Les Deux Frères (Sand)/Texte entier

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Calmann Lévy.



ŒUVRES COMPLÈTES


de


GEORGE SAND




LES DEUX FRÈRES





LES


DEUX FRÈRES


PAR


GEORGE SAND


NOUVELLE ÉDITION



PARIS


CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
rue auber, 3, et boulevard des italiens, 15
à la librairie nouvelle



1878


Droits de reproduction et de traduction réservés.




LES DEUX FRÈRES




[1]


M. de Flamarande s’était imposé la tâche de venir voir sa femme et son fils deux fois par an, l’hiver à Paris, l’été à Ménouville. Lorsqu’il y vint en 1856, il me dit :

— Je sais, Charles, que vous vivez à présent de pair à compagnon avec mon fils et sa mère. Je n’y trouve point à redire. Comme je ne veux pas que les plaisirs du monde pénètrent ici et que j’ai réglé la dépense annuelle en conséquence, je ne suis pas fâché qu’on sache ne point s’ennuyer dans son intérieur. Une vie plus dissipée, ajoutée à la dissipation naturelle de Roger, rendrait son éducation impossible. Quant à vous, plus vous verrez de près ce qui se passe, plus je serai tranquille. Vous ne me dites plus tout ce que vous savez. Je ne vous le demande pas, mais je suis certain que vous sauriez empêcher des entrevues irrégulières. Ne me répondez pas ; je sais que l’enfant de Flamarande et sa mère ne sont plus étrangers l’un à l’autre. Je sais, bien que vous m’en ayez fait mystère, que le père élève le fils, et que par conséquent on n’a pas la prétention de me l’imposer. Tout est bien ainsi, on me donne la satisfaction qui m’était due et que je souhaitais. Laissez donc toute liberté aux entrevues de Flamarande ou d’ailleurs ; pourvu que ni le père ni le fils ne paraissent jamais chez moi, je n’en demande pas davantage.

M. de Flamarande ne me permit pas de répondre, et s’en alla comme de coutume en raillant Roger de son ignorance et de sa légèreté.

La vie que l’on menait à Ménouville était fort restreinte. Monsieur avait effectivement fixé le chiffre de la dépense. Il ne voulait pas, disait-il, encourager les fantaisies de Roger et laisser le champ libre aux gâteries de sa mère. Madame ne se plaignait jamais de rien et se privait gaiement de tout pour mettre au service de son fils toutes ses ressources personnelles, qui n’étaient pas considérables. Je trichais un peu à leur insu pour que Roger pût avoir chevaux et chiens sans que la mère fît trop retourner ses robes et relustrer ses rubans. J’avais su mettre assez d’ordre dans ma gestion pour que M. le comte trouvât de l’amélioration dans ses recettes sans se douter que certains excédants payaient les amusements de Roger et les charités de madame. Elle l’ignorait, car elle s’y fût refusée en ce qui la concernait. Quelquefois elle paraissait étonnée, après avoir tout donné, d’avoir encore quelque chose ; mais elle n’y connaissait rien. Son mari l’avait tenue en tutelle au point qu’elle ne savait pas mieux calculer qu’un enfant.

Roger, tout en ne travaillant rien, apprenait pourtant beaucoup de choses. Il ne mordit jamais aux mathématiques et aux sciences abstraites. Il n’avait pas non plus de goût pour les sciences naturelles, mais il aimait la musique et la littérature, il lisait volontiers l’histoire et apprenait les langues vivantes avec une admirable facilité. Sa mémoire lui tenait lieu de grammaire, comme son instinct musical de théorie. Très-bien doué, il plaisait tellement qu’on ne songeait pas à lui demander d’acquérir. Il acquérait pourtant dans la sphère de ses tendances par l’insufflation patiente et enjouée de sa mère, qui savait si bien l’instruire en l’amusant. Quand je lui exprimais mon admiration :

— Je n’y ai aucun mérite, me répondait-elle. Il est si tendre et si aimable, si pur et si aimant, qu’on est payé au centuple de la peine qu’on se donne pour lui.

Cependant les passions commençaient à parler, et elles annonçaient devoir être d’autant plus vives que l’enfant avait vécu dans une atmosphère plus chaste. À un voyage que je fis dans l’hiver à Paris pour les affaires de la famille, je découvris des choses dont madame ne se doutait pas encore. À dix-neuf ans, mon Roger découchait déjà de temps en temps ; entraîné par des petites moustaches de son âge, il jouait gros jeu et nouait des relations plus que légères à l’insu des parents. Il fut forcé de me l’avouer ; je n’étais pas de ceux qu’on trompe. J’eus à payer quelques dettes que je ne pouvais faire figurer sur mes comptes et dont je lui avançai le montant sur mes économies ; elles étaient très-minces, et il comprit qu’il n’y pouvait recourir souvent. Il jura de se corriger, tout en pleurant et m’embrassant. Il me bénissait surtout de lui garder le secret vis-à-vis de sa mère ; tout ce qu’il craignait au monde, c’était de lui faire de la peine.

Cette candeur de repentir s’effaça vite, et je vis bien, l’été suivant, que de nouvelles folies n’avaient pu être cachées à madame. Elle avait payé sans reproche, mais elle avait dit :

— Je ne suis pas riche ; quand je n’aurai plus rien, que feras-tu ?

Je vis madame si gênée que je me décidai à écrire à M. de Flamarande pour lui remontrer qu’un jeune homme de vingt ans, destiné à être l’unique héritier d’une grande fortune, ne pouvait pas vivre comme un petit bourgeois de campagne, et qu’à mon avis M. le vicomte devrait commencer à toucher une pension convenable. Monsieur me répondit qu’il ne ferait pas de pension avant l’âge de vingt et un ans révolus ; mais il trouvait nécessaire que Roger voyageât pendant une année pour voir et connaître le monde. Il ordonna qu’il eût à partir sur-le-champ pour l’Allemagne, et il traça un itinéraire détaillé que l’abbé Ferras devait suivre à la lettre. C’est lui qu’il chargeait de la dépense, et il en fixait le chiffre, qui était assez large, mais nullement élastique. Tout ce qui le dépasserait serait à la charge du gouverneur. M. de Flamarande n’appelait aucunement son fils à Londres ; il lui donnait des lettres de crédit et de recommandation pour Berlin, Vienne, la Russie, Constantinople et l’Italie. Au bout d’un an juste, il fallait être rentré à Ménouville, où M. le comte espérait que madame resterait durant l’absence de son fils.

Madame de Flamarande s’attendait à cette décision. Elle la trouvait fort dure, il lui eût été si doux de voyager avec son fils ! Elle ne comprenait pas non plus qu’un jeune homme dans l’âge des entraînements dût gagner à être séparé de sa mère. M. le comte en jugeait autrement. Il m’avait souvent dit qu’il n’y a pas de frein possible aux passions de la première jeunesse, que les mères les rendent plus âpres encore en voulant les calmer, et que le seul remède, c’est de les mêler au mouvement de l’existence, afin d’empêcher les mauvais attachements de s’enraciner.

Qu’il eût tort ou raison, comme personne n’avait jamais eu l’idée de lui résister, le départ de Roger eut lieu sans délai. M. Ferras accepta son mandat avec la tranquille douceur qui lui était habituelle et sans marquer aucune inquiétude. Madame de Flamarande lui épargna les recommandations, sachant qu’il ferait de son mieux avec ponctualité, et elle cacha à Roger le déchirement de ses entrailles. Roger lui cacha le plaisir qu’il éprouvait à changer de place et à voir du pays. Il adorait sa mère et pleura en la quittant. Elle eut le courage de ne pleurer que quand il fut parti.

J’étais resté près d’elle sur le perron, d’où elle suivait des yeux la voiture, et je ne songeais pas à me retirer, car, moi aussi, je m’étais contenu et je ne pouvais plus retenir mes sanglots. C’est en ce moment d’affliction suprême où, seul, je partageais énergiquement ses regrets, qu’elle m’ouvrit enfin son cœur.

— Charles ! me dit-elle en se jetant presque dans mes bras, voici la première fois depuis vingt ans que je suis sans lui et sans l’autre. Je n’ai jamais quitté Roger que pour aller embrasser ou regarder Gaston à la dérobée. Ah ! si j’avais à présent le cher exilé près de moi ; je me sens mourir d’être seule !

Je crus que c’était une prière de l’aller chercher.

— Ici ? m’écriai-je, c’est impossible !

— Je le sais bien, répondit-elle, et je n’ai jamais songé à l’y faire venir. M. de Flamarande veut qu’il soit à Flamarande. Il y est et y restera tant qu’il consentira à y rester, car le voilà en âge d’être libre, et il est possible qu’il veuille changer de résidence et de situation. Jusqu’à présent je me suis flattée que mon mari me le ramènerait quand il aurait vingt et un ans, et c’est pour cela que je tenais à le laisser à Flamarande, dans la position apparente où on l’avait mis. On le voulait paysan, il est paysan ; courageux, fort et patient, il est tout cela. Il a donc été religieusement tenu dans les conditions exigées, et on n’aurait pas de prétexte pour le repousser ; mais il a vingt et un ans, et on ne le rappelle pas, on ne veut pas le rappeler ! N’est-ce pas, Charles, on prétend l’ensevelir et le renier à tout jamais ? Dites-moi la vérité. J’ai nourri de longues illusions, mais je vois que mes amis avaient raison de ne pas les encourager, et à présent je veux connaître mon sort. Dites-le-moi, vous savez que je n’abuse pas des questions.

— Puisque madame la comtesse l’exige, et qu’elle a le droit de savoir la vérité, je la lui dirai. Il est certain que M. de Flamarande est plus que jamais décidé à n’avoir qu’un fils.

— Alors madame de Montesparre avait raison : il m’a condamnée sans retour sur une apparence. Dites-moi tout, Charles. Cette fois, j’insiste sur une question que je vous ai déjà faite il y a longtemps. Suis-je accusée d’avoir lâchement cédé à la brutalité d’une surprise infâme ou d’avoir trahi sciemment l’honneur conjugal ?… Répondez sans crainte. Je peux tout supporter à présent !

Il y avait tant d’assurance dans sa voix, tant de fierté dans son regard, que je fus fortement ébranlé. Si je n’avais eu sur moi la preuve de sa faute, je serais tombé à ses pieds pour lui demander pardon de mes doutes.

Je lui répondis ce qui était vrai :

— Le comte de Flamarande ne s’est jamais expliqué catégoriquement avec moi sur ce point délicat. Évidemment son esprit s’est porté alternativement vers chacune de ces hypothèses, mais il n’a rien conclu, sinon que Gaston n’était pas son fils, et rien au monde n’a pu ébranler sa résolution de l’éloigner sans retour.

— La déclaration qu’il vous a signée pourtant, et que vous avez été forcé de montrer à la nourrice pour la tranquilliser ?

— Cette déclaration, je l’avais exigée. Il me l’a reprise depuis.

Ici je mentais, j’avais toujours ce précieux papier d’où dépendait l’avenir de Gaston ; mais madame de Flamarande mentait plus énergiquement que moi en niant la nature de ses relations avec Salcède ; nous étions à deux de jeu. Elle fut très-abattue en voyant échapper le moyen de salut sur lequel elle avait le plus compté. Elle devint pâle et s’assit sur un banc, car nous parlions en marchant dans le parc.

Mais elle avait trop souffert toute sa vie pour n’avoir pas l’habitude d’un grand courage.

— Allons ! dit-elle avec un profond soupir, on veut qu’il soit le fils de Salcède, et, à moins d’entamer une lutte pleine de dangers et de scandales, il faut que mon fils ait le père que M. de Flamarande lui attribue ! C’est monstrueux, mais c’est comme cela !

— Je m’étonne, repris-je, que madame la comtesse, qui se montre si forte de son innocence et si indignée des soupçons de son mari, ne se soit jamais expliquée résolûment avec lui, du moment qu’elle a su les motifs de son éloignement pour Gaston.

— Je l’ai tenté une fois, j’avais surmonté la frayeur qu’il m’inspire. J’étais prête à exiger, à menacer. Alors il entra en fureur, et menaça à son tour, de quelle atroce menace, vous le savez : il me séparait de mon autre enfant ; il partait avec lui pour l’étranger. Il me laissait libre de plaider en séparation, il se laissait condamner par défaut, mais il mobilisait sa fortune au profit de Roger seul et l’élevait dans cette notion atroce que sa mère lui préférait le fils de l’adultère. Il a fallu me soumettre et me résigner au silence.

— Je dois dire à madame, pour la tranquilliser au moins sur un détail, que M. le comte est informé — j’ignore absolument par qui — de ses entrevues secrètes avec M. Gaston et M. de Salcède. Il est résolu à fermer les yeux là-dessus et n’exige pas que M. Gaston soit éloigné de celui qui s’est consacré à son éducation.

— Il n’y a pas de mérite, reprit la comtesse avec vivacité, il a découvert cela bien tard, et je sais que ce n’est pas par vous. Il n’était plus temps alors de disposer de Gaston comme d’un petit enfant. Il n’était pas en son pouvoir d’éloigner M. de Salcède de Flamarande, puisqu’il est établi là sur une terre qui lui appartient. Quant à m’empêcher de voir mon fils à la dérobée et sans lui faire savoir qui je suis et qui il est… oui, il le pouvait. C’est pourquoi je tremble, et n’ai jamais pu embrasser Gaston sans subir la terreur de perdre Roger. Vous me dites qu’il tolère ces entrevues. À la bonne heure ! Je sais bien qu’il ne m’a jamais fait l’honneur d’être jaloux de moi !

— Madame se trompe, il fut un temps…

— Un temps bien court où je pouvais me croire aimée ; mais, pour avoir été si tôt changée en mépris, il fallait que l’affection fût bien peu sérieuse.

— Madame me permettra de lui dire que la faute en est à M. de Salcède. Il a fait bien du tort à madame !

— Oui, vous l’avez vu sortir de mon appartement, où mon mari l’avait trouvé, tandis que, moi, je ne le savais pas ; mais Salcède ne m’y savait pas non plus ! Sa faute est légère, et elle est si bien réparée !

— Il ne peut pas la réparer envers Gaston, qu’il a privé de nom et de fortune.

— Eh bien, Gaston aura la fortune et le nom de Salcède.

— Madame la comtesse en a la certitude ?

— Oui.

— M. de Salcède est bien jeune encore pour renoncer à s’établir.

— Je suis sûre de lui.

— Et madame s’arrête à la résolution de lui laisser adopter M. Gaston ?

— Il le faut bien, puisque le véritable père est inexorable ! Oui, je m’arrête à cette résolution, quelque douloureuse qu’elle me soit. J’avais au moins espéré qu’un mariage entre M. de Salcède et madame de Montesparre donnerait à mon fils une mère tendre sans que le marquis fût condamné au célibat ; mais madame de Montesparre, après avoir admis cette idée, la rejette et paraît avoir d’autres projets pour son compte.

— D’ailleurs, observai-je avec un peu d’irréflexion, M. de Salcède n’a jamais admis la pensée de ce mariage.

— Vous le savez, Charles ? vous en êtes sûr ? Comment pouvez-vous savoir cela ?

— La manière dont il s’est dévoué au fils de madame la comtesse prouve de reste la fidélité de son attachement.

— Oh oui ! s’écria-t-elle avec une émotion qu’elle n’essayait pas de me cacher, c’est un ami fidèle, admirable ! Grâce à lui, Gaston, qui était condamné à vivre ignorant, inculte, abruti peut-être par l’isolement, a reçu un développement complet. C’est un homme à présent, et déjà un homme d’une réelle valeur comme celui qui l’a formé !

Il me sembla que madame de Flamarande levait le masque et s’abandonnait à moi en toute confiance.



II


À partir de ce jour, madame de Flamarande m’entretint de ses peines. Elle les sentait plus vivement depuis qu’elle était séparée de Roger, et, n’étant plus forcée par sa présence de les renfermer, elle avait besoin de me les dire. J’eus ainsi toute la révélation de sa vie de contrainte et de secrète irritation. Elle n’était pas une victime aussi passive que je l’avais cru. L’amour maternel lui avait donné des forces surhumaines pour surmonter sa douleur ; mais elle n’en avait pas moins ressenti violemment ce qu’elle appelait l’injure qui lui avait été faite, et sur laquelle je trouvais qu’elle revenait trop souvent. Je ne pus m’empêcher une fois de le lui dire et de lui avouer que, la cherchant et la suivant partout pour lui parler de Gaston, dans un temps où je la croyais calomniée, j’avais surpris son rendez-vous au bois de Boulogne avec M. de Salcède.

Je fus stupéfait de l’assurance avec laquelle elle me dit en me regardant en face :

— Eh bien, si vous avez entendu ce que je lui disais, tant mieux. Trouvez-vous étonnant que j’aie donné le plus pur de ma tendresse à un homme qui me rendait mon fils et qui lui donnait toute son existence ? Cherchez donc un autre homme dans le monde qui, même étant le père de cet enfant, lui eût ainsi tout sacrifié jusqu’à aller vivre en paysan dans un désert de neige pour le voir tous les jours et l’instruire lui-même paternellement ! Est-ce M. de Flamarande qui a eu pour Roger ces soins assidus et cette tendresse immense ? On s’en étonnerait peut-être moins chez un vieillard ; mais M. de Salcède était presque un enfant lui-même quand il s’est consacré à mon enfant. Il a été véritablement un ange, et je ne lui aurais pas dit que je l’aimais de toute mon âme ! Est-ce que vraiment, Charles, vous me blâmeriez d’avoir vu en lui depuis ce jour mon meilleur ami ?

Elle parlait avec tant de conviction que je ne trouvais rien à lui répondre à moins de briser les vitres. Elle semblait me dire : « Eh bien, oui, je l’ai aimé le jour où j’ai su que j’étais torturée à cause de lui. Jusque-là j’étais innocente, et Gaston est légitime ; mais l’effet des accusations injustes de mon mari a été de me jeter dans les bras d’un homme plus digne de ma passion. »

Si j’avais pu croire que cela fût vrai, je lui aurais donné l’absolution, mais la preuve que j’avais du contraire ! Je ne pouvais pas la lui mettre sous les yeux, cette preuve que je rougissais d’avoir conquise. Je ne me sentais capable de la montrer que dans un cas de péril extrême pour Roger.

J’obtins facilement la confidence détaillée de ses entrevues avec Gaston. Elle faisait secrètement tous les ans, vers le mois de mai, un voyage à Montesparre. De là, déguisée en paysanne, elle allait soit à Flamarande, où elle entrait par un couloir souterrain aboutissant à l’intérieur du donjon habité par Ambroise et Gaston, soit au Refuge, d’où, selon elle, M. de Salcède s’exilait pendant quelques jours, soit dans quelque foire du pays où Ambroise, accompagné du jeune homme, conduisait les chevaux élevés par Michelin. Pour les vêtements, les connaissances spéciales, le langage et les manières de surface, Espérance était bien le fils de Michelin ou d’Ambroise. Il ne lui en coûtait pas de parler le patois, d’équiter pour la montre les chevaux nus, de manger au cabaret, de faire échange de quolibets avec les maquignons. On était tout surpris de découvrir en lui un homme parfaitement civilisé quand il se retrouvait avec ses pareils. La comtesse me raconta sa dernière entrevue avec lui.

— Cette année, c’était dans un buron du puy Mary, me dit-elle. Il lui avait pris fantaisie d’aller passer la saison sur les hauteurs avec les bergers, et M. de Salcède ne l’en avait pas détourné, pour des raisons qu’il ne m’a pas précisément dites, mais que j’ai devinées.

— Dois-je essayer de les deviner aussi ?

— Oui, essayez.

— L’amour a dû parler déjà au cœur de ce jeune homme.

— Justement ! Mais ce n’est pas, comme chez Roger, une fièvre que peut apaiser la première beauté venue, sauf à être oubliée pour une autre le lendemain. Gaston, élevé dans un milieu sauvage avec des idées romanesques, rêve l’amour exclusif, éternel. Déjà depuis quelque temps Salcède le trouvait triste et préoccupé, il ne pouvait plus travailler. Il a presque confessé son intention d’épouser Charlotte Michelin.

— Ma filleule ?

— Votre filleule. Elle est charmante, aussi sage que jolie et très-intelligente. C’est l’élève de Gaston, comme Gaston est l’élève de Salcède, et je crois bien que, moralement parlant, elle n’est inférieure à personne dans le monde ; mais Gaston est trop jeune pour s’établir, et la position qu’on lui a faite présente d’étranges obstacles. Il ne peut se marier sans avoir un acte d’état civil, et nous ne pouvons lui révéler que le sien est à la mairie de Sévines. Il lui faudrait je ne sais quel acte de notoriété, dressé à Flamarande, qui ne lui donnera d’autre nom que celui d’Espérance, sous lequel on l’a toujours connu, et qui demande des formalités. Enfin, voyant qu’il fallait tout au moins attendre, mon cher fils a voulu s’éloigner de Charlotte et tâcher de l’oublier au moins pendant quelque temps. Vous voyez par là les principes et la chasteté de ce jeune homme, élevé dans la solitude par un savant, qui est aussi un philosophe religieux.

» Voyant approcher l’époque de notre rendez-vous annuel, il se proposait de descendre au Refuge ; mais j’ai voulu le surprendre dans son chalet, où Ambroise m’a conduite à l’entrée de la nuit. Il faisait un temps magnifique. Toutes les bonnes senteurs de la forêt et de la prairie montaient vers nous, les ruisseaux chantaient des hymnes de réjouissance, et mon cœur chantait avec eux. J’envoyais des tendresses aux étoiles, qui sont si belles dans ce pays-là ; je suis comme folle toutes les fois que j’approche de mon cher fils exilé. Il ne m’attendait pas encore, il dormait. Les chiens ont fait peu de bruit. Ambroise, qui les connaît, les a vite apaisés, et il est descendu dans cette baraque, qui est une espèce de cave creusée dans le rocher avec un toit de planches au-dessus. Il s’est assuré que Gaston y était seul et l’a doucement averti. Ah ! Charles, si vous aviez entendu le cri de son cœur dans son premier réveil ! Le mien en a été si pénétré que j’ai béni Dieu de me donner de pareils moments de bonheur au milieu de mon infortune. Il a gravi son échelle, il s’est élancé vers moi d’un seul bond, comme un daim qui sort de son refuge. Il y a longtemps que vous ne l’avez vu, Charles ; vous ne pouvez pas vous figurer comme il est beau ! Il est peut-être encore plus beau que Roger ; il a des yeux de diamant noir, des cheveux de soie tout naturellement frisés, un sourire imperceptible qui a des profondeurs inouïes de sympathie et de compréhension. Il n’a pas encore la moindre barbe, et il est plus petit que Roger, qui pourtant a l’air moins fort et moins homme que lui. Gaston n’est pas non plus, à beaucoup près, aussi démonstratif, il a la gravité et la retenue du paysan. Il ne m’étouffe pas de baisers comme son frère, il se couche à mes pieds et colle ses lèvres à mes mains ; mais j’y sens ses larmes, et dans un simple mot de lui il y a plus que dans un torrent de paroles charmantes.

» Je l’avais à peine embrassé que Ambroise, qui faisait le guet, est venu me reprendre pour me cacher. Deux autres vachers arrivaient avec un troupeau de chez Michelin pour prendre la place d’Espérance, qui, comptant me voir au Refuge, avait annoncé une absence de quelques jours.

» L’échange des paroles et l’installation des animaux m’ont paru bien longs. J’entendais la voix de mon fils dominer avec autorité les autres et les plaintes des bêtes impatientes, et cette voix de pasteur montagnard me semble toujours si étrange dans sa bouche ! Je l’écoutais avec stupeur, je le regardais agir. Quelle énergie ! J’avais peur pour lui, car les vaches étaient pressées de revoir leurs veaux enfermés dans une grande étable, et elles menaçaient de tout briser. Enfin Gaston a simulé un départ et a fait des adieux en résistant à ses compagnons, qui voulaient le garder la nuit et lui disaient qu’il était fou de se mettre en voyage à pareille heure. Ne pouvant les éloigner de moi, il voulait m’emmener ailleurs, et nous avons gagné avec Ambroise une autre solitude où, dans une grange déserte et à demi ruinée, Ambroise faisant sentinelle au dehors, nous avons pu causer, mon enfant et moi. En retrouvant sa voix douce, son langage pur, sa prononciation exquise comme celle de Salcède, je m’émerveillais de ces soudaines transformations qui se produisent en lui, comme s’il y avait en mon enfant deux hommes différents.

» — N’en soyez pas surprise, me disait-il. Au fond, il n’y en a qu’un, ou du moins il y en a un qui domine, c’est le sauvage.

» Et, comme je me récriais, il m’a expliqué ses tendances telles qu’il les connaît et s’en rend compte à présent. Il aime la nature avec passion et ne se plaira jamais à d’autres spectacles ; les arts lui parlent peu, il les ignore et ne sent pas le besoin de les connaître. Il est artiste pourtant par le sentiment poétique des beautés naturelles ; mais il ne se contente pas d’une admiration vague. Il veut connaître le pourquoi et le comment des choses terrestres. Il est naturaliste passionné, et voilà pourquoi il se traite de sauvage, parce que, selon lui, la solitude est un charme qui domine tout et qui ne peut jamais s’expliquer. — C’est, dit-il, qu’elle répond à un instinct mystérieux de l’homme primitif, et qu’à moins d’être cet homme-là on ne peut pas s’en faire une idée. Je vous explique cela comme je peux, Charles, car je devine un peu mon fils sans le bien comprendre. Je ne suis pas un être primitif, moi ; j’appartiens à la société, qui m’a formée pour vivre en elle et selon elle : mais, quand Gaston me parle du parfum particulier qui émane du désert, et d’un certain ordre d’idées que les hauteurs de la montagne font éclore, je me sens émue de son émotion, et je vois la nature à travers ses regards.

— Ne pensez-vous pas, dis-je à madame de Flamarande, que cet amour de la solitude est, chez le jeune homme amoureux, un désir de ne pas quitter le milieu où vit la jolie Charlotte ?

— Ah ! répondit-elle, il y a de cela certainement ; mais je ne devais pas l’interroger, et je n’eusse pas osé le faire. Que lui dire pour lui faire comprendre qu’il n’est pas par le fait le sauvage qu’il veut être, qu’il appartient à cette société qu’il repousse, qu’il a une famille, un père sans lequel, après tout, il ne peut disposer de son sort pour contracter un mariage régulier ? Que M. de Flamarande le veuille ou non, son fils lui appartient, et je ne sais pas jusqu’à quel point nos consciences, la mienne comme celle de M. de Salcède, et comme la vôtre, Charles, nous permettraient de rompre les liens de la famille pour unir Gaston à Charlotte. S’il prenait fantaisie à mon mari de reconnaître son fils, il ne consentirait jamais à une telle union, et, s’il la trouvait contractée, il en invoquerait certainement la nullité.



III


Ces confidences de madame de Flamarande firent naître en moi une idée que je crus très-bonne. Je la voyais prête à céder aux suggestions de M. de Salcède, qui voulait adopter Gaston et ne lui jamais révéler ses droits légaux au nom et à la fortune des Flamarande. La mère hésitait pourtant encore, s’attachant à un reste d’illusion sur le pardon possible de son époux, et répugnant évidemment à l’espèce d’aveu impliqué dans l’adoption de son fils par son amant.

Ces craintes comme ces espérances me semblaient également vaines. Jamais M. de Flamarande ne reviendrait sur sa décision, et ma conviction me défendait d’y travailler. Madame de Flamarande n’avouait rien en gardant le secret de sa maternité, et tout était mieux ainsi. Roger restait à jamais le fils unique, ce qui était le but unique de mon action dans la famille.

Mais, en se faisant connaître à son fils aîné, la comtesse avait créé un précédent redoutable. Était-il possible qu’il la prît pour une paysanne sous un déguisement si peu approprié à son genre de beauté ? Elle m’avait raconté qu’il n’avait jamais cherché à rien savoir d’elle, et que, même à mesure qu’il avait grandi et compris les choses de la vie, il avait désiré ne rien savoir de lui-même. Il se trouvait heureux de voir sa mère, il l’adorait ; il n’admettait pas qu’elle eût à se justifier de quelque soupçon que ce fût de sa part ; enfin, merveilleusement endoctriné par le marquis de Salcède, il n’avait aucune ambition, aucune curiosité, et son amour filial s’appuyait sur la rigidité d’une sorte de religion romanesque au-dessus de toutes les considérations et de toutes les préoccupations sociales.

Malgré toutes ces précautions, le premier hasard venu pouvait lui faire rencontrer la comtesse de Flamarande et reconnaître sa mère. Dès lors toutes choses pouvaient changer de face à ses yeux. Je suis très-sceptique, je ne crois pas aux éternels enthousiasmes de la jeunesse. Cette découverte devait, à mon sens, éveiller son ambition et compromettre la sécurité de son frère. Qui sait si alors, par crainte du scandale, M. de Flamarande n’eût pas consenti à laisser publier la déclaration qu’il m’avait confiée, sauf à ne jamais admettre ce fils illégitime dans son intimité et à éloigner Roger de sa mère et de lui ?

Il me sembla qu’Espérance, marié avec Charlotte sous un nom quelconque qui lui serait attribué par un acte de notoriété établi à la mairie de Flamarande, endosserait forcément un nouvel état civil et aurait plus de peine à prouver qu’il était l’enfant né à Sévines et nourri à Nice. Que mes calculs fussent justes ou non, il y avait là quelque chose à tenter. Je savais par madame de Flamarande que Michelin n’était pas contraire au mariage de sa fille avec Espérance, qui était en somme un bon parti quant aux ressources présentes (je faisais toujours toucher la pension), mais dont l’absence de nom et de famille avouée lui répugnait un peu. Michelin avait des idées aristocratiques dans son genre. Il avait découvert, dans de vieux actes, que ses ancêtres avaient régi la ferme et habité le manoir de Flamarande dans des temps reculés ; il se croyait presque noble, et, voyant tomber sa postérité en quenouille, il ne trouvait pas que le nom d’Espérance pût conserver l’antique lustre de celui de Michelin.

Il y avait une chose bien simple à faire, c’est que M. de Salcède reconnût Espérance pour son fils ou procédât à son adoption pour lui faciliter le mariage ; mais M. de Salcède approuverait-il ce mariage, voilà ce que je ne pouvais pas savoir, ce que madame elle-même ne savait pas, n’ayant pas encore attaché une grande importance à l’inclination du jeune homme.

Une autre chose plus simple encore, c’était que Michelin attribuât par contrat de mariage son glorieux nom à l’enfant qu’il avait élevé. Pour l’y décider, M. de Flamarande pouvait bien faire un petit sacrifice. Une dot de quarante ou cinquante mille francs serait pour Espérance une fortune devant laquelle tout scrupule s’évanouirait. Je pouvais faire parvenir ce don anonyme à l’insu de tous. Peut-être alors M. de Salcède se déclarerait-il le père réel ou adoptif, soit pour empêcher le mariage, soit pour le consacrer.

Dès que ce dessein fut conçu, il me passionna et me fit recouvrer mon ancienne activité. Peut-être que, comme on me l’a reproché plus tard, je cédais à un besoin d’intrigue qui était en moi une fatalité et me faisait dépérir dans l’inaction de la vie passive. Quant à moi, je pensais fermement servir Roger et agir providentiellement sur les destinées de la famille.

Il me fallait l’assentiment de M. de Flamarande, et il n’y avait pas de temps à perdre, car la comtesse, profitant de l’absence de Roger, se disposait à partir pour Montesparre. Je la priai de différer de quelques jours et prétendis que j’allais faire une dernière tentative auprès de son mari. Cette offre répondait tellement à son désir, qu’elle m’en témoigna sa reconnaissance et pressa mon départ pour Londres. Là m’attendait la rencontre d’un événement qui devait tout remettre en question. M. de Flamarande était gravement malade ; l’hépathie avait fait soudainement d’effrayants progrès. Je le trouvai au lit, en proie à de vives douleurs. Sa figure décomposée était couleur de terre. Il avait tout d’un coup vieilli de vingt ans. Dès le premier coup d’œil, je le jugeai perdu.

Il voulut me parler tout de suite, et, malgré ses souffrances, il ordonna de me laisser seul avec lui.

— Le temps presse, me dit-il. Je sais que je suis condamné. N’écrivez pas à ma femme ; je ne puis la recevoir ici. Vous dites que mon fils est à Moscou ou à Odessa. Il n’arriverait pas à temps pour me voir. Il m’écrit peu et ne me marque pas un grand attachement. Moi, je regrette de ne pouvoir faire de lui le cas que j’aurais souhaité. Il y a une fatalité, Charles, j’ai voulu aimer exclusivement Roger, et je n’ai trouvé en lui rien de ce que j’eusse exigé. Je quitte la vie sans regret. Depuis quelques années, le spleen anglais s’est emparé de moi. Peut-être me serais-je brûlé la cervelle, si la maladie ne se fût chargée de me délivrer de l’existence. Avant de mourir, je tenais à vous voir. Vous venez à propos. Avez-vous toujours la déclaration relative à Gaston que vous m’avez fait signer ?

Je craignis qu’il ne voulût la confirmer. Il me paraissait prévenu contre Roger. J’eus peur pour mon cher enfant. Je répondis que, dans une course auprès de Ménouville, où mon cheval m’avait emporté dans la rivière, j’avais été mouillé au point que les papiers que j’avais sur moi avaient été anéantis.

J’avais eu tort de m’inquiéter. Le comte se montra très-content de l’aventure.

— J’espère, me dit-il, que vous ne me trompez pas ; mais, quoi qu’il en soit et quoi qu’il arrive, jurez-moi sur votre salut éternel et par le nom du Christ que jamais vous ne produirez cette pièce en faveur de l’enfant étranger.

Je le jurai par l’amour que je portais au fils légitime.

— Vous n’avez pas hésité, reprit-il. Je vois que vous êtes revenu de vos illusions sur la vertu… Il faillit dire : de ma femme, mais il se reprit par sentiment des convenances et dit : des femmes. Je ne répondis rien, j’étais trop convaincu de la faute de madame pour protester, mais j’avais trop d’attachement pour elle pour l’accuser. Je me renfermai dans le silence.

— À présent, reprit-il, réglons le sort du fils de M. de Salcède. Son père l’ayant pour ainsi dire avoué, cet enfant n’a plus besoin de moi, et j’espère que vous ne faites plus rien pour lui.

— Pardon, monsieur le comte, et même je vais vous demander de faire davantage.

Et je lui exposai mon plan. Il l’écouta avec beaucoup de lucidité, l’approuva et me fit prendre quarante mille francs dans son secrétaire, afin que cet article n’eût pas à figurer sur mes comptes.

Après cet entretien, il se sentit plus mal et demanda le prêtre. Quand il se retrouva seul avec moi, il me dit :

— Je ne puis plus rien écrire, mais je vous charge de dire à ma femme qu’à l’article de la mort je lui pardonne tout. Il se peut qu’elle feigne de dédaigner mon pardon, car elle a la prétention d’être l’offensée. N’importe, c’est mon devoir, je l’accomplis.

— Mais M. le comte ne va pas jusqu’à reconnaître Gaston ?

— Non certes ! Dieu ne me commande pas le mensonge !

Ce fut sa dernière parole. Il tomba dans un profond assoupissement et mourut dans la nuit. Je trouvai sous son oreiller un papier à mon adresse. Il me faisait un don en banknotes de cent mille francs et me chargeait de porter son corps embaumé à Flamarande, afin qu’il fût déposé à côté des restes de ses parents. Il déclarait n’avoir pas fait de testament, la loi protégeant suffisamment son héritage.

Je télégraphiai à madame de Flamarande et à Roger mon départ pour la France et pour Flamarande aussitôt que les tristes soins que j’avais à prendre me permettraient de quitter Londres. Je confiai les intérêts de la succession aux magistrats compétents. La femme illégitime quitta l’hôtel sans montrer un grand chagrin, mais sans rien emporter ; elle était largement pourvue, comme on le sut plus tard.

J’arrivai à Calais le 1er août 1862. À cette époque, le service des chemins de fer me permettait de gagner rapidement Clermont, d’où je pourrais transporter facilement à Flamarande le cercueil de plomb que j’étais chargé d’escorter.

Je trouvai, au débarqué de la traversée, madame de Flamarande, qui s’était fait un devoir de recevoir le corps de son époux. Elle faisait la chose sans ostentation et sans affectation de douleur simulée, mais religieusement et sérieusement. Le corps fut porté dans une église où il lui fut fait un service funèbre ; après quoi, je le fis transporter dans un wagon spécial pour le diriger sous ma conduite à Paris, où un autre service réunit ses parents et connaissances. De là je repris la ligne du centre avec mon triste fardeau que madame la comtesse voulut encore accompagner. Roger avait télégraphié qu’il se mettait immédiatement en route pour la France, et nous retrouverait à Flamarande pour procéder avec nous à la sépulture de son père.

Tout cela fut convenu rapidement et sans réflexions ni échange de pensées. Le style de télégramme a retranché toutes les formules banales, et c’est un bien ; mais il a retranché aussi la voix du sentiment et le cri de la nature.



IV


Ainsi la destinée, depuis plus de vingt ans éludée, combattue, vaincue en fait, semblait reprendre ses droits et ramener impérieusement la famille de Flamarande au complet sur ce rocher qui fut son berceau.

À chaque tour de roue qui m’en rapprochait, je voyais avec terreur arriver le moment où allaient se trouver en présence la mère et ses deux fils, inconnus l’un à l’autre, avec le père de Gaston, vivant et agissant, et le père de Roger, inerte, impuissant, scellé dans son cercueil de métal, présent quand même dans la pensée de tous à cette crise suprême que sa dernière volonté provoquait fatalement.

Avait-il eu conscience de ce danger en choisissant Flamarande pour le lieu de sa sépulture ? Le désir de reposer aux pieds de ses parents l’avait-il emporté sur toute autre considération ? S’était-il imaginé que ni sa femme ni son fils absent n’assisteraient aux derniers honneurs qui lui seraient rendus ? ou bien avait-il tracé son dernier ordre dans un de ces moments d’abattement suprême où le passé s’efface comme un vain rêve ? Il ne m’avait pas consulté, je n’avais qu’à obéir, et je me sentais redevenu passif devant le choc inévitable.

Je roulais ces pensées dans mon esprit durant les heures que je passai souvent en tête-à-tête dans le wagon mortuaire avec madame de Flamarande. Les autres compartiments du même wagon contenaient miss Hurst, deux domestiques des plus attachés au comte et deux vieux parents qui voulurent l’accompagner jusqu’à Clermont. Madame voyageait tantôt avec les uns, tantôt avec les autres. Elle continuait à être grave et recueillie comme la situation le commandait, et je la trouvais réservée à un point qui m’inquiétait. Elle semblait réfléchir profondément au nouvel horizon qui s’ouvrait devant elle ; mais elle ne voulait plus dire ses craintes ou ses espérances, et, quand, m’efforçant de la distraire, je lui disais qu’elle allait se trouver pour la première fois au milieu de ses deux enfants, elle me souriait doucement comme pour me dire merci, et ne s’expliquait plus.

Je pensais la deviner. Elle n’était pas décidée. La mort imprévue de son mari avait tout remis en question pour elle. Enfin, aux approches de Flamarande, comme j’insistais, lui demandant, pour la forcer de répondre, dans quel sens son désir serait de me voir agir :

— Mon bon Charles, me dit-elle, je n’ai rien arrêté. Que puis-je faire sans l’avis, sans la volonté de M. de Salcède ? N’a-t-il pas sur l’enfant qu’il a élevé des droits plus sacrés que M. de Flamarande n’en avait sur Roger, dont il ne s’occupait plus depuis dix ans ? Ne pas reconnaître Gaston sera de ma part, aux yeux de Gaston, l’aveu d’une faute que je n’ai pas commise. Vous me direz qu’à le reconnaître il y a un danger équivalent, celui de lui faire penser que je n’ai pas été injustement soupçonnée. Je ne pourrais me justifier qu’en accusant son père, et je ne veux pas, je ne dois pas lui faire maudire son père. Je me trouve dans une impasse, et je comprends que M. de Salcède avait raison lorsqu’il me suppliait de ne plus me faire voir à Gaston quand l’âge est venu où il devait se rappeler mes traits : j’avais promis, et puis l’enfant a eu le croup, il a été en danger, je me suis à peine annoncée, je suis accourue, et alors il m’a aimée, et moi, je n’ai plus eu le courage de l’abandonner. Je vais essayer cette fois de ne pas me montrer à lui, et peut-être sera-t-il possible de lui cacher encore que sa mère la paysanne est la comtesse de Flamarande ; mais, à moins de l’envoyer dans un pays éloigné où il ne risquera pas de me rencontrer sous mon nom, sera-t-il possible de lui laisser ignorer toujours la vérité ? Moi, d’ailleurs, je n’ai qu’un désir et qu’un vœu, c’est que, n’importe sous quel nom et à quel titre, il vive près de moi. Je consentirai à tout, pourvu que je ne sois plus séparée de lui. J’accepterai même ses soupçons, si, malgré lui, il lui arrive d’en concevoir. Je suis sûre qu’il les combattra en lui-même et ne m’en aimera pas moins.

— Il est possible, répondis-je, que l’éducation qu’il a reçue lui fasse surmonter les inquiétudes que vous redoutez : mais madame ne pense qu’à celles de M. Gaston : elle me paraît oublier celles que peut concevoir M. Roger.

Madame de Flamarande qui marchait auprès de moi, sur le chemin de la montagne, pendant que les voitures prises à Murat suivaient au pas le corbillard avec nos autres compagnons de voyage, s’arrêta brusquement, comme si je lui eusse poussé un serpent sous les pieds.

— Roger ? s’écria-t-elle, Roger me soupçonnerait ? Voilà à quoi je n’ai jamais songé, par exemple !… Ah ! ne dites jamais ce mot-là, Charles ; Roger aura toujours foi en sa mère comme en Dieu.

— Il est vrai que madame la comtesse peut compter sur sa tendresse beaucoup plus que sur celle de M. Gaston.

— Je ne dis pas cela, mais Gaston ne me connaît que par l’instinct de son cœur, et Roger me connaît comme lui-même. Il ne m’a jamais quittée, il a été nourri par moi, il m’a vue auprès de lui, son appui, son secours, son bien, sa chose, à tous les moments de son existence. Roger et moi, c’est un seul être en deux personnes. Non, non, je ne crains pas mon Roger ; je lui dirai : « Ton père était bizarre, tu le sais bien, il a voulu élever son aîné comme cela jusqu’à sa majorité. J’en ai souffert, mais je me suis soumise, parce que je craignais qu’il n’agît de même avec toi. » Roger ne m’en demandera pas davantage, et il adorera son frère. Oh ! non, ce n’est pas de ce côté-là que le chagrin me viendra jamais.

