Le Songe d’une nuit d’été (trad. Hugo)

La bibliothèque libre.

Pour les autres éditions de ce texte, voir Le Songe d’une nuit d’été.

William Shakespeare
(traduction et notes par François-Victor Hugo)
Le Songe d’une nuit d’été
Textes établis par François-Victor Hugo
Œuvres complètes de Shakespeare
Tome II : Fééries
Paris, Pagnerre, 1865
p. 94-183
Introduction La Tempête

LE
Songe d’une Nuit d’Été (1)

Tel qu’il a été diuerses fois ioué
publiquement par les seruiteurs du
Très Honorable Lord Chambellan.
Écrit
par William Shakespeare.


1600.


PERSONNAGES :
THÉSÉE, duc d’Athènes (2).
ÉGÉE, père d’Hermia.
LYSANDRE,
DÉMÉTRIUS,
amoureux d’Hermia.
PHILOSTRATE, intendant des menus plaisirs de Thésée.
BOTTOM, tisserand.
LECOING, charpentier.
FLÛTE, raccommodeur de soufflets.
GROIN, chaudronnier.
ÉTRIQUÉ, menuisier.
MEURT DE FAIM, tailleur.
HIPPOLYTE, reine des Amazones.
HERMIA, fille d’Égée, amoureuse de Lysandre.
HÉLÉNA, amoureuse de Démétrius.
OBÉRON, roi des fées.
TITANIA, reine des fées.
PUCK ou ROBIN BONENFANT, lutin.
FLEURS DES POIS,
TOILE D’ARAIGNÉE,
PHALÈNE,
GRAIN DE MOUTARDE,
sylphes.
UNE FÉE.
fées et esprits de la suite du roi et de la reine.
serviteurs de la suite de Thésée et d’Hippolyte.


La scène est à Athènes et dans un bois voisin.

SCÈNE I.
[Athènes. — Le palais de Thésée.]
Entrent Thésée, Hippolyte, Philostrate et leur suite.
THÉSÉE.

Maintenant, belle Hippolyte, notre heure nuptiale — s’avance à grands pas ; quatre heureux jours vont amener — une autre lune : oh ! mais que l’ancienne — me semble lente à décroître ! Elle retarde mes désirs, — comme une marâtre ou une douairière — qui laisse sécher le revenu d’un jeune héritier.

HIPPOLYTE.

— Quatre jours se seront bien vite plongés dans les nuits ; — quatre nuits auront bien vite épuisé le temps en rêve ; — et alors la lune, telle qu’un arc d’argent — qui vient d’être tendu dans les cieux, éclairera la nuit — de nos noces solennelles.

THÉSÉE.

Va, Philostrate, — anime la jeunesse athénienne aux divertissements ; — réveille l’esprit vif et leste de la joie ; — renvoie aux funérailles la mélancolie : — la pâle compagne n’est pas de notre fête.

Sort Philostrate.
THÉSÉE, continuant, à Hippolyte.

— Hippolyte, je t’ai courtisée avec mon épée (3), — et j’ai gagné ton amour en te faisant violence ; — mais je veux t’épouser sous d’autres auspices, — au milieu de la pompe, des spectacles et des réjouissances.

Entrent Égée, Hermia, Lysandre et Démétrius.
ÉGÉE

— Heureux soit Thésée, notre duc renommé !

THÉSÉE

— Merci, mon bon Égée ; quelle nouvelle apportes-tu ?

ÉGÉE

— Je viens, tout tourmenté, me plaindre — de mon enfant, de ma fille Hermia.

À Démétrius.

— Avancez, Démétrius.

À Thésée.

Mon noble seigneur, — ce jeune homme a mon consentement pour l’épouser.

À Lysandre.

— Avancez, Lysandre.

À Thésée.

Et celui-ci, mon gracieux duc, — a ensorcelé le cœur de mon enfant.

À Lysandre.

— Oui, c’est toi, toi, Lysandre, toi qui lui as donné ces vers — et qui as échangé avec ma fille des gages d’amour. — Tu as, au clair de lune, chanté sous sa fenêtre — des vers d’un amour trompeur, avec une voix trompeuse : — tu lui as arraché l’expression de sa sympathie avec — des bracelets faits de tes cheveux, des bagues, des babioles, des devises, — des brimborions, des fanfreluches, des bouquets, des bonbons : messagers — d’un grand ascendant sur la tendre jeunesse. — À force de ruse tu as volé le cœur de ma fille, — et changé l’obéissance qu’elle me doit — en indocilité revêche. Maintenant, mon gracieux duc, — si par hasard elle osait devant votre grâce — refuser d’épouser Démétrius, — je réclame l’ancien privilége d’Athènes. — Comme elle est à moi, je puis disposer d’elle : — or, je la donne soit à ce gentilhomme, — soit à la mort, en vertu de notre loi — qui a prévu formellement ce cas.

THÉSÉE.

— Que dites-vous, Hermia ? Réfléchissez, jolie fille : — pour vous votre père doit être comme un dieu ; — c’est lui qui a créé votre beauté : oui, — pour lui vous n’êtes qu’une image de cire — pétrie par lui et dont il peut — à son gré maintenir ou détruire la forme. — Démétrius est un parfait gentilhomme.

HERMIA.

— Et Lysandre aussi.

THÉSÉE.

Oui, parfait en lui-même. — Mais, sous ce rapport, comme il n’a pas l’agrément de votre père, — l’autre doit être regardé comme le plus parfait.

HERMIA.

— Je voudrais seulement que mon père vît par mes yeux.

THÉSÉE.

— C’est plutôt à vos yeux de voir par le jugement de votre père.

HERMIA.

— Je supplie votre grâce de me pardonner. — J’ignore quelle puissance m’enhardit, — ou combien ma modestie se compromet — à déclarer mes sentiments devant un tel auditoire. — Mais je conjure votre grâce de me faire connaître — ce qui peut m’arriver de pire dans le cas — où je refuserais d’épouser Démétrius.

THÉSÉE.

— C’est, ou de subir la mort, ou d’abjurer — pour toujours la société des hommes. — Ainsi, belle Hermia, interrogez vos goûts, — consultez votre jeunesse, examinez bien vos sens. — Pourrez-vous, si vous ne souscrivez pas au choix de votre père, — endurer la livrée d’une religieuse, — à jamais enfermée dans l’ombre d’un cloître, — et vivre toute votre vie en sœur stérile, — chantant des hymnes défaillants à la froide lune infructueuse ? — Trois fois saintes celles qui maîtrisent assez leurs sens — pour accomplir ce pèlerinage virginal ! — Mais le bonheur terrestre est à la rose qui se distille, — et non à celle qui, se flétrissant sur son épine vierge, — croît, vit et meurt dans une solitaire béatitude.

HERMIA.

— Ainsi je veux croître, vivre et mourir, monseigneur, — plutôt que d’accorder mes virginales faveurs — à ce seigneur dont le joug m’est répulsif — et à qui mon âme ne veut pas conférer de souveraineté.

THÉSÉE.

— Prenez du temps pour réfléchir ; et, le jour de la lune nouvelle — qui doit sceller entre ma bien-aimée et moi — l’engagement d’une union impérissable, — ce jour-là, soyez prête à mourir — pour avoir désobéi à la volonté de votre père, — ou à épouser Démétrius, comme il le désire, — ou bien à prononcer sur l’autel de Diane — un vœu éternel d’austérité et de célibat.

DÉMÉTRIUS.

— Fléchissez, douce Hermia. Et toi, Lysandre, fais céder — ton titre caduc à mon droit évident.

LYSANDRE.

— Vous avez l’amour de son père, Démétrius. — Épousez-le, et laissez-moi l’amour d’Hermia.

ÉGÉE.

— Moqueur Lysandre ! Oui, vraiment, j’aime Démétrius ; — et, ce qui est à moi, mon amour veut le lui céder ; — et ma fille est à moi ; et tous mes droits sur elle, — je les transmets à Démétrius.

LYSANDRE, à Thésée.

— Monseigneur, je suis aussi bien né que lui, — et aussi bien partagé ; mon amour est plus grand que le sien ; — ma fortune est sous tous les rapports aussi belle, — sinon plus belle, que celle de Démétrius, — et, ce qui est au-dessus de toutes ces vanités, — je suis aimé de la belle Hermia. — Pourquoi donc ne poursuivrais-je pas mes droits ? — Démétrius, je le lui soutiendrai en face, — a fait l’amour à Héléna, la fille de Nédar, — et a gagné son cœur : et elle, la charmante, elle raffole, — raffole jusqu’à la dévotion, raffole jusqu’à l’idolâtrie, — de cet homme taré et inconstant.

THÉSÉE.

— Je dois avouer que je l’ai entendu dire, — et je voulais en parler à Démétrius ; — mais, absorbé par mes propres affaires, — mon esprit a perdu de vue ce projet. Venez, Démétrius ; — venez aussi, Égée ; nous sortirons ensemble, — j’ai des instructions particulières à vous donner à tous deux. — Quant à vous, belle Hermia, résignez-vous — à conformer vos caprices à la volonté de votre père : — sinon, la loi d’Athènes, — que je ne puis nullement adoucir, — vous condamne à la mort ou à un vœu de célibat. — Venez, mon Hippolyte ; qu’avez-vous, mon amour ? — Démétrius ! Égée ! suivez-moi ; — j’ai besoin de vous pour une affaire — qui regarde nos noces ; et je veux causer avec vous — de quelque chose qui vous touche vous-mêmes de près.

ÉGÉE.

— Nous vous suivons et par devoir et par plaisir.

Thésée, Hippolyte, Égée, Démétrius et la suite sortent.
LYSANDRE.

— Qu’y a-t-il, mon amour ? pourquoi votre joue est-elle si pâle ? — Par quel hasard les roses se fanent-elles là si vite ?

HERMIA.

— Peut-être faute de pluie ; et je pourrais bien — en faire tomber par un orage de mes yeux.

LYSANDRE.

— Hélas ! d’après tout ce que j’ai pu lire dans l’histoire — ou appris par ouï-dire, — l’amour vrai n’a jamais suivi un cours facile. — Tantôt ç’a été la différence de naissance…

HERMIA.

— Ô contrariété ! être enchaîné à plus bas que soi !

LYSANDRE.

— Tantôt, on a été mal greffé sous le rapport des années…

HERMIA.

— Ô malheur ! être engagé à plus jeune que soi !

LYSANDRE.

— Tantôt tout a dépendu du choix des parents…

HERMIA.

— Ô enfer ! choisir ses amours par les yeux d’autrui !

LYSANDRE.

— Ou, si par hasard la sympathie répondait au choix, — la guerre, la mort, la maladie venaient assiéger cette union, — et la rendre éphémère comme un son, — fugitive comme une ombre, courte comme un rêve, — rapide comme un éclair qui, dans une nuit profonde, — découvre par accès le ciel et la terre, — et que la gueule des ténèbres dévore, — avant qu’on ait pu dire : Regardez ! — Si prompt est tout ce qui brille à s’évanouir !

HERMIA.

— Si les vrais amants ont toujours été traversés ainsi, — c’est en vertu d’un édit de la destinée ; — supportons donc patiemment ces épreuves, — puisqu’elles sont une croix nécessaire, — aussi inhérente à l’amour que la rêverie, les songes, les soupirs, — les désirs et les pleurs, ce triste cortége de la passion.

LYSANDRE.

— Sage conseil ! Écoute-moi donc, Hermia : — j’ai une tante qui est veuve, une douairière, — qui a de gros revenus et n’a pas d’enfants. — Elle demeure à sept lieues d’Athènes, — et elle me traite comme son fils unique. — Là, gentille Hermia, je pourrai t’épouser ; — dans ce lieu, la cruelle loi d’Athènes — ne peut nous poursuivre. Ainsi, si tu m’aimes, — évade-toi de la maison de ton père demain soir ; — et je t’attendrai dans le bois, à une lieue de la ville, — là où je t’ai rencontrée une fois avec Héléna, — pour célébrer la première aurore de mai (4).

HERMIA.

Mon bon Lysandre ! — Je te le jure, par l’arc le plus puissant de Cupidon, — par sa plus belle flèche à tête dorée, — par la candeur des colombes de Vénus, — par la déesse qui tresse les âmes et favorise les amours, — par le feu qui brûla la reine de Carthage, — alors qu’elle vit sous voiles le parjure Troyen, — par tous les serments que les hommes ont brisés, — plus nombreux que tous ceux que les femmes ont faits, — à cette même place que tu m’as désignée, — demain sans faute j’irai te rejoindre.

LYSANDRE.

— Tiens ta promesse, amour. Regarde, voici venir Héléna.

Entre Héléna.
HERMIA.

— Que Dieu assiste la belle Héléna ! Où allez-vous ?

HÉLÉNA.

— Vous m’appelez belle ? Rétractez ce mot-là. — Démétrius aime votre beauté. Ô heureuse beauté ! — Vos yeux sont des étoiles polaires ; et le doux son de votre voix — est plus harmonieux que ne l’est pour le berger le chant de l’alouette, — alors que le blé est vert et qu’apparaissent les bourgeons d’aubépine. — La maladie est contagieuse ; oh ! que la grâce ne l’est-elle ! — j’attraperais la vôtre, charmante Hermia, avant de m’en aller. — Mon oreille attraperait votre voix ; mon œil, votre regard ; — ma langue, la suave mélodie de votre langue. — Si le monde était à moi, Démétrius excepté, — je donnerais tout le reste pour être changée en vous. — Oh ! apprenez-moi le secret de votre mine, et par quel art — vous réglez les battements du cœur de Démétrius.

HERMIA.

— Je lui fais la moue, pourtant il m’aime toujours.

HÉLÉNA.

— Oh ! puisse votre moue enseigner sa magie à mes sourires !

HERMIA.

— Je lui donne mes malédictions, pourtant il me donne son amour.

HÉLÉNA.

— Oh ! puissent mes prières éveiller la même affection !

HERMIA.

— Plus je le hais, plus il me poursuit.

HÉLÉNA.

— Plus je l’aime, plus il me hait.

HERMIA.

— S’il est fou, Héléna, la faute n’en est pas à moi.

HÉLÉNA.

— Non, mais à votre beauté ! Que n’est-ce la faute de la mienne !

HERMIA.

— Consolez-vous ; il ne verra plus mon visage ; — Lysandre et moi, nous allons fuir de ces lieux. — Avant que j’eusse vu Lysandre, — Athènes était comme un paradis pour moi. — Oh ! quel charme possède donc mon amour — pour avoir ainsi changé ce ciel en enfer ?

LYSANDRE.

— Héléna, nous allons vous dévoiler nos projets. — Demain soir, quand Phébé contemplera — son visage d’argent dans le miroir des eaux, — et ornera de perles liquides les lames du gazon, — à cette heure qui cache toujours la fuite des amants, — nous avons résolu de franchir à la dérobée les portes d’Athènes.

HERMIA.

— Vous rappelez-vous le bois où souvent, vous et moi, — nous aimions à nous coucher sur un lit de molles primevères, — en vidant le doux secret de nos cœurs ? — C’est là que nous nous retrouverons, mon Lysandre et moi, — pour aller ensuite, détournant nos regards d’Athènes, — chercher de nouveaux amis et un monde étranger. — Adieu, douce compagne de mes jeux : prie pour nous, — et puisse une bonne chance t’accorder ton Démétrius ! — Tiens parole, Lysandre. Il faut que nous sevrions nos regards — de la nourriture des amants, jusqu’à demain, à la nuit profonde.

Sort Hermia.
LYSANDRE.

— Je tiendrai parole, mon Hermia. Adieu, Héléna. — Puisse Démétrius vous rendre adoration pour adoration !

Sort Lysandre.
HÉLÉNA.

— Comme il y a des êtres plus heureux que d’autres ! — Je passe dans Athènes pour être aussi belle qu’elle. — Mais à quoi bon ? Démétrius n’est pas de cet avis. — Il ne veut pas voir ce que voient tous, excepté lui. — Nous nous égarons, lui, en s’affolant des yeux d’Hermia ; — moi, en m’éprenant de lui. — À des êtres vulgaires et vils, qui ne comptent même pas, — l’amour peut prêter la noblesse et la grâce. — L’amour ne voit pas avec les yeux, mais avec l’imagination ; — aussi représente-t-on aveugle le Cupidon ailé. — L’amour en son imagination n’a pas le goût du jugement. — Des ailes et pas d’yeux : voilà l’emblème de sa vivacité étourdie. — Et l’on dit que l’amour est un enfant, — parce qu’il est si souvent trompé dans son choix. — Comme les petits espiègles qui en riant manquent à leur parole, — l’enfant Amour se parjure en tous lieux. — Car, avant que Démétrius remarquât les yeux d’Hermia, — il jurait qu’il était à moi : c’était une grêle de serments, — mais, aux premières ardeurs qu’Hermia lui a fait sentir, cette grêle — s’est dissoute et tous les serments se sont fondus… — Je vais lui révéler la fuite de la belle Hermia. — Alors il ira, demain soir, dans le bois — la poursuivre ; et, si pour cet avertissement — j’obtiens de lui un remercîment, je serai richement récompensée. — Aussi bien j’espère, pour payer ma peine, — aller là-bas, et en revenir dans sa compagnie.

Elle sort.

SCÈNE II.
[Même ville, une échoppe.]
Entrent Étriqué, Bottom, Flûte, Groin, Lecoing et Meurt de faim.
LECOING.

Toute notre troupe est-elle ici ?

BOTTOM.

Vous feriez mieux de les appeler tous l’un après l’autre, en suivant la liste.

LECOING.

Voici sur ce registre les noms de tous ceux qui, dans Athènes, ont été jugés capables de jouer notre intermède devant le duc et la duchesse, pendant la soirée de leurs noces.

BOTTOM.

Dites-nous d’abord, mon bon Pierre Lecoing, quel est le sujet de la pièce ; puis vous lirez les noms des acteurs ; et ainsi vous arriverez à un résultat.

LECOING.

Morguienne, notre pièce c’est La très-lamentable comédie et la très-cruelle mort de Pyrame et Thisbé.

BOTTOM.

Un vrai chef-d’œuvre, je vous assure, et bien amusant… Maintenant, mon bon Pierre Lecoing, appelez vos acteurs en suivant la liste… Messieurs, alignez-vous.

LECOING.

Répondez quand je vous appellerai… Nick Bottom, tisserand.

BOTTOM.

Présent. Nommez le rôle qui m’est destiné, et continuez.

LECOING.

Vous, Nick Bottom, vous êtes inscrit pour le rôle de Pyrame.

BOTTOM.

Qu’est-ce que Pyrame ? Un amoureux ou un tyran ?

LECOING.

Un amoureux qui se tue très galamment par amour.

BOTTOM.

Pour bien jouer ce rôle, il faudra quelques pleurs. Si j’en suis chargé, gare aux yeux de l’auditoire ! Je provoquerai des orages, j’aurai une douleur congrue.

À Lecoing.

Passez aux autres… Pourtant, c’est comme tyran que j’ai le plus de verve. Je pourrais jouer Herculès d’une façon rare : un rôle à crever un chat, à faire tout éclater.

Les furieux rocs,
De leurs frissonnants chocs,
Briseront les verrous
Des portes des prisons,
Et de Phibus le char
De loin brillera,
Et fera et défera
Les stupides destins.

Voilà du sublime !… Maintenant nommez la reste des acteurs… Ceci est le ton d’Herculès, le ton d’un tyran ; un amant est plus plaintif.

LECOING.

François Flûte, raccommodeur de soufflets.

FLÛTE.

Voici, Pierre Lecoing.

LECOING.

Il faut que vous preniez Thisbé sur vous.

FLÛTE.

Qu’est-ce que Thisbé ? Un chevalier errant ?

LECOING.

C’est la dame que Pyrame doit aimer.

FLÛTE.

Non, vraiment, ne me faites pas jouer une femme ; j’ai la barbe qui me vient.

LECOING.

C’est égal ; vous jouerez avec un masque, et vous ferez la petite voix autant que vous voudrez.

BOTTOM.

Si je peux cacher ma figure, je demande à jouer aussi Thisbé. Je parlerai avec une voix monstrueusement petite. Comme ceci : — Thisne ! Thisne ! — Ah ! Pyrame, mon amant chéri, ta Thisbé chérie ! ta dame chérie !

LECOING.

Non, non ; il faut que vous jouiez Pyrame, et vous, Flûte, Thisbé.

BOTTOM.

Soit, continuez.

LECOING.

Robin Meurt de Faim, le tailleur.

MEURT DE FAIM.

Voici, Pierre Lecoing.

LECOING.

Robin Meurt de Faim, vous ferez la mère de Thisbé… Thomas Groin, le chaudronnier.

GROIN.

Voici, Pierre Lecoing.

LECOING.

Vous, le père de Pyrame ; moi, le père de Thisbé… Vous, Étriqué, le menuisier, vous aurez le rôle du lion… Et voilà, j’espère, une pièce bien distribuée.

ÉTRIQUÉ.

Avez-vous le rôle du lion par écrit ? Si vous l’avez, donnez-le-moi, je vous prie, car je suis lent à apprendre.

LECOING.

Vous pouvez improviser, car il ne s’agit que de rugir.

BOTTOM.

Laissez-moi jouer le lion aussi ; je rugirai si bien que ça mettra tout le monde en belle humeur de m’entendre ; je rugirai de façon à faire dire au duc : Qu’il rugisse encore ! qu’il rugisse encore !

LECOING.

Si vous le faisiez d’une manière trop terrible, vous effraieriez la duchesse et ces dames, au point de les faire crier ; et c’en serait assez pour nous faire tous pendre.

TOUS.

Cela suffirait pour que nos mères eussent chacune un fils pendu.

BOTTOM.

Je conviens, mes amis, que, si vous rendiez ces dames folles de terreur, il leur resterait juste assez de raison pour nous faire pendre. Mais je contiendrai ma voix, de façon à vous rugir aussi doucement qu’une colombe à la becquée. Je vous rugirai à croire que c’est un rossignol.

LECOING.

Vous ne pouvez jouer que Pyrame. Pyrame, voyez-vous, est un homme au doux visage ; un homme accompli, comme on doit en voir un jour d’été ; un homme très-aimable et très comme il faut ; donc, il faut absolument que vous jouiez Pyrame.

BOTTOM.

Allons, je m’en chargerai. Quelle est la barbe qui m’irait le mieux pour ce rôle-là ?

LECOING.

Ma foi, celle que vous voudrez.

BOTTOM.

Je puis vous jouer ça avec une barbe couleur paille, ou avec une barbe couleur orange, ou avec une barbe couleur pourpre, ou avec une barbe couleur de couronne de Vénus, parfaitement jaune.

LECOING.

Ces couronnes-là n’admettent guère le poil ; vous joueriez donc votre rôle sans barbe… Mais, messieurs, voici vos rôles ; et je dois vous supplier, vous demander et vous recommander de les apprendre pour demain soir. Nous nous réunirons dans le bois voisin du palais, à un mille de la ville, au clair de la lune ; c’est là que nous répéterons. Car, si nous nous réunissons dans la ville, nous serons traqués par les curieux, et tous nos effets seront connus. En attendant, je vais faire la note de tous les objets nécessaires pour la mise en scène. Je vous en prie, ne me manquez pas.

BOTTOM.

Nous nous y trouverons ; et nous pourrons répéter là avec plus de laisser-aller et de hardiesse. Appliquez-vous ; soyez parfaits ; adieu.

LECOING.

Au chêne du duc, le rendez-vous.

BOTTOM.

Suffit. Nous y serons, eussions-nous, ou non, une corde cassée à notre arc.

Ils sortent.

SCÈNE III.
[Un bois près d’Athènes. Il fait nuit. La lune brille.]
Une Fée entre par une porte et Puck par une autre.
PUCK.

Eh bien ! esprit, où errez-vous ainsi ?

LA FÉE.

— Par la colline, par la vallée, — à travers les buissons, à travers les ronces, — par les parcs, par les haies, — à travers l’eau, à travers le feu, — j’erre en tous lieux, — plus rapide que la sphère de la lune. — Je sers la reine des fées, — et j’humecte les cercles qu’elle trace sur le gazon. — Les primevères les plus hautes sont ses pensionnaires. — Vous voyez des taches sur leurs robes d’or : — ce sont les rubis, les bijoux de la fée, — taches de rousseur d’où s’exhale leur senteur. — Il faut maintenant que j’aille chercher des gouttes de rosée, — pour suspendre une perle à chaque oreille d’ours. — Adieu, toi, bouffon des esprits, je vais partir. — Notre reine et tous ses elfes viendront ici tout à l’heure.

PUCK.

Le roi donne ici ses fêtes cette nuit. — Veille à ce que la reine ne s’offre pas à sa vue ; — car Obéron est dans une rage épouvantable, — parce qu’elle a pour page — un aimable enfant volé à un roi de l’Inde. — Elle n’a jamais eu un plus charmant captif ; — et Obéron jaloux voudrait faire de l’enfant — un chevalier de sa suite, pour parcourir les forêts sauvages. — Mais elle retient de force l’enfant bien-aimé, — la couronne de fleurs, et en fait toute sa joie. — Chaque fois maintenant qu’ils se rencontrent, au bois, sur le gazon, — près d’une limpide fontaine, à la clarté du ciel étoilé, — le roi et la reine se querellent : si bien que tous leurs sylphes effrayés — se fourrent dans la coupe des glands et s’y cachent.

LA FÉE.

— Ou je me trompe bien sur votre forme et vos façons, — ou vous êtes cet esprit malicieux et coquin — qu’on nomme Robin Bonenfant (5). N’êtes-vous pas celui — qui effraie les filles du village, — écrème le lait, tantôt dérange le moulin, — et fait que la ménagère s’essouffle vainement à la baratte, — tantôt empêche la boisson de fermenter, — et égare la nuit les voyageurs, en riant de leur peine ? — Ceux qui vous appellent Hobgoblin et charmant Puck, — vous faites leur ouvrage, et vous leur portez bonheur. — N’êtes-vous pas celui-là ?

PUCK.

Tu dis vrai ; — je suis ce joyeux rôdeur de nuit. — J’amuse Obéron (6), et je le fais sourire — quand je trompe un cheval gras et nourri de fèves, — en hennissant comme une pouliche coquette. — Parfois je me tapis dans la tasse d’une commère — sous la forme exacte d’une pomme cuite ; — et, lorsqu’elle boit, je me heurte contre ses lèvres, — et je répands l’ale sur son fanon flétri. — La matrone la plus sage, contant le conte le plus grave, — me prend parfois pour un escabeau à trois pieds ; — alors je glisse sous son derrière ; elle tombe, — assise comme un tailleur, et est prise d’une quinte de toux ; — et alors toute l’assemblée de se tenir les côtes et de rire, — et de pouffer de joie, et d’éternuer, et de jurer — que jamais on n’a passé de plus gais moments. — Mais, place, fée ! voici Obéron qui vient.

