c’est-à-dire des représentations partielles d’intuition, dues à une simple élimination de pensée. Toute connaissance profonde, toute véritable sagesse même a sa racine dans la conception intuitive des choses, ainsi que nous l’avons longuement exposé dans les Compléments au premier livre. La conception intuitive a toujours été l’acte générateur par lequel toute vraie œuvre d’art, toute idée immortelle a reçu l’étincelle de vie. Toute pensée originale procède par images. Les concepts au contraire donnent naissance aux productions du simple talent, aux idées seulement raisonnables, aux imitations, et en général à tout ce qui n’est calculé que sur les besoins du présent et pour le temps actuel.

Mais si notre intuition était sans cesse liée à la présence réelle des choses, la matière en serait sous l’entière domination du hasard qui amène rarement les objets au moment opportun, qui rarement les dispose dans un ordre convenable et ne nous en offre presque toujours que des exemplaires très défectueux. De là vient le besoin de l’imagination pour compléter toutes les images expressives de la vie, pour les ordonner, les colorer, les fixer et les reproduire à volonté, selon que le demande l’objet d’une étude pénétrante et profonde et de l’œuvre d’art significative destinée à la répandre. La haute valeur de l’imagination tient à ce qu’elle est pour le génie un instrument indispensable. Car c’est seulement par son aide que le génie peut, selon les exigences d’enchaînement de son œuvre plastique, poétique ou philosophique, se représenter chaque objet et chaque incident par une image vivante et puiser ainsi un aliment toujours nouveau à la source première de toute connaissance, dans l’intuition. L’homme doué d’imagination peut en quelque sorte évoquer des esprits propres à lui révéler, au moment voulu, des vérités que la nue réalité des choses ne lui offre qu’affaiblies, que rares et presque toujours à contre-temps. Il existe entre lui et l’homme dénué d’imagination le même rapport qu’entre l’animal libre dans ses mouvements ou même pourvu d’ailes et le coquillage soudé à son rocher et réduit à attendre ce que le hasard voudra bien lui apporter. Car l’homme sans imagination ne connaît d’autre intuition que l’intuition réelle des sens, et jusqu’au moment de la posséder, il doit ronger des concepts et des abstractions, qui ne sont pourtant que les écorces et les enveloppes, non le noyau de la connaissance. Il ne pourra jamais rien faire de grand, sauf peut-être dans le calcul et dans les mathématiques. — Les œuvres des arts plastiques et de la poésie, de même que les productions de la mimique, peuvent être aussi regardées comme des moyens de suppléer, dans la mesure du possible, l’imagination chez ceux qui en manquent et d’en faciliter l’usage à ceux qui la possèdent.

Si, d’après ce qui précède, le genre de connaissance particulier et essentiel au génie est l’intuition, l’objet propre néanmoins n’en est nullement constitué par les êtres individuels, mais par les idées platoniciennes qui s’expriment en eux, telles que nous en avons analysé la conception au chapitre xxix. Dans le particulier voir toujours le général, voilà le trait caractéristique du génie ; l’homme ordinaire ne reconnaît au contraire jamais dans le particulier que le particulier même, puisque c’est à ce titre unique que le particulier appartient à la réalité, seule capable de l’intéresser par ses rapports avec la volonté. Le degré où chacun, non par la pensée, mais par l’intuition immédiate, aperçoit dans l’individu l’individu seul, ou bien déjà un caractère plus ou moins général, jusqu’au principe universel de l’espèce, voilà la mesure de sa distance au génie. Par conséquent, l’essence des choses, leur côté général, leur ensemble, tel est en somme l’objet propre du génie : le domaine du talent, c’est l’étude des phénomènes particuliers dans les sciences naturelles, qui n’ont toujours pour objet propre que les rapports mutuels des choses.

Retenons ici ce qui a été exposé en détail dans le précédent chapitre, à savoir que la condition de la conception des idées, c’est, pour l’individu connaissant, l’état de pur sujet de la connaissance, c’est-à-dire la disparition complète de la volonté du milieu de la conscience. — Si nous prenons tant de plaisir à mainte poésie de Gœthe qui nous met sous les yeux un paysage, ou à certains tableaux de la nature de Jean-Paul, c’est que nous partageons alors l’objectivité de ces esprits, c’est-à-dire la netteté avec laquelle chez eux le monde comme représentation s’est isolé et, pour ainsi dire, entièrement détaché du monde comme volonté. — De ce que le mode de connaissance du génie est essentiellement purifié de tout vouloir et de toute relation avec le vouloir, il suit aussi que ses œuvres ne résultent pas de l’intention ou du caprice, mais qu’il y est conduit par une nécessité instinctive. — Ce qu’on appelle l’éveil du génie, l’heure de la consécration, le moment de l’inspiration, n’est autre chose que l’affranchissement de l’intellect, qui, déchargé pour un instant du service de la volonté, au lieu de se détendre, de se plonger dans l’inaction, se met de lui-même, pendant ce court espace de temps, à travailler seul et libre. Il est alors de la plus grande pureté et devient le clair miroir du monde, car, entièrement détaché de son principe premier, la volonté, il n’est plus maintenant que le monde même de la représentation concentré dans une seule et même conscience. C’est en de tels moments que se crée comme l’âme des œuvres immortelles. Au contraire, dans toute réflexion intentionnelle, l’intellect n’est pas indépendant, puisque c’est la volonté qui le dirige et lui prescrit son thème.

Le cachet de trivialité, l’expression de vulgarité empreinte sur la plupart des visages, tient à ce qu’on y voit marquée la rigoureuse subordination de la connaissance à la volonté, la connexion étroite qui les rattache, et l’impossibilité qui en résulte de concevoir les choses autrement que dans leur rapport à la volonté et à ses fins. Au contraire, l’expression du génie, qui constitue chez tous les hommes bien doués une frappante ressemblance de famille, vient de ce qu’on lit clairement sur leur physionomie l’affranchissement, l’émancipation de l’intellect du service de la volonté, la prédominance de la connaissance sur le vouloir ; et comme toute douleur dérive du vouloir, comme la connaissance au contraire est en soi exemple de souffrance et sereine, voilà ce qui donne à leurs fronts élevés, à leurs regards clairs et pénétrants, détachés du service de la volonté et de ses misères, cette teinte de sérénité supérieure, supra-terrestre en quelque sorte, qui perce de temps à autre sur leur figure, et s’unit si bien à la mélancolie des autres traits du visage, de la bouche en particulier, dans une alliance justement caractérisée par cette épigraphe de Giordano Bruno : In tristitia hilaris, in hilaritate tristis.

La volonté, racine de l’intellect, s’oppose à toute activité dirigée vers quelque fin différente des siennes. Aussi l’intellect n’est-il capable d’une conception purement objective et profonde du monde extérieur, qu’une fois détaché pour un moment au moins de sa racine. Jusque-là il n’est par ses propres ressources susceptible d’aucune activité, mais s’endort dans l’engourdissement toutes les fois que la volonté (l’intérêt) ne vient pas le réveiller et le mettre en mouvement. Cette intervention se produit-elle, il est alors très propre sans doute à reconnaître les relations des choses, selon l’intérêt de la volonté, et c’est le cas de tout esprit intelligent, qui est toujours en même temps un esprit éveillé, c’est-à-dire vivement excité par la volonté ; mais par cela même l’intellect est incapable de saisir l’essence purement objective des choses. Car la volonté et ses fins le rendent si exclusif qu’il ne voit dans les choses que ce qui s’y rapporte ; le reste disparaît en partie et arrive en partie faussé à la conscience. Par exemple, un voyageur pressé et inquiet ne verra dans le Rhin et ses bords qu’un fossé qui coupe sa route, et dans le pont qu’un moyen de franchir le fossé. Dans le cerveau d’un homme tout absorbé par ses fins, le monde fait l’effet d’un beau paysage sur le plan d’un champ de bataille. Ce sont là sans doute des extrêmes, pris pour plus de clarté ; mais toute excitation même médiocre de la volonté aura toujours pour conséquence quelque altération de ce genre. Le monde ne peut ressortir à nos yeux dans sa couleur et dans sa forme vraies, dans son entière et exacte signification, que si l’intellect, dégagé de la volonté, plane librement au-dessus des objets, sans le stimulant du vouloir, mais non sans une énergique activité. Un tel état est certainement contraire à l’essence et à la destination de l’intellect ; il est en quelque sorte contraire à la nature, et par là des plus rares ; mais c’est en cela que consiste justement le génie : chez le génie seul cet état se produit à un haut degré et d’une façon constante, pendant que chez les autres hommes il ne se réalise qu’approximativement et par exception. — C’est en ce sens que je prends le mot de Jean Paul (Éléments d’esthétique, § 12) : « L’essence du génie est la réflexion. » L’homme normal, en effet, est plongé dans le tourbillon et dans le tumulte de la vie, à laquelle il appartient par sa volonté ; son intellect est tout rempli des choses et des événements de la vie ; quant aux choses mêmes, quant à l’existence même, dans leur signification objective, il ne les remarque pas : son cas est celui du marchand qui, à la bourse d’Amsterdam, entend parfaitement les paroles de son voisin, mais non ce bourdonnement semblable au bruit de la mer qui s’élève de la bourse entière et étonne l’observateur placé à distance. Pour le génie au contraire, dont l’intellect est détaché de la volonté et par suite de la personne, rien de tout ce qui concerne l’individu ne lui voile le monde et les choses ; il les perçoit distinctement, il les voit, tels qu’ils sont en eux-mêmes, dans une intuition objective : c’est en ce sens qu’il est « réfléchi ».

Cette réflexion est ce qui rend capable le peintre de reproduire fidèlement sur la toile la nature qu’il a sous les yeux, et le poète d’évoquer sans erreur, au moyen de concepts abstraits, l’intuition actuelle, en l’énonçant et en la portant à la conscience expresse ; elle lui permet aussi d’exprimer par des mots ce que les autres se bornent à sentir. — L’animal vit sans réflexion. Il possède la conscience, c’est-à-dire qu’il se connaît lui-même, il connaît son bonheur et son mal, ainsi que les objets qui en sont la cause. Mais sa connaissance demeure toujours subjective, sans jamais devenir objective ; tout ce qui y rentre lui semble s’entendre de soi et ne peut jamais devenir pour lui ni un plan (objet de représentation), ni un problème (objet de méditation). Sa conscience est ainsi toute immanente. La conscience des hommes du vulgaire est de nature sinon semblable, du moins analogue, car leur perception des choses et du monde est par-dessus tout subjective et immanente. Elle voit les choses dans le monde, mais non pas le monde ; elle voit ses propres actions et ses souffrances, sans se voir elle-même. À mesure maintenant que grandit, par degrés infinis, la clarté de la conscience, la réflexion prend une place de plus en plus grande, et ainsi peu à peu jusqu’à ce que parfois, quoique rarement encore et avec une netteté très différente selon les cas, le cerveau soit traversé comme par un éclair de cette question : « Qu’est-ce que tout cela ? » ou de celle-ci : « Comment tout cela est-il donc fait ? » Parvenue à une grande précision et posée avec persistance, la première question produira le philosophe, et la seconde l’artiste ou le poète. C’est ainsi que la haute mission de ces hommes a sa racine dans la réflexion, due tout d’abord à la netteté avec laquelle ils perçoivent ce monde et eux-mêmes, et qui les porte à méditer sur ce sujet. Mais l’opération dans son ensemble résulte de ce que l’intellect, par sa prédominance, se dégage parfois de la volonté, dont il est à l’origine l’esclave.

Les considérations exposées ici sur le génie complètent ce que j’ai dit au chapitre xxi de cette séparation toujours plus profonde entre la volonté et l’intellect qui se peut constater dans toute la série des êtres. Cette séparation atteint son degré suprême dans le génie, où l’intellect arrive à se détacher entièrement de la volonté, sa racine, de manière à devenir complètement libre et à assurer enfin la parfaite objectivation du monde comme représentation.

Qu’on me permette encore quelques observations sur l’individualité du génie. — Aristote déjà, selon Cicéron (Tusc., I, 33), a remarqué omnes ingeniosos melancholicos esse ; ce qui se rapporte sans doute au passage des Problèmes d’Aristote (I, 30). Goethe dit aussi :

« Mon ardeur poétique était peu de chose tant que je marchais à mon bonheur ; elle brûlait au contraire d’une flamme vive quand je fuyais sous la menace du malheur. La tendre poésie, comme l’arc-en-ciel, ne se dessine que sur un fond obscur ; c’est pourquoi la mélancolie est un élément si convenable au génie poétique. »

En voici l’explication : la volonté fait toujours valoir dans la suite son empire premier sur l’intellect ; il est donc plus facile à l’intellect de s’y soustraire, dans des conditions personnelles défavorables, car il s’empresse de se détourner des circonstances fâcheuses, comme pour se distraire, et n’apporte alors que plus d’énergie à se diriger vers le monde extérieur et étranger, c’est-à-dire à une tendance plus grande à devenir purement objectif. Une situation personnelle favorable agit en sens inverse. Mais, d’une façon générale, la mélancolie attribuée au génie tient à ce que plus est vive la lumière dont l’intellect est éclairé, plus il aperçoit nettement la misère de sa condition. — Cette humeur sombre si souvent observée chez les esprits éminents a son image sensible dans le mont Blanc : la cime en est presque toujours voilée par des nuages ; mais quand parfois, surtout à l’aube, le rideau se déchire et laisse voir la montagne, rougie des rayons du soleil, se dresser de toute sa hauteur au-dessus de Chamonix, la tête touchant au ciel par-delà les nuées, c’est un spectacle à la vue duquel le cœur de tout homme s’épanouit jusqu’au plus profond de son être. Ainsi le génie, mélancolique le plus souvent, montre par intervalles cette sérénité toute particulière déjà signalée par nous, cette sérénité due à l’objectivité parfaite de l’esprit, qui lui appartient en propre et plane comme un reflet de lumière sur son front élevé : in tristitia hilaris, in hilaritate tristis.

La médiocrité tient au fond à ce que l’intellect, trop fortement attaché encore à la volonté, n’entre en activité que stimulé par elle et demeure par suite tout entier à son service. Les gens médiocres ne sont ainsi capables de travailler qu’à des fins personnelles. En vertu de ces fins ils font de mauvais tableaux, d’insipides poésies, des spéculations philosophiques plates, absurdes, souvent même déloyales, car le tout est pour eux de se recommander, par une mauvaise foi voilée de piété, à leurs supérieurs. Toute leur conduite, toute leur façon de penser est donc personnelle. Aussi parviennent-ils tout au plus à acquérir comme une manière, à s’approprier le côté extérieur, accidentel et arbitraire des vraies œuvres d’autrui ; ils ne saisissent que l’écorce au lieu du noyau, et ne laissent pas de s’imaginer avoir atteint la perfection, avoir même surpassé leurs modèles. L’insuccès est-il manifeste, il en est plus d’un encore qui espère réussir à la fin par sa bonne volonté. Mais c’est précisément cette bonne volonté qui empêche la réussite, car elle ne court qu’à des fins personnelles, et celles-ci rendent impossible toute œuvre sérieuse, en fait d’art, de poésie ou de philosophie. C’est à eux que s’applique proprement le dicton : ils se bouchent le jour à eux-mêmes. Ils ne se doutent pas que, pour donner le vrai sérieux et permettre la création des œuvres véritables, l’intelligence doit s’être arrachée à l’empire de la volonté et de ses intentions et agir en toute liberté ; et c’est un bonheur pour eux de ne le pas pressentir, sinon ils iraient se jeter dans la rivière. — La bonne volonté est tout en morale : dans l’art elle n’est rien ; ici, comme l’indique le nom même de l’art (Kunst), ce qui compte, c’est le pouvoir (Können). — Tout revient au fond à savoir où l’homme place le sérieux. Pour la plupart il réside exclusivement dans leur bien propre et dans celui des leurs ; aussi est-ce le seul but qu’ils soient en état de poursuivre, parce qu’il n’est pas de projet, d’effort volontaire et intentionnel capable de donner, de remplacer ou plus justement de déplacer le vrai et profond sérieux. Il demeure toujours là où l’a mis la nature, et sans lui rien ne peut être traité qu’à demi. C’est pour la même raison que des hommes de génie veillent souvent si mal à leur bien-être. De même qu’une masse de plomb attachée à un corps le ramène toujours dans la position que réclame le centre de gravité ainsi déterminé ; de même le sérieux véritable de l’homme attire toujours de son côté la force et l’attention de l’intellect ; quant au reste, l’homme ne s’en acquitte pas avec un sérieux réel. Aussi n’y a-t-il que ces individus d’espèce si rare et anormale, ces hommes dont le sérieux réside non dans les fins personnelles et pratiques, mais dans l’objectivité et dans la spéculation, qui soient capables de concevoir l’essence des choses et du monde, c’est-à-dire les vérités les plus hautes, et de les reproduire en quelque façon. Car le sérieux ainsi placé en dehors de l’individu, dans l’objectif, est chose étrangère, contraire à la nature, surnaturelle même ; c’est cependant pour l’homme le seul moyen d’être grand et de faire attribuer alors ses œuvres à un génie différent de lui, dont il serait possédé. Pour un tel homme, sculpture, poésie, pensée est une fin ; pour les autres ce n’est qu’un moyen. Ceux-ci n’y cherchent que leur affaire, et en général ils savent réussir, parce qu’ils se plient aux goûts de leurs contemporains, prêts à en servir les besoins et les caprices : aussi vivent-ils presque toujours dans une situation heureuse. La situation de l’homme de génie est souvent, au contraire, très misérable : c’est qu’il sacrifie son bien-être personnel à la fin objective, et il ne peut faire autrement, puisque c’est là qu’il place le sérieux. Les autres agissent en sens inverse : aussi sont-ils petits, tandis que le premier est grand. Son œuvre à lui est pour tous les temps, quoique plus d’une fois la postérité soit la première à en reconnaître seulement la valeur ; les autres vivent et meurent avec leur temps. En général n’est grand que celui dont l’activité, soit pratique soit théorique, n’est pas la recherche d’un intérêt personnel, mais uniquement la poursuite d’une fin objective : et alors il reste grand encore quand dans l’application cette fin serait une méprise et quand même un crime en devrait résulter. Ne pas songer à sa personne ni à son intérêt, voilà toujours et partout ce qui le fait grand. Petite au contraire est toute activité dirigée vers des fins personnelles ; car celui qu’une pareille vue met en mouvement ne se reconnaît et ne se retrouve soi-même que dans sa propre personne, dans cet individu d’une petitesse imperceptible. Le grand homme, au contraire, se reconnaît en toutes choses, et par suite dans l’ensemble ; il ne vit pas, comme l’autre, uniquement dans le microcosme, mais plus encore dans le macrocosme. Aussi est-ce l’ensemble qui lui tient à cœur ; il cherche à le saisir pour le reproduire, pour l’expliquer ou pour exercer sur lui une action pratique. Car ce n’est pas là pour lui chose étrangère ; il sent que tout cela le concerne. C’est à cause de cette extension de sa sphère qu’on le nomme grand. Aussi ce noble attribut ne convient-il qu’au vrai héros, en quelque sens que ce soit, et au génie : il énonce que ces individus, contrairement à la nature humaine, n’ont pas cherché leur bien propre, qu’ils ont vécu non pour eux-mêmes, mais pour l’humanité entière. — S’il est évident que la plupart des hommes doivent être petits et ne peuvent jamais devenir grands, l’inverse, à savoir qu’un individu ne cesse jamais, à aucun instant, d’être grand et absolument grand, n’est pas plus possible :

« Car l’homme est fait de substance commune, et c’est l’habitude qu’il appelle sa nourrice. » (Schiller, Mort de Wallenstein, I, 4.)

Le grand homme, en effet, doit pourtant n’être en plus d’une occasion qu’un individu, ne voir que soi, c’est-à-dire être petit. De là cette observation très juste qu’un héros cesse d’être héros pour son valet de chambre ; ce qui ne signifie pas que le valet de chambre soit incapable d’apprécier le héros, comme Goethe en suggère l’idée à Ottilie dans les Affinités électives (vol. II, chap. V).

Le génie est à lui-même sa propre récompense ; car ce que chacun est de meilleur, il doit nécessairement l’être pour soi-même. « Qui est né avec un talent, et pour un talent, y trouve la plus belle partie de son existence. » a dit Gœthe. Quand notre regard se porte sur un des grands hommes des temps passés, nous ne pensons pas : « Qu’il est heureux d’être aujourd’hui encore admiré de tous ! » mais : « Combien il a dû être heureux dans la jouissance immédiate d’un esprit dont les vestiges délassent encore une suite de siècles ! » Le mérite ne réside pas dans la gloire, mais dans les facultés qui la procurent, et la jouissance est dans la création d’œuvres immortelles. Aussi ceux qui croient prouver le néant de la renommée, en disant que ceux qui y parviennent après leur mort n’en savent rien, peuvent être rapprochés de celui qui veut faire l’entendu, et, pour détourner un homme de jeter des regards d’envie sur un amas d’écailles d’huîtres placées dans la cour du voisin, cherche à lui en démontrer très gravement l’entière inutilité.

De nos considérations sur l’essence du génie il résulte que le génie est une faculté contre nature, puisqu’il consiste en ce que l’intellect, destiné à servir la volonté, s’émancipe de cet esclavage pour travailler de son propre chef. Le génie est donc un intellect devenu infidèle à sa mission. Là-dessus reposent les inconvénients qui y sont attachés, et à l’examen desquels va nous mener la comparaison du génie avec les êtres où la prédominance de l’intellect n’est pas aussi marquée.

L’intellect de l’homme normal, rigoureusement lié au service de la volonté, ne s’occupe par suite que de la réception des motifs et semble être comme l’ensemble des fils propres à mettre en mouvement chacune des marionnettes sur le théâtre du monde. De là, chez la plupart des hommes, cet air grave, sec, posé, que surpasse seul le sérieux des animaux, incapables de rire. Le génie, au contraire, avec son intellect dégagé de toute entrave, fait l’effet d’un acteur vivant placé au milieu des grandes poupées du fameux théâtre de marionnettes de Milan : seul à comprendre tout le mécanisme, il aurait plaisir à s’échapper un instant de la scène pour aller dans une loge jouir du spectacle : c’est la réflexion géniale. — Mais l’homme même le plus intelligent et le plus raisonnable, celui qu’on peut presque appeler du nom de sage, est très différent du génie : son intellect conserve une tendance pratique, soucieux de choisir les fins les meilleures, les moyens plus convenables, et ne cesse pas de demeurer ainsi au service de la volonté, de suivre dans son activité l’impulsion naturelle. Le sérieux ferme et pratique dans la vie que les Romains désignaient par le terme de gravitas, suppose que l’intellect n’abandonne pas le service de la volonté pour s’égarer à la recherche de ce qui ne s’y rapporte pas : aussi ne comporte-t-il pas cette séparation de l’intellect et de la volonté qui est la condition du génie. Si l’homme doué d’une intelligence même éminente est propre à rendre de grands services dans la pratique, c’est justement parce que les objets sont un vif stimulant pour sa volonté et l’excitent à poursuivre sans relâche l’étude de leurs relations et de leurs rapports. Son intellect est donc étroitement soudé à sa volonté. L’homme de génie, au contraire, voit flotter devant son esprit le phénomène du monde, dans la conception objective qu’il s’en fait, comme un objet de contemplation, comme une substance étrangère, qui élimine la volonté de la conscience. C’est là le point autour duquel roule la différence qui sépare la capacité d’agir de celle de produire. La dernière demande l’objectivité et la profondeur de la connaissance, dont la condition préalable est la rupture complète entre l’intellect et la volonté ; la première au contraire réclame l’application de la connaissance, la présence d’esprit et la résolution, c’est-à-dire pour l’intellect la nécessité de pourvoir sans relâche aux exigences de la volonté. Là où le lien entre l’intellect et la volonté est brisé, l’intellect, détourné de sa destination naturelle, négligera le service de la volonté ; même dans un moment de danger, par exemple, il se prévaudra de son affranchissement, et ne pourra s’empêcher de considérer le côté pittoresque des choses environnantes d’où vient le péril imminent qui menace sa personne. L’intellect de l’homme raisonnable et judicieux est au contraire toujours à son poste, fixé sur les événements et les dispositions qu’ils réclament : en toute circonstance, il décidera et exécutera les mesures les plus convenables ; jamais il ne se laissera aller à ces excentricités, à ces méprises personnelles, à ces sottises même auxquelles le génie est exposé par la condition de son intellect, qui, loin d’être exclusivement le guide et le gardien de sa volonté, appartient plus ou moins à l’objectivité pure. Le contraste des deux genres d’aptitude si différents que nous venons d’examiner ici sous une forme abstraite a été personnifié par Goethe dans l’opposition des caractères du Tasse et d’Antonio. La parenté souvent signalée du génie et de la folie repose avant tout sur cette séparation essentielle au génie, mais pourtant contraire à la nature, de l’intellect d’avec la volonté. Mais cette séparation même n’est nullement due à ce que le génie est accompagné d’une intensité moindre de la volonté, puisqu’au contraire il suppose un caractère violent et passionné. La vraie raison en est que l’homme remarquable dans la pratique, l’homme d’action, possède seulement la mesure entière et complète d’intellect exigée pour une volonté énergique, ce qui n’est pas même le cas pour la plupart des hommes ; tandis que le génie consiste dans une proportion véritablement excessive et anormale d’intellect, et telle qu’aucune volonté n’en a besoin pour son usage. Aussi les hommes capables de produire des œuvres réelles sont-ils mille fois plus rares que les hommes d’action. C’est cet excès même qui confère à l’intellect cette prépondérance marquée, qui lui permet de se détacher de la volonté, et alors, sans souci de son origine, d’entrer librement en jeu par sa propre force en vertu de sa propre élasticité ; ainsi naissent les créations du génie.

De ce que le génie consiste dans le travail de l’intelligence libre, c’est-à-dire émancipée du service de la volonté, il résulte encore que ses productions ne servent à aucun but utile. Musique ou philosophie, peinture ou poésie, une œuvre de génie n’est pas un objet d’utilité. L’inutilité rentre dans le caractère des œuvres de génie c’en est la lettre de noblesse. Toutes les autres œuvres humaines ne sont faites que pour la conservation ou le soulagement de notre existence, sauf celles dont il est ici question : seules elles subsistent pour elles-mêmes, et sont, en ce sens, comme la fleur ou comme le revenu net de l’existence. Aussi notre cœur s’épanouit-il à les goûter, car elles nous tirent du sein de cette lourde atmosphère terrestre du besoin. — Un autre fait analogue au précédent est que nous voyons rarement le beau associé à l’utile. Les grands et beaux arbres ne portent pas de fruits ; les arbres fruitiers sont de petits troncs laids et rabougris. La rose pleine des jardins est stérile, mais la petite rose sauvage, presque sans odeur, donne un fruit. Les plus beaux édifices ne sont pas ceux qui sont utiles : un temple n’est pas une maison d’habitation. Un homme de hautes et rares facultés intellectuelles, obligé de se livrer à quelque occupation purement utile, à la hauteur de laquelle serait l’esprit le plus ordinaire, est comme un vase précieux, orné des plus belles peintures, qu’on emploierait pour le service de la cuisine ; et comparer les gens utiles aux hommes de génie, c’est placer sur la même ligne les pierres de taille et les diamants.

Ainsi l’homme simplement pratique applique son intellect à l’usage que la nature lui a marqué, c’est-à-dire à concevoir les relations des choses, soit entre elles, soit avec la volonté du sujet connaissant. Le génie l’applique au contraire, et sans souci de cette destination, à concevoir l’essence objective des choses. Son cerveau ne lui appartient donc pas, il appartient au monde, qu’il doit contribuer à éclairer en quelque façon. De là naîtront pour l’individu ainsi doué des inconvénients multiples ; car son intellect montrera d’une manière générale les défauts attachés à tout instrument qu’on emploie à un usage pour lequel il n’a pas été fait. Tout d’abord il sera en quelque sorte le serviteur de deux maîtres : à toute occasion, il s’affranchit du service conforme à sa destination, pour courir à ses propres fins ; il lui arrive souvent et mal à propos de laisser la volonté dans l’embarras, et cet individu si éminent devient aussi plus ou moins impropre à la vie ; bien plus, par sa conduite il semble toucher parfois à la folie. Puis, en vertu de sa haute faculté de connaissance, il apercevra dans les choses plutôt le général que le particulier, et c’est surtout la connaissance du particulier que demande le service de la volonté. Quand ensuite, à l’occasion, cette connaissance d’une élévation démesurée se tournera tout entière, de toute son énergie, vers les intérêts et les misères de la volonté, il lui arrivera facilement d’en prendre une idée trop vive, de voir tout sous des couleurs trop crues, dans un jour trop intense, sous un grossissement énorme, et l’individu ne pourra tomber que dans l’extrême. Ajoutez encore les explications suivantes. Toute grande œuvre théorique, de quelque genre qu’elle soit, demande pour être produite, de la part de son auteur, qu’il dirige toutes les forces de son énergie vers un seul point, qu’il les y fasse converger et les y concentre avec tant de force, de fermeté et de persistance, que tout le reste du monde disparaisse à ses yeux et que son sujet remplisse pour lui toute la réalité. Mais cette même grande et puissante concentration, l’un des privilèges du génie, se produit aussi parfois pour les objets de la réalité, pour les intérêts de la vie quotidienne : portés alors sous un tel foyer, ils acquièrent un grossissement si monstrueux, qu’ils apparaissent, comme la puce vue au microscope solaire, avec les dimensions d’un éléphant. De là, parfois, chez les individus éminents, ces émotions violentes et diverses à propos de bagatelles ; les autres ne conçoivent pas comment ils peuvent être jetés dans l’affliction, dans la joie, dans l’angoisse, la crainte ou la colère, etc., par des choses qui laisseraient parfaitement calme un homme du vulgaire. Aussi le génie manque-t-il de sang-froid, car le sang-froid consiste justement à ne rien voir de plus dans les choses que ce qui leur appartient, surtout par rapport à nos fins possibles ; il en résulte qu’un homme de sang-froid ne peut pas être un génie. Aux inconvénients signalés s’ajoute encore l’excessive sensibilité, due à l’exaltation anormale de la vie nerveuse et cérébrale et jointe à cette autre condition du génie, la violence passionnée de la volonté, qui se traduit au physique par l’énergie des battements du cœur. De cet ensemble de causes résultent facilement cette tension excessive de l’âme, cette impétuosité des émotions, cette mobilité extrême d’humeur, avec cette disposition prédominante à la mélancolie, que Gœthe nous a mises sous les yeux dans le Tasse. Quelle sagesse, quelle fermeté tranquille, quelle sûreté de coup d’œil, quelle entière assurance et quelle égalité de conduite chez l’homme normal bien doué, en comparaison de cet abattement rêveur ou de cette excitation passionnée de l’homme de génie, dont les souffrances intimes sont le germe d’œuvres immortelles ! — De plus, le génie est essentiellement solitaire. Il est trop rare pour rencontrer facilement des semblables et trop différent des autres pour se mêler à eux. Chez eux c’est la volonté, chez lui c’est la connaissance qui l’emporte ; aussi leurs joies ne sont pas les siennes, comme ses joies ne sont pas les leurs. Ils sont simplement des êtres moraux, bornés à des relations personnelles ; il est en même temps une intelligence pure, et appartient comme tel à l’humanité entière. Le cours des pensées d’un intellect détaché de son sol maternel, de la volonté, et qui n’y fait retour que par intervalles, ne tardera pas à se séparer entièrement de celui d’un intellect normal, encore adhérent à sa racine. Par là, et à cause de cette inégalité dans la marche de l’esprit, il sera impropre à penser en commun, c’est-à-dire à entrer en conversation avec les autres ; les autres, écrasés par sa supériorité, trouveront aussi peu de plaisir dans sa société que lui dans la leur. Ils se sentiront plus à l’aise avec leurs semblables, et il préférera aussi s’entretenir avec ses pareils, bien qu’il ne le puisse en général qu’à travers les œuvres laissées par eux. Aussi Chamfort dit-il très justement : « Il y a peu de vices qui empêchent un homme d’avoir beaucoup d’amis, autant que peuvent le faire de trop grandes qualités. » Le sort le plus heureux qui puisse échoir en partage au génie, c’est d’être dispensé de toutes les occupations pratiques qui ne sont pas son élément, et d’avoir tout loisir pour travailler et produire. — La conséquence générale de ce qui précède, c’est que, si le génie procure la félicité à celui qui le possède, à l’heure où, se livrant à lui sans entraves, il peut s’abandonner avec délices à l’inspiration, il n’est nullement propre à lui assurer une existence heureuse, bien au contraire. Les témoignages fournis par les biographies sont la confirmation de cette vérité. À tous ces inconvénients s’ajoute encore un désaccord extérieur, car le génie, dans tout ce qu’il fait, dans tout ce qu’il crée même, est d’ordinaire en opposition et en lutte avec son temps. Les simples hommes de talent arrivent toujours au moment voulu ; car, pleins de l’esprit de leur époque, appelés par les besoins de leur temps, ils ne sont capables que d’y satisfaire. Ils interviennent donc dans le développement progressif de leurs contemporains ou dans l’avancement graduel d’une science particulière, et ils trouvent là récompense et approbation. Mais la génération suivante ne peut plus goûter leurs œuvres : celles-ci doivent céder la place à d’autres, qui ne font pas non plus défaut. Le génie, au contraire, traverse son temps, comme la comète croise les orbites des planètes, de sa course excentrique et étrangère à cette marche bien réglée qui se peut embrasser d’un seul coup d’œil. Aussi ne peut-il concourir au développement régulier de la civilisation déjà existante ; mais, semblable à l’imperator romain qui, se vouant à la mort, lançait son javelot dans les rangs ennemis, il jette ses œuvres bien loin en avant sur la route où le temps seul viendra plus tard les ramasser. Son rapport aux hommes de talent qui occupent jusque-là le faîte de la gloire se pourrait exprimer par ces paroles de l’Évangéliste :

« Ο καιρος ο εμος ουπω παρεστιν’ο δε καιρος ο υμετερος παντοτε εστιν ετοιμος. » (Jean, VII, 6.) — Le talent a la force de créer ce qui dépasse la faculté de production, mais non la faculté de perception des autres hommes ; aussi trouve-t-il dès le premier moment des gens pour l’apprécier. L’œuvre du génie dépasse au contraire non seulement la faculté de production, mais encore la faculté de perception des autres hommes ; aussi les autres ne le comprennent-ils pas tout d’abord. Le talent, c’est le tireur qui atteint un but que les autres ne peuvent toucher ; le génie, c’est celui qui atteint un but que les autres ne peuvent même pas voir : ils n’apprennent donc à le connaître qu’indirectement, c’est-à-dire tard, et ils s’en rapportent alors même à la parole d’autrui. Aussi Gœthe dit-il dans son Épître didactique : « L’imitation est innée en nous ; mais nous ne reconnaissons pas sans peine ce qu’il nous faut imiter. L’excellent se rencontre rarement ; il est apprécié plus rarement encore. » Et Chamfort : « Il en est de la valeur des hommes comme de celle des diamants qui, à une certaine mesure de grosseur, de pureté, de perfection, ont un prix fixe et marqué, mais qui, par-delà cette mesure, restent sans prix, et ne trouvent point d’acheteurs. » Bacon de Vérulam avait déjà énoncé ce principe : Infimarum virtutum, apud vulgus, laus est, mediarum admiratio, supremarum nullus sensus. (De augm. sc., liv. VI, chap. iii.) Oui, pourrait-on m’objecter, apud vulgus ! — Je m’appuierai alors sur cette affirmation de Machiavel : Nel mondo non è se non volgo[29], et sur cette remarque de Thilo (De la gloire) que chacun appartient plus qu’on ne le croit à la grande masse du commun. — Une conséquence de cette reconnaissance tardive des œuvres de génie, c’est qu’elles sont rarement goûtées par les contemporains, c’est-à-dire dans toute la fraîcheur de coloris que leur prêtent l’actualité et le moment présent : elles sont comme les figues et les dattes, qu’on mange plus souvent desséchées que fraîches.

Si nous considérons encore enfin le génie au point de vue corporel, nous le trouvons soumis à plusieurs conditions anatomiques et physiologiques, qui même séparées se rencontrent rarement parfaites, à plus forte raison réunies, et n’en sont pas moins indispensables ; aussi le génie n’apparaît-il que comme une exception tout à fait isolée et presque miraculeuse. La condition fondamentale est une prédominance anormale de la sensibilité sur l’irritabilité et la faculté de reproduction, et, cela, circonstance aggravante, dans un corps masculin. (Les femmes peuvent avoir un talent considérable, mais jamais de génie ; car elles demeurent toujours subjectives.) De même le système cérébral doit être séparé et entièrement isolé du système ganglionnaire, de manière à être en parfaite opposition avec lui et à mener franchement sur l’organisme sa vie de parasite, solitaire, énergique et indépendant. Sans doute il ne tardera pas à exercer ainsi une influence fâcheuse sur le reste de l’organisme, et il l’usera avant le temps par l’excès de son incessante activité, si cet organisme ne possède pas lui-même une puissante vitalité et une forte constitution ; ce qui fait une nouvelle condition à ajouter aux précédentes. Il faut encore un bon estomac, vu l’union étroite et toute spéciale de cet organe et du cerveau. Mais surtout le cerveau doit avoir un développement et des dimensions extraordinaires, principalement en largeur et en hauteur : la profondeur au contraire sera moindre et le grand cerveau devra l’emporter démesurément sur le cervelet. La disposition du cerveau dans son ensemble et dans ses parties a, sans aucun doute, une très grande importance ; mais nos connaissances actuelles ne nous permettent pas de la déterminer exactement, si facile qu’il nous soit de reconnaître une forme de crâne qui annonce une haute et noble intelligence. Le tissu de la masse cérébrale doit être de la perfection et de la finesse la plus grande, et se composer de la substance nerveuse la plus pure, la plus choisie, la plus tendre et la plus irritable ; le rapport quantitatif de la substance blanche à la substance grise exerce certainement aussi une influence marquée, mais nous sommes encore incapables d’en préciser la nature. Cependant le compte rendu de l’autopsie du cadavre de Byron[30] affirme chez lui une proportion extraordinaire de la matière blanche à la matière grise ; de même il y est dit que son cerveau pesait 6 livres. Celui de Cuvier en pesait 5 ; le poids normal est de 3 livres. — Au développement du cerveau doit correspondre une extrême ténuité de la moelle épinière et des nerfs. Un crâne bien arqué, haut et large, d’une masse osseuse assez ténue, doit protéger le cerveau, sans le comprimer en aucune manière. Toute cette constitution du cerveau et du système nerveux est l’héritage venant de la mère ; nous reviendrons sur ce point au livre suivant. Mais elle est tout à fait insuffisante à produire le phénomène du génie, s’il ne vient pas s’y joindre, comme héritage du père, un tempérament vif et passionné, qui se traduit physiquement par une énergie peu ordinaire du cœur et par suite de la circulation, surtout vers la tête. En effet, cette énergie sert tout d’abord à accroître la turgescence propre au cerveau ; le cerveau presse ainsi contre ses parois et tend à s’échapper par toute ouverture due à une lésion. En outre cette force convenable du cœur communique au cerveau, avec ce mouvement constant de soulèvement et d’abaissement qui accompagne la respiration, un mouvement tout nouveau, mouvement intérieur, constitué par l’ébranlement de sa masse entière à chaque pulsation des quatre artères cérébrales, et dont l’énergie doit être proportionnée à l’augmentation de volume du cerveau ; ce mouvement est d’ailleurs, en général, une condition indispensable de l’activité cérébrale. Cette activité est donc aussi favorisée par la petitesse de la stature, et surtout par le peu de longueur du cou, parce qu’alors le sang a moins de chemin à parcourir et arrive avec plus de force au cerveau ; aussi les grands esprits se trouvent rarement chez des hommes de haute taille. Cependant ce n’est pas là un élément indispensable ; Goethe, par exemple, était d’une taille supérieure à la moyenne. Mais si ces conditions de la circulation, héritées du père, viennent à faire défaut, l’heureuse constitution du cerveau transmise par la mère produira tout au plus un talent, un esprit fin, soutenu par un tempérament flegmatique ; mais un génie flegmatique est impossible. Cette condition venant du père explique nombre de vices de tempérament signalés plus haut chez l’homme de génie. Au contraire, cette condition existe-t-elle sans la première, c’est-à-dire avec un cerveau ordinaire et surtout avec un cerveau mal constitué, il naît alors une vivacité sans esprit, une chaleur sans lumière, des têtes folles, des hommes d’une agitation et d’une pétulance insupportables. Si de deux frères un seul a du génie, et si c’est presque toujours l’aîné, comme cela a été le cas pour Kant, c’est d’abord qu’à l’époque seule où il a engendré le premier, le père était encore dans l’âge de la vigueur et de la passion ; mais l’autre condition, due à la mère, peut aussi être combattue par des circonstances défavorables.

J’ai encore à ajouter ici une remarque spéciale sur le caractère enfantin du génie, c’est-à-dire sur une certaine ressemblance qui existe entre le génie et l’enfance. — Chez l’enfant, en effet, comme chez le génie, le système nerveux et cérébral a une prédominance marquée ; car son développement précède de beaucoup celui du reste de l’organisme, si bien que, dès la septième année, le cerveau a atteint tout son volume et toute sa masse. De là ces paroles de Bichat : « Dans l’enfance le système nerveux, comparé au musculaire, est proportionnellement plus considérable que dans tous les âges suivants, tandis que, par la suite, la plupart des autres systèmes prédominent sur celui-ci. On sait que, pour bien voir les nerfs, on choisit toujours les enfants. » (De la vie et de la mort, art. 8, § 6.) Le développement le plus tardif, au contraire, est celui du système génital ; c’est seulement au seuil de l’âge viril que l’irritabilité, la reproduction et la fonction génitale sont dans toute leur vigueur, et elles remportent alors, en règle générale, sur la fonction cérébrale. De là viennent l’intelligence, la sagesse, la curiosité et la facilité d’esprit de la plupart des enfants : ils ont en somme plus de disposition et d’aptitude que les adultes à toute occupation théorique ; par suite de la marche de développement indiquée, ils ont plus d’intellect que de volonté, c’est-à-dire que de penchant, de désir, de passion. Car intellect et cerveau ne sont qu’un, de même que le système génital ne fait qu’un avec le plus violent de tous les désirs : aussi l’ai-je nommé le foyer du vouloir. C’est justement parce que la fatale activité de ce système sommeille encore, alors que celle du cerveau est déjà tout éveillée, que l’enfance est le temps de l’innocence et du bonheur, le paradis de la vie, l’Eden perdu, vers lequel, durant tout le reste de notre vie, nous tournons les yeux avec regret. Ce qui fait ce bonheur, c’est que pendant l’enfance notre existence entière réside bien plus dans le connaître que dans le vouloir ; et cet état trouve encore un soutien extérieur dans la nouveauté de toutes les choses pour nous. De là ces couleurs si fraîches, cet éclat magique et irrésistible dont le monde, à l’aurore de la vie, nous apparaît revêtu. Les faibles désirs, les penchants indécis et les minces soucis de l’enfance sont un bien léger contrepoids à cette prédominance de l’activité intellectuelle. Ainsi s’explique le regard des enfants, regard innocent et clair qui nous ranime et atteint parfois chez quelques-uns cette expression élevée et contemplative dont Raphaël a ennobli ces têtes d’anges. Les facultés intellectuelles se développent donc bien plus tôt que les besoins qu’elles sont destinées à servir ; et ici la nature procède, comme partout, avec une convenance parfaite. Car en ce temps où l’intelligence domine, l’homme amasse une grande provision de connaissances pour les besoins futurs, à lui encore inconnus. De là l’incessante activité de son intellect, son avidité à saisir tous les phénomènes, le soin qu’il apporte à y réfléchir et à les entasser en vue de l’avenir, semblable à l’abeille qui recueille bien plus de miel qu’elle n’en peut dépenser, en prévision des besoins futurs. Ce que l’homme acquiert en vues et en connaissances de toutes sortes jusqu’à l’entrée de l’adolescence dépasse, dans son ensemble, tout ce qu’il pourra apprendre plus tard, si savant qu’il devienne : car c’est là le fondement de toutes les connaissances humaines. — Jusqu’à la même époque la plasticité domine aussi dans le corps de l’enfant ; plus tard, son œuvre une fois terminée, elle reporte ses forces par un déplacement sur le système génital ; avec la puberté paraît ainsi l’instinct sexuel et peu à peu s’affirme la prépondérance de la volonté. À l’enfance surtout, théorique et désireuse d’apprendre, succède alors l’inquiète jeunesse, tantôt orageuse, tantôt sombre ; puis plus tard l’âge viril à la fois violent et sérieux. C’est précisément parce que cet instinct, gros de malheurs, manque encore à l’enfant que sa volonté est si modérée, subordonnée à la connaissance d’où naît ce caractère d’innod’intelligence et de raison, qui est le privilège de l’enfance. — Sur quoi repose cette ressemblance de l’enfance avec le génie, j’ai maintenant à peine besoin de le dire : c’est dans l’excès des facultés de connaissance sur les besoins de la volonté, et dans la prédominance de l’activité purement intellectuelle qui en résulte. En réalité, tout enfant est dans une certaine mesure un génie, et tout génie est en quelque façon un enfant. Leur parenté se montre tout d’abord dans la naïveté et la sublime simplicité qui est un trait essentiel du vrai génie ; elle se révèle encore par bien d’autres traits, de sorte que le génie ne laisse pas de toucher à l’enfant par quelques côtés de son caractère. Riemer, dans ses Communications sur Gœthe, rapporte (vol. I, p. 184) que Herder et d’autres disaient de Gœthe, par manière de reproche, qu’il était toujours un grand enfant : ils avaient certainement raison de le dire, mais tort de l’en blâmer. On a dit aussi de Mozart que durant toute sa vie il était demeuré un enfant. (Cf. Nissen, Biographie de Mozart, p. 2 et 529.) Schichtegroll, dans son Nécrologe (1791, vol. II, p. 109), s’exprime ainsi à son sujet : « Il devint de bonne heure un homme dans son art ; mais pour tout le reste il demeura toujours un enfant. » Tout homme de génie est déjà un grand enfant par là même qu’il regarde le monde comme une chose étrangère, comme un spectacle, c’est-à-dire avec un intérêt purement objectif. Aussi n’a-t-il pas plus que l’enfant cette gravité sèche des hommes du commun, qui, incapables de sentir d’autre intérêt que le leur propre, ne voient jamais dans les choses que des motifs pour leurs actions. Celui qui ne demeure pas, durant sa vie, en quelque mesure un grand enfant, mais devient un homme sérieux, froid, toujours posé et raisonnable, celui-là peut être en ce monde un citoyen très utile et capable, mais jamais il ne sera un génie. Ce qui constitue en effet le génie, c’est que chez lui cette prédominance, naturelle à l’enfant, du système sensible et de l’activité intellectuelle, se maintient, par anomalie, toute sa vie durant, et devient ainsi continue. Sans doute, chez quelques individus ordinaires, il s’en transmet encore quelques vestiges jusque dans la jeunesse ; de là viennent, par exemple, chez plus d’un étudiant une aspiration purement intellectuelle et une excentricité géniale qu’on ne peut méconnaître. Mais la nature rentre bientôt dans son ornière : ils se métamorphosent et sortent de leur chrysalide, à l’âge d’homme, sous la forme de philistins incarnés, devant lesquels on recule avec effroi, si on les rencontre dans les années suivantes. — C’est sur le phénomène ici exposé que repose cette belle remarque de Gœthe : « Les enfants ne tiennent pas ce qu’ils promettent ; les jeunes gens, très rarement, et s’ils tiennent parole, c’est le monde qui ne le leur tient pas. » (Affinités électives, part. I, chap. x.) C’est le monde, en effet, qui, après avoir proclamé bien haut les couronnes réservées au mérite, les pose sur le front de ceux qui se font les instruments de ses vues les plus basses ou qui s’entendent à le tromper. — De même donc qu’il y a une simple beauté de jeunesse, possédée un moment par chacun, la « beauté du diable » (sic), de même il y a aussi une pure intellectualité de jeunesse, une certaine nature spirituelle, désireuse et capable de saisir, de comprendre, d’apprendre, possédée par tous pendant l’enfance, par quelques-uns encore pendant la jeunesse, et qui se perd ensuite comme cette beauté. C’est seulement chez quelques exceptions des plus rares, chez quelques élus, que l’une, comme l’autre, peut persévérer durant toute la vie, de manière que quelques traces en restent encore visibles même dans l’âge le plus avancé : ces exceptions, ce sont les hommes vraiment beaux, ce sont les vrais génies.

Ce que nous avons dit ici de la prédominance du système nerveux cérébral et de l’intelligence pendant l’enfance, et de leur décroissance dans l’âge mûr, trouve une explication et une confirmation importantes chez le genre animal le plus voisin de l’homme, chez le singe : le même rapport s’y manifeste à un degré frappant. On est arrivé peu à peu à se convaincre que l’orang-outang, ce singe si intelligent, est un jeune pongo qui, parvenu à l’âge adulte, perd à la fois sa grande ressemblance de visage avec l’homme et son intelligence surprenante : la partie inférieure et bestiale de la face grossit alors, le front devient plus fuyant, de grandes crêtes, nécessaires à l’attache des muscles, donnent au crâne une forme animale, l’activité du système nerveux s’affaiblit, et à sa place se développe une force musculaire extraordinaire, qui, suffisant à ses besoins, rend désormais superflue cette grande intelligence. Les remarques les plus importantes à cet égard sont celles de Frédéric Cuvier, commentées par Flourens dans un compte rendu de l’histoire naturelle de Cuvier qui se trouve dans le cahier de septembre du Journal des savants de 1839, et a été imprimé à part, avec quelques additions, sous ce titre : Résumé analytique des observations de Fr. Cuvier sur l’instinct et l’intelligence des animaux, par Flourens, 1841. On y lit, page 50 : « L’intelligence de l’orang-outang, cette intelligence si développée, et développée de si bonne heure, décroît avec l’âge. L’orang-outang, lorsqu’il est jeune, nous étonne par sa pénétration, par sa ruse, par son adresse ; l’orang-outang devenu adulte, n’est plus qu’un animal grossier, brutal, intraitable. Et il en est de tous les singes comme de l’orang-outang. Dans tous, l’intelligence décroît à mesure que les forces s’accroissent. L’animal qui a le plus d’intelligence n’a toute cette intelligence que dans le jeune âge. » — Plus loin, page 87 : « Les singes de tous les genres offrent ce rapport inverse de l’âge et de l’intelligence. Ainsi, par exemple, l’Entelle (espèce de guenon du sous-genre des Semno-pithèques et l’un des singes vénérés dans la religion des Brames) a, dans le jeune âge, le front large, le museau peu saillant, le crâne élevé, arrondi, etc. Avec l’âge le front disparaît, recule, le museau proémine ; et le moral ne change pas moins que le physique : l’apathie, la violence, le besoin de solitude, remplacent la pénétration, la docilité, la confiance. » « Ces différences sont si grandes, dit M. Fr. Cuvier, que dans l’habitude où nous sommes de juger des actions des animaux par les nôtres, nous prendrions le jeune animal pour un individu de l’âge où toutes les qualités morales de l’espèce sont acquises, et l’Entelle adulte pour un individu qui n’aurait encore que ses forces physiques. Mais la nature n’en agit pas ainsi avec ces animaux, qui ne doivent pas sortir de la sphère étroite qui leur est fixée, et à qui il suffit en quelque sorte de pouvoir veiller à leur conservation. Pour cela l’intelligence était nécessaire, quand la force n’existait pas, et, quand celle-ci est acquise, toute autre puissance perd de son utilité. » Et page 118 : « La conservation des espèces ne repose pas moins sur les qualités intellectuelles des animaux, que sur leurs qualités organiques. » Cette dernière remarque confirme ma proposition que l’intellect, comme les serres et les dents, n’est autre chose qu’un instrument au service de la volonté.


CHAPITRE XXXII[31]
DE LA FOLIE


La vraie santé de l’esprit consiste dans la perfection de la réminiscence. Sans doute il ne faut pas entendre par là que notre mémoire doive tout conserver. Car le cours déjà écoulé de notre vie se confond et se réduit dans le temps, comme dans l’espace le chemin parcouru par le voyageur qui se retourne en arrière : il nous est parfois difficile de distinguer les années une à une ; quant aux jours, il est presque toujours impossible de les reconnaître. Mais les événements en tout semblables et qui reviennent un nombre infini de fois, ceux dont les images se recouvrent en quelque sorte les unes les autres, doivent être les seuls à se confondre dans le souvenir et à ne pouvoir plus être reconnus isolément ; au contraire, tout événement caractéristique ou significatif par quelque côté doit se retrouver dans la mémoire, si l’intellect est normal, vigoureux et entièrement sain. — Dans le corps du premier volume j’ai représenté la folie comme l’interruption du fil des souvenirs, qui se suivent uniformément, quoique avec une abondance et une netteté sans cesse décroissantes. Voici quelques considérations à l’appui de mon opinion.

La mémoire d’un homme sain d’esprit fournit, sur un fait dont il a été le témoin, une certitude tenue pour aussi solide et aussi sûre que sa perception actuelle d’une chose ; aussi le fait dont il dépose sous serment devant un tribunal est-il établi. Par contre, le simple soupçon de folie suffit à infirmer la déclaration d’un témoin. Voilà donc le critérium entre la santé d’esprit et le trouble mental. Le simple fait de douter de la réalité d’un événement que je me rappelle équivaut à un soupçon de folie que j’élève contre moi-même, à moins toutefois que je ne craigne d’avoir simplement rêvé. Un autre homme doute-t-il de la réalité d’un fait que je raconte à titre de témoin oculaire, s’il ne suspecte pas ma loyauté, il me tient pour fou. L’homme qui, à force de répéter un conte forgé à l’origine par lui, en arrive à y croire lui-même, est déjà, sur ce point, à vrai dire, un fou. Un fou est capable de traits d’esprit, de certaines idées sages, parfois même de jugements exacts ; mais on ne peut conférer aucune valeur à son témoignage sur les événements passés. Le Lalitavistara, qui est, comme on sait, l’histoire de la vie de Bouddha Chakya-Mouni, rapporte que, au moment de sa naissance, sur toute la terre aux malades fut rendue la santé, aux aveugles la vue, aux sourds l’ouïe, et que tous les fous « recouvrèrent le souvenir ». Ces derniers mots sont même répétés en deux passages[32].

Ma propre et longue expérience m’a amené à penser que la folie est relativement fréquente surtout chez les acteurs. Mais aussi quel abus ces gens-là ne font-ils pas de leur mémoire ! Chaque jour c’est un nouveau rôle à apprendre, ou un ancien rôle dont il faut se souvenir ; ces rôles sont sans rapport, et bien plutôt en contradiction, en opposition les uns avec les autres ; enfin, chaque soir l’acteur s’efforce de s’oublier entièrement lui-même, pour devenir un tout autre personnage. N’est-ce pas là le chemin direct vers la folie ?

Pour comprendre plus aisément l’exposé donné dans le texte de la naissance de la folie, rappelons-nous avec quelle répugnance nous pensons aux choses qui blessent fortement nos intérêts, notre orgueil ou nos désirs, avec quelle peine nous nous décidons à les soumettre à l’examen précis et sérieux de notre intellect, avec quelle facilité au contraire nous nous en écartons brusquement ou nous nous en détachons peu à peu sans en avoir conscience ; tandis que les choses agréables pénètrent si bien d’elles-mêmes dans notre esprit, s’y glissent à nouveau, si on les en chasse, et retiennent notre attention pendant des heures entières. C’est dans cette répugnance de la volonté à laisser arriver ce qui lui est contraire à la lumière de l’intellect qu’est la brèche par laquelle la folie peut faire irruption dans l’esprit. Tout événement nouveau et désagréable doit en effet être assimilé par l’intellect, c’est-à-dire prendre place dans le système des vérités relatives à la volonté et à son intérêt, quelque objet plus satisfaisant qu’il ait d’ailleurs à supplanter. L’entrée de l’intellect une fois forcée, l’impression pénible commence à s’affaiblir ; mais l’opération en elle-même est souvent très douloureuse, et ne s’accomplit généralement qu’avec lenteur et non sans difficulté. Ce n’est cependant qu’à la condition qu’elle s’effectue heureusement chaque fois que la santé de l’esprit peut se maintenir. Mais si, même dans un seul cas, la répugnance et la résistance de la volonté à l’admission d’une vérité atteignent un degré où cette opération ne s’accomplit plus dans toute sa pureté ; si certains événements, certains détails sont ainsi entièrement soustraits à l’intellect, parce que la volonté n’en peut supporter l’aspect ; et si alors, par besoin d’un enchaînement nécessaire, on comble arbitrairement la lacune ainsi produite ; — alors la folie est là. Car l’intellect a renoncé à sa nature, par complaisance pour la volonté : l’homme s’imagine maintenant ce qui n’est pas. Et cependant la folie ainsi née devient le Léthé de souffrances intolérables : elle a été le dernier recours de la nature saisie d’angoisse, c’est-à-dire de la volonté.

Mentionnons en passant un témoignage remarquable à l’appui de mon opinion. Carlo Gozzi, dans le Mostro turchino, acte Ier, sc. 2, nous présente un personnage qui a bu un philtre propre à faire perdre la mémoire : il a toutes les apparences d’un fou.

En conséquence de ce qui précède, on peut regarder comme l’origine de la folie la violente exclusion d’une chose hors de l’esprit, exclusion qui n’est possible que par l’introduction dans l’esprit de quelque autre chose. Le procédé inverse est plus rare, c’est-à-dire celui où l’on commence par se mettre une vérité dans la tête avant d’en arracher une autre. C’est pourtant le cas là où l’individu garde sans cesse présente à l’esprit la circonstance qui a provoqué la folie, par exemple dans certaines folies par amour, dans l’érotomanie, où le malade ne peut se détacher de l’objet de sa passion ; de même encore dans la folie due à une frayeur causée par un accident effroyable et soudain. Les malades de ce genre s’accrochent pour ainsi dire convulsivement à leur idée, si bien que nulle autre, surtout nulle autre pensée contraire, ne peut naître en eux. Dans les deux phénomènes l’élément essentiel de la folie reste le même : c’est l’impossibilité de cet enchaînement uniforme des souvenirs, qui est la base d’une réflexion saine et raisonnable. — Peut-être une explication judicieuse de ce contraste d’origine ici indiqué pourrait-elle fournir un principe de division net et profond des différentes espèces de la véritable folie.

Je n’ai du reste considéré jusqu’ici que l’origine psychique de la folie, c’est-à-dire celle qui est provoquée par des circonstances extérieures et objectives. Mais elle est due plus souvent à des causes purement somatiques, à une mauvaise conformation ou à une désorganisation partielle du cerveau ou de ses enveloppes ou encore à l’influence exercée sur le cerveau par d’autres parties malades. C’est surtout dans ce second genre de folie que peuvent se produire de fausses perceptions sensibles, des hallucinations. Cependant les deux genres de causes participent le plus souvent l’une de l’autre, la cause psychique surtout de la cause somatique. Il en est de la folie comme du suicide : le suicide est rarement dû aux seules causes extérieures, mais il suppose un certain malaise corporel, et du degré de ce malaise dépendra l’importance du motif extérieur nécessaire ; sauf au plus haut degré, où il n’y a plus besoin de cause extérieure. Aussi aucun malheur n’est-il assez grand pour pousser un homme au suicide, ni assez petit pour n’y avoir pas déjà conduit. J’ai montré la folie d’origine psychique, telle qu’un grand malheur par exemple peut, selon toute apparence du moins, la provoquer chez un homme bien portant. Chez l’homme qui y est physiquement disposé, la moindre contrariété suffira à lui donner naissance : je me rappelle par exemple avoir vu dans une maison d’aliénés un ancien soldat qui était devenu fou pour s’être entendu dire il (Er) au lieu de tu par son officier. La disposition physique est-elle bien marquée, il n’y a besoin d’aucune cause extérieure dès qu’elle a mûri. La folie due à des causes purement physiques peut aussi, à la suite du bouleversement violent dans le cours des pensées d’où elle est sortie, amener une sorte de paralysie ou une autre dépravation de quelque partie du cerveau, destinée à durer, à moins de remède immédiat ; aussi la folie n’est-elle guérissable qu’à son début, plus tard elle devient incurable.

Y a-t-il une mania sine delirio, une fureur sans folie ? Pinel le prétendait, Esquirol l’a contesté, et depuis on a longuement discuté le pour et le contre. La question ne peut être résolue que par l’expérience. Mais si un pareil état se produit réellement, la cause en est, du côté de la volonté, dans un affranchissement entier et périodique de l’empire et de la direction de l’intellect et par là des motifs : la volonté alors apparaît comme force naturelle aveugle, impétueuse, destructive, et se manifeste par la rage d’anéantir tout ce qu’elle rencontre sur son chemin. La volonté ainsi déchaînée ressemble alors au fleuve qui a rompu ses digues, au cheval qui a désarçonné son cavalier, à la montre dont on a enlevé les vis modératrices. Cependant, c’est la raison seule, c’est-à-dire la connaissance réfléchie qui se trouve frappée de suspension, mais non la connaissance intuitive ; sinon la volonté serait privée de toute direction et l’homme devrait demeurer immobile. Le forcené perçoit, au contraire, les objets, puisqu’il se précipite sur eux ; il a aussi la conscience de sa conduite actuelle et il en garde dans la suite le souvenir. Mais il est dépourvu de réflexion, et, n’ayant plus la raison pour le guider ; il devient totalement incapable de méditer sur toute chose absente, passée et future, ou d’en tenir compte. L’accès une fois terminé, la raison reprend son empire et elle fonctionne régulièrement, car son activité propre n’est ni altérée ni bouleversée : c’est seulement la volonté qui a trouvé moyen de se soustraire entièrement à sa domination pour un moment.


CHAPITRE XXXIII[33]
REMARQUES DÉTACHÉES SUR LA BEAUTÉ NATURELLE


L’impression si agréable que produit sur nous la vue d’un beau paysage tient, entre autres choses, à la constante vérité et à la conséquence de la nature. Sans doute la nature ne suit pas ici la méthode logique, qui consiste dans l’enchaînement des principes de connaissance, des antécédents et des conséquents, des prémisses et des conclusions ; mais elle obéit à une loi analogue, à la loi de causalité constituée par l’enchaînement visible des causes et des effets. La moindre modification produite dans un objet par la position, le raccourci, l’éloignement, la perspective linéaire et aérienne, le plus ou moins de lumière ou d’ombre qu’il reçoit, se traduit infailliblement par son effet sur l’œil et entre aussitôt en ligne de compte ; c’est la confirmation du proverbe indien : « Le plus petit grain de riz projette aussi son ombre. » De là cette conséquence parfaite, cette régularité, cet enchaînement et cette scrupuleuse exactitude qui se montrent ici en tout : il n’y a pas ici de faux-fuyants. Considéré en tant que phénomène cérébral, l’aspect d’un beau point de vue est le seul, parmi les phénomènes cérébraux compliqués, qui soit tout à fait régulier, irréprochable et parfait : tous les autres, et surtout nos propres opérations intellectuelles, sont, soit dans leur matière, soit dans leur forme, plus ou moins entachés de défauts et d’inexactitudes. Ce privilège de l’aspect de la belle nature nous explique d’abord l’impression d’harmonie et d’entière satisfaction qu’elle produit, puis encore l’influence favorable qu’elle exerce sur l’ensemble de notre pensée : les formes en deviennent plus justement disposées et s’épurent en quelque sorte ; car ce phénomène cérébral, le seul irréprochable entre tous, imprime à tout le cerveau un mouvement parfaitement normal, et notre pensée, à son tour, par la conséquence, la liaison, la régularité et l’harmonie de toutes ses opérations, cherche à observer cette méthode de la nature, après en avoir reçu l’élan convenable. Un beau point de vue sert donc de catharsis à l’esprit, comme la musique à l’âme, selon Aristote, et c’est en face d’un beau site que l’on pensera le plus juste.

La vue des montagnes qui se découvrent soudain à nos yeux nous met facilement dans une disposition d’esprit sérieuse et même élevée ; peut-être cette impression tient-elle en partie à ce que la forme des montagnes et le dessin du massif qui en résulte sont la seule ligne permanente du paysage, car seules les montagnes bravent la ruine, qui ne tarde pas à emporter tout le reste, et surtout notre propre personne, notre individu éphémère. Non pas qu’à l’aspect des montagnes toutes ces idées arrivent à une conscience expresse, mais nous en avons un sentiment confus qui sert à fonder cette disposition d’esprit. Je voudrais savoir, puisque pour les formes et pour la figure humaines la lumière venant d’en haut est la plus avantageuse, et la lumière venant d’en bas la plus défavorable, pourquoi c’est le contraire qui est vrai pour les paysages naturels.

Combien la nature a le sens du beau ! Le moindre coin de terre demeuré inculte et devenu sauvage, c’est-à-dire abandonné en toute liberté à la nature, pourvu que l’homme ne vienne pas porter sur lui sa lourde main, elle s’empresse de l’orner avec tout le goût possible, elle le revêt de plantes, de fleurs, d’arbrisseaux, dont la libre croissance, la grâce naturelle et la charmante disposition attestent qu’ils n’ont pas grandi sous la férule du grand égoïste, mais que la nature a conservé ici toute son indépendance d’action. La plus petite place négligée par l’homme devient aussitôt belle. C’est là le principe des jardins anglais, de cacher l’art le plus possible, pour faire croire à un libre travail de la nature. À ce seul prix elle est parfaitement belle, c’est-à-dire elle montre avec la plus grande netteté l’objectivation du vouloir-vivre encore inconscient, qui s’étale ici en toute naïveté ; car les formes ne sont pas ici, comme dans le monde animal, déterminées par des fins tout extérieures, mais elles dépendent uniquement et immédiatement du sol, du climat, et d’un troisième principe mystérieux, qui donne des aspects et des caractères si divers à tant de plantes, nées à l’origine du même sol et sous le même climat.

La grande différence entre les jardins anglais ou plus exactement chinois, et les anciens jardins français, de plus en plus rares aujourd’hui, mais encore représentés par quelques magnifiques spécimens, repose en dernière analyse sur ce que les premiers sont plantés dans un esprit objectif, les derniers dans un esprit subjectif. Dans les jardins anglais, on cherche à amener la volonté de la nature, telle qu’elle s’objective dans l’arbre, l’arbuste, la montagne et le ruisseau, à l’expression la plus pure de ses idées, c’est-à-dire de son essence propre. Dans les jardins français au contraire se reflète seulement la volonté du propriétaire, qui a soumis la nature à son caprice, et lui fait porter, en signe d’esclavage, au lieu de ses idées propres, des formes arbitraires et imposées : de là ces haies coupées à hauteur égale, ces arbres façonnés par toutes sortes de tailles, ces avenues droites, ces allées couvertes, etc.


CHAPITRE XXXIV[34]
DE L’ESSENCE INTIME DE L’ART


Ce n’est pas seulement la philosophie, ce sont encore les beaux-arts qui travaillent au fond à résoudre le problème de l’existence. Car dans tout esprit, une fois adonné à la contemplation véritable, purement objective du monde, il s’est éveillé une tendance, quelque cachée et inconsciente qu’elle puisse être, à saisir l’essence vraie des choses, de la vie, de l’existence. C’est en effet l’essence seule qui intéresse l’intellect en tant que tel, c’est-à-dire le pur sujet de la connaissance affranchi des fins de la volonté ; de même que, pour le sujet connaissant en qualité de simple individu, ce sont les fins de la volonté qui présentent seules quelque intérêt. — Aussi le résultat de toute conception purement objective, c’est-à-dire aussi de toute conception artistique des choses, est-il une nouvelle expression de la nature de la vie et de l’existence, une réponse de plus à cette question : « Qu’est-ce que la vie ? » — À cette question toute œuvre d’art véritable et réussie répond à sa manière et toujours bien. Mais les arts ne parlent jamais que la langue naïve et enfantine de l’intuition, et non le langage abstrait et sérieux de la réflexion : la réponse qu’ils donnent est toujours ainsi une image passagère, et non une idée générale et durable. C’est donc pour l’intuition que toute œuvre d’art, tableau ou statue, poème ou scène dramatique, répond à cette question ; la musique fournit aussi sa réponse, et plus profonde même que toutes les autres, car, dans une langue immédiatement intelligible, quoique intraduisible dans le langage de la raison, elle exprime l’essence intime de toute vie et toute existence. Les autres arts présentent tous ainsi, à qui les interroge, une image visible, et disent : « Regarde, voilà la vie ! » Leur réponse, si juste qu’elle puisse être, ne pourra cependant procurer toujours qu’une satisfaction provisoire, et non complète et définitive. Car ils ne nous donnent jamais qu’un fragment, un exemple au lieu de la règle ; ce n’est jamais cette réponse entière qui n’est fournie que par l’universalité du concept. Répondre en ce sens, c’est-à-dire pour la réflexion et in abstracto, apporter une solution durable et a jamais satisfaisante de la question posée, tel est le devoir de la philosophie. En attendant, nous voyons ici sur quoi repose la parenté de la philosophie et des beaux-arts, et nous pouvons en inférer jusqu’à quel point les deux aptitudes se rejoignent à leur racine, si éloignées qu’elles soient par la suite dans leur direction et leurs éléments secondaires.

Toute œuvre d’art tend donc, à vrai dire, à nous montrer la vie et les choses telles qu’elles sont dans leur réalité, mais telles aussi que chacun ne peut les saisir immédiatement à travers le voile des accidents objectifs et subjectifs. C’est ce voile que l’art déchire.

Les œuvres de la poésie, de la sculpture et des arts plastiques en général, contiennent, chacun le sait, des trésors de profonde sagesse ; c’est qu’en elles justement parle la sagesse de la nature même des choses, dont elles ne font que traduire les arrêts sous une forme plus précise et plus pure. Mais aussi faut-il sans doute que tout lecteur d’un poème, ou tout spectateur qui contemple une œuvre d’art, contribue par ses propres ressources à mettre au jour cette sagesse : il ne peut donc jamais la saisir que dans la mesure de ses capacités et de son instruction, de même que la sonde du navigateur ne descend dans la mer qu’aussi bas que sa longueur le lui permet. On doit se placer en face d’un tableau comme en face d’un prince, attendre qu’il veuille bien vous parler et vous dire ce qui lui plaira ; il ne faut, dans aucun des deux cas, prendre soi-même tout d’abord la parole, car on risquerait alors de n’entendre que sa propre voix. — Il résulte de tout ce qui précède que les œuvres des arts plastiques contiennent à la vérité toute sagesse, mais seulement à l’état virtuel ou implicite ; la philosophie a pour tâche de nous en donner la forme actuelle et explicite, et en ce sens elle est aux arts ce que le vin est à la vigne. Ce qu’elle s’engage à fournir est en quelque sorte un gain déjà réalisé et net, un bien ferme et durable ; le profit qui résulte des créations et des travaux de l’art est au contraire une acquisition qu’il faut chaque fois renouveler. Mais en retour elle impose à celui qui doit goûter les œuvres philosophiques, non moins qu’à celui qui veut les produire, des conditions rebutantes et difficiles à remplir. Aussi son public demeure-t-il restreint, tandis que celui de l’art est nombreux.

Ce concours du spectateur, nécessaire à la jouissance esthétique repose en partie sur ce fait que toute œuvre d’art a besoin pour agir de l’intermédiaire de l’imagination, qu’elle doit par suite stimuler, sans jamais la négliger ni la laisser inactive. C’est une condition de l’impression esthétique, et par là une loi fondamentale de tous les beaux-arts. Il en résulte que l’œuvre d’art ne doit pas tout livrer directement aux sens, mais juste ce qu’il faut pour mettre l’imagination en bonne voie, l’imagination doit toujours avoir quelque chose à ajouter, c’est elle qui doit même dire le dernier mot. Il n’est pas jusqu’à l’écrivain pour qui ce ne soit une nécessité de laisser quelque chose à penser au lecteur ; car, Voltaire l’a dit très justement : « Le secret d’être ennuyeux, c’est de tout dire. » Ajoutons que ce qu’il y a de meilleur dans l’art est trop spirituel pour être livré directement aux sens : c’est à l’imagination à le mettre au jour, quoique l’œuvre d’art doive l’engendrer. Voilà pourquoi souvent les esquisses des grands maîtres font plus d’effet que leurs tableaux achevés ; ce qui y contribue sans doute encore, c’est qu’elles naissent entières d’un seul jet, au moment de la conception, tandis que le tableau parfait, sorti d’une inspiration qui ne peut se maintenir jusqu’à son achèvement, ne peut être exécuté qu’au prix d’un effort soutenu, d’une réflexion toujours prudente et d’une constante tension de la volonté. — Cette loi esthétique ici en question nous explique encore pourquoi les figures de cire, imitation d’ailleurs parfaite de la nature, ne produisent jamais aucun effet esthétique et, par conséquent, ne sont pas des œuvres d’art véritables. C’est qu’elles ne laissent rien à faire à l’imagination. La sculpture, en effet, ne donne que la forme, mais non la couleur ; la peinture donne la couleur, mais la simple apparence de la forme : toutes deux ont ainsi recours à l’imagination du spectateur. La figure de cire au contraire donne tout, couleur et forme à la fois ; il en résulte l’apparence de la réalité, et l’imagination ne trouve plus ici place. — La poésie au contraire ne s’adresse qu’à la seule imagination, qu’elle met en activité par le moyen de simples mots.

Le caractère principal de la maladresse inintelligente en chaque art consiste à jouer arbitrairement avec les ressources de cet art, sans aucun but véritable et précis. On peut le constater dans ces supports qui ne soutiennent rien, dans ces volutes inutiles, dans ces renflements et dans ces saillies où se complaît la mauvaise architecture, dans ces roulades et ces fioritures, dans ce vacarme sans aucun sens de la mauvaise musique, dans ce cliquetis de rimes des poésies pauvres en idées, etc.

Il résulte des chapitres précédents et de toute ma théorie de l’art que l’art a pour but d’aider à la connaissance des Idées du monde (au sens platonicien, le seul que je reconnaisse au mot Idée). Or les Idées sont essentiellement un objet d’intuition, et par là inépuisables dans leurs déterminations plus intimes. Pour les communiquer, il faut prendre alors la voie intuitive, qui est celle de l’art. Tout homme qui est plein de la conception d’une idée et veut la communiquer est donc autorisé à choisir l’art comme intermédiaire. — Le simple concept au contraire est chose que la pensée suffit pleinement à saisir, à déterminer, à épuiser, et dont tout le contenu se peut froidement et sèchement exprimer par des mots. Vouloir l’exprimer par une œuvre d’art, c’est faire un détour bien inutile, c’est tomber dans cette habitude, que nous blâmions tout à l’heure, de jouer sans aucun but avec les ressources de l’art. Aussi l’œuvre dont la conception est née de simples notions claires et précises ne mérite-t-elle pas le nom d’œuvre d’art. Si, à l’examen d’un tableau ou d’une statue, à la lecture d’un poème ou à l’audition d’une composition musicale (qui se propose de peindre un objet déterminé), nous voyons, à travers la richesse des procédés artistiques, percer peu à peu, apparaître enfin au grand jour l’idée précise, limitée, froide et sèche, qui a été le germe de l’œuvre ; si toute la conception semble n’avoir consisté qu’à penser nettement cette idée, et si l’expression semble en avoir épuisé entièrement le contenu, nous ressentons alors du dégoût et du dépit : nous nous voyons déçus et trompés dans notre intérêt et dans notre attention. L’impression produite par une œuvre d’art ne nous satisfait entièrement que s’il en reste une partie qu’aucune réflexion ne peut rabaisser à la précision d’un simple concept. La conception est d’origine hybride, c’est-à-dire née de pures notions, quand l’auteur d’une œuvré d’art, avant de passer à l’exécution, peut indiquer exactement en paroles ce qu’il se propose de représenter ; car alors il pourrait aussi bien atteindre son but par ces simples paroles. Aussi est-ce une entreprise à la fois indigne et sotte que de vouloir, comme on l’a tenté plusieurs fois de nos jours, ramener un poème de Shakespeare ou de Gœthe à une vérité abstraite, qu’ils auraient eu pour seul dessein d’énoncer. Sans doute le poète doit penser pour combiner l’ordonnance de son œuvre ; mais seule la pensée que l’intuition a saisie avant l’intelligence conserve, dans l’exécution, la force de nous émouvoir et acquiert ainsi l’immortalité. — Qu’on me permette une dernière remarque. Tout ce qui est produit d’un seul jet, par exemple l’esquisse que trace le poète dans le feu de la conception première et comme inconsciemment, la mélodie que nous suggère la seule inspiration, sans l’aide de la réflexion, enfin la poésie lyrique proprement dite, la simple chanson, dans laquelle la disposition présente profondément ressentie et l’impression du milieu s’épanchent presque involontairement en vers dont le rythme et les rimes se présentent d’eux-mêmes ; toutes ces productions, dis-je, ont assurément le grand avantage d’être l’œuvre pure de l’enthousiasme du moment, de l’inspiration, de la libre excitation du génie, sans mélange aucun de réflexion ni d’intention. De là vient leur saveur délicieuse de fruit sans écorce ni noyau ; de là vient que leur effet est bien plus infaillible que celui des œuvres d’art les plus parfaites, les plus étudiées, les plus lentement exécutées. Dans toutes celles-ci en effet, c’est-à-dire dans les grands tableaux historiques, dans les longues épopées, dans les grands opéras, etc., la réflexion, l’intention, le choix mûrement médité ont une part importante : l’intelligence, l’habileté technique et la routine doivent ici combler les lacunes laissées par la conception géniale et l’inspiration, et mille accessoires doivent relier entre elles comme par un ciment les seules parties vraiment éclatantes. Aussi les productions de ce genre, à l’exception seulement des chefs-d’œuvre les plus parfaits des plus grands maîtres, tels que Hamlet, Faust, l’opéra de Don Juan, contiennent-elles toujours quelque partie insipide et ennuyeuse qui en gâte quelque peu l’agrément. Nous en avons pour preuve la Messiade, la Jérusalem délivrée, même le Paradis Perdu et l’Enéide ; Horace n’hésite pas déjà à dire : Quandoque dormitat bonus Homerus. C’est là une conséquence de la limitation générale des forces humaines.

Les arts utiles sont nés du besoin ; les beaux-arts, du superflu. Les premiers ont pour mère l’intelligence ; les seconds sont engendrés par le génie, qui est lui-même une sorte de superflu, car il est l’excès de la faculté de connaissance sur la proportion qu’en réclame le service de la volonté.


CHAPITRE XXXV[35]
L’ESTHÉTIQUE DE L’ARCHITECTURE


Nous avons établi, dans le corps du premier volume, que l’élément esthétique de l’architecture provenait des degrés les plus bas de l’objectivation de la volonté ou de la nature, dont elle veut reproduire par une image précise les idées. Il en résulte qu’elle a pour thème unique et constant le support et la charge, et pour loi fondamentale qu’aucune charge ne doit exister sans un support suffisant, aucun support sans la charge voulue, et qu’ainsi il doit y avoir convenance dans le rapport de l’un à l’autre. La réalisation la plus pure de cet objet, c’est la colonne et l’entablement ; aussi l’emploi des colonnes est-il devenu comme la base générale de toute l’architecture. En effet, dans la colonne et l’entablement, le support et la charge sont parfaitement séparés, ce qui en fait ressortir manifestement l’action réciproque et le rapport. Sans doute le simple mur même contient déjà le support et la charge, mais ici il y a encore confusion des deux. Tout y est support et tout y est charge : de là absence complète d’effet esthétique. L’effet n’apparaît qu’avec la distinction des deux éléments et grandit avec elle. Car entre la colonnade et le simple mur il y a une foule de degrés intermédiaires. Déjà même, dans la muraille de maison percée de fenêtres et de portes, on cherche à indiquer tout au moins cette séparation par des pilastres légèrement saillants (antes) surmontés de chapiteaux, qu’on enchâsse dans les chambranles, ou qu’au besoin on se borne à représenter en peinture, pour dessiner de quelque manière un système de colonnes avec entablement. Les piliers réels, de même les consoles et les supports de tout genre, réalisent déjà mieux cette séparation distincte du support et de la charge à laquelle tend partout l’architecture. Sous ce rapport, à côté de la colonne avec entablement se place immédiatement la voûte avec pilier, construction d’ailleurs toute originale, et qui n’imite pas la première. L’effet esthétique qu’elle produit est bien loin cependant d’atteindre celui de la colonne, parce que le support et la charge, au lieu d’être entièrement séparés, s’y confondent encore en passant de l’un à l’autre. Dans la voûte même, chaque pierre est à la fois charge et support, et il n’est pas jusqu’aux piliers, surtout dans la voûte en arête, qui ne soient maintenus, du moins en apparence, dans leur position par la pression des arcs opposés. D’ailleurs, et en raison même de cette pression latérale, non seulement les voûtes, mais même les simples arcades doivent reposer non sur des colonnes, mais sur des piliers carrés et plus massifs. C’est dans la colonnade seule que la séparation est complète, car ici l’entablement n’est que charge pure, et la colonne n’est que pur support. La colonnade est donc, par rapport au simple mur, ce que serait une gamme s’élevant à intervalles égaux par rapport à un son qui, parti de la même gravité première, atteindrait la même hauteur insensiblement et sans gradations, et deviendrait un simple hurlement. Car dans les deux la matière est la même, et la grande différence ne résulte que de la distinction nette des degrés.

Pour que le support soit proportionné à la charge, il ne suffit pas qu’il puisse tout juste la porter ; il doit pouvoir le faire avec tant d’aisance et d’ampleur que, dès le premier coup d’œil, on soit entièrement rassuré à ce sujet. Cependant cet excès de soutien ne doit pas dépasser une certaine mesure sinon nous apercevons un support sans charge, ce qui est contraire à l’intention esthétique. Pour déterminer ce degré, les anciens ont imaginé comme règle la ligne de l’équilibre : on l’obtient en prolongeant la colonne, avec l’amincissement de calibre qu’elle subit de bas en haut, jusqu’au point où elle se termine en angle aigu, c’est-à-dire où elle devient un cône ; dès lors toute coupe transversale laissera la partie inférieure assez forte pour soutenir la partie supérieure ainsi retranchée. Mais on a coutume de lui donner une solidité vingt fois plus grande, c’est-à-dire de ne la charger que du vingtième de ce qu’elle pourrait supporter au maximum. — Un exemple frappant de charge sans support nous est offert par les tourelles bâties en saillie au coin de mainte de ces maisons construites dans le style plein de goût de notre époque : elles semblent flotter dans l’air et inquiètent l’esprit du passant.

En Italie, les édifices même les plus simples et les moins ornés produisent un effet esthétique, et en Allemagne il n’en est pas ainsi : la raison principale en est la forme plate des toits italiens. Un toit élevé n’est en effet ni charge ni support ; car ses deux moitiés se soutiennent réciproquement, et le tout n’a pas un poids correspondant à sa dimension. Il présente donc à l’œil une large masse, qui, sans rien de commun avec le beau, et d’usage purement pratique, contrarie l’intention esthétique, dont l’unique objet est toujours le rapport entre le soutien et la charge.

La forme de la colonne dépend de ce seul fait qu’elle fournit le support le plus simple et le plus convenable. La colonne torse offre, comme par un défi prémédité et avec impudence, une forme contraire à sa destination ; aussi le bon goût doit-il à première vue la condamner sans retour. Le pilier carré, où la diagonale est supérieure aux côtés, a des épaisseurs inégales qu’aucune fin ne justifie, et dues seulement à la plus grande facilité d’exécution qui en peut résulter ; aussi est-il moins agréable à l’œil que la colonne. Le pilier hexagonal ou octogonal plaît davantage, parce qu’il se rapproche plus de la colonne cylindrique. Seule la forme de cette dernière est exclusivement déterminée par sa destination. Et il en est de même pour toutes ses autres proportions : tout d’abord, pour le rapport de l’épaisseur à la hauteur, dans les limites que comporte la diversité des trois ordres de colonnes. Puis le rétrécissement à partir du premier tiers de la hauteur, ainsi que le léger renflement au même endroit (entasis. Vitr.), tiennent à ce que c’est là le centre de pression de la charge. On croyait jusqu’ici que ce renflement était propre aux colonnes ionique et corinthienne ; mais de nouvelles mesures en ont établi la présence dans la colonne dorique, même à Pæstum. Ainsi tout dans la colonne, sa forme entièrement déterminée, le rapport de sa hauteur à son épaisseur, le rapport de ces deux dimensions aux intervalles des colonnes, et celui de la rangée entière à l’entablement et à la charge qu’il supporte, est le résultat exactement calculé du rapport du soutien nécessaire à la charge donnée. Comme cette dernière est uniformément répartie, les supports doivent l’être également ; de là vient l’insipide monotonie des rangées de colonnes. D’autre part, dans les temples doriques les plus purs, la colonne d’angle est un peu plus rapprochée de sa voisine, parce que la rencontre des entablements à l’angle a pour conséquence un accroissement de charge : c’est l’expression évidente du principe de l’architecture, où les rapports de construction, c’est-à-dire ceux de soutien à charge, sont les lois essentielles, auxquelles doivent céder les rapports secondaires de symétrie. Selon le poids de la charge totale, on choisira l’ordre dorique, ou l’un des deux autres ordres plus légers ; la colonne dorique en effet, et par sa plus grande épaisseur, et par la moindre grandeur des intervalles qui est un de ses caractères essentiels, est calculée en vue de charges plus lourdes, et c’est à cette fin aussi que convient la simplicité presque grossière de son chapiteau. Le chapiteau en général a pour but de montrer que les colonnes supportent l’entablement et ne s’y enfoncent pas comme des chevilles ; il sert en même temps à augmenter, par le moyen de son abaque, la surface de soutien. Puisqu’ainsi c’est de la notion bien comprise et logiquement développée d’un support largement proportionné à une charge donnée que dérivent toutes les lois de la disposition en colonnes, avec la forme et la proportion de la colonne, dans toutes ses parties, dans toutes ses dimensions, et jusque dans ses moindres détails ; puisqu’ainsi toutes ces conditions sont en ce sens déterminées a priori, on voit clairement l’absurdité de l’hypothèse, si souvent répétée, selon laquelle des troncs d’arbres, ou même (comme l’enseigne malheureusement Vitruve lui-même, IV, 1) la forme humaine, auraient été le modèle premier de la colonne. Mais alors la forme de la colonne serait, pour l’architecture, tout à fait fortuite, reçue du dehors ; et comment la vue d’une colonne possédant les proportions convenables pourrait-elle produire sur nous une telle impression de calme et d’harmonie ? Comment, d’autre part, la moindre disproportion pourrait-elle affecter un sens exercé et délicat d’une sensation aussi désagréable et aussi irritante qu’une dissonance en musique ? Un tel résultat n’est bien plutôt possible que si, le but et les moyens une fois donnés, tout le reste se trouve déterminé a priori, comme l’est en musique la partie essentielle de l’harmonie, la mélodie et le ton fondamental une fois donnés. D’une façon générale, l’architecture et la musique ne sont pas des arts d’imitation, quoique bien souvent on les ait toutes deux tenues pour telles.