— Certainement non ; mais M. Roger est bien jeune ; il a des passions, des besoins, et l’habitude d’aspirer à un certain état dans le monde. Le partage des grands biens qui lui incombent apportera un notable changement…

— Un changement salutaire peut-être, Charles ! Je redoute beaucoup cette grande fortune pour Roger, qui est si jeune et si ardent au plaisir. Qu’il soit de moitié moins riche, il fera moitié moins de folies. Cependant la question n’est pas là ; s’il n’y avait que cette considération, elle serait nulle, car les droits de Gaston sont imprescriptibles tant que nous n’aurons pas disposé de son état civil par quelque mensonge jugé nécessaire à son bonheur, mais auquel je répugne beaucoup, je ne vous l’ai jamais caché. Vous me paraissez être dans les idées de M. de Salcède, et je ne saurais vous faire un crime de votre sollicitude pour Roger. Loin de là, je vous en suis reconnaissante, bien que je ne puisse rien décider encore. Il faudra tenir conseil, car l’avis de madame de Montesparre est bon à prendre aussi ; je vous promets, Charles, que vous serez consulté et que nous aurons de grands égards pour votre opinion ; mais doublons le pas, mon ami, il me semble que nous allons trouver Roger à Flamarande !

Je n’espérais pas que Roger pût arriver avant le lendemain. Madame de Montesparre, qui avait été prévenue par télégramme, était déjà rendue au manoir. Elle vint au-devant de nous avec les Michelin et Ambroise. Ni Gaston, ni Roger, ni Salcède, n’étaient là. On avait préparé le donjon pour les deux dames et leurs femmes. Il y avait de bons lits tout neufs, des meubles, que je reconnus pour les avoir vus au Refuge, des tapis, du feu de genévrier dans les cheminées pour bien assainir l’air. M. de Salcède avait dû veiller à tout. On avait dressé dans la chapelle un catafalque de cyprès pour recevoir le cercueil. Le curé de Saint-Julien l’attendait pour lui dire des prières. Le service et la descente dans le caveau devaient avoir lieu le lendemain. M. de Salcède avait-il présidé aussi à ces préparatifs ? faisait-il à son rival les honneurs du sanctuaire de Flamarande ?

Quand tout fut installé, je me rendis à l’invitation des Michelin, qui ne voulaient pas dîner sans moi, et on me présenta officiellement Charlotte, que j’avais déjà aperçue, mais qui vint m’embrasser en m’appelant son parrain. C’était une angélique créature, la distinction même dans son petit habillement de deuil en sergette noire, l’air intelligent et affectueux. Je fus touché de son accueil jusqu’au fond du cœur, et le désir de la voir heureuse vint se joindre à celui de lui voir retenir Gaston au fond de sa montagne. Je reconnus bien vite que personne ne se doutait de la vérité relativement à lui, sinon Ambroise Yvoine, qui savait tout et n’en faisait rien paraître. Il était très-franc malgré sa grande habileté, et je vis, à l’accueil vraiment cordial qu’il me fit, qu’il n’avait aucun soupçon de mon exploration au Refuge.

J’étais donc tenu par ces braves gens, comme par madame de Flamarande et par Roger, pour le plus excellent et le plus délicat des hommes. Je vis bientôt que M. de Salcède et madame de Montesparre avaient de moi la même opinion, et ce fut Ambroise qui, dans la soirée, en fumant sa pipe avec moi dans le jardin, — il méprisait mes cigares, — me mit au courant de ma situation dans les esprits.

— Voyez-vous, me dit-il, quand je vous ai reconnu déguisé, dans le temps, à la Violette, amenant ici le petit, je me suis dit que vous étiez un malin et que vous vouliez cacher quelque secret de votre maître. Mon idée a été d’abord que l’enfant appartenait à M. le comte à l’insu de sa femme ; mais, quand les recherches auxquelles M. Alphonse m’a employé m’ont fait savoir les affaires de Sévines, j’ai compris pourquoi vous aviez eu tant de tristesse et de tourment ici, jusqu’à en être malade. Vous aviez parlé dans la fièvre, monsieur Charles, vous m’aviez dit votre secret, croyant parler tantôt à M. le comte, tantôt à madame. « C’est votre fils, disiez-vous ; madame est innocente, je le jure ! ne le tuez pas, ce pauvre enfant ; donnez-le-moi, j’en aurai bien soin, je l’emporterai bien loin, et vous ne le reverrez jamais ! » Et, quand vous pensiez parler à la comtesse, vous lui juriez de lui rendre son enfant dès que vous l’auriez mis hors de danger. Alors j’en ai su plus long que tout le monde sur l’enfant, et c’est comme cela qu’il a été retrouvé. C’est moi qui ai fait savoir que vous l’aviez emmené pour le sauver, et que, si vous le cachiez à la mère, c’était pour ne pas augmenter le danger. Si j’avais voulu vous faire parler dans ce temps-là, vous n’auriez pas demandé mieux ; mais je ne voulais pas vous mettre dans des embarras avec votre maître, et il valait mieux pour l’enfant que le comte n’eût point méfiance de vous.

Je demandai alors à Ambroise ce qu’il pensait des amours d’Espérance et de Charlotte.

— Comment savez-vous ça ? me dit-il.

— Je le sais par madame, à qui M. Alphonse l’a dit.

— Ah !… Eh bien, je pense qu’il y aura du chagrin pour cette affaire-là. Espérance aime Charlotte d’une amitié qui n’est pas commune ; il l’aime depuis le jour qu’elle est venue au monde, et on peut dire qu’il n’a jamais voulu seulement regarder la figure d’une autre femme. Ils se sont élevés comme ça sans se quitter et sans qu’on songe à les reprendre. Il n’y avait pas de mal, et il n’y en a pas ; mais voilà qu’Espérance va devenir M. le comte de Flamarande, et il ne pourra plus être question d’épouser la petite Michelin. Michelin, qui fait le fier à cette heure, qui ne se rend pas volontiers à l’idée de ce mariage-là, se repentira de ne l’avoir pas accordé la première fois que les enfants lui en ont parlé. Il aura la crête bien rabattue, pas moins !

— Vous êtes donc sûr que madame la comtesse n’y consentirait pas ? Qui sait ?

— Madame la comtesse est une femme point fière et bonne comme les bons anges ; mais le frère ? ce jeune homme qu’on ne connaît point, et les autres parents, et enfin tous les gros messieurs et dames de cet ordre-là ? Moi, je n’y connais rien, mais je sais bien que des seigneurs qui épousent des bergères, ça ne se voit que dans les contes et complaintes, et j’ai dans l’idée que notre gars Espérance sentira en lui du changement quand il sera M. Gaston. Pourtant ça n’ira pas tout seul, croyez-moi. Ce garçon-là n’est pas fait comme un autre ; quand il a une idée, elle tient rude.

Je vis à ces réflexions d’Ambroise qu’Espérance n’avait pas encore reçu les quarante mille francs que, sur l’ordre du comte de Flamarande, je lui avais expédiés de Londres au moment même où ils m’avaient été remis. Pour faire parvenir l’argent que je lui envoyais tous les ans par la poste, sans lui en laisser soupçonner la provenance, il me fallait le faire passer par plusieurs mains avec de grandes précautions. J’avais cru ne pas devoir parler à la comtesse de ce don in extremis, qui avait pour but de fixer le sort de son fils sans consulter sa volonté. Je n’étais pas forcé de dire que je l’avais provoqué, ni même d’avouer que j’en eusse connaissance. Par là, j’échappais au blâme et me tenais en dehors des conséquences.



V


À neuf heures du soir, on vint m’appeler avec Ambroise de la part de madame, et je la trouvai au donjon avec ses deux amis et Hélène Hurst, admise aussi au conseil.

On se souvient que depuis longtemps le donjon, confié aux soins et à la garde d’Ambroise Yvoine, avait été mis en bon état de réparation. Ambroise l’avait toujours habité depuis avec Espérance, le père Michelin trouvant convenable de ne pas élever un garçon dans le même local que ses filles. M. de Salcède avait veillé à ce que ce donjon fût pour son élève une habitation saine et aussi riante que peut l’être une tour féodale. Il l’avait meublé et lambrissé très-convenablement, surtout depuis l’époque où la comtesse y était venue en secret voir son enfant malade. Dans la prévision d’une nouvelle éventualité de ce genre, il avait, outre la chambre d’Espérance, arrangé une pièce pour elle, disant aux Michelin qu’il mettait là en dépôt des meubles qu’il ne pouvait loger au Refuge. C’est dans cette pièce que madame de Flamarande était installée tandis que madame de Montesparre occupait l’appartement d’Espérance, situé au-dessous, chaque étage du donjon ne contenant qu’une pièce à pans coupés, avec des cabinets dans les tourillons.

Madame vint à nous, nous serra les mains et nous fit asseoir, puis on ferma les portes et on attendit que M. de Salcède eût fini d’écrire quelque chose. Je le regardais curieusement. Il avait toujours son habit de paysan, qu’il portait avec l’aisance d’un gentilhomme ; il était toujours aussi beau que je l’avais vu au Refuge, et madame était aussi belle qu’au lendemain de son mariage. Elle avait trente-huit ans, il en avait quarante-trois ; c’est peut-être l’âge des grandes passions pour les deux sexes. Madame de Montesparre n’était pas aussi merveilleusement conservée que madame la comtesse : elle avait pris un peu d’embonpoint ; mais, toujours mise avec un goût exquis, elle ne paraissait guère avoir plus de trente ans, bien qu’elle eût la quarantaine. C’était toujours une charmante femme, très-sympathique, et qui me sembla même plus séduisante et plus intéressante qu’autrefois. Elle ne méritait pas l’accusation de légèreté que M. le comte avait portée sur elle. Elle avait aimé uniquement M. de Salcède et s’était dévouée et sacrifiée à lui et à madame de Flamarande sans arrière-pensée. Elle avait beaucoup souffert, et, pour surcroît de douleur, elle avait perdu son fils. Ses beaux yeux bleus avaient pleuré, on le voyait bien ; mais sa générosité l’avait soutenue. Je trouvai en elle un charme que je ne lui avais pas connu et qui ennoblissait singulièrement l’expression de sa figure.

Quand M. de Salcède eut écrit deux pages, il les remit à madame de Montesparre, qui prit la parole et dit :

— Hélène Hurst, Charles Louvier, Ambroise Yvoine, vous êtes, avec nous trois ici présents, et l’abbé Ferras, qui sera demain ici, les seuls confidents d’un secret duquel dépend l’avenir d’une mère et de ses deux enfants. Il s’agit de savoir si vous devez continuer à garder ce secret le reste de votre vie, ou si, de concert avec nous, vous devez le rompre. Veuillez nous dire séparément si, au cas où nous serions décidés à le garder, vous prendriez sans regret et sans scrupule aucun l’engagement de le garder aussi.

Hélène Hurst parla la première.

— Je promets les yeux fermés, dit-elle, de me conformer aux intentions de ma chère maîtresse, quelles qu’elles soient.

— À vous, Charles, me dit la comtesse.

Je n’hésitai pas à promettre le secret, et j’ajoutai que je le regardais comme nécessaire, sauf à m’expliquer, si on le désirait.

— Tout à l’heure, dit M. de Salcède, qui m’examinait avec attention ; vous promettez le secret, c’est bien, merci. — Et toi, Ambroise ?

— Moi, monsieur Alphonse, dit Ambroise qui grattait sa tête crépue, je ne promets rien.

Nous eûmes tous un mouvement de surprise. Je croyais, pour mon compte, qu’Ambroise était soumis à M. Alphonse comme le chien à son maître.

— C’est bien, reprit le marquis avec beaucoup de tranquillité. Les raisons que je t’ai déjà données ne t’ont pas convaincu ?

— Je ne dis pas ça, répondit le paysan, mais je ne les ai pas bien comprises. Il faudra qu’on me les répète.

— Justement, tu es ici pour les entendre.

Et il fit signe à madame de Montesparre de parler.

Mais madame de Flamarande la prévint par un petit exorde.

— Mes amis, nous dit-elle, j’aurais voulu ne prendre aucun parti sur l’avenir avant que la tombe fût refermée sur celui qui nous a tracé à tous des devoirs si difficiles à remplir ; mais le temps presse parce que la présence de Roger rendra nos explications presque impossibles. Expliquons-nous donc tout de suite, il le faut ; mais, si quelqu’un de vous croyait avoir un blâme à exprimer sur la conduite du père de mes enfants, je le supplie de se rappeler que sa veuve est ici, et qu’elle y est venue pour entourer sa tombe de tout le respect possible.

Je n’avais pas besoin de cette recommandation. J’avais, malgré tout, aimé fidèlement le comte de Flamarande. Hélène était bien trop convenable pour émettre une opinion quelconque. Ambroise pouvait être plus inquiétant ; mais, en terminant son admonestation, madame de Flamarande ne l’avait pas regardé. Ses yeux s’étaient involontairement attachés à ceux de madame de Montesparre, dont l’attitude résolue n’annonçait pas qu’elle fût portée à ménager le défunt. Hélène et moi, nous nous étions inclinés en signe d’assentiment. Sans s’incliner, Ambroise avait dit :

— Ça, c’est juste, ça se doit !

Madame de Montesparre reprit de sa voix nette, un peu méridionale :

— La volonté dont nous subissons ici les conséquences ne sera pas discutée ; mais il faut bien qu’il soit constaté, — ici elle lut le papier qu’elle tenait, — que cette volonté pèse à jamais sur les nôtres et que nous ne pouvons l’enfreindre, ni aujourd’hui ni demain, sans blesser la religion des deux fils de M. de Flamarande. Gaston consentira-t-il sans scrupule à être réintégré dans ses droits, contrairement à la volonté paternelle ? Roger verra-t-il sans trouble apparaître ce frère sur la légitimité duquel son père a voulu laisser planer un doute ? Et, en dehors de la famille, ces inconvénients ne se produiront-ils pas avec la rudesse cynique qui est le propre de l’opinion ? Non, il ne sera jamais possible de dégager la veuve de M. de Flamarande d’un soupçon dont ses fils ressentiront également l’outrage, qui jettera une ombre de méfiance et de tristesse sur leur vie entière, méfiance qui les amènera peut-être quelque jour à tirer l’épée, à exposer leur vie pour la réputation de leur mère… Voyons, courage, dit encore madame de Montesparre en remettant le papier à M. de Salcède et en embrassant madame de Flamarande, qui pleurait, la tête dans ses mains : nous avons décidé que votre devoir d’épouse et de mère était d’obéir à votre mari au delà de la tombe, et vous avez reconnu que nous avions bien jugé. Soumettez-vous par amour pour vos enfants ; leur amour et leur bonheur vous dédommageront.

— Oui, oui, je le sais, répondit madame Rolande en serrant les mains de madame Berthe dans les siennes. Tout pour eux, c’est convenu ! mais laissez-moi pleurer sur moi qui ne pourrai plus voir Gaston qu’en secret et sans lui ouvrir mon cœur.

Nous étions tous profondément émus de sa douleur ; M. de Salcède se détourna pour cacher la sienne. Je vis, au soulèvement de ses épaules, que sa poitrine se remplissait des sanglots qu’il imposait à madame de Flamarande.

— Toi, pensai-je, tu es un honnête homme ; tu aimes mieux faire souffrir celle que tu aimes que d’imposer ton fils à la société et à Roger.

Ambroise, qui ne soupçonnait pas les motifs attribués par moi au marquis, continuait à ne pas comprendre. Il demanda la parole.

— Monsieur Alphonse, dit-il, vous direz ce que vous voudrez. Je sais bien que vous comptez servir de père à Espérance, et que vous serez pour lui un meilleur père que… pardon ! je ne veux rien dire de l’autre… Tenez, je vous aime bien, je me jetterais au feu pour vous, mais j’aime aussi le gars Espérance ; faites excuse, madame la comtesse, c’est mon enfant aussi, à moi ! C’est moi, le vieux Ambroise, qui lui ai appris à être fin chasseur, fort nageur et bon connaisseur en chevaux et en toutes choses de la campagne. C’est moi qui le premier l’ai fait parler quand il ne voulait parler à personne ; c’est moi qui l’ai porté sur mon dos pour lui faire connaître les hauts quand il avait les jambes trop menues. J’en ai fait le plus joli montagnard qu’il y ait à vingt lieues d’ici, et, pendant que M. Alphonse lui donnait de l’esprit, moi, je lui faisais un beau et bon corps. Les enfants… moi, je suis comme M. Charles, je n’en ai jamais eu et j’en suis fou. Et je ne suis pas comme M. Alphonse, qui dit qu’on est assez heureux quand on a bonne conscience et belle clarté d’esprit. Dame, excusez-moi, je suis un pauvre, j’ai été élevé à la peine et j’ai travaillé pour avoir quelque chose. Aussi je dis qu’il faut avoir quelque chose pour être heureux, et je ne crache pas sur la richesse. M. Alphonse n’est pas un pauvre, mais enfin il nous a dit, quand il s’est établi céans, qu’il se retirait de la grande compagnie parce qu’il s’était ruiné à l’étranger, et nous voyons bien, malgré sa grande charité, car il donne au-dessus de ses moyens, qu’il a mis son restant dans un bout de terre qui ne fait pas une fameuse seigneurie. Dame, il y en a grand, et il y a de la belle herbe ; mais c’est tout raviné, et, s’il y cueille de quoi remplir ses herbiers, il n’en tire pas beaucoup d’autre revenu. Alors, moi, je me dis : On parle du revenu de la famille Flamarande par cent mille et cent mille, Espérance a droit à la moitié du tout, et, pour des raisons de prince que les gens comme nous ne comprennent guère, vous allez le priver de son dû ! Ça n’est pas juste, et, foi d’homme, je ne vous promets point de ne pas lui dire, si je lui vois des ennuis : « Mais vous êtes le comte de Flamarande, il n’y en a pas deux, il n’y a que vous. »

— C’est bien, Ambroise, répondit M. de Salcède, qui l’avait écouté en souriant ; mais nos raisons de prince te paraîtront sérieuses lorsque tu sauras que je suis pour le moins aussi riche que l’était M. de Flamarande. Je n’ai jamais été ruiné. J’ai dû donner ce motif à mon établissement ici, et, depuis quinze ans que j’y vis, — pas beaucoup mieux que toi, — j’ai thésaurisé. Gaston sera mon héritier, il ne trouvera pas de dettes et n’aura à partager avec personne. Si madame de Flamarande veut bien y consentir, je donne suite et fin aux démarches que j’ai déjà faites, non pour le reconnaître, je n’ai pas ce droit-là, mais pour l’adopter, comme la loi m’y autorise.

— C’est différent, répliqua Ambroise. Pourtant le nom… Les nobles tiennent au nom !

— Tu sais bien que M. Alphonse a toujours été le marquis de Salcède, et j’ajouterai, si cela te touche, que mon père était grand d’Espagne de première classe.

— Je ne sais pas ce que c’est, reprit Ambroise, et ça m’est égal. Du moment que mon gars Espérance sera aussi bien partagé que son frère, je ne dis plus rien et je lève la main en promesse de ne dire jamais un mot ni à lui ni aux autres.

Ainsi se termina la conférence. Nous étions tous contents, sauf la pauvre madame, qui paraissait accablée et qui nous serra la main en silence avec ses grands yeux pleins de larmes. Je me retirais avec Yvoine lorsque je me sentis toucher légèrement l’épaule dans l’obscurité, et, me retournant, je vis une femme qui me faisait signe de la suivre. Je crus que c’était Hélène qui avait quelque chose à me demander pour le service de madame. Je la suivis vers le donjon ; mais là elle s’arrêta et me dit tout bas :

— J’ai à vous parler ; où pourrions-nous être seuls ?

Je reconnus madame de Montesparre et la priai de me suivre. Je lui fis traverser les étables et passai devant la crèche où jadis j’avais déposé Gaston. Dans cette saison, les animaux étaient encore avec les chiens dans les pâturages de la montagne. Au bout de l’étable s’ouvrait une porte donnant sur l’ancien parc. Quand nous fûmes assez loin des bâtiments :

— Monsieur Louvier, me dit la baronne, j’ai des choses très-délicates mais très-sérieuses à vous dire. C’est peut-être un peu tôt, c’est même beaucoup trop tôt, mais je ne puis différer. Il faut que je donne suite à un projet qui m’apparaît comme le meilleur de tous, le seul qui ne sacrifie personne… que moi ! Je sais combien on peut compter sur votre caractère et sur votre bon jugement. Vous avez ici la confiance de tous, je veux vous donner aussi la mienne, si vous voulez bien l’accepter.

Je répondis que cette confiance m’honorait infiniment, et madame de Montesparre, qui était fort animée, me parla ainsi :

— Je sais, monsieur Louvier, que vous avez eu connaissance des lettres écrites autrefois par moi à votre maîtresse, et qui furent interceptées par son mari. D’ailleurs, vous étiez chez moi au moment de la terrible dispute entre M. de Flamarande et M. de Salcède. Vous savez la vérité, vous, sur la cause de cette querelle, dont les résultats, après avoir été si funestes à M. de Salcède, sont, aujourd’hui si graves pour madame de Flamarande. — Je ne vous la demande pas, cette vérité, je ne veux pas la savoir. Vous connaissez mon secret, à moi. Il est très-simple, et je n’ai pas lieu d’en rougir. J’ai aimé M. de Salcède d’une amitié très-vive ; je l’aime aujourd’hui d’une amitié plus calme, mais tout aussi dévouée. Je ne veux pas savoir non plus s’il aime toujours d’amour madame de Flamarande, ni si l’affection qu’elle lui porte, et qu’elle lui doit, est de la passion ou de la reconnaissance. Au moment où nous sommes, je vois cette femme excellente accablée d’un chagrin mortel devant la nécessité de vivre éloignée de son fils aîné. J’ai approuvé, j’approuve qu’il ne soit pas réintégré dans sa famille ; mais ce que je ne pouvais dire qu’à vous, ce que je n’oserais pas encore lui dire à elle-même, c’est qu’il n’y a pour elle qu’un moyen de vivre avec ses deux fils, sans cesser d’être irréprochable aux yeux du monde et de Roger ; ce moyen…, ne le devinez-vous pas ?

— Je n’en vois pas d’autre, répondis-je, qu’un mariage, dans un ou deux ans, entre M. de Salcède, père adoptif de Gaston, enfant inconnu, et madame veuve de Flamarande, mère d’un fils unique, le comte Roger.

— Parfaitement ; grâce à cette combinaison, le monde, qui ne sait rien, n’a rien à soupçonner et rien à dire. Les deux jeunes gens peuvent se connaître et s’aimer. S’ils ne s’aiment pas, n’ayant rien à discuter en fait d’intérêts, ils se tolèrent. Leur mère les voit à toute heure et peut donner le nom de fils adoptif à Gaston. Lui seul n’est pas dupe de ce compromis, puisqu’il l’a vue et qu’il l’aime filialement ; mais je connais ce jeune homme, il approuvera qu’on la mette à l’abri du soupçon, et il sera bien assez dédommagé pour renoncer aux droits que la loi lui maintient.

Après un moment de réflexion, je répondis à madame de Montesparre que son idée était la meilleure qui eût été émise, mais qu’il n’y avait pas de solution possible qui n’eût son côté faible, car la sienne ne remédiait pas au danger des revendications de Gaston. Il connaissait le visage de sa mère, elle avait commis l’irréparable imprudence de le voir et de l’appeler son fils.

— On aura beau faire entendre à ce jeune homme, ajoutai-je, qu’il est né d’une faute, il saura bien qu’il est né dans le mariage, et que, par conséquent, il est censé né du mariage. Je ne vois pas que l’adoption par M. de Salcède lui crée l’obligation de renoncer à l’héritage de M. de Flamarande.

— Pardonnez-moi, répondit la baronne ; j’ai consulté. Cette adoption peut avoir pour condition que Gaston, qui est majeur, renoncera à l’éventualité de tout autre avantage ou succession quelconque.

— Alors, madame la baronne, votre idée est excellente ; je m’y rangerais complétement dans le cas où madame la comtesse reviendrait, par excès d’amour maternel, sur la décision que vous lui avez fait prendre aujourd’hui.

— Pourquoi cette restriction, monsieur Charles ? Est-ce que mon idée n’est pas bonne dans tous les cas ?

— Je serais embarrassé de vous bien exprimer ma répugnance. Un mariage avec l’homme accusé à tort ou à raison par le défunt mari…

— Oh ! le défunt mari, s’écria un peu vivement la baronne. Dieu ait son âme et lui fasse grâce ! Quant à moi…

Elle s’arrêta brusquement ; nous traversions la chapelle, car on avait fermé, sans nous savoir dehors, la porte des étables, et nous étions revenus sur nos pas pour traverser cette chapelle, dont la porte sur la cour devait rester ouverte toute la nuit à cause de la veillée du prêtre. En passant devant le catafalque, qu’éclairait tristement la lueur des cierges, madame de Montesparre, qui était au moment de jeter sur le défunt un blâme énergique, fut saisie de peur et prit mon bras par un mouvement nerveux, comme si elle eût vu le comte de Flamarande se dresser hors de son suaire de plomb. Moi, j’éprouvai une émotion non moins vive, mais de surprise et non de frayeur. Le prêtre n’était pas seul à veiller. Il y avait, à peu de distance de lui, un jeune paysan agenouillé sur la tombe du berger Gaston, immobile, et la tête dans ses mains, comme plongé dans la douleur ou dans la méditation.

— Est-ce lui ? demandai-je tout bas à la baronne quand nous fûmes sur le seuil pour sortir.

— Qui, lui ? me répondit-elle de même.

— Gaston. Je ne l’ai pas vu depuis beaucoup d’années ; je ne le connais plus.

— Je n’ai remarqué que le prêtre, reprit-elle. Voyons donc !

Elle fit un pas pour regarder l’inconnu ; mais, au frôlement de sa robe, il se détourna tout à fait et s’effaça dans l’obscurité. La baronne sortit avec moi et me dit :

— Ce ne peut pas être Gaston, il est au Refuge.

— Le Refuge est bien près, madame la baronne, surtout par l’espélunque !

— Ah ! vous savez donc tout ? Mais il faut savoir encore ceci : comment et pourquoi Gaston viendrait-il prier ou méditer ?…

— Madame la baronne connaît-elle la légende du berger Gaston ?

— Parfaitement ; elle est trop liée à l’histoire actuelle des Flamarande pour que je l’ignore.

— Eh bien, le nouveau Gaston, qui, au contraire de l’ancien, survit à son père légal, vient peut-être lui dire dans le silence de la nuit et en face de l’autel : « Suis-je ton fils ? »

— Alors, Charles, il saurait son histoire, à lui ? Voilà qui changerait tout et ferait peut-être échouer toutes nos combinaisons. Comment le savoir ?

— Je le saurai, répondis-je, mais il faut d’abord s’assurer que c’est lui qui est là.

La baronne me pressa de nouveau le bras. L’inconnu venait vers nous. Il se retirait. Nous nous plaçâmes de manière à le voir sans être vus. Il passa, et, au reflet de lumière qui sortait de la chapelle la baronne le reconnut parfaitement : c’était Gaston.

— Suivez-le, me dit la baronne, tâchez de le faire parler ; moi, il faut que je rentre. On ne me sait pas dehors, on pourrait fermer le donjon. Arrachez à cet enfant le secret de sa pensée : il le faut ! Demain, nous nous concerterons, vous et moi.



VI


Elle rentra, et je suivis Gaston, n’espérant pas le rejoindre, car il allait sans doute s’engouffrer dans une entrée à moi inconnue de l’espélunque ; mais je comptais sans l’amour. Il prit simplement le petit chemin de la poterne où l’attendait ma filleule Charlotte, et moi, me glissant dans l’obscurité, je pus entendre leur conversation, que je transcrirai autant qu’on peut résumer un dialogue d’amour.

— Enfin, te voilà ! disait la jeune fille. J’étais tout inquiète. Pourras-tu me dire à présent pourquoi M. Alphonse te commande de rester au Refuge ? Qu’est-ce qu’il y a de nouveau ?

— Il y a du nouveau, répondit le jeune homme. Quant à M. Alphonse, il n’a pas d’autre idée que de faire ici de la place pour loger ceux qui sont arrivés aujourd’hui et ceux qu’on attend demain. Il ne m’a pas défendu de sortir de sa maison ; mais écoute, et ne t’afflige plus, nos affaires vont bien, ma Charlotte ! nous voilà sauvés.

— Ah ! mon Dieu, quoi donc ?

— Tu sais que, tous les ans, je reçois, je ne sais d’où et de qui, mais de mon père assurément, de l’argent pour payer ma pension à ton père. Tu sais aussi qu’il y a eu dans une lettre, au commencement, une promesse de vingt mille francs pour m’établir à vingt et un ans. Je ne recevais plus rien, ton père croyait qu’on m’avait abandonné ou que mes parents étaient morts sans pouvoir rien faire de plus pour moi. Eh bien, j’ai reçu aujourd’hui du facteur un gros paquet où il y a le double de ce qu’on m’avait promis. Je suis donc riche, très-riche, et ton père dira oui.

— Oh ! bien sûr ! Quel bonheur, mon Dieu ! Mais viens donc lui dire cela, il n’est pas couché ; d’ailleurs, il se réveillera avec plaisir.

— Attends ! Dis-moi d’abord que tu es contente et que tu ne mépriseras pas le pauvre nom d’Espérance.

— Ah ! peux-tu le croire ? moi qui t’ai aimé toute ma vie !

— C’est vrai, toute ta vie ! C’est comme moi. S’aimer toute la vie, mon Dieu, que c’est bon et que c’est beau de pouvoir s’aimer comme cela !

— Mais viens donc ! pourquoi n’es-tu pas venu tout de suite ? Qu’est-ce que tu faisais tout à l’heure dans la chapelle ?

— J’avais besoin de remercier Dieu… et mon père !

— Ton père ?… tu le connais donc ?

— Non, je ne le connaîtrai jamais.

— Pourquoi ?

— Parce que je ne veux pas le connaître.

— Vraiment ?

— Il a séduit ou abandonné ma mère… Ne parlons pas de lui, il répare aujourd’hui envers moi… Je l’ai remercié dans l’église, et à présent qu’il n’en soit plus question…

— Tu ne sais pas si c’est lui qui t’envoie cette grosse fortune.

— Il faut bien que ce soit lui : ma mère est une pauvre femme qui a été bien élevée, mais qui n’a rien, puisque, pour ne pas me priver des dons de mon père, elle m’a laissé ici.

— Tu t’en plains ?

— Oh ! non, je la bénis et je bénis mon sort…

— Es-tu sûr qu’elle ne sera pas contrariée de notre mariage ?

— Nous ne le ferons pas avant qu’elle l’ait permis. M. Alphonse sait où elle demeure : je lui écrirai, elle viendra ; mais elle sera contente, va, et elle t’aimera, elle est si bonne !

— Tu la connais ? et tu me disais que non !

— Je ne pouvais rien dire à ma Charlotte, mais je peux tout dire à ma femme. Viens à présent ! il faut que ton père nous bénisse. Il faut qu’il sache que je peux te rendre heureuse, et qu’il m’accorde ce que je lui avais demandé avec ta main.

— Ah quoi donc ?

— Il me faut un nom, Charlotte ; je ne veux pas que tu sois la femme d’un inconnu. Je veux le plus beau des noms pour mon cœur, le tien ! Je veux être Espérance Michelin. À présent, ton père dira oui.

— Oh ! certainement ; mais M. Alphonse, consent-il à tout cela ?

— M. Alphonse ne peut consentir à rien et rien empêcher, voilà ce qu’il m’a dit encore aujourd’hui. Il n’a aucun droit sur moi ni sur mes parents. Il ne connaît pas mon père ; il ne sait même pas si mon père existe. Il n’a pas d’autre pouvoir sur moi que celui de la grande amitié qu’il me porte et que je lui rends de toute mon âme. Il ne croit pas que je doive me marier si jeune et sans consulter ma mère ; mais, moi, je suis sûr de ma mère, je lui ai déjà parlé de toi l’an dernier : elle m’a dit d’attendre, comme M. Alphonse me dit d’attendre. Attendre quoi ? Que ton père te promette à un autre ? Il est tenté par les trente mille francs du fils de Simon le meunier. Il faut qu’il sache bien vite que je suis encore plus riche. M. Alphonse, qui a passé la soirée ici, ne sait pas cela. Il le saura tantôt, quand je rentrerai chez lui ; mais le plus pressé, c’est que ton père le sache. Viens.

Les deux enfants repassèrent devant moi bras enlacés, joue contre joue, Charlotte ayant appuyé sa jolie tête sur l’épaule de Gaston, qui marchait fier et comme en triomphe.

Ainsi mon plan, mené à tout hasard, avait été pris en main par la destinée. Gaston allait s’engager par des liens d’honneur à rester perdu dans la plèbe, et, si ce mariage ne s’opposait pas à sa réintégration dans le monde, il apporterait du moins un obstacle de plus aux dernières espérances de sa mère.

Pourvu que Salcède ne vînt pas tout déranger en ce moment suprême ! Était-il encore au donjon ? Probablement, puisque Gaston avait pu quitter sans qu’il le sût le Refuge, où il l’avait installé pour quelques jours. Impossible de m’en assurer, le donjon était fermé, et Salcède pouvait toujours s’en aller par le passage secret, ce qui par parenthèse favorisait merveilleusement ses entrevues plus ou moins intimes avec la comtesse. Il n’était que onze heures du soir, peut-être était-il déjà au Refuge, et peut-être, n’y trouvant pas Espérance, était-il en route pour revenir le chercher : mais un danger plus pressant s’offrit à mon esprit. Ambroise Yvoine n’était sans doute pas couché, ayant quitté le donjon qu’il habitait pour le laisser à la dame de Flamarande ; il devait loger à la ferme. Il était peut-être comme autrefois en train de fumer sa pipe avec Michelin, qui, levé le premier, se couchait toujours le dernier. Ces deux bonshommes aimaient à causer ensemble. Michelin n’avait pas de secrets pour Ambroise. Probablement Espérance n’en avait pas non plus. Ambroise, informé de la résolution du jeune homme, en suspendrait l’exécution ou se hâterait d’en avertir madame de Flamarande. Il fallait empêcher son action sur Michelin ou sur Gaston dans cette circonstance décisive. Je me hâtai de rentrer à la ferme sur les pas des jeunes amants, qui m’y précédaient.

Je me mis à chercher Ambroise avec précaution dans le pavillon où l’on m’avait installé auprès de la chambre de maître préparée pour Roger. Cette vieille pièce, à meubles du temps de Louis XIV, attenait à une autre qui servait de salle à manger et qui était décorée dans le même style. C’est là que ordinairement Michelin écrivait et tenait ses comptes. Il avait déménagé ses papiers pour céder la place au maître attendu, et l’appartement bien nettoyé était assez confortable. La salle à manger ne servait au fermier que dans les grandes occasions. Tout était donc fort bien tenu et aussi bien conservé que possible. Michelin occupait comme autrefois avec sa famille l’étage au-dessus, qui était assez vaste et divisé en plusieurs pièces ; mais cette famille, malgré le mariage et le départ de deux des filles, était encore trop nombreuse pour qu’il y eût place pour Ambroise dans ce corps de logis. Je montai pourtant avec précaution, ayant un prétexte tout prêt pour demander Ambroise. Je fus arrêté net par une servante qui, d’un air empressé, me demanda ce qu’il y avait pour mon service, et qui m’apprit qu’Ambroise couchait provisoirement dans le village. Il était parti, fallait-il l’aller chercher ? Je refusai, j’étais tranquille. Ce n’était pourtant pas la vérité, cette fille se trompait. Ambroise, comme je le sus le lendemain, ne voulait pas quitter le manoir. Il était allé dormir sur le fourrage des étables.

Je rentrai dans ma chambre, j’ouvris les fenêtres sans bruit et je prêtai l’oreille. J’entendis la servante monter un escalier de bois sonore qui conduisait aux chambres des combles. Tout le monde était couché, sauf Michelin et les deux amoureux, puisque Espérance ne redescendait pas ; mais toutes les fenêtres étaient fermées, et il me fut impossible de saisir un mot. Une lune brillante se levait dans les nuages tourmentés et jetait sur les cours une lueur intermittente. Les chiens étaient dans la montagne avec les troupeaux ; un seul, vieux, qui avait ses invalides, gardait encore la maison ; mais, quand un bruit inusité le réveillait, il grognait sourdement et n’avait plus la force d’aboyer. Je l’avais caressé pour qu’il ne gênât pas mes mouvements par sa méfiance ; il m’avait suivi et dormait à mes pieds sur une natte, nullement étonné de tant d’égards pour son grand âge et très-disposé à en profiter.

Il y avait une chose que je ne savais pas, c’est que Capitaine, tel était le nom du chien, était très-cher à Charlotte, qui le faisait coucher à la porte de sa chambre. Elle l’avait oublié ce soir de grande émotion, et Capitaine, qui était fort discret, attendait chez moi qu’elle songeât à l’appeler. Aussi, quand je me risquai à monter, pour tâcher de saisir quelques paroles à travers la porte de Michelin, le diable de chien s’obstina-t-il à me suivre, croyant que je devais le conduire à sa maîtresse. Je voulus l’enfermer chez moi, mais il retrouva la vigueur de sa jeunesse pour gratter si furieusement qu’il me fallut rentrer et renoncer à mon projet.

J’attendis la sortie d’Espérance, qui n’eut lieu qu’au bout d’une heure. L’entrée du pavillon était à portée de ma vue. Charlotte le reconduisit, s’arrêta avec lui sur le seuil, et ils échangèrent là des paroles dont je ne pus saisir que les dernières.

— Ainsi c’est convenu, disait ma filleule ; pas un mot à personne, pas même à M. Alphonse ni à Ambroise !

— Puisque ton père le veut ! répondit Espérance.

— J’ai bien promis, reprit Charlotte, de ne rien dire à maman ni à mes sœurs !

— Oui, mais M. Alphonse… Allons, j’ai promis ; pour toi, Charlotte, je suis capable de tout !

Ils se séparèrent. Charlotte ferma la porte, et Gaston s’en alla par la poterne, dont sans doute il avait la clef. Charlotte remonta en appelant par un petit sifflement discret son vieux chien, que je me hâtai de délivrer et qui alla la rejoindre.

Tout marchait au gré de mes souhaits. Gaston s’était engagé, et les vieux amis ne devaient pas le savoir. L’honneur autant que l’amour le retenait désormais à Flamarande. J’étais fatigué. Je me jetai sur mon lit tout habillé, pour être prêt à recevoir Roger, s’il arrivait dans la nuit. Il arriva en effet avant le jour, et le premier j’entendis la cloche secouée par sa main impatiente, dont je reconnus bien la vigueur. Je courus lui ouvrir et fus rejoint presque aussitôt par Ambroise, qui sortait de la vacherie, et par Michelin, qui accourait jambes nues et le bonnet à mèche au front. En même temps je vis s’éclairer les fenêtres du donjon ; madame avait entendu la cloche, elle se levait à la hâte.

Roger courut vers elle et la trouva sur l’escalier du donjon. Ils se dirent quelques mots en se donnant beaucoup de baisers ; puis Roger, qui avait pris un cheval de poste pour arriver plus vite, conjura sa mère de se rendormir jusqu’à l’heure de la triste cérémonie, et promit de dormir aussi le plus vite possible. Il était fatigué, étant peu habitué à courir la poste en personne. Je le conduisis à sa chambre, où Michelin nous laissa seuls, tandis que Ambroise s’occupait des chevaux et du postillon. J’avais préparé du thé, du rhum et quelques victuailles froides auxquelles mon cher enfant fit honneur, tout en me racontant que l’abbé Ferras n’avait pu se décider à enfourcher un cheval pour courir la nuit le long des précipices. Il était resté à Murat, et ne viendrait que le lendemain matin pour la cérémonie. Roger me questionna sur le compte de sa mère. Avait-elle eu beaucoup de chagrin ? sa santé n’avait-elle pas souffert du triste voyage qu’elle venait de faire ? De son père, il ne me dit pas un mot. Évidemment il ne trouvait rien à dire pour exprimer des sentiments de tendresse et de confiance que le comte n’avait pas voulu ou pas su lui inspirer. Il ne put s’empêcher de rire en essayant de gravir le lit monumental qui l’attendait, et prétendit qu’il y avait place pour lui, les deux chevaux et le postillon. Il demanda où était l’échelle pour gagner les hauteurs d’une pareille citadelle ; puis, prenant son élan du milieu de la chambre, il bondit sur les matelas en disant que c’était indubitablement la manière de se coucher des anciens preux de Flamarande. Il riait et jouait malgré lui, le pauvre enfant ! J’étais triste en songeant que son père avait arrangé sa vie de manière à faire de sa mort une délivrance pour les siens et même pour ce fils auquel il avait longtemps voulu tout sacrifier.



VII


À huit heures, il fut sur pied et alla trouver sa mère au donjon. Moi, j’eus à surveiller les apprêts de la cérémonie. Le prêtre, qui n’était pas jeune, n’avait pu veiller toute la nuit. C’est l’obligeant et infatigable Ambroise qui, sans vouloir appeler personne, était resté seul dans la chapelle jusqu’au jour. Je l’y trouvai agenouillé avec l’apparente piété du paysan, mais dormant avec l’insouciance du bohémien habitué à tous les événements et à tous les gîtes. Si le pays de Flamarande eût été tant soit peu peuplé, la cour du manoir eût été trop petite pour contenir les assistants, car tous les habitants et pasteurs des montagnes environnantes laissèrent leurs occupations pour voir le spectacle d’un enterrement seigneurial. Ce ne fut pourtant pas la curiosité seule qui les attira. Je sus qu’ils étaient flattés de voir installer dans leur désert les tombes de leurs anciens seigneurs, et qu’ils regardaient comme un acte de déférence envers eux la volonté dernière de M. le comte. Michelin s’en montrait particulièrement flatté. Le manoir dont il était le gardien lui paraissait prendre par ce fait une réelle importance, et il n’eût pas fait bon manquer de recueillement ou de gravité pendant la cérémonie : il eût expulsé quiconque n’eût point eu un maintien de circonstance.

Madame la comtesse avait invité toutes les personnes qui, de près ou de loin, avaient eu des relations avec le défunt, et toutes celles qui étaient liées avec madame de Montesparre. Il arriva donc une vingtaine de nobles et de bourgeois, qui en patache, qui à cheval, car les voitures de luxe ne pouvaient gravir les chemins de Flamarande. Deux prêtres des environs vinrent assister le curé de Saint-Julien. J’avais apporté une quantité de crêpes et de bougies. L’architecture romane de la petite chapelle disparut sous les tentures de deuil, et on dut laisser les portes ouvertes, le vaisseau ne pouvant contenir tout le monde.

Quand le service commença, madame de Flamarande, Roger et madame de Montesparre, tous en grand deuil, ainsi qu’Hélène et l’abbé Ferras, arrivé au dernier moment, occupaient la tribune seigneuriale, qui communiquait avec les appartements du donjon. Madame m’avait invité à m’y tenir aussi. J’avais préféré m’installer dans le banc des Michelin, d’où je pouvais tout surveiller et me déplacer au besoin. Je cherchai des yeux M. de Salcède : il était auprès de la tombe du berger Gaston, confondu dans la foule, avec Ambroise. Espérance était plus près de nous, afin d’être plus près de Charlotte ; autour du cercueil, une demi-douzaine de vigoureux montagnards s’étaient offerts pour le descendre dans le caveau où reposaient les vieux Flamarande.