LA FÉE.

Et voici ma maîtresse. Que n’est-il parti !

Obéron entre avec son cortége d’un côté, Titania, avec le sien, de l’autre.
OBÉRON.

— Fâcheuse rencontre au clair de lune, fière Titania !

TITANIA.

— Quoi, jaloux Obéron ? Fées, envolons-nous d’ici : — j’ai abjuré son lit et sa société.

OBÉRON.

— Arrête, impudente coquette. Ne suis-je pas ton seigneur ?

TITANIA.

— Alors, que je sois ta dame ! Mais je sais — qu’il t’est arrivé de t’enfuir du pays des fées — pour aller tout le jour t’asseoir sous la forme de Corin, — jouant du chalumeau, et adressant de tendres vers — à l’amoureuse Phillida. Pourquoi es-tu ici, — de retour des côtes les plus reculées de l’Inde ? — C’est, ma foi, parce que la fanfaronne Amazone, — votre maîtresse en bottines, vos amours guerrières, — doit être mariée à Thésée ; et vous venez — pour apporter à leur lit la joie et la prospérité !

OBÉRON.

Comment n’as-tu pas honte, Titania, — d’attaquer mon caractère à propos d’Hippolyte, — sachant que je sais ton amour pour Thésée ? — Ne l’as-tu pas, à la lueur de la nuit, emmené — des bras de Périgénie, qu’il avait ravie ? — Ne lui as-tu pas fait violer sa foi envers la belle Églé, — envers Ariane et Antiope ?

TITANIA.

Ce sont les impostures de la jalousie. — Jamais, depuis le commencement de la mi-été, — nous ne nous sommes réunies sur la colline, au vallon, au bois, au pré, — près d’une source cailloutée, ou d’un ruisseau bordé de joncs, — ou sur une plage baignée de vagues, — pour danser nos rondes au sifflement des vents, — sans que tu aies troublé nos jeux de tes querelles. — Aussi les vents, nous ayant en vain accompagnés de leur zéphyr, — ont-ils, comme pour se venger, aspiré de la mer — des brouillards contagieux qui, tombant sur la campagne, — ont à ce point gonflé d’orgueil les plus chétives rivières, — qu’elles ont franchi leurs digues. — Ainsi, le bœuf a traîné son joug en vain, — le laboureur a perdu ses sueurs, et le blé vert — a pourri avant que la barbe fût venue à son jeune épi. — Le parc est resté vide dans le champ noyé, — et les corbeaux se sont engraissés du troupeau mort. — Le mail où l’on jouait à la mérelle est rempli de boue ; — et les délicats méandres dans le gazon touffu — n’ont plus de tracé qui les distingue. — Les mortels humains ne reconnaissent plus leur hiver : — ils ne sanctifient plus les soirées par des hymnes ou des noëls. — Aussi la lune, cette souveraine des flots, — pâle de colère, remplit l’air d’humidité, — si bien que les rhumes abondent. — Grâce à cette intempérie (7), nous voyons — les saisons changer : le givre à crête hérissée — s’étale dans le frais giron de la rose cramoisie ; — et au menton du vieil Hiver, sur son crâne glacé, — une guirlande embaumée de boutons printaniers — est mise comme par dérision. Le printemps, l’été, — l’automne fécond, l’hiver chagrin échangent — leur livrée habituelle : et le monde effaré — ne sait plus les reconnaître à leurs produits. — Ce qui engendre ces maux, — ce sont nos débats et nos dissensions : — nous en sommes les auteurs et l’origine.

OBÉRON.

— Mettez-y donc un terme : cela dépend de vous. — Pourquoi Titania contrarierait-elle son Obéron ? — Je ne lui demande qu’un petit enfant volé — pour en faire mon page.

TITANIA.

Que votre cœur s’y résigne. — Tout l’empire des fées ne me paierait pas cet enfant. — Sa mère était une adoratrice de mon ordre. — Que de fois, la nuit dans l’air plein d’aromes de l’Inde, — nous avons causé côte à côte ! — Assises ensemble sur le sable jaune de Neptune, — nous observions sur les flots les navires marchands, — et nous riions de voir les voiles concevoir — et s’arrondir sous les caresses du vent. — Alors, faisant gracieusement la mine de nager, — avec son ventre gros alors de mon jeune écuyer, — elle les imitait et voguait sur la terre, — pour m’aller chercher de menus présents, et s’en revenir, — comme après un voyage, avec une riche cargaison. — Mais elle était mortelle, et elle est morte de cet enfant ; — et j’élève cet enfant pour l’amour d’elle ; — et, pour l’amour d’elle, je ne veux pas me séparer de lui.

OBÉRON.

— Combien de temps comptez-vous rester dans ce bois ?

TITANIA.

Peut-être jusqu’après les noces de Thésée. — Si vous voulez paisiblement danser dans notre ronde — et voir nos ébats du clair de lune, venez avec nous ; — sinon, fuyez-moi, et j’éviterai les lieux hantés par vous.

OBÉRON.

— Donne-moi cet enfant, et j’irai avec toi.

TITANIA.

— Non, pas pour tout ton royaume. Fées, partons : — nous nous fâcherons tout de bon, si je reste plus longtemps.

Sort Titania avec sa suite.
OBÉRON.

— Soit, va ton chemin ; tu ne sortiras pas de ce bois — que je ne t’aie châtiée pour cet outrage. — Viens ici, mon gentil Puck. Tu te rappelles l’époque — où, assis sur un promontoire, — j’entendis une sirène, portée sur le dos d’un dauphin, — proférer un chant si doux et si harmonieux — que la rude mer devint docile à sa voix, — et que plusieurs étoiles s’élancèrent follement de leur sphère — pour écouter la musique de cette fille des mers ?

PUCK.

Je me rappelle.

OBÉRON.

— Cette fois-là même, je vis, (mais tu ne pus le voir,) — je vis voler, entre la froide lune et la terre, — Cupidon tout armé : il visa — une belle vestale, trônant à l’Occident (8), — et décocha de son arc une flèche d’amour assez violente — pour percer cent mille cœurs. — Mais je pus voir le trait enflammé du jeune Cupidon — s’éteindre dans les chastes rayons de la lune humide, — et l’impériale prêtresse passa, — pure d’amour, dans sa virginale rêverie. — Je remarquai pourtant où le trait de Cupidon tomba : — il tomba sur une petite fleur d’Occident, — autrefois blanche comme le lait, aujourd’hui empourprée par sa blessure, — que les jeunes filles appellent Pensée d’amour. — Va me chercher cette fleur ; je t’en ai montré une fois la feuille. — Son suc, étendu sur des paupières endormies, — peut rendre une personne, femme ou homme, amoureuse folle — de la première créature vivante qui lui apparaît. — Va me chercher cette plante : et sois de retour — avant que Léviathan ait pu nager une lieue.

PUCK.

— Je puis faire une ceinture autour de la terre — en quarante minutes.

Il sort.
OBÉRON.

Quand une fois j’aurai ce suc, — j’épierai Titania dans son sommeil, — et j’en laisserai tomber une goutte sur ses yeux. — Le premier être qu’elle regardera en s’éveillant, — que ce soit un lion, un ours, un loup, un taureau, — le singe le plus taquin, le magot le plus tracassier, — elle le poursuivra avec l’âme de l’amour. — Et, avant de délivrer sa vue de ce charme, — ce que je puis faire avec une autre herbe, — je la forcerai à me livrer son page. — Mais qui vient ici ? Je suis invisible ; — et je vais écouter cette conversation.

Entre Démétrius ; Héléna le suit.
DÉMÉTRIUS.

— Je ne t’aime pas, donc ne me poursuis pas. — Où est Lysandre ? et la belle Hermia ? — Je veux tuer l’un, l’autre me tue. — Tu m’as dit qu’ils s’étaient sauvés dans ce bois. — M’y voici, dans le bois, aux abois — de n’y pas rencontrer Hermia. — Hors d’ici ! va-t’en, et cesse de me suivre.

HÉLÉNA.

— C’est vous qui m’attirez, vous, dur cœur d’aimant ; — mais ce n’est plus du fer que vous attirez, car mon cœur — est pur comme l’acier. Perdez la force d’attirer, — et je n’aurai pas la force de vous suivre.

DÉMÉTRIUS.

Est-ce que je vous entraîne ? Est-ce que je vous encourage ? — Est-ce qu’au contraire je ne vous dis pas avec la plus entière franchise : — Je ne vous aime pas et je ne puis pas vous aimer ?

HÉLÉNA.

Et je ne vous en aime que davantage. — Je suis votre épagneul, Démétrius, — et plus vous me battez, — plus je vous cajole : — traitez-moi comme votre épagneul, repoussez-moi, frappez-moi, — délaissez-moi, perdez-moi ; seulement, accordez-moi — la permission de vous suivre, toute indigne que je suis. — Quelle place plus humble dans votre amour puis-je mendier, — quand je vous demande de me traiter comme votre chien ? — Eh bien, c’est cependant pour moi une place hautement désirable.

DÉMÉTRIUS.

— N’excite pas trop mon aversion, — car je souffre quand je te regarde.

HÉLÉNA.

— Et moi aussi, je souffre quand je vous regarde.

DÉMÉTRIUS.

— C’est compromettre par trop votre pudeur — que de quitter ainsi la cité, de vous livrer — à la merci d’un homme qui ne vous aime pas, — d’exposer ainsi aux tentations de la nuit — et aux mauvais conseils d’un lieu désert — le riche trésor de votre virginité.

HÉLÉNA.

— Votre mérite est ma sauvegarde. — Pour moi, il ne fait pas nuit quand je vois votre visage, — aussi ne crois-je pas que je sois dans la nuit. — Ce n’est pas non plus le monde qui manque en ce bois ; — car vous êtes pour moi le monde entier. — Comment donc pourrait-on dire que je suis seule, — quand le monde entier est ici pour me regarder ?

DÉMÉTRIUS.

— Je vais m’échapper de toi et me cacher dans les fougères, — et te laisser à la merci des bêtes féroces.

HÉLÉNA.

— La plus féroce n’a pas un cœur comme vous. — Courez où vous voudrez, vous retournerez l’histoire : — Apollon fuit, et Daphné lui donne la chasse ; — la colombe poursuit le griffon ; la douce biche — s’élance pour attraper le tigre. Élan inutile, — quand c’est l’audace qui fuit et la poltronnerie qui court après !

DÉMÉTRIUS.

— Je ne veux pas écouter tes subtilités ; lâche-moi ; — ou bien, si tu me suis, sois sûre — que je vais te faire outrage dans le bois.

HÉLÉNA.

— Hélas ! dans le temple, dans la ville, dans les champs, — partout vous me faites outrage. Fi, Démétrius ! — vos injures jettent le scandale sur mon sexe : — en amour, nous ne pouvons pas attaquer, comme les hommes ; — nous sommes faites pour qu’on nous courtise, non pour courtiser. — Je veux te suivre et faire un ciel de mon enfer — en mourant de la main que j’aime tant.

Sortent Démétrius et Héléna.
OBÉRON.

— Adieu, nymphe ; avant qu’il ait quitté ce hallier, — c’est toi qui le fuiras, c’est lui qui recherchera ton amour.

Rentre Puck.
OBÉRON, à Puck.

— As-tu la fleur ? Sois le bienvenu, rôdeur.

PUCK.

— Oui, la voilà.

OBÉRON.

Donne-la-moi, je te prie. — Je sais un banc où s’épanouit le thym sauvage, — où poussent l’oreille d’ours et la violette branlante. — Il est couvert par un dais de chèvrefeuilles vivaces, — de suaves roses musquées et d’églantiers. — C’est là que dort Titania, à certain moment de la nuit, — bercée dans ces fleurs par les danses et les délices : — c’est là que la couleuvre étend sa peau émaillée, — vêtement assez large pour couvrir une fée. — Alors je teindrai ses yeux avec le suc de cette fleur, — et je la remplirai d’odieuses fantaisies. — Prends aussi de ce suc, et cherche à travers le hallier. — Une charmante dame d’Athènes est amoureuse — d’un jeune dédaigneux : mouille les yeux de celui-ci, — mais veille à ce que le premier être qu’il apercevra — soit cette dame. Tu reconnaîtras l’homme — à son costume athénien. — Fais cela avec soin, de manière qu’il devienne — plus épris d’elle qu’elle n’est éprise de lui. — Et viens me rejoindre sans faute avant le premier chant du coq.

PUCK.

Soyez tranquille, monseigneur, votre serviteur obéira.

Ils sortent.

SCÈNE IV.
[Une autre partie du bois. Devant le chêne du duc.]
Titania arrive avec sa suite (9).
TITANIA.

Allons ! maintenant une ronde et une chanson féerique ! — Ensuite, allez-vous-en pendant le tiers d’une minute ; — les unes, tuer les vers dans les boutons de rose musquée, — les autres, guerroyer avec les chauve-souris pour avoir la peau de leurs ailes, — et en faire des cottes à mes petits sylphes, d’autres chasser — le hibou criard qui la nuit ne cesse de huer, effarouché — par nos ébats subtils. Maintenant, endormez-moi de vos chants, — puis, allez à vos fonctions, et laissez-moi reposer.

chanson.
PREMIÈRE FÉE.

Vous, serpents tachetés au double dard,
Hérissons épineux, ne vous montrez pas,
Salamandres, orvets, ne soyez pas malfaisants,
N’approchez pas de la reine des fées.

CHŒUR DES FÉES.

Philomèle, avec ta mélodie,
Accompagne notre douce chanson ;
Lulla, Lulla, Lullaby ! Lulla, Lulla, Lullaby !
Que ni malheur, ni charme, ni maléfice
N’atteigne notre aimable dame,
Et bonne nuit, avec Lullaby.

SECONDE FÉE.

Araignées fileuses, ne venez pas céans ;
Arrière, faucheux aux longues pattes, arrière !
Noirs escarbots, n’approchez pas.
Vers et limaçons, ne faites aucun dégât.

CHŒUR DES FÉES.

Philomèle, avec ta mélodie,
Accompagne notre douce chanson ;
Lulla, Lulla, Lullaby ! Lulla, Lulla, Lullaby !
Que ni malheur, ni charme, ni maléfice
N’atteigne notre aimable dame,
Et bonne nuit, avec Lullaby.

PREMIÈRE FÉE.

Maintenant, partons, tout va bien.
Qu’une de nous se tienne à l’écart, en sentinelle !

Les fées sortent. Titania s’endort.
Entre Obéron.
OBÉRON, pressant la fleur sur les paupières de Titania.

Que l’être que tu verras à ton réveil
Soit par toi pris pour amant !
Aime-le et languis pour lui ;
Quel qu’il soit, once, chat, ours,
Léopard ou sanglier au poil hérissé,
Que celui qui apparaîtra à tes yeux,
Quand tu t’éveilleras, soit ton chéri !
Réveille-toi, quand quelque être vil approchera.

Il sort.
Entrent Lysandre et Hermia.
LYSANDRE.

— Bel amour, vous vous êtes exténuée à errer dans le bois, — et, à vous dire vrai, j’ai oublié notre chemin. — Nous nous reposerons ici, Hermia, si vous le trouvez bon, — et nous attendrons la clarté secourable du jour.

HERMIA, s’étendant contre une haie.

— Soit, Lysandre. Cherchez un lit pour vous, — moi, je vais reposer ma tête sur ce banc.

LYSANDRE, s’approchant d’elle.

— Le même gazon nous servira d’oreiller à tous deux ; — un seul cœur, un seul lit ; deux âmes, une seule foi.

HERMIA.

— Non, bon Lysandre ; pour l’amour de moi, mon cher, — étendez-vous plus loin, ne vous couchez pas si près.

LYSANDRE.

— Oh ! saisissez, charmante, la pensée de mon innocence ; — l’amour doit saisir l’intention dans le langage de l’amour. — Je veux dire que nos deux cœurs sont tressés — de façon à n’en faire plus qu’un, — que nos deux âmes sont enchaînées par le même vœu, — de sorte que nous avons deux âmes et une seule foi. — Ne me refusez donc pas un lit à votre côté, — car, en vous serrant sur moi, Hermia, j’exécute un serment.

HERMIA.

— Lysandre fait de très jolis jeux de mots. — Malheur à ma vertu et à mon honneur, — si j’ai accusé Lysandre de négliger un serment ! — Mais, doux ami, au nom de l’amour et de la courtoisie, — serrez-moi de moins près ; l’humaine modestie — exige entre nous la séparation — qui sied à un galant vertueux et à une vierge. — Gardez donc certaine distance, et bonne nuit, doux ami ; — que ton amour ne s’altère pas avant que ta douce vie finisse !

LYSANDRE, se couchant à distance d’Hermia.

— Je dis : Amen ! amen ! à cette belle prière ; — et j’ajoute : Que ma vie finisse quand finira ma fidélité ! — Voici mon lit. Que le sommeil t’accorde tout son repos !

HERMIA.

— Qu’il en garde la moitié pour en presser tes yeux !

Ils s’endorment.
Entre Puck.
PUCK.

J’ai parcouru la forêt, — mais je n’ai pas trouvé d’Athénien — sur les yeux duquel j’aie pu éprouver — la vertu qu’a cette fleur d’inspirer l’amour. — Nuit et silence ! Quel est cet homme ? — Il porte un costume athénien ; — c’est celui, m’a dit mon maître, — qui dédaigne la jeune Athénienne ; — et voici la pauvre fille profondément endormie — sur le sol humide et sale. — Jolie âme ! elle n’a pas osé se coucher — près de ce ladre d’amour, de ce bourreau de courtoisie. — Malappris ! je répands sur tes yeux — toute la puissance que ce philtre possède.

Il fait tomber sur les yeux de Lysandre quelques gouttes du suc magique.

— Une fois que tu seras éveillé, que l’amour — éloigne à jamais le sommeil de tes yeux ! — Réveille-toi dès que je serai parti ; — car il faut que j’aille rejoindre Obéron.

Il sort.
Entrent Démétrius et Héléna, courant.
HÉLÉNA.

— Arrête, quand tu devrais me tuer, bien-aimé Démétrius.

DÉMÉTRIUS.

— Va-t’en, je te l’ordonne. Ne me hante pas ainsi.

HÉLÉNA.

— Veux-tu donc m’abandonner dans les ténèbres ? Oh ! non !

DÉMÉTRIUS.

— Arrête, ou malheur à toi ! je veux m’en aller seul.

Sort Démétrius.
HÉLÉNA.

— Oh ! cette chasse éperdue m’a mise hors d’haleine ! — Plus je prie, moins j’obtiens grâce. — Hermia est heureuse, partout où elle respire ; — car elle a des yeux attrayants et célestes. — Qui a rendu ses yeux si brillants ? ce ne sont pas les larmes amères. — Si c’étaient les larmes, mes yeux en ont été plus souvent baignés que les siens. — Non, non, je suis laide comme une ourse, — car les bêtes qui me rencontrent se sauvent de frayeur. — Il n’est donc pas étonnant que Démétrius — me fuie comme un monstre. — Quel miroir perfide et menteur — m’a fait comparer mes yeux aux yeux étoiles d’Hermia ? — Mais qui est ici ?… Lysandre ! à terre ! — mort ou endormi ? Je ne vois pas de sang, pas de blessure. — Lysandre, si vous êtes vivant, cher seigneur, éveillez-vous.

LYSANDRE, s’éveillant.

— Et je courrai à travers les flammes, pour l’amour de toi, — transparente Héléna ! La nature a ici l’art — de me faire voir ton cœur à travers ta poitrine. — Où est Démétrius ? Oh ! que ce vil nom — est bien un mot fait pour périr à la pointe de mon épée !

HÉLÉNA.

— Ne dites pas cela, Lysandre ; ne dites pas cela. — Qu’importe qu’il aime votre Hermia ? Seigneur, qu’importe ? — Hermia n’aime toujours que vous : soyez donc heureux.

LYSANDRE.

— Heureux avec Hermia ? non, je regrette — les fastidieuses minutes que j’ai passées avec elle. — Ce n’est pas Hermia, mais Héléna que j’aime à présent. — Qui n’échangerait une corneille pour une colombe ? — La volonté de l’homme est gouvernée par la raison ; — et la raison dit que vous êtes la plus digne fille. — Ce qui croît n’est mûr qu’à sa saison. — Trop jeune encore, je n’étais pas mûr pour la raison ; — mais, arrivé maintenant au faîte de l’expérience humaine, — ma raison met ma volonté au pas — et me conduit à vos yeux, où je lis — une histoire d’amour, écrite dans le plus riche livre d’amour.

HÉLÉNA.

— Suis-je donc née pour être si amèrement narguée ? — Quand ai-je mérité de vous cette moquerie ? — N’est-ce pas assez, n’est-ce pas assez, jeune homme — que je n’aie jamais pu, non, que je ne puisse jamais — mériter un doux regard de Démétrius, — sans que vous deviez encore railler mon insuffisance ? — Vous m’outragez, ma foi ; sur ma parole, vous m’outragez — en me courtisant d’une manière si dérisoire. — Mais adieu ! je suis forcée d’avouer — que je vous croyais un seigneur de plus réelle courtoisie. — Oh ! qu’une femme, repoussée par un homme, — soit encore insultée par un autre !

Elle sort.
LYSANDRE.

— Elle ne voit pas Hermia… Hermia, dors là, toi, — et puisses-tu ne jamais approcher de Lysandre ! — Car, de même que l’indigestion des choses les plus douces — porte à l’estomac le plus profond dégoût, — ou de même que les hérésies, que les hommes abjurent, — sont le plus haïes de ceux qu’elles ont trompés, — de même, toi, mon indigestion, toi, mon hérésie, — sois haïe de tous, et surtout de moi. — Et toi, mon être tout entier, consacre ton amour et ta puissance — à honorer Héléna et à être son chevalier.

Il sort.
HERMIA, se dressant.

— À mon secours, Lysandre, à mon secours ! Tâche — d’arracher ce serpent qui rampe sur mon sein ! — Ah ! par pitié !… Quel était ce rêve ? — Voyez, Lysandre, comme je tremble de frayeur. — Il me semblait qu’un serpent me dévorait le cœur — et que vous étiez assis, souriant à mon cruel supplice. — Lysandre ! quoi ! éloigné de moi ! Lysandre ! seigneur ! — Quoi ! hors de la portée de ma voix ! parti ! pas un son, pas un mot ! — Hélas ! où êtes-vous ? parlez, si vous m’entendez ; — parlez, au nom de tous les amours ; je suis presque évanouie de frayeur. — Non ? Alors je vois bien que vous n’êtes pas près de moi : — il faut que je trouve sur-le-champ ou la mort ou vous. —

Elle sort.
Entrent les Clowns, Lecoing, Étriqué, Bottom, Flûte, Groin et Meurt de Faim.
BOTTOM.

Sommes-nous tous réunis ?

LECOING.

Parfait ! parfait ! et voici une place merveilleusement convenable pour notre répétition. Cette pelouse verte sera notre scène, ce fourré d’aubépine nos coulisses, et nous allons mettre ça en action comme nous le mettrons devant le duc.

BOTTOM.

Pierre Lecoing…

LECOING.

Que dis-tu, bruyant Bottom ?

BOTTOM.

Il y a dans cette comédie de Pyrame et Thisbé des choses qui ne plairont jamais. D’abord, Pyrame doit tirer l’épée pour se tuer ; ce que les dames ne supporteront pas. Qu’avez-vous à répondre à ça ?

GROIN.

Par Notre-Dame ! ça leur fera une peur terrible.

MEURT DE FAIM.

Je crois que nous devons renoncer à la tuerie comme dénoûment.

BOTTOM.

Pas le moins du monde. J’ai un moyen de tout arranger. Faites-moi un prologue ; et que ce prologue affecte de dire que nous ne voulons pas nous faire de mal avec nos épées et que Pyrame n’est pas tué tout de bon ; et, pour les rassurer encore mieux, dites que moi, Pyrame, je ne suis pas Pyrame, mais Bottom le tisserand : ça leur ôtera toute frayeur.

LECOING.

Soit, nous aurons un prologue comme ça, et il sera écrit en vers de huit et de six syllabes.

BOTTOM.

Non ! deux syllabes de plus ! en vers de huit et de huit !

GROIN.

Est-ce que ces dames n’auront pas peur du lion ?

MEURT DE FAIM.

J’en ai peur, je vous le promets.

BOTTOM.

Mes maîtres, réfléchissez-y bien. Amener, Dieu nous soit en aide ! un lion parmi ces dames, c’est une chose fort effrayante ; car il n’y a pas au monde d’oiseau de proie plus terrible que le lion, voyez-vous ; et nous devons y bien regarder.

GROIN.

Eh bien, il faudra un autre prologue pour dire que ce n’est pas un lion.

BOTTOM.

Oui, il faudra que vous disiez le nom de l’acteur, et qu’on voie la moitié de son visage à travers la crinière du lion ; il faudra que lui-même parle au travers et qu’il dise ceci ou quelque chose d’équivalent : Mes dames, ou : belles dames, je vous demande, ou : je vous requiers, ou : je vous supplie de ne pas avoir peur, de ne pas trembler ; ma vie répond de la vôtre. Si vous pensiez que je suis venu en vrai lion, ce serait fâcheux pour ma vie. Non, je ne suis rien de pareil : je suis un homme comme les autres hommes. Et alors, ma foi, qu’il se nomme et qu’il leur dise franchement qu’il est Étriqué le menuisier (10).

LECOING.

Allons, il en sera ainsi. Mais il y a encore deux choses difficiles : c’est d’amener le clair de lune dans une chambre ; car, vous savez, Pyrame et Thisbé se rencontrent au clair de lune.

ÉTRIQUÉ.

Est-ce que la lune brillera la nuit où nous jouerons ?

BOTTOM.

Un calendrier ! un calendrier ! Regardez dans l’almanach ; trouvez le clair de lune, trouvez le clair de lune.

LECOING.

Oui, la lune brille cette nuit-là.

BOTTOM.

Eh bien, vous pourriez laisser ouverte une lucarne de la fenêtre dans la grande salle où nous jouerons ; et la lune pourra briller par cette lucarne.

LECOING.

Oui ; ou bien quelqu’un devrait venir avec un fagot d’épines et une lanterne et dire qu’il vient pour défigurer ou représenter le personnage du clair de lune. Mais il y a encore autre chose. Il faut que nous ayons un mur dans la grande salle ; car Pyrame et Thisbé, dit l’histoire, causaient à travers la fente d’un mur.