Ainsi que je l’ai longuement exposé dans le texte, la satisfaction esthétique repose toujours sur la conception d’une idée (platonicienne). L’architecture, considérée seulement à titre d’art et de source du beau, a pour thème propre les idées des degrés inférieurs de la nature, c’est à-dire la pesanteur, la rigidité, la cohésion, et non pas, comme on le croyait jusqu’ici, la simple régularité de forme, la proportion et la symétrie. Ces qualités, purement géométriques, sont des propriétés de l’espace, et non des idées ; elles ne peuvent donc être l’objet d’aucun des beaux-arts. Aussi, même dans l’architecture, sont-elles d’origine seulement secondaire, et n’ont-elles qu’une importance de second ordre, comme je vais le mettre tout à l’heure en évidence. Si elles étaient l’objet unique que l’architecture, comme art, eût pour tâche de représenter, le modèle devrait alors produire la même impression que l’œuvre achevée. Or ce n’est là nullement le cas : tout au contraire, les œuvres de l’architecture doivent, pour exercer quelque action esthétique, être d’une dimension très considérable ; elles ne peuvent jamais être trop grandes, elles risquent facilement d’être trop petites. L’effet esthétique, ceteris partibus, est même en relation directe avec la grandeur des édifices, car les grandes masses seules peuvent présenter une image évidente et frappante de la force de la pesanteur. C’est là une nouvelle confirmation de ma théorie que l’action et l’antagonisme de ces forces naturelles primitives constituent la matière esthétique propre de l’architecture, objet qui, par sa nature, a besoin de grandes masses pour devenir visible et même sensible. — Les formes architecturales, je l’ai montré plus haut pour la colonne, sont déterminées tout d’abord par la fin immédiate que doit remplir chaque partie dans la construction. Reste-t-il alors quelque chose d’indéterminé, on se réfère à l’essence de l’architecture qui consiste tout d’abord dans notre intuition de l’espace et s’adresse sous ce rapport à notre faculté a priori, c’est-à-dire que la loi est de rechercher l’intuitivité la plus parfaite, et par suite les caractères les plus faciles à saisir. Le moyen infaillible d’y atteindre, c’est la régularité la plus grande des formes et le rapport rationnel des proportions. Aussi la belle architecture n’use-t-elle que des figures régulières, composées de lignes droites ou de courbes normales, ainsi que des corps qui en dérivent, tels que le cube, le parallélépipède, le cylindre, la sphère, la pyramide et le cône ; comme ouvertures elle emploie parfois le cercle ou l’ellipse, mais le plus souvent des carrés, et plus fréquemment encore des rectangles dont les côtés soient dans un rapport parfaitement rationnel et facile à saisir (par exemple dans le rapport de 1 : 2 ou de 2 : 3, et non de 6 : 7) ; enfin elle emploie aussi de fausses fenêtres ou des niches de proportions régulières et intelligibles. Pour la même raison, elle donnera volontiers aux édifices mêmes et à leurs grandes divisions une hauteur et une largeur dont le rapport soit rationnel et aisé à comprendre : par exemple, la hauteur d’une façade sera la moitié de la largeur, et les colonnes seront disposées de façon à mesurer à trois ou quatre, intervalles compris, une ligne égale à la hauteur, c’est-à-dire de façon à former un carré. Le même principe d’intuitivité et de clarté demande un ensemble qui se puisse facilement embrasser d’un coup d’œil ; de là découle la symétrie, nécessaire encore pour permettre de détacher l’édifice comme un tout, d’en distinguer les limites essentielles des limites accidentelles, de reconnaître ainsi parfois, sur ces seules indications, si nous avons devant nous un bâtiment unique ou trois bâtiments contigus. La symétrie est donc pour l’œuvre architectonique le seul moyen d’acquérir une unité individuelle et de se révéler comme le développement d’une même pensée maîtresse.

J’ai montré plus haut, en passant, que l’architecture n’a nullement à chercher ses modèles dans les formes de la nature, telles que les troncs d’arbres ou le corps humain. Mais elle n’en doit pas moins travailler dans l’esprit de la nature ; cette règle notamment : natura nihil agit frustra, nihilque supervacaneum, et quod commodissimum in omnibus suis operationibus sequitur, elle doit la faire sienne, c’est-à-dire qu’elle doit éviter jusqu’à l’apparence de ce qui est sans but ; et ces intentions sont-elles purement architectoniques, c’est-à-dire relatives à la construction, ou se rapportent-elles à la fin d’utilité, elle doit toujours les réaliser par la voie la plus courte et la plus naturelle, de façon à les exprimer ouvertement par l’œuvre même. Elle acquiert ainsi une certaine grâce analogue à celle qui consiste, chez les êtres vivants, dans l’aisance et dans la convenance à sa fin de tout mouvement et de toute attitude. Aussi voyons-nous, dans le bon style antique, chaque partie, pilier, colonne, arcade, entablement ou porte, fenêtre, escalier, balcon, atteindre son but de la façon la plus directe et la plus simple, en le révélant avec une franche naïveté, comme fait dans ses œuvres la nature organique. Le manque de goût au contraire se traduit par la recherche constante de détours inutiles, de fantaisies capricieuses ; il prend plaisir par exemple à des entablements coupés sans raison, rentrants et saillants, à des groupements de colonnes, à des corniches morcelées aux arceaux des portes et aux frontons, à des volutes, à des enjolivements sans aucun sens, etc. ; il joue, ainsi que nous l’avons dit de tout mauvais travail artistique, avec les ressources de l’art, sans en comprendre les fins, comme les enfants jouent avec les outils des grandes personnes. Dans ce genre rentrent déjà toute rupture d’une ligne droite, tout changement dans la direction naturelle d’une courbe, quand aucune nécessité évidente ne les justifie. C’est au contraire cette naïve simplicité dans la manifestation et dans la réalisation de la fin, si conforme à l’esprit des œuvres et des créations de la nature, qui prête aux poteries antiques une beauté et une grâce dont nous ne cessons de nous étonner, tant elles contrastent par leur noblesse avec nos vases modernes à prétention originale, qui, faits de porcelaine ou d’argile grossière, portent tous le cachet de la vulgarité. À la vue des ustensiles et des vases des anciens nous sentons que, si la nature avait voulu produire les mêmes objets, elle leur aurait donné les mêmes formes. — Puisque la principale beauté en architecture résulte pour moi de la franche exposition du but et de la réalisation des fins par la voie la plus courte et la plus naturelle, ma théorie est en contradiction directe avec celle de Kant, qui place l’essence du beau en général dans une apparente finalité sans but.

Le thème unique de l’architecture, tel que nous l’avons indiqué, à savoir la charge et le support, est si simple que cet art, en tant que l’un des beaux-arts, non à titre d’art utile, a, dès la bonne époque grecque, atteint la perfection entière et absolue dans ses parties essentielles, ou du moins n’est plus capable d’aucun enrichissement considérable. L’architecte moderne au contraire ne peut pas s’éloigner sensiblement des préceptes et des modèles des anciens sans risquer de faire fausse route. Il ne lui reste donc qu’à suivre la tradition de l’art antique et à en observer les règles, dans la mesure des restrictions inévitables imposées par la nécessité, le climat, le temps et le pays. Car en architecture, comme en sculpture, c’est tout un que d’aspirer à l’idéal et d’imiter les anciens.

J’ai à peine besoin de rappeler que, dans toutes ces considérations architectoniques, je n’ai eu en vue que le style antique et non le soi-disant style gothique, cette création des Sarrasins importée par les Goths d’Espagne dans le reste de l’Europe. Sans doute on ne saurait contester à l’architecture gothique une certaine beauté en son genre ; mais essayer de se poser en égale de l’art antique serait de sa part une présomption digne des barbares, et qui ne se peut nullement admettre. Quelle influence bienfaisante n’exerce pas sur notre esprit, après le spectacle de telles ou telles splendeurs gothiques, la vue d’un édifice régulier, construit dans le style des anciens ! Nous sentons aussitôt que là seulement réside le beau et le vrai. Que pourrait bien dire un Grec antique, si on l’amenait en face de nos plus célèbres cathédrales gothiques ? — βαρϐαροι ! sans doute. Le plaisir que nous prenons aux œuvres gothiques repose à coup sûr pour la plus grande partie sur des associations d’idées et des souvenirs historiques, c’est-à-dire sur un sentiment étranger à l’art. Tout ce que j’ai dit de la fin esthétique propre, du sens et de l’objet de l’architecture, perd ici sa valeur. L’entablement librement appuyé a disparu et avec lui la colonne : il n’est plus ici question de support et de charge distribués et répartis de façon à rendre visible la lutte de la rigidité et de la pesanteur. Nous ne trouvons pas ici non plus ces rapports rationnels, constants et précis, qui rendent de tout un compte rigoureux, par lesquels tout s’explique de soi-même à l’esprit du spectateur, et qui font partie du caractère de l’architecture antique ; nous ne tarderons pas à nous apercevoir qu’ici c’est la fantaisie qui a dominé, guidée par des notions toutes différentes : de là, le grand nombre d’obscurités qui restent impénétrables pour nous. Car seul le style antique est conçu dans un esprit purement objectif ; le style gothique est bien plutôt subjectif.

Nous avons reconnu l’idée esthétique propre et maîtresse de l’architecture antique dans le développement de la lutte entre la rigidité et la pesanteur : si nous voulions chercher de même la pensée fondamentale de l’architecture gothique, nous la trouverions dans la représentation de la victoire complète, du triomphe absolu de la rigidité sur la pesanteur. En conséquence, la ligne horizontale, qui est celle de la charge, a ici presque entièrement disparu, et l’action de la pesanteur n’apparaît plus qu’indirectement déguisée sous forme d’arcs et de voûtes ; tandis que la ligne verticale, la ligne du soutien, règne seule, et traduit aux sens l’action victorieuse de la rigidité par des piliers d’appui d’une hauteur démesurée, par des tours, des tourelles, des flèches innombrables qui s’élancent dans les airs sans rien supporter. Pendant que, dans l’architecture antique, la pression et la poussée exercée de haut en bas trouve aussi bien sa place et son image que la pression exercée de bas en haut, c’est ici la dernière qui prédomine nettement : de là vient aussi cette analogie souvent observée avec le cristal, dont la formation demande aussi l’affranchissement des lois de la pesanteur. Si l’on voulait s’autoriser de ce sens, de cette pensée fondamentale attribuée à l’architecture gothique, pour en faire un pendant de l’architecture antique, une création aussi légitime, il suffirait de rappeler que la lutte de la rigidité et de la pesanteur, dont l’architecture antique nous offre la représentation si naïve et si franche, est une réalité, une vérité fondée en nature, tandis que le triomphe de la rigidité sur la pesanteur demeure une simple apparence, une fiction à laquelle l’illusion seule peut nous faire croire.

Il est maintenant facile de comprendre comment de cette pensée maîtresse et des particularités de l’architecture gothique signalées plus haut résulte le caractère mystérieux et surnaturel qu’on lui reconnaît. La cause principale en est, nous l’avons déjà dit, la substitution de l’arbitraire au rationnel, c’est-à-dire de la fantaisie à l’appropriation constante du moyen à la fin. Tous ces détails sans raison et pourtant achevés avec tant de soin éveillent le soupçon de fins inconnues, impénétrables, secrètes, d’où naît l’apparence mystérieuse. En revanche, la partie brillante des églises gothiques, c’est leur intérieur : ici la vue de cette voûte en arête, soutenue à une hauteur énorme par des piliers élancés aux formes de cristal, et qui, en l’absence de toute charge, semble promettre une sécurité éternelle, pénètre vivement notre âme, tandis que la plupart des inconvénients signalés appartiennent à l’extérieur. Dans les édifices antiques, c’est le dehors qui se présente avec le plus d’avantages, car on y embrasse mieux d’un seul coup d’œil le support et la charge. Le toit plat donne à l’intérieur, au contraire, un air écrasé et prosaïque. Aussi, dans les temples antiques, l’intérieur proprement dit était-il petit par rapport aux nombreuses et grandes constructions du dehors. Le dôme d’une coupole faisait paraître parfois l’édifice plus élevé ; tel est le cas du Panthéon ; et les Italiens ont usé largement de la coupole, quand ils ont bâti dans ce style. Rappelons encore que les anciens, tous peuples du Sud, vivaient plus au grand air que les peuples septentrionaux, qui ont préféré l’architecture gothique. Si l’on veut absolument trouver à l’architecture gothique un principe et une raison d’être, et qu’on aime en même temps les analogies, on peut l’appeler le pôle négatif ou le mode mineur de l’architecture.

Dans l’intérêt du bon goût, qu’on emploie les grosses sommes d’argent aux œuvres objectives, c’est-à-dire réellement bonnes et vraies, belles en soi, et non pas à celles dont la valeur ne repose que sur des associations d’idées. Quand je vois notre époque incrédule mettre tant de zèle à achever les églises gothiques qu’a laissées inachevées le Moyen Âge si croyant, il me semble la voir travailler à embaumer le cadavre du christianisme.


CHAPITRE XXXVI[36]
REMARQUES DÉTACHÉES SUR L’ESTHÉTIQUE DES ARTS PLASTIQUES


Dans la sculpture la beauté et la grâce sont le principal, mais en peinture la première place revient à l’expression, à la passion, au caractère ; c’est donc autant de moins que la beauté doit exiger. Car une beauté absolue de toutes les formes, telle que la réclame la sculpture, ferait tort à l’expression du caractère et fatiguerait par sa monotonie. Il s’ensuit que la peinture peut représenter aussi des visages laids et des corps amaigris ; la sculpture au contraire demande toujours, sinon la beauté parfaite, du moins la force et la plénitude des formes. Un Christ en croix maigre, un saint Jérôme mourant, épuisé par l’âge et la maladie, comme dans le chef-d’œuvre du Dominiquin, peuvent donc servir de sujets de tableaux ; mais le saint Jean-Baptiste réduit par le jeûne à n’avoir plus que la peau sur les os, tel que le représente le marbre de Donatello dans la galerie de Florence, produit un effet repoussant, malgré la supériorité de l’exécution. — À ce point de vue, la sculpture semble se rapporter plutôt à l’affirmation, la peinture à la négation du vouloir-vivre, et on s’expliquerait ainsi pourquoi la sculpture a été le grand art des anciens, et la peinture celui des temps chrétiens.

J’ai montré, au § 45 du premier volume, que le discernement, la reconnaissance et la fixation du type de la beauté humaine reposent sur une certaine anticipation de sa notion et ont par suite un certain fondement a priori. Je dois faire remarquer ici que cette anticipation ne laisse pas d’avoir besoin de l’expérience pour être stimulée par elle, analogue en cela à l’instinct des animaux, qui, tout en dirigeant leurs actes a priori, a pourtant besoin d’être déterminé par des motifs dans les détails. L’expérience, la réalité présente en effet à l’esprit de l’artiste des figures humaines plus ou moins bien réussies par la nature dans l’une ou dans l’autre de leurs parties ; elle lui demande pour ainsi dire son opinion à ce sujet, et fait ainsi sortir, selon la méthode socratique, de cette confuse anticipation la connaissance précise et déterminée de l’idéal. Aussi était-il d’un grand secours pour les sculpteurs grecs d’avoir, grâce au climat et aux mœurs de leur pays, des occasions journalières de contempler des formes à demi nues, entièrement nues même dans les gymnases. Leur sens plastique était ainsi invité à porter un jugement sur chaque membre qu’ils voyaient, et à le comparer à l’idéal non développé qu’ils portaient dans leur conscience. Ils ne cessaient ainsi d’exercer leur jugement des formes et des membres jusque dans les détails les plus délicats, et ainsi peu à peu leur anticipation d’abord vague de l’idéal de la beauté humaine s’élevait à une telle netteté de conscience expresse, qu’ils devenaient capables de l’objectiver dans l’œuvre d’art. — De même l’expérience propre est utile et nécessaire au poète pour la peinture des caractères. Sans doute il ne travaille pas d’après la seule expérience et sur des données tout empiriques, mais selon la conscience précise de l’essence de l’humanité, telle qu’il la trouve au-dedans de lui-même ; mais cependant l’expérience sert de modèle à cette conscience, ainsi que de stimulant et d’exercice. C’est donc seulement par l’expérience que la connaissance de la nature humaine et de ses diversités acquiert chez le poète la vie, la précision, l’étendue, quoique, dans le fond, elle procède a priori et par anticipation. — Ce sens admirable de la beauté qui a rendu les Grecs seuls capables, entre tous les peuples de la terre, de découvrir le type normal et vrai de la forme humaine et d’établir à jamais les modèles de beauté et de grâce à imiter, nous pouvons le pénétrer plus profondément encore, en nous appuyant sur notre précédent livre et sur le chapitre xliv du livre suivant. Nous pouvons dire : ce même élément, qui, toujours uni à la volonté, donne l’instinct sexuel avec son choix exclusif, c’est-à-dire l’amour sexuel (qui était, on le sait, chez les Grecs, sujet à de grands égarements), ce même élément, toujours actif, mais détaché de la volonté à la faveur d’une intelligence supérieure et anormale, devient le sens objectif de la beauté humaine : tout d’abord simple sentiment critique du beau, ce sens peut s’élever jusqu’à découvrir et à exprimer la règle de toutes les proportions du corps humain. Tel a été le cas de Phidias, de Praxitèle, de Scopas, etc. — Ainsi se réalisent ces paroles que Gœthe met, dans la bouche de l’artiste :

« Qu’avec l’esprit divin et la main humaine je sois capable de figurer ce qu’auprès de ma femme je puis et je dois faire comme tout animal. »

Et ici encore il se produit un phénomène analogue pour le poète : ce qui, lié à la volonté, donnerait la simple expérience du monde, devient, une fois séparé de la volonté, grâce à un excès anormal d’intelligence, la faculté d’expression objective et dramatique.

La sculpture moderne, quoi qu’elle puisse produire, est semblable à la poésie latine moderne et est, comme cette poésie, une fille de l’imitation, née de la réminiscence. S’avise-t-elle de vouloir être originale, elle fait aussitôt fausse route ; elle tombe surtout dans la funeste erreur de vouloir copier la nature qu’elle a sous les yeux, au lieu de se régler sur les proportions des anciens. Canova, Thorwaldsen, etc., sont des Johannes Secundus et des Owenus. Il en est de même pour l’architecture : mais ici la raison se trouve dans la nature même de l’art, dont la partie purement esthétique, peu étendue, a été déjà épuisée par les anciens ; il en résulte que l’architecte moderne ne peut se signaler que par la sage application de leurs préceptes, et, qu’il se le dise bien, il s’éloignera toujours d’autant du bon goût qu’il s’écartera du style et de l’idéal des Grecs.

L’art du peintre, envisagé en tant qu’il veut produire l’apparence de la réalité, se réduit en dernière analyse à savoir séparer nettement ce qui, dans la vision, est simple sensation, c’est-à-dire affection de la rétine, donc l’effet seul donné immédiatement, de sa cause, c’est-à-dire des objets extérieurs dont la sensation fait seule naître la perception dans l’esprit. Avec l’aide des procédés techniques, l’artiste est aussi en état de produire le même effet sur l’œil par une tout autre cause, à savoir par l’application de taches colorées ; l’entendement du spectateur ne manque pas de rapporter l’impression à sa cause habituelle et la même intuition apparaît de nouveau.

Considérons la physionomie humaine. Elle possède une originalité toute primitive et révèle l’unité propre à un ensemble composé de parties toutes nécessaires. C’est ce caractère qui nous fait reconnaître, parmi des milliers d’individus, un visage connu, même après de longues années, et quoique les différences possibles de traits, surtout dans une seule et même race, soient renfermées dans des limites très étroites. Mais ne devons-nous pas penser qu’un ensemble d’une unité si essentielle et d’une originalité si absolue doit être sorti des profondeurs les plus mystérieuses et les plus intimes de la nature ? Il s’ensuivrait qu’aucun artiste ne serait capable d’inventer réellement la physionomie humaine dans son caractère original, ni même de la recomposer par le souvenir, sans altérer la nature. Ce qu’il réaliserait dans ce genre ne serait toujours qu’une combinaison à demi vraie, et peut-être même impossible : comment, en effet, lui faudrait-il procéder pour construire l’unité réelle d’une physionomie, sans connaître en rien le principe de cette unité ? On peut donc, en présence de tout visage inventé par le peintre, élever un doute ; on peut se demander si c’est là un visage réellement possible, et si la nature, ce maître des maîtres, ne le traiterait pas de mauvaise besogne, en y montrant des contradictions absolues. Nous serons ainsi conduits à ce principe que dans les tableaux historiques ne devraient figurer que des portraits choisis avec le soin le plus jaloux et légèrement idéalisés. Chacun sait que les grands artistes se sont toujours plu à peindre d’après des modèles vivants et ont fait grand usage des portraits.

J’ai montré dans le texte que le but propre de la peinture, ainsi que de l’art en général, est de nous faciliter la conception des idées (platoniciennes) des êtres de ce monde, ce qui nous transporte en même temps dans un état de connaissance pure, c’est-à-dire dégagée de la volonté. Mais à cette beauté vient s’en joindre une autre, indépendante de la première, et toute particulière, celle qui résulte de la simple harmonie des couleurs, du bonheur de la disposition, de la répartition favorable de l’ombre et de la lumière et du ton général du tableau. Ce nouveau genre de beauté, quoique secondaire, aide aussi à produire l’état de connaissance pure : c’est dans la peinture ce que sont dans la poésie la diction, le mètre et la rime ; ce n’est pas l’essentiel, mais c’est ce qui agit tout d’abord et immédiatement.

Au § 50 du premier volume, j’ai dit que l’allégorie n’était pas à sa place dans la peinture ; j’ajoute ici quelques preuves à l’appui de ce jugement. Au palais Borghèse, à Rome, se trouve le tableau suivant de Michel-Ange Caravage. Jésus, sous la forme d’un enfant d’environ dix ans, marche sur la tête d’un serpent, sans la moindre peur et avec le plus grand calme ; auprès de lui, sa mère qui l’accompagne demeure aussi indifférente ; à côté se tient sainte Elisabeth, les yeux au ciel, dans une attitude imposante et tragique. Que pourrait bien s’imaginer, à la vue de cet hiéroglyphe kyriologique, un homme qui n’aurait jamais rien entendu dire de la semence de la femme destinée à écraser la tête du serpent ? — À Florence, dans la salle de la bibliothèque du palais Ricardi, le plafond peint par Luca Giordano renferme l’allégorie suivante, dont le sens est que la science délivre l’intelligence des liens de l’ignorance : l’Esprit est un homme vigoureux, entouré de chaînes qui tombent justement ; une nymphe lui présente un miroir, une autre nymphe lui tend une grande aile détachée ; plus haut est la Science assise sur un globe, et à côté d’elle, une sphère à la main, se tient la Vérité nue. — À Ludwigsbourg près Stuttgart, un tableau nous montre le Temps, sous la figure de Saturne, armé de ciseaux dont il rogne les ailes de l’Amour : si l’artiste a voulu dire qu’avec l’âge diminue l’inconstance en amour, il est alors dans le vrai.

Les remarques suivantes viennent encore confirmer ma solution du problème du Laocoon. « Pourquoi Laocoon ne crie-t-il pas ? » Les œuvres des arts plastiques, arts essentiellement muets, manquent leur effet quand elles veulent représenter l’action de crier. Pour s’en convaincre par expérience, il suffit de regarder le Massacre des enfants de Bethléem de Guido Reni, à l’Académie des beaux-arts de Bologne, dans lequel ce grand artiste a commis la méprise de peindre six individus criant la bouche grande ouverte. — Pour plus de clarté, qu’on s’imagine, sur la scène, une pantomime où, dans une scène donnée, quelque circonstance pressante forcerait l’un des personnages à crier : si le danseur chargé du rôle s’avisait d’exprimer le cri en restant quelques moments bouche béante, les éclats de rire de la salle entière témoigneraient du mauvais goût de l’idée. — Puisque, pour des raisons fondées sur la nature non de l’objet à figurer, mais de l’art lui-même, l’artiste devait s’abstenir de faire crier Laocoon, il avait aussi l’obligation de justifier ce silence, pour nous rendre plausible cette circonstance qu’un homme restât muet dans une telle situation. Il s’est acquitté de ce devoir, en représentant la morsure du serpent non pas comme déjà accomplie ni comme imminente, mais au moment même où elle se produit, et cela au flanc de Laocoon : la partie inférieure se trouve ainsi comprimée et l’émission du cri rendue impossible. Gœthe a très justement reconnu cette raison immédiate, mais seulement accessoire et secondaire, et il l’a exposée à la fin du neuvième livre de son Autobiographie, ainsi que dans sa dissertation sur le Laocoon dans le premier cahier des Propylées ; mais la raison plus éloignée, la raison première, et qui détermine celle-là, c’est celle que j’ai donnée. Je ne puis pas m’empêcher de remarquer que je me trouve ici encore dans la même condition, par rapport à Goethe, qu’au sujet de la théorie des couleurs. — Dans la collection du duc d’Aremberg, à Bruxelles, se trouve une tête antique de Laocoon, découverte plus tard. Or, dans le célèbre groupe, la tête n’est pas une restauration : la table spéciale des restaurations du groupe, dressée par Gœthe et placée par lui à la fin du premier volume des Propylées, le prouve, et ce témoignage est encore confirmé par l’extrême ressemblance des deux têtes. Nous devons donc admettre qu’il a encore existé une autre répétition antique du groupe, à laquelle appartiendrait la tête de la collection d’Aremberg. Cette dernière tête surpasse, à mon sens, celle du groupe tant en beauté qu’en expression : la bouche y est beaucoup plus ouverte, mais sans aller pourtant jusqu’au cri proprement dit.


CHAPITRE XXXVII[37]
DE L’ESTHÉTIQUE DE LA POÉSIE


La plus simple et la plus juste définition que je puisse donner de la poésie, c’est de dire qu’elle est l’art de mettre en jeu l’imagination par le moyen des mots. Au § 51 (du premier volume, j’ai indiqué comment elle procède pour y arriver. Je trouve une confirmation toute particulière de ce que j’ai dit à ce sujet dans le passage suivant d’une lettre de Wieland à Merck publiée depuis : « J’ai passé deux jours et demi sur une seule strophe, et tout revenait au fond à un seul mot dont j’avais besoin et que je ne pouvais pas trouver. Je me creusais le cerveau, je tournais et retournais la chose en tous sens ; car, puisqu’il s’agissait d’un tableau, je tenais naturellement à évoquer dans l’esprit du lecteur la même vision déterminée qui flottait devant mes yeux, et en cela, ut nosti, tout dépend souvent d’un seul trait, saillie ou reflet. » (Lettres à Merck, édit. Wagner, 1835, page 193.) — Si la fantaisie du lecteur est la substance sur laquelle la poésie trace des images, il en résulte pour elle l’avantage que le détail de l’exécution, d’où naît le fini des traits, s’opère, dans l’imagination de chacun, de la manière la plus conforme à son individualité, à l’étendue de ses connaissances et à son humeur, et selon l’excitation plus ou moins vive qu’il a ressentie. Les arts plastiques, au contraire, ne peuvent se prêter à la même accommodation, mais ici une seule image, une même figure doit suffire à tous : or cette image portera toujours en quelque partie l’empreinte de l’individualité de l’artiste ou de son modèle, c’est-à-dire sera mélangée d’un élément subjectif ou accidentel et sans effet ; l’addition sera pourtant d’autant plus faible que l’artiste sera plus objectif, c’est-à-dire aura plus de génie. Cette raison nous explique en partie pourquoi les œuvres poétiques exercent une influence bien plus énergique, plus profonde et plus générale que les tableaux et les statues : ces derniers laissent presque toujours le gros du public entièrement froid, et en général les arts plastiques sont ceux dont l’impression est la plus faible. Nous en avons une preuve curieuse dans la découverte si fréquente de tableaux de grands maîtres qu’on retrouve dans des maisons particulières et dans des localités de tout genre, où, pendant nombre de générations, ils sont demeurés non pas cachés et enfouis, mais simplement pendus aux murs, sans exciter l’attention, c’est-à-dire sans produire le moindre effet. Lors de mon séjour à Florence (1823), on découvrit même une Madone de Raphaël, qui durant de longues années était restée accrochée au mur d’une chambre de domestiques dans un palais du quartiere di San Spirito : et le fait se produit en Italie, chez le peuple doué plus qu’aucun autre du sens de la beauté. C’est la preuve que les œuvres des arts plastiques exercent une action bien peu directe et immédiate et demandent plus que toutes les autres de l’éducation et des connaissances pour être appréciées. Une belle et touchante mélodie ne manque pas au contraire de faire le tour du monde, comme une belle poésie de voyager de peuple à peuple. Si cependant c’est aux arts plastiques que les grands et les riches prêtent tout leur appui, si c’est pour les productions de ces arts qu’ils dépensent des sommes considérables ; si de nos jours on professe un véritable culte des images, au sens propre du mot, et qu’on va jusqu’à abandonner la valeur de tout un domaine pour un tableau de maître ancien et fameux, la principale raison en est la rareté des chefs-d’œuvre, dont la possession flatte par suite l’orgueil de l’acquéreur ; une autre raison est que, pour en jouir, il suffit de peu de temps et d’efforts et que chaque moment peut nous donner ce plaisir d’un moment, tandis que la poésie et la musique même nous imposent des conditions bien plus lourdes. Il s’ensuit qu’on peut se passer des arts plastiques ; des peuples entiers, les Mahométans par exemple, en sont dépourvus ; mais il n’est pas de nation sans musique ni sans poésie.

L’intention du poète, quand il met en mouvement notre imagination, est de nous révéler les idées, c’est-à-dire de nous montrer sur un exemple ce qu’est la vie, ce qu’est le monde. La première condition pour atteindre ce résultat est de les connaître lui-même, et la valeur de sa poésie dépendra de celle de cette connaissance. Il y a donc dans le talent des poètes des degrés en nombre infini, comme il y en a dans la profondeur et dans la clarté de notre conception de la nature des choses. Tout poète doit se croire excellent, dès qu’il a exprimé exactement ce qu’il a reconnu, dès que son image correspond à son original ; il doit se tenir pour l’égal des meilleurs, parce que dans leur œuvre il ne retrouve rien de plus que dans la sienne, c’est-à-dire rien de plus que dans la nature même, et parce qu’une fois pour toutes son regard ne peut pénétrer plus avant. Le grand poète, de son côté, reconnaît sa valeur en voyant combien la vue des autres est superficielle, combien il se cache encore de choses qu’ils étaient incapables de rendre, faute de les apercevoir, et combien son regard et son œuvre s’étendent plus loin. S’il comprenait les poètes inférieurs aussi peu qu’il est compris d’eux, il devrait alors se désespérer ; car, par cela même qu’il faut déjà une capacité peu ordinaire pour lui rendre justice, et que les mauvais poètes peuvent aussi peu apprécier ses œuvres que lui les leurs, il a besoin de se nourrir longtemps de sa propre approbation, avant que celle du monde ne suive. — Et cependant on cherche à rabaisser même cette estime personnelle, en lui imposant la modestie. Mais il est tout aussi impossible à un homme plein de mérite et conscient de sa valeur de fermer les yeux sur son talent qu’à un homme de six pieds de haut de ne pas s’apercevoir qu’il domine les autres. Si de la base jusqu’au sommet la tour compte trois cents pieds, elle n’en mesure pas moins à coup sûr du sommet à la base. Horace, Lucrèce, Ovide et presque tous les anciens ont fièrement parlé de leur mérite, et de même Dante, Shakespeare, Bacon de Vérulam et bien d’autres. Qu’on puisse être un grand esprit sans le soupçonner est une absurdité que l’incapacité seule a pu se persuader à défaut de meilleure consolation, afin de prendre pour de la modestie le sentiment de sa nullité propre. Un Anglais a remarqué avec beaucoup d’esprit et de justesse que les mots merit et modesty n’avaient rien de commun que la lettre initiale[38]. Je suspecte toujours les célébrités modestes d’avoir quelque bonne raison pour l’être ; et Corneille dit ouvertement :

La fausse humilité ne met plus en crédit :
Je sais ce que je vaux, et crois ce qu’on m’en dit.

Gœthe enfin l’a dit sans détour : « Il n’y a que les gueux qui soient modestes. » Mais on se tromperait moins encore en prétendant que ceux qui réclament des autres avec tant d’ardeur la modestie, qui insistent sur ce point, qui ne cessent de s’écrier : « Soyez donc modeste ! au nom du ciel, soyez seulement modeste ! », que ces gens-là sont à coup sûr des gueux, c’est-à-dire des drôles sans aucun mérite, la marchandise courante de la nature, des membres naturels de la canaille humaine. Car quiconque a du mérite admet aussi le mérite et la valeur chez les autres, la valeur réelle et véritable, bien entendu. L’homme dépourvu au contraire de tout avantage et de tout talent voudrait qu’il n’en existât nulle part : la vue du mérite chez les autres le met à la torture ; l’envie pâle, verte, jaune, ronge son cœur ; il désirerait anéantir et extirper de cette terre tous les hommes supérieurs ; mais s’il doit par malheur les laisser vivre, il n’y consentira qu’à la condition qu’ils cachent leurs qualités, qu’ils les désavouent entièrement, qu’ils les abjurent. Voilà le principe des panégyriques si fréquents de la modestie. Et quand ces prôneurs ont l’occasion d’étouffer le mérite dans son germe ou de l’empêcher du moins de se montrer, d’être connu, qui peut douter qu’ils ne le fassent ? C’est là la simple mise en pratique de leur théorie.

Quoique le poète, comme tout artiste, nous présente toujours le particulier, l’individuel, ce qu’il a reconnu et ce qu’il veut nous faire reconnaître à son tour n’est pas moins toujours l’idée platonicienne, le genre tout entier : c’est donc en quelque sorte le type des caractères humains et des situations humaines qui est empreint sur ses tableaux. Le poète narratif ou dramatique extrait de la vie l’individu particulier et nous le dépeint dans son exacte personnalité, mais il nous révèle par là toute l’existence humaine, car, tout en ayant l’air de s’occuper du particulier, il ne songe en réalité qu’à ce qui existe de tout temps et en tout lieu. De là vient que les sentences, surtout celles des poètes dramatiques, même sans être des maximes générales, trouvent fréquemment leur application dans la vie réelle. — La poésie est à la philosophie ce que l’expérience est à la science empirique. L’expérience en effet nous met en rapport avec le phénomène dans le détail et procède par exemples ; la science en embrasse l’ensemble au moyen de concepts généraux. De même la poésie veut nous faire saisir les idées platoniciennes des êtres par le moyen du détail et par des exemples, tandis que la philosophie veut nous apprendre à y reconnaître, dans son ensemble et dans sa généralité, l’essence intime des choses, telle qu’elle s’y exprime. — On voit déjà par là que la poésie porte plutôt le caractère de la jeunesse, la philosophie celui de l’âge mur. En fait, le don poétique n’est véritablement dans sa fleur que pendant la jeunesse ; la sensibilité à la poésie va souvent même alors jusqu’à la passion ; le jeune homme prend plaisir aux vers pour eux-mêmes et se contente souvent à bon marché. Avec les années ce penchant décroît peu à peu, et dans la vieillesse on préfère la prose. Cette tendance poétique de la jeunesse corrompt facilement en elle le sens de la réalité, car la poésie en diffère parce qu’elle donne à la vie un cours à la fois intéressant et exempt de douleur ; dans la réalité au contraire, sans douleur il n’y a pas d’intérêt, et avec l’intérêt apparaît aussi la douleur. Le jeune homme, initié à la poésie plutôt qu’à la vie, demande alors à la réalité ce que la poésie peut seule lui donner ; telle est la source principale de ce malaise dont les jeunes gens d’une nature supérieure sont accablés.

Le mètre et la rime sont une entrave, mais aussi une enveloppe que revêt le poète et sous laquelle il lui est permis de parler comme il ne le pourrait pas autrement, et c’est ce qui nous charme en lui. — Il n’est en effet qu’à demi responsable de ce qu’il dit : l’autre part de responsabilité retombe sur le mètre et sur la rime. — Le mètre ou mesure, en tant que simple rythme, n’existe que dans le temps, qui est une intuition a priori, et n’appartient donc, selon l’expression de Kant, qu’à la sensibilité pure ; la rime au contraire est affaire de sensation de l’organe auditif et appartient à la sensibilité empirique. Aussi le rythme est-il une ressource bien plus noble et plus digne que la rime : les anciens dédaignaient la rime et elle n’a pris naissance que dans les langues imparfaites, formées par corruption des langues antérieures à l’époque des Barbares. La pauvreté de la poésie française tient surtout à ce que, privée du mètre, elle est réduite à la rime, et s’accroît de cette foule de préceptes pédantesques dont elle a chargé sa prosodie pour dissimuler son dénûment : par exemple, pour rimer deux syllabes doivent être de même orthographe, comme si la rime était faite pour les yeux, et non pour l’oreille ; l’hiatus est proscrit, un grand nombre de mots sont exclus des vers, etc., toutes règles dont l’école française moderne cherche à s’affranchir. — À mon sens du moins, il n’est pas de langue où la rime produise une impression aussi agréable et aussi forte qu’en latin : les poésies latines rimées du moyen âge ont un charme tout particulier. La raison en est que la langue latine est incomparablement plus parfaite, plus belle et plus noble qu’aucune des langues modernes, et qu’elle n’en apparaît qu’avec plus de grâce sous la parure et les ornements qu’elle leur emprunte, après les avoir dédaignés à l’origine.

À considérer sérieusement les choses, ce pourrait presque sembler un crime de lèse-majesté envers la raison que de faire la moindre violence à une pensée ou à l’expression exacte et parfaite d’une idée, pour ramener après quelques syllabes la même consonance ou imprimer à ces mêmes syllabes un mouvement de cadence sautillante. Cependant il est peu de vers qui sont produits sans une violence de ce genre et c’est à ce fait qu’il faut attribuer la difficulté plus grande à comprendre les vers que la prose d’une langue étrangère. Si nous pouvions pénétrer du regard dans l’atelier secret des poètes, nous trouverions dix fois plus souvent la pensée cherchée pour la rime que la rime pour la pensée ; et même, dans le dernier cas, le succès final demande quelque complaisance de la part de la pensée. — Mais la versification subsiste en dépit de toutes ces considérations, et en cela elle a de son côté tous les temps et tous les peuples : tant est grand le pouvoir du mètre et de la rime sur notre âme, et tant est forte l’action du mystérieux lenocinium qui leur est propre. En voici pour moi la raison : une rime heureuse, grâce à une certaine emphase indéfinissable, éveille le sentiment que la pensée exprimée dans le vers était déjà prédestinée, existait préformée dans la langue et que le poète n’aurait eu qu’à l’en extraire. Des idées même triviales reçoivent de la rime et du rythme une teinte d’importance et font figure sous cet ajustement, comme une jeune fille de physionomie d’ailleurs commune captive les regards par ses atours. Il n’est pas jusqu’à des pensées boiteuses et fausses qui n’acquièrent par la versification une apparence de vérité. Par contre, des passages célèbres de poètes célèbres perdent leur ampleur et leur éclat quand on les rend fidèlement en prose. Si le vrai est seul beau, et si la nudité est la parure favorite de la beauté, une pensée qui paraît grande et belle aura en prose plus de valeur réelle qu’une pensée de même effet exprimée en vers. — Que des moyens aussi insignifiants, aussi puérils même, semble-t-il, que le mètre et la rime, exercent une action si puissante, c’est un fait bien surprenant et digne de recherche. Voici comment je l’explique. La donnée immédiate recueillie par l’oreille, c’est-à-dire la simple consonance, acquiert par le rythme et la rime une certaine perfection, une importance propre, puisqu’elle en devient une sorte de musique : elle semble donc désormais exister pour elle-même, et non plus comme simple moyen, comme simple signe représentatif d’un objet, à savoir du sens des mots. Le vers paraît n’avoir plus d’autre but que de charmer l’oreille par sa sonorité et, en l’atteignant, avoir satisfait à toutes les exigences. Mais le sens qu’il contient encore en même temps, la pensée qu’il exprime se présente alors comme un surcroît inattendu, de même que les paroles dans la musique ; c’est un présent inespéré qui nous surprend agréablement et a d’autant moins de peine à nous contenter que nous n’élevions aucune prétention de ce genre ; et si, enfin, cette pensée est telle qu’en elle-même, c’est-à-dire exprimée en prose, elle posséderait une certaine valeur. Nous sommes alors transportés d’enthousiasme. J’ai conservé ce souvenir de mon enfance que pendant un certain temps je me suis complu à l’harmonie des vers bien avant de découvrir qu’ils renfermaient toujours un sens et une idée ; aussi y a-t-il, et cela sans doute dans toutes les langues, une poésie faite d’un cliquetis sonore, et dépourvue presque entièrement de sens. Le sinologue Davis, dans l’avant-propos à sa traduction du Laousang-urh, ou An heir in old age (le vieillard héritier ; Londres, 1817), remarque que les drames chinois se composent en partie de vers chantés, et il ajoute : « Le sens en est souvent obscur, et, au dire des Chinois eux-mêmes, le but principal de ces vers est de flatter l’oreille ; le sens y est donc négligé, et parfois même complètement sacrifié à l’harmonie. » Quel est celui qui, à ces mots, ne songe pas aux énigmes si difficiles à éclaircir des chœurs de mainte tragédie grecque ?

Le signe auquel on reconnaît immédiatement le vrai poète, dans les genres inférieurs ou supérieurs, c’est l’aisance de ses rimes : elles se sont rencontrées d’elles-mêmes, comme par une inspiration divine ; ses pensées lui sont venues toutes rimées. Le prosateur caché cherche au contraire la rime pour la pensée ; le vil versificateur cherche l’idée pour la rime. Il arrive souvent que, dans une couple de vers, on puisse deviner celui qui est né de la pensée et celui qui est dû à la rime. L’art consiste à dissimuler le second cas, pour éviter aux vers de ce genre l’apparence d’un simple remplissage de bouts-rimés.

À mon sentiment (la démonstration n’est pas ici possible), la rime de sa nature est seulement binaire : son effet se borne à un seul retour du même son et ne gagne pas en énergie à une nouvelle répétition. Dès qu’une syllabe finale a été une seconde fois perçue dans une syllabe de même consonance, l’action en est épuisée : un troisième retour agit simplement comme une nouvelle rime, qui rencontre par hasard le même son, mais sans renforcer l’effet primitif ; elle se range à la suite de la rime précédente, mais sans s’y associer pour concourir à augmenter l’impression. Car le premier son ne se prolonge pas à travers le second jusqu’au troisième : celui-ci est donc un pléonasme esthétique, une double mais inutile audace. Ces accumulations de rimes sont donc loin de valoir les lourds sacrifices qu’elles coûtent dans les octaves, les tercets et les sonnets ; de là cette torture intellectuelle que nous ressentons souvent à la lecture de pareilles productions, et nous ne saurions trouver de plaisir à une œuvre qui est en même temps un casse-tête. Si un grand génie poétique a su parfois maîtriser même ces formes, surmonter les difficultés qu’elles présentent, et s’y mouvoir avec légèreté et avec grâce, ce n’en est pas pour elles une meilleure recommandation ; car en soi elles sont aussi inefficaces que pénibles. Et chez de bons poètes même, lorsqu’ils usent de ces formes, on voit souvent la lutte entre la rime et la pensée, et le triomphe alternatif de l’une ou de l’autre : tantôt c’est la pensée qui est amoindrie à cause de la rime, tantôt c’est la rime qui s’accommode d’un faible à peu près (sic). Cela étant, je tiens chez Shakespeare pour une preuve de bon goût et non d’ignorance la diversité des rimes données à chaque quatrain des sonnets. En tout cas, l’effet acoustique n’en est nullement amoindri, et la pensée y paraît bien plus dans tous ses avantages qu’elle n’aurait pu le faire si elle avait dû être resserrée dans ses brodequins de torture traditionnels.

C’est un désavantage pour la poésie d’une langue d’avoir beaucoup de mots étrangers à la prose et de ne pouvoir emprunter d’autre part à la prose certains de ses mots. Le premier défaut est surtout celui du latin et de l’italien, le second celui du français, où on le définissait récemment avec beaucoup de justesse « la bégueulerie de la langue française ». Les deux cas sont plus rares en anglais, et plus encore en allemand. Ces mots exclusivement réservés à la poésie ne nous touchent jamais au cœur ; ils ne nous parlent pas directement et ne peuvent que nous laisser froids. C’est un vocabulaire poétique de convention, ce ne sont pour ainsi dire que les ombres des sentiments au lieu des sentiments eux-mêmes ; c’est aussi la suppression de toute intimité.

La différence si souvent discutée de nos jours entre la poésie classique et romantique me semble reposer au fond sur ce que la première ne fait jamais valoir que des motifs purement humains, réels et naturels, tandis que la seconde admet aussi l’action de mobiles artificiels, conventionnels et imaginaires : de ce genre sont les mobiles issus du mythe chrétien, puis ceux du principe extravagant et chimérique de l’honneur chevaleresque ; de même ceux que les races germano-chrétiennes tirent du culte insipide et ridicule de la femme ; enfin ceux qui tiennent au radotage de la passion lunatique et supra-sensible. À quelle grotesque caricature des relations humaines et de la nature humaine nous conduisent de pareils motifs, c’est ce qu’on peut voir par les œuvres des poètes romantiques même les meilleurs, de Calderon par exemple. Pour ne rien dire des Autos, je me réfère seulement à des pièces telles que : No sempre el peor es cierto (le pire n’est pas toujours certain) ou El postrero duelo en España (le dernier duel en Espagne) et aux semblables comédies de cape et d’épée ; aux éléments signalés vient ici se joindre encore la subtilité scolastique si fréquente dans le dialogue, et qui faisait alors partie de la culture intellectuelle des classes supérieures. Quelle n’est pas en face de telles inventions la supériorité décisive de la poésie des anciens ! Toujours fidèle à la nature, la poésie classique possède une vérité et une exactitude absolue ; celle de la poésie romantique n’est jamais que relative ; il y a entre les deux le même rapport qu’entre l’architecture grecque et l’architecture gothique.

Remarquons d’autre part que tous les poèmes dramatiques ou narratifs qui transportent le théâtre des événements dans la Grèce ancienne ou à Rome présentent un côté faible, parce que notre connaissance de l’antiquité et surtout du détail de la vie ancienne est insuffisante, fragmentaire, puisée à une source autre que celle de l’intuition. De là pour le poète l’obligation de tourner bien des obstacles, de recourir à des généralités, ce qui le fait tomber dans l’abstraction et enlève à son œuvre ce caractère d’intuitivité et d’individualisation essentiel à la poésie. C’est là ce qui répand sur toutes les œuvres de ce genre une teinte particulière de vide et d’ennui. Seul Shakespeare, dans ses peintures de cette espèce, a su échapper à ce défaut, et cela pour avoir, sans hésiter, représenté sous les noms de Grecs et de Romains des Anglais de son temps.

On a reproché à maint chef-d’œuvre de la poésie lyrique, notamment à certaines odes d’Horace (cf., par ex., l’ode 2 du IIIe livre) et à plusieurs chansons de Goethe (par ex. la Plainte du Berger), le manque de suite régulière et un continuel soubresaut de pensées. Mais ici l’enchaînement logique est négligé à dessein, pour être remplacé par l’unité d’impression fondamentale et d’humeur qui s’y exprime ; cette unité n’en ressort que mieux ainsi, car c’est comme un fil qui traverse en les réunissant des perles séparées, et elle ménage la succession rapide des objets de la contemplation, comme le fait en musique, pour le passage d’un mode à un autre, l’accord de septième, dont la tonique se soutient jusqu’à devenir la dominante du mode nouveau. Ce caractère apparaît dans tout son jour, et poussé même jusqu’à l’excès, dans la chanson de Pétrarque qui commence ainsi : Mai non vo’piu cantar, com’io soleva.

Si, dans la poésie lyrique, c’est l’élément subjectif qui domine, dans le drame au contraire l’élément objectif règne seul et à l’exclusion de tout autre. Entre les deux la poésie épique, sous toutes ses formes et avec toutes ses modifications, depuis la romance narrative jusqu’à l’épopée proprement dite, occupe un large milieu ; car, bien, qu’objective dans sa partie essentielle, elle n’en renferme pas moins un élément subjectif tantôt plus, tantôt moins marqué et qui trouve son expression dans le ton, dans la forme du récit, ainsi que dans les réflexions semées çà et là. Nous n’y perdons pas de vue l’auteur aussi complètement que dans le drame.

Le but du drame en général est de nous montrer sur un exemple ce qu’est l’essence et l’existence de l’homme. On peut nous en montrer à cet effet le côté triste ou gai, ou encore la transition d’un état à l’autre. Mais déjà l’expression « essence et existence de l’homme » contient un germe de controverse : la partie principale est-elle l’essence, c’est-à-dire les caractères, ou l’existence, c’est-à-dire le sort, l’événement, l’action ? D’ailleurs les deux éléments sont si étroitement liés ensemble qu’on en peut bien séparer le concept, mais non la représentation. Car seules les circonstances, le sort, les événements portent les caractères à manifester leur essence, et c’est des caractères seuls que naît l’action d’où découlent les événements. Il est sûr que, dans la peinture qu’on en fait, on veut appuyer davantage sur l’un ou l’autre trait, et à cet égard la comédie de caractère et la comédie d’intrigue formeront les deux extrêmes.

Le drame se propose, comme l’épopée, étant donné des caractères importants dans des situations importantes, de nous montrer les actions extraordinaires qui résultent de ces deux facteurs. Pour atteindre ce but avec toute la perfection possible, le poète commencera par nous présenter les caractères à l’état de repos, par ne nous en laisser voir que la teinte générale pour faire intervenir ensuite un motif qui détermine une action ; cette action devient le mobile nouveau et plus énergique d’une nouvelle action plus importante, qui engendre à son tour de nouveaux motifs, toujours plus puissants : dans l’espace de temps le mieux approprié à la forme de l’ouvrage, le calme primitif cède ainsi la place à l’excitation la plus passionnée ; c’est dans ce mouvement que se produisent les actions significatives, où apparaissent en pleine lumière, avec le cours des choses de ce monde, les qualités jusqu’alors encore assoupies des caractères.

Les grands poètes entrent tout entiers dans l’âme des personnages à représenter et, comme des ventriloques, parlent par la bouche de chacun d’eux, par la voix du héros et l’instant d’après par celle de la jeune fille innocente, avec une égale vérité et un égal naturel : tels Shakespeare et Gœthe. Les poètes de second rang font d’eux-mêmes leur personnage principal : tel Byron ; les personnages accessoires manquent alors souvent de vie, et c’est le cas du personnage principal lui-même dans les ouvrages des poètes médiocres.

Le plaisir que nous prenons à la tragédie se rattache non pas au sentiment du beau, mais au sentiment du sublime, dont il est même le degré le plus élevé. Car, ainsi qu’à la vue d’un tableau sublime de la nature nous nous détournons de l’intérêt de la volonté pour nous comporter comme des intelligences pures, ainsi, au spectacle de la catastrophe tragique, nous nous détournons du vouloir-vivre lui-même. Dans la tragédie, en effet, c’est le côté terrible de la vie qui nous est présenté, c’est la misère de l’humanité, le règne du hasard et de l’erreur, la chute du juste, le triomphe des méchants ; on nous met ainsi sous les yeux le caractère du monde qui heurte directement notre volonté. À cette vue nous nous sentons sollicités à détourner notre volonté de la vie, à ne plus vouloir ni aimer l’existence. Mais par là même nous sommes avertis qu’il reste encore en nous un autre élément dont nous ne pouvons absolument pas avoir une connaissance positive, mais seulement négative, en tant qu’il ne veut plus de la vie. L’accord de septième demande l’accord fondamental, le rouge appelle et produit même à l’œil la couleur verte ; de même chaque tragédie réclame une existence tout autre, un monde différent, dont nous ne pouvons jamais acquérir qu’une connaissance indirecte, par ce sentiment même qui est provoqué en nous. Au moment de la catastrophe tragique, notre esprit se convainc avec plus de clarté que jamais que la vie est un lourd cauchemar, dont il nous faut nous réveiller. En ce sens l’action de la tragédie est analogue à celle du sublime dynamique, puisqu’elle nous élève aussi au-dessus de la volonté et de ses intérêts, et transforme nos dispositions d’esprit au point de nous faire prendre plaisir à la vue de ce qui lui répugne le plus. Ce qui donne au tragique, quelle qu’en soit la forme, son élan particulier vers le sublime, c’est la révélation de cette idée que le monde, la vie, sont impuissants à nous procurer aucune satisfaction véritable et sont par suite indignes de notre attachement ; telle est l’essence de l’esprit tragique ; il est donc le chemin de la résignation.

Je le reconnais, il est rare de voir dans la tragédie antique cet esprit de résignation ressortir ou s’exprimer directement. Œdipe à Colone meurt sans doute résigné et soumis, mais il se console par l’idée de la vengeance exercée contre sa patrie. Iphigénie à Aulis est toute disposée à mourir ; mais c’est la pensée du bien de la Grèce qui la soutient, qui transforme ses sentiments et l’amène à accepter volontiers la mort qu’elle voulait tout d’abord fuir par tous les moyens. Cassandre, dans l’Agamemnon du grand Eschyle, consent à mourir, αρκειτω βιος (1306) ; mais c’est encore l’idée de la vengeance qui la console. Hercule, dans les Trachiniennes, cède à la nécessité : il meurt avec calme, mais sans résignation. Il en est de même de l’Hippolyte d’Euripide : nous sommes surpris de voir Artémise, apparue pour le consoler, lui promettre un temple et la renommée, mais ne pas faire la moindre allusion à une existence postérieure à la vie, et l’abandonner au moment de sa mort. Tous les dieux païens s’éloignent d’ailleurs des mourants : dans le christianisme ils s’approchent d’eux au contraire ; et de même les dieux du brahmanisme et du bouddhisme, tout exotiques que soient les derniers. Ainsi Hippolyte, comme presque tous les héros de la tragédie antique, se soumet à l’immuable destinée et à l’inflexible volonté des dieux, mais sans renoncer en rien au vouloir-vivre lui-même. La différence essentielle de l’ataraxie stoïcienne d’avec la résignation chrétienne consiste en ce qu’elle enseigne à supporter avec calme et à attendre avec tranquillité les maux irrévocablement nécessaires, tandis que le christianisme enseigne le renoncement et l’abdication du vouloir. De même, les héros tragiques de l’antiquité se soumettent avec constance aux coups inévitables du destin, tandis que la tragédie chrétienne nous offre le spectacle du renoncement entier du vouloir-vivre, de l’abandon joyeux du monde, dans la conscience de sa vanité et de son néant. — Mais aussi j’estime la tragédie moderne bien supérieure à celle des anciens. Shakespeare est bien plus grand que Sophocle : auprès de l’Iphigénie de Gœthe on pourrait trouver celle d’Euripide presque grossière et commune. Les Bacchantes d’Euripide sont un ouvrage médiocre et révoltant en faveur des prêtres païens. Nombre de pièces antiques n’ont même pas de tendance tragique : telles sont l’Alceste et l’Iphigénie en Tauride d’Euripide ; quelques-unes ont des motifs repoussants et même répugnants ; telles Antigone et Philoctête. Presque toutes nous présentent le genre humain sous l’effroyable domination du hasard et de l’erreur, mais sans nous montrer la résignation qu’elle provoque et qui nous en rachète. La raison en est que les anciens n’étaient pas encore parvenus à comprendre le but suprême de la tragédie, ni même à saisir la véritable conception de la vie en général.

Si donc les anciens nous montrent bien peu dans leurs héros tragiques et les sentiments qui les animent l’esprit de résignation, le renoncement au vouloir-vivre, il n’en reste pas moins acquis que la tragédie a pour tendance propre et pour but d’éveiller cet esprit chez le spectateur et de provoquer cette disposition d’âme, ne fût-ce que pour un instant. Les horreurs étalées sur la scène lui représentent l’amertume et l’insignifiance de la vie, le néant de toutes ses aspirations ; l’effet de cette impression doit être pour lui le sentiment, vague encore peut-être, qu’il vaut mieux détacher son cœur de la vie, en détourner sa volonté, ne plus aimer le monde et l’existence ; d’où naît ainsi, au plus profond de son être, la conscience que pour une volonté de nature différente il doit y avoir aussi une autre genre d’existence. Car, s’il n’en était pas ainsi, si la tragédie ne tendait pas à nous élever au-dessus de toutes les fins et de tous les biens de la vie, à nous détourner de l’existence et de ses séductions, et à nous pousser par là même vers une existence différente, quoique entièrement inconcevable à notre esprit, comment expliquer alors cette action bienfaisante, cette haute jouissance due au tableau du côté le plus affreux de la vie, mis en pleine lumière sous nos yeux ? La terreur et la pitié, ces deux sentiments qu’aux yeux d’Aristote la tragédie a pour fin dernière d’exciter, n’appartiennent véritablement pas en soi aux émotions agréables : elles ne peuvent donc pas être la fin, mais seulement le moyen. — Provoquer l’homme à renoncer au vouloir-vivre demeure ainsi la véritable intention de la tragédie, le but dernier de cette représentation voulue des souffrances de l’humanité, et cela quand même cette exaltation d’esprit résignée ne se montre pas chez le héros lui-même, mais n’est éveillée que chez le spectateur, par la vue d’une grande douleur non méritée ou même méritée. — Bien des modernes se contentent, à l’exemple des anciens, de jeter le spectateur dans cet état d’âme en question par la peinture objective et générale des infortunes humaines ; d’autres au contraire nous montrent la transformation de sentiments opérée dans l’esprit même du héros. Les premiers ne nous donnent pour ainsi dire que les prémisses et s’en remettent au spectateur pour la conclusion ; les autres y joignent la conclusion ou la morale de la fable, sous forme de revirement produit dans les sentiments du héros, ou de remarque placée dans la bouche du chœur, comme le fait Schiller dans la Fiancée de Messine : « La vie n’est pas le plus haut des biens. » Remarquons ici en passant que l’effet tragique véritable d’une catastrophe, c’est-à-dire la résignation et l’exaltation d’esprit qui doivent en résulter chez les héros du drame, se trouve rarement aussi bien motivé et aussi nettement exprimé que dans l’opéra de Norma : cette impression se produit dans le duo Qual cor tradisti, qual cor perdesti, où la conversion de la volonté est clairement indiquée par le calme soudain de la musique. D’ailleurs, abstraction faite de cette musique délicieuse, comme aussi du texte qui ne peut être que celui d’un livret d’opéra, cette pièce en général, à n’en considérer que les rouages et l’économie intérieure, est un drame des plus parfaits, un vrai modèle de combinaison tragique des motifs, de progression et de développement tragiques de l’action, ainsi que de l’élévation d’esprit surhumaine qui des héros passe dans le spectateur : bien plus, le résultat ici atteint est d’autant moins suspect et d’autant plus significatif pour l’essence véritable de la tragédie, qu’il n’y paraît ni chrétiens, ni sentiments chrétiens.

On reproche souvent aux modernes de négliger les unités de temps et de lieu ; cette négligence n’est coupable que dans le cas où elle va jusqu’à supprimer l’unité d’action et où il ne reste plus que l’unité du personnage principal, comme par exemple dans le Henri VIII de Shakespeare. D’autre part, il ne faut pas pousser l’unité d’action jusqu’à ne parler jamais que de la même chose : c’est là le défaut des tragédies françaises, qui observent en général cette règle avec tant de rigueur que la marche du drame y ressemble à une ligne géométrique sans largeur ; le seul mot d’ordre y est : « En avant ! Pensez à votre affaire (sic) ! » ; et en effet on expédie, on dépêche l’action comme une affaire, sans s’arrêter aux détails étrangers, sans détourner les yeux à droite ni à gauche. Le drame de Shakespeare ressemble au contraire à une ligne qui a quelque largeur ; il prend son temps, exspatiatur ; on y trouve des discours, et jusqu’à des scènes entières, inutiles au progrès de l’action, sans rapport même avec l’action, mais propres à nous faire connaître de plus près les personnages ou les circonstances du drame, et à nous faire ainsi pénétrer davantage au fond de l’action elle-même. Sans doute l’action demeure l’essentiel ; mais nous ne sommes pas exclusivement absorbés par elle, au point d’oublier que le but dernier est, en fin de compte, la peinture générale de la nature et de l’existence humaine.

Le poète dramatique ou épique doit savoir qu’il est le destin et se montrer par suite aussi inexorable que lui. Il est encore le miroir de l’humanité, il doit donc mettre en scène nombre de personnages méchants, parfois vicieux et pervers ; de même beaucoup de sots, de cerveaux déséquilibrés et de fous, puis de temps à autre un homme raisonnable, sage, honnête, un homme de bien, et seulement à titre d’exception et de rareté, un caractère noble. Dans tout Homère, à ce qu’il me semble, il n’y a pas un seul caractère vraiment noble, s’il s’en trouve un assez grand nombre de bons et d’honnêtes. Dans tout Shakespeare on rencontrera peut-être deux caractères nobles, mais sans la moindre exagération, Cordelia et Coriolan ; il est difficile d’en découvrir plus ; au contraire les caractères de l’espèce indiquée plus haut y fourmillent. Les pièces d’Iffland et de Kotzebue abondent en personnages nobles ; Goldoni, par contre, s’en est tenu à la règle que je recommandais tout à l’heure et prouve ainsi sa supériorité. En revanche, la Minna Barnhelm de Lessing souffre bien réellement d’un excès de générosité universelle ; le marquis de Posa offre à lui seul plus de noblesse que n’en présentent toutes les œuvres réunies de Gœthe ; il existe enfin une petite pièce allemande : Le devoir pour le devoir (un titre, dirait-on, emprunté à la critique de la raison pratique), qui n’a que trois personnages, mais tous débordants de générosité.

Les Grecs prenaient toujours pour héros de tragédie des personnes royales ; les modernes ont fait presque toujours de même. Ce n’est certes pas parce que le rang donne plus de dignité à l’homme qui agit ou qui souffre ; et puisque le seul but est ici de mettre en jeu les passions humaines, la valeur relative des objets qui servent à cette fin est indifférente et la ferme ne le cède pas au royaume. Aussi ne faut-il pas rejeter sans réserve le drame bourgeois. Les personnes puissantes et considérées n’en sont pas moins les plus convenables pour la tragédie, parce que le malheur, propre à nous enseigner la destinée de la vie humaine, doit avoir des proportions suffisantes pour paraître redoutable au spectateur quel qu’il soit. Euripide dit lui-même : φευ, φευ, τα μεγαλα, μεγαλα και πασχει κακα (Stob. Flor., vol. II, p. 299.) Or les circonstances qui jettent une famille bourgeoise dans la misère et le désespoir sont presque toujours, aux yeux des grands ou des riches, très insignifiantes et susceptibles d’être écartées par le secours des hommes, parfois même par une bagatelle ; de tels spectateurs n’en pourront donc pas recevoir l’émotion tragique. Au contraire, les infortunes des grands et des puissants inspirent une crainte absolue ; aucun remède extérieur ne peut les guérir, car les rois doivent demander leur salut à leurs propres ressources ou succomber. En outre, de plus haut la chute est plus profonde. Ce qui manque aux personnages bourgeois, c’est donc encore la hauteur de chute.

Si la tendance, l’intention dernière de la tragédie, telle qu’elle s’est révélée à nous, est de nous porter à la résignation, à la négation du vouloir-vivre, nous n’aurons pas de peine à reconnaître dans la comédie, son contraire, une invitation à persister dans l’affirmation de cette volonté. Sans doute la comédie ne peut échapper à la condition de toute peinture de la vie humaine ; elle nous mettra aussi sous les yeux des contrariétés et des souffrances, mais elle nous les montrera comme passagères, se résolvant en joie, mélées en général de succès, de triomphes et d’espérances qui finissent par l’emporter. De plus, elle met en lumière le côté comique inépuisable dont la vie et ses contrariétés mêmes sont remplies, et qui devrait en toute occasion nous maintenir en belle humeur. Elle énonce donc, en somme, que la vie dans son ensemble est bonne et surtout sans cesse amusante. Mais aussi doit-elle se hâter de baisser le rideau au moment de la joie générale, pour que nous ne voyions pas la suite ; tandis que d’ordinaire la fin de la tragédie ne comporte aucune suite. D’ailleurs examinez une seule fois un peu sérieusement ce côté burlesque de la vie, tel qu’il apparaît dans ces expressions naïves du visage, dans ces gestes que dessinent, sur des figures si différentes du type de la beauté et où la réalité se reflète, les mesquins embarras, les craintes personnelles, les colères d’un moment, l’envie cachée et toutes les émotions du même genre ; et même à la vue de cette face comique, c’est-à-dire d’une manière inattendue, l’observateur réfléchi se convaincra que l’existence et l’agitation de telles créatures ne peuvent pas être en elles-mêmes une fin ; que pour arriver à la vie, ces êtres ont dû au contraire se tromper de route, et que le tableau ainsi offert à ses regards est quelque chose qui ferait mieux de ne pas être.


CHAPITRE XXXVIII[39]
DE L’HISTOIRE


Dans le passage ci-dessous indiqué du premier volume j’ai longuement montré comment et pourquoi la poésie sert plus que l’histoire à la connaissance de la nature humaine : il y aurait en ce sens à attendre plus de leçons véritables de la première que de la seconde. C’est aussi l’opinion d’Aristote qui dit : και φιλοσοφωτερον και σπουδαιοτερον ποιησις ιστοριας εστιν. (et res magis philosophica et melior poesis est, quam historia)[40]. Mais, pour éviter tout malentendu sur la valeur de l’histoire, je veux exprimer ici ce que j’en pense.

Dans tout ordre de choses les faits sont innombrables, les individus en nombre infini, et la variété de leurs différences est inexprimable. Un coup d’œil jeté sur cette foule donne le vertige à l’esprit curieux de savoir : il se voit condamné à l’ignorance, si loin qu’il pousse ses recherches. — Mais vient alors la science ; elle classe cette multiplicité innombrable, elle la groupe sous les concepts d’espèce, qu’elle range à leur tour sous les notions de genre : elle fraye ainsi la voie à une connaissance du général et du particulier, qui embrasse aussi la multitude des individus, puisqu’elle vaut pour tout, sans exiger un examen spécial de chaque chose considérée en soi. La science promet ainsi le repos à l’esprit investigateur. Puis toutes les sciences viennent se placer les unes à côté des autres et au-dessus du monde réel des individus qu’elles se sont partagé entre elles. Mais au-dessus de toutes plane la philosophie, comme la science la plus générale et par là même la plus importante, qui énonce les solutions, auxquelles les autres ne font que préparer. — Seule l’histoire ne peut vraiment pas prendre rang au milieu des autres sciences, car elle ne peut pas se prévaloir du même avantage que les autres : ce qui lui manque en effet, c’est le caractère fondamental de la science, la subordination des faits connus dont elle ne peut nous offrir que la simple coordination. Il n’y a donc pas de système en histoire, comme dans toute autre science. L’histoire est une connaissance, sans être une science, car nulle part elle ne connaît le particulier par le moyen de l’universel, mais elle doit saisir immédiatement le fait individuel, et, pour ainsi dire, elle est condamnée à ramper sur le terrain de l’expérience. Les sciences réelles au contraire planent plus haut, grâce aux vastes notions qu’elles ont acquises, et qui leur permettent de dominer le particulier, d’apercevoir, du moins dans de certaines limites, la possibilité des choses comprises dans leur domaine, de se rassurer enfin aussi contre les surprises de l’avenir. Les sciences, systèmes de concepts, ne parlent jamais que des genres ; l’histoire ne traite que des individus. Elle serait donc une science des individus, ce qui implique contradiction. Il s’ensuit encore que les sciences parlent toutes de ce qui est toujours, tandis que l’histoire rapporte ce qui a été une seule fois et n’existe plus jamais ensuite. De plus, si l’histoire s’occupe exclusivement du particulier et de l’individuel, qui, de sa nature, est inépuisable, elle ne parviendra qu’à une demi-connaissance toujours imparfaite. Elle doit encore se résigner à ce que chaque jour nouveau, dans sa vulgaire monotonie, lui apprenne ce qu’elle ignorait entièrement. — Si l’on venait objecter qu’il y a aussi dans l’histoire subordination du particulier au général, par le moyen des périodes de temps, des règnes et autres changements de chefs et d’États, bref par le moyen de tous les grands événements qui trouvent place sur les tablettes de l’historien, l’objection reposerait sur une conception erronée de la notion du général. Car cette soi-disant généralité de l’histoire est purement subjective, c’est-à-dire ne tient qu’à l’insuffisance de notre connaissance individuelle des choses ; elle n’est pas objective, c’est-à-dire qu’elle n’est pas une notion dans laquelle la pensée embrasse réellement une collection d’objets. Ce qu’il y a même de plus général dans l’histoire n’est toujours en soi qu’un fait individuel et isolé ; tel un long espace de temps, un événement capital ; le rapport du particulier à cette notion générale est ici celui de la partie au tout, et non celui du cas à la règle, comme dans toutes les sciences proprement dites, qui fournissent des concepts et non pas de simples faits. De là provient, dans ces dernières, la possibilité de déterminer avec précision le cas particulier actuel, grâce à la connaissance exacte du principe général. Je connais par exemple les lois générales du triangle ; je pourrai énoncer aussi les propriétés d’un triangle donné ; et les caractères communs à tous les mammifères, par exemple la division du cœur en deux ventricules, la présence de sept vertèbres cervicales, des poumons, du diaphragme, de la vessie urinaire, des cinq sens, etc. ; je puis tous les affirmer de la chauve-souris inconnue que je viens de saisir, même avant de la disséquer. Mais il n’en est pas de même dans l’histoire : il n’y a pas ici de généralité objective des concepts, il n’y a plus qu’une généralité subjective de ma connaissance, et celle-ci ne mérite le nom de générale que pour être superficielle. Je puis très bien savoir d’une manière générale que la guerre de Trente ans a été une guerre de religion du xvii siècle, mais cette connaissance toute générale ne me permet de rien dire de plus précis sur le cours même de cette guerre. — Le même contraste persiste en ce qui est de la certitude : dans les sciences véritables l’individuel et le particulier est ce qu’il y a de plus certain, puisqu’ils sont dus à une perception immédiate ; les vérités générales n’en sont tirées au contraire que par abstraction ; l’erreur peut donc s’y être glissée plus facilement. Dans l’histoire c’est l’inverse : ce qui est le plus général est aussi le plus certain, par exemple les périodes de temps, la succession des rois, les révolutions, les guerres, les conclusions de traités de paix ; au contraire, le détail des événements et de leur enchaînement est moins sûr, et l’est d’autant moins que l’on pénètre plus loin dans le particulier. Aussi l’histoire, plus intéressante à mesure qu’elle est plus spéciale, devient en même temps d’autant plus suspecte, et se rapproche alors à tous égards du roman. — On célèbre beaucoup le pragmatisme de l’histoire : pour en apprécier la juste valeur, il suffit de se rappeler qu’on ne comprend parfois les événements de sa propre vie, qu’on n’en saisit la connexion véritable que vingt ans plus tard, et cependant on possède toutes les données nécessaires : tant il est difficile de démêler l’action des motifs, compliquée sans cesse par l’intervention du hasard et dissimulée sous des intentions secrètes. — Si l’histoire n’a proprement pour objet que le particulier, le fait individuel, et le tient pour la seule réalité, elle est tout l’opposé et la contre-partie de la philosophie, qui considère les choses au point de vue le plus général et a pour matière expresse ces principes universels, toujours identiques dans tous les cas particuliers ; dans le particulier elle ne remarque que les principes, et n’attribue pas la moindre importance aux formes différentes qu’ils revêtent : φιλοκαθολου γαρ ο φιλοσοφος (generalium amator philosophus). L’histoire nous enseigne qu’à chaque moment il a existé autre chose ; la philosophie s’efforce au contraire de nous élever à cette idée que de tout temps la même chose a été, est et sera. En réalité l’essence de la vie humaine comme de la nature est tout entière présente en tout lieu, à tout moment, et n’a besoin, pour être reconnue jusque dans sa source, que d’une certaine profondeur d’esprit. Mais l’histoire espère suppléer à la profondeur par la largeur et par l’étendue : tout fait présent n’est pour elle qu’un fragment, que doit compléter un passé d’une longueur infinie et auquel se rattache un avenir non moins infini lui-même. Telle est l’origine de l’opposition entre les esprits philosophiques et historiques : ceux-là veulent sonder, ceux-ci veulent énumérer jusqu’au bout. L’histoire ne nous montre partout que la même chose, sous des formes diverses ; mais celui qui ne reconnaît pas cette identité dans une ou deux formes aura peine à y parvenir, même après les avoir passées toutes en revue. Les chapitres de l’histoire des peuples ne diffèrent au fond que par les noms et les millésimes : le contenu véritable et essentiel est partout le même.

L’art a pour matière l’idée, la science le concept ; tous deux s’occupent ainsi de ce qui est toujours et toujours identique, et non de ce qui tantôt est et tantôt n’est pas, de ce qui est tantôt d’une manière et tantôt d’une autre ; tous deux ont donc affaire à ce que Platon pose comme l’objet exclusif du véritable savoir. La matière de l’histoire au contraire, c’est le fait particulier dans sa particularité et sa contingence, c’est ce qui existe une fois et n’existe plus jamais ensuite, ce sont les combinaisons passagères d’un monde humain aussi mobile que les nuages au vent, et qu’en mainte occasion le moindre hasard suffit à bouleverser et à transformer. À ce point de vue la matière de l’histoire nous paraît être à peine un objet digne d’un examen grave et laborieux de la part de l’esprit humain, de cet esprit, qui, fini par nature, devrait choisir par là même l’infini pour sujet de ses méditations.

Enfin, pour cette tendance répandue surtout par cette pseudo-philosophie hégélienne, si propre à corrompre et à abêtir les esprits, pour cette tendance à concevoir l’histoire du monde comme un tout méthodique, ou, selon leur expression, à « la construire organiquement », elle repose au fond sur un grossier et plat réalisme, qui prend le phénomène pour l’essence en soi du monde et ramène tout à ce phénomène, aux formes qu’il revêt, aux événements par lesquels il se manifeste. Elle s’appuie encore secrètement sur certaines doctrines mythologiques, qu’elle suppose tacitement ; sans quoi on se demanderait pour quel spectateur pourrait bien se jouer une telle comédie. — L’individu seul, en effet, et non l’espèce humaine, possède l’unité réelle et immédiate de conscience ; l’unité de marche dans l’existence de l’espèce humaine n’est donc, de même, qu’une pure fiction. En outre, de même que dans la nature l’espèce seule est réelle, et que les genres (genera) sont de simples abstractions, de même dans l’espèce humaine la réalité appartient aux individus seuls et à leur vie, les peuples et leur existence sont de simples abstractions. Enfin ces constructions historiques, guidées par un plat optimisme, aboutissent toujours en définitive à un état prospère, productif, fertile, pourvu d’une constitution bien réglée, d’une bonne justice et d’une bonne police, de nombreuses fabriques et d’une belle industrie. Tout au plus mènent-elles à un certain perfectionnement intellectuel ; c’est en effet le seul possible, car le côté moral, dans sa partie principale, demeure invariable. Or cette moralité est, au témoignage de notre conscience la plus intime, l’essentiel dans notre être, et elle n’existe dans l’individu que pour diriger sa volonté. En réalité la vie de l’individu possède seule de l’unité, de la liaison et une signification véritable ; nous devons y voir un enseignement dont l’esprit est moral. Seuls les faits intimes, en tant qu’ils concernent la volonté, ont une réalité véritable et sont de vrais événements, parce que seule la volonté est chose en soi. Tout microcosme renferme le macrocosme tout entier, et le second ne contient rien de plus que le premier. La multiplicité n’est que phénomène, et les faits extérieurs, simples formes du monde phénoménal, n’ont par là ni réalité ni signification immédiate ; ils n’en acquièrent qu’indirectement, par leur rapport avec la volonté des individus. Vouloir en donner une explication et une interprétation directes équivaut donc à vouloir distinguer dans les contours des images des groupes d’hommes et d’animaux. Ce que raconte l’histoire n’est en fait que le long rêve, le songe lourd et confus de l’humanité.

Les Hégéliens, pour qui la philosophie de l’histoire devient même le but principal de toute philosophie, doivent être renvoyés à Platon. Platon ne cesse de dire que l’objet de la philosophie est l’éternel et l’immuable, et non pas ce qui est tantôt d’une façon et tantôt d’une autre. Tous les rêveurs occupés à élever ces constructions de la marche du monde, ou, comme ils disent, de l’histoire, ont oublié de comprendre la vérité capitale de toute philosophie, à savoir que de tout temps la même chose existe, que le devenir et le naître sont de pures apparences, que les idées seules demeurent et que le temps est idéal. C’est l’opinion de Platon, c’est l’opinion de Kant. Ce qu’il faut donc chercher à saisir, c’est ce qui existe, ce qui existe réellement, aujourd’hui comme toujours, c’est-à-dire les idées, au sens platonicien. Les sots pensent au contraire qu’il va seulement naître et survenir quelque chose de grand. De là l’importance qu’ils attribuent à l’histoire dans leur philosophie ; de là cette construction de l’histoire sur l’hypothèse d’un plan universel, d’après lequel tout est régi pour le mieux et qui doit aboutir au règne d’une félicité parfaite, à une vie de délices. Ils croient donc à l’entière réalité de ce monde et ils en placent le but dans ce misérable bonheur terrestre, qui, en dépit des efforts des hommes et des faveurs du sort, n’en est pas moins une illusion creuse, un présent caduc et triste, dont ni constitutions ni législations, ni machines à vapeur ni télégraphes ne pourront jamais faire un bien véritable. Ces philosophes historiens et glorificateurs sont ainsi de naïfs réalistes, optimistes et eudémonistes, de plats compagnons d’existence et des philistins incarnés ; j’ajoute, même, de mauvais chrétiens, car le véritable esprit et la substance du christianisme, comme du brahmanisme et du bouddhisme, consiste à reconnaître le néant des biens de ce monde, à les mépriser entièrement et à se tourner vers une existence tout autre et même contraire. Voilà, je le répète, l’esprit et le but du christianisme, la vraie « morale de la fable » ; et ce n’est pas le monothéisme, ainsi qu’ils se l’imaginent. Aussi le bouddhisme athée est-il plus parent du christianisme que le judaïsme optimiste et l’islamisme, simple variété du premier.

La vraie philosophie de l’histoire ne doit pas procéder ainsi. Elle ne doit pas considérer, pour parler la langue de Platon, ce qui devient toujours et n’est jamais, elle ne doit pas chercher là l’essence propre du monde, mais ce qu’elle ne doit pas perdre de vue, c’est ce qui est toujours et ne devient ni ne passe jamais. Elle ne consiste donc pas à élever les fins temporelles de l’homme à la hauteur de fins éternelles et absolues, à nous retracer la marche artificielle et imaginaire de l’humanité vers ces fins, au milieu de toutes les confusions et de toutes les erreurs. Mais il lui faut comprendre que l’histoire, non seulement dans sa forme, mais déjà dans sa matière même, est un mensonge : sous prétexte qu’elle nous parle de simples individus et de faits isolés, elle prétend nous raconter chaque fois autre chose, tandis que du commencement à la fin c’est la répétition du même drame, avec d’autres personnages et sous des costumes différents. La vraie philosophie de l’histoire revient à voir que sous tous ces changements infinis, et au milieu de tout ce chaos, on n’a jamais devant soi que le même être, identique et immuable, occupé aujourd’hui des mêmes intrigues qu’hier et que de tout temps : elle doit donc reconnaître le fond identique de tous ces faits anciens ou modernes, survenus à l’Orient comme à l’Occident ; elle doit découvrir partout la même humanité, en dépit de la diversité des circonstances, des costumes et des mœurs. Cet élément identique, et qui persiste à travers tous les changements, est fourni par les qualités premières du cœur et de l’esprit humains, — beaucoup de mauvaises et peu de bonnes. La devise générale de l’histoire devrait être : Eadem, sed aliter. Celui qui a lu Hérodote a étudié assez l’histoire pour en faire la philosophie ; car il y trouve déjà tout ce qui constitue l’histoire postérieure du monde : agitations, actions, souffrances et destinée de la race humaine, telles qu’elles ressortent des qualités en question et de la constitution physique du globe.

Nous avons reconnu jusqu’ici que l’histoire, en tant que moyen d’étudier la nature humaine, est inférieure à la poésie ; puis, qu’elle n’est pas une science au sens propre du mot ; enfin que la tentative de la construire comme un tout, pourvu d’un commencement, d’un milieu et d’une fin, d’un enchaînement et d’un sens profond, est une illusion qui repose sur un malentendu. Il semblerait que nous lui refusions toute valeur, si nous ne montrions pas en quoi cette valeur consiste. Même une fois vaincue par l’art et exclue de la science, l’histoire conserve un domaine tout différent, qui lui appartient en propre, et où elle se maintient avec grand honneur.

L’histoire est pour l’espèce humaine ce que la raison est pour l’individu. Grâce à sa raison, l’homme n’est pas renfermé comme l’animal dans les limites étroites du présent visible ; il connaît encore le passé infiniment plus étendu, source du présent qui s’y rattache : c’est cette connaissance seule qui lui procure une intelligence plus nette du présent et lui permet même de formuler des inductions pour l’avenir. L’animal, au contraire, dont la connaissance sans réflexion est bornée à l’intuition, et par suite au présent, erre parmi les hommes, même une fois apprivoisé, ignorant, engourdi, stupide, délaissé et esclave. — De même un peuple qui ne connaît pas sa propre histoire est borné au présent de la génération actuelle : il ne comprend ni sa nature, ni sa propre existence, dans l’impossibilité où il est de les rapporter à un passé qui les explique ; il peut moins encore anticiper sur l’avenir. Seule l’histoire donne à un peuple une entière conscience de lui-même. L’histoire peut donc être regardée comme la conscience raisonnée de l’espèce humaine ; elle est à l’humanité ce qu’est à l’individu la conscience soutenue par la raison, réfléchie et cohérente, dont le manque condamne l’animal à rester enfermé dans le champ étroit du présent intuitif. Toute lacune dans l’histoire ressemble ainsi à une lacune dans la conscience et la mémoire d’un homme ; et en présence d’un monument de l’antiquité primitive, qui a survécu à sa propre signification, par exemple en présence des pyramides, des temples et des palais du Yukatan, nous restons aussi déconcertés et aussi stupides que l’animal devant une action humaine, où il est impliqué à titre d’instrument, que l’homme qui considère une vieille page d’écriture chiffrée, dont il a perdu la clef, ou que le somnambule étonné de trouver le matin l’ouvrage fait par lui pendant son sommeil. L’histoire peut en ce sens être envisagée comme la raison ou la conscience réfléchie de l’humanité ; elle remplit le rôle d’une conscience de soi immédiate, commune à toute l’espèce et qui seule en fait un tout véritable, une humanité. Telle est la valeur réelle de l’histoire ; et l’intérêt général et supérieur qu’elle inspire tient en conséquence à ce qu’elle est une affaire personnelle du genre humain. — L’usage de la raison individuelle suppose à titre de condition indispensable le langage ; l’écriture n’est pas moins nécessaire à l’exercice de la raison de l’humanité : c’est avec elle seulement que commence l’existence réelle de cette raison, comme celle de la raison individuelle ne commence qu’avec la parole. L’écriture en effet, sert à rétablir l’unité dans cette conscience du genre humain brisée et morcelée sans cesse par la mort : elle permet à l’arrière-neveu de reprendre et d’épuiser la pensée conçue par l’aïeul ; elle remédie à la dissolution du genre humain et de sa conscience en un nombre infini d’individus éphémères, et elle brave ainsi le temps qui s’envole dans une fuite irrésistible avec l’oubli son compagnon. Les monuments de pierre ne servent pas moins à cette fin que les monuments écrits, et leur sont en partie antérieurs. Croira-t-on en effet que les hommes qui ont dépensé des sommes infinies, qui ont mis en mouvement les forces de milliers de bras, durant de longues années, pour construire ces pyramides, ces monolithes, ces tombeaux creusés dans le roc, ces temples et ces palais, debout depuis des siècles déjà, n’aient eu en vue que leur propre satisfaction, le court espace d’une vie, qui ne suffisait pas à leur faire voir la fin de ces travaux, ou encore le but ostensible que la grossièreté de la foule les obligeait à alléguer ? — Leur intention véritable, n’en doutons pas, était de parler à la postérité la plus reculée, d’entrer en rapport avec elle et de rétablir ainsi l’unité de la conscience humaine. Les Hindous, les Égyptiens, les Grecs même et les Romains calculaient leurs constructions pour des milliers d’années, parce qu’une culture supérieure avait élargi leur horizon ; le moyen âge et les temps modernes n’ont eu en vue dans leurs édifices que quelques siècles au plus ; la raison en est aussi pourtant qu’on s’en remettait plutôt à l’écriture, devenue d’un usage plus général, surtout depuis qu’elle avait donné naissance à l’imprimerie. Mais même ces monuments plus récents expriment l’ardent désir de communiquer avec la postérité, et il y a honte à les détruire ou à les défigurer pour les faire servir à des fins inférieures et utiles. Les monuments écrits ont à craindre moins des éléments, mais plus de la barbarie, que les monuments de pierre ; ils produisent aussi plus d’effet. Les Égyptiens, en couvrant leurs édifices d’hiéroglyphes, ont voulu réunir les deux sortes d’avantages ; ils sont même allés jusqu’à y joindre des peintures, pour le cas où les hiéroglyphes viendraient à n’être plus compris.


CHAPITRE XXXIX[41]
DE LA MÉTAPHYSIQUE ET DE LA MUSIQUE


Dans le passage ci-dessous indiqué du premier volume et que le lecteur a encore présent à l’esprit, j’ai expliqué la signification véritable de cet art merveilleux. J’étais arrivé à ce résultat qu’entre les productions musicales et le monde comme représentation, c’est-à-dire la nature, il devait y avoir non pas une ressemblance, mais un parallélisme manifeste, et je l’avais ensuite démontré. J’ai à ajouter ici, à cet égard, quelques considérations plus précises et dignes de remarques. — Les quatre voix de toute harmonie, savoir la basse, le ténor, l’alto et le soprano, ou ton fondamental, tierce, quinte et octave, correspondent aux quatre degrés de l’échelle des êtres, c’est-à-dire au règne minéral, au règne végétal, au règne animal et à l’homme. Cette analogie reçoit une confirmation frappante de cette règle fondamentale de la musique, qu’un écart bien plus grand doit exister entre la basse et les trois voix supérieures qu’entre ces voix elles-mêmes ; la basse ne peut s’en rapprocher de plus d’une octave, mais presque toujours elle demeure encore bien au-dessous, ce qui place l’accord parfait de trois sons dans la troisième octave à partir du ton fondamental. Il s’ensuit que l’effet de l’harmonie large, ou la basse reste éloignée, est bien plus puissant et plus beau que celui de l’harmonie étroite, où elle est plus proche, et dont l’emploi n’est dû qu’au peu d’étendue des instruments. Toute cette règle, loin d’être arbitraire, a son principe dans l’origine naturelle du système musical, car les premiers harmoniques produits par les vibrations concomitantes sont l’octave et sa quinte. Or, dans cette règle nous reconnaissons l’analogue musical de cette propriété fondamentale de la nature en vertu de laquelle la parenté est plus intime entre les différents êtres organisés qu’entre ces êtres et l’ensemble inanimé, inorganique du règne minéral : l’organique et l’inorganique sont séparés par la limite la plus tranchée, par l’abîme le plus large qu’on rencontre dans toute la nature. — La voix haute, qui chante la mélodie, fait cependant partie intégrante de l’harmonie et se rattache ainsi à la basse fondamentale la plus profonde ; c’est là l’analogue musical du fait par lequel la même matière qui, dans un organisme humain, est le support de l’idée de l’homme, doit en même temps représenter et soutenir encore les idées de la pesanteur et des propriétés chimiques, c’est-à-dire des degrés les plus bas de l’objectivation du vouloir.

La musique n’est pas, comme tous les autres arts, une manifestation des idées ou degrés d’objectivation du vouloir, mais l’expression directe de la volonté elle-même. De là provient l’action immédiate exercée par elle sur la volonté, c’est-à-dire sur les sentiments, les passions et les émotions de l’auditeur, qu’elle n’a pas de peine à exalter ou à transformer.

S’il est établi que la musique, bien loin d’être un simple auxiliaire de la poésie, est un art indépendant, le plus puissant même de tous les arts, capable ainsi d’atteindre son but par ses propres ressources, il n’est pas moins certain qu’elle n’a pas besoin des paroles d’un poème ou de l’action d’un opéra. La musique en tant que musique ne connaît que les sons, et non les causes qui les provoquent. Pour elle la voix humaine n’est elle-même à l’origine et par essence qu’un son modifié, comme celui d’un instrument, et offre, comme tout autre son, les avantages et les inconvénients particuliers attachés à la nature de l’instrument qui le produit. Si, dans le cas actuel, ce même instrument sert d’autre part, en tant qu’organe de la parole, à la communication des idées, c’est là une circonstance fortuite ; la musique peut sans doute en profiter accessoirement, pour contracter alliance avec la poésie, mais jamais il ne lui est permis d’en faire la chose principale, jamais elle ne doit donner tous ses soins à rendre le sens des vers, presque toujours et toujours même, ainsi que Diderot le donne à entendre dans le Neveu de Rameau, insipides par nature. Les paroles ne sont et ne demeurent pour la musique qu’une addition étrangère d’une valeur secondaire, car l’effet des sons est incomparablement plus puissant, plus infaillible et plus rapide que celui des paroles : incorporées à la musique, celles-ci ne doivent y occuper jamais qu’une place très peu importante et se plier à toutes les exigences des sons. Le rapport est inverse quand il s’agit d’une poésie donnée, c’est-à-dire d’un chant, d’un livret d’opéra, auquel on adapte une musique ; car l’art musical ne tarde pas à y montrer ses ressources et sa puissance supérieures : la musique nous fait aussitôt pénétrer jusqu’au fond dernier et caché du sentiment exprimé par les mots ou de l’action représentée dans l’opéra, elle en dévoile la nature propre et véritable, elle nous découvre l’âme même des événements et des faits, dont la scène ne nous offre que l’enveloppe et le corps. En raison de cette prépondérance de la musique, et puisqu’elle est au texte et à l’action dans le rapport du général au particulier, de la règle à l’exemple, il pourrait sembler bien plus convenable de composer le texte pour la musique que la musique pour le texte. Cependant la méthode en usage conduit l’artiste, par le moyen des paroles et des incidents du livret, aux émotions qui en constituent le fond, qui provoquent en lui-même les sentiments à décrire et remplissent l’office de stimulants de sa fantaisie musicale. — Si, d’ailleurs, l’addition de la poésie à la musique est si bien venue de nous, si nous ressentons un plaisir aussi profond à entendre un chant accompagné de paroles intelligibles, c’est qu’alors nos deux modes de connaissance, le plus direct et le plus indirect, trouvent à la fois à s’exercer ; notre connaissance la plus directe est celle pour laquelle la musique exprime les émotions de la volonté même la plus indirecte est celle des idées marquées par les mots. La raison ne se plaît pas à rester entièrement inactive, même quand on parle la langue des sentiments. Sans doute, la musique est capable de rendre par ses propres moyens chaque mouvement de la volonté, chaque sentiment mais l’addition des paroles nous fournit en plus les objets mêmes de ces sentiments, les motifs d’où ils naissent. — La musique, la partition d’un opéra, possède une existence complètement indépendante, séparée, abstraite pour ainsi dire ; elle reste étrangère aux événements et aux personnages de la pièce, elle suit ses règles propres et immuables ; aussi, même sans le livret, ne manque-t-elle jamais tout son effet. Mais cette musique, composée en vue du drame, en est l’âme en quelque sorte : par son union avec les faits, les personnages, les paroles, elle devient l’expression de la signification intime de toute l’action et de la nécessité dernière et secrète qui s’y rattache. C’est sur le sentiment confus de cette vérité que repose proprement le plaisir du spectateur qui n’est pas un simple badaud. Mais en même temps la musique d’un opéra atteste l’hétérogénéité de sa nature et la supériorité de son essence par une indifférence parfaite à l’égard de toute la partie matérielle des événements ; aussi exprime-t-elle toujours de la même manière, en l’accompagnant des mêmes accents pompeux, l’orage des passions et le pathétique des sentiments, que la matière même du drame soit Agamemnon et Achille, ou la discorde d’une famille bourgeoise. Pour elle il n’existe rien en dehors des passions, des émotions de la volonté et, comme Dieu, elle ne voit que les cœurs. Elle ne s’assimile jamais à la matière : quand même elle est jointe aux bouffonneries les plus plaisantes et les plus extravagantes d’un opéra comique, elle n’en conserve pas moins la beauté, la pureté, la noblesse de son essence ; et son alliance avec de semblables éléments ne peut en rien rabaisser cette hauteur, d’où le ridicule est à jamais banni. De même, au-dessus de la farce grotesque et des misères sans fin de la vie humaine plane la profonde et sérieuse signification de notre existence, qu’aucun moment ne vient en détacher.