Madame la comtesse, vêtue de l’étamine des veuves, avait sur la tête un long et épais voile de crêpe noir qui ne permettait pas de soupçonner son visage. Elle était immobile comme une statue agenouillée, les regards la cherchaient en vain. Sous ces draperies, nul ne pouvait se faire une idée de son âge, de sa taille ou de ses traits. Je fus satisfait du soin qu’elle avait pris de n’être pas reconnue de Gaston ; l’incognito était irréprochable, absolu. Elle tenait ses promesses ; Gaston, très-convenablement recueilli et indifférent à tout ce qui n’était pas sa fiancée, ne levait seulement pas la tête pour regarder les dames de la tribune.

Mais la destinée ! On me trouvera peut-être fataliste ; comment ne le serais-je pas un peu, moi qui ai toujours été vaincu dans ma lutte contre elle ? Tout marchait bien, lorsque le moment vint de descendre le cercueil dans le caveau. Je vis tout de suite que les porteurs n’étaient pas en nombre suffisant. Il en eût fallu dix, ils n’étaient que sept. Je le dis assez haut pour être entendu d’Ambroise, qui était encore, malgré ses soixante-cinq ans, un des plus forts du pays. Il fendit la presse et prit une des cordes. Espérance, qui était réputé le plus fort, obéit à un mouvement spontané d’obligeance et peut-être de sollicitude pour son vieux ami. Il prit l’autre bout du même câble. M. de Salcède s’approcha, veillant sur Espérance, mais s’abstenant de toucher au cercueil. Il fallait encore un homme. Je voulais me mettre à la tâche, Michelin me repoussa et s’y mit en disant à demi-voix aux autres :

— Hardi, mes enfants ! c’est lourd, un bon coup de collier !

Il y eut chez tout le monde un mouvement d’anxiété, et je vis que madame de Flamarande se levait et écartait son voile sans y songer. Le caveau était peu profond, mais le poids était considérable, et les manœuvres à bras sont toujours dangereuses. Il se produisit alors un accident qui s’était produit aux funérailles du roi Louis XVIII à Saint-Denis, lorsque plusieurs gardes du corps avaient failli être écrasés sous le cercueil. Une des cordes, celle que tenait Ambroise, rompit. Ambroise alla tomber en arrière sur un groupe qui le soutint et le releva ; mais Gaston, entraîné en avant, tomba avec le cercueil dans le caveau, et un cri de terreur, parti du groupe de ses compagnons, fut répété dans toute la chapelle. À ce moment, la comtesse, debout et sans voile, penchée sur la balustrade de la tribune, se serait précipitée au hasard, si Roger ne l’eût retenue dans ses bras.

De son côté, la pauvre petite Charlotte avait quitté son banc et se serait jetée dans le caveau, si je ne l’eusse retenue. Cette scène sinistre ne dura qu’un instant. Espérance n’avait aucun mal sérieux, il s’élança hors du caveau en criant à Charlotte et à ses amis :

— Ce n’est rien ; je n’ai rien !

Mais il avait une petite blessure au front et ne s’apercevait pas que son sang coulait le long de sa joue. Charlotte s’élança pour étancher ce sang avec son mouchoir, et madame la comtesse… Ah ! madame la comtesse perdit la tête, et cria d’une voix déchirante :

— Blessé, mon fils, mon enfant !

— Mais non, maman, ce n’est pas moi ! je suis là, cria Roger en l’entourant de ses bras, où elle s’évanouit.

Madame de Montesparre et Hélène l’emportèrent avec lui en disant :

— C’est trop, c’est trop de fatigue et d’émotion pour elle !

La tribune resta vide.

Tout le monde était levé et regardait du côté de la tribune ; Salcède avait disparu. Quant à Gaston, il restait debout, les yeux fixés sur cette femme qu’on emportait et qu’il avait parfaitement reconnue. Jamais je n’oublierai l’expression héroïque de sa figure en cet instant de crise suprême. C’était un mélange de surprise, de douleur et de joie avec je ne sais quel souffle d’énergique et soudaine résolution. Puis tout à coup, s’apercevant de l’étonnement général, il demanda d’un air ingénu avec son accent de terroir et sa voix vibrante qui pouvaient être entendus de tous :

— Est-ce madame la comtesse ou l’autre dame qui a eu si peur ? Je ne les connais pas.

Cette question mit fin à tout commentaire. On crut que madame de Flamarande, effrayée, éperdue, et ne voyant pas Roger à ses côtés, n’avait songé qu’à lui. Michelin imposa silence, et le cercueil fut installé sans accident cette fois, dans le caveau. Les prêtres dirent les prières d’usage, les dames et Roger reparurent dans la tribune, madame de Flamarande voilée avec soin. Espérance ne retourna pas la tête, et, quand tout fut terminé, il sortit avec les Michelin sans lever les yeux vers sa mère. Ainsi se termina l’incident sans que le public fût initié au secret de la famille. On attribua l’effroi et le moment de délire de la comtesse à la grande affliction où la jetait la mort de son mari ; mais Gaston savait tout : il n’y avait plus à espérer de le tromper.

J’étais trop inquiet pour vouloir le perdre de vue. Je le suivis chez les Michelin, où on le força à boire un peu de vin chaud, bien qu’il ne fît que rire de son accident. Comme j’entrais, on me le présenta en me demandant si je le reconnaissais, et on me dit qu’il se souvenait de moi.

— Vous vous souvenez peut-être, lui dis-je pour l’éprouver, que vous ne m’aimiez pas et que vous ne répondiez pas à mes avances.

— Cela, dit-il, je n’en sais plus rien, et je vous en demande pardon. Ambroise m’a dit hier que vous étiez un homme très-bon ; je ne demande à présent qu’à vous aimer.

Et il me tendit la main avec une cordialité douce qui m’alla au cœur. Je me souvenais, moi, de l’avoir si tendrement chéri dans ses premières années !

Je l’examinais curieusement sans qu’il y prît garde, occupé qu’il était de rassurer Suzanne Michelin, qui, pour préparer le repas, n’avait pas assisté à la cérémonie et s’inquiétait beaucoup de l’accident arrivé à son fils adoptif. Je vis qu’elle l’aimait tendrement et qu’elle était fière de lui.

— Voyez, me dit-elle, comme un malheur peut arriver sans qu’on y songe ! Ne serait-ce pas dommage qu’un enfant si beau et si bon nous fût enlevé ? Pour moi, je le pleurerais comme si je l’avais mis au monde !

Malgré l’admiration de sa mère et de sa mère adoptive, Gaston n’était pas ce que l’on appelle beau. Il n’avait pas la taille élevée de M. de Salcède et les traits réguliers ni le teint éblouissant de Roger ; mais il était charmant, et ce charme augmentait à mesure qu’on l’observait. Sa physionomie, sobre d’expression, avait des finesses inouïes d’affection et de sensibilité. Il était si sympathique et si distingué, même en conservant son parler et ses allures rustiques, que je comprenais l’amour de Charlotte et l’orgueil de madame de Flamarande.

Il échappa bientôt à mon attention. Michelin avait un grand dîner. Tandis qu’au donjon on se contentait d’un lunch à offrir aux personnes qui avaient pris la peine de venir, tous les invités de la ferme, et ils étaient nombreux, comptaient sur le solide repas d’usage. Suzanne et ses filles préparaient tout avec activité, Ambroise mettait le couvert dans une vaste grange, et Espérance, affublé d’un tablier blanc, portait gaiement les soupières et les plats fumants avec Charlotte. Les convives arrivaient, amenés par Michelin. J’allais aussi me mettre à table, Espérance avait dressé mon siége à la place d’honneur et s’apprêtait à me servir lorsque Roger entra, répondit gracieusement aux saluts qu’on lui adressait et vint à moi. Je me levai, il me fit rasseoir, et, se penchant à mon oreille :

— Déjeune tranquillement, me dit-il, mais désigne-moi le jeune homme qui a eu un accident dans la chapelle.

Je ne pus cacher un moment d’émotion.

— Que lui voulez-vous donc ?

— Ça ne te regarde pas. Je ne veux pas que tu te déranges. Dis-moi son nom, je le chercherai.

Espérance était juste derrière moi, me servant la soupe. Il entendait.

— C’est moi, répondit-il avec assurance, au service de M. le comte.

Roger le regarda avec une curiosité qui me fit frémir et lui répondit :

— Bon ! viens avec moi, mon garçon, j’ai à te parler.

Et ils sortirent ensemble.

J’étais bouleversé, je n’avais plus faim, je pouvais me lever de table, tout le monde n’était pas encore assis. Je suivis les deux frères avec une anxiété inouie, je les vis arrêtés et causant au pied du donjon ; je m’y glissai avant eux, et, rencontrant Hélène, je lui dis que je venais l’aider à servir le lunch, mais je n’entrai pas dans la salle où madame de Montesparre recevait les invités. D’un coup d’œil jeté par la porte entr’ouverte, je vis que la comtesse n’y était pas, et je gagnai son appartement, où j’avais été admis la veille avec Ambroise. Elle était seule, très-pâle, assise près d’une fenêtre et comme perdue dans de douloureuses pensées.

— Ah ! mon bon Charles, s’écria-t-elle en me voyant, je demandais après vous. Dites-moi la vérité : cet accident…

— N’est absolument rien, madame, je vous le jure sur mon honneur ; mais il y a quelque chose de plus grave ; puis-je vous parler un instant ?

— Parlez, répondit-elle, parlez, mon ami.

— Madame, lui dis-je à demi-voix, car il me semblait entendre Roger monter l’escalier, je dirai vite. Vous avez été imprudente, votre voile est tombé, vous avez dit des paroles… Gaston vous a vue, il sait à présent le nom de sa mère.

— Eh bien, alors, répondit-elle avec animation, je puis le voir, allez le chercher !

— Roger vous l’amène, répondis-je à la hâte ; les voici, qu’allez-vous faire ?

— Je ne sais pas, je vais le voir ; c’est tout pour moi !

— Dois-je me retirer ?

— Non, restez !

Roger entrait, tirant Espérance, qui paraissait hésiter. J’avais fait signe à la comtesse de reprendre son voile. Elle n’en avait pas tenu compte ou n’y avait pas fait attention. Roger était gai, bruyant comme de coutume. Il me sembla pourtant qu’il y avait quelque chose de fébrile et de forcé dans son expansion.

— Eh bien, maman, dit-il en poussant Espérance vers elle, le voilà, ce blessé qui vous inquiétait si fort ! Il n’a rien qu’une petite mouche de taffetas noir que je lui ai mise au coin de l’œil, ça ne l’enlaidit pas ; au contraire, c’est coquet.

Madame de Flamarande était debout, tremblante, comme prête à s’élancer sur son fils aîné. Le regard respectueux mais profond qu’il jeta sur elle la fit rentrer en elle-même. Elle se laissa retomber sur son fauteuil en disant :

— Ah ! je suis bien contente de le voir ; je l’ai cru écrasé sous ce cercueil ! Quelle émotion affreuse !

— Madame la comtesse est trop bonne, répondit Espérance avec le parler auvergnat, d’autant plus qu’elle ne me connaît pas. Je suis venu malgré moi me présenter devant elle ; M. le comte l’a voulu. À présent, je m’en retourne à mon ouvrage, priant madame de m’excuser ; mon père a besoin de moi à la maison.

— Votre père ? dit la comtesse stupéfaite de tant d’empire sur soi-même.

— Le père Michelin, le fermier de madame la comtesse. Il n’a que des filles, c’est vrai ; mais il m’a élevé et il va me donner son nom avec la main de sa plus jeune, — si madame la comtesse, qui est notre maîtresse à tous, — et monsieur le comte, qui est notre maître et dont je vas devenir le fermier, veulent bien approuver la chose et m’agréer pour serviteur dans le château de Flamarande.

Ayant ainsi parlé, Espérance, sans attendre la réponse et saluant à la manière des paysans, se retira vivement et descendit l’escalier, où ses gros souliers, frappant sur la pierre, retentirent comme un galop de poulain échappé.

Roger avait repris son entrain naturel.

— Eh bien, tu vois, ma bonne mère, dit-il, que le jeune gars a bonne envie de vivre. Il va épouser la filleule de Charles, à ce qu’il m’a dit tout à l’heure. Savais-tu cela ?

— Non, répondit la comtesse, maintenant son émotion : Charles ne me l’avait pas dit.

— C’est M. le comte qui me l’apprend, répondis-je.

— Je ne l’invente pas, reprit Roger : il m’a mis au courant en traversant la cour. Diantre ! elle est jolie, ta filleule ! Je l’ai aperçue à l’église, et je m’explique le cri qu’elle a jeté… Un vrai bijou ! Le gaillard n’est pas malheureux. — Allons, maman, souris donc un peu, ton inquiétude est passée. Tu vas prendre quelque chose, tu es à jeun, tu es faible, et toutes ces solennités funèbres t’ont donné sur les nerfs. Ne t’occupe pas de ces provinciaux qui sont là, la chère baronne en prend soin, et je vais l’aider à les expédier.

— Songe à toi, répondit la comtesse. Va déjeuner, je le veux. Je suis très-bien à présent. J’ai toute ma tête et ne comprends rien à la frayeur que j’ai eue ; va, mon enfant !

— Oui, mais à la condition que Charles te fera manger ce que je vais t’envoyer. Promets-moi de manger.

— Oui, oui, certainement je te le promets.

Roger sortit, et je le suivis pour apporter quelques aliments à la comtesse. Je restai quelques minutes seulement à choisir ce qui pourrait lui plaire dans l’état d’accablement où elle était. En remontant l’escalier qui conduisait chez elle, je vis que sa porte — que j’avais fermée — était ouverte, et j’allégeai mon pas, toujours fort léger, pour saisir ce qui se passait. Espérance, aussi fin et plus léger que moi, je dois le reconnaître, avait laissé en bas ses gros souliers. Il avait remonté l’escalier, guetté à propos et saisi le moment de rentrer sans être vu chez sa mère. Il était à ses pieds, et il lui disait :

— Sois tranquille, je ne veux rien savoir, je suis heureux de t’adorer, je suis muet ! Sois prudente !

Je toussai pour l’avertir, il se sauva, je feignis de ne pas le voir. Je trouvai la comtesse sanglotant.

— Ah ! toutes ces secousses vous brisent, lui dis-je.

— Non, mon ami, répondit-elle ; à présent je suis soulagée, je l’ai embrassé, c’est de joie que je pleure. Cher enfant ! quelle âme, quel dévouement ! quelle force de volonté ! Il est vraiment sublime !

— Madame n’a pas commis l’imprudence de lui dire… ?

— Rien, rien ! Il ne m’eût laissé rien dire. J’ai compris ce qu’il suppose, il se croit fils de M. de Salcède, et il en est fier.

— Qu’il le croie, m’écriai-je. Oh ! madame, qu’il le croie, et, puisqu’il est homme d’honneur, tout est sauvé. Il ne sait pas son âge au juste, à un an ou deux près, il peut l’ignorer. Qu’il ignore donc, au nom du ciel, qu’il est né dans le mariage.

— Vous pensez toujours à préserver Roger d’un partage ? Oui, c’est votre idée fixe, mon bon Charles. Je ne vous en veux pas d’aimer Roger plus que lui…

— Je songe à quelque chose de plus important encore pour madame la comtesse. Si Gaston a vingt-trois ans, madame a aimé étant demoiselle, un homme auquel ses parents n’ont pas voulu l’unir. S’il n’en a que vingt et un, madame a manqué à la fidélité conjugale.

— Oui Charles, vous avez raison, dit-elle avec un accent de fierté dédaigneuse, si j’ai été une fille sans pudeur, ma faute en paraît moins grave aux yeux de Gaston, puisqu’il faut que je mente et sois une mère coupable dans un cas ou dans l’autre. Ah ! que M. de Flamarande m’a fait un triste sort ! Je peux parler à cœur ouvert avec vous, Charles. Je lui aurais tout pardonné, même de m’enlever mon enfant et de me causer l’atroce désespoir de le croire mort ; mais me condamner à rougir éternellement devant lui, cela, c’est plus cruel que tout ce que l’on peut imaginer, et je veux croire que toutes les conséquences de son injustice n’ont pas été prévues par lui-même.

— Je ne dis pas que M. le comte n’ait pas usé de rigueur,… mais madame l’a dit elle-même, il faut laisser en paix une cendre à peine refroidie.

— Vous avez raison ; parlons du sort de Gaston et non du mien. Est-il vrai qu’il ait de Michelin la promesse d’épouser sa fille et de prendre son nom ?

— Madame n’a point à s’en inquiéter. Michelin, qui a de l’amitié pour moi, m’en eût fait confidence. M. Gaston a parlé ainsi pour détourner les soupçons de Roger, que votre cri maternel avait sans doute vivement frappé.

— Roger aurait des soupçons ! Déjà ! Au fait, je n’avais pas demandé à voir Espérance, je ne l’avais pas nommé, je parlais seulement d’un homme que j’avais vu la figure en sang, c’est vous que je demandais pour savoir la vérité. Et Roger de son propre mouvement m’a amené son frère ! Charles, tâchez de savoir ce que pense Roger.

— Il ne pense plus rien, madame, et il serait imprudent de l’interroger.

— Surveillez-le, au moins, tâchez de le deviner.

— Que madame soit tranquille, je n’y manquerai pas.

— Mon Dieu ! dit la comtesse en essuyant ses yeux rougis par les pleurs, et en s’efforçant de manger avec une soumission déchirante, voilà encore de ce côté-là une anxiété, une agonie qui commence ! Je me croyais si sûre de la confiance et de la vénération de Roger ! Rien ne me sera donc épargné en ce monde !



VIII


Quand Roger fut revenu auprès de sa mère, je courus déjeuner à mon tour avec Espérance, qui avait fini de servir ses hôtes et qui vint à côté de moi, mangeant de grand appétit et rayonnant de joie sous sa délicate enveloppe de réserve et de discrétion. Ce jeune homme me charmait de plus en plus ; bientôt il sentit que je l’aimais et me parla avec confiance. Nous avions laissé à table ces convives de bon aloi qui trinquent sans désemparer jusqu’à ce qu’ils tombent. Espérance m’avait suivi dans la chambre de Roger, que je n’avais pas encore eu le temps de remettre en ordre, et de la façon la plus naturelle, sans montrer ni servilité ni orgueil, il m’aidait à faire son lit.

Je ne pus m’empêcher de lui dire :

— Vous faites comme moi, monsieur Espérance, vous acceptez une fonction de hasard. Je ne suis plus valet de chambre depuis longtemps ; mais, quand l’occasion se présente, je sers mon jeune comte avec plaisir. Quant à vous, monsieur le fermier, vous n’avez jamais servi et ne servirez jamais personne que dans les limites de l’hospitalité.

Gaston sourit, et, quittant pour la première fois devant moi son accent rustique :

— Toutes ces différences-là, me dit-il, sont trop subtiles pour moi. Servir ceux qu’on aime est dans l’ordre des choses naturelles, et j’ai toujours servi ici mes parents adoptifs et leurs amis. À la campagne, le serviteur et le maître vivent en égaux, et la preuve, c’est que le valet de ferme épouse souvent la fille du fermier. Cela me fait penser à réparer un oubli, monsieur Charles, je ne vous ai pas demandé votre agrément pour épouser votre filleule, et, à la campagne, où l’on prend les choses au sérieux, un parrain est un second père.

— Oh ! mon cher enfant, m’écriai-je, l’opposition ne viendra pas de moi ; mais est-ce donc une chose décidée que ce mariage ? Vous l’avez annoncé à madame la comtesse, et pourtant le père Michelin, qui me consultait toujours autrefois, ne m’en a encore rien dit.

— Il vous en parlera certainement aujourd’hui ou demain, dès qu’il aura un instant pour respirer. Aujourd’hui, il a eu fort à faire pour se débarrasser d’un prétendant auquel il n’avait pas dit non, un certain Simon, fils du meunier de Saint-Julien, un beau gars, riche pour un paysan, et qui rêvait d’épouser Charlotte. Il se trouve que je suis plus riche que lui, que Charlotte m’aime, et que le père Michelin aime sa fille et moi. Il m’avait donc fait jurer de ne parler à personne de sa promesse jusqu’à ce qu’il eût éconduit le pauvre Simon. À présent, c’est fait, et la consigne est levée, mais pour les amis seulement. Je crois qu’en tout pays il est convenable de n’annoncer un mariage que quand il est prêt à se faire. Le mien n’aura pas d’empêchement, puisque je suis sans famille ; mais il y a quelqu’un que j’aime plus que ma vie, et que je dois consulter.

— M. Alphonse ?

— Oui ; on vous a dit qu’il m’avait élevé ?

— Avec une grande tendresse.

— Je lui dois tout, car je lui dois mon âme, une âme qui eût peut-être dormi sans savoir prendre son vol. Il a toujours voulu mon bonheur, il le voudra encore. Je lui parlerai ce soir au Refuge, c’est-à-dire chez lui. Il m’a dit ce matin qu’il n’y serait pas de la journée.

Je conclus de cette parole dite avec une évidente bonne foi que M. de Salcède était au donjon, dans quelque chambre où ces dames le consultaient à tout propos, en secret, à moins qu’elles ne l’eussent déjà présenté à Roger comme un ami de la baronne. Je ne voulais pas interroger Espérance sur ce chapitre délicat ; mais, tout en causant, j’espérais l’amener avec adresse à me dire tout ce qu’il savait de sa situation. Il n’en savait pas long ou il était très-fort. Il me fut impossible d’en rien tirer de plus qu’il n’en avait dit.

Roger nous surprit, Gaston faisant son feu, moi rangeant ses nippes. Il venait de se débarrasser de son habit noir, tous les visiteurs étant partis, et il demandait son paletot pour passer la soirée à l’aise avec sa mère. Ce fut Gaston qui le lui présenta. Il ne l’avait pas aperçu en entrant, et il eut un moment de surprise.

— Ah ! ah ! monsieur mon futur fermier, dit-il en passant une manche de son vêtement et le regardant en face, c’est vous qui me servez de valet de chambre ? C’est trop d’honneur pour moi.

— C’est pour moi du plaisir, répondit Gaston en tournant les talons pour aller chercher la cravate de couleur de son frère.

Il avait repris l’accent du pays, et je dois dire qu’avec cet accent il avait l’art naturel de se transformer soudainement de la tête aux pieds, comme si en effet il avait deux natures à son service. Roger le suivait des yeux.

— Il est drôle, ce garçon-là, me dit-il à voix basse. Quel effet te fait-il ?

— L’effet d’un excellent enfant et d’un très-brave paysan.

— Pas si paysan que ça ! reprit Roger ; c’est un hybride. — Reste donc, dit-il à Gaston, qui voulait se retirer. Veux-tu fumer un cigare avec nous ?

— Merci, notre maître, je ne sais pas fumer.

— Essaye !

— J’ai essayé, ça m’enivre, et, à mon âge, on n’a pas besoin de ça…

— Pour être fou ? Au fait, tu es fou d’amour, toi, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur, répondit Espérance d’un ton doux et sérieux qui fit rire le jeune comte.

— C’est qu’elle est soignée, la promise ! Diable ! tu dois être jaloux d’elle ?

— Non, monsieur, je la connais.

— Alors on pourrait lui en conter ?

— Non, monsieur.

— Que ferais-tu pourtant à celui qui lui demanderait un petit baiser ou deux ?

— Je lui casserais les reins, répondit tranquillement Espérance.

— Ah ! oui-da ! dit Roger en riant, tu m’amuses, toi ! et tu me plais avec ton air de pigeon terrible et tes mains de… Tiens ! quelles petites mains ! Vois donc, Charles, ce ne sont pas là des mains de paysan ?

— Ils ont tous les mains et les pieds petits dans la montagne, répondis-je.

— On dit pourtant que tu es le plus fort du pays, reprit Roger s’adressant à Gaston.

— Jusqu’à ce qu’il en vienne un plus fort, vous par exemple.

— Voyons ! s’écria Roger, qui avait fait beaucoup de gymnastique et qui avait la prétention fondée d’avoir de bons muscles, mets ton coude sur cette table, là, comme moi, et que ta main fasse courber la mienne en arrière.

— Jusqu’à l’épaule ? dit Espérance en souriant.

— Si tu peux ! répondit Roger moqueur.

L’épreuve ne fut pas longue.

— Diable ! dit Roger, et sans me faire de mal ! Souple comme un gant ! c’est la vraie force. Je te rends les armes, mon garçon. Je n’embrasserai pas ta fiancée… sous ton nez du moins.

— Ni autrement, reprit Gaston avec sa douceur accoutumée.

— Tu crois que j’aurais peur ?

— Non, vous n’auriez peur de personne que de vous-même.

— Hein ? Comment dis-tu ça ? s’écria Roger stupéfait, car Espérance avait quitté son accent ; ce qui lui arrivait sans préméditation, quand il sentait le besoin d’exprimer une idée plus élevée que ne le comportait le vocabulaire du paysan.

— Je veux dire, reprit Gaston sans se troubler, qu’avec la figure que vous avez, jamais vous ne ferez une chose lâche et mauvaise.

— Tiens, tiens ! dit Roger ému. Assieds-toi donc là, toi, et dis-moi un peu où tu as appris… à parler et à comprendre.

Je me hâtai de dire à Roger que ce jeune homme avait été élevé par un naturaliste qui habitait le voisinage.

— M. le marquis de Salcède ? dit Roger. On vient de me présenter à lui au donjon.

Et, se penchant à mon oreille, il ajouta :

— L’amant de la baronne, ça saute aux yeux.

— Vous voilà habillé, lui dis-je, il faut retourner auprès de votre mère, qui doit être lasse de visites et pressée de vous voir seul après une séparation de six mois.

— Tu as raison, répondit-il, et je passerai une heure avec elle ; après quoi, je me coucherai de bonne heure, car je suis un peu éreinté encore de ma course de la nuit. — Nous nous reverrons, dit-il à Espérance en lui tendant la main.

— Avec plaisir, répondit le jeune homme d’un ton de cordialité où je vis percer une profonde émotion.

Évidemment le brave cœur adorait déjà son frère, et, décidé à ne jamais lui rien disputer, il se donnait la joie de le servir pour être plus longtemps près de lui.



IX


Je suivis Roger au donjon pour empêcher qu’il ne reprît Gaston dans la cour. Je voyais le jeune comte si préoccupé de ce jeune paysan, que je craignais quelque découverte funeste au repos de sa mère. Madame de Flamarande était seule au donjon avec la baronne et M. Ferras ; Salcède avait pris congé d’elles. Madame me pria de rester un peu ; j’acceptai, car la chose importante pour le moment, c’était de surveiller Roger, et d’être prêt à lui expliquer tout ce qui pourrait lui sembler étrange. On parlait de partir le lendemain pour Montesparre. Roger y fit opposition. Il n’avait, disait-il, nulle hâte de quitter ce curieux rocher de Flamarande où probablement il ne reviendrait jamais.

Ce n’est pas là, disait-il, qu’il aurait du plaisir à finir ses jours ; le pays était triste à se brûler la cervelle, le château effroyable comme un roman d’Anne Radcliffe, et les circonstances où l’on s’y trouvait n’étaient pas précisément gaies.

— Mais, avec tout cela, ajouta-t-il, c’est un endroit intéressant pour nous, puisque c’est le berceau et le tombeau des Flamarande, et j’aimerais bien à l’emporter dans mon souvenir. J’y suis arrivé la nuit, je n’ai pas eu un moment aujourd’hui pour en faire le tour. Restons-y encore vingt-quatre heures, chère mère, si tu n’y es pas trop mal.

— J’y suis très-bien, répondit la comtesse, qui ne résistait pas au désir de revoir Gaston.

Madame de Montesparre, plus prudente, gronda Roger.

— Enfant gâté, lui dit-elle, vous savez bien que votre mère, fût-elle couchée sur des épines, vous répondrait qu’elle est sur des roses pour peu que vous eussiez le désir de l’y laisser ; mais comment pouvez-vous croire qu’elle soit bien ici ?

— Qu’elle prenne ma chambre au grand pavillon, reprit Roger, c’est une antiquaille très-curieuse : tentures, bahuts, dressoirs, rien n’y manque, et la salle à manger est d’un grand style. J’ai dormi comme un roi dans une citadelle de huit pieds carrés, et il n’y a pas de rats, puisqu’il y a encore des rideaux.

— C’est vrai, répondis-je, mais il faut avoir votre âge pour dormir au milieu du bruit de la ferme, et je crains que cette nuit votre beau sommeil de vingt ans ne soit troublé par les chants des convives de Michelin.

— Comment ! ces drôles-là vont chanter et boire toute la nuit au milieu de notre deuil ? J’y mettrai ordre, je t’en réponds.

— Non pas, mon enfant, dit madame de Flamarande, ce serait leur faire une grave impolitesse. Boire à la mémoire des morts et à l’avenir des vivants, c’est leur politesse à eux ; tu viens de voyager, tu dois savoir que partout il faut se soumettre aux usages, quand même ils nous choquent ou nous gênent.

— Tu as raison, maman, toujours raison ; mais, puisque te voilà forcée de passer encore une nuit ici, pars demain pour Montesparre et laisse-moi rester à Flamarande un jour ou deux. Il faut bien que je connaisse mon domaine, car ceci est mon domaine, il n’y en aura jamais de plus assuré.

— Je ne veux pas partir sans toi, répondit madame. Il y a si longtemps que je ne t’ai vu ! J’aime mieux rester un jour de plus.

Et, jetant sur moi un regard qui faisait allusion à Gaston, elle ajouta :

— Vingt-quatre heures de plus, c’est bien peu !

Heureusement madame de Montesparre ne céda pas.

— Votre mère a été extrêmement souffrante, on peut même dire malade aujourd’hui, dit-elle à Roger ; je ne comprends pas que vous insistiez pour qu’elle reste dans cet endroit triste et dans ce pays froid, quand il vous est si facile d’y revenir de Montesparre dans quelques jours d’ici !

Roger céda, mais il taquina madame de Montesparre. Il la connaissait depuis longtemps ; il l’avait vue à Paris, chez sa mère, où elle avait reparu à partir du moment où le comte avait habité Londres, et Roger avait d’autant plus d’amitié pour elle que le comte de Flamarande avait parlé d’elle avec dédain. Cependant, des insinuations ironiques de son père, il lui était resté quelque chose comme l’idée que la baronne avait une affaire de cœur en Auvergne, et, ce jour-là, ayant vu le beau Salcède, il ne cessait pas de faire allusion à sa chevelure blanche et à son costume marron. Comme il avait de l’esprit et le sens de la bonne compagnie, il n’était jamais blessant, d’autant plus qu’il trouvait la baronne fort jolie et mêlait la galanterie à tous ses quolibets, si bien que la baronne ne pouvait se défendre d’en rire, et la comtesse aussi pour dissimuler peut-être le malaise qu’elle en ressentait.

— Madame la comtesse, lui dis-je tout bas dans un moment où Roger était sur le balcon avec la baronne, il faut partir, et le plus tôt possible, Roger se prend d’amitié pour Gaston !

— Chers enfants ! répondit-elle ; le bonheur de les voir s’aimer me sera donc refusé aussi !

Roger se retira à huit heures, résigné à partir le lendemain matin. La comtesse me retint pour me dire :

— Je ne peux pourtant pas quitter Flamarande sans savoir ce que M. de Salcède aura dit à Gaston pour l’engager à retarder ce mariage, auquel ni lui ni moi n’avons encore consenti. Avons-nous le droit, l’un ou l’autre, de laisser le comte, le véritable comte de Flamarande, épouser une petite villageoise sans savoir au moins ce qu’il fait et à quelle autre situation il pourrait prétendre ! Non, nous ne le pouvons pas, nous ne le devons pas ; vous-même, Charles,… aucun de ceux qui sont en possession du secret de sa naissance n’est libre devant Dieu et devant les hommes de l’abandonner ainsi aux hasards de l’existence. Pour moi, quoi qu’en dise M. de Salcède, et malgré la haute déférence que j’ai pour son avis, malgré la baronne et ma confiance en sa tendre amitié, je ne sais pas me résoudre à sacrifier Gaston et à le laisser tromper. S’il découvre la vérité, et il la découvrira, n’en doutez pas, je ne crois pas aux attentats qui réussissent, quels reproches n’aura-t-il pas lieu de m’adresser ! Ne pensera-t-il pas que je l’ai sacrifié à la crainte lâche d’être soupçonnée, quand mon âme, forte de son innocence et de son droit maternel, eût dû protester contre l’arrêt qui nous sépare ? Nous partons demain, on le veut ; mais je n’irai pas plus loin que Montesparre, et je reviendrai seule. Je compte sur vous pour me ramener ici, Charles. Je dois revenir, je le veux.

Elle montrait une énergie que je ne lui avais jamais vue. Je lui demandai si M. de Salcède n’allait pas revenir lui rendre compte de son entretien avec Espérance.

— Non, répondit-elle ; il a décidé notre prompt départ et il nous a dit adieu, promettant que dans peu de jours il viendrait à Montesparre nous rendre compte de tout.

— Eh bien, madame, que craignez-vous ? Il ira certainement, il n’a plus de raison pour se cacher, et par lui vous serez toujours informée. L’important à cette heure, c’est d’éloigner Roger de Gaston.

— Le danger n’est pas si grand que vous croyez. Roger n’a pas de soupçons réels, et, s’il en avait, Gaston saurait bien être impénétrable.

Et, comme elle marchait avec vivacité en parlant, elle s’arrêta brusquement et me dit :

— Je veux voir Salcède, je veux le voir à présent, je ne partirai pas sans l’avoir vu ! Ma conscience de femme et de mère se révolte contre les promesses qu’on m’a arrachées hier au soir. Dieu me défend de les tenir !

— Vous voulez aller au Refuge, m’écriai-je, pendant que Gaston y est ?

— Il n’est que huit heures, Gaston n’y sera qu’à dix. Nous avons le temps, venez avec moi, Charles. Je veux savoir ce que M. de Salcède compte dire à mon fils, et lui dire, moi, tout ce que je pense de ses projets.

Malgré la crainte que j’avais de laisser Roger avec Gaston au pavillon, il me fallait bien obéir à la comtesse, si je voulais être au courant de ses dernières résolutions. Madame de Montesparre s’était retirée dans son appartement. Hélène attendait dans le cabinet voisin que sa maîtresse l’appelât pour se mettre au lit.

— Couchez-vous, Hélène, lui dit la comtesse en allant vers elle. Je vais au Refuge, ne m’attendez pas, ma chère, reposez-vous ; ne soyez pas inquiète, Charles vient avec moi.

Puis elle prit une petite lanterne de poche dans une de ses caisses et me la remit en me disant de l’allumer. J’ignorais absolument quel chemin nous allions prendre. Elle ouvrit une grande armoire, fit glisser le panneau du fond et me montra un étroit escalier qui plongeait en biais dans l’épaisseur du mur. Je le descendais à reculons pour éclairer la comtesse.

— Vous tomberez, me dit-elle, ne marchez pas ainsi. Je connais ce passage. Allez tranquillement, je vous suis.

Au bout de quelques minutes, comme j’étais surpris d’entendre un bruit sourd sous nos pieds :

— Nous passons le torrent, me dit-elle, nous traversons l’arcade de rochers sous lesquels il s’engouffre. Personne autre que nous ne connaît ce passage, qui est un ouvrage ancien très-solide. C’est Ambroise qui l’a découvert et qui a rétabli tout seul, en secret, la communication avec la chambre que j’occupe, et qui était celle des anciens seigneurs.

Je m’expliquai alors pourquoi Ambroise avait tant insisté pour avoir l’entreprise des travaux et la jouissance du donjon. Je me rappelai aussi ses fantastiques disparitions à l’époque de ces travaux.

Nous arrivâmes à un endroit où la comtesse voulut prendre la lanterne et passer devant.

— Il y a ici, me dit-elle, un abîme à éviter. C’est pourquoi nous allons trouver une porte très-solide que M. de Salcède a fait établir pour préserver les curieux du danger d’une exploration et en même temps pour mettre à l’abri le secret de ce passage, connu de nous seuls, de Gaston et d’Ambroise. Il est bon que vous le connaissiez, s’il doit nous servir encore dans quelque circonstance imprévue. Regardez bien où nous sommes.

Elle éleva la lanterne, et je vis à notre gauche un trou noir assez effrayant ; un petit parapet protégeait notre sentier.

— Ambroise a trouvé là, me dit la comtesse, beaucoup d’ossements humains, comme si cet abîme avait servi d’oubliette ou comme si ces grottes avaient été le théâtre d’un combat. La tradition n’en dit rien ; mais l’espélunque a ses légendes de revenants, et les gens du pays ne s’y risqueraient pas volontiers.

J’ouvris assez facilement la petite porte de chêne cloutée, qui tournait bien sur ses gonds, et je me retrouvai dans la partie de l’espélunque que j’avais jadis parcourue.

— Ici, me dit-elle, le passage cesse d’être mystérieux, bien qu’il soit exclusivement réservé à M. de Salcède ; nous sommes sur ou plutôt sous ses terres. Marchons plus vite, Charles ; il n’y a aucun danger et aucun obstacle jusqu’à une autre grosse porte, vers laquelle nous nous dirigeons.

Je me reconnaissais parfaitement, et nous arrivâmes à la porte du caveau, situé à la base de la construction du Refuge. Elle était fermée.

— Sonnons, dit madame de Flamarande.

Elle éleva le bras et toucha un bouton dont j’avais ignoré l’existence. Aussitôt la porte s’ouvrit, et, avant que nous eussions gravi l’escalier de bois, la trappe du salon fut levée. M. de Salcède, qui croyait ouvrir à Espérance, fut très-surpris de nous voir.

— J’ai à vous parler, lui dit la comtesse ; êtes-vous seul ?

— Oui, répondit-il, mais montez à ma chambre, car Espérance couche ici, et il peut rentrer plus tôt que je ne l’attends.

Nous montâmes à ce grand cabinet de travail que je connaissais si bien et où toutes choses étaient comme je les avais vues douze ans auparavant. J’avoue qu’en regardant le bureau de chêne dont j’avais violé le secret, j’éprouvai un grand malaise. Je me sentais encore plus troublé en présence de M. de Salcède, et je pensais moins à observer sa manière d’être avec la comtesse que son attitude vis-à-vis de moi dans cette conférence intime. Il m’avait accueilli pourtant de l’air le plus naturel, et il m’invita à m’asseoir, sans paraître ni surpris ni contrarié de ma présence.

Madame de Flamarande lui exposa l’objet de sa visite. Ce fut l’affaire de peu de mots et comme la suite des entretiens précédents. Le marquis était d’un calme qui semblait irriter un peu la comtesse, mais auquel je ne me trompais pas : c’était le parti pris d’un cœur ferme, résolu à la sauver en dépit d’elle-même.

— Ne compliquons pas, lui dit-il, une situation déjà si difficile et dans laquelle il nous faut aviser et agir au jour le jour. Roger ne m’inquiète pas ; ce brillant esprit, ce caractère épris de mouvement et d’émotions, sera bien facile à distraire ; emmenez-le vite à Montesparre. Il n’y sera pas huit jours sans aspirer à revoir Paris. Je vous réponds qu’il ne songera pas à revenir ici. Ce qui presse le plus, c’est la déclaration que Gaston vous a faite de son mariage et qu’il va me faire tout à l’heure. C’est ici qu’il faut dire une fois pour toutes oui ou non. Je n’ai de droits sur lui que ceux dont vous m’investirez ; commandez-moi : dois-je dire non ?

La comtesse hésita et demanda au marquis ce qu’il répondrait à sa place.

— Vous ne me répondez pas, dit-il ; vous voulez mon avis ; donc, votre agitation ne vous a permis de rien conclure, et vous êtes entre le oui et le non, absolument irrésolue.

— C’est vrai, mon ami, je n’ai pas pesé les inconvénients d’un pareil mariage. Je ne l’admets pas sans que Gaston soit éclairé sur la position sociale qu’il peut réclamer. C’est le seul point sur lequel ma conscience soit fixée ; mais sur ce point elle est inébranlable.

— Votre scrupule est très-juste, répondit le marquis. En toute autre circonstance, il faudrait obéir à ce cri de votre cœur, à cette revendication de votre dignité ; mais ici je vous apporte un élément nouveau qui a persuadé Ambroise, le plus positif, par conséquent le plus récalcitrant de nos confidents : c’est la circonstance de mon adoption qui dédommage largement Gaston. En doutez-vous ? tenez, voici les titres de ma fortune qu’avec le temps j’ai pu réaliser et mettre à l’abri de toute revendication de ma famille ; je n’ai point de proche parent ni de parents pauvres. Ma conscience, à moi, m’autorise à disposer de ce portefeuille qui représente la propriété de trois millions. Je doute que Roger en trouve autant dans la succession de son père. Qu’en pense monsieur Charles ?

— Je pense comme vous, monsieur le marquis,

— Est-ce le nom, reprit le marquis en s’adressant à la comtesse, que vous regardez comme un avantage social considérable ? Vous serez encore satisfaite de ce côté-là. Le mien…

— Assez, assez, dit la comtesse vivement. Votre nom est illustre, votre fortune est nette, votre parole est sacrée ; mais Gaston connaîtra-t-il les grands avantages que vous lui faites avant de s’engager dans ce mariage disproportionné ?

— Oui, madame, il les connaîtra ce soir. J’ai déjà, je vous l’ai dit, commencé les démarches judiciaires, c’est-à-dire établi devant la loi la liberté de mon action pour donner et celle d’Espérance pour recevoir. Je ne lui en ai pas encore parlé, ne pouvant le faire sans votre assentiment, et ne pouvant, sans le sien, légaliser ma position vis-à-vis de lui,

— Ah ! mon Dieu, reprit la comtesse, que va-t-il croire en recevant votre nom ?

— Il croira que, n’ayant pas d’enfants et ne comptant pas me marier, j’adopte celui que j’ai élevé et que je chéris paternellement. La vérité est-elle si difficile à croire ?

— Mais sa mère, sa mère ? que pensera-t-il de sa mère ?

— Ce qu’une âme telle que la sienne regarde comme une loi sacrée. Il la chérira sans la juger, et cela n’est pas difficile non plus à une âme pure.

Je me permis alors d’émettre mon idée, celle que j’avais soumise à la comtesse. En assignant à Espérance l’âge de vingt-trois ans, on écartait de lui l’idée d’adultère.

Le mot prononcé en présence du marquis fit rougir la comtesse, et je vis Salcède réprimer un léger frisson.

— Vous avez raison, me dit-il, je lui dirai qu’il a vingt-trois ans. — À présent, ajouta-t-il en s’adressant à madame de Flamarande, êtes-vous rassurée ? Espérance va savoir dans une heure qu’il peut prétendre à une noble et riche héritière. Il choisira entre le rêve champêtre et le rêve doré.