ÉTRIQUÉ.

Vous ne pourrez jamais apporter un mur… Qu’en dites-vous, Bottom ?

BOTTOM.

Un homme ou un autre devra représenter le mur : il faudra qu’il ait sur lui du plâtre, ou de l’argile, ou de la chaux pour figurer le mur ; et puis, qu’il tienne ses doigts comme ça, et Pyrame et Thisbé chuchoteront à travers l’ouverture.

LECOING.

Si ça se peut, alors tout est bien. Allons, asseyez-vous tous, fils de mères que vous êtes, et répétez vos rôles. Vous, Pyrame, commencez : quand vous aurez dit votre tirade, vous entrerez dans ce taillis, et ainsi de suite, chacun à son moment.

Entre Puck au fond du théâtre.
PUCK.

— Qu’est-ce donc que ces filandreuses brutes qui viennent brailler ici, — si près du berceau de la reine des fées ? — Quoi ! une pièce en train ? Je serai spectateur, — peut-être acteur aussi, si j’en trouve l’occasion. —

LECOING.

Parlez, Pyrame… Thisbé, avancez.

PYRAME.

Thisbé, les fleurs odieuses ont un parfum suave…

LECOING.

Odorantes ! odorantes !

PYRAME.

Les fleurs odorantes ont un parfum suave.
Tel celui de ton haleine, ma très-chère Thisbé, chérie.
Mais écoute, une voix ! Arrête un peu ici,
Et tout à l’heure je vais t’apparaître.

Sort Pyrame.
PUCK, à part.

— Le plus étrange Pyrame qui ait jamais joué ici ! —

Il sort en suivant Pyrame.
THISBÉ.

Est-ce à mon tour de parler ?

LECOING.

Oui, pardieu, c’est à votre tour ; car vous devez comprendre qu’il n’est sorti que pour voir un bruit qu’il a entendu, et qu’il va revenir.

THISBÉ.

Très-radieux Pyrame, au teint blanc comme le lis,
Toi dont l’incarnat est comme la rose rouge sur l’églantier triomphant,

Le plus piquant jouvenceau, et aussi le plus aimable Juif,
Fidèle comme un fidèle coursier qui jamais ne se fatigue,
J’irai te retrouver, Pyrame, à la tombe de Nigaud.

LECOING.

À la tombe de Ninus, l’homme !… Mais vous ne devez pas dire ça encore : c’est ce que vous répondrez à Pyrame ; vous dites tout votre rôle à la fois, en confondant toutes les répliques. Entrez, Pyrame : on a passé votre réplique, après ces mots : qui jamais ne se fatigue.

Reviennent Puck et Bottom, affublé d’une tête d’âne (11).
THISBÉ.

Fidèle comme le fidèle coursier qui jamais ne se fatigue…

PYRAME.

Si je l’étais, belle Thisbé, je ne serais qu’à toi.

LECOING, apercevant Bottom.

Ô monstruosité ! ô prodige ! nous sommes hantés ! — En prières, mes maîtres ! fuyons, mes maîtres ! au secours !

Les clowns sortent.
PUCK.

— Je vais vous suivre ; je vais vous faire faire un tour — à travers les marais, les buissons, les fourrés, les ronces. — Tantôt je serai cheval, tantôt chien, — cochon, ours sans tête, tantôt flamme ; — et je vais hennir, et aboyer, et grogner, et rugir, et brûler — tour à tour comme un cheval, un chien, un ours, une flamme. —

Il sort.
BOTTOM.

Pourquoi se sauvent-ils ? C’est une farce pour me faire peur.

Revient Groin.
GROIN.

Ô Bottom, comme tu es changé ! qu’est-ce que je vois sur toi ?

BOTTOM.

Ce que vous voyez ? vous voyez une tête d’âne, la vôtre. Voyez-vous ?

Sort Groin.
Revient Lecoing.
LECOING.

Dieu te bénisse, Bottom, Dieu te bénisse ! tu es métamorphosé.

Il sort.
BOTTOM.

Je vois leur farce ; ils veulent faire de moi un âne, m’effrayer, s’ils peuvent. Mais, ils auront beau faire, je ne veux pas bouger de cette place ; je vais me promener ici de long en large, et chanter, pour qu’ils sachent que je n’ai pas peur.

Il chante.

Le merle, si noir de couleur,
Au bec jaune-orange,
La grive à la note si juste,
Le roitelet avec sa petite plume…

TITANIA, s’éveillant

Quel est l’ange qui m’éveille de mon lit de fleurs ? —

BOTTOM, chantant

Le pinson, le moineau, et l’alouette,
Le gris coucou avec son plain-chant,
Dont maint homme écoute la note
Sans oser lui répondre non !

Car, vraiment, qui voudrait mettre son esprit aux prises avec un si fol oiseau ? qui voudrait donner un démenti à un oiseau, eût-il beau crier à tue-tête : coucou ?

TITANIA.

— Je t’en prie, gentil mortel, chante encore. — Autant mon oreille est énamourée de ta note, — autant mes yeux sont captivés par ta forme, — et la force de ton brillant mérite m’entraîne, malgré moi, — à la première vue, à dire, à jurer que je t’aime. —

BOTTOM.

M’est avis, madame, que vous avez bien peu de raisons pour ça : et pourtant, à dire vrai, la raison et l’amour ne vont guère de compagnie, par le temps qui court ; c’est grand dommage que d’honnêtes voisins n’essaient pas de les réconcilier. Oui-dà, je sais batifoler dans l’occasion.

TITANIA.

— Tu es aussi sage que tu es beau. —

BOTTOM.

Non, je ne suis ni l’un ni l’autre. Mais, si j’avais seulement assez d’esprit pour me tirer de ce bois, j’en aurais assez pour ce que j’en veux faire.

TITANIA.

Ne demande pas à sortir de ce bois. — Tu resteras ici, que tu le veuilles ou non. — Je suis un esprit d’un ordre peu commun ; — l’été est une dépendance inséparable de mon empire, — et je t’aime. Donc, viens avec moi ; — je te donnerai des fées pour te servir ; — et elles t’iront chercher des joyaux au fond de l’abîme, — et elles chanteront, tandis que tu dormiras sur les fleurs pressées. — Et je te purgerai si bien de ta grossièreté mortelle — que tu iras comme un esprit aérien. — Fleur des Pois ! Toile d’Araignée ! Phalène ! Grain de Moutarde ! —

Entrent quatre Sylphes.
PREMIER SYLPHE.

— Me voici.

DEUXIÈME SYLPHE.

Et moi.

TROISIÈME SYLPHE.

Et moi.

QUATRIÈME SYLPHE.

Où faut-il que nous allions ?

TITANIA.

Soyez aimables et courtois pour ce gentilhomme ; — bondissez dans ses promenades et gambadez à ses yeux ; — nourrissez-le d’abricots et de groseilles, — de grappes pourpres, de figues vertes et de mûres ; — dérobez aux abeilles leurs sacs de miel ; — pour flambeaux de nuit, coupez leurs cuisses enduites de cire, — et allumez-les aux yeux enflammés du ver luisant, — afin d’éclairer mon bien-aimé à son coucher et à son lever ; — et arrachez les ailes des papillons diaprés — pour écarter de ses yeux endormis les rayons de lune. — Inclinez-vous devant lui, sylphes, et faites-lui vos courtoisies.

PREMIER SYLPHE.

— Salut, mortel !

DEUXIÈME SYLPHE.

Salut !

TROISIÈME SYLPHE.

Salut !

QUATRIÈME SYLPHE.

Salut ! —

BOTTOM.

J’implore du fond du cœur la merci de vos révérences.

Au premier sylphe.

Par grâce, le nom de votre révérence ?

PREMIER SYLPHE.

Toile d’Araignée.

BOTTOM.

Je vous demande votre amitié, cher monsieur Toile d’Araignée ; si je me coupe le doigt, je prendrai avec vous des libertés.

Au second Sylphe.

Votre nom, honnête gentilhomme ?

DEUXIÈME SYLPHE.

Fleur des Pois.

BOTTOM.

De grâce, recommandez-moi à mistress Cosse, votre mère, et à maître Pois-Chiche, votre père. Cher monsieur Fleur des Pois, je demanderai à faire avec vous plus ample connaissance.

Au troisième Sylphe.

Par grâce, votre nom, monsieur ?

TROISIÈME SYLPHE.

Grain de Moutarde.

BOTTOM.

Cher monsieur Grain de Moutarde, je connais bien vos souffrances ; maint gigantesque rosbif a lâchement dévoré bien des gentilshommes de votre maison. Votre famille m’a fait souvent venir la larme à l’œil, je vous le promets. Je demande à lier connaissance avec vous, bon monsieur Grain de Moutarde.

TITANIA.

— Allons, escortez-le, conduisez-le à mon berceau. — La lune, il me semble, regarde d’un œil humide ; — et, quand elle pleure, les plus petites fleurs pleurent, — se lamentant sur quelque virginité violée. — Enchaînez la langue de mon bien-aimé ; conduisez-le en silence. —

Ils sortent.

SCÈNE V.
[Une autre partie du bois.]
Entre Obéron.
OBÉRON.

— Je suis curieux de savoir si Titania s’est éveillée, — et puis, quel est le premier être qui s’est offert à sa vue — et dont elle a dû s’éprendre éperdûment.

Entre Puck.

— Voici mon messager. Eh bien, esprit, — quelle fredaine nocturne viens-tu de faire dans ce bois enchanté ?

PUCK.

— Ma maîtresse est amoureuse d’un monstre. — Tandis qu’elle prenait — son heure de sommeil — auprès de son berceau discret et consacré, — une troupe de paillasses, d’artisans grossiers, — qui travaillent pour du pain dans les échoppes d’Athènes, — se sont réunis pour répéter une pièce — qui doit être jouée le jour des noces du grand Thésée. — Le niais le plus épais de cette stupide bande, — lequel jouait Pyrame, a quitté la scène — pendant la représentation et est entré dans un taillis ; — je l’ai surpris à ce moment favorable, — et lui ai fixé sur le chef une tête d’âne. — Alors, comme il fallait donner la réplique à sa Thisbé, — mon saltimbanque reparaît. Quand les autres l’aperçoivent, — figurez-vous des oies sauvages voyant ramper l’oiseleur, — ou une troupe de choucas à tête rousse, — qui, au bout du mousquet, s’envolent en croassant, — se dispersent et balaient follement le ciel ; — c’est ainsi qu’à sa vue tous ses camarades se sauvent ; — je trépigne, et tous de tomber les uns sur les autres, — et de crier au meurtre, et d’appeler Athènes au secours. — Leur raison si faible, égarée par une frayeur si forte, — a tourné contre eux les êtres inanimés. — Les épines et les ronces accrochent leurs vêtements, — aux uns, leurs manches, aux autres, leur chapeau : ils laissent partout leurs dépouilles. — Je les ai emmenés, éperdus d’épouvante, — et j’ai laissé sur place le tendre Pyrame métamorphosé. — C’est à ce moment, le hasard ainsi l’a voulu, — que Titania s’est éveillée et s’est aussitôt amourachée d’un âne.

OBÉRON.

— Cela s’arrange mieux encore que je ne pouvais l’imaginer. — Mais as-tu mouillé les yeux de l’Athénien — avec le philtre d’amour, ainsi que je te l’ai dit ?

PUCK.

— Je l’ai surpris dormant. C’est encore une chose faite ; — et l’Athénienne était à ses côtés ; — à son réveil, il a dû nécessairement la voir. —

Entrent Démétrius et Hermia.
OBÉRON.

— Ne t’éloigne pas ; voici notre Athénien.

PUCK.

— C’est bien la femme, mais ce n’est pas l’homme.

DÉMÉTRIUS, à Hermia.

— Oh ! pourquoi rebutez-vous ainsi quelqu’un qui vous aime tant ? — Gardez ces murmures amers pour votre amer ennemi.

HERMIA.

— Je me borne à te gronder, mais je devrais te traiter plus durement encore ; — car tu m’as donné, j’en ai peur, sujet de te maudire. — S’il est vrai que tu aies tué Lysandre dans son sommeil, — déjà dans le sang jusqu’à la cheville, achève de t’y plonger, — et tue-moi aussi. — Le soleil n’est pas plus fidèle au jour — que lui à moi. Se serait-il dérobé ainsi — à Hermia endormie ? Je croirais plutôt — que cette terre peut être percée de part en part, et que la lune, — en traversant le centre, peut aller aux antipodes — éclipser le soleil en plein midi. — Il est impossible que tu ne l’aies pas tué. — Cet air spectral et sinistre est celui d’un assassin.

DÉMÉTRIUS.

— C’est celui d’un assassiné ; et c’est celui que je dois avoir, — ainsi percé jusqu’au cœur par votre inflexible cruauté. — Vous pourtant, l’assassine, vous avez l’air aussi radieux, aussi serein — que Vénus, là-haut, dans sa sphère étincelante.

HERMIA.

— Qu’a cela de commun avec mon Lysandre ? où est-il ? — Ah ! bon Démétrius ! veux-tu me le rendre ?

DÉMÉTRIUS.

— J’aimerais mieux donner sa carcasse à mes limiers.

HERMIA.

— Arrière, chien ! arrière, monstre ! tu me pousses au delà des bornes — de la patience virginale. Tu l’as donc tué ? — Cesse désormais d’être compté parmi les hommes. — Oh ! sois franc une fois, sois franc, fût-ce par amour pour moi : — aurais-tu osé regarder en face Lysandre éveillé, — toi qui l’as tué endormi ? Oh ! le brave exploit ! — Un ver, une vipère n’en pouvaient-ils pas faire autant ? — C’est bien aussi une vipère qui l’a fait ; car une vipère — ne pique pas, ô reptile, avec une langue plus double.

DÉMÉTRIUS.

— Vous épuisez votre colère sur une méprise ; — je ne suis pas souillé du sang de Lysandre, — et il n’est pas mort, que je sache.

HERMIA.

— Dis-moi, je t’en supplie, qu’il est sain et sauf !

DÉMÉTRIUS.

— Et, si je pouvais le dire, qu’y gagnerais-je ?

HERMIA.

— Un privilége, celui de ne jamais me revoir. — Sur ce, je fuis ta présence exécrée ; — qu’il soit mort ou vivant, tu ne me verras plus.

Elle sort.
DÉMÉTRIUS.

— Inutile de la suivre en cette humeur furieuse. — Je vais donc me reposer ici quelques moments. — Les charges du chagrin s’augmentent — de la dette que le sommeil en banqueroute ne lui a pas payée ; — peut-être va-t-il me donner un léger à-compte, — si j’attends ici ses offres.

Il se couche par terre.
OBÉRON, à Puck.

— Qu’as-tu fait ? tu t’es complètement mépris ; — tu as mis la liqueur d’amour sur la vue d’un amant fidèle. — Il doit forcément résulter de ta méprise — l’égarement d’un cœur fidèle, et non la conversion d’un perfide.

PUCK.

— Ainsi le destin l’ordonne ; pour un homme qui garde sa foi, — des millions doivent faiblir, brisant serments sur serments.

OBÉRON.

— Cours à travers le bois, plus rapide que le vent, — et cherche à découvrir Héléna d’Athènes ; — elle a le cœur malade, et elle est toute pâle — des soupirs d’amour qui ruinent la fraîcheur de son sang. — Tâche de l’amener ici par quelque illusion. — Au moment où elle paraîtra, je charmerai les yeux de celui-ci.

PUCK.

— Je pars, je pars ; vois comme je pars ; — plus rapide que la flèche de l’arc du Tartare.

Il sort.
OBÉRON, versant le suc de la fleur sur les yeux de Démétrius.

Fleur de nuance pourprée,
Blessée par l’archer Cupidon,
Pénètre la prunelle de ses yeux.
Quand il cherchera son amante,
Qu’elle brille aussi splendide
Que la Vénus des cieux.

Se penchant sur Démétrius endormi.

Si, à ton réveil, elle est auprès de toi,
À toi d’implorer d’elle un remède.

Rentre Puck.
PUCK.

Capitaine de notre bande féerique,
Héléna est à deux pas d’ici ;
Et le jeune homme que j’ai charmé par méprise
Revendique auprès d’elle ses honoraires d’amant.
Assisterons-nous à cette amoureuse parade ?
Seigneur, que ces mortels sont fous !

OBÉRON.

Mets-toi de côté : le bruit qu’ils vont faire
Réveillera Démétrius.

PUCK.

Alors ils seront deux à courtiser la même ;
Cela seul fera un spectacle réjouissant.
Rien ne me plaît plus
Que ces absurdes contre-temps.

Entrent Lysandre et Héléna.
LYSANDRE.

— Pourquoi vous figurer que je vous courtise par dérision ? — La moquerie et la dérision n’apparaissent jamais en larmes. — Voyez, je pleure en protestant de mon amour ; quand les protestations sont ainsi nées, — toute leur sincérité apparaît dès leur naissance. — Comment peuvent-elles vous sembler en moi une dérision, — quand elles portent ces insignes évidents de la bonne foi ?

HÉLÉNA.

— Vous déployez de plus en plus votre perfidie. — Quand la foi tue la foi, oh ! l’infernale guerre sainte ! — Ces protestations appartiennent à Hermia : voulez-vous donc l’abandonner ? — Quand ils se font contre-poids, les serments ne pèsent plus rien ; — ceux que vous nous offrez, à elle et à moi, mis dans deux plateaux, — se balancent et sont aussi légers que des fables.

LYSANDRE.

— Je n’avais pas de jugement quand je lui jurai mon amour.

HERMIA.

— Non, ma foi, pas plus qu’en ce moment où vous l’abandonnez.

LYSANDRE.

— Démétrius l’aime, et ne vous aime pas.

DÉMÉTRIUS, s’éveillant.

— Ô Héléna, déesse, nymphe, perfection divine ! — à quoi, mon amour, comparerai-je tes yeux ? — Le cristal est de la fange. Oh ! comme elles sont tentantes, — tes lèvres, ces cerises mûres pour le baiser ! — Dans sa pure blancheur glacée, la neige du haut Taurus, — que balaie le vent d’est, paraît noire comme le corbeau — quand tu lèves la main. Oh ! laisse-moi donner — à cette princesse de blancheur un baiser, sceau de la béatitude !

HÉLÉNA.

— Ô rage ! ô enfer ! je vois que vous êtes tous d’accord pour vous jouer de moi ! — Si vous étiez civils, si vous

connaissiez la courtoisie, — vous ne me feriez pas tous ces outrages. — N’est-ce pas assez de me haïr comme vous le faites, — sans vous liguer du fond de l’âme pour me bafouer ? — Si vous étiez des hommes, comme vous en avez l’apparence, — vous ne voudriez pas traiter ainsi une gente dame, — me prodiguer ces vœux, ces serments, ces louanges exagérés, — quand, j’en suis sûre, vous me haïssez cordialement. — Rivaux tous deux pour aimer Hermia, — vous êtes rivaux aussi pour vous moquer d’Héléna. — Admirable exploit, héroïque entreprise, — d’évoquer les larmes des yeux d’une pauvre fille — avec vos dérisions ! Des gens de noble race — ne voudraient pas offenser ainsi une vierge et mettre à bout — la patience d’une pauvre âme : le tout pour s’amuser !

LYSANDRE.

— Vous êtes méchant, Démétrius. Ne soyez pas ainsi. — Car vous aimez Hermia ; vous savez, je le sais. — Ici, en toute bonne volonté et de tout mon cœur, — je vous cède mes droits à l’amour d’Hermia ; — léguez-moi, vous, vos droits sur Héléna, — que j’aime et que j’aimerai jusqu’à la mort.

HÉLÉNA.

— Jamais moqueurs ne perdirent de plus vaines paroles.

DÉMÉTRIUS.

— Lysandre, garde ton Hermia : je n’en veux plus. — Si je l’aimai jamais, tout cet amour est parti. — Mon cœur n’a séjourné avec elle que comme un convive ; — et le voilà revenu à son foyer, chez Héléna, — pour s’y fixer.

LYSANDRE.

— Ce n’est pas vrai, Héléna.

DÉMÉTRIUS.

— Ne calomnie pas une conscience que tu ne connais pas, — de peur qu’à tes dépens je ne te le fasse payer cher. — Tiens, voici venir tes amours ; voici ton adorée.

Entre Hermia.
HERMIA.

— La nuit noire, qui suspend les fonctions de l’œil, — rend l’oreille plus prompte à percevoir. — De ce qu’elle prend au sens de la vue, — elle rend le double à l’ouïe. — Ce n’est pas par mes yeux, Lysandre, que tu as été trouvé ; — c’est mon oreille, et je l’en remercie, qui m’a conduite à ta voix. — Mais pourquoi, méchant, m’as-tu quittée ainsi ?

LYSANDRE.

— Pourquoi serait-il resté, celui que l’amour pressait de partir ?

HERMIA.

— Quel amour pouvait presser Lysandre de quitter mon côté ?

LYSANDRE.

— L’amour de Lysandre, l’amour qui ne lui permettait pas de rester, — c’était la belle Héléna ; Héléna qui dore la nuit plus — que ces globes incandescents et ces yeux de lumière, là-haut. — Pourquoi me cherches-tu ? N’as-tu pas compris — que c’est la haine que je te porte qui m’a fait te quitter ainsi ?

HERMIA.

— Vous ne parlez pas comme vous pensez ; c’est impossible.

HÉLÉNA.

— Tenez, elle aussi, elle est de ce complot. — Je le vois maintenant, ils se sont concertés, tous trois, — pour arranger à mes dépens cette comédie. — Injurieuse Hermia ! fille ingrate ! — conspirez-vous, êtes-vous liguée avec ces hommes — pour me harceler de cette affreuse dérision ? — Avez-vous oublié toutes les confidences dont nous nous faisions part l’une à l’autre, — nos serments d’être sœurs, les heures passées ensemble, — alors que nous grondions le temps au pied hâtif — de nous séparer ? Oh ! avez-vous tout oublié ? — notre amitié des jours d’école, notre innocence enfantine ? — Que de fois, Hermia, vraies déesses d’adresse, — nous avons créé toutes deux avec nos aiguilles une même fleur, — toutes deux au même modèle, assises sur le même coussin, — toutes deux fredonnant le même chant, sur le même ton toutes deux, — comme si nos mains, nos flancs, nos voix, nos âmes — eussent été confondus ! Ainsi on nous a vues croître ensemble, — comme deux cerises, apparemment séparées, — mais réunies par leur séparation même, — fruits charmants moulés sur une seule tige ; — deux corps visibles n’ayant qu’un seul cœur ; — deux jumelles aînées ayant droit — à un écusson unique, couronné d’un unique cimier ! — Et vous voulez déchirer notre ancienne affection — en vous joignant à des hommes pour narguer votre pauvre amie ? — Cette action n’est ni amicale ni virginale ; — notre sexe, aussi bien que moi, peut vous la reprocher, — quoique je sois seule à ressentir l’outrage.

HERMIA.

— Vos paroles emportées me confondent ; — je ne vous raille pas ; c’est vous, il me semble, qui me raillez.

HÉLÉNA.

— N’avez-vous pas excité Lysandre à me suivre — par dérision, et à vanter mes yeux et mon visage ? — et engagé votre autre amoureux, Démétrius, — qui, il n’y a qu’un instant, me repoussait du pied, — à m’appeler déesse, nymphe, divine, rare, — précieuse, céleste ? Pourquoi parle-t-il ainsi — à celle qu’il hait ? Et pourquoi Lysandre vous dénie-t-il l’amour dont son cœur est si riche, — et m’offre-t-il hautement son affection, — si ce n’est à votre instigation et par votre consentement ? — Qu’importe que je ne sois pas aussi favorisée que vous, — aussi entourée d’amour, aussi fortunée, — et que, misère suprême, j’aime sans être aimée ? — Vous devriez m’en plaindre et non m’en mépriser.

HERMIA.

— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.

HÉLÉNA.

— Oui, allez, persévérez, affectez les airs graves. — Faites-moi des grimaces quand je tourne le dos ; — faites-vous des signes entre vous ; soutenez la bonne plaisanterie ; — cette bouffonnerie, bien réussie, trouvera sa chronique. — Si vous aviez un peu de pitié, d’honneur ou de savoir-vivre, — vous ne feriez pas de moi un pareil plastron. — Mais, adieu ! c’est en partie ma faute ; — la mort ou l’absence l’aura bientôt réparée.

LYSANDRE.

— Arrête, gentille Héléna ; écoute mes excuses, — mon amour, ma vie, mon âme, ma belle Héléna !

HÉLÉNA.

— Ah ! parfait !

HERMIA, à Lysandre.

Cher, cesse de la railler ainsi.

DÉMÉTRIUS.

— Si les prières ne l’y décident pas, je puis employer la force.

LYSANDRE, à Démétrius.

— Ta force n’obtiendrait pas plus que ses prières. — Tes menaces sont aussi impuissantes que ses faibles supplications. — Héléna, je t’aime ; sur ma vie, je t’aime ; — je jure, par cette vie que je suis prêt à perdre pour toi, — de convaincre de mensonge quiconque dit que je ne t’aime pas.

DÉMÉTRIUS, à Héléna.

— Je dis, moi, que je t’aime plus qu’il ne peut aimer.

LYSANDRE, à Démétrius.

— Si tu prétends cela, viens à l’écart et prouve-le.

DÉMÉTRIUS.

— Sur-le-champ, allons !

HERMIA, se pendant au bras de Lysandre.

Lysandre, à quoi tend tout ceci ?

LYSANDRE.

— Arrière, vous, Éthiopienne !

DÉMÉTRIUS, ironiquement, à Lysandre.

Non, non, monsieur, — affectez de vous emporter ; faites mine de me suivre ; — mais ne venez pas. Vous êtes un homme apprivoisé, allez !

LYSANDRE, à Hermia qui le retient.

— Va te faire pendre, chatte insupportable ; lâche-moi, vile créature, — ou je vais te secouer de moi comme un serpent.

HERMIA.

— Pourquoi êtes-vous devenu si grossier ? Que signifie ce changement, — mon doux amour ?

LYSANDRE.

Ton amour ? Arrière, fauve Tartare, arrière ! — Arrière, médecine dégoûtante ! Odieuse potion, loin de moi !

HERMIA.

— Vous plaisantez, n’est-ce pas ?

HÉLÉNA.

Oui, sans doute, et vous aussi.

LYSANDRE.

— Démétrius, je te tiendrai parole.

DÉMÉTRIUS.

— Je voudrais avoir votre billet ; car, je le vois, — un faible lien vous retient ; je ne me fie pas à votre parole.

LYSANDRE.