Jetons maintenant un regard sur la musique purement instrumentale. Une symphonie de Beethoven nous présente la plus grande confusion, fondée pourtant sur l’ordre le plus parfait, le combat le plus violent qui, l’instant d’après, se résout en la plus belle des harmonies : c’est la rerum concordia discors, image complète et fidèle de la nature du monde qui roule dans un chaos immense de formes sans nombre et se maintient par une incessante destruction. Nous entendons en même temps dans cette symphonie la voix de toutes les passions, de toutes les émotions humaines ; joie et tristesse, affection et haine, crainte et espérance, etc., y sont exprimées en nuances infinies, mais toujours en quelque sorte in abstracto et sans distinction aucune : c’en est la forme seule, sans la substance, comme un monde de purs esprits sans matière. Il est vrai, nous sommes toujours portés à donner une réalité à ce que nous entendons, à revêtir ces formes, par l’imagination, d’os et de chair, à y voir toutes sortes de scènes de la vie et de la nature. Mais, en somme, nous ne parvenons ainsi ni à les mieux comprendre, ni à les mieux goûter, et nous ne faisons que les surcharger d’un élément hétérogène et arbitraire : aussi vaut-il mieux saisir cette musique dans toute sa pureté immédiate.

Je n’ai jusqu’ici, comme dans le premier volume, envisagé la musique que par son côté métaphysique, c’est-à-dire par rapport à la signification intime de ses œuvres. Il convient aussi de soumettre à un examen général les moyens qui lui servent à les réaliser pour agir sur notre esprit, et de montrer par suite l’union de cette partie métaphysique de la musique avec la partie physique que la science a suffisamment étudiée et connaît aujourd’hui. — Je pars de la théorie généralement admise et que de récentes objections n’ont pu ébranler en rien : l’harmonie des sons repose toujours sur la coïncidence des vibrations ; pour deux notes qui résonnent en même temps, cette coïncidence se produira à chaque deuxième, troisième ou quatrième vibration, et les notes deviennent alors octaves, quintes ou quartes l’une de l’autre, etc. Tant que les vibrations de deux notes offrent un rapport rationnel et exprimable en un petit nombre, leur coïncidence se répète à plusieurs reprises et nous permet de les embrasser dans notre aperception : les sons se fondent l’un dans l’autre et forment un accord. Le rapport est-il au contraire irrationnel, ne peut-il s’énoncer que par de gros chiffres, nous ne pouvons plus saisir de coïncidence, les vibrations obstrepunt sibi perpetuo, se refusent à être enveloppées dans notre appréhension, il y a dissonance.

Il résulte de cette théorie que la musique est un moyen de rendre perceptibles des rapports numériques rationnels et irrationnels, non pas, comme l’arithmétique, à l’aide de concepts abstraits, mais par une connaissance immédiate, simultanée et sensible. L’union du sens métaphysique de la musique avec cette base physique et arithmétique repose alors sur ce que l’élément rebelle à notre appréhension, l’irrationnel ou la dissonance devient l’image naturelle des résistances opposées à notre volonté ; et, à l’inverse, la consonance ou le rationnel, qui se prête sans peine à notre perception, représente la satisfaction de la volonté. De plus, ces rapports numériques de vibrations, rationnels et irrationnels, admettent une multitude de degrés, de nuances, de conséquences et de variations ; ils font ainsi de la musique la matière capable d’exprimer et de rendre fidèlement avec leurs teintes les plus fines, leurs différences les plus délicates, toutes les émotions du cœur humain, c’est-à-dire de la volonté, dont le résultat essentiel est toujours, quoique avec des degrés infinis, la satisfaction et le déplaisir ; et, pour atteindre son but, la musique invente la mélodie. Nous voyons donc ici les émotions de la volonté transportées dans le domaine de la pure représentation, théâtre exclusif des productions des beaux-arts, qui éliminent de leur jeu la volonté elle-même et nous demandent d’être sujets purement connaissants. Aussi la musique ne doit-elle pas exciter les affections mêmes de la volonté, c’est-à-dire une douleur réelle ou un bien-être réel ; elle doit se borner à leurs substituts : ce qui convient à notre intellect sera l’image de la satisfaction du vouloir, ce qui le heurte plus ou moins sera l’image de la douleur plus ou moins vive. C’est par ce seul moyen que la musique, sans jamais nous causer de souffrance réelle, ne cesse de nous charmer jusque dans ses accords les plus douloureux, et nous prenons plaisir à entendre les mélodies même les plus plaintives nous raconter dans leur langage l’histoire secrète de notre volonté, de toutes ses agitations, de toutes ses aspirations, avec les retards, les obstacles, les tourments qui les traversent. Là au contraire où, dans la réalité avec ses terreurs, c’est notre volonté même qui est excitée et torturée, il ne s’agit plus de sons ni de rapports numériques, mais nous sommes bien plutôt nous-mêmes alors la corde tendue et pincée qui vibre.

Il résulte de la théorie musicale prise par nous pour base que l’élément proprement musical des sons consiste dans les rapports de rapidité des vibrations, et non dans leur force relative. Il s’ensuit que l’oreille, à l’audition d’un morceau de musique, suivra toujours de préférence le son le plus élevé, et non le plus fort. De là vient que le soprano domine même l’accompagnement d’orchestre le plus puissant. Il acquiert ainsi à exécuter la mélodie un droit naturel, que vient fortifier encore sa grande mobilité due à cette même rapidité des vibrations, telle qu’elle apparaît dans les phrases figurées. Le soprano devient par là le véritable représentant d’une sensibitité exaltée, accessible à l’impression la plus légère, capable de se laisser déterminer par elle, c’est-à-dire le représentant de la conscience portée à son degré extrême, au sommet de l’échelle des êtres. Les raisons inverses lui donnent pour opposé la basse ; lente à se mouvoir, condamnée à ne monter et à ne descendre que par grands intervalles, tierces, quartes et quintes, guidée en outre dans chacun de ses pas par des règles invariables, la basse est le représentant naturel du règne inorganique, insensible, fermé aux impressions délicates, soumis seulement à des lois générales. La basse ne peut jamais même monter d’un seul ton, par exemple de la quarte à la quinte ; ce serait provoquer une suite fâcheuse de quintes et d’octaves dans les voix supérieures : aussi sa nature propre et son origine lui défendent-elles de se charger du chant. Si la mélodie lui est attribuée, on use du contrepoint ; c’est alors une basse transposée, on abaisse l’une des voix supérieures pour la déguiser en basse ; mais même alors il faut une seconde basse profonde pour l’accompagner. Cette étrangeté d’une mélodie confiée à la basse fait que les airs de basse, avec plein accompagnement, ne nous procurent jamais le même plaisir pur et sans mélange qu’un air de soprano ; dans la suite de l’harmonie, le chant de soprano est seul naturel. Pour le dire en passant, une basse contrainte ainsi par transposition de chanter la mélodie pourrait être comparée, dans l’esprit de notre métaphysique de la musique, à un bloc de marbre auquel on a imposé la forme humaine : aussi rien ne pouvait-il mieux convenir à l’hôte de pierre du Don Juan.

Pour pénétrer maintenant plus avant encore dans la genèse de la mélodie, nous devons la décomposer en ses éléments. Nous y trouverons tout au moins le plaisir que l’on éprouve à acquérir une conscience abstraite et expresse des choses connues de tous in concreto, et à leur donner ainsi l’apparence de la nouveauté.

La mélodie est formée de deux éléments, l’un rythmique et l’autre harmonique ; on peut les appeler aussi l’élément quantitatif et l’élément qualitatif, puisque le premier concerne la durée et le second la hauteur et la gravité des sons. Dans la notation musicale, le premier se reconnaît aux lignes verticales, le second aux lignes horizontales. Tous deux reposent sur des rapports purement arithmétiques, c’est-à-dire sur des rapports de temps, l’un sur la durée des sons, l’autre sur la rapidité relative de leurs vibrations. L’élément rythmique est le plus essentiel, car, à lui seul et sans le secours de l’autre, il suffit à figurer une sorte de mélodie : c’est le cas, par exemple, pour le tambour ; mais la mélodie parfaite a besoin des deux. Elle consiste en effet dans des alternatives de désaccord et de réconciliation entre les deux, je le démontrerai tout à l’heure ; mais, puisqu’il a été déjà question jusqu’ici de l’élément harmonique, je veux commencer par étudier le rythme de plus près.

Le rythme est dans le temps ce que la symétrie est dans l’espace, c’est-à-dire une division en parties égales et correspondantes, qui, plus grandes d’abord, se résolvent ensuite en parties plus petites et secondaires. Dans la série des arts que j’ai établie, l’architecture et la musique forment les deux extrêmes. Aussi sont-elles les plus hétérogènes, véritables antipodes l’une de l’autre dans leur essence intime, leur puissance, l’étendue de leur sphère et leur signification ; leur opposition s’étend même jusqu’à la forme de leur manifestation. L’architecture n’existe que dans l’espace, sans aucun rapport avec le temps ; la musique n’existe que dans le temps, sans le moindre rapport avec l’espace[42]. Leur seule analogie consiste en ce que le rythme est dans la musique, comme la symétrie en architecture, le principe d’ordre et de cohésion ; nouvelle confirmation de l’adage que les extrêmes se touchent. Les éléments derniers d’un édifice sont des pierres toutes égales ; de même, ceux d’un morceau de musique sont les mesures toutes égales, subdivisées à leur tour par le levé et le frappé, ou en général par la fraction qui indique la mesure, en parties encore égales, que l’on peut comparer aux dimensions de la pierre. Plusieurs mesures forment la période musicale, répartie aussi en deux moitiés égales, l’une montante, qui aspire à s’élever jusqu’à la dominante et l’atteint presque toujours, l’autre descendante, qui apporte le calme et retombe sur le ton fondamental. Deux ou même plusieurs périodes composent une partie, d’ordinaire aussi redoublée symétriquement par le signe de reprise ; deux parties constituent un petit morceau de musique, ou seulement une phrase d’un morceau plus grand ; le concerto ou la sonate comprennent d’habitude trois phrases, la symphonie quatre et la messe cinq. Nous voyons ainsi ces divisions et subdivisions symétriques établir entre tous les membres d’un morceau de musique une subordination, une superposition, une coordination constante et en faire un tout cohérent et fermé, comme la symétrie le fait d’un édifice, sous cette réserve que ce qui dans l’un existe exclusivement dans l’espace existe chez l’autre exclusivement dans le temps. C’est du simple sentiment de cette analogie qu’est sorti ce mot hardi souvent répété dans ces trente dernières années : l’architecture est de la musique congelée. L’origine en remonte à Gœthe qui aurait dit, d’après Eckermann (Conversations, vol. II, p. 88) : « J’ai retrouvé dans mes papiers une page où j’appelle l’architecture une musique figée ; et en effet l’architecture a quelque chose de cela : la disposition d’esprit qu’elle éveille est parente de l’impression produite par la musique. » Selon toute vraisemblance, Gœthe avait laissé tomber bien auparavant cette saillie dans la conversation, et, nous le savons, il n’a jamais manqué de gens pour ramasser ce qu’il laissait tomber et en faire plus tard parade eux-mêmes. Du reste, quoi qu’ait pu dire Gœthe, cette analogie de la musique avec l’architecture que j’ai ramenée à son seul fondement véritable, c’est-à-dire à l’analogie du rythme et de la symétrie, ne s’étend qu’à la forme extérieure, et nullement à l’essence intime des deux arts, que sépare un abîme ; il serait même ridicule de vouloir rapprocher, pour le fond, le plus limité et le plus faible du plus large et du plus puissant de tous les arts. Comme amplification de l’analogie signalée, on pourrait ajouter encore que, lorsque la musique, prise d’une sorte d’accès d’indépendance, saisit l’occasion d’un point d’orgue pour s’arracher à la contrainte du rythme et s’abandonner au libre caprice d’une cadence figurée, ce morceau de musique sans rythme est analogue à une ruine privée de symétrie. Dans le langage hardi de la boutade précédente, on pourrait nommer cette ruine une cadence pétrifiée.

Le rythme une fois expliqué, j’ai maintenant à montrer comment l’essence de la mélodie consiste dans le désaccord et la réconciliation toujours renouvelés de l’élément rythmique avec l’élément harmonique. L’élément rythmique suppose une mesure donnée ; de même l’élément harmonique suppose le ton fondamental : il consiste ensuite à s’en écarter, à parcourir tous les sons de la gamme, jusqu’à ce qu’il atteigne, après des évolutions plus ou moins longues, un degré harmonique, le plus souvent la dominante ou la sous-dominante, qui lui procure un demi-repos. Puis il revient par un chemin d’égale longueur, au ton fondamental, où il trouve le repos parfait. Mais ces deux circonstances, l’arrivée au susdit degré et le retour au ton fondamental, doivent encore coïncider avec certains moments du rythme privilégiés, sans quoi l’effet est manqué. Ainsi, de même que la suite harmonique des sons demande certaines notes, la tonique d’abord, puis la dominante, etc. ; de même le rythme exige de son côté certains temps, certaines mesures et parties de mesures en nombre fixe, que l’on appelle les temps forts, favorables ou accentués, par opposition aux temps faibles, contraires ou non accentués. Or, il y a désaccord entre les deux éléments lorsque les exigences d’un seul des deux sont satisfaites ; il y a réconciliation lorsque les exigences des deux sont satisfaites à la fois et du même coup. En d’autres termes, cette série de notes qui court à l’aventure avant d’atteindre un degré plus ou moins harmonique ne doit y parvenir qu’après un nombre déterminé de mesures, et de plus sur un temps fort, pour y trouver un certain repos ; et de même le retour à la tonique doit s’effectuer après un nombre égal de mesures et toujours sur un temps fort, pour qu’il y ait satisfaction complète. Aussi longtemps que la coïncidence nécessaire entre les satisfactions des deux éléments ne se produit pas, le rythme a beau suivre sa marche régulière, et de leur côté les notes convenables ont beau se présenter et se représenter, nous n’obtiendrons pas l’effet d’où naît la mélodie. Pour plus de clarté, voici un exemple très simple :

La succession harmonique des sons rencontre la tonique dès la fin de la première mesure ; mais elle n’y gagne aucune satisfaction, car le rythme se trouve sur le temps le plus faible. Aussitôt après, dans la deuxième mesure, le rythme est sur le temps voulu ; mais la série des sons est arrivée à la septième. Il y a donc là plein désaccord entre les deux éléments de la mélodie, et nous ressentons quelque inquiétude. Dans la seconde moitié de la période, c’est tout le contraire, et sur le dernier son se produit la réconciliation des deux éléments. Les mêmes phénomènes se passent dans toute mélodie, mais le plus souvent sur une bien plus grande échelle. Ce désaccord et ce rapprochement constants des deux éléments sont, au point de vue métaphysique, l’image de la naissance de nouveaux souhaits suivis de réalisation. De là ce charme par lequel la musique pénètre si bien dans notre cœur, en faisant briller sans cesse à nos yeux la satisfaction parfaite de nos désirs. À y regarder de plus près, nous découvrons dans ce processus de la mélodie une condition en quelque sorte intérieure, l’harmonie, qui se rencontre comme par hasard avec une condition extérieure, le rythme. Sans doute, ce hasard est provoqué par le compositeur et ressemble en ce sens à la rime de la poésie. Mais nous n’en trouvons pas moins là l’image du concours de nos vœux avec les circonstances extérieures, favorables et indépendantes de nos désirs, c’est-à-dire l’image du bonheur. — La suspension mérite encore de nous arrêter un moment. C’est une dissonance qui veut tromper notre attente confiante et reculer la consonance finale ; nous ne l’en appelons qu’avec plus d’ardeur et son apparition ne nous en cause que plus de plaisir, analogue évident de la satisfaction du vouloir que les retards servent toujours à rendre plus vive. La cadence parfaite demande à être précédée de l’accord de septième sur la dominante, comme le désir le plus pressant peut seul être suivi de l’apaisement le plus profond et d’une pleine tranquillité. La musique consiste donc toujours dans la perpétuelle succession d’accords qui nous troublent plus ou moins, c’est-à-dire qui excitent nos désirs, et d’accords qui nous apportent plus ou moins de calme et de contentement ; de même que la vie du cœur, la volonté est un passage incessant de l’inquiétude plus ou moins grande due à l’espérance ou à la crainte, à la satisfaction plus ou moins complète qui la suit. La marche de l’harmonie consiste donc dans une alternative de dissonances et de consonances conforme aux règles de l’art. Une série de purs accords serait fastidieuse, fatigante et vide, comme cette languor qu’entraîne la réalisation de tous les vœux. Aussi les dissonances, malgré le trouble et la sorte de souffrance qu’elles nous causent, sont-elles nécessaires, mais à la condition d’être convenablement amenées et de se résoudre ensuite en consonances. À proprement parler, il n’y a dans toute la musique que deux accords fondamentaux : l’accord dissonant de septième et l’accord parfait harmonique ; tous les autres peuvent s’y ramener. De même, pour la volonté il n’existe au fond que le contentement et le déplaisir, quelques formes multiples qu’ils puissent revêtir. Et comme il n’y a que deux dispositions générales de notre cœur, la sérénité ou du moins l’enjouement et l’affliction ou du moins le malaise, de même la musique ne connaît que deux modes généraux, répondant à ces deux états, le majeur et le mineur, dont elle doit toujours suivre l’un ou l’autre. C’est une véritable merveille que cette aptitude du mode mineur à exprimer la douleur avec une rapidité aussi soudaine, par des traits aussi touchants et aussi peu méconnaissables, sans aucun mélange de souffrance physique, sans aucun recours à la convention. On peut juger par là jusqu’à quel point la musique touche, par sa racine, au plus profond de l’essence des choses et de l’homme. Chez les peuples du Nord, dont la vie est soumise à de dures conditions, notamment chez les Russes, le mode mineur prédomine, même dans la musique sacrée. — L’allégro en mineur est très fréquent dans la musique française et la caractérise : on dirait un homme qui danse, gêné par ses souliers.

J’ajoute encore quelques considérations accessoires. — Quand avec la tonique la valeur de tous les degrés vient à varier, et qu’alors la même note prend les formes de seconde, de tierce, de quarte, etc., les sons de la gamme ressemblent aux acteurs, chargés tantôt d’un rôle et tantôt d’un autre, tandis que leur personne demeure identique. L’individu ne répond pas toujours au rôle ; c’est l’analogue de cette impureté inévitable (rappelée au § 52 du premier volume) de tout système harmonique, d’où est sortie l’idée d’un tempérament également réparti.

Tel ou tel de mes lecteurs pourrait prendre ombrage de ce que la musique, dont l’effet est souvent d’élever si haut notre esprit que nous croyons l’entendre parler de mondes différents du nôtre et meilleurs, soit réduite, en vertu de la présente métaphysique, à flatter le vouloir-vivre, puisqu’elle en représente l’essence, puisqu’elle lui dépeint à l’avance le succès et qu’elle finit par en exprimer la satisfaction et l’apaisement. S’il s’agit de calmer de tels scrupules, le passage suivant des Védas peut y servir : « Etanand sroup, quod forma gaudii est, τον pram Atma ex hoc dicunt, quod quocunque loco gaudium est, partícula e gaudio ejus est. » (Oupnehkat, vol. I, p. 405, et iterum vol. II, p. 213).


SUPPLÉMENT
AU
QUATRIÈME LIVRE




Tous les hommes désirent uniquement se délivrer de la mort ; ils ne savent pas se délivrer de la vie.
______Lao-tseu-Tao-te-king,
_________éd. Stan. Julien, p. 184


CHAPITRE XL
AVANT-PROPOS


Les compléments à ce quatrième livre devraient être très considérables ; mais sur deux questions importantes qui ont surtout besoin d’éclaircissements, celles de la liberté de la volonté et du fondement de la morale, les sujets de concours proposés par deux académies scandinaves m’ont déjà fourni l’occasion de m’expliquer dans deux monographies détaillées, publiées en 1841 sous ce titre : les Deux Problèmes fondamentaux de l’éthique. Je suppose par suite chez mes lecteurs la connaissance dudit ouvrage aussi expressément que dans les compléments au second livre j’ai supposé celle de l’écrit : Sur la volonté dans la nature. D’une façon générale, qui veut se familiariser avec ma philosophie doit lire jusqu’à la moindre ligne de moi. J’ai cette prétention. Car je ne suis pas un écrivailleur, un fabricant de manuels, un griffonneur à gages ; je ne suis pas un homme qui, par ses écrits, recherche l’approbation d’un ministre, un homme enfin dont la plume obéisse à des visées personnelles, je ne fais effort que vers la vérité, et j’écris, comme écrivaient les anciens, dans l’unique intention de transmettre mes pensées à la postérité, pour le profit futur de ceux qui sauront les méditer et les apprécier. De là le petit nombre de mes ouvrages, mais aussi la réflexion que j’y ai apportée, et les longs intervalles de temps qui les séparent ; de là encore le soin que j’ai mis à réduire au plus petit nombre possible les répétitions inévitables parfois, dans les écrits philosophiques, pour marquer l’enchaînement des idées, et auxquelles n’échappe vraiment aucun philosophe. Aussi la majeure partie de mes opinions ne se trouvent-elles exprimées qu’en un seul endroit de mes œuvres ; et pour me comprendre, pour apprendre quelque chose de moi, on ne peut rien négliger de ce que j’ai écrit. Quant à me juger et à me critiquer sans se soumettre à cette condition, rien de plus facile, l’expérience l’a prouvé ; et à qui sera tenté de le faire, je souhaite désormais encore bien du plaisir.

Cependant l’élimination ci-dessus annoncée de deux sujets importants nous laisse un certain espace dans ce quatrième livre de compléments. Nous n’en serons pas fâchés. Dans mon dernier livre, en effet, se pressent aussi les solutions de ces problèmes qui nous tiennent au cœur avant tout, ces résultats suprêmes qui, dans chaque système, forment comme la cime de la pyramide : aussi ne refusera-t-on pas une plus large place à toute étude destinée à les établir plus solidement ou à les développer avec plus d’exactitude. De plus, on a cru pouvoir ici soulever encore et rattacher à la doctrine de « l’affirmation de la volonté de vivre » une question laissée intacte par nous, dans le corps même de notre quatrième livre, à l’exemple de tous les philosophes, nos prédécesseurs : c’est la question du sens intime et de la nature propre de cet amour sexuel, qui s’exalte parfois jusqu’à la passion la plus violente. Il peut sembler paradoxal de faire rentrer une telle question dans la partie de la philosophie qui traite de la morale : il ne le semblerait pas si on avait reconnu la véritable importance du sujet.


CHAPITRE XLI[43]
DE LA MORT ET DE SES RAPPORTS AVEC L’INDESTRUCTIBILITÉ DE NOTRE ÊTRE EN SOI


La mort est proprement le génie inspirateur ou le « musagète » de la philosophie, et Socrate a pu définir aussi la philosophie « θανάτου μελέτη ». Sans la mort, il serait même difficile de philosopher. Il sera donc tout naturel de donner place ici, en tête du dernier, du plus sérieux, du plus important de nos livres, à quelques considérations spéciales sur ce point.

L’animal, à vrai dire, vit sans connaître la mort : par là l’individu du genre animal jouit immédiatement de toute l’immutabilité de l’espèce, n’ayant conscience de soi que comme d’un être sans fin. Chez l’homme a paru, avec la raison, par une connexion nécessaire, la certitude effrayante de la mort. Mais, comme toujours dans la nature, à côté du mal a été placé le remède, ou du moins une compensation ainsi cette même réflexion, source de l’idée de la mort, nous élève à des opinions métaphysiques, à des vues consolantes, dont le besoin comme la possibilité sont également inconnus à l’animal. C’est vers ce but surtout que sont dirigés tous les systèmes religieux et philosophiques. Ils sont ainsi d’abord comme le contrepoison que la raison, par la force de ses seules méditations, fournit contre la certitude de la mort. Ce qui diffère, c’est la mesure dans laquelle ils atteignent ce but, et sans doute telle religion ou telle philosophie rendra l’homme bien plus capable que telle autre de regarder la mort en face et d’un œil tranquille. En disant à l’homme de se tenir pour l’être primitif lui-même, pour le brahme, dont l’essence ne comporte ni apparition ni disparition, le brahmanisme et le bouddhisme pourront bien plus pour ce résultat que telles religions qui le considèrent comme formé de rien et ne font réellement commencer qu’avec la naissance l’existence qu’il a reçue d’un autre. Aussi trouvons-nous dans l’Inde une assurance, un mépris de la mort, dont on n’a aucune idée en Europe. C’est chose grave en effet que d’imprimer de bonne heure, sur un sujet aussi important, des notions faibles et sans consistance dans l’esprit de l’homme, et de le rendre ainsi incapable pour toujours d’en acquérir de plus justes et de plus solides. Lui enseigner, par exemple, que depuis un instant à peine il est sorti du néant, que, par suite, toute une éternité durant, il n’a rien été, et, malgré tout, qu’il doit être impérissable dans l’avenir, n’est-ce pas comme lui enseigner que, mécanisme mû toujours et toujours par une volonté étrangère, il doit être cependant responsable de sa conduite et de ses actes pour toute l’éternité ? Que plus tard, quand son esprit a mûri, quand la réflexion est née, il vienne à être frappé du peu de consistance de pareilles doctrines, il n’a rien de meilleur à y substituer ; bien plus, il n’est même plus capable de rien concevoir de mieux, et il poursuit alors sa route, privé de la consolation que la nature même lui avait ménagée, en retour de la certitude de la mort. C’est à la suite d’une évolution de ce genre que nous voyons aujourd’hui même (1844) en Angleterre, parmi des ouvriers de fabriques pervertis, les socialistes, et, parmi des étudiants corrompus, les nouveaux hégéliens en Allemagne, s’abaisser jusqu’à des doctrines, toutes matérielles, qui ont pour formule dernière : edite, bibite, post mortem nulla voluptas, et se peuvent caractériser du nom de bestialité.

Cependant, d’après tout ce qui a été enseigné sur la mort, il est incontestable qu’en Europe du moins, la pensée des hommes, que dis-je ! souvent celle d’un même individu, se prend plus d’une fois à osciller entre la notion de la mort conçue comme anéantissement absolu et la croyance que nous sommes immortels, pour ainsi dire, en chair et en os. Les deux idées sont également fausses ; mais nous avons bien moins à rechercher un juste milieu entre elles qu’à nous élever au point de vue supérieur, d’où les opinions de ce genre s’évanouissent d’elles-mêmes.

Dans ces considérations, je veux prendre avant tout mon point de départ dans l’expérience pure. — Un premier fait incontestable se présente à nous : au témoignage de la conscience naturelle, ce n’est pas seulement pour sa personne que l’homme redoute la mort plus qu’aucun autre mal ; il déplore vivement encore la mort des siens, et cela non pas évidemment en égoïste affligé de sa propre perte, mais en homme pris de pitié pour le grand malheur d’autrui ; aussi blâme-t-il et traite-t-il de cœur dur et insensible celui qui en pareil cas ne pleure pas, celui qui ne montre aucun chagrin. Autre fait parallèle au premier : la passion de la vengeance, portée à son paroxysme, demande la mort de l’adversaire, comme la pire des sentences qui se puisse décréter contre lui. Les opinions changent selon le temps et le lieu ; mais la voix de la nature demeure toujours et partout semblable à elle-même ; c’est d’elle qu’il faut donc tenir compte avant tout. Or ici elle semble prononcer clairement que la mort est un grand mal. Dans la langue de la nature, mort signifie anéantissement. Et que la mort soit chose sérieuse, c’est ce qui se conclurait déjà de ce que la vie, comme chacun sait, n’est pas une plaisanterie. Sans doute nous ne sommes dignes d’aucun présent supérieur à ceux-là.

En fait, la crainte de la mort est indépendante de toute connaissance, car l’animal éprouve cette crainte, sans pourtant connaître la mort. Tout ce qui naît l’apporte au monde avec soi. Or cette crainte de la mort a priori n’est justement que le revers de la volonté de vivre, fond commun de notre être à tous. De là en chaque animal, à côté du souci inné de la conservation, la crainte innée d’un anéantissement absolu ; et c’est ainsi cette crainte, et non pas le simple désir d’éviter la douleur, qui se manifeste dans les précautions inquiètes de l’animal à se garantir lui-même, et ses petits plus encore que lui, contre tout ennemi capable de nuire à l’un d’eux. Pourquoi voyons-nous l’animal s’enfuir, trembler, chercher à se cacher ? Parce qu’il est pure volonté de vivre, mais qu’il est comme tel voué à la mort et voudrait gagner du temps. Par sa nature, l’homme n’est pas autre. Le pire des maux, le plus affreux des périls qui puissent jamais le menacer, c’est la mort ; sa plus grande terreur, celle de la mort. Il n’est rien qui nous entraîne d’une impulsion aussi irrésistible à la sympathie la plus vive que la vue d’un autre homme en danger de mort ; il n’est pas de spectacle plus effroyable que celui d’une exécution. Mais l’attachement illimité à la vie qui se montre ici ne saurait provenir de la connaissance et de la réflexion : tout au contraire, au regard de la réflexion, il paraît insensé pour ce qui est de la valeur objective de la vie, il est bien peu sûr, il est du moins douteux qu’elle soit préférable au non-être, et même, si l’on consulte la réflexion et l’expérience, c’est le non-être qui doit de beaucoup l’emporter. Allez frapper aux portes des tombeaux et demandez aux morts s’ils veulent revenir au jour : ils secoueront la tête d’un mouvement de refus. Telle est aussi la conclusion de Socrate dans l’Apologie de Platon ; et l’aimable, l’enjoué Voltaire lui-même ne peut s’empêcher de dire : « On aime la vie, mais le néant ne laisse pas d’avoir du bon ; » ou encore « Je ne sais pas ce que c’est que la vie éternelle, mais celle-ci est une mauvaise plaisanterie. » De plus, la vie doit en tout cas bientôt finir, et alors les quelques années qu’on a peut-être encore à exister disparaissent jusqu’à la dernière devant l’infinité du temps où on ne sera plus. Il semble donc même ridicule à la raison de tant s’inquiéter pour ce court espace de temps, de trembler si fort au moindre danger qui menace notre vie ou celle d’autrui, et de composer des drames dont le pathétique a pour seul ressort la crainte de la mort. Ainsi ce puissant attachement à la vie est un mouvement aveugle et déraisonnable ; ce qui peut l’expliquer, c’est seulement qu’en soi-même tout notre être est déjà pure volonté de vivre, qu’à son sens la vie doit par suite valoir comme le bien suprême, si amère, si brève, si incertaine même d’ailleurs qu’elle puisse être ; c’est enfin qu’en soi et à l’origine cette volonté est aveugle et dépourvue de connaissance. La connaissance, au contraire, bien loin d’être la source de cet attachement à la vie, agit en sens opposé ; elle dévoile le peu de valeur de cette vie et combat ainsi la crainte de la mort. Vient-elle à l’emporter et l’homme marche-t-il au devant de la mort le cœur ferme et tranquille, nous honorons sa conduite comme noble et grande ; nous célébrons alors le triomphe de la connaissance sur l’aveugle volonté de vivre, sur cette volonté qui n’en est pas moins le germe de notre propre existence. De même nous méprisons l’homme chez lequel la connaissance succombe dans cette lutte, l’homme qui s’attache sans réserve à la vie, qui se raidit de toutes ses forces à l’approche de la mort et se désespère en la recevant[44], et pourtant ce qui parle en lui, ce n’est autre chose que le fond originel de notre moi et de la nature. Et comment, peut-on se demander ici en passant, comment l’amour illimité de la vie et les efforts faits pour la conserver, pour la prolonger par tous les moyens, pourraient-ils être regardés comme bas et méprisables, comme indignes de leur foi par les adhérents de toute doctrine religieuse, si cette vie était vraiment un présent dont il nous fallût rendre grâces à la bienveillance de quelque dieu ? Et comment alors le mépris d’un semblable don pourrait-il sembler grand et noble ? Ce qui cependant ressort avec certitude de ces considérations, c’est : 1o que la volonté de vivre est l’essence intime de l’homme ; 2o qu’en soi cette volonté est dépourvue de connaissance, est aveugle ; 3o que la connaissance lui est un principe étranger à l’origine, qui vient plus tard se surajouter à elle ; 4o qu’il y a lutte des deux principes et que notre jugement applaudit à la victoire de la connaissance sur la volonté.

Si l’aspect effrayant sous lequel nous apparaît la mort était dû à l’idée du non-être, nous devrions ressentir le même effroi à la pensée du temps où nous n’étions pas encore. Car, on ne saurait le contester, le non-être d’après la mort ne peut différer de celui d’avant la naissance ; il ne mérite donc pas plus d’exciter nos plaintes. Toute une infinité de temps s’est écoulée où nous n’étions pas encore, et il n’y a rien là qui nous afflige. Mais, au contraire, qu’après l’intermède momentané d’une existence éphémère une seconde infinité de temps doive suivre, où nous ne serons plus, voilà pour nous une dure condition, une nécessité même intolérable. Or cette soif d’existence proviendrait-elle peut-être de ce qu’après avoir maintenant goûté la vie, nous l’avons trouvée préférable à tous les biens ? Certes non ; nous l’avons déjà brièvement expliqué plus haut : l’expérience faite aurait pu bien plutôt éveiller en nous une aspiration infinie vers le paradis perdu du non-être. Ajoutons qu’à l’espérance de l’immortalité de l’âme se rattache toujours celle d’un monde meilleur, preuve que le monde actuel ne vaut pas grand’chose. — Malgré tout, dans les discussions orales et dans les livres, on a, à coup sûr, soulevé mille fois plus souvent la question de notre état après la mort que celle de notre état avant la naissance. En théorie pourtant la seconde est un problème aussi naturel, aussi légitime que l’autre, et y répondre serait un moyen de voir également clair dans la première. Que de belles déclamations ne possédons-nous pas sur tout ce qu’il y a de choquant dans l’idée que l’esprit de l’homme, cet esprit capable d’embrasser le monde, plein de hautes et excellentes pensées, devrait être plongé dans la tombe avec le corps ! Mais cet esprit a laissé se passer toute une infinité de temps avant de naître avec ses attributs ; le monde, durant tout ce temps, a dû se tirer d’affaire sans lui, et de tout cela nous n’entendons mot. Et pourtant est-il une question qui se pose à la connaissance non corrompue par la volonté plus naturellement que celle-ci : « Il s’est écoulé un temps infini avant ma naissance : qu’étais-je donc pendant tout ce temps ? » — La métaphysique pourrait fournir cette réponse : « J’étais toujours moi, c’est-à-dire que tous ceux qui disaient alors moi, tous ceux-là étaient moi. » Mais détournons-nous des considérations de cette sorte, pour nous en tenir jusqu’à nouvel ordre à notre point de vue tout empirique, et admettons que je n’aie pas existé. Mais alors je puis me consoler de ce temps infini où je ne serai plus après ma mort, à l’idée de ce temps infini où je n’ai déjà pas été, comme d’un état bien connu de moi et non sans charmes. Car l’infinité a parte post où je ne serai pas ne peut pas plus m’effrayer que l’infinité a parte ante où je n’étais pas ; rien en effet ne les sépare que l’interposition du songe éphémère de la vie. De même, toutes les preuves amassées en faveur de la continuation de l’existence après la mort se peuvent aussi bien retourner in partem ante, pour démontrer alors l’existence avant la vie : hindous et bouddhistes l’admettent, conséquents ainsi avec eux-mêmes. Seule l’idéalité kantienne du temps résout toutes ces énigmes ; mais ce n’est pas encore le moment d’en parler. Une conclusion ressort de ce qui précède : c’est qu’il n’est pas moins absurde de déplorer le temps où on ne sera plus, qu’il le serait de regretter celui où on n’était pas encore ; car, entre le temps que ne remplit pas notre existence et celui qu’elle remplit, existe-t-il un rapport d’avenir ou un rapport de passé ? C’est ce qui importe bien peu.

Mais, même abstraction faite de ces considérations de temps, il est en soi et pour soi absurde de tenir le non-être pour un mal : tout mal, en effet, comme tout bien, présuppose l’existence, et même la conscience ; mais cette conscience cesse avec la vie, comme déjà aussi dans le sommeil et dans la syncope ; nous savons donc avec certitude et par une expérience familière que la disparition de la conscience ne comporte aucun mal, et en tout cas la production de ce phénomène est l’affaire d’un instant. C’est de ce point de vue qu’Épicure envisageait la mort, et il avait ainsi raison de proclamer : ο θάνατος μηδέν πρός ήμάς (la mort ne nous concerne pas) ; » puisque, disait-il, tant que nous sommes, la mort n’est pas, et quand la mort est, c’est nous qui ne sommes plus. (Diog. Laert., X, 27.) La perte de ce dont on ne peut constater l’absence n’est pas un mal ; qui le nierait ? Aussi le fait de ne plus être ne peut-il pas plus nous atteindre que le fait de n’avoir pas été. Il en résulte qu’au point de vue de la connaissance la crainte de la mort paraît dénuée de fondement : or c’est dans la connaissance que consiste la conscience ; la mort, pour la conscience, n’est donc pas un mal. Aussi n’est-ce pas en réalité cette partie connaissante du moi qui redoute la mort ; c’est seulement de l’aveugle volonté qui remplit tout être vivant, que procède la fuga mortis. Mais, nous l’avons déjà indiqué plus haut, elle en est un élément essentiel, parce que justement cette volonté est une volonté de vivre, sans autre raison d’être qu’un besoin impérieux d’existence et de durée, et qui, privée de connaissance à l’origine, ne voit la connaissance cohabiter avec elle qu’à la suite de sa propre objectivation dans des créatures individuelles. Vient-elle maintenant, après cette objectivation, à considérer la mort comme la fin du phénomène avec lequel elle s’est identifiée et auquel elle se trouve ainsi bornée, tout son être se débat alors avec fureur. Quant à savoir si elle a quelque mal réel à redouter de la mort, c’est ce que nous rechercherons plus loin ; et nous nous rappellerons à ce moment la véritable source assignée ici à la crainte de la mort, ainsi que la distinction nécessaire établie par nous entre l’élément connaissant et la partie voulante de notre être.

De ces mêmes considérations il résulte encore que l’horreur de la mort tient moins à ce qu’elle est la fin d’une vie indigne d’inspirer à personne des regrets exceptionnels, qu’à ce qu’elle marque bien plutôt la destruction de l’organisme, et cela parce que cet organisme est la volonté même se manifestant sous forme de corps. Mais cette désorganisation, nous ne la sentons réellement que dans les maux dus à la maladie ou à l’âge ; tout au contraire, la mort même ne consiste pour le sujet que dans le moment où la conscience disparaît, dans l’engourdissement de l’activité cérébrale. L’extension ultérieure de cet engourdissement à toutes les autres parties de l’organisme est proprement déjà un phénomène postérieur à la mort. La mort, au point de vue subjectif, ne concerne ainsi que la seule conscience. Quant à la nature de cette disparition de la conscience, chacun peut s’en faire une certaine idée d’après l’assoupissement précurseur du sommeil ; mais, pour la connaître mieux encore, il suffit d’avoir eu une vraie syncope : ici le passage d’un état à l’autre n’a pas lieu par degrés successifs, ménagé par une série de rêves, mais c’est la vue qu’on commence par perdre en pleine connaissance encore, puis, sans transition, la plus profonde inconscience survient ; la sensation éprouvée, tant qu’elle se poursuit, n’est rien moins que désagréable, et, si le sommeil est frère de la mort, la syncope en est à coup sûr la sœur jumelle. Bien plus, la mort violente elle-même ne saurait causer de souffrance ; car les blessures, même graves, ne se sentent pas en général au premier moment, on ne les remarque qu’un instant après, et, en bien des cas, seulement à leurs signes extérieurs ; sont-elles mortelles à bref délai, la conscience aura disparu avant qu’on s’en aperçoive ; doivent-elles amener la mort plus tard, il en est d’elles alors comme des autres maladies. De même, tous ceux qui ont perdu connaissance soit dans l’eau, soit par l’effet des vapeurs du charbon, soit par strangulation, s’accordent à dire, comme on sait, que la disparition de la conscience s’est accomplie chez eux sans douleur. Et si maintenant, enfin, nous en venons à la mort proprement naturelle, à la mort causée par l’âge, à l’euthanasie, elle est une disparition successive, une dispersion insensible de notre être hors de l’existence. Peu à peu avec l’âge s’éteignent les passions et les désirs, en même temps que s’émousse la faculté de subir l’action des objets ; il n’est plus de stimulant pour les émotions, car la force représentative ne cesse pas de s’affaiblir, ni les images de devenir plus ternes ; les impressions n’ont plus de prise sur nous, elles passent sans laisser de trace, les jours précipitent leur course, les événements perdent leur sens et tout revêt une teinte plus pâle. Le vieillard chargé d’années porte çà et là ses pas vacillants, ou repose dans un coin, pure ombre, pur fantôme de ce qu’il était jadis. Que reste-t-il encore là à détruire pour la mort ? Un jour vient où il s’endort d’un sommeil qui est le dernier, et ses rêves sont… Ils sont ce dont s’inquiétait déjà Hamlet, dans le monologue bien connu. À mon sens, nous les rêvons dès maintenant.

Ici trouve encore place cette remarque, que l’entretien des fonctions vitales, tout en reposant sur un fondement métaphysique, s’accomplit non sans résistance, et par suite non sans effort. C’est à cet effort que chaque soir l’organisme succombe, obligé de suspendre l’activité cérébrale et de réduire certaines sécrétions, la respiration, le battement du pouls, le déploiement de chaleur. On en peut conclure que l’arrêt complet des fonctions vitales doit procurer un singulier soulagement à la force motrice qui y préside, et peut-être ce soulagement contribue-t-il pour une certaine part à l’expression de douce satisfaction répandue sur le visage de la majorité des morts. D’une façon générale, l’instant même du passage de la vie à la mort est comparable au réveil d’un lourd sommeil, chargé de visions et de cauchemars.

Un point est acquis jusqu’ici : quelque crainte qu’elle inspire, la mort ne peut être, à proprement parler, un mal. Mais souvent même elle apparaît comme un bien, comme un bonheur appelé de tous nos vœux, elle est une véritable amie. Pour tous les êtres qui, entravés dans leur existence ou dans leurs efforts, se sont heurtés à des obstacles insurmontables, pour tous ceux qui souffrent de maladies incurables ou d’un inconsolable chagrin, il est un dernier refuge, une retraite qui presque toujours s’offre d’elle-même à eux : ils peuvent rentrer dans le sein de la nature, d’où ils étaient sortis pour un instant, comme toute chose, alléchés par l’espérance de conditions d’existence plus favorables que celles qu’ils ont rencontrées ; ils peuvent reprendre cette même route, restée toujours ouverte devant eux. Ce retour, c’est la cessio bonorum du vivant. Cependant, même alors, ce retour ne s’opère qu’après une lutte physique ou morale : tant est vive la répugnance de chaque être à rentrer dans l’état qu’il a quitté avec tant de facilité et l’empressement pour une existence si riche en souffrances et si pauvre en joies ! — Les Hindous donnent au Dieu de la mort, Yama, deux visages : l’un horrible et effroyable, l’autre aimable et bienveillant. Les considérations qui précèdent nous fournissent déjà en partie l’explication de cette coutume.

Sur le terrain de l’expérience, où nous ne cessons pas de nous maintenir, s’offre encore d’elle-même la considération suivante, bien digne d’être précisée par quelques éclaircissements et d’être par là ramenée à sa juste mesure. La vue d’un cadavre m’apprend que la sensibilité, l’irritabilité, la circulation du sang, la reproduction, etc., y ont pris fin. Le principe actif qui présidait aux fonctions, tout en me restant toujours inconnu, a donc cessé d’agir dans ce corps et s’en est séparé ; je le puis conclure avec certitude. — Irai-je maintenant ajouter que ce principe doit avoir été justement ce que j’ai connu comme simple conscience, par suite comme intelligence (l’âme) ? Ce serait là une conclusion non seulement illégitime, mais encore d’une fausseté évidente. Toujours, en effet, la conscience s’est révélée à moi non comme cause, mais comme produit et résultat de la vie organique ; toujours elle en a suivi la marche ascendante ou descendante aux différents âges de l’existence, dans l’état de santé comme dans celui de maladie, dans le sommeil, la syncope et le réveil, etc. ; toujours effet et jamais cause de la vie organique, elle s’est toujours manifestée comme une chose qui naît, puis disparaît, pour renaître ensuite, tant qu’elle trouve les conditions nécessaires à son existence, mais jamais en dehors de ces conditions. Autre remarque que je puis encore avoir faite : bien loin d’émousser, de déprimer les autres forces, ou de mettre la vie en danger, le bouleversement complet de la conscience, la démence, excite à un haut degré ces forces, l’irritabilité et l’énergie musculaire notamment, et elle augmente, bien plus qu’elle ne l’abrège, la durée de l’existence, sauf intervention d’autres causes concomitantes. — Ce n’est pas tout : je connaissais l’individualité en tant qu’attribut de tout organisme, et par suite de la conscience, s’il s’agit d’un organisme conscient. Mais quant à conclure maintenant que cette même individualité soit inhérente à ce principe dispensateur de la vie aujourd’hui disparu, et dont j’ignore complètement la nature, je n’ai aucun sujet de le faire ; et cela d’autant moins que partout je vois dans la nature chaque phénomène isolé être l’œuvre d’une force universelle, dont l’activité éclate dans mille phénomènes identiques. — Mais, d’autre part, conclure de la cessation présente de la vie organique à l’anéantissement de cette force qui en était jusque-là le ressort m’est aussi peu permis que conclure de l’arrêt du rouet à la mort de la fileuse. Qu’un pendule, en retrouvant son centre de gravité, finisse par revenir au repos et perde ainsi l’apparence de vie individuelle qui l’animait, personne n’ira penser que la pesanteur soit réduite à rien ; mais chacun concevra qu’après comme avant elle s’exprime dans d’innombrables phénomènes. Sans doute on pourrait objecter à cette comparaison qu’ici encore, dans ce pendule, la pesanteur a cessé non pas d’agir mais de révéler aux yeux son activité. Libre alors, pour qui se tient à l’objection, de se figurer au lieu du pendule un corps électrique, où l’électricité, après la décharge, a réellement cessé d’agir. J’ai voulu seulement montrer par là que nous attribuons une éternité et une ubiquité immédiates aux forces naturelles les plus inférieures, sans nous laisser un seul instant induire en erreur par la durée éphémère de leurs fugitives manifestations. Aussi peut-il d’autant moins nous venir à l’esprit de considérer la cessation de la vie comme l’anéantissement du principe vital, de tenir la mort pour la disparition complète de l’homme. Il n’est plus, le bras puissant qui bandait, il y a trois mille ans, l’arc d’Ulysse ; mais un esprit bien réglé et qui sait réfléchir ira-t-il croire pour cela à la destruction totale de la force qui agissait avec tant d’énergie dans ce bras ? Et, en poursuivant ses réflexions, admettra-t-il davantage que la force aujourd’hui capable de tendre un arc n’ait commencé à exister qu’avec le bras qui la contient ? Il est bien plus naturel de croire à l’identité de la force qui animait alors une vie maintenant éteinte, et de celle qui préside à une existence aujourd’hui florissante ; on ne peut le contester. Mais, nous le savons, il n’y a de périssable, comme je l’ai montré au deuxième livre, que ce qui est compris dans la chaîne causale, ce qui est donc état ou forme. Ce qui reste au contraire à l’abri du changement provoqué par les causes, c’est d’une part la matière, de l’autre l’ensemble des forces naturelles, éléments qui tous deux sont la condition préalable de tous les changements en question. Or, pour le principe qui nous anime, il faut commencer par y voir tout au moins une force naturelle, jusqu’à ce que des recherches plus approfondies nous permettent d’en reconnaître la nature intime et véritable. Ainsi, déjà même en tant que force naturelle, l’énergie vitale reste entière à l’abri de l’évolution des états et des formes apportés et emportés dans la série continue des effets et des causes, et seuls sujets, comme l’atteste l’expérience, à la naissance et à la mort. À ce seul titre déjà on pourrait donner une preuve certaine de l’éternité de notre être propre. C’est là sans doute bien mal satisfaire les prétentions qu’on a coutume d’émettre en fait de preuves de la durée de notre existence après la mort, et de là ne sort pas la consolation qu’on en attend. Cependant c’est toujours quelque chose, et l’homme qui dans la mort redoute un anéantissement absolu ne peut dédaigner la pleine certitude que le principe intime de sa vie n’a rien à en craindre. — Il y a plus, et c’est un paradoxe qui se pourrait soutenir, ce second élément, invariable, comme l’ensemble des forces naturelles, au milieu du changement d’états qui se poursuit le long de la chaîne de la causalité, la matière en un mot, nous assure à son tour par sa persistance absolue une indestructibilité susceptible déjà de faire espérer une certaine éternité à l’homme incapable d’en concevoir une autre. « Eh quoi ! dira-t-on, la persistance d’une simple poussière, de la matière brute, voilà ce qu’il nous faudrait regarder comme la continuité promise à notre être ! » — Tout doux ! Connaissez-vous donc cette poussière ? En savez-vous et la nature et le pouvoir ? Apprenez à la connaître, avant de la mépriser. Cette matière, en ce moment cendre et poussière répandue sur le sol, ne tardera pas, une fois dissoute dans l’eau, à devenir cristal ; elle brillera comme métal, puis elle projettera des étincelles électriques, et sa tension galvanique lui permettra de fournir une force assez puissante pour décomposer les combinaisons les plus résistantes, pour réduire les terres en métaux ; elle se métamorphosera d’elle-même en plante et en animal, et de son sein mystérieux se développera cette vie dont la perte trouble de tant d’inquiétudes ta nature bornée. N’est-ce donc rien que persévérer dans l’être sous la forme d’une telle matière ? Oui, je le prétends sérieusement, cette persistance même de la matière témoigne de l’indestructibilité de notre être véritable, et, pour n’être faite que par image et figure, pour ne consister que comme en une simple esquisse, cette déposition n’en est pas moins réelle. Veut-on s’en convaincre, il suffit de se rappeler l’explication donnée de la matière au chapitre xxiv : elle menait à cette conclusion que la pure matière, la matière informe, cette base du monde de l’expérience en soi insaisissable à toute perception, mais supposée toujours existante, est le reflet immédiat et d’une manière générale l’apparence visible de la chose en soi, donc de la volonté ; pour elle par suite, sous les conditions de l’expérience, vaut tout ce qui appartient simplement à la volonté en soi, et elle en exprime la vraie éternité sous l’image de l’immutabilité dans le temps. La nature, nous l’avons déjà dit, ne ment jamais ; aucune opinion née d’une conception purement objective de la nature et déduite avec logique ne peut être d’une fausseté absolue, mais elle aura pour plus grave défaut, en mettant les choses au pire, d’être très exclusive et incomplète. Tel est aussi sans contredit le caractère du matérialisme conséquent, celui d’Épicure, tout autant que de la doctrine opposée, l’idéalisme absolu, celui de Berkeley, par exemple, et en général de toute théorie fondamentale d’une philosophie sortie d’un juste « aperçu » et développée de bonne foi. Seulement ce ne sont là que conceptions exclusives au plus haut degré, et par suite vraies toutes à la fois, malgré leur opposition, puisque chacune d’elles l’est à un point de vue déterminé ; mais s’élève-t-on au-dessus de ce point de vue, elles n’apparaissent plus aussitôt qu’empreintes d’une vérité relative et conditionnelle. Le point de vue suprême d’où on les embrasse toutes d’un coup d’œil, d’où on les reconnaît dans leur vérité seulement relative et au delà d’une certaine limite dans leur fausseté, ce point de vue seul peut être celui de l’absolue vérité, autant qu’elle est en général accessible à notre esprit. En conséquence, et comme je l’ai montré précédemment, même dans la thèse, à vrai dire, très grossière et très ancienne aussi du matérialisme, nous voyons l’indestructibilité de notre être véritable représentée comme par l’ombre d’elle-même, par la persistance de la matière, et de même, dans la théorie déjà plus élevée du naturalisme physique absolu, par l’ubiquité et l’éternité des forces naturelles, au nombre desquelles il nous faut tout au moins compter la force vitale. Ainsi ces doctrines primitives elles-mêmes contiennent l’affirmation que, loin de subir par le fait de la mort un anéantissement absolu, l’être vivant continue à exister avec et dans l’ensemble de la nature.

Les considérations développées par nous jusqu’ici, avec les explications ultérieures qui s’y rattachaient, avaient pour point de départ la crainte frappante de la mort, dont tous les êtres vivants sont pleins. Nous voulons maintenant changer de point de vue et considérer une fois, pour l’opposer à l’attitude des individus, l’attitude de l’ensemble de la nature vis-à-vis de la mort ; en quoi nous ne cesserons pas de demeurer sur le terrain solide de l’expérience.

Nous ne connaissons assurément pas de partie plus sérieuse que celle dont la vie et la mort sont les enjeux : tout arrêt du sort sur ce point est attendu par nous avec la plus extrême tension d’esprit, le plus grand intérêt, la plus grande crainte car, à nos yeux, il y va alors de tout notre être. — La nature, au contraire, qui, sans jamais mentir, est toujours franche et sincère, tient sur cette question un langage tout autre, semblable à celui de Krischna dans Bhagavad-Gita. La mort comme la vie de l’individu n’importe en rien : tel est son témoignage. Et elle l’exprime en livrant la vie de chaque animal et de l’homme lui-même à la merci des hasards les plus insignifiants, sans intervenir pour la sauver. — Considérez l’insecte placé sur votre chemin : la moindre déviation, le mouvement le plus involontaire de votre pied décide de sa vie ou de sa mort. Voyez la limace des bois, dépourvue de tout moyen de fuir, de résister, de donner le change à son adversaire, de se cacher, véritable proie pour le premier venu. Voyez le poisson se jouer insouciant dans le filet prêt à se fermer, la grenouille trouver dans sa propre paresse un obstacle à la fuite où elle trouverait le salut ; voyez l’oiseau qui ne sent pas le faucon planer sur lui, les brebis que du fond du buisson le loup dénombre et couve du regard. Armés d’une courte prévoyance, tous ces êtres promènent sans malice leur existence au milieu des dangers qui la menacent à tout moment. Abandonner ainsi sans retour ces organismes construits avec un art inexprimable non seulement à l’instinct de pillage des plus forts, mais encore au hasard le plus aveugle, à la fantaisie du premier fou ou à l’espièglerie de l’enfant, n’est-ce pas, de la part de la nature, déclarer que l’anéantissement de ces individus lui est chose indifférente, sans conséquences nuisibles pour elle, et sans réelle portée, qu’en tous ces cas l’effet a aussi peu de valeur que la cause ? C’est ce qu’elle énonce très clairement, et elle ne ment jamais ; seulement elle ne commente pas ses sentences, elle parle bien plutôt le langage laconique des oracles. Eh bien, si la mère de toutes choses s’inquiète aussi peu de jeter ses enfants sans protection entre mille dangers toujours menaçants, ce ne peut être que par l’assurance que, s’ils tombent, ils retombent dans son propre sein, où ils sont à l’abri, et qu’ainsi leur chute n’est qu’une plaisanterie. À l’égard de l’homme, elle ne pense pas autrement qu’à l’égard des animaux. Son témoignage s’étend donc aussi à l’homme : la vie et la mort de l’individu lui sont indifférentes. Aussi devraient-elles nous l’être à nous-mêmes, en un certain sens, car ne sommes-nous pas nous-mêmes la nature ? Il est sûr que, si notre regard pénétrait assez loin au fond des choses, nous nous rangerions à l’avis de la nature, et nous considérerions la mort ou la vie avec autant d’indifférence qu’elle-même. Cependant, aidés de la réflexion, nous devons expliquer cette sécurité absolue, cette indifférence de la nature en face de la mort des individus, par ce fait que la destruction d’un tel phénomène n’en atteint pas le moins du monde l’essence propre et véritable.

Poursuivons maintenant nos considérations : non seulement, comme nous venons de le voir, la vie et la mort dépendent des moindres accidents, mais encore l’existence de tous les êtres organisés est en général éphémère, animaux et plantes naissent aujourd’hui et meurent demain, la naissance et la mort se suivent dans une rapide succession ; l’être inorganique, au contraire, quoique placé à un degré bien plus bas dans l’échelle des êtres, se voit assurer une durée incomparablement plus longue ; et seule la nature absolument informe en possède une infinie, que nous allons même jusqu’à lui attribuer a priori. Mais alors, semble-t-il, à la conception purement empirique, mais objective et impartiale d’un pareil ordre de choses doit venir s’ajouter d’elle-même la pensée que cette disposition n’est qu’un phénomène superficiel, que ces naissances, ces morts incessantes n’atteignent en aucune façon la racine des choses ; qu’elles ne sont qu’une manière d’être relative, une apparence faite pour l’œil, dont la ruine n’entraîne pas celle du principe propre, partout d’ailleurs caché à nos regards, de l’existence intime et toujours mystérieuse de chaque chose ; que cette existence enfin se maintient, au contraire, à l’abri de toute atteinte : voilà ce qu’il nous faut admettre, et cela malgré notre incapacité et d’observer et de concevoir comment tout se passe ainsi, malgré l’obligation qui s’ensuit pour nous de ne voir là en général que l’accomplissement d’une sorte de « tour de passe-passe » perpétuel. Car que la substance la plus imparfaite, la plus vile, la substance inorganique poursuive tranquille son existence, et que ce soient précisément les êtres les plus parfaits, les êtres vivants avec leurs organismes d’une complication infinie et d’un art inconcevable, qui, dans un renouvellement radical et incessant, doivent naître, puis, après un court espace de temps, retomber dans le néant absolu, pour faire place à leur tour à de nouveaux êtres, leurs semblables, venus du fond du néant à l’existence, c’est là une conception si évidemment absurde, qu’on doit y voir non pas la véritable disposition des choses, mais bien plutôt seulement un voile épais répandu sur elle, ou, plus justement, un phénomène dépendant de la constitution de notre intellect. Oui, tout cet être et ce non-être même des individus, par rapport auxquels la mort et la vie sont des contraires, ne peuvent être qu’un phénomène relatif : le langage de la nature qui les donne pour des absolus ne peut être ainsi la vraie, la dernière expression de l’essence des choses et de l’ordonnance du monde ; il n’est véritablement qu’un patois du pays, c’est-à-dire une image d’une fidélité seulement relative, un à-peu-prés, qu’il ne faut entendre que cum grano salis, ou, à proprement parler, un phénomène qui dérive de notre intellect. — Je le répète, une conviction immédiate et intuitive, du genre de celle que j’ai essayé de développer ici par circonlocutions, s’imposera à tout homme, c’est-à-dire sans doute à celui-là seul dont l’esprit n’est pas de l’espèce tout à fait commune, de cette espèce incapable de rien connaître hors du particulier, conçu absolument comme tel, et par suite rigoureusement réduite à la connaissance des individus, ni plus ni moins que l’intellect animal. Celui qui, au contraire, par une capacité d’esprit quelque peu plus haute et plus puissante, commence aussi seulement à apercevoir dans les individus leur principe général et leur idée, celui-là ne manquera pas de partager à un certain degré cette conviction et de s’en pénétrer comme d’une vérité immédiate et par suite certaine. En fait aussi n’y a-t-il que les têtes étroites et bornées pour redouter bien sérieusement dans la mort la destruction totale de l’être : quant aux esprits vraiment privilégiés, de telles craintes sont bien loin d’eux. Platon avait raison de fonder toute la philosophie sur la connaissance de la théorie des idées, c’est-à-dire sur l’aperception de l’universel dans le particulier. Mais cette conviction présentée ici, conséquence directe de la conception de la nature, c’est surtout chez ces sublimes fondateurs de l’Upanischad des Védas, chez ces hommes qu’on a peine à s’imaginer comme de simples hommes, qu’elle doit avoir existé au plus haut degré : elle ressort en effet de mille passages de leurs sentences, et nous y parle avec une chaleur si pénétrante qu’il nous faut attribuer cette illumination immédiate de leur esprit au fait que, plus rapprochés par le temps de l’origine de notre race, ils pouvaient saisir l’essence des choses avec plus de clarté et de profondeur que ne le peut notre race déjà affaiblie, οίοι νύν βροτοί είσιν. Mais sans doute une place revient dans leur conception à la nature même de l’Inde, animée d’une vie bien plus intense que celle de notre Nord. — Cependant la réflexion soutenue, comme le grand esprit de Kant savait la poursuivre, nous mène aussi au même point, par une autre route : elle nous enseigne que notre intellect, où se reflète ce monde des phénomènes sujet à de si rapides changements, embrasse non pas l’essence dernière et véritable des choses, mais la simple manifestation de cette essence, et cela, comme je l’ajoute, pour n’être destiné par son origine qu’à présenter des motifs à la volonté, c’est-à-dire à la servir dans la réalisation de ses fins les plus mesquines.

Mais continuons notre contemplation objective et impartiale de la nature. — Je tue un animal, chien, oiseau, grenouille ou insecte même seulement : n’est-il pas proprement inconcevable que cet être ou plutôt la force originelle, en vertu de laquelle un phénomène si merveilleux apparaissait encore l’instant d’auparavant dans toute son énergie et toute sa vitalité, doive être anéantie par le fait de ma méchanceté ou de mon étourderie ? Et d’autre part ces millions d’animaux de toute sorte, nouveaux venus dans la vie où ils entrent à tout moment en une infinie variété, tous pleins d’activité et de vigueur, est-il possible qu’avant l’acte même de leur procréation ils n’aient jamais rien été, et, sortis du néant, soient parvenus à un commencement absolu ? Si je vois maintenant l’un de ces êtres se dérober ainsi à mes regards, sans jamais apprendre où il va, et l’autre se montrer à mes yeux sans jamais savoir davantage d’où il vient ; si tous deux, de plus, ont même forme, même nature, même caractère, s’ils ne diffèrent que par la matière, qu’ils ne cessent d’ailleurs de rejeter et de renouveler durant toute leur existence, alors l’idée que l’être qui disparaît et celui qui le remplace ne sont qu’un seul et même être, qui a seulement subi une petite transformation, un renouvellement de la forme de son existence, et qu’ainsi la mort pour l’espèce répond au sommeil dans l’individu, cette idée, dis-je, ne se présente-t-elle pas à nous si naturellement, qu’il est impossible de n’y être pas amené, à moins d’avoir l’esprit faussé, dès la plus tendre jeunesse, par l’empreinte de théories erronées et de fuir de loin la vérité avec une crainte superstitieuse ? Soutenir au contraire que la naissance de l’animal est une apparition hors du sein du néant, que sa mort par conséquent est son anéantissement absolu, et ajouter ensuite que l’homme, sorti lui aussi du néant, doit pourtant conserver, et cela sans perdre la conscience, une existence individuelle et indéfinie, tandis que le chien, le singe et l’éléphant seraient réduits à rien par la mort, — c’est émettre une hypothèse contre laquelle le bon sens doit se révolter et qu’il doit déclarer absurde. Si, comme on le répète à satiété, la comparaison des conclusions d’un système avec les décisions du sens commun est une pierre de touche pour la vérité d’une doctrine, je désire alors la voir appliquer une fois ici par les partisans de cette théorie qui, transmise comme un héritage depuis Descartes jusqu’aux éclectiques prédécesseurs de Kant, règne aujourd’hui même encore dans l’esprit d’un grand nombre d’hommes cultivés en Europe.

Partout et toujours le vrai symbole de la nature est le cercle, parce qu’il est le schème du retour : c’est en effet la forme la plus universelle dans la nature, forme réalisée en toute chose, dans le cours des astres comme dans la mort et dans la naissance des êtres organisés, et par là seule capable, au milieu du flux incessant du temps et de son contenu, de servir de fondement à une existence durable, c’est-à-dire à une nature.

Contemplez en automne le petit monde des insectes : vous verrez l’un se disposer un lit pour y dormir le long et engourdissant sommeil de l’hiver ; l’autre tisser sa coque pour y passer l’hiver sous forme de chrysalide et se réveiller un jour, au printemps, plus parfait et plus jeune ; la plupart enfin, prêts à prendre leur repos dans les bras de la mort, ne s’inquiéter que d’aménager un abri convenable à l’œuf d’où ils renaîtront un jour sous une forme nouvelle. Qu’est-ce là, sinon la grande doctrine de l’immortalité de la nature, bien faite pour nous suggérer l’idée qu’entre le sommeil et la mort il n’y a pas de différence radicale, mais que l’une n’est pas pour l’existence un plus grand danger que l’autre ? Le soin de l’insecte à préparer une cellule, une petite fosse ou un nid, à y déposer son œuf avec des aliments pour la larve destinée à en sortir à la venue du printemps, puis à mourir ensuite tranquille, ce soin, dis-je, ressemble trait pour trait à celui d’un homme qui prépare dès le soir ses vêtements et son déjeuner du lendemain, et va ensuite dormir sans souci ; et les deux choses seraient également impossibles et dénuées de fondement, si en soi et dans sa véritable essence l’insecte qui meurt à l’automne n’était pas identique à celui qui se glisse hors de l’œuf au printemps, comme l’homme qui se met au lit est identique à celui qui se lève le lendemain.

Ces considérations achevées, revenons maintenant à nous-mêmes et à notre espèce, et, jetant alors nos regards en avant, bien loin dans l’avenir, cherchons à nous représenter les générations futures et les millions d’individus qu’elles comprennent, avec leurs coutumes, avec leurs modes si étrangères aux nôtres. Puis supposons qu’au milieu de nos réflexions surgisse cette question : « Mais d’où viendront tous ces hommes ? Où sont-ils maintenant ? Où est le vaste sein du néant gros de mondes qui les renferme encore, les races à venir ? » La vraie réponse, celle qu’il faudrait faire en souriant à une telle demande, ne serait-elle pas celle-ci ? « Et où seraient-elles autre part que là seulement où toujours le réel a été et sera, dans le présent et dans son contenu, par suite en toi, questionneur dupe de l’apparence, et bien semblable, dans cette ignorance de ton être propre, à cette feuille d’arbre qui, jaunie à l’automne et déjà presque tombée, pleure sa disparition, sans vouloir se consoler par la perspective de la verdure nouvelle dont l’arbre se revêtira au printemps, et qui dit en gémissant : « Non, ce n’est plus moi ! Ce sont de tout autres feuilles ! — Ô feuille insensée ! Où prétends-tu donc aller ? Et d’où les autres pourraient-elles bien venir ? Où est-il, ce néant, dont tu redoutes le gouffre ? — Reconnais donc ton être propre, ce qui justement en toi a une telle soif d’existence, reconnais-le dans la force intime, mystérieuse, dans la force active de l’arbre, qui, toujours une, toujours la même dans toutes les générations de feuilles, reste à l’abri de la naissance et de la mort. Or maintenant

Οίη περ φύλλων γενεή, τοιήδε καί άνδρών.
(Qualis foliorum generatio, talis et hominum.)

Que la mouche qui bourdonne maintenant à mon oreille s’endorme le soir et recommence à bourdonner le lendemain, ou que le soir elle meure et qu’au printemps son œuf donne naissance à une nouvelle mouche qui bourdonne, c’est en soi une seule et même chose, et la connaissance qui voit là deux choses radicalement distinctes n’est pas absolue, mais relative, c’est la connaissance du phénomène, et non celle de la chose en soi. La mouche existe encore le lendemain matin ; c’est elle aussi qui existe au printemps. Quelle différence y a-t-il pour elle entre l’hiver et la mort ? — Nous lisons au volume I, § 275, de la Physiologie de Burdach : « Jusqu’à dix heures du matin on ne peut voir encore aucune cercaire (cercaria ephemera, infusoire) dans l’infusion ; à midi toute l’eau en fourmille. Le soir elles meurent, et le lendemain il en renaît de nouvelles. Nitzsch a observé le fait pendant six jours de suite. »

Ainsi tout ne séjourne qu’un moment sur terre et court à la mort. La plante et l’insecte meurent à la fin de l’été ; l’animal, l’homme, au bout de peu d’années : la mort fauche toujours sans relâche. Et cependant, comme s’il n’en était nullement ainsi, tout existe toujours en son lieu, à sa place ; c’est à en croire que tout est impérissable. Toujours la plante verdit et fleurit, l’insecte bourdonne, l’animal et l’homme subsistent dans une indestructible jeunesse, et les cerises que nous avons déjà goûtées mille fois, nous les retrouvons chaque été à notre portée. Les peuples mêmes demeurent, comme des individus immortels, tout en changeant parfois de nom. Bien plus, leur conduite, leurs actions, leurs souffrances sont les mêmes en tout temps ; l’histoire a beau prétendre nous raconter toujours du nouveau, elle est comme le kaléidoscope : chaque tour nous présente une configuration nouvelle, et cependant ce sont, à dire vrai, les mêmes éléments qui passent toujours sous nos yeux. L’esprit n’est-il pas ainsi invinciblement sollicité à penser que cette naissance et cette mort n’atteignent en rien l’essence véritable des choses, mais que celle-ci n’en subit pas les atteintes, qu’elle est impérissable et que par là tout être qui veut exister existe réellement en effet et persévère sans fin dans l’être. Aussi, à tout moment donné du temps, toutes les races d’animaux, depuis la mouche jusqu’à l’éléphant, coexistent-elles toutes ensemble. Renouvelées déjà plusieurs milliers de fois, elles sont cependant demeurées les mêmes. Elles ne savent rien de leurs semblables qui ont vécu avant elles ou vivront après elles : l’espèce, voilà ce qui vit toujours, et, dans la conscience de l’immutabilité de l’espèce et de leur identité avec elle, les individus existent confiants et joyeux. La volonté de vivre se manifeste dans un présent sans fin, parce que le présent est la forme de la vie de l’espèce. Par là l’espèce ne vieillit pas, mais reste toujours jeune : la mort est pour elle ce que le sommeil est pour l’individu ou ce qu’est pour l’œil le clignement des paupières, à l’absence duquel on reconnaît les dieux indiens lorsqu’ils paraissent sous forme humaine. Comme, à l’entrée de la nuit, le monde s’évanouit, sans pour cela cesser d’être cependant une seule minute ; de même, dans la mort, l’homme et l’animal disparaissent pour les yeux, sans pour cela cesser de poursuivre en paix leur véritable existence. Qu’on se représente maintenant cette succession rapide de la mort et de la naissance par des vibrations d’une vitesse infinie, et on aura l’image de l’objectivation constante de la volonté, des idées permanentes des êtres, toujours immobiles et présentes, comme l’arc-en-ciel qui surmonte une chute d’eau. Telle est l’immortalité dans le temps. C’est par suite de cette immortalité que, malgré des milliers d’années de mort et de corruption, il ne s’est encore rien perdu, il n’a encore pas disparu un atome de matière, et moins encore une seule parcelle de l’existence intime qui se présente à nous sous l’aspect de la nature. Aussi pouvons-nous nous écrier à tout moment d’un cœur joyeux : « Malgré le temps, malgré la mort et la corruption, nous voici tous encore réunis ! »

Peut-être faudrait-il faire une exception pour celui qui, à ce jeu, aurait dit une fois du fond du cœur : « Je ne puis plus. » Mais ce n’est pas encore ici le lieu d’en parler.

Mais par contre remarquons bien que les douleurs de l’enfantement et l’amère nécessité de la mort sont les deux conditions constantes imposées à la volonté de vivre pour qu’elle se maintienne dans son objectivation, c’est-à-dire sous lesquelles notre être en soi, sans rien craindre du cours du temps et de l’extinction des générations successives, peut persister dans un présent perpétuel et goûter le fruit de l’affirmation de la volonté de vivre. Ce sont des conditions analogues à celle qui nous oblige à dormir chaque nuit[45], pour nous trouver éveillés au matin ; ce dernier fait même est le commentaire que la nature nous fournit pour l’intelligence de ce passage difficile de son livre.

En effet, le substratum ou contenu, πληρῶμα, ou matière du présent, est toujours proprement le même. L’impossibilité d’une connaissance immédiate de cette identité est précisément constituée par le temps, à la fois forme et borne de notre intellect. Qu’en vertu du temps, l’avenir, par exemple, ne soit pas encore, c’est la conséquence d’une illusion dont nous pénétrerons le sens quand l’avenir aura été réalisé. Et qu’une forme essentielle de notre intellect provoque une pareille illusion, c’est ce qui s’explique et se légitime par ce fait que l’intellect n’est nullement sorti des mains de la nature pour saisir l’essence des choses, mais seulement pour concevoir les motifs, et pour servir ainsi à une manifestation individuelle et temporelle de la volonté[46].

L’ensemble des considérations présentes nous permet de comprendre le véritable sens de cette doctrine paradoxale des Éléates qu’il n’y a ni naissance ni mort, mais que la totalité des choses reste assise dans une immobilité constante : Παρμενίδης καὶ Μέλισσος ἀνῄρουν γένεσιν καὶ φθοράν, διὰ τὸ νομίζειν τὸ πᾶν ἀκίνητον (Parmenides et Melissus ortum et interitum tollebant, quoniam nihil moveri putabant). (Stob., Ecl., I ; 21.) De même ces réflexions jettent de la lumière sur le beau passage d’Empédocle, que nous a conservé Plutarque dans le livre Adversus Coloten, c. 12 :

Νηπίοι· οὐ γάρ σφιν δολιχόφρονές εἰσι μερίμναι,
Οἱ δὴ γίνεσθαι πάρος οὐκ ἐόν ἐλπίζουσι,
Ἤ τι καταθνήσκειν καὶ ἐξόλλυσθαι ἁπάντη.
Οὐκ ἂν ἀνὴρ τοιαῦτα σοφὸς φρέσι μαντεύσαιτο,
Ὡς ὄφρα μέν τε βίωσι (τό δή βίοτον καλέουσι).
Τόφρα μέν οὐκ εἰσίν, καὶ σφιν παρὰ δεῖνα καὶ ἐσθλά,
Πρίν τε πάγεν τε βροτοί, καὶ ἐπεί λύθεν, οὐδὲν ἄρ’εἰσιν.


[Stulta et prolixas non admittentia curas
Pectora : qui sperant, existere posse, quod ante
Non fuit, aut ullam rem pessum protinus ire ; —
Non animo prudens homo quod præsentiat ullus,
Dum vivunt (namque hoc vitaï nomine signant),
Sunt, et fortuna tum conflictantur utraque :
Ante ortum nihil est homo, nec post funera quidquam.

Il ne convient pas moins de citer le passage si curieux et surprenant par la place qu’il occupe de Jacques le Fataliste de Diderot : « Un château immense, au frontispice duquel on lisait : « Je n’appartiens à personne, et j’appartiens à tout le monde : vous y étiez avant que d’y entrer, vous y serez encore quand vous en sortirez. »

Sans doute, au sens où l’homme, par la naissance, sort du néant, il est ramené au néant par la mort. Mais apprendre à connaître dans sa nature propre ce néant, voilà qui serait intéressant : car il suffit d’une perspicacité même médiocre pour reconnaître que ce néant empirique n’est nullement un néant absolu, c’est-à-dire un néant dans tous les sens. Nous sommes déjà amenés à cette manière de voir par l’observation empirique que toutes les qualités distinctives des parents se retrouvent dans l’enfant, et ont ainsi survécu à la mort. Mais c’est un sujet auquel je consacrerai un chapitre spécial.

Il n’est pas de plus frappant contraste qu’entre la fuite irrésistible du temps avec tout son contenu qu’il emporte et la raide immobilité de la réalité existante, toujours une, toujours la même en tout temps. Et si, de ce point de vue, on envisage bien objectivement les accidents immédiats de la vie, le Nunc stans nous apparaîtra visible et clair au centre de la roue du temps. — Pour un œil doué d’une vie incomparablement plus longue et capable d’embrasser d’un seul regard la race humaine, dans toute sa durée, la succession incessante de la naissance et de la mort ne se manifesterait que comme une vibration continue : il ne lui viendrait donc pas à l’idée de voir là un devenir perpétuel allant du néant au néant ; mais, de même qu’à notre regard la lueur qui tourne d’un mouvement de rotation précipité fait l’effet d’un cercle immobile, de même que le ressort animé de vibrations rapides paraît un triangle fixe, et la corde qui oscille, un fuseau, de même l’espèce lui apparaîtrait comme la réalité existante et durable, la mort et la naissance comme de simples vibrations.

Nous ne cesserons pas d’avoir ces notions fausses sur l’indestructibilité de notre être véritable par la mort, tant qu’au lieu de nous résoudre à commencer par étudier cette persistance chez les animaux nous nous en arrogerons à nous seuls une toute spéciale, sous le nom ambitieux d’immortalité. Or cette prétention et l’étroitesse de vue d’où elle procède suffisent à expliquer l’opiniâtreté avec laquelle la plupart des hommes se refusent à admettre cette vérité manifeste qu’en substance et dans nos éléments essentiels nous sommes identiques aux animaux ; de là même vient ce mouvement de recul et d’effroi de leur part à la moindre allusion faite à notre parenté avec l’animal. Mais ce démenti donné à la vérité est la véritable barrière qui leur ferme la route d’une véritable connaissance de l’indestructibilité de notre être. Car si dans ses recherches on suit une fausse voie, c’est qu’alors justement on a quitté la bonne, et cette mauvaise route ne peut nous mener en fin de compte qu’à une tardive désillusion. Aussi, courage, et, sans vous régler sur des chimères préconçues, laissez-vous guider par la main de la nature dans la poursuite de la vérité ! Et tout d’abord apprenez à reconnaître dans tout jeune animal qui s’offre à vos yeux l’existence de l’espèce à jamais exempte de vieillesse : c’est l’espèce qui prête à tout individu naissant une jeunesse temporelle, sorte de reflet de son éternelle jeunesse ; c’est elle qui le fait paraître avec la même nouveauté et la même fraîcheur que si le monde datait d’aujourd’hui. Demandez-vous sincèrement si l’hirondelle de ce printemps-ci digère tout à fait de celle du premier printemps, et si réellement entre les deux le miracle d’une création sortie du néant s’est renouvelé un million de fois pour travailler et aboutir autant de fois à un anéantissement absolu. — Je le sais, si j’allais gravement affirmer à quelqu’un l’identité absolue du chat occupé en ce moment même à jouer dans la cour et de celui qui, trois cents ans auparavant, a fait les mêmes bonds et les mêmes tours, je passerais pour un fou ; mais je sais aussi qu’il est bien plus insensé encore de croire à une différence absolue et radicale entre le chat d’aujourd’hui et celui d’il y a trois cents ans. — Il suffit de s’absorber sérieusement et de bonne foi dans l’examen d’un de ces vertébrés supérieurs pour s’apercevoir clairement que cette existence, insondable telle qu’elle se présente, prise dans son ensemble, ne saurait être anéantie ; et pourtant on en connaît d’autre part la fragilité. La raison de cette opposition est que chez cet animal l’éternité de son idée (l’espèce) est imprimée dans la nature finie de l’individu. Car sans doute dans l’individu nous avons sans cesse sous les yeux un autre être : rien de plus vrai en un certain sens, au sens fondé sur le principe de raison, qui embrasse encore le temps et l’espace, éléments du principium individuationis. Mais rien de moins vrai aussi en un autre sens, à savoir au sens où la réalité n’appartient qu’aux seules formes durables des choses, aux idées, au sens qui avait brillé d’une clarté si vive à l’esprit de Platon, que Platon en avait fait la pensée fondamentale, le fond de sa philosophie, le principe dont l’intelligence était pour lui le critérium universel de la capacité de philosopher.

Les gouttes d’eau de la cataracte mugissante se dissipent en poussière et se succèdent avec la rapidité de l’éclair ; mais l’arc-en-ciel, dont elles sont comme les supports, demeure dans une inébranlable tranquillité, intact au milieu de ce changement ininterrompu ; de même chaque idée, c’est-à-dire chaque espèce d’êtres vivants, persiste, garantie contre la succession continuelle des individus qu’elle renferme. Or l’idée ou l’espèce, c’est la racine propre, le lieu d’apparition de la volonté de vivre ; c’est aussi le seul élément dont la durée importe vraiment à la volonté. Les lions, par exemple, naissent et meurent ; ils sont comme les gouttes de la cascade ; mais la léonité (leonitas), l’idée ou la forme du lion, est l’équivalent de l’arc-en-ciel immuable qui couronne la chute d’eau. Aussi pour Platon les idées seules, c’est-à-dire les espèces (species), avaient-elles comme attribut une existence véritable ; quant aux individus, il devait leur suffire de naître et de passer sans relâche. De cette conscience intime et profonde de sa nature impérissable dérive encore l’assurance et la tranquillité d’âme avec laquelle tout individu, animal ou même homme, marche sans crainte entre mille dangers capables de l’anéantir à tout moment et va jusqu’à affronter la mort. Dans son regard brille cependant le calme de l’espèce, de ce principe que la disparition de son être ne touche pas et n’atteint pas. Et ce calme, ce ne seraient pas non plus les dogmes incertains et changeants qui pourraient le conférer à l’homme. Mais, je l’ai dit, la vue de chaque animal nous enseigne que la mort n’est pas un obstacle au développement de la substance de la vie, de la volonté. Quel mystère impénétrable est donc renfermé dans chaque animal ! Regardez la première bête venue, regardez votre chien : avec quelle joie, avec quelle confiance il se laisse vivre ! Bien des milliers de chiens ont dû mourir, avant que son tour vînt d’exister. Mais la disparition de ces milliers de chiens n’a nullement entamé l’idée du chien ; toutes ces morts ne l’ont pas obscurcie du moindre nuage. Et ainsi le chien existe aussi frais, aussi neuf, aussi fort, que si c’était aujourd’hui son premier jour, que si son dernier jour pouvait ne jamais venir, et dans ses yeux luit le principe indestructible, la force primitive qui l’anime. Qu’est-ce donc qui a péri pendant ces milliers d’années ? — Ce n’est pas le chien, il se dresse intact devant nous ; ce n’en est que l’ombre, que l’image reproduite dans notre mode de connaissance lié au temps. Et comment peut-on seulement croire à la disparition de ce qui existe toujours et toujours, de ce qui remplit le temps tout entier ? — Sans doute, empiriquement, la chose s’explique bien : la génération a produit des individus nouveaux dans la même proportion où la mort en a anéanti d’anciens. Mais cette explication empirique n’est qu’une explication apparente ; elle substitue une énigme à une autre. L’intelligence métaphysique du phénomène s’acquiert peut-être à moins bon compte ; ce n’en est pas moins la seule vraie, la seule suffisante.

Kant, par sa méthode subjective, a mis en lumière cette vérité précieuse, quoique négative, que le temps ne saurait appartenir à la chose en soi, parce qu’il existe préformé dans notre faculté de comprendre. Or la mort est la fin temporelle du phénomène temporel ; mais le temps une fois supprimé, il n’y aura plus de fin, et ce mot perdra toute signification. Pour moi, je m’efforce maintenant, par la voie objective, de montrer le côté positif de la question, de montrer que la chose en soi demeure garantie contre les atteintes du temps, contre ce qui n’est possible que par le temps, contre la naissance et la mort, et que les phénomènes temporels ne pourraient même pas posséder cette existence sans cesse fugitive et si voisine du néant, sans renfermer en soi un germe d’éternité. L’éternité est, à vrai dire, une notion qui n’a aucune intuition pour fondement : le contenu de ce concept est, par là, purement négatif ; la signification en est l’indépendance à l’égard du temps. Le temps, néanmoins, n’est que la simple image de l’éternité, ο χρονος εικων του αιωνος, comme l’a dit Plotin ; et de même notre existence temporelle n’est que la simple image de notre être en soi. Celui-ci doit être situé dans l’éternité, justement parce que le temps n’est que la forme de notre connaissance ; et c’est au temps seul que nous devons de connaître notre existence et celle de toutes choses comme périssable, finie et vouée à l’anéantissement.

Dans le second livre, j’ai développé cette opinion que l’objectivité adéquate de la volonté en tant que chose en soi est, à chacun de ses degrés, l’idée platonicienne ; de même, au troisième livre, que les idées des êtres ont pour corrélatif le sujet pur de la connaissance et qu’en conséquence la connaissance de ces idées ne s’acquiert que par exception, dans des conditions favorables toutes particulières et pour un moment. Au contraire, pour la connaissance individuelle et par suite temporelle, l’idée se présente sous la forme de l’espèce (species), qui n’est que l’idée déployée et étendue par son introduction dans le temps. Par là l’espèce est l’objectivation la plus immédiate de la chose en soi, c’est-à-dire de la volonté de vivre. L’essence intime de tout animal et de l’homme même a donc pour siège l’espèce : c’est dans l’espèce, et non pas certes dans l’individu que prend racine, pour croître avec tant d’énergie et d’ardeur la volonté de vivre. L’individu au contraire ne contient que la conscience immédiate : de là l’illusion par laquelle il se croit différent de l’espèce, et de là aussi sa crainte de la mort. Par rapport à l’individu, la volonté de vivre se manifeste dans la faim et la crainte de la mort ; par rapport à l’espèce, dans l’instinct sexuel et les soins passionnés pour la progéniture. En conformité de quoi nous voyons la nature, en tant qu’exempte de cette illusion de l’individu, aussi soucieuse de la conservation de l’espèce qu’indifférente à la disparition des individus ; ceux-ci ne sont jamais pour elle que des moyens, celle-là est une fin. De là un contraste frappant entre son avarice à pourvoir l’individu et sa prodigalité là où il y va de l’espèce. Pour celle-ci, en effet, d’un seul individu, arbre, poisson, écrevisse, termite, peuvent souvent sortir chaque année cent mille germes et plus. Chaque individu, au contraire, reçoit tout juste en partage assez de forces et d’organes pour soutenir son existence dans un effort ininterrompu : aussi la mutilation ou la perte de ses forces entraîne-t-elle, en règle générale, pour l’animal, la mort par inanition. Et partout où s’offrait l’occasion d’une économie possible, partout où quelque organe pouvait au besoin se supprimer, partout, même aux dépens de l’ordonnance générale, la nature s’en est dispensée. De la vient que beaucoup de chenilles sont privées d’yeux : plongées dans l’obscurité, ces pauvres bêtes se traînent en tâtonnant de feuille en feuille, et le défaut d’antennes les oblige à se soulever, à se balancer de droite à gauche des trois quarts de leur corps, jusqu’à ce qu’elles heurtent quelque objet ; plus d’une fois il leur arrive de passer tout à côté de leurs aliments sans les rencontrer. Mais c’est là une conséquence de la lex parsimoniæ naturæ, dont l’énoncé : natura nihil facit supervacaneum, peut se compléter par ces mots : et nihil largitur. — Autre fait où l’on peut saisir la même tendance de la nature : plus l’individu, par son âge, est apte à se reproduire, plus puissamment se manifeste en lui la vis naturæ medicatrix, plus facilement ses blessures se cicatrisent et il guérit de ses maladies. Ce pouvoir réparateur décroît en même temps que la capacité de reproduction, et il tombe au plus bas quand cette capacité s’est éteinte, car alors, aux yeux de la nature, l’individu a perdu toute valeur.