— Mais s’il persiste à épouser Charlotte ?

— Ne préjugeons rien : nous n’avons pas le temps de nous livrer aux hypothèses. Quelle que soit la décision de notre cher enfant, j’obtiendrai facilement de son respect pour vous et de son amitié pour moi qu’il ajourne sa réponse au dilemme que je vais lui poser. Je ferai plus, je ne lui permettrai pas de me répondre avant qu’il ait pris huit jours de réflexion.

— Huit jours, c’est bien peu pour une pareille affaire !

— Huit jours, c’est beaucoup après un attachement de toute la vie.

— Monsieur de Salcède, au fond, je l’ai bien vu, et je le vois, vous êtes favorable à ce mariage.

— Oui, madame, mais je ne ferai rien, je vous le jure, je ne dirai pas un mot pour influencer Gaston.

— Vous savez qu’il a déjà parlé à Michelin ?

— Non ! Je croyais qu’il ne le ferait pas sans m’en prévenir.

M. de Salcède était ému et surpris. Je crus devoir prendre la parole pour me préserver de toute responsabilité.

— Hier soir, lui dis-je, comme je rentrais par la poterne, j’ai entendu M. Gaston dire à Charlotte qu’il venait de recevoir de Londres une somme de quarante mille francs dont j’ignore la provenance. Elle ne peut être attribuée qu’à celui qui avait promis par lettre anonyme vingt mille francs aux Michelin pour l’éducation et l’établissement de leur pensionnaire.

Madame de Flamarande sourit dédaigneusement à ce don de son mari.

— Après tout, dit-elle, ce pauvre denier lui est bien acquis ; mais qu’importe à sa résolution ?

— Je comprends, moi, dit M. de Salcède. Espérance, se voyant riche à son point de vue, et séparé de moi par le désordre qui a régné au château et à la ferme hier et aujourd’hui, s’est hâté de confier à Michelin le secret de sa fortune. De là à un engagement réciproque prématuré, il n’y avait qu’un pas, un pas très-glissant quand un amour partagé pousse à la roue ! Je ne le gronderai pas, notre enfant. Je lui dirai de réfléchir, et il réfléchira.

— Ah ! dit la comtesse vivement, vous croyez ?

— Oh ! ne vous y trompez pas, répliqua Salcède ; je crois, je suis sûr que ses réflexions le ramèneront à Charlotte.

— Et vous l’approuverez ?

— Oui, madame.

— C’est bien romanesque, monsieur de Salcède ; il est si jeune ! J’ai peur que vous ne soyez vous-même un père bien jeune pour mon fils.

Salcède se troubla un peu, mais se remit aussitôt.

— Non, dit-il, je ne suis pas jeune ! C’est parce que j’ai des cheveux blancs qui représentent des années, doublées pour moi par des épreuves exceptionnelles, que je sais le vrai et le faux de la vie. Le seul vrai, c’est l’amour et le devoir ; tout le reste n’est qu’illusion et convention. Le fils que j’adopte est assez riche pour se marier selon son cœur, et son cœur ne s’est pas trompé en choisissant Charlotte. Avant de dire oui, il vous faudra la voir et la connaître. Revenez sans femme de chambre et dites-lui de vous servir. Quelques jours vous suffiront pour la juger. C’est un idéal de candeur et de pureté. Quant à son intelligence, voulez-vous voir ses cahiers d’études ? Tenez, voici des extraits et des appréciations de ses lectures. Regardez ces fleurs dessinées et coloriées par elle. Quel sentiment exquis de la nature ! Et ces broderies d’ornement, quel goût ! C’est une coloriste ; elle a l’intuition de tout ce qui est beau et bon. Elle adore Espérance, son compagnon, son protecteur, son ami inséparable. Ils vivront toute leur vie comme ils l’ont vécue déjà, sans découvrir une tache l’un dans l’autre, sans comprendre d’autre joie que celle de s’appartenir. Ils croiront l’un en l’autre comme ils croient en Dieu, ils se respecteront…

— Marions-les ! s’écria la comtesse vaincue et les yeux pleins de larmes. Ah ! l’amour, la foi, le respect mutuel… Quand il n’y a pas cela dans le mariage, il n’y a qu’esclavage, honte et désespoir !

Elle se leva, sentant que le cri suprême de sa vie lui échappait devant moi. La pendule sonnait la demie après neuf heures.

— Nous nous en irons par la montagne, me dit-elle ; dans le souterrain, nous risquerions de rencontrer Gaston. — Adieu ! ajouta-t-elle en tendant ses deux mains à Salcède avec une franchise d’effusion souveraine ; comme toujours, vous m’avez délivrée d’une mortelle anxiété, comme toujours vous m’avez rendu l’espoir et la confiance. Soyez béni, vous ! toujours béni !

Elle paraissait exclusivement maternelle dans cet élan, et ne pas souffrir de ma présence. Salcède pâlit et rougit simultanément comme un homme dont les passions ne seraient point assouvies, et qui aurait conservé l’impressionnabilité de la première jeunesse. Il me sembla le revoir comme au temps où il avait l’âge de Gaston, frémissant d’effroi et de plaisir, quand, sur la route de Flamarande, la comtesse appuya pour la première fois son bras sur le sien.

Nous revînmes, la comtesse et moi, par un sentier très-direct, que je ne connaissais pas, et qui était d’autant plus difficile que la nuit était très-sombre. J’ai toujours redouté les ténèbres. Il semblait qu’elles n’existassent pas pour elle, car elle marchait d’un pas rapide et résolu, sans broncher, légère comme un oiseau, disant qu’elle avait eu avec Gaston des rendez-vous par tous les temps et dans des endroits impossibles, et qu’à cause de cela elle s’était exercée à marcher et à passer partout dans les falaises de Ménouville.

— Comme elle est jeune encore ! pensai-je, et comme cette maternité mystérieuse l’a conservée enthousiaste et romanesque !

En ce moment, elle était particulièrement exaltée.

— Quelle bonne nuit fraîche ! me disait-elle, et quel beau silence ! Comme je comprends l’amour de Salcède et de Gaston pour ces montagnes ! Ils ne voudront jamais les quitter définitivement, je le crains, ni se séparer l’un de l’autre ; c’est tout simple. Ils ont les mêmes goûts, les mêmes idées : la solitude ! Ce n’est pas là l’idéal de Roger ; c’est tout le contraire, et ma vie est liée à la sienne. C’est lui qui a le plus besoin de moi. Gaston est si sage et va être si heureux ! Roger, majeur dans quelques mois, aura mille tentations et vivra au milieu des périls. Je n’aurai pas sur lui l’autorité qu’un caractère admirable et une intelligence supérieure donnent à Salcède sur Gaston. Je ne pourrai guère quitter mon cher volcan pour mon beau lac paisible. N’importe, Salcède dit qu’il le rendra si heureux ! Je reviendrai les voir, nous reviendrons, Charles, le plus souvent possible ; je le verrai plus souvent qu’auparavant et plus librement. Je sais bien que chaque fois, en quittant Gaston, mon cœur se brisera, oui, je pleurerai encore,… pour n’en pas perdre l’habitude ; mais je saurai qu’il est heureux, et je tâcherai que Roger soit assez sage pour être heureux aussi. Hélas ! l’amitié de son frère lui eût fait tant de bien ! Je suis sûre qu’un frère aîné comme Gaston eût été pour lui un grand exemple, un guide qu’il eût écouté. Il faudra que Salcède m’apprenne à diriger et à contenir ce caractère impétueux, car je ne sais pas, moi ! je ne sais que l’adorer. Ce n’est pas assez, n’est-ce pas, Charles ?

Elle parlait avec tant d’animation et si peu d’embarras des perfections de Salcède, que je fus pris de je ne sais quel mouvement d’humeur et en même temps de curiosité. J’oubliai les convenances du moment et la prudence qui m’était imposée ; je lui parlai des projets de mariage entre elle et Salcède, que la baronne m’avait confiés la veille.

Elle n’en parut ni surprise ni troublée, et je vis bien qu’elle y avait déjà songé ; mais elle ne me répondit pas et me questionna sur le ton et l’attitude qu’avait eus la baronne en me faisant cette ouverture, comme si la crainte de désespérer son amie eût été la seule objection qu’elle pût faire à ce projet. Tourmenté d’inquiétude et altéré de vérité, je l’assurai que madame de Montesparre était sincère dans la pensée de son sacrifice.

— Prononcez-vous donc librement, madame la comtesse, lui dis-je, et ne craignez pas de me dire vos intentions.

Elle gardait le silence ; elle s’arrêta et parut réfléchir profondément. Une étrange impatience me gagnait. J’allais insister, elle mit la main sur mon bras et me dit à voix basse :

— Écoutez ! on parle à vingt pas de nous, et c’est la voix de Gaston !

En effet, Gaston était sur le sentier où nous allions le croiser. Il n’était pas seul, une douce voix, celle de Charlotte, répondait à la sienne. Les deux amoureux allaient ensemble au Refuge par le sentier découvert. Ils semblaient arrêtés, et, en nous arrêtant nous-mêmes, en écoutant avec attention, nous saisissions leurs paroles dans l’air sonore et pur.

— Non, disait Charlotte, je n’irai pas plus loin. Si j’entendais M. Alphonse te dire non, je n’aurais pas le courage d’être fière, je pleurerais trop, je lui paraîtrais lâche.

— Il ne dira pas non, répondit Espérance. Je ne dépends que de ma mère ; elle dira oui.

— Tu ne sais pas ! Si elle disait non ! j’aimerais mieux mourir que de te voir fâché avec ta mère…

La réponse nous échappa, car ils se rapprochèrent en parlant, et nous nous étions rangés du sentier en nous dissimulant dans les roches éparses. Charlotte passa si près de la comtesse que celle-ci ne put résister au mouvement de son cœur. Elle étendit les bras, saisit le cou de la jeune fille et l’embrassa au front. Charlotte, effrayée par cette ombre noire, se jeta dans les bras de Gaston, qui s’écria :

— N’aie pas peur, c’est ma mère !

La comtesse avait déjà disparu.

— Ah ! dit Charlotte, et je ne la vois pas ! Où est-elle ? Je veux la voir !

— Jamais ! répondit Espérance avec force. Aime-la sans la connaître ! Elle consent, viens. Ma mère,… je ne vous vois pas non plus ; soyez bénie, je vous adore !

Il entraîna sa fiancée, et madame de Flamarande, vivement émue, prit mon bras pour rentrer.

— Ah ! madame, lui dis-je, que vous êtes impétueuse et spontanée ! Je m’explique le caractère de Roger.

— Ne me grondez pas, bon Charles, répondit-elle avec une douceur pénétrante, je n’ai pas toujours ma tête. Que voulez-vous ! j’ai tant souffert dans ma vie ; on a tant abusé avec moi du premier mouvement ! Il y a des étonnements, des indignations, qui ébranlent la raison… Aussi, quand l’occasion de réparer se présente, l’occasion de donner de la joie à ceux que l’on a voulu briser,… non, non, je ne peux pas la laisser échapper !

— Vous ne craignez pas que Charlotte ne devine qui vous êtes ? Quelques jours de patience et sachant la comtesse partie, elle n’eût pas deviné la mère inconnue.

— Si Charlotte devine, elle se taira. Ne me mettez pas en méfiance de ceux que j’aime !

Je la reconduisis jusqu’à son appartement, et je retournai auprès de Roger, qui dormait profondément.



X


Le lendemain tout le monde fut prêt de bonne heure, et Michelin voulut présenter sa famille à la comtesse avant son départ. Je l’en empêchai. Je lui dis que madame était très-souffrante et très-fatiguée, qu’elle allait se reposer à Montesparre et reviendrait dans peu de jours pour faire connaissance avec lui et les siens.

Ni Salcède ni Espérance ne parurent. Ambroise aida à atteler les voitures et on gagna sans encombre le bas du terrible escalier de Flamarande. Ambroise suivait avec d’autres paysans retenant les roues. Quand ils durent nous quitter, le jour était tout à fait venu, et je reconnus que le garçon qui avait aidé Ambroise à tenir les roues de la voiture de la comtesse, et auquel je n’avais pas fait attention, n’était autre qu’Espérance. Il voulait saluer sa mère une dernière fois et dire adieu à Roger. Je crus devoir l’en empêcher, et, sans trop me rendre compte de ce que je faisais, j’étendis le bras pour le repousser en disant :

— Allons, assez ! nous partons.

Mais il posa sa petite main d’acier sur mon bras, et son regard fut terrible. Il me dit clairement, sans le secours de la parole : « Arrière, valet ! Je suis le comte de Flamarande.

En ce moment, il ressemblait à M. le comte dans ses plus durs moments de hauteur, et je fus effrayé comme à la vue d’un spectre.

Il s’approcha de la calèche où étaient la comtesse et la baronne, et, avec une promptitude d’observation miraculeuse, sans être remarqué de personne, il posa ses lèvres sur la main dégantée que sa mère appuyait au bord de la portière. Roger était sur le siége ; il ne vit Espérance qu’en sautant à terre, car nous avions à remonter au pas une côte égale à celle que nous avions descendue, et il préférait marcher. Il fit une exclamation de joie, prit le bras de son frère et passa en avant avec lui, comme pour lui parler sans être entendu des autres.

Le courage m’était revenu. Je me disais que tout allait bien et qu’il ne fallait pas échouer au port. Je doublai le pas pour les rejoindre, et, pour prétexte à donner à mon intervention, je demandai à Roger s’il avait sur lui les clefs de ses malles.

— Ma foi, non, répondit-il. Depuis quand suis-je chargé de penser à quelque chose ? Si tu les as perdues, tu en seras quitte pour faire sauter les serrures.

J’avais les clefs dans ma poche. Je feignis de les chercher et d’en être préoccupé. J’étais près d’eux. Ils ne pouvaient rien dire sans être entendus de moi.

— Ainsi, disait Roger, tu épouses ta belle Charlotte, c’est décidé ? Mais quel âge as-tu donc pour te marier ?

— Vingt-trois ans, répondit Gaston sans hésiter.

— Vingt-trois ans ? répéta Roger d’un air étonné. Tu en es sûr ?

— Mais oui.

— Tu as tiré à la conscription ?

— Sans doute.

— Et tu as vu ton acte de naissance ?

— Ça n’était pas nécessaire.

— Enfin l’as-tu vu une fois dans ta vie ?

— Je n’en ai pas encore eu besoin.

— Tu connais tes parents ?

— Ils sont morts.

— Père et mère ?

— Absolument ; mais pourquoi me faites-vous ces questions-là, monsieur le comte ?

— Ne t’en fâche pas. J’ai demandé hier soir au père Michelin qui tu étais. Il m’a répondu qu’on ne connaissait ni ton nom, ni ton pays, ni ta famille, ni ton âge ! N’en rougis pas, mon garçon, ça n’est pas ta faute, ni la mienne. Il paraît que tu es un garçon de mérite, qu’on t’estime et qu’on te chérit dans ton endroit. Puis-je quelque chose pour ton service ?

— Merci, notre maître. La ferme est bonne, et, d’ailleurs, j’ai quelque chose. Je n’ai besoin de rien.

— Nous voici au haut de la côte : viens donc avec nous jusqu’à Montesparre, tu monteras avec moi sur le siége. Je conduirai, nous causerons en route.

— Pas possible, monsieur le comte : on a besoin de moi chez nous.

— Tu dis toujours ça !

— Parce que c’est la vérité.

— La vérité, c’est que tu ne peux pas vivre un jour sans Charlotte.

— Ça, c’est encore vrai.

— Allons, adieu !

— Pour longtemps sans doute, dit Gaston d’un air triste.

— Non, répondit Roger. Je reviendrai avant trois jours. M. de Salcède m’a dit que sa maison était à mon service. Je ne serai pas fâché de courir le pays avec lui.

— Et de chasser ? Vous aimez la chasse ?

— Oui. mais je n’aime pas à porter mon fusil. Nous trouverons bien un gamin…

— Je vous le porterai, moi, dit joyeusement Gaston.

— Allons donc ! Et moi avec peut-être ?

— Et vous avec, si vous êtes las.

— Dis-moi donc, reprit Roger, qui lui tenait la main et le regardait en face, est-ce exprès que tu prononces charabia ce matin, quand j’ai vu que tu parlais français mieux que moi ?

— Non, ça n’est pas exprès. J’ai l’habitude des deux manières, et je parle comme ça me vient.

La voiture de la comtesse arrivait, madame vit les deux frères se serrer la main en se séparant ; puis Gaston repassa près d’elle en soulevant son chapeau, et ils échangèrent un regard d’amour dont je compris bien l’éloquence.

Je voulus monter auprès de Roger pour guetter quelque moment d’expansion.

— Non, me dit-il, cette voiture est assez chargée, va dans l’autre.

Il ne me parla plus jusqu’à Montesparre. Évidemment il était aux prises avec le problème. Il avait des soupçons étranges. Quelle circonstance avait donc pu les faire naître ? Était-ce seulement le cri échappé à sa mère dans la chapelle ?

En route et à l’arrivée, il fut gai devant elle comme de coutume ; mais je le trouvais rêveur, et j’aurais voulu le servir comme à Flamarande pour être à même de surprendre ses pensées ; malheureusement, son domestique l’attendait là, et le décorum ne me permettait pas, à moi admis à la table des maîtres, de reprendre mes anciennes fonctions de valet de chambre auprès de mon cher enfant.



XI


Je trouvai Montesparre bien changé. Cette riante maison, pleine autrefois des sons de la musique de danse et des fanfares de la chasse, était muette et comme abandonnée. La comtesse et la baronne étaient encore jeunes et toujours belles pourtant ; mais la comtesse y retrouvait le souvenir d’un événement qui avait torturé sa vie, et où la baronne avait vu se flétrir sa plus douce illusion. Pour comble de douleur, elle y avait perdu son fils unique, sa plus chère consolation, et, au fond du jardin, dans un coin jadis aimé d’elle, les roses fleurissaient sous les cyprès autour d’un tombeau de marbre blanc qui ne portait que ces mots : Ange de Montesparre, quinze ans.

Elle y allait tous les matins pleurer seule et en se cachant bien. Le reste du jour, elle était animée, affable, occupée des autres, hospitalière avec une grâce infinie ; mais elle recevait peu de visites et ne donnait plus aucune fête. Cette femme, si malheureuse et si bonne, m’intéressait vivement, et j’eusse voulu la voir unie au seul homme qu’elle avait aimé. Madame de Flamarande osait à peine lui parler de ses propres chagrins, car elle lui répondait alors :

— Votre Gaston est vivant, c’est moi qui ai perdu l’espérance de ma vie ! Vous avez toujours été adorée de Salcède sans rien faire pour cela, et moi, je n’ai eu pour récompense du sacrifice de ma vie entière que sa très-paisible amitié.

Alors madame de Flamarande voulait lui persuader qu’elle avait la meilleure part, la plus durable, et qu’elle finirait par être madame de Salcède. Elles continuaient un combat très-féminin de générosité, comme celui qu’en sens contraire elles s’étaient livré autrefois, alors que Rolande travaillait pour Berthe auprès du beau Salcède. Maintenant Berthe travaillait pour Salcède auprès de son amie et avec bien plus de chances pour l’emporter. Comme elles ne se gênaient pas beaucoup pour parler devant moi de ces choses délicates, il devenait évident à mes yeux que l’amour de Gaston et celui de son père adoptif étaient inséparables dans le cœur de madame de Flamarande.

Mais ma grande préoccupation était ailleurs, car je préférais Roger à tous les autres, et sa rêverie m’avait fort inquiété. Je vis avec plaisir qu’au bout de trois jours il n’y songeait plus ; la prédiction de Salcède se réalisait. Il ne s’amusait pas beaucoup à Montesparre ; il ne songeait qu’à revoir Paris. Sa mère lui fit comprendre qu’au lendemain de la mort de son père il ne devait pas reparaître dans le monde avec le visage fleuri et le cœur léger qu’il ne pouvait se défendre d’avoir. Elle l’engageait à laisser passer quelques semaines sur l’événement et à se distraire du mieux qu’il pourrait en Auvergne. Il parut se rendre à son avis et accepta l’invitation que lui firent les jeunes Léville d’aller chasser avec eux sur leurs terres.

Ces Léville, anciens amis des Montesparre, avaient leur château au pied de la montagne. C’est eux que nous avions rencontrés auprès de la Violette le jour funeste où, notre voiture de voyage s’étant brisée à l’entrée des gorges de la Jordanne, ils nous avaient ramenés dans leur calèche à Montesparre. Sans cette rencontre, nous allions coucher à Flamarande, et le terrible événement de la nuit du 15 août 1840 n’eût point eu lieu.

Comme Roger parlait de rester au moins trois jours absent et qu’il ne montrait plus avoir aucun souvenir de Flamarande, madame crut qu’elle pouvait profiter de son absence pour y faire une excursion. Madame de Montesparre l’y engageait et lui offrait son cheval de selle qui l’y porterait en deux heures par la traverse. Elle aussi avait fait bien des voyages mystérieux pour voir Salcède et son pupille dans les déserts du Cantal. La comtesse accepta et me pria naturellement de l’accompagner. On me donna le cheval du domestique de confiance qui accompagnait ordinairement la baronne. Nous voici donc, madame et moi, montés sur deux bons petits genets de montagne, vifs mais doux, et d’une solidité à toute épreuve, parcourant avec vitesse et confiance un pays terrible sur des sentiers de chèvre.

Partis à six heures du matin, nous étions au donjon à huit. Madame, sûre de la discrétion de Gaston, arrivait sans mystère et comme si elle venait se mettre au courant de ses affaires, car elle était, pour quelques mois encore, la tutrice de Roger et la véritable dame de Flamarande.

Elle arriva donc par la grande porte du manoir. Ambroise vint prendre nos chevaux. Espérance, qui travaillait dans sa chambre du donjon, vint à notre rencontre sans montrer d’autre empressement que celui d’un subalterne respectueux. Madame monta à l’appartement qu’elle occupait quatre jours auparavant, juste au-dessus de celui dont son fils avait repris possession. Les Michelin se hâtèrent de préparer un déjeuner que Charlotte et son fiancé servirent eux-mêmes à la dame. Tout se passa dans l’ordre voulu. Les Michelin furent admis à présenter leurs respects et leurs réclamations qui étaient insignifiantes et auxquelles madame fit droit gracieusement, mais sans paraître les favoriser. À midi, elle dit qu’elle était un peu lasse et voulait faire une sieste, mais elle exigeait qu’Espérance gardât son appartement et ses habitudes. Son voisinage ne la gênait nullement.

Elle s’enferma ; Gaston sortit. Je m’en allai faire les comptes de la ferme avec Michelin, bien certain que madame ne dormait pas et que, grâce au court trajet de l’espélunque, elle était au Refuge avec Gaston et Salcède, ou que ceux-ci étaient avec elle au donjon.

À cinq heures, madame me fit dire qu’elle désirait que je fusse dîner avec elle ; elle n’avait pas dormi, elle avait vu Salcède, elle avait longuement causé avec Gaston. Gaston se savait riche à millions et paraissait n’y rien comprendre. Salcède lui avait donné sa parole d’honneur qu’il n’était ni son père ni son parent. Il ne doutait pas de la parole de Salcède ; il l’en chérissait d’autant plus. Il était d’autant plus résolu à épouser Charlotte et à ne rien changer jusqu’à nouvel ordre à sa manière de vivre. Il voulait que l’adoption ne fût ni publiée, ni effectuée, ni annoncée avant son mariage ; mais ce mariage paraissait devoir être retardé par le fait de Charlotte. En apprenant de M. de Salcède la grande situation qui allait être faite à son fiancé, elle se faisait scrupule de l’épouser avant des réflexions et des épreuves. Elle s’en était expliquée avec Gaston devant madame de Flamarande.

— Quand j’ai accepté avec joie d’être sa femme, avait-elle dit, je croyais épouser mon pareil. Il était un peu plus riche que moi, mais il n’avait pas de famille, et mon père, qui est fier, pensait lui faire honneur en lui donnant son nom. Moi, j’étais fière d’une chose, c’était de ne pas regarder à tout cela, et de l’aimer pour ce qu’il est et non pour ce qu’il doit paraître aux autres ; mais à présent j’ai peur d’être trop peu pour lui, et qu’il ne soit blâmé pour épouser une paysanne, lui qui peut être un seigneur. Qui sait s’il ne s’en repentirait pas un jour ? Je veux qu’il attende au moins un an, qu’il sorte un peu du pays, qu’il connaisse le plaisir d’être riche, et, s’il revient avec le même attachement pour moi, je jure d’être sa femme. Jusque-là, je prends tout sur moi. Je cache la vérité à mon père, qui pourrait bien ne pas comprendre mon idée et m’en blâmer. Je lui dis que je me trouve trop jeune, et que j’exige un an de fiançailles, ou bien que M. Alphonse trouve Espérance trop jeune et veut le conduire à Paris pour achever de l’instruire. Un homme de campagne qui a vu Paris passe pour plus savant qu’un autre et pour mieux conduire ses affaires. Mon père se rendra à cette raison, et Espérance doit s’y rendre, car elle est bonne, et M. Alphonse l’admet aussi.

En me rapportant les paroles de ma filleule, la comtesse me dit qu’elle avait vu le marquis, et qu’à eux deux ils avaient admiré et approuvé le grand sens et la haute délicatesse de Charlotte. Espérance, après une lutte assez vive, s’était rendu. On avait donc décidé que Salcède et son pupille passeraient l’hiver à Paris.

— À présent, ajouta la comtesse, je suis heureuse parce que je pourrai voir souvent mon fils ; mais j’avoue que, s’il changeait de cœur, je ne l’estimerais plus autant ; mais il ne changera pas, c’est impossible.

— Dans tout cela, lui dis-je, comment Charlotte prend-elle votre situation vis-à-vis d’elle ?

— Voilà ce qu’il m’est impossible de savoir, répondit la comtesse, car je ne dois pas le lui demander. Vous vous souvenez que, quand je l’ai embrassée sur le sentier et qu’elle cherchait à me voir dans les ténèbres, mon fils lui a dit en la retenant : « Jamais » Elle lui est soumise comme à Dieu. Elle ne cherchera jamais à deviner.

— Mais elle devine !

— Je le crois aussi ; pourtant elle se tait, et ne semble voir en moi que la très-bienveillante dame de Flamarande qu’elle sert respectueusement. Je l’en aime d’autant plus. C’est un ange, cette petite !

— Madame est faible dans sa tendresse et dans sa bonté, elle lui dira tout.

— Non, Gaston ne veut pas, et c’est Gaston qui nous gouverne tous, même Salcède, qui ne voit que par ses yeux.

Le dîner nous fut apprêté et servi par les deux amoureux. Je dois dire qu’ils étaient adorables de soins et admirables de convenance et de retenue. J’en fus touché profondément, et j’avouai à madame en la quittant qu’elle était une heureuse mère.

Madame n’ayant fait aucune sieste, avait réellement grand besoin de repos, et nous la quittâmes à huit heures. Il fut décidé que Charlotte coucherait auprès d’elle, et, par un sentiment de chaste délicatesse, Espérance quitta son appartement du donjon pour venir coucher à la ferme. Il me suivit à ma chambre pour m’aider à m’installer, et me témoigna la même obligeance, la même cordialité qu’avant le regard terrifiant qu’il m’avait lancé auprès de la calèche de sa mère.

Comme il me voyait au courant de bien des choses, sinon de tout, je pensais qu’il me parlerait à cœur ouvert ; mais il n’en fut rien. Il resta dans son rôle avec son accent montagnard, appelant sa mère notre dame quand il parlait d’elle, et Roger monsieur le comte. Je n’osais pas le questionner. J’avoue que je sentais dans cet enfant-là une supériorité de caractère à tout déjouer, et que personne ne m’a intimidé autant que lui. Nous allions nous séparer sur les neuf heures, après avoir causé agriculture et fermage, matières où il me sembla plus compétent et plus sensé que Michelin lui-même, lorsqu’un coup frappé brusquement au contrevent me fit tressaillir : c’était la main de Roger, je la connaissais si bien !

Espérance ouvrit, et Roger, qui avait escaladé le rocher au-dessous du pavillon, entra par la fenêtre, sauta légèrement au milieu de la chambre, et, voyant ma surprise, il éclata de rire. Il n’était pas étonné, lui, de me voir là, puisqu’il savait que j’y devais revenir bientôt, et je ne devais pas tomber des nues, parce que, ayant trouvé la porte du manoir fermée, il était forcé de passer par la fenêtre.

— Mais vous ne saviez pas, lui dis-je, que madame votre mère est ici ?

— Non. Ah ! elle est de retour ? eh bien, je vais l’embrasser.

— Elle est fatiguée, elle dort, elle est venue à cheval.

— Bon ! laissons-la dormir. Moi, je suis venu à pied.

— Vous étiez à Léville, lui dit Espérance ; madame nous l’a dit. Diantre, c’est une jolie promenade, ça !

— Ce n’est pas plus loin que Montesparre. Ça m’a semblé court ; un pays magnifique… pour décor de mélodrame.

— Et vous avez quitté les Léville ? lui dis-je.

— Ma foi, oui, le plus tôt possible, c’est tout un drame. Je vais vous conter ça. Figurez-vous qu’en acceptant avant-hier l’invitation des jeunes gens, j’ignorais qu’ils fussent ornés d’une mère et de trois sœurs impossibles. J’arrive chez eux hier dans l’après-midi, le père me fait faire une promenade de propriétaire,… oh ! mais soignée ! On ne me fait pas grâce d’un radis. Et puis on dîne à cinq heures ; de vrais provinciaux. Je n’avais pas faim, mais je me console à l’idée que j’aurai à contempler de frais visages et à prendre part à un gentil caquetage de jeunes filles. La mère paraît : un phoque ! Ça ne fait rien, c’est de son âge ; la fille aînée paraît : une langouste ! Passe encore, la cadette sera mieux. Elle paraît : une pieuvre ! La peur me prend ; je me demande pourquoi j’ai quitté le délicieux automne de la petite baronne pour venir contempler ces effroyables petits printemps. J’ai envie de me sauver, mais on sert la soupe, pas moyen. Je mange en tenant mes yeux sur mon assiette. C’était vendredi, on fait maigre. Le poisson n’est pas frais, le beurre est rance. Je n’ai pas faim, ça m’est égal ; mais, comme je ne peux pas lever les yeux sans qu’ils rencontrent un monstre, je tombe dans un état de stupeur, et je sens que je me pétrifie. Trois Gorgones à la fois pour un simple mortel, c’est trop de deux. Au sortir de table, je suis les jeunes gens, comptant fumer au jardin. Point ! on ne fume pas même dans le parc. Il faut sortir de la propriété et faire une lieue dans les terres labourées, tant ces dames ont horreur du cigare. Quand nous rentrons au salon, elles ne nous dissimulent pas que nous infectons. Le phoque, la langouste et la poulpe font des haut-le-corps épouvantables. Je m’effraye à en devenir bleu. Le maître de la maison me propose une partie d’échecs. C’était bien la peine de quitter Ferras, qui joue bien, pour jouer avec M. Léville, qui joue plus mal que moi. Madame et ses filles s’intéressent à la partie et viennent se grouper autour de la table au moment où j’allais gagner. Me voilà de nouveau pétrifié. Je suis échec et mat. Le papa triomphe. Les dames prétendent qu’il est très-fort et que personne ne peut le gagner. Les fils ronflent sur le sofa. Le curé arrive. Il est encore plus laid que ses paroissiennes, et il bredouille de telle façon que je n’entends pas un mot de ce qu’il me dit et lui réponds tout de travers. Je m’aperçois que l’on me prend pour un petit âne, et je sors ; puis, au moment de souhaiter le bonsoir et comme on voulait s’entendre avec moi sur l’heure de la chasse d’aujourd’hui, je déclare que j’ai reçu de ma mère un billet qui m’appelle à Flamarande. Je promets de chasser avec ces messieurs le matin, mais j’annonce que je ne rentrerai pas à Léville le soir. Ce matin, je me mets en chasse. Ces gens chassent mal ou c’est moi qui ne sais pas la chasse de montagne. On ne tue rien, je ne tue rien. Le soleil baisse, je me vois sur le bord de la Jordanne. Je confie mon fusil et mon chien à l’un des rabatteurs, je lui dis que le temps presse et que je le prie de présenter mes compliments à ses maîtres. Et là-dessus je file le long du torrent, comme si j’étais poursuivi par les trois monstres ci-dessus dépeints. Je ne savais pas le chemin qui abrége : j’ai suivi, comme j’ai pu, les détours de la Jordanne, ça m’a amusé de grimper et de dégringoler dans des casse-cous. Enfin me voilà et je suis sauvé. Ma mère est tout de bon ici, je ne serai pas accusé de mensonge. Il n’y a pas de monstre à Flamarande ; au contraire, Charlotte est jolie pour trois. J’ai encore des souliers aux pieds malgré les roches pointues qui m’ont menacé d’arriver déchaux comme un carme. Je suis content de ma petite promenade, mais j’ai une faim de crocodile, et, si Michelin a quelque chose à me donner, je déclarerai qu’il est un chérubin.

— Tout de suite ! s’écria Espérance en s’élançant hors de la chambre d’un air joyeux.

Resté seul avec Roger, que je m’occupais d’installer dans sa chambre, je pensais devoir mettre le temps à profit pour pénétrer ses desseins. Je feignis de ne pas croire aux monstres de Léville, et je prétendis que le jeune comte n’était attiré à Flamarande que par les beaux yeux de Charlotte. Il ne le nia pas, je vis qu’il mentait pour me donner le change ; je le régalai du plus ennuyeux des sermons pour le pousser à bout, j’y réussis. Celui-là ne savait ni feindre ni se contenir.

— Va au diable avec ta morale, dont je n’ai nul besoin, me dit-il. Tu sais fort bien que je ne dois pas, que je ne peux pas penser à Charlotte ; ce serait à moi de te chapitrer, et, puisque tu le prends comme ça, je te somme de me dire si Espérance est ton fils.

— Qu’est-ce que cela vous fait ?

— Je te somme au nom de l’honneur ! Ne plaisantons pas, vieux sphinx, réponds !

— Et si je ne peux pas répondre ?

— Tu le peux. J’accepte Espérance soit pour mon camarade et mon ami, s’il est ton fils, soit pour mon frère, s’il est le fils de mon père !

— Où diable prenez-vous de telles fantaisies ?

— Voyons ! tu perds ton temps à nier, et tu ne me persuades pas. Épargne-toi cette comédie usée ; c’est toi qui as apporté ici un enfant de quatre ou cinq ans que tu as déposé dans la crèche d’une étable.

— Moi ?

— Oui, toi, Charles Louvier, ex-valet de chambre de mon père et agissant par son ordre.

— Qui a pu vous faire ce roman ?

— Tu ne veux rien avouer ? Soit ! Je me passerai de ta confession. Je confesserai Espérance moi-même. Tu vas voir, écoute et regarde !



XII


Espérance rentrait, apportant sur une grande corbeille plate le souper de Roger. J’avoue que, malgré la gravité de la situation, je ne pus me défendre de rire. Comme il était très-soigneux de la propreté de ses vêtements, il ne touchait point aux plats sans mettre un tablier, et, en le lui attachant, Suzanne avait trouvé joli de lui faire, avec les larges rubans de fil, une belle rosette sur l’estomac. Roger en rit franchement et lui demanda si c’était Charlotte qui l’avait ainsi décoré.

— Non, répondit-il, Charlotte est au donjon pour servir madame la comtesse. C’est ma mère Suzanne qui ne me trouvait pas assez beau pour servir M. le comte. Elle voulait me faire mettre des gants.

— Des gants ? dit Roger.

— Oui, elle a vu, au premier voyage que votre père et votre mère ont fait ici dans les temps, leurs domestiques les servir avec des gants de coton blanc. Ils en ont même laissé une paire qu’elle a conservée et que voilà dans ma poche. Faut-il les mettre ?

— Certainement, lui répondis-je, c’est indispensable ; mais, quand on met les gants, on ôte le tablier.

— Vrai ? c’est drôle ! Allons, à bas ! dit-il en ôtant le tablier et en chaussant les gants, qui étaient le double trop grands pour ses petites mains. — Je ne suis pas fort, vous voyez, mais j’apprendrai.

— Tu apprendras quoi ? dit Roger en commençant à dévorer le souper : le métier de valet de chambre ?

— Certainement, pour vous bien servir.

— Tu veux être mon valet de chambre ?

— Oui, quand vous viendrez chez nous.

— Et si je voulais t’emmener avec moi ?

— Où cela ?

— À Paris, en voyage, partout.

— Oh ! cela, pas possible !

— À cause de Charlotte ?

— D’abord, et ensuite à cause de tout le reste.

— Quoi, tout le reste ?

— M. Alphonse, qui ne quittera pas le pays, que je sache, et puis mes père et mère et sœurs de la ferme, et puis la ferme elle-même, que je vas gouverner à présent. Le père Michelin a acheté du bien et a trop d’ouvrage. Et puis Ambroise, que vous ne connaissez pas et qui est mon ami, et puis enfin le pays, que vous trouvez triste et qui l’est peut-être, mais qui est pour moi le plus beau du monde.

— Alors, tu te trouves heureux ici ?

— Très-heureux.

— C’est singulier. Voilà que j’entends pour la première fois un homme quelconque dire qu’il est heureux. Tu ne te plains de rien dans la vie ?

— De rien et de personne.

— Pourtant… les parents qui t’ont mis au monde…

— Ils m’ont rendu service. La vie est un bien quand elle est bonne.

— Et quand elle ne l’est pas ?

— On peut toujours la rendre meilleure.

— Comment ?

— Avec du courage et de la raison.

— Tu es un grand philosophe, je ne le suis pas tant que toi. Je ne me suis pas toujours trouvé heureux.

— Vous ? s’écria Espérance avec une vive expression de surprise et de reproche qui en disait plus long qu’il n’eût voulu.

— Oui, moi ! répondit Roger en le regardant fixement. Malgré une grande position et les soins d’une mère adorable, j’ai eu des moments fort tristes. Est-ce que tu n’as jamais entendu parler du comte de Flamarande ?

— Très-peu ; on l’a vu ici une fois, on ne le connaissait point.

— Eh bien, c’était un homme de mérite assurément, mais très-bizarre et qui n’aimait pas les enfants.

— Oh que si ! il vous aimait.

Je coupai la parole à Roger pour affirmer qu’il était injuste envers son père.

— Tais-toi, me dit Roger, tu n’as pas voix au chapitre. Moi, je sais bien des choses que ce garçon sait peut-être. — Espérance, as-tu jamais ouï parler du jeune Gaston de Flamarande ?

— Gaston le berger ? dit Espérance, qui soutenait avec candeur le regard attentif de son frère.

— Non, pas celui de la légende ; l’autre Gaston, celui qui était mon frère.

— Un pauvre enfant presque naissant noyé dans la Loire ? Oui, on a parlé ici de ce grand malheur. Il s’appelait Gaston ?

— Tu ne le savais pas ?

— Non, je ne savais pas, répondit Espérance, qui évidemment apprenait en ce moment son véritable nom ; eh bien ?

— Eh bien, reprit Roger, l’histoire de ce Gaston-là, que ma mère a pleuré et cherché partout pendant des années et que mon père n’a jamais ni cherché ni pleuré,… prouve que le comte de Flamarande n’aimait pas beaucoup ses enfants.

Et, se tournant vers moi, Roger ajouta :

— Ce sont là des choses que je me rappelle très-bien.

— Vous les avez rêvées, répondis-je, vous étiez trop jeune…

— À Sévines, oui, reprit-il avec fermeté, mais plus tard… J’ai grandi en voyant pleurer ma mère et en entendant parler mes bonnes. On croit que les enfants n’entendent pas ou ne comprennent pas. La légende était trop mystérieuse pour ne pas me tourmenter l’esprit. Et puis il y avait un cheval merveilleux, un cheval Zamore qui avait enlevé… enfin un cheval des contes de fée. Tu fais une drôle de tête, vieux Charles ! on dirait que tu te souviens aussi.

J’étais démoralisé. Espérance voulut sortir.

— Reste donc, lui dit Roger.

— Non, non, répondit Gaston ; vous avez soupé, je vais vous chercher le café.

— Reviens tout de suite.

— À l’instant.

Il sortit, faisant certainement un effort pour cacher son émotion et réprimer sa propre curiosité.

— Vous faites la plus grave des folies, dis-je à Roger. Vous mettez dans l’esprit de ce garçon des chimères qui vous feront de lui un adversaire, un ennemi, le jour où vous aurez reconnu vous-même le néant de vos suppositions.

— Mes suppositions ! répondit-il avec feu. Veux-tu me jurer sur l’honneur, à l’instant même, sans hésiter, qu’Espérance n’est pas Gaston de Flamarande ?

— Et vous, répondis-je avec la même énergie, pouvez-vous jurer sur l’honneur que vous céderiez sans regret, à l’instant même, votre titre de comte et vos immenses droits de fils unique à Gaston ressuscité ? Supposez tout ce qu’il vous plaira. Trompez-vous ou soyez dans le vrai, peu importe. Vous voilà en présence d’un fait romanesque qui peut vous coûter la moitié de votre fortune et la moitié du cœur de votre mère.

— Je le sais parbleu bien ! répondit-il en frappant du poing sur la table. Le partage de la tendresse maternelle ! c’est déjà fait. Va ! tu n’as donc pas vu et entendu ce qui s’est passé dans la chapelle ? Je la tenais dans mes bras et elle ne voyait que lui ; elle criait : « Mon fils, mon enfant ! » Donc, elle sait que nous sommes deux, et il faut bien que je me résigne à n’être plus le seul !

Tandis qu’il parlait ainsi, ses yeux s’étaient remplis de larmes. Je vis que j’avais touché l’endroit sensible. Je n’espérais pas le convaincre en quelques minutes, puisque Espérance allait revenir ; mais je pouvais modérer l’élan du premier mouvement.

— Eh bien, songez à cela, lui dis-je, songez à l’effroyable douleur que vous causeriez à madame votre mère, si, comme il est probable, vous étiez la proie d’une illusion que vous lui feriez partager. Le réveil serait affreux pour elle et ridicule pour vous ; c’est pour le coup qu’on aurait le droit de vous accuser de précipitation et de vous dire que l’étourderie est une forme de l’égoïsme.

— Tu as raison, me dit-il, bien que tu me répètes les axiomes de mon gouverneur. Je le sais, voyons. Je vais toujours trop vite en besogne ; c’est mon habitude d’obéir au premier mouvement. Tu crois donc que ma mère n’est pas sûre, qu’elle présume… ?

— Si elle était sûre de quelque chose, pourquoi donc ne vous eût-elle pas dit devant tout le monde : « Embrasse ton frère ? »

— Ah ! voilà, dit Roger avec un véritable déchirement de cœur, en cachant sa tête dans ses mains : pourquoi ne me l’a-t-elle pas dit ? Voilà ce que je me demande.