— Eh quoi ! dois-je la frapper, la blesser, la tuer ? — J’ai beau la haïr, je ne veux pas lui faire du mal.

HERMIA, à Lysandre.

— Eh ! quel mal plus grand pouvez-vous me faire que de me haïr ? — Me haïr ! pourquoi ? Hélas ! qu’est-il donc arrivé, mon amour ? — Ne suis-je pas Hermia ? N’êtes-vous pas Lysandre ? — Je suis maintenant aussi belle que tout à l’heure. — Cette nuit encore, vous m’aimiez, et, cette même nuit, vous m’avez quittée pourtant. — M’avez-vous donc quittée ? Ah ! les dieux m’en préservent ! — Quittée sérieusement ?

LYSANDRE.

Oui, sur ma vie, — et avec le désir de ne jamais te revoir. — Ainsi, n’aie plus d’espoir, d’incertitude, de doute ; — sois-en certaine, rien de plus vrai ; ce n’est pas une plaisanterie, — je te hais et j’aime Héléna.

HERMIA.

— Hélas !

À Héléna.

Jongleuse ! rongeuse de fleurs ! — voleuse d’amour ! c’est donc vous qui êtes venue cette nuit, — et avez volé le cœur de mon amant !

HÉLÉNA.

Magnifique, ma foi ! — Avez-vous perdu la modestie, la réserve virginale, — le sens de la pudeur ? Quoi ! vous voulez donc arracher — des réponses de colère à mes douces lèvres ? — Arrière ! arrière ! vous, comédienne, vous, marionnette, vous !

HERMIA.

— Marionnette ! Pourquoi ? Oui, voilà l’explication de ce jeu. — Je le vois, elle aura fait quelque comparaison — entre sa stature et la mienne, elle aura fait valoir sa hauteur ; — et avec cette taille-là, une haute taille, — une taille qui compte, ma foi, elle l’aura dominé, lui. — Êtes-vous donc montée si haut dans son estime, — parce que je suis si petite et si naine ? — Suis-je donc si petite, mât de cocagne ? dis, — suis-je donc si petite ? Je ne le suis pas assez cependant — pour que mes ongles ne puissent atteindre tes yeux.

HÉLÉNA.

— Par grâce, messieurs, bien que vous vous moquiez de moi, — empêchez-la de me faire mal. Je n’ai jamais été bourrue ; — je ne suis pas douée le moins du monde pour la violence. — Je suis une vraie fille pour la couardise. — Empêchez-la de me frapper. Vous pourriez croire peut-être — que, parce qu’elle est un peu plus petite que moi, — je puis lui tenir tête.

HERMIA.

Plus petite ! vous l’entendez, encore !

HÉLÉNA.

— Bonne Hermia, ne soyez pas si amère contre moi. — Je vous ai toujours aimée, Hermia, — J’ai toujours gardé vos secrets, je ne vous ai jamais fait de mal ; — mon seul tort est, par amour pour Démétrius, — de lui avoir révélé votre fuite dans ce bois. — Il vous a suivie, je l’ai suivi par amour ; — mais il m’a chassée, il m’a menacée — de me frapper, de me fouler aux pieds, et même de me tuer. — Et maintenant, si vous voulez me laisser partir en paix, — je vais ramener ma folie à Athènes, — et je ne vous suivrai plus ; laissez-moi partir ; — vous voyez comme je suis simple, comme je suis sotte !

HERMIA.

— Eh bien, partez. Qui vous retient ?

HÉLÉNA.

— Un cœur insensé que je laisse derrière moi.

HERMIA.

Avec qui ? avec Lysandre !

HÉLÉNA.

Avec Démétrius.

LYSANDRE, montrant Hermia.

— N’aie pas peur ; elle ne te fera pas de mal, Héléna.

DÉMÉTRIUS, à Lysandre.

— Non, monsieur, non, quand vous prendriez son parti.

HÉLÉNA.

— Oh ! quand elle est fâchée, elle est rusée et maligne. — C’était un vrai renard quand elle allait à l’école ; — et, toute petite qu’elle est, elle est féroce.

HERMIA.

— Encore petite ! Toujours à parler de ma petitesse ! — Souffrirez-vous donc qu’elle se moque ainsi de moi ? — Laissez-moi aller à elle.

LYSANDRE.

Décampez, naine, — être minime, fait de l’herbe qui noue les enfants, — grain de verre, gland de chêne !

DÉMÉTRIUS, montrant Héléna.

Vous êtes par trop officieux — à l’égard d’une femme qui dédaigne vos services. — Laissez-la ; ne parlez plus d’Héléna ; — ne prenez pas son parti ; car, si tu prétends — lui faire jamais la moindre démonstration d’amour, — tu le paieras cher.

LYSANDRE.

Maintenant qu’elle ne me retient plus, — suis-moi, si tu l’oses, et voyons qui, — de toi ou de moi, a le plus de droits sur Héléna.

DÉMÉTRIUS.

— Te suivre ? Non, je marcherai de front avec ta hure.

Sortent Lysandre et Démétrius.

HERMIA.

— C’est vous, madame, qui êtes cause de tout ce tapage. — Çà, ne vous en allez pas.

HÉLÉNA.

Je ne me fie pas à vous, moi ; — et je ne resterai pas plus longtemps dans votre maudite compagnie. — Pour une querelle, votre main est plus leste que la mienne ; — mais, pour courir, mes jambes sont les plus longues.

Elle sort.
HERMIA.

— Je suis ahurie, et ne sais que dire.

Elle sort en courant après Héléna.
OBÉRON, à Puck.

— C’est ta faute ; tu fais toujours des méprises, — quand tu ne commets pas tes coquineries volontairement.

PUCK.

— Croyez-moi, roi des ombres, j’ai fait une méprise. — Ne m’avez-vous pas dit que je reconnaîtrais l’homme — à son costume athénien ? — Mon action est donc irréprochable, en ce sens — que c’est un Athénien dont j’ai humecté les yeux ; — et je suis satisfait du résultat, en ce sens — que leur querelle me paraît fort réjouissante.

OBÉRON.

— Tu vois, ces amoureux cherchent un lieu pour se battre : — dépêche-toi donc, Robin, assombris la nuit. — Couvre sur-le-champ la voûte étoilée — d’un brouillard accablant, aussi noir que l’Achéron, — et égare si bien ces rivaux acharnés, — que l’un ne puisse rencontrer l’autre. — Tantôt contrefais la voix de Lysandre, — en surexcitant Démétrius par des injures amères ; — et tantôt déblatère avec l’accent de Démétrius. — Va, écarte-les ainsi l’un de l’autre — jusqu’à ce que sur leur front le sommeil imitant la mort — glisse avec ses pieds de plomb et ses ailes de chauve-souris. — Alors, tu écraseras sur les yeux de Lysandre cette herbe, — dont la liqueur a la propriété spéciale — de dissiper toute illusion — et de rendre aux prunelles leur vue accoutumée. — Dès qu’ils s’éveilleront, toute cette dérision — leur paraîtra un rêve, une infructueuse vision ; — et ces amants retourneront à Athènes — dans une union qui ne finira qu’avec leur vie. — Tandis que je t’emploierai à cette affaire, — j’irai demander à ma reine son petit Indien ; — et puis je délivrerai ses yeux charmés — de leur passion pour un monstre, et la paix sera partout.

PUCK.

— Mon féérique seigneur, ceci doit être fait en hâte ; — car les rapides dragons de la nuit fendent les nuages à plein vol, — et là-bas brille l’avant coureur de l’aurore. — À son approche, les spectres errant çà et là — regagnent en troupe leurs cimetières : tous les esprits damnés, — qui ont leur sépulture dans les carrefours et dans les flots, — sont déjà retournés à leurs lits véreux. — Car, de crainte que le jour ne luise sur leurs fautes, — ils s’exilent volontairement de la lumière — et sont à jamais fiancés à la nuit au front noir.

OBÉRON.

— Mais nous, nous sommes des esprits d’un autre ordre : — souvent j’ai fait une partie de chasse avec l’amant de la matinée, — et, comme un garde forestier, je puis marcher dans les halliers — même jusqu’à l’instant où la porte de l’Orient, toute flamboyante, — s’ouvrant sur Neptune avec de divins et splendides rayons, — change en or jaune le sel vert de ses eaux. — Mais, pourtant, hâte-toi ; ne perds pas un instant ; — nous pouvons encore terminer cette affaire avant le jour. —

Obéron sort.
PUCK.

Par monts et par vaux, par monts et par vaux,
Je vais les mener par monts et par vaux ;

Je suis craint aux champs et à la ville ;
Lutin, menons-les par monts et par vaux.

— En voici un.

Entre Lysandre.
LYSANDRE.

— Où es-tu, fier Démétrius ? parle donc à présent.

PUCK.

— Ici, manant, l’épée à la main et en garde. Où es-tu ?

LYSANDRE.

— Je suis à toi, dans l’instant.

PUCK.

— Suis-moi donc — sur un terrain plus égal.

Lysandre sort, comme guidé par la voix.
Entre Démétrius.
DÉMÉTRIUS.

Lysandre ! parle encore. — Ah ! fuyard ! ah ! lâche, tu t’es donc sauvé ! — Parle. Dans quelque buisson ? où caches-tu ta tête ?

PUCK.

— Ah ! lâche, tu jettes tes défis aux étoiles ; — tu dis aux buissons que tu veux te battre, — et tu ne viens pas ! Viens, poltron ; viens, marmouset ; — je vais te fouetter avec une verge. Il se déshonore, — celui qui tire l’épée contre toi.

DÉMÉTRIUS.

Oui-dà ! es-tu là ?

PUCK.

— Suis ma voix ; nous verrons ailleurs si tu es un homme.

Ils sortent.

Revient Lysandre.
LYSANDRE.

— Il va toujours devant moi, et toujours il me défie ; — quand j’arrive où il m’appelle, il est déjà parti. — Le misérable a le talon plus léger que moi ; — je courais vite après, mais il fuyait plus vite, — et me voici engagé dans un chemin noir et malaisé. — Reposons-nous ici. Viens, toi, jour bienfaisant.

Il se couche par terre.

— Car, dès que tu me montreras ta lueur grise, — je retrouverai Démétrius et je punirai son insolence.

Il s’endort.
Puck et Démétrius reviennent.
PUCK.

— Holà ! holà ! holà ! holà ! (12) Lâche, pourquoi ne viens-tu pas ?

DÉMÉTRIUS.

— Attends-moi, si tu l’oses ; car je vois bien — que tu cours devant moi, en changeant toujours de place, — sans oser t’arrêter, ni me regarder en face. — Où es-tu ?

PUCK.

Viens ici ; je suis ici.

DÉMÉTRIUS.

— Allons, tu te moques de moi. Tu me le paieras cher, — si jamais je revois ta face à la lumière du jour. — Maintenant, va ton chemin. La fatigue me force — à mesurer de ma longueur ce lit glacé… — Dès l’approche du jour, compte sur ma visite.

Il se couche à terre et s’endort.

Entre Héléna.
HÉLÉNA.

— Ô nuit accablante, ô longue et fastidieuse nuit, — abrège tes heures ! Au secours, clarté de l’Orient, — que je puisse, à la lumière du jour, retourner à Athènes, — loin de ceux qui détestent ma triste société ! — Et toi, sommeil, qui parfois ferme les yeux de la douleur, — dérobe-moi un moment à ma propre société.

Elle s’endort.
PUCK.

Rien que trois ! Allons, encore une !
Quatre feront deux couples.
La voici qui vient maussade et triste.
Cupidon est un mauvais garnement
De rendre ainsi folles de pauvres femmes.

Entre Hermia.
HERMIA.

— Jamais si fatiguée, jamais si malheureuse ! — Trempée par la rosée, et déchirée par les ronces, — je ne puis me traîner ni aller plus loin ; — mes jambes ne peuvent plus marcher au pas de mes désirs. — Reposons-nous ici, jusqu’au point du jour. — Que le ciel protége Lysandre, s’ils veulent se battre. —

Elle se couche.
PUCK.

Sur le terrain
Dormez profondément.
Je vais appliquer
Sur vos yeux,
Doux amant, un remède,

Il exprime le jus d’une herbe sur l’œil de Lysandre.

Quand tu t’éveilleras,
Tu prendras
Un vrai plaisir
À revoir
Ta première amante.
Et le proverbe connu :
On prend son bien où on le trouve,
S’accomplira à ton réveil.
Jeannot aura sa Jeanneton ;
Rien n’ira de travers.
Chacun reprendra sa jument,
Et tout sera bien.

Sort Puck.
Démétrius, Lysandre, Héléna et Hermia restent endormis.
Entrent Titania et Bottom, entourés d’un cortége de fées ; Obéron, en arrière, invisible.
TITANIA, à Bottom.

— Viens t’asseoir sur ce lit de fleurs, — que je caresse tes joues charmantes, — et que j’attache des roses musquées sur ta tête douce et lisse, — et que je baise tes belles longues oreilles, mon ineffable joie ! —

BOTTOM.

Où est Fleur des Pois ?

FLEUR DES POIS.

Me voici.

BOTTOM.

Gratte-moi la tête, Fleur des Pois… Où est monsieur Toile d’Araignée ?

TOILE D’ARAIGNÉE.

Me voici.

BOTTOM.

Monsieur Toile d’Araignée, mon bon monsieur, prenez vos armes ; et tuez-moi cette abeille aux cuisses rouges au haut de ce chardon ; puis, apportez-moi son sac à miel, mon bon monsieur. Ne vous écorchez pas trop dans l’action, monsieur ; surtout, mon bon monsieur, ayez soin que le sac à miel ne crève pas. Il me répugnerait de vous voir inondé de miel, signor. Où est monsieur Grain de Moutarde ?

GRAIN DE MOUTARDE.

Me voici.

BOTTOM.

Donnez-moi une poignée de main, monsieur Grain de Moutarde. De grâce, pas de cérémonie, mon bon monsieur.

GRAIN DE MOUTARDE.

Que m’ordonnez-vous ?

BOTTOM.

Rien, mon bon monsieur, si ce n’est d’aider le cavalero Toile d’Araignée à me gratter. Il faut que j’aille chez le barbier, monsieur, car m’est avis que je suis merveilleusement poilu autour du visage ; et je suis un âne si délicat que, pour peu qu’un poil me démange, il faut que je me gratte.

TITANIA.

— Voyons, veux-tu entendre de la musique, mon doux amour ? —

BOTTOM.

J’ai l’oreille passablement bonne en musique ; qu’on nous donne la clef et les pincettes.

TITANIA.

— Dis-moi, doux amour, ce que tu désires manger. —

BOTTOM.

Ma foi, un picotin. Je mâcherais bien de votre bonne avoine bien sèche. M’est avis que j’aurais grande envie d’une botte de foin : du bon foin, du foin qui embaume, rien n’est égal à ça.

TITANIA.

— J’ai une fée aventureuse qui ira fouiller — le magasin d’un écureuil et t’apportera des noix nouvelles. —

BOTTOM.

J’aimerais mieux une poignée ou deux de pois secs. Mais, je vous en prie, empêchez vos gens de me déranger ; je sens venir à moi un accès de sommeil.

TITANIA.

— Dors, et je vais t’enlacer de mes bras. — Partez, fées, et explorez tous les chemins.

Les fées sortent.

— Ainsi le chèvrefeuille, le chèvrefeuille embaumé — s’enlace doucement, ainsi le lierre femelle — s’enroule aux doigts d’écorce de l’orme. — Oh ! comme je t’aime ! comme je raffole de toi ! —

Ils s’endorment.
Obébon s’avance. Entre Puck.
OBÉRON.

— Bienvenue, cher Robin. Vois-tu ce charmant spectacle ? — Je commence maintenant à prendre en pitié sa folie. — Tout à l’heure, l’ayant rencontrée, en arrière du bois, — qui cherchait de suaves présents pour cet affreux imbécile, — je lui ai fait honte et me suis querellé avec elle. — Déjà, en effet, elle avait ceint les tempes velues du drôle — d’une couronne de fleurs fraîches et parfumées ; — et la rosée, qui sur leurs boutons — étalait naguère ses rondes perles d’Orient, — cachait alors dans le calice de ces jolies fleurettes — les larmes que lui arrachait leur disgrâce. — Quand je l’ai eu tancée tout à mon aise, — elle a imploré mon pardon dans les termes les plus doux. — Je lui ai demandé alors son petit favori ; — elle me l’a accordé sur-le-champ, et a dépêché une de ses fées — pour l’amener à mon bosquet dans le pays féerique. — Et maintenant que j’ai l’enfant, je vais mettre un terme — à l’odieuse erreur de ses yeux. — Toi, gentil Puck, enlève ce crâne emprunté — de la tête de ce rustre Athénien ; — afin que, s’éveillant avec les autres, — il s’en retourne comme eux à Athènes, — ne se rappelant les accidents de cette nuit — que comme les tribulations d’un mauvais rêve. — Mais d’abord je vais délivrer la reine des fées. —

Il touche les yeux de Titania avec une herbe.

Sois comme tu as coutume d’être ;
Vois comme tu as coutume de voir ;
La fleur de Diane a sur la fleur de Cupidon
Cette influence et ce bienheureux pouvoir.

— Allons, ma Titania ; éveillez-vous, ma douce reine.

TITANIA, s’éveillant.

— Mon Obéron ! quelles visions j’ai vues ! — il m’a semblé que j’étais amoureuse d’un âne.

OBÉRON.

— Voilà votre amant, par terre.

TITANIA.

Comment ces choses sont-elles arrivées ? — Oh ! combien son visage est répulsif à mes yeux maintenant !

OBÉRON.

— Silence, un moment. Robin, enlève cette tête. — Titania, appelez votre musique ; et qu’elle frappe d’une léthargie, plus profonde — qu’un sommeil vulgaire, les sens de ces cinq êtres.

TITANIA.

— La musique ! holà ! une musique à enchanter le sommeil !

PUCK, enlevant la tête d’âne de Bottom.

— Quand tu t’éveilleras, vois avec tes yeux d’imbécile.

OBÉRON.

— Résonnez, musique !

Une musique calme se fait entendre.
À Titania

Viens, ma reine, donne-moi la main, — et remuons sous nos pas le berceau de ces dormeurs. — Toi et moi, maintenant, nous sommes de nouveaux amis ; — demain, à minuit, nous exécuterons solennellement — des danses triomphales dans la maison du duc Thésée, — et par nos bénédictions nous y appellerons la plus belle postérité. — Là, ces deux couples d’amants fidèles seront — unis en même temps que Thésée, pour la joie de tous.

PUCK.

Roi des fées, attention, écoute.
J’entends l’alouette matinale.

OBÉRON.

Allons, ma reine, dans un grave silence,
Courons après l’ombre de la nuit.
Nous pouvons faire le tour du globe
Plus vite que la lune errante.

TITANIA.

Allons, mon seigneur.
Dans notre vol,
Vous me direz comment, cette nuit,
J’ai pu me trouver ici endormie
Avec ces mortels, sur la terre.

Ils sortent.
L’aube naît. On entend le son du cor.
Entrent Thésée, Hippolyte, Égée, et leur suite.
THÉSÉE.

— Qu’un de vous aille chercher le garde-chasse ; — car maintenant notre célébration est accomplie ; — et, puisque nous avons à nous la matinée, — ma bien-aimée entendra la musique de mes limiers. — Découplez-les dans la vallée occidentale, allez : — dépêchez-vous, vous dis-je, et amenez le garde. — Nous, belle reine, nous irons au haut de la montagne — entendre le concert confus — de la meute et de l’écho.

HIPPOLYTE.

— J’étais avec Hercule et Cadmus un jour — qu’ils chassaient l’ours dans un bois de Crète — avec des limiers de Sparte. Je n’ai jamais entendu — de fracas aussi vaillant : car, non-seulement les halliers, — mais les cieux, les sources, toute la contrée avoisinante — semblaient se confondre en un cri. Je n’ai jamais entendu — un désaccord aussi musical, un si harmonieux tonnerre.

THÉSÉE.

— Mes chiens sont de la race spartiate (13) : comme elle, — ils ont les larges babines, le poil tacheté, les oreilles — pendantes qui balaient la rosée du matin, — les jarrets tors, le fanon comme les taureaux de Thessalie. — Ils sont lents à la poursuite ; mais leurs voix réglées comme un carillon — se dégradent en gamme sonore. Jamais cri plus musical — ne fut provoqué, ne fut encouragé par le cor, — en Crète, à Sparte, ou en Thessalie. — Vous en jugerez en l’entendant. — Mais, doucement ! quelles sont ces nymphes ?

ÉGÉE.

— Monseigneur, c’est ma fille, endormie ici ! — Et voici Lysandre ; voici Démétrius ; — voici Héléna, l’Héléna du vieux Nédar. — Je suis émerveillé de les voir ici ensemble.

THÉSÉE.

Sans doute, ils se sont levés de bonne heure pour célébrer — la fête de mai ; et, sachant nos intentions, — ils sont venus ici honorer notre cérémonie. — Mais, dites-moi, Égée : n’est-ce pas aujourd’hui — qu’Hermia doit donner sa réponse sur le choix qu’elle fait ?

ÉGÉE.

— Oui, monseigneur.

THÉSÉE.

— Allez, dites aux chasseurs de les éveiller au son du cor.

Son du cor. Clameur derrière le théâtre. Démétrius, Lysandre, Hermia et Héléna s’éveillent et se lèvent.
THÉSÉE.

— Bonjour, mes amis. La Saint-Valentin est passée. — Les oiseaux de ces bois ne commencent-ils à s’accoupler que d’aujourd’hui ?

LYSANDRE.

— Pardon, monseigneur.

Tous se prosternent devant Thésée.
THÉSÉE.

Levez-vous tous, je vous prie. — Je sais que, vous deux, vous êtes rivaux et ennemis : — d’où vient ce charmant accord — qui fait que la haine, éloignée de toute jalousie, — dort à côté de la haine, sans craindre d’inimitié ?

LYSANDRE.

— Monseigneur, je répondrai en homme ahuri, — à moitié endormi, à moitié éveillé. Mais je vous jure — que je ne pourrais pas dire vraiment, comment je suis venu ici. — Pourtant, à ce que je crois… car je voudrais dire la vérité, — oui, maintenant, je me le rappelle, — je suis venu ici avec Hermia : notre projet — était de quitter Athènes pour ne plus être — sous le coup de la loi athénienne.

ÉGÉE.

— Assez, assez !

À Thésée.

Monseigneur, vous en savez assez. — Je réclame la loi, la loi sur sa tête.

À Démétrius.

— Ils voulaient se sauver ; ils voulaient, Démétrius, — nous frustrer tous deux, — vous, de votre femme, moi, dans ma décision — qu’elle serait votre femme.

DÉMÉTRIUS.

— Monseigneur, la belle Héléna m’a révélé leur évasion, — le dessein qui les amenait dans ce bois ; — et par fureur je les y ai suivis, — la belle Héléna me suivant par amour. — Mais, mon bon seigneur, je ne sais par quel pouvoir, — (un pouvoir supérieur, à coup sûr,) mon amour pour Hermia — s’est fondu comme la neige. Ce n’est plus pour moi maintenant — que le souvenir d’un vain hochet — dont je raffolais dans mon enfance ; — et maintenant toute ma foi, toute la vertu de mon cœur, — l’unique objet, l’unique joie de mes yeux, — c’est Héléna. C’est à elle, seigneur, — que j’étais fiancé avant de voir Hermia. — Elle me répugnait comme la nourriture à un malade : — mais, avec la santé, j’ai repris mon goût naturel. — Maintenant je la désire, je l’aime, j’aspire à elle, — et je lui serai fidèle à jamais.

THÉSÉE.

— Beaux amants, voilà une heureuse rencontre. — Nous entendrons tout à l’heure la suite de cette histoire. — Égée, je prévaudrai sur votre volonté ; — car j’entends que, dans le temple, en même temps que nous, — ces deux couples soient unis pour l’éternité. — Et, comme la matinée est maintenant un peu avancée, — nous mettrons de côté notre projet de chasse. — En route, tous, pour Athènes. Trois maris, trois femmes ! — Nous aurons une fête solennelle. — Venez, Hippolyte.

Sortent Thésée, Hippolyte, Égée et leur suite.
DÉMÉTRIUS.

— Ces aventures me paraissent minimes et imperceptibles — comme les montagnes lointaines qui se confondent avec les nuages.

HERMIA.

— Il me semble que mes regards divergent — et que je vois double.

HÉLÉNA.

Et moi aussi : — Démétrius me fait l’effet d’un bijou trouvé, — qui est à moi, et pas à moi.

DÉMÉTRIUS.

Êtes-vous sûrs — que nous sommes éveillés ? Il me semble, à moi, — que nous dormons, que nous rêvons encore. Ne pensez-vous pas — que le duc était ici et nous a dit de le suivre ?

HERMIA.

— Oui ; et mon père, aussi.

HÉLÉNA.

Et Hippolyte.

LYSANDRE.

— Et il nous a dit de le suivre au temple.

DÉMÉTRIUS.

— Vous voyez donc que nous sommes éveillés : suivons-le ; — et, chemin faisant, nous nous raconterons nos rêves. —

Ils sortent.
Au moment où ils sortent, Bottom s’éveille.
BOTTOM.

Quand ma réplique viendra, appelez-moi, et je répondrai ; ma prochaine est à très-beau Pyrame. Holà ! hé !… Pierre Lecoing ! Flûte, le raccommodeur de soufflets ! Groin, le chaudronnier ! Meurt de Faim ! Dieu me garde ! ils ont tous décampé en me laissant ici endormi ! J’ai eu une vision extraordinaire. J’ai fait un songe : c’est au-dessus de l’esprit de l’homme de dire ce qu’était ce songe. L’homme, qui entreprendra d’expliquer ce songe, n’est qu’un âne… Il me semblait que j’étais, nul homme au monde ne pourrait me dire quoi. Il me semblait que j’étais… et il me semblait que j’avais… Il faudrait être un fou à marotte pour essayer de dire ce qu’il me semblait que j’avais. L’œil de l’homme n’a jamais ouï, l’oreille de l’homme n’a jamais vu rien de pareil ; la main de l’homme ne serait pas capable de goûter, sa langue de concevoir, son cœur de rapporter ce qu’était mon rêve. Je ferai composer par Pierre Lecoing une ballade sur ce songe : elle s’appellera le Rêve de Bottom, parce que ce rêve-là est sans nom ; et je la chanterai à la fin de la pièce, devant le duc. Et peut-être même, pour lui donner plus de grâce, la chanterai-je après la mort.

Il sort.