Jetons maintenant encore un regard sur l’échelle successive des êtres, avec la gradation de conscience qui en est inséparable, depuis le polype jusqu’à l’homme ; que voyons-nous ? Cette merveilleuse pyramide est sans doute maintenue dans un mouvement constant d’oscillation par la mort incessante des individus, et cependant la chaîne de la génération, dans les espèces, lui fournit le moyen de persister à travers l’infinité du temps. Aussi, comme nous l’avons expliqué plus haut, tandis que l’objectif, l’espèce apparaît comme indestructible, le subjectif, constitué par la simple conscience de soi chez ces individus, semble être de la plus brève durée et voué à une destruction incessante, pour ressortir autant de fois du néant, par un procédé incompréhensible. Mais, en vérité, il faut avoir la vue bien courte pour se laisser abuser par cette apparence, et pour ne pas comprendre que, si même la forme de la durée temporelle ne convient qu’à l’objectif, le subjectif, c’est-à-dire la volonté, vivante et présente en tout, et avec elle le sujet de la connaissance, où se répète le subjectif, ne doivent pas moins être indestructibles. En effet, la persistance de l’élément objectif ou externe ne peut être que le phénomène extérieur de la permanence de l’élément subjectif ou interne, parce que l’objectif ne peut rien posséder dont le subjectif ne l’ait investi, et qu’il ne saurait être au contraire, par essence et à l’origine, un objectif, un phénomène, pour devenir ensuite en second lieu et par accident un principe subjectif, une chose en soi, une conscience de soi. Car, en tant que manifestation, il présuppose évidemment une force qui se manifeste, en tant qu’être existant pour d’autres, un être en soi, en tant qu’objet, un sujet ; mais l’inverse n’est pas concevable : partout la racine des choses doit être située dans ce qu’elles sont pour elles-mêmes, par suite dans le subjectif, et non dans l’objectif, c’est-à-dire dans ce qu’elles sont d’abord pour d’autres, dans une conscience étrangère. Aussi estimions-nous dans notre premier livre que le vrai point de départ d’une philosophie est nécessairement et par essence le point de départ subjectif, c’est-à-dire idéaliste, comme aussi que le point de départ opposé, le point de départ objectif, mène tout droit au matérialisme. — Au fond, nous ne faisons qu’un avec la nature, et cela bien plus que nous n’avons coutume de le penser : son essence intime est notre volonté ; son phénomène, notre représentation. Pour l’homme capable d’arriver à une conscience nette de cette unité d’essence, il n’y aurait plus de différence entre la persistance du monde extérieur, une fois qu’il est mort lui-même, et la continuation de sa propre existence après la mort : les deux phénomènes se présenteraient à son esprit comme une seule et même chose, et il rirait de l’illusion qui pouvait les séparer. Car se rendre compte de l’immortalité de notre être et de l’identité du macrocosme et du microcosme, c’est tout un. En attendant on peut s’expliquer la doctrine ici soutenue par une expérience caractéristique dont l’imagination serait l’agent, et qui se pourrait appeler une expérience métaphysique. Qu’on essaye en effet de se représenter avec force le temps, en tout cas assez peu éloigné, où on ne sera plus. On se figure soi-même disparu et on laisse le monde continuer son existence ; mais on ne tardera pas à découvrir, à son grand étonnement personnel, qu’on ne cessait pas d’y exister ; car on croyait se représenter le monde sans soi ; mais dans la conscience la donnée immédiate, c’est le moi, le moi au travers duquel seul le monde se réfléchit, le moi pour lequel seul le monde existe. Vouloir supprimer ce centre de toute existence, ce germe de toute réalité, en laissant subsister le monde, c’est former une pensée peut-être bien concevable in abstracto, mais en fait irréalisable. L’effort pour arriver à ce résultat, la tentative de penser le secondaire sans le primaire, le conditionné sans la condition, l’objet porté sans le support, cette tentative échoue chaque fois, à peu près comme celle qui consiste à vouloir se figurer un triangle rectangle équilatéral, l’apparition ou la disparition de la matière, et autres impossibilités du même genre. Au lieu de l’objet qu’on a en vue, ce qui s’impose alors à nous c’est le sentiment que le monde n’est pas moins en nous que nous ne sommes en lui et que la source de toute réalité gît en nous-mêmes. Le résultat obtenu est proprement celui-ci : le temps où je ne serai pas arrivera objectivement ; mais subjectivement il ne viendra jamais. — Une question se poserait alors : Jusqu’à quel point chacun croit-il réellement, en son cœur, à une chose qu’il ne peut, à vrai dire, se représenter en aucune façon ? Ou bien, puisque cette expérience, purement intellectuelle sans doute, mais déjà faite plus ou moins expressément par chacun, s’accompagne encore de la conscience intime et profonde de l’indestructibilité de notre être en soi, la mort elle-même ne serait-elle peut-être pas au fond pour nous la chose la plus fabuleuse du monde ?

La profonde conviction de l’impossibilité pour la mort de nous anéantir, cette conviction que chacun porte au fond de son cœur, à en juger par les scrupules de conscience toujours inévitables à l’approche du dernier moment, cette conviction, dis-je, tient fortement à la conscience de notre nature primitive et éternelle ; de là les termes par lesquels l’exprime Spinoza : sentimus experimurque nos æternos esse. En effet, pour se croire impérissable, l’homme doué de raison doit se croire sans commencement, éternel, en un mot indépendant du temps. Se tient-il au contraire pour un être sorti du néant, il doit penser aussi qu’il retournera au néant ; car imaginer qu’une infinité de temps ait dû s’écouler avant qu’il ait lui-même été, puis qu’alors une seconde infinité ait commencé, durant laquelle il ne cessera jamais d’être, c’est là une idée monstrueuse. En réalité, le fondement le plus solide de notre éternité est le vieux dicton : Ex nihilo nihil fit, et in nihilum nihil potest reverti. Et par là Théophraste Paracelse (Œuvres, Strasbourg, 1603, vol. II, p. 6) dit avec beaucoup d’à propos : « Mon âme est née de quelque chose ; elle ne tombera donc pas dans le néant, puisqu’elle vient de quelque chose. » C’est donner la véritable raison. Mais pour qui regarde la naissance comme le commencement absolu de l’homme, la mort doit en être aussi la fin absolue ; car toutes deux sont ce qu’elles sont au même sens : par suite, on ne peut se croire immortel qu’autant qu’on se croit incréé et au même sens. Telle la naissance, telle aussi la mort dans sa nature et dans sa signification ; c’est la même ligne décrite dans deux directions. La première est-elle une réelle apparition hors du néant, la seconde sera aussi un véritable anéantissement. Mais, en vérité, l’éternité de notre être propre est le seul moyen d’en supposer par la pensée l’immutabilité ; cette immutabilité n’est donc pas temporelle. L’opinion que l’homme est créé du néant conduit nécessairement à celle que la mort est sa fin absolue. En cela l’Ancien Testament est donc tout à fait conséquent, car une création tirée du néant n’admet pas de doctrine de l’immortalité. Le christianisme et le Nouveau Testament en contiennent une : c’est qu’ils sont d’esprit tout hindou, et par là aussi (la chose est plus que probable) d’origine hindoue, quoique n’étant dérivés de l’Inde que par l’intermédiaire de l’Égypte. Mais pour la race juive, sur laquelle cette sagesse de l’Inde a dû se greffer dans la terre promise, une telle doctrine lui convient aussi peu que la liberté de la volonté s’accorde avec la théorie de la création de la volonté, ou aussi peu encore que

Humano capiti cervicem pictor equinam
Jungero si velit.

Il est toujours mauvais de n’être pas original de toutes pièces et de ne pouvoir tailler en plein bois. Le brahmanisme et le bouddhisme, au contraire, très conséquents avec eux-mêmes, admettent à côté de la continuation de l’existence après la mort une existence avant la naissance, dont cette vie présente est destinée à expier les fautes. Et ils ont eu une conscience très nette du rapport nécessaire de ces deux idées ; la preuve en est fournie par le passage suivant de l’Histoire de la philosophie hindoue de Colebrooke, dans les Transact. of the Asiatic London Society, vol. I, p. 577 : « Against the system of the Bhagavatas, which is but partially heretical, the objection upon which the chief stress is laid by Vyasa is, that the soul would not be eternal, if it were a production, and consequently had a beginning[47]. ». Nous lisons encore dans Upham, Doctrine of Buddhism, p. 110 : « The lot in hell of impious persons call’d Deitty is the most severe : these are they, who discrediting the evidence of Buddha, adhere to the heretical doctrine, that all living beings had their beginning in the mother’s womb, and will have their end in death[48]. »

Celui qui conçoit son existence comme un pur effet du hasard doit craindre, sans doute, de la perdre par la mort ; celui qui reconnaît, au contraire, et cela seulement même d’une façon toute générale, que cette existence repose sur une nécessité originelle, n’ira pas borner à un court espace de temps, mais étendra à tous les moments de la durée l’action de cette loi nécessaire qui a produit une œuvre aussi merveilleuse. Or, pour connaître son existence comme nécessaire, l’homme doit considérer que jusqu’à ce moment précis où il existe, il s’est déjà écoulé un temps infini rempli d’une infinité de changements, et que malgré tout il existe : la série entière de tous les états possibles a déjà été épuisée, sans que son existence ait pu être supprimée. Si jamais il pouvait ne pas être, il ne serait déjà plus maintenant. Car l’infinité du temps déjà écoulé, avec tous les phénomènes possibles déjà produits, nous garantit la nécessité d’existence de ce qui existe. Chacun a donc à se concevoir soi-même comme un être nécessaire, c’est-à-dire comme un être dont la vraie définition, dont la définition adéquate, pour peu qu’on parvînt à la formuler, devrait entraîner déjà l’existence. C’est dans cette suite de pensées que se trouve réellement la seule preuve immanente, c’est-à-dire renfermée dans le domaine des données de l’expérience, qu’on puisse fournir de l’immutabilité de notre être véritable. L’existence, en effet, doit lui être inhérente, parce qu’elle se montre indépendante de tous les états possibles, amenés par la chaîne des causes : car ces états ont déjà trouvé leur réalisation, et notre existence n’en est pas moins demeurée aussi peu ébranlée par leur choc que le rayon de lumière l’est par le vent d’orage qu’il traverse. Si, par ses propres forces, le temps pouvait nous conduire à un état bienheureux, nous l’aurions déjà atteint depuis longtemps, car un nombre infini de siècles s’étend derrière nous. Mais de même, s’il pouvait nous mener à la destruction, il y a bien longtemps que nous ne serions déjà plus. De ce que nous sommes maintenant, il s’ensuit, tout bien pesé, que nous devons être en tout temps. Car nous sommes l’être même que le temps a recueilli en soi pour combler son propre vide : aussi cet être remplit-il la totalité du temps, présent, passé, comme avenir, et il nous est aussi impossible de tomber hors de l’existence que hors de l’espace. — À bien considérer les choses, il est inconcevable que ce qui existe une fois dans toute la force de la réalité doive jamais être réduit à rien, et ne soit plus ensuite pendant un temps infini. De là, chez les chrétiens, la doctrine de la résurrection universelle ; chez les Hindous, celle de la création sans cesse renouvelée du monde par Brahma, sans compter les dogmes semblables des philosophes grecs. — Le grand mystère de notre être et de notre non-être, dont l’explication a suscité ces dogmes et tous ceux du même genre, a pour fondement dernier que la même chose qui, objectivement, constitue une suite de temps infinie, n’est, subjectivement, qu’un point, un présent indivisible et toujours existant ; mais qui peut le comprendre ? Kant a exposé cette vérité avec toute la clarté désirable dans son immortelle théorie de l’idéalité du temps et de l’unique réalité de la chose en soi ; car il en résulte que l’essence propre des choses de l’homme, du monde, réside durable et permanente dans le Nunc stans toujours solide, toujours immobile, et que la succession des phénomènes et des événements est une pure conséquence de la conception que nous nous faisons de cette essence à travers la forme de nos intuitions, au travers du temps. Par conséquent, au lieu de dire aux hommes : « Vous avez commencé avec la naissance, mais vous êtes immortels, » on devrait leur dire : « Non, vous n’êtes pas néant, » et leur enseigner à entendre cette parole au sens de la maxime attribuée à l’Hermès Trismégiste : Το γαρ ον αει εσται (Quod enim est, erit semper.) (Stob., Ecl., I, 43,6.). Et si même alors on n’y réussit pas, si le cœur angoissé fait retentir sa vieille complainte : « Je vois tous les êtres sortir du néant par la naissance et y retomber après un court répit ; de même mon existence, aujourd’hui située dans le présent, ne sera bientôt plus que dans un passé lointain, et je ne serai plus rien », alors la vraie réponse à faire est celle-ci : « N’existes-tu pas ? Ne le possèdes-tu pas, ce présent inestimable, après lequel vous tous, fils du temps, vous aspirez avec tant d’ardeur, ne l’occupes-tu pas maintenant et réellement ? Et comprends-tu comment tu y es parvenu ? Sais-tu si bien les chemins qui t’y ont conduit que tu puisses reconnaître qu’ils doivent t’être fermés par la mort ? L’existence de ton être, après la destruction de ton corps, te semble impossible et inconcevable : mais peut-elle l’être plus pour toi que ton existence actuelle et la route qui t’y a mené ? Pourquoi douter que les voies secrètes qui étaient ouvertes pour toi vers le présent actuel ne le demeurent pas encore vers tout présent à venir ? »

Si des considérations de ce genre sont certainement propres à éveiller la conviction qu’il est en nous quelque chose que la mort ne peut pas détruire, le seul moyen d’obtenir ce résultat est de nous élever à ce point de vue d’où la naissance n’apparait pas comme le commencement de notre existence. De là découle la conséquence suivante : cette partie de nous qui est prouvée résister aux atteintes de la mort n’est pas proprement l’individu ; créé par la génération, portant en soi les caractères du père et de la mère, l’individu se présente, du reste, comme une pure différenciation de l’espèce, et, comme tel, il ne peut être que fini. De même, par conséquent, que l’individu ne garde aucun souvenir de son existence d’avant la naissance, de même il ne peut, après la mort, en conserver aucun de son existence présente. Or c’est dans la conscience que chaque homme place son moi, ce moi lui apparaît donc comme lié à l’individualité, dont la perte entraîne celle de tous les attributs propres à l’individu, en tant que tel, et destinés à le distinguer des autres. Sa permanence sans l’individualité devient par suite, pour lui, indiscernable de la persistance des autres êtres, et il voit son moi disparaître. Avant d’attacher ainsi son existence à l’identité de la conscience et, par là, de désirer pour elle une durée sans fin après la mort, il faudrait réfléchir qu’on ne peut obtenir en tout cas un pareil bien qu’au prix d’un passé aussi infini avant la naissance. Comme il n’a pas, en effet, souvenir d’une existence avant la naissance, et qu’ainsi la conscience ne commence qu’avec la naissance, celle-ci doit passer à ses yeux pour une apparition de son être hors du néant. Mais alors il achète le temps infini de son existence après la mort pour un temps aussi long avant la naissance, et le compte finit par se balancer sans profit pour lui. Au contraire l’existence, que la mort laisse intacte, est-elle autre que celle de la conscience individuelle, elle doit être alors aussi indépendante de la naissance que de la mort, et par suite il doit être également vrai de dire par rapport à elle : « Je serai toujours » et « J’ai toujours été » : le résultat nous donne deux infinités pour une. Mais c’est proprement dans le mot moi que réside la plus grande équivoque, et, sans aller plus loin, on s’en rendra compte, pour peu qu’on ait présent à l’esprit le contenu de notre second livre et la distinction longuement établie alors par nous entre la partie voulante et la partie connaissante de notre être. Selon la manière dont je comprends ce mot « moi », je puis dire : « La mort est ma fin absolue, » ou encore : « Je ne suis qu’une partie infiniment petite du monde ; de même ma forme personnelle n’est qu’une parcelle de mon être véritable. » Mais le moi, voilà le point noir de la conscience, tout ainsi que dans le tissu de la rétine c’est précisément le point d’insertion du nerf optique qui est aveugle, que la substance même du cerveau est d’une complète insensibilité, que le corps du soleil est sombre, et que l’œil enfin, qui voit tout, est incapable de se voir lui-même. Notre faculté de connaître est tout entière dirigée au dehors, parce qu’elle est le résultat d’une énergie cérébrale produite pour servir à la seule conservation de nous-mêmes, et aussi à la recherche de nos aliments et à la prise de possession de notre proie. Par là chacun ne connaît de soi que l’individu, tel qu’il se présente dans la perception externe. Si l’homme pouvait au contraire prendre conscience de tout ce qui complète encore sa nature, il se résignerait alors sans peine à la disparition de son individualité, il sourirait de la ténacité de son attachement à cette forme, et dirait : « Pourquoi m’inquiéter de la perte de cette individualité, moi qui porte en moi-même la possibilité d’individualités sans nombre ? » Il verrait que, si même la permanence de son individualité ne lui était pas assurée, tout est aussi bien que s’il la possédait, parce qu’il porte en lui-même une parfaite compensation à cette perte. — Et d’ailleurs ne pourrait-on faire encore entrer en ligne de compte la condition misérable, la valeur absolument nulle de l’individualité de la plupart des hommes ? En vérité, ils n’y perdent rien, et tout ce qui en eux peut avoir encore quelque valeur, c’est l’élément humain universel ; et à celui-ci on peut promettre une éternelle durée. Oui, l’immobilité finie et la limitation essentielle de toute individualité, en tant que telle, finiraient déjà d’elles-mêmes, en se poursuivant sans terme, par engendrer dans leur monotonie un si profond dégoût, qu’on préférerait retomber dans le néant, ne fût-ce que pour en être débarrassé ! Désirer l’immortalité de l’individualité, c’est, à vrai dire, vouloir perpétuer une erreur à l’infini ; car au fond chaque individualité n’est qu’une erreur particulière, un faux pas, une illusion qui ferait mieux de ne pas être, et d’où le but propre de cette existence est de nous ramener. Et ce qui confirme cette idée, c’est que la plupart des hommes et tous les hommes même sont, à vrai dire, ainsi faits, qu’ils ne sauraient être heureux, dans quelque monde qu’ils pussent être transportés. Tel monde en effet exclurait-il le besoin et la peine, les hommes deviendraient la proie de l’ennui, et autant l’ennui serait-il prévenu, autant ils retomberaient dans le besoin, les tourments et les souffrances. Pour placer l’homme dans un état bienheureux, il ne suffirait en aucune façon de le transporter dans un meilleur monde ; ce qui serait encore nécessaire, c’est la production en lui-même d’un changement radical qui le ferait ne plus être ce qu’il est, et devenir au contraire ce qu’il n’est pas. Mais pour cela il lui faut commencer par cesser d’être ce qu’il est : cette condition préalable est remplie par la mort, dont la nécessité morale se fait déjà comprendre à ce seul point de vue. Être transplanté dans un autre monde et transformer tout son être est au fond une seule et même chose. C’est là-dessus aussi que repose en dernière analyse cette dépendance de l’objectif à l’égard du subjectif, marquée par l’idéalisme de notre premier livre ; c’est là, par suite, le point d’attache de la philosophie transcendantale avec la morale. À ce compte, on ne trouvera moyen d’expliquer le réveil du songe de la vie que par la rupture simultanée de tout son tissu fondamental ; or ce tissu, c’est son organe même, l’intellect, avec ses formes, par lequel la trame du songe continuerait à se dérouler à l’infini, tant le songe est lié intimement et ne fait qu’un avec l’intellect même. Quant au sujet même qui fait le songe, il en diffère encore et seul il demeure. Par contre, la crainte de voir tout finir avec la mort est comparable à l’illusion de l’homme qui, dans un rêve, croirait à la seule existence des songes, et non à celle du rêveur. — Or maintenant, une fois que la mort a mis fin à une conscience individuelle, serait-il à souhaiter seulement que cette lueur éteinte se rallumât pour continuer à briller à l’infini ? Le contenu de cette conscience n’est en grande partie et même presque toujours qu’un flot de pensées mesquines, terrestres, misérables et d’interminables soucis : puissent-ils donc une bonne fois s’apaiser ! Aussi est-ce avec raison que les anciens gravaient sur leurs pierres tumulaires ces mots : securitati perpetuœ ou bonæ quieti. Et si là même, comme le cas s’est souvent présenté, on voulait désirer la persistance de la conscience individuelle, pour y attacher des récompenses ou des peines ultérieures, c’est qu’on ne se serait au fond proposé autre chose que de concilier la vertu avec l’égoïsme. Or ces deux choses sont à jamais inconciliables ; elles sont radicalement opposées. Elle est, au contraire, bien fondée la conviction immédiate, éveillée en nous à la vue de nobles actions, que l’esprit d’amour qui pousse l’un à épargner ses ennemis, l’autre à prendre au péril même de sa vie les intérêts d’un inconnu, que cet esprit de charité ne s’évanouira jamais et jamais ne sera réduit à néant.

La réponse la plus forte à la question de la permanence de l’individu après la mort se trouve dans la grande théorie kantienne de l’idéalité du temps : c’est là surtout qu’elle se montre justement féconde et riche en conséquences ; elle substitue une démonstration toute théorique, mais rigoureuse, à des dogmes qui, dans un sens ou dans l’autre, mènent à l’absurde, et elle résout ainsi d’un seul coup la plus irritante de toutes les questions métaphysiques. Commencement, fin et durée sont des notions qui n’empruntent leur signification qu’au temps seul et n’ont, par conséquent, de valeur que sous la supposition du temps. Mais le temps n’a pas une existence absolue, il n’est pas l’expression de la manière d’être en soi des choses ; il n’est, au contraire, que la forme de la connaissance que nous avons de notre existence, de notre nature, de celle de toutes les choses, et de là même vient la très grande imperfection de cette connaissance et sa limitation aux simples phénomènes. C’est donc à eux seuls que les idées de fin et de persistance peuvent s’appliquer, et non pas à ce qui se manifeste en eux, à l’essence véritable des choses, par rapport à laquelle de telles notions n’ont plus aucun sens. J’en vois encore une autre preuve dans l’impossibilité de répondre catégoriquement à ce problème qui a pour point de départ ces notions temporelles, et dans les objections frappantes auxquelles prête le flanc et succombe toute assertion faite à ce sujet dans un sens ou dans l’autre. Sans doute on pourrait soutenir que notre être en soi persiste après la mort, parce qu’il est faux qu’il meure ; mais on peut aussi bien prétendre qu’il meurt, parce qu’il est faux qu’il continue de durer : au fond, l’un est aussi vrai que l’autre. Ainsi, en ce cas, on pourrait instituer quelque chose comme une antinomie, j’en conviens ; mais cette antinomie reposerait sur de pures négations. On y dénierait au sujet du jugement deux prédicats contradictoirement opposés, et cela seulement parce que toute la catégorie de ces prédicats ne serait pas applicable au sujet. Or maintenant, si au lieu de les dénier tous deux à la fois, on les nie l’un après l’autre, il semble alors que l’attribut contradictoire à celui qu’on nie chaque fois soit du même coup affirmé par lui. Mais cette apparence n’a d’autre fondement que le rapprochement établi entre des grandeurs incommensurables : le problème, en effet, nous place sur un terrain qui supprime le temps, et l’on ne recherche pourtant que des déterminations temporelles, qu’il est, par suite, également faux d’attribuer ou de dénier au sujet ; en un mot, le problème est transcendant. En ce sens la mort reste un mystère.

Le maintien de la distinction entre le phénomène et la chose en soi permet d’affirmer, au contraire, que si l’homme, en tant que phénomène, est éphémère, il n’est pourtant pas atteint du même coup dans son être véritable, et qu’ainsi son essence est en soi indestructible, malgré l’élimination de toute notion temporelle qu’elle comporte et qui empêche de lui attribuer aucune permanence. Nous voici donc amenés à l’idée d’une indestructibilité qui ne serait pourtant pas une permanence. Or c’est là une idée qui, acquise par voie d’abstraction, se laisse aussi peut-être concevoir in abstracto ; mais qui, faute de l’appui de l’intuition, manquera toujours aussi d’une clarté parfaite. Gardons-nous cependant d’oublier ici que nous n’avons pas, comme Kant, renoncé absolument à la possibilité de connaître la chose en soi, mais qu’à notre sens il faut la chercher dans la volonté. Loin de nous, sans doute, la pensée d’affirmer une connaissance absolue et adéquate de la chose en soi ; nous avons bien plutôt reconnu qu’il était impossible de connaître une chose dans son essence intime et absolue. Car aussitôt que je connais, aussitôt j’ai une représentation : or cette représentation, précisément pour être mienne, ne peut être identique à l’objet connu ; en faisant de l’être en soi qu’il était un être existant pour d’autres, elle le rend au contraire sous une tout autre forme ; il ne faut donc en voir toujours en elle que l’apparence phénoménale. Pour une conscience connaissante, quelle qu’en soit d’ailleurs la nature, il ne peut donc y avoir jamais que des phénomènes. Et la difficulté n’est pas supprimée si l’objet de ma connaissance est mon être propre : car, en tant qu’il tombe sous la conscience connaissante, il n’est déjà plus d’un reflet de mon être, un élément différent de lui-même, et par suite, à un certain degré, déjà un phénomène. Ainsi, en tant que je suis un sujet connaissant, je ne trouve moi-même, en mon être propre, qu’un pur phénomène ; en tant que je suis, au contraire, moi-même et immédiatement cet être, je ne suis plus un sujet connaissant. Car la connaissance n’est qu’une propriété secondaire de notre être, un effet de la nature animale de notre moi : je l’ai suffisamment démontré dans le second livre. Rigoureusement parlant, nous ne connaissons toujours ainsi notre volonté elle-même que comme phénomène, et non dans sa nature intime et absolue, quelle qu’elle puisse être. Mais (je l’ai amplement montré et démontré dans ce même second livre, comme dans l’écrit Sur la Volonté dans la nature), si, afin de pénétrer dans l’intérieur des choses, nous laissons de côté les seules données purement indirectes et extérieures, pour nous en tenir à l’unique phénomène dans l’essence duquel il nous soit permis de voir sans intermédiaire et du dedans, nous y trouvons la volonté comme principe dernier et incontestable, comme centre et noyau de la réalité : nous y reconnaissons donc la chose en soi, parce qu’elle n’a plus l’espace pour forme ; mais elle emprunte la forme du temps, et par là nous ne la saisissons, à vrai dire, que dans la plus immédiate de ses manifestations, et par suite sous cette réserve que la connaissance que nous en avons n’est pas absolue, complète et adéquate. C’est donc aussi en ce sens que nous maintenons ici cette notion de la volonté comme celle de la chose en soi.

À l’homme, en tant que phénomène temporel, la notion de fin est sans doute applicable, et la connaissance empirique nous représente ouvertement la mort comme fin de cette existence temporelle. La fin de la personne est aussi réelle que l’a été son commencement, et dans le même sens exactement où nous n’étions pas avant la naissance, nous ne serons plus après la mort. La mort cependant ne peut rien supprimer de plus que ce que la naissance avait établi ; elle n’enlève donc pas ce qui, dès le principe, a rendu la naissance possible avant tout. En ce sens natus et denatus est une belle expression. Or maintenant, l’ensemble de la connaissance empirique ne fournit que de simples phénomènes : ceux-là seuls sont donc atteints par les accidents temporels de la naissance et de la mort, et non pas la substance qui se manifeste en eux, l’être en soi. Pour celui-ci l’opposition créée par le cerveau entre la naissance et la mort n’existe pas ; elle n’a plus aucun sens, aucune signification. La chose en soi reste ainsi à l’abri de la fin temporelle du phénomène temporel et elle ne cesse de conserver une même existence, à laquelle ne peuvent pas s’appliquer les notions de commencement, de durée et de fin. Mais cette essence, aussi loin qu’on peut la poursuivre, n’est dans tout être créé que sa volonté ; et de même pour l’homme. La conscience, au contraire, consiste dans la connaissance ; or la connaissance, comme nous l’avons suffisamment montré, en tant qu’activité cérébrale, et par suite en tant que fonction organique, appartient au simple phénomène, elle finit donc avec lui ; seule la volonté, dont le corps était l’œuvre ou bien plutôt l’image, est indestructible. Distinction rigoureuse de la volonté et de la connaissance, et avec cela suprématie de la première, voilà les caractères essentiels de ma philosophie ; voilà aussi où est la clef de cette contradiction qui s’offre à nous sous des formes diverses, de cette contradiction qui se présente à toute conscience, même à la plus grossière, entre l’idée que la mort est notre fin, et le sentiment que nous devons être pourtant éternels et indestructibles, selon le mot de Spinoza : sentimus experimurque nos æternos esse. Ç’a été l’erreur de tous les philosophes de placer dans l’intellect le principe métaphysique, indestructible et éternel de l’homme : il réside exclusivement dans la volonté, complètement différente de l’intellect et seule primitive. L’intellect est, comme je l’ai établi aussi solidement que possible dans le second livre, un phénomène secondaire qui a ses conditions premières dans le cerveau, et par suite a même commencement, même fin que lui. La volonté seule est un siège de conditions déterminantes, le noyau central du monde des phénomènes ; elle est indépendante, par suite, des formes de ce monde, au nombre desquelles est le temps, et ainsi indestructible. Aussi avec la mort la conscience se perd-elle, mais non pas ce qui produisait et maintenait la conscience : la vie s’éteint, mais sans qu’avec elle s’éteigne le principe de vie, qui se manifestait en elle. Ce n’est donc pas un sentiment trompeur que celui qui affirme à chacun qu’il y a en lui un principe absolument impérissable et indestructible. La fraîcheur même et la vivacité des souvenirs du temps le plus lointain, de notre première enfance, est une preuve de l’existence en nous d’un principe qui ne suit pas le temps dans ses révolutions, mais qui, sans vieillir, subsiste à l’abri du changement. Mais ce qu’est en soi ce principe impérissable, c’est ce qu’on ne pourrait s’expliquer clairement. Ce n’est pas la conscience, pas plus que le corps sur lequel repose évidemment la conscience. C’est bien plutôt le fond sur lequel repose le corps, et la conscience avec lui. Mais qu’est-ce là, sinon précisément ce qui se manifeste comme volonté, en tombant sous la conscience ? Hors de cette manifestation la plus immédiate, nous ne saisissons rien, à vrai dire, car notre connaissance ne dépasse pas la conscience ; aussi, quant à savoir ce que peut bien être ce principe, en tant qu’il ne tombe pas sous la conscience, c’est-à-dire dans son essence intime et absolue, c’est là une question qui doit rester sans réponse.

Dans le monde des phénomènes et grâce à ses formes, le temps et l’espace, envisagés comme principe d’individualité, le lot de l’individu humain semble être la mort ; celui de la race, une durée, une vie infinies. Mais dans le monde des choses en soi, dans ce monde indépendant des formes susdites, tombe aussi toute la différence de l’individu et de la race, et tous deux ne sont, sans intermédiaire, qu’une seule et même chose. La volonté de vivre existe tout entière dans l’individu, comme elle existe dans l’espèce, et ainsi la permanence de l’espèce est la simple image de l’indestructibilité de l’individu.

Il est d’une importance extrême de bien comprendre que notre être véritable est hors des atteintes de la mort ; mais, comme l’intelligence de cette vérité repose tout entière sur la distinction du phénomène et de la chose en soi, je veux ici même mettre cette différence dans tout son jour, en l’éclairant par le fait opposé à la mort, celui de la naissance des êtres animés, par le fait de la génération. Car cet acte, qui s’enveloppe du même mystère que la mort, présente à nos yeux aussi immédiatement que possible l’opposition fondamentale qui existe entre le phénomène et la chose en soi, c’est-à-dire entre le monde comme représentation et le monde comme volonté, ainsi que l’hétérogénéité complète des lois qui régissent les deux mondes. L’acte de la génération, en effet, nous apparaît sous un double aspect : en premier lieu, au regard de la conscience interne, dont le seul objet, comme je l’ai plus d’une fois indiqué, est la volonté avec toutes ses affections ; puis, au regard de la conscience externe, c’est-à-dire de la conscience du monde de la représentation ou de la réalité empirique des choses. Or maintenant, du point de vue de la volonté, c’est-à-dire du point de vue intime et subjectif, pour la conscience interne, cet acte se présente à nous comme la satisfaction la plus immédiate et la plus parfaite de la volonté, c’est-à-dire comme la volupté. Du point de vue de la représentation au contraire, et par suite du point de vue extérieur, objectif, pour la conscience externe, cet acte n’est justement pas autre chose que la première trame du plus artistique des tissus, que le fondement de cet organisme animal d’une complication presque inexprimable que le développement ultérieur suffira à rendre visible pour nos yeux étonnés. Cet organisme, dont l’infinie complication et la perfection exigent, pour être appréciées, la connaissance de l’anatomie, on ne peut le comprendre, on ne peut l’imaginer, du point de vue de la représentation, que comme un système conçu au moyen des combinaisons les plus ingénieuses, exécuté avec un art et une précision extrêmes, comme l’œuvre la plus pénible issue des méditations les plus profondes ; et cependant, du point de vue de la volonté, notre conscience intime nous montre dans la création de cet organisme le résultat d’un acte qui est justement l’opposé de toute réflexion, l’effet d’une impulsion aveugle et impétueuse, d’une sensation d’infinie volupté. Cette opposition rappelle de près le contraste frappant signalé plus haut, d’une part, entre l’absolue facilité de la nature à produire ses œuvres, et l’insouciance sans bornes qui y répond, avec laquelle elle les livre à la destruction, et, d’autre part, l’ingéniosité et les méditations incalculables dépensées dans la construction de ces mêmes œuvres, qui nous feraient croire à une énorme difficulté pour la nature de les mener à bonne fin, et à des soins jaloux de sa part pour veiller à leur conservation, tandis que c’est le contraire qui s’offre à nos yeux. Ces considérations, à la vérité peu ordinaires, nous ont permis de rapprocher par le plus brusque des contrastes les deux faces hétérogènes du monde et de les embrasser en quelque sorte d’un seul tour de main : il faut maintenant nous y tenir, pour nous persuader de la complète impossibilité d’appliquer les lois des phénomènes ou du monde comme représentation au monde de la volonté ou des choses en soi. Nous comprendrons mieux alors que, du côté de la représentation, c’est-à-dire dans le monde des phénomènes, nous assistions tantôt à une apparition hors du sein du néant, tantôt à un anéantissement absolu de l’être une fois né, et que de l’autre côté au contraire, du côté de la chose en soi, nous ayons devant nous une existence, à laquelle on ne peut appliquer, sans leur ôter tout leur sens, les notions de naissance et de mort. Car, en remontant au point initial, où, par le moyen de la conscience intime, le phénomène et la chose en soi venaient à se rencontrer, nous avons tout à l’heure comme touché du doigt cette vérité que ce sont là deux grandeurs absolument incommensurables et que toute la manière d’être de l’une, avec toutes les lois fondamentales qui la régissent, transportée à l’autre ne signifie rien, signifie même moins que rien. Cette dernière considération, je le crois, ne sera bien comprise que de peu de gens, et tous ceux qui ne l’entendront pas la trouveront déplaisante et même choquante ; mais ce ne sera jamais là pour moi une raison de négliger ce qui peut servir à éclaircir ma pensée maîtresse.

Au début de ce chapitre j’ai expliqué l’origine de notre grand attachement à la vie ou bien plutôt de notre crainte de la mort ; cette crainte ne dérive nullement de la connaissance, car elle proviendrait alors de la valeur bien reconnue de la vie ; mais elle prend directement sa source dans la volonté, elle procède de la nature primitive de la volonté, de l’état où, dépourvue de toute connaissance, cette volonté n’est qu’un aveugle désir de vivre. C’est le penchant tout illusoire vers la volupté qui nous attire dans la vie ; c’est de même la crainte à coup sûr tout aussi illusoire de la mort qui nous y retient. Les deux tendances naissent directement de la volonté, en soi dénuée de toute connaissance. L’homme ne serait-il, au contraire, qu’un être connaissant, la mort devrait alors ne pas lui être seulement indifférente, mais être encore pour lui la bienvenue. Or maintenant (les considérations auxquelles nous sommes parvenus nous l’apprennent) l’élément atteint par la mort est seulement la conscience connaissante ; la volonté au contraire, en tant que chose en soi, en tant que fondement de tout phénomène individuel, est indépendante de tout ce qui repose sur des déterminations temporelles, et par suite est impérissable. Ses efforts pour exister, pour se manifester et produire ainsi le monde ne cessent jamais d’aboutir : le phénomène l’accompagne comme l’ombre suit le corps, et n’est que la forme visible de son être. Et si en nous-mêmes elle redoute pourtant la mort, c’est parce que la connaissance ne lui présente ici sa propre existence que dans le phénomène individuel, d’où naît pour elle l’illusion qu’elle meurt en effet avec lui, à peu près comme mon image semble s’anéantir avec le miroir où elle se reflète, si on vient à le briser ; contraire à cette aspiration aveugle vers l’existence qui constitue sa nature originelle, le fait de la mort la remplit d’horreur. De là suit maintenant que l’élément de notre être seul capable de craindre la mort et seul aussi pénétré de cette crainte, la volonté, n’est pas atteint par la mort ; l’élément qu’elle atteint, au contraire, et qui disparaît réellement, est celui que sa nature rend incapable de crainte, comme en général de volition ou d’émotion, et par là même indifférent à l’être et au non-être : c’est le pur sujet de la connaissance, l’intellect, qui existe tout entier dans ses rapports avec le monde de la représentation, c’est-à-dire avec le monde objectif, dont il est le corrélatif, et dont l’existence ne fait qu’un au fond avec la sienne. Aussi quand même la conscience individuelle ne survit pas à la mort, ce qui y survit, c’est cette partie de nous qui seule se débat contre elle, la volonté. Par là s’explique encore cette contradiction que les philosophes, du point de vue de la connaissance, ont trouvé de tout temps les raisons les plus justes pour démontrer le caractère inoffensif de la mort, et que la crainte de la mort n’est ébranlée néanmoins par aucune de ces raisons ; c’est qu’elle a précisément sa racine non pas dans la connaissance, mais dans la seule volonté. C’est aussi parce que la seule volonté, et non pas l’intellect, est l’élément indestructible de notre être, que toutes les religions et toutes les philosophies décernent pour l’éternité des prix aux seules vertus de la volonté ou du cœur, et non à celles de l’intellect ou de l’esprit.

Encore une remarque qui peut servir à éclairer ces recherches. La volonté, qui constitue notre être en soi, est de nature simple : elle se borne à vouloir et ne connaît pas. Le sujet de la connaissance, au contraire, est un phénomène secondaire, né de l’objectivation de la volonté ; c’est le centre de la sensibilité du système nerveux, c’est comme le foyer où convergent les rayons d’activité de toutes les parties du cerveau. Il doit donc disparaître avec le cerveau. C’est dans la conscience qu’il réside, seul élément capable de connaître ; placé vis-à-vis de la volonté, comme le spectateur qui l’observe, il ne la connaît, quoique né d’elle, que comme une chose différente de lui-même et étrangère ; il n’en a ainsi qu’une connaissance empirique, temporelle, fragmentaire, la connaissance de ses émotions et de ses actes successifs, il n’en apprend encore les résolutions qu’a posteriori, et par une voie souvent très indirecte. Par là s’explique que notre être propre soit pour nous, c’est-à-dire justement pour notre intellect, une énigme véritable, et que l’individu se regarde comme né depuis peu et périssable, quoique son essence véritable soit indépendante du temps et par là éternelle. Or, si la volonté ne connaît pas, inversement l’intellect, ou sujet de la connaissance, seule et unique partie connaissante de nous, est à jamais incapable de vouloir. On peut donner même de ce fait des preuves toutes physiques ; comme nous l’avons indiqué au second livre, d’après Bichat, les diverses émotions ébranlent directement toutes les parties de l’organisme et en troublent les fonctions ; seul le cerveau n’en est affecté que très indirectement, c’est-à-dire justement à la suite de ces perturbations premières. (De la vie et de la mort, art. 6, § 2.) Or il suit de là que le sujet de la connaissance, considéré en soi et comme tel, ne peut prendre part et intérêt à rien, mais regarde avec indifférence l’être ou le non-être de chaque chose et de son propre individu même. Incapable d’intérêt, pourquoi serait-il donc immortel ? Il finit avec la manifestation temporelle de la volonté, c’est-à-dire avec l’individu, comme il était né avec elle. C’est la lanterne qu’on éteint une fois qu’elle a rempli son office. L’intellect, comme le monde de l’intuition qui n’existe qu’en lui seul, est pur phénomène ; mais que tous deux soient de nature finie, c’est ce qui n’atteint en rien la réalité dont ils sont le phénomène. L’intellect est une fonction du système nerveux cérébral ; or ce système, comme le reste du corps, est la volonté objectivée. Par là, l’intellect repose sur la vie corporelle de l’organisme, et cet organisme lui-même repose à son tour sur la volonté. Le corps organique peut donc, en un certain sens, être regardé comme le chaînon intermédiaire entre la volonté et l’intellect ; et pourtant il n’est, à vrai dire, que la volonté s’offrant dans l’espace à la contemplation de l’intellect. La naissance et la mort sont le renouvellement constant de la conscience de cette volonté dont la nature ne comporte ni commencement ni fin, et qui seule est comme la substance de l’existence (mais chaque renouvellement de ce genre apporte avec soi une nouvelle possibilité de négation du vouloir-vivre). La conscience est la vie du sujet de la connaissance, ou du cerveau, et la mort est le terme de cette vie. De là suit que la conscience est susceptible de fin, toujours nouvelle, toujours prête à recommencer et à renaître. La volonté seule persiste ; mais c’est aussi que seule elle a intérêt à persister, car elle est la volonté de vivre. Le sujet connaissant n’a en soi intérêt à rien ; dans le moi pourtant les deux tendances viennent à s’unir. — Dans tout individu animé la volonté s’est acquis un intellect dont la lumière l’éclaire dans la poursuite de ses fins. Et, pour le dire en passant, peut-être la crainte de la mort vient-elle en partie de la peine que la volonté individuelle éprouve à se séparer de cet intellect qui lui est échu dans le cours naturel des choses, de ce guide et de ce gardien sans lequel elle se sait aveugle et désarmée.

Enfin à cette explication se rattache encore cette expérience morale de tous les jours qui nous apprend à voir dans la volonté l’unique réalité, dans les objets de la volonté au contraire des formes dépendantes de la connaissance, de purs phénomènes, simple écume, simple fumée, semblable au vin que verse Méphistophélès dans la cave d’Auerbach ; à chaque jouissance sensible nous pouvons dire nous aussi : « Il me semblait pourtant que je buvais du vin. »

Les affres de la mort reposent en grande partie sur cette apparence illusoire que c’est le moi qui va disparaître, tandis que le monde demeure. C’est bien plutôt le contraire qui est vrai : le monde s’évanouit ; mais elle persiste, la substance intime du moi, le support et le créateur de ce sujet dont la représentation constituait toute l’existence du monde. Avec le cerveau disparaît l’intellect, et avec l’intellect le monde objectif qui n’en est que la simple représentation. Que dans d’autres cerveaux continue, après comme avant, à vivre et à flotter un monde semblable, c’est chose indifférente par rapport à l’intellect qui s’en va. — Si donc la véritable réalité n’était pas dans la volonté, si l’existence morale n’était pas celle qui s’étendait jusqu’au-delà de la mort, alors, puisque l’intellect s’éteint emportant avec lui le monde qu’il avait créé, l’existence des choses ne serait jamais rien de plus qu’une suite infinie de rêves sombres et courts, sans lien l’un avec l’autre : car la persistance de la nature privée de connaissance consiste uniquement dans la représentation temporelle de la nature connaissante. Quelle serait donc alors la seule réalité dans tout cet univers ? Un esprit du monde qui, sans dessein et sans but, ne rêverait guère que des rêves sombres et accablants.

L’individu en proie aux angoisses de la mort nous offre un spectacle vraiment étrange et qui prêterait même à rire : le maître des mondes, celui qui remplit tout de son être, celui qui confère seul l’existence à tout ce qui est, perd courage et redoute de périr, de s’abîmer dans le gouffre du néant éternel — et en réalité tout est plein de lui, et il n’y a pas de lieu où il ne soit pas, pas d’être dans lequel il ne vive pas ; car ce n’est pas l’existence qui le porte, c’est lui qui est le support de l’existence. C’est lui cependant qui, dans l’individu saisi de la crainte de la mort, se désespère, sous le poids de cette illusion due au principium individuationis que son existence est bornée à celle de l’être qui meurt en ce moment : cette illusion fait partie du rêve accablant où il est plongé en tant que volonté de vivre. Mais on pourrait dire au mourant : « Tu cesses d’être quelque chose que tu aurais mieux fait de ne jamais être. »

Tant que ne survient aucune négation de cette volonté, la partie de nous-mêmes épargnée par la mort est le noyau, le germe d’une tout autre existence, où se retrouve un nouvel individu si frais, si primitif, que, frappé d’admiration, il se prend à méditer sur lui-même. De là le penchant des jeunes gens généreux à l’enthousiasme et à la rêverie, au temps même où cette conscience nouvelle vient d’atteindre son entier développement. Ce que le sommeil est pour l’individu, la mort l’est pour la volonté en tant que chose en soi. Elle ne se résignerait pas à poursuivre, toute une éternité durant, les mêmes tribulations et les mêmes souffrances sans un avantage véritable, si elle conservait le souvenir et l’individualité. Elle les dépouille ; c’est le Léthé, et, ravivée par le sommeil de la mort, pourvue d’un autre intellect, elle apparaît sous la forme d’un être nouveau, « un nouveau jour l’appelle vers de nouveaux rivages » !

En tant que volonté de vivre qui s’affirme, l’homme trouve dans l’espèce la racine de son existence. La mort est ainsi la perte d’une individualité et l’acquisition d’une individualité nouvelle ; c’est donc pour l’homme un changement d’individualité opéré sous la direction exclusive de sa propre volonté. Car c’est dans cette volonté seule que réside la force éternelle capable de produire son existence et son moi, mais incapable pourtant, vu la nature de ce moi, de le maintenir dans cette existence. La mort est en effet le démenti que l’essence (essentia) de chaque être reçoit dans ses prétentions à l’existence (existentia) ; c’est la mise au grand jour d’une contradiction renfermée dans toute existence individuelle :

Car tout être qui naît est digne de périr.

Cependant la même force, c’est-à-dire la volonté, domine un nombre infini d’existences semblables avec leur moi, toutes destinées à leur tour à être aussi vaines et aussi passagères. Or, puisque chaque moi a sa conscience séparée, par rapport à une telle conscience, un nombre infini de moi ne diffèrent pas d’un seul. De ce point de vue la signification des mots œvum, αιων, s’appliquant à la fois à la durée de la vie individuelle et à l’infinité du temps, ne paraît pas être un pur fait de hasard ; elle nous laisse entrevoir, quoique à travers un brouillard encore confus, l’identité dernière et absolue des deux choses ; et alors, quelle différence y a-t-il vraiment à ce que je n’existe que pendant la durée de ma vie, ou à ce que je vive un temps infini ?

Il est vrai, nous ne pouvons nous représenter tout ce qui précède sans recourir à des notions de temps, et pourtant de telles notions devraient être à jamais exclues là où il s’agit de choses en soi. Mais c’est un effet des bornes immuables de notre intellect qu’il ne puisse dépouiller cette forme, la première, la plus immédiate de toutes ses représentations, pour opérer ensuite sans elle. Nous voilà ainsi amenés, à vrai dire, à une sorte de métempsycose, mais avec cette différence importante que notre métempsycose atteint non pas l’âme (ψυχη) tout entière, c’est-à-dire l’être connaissant, mais la volonté seule, ce qui supprime tant de sottises attachées à la doctrine de la transmigration des âmes. À cette réserve s’ajoute la conscience que la forme du temps n’intervient ici que comme accommodation inévitable à la nature limitée de notre intellect. Si nous nous appuyons maintenant sur le fait (en voir l’explication, chap. xliii) que le caractère, c’est-à-dire la volonté, est un héritage du père, l’intellect au contraire un héritage de la mère, il entre alors très bien dans la suite de notre théorie qu’au moment de la mort la volonté humaine, individuellement et en soi, se séparerait de l’intellect reçu de sa mère lors de la naissance ; conforme alors à sa nature et aux modifications que celle-ci vient de subir, guidée par le cours nécessaire des choses, toujours en harmonie avec sa nature, elle recevrait alors par une nouvelle naissance un nouvel intellect, et formerait avec cet intellect un être qui n’aurait aucun souvenir d’une existence antérieure, puisque l’intellect, seul capable de mémoire, est la partie mortelle ou la forme, la volonté, l’élément éternel ou la substance de notre moi : d’où il résulte que le nom de régénération (palingénésie) convient mieux à cette doctrine que celui de métempsycose. Ces renaissances perpétuelles constitueraient alors la série des rêves de vie d’une volonté en soi indestructible jusqu’au moment où, instruite et perfectionnée par des connaissances si étendues, si diverses, et successivement acquises par elle sous des formes nouvelles, elle en viendrait enfin à se supprimer elle-même.

Avec cette théorie concorde aussi la doctrine propre et, pour ainsi dire, ésotérique du bouddhisme, telle que nous l’ont fait connaître les dernières recherches. Le bouddhisme enseigne, en effet, non pas la métempsycose, mais une régénération toute particulière, fondée sur une base morale, qu’il développe et qu’il présente avec une grande profondeur. On peut s’en convaincre par l’exposition très digne d’attention et d’estime qu’en donne Spence Hardy, dans le Manual of Buddhism, p. 394-396. (cf. p. 429, 440 et 445 du même livre), et par les confirmations qu’en fournissent Taylor, dans le Prabodh Chandro Daya, Londres, 1812, p. 35, Sangermano dans le Burmese empire, p. 6, comme aussi les Asiat. Researches, vol. VI, p. 179, et vol. IX, p. 256. Le très utile Manuel du Bouddhisme de l’Allemand Köppen contient encore des notions exactes sur ce sujet. Cependant, pour la grande masse des bouddhistes, cette doctrine est trop subtile ; aussi leur prêche-t-on justement la métempsycose, comme un équivalent plus facile à saisir.

Du reste, nous ne pouvons pas négliger de noter que des raisons même empiriques parlent en faveur d’une régénération de ce genre. En fait il existe une connexion entre la naissance des nouveaux venus dans la vie et la mort de ceux qui la quittent ; cette connexion se manifeste par la grande fécondité de la race humaine qui survient à la suite d’épidémies destructrices. Lorsque, au XIVe siècle, la peste noire eut dépeuplé la plus grande partie du vieux monde, il se produisit ensuite une fécondité tout extraordinaire parmi la race humaine, et les naissances de jumeaux furent très nombreuses ; en outre, fait des plus étranges, aucun des enfants nés alors n’eut sa dentition complète : la nature, obligée de se dépenser en grands efforts, lésinait ainsi sur le détail. Le fait est rapporté dans F. Schnurrer, Chronique des Épidémies, 1825. De même, Casper (De la durée probable de la vie humaine, 1835) confirme le principe que, dans une population donnée, l’influence la plus décisive sur la durée de la vie et la mortalité tient au nombre des naissances, qui marche toujours de pair avec la mortalité ; aussi, en tout temps et en tout lieu, les cas de décès et les naissances augmentent et diminuent dans la même proportion, ce qu’il met hors de doute par une foule de preuves tirées des différents pays et de leurs différentes provinces. Et pourtant il n’est pas possible qu’il existe un lien causal physique entre une mort prématurée pour moi et la fécondité d’un lit nuptial étranger, ou inversement. Ici donc, sans aucun doute et avec toute l’évidence possible, l’idée métaphysique apparaît comme principe immédiat d’explication du fait purement physique. Chaque individu nouveau-né entre, il est vrai, tout frais et tout joyeux dans sa nouvelle existence et en jouit comme d’un présent, mais il n’y a pas et il ne peut pas y avoir de présent gracieux. Sa fraîche existence est payée par la vieillesse et par la mort d’un être usé qui a péri, mais qui renfermait le germe indestructible d’où est sorti l’être nouveau : les deux existences n’en font qu’une. Montrer le pont qui mène de l’un à l’autre serait certes donner la solution d’une grande énigme.

La vérité ici exprimée n’a jamais non plus été tout à fait méconnue, sans jamais pourtant être ramenée à son sens réel et exact, comme le permettait seule notre théorie de l’essence supérieure et métaphysique de la volonté, de la nature secondaire et purement organique de l’intellect. Nous trouvons en effet la doctrine de la métempsycose, dès les temps les plus antiques et les plus nobles de l’humanité, toujours répandue sur la terre, comme croyance de la grande majorité des hommes, et même, à dire vrai, comme théorie de toutes les religions, à l’exception du judaïsme et des deux religions qui en sont sorties ; c’est dans le bouddhisme cependant, comme je l’ai déjà dit, qu’on en rencontre l’expression la plus subtile et la plus voisine de la vérité. Ainsi les chrétiens se consolent par l’espérance de se revoir dans un autre monde, où on se retrouve dans une complète individualité, où on se reconnaît aussitôt ; pour les autres religions, au contraire, cette reconnaissance commence à s’opérer dès maintenant, quoique incognito : c’est-à-dire que, dans le cycle des naissances et en vertu de la métempsycose ou de la régénération, les personnes aujourd’hui en relation intime ou en contact avec nous renaîtront en même temps que nous « lors de la prochaine naissance » et seront à notre égard dans des rapports identiques ou du moins analogues et dans des sentiments pareils à ceux d’aujourd’hui, que la nature en soit d’ailleurs amicale ou hostile. (Voyez par exemple Spence Hardy, Manual of Buddhism, p. 162.) Sans doute la reconnaissance se borne ici à un obscur pressentiment, à un souvenir qui, incapable de devenir l’objet d’une conscience expresse, nous reporte à un temps infiniment éloigné — exceptons-en pourtant Bouddha lui-même qui a le privilège de connaître avec précision ses propres naissances antérieures et celles des autres, comme il est écrit dans les Iatakas. — Mais, en fait, à des moments particulièrement favorables, vient-on à saisir d’un coup d’œil purement objectif les actions et les menées des hommes dans la réalité, alors s’impose à nous la conviction intuitive que non seulement au sens des idées (platoniciennes) notre conduite ne cesse jamais d’être et de demeurer la même, mais encore que la génération présente, dans sa véritable essence, est complètement et substantiellement identique à celle qui l’a précédée dans l’existence. En quoi consiste donc cette essence ? C’est la question qui se pose, et la réponse qu’y fait ma théorie est connue. On peut s’expliquer l’apparition dans notre esprit de la susdite conviction intuitive par une intermittence momentanée qui serait survenue dans l’activité de ces deux verres grossissants, le temps et l’espace. — Sur l’universalité de la croyance à la métempsycose, Obry nous dit avec raison, dans son livre excellent Du Nirvana indien, page 13 : « Cette vieille croyance a fait le tour du monde, et était tellement répandue dans la haute antiquité, qu’un docte Anglican l’avait jugée sans père, sans mère et sans généalogie. » (Ths. Burnet, dans Beausobre, Hist. du Manichéisme, II, p. 391.) Déjà enseignée dans les Védas, comme dans tous les livres sacrés de l’Inde, la métempsycose est, chacun le sait, le centre du brahmanisme et du bouddhisme, et elle règne ainsi aujourd’hui encore dans toute la partie de l’Asie non conquise à l’islamisme, c’est-à-dire chez plus de la moitié de la race humaine, comme la croyance la plus solide, et dont l’influence pratique est d’une puissance inimaginable. Elle était de même un élément de la foi égyptienne (Hérodote, II, 123) ; Orphée, Pythagore et Platon l’empruntèrent aux Égyptiens avec enthousiasme, et les pythagoriciens plus que les autres s’y tinrent avec fermeté. Qu’elle ait été aussi enseignée dans les mystères des Grecs, c’est ce qui ressort sans conteste du neuvième livre des Lois de Platon (p. 38 et 42, éd. Bip.). Némésius (De nat. hom., c. II) dit même : Κοινη μεν ουκ παντες Ελληνες, οι την ψυχην αθανατον αποφηναμενοι, την μετενσωματωσιν δογματιζουσι (Communiter ihitur omnes Græci, qui animam immortalem statuerunt, eam de uno corpore in aliud transferri censuerunt). L’Edda aussi, notamment dans la Voluspa, professe la métempsycose. Elle n’était pas moins le fondement de la religion des druides. (Cæs. De bello Gall., VI ; A. Pictet, le Mystère des Bardes de l’île de Bretagne, 1856.) Bien plus, une secte mahométane de l’Hindoustan, les Bohrahs, sur lesquels Colebrooke, dans les Asiat. Res., vol. VII, p. 336 et suiv., nous donne une relation détaillée, admet la métempsycose et s’abstient par conséquent de toute viande comme aliment. Même chez les Américains et chez les peuplades nègres, chez les Australiens même, il s’en trouve des traces, à en croire la description précise donnée par le journal anglais le Times (29 janvier 1841) de l’exécution de deux sauvages australiens condamnés pour incendie et pour meurtre. Voici le passage : « Le plus jeune des deux marchait à son sort d’un cœur endurci et résolu, tout plein, à ce qu’il paraissait, de l’idée de la vengeance : car de la seule expression intelligible qu’il employait il ressortait qu’il renaîtrait sous la forme d’un « gaillard blanc », et c’est cette conviction qui lui inspirait tant de fermeté. » De même, dans un livre d’Ungewitter, l’Australie, 1863, il est raconté que les Papous de la Nouvelle-Hollande tenaient les blancs pour leurs propres parents, déjà revenus sur la terre. De tout ce qui précède il résulte que la croyance à la métempsycose se présente comme la conviction naturelle de l’homme, dès que, sans opinion préconçue, il se prend quelque peu à réfléchir. C’est donc cette croyance, et non pas les trois prétendues idées kantiennes de la raison, qui serait un principe philosophique naturel à la raison humaine et issu de ses propres formes ; et là où elle ne se trouve pas, c’est seulement que des doctrines religieuses différentes et positives l’auraient supplantée. J’ai remarqué aussi de quelle évidence immédiate elle brille à l’esprit de celui qui en entend parler pour la première fois. Il suffit de voir avec quel sérieux Lessing lui-même en prend la défense dans les sept derniers paragraphes de son Éducation de l’humanité. Lichtenberg dit aussi dans son Autobiographie : « Je ne puis m’affranchir de l’idée que j’étais mort avant de naître. » Hume lui-même, cet empiriste outré, dit dans son traité sceptique sur l’immortalité, p. 23 : « The metempsychosis is therefore the only system of this kind that philosophy can hearken to. »[49]. Cette doctrine, répandue dans toute la race humaine et aussi évidente pour le sage que pour la foule, rencontre un obstacle dans le judaïsme et dans les deux religions qui en sont sorties, avec leur théorie de la création absolue, à laquelle elles laissent ensuite à l’homme la rude tâche de rattacher la croyance en une permanence éternelle de son être a parte post. Il est vrai, par le fer et le feu, elles ont réussi à expulser de l’Europe et d’une partie de l’Asie cette croyance primitive et consolatrice de l’humanité : reste à savoir encore pour combien de temps ! Toujours est-il que ce succès n’a pas été obtenu sans peine : l’histoire des premiers temps de l’Église l’atteste ; la plupart des hérétiques, par exemple les Simonistes, les Basilidiens, les Valentiniens, les Marcionites, les Gnostiques et les Manichéens, étaient justement attachés à cette vieille croyance. Les Juifs même y ont accédé en partie, au témoignage de Tertullien et de Justin (dans ses Dialogues). Le Talmud raconte que l’âme d’Abel avait passé dans le corps de Seth, puis dans celui de Moïse. Bien plus, le passage de la Bible, Matth., XVI, 13-15, ne reçoit un sens raisonnable que dans l’hypothèse du dogme de la métempsycose. Sans doute Luc, qui le contient aussi (ix, 18-20), ajoute οτι προφητης τις των αρχαιων ανεστη [qu’un des anciens prophètes était ressuscité], insinuant aux Juifs la supposition qu’un ancien prophète pouvait bien encore renaître en chair et en os : mais puisqu’ils le savaient déjà enseveli dans le tombeau depuis six à sept cents ans, et depuis longtemps tombé en poussière, ce serait là une absurdité manifeste. À la transmigration des âmes et à l’expiation qu’elle entraîne de toutes les fautes commises dans une vie antérieure, le christianisme a substitué le dogme du péché originel, c’est-à-dire de l’expiation encourue pour la faute d’un autre individu. Les deux doctrines identifient, et cela dans une intention morale, l’homme d’aujourd’hui avec celui qui a existé auparavant : la transmigration des âmes par une assimilation immédiate, le dogme du péché originel par un rapprochement indirect.

La mort est la grande leçon infligée par le cours des choses à la volonté de vivre, et plus intimement encore à l’égoïsme qui en est un élément essentiel ; on peut la concevoir comme un châtiment de notre existence[50]. C’est la rupture douloureuse du nœud que la génération avait formé avec volupté, c’est la destruction violente, due à la pénétration d’une force externe, de l’erreur fondamentale de notre être : c’est la grande désillusion. Nous sommes au fond quelque chose qui ne devrait pas être ; aussi cessons-nous d’exister. Le propre de l’égoïsme consiste, pour l’homme, à borner toute réalité à sa propre personne en s’imaginant n’exister que dans cette seule personne et non dans les autres. La mort le désabuse, en supprimant cette personne : alors l’essence de l’homme, sa volonté, n’existera désormais que dans d’autres individus, son intellect, au contraire, lui-même jusque-là pur phénomène, c’est-à-dire partie intégrante du monde comme représentation, et simple forme du monde extérieur, continuera à subsister justement aussi dans l’être représentatif, c’est-à-dire dans l’être objectif des choses considéré comme tel, et ainsi dans la seule existence du monde extérieur d’auparavant. Tout son moi ne vit donc plus désormais que dans ce qu’il avait jusqu’ici regardé comme le non-moi, car toute différence cesse entre l’externe et l’interne. Nous nous rappelons ici que l’homme le meilleur est celui qui établit le moins de différence entre lui-même et les autres, qui ne les regarde pas comme le non-moi absolu, tandis que pour le méchant cette différence est grande et même absolue, — toutes choses que j’ai développées dans mon mémoire sur le Fondement de la morale. C’est d’après cette différence que se détermine, en vertu de ce qui précède, le degré auquel la mort peut être regardée comme l’anéantissement de l’homme. — Mais si nous partons de ce principe que la différence est toute extérieure à moi, qu’en moi elle n’existe que par l’espace, qu'elle ne repose que sur le phénomène, sans être fondée dans la chose en soi, qu’ainsi elle n’est pas absolument réelle, nous ne verrons plus alors dans la perte de l’individualité propre que la perte d’un phénomène, et par suite qu’une perte apparente. Quelque réalité que puisse avoir cette différence dans la conscience empirique, du point de vue métaphysique, les deux phrases : « Je péris, mais le monde demeure, » et « Le monde périt, mais je demeure, » ne sont pas au fond véritablement distinctes.

Et par-dessus tout la mort est la grande occasion de n’être plus le moi : heureux alors qui sait en profiter ! Pendant la vie la volonté de l’homme est sans liberté : sa conduite est toujours fondée sur son caractère invariable, attachée à la chaîne des motifs, régie par la nécessité. Or maintenant chacun porte en soi le souvenir de bien des actions qui le rendent mécontent de lui-même. Que son existence vienne à se prolonger à l’infini, en vertu de l’invariabilité de son caractère, il ne cesserait jamais d’agir de la même façon. Aussi doit-il cesser d’être ce qu’il est, pour pouvoir sortir du germe de son être sous une forme nouvelle et différente. La mort dénoue donc ces liens, la volonté redevient libre car c’est dans l’esse, non dans l’operari, que réside la liberté : Finditur nodus cordis, dissolvuntur omnes dubitationes, ejusque opera evanescunt, est une maxime très célèbre des Védas, que répètent à satiété tous les védistes[51]. La mort est le moment de l’affranchissement d’une individualité étroite et uniforme, qui, loin de constituer la substance intime de notre être, en représente bien plutôt comme une sorte d’aberration : la liberté véritable et primitive reparaît à ce moment qui, au sens indiqué, peut être regardé comme une restitutio in integrum. De là, semble-t-il, cette expression de paix et de calme qui se peint sur le visage de la plupart des morts. En général, la mort de tout homme de bien est douce et tranquille ; mais mourir sans répugnance, mourir volontiers, mourir avec joie est le privilège de l’homme résigné, de celui qui renonce à la volonté de vivre et la renie : car seul il veut une mort réelle, et non plus seulement apparente ; par suite il ne sent ni le besoin ni le désir d’aucune permanence de sa personne. L’existence que nous connaissons, il la quitte sans peine ; ce qui la remplace est néant à nos yeux, parce que justement notre existence, comparée à celle-là, n’est qu’un néant. La foi bouddhiste nomme cette existence nirwana, c’est-à-dire extinction[52].


CHAPITRE XLII
VIE DE L’ESPÈCE


Dans le chapitre précédent j’ai rappelé que les idées (platoniciennes) des différents degrés d’êtres, objectivation adéquate de la volonté de vivre, se présentent dans la connaissance individuelle, liée à la forme du temps, comme les espèces, c’est-à-dire comme la série des individus successifs et identiques unis par la chaîne de la génération, et qu’ainsi l’espèce est l’idée (ειδος, species) étendue et délayée dans le temps. Par conséquent, l’essence intime de tout être vivant réside tout d’abord dans son espèce, et celle-ci pourtant n’existe à son tour que dans les individus. Sans doute c’est dans l’individu seul que la volonté parvient à la conscience de soi, et ainsi elle n’a de connaissance immédiate d’elle-même que celle de l’individu ; néanmoins la conscience, présente au fond de nous-mêmes, que l’espèce est l’objectivation réelle de son être, apparaît dans ce fait que les intérêts de l’espèce, en tant qu’espèce, c’est-à-dire les rapports sexuels, la procréation et l’entretien de sa progéniture, prennent, aux yeux de l’individu, une importance et un intérêt supérieurs à tout. De là chez les animaux le rut, avec sa véhémence si bien décrite par Burdach (Physiologie, vol. I, §§ 247, 257), de là le soin et les caprices de l’homme dans le choix du second individu qui doit lui servir à satisfaire l’instinct sexuel ; de là parfois l’exaltation de cet instinct jusqu’à l’amour passionné, à l’examen approfondi duquel je consacrerai un chapitre spécial ; de là aussi, enfin, l’affection sans bornes des parents pour leur progéniture.

Dans les Compléments au second livre, j’ai comparé la volonté à la racine, l’intellect à la cime de l’arbre : rien de mieux au point de vue interne ou psychologique. Mais au point de vue externe ou physiologique, les parties génitales sont la racine ; la tête, le sommet. Sans doute les organes de nutrition sont, non pas les organes génitaux, mais les villosités intestinales : ce ne sont cependant pas ces villosités, mais les parties génitales qui sont la racine ; car c’est par elles que l’individu se rattache à l’espèce, où il puise sa racine. Physiquement, il est en effet un produit de l’espèce ; métaphysiquement, une image plus ou moins parfaite de l’idée qui, dans la forme du temps, se manifeste comme espèce. En conséquence du rapport ici noté, la plus grande vitalité, comme aussi l’affaiblissement du cerveau et des organes génitaux, sont des faits simultanés et connexes. L’instinct sexuel peut être regardé comme le jeu intérieur de l’arbre (l’espèce) sur lequel germe la vie de l’individu, semblable à une feuille qui est nourrie par l’arbre et contribue à le nourrir : de là vient la force de cet instinct et les racines profondes qu’il a dans notre nature. Châtrer un individu, c’est comme le retrancher de l’arbre de l’espèce, sur lequel il bourgeonne, et le laisser se dessécher une fois séparé ; c’est condamner son esprit à la décrépitude et ses forces physiques au dépérissement. — D’autres faits confirment ces vues. À la suite du travail accompli en vue de l’espèce, c’est-à-dire de la fécondation, il se produit chez tout animal un épuisement, un relâchement momentané de toutes les forces, et même, chez la plupart des insectes, une mort presque immédiate, ce qui faisait dire à Celse : seminis emissio est partis animæ jactura. Chez l’homme, l’extinction de la force génératrice annonce que l’individu marche désormais vers la mort ; l’usage immodéré de cette force abrège la vie à tout âge : la continence, au contraire, accroît toutes les forces, et surtout la force musculaire, ce qui en faisait une partie intégrante de la préparation des athlètes grecs ; cette continence prolonge même la vie de l’insecte jusqu’au printemps suivant : voilà autant de preuves de ce que la vie de l’individu n’est au fond qu’un emprunt fait à l’espèce et que toute force vitale n’est, pour ainsi dire, qu’une force spécifique endiguée entre les formes de l’individu. Et toute l’explication consiste en ce que le substratum métaphysique de la vie se manifeste immédiatement dans l’espèce, et seulement par l’intermédiaire de l’espèce dans l’individu. Aussi les Hindous, qui, dans le Lingam et l’Ioni, honorent le symbole de l’espèce et de l’immortalité attachée à l’espèce, y voient-ils aussi comme une contre-partie de la mort et en font-ils justement les attributs de la divinité préposée à la mort, les attributs de Schiwa.

Mais tout mythe, tout symbole une fois écartés, la violence de l’instinct sexuel, la vive ardeur et le sérieux profond que tout animal et l’homme aussi apportent à en servir les intérêts, attestent que, par la fonction destinée à le satisfaire, l’animal appartient à ce qui est le siège propre et supérieur de son être véritable, c’est-à-dire à l’espèce ; toutes les autres fonctions et organes, au contraire, ne servent immédiatement qu’à l’individu, dont l’existence, en dernière analyse, n’est que secondaire. Cet instinct, sorte de résumé de l’être animal tout entier, est encore par sa violence l’expression en nous de la conscience que l’individu n’est pas fait pour durer, et par là qu’il doit mettre toutes ses espérances dans la conservation de l’espèce, siège et séjour de son existence véritable.

Représentons-nous maintenant, pour plus de clarté, un animal dans son rut et dans l’acte de la génération. Il témoigne d’une gravité et d’une ardeur que nous ne lui avons jamais connues autrement. Que se passe-t-il donc en lui ? — Sait-il qu’il doit mourir et que de l’acte accompli par lui en ce moment doit naître un individu nouveau, mais complètement semblable à lui et destiné à le remplacer lui-même ? — De tout cela il ne sait rien, incapable qu’il est de réflexion ; mais il a pour la perpétuité de son espèce les mêmes soins passionnés que s’il savait tout ; car il a conscience de vouloir vivre et exister, et c’est le plus haut degré de ce vouloir qu’il exprime par l’acte de la génération. Voilà tout ce qui se produit alors dans sa conscience. C’est qu’aussi il n’en faut pas plus pour assurer la permanence des êtres, et cela justement parce que la volonté est la racine, la connaissance un simple rameau adventice. De là vient justement aussi que la volonté peut se passer à l’occasion des lumières de la connaissance, et dès que dans son originalité primitive elle s’est déterminée, dès lors ce vouloir s’objectivera de lui-même dans le monde de la représentation. Or si cette forme animale déterminée, telle que nous nous la sommes représentée, est bien ce qui aspire à la vie et à l’existence ; cette vie et cette existence, elle les veut, non pas d’une façon toute générale, mais réalisée dans cette forme précise. Aussi est-ce la vue de sa forme dans un individu femelle de son espèce qui excite la volonté de l’animal à l’acte de la génération. Considéré du dehors et sous l’apparence du temps, ce sien vouloir apparaît comme une de ces formes animales maintenues durant un temps infini par la substitution sans cesse répétée d’un individu à un autre, c’est-à-dire par le jeu alternatif de la génération et de la mort qui ne semblent être encore, à ce point de vue, que les pulsations de cette forme (ιδεα, ειδος, species) d’une éternelle durée. On peut les comparer à ces forces d’attraction et de répulsion, dont l’antagonisme constitue la matière. — Ce qu’on vient de signaler chez l’animal vaut aussi pour l’homme : car si, chez lui, l’acte de la génération s’accompagne d’une connaissance absolue de sa cause finale, loin pourtant d’être guidé par cette connaissance, il procède immédiatement de la volonté de vivre, dont il est la concentration. Il faut, en conséquence, le mettre au nombre des actions instinctives. Car, aussi peu que dans la génération, l’animal dans l’exercice de ses instincts ouvriers est dirigé par la connaissance du but à atteindre : ici encore c’est la volonté qui se manifeste dans la partie principale sans recourir à l’intervention de la connaissance, sur laquelle, dans les deux cas, elle ne s’en remet que pour le détail. La génération est en quelque sorte le plus merveilleux des instincts artistiques, et celui dont l’œuvre est la plus surprenante.

Ces considérations nous expliquent pourquoi l’appétit sexuel est empreint d’un caractère bien différent de tous les autres : il n’en est pas seulement le plus fort, il est même spécifiquement de nature plus puissante qu’aucun autre. Il est partout tacitement supposé, comme inévitable et nécessaire, et n’est pas, à l’exemple des autres désirs, affaire de goût et d’humeur : car il est le désir qui forme l’essence même de l’homme. En conflit avec lui, aucun motif n’est assez solide pour se flatter d’une victoire certaine. Il est tellement pour nous l’affaire principale que, forcés de renoncer à le satisfaire, nous ne trouvons de dédommagement dans aucune autre jouissance, et, pour l’assouvir, l’animal et l’homme affrontent aussi tous les dangers, toutes les luttes. Une expression naïve de ce sentiment naturel est, sur la porte ornée d’un phallus du lupanar de Pompéi, l’épigraphe connue : Hic habitat felicitas, naïveté à l’égard de celui qui entrait, sarcasme ironique à l’adresse de celui qui sortait, trait en soi-même plaisant et humoristique. — Nous trouvons, au contraire, une expression grave et digne du pouvoir infini de l’instinct générateur dans l’inscription gravée par Osiris (selon Théo de Smyrne, De musica, ch. xlvii) sur une colonne qu’il consacrait aux dieux éternels : « À l’esprit, au ciel, au soleil, à la lune, à la terre, à la nuit, au jour, et au père de tout ce qui est et ce qui sera, à Eros » ; et de même dans la belle apostrophe par laquelle Lucrèce ouvre son poème :

Æneadum genetrix, hominum divumque voluptas,
Aima Venus, etc.

À tout cela répond le rôle important que jouent les rapports sexuels dans le monde humain, où ils sont, à vrai dire, le centre invisible de tous les actes et de tous les faits, qui ressort de toutes parts sous les voiles dont on essaie de le couvrir. L’instinct sexuel est cause de la guerre et but de la paix ; il est le fondement de toute action sérieuse, l’objet de toute plaisanterie, la source inépuisable des mots d’esprits, la clef de toutes les allusions, l’explication de tout signe muet, de toute proposition non formulée, de tout regard furtif, la pensée et l’aspiration quotidienne du jeune homme et souvent aussi du vieillard, l’idée fixe qui occupe toutes les heures de l’impudique et la vision qui s’impose sans cesse à l’esprit de l’homme chaste ; il est toujours une matière à raillerie toute prête, justement parce qu’il est au fond la chose du monde la plus sérieuse. Le côté piquant et plaisant du monde, c’est que l’affaire principale de tous les hommes se traite en secret et s’enveloppe ostensiblement de la plus grande ignorance possible. Mais en fait on voit à tout moment cet instinct se placer de lui-même, en maître véritable et héréditaire du monde, par la seule plénitude de son pouvoir, sur son trône séculaire et jeter de là des regards méprisants, mêlés de rire, sur les dispositions prises pour l’enchaîner, pour l’emprisonner, pour le borner tout au moins, et, là où il est possible, pour l’étouffer tout à fait, ou le maîtriser en tout cas de façon à ne le laisser paraître au jour que comme une affaire secondaire et toute subalterne. — Tous ces faits s’accordent avec l’idée que l’instinct sexuel est la substance de la volonté de vivre, qu’il en représente ainsi la concentration ; aussi avais-je justement appelé dans mon texte les parties génitales le foyer de la volonté. Oui, on peut le dire, l’homme est un instinct sexuel qui a pris corps ; sa naissance est un acte de copulation, le désir de ses désirs est un acte de copulation, et seul cet instinct rattache et perpétue l’ensemble de ses phénomènes. Sans doute la volonté de vivre se manifeste d’abord en tant qu’effort pour la conservation de l’individu ; mais ce n’est là pourtant qu’un échelon vers l’effort pour la conservation de l’espèce, effort d’autant plus violent que la vie de l’espèce surpasse celle de l’individu en durée, en étendue et en valeur. Par là l’instinct sexuel est la manifestation la plus parfaite de la volonté de vivre ; il en est le type le plus nettement exprimé, et cette idée concorde avec celle qu’il est le germe des individus, comme le plus puissant de tous les souhaits de l’homme naturel.

Il y a place encore ici pour une observation physiologique bien faite pour jeter quelque lumière sur la théorie fondamentale exposée par moi au second livre. L’instinct sexuel, nous venons de le voir, est la plus violente des passions, l’appétit des appétits, la concentration de tout notre vouloir, et, par suite, toute satisfaction de cet instinct qui répond exactement au désir de l’individu, c’est-à-dire aussi au désir dirigé vers un individu déterminé, est comme le comble et le faîte de son bonheur, le but dernier de ses efforts naturels : en y atteignant il croit avoir tout atteint, en le manquant il croit avoir tout manqué. De même, en corrélation physiologique avec ce qui précède, nous trouvons dans la volonté objective, c’est-à-dire dans l’organisme humain, le sperme comme la sécrétion des sécrétions, la quintessence de tous les sucs, le produit dernier de toutes les fonctions organiques, et nous avons là une nouvelle preuve de ce que le corps n’est autre chose que l’objectivation de la volonté, c’est-à-dire la volonté même sous la forme de la représentation.

À la procréation se rattache la conservation de la progéniture, et à l’instinct sexuel l’amour paternel, éléments qui perpétuent la vie de l’espèce. En conséquence, l’affection de l’animal pour sa progéniture a, comme l’instinct sexuel, une puissance de beaucoup supérieure à celle des efforts tournés vers la simple conservation de l’individu lui-même. La preuve en est que les animaux même les plus paisibles sont tout prêts à affronter pour leur progéniture, au péril de leur vie, le combat même le plus inégal, et que, chez presque toutes les espèces animales, la femelle, pour protéger ses petits, va au-devant de tous les dangers, et dans bien des cas même au-devant d’une mort assurée. Chez l’homme cet amour instinctif des parents trouve un guide et une règle dans la raison, c’est-à-dire dans la réflexion ; parfois aussi il y trouve un obstacle, qui, pour les mauvaises natures, peut aller jusqu’à la méconnaissance complète de cet instinct : aussi est-ce chez les animaux que nous pouvons en observer les effets dans leur état le plus pur. En soi-même il n’est pourtant pas moins fort chez l’homme, et, là aussi, nous le voyons, dans certains cas, surmonter l’amour de soi et s’élever jusqu’au sacrifice de la vie individuelle. Par exemple, les journaux français nous rapportaient naguère encore qu’à Chabars, dans le département du Lot, un père s’était enlevé la vie, pour faire de son fils, atteint par le sort et astreint au service militaire, un fils aîné de veuve et lui assurer ainsi un cas de dispense. (Galignani’s Messenger du 22 juin 1843.) Cependant chez les animaux, incapables de réflexion, l’instinct de l’amour maternel se manifeste sans intermédiaire et sans altération, par suite dans une pleine clarté et dans toute sa force. Au fond il est chez l’animal l’expression de la conscience que son être véritable réside plus directement dans l’espèce que dans l’individu, et qu’alors il lui faut sacrifier sa vie pour maintenir l’espèce dans ses petits. Ici donc, comme aussi dans l’instinct sexuel, la volonté de vivre devient dans une certaine mesure transcendante, puisqu’elle étend sa conscience, inhérente à l’individu, par-delà cet individu même, jusqu’à l’espèce. Pour ne pas donner seulement une idée abstraite de cette seconde manifestation de la vie de l’espèce, mais la rendre présente à l’esprit du lecteur dans toute sa grandeur et toute sa réalité, je vais produire quelques exemples de la puissance infinie de l’instinct d’amour maternel.

Poursuivie, la loutre marine saisit son petit et plonge avec lui : revient-elle, pour respirer, à la surface de l’eau, elle le couvre de son corps et, pendant qu’il se sauve, reçoit les traits du chasseur. — On ne tue une jeune baleine que pour attirer la mère, qui accourt à son aide et l’abandonne rarement, tant qu’elle vit encore, même atteinte par plusieurs harpons. (Scoreby, Journal d’un voyage de pêche à la baleine, traduit de l’anglais par Kries, p. 196.) — Près des trois Iles Royales, dans la Nouvelle-Zélande, vivent des phoques de grandeur colossale, appelés éléphants de mer (phoca proboscidea). Ils nagent en troupe bien ordonnée tout autour de l’île, et se nourrissent de poisson ; mais ils trouvent sous les eaux certains ennemis, à nous inconnus et terribles, dont ils reçoivent souvent de cruelles blessures ; aussi leurs courses en commun exigent-elles une tactique toute spéciale. Les femelles mettent bas sur le rivage ; pendant le temps de l’allaitement qui suit, durant environ sept à huit semaines, tous les mâles forment autour d’elles un cercle fermé, pour les empêcher de céder à la faim et de descendre à la mer ; si elles tentent de le faire, ils s’y opposent en les mordant. Ainsi ils jeûnent tous ensemble de sept à huit semaines durant et maigrissent tous beaucoup, et tout cela pour ne pas laisser leurs petits se risquer dans la mer, avant d’être en état de bien nager et d’observer la tactique requise, qu’on leur apprend dans la suite en les poussant et en les mordant. (Freycinet, Voy. aux terres australes, 1826.) Nous voyons de plus ici comment l’affection des parents, semblable en cela à tout effort énergique de la volonté (Voy. chap. XIX, 6), développe et accroît l’intelligence. — Les oies sauvages, les fauvettes et beaucoup d’autres oiseaux s’échappent à grands cris sous les pieds mêmes du chasseur, quand il approche du nid, et voltigent tout autour de lui, comme si leurs ailes étaient paralysées, pour détourner son attention de leur progéniture sur elles-mêmes. L’alouette cherche à écarter le chien de son nid, en s’offrant elle-même à ses coups. De même les biches et les chevrettes l’excitent à les poursuivre elles-mêmes, pour l’empêcher d’atteindre leurs faons. — On a vu des hirondelles pénétrer dans des maisons en flammes, pour sauver leurs petits, ou périr avec eux. À Delft, dans un violent incendie, une cigogne se fit brûler dans son nid, pour ne pas abandonner ses petits trop faibles et encore incapables de voler. (Hadr. Junius, Descriptio Hollandiœ.) Le coq de bruyère et la bécasse se laissent prendre sur leur nid, occupés à couver. Le gobe-mouche (muscicapa tyrannus) défend son nid avec un courage singulier et lutte même contre l’aigle. Une fourmi qu’on avait coupée en deux s’occupait encore, par sa moitié antérieure, de mettre ses œufs en sûreté. — Une chienne, à laquelle on avait ouvert le ventre pour en extraire les petits, se traînait mourante auprès d’eux en rampant, les caressait et ne commença à gémir avec violence que quand on les lui eut enlevés. (Burdach, La physiologie comme science expérimentale, vol. II et III).


CHAPITRE XLIII
HÉRÉDITÉ DES QUALITÉS


En se combinant dans l’acte de la génération, les germes apportés par les parents reproduisent non seulement les particularités de l’espèce, mais encore celles des individus ; c’est ce que, pour les qualités corporelles (objectives, externes), l’expérience journalière nous enseigne, et ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on a dit en le reconnaissant :

Naturæ sequitur semina quisque suæ.
_________________________Catulle.

Ce principe vaut-il aussi pour les qualités spirituelles (subjectives, internes), et celles-ci sont-elles à leur tour un héritage légué aux enfants par les parents ? C’est là une question bien souvent posée et presque toujours, en général, résolue par l’affirmative. Mais il est un problème plus difficile : est-il possible de distinguer ce qui dans ce mélange revient au père et à la mère, et ainsi quelle part d’héritage intellectuel nous tenons de chacun de nos parents ? Considérons maintenant ce problème à la lumière de notre principe fondamental, que la volonté est l’être en soi, l’essence et la racine de l’homme ; l’intellect au contraire, l’élément secondaire et adventice, l’accident de cette substance : avant d’avoir consulté l’expérience, nous tiendrons alors au moins pour vraisemblable que, dans la génération, le père, en qualité de sexus potior et de principe créateur, fournit la base, la racine de la nouvelle vie, c’est-à-dire la volonté, et la mère, en tant que sexus sequior et principe purement destiné à concevoir, l’élément secondaire, l’intellect. L’homme ainsi hériterait de son père ses qualités morales, son caractère, ses penchants, son cœur, et de sa mère au contraire son intelligence, avec le degré, la nature, la direction qu’elle comporte. Cette hypothèse trouve une confirmation réelle dans la pratique, sauf qu’au lieu de se déterminer sur une table d’expériences comme en physique, cette vérification résulte en partie d’observations longues et nombreuses, faites avec un soin délicat, et en partie aussi de témoignages historiques.

L’expérience personnelle a la supériorité de la certitude complète et de la spécialité la plus grande, ce qui compense, et au delà, le désavantage attaché au peu d’étendue de sa sphère et au caractère individuel des exemples qu’elle fournit. C’est à elle tout d’abord que je renvoie donc chacun. Que chacun commence par se considérer soi-même, qu’il s’avoue ses penchants et ses passions, ses défauts de caractère et ses faiblesses, ses vices, comme aussi ses mérites et ses vertus, s’il en a ; que par la pensée il se reporte ensuite à son père, et il ne manquera guère d’apercevoir en lui ces traits de caractère dans leur ensemble. La mère, au contraire, se trouvera souvent d’un caractère tout différent, et une concordance morale avec elle sera un fait des plus rares, c’est-à-dire qui ne se produira que dans le cas tout particulier d’une conformité de caractère entre les parents. Qu’il institue par exemple cet examen pour l’irascibilité ou la patience, l’avarice ou la prodigalité, le penchant à la débauche, à l’ivrognerie, au jeu, l’insensibilité ou la bonté, la franchise ou l’hypocrisie, l’orgueil ou la bienveillance, le courage ou la lâcheté, l’amour de la paix ou la manie des querelles, l’esprit de conciliation ou de rancune, etc. ; qu’il poursuive alors les mêmes recherches sur tous ceux dont le caractère et les parents lui ont été bien connus : s’il procède avec attention, avec bon sens et avec sincérité, la confirmation de notre principe ne fera jamais défaut. Par exemple, il trouvera le penchant spécial au mensonge, commun à tant d’hommes, au même degré chez deux frères, parce qu’ils l’ont hérité de leur père ; aussi la comédie du Menteur et son fils est-elle psychologiquement vraie. — Il faut cependant tenir compte ici de deux restrictions nécessaires, où seule une injustice évidente pourrait voir des échappatoires. C’est en premier lieu : pater semper incertus. Seule une ressemblance corporelle absolue avec le père lève cette restriction ; une ressemblance superficielle, au contraire, ne peut y suffire : car il y a un effet tardif possible d’une fécondation antérieure qui donne parfois encore aux enfants d’un second lit une légère ressemblance avec le premier mari, et aux enfants adultérins avec le père légitime. Cette action ultérieure s’observe plus nettement encore chez les animaux. La seconde restriction est que dans le fils le caractère moral du père reparaît sans doute, mais avec les modifications qu’il a subies par l’effet d’un autre intellect, souvent très différent, héritage de la mère ; d’où suit la nécessité d’apporter une correction à l’observation faite. En raison de la différence des deux intellects, cette modification peut être importante ou médiocre, sans jamais être cependant assez grande pour ne pas laisser voir et reconnaître même au-dessous d’elle les traits principaux du caractère paternel ; c’est à peu près le cas d’un individu qui se serait défiguré en revêtant un costume tout à fait étrange, une perruque et une barbe. Un homme tient-il de sa mère, par exemple, une raison supérieure, et ainsi la faculté de réfléchir et de méditer ; les passions héritées du père sont alors moitié tenues en bride, moitié refoulées et ramenées par là à une expression régulière et méthodique, ou même cachée, d’où suit une apparence bien différente de celle qu’elles présentaient chez le père, doué peut-être d’un cerveau très borné ; et de même le cas inverse peut se produire. — Les penchants et les passions de la mère ne se retrouvent jamais au contraire dans les enfants, et ce qu’on y observe souvent ce sont les passions opposées.

Les exemples historiques ont sur les exemples privés l’avantage d’être généralement connus, mais par contre, il est vrai, le désavantage des incertitudes, des altérations fréquentes de toute tradition, sans compter le défaut général de ne comprendre que la vie publique et non privée, et ainsi les actions politiques seules, et non les traits plus intimes du caractère. Je veux cependant appuyer la vérité ici en question de quelques exemples historiques. Les gens qui ont fait de l’histoire une étude spéciale pourront sans doute y ajouter encore un nombre bien plus grand de témoignages tout aussi frappants.