Et, se levant, il me regarda en s’écriant :

— Tu as un méchant sourire, Charles ! Je te défends de me répondre. Va-t’en, laisse-moi seul.

Je me gardai bien d’obéir. Espérance rentrait, portant le café. Roger était retombé sur son siége, les coudes sur la table, cachant sa figure en refoulant le sanglot qui était monté à sa poitrine.

— M. le comte est souffrant ? me dit Espérance à voix basse.

— Oui, répondis-je, un peu de névralgie dans la tête ; il est sujet à cela.

— En ce cas, le café est ce qu’il lui faut, reprit-il.

Et, s’adressant à Roger :

— Prenez-le tout chaud, mon maître ; ça vous soulagera. Il est bon, je l’ai fait moi-même, et je m’y entends ; c’est moi qui fais celui de M. Alphonse, et je le soigne, parce que je sais qu’il n’a pas d’autre gourmandise.

Roger fit un geste d’impatience. Gaston vit qu’il pleurait, et je voulus en vain intervenir. Il me repoussa, et, entourant Roger de ses bras :

— Il a du chagrin ! dit-il, ou il a beaucoup de mal ! — Monsieur le comte, mon cher maître, dites-moi ce que vous avez !

— Qu’est-ce que cela te fait ? dit Roger d’un ton brusque.

— Ça me fait beaucoup de peine.

— Pourquoi ça ?

— Parce que je vous aime.

— Qu’est-ce qui te prend de m’aimer ? Pourquoi m’aimes-tu ?

— Parce que vous êtes bon et que vous êtes mon maître.

— Ton maître, imbécile ! Est-ce qu’il y a encore des maîtres ?

— Oui, il y a ceux dont on veut être le serviteur.

— Parce que ?…

— Parce qu’on les aime ! Il n’y a pas d’autre raison.

En ce moment, Roger était assis du côté opposé à celui où il s’était mis d’abord pour souper. Comme il avait chaud en arrivant et que la salle à manger était très-froide, nous lui avions allumé un feu de fagots auquel il tournait le dos ; la table était dressée très-près de la cheminée. Il s’était déplacé, trouvant le feu trop vif, et il était en face du foyer et d’une vieille glace à cadre historié noirci par le temps, penchée très en avant sur le trumeau de la cheminée. Les yeux de Roger s’étaient portés sur cette glace, et il y voyait se refléter son visage et celui de son frère debout derrière lui. Il resta quelques instants plongé dans cette contemplation, et tout à coup, se penchant vers moi :

— Regarde ! me dit-il tout bas. Ton sourire était infâme ! Regarde ! te dis-je ; c’est la vivante image de mon père qui est là devant moi !

Il me montrait la glace, et j’eus comme un vertige. Éclairé comme il l’était en ce moment par les bougies placées sur la table, Espérance avait une ressemblance incroyable avec le comte Adalbert de Flamarande.

— C’est une tromperie d’éclairage, répondis-je à Roger. Retournez-vous, cette ressemblance n’existe pas.

— N’importe, dit-il. Laisse-moi avec lui. Je veux l’éprouver, je veux savoir s’il sait quelque chose. Ta présence le glace. Il sera plus sincère avec moi.

Je passai dans la chambre à coucher comme si j’allais faire le lit. Je fermai la porte derrière moi ; mais cette vieille porte était si déjetée, que je pouvais facilement voir et entendre.

— Allons ! dit Espérance aussitôt que je fus sorti, prenez donc ce café, mon maître. Vous voilà tout changé, vous qui étiez si gai tout à l’heure ! Qu’est-ce qu’il vous faut ? qu’est-ce qu’on peut faire pour vous contenter ?

— Il faut m’obéir, lui répondit Roger d’un ton rude.

— Commandez-moi.

— Va me chercher d’autre café. Celui-là est détestable ;… non, il est bon, reviens. Remets du bois dans le feu ;… non, il y en a trop, ôtes-en. Assez.

Roger faisait là une épreuve comme un enfant qu’il était, pour voir si son frère, informé de son droit d’aînesse, se révolterait contre lui. Gaston, plus fin, montrait une soumission passive.

— Et à présent ? dit-il quand il eut obéi au caprice de ces ordres contradictoires.

— À présent, dit Roger attendri intérieurement, ton service est fini.

— Il faut m’en aller ?

— Non, il faut t’asseoir là.

— À votre table ?

— Oui, à ma droite… Non, à ma place ! Donne-moi ça, ajouta-t-il en se levant et en prenant la serviette que son frère avait sous le bras. — Monsieur le comte veut-il prendre son café ?

Espérance, stupéfait, restait debout, ne sachant s’il devait se prêter à un jeu si étrange.

— Réponds-moi, lui dit Roger en lui prenant les épaules pour le faire asseoir. Monsieur prend-il son café ?

— Il faut donc que je fasse votre personnage ?

— Oui, réponds-moi comme je te répondrais ; il faut surtout me tutoyer.

— Eh bien, donne-moi du café.

— Voilà, monsieur, voilà ! dit Roger imitant l’intonation d’un garçon de café.

— Ce n’est pas cela du tout, reprit Espérance en riant. J’aurais dit : « En v’là, mon maître. »

— C’est juste. En v’là, mon maître ! Mais toi, prends donc la tasse que je te présente.

— Eh bien, et vous ?

— Il faut dire toi.

— Eh bien, et toi ?

— M. le comte ne m’a pas invité à m’asseoir auprès de lui, dit Roger.

— Je t’invite, répondit Gaston. Allons, est-ce fini, la comédie ?

Il voulut se relever, Roger le retint et s’assit à sa droite en disant :

— Allons, à table et trinquons !

— Avec nos tasses ?

— Avec n’importe quoi ; ôte donc ça, ajouta-t-il en lui retirant ses gants de coton et en les jetant dans le feu. Nous voilà égaux, sauf que je suis le plus jeune. À présent, causons comme deux amis. J’ai à te demander pardon de t’avoir laissé faire le domestique, c’était pour éprouver ton amitié et ton bon cœur.

— L’épreuve était douce, dit Espérance, et je ne demande qu’à la continuer.

— C’est bien simple, répondit Roger, nous serons maîtres et domestiques tous deux ; nous nous servirons l’un l’autre.

— Si c’est votre fantaisie pour ce soir, je veux bien, dit Espérance plus ému qu’il ne voulait le laisser paraître ; je ne demande pas mieux ; mais il ne faudrait pas jouer à ce jeu-là devant témoins.

— Pourquoi ?

— Parce qu’on dirait que vous n’êtes pas assez fier et moi pas assez respectueux.

— Ah ! tu as ces préjugés-là, toi que je croyais philosophe ?

— Je n’ai pas de préjugés, mais je subis la loi que nous font les préjugés des autres.

— Fort bien ; mais, si, en dehors de l’égalité d’éducation et d’honneur, la seule qui soit vraie, il y avait encore entre nous l’égalité de naissance et de fortune ?

— C’est possible, répondit Espérance, puisque je suis un enfant du mystère ; mais vous n’en savez rien, ni moi non plus. Vous me supposez gratuitement issu d’une grande famille, ce n’est pas probable : ma mère est une paysanne, et je ne sais rien de mon père.

— Ta mère est une paysanne, Allons donc ! Tu ne la connais donc pas ?

— Pardonnez-moi ; je l’ai vue souvent.

— Et elle se nomme…

— Elle se nomme ma mère. Je ne lui connais pas d’autre nom.

— Et… où demeure-t-elle ?

— Je ne le sais pas non plus.

— Tu ne le lui as pas demandé…

— Je n’ai jamais voulu rien savoir.

Roger réfléchit un instant.

— Une paysanne ! dit-il ; on peut s’habiller en paysanne. Sais-tu si ton père est vivant ?

— Je l’ignore.

— N’as-tu vraiment aucune idée que nous pourrions être… parents ?

— Non. Je n’en ai aucune idée, répondit Espérance d’un ton ferme, et je ne le crois pas.

— Et si je le croyais, moi ?

— Vous ne pourriez pas le prouver.

— Qui sait ? si tu m’aidais un peu… Consulte tes souvenirs. Est-ce que tu ne te souviens pas d’avoir eu une nourrice qui s’appelait…

— Oh ! je ne l’ai jamais su, je n’ai pas le moindre souvenir d’elle !

— Qui t’a amené ici ?

— Je ne m’en doute seulement pas, puisque personne n’a jamais pu me le dire.

— On m’a dit à moi que c’était quelqu’un que tu connais bien : M. Charles !

— Ah ! on ne me l’a jamais dit.

— Appelle-le, nous allons le questionner.

— Non, dit Espérance avec énergie, je ne veux pas !

— Pourquoi ?

— Je ne veux rien savoir de moi ; je vous l’ai dit, ma naissance est le secret de ma mère, je défends qu’on y touche !

— Mais si j’y veux toucher dans ton intérêt et dans le sien ?

— Vous n’avez pas ce droit-là, monsieur le comte.

— Comment ! quand même il s’agirait de te restituer un grand nom et une grande fortune ?

— Quand même il s’agirait de la vie !

— Quand même il s’agirait de Charlotte ?

— Même de cela ! Non, je ne veux pas ; ne me dites rien, ne parlons plus jamais de moi et laissez-moi me retirer.

— Non, écoute encore. S’il s’agissait de donner à ta mère la plus grande joie qu’elle ait éprouvée dans sa vie, remplie, à cause de toi, d’un chagrin affreux ?

— Ma mère n’a plus et n’aura plus jamais de chagrin à cause de moi.

— Tu te trompes, elle a du chagrin chaque fois qu’elle te quitte. Son bonheur serait de vivre auprès de toi : tu ne veux pas m’aider à lui donner ce bonheur-là ?

— Comment pourrais-je vous aider ? dit Gaston ému et troublé.

— En ne me cachant plus ce que tu sais.

— Monsieur Roger, vous me torturez, je vous jure sur l’honneur que je ne sais rien.

— Tu mens ! s’écria Roger en retenant les deux mains d’Espérance dans les siennes. Tu sais au moins que nous avons la même mère !

Gaston rougit, pâlit, se leva, comme pour fuir, et retomba en disant :

— Plût au ciel, monsieur Roger ! mais cela n’est pas. Qui a pu vous dire cela ?

— Quelqu’un qui le savait, l’homme qui m’a élevé, mon précepteur, mon ami, un homme de bien, l’abbé Ferras !

Cette révélation tomba sur moi comme un coup de foudre. Je perdis la tête, j’entrai brusquement en m’écriant :

— C’est impossible ! monsieur le comte plaide le faux, croyant saisir le vrai. Un honnête homme n’eût pas trahi la confiance de vos parents. M. Ferras ne vous a pas dit cela !

— Ah ! ah ! dit Roger en me toisant avec une ironie cruelle, et toi, l’honnête homme, tu écoutes aux portes ? Voilà ce que je ne savais pas, ce qui me confirme dans l’idée que tu as été capable de me faire beaucoup de mensonges !



XIII


J’étais exalté.

— Insultez-moi, lui dis-je, vous ne me fermerez pas la bouche, monsieur le comte ! Je combattrai toute calomnie contre l’honneur de votre famille.

— L’honneur de ma famille n’est pas en jeu, monsieur Charles, répondit Roger avec hauteur. Ce n’est pas vous qui m’apprendrez à respecter mes parents, et je trouve vos doutes à cet égard insultants pour eux autant que pour moi. Je vous avais prié de sortir, vous rentrez sans ma permission…

— Je resterai, lui dis-je sentant que la crise suprême était arrivée et qu’il fallait s’y jeter tout entier. Vous m’outragerez, vous me frapperez, s’il vous plaît. Je ne sortirai pas d’ici sans savoir ce qu’a imaginé M. Ferras pour vous faire douter de l’honneur de vos parents.

Roger était si exaspéré, qu’il voulait se jeter sur moi. Gaston le retint et le calma.

— M. Charles a raison, dit-il, il faut l’écouter, car il fait son devoir. Moi, je suis de trop dans de pareilles explications, je vous laisse.

— Non, tu resteras ! s’écria Roger ; tu as le devoir de m’entendre justifier notre famille, que ce vieux misérable feint de défendre afin de t’en faire douter !

J’allais répliquer lorsqu’on frappa à la porte. Gaston alla ouvrir.

— C’est Ambroise, dit-il. — Que veux-tu, mon vieux ? es-tu plus malade ?

— Je n’en sais rien, répondit Ambroise en entrant, ce n’est pas pour ça que je me permets… Monsieur le comte de Flamarande, excusez-moi : d’ordinaire, je couche dans une chambre d’en bas au donjon. Craignant de gêner votre mère, parce que je me lève matin et que les portes font du bruit, j’allais coucher à l’étable quand Michelin, voyant que je tremblais la fièvre, m’a forcé d’aller dormir au chaud dans sa cuisine, qui est juste au-dessus d’ici, et il faut que vous sachiez que, par cette cheminée que voilà, on entend toutes les paroles qui se disent ici quand on est dans la cheminée d’en haut. Moi, j’y étais pour me réchauffer, et, ma foi, sans vouloir écouter, j’entendais quasiment tout. Ça ne m’apprenait rien, puisque je suis un de ceux qui ont été employés dans cette affaire-là, et je me suis dit que je ne devais pas laisser parler contre la vérité. Je ne crois point que ce soit l’idée de M. Charles ; mais, comme je ne connais point ou presque point votre M. Ferras, je veux savoir, moi aussi, ce qu’il a pu vous dire, si vous voulez bien le permettre à un vieux, fidèle comme un vieux chien, et qui est fier d’avoir l’estime de votre mère.

— Asseyez-vous là, mon brave, dit Roger en lui serrant la main. Je vous connais plus que vous ne pensez, et je sais que vous ne mentirez pas, vous ! Écoutez donc ce que j’ai à dire.

— Pas ici, monsieur le comte, dit Ambroise, je connais les êtres ! j’ai assez fait le maçon pour ça. Dans votre chambre, vous pouvez tout dire ; ici, non. Si quelqu’un entrait dans la cuisine, ou si un autre que moi y eût été tout à l’heure…

— Vous avez raison, dit Roger en prenant un des flambeaux.

Je pris l’autre, et nous passâmes dans la chambre à coucher, où j’avais fait bon feu. Roger plaça un fauteuil tout près, força Ambroise, qui était très-pâle, à s’y asseoir, et lui jeta sur les épaules le couvre-pieds de son lit. Gaston paraissait au supplice, mais il ne pouvait se soustraire à l’explication et semblait encore plus inquiet depuis l’apparition inattendue d’Ambroise.

— Voici ce qui s’est passé, dit Roger, et c’est si simple, si naturel, que je ne comprends pas que personne autour de moi ne l’ait prévu ; mais, avant de vous parler de M. Ferras, je dois vous raconter l’histoire de mes parents. Mon père, vous savez tous qu’au milieu de ses grandes qualités d’intelligence et de caractère, il avait une maladie… oui, une maladie d’esprit provenant d’un mal chronique du foie. J’ai consulté sans le nommer des médecins sérieux qui m’ont tous dit qu’une maladie de l’esprit pouvait provenir d’une maladie toute physique, et que l’hépatite particulièrement engendrait fréquemment des idées bizarres, des sentiments hostiles à telle ou telle personne, ou même à toute une classe de personnes. Eh bien, mon père ne pouvait souffrir les enfants, et son premier-né vint au monde lorsqu’il était en proie à une forte crise de son mal. Il le fit inscrire au registre de l’état civil sous le nom de Gaston de Flamarande, le fit apporter dans sa chambre et lui dit des paroles qui ne m’ont pas été rapportées, mais qui révélaient un véritable accès de démence. Je dis cela,… oui, je le dis pour vous montrer qu’il n’était pas maître de sa volonté ; après quoi, il fit disparaître l’enfant en le confiant à M. Charles Louvier que voici, qui l’enleva la nuit à l’aide d’un cheval de voiture d’une vitesse et d’une force exceptionnelles. M. Charles fit cette action avec des intentions excellentes, je dois le dire. Il craignait pour l’enfant, car il avait bien vu le délire de son maître, et il prit grand soin du pauvre bébé, qui fut conduit dans le Midi avec une bonne nourrice qu’on avait bien payée, mais qui a parlé plus tard. — Tout cela est-il exact, monsieur Charles, et suis-je bien informé ?

Je ne pouvais nier en présence d’Ambroise, qui m’eût contredit. Je baissai la tête, Roger continua.

— J’ai hâte de vous dire que mon père, revenu à l’état lucide, ne voulait aucun mal à son pauvre enfant. Il lui a toujours fourni le nécessaire, le nécessaire seulement ; mais il a approuvé que plus tard Charles l’amenât ici pour qu’il fût élevé par de braves gens et même pour qu’il fût élevé dans sa propriété, et ceci demande explication. Il avait signé à Charles, pour sa décharge en cas de besoin, une déclaration tendant à établir qu’il ne méconnaissait pas les droits de son fils aîné, et qu’il le faisait élever à la campagne par de pauvres gens pour lui faire une bonne santé et le préserver du mal héréditaire. Cette déclaration doit exister, Charles l’a encore.

— M. le comte le croit ! répliquai-je. Comment le saurait-il ?

— Mais tu ne nies pas qu’elle n’ait été en ta possession ? La nourrice a voulu la voir et l’a vue ! Eh bien, voilà toute l’histoire, Gaston doit savoir le reste. Ambroise le sait du moins. Il sait que ma pauvre mère, à qui on a fait croire que son enfant avait péri dans la Loire avec sa nourrice, ne s’est consolée qu’en me donnant la vie. Elle avait été malade, en danger de mort en perdant Gaston. Il a bien fallu la laisser me nourrir elle-même et me garder à vue. Nous étions en Italie, mon père se portait bien. Il me voyait sans aversion et même avec toute la tendresse qu’un enfant pouvait lui inspirer ; mais plus tard il s’éloigna de nous, alla vivre à l’étranger et ne me témoigna qu’une extrême froideur pour ne rien dire de plus. Je ne rappelle pas cela pour me plaindre de lui, mais pour expliquer sa conduite envers Gaston, qu’il n’a jamais songé à rappeler près de lui et dont il ne s’est pas souvenu à son heure dernière, puisqu’il n’a pris aucune disposition, ni en sa faveur, ni à son détriment. Il n’a pas fait de testament du tout, d’où je conclus qu’il a laissé les choses à la garde de Dieu, satisfait d’avoir éloigné de lui son fils aîné, de s’être éloigné lui-même de son second fils et d’avoir résolu ainsi le problème, étant père de famille, de vivre sans enfants. Plaignons-le, Gaston, je doute qu’il ait été heureux. S’il n’a pas connu les agitations et les déchirements de notre mère, il n’a pas non plus connu ses joies. À présent, il s’agit de la rendre heureuse et de lui faire oublier le passé. Tu vois bien que tu ne peux te soustraire à ce devoir-là, et que tu avais tort de tant redouter la vérité. Charles,… mon vieux Charles, qui m’a mis en colère tout à l’heure et à qui je demande pardon de ma brutalité, est un digne homme que je chéris ; mais il est un vieux fou d’avoir cru que quelqu’un eût pu me faire mal interpréter la vérité. Non ! personne n’y eût réussi, et je déclare que personne ne l’a tenté. Ce qui est arrivé devait arriver. Depuis que j’existe, je sais que Gaston a existé. Son histoire tragique a été la légende de ma première enfance. Plus tard, ma mère, qui s’était résignée à n’avoir plus qu’un fils, a appris que la mort du premier n’était pas prouvée. J’ai vu sa joie, sa douleur, ses espérances, ses inquiétudes, et, quand j’en saisissais vaguement la cause, on me disait : « Ne parlez pas de cela à votre pauvre maman, cela lui fait trop de mal. » Je me suis habitué à ce silence, et puis j’ai oublié absolument le petit frère, car maman, qui l’avait retrouvé et qui allait le voir en secret, paraissait consolée et ne parlait plus jamais de lui. À présent, j’ai à vous dire comment j’ai découvert la vérité, et, quand vous le saurez, mes amis, vous ne le nierez plus.

Je me taisais, voulant savoir s’il y avait encore moyen de lutter contre l’identité d’Espérance avec Gaston. De son côté, Ambroise, absorbé et regardant le feu, était probablement en proie à l’incertitude. Il avait juré de ne point parler. Parlerait-il ? Gaston avait tout à apprendre, puisque, sauf le nom de sa mère, il ne savait rien et ne pouvait rien nier ; mais je lisais dans ses regards la joie profonde de l’entendre justifier par son propre fils.

— Je vais vous dire, reprit Roger, quel homme est M. Ferras, car vous ne le connaissez pas ; non, pas même toi, Charles, qui l’as vu pendant douze ans dans l’intimité, et qui te crois très-pénétrant. Eh bien, M. Ferras, qui a l’air d’un bonhomme indifférent à tout ce qui n’est pas la bibliomanie et le jeu d’échecs, est beaucoup plus fin que toi. Il n’a jamais eu d’épanchements avec toi ; bien que tu aies beaucoup provoqué sa confiance, tu n’as pas pu l’obtenir, et tu en as conclu qu’il était froid ou nul. Le fait est qu’il n’approuvait pas ta conduite dans l’affaire de Gaston. Il pensait que tu es honnête et bon, mais imbu de certains préjugés et trop dévoué à mon père pour l’être sans réserve à ma mère. Enfin il avait combattu la confiance que ma mère mettait en toi, et il ne l’a jamais partagée absolument ; mais jamais il n’avait provoqué en moi le moindre souvenir d’enfance relatif à mon frère, dont il croyait l’avenir entièrement sacrifié. Quand, il y a quinze jours, nous avons appris à Odessa par télégramme la mort de mon père, j’ai remarqué en lui un changement extraordinaire, et lui qui ne m’a jamais fait ce qu’on appelle un sermon, lui qui procède toujours par courtes sentences, assez incisives sous leur apparente douceur, il s’est mis tout à coup à me parler avec abandon. Il m’a repris ouvertement de ma légèreté, de ma prodigalité, et m’a fait entendre que je n’allais pas entrer en possession d’une aussi grande fortune que je me l’étais toujours imaginé. Peu à peu, combattant toujours mes réponses et voyant l’impatience qu’il me causait, car, je l’avoue, me sentant libre et si près de ma majorité, j’étais fort tenté de l’envoyer au diable, il a cru devoir — et je reconnais qu’il a bien fait — frapper un grand coup pour me faire rentrer en moi-même. Il m’a demandé si j’étais bien sûr d’être fils unique et de pouvoir le prouver. L’écluse était ouverte. Le souvenir de Gaston se réveilla en moi. J’accablai Ferras de questions. Il me fit beaucoup attendre. Nous voyagions tête à tête, il avait le temps de s’expliquer, et il me questionnait à son tour. Quand il vit bien le fond de mon cœur, quand il fut certain qu’au lieu d’être contrarié d’avoir un frère, j’avais le cerveau en feu du désir de le retrouver et de le rendre à ma mère, il me dit tout, après toutefois m’avoir fait jurer sur l’honneur que je vérifierais par moi-même ses assertions et que je verrais mon frère de mes propres yeux avant d’en parler à ma mère. Il ne doutait pourtant pas qu’elle ne m’en parlât la première ; mais il pensait qu’elle hésiterait peut-être un peu, craignant ma jalousie d’enfant gâté. Il ne se trompait pas tout à fait, le digne homme. Il y avait cette jalousie-là en moi, pêle-mêle avec ma joie et ma sincérité ; mais cela s’est dissipé en écoutant le récit de la vie sacrifiée et torturée de ma pauvre maman. Et puis j’ai vu Gaston, je l’ai aimé tout de suite, et j’étais vivement pressé de le dire à notre mère ; mais Ferras, voyant qu’elle ne le voulait pas, m’a supplié d’attendre, et j’ai attendu. À présent, je n’attendrai plus, je ne veux plus attendre ! J’ai bien vu à Montesparre que ma mère avait une raison pour ne pas m’ouvrir son cœur, et qu’elle en souffrait amèrement. Quelle est cette raison ? Voilà le seul point que j’ignore et qui me tourmente. Dites-moi la vérité, vous autres ; Gaston, dis-la-moi, si tu la sais ; Ambroise, Charles, dites-la-moi, car vous devez la savoir. Je vous somme de me la dire !

Nous gardions tous le silence : Gaston, aussi ému, aussi anxieux, aussi peu renseigné que son frère ; Ambroise, toujours en proie au scrupule de violer son serment ; moi, ne voulant à aucun prix faire entrer le soupçon dans l’âme ingénue des deux enfants.

Roger s’irrita de notre mutisme.

— Allons, s’écria-t-il, je le vois, on craint que je ne regrette mon titre de comte et l’intégralité de ma fortune ! On me suppose lâche, et, parce qu’on me sait frivole et dissipé, on ne craint pas de m’accuser d’un sentiment bas ! On a donc pu persuader cela à ma pauvre mère ! Ah ! quelle cruelle punition de mes premières fautes de jeune homme ! quelle leçon pour mon inexpérience ! Je la mérite apparemment, et je jure qu’elle me profitera ; mais elle est atroce et me brise le cœur…

Le pauvre enfant fondit en larmes, et Gaston, emporté par un élan irrésistible, se jeta dans ses bras en s’écriant :

— Non, non ! pas moi, je ne doute pas de toi !

Ils se tinrent étroitement embrassés. J’étais vivement ému, Ambroise pleurait. Il se leva pour les regarder, et, emporté par la force de la situation :

— C’est bien, c’est bien ! dit-il d’une voix entrecoupée mais nette, tout ça, c’est joli, monsieur Roger, c’est d’un cœur aussi beau que celui de votre frère, car il est votre frère. Tout ce qu’on vous a dit est la vérité, j’en jure !

Roger embrassa aussi Ambroise en le remerciant de son témoignage. Je sentis que j’allais être sommé d’affirmer également, et, pour me soustraire à la nécessité d’accuser ou de mentir, je profitai de l’effusion des autres pour m’esquiver.

J’allai me réfugier dans la chapelle, dont j’avais la clef, et je m’y enfermai, en proie à un désespoir qui ne voulait pas de témoins. Tout était donc consommé, et cette ivresse de joie dont j’avais été attendri moi-même était le fruit d’un mensonge ! À mes yeux, tout était perdu, puisque tout le monde allait être mis d’accord par l’ingénieuse… dirai-je par l’ingénue explication de l’abbé Ferras ! Madame de Flamarande ne résisterait pas à l’entraînement de Roger ; elle accepterait sans scrupule le thème fourni par Roger lui-même, que le comte de Flamarande était fou. On y croirait d’autant plus aisément qu’on le savait bizarre. Il n’avait pas su se faire aimer. Il avait blessé beaucoup d’amours-propres qui prendraient leur revanche. La cause du duel avec M. de Salcède resterait à jamais ignorée. On rappellerait qu’avant son mariage M. le comte avait eu d’autres affaires d’honneur pour des motifs frivoles, où il avait été l’offenseur par des paroles agressives. Dans toute l’histoire de l’exil de Gaston, le nom de Salcède ne serait sans doute jamais prononcé. Madame la comtesse avait depuis une vie si retirée et si austère, que l’opinion était pour elle et qu’elle n’avait rien à craindre en faisant reparaître officiellement son fils aîné. Le souvenir d’un mort qui n’avait point eu d’amis serait sacrifié à la réhabilitation d’un fils intéressant, et Roger serait le premier à immoler la mémoire de son père pour légitimer le fils de M. de Salcède !

Je me tordais les mains en faisant ces réflexions amères. J’étais le seul qui pût sauver la situation et faire triompher la vérité, car Ambroise et l’abbé Ferras croyaient fermement à l’innocence de la comtesse, et madame de Montesparre était trop grande et trop généreuse pour parler. D’ailleurs, elle n’avait que des doutes, et moi, moi seul, j’avais une certitude, j’avais une preuve !



XIV


Que faire ? Agir sur Roger, l’éclairer, lui faire maudire et mépriser sa mère ? Tout mon être protestait contre cette extrémité, d’autant plus que la comtesse, par sa confiance et sa bonté, m’avait inspiré une véritable affection, et que sa soumission aux honnêtes conseils de Salcède donnait gain de cause à mes intentions.

— Que faire, mon Dieu ? me disais-je en m’appuyant sur la tombe de M. de Flamarande.

Et involontairement ma bouche murmurait ces mots :

— Que faire, monsieur le comte ?

Je m’exaltais dans mon angoisse. Il me sembla qu’une voix intérieure me répondait de la part de ce maître que je n’avais peut-être pas assez fidèlement servi.

— Confident rebelle, me disait cette voix, tu as négligé la tâche que je t’avais confiée. Tu t’es laissé émouvoir par des larmes de femme ; tu as, sans me consulter, placé l’enfant illégitime dans des conditions où il était facile à sa mère de le retrouver. Tu as su qu’elle le revoyait, qu’elle revoyait Salcède, et tu ne m’as point averti ; d’autres me l’ont appris, et je n’ai pu m’y opposer, sachant que je ne serais pas secondé par toi et ne pouvant me fier à aucun autre sous peine de voir ébruiter mon secret. Tu as voulu être bon, tu as pris plaisir à te rendre indépendant. Tu as rougi de l’obéissance aveugle, tu as été fier de ton propre jugement, tu t’es cru plus sage et meilleur que moi, et à présent vois ce que tu as fait, vois ce qui arrive !

Je crus entendre ces paroles à mes oreilles. Je crus voir se lever devant moi la figure livide et contractée que j’avais vue si peu de jours auparavant sur son lit de mort. Je fus pris de terreur, je sortis précipitamment de la chapelle ; je retournai auprès de Roger sans aucun projet arrêté, la tête perdue. Il était seul et se promenait dans sa chambre en fumant.

— Ah ! te voilà ? me dit-il. Tu t’es dérobé, tu n’as pas voulu rendre témoignage à la vérité. Pourquoi ? me diras-tu pourquoi, à présent que nous sommes seuls ?

— Vous vouliez me faire jurer que votre père était aliéné, lui répondis-je ; vous savez bien que cela n’est pas vrai et que je ne pourrai jamais l’affirmer.

— Je n’ai jamais dit que mon père fût aliéné. J’ai dit qu’il avait eu des accès de délire et qu’il lui était resté une idée fixe ; cela est arrivé aux gens les plus sérieux et les plus respectables ; cela est même arrivé à de très-grands hommes. Je ne vois donc pas en quoi je manque au respect filial en constatant un fait douloureux et malheureusement trop vrai.

— Pensez-vous que ce fait paraîtra vrai à tout le monde ?

— Certainement, la vérité est la vérité.

— Pas toujours, monsieur Roger. La vérité est souvent ce qui sombre, et c’est l’illusion qui surnage.

— Que veux-tu dire avec tes phrases ? Tu as une drôle de figure ; on dirait que toi aussi… Tiens, je l’ai toujours pensé, tu as un grain !

— Vous avez vu que je mourais de chagrin à Ménouville, et vous vous dispensez… C’est toujours comme cela, on accuse de folie ceux qui souffrent pour se dispenser de les plaindre.

— Voyons ! dit Roger en me prenant la main, tu sais bien que je te plaignais, moi ! me diras-tu aujourd’hui le secret de ta peine ?

— Ni aujourd’hui ni plus tard. Je ne vous le dirai jamais. À quoi bon, d’ailleurs ? Tout n’est-il pas perdu ? N’avez-vous pas reconnu M. Espérance pour votre frère sans me consulter ?

— Ce n’est pas à moi de le reconnaître, et mon mérite n’est pas grand ; c’est la loi qui le reconnaît, puisque son acte de naissance est à Sévines et que son acte de décès n’est nulle part. Il n’a qu’à se présenter et faire valoir ses droits. Les preuves de son identité ne lui manqueront pas, et toi-même, tu ne pourras pas les lui refuser en justice.

— À présent, certes vous êtes à sa discrétion ; mais, tant qu’il a ignoré ce qu’il était, vous ne couriez aucun risque ; vous avez voulu l’éclairer, vous y avez tenu…

— N’était-ce pas mon devoir ? devais-je attendre que Gaston, éclairé sur ses droits, vînt me dire : « Halte-là, monsieur le comte, vous prenez ma place au soleil : il faut me la rendre ? »

— Ne pouviez-vous laisser à votre mère le soin de vous tracer une ligne de conduite ?

— Ma mère craignait de me trop surprendre apparemment. Demain, elle aura un bon réveil ; elle saura que j’accepte mon frère à bras ouverts ; c’est moi qui le lui présenterai.

— C’est convenu ?

— C’est décidé.

— Demain matin ?

— De grand matin. Elle s’est couchée de bonne heure, elle ne se plaindra pas de voir lever le soleil entre ses deux enfants.

— Et si vous vous abusiez ? si madame était mécontente de votre résolution et vous disait que vous contrariez formellement la sienne ?

— C’est impossible ! Pourquoi cette absurde supposition ?

— Que penserez-vous si elle se trouve fondée ? Ne dites pas à madame que vous avez instruit Espérance, vous verrez qu’elle vous défendra de l’instruire.

Roger me regarda fixement et se remit à marcher avec agitation. Il ne voulait plus m’interroger, il s’interrogeait lui-même.

— J’y suis, dit-il en s’arrêtant ; ma mère a les mêmes scrupules que toi, et sa générosité admirable les exagère encore. Elle ne veut pas qu’on blâme mon père, et elle ne voudrait pas que l’on avouât la part de folie qui l’a fait agir. Il n’y a pourtant pas moyen de nier cela, à moins…

— À moins,… répliquai-je avec plus de conviction que de prudence, à moins de mettre l’exil de Gaston sur le compte d’un soupçon,… d’une jalousie… injuste à coup sûr ! ajoutai-je en voyant pâlir les lèvres de Roger, tandis que ses sourcils se cerclaient d’un ton rouge vif, ce qui, chez les hommes blonds, est l’indice d’une violente colère.

Pourtant il ne dit rien et parut vouloir me laisser le temps d’émettre toute ma pensée. Je continuai :

— La jalousie rend toujours injuste, c’est une passion et non une maladie ; mais pourquoi voulez-vous absolument que l’on proclame sur les toits ou les passions funestes, ou les aberrations misérables de votre père ? madame s’y refusera !

Roger parut se calmer et réfléchir, puis il reprit :

— Que mon père ait été jaloux de la plus belle, de la plus parfaite des femmes, il n’y aurait rien d’impossible ; mais cette jalousie n’aurait pas tenu devant vingt ans de vertu, et tout au moins, à sa dernière heure, mon père eût rappelé Gaston. Tu vois bien qu’il n’y a pas moyen de nier la folie ! Quelque généreuse et pieuse que soit ma mère, elle ne peut éviter la nécessité, elle ne peut pas sacrifier son fils, si sacrifié déjà, à un excès de miséricorde envers le maître qui l’a fait tant souffrir. Elle n’a pas ce droit-là, je ne l’aurai pas non plus. Les droits de mon frère me sont sacrés, et jamais je ne me prêterai à une dissimulation qui tendrait à l’en frustrer.

— Et si votre frère avait des ressources plus considérables que celles qui résulteraient d’un partage entre vous ?

— Le bien de ma mère ? c’est fort peu de chose, et mon père intestat s’en est remis à moi apparemment du soin de son avenir.

— Je ne parle pas du bien de votre mère, mais de celui de M. de Salcède.

Roger tressaillit.

— M. de Salcède ! comment ? pourquoi ? Qu’est-ce que M. de Salcède vient faire dans nos intérêts de famille ?

— Il a élevé Gaston, il l’aime comme son fils. Il est riche, il est libre, il veut l’adopter, lui donner son nom…

— Tu mens ! s’écria Roger, cela n’a aucune vraisemblance.

— C’est vraisemblable et c’est vrai, madame la comtesse vous le dira.

— Et la baronne consentirait ?

— La baronne n’a pas de droits sur M. de Salcède.

— Il n’est pas son amant de longue date ?

— Il ne l’a jamais été.

— Ah ! je croyais… N’importe ! ma mère ne consentira pas à cet arrangement bizarre.

— Il n’est nullement bizarre, et elle y consent.

— Moi, je n’y consens pas, je le trouve… absurde !

— Pourquoi ?

Il ne répondit pas. Je vis que le doute était entré dans son cœur. Ce n’était pas là ce que je voulais. Je désirais seulement lui faire deviner que sa mère s’exposait au jugement de l’opinion en proclamant l’existence de son fils aîné, lequel n’avait pas besoin de cette publicité pour être riche et titré.

Je voulus développer ce thème, qui n’avait rien de bien offensant pour elle. Roger, qui tisonnait avec une antique barre de fer rougie par la flamme, se dressa devant moi en levant sur ma tête cette arme effroyable, qu’il rejeta aussitôt dans le foyer ; mais il me saisit par les deux épaules, et, me secouant avec fureur :

— Vieux misérable ! me dit-il d’une voix étranglée, vieux laquais ! tu n’as pas besoin d’en dire davantage. Je ne sais pas quel rôle tu joues auprès de moi, mais je comprends fort bien ce que tu veux me faire penser. Eh bien, je te dis en face que tu mens, oui, tu mens comme un chien, et je te défends de jamais m’adresser la parole. Je ne veux même plus voir ta figure, il ne sera pas dit que deux fois en ma vie tu m’auras mis ce poignard empoisonné dans le cœur ! Va-t’en, tais-toi, va-t’en.

Et il me poussa de sa chambre dans la mienne, ferma la porte entre nous et tira les barres.



XV


Repoussé par lui avec violence au dernier moment, lorsque j’avais voulu l’empêcher de persister dans cette fatale méprise en m’attachant à son bras, j’allai tomber sur mon lit, et j’y restai quelques instants suffoqué, presque sans connaissance. Le bruit de ces lourds verrous qui, j’en avais le pressentiment, me fermaient à jamais le cœur de Roger, de ce cher enfant auquel j’avais tout sacrifié, jusqu’à mon honneur, avait brisé mon courage et anéanti ma volonté. Je n’avais plus qu’un parti à prendre, quitter le service de la famille et m’en aller vivre loin du spectacle d’une spoliation que je ne pouvais plus conjurer.

Pourtant je recouvrai ma lucidité, et j’essayai de voir ce que faisait Roger ; mais cette porte-là n’avait aucune fente, aucune avarie dont je pusse profiter. Elle était matelassée et garnie d’un vieux cuir doré. La clef était dans le trou de la serrure à l’intérieur. Je ne pouvais même pas savoir s’il y avait encore de la lumière chez Roger. Je n’entendais pas le moindre bruit. Ou il s’était couché et endormi, ce qui n’était guère probable, ou il était immobile devant son feu, absorbé dans ses pensées. Je n’osai ni frapper ni lui parler à travers la porte. Je savais bien que ses colères duraient au moins cinq ou six heures. Je n’avais rien à faire que de guetter son réveil pour avoir encore une explication avec lui avant son entrevue avec sa mère. J’avais du temps à attendre, il n’était pas minuit, et sans doute Gaston ne viendrait pas le chercher avant six heures du matin.

Comment occuper ma cruelle insomnie ? Mille pensées confuses éclataient et s’éteignaient comme des étincelles dans mon cerveau. Enfin une idée nette se dégagea. M. de Salcède était le seul dont le secret point d’honneur pût sauver Roger ; lui seul pouvait trouver le moyen de concilier son propre devoir avec le soin de rassurer le fils légitime sur la vertu de sa mère. M. de Salcède était un homme de tête et de cœur. Je lui dirais tout, au besoin je confesserais tout, je m’exposerais à son mépris et à son indignation. Je pouvais bien endurer encore cela pour Roger, puisque j’avais tant fait que de m’avilir pour l’amour de lui. Si, moi déshonoré, il n’était pas sauvé, je n’avais plus qu’à me brûler la cervelle. Pourquoi non ? Privé de son amitié, je ne pouvais plus aimer la vie.

Je me munis d’une lumière, je gagnai la chapelle et le jardin, d’où l’on pouvait sortir par une brèche escarpée. J’atteignis, sur le sentier, la porte de l’espélunque, celle par où l’on se rendait sans mystère au Refuge. M. de Salcède ne fermait pas habituellement cette porte ; je la trouvai ouverte. J’allumai ma bougie, j’arrivai à la sonnette de son caveau et je sonnai résolûment. Quelques minutes seulement, le temps de se lever, et il tira le ressort qui, du salon, ouvrait la porte du caveau. Je le franchis et trouvai la trappe ouverte au haut de l’escalier de bois ; le marquis, enveloppé d’une robe de chambre, l’avait déjà soulevée et me demandait avec inquiétude de quoi il s’agissait.

Je le priai de m’accorder une heure d’entretien. Il me fit monter chez lui, où je lui racontai sans réflexion ni commentaire tout ce qui s’était passé devant moi dans la soirée entre Roger, Gaston et Ambroise. M. de Salcède m’écouta avec la plus sérieuse attention, sans m’interrompre par un geste ni par un mot. Quand j’eus fini, il resta encore muet et absorbé durant quelques instants ; puis enfin il me dit sur le ton de la confiance et de la sympathie :

— Vous avez bien fait de me mettre au courant de ces choses, qui dérangent tous mes projets et qui demandent réflexion. Aidez-moi, vous le pouvez, je crois, à me rendre compte d’une situation si peu prévue ; vous connaissez à fond le caractère de Roger : pensez-vous que sa résolution d’accepter Gaston soit durable et sérieuse ?

— Oui, monsieur le marquis. Je crois que, dans toute question d’intérêt où l’honneur et la délicatesse sont en jeu, Roger sera inébranlable.

— Oh ! cela, je n’en doute pas, reprit le marquis ; mais ne sera-t-il pas jaloux de la tendresse de sa mère ?

— Il le sera, il l’est déjà.

— Ceci est grave, mais non sans remède. Gaston saura se faire aimer, et madame de Flamarande saura sans beaucoup d’efforts rassurer la tendresse inquiète de Roger. Je ne vois à redouter très-sérieusement que les injustes et douloureux soupçons qui pourraient venir à ce jeune homme, si quelqu’un avait l’imprudence de lui révéler ceux de son père. Ne craignez-vous pas quelque circonstance où cela pourrait arriver ?

— Cela est déjà arrivé, monsieur le marquis ; Roger est déjà en proie à des soupçons qui le torturent.

— Vous ne m’avez donc pas tout raconté ? Achevez votre récit.

Et, me regardant avec attention :

— Est-ce vous, ajouta-t-il, qui avez commis l’imprudence que je redoutais ?

— C’est moi, répondis-je, sans le vouloir ; je n’ai pas besoin de l’affirmer. Je savais les résolutions qu’en ma présence madame la comtesse a prises ici avec vous, il y a peu de jours. Je voulais détourner Roger d’avoir à les combattre. Je lui ai dit votre intention d’adopter Espérance, et là-dessus, sans aucune insinuation de ma part, je le jure, il est entré dans un véritable accès de rage. Il a menacé ma vie, il m’a jeté hors de chez lui, où il s’est enfermé et où, j’en suis sûr, il est encore en ce moment, dévoré par les furies.

Comme il me voyait très-affecté, M. de Salcède me gronda avec douceur.