SCÈNE VI.
[Athènes. Chez Lecoing.]
Entrent Lecoing, Flûte, Groin et Meurt de faim.
LECOING.

Avez-vous envoyé chez Bottom ? Est-il rentré chez lui ?

MEURT DE FAIM.

On ne sait ce qu’il est devenu. Sans nul doute, il est enlevé.

FLÛTE.

S’il ne vient pas, la représentation est dérangée. Elle ne peut plus marcher, pas vrai ?

LECOING.

Impossible. Vous n’avez que lui, dans tout Athènes, capable de jouer Pyrame.

FLÛTE.

Non ; c’est lui qui a tout simplement le plus d’esprit de tous les artisans d’Athènes.

LECOING.

Oui, et puis c’est le vrai personnage du rôle : un parfait galant pour la douceur de la voix.

FLÛTE.

Un parfait talent, vous devriez dire ! Un parfait galant, Dieu merci ! est un propre à rien.

Entre Étriqué.
ÉTRIQUÉ.

Mes maîtres, le duc revient du temple, et il y a deux ou trois couples de seigneurs et de dames, mariés par dessus le marché : si nous avions pu donner notre divertissement, notre fortune à tous était faite.

FLÛTE.

Où es-tu, Bottom, mon doux rodomont ? Tu as perdu un revenu de douze sous par jour ta vie durant ; tu ne pouvais pas échapper à douze sous par jour ; le duc t’aurait donné douze sous par jour pour avoir joué Pyrame, ou je veux être pendu ! Tu l’aurais bien mérité : douze sous par jour, pour Pyrame, c’était rien !

Entre Bottom..
BOTTOM.

Où sont-ils, ces enfants ? où sont-ils, ces chers cœurs ?

LECOING.

Bottom ! Ô le jour courageux ! ô l’heure fortunée !

BOTTOM.

Mes maîtres, je suis un homme à vous raconter des merveilles ; mais ne me demandez pas ce que c’est : car, si je parle, je passerai pour le plus faux des Athéniens. Je vais vous dire exactement tout ce qui est arrivé.

LECOING.

Nous t’écoutons, mon doux Bottom.

BOTTOM.

Pas un mot de moi. Tout ce que je vous dirai, c’est que le duc a dîné : mettez vite votre costume, de bons cordons à vos barbes, des rubans neufs à vos escarpins. Rendons-nous immédiatement au palais ; que chacun repasse son rôle ; car, pour tout dire en un mot, notre pièce est agréée. En tout cas, que Thisbé ait du linge propre, et que celui qui joue le lion ne rogne pas ses ongles, car ils doivent s’allonger comme des griffes de lion. Maintenant, mes très-chers acteurs, ne mangez ni oignon ni ail, car nous avons à dire de suaves paroles, et je veux que notre auditoire ait notre comédie en bonne odeur. Assez causé ; partons, partons !

Ils sortent.

SCÈNE VII.
[Athènes. Le palais de Thésée.]
Entrent Thésée, Hippolyte, Philostrate, Seigneurs, suite.
HIPPOLYTE.

— C’est bien étrange, mon Thésée, ce que racontent ces amants.

THÉSÉE.

— Plus étrange que vrai. Je ne pourrai jamais croire — à ces vieilles fables, à ces contes de fée. — Les amoureux et les fous ont des cerveaux bouillants, — des fantaisies visionnaires qui perçoivent — ce que la froide raison ne pourra jamais comprendre. — Le fou, l’amoureux et le poète — sont tous faits d’imagination. — L’un voit plus de démons que le vaste enfer n’en peut contenir, — c’est le fou ; l’amoureux, tout aussi frénétique, — voit la beauté d’Hélène sur un front égyptien ; — le regard du poëte, animé d’un beau délire, — se porte du ciel à la terre et de la terre au ciel ; — et, comme son imagination donne un corps — aux choses inconnues, la plume du poëte — leur prête une forme et assigne au néant aérien — une demeure locale et un nom. — Tels sont les caprices d’une imagination forte : — pour peu qu’elle conçoive une joie, — elle suppose un messager qui l’apporte. — La nuit, avec l’imagination de la peur, — comme on prend aisément un buisson pour un ours !

HIPPOLYTE.

— Oui, mais tout le récit qu’il nous ont fait de cette nuit, — de la transfiguration simultanée de toutes leurs âmes, — est plus convaincant que de fantastiques visions ; — il a le caractère d’une grande consistance, — tout étrange et tout merveilleux qu’il est.

Entrent Lysandre, Démétrius, Hermia et Héléna.
THÉSÉE.

— Voici venir nos amoureux pleins de joie et de gaieté. — Soyez joyeux, doux amis ! Que la joie et un amour toujours frais — fassent cortége à vos cœurs !

LYSANDRE.

— Qu’ils soient plus fidèles encore — à vos royales promenades, à votre table, à votre lit !

THÉSÉE.

— Voyons, maintenant. Quelles mascarades, quelles danses aurons-nous — pour passer ce long siècle de trois heures — qui doit s’écouler entre l’après-souper et le coucher ? — Où est l’intendant ordinaire de nos plaisirs ? — Quelles fêtes nous prépare-t-on ? N’a-t-on pas une comédie — pour soulager les angoisses d’une heure de torture ? — Appelez Philostrate.

PHILOSTRATE, s’avançant.

Me voici, puissant Thésée.

THÉSÉE.

— Dites-moi, quel amusement aurons-nous ce soir ? — quelle mascarade ? quelle musique ? Comment tromperons-nous — le temps paresseux, si ce n’est par quelque distraction ?

PHILOSTRATE.

— Voici le programme des divertissements déjà mûrs ; — que votre altesse choisisse celui qu’elle veut voir le premier.

Il donne un papier à Thésée.
THÉSÉE, lisant.

Le combat contre les Centaures, chanté
sur la harpe par un eunuque athénien.

— Nous ne voulons pas de ça ; j’en ai fait le récit à ma bien-aimée, — à la gloire de mon parent Hercule.

L’orgie des Bacchantes ivres,
déchirant dans leur rage le chantre de la Thrace.

— C’est un vieux sujet ; il a été joué — la dernière fois que je suis revenu vainqueur de Thèbes.

Les neuf Muses pleurant la mort
De la science, récemment décédée dans la misère.

— C’est quelque satire de critique mordante — qui ne convient pas à une cérémonie nuptiale.

Courte scène fastidieuse du jeune Pyrame
Et de son amante Thisbé ; farce très tragique

— Farce et tragique ! fastidieuse et courte ! — comme qui dirait de la glace chaude, de la neige la plus étrange. — Comment trouver l’accord de ce désaccord ?

PHILOSTRATE.

C’est une pièce longue d’une dizaine de mots, monseigneur. — Je n’en connais pas de plus courte. — Pourtant, monseigneur, elle est trop longue de dix mots ; — ce qui la rend fastidieuse ; car dans toute la pièce — il n’y a pas un mot juste ni un acteur capable. — Et puis, elle est tragique, mon noble seigneur ; — car Pyrame s’y tue. — Ce qui, à la répétition, je dois le confesser, — m’a fait venir les larmes aux yeux, des larmes plus gaies — que n’en a jamais versées le rire le plus bruyant.

THÉSÉE.

— Qui sont ceux qui la jouent ?

PHILOSTRATE.

— Des hommes à la main rude, des ouvriers d’Athènes, — qui jusqu’ici n’avaient jamais travaillé par l’esprit. — Ils ont chargé leur mémoire balbutiante — de cette pièce-là pour le jour de vos noces.

THÉSÉE.

— Nous allons l’entendre.

PHILOSTRATE.

Non, mon noble seigneur, — elle n’est pas digne de vous ; je l’ai entendue d’un bout à l’autre, — et il n’y a rien là, rien du tout ; — à moins que vous ne vous amusiez de leurs efforts — extrêmement laborieux et des peines cruelles qu’ils se donnent — pour votre service.

THÉSÉE.

Je veux entendre cette pièce ; — car il n’y a jamais rien de déplacé — dans ce que la simplicité et le zèle nous offrent. — Allez, introduisez-les. Et prenez vos places, mesdames.

Sort Philostrate.
HIPPOLYTE.

— Je n’aime pas à voir l’impuissance se surmener, — et le zèle succomber à la tâche.

THÉSÉE.

— Mais, ma charmante, vous ne verrez rien de pareil.

HIPPOLYTE.

— Il dit qu’ils ne peuvent rien faire en ce genre.

THÉSÉE.

— Nous n’en aurons que plus de grâce à les remercier de rien. — Nous nous ferons un plaisir de bien prendre leurs méprises : — là où un zèle malheureux est impuissant, — une noble bienveillance considère l’effort et non le talent. — Quand je suis revenu, de grands savants ont voulu — me saluer par des compliments prémédités : — alors, je les ai vus frisonner et pâlir, — s’interrompre au milieu des phrases, — laisser bâillonner par la crainte leur bouche exercée, — et, pour conclusion, s’arrêter court — sans m’avoir fait leur compliment. Croyez-moi, ma charmante, — ce compliment, je l’ai recueilli de leur silence même. — Et la modestie du zèle épouvanté — m’en dit tout autant que la langue bavarde — d’une éloquence impudente et effrontée. — Donc l’affection et la simplicité muettes — sont celles qui, avec le moins de mots, parlent le plus à mon cœur.

Entre Philostrate.
PHILOSTRATE.

— S’il plaît à votre altesse, le prologue est tout prêt.

THÉSÉE.

— Qu’il approche !

Fanfare de trompettes.

Entre le Prologue.
LE PROLOGUE.

Si nous déplaisons, c’est avec intention…
De vous persuader… que nous venons, non pour déplaire,
Mais bien avec intention… de montrer notre simple savoir-faire,
Voilà le vrai commencement de notre fin.
Considérez donc que nous ne venons qu’avec appréhension
Et sans nulle idée de vous satisfaire…
Nous ferons tous nos efforts… Pour vous charmer
Nous ne sommes pas ici… Pour vous donner des regrets
Les acteurs sont tout prêts ; et par leur jeu
Vous apprendrez ce que vous devez apprendre.

THÉSÉE.

Ce gaillard-là ne s’arrête pas à la ponctuation.

LYSANDRE.

Il a monté son prologue comme un poulain sauvage, sans savoir l’arrêter. Bonne leçon, monseigneur ! Il ne suffit pas de parler, il faut bien parler.

HIPPOLYTE.

Oui, vraiment, il a joué de son prologue comme un enfant du flageolet. Des sons, mais pas de mesure.

THÉSÉE.

Son speech a été comme une chaîne embrouillée : rien n’y manquait, mais tout était en désordre. Qu’avons-nous ensuite ?

Entrent Pyrame et Thisbé, le Mur, le Clair de Lune et le Lion, comme dans une pantomime.
LE PROLOGUE.

Gentils auditeurs, peut-être êtes-vous étonnés de ce spectacle ;
Restez-le donc jusqu’à ce que la vérité vienne tout expliquer.
Cet homme est Pyrame, si vous voulez le savoir.

Cette belle dame est Thisbé : c’est évident.
Cet homme, avec son plâtre et sa chaux, représente
Un mur, cet ignoble mur qui séparait nos amants :
C’est à travers ses fentes que ces pauvres âmes sont réduites
À chuchoter. Que nul ne s’en étonne.
Cet homme, avec sa lanterne, son chien et son fagot d’épines,
Représente le Clair de Lune : car, si vous voulez le savoir,
Devant le clair de lune, nos amants ne se font pas scrupule
De se rencontrer à la tombe de Ninus pour s’y… pour s’y faire la cour.
Cette affreuse bête qui a nom lion,
Une nuit que la confiante Thisbé arrivait la première,
La fit fuir de peur, ou plutôt d’épouvante.
Comme elle se sauvait, Thisbé laissa tomber sa mante
Que cet infâme lion souilla de sa dent sanglante.
Bientôt arrive Pyrame, charmant jouvenceau, très grand ;
Il trouve le cadavre de la mante de sa belle.
Sur quoi, de sa lame, de sa sanglante et coupable lame,
Il embroche bravement son sein d’où le sang bouillonne.
Alors, Thisbé, qui s’était attardée à l’ombre d’un mûrier,
Prend la dague, et se tue. Pour tout le reste,
Le Lion, le Clair de Lune, le Mur et les deux amants
Vous le raconteront tout au long quand ils seront en scène.

Sortent le Prologue, Thisbé, le Lion et le Clair de Lune.
THÉSÉE.

Je me demande si le lion doit parler.

DÉMÉTRIUS.

Rien d’étonnant à cela, monseigneur ; un lion peut bien parler, quand il y a tant d’ânes qui parlent.

LE MUR.

Dans cet intermède, il arrive
Que moi, dont le nom est Groin, je représente un mur,
Mais un mur, je vous prie de le croire,
Percé de lézardes ou de fentes,
À travers lesquelles les amants, Pyrame et Thisbé,
Se sont parlé bas souvent très-intimement.
Cette chaux, ce plâtras et ce moellon vous montrent
Que je suis bien un mur. C’est la vérité.

Et c’est à travers ce trou-ci qu’à droite et à gauche
Nos amants timides doivent se parler bas.

THÉSÉE.

Peut-on désirer que de la chaux barbue parle mieux que ça ?

DÉMÉTRIUS.

C’est la cloison la plus spirituelle que j’aie jamais ouïe discourir, monseigneur.

THÉSÉE.

Voilà Pyrame qui s’approche du Mur. Silence !

Entre Pyrame.
PYRAME.

Ô nuit horrible ! ô nuit aux couleurs si noires !
Ô nuit qui es partout où le jour n’est pas !
Ô nuit : ô nuit ! hélas ! hélas ! hélas !
Je crains que ma Thisbé n’ait oublié sa promesse !
Et toi, ô Mur, ô doux, ô aimable Mur,
Qui te dresses entre le terrain de son père et le mien,
Mur, ô Mur, ô doux et aimable Mur,
Montre-moi ta fente que je hasarde un œil à travers.

Le mur étend la main.

Merci, Mur courtois ! Que Jupiter te protége !
Mais que vois-je ? je ne vois pas Thisbé.
Ô méchant Mur, à travers lequel je ne vois pas mon bonheur,
Maudites soient tes pierres de m’avoir ainsi déçu !

THÉSÉE.

Maintenant, ce me semble, c’est au Mur, puisqu’il est doué de raison, à riposter par des malédictions.

PYRAME, s’avançant vers Thésée.

Non, vraiment, monsieur ; ce n’est pas au tour du Mur. Après ces mots : m’avoir ainsi déçu, vient la réplique de Thisbé ; c’est elle qui doit paraître, et je dois l’épier à travers le Mur. Vous allez voir, ça va se passer exactement comme je vous ai dit… La voilà qui arrive.

Entre Thisbé.
THISBÉ.

Ô Mur, que de fois tu m’as entendu gémir
De ce que tu me séparais de mon beau Pyrame !
Que de fois mes lèvres cerises ont baisé tes pierres,
Tes pierres cimentées de chaux et de poils !

PYRAME.

J’aperçois une voix ; allons maintenant à la crevasse,
Pour voir si je n’entendrai pas la face de ma Thisbé !
Thisbé !

THISBÉ.

Mon amour ! c’est toi, je crois, mon amour ?

PYRAME.

Crois ce que tu voudras ; je suis sa grâce ton amoureux :
Toujours fidèle comme Liandre.

THISBÉ.

Et moi comme Hélène, jusqu’à ce que le destin me tue !

PYRAME.

Shaphale ne fut pas si fidèle à Procrus !

THISBÉ.

Autant Shaphale le fut à Procrus, autant je te le suis.

PYRAME, collant ses lèvres aux doigts du mur.

Oh ! baise-moi à travers le trou de ce vil Mur !

THISBÉ, collant ses lèvres de l’autre côté.

C’est le trou du Mur que je baise, et non vos lèvres.

PYRAME.

Veux-tu me rejoindre immédiatement à la tombe de Nigaud ?

THISBÉ.

Morte ou vive, j’y vais sans délai.

LE MUR, baissant le bras.

Ainsi, j’ai rempli mon rôle, moi, le Mur :
Et, cela fait, le Mur s’en va.

Sortent le Mur, Pyrame et Thisbé.
THÉSÉE.

Maintenant, le mur qui séparait les deux amants est à bas.

DÉMÉTRIUS.

Pas de remède à ça, monseigneur, quand les murs ont des oreilles.

HIPPOLYTE.

Voilà le plus stupide galimatias que j’aie jamais entendu.

THÉSÉE.

La meilleure œuvre de ce genre est faite d’illusions ; et la pire n’est pas pire quand l’imagination y supplée.

HIPPOLYTE.

Alors ce n’est plus l’imagination de l’auteur, c’est la vôtre.

THÉSÉE.

Si nous ne pensons pas plus de mal de ces gens-là qu’ils n’en pensent eux-mêmes, ils pourront passer pour excellents. Mais voici deux nobles bêtes, une lune et un lion.

Entrent le Lion et le Clair de Lune.
LE LION.

Mesdames, vous dont le gentil cœur s’effraie
De la souris la plus monstrueusement petite qui trotte sur le parquet,
Vous pourriez bien ici frissonner et trembler
En entendant un lion féroce rugir avec la rage la plus farouche.

Sachez donc que je suis Étriqué le Menuisier,
Un lion terrible, non, pas plus qu’une lionne ;
Car, si je venais comme lion chercher querelle
En ce lieu, ce serait au péril de ma vie.

THÉSÉE.

Une bien gentille bête et une bonne âme !

DÉMÉTRIUS.

La meilleure âme de bête que j’aie jamais vue, monseigneur.

LYSANDRE.

Ce lion est un vrai renard pour la valeur.

THÉSÉE.

Oui, et une oie pour la prudence.

DÉMÉTRIUS.

Non pas, monseigneur ; car sa valeur ne peut emporter sa prudence, et un renard peut emporter une oie.

THÉSÉE.

Sa prudence, j’en suis sûr, ne peut pas emporter sa valeur ; car l’oie n’emporte pas le renard. C’est bien. Laissez-le à sa prudence et écoutons la lune.

LA LUNE.

Cette lanterne vous représente la lune et ses cornes…

DÉMÉTRIUS, l’interrompant.

Il aurait dû porter les cornes sur sa tête.

THÉSÉE.

Ce n’est pas un croissant, c’est une pleine lune où les cornes sont invisibles.

LA LUNE, reprenant.

Cette lanterne vous représente la lune et ses cornes,
Et moi-même je suis censé être l’homme qu’on voit dans la lune (14).

THÉSÉE.

Voilà la plus grande de toutes les bévues. L’homme aurait dû se mettre dans la lanterne. Sans cela, comment peut-il être l’homme qu’on voit dans la lune ?

DÉMÉTRIUS.

Il n’ose pas s’y mettre à cause du lumignon ; tenez, voyez-vous, le voilà déjà qui prend feu.

HIPPOLYTE.

Cette lune-là m’ennuie. Je demande un changement de lune.

THÉSÉE.

À en juger par son peu de lumière, elle est sur son déclin. Pourtant, par courtoisie, et en toute équité, laissons-lui prendre son temps.

LYSANDRE.

Continue, Lune !

la lune, s’avançant vers les spectateurs.

Tout ce que j’ai à vous dire, c’est pour vous déclarer que cette lanterne est la lune ; que moi, je suis l’homme dans la lune ; que ce fagot d’épines est mon fagot d’épines ; et que ce chien est mon chien.

DÉMÉTRIUS.

Eh bien, tout ça devrait être dans la lanterne, puisque tout ça est dans la lune. Mais silence, voici venir Thisbé.

Entre Thisbé.
THISBÉ.

Voici la tombe du vieux Nigaud ; où est mon amour ?

LE LION, rugissant.

Ho !

Thisbé se sauve en laissant tomber son manteau.
DÉMÉTRIUS.

Bien rugi, lion !

THÉSÉE.

Bien couru, Thisbé !

HIPPOLYTE.

Bien luit, Lune… Vraiment, la lune luit de fort bonne grâce.

Le Lion déchire le manteau de Thisbé.
THÉSÉE.

Bien griffé, lion !

Le Lion sort.
DÉMÉTRIUS.

Et, sur ce, voici Pyrame qui vient.

LYSANDRE.

Et la lune qui s’éclipse.

Entre Pyrame.
PYRAME.

Douce lune, merci de tes rayons solaires.
Merci, lune, de briller maintenant avec tant d’éclat,
Car, à la clarté dorée de tes torrents lumineux,
J’espère savourer la vue de la très-fidèle Thisbé.
Mais, arrêtons ! — Ô douleur !
Mais, regardons ! Pauvre chevalier,
Quel malheur affreux !
Yeux, voyez-vous ?
Est-il possible ?
Ô poule mignonne ! ô chère !
Eh quoi ! ton manteau, le meilleur !
Teint de sang ?
Approchez, furies cruelles !
Ô Parques, venez ! venez !
Tranchez le gros fil de mes jours !
Frappez, écrasez, achevez, massacrez-moi !

THÉSÉE.

Cette émotion causée par la mort d’une amie chère pourrait presque donner l’air triste à un homme.

HIPPOLYTE.

Maudit soit mon cœur, si je ne le plains pas !

PYRAME.

Ô nature ! pourquoi créas-tu des lions ?
Puisqu’un lion infâme a défloré ici ma bien-aimée,
Laquelle est, non, non ! laquelle était la plus belle dame
Qui ait vécu, aimé d’amour et d’amitié, et porté visage
Venez, larmes, consumez-moi !
Dehors épée, et blesse
Le téton de Pyrame :
Oui, ce téton gauche,
Où le cœur gambade.
Ainsi je meurs, ainsi, ainsi, ainsi !
Maintenant me voilà mort,
Maintenant me voilà parti.
Mon âme est dans le ciel,
Langue, perds ta lumière !
Lune, prends la fuite !
Et maintenant vous voyez un décédé !

Pyrame tombe en mourant. — Le Clair de Lune sort.
DÉMÉTRIUS.

Je vois le décès, mais je ne vois pas le dé. En tout cas, c’est un as qui retourne, car il est tout seul.

LYSANDRE.

Alors, c’est un as à sein ; car il se l’est percé.

THÉSÉE.

Un chirurgien qui le guérirait n’en ferait pas un as saillant.

HIPPOLYTE.

Comment se fait-il que la lune soit partie avant que Thisbé soit venue et ait retrouvé son amant ?

THÉSÉE.

Elle le retrouvera à la clarté des étoiles. La voici ; et sa douleur va terminer la pièce.

Entre Thisbé.
HIPPOLYTE.

À mon avis, elle ne doit pas avoir une longue douleur pour un pareil Pyrame. J’espère qu’elle sera brève.

DÉMÉTRIUS.

Qui vaut le mieux de Pyrame ou de Thisbé ? Un fétu ferait pencher la balance.

LYSANDRE.

Elle l’a déjà aperçu avec ces beaux yeux-là.

DÉMÉTRIUS.

Et voici qu’elle va gémir ; écoutez !

THISBÉ, se penchant sur Pyrame.

Endormi, mon amour ?
Quoi, mort, mon tourtereau ?
Ô Pyrame, lève-toi !
Parle, parle. Tout à fait muet ?
Mort ! mort ! Une tombe
Devra recouvrir tes yeux charmants.
Ces lèvres de lis,
Ce nez cerise,
Ces joues jaunes comme la primevère,
Tout cela n’est plus, n’est plus !
Amants, gémissez !
Ses yeux étaient verts comme des poireaux !
Ô vous, les trois sœurs,
Venez, venez à moi,
Avec vos mains pâles comme le lait.
Trempez-les dans le sang,
Puisque vous avez tondu
De vos ciseaux son fil de soie.
Plus un mot, ma langue !
Viens, fidèle épée ;
Viens, lame, plonge-toi dans mon sein ;
Et adieu, amis.

Ainsi Thisbé finit.
Adieu, adieu, adieu !

Elle se frappe et meurt.
THÉSÉE.

Le Clair de Lune et le Lion sont restés pour enterrer les morts.

DÉMÉTRIUS.

Oui, et le Mur aussi.

BOTTOM, se relevant.

Non, je vous assure ; le Mur qui séparait leur père est à bas. Voulez-vous voir l’épilogue, ou aimez-vous mieux entendre une danse bergamasque, dansée par deux comédiens de notre troupe ?

THÉSÉE.

Pas d’épilogue, je vous prie ; car votre pièce n’a pas besoin d’apologie. Vous n’avez rien à excuser ; car, quand tous les acteurs sont morts, il n’y a personne à blâmer. Morbleu, si celui qui a écrit cette pièce avait joué Pyrame et s’était pendu à la jarretière de Thisbé, cela aurait fait une belle tragédie ; telle qu’elle est, c’en est une fort belle, et jouée très-remarquablement. Mais, voyons votre bergamasque, et laissez là votre épilogue.

Ici une danse de clowns.

— La langue de fer de minuit a compté douze. — Amants, au lit ! voici presque l’heure des fées. — Je crains bien que, la matinée prochaine, notre sommeil ne se prolonge — autant que, cette nuit, se sont prolongées nos veilles. — Cette grosse farce nous a bien trompés — sur la marche lente de la nuit. Doux amis, au lit ! — Célébrons pendant quinze jours cette solennité — au milieu des fêtes nocturnes et de plaisirs toujours nouveaux.

Tous sortent.

SCÈNE VIII.
[Le vestibule du palais.]
Entre Puck.
PUCK.

Voici l’heure où le lion rugit,
Où le loup hurle à la lune,
Tandis que le lourd laboureur ronfle,
Accablé de sa pénible tâche.
Voici l’heure où les torches pétillent en s’éteignant,
Tandis que la chouette, par sa huée éclatante,
Rappelle au misérable, sur son lit de douleur,
Le souvenir du linceul.
Voici l’heure de la nuit
Où les tombes, toutes larges béantes,
Laissent chacune échapper leur spectre,
Pour qu’il erre par les chemins de l’Église.
Et nous, fées, qui courons
Avec le char de la triple Hécate,
Fuyant la présence du soleil
Et suivant l’ombre comme un rêve,
Nous voici en liesse. Pas une souris
Ne troublera cette maison sacrée.
Je suis envoyé en avant, avec un balai,
Pour en chasser la poussière derrière la porte.

Entrent Obéron et Titania, avec leur cortége de fées.
OBÉRON.

Faites en cette maison rayonner la lumière
Du foyer mort ou assoupi ;
Que tous les elfes et les esprits féeriques
Gambadent aussi légers que l’oiseau sur l’épine,
Et chantent avec moi une ariette,
En dansant légèrement.

TITANIA.

Redites d’abord la chanson par cœur.
Sur chaque parole nous fredonnerons une note
En nous tenant par la main avec la grâce féerique,
Et nous bénirons ces lieux.

chanson et danse.
OBÉRON.