On sait que P. Decius Mus, poussé par une générosité héroïque à sacrifier sa vie pour son pays, se précipita, la tête voilée, au milieu de l’armée des Latins, en se vouant lui et les ennemis, par une prière solennelle, aux dieux infernaux. Quarante ans plus tard environ, son fils, du même nom, tint exactement la même conduite, dans la guerre contre les Gaulois (Liv., VIII, 6 ; X, 28) : vraie justification du mot d’Horace : fortes creantur fortibus et bonis, dont Shakespeare exprime ainsi le revers :

Cowards father cowards, and base things sire base[53].
_______________________________(Cymb., IV, 2.)

L’ancienne histoire romaine nous offre des familles entières dont les membres, pendant une longue suite de temps, se sont distingués par un patriotisme et un courage plein d’abnégation : telles furent la gens Fabia et la gens Fabricia. — Dans un genre différent, Alexandre le Grand était amoureux de pouvoir et de conquête, comme son père Philippe. — Il est très digne d’attention, l’arbre généalogique de Néron, que Suétone (ch. iv et v), dans une intention morale, a mis en tête du portrait de ce monstre. Il nous décrit la gens Claudia, cette famille qui, six siècles durant, a fleuri à Rome et n’a cessé de produire des hommes actifs mais orgueilleux et cruels. Tibère, Caligula et enfin Néron en sont sortis. Déjà dans son grand-père, et plus marquées encore chez son père, se montrent toutes les effroyables qualités, qui ne pouvaient atteindre leur complet développement que dans Néron, à la fois à cause de son haut rang qui lui donnait plus libre carrière et de la ménade insensée qu’il avait pour mère, cette Agrippine privée de raison et incapable de lui léguer un intellect qui servît à réprimer ses passions. C’est donc tout à fait notre sens que Suétone a en vue, en racontant qu’à sa naissance prœsagio fuit etiam Domitii, patris, vox, inter gratulationes amicorum, negantis, quidquam ex se et Agrippina, nisi detestabile et malo publico nasci potuisse. — Cimon, au contraire, était fils de Miltiade, Hannibal était fils d’Hamilcar, et les Scipions forment toute une famille de héros et de nobles défenseurs de leur patrie. — Mais le pape Alexandre VI eut pour fils César Borgia, dans lequel on retrouvait sa hideuse image. Le fils du fameux duc d’Albe a été un homme aussi méchant et aussi cruel que son père. — Le rusé et injuste Philippe IV, ce roi de France connu surtout par la terrible persécution et l’exécution des Templiers, eut pour fille Isabelle, femme d’Edouard II d’Angleterre : celle-ci prit les armes contre son mari, s’empara de sa personne, et comme, après lui avoir arraché un acte d’abdication, elle ne pouvait réussir à provoquer sa mort par des mauvais traitements répétés, elle le fit mourir dans sa prison par des moyens trop atroces pour que je puisse les rapporter à mon tour. — Henri VIII d’Angleterre, tyran altéré de sang et défenseur de la foi (defensor fidei), eut pour fille d’un premier mariage cette reine Marie aussi remarquable par sa bigoterie que par sa cruauté, à laquelle les nombreuses exécutions d’hérétiques condamnés par elle au bûcher valurent le nom de « Marie la sanglante » (bloody Mary). Sa fille d’un second lit, Elisabeth, avait reçu de sa mère, Anne de Boleyn, une raison supérieure, qui n’admettait pas la bigoterie, et réfréna en elle le caractère paternel, mais sans l’étouffer ; de sorte qu’il continuait toujours à briller par éclairs à l’occasion et apparut au grand jour dans sa conduite cruelle à l’égard de Marie d’Écosse. — Van Geuns[54] nous parle, d’après Marcus Donatus, d’une jeune fille écossaise dont le père avait été brûlé comme voleur de grands chemins et anthropophage, alors qu’elle était à peine âgée d’un an : quoique élevée dans la suite au milieu de gens tout différents, elle ne put empêcher de se développer en elle avec l’âge le même appétit de la chair humaine, et, prise sur le fait pendant qu’elle satisfaisait cet appétit, elle fut enterrée vivante. — Dans le Libéral du 13 juillet 1821 nous lisons que, dans le département de l’Aube, la police poursuivait une jeune fille coupable d’avoir assassiné deux enfants, qu’elle devait porter à l’hospice des Enfants trouvés, pour s’approprier le peu d’argent à eux destiné. La police finit par la trouver sur la route de Paris, près de Romilly, noyée, et c’est son propre père qui se livra comme son meurtrier. — Mentionnons enfin ici encore quelques cas de date plus récente, et qui n’ont, en conséquence, d’autres garants que les journaux. Au mois d’octobre 1836, en Hongrie, le comte Belecznai fut condamné à mort, pour avoir tué un fonctionnaire et grièvement blessé ses propres parents ; son frère aîné avait été antérieurement exécuté pour crime de parricide, et son père s’était aussi rendu coupable de meurtre. (Journal la Poste de Francfort, 26 octobre 1836.) Un an plus tard, sur la même route où le comte avait tué le fonctionnaire, son plus jeune frère déchargea, toutefois sans succès, un pistolet sur l’agent du fisc chargé du contrôle de ses biens. (Journal de Francfort, 16 septembre 1837.) Dans la Poste de Francfort du 19 novembre 1857, une lettre de Paris annonce la condamnation d’un brigand très dangereux, nommé Lemaire, et de ses compagnons, et ajoute : « Le penchant au crime semble être héréditaire dans sa famille et celle de ses complices, puisque plusieurs membres de leur race sont morts sur l’échafaud. » — Les annales de la criminalité ne peuvent manquer de présenter mainte généalogie du même genre. C’est surtout le penchant au suicide qui est héréditaire.

Voyons-nous maintenant d’autre part l’excellent Marc-Aurèle avoir pour fils le détestable Commode : le fait ne nous induit pas en erreur, puisque nous savons que la diva Faustina était une uxor infamis. Au contraire, nous notons le cas, pour conjecturer une raison analogue dans des cas du même genre : que, par exemple, Domitien ait été le vrai frère de Titus, c’est ce que je ne puis jamais croire, et j’incline à mettre Vespasien au rang des maris trompés.

Passons maintenant à la seconde partie du principe posé par nous, c’est-à-dire à l’hérédité de l’intellect maternel. Ce second principe est plus généralement reconnu que le premier, qui en soi-même a contre lui le liberum arbitrium indifferentiæ, et dont la conception séparée rencontre un obstacle dans la simplicité et l’indivisibilité de l’âme. Déjà la vieille expression populaire « esprit naturel, esprit de la mère » (Mutterwitz) atteste que l’adhésion donnée à cette seconde vérité date de loin : elle repose sur l’expérience faite que les avantages intellectuels, grands ou petits, sont le don de ceux dont les mères se distinguaient relativement par leur intelligence. Au contraire, les qualités intellectuelles du père ne passent pas au fils ; la preuve en est que les pères comme les fils des hommes remarquables par les talents les plus éminents sont en général des esprits très ordinaires, et qui ne présentent pas la moindre trace des capacités intellectuelles du père. Contre cette expérience confirmée par des exemples multiples, une exception isolée vient-elle une fois à se produire, telle que le cas de Pitt et de son père lord Chatham, nous avons alors le droit et même l’obligation de la rapporter au hasard, si extraordinaire sans doute qu’il paraisse, vu la rareté singulière des talents supérieurs. Mais c’est ici que vaut la règle : il est invraisemblable que l’invraisemblable n’arrive jamais. En outre, ce qui fait les grands hommes d’État (voir déjà ch. II), ce sont tout autant les qualités du caractère, héritage paternel, que les avantages de l’esprit. Au contraire, les artistes, les poètes et les philosophes, dont les œuvres seules sont attribuées au génie proprement dit, n’offrent, à ma connaissance, aucun cas analogue. Sans doute le père de Raphaël était peintre, mais médiocre ; le père et le fils de Mozart étaient musiciens, mais peu distingués. Ce qu’il nous faut cependant admirer, c’est la prévoyance du sort à compenser en quelque sorte la vie très courte qu’il avait réservée à ces deux hommes, les deux plus grands en leur genre, en leur épargnant cette perte de temps si fréquente dans la jeunesse chez les autres hommes de génie, en leur faisant recevoir dès l’enfance, par l’exemple et l’enseignement paternel, l’initiation nécessaire à l’art auquel ils étaient exclusivement destinés, en les plaçant enfin dès leur naissance dans l’atelier où ils devaient travailler. Ce pouvoir secret et énigmatique, qui semble régir la vie individuelle, a été de ma part l’objet de considérations spéciales, que j’ai communiquées dans mon mémoire Sur l’apparente finalité dans la destinée de l’individu (Parerga, vol. I). — Remarquons encore ici que certaines occupations scientifiques supposent, il est vrai, des qualités naturelles excellentes, mais non pas des capacités proprement rares et infinies ; ce qu’elles réclament avant tout, c’est un zèle soutenu, de l’application, de la patience, une instruction reçue de bonne heure, une étude persistante et des exercices répétés. Là, et non dans l’hérédité de l’intellect paternel, est l’explication de cette tendance générale des fils à suivre la voie frayée par les pères, à faire de certains métiers l’apanage héréditaire de certaines familles ; de là vient aussi que, dans quelques sciences qui demandent avant tout de l’attention et de la persévérance, quelques familles puissent présenter toute une succession d’hommes de mérite : tels sont les Scaligers, les Bernouillis, les Cassinis, les Herschels.

Pour ce qui est de l’hérédité réelle de l’intellect maternel, nous posséderions un nombre bien plus grand de témoignages si le caractère et la vocation du sexe féminin n’avaient pas pour conséquence de ne laisser aux femmes que de rares occasions de fournir des preuves publiques de leurs capacités intellectuelles ; par suite, leurs mérites ne sont pas retenus par l’histoire et ne parviennent pas à la connaissance de la postérité. De plus, en raison de la constitution toujours plus faible du sexe féminin, ces facultés mêmes n’atteignent jamais chez les femmes le degré où elles s’élèvent ensuite chez leurs fils, à la faveur de circonstances favorables ; mais ce n’est là même pour nous qu’un motif de rehausser dans la même proportion le mérite des œuvres qu’elles produisent. Pour l’instant je ne retrouve, à l’appui de la vérité énoncée par nous, que les seuls exemples suivants. Joseph II était fils de Marie-Thérèse. — Cardan nous dit, dans le troisième chapitre du De vita propria : « Mater mea fuit memoria et ingenio pollens. » — J.-J. Rousseau dit, au premier livre des Confessions : « La beauté de ma mère, son esprit, ses talents… ; elle en avait de trop brillants pour son état, etc., » et il continue en citant un couplet des plus gracieux dont elle était l’auteur. — D’Alembert était le fils naturel de Claudine de Tencin, femme d’un esprit supérieur, auteur de plusieurs romans et écrits analogues très applaudis de son temps et dignes aussi d’être goûtés aujourd’hui. (Voir sa biographie dans les Feuilles de conversation littéraire [Blätter für litterarische Unterhaltung, mars 1845, nos 71-73].) — La mère de Buffon fut une femme distinguée, à en croire le passage suivant du Voyage à Montbard par Hérault de Séchelles, que Flourens rapporte, dans son Histoire des travaux de Buffon, page 288 : « Buffon avait ce principe qu’en général les enfants tenaient de leur mère leurs qualités intellectuelles et morales ; et lorsqu’il l’avait développé dans la conversation, il en faisait sur-le-champ l’application à lui-même, en faisant un éloge pompeux de sa mère, qui avait en effet beaucoup d’esprit, des connaissances étendues et une tête très bien organisée. » Joindre aux qualités intellectuelles les qualités morales, c’est une erreur commise par le narrateur ou fondée sur ce que le hasard avait donné à sa mère un caractère identique au sien et à celui de son père. Nous avons du contraire d’innombrables exemples, où la mère et le fils ont un caractère opposé ; aussi, dans Oreste et dans Hamlet, les plus grands poètes dramatiques nous montrent-ils la mère et le fils dans un état d’hostilité et de lutte, où le fils apparaît comme représentant moral et vengeur du père. Le cas inverse, celui du fils représentant moral et vengeur de la mère contre son père, serait au contraire révoltant et en même temps presque ridicule. La raison en est qu’entre le père et le fils il y a identité réelle de l’être par la volonté, et seulement, entre la mère et le fils, pure identité d’intellect, et cela même encore sous condition. Entre la mère et le fils il peut exister le plus grand contraste moral ; entre le père et le fils une opposition intellectuelle est seule possible. C’est à ce point de vue aussi qu’il faut reconnaître la nécessité de la loi salique : la femme ne peut pas continuer la race. — Hume dit, dans sa courte autobiographie : « Our mother was a woman of singular merit. » Sur la mère de Kant la dernière biographie de F.-W. Schubert s’exprime ainsi : « D’après le propre jugement de son fils, c’était une femme d’un grand bon sens naturel. Pour l’époque d’alors, et vu la rareté des occasions de former l’esprit des jeunes filles, elle avait une instruction exceptionnelle qu’elle ne cessa jamais dans la suite d’agrandir encore par elle-même… À la promenade elle attirait l’attention de son fils sur toute sorte de phénomènes naturels et cherchait à les expliquer par la puissance divine. » — Quelle femme d’une raison peu commune, pleine d’esprit et supérieure que la mère de Gœthe ! C’est un fait connu de tout le monde. Combien n’a-t-on pas parlé d’elle dans la littérature ! Et de son père on n’a dit mot : lui-même nous le dépeint comme un homme de facultés médiocres. — La mère de Schiller était accessible à la poésie et faisait même des vers ; on en peut voir un fragment dans sa biographie de Schwab. — Bürger, ce vrai génie poétique, digne peut-être de la première place après Gœthe parmi les poètes allemands, celui dont les ballades, mises en regard de celles de Schiller, les font paraître froides et factices, nous a laissé sur ses parents une relation significative, que son ami et médecin Althof, dans sa biographie publiée en 1798, nous rapporte en ces termes : « Le père de Bürger était sans doute doué de connaissances nombreuses, vu l’étendue des études d’alors, et il était en outre un homme excellent et honnête ; mais il aimait tant une douce commodité et sa pipe de tabac, qu’au dire de mon ami, il lui fallait commencer par prendre son élan pour se décider à consacrer parfois un quart d’heure à l’instruction de son fils. Son épouse était une femme pleine des qualités d’esprit les plus extraordinaires, mais qu’on avait si peu cultivées qu’elle avait à peine appris à écrire lisiblement. Aux yeux de Bürger, sa mère, avec une instruction convenable, serait devenue le plus célèbre représentant de son sexe ; et plus d’une fois pourtant il manifesta une vive désapprobation contre différents traits de son caractère moral. Cependant il croyait avoir hérité de sa mère quelques-unes de ses aptitudes intellectuelles, et être le portrait de son père pour ce qui était du caractère moral. » — La mère de Walter Scott était poète et en relation avec les beaux esprits de son temps, à ce que nous apprend l’auteur de l’article nécrologique sur W. Scott, dans le journal anglais Le Globe du 24 septembre 1832. Des poésies d’elle ont paru en 1789 ; c’est ce qu’atteste un article intitulé Mutterwitz, d’un numéro de la publication de Brockhaus, les Feuilles de conversation littéraire (Blätter für litterarische Unterhaltung), du 4 octobre 1841 ; cet article contient toute une longue liste de mères d’hommes célèbres distinguées par l’esprit, à laquelle je ne veux emprunter que deux exemples : « La mère de Bacon était une linguiste de premier ordre ; elle écrivit et traduisit plusieurs ouvrages et fit preuve dans chacun d’eux d’érudition, de pénétration et de goût. — La mère de Boerhave se faisait remarquer par ses connaissances en médecine. » — D’autre part, Haller nous a conservé un témoignage frappant de l’hérédité de la faiblesse intellectuelle des mères, dans ce fait qu’il nous cite : « E duabus patriciis sororibus, ob divitias maritos nactis, cum tamen fatuis essent proximæ, novimus in nobilissimas gentes nunc a seculo retro ejus morbi manasse semina, ut etiam in quarta generatione, quintave, omnium posterorum aliqui fatui supersint. » (Elementa physiol., lib. XXIX, § 8.) — Selon Esquirol, la folie aussi s’hérite plus souvent de la mère que du père ; si cependant on la tient du père, il faut rapporter le fait aux dispositions morales, dont l’influence l’a produite.

De notre principe il semble résulter que des fils de la même mère doivent avoir mêmes capacités intellectuelles, et que si l’un était très bien doué, l’autre devrait l’être aussi. Il en est parfois ainsi : les Carraches, Joseph et Michel Haydn, Bernard et André Romberg, Georges et Frédéric Cuvier en sont des exemples ; j’y joindrais encore les frères Schlegel, si le second, Frédéric, par l’odieux obscurantisme qu’il pratiqua dans le dernier quart de sa vie conjointement avec Adam Muller, ne s’était rendu indigne de l’honneur d’être nommé à côté de son excellent frère, Auguste Guillaume, homme irréprochable et d’esprit si supérieur. Car l’obscurantisme est un péché, non pas peut-être envers l’esprit saint, mais envers l’esprit humain, c’est-à-dire un péché dont, loin d’accorder jamais le pardon, on doit garder toujours et partout une rancune implacable à celui qui s’en est rendu coupable, pour lui en témoigner son mépris en toute occasion, tout le temps qu’il vit, et même jusqu’après la mort. — Mais c’est un cas tout aussi fréquent que la conséquence précédente ne se réalise pas : le frère de Kant, par exemple, a été un homme des plus ordinaires. Pour l’expliquer, je me reporte à ce que j’ai dit au chapitre XXXI sur les conditions physiologiques du génie. Le génie ne demande pas seulement un cerveau d’un développement extraordinaire et d’une organisation tout à fait conforme à l’objet à remplir, apport de la mère ; il exige encore un mouvement du cœur très énergique pour animer ce cerveau, c’est-à-dire subjectivement une volonté passionnée, un tempérament plein de vie : c’est l’héritage du père. Mais c’est là justement ce qui ne se rencontre au plus haut degré que dans les années les plus vigoureuses du père, et la mère vieillit plus vite encore. Aussi les fils bien doués seront-ils en général les aînés, ceux qui auront été procréés dans la force de l’âge des parents : ainsi le frère de Kant était de onze ans plus jeune que lui. Même de deux frères distingués l’aîné sera en général supérieur. Et ce n’est pas l’âge seul, mais chaque affaissement passager de la force vitale, ou tout autre désordre survenu dans la santé des parents, lors de la génération, qui peut gâter l’apport de l’un ou de l’autre, et entraver l’apparition par là même si rare d’un talent de premier ordre. — Soit dit en passant, c’est l’absence de toutes les différences signalées tout à l’heure qui, chez les jumeaux, est la cause de la quasi-identité de leur être.

Viendrait-il à se présenter quelques cas isolés où un fils heureusement doué n’aurait pas eu une mère d’esprit distingué, il faudrait en chercher l’explication dans le fait que la mère elle-même aurait eu un père flegmatique : alors, malgré un développement peu ordinaire, son cerveau n’aurait pas reçu l’excitation nécessaire de l’énergie correspondante de la circulation, — condition que j’ai expliquée plus haut, au chapitre xxxi. Son système nerveux et cérébral des plus parfaits n’en aurait pas moins passé à son fils, qui, par l’influence ultérieure d’un père vif et passionné, à la circulation énergique, aurait alors seulement acquis la seconde condition corporelle nécessaire à la production d’une grande force intellectuelle. Ce cas a peut-être été celui de Byron, car nous ne trouvons nulle part mention des talents intellectuels de sa mère. — La même explication vaut encore pour le cas où la mère d’un homme de génie, douée de qualités d’esprit, aurait eu elle-même une mère qui en aurait été dépourvue : c’est que le père de celle-ci aurait été un homme flegmatique.

Les discordances, les inégalités, les fluctuations de caractère de la plupart des hommes pourraient provenir peut-être de ce que l’individu, au lieu d’avoir une origine simple, reçoit la volonté du père et l’intellect de la mère. Plus étaient grandes l’hétérogénéité et la disconvenance des natures des parents l’une avec l’autre, plus grand aussi sera ce désaccord, ce dissentiment intime. Quelques-uns excellent par le cœur, d’autres au contraire par l’esprit ; il en est encore d’autres dont toute la supériorité réside dans une certaine harmonie et une certaine unité de tout leur être dues toutes deux à une telle appropriation en eux du cœur avec la tête que chacun de ces éléments est pour l’autre un appui et comme un repoussoir qui le met en relief : d’où l’on peut conjecturer qu’il existait entre leurs père et mère une harmonie et une convenance singulières.

Pour la partie physiologique de la théorie ici exposée, je veux citer seulement Burdach ; malgré cette opinion erronée que la même qualité psychique peut venir tantôt du père et tantôt de la mère, il ajoute (Physiologie expérimentale, vol. I, § 306) : « En somme, l’élément masculin a plus d’influence sur la détermination de l’irritabilité ; l’élément féminin, au contraire, en a plus sur la sensibilité. » On peut rattacher encore à tout ceci ce que dit Linné, dans son Systema naturæ, tome I, p. 8 : « Mater prolifera promit, ante generationem, vivum compendium medullare novi animalis, suique simillimi, carinam Malpighianam dictum, tanquam plumulam vegetabilium : hoc ex genitura Cor ad sociat ramificandum in corpus. Punctum enim saliens ovi incubantis avis ostendit primum cor micans, cerebrumque cum medulla : corculum hoc, cessans a frigore, excitatur calido halitu, premetque bulla aerea, sensim dilatata, liquores, secundum canales fluxiles. Punctum vitalitatis itaque in viventibus est tanquam a prima creatione continuata medullaris vitæ ramificatio, cum ovum sit gemma medullaris matris a primordio viva, licet non sua ante proprium cor paternum. »

Nous venons de nous convaincre de l’hérédité du caractère paternel et de l’intellect maternel ; rapprochons maintenant cette certitude de nos considérations antérieures sur l’énorme distance mise par la nature, tant au point de vue moral qu’intellectuel, entre un homme et un autre ; rapprochons-la aussi de ce que nous savons sur l’entière invariabilité tant du caractère que des facultés intellectuelles ; ne sommes-nous pas conduits à cette opinion, qu’il y aurait pour la race humaine possibilité d’un ennoblissement réel et fondamental, produit moins du dehors que du dedans, c’est-à-dire bien moins par le moyen de l’enseignement et de la culture que par la voie de la génération ? Platon en a déjà eu quelque idée, quand, au cinquième livre de sa République, il exposait son étrange plan de multiplication et d’amélioration de sa caste guerrière. Si l’on pouvait châtrer tous les scélérats, jeter dans un cloître toutes les sottes, donner aux hommes de noble caractère tout un harem, et fournir à toutes les filles de bon sens et d’esprit des hommes, et des hommes tout à fait hommes, on verrait naître bientôt une génération qui nous rendrait, et au-delà, le siècle de Périclès. — Sans souscrire à des utopies de ce genre, on peut prendre en considération qu’établir, comme on l’a réellement fait, si je ne me trompe, chez quelques peuples anciens, pour peine la plus dure après la peine de mort, celle de la castration, serait faire grâce au monde de races entières de coquins ; résultat d’autant plus sûr même que la plupart des crimes, ainsi qu’on le sait, se commettent déjà entre vingt et trente ans[55]. Une autre question se poserait encore : ne vaudrait-il pas mieux, eu égard aux conséquences futures, attribuer, non pas selon la coutume présente, aux filles prétendues les plus vertueuses, mais aux plus intelligentes et aux plus spirituelles ces dots publiques qu’on a à répartir en certaines circonstances ? Et cela surtout que juger de la vertu est chose bien difficile : car Dieu seul, à ce qu’on dit, voit les cœurs. Les occasions de produire au grand jour un noble caractère sont rares et subordonnées au hasard ; en outre, la vertu de mainte fille a son appui le plus fort dans la laideur de la personne. Quant à l’intelligence, au contraire, il suffit d’un court examen à ceux qui en sont eux-mêmes doués pour en juger avec une entière certitude. — Une autre application pratique est la suivante. Dans bien des pays, et dans l’Allemagne méridionale entre autres, règne la mauvaise habitude pour les femmes de porter sur la tête des fardeaux, souvent même très considérables. Il n’en peut résulter qu’une action fâcheuse exercée sur le cerveau ; ainsi, chez les femmes du peuple, le cerveau se détériore peu à peu, et, comme c’est d’elles que les hommes reçoivent le leur, il arrive que le peuple tout entier s’hébète chaque jour davantage, ce qui pour beaucoup n’est déjà plus nécessaire. La suppression de cette coutume servirait à accroître la quotité d’intelligence dans la masse du peuple, ce qui serait le meilleur et le plus sûr moyen d’agrandir la richesse nationale.

Mais laissons maintenant à d’autres des observations pratiques de ce genre, pour en revenir à notre point de vue particulier, c’est-à-dire au point de vue moral et métaphysique : le rapprochement du contenu du chapitre xli avec celui du présent chapitre nous fournira le résultat suivant, qui, malgré toute sa transcendance, ne laisse pas de trouver un appui direct dans l’expérience. — C’est le même caractère, et par suite la même volonté individuellement déterminée, qui vit dans tous les descendants d’une race, depuis l’aïeul qui l’a fondée jusqu’au chef de famille actuel. Mais, dans chacun d’eux, à cette volonté a été associé un autre intellect, et ainsi un degré différent et un genre différent de connaissance. Il s’ensuit que la volonté, en chacun d’eux, voit la vie se présenter à elle sous une autre force et dans un jour différent : et elle en tire une nouvelle conception, un nouvel enseignement. Sans doute, puisque l’intellect s’éteint avec l’individu, cette volonté ne peut pas compléter directement la connaissance attachée à telle vie par celle d’une autre. Mais à la suite de chaque nouvelle conception de la vie, telle que peut seule la lui fournir le renouvellement de la personnalité, son vouloir même reçoit une direction différente, éprouve par là une modification, et, ce qui est l’important, elle est obligée, à cette occasion, de se prononcer encore une fois pour l’affirmation ou la négation de la vie. Ainsi, cette loi naturelle dérivée de la combinaison nécessaire de deux sexes dans l’acte de la génération, cette loi qui associe, dans un alliage toujours changeant, une volonté à un intellect, devient la base d’un ordre de salut. Car, par l’effet de cette loi, la vie ne cesse de présenter à la volonté (dont elle est l’image et le miroir) de nouvelles faces ; elle semble tournoyer sans relâche devant ses yeux ; elle laisse des manières de voir toujours et toujours autres s’essayer sur elle, pour que la volonté à chaque fois se décide à l’affirmation ou à la négation : les deux voies lui restent toujours ouvertes, sauf que, si une fois elle vient à embrasser la négation, le phénomène tout entier cesse d’exister pour elle avec la mort. C’est donc ce renouvellement incessant et ce complet changement de l’intellect qui maintient la voie du salut ouverte à la même volonté, par la nouvelle conception du monde qu’elle en reçoit ; mais l’intellect lui-même vient de la mère : et c’est là peut-être que se trouverait le fondement véritable de cet éloignement, de cette horreur de tous les peuples (à peu d’exceptions près, et ces exceptions mêmes sont incertaines) pour les mariages entre frère et sœur ; par là s’expliquerait aussi qu’il ne naisse pas d’amour sexuel entre les frère et sœur, sauf dans des cas très rares, dus à une perversion contre nature des instincts, sinon à l’illégitimité de l’un des deux enfants. Car d’un mariage entre frère et sœur il ne pourrait sortir rien d’autre qu’une volonté toujours la même unie au même intellect, comme elle l’était déjà dans les parents, et ainsi qu’une répétition sans issue du phénomène déjà existant.

Si maintenant, de près et dans le détail, nous contemplons la diversité incroyable et pourtant frappante des caractères ; si nous voyons celui-ci bon et affable, celui-là méchant et cruel, l’un juste, honnête et sincère, l’autre, gredin incorrigible, plein d’hypocrisie intrigante, d’astuce et de perfidie, il s’ouvre alors devant nous un abîme de considérations, et nous perdons notre temps en vaines réflexions sur l’origine d’une telle diversité. Les Hindous et les Bouddhistes résolvent le problème en disant : « C’est la conséquence des actions de la vie antérieure. » Cette solution est la plus ancienne sans doute, la plus intelligible aussi, et elle est proposée par les plus sages représentants de l’humanité : elle ne fait pourtant que reculer la question. Et cependant on aura peine à en trouver une plus satisfaisante. À mon point de vue, il reste à dire qu’ici, où la volonté vient en discussion comme chose en soi, le principe de raison, en tant que pure forme du phénomène, ne trouve plus aucune application, et qu’avec lui disparaît tout « pourquoi » et tout « comment ». La liberté absolue consiste justement en ce qu’il y a quelque chose qui échappe au principe de raison, envisagé comme principe de toute nécessité : une telle liberté ne convient ainsi qu’à la chose en soi, et la chose en soi c’est précisément la volonté. En conséquence, la volonté, dans sa manifestation, c’est-à-dire dans son operari, est soumise à la nécessité ; mais dans son esse, où elle s’est déterminée comme chose en soi, elle est libre. Ainsi arrivons-nous, comme c’est ici le cas, à cette chose en soi, aussitôt toute explication au moyen de principes et de conséquences cesse d’être possible, et il ne nous reste plus qu’à dire : ici apparaît la vraie liberté de la volonté, celle qui lui convient en tant qu’elle est la chose en soi ; mais justement, comme chose en soi, elle est sans raison, c’est-à-dire qu’elle ne connaît aucun « pourquoi ». C’est là ce qui fait cesser ici pour nous toute compréhension, car toute notre intelligence des choses repose sur le principe de raison et ne consiste que dans la pure et simple application de ce principe.


CHAPITRE XLIV
MÉTAPHYSIQUE DE L’AMOUR


Vous, doctes à la haute et profonde science,
Vous qui devinez et qui savez
Comment, où et quand tout s’unit,
Pourquoi tout s’aime et se caresse ;
Vous, grands savants, instruisez-moi !
Découvrez-moi ce que j’ai là,
Découvrez-moi où, comment, quand
Et pourquoi pareille chose m’arriva.

Bürger.


Ce chapitre est le dernier de quatre qui, par leurs rapports divers et réciproques, forment comme un tout secondaire : le lecteur attentif s’en apercevra, sans que je sois forcé, par des références et des renvois aux autres chapitres, d’interrompre mon exposé.

On a coutume de voir les poètes occupés surtout de la peinture de l’amour. C’est là d’ordinaire le thème principal de toutes les œuvres dramatiques, tragiques ou comiques, romantiques ou classiques, hindoues ou européennes ; de même l’amour fournit la matière de presque toute la poésie lyrique et épique ; je laisse de côté ces montagnes de romans que chaque année fait naître dans tous les pays civilisés de l’Europe avec la même régularité que les fruits de la terre, et cela depuis des siècles. Toutes ces œuvres, en substance, ne sont autre chose que des descriptions variées, brèves ou étendues, de la passion dont il s’agit. Les peintures les plus réussies qu’on en a faites, par exemple Roméo et Juliette, la Nouvelle Héloïse, Werther, ont conquis une gloire impérissable. La Rochefoucauld cependant estime qu’il en est d’un amour passionné comme des revenants, dont tous parlent, mais que personne n’a vus ; de même Lichtenberg dans un écrit sur le Pouvoir de l’amour, conteste et nie la réalité et la vérité de cette passion. C’est là une grande erreur. En effet il est impossible qu’un sentiment étranger et contradictoire à la nature humaine, fiction puérile imaginée à plaisir, ait pu, en tout temps, être décrit sans relâche par le génie des poètes et exciter chez tous les hommes une inaltérable sympathie ; sans vérité, pas de chef-d’œuvre :

Rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable.
__________________Boileau.

En réalité, l’expérience nous prouve, sans se répéter tous les jours, que ce qui ne nous paraît d’ordinaire qu’un penchant assez vif, mais encore facile à maîtriser, peut, dans certaines circonstances, prendre les proportions d’une passion supérieure en violence à toutes les autres et qui, écartant toute considération, surmonte tous les obstacles avec une force et une ténacité incroyables : alors, pour l’assouvir, on n’hésite pas à risquer sa vie, et, en cas d’échec, à la sacrifier. Les Werther et les Jacques Ortis n’existent pas seulement dans les romans : chaque année n’en produit pas moins d’une demi-douzaine en Europe ; sed ignotis perierunt mortibus illi, car

ils n’ont d’autres historiens de leurs souffrances qu’un rédacteur de procès-verbaux officiels ou un correspondant de journal. Cependant il suffit de lire les rapports de police dans les feuilles anglaises ou françaises pour constater la vérité de mon assertion. Plus grand encore est le nombre de ceux que cette même passion conduit aux maisons d’aliénés. Enfin chaque année nous présente quelque cas de suicide simultané de deux amants, dont la passion s’est vue contrariée par les circonstances extérieures ; mais il y a là une chose que je ne puis m’expliquer : comment deux êtres qui, sûrs de leur amour mutuel, s’attendent à trouver dans la jouissance de cet amour la suprême félicité, ne préfèrent-ils pas se soustraire à toutes les relations sociales en bravant tous les préjugés et supporter n’importe quelle souffrance plutôt que de renoncer, en même temps qu’a la vie, à un bonheur au-dessus duquel ils n’en imaginent pas de plus grand ? — Quant aux degrés inférieurs et aux premiers symptômes de cette passion, chaque homme les a journellement devant les yeux et aussi, tant qu’il reste jeune, presque toujours dans le cœur.

On ne peut donc douter, d’après les faits que je viens de rappeler, ni de la réalité ni de l’importance de l’amour ; aussi, au lieu de s’étonner qu’un philosophe n’ait pas craint, pour une fois, de faire sien ce thème éternel des poètes, devrait-on s’étonner plutôt qu’une passion qui joue dans toute la vie humaine un rôle de premier ordre n’ait pas encore été prise en considération par les philosophes et soit restée jusqu’ici comme une terre inexplorée. Celui qui s’est le plus occupé de la question, c’est Platon, surtout dans le Banquet et le Phèdre : mais tout ce qu’il avance à ce sujet reste dans le domaine des mythes, des fables et de la fantaisie, et ne se rapporte guère qu’a la pédérastie grecque. Le peu que dit Rousseau sur ce point dans le Discours sur l’inégalité (p. 96, édit. Bip.) est faux et insuffisant. Kant traite la question, dans la troisième section de son écrit Sur le sentiment du Beau et du Sublime (p. 435 et suiv., édit. Rosenkranz) ; mais son analyse est superficielle, faute de connaissance du sujet, et se trouve ainsi en partie inexacte. Quant à l’examen qu’en fait Platner dans son Anthropologie (§§ 1347 et suiv.), chacun le trouvera faible et sans profondeur. La définition de Spinoza mérite d’être rapportée pour son extrême naïveté, ne serait-ce que par plaisir : « Amor est titillatio, concomitante idea causæ externæ. » (Eth., IV, proposit. XLIV, dem.) On voit que je n’ai ni à me servir de mes prédécesseurs, ni a les combattre. Le sujet s’est de lui-même imposé à moi et est venu prendre place dans l’ensemble de ma conception du monde. Je ne peux guère compter d’ailleurs sur l’approbation de ceux mêmes que cette passion domine et qui cherchent à exprimer la violence de leurs sentiments par les images les plus sublimes et les plus éthérées : ma conception de l’amour leur paraîtra trop physique, trop matérielle, si métaphysique et si transcendante qu’elle soit au fond. Qu’ils veulent bien considérer au préalable que l’objet chéri qui leur inspire aujourd’hui des madrigaux et des sonnets, s’il était né dix-huit ans plus tôt, aurait à peine obtenu d’eux un regard.

Toute passion, en effet, quelque apparence éthérée qu’elle se donne, a sa racine dans l’instinct sexuel, ou même n’est pas autre chose qu’un instinct sexuel plus nettement déterminé, plus spécialisé ou, au sens exact du mot, plus individualisé. Considérons maintenant, sans perdre de vue ce principe, le rôle important que joue l’amour, à tous ses degrés et à toutes ses nuances, non seulement au théâtre et dans les romans, mais aussi dans le monde réel. Avec l’amour de la vie il nous apparaît comme le plus puissant et le plus énergique de tous les ressorts ; il accapare sans cesse la moitié des forces et des pensées de la partie la plus jeune de l’humanité ; but final de presque tous les efforts des hommes, il exerce dans toutes les affaires importantes une déplorable influence : à toute heure il vient interrompre les occupations les plus sérieuses ; parfois il dérange pour quelque temps les têtes les plus hautes ; il ne craint pas d’intervenir en perturbateur, avec tout son bagage, dans les délibérations des hommes d’État et les recherches des savants ; il s’entend à glisser ses billets doux et ses boucles de cheveux dans le portefeuille d’un ministre ou dans un manuscrit philosophique ; il fait naître tous les jours les querelles les plus inextricables et les plus funestes, brise les relations les plus précieuses, rompt les liens les plus solides ; il enlève à ses victimes parfois la vie ou la santé, parfois la richesse, le rang et le bonheur ; d’un homme honnête il peut faire un coquin sans conscience ; d’un homme jusqu’alors fidèle, un traître ; partout, en un mot, il nous apparaît comme un démon ennemi qui s’efforce de tout intervertir, de tout troubler, de tout bouleverser. Comment donc alors ne pas s’écrier : « A quoi bon tout ce bruit ? Pourquoi cette agitation et cette fureur, ces angoisses et ces misères ? » Il s’agit simplement, en somme, pour chacun de trouver sa chacune[56] : pourquoi une chose si simple doit-elle tenir une place de cette importance et venir sans cesse déranger et brouiller la bonne ordonnance de la vie humaine ? » — Mais l’esprit de vérité découvre peu à peu la réponse à l’observateur attentif. Non, ce n’est pas d’une bagatelle qu’il s’agit ici ; au contraire, l’importance de la chose en question est en raison directe de la gravité et de l’ardeur des efforts qu’on y consacre. Le but dernier de toute intrigue d’amour, qu’elle se joue en brodequins ou en cothurnes, est, en réalité, supérieur à tous les autres buts de la vie humaine et mérite bien le sérieux profond avec lequel on le poursuit. C’est que ce n’est rien moins que la composition de la génération future qui se décide là. Ces intrigues d’amour si frivoles servent à déterminer l’existence et la nature des personnages du drame (dramatis personæ) destinés à paraître sur la scène, quand nous l’aurons quittée. De même que l’existence, existentia, de ces personnages futurs a pour condition générale l’instinct sexuel, de même leur essence, essentia est fixée par le choix que fait chacun en vue de sa satisfaction personnelle, c’est-à-dire par l’amour sexuel, et se trouve ainsi, à tous égards, irrévocablement établie. Voila la clef du problème : l’application nous apprendra à la mieux connaitre si nous passons en revue les divers degrés de l’amour, depuis l’inclination la plus fugitive jusqu’à la passion la plus violente, nous constaterons que la différence qui les sépare provient du degré d’individualisation apportée dans le choix.

Ainsi donc, pris dans son ensemble, tout le commerce amoureux de la génération actuelle est, de la part de toute la race humaine, une grave meditatio compositionis generationis futuræ, e qua iterum pendent innumeræ generationes. Dans cette opération il ne s’agit pas, comme partout ailleurs, du bonheur et du malheur individuels, mais de l’existence et de la nature spéciale de la race humaine dans les siècles à venir, et par suite la volonté de l’individu s’y exerce à sa plus haute puissance, en tant que volonté de l’espèce. La haute importance du but à atteindre est ce qui fait le pathétique et le sublime des intrigues d’amour, le caractère transcendant des transports et des douleurs qu’elles provoquent. Depuis des milliers d’années les poètes nous en mettent sous les yeux d’innombrables exemples, parce qu’aucun thème ne peut égaler celui-ci en intérêt : traitant du bonheur et du malheur de l’espèce, il est à tous les autres qui ne touchent que le bien de l’individu comme le corps est à la surface plane. Voila pourquoi il est si difficile de donner de la vie à une pièce sans amour ; voila pourquoi aussi ce thème n’est jamais épuisé, quelque constant usage qu’on en fasse.

L’instinct sexuel en général, tel qu’il se présente dans la conscience de chacun, sans se porter sur un individu déterminé de l’autre sexe, n’est, en soi et en dehors de toute manifestation extérieure, que la volonté de vivre. Mais quand il apparaît à la conscience avec un individu déterminé pour objet, cet instinct sexuel est en soi la volonté de vivre en tant qu’individu nettement déterminé. En ce cas l’instinct sexuel, bien qu’au fond pur besoin subjectif, sait très habilement prendre le masque d’une admiration objective et donner ainsi le change à la conscience ; car la nature a besoin de ce stratagème pour arriver à ses fins. Mais si objective et si bien revêtue de sublimes couleurs que cette admiration puisse nous paraître, cependant cette passion amoureuse n’a en vue que la procréation d’un individu de nature déterminée ; et ce qui le prouve avant tout, c’est que l’essentiel n’est pas la réciprocité de l’amour, mais bien la possession, c’est-à-dire la jouissance physique. La certitude d’être payé de retour ne peut nullement consoler de la privation de cette jouissance : bien des hommes, en pareille circonstance, se sont brûlés la cervelle. Et en revanche, des hommes passionnément amoureux, faute de pouvoir se faire aimer eux-mêmes, se contentent de la possession, de la jouissance physique. J’en trouve la preuve dans tous les mariages forcés, dans ces faveurs que l’on achète si souvent d’une femme, en dépit de sa répugnance, au prix de présents considérables ou d’autres sacrifices, et aussi dans les cas de viol. La procréation de tel enfant déterminé, voila le but véritable, quoique ignoré des acteurs, de tout roman d’amour : les moyens et la façon d’y atteindre sont chose accessoire. J’entends d’ici les cris qu’arrache aux âmes élevées et sensibles, et surtout aux âmes amoureuses, le brutal réalisme de mes vues, et cependant l’erreur n’est pas de mon côté. La détermination des individualités de la génération future n’est-elle pas, en effet, une fin qui surpasse en valeur et en noblesse tous leurs sentiments transcendants et leurs bulles de savon immatérielles ? Peut-il y en avoir, parmi les fins terrestres, de plus haute et de plus grande ? C’est la seule qui réponde à la profondeur de l’amour passionné, au sérieux avec lequel il se présente, à la gravité attachée à toutes les vétilles qui l’accompagnent ou le font naître. Admettons que tel est bien le vrai but : alors seulement les longues difficultés, les efforts et les tourments auxquels on se soumet pour obtenir l’objet aimé nous paraissent en rapport avec l’importance du résultat. C’est, en effet, la génération future, dans la détermination de tous ses individus, qui tend à l’existence au travers de toutes ces menées et de toutes ces peines. Oui, c’est elle-même qui s’agite dans ce triage circonspect, précis et obstiné fait en vue de la satisfaction de l’instinct sexuel et que nous appelons l’amour. L’inclination croissante de deux amants, c’est déja au fond le vouloir-vivre du nouvel individu, qu’ils peuvent et veulent procréer ; oui, dans cette rencontre de regards pleins de désir s’allume déja sa prochaine existence ; elle s’annonce pour l’avenir comme une individualité harmonieuse et bien combinée. Ils sentent le désir de s’unir réellement, de se fondre en un être unique pour continuer à vivre en lui, et ce désir trouve sa satisfaction dans la procréation de l’enfant, en qui leurs qualités transmissibles à tous deux se perpétuent, confondues et unies en un seul être. En revanche, une aversion mutuelle, décidée et persévérante, entre un homme et une jeune fille, est la preuve qu’il ne saurait naître d’eux qu’un être mal organisé, sans harmonie et malheureux. On voit par là le sens profond de cette peinture où Calderon nous représente l’effroyable Sémiramis, nommée cependant par lui la fille de l’air, comme le fruit d’un viol, suivi du meurtre de l’époux.

Ce qui enfin attire si fortement et si exclusivement l’un vers l’autre deux individus de sexe différent, c’est le vouloir-vivre de toute l’espèce, qui par anticipation s’objective d’une façon conforme à ses vues dans un être auquel ces deux individus peuvent donner naissance. Cet être tiendra du père la volonté ou le caractère, de la mère l’intelligence, de tous deux sa constitution corporelle : cependant pour la forme il se rapprochera plutôt du père, et de la mère pour la grandeur, en vertu de la loi des produits animaux hybrides, loi fondée sur ce fait que la taille du fœtus est en raison de la grandeur de l’utérus. La passion toute spéciale et individuelle de deux amants n’est pas plus inexplicable que l’individualité spéciale et exclusive propre à chaque homme ; au fond les deux phénomènes n’en font qu’un ; le second exprime explicitement ce qui est implicitement contenu dans le premier. Il faut vraiment considérer comme le commencement de la naissance d’un nouvel individu, comme le punctum saliens de sa vie, le moment où les parents commencent à s’aimer — to fancy each other, selon une très juste expression anglaise ; — c’est, je le répète, dans ces regards pleins de désir qui se croisent ou se fixent que se forme le premier germe de l’être futur, germe qui, comme tous les autres, est le plus souvent anéanti. Ce nouvel individu est, dans une certaine mesure, une nouvelle idée (platonicienne) : de même que toutes les idées tendent avec la plus grande force à prendre une forme sensible, et se saisissent avidement à cet effet de la matière que la loi de causalité a distribuée entre elles, de même aussi cette idée spéciale d’une individualité humaine tend avec la plus grande avidité et la plus grande force, à se réaliser sous une forme sensible. C’est dans cette avidité et dans cette force que consiste la passion réciproque des deux futurs parents. Elle admet des degrés innombrables ; mais qu’on en désigne toujours les deux extrêmes sous les noms d’Αφροδιτη πανδημος et ουρανια, son essence n’en est pas moins partout la même. Une passion est d’un degré d’autant plus élevé qu’elle est plus individualisée, c’est-à-dire que l’individu aimé, par sa constitution et ses qualités, est plus exclusivement propre à satisfaire les désirs de l’être aimant et les besoins que lui crée se propre individualité. La suite nous fera voir plus clairement ce dont il s’agit ici. Le penchant amoureux se porte d’abord de préférence vers la santé, la force, la beauté, par conséquent vers la jeunesse : c’est que la volonté aspire avant tout à réaliser le caractère spécifique de la race humaine, comme la base de toute individualité ; l’amour banal, que l’on a sous les yeux tous les jours, Αφροδιτη πανδημος, n’a guère d’autres visées. A cela viennent ensuite s’ajouter des exigences plus spéciales, que nous examinerons plus tard en détail et qui, lorsqu’elles peuvent espérer se satisfaire, font grandir la passion. Celle-ci arrive au paroxysme quand la convenance réciproque des deux individualités est telle que la volonté, c’est-à-dire le caractère du père, et l’intellect de la mère mettent au jour par leur union cet individu même que le vouloir-vivre de l’espèce entière aspire à réaliser avec une véhémence proportionnée à sa grandeur et capable de combler la mesure d’un cœur mortel, sans que l’intelligence individuelle puisse en comprendre les motifs. Telle est donc l’essence de ce qui s’appelle proprement une grande passion. Plus sera parfaite cette convenance réciproque entre deux individus sous tous les rapports si divers que nous aurons à examiner plus loin, plus forte aussi sera leur passion mutuelle. Comme il n’existe pas deux êtres entièrement semblables, à tel homme déterminé ne peut convenir que telle femme, — toujours par rapport à l’enfant qui naîtra d’eux. L’amour vraiment passionné est aussi rare que le cas d’une pareille rencontre. Mais chacun de nous sent en lui la possibilité d’un tel amour : c’est pourquoi nous pouvons comprendre la peinture que nous en trouvons dans les œuvres poétiques. La passion amoureuse, dans son essence, a pour but la procréation de l’enfant avec ses qualités, et c’est de la qu’elle tire son origine : il peut donc exister entre deux jeunes gens bien élevés et de sexe différent un lien d’amitié commandé par la conformité de leurs sentiments, de leur caractère, de leur tournure d’esprit, sans qu’aucune pensée d’amour sexuel vienne s’y mêler : cette seule idée peut même exciter en eux une certaine répugnance. La raison en est qu’un enfant né d’eux serait d’une constitution physique ou intellectuelle sans harmonie, bref que son existence et sa nature ne répondraient plus aux fins du vouloir-vivre, tel qu’il se manifeste dans l’espèce. Dans le cas contraire, en dépit de l’hétérogénéité du sentiment, du caractère et de la tournure d’esprit, de l’aversion et même de l’inimitié qui peuvent en résulter, l’amour peut naitre et subsister, car il nous aveugle sur toutes ces divergences : mais un mariage qu’il ferait conclure serait très malheureux.

Pénétrons maintenant plus avant dans cette recherche. L’égoïsme est en général un caractère de toute individualité si profondément enraciné en elle, que, pour exciter l’activité d’un être individuel, les fins égoïstes sont les seules auxquelles on puisse se fier avec assurance. L’espèce a, il est vrai, sur l’individu, un droit antérieur, plus pressant et plus fort que la périssable individualité elle-même. Cependant, quand l’individu doit exercer son activité et même faire des sacrifices pour la conservation de l’espèce et la réalisation du type, son intellect, organisé uniquement en vue de l’existence individuelle, ne peut se rendre assez bien compte de l’importance de cette fonction, afin d’agir en conséquence. Dans cet état de choses, la nature ne peut atteindre son but qu’en faisant naître chez l’individu une certaine illusion, à la faveur de laquelle il regarde comme un avantage personnel ce qui en réalité n’en est un que pour l’espèce, si bien que c’est pour l’espèce qu’il travaille quand il s’imagine travailler pour lui-même ; il ne fait alors que poursuivre une chimère qui voltige devant ses yeux, destinée à s’évanouir aussitôt après, et qui tient lieu d’un motif réel. Cette illusion, c’est l’instinct. Dans la plupart des cas on peut le considérer comme le sens de l’espèce, chargé d’avertir la volonté de ce qui est profitable à l’espèce. Mais ici la volonté s’est individualisée, il faut donc lui donner le change pour qu’elle perçoive par le sens de l’individu ce que lui transmet le sens de l’espèce ; elle se figure marcher à un but individuel, tandis qu’en réalité elle ne poursuit qu’un but générique (à prendre le mot dans son acception propre). Les phénomènes extérieurs de l’instinct, c’est chez les animaux que nous pouvons le mieux les observer ; car c’est la que l’instinct joue le plus grand rôle ; mais sa marche intérieure, comme celle du phénomène interne, ce n’est qu’en nous-mêmes que nous apprenons à la connaître. On croit que l’instinct est presque nul dans l’homme, sauf au moment où, nouveau-né, il cherche et saisit le sein de sa mère. En réalité, nous avons un instinct très déterminé, très net et même très compliqué, celui qui nous guide dans le choix si délicat, si sérieux et si opiniâtre d’un autre individu pour la satisfaction du besoin sexuel. Cette satisfaction en elle-même, en tant que jouissance physique, reposant sur un besoin impérieux de l’individu, n’a absolument rien à faire avec la beauté ou la laideur de l’autre individu. Cependant cette recherche si ardente des avantages physiques et le choix si attentif qu’elle détermine ne dépendent évidemment pas de l’individu même qui choisit, comme celui-ci le croit, mais bien de la fin véritable, de l’enfant à procréer qui doit reproduire le type de l’espèce aussi pur et aussi exact que possible. En effet, mille accidents physiques, mille contrariétés morales altèrent de toute façon la forme humaine : néanmoins elle se trouve toujours rétablie dans son vrai type, et dans toutes ses parties, grâce a l’action du sens de la beauté, guide constant de l’instinct sexuel, et sans lequel cet instinct ne serait plus qu’un besoin répugnant. Ainsi chaque être arrête d’abord son choix sur les individus les plus beaux, c’est-à-dire en qui le caractère de l’espèce est empreint avec le plus de pureté, et les désire ardemment ; ensuite il recherchera surtout dans un autre individu les perfections dont il est lui-même privé ; il ira jusqu’à trouver de la beauté dans les imperfections qui sont tout le contraire des siennes : les hommes de petite taille, par exemple, recherchent les femmes grandes, les blonds aiment les brunes, etc. — Ce ravissement plein d’ivresse qui saisit l’homme à l’aspect d’une femme dont la beauté est conforme à ses désirs et qui fait briller à ses yeux l’union avec cet être comme le comble du bonheur, c’est bien le sens de l’espèce, qui, reconnaissant là le caractère nettement marqué de la race, désirerait le perpétuer avec cette femme. C’est sur cet attrait irrésistible de la beauté que repose la conservation du type de l’espèce ; de là aussi vient la force de cet attrait. Nous examinerons plus loin spécialement des considérations qui en règlent l’action. L’homme est donc, bien réellement guidé en ceci par un instinct préposé au bien de l’espèce, tout en s’imaginant ne chercher qu’une jouissance suprême pour lui-même. — En réalité, nous trouvons là un renseignement d’un haut intérêt sur la nature intime de l’instinct en général qui, presque toujours, comme dans le cas présent, fait agir l’individu pour le bien de l’espèce. Car évidemment l’attention de l’insecte à choisir telle fleur, tel fruit, tel fumier, telle viande, ou bien, comme les ichneumons, la larve de tel autre insecte pour y déposer ses œufs, sans reculer devant aucune fatigue, devant aucun danger pour y parvenir, cette attention est très analogue au soin que l’homme apporte à choisir, pour la satisfaction du besoin sexuel, une femme déterminée dont la nature individuelle soit conforme à ses goûts, et vers laquelle il se porte avec tant d’ardeur que souvent, pour arriver à ses fins, oublieux de toute prudence, il sacrifie le bonheur de toute sa vie par un mariage insensé, par une intrigue qui lui coûte sa fortune, son honneur, sa vie, et plus d’une fois par un crime, tel que l’adultère ou le viol ; et tout cela pour servir au mieux les intérêts de l’espèce, pour se conformer à la volonté partout souveraine de la nature, voire même aux dépens de l’individu. Partout, en effet, l’instinct agit comme en vue d’une certaine fin, et cependant sans se la proposer. La nature le fait naître là où l’individu qui doit agir serait incapable de comprendre le but, ou refuserait de chercher à l’atteindre. Aussi l’instinct, en règle générale, n’est-il guère donné qu’aux animaux, et surtout aux animaux inférieurs, aux plus dépourvus d’intelligence. Mais il a été aussi donné à l’homme, à peu près pour le seul cas en question, car l’homme, bien que très capable de concevoir sa fin, n’y travaillerait pas avec le zèle nécessaire, surtout aux dépens de son bonheur personnel. Ici donc, comme dans tout instinct, la vérité a pris la forme d’une illusion pour agir sur la volonté. C’est en effet une illusion voluptueuse qui abuse l’homme en lui faisant croire qu’il trouvera dans les bras d’une femme dont la beauté le séduit une plus grande jouissance que dans ceux d’une autre, ou en lui inspirant la ferme conviction que tel individu déterminé est le seul dont la possession puisse lui procurer la suprême félicité. Aussi il s’imagine qu’il accomplit tous ces efforts et tous ces sacrifices pour sa jouissance personnelle, et c’est seulement pour la conservation du type de l’espece dans toute sa pureté ou pour la procréation d’une individualité bien déterminée qui ne peut naître que de ces parents-la. Ce caractère est si bien celui d’un instinct, c’est-à-dire d’une action exécutée, semble-t-il, en vertu d’une intention finale, sans qu’il y ait cependant intention, que l’individu, sous l’empire de cette illusion, redoute et voudrait détourner cette fin qui seule le dirige, à savoir la procréation ; c’est bien le cas de presque toutes les liaisons illégitimes. Si tel est bien le caractère de cette passion, il est tout naturel que chaque amant, après avoir enfin assouvi son désir, éprouve une prodigieuse déception et s’étonne de n’avoir pas trouvé dans la possession de cet objet si ardemment convoité plus de jouissance que dans n’importe quelle autre satisfaction sexuelle : aussi ne se trouve-t-il guère plus avancé qu’auparavant. Ce désir était en effet à tous ses autres désirs ce que l’espèce est à l’individu, par conséquent ce que l’infini est au fini. Mais la satisfaction n’en est profitable qu’à l’espèce seule et ne pénètre pas dans la conscience de l’individu, qui, animé par la volonté de l’espèce, a travaillé avec dévouement à une fin qui n’était pas du tout la sienne. Aussi chaque amant, apres le complet accomplissement du grand œuvre, trouve-t-il qu’il a été leurré ; car elle s’est évanouie, cette illusion qui a fait de lui la dupe de l’espèce. Platon a donc eu bien raison de dire : ηδονη απαντων αλαζονεστατον [voluptas omnium maxime vaniloqua] (Philèbe, 319).

Tout cela, d’autre part, jette de la lumière sur les instincts et sur l’industrie des animaux. C’est sans doute aussi sous l’empire d’une sorte d’illusion, qui fait briller à leurs yeux l’espoir d’une jouissance personnelle, qu’ils travaillent avec tant de diligence et d’abnégation au bien de l’espèce, que l’oiseau construit son nid, que l’insecte cherche une place convenable pour ses œufs et se met en quête d’une proie qu’il ne dévorera pas lui-même, mais qui, déposée auprès des œufs, doit servir de pâture aux larves futures ; que l’abeille, la guêpe, la fourmi enfin édifient leurs demeures et font preuve d’une si savante économie. Tous ces animaux sont à coup sûr guidés par une illusion qui semble proposer à ce travail en vue de l’espèce un but égoïste. Voilà vraisemblablement la seule voie possible pour arriver à saisir ce processus interne ou subjectif, qui fait le fond de toutes les manifestations de l’instinct. Mais extérieurement ou objectivement, cet instinct, chez les animaux qu’il domine en maître, chez les insectes surtout, se manifeste à nous par une prédominance du système ganglionnaire, c’est-à-dire du système nerveux qui est subjectif, sur le système cérébral, qui est objectif ; d’où l’on peut conclure qu’ils sont poussés à agir moins par une conception exacte des choses en soi que par des représentations subjectives, sources du désir, dues elles-mêmes à l’influence du système ganglionnaire sur le cerveau, c’est-à-dire enfin par une certaine illusion ; voilà le processus physiologique de tout instinct. — Pour plus de clarté, je mentionne encore, bien que moins probant, un autre exemple d’instinct dans l’homme : c’est l’appétit capricieux des femmes grosses ; on en peut conclure, semble-t-il, que la nourriture de l’embryon demande parfois une modification extraordinaire ou déterminée du sang qui arrive à lui ; aussi l’aliment qui doit provoquer ce résultat se présente-t-il aussitôt à la femme enceinte comme un objet d’ardente convoitise ; là encore, c’est donc une illusion qui se produit. La femme a, par conséquent, un instinct de plus que l’homme : aussi le système ganglionnaire est-il bien plus développé chez la femme. — La grande prédominance du cerveau chez l’homme explique qu’il ait moins d’instincts que les animaux et que les instincts mêmes dont il est doué soient facilement susceptibles de s’égarer. En effet, ce sentiment instinctif de la beauté, qui dirige son choix en vue de la satisfaction sexuelle, s’égare s’il dégénère en penchant à la pédérastie ; le cas est le même que pour la mouche à viande (musca vomitoria), quand, au lieu de déposer ses œufs, suivant l’impulsion de l’instinct, sur de la viande gâtée, elle va les placer dans la fleur de l’arum dracunculus, abusée par l’odeur cadavérique de cette plante.

Tout amour a donc pour fondement un instinct visant uniquement l’enfant à procréer : nous en trouvons l’entière confirmation dans une analyse plus exacte dont nous ne pouvons nous dispenser pour cette raison. — Nous devons commencer par dire que l’homme est, de nature, porté à l’inconstance en amour, et la femme à la constance. L’amour de l’homme décline sensiblement, à partir du moment où il a reçu satisfaction ; presque toutes les autres femmes l’attirent plus que celle qu’il possède déjà, il aspire au changement. L’amour de la femme, au contraire, augmente à partir de ce moment ; résultat conforme à la fin que se propose la nature, à savoir la conservation et l’accroissement aussi considérable que possible de l’espèce. L’homme peut, sans peine, engendrer en une année plus de cent enfants, s’il a à sa disposition un nombre égal de femmes, tandis qu’une femme, même avec un pareil nombre d’hommes, ne pourrait toujours mettre au monde qu’un enfant dans l’année (je laisse de côté les naissances jumelles). Aussi l’homme cherche-t-il toujours d’autres femmes ; la femme, au contraire, s’attache fermement à un seul homme, car la nature la pousse, d’instinct et sans réflexion, à conserver celui qui doit nourrir et protéger l’enfant à naître. Ainsi donc la fidélité conjugale, tout artificielle chez l’homme, est naturelle chez la femme, et par suite l’adultère de la femme, au point de vue objectif, à cause des suites qu’il peut avoir, comme aussi au point de vue subjectif, en tant que contraire à la nature, est bien plus impardonnable que celui de l’homme.

Mais il faut aller au fond des choses pour nous convaincre pleinement que cette satisfaction fournie par un autre sexe, si objective qu’elle puisse nous paraître, n’est autre chose qu’un instinct déguisé, c’est-à-dire que le sens de l’espèce préposé à la conservation du type. Le moyen d’y parvenir, c’est de rechercher de plus près les considérations qui nous dirigent dans notre choix et de les examiner dans le détail, quelque étrange figure que puissent faire dans un ouvrage philosophique les particularités que je vais signaler ici. Ces considérations sont de plusieurs sortes : les unes concernent directement le type de l’espèce, c’est-à-dire la beauté, d’autres ont trait aux qualités psychiques ; il en est d’autres enfin toutes relatives : elles proviennent de la nécessité de corriger ou de neutraliser les unes par les autres les imperfections et les anomalies des deux individus. Nous allons les examiner une à une.

La principale considération qui règle notre choix et notre inclination, c’est l’âge. En général, nous recherchons l’âge compris entre l’apparition et la fin de la menstruation ; c’est donc aux femmes de dix-huit à vingt-huit ans que nous donnons nettement la préférence. Au dela de cet âge, au contraire, aucune femme ne peut nous attirer : une femme vieille, c’est-à-dire qui a passé l’âge de la menstruation, ne nous inspire que de la répugnance. La jeunesse sans la beauté conserve toujours des attraits, la beauté sans la jeunesse n’en a aucun. Sans doute nous nous laissons en cela guider à notre insu par la faculté générale de reproduction ; chaque individu perd de son charme pour l’autre sexe à mesure qu’il s’éloigne de l’âge le plus propre à la reproduction ou à la conception. — La seconde considération est celle de la santé : les maladies aigües n’apportent qu’un trouble momentané, mais les maladies chroniques ou les cachexies sont des motifs d’éloignement, car elles se peuvent transmettre à l’enfant. — La troisième considération est celle de la charpente osseuse qui est la base du type de l’espèce. Après l’âge et la maladie, rien n’est si repoussant qu’un corps contrefait ; le plus joli visage ne saurait compenser cette difformité, et l’on préférera sans conteste un visage laid si le corps est heureusement conformé. Nous sommes choqués en outre d’un manque de proportion de la charpente osseuse, par exemple, quand le corps est rabougri, ramassé sur lui-même, bas sur jambes, ou bien quand la démarche est boiteuse, si ce n’est pas à la suite d’un accident extérieur. Une heureuse conformation du corps peut au contraire compenser toutes les imperfections : nous ne résistons pas à son charme enchanteur. C’est ici qu’il convient de rappeler la haute importance que nous attachons à la petitesse du pied, importance fondée sur ce fait que les pieds constituent un caractère essentiel de l’espèce : aucun animal, en effet, n’a le tarse et le métatarse, considérés dans leur ensemble, aussi petits que l’homme, ce qui est en connexion avec sa position verticale dans la marche ; c’est un plantigrade. Aussi l’Ecclésiastique dit-il (XXVI, 23, d’après la version corrigée de Kraus) : « Une femme qui est bien bâtie et qui a de beaux pieds est comme les colonnes d’or sur des supports d’argent. » Les dents ont aussi pour nous une grande importance, parce que le bon état en est essentiel à l’alimentation, et surtout se transmet par hérédité. — La quatrième considération est une certaine plénitude des chairs, — c’est-à-dire une prédominance de la fonction végétative, de la plasticité, qui promet au fœtus une copieuse nourriture ; aussi une extrême maigreur nous inspire-t-elle une aversion singulière. Un sein de femme bien plein exerce un charme extraordinaire sur le sexe masculin ; c’est que, se trouvant en connexion directe avec les fonctions de reproduction de la femme, il assure au nouveau-né une nourriture abondante. Au contraire les femmes par trop grasses ne nous inspirent que de l’aversion ; la cause en est que cette constitution est un signe d’atrophie de l’utérus et par suite de stérilité ; l’esprit ne s’en rend pas compte, mais l’instinct le sait. — C’est en dernier lieu seulement que se place la considération de la beauté du visage. Ici aussi, les parties osseuses entrent avant tout en ligne de compte ; on attache le plus grand prix à un beau nez ; un nez trop court ou retroussé gâte-tout. Une légère courbure du nez, vers le bas ou vers le haut, a décidé du bonheur d’innombrables jeunes filles, et cela justement, car c’est le type de l’espèce qui est en question. Une petite bouche, avec de petites mâchoires, est très essentielle, comme caractère spécifique de la face humaine, à la différence de celle des animaux. Un menton fuyant et en quelque sorte tronqué est surtout repoussant, parce que la proéminence du menton (mentun prominulum) est exclusivement un trait caractéristique de notre espèce. Enfin vient la considération de la beauté des yeux et du front : ces organes ont d’étroits rapports avec les qualités psychiques, et surtout avec les qualités intellectuelles que la mère transmet par hérédité.

Quant aux considérations inconscientes qui dirigent, d’autre part, l’inclination des femmes, nous ne pouvons naturellement pas les indiquer aussi nettement. D’une manière générale, voici ce qu’on peut affirmer les femmes préfèrent les hommes de trente à trente-cinq ans, même aux jeunes gens, en qui seuls cependant réside la beauté humaine dans toute sa perfection. C’est qu’au fond ce n’est pas leur goût qui les guide, mais l’instinct, qui leur fait reconnaître dans les hommes de cet âge la plus grande force génératrice. En général, elles regardent peu à la beauté, surtout à celle du visage : on dirait qu’elles se réservent à elles seules le soin d’en faire don à leur enfant. Ce qui les attire surtout, c’est la force de l’homme, et le courage qui s’y joint naturellement ; ces avantages leur garantissent la procréation d’enfants vigoureux et en même temps leur assurent à elles-mêmes un vaillant protecteur. En ce qui concerne l’enfant, la femme peut, au moment de la conception, réparer l’effet d’un défaut corporel de l’homme, d’une déviation du type, pourvu que, sous ces rapports, elle soit elle-même d’une structure irréprochable, ou qu’elle pèche encore dans le sens opposé. Il faut seulement en excepter les qualités particulières au sexe masculin, et que par suite la mère ne peut donner à l’enfant : par exemple une ossature virile, de larges épaules, des hanches étroites, des jambes droites, la force musculaire, le courage, la barbe, etc. Voilà pourquoi les femmes aiment souvent des hommes laids, mais jamais un homme dépourvu de ces qualités viriles, car elles ne peuvent neutraliser l’effet de leur absence.

La seconde sorte de considérations qui sont le fondement de l’amour concerne les qualités psychiques. Nous verrons ici la femme généralement attirée par les qualités du cœur et du caractère dans l’homme, car l’enfant les tient de son père. C’est principalement la fermeté de la volonté, la décision, le courage, peut-être aussi la loyauté et la bonté du cœur qui captivent la femme. Les qualités intellectuelles au contraire n’exercent sur elles aucun pouvoir direct en vertu de l’instinct, parce que le père n’en est pas la source. Le manque d’intelligence ne fait pas de tort auprès des femmes ; une grande supériorité d’esprit, le génie même, pourraient plutôt leur paraître une anomalie et exciter leur défaveur. Aussi est-ce chose fréquente qu’un homme laid, sot et grossier l’emporte auprès des femmes sur un homme beau, plein d’esprit et aimable. De là parfois ces mariages d’amour entre individus tout à fait hétérogènes sous le rapport de l’intelligence : par exemple, lui, grossier, robuste et borné ; elle, d’une grande délicatesse de sentiment, d’un esprit fin, cultivé, ami du beau, etc. ; ou bien lui, homme de génie, savant, et elle, une oie :

Sic visum Veneri ; cui placet impares
Formas atque animos sub juga ænea
____Sœvo mittere cum joco.

La vraie raison, c’est qu’ici entrent en jeu les considérations instinctives, et non intellectuelles. Ce qu’on a en vue dans le mariage, ce n’est pas le plaisir de l’esprit, mais la procréation des enfants ; le mariage est une union des cœurs, non des têtes. C’est une niaiserie ridicule pour une femme de prétendre s’être éprise de l’esprit d’un homme, ou bien c’est l’exaltation d’un être dégénéré. — Les hommes, au contraire, ne sont pas déterminés dans leur amour instinctif par les qualités du caractère : c’est pour cela que tant de Socrates ont trouvé leur Xanthippe, par exemple Shakespare, Albert Durer, Byron, etc. Les qualités intellectuelles ont ici la plus grande influence, transmises qu’elles sont par la mère ; cependant leur influence est facilement surpassée par celle de la beauté corporelle qui, concernant un objet plus essentiel, possède une action plus immédiate. Toutefois il arrive que les mères, sous le sentiment de cette influence ou l’enseignement de l’expérience, fassent apprendre à leurs filles les beaux-arts, les langues, etc., afin de les rendre attrayantes pour les hommes : elles viennent ainsi en aide à l’intellect par des moyens tout artificiels, comme, à l’occasion, aux hanches ou à la gorge. Remarquons bien qu’il n’est question ici que de cette attraction immédiate, instinctive, seule capable de faire naître un amour vraiment passionné. Qu’une femme intelligente et cultivée prise l’intelligence et l’esprit chez un homme ; qu’un homme prudent et réfléchi éprouve le caractère de sa fiancée et en tienne compte, voilà qui ne fait rien à la chose dont il s’agit ici : cet examen ne peut servir de fondement qu’à un choix raisonnable en vue du mariage, et non à un amour passionné ; or c’est là le thème dont nous nous occupons.

Jusqu’ici je n’ai tenu compte que des considérations absolues, c’est-à-dire de celles qui sont valables pour tous les hommes ; j’arrive maintenant aux considérations relatives, qui sont individuelles : elles ont en effet pour but de rectifier un type de l’espèce qui semble défectueux, d’en corriger les déviations déjà existantes dans la personne même qui fait son choix, et de ramener ainsi ce type à toute sa pureté. En ce cas, chacun aime ce qui lui manque. Partant d’une conformation individuelle pour aboutir à une conformation individuelle, le choix qui dépend de ces considérations relatives est bien plus déterminé, plus net, plus exclusif que celui qui a pour seule base des considérations absolues ; aussi en général est-ce dans ces considérations relatives qu’il faut chercher l’origine d’un amour vraiment passionné, tandis que les premières ne donnent naissance qu’à des inclinations plus ordinaires et plus faibles. En conséquence, les beautés régulières, parfaites, ne sont pas en général celles qui allument les grandes passions, Un amour vraiment passionné ne peut se produire qu’à une condition une métaphore chimique va nous permettre de l’exprimer : deux personnes doivent réciproquement se neutraliser, comme un acide et un alcali pour former un sel neutre. A cet effet, plusieurs déterminations préalables sont nécessaires ; les voici en substance. En premier lieu, toute sexualité est spécialisation. Cette spécialisation est plus nettement marquée et plus prononcée dans tel individu que dans tel autre ; aussi elle peut, pour chaque individu, se compléter ou se neutraliser à l’aide de tel individu de l’autre sexe ; chaque être humain a besoin de l’organisation individuelle opposée à la sienne pour la réalisation complète du type de l’humanité dans l’individu qui va naître, et à la constitution duquel tout ce travail doit aboutir. Les physiologistes savent que les sexualités masculine et féminine comportent d’innombrables degrés, à travers lesquels l’une peut descendre jusqu’à la repoussante gynanthropie et à l’hypospadias, l’autre s’élever jusqu’à la plus séduisante androgynie : de part et d’autre le parfait hermaphrodisme peut être atteint ; c’est l’état des individus qui, tenant exactement le milieu entre les deux sexes, ne peuvent être rangés dans aucun et par suite sont impropres à la reproduction. Pour que cette neutralisation dont il s’agit des deux individus l’un par l’autre puisse s’opérer, il est nécessaire que le degré déterminé de sexualité masculine de l’un réponde exactement au degré déterminé de sexualité féminine de l’autre ; ainsi leurs deux natures spéciales pourront se faire équilibre. Aussi l’homme le plus homme cherchera la femme la plus femme, et inversement ; chaque individu cherche celui qui lui correspond en puissance sexuelle. L’instinct leur apprend dans quelle mesure le rapport convenable existe entre eux deux, et, en sus des autres considérations relatives, c’est là le principe des plus grandes passions. Les amants parlent en termes pathétiques de l’harmonie de leurs âmes ; mais cette harmonie n’est autre chose en fin de compte, comme nous l’avons montré, que cette convenance réciproque de leurs natures capable d’assurer la perfection de l’être à engendrer ; cette convenance présente sans nul doute beaucoup plus d’importance que cette harmonie des âmes, qui souvent, peu après le mariage, dégénère en une criante discordance. Ici se placent maintenant les dernières considérations relatives, fondées sur cette tendance de chacun à faire compenser par l’autre ses propres faiblesses, ses défauts, les déviations du type qui existent en lui, pour qu’elles ne se perpétuent pas dans l’enfant qui doit naître et ne deviennent pas en lui des anomalies monstrueuses. Plus la force musculaire manque à un homme, plus il recherchera la vigueur dans les femmes, et réciproquement. Et comme d’ordinaire, en vertu de leur nature, les femmes sont inférieures en force musculaire, d’ordinaire aussi elles donneront la préférence aux hommes vigoureux. — La taille est aussi une considération importante : les petits hommes ont une prédilection très marquée pour les grandes femmes, et vice versa, et dans un homme petit cette préférence pour les femmes grandes sera d’autant plus passionnée qu’il sera issu lui-même d’un père de haute taille et que l’influence maternelle seule l’aura fait rester petit : c’est qu’alors il aura hérité de son père un système vasculaire et une énergie capables d’alimenter de sang un grand corps ; mais si, au contraire, son père et son grand-père étaient déjà petits, alors cette prédilection sera moins sensible. La répulsion qu’une grande femme éprouve pour les hommes de haute taille résulte au fond de cette intention de la nature d’éviter la création d’une race trop grande, si les forces que cette femme peut lui transmettre sont insuffisantes à lui assurer une longue vie. Une telle femme choisit-elle néanmoins un mari de haute taille, pour ne pas paraître ridicule aux yeux du monde, le plus souvent sa postérité payera cher cette sottise. — La complexion est aussi un élément dont on tient grand compte. Les individus blonds recherchent toujours les noirs ou les bruns mais l’inverse se produit rarement. C’est qu’une chevelure blonde et des yeux bleus constituent déjà une variété, presque une grosse anomalie, comme les souris blanches, ou, pour le moins, les chevaux blancs ; cette variété n’appartient en propre à aucune autre partie du monde, pas même au voisinage des pôles, mais à la seule Europe, et est évidemment d’origine scandinave. Qu’il me soit permis de le dire en passant, pour moi la couleur blanche n’est pas naturelle à l’homme, mais il devrait avoir la peau noire ou brune, à l’exemple de ses ancêtres, les Hindous ; par suite, il n’est pas sorti à l’origine un seul homme blanc du sein de la nature, et il n’y a pas de race blanche, quoi qu’on en ait dit, mais tout homme blanc est un homme décoloré. Refoulé vers le nord qui lui est étranger et où il vit comme les plantes exotiques, ayant comme elles besoin, pendant l’hiver, d’une serre chaude, l’homme, dans le cours des siècles, est devenu blanc. Les tziganes, race hindoue établie parmi nous depuis environ quatre siècles seulement, montrent le passage de la complexion des Hindous à la nôtre[57]. Dans l’amour des sexes, la nature tend à revenir à la chevelure sombre et aux yeux bruns, c’est-à-dire au type primitif, mais la couleur blanche de la peau est devenue une seconde nature, pas au point cependant que la couleur brune des Hindous nous semble repoussante. — Enfin chacun cherche dans chaque partie du corps prise à part le correctif de ses propres défauts et de ses imperfections, et cela avec d’autant plus d’attention que cette partie est plus importante ; ainsi des nez aquilins, des visages de perroquets, procureront aux individus à nez camus un plaisir indicible : de même pour toutes les autres parties. Des hommes au corps et aux membres très grêles et très allongés peuvent trouver beau un corps ramassé sur lui-même et trop court. — Les considérations de tempérament ont un effet analogue : chacun préférera le tempérament opposé au sien, mais dans la mesure seulement où le sien est nettement marqué. — L’homme qui, à quelque égard, est parfait, ne recherche pas et n’aime pas pour cela l’imperfection de l’autre individu sous ce même rapport, mais il passe sur cette imperfection plus facilement qu’un autre, parce qu’à lui seul il suffit à en préserver ses enfants. Par exemple un homme très blanc ne sera pas rebuté par un teint jaunâtre mais un homme au teint jaune trouvera divinement belle une face d’une blancheur éclatante. — Le cas, très rare, d’un homme qui s’éprend d’une femme vraiment laide se présente lorsque, en raison de l’harmonie absolue, mentionnée plus haut, de leurs degrés de sexualité, toutes les anomalies de la femme sont directement opposées aux siennes, c’est-à-dire en sont le correctif. En ce cas, la passion atteint d’ordinaire un haut degré. Le profond sérieux avec lequel l’homme examine chaque partie du corps de la femme, et réciproquement, le soin scrupuleux avec lequel nous inspectons une femme qui commence à nous plaire, l’obstination de notre choix, l’attention minutieuse avec laquelle le fiancé observe sa promise, ses précautions pour n’être trompé sur aucun point, la grande importance qu’il attache à la plus ou moins grande perfection des parties essentielles, tout cela est bien en rapport avec l’importance du but. C’est que ces parties-là se retrouveront semblables, et pour la vie, dans l’enfant qui doit naître. La femme, par exemple, est-elle un peu contrefaite : l’enfant pourra parfaitement naître bossu, et ainsi du reste. Les parents n’ont certainement pas conscience de tout cela ; bien plus, chacun pense bien ne faire ce choix si laborieux que dans l’intérêt de sa jouissance personnelle (qui, au fond, n’est nullement en question ici) mais il se borne à le conformer, sa propre constitution étant donnée, à l’intérêt de l’espèce, dont il a la secrète mission de conserver le type aussi pur que possible. L’individu agit ici, sans le savoir, pour le compte de l’espèce, qui lui est supérieure. De là l’importance qu’il attribue à des choses pour lesquelles, en tant qu’individu, il ne pourrait et ne devrait avoir que de l’indifférence. Il y a quelque chose de tout particulier dans le sérieux profond et inconscient avec lequel deux jeunes gens de sexe différent, qui se voient pour la première fois, se considèrent l’un l’autre, dans le regard scrutateur et pénétrant qu’ils jettent l’un sur l’autre, dans cet examen attentif qu’ils font subir réciproquement à tous les traits et à toutes les parties de leur personne. Cette analyse si minutieuse, c’est la méditation du génie de l’espèce sur l’individu qui peut naître d’eux et la combinaison de ses qualités. Du résultat de cette méditation dépend la force de leur sympathie et de leurs désirs réciproques. Cette sympathie peut, après avoir atteint un degré très élevé, s’évanouir sur-le-champ, par la découverte de quelque particularité restée jusqu’alors inaperçue. — C’est ainsi que, dans tous ceux qui sont capables de procréer, le génie de l’espèce médite sur la génération à venir. La constitution de cette génération, voilà le grand œuvre auquel Cupidon consacre son incessante activité, ses, spéculations et ses réflexions. Auprès de l’importance de ce haut intérêt de l’espèce et des générations à venir, les intérêts des individus, dans tout leur ensemble éphémère, sont tout à fait insignifiants : aussi le génie est-il toujours prêt à les sacrifier sans en tenir compte. C’est qu’il est par rapport aux individus ce qu’un immortel est aux mortels, et ses vues sont aux leurs comme l’infini au fini. Alors, dans la conscience qu’il a de travailler à des desseins plus élevés que le simple bonheur ou le malheur des individus, il en poursuit l’accomplissement avec une sublime impassibilité, au milieu du tumulte de la guerre, des agitations de la vie ou des ravages de la peste, ou même jusque dans la solitude du cloître.

Nous avons vu plus haut que l’intensité de la passion croît avec son individualisation, quand nous avons montré comment l’organisation corporelle de deux individus peut se trouver telle, que, pour assurer la constitution aussi exacte que possible du type de l’espèce, l’un soit justement le parfait complément de l’autre : de là l’attraction exclusive qui s’exerce entre eux. En ce cas s’élève une passion déjà très forte qui, par cela seul qu’elle ne porte que sur un seul objet, a l’air en quelque sorte de remplir une fin spéciale de la nature et se donne ainsi un caractère plus noble et plus élevé. Fondé sur des motifs opposés, le simple instinct sexuel est grossier, parce qu’il se porte sur tout objet, sans individualisation, et ne tend à la conservation de l’espèce que sous le rapport de la quantité, sans avoir égard à la qualité. Mais aussi l’individualisation, et avec elle l’intensité de la passion, peuvent atteindre un si haut degré que, si elles ne reçoivent pas satisfaction, tous les biens du monde, la vie même, perdent leur valeur. Le désir qu’elles provoquent acquiert une violence qui, supérieure à toute autre passion, rend l’homme prêt à tous les sacrifices, et peut le conduire, dans le cas où toute espérance de réalisation lui est irrévocablement défendue, à la démence ou même au suicide. En dehors des considérations mentionnées plus haut, une passion si excessive doit encore reposer sur d’autres considérations inconscientes et qui ne frappent pas tout d’abord notre vue. Nous devons donc admettre qu’il y a non seulement harmonie des qualités physiques, mais encore, entre la volonté de l’homme et l’intellect de la femme, une conformité spéciale, en vertu de laquelle tel individu déterminé, dont le génie de l’espèce se promet l’existence, ne peut naître que d’eux seuls pour des raisons inhérentes à l’essence même de la chose en soi et par là même impénétrables à notre esprit ; ou, pour parler avec plus de précision, le vouloir-vivre aspire ici à s’objectiver dans un individu bien déterminé qui ne peut être engendré que par ce père et cette mère. Cette aspiration métaphysique de la volonté n’a d’autre sphère d’action dans la série des êtres que les cœurs des parents futurs : saisis alors d’une ardente passion, ceux-ci s’imaginent désirer pour leur propre compte ce qui pour le moment n’a qu’un but purement métaphysique, c’est-à-dire placé en dehors de la série des choses réellement existantes. Ainsi donc cette impulsion que subit tout être dès son origine et qui porte vers l’existence l’individu destiné à naître plus tard, c’est elle qui, en apparence, se manifeste par cette passion si vive, si peu soucieuse de tout objet étranger à elle-même qu’éprouvent l’un pour l’autre les futurs parents, et qui, en réalité, n’est qu’une illusion sans pareille, grâce à laquelle l’amant est prêt à abandonner tous les biens du monde pour dormir à côté de cette femme, impuissante à lui procurer plus de jouissance qu’une autre. Et c’est bien à cela que tout se réduit ; la preuve en est que cette grande passion, aussi bien que toutes les autres, s’éteint par la jouissance, à la grande surprise des amants. Elle s’éteint encore quand, par suite de la stérilité de la femme (d’après Huseland, il peut y en avoir dix-neuf causes provenant de défauts de constitution), la vraie fin métaphysique ne peut se réaliser ; ainsi sont étouffés chaque jour des millions de germes, dans lesquels cependant le même principe métaphysique de vie tend à l’existence. Ce qui peut en consoler, c’est la seule pensée que le vouloir-vivre a devant soi une infinité d’espace, de temps, de matière, et par suite d’innombrables occasions de se manifester.

Théophraste Paracelse, sans avoir traité ce thème, et malgré sa manière de voir si étrangère à la mienne, ne laisse pas d’avoir entr’aperçu une fois au moins, ne fût-ce qu’un instant, ce que j’expose ici c’est quand, au milieu d’un développement différent, et avec son habitude de sauter d’un sujet à l’autre, il fait les curieuses remarques que voici « Hi sunt, quos Deus copulavit, ut eam, quæ fuit Uriæ et David ; quamvis ex diametro (sic enim sibi humana mens persuadebat) cum justo et legitimo matrimonio pugnaret hoc…, sed propter Salomonem, qui aliunde nasci non potuit, nisi ex Bathseba, conjuncto David semine, quamvis meretrice, conjunxit eos Deus. » (De vita longa, I, 5.)

La passion de l’amour, l’ξυερος, que les poètes de tous les temps ne cessent de peindre sous ses multiples aspects, sans pouvoir épuiser le sujet, sans pouvoir même le traiter d’une façon digne de lui, cette passion qui attache ainsi à la possession d’une femme déterminée l’idée d’un bonheur sans fin, et celle d’une douleur inexprimable à la pensée de ne pouvoir posséder cette femme, ce désir et cette souffrance d’un cœur amoureux ne peuvent avoir pour unique matière les besoins d’un individu éphémère : mais ce sont les soupirs de joie du Génie de l’espèce, quand il réussit à profiter d’une occasion unique de réaliser ses projets, ou ses profonds gémissements lorsqu’il en perd une. L’espèce seule a une vie éternelle, et seule, par conséquent, elle est capable de souhaits éternels, d’éternelles satisfactions et d’éternelles douleurs. Mais ici tous ces sentiments sont emprisonnés dans l’étroite poitrine d’un mortel : il n’est donc pas étonnant que celle-ci paraisse vouloir éclater et ne trouve nul moyen d’exprimer cette attente d’infinie volupté ou de malheur infini qui remplit son âme. De là découle la source de toute la poésie érotique du genre supérieur, qui, en raison de son sujet, s’élève à ces métaphores transcendantes qui semblent planer au-dessus des choses terrestres. Voilà le thème des Pétrarque, la matière des Saint-Preux, des Werther, des Jacques Ortis qui, sans cela, ne pourraient être ni compris ni expliqués. Cette valeur infinie que l’on attribue à la femme aimée ne peut reposer sur quelques qualités intellectuelles, ou sur des qualités objectives, réelles, d’abord parce que souvent son amant ne la connaît pas assez bien : tel était le cas de Pétrarque. Le génie de l’espèce peut seul deviner d’un coup d’œil quelle valeur elle a pour lui, pour la réalisation de ses fins. Aussi, d’ordinaire, les grandes passions prennent-elles naissance dès le premier regard :

Who ever lov’d, that lov’d not at first sight[58] ?
____________Shakespeare, As you like it, iii, 5.

Nous trouvons à ce sujet un passage remarquable dans un roman célèbre, il y a deux cent cinquante ans, Guzman d’Alfarache, de Mateo Aleman « No es necessario, para que uno ame, que pase distancia de tiempo, que siga discurso, ni haga eleccion, sino que con aquella primera y sola vista, concurran juntamente cierta correspondencia o consonancia, o lo que aca solemos vulgarmente decir, una confrontacion de sangre, a que por particular influxo suelen mover las estrellas. » [Pour aimer, il n’est pas besoin d’attendre longtemps, de réfléchir, de faire un choix ; il suffit que, dès le premier et l’unique coup d’œil, il se rencontre une certaine conformité, une certaine concordance mutuelle, ou ce que, dans la vie courante. nous avons coutume de nommer une sympathie du sang, qu’excite surtout en nous une influence spéciale des astres.] (P. II, l. III, c. v.) De même, pour un amant passionné, la perte de sa bien-aimée, enlevée par un rival ou par la mort, est une douleur qui surpasse les autres ; c’est qu’elle est de nature transcendante, et qu’elle ne l’atteint pas seulement en tant qu’individu, mais aussi dans son essentia æterna, dans la vie de l’espèce, dont la volonté spéciale et l’ordre le faisaient agir. Voilà pourquoi la jalousie est si cruelle et si terrible, voilà pourquoi renoncer à leur amour est pour des amants le plus grand des sacrifices. Un héros a honte de faire entendre des plaintes, sauf des plaintes d’amour ; ce n’est plus lui alors qui gémit, c’est l’espèce. Dans la Grande Zénobie de Calderon se trouve, au second acte, une scène entre Zénobie et Décius, où celui-ci dit :

Cielos, luego tu me quieres ?
Perdiera cien mil victorias,
Volvierame, etc…

[Ciel ! Tu m’aimes donc ? À ce prix je renoncerais à cent mille victoires, je reviendrais, etc.]