— Je ne doute pas de la bonté de vos intentions, me dit-il, mais c’est en effet une grave imprudence que vous avez commise ! Du moment que Roger connaît son frère et veut le reconnaître, il ne devait plus être question de mon projet d’adoption, et ceci devait rester un secret entre nous.

— Pourtant, repris-je, ne fallait-il pas à tout prix arrêter la précipitation de Roger ?

— À tout prix ? non, d’autant plus que vous n’empêcherez rien. Si Roger, comme il est probable, parle demain à sa mère, elle se gardera bien de lui parler de moi, elle acceptera avec transport l’élan de son cœur.

— Il n’est que minuit, monsieur le marquis. En peu d’instants, nous pouvons être en présence de madame la comtesse. Je m’accuserai, je lui dirai ma faute, et vous, vous en trouverez le remède.

— Le remède ? il n’y en a pas.

— Comment, il n’y en a pas ?

— Non. Roger souffrira du trouble que vous avez jeté dans son esprit. Il en souffrira plus ou moins longtemps ; mais maintenant sa mère l’aggraverait au lieu de le dissiper, si elle consentait à me laisser adopter Gaston. Il n’y a plus qu’une chose à faire, c’est qu’au cas où Roger lui répéterait vos paroles, elle réponde que vous vous êtes trompé sur ses intentions. S’il ne lui parle pas de vous, je suis bien certain qu’elle ne lui parlera pas du tout de moi. On peut la prévenir pour lui épargner le malaise de la surprise. Chargez-vous de ce soin. Je vais lui écrire. Tâchez de la voir avant Roger. Il n’y a pas autre chose à prévoir. L’avenir est dans les mains de Dieu.

La résignation passive de M. de Salcède, que j’avais jugé si scrupuleux et si loyal, me confondit de surprise.

— Ainsi, lui dis-je avec beaucoup d’émotion, M. le marquis abandonne la partie, il sacrifie Roger, il lui laisse porter la peine des malheurs et des fautes de sa famille ?

— Il est trop gentilhomme et trop honnête homme pour s’en plaindre, répondit M. de Salcède. Il n’entendra jamais accuser son père, ni par sa mère, ni par Gaston, et, comme ce que lui a dit Ferras est la stricte vérité, il n’aura pas de peine à la maintenir vis-à-vis des autres, s’il rencontrait quelque contradiction de leur part ; vis-à-vis de lui-même, s’il lui arrivait d’avoir encore à combattre plus ou moins quelque mauvais sentiment.

— Vous appelleriez un mauvais sentiment de douter… malgré lui…

— De l’honneur de sa mère ? reprit vivement Salcède. Certes ce serait un conseil du démon.

— Pourtant, m’écriai-je avec une insurmontable indignation, vous aviez prévu ce mauvais sentiment comme une chose toute naturelle et presque inévitable, quand vous avez arraché à madame la promesse de se taire. Madame de Montesparre en a jugé ainsi, et moi, je vous ai cru tous les trois ! Je n’aurais jamais avoué à Roger les droits légaux de Gaston, qui ne peuvent s’établir que par un mensonge à Dieu et aux hommes.

J’étais fort animé ; c’était mon devoir de repousser toutes les équivoques et de frapper un grand coup pour arriver vite au fait. M. de Salcède se leva et me regarda avec une fixité effrayante. Cet homme, que j’avais connu si timide et que je croyais si timoré, était donc capable, lui aussi, de soutenir le mensonge.

Il me fit peur, car je vis que Roger était perdu, et que sa dernière garantie, l’honneur de Salcède, lui faisait défaut. Je le regardais d’un air de reproche, soutenant la menace de son regard. Il resta debout, sourit dédaigneusement et me dit :

— Je ne croyais pas, monsieur Charles, que vous eussiez jamais révoqué en doute l’honneur immaculé de la personne sacrée dont nous parlons ! Permettez-moi d’en être surpris après la confiance dont elle vous a si longtemps honoré.

— M. le marquis ne peut-il supposer, répondis-je, que cette confiance a été entière ?

Ce fut une parole irréfléchie et malheureuse, contraire à la franchise et qui m’entraîna dans un abîme.

— Vous en avez menti ! s’écria M. de Salcède. Vous croyez me surprendre et m’arracher l’aveu de quelque honteux secret. Vous mentez lâchement ! Jamais madame de Flamarande ne vous a dit ce que vous donnez à entendre, parce qu’elle ne pouvait pas le dire, parce que ce serait un outrage gratuit à la vérité, parce qu’en s’accusant d’une faute, elle m’accuserait d’un crime !

Je me levai à mon tour ; mon esprit égaré faisait fausse route. M. de Salcède faisait allusion au crime de trahison envers son ami. Je m’imaginai qu’il se défendait d’avoir surpris et violenté la femme qu’il aimait éperdument.

— Madame de Flamarande ne vous accuse de rien, lui dis-je ; c’est moi seul qui vous accuse, puisque vous m’y forcez ! Vous vous défendez d’avoir commis un attentat dans le feu de la jeunesse… Eh bien, vous avez tort, monsieur le marquis, vous feriez mieux d’avouer ou de feindre d’avouer, au moins devant moi, que vous avez surpris dans son sommeil une jeune femme, une enfant qui n’a point osé crier et qui n’a pas su se défendre… Oui, cela vaudrait mieux pour elle que de laisser croire à une complicité quelconque de sa part ! Pour moi, cette hypothèse, que j’ai présentée plus d’une fois à M. le comte, était la plus vraisemblable ; on n’est pas corrompue à seize ans. On ne trompe pas son mari après quelques mois de mariage, surtout quand ce mari vous a épousée par amour, qu’il est honorable aux yeux de tous et aussi beau que d’autres. Avouez donc… Mais non, vous n’avouerez rien, vous sacrifierez Roger, vous y êtes décidé !… Eh bien, moi, je vous déclare que, dût-il me tuer, Roger saura la vérité. Je ne la lui aurais jamais dite, je comptais sur votre loyauté. Vous l’abandonnez. Je ne l’abandonnerai pas, moi, son vieux serviteur, le seul ami qui lui reste. Je lui inspirerai la fermeté qu’il doit avoir… Non,… pas cela, je ne ferai pas cela, j’irai trouver sa mère, j’y vais ! Je connais le chemin de son appartement ; je lui dirai que je sais tout, que j’ai des preuves ; elle n’osera les nier, elle se laissera soupçonner par ses deux fils, s’il le faut, mais elle ne consommera pas cette chose inique de partager l’héritage de son mari entre l’enfant légitime et celui qui ne l’est pas.

M. de Salcède m’avait saisi le bras droit et le tenait fortement, les yeux dans les miens, mais sans m’interrompre. Quand je voulus me retirer pour aller trouver madame, comme j’y étais résolu, il m’arrêta, me fit rasseoir de force et me dit d’une voix nette et ferme :

— Vous mentez ! vous êtes un fou ou un méchant homme ! Voyons, vos preuves tout de suite ! vous ne sortirez pas d’ici sans les avoir montrées.

— Je ne suis pas assez fou, répondis-je, pour les avoir apportées dans un lieu où je n’aurais pas la force de les défendre, et je veux bien vous dire que je n’en ai qu’une, mais elle est terrible, et vous pouvez la chercher sur votre poitrine, monsieur le marquis de Salcède. Le fac-similé y est encore, mais l’original est dans mes mains depuis longtemps.

Stupéfait, abasourdi, M. de Salcède porta la main à son reliquaire, l’ouvrit et regarda le petit papier. Dans cet examen attentif, il parut retrouver sa présence d’esprit.

— C’est vrai, dit-il, une main très-habile a reproduit l’original. Pourtant, je ne m’y serais probablement pas trompé, si j’avais ouvert le sachet ; mais, depuis quinze ans que je le porte nuit et jour dans une enveloppe chimique imperméable, je ne l’ai pas ouvert une seule fois dans la crainte d’en altérer le contenu, que je voulais conserver toute ma vie comme un talisman, comme un préservatif contre le découragement, comme ces amulettes dont les Orientaux ne se séparent jamais, et qui les entretiennent dans l’espoir d’une vie meilleure. C’était là mon verset du Coran, à moi, c’était ma seule superstition. Le lâche qui me l’a enlevé peut se dire qu’il a entre les mains le signe et la consécration de vingt années de force morale et de dévouement absolu !

Puis, levant les yeux sur moi :

— C’est vous qui avez fait ce larcin d’une habileté surprenante ?

Son regard était si terrible que je sentis la témérité de ma conduite. L’original était sur moi, Salcède était un hercule, il pouvait me forcer à le lui rendre.

Il devina mon anxiété.

— Soyez tranquille, me dit-il, je n’userai pas de violence avec vous : je vous rachèterai mon talisman au prix que vous voudrez, car j’y tiens comme à ma vie ; mais je vous le laisserai tant qu’il pourra servir, car il est le complément des preuves d’innocence que j’ai là dans ce bureau. Sachez, monsieur, que je vous méprise profondément, et que, s’il s’agissait de moi seul, je vous chasserais de chez moi sans vous répondre ; mais ici il s’agit de l’honneur d’une femme pure et de l’avenir de ses deux fils, également légitimes. Vous allez donc prendre la peine de voir toutes les lettres de madame de Flamarande à madame de Montesparre, afin de vous convaincre que vous n’avez aucune preuve contre madame la comtesse, et que vos tentatives pour la flétrir tourneraient à votre confusion. Lisez !

Il ouvrit le bureau et voulut m’y faire asseoir, je refusai.

— Toutes ces lettres ne signifient absolument rien, lui dis-je ; je connais toutes celles qui ont été écrites avant 1850. C’est dans la nuit du 27 mai 1850 que j’ai ouvert ce bureau et que j’ai lu tout ce qu’il contenait ; c’est dans la matinée du 28 que je profitai de votre sommeil, ici, dans cette chambre, sur ce lit, pour vous ravir la preuve suprême et y substituer mon autographe. Les lettres que vous avez pu recevoir depuis ce jour-là ne prouveront pas plus que celles adressées jusqu’alors à madame de Montesparre. Ce n’est pas à une rivale, si généreuse qu’elle soit, qu’une femme prudente, placée dans de si graves circonstances, confesse la vérité. Je pourrais vous citer de mémoire des passages entiers de ces lettres, qui sont une habile dénégation en même temps qu’une équivoque passionnée à votre adresse ; aucun juge d’instruction ne pourrait voir clair dans cette correspondance, dans la subtilité des expressions, dans le ton général attribuable aussi bien aux transports de la maternité qu’à ceux de l’amour. Si depuis cette époque madame la comtesse a encore écrit à son amie, si elle vous a écrit à vous-même, je ne doute pas qu’elle n’ait gardé la même attitude et qu’elle n’ait observé la même prudence, puisque vous m’offrez de tout lire ; mais ce que vous ne me montrerez pas, ce sont les lettres ou billets particuliers qui ne passaient point par les mains de la baronne, qui n’étaient pas autrefois dans ce bureau, et dont les quatre mots conservés sur votre cœur sont le résumé énergique.

Je plaidais comme un avocat, avec la ténacité de la conviction, et sans me soucier d’autre chose que d’avoir raison. M. de Salcède, traité par moi de menteur, m’avait traité de lâche ; nous étions quittes. Je n’avais plus peur de lui, je me sentais soutenu par la soif de la vérité. Je n’avais plus honte d’avouer l’ardente recherche que j’en avais déjà faite, et je m’obstinais dans mes aveux pour lui faire sentir qu’il pouvait m’assassiner, mais non m’intimider.



XVI


Il comprit bien que, si j’étais rusé comme un agent de la police secrète, j’étais en même temps hardi comme un fanatique, et il s’abstint de m’injurier davantage. Il se contenta de me répondre :

— Je ne montrerai à personne aucune lettre de madame de Flamarande, parce que je n’en ai jamais reçu aucune, pas même le plus simple billet, pas même les quatre mots que j’ai eu l’imprudence, la folie, si vous voulez, de détacher d’une lettre écrite à une autre personne, pour en faire une amulette à mon usage. Puisque vous avez si bien exploré mes tiroirs, monsieur Charles, je m’étonne qu’une de ces lettres ne vous ait pas frappé. Cela prouve que le plus habile homme du monde laisse parfois échapper le détail le plus significatif.

Il ouvrit un des tiroirs du bureau et y prit, avec la sûreté d’un homme amoureux de rangement, une liasse de lettres portant la date de 1849. Il choisit vers la fin de la liasse deux ou trois lettres et tomba d’emblée sur celle qu’il cherchait. Il me la présenta et m’invita à la lire. Elle était courte et portait ceci :

« Je ne le verrai donc pas cette année, mon pauvre enfant ! Oui, je sais bien que ces entrevues sont dangereuses pour moi comme pour toi, et qu’une imprudence me forcerait à les supprimer entièrement. Allons, pour l’amour de mon cher Roger, dont je ne veux pas être séparée, je me priverai de voir mon pauvre Gaston ! Ah ! ma chère Hélène, ma véritable amie ! dis à la baronne qu’elle tâche de le faire venir chez elle ; il fait si froid et la vie est si rude sur ce rocher de Flamarande ! Dis-lui qu’au moins elle s’informe de lui souvent, qu’elle soit une seconde mère pour lui et… »

Ici la lettre était coupée à la dernière ligne ainsi que la signature, et, en rajustant la ligne que j’avais coupée exactement sur l’original, et veille sur notre enfant, Rolande, M. de Salcède me fit voir que ce que j’avais pris pour un billet à son adresse n’était que la fin d’une lettre adressée à Hélène. Je me rappelai qu’à l’époque de ce billet, Hélène, qui avait une sœur placée chez la baronne, avait fait un voyage en Auvergne pour aller la voir. Chargée par la comtesse de s’informer d’Espérance, elle avait dû écrire qu’il allait bien, et que, Salcède ou la baronne conseillant à madame de ne pas venir, madame avait répondu à Hélène. Madame de Montesparre, qui transmettait tout à Salcède, lui avait envoyé ou remis cette réponse, et l’amant, toujours passionné, toujours romanesque, avait pris pour devise, pour règle de conduite, pour consolation suprême, cette prière adressée à la baronne et dont il s’était fait l’application à lui-même : Veille sur notre enfant !

Comment cette lettre avait-elle échappé à mon attention lorsque j’avais dépouillé le dossier ? Si elle avait passé par mes mains, comment n’avais-je pas été frappé de la coupure faite avec soin de la dernière ligne et de la signature ? C’est que j’avais fait cet examen sous le coup d’une émotion bien fondée et d’une grande fatigue physique ; c’est que, peut-être, au moment où je tenais cette lettre, quelque bruit au dehors et la crainte d’être surpris avaient fait défaillir mon attention.

Je restai interdit, et ne sachant plus où j’en étais de l’existence. Mon esprit se reportait à la terrible veillée du 27 mai 1850. Je ne voyais plus M. de Salcède, je me croyais seul. Le vent de la nuit semblait me jeter des rires moqueurs en vibrant sur les vitres et me dire : « Imbécile, tu t’es cru très-fort, tu n’es qu’un sot ! »

M. de Salcède m’examinait, il lisait dans ma pensée. Il me tira de ma torpeur en me reprenant la lettre à Hélène, qu’il replaça dans le dossier en y joignant les mots coupés ; puis il me dit avec un sourire accablant :

— Ceci vous prouve, monsieur Charles, que j’ai toujours été un insensé, pour ne pas dire un maladroit. Dans ma jeunesse, épris d’une femme adorable, je serais mort plutôt que de lui laisser soupçonner mon amour, et elle ne l’a pas soupçonné avant d’en connaître les funestes conséquences ; mais moi, la croyant partie, croyant que je ne la reverrais jamais, amoureux d’un souvenir, d’un parfum, j’entrais la nuit dans sa chambre pour y ramasser une fleur… Je faisais, par cette action romanesque, le malheur de toute sa vie ; plus tard, pensant avoir tout réparé en sacrifiant la mienne à son fils, je cachais dans mon sein trois mots de son écriture avec l’autre relique, le bouquet maculé par mon sang, et cet humble trésor devait m’être ravi par l’espion du mari et devenir une arme entre ses mains ! Vraiment, ajouta-t-il avec un rire amer, je n’ai pas de chance, comme on dit vulgairement, et c’est trop d’être deux fois si cruellement puni pour deux fautes qui ne m’ont rapporté que la honte d’être dépouillé par un lâche et le désespoir d’avoir fait le malheur d’une famille !

Il marcha dans la chambre, passant la main sur son front, comme s’il eût voulu arracher ses cheveux blanchis par la douleur ; puis tout à coup il s’arrêta, sourit et parut illuminé d’une joie soudaine.

— Mais non, dit-il, je blasphème, et il ne faut pas blasphémer devant les athées. Évidemment vous ne croyez qu’au mal, vous, malheureux serviteur avili d’une mauvaise cause ! Je vous plains, car, au point culminant d’une vie de sacrifice, ne voyant derrière moi que regrets ou tortures, et devant moi qu’une vie de labeur solitaire, je me sens plus que jamais soutenu par une force victorieuse. J’ai voulu réparer, j’ai réparé ! J’ai renoncé à tous les enivrements de la vie, à l’éclat de la fortune, aux ambitions de la jeunesse comme à celles de la virilité, au plaisir, à l’activité, à la gloire, au mariage, à l’amour ! Je me suis fait anachorète. J’ai servi obscurément la science, j’ai caché à celle que j’aimais la blessure incurable de mon âme pour ne pas ajouter à la sienne. J’ai retrouvé la joie intérieure de la conscience, j’ai été plus utile que si j’avais servi une cause politique ou secondé l’action des hommes actifs de mon temps ; j’ai élevé l’enfant de l’homme injuste qui l’avait condamné aux ténèbres. Je l’ai fait vivre dans la lumière, j’en ai fait un homme de cœur, un homme de bien, un homme de savoir. Je l’ai rendu à sa mère et je le lui ai rendu digne d’elle. Non, je ne suis point à plaindre, je n’ai pas le droit de me croire malheureux. Si je n’ai pas été assez fort pour arracher de mon cœur un sentiment funeste, j’ai été du moins assez fort pour le taire, et il est resté en moi, grâce à Dieu, aussi pur que le premier jour. Est-ce de ce sentiment muet et respectueux qu’on m’accusera auprès des fils de M. de Flamarande ? L’un des deux, qui me connaît, répondra que mon silence honore sa mère ; l’autre sentira que je ne dois compte à personne des combats intérieurs dont j’ai su triompher. Allez donc, monsieur Charles, accusez-moi auprès de Roger d’avoir voulu introduire un étranger dans sa famille ; il ne le croira pas, à moins d’être corrompu avant l’âge. D’ailleurs, je saurai me disculper. Pensez-vous que j’accepterai en silence une imputation calomnieuse ? Non ; je dirai tout, si on m’y oblige, je dirai tout parce que je peux tout dire et que je n’ai rien à dire qui ne proclame la raison, la moralité et la chasteté de sa mère. Voyons, parlez ! que voulez-vous faire ? Je vous sais à présent capable de tout, et je ne chercherai pas à empêcher votre initiative dangereuse ; mais je vous surveillerai, je m’attacherai à vos pas, j’entendrai toutes vos paroles. Je serai là pour les expliquer et pour en démasquer l’imposture. Répondez-moi donc ! Que prétendez-vous faire ? Ce n’est pas le courage qui vous manque pour agir, vous l’avez prouvé en venant ici, croyant y trouver un homme capable de tout aussi pour vous empêcher de le démasquer. À présent, c’est moi qui vous invite à continuer votre œuvre de trahison et de délation ; mais vous n’agirez plus dans l’ombre, je vous en avertis, et c’est face à face avec moi qu’il vous faut reprendre la lutte.



XVII


J’étais atterré, je dus faire un grand effort pour répondre. Enfin je réussis à me remettre et à lui expliquer le but que j’avais poursuivi. Je lui racontai toute ma vie, que je sus résumer en peu de mots, pour ne lui en montrer que les points essentiels, mon dévouement à mon bienfaiteur, ma croyance première à son injustice, mon désir de préserver Gaston, et puis la découverte que j’avais cru faire de la vérité au bois de Boulogne. Il se souvint d’avoir été suivi par un homme qu’il avait pris pour un voleur et qu’il se tenait prêt à écraser avec son casse-tête. Il apprit par moi de quelle façon il avait été recherché et surveillé, et comment, les apparences étant contre lui, j’avais été entraîné, pour l’amour de Roger, à l’action à la fois perfide et téméraire de lire sa correspondance et de le dépouiller durant son sommeil de ce que je regardais alors et avais toujours regardé depuis comme un moyen de salut pour Roger. Je lui expliquai la douloureuse lutte entre mon attachement pour la comtesse et mon dévouement à son fils, dont je m’étais fait un devoir sacré. Enfin je lui dis que, s’il croyait avoir le droit de me traiter de lâche espion, il n’avait pas celui de me supposer cupide et personnel. Je pouvais lui en donner la preuve, et mon orgueil froissé ne résista pas au désir, peut-être insensé, de la lui donner tout de suite.

— Je n’ai jamais été payé, lui dis-je, je me suis acquitté par de longs et fidèles services des avances que M. de Flamarande m’avait faites pour sauver l’honneur de mon père. Jamais je n’ai voulu, malgré ses offres obstinées, recevoir le moindre dédommagement de mes fatigues de corps et d’esprit. À sa dernière heure, il a voulu me laisser un don de cent mille francs. Les voici, je les ai trouvés sous son oreiller avec mon nom, et vous voyez que déjà je les ai mis sous enveloppe pour les restituer à la succession. Je vous en fais le dépositaire. Je n’en veux pas, je ne veux rien, je n’ai besoin de rien et de personne, et pourtant je n’ai rien ; mais je trouverai un emploi quelconque, il me faut si peu pour vivre ! J’aurai une satisfaction relativement égale à la vôtre, monsieur le marquis, le témoignage de ma conscience, et, comme vous, je pourrai dire que, si je n’ai pas toujours été maître de mes sentiments, du moins je n’ai obéi qu’à une idée de devoir et à un besoin de dévouement.

M. de Salcède me laissa déposer les cent mille francs sur son bureau. Il me regardait attentivement et paraissait m’étudier. Cela me gênait, je craignais de me laisser entraîner à me poser devant lui en homme trop content de lui-même, et pourtant je sentais le besoin et j’usais du droit de me relever dans son opinion.

— Vous ne concluez pas, me dit-il, voyant que j’attendais sa réplique. Vous ne me dites pas comment vous jugez votre situation présente et ce que vous comptez faire.

— Je croyais l’avoir dit, monsieur, je veux m’en aller loin d’ici et de tous les Flamarande. Je les regretterai, je le sais, car je les ai tous aimés, et je pleurerai Roger, que j’aimais le plus ; mais je sens que mon rôle est fini, et, puisqu’il a mal fini, j’aime autant échapper aux reproches. Je vous donne ma parole d’honneur qu’en sortant de chez vous je pars pour toujours, et que vous n’entendrez plus jamais parler de moi.

— Permettez-moi une dernière question, monsieur Charles. Partirez-vous avec la conviction que vous vous êtes trompé, que madame de Flamarande est irréprochable et que Gaston de Flamarande est aussi légitime que Roger ? Mon devoir est, au cas où il vous resterait quelque doute, de vous donner toutes les explications que vous pourrez demander. Vous voyez que je vous traite en homme sérieux.

— Je ne sais si c’est par conviction ou par pitié, lui répondis-je, car je voyais sur sa figure une expression de tristesse, mais je vous répondrai avec franchise. En ce moment-ci, je crois que vous me dites la vérité, et, comme les preuves sur lesquelles j’avais établi mon jugement ont perdu toute valeur, je dois considérer mon propre jugement comme non avenu. Cependant, je me connais, je suis soupçonneux. J’ai une nature inquiète ; j’ai vécu trop longtemps sous l’empire d’un doute que j’ai cru fondé pour passer tout d’un coup de la négation tourmentée à la foi sereine. Je serai repris par mon trouble intérieur à la moindre occasion, et peut-être céderai-je encore à une préoccupation maladive que je prendrai pour une lumière impérieuse. Il faut que je parte, c’est la meilleure des solutions. J’irai en Amérique ou en Australie. J’irai n’importe où, mais toujours assez loin pour n’être pas à craindre à moi-même et aux autres. Laissez-moi prendre congé de vous ; tous les comptes de ma gestion sont établis dans un ordre scrupuleux, et le budget de Ménouville est en parfait équilibre. Quant aux autres affaires du comte de Flamarande, il y a longtemps que je n’y étais plus initié, et je ne pourrais plus donner aucun éclaircissement.

— Écoutez-moi, Charles, dit M. de Salcède avec un soudain accent de bienveillante douceur et en me posant la main sur l’épaule, écoutez-moi bien, et peut-être reprendrez-vous courage. Depuis une heure que je vous observe comme je n’ai jamais eu l’occasion de le faire, et que je vous écoute sans ressentiment, je crois vous avoir pénétré. Écoutez donc mon jugement sur vous. Le plus grand service que l’on puisse rendre à un homme dans votre situation, c’est de l’aider à se bien connaître lui-même, et je veux, je dois vous rendre ce service-là… Tout à l’heure, je vous ai pris pour un infâme, et puis pour un fou, ensuite pour un maniaque, et je me suis demandé si, dans ses longues relations confidentielles avec vous, M. de Flamarande ne vous avait pas inoculé sa maladie.

— Il y a de cela, répondis-je tristement ; je me le suis dit maintes fois !

— Eh bien, non, reprit M. de Salcède, vous n’êtes ni fou, ni maniaque, ni méchant, ni fourbe ; vous êtes une nature inquiète, vous l’avez dit, et gouvernée par une certaine exaltation dont vous ne connaissez pas les mobiles. Il y en a deux : le premier, c’est la vanité, je dirai, si vous voulez, l’orgueil froissé ; le second…, vous ne l’avouerez jamais, et je ne vous le signalerai pas, mais vous me comprenez sans que je parle.

— Vous vous trompez, monsieur, m’écriai-je, sentant une sueur froide couler de mon front, car il arrivait à l’accusation que j’avais toujours redoutée plus que tout au monde.

— Vous avez deviné si vite, reprit-il, que je n’hésite plus à le croire. Oui, voilà le mal caché qui nous a perdus tous deux. Il m’a jeté, moi, dans une exaltation non moins vive que la vôtre, mais les circonstances m’ont conduit forcément au dévouement noble. Je ne m’en glorifie pas, j’eusse été un lâche, si j’avais méconnu mon devoir. Quant à vous, vous avez souffert autrement, et votre dévouement s’est changé en persécution ; votre amour-propre avait trop souffert dans la domesticité, et je me hâte de dire que vous étiez plus fait pour commander que pour obéir. Vous aviez reçu une bonne éducation, vous étiez capable, et votre figure inspirait la confiance. Vous vous seriez fait facilement une situation sociale aussi heureuse qu’honorable. Vous avez cru pouvoir servir impunément la haute aristocratie, et dès lors vous avez subi ses prestiges ; vous vous êtes identifié à des points d’honneur, à des préjugés romanesques, à des drames renouvelés des antiques légendes, dont vous n’eussiez eu aucun souci, aucune idée dans la vie bourgeoise. Déclassé, vous vous sentiez malgré vous l’égal de vos maîtres. Condamné à vous regarder comme leur inférieur, vos impressions ont pris un caractère d’aigreur, de dépit et surtout de jalousie, dont j’ai été le principal objet.

Je me levais éperdu, il me fit rasseoir.

— Je n’en dirai pas davantage, continua-t-il avec calme. Ce n’est pas à moi de vous condamner et de méconnaître l’empire d’une passion qui peut nous rendre abjects ou sublimes selon le point par lequel la destinée s’empare de nous. Laissez-moi vous dire, dans le besoin que j’éprouve de réhabiliter autant que possible un homme aussi foncièrement honnête et délicat que vous l’êtes, laissez-moi vous dire que celui qui a violé mon domicile, ouvert mes meubles, lu mes lettres et dérobé jusque sur moi une prétendue preuve d’adultère, non, cet homme-là n’était ni un malfaiteur ni un espion, c’était un jaloux désespéré qui acceptait le rôle et usurpait le droit d’un époux vengeur.

Je fus encore une fois brisé par l’autorité froide de M. de Salcède. Touchait-il la vérité, je n’en sais encore rien moi-même. Je n’ai jamais voulu, je ne veux jamais le croire. Je niai avec assez d’obstination pour le convaincre au moins que je n’avais jamais caressé en moi la moindre chimère, et je vis qu’il faisait plus de cas de moi à mesure qu’il voyait ma sincérité.

— Allons, me dit-il, ne parlons plus jamais de ces choses ; qu’elles restent un secret absolu entre nous, de même que le reste. Je vous donne ma parole d’honneur que personne au monde ne se doutera de votre conduite envers moi et du motif que je lui attribue. Vous pouvez conserver intacte l’estime de madame de Flamarande et l’amitié de Roger. C’est à vous de les justifier, et je suis sûr qu’à présent vous ne serez plus tenté de troubler leur sécurité. Voyez, malgré ce que vous avez fait contre moi, car c’est envers moi seul que vous avez été gravement coupable, j’ai encore confiance en vous et je vous rends à vous-même. Le seul remède à l’humiliation que vous subissez vis-à-vis de moi, c’est de vous réhabiliter complétement dans mon estime. Je vous en offre le moyen en vous jurant que vous pouvez rester attaché à la famille de Flamarande, puisque aucune révélation, aucun avertissement de ma part ne vous ôtera la confiance dont vous y jouissez.

— Je crois à votre parole, monsieur le marquis, mais j’ignore si je pourrai profiter de votre générosité ; je ne le crois pas dans l’état d’accablement où je suis. Pourtant je ne veux pas vous quitter sans vous restituer, à vous et à M. le comte Gaston de Flamarande, deux pièces essentielles. Voici d’abord le véritable autographe que je vous avais dérobé ; en second lieu, voici la déclaration de M. le comte Adalbert de Flamarande, donnant acte des droits légitimes de Gaston par l’explication des motifs de son exil. J’ai menti à madame la comtesse en lui disant que son mari m’avait repris cette pièce. Je craignais alors de mettre cette dernière ressource au service du mensonge, mais j’ai menti également au comte mourant en lui disant qu’elle avait été anéantie, voulant cette fois me réserver le droit de proclamer la vérité, si elle venait détruire mes fâcheuses suppositions.

— Merci, Charles ! dit le marquis en reprenant son talisman avec une joie évidente. J’accepte aussi le dépôt que vous me faites et qui est de la dernière importance, puisqu’il justifie complètement madame de Flamarande devant ses fils et aux yeux du monde. À présent, Charles, vous allez reprendre le legs de M. de Flamarande. Ni Gaston ni Roger ne consentiront jamais à vous en dépouiller.

— Ne me le rendez pas, monsieur le marquis, je le brûlerais !

— Eh bien, je vous le garde, et je chargerai les héritiers de vous le faire reprendre. Mais où allez-vous maintenant ? ajouta-t-il en remarquant mon insistance pour le quitter sans avoir pris un parti relatif à moi-même.

— Je ne sais pas, lui dis-je ; je vais marcher, respirer, réfléchir.

— Vous n’avez point à réfléchir, reprit-il. Vous avez un devoir immédiat à remplir : vous avez mis un doute dans l’esprit de Roger, il faut le lui ôter avant qu’il voie sa mère, il faut lui dire qu’effectivement j’ai eu le désir d’adopter Gaston par suite de l’affection que j’avais pour lui, mais que madame de Flamarande n’y a jamais consenti. Moi, j’irai l’avertir pour qu’elle ne contredise pas votre dernière assertion ; je vais lui écrire, je remettrai la lettre de grand matin à Charlotte, qui couche dans le donjon auprès d’elle ; vous, vous guetterez le réveil de Roger. Il n’est que trois heures, nous avons encore du temps devant nous. Voulez-vous m’attendre ? nous sortirons ensemble.

— Non, monsieur le marquis, j’aime mieux être seul. Je ferai mon devoir, soyez tranquille.

— Eh bien, au revoir et à tantôt, dit M. de Salcède en me tendant la main.

Je fus touché de tant de grandeur d’âme et de bonté. Des larmes longtemps contenues coulèrent sur mon visage et soulagèrent mon cœur. Je revins par la campagne, j’avais réellement besoin d’air et je pleurai librement, j’étais dans un abattement inexprimable. Tout ce que m’avait dit M. de Salcède me revenait à l’esprit et m’écrasait. J’achevais en moi-même le jugement qu’il avait porté sur moi et ma conscience l’aggravait.

— Il ne m’a pas dit, pensais-je, tout ce qu’il devait me dire, il m’a épargné ! J’ai cru que la fin justifiait les moyens, voilà mon erreur, ma condamnation et ma honte ; faire le mal pour amener le bien, il paraît que cela ne réussit jamais, et j’en suis la preuve. Et quand, par-dessus le marché, on se trompe sur le but que l’on poursuit, quand on a fait le mal pour n’arriver qu’à le faire encore, comme cela m’est arrivé en désespérant Roger par des insinuations maladroites, on est si cruellement puni, qu’il faut bien sentir et reconnaître qu’on a eu tort, qu’on a manqué sa vie et qu’on n’améliore pas celle des autres en gâtant la sienne propre. On n’est plus bon à rien quand on s’est laissé devenir mauvais. Que pourrai-je réparer maintenant ? On croira encore en moi parce que Salcède est un cœur généreux ; mais je n’y croirai plus, moi, je me haïrai, je me ferai honte à moi-même. Ah ! pourquoi ne me suis-je pas précipité des falaises de Ménouville ? pourquoi ce dégoût de la vie que j’éprouvais alors ne m’a-t-il pas donné le courage d’en finir ?

Je fus pris en ce moment d’une rage de suicide, et il est fort probable que j’y aurais cédé sans un événement qui me fit comprendre qu’il est lâche de se supprimer quand on a un châtiment trop mérité à subir.

Comme j’étais arrivé au bord du torrent, le bruit de ses chutes m’avait empêché d’entendre le galop d’un cheval qui retentissait sur le sentier plus élevé que le lit de la Jordanne. Quand il fut presque au-dessus de moi, je le distinguai du clapotement de l’eau et je levai la tête. Il ne faisait pas encore jour, et je ne vis qu’une ombre noire qui passait sur ce chemin étroit et dangereux avec la rapidité de la foudre.

À l’instant même, je me représentai Roger fuyant Flamarande sous le coup du soupçon que j’avais mis en lui. J’essayai de remonter le ravin pour le joindre. C’était une tentative impossible en cet endroit, surtout dans l’obscurité. Je ne m’étais pas élevé de quelques mètres que j’entendis le galop du cheval déjà hors de portée. Je courus vers le manoir, et sur le seuil je rencontrai Ambroise.

— Qu’est-ce que c’est ? lui dis-je. Est-ce un des chevaux de la ferme attaqué au pâturage par des loups ?

— Non, non, répondit-il, ce n’est pas ça. C’est quelque chose de plus contrariant : c’est M. Roger qui a pris fantaisie de se promener avant le jour. Je ne dormais pas, je l’ai vu entrer dans l’écurie avec une lumière et en sortir avec le bidet du père Michelin, qu’il avait sellé lui-même ; une bonne bête, mais un peu folâtre, qui se défendra s’il la bouscule. Tout le monde dort encore, et, comme il avait laissé sa bougie allumée à l’entrée de l’écurie, j’ai eu crainte du feu et je suis descendu malgré ma fièvre. Alors, en refermant la porte de la cour, j’ai vu que M. Roger prenait un chemin où les chevaux ne passent point facilement, et j’ai crié après lui ; mais il n’a rien entendu, et il a pris le galop. Comment faire pour courir après lui ? Il faudrait des jambes de quinze ans, et encore !

— Il y a sans doute un autre cheval à l’écurie, je vais le prendre.

— Il y a le poulichon d’Espérance, mais il est encore plus fou ; il n’y a que lui pour le monter.

— N’importe, m’écriai-je, je le prendrai !

Je courus vers l’écurie, et, avec l’aide du pauvre Ambroise, tout tremblotant de fièvre, je sellai la jeune bête, qui ne se laissa pas faire volontiers. Enfin j’allais l’enfourcher, lorsque Gaston, éveillé par le bruit, accourut, s’enquit de ce qui se passait, bondit sur son cheval et, avec la légèreté d’une ombre, s’engagea dans le sentier qu’avait pris Roger.



XVIII


Espérance était certainement le seul qui pût rejoindre et ramener Roger, car je ne croyais nullement à une fantaisie de promenade nocturne. Je courus à la chambre de Roger, espérant y trouver une lettre. En effet, il y en avait une à mon adresse.


« Ne dites pas à sa mère que je suis venu à Flamarande, personne ne m’y a vu que vous trois ; dites-lui que je pars pour un voyage de distraction et d’agrément. Je resterai absent un mois ou deux, qu’elle ne s’inquiète pas.

» J’exige qu’elle ne sache rien de ce qui s’est passé hier au soir. J’ignore tout ; elle agira comme elle l’entendra. Je me conformerai à sa volonté, quelle qu’elle soit.

» ROGER. »


Plus de doute, le pauvre enfant avait deviné le vrai motif de l’exil de Gaston, et il partageait l’erreur de son père, la mienne ! J’avertis Ambroise du silence qu’il devait garder jusqu’à nouvel ordre. Je l’engageai à se remettre au lit et me disposai à retourner auprès de M. de Salcède pour l’informer et aviser avec lui de ce que nous aurions à dire à la comtesse, si ses fils ne rentraient pas dans la matinée.

Je rencontrai M. de Salcède dans l’espélunque. Il parut moins inquiet que moi.

— Gaston apaisera son frère, me dit-il. En tout cas, il le ramènera. Allons à leur rencontre. J’ai la pièce que vous m’avez remise et qui mettra fin à tout débat.

Nous partîmes du souterrain pour prendre le sentier par où les jeunes gens avaient passé. Ce sentier rejoignait le chemin à quelque distance. Il était fort dangereux pour des chevaux, mais nous n’y vîmes aucune trace d’accident, et sur le chemin nous pûmes suivre au grand jour la piste des deux montures, s’emboîtant l’une dans l’autre, ce qui prouvait que les cavaliers, n’allant pas côte à côte, ne s’étaient pas rejoints.

Nous marchâmes environ deux heures, d’un bon pas et sans nous dire un mot pour ne pas nous ralentir. La trace des chevaux reparaissait de temps en temps, toujours révélant la même poursuite de l’un après l’autre sans point de jonction. Enfin, comme nous approchions de la Violette, nous vîmes Gaston qui revenait seul, au pas, sur son cheval, et menant en laisse le cheval de Michelin. Il mit pied à terre en nous apercevant, tira les chevaux par la bride et vint à nous, pâle, mais non triste ni accablé.

— Vous êtes inquiets, nous dit-il sans attendre nos questions. Je vais vous dire ce qui s’est passé. Entrons dans le bois ; nous parlerons sans être dérangés par les passants.

Nous gagnâmes les pins. Il attacha les chevaux à un arbre, et nous nous jetâmes sur la mousse, nous étions fatigués tous les trois. Après avoir réfléchi un instant comme pour se résumer, Gaston nous raconta ainsi son entretien avec son frère :

— Je ne l’ai rattrapé qu’au cabaret de la Violette ; il allait comme le vent. Il ne voulait pas s’y arrêter, mais son cheval avait perdu un fer et s’était cassé un bout de corne. Il a été obligé de descendre, très-contrarié, car il avait bien vu que je le suivais de près et qu’il ne pouvait plus m’éviter.

» — Que me voulez-vous ? m’a-t-il dit ; n’ai-je pas le droit de me promener sans vous avoir sur mes talons ?

» — Il y a, lui répondis-je, bien du changement depuis hier soir, à ce qu’il paraît ? mais nous ne pouvons pas nous expliquer si près de ces gens qui pansent votre cheval. Venez dehors avec moi.

» — Il ne me plaît pas de m’expliquer. Je veux rester ici. Laissez-moi tranquille.

» Je dis tout bas au cabaretier, à qui il avait demandé à boire, de porter le rafraîchissement dans son jardin, et je m’éloignai un peu. Dès que je vis Roger dans ce petit jardin, qui est derrière l’écurie et où nous pouvions causer librement, je me rapprochai de lui, et, comme il ne me disait rien et faisait semblant de ne pas me voir, je pris un verre et m’assis en face de lui. Même silence.

» — Nous ne sommes donc plus frères ? lui dis-je en choquant mon verre contre le sien.

— Pardonnez-moi, me répondit-il d’un air sombre, sans toucher à son verre ; d’une façon ou de l’autre, nous le sommes du côté le plus sûr.

» Cette parole me sembla odieuse. Jusqu’à ce moment-là, j’avais cru à un mouvement de jalousie filiale, et j’étais prêt à lui tout sacrifier comme à tout supporter de sa part. N’est-il pas un enfant gâté, et ne dois-je pas le gâter aussi ? mais un doute, un outrage à notre mère,… je ne pus endurer cela, je sentis que la colère me gagnait, et je ne répondis pas pour ne pas trop répondre. Il crut que j’acceptais l’imputation, et il reprit, voyant que je souffrais :

» — Après tout, je ne t’en veux pas, à toi ; si tu as du bonheur, ce n’est pas ta faute. Voyons ! qu’as-tu décidé ? Es-tu le fils adoptif de ton M. Alphonse ou le chef de la famille Flamarande ? Choisis-tu l’une ou l’autre position, ou vas-tu cumuler ?

» Je lui répondis ce que je sais et ce que je présume.

» — M. de Salcède voulait m’adopter, croyant apparemment que je n’avais ni nom ni état dans le monde. Quand il saura qui je suis, il n’y songera probablement plus.

» Il se mit à rire amèrement.

» — Ah ! tu crois que M. de Salcède ignorait qui tu es ? Tu es un ingénu, toi ! Tant mieux pour toi. Quand je te dis que tu es né heureux ! Allons, retourne à ton idylle dorée, et que le ciel te bénisse ! Moi, je vais prendre l’air le plus loin possible de ce poëme champêtre !

» — Où vas-tu ?

» — Où il plaira à Dieu. Qu’est-ce que cela te fait ?

» — Je veux le savoir.

» — Je n’ai pas de comptes à te rendre.

» — Pardonnez-moi, vous êtes encore mineur, et je suis votre aîné.

» — Mon aîné, c’est cela ! mon chef de famille ! Vous allez me donner des ordres, vous ?

» — Oui, moi, le comte de Flamarande, je vous traiterai comme un enfant que vous êtes. Je vous empêcherai de flétrir votre mère par une fuite qui est l’aveu d’un soupçon infâme. Oh ! j’ai compris, allez ! Si je suis un ingénu, je ne suis pas un niais. Je n’ai pas vécu jusqu’à présent sans me demander qui était mon père, et je n’ai jamais eu la lâche pensée de croire que M. de Salcède me trompait en me jurant qu’il ne l’était pas. Je crois à ce qui est vrai, moi, je ne suis pas fou. Donc vous… Je ne veux pas vous dire que vous mentez ; mais on vous a mis un mensonge odieux dans l’esprit, et cela depuis hier soir. Il faut me dire qui vous a égaré ainsi, je veux traiter ce calomniateur comme il le mérite.