Maintenant, jusqu’à la pointe du jour,
Que chaque fée erre dans le palais de Thésée.
Nous irons, nous, au plus beau lit nuptial,
Et nous le bénirons,
Et la famille engendrée là
Sera toujours heureuse.
Désormais ces trois couples
S’aimeront toujours fidèlement ;
Et les stigmates de la nature
Ne s’attacheront pas à leur famille.
Ni verrue, ni bec de lièvre, ni cicatrice,
Nulle de ces marques néfastes qui
Flétrissent la nativité,
Ne sera sur leurs enfants.
Fées, répandez partout
La rosée sacrée des champs ;
Et bénissez chaque chambre,
En remplissant ce palais de la paix la plus douce.
Que la sécurité y règne à jamais
Et que le maître en soit béni (15) !
Filons ;
Ne nous arrêtons pas ;
Et retrouvons-nous à la pointe du jour.

Sortent Titania et Obéron, avec leur cortége.
PUCK, aux spectateurs.

Ombres que nous sommes, si nous avons déplu, — figurez-vous seulement (et tout sera réparé) — que vous n’avez fait qu’un somme, — pendant que ces visions vous apparaissaient. — Ce thème faible et vain, qui ne contient pas plus qu’un songe, — gentils spectateurs, ne le condamnez pas ; — nous ferons mieux, si vous pardonnez. Oui, foi d’honnête Puck, — si nous avons la chance imméritée — d’échapper aujourd’hui au sifflet du serpent, — nous ferons mieux avant longtemps, — ou tenez Puck pour un menteur. — Sur ce, bonsoir, vous tous. — Donnez-moi toutes vos mains, si nous sommes amis, — et Robin prouvera sa reconnaissance.

Sort Puck.


fin du songe d’une nuit d’été.


Notes sur Le Songe d’une nuit d’été

(1) Le titre que Shakespeare a donné à sa pièce : Midsummer night’s dream, n’est pas ici exactement traduit, par la raison qu’il ne peut pas l’être. Le mot Midsummer, en effet, quoi qu’en disent les dictionnaires, n’a pas d’équivalent véritable en français. Midsummer ne signifie pas la mi-été ; ce n’est pas une époque vague de l’année. Midsummer est un jour de fête tout britannique qui est fixé dans le calendrier protestant au 24 juin, c’est-à-dire au commencement de l’été, et qui correspond à la Saint-Jean du calendrier catholique. Dans l’Angleterre shakespearienne, la nuit qui précédait Midsummer était la nuit fantastique par excellence. C’était pendant cette nuit, au moment précis de la naissance de saint Jean, que sortait de terre cette fameuse graine de fougère qui avait la propriété de rendre invisible. Les fées, commandées par leur reine, et les démons, conduits par Satan, se livraient de véritables combats pour s’emparer de cette graine. Les magiciens les plus audacieux avaient coutume de veiller au milieu des solitudes afin de prévenir les esprits et de saisir avant eux la précieuse semence. Mais ils étaient souvent obligés de soutenir une lutte terrible, et, s’ils n’employaient pas pour leur défense des charmes puissants, ils couraient risque de la vie. Heureux alors ceux qui en étaient quittes pour des coups ! Grose, dans son Provincial Glossary, parle d’une personne qui, étant allée à la recherche de la graine, fut traînée à terre par les esprits, frappée à coups redoublés, et laissa son chapeau dans la bagarre. « À la fin, elle crut avoir pris une bonne quantité de graine, qu’elle avait soigneusement serrée dans une boîte, mais, quand elle revint chez elle, elle trouva la boîte vide. » — C’est encore au milieu de cette nuit-là que tout être à jeun, assis sous le porche d’une église, pouvait voir les esprits de ceux qui devaient mourir dans la paroisse pendant l’année traverser le cimetière, précisément dans l’ordre où leurs corps devaient y être portés, puis marcher vers la porte de l’église et y frapper. L’auteur du Pandémonium raconte qu’une nuit, l’un de ceux qui veillaient sous le porche s’étant endormi, ses compagnons virent son esprit frapper à la porte de l’église, tandis que son corps restait étendu à côté d’eux. — Si une jeune fille voulait, cette nuit-là, savoir qui elle épouserait, elle devait être à jeun, et faire les préparatifs d’un souper, dans la principale chambre de la maison ; elle n’avait qu’à mettre sur la table une nappe blanche, du pain, du fromage et de l’ale, puis à ouvrir la porte qui donnait sur la rue, et à revenir s’asseoir. À minuit, le spectre de son futur époux entrait, marchait vers la table, y remplissait un verre, buvait à la santé de sa fiancée, saluait et se retirait. — Un autre moyen, que les jeunes Anglaises employaient encore pour faire surgir l’apparition de leur mari à venir, consistait à déterrer un morceau de houille trouvé sous la racine du plantain, et à le placer cette nuit-là sous leur oreiller. Elles étaient sûres en s’endormant de voir en rêve celui qui leur était destiné. Cet usage existait encore à la fin du dix-septième siècle. « L’été dernier, écrivait le chroniqueur Aubrey en 1695, la veille de la Saint-Jean-Baptiste, je me promenais accidentellement dans un pâturage derrière Montague-House. Il était midi. Je vis là environ vingt-deux ou vingt-trois femmes, la plupart bien vêtues, toutes à genoux, comme si elles étaient occupées à sarcler. Je ne pus d’abord apprendre ce que cela signifiait ; à la fin, un jeune homme me dit qu’elles cherchaient un certain charbon sous une racine de plantain afin de le mettre cette nuit sous leur chevet, et de voir en rêve leur mari. » — Les disputes que les fées et les démons avaient cette nuit-là produisaient leur effet dans toutes les cervelles humaines. Tous ceux qui dormaient alors étaient sûrs de faire les rêves les plus bizarres et les plus biscornus. Dans le Soir des Rois, Olivia, parlant de l’apparent égarement de Malvolio, dit qu’il est en proie à la folie de Midsummer. En appelant sa comédie féerique : Midsummer night’s dream, Shakespeare a donc voulu la présenter comme un songe extraordinaire que ferait un homme endormi, la veille de la Saint-Jean. Et il explique lui-même sa pensée lorsqu’il fait dire à Puck, dans un épilogue final :

« If we shadows have offended,
Think but this (and all is mended),
That you have but slumber’d here,
While these visions did appear,
And this weak and idle theme,
No more yielding but a dream,
Gentles, do not reprehend.
 »

« Ombres que nous sommes, si nous avons déplu,
Figurez-vous seulement (et tout est réparé),
Que vous n’avez fait ici qu’un somme,
Tandis que ces visions apparaissaient.
Quant à ce thème faible et vain,
Qui ne contient rien qu’un songe,
Messieurs, ne le condamnez pas. »

Beaucoup de commentateurs, ne tenant pas compte de cette explication donnée par le poëte, ont pensé que par ce titre : Midsummer night’s dream, Shakespeare a voulu désigner l’époque où se passait l’intrigue même de sa comédie. La preuve que cette opinion est erronée, c’est que l’auteur a pris soin de nous avertir, par les paroles même d’un de ses personnages, que l’action a lieu au commencement de mai. Quand Thésée découvre dans le bois féerique les quatre amants couchés à terre, il dit à Égée que c’est sans doute pour observer le rite de mai qu’il se sont levés de si bonne heure. Ainsi, ce n’est pas, comme on le croit généralement, dans une nuit d’été que Bottom et Titania se sont aimés, c’est dans une nuit de printemps. Cette rectification est d’autant plus nécessaire que Shakespeare a été accusé d’avoir choisi son titre trop légèrement et de s’être contredit lui-même.

La vérité, c’est qu’il n’y a aucune contradiction. Les événements féeriques, auxquels le spectateur est censé assister dans un rêve, ont lieu pendant la première nuit de mai ; mais le rêve lui-même, le spectateur est censé le faire pendant la nuit du 23 au 24 juin, la veille de Midsummer. Pour traduire par un équivalent le titre anglais, j’aurais pu intituler la pièce traduite : Le Songe d’une Nuit de la Saint-Jean. Mais cette traduction n’aurait aucune signification pour le lecteur français, qui n’associe pas à cette nuit solennelle les mêmes superstitions fantastiques que le public anglais. J’ai donc cru pouvoir conserver en tête de la pièce traduite le titre, aujourd’hui consacré, du chef-d’œuvre de Shakespeare : Le Songe d’une Nuit d’été.

Le Songe d’une Nuit d’été a été publié deux fois du vivant de son auteur, la première fois par le libraire Fisher, la seconde fois par l’imprimeur James Roberts. Ces deux éditions in-quarto ont paru la même année, en 1600. Elles ne contiennent pas les divisions par actes, qui ont été introduites, après la mort du poëte, dans le texte de la grande édition in-folio de 1623. J’ai donc cru devoir, dans ma traduction, ne tenir aucun compte de ces divisions, bien qu’elles aient été répétées dans toutes les éditions modernes, et j’ai restitué ainsi à l’œuvre de Shakespeare son unité originale.

(2) Ce titre de duc d’Athènes donné à Thésée nous indique tout de suite le personnage que nous avons sous les yeux.

Le Thésée de Shakespeare n’est pas le Thésée de l’antiquité, le vainqueur du Minotaure, le séducteur d’Ariane, l’époux de l’incestueuse Phèdre. C’est un grand seigneur du Moyen Âge, qui n’a de classique que le nom. Ce n’est pas un héros, c’est un chevalier. Ce Thésée-là n’offre pas de sacrifices à Apollon ; il fête la Saint-Valentin, et il l’avoue en vers charmants. Non-seulement il est postérieur à Didon, mais il est postérieur à l’invention du blason, dont Hermia fait à Héléna une description si détaillée. Pour donner à ce personnage son vrai costume, il ne faudrait pas, comme le fait aujourd’hui la scène anglaise, nous le montrer vêtu d’une chlamyde, chaussé du cothurne, et coiffé du casque à crête des Grecs ; il faudrait nous le faire voir tel qu’évidemment Shakespeare le rêvait, couvert d’une armure de la Renaissance, portant sur sa cuirasse un écusson et sur son casque une couronne, et brandissant, non la lame sans poignée des Athéniens primitifs, mais l’épée damasquinée de Bayard ou de La Palice. — Au reste, l’anoblissement de Thésée ne date pas du seizième siècle, mais du quatorzième. Bien longtemps avant Shakespeare, le vieux poëte Chaucer avait conféré à ce vaillant le titre de duc :

Whilom, as olde stories tellen us,
There was a duk that highte Theseus.
Of Athenes he was lord et governour,
And in his time swiche a conquerour.

That greter was ther non under the sonne.
Ful many a riche contree had he wonne.
What with his wisdom and his chevalrie,
He conquered all the regne of Feminie,
That whilom was ycleped Scythia ;
And wedded the fresshe quene Ipolita,
And brought hire home with him to his contree
With mochel glorie and gret solempnitee,
And eke faire yonge sister Emelie.
And thus with victorie and with melodie
Let I this worthy duk to Athenes ride,
And all his host in armes him beside[1].


Jadis, comme les vieilles histoires nous le disent,
Il y avait un duc, nommé Thésée.
D’Athènes il était lord et gouverneur,
Et dans son temps un tel conquérant
Que jamais plus grand n’exista sous le soleil.
Il avait pris bien des riches contrées.
Grâce à sa sagesse et à sa chevalerie,
Il conquit tout le royaume de Feminie,
Qui jadis était appelé Scylhie,
Et épousa la fraîche reine Hippolyte,
Et la ramena avec lui en son pays
Avec beaucoup de gloire et une grande solennité,
Et aussi sa jeune sœur Émilie.
Et ainsi, avec la victoire et la mélodie,
Je laisse ce digne duc chevaucher vers Athènes,
Suivi de toutes ses troupes en armes.

(3) Les belliqueuses amours d’Hippolyte et de Thésée forment également le prologue d’un drame excessivement curieux, qui fut publié pour la première fois avec les deux noms de Shakespeare et de Fletcher, et sous ce titre : Les deux nobles Parents[2]. Dans le premier acte de cette pièce, au moment où les deux fiancés se rendent au temple, trois reines vêtues de deuil viennent se jeter à leurs pieds et demander à Thésée de châtier Créon, qui les a faites veuves. L’une de ces reines supplie Hippolyte d’intercéder pour elles auprès du prince athénien, et lui adresse ces vers tout shakespeariens, que je traduis ici comme un magnifique commentaire sur la lutte du héros et de l’héroïne :

« Honorée Hippolyte, amazone redoutée, toi qui as tué le sanglier hérissé de faux ; toi qui, avec ton bras aussi fort qu’il est blanc, aurais réussi à faire de l’homme le captif de ton sexe, si Thésée, ton seigneur, né pour maintenir la création dans la hiérarchie que lui a assignée la primitive nature, ne t’avait ramenée dans les limites que tu franchissais, en domptant à la fois ta force et son affection ! ô guerrière ! toi qui donnes la pitié pour contrepoids à la vaillance, et qui, maintenant, je le vois, as plus de pouvoir sur Thésée qu’il n’en a jamais eu sur toi ; toi qui disposes de sa puissance et de son amour servilement suspendu à tes paroles ; précieux miroir des femmes ! demande-lui pour nous, qu’a brûlées la flamme de la guerre, l’ombre rafraîchissante de son épée ! »

(4) Cette célébration de la première matinée de mai dont parle ici Lysandre, était une coutume fort ancienne en Angleterre. Il en est fait mention dans les Contes de Canterbury de Chaucer, et dans beaucoup de documents antérieurs. La fête de mai, qu’on appelait May-day, était encore religieusement observée du temps de Shakespeare, non-seulement par les gens de la campagne, mais par la noblesse et par la reine. Nul doute que le jeune William, quand il demeurait chez son père, n’ait prit part bien souvent à cette fête poétique. La nuit qui précédait la première matinée de mai, tous les jeunes gens de Stratford, garçons et filles, partaient en bande et s’en allaient dans le bois voisin. Là, on passait la nuit à chanter, à danser et à s’embrasser, car il fallait se tenir éveillé jusqu’à l’apparition de l’aurore. Dès que le premier rayon de soleil jaillissait, chacun coupait une branche verte et s’en décorait : puis tous s’en revenaient à la ville, faisant cortége à l’arbre de mai, déraciné pendant la nuit, et rapporté triomphalement par un attelage de cinquante bœufs. Cet arbre, devenu une sorte de mât de cocagne, était dressé ensuite sur la grande place de la ville, et consacré par des chants et par des danses à la déesse des Fleurs. — Les puritains, contemporains de Shakespeare, attaquèrent avec violence cette fête, qui leur paraissait une profanation païenne et qui a, en effet, une origine celtique. On peut juger de leur dévote indignation par l’extrait suivant d’un livre intitulé : Anatomie des Abus, et publié à l’époque même où fut joué Le Songe d’une Nuit d’été :

« La veille du premier jour de mai, toutes les paroisses, toutes les villes, tous les villages se réunissent, hommes, femmes, enfants ; tous, en masse ou divisés par groupes, s’en vont, les uns aux bois et aux bosquets, les autres sur les collines et sur les montagnes. Là, tous passent la nuit dans d’agréables passetemps, et s’en reviennent le matin, rapportant des branches de bouleau et des rameaux d’arbres pour en orner leurs maisons. Mais le principal joyau qu’ils rapportent de là est l’arbre de mai, qu’ils ramènent chez eux en grande vénération de la façon que voici : ils ont vingt ou trente jougs de bœufs, chaque bœuf ayant un suave bouquet de fleurs attaché au bout de ses cornes ; et ces bœufs traînent l’arbre de mai, idole odieuse toute couverte de fleurs et d’herbes attachées par des cordes, et souvent peinte de diverses couleurs, que suivent en grande dévotion trois ou quatre cents personnes, hommes, femmes et enfants. L’arbre étant ainsi équipé, on le dresse de nouveau après en avoir décoré le faîte de mouchoirs et de drapeaux flottants ; on jonche le terrain autour de lui, on l’enlace de guirlandes vertes, on l’entoure de plantes et d’arbustes printaniers ; puis on se met à banqueter et à festoyer, à sauter et à danser tout autour, comme le faisait le peuple païen à la consécration de ses idoles. Et il n’y a à cela rien d’étonnant, car le grand seigneur qui préside à ces passetemps s’appelle Satan, prince de l’enfer. » (Stubbes’s Anatomie of Abuses, p. 109, édit. 1595.)

La poésie protesta contre ces prédications furieuses ; et Shakespeare n’hésita pas à rétablir sur son théâtre cette fête de mai, si violemment dénoncée par les puritains. Toutefois, en dépit de ses efforts, cette célébration de la première aurore printanière fut prohibée par le parti niveleur, lors de son triomphe. Elle est aujourd’hui tombée presque partout en désuétude.

(5) Une chanson, attribuée à Ben Jonson, et fort populaire au temps de Jacques Ier, dépeint en vers pittoresques les fredaines de ce Robin bon enfant, que Shakespeare a immortalisé sous le nom de Puck :

Par Obéron, le roi des esprits
Et des ombres dans la terre des fées,
Moi, le fou Robin, soumis à ses ordres,
Je suis envoyé pour assister aux jeux nocturnes.
Les joyeuses cohues
Que je rencontrerai
Dans tous les coins où j’irai,
Je les présiderai,
Et gai je serai,
Et je m’amuserai avec des ho ! ho !


Plus vite que l’éclair je puis voler
Dans l’espace aérien,
Et, en une minute, employer
Tout ce qui se trouve sous la lune.
Pas de sorcière
Ni de revenant qui bouge,
On crie : Gare les lutins ! là où j’irai.
Mais moi, Robin,
J’épierai les invités
Et je les renverrai chez eux par des ho ! ho !

Quand je rencontre des traînards
Revenant de ces fêtes clopin-clopant,
Je les salue d’une voix contrefaite,
Et les appelle pour qu’ils errent avec moi,
À travers bois, à travers lacs,
À travers marais, à travers ronces ;
Ou bien je les suis, invisible,
Pour leur faire une niche
Au bon moment,
Et les bafouer par des ho ! ho !

Tantôt je me présente à eux comme un homme,
Tantôt comme un bœuf, tantôt comme un chien ;
Je puis aussi me changer en cheval
Pour piaffer et trotter près d’eux.
Mais si de monter
Sur mon dos ils essaient,
Plus vite que le vent je pars ;
Par-dessus les haies et les talus,
À travers viviers et étangs,
Je m’emporte en riant ho ! ho !

Quand garçons et filles se régalent
De punch et de fines sucreries,
Invisible à toute la compagnie,
Je mange leurs gâteaux et déguste leur vin.
Et, pour m’amuser,
Je souffle et je ronfle,
Et j’éteins les chandelles,
Je baise les filles,
Elles crient : qui est-ce ?
Et je ne réponds rien que des ho ! ho !


Parfois pourtant, afin de plaire aux filles,
À minuit je carde leurs laines,
Et, tandis qu’elle dorment et prennent leurs aises,
Je file leur fin au rouet.
Au moulin je broie
Parfois leur orge ;
J’apprête leur chanvre ; je tisse leur étoupe.
Si quelqu’une s’éveille
Et veut me surprendre,
Je me sauve en riant : ho ! ho !

Quand elles ont besoin d’emprunter,
Nous leur prêtons ce qu’elles désirent,
Et nous ne demandons rien pour intérêt ;
Notre principal est tout ce que nous voulons.
Si à rembourser
Elles tardent,
Je m’aventure au milieu d’elles,
Et, nuit sur nuit,
Je les épouvante
Par des pincements, des rêves et des ho ! ho !

Quand les gueuses sont fainéantes
Et ne s’occupent que de gloser et de mentir,
Pour amener une querelle et se faire tort
Les unes aux autres en secret,
J’écoute leurs propos,
Et je les révèle
À ceux qu’elles ont outragés.
Quand j’ai fini,
Je m’esquive
Et les laisse maugréant : ho ! ho !

À travers les sources et les ruisseaux, dans les prés verts,
Nous dansons la nuit notre ronde triomphale,
Et, à notre roi, à notre reine féeriques,
Nous chantons nos lais du clair de lune.
Quand l’alouette commence à chanter,
Vite nous filons ;
Nous volons en passant les marmots nouveau-nés,
Et dans le lit, en place,
Nous laissons un sylphe,
Et nous nous sauvons en riant : ho ! ho !


Depuis le temps de Merlin, ce nourrisson des stryges,
Je me suis ainsi diverti chaque nuit ;
Et pour mes fredaines on m’appelle
Robin le Bon Enfant.
Démons, spectres, fantômes,
Qui hantent les nuits,
Sorcières et lutins me connaissent ;
Et les vieilles grand’mères
Ont raconté mes exploits.
Sur ce, adieu ! adieu ! ho ! ho !

Ces vers sont évidemment inspirés par une ballade beaucoup plus ancienne, dont on retrouve quelques strophes dans un roman féerique, récemment réimprimé par M. Collier et ayant pour titre : Les joyeuses fredaines et les gaies plaisanteries de Robin Bon Enfant. Je traduis de cet ouvrage le chapitre suivant, qui contient un de ces couplets :
COMMENT ROBIN BON ENFANT ÉGARA UNE BANDE DE COMPAGNONS.
« Une bande de jeunes gens, ayant fait bombance avec leurs bonnes amies, revenaient au logis et traversaient une bruyère. L’ayant su, Robin Bon Enfant alla à leur rencontre, et, pour faire une farce, les fit promener en tous sens sur la bruyère pendant toute la nuit, si bien qu’ils ne surent comment s’en tirer : car il marchait devant eux sous la forme d’un feu follet, qu’ils virent et suivirent tous jusqu’à l’apparition du jour. Alors Robin les quitta et, à son départ, leur dit ces paroles :

Allez chez vous, joyeux camarades :
Dites à vos mamans et à vos papas
Et à tous ceux qui désirent des nouvelles,
Comment vous avez vu un feu follet.
Filles qui souriez et balbutiez,
En m’appelant Willy Wisp,
Si ce jeu pour vous n’est que fatigue,
Pour moi il n’est que plaisir.
En marche ! Allez à vos logis,
Et je pars en riant : ho ! ho !

Les compagnons furent bien contents de son départ, car ils avaient tous grand’peur qu’il ne leur fit du mal. »

Shakespeare avait sans doute cette aventure présente à la pensée, quand, dans le récit de la fée, il dénonce Puck comme égarant la nuit les passants, et riant de leur peine.

(6) Le personnage d’Obéron était évidemment fort populaire au moment où le poëte l’a mis en scène. En Angleterre même, deux écrivains renommés l’avaient célébré avant Shakespeare : Greene, dans son drame de Jacques IV, et Spenser, dans son poëme de la Reine des Fées. L’empire d’Obéron était alors universellement reconnu par la poésie comme par le peuple. Mais la fondation de cet empire est bien antérieure au règne d’Élisabeth : elle remonte à l’époque que je serais tenté d’appeler les temps héroïques de l’histoire moderne. Obéron, en effet, n’a pas fait sa première apparition dans la légende française d’Huon de Bordeaux, ainsi que la critique anglaise l’a cru généralement. Huon de Bordeaux, que Shakespeare a certainement connu par la fidèle traduction de lord Berners, est une légende du quatorzième siècle qui fait partie du roman de Charlemagne et qui fut imprimée pour la première fois en petit in-folio, aussitôt après la découverte de Guttemberg et de Faust. Mais Obéron est bien antérieur à Huon de Bordeaux. Il appartient à la tradition celtique par le roman breton de la Table Ronde, et figure, sous le nom de Tronc le Nain, dans l’histoire d’Isaïe le Triste, fils de Tristan et d’Yseult. Il était donc déjà bien célèbre, quand un trouvère, probablement contemporain de Philippe le Bel, le fit intervenir dans la Fleur des Batailles. Obéron est le digne frère de la fée Morgane, et il est tout naturel qu’il s’intéresse très-vivement à ce bon Ogier le Danois, si tendrement aimé par sa sœur. Aussi, est-ce par l’ordre du roi des fées que Papillon, luiton (lutin) de terre, se présente à Ogier, perdu dans une île déserte, et le transporte au splendide château d’Avalon. Mais c’est dans la charmante légende d’Huon de Bordeaux qu’Obéron joue son plus beau rôle. Il apparaît là, comme dans le Songe d’une nuit d’été, avec tout le prestige de sa puissance tutélaire. Il faut lire le roman français pour voir avec quelle fidélité Shakespeare a peint la figure traditionnelle d’Obéron et avec quel tact exquis il a laissé au roi des fées ces deux traits principaux de son caractère, la rancune et la générosité. On peut en juger par cette courte analyse :

Le jeune Huon de Bordeaux venait de succéder à son père Sévin dans le duché de Guyenne. Suivi d’une faible escorte, accompagné de son frère Girard et de son oncle l’abbé de Cluny, il se rendait à Paris pour faire hommage à l’empereur Charlemagne. La cavalcade était engagée dans le bois de Montlhéry ; le petit Girard courait en avant et s’amusait à l’aire voler son autour. Le soir était venu, et le damoiseau, attiré par l’oiseau, passait devant un fourré épais, quand tout à coup un personnage masqué fondit sur lui et d’un coup de lance le jeta à bas de son cheval. Girard blessé pousse un cri perçant qui retentit dans toute la forêt. Huon l’entend, accourt au galop et interpelle l’assaillant, l’épée à la main. — Lâche, qui donc es-tu ? lui crie-t-il. — Je suis le fils du duc Thiéry d’Ardennes, auquel le duc Sévin, ton père, enleva trois châteaux, et je me venge du père sur les enfants. — Ce disant, l’homme masqué donne de toute sa lance sur Huon. Huon, qui n’avait pas d’armure, avait eu la bonne idée de jeter son manteau sur son bras gauche. C’est sur ce bouclier qu’il reçoit le coup de lance ; le fer s’accroche dans les plis et laisse l’assaillant à découvert. Huon en profite, se dresse sur ses étriers, et assène sur le casque de son adversaire un coup d’épée qui lui fend le crâne. L’homme tombe à terre, jette un râle affreux, et meurt. Aussitôt Huon aperçoit dans la forêt une foule de gens armés, il appelle les chevaliers de son escorte et les range en bataille, pendant que l’abbé de Cluny panse la blessure de Girard. La bande ennemie n’ose attaquer et se retire. Huon relève le cadavre, le met en travers sur un cheval qu’un de ses écuyers doit conduire au pas, aide son frère à remonter en selle, et tous reprennent leur course vers Paris.