L’honneur, qui jusqu’alors l’avait emporté sur tout autre intérêt, est vaincu ici, dès que l’intérêt de l’espèce entre en jeu et a en vue un avantage assuré, car l’intérêt de l’espèce surpasse infiniment l’intérêt de l’individu, si important qu’il soit. Honneur, devoir, fidélité, ne peuvent tenir devant lui, après avoir résisté à toutes les autres tentations, même aux menaces de mort. — Nous voyons encore dans la vie privée que, sur aucun point, la délicatesse de conscience n’est aussi rare ; des gens d’ailleurs loyaux et droits la laissent parfois de côté en pareil cas, et commettent sans scrupule un adultère, dès qu’ils sont dominés par un amour passionné, c’est-à-dire par l’intérêt de l’espèce. Ils semblent alors avoir conscience d’un droit supérieur à celui que peuvent conférer les intérêts individuels car ils agissent dans l’intérêt de l’espèce. Chamfort fait à ce sujet une déclaration remarquable : « Quand un homme et une femme ont l’un pour l’autre une passion violente, il me semble toujours que, quels que soient les obstacles qui les séparent, un mari, des parents, etc., les deux amants sont l’un à l’autre, de par la Nature qu’ils s’appartiennent de droit divin, malgré les lois et les conventions humaines. » Et si quelqu’un s’en indignait, je n’aurais qu’à lui rappeler l’éclatante indulgence avec laquelle le Sauveur, dans l’Évangile, traite la femme adultère, en supposant tous les spectateurs coupables de la même faute. — À ce point de vue, la plus grande partie du Décaméron semble comme une ironie insultante du génie de l’espèce foulant aux pieds les droits et les intérêts des individus. — Le génie de l’espèce écarte avec la même facilité les différences de condition et toutes les circonstances analogues, quand elles s’opposent à l’union de deux amants passionnés ; il n’en tient nul compte, et, poursuivant ses vues sur d’innombrables générations, il emporte d’un souffle, comme un fétu de paille, toutes ces institutions humaines. S’agit-il de satisfaire une passion très vive, ce même motif si profond fait braver résolument tout péril, et l’homme le plus pusillanime devient courageux. — Aussi c’est avec joie et avec intérêt que nous voyons, au théâtre et dans les romans, les jeunes gens défendre leur amour, c’est-à-dire la cause de l’espèce, et triompher de leurs vieux parents qui ne songent qu’au bien des individus. Cette attraction réciproque de deux amants parait bien plus puissante, plus élevée et par suite plus juste que tout ce qui peut la contrarier, de même que l’espèce est plus digne de considération que l’individu. Voilà pourquoi le thème principal de presque toutes les comédies est cette intervention du génie de l’espèce avec ses vues contraires aux intérêts individuels des personnages en scène et grosses de menaces pour leur bonheur. Il réussit d’ordinaire dans ses plans, et ce dénouement, conforme à la justice poétique, satisfait le spectateur, qui sent bien que les fins de l’espèce doivent passer avant celles des individus. Aussi, la pièce finie, quitte-t-il avec confiance les amants victorieux, plein avec eux de cette illusion qu’ils ont fondé leur propre bonheur, quand ils n’ont fait que le sacrifier au bien de l’espèce contre la volonté de parents prévoyants. Quelques comédies, peu nombreuses, échappent à cette règle : l’auteur y a cherché à renverser les choses et à établir le bonheur des individus aux dépens des desseins de l’espèce mais alors le spectateur ressent la douleur qu’éprouve le génie de l’espèce et n’est nullement consolé par les avantages ainsi assurés aux individus. Je trouve des exemples de ce genre de comédie dans deux petites pièces très connues : la Reine de seize ans et le Mariage de raison. Dans les tragédies dont le fond est une intrigue d’amour, d’ordinaire les intentions de l’espèce sont déçues, et les amants, qui en étaient les instruments, périssent tous deux, par exemple dans Roméo et Juliette, Tancrède, Don Carlos, la Fiancée de Messine, etc.

La passion d’un homme bien épris produit des effets souvent comiques, parfois aussi tragiques : c’est que, dans les deux cas, pénétré de l’esprit de l’espèce et dès lors dominé par lui, il ne s’appartient plus, et sa conduite n’est plus vraiment celle d’un individu. Ce qui donne aux pensées d’un homme parvenu au dernier degré de la passion une couleur si poétique et si élevée, et même une direction transcendante et hyperphysique, qui semble lui faire perdre de vue son but personnel, tout matériel, c’est de fait que cet homme est animé de l’esprit de l’espèce, dont les intérêts sont infiniment plus puissants que ceux des simples individus : il a mission spéciale d’assurer l’existence d’une postérité indéfinie, dont les individus seront de constitution déterminée et telle qu’ils ne puissent recevoir l’être que de lui-même comme père et de sa bien-aimée comme mère ; sans eux il serait impossible à une telle postérité d’arriver à l’existence, et cependant le vouloir-vivre, pour s’objectiver, le réclame instamment. Nous avons conscience d’exercer une action dans cette question d’une importance si transcendante. Ce sentiment élève les hommes amoureux si fort au-dessus des choses terrestres, et au-dessus d’eux-mêmes, il donne à leurs désirs matériels une forme si immatérielle, que l’amour devient un épisode poétique dans la vie même du plus prosaïque des hommes ; en ce dernier cas, il peut prendre parfois une tournure assez comique. — Cet ordre de la volonté qui cherche à s’objectiver dans l’espèce ne se présente à la conscience de l’homme passionné que sous le masque d’une jouissance anticipée de cette félicité infinie, qu’il croit devoir trouver dans son union avec la femme aimée. Aux plus hauts degrés de la passion, cette chimère brille d’un tel éclat que, si la réalité n’y peut être conforme, la vie même perd tout son charme et parait dès lors si vide de joie, si fade, si fastidieuse, que le dégoût triomphe des craintes provoquées par la mort ; parfois il peut pousser l’homme à abréger volontairement sa vie. Dans ces conditions, la volonté de l’homme est entraînée dans le tourbillon de celle de l’espèce ; cette dernière peut même prendre une prédominance si prononcée sur la volonté individuelle, que, si un tel homme est empêché d’agir pour le compte de l’espèce, il dédaigne aussi d’agir pour lui-même. L’individu est ici un vase trop peu solide pour pouvoir résister à cette pression puissante de la volonté de l’espèce concentrée sur un objet déterminé. L’issue, en pareil cas, c’est le suicide, parfois le double suicide des deux amants, à moins que la nature, pour sauver leur vie, ne leur amène la folie, qui couvrira de son voile la conscience de cette situation désespérée. Aucune année ne se passe sans attester par plusieurs accidents de ce genre la vérité de ce tableau.

La passion amoureuse contrariée n’est pas seule à avoir parfois une issue tragique : la passion satisfaite mène plus souvent aussi an malheur qu’au bonheur ; car les prétentions de la passion sont si souvent en collision avec le bien-être personnel de l’intéressé qu’elles le minent, et qu’inconciliables avec les autres relations, elles renversent le plan de vie construit sur cette base. Oui, l’amour se trouve en contradiction fréquente non seulement avec les conditions extérieures, mais encore avec l’individualité propre, en se portant sur des femmes qui, abstraction faite des rapports sexuels, seraient un objet de haine, de mépris, d’horreur même pour l’amant. Mais la volonté de l’espèce est tellement supérieure à celle de l’individu, que l’amant ferme les yeux sur toutes ces qualités contraires à son goût, qu’il passe sur tout et ne veut rien connaître, pour s’unir à jamais avec l’objet de sa passion : si complet est l’aveuglement produit par cette illusion, qui, la volonté de l’espèce une fois remplie, s’évanouit aussitôt et ne lui laisse qu’une odieuse compagne de vie. Par là seulement s’explique que nous voyons souvent des hommes très raisonnables, et même distingués, unis avec des monstres et des mégères, sans comprendre comment ils ont pu faire un tel choix. Aussi les anciens représentaient-ils l’Amour aveugle. Oui, il se peut même qu’un amoureux reconnaisse clairement les insupportables défauts de tempérament et de caractère de sa fiancée qui lui promettent une vie de tourments, il se peut qu’il les ressente avec amertume, et que malgré tout il ne se laisse pas rebuter…

I ask not, I care not,
If guilt’s in thy heart
I know that, I love thee,
Whatever thou art[59].

C’est qu’au fond il ne cherche pas son intérêt, mais celui d’un tiers, encore à naître, tout enveloppé qu’il est de l’illusion que ce qu’il cherche est son intérêt. Mais ce fait même de ne pas chercher son bien, toujours et partout marque de la grandeur, est ce qui donne à l’amour passionné une couleur sublime et en fait un digne sujet de poésie. — Enfin l’amour sexuel est même compatible avec la haine la plus extrême contre son objet, aussi Platon l’a-t-il comparé à l’amour des loups pour les brebis. Ce cas est celui de l’amant passionné qui, malgré tous ses efforts et toutes ses supplications, ne peut à aucun prix obtenir la réalisation de ses vœux.

I love and hate her[60].
__________Shakespeare, Cymb, III, 5.

La haine de la femme aimée, qui s’enflamme alors, va parfois assez loin pour déterminer l’homme à l’assassiner et à se tuer lui-même ensuite. Chaque année a continué de nous offrir quelques exemples de ce genre : on les trouvera dans les journaux. Aussi est-il bien juste le vers de Goethe :

Bei aller verschmahten Liebe ! beim hollischen Elemente !
Ich wolit’ich wüszt’was arger’s, dasz ich flüchen könnte[61]

Ce n’est vraiment pas une hyperbole dans la bouche d’un amant que le mot de cruauté appliqué à la froideur de la femme aimée et au plaisir de cette coquetterie qui se repaît de ses douleurs. Car il est placé sous l’empire d’une impulsion qui, analogue à l’instinct des insectes, le force, en dépit de tous les arguments de la raison, à poursuivre son but sans réserve, et à dédaigner tout le reste : il ne peut s’y soustraire. Il y a eu plus d’un Pétrarque, et non un seul, qui a dû toute sa vie durant, traîner comme une chaîne, comme un boulet au pied, le poids d’une passion inassouvie et exhaler ses soupirs dans des forêts solitaires ; mais le seul Pétrarque a possédé en même temps le don poétique, si bien qu’à lui s’applique le beau vers de Gœthe :

Und wenn der Mensch in seiner Quaal verstümmt,
Gab mir ein Gott, zu sagen, wie ich leide[62].

En fait, le génie de l’espèce est partout en guerre avec les génies protecteurs des individus ; il est leur persécuteur et leur ennemi, toujours prêt à détruire sans merci le bonheur personnel, pour assurer l’accomplissement de ses desseins ; oui, le bonheur de nations entières a été parfois sacrifié à ses caprices : Shakespeare nous en donne un exemple dans Henri VI, partie III, acte iii, sc.2 et 3. La raison en est que l’espèce, siège et racine de notre être visible, a sur nous un droit plus intime et plus immédiat que l’individu ; de là cette préférence donnée à ses intérêts. Le sentiment de cette vérité a fait personnifier aux anciens le génie de l’espèce dans Cupidon, dieu malin, cruel et par suite décrié, démon capricieux et despotique, et, malgré tout, maître des dieux et des hommes :

  Συ, δ’ω θεων τυραννε κ’ανθρωπων, Ερως !
[Tu, deorum hominumque tyranne, Amor ! ]


Des flèches meurtrières, la cécité et des ailes, voilà ses attributs. Les dernières indiquent l’inconstance, inconstance qui ne commencé qu’avec la désillusion, suite elle-même de la jouissance.

La passion reposait sur une illusion qui faisait miroiter aux yeux de l’individu comme précieux pour lui ce qui n’a de valeur que pour l’espèce ; le but de l’espèce une fois atteint, la chimère doit donc disparaître. L’esprit de l’espèce, qui s’était emparé de l’individu, lui rend la liberté. Abandonné par lui, l’individu retombe dans ses bornes et dans sa misère originelles il voit avec étonnement que toutes ces aspirations si hautes, si héroïques, si infinies, ne lui ont rien procuré de plus pour sa jouissance que ce que fournit toute autre satisfaction de l’instinct sexuel ; contre son attente, il ne se trouve pas plus heureux qu’avant. Il s’aperçoit qu’il a été la dupe de la volonté de l’espèce. Aussi, en règle générale, un Thésée satisfait abandonnera-t-il son Ariane. Si la passion de Pétrarque avait été assouvie, son chant se serait éteint, comme s’éteint celui de l’oiseau, une fois que les œufs sont pondus.

Remarquons-le en passant : quelque déplaisir que doive causer ma métaphysique de l’amour à ceux justement qui sont enlacés dans les filets de cette passion, cependant, si les considérations de raison pouvaient, en général, quelque chose contre la passion, la vérité fondamentale révélée par moi devrait donner avant tout autre argument le moyen d’en triompher. Mais on en restera à la maxime du comique ancien : « Quae res in se neque consilium, neque modum habet ullum, eam consilio regere non potes. »

Les mariages d’amour sont conclus dans l’intérêt de l’espèce, et non des individus. Sans doute les personnes en jeu s’imaginent travailler à leur propre bonheur : mais leur but véritable leur est, en réalité, étranger à elles-mêmes, et consiste dans la création d’un individu qui n’est possible que par elles. Rapprochées par ce but, elles doivent aviser par la suite aux meilleurs moyens de s’entendre l’une avec l’autre. Mais très souvent le couple uni par cette illusion instinctive qui est l’essence de l’amour passionné sera, quant au reste, de nature tout à fait hétérogène. Cette discordance éclate au grand jour quand l’illusion, par un phénomène inévitable, s’évanouit. Aussi, en règle générale, les mariages d’amour ont-ils une issue malheureuse, car ils pourvoient à la génération future aux dépens de la présente. Quien se casa por amores, ha de vivir con dolores (Mariage d’amour, vie de tourments), dit le proverbe espagnol. — C’est l’inverse pour les mariages de convenance, conclus presque toujours d’après le choix des parents. Les considérations qui y dominent, quelles qu’elles puissent être d’ailleurs, sont pour le moins réelles et incapables de s’évanouir d’elles-mêmes. Elles pourvoient, il est vrai au détriment des générations futures, au bonheur de la génération existante ; et ce bonheur demeure encore problématique. L’homme qui, en se mariant, regarde plus à l’argent qu’à la satisfaction de son penchant, vit plus dans l’individu que dans l’espèce ; conduite qui, par son opposition directe avec la vérité, semble contraire à la nature et excite un certain mépris. La jeune fille qui, sans se rendre aux conseils de ses parents, repousse la proposition de mariage d’un homme riche et jeune encore, pour oublier toutes les considérations de convenance et régler son choix sur sa seule inclination instinctive, sacrifie son bonheur personnel à celui de l’espèce. Mais pour cette même raison on ne peut lui refuser une certaine approbation, car elle a préféré l’objet le plus important et agi dans l’esprit de la nature (ou, plus exactement de l’espèce), tandis que les parents la conseillaient dans le sens de l’égoïsme individuel. — De tout cela il résulte, semble-t-il, que la conclusion d’un mariage devrait léser l’intérêt de l’individu ou celui de l’espèce. La plupart du temps aussi c’est ce qui arrive car que la convenance et la passion marchent la main dans la main, c’est le plus rare des hasards. La pauvreté physique, morale ou intellectuelle de la plupart des hommes tient en partie à ce que les mariages ont l’habitude de se conclure non pas par pur choix et inclination, mais en vertu de mille considérations extérieures et de circonstances fortuites. A côté de la convenance, a-t-on pourtant égard dans une certaine mesure à l’inclination ; c’est alors une sorte de transaction qui intervient avec le génie de l’espèce. Chacun le sait, les unions heureuses sont rares, justement parce qu’il est dans l’essence du mariage de placer sa fin principale dans la génération future, et non pas dans la présente. Ajoutons cependant, pour consoler les âmes tendres et aimantes, qu’à l’amour passionné s’associe parfois un sentiment sorti d’une tout autre source, c’est-à-dire une amitié réelle, fondée sur l’accord des esprits, et qui ne commence pourtant presque jamais à paraître que lorsque l’amour sexuel proprement dit s’est éteint dans la jouissance. Le principe le plus ordinaire de cette amitié se trouvera dans cette aptitude à se compléter l’une l’autre, dans cette correspondance mutuelle des qualités physiques, morales et intellectuelles des deux individus, d’où est sorti, en vue de l’être à créer, l’amour sexuel, et qui, par rapport aux individus eux-mêmes, apparaissent encore comme des qualités de tempérament opposées et des avantages intellectuels susceptibles de se compléter l’une l’autre, et de servir ainsi de base à une harmonie des cœurs.

Toute cette théorie de la métaphysique de l’amour tient étroitement à l’ensemble de ma métaphysique, et le jour qu’elle répand sur celle-ci peut se résumer comme il suit.

Nous l’avons reconnu, le choix minutieux et capable de s’élever, par d’innombrables degrés, jusqu’à l’amour passionné, ce choix apporté par l’homme à la satisfaction de l’instinct sexuel, repose sur l’intérêt des plus sérieux que l’homme prend à la constitution spéciale et individuelle de la génération future. Or cet intérêt si digne de remarque confirme deux vérités exposées dans les chapitres précédents :

I. — L’indestructibilité de l’essence propre de l’homme qui continue à exister dans cette génération future. Car cet intérêt si vif et si ardent, sorti, sans réflexion et sans dessein prémédité, de l’instinct et de l’impulsion la plus intime de notre être, ne pourrait pas exister si indélébile, et exercer une grande influence sur l’homme, si l’homme était une créature absolument éphémère et s’il devait être suivi, dans le seul ordre des temps, par une race réellement et radicalement différente de lui-même.

II. — La seconde vérité est que l’essence propre de l’homme réside plus dans l’espèce que dans l’individu. Car cet intérêt attaché à la constitution spéciale de l’espèce, qui est la base de toute intrigue amoureuse, depuis la plus fugitive jusque la passion la plus grave, est, à vrai dire, pour chacun l’affaire la plus importante, celle dont la réussite ou l’échec émeut le plus notre sensibilité ; de là le nom préféré d’affaire de cœur : quand cet intérêt s’est exprimé avec résolution et avec force, on lui subordonne, on lui sacrifie celui qui ne concerne que la personne. C’est un témoignage donné par l’homme que l’espèce le touche de plus près que l’individu, et qu’il est plus immédiatement dans la première que dans le second. — Pourquoi donc alors l’amant est-il suspendu, plein de résignation, aux regards de celle qu’il a choisie, et est-il prêt à tout lui sacrifier ? — Parce que c’est la partie immortelle de son être qui désire posséder cette femme ; tous ses autres appétits procèdent toujours et seulement de la partie mortelle. — Cette convoitise si vive, ou même ardente, dirigée sur une femme déterminée, est un gage immédiat de l’indestructibilité de l’essence de notre être et de sa persistance dans l’espèce. Tenir maintenant cette persistance pour chose futile et insuffisante, c’est une erreur sortie de ce fait que sous la continuité de l’espèce on ne s’imagine rien de plus que l’existence future d’êtres semblables, mais non pas identiques à nous sous le moindre rapport, et cela même, parce que, partant de la connaissance dirigée vers le dehors, on ne considère que la forme extérieure de l’espèce, telle que nous la saisissons par l’intuition, et non son essence intime. Or cette essence intime est justement ce qui fait la base et comme la substance de notre propre conscience ; c’est par là un élément plus immédiat pour nous que cette conscience même, et, libre du principe d’individuation en tant que chose en soi, c’est proprement l’élément un et identique dans tous les individus, qu’ils soient placés sur le même plan ou l’un à la suite de l’autre. Cet élément c’est le vouloir-vivre, c’est ce qui recherche d’un désir si pressant la vie et la persistance. Par suite, il demeure à l’abri des coups et des atteintes de la mort. Mais en même temps, il ne peut parvenir à un état meilleur que n’est sa condition présente ; sûr de la vie, il l’est donc à la fois des souffrances et de la mort sans cesse attachées à l’individu. L’affranchir de cette condition est la tache réservée à la négation du vouloir-vivre, par laquelle la volonté individuelle s’arrache à la souche de l’espèce et renonce à l’existence qu’elle y possédait. Sur son existence postérieure nous manquons de notions précises, nous manquons même de données pour nous en faire une idée. Nous ne pouvons que la désigner comme ce qui a la liberté d’être ou de ne pas être le vouloir-vivre. Dans le dernier cas, le bouddhisme la caractérise du nom de Nirwana, dont j’ai donné l’étymologie dans la remarque de la fin du chapitre xli. C’est le point qui restera à jamais inaccessible à toute intelligence humaine, en vertu même de sa nature.

Si maintenant, du point de vue où nous ont placé ces dernières considérations, nous abaissons nos regards sur la mêlée de la vie, que voyons-nous ? Tous les hommes, pressés par la misère et les souffrances, emploient toutes leurs forces à satisfaire ces besoins infinis, à se défendre contre les formes multiples de la douleur sans pouvoir cependant espérer rien d’autre que la conservation de cette vie individuelle, si tourmentée, pendant un court espace de temps. Cependant, au milieu de ce tumulte, nous apercevons les regards de deux amants qui se rencontrent ardents de désir : — pourquoi cependant tant de mystère, de dissimulation et de crainte ? — Parce que ces amants sont des traîtres, dont les aspirations secrètes tendent à perpétuer toute cette misère et tous ces tracas, sans eux bientôt finis, et dont ils rendront le terme impossible, comme leurs semblables l’ont déjà fait avant eux. — Mais cette considération anticipe déjà sur le chapitre suivant.


APPENDICE AU CHAPITRE PRÉCÉDENT

Οθτως αναιδως εξεκιωησας τοδε
Το ρημα και . που τουτο φευξεσθαι δοκεις ;
Πεφευγα . τ’αληθες γαρ ισχθρον τρεφω
______________________Soph.


A la page 352, j’ai fait en passant mention de la pédérastie, et l’ai signalée comme un instinct perverti. Cette observation m’avait paru suffisante, alors que je travaillais à la seconde édition. Un examen plus étendu de cet égarement de l’instinct m’y a fait découvrir depuis un curieux problème, et en même temps la solution qui y est attachée. Cette solution présuppose le chapitre précédent ; mais elle jette à son tour sur lui un jour nouveau, et est ainsi à la fois le complément et la preuve de la théorie fondamentale que j’y ai exposée.

En soi, la pédérastie apparaît comme une monstruosité non seulement contraire à la nature, mais encore répugnante au plus haut degré et propre à exciter l’horreur ; elle semble être un acte auquel seule une nature entièrement perverse, faussée et abâtardie aurait pu une fois descendre, et qui ne se serait répété au plus que dans des cas tout à fait isolés. Tournons-nous maintenant du côté de l’expérience:elle nous offre le spectacle opposé; ce vice au caractère odieux, nous le voyons souvent pratiqué et dans tout son essor en tout temps et chez tous les peuples du monde. Chacun sait qu’il était généralement répandu en Grèce et à Rome, qu’on en convenait, qu’on le pratiquait publiquement sans pudeur et sans honte. Tous les écrivains antiques nous en fournissent des témoignages plus que suffisants. Les poètes surtout en sont tous remplis, sans en excepter même le chaste Virgile (Eglogues, ii). Bien plus, les poètes des temps primitifs, Orphée (qui dut à ce motif d’être déchiré par les Ménades) et Thamyris en ont été accusés. Les philosophes aussi nous en parlent bien plus que de l’amour sexuel : Platon en particulier semble presque n’en pas connaître d’autre, et de même les stoïques, qui le jugent digne du sage (Stob., Ecl. eth., liv. II, c. vii). Platon loue même Socrate, comme d’un héroïsme sans exemple, d’avoir méprisé et repoussé les propositions d’Alcibiade. Dans les Mémorables de Xénophon, Socrate parle de la pédérastie comme d’un acte irrépréhensible, et même louable (Stob., Flor., vol. I, p. 57). Dans les Mémorables encore (lib. I, cap. iii, § 8), où le même Socrate nous met en garde contre les dangers de l’amour, il parle si exclusivement de l’amour pour les jeunes gens, qu’on devrait croire qu’il n’existait pas de femmes. Aristote aussi (Pol., II, 9) parle de la pédérastie comme d’un usage ordinaire, sans la blâmer ; il rapporte que chez les Celtes elle a été publiquement en honneur, que les lois crétoises l’avaient favorisée, à titre de moyen préventif contre un excès de population, mentionne (c. x) la passion du législateur Philolaos pour les hommes, etc. Cicéron va jusqu’à dire : « Apud Græcos opprobrio fuit adolescentibus, si amatores non haberent. » D’une façon générale, le lecteur instruit n’a guère besoin de preuves : il se rappelle les témoignages par centaines, car ils abondent partout chez les Anciens. Mais même chez les peuples plus grossiers, chez les Gaulois notamment, ce vice était très en vogue. Regardons-nous vers l’Asie, nous voyons tous les pays de ce continent, et cela depuis les temps les plus reculés jusqu’à l’époque actuelle, infectés du même vice, sans que nulle part on se soucie particulièrement de s’en cacher : Hindous et Chinois tout autant que les peuples de l’Islam, dont les poètes s’occupent également bien plus de l’amour pour les garçons que de l’amour pour les femmes ; par exemple, dans le Gulistan de Sadi, le livre De l’amour traite exclusivement de la pédérastie. Les Hébreux n’étaient pas non plus sans la connaître, car l’Ancien et le Nouveau Testament la mentionnent comme condamnable. Dans l’Europe chrétienne enfin, religion, lois et opinion publique ont dû lutter contre elle de tout leur pouvoir : au Moyen Âge elle était partout punie de la peine de mort ; en France, au xvie siècle encore, du bûcher, et, en Angleterre, durant encore le premier tiers de ce siècle, la peine de mort était appliquée sans rémission ; la peine actuelle est la déportation à vie. Voilà les dispositions violentes auxquelles il a fallu recourir pour opposer une barrière à ce vice ; sans doute, on y a réussi dans une importante mesure, mais sans jamais pourtant parvenir à l’extirper : il continue à se glisser toujours et partout, sous le voile du plus profond secret, dans tous les pays et parmi toutes les classes, et se produit soudain au jour, là souvent où on l’attendait le moins. Il n’en a pas été autrement dans les siècles antérieurs, malgré toutes les condamnations à mort : les mentions, les allusions contenues à ce sujet dans les écrits de toutes ces époques en sont la preuve. — À bien nous représenter, à bien examiner toutes ces données de l’expérience, nous voyons la pédérastie en tout temps et en tous lieux apparaître d’une façon bien éloignée de celle que nous avions supposée tout d’abord, en la considérant seulement elle-même et a priori. L’absolue universalité et l’indestructibilité persistante de ce vice témoignent qu’il procède par quelque côté de la nature humaine elle-même ; seule cette raison explique qu’il ne puisse manquer toujours et partout d’apparaître, vraie preuve à l’appui du proverbe :

Naturam expelles furca, tamen usque recurret.

Pour qui procède loyalement, comme nous, il y a complète impossibilité de se soustraire à cette conséquence. Passer par-dessus les faits et nous en tenir au blâme et à l’injure à l’égard de ce vice serait sans doute chose facile. Telle n’est pas toutefois ma manière de me débarrasser des problèmes : fidèle ici encore à ma vocation naturelle, à mon habitude de rechercher partout la vérité et d’aller au fond des choses, je commence par reconnaître le fait à expliquer tel qu’il s’offre à moi, avec les conséquences inévitables qu’il entraîne. Que maintenant une tendance si radicalement contre nature, qu’une tendance qui marche justement à l’encontre de la nature dans son objet le plus important, et quelle ait le plus à cœur de remplir, doive procéder de cette nature même, voilà qui est un paradoxe inouï : l’expliquer semble un problème bien difficile ; je veux pourtant aujourd’hui le résoudre, en découvrant le mystère naturel qui en fait le fond.

Pour point de départ je prends un passage d’Aristote, dans la Polit., VII, 16. — Il y expose, en premier lieu : que des hommes trop jeunes engendrent des enfants mal constitués, faibles, défectueux, et destinés à rester petits ; il poursuit en appliquant la même remarque à la progéniture des hommes trop vieux : τα γαρ των πρεσϐυτερων εκγονα, καθαπερ τα των νεωτερων, ατελη γιγνεται, και τοις σωμασι, και ταις διανοιαις, τα δε των γεγηρακοτων ασθενη (nam, ut juniorum, ita et grandiorum natu fœtus inchoatis atque imperfectis corporibus mentibusque nascuntur : eorum vero, qui senio confecti sunt, suboles infirma et imbecilla est). La règle qu’Aristote pose pour l’individu, Stobée l’institue en loi pour la société, dans la conclusion de son exposé de la philosophie péripatéticienne (Ecl. eth., liv. II, c. vii in fine) : προς την ρωμην των σωματων και τελειοτητα δειν μητε νεωτερων αγαν, μητε πρεσϐυτερων τους γαμους ποιεισθαι, ατελη γαρ γιγνεσθαι, κατ αμφοτερας τας ηλικιας, και τελειως ασθενη τα εκγονα. (oportet, corporum roboris et perfectionis causa, nec juniores justo, nec seniores matrimonio jungi, quia circa utramque ætatem proles fieret imbecillis imperfecta). Aristote prescrit donc à l’homme de ne plus mettre d’enfants au monde après cinquante-quatre ans ; il peut continuer cependant à entretenir commerce avec sa femme, pour raison de santé ou pour tout autre motif. Quant au moyen d’exécuter le précepte, il n’en parle pas : mais son opinion tend manifestement à indiquer l’avortement pour éliminer les enfants engendrés à cet âge, puisque, quelques lignes plus haut, il vient de recommander ce moyen. — De son côté, la nature ne peut pas contester le fait qui sert de fondement aux prescriptions d’Aristote, mais elle ne peut pas non plus le supprimer. Car, selon son propre principe, natura non facit saltus, elle ne pouvait pas suspendre tout d’un coup la sécrétion séminale de l’homme ; mais dans ce cas encore, comme dans celui de tout dépérissement, une détérioration successive devait précéder. Or, pendant toute cette période la génération ne donnerait le jour qu’à des êtres faibles, incomplets, malingres, chétifs et à la vie courte. Oui, le cas n’est que trop fréquent : les enfants engendrés dans un âge avancé meurent presque toujours de bonne heure, n’atteignent en tout cas jamais la vieillesse, restent, plus ou moins, infirmes, maladifs, sans forces, et ceux qu’ils procréent à leur tour ont même constitution. Ce que nous disons ici de la procréation sur le déclin de l’âge vaut ici pour la génération pratiquée avant l’âge mûr. Mais maintenant rien ne tient tant à cœur à la nature que la conservation de l’espèce et de son vrai type ; à cet effet, elle a besoin d’individus bien constitués, solides et vigoureux : ce sont les seuls qu’elle veuille. Oui, elle ne considère et ne traite au fond les individus (nous l’avons montré au ch. xli) que comme des moyens ; l’espèce seule est sa fin. Aussi voyons-nous ici la nature, par une suite de ses propres lois et des fins qu’elle poursuit, tomber dans une situation critique et véritablement placée dans l’embarras. Les expédients violents et subordonnés à la volonté d’autrui lui étaient interdits par son essence même ; elle ne pouvait pas plus se flatter que les hommes, instruits par l’expérience, reconnaîtraient les désavantages d’une génération trop prématurée et trop tardive et réfrèneraient alors leurs appétits, sur de sages réflexions faites de sang-froid. Dans une affaire aussi importante, la nature ne pouvait donc s’en rapporter à ces deux moyens. Il ne lui restait donc plus rien qu’à choisir de deux maux le moindre. Dans cette intention elle devait s’adresser à son instrument favori, à l’instinct. Comme nous l’avons montré dans le précédent chapitre, l’instinct conduit partout l’opération importante de la génération et sait y produire les illusions les plus étranges ; ici encore la nature devait l’attirer dans ses intérêts, et pour y parvenir il n’y avait qu’un moyen, c’était de l’égarer, de « lui donner le change » (sic). La nature en effet ne connaît que le côté physique des choses, elle n’en connaît pas le côté moral : entre elle et la morale il y a même un antagonisme décidé. La conservation de l’individu, et surtout celle de l’espèce, dans l’état de perfection le plus grand possible, est son seul but. Sans doute, même au point de vue physique, la pédérastie est préjudiciable aux jeunes gens qui s’y laissent entraîner mais non pas tellement que des deux maux ce ne soit encore le moindre. C’est donc celui-ci que choisit la nature, pour éviter dès l’origine et de loin le mal bien plus grand de la dépravation de l’espèce, et prévenir ainsi un malheur durable et qui ne ferait qu’aller en grandissant.

En vertu de cette prévoyance de la nature, il naît en général, vers l’âge indiqué par Aristote, une tendance à la pédérastie, sourde d’abord et insensible, mais qui va s’accusant et se dessinant chaque jour, à mesure que décroît la capacité de procréer des enfants sains et vigoureux. Ainsi procède la nature. Remarquons bien cependant que de cette inclination naissante au vice lui-même il y a encore loin. Sans doute si, comme dans l’ancienne Grèce ou à Rome, ou comme en Asie de tout temps, on ne lui oppose aucune digue, elle peut, encouragée par l’exemple, mener facilement au vice, qui prend alors à son tour une grande extension. Mais en Europe elle rencontre des obstacles si puissants dans les motifs de la religion, de la morale, des lois et de l’honneur, que presque chacun recule déjà d’effroi à la seule idée de s’y livrer : nous pouvons donc admettre que, sur trois cents hommes environ qui ressentent ce penchant, il en est un, au plus, assez faible et assez insensé pour y céder ; et la chose est d’autant plus certaine, que cette tendance apparaît seulement à l’âge où le sang est refroidi, où l’instinct sexuel s’est en général affaibli, et que, d’autre part, dans une raison déjà mûrie, dans la circonspection acquise par l’expérience, dans la fermeté d’âme développée en mille occasions, elle trouve des adversaires assez rudes pour empêcher une nature d’y succomber, à moins d’une perversité originelle.

Cependant le but que poursuit ici la nature est atteint en ce que ce penchant entraîne avec soi à l’égard des femmes une indifférence, qui, accrue de jour en jour, devient de l’éloignement et finit par grandir jusqu’à l’aversion. Et ce but véritable de la nature est atteint d’autant plus sûrement que, plus la faculté génératrice décline dans l’homme, plus se détermine cette inclination contre nature. — Aussi ne rencontrons-nous en général le vice de la pédérastie que chez des hommes déjà vieux. Seuls des gens d’un certain âge se laissent prendre de temps à autre en flagrant délit, au grand scandale de tout le monde. Car l’âge viril ne connaît pas ce vice, et ne peut même le concevoir. Se présente-t-il une fois une exception à la règle, c’est, je crois, alors la conséquence d’une dépravation accidentelle et prématurée de la faculté génératrice : elle ne pourrait produire que des êtres mal conformés, et, pour y obvier, la nature la détourne de sa direction première. C’est pourquoi les débauchés, trop peu rares, hélas ! dans les grandes villes, n’adressent leurs signes et leurs propositions qu’à des hommes déjà vieux, ou encore à de tout jeunes gens, et jamais aux hommes qui se trouvent dans la force de l’âge. Chez les Grecs aussi, où l’exemple et la coutume peuvent avoir introduit de-ci de-là quelque exception à la règle, les auteurs, les philosophes surtout, Platon et Aristote notamment, nous représentent expressément l’amant comme presque toujours vieux. Notons en particulier à cet égard un passage de Plutarque ; dans le Liber amatorius, c. V : Ο παιδικος ερως, οψε γεγονως, και παρ ωραν τω βιω, νοθος και σκοτιος, εξελαυνει τον γνησιον ερωτα και πρεσϐυτερον. (Puerorum amor, qui, quum tarde in vita et intempestive, quasi spurius et occultus, existisset, germanum et natu majorem amorem expellit). Parmi les dieux mêmes nous ne trouvons que les vieux, Zeus et Hercule, pourvus de mignons ; Mars, Apollon, Bacchus n’en ont pas. — Cependant, dans l’Orient, le manque de femmes dû à la polygamie peut produire parfois des exceptions forcées à la règle, et de même aussi dans des colonies encore nouvelles et par là dépourvues de femmes, telles que la Californie, etc. — Poursuivons nos déductions : puisque le sperme non mûr encore, comme celui que l’âge a gâté, ne peut produire que des êtres faibles, imparfaits et misérables, on rencontre souvent, dans l’adolescence, entre jeunes gens le même penchant érotique que dans la vieillesse ; mais il ne conduit que bien rarement au vice réel, combattu qu’il est alors, outre les motifs cités plus haut, par l’innocence, la pureté, la conscience et la pudeur du jeune âge.

De cet exposé il résulte qu’en apparence contraire aux fins de la nature, et cela dans ce qu’elle a de plus important et de plus cher, le vice en question doit en réalité servir ces mêmes fins, quoique d’une façon seulement indirecte, comme moyen préventif contre des maux plus grands. Il est le résultat, en effet, d’une faculté génitale sur son déclin ou trop peu formée encore, qui, dans les deux cas, est un danger pour l’espèce. Sans doute, dans ces deux cas, des raisons morales auraient dû provoquer un arrêt dans la fonction, mais il n’y avait pas à compter là-dessus, car la nature ne tient généralement pas compte dans sa conduite de l’élément purement moral. Aussi, jetée dans l’embarras en conséquence de ses propres lois, la nature a demandé à la perversion de l’instinct un expédient, un stratagème : oui, pourrait-on dire, elle s’est construit un pont aux ânes, pour échapper, comme je l’ai exposé plus haut, au plus grand de deux maux. Elle a l’œil fixé sur l’objet important, qui est de prévenir les générations imparfaites, capables par la suite de dépraver peu à peu l’espèce entière, et en cela, nous l’avons vu, elle n’est pas scrupuleuse dans le choix des moyens. L’esprit dans lequel elle procède ici est le même qui lui faisait pousser les guêpes, comme je l’ai rapporté plus haut au chapitre xxvii, à tuer leurs petits de leur aiguillon : car dans les deux cas elle saisit le mauvais, pour se soustraire au pire ; elle donne le change à l’instinct sexuel, pour en déjouer les effets les plus pernicieux.

Mon intention dans cet exposé a été d’abord de résoudre le curieux problème signalé au début ; puis de confirmer aussi la théorie développée par moi dans le précédent chapitre, que dans tout amour sexuel l’instinct est le guide et le principe des illusions, puisque l’intérêt de l’espèce passe avant tous les autres aux yeux de la nature. J’ai voulu montrer que cette vérité s’appliquait même à l’odieuse perversion et à l’abâtardissement de l’instinct sexuel ici en question, puisqu’ici encore la raison dernière et le résultat sont les fins de l’espèce, malgré le caractère purement négatif qu’elles revêtent en ce cas, avec les procédés tout prophylactiques de la nature. Cet examen jette ainsi une nouvelle lumière sur l’ensemble de ma métaphysique de l’amour. Mais en général cette exposition révèle une vérité jusque-là cachée, et qui, malgré toute son étrangeté, ne laisse pas d’éclairer d’un jour nouveau l’essence intime, l’esprit et les menées de la nature. Aussi ne s’est-il pas agi ici de donner des avis moraux contre ce vice, mais de se faire une idée nette de ce qu’étaient les choses. D’ailleurs, la vraie raison, la raison dernière et profondément métaphysique qui condamne la pédérastie, c’est qu’en affirmant la volonté de vivre, elle détruit complètement la conséquence de cette affirmation, qui tient ouverte la voie du salut, elle supprime le renouvellement de la vie. — Enfin, puisque, malgré les soins jaloux des professeurs de philosophie à étouffer mes doctrines, elles prennent, à leur grand dépit, une extension chaque jour plus grande, j’ai voulu, en exposant ces idées paradoxales, leur octroyer un léger bienfait ; j’ai voulu leur offrir l’occasion de me calomnier en m’accusant de m’être fait le protecteur et l’avocat de la pédérastie.


CHAPITRE XLV[63]
DE L’AFFIRMATION DE LA VOLONTÉ DE VIVRE


Si la volonté de vivre ne se manifestait que comme simple instinct de conservation personnelle, il n’y aurait là qu’une affirmation du phénomène individuel, pour le temps bien court de sa durée naturelle. Les peines et les soucis d’une telle vie seraient médiocres, et la vie serait ainsi facile et sereine. Comme, au contraire, la volonté désire la vie absolument et pour toujours, elle se manifeste en même temps sous la forme de l’instinct sexuel qui a en vue toute une suite infinie de générations. Cet instinct supprime l’insouciance, l’enjouement et l’innocence qui accompagneraient la seule existence individuelle, en introduisant dans la conscience l’agitation et la mélancolie, dans le cours de la vie les infortunes, les inquiétudes et les besoins. — Vient-on, par une exception bien rare, comme nous le voyons, à l’étouffer volontairement, c’est alors le revirement de la volonté qui fait retour sur elle-même. Elle naît alors dans l’individu, sans se prolonger au-delà de lui. Ce revirement demande toutefois une violence douloureuse exercée par l’individu contre soi-même. Mais s’il peut s’opérer, la conscience recouvre cette insouciance et cette sérénité de la simple existence individuelle, portée même à une plus haute puissance. — Au contraire, à la satisfaction de cet instinct et de ce désir violent entre tous se rattache l’origine d’une existence nouvelle, et par suite d’une vie nouvelle à parcourir, avec toutes ses charges, tous ses soucis, ses besoins, avec toutes ses douleurs. Sans doute, c’est la tâche d’un autre individu ; mais cependant si les deux êtres étaient en soi et absolument divers, comme ils le sont dans l’apparence phénoménale, qu’adviendrait-il de l’éternelle justice ? — La vie apparaît comme un devoir, comme un pensum à remplir, et par là, en règle générale, comme une lutte incessante contre la misère. Aussi chaque homme cherche-t-il à en être quitte au meilleur marché possible ; il s’acquitte de la vie comme d’une corvée dont il est redevable. Mais qui a contracté cette dette ? — Celui qui l’a engendré, dans la jouissance de la volupté. Ainsi cette jouissance goûtée par l’un entraîne pour l’autre l’obligation de vivre, de souffrir, de mourir. Nous savons cependant (et c’est le moment d’y renvoyer) que la diversité de l’homogène tient à l’espace et au temps, que j’ai nommés en ce sens le principe d’individuation. Sinon, il faudrait désespérer de la justice éternelle. Le fait que le père se reconnaît dans le fils qu’il a procréé est justement le principe de cet amour paternel qui pousse le père à faire, à souffrir, et à oser plus pour son enfant que pour lui-même, et à regarder en même temps tous ces sacrifices comme une dette qu’il lui faut payer.

La vie d’un homme, avec ses fatigues infinies, ses besoins et ses douleurs, peut être regardée comme l’explication et la paraphrase de l’acte générateur, c’est-à-dire de l’affirmation résolue du vouloir-vivre : à cette affirmation appartient encore cette dette de la mort contractée envers la nature, et à laquelle l’homme ne pense qu’avec un serrement de cœur. — N’est-ce pas la preuve que notre existence renferme une faute ? — Sans doute, contre ce droit à acquitter périodiquement de la naissance et de la mort, nous ne cessons pas d’exister, et nous passons par toutes les souffrances et les joies de la vie, sans qu’aucune puisse nous échapper : voilà le fruit de l’affirmation du vouloir-vivre. Ainsi la crainte de la mort qui, malgré tous les tourments de la vie, nous y tient attachés, est, à vrai dire, illusoire ; mais l’impulsion qui nous a attirés dans la vie n’est pas moins illusoire. Cette attraction même peut se contempler objectivement dans la rencontre pleine de désir des regards de deux amants : ces regards sont l’expression la plus pure du vouloir-vivre dans son affirmation. Quelle douceur, quelle tendresse l’anime ici ! Il veut le bien-être, une paisible jouissance et une joie douce, pour soi-même, pour les autres, pour tous. C’est le thème d’Anacréon. Par cette attraction et ces flatteries il s’entraîne lui-même dans la vie. À peine y est-il entré, que la souffrance amène le crime à sa suite, et le crime à son tour la souffrance ; l’horreur et la dévastation remplissent la scène. C’est le thème d’Eschyle.

Poursuivons : l’opération qui permet à la volonté de s’affirmer et à l’homme de naître est un acte dont tous les individus éprouvent une honte intime, dont ils se cachent avec soin, effrayés, si on les saisit sur le fait, comme s’ils étaient surpris dans l’accomplissement d’un crime. C’est une action dont la pensée n’excite de sang-froid que la répugnance, et, dans des dispositions d’esprit plus élevées, que l’horreur. Sur ce sujet, Montaigne nous présente des considérations détaillées et profondes, faites en ce sens, dans le chapitre v du IIIe livre, sous cette glose marginale : Ce que c’est que l’amour. L’exécution de cet acte est immédiatement suivie d’un chagrin et d’un repentir tout particuliers, sensibles surtout pour la première fois qu’on s’y livre, et d’autant plus prononcés en général que le caractère est plus noble. Le païen Pline lui-même nous dit : « Homini tantum primi coitus pœnitentia : augurium scilicet vitæ, a pœnitenda origine. » (Hist. nat., X, 83.) Et d’autre part que pratiquent et que chantent, dans le Faust de Gœthe, les diables et les sorcières à leur sabbat ? La luxure et l’obscénité. Et dans les magnifiques Paralipomènes de ce même Faust, que professe Satan en personne devant la foule assemblée ? L’obscénité et la luxure ; rien de plus. — Et cependant l’incessante répétition d’un acte de cette nature est le seul, l’unique moyen qui assure l’existence de la race humaine. — Si maintenant l’optimisme avait raison, s’il nous fallait reconnaître avec gratitude dans notre existence le don gracieux d’une suprême bonté guidée par la sagesse, par suite un don précieux en lui-même, une source de gloire et de joie, alors l’acte destiné à la perpétuer devrait revêtir vraiment une apparence tout autre. Cette existence n’est-elle au contraire qu’une sorte de faux pas, ou de fausse route, est-elle l’œuvre d’une volonté originellement aveugle, dont le développement le plus heureux consisterait à revenir à elle-même, pour se supprimer de son propre mouvement, alors l’acte qui perpétue cette existence doit bien paraître ce qu’il nous paraît.

Ici doit se placer une remarque relative à la vérité première et fondamentale de ma doctrine : la honte signalée plus haut comme provoquée par l’acte de la génération s’étend même aux parties qui servent à l’accomplir, quoique la nature nous les ait données dès la naissance, comme tous les autres organes. C’est encore une preuve frappante que non seulement les actions, mais déjà même le corps de l’homme se peuvent regarder comme la forme phénoménale, comme l’objectivation et l’œuvre de sa volonté. Car l’homme pourrait-il rougir d’une chose qui existerait sans sa volonté ?

Par rapport au monde, l’acte de la génération apparaît comme le mot de l’énigme. Le monde en effet est étendu dans l’espace, vieux dans le temps, et présente une inépuisable diversité de figures. Tout cela pourtant n’est que le phénomène de la volonté de vivre ; et le centre, le foyer de cette volonté est l’acte de la génération. Ainsi, dans cet acte s’exprime avec toute la clarté possible l’essence intime du monde. C’est même, à cet égard, un fait digne d’attention qu’on la nomme absolument « la volonté », dans cette locution très caractéristique : « er verlangte von ihr, sie sollte ihm zü Willen sein » (il lui demanda d’en faire à sa volonté). Expression la plus nette de la volonté, cet acte est donc la moelle, le résumé, la quintessence du monde. De là un jour nouveau répandu par lui sur la nature et la conduite du monde : il est le mot de l’énigme. Aussi le désigne-t-on du nom d’« arbre de la science », car il suffit à un homme de le connaître pour que ses yeux s’ouvrent sur la vie, comme le dit Byron :

The tree of knowledge has been pluck’d. — all’s known[64].

Cette propriété n’explique pas moins qu’il est le grand αρρητον, le secret de polichinelle, dont il n’est permis de parler expressément en aucun temps et en aucun lieu, mais qui toujours et partout s’entend de lui-même comme la chose capitale, pensée toujours présente à l’esprit de tous et qui fait saisir sur-le-champ la moindre allusion à ce sujet. Puisque partout les uns pratiquent et les autres supposent des intrigues d’amour, le rôle principal que joue dans le monde cet acte et tout ce qui s’y rattache répond bien à l’importance de ce punctum saliens de l’œuf du monde. Le côté plaisant de la chose, c’est le perpétuel mystère dont on entoure cette opération, intéressante pour nous entre toutes.

Mais voyez maintenant toute la frayeur de l’intellect humain, jeune et innocent encore, épouvanté par l’énormité de l’acte commis, quand pour la première fois ce grand mystère du monde se découvre à lui ! En voici la raison : dans cette longue route que la volonté dépourvue de connaissance dans le principe avait à parcourir, avant de s’élever jusqu’à l’intellect, surtout jusqu’à l’intellect humain et raisonnable, la volonté est devenue tellement étrangère à elle-même, qu’elle ne connaît plus son origine, cette pœnitenda origo, et qu’en la considérant du point de vue de la connaissance pure et innocente, elle est frappée de terreur à ce spectacle.

La volonté trouve son foyer, c’est-à-dire son centre et sa plus haute expression, dans l’instinct sexuel ; c’est donc un fait bien caractéristique et dont la nature rend naïvement compte dans son langage symbolique, que la volonté individualisée, c’est-à-dire que l’homme et l’animal ne puissent entrer dans le monde que par la porte des parties sexuelles.

L’affirmation du vouloir-vivre, concentrée dans l’acte de la génération, est une nécessité absolue chez l’animal. Car dans l’homme seulement la volonté, qui est la natura naturans, parvient à la réflexion. Parvenir à la réflexion, c’est connaître, non plus seulement pour satisfaire les exigences momentanées de la volonté individuelle, pour la servir dans les nécessités urgentes du présent, — comme c’est le cas pour l’animal, dans la mesure de sa perfection et de ses besoins, inséparablement liés l’un à l’autre, — mais c’est avoir acquis une connaissance étendue et élargie, par un souvenir précis du passé, une anticipation approximative de l’avenir, et comme une sorte de vue d’ensemble sur la vie individuelle, sur la sienne, sur celle d’autrui, sur l’existence en général. En réalité, la vie de chaque espèce animale, durant les milliers d’années de son existence, ressemble en quelque manière à un instant unique : car est-elle autre chose que la conscience du présent, sans celle du passé et de l’avenir, et par suite sans celle de la mort ? En ce sens on peut la regarder comme un instant qui durerait, comme un nunc stans. — Pour le dire en passant, nous voyons ici, sans doute possible, que la forme générale de la vie, ou du phénomène de la volonté accompagnée de conscience, est tout d’abord immédiatement le simple présent : le passé et l’avenir ne s’y surajoutent que chez l’homme, et sous la forme de purs concepts ; ils sont connus in abstracto, et tout au plus éclairés par des figures sorties de l’imagination. — Une fois donc que le vouloir-vivre, c’est-à-dire l’essence intime de la nature, dans ses aspirations sans relâche vers une objectivation parfaite et une parfaite jouissance, a parcouru la suite entière des animaux (et ce fait se produit souvent sur la même planète dans les intervalles répétés des séries d’animaux successives et toujours renaissantes), cette évolution accomplie, le vouloir-vivre arrive enfin, dans l’être pourvu de raison, dans l’homme, à la réflexion. Et ici la chose commence à devenir grave pour lui ; la question s’impose à lui de savoir l’origine et le but de tout, de savoir surtout si les peines et les misères de sa vie et de ses efforts sont compensées par le gain qu’il en retire. Le jeu en vaut-il bien la chandelle (sic) ? — C’est donc ici le moment où, à la lumière d’une connaissance précise, il se décide pour l’affirmation ou pour la négation du vouloir-vivre ; il ne peut cependant avoir conscience de la négation qu’en la recouvrant du voile de l’allégorie. — La conséquence en est que nous n’avons aucune raison d’admettre que la volonté parvienne nulle part à un plus haut degré d’objectivation, puisqu’elle a déjà atteint ici le point culminant de sa marche.


CHAPITRE XLVI[65]
DE LA VANITÉ ET DES SOUFFRANCES DE LA VIE


Sortie des ténèbres de l’inconscience pour s’éveiller à la vie, la volonté se trouve, comme individu, dans un monde sans fin et sans bornes, au milieu d’une foule innombrable d’individus, tous occupés à faire effort, à souffrir, à errer ; et comme emportée au travers d’un rêve effroyable, elle se hâte de rentrer dans son inconscience primitive. — Jusque-là cependant ses désirs sont infinis, ses prétentions inépuisables, et l’assouvissement de tout appétit engendre un appétit nouveau. Aucune satisfaction terrestre ne pourrait suffire à apaiser ses convoitises, à mettre un terme définitif à ses exigences, à combler l’abîme sans fond de son cœur. Considérez maintenant en regard ce que l’homme, en règle générale, obtient en satisfactions de ce genre : ce n’est presque jamais rien de plus que la misérable conservation de cette existence même, conquise au prix d’efforts journaliers, de fatigues incessantes et de soucis perpétuels dans la lutte contre le besoin, et avec cela toujours la mort au fond du tableau. — Tout dans la vie nous enseigne que le bonheur terrestre est destiné à être anéanti ou reconnu pour illusoire. Et ces dispositions prennent leur racine dans l’essence intime des choses. Aussi la vie de la plupart des hommes est-elle courte et calamiteuse. Les gens comparativement heureux ne le sont presque toujours qu’en apparence, ou ce sont, comme ceux qui vivent longtemps, de rares exceptions, dont la possibilité devait subsister — comme appât. La vie se présente comme une duperie qui se poursuit, dans le détail aussi bien que dans l’ensemble. A-t-elle promis, elle ne tient pas sa promesse, à moins de vouloir montrer combien peu désirable était la chose désirée par nous : nous voilà donc trompés tantôt par l’espérance même, tantôt par l’objet de notre espoir. A-t-elle donné, c’était alors pour nous demander à son tour. Le mirage attrayant du lointain nous montre des paradis qui s’évanouissent, semblables à des illusions d’optique, une fois que nous nous y sommes laissé prendre. Le bonheur réside donc toujours dans l’avenir, ou encore dans le passé, et le présent paraît être un petit nuage sombre que le vent pousse au-dessus de la plaine ensoleillée : devant lui et derrière lui tout est clair ; seul il ne cesse lui-même de projeter une ombre. Aussi est-il toujours insuffisant, tandis que l’avenir est incertain, et le passé irrévocable. Avec ses contrariétés petites, médiocres et grandes de chaque heure, de chaque jour, de chaque semaine et de chaque année, avec ses espérances déçues et ses accidents qui déjouent tous les calculs, la vie porte l’empreinte si nette d’un caractère propre à nous inspirer le dégoût, que l’on a peine à concevoir comment on a pu le méconnaître, et se laisser persuader que la vie existe pour être goûtée par nous avec reconnaissance et que l’homme est ici-bas pour vivre heureux. Cette illusion et cette désillusion persistantes, comme aussi la nature générale de la vie, ne semblent-elles pas bien plutôt créées et calculées en vue d’éveiller la conviction que rien n’est digne de nos aspirations, de nos menées, de nos efforts que tous les biens sont chose vaine, que le monde est de toutes parts insolvable, que la vie enfin est une affaire qui ne couvre pas ses frais, — et tout cela pour que notre volonté s’en détourne ?

La première manière dont cette vanité de tous les objets du vouloir se fait connaître et saisir par l’intellect inhérent à l’individu, c’est le temps. Le temps est la forme qui donne à ce néant des choses l’apparence d’une durée éphémère, qui réduit à rien entre nos mains toutes nos jouissances et toutes nos joies, pendant que nous nous demandons avec surprise où elles s’en sont allées. Ce néant même est par suite le seul élément objectif du temps, c’est-à-dire ce qui lui répond dans l’essence intime des choses, et ainsi la substance dont il est l’expression. Aussi le temps est-il justement la forme nécessaire et a priori de toutes nos intuitions en lui tout doit se manifester, même notre personne. Il s’ensuit que notre vie ressemble tout d’abord a un paiement fait sou par sou en simple monnaie de billon et dont il faut cependant donner quittance : la monnaie, ce sont les jours la quittance, c’est la mort. Car le temps finit par proclamer la sentence de la nature sur la valeur de tous les êtres apparus en elle, en les anéantissant :

Und das mit Recht : dann Alles was entsteht,
Ist werth, dasz es zu Gründe geht.
Drum besser war’sz, dasz nichts entstünde[66].

Ainsi donc la vieillesse et la mort, ces deux termes auxquels toute vie court nécessairement, sont l’arrêt de condamnation du vouloir-vivre sorti de la bouche même de la nature et qui prononce que ce vouloir-vivre est une aspiration destinée à se détruire elle-même. « Ce que tu as voulu, y est-il dit, aboutit à ce résultat : tâche de vouloir quelque chose de meilleur. » — Voilà donc, en somme, l’enseignement que chacun retire de sa vie : c’est que les objets de ses désirs ne cessent pas d’être illusoires, inconstants et périssables, plus propres par suite à lui apporter du tourment que de la joie, jusqu’au jour où enfin le fondement même tout entier, et le terrain sur lequel ils s’élevaient tous, s’écroule, et qu’alors l’anéantissement de sa propre vie lui confirme, par une dernière preuve, que toutes ses aspirations et tout son vouloir n’étaient que folie et égarement :

Then old age and experience, hand in hand,
Lead him to death, and make him understand,
After a search so painful and so long,
That all his life he has been in the wrong[67].

Mais j’ai l’intention d’entrer encore dans la partie plus spéciale de la question, car c’est sur ce point que j’ai rencontré le plus d’opposition. — Tout d’abord, j’ai indiqué tout à l’heure la nature négative de toute satisfaction, partant de toute jouissance et de tout bonheur, par opposition à la nature positive de la douleur ; c’est ce qu’il me faut confirmer dans ce qui suit.

Nous sentons le chagrin, mais non l’absence de chagrin ; le souci, mais non l’absence de souci ; la crainte, mais non la sécurité. Nous ressentons le désir, comme nous ressentons la faim et la soif ; mais le désir est-il rempli, aussitôt il en advient de lui comme de ces morceaux goûtés par nous et qui cessent d’exister pour notre sensibilité, dès le moment où nous les avalons. Nous remarquons douloureusement l’absence des jouissances et des joies, et nous les regrettons aussitôt ; au contraire, la disparition de la douleur, quand même elle ne nous quitte qu’après longtemps, n’est pas immédiatement sentie, mais tout au plus y pense-t-on parce qu’on veut y penser, par le moyen de la réflexion. Seuls, en effet, la douleur et le manque peuvent produire une impression positive et par là se dénoncer d’eux-mêmes : le bien-être, au contraire, n’est que pure négation. Aussi n’apprécions-nous pas les trois plus grands biens de la vie, la santé, la jeunesse et la liberté, tant que nous les possédons ; pour en comprendre la valeur, il faut que nous les ayons perdus, car ils sont aussi négatifs. Que notre vie était heureuse, c’est ce dont nous ne nous apercevons qu’au moment où ces jours heureux ont fait place à des jours malheureux. Autant les jouissances augmentent, autant diminue l’aptitude à les goûter : le plaisir devenu habitude n’est plus éprouvé comme tel. Mais par là même grandit la faculté de ressentir la souffrance ; car la disparition d’un plaisir habituel cause une impression douloureuse. Ainsi la possession accroît la mesure de nos besoins, et du même coup la capacité de ressentir la douleur. — Le cours des heures est d’autant plus rapide qu’elles sont plus agréables, d’autant plus lent qu’elles sont plus pénibles ; car le chagrin, et non le plaisir, est l’élément positif, dont la présence se fait remarquer. De même nous avons conscience du temps dans les moments d’ennui, non dans les instants agréables. Ces deux faits prouvent que la partie la plus heureuse de notre existence est celle où nous la sentons le moins ; d’où il suit qu’il vaudrait mieux pour nous ne la pas posséder. Une grande, une vive joie ne se peut absolument concevoir qu’à la suite d’un grand besoin passé ; car peut-il s’ajouter rien d’autre à un état de contentement durable qu’un peu d’agrément ou quelque satisfaction de vanité ? Aussi tous les poètes sont-ils contraints de placer leurs héros dans des situations douloureuses et pénibles, pour les en pouvoir ensuite tirer ; le drame et l’épopée ne peignent généralement, en conséquence, que des hommes en proie aux luttes, aux souffrances, aux tourments, et chaque roman est un vrai panorama, où l’on contemple les spasmes et les convulsions du cœur humain angoissé. Cette nécessité esthétique, Walter Scott en a rendu compte naïvement dans la conclusion de sa nouvelle Old mortality. — Il n’y a pas moins d’accord avec la vérité démontrée par moi dans les paroles de Voltaire, ce favori de la fortune et de la nature : « Le bonheur n’est qu’un rêve, et la douleur est réelle ; » et plus loin : « Il y a quatre-vingts ans que je l’éprouve. Je n’y sais autre chose que me résigner, et me dire que les mouches sont nées pour être mangées par les araignées, et les hommes pour être dévorés par les chagrins. »

Avant de prononcer avec tant d’assurance que la vie est un bien digne de désirs ou de reconnaissance, qu’on veuille comparer une fois sans passion la somme de toutes les joies possibles qu’un homme peut goûter dans son existence, avec celle de toutes les souffrances possibles qui peuvent l’atteindre. À mon sens, la balance ne sera pas difficile à établir. Mais au fond c’est une discussion bien superflue que celle qui porte sur la proportion du bien et du mal dans le monde : déjà la simple existence du mal tranche la question ; car le mal ne peut être jamais ni effacé, ni même compensé par un bien simultané ou postérieur :

Mille piacer’ non vagliono un tormento[68].
____________________________Petr.

En effet, des milliers d’hommes auraient vécu dans le bonheur et la volupté, que les angoisses mortelles et les tortures d’un seul n’en seraient pas supprimées ; et mon bonheur présent n’empêche pas plus mes souffrances passées de s’être produites. Y aurait-il donc sur terre cent fois moins encore de mal qu’il n’y en a, que cependant la simple existence du mal suffirait encore à fonder cette vérité susceptible de plusieurs expressions diverses, quoique toutes un peu indirectes, que nous avons bien moins à nous réjouir qu’à nous affliger de l’existence du monde ; — que sa non-existence serait préférable à son existence, qu’il est une chose qui au fond ne devrait pas être, etc. — C’est ce que Byron exprime ainsi dans des vers de toute beauté :

Our life is a false nature, — ’tis not in
The harmony of things, this hard decree,
This uneradicable taint of sin.
This boundless upas, this all-blasting tree
Whose root is earth, whose leaves and branches be
The skies, which rain their plagues on men like dew —
Disease, death, bondage — all the woes we see —
And worse, the woes we se not — which throb trough
The immedicable soul, with heart-aches ever new[69].

Supposons que le monde et la vie soient à eux-mêmes leur propre fin, qu’ils n’exigent par conséquent ni justification théorique, ni réparation ou dédommagement pratiques, qu’ils représentent, à peu près au sens de Spinoza et des spinozistes actuels, l’unique manifestation d’un Dieu qui, animi causa, ou encore pour se mirer dans son œuvre, entreprendrait une telle évolution sur lui-même, d’où suivrait l’inutilité de justifier leur existence par des raisons, et de la racheter par des conséquences, qu’adviendrait-il ? Il faudrait alors, non pas sans doute qu’il y eût compensation entière des tourments et des souffrances de la vie par ses jouissances et ses commodités, — la chose, nous l’avons dit, est impossible : ma douleur présente ne peut jamais être supprimée par des satisfactions futures ; les unes et les autres remplissent leur temps, — mais il faudrait que la souffrance n’existât plus du tout, que la mort aussi cessât d’être, ou tout au moins d’avoir rien d’effrayant pour nous. À ce seul prix la vie paierait sa propre rançon.

Mais, puisque notre condition est bien plutôt un état qui ferait mieux de ne pas être, tout ce qui nous environne porte alors la trace de ce caractère, comme tout, dans l’enfer, est imprégné d’une odeur de soufre. Tout objet est toujours imparfait et trompeur, tout plaisir mêlé de déplaisir, toute jouissance réduite à n’être jamais qu’une demi-jouissance ; tout contentement porte en soi un principe de trouble ; tout soulagement, une source de fatigues nouvelles ; tout remède à nos misères de chaque jour et de chaque heure nous fait défaut à chaque moment et nous refuse son service ; le degré sur lequel nous posons le pied se brise à tout instant sous nos pas. Oui, les infortunes grandes ou petites, voilà l’élément de notre vie, et, pour tout dire en un mot, nous ressemblons à Phinée, dont les Harpies souillaient tous les aliments et les rendaient immangeables. Contre ce mal, deux moyens sont mis en pratique : le premier, c’est l’ευλαϐεια, c’est-à-dire la prudence, la prévoyance, la ruse ; mais, toujours incomplètement informée, et toujours insuffisante, elle tourne à notre confusion. Le second moyen, c’est le sang-froid stoïcien qui prétend désarmer la mauvaise fortune par la résignation à tous les coups qu’elle frappe, et le dédain pour tous ses arrêts : dans la pratique il conduit au renoncement cynique qui préfère rejeter loin de soi, une fois pour toutes, tous les remèdes et tous les soulagements ; il fait de l’homme un chien semblable à Diogène dans son tonneau. La vérité, la voici : nous devons être misérables, et nous le sommes. Et la source principale des maux les plus graves qui atteignent l’homme, c’est l’homme même : homo homini lupus. Pour qui embrasse bien du regard cette dernière vérité, le monde apparaît comme un enfer, plus terrible que celui de Dante en ce que l’un doit y être le démon de l’autre ; sans doute tel homme est plus propre à ce rôle que tel autre, avant tous, par exemple, un archidémon qui, se présentant sous la figure d’un conquérant, met en présence quelques centaines de mille hommes et leur crie : « Souffrir et mourir, voilà votre destinée ; et maintenant feu de tous vos fusils et de tous vos canons les uns sur les autres ! » et ils obéissent. Mais en général, l’iniquité, l’extrême injustice, la dureté, la cruauté même, tels sont les principaux traits de la conduite des hommes les uns envers les autres : le contraire n’est qu’une rare exception. C’est là-dessus, et non sur vos contes en l’air, que repose la nécessité de l’État et de la législation. Mais, dans tous les cas qui ne tombent pas sous l’empire des lois, se montre aussitôt le manque d’égards propre à l’homme envers ses semblables, qui sort de son égoïsme infini, parfois aussi de sa méchanceté. Comment l’homme agit avec l’homme, nous le voyons par exemple dans l’esclavage des nègres, dont le but final est de nous procurer le sucre et le café. Mais il n’est pas besoin d’aller si loin : entrer à l’âge de cinq ans dans une filature ou toute autre fabrique et, depuis ce moment, rester là assis chaque jour, dix heures d’abord, puis douze, enfin treize à exécuter le même travail mécanique, voilà qui s’appelle acheter cher le plaisir de respirer. Eh bien, ce sort est celui de millions d’individus, et bien des millions d’autres en ont un analogue.

Pour nous autres cependant, le moindre hasard suffit à nous rendre parfaitement malheureux ; le parfait bonheur, rien sur terre ne nous le peut donner. Quoi qu’on dise, le moment le plus heureux de l’homme heureux est encore celui où il s’endort, comme l’instant le plus malheureux de la vie de l’homme malheureux est celui de son réveil. Au surplus, une preuve indirecte, mais certaine, de ce que les hommes se sentent malheureux et, en conséquence, le sont, est encore fournie par l’envie féroce, innée en chacun de nous, qui, dans toutes les circonstances de la vie, éclate au sujet de quelque supériorité que ce soit, et ne peut retenir son venin. Le sentiment qu’ils ont d’être malheureux empêche les hommes de supporter la vie d’un soi-disant heureux : celui qui se sent momentanément heureux voudrait aussitôt répandre le bonheur tout autour de soi, et dit :

Que tout le monde ici soit heureux de ma joie.

Si la vie était en soi un bien précieux et décidément préférable au non-être, la porte de sortie n’aurait pas besoin d’en être occupée par des gardiens aussi effroyables que la mort et ses terreurs. Mais qui consentirait à persévérer dans l’existence, telle qu’elle est, si la mort était moins redoutable ? — Et, si la vie n’était que joie, qui pourrait aussi endurer la seule pensée de la mort ! — Mais, dans notre situation présente, elle a toujours du moins ce bon côté d’être la fin de la vie, et nous nous consolons des souffrances de la vie par la mort, et de la mort par les souffrances de la vie. La vérité est qu’elles sont toutes deux inséparablement liées, et constituent pour nous un état d’erreur, d’où il est aussi difficile que désirable de revenir.

Si le monde n’était pas quelque chose qui, dans l’expression pratique, ne devrait pas être, théoriquement il ne serait pas non plus un problème : au contraire, ou bien alors son existence n’aurait besoin d’aucune explication, puisqu’elle se comprendrait si entièrement d’elle-même qu’il ne pourrait venir à aucun esprit le moindre étonnement, la moindre question à ce sujet ; ou bien la fin de cette existence apparaîtrait avec une évidence qui ne permettrait pas de la méconnaître. Loin de là, il est même un problème inextricable : en effet, la philosophie même la plus parfaite ne cessera jamais de contenir un élément inexpliqué, semblable à un précipité insoluble, ou au reste que laisse toujours le rapport irrationnel de deux grandeurs. Si donc un homme ose jeter en avant cette question : « Pourquoi le néant n’est-il pas plutôt que ce monde ? » le monde ne se peut justifier de lui-même, il ne peut trouver en lui-même aucune raison, aucune cause finale de son existence, il ne peut démontrer qu’il existe en vue de lui-même, c’est-à-dire pour son propre avantage. — Dans ma théorie la véritable explication est que la source de son existence est formellement sans raison : elle consiste, en effet, dans un vouloir-vivre aveugle, qui, en tant que chose en soi, ne peut être soumis au principe de raison, forme exclusive des phénomènes et seul principe justificatif de toute question. Ce résultat est en parfaite harmonie avec la nature du monde, car seule une volonté aveugle pouvait se mettre elle-même dans la situation où nous nous voyons. Au contraire, une volonté capable de voir eût bien vite fait d’évaluer que l’affaire ne couvre pas ses frais, puisque des aspirations si violentes, puisque tant d’efforts et la tension de toutes nos forces, avec des succès, des angoisses et des misères perpétuelles, avec cette inévitable destruction qui attend toute vie individuelle, ne trouvent pas le moindre dédommagement dans cette existence éphémère, conquise au prix de tant de peines et qui se réduit à rien entre nos mains. Aussi toute explication du monde par le moyen du νους d’Anaxagore, c’est-à-dire au moyen d’une volonté éclairée par la connaissance, appelle-t-elle nécessairement pour excuse un optimisme, qu’elle expose et défend ensuite en dépit du témoignage criant d’un monde entier plein de douleur. On veut voir alors dans la vie un présent, tandis qu’il est manifeste que chacun aurait répondu : « Grand merci ! » s’il avait pu examiner et estimer le don à l’avance. C’est à peu près le cas de ce fils de Lessing dont le père admirait l’esprit, et qui, introduit de force dans le monde par le forceps, parce qu’il ne voulait absolument pas y entrer, y était à peine qu’il se hâtait de s’en échapper. On m’opposera sans doute que la vie, d’un bout à l’autre, ne doit être aussi qu’une leçon ; à quoi chacun pourrait répondre : « Voilà justement pourquoi j’aurais voulu être laissé dans le repos de ce néant qui me suffisait, et où je n’avais besoin ni de leçons ni de rien d’autre. » Viendrait-on encore ajouter que l’homme doit un jour rendre compte de chaque heure de son existence ; mais c’est lui-même qui serait bien plutôt autorisé à demander d’abord raison pour avoir été tiré de ce repos et jeté dans une situation si critique, si sombre, si tourmentée et si douloureuse. — Voilà donc où mène l’erreur dans une théorie fondamentale. Car l’existence humaine, bien loin d’être empreinte du caractère d’un don, porte dans toutes ses parties celui d’une dette contractée. Le recouvrement de cette dette s’opère sous la forme des besoins pressants, institués par cette existence même, sous celle des désirs torturants et des misères sans fin. En général, le temps entier de la vie s’emploie à acquitter cette dette, et cependant on n’en amortit ainsi que les intérêts. Le paiement du capital ne se fait que par la mort. — Et quand cette dette a-t-elle été contractée ? — Dans l’acte de la génération.

En considérant l’homme, d’après ces idées, comme un être dont l’existence est un châtiment et une expiation, on l’aperçoit déjà sous un jour plus vrai. Le mythe du péché et de la chute (quoique emprunté, selon toute vraisemblance, ainsi que l’ensemble du judaïsme, au Zend-Avesta, Bun-Dehesch, 15) est le seul de l’Ancien Testament auquel je puisse reconnaître une vérité métaphysique, bien que purement allégorique ; bien plus, il est même le seul qui me réconcilie avec l’Ancien Testament. Il n’est rien d’autre, en effet, à quoi notre existence ressemble autant qu’à la conséquence d’une chute et d’une convoitise criminelle. Aussi le christianisme du Nouveau Testament, dont l’esprit moral est celui du brahmanisme et du bouddhisme, très étranger par suite à l’optimisme du reste de l’Ancien Testament, a-t-il eu la très haute sagesse de tout rattacher à ce mythe : hors de là il n’eût même pas trouvé de point d’appui dans le judaïsme. — Veut-on évaluer le degré de culpabilité dont notre existence est chargée, qu’on regarde à la souffrance qui fait corps avec elle. Toute grande douleur, physique ou morale, exprime ce que nous méritons : car elle ne pourrait nous atteindre si nous ne la méritions pas. C’est sous ce jour aussi que le christianisme voit notre existence ; la preuve en est un passage du Commentaire de Luther sur l’épître aux Galates, c. iii, dont je n’ai devant moi que la version latine : Sumus autem nos omnes corporibus et rebus subjecti Diabolo, et hospites sumus in mundo, cujus ipse princeps et Deus est. Ideo panis, quem edimus, potus, quem bibimus, vestes, quibus utimur, imo aer et totum quo vivimus in carne, sub ipsius imperio est. — On s’est récrié contre le caractère mélancolique et désespéré de ma philosophie. La seule raison en est pourtant qu’au lieu de conter la fable d’un enfer à venir comme compensation de nos fautes, j’ai montré que le séjour même du péché, le monde, présentait déjà quelque chose d’infernal ; et qui voudrait le nier pourrait facilement en faire une fois l’épreuve.

Et c’est ce monde, ce rendez-vous d’individus en proie aux tourments et aux angoisses qui ne subsistent qu’en se dévorant les uns les autres, où, par suite, chaque bête féroce est le tombeau vivant de mille autres animaux et ne doit sa propre conservation qu’à une chaîne de martyres, où ensuite avec la connaissance s’accroît la capacité de sentir la souffrance, jusque dans l’homme où elle atteint son plus haut degré, degré d’autant plus élevé que l’homme est plus intelligent — c’est ce monde auquel on a voulu ajuster le système de l’optimisme et qu’on a prétendu prouver être le meilleur des mondes possibles ! L’absurdité est criante. — Cependant l’optimiste m’ordonne d’ouvrir les yeux, de plonger mes regards dans le monde, de voir combien il est beau, à la lumière du soleil, avec ses montagnes, ses vallées, ses fleuves, ses plantes, ses animaux, etc. — Mais le monde est-il donc un panorama ? Sans doute ces choses sont belles à voir ; mais être l’une d’elles, c’est une tout autre affaire. — Puis vient un téléologue avec ses vues d’admiration pour la sage ordonnance qui veille à ce que les planètes ne donnent pas de la tête les unes contre les autres, à ce que la terre et la mer ne se mêlent pas dans une bouillie informe, mais demeurent bien joliment séparées, à ce que tout ne s’engourdisse pas dans un froid continuel et ne soit pas non plus grillé par la chaleur, à ce qu’en même temps l’obliquité de l’écliptique empêche un printemps éternel, où rien ne pourrait parvenir à maturité, etc. — Mais tous ces faits et autres du même genre sont de pures conditions sine quibus non. Si en effet, il doit, en général, exister un monde, si les planètes doivent pour le moins en subsister aussi longtemps qu’il faut à un rayon lumineux d’une étoile fixe éloignée pour arriver jusqu’à elles, et si elles ne doivent pas, comme le fils de Lessing, disparaître aussitôt après leur naissance — le monde avait bien alors besoin d’une charpente assez habilement faite pour ne pas menacer de s’écrouler par sa base. Mais allons aux résultats de l’œuvre tant vantée, considérons les acteurs qui agissent sur cette scène bâtie avec une solidité si durable, et voyons maintenant la douleur se rencontrer avec la sensibilité, croître à mesure que la sensibilité s’élève vers l’intelligence, voyons ensuite, marchant toujours du même pas que l’intelligence, les désirs et les souffrances paraître toujours plus forts et grands, jusqu’à ce que la vie humaine finisse par ne plus offrir d’autre matière que celle des tragédies et des comédies — et alors si nous ne feignons pas, nous ne serons guère disposés à entonner des Alléluias. Du reste, dans sa Natural history of religion, sect. 6, 7, 8 et 13, David Hume a, sans ménagement et d’un ton de vérité triomphante, dévoilé l’origine véritable, mais cachée de ces explosions d’allégresse. Dans le dixième et le onzième livre de ses Dialogues on natural religion, il expose encore en toute franchise et par des arguments très solides, quoique très différents des miens, la misérable condition de ce monde et l’impossibilité absolue de soutenir l’optimisme ; il y attaque en même temps cette doctrine dans sa racine. Les deux ouvrages de Hume sont aussi dignes d’être lus qu’ils sont aujourd’hui inconnus en Allemagne, où par contre, sous couleur de patriotisme, on trouve un plaisir incroyable dans le rebutant bavardage de têtes indigènes des plus vulgaires et toutes pleines de leurs mérites, qu’on proclame de grands esprits. Cependant Hamann a traduit ces Dialogues ; Kant en a revu la traduction, et dans sa vieillesse encore il voulait pousser le fils d’Hamann à la publier, trouvant insuffisante celle de Platner. (Voir Biographie de Kant, par F. W. Schubert, pages 81 et 165.) — D’une seule page de David Hume, il y a plus à tirer que de toutes les œuvres philosophiques réunies d’Hegel, de Herbart et de Schleiermacher.

Le fondateur de la théorie opposée, de l’optimisme systématique, est Leibniz, dont je n’ai pas l’intention de nier les mérites philosophiques, quoique je n’aie jamais réussi à pénétrer le vrai sens de la Monadologie, de l’harmonie préétablie et de l’identitas indiscernibilium. Ses Nouveaux essais sur l’entendement ne sont qu’un extrait de l’ouvrage de Locke justement célèbre de par le monde ; par la critique détaillée, destinée à corriger Locke, mais bien faible dont il accompagne cet extrait, il s’oppose à Locke avec aussi peu de bonheur qu’au système de la gravitation de Newton par son Tentamen de motuum cœlestium causis. La Critique de la raison pure est dirigée spécialement contre cette philosophie de Leibniz-Wolf et présente avec elle un rapport de polémique, même de polémique destructive, comme avec celle de Locke et Hume celui d’une continuation et d’un développement. Aujourd’hui les professeurs de philosophie s’efforcent de tous côtés de remettre sur ses pieds Leibniz avec ses sottises, bien plus, de le glorifier, et de rabaisser d’autre part Kant autant que possible et de le mettre à l’écart ; ils ont, pour le faire, une très bonne raison, celle du primum vivere : la Critique de la raison pure n’admet pas en effet qu’on fasse passer de la mythologie juive pour de la philosophie, ni qu’on parle, sans façons, de l’âme comme d’une réalité donnée, bien connue, bien accréditée, sans rendre compte de la manière dont on est arrivé à ce concept et du droit qu’on a d’en faire un usage scientifique. Mais primum vivere, deinde philosophari ! À bas Kant, et vive notre Leibniz ! — Pour en revenir donc à ce dernier, je ne puis reconnaître à la Théodicée, en tant que large et méthodique exposé de l’optimisme, d’autre mérite que celui d’avoir plus tard fourni au grand Voltaire l’occasion de son immortel Candide ; vérification bien inattendue pour Leibniz de cette excuse boiteuse si souvent invoquée par lui en faveur des maux de ce monde, à savoir que le mal engendre parfois le bien. Par le nom seul de son héros, Voltaire a indiqué qu’il suffit d’être sincère pour convenir du contraire de l’optimisme. En vérité, sur ce théâtre du péché, de la souffrance et de la mort, l’optimisme fait une bien étrange figure ; et c’est pour une ironie qu’il faudrait le prendre, si la source secrète de cette tendance, si plaisamment découverte par Hume, comme il a été dit plus haut, c’est-à-dire une flatterie hypocrite, accompagnée d’une confiance injurieuse dans son propre succès, ne nous en expliquait assez la naissance.

Il y a plus : aux sophismes palpables employés par Leibniz pour démontrer que ce monde est le meilleur des mondes possibles, on peut opposer la preuve sérieuse et loyalement établie qu’il en est le plus mauvais. Possible, en effet, signifie non pas ce qui peut se présenter à l’imagination rêveuse de chacun, mais ce qui peut exister et subsister d’une vie réelle. Or ce monde a été disposé pour pouvoir tout juste exister, tel qu’il devait être : serait-il un peu plus mauvais, qu’il ne pourrait déjà plus subsister. Par conséquent un monde pire, étant incapable de subsister, est absolument impossible, et des mondes possibles notre monde est ainsi le plus mauvais. Car il n’y aurait pas seulement besoin d’une rencontre de planètes donnant de la tête l’une dans l’autre, il suffirait même d’un accroissement persistant d’une quelconque des perturbations réelles qui se produisent dans leur cours, au lieu de cette compensation insensible des unes par les autres, pour amener à bref délai la fin du monde : les astronomes savent de quelles circonstances fortuites dépend un tel événement, puisque la principale en est le rapport irrationnel des temps de révolution ; c’est à grand-peine qu’ils ont extrait de leurs chiffres ce résultat que tout peut encore bien se passer et que le monde peut, en conséquence, rester debout et marcher tel qu’il est. Sans doute Newton est d’un avis opposé ; je veux pourtant espérer qu’ils ne se sont pas trompés dans leurs calculs, et qu’ainsi le perpetuum mobile mécanique réalisé dans notre système planétaire ne finira pas, comme tous les autres, par s’engourdir dans le repos. — En outre, la solide écorce planétaire abrite et recouvre les forces naturelles puissantes, toutes prêtes, au moindre hasard qui leur laissera le champ libre, à anéantir et l’écorce et tous les vivants qu’elle porte ; sur notre planète, le fait s’est déjà produit trois fois au moins et se répétera plus souvent encore. Les tremblements de terre de Lisbonne et de Haïti, l’ensevelissement de Pompéi ne sont que de légères et malignes allusions aux catastrophes possibles. — Une faible altération de l’atmosphère, chimiquement même indémontrable, produit le choléra, la fièvre jaune, la peste noire, etc., qui enlèvent des millions d’hommes ; une altération quelque peu plus grande suffirait à éteindre toute vie. Une élévation très moyenne de la chaleur dessécherait les fleuves et tarirait les sources. — En fait de facultés et d’organes, les animaux ont reçu tout juste à peine le nécessaire pour soutenir leur vie et nourrir leur progéniture, et cela sous condition des plus pénibles efforts ; aussi un animal vient-il à perdre un membre, ou seulement le complet usage de ce membre, il est presque toujours condamné à périr. La race humaine elle-même, quelque puissants instruments qu’elle possède dans l’intelligence et dans la raison, vit pour les neuf dixièmes dans une lutte constante contre le besoin, toujours sur le bord de l’abîme, et ne conservant l’équilibre au-dessus du gouffre qu’au prix de mille efforts. Partout ainsi, qu’il s’agisse de l’individu isolé comme de l’ensemble, les conditions d’existence ont été mesurées avec une étroite économie, sans jamais rien de superflu ; voilà pourquoi l’existence individuelle s’écoule dans un combat incessant pour la vie, au milieu de menaces de destruction qui l’accompagnent à chaque pas. Et parce que ces menaces se réalisent trop souvent, voilà pourquoi il a fallu pourvoir, par une incroyable surabondance de germes, à ce que la destruction des individus n’entraînât pas celle des espèces, auxquelles seules la nature prend un sérieux intérêt. Le monde est, par conséquent, aussi mauvais qu’il lui est possible de l’être, étant admis d’une façon générale qu’il doit être encore. (C. q. f. d.) — Les pétrifications de races d’animaux très différentes et qui jadis ont habité notre planète, nous fournissent, à l’appui de notre calcul, les témoignages de mondes dont le maintien n’était plus possible, qui par suite étaient encore un peu plus mauvais que le pire des mondes possibles.

L’optimisme est au fond l’éloge illégitime que s’adresse à lui-même l’auteur propre du monde, le vouloir-vivre, en se mirant avec complaisance dans son œuvre : et par suite il est une doctrine non plus seulement fausse, mais même pernicieuse. Car il nous représente la vie comme un état désirable, et le bonheur de l’homme comme fin de la vie. Partant, chacun croit alors avoir les droits les plus justes au bonheur et au plaisir : ne les a-t-il pas en partage, comme il arrive presque toujours, il croit qu’on lui fait tort, bien plus, qu’il manque le but de son existence. N’est-il pas beaucoup plus juste, au contraire, de considérer comme objet de notre vie le travail, la privation, la misère et la souffrance, le tout couronné par la mort, à l’exemple du brahmanisme et du bouddhisme, et aussi du vrai christianisme, parce que ce sont là les seules voies qui mènent à la négation du vouloir-vivre ? Pour le Nouveau Testament le monde est une vallée de larmes, la vie un procès de réhabilitation, et le christianisme a pour symbole un instrument de torture. Aussi, à l’apparition de l’optimisme avec Leibniz, Schaftesbury, Bolingbroke et Pope, l’objection générale qu’on y faisait reposait principalement sur ce que l’optimisme est inconciliable avec le christianisme ; dans la préface de son excellent poème le Désastre de Lisbonne, expressément dirigé aussi contre l’optimisme, Voltaire le rapporte et l’explique. Ce qui me fait louer volontiers ce grand homme, à l’encontre des injures que lui prodigue une foule vénale d’écrivailleurs allemands, ce qui pour moi le place décidément au-dessus de Rousseau, en prouvant la plus grande profondeur de son esprit, ce sont trois vues, auxquelles il était arrivé : 1° l’idée de la prépondérance du mal et de la calamité dans l’existence, dont il est intimement pénétré ; 2° celle de la rigoureuse nécessité des actes de la volonté ; 3° celle de la vérité du principe de Locke, que l’élément pensant peut être aussi de nature matérielle. Rousseau, au contraire, combat toutes ces opinions par les déclamations de sa Profession de foi du vicaire savoyard, plate philosophie de pasteur protestant ; de même, et dans le même esprit, il prend la plume contre le beau poème de Voltaire cité plus haut et en faveur de l’optimisme, et, dans sa longue lettre à Voltaire du 18 août 1756, toute entière consacrée à cet objet, il le défend par un raisonnement maladroit, superficiel et logiquement faux. Il y a plus : le trait fondamental et le πρωτον ψευδος de toute la philosophie de Rousseau est qu’il remplace la doctrine chrétienne du péché originel et de la perversité primitive de la race humaine par une bonté originelle et une perfectibilité indéfinie, que la civilisation et ses conséquences ont seules fait dévier : voilà la base sur laquelle il édifie son optimisme et son humanisme.

Voltaire, dans Candide, faisait la guerre à l’optimisme d’une manière plaisante ; Byron l’a faite à sa façon sérieuse et tragique dans son immortel chef-d’œuvre de Caïn, auquel il dut la gloire d’être injurié par l’obscurantin Frédéric Schlegel. Si je voulais maintenant terminer en produisant, comme confirmation de ma théorie, les maximes des grands esprits de tous les temps émises dans ce sens contraire à l’optimisme, mes citations ne prendraient pas de fin : presque tous, en effet, ont exprimé en termes énergiques leur connaissance des calamités de ce monde. Ce n’est donc pas pour appuyer, mais seulement pour orner ce chapitre que je donne ici place, dans la conclusion, à quelques sentences de ce genre.

Rappelons tout d’abord que les Grecs, si éloignés qu’ils fussent de la conception chrétienne du monde ou de celle de la Haute Asie, si résolument qu’ils se tinssent sur le terrain de l’affirmation de la volonté, n’en étaient pas moins profondément saisis des misères de l’existence. Une première preuve en est l’invention de la tragédie qui leur appartient. Une seconde preuve en est une coutume thrace, rapportée pour la première fois par Hérodote (v, 4) et souvent mentionnée après lui : les Thraces saluaient le nouveau-né par des gémissements et lui énuméraient tous les maux au-devant desquels il allait désormais marcher ; les funérailles au contraire étaient chez eux empreintes de gaieté, ils se réjouissaient pour le mort qu’il eût échappé à des souffrances si vives et si nombreuses. C’est ce qui s’exprime dans ces beaux vers que nous a conservés Plutarque :

Τον φυντα θρηνειν, εις οσ'ερχεται κακα
Τον δ'αυ θανοντα και πονων πεπαυμενον
Χαιροντας ευφημουντας εκπεμπειν δομων.


[Lugere genitum, tanta qui intrarit mala ;
At morte si quis finisset miserias,
Hunc laude amicos atque lætitia exsequi.]