» Il ne voulut pas me répondre ; mais je devine très-bien, et je crois que la personne n’est pas loin.

En parlant ainsi, Gaston me regardait d’un air indigné, et je me sentais défaillir. M. de Salcède prit vivement la parole.

— Tu te trompes, lui dit-il. La personne que tu accuses est venue ce matin m’apporter la preuve que voici.

Il lui mit sous les yeux la déclaration du comte de Flamarande.

J’observais Gaston pendant qu’il la lisait. Son visage ne fit pas un pli. Il n’avait pas douté de sa mère, lui ! Il n’était pas même étonné. Il ne fit aucune réflexion, replia le papier et le rendit au marquis.

— Continue ton récit, lui dit Salcède. Pourquoi reviens-tu seul ? Où est Roger ?

— Ne vous en inquiétez pas, je vais vous dire le reste. Comme j’étais très-irrité, il s’est emporté aussi. Il m’a dit que c’était moi qui mentais. Jamais il n’avait accusé sa mère, je lui prêtais des sentiments affreux. Je voulais faire le maître, le pédagogue avec lui, il n’était pas d’humeur à le souffrir. Il échapperait à une autorité qu’il n’acceptait pas. Je pouvais lui prendre tout, hormis sa liberté.

» Tout en parlant et se contredisant à chaque parole, comme un homme qui n’a pas sa tête, il avalait coup sur coup je ne sais quelle liqueur de genièvre qu’on lui avait servie.

» — Vous vous enivrez, lui dis-je, vous devenez méchant !

» Et je voulus lui ôter le flacon. Il le reprit en disant :

» — Méchant ? Eh bien, tant mieux ! c’est ce qu’il me faut. Je suis un mouton assez disposé à se laisser tondre. Il faut que je devienne un loup sauvage. Le temps des illusions romanesques est passé. J’ai vécu fils unique, j’y étais habitué. Je vais vivre orphelin, j’aime mieux cela que de vivre esclave !

» Et il voulait boire à ce même maudit flacon que je lui arrachai des mains et que je jetai dans le buisson. Alors, il s’élança sur moi pour me frapper. Je le saisis à la nuque et le fis plier comme un jonc ; mais, en même temps, pris d’amour et de pitié, j’amenai sa tête près de ma bouche et je le baisai au front en lui disant :

» — Tu vois ! je te briserais, si je ne t’adorais pas. Allons, méchant enfant, reviens à toi-même, et retournons ensemble à notre mère, qui nous mettra d’accord en te disant que c’est toi qu’elle aime le mieux. Et moi, je lui dirai qu’elle a raison de préférer celui qu’elle a nourri et élevé elle-même. Je l’aiderai à te rendre encore plus heureux par sa tendresse. Quant à ta fortune, je n’en veux pas, je n’en ai que faire. Est-ce que j’ai besoin de fortune, moi qui ai le nécessaire et qui suis habitué au travail ? Tu garderas ton titre, je me trouverais ridicule, moi paysan, d’avoir un titre de noblesse. Je veux rester à Flamarande, je veux être le mari de Charlotte, je serai ton fermier : c’est tout ce qu’il me faut.

» Il avait mis sa tête dans ses mains ; je crois qu’il pleurait de colère, j’aurais voulu le faire pleurer d’attendrissement.

» — Vous me parlez comme à un enfant, me dit-il, et cela ne me convient plus. À partir d’aujourd’hui, je suis un homme ; le malheur met dix années de plus sur ma tête, je le sens bien. Vous me parlez de titres et de richesses comme on promet des dragées à un marmot pour qu’il se tienne tranquille. Sachez, monsieur le comte, qu’élevé en gentilhomme je suis plus gentilhomme que vous, qu’on a élevé en philosophe. Vous avez des idées de paysan : vous supposez que je pleure ma couronne de comte et mes écus ! Vous me faites bien de l’honneur en vérité ! Ce que je pleure, il faut vous le dire, puisque vous ne le devinez pas. Je pleure l’amour de ma mère, que je vais être forcé de troubler et de briser par mon éloignement pour vous. Je pleure aussi l’orgueil et la joie de la voir entourée de respect et de vénération. Je sais à présent pourquoi vous avez été écarté de la maison paternelle. Que le soupçon auquel vous avez été sacrifié soit injuste ou fondé, ce n’est pas à nous de le savoir et je reconnais avec vous que nous devons le repousser de nos cœurs ; mais il renaîtra dans l’esprit de tous ceux qui vous verront reparaître, et, au lieu d’avoir des amis agenouillés devant la vie d’une sainte, nous aurons des curieux malveillants ou railleurs à châtier. Nous ferons notre devoir, vous autant que moi, je le pense ; mais on ne persuade pas à coups d’épée ou de pistolet, et plus nous ferons de bruit autour de l’honneur de notre mère, plus ressortira sur sa robe blanche cette tache que tout notre sang ne pourra effacer.

» Ces paroles de mon frère pénétrèrent en moi comme une lame d’acier. Il n’était plus ivre, il était surexcité, et la vérité sortait cette fois de ses lèvres. Je me mis à ses genoux, et, le serrant dans mes bras, je lui dis :

» — Je te remercie de m’éclairer ; jusqu’à présent, je n’avais pas compris. Je t’aurais sacrifié tous mes droits par amour pour toi ; à présent je comprends que je dois y renoncer absolument pour l’honneur de notre mère. Le soupçon injuste du comte de Flamarande pèserait sur toute sa vie, et je haïrais mon père malgré moi d’avoir imprimé sur elle, à cause de moi, cette souillure ineffaçable. Je ne veux pas en venir là. Je veux aimer ma mère sans être pour elle une cause de douleur. Je lui ai déjà coûté assez de larmes. Je veux oublier mon père, ne pas savoir qu’il a existé, ne jamais l’entendre excuser ni blâmer, puisqu’on ne peut justifier l’un sans accuser l’autre. Ce que je te dis est sérieux et le devient davantage à présent que tu m’ouvres les yeux. Je dois et par conséquent je veux être et demeurer Espérance tout court, et tout au plus Espérance dit Michelin par contrat de mariage. Ne te tourmente donc plus, il n’y a rien de changé dans ta vie. Ma mère avait accepté que je fusse adopté par un autre, elle approuvera que je persiste à demeurer inconnu. Allons, rends-moi ton amitié qui m’avait fait si heureux hier au soir. En public, tu seras toujours M. le comte, mon maître ; en secret, tu seras mon frère, et le mystère rendra mes épanchements plus doux avec notre mère et avec toi.

» Il m’embrassa en fondant en larmes ; cependant il n’était pas consolé.

» — Tu es bon comme un ange, me dit-il ; mais tu es romanesque, et la vie ne va pas comme tu crois. De plus, tu es amoureux, et tu t’imagines que Charlotte, si tu l’épouses et si tu en as des enfants, acceptera ton sacrifice ?

» — Charlotte ne sait et ne saura rien.

» — Tu rêves l’impossible. Quand même tu aurais la force de lui cacher toujours un pareil secret, toi-même, quand tu seras père de famille, tu sentiras que tu n’as pas le droit, à moins de vouloir imiter notre père à nous, de les priver de leur état civil et de leur héritage. Tu te diras alors qu’un acte de naissance est toujours un titre imprescriptible, quand même le mari jaloux renie l’enfant né dans le mariage. La loi a raison. Si elle voile et consacre certaines impostures de fait, elle protège le grand nombre des enfants contre le caprice des parents. Elle prend le parti du faible sans défense ; c’est une bonne loi malgré ses inconvénients. Il faut se soumettre aux lois fondamentales qui régissent la société, et ce n’est pas à moi de me révolter contre celle-là. Je serais un misérable, un spoliateur et quelque chose comme un fripon à mes propres yeux, si je consentais à te dépouiller de ton héritage. Je ne pourrais plus te regarder en face, et, au lieu de bénir tes enfants, je rougirais devant eux. Non, va ! ce que tu rêves est chimérique. Notre situation est inextricable, si nous essayons d’en sortir sans dommage pour personne. Il faut l’accepter, il faut la subir. Tu sais à présent pourquoi j’en souffre. Laisse-moi souffrir, moi qui sais mieux que toi ce que c’est que le monde. Laisse-moi souffrir seul, je t’en supplie ; j’ai besoin d’être seul. Je m’en vais, mais en t’aimant quand même et en admirant la noblesse et la simplicité de ton caractère. Nous souffrirons tous deux quand tu connaîtras la société, que tu n’as apprise que dans les livres. Notre consolation sera de nous aimer, de nous estimer l’un l’autre et d’adoucir autant que possible à notre mère les chagrins qui l’attendent.

» — Et pour commencer, lui dis-je, tu la quittes dans un moment pareil ! Tu te flattes qu’elle ne devinera pas ce que signifie ton départ subit et farouche ? Elle a beaucoup souffert pour moi, mais elle n’a eu de toi que joie et consolation. Oh ! je t’en supplie, qu’elle ne souffre jamais par toi, qu’elle n’ait jamais à souffrir pour nous deux !

» Il était attendri.

» — Eh bien, répondit-il, je te promets de ne pas partir ainsi. Vrai, j’ai besoin de me raisonner encore, je suis faible, moi, je ne suis pas un stoïque comme toi, je ne prends pas mon parti en un moment. Que veux-tu ! je n’ai jamais souffert, ma mère m’a toujours caché ses larmes, je n’ai jamais appris le courage ; mais je l’adore, ma pauvre mère, et je m’arrangerai pour ne pas l’inquiéter. Je vais continuer ma promenade jusqu’à Léville. Dis-lui que j’avais quitté ces braves personnes trop brusquement, que j’ai senti mon tort et que je vais réparer mon impolitesse. Ce soir, je serai à Flamarande, j’exige que tu ne lui parles pas de ce qui s’est passé entre nous. Je ne veux pas lui en parler, moi, je n’en aurais pas le courage, je veux avoir l’air d’ignorer tout. Je lui dirai que je m’ennuie en Auvergne, et que, ne pouvant reparaître à Paris, j’ai besoin de voyager encore ; elle y consentira, et je partirai sans l’effrayer. Pendant mon absence, elle s’occupera de régulariser ta position, et tous ces détails, toutes ces explications que je redoute, seront terminés quand je reviendrai. Je n’aurai plus qu’à accepter les faits accomplis, et je les accepterai bravement, je te le jure. C’était là mon intention quand j’ai quitté ce matin Flamarande. J’y persiste, mais je conviens que c’était trop brusque, et qu’à cause du cheval que j’ai eu la bêtise de prendre, il eût été difficile de lui cacher que j’étais venu.

» — Non, il sera très-facile de le lui cacher. Je n’ai dit qu’à ma mère Suzanne, hier soir, que tu étais arrivé par la fenêtre. Elle est la discrétion même : elle se taira. Charles et Ambroise savent seuls que tu as pris le cheval. Je dirai à Michelin qu’il était déferré et que je l’ai amené ici, la bête étant un peu blessée et l’aubergiste étant le meilleur maréchal du pays. Tout s’arrangera sans que ta mère ait la moindre inquiétude ; autrement elle devinerait ton chagrin quand tu lui diras tes projets de voyage. Moi, j’espère que tu y renonceras avant de lui en parler, et dans tous les cas j’ai la certitude de t’y faire renoncer quand tu seras tout à fait calme. Je ne t’ai pas dit tout ce que j’ai encore à te dire.

» — J’en ai assez à présent, me dit-il en essuyant ses yeux tout rouges de larmes, remmène le cheval. J’irai à pied à Léville, c’est tout près. J’y déjeunerai, j’y dînerai peut-être, si je ne m’y ennuie pas trop. En tout cas, je serai à Flamarande avant le coucher du soleil, et j’y serai maître de moi, je l’espère.

» Là-dessus, il me serra les mains et je le laissai partir, voyant qu’il avait besoin en effet de se raisonner encore, et qu’il ne fallait pas lui en demander trop tout d’un coup.



XIX


Quand Gaston eut fini son récit :

— Et à présent, lui dit Salcède, qu’allons-nous faire ? Crois-tu qu’il soit réellement retourné à Léville ?

— Je l’ai suivi des yeux. Tant que j’ai pu le voir, je l’ai vu dans la direction de Léville, marchant comme un homme qui va droit à son but.

— Depuis combien de temps vous êtes-vous quittés ?

— Depuis une heure environ. J’ai dû attendre pour quitter la Violette que le cheval du père Michelin fût reposé.

— Eh bien, reconduis-le à Flamarande pour expliquer ta sortie, et va voir la comtesse, qui certainement te cherchera dès son réveil. Ne lui dis rien de ce qui s’est passé. Moi, je vais à Léville avec Charles ; nous montrerons à Roger la pièce qui explique et justifie tous les faits, nous le calmerons et nous le ramènerons. Si ta mère me demande avant que je sois rentré, dis-lui que tu m’as rencontré en promenade botanique, et que tu ne sais pas quand je rentrerai.

Gaston ne fit pas d’objection. Il remonta à cheval et repartit, emmenant l’autre bête. Je suivis M. de Salcède, qui s’arrêta à la Violette et m’invita à déjeuner avec lui à la hâte. Nous ne nous étions couchés ni l’un ni l’autre, nous devions reprendre des forces. Une heure après, nous arrivions à Léville. Roger n’y était pas, il n’y avait point paru.

M. de Salcède, voyant l’inquiétude qui s’était emparée de moi, renferma la sienne. J’étais tombé dans une morne tristesse. Le chagrin de Roger, les résolutions désespérées qu’il pouvait prendre, les nouvelles douleurs qui frapperaient sa mère, tout cela était mon ouvrage. Et pourtant M. de Salcède ne me le faisait pas sentir. Il acceptait mon triste passé et me poussait à l’action comme si j’eusse été pour lui le bon champion d’une bonne cause.

— Allons, courage, me dit-il. Pour retrouver ceux qu’on veut joindre, il faut les chercher. Il n’y a que deux voies pour sortir d’ici sans reprendre celle que nous venons de suivre : l’une qui retourne à Flamarande en passant par Montesparre, et c’est probablement celle qu’il aura prise. Qui sait s’il n’aura pas voulu consulter la baronne ? Vous sentez-vous la force d’aller jusque-là ?

— Parfaitement ; mais vous, monsieur le marquis ?

— Moi, je prendrai l’autre chemin, celui qui rejoint la route de Clermont. Là, je saurai s’il a monté au nord ou au midi, car, s’il persiste dans ses idées de voyage, il aura trouvé des chevaux de poste pour l’une ou l’autre direction.

— Mais il a maintenant environ deux heures d’avance sur nous ?

— Pour le moment, il est encore à pied, et je sais où je trouverai près d’ici un bon cheval pour me porter rapidement. Tous ces paysans sont mes amis. Quant à vous, attendez ; vous en trouverez un sur votre route, à l’endroit que je vais vous désigner.

Il écrivit un nom et une adresse sur son carnet avec ces mots : « Un cheval tout de suite pour M. Alphonse. »

Nous nous séparâmes, et en effet je trouvai à peu de distance une bonne monture qui fut mise avec empressement à ma disposition. Le nom d’Alphonse était comme un talisman.

À Montesparre, on n’avait pas vu Roger. La baronne, sachant que j’étais là, vint me chercher pour m’interroger. Je n’avais pas le temps de lui tout dire et je ne jugeai pas utile de lui faire ma confession. Elle sut seulement que j’étais inquiet de Roger, qui paraissait avoir du chagrin ou du dépit.

— Eh bien, dit-elle, je le chercherai aussi, moi. Je vais monter en voiture et m’informer de lui d’un autre côté. Retournez à Flamarande par la montagne. J’y ramènerai Roger, si je le trouve. Vous voyez, il soupçonne quelque chose. Il n’y a qu’un remède, c’est le mien : un mariage entre madame de Flamarande et Salcède après l’adoption de Gaston par Salcède.

J’étais trop troublé et trop démoralisé pour avoir une opinion. La baronne me fit donner un cheval frais et me força de prendre un peu de café. Elle me voyait pâle, et je sentais bien que je n’étais plus assez jeune pour cette vie agitée. Je me hâtai pourtant, espérant toujours rencontrer Roger ; je ne le rencontrai pas. J’espérais encore le retrouver à Flamarande ; il n’y avait pas reparu. Je me sentis alors tellement brisé que je dus aller me jeter sur mon lit en me disant :

— Tu n’as eu d’énergie dans ta vie que pour faire le mal. À présent que tu veux faire le bien, la force te quitte et tu n’es plus bon que pour mourir.

Le brave Ambroise, lui, était sur pied et prenait sa médecine de paysan pour empêcher le retour de la fièvre. Il me força d’en prendre aussi comme tonique, et, m’engageant à dormir un peu, il sortit pour se mettre de son côté à la recherche de Roger.

Je fis bien de suivre son conseil, car un surcroît d’inquiétude m’attendait dans l’après-midi. Non-seulement ni Roger, ni Ambroise, ni M. de Salcède, ne reparurent de la journée, mais la soirée s’écoula, et je comptai avec des angoisses inexprimables les froides heures de la nuit à la porte du manoir, attendant toujours en vain et rêvant les plus sinistres événements.

Gaston, après avoir vu sa mère et Charlotte, qui ne se doutaient de rien, s’était aussi remis en campagne, disant que M. de Salcède avait besoin de lui au Refuge pour un travail pressé. Ainsi, pendant qu’une partie des habitants et des hôtes de Flamarande dormait tranquille, l’autre moitié était secrètement en proie aux tortures et à l’épouvante. Moi, je croyais à un suicide. Cette idée avait trop tourmenté ma vie pour que je ne fusse pas porté à l’attribuer aux autres. Je me promettais bien de ne pas survivre à mon cher enfant ; mais je n’avais pas la consolation de me dire que ma mort plus que ma vie servirait à quelque chose pour lui et les siens. Enfin, au coup de minuit, j’entendis marcher, et, courant à la rencontre du marcheur, je reconnus M. de Salcède.

— J’ai vu Roger, me dit-il, et je lui ai tout expliqué. Il a été froid mais calme, résolu à faire son devoir. Il avait beaucoup erré au hasard dans la journée, puis il était allé dîner à Léville, où on l’a retenu pour la nuit. C’est seulement à huit heures du soir que, après avoir couru en vain tout le jour, je l’ai retrouvé là. Il m’a donné sa parole d’honneur qu’il serait ici dans la matinée, et nous nous sommes donné rendez-vous pour neuf heures. Il veut que Gaston, Ambroise et vous, nous y soyons tous après qu’il aura parlé à sa mère. C’est chez elle qu’il entrera d’abord. Soyez au donjon pour l’attendre et lui ouvrir. Charlotte couche en haut auprès de madame la comtesse ; vous l’éloignerez. Il veut parler seul à sa mère. À présent, Charles, calmez-vous et reposez-vous. Moi, je vais en faire autant. Si Gaston ne dort pas, dites-lui que j’ai retrouvé son frère et que tout va bien.

Je ne voulus pas dire à M. de Salcède que Gaston s’était remis à la recherche de Roger. Il fût peut-être reparti pour le ramener, et je craignais qu’il ne tombât de fatigue après une telle journée. Gaston, tout jeune et doué d’une force exceptionnelle, n’était pas fait pour m’inquiéter.

J’étais si heureux de n’avoir plus de malheur à craindre pour mon cher Roger, que je me sentais reposé et prêt à recommencer, s’il le fallait. Je laissai la porte de la cour fermée seulement au loquet, afin qu’il pût rentrer sans éveiller personne, et je me glissai dans le donjon sans bruit, afin d’être prêt à le recevoir. Je montai au premier étage, c’est-à-dire à la chambre de Gaston. J’y fis du feu et je m’installai sur un fauteuil, impatient de le revoir après tant de terreurs causées par son absence, impatient surtout de lui dire avant tous les autres :

— Charles est un imbécile qui n’a rien compris à vos affaires de famille et qui vous a sottement troublé l’esprit avec des chimères.

Plongé dans mes réflexions, je repris peu à peu possession de moi-même après vingt-quatre heures d’exaltation ou d’abattement. La nuit était claire, et tout était repos et sérénité dans la campagne et dans le manoir. Le bruit continu du torrent ne troublait pas le silence ; l’oreille s’y habituait si bien qu’elle se fût étonnée et comme alarmée s’il eût brusquement cessé. Je pensai à madame de Flamarande dormant paisible, avec la douce Charlotte à trois pas d’elle, et s’éveillant aux lueurs du soleil pour apprendre de la bouche de Roger que son innocence était reconnue, et que ses deux fils lui étaient rendus pour toujours. Et puis je me figurai la joie de Salcède un peu plus tard, car rien ne s’opposait plus à l’union de deux êtres qui s’étaient toujours si saintement aimés. Sans aucun doute, le marquis, n’ayant plus à dédommager Gaston, laisserait sa grande fortune aux deux frères et les en ferait profiter de son vivant, lui qui avait l’habitude d’une vie si modeste et si retirée.

— Je me suis mal conduit, pensais-je, mais enfin tout cela est mon ouvrage. Sans mon caractère méfiant et mes erreurs d’appréciation, tout eût pu tourner autrement et aboutir à un moins bon résultat. En somme, j’ai bien fait de garder la déclaration de M. de Flamarande jusqu’au jour où elle répond pleinement aux besoins de la situation. Cette pièce précieuse, elle était bien à moi, c’était mon œuvre, ma rédaction, mon exigence, la condition de l’enlèvement, la garantie de l’avenir de toute la famille, et j’avais le droit de ne la produire qu’au bon moment ; c’est donc moi qui suis le principal acteur d’un drame douloureux où, en somme, j’apporte l’heureux dénoûment et suis le bienfaiteur de tous.

Cette dernière pensée me fut agréable d’abord, et puis elle me troubla et finit par m’effrayer. L’insomnie est le rêve éveillé, la vision fantastique des choses réelles avec le raisonnement que le sommeil nous ôte ; mais cette vision en se prolongeant s’exagère d’intensité, et l’esprit fatigué en tire des déductions également exagérées. La maladie du soupçon s’était trop enracinée en moi pour disparaître tout d’un coup sans rechute. J’arrivai, je ne saurais dire par quel enchaînement de rêveries, à me dire que je ne m’étais peut-être pas si grossièrement abusé toute ma vie, et que les apparences auraient trompé un plus habile que moi. J’avais, dans ma jeunesse, débrouillé péniblement avec mon père des affaires véreuses, ou éclairci de mystérieuses intrigues où nous n’avions saisi la vérité qu’après avoir été plus d’une fois dupes des deux parties et de notre propre interprétation. Qui sait si je ne me trouvais pas encore une fois aux prises avec une de ces vérités à peu près insolubles ? Qu’y avait-il d’impossible à ceci par exemple : que M. de Salcède fût plus habile que moi, qu’il eût découvert mon larcin dès le jour où il avait été commis et qu’il en eût averti la comtesse, que par son conseil elle eût écrit à tête reposée la prétendue lettre à Hélène qu’il m’avait montrée et dont il aurait artistement découpé la dernière ligne pour la rajuster au besoin et me rire au nez en cas d’explication ? Dans cette hypothèse, il avait pu m’attendre de pied ferme, me tancer rudement et enfin m’apaiser avec une feinte générosité pour étouffer à jamais ma méfiance.

À tout cela, il n’y avait rien d’impossible, et il était difficile que, puisque ce raisonnement me venait à l’esprit, un raisonnement analogue ne fût pas déjà entré dans celui de Roger lorsque Salcède lui avait montré la déclaration signée par son père. Salcède m’avait dit : « Je l’ai trouvé froid et calme, il est résolu à faire son devoir. » Donc, Roger estimait avec raison que son devoir était de tout accepter et d’avoir l’air de tout croire ; mais il n’avait pas accueilli les ouvertures de Salcède avec sympathie, et, avec ou sans ma malheureuse intervention, il était pour toujours blessé au cœur par un doute dont aucune preuve possible ne viendrait lui démontrer l’injustice. Et quelle preuve invoquer dans les affaires d’amour ? Qui peut dire, à moins de surprendre deux amants aux bras l’un de l’autre, ou de saisir des lettres écrites sans prudence, que leur intimité est innocente ou coupable, surtout dans des relations comme celles que les événements avaient établies entre Salcède et madame de Flamarande ? Roger serait donc toujours malheureux, et moi qui avais voulu influencer sa vie, quelque parti que j’eusse pris, je le voyais condamné à souffrir.

J’en étais là de mes réflexions, lorsque j’entendis ouvrir et refermer avec précaution la porte de la cour. Je descendis bien vite, et je reçus Roger que je conduisis auprès du feu. Il était glacé et paraissait rêveur.

— Vous m’en voulez ? lui dis-je. Vous me pardonneriez si vous saviez ce que j’ai souffert !…

— Laissons cela, répondit-il d’un ton brusque et absolu ; quelle heure peut-il être ? ma montre s’est arrêtée, et je n’ai aucune idée du temps que j’ai mis pour venir de Léville ici.

— Il est quatre heures du matin ; vous ne vous êtes donc pas couché ?

— Si fait ; mais, ne pouvant fermer l’œil malgré une nuit blanche de la veille, je me suis décidé à partir sans éveiller personne, et à revenir embrasser ma mère. C’était mon idée fixe au milieu de toutes les autres. Elle dort, n’est-ce pas ? Elle n’a donc pas été inquiète ?

— Non, puisqu’elle n’a rien su.

— M. le marquis de Salcède n’est pas venu lui dire… ?

— Rien. Il n’a vu que moi et sans entrer dans la maison.

— Qu’est-ce qu’il t’a dit ?

— Que vous lui aviez donné rendez-vous ici pour neuf heures.

— Mais pourquoi te trouves-tu à m’attendre au lieu d’être au pavillon, dans ton lit ? Je parie que ma mère a su quelque chose et qu’elle a été souffrante ?

— Je vous jure que non. Je suis ici comme je serais ailleurs, n’ayant pas besoin de repos et incapable d’en prendre avant de vous avoir vu.

— Pourquoi diable t’inquiétais-tu si fort ? Ah ! oui, ma lettre ! tu m’as cru parti au moins pour les Indes ? Le fait est que j’avais idée de quelque chose comme cela ; mais j’ai vu Gaston, qui m’a fait comprendre que ce serait mal, et puis M. de Salcède, qui m’a donné toute sorte d’éclaircissements utiles, et t’a justifié auprès de moi en me montrant la pièce que tu lui avais remise. Voilà pourquoi je ne t’ai pas étranglé tout à l’heure en revoyant ta figure.

— Eh bien, vous voilà tranquillisé. Il faut laisser dormir votre mère et prendre un peu de repos.

— Je ne suis pas fatigué, j’ai froid, voilà tout. Quel diable de climat ! Les nuits d’automne sont froides comme chez nous en janvier !



XX


J’excitai le feu, et, comme Roger n’avait pour tout vêtement que son petit habillement de chasse, je cherchai sur le lit de Gaston une couverture. Il ne couchait plus là depuis l’arrivée de sa mère. On avait enlevé les draps et plié les couvertures entre les matelas. Je dus les relever pour trouver un couvre-pied d’indienne piquée dont j’enveloppai Roger. Je m’agenouillai près de lui pour détacher ses guêtres humides.

— Laisse donc, me dit-il en retirant ses jambes ; tu es absurde de vouloir me traiter comme un petit enfant ; c’est là ton tort envers moi, mon pauvre vieux ! Tu m’as choyé, adoré, tu as voulu me garder enfant gâté toute ma vie, tu m’as beaucoup aimé, mais mal aimé.

— C’est possible, répondis-je, mais il est dit qu’on pardonnera beaucoup à qui aura beaucoup aimé.

— C’est-à-dire que tu veux que je te demande pardon de t’avoir rudoyé ? Eh bien, non, je ne m’en repens pas ; tu avais affreusement tort. Tu voulais me détourner de mon devoir, toujours ton idée de voir en moi le comte de Flamarande, le fils unique, le riche héritier, le seul chef de la famille. Eh bien, je ne suis plus M. le comte et je ne m’en porte pas plus mal, je n’en suis pas plus triste, et je vois que pour de pareilles chimères on peut devenir pis qu’un sot, on peut devenir un mauvais fils. C’est du moins là ce que tu voulais faire de moi en me conseillant de laisser adopter Gaston par un étranger, et, quand tu as vu que je m’étonnais de ton idée, tu as prétendu que c’était celle de ma mère ; et, quand j’ai refusé de le croire, au lieu de me dire la vérité sur les intentions de mon père, au lieu de me montrer la déclaration que tu as remise ensuite à M. de Salcède, tu m’as laissé battre la campagne et croire que ma mère avait accepté sans révolte un soupçon fondé. Tu m’as parlé de la jalousie de mon père : il ne fallait pas prononcer ce mot-là sans me montrer tout de suite la rétractation de l’injure faite à ma mère. Tu as agi en coquin, toi, le plus honnête des hommes, et cela par préjugé nobiliaire, comme si tu avais aussi des aïeux, et par stupide habitude de gâterie à mon égard, comme si je devais périr de honte et de misère le jour où je serais forcé de ne plus jouer gros jeu et de renoncer aux femmes qui coûtent cher. Conviens que tu as été un âne,… non, pis que cela, un diable tentateur pour m’amener par l’égoïsme à me conduire comme un pleutre et à raisonner comme un lâche. Tu m’as fait beaucoup de mal dans ma vie, car il n’a pas tenu à toi que je ne fusse capable de céder à la première lutte. Quand j’ai fait mes premières folies de jeune homme, tu n’aurais pas dû payer mes dettes et me promettre le secret. Tu aurais dû avertir ma mère, je n’aurais pas recommencé si vite. Tu la savais gênée à Ménouville, tu aurais dû me forcer à m’en apercevoir et m’apprendre à sacrifier mes sottes fantaisies à son bien-être. J’ai su par Ferras ce que mes amusements lui ont coûté de privations. N’était-ce pas à toi de m’avertir, toi qui tenais les cordons de la bourse ? Oh ! oui, j’ai été terriblement gâté ! Aussi au premier chagrin ai-je failli devenir fou. Je ne suis pas mauvais, non ! J’étais heureux d’abord de retrouver mon frère et fier de l’accepter avec joie ; mais, dès qu’un doute s’est élevé dans mon esprit, ma tête s’est égarée. Je suis parti comme un furieux et j’ai souffert,… ah ! oui, j’ai souffert le supplice des damnés. J’aimais et je haïssais, je voulais et ne voulais pas, j’étais attendri et j’étais enragé, je crois même que j’ai été ivre. J’étais irrité contre la maudite bête que j’avais prise au hasard dans l’écurie et qui se défendait de l’éperon en ruant à la botte. Et puis, à la Violette, où Gaston m’a rattrapé, j’ai bu je ne sais quoi d’atroce qui me portait à la haine. Pour un rien, j’aurais tué mon frère ou moi. J’ai pourtant promis de revenir. Il est si bon, lui ! C’est un ange ou un saint. J’ai pris la route de Léville ; mais, au moment de m’y présenter, j’ai senti que j’étais incapable d’y paraître calme et enjoué. Je me suis enfoncé dans des collines sans chemins, à travers bois, je me suis jeté par terre, et j’ai pleuré, rugi, juré, prié tout à la fois, je crois même que j’ai chanté. J’étais fou ! Enfin j’ai voulu revenir ici, et je me suis perdu pour ne me retrouver qu’à l’entrée de la nuit auprès de Léville. J’y ai dîné, et, me sentant très-las, j’allais me coucher quand M. de Salcède m’a fait demander et m’a emmené dans le parc, où il m’a fait lire, à la lueur de nos allumettes de poche, la pièce qui légitime moralement Gaston, déjà légitime par le fait légal. J’étais assez irrité contre lui, et je ne lui ai pas sauté au cou ; je lui ai demandé comment, cette pièce se trouvant entre ses mains, il ne l’avait pas produite plus tôt. J’ai appris alors qu’il ne l’avait que depuis quelques heures et qu’il la devait à ta confiance en lui. Pour l’éprouver, je lui ai demandé s’il voulait me la confier à son tour. Sans la moindre hésitation, il me l’a remise, et ce procédé m’a touché. Je l’ai remercié en lui disant que je voulais m’en servir moi-même dans l’intérêt de mon frère, et que je lui savais gré de ne pas douter de mon honneur. Là-dessus, nous nous sommes quittés. Je n’étais pas disposé à le questionner davantage. Je ne veux recevoir d’explication sur son rôle en tout ceci que de ma mère, s’il lui plaît de m’en donner, et, si elle ne m’en donne pas, je saurai m’en passer.

— Elle vous en donnera, répondis-je, elle vous démontrera victorieusement son innocence.

— Tais-toi, reprit-il en se levant brusquement, je ne veux plus jamais entendre sortir de ta bouche un mot qui ait rapport à cela ! J’ai fait d’autres réflexions cette nuit en venant ici à travers les brouillards argentés de la Jordanne. Je ne suis pas précisément poétique, et j’étais las comme un chien battu ; mais je me suis senti tendre, et, tout bien considéré, ce qui domine en moi, ce n’est pas l’héroïsme chevaleresque, c’est l’amour pour ma mère. C’est de cela que j’ai vécu jusqu’à présent, et c’était bien assez pour me rendre bon. Je ne veux plus sortir de là ; il n’y a que cela de vrai pour moi. Une mère, vois-tu, c’est plus qu’un père dans mon expérience. Moi, je ressemble à la mienne, je suis sa chair et son sang. J’ai déjà fait dix mille fois plus de mal dans ma courte existence qu’elle n’a pu seulement en imaginer en toute sa vie ; mais j’ai quelque chose de son cœur. J’ignore les grandes vertus, mais j’aime, j’aime quelqu’un, j’aime ma mère de toute mon âme, et je sens que je l’aime aujourd’hui, aujourd’hui que je la vois aux prises avec une persécution d’outre-tombe, plus que je ne l’ai encore aimée. Fût-elle cent fois coupable, je crois que je l’aimerais encore autant… Que le diable emporte le qu’en dira-t-on, les propos, les suppositions ! Je suis fort à l’épée, je le deviendrai au pistolet, et, pour la défendre ou la venger, je tuerai tout Paris et la banlieue, et la province avec, s’il le faut. Elle m’aime tant, elle ! elle voulait me sacrifier le bonheur de vivre avec Gaston et l’orgueil de se dire sa mère ! Je ne veux pas qu’on me sacrifie Gaston. La loi le protège, je n’ai pas le droit d’être plus rigoureux que la loi. La nature aussi est une loi entre frères, nous nous aimons ; nous sortons des mêmes entrailles, qu’est-ce qu’on a à dire ? Mon père est mort dans le doute, puisqu’il n’a pas rappelé Gaston ; il avait le droit d’être jaloux, c’est un droit conjugal, à ce qu’on dit ; moi, je ne l’ai pas. Me substituer à lui pour juger celle qui m’a mis au monde, nourri de son lait, abreuvé de sa tendresse à tous les moments de mon existence… Ah ! si j’ai à la condamner, voilà un devoir qui me fait horreur et que je foule aux pieds ! On me trouvera ridicule, lâche peut-être… Qu’on vienne un peu me le dire,… à commencer par toi ! Plus jamais un mot, ou prends garde à toi ! Rappelle-toi la scène d’avant-hier. Je ne répondrais de rien, si tu recommençais à te mêler de nos affaires de famille !

— Allez toujours, lui dis-je, écrasez le pauvre Charles ; il a mérité ce châtiment pour vous avoir trop aimé !

— Mal aimé, je te le répète ; l’amitié est une religion et doit avoir sa moralité comme tous les sentiments humains. Ceux qui n’en ont pas sont des instincts, et M. Ferras, à qui je reprochais dernièrement de ne m’avoir jamais beaucoup estimé, m’a fait comprendre qu’en ne me flattant jamais, il m’avait mieux aimé que toi. C’est un digne homme, ce Ferras ! je ne l’avais jamais compris, mais à présent mes yeux se sont ouverts sur bien des choses. La leçon a été rude aujourd’hui, mais elle me profitera, et je crois, j’espère que je saurai devenir un homme… comme Gaston, qui a reçu les leçons du malheur, et qui se trouve heureux parce qu’il est fort et voit juste… Je n’en puis plus ! Quelle heure est-il ?

— Cinq heures maintenant.

— Eh bien, dans une heure ou deux, ma mère s’éveillera, elle descendra ici probablement. Avertis-moi, il faut que je dorme une heure ou que je crève.

Il alla se jeter tout habillé sur le lit de Gaston, dont j’avais laissé le premier matelas relevé et roulé sur le devant de la couchette. Je voulais l’arranger.

— Laisse-le, dit-il, ça me tiendra chaud : il y a bien assez de place au fond du lit.

Et, enjambant le matelas roulé, il se laissa tomber derrière en jetant le couvre pied sur sa tête.

J’étais brisé aussi, brisé jusqu’au fond de l’âme. Je venais de recevoir le coup de grâce. Gaston, le plus tendre des êtres, le plus ardent au retour quand il avait grondé ou boudé injustement, pardonnait à tout le monde, excepté à moi, et, quand tout le monde me pardonnait en la personne du plus offensé, — M. de Salcède, — celui que j’avais le plus aimé, celui pour qui j’avais fait le mal, ne me pardonnait pas ! Il était apaisé, il s’était attendri, il avait rendu justice à tous, même à Salcède, dont la confiance l’avait flatté, même à Ferras, qui l’avait glacé et ennuyé toute sa vie, par qui il avait appris le secret de la famille, tandis qu’il me condamnait sans retour, moi, pour un mot, pour une intention qu’il n’avait pas voulu comprendre. Et je sentais qu’il n’en reviendrait pas, je le connaissais. Il avait, en dépit de la facilité de son caractère, une certaine obstination de ressentiment quand il croyait qu’on lui avait donné un faux avis ou une mauvaise direction. Que serait-ce, d’ailleurs, si jamais il apprenait tout ce que j’avais fait de déloyal pour l’amour de lui ! Je ne doutais pas de la parole de Salcède, mais telle circonstance pouvait se produire où je serais forcé de m’accuser moi-même, et dès lors de quel mépris mon pauvre enfant ne m’accablerait-il pas !

Mon parti fut vite pris. Je résolus de me soustraire à cette dernière amertume par la fuite. Tout était convenu pour la réintégration de Gaston dans ses droits, Roger abondait dans ce sens. J’avais produit la déclaration qui aplanissait les difficultés légales et détruisait les doutes de l’opinion. On n’avait plus besoin de moi. J’avais le droit d’aller souffrir seul et mourir oublié.

Je craignais d’éveiller Roger, qui dormait déjà, en ouvrant la porte de l’appartement, qui était lourde et assez bruyante. Il n’y en avait qu’une apparente dans chacun de ces appartements superposés ; mais, en avisant une grande armoire encastrée dans la muraille et toute pareille à celle de la chambre de la comtesse, je me dis qu’elle était peut-être également en communication avec le passage secret et l’escalier pratiqué dans l’épaisseur des murs.

Je ne me trompais pas, car cette disposition architecturale était logique, et le secret travail d’Ambroise avait consisté à la rétablir et à la cacher au moyen des armoires à double fond. Ces voies de communication entre le donjon et le Refuge servaient habituellement aux initiés, et les panneaux de boiserie fonctionnaient sans effort et sans bruit. J’ouvris donc le fond de l’armoire, je vis l’escalier, et je m’assurai de pouvoir gagner la campagne sans être vu de personne. Je ne voulais plus être interrogé, je ne voulais plus répondre à rien.

Au moment de descendre l’escalier dérobé, j’éprouvai le besoin de voir Roger une dernière fois, et, refermant l’armoire, qui amenait du froid, je m’approchai du lit. Comme il était tout à fait caché par le rouleau de matelas et de couvertures, je me glissai dans la ruelle, mais je ne pus voir son visage enfoncé dans les coussins. Il avait l’attitude écrasée d’un homme vaincu par la fatigue, ou plutôt celle d’un enfant que le sommeil saisit avant qu’il ait eu le temps de prendre une posture logique. Je ne pus voir de lui que sa main relevée au-dessus de sa tête. J’y posai doucement mes lèvres, il la retira sans s’éveiller, comme pour échapper à un contact importun. J’allais partir lorsque j’entendis monter l’escalier dérobé et glisser le panneau. Je me blottis sur mes talons dans la ruelle du lit. Je ne voulais plus être vu de personne. Je me considérais comme mort et déjà enseveli. Je ne pouvais voir, à moins de me montrer, les personnes qui entraient : elles étaient deux ; bientôt la voix de M. de Salcède se fit entendre.

— Il est six heures ; c’est l’heure où Charlotte se lève, n’est-ce pas ?

— Oui, répondit la voix de Gaston. Attendons un instant ; je l’entendrai descendre. Je vais allumer le feu. Tiens ! on l’a déjà fait !

— C’est Charles, en prévision de l’arrivée de Roger ; mais Roger ne sera pas ici avant neuf heures. J’ai le temps de parler à ta mère.

— Ah ! reprit Gaston, j’entends ouvrir sa porte. Je vais dire à Charlotte que vous attendez madame ici.

Gaston sortit. Salcède marcha lentement comme un homme qui médite. S’il jeta les yeux sur le lit, il fut trompé par cette apparence de rangement particulier aux meubles inoccupés. Roger dormait si profondément qu’on n’entendait même pas sa respiration.

Je calculais si, au cas probable où Salcède sortirait pour aller à la rencontre de la comtesse, j’aurais le temps de me retirer par le passage secret. Et puis une idée bonne ou mauvaise s’empara de moi. Salcède voulait voir la comtesse avant Roger ; lui parlerait-il en présence de Gaston, ou voulait-il être seul avec elle ? Dans ce dernier cas, je pouvais saisir enfin la preuve infaillible, décisive, de la nature de leurs relations. Ils ne s’entretiendraient pas de l’avenir des jeunes gens sans que l’énonciation de la vérité se fît jour, surtout s’il y avait discussion, et je saurais enfin, moi, si j’avais le rôle honteux ou le rôle triomphant dans l’histoire de la famille. Roger aussi était exposé à entendre une révélation terrible ;… mais je connaissais son sommeil. Il ne s’éveillerait que si je m’en mêlais ; mon devoir était de tout surveiller, afin d’interrompre l’entretien dangereux par une diversion opportune.

Au bout de cinq minutes, Gaston revint.

Madame était déjà levée, dit-il à Salcède. Charlotte, que j’ai avertie de votre part, lui a parlé et m’a répondu de la sienne qu’elle serait ici à l’instant. Dites-lui tout, j’aurai plus de courage pour lui parler ensuite moi-même.

— Tu reviendras ?

— Quand vous me ferez appeler par Charlotte, qui reste là-haut pour faire la chambre, je serai à la ferme.

Gaston sortit, et peu d’instants plus tard madame se trouva ou se crut en tête-à-tête avec Salcède. S’il la salua en silence, il ne lui baisa pas la main, car leurs voix me firent connaître qu’ils restaient à distance respectueuse l’un de l’autre.