Enfin, le cortége arrive. L’abbé de Cluny présente le duc, son neveu, à l’empereur ; mais Huon refuse de se mettre à genoux devant Charlemagne, il lui montre son frère qui vient d’entrer dans la salle, soutenu par deux écuyers, et lui reproche hautement d’avoir autorisé le guet-apens. L’empereur se défend naïvement de cette complicité avec un chevalier félon, et prétend être fort aise que le jeune duc ait si bien châtié ce traître de Thiéry. À ce moment, une rumeur extraordinaire se fait entendre dans la cour du palais. Un cavalier vient d’y apparaître portant sur les arçons de sa selle le cadavre d’un homme armé, et la foule assemblée mêle à ses cris de douleur le nom de Charlot.

À ce nom qui lui est si cher, Charlemagne tressaille. Saisi d’un pressentiment sinistre il descend dans la cour, s’élance au-devant du cavalier, et, dans le cadavre qui vient d’être apporté, l’empereur reconnaît, ô stupeur ! non pas Thiéry des Ardennes, mais son propre fils, Charlot ! Charlot, son aîné ! Charlot, son enfant bien-aimé, à qui il eût donné sa couronne pour hochet !

Le fait n’était que trop vrai. C’était en réalité Charlot qui s’était embusqué comme un brigand dans le bois de Montlhéry, et qui avait voulu tuer Huon et son frère pour leur voler leur duché. Afin de mieux garder l’incognito. Charlot avait pris le nom de Thiéry des Ardennes. Mais le coup n’avait pas réussi ; la trahison s’était retournée contre le traître ; et, au lieu de gagner une province, ce prince de grands chemins avait perdu la vie.

Le désespoir de Charlemagne n’en fut pas moins grand. Furieux, il voulait courir dans la chambre de Huon et l’occire immédiatement. Mais le sage duc de Bavière le retint, et parvint à lui faire comprendre que Huon, étant duc de Guyenne, était pair de France, et qu’étant pair de France, il ne pouvait être jugé et condamné que par la cour des pairs assemblés.

La cour remit la sentence au jugement de Dieu. Un ami de Charlot, le comte Amaury de Hautefeuille, affirmait que Huon avait tué le prince sans que celui-ci l’eût provoqué, et se disait prêt à soutenir sa déclaration les armes à la main. Les gantelets furent échangés, et le combat judiciaire eut lieu. Dieu se prononça en faveur de l’innocent, et Huon trancha d’un coup d’épée la tête d’Amaury. — Charlemagne n’était nullement satisfait de cette décision ; il prétendit que le coup d’épée ne prouvait rien, que le Seigneur Dieu pouvait s’être trompé, et que, parce que Huon avait occis loyalement Amaury, ce n’était pas une raison pour qu’il n’eût pas occis traîtreusement Charlot. Cependant, à la prière des pairs, l’empereur consentit à accepter l’hommage du duc de Guyenne et à lui pardonner la mort de son fils. Mais il y mit des conditions : « Je reçois ton hommage, dit-il à Huon, et je te pardonne la mort de mon Charlot, mais je t’ordonne de partir sur-le-champ pour aller chez l’amiral sarrasin Gaudisse. Tu te présenteras au moment où il sera à table ; tu couperas la tête du plus grand seigneur que tu trouveras assis le plus près de lui ; tu baiseras trois fois à la bouche, en signe de fiançailles, sa fille unique Esclarmonde, qui est la plus belle pucelle du monde, et tu exigeras en mon nom de l’amiral, entre autres dons et tributs, une poignée de sa barbe blanche, et quatre de ses grosses dents mâchelières. »

Toutes terribles qu’elles sont, le jeune duc accepte ces conditions. Il laisse la régence de son duché à sa mère, la princesse Alix, sœur du pape, et se met en route. D’abord, il se rend à Rome pour prendre en passant la bénédiction du Saint-Père, puis s’embarque pour la Palestine. Après avoir visité les saints lieux, il se décide enfin à gagner les États de l’amiral Gaudisse. Mais il se trompe de route, et, comme il ne sait pas un mot de syriaque, le voilà perdu. Heureusement, le pape prie pour lui, et ce n’est pas en vain. Après avoir erré trois jours dans une forêt, il rencontre un homme de haute taille et aux cheveux déjà gris. Cet homme, reconnaissant un chevalier chrétien à la manière dont Huon est armé, arrive à lui et l’interpelle. Ô miracle ! il parle la même langue que Huon, la plus pure langue d’Oc ! Qui est-il donc ? Il s’appelle Gérasme ; il est le propre frère du maire de Bordeaux ! Il a été fait prisonnier dans la bataille même où son cher maître, feu le duc Sévin de Guyenne, a été tué ! Il s’est échappé de prison, et il vit depuis trois ans dans la forêt ! — De son côté, Huon s’est fait vite connaître du bon vassal, qui ne fait que baiser les mains de son jeune seigneur. — Désormais, ils ne se quitteront plus. Gérasme, qui sait le sarrasin et qui possède à fond sa carte d’Asie, s’offre à conduire Huon dans les États de l’amiral Gaudisse. Mais c’est un voyage bien périlleux. Pour y parvenir, il va falloir traverser une forêt où jamais paladin n’a osé pénétrer et où les hommes risquent fort d’être métamorphosés en bêtes. Mais qu’importe à Huon ? Il entre intrépidement dans le vilain bois, et Gérasme a grand’peine à le suivre, malgré l’excellent galop d’un cheval arabe qu’il vient de prendre à un bandit sarrasin.

Après quelques minutes, nos deux chevaliers arrivent à une étoile à laquelle aboutissent un certain nombre d’allées à perte de vue. À l’extrémité d’une de ces avenues, est un palais éblouissant qui semble se confondre avec les rayons du soleil levant, et dont ils peuvent à peine regarder fixement le toit d’or, tout constellé de girouettes de diamant. Leur surprise augmente, quand ils voient sortir par la grande porte de ce palais un carrosse d’une légèreté extraordinaire qui semble venir au-devant d’eux. Bientôt Huon peut y distinguer un personnage dont il fait remarquer à Gérasme le manteau chargé de pierreries. Ce personnage est si petit qu’on le prendrait pour un bambin de quatre ou cinq ans. — Séduit par sa beauté et par la douceur de son regard, Huon veut attendre le nouveau-venu et lier conversation avec lui. Mais Gérasme est pris d’une peur effroyable. Il saisit par la bride le destrier de Huon, et, frappant sur le sien à grands coups de houssine, il force le duc à rebrousser chemin. Le carrosse semble redoubler de vitesse pour rattraper les deux fugitifs. Déjà Huon entend une voix enfantine qui lui crie : « Approche et écoute-moi, duc Huon, c’est en vain que tu me fuis. » Gérasme galope de plus belle, entraînant son maître avec lui. Un orage épouvantable éclate. La forêt se remplit d’éclairs. Tout en courant, nos cavaliers arrivent enfin en vue d’un monastère de cordeliers et de sœurs clairettes. Gérasme alors se croit sauvé. Il est impossible, pense-t-il, que ce personnage, évidemment diabolique, ose les poursuivre dans une enceinte aussi sacrée. Il met pied à terre et force Huon à en faire autant. Justement il y avait procession générale. Gérasme se faufile donc au milieu des bannières, bien sûr d’être là à l’abri de son persécuteur. Mais, ô sacrilége ! le personnage du carrosse vient de pénétrer dans le sanctuaire, et le voilà, pour comble d’audace, qui se met à jouer du cor. À peine la première note a-t-elle retenti, que tous les assistants se trémoussent d’une façon extraordinaire. Tous les moines et toutes les nonnes se mettent à gambader avec un entrain furibond ; et le bon Gérasme lui-même, empoignant une vieille religieuse, l’entraîne sur la pelouse dans le pas de deux le plus échevelé. Seul, au milieu de ce bal improvisé, Huon de Bordeaux est resté impassible. Alors, le nain s’approche de lui, et lui dit de sa voix la plus douce : Duc de Guyenne, je te conjure, par le Dieu qui créa le ciel et la terre, de me parler. — Qui que vous soyez, seigneur, répond le duc, je suis prêt à vous écouter. — Huon, mon ami, poursuit le nain, j’aimai toujours ta race et tu m’es cher depuis ta naissance ; l’état de grâce où tu étois en entrant dans mon bois te mettroit à couvert de tout enchantement, quand même je ne te voudrois pas autant de bien. Si ces moines, ces nonnains et mesme ton ami Gérasme avaient une conscience aussi pure que la tienne, mon cor ne les feroit pas danser ; mais quel est le moine ou la nonnain qui puisse sans cesse se défendre d’écouter la voix du tentateur ? Et Gérasme, dans le désert, a souvent douté du pouvoir de la Providence. Cependant la danse continuait toujours, et les couples, s’embarrassant dans leurs longues robes, faisaient les plus étranges culbutes sur la pelouse. Enfin, Huon intercéda pour eux, et le nain consentit à suspendre le charme. Aussitôt, tous s’arrêtèrent ; les frères rajustèrent leur froc, les sœurs leur robe, et chacun rentra dans sa cellule. Gérasme, après le galop qu’il venait de subir, ne demandait pas mieux que d’être sage. Il se réconcilia avec le nain. Celui-ci l’invita à s’asseoir à côté de Huon, et, pour lui prouver qu’il l’avait méconnu, il voulut bien lui dire qui il était.

Il raconta donc qu’un jour, à l’époque des guerres civiles de Rome, Julius César, étant sur la mer, aperçut une île que personne ne pouvait voir, et qu’il voulut y aborder, malgré les représentations des chevaliers romains qui l’accompagnaient sur le vaisseau. Il ordonna donc de jeter l’ancre et de mettre une chaloupe à l’eau, puis se fit conduire vers la rive de cette île invisible. À peine eut-il mis le pied sur la plage, que la fée Gloriande se présenta à lui et lui déclara qu’ayant eu envie de devenir mère, elle avait cru devoir choisir le futur vainqueur de Pharsale pour accomplir en elle cette métamorphose. Enchanté de la prophétie, César ne demanda pas mieux ; il resta toute une nuit avec la belle fée, et ne regagna son vaisseau que tard dans la matinée. Neuf mois après cette visite, Gloriande mettait au monde un fils. Elle le doua d’une beauté égale à la sienne et d’une puissance qu’il ne pouvait exercer, comme elle, que pour punir le vice et récompenser la vertu. Malheureusement, Gloriande avait une sœur qui était fort jalouse d’elle, et le nouveau-né n’était pas plus tôt dans son berceau que la méchante tante, le touchant de sa baguette, le condamna à ne plus grandir dès l’âge de quatre ans, à être hideux pendant trente, et à ne reprendre son pouvoir et sa beauté native qu’après avoir passé ces trente ans dans la servitude. Le sinistre charme s’accomplit. Dès l’âge de quatre ans, l’enfant de Gloriande et de Julius César devint affreux, mais si affreux qu’on n’aurait pu trouver, dans aucune cour d’Allemagne, un nabot aussi contrefait ! Ce fut alors que, pour cacher sa naissance illustre, il prit le pseudonyme de Tronc le Nain, et c’est sous ce nom qu’il servit Isaïe le Triste. Après l’avoir servi trente ans, il reprit sa première forme, qu’il a, depuis, gardée toujours. — Ce fils de Gloriande et de Julius César, ajouta le nain en terminant son récit, c’est celui qui vous parle, c’est moi.

On devine avec quelle surprise Huon et Gérasme écoutaient ce marmouset de huit cents ans. Tous deux, ayant fait leurs humanités, connaissaient parfaitement l’histoire des chevaliers de la Table Ronde ; ils savaient donc que le personnage qui avait pris jadis le nom de Tronc le Nain n’était autre que le fameux roi de féerie, Obéron.

C’était Obéron qu’ils avaient devant eux ! Obéron, le sauveur d’Isaïe le Triste ! Obéron, le protecteur d’Ogier le Danois ! Aussi, quels grands yeux ils ouvrirent !

Huon de Bordeaux n’eut pas besoin de raconter au roi ses aventures : Obéron les savait déjà. Il ne dissimula pas au jeune duc les difficultés qu’il aurait à surmonter pour remplir la mission que Charlemagne lui avait imposée ; mais, en même temps, il lui promit sa protection, et, pour premiers gages de sa faveur, il lui fit cadeau d’un gobelet et de son cor d’ivoire. Le gobelet était une timbale magique, qui avait la propriété de se remplir de vin chaque fois qu’un honnête homme le prenait. Quant au cor, il devait être d’une double utilité : Huon n’avait qu’à en tirer la note la plus douce pour faire danser tous ceux dont l’âme n’était pas pure devant Dieu, et il n’avait qu’à y souffler de toute sa force, dans un danger pressant, pour voir accourir à son secours Obéron et son armée féerique.

Le jeune duc accepte ces deux cadeaux avec une profonde reconnaissance. — Il fait au roi de féerie les adieux les plus touchants, et, suivi du fidèle Gérasme, se remet en route pour gagner les États de l’amiral Gaudisse. — Il passe par la cité sarrasine de Tourmont, dont il extermine le soudan, traverse l’empire du géant Angoulafre, qu’il pourfend dans un combat fort singulier, confie à Gérasme le gouvernement de cet empire, et, enfin, porté par un lutin pur sang qu’Obéron lui envoie, arrive dans les faubourgs de cette fameuse Babylone, où règne l’amiral Gaudisse. Le moment est enfin venu pour Huon d’exécuter les ordres de Charlemagne. Il s’agit, comme on s’en souvient, d’entrer chez l’amiral au moment de son dîner, puis d’égorger le plus grand seigneur assis près de lui, puis de baiser trois fois sur la bouche sa fille Esclarmonde, et, enfin, de lui arracher à lui-même, comme tribut, un certain nombre de poils et quatre dents mâchelières.

Huon attendit donc patiemment l’heure où l’amiral devait se mettre à table, et se dirigea vers le palais, armé de son épée, de sa lance, du cor et du gobelet d’Obéron, et de l’anneau d’or de ce terrible géant Angoulafre, dont l’amiral était vassal. La difficulté pour Huon était de s’introduire dans le palais, dont l’entrée n’était permise qu’à de bons Sarrasins. Cependant, il n’hésita pas et franchit la grande porte, en déclarant aux gardes qu’il croyait en Mahom. Mais il se doutait peu des conséquences terribles que devait avoir ce mensonge.

Il pénètre ainsi jusqu’à la salle à manger. L’amiral Gaudisse donnait, ce soir-là, un grand dîner à quelques soudans de ses amis, il avait à sa droite le roi d’Hyrcanie et à sa gauche sa fille Esclarmonde, qui était, comme on sait, la plus belle pucelle de la terre. Huon, pensant avec raison que le plus grand seigneur de la société devait être à la droite de l’amiral, s’élance incontinent sur le roi d’Hyrcanie et lui tranche la tête. Gaudisse, tout éclaboussé par le sang et la cervelle de son voisin, se lève furieux et ordonne d’arrêter le misérable qui a osé… Huon l’interrompt, en exhibant la bague d’Angoulafre : Respecte l’anneau de ton suzerain, dit-il à l’amiral. Coup de théâtre. Gaudisse, qui ignore la mort du géant son maître, se courbe respectueusement devant le sceau d’Angoulafre. Huon en profite pour prendre Esclarmonde par la taille, et pour lui appliquer sur les lèvres trois gros baisers. Au premier baiser, Esclarmonde était pâle ; au second, elle était rose ; au troisième, elle était rouge. Les fiançailles étaient consommées.

Il ne restait plus à Huon qu’à accomplir la dernière condition imposée par Charlemagne, mais celle-là était la plus difficile. Malgré toute la complaisance que l’amiral avait montrée jusque-là, il fit quelques difficultés pour se laisser extirper sa barbe et ses quatre grosses dents mâchelières. — « Chrétien ! dit-il d’un ton suppliant, je te conjure, par le crucifié que ton âme adore, de me dire la vérité. Je te conjure de me dire ce que fait à présent mon seigneur Angoulafre’ et par quel hasard tu parais ici avec son anneau ? » À cette question, Huon répondit tout simplement qu’il avait pourfendu en duel le géant, et qu’il s’était emparé de sa bague après l’avoir occis.

L’amiral Gaudisse, qui ouvrait déjà la bouche pour se laisser arracher ses quatre dents, la referma aussitôt avec emportement. Il n’eût consenti à cette extraction désagréable que pour ne pas encourir la colère du terrible géant. Mais maintenant qu’il savait le géant mort, il n’avait plus peur de rien. Il se tourna donc vers ses gardes, et leur ordonna avec autorité d’arrêter ce scélérat, qui venait d’égorger son hôte et de baiser sa fille. À l’instant même, les satellites de l’amiral se précipitent sur l’intrus. Huon n’a que le temps de sauter sur un rétable de marbre ; c’est de là qu’il soutient une lutte inégale contre cette soldatesque qui se renouvelle continuellement. À peine a-t-il fait voler une tête qu’une autre la remplace. Huon n’a qu’un bras, et l’ennemi en a dix mille. Bientôt, épuisé, défaillant, Huon n’a plus qu’une ressource, c’est d’appeler Obéron à son aide. Il embouche le cor, et il souffle la fanfare la plus désespérée. Hélas ! personne ne paraît. Obéron a bien entendu l’appel, mais il ne peut y répondre, car le mensonge que Huon a commis pour entrer dans le palais interdit au roi des fées de le secourir. Ne pouvant plus se défendre, Huon est fait prisonnier, garrotté et plongé dans un cachot, où l’amiral Gaudisse le condamne à mourir de faim.

Mais le petit Cupidon est moins scrupuleux que le petit Obéron. L’amour protége le pécheur que la féerie abandonne. Esclarmonde, que Huon a séduite, séduit le geôlier de Huon, et, en cachette, porte des vivres à son bien-aimé. Grâce aux soins de la princesse, le prisonnier, que Gaudisse croit mort, se porte parfaitement. Il n’attend plus qu’une occasion pour s’évader : un événement extraordinaire la lui fournit. Cet événement n’est ni plus ni moins que l’arrivée du géant Agrapard, souverain de Nubie, lequel vient d’envahir les États de l’amiral Gaudisse pour le soumettre à un énorme tribut. Ce géant est encore plus terrible que son frère, feu Angoulafre. On voit d’ici l’épouvante de Gaudisse. Combien il regrette alors d’avoir fait mourir ce bon chrétien qui avait vaincu Angoulafre ! lui seul pouvait triompher d’Agrapard ! Plût à Mahom qu’il fût vivant ! Esclarmonde profite du moment pour révéler à son père que Huon n’est pas mort. Bien plus, le captif s’offre, s’il est délivré, à mettre à la raison le redoutable Agrapard. Gaudisse accepte avec enthousiasme. Il rend à Huon ses armes, son gobelet et son cor d’ivoire. Celui-ci relève le gant qu’a jeté Agrapard, et le combat a lieu. Il va sans dire que Huon est vainqueur. Agrapard se rend à merci et lui remet son épée. Huon offre galamment ce glaive à l’amiral et lui demande, pour prix de son triomphe, de lui octroyer une faveur. L’amiral l’accorde d’avance. Eh bien, la grâce que Huon implore du père de son Esclarmonde, c’est de jeter le turban aux orties et de se faire chrétien. À cette proposition, Gaudisse entre en fureur. Lui, abjurer Mahom ! lui, se séparer de son turban ! il aimerait mieux se défaire de toutes ses dents et de tous les poils de sa barbe ! Il accable Huon d’injures, le traité de mécréant, et ordonne à ses gardes de l’arrêter, pour le replonger dans les cachots. Mais, au moment où la soldatesque va mettre la main sur lui, Huon prend son cor et en extrait une si formidable fanfare, que tout le royaume de féerie en retentit. Obéron entend l’appel de son protégé. Cette fois, il n’a plus de rancune : il regarde le mensonge de Huon comme suffisamment expié par sa longue captivité. Aussi, à peine le cor d’ivoire a-t-il frémi, que le roi de féerie accourt à la tête de son armée de sylphes et de lutins. Toute la garde sarrasine est couverte de chaînes. Une voix effrayante, qui semble sortir du ciel, somme Gaudisse de se convertir. L’amiral répond par un blasphème. Alors une main invisible lui enlève son propre cimeterre et le décapite. Aussitôt, se rappelant le vœu qu’il a fait, Huon ramasse la tête de l’amiral et en arrache une poignée de barbe et les quatre dents mâchelières. Mais comment déposer en lieu sur ces gages si importants de sa victoire ? Obéron a une idée lumineuse. C’est au fidèle Gérasme qu’il faut les confier, et pour plus de sécurité, c’est dans le corps même de Gérasme qu’il faut les insérer. Aussitôt dit, aussitôt fait. Gérasme se sent au côté droit une tumeur singulière. Le roi de féerie lui a tout bonnement mis dans le flanc la barbe et les dents de Gaudisse. Qui diable irait les chercher là ?

Ayant ainsi rempli, grâce à l’intervention d’Obéron, la mission que lui avait imposée Charlemagne, le duc de Guyenne n’avait plus qu’à quitter Babylone, et à ramener en France sa fiancée Esclarmonde. Mais il n’était pas au bout de son odyssée. Une imprudence qu’il commit le jeta dans de nouvelles épreuves. Au moment de le quitter, le vertueux Obéron lui avait bien recommandé de s’interdire toute familiarité avec Esclarmonde, avant que le Saint Père eût béni leur union. Mais, à peine embarqué, Huon avait trouvé l’interdiction fort gênante. Bah ! ne sont-ils pas unis par l’amour ? Cet Obéron est vraiment par trop rigide ! L’occasion était si favorable ! les deux cabines étaient si proches et le regard de la fiancée si tendre !… Bref, quelques heures après qu’on eut levé l’ancre, Huon avait manqué à sa promesse ; et quoique toujours aussi belle, Esclarmonde n’était pourtant, plus la plus belle pucelle du monde.

Les amants expièrent bien vite cette faute. Un orage formidable, qu’on ne peut comparer qu’à la tempête soulevée par Prospero, éclata. Le vaisseau fut brisé contre les écueils d’une île déserte, qui est évidemment du même archipel que celle que Shakespeare découvrit plus tard. Les lames engloutirent le cor et le gobelet magique que Huon avait reçus d’Obéron ; et, de même que Ferdinand, le prince de Guyenne fut obligé de se jeter à la nage ; mais, plus heureux que lui, il aborda sur la plage tenant dans les bras sa Miranda. L’espace me manque pour vous raconter en détail toutes les péripéties qui suivirent. Des corsaires, plus féroces que Caliban, enlevèrent Esclarmonde, qui, placée dans le sérail d’un certain amiral d’Anfalerne, eut toutes les peines imaginables à défendre sa vertu contre les tentations de cet homme jaune. Quant à Huon, déposé nu sur un rivage ignoré, il fut réduit à devenir valet d’un ménétrier et à porter une malle aussi lourde que les bûches de Ferdinand. Heureusement, le talent qu’il avait aux échecs le fit distinguer de l’amiral Yvoirin, oncle d’Esclarmonde, qui finit par le prendre pour champion dans sa querelle avec l’amiral Galafre, ravisseur de ladite Esclarmonde. Armée d’une vieille épée rouillée, dont personne n’avait voulu, et qui se trouvait être une des sœurs de Durandal et de Courtain, Huon commença par pourfendre le propre neveu de Galafre, et attendit de pied ferme le second adversaire qui lui fut opposé dans le champ-clos. Mais à peine ce second combat était-il commencé que Huon vit son ennemi tomber, sans que pourtant il l’eût blessé. Étonné de ce succès trop facile, Huon s’avance vers le vaincu, relève la visière de son casque, et qui reconnaît-il ?… Gérasme ! le bon, le fidèle Gérasme ! Gérasme qui, séparé de son maître par la tempête, avait gagné la côte d’Anfalerne, et qui s’était habilement insinué dans la confiance de Galafre ! À peine les deux amis se sont-ils reconnus, qu’ils se redressent, mettent l’épée à la main, et, appelant à eux une douzaine de chevaliers chrétiens que Gérasme a ramenés de Palestine, courent sus aux Sarrasins, tombent à la fois sur l’armée d’Yvoirin et sur l’armée de Galafre, les taillent en pièces, et rentrent triomphants dans Anfalerne. Esclarmonde est délivrée, Huon la presse dans ses bras et l’emmène immédiatement à bord d’un navire où Gérasme et ses douze chevaliers s’embarquent après lui. Et vogue la galère !

Enfin, après avoir abordé en Italie et s’être arrêté à Rome pour recevoir des mains du pape le sacrement de rigueur, l’illustre couple arrive en France.

Bien des événements s’étaient passés dans la Guyenne depuis que Huon l’avait quittée. Sa mère, la princesse Alix, était morte, et son frère Girard lui avait succédé à la régence. Girard, qui n’était jadis qu’un enfant espiègle, était devenu un méchant homme. Le retour subit du duc légitime de Guyenne le déconcerta vivement, si vivement que, comme l’Antonio de La Tempête, il résolut de se défaire de son frère aîné. — Pour y réussir, il s’embusque, avec une bande de brigands, dans un bois que le duc et la duchesse doivent traverser en se rendant à Bordeaux, et, au moment venu, il fond sur la petite escorte, massacre les douze chevaliers qu’il jette dans le Rhône, renverse Gérasme, le garrotte, ainsi que Huon et Esclarmonde, et les fait tous trois jeter dans une prison de Bordeaux. Ce bel exploit terminé, Girard se rend au plus vite à Paris, auprès de Charlemagne, pour lui raconter l’histoire à sa façon. À l’en croire, Huon n’est qu’un scélérat qui, sans avoir accompli la mission dont il était chargé, n’est revenu en Guyenne que pour la soulever contre l’empereur. Charlemagne, prévenu contre Huon qu’il regarde comme le meurtrier de son Charlot, n’hésite pas à croire le récit de Girard, que confirme, d’ailleurs, la déposition édifiante de deux bons moines. L’empereur, voulant donner au procès toute la solennité désirable, se rend en personne à Bordeaux pour y tenir ses assises. Huon, Esclarmonde et Gérasme comparaissent devant la cour des pairs, pour répondre à l’accusation capitale. Le moment étant venu de prononcer l’arrêt, la moitié des jurés, entraînés par le sage duc de Bavière, se prononcent pour l’acquittement des trois prévenus. Mais Charlemagne décide la condamnation par son vote. Huon et Gérasme doivent être empalés, et la belle Esclarmonde brûlée vive. Les fourches et le bûcher sont dressés sous les fenêtres mêmes du palais où réside l’empereur. Charlemagne a invité les pairs à un dîner solennel, dont ces trois supplices doivent être le dessert : Huon, Esclarmonde et Gérasme se préparent à mourir. Soudain tous les yeux se portent au fond de la vaste salle à manger. Une table, chargée de cinq couverts et portant un cor d’ivoire et un gobelet, a surgi, sur une estrade, derrière le fauteuil de l’empereur, qu’elle domine de deux pieds. Au même instant, des milliers de fanfares se font entendre. La grande porte s’ouvre, et l’on voit entrer d’un pas majestueux le roi de féerie, Obéron, constellé de pierreries et couronné de rayons. Il passe à côté de Charlemagne sans même se détourner, et se dirige vers la table nouvellement dressée. D’un signe, il invite Huon, Esclarmonde, Gérasme et le duc de Bavière à s’asseoir à côté de lui, et présente à ses quatre convives le gobelet, qui se remplit pour eux de la plus exquise liqueur ; en suite, il le fait passer à Charlemagne. Dès que l’empereur y a mis la main, le gobelet se vide. Alors Obéron, apostrophant Charlemagne d’une voix tonnante, lui reproche l’injustice dont il vient de se rendre coupable et le menace de révéler au monde tous les crimes dont sa conscience est chargée. — L’empereur, humilié, se tait ; le représentant de la justice humaine se courbe sous l’arrêt de la justice supérieure. Girard, tremblant devant cet être formidable qui lit dans les âmes, avoue sa félonie. Sur l’ordre d’Obéron, la potence étend son bras pour étrangler le fratricide et les deux moines. C’est en vain que Huon intercède pour son frère ; le roi de féerie est inflexible. Il faut que la sentence retournée reçoive son exécution ; il faut que les condamnés soient acquittés et que les absous soient condamnés. À Girard, la corde ; à Huon, le trône légitime de Guyenne et l’amour, bien légitime aussi, d’Esclarmonde. Le roman finit comme la comédie ; et Obéron ne retourne dans son royaume, avec son cortége de sylphes, qu’après avoir accordé aux nouveaux époux sa prestigieuse bénédiction.