C’est non à une parenté historique, mais à une identité morale sur ce point qu’il faut attribuer l’habitude des Mexicains de souhaiter au nouveau-né la bienvenue en ces termes : « Mon enfant, tu es né pour pâtir ; ainsi donc pâtis, souffre et tais-toi. » Et Swift obéissait au même sentiment quand il avait coutume, dès sa jeunesse (à en croire sa biographie par Walter Scott), de célébrer le jour de sa naissance comme un moment non pas de joie, mais d’affliction, et de lire à chaque anniversaire le passage de la Bible dans lequel Job déplore et maudit le jour où on a dit dans la maison de son père : il est né un fils.

Chacun connaît cet endroit de l’apologie de Socrate, qu’il serait trop long de transcrire, où Platon fait dire au plus sage des mortels que la mort, nous enlèverait-elle même pour toujours la conscience, serait encore un merveilleux avantage, car un sommeil profond et sans rêves est préférable à chaque jour même de la vie la plus fortunée.

Une maxime d’Héraclite était ainsi conçue :

Τω ουν βιω ονομα μεν βιος, εργον δε θανατος.

[Vitæ nomen quidem est vita, opus autem mors.]
_________(Etymologicum magnum, voce βιος ; et encore Eustath. ad Iliad., I, p. 31.)

Les beaux vers de Théognis sont célèbres :

Αρχην μεν μη φυναι επιχθονιοισιν αριστον,
Μηδ' εισιδειν αυγας οξεος ηελιοθ
  Φυντα δ'οπως ωκιστα πυλας Αιδαο περησαι,
  Και κεισθαι πολλην γην επαμησαμενον.


[Optima sors homini natum non esse, nec unquam
  Adspexisse diem, flammiferumque jubar.
Altera jam genitum demitti protinus Orco
  Et pressum multa mergerecorpus humo.]

Sophocle, dans l’Œdipe à Colone (1225), en a donné l’abrégé suivant :

Μη φυναι τον απαντα νικα λογον το δ'επει φανη,
Βηναι κειθεν, οθεν περ ηκει, πολυ δευτερον, ως ταχιστα.


[Natum non esse sortes vincit alias omnes : proxima autem est, ubi quis in lucem editus fuerit, eodem redire, unde venit, quam occissime.]

Euripide dit :

Πας δ'οδυνηρος βιος ανθρωπων,
Κουκ εστι πονων αναπαυσις.


[Omnsi hominum vita est plena dolore,
Nec datur laborum, remissio.]
_______________(Hippol., v. 189.)

Et Homère l’avait déjà dit :

Ου μεν γαρ τι που εστιν οιζυρωτεπον ανδρος
Παντων, οσσα δε γαιαν επι πνειει τε και ερπει.

[Non enim quidquam alicubi est calamitosius homine
Omnium, quotquot super terram spirantque et moventur.]
________________________(Il., xvii, 446.)

Pline lui-même dit : « Quapropter hoc primum quisque in remediis animi sui habeat, ex omnibus bonis, quæ homini natura tribuit, nullum melius esse tempestiva morte. » (Hist., nat., xxviii, 2.)

Shakespeare met ces paroles dans la bouche du vieux roi Henri IV :

O heaven ! that one might read the book of fate,
And see the revolution of the times,
.   .   .   .   .   how chances mock,
And changes fill the cup of alteration
With divers liquors ! O, if this were seen,
The happiest youth, — wiewing his progress through,
What perils past, crosses to ensue, —
Would shut the book, and sit him down and die[70]

Byron enfin :

Count o’er the joys thine hours have seen,
  Count o’er thy days from anguish free,
And know, whatever thou hast been,
  ’Tis something better not to be[71].

Balthazar Gracian nous dépeint aussi la détresse de l’existence sous les couleurs les plus noires dans le Criticon, Parte I, Crisi 5, au début, et crisi 7 à la fin, où il représente la vie comme une farce tragique.

Personne cependant n’a été autant au fond du sujet et ne l’a autant épuisé que de nos jours l’a fait Leopardi. Il en est tout rempli et tout pénétré : la dérision et la misère de notre existence, voilà le tableau qu’il trace à chaque page de ses œuvres, mais pourtant avec une telle diversité de formes et de tours, avec une telle richesse d’images, que, loin de provoquer jamais l’ennui, il excite bien plutôt chaque fois l’intérêt et l’émotion.


CHAPITRE XLVII[72]
DE LA MORALE


Ici se trouve la grande lacune de ces Compléments : elle tient à ce que j’ai déjà traité dans son sens plus étroit la morale dans mes deux mémoires publiés sous le titre Les problèmes fondamentaux de l’éthique, et dont je suppose, je l’ai déjà dit, la connaissance chez le lecteur, pour éviter des répétitions inutiles. Il ne me reste donc ici qu’à glaner quelques considérations isolées, qui ne pouvaient être développées dans ces écrits dont le contenu était en substance prescrit par les Académies, et, entre autres celles qui demandent un point de vue plus élevé que le point de vue, commun à toutes, où j’étais alors obligé de me tenir. Aussi le lecteur ne trouvera-t-il pas étrange de rencontrer ici toutes ces questions réunies dans un rapprochement très fragmentaire. Ce travail a de plus reçu une suite dans les huitième et neuvième chapitres du second volume des Parerga.

Les recherches de morale présentent une importance incomparablement supérieure à celle des recherches de physique ou de toute autre recherche en général : c’est qu’elles concernent presque directement la chose en soi, c’est-à-dire ce phénomène où, à la lumière immédiate de la connaissance, la chose en soi révèle son essence comme volonté. Les vérités physiques au contraire restent entièrement dans le domaine de la représentation, c’est-à-dire du phénomène, et ne servent qu’à montrer les lois suivant lesquelles les phénomènes les plus inférieurs du vouloir se manifestent dans la représentation. De plus, la considération du monde par le côté physique, si heureusement et si loin qu’on puisse la pousser, ne conduit jamais à des résultats consolants : c’est seulement du côté moral qu’on peut trouver des consolations, parce que là ce sont les profondeurs mêmes de notre être intime qui s’ouvrent à la contemplation.

Mais ma philosophie est la seule qui concède à la morale ses droits pleins et entiers : car c’est dans le seul cas où l’essence de l’homme est sa propre volonté, où, par suite, dans le sens le plus rigoureux, il est son œuvre propre, que ses actions sont bien réellement siennes et lui sont imputables. Mais a-t-il une autre origine ou bien est-il l’ouvrage d’un être différent de lui-même, toute sa culpabilité retombe alors aussitôt sur cette origine ou sur ce créateur. Car operari sequitur esse.

Examiner la force qui produit le monde et en détermine ainsi la nature, la relier avec la moralité des sentiments, et par là prouver l’existence d’un ordre moral du monde qui serait la base de l’ordre physique, — tel a été depuis Socrate le problème de la philosophie. Le théisme en a donné une solution enfantine, incapable de suffire à l’humanité une fois mûrie. Aussi, dès qu’il se sentit quelque audace, le panthéisme s’y opposa-t-il, pour démontrer que la nature porte en soi-même la force, au moyen de laquelle elle se manifeste. Mais du même coup c’en était fait de l’éthique. Sans doute, par endroits, Spinoza essaie de la sauver par des sophismes ; mais presque toujours il y renonce franchement, et, avec une hardiesse qui provoque l’étonnement et l’indignation, il déclare purement conventionnelle, par suite nulle en soi, toute distinction entre le juste et l’injuste, et, plus généralement, entre le bien et le mal. (Cf., par exemple, Eth., IV, prop. 37, schol. 2.) D’une façon générale, après avoir été frappé, durant plus de cent ans, d’un mépris immérité, Spinoza, par une réaction du mouvement de l’opinion, a été porté en ce siècle au-dessus de sa valeur. — Tout panthéisme, en effet, doit finir par se briser contre les prétentions inévitables de la morale, et aussi contre les maux et les souffrances du monde. Si le monde est une théophanie, toutes les actions de l’homme et de l’animal même sont également divines et excellentes : il n’y a plus de blâme, plus de préférence possible ; il n’y a plus de morale. De là provient, à la suite du renouvellement du spinozisme et à la fois du panthéisme en nos jours, ce profond abaissement de la morale ; de là ce plat réalisme qui a conduit à en faire un pur manuel de la vie régulière dans l’État et dans la famille, et à placer dans un philistinisme méthodique, parfait, tout occupé de ses jouissances et de son bien-être, la fin dernière de l’existence humaine. Il est vrai, pour que le panthéisme menât à des platitudes de ce genre, il a fallu un déplorable abus de ce mot : e quovis ligno fit Mercurius ; il a fallu un procédé de faux monnayeur qui permît de transformer, par les moyens connus de tous, une tête commune telle qu’Hégel en un grand philosophe, et de donner pour des oracles une foule de ses disciples, tout d’abord subornés, et par la suite simplement bornés. Les attentats de cette sorte contre l’esprit humain ne restent pas impunis : la semence a levé. C’est dans le même sens qu’on a soutenu plus tard que la morale devait avoir pour matière les actes non des individus, mais des masses, seul thème digne d’elle. Il ne peut y avoir de plus grande folie que cette opinion fondée sur le plus bas réalisme. Car dans tout individu paraît le vouloir-vivre tout entier et sans partage, l’essence intime, et le microcosme est égal au macrocosme. Les masses ne contiennent rien de plus que chaque individu. Dans la morale il s’agit non des actes et des résultats, mais du vouloir, et le vouloir même ne cesse jamais de se présenter dans l’individu seul. Ce n’est pas la destinée des peuples, manifestée dans le seul phénomène, mais celle de l’individu qui se décide moralement. Les peuples ne sont, à vrai dire, que de simples abstractions : les individus seuls existent réellement. — Tel est le rapport du panthéisme avec la morale. — Les maux et les tourments du monde ne cadraient déjà pas avec le théisme : de là ces subterfuges de toute sorte, ces théodicées par lesquelles il cherchait à se tirer d’affaire, et qui devaient, malgré tout, succomber sans retour sous les arguments de Hume et de Voltaire. En face de ces mauvais côtés du monde, le panthéisme, à son tour, est complètement insoutenable. Considérez en effet le monde tout à fait par le dehors, et du seul point de vue physique, ne fixez votre regard sur rien d’autre que sur l’ordre toujours renaissant de lui-même, et sur l’éternité relative de l’ensemble qui en résulte, alors seulement il est tout au plus possible, quoique toujours par pure allégorie, de le déclarer Dieu. Mais pénètre-t-on à l’intérieur, ajoute-t-on au premier point de vue le point de vue subjectif et moral, avec son surcroît de misères, de souffrances et de tortures de discordes, de méchanceté, de perversité et de folie, on ne tardera pas à s’apercevoir avec effroi qu’on n’a devant soi rien moins qu’une théophanie. — Pour moi j’ai montré et j’ai prouvé, surtout dans mon écrit De la volonté dans la nature, que la force d’impulsion et d’action présente dans la nature est identique à la volonté existant en nous. Par là l’ordre moral du monde entre dans un rapport réel et immédiat avec la force qui produit le phénomène du monde. Car à la nature de la volonté doit répondre exactement sa manifestation phénoménale : c’est le fondement de l’exposé de la justice éternelle, présenté par moi aux §§ 63, 64 du premier volume, et le monde, tout en subsistant par sa propre énergie, acquiert toujours une tendance morale. Il s’ensuit que, pour la première fois aujourd’hui, le problème soulevé depuis Socrate a reçu une solution réelle, et capable d’apaiser les exigences de la raison pensante tournée vers les questions morales. Jamais toutefois je ne me suis fait fort d’instituer une philosophie qui ne laisserait après elle aucune question à poser. En ce sens la philosophie est réellement impossible : elle serait la doctrine de l’omniscience. Mais est quadam prodire tenus, si non datur ultra : il est une limite, jusqu’où la réflexion peut pénétrer, en portant jusque-là la lumière dans la nuit de notre existence, quand même l’horizon doit toujours rester sombre. Cette borne, ma théorie l’atteint dans le vouloir-vivre qui, sur son propre phénomène, s’affirme ou se nie. Mais vouloir aller encore au-delà, c’est, à mes yeux, comme vouloir s’envoler au-dessus de l’atmosphère. C’est le point d’arrêt où il faut nous tenir, malgré tous les nouveaux problèmes qui sortent des problèmes déjà résolus. Mais rappelons-nous en outre que la validité du principe de raison est restreinte au phénomène : c’est le thème que j’ai soutenu dans une première dissertation sur ce principe, publiée dès 1813.

Je passe maintenant aux compléments de quelques considérations isolées, et je veux commencer par chercher dans les poètes classiques quelques passages à l’appui de l’explication que j’ai donnée des larmes au § 67 du premier volume : j’y disais que les pleurs proviennent d’un mouvement de pitié dont on est soi-même l’objet. — À la fin du huitième chant de l’Odyssée, Ulysse, que nous n’avons jamais vu pleurer malgré toutes ses souffrances, fond en larmes, en entendant, inconnu encore, chez le roi des Phéaciens, le chanteur Demodocos chanter sa vie antérieure de héros et ses hauts faits. Le souvenir des temps brillants de sa vie contraste avec sa misère présente ; ce n’est donc pas directement cette misère elle-même, c’en est la considération objective, c’est l’image de sa condition présente relevée par l’idée du passé qui provoque ses larmes : il se sent pris de compassion pour lui-même. — Euripide fait exprimer le même sentiment à Hippolyte, condamné, quoique innocent, et déplorant sa propre destinée :

Φευ ειθ ην εμαυτον προσϐλεπειν εναντιον
Στανθ, ως εδακρυς, οια πασχομεν κακα.

[Ilen, si liceret mihi, me ipsum extrinsecus spectare, quantopere deflerem mala, quæ patior.]

Enfin je puis encore citer à l’appui de mon explication une anecdote que j’emprunte au journal anglais Herald du 16 juillet 1836. Au récit de ses malheurs fait devant le tribunal par son avocat, un client éclata en sanglots et s’écria : « Non, je ne croyais pas avoir souffert moitié autant, avant de l’entendre raconter ici aujourd’hui. » Au § 55 du premier volume j’ai montré, il est vrai, la possibilité d’un réel repentir moral, malgré l’immutabilité du caractère, c’est à-dire du vouloir propre et fondamental de l’homme ; je veux cependant y joindre encore l’explication suivante, qui demande quelques définitions préalables. — Un penchant est toute tendance plus forte de la volonté à accueillir des motifs d’une certaine sorte. Une passion est un penchant si vif que les motifs qui l’éveillent exercent sur la volonté un pouvoir supérieur à celui de tout motif contraire possible ; la domination de ce penchant sur la volonté en devient absolue, et la volonté, vis-à-vis de lui, se comporte comme contrainte et passive. Remarquons toutefois que les passions n’atteignent qu’en de rares occasions le degré où elles répondent entièrement à leur définition ; elles ne portent bien plutôt leur nom qu’en tant que simples approximations de la véritable passion ; il y a donc alors encore des motifs contraires, qui peuvent s’opposer peut-être à l’action de la passion, pour peu qu’ils parviennent à une conscience expresse. — L’émotion est une excitation de la volonté aussi irrésistible, mais simplement passagère, due à un motif qui tient son pouvoir non d’un penchant à racine profonde, mais au seul fait de son apparition soudaine. Ce penchant exclut ainsi, pour le moment, l’action contraire des autres motifs, puisqu’il consiste dans une représentation d’une excessive vivacité, capable d’éclipser complètement les autres, ou en quelque sorte de les voiler entièrement par sa proximité trop grande de la conscience, si bien qu’ils ne puissent y pénétrer à leur tour, agir sur la volonté, et qu’ainsi la faculté de réfléchir et en même temps la liberté intellectuelle[73] sont supprimées dans une certaine mesure. L’émotion est donc à la passion ce que le délire de la fièvre est à la folie.

Ces définitions posées, la condition du repentir moral est qu’avant une action, le penchant qui y portait n’ait pas laissé libre jeu à l’intellect, en ne lui permettant pas d’embrasser clairement du regard tous les motifs contraires à cet acte, en le ramenant sans cesse au contraire sur ceux qui l’y poussaient. Or, l’acte une fois accompli, ces derniers motifs se trouvent par là même neutralisés, et perdent ainsi toute action. Alors la réalité fait paraître devant l’intellect, sous forme de conséquences déjà réalisées de l’action, les motifs qui s’y opposaient, et l’intellect reconnaît désormais qu’un examen, qu’une méditation convenable aurait pu leur donner plus de force. L’homme s’aperçoit alors que sa conduite n’a pas été vraiment conforme à sa volonté : cette connaissance est le repentir. Car il n’a pas agi avec une entière liberté intellectuelle, puisque tous les motifs n’ont pas exercé leur influence. Ce qui a exclu les motifs opposés à l’acte, c’était, dans les actions précipitées, l’émotion ; dans les actions réfléchies, la passion. Souvent aussi la cause en est que sa raison lui présentait bien in abstracto les motifs contraires, mais manquait de l’appui d’une imagination assez puissante pour lui en montrer par des images le contenu entier et la portée véritable. Je trouve des exemples de ce qui précède dans tous les cas où la vengeance, la jalousie, l’avidité ont conseillé le meurtre : le crime une fois commis, ces passions s’éteignent, et alors la justice, la pitié, le souvenir d’une amitié antérieure élèvent la voix et disent tout ce qu’elles auraient dit auparavant, si on leur avait laissé la parole. Alors survient l’amer repentir qui s’écrie : « Si ce n’était pas arrivé, cela n’arriverait jamais. » La vieille et célèbre ballade écossaise, traduite par Herder et intitulée Edward, Edward ! nous en offre une incomparable peinture. — D’une manière analogue, le fait d’avoir négligé l’intérêt particulier peut provoquer un repentir égoïste : c’est le cas d’un mariage peu convenable du reste et conclu à la suite d’une inclination amoureuse ; la passion s’évanouit, et les motifs contraires de l’intérêt personnel, de l’indépendance perdue, etc., commencent seulement à apparaître à la conscience et parlent, comme ils auraient déjà précédemment parlé, si on le leur avait permis. — Toutes les actions de ce genre résultent donc au fond d’une faiblesse relative de l’intellect, qui se laisse dominer par la volonté, là où, sans se laisser troubler par elle, il aurait dû remplir sans merci la fonction qu’il a de présenter les motifs. La véhémence de la volonté n’est là qu’une cause médiate qui entrave l’intellect et se prépare ainsi des remords. — La sagesse de caractère, σωφροσυνη, qu’on oppose à l’emportement passionné, consiste proprement en ce que la volonté ne maîtrise jamais assez l’intellect pour l’empêcher de bien s’acquitter de sa fonction, d’exposer tous les motifs avec précision et clarté in abstracto pour la raison, in concreto pour l’imagination. Cette qualité peut être fondée autant sur la modération et la douceur de la volonté que sur la force de l’intellect. Elle demande comme seule condition que ce dernier soit assez puissant pour la volonté existante, et qu’ils se trouvent ainsi tous les deux dans un rapport convenable.

Au § 62 du premier volume, comme aussi au § 17 de mon mémoire sur le Fondement de la morale, j’ai esquissé les traits principaux de la théorie du droit ; il me reste encore à y ajouter les explications suivantes. Nier avec Spinoza qu’il existe un droit en dehors de l’État, c’est confondre avec le droit lui-même les moyens de le faire valoir. Il est vrai qu’il ne trouve de protection certaine que dans l’État, mais en soi il existe indépendamment de lui ; car la violence ne peut que l’opprimer, sans jamais le supprimer. Aussi l’État n’est-il rien de plus qu’une institution protectrice, rendue nécessaire par les attaques multiples auxquelles l’homme est exposé et dont il ne peut se défendre que par une alliance avec d’autres. L’État a donc pour but :

1° En premier lieu la protection à l’extérieur, qui peut devenir nécessaire tout autant contre les forces inanimées de la nature, ou encore les animaux féroces que contre les hommes, et par conséquent les populations étrangères ; ce cas cependant est le plus fréquent et le plus important, car le pire ennemi de l’homme c’est l’homme, homo homini lupus. En raison de cette fin, les peuples établissent, en paroles sinon en fait, le principe de rester toujours les uns vis-à-vis des autres dans une attitude purement défensive, mais non agressive, et par là ils reconnaissent le droit des gens. Ce droit n’est pas au fond autre chose que le droit naturel appliqué sur le seul terrain d’action pratique qui lui soit resté, c’est-à-dire de peuple à peuple, là où seul il doit régner, parce que son autre fils plus fort, le droit positif, ne peut se faire valoir qu’à l’aide d’un juge et d’un exécuteur. Il s’ensuit que le droit des gens est constitué par un certain degré de moralité dans les relations réciproques des peuples, dont le maintien est une affaire d’honneur pour l’humanité. Le tribunal où se jugent les procès dont il est le fond, c’est l’opinion publique.

2° Protection à l’intérieur, c’est-à-dire protection des membres d’un État les uns contre les autres, par suite garantie du droit privé grâce au maintien d’une situation légale qui assure la protection de chaque individu par les forces concentrées de tous, d’où résulte le phénomène qu’ils paraissent tous honnêtes, c’est-à-dire justes, et qu’ainsi aucun individu ne voudrait en léser un autre.

Mais comme partout, dans les choses humaines, l’éloignement d’un mal a coutume d’ouvrir la voie à un mal nouveau, de même la concession de cette double protection provoque le besoin d’une troisième protection, savoir :

3° Protection contre le protecteur, c’est-à-dire contre celui ou ceux à qui la société a conféré la mission de la protéger, et ainsi garantie du droit public. Le moyen le plus parfait de l’obtenir semble être la distinction et la séparation de la trinité du pouvoir protecteur, pouvoir législatif, judiciaire et exécutif, exercés chacun par des individus différents et indépendamment des autres. — La grande valeur, l’idée maîtresse même de la royauté me paraît consister en ceci que, l’homme demeurant toujours l’homme, il faut en placer un assez haut, lui donner assez de pouvoir, de richesse, de sécurité et d’inviolabilité absolue, pour qu’il ne lui reste plus rien à souhaiter, à espérer et à craindre pour lui-même ; par ce moyen l’égoïsme inhérent en lui comme en chacun de nous est en quelque sorte annulé par neutralisation, et il devient alors capable, comme s’il n’était pas homme, de pratiquer la justice et d’avoir en vue non plus son propre bien, mais uniquement le bien public. C’est là l’origine de cette considération pour ainsi dire surhumaine qui entoure partout la dignité royale et creuse un si profond abîme entre elle et la simple présidence. Aussi doit-elle être héréditaire, et non élective : en partie pour qu’aucun individu ne voie dans le roi un égal ; en partie pour que le roi ne puisse veiller aux intérêts de sa postérité qu’en veillant aussi à ceux de l’État, dont le bonheur est alors confondu avec celui de sa famille.

En attribuant à tort à l’État d’autres fins, en dehors de celle de la protection ici indiquée, on risque facilement de compromettre sa fin véritable.

Le droit de propriété n’existe, comme je l’ai exposé, que par le seul travail appliqué aux choses. Cette vérité souvent exprimée trouve une notable confirmation dans cette circonstance qu’au point de vue pratique même l’ex-président de l’Amérique du Nord, Quincy Adams, l’a fait valoir dans une déclaration, publiée par la Quarterly Review de 1840, n° 130, et traduite en français dans la Bibliothèque universelle de Genève 1840, juillet, n° 35. Voici le passage : « Quelques moralistes ont mis en doute le droit pour les Européens de s’établir dans les régions occupées par les peuples primitifs de l’Amérique. Mais ont-ils pesé mûrement la question ? Par rapport à la plus grande partie du pays, le droit de propriété des Indiens eux-mêmes repose sur un fondement incertain. Sans doute le droit naturel devrait leur garantir leurs champs défrichés, leurs habitations, une étendue de terre suffisante pour leur entretien, et tout ce que leur aurait de plus procuré à chacun le travail personnel. Mais quel droit le chasseur a-t-il sur la vaste forêt que le hasard lui a fait parcourir, lancé à la poursuite de sa proie ? » etc. — De même, tous ceux qui de nos jours ont eu occasion de combattre le communisme par des raisons, par exemple l’archevêque de Paris dans sa lettre pastorale de juin 1851, n’ont pas manqué d’alléguer comme premier argument que la propriété est le produit du travail, et n’est en quelque sorte que du travail qui a pris corps. — C’est une nouvelle preuve que le droit de propriété a pour seul fondement le travail appliqué aux choses, puisque c’est en cette seule qualité qu’il est librement reconnu et acquiert une valeur morale.

Un témoignage d’un ordre tout à fait différent nous est fourni à l’appui de la même vérité par un fait moral : la loi punit aussi sévèrement, plus sévèrement même en plus d’un pays, le braconnage que le vol ; cependant l’honneur bourgeois, irrémédiablement perdu dans le second cas, n’est pas proprement atteint dans le premier, et le braconnier, pourvu qu’il n’ait pas commis d’autre méfait, porte sans doute la honte de sa faute, mais n’est pas, à la façon du voleur, considéré comme un infâme et évité par tous. C’est que les principes de l’honneur bourgeois reposent sur le droit moral et non sur le droit naturel pur : or le gibier n’est pas objet de travail, il n’est donc pas susceptible d’une possession moralement valable ; et le droit qu’on peut avoir sur lui est par là entièrement un droit positif, que la morale ne reconnaît pas.

Le droit pénal devrait, à mes yeux, avoir pour principe et pour base de punir, à vrai dire, non pas l’homme, mais l’acte seul, pour en empêcher le renouvellement : le criminel n’est que la matière dans laquelle on châtie le crime, pour conserver toute sa force d’intimidation à la loi qui entraîne la peine à sa suite. C’est ce que signifie l’expression : « Il est tombé sous le coup de la loi. » D’après l’exposé de Kant, qui aboutit à un jus talionis, ce n’est pas le fait, mais l’homme qui est frappé. — Le système pénitentiaire veut aussi châtier moins l’action que l’homme, pour l’amener à se corriger : par là il néglige l’objet propre de la peine qui est de détourner du crime par la peur, pour le but très problématique de l’amendement du coupable. Partout il est hasardeux de vouloir atteindre par un même moyen deux fins différentes, à plus forte raison si, en quelque sens, les deux fins sont opposées. L’éducation est un bienfait, la peine doit être un mal : l’emprisonnement pénitentiaire prétend réaliser les deux à la fois. — De plus, si grande que puisse être dans bien des crimes la part de la grossièreté et de l’ignorance, unie à la gêne extérieure, ce n’en est cependant pas la principale cause : des milliers de gens vivent dans la même brutalité, dans une situation toute semblable, et cela sans commettre le moindre crime. La faute retombe donc surtout sur le caractère moral de la personne : or ce caractère, je l’ai montré dans mon mémoire sur la Liberté de la volonté, est absolument invariable. Il s’ensuit qu’une véritable amélioration morale n’est pas possible ; on ne peut que détourner de l’acte par la peur. Sans doute on peut aussi arriver à redresser la connaissance et à éveiller le goût du travail : la suite montrera jusqu’à quel point cette influence peut s’étendre. En outre, il résulte de l’objet de la peine établi par moi qu’elle doit, dans la mesure du possible, provoquer une souffrance apparente supérieure à la souffrance réelle : or la réclusion solitaire produit l’effet opposé. Les cruels tourments qui l’accompagnent n’ont pas de témoins ; celui qui ne les a pas éprouvés ne peut en concevoir aucune idée par avance, il n’en est donc pas intimidé. Elle menace l’homme que le besoin et la nécessité sollicitent au crime du pôle opposé des misères humaines, de l’ennui ; mais, selon la juste remarque de Gœthe :

« Sommes-nous en proie à une véritable torture, nous nous souhaitons alors l’ennui[74]. »

La perspective ne l’en effraiera donc pas plus que l’aspect de ces prisons semblables à des palais, bâties par les honnêtes gens à l’usage des coquins. Mais si l’on veut regarder ces prisons pénitentiaires comme des établissements d’éducation, il est regrettable alors que l’accès n’en soit rendu possible que par le crime, tandis qu’elles devraient être destinées à le prévenir.

La raison du juste rapport réclamé par Beccaria entre la peine et le délit est non pas que la peine doive être une expiation de la faute commise, mais que le gage doit être proportionné à la valeur de la chose garantie. Aussi chaque homme est-il autorisé à exiger une vie étrangère en garantie de la sécurité de sa propre vie ; mais il n’en est pas de même de la sécurité de sa propriété, pour laquelle la liberté d’autrui, etc., est un gage suffisant. La peine de mort est donc absolument nécessaire pour assurer la vie des citoyens. À ceux qui voudraient la supprimer, il n’y a qu’une réponse à faire : « Commencez par extirper le meurtre de ce monde ; la peine de mort viendra ensuite. » Elle devrait même atteindre aussi bien la tentative décidée de meurtre que le meurtre : car la loi prétend punir l’acte, et non pas se venger de la réussite. En général la mesure exacte de la peine à instituer se trouve dans le dommage à prévenir, et non dans l’indignité morale de l’action défendue. Aussi la loi peut-elle, avec raison, punir de la détention le fait de laisser tomber un pot de fleurs d’une fenêtre, et des travaux forcés celui de fumer dans une forêt pendant l’été, tout en le permettant durant l’hiver. — Mais condamner à mort, comme c’est le cas en Pologne, celui qui tue un aurochs, est une rigueur excessive, car la conservation de la race des aurochs n’est pas chose qui se paie d’une vie d’homme. Outre la grandeur du dommage à prévenir, la force des motifs qui poussent à l’acte défendu doit entrer en ligne de compte dans la détermination de la peine. Il faudrait s’en référer à une tout autre mesure, si la peine devait être en soi une expiation, une compensation, un jus talionis. Mais le code criminel ne doit pas être autre chose qu’un catalogue des motifs capables de s’opposer à tous les délits possibles : aussi chacun de ces derniers motifs doit-il sans aucun doute l’emporter sur des motifs qui poussent au crime, et cela d’autant plus que le dommage né de l’action à prévenir serait plus considérable, la tentation plus forte, et la difficulté de persuader le coupable plus grande ; mais n’oublions pas la juste hypothèse que la volonté n’est pas libre, qu'elle peut être déterminée par des motifs, et que hors de là il n’y a pas de prise possible sur elle. En voilà assez sur la théorie du droit.

Dans mon mémoire sur la Liberté de la volonté (p. 50 et suiv.), j’ai signalé la nature primitive et invariable du caractère inné, d’où découle la valeur morale de notre conduite. C’est un fait bien établi. Mais, pour embrasser les problèmes dans toute leur étendue, il est nécessaire de forcer parfois les contrastes. Qu’on se représente ainsi quelle incroyable différence native sépare un homme d’un autre, pour le moral comme pour l’intelligence. Ici noblesse d’âme et sagesse, là méchanceté et sottise. Chez l’un, la bonté du cœur brille dans le regard, ou le sceau du génie est empreint sur le visage ; chez l’autre, cette vile physionomie est la marque de l’indignité morale et de l’hébétement intellectuel, imprimés en traits aussi ineffaçables qu’évidents de la main même de la nature : il semble qu’un être pareil devrait avoir honte d’exister. Et l’intérieur répond bien chez lui à l’extérieur. De telles différences, qui transforment tout l’être de l’homme, que rien ne peut supprimer, qui, de plus, dans leur conflit avec les circonstances, déterminent le cours de sa vie, ne peuvent exister sans la faute ou le mérite de ceux qui les portent, ne sauraient être le pur ouvrage du hasard : il est impossible d’admettre le contraire. Il ressort déjà de là manifestement que l’homme, en un certain sens, doit être son œuvre propre. Mais nous pouvons, d’autre part, assigner à ces différences une origine empirique dans la constitution des parents ; et à son tour, la rencontre et l’union de ces parents est le résultat certain des circonstances les plus accidentelles. — Les considérations de ce genre nous sollicitent invinciblement à établir la distinction du phénomène et de la chose en soi, comme le seul principe où puisse résider la solution de ce problème. Ce n’est que par les formes phénoménales que se manifeste la chose en soi : tout ce qui en procède doit donc apparaître sous ces formes, et s’insérer ainsi dans la chaîne de la causalité. Par suite, l’objet en question se présentera à nous comme l’œuvre d’une direction secrète et incompréhensible des choses, dont l’enchaînement externe et empirique ne serait que le simple instrument ; dans cet enchaînement tout arrive en vertu de causes, en vertu d’une nécessité et d’une détermination extérieures, et cependant la vraie raison de tout se cache au fond de l’être qui revêt cette forme phénoménale. Il est vrai, nous ne pouvons ici qu’entrevoir de très loin la solution du problème, et, en y réfléchissant, nous tombons dans un abîme de pensées, bien dignes de ce mot d’Hamlet, thoughts beyond the reaches of our souls. Sur cette conduite secrète des choses que l’esprit ne peut concevoir que par images, j’ai exposé mes idées au premier volume des Parerga, dans la dissertation Sur le caractère intentionnel apparent de la destinée de l’individu.

Au § 14 de mon mémoire sur le Fondement de la morale, on trouve une peinture de l’égoïsme dans son essence ; j’ai cherché ici à la compléter, en en découvrant la source. La nature est en contradiction formelle avec elle-même, selon qu’elle parle du point de vue particulier ou universel, du dedans ou du dehors, du centre ou de la périphérie. En effet, son centre, elle l’a dans chaque individu, car chacun renferme le vouloir-vivre tout entier. Aussi cet individu peut n’être qu’un insecte ou un ver ; en parlant elle-même par sa bouche, la nature s’exprime ainsi : « Je suis seul le tout du tout ; tout repose sur ma conservation ; le reste peut périr, il ne compte réellement pas. » Tel est le langage de la nature au point de vue particulier, c’est-à-dire au point de vue de la conscience intime, et c’est là le fondement de l’égoïsme propre à tout être vivant. Au contraire, du point de vue général, — qui est celui de la conscience externe, c’est-à-dire de la connaissance objective, détachée pour l’instant de l’individu en qui réside la faculté de connaître, — par suite du dehors, de la périphérie, la nature s’exprime en ces termes : « L’individu n’est rien, il est moins que rien. Je détruis chaque jour des millions d’individus, par manière de jeu et de passe-temps ; j’abandonne leur sort au plus capricieux et au plus espiègle de mes enfants, au hasard, qui les poursuit à sa fantaisie. Chaque jour je crée des millions d’individus nouveaux, et ma puissance créatrice n’en est pas plus diminuée que n’est épuisée la force d’un miroir par le nombre des images successives du soleil qu’il reflète sur la cloison... L’individu n’est rien. » — Seul, celui qui sait réellement embrasser et concilier cette contradiction manifeste de la nature possède la vraie réponse à la question de savoir si son propre moi est impérissable ou non. Dans les quatre premiers chapitres de ce quatrième livre de compléments je crois avoir indiqué une méthode utile pour parvenir à cette connaissance. D’ailleurs ce qui précède peut s’expliquer encore de la façon suivante. Tout individu, quand il regarde au dedans de lui, reconnaît dans son essence, qui est sa volonté, la chose en soi, c’est-à-dire la seule réalité partout existante. Il s’ensuit qu’il se conçoit comme le noyau et le centre du monde, et s’attribue une importance infinie. Tourne-t-il au contraire ses regards vers le dehors, il est alors dans le domaine de la représentation, du pur phénomène, et il s’y voit comme un individu entre des milliers d’individus, créature des plus insignifiantes par suite et qui disparaît même complètement dans la foule immense. Il en résulte que tout individu, fût-ce le moins digne d’attention, considéré du dedans, est le tout du tout ; considéré du dehors, il n’est plus rien, il n’est tout au moins guère plus que rien. C’est là-dessus que repose la grande différence entre ce qu’on est nécessairement à ses propres yeux et ce qu’on est aux yeux d’autrui ; et, de là dérive l’égoïsme, que chaque individu reproche à l’autre.

Cet égoïsme engendre notre erreur fondamentale à tous, qui consiste à nous croire réciproquement les uns pour les autres des Non-Moi. Au contraire, se montrer juste, noble, humain, n’est pas autre chose que traduire en actions ma métaphysique. — Dire que le temps et l’espace sont de simples formes de notre connaissance, et non des déterminations de la chose en soi, revient à affirmer l’identité de la doctrine de la métempsycose, « Tu renaîtras un jour sous la forme de celui que tu offenses aujourd’hui et tu endureras les mêmes offenses. » avec la formule souvent citée du brahmanisme : Tal twam asi : « Tu es cela. » — La connaissance immédiate et intuitive de l’identité métaphysique de tous les êtres est, je l’ai montré plus d’une fois, et surtout au § 22 de mon mémoire sur le Fondement de la morale, est, dis-je, le principe de la véritable vertu. Mais il ne s’ensuit pas que cette dernière résulte d’une supériorité toute particulière de l’intellect ; loin de là, l’intelligence même la plus faible suffit à lire au travers du principe d’individuation, et c’est ici le principal. Aussi peut-on trouver le caractère le plus excellent joint à une intelligence médiocre, et notre pitié s’émeut sans qu’il soit besoin d’aucun effort de notre intellect. Il semble au contraire que cette pénétration indispensable du principe d’individuation se réaliserait dans chacun, sans la résistance de la volonté qui s’y oppose presque toujours, grâce à l’influence immédiate, secrète et despotique qu’elle exerce sur l’intellect ; si bien que toute faute finit par retomber sur la volonté, ce qui est d’ailleurs aussi dans l’ordre naturel des choses.

Le dogme de la métempsycose dont il vient d’être question ne s’éloigne de la vérité que du fait de transporter dans l’avenir ce qui est dès maintenant accompli. Suivant cette doctrine, en effet, mon être intime ne commence à exister dans d’autres êtres qu’après ma mort, tandis qu’en réalité il y vit déjà maintenant ; la mort ne sert qu’à dissiper l’illusion qui m’empêchait de m’en rendre compte : de même la troupe innombrable des astres ne cesse jamais de briller au-dessus de notre tête, mais elle n’est apparente pour notre œil qu’après le coucher d’une étoile plus proche de nous, du soleil de notre terre. Semblable au soleil, mon existence individuelle éclipse tout de son éclat supérieur ; à ce point de vue pourtant elle ne paraît être au fond qu’un obstacle, placé entre nous et la connaissance de la véritable étendue de notre être. Et puisque tout individu, dans sa connaissance, ne peut franchir cet obstacle, c’est donc précisément l’individuation qui maintient le vouloir-vivre dans l’erreur au sujet de son essence propre : elle est la Maïa du brahmanisme. La mort est une réfutation de cette erreur et la supprime. Au moment de mourir nous devons, je crois, nous apercevoir qu’une pure illusion avait borné notre existence à notre personne. On en peut trouver même des indices empiriques dans plus d’un état voisin de la mort, où la conscience cesse d’être concentrée dans le cerveau. Le plus frappant de ces états est le sommeil magnétique ; si on le porte à un certain degré, notre existence semble s’étendre au-delà de notre personne dans d’autres êtres, et le fait se manifeste par des symptômes très divers, entre autres par l’intérêt immédiat pris aux pensées d’un autre individu, enfin même par la faculté de connaître ce qui est absent, éloigné, jusqu’à l’avenir, c’est-à-dire par une sorte d’ubiquité.

Cette identité métaphysique de la volonté en tant que chose en soi, au milieu de la multiplicité sans nombre de ses formes apparentes, sert de fondement général à trois phénomènes, qu’on peut grouper sous la notion commune de sympathie : 1° la compassion, base, nous l’avons montré, de la justice et de l’amour de l’homme, caritas ; 2° l’amour sexuel, avec son choix obstiné, amour qui est la vie de l’espèce faisant valoir sa prédominance sur celle des individus ; 3° la magie, avec le magnétisme animal et les cures sympathiques qui s’y rapportent. Il s’ensuit que la sympathie peut se définir : la manifestation empirique de l’identité métaphysique de la volonté, à travers la multiplicité physique de ses phénomènes, manifestation qui annonce un enchaînement bien différent de cette connexion due aux formes phénoménales et que nous comprenons sous le principe de raison.


CHAPITRE XLVIII[75]
THÉORIE DE LA NÉGATION DU VOULOIR-VIVRE


L’homme a reçu l’existence et l’être soit avec sa volonté, c’est-à-dire de son consentement, soit contre son gré : dans ce dernier cas une telle existence, aigrie par des douleurs multiples et inévitables, serait une criante injustice. — Les anciens, les stoïciens notamment, et avec eux les péripatéticiens et les académiciens, s’efforçaient vainement de démontrer que la vertu suffit pour rendre la vie heureuse ; l’expérience proclamait hautement le contraire. Au fond, la raison des tentatives de ces philosophes, quoiqu’ils n’en eussent pas une conscience expresse, était l’hypothèse qu’ils avaient pour eux la justice : l’homme innocent devrait être aussi libre de toute souffrance, et par suite heureux. Mais la sérieuse et profonde solution du problème se trouve dans la doctrine chrétienne que les œuvres ne justifient pas ; en conséquence, celui qui a pratiqué toujours la justice et l’humanité, c’est-à-dire l’αγαθον, l’« honestum », n’est pourtant pas, comme le croit Cicéron, culpa omni carens (Tusc., V., 1) : mais la plus grande faute de l’homme, c’est d’être né « el delito mayor del hombre es haber nacido. », selon l’expression du poète Calderon qui, à la lumière du christianisme, allait plus au fond des choses que tous ces sages. Cette culpabilité que l’homme apporte au monde dès sa naissance ne peut paraître absurde qu’à celui qui le tient pour sorti à l’instant même du néant et créé par une main étrangère. À la suite de cette faute, qui doit procéder de la volonté, l’homme reste, à juste titre, malgré toutes les vertus qu’il a pratiquées, en proie aux douleurs physiques et morales, il n’est donc pas heureux. C’est une conséquence de la justice éternelle, dont j’ai parlé au § 63 du premier volume. Saint Paul (Rom., iii, 21 et suiv.), saint Augustin et Luther enseignent que les œuvres ne justifient pas, que nous sommes pécheurs par essence et que nous le restons : le fondement dernier de cette doctrine, c’est que operari sequitur esse [l’action découle de l’être], et qu’alors, pour agir comme nous le devrions, il nous faudrait être ce que nous devrions être. Mais alors nous n’aurions pas besoin d’une rédemption qui nous rachetât de notre état actuel, telle que non seulement le christianisme, mais encore le brahmanisme et le bouddhisme (sous le nom que les Anglais traduisent par final emancipation), nous en représentent comme le but suprême : c’est-à-dire que nous n’aurions pas besoin de revêtir une forme tout autre, opposée même à notre forme actuelle. Mais puisque nous sommes ce que nous devrions ne pas être, nous sommes obligés de faire ce que nous devrions ne pas faire. De là pour nous la nécessité d’une transformation complète de notre esprit et de notre être, c’est-à-dire d’une régénération, à la suite de laquelle a lieu la rédemption. La faute peut bien résider dans l’action, dans l’operari ; mais la racine n’en est pas moins au fond de notre essentia et existentia, principe nécessaire de l’operari, comme je l’ai montré dans le mémoire sur la Liberté de la volonté. Il s’ensuit que notre unique et véritable péché est proprement le péché originel. Le mythe chrétien ne place sans doute ce péché qu’après la naissance de l’homme, et il attribue per impossibile à l’homme qui l’a commis une volonté libre : mais il ne fait justement tout cela qu’à titre de mythe. L’essence intime et l’esprit du christianisme sont identiques à ceux du brahmanisme et du bouddhisme : tous ils enseignent que la race humaine est chargée d’une lourde culpabilité par le fait même de son existence ; la différence du christianisme d’avec les antiques doctrines religieuses sur ce point est qu’il procède par intermédiaire et par détour, en faisant naître la faute, non pas directement de l’existence même, mais d’une action accomplie par le premier couple humain. Une telle conception n’était possible que sous la fiction d’un liberum arbitrium indifferentiæ et nécessaire qu’à cause du dogme juif fondamental, sur lequel cette doctrine devait se greffer. En réalité, la naissance de l’homme est l’acte de sa libre volonté, et ne fait qu’un avec la chute par le péché ; par là le péché originel, d’où dérivent tous les autres, s’est produit en même temps que l’essentia et l’existentia de l’homme : mais le dogme juif fondamental ne permettait pas une telle interprétation ; aussi saint Augustin professa-t-il, dans ses livres de libero arbitrio, que l’homme n’a existé innocent et doué d’une volonté libre qu’en Adam, avant la chute due au péché, mais que depuis lors il vit enlacé dans les chaînes fatales du péché. — La loi, ό νομος, au sens biblique, exige toujours que nous changions notre façon d’agir, tandis que notre nature demeurerait invariable. Mais il y a là une impossibilité ; aussi saint Paul dit-il que nul n’est justifié devant la loi : seule, à la suite de l’action de la grâce qui produit un homme nouveau et supprime le vieil homme, c’est-à-dire qui opère dans notre esprit une transformation radicale, la renaissance en Jésus-Christ pourrait nous transporter de l’état d’attachement au péché dans celui de liberté et de rédemption. C’est le mythe chrétien, en ce qui concerne la morale. À vrai dire, le théisme juif, sur lequel il s’est greffé, aurait dû recevoir d’étranges additions pour s’adapter à ce mythe ; la fable de la chute par le péché offrait donc l’unique endroit propice à l’insertion d’une tradition de l’Inde antique. Cette difficulté violemment surmontée est la cause même de l’aspect si étrange des mystères chrétiens qui répugne à la raison commune, s’oppose au prosélytisme et, par l’incapacité d’en saisir le sens profond, amène le pélagianisme ou le rationalisme d’aujourd’hui à se dresser contre eux, à tenter de les détruire par des recherches exégétiques, en ramenant du même coup le christianisme au judaïsme.

Mais, à parler sans mythe, tant que notre volonté demeure identique, notre monde ne peut changer. Sans doute tous souhaitent d’être délivrés de l’état de souffrance et de mort : ils voudraient, comme on dit, parvenir à la béatitude éternelle, entrer dans le royaume du ciel, mais non pas sur leurs propres pieds ; ils désireraient y être portés par le cours de la nature. Mais la chose est impossible. Il est vrai que la nature ne nous laissera jamais tomber et nous anéantir, mais elle ne peut nous conduire ailleurs que toujours et toujours dans son sein. L’expérience propre de la vie et de la mort enseigne à chacun combien il est hasardeux d’exister à titre de partie intégrante de la nature, — Aussi l’existence ne peut-elle jamais être regardée que comme un égarement, d’où la rédemption consiste à revenir ; et partout elle porte ce caractère. C’est donc en ce sens que la conçoivent les anciennes religions samanéennes, et avec elles, quoique par un détour, le christianisme véritable et primitif : le judaïsme même contient tout au moins le germe d’une telle théorie dans le dogme de la chute par le péché, qui est son redeeming feature. Seuls, le paganisme grec et l’islamisme sont complètement optimistes : de là dans le premier, pour la tendance opposée, la nécessité de se faire jour au moins dans la tragédie ; quant à l’islamisme, la plus mauvaise comme la plus récente de toutes les religions, cette tendance s’y est manifestée sous la forme du sofisme, ce merveilleux phénomène, tout imprégné de l’esprit de l’Inde d’où il vient, et qui subsiste déjà depuis plus de mille ans. En fait, on ne peut assigner d’autre but à notre existence que celui de nous apprendre qu’il vaudrait mieux pour nous ne pas exister. De toutes les vérités c’est la plus importante, voilà pourquoi elle mérite d’être exprimée ; quelque contraste qu’elle offre avec la manière actuelle de penser en Europe, elle n’en est pas moins la vérité fondamentale la plus reconnue dans toute l’Asie restée en dehors de l’islamisme, aussi bien de nos jours qu’il y a trois mille ans.

Si nous considérons maintenant le vouloir-vivre objectivement et dans son ensemble, nous devons alors, d’après ce qui précède, le concevoir comme engagé dans une illusion : revenir de cette erreur, et nier ainsi toutes ses aspirations antérieures, c’est ce que les religions désignent par le renoncement à soi-même, abnegatio sui ipsius ; car le moi véritable est le vouloir-vivre. Je l’ai montré, les vertus morales, la justice et la charité, proviennent, lorsqu’elles sont sincères, de ce que le vouloir-vivre, lisant au travers du principe d’individuation, se reconnaît lui-même dans tous ses phénomènes ; elles sont donc avant tout une marque, un symptôme, que la volonté qui se manifeste ici n’est plus aussi profondément enfoncée dans l’erreur, mais que la désillusion s’annonce : on pourrait dire par métaphore qu’elle commence à battre des ailes, pour s’envoler loin de là. Inversement, l’injustice, la méchanceté, la cruauté, sont signes du contraire, c’est-à-dire qu’elle est possédée tout entière par cette illusion. Mais de plus ces vertus morales sont un moyen de favoriser le renoncement à soi-même, et par suite la négation du vouloir-vivre. En effet, la vraie intégrité, la justice inviolable, cette première vertu cardinale, importante entre toutes, est un devoir si lourd à remplir, que la pratique entière et sincère de cette vertu demande des sacrifices capables bientôt d’enlever à la vie la douceur nécessaire pour qu’on s’y complaise, d’en détourner ainsi la volonté, et de la conduire à la résignation. Ce qui rend l’intégrité si respectable, ce sont justement les sacrifices qu’elle coûte : dans les bagatelles on ne l’admire pas. Son essence consiste proprement en ce qu’au lieu de faire retomber sur d’autres, à l’exemple de l’injuste, par ruse ou par violence, les charges et les douleurs que la vie entraîne avec soi, le juste en porte lui-même sa part ; il consent à assumer tout entier le fardeau complet du mal qui pèse sur la vie humaine. La justice sert ainsi aux progrès de la négation du vouloir-vivre, puisqu’elle a pour conséquences le besoin et la souffrance, véritable destinée de la vie humaine, qui nous portent à leur tour à la résignation. Nous y sommes à coup sûr conduits plus vite encore par une vertu qui va encore plus loin, la charité, caritas : car elle consiste à prendre même sur soi les douleurs échues primitivement à d’autres, à s’attribuer ainsi une part de misères plus grande que n’en devrait éprouver chaque individu dans le cours des choses. Celui qui est animé de cette vertu commence par reconnaître son être propre dans chaque autre créature. Il identifie par là son propre sort avec celui de l’humanité en général : or ce sort est un sort bien dur, fait de peine, de souffrance et de mort. Celui qui renonce ainsi à tout avantage fortuit et ne veut pour soi d’autre destinée que celle de l’humanité en général ne peut pas non plus vouloir longtemps de celle-là ; l’attachement à la vie et à ses jouissances ne peut tarder à céder et à faire place, à un renoncement général : c’est le moment de la négation du vouloir-vivre. La pauvreté, les privations, les souffrances propres d’espèce multiple sont donc la suite de la pratique la plus parfaite des vertus morales ; aussi bien des gens, avec raison peut-être, trouvent-ils superflu et rejettent-ils l’ascétisme au sens le plus rigoureux, c’est-à-dire l’abandon de toute propriété, la recherche intentionnelle de ce qui déplaît et contrarie, les tortures volontaires, le jeûne, le cilice et la macération. La justice même est le cilice qui ménage à son porteur une perpétuelle mortification, et la charité, qui se prive du nécessaire, est un jeûne de tous les instants[76]. Voilà pourquoi le bouddhisme repousse cet ascétisme étroit et excessif, qui joue un si grand rôle dans le brahmanisme, et ainsi les châtiments intentionnels qu’on s’inflige à soi-même. Il s’en tient au célibat, à la pauvreté volontaire, à l’humilité et à l’obéissance des moines, à l’abstention de toute nourriture animale, comme aussi de toute attache mondaine. Et puisque le but dernier où mènent les vertus morales est bien celui que j’ai indiqué ici, la philosophie védique[77] a raison de dire que la vraie connaissance, et à sa suite la résignation complète, c’est-à-dire la renaissance une fois réalisée, la moralité ou l’immoralité de la conduite antérieure devient indifférente, et elle répète ici la maxime souvent citée par les brahmanes : Finditur nodus cordis, dissolvuntur omnes dubitationes, ejusque opera evanescunt, viso supremo illo. (Sancara, sloca 32.) Cette conception peut choquer bien des gens pour qui une récompense décernée dans le ciel ou un châtiment infligé dans l’enfer est une explication bien plus satisfaisante de l’importance morale des actions humaines ; le bon Windischmann peut ressentir pour elle une profonde horreur tout en l’exposant : malgré tout, pour peu qu’on aille au fond des choses, on constate en fin de compte l’accord de cette théorie avec cette doctrine chrétienne, défendue surtout par Luther, que seule l’apparition de la foi par l’effet de la grâce, et non pas nos œuvres, nous procure la félicité, que par suite nous ne pouvons jamais être justifiés par nos actes, mais que nous devons la rémission de nos péchés aux seuls mérites du Médiateur. Il est facile même de voir que, sans ces suppositions, le christianisme devrait instituer des peines éternelles, le brahmanisme des renaissances sans fin pour tous, et qu’ainsi dans les deux religions il n’y aurait aucune voie de salut. Les œuvres criminelles et leurs conséquences doivent être un jour effacées et anéanties soit par une grâce étrangère, soit par l’accès d’une connaissance propre corrigée ; sinon, il n’y a pas de délivrance à espérer pour le monde : après cela elles deviennent indifférentes. C’est là aussi la μετανοια και αφεσις αμαρτιων, que le Christ déjà ressuscité charge enfin ses apôtres de publier, et dont il fait la substance de leur mission (Luc, XXIV, 47). Les vertus morales ne sont pas le but dernier, mais seulement un degré qui y conduit. Ce degré, le mythe chrétien l’indique par le fait de cueillir des fruits à l’arbre de la science du bien et du mal, fait qui crée la responsabilité morale en même temps que le péché originel. Ce péché lui-même est en réalité l’affirmation du vouloir-vivre ; la négation du vouloir-vivre, au contraire, à la suite de l’épanouissement d’une connaissance plus éclairée, est la rédemption. C’est donc entre ces deux points que se trouve l’élément moral : il accompagne l’homme comme une lumière placée sur sa route de l’affirmation à la négation du vouloir-vivre, ou, allégoriquement, depuis le moment du péché originel jusqu’à la délivrance par la foi en la médiation du Dieu qui a pris corps (avatar) ; ou encore, selon la doctrine védique, à travers la suite des renaissances, conséquences de nos œuvres successives, jusqu’à ce qu’apparaisse la connaissance droite, et avec elle le salut, jusqu’à ce que se réalise le Mokscha, c’est-à-dire la réunion définitive avec Brahma. Quant aux bouddhistes, ils désignent la chose, en toute franchise, par une pure négation, par le nom de Nirwana, qui est la négation de ce monde ou Sansara. Définir Nirwana le néant revient seulement à dire que le Sansara ne contient pas un seul élément qui pourrait servir à la définition ou à la construction du Nirwana. Aussi les Jainas, différents des bouddhistes par le nom seul, appellent-ils les brahmanes qui croient aux Védas des Sabdapramanes, sobriquet destiné à marquer qu’ils croient par ouï-dire ce qui ne peut ni se savoir ni se démontrer. (Asiat. Researches, vol. VI, p. 474.)

Nombre d’anciens philosophes, tels qu’Orphée, les Pythagoriciens, Platon (par exemple dans le Phédon, p. 151, 183 et suiv., Bip. ; voir aussi Clém. Alex., Strom., III, p. 400 et suiv.), déplorent tout autant que l’apôtre saint Paul l’union de l’âme et du corps, et souhaitent de s’en affranchir. Nous comprenons le sens propre et véritable de ces plaintes, pour avoir reconnu, dans le deuxième livre, que le corps est la volonté même, considérée objectivement et sous forme de phénomène réalisé dans l’espace.

L’heure de la mort décide si l’homme doit retomber dans le sein de la nature ou s’il ne lui appartient plus et… : pour cette antithèse nous ne trouvons pas d’image, de concept, de mot, parce que tous sont empruntés à l’objectivation de la volonté, qu’ils s’y rapportent tous, et par suite sont de toute manière incapables d’en exprimer l’opposé absolu, qui doit ainsi demeurer pour nous à l’état de pure négation. Cependant la mort de l’individu est la question que chaque fois la nature ne se lasse pas de poser au vouloir-vivre : « Es-tu rassasié ? Veux-tu enfin sortir de ce milieu ? » Et c’est pour que la question puisse se répéter assez souvent que la vie individuelle est aussi courte. C’est dans cet esprit que sont conçues les cérémonies, les prières et les exhortations des brahmanes à l’heure de la mort, comme nous pouvons le voir encore par maint passage de l’Upanischad ; de là aussi, chez les chrétiens, ce souci de bien employer les derniers moments, par l’exhortation, la confession, la communion et l’extrême-onction ; de là enfin les prières des chrétiens pour demander à être préservés d’une fin subite. Si aujourd’hui bien des gens se souhaitent une telle mort, c’est qu’ils ont abandonné le terrain chrétien, qui est celui de la négation du vouloir-vivre, pour se placer sur celui de l’affirmation, qui est le terrain païen.

Mais l’homme qui dans la mort craindra le moins d’être anéanti est celui qui a reconnu que dès maintenant il n’est rien et qui ne prend plus par suite aucun intérêt à son phénomène individuel : la connaissance a comme consumé et dévoré chez lui la volonté, si bien qu’il ne reste plus en lui le moindre vouloir, la moindre soif d’existence individuelle.

Sans doute, l’individualité est tout d’abord inhérente à l’intellect, l’intellect reflète le phénomène, en fait partie, et le phénomène a pour forme le principe d’individuation. Mais elle est inhérente aussi à la volonté, en tant que le caractère est individuel : cependant le caractère est lui-même supprimé dans la négation de la volonté. L’individualité est aussi inhérente à la volonté dans la seule affirmation, non dans la négation qui s’en produit. Déjà la sainteté qui s’attache à toute action sincèrement morale repose sur ce qu’une telle action a pour origine en dernière analyse la connaissance immédiate de l’identité numérique de l’essence intime chez toutes les créatures vivantes[78]. Mais cette identité ne se présente à vrai dire que dans l’état de négation de la volonté (Nirwana), puisque l’affirmation de cette volonté (Sansara) a pour forme ses phénomènes dans leur pluralité. Affirmation du vouloir-vivre, monde des phénomènes, diversité de tous les êtres, individualité, égoïsme, haine, méchanceté, tout cela a une même racine, et de même, d’autre part, monde de la chose en soi, identité de tous les êtres, justice, humanité, négation du vouloir-vivre. Si donc, comme je l’ai suffisamment montré, les vertus morales naissent déjà de la perception de cette identité de tous les êtres, et si à son tour cette identité réside non dans le phénomène, mais seulement dans la chose en soi, dans le principe de toutes les créatures, alors l’action vertueuse est un passage momentané par le point auquel la négation du vouloir-vivre est un retour durable.

Un corollaire des propositions précédentes, c’est que nous n’avons aucune raison d’admettre qu’il y ait des intelligences encore plus parfaites que la nôtre. Nous le voyons, celle-là suffit déjà à procurer à la volonté cette connaissance qui la conduit à se nier et à se supprimer elle-même, ce qui détruit du même coup l’individualité et par suite l’intelligence, simple instrument de nature individuelle, c’est-à-dire animale. Pour donner à ces idées une apparence moins choquante, considérons même ces intelligences les plus parfaites possible dont nous pouvons supposer l’existence à titre d’essai : il ne nous est pas possible de les concevoir durant, subsistant un temps infini, car ce temps infini se trouverait trop pauvre pour leur fournir des objets toujours nouveaux et toujours dignes d’elles. En effet, l’essence de toutes choses est au fond une et identique ; la connaissance qu’on en peut avoir est donc nécessairement tautologique : cette essence une fois saisie, et elle ne tarderait pas à l’être par ces intelligences les plus parfaites, que leur resterait-il à atteindre, sinon une pure répétition et l’ennui ? De ce côté encore nous rencontrons ainsi le témoignage que l’objet de toute intelligence ne peut être qu’une simple réaction sur une volonté ; et puisque tout vouloir est erreur, l’œuvre dernière de l’intelligence reste donc la suppression de la volonté ; dont elle avait jusque-là servi les vues. En conséquence, l’intelligence même la plus parfaite possible ne saurait être qu’un échelon vers un but où il n’est donné à aucune connaissance d’atteindre ; et même une telle connaissance ne peut prendre place dans la nature des choses qu’au moment où un jugement entièrement formé a été acquis.

D’accord avec toutes ces considérations et celles du second livre, où j’ai démontré que la connaissance dérive de la volonté, dont elle reflète l’affirmation en en servant les vues, tandis que le vrai salut est dans la négation du vouloir, nous voyons toutes les religions, à leur sommet, aboutir au mysticisme et aux mystères, c’est-à-dire se voiler d’ombres qui n’indiquent rien d’autre qu’un espace vide de connaissance, ou plutôt le point où toute connaissance doit cesser : aussi ce point peut-il s’exprimer pour l’esprit par de pures négations, pour la perception sensible par des signes symboliques, dans les temples par l’obscurité et le silence ; le brahmanisme va même jusqu’à réclamer une suspension complète de la pensée et de l’intuition, pour que chacun rentre et s’absorbe au plus profond de son être propre, en prononçant mentalement le mystérieux Dum[79]. Le mysticisme, au sens le plus large, est toute doctrine qui tend à donner le sentiment direct de ce que l’intuition et le concept, et toute connaissance en général, sont impuissants à atteindre. Le mystique est en opposition avec le philosophe, parce qu’il procède du dedans et non du dehors. Il prend en effet pour point de départ son expérience intérieure, positive, individuelle, dans laquelle il se trouve l’être éternel, unique, etc. Mais il n’y a rien là dont il puisse faire part qu’au moyen d’affirmations, et il faut ensuite le croire sur parole : il ne peut donc pas convaincre. Le philosophe au contraire part de ce qui est commun à tous, du phénomène objectif, présent à tous les yeux, et des faits de la conscience intime, tels qu’ils se trouvent dans chacun. Sa méthode est donc la réflexion sur tous ces faits et la combinaison des données qu’ils lui fournissent : aussi peut-il persuader. Il doit par suite se garder de tomber dans la manière des mystiques, et, en affirmant des intuitions intellectuelles ou de prétendues perceptions immédiates de la raison, de vouloir faire miroiter aux regards une façon de connaissance positive de ce qui doit rester éternellement inaccessible à toute connaissance, et peut être indiqué tout au plus par de pures négations. La valeur et la dignité de la philosophie consistent donc à mépriser toutes les suppositions sans fondement possible, et à n’admettre au nombre de ses données que celles dont la preuve se trouve dans l’intuition du monde extérieur et dans les formes constitutives de notre intellect destinées à en faciliter la conception. Voilà pourquoi la philosophie doit rester cosmologie et ne pas devenir théologie. Son thème doit se borner au monde ; la nature, l’essence intime de ce monde, exprimée sous tous les rapports, voilà le seul résultat qu’elle puisse sincèrement nous donner. — Par une conséquence naturelle, ma doctrine, arrivée à son point culminant, prend un caractère négatif et finit par une négation. Car elle ne peut plus parler alors que de ce qu’on nie et de ce qu’on renie ; quant aux avantages obtenus et conquis en retour, elle est obligée (dans la conclusion du quatrième livre) de les désigner sous le nom de néant, et il lui est permis d’ajouter pour toute consolation que ce néant est seulement relatif, et non absolu. Car, si quelque chose n’est rien de ce que nous connaissons, il ne saurait rien être pour nous en général. Il ne s’ensuit pas pourtant que ce soit un néant absolu, que ce doive être un néant à tous les points de vue et dans tous les sens possibles ; mais simplement que nous nous trouvons bornés à une connaissance toute négative de la chose, ce qui peut très bien tenir à l’étroitesse de notre point de vue. — Or c’est là précisément le point où le mystique use encore de procédés positifs, et à partir duquel il ne lui reste plus que le complet mysticisme. Celui qui cependant à la connaissance négative, à laquelle seule la philosophie peut le mener, voudrait ajouter des compléments de ce genre, en trouverait les éléments les mieux combinés et les plus riches dans l’Oupnekhat, puis dans les Ennéades de Plotin, dans Scot Erigène, dans quelques endroits de Jacob Bœhme, mais surtout dans l’étonnant ouvrage de la Guyon, les Torrents, dans Angelus Silesius, enfin dans les poèmes des Sofis, dont Tholuk a publié un recueil en latin et un second traduit en allemand, et encore dans maint autre ouvrage. Les Sofis sont les gnostiques de l’islamisme ; aussi Sadi les désigne-t-il d’un nom qu’on peut traduire par « les clairvoyants ». Le théisme, calculé sur la capacité de la foule, place le principe premier de l’existence hors de nous, comme un objet : tout mysticisme, et de même le sofisme, le ramène au contraire peu à peu au dedans de nous ; selon les divers degrés d’initiation de l’adepte, il en fait un sujet, et l’initié finit par reconnaître, plein d’admiration et de joie, qu’il est lui-même ce principe. Ce procédé est commun à tout mysticisme : chez maître Eckhard, le père du mysticisme allemand, on en trouve l’expression dans ce précepte à l’adresse de l’ascète accompli « qu’il ne doit pas chercher Dieu hors de lui-même » (Œuvres d’Eckhard, édition Pfeiffer, vol. I, page 626) ; et plus naïvement encore dans ces cris d’allégresse avec lesquels la fille spirituelle d’Eckhard se porte à sa rencontre, après avoir éprouvé en elle cette transformation : « Maître, réjouissez-vous avec moi, je suis devenue Dieu. » (Ibid., page 465.) Conformément au même esprit, le mysticisme des Sofis se manifeste toujours surtout comme un enivrement de la conscience qu’on a d’être le noyau du monde, la source de toute existence, le centre où tout revient. Sans doute on y rencontre aussi la recommandation de renoncer à toute volonté, seul moyen d’assurer l’affranchissement de la vie individuelle et de ses souffrances, mais toujours mise à un rang subalterne et donnée pour une chose facile. Au contraire, dans le mysticisme hindou, ce dernier côté ressort avec beaucoup plus de force, et dans le mysticisme chrétien il passe au premier plan, de sorte que cette conscience panthéistique, essentielle à tout mysticisme, ne paraît plus ici qu’un élément secondaire, conséquence du renoncement à toute volonté et réalisé dans l’union avec Dieu. Cette différence de conception prête au mysticisme mahométan un caractère très riant, au mysticisme chrétien un caractère sombre et douloureux ; quant à celui des Hindous, il se tient au-dessus des deux autres, et à ce point de vue encore il tient le milieu entre eux.

Le quiétisme, c’est-à-dire le renoncement à tout vouloir, l’ascétisme, c’est-à-dire la mortification préméditée de la volonté propre, et le mysticisme, c’est-à-dire la conscience de l’identité de son être propre avec celui de toutes choses, ou avec l’essence du monde, se trouvent dans la relation la plus étroite : aussi celui qui professe l’une de ces doctrines est-il amené peu à peu à admettre les autres, et cela même contre son propre dessein. Il ne peut rien y avoir de plus surprenant que l’accord réciproque des auteurs qui soutiennent ces doctrines, malgré l’énorme différence des âges, des pays et des religions, ainsi que l’assurance inébranlable et la confiance intime avec laquelle ils exposent le contenu de leur expérience interne. Ils ne forment pas comme une secte, qui a une fois embrassé un dogme théorique favori, qui le maintient, le défend et le propage ; bien plus, presque toujours ils s’ignorent les uns les autres : les mystiques hindous, chrétiens, mahométans, les quiétistes et les ascètes sont de tout point hétérogènes entre eux, sauf pour le sens intime et l’esprit de leurs préceptes. Un exemple des plus frappants nous en est fourni par la comparaison des Torrents de Mme Guyon avec la conception des Védas, et notamment avec un passage de l’Oupnekhat (vol. I, page 63), qui contient très résumé, mais exactement et même avec des images identiques, le contenu de l’ouvrage français, et cependant, en 1680, Mme Guyon ne pouvait en avoir connaissance. Dans la Théologie allemande (seule édition complète, Stuttgard, 1851), il est dit aux chapitres ii et iii que la chute tant du diable que d’Adam avait eu pour cause l’attribution que l’un et l’autre s’étaient faite à eux-mêmes des expressions « Je et Moi, Mien et à Moi, » ; et à la page 89, on trouve : « Dans le véritable amour il n’y a plus ni Je, ni Moi, ni Mien, ni à Moi, ni à Toi, ni Tien, ni rien de semblable. » Or le Kural, traduit du tamoul par Graul, nous offre, page 8, la phrase correspondante : « La passion du mien qui marche vers l’extérieur et celle du moi qui se dirige vers l’intérieur disparaissent ». (Cf. vers 346.) Et dans le Manual of Buddhism, par Spence Hardy, Bouddha, p. 288, s’exprime ainsi : « C’est moi, ou c’est à moi, voilà des pensées que mes disciples rejettent. » D’une façon générale, si, faisant abstraction des formes dues aux circonstances extérieures, on va jusqu’au fond des choses, on trouvera que Çakia Mouni et maître Eckhard enseignent la même chose ; il n’y a qu’une différence : le premier pouvait énoncer sa pensée sans détour, le second était obligé au contraire de la couvrir du vêtement du mythe chrétien et d’y accommoder ses expressions. Mais il va si loin en ce sens que chez lui le mythe chrétien n’est guère plus qu’une langue toute faite d’images, à peu près comme le mythe hellénique chez les néo-platoniciens : il le prend toujours dans le sens allégorique. Sous le même rapport, on peut noter l’extrême ressemblance de la conduite de saint François, passant de l’aisance à la mendicité avec le changement d’existence plus grand encore du Bouddha Çakia Mouni qui de prince se fait mendiant ; de plus, la vie et l’institution de Saint-François ont été une sorte de saniassisme. C’est encore une chose digne d’être mentionnée, que sa parenté avec l’esprit hindou ressort aussi de son grand amour pour les animaux, des relations fréquentes qu’il avait avec eux, des noms de frères et de sœurs qu’il leur donnait sans cesse ; de même aussi son beau Cantico, par l’éloge qu’il contient du soleil, de la lune, des étoiles, du vent, de l’eau, du feu, de la terre, témoigne de l’esprit hindou inné en lui qui l’animait[80].

Souvent même les quiétistes chrétiens ont eu peu ou point connaissance les uns des autres, par exemple Molinos et Mme Guyon de Tauler et de la Théologie allemande, ou Gichtel des deux premiers. La grande différence d’instruction n’a pas exercé non plus une influence essentielle sur leurs doctrines, puisque les uns, comme Molinos, étaient instruits, les autres, tels Gichtel et un grand nombre encore, étaient ignorants. Ce fait, ajouté à leur accord parfait et intime, à la fermeté et à l’assurance de leurs déclarations, n’en est qu’une preuve plus forte qu’ils parlent en vertu d’une expérience intérieure réelle. Cette expérience n’est pas accessible à tous, elle n’est donnée en partage qu’à quelques élus ; elle a donc reçu le nom d’action de la grâce, et cependant on n’en peut pas mettre en doute la réalité d’après les raisons données plus haut. Pour bien comprendre tout ceci, il faut lire les textes eux-mêmes et ne pas se contenter de relations de seconde main, car chaque auteur doit être entendu en personne, avant qu’il soit prononcé sur lui. Pour la connaissance du quiétisme, je recommande surtout maître Eckhard, la Théologie allemande, Tauler, Mme Guyon, Antoinette Bourignon, l’Anglais Bunyan, Gichtel, Molinos[81] ; de même, comme preuves pratiques et comme exemples du sérieux profond de l’ascétisme, il faut lire la Vie de Pascal publiée par Reuchlin, l’Histoire de Port-Royal du même, ainsi que l’Histoire de sainte Elisabeth par le comte de Montalembert, et la Vie de Rancé par Chateaubriand, et la série de tout ce qu’il y a d’important en ce genre est loin d’être ainsi épuisée. Il suffit de lire ces écrits et d’en comparer l’esprit avec celui de l’ascétisme et du quiétisme, tel qu’il respire à travers tous les ouvrages du brahmanisme et du bouddhisme et s’y exprime à chaque page, pour accorder que toute philosophie qui, par une raison de conséquence, doit rejeter toute cette façon de penser, et en déclarer à cette fin les représentants des imposteurs ou des insensés, doit aussi par le fait être fausse. Or ce cas est celui de tous les systèmes philosophiques d’Europe, à l’exception du mien. En vérité ce serait une étrange folie que celle qui, au milieu de toutes les diversités possibles des circonstances et des personnes, s’exprimerait avec un tel accord et que les peuples les plus anciens et les plus nombreux de la terre, c’est-à-dire les trois quarts environ de tous les habitants de l’Asie, élèveraient à la hauteur d’un dogme capital de leur religion. Mais aucune philosophie, en présence d’une telle question, n’a le droit de passer sous silence le sujet du quiétisme et de l’ascétisme, car le thème en est, en substance, identique à celui de toute métaphysique et de toute morale. Aussi est-ce là un point où j’attends toutes les philosophies, avec leur optimisme, et sur lequel je suis curieux de les voir se prononcer. Et si, au jugement de mes contemporains, la conformité paradoxale et sans exemple de ma philosophie avec le quiétisme et l’ascétisme paraît être pour elle une pierre d’achoppement évidente, j’y vois justement au contraire une preuve de son exactitude et de sa vérité unique, comme aussi l’explication de l’ignorance prudente et du silence des universités protestantes en ce qui la concerne.

Non seulement en effet les religions de l’Orient, mais encore le vrai christianisme porte absolument ce caractère ascétique, que ma philosophie explique par la négation du vouloir-vivre ; toutefois le protestantisme, surtout sous la forme actuelle, cherche à le dissimuler. Les ennemis déclarés du christianisme qui ont paru dans ces derniers temps ont eux-mêmes démontré qu’il enseigne le renoncement, l’abnégation personnelle, la parfaite chasteté et en général la mortification de la volonté, doctrines qu’ils désignent très justement sous le nom de « tendances anticosmiques », et ils ont prouvé par des arguments solides que tel est le caractère essentiel du christianisme véritable et primitif. En cela ils ont incontestablement raison. Mais faire valoir comme un reproche évident et manifeste à l’adresse du christianisme cet esprit qui en fait toute la profonde vérité, la haute valeur et le caractère élevé, c’est témoigner d’un obscurantisme explicable seulement par la direction entièrement mauvaise et à jamais fausse qu’a imprimée à ces cerveaux, et à des milliers d’autres, hélas ! aujourd’hui en Allemagne, ce misérable hégélianisme, cette école de platitude, ce foyer d’inintelligence et d’ignorance, cette sagesse prétendue, bonne à déranger les têtes, dont on commence enfin aujourd’hui à reconnaître les vrais mérites ; il n’y aura bientôt plus à la vénérer que l’académie danoise, qui voit dans ce lourd charlatan un summus philosophus et se met en campagne pour lui :

Car ils suivront la créance et estude
De l’ignorante et sotte multitude,
Dont le plus lourd sera reçu pour juge.
_____________________Rabelais.

Il est certain que le christianisme véritable et primitif, tel que, sorti de la substance du Nouveau Testament, il s’est développé dans les écrits des Pères de l’Église, présente une tendance ascétique évidente : c’est le sommet où tout aspire à atteindre. Nous trouvons le précepte capital de l’ascétisme dans la recommandation du célibat pur et vrai (ce premier pas, le plus important de tous, fait dans la voie de la négation de la volonté) qu’énonce déjà le Nouveau Testament[82]. De même Strauss, dans sa Vie de Jésus (vol. I, page 618 de la première édition), dit sur cette prescription du célibat formulée dans Matth., xix, 11 et suiv : « Pour ne rien faire dire à Jésus de contraire aux conceptions actuelles, on s’est empressé d’insinuer l’idée que Jésus vante le célibat par pur égard pour les circonstances de son temps et par désir de ne pas entraver l’activité apostolique ; cependant la suite du texte implique aussi peu cette explication que le passage analogue de la 1re épitre aux Cor., VII, 25 et suiv. ; mais c’est ici encore un des passages où percent aussi chez Jésus des principes ascétiques, tels qu’il s’en était répandu chez les Esséniens et vraisemblablement chez les Juifs eux-mêmes. » — Cette tendance ascétique s’accuse plus fortement dans la suite qu’au début, alors que le christianisme, encore en quête d’adeptes, ne pouvait élever trop haut encore ses prétentions : et dès le commencement du IIIe siècle elle se prononce et se marque avec énergie. Aux yeux du christianisme proprement dit, le mariage ne vaut que comme un compromis avec la nature criminelle de l’homme, comme une concession, une faiblesse permise à ceux qui n’ont pas la force d’aspirer à la perfection dernière, un moyen enfin de prévenir une corruption plus grande : en ce sens il reçoit la sanction de l’Église, pour qu’au moins le lien soit indissoluble. Mais la consécration plus haute du christianisme, celle qui nous ouvre le rang des élus, c’est celle du célibat et de la virginité ; elle seule permet de conquérir la couronne de vainqueur, que rappelle aujourd’hui encore la guirlande de fleurs placée sur le cercueil du célibataire, comme aussi celle que dépose la fiancée le jour du mariage.

Nous possédons sur ce point un témoignage datant en tout cas des premiers temps du christianisme : c’est cette réponse significative du Seigneur rapportée par Clément d’Alexandrie (Strom., III, 6 et 9) et tirée par lui de l’Évangile des Égyptiens : Τη Σαλωμη ο κυριος πυνθανομενη, μεχρι ποτε θανατος ισχυσει ; μεχρις αν, ειπεν, υμεις, αι γυναικες, τικτητε. [Salomœ interroganti, « quousqque vigebit mors » ? Dominus « quoadusque, inquit, vos, mulieres paritis ».] Clément ajoute au chapitre ix : τουτ εστι, μεχρις αν αι επιθυμιαι ενεργωσι [hoc est, quamdiu operabuntur cupiditates], et il continue en rattachant aussitôt à ce qui précède le passage célèbre de l’Epître aux Romains, V, 12. Plus loin, au chapitre xiii, il cite les paroles de Cassien : Πυνθανομενης της Σαλωμης, ποτε γνωσθησεται τα περι ων ηρετο, εφη ο Κυριος Οταν της αισχυνης ενδυμα πατησητε, και οταν γενηται τα δυο εν, και το αρρεν μετα της θηλειας ουτε αρρεν, ουτε θηλυ. [Cum interrogaret Salome, quando cognoscentur ea, de quibus interrogabat, ait Dominus : « Quando pudoris indumentum conculcaveritis, et quando duo facta fuerint unum, et masculum cum fœmina nec masculum nec fœmineum. »], c’est-à-dire quand vous n’aurez plus besoin du voile de la pudeur, une fois que toute différence de sexe aura disparu.

Sans doute sur ce point ce sont les hérétiques qui sont allés le plus loin : tels étaient, dès le IIe siècle, les tatianistes ou encratistes, les gnostiques, les marcionites, les montanistes, les valentiniens et les cassiens. Cependant ils ne faisaient, par leur logique sans réserves, que rendre hommage à la vérité, et qu’enseigner ainsi, fidèles à l’esprit du christianisme, la continence absolue, εγκρατεια, tandis que l’Église avait la prudence de déclarer hérésie toute vue capable de contrarier sa politique à longue portée. Saint Augustin dit des tatianistes : « Nuptias damnant, atque omnino pares eas fornicationibus aliisque corruptionibus faciunt : nec recipiunt in suum numerum conjugio utentem, sive marem, sive fœminam. Non vescuntur carnibus, easque abominantur. » (De hœresi ad quod vult Deum, hær. XXV.) Mais les pires orthodoxes considèrent aussi le mariage à la lumière des principes signalés plus haut et prêchent ardemment l’entière chasteté, αγνεια. Saint Athanase donne comme raison du mariage : Οτι υποπιπτοντες εσμεν τη του προπατορος καταδικη… επειδη ο προηγουμενος σκοπος του Θεου ην, το μη δια γαμου γενεσθαι ημας και φθορας η δε παραϐασις της εντολης τον γαμον εισηγαγεν δια το ανομησαι τον Αδαυ. [Quia subjacemus condemnationi propagatoris nostri ; ...... nam finis, a deo prœlatus, erat nos non per nuptias et corruptionem fieri : sed transgression mandati nuptias introduxit, propter legis violationem Adæ.] (Exposit. in psalm., 50.) Tertullien appelle le mariage : « genus mari inferioris, ex indulgentia ortum » (De pudicitia, c. xvi), et dit : « Matrimonium et stuprum est commixio carnis ; scilicet cujus concupiscentiam Dominus stupro adæquavit. Ergo, inquis, jam et primas, id est unas nuptias destruit ? Nec immerito : quoniam et ipsæ ex eo constant, quod est stuprum. » (De exhort. castit., c. ix.) Saint Augustin lui-même professe entièrement cette doctrine, et admet toutes les conséquences qu’elle comporte, en disant : « Novi quosdam, qui murmurent : quid, si, inquiunt, omnes velint ab omni concubitu abstinere, unde subsistet genus humanum ? — Utinam omnes hoc vellent ! dumtaxat in caritate, de corde puro, et conscientia bona, et fide non ficta multo citius Dei civitas compleretur, ut acceleraretur terminus mundi. » (De bono conjugali, c. X.) — Et encore : « Non vos ab hoc studio, quo multos ad imitandum vos excitatis, frangat querela sanorum, qui dicunt : quomodo subsistet genus humanum, si omnes fuerint continentes ? Quasi propter aliud retardetur hoc sæculum, nisi ut impleatur prædestinatus numerus ille sanctorum, quo citius impleto, profecti nec terminus sæculi differetur. » (De bono viduitatis, c. xxiii.) On voit en même temps qu’il identifie le salut avec la fin du monde. — Les autres passages des œuvres de saint Augustin relatifs à ce sujet se trouvent rassemblés dans la Confessio Augustiniana e S. Augustini operibus compilata a Hieronymo Torrense, 1610, sous les rubriques De matrimonio, De cœlibatu, etc. ; on se convaincra en les lisant que pour le vieux, le vrai christianisme, le mariage était une pure concession, faite de plus en vue de la seule procréation des enfants, et qu’au contraire la continence absolue était la vraie vertu, de beaucoup préférable au mariage. Mais à ceux qui ne veulent pas remonter aux sources, je recommande, pour lever leurs moindres doutes sur cette tendance du christianisme ici en question, deux écrits de Carové, « sur la loi de célibat » (Ueber das Cölibatgesetz, 1832) et de Lind, De cœlibatu christianorum per tria priora sæcula (Havniæ, 1839). Ce n’est pourtant en aucune façon aux opinions propres de ces auteurs que je renvoie le lecteur, car elles sont opposées aux miennes, mais c’est seulement aux comptes rendus et aux passages réunis par eux avec soin, et d’autant moins suspects, d’autant plus dignes de confiance, que les deux écrivains sont des adversaires du célibat, le premier catholique rationaliste, le second candidat protestant, et parlant en cette seule qualité. Dans le premier ouvrage nous trouvons, vol. I, page 166, énoncé à cet égard le résultat suivant : « Conformément aux vues de l’Église, et comme on peut le lire dans les Pères canoniques, dans les instructions des synodes et des papes et dans d’innombrables écrits de catholiques orthodoxes, la chasteté absolue est nommée vertu divine, céleste, angélique, et l’obtention de l’assistance divine, de la grâce qui la confère est subordonnée à la ferveur avec laquelle on l’implore. » — Cette doctrine augustinienne se trouve énoncée chez Canisius et dans les Actes du concile de Trente à titre de dogme ecclésiastique toujours aussi valable : nous l’avons montré. Pour nous persuader qu’elle a gardé jusqu’à ce jour la même valeur, il suffit du témoignage du journal le Catholique de juin 1831 ; il y est dit, page 263 : « Dans le catholicisme, l’observation d’une chasteté éternelle, pratiquée pour plaire à Dieu, apparaît en soi comme le plus haut mérite de l’homme. L’opinion que l’observation de cette chasteté éternelle en tant que fin absolue sanctifie et élève l’homme, a des racines profondes et dans l’esprit et dans la lettre expresse du christianisme : c’est la conviction de tout catholique instruit, et la décision du concile de Trente a coupé court à tous les doutes possibles sur ce point. » Tout homme non prévenu doit sans hésitation reconnaître que non seulement la doctrine émise par le Catholique est catholique en effet, mais encore que les preuves apportées à l’appui doivent être absolument irréfutables pour une raison catholique, puisées toutes qu’elles sont scrupuleusement dans les vues fondamentales de l’Église sur la vie et sa destination. — Plus loin, à la page 270, il y est dit encore : « Quand bien même saint Paul traite de prescription erronée l’interdiction du mariage, et quand bien même l’auteur, plus juif encore, de l’Épître aux Hébreux recommande « de tenir partout le mariage en honneur et de ne pas souiller la couche nuptiale » (Hebr. xiii, 4), la tendance capitale de ces deux hagiographes n’en est pas moins évidente. Pour tous les deux la virginité était l’état suprême ; le mariage n’était qu’un pis-aller pour les plus faibles, et c’est à ce seul titre qu’il fallait le maintenir respecté. Leurs plus hautes aspirations étaient dirigées vers le renoncement absolu et matériel. Le moi doit se détourner et s’abstenir de tout ce qui ne doit lui procurer de la joie qu’à lui seul et cette joie même que pour un temps. » — Enfin, nous lisons encore à la page 288 : « Nous sommes d’accord avec l’abbé Zaccaria, qui veut faire dériver avant tout le célibat (non la loi de célibat) des enseignements du Christ et de l’apôtre Paul. »

Ce qu’on oppose à ce principe fondamental du vrai christianisme, ce n’est partout et toujours que l’Ancien Testament avec son παντα καλα λιαν. C’est ce qui ressort clairement surtout de ce troisième livre si important des Stromates de saint Clément, où, dans une polémique contre les hérétiques encratistes cités plus haut, il ne leur objecte toujours que le judaïsme et son histoire optimiste de la création, si vivement contredite par la tendance de renoncement au monde qui est celle du Nouveau Testament. Mais l’union du Nouveau Testament et de l’Ancien n’est au fond qu’extérieure, accidentelle, forcée même : le seul point d’attache pour la doctrine chrétienne était, dans l’Ancien Testament, l’histoire de la chute par le péché, qui s’y trouve d’ailleurs isolée et n’est pas utilisée par la suite. Selon le récit des Évangiles, ce sont justement les partisans orthodoxes de l’Ancien Testament qui ont crucifié le fondateur de l’Église, pour le punir d’avoir énoncé des doctrines contraires aux leurs. Dans ce troisième livre des Stromates de saint Clément ressort avec une netteté surprenante l’antagonisme entre l’optimisme théiste, d’une part, et le pessimisme de la morale ascétique de l’autre. Il est dirigé contre les gnostiques qui enseignaient le pessimisme et l’ascétisme, notamment l’εγκρατεια, abstinence de toute sorte et surtout de toute satisfaction sexuelle, ce dont Clément les blâme vivement. On y entr’aperçoit aussi en même temps qu’il y a antagonisme entre l’esprit de l’Ancien Testament et celui du Nouveau. Car, abstraction faite du péché originel, véritable hors-d’œuvre dans l’Ancien Testament, l’esprit de l’Ancien Testament est diamétralement opposé à celui du Nouveau : celui-là optimiste, celui-ci pessimiste. Cette contradiction, Clément la relève à la fin du XIe chapitre (προσαποτεινομενον τον Παυλον τω Κριστη τ. κ. λ.), tout en ne voulant pas en reconnaître la valeur et en la déclarant apparente, en bon juif qu’il est. D’une façon générale, il est intéressant de voir comment partout chez Clément le Nouveau et l’Ancien Testament se traversent l’un l’autre, comment il s’efforce de les concilier et finit cependant presque toujours par exclure le Nouveau au profit de l’Ancien. Dès le début du iiie chapitre, il reproche aux marcionites d’avoir, à l’exemple de Platon et de Pythagore, trouvé la création mauvaise, et enseigné avec Marcion que la nature est mauvaise, faite de mauvaise substance (φυσις κακη, εκ τε υλης κακης), et qu’alors, loin de peupler le monde, il faut s’abstenir du mariage (μη βουλομενοι τον κοσμον συμπληρουν, απεχεσθαι γαμου). Clément, en homme pour qui en général l’Ancien Testament a plus de charmes et de clartés que le Nouveau, prend la chose en très mauvaise part. Il y voit une ingratitude criante, un acte d’hostilité et de révolte contre celui qui a produit le monde, contre le juste démiurge, dont ils sont eux-mêmes l’ouvrage, et des créations duquel ils dédaignent de faire usage, en renonçant, par leur rébellion impie, aux sentiments que dicte la nature (αντιτασσομενοι τω ποιητη τω σφων… εγκρατεις τη προς τον πεποιηκοτα εχθρα, μη βουλομενοι χρησθαι τοις υπ’αυτου κτισθεισιν,… ασεϐει θεομαχια των κατα φυσιν εκσταντες λογισμων). — Dans son zèle religieux, il ne veut même pas laisser aux marcionites l’honneur de l’originalité, et, armé de son érudition bien connue, il leur rappelle, en appuyant son dire des plus belles citations, que déjà les philosophes antiques, qu’Héraclite et Empédocle, Pythagore et Platon, Orphée et Pindare, Hérodote et Euripide, et avec eux la Sibylle, avaient profondément gémi sur la misérable constitution du monde et par là même avaient enseigné le pessimisme. Dans son enthousiasme savant, il ne s’aperçoit pas qu’il ne saurait mieux faire les affaires des marcionites, en montrant que « tous les sages de tous les temps » ont professé et chanté la même chose qu’eux : mais, plein de confiance et de courage, il cite les sentences les plus affirmatives et les plus énergiques exprimées en ce sens par les Anciens. Il est vrai, rien de tout cela ne le déconcerte : les sages peuvent déplorer la tristesse de l’existence, les poètes peuvent se répandre à ce sujet en plaintes des plus émouvantes, la nature et l’expérience peuvent élever bien haut la voix contre l’optimisme, — rien de tout cela n’atteint notre père ; il maintient sa révélation pure et ne recule pas. Le démiurge est l’auteur du monde : il est donc a priori certain que le monde est excellent, quelle qu’en puisse être l’apparence. — Il en est de même pour le second point, l’εγκρατεια, témoignage manifeste, selon lui, de l’ingratitude des marcionites envers le démiurge (αχαριστειν τω δημιουργω) et de leur obstination rebelle à rejeter tous ses dons (δι αντιταξιν προς τον δημιουργον, την χρησιν των κοσμικων παραιτουμενοι). Là encore les tragiques ont devancé les encratistes, aux dépens de l’originalité de ces derniers, et dit ce qu’ils devaient dire : à leurs plaintes sur les misères sans fin de l’existence, ils ont ajouté qu’il était meilleur de ne pas procréer d’enfants, ce que Clément appuie encore des plus beaux passages, en blâmant en même temps les pythagoriciens d’avoir renoncé pour cette raison à la jouissance sexuelle. Mais tout cela ne le gêne en rien : il reste fidèle à son principe que tous, par leur continence, ils se rendent coupables envers le démiurge, en défendant de se marier, de procréer des enfants, de mettre au monde de nouveaux infortunés, de ne pas offrir une nouvelle proie à la mort (δι εγκρατειας ασεβουσι εις τε την κτισιν και τον αγιον δημιουργον, τον παντοκρατορα μονον Θεον, και διδασκουσι, μη δειν παραδεχεσθαι γαμον και παιδοποιιαν, μηδε αντεισαγειν τω κοσμω δυστυχησοντας ετερους, υηδε επιχορηγειν θανατω τροφην) (ch. VI). – Dans ses accusations contre l’εγκρατεια, le père érudit ne semble guère avoir pressenti qu’aussitôt après lui le célibat s’introduirait de plus en plus dans le clergé chrétien, et finirait au XI par être élevé à la hauteur d’une loi, parce qu’il répond à l’esprit du Nouveau Testament. Cet esprit, les gnostiques mêmes l’ont pénétré plus profondément et l’ont mieux saisi que notre père, plus juif que chrétien. La conception des gnostiques apparaît très nettement au début du IXe chapitre tiré de l’Évangile des Égyptiens : αυτος ειπεν ο Σωτηρ « ηλθον καταλυσαι τα εργα της θηλειας » θηλειας μεν, της επιθυμιας εργα δε, γενεσιν και φθοραν [aiunt enim dixisse Servatorem : « Veni ad dissolvendum opera feminæ : » feminæ quidem, cupiditatis ; opera autem, genrationem et interitum]; — mais surtout dans la conclusion du xiiie chapitre et le commencement du xive. L’Église, il est vrai, devait se soucier d’établir sur ses pieds une religion capable de rester debout et de continuer sa marche, dans le monde tel qu’il est et parmi les hommes ; d’où la condamnation d’hérésie qu’il lui faut prononcer contre ces gens. — À la fin du xiiie chapitre, notre père compare l’ascétisme hindou, comme mauvais, au judaïsme chrétien, et ce rapprochement met en relief la différence fondamentale de l’esprit des deux religions. En effet, dans le judaïsme et le christianisme tout revient à l’obéissance ou à la désobéissance aux commandements de Dieu : υπακον και παρακοη, comme il nous convient à nous, ses créatures, ημιν, τοις πεπλασμενοις υπο της του παντοκρατορος βουλησεως [nobis, qui ab Omnipotentis voluntate efficti sumus] (c. xiv). — À ce premier devoir vient s’ajouter celui de λατρευειν Θεω ζωντι, de servir le Seigneur, de vanter ses œuvres, de se répandre en actions de grâces. — Le brahmanisme et le bouddhisme offrent en vérité une apparence bien différente, puisque dans le dernier toute amélioration, toute conversion, tout affranchissement à espérer de ce monde de souffrance, de ce sansara, suppose la connaissance préalable des quatre vérités fondamentales : 1, dolor ; 2, doloris ortus ; 3, doloris interitus : 4, octopartita via ad doloris sedationem . (Dammapadam, éd. Fausböll, p. 35 et 347.) On trouve le développement de ces quatre vérités dans Burnouf, Introduct. à l’hist. du bouddhisme, p. 629, et dans tous les exposés du bouddhisme.