Salcède entra en matière tout de suite. Sans doute il avait promis à Roger de ne pas parler de ce qui s’était passé, il voulait lui laisser l’initiative de sa loyale résolution et le plaisir de donner cette joie à sa mère. Il ne lui parla que de Gaston.

— Pardonnez-moi, lui dit-il, de me présenter si tôt devant vous ; mais je vous sais matinale et je viens d’avoir au Refuge avec Gaston un entretien dont il veut que je vous fasse part avant de passer outre en quelque sens que ce soit.

— Dites, mon ami, répondit la comtesse ; vous m’effrayez ! Qu’y a-t-il de nouveau ?

— Il y a ceci de très-imprévu, que Gaston refuse de devenir mon fils adoptif, de recevoir mon nom et d’avoir droit à ma fortune.

— Pourquoi ?

— Impossible de savoir pourquoi. Il ne veut rien expliquer. Il dit non, et le non de Gaston est une chose terrible.

— Ah ! s’écria madame de Flamarande, il est bien le fils de son père ! Le non de M. de Flamarande était effrayant, mais c’était l’obstination de l’injustice, et chez Gaston c’est la fermeté d’une âme généreuse. Il doit avoir une bonne raison, lui, et vous devez la connaître ou la deviner.

— Je n’en vois pas d’autre que la crainte de faire croire qu’il est…

— Votre fils ! Eh ! mon Dieu, j’ai tant entendu cette accusation que vous pouvez la formuler comme si j’y étais étrangère. Il y a longtemps qu’à force d’être une mère persécutée et torturée, je ne suis plus une femme du monde. Parlez-moi comme à une paysanne. Gaston craint qu’on ne m’accuse… J’imagine qu’il ne me soupçonne pas, lui !

— Lui ? Oh ! non certes ! il y a longtemps qu’il m’a franchement posé la question, résolu à accepter la réponse, quelle qu’elle fût. Entre nous, jamais un soupçon n’a pu naître. Il sait bien que, pas plus que lui, je n’ai jamais menti.

— Dieu merci, cher Salcède, reprit la comtesse, Roger sait de moi la même chose. Pourquoi donc ne pas dire la vérité à mes deux enfants, quand la vérité est si facile à jurer devant Dieu et à faire entrer dans des consciences aussi droites ? Croyez-vous Roger moins pur que Gaston ?

— Ne répondez pas, monsieur de Salcède, s’écria Roger, qui s’était éveillé sans ouvrir les yeux, sans faire un mouvement, et qui tout à coup, rapide comme l’éclair et sans faire à moi aucune attention, avait franchi le rouleau de matelas et s’était élancé dans les bras du marquis. Mon cher monsieur de Salcède, ne répondez pas. Je ne vaux pas Gaston, je le sais bien, et laissez-moi me confesser moi-même à présent que je… — Oh ! maman ! ne m’en ôte pas le courage. Comme tu me regardes !… Tu crois ?…

— Comment es-tu ici, et que faisais-tu là ? lui dit la comtesse, dont je ne pouvais voir la physionomie, mais dont l’accent mêlait quelque reproche à la tendresse.

— Il arrivait de Léville, répondit vivement Salcède, dont l’âme droite comprenait tout, et dont la générosité n’eût jamais consenti à révéler les défaillances de Roger. Il aura su que vous étiez ici. Il est arrivé de grand matin, il n’a pas voulu vous éveiller, et il a espéré achever sa nuit sur le premier lit venu.

— Non, ce n’est pas cela ! reprit Roger ; je suis venu de Léville pour parler à maman de son bonheur et du mien, et je vais lui parler !… Il est bien vrai que j’étais las et que j’ai dormi là en attendant, dormi si serré que je n’ai pas entendu sortir Charles et que je ne vous ai pas entendus entrer. Je rêvais de toi, maman, et ta voix me berçait comme au temps où j’étais un bébé que ta prière du soir endormait délicieusement ; puis j’ai entendu tes paroles comme dans un rêve ; j’étais si bien que je ne voulais pas ouvrir les yeux et que je n’ai pas bougé jusqu’à ce que le sens soit devenu tout à fait net à mon esprit. Aussitôt j’ai préféré la réalité à mon doux songe, et j’ai sauté au cou de cet excellent homme, à qui je demande pardon…

— De quoi donc ? dit Salcède d’un ton cordial et enjoué. Allons ! causez avec votre mère, je vous laisse.

— Vous allez chercher Gaston, s’écria Roger. Ce que j’ai à dire à maman, je veux le lui dire aussi.



XXI


Salcède sortit. La comtesse resta un instant étourdie de ce que venait de dire Roger.

— Gaston ? répéta-t-elle d’un ton de surprise ; qu’est-ce que tu veux dire ?

— Chère mère adorée, répondit Roger, qui me sembla s’être agenouillé devant elle, ce nom que, dans mon enfance, on me défendait de prononcer devant toi, parce qu’il te faisait pleurer, je peux te le dire cent fois le jour, à présent que tu le tiens, que nous le tenons, ce Gaston chéri, dont rien ne nous séparera plus !

Et il lui conta rapidement comment l’abbé Ferras l’avait informé et comment il avait ouvert ses bras à son frère en s’assurant par le témoignage d’Ambroise que c’était bien lui. Il rapporta ensuite son entretien avec moi, mais sans m’accuser d’aucune mauvaise intention et en s’accusant lui-même d’avoir mal interprété mes paroles. Enfin il lui rapporta sa fuite, sa dispute et sa réconciliation avec son frère, sa course désespérée à travers les bois, la visite que Salcède lui avait faite à Léville, et sa promesse de revenir ce jour même.

— Mais je n’ai pu attendre le jour, ajouta-t-il. J’avais encore un chagrin mortel, et un besoin de t’embrasser qui dominait tout. Écoute, mère, je ne vaux rien, je ne mérite pas d’être ton fils ; mais j’ai quelque chose de bon, c’est que je t’adore et que, n’eussé-je pas la certitude, la conviction absolue que, sans le savoir, tu viens de me donner, j’accepterais tout et ne t’en aimerais que davantage, si cela était possible !

La mère et le fils s’embrassèrent passionnément ; je n’entendis plus que leurs baisers et leurs sanglots, mêlés d’exclamations de joie, jusqu’à la rentrée de Salcède avec Gaston et Ambroise. Roger se jeta dans les bras de son frère et l’amena dans ceux de sa mère. Il embrassa aussi Salcède, et, après avoir dit des paroles affectueuses à Ambroise, il demanda où j’étais. Personne ne m’avait vu, mais j’étais prévenu et j’allais sans doute arriver. Alors Roger demanda pourquoi Charlotte et ses parents n’assisteraient pas les premiers à la reconnaissance publique qu’il voulait faire de son frère.

Espérance s’y refusa, et d’une voix ferme il fit cette réponse surprenante et inattendue :

— La reconnaissance du cœur est faite ici entre nous, et je l’accepte avec une joie profonde ; mais je veux et je dois vous dire tout de suite que je n’en accepterai jamais d’autre.

— Je comprends, dit Roger. Les mauvaises raisons et les sottes paroles que je t’ai dites hier à la Violette t’ont trop impressionné, et tu crois que ma mère aura encore à souffrir pour toi. Tout ce que je t’ai dit est non avenu. Vois cette déclaration de mon père, que je ne connaissais pas.

— Je la connais aussi, répondit Gaston en refusant de prendre possession de l’écrit. Je ne la trouve pas suffisante pour expliquer la durée de mon bannissement aux yeux des indifférents. Inutile pour notre conviction à nous deux, elle serait vaine devant la malveillance. M. le comte Adalbert de Flamarande n’a pas voulu de moi pour son fils, puisqu’il est mort sans me rappeler. Je ne veux pas de lui pour mon père. Je ne veux pas porter son nom, je ne veux pas de ses biens. Si, comme je l’espère, j’ai un jour des enfants, je ne veux pas avoir à leur raconter la double légende de Gaston le berger. C’est en me désintéressant de toute parenté avec lui que je puis lui pardonner et m’abstenir de le blâmer. S’il a été d’une fierté cruelle, je suis, moi, d’une fierté farouche, et je ne veux pas d’une situation qu’il m’a refusée. N’essayez pas de me faire changer d’avis, ce serait peine inutile.

Cette déclaration nous avait tous jetés dans la stupeur. Ambroise, qui croyait la comprendre, fut le premier à la juger et le seul à l’approuver.

— Moi, je trouve que tu as… pardon, excuse ! que vous avez raison, monsieur le comte. Vous méritez d’être marquis, — ce qui vaut mieux, à ce qu’il paraît, — et d’avoir un père qui vous aime au lieu d’un qui ne vous a pas aimé.

— Tais-toi, répondit Gaston, tu ne sais ce que tu dis, mon vieux ! Si je renie mon père, ce n’est pas pour en prendre un autre, quelque tendresse que j’aie pour lui. Si je refuse une fortune, ce n’est pas pour en accepter une plus considérable. Je n’admets pas et Charlotte n’admet pas non plus que M. de Salcède renonce au mariage à quarante ans, ou qu’il se crée un précédent qui enchaînerait son avenir. Il a bien assez fait pour moi ; je rougirais d’en accepter davantage. D’ailleurs, toutes ces questions d’intérêts matériels et de priviléges sociaux me sont étrangères et ne m’apparaissent que comme des tyrannies auxquelles je me suis juré d’échapper le jour où j’en ai compris les dangers.

— C’est moi qui te les ai fait comprendre et mal comprendre, s’écria Roger. Tu m’as vu bouleversé, fou…

— Je t’ai vu malheureux, répondit Gaston, et je t’ai fait un serment que je ne violerai pas. Je t’ai "dit que je ne voulais rien être qu’Espérance Michelin, ton fermier, et que c’était là mon rêve de bonheur ; je t’ai dit la vérité, j’aimerais mieux mendier que de te voir encore à cause de moi comme je t’ai vu hier.

— Ah ! mon frère, c’est vouloir me punir bien cruellement d’une mauvaise heure dans ma vie ! Tu ne veux pas que je la répare ; tu me refuses la joie de reconquérir ton estime et la mienne !

— Tu n’as rien à réparer ; tu ne m’as pas offensé et tu as pleuré dans mes bras. Jamais je n’aurai de meilleur ami que toi, je t’aimerai autant que j’aime M. de Salcède, c’est tout dire ! S’il y a quelqu’un que je vous préférerai, ce sera… elle ! notre sainte mère que voici et qui a été le rêve enchanté de ma vie, l’éternelle aspiration de mon cœur, mon idéal, mon apparition céleste, ma pensée intérieure, ma muette prière, mon mystère et ma foi.

— Et tu ne veux pas, dit la comtesse, que je sois la compagne de ta vie, tu veux avoir une existence en dehors de la mienne, tu veux me refuser la seule gloire dont je puisse me parer, celle d’avoir deux fils comme vous deux !

— Tu ne veux pas, reprit Roger, que j’aie auprès de moi un conseil, un appui contre les dangers du monde, un guide à travers ses écueils ? N’as-tu point de devoirs envers nous ? veux-tu nous punir de n’avoir pu te sauver de l’exil que tu as subi ? Tu es vraiment cruel, et je suis tenté de te croire un peu fou !

— N’insistez pas, dit alors M. de Salcède. Il ne cédera pas maintenant, laissons-lui le temps de la réflexion. Voici madame de Montesparre qui arrive, allons au-devant d’elle.

Tout le monde sortit. Je profitai du moment pour me jeter dans le passage secret et gagner la campagne.

Je voulais me rendre à Murat pour retourner à Paris par le chemin de fer. Je n’en eus pas la force. À deux lieues de Flamarande, je tombai de fatigue et demandai l’hospitalité dans un buron, ainsi qu’on appelle les chalets du pays. J’y fus fort mal, mais j’espérais reprendre des forces pour le lendemain, et j’écrivis à madame de Flamarande pour lui dire en peu de mots respectueux que je me retirais du service de la famille et que je me rendais à Paris, où je déposerais mon adresse à son hôtel, afin d’être à la disposition de ses hommes d’affaires pour tous les renseignements qu’on pourrait me demander. Je n’en prévoyais aucun, ayant tout laissé en ordre à Ménouville.

Je passai une affreuse nuit chez les pauvres montagnards, et le lendemain je gagnai Murat en me traînant. Force me fut d’y rester trois jours avec la fièvre et une sorte de bronchite ; enfin, me sentant mieux et ne pouvant m’habituer à l’idée d’un éternel isolement, je résolus de voir madame de Montesparre et de lui demander chez elle un emploi, fût-ce celui de valet de chambre, pour être à même d’avoir au moins de temps en temps des nouvelles de la famille de Flamarande. Je pensais qu’on avait vaincu la résistance de Gaston, et qu’on avait dû l’emmener à Paris pour régulariser sa nouvelle situation. Je pris une voiture pour me rendre par la grande route à Montesparre. Mon état maladif ne me permit pas de faire ce long détour en une journée. Enfin j’arrivai à Montesparre cinq jours après avoir quitté Flamarande. Je savais que la baronne avait l’intention, quelle que fût l’issue des événements de la famille Flamarande, de rester en Auvergne jusqu’à l’hiver. Je me fis descendre à une entrée du parc qui donnait sur la route, très en avant de la maison. J’étais dans un état nerveux que le mouvement de la voiture rendait insupportable ; je ne voulais pas me présenter malade, je comptais qu’un peu de marche sous les ombrages du parc me remettrait. Il n’en fut rien, je me sentis défaillir, et je fus forcé de m’asseoir sur un banc qui s’offrit devant moi. Je crus entendre parler à deux pas de moi ; j’étais si faible que tout m’était indifférent, je ne me rendais même pas compte du son des voix et du sens des paroles ; cependant je reconnus que mesdames de Flamarande et de Montesparre causaient avec animation derrière moi en marchant sur un sentier en terrasse au-dessus de celui où je me trouvais abrité par des massifs de lilas et d’acacias. Je me levai aussitôt pour m’éloigner, mais je craignis d’être vu, et, puisque je fuyais le contact de la famille de Flamarande, je ne voulais pas être repris par elle. Je fus donc forcé d’entendre ce que disaient les deux amies.

Madame de Montesparre insistait auprès de la comtesse pour qu’elle promît sa main à M. de Salcède.

— Non, répondait celle-ci, cela n’a plus de raison d’être du moment que Gaston refuse d’être adopté par lui. Gaston veut se fixer à Flamarande, puisqu’il a accepté enfin de son frère ce pauvre rocher et cette modeste propriété, qu’il sera censé lui avoir achetée. M. de Salcède aime aussi Flamarande, où il s’est enseveli par dévouement et où il est arrivé à se plaire par habitude et par amour des sciences naturelles ; mais, avant tout, il aime Gaston, et se séparer de lui serait un sacrifice au-dessus de ses forces. Je suis convaincue qu’il ne désire en aucune façon un mariage qui l’en éloignerait forcément.

— Pourquoi s’en éloignerait-il ? s’écria la baronne. Il vous bâtira, à la place du Refuge, un château digne de vous, où vous passerez les étés auprès de Gaston, et où Roger viendra chasser.

— Les étés sont courts à Flamarande, et Roger, malgré sa tendresse pour son frère, ne vivra pas tous les ans pendant trois mois en Auvergne. D’ailleurs, le reste de l’année, Salcède devrait quitter Gaston ou me laisser vivre à l’état de veuve, comme a fait M. de Flamarande ; car, si je suis capable pour Gaston d’accepter le séjour des neiges, je ne dois pas quitter Roger, qui ne saura pas vivre sans moi et qui fera des folies, si je l’abandonne à lui-même. Enfin, chère amie, ne vous y trompez pas. Si Gaston est, comme je le crois, tout porté à accepter avec joie le mariage de Salcède avec moi, il est très-facile de voir que Roger en souffrirait mortellement. Roger est jaloux de ma tendresse, il lui a fallu un grand effort pour consentir à la partager avec son frère ; mais, s’il fallait la partager encore avec un époux et avec… songez que je suis encore assez jeune pour avoir d’autres enfants ! Non, non, jamais ! Ne parlez jamais à Roger de votre projet. Y fût-il favorable, je le repousserais. Je connais trop mon Roger pour l’exposer encore à des combats comme ceux qu’il vient de supporter. Il n’en triompherait qu’au prix de souffrances qui feraient de mon avenir un enfer pire que mon passé.

— Dans tout cela, reprit la baronne, vous raisonnez au point de vue de votre propre sécurité, et vous comptez pour rien la passion si fidèle et si généreuse du pauvre Alphonse.

— Si cette passion a existé, répondit la comtesse, le temps, la raison et l’étude en ont triomphé. Salcède n’est plus un enfant.

— Le voici ! s’écria la baronne. Interrogez-le, et vous verrez s’il est guéri. Peut-être n’osera-t-il point parler, il est resté timide avec vous comme à vingt ans ; mais regardez-le quand il vous répondra.

— Il ne me répondra pas ; je ne compte pas le questionner.

— Il sait pourtant mes projets, et je lui ai donné rendez-vous ici pour que vous décidiez de son sort. Allons, Rolande, il est temps de faire cesser cette situation équivoque de l’amitié désintéressée qui proteste en lui et en vous contre la passion. Soyez courageuse ; laissez-le vous dire comment il compte arranger sa vie en vue de la vôtre et de votre réunion avec vos deux fils. Soyez sûre que ce sera la seule manière d’amener Gaston à accepter son adoption.

— Vous vous trompez ; Gaston a dit non. Depuis cinq jours, il résiste à nos prières, il est sourd à tous nos arguments. Un jour probablement, si Salcède est resté garçon et persiste à lui laisser son nom et ses biens, il acceptera pour ses enfants ce qu’il refuse aujourd’hui pour lui-même ; mais à présent il est inutile d’insister, il faut se soumettre à le voir paysan durant de longues années et à ne passer avec lui qu’une partie de ces années-là. Salcède approche, et, puisque vous le voulez, je vais lui parler et lui répéter ce que je viens de vous dire.

— Vous feriez mieux de lui dire la vérité.

— Quelle vérité ?

— L’amour que vous avez pour lui. Il ferait alors des miracles pour concilier votre bonheur avec celui de vos enfants.

— L’amour que j’ai pour lui ! Eh bien, je vais le lui dire. Restez, vous entendrez la vérité.

— Vous ne la diriez pas devant moi. J’espère qu’il vous l’arrachera, je vous quitte.

Quelques instants après, madame de Flamarande, qui était allée au-devant de Salcède, revenait avec lui et s’asseyait sur un banc placé juste au-dessus de celui où j’étais resté cloué par une curiosité dont cette fois j’avais bien la conscience de ne jamais faire un mauvais usage.



XXII


Je n’avais pas entendu les premières paroles échangées entre eux sur le sentier. Le premier mot que je recueillis fut une déclaration très-nette de la comtesse.

— Parlons franchement, disait-elle, brutalement même, pour trancher la situation. Je vois bien ce que vous a dit la baronne et dans quel lacet elle veut m’engager. Il y a longtemps d’ailleurs qu’elle me parle de votre amour et qu’elle vous révèle le mien. Cette révélation est une supposition toute gratuite, fondée sur sa propre appréciation. Berthe vous aime et vous aimera toute sa vie dans le sens qu’elle m’attribue, elle ne peut comprendre le genre d’affection que j’ai pour vous ; vous la comprendrez, vous qui savez mieux analyser le cœur humain. Mon amitié pour vous, ma haute estime, mon admiration, je dirai même ma vénération pour votre caractère, vous les connaissez, vous n’en douterez jamais ; mais on veut qu’à ces sentiments si purs et si élevés il s’en joigne un plus intime, qui consiste dans le désir d’appartenir à l’homme que l’on admire. — Eh bien, ce sentiment-là n’a jamais existé et n’existera jamais en moi. Vous seul au monde méritiez de me l’inspirer, et, si je l’éprouvais, je ne rougirais pas de l’avouer à un homme tel que vous ; mais, je vous l’ai dit l’autre jour, la mère a tant souffert en moi qu’elle a tué la femme. L’épouse n’a que des souvenirs amers, l’amante n’a jamais eu le loisir et la santé morale qui auraient pu la développer. Vous l’avez compris, mon brave Salcède, puisque vous ne m’avez jamais dit un mot ni adressé un regard empreint de volupté. Sachez bien à présent qu’à cet égard je suis morte de mort violente, mes sens se sont glacés dans les larmes, et je ne sens rien en moi de ce qu’il faut pour donner du bonheur comme l’entend ma pauvre Berthe. Je ne sais que chérir avec la franchise d’une chasteté inaltérable, et, de moi à vous, après les accusations portées contre nous, s’il n’en avait pas toujours été et s’il n’en devait pas être ainsi pour toujours, je mériterais, sinon d’avoir été condamnée par mon mari, du moins d’avoir été soupçonnée. Allons, cher Salcède, ôtons cette chimère de l’esprit de notre amie ; aidez-moi à la détromper.

Et, comme Salcède semblait accepter son arrêt sans dire un mot, soit qu’il craignît de se trahir, soit qu’il reconnût la haute raison de madame de Flamarande, elle ajouta :

— Faisons mieux, ôtons au monde tout prétexte de railler notre amitié et de l’empêcher de se montrer au grand jour. Je vous avoue que, pour moi, un simple sourire autour de nous serait une flétrissure dont je souffrirais mortellement. Ce que je vais vous proposer me permettra de vivre une grande moitié de ma vie entre vous, Gaston et Roger sans que personne en soit surpris. Épousez madame de Montesparre.

— J’y ai pensé, répondit Salcède ; mais elle exigerait l’amour, et je n’ai pour elle que l’amitié la plus loyale et la plus fervente, celle que vous m’accorderiez…

— Et dont vous ne vous contenteriez pas ? reprit la comtesse.

— Je l’avoue. Donc, la baronne…

— Attendez, Salcède ! Vous dites pourtant que vous y avez pensé, et moi, je vais vous dire pourquoi cette pensée vous est revenue souvent avec une sérieuse autorité. Vous avez fait mon long malheur sans le vouloir. Je ne peux pas m’en plaindre, et vous n’avez plus rien à réparer envers moi. Au contraire, c’est à moi de vous bénir, moi qui ai accepté comme un dédommagement qui m’était dû le sacrifice volontaire et gratuit de votre jeunesse. Il n’en va pas de même avec madame de Montesparre. Vous avez accepté, vous, son dévouement absolu et le sacrifice de sa réputation. Elle est si bonne qu’on l’aime, elle n’a plus ni mari ni enfant, on lui pardonne, et pourtant c’est une grande injustice qu’elle subit, c’est une véritable humiliation qu’elle endure sans se plaindre de passer pour votre maîtresse, elle qui n’a jamais commis la moindre faute. Si son fils vivait encore, il aurait à peu près l’âge des miens. Elle serait dans une perpétuelle inquiétude de le voir devenir tout à coup triste ou furieux comme l’était dernièrement Roger. Et quelle compensation aurait-elle à son malheur ? Comment se justifierait-elle après avoir montré à tout son entourage ce dévouement sans bornes dont vous avez été l’objet ? Vous n’êtes pas libre de le méconnaître plus longtemps, Salcède, vous lui devez une réparation éclatante et vous pouvez la lui donner à présent que Gaston est en possession de son intelligence et de sa volonté. Cette union ne vous sépare pas de lui. Berthe est fixée en Auvergne, elle n’est pas forcée de se partager. Elle vivra avec vous, elle vivra tantôt ici, tantôt au Refuge, qui sera pour elle une Arcadie. Nous serons tous libres et heureux ainsi, car vous l’aimerez de plus en plus, cette charmante femme qui vous adore et que vous serez fier d’avoir réhabilitée…

— Assez, madame, répondit Salcède, je ne veux pas descendre dans votre estime et dans celle de Gaston, qui pense comme vous et qui me l’a fait comprendre, je ferai mon devoir. J’épouserai madame de Montesparre. Dois-je aller le lui dire ?

— Non, elle serait humiliée peut-être, inquiète tout au moins, de devoir son bonheur à mon influence. Dites-lui seulement que je vous ai démontré les impossibilités d’un mariage entre nous, et montrez-vous calme et satisfait comme doit l’être un homme de bien et un philosophe aussi sérieux que vous l’êtes. Dans quelques jours, quand je serai partie avec Roger…

— Dans quelques jours ?

— Oui, j’ai reçu tantôt une lettre de mon notaire. Il faut que je m’occupe des affaires de la succession. M. de Flamarande a fait un don considérable à sa maîtresse, et nous accepterons cette spoliation en silence ; mais la fortune est très-entamée, et il faut aviser à la liquider. Donc, je pars avec Roger afin d’agir en son nom, si Gaston persiste à ne pas hériter.

— Il persistera, mais ne vous en affectez pas ; mon mariage avec Berthe facilitera les moyens de vous rapprocher plus souvent et plus longtemps de lui. Quant à son sort, ne vous en inquiétez pas non plus. Gaston ne peut être heureux qu’à la condition de suivre les inspirations de son cœur ardent et de son imagination exaltée. Dieu merci, ces inspirations sont toujours empreintes d’un héroïsme si entier qu’il a les apparences du calme et de la gaieté. Le fond de sa résolution, c’est qu’il aime Charlotte et ne veut pas la voir se transformer en femme du monde. Elle sera la châtelaine de Flamarande sans perdre le charme de sa simplicité rustique. Quant à lui, il restera ce qu’il lui plaît d’être, un parvenu intelligent et laborieux, devant tout à lui-même et ne subissant aucun joug de convention. Je vous prédis qu’il n’endossera jamais un habit noir, et qu’aucun salon de Paris ou de province ne le verra jamais. Prenez-en votre parti. Vous l’avez adoré tel qu’il était, adorez-le toujours tel qu’il veut être.

— C’est fait, répondit la comtesse ; j’accepterai tout et ne vous ferai pas de reproche d’en avoir fait un ange et un sage.

Ils causèrent encore en s’éloignant, et j’allais m’éloigner aussi lorsque j’entendis revenir madame de Flamarande, qui marchait vite et qui, descendant seule le sentier, venait droit sur moi. Je n’eus que le temps de quitter mon banc et de me jeter dans le fourré. Elle vint à ce banc, s’y laissa tomber comme si elle était épuisée ; puis, couvrant son visage de son mouchoir, elle fondit en larmes. J’entendis le râle de ses sanglots étouffés qui pénétrèrent mon cœur d’admiration et de pitié.

Elle aimait donc Salcède et elle se sacrifiait à Roger ! Elle se sacrifiait avec une fermeté enjouée qui avait ôté toute espérance au marquis, et maintenant elle souffrait avec l’énergie d’une âme généreuse qui sait cacher ses ardeurs refoulées sous les dehors de la prudence et de la raison. Elle me parut sublime, et je fus honteux de l’avoir mal jugée, honteux et repentant au point d’aller tomber à ses pieds en lui disant :

— Madame, madame, pardonnez-moi ! Vous êtes une sainte, et je suis un misérable !

— Quoi donc, Charles ? me dit-elle tressaillant de surprise. Vous me trouvez dans un de ces accès de migraine nerveuse auxquels je suis sujette depuis longtemps. Ne vous en inquiétez pas. Cela va se passer ; mais vous, d’où venez-vous ? Pourquoi nous avez-vous quittés et de quoi vous accusez-vous ?

Ma confession générale eût été longue, et je n’avais besoin d’en dire qu’un peu pour expliquer mon repentir.

— Je vois, lui dis-je, que madame a encore du chagrin, et j’en suis certainement la cause. Roger persiste à se tourmenter, et j’aurais dû lui épargner ces tourments en lui montrant plus tôt la déclaration de son père.

— Au fait dit la comtesse comme éclairée par une réflexion qui ne lui était pas encore venue, vous me disiez que M. de Flamarande vous avait repris cette pièce…

Mais, voyant que j’avais le cœur brisé, l’excellente femme, habituée à toujours oublier ses propres déchirements pour adoucir ceux des autres, ajouta vite, comme pressée de me trouver une excuse :

— Vous avez craint la précipitation de Roger et vous avez pensé que M. de Salcède, étant le plus désintéressé dans l’affaire, devait seul recevoir un dépôt aussi précieux. Quant à moi, vous avez craint à Ménouville de me donner des espérances que mon mari ne réaliserait pas. Vous êtes scrupuleux à l’excès et peut-être un peu formaliste ; mais, quel qu’ait été votre motif, Charles, il n’a pu être que très-bon, et je ne comprends pas que vous nous quittiez quand nous sommes si heureux relativement au passé et si reconnaissants envers vous.

— Heureux ! et pourtant madame pleure encore.

— Ce n’est rien, Charles, absolument rien ! On peut subir des crises intérieures d’une certaine intensité qui se dissipent et s’effacent devant la joie de la conscience. Je vous jure que Roger n’a pas cessé d’être adorable pour son frère et pour moi. Vous allez les voir ensemble, et justement voici la cloche du dîner. Donnez-moi votre bras, mon ami. Je suis un peu brisée par cette migraine. Vous allez dîner avec nous, et Roger vous fera renoncer à l’idée de nous quitter.

J’étais tellement brisé moi-même que je ne sus pas résister à la touchante bonté de ma pauvre maîtresse, et je l’accompagnai au château, où tout le monde me fit bon accueil, sauf Roger, qui me tendit pourtant la main, mais d’un air préoccupé et sans me questionner sur les motifs de ma disparition.

Je vis que M. de Salcède avait déjà parlé à la baronne, non de sa résolution de l’épouser, mais des bonnes raisons que la comtesse lui avait données pour le faire renoncer à sa main. Il était plus pâle qu’à l’ordinaire ; cependant rien ne trahissait en lui la douleur d’une déception qu’il avait sans doute prévue et acceptée d’avance, et qu’il subissait avec une douce et noble résignation. Madame de Montesparre ne pouvait se défendre de l’observer avec une secrète angoisse mêlée d’espoir et de crainte. Roger, toujours gai à la surface, me parut pourtant un peu agité intérieurement. Il avait évidemment senti dans l’air quelque projet qui ne lui souriait pas, quelque décidé qu’il fût à tout accepter. Il voulait sans doute en avoir le cœur net, car il se remit à taquiner la baronne sur ses distractions, lui demandant si c’était qu’elle daignait enfin s’apercevoir de son martyre et si elle songeait à couronner sa flamme. La baronne, au lieu de rire comme de coutume de ses madrigaux, lui répondit avec un peu d’humeur, et Roger, étonné, se tourna tout à coup vers Salcède, qui probablement lui avait légèrement poussé le coude ou le genou. Roger sourit et lui dit tout bas :

— C’est différent, mon cher marquis.

Et il cessa ses plaisanteries.

Gaston parla peu, comme il avait coutume de faire quand il n’était pas stimulé par une vive émotion. Il avait toujours son costume villageois et passait dans la maison pour ce qu’il désirait de paraître toujours, l’élève de M. de Salcède et le futur successeur de Michelin. Il gardait donc la réserve qui convenait à son rôle. L’abbé Ferras, à qui l’on n’avait certainement pas reproché ses révélations anticipées à Roger, causa beaucoup avec M. de Salcède des diverses traductions de l’Iliade et de certaines éditions rares d’autres livres classiques. Il semblait que rien ne fût changé autour de lui, et son unique préoccupation me parut être de supplier Roger, au cas où il se déferait de la bibliothèque de Ménouville, de ne pas aliéner certains ouvrages précieux.

— Je vous les donne d’avance, répondit Roger, à moins que Gaston ne les réclame, car nous avons fait un marché bizarre. Il ne veut rien de ce qui est à moi, et moi, j’ai juré que tout ce qui est à moi serait à lui.

On parlait librement de Gaston devant les domestiques. C’était pour eux un absent, un inconnu.

Après le dîner, M. de Salcède prit le bras de Roger, et sortit avec lui et Gaston. Madame me prit à part avec la baronne et voulut me consulter sur les lettres d’affaires qu’elle avait reçues dans la journée. Ces lettres étaient plus graves qu’elle ne le pensait. Le comte de Flamarande n’avait pas testé, mais il avait signé à sa maîtresse des billets pour une valeur considérable, et sa succession était diminuée d’un bon tiers. En outre, il laissait quelques dettes sérieuses. Le notaire appelait madame de Flamarande à Paris et l’engageait à se hâter. Je vis tout de suite qu’elle n’avait pas assez apprécié l’urgence de son départ, et je dus lui conseiller de l’effectuer dès le lendemain matin. Elle s’y résigna avec chagrin, mais sans discuter. Elle devait emmener Roger, qu’elle voulait faire émanciper, afin de la dispenser de prendre des résolutions contraires à ses désirs.

Madame de Montesparre commanda tout de suite sa voiture et ses chevaux pour le jour suivant de grand matin, afin de faire gagner aux voyageurs le chemin de fer à l’heure voulue. Elle parlait d’accompagner son amie à Paris ; mais Roger, qui rentrait en cet instant, lui dit d’un ton affectueux et sérieux en lui baisant la main :

— Non, chère madame, il faut rester chez vous, il le faut !

Il ne voulut pas s’expliquer, mais je vis au front radieux de Roger que M. de Salcède, en le priant amicalement d’être moins familier avec la baronne, lui avait fait volontairement deviner ses projets. Roger en était si heureux, que je vis combien madame de Flamarande avait deviné juste en refusant de lui donner un nouveau rival. La joie de Roger éclaira aussi madame de Montesparre, qui ne parla plus d’aller à Paris.

Quand Gaston fut mis au courant des motifs de ce prompt départ, il eut un moment de tristesse. Il s’était flatté de rester avec sa mère et son frère quelques jours de plus ; mais il s’exécuta avec courage et promit d’aller à Paris avec Salcède au commencement de l’hiver. Puis, comme nous étions bien en famille au salon, il embrassa passionnément sa mère et son frère et leur dit adieu. Il ne voulait pas les revoir devant témoins le lendemain matin ; il craignait qu’ils ne vinssent à se trahir en lui témoignant trop d’affection.

On alla se coucher de bonne heure ; Salcède resta au salon avec la baronne pour la préparer, je crois, à de plus sérieuses ouvertures après le départ de madame de Flamarande ; Roger suivit sa mère chez elle pour l’entretenir vraisemblablement du même objet. Il me dit à peine bonsoir et ne m’adressa pas un mot pour m’engager à rester attaché à la famille.

Le lendemain, même froideur et même silence. Enfin, pendant qu’on attelait les chevaux, il me demanda d’une voix brève si je retournais à Paris avec eux.

— Non, lui répondis-je, j’y retourne de mon côté, je quitte votre service, vous le savez bien.

— Tu sais, toi, reprit-il, sans trouver un mot pour me retenir, que tes cent mille francs sont toujours chez Salcède ?

— Je les refuse.

— Alors donne-les aux pauvres, ni moi ni Gaston n’accepterons ce cadeau.

Et il se détourna pour embrasser Salcède, qui arrivait avec la comtesse et la baronne. Il lui donna cette accolade avec une effusion bien éloquente ; son aversion pour moi jusqu’au dernier moment ne le fut pas moins.

Blessé jusqu’au fond du cœur, je m’enfonçai dans le jardin et j’allai me jeter sur ce banc ombragé où je m’étais assis la veille à l’endroit le moins fréquenté du parc. Je me rappelai seulement alors que c’était juste en cet endroit-là qu’avait eu lieu la violente explication entre MM. de Flamarande et de Salcède dans la fatale nuit qui avait brisé leur existence. De là, peu d’instants après, je vis passer la voiture qui emportait ma dernière consolation, mon dernier espoir en ce monde ; tout était consommé. J’avais sacrifié jusqu’à mon honneur pour cet enfant qui me payait en mépris. Je ne pleurai pas, je restai pétrifié et n’ayant plus conscience de moi-même.

Quelqu’un s’assit près de moi sans que je l’eusse entendu venir et prit ma main glacée dans les siennes.

— Gaston ! m’écriai-je sortant comme d’un rêve.

— Non, Espérance Michelin, répondit-il en souriant. Il n’y a plus de Gaston. Oublions ce personnage ; mais vous, voyons ! vous êtes souffrant ou désespéré. Pourquoi ne suivez-vous pas ma mère, qui n’a jamais, méconnu votre attachement ?

— Roger…

— Oui, Roger, je sais ! Roger ne peut pas vous pardonner de l’avoir rendu coupable à ses propres yeux. Il a tort, il faut savoir tout pardonner à un homme qui a de grandes qualités. Il en reviendra ; le temps arrange tout.

— Roger a raison, je ne mérite pas qu’il me pardonne jamais. Je suis plus coupable que vous ne pensez.

— Je ne veux pas le savoir. Moi aussi, je me suis méfié de vous un instant. M. Alphonse m’a dit, en me parlant de vous : « L’homme est méticuleux, bizarre, méfiant et malheureux ; mais il est aimant et sensible. Son désintéressement orgueilleux frise l’héroïsme. » Cela me suffit pour vous plaindre et vous aimer. Qu’allez-vous faire à présent ?

— Mourir d’ennui et de chagrin, n’importe où.

— Non. Il faut venir vivre de travail utile et d’amitié paisible à Flamarande. Je ne suis pas aussi aimable que Roger ; mais, ayant été moins gâté je suis peut-être plus patient. Vous m’avez beaucoup aimé aussi dans mon enfance, vous m’aimerez encore, et je vais devenir votre filleul en épousant Charlotte ; vous voilà mon seul parent officiel. Je sais que M. de Salcède, qui a acheté encore beaucoup de terres autour du Refuge, et qui compte faire bâtir, avait l’intention de vous offrir la régie de ses propriétés au cas où vous quitteriez celle de Ménouville. Venez prendre possession. Allons, venez ! M. Alphonse et la baronne se sont décidés, au dernier moment, à accompagner madame de Flamarande et Roger jusqu’au chemin de fer. Ils déjeuneront certainement ensemble en rentrant ici. Moi, je ne peux pas rester plus longtemps sans travailler. Venez ; si vous êtes las, nous déjeunerons dans quelque buron de la traverse. Vous paraissez faible, prenez mon bras. La force va vous revenir ; il ne s’agit que de vouloir… Allons, Charles, la volonté est tout !



CONCLUSION


C’est ainsi que l’enfant arraché par moi à sa mère et privé de sa condition sociale par mes soins tour à tour dévoués et perfides s’empara de ma vieillesse pour la rendre heureuse et digne. M. de Salcède, plus généreux encore, ne révéla jamais le secret de ma confession et me témoigna toujours une confiance que je ne fus jamais tenté de trahir. Il ne me parla pas de me rendre mes cent mille francs, mais il me fit bâtir une jolie maison au milieu de beaux pâturages garnis de troupeaux d’un bon rapport, et il me força d’en accepter la propriété comme venant de lui. C’est grâce à lui que je jouis d’une honnête aisance sans connaître d’autre souci que celui d’amasser pour les enfants d’Espérance et de Charlotte.

Ils se sont mariés au bout de l’année que Charlotte avait assignée à l’épreuve de son fiancé. Il a vu Paris, il en est revenu plus épris d’elle et de la vie rustique qu’auparavant. Madame de Flamarande et Roger sont venus assister au double mariage, car, le même jour, le marquis de Salcède a épousé dans la chapelle de Flamarande l’heureuse Berthe de Montesparre.

Ce jour-là, madame de Flamarande me parut illuminée d’une beauté surprenante. La conscience d’avoir tout sacrifié à l’amour maternel et au bonheur d’une amie dévouée avait mis sur son visage une sorte de rayonnement dont je fus profondément frappé.

— La conscience, me disais-je en soupirant, voilà une forteresse, un sanctuaire dont le faîte touche au ciel !

Salcède comprit comme moi et mieux que moi peut-être l’effort de cette grande âme et ne voulut pas rester au-dessous d’elle. Son union avec madame Berthe, que le bonheur a rajeunie de dix ans, a été sans nuages.

Il n’a pas bâti de château, sa femme a trouvé que le Refuge était une retraite exquise et qu’il ne fallait pas toucher au paysage inculte et désert qui l’entoure. Elle a partagé tous ses goûts, toutes ses idées.

Il s’est rendu acquéreur de toutes les montagnes et forêts environnantes et n’a point changé l’agriculture pastorale du pays. Il l’a seulement améliorée, et, comme il n’a point d’enfants de son mariage, il compte, d’accord avec la marquise, laisser cette grande fortune aux enfants d’Espérance et de Roger.

Roger n’a hérité que de la moitié des biens sur lesquels il avait compté. Il en a pris bravement son parti, et, à la grande surprise de tous, il n’a pas mené la vie de plaisir et d’enivrement que l’on redoutait pour lui. L’amitié ardente qu’a su lui inspirer Espérance Michelin a marqué pour lui une époque de transformation. Il a longtemps cru que son frère accepterait le partage de sa fortune. L’obstination héroïque et un peu étrange de celui-ci à rester dans l’heureuse médiocrité l’a frappé si vivement qu’il a pris en dégoût la vie de désordre et de paresse. Il a gardé près de lui M. Ferras et n’a pas voulu faire un grand mariage, il a choisi selon son cœur. Il quitte peu sa mère et l’entoure de soins, il la suit avec sa famille dans les fréquents voyages qu’elle fait à Montesparre et à Flamarande. Espérance a si bien arrangé le donjon et le pavillon qu’il y a place pour tout le monde, le père Michelin ayant été vivre dans sa propriété personnelle avec sa famille, qui est aussi dans l’aisance. Michelin est fier d’entendre appeler sa fille la jeune dame de Flamarande, et on prétend qu’il signe quelquefois de Michelin pour illustrer son gendre.

Pourquoi non ? c’est une nouvelle famille aristocratique qui commence.

Gaston aura des enfants très-riches, et, comme il les instruit en conscience, ils seront à la hauteur de leur condition. Quant à lui, il ne fera pas fortune par lui-même, il manque absolument d’ambition et n’aime que le travail qui donne des résultats pour le progrès des gens et des choses. On lui reproche de trop vouloir améliorer les races et produire de beaux élèves ; on assure qu’il y dépense trop pour y beaucoup gagner. Il répond gaiement qu’il aime le beau et que le profit n’est pas tout dans les écus. Il passe pour original, et ceux qui ne savent pas le mot de son étrange destinée le chérissent sans le comprendre.

Ambroise Yvoine, qui est resté son hôte, son ami, son bras droit, et qu’il a choisi pour parrain de son dernier-né, me dit souvent tout bas :

— Il n’y a que nous deux pour savoir ce qu’il vaut !

Roger s’est peu à peu radouci avec moi et me traite avec amitié ; mais quelque chose s’est brisé mystérieusement entre nous ; j’ai dû accepter ce châtiment et reporter sur l’enfant exilé ma tendresse et mon admiration.

J’ai eu quelque peine à en prendre mon parti. Longtemps je me suis ennuyé de ne vivre que pour moi-même ; mais, depuis que j’ai occupé mes loisirs à écrire ma confession générale, je ne suis plus tourmenté par le souvenir du passé, et j’espère qu’un jour, en la lisant, Roger versera quelques larmes sur la tombe de son vieux serviteur.



FIN




paris. — imprimerie de e. martinet, rue mignon, 2

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

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  1. L’épisode qui précède les Deux Frères, a pour titre Flamarande.