(7) Toute l’Angleterre souffrit, en 1593 et en 1594, de ce trouble des saisons, que Shakespeare attribue ici aux querelles de Titania et d’Obéron, et que les prédicateurs, plus orthodoxes, expliquèrent par la colère de Dieu. Dans les Annales de Strype, on trouve l’extrait suivant d’un sermon prêché à York par le révérend J. King : « Souvenez-vous que le printemps a été très-désagréable, à cause des pluies abondantes qui sont tombées. Notre juillet a été comme un février, notre juin comme un avril ; si bien que l’air en dut être infecté. » Plus loin, après avoir parlé des trois années de disette qui viennent de s’écouler, le docteur ajoute : « C’est le Seigneur qui nous menace par ces temps hors de saison et ces tempêtes de pluie. Le cours des saisons est tout à fait interverti. Nos années sont sens dessus dessous ; nos étés ne sont pas des étés, nos récoltes ne sont pas des récoltes ; nos jours de semailles ne sont plus des jours de semailles. »

La coïncidence qui existe entre ces paroles et la description faite par Titania a paru frappante à tous les commentateurs. Et Malone n’a pas hésité, en conséquence, à fixer à l’année 1594 la première représentation du Songe d’une Nuit d’été.

(8) Une mystérieuse légende est attachée à ces paroles d’Obéron. Dans le récit fort intéressant que le chroniqueur Laneham nous a laissé des fêtes offertes à Élisabeth par Leicester au château de Kenilworth pendant le mois de juillet 1575, il est fait mention d’une pièce mythologique qui fut représentée devant la reine sur l’étang que dominait alors le château. « Triton, sous les traits d’une sirène, » et « Arion, assis sur le dos d’un dauphin, » figurèrent dans cet intermède et chantèrent, en l’honneur de la royale visiteuse, une chanson composée par Leicester lui-même, et que Laneham trouve « incomparablement mélodieuse » (incomparably melodious). Élisabeth sut grand gré à son hôte de ce compliment poétique ; elle redoubla d’attentions et de prévenances envers lui, et accepta, dans le château du comte, une hospitalité de dix-huit jours. Cette faveur parut si grande, que toute la cour crut que la reine allait faire passer Leicester de la main gauche à la main droite et changer l’amant en mari. Ce qui confirma cette croyance, ce fut la rupture, alors décidée, des négociations pendantes pour le mariage de la reine avec le duc d’Alençon, frère du roi de France. — En même temps que ces bruits couraient, certains seigneurs, mieux informés que les autres, parlaient à mots couverts d’une intrigue que le tout-puissant favori avait, à ce moment-là même, avec une grande dame, la comtesse d’Essex. Un de ces seigneurs, plus audacieux que les autres, et qui, quoique vassal du comte, avait refusé de porter sa livrée, eut le courage de parler tout haut des relations adultères qu’il avait surprises, affirmait-il, entre Robert de Leicester et Lettice d’Essex. Ce gentilhomme portait le même nom que la mère de Shakespeare : il s’appelait Édouard Arden. Leicester se vengea plus tard de ses propos en le faisant pendre sous prétexte de conspiration catholique. Mais la dénonciation avait porté coup : la reine apprit l’infidélité de son amant, et renonça à l’idée de l’épouser. Le mariage d’Élisabeth et de Leicester, que toute la cour croyait certain, fut à jamais rompu, et à sa place eut lieu une autre union que nul ne soupçonnait, — le mariage de Leicester et de lady Essex. En effet, au moment où se donnaient les fêtes de Kenilworth, lord Essex existait encore. Mais quelque temps après, il était mort, empoisonné mystérieusement, et lady Essex, devenue veuve, devint lady Leicester.

S’il faut en croire une tradition séculaire, le récit qu’Obéron fait à Puck se rapporterait à ces événements. La sirène portée sur le dos d’un dauphin, que le roi des fées avait entendue, du haut d’un promontoire, proférer un chant si doux et si harmonieux, ne serait autre que la sirène dont parle Laneham, et qui, sur le lac de Kenilworth, chanta les vers dédiés par Leicester à Élisabeth. Le trait lancé par Cupidon sur la belle vestale qui trône à l’occident figurerait les hommages passionnés adressés par le favori à la fille de Henry VIII. Le même trait enflammé s’éteignant dans les chastes rayons de la lune humide symboliserait l’échec de Leicester et la résistance de la reine. L’impériale prêtresse passant, pure d’amour, dans sa virginale rêverie, ce serait Élisabeth elle-même, décidée pour toujours à être appelée par son peuple la Reine vierge. Enfin, la flèche de Cupidon allant frapper une petite fleur, jusque-là blanche comme le lait, mais désormais empourprée par la blessure de l’amour, serait une allusion aux faiblesses qu’avait eues pour Leicester la noble comtesse d’Essex, restée pure jusque-là, mais désormais souillée par une passion criminelle.

Ce qui augmente la vraisemblance de ces conjectures, c’est que Shakespeare a fait, dans la même pièce, d’autres allusions aux fêtes de Kenilworth. La grotesque comédie de Pyrame et Thisbé est évidemment une parodie de la représentation burlesque donnée dans ce château par la troupe de Coventry. Cette troupe était composée d’artisans et ressemblait, à s’y méprendre, à la compagnie dont Bottom est le chef : bande de paillasses, artisans grossiers, qui travaillent pour du pain dans les boutiques d’Athènes. Le capitaine Cox, ce fameux maçon dont Laneham vante tant le savoir, et qui faisait répéter les comédiens de Coventry, a plus d’un rapport avec Bottom le tisserand. Quand Thésée, prêchant l’indulgence à Hippolyte, lui parle du trouble qui saisissait ceux qui, dans ses voyages, venaient lui adresser leurs compliments, quand il nous peint ces rustiques orateurs frissonnant, pâlissant, et s’arrêtant tout court au milieu d’une phrase, il nous raconte un incident du voyage d’Élisabeth à Kenilworth, où l’on vit une des divinités, chargées de féliciter la reine à son arrivée, rester court au beau milieu de sa harangue de bienvenue.

Les fêtes de Kenilworth ont laissé dans l’esprit de Shakespeare une impression si durable, qu’il est permis de croire que le poëte en fut, dans son enfance, le témoin oculaire. William avait onze ans alors, et Kenilworth n’est qu’à quelques lieues de Stratford-sur-Avon. Sans supposer, comme le fait Tieck, que Shakespeare ait joué le rôle d’Écho dans la pastorale du lac, sans supposer non plus, comme le fait Walter Scott par un anachronisme singulier, qu’Élisabeth ait salué le poëte en lui citant un de ses vers, on peut croire que les fêtes, qui attirèrent toute l’Angleterre à Kenilworth, y attirèrent également maître John Shakespeare, petit bourgeois de Stratford, et que le petit William y accompagna son père. Heureux l’enfant, s’il connaissait quelque valet de cuisine ou d’écurie qui pût l’introduire dans cette noble demeure, et s’il a pu, juché sur quelque humble épaule, apercevoir de loin, derrière la haie des gardes, au milieu du cortége de ses vassaux, la dédaigneuse reine entrant sous la grande porte du château !

(9) La reine des fées était connue de l’Angleterre shakespearienne sous deux noms différents : Titania et Mab. Titania est un nom d’origine latine que la reine paraît avoir hérité de Diane, car Ovide appelle souvent ainsi cette déesse. Il est certain que, dans la religion populaire du Moyen Âge, la reine des fées avait succédé à la déesse antique, et le roi Jacques Ier nous le dit lui-même dans sa Démonologie : « L’esprit que les gentils appelaient Diane, et sa cour errante, s’appelle parmi nous la Fée (That sprite guhilk by the gentiles was called Diana, and her vandering court, is amongst us called the Phairie). Mab est un nom d’origine septentrionale, et il est infiniment probable qu’avant la Renaissance, qui confondit la mythologie et la féerie, la reine des fées était toujours ainsi désignée. C’est sous ce nom que Shakespeare nous la présente dans le célèbre récit de Mercutio, à la scène iv de Roméo et Juliette.

(10) Ces paroles de Bottom sont une nouvelle allusion à un incident des fameuses fêtes de Kenilworth. Dans un manuscrit de Nicolas Lestrange, publié par la société Cambden, on lit l’anecdote curieuse que voici : « Un spectacle sur l’eau fut offert à Élisabeth ; parmi ceux qui y figurèrent était Harry Coldingham, chargé de représenter Arion sur le dos d’un dauphin. Au moment de jouer, il trouva que sa voix était très-enrouée et fort désagréable : alors il déchira son costume, jura qu’il n’était pas Arion, mais bien l’honnête Harry Goldingham ; et cette brusque révélation plut beaucoup plus à la reine que s’il avait continué son rôle jusqu’au bout. »

(11) C’était une opération magique fort ancienne que de transformer une tête d’homme en tête d’âne. Albert le Grand indique lui-même le moyen dans ses Secrets : Si vis quod caput hominis assimiletur capiti asini, sume de semine aselli, et unge hominem in capite et sic apparebit. Autrement dit : « Si tu veux qu’une tête d’homme soit assimilée à une tête d’âne, prends de la semence d’ânon, frottes-en l’homme à la tête, et il apparaîtra sous la forme voulue. » Reginald Scot, dans ses Révélations sur la Sorcellerie, nous donne une recette plus détaillée : « Coupez la tête d’un cheval ou d’un âne (avant qu’ils soient morts ; autrement, la puissance du charme serait moins efficace) ; prenez un vase de terre assez large pour la contenir, et remplissez-le avec l’huile et le gras de la bête. Fermez le vase hermétiquement et enduisez le couvercle de glaise. Faites mitonner sur un feu doux pendant trois jours consécutifs, jusqu’à ce que la chair bouillie se fonde en huile et jusqu’à ce que vous voyiez les os nus ; réduisez le poil de la peau en poudre, et mêlez cette poudre à l’huile du vase ; puis frottez de ce mélange les têtes des assistants, et ils sembleront avoir des têtes d’ânes ou de chevaux. » (Scot, Discovery of Witchcraft, chap. xix.)

Shakespeare a pu lire, dans la biographie du célèbre sorcier Faust, avec quelle facilité celui-ci pratiquait cette métamorphose sur ses amis : « Les convives s’étant attablés et ayant bien mangé et bien bu, le docteur Faust lit que chacun d’eux eut une tête d’âne, avec de larges et longues oreilles. Tous se mirent à danser dans cet état, pour passer le temps jusqu’à minuit. Après quoi ils s’en allèrent, et, aussitôt qu’ils furent hors de la maison, ils reprirent chacun leur forme naturelle et revinrent tranquillement se coucher. (Histoire de la vie damnable et de la mort méritée du docteur Jean Faust, chap, xiii.)

(12) Ho ! ho ! ho ! — C’est par ce cri, on l’a vu déjà, que Puck trahissait sa présence. De là ce proverbe encore aujourd’hui usité dans le comté de Norfolk : Rire comme Robin Goodfellow.

(13) Thésée a toujours été représenté comme un grand chasseur par les traditions du Moyen Âge. C’est ainsi que le peint Chaucer dans son beau Conte du Chevalier.

He for to hunten is so desirous,
And namely at the grete hart in may,
That in his bed ther dawelh him no day
That he n’is clad, and redy for too ride
With hunte and horne and houndes him beside.
For in his hunting hath he swiche delite,
That a is all his joye and appetite
To ben himself the grete hartes bane,
For after Mars he serveth now Diane.


Il est si désireux de chasser,
Surtout le grand cerf en mai,
Que jamais le jour ne le surprend dans son lit.
Déjà il est vêtu et prêt à chevaucher,
Au son du cor, suivi d’une meute de limiers.
À la chasse il trouve de telles délices,
Que c’est toute sa joie et tout son appétit
D’être lui-même le fléau des grands cerfs,
Car, après Mars, c’est Diane qu’il sert !

(14) C’était jadis une opinion universelle qu’on pouvait apercevoir distinctement dans la lune un homme suivi d’un chien et portant un fagot sur ses épaules. Les savants d’alors ne mettaient pas cette opinion en doute ; ils se divisaient seulement sur la question de savoir qui était cet homme. Selon certains théologiens, l’être qu’on voyait dans la lune n’était autre que le bon Isaac, portant sur son dos le fagot qui devait servir à son propre sacrifice. Mais cette version était aisément réfutée par des clercs plus orthodoxes, qui prouvaient, le livre saint à la main, qu’Abraham et Isaac reposent dans le sein du Seigneur, comme des justes qu’ils sont. Ceux-ci prétendaient que le personnage dont il s’agit était le pécheur dont il est parlé dans le livre des Nombres (chap. xv, v. 32), et qui fut surpris ramassant du bois le jour du Sabbat, malgré l’ordonnance divine qui enjoint de se reposer le septième jour. Cette croyance paraît être devenue populaire en Angleterre, car on la retrouve mentionnée dans un vieux poëme du quatorzième siècle, attribué à Chaucer et intitulé le Testament de Cressida :

Next after him came lady Cynthia,
The laste of al, and swiftest in her sphere,
Of colour blake buskid with hornis twa,
And in the night she listith best t’appere,
Hawe as the lead of colour nothing clere,
For al the light she borowed at her brother
Titan, for of herselfe she hath non other.
Her gite was gray and ful of spottis blake
And on her brest a chorle painted ful even,
Bering a bush of thornis on his bake,
Which for his theft might clime no ner the heven.


Après lui venait dame Cynthia,
La dernière de toutes et la plus prompte en sa sphère,
Chaussée de noir et portant deux cornes.
C’est dans la nuit qu’elle aime le mieux paraître,
Terne comme le plomb aux couleurs sombres,
Car elle emprunte toute sa clarté à son frère
Titan, n’en ayant pas d’autre par elle-même.
Son teint était gris et plein de taches noires,
Et sur sa poitrine était peint en pied,
Portant un fagot d’épines sur son dos,
Le paysan qui, pour son larcin, ne montera pas au ciel.

D’après une autre légende plus terrible, l’être que les générations passées voyaient dans l’astre nocturne n’était autre que Caïn, chassé de la terre par la malédiction céleste et condamné, pour son crime, à devenir le Juif Errant de la lune. Cette opinion était générale en Italie, ainsi que le prouve ce verset du Dante :

« Mais viens désormais, car déjà Cain avec son fardeau d’épines occupe la limite des deux hémisphères et touche la mer sous Séville. Et déjà hier, dans la nuit, la lune était ronde, tu dois bien t’en souvenir, car elle t’a servi plus d’une fois dans la sombre forêt. » (L’Enfer, chant xx).

Malgré ces divergences nationales, tous les peuples du Moyen Âge s’accordaient à regarder la lune comme un astre sinistre et comme un satellite de malheur. Cette idée, que Fourier a reprise et développée depuis, se retrouve fréquemment dans les pièces de Shakespeare. Dans le Songe d’une Nuit d’été, le poëte nous dit que, « lorsque la lune est pâle de colère, » les rhumes abondent. Dans Othello, il nous dit que, « quand elle approche de la terre plus près que de coutume, » elle « rend les hommes fous. » Dans Antoine et Cléopâtre, il l’appelle magnifiquement « la souveraine maîtresse de la mélancolie. »

(15) Les dernières paroles, que Shakespeare met dans la bouche d’Obéron, confirment d’une manière splendide le pouvoir providentiel que la tradition populaire du Moyen Âge attribue à la race féerique. Les fées étaient alors dénoncées par l’orthodoxie chrétienne comme des créatures plus que suspectes, qui payaient à l’enfer un tribut. Shakespeare réfute ici cette calomnie, et, quand il fait parler Obéron, c’est au nom du ciel.

Un autre poëte, contemporain de Shakespeare, a consacré tout un poëme à la réhabilitation de ces esprits méconnus. Certes, s’il est un livre dont les fées doivent être fières, c’est le livre d’Edmond Spenser, intitulé : The Faerie queene. Là, en effet, elles sont présentées comme des puissances tutélaires et chevaleresques, qui redressent partout les torts et prennent partout la défense des opprimés. Spenser incarne dans ses héros féeriques ce que la morale a de plus noble et de plus pur. Quant à la reine des fées, elle est pour le poëte la plus auguste personnification. « Dans la reine des fées, dit-il à Raleigh, je désigne la Gloire. » C’eût été une bonne fortune pour la critique de pouvoir comparer la Titania de Shakespeare à la Gloriana de Spenser. Malheureusement, le livre qui était spécialement consacré à la reine des fées a été perdu. La perte est d’autant plus regrettable que ce livre, le douzième et dernier du poëme, était sans contredit le plus important de tous. Il contenait non-seulement le dénoûment, mais le nœud même de l’intrigue si compliquée et si obscure qui remplit les premiers livres. Lisez, à ce sujet, ce que Spenser écrivait à Walter Raleigh le 23 janvier 1593 :

« Le commencement de mon histoire, si elle était dite par un historien, serait le douzième livre, qui est le dernier. Là, j’imagine que la reine des fées donne sa fête annuelle de douze jours, et que, dans chacun de ces douze jours, arrive l’occasion de douze aventures distinctes qui sont entreprises par douze chevaliers et racontées dans mes douze livres. Le premier jour, voici ce qui se passe. Au commencement de la fête, se présente un jeune rustre, grand gaillard, qui se jette aux pieds de la reine des fées et lui demande pour faveur de lui confier la première aventure qui s’offrira pendant la fête. La demande étant accordée, il s’assied par terre, sa rusticité lui interdisant une meilleure place. — Aussitôt entre une belle dame en habits de deuil, montée sur un âne blanc, suivie d’un nain qui tient la lance d’un chevalier et qui mène un cheval de bataille portant une armure. Elle tombe aux genoux de la reine des fées, se plaint de ce que son père et sa mère, jadis roi et reine, sont depuis longues années retenus par un énorme dragon dans un château de bronze d’où ils ne peuvent sortir, et supplie la reine des fées de désigner quelqu’un de ses chevaliers pour les délivrer. Immédiatement, le rustre se redresse et réclame l’aventure ; et la reine, malgré sa surprise et les réclamations de la dame, finit par céder à son désir. À la fin, la dame lui dit que, s’il n’emploie pas l’armure qu’elle a apportée (c’est-à-dire l’armure du chrétien, spécifiée par saint Paul), il ne réussira pas dans son entreprise. Sur quoi le jeune homme, ayant revêtu la panoplie complète, semble le cavalier de meilleure mine et plaît beaucoup à la dame. Bientôt, admis à la chevalerie, il monte sur son étrange coursier et part avec l’inconnue pour entreprendre l’aventure. Là commence le premier livre. — Le second jour, arrive un pèlerin portant dans ses mains ensanglantées un enfant dont les parents, assure-t-il, ont été tués par une enchanteresse appelée Acrasia. Il supplie la reine de choisir quelque chevalier pour les venger ; et l’aventure est confiée à sire Guyon, qui s’éloigne avec le pèlerin. Là est le commencement et tout le sujet du second livre. — Le troisième jour, arrive un palefrenier qui se plaint, devant la reine des fées, de ce qu’un vil enchanteur, appelé Burirane, a en son pouvoir une très-belle dame appelée Amoretta, qu’il retient dans les plus affreux tourments parce qu’elle ne veut pas lui céder la jouissance de son corps. Sur quoi sire Scudamour, amant de cette dame, se charge de sa délivrance. Mais, des enchantements terribles l’ayant empêché de réussir, il finit, après de longues épreuves, par rencontrer Britomart, qui le secourt et sauve sa bien-aimée… »

Le livre de Spenser, que je regrette de ne pouvoir analyser ici, est peut-être le monument le plus caractéristique de cette époque mixte qu’on a appelée la Renaissance. La tradition du Moyen Âge s’y confond de la plus étonnante manière avec la tradition de l’Antiquité. Le poëte évoque à la fois dans son poëme les êtres de raison que la scolastique a créés, les allégories qu’a mises en vogue le Roman de la Rose, les divinités du panthéisme païen, les chevaliers des fabliaux chrétiens, les fées de la légende populaire. Il faut lire le poème pour avoir une idée de ce fantastique pêle-mêle. Spenser unit sans hésiter le dogme de l’Évangile à la morale de Platon et à la psychologie de Pythagore. Il mêle l’histoire au roman, et, ne tenant nul compte des invasions barbares, il donne pour père aux Anglais Iulus, petit-fils d’Ascagne. Pour Spenser, la race britannique n’est pas, comme le croit le vulgaire, sortie du mélange des Celtes, des Germains et des Scandinaves. Fi donc ! elle a de bien plus nobles aïeux ! Elle descend des héros d’Homère en ligne directe, et Londres est une nouvelle Troie, l’illustre Troynovant. De même, exalté par son enthousiasme pour l’Antiquité, Spenser ne veut pas que la race féerique dont il est le chantre ait son origine dans la superstition barbare. Il ne veut pas qu’elle soit sortie des forêts druidiques. La reine des fées est une trop grande dame, et Obéron est un trop grand seigneur, pour être nés sous les chênes de la Gaule et de la Germanie. Spenser est le roi d’armes de la cour invisible des esprits, et voici comment il établit leur généalogie :

« … Tout d’abord, Prométhée créa un homme, composé de différentes parties des bêtes, et ensuite vola le feu du ciel pour animer son ouvrage. Ce pour quoi Jupiter le priva lui-même de la vie et lui fit arracher par un aigle les cordes du cœur.

» L’homme ainsi fait fut appelé Elfe (Sylphe), c’est-à-dire Rapide, et fut le premier père de la race sylphe. Errant à travers le monde d’un pied lassé, il rencontra dans les jardins d’Adonis une splendide créature, qui apparut à sa pensée, non comme un être terrestre, mais comme un esprit ou un ange, auteur de la race féminine. Aussi, il l’appela la Fée (Foi), et c’est d’elle que toutes les fées descendent et tirent leur lignée.

» Du Sylphe et de la Fée, il naquit vite un peuple immense, et des rois puissants qui conquirent tout l’univers et se soumirent toutes les nations. Le premier et l’aîné qui porta ce sceptre, fut Elfin. À lui toute l’Inde obéit » et tout ce pays que les hommes appellent maintenant Amérique. Après lui, vint le noble Elfinan qui jeta les fondements de Cléopolis[3]. Mais ce fut Elfilin qui l’entoura d’un mur d’or.

» Son fils fut Elfinell qui vainquit les méchants lutins en bataille sanglante. Mais Elfant fut le plus renommé, qui construisit Panthée toute de cristal. Puis vint Elfar qui tua deux frères géants, dont l’un avait deux têtes et l’autre trois. Puis Ellinor qui fut habile en magie. Il construisit par l’art sur la mer miroitante un pont de cuivre dont le son imitait la foudre du ciel.

» Il laissa trois fils qui régnèrent successivement, et eurent leurs descendants pour légitimes successeurs. En tout, sept cents princes qui maintinrent par de puissants exploits leurs divers gouvernements. Il serait trop long et peu intéressant de rappeler ici leurs actes infinis. Pourtant ce seraient des monuments fameux et de beaux exemples de pouvoir martial et civil pour les rois et les empires.

» Après eux tous, Elficléos régna, le sage Elficléos, à la majesté grande, qui soutint puissamment ce sceptre, et par de riches dépouilles et des victoires fameuses rehaussa la couronne féerique. Il laissa deux fils. Le bel Elféron, le frère aîné, mourut avant l’âge, et le puissant Obéron remplit sa place vide, au lit nuptial et sur le trône.

» Il surpassa par la puissance et par la gloire tous ceux qui, avant lui, s’étaient assis sur le siége sacré, et aussi sa renommée est-elle restée immense. Il laissa en mourant la belle Tanaquil pour lui succéder, en vertu de sa volonté dernière. Nulle vivante à cette heure n’est plus belle et plus noble. Nulle ne l’égale en grâce, en habileté savante. Aussi appelle-t-on Gloriana cette glorieuse fleur. Puisses-tu, Gloriana, vivre en gloire et grand pouvoir[4] ! »

Telle est, selon Spenser, la Genèse de la féerie. Les fées ont une origine titanique ; Prométhée a été pour elles ce que le Dieu de la Bible est pour nous. Le premier sylphe et la première fée se sont rencontrés dans les jardins d’Adonis, comme le premier homme et la première femme dans le Paradis Terrestre. Mais qu’est-ce donc que cet Éden nouveau, découvert par le poëte ? C’est le lieu primitif qu’a entrevu Platon. C’est le jardin dont le sol est éternel et la flore infinie. C’est l’endroit mystérieux où la forme variable s’unit à la substance immuable et où, dans un hymen prestigieux, Vénus, la beauté, s’unit à Adonis, la matière.


  1. Voir le Conte du chevalier dans les Contes de Canterbury.
  2. Voir cette œuvre traduite au seizième volume.
  3. Capitale de l’empire féerique.
  4. La Reine des Fées, livre II, chant x.
Introduction La Tempête
Le Songe d’une nuit d’été