En réalité, ce n’est pas le judaïsme, avec son παντα καλα λιαν, c’est le brahmanisme et le bouddhisme qui, par leur esprit et leur tendance morale, sont parents du christianisme. Or l’esprit et la tendance morale, et non pas les mythes dont elle les habille, voilà la partie essentielle d’une religion. C’est pourquoi je ne renonce pas à l’opinion que les doctrines chrétiennes puissent dériver en quelque manière de ces religions primitives. J’en ai déjà signalé quelques indices au second volume des Parerga, § 179 (2e éd., § 180). Ajoutons ici cette remarque d’Épiphane (Hœretic., XVIII) que les premiers juifs chrétiens de Jérusalem, du nom de Nazaréens, s’étaient abstenus de toute nourriture animale. Par cette origine ou du moins par cette concordance, le christianisme appartient à la croyance antique, véritable et élevée de l’humanité, si contraire à la fausse, plate et pernicieuse doctrine de l’optimisme, telle que l’exposent le paganisme grec, le judaïsme et l’islam. La religion zende tient en quelque sorte le milieu, puisqu’en face d’Ormuzd, elle possède dans Ahriman un contrepoids pessimiste. De cette religion zende, comme J.-G. Rhode l’a solidement démontré dans son livre la Légende sainte du peuple zende, est sortie la religion juive : Ormuzd a donné naissance à Jéhovah, et Ahriman à Satan. Mais Satan ne joue encore dans le judaïsme qu’un rôle subalterne, il y disparaît presque tout entier ; de là la prédominance de l’optimisme et la présence, comme élément pessimiste, du seul mythe du péché originel, dérivé lui aussi du Zend-Avesta (fable de Meschian et Meschiana), qui y tombe dans l’oubli, jusqu’au jour où il est, ainsi que Satan, recueilli par le christianisme. Cependant Ormuzd lui-même vient du brahmanisme, quoique d’une région très inférieure de ce culte : il n’est rien d’autre en effet qu’Indra, ce dieu secondaire du firmament et de l’atmosphère qui rivalise souvent avec l’homme ; l’éminent J.-J. Schmidt l’a très bien montré dans son ouvrage Sur la parenté des doctrines gnostico-théosophiques avec les religions de l’Orient. Cet Indra-Ormuzd-Jehovah dut passer ensuite dans le christianisme, lors de sa naissance en Judée, et, se conformant au caractère cosmopolite de cette religion, il quitta ses noms propres, pour être désigné par le terme dont chaque nation convertie appelait dans sa langue les êtres surhumains qu’il supplantait. Il devint Θεος, Deus, du sanscrit Deva (d’où aussi devil, diable), ou, chez les peuples gothico-germaniques, God, Gott, de Odin ou Wodan, Wuodan, Godan. De même, dans l’islamisme, dérivé aussi du judaïsme, il prit le nom d’Allah déjà auparavant en usage dans l’Arabie. C’est par un fait analogue que les dieux de l’Olympe grec, lors de leur transplantation en Italie au temps préhistorique, reçurent les noms des dieux qui régnaient avant eux. Zeus s’appela, chez les Romains, Jupiter ; Héra, Junon ; Hermès, Mercure ; etc. En Chine, le premier embarras pour les missionnaires naît de l’absence dans la langue chinoise de terme de ce genre, comme de mot pour exprimer « la création »[83] ; aucune des trois religions de la Chine ne connaît, en effet, de Dieu, ni au pluriel, ni au singulier.

Quoi qu’il en soit du reste, le παντα καλα λιαν de l’Ancien Testament est en réalité étranger au véritable christianisme : car le Nouveau Testament ne parle jamais du monde que comme d’un lieu dont on ne fait pas partie, qu’on n’aime pas, où le diable est le maître[84]. Ceci s’accorde avec l’esprit ascétique de renoncement à son bien propre et de triomphe sur le monde, qui, avec l’amour infini du prochain et même de l’ennemi, est le trait capital que le christianisme a de commun avec le brahmanisme et le bouddhisme et qui trahit leur parenté. En aucune chose il ne faut autant séparer le noyau de l’écorce que dans le christianisme. C’est précisément parce que je prise fort le noyau que je fais parfois si peu de cérémonies avec l’enveloppe ; néanmoins elle est plus épaisse qu’on n’a coutume de le croire.

Le protestantisme, par l’exclusion de l’ascétisme et de ce qui en est le centre, le côté méritoire du célibat, a renoncé proprement à la substance intime du christianisme et ne peut être regardé ainsi que comme un rameau détaché de ce tronc. Ce caractère s’est manifesté de nos jours par la transformation insensible du protestantisme en un plat rationalisme : ce pélagianisme moderne aboutit en dernier lieu à la doctrine d’un père aimant qui a créé le monde, pour que tout s’y passe à la satisfaction et à l’agrément de chacun (en quoi, à la vérité, il n’aurait guère réussi) et qui, pour peu que nous nous accommodions à sa volonté sur certains points, nous ouvrira dans la suite un monde plus joli encore (dont le seul défaut est d’avoir une entrée si pernicieuse). Ce peut être là une bonne religion pour des pasteurs protestants, aisés, mariés et éclairés : mais ce n’est pas un christianisme. Le christianisme enseigne que la race humaine s’est rendue gravement coupable du fait même de son existence, que le cœur aspire à en être affranchi, mais ne peut gagner son salut qu’au prix des plus lourds sacrifices, du renoncement à soi-même, par suite au prix d’une conversion totale de la nature humaine. — Au point de vue pratique, c’est-à-dire, sous le rapport des horreurs de son temps qu’il voulait extirper de l’Église, Luther pouvait avoir entièrement raison ; mais il n’en était pas de même au point de vue théorique. Plus une doctrine est haute, et plus la voie s’y trouve ouverte aux abus, en présence de la bassesse générale et de la perversité de la nature humaine. Aussi le catholicisme prête-t-il à des abus bien plus nombreux et plus grands que le protestantisme. Par exemple le monachisme, cette négation méthodique de la volonté, qu’on pratique communément pour s’encourager les uns et les autres, est une institution d’ordre élevé, mais qui par là même devient presque toujours infidèle à son esprit. Les abus révoltants de l’Église provoquaient dans l’âme honnête de Luther une vive indignation. Mais il y obéit si bien qu’il en vint à vouloir supprimer le plus possible du christianisme même : à cette fin il commença par le borner aux termes de la Bible, puis, emporté par son zèle plein de bonnes intentions, il alla trop loin, jusqu’à en attaquer le cœur même dans le principe ascétique. Car, le principe ascétique une fois écarté, l’optimisme ne pouvait tarder à en prendre la place. Or l’optimisme, dans les religions, comme dans la philosophie, est une erreur fondamentale qui ferme la route à toute vérité. D’après tout ce qui précède, le catholicisme me semble être un christianisme dont on a honteusement abusé, le protestantisme un catholicisme dégénéré ; le christianisme en général me paraît avoir éprouvé le sort réservé à toute conception noble, élevée et grande, dès qu’il lui faut subsister parmi les hommes.

Cependant, au sein même du protestantisme, l’esprit ascétique et encratistique essentiel au christianisme s’est de nouveau fait jour et a éclaté en un phénomène plus considérable et plus marqué qu’il ne s’en était jamais produit auparavant : ce phénomène, c’est la secte si curieuse des shakers, fondée dans l’Amérique du Nord par une Anglaise, Anna Lee, en 1774. Les membres de cette secte sont déjà parvenus au nombre de 6.000, qui, répartis en quinze communes, occupent plusieurs bourgs dans les États de New-York et de Kentucky, surtout dans le district de New-Libanon, près de Nassau-Village. Le trait principal de leur règle de vie religieuse est le célibat et l’entière abstinence de toute satisfaction sexuelle. De l’aveu unanime des visiteurs anglais et américains qui ne leur ménageaient pas les mépris et les sarcasmes de tout genre, cette règle est appliquée avec rigueur et avec une parfaite loyauté ; et pourtant frères et sœurs habitent parfois la même maison, mangent à la même table, se livrent même dans l’église à des danses communes au milieu du service divin. Car celui qui a fait à Dieu le plus dur des sacrifices peut danser devant le Seigneur : il est le vainqueur, il a triomphé. Leurs chants d’Église sont gais en général ; ce sont même en partie de joyeuses chansons. C’est ainsi que leur danse à l’église, après le sermon, est accompagnée par le chant du reste des assistants : menée vivement et en mesure, elle finit par un galop, qu’on poursuit jusqu’à épuisement. Dans les intervalles de chaque danse l’un de leurs maîtres crie à haute voix : « Souvenez-vous que vous vous réjouissez ici devant le Seigneur d’avoir tué votre chair ! car c’est là le seul usage que nous faisons de nos membres rebelles. » Au célibat se rattachent d’eux-mêmes presque tous les autres préceptes. Il n’y a ni famille, ni propriété privée, mais communauté de biens. Tous sont vêtus de même, à la façon des quakers, et avec une grande propreté. Ils sont industrieux et appliqués : chez eux on ne supporte pas l’oisiveté. Ils ont encore une prescription bien digne d’envie, celle d’éviter tout bruit inutile, comme de crier, de battre les portes, de faire claquer un fouet, de choquer violemment deux objets, etc. L’un d’entre eux énonce ainsi leur règle de conduite : « Menez une vie d’innocence et de pureté, aimez votre prochain comme vous-même, vivez en paix avec tous les hommes, gardez-vous de la guerre, du meurtre, de toute violence vis-à-vis les uns des autres, ainsi que de tout effort pour conquérir les honneurs et les distinctions du monde. Donnez à chacun ce qui lui revient, et observez la sainteté : car sans elle nul ne peut regarder le Seigneur. Faites le bien à tous, dans la mesure de vos forces et des occasions qui s’offrent à vous. » Ils n’engagent personne à entrer dans leurs rangs, mais imposent à qui le demande un noviciat de plusieurs années. Chacun est libre de sortir de la secte, mais l’exclusion pour infraction à la règle est un cas très rare. Les enfants qu’on leur amène sont élevés avec soin et n’ont à faire profession de leur propre consentement qu’une fois devenus hommes. On raconte que, dans les controverses de leurs directeurs avec des ecclésiastiques anglicans, ceux-ci ont presque toujours le désavantage, parce que les arguments des premiers consistent en passages bibliques du Nouveau Testament. — On trouve sur eux des détails plus étendus, principalement dans Maxwell’s Run through the United states, 1841, dans Benedict’s History of all religions, 1830 ; de même dans le Times du 4 novembre 1837, et dans le journal allemand Columbus, cahier de mai 1831. — Une secte allemande très analogue à celle-ci, qui vit aussi dans un rigoureux célibat et dans la continence, est celle des rappistes, dont nous parle F. Löher dans son Histoire et situation des Allemands d’Amérique, 1853. — En Russie, les raskolniks doivent être une secte du même genre. Les gichteliens vivent également dans une absolue chasteté. — Mais déjà chez les anciens Juifs nous trouvons le type de toutes ces sectes dans les esséniens, sur lesquels nous renseigne Pline lui-même (Hist. nat., V, 15) ; ils se rapprochaient beaucoup des shakers, non seulement par le célibat, mais par d’autres points encore, même par la danse pendant le service divin[85], ce qui porte à supposer que la fondatrice de cette dernière secte avait pris l’autre pour modèle. — Que devient, en présence de ces faits, l’assertion de Luther : « Ubi natura, quemadmodum a Deo nobis insita est, fertur ac rapitur, fieri nullo modo potest, ut extra matrimonium caste vivatur » (Catech. Maj.) ?

Quand même le christianisme n’a fait en substance qu’enseigner ce que toute l’Asie savait depuis longtemps déjà et mieux même, il a été cependant pour l’Europe une nouvelle et grande révélation, qui a produit une transformation complète de la direction d’esprit des peuples européens. Car il leur a dévoilé la portée métaphysique de l’existence et leur a appris en conséquence à étendre leurs regards au-delà de la vie terrestre étroite, misérable et éphémère, et à la considérer non plus comme une fin absolue, mais comme un état de souffrance, de culpabilité, d’épreuve, de lutte et de purification, d’où les mérites moraux, le rigoureux renoncement à nous-mêmes et l’abnégation nous permettent de nous élever à une existence meilleure, inconcevable à notre entendement. Il a en effet enseigné la grande vérité de l’affirmation et de la négation du vouloir-vivre, sous le voile de l’allégorie, en disant que par la chute d’Adam nous avons tous été frappés de malédiction, que le péché est entré dans le monde, que la faute s’est transmise à tous par héritage, et qu’au contraire le sacrifice fait de sa vie par Jésus nous a tous rachetés, a sauvé le monde, effacé la faute et apaisé la justice. Mais, pour comprendre la vérité même contenue dans ce mythe, il ne faut pas seulement regarder les hommes dans le temps comme des êtres indépendants les uns des autres, il faut concevoir l’idée platonicienne de l’homme, qui se rapporte à la suite des hommes, de même que l’éternité en soi à l’éternité délayée dans le temps : il s’ensuit que l’idée éternelle de l’homme étendue, dans le temps, à la série successive des hommes, apparaît encore dans le temps comme un tout uni par le lien de la génération. Si l’on ne perd pas de vue l’idée de l’homme, on s’aperçoit que la chute d’Adam représente la nature bornée, animale, pécheresse de l’homme, celle qui fait de lui un être fini, voué au péché, à la douleur et à la mort. Au contraire la vie, les enseignements et la mort de Jésus-Christ sont l’image du côté éternel, surnaturel, de la liberté et de l’affranchissement de l’homme. Tout homme est donc, à ce titre et en puissance, aussi bien Adam que Jésus, selon la manière dont il se conçoit lui-même et dont ensuite sa volonté le détermine ; de là résulte pour lui ou la damnation et la mort inévitable, ou le salut et la conquête de la vie éternelle. — Ces vérités, tant au sens allégorique qu’au sens propre, étaient de parfaites nouveautés pour les Grecs et les Romains, qui se dépensaient tout entiers dans la vie et ne jetaient pas un regard sérieux au-delà. Qui en doute n’a qu’à voir Cicéron (Pro Cluentio, c. lxi) et Salluste (Catil., c. xlvii) parler de notre condition après la mort. Très avancés sur presque tous les autres points, les anciens, en cette matière capitale, étaient demeurés des enfants, même inférieurs aux Druides, qui professaient au moins la métempsycose. Qu’un ou deux philosophes, tels que Pythagore et Platon, aient pensé autrement, c’est ce qui ne change rien à l’ensemble.

Ainsi donc la vérité la plus importante sans comparaison qu’il puisse y avoir est celle que renferme le christianisme, comme le brahmanisme et le bouddhisme, celle qui enseigne la nécessité pour nous d’être rachetés d’une existence vouée à la souffrance et à la mort, et la possibilité d’y parvenir par la négation du vouloir, c’est-à-dire par une opposition décisive à la nature. Mais cette vérité est contraire en même temps à la tendance naturelle de la race humaine et difficile à saisir d’après ses vrais principes, comme d’ailleurs toute conception purement générale et abstraite est entièrement inaccessible à la grande majorité des hommes. Aussi, pour introduire cette vérité dans le domaine de l’application pratique, a-t-il toujours fallu un véhicule mythique, sorte de récipient, sans lequel elle se perdrait et se volatiliserait. La vérité a donc dû emprunter partout le vêtement de la fable et s’efforcer de se rattacher à un fait historique chaque fois déjà connu et déjà respecté. Ce qui resterait inaccessible aux sentiments bas, à la grossièreté intellectuelle et en général à la brutalité de toute grande masse en tout temps, en tout lieu, présenté sensu proprio, doit lui être inculqué, dans une vue pratique, sensu allegorico, pour devenir ensuite l’astre qui éclaire sa marche. Ainsi donc les religions nommées plus haut doivent être tenues pour les vases sacrés dans lesquels la grande vérité reconnue et énoncée depuis des milliers d’années, peut-être même depuis le début de l’humanité, mais qui ne cesse, pour la masse de l’humanité, de demeurer en soi-même une doctrine mystérieuse, a été appropriée à la mesure de ses forces, conservée et transmise à travers les siècles. Mais tout ce qui n’est pas entièrement composé des éléments indestructibles de la pure vérité est menacé de ruine ; toutes les fois donc qu’un tel vase, par le contact d’une époque qui lui est hétérogène, est exposé à la destruction, il faut en sauver de quelque manière le contenu sacré, le confier à un nouveau récipient et le conserver à l’humanité. Ce contenu ne fait qu’un avec la pure vérité : aussi la philosophie a-t-elle la tâche de le représenter entier, sans mélange, par de simples concepts abstraits, et par suite sans ce véhicule pour le nombre toujours très restreint des hommes capables de penser. Ainsi elle est aux religions ce qu’une ligne droite unique est à plusieurs lignes courbes qui courent à côté d’elle, car elle exprime sensu proprio et touche directement ce que les autres montrent sous des voiles et n’atteignent que par des détours.

Si maintenant je voulais encore, pour éclairer par un exemple ce que je viens de dire en dernier lieu et suivre en même temps une mode philosophique contemporaine, si je voulais, dis-je, essayer de résoudre le mystère le plus profond du christianisme, celui de la trinité, dans les concepts fondamentaux de ma philosophie, sous réserve des licences permises en de pareils interprétations, la tentative pourrait s’accomplir ainsi : le Saint-Esprit c’est la négation résolue du vouloir ; l’homme en qui elle se manifeste in concreto est le Fils. Il est identique à la volonté qui affirme la vie et par là produit le phénomène du monde visible, c’est-à-dire au Père, puisque négation et affirmation sont deux actes opposés de la même volonté dont la capacité à faire les deux est la seule véritable liberté. — Cependant il ne faut voir dans tout cela qu’un pur lusus ingenii.

Avant de terminer ce chapitre, je veux encore appuyer de quelques preuves ce que j’ai désigné au § 68 du premier volume par l’expression Δευτερος πλους : c’est la négation de la volonté provoquée par une souffrance personnelle durement sentie, et non plus seulement par le fait de s’être approprié la douleur d’autrui et d’avoir ainsi reconnu le néant et la tristesse de notre existence. Ce que produit au dedans de nous une exaltation de ce genre, et l’espèce d’épuration qu’elle entraîne, peut se comprendre par ce qu’éprouve tout homme impressionnable à la représentation d’une tragédie : les deux cas sont voisins. En effet, au troisième et au quatrième acte la vue du héros de plus en plus troublé et menacé dans son bonheur l’affecte et l’inquiète douloureusement ; mais quand au cinquième acte ce bonheur a sombré et s’est brisé sans retour, il éprouve une certaine élévation d’âme, source pour lui d’un plaisir infiniment plus haut que n’aurait pu lui en procurer le spectacle du héros comblé de prospérité. Or c’est ici, avec les demi-teintes affaiblies de la compassion que peut exciter une illusion pleinement consciente, ce qui se produit encore, mais avec toute l’énergie de la réalité, dans le sentiment de la destinée propre, lorsqu’une grande infortune pousse enfin l’homme dans le port de la résignation absolue. C’est là le fondement de ces conversions capables de transformer l’homme tout entier, telles que je les ai décrites dans mon livre. J’ai raconté l’histoire de la conversion de Raymond Lulle ; celle de l’abbé de Rancé mérite d’être rapportée ici en peu de mots pour les ressemblances frappantes qu’elle présente avec la première et, de plus, pour les résultats mémorables qui en sont sortis. Sa jeunesse avait été consacrée au plaisir et à la volupté ; il était en dernier lieu en relations amoureuses avec Mme de Montbazon. Un soir qu’il venait lui rendre visite, il trouva sa chambre vide, en désordre et obscure. Il heurta du pied quelque chose : c’était la tête de la duchesse morte subitement qu’on avait dû séparer du tronc pour faire entrer le corps dans le cercueil de plomb placé tout à côté. Après avoir surmonté son immense chagrin, Rancé devint le réformateur de l’ordre des trappistes, qui s’était bien écarté alors de la rigueur de sa règle : dès son entrée dans l’ordre en 1663, il le ramena à ce renoncement presque effrayant qui en est encore aujourd’hui la base, à cette pratique méthodique de la négation du vouloir encouragée par les sacrifices les plus lourds et par un genre de vie d’une dureté, d’une austérité incroyables qui remplit d’un saint effroi le visiteur de la Trappe ; ajoutons que dès le début ce visiteur est touché de l’humilité de ces vrais moines qui, minés par les jeûnes, le froid, les veilles, les prières et le travail, viennent s’agenouiller devant lui, l’enfant du monde et le pécheur, et implorer sa bénédiction. De tous les ordres monastiques c’est le seul en France qui se soit maintenu sans atteinte, au milieu de toutes les révolutions ; il a dû cette destinée au sérieux profond qu’on ne peut méconnaître en lui et qui exclut toute arrière-pensée. Il a même échappé à la décadence générale de la religion, parce qu’il tient à la nature humaine par des racines plus profondes que n’importe quelle croyance positive.

Cette complète et soudaine transformation de l’être intime dont il est ici question et que les philosophes ont jusqu’ici absolument négligée se produit surtout chez l’homme dans le cas où, avec une pleine conscience, il marche au-devant d’une mort violente et certaine, c’est-à-dire dans les cas d’exécution : j’ai mentionné le fait dans mon livre ; mais pour le rendre plus clair encore à tous les yeux, je ne crois nullement déroger à la dignité de la philosophie en rapportant les déclarations de quelques criminels avant leur mort, quand même je devrais m’attirer ainsi les railleries et être accusé d’en appeler à des sermons d’échafaud. Tout au contraire je crois l’échafaud un lieu propre à des révélations toutes particulières, et un observatoire d’où s’ouvrent à l’homme maître de ses sentiments des aperçus souvent plus vastes et plus nets sur l’éternité que la plupart des philosophes n’en possèdent sur les chapitres de leur psychologie et de leur théologie rationnelle.

Voici donc le discours tenu avant son exécution, le 15 avril 1837, à Glocester, par un certain Bartlett qui avait tué sa belle-mère : « Anglais et concitoyens ! Je n’ai que peu de mots à vous dire : mais je vous prie tous, et chacun de vous à part, de laisser ces quelques paroles pénétrer jusqu’au fond de vos cœurs, de n’en pas conserver seulement le souvenir, pendant que vous assisterez au triste spectacle d’aujourd’hui, mais de les porter à la maison et de les répéter à vos enfants et à vos amis. Voilà ce qu’implore de vous un mourant, un homme pour qui l’instrument du supplice est déjà prêt. Et ces quelques mots, les voici : détachez-vous de l’amour de ce monde périssable et de ses vaines joies ; pensez moins à lui et plus à votre Dieu. Faites-le ! Convertissez-vous, convertissez-vous ! Car, soyez-en certains, sans une profonde et sincère conversion, sans un retour à votre père céleste, vous ne sauriez avoir le moindre espoir d’atteindre jamais ces régions de la béatitude et ce pays de la paix vers lequel j’ai la ferme assurance de marcher maintenant à grands pas. » (Cf. Times du 18 avril 1837).

La dernière déclaration du fameux assassin Greenacre, exécuté le 1er mai 1837, à Londres, est plus curieuse encore. Voici ce qu’en dit le journal anglais The Post, dont le Galignani’s Messenger du 6 mai 1837, a reproduit à son tour le récit : « Le matin de son exécution, une personne lui recommandait de mettre sa confiance en Dieu et d’implorer son pardon par l’intercession de Jésus-Christ. Greenacre répondit : Demander son pardon par la médiation de Jésus-Christ est une affaire d’opinion. Pour sa part il croyait qu’aux yeux de l’être suprême un mahométan valait un chrétien et avait autant de droits à la félicité. Depuis son emprisonnement, il avait dirigé son attention sur des sujets théologiques et acquis la conviction que l’échafaud était un passeport pour le ciel. » Cette indifférence manifeste à l’égard des religions positives est justement ce qui donne un plus grand poids à cette déclaration : c’est la preuve en effet qu’elle ne repose pas sur l’illusion d’un fanatique, mais sur une connaissance immédiate et personnelle.

Rappelons encore ce trait que le Galignani’s Messenger du 15 août 1837 rapporte d’après la Limerick Chronicle : « Lundi dernier, a été exécutée Maria Cooney, coupable du meurtre révoltant de mistress Anderson. Cette misérable était si profondément pénétrée de l’énormité de son crime, qu’elle baisait la corde qu’on lui mettait au cou, en implorant avec humilité la grâce divine. ».

Enfin un dernier exemple : le Times du 29 avril 1845 publie plusieurs lettres que Hocker, l’assassin de Delarue, a écrites la veille de son exécution. Dans l’une d’elles il dit : « Je suis persuadué que, si le cœur naturel n’est pas brisé (the natural heart be broken) et renouvelé par la grâce divine ; si noble, si digne d’affection qu’il paraisse aux yeux du monde, il ne peut jamais songer à l’éternité sans un frisson intérieur. »

Telles sont ces perspectives sur l’éternité dont je parlais plus haut, qui s’ouvrent à nous de cet observatoire ; et j’ai eu d’autant moins de scrupule à les signaler, que Shakespeare lui-même nous dit :

___________Out of these convertites
There is much matter to be heard and learn’d[86].
______________(Comme il vous plaira, scène dernière.)

Le christianisme attribue aussi à la souffrance en tant que telle cette vertu purifiante et sanctifiante ici exposée, et l’effet contraire à la grande prospérité ; Strauss l’a démontré dans sa Vie de Jésus (vol. I, section 2, chap. VI, §§ 72 et 74). Il dit en effet que les Béatitudes du Sermon sur la montagne ont un tout autre sens chez Luc (VI, 21) que chez Matthieu (V, 3) ; car ce dernier seul à μακαριοι οι πτωχοι ajoute τω πνευματι et à πεινωντες le complément την δικαιοσυνην : chez lui seul ainsi il est fait allusion aux simples et aux humbles, etc. ; chez Luc au contraire, aux pauvres proprement dits ; de sorte qu’il y a ici opposition entre la souffrance actuelle et le bien-être futur. Chez les Ébionites c’est un principe capital que celui qui prend sa part en ce monde, reste les mains vides dans l’autre monde, et inversement. Aussi chez Luc les béatitudes sont-elles suivies d’autant de « ουαι » qu’il adresse aux πλουσιοις, εμπεπλησμενοις et γελωσι, au sens des Ébionites. C’est dans le même esprit, dit-il à la page 504, qu’est conçue la parabole (Luc. xvi, 19) du riche et de Lazare : elle ne parle nullement d’une faute de l’un, ni d’un mérite de l’autre, et prend pour mesure de la rémunération à venir non pas le bien ou le mal fait en cette vie, mais la souffrance qu’on a éprouvée ou le bonheur dont on a joui en ce monde, au sens des Ébionites. « Les autres synoptiques (Matth., xix, 16 ; Marc, x, 17 ; Luc, xviii, 18) attribuent encore à Jésus une semblable estime de la pauvreté extérieure dans le récit du jeune homme riche et dans la parabole du chameau et du trou d’aiguille. »

En allant au fond des choses, on reconnaîtra que les passages même les plus célèbres du Sermon sur la montagne contiennent une invitation indirecte à la pauvreté volontaire, et par là à la négation du vouloir-vivre. Car le précepte (Matth., v, 40 et s.) de nous rendre sans réserve à toutes les demandes qu’on nous fait, de donner aussi notre manteau à qui veut nous disputer notre tunique, etc., de même (ibid., vi, 25-34) le précepte de renoncer à tout souci de l’avenir et même du lendemain et de vivre ainsi au jour le jour, sont des règles de vie dont la pratique mène infailliblement à l’absolue pauvreté, et qui par suite disent d’une manière indirecte ce que Bouddha prescrit directement aux siens, et appuie de son exemple : rejetez tout et devenez Bikschous, c’est-à-dire mendiants. Cela ressort encore plus nettement du passage de Matth., x, 9-15, où il est défendu aux apôtres de rien posséder, même des souliers et un bâton de voyage, et de se borner à mendier. Ces préceptes sont devenus dans la suite la base de l’ordre mendiant de Saint-François (Bonaventure Vita sancti Francisci, c. iii). Voilà pourquoi je dis que l’esprit de la morale chrétienne est identique à celui du brahmanisme et du bouddhisme. — En conformité avec les vues que je viens d’exposer ici, maître Eckhard dit aussi (Œuvres, vol. I, page 492) : « Le coursier le plus rapide qui vous conduise à la perfection, c’est la souffrance. »


CHAPITRE XLIX
L’ORDRE DE LA GRÂCE


Il n’y a qu’une erreur innée : c’est celle qui consiste à croire que nous existons pour être heureux. Elle est innée en nous, parce qu’elle coïncide avec notre existence même, que tout notre être n’en est que la paraphrase et notre corps le monogramme : nous ne sommes en effet que vouloir-vivre ; et la satisfaction successive de tout notre vouloir est ce qu’on entend par la notion de bonheur.

Tant que nous persistons dans cette erreur innée, que nous y sommes confirmés encore par des dogmes optimistes, le monde nous paraît plein de contradictions. Car à chaque pas, dans l’ensemble comme dans le détail, nous devons éprouver par expérience que le monde et la vie ne sont nullement disposés pour comporter une existence heureuse. L’homme incapable de réfléchir n’est sensible qu’aux souffrances réelles ; mais, pour l’homme qui pense, au tourment réel vient s’ajouter une perplexité théorique : il se demande pourquoi un monde et une vie, faits après tout pour qu’on y soit heureux, répondent si mal à leur fin ? Cette anxiété se fait jour tout d’abord et s’exprime par des soupirs entrecoupés : « Hélas ! pourquoi tant de larmes sous le soleil ! » et autres plaintes de ce genre ; puis à leur suite s’élèvent des scrupules inquiétants contre les hypothèses préconçues des dogmes optimistes. On peut toujours essayer de rejeter la faute de son infortune personnelle tantôt sur les circonstances, tantôt sur les autres, tantôt sur sa propre malchance, ou encore sur sa propre maladresse ; on peut reconnaître aussi que toutes ces causes réunies y ont contribué ; mais tout cela ne change rien au résultat : le véritable but de la vie, qui consiste dans le bien-être, n’en est pas moins manqué ; et les réflexions sur ce sujet, surtout quand la vie penche déjà vers son déclin, mènent souvent au désespoir : de là, sur presque tous les visages un peu vieux, l’expression de ce que l’anglais appelle disappointement. Mais ce n’est pas tout : chaque jour écoulé de notre vie nous a déjà enseigné que les joies et les jouissances, même une fois conquises, sont encore trompeuses, qu’elles ne tiennent pas ce qu’elles promettent, ne satisfont pas le cœur, et qu’enfin la possession en est tout au moins empoisonnée par les désagréments qui les accompagnent ou en découlent ; tandis qu’au contraire les douleurs et les souffrances se montrent bien réelles et dépassent souvent toute attente. — Ainsi donc, n’en doutons pas, tout dans la vie est disposé pour nous faire revenir de cette erreur originelle et nous convaincre que l’objet de notre existence n’est pas le bonheur. Bien plus, à qui la contemple de plus près et sans parti pris, la vie apparaît tout spécialement combinée pour que nous ne nous y sentions pas heureux : elle porte dans toute son essence le caractère d’une chose dont nous devons nous dégoûter, pour laquelle nous devons éprouver de la répugnance, d’une erreur dont il nous faut revenir pour guérir notre cœur de la soif de jouir, de vivre même, et le détourner du monde. En ce sens il serait donc plus juste de placer le but de la vie dans la souffrance que dans notre bonheur. Car les considérations de la fin du chapitre précédent ont montré que plus on souffre, plus on est près d’atteindre le vrai but de la vie, et plus on vit heureux, plus ce but s’éloigne de nous. À cette idée répond la conclusion de la dernière lettre de Sénèque, qui annonce une influence évidente du christianisme : Bonum tunc habebis tuum quum intelliges infelicissimos esse felices. — L’action particulière de la tragédie repose aussi au fond sur ce qu’elle ébranle cette erreur innée, en donnant, par un grand et frappant exemple, une idée vive de la vanité des aspirations humaines et du néant de l’existence entière, et en nous dévoilant ainsi le sens le plus profond de la vie : aussi est-elle reconnue pour la forme la plus élevée de la poésie. — Celui qui maintenant, par une voie ou par l’autre, est revenu de cette erreur inhérente en nous a priori, de ce πρωτον ψευδος de l’existence, ne tardera pas à voir toutes choses sous un autre jour et à trouver alors le monde en harmonie, sinon avec ses désirs, du moins avec ses conceptions. Les coups de la fortune, quelles qu’en soient la nature et la gravité, peuvent encore le faire souffrir, mais non plus le surprendre ; il a en effet compris que la douleur et l’affection travaillent précisément à nous mener au vrai but de la vie, qui est d’en détourner la volonté. Cette idée lui inspirera même, quoi qu’il lui arrive, une résignation merveilleuse, semblable à celle du malade qui supporte les douleurs d’un long et pénible traitement et y voit le signe de l’efficacité des remèdes. L’existence humaine tout entière nous dit assez nettement que la souffrance est la véritable destination de la vie. La vie y est plongée jusqu’à la base et ne peut s’y soustraire : notre entrée s’y fait au milieu des larmes, le cours en est au fond toujours tragique, et l’issue plus encore. Il y a là une couleur d’intention qu’on ne peut méconnaître. En général, le sort renverse de fond en comble les projets de l’homme au moment où il touche au but suprême de ses désirs et de ses efforts ; sa vie en reçoit dès lors une tendance tragique bien propre à l’affranchir de cette soif de vivre, dont toute existence individuelle est le phénomène, et à lui faire quitter la vie, sans qu’il la regrette, ni elle ni ses joies. La souffrance est en effet le moyen de purification seul capable, dans la plupart des cas, de sanctifier l’homme, c’est-à-dire de le ramener de la fausse voie du vouloir-vivre. De là vient que les livres d’édification chrétienne rappellent souvent l’efficacité de la croix et de la souffrance, et d’une façon générale la croix, instrument de « passion » et non d’action, peut très bien servir de symbole à la religion chrétienne. L’Ecclésiaste, juif encore, mais si philosophique, dit déjà avec raison : « Mieux vaut pleurer que rire ; car les pleurs corrigent le cœur. » (VII, 4.) En la désignant du nom de δευτερος πλους j’ai représenté la douleur en quelque sorte comme un succédané de la vertu et de la sainteté : mais ici je dois prononcer cette parole hardie, que, tout bien considéré, nous avons plus à espérer, pour notre salut et notre délivrance, de nos souffrances que de nos actions. C’est en ce sens que, dans son Hymne à la douleur, Lamartine dit si bien en s’adressant au chagrin :

Tu me traites sans doute en favori des cieux,
Car tu n’épargnes pas les larmes à mes yeux.
Eh bien, je les reçois comme tu les envoies.
Tes maux seront mes biens, et tes soupirs mes joies.
Je sais qu’il est en toi, sans avoir combattu,
Une vertu divine au lieu de ma vertu ;
Que tu n’es pas la mort de l’âme, mais sa vie ;
Que ton bras, en frappant, guérit et vivifie.

Si donc la souffrance a déjà une telle vertu sanctifiante, ce caractère sera à un bien plus haut degré encore celui de la mort, plus redoutée que toutes les souffrances. Aussi ressentons-nous toujours devant un mort un respect analogue à celui que nous impose toute grande souffrance : chaque cas de mort nous paraît, pour ainsi dire, une sorte d’apothéose ou de canonisation ; de là pour nous l’impossibilité de contempler sans respect le cadavre de l’homme même le plus insignifiant, et, si étrange que puisse sembler ici cette remarque, la garde présente toujours les armes à un cadavre. La mort doit être considérée sans aucun doute comme le but véritable de la vie : au moment où elle se produit, se décide tout ce dont le cours entier de la vie n’était que la préparation et la préface. La mort est le résultat, le résumé de la vie, ou le total effectué qui énonce en une fois tout l’enseignement que la vie donnait en détail et par morceaux : elle nous apprend que toutes les aspirations, dont la vie est le phénomène, étaient chose inutile, vaine, pleine de contradictions, d’où le salut consiste à revenir. Ce qu’est la lente végétation de la plante entière par rapport au fruit, qui produit d’un seul coup au centuple ce qu’elle produisait par fragments insensibles, la vie, avec ses obstacles, ses espérances déçues, ses plans déjoués et ses souffrances constantes, l’est aussi par rapport à la mort qui d’un seul coup renverse tout, tout ce que l’homme a voulu, et couronne ainsi l’enseignement que la vie lui donnait. — Le cours rempli de la vie, sur lequel le mourant jette un regard, exerce ainsi, sur la volonté entière objectivée dans cette individualité qui disparaît, une influence analogue à celle d’un motif sur la conduite de l’homme : elle lui imprime, en effet, une direction nouvelle, qui est ainsi le résultat moral et essentiel de la vie. Comme une mort soudaine rend impossible ce coup d’œil rétrospectif, l’église y voit un grand malheur, et dans nos prières nous demandons d’en être préservés. Et comme la raison est la condition de ce retour en arrière ainsi que de la prévision expresse de la mort, que ces deux états ne se peuvent réaliser que dans l’homme et non dans l’animal, et qu’ainsi l’homme seul vide réellement la coupe de la mort, l’humanité est le seul degré de l’échelle des êtres où la volonté puisse se nier et se détourner tout à fait de la vie. Si la volonté ne se nie pas, chaque naissance lui prête un nouvel intellect, différent des premiers, jusqu’à ce qu’elle ait reconnu la véritable nature de la vie et que par suite elle n’en veuille plus.

Dans le cours naturel des choses, le dépérissement du corps que provoque la vieillesse est précédé de celui de la volonté. La soif des jouissances disparaît aisément avec la faculté de les goûter. La source du plus violent vouloir, le foyer de la volonté, l’instinct sexuel, est le premier à s’éteindre, ce qui met l’homme dans un état voisin de celui d’innocence où il était avant le développement du système génital. Les illusions, qui faisaient prendre des chimères pour les biens les plus souhaitables, s’évanouissent, remplacées par la connaissance du néant de tous les avantages terrestres. L’égoïsme est supplanté par l’amour des enfants, et l’homme commence ainsi à vivre plus dans le moi étranger que dans le moi propre, qui ne tardera pas à ne plus être. Tel est du moins le cours des choses le plus désirable : c’est l’euthanasie de la volonté. Dans l’espoir d’y atteindre, il est ordonné aux brahmanes, les meilleures années de la vie une fois écoulées, d’abandonner leurs biens et leur famille et de mener la vie d’ermite. (Manou, vol. VI.) Mais si, au contraire, l’avidité survit à la capacité de jouir, et si l’homme regrette quelques plaisirs manqués dans sa vie, au lieu de reconnaître le vide et le néant de toutes les joies ; si les objets des désirs, pour lesquels le sens n’existe plus, se trouvent remplacés par le représentant abstrait de tous ces objets, par l’argent, qui excite désormais les mêmes passions violentes qu’éveillaient autrefois, mais avec plus d’excuse, les objets mêmes de la jouissance réelle, et si alors, malgré le dépérissement, des sens, sa volonté se porte sur un objet inanimé mais indestructible, avec une convoitise tout aussi indestructible ; ou encore, de même, si ce qu’il est dans l’opinion d’autrui remplace ce qu’il est et ce qu’il fait dans le monde réel et allume les mêmes passions, — alors, sous forme d’avarice ou d’ambition, la volonté s’est sublimée et spiritualisée, mais du même coup elle s’est jetée dans la dernière forteresse où seule encore la mort viendra la forcer. Le but de l’existence est manqué.

Toutes ces considérations nous fournissent une explication plus profonde de ce que j’ai désigné dans le chapitre précédent par l’expression de δευτερος πλους, c’est-à-dire la purification, la conversion de la volonté et la délivrance due aux souffrances de la vie qui est sans aucun doute la plus fréquente. Car c’est la voie des pécheurs, autrement dit de nous tous. L’autre voie, celle qui, par la simple connaissance et l’attribution qu’elle entraîne des souffrances de tout un monde, conduit au même terme, est l’étroit chemin des élus, des saints, qu’il faut considérer comme une rare exception. Sans la première il n’y aurait donc pour la plupart des hommes aucun espoir de salut. Cependant nous répugnons à la suivre et nous travaillons au contraire de toutes nos forces à nous préparer une existence sûre et agréable, moyen infaillible d’attacher notre volonté à la vie par des liens toujours plus forts. Les ascètes agissent à l’inverse de nous : les yeux fixés sur leur bien dernier et véritable, ils veulent rendre leur vie aussi pauvre, aussi dure, aussi vide de joies que possible. Mais la fortune et la marche du monde veillent mieux à notre intérêt que nous-mêmes : elles déjouent à tout moment les arrangements que nous prenons en vue d’une vie de paresse, dont la folie se reconnaît assez à sa brièveté, à son inconsistance, à son inanité, à la fin qu’elle trouve dans une mort amère ; elles sèment sur notre route épines sur épines et nous apportent partout la souffrance salutaire, la panacée de nos misères. En réalité, ce qui prête à notre vie son caractère singulier et équivoque, c’est que deux fins diamétralement opposées s’y entrecroisent à tout instant : l’une, celle de la volonté individuelle, dirigée vers un bonheur chimérique, au milieu d’une existence éphémère, sorte de songe trompeur, où, par rapport au passé, bonheur et malheur importent peu, où le présent ne cesse de devenir le passé ; l’autre, celle du sort, assez visiblement dirigée vers la destruction de notre bonheur, et par là vers la mortification de la volonté et l’anéantissement de l’illusion, qui nous tient enchaînés dans les liens de ce monde.

L’opinion généralement admise, surtout par les protestants, que le but de la vie réside uniquement et immédiatement dans les vertus morales, c’est-à-dire dans la pratique de la justice et de l’humanité, trahit déjà son insuffisance par la misérable petite quantité de pure et vraie vertu qu’on trouve parmi les hommes. Je ne veux pas même parler des hautes vertus, générosité, grandeur d’âme, dévouement de la personne ; on aura eu de la peine à les rencontrer ailleurs que dans les drames et les romans. Il ne s’agit que de ces vertus qui sont un devoir pour chacun de nous. Quiconque est vieux n’a qu’à reporter sa pensée sur tous ceux auxquels il a eu affaire : combien en a-t-il vus de réellement et véritablement honnêtes ? À parler franchement, la plupart n’étaient-ils pas à beaucoup près le contraire, malgré leurs emportements effrontés au moindre soupçon de malhonnêteté ou seulement de mensonge ? Bas égoïsme, avidité sans bornes, friponnerie bien déguisée, et avec cela envie venimeuse et joie diabolique au malheur d’autrui, tous ces traits ne dominaient-ils pas si généralement, que la moindre exception à la règle était accueillie par des transports d’admiration ? Et la charité va-t-elle jamais jusqu’à donner plus que ce qui est assez superflu pour qu’on n’en ait jamais besoin ? Et c’est dans ces traces si faibles et si rares de moralité qu’on voudrait placer tout le but de l’existence ! Le place-t-on au contraire dans la conversion totale de notre être (qui produit les mauvais fruits indiqués ci-dessus) amenée par la souffrance, tout prend un autre aspect et se trouve en harmonie avec l’état réel des choses. La vie se présente alors comme une opération purificative, où le bain purifiant est la douleur. L’opération accomplie, elle laisse pour résidu impur l’immoralité et la méchanceté antérieures, et ainsi se réalise ce que dit le Véda : « Fiditur nodus cordis, dissolvuntur omnes dubitationes, ejusque opera evanescunt. » — Le quinzième sermon de maître Eckhard mérite d’être lu ; on le trouvera en parfaite harmonie avec ces vues.


CHAPITRE L
ÉPIPHILOSOPHIE


En terminant mon exposition, je dois donner encore place à quelques considérations sur ma philosophie. — Elle ne se fait pas fort, je l’ai déjà dit, d’expliquer jusque dans ses derniers fondements l’existence du monde : elle s’arrête au contraire aux faits de l’expérience externe et interne, tels qu’ils sont accessibles à chacun, et en montre l’enchaînement profond et véritable, sans jamais les dépasser, sans jamais étudier les choses extérieures au monde et les rapports qu’elles peuvent avoir avec lui. Elle ne tire par suite aucune conclusion sur ce qui existe au delà de toute expérience possible ; elle n’explique que ce qui est donné dans le monde extérieur et dans la conscience propre, et se contente ainsi de saisir l’essence du monde, dans sa connexion intime avec lui-même. C’est donc une philosophie immanente, au sens kantien du mot. Mais par là même elle laisse encore bien des questions sans réponse, par exemple celle de savoir pourquoi les faits qu’elle signale sont tels et non autres, etc. De semblables questions, ou plutôt les réponses qu’elles demandent, sont, à vrai dire, transcendantes, c’est-à-dire qu’elles ne se peuvent concevoir au moyen des formes et des fonctions de notre intellect et n’y rentrent pas ; notre intelligence est par rapport à elles ce que notre sensibilité est aux qualités possibles des corps, pour lesquelles nous ne possédons pas de sens. On peut encore, par exemple, après toutes mes explications, demander l’origine de cette volonté, qui est libre de s’affirmer et d’avoir pour phénomène le monde ou de se nier et d’avoir un phénomène à nous inconnu. Quelle est cette fatalité extérieure à toute expérience qui l’a placée dans cette alternative si fâcheuse, d’apparaître sous la forme d’un monde où règnent la douleur et la mort, ou de renier son être propre ? Ou bien encore, qu’est-ce qui l’a déterminée à quitter le repos infiniment préférable du néant bienheureux ? Une volonté individuelle, est-on tenté d’ajouter, peut se laisser entraîner à sa perte par un simple chois erroné, c’est-à-dire par une faute de la connaissance ; mais la volonté en soi, antérieure à tout phénomène, et par suite encore dénuée de connaissance, comment a-t-elle pu s’égarer et tomber dans cette condition si misérable qui est aujourd’hui la sienne ? D’où vient en général cette énorme discordance qui pénètre ce monde ? Jusqu’à quelle profondeur, dans l’essence intime du monde, peut-on demander encore, descendent les racines de l’individualité ? À quoi l’on pourrait répondre à la rigueur : elles vont aussi loin que l’affirmation du vouloir-vivre ; là où paraît la négation, elles s’arrêtent, car elles sont nées avec l’affirmation. Mais on pourrait alors poser cette question : « Que serais-je si je n’étais pas vouloir-vivre ? » et d’autres du même genre. — À toutes ces questions il y aurait d’abord à répondre que l’expression de la forme la plus générale et la plus commune de notre intellect est le principe de raison ; mais que ce principe par là même ne s’applique qu’au phénomène, non à l’essence intime des choses, et que sur lui seul reposent tout « Comment » et tout « Pourquoi ». Depuis la Critique de Kant il n’est plus une æterna veritas, mais une simple forme, c’est-à-dire une fonction de notre intellect qui, de nature cérébrale, est primitivement un pur instrument au service de la volonté et la suppose avec toutes ses objectivations. Or toute notre faculté de connaître et de saisir est liée aux formes de notre intellect : il s’ensuit que nous devons concevoir toutes choses dans le temps, c’est-à-dire sous les notions d’avant ou d’après, de cause et d’effet, de haut ou de bas, de tout et de partie, etc., et que nous ne pouvons sortir de cette sphère où est enfermée pour nous toute possibilité de connaissance. Mais ces formes ne conviennent nullement aux problèmes ci-dessus soulevés, et, supposé même que la solution nous en fût donnée, elles ne seraient pas propres à nous permettre de la comprendre. Aussi, par notre intelligence, ce pur instrument de la volonté, nous heurtons-nous de toutes parts à des problèmes insolubles, comme au mur de notre cachot. — De plus, il est pour le moins vraisemblable que sur toutes ces questions non seulement pour nous, mais pour tous les hommes en général, il n’y a en aucun lieu et en aucun temps de connaissance possible ; que ces matières sont non pas relativement, mais absolument impénétrables à toute recherche ; que non seulement personne ne les sait, mais qu’en soi elles ne sont pas connaissables, parce qu’elles ne rentrent pas dans la forme de la connaissance (ceci correspond à ce que dit Scot Érigène de mirabili divina ignorantia, qua Deus non intelligit quid ipse sit (lib. II). Car la perceptibilité en général, avec sa forme essentielle et par là toujours nécessaire du sujet et de l’objet, n’appartient qu’au phénomène, non à l’essence des choses. Là où il y a connaissance, c’est-à-dire représentation, il n’y a aussi que phénomène, et nous nous trouvons dès lors sur le terrain du phénomène ; bien plus, la connaissance même en général ne nous est connue que comme un phénomène cérébral, et nous sommes privés non seulement du droit, mais encore de la possibilité de la concevoir autrement. Ce qu’est le monde en tant que monde, il nous est donné de le comprendre : il est un phénomène et nous pouvons immédiatement et par nous-mêmes, au moyen d’une analyse exacte de notre conscience propre, connaître ce qui s’y manifeste ; puis, armés de cette clef de l’essence du monde, nous pouvons déchiffrer l’ensemble du phénomène et en saisir l’enchaînement, comme je crois l’avoir fait dans mon livre. Mais abandonner le monde, pour répondre aux questions signalées ci-dessus, c’est quitter du même coup l’unique terrain sur lequel non seulement toute liaison de cause à effet, mais encore toute connaissance en général est possible ; tout devient alors instabilis tellus, innabilis unda. L’essence des choses antérieure ou extérieure au monde et par suite extérieure à la volonté, est fermée à notre examen, car la connaissance même n’est d’une façon générale qu’un phénomène, et par suite n’existe que dans le monde, comme le monde n’existe qu’en elle. L’essence intime des choses n’est pas un élément connaissant, un intellect, c’est un principe dépourvu de connaissance ; la connaissance ne s’y surajoute que comme un accident, une ressource du phénomène de cette essence : elle ne peut donc s’assimiler cette essence, même que dans la mesure de sa propre nature calculée en vue de fins toutes différentes (celles de la volonté individuelle), et par suite que très imparfaitement. De là procède l’impossibilité de concevoir complètement, jusque dans ses derniers principes et de manière à satisfaire à toute demande, l’existence, la nature et l’origine du monde. En voilà assez sur les bornes de ma philosophie et de toute philosophie.

La doctrine de l’εν και παν, c’est-à-dire de l’unité et de l’identité absolue de l’essence intime de toutes choses, après avoir été enseignée en détail par les Éléates, Scot Érigène, Jordano Bruno et Spinoza, et renouvelée par Schelling, était déjà comprise et reconnue de mon temps. Mais la nature de cette unité et la manière dont elle parvient à se manifester en tant que multiplicité, voilà un problème dont la solution se trouve chez moi pour la première fois. — De même on avait, depuis les temps les plus reculés, proclamé l’homme un microcosme. J’ai renversé la proposition et montré dans le monde un macranthrope, puisque volonté et représentation épuisent l’essence de l’un comme de l’autre. Mais il est évidemment plus juste d’apprendre à connaître le monde par l’homme que l’homme par le monde : car ce qui est donné immédiatement, c’est-à-dire la conscience propre, sert à expliquer ce qui est donné médiatement, c’est-à-dire les objets de la perception externe, et l’inverse n’est pas possible.

Si j’ai de commun avec les panthéistes cet εν και παν, je ne partage pas leur παν θεος ; car je ne dépasse pas l’expérience prise au sens le plus large, et je veux encore moins me mettre en contradiction avec les données existantes. Très conséquent avec l’esprit du panthéisme, Scot Érigène déclare tout phénomène une théophanie ; mais alors il faut transporter cette notion jusqu’aux phénomènes les plus terribles et les plus hideux : singulières théophanies ! Ce qui de plus me distingue des panthéistes, ce sont surtout les différences suivantes : 1° Leur Dieu est un x, une grandeur inconnue ; la volonté est au contraire de toutes les choses possibles la mieux connue de nous, la seule à nous immédiatement donnée, et par suite la seule propre à expliquer toutes les autres. Partout, en effet, le connu doit servir à expliquer l’inconnu, et non pas inversement. — 2° Leur Dieu se manifeste animi causa, pour déployer sa magnificence ou pour se faire admirer. Abstraction faite de la vanité qu’ils lui attribuent par là, ils se mettent ainsi dans le cas de devoir nier, par des sophismes, les maux énormes de ce monde ; mais le monde n’en demeure pas moins dans une contradiction vivante et effroyable avec cette excellence rêvée par eux. Chez moi au contraire la volonté parvient toujours par son objectivation, quelle qu’en soit la nature, à la connaissance de soi-même, ce qui rend possibles sa suppression, sa conversion et son salut. Aussi chez moi seul la morale trouve-t-elle un fondement solide et un développement complet en harmonie avec les religions les plus élevées et les plus profondes, avec le brahmanisme, le bouddhisme et le christianisme, et non plus seulement avec le judaïsme et l’islamisme. La métaphysique du beau n’est aussi complètement éclaircie qu’à l’aide de mes principes, et n’a plus besoin de chercher un refuge derrière des mots vides de sens. Seul, je reconnais loyalement dans toute leur étendue les maux de ce monde, et je le puis, parce que chez moi les deux questions de l’origine du mal et de l’origine du monde convergent vers une même réponse. Au contraire dans tous les autres systèmes, tous optimistes, la question de l’origine du mal est le mal incurable toujours renaissant, qui les condamne à traîner une vie misérable, au milieu des palliatifs et des drogues. — 3° Je pars de l’expérience et de la conscience de soi naturelle, donnée à chacun, pour arriver à la volonté, non seul élément métaphysique : je suis ainsi une marche montante et analytique. Les panthéistes au contraire prennent, à l’inverse de moi, la voie descendante et synthétique ; ils partent de leur Dieu, que, deux fois sous le nom de substantia ou d’absolu, ils obtiennent de nous par leurs instances ou nous imposent, et c’est cet être entièrement inconnu qui doit expliquer par la suite tout ce qui est connu. — 4° Chez moi le monde ne comble pas l’entière possibilité de toute existence ; mais il y reste encore une large place pour ce que nous ne désignons que négativement par la négation du vouloir-vivre. Le panthéisme au contraire est optimiste par essence ; si le monde est ce qu’il y a de meilleur, il doit s’en tenir là. — 5° L’idée des panthéistes que le monde visible, c’est-à-dire le monde comme représentation, est une manifestation intentionnelle du désir qui y réside, loin de contenir en soi une explication véritable de l’apparition du monde, a bien plutôt besoin elle-même d’éclaircissement. Chez moi au contraire le monde comme représentation ne trouve place que par accident : l’intellect, en effet, avec sa perception extérieure, n’est tout d’abord que le medium des motifs pour les phénomènes les plus parfaits de la volonté, et cet intermédiaire s’élève progressivement jusqu’à cette objectivité de l’évidence intuitive qui constitue l’existence du monde. En ce sens ma théorie rend réellement compte de l’origine du monde, en tant qu’objet visible, sans recourir, comme les panthéistes, à d’insoutenables fictions.

À la suite de la critique kantienne de toute théologie spéculative, presque tous les gens qui philosophaient en Allemagne se sont rejetés sur Spinoza : toute la série d’essais manqués connue sous le nom de philosophie postkantienne n’est que du spinozisme ajusté sans goût, enveloppé de mille discours incompréhensibles et défiguré de bien des manières encore. Aussi, après avoir montré le rapport de ma doctrine avec le panthéisme en général, ai-je l’intention d’en indiquer la relation avec le spinozisme en particulier. Elle est au spinozisme ce que le Nouveau Testament est à l’Ancien. Ce que l’Ancien Testament a de commun avec le Nouveau, c’est le même Dieu créateur. D’une façon analogue, chez moi comme chez Spinoza le monde existe par lui-même, et grâce à son énergie intrinsèque. Mais chez Spinoza, sa substantia æterna, l’essence intime du monde, qu’il intitule lui-même Dieu, n’est encore, par le caractère moral et par la valeur qu’il lui attribue, que Jéhovah, le Dieu créateur, qui s’applaudit de sa création et trouve que tout a tourné pour le mieux, παντα καλα λιαν. Spinoza ne lui a rien enlevé que la personnalité. Chez lui aussi le monde avec tout son contenu est donc parfait et tel qu’il doit être : par là l’homme n’a rien de plus à faire que vivere, agere, suum Esse conservare, ex fundamento proprium utile quærendi (Eth., IV, p. 67) ; il doit simplement se réjouir de sa vie, tant qu’elle dure, tout comme l’ordonne l’Ecclésiaste, IX, 7-10. Bref, c’est de l’optimisme : aussi la partie morale est-elle faible, comme dans l’Ancien Testament, fausse même et en partie révoltante[87]. — Chez moi au contraire, la volonté ou l’essence intime du monde n’est nullement Jéhovah, mais bien plutôt en quelque sorte le Sauveur crucifié, ou encore le larron crucifié, selon le parti pour lequel elle se détermine : aussi ma morale s’accorde-t-elle toujours avec la morale chrétienne, et cela jusque dans les tendances les plus hautes de celle-ci, aussi bien qu’avec celle du brahmanisme et du bouddhisme. Spinoza ne pouvait s’affranchir du Juif : quo semel est imbuta recens servabit odorem. Ce qui est tout à fait juif en lui, et qui, joint au panthéisme, est de plus absurde et à la fois horrible, c’est son mépris des animaux, dans lesquels il voit de pures choses destinées à notre usage et auxquels il refuse tout droit (Eth., II, Appendix, c. xxvii). — Malgré tout, Spinoza demeure un très grand homme. Mais, pour le bien apprécier à sa valeur, il ne faut pas perdre de vue le rapport qui l’unit à Descartes. Descartes avait nettement séparé la nature en esprit et en matière, c’est-à-dire en substance pensante et en substance étendue, et mis de même Dieu et le monde en opposition absolue l’un avec l’autre : Spinoza, tant qu’il fut cartésien, enseigna tous ces principes dans ses Cogitata metaphysica, c. xii, en 1665. C’est seulement dans ses dernières années qu’il reconnut l’erreur fondamentale de ce double dualisme, et c’est pourquoi sa propre philosophie consiste principalement dans la suppression indirecte de ces deux oppositions ; et cependant, en partie pour ne pas blesser son maître, en partie pour moins choquer les esprits, il donna à cette philosophie, par le moyen d’une forme rigoureusement dogmatique, une apparence positive, bien que le contenu en fût surtout négatif. Son identification du monde avec Dieu n’a que ce seul sens négatif : Car appeler le monde Dieu, ce n’est pas l’expliquer ; sous ce second nom comme sous le premier, le monde demeure une énigme. Mais ces deux vérités négatives avaient une valeur pour leur temps, et pour tout temps où il existe des cartésiens conscients ou inconscients. Il partage avec tous les philosophes d’avant Locke le défaut de partir de notions abstraites, sans en avoir étudié préalablement l’origine : telles sont les notions de substance, de cause, etc., qui dans la suite avec une telle méthode reçoivent une acception beaucoup trop étendue. — Ceux qui, dans ces derniers temps, n’ont pas voulu professer le néo-spinozisme en vogue, en ont été détournés surtout par l’épouvantail du fatalisme. Sous ce nom il faut entendre toute doctrine qui ramène l’existence du monde, avec la situation critique qu’y occupe la race humaine, à une nécessité absolue, c’est-à-dire non autrement explicable. Les adversaires de cette doctrine croyaient qu’il importe avant tout de faire dériver le monde de l’acte libre de la volonté d’un être existant hors du monde : comme si l’on pouvait savoir à l’avance avec certitude lequel des deux est le plus exact, ou du moins le plus profitable par rapport à nous. Mais surtout ce qu’on présuppose, c’est le non datur tertium, et par là toute philosophie jusqu’à ce jour a pris l’une ou l’autre de ces deux voies. Je suis le premier à m’en être écarté, en posant l’existence réelle de ce tertium : l’acte de volonté, d’où naît le monde, est l’acte de notre volonté propre. Il est libre ; car le principe de raison, qui donne seul un sens à une nécessité quelconque, n’est que la forme de son phénomène. C’est pourquoi ce phénomène, dès le premier moment et dans tout son cours, est toujours nécessaire : et c’est à la suite de ce seul fait que par le phénomène nous pouvons connaître la nature de cet acte de la volonté et qu’eventualiter nous pouvons ainsi vouloir autrement.


DU
TOME TROISIÈME

Pages
Comment la chose en soi est connaissable 
 3
Du primat de la volonté dans la connaissance de nous-mêmes 
 13
Objectivation de la volonté dans l’organisme animal 
 59
Revue et considération générale 
 82
Vue objective de l’intellect 
 85
De l’objectivation de la volonté dans la nature inanimée 
 106
De la matière 
 118
Considérations transcendantes sur la volonté comme chose en soi 
 131
De la téléologie 
 140
De l’instinct en général et de l’instinct d’industrie 
 155
Caractère du vouloir-vivre 
 162


De la connaissance des idées 
 175
Du pur sujet de la connaissance 
 179
Du génie 
 188


Chapitre XXXII.

De la folie 
 210


Chapitre XXXIII.

Remarques détachées sur la beauté de la nature 
 214


Chapitre XXXIV.

De l’essence intime de l’art 
 216


Chapitre XXXV.

L’esthétique de l’architecture 
 221


Chapitre XXXVI.

Remarques détachées sur l’esthétique des arts plastiques 
 230


Chapitre XXXVII.

De l’esthétique de la poésie 
 235


Chapitre XXXVIII.

De l’histoire 
 250


Chapitre XXXIX.

De la métaphysique de la musique 
 258



Chapitre XL.

Avant-propos 
 271


Chapitre XLI.

De la mort et de ses rapports avec l’indestructibilité de notre être en soi 
 273


Chapitre XLII.

Vie de l’espèce 
 321


Chapitre XLIII.

Hérédité des qualités 
 328


Chapitre XLIV.

Métaphysique de l’amour 
 342


Chapitre XLV.

De l’affirmation de la volonté de vivre 
 379


Chapitre XLVI.

De la vanité et des souffrances de la vie 
 384


Chapitre XLVII.

De la morale 
 401


Chapitre XLVIII.

Théorie de la négation du vouloir-vivre 
 415


Chapitre XLIX.

L’ordre de la grâce 
 446


Chapitre L.

Épiphilosophie 
 452
FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES DU TOME TROISIÈME ET DERNIER
  1. Se rapporte au § 18 du premier volume.
  2. Ce chapitre se rapporte au § 19 du premier volume.
  3. C’est le mot français employé par Schopenhauer.
  4. Mot à mot : avec les énonciations de la nature, c’est-à-dire les règles de conduite empruntées à l’expérience.
  5. Le mot allemand entrüstet signifie à la fois indigné et désarmé. Il est impossible du traduire exactement ce jeu de mots. (N. du trad.)
  6. Nous craignons sérieusement une chose que nous reconnaissons comme fausse, parce que la pire solution se rapproche toujours le plus de la vérité.
  7. Il n’est rien qui contrarie autant le monde que de se montrer d’une supériorité brillante dans la conversation. Sur le moment la compagnie feint d’y trouver son plaisir ; mais au fond du cœur on maudit par jalousie ce causeur étincelant.
  8. « Le plus sage, le plus brillant et le plus abject des hommes. »
  9. « Ceux qui mettent l’esprit et le savoir au-dessus de toutes les autres qualités humaines compteront cet homme au nombre des plus grands de son siècle ; mais ceux qui placent la vertu au-dessus de tout ne maudiront jamais assez sa mémoire. Il fut le plus cruel des citoyens, persécuteur, assassin et proscripteur. »
  10. « La colère du jeune homme est semblable à un feu de paille, Mais le courroux du vieillard ressemble à un acier chauffé à blanc. »
  11. Times, du 18 oct. 1843, d’après l’Atheneum.
  12. Ce chapitre se rapporte au § 20 du premier volume.
  13. Spallanzani, Risultati di experienze sopra la riproduzione della teste nelle lumache terrestri ; dans les Memorie di matematica e fisica della Società italiana, t. 1, p. 581. — Voltaire, les Colimaçons du révérend père l’Escarbolier.
  14. Cf. ch. xxii.
  15. « Tout ce qui est relatif à l’entendement appartient à la vie animale », dit Bichat, et jusque-là point de doute ; « tout ce qui est relatif aux passions appartient à la vie organique », — et ceci est absolument faux. — Voilà ( ! !) ce qu’a décrété le grand Flourens. (N. de Schopenhauer.)
  16. Ce chapitre se rapporte à la dernière moitié du § 27 du premier volume.
  17. Le mot allemand Sinnlichkeit, dont se sert l’auteur, a cet avantage de désigner à la fois la sensibilité et la sensualité. (N. du trad.)
  18. Ce chapitre correspond au § 23 du premier volume.
  19. Ce chapitre et le suivant se rapportent au § 28 du premier volume.
  20. Remarquons ici en passant, qu’à en juger par les écrits allemands depuis Kant, on croirait que tout le savoir de Hume a consisté dans son scepticisme manifestement erroné au sujet de la loi de causalité ; c’est la seule chose dont il soit jamais parlé. Pour apprendre à connaître Hume il faut lire sa Natural history of religion et ses Dialogues on natural religion : c’est là qu’on le voit dans toute sa grandeur, et avec son deuxième essai, On national character, ce sont là les œuvres qui, je ne saurais rien dire de mieux à sa gloire, lui ont valu d’être jusqu’à nos jours un objet de haine pour la prêtraille anglaise.
  21. Ce chapitre se rapporte au § 29 du premier volume.
  22. Le Siècle du 10 avril 1859 nous décrit très bien l’histoire suivante d’un écureuil fasciné magiquement et dévoré par un serpent.
      « Un voyageur qui vient de visiter plusieurs provinces de l’île de Java cite un exemple curieux du pouvoir fascinateur des serpents. Le voyageur en question commençait à gravir le Junjind, un des monts nommés par les Hollandais Pepergebergte. Après avoir pénétré dans une épaisse forêt, il aperçut sur les branches d’un kijatile un écureuil de Java à tête blanche, qui jouait avec la grâce et l’agilité propres à cette charmante espèce de rongeurs. Un nid sphérique, formé de brins flexibles et de mousse, placé vers la cime de l’arbre, à l’embranchement de deux rameaux, et une cavité située dans le tronc, semblaient être les points de mire de ses jeux. À peine s’en était-il éloigné qu’il s’empressait d’y revenir. On était au mois de juillet, et sans doute l’écureuil avait dans le haut ses petits, et dans le bas sa provision de fruits. Bientôt il fut comme saisi d’épouvante, ses mouvements devinrent désordonnés, il semblait chercher à mettre un obstacle entre lui et certaines parties de l’arbre ; puis il se tapit immobile entre deux branches. Le voyageur eut le sentiment d’un danger pour l’innocente bête, mais il ne pouvait deviner lequel. Il approcha et découvrit, après examen attentif, dans un creux du tronc, une couleuvre lien, les yeux dardés fixement dans la direction de l’écureuil. Notre voyageur trembla pour le pauvre écureuil. La couleuvre était si absorbée par sa proie qu’elle ne semblait nullement remarquer la présence d’un homme. Armé, le voyageur aurait pu secourir le malheureux rongeur, en tuant le serpent. Mais la science l’emporta sur la pitié, et il voulut voir quelle serait l’issue du drame. Le dénouement fut tragique. L’écureuil ne tarda pas à pousser un cri plaintif qui, pour tous ceux qui le connaissent, dénote le voisinage d’un serpent. Il avança quelque peu, tenta de reculer, revint encore en avant, essaya de retourner en arrière, mais s’approcha toujours plus du serpent. Roulée en spirale, la tête par-dessus les anneaux, immobile comme une poutre, la couleuvre ne le quittait pas du regard. De branche en branche, et descendant toujours, l’écureuil arriva jusqu’à la partie nue du tronc. Alors le pauvre animal ne tâcha même plus de se soustraire au danger. Attiré par une force invincible, et comme pris de vertige, il se précipita dans la gueule du serpent, qui s’ouvrit tout à coup démesurément pour l’engloutir. Autant la couleuvre avait été inerte jusque-là, autant elle devint active dès qu’elle fut en possession de sa proie. Déroulant ses anneaux et s’élançant de bas en haut avec une agilité inconcevable, elle atteignit en un clin d’œil le sommet de l’arbre, où elle alla sans doute digérer et dormir. »
      Cet exemple, par ce qui en ressort, nous fait comprendre l’esprit qui anime la nature, ainsi que la vérité de la sentence d’Aristote rapportée plus haut. L’histoire a sa valeur non seulement en ce qui touche le fait de la fascination, mais encore comme argument en faveur du pessimisme. Qu’un animal soit surpris et dévoré par un autre animal, c’est un mal, mais qui n’a pas trop de quoi indigner ; mais qu’un pauvre innocent écureuil, installé dans son nid auprès de ses petits, soit forcé pas à pas, chancelant, malgré sa résistance et ses plaintes, d’aller se jeter de soi-même et en pleine conscience dans la gueule béante du serpent, voilà qui est épouvantable, qui est révoltant. — Quelle exécrable chose que cette nature dont nous faisons partie !
  23. Cf. Augustini De civitate Dei, liv, XI, ch. xxvii, comme intéressant commentaire de ce qui vient d’être dit ici.
  24. Ce chapitre se rapporte aux §§ 30-32 du premier volume.
  25. Ce chapitre se rapporte aux §§ 33, 34 du premier volume.
  26. Was im leben uns verdrieszt
    Man im Bilde gern genieszt

  27. Goethe

    « Die Sterne, die begeht man nicht,
    Man freut sich ihrer Pracht. »

  28. Ce chapitre se rapporte au § 36 du premier volume.
  29. Il n’y a rien d’autre en ce monde que du vulgaire.
  30. Cf. Medwin’s Conversations of L. Byron, p. 333.
  31. Ce chapitre se rapporte à la seconde moitié du § 36 du premier volume.
  32. Rgya Tcher Rol Pa, Hist. de Bouddha Chakya-Mouni, trad. du tibétain par Foucaux, 1848, p. 91 et 99.
  33. Ce chapitre se rapporte au § 38 du premier volume.
  34. Ce chapitre se rapporte au § 49 du premier volume.
  35. Ce chapitre se rapport au § 43 du premier volume.
  36. Ce chapitre se rapporte aux §§ 44-50 du premier volume.
  37. Ce chapitre se rapporte au § 51 du premier volume.
  38. Lichtenberg (cf. Mélanges, nouvelle édition, Gœttingue, 1844, vol. III, p. 19) rapporte que Stanislas Leszynski aurait dit : « La modestie devrait être la vertu de ceux qui n’en ont pas d’autre. »
  39. Ce chapitre se rapporte au § 51 du premier volume.
  40. Pour le remarquer ici en passant, de cette opposition entre ποίησις et ἰστορία ressort avec une netteté surprenante l’origine et le sens véritable du premier terme : il signifie en effet la création, l’invention, par opposition à la recherche, à l’enquête.
  41. Ce chapitre se rapport au § 52 du premier volume.
  42. Objecter que la sculpture et la peinture n’existent aussi que dans l’espace est une erreur ; car leurs œuvres ont un rapport tout au moins indirect, sinon direct avec le temps, puisqu’elles représentent la vie, le mouvement, l’action. Il serait aussi faux de dire que la poésie, en tant que langage, appartient au temps seul : l’idée ne serait encore vraie que directement pour les mots ; mais la matière de la poésie est tout ce qui existe, par suite l’espace.
  43. Ce chapitre correspond au § 54 du premier volume.
  44. « In gladiatoriis pugnis timidos et supplices, et, ut vivere licent, obsecrantes etiam odisse solemus ; fortes et animosos, et se acriter morti offerentes servare cupimus. » (Cic., Pro Milone, c. 34.)
  45. La suspension des fonctions animales est le sommeil, celle des fonctions organiques est la mort.
  46. Il n’y a qu’un présent, et il est toujours : car il est la forme unique de l’existence réelle. Il faut arriver à comprendre que le passé diffère du présent non pas en soi, mais seulement dans notre appréhension, dont la forme, le temps, nous les présente comme distincts. Pour aider à cette conception, qu’on se figure tous les accidents, toutes les scènes de la vie humaine, bonnes ou mauvaises, heureuses ou non, effroyables ou repoussantes, telles qu’elles se produisent successivement dans le cours du temps et selon la différence des lieux, dans la diversité la plus variée et dans un changement perpétuel, qu’on se les figure comme existant toutes en une fois, en même temps et pour toujours dans le Nunc stans, tandis que c’est tantôt ceci, tantôt cela qui se manifeste seulement aux regards, et on comprendra alors ce que veut vraiment dire l’objectivation de la volonté de vivre. — La principale raison de l’agrément que nous trouvons aux tableaux de genre est aussi dans la fixité qu’ils donnent aux scènes fugitives de la vie. — C’est du sentiment de la vérité ci-dessus énoncée qu’est sorti le dogme de la métempsycose.
  47. « De toutes les objections présentées au système des Bhagavatas, qui n’est hérétique qu’en partie, celle à laquelle Vyasa attache le plus de poids est que l’âme ne serait pas éternelle si elle était une chose créée et si elle avait, par conséquent, un commencement. »
  48. « Dans l’enfer le sort le plus rigoureux est celui de ces impies du nom de Deitty : ce sont ceux qui, rejetant le témoignage de Bouddha, adhèrent à cette doctrine hérétique que tous les êtres vivants trouvent leur commencement dans le sein de leur mère et atteignent leur fin dans la mort. »
  49. « La métempsycose est par là le seul système de ce genre auquel la philosophie puisse prêter attention. » Ce traité posthume se trouve dans les Essays on suicide and the immortality of the soul, by the late Dav. Hume, Bâle, 1799, sold by James Decker. Cette réimpression de Bâle a ainsi sauvé de la destruction ces deux œuvres de l’un des plus grands penseurs et écrivains anglais, que, dans sa patrie, l’influence dominante d’une bigoterie stupide et des plus méprisables, l’autorité d’une prêtraille toute puissante et hardie avaient fait supprimer, à la honte éternelle de l’Angleterre. Ce sont, sur les deux sujets nommés, des recherches exemptes de toute passion et éclairées par la froide raison.
  50. La mort dit : « Tu es le produit d’un acte qui aurait dû ne pas être ; aussi te faut-il mourir pour l’effacer. »
  51. Sansara, De theologumenis Vedanticorum, ed. F.-H.-H. Windischmann, p. 37. — Oupnekhal, vol. I, p. 387 et p. 78 ; Colebrooke’s Miscellaneous essays, vol. I, p. 363.
  52. On a donné du mot nirwana des étymologies différentes. Selon Colebrooke (Transact. of the Roy. Asiat. soc., vol. I, p. 566), il vient de wa, souffler (souffle comme celui du vent) précédé de la négation nir, il signifie ainsi : « absence du vent » et comme adjectif : « éteint »). — De même, Obry, Du Nirvana indien, dit, p. 3 : « Nirvanam, en sanscrit, signifie à la lettre : extinction, telle que celle d’un feu. » — D’après l’Asiatic Journal ; vol. XXIV, p. 735, le vrai mot est « nerawana », de nera, sans, et wana, vie ; d’où le sens d’annihilatio. — Spence Hardy, dans le livre Eas’tern Monachism, p. 295, fait dériver « nirwana » de wana, désirs coupables, avec la négation nir. — J.-J. Schmitt, dans sa traduction de l’Histoire des Mongols orientaux, p. 307, dit que le mot sanscrit nirwana se traduisait en langage mongol par une phrase qui signifie : « sorti de la misère », « soustrait à la misère ». — D’après les leçons du même savant à l’Académie de Pétersbourg, nirwana est la contre-partie de « sansara », qui est le monde des renaissances continuelles, des appétits et des désirs, de l’illusion des sens et des formes variables, des phénomènes de la naissance, de la vieillesse, de la maladie et de la mort. — Dans la langue birmane le mot de nirwana, par analogie avec les autres mots sanscrits, prend la forme Niéban et se traduit par « disparition complète ». (Voir Sangermano, Description of the Burmese empire, transl. by Tandy, Rome, 1833, § 27.) Dans la première édition de 1819 j’écrivais moi aussi : Niéban, parce que nous ne possédions alors sur le bouddhisme que des renseignements incomplets fournis par les Birmans.
  53. Les lâches engendrent des lâches, et de la bassesse nait la bassesse.
  54. Disputatio de corporum habitudine, animae, hujusque virium indice. Harderov, 1789, § 9.
  55. Lichtenberg dit dans ses Mélanges (Goettingue, 1801, vol. II, p. 447) : « En Angleterre il a été proposé de châtrer les voleurs. Le projet n’est pas mauvais : la peine est très rude, elle rend les gens méprisables, mais non incapables de s’occuper ; et si le vol est héréditaire, il cesse de se transmettre. De plus, le courage s’affaiblit, et comme, dans bien des cas, c’est l’instinct sexuel qui porte au larcin, voilà une occasion de plus qui disparaît. Ajoutons cette remarque purement plaisante que les femmes montreraient d’autant plus de zèle à détourner leurs maris du vol ; car, dans l’état actuel des choses, elles risqueraient de les perdre tout à fait. »
  56. Je n’ai pu m’exprimer ici d’une façon plus précise ; libre au lecteur de traduire cette phrase en langage aristophanesque. (Note de Schopenhauer.)
  57. Pour plus de détails, voir, sur ce sujet, Parerga, vol II, § 92, de la première édition (deuxième édition, pages 167-170).
  58. « Aima-t-il jamais, qui n’aima pas au premier regard ? »
  59. « Je ne demande pas, je ne m’inquiète pas de savoir si ton cœur est coupable. Je t’aime, je te sais, quelle que tu sois. »
  60. « Je l’aime et je la hais. »
  61. « Par tout amour méprisé ! par l’élément infernal ! puisse-je connaître quelque chose de plus affreux encore pour en faire une imprécation ! ».
  62. « Et si la douleur ôte la parole à l’homme, un dieu m’a donné de dire combien je souffre. »
  63. Ce chapitre se rapporte au § 60 du premier volume.
  64. Le fruit de l’arbre de la science a été cueilli. — Tout est connu.
  65. Ce chapitre se rapporte aux §§ 56-59 du premier livre. — Cf.aussi les chapitres xi et xii du second volume des Parerga et Paralipomena.
  66. « Et il n’a pas tort : car tout être qui nait est digne de disparaître. Aussi vaudrait-il mieux pour lui de ne pas naître. »
  67. « Alors la vieillesse et l’expérience, la main dans la main, le conduisent à la mort et lui font reconnaître qu’après de si longs, de si pénibles efforts, il a été dans l’erreur, durant sa vie entière. »
  68. Mille jouissances ne valent pas un tourment.
  69. Notre vie est de nature fausse : elle ne peut avoir place dans l’harmonie des choses, cette dure fatalité, celle indestructible contagion du péché, cet upas sans bornes, cet arbre qui infecte tout, qui a pour racine la terre, pour feuilles et pour rameaux les nuages, qui déversent, comme une rosée sur les hommes, leurs fléaux — maladie, mort, esclavage — tous les maux visibles et, qui pis est, tous les maux invisibles, dont l’âme incurable est pénétrée, agitée à chaque fois d’une douleur nouvelle.
  70. « Oh ! si on pouvait lire dans le livre de la destinée, si on pouvait y voir les révolutions des temps, les railleries de la fortune à notre adresse, et les breuvages successifs que nous présentent les vicissitudes des choses, — oh ! celui qui le verrait ! serait-il le plus joyeux des jeunes gens, en parcourant du regard le cours de sa vie, les épreuves passées, les menaces de l’avenir, il fermerait le livre à grand bruit, il s’assiérait sur lui et il mourrait. »
  71. Fais le compte des joies qu’ont vues tes heures ; fais le compte des jours qui ont été libres d’angoisse ; et sache que, quoi que tu puisses avoir été, il est encore quelque chose de meilleur : c’est de ne pas être.
  72. Ce chapitre se rapporte aux §§ 55, 62, 67 du premier volume.
  73. Ce point est expliqué dans l’Appendice de mon mémoire sur la Liberté de la volonté.
  74. Wird uns eine rechte Quaal zu Theil
    Dann wünschen wie uns Langeweil.

  75. Ce chapitre se rapporte au § 68 du premier volume. Cf. aussi le chapitre xvi du deuxième volume des Parerga.
  76. Si l’on admet au contraire l’ascétisme, il faudrait compléter la liste que j’ai donnée dans mon mémoire sur le Fondement de la morale des mobiles derniers de la conduite humaine : 1° son bien propre ; 2° le mal d’autrui ; 3° le bien d’autrui ; par un quatrième mobile : son propre mal, que je ne signale ici qu’en passant dans l’intérêt de la conséquence de mon système. Dans mon mémoire en effet, où la question de concours était posée selon l’esprit de la morale philosophique professée dans l’Europe protestante, il me fallait passer sous silence ce quatrième mobile.
  77. Voir F.-H.-H. Windischmann, Sancara sive de theologumenis Vedanticorum, p. 116, 117 et 121-123, comme aussi Oupnekhat, vol. 1, p. 340, 356, 360.
  78. Cf, les deux problèmes fondamentaux de l’éthique, page 274 ; 2e éd., page 271.
  79. Si nous ne perdons pas de vue l’immanence essentielle de notre connaissance et de toute connaissance, immanence due à ce que l’intelligence est un principe secondaire, né pour les seules fins de la volonté, nous comprendrons que tous les mystiques de toutes les religions finissent par aboutir à une sorte d’extase, dans laquelle disparaît toute connaissance, avec ses formes fondamentales de l’objet et du sujet, et affirment avoir atteint leur but dernier dans ce seul état situé au delà de toute connaissance, arrivés qu’ils sont à un point où il n’y a plus ni sujet, ni objet, ni, par là, de connaissance d’aucune sorte par suite de la disparition de la volonté que la connaissance a pour unique destination de servir.
      Quiconque a bien compris ces idées ne trouvera pas si entièrement insensée cette habitude des fakirs de s’asseoir, les yeux fixés sur le bout de leur nez, et de chercher à bannir toute pensée et toute représentation ; il ne s’étonnera pas non plus de ce précepte répété en maint endroit de l’Upanischad qu’il faut, en prononçant à part soi le mystérieux Dum, se plonger dans l’intérieur de son être, là où disparaissent sujet et objet et toute connaissance.
  80. ]Cf Bonaventuræ Vita S. Francisci, c. VIII. — K. Hase, François d’Assise, c, X. — I cantici di S. Francesco, édit. de Schosser et Steinle, Francfort-s.-M., 1842.
  81. Michaelis de Molinos manuductio spiritualis : hispanice 1675, italice 1680, latine 1687, gallice in libro non adeo raro, cui titulus : Recueil de diverses pièces concernant le quiétisme, ou Molinos et ses disciples, Amst., 1688.
  82. Matth., XIX. 11 et s. — Luc, XX, 35-37. — 1re épitre aux Cor., VII, 1-11 et 25-40. — I Thess., IV, 3. — S. Joh., iii. 3. — Apocal., XIV, 4
  83. Cf. Sur la volonté dans la nature, 3° édition, p. 135.
  84. Cf. Jean, xii, 25 et 31 ; xiv, 30 ; xv, 18-19 ; xvi, 33. — Colos., ii, 20. — Ephés. ii, 1-3. — {{|I Jean}}, ii, 15-17, et iv, 4-5. — À cette occasion on peut voir comment, dans leurs efforts pour donner du texte du Nouveau Testament une interprétation inexacte conforme à leurs conceptions rationalistes, optimistes et extrêmement plates du monde, certains théologiens protestants vont jusqu’à falsifier directement ce texte dans leurs traductions. Ainsi H.-A. Schott, dans sa nouvelle version jointe au texte Griesbach 1805, a traduit le mot κοσμος (Jean, xv, 18-19) par Judæi, ({{|I Jean}}, iv, 4) par profani homines, et (Colos, II, 20) στοιχεια του κοσμου par elementa Judaica. Luther au contraire le rend toujours loyalement et exactement par le mot « monde ».
  85. Dellermann, Informations historiques sur les Esséens et les Thérapeutes, 1821, page 105.
  86. « Il y a beaucoup à entendre et à apprendre de la bouche de ces convertis. »
  87. « Unusquisque tantum juris habet quantum potentia valet. » (Tract. pol., c. II, § 8.) — « Fides alicui data tamdiu rata manet, quamdiu ejus, qui fidem dedit, non mutatur voluntas. » (Ibid., §12.) — « Uniuscujusque jus potentia ejus definitur. » (Eth., IV, pr. 37, schol. 1.) — Le chapitre xvi du Tractatus theologico-politicus est surtout le résumé de l’immoralité de la philosophie spinoziste.