L’Enfant de la balle (Yver)/Texte entier

La bibliothèque libre.
Mégard et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. --163).

C. YVER




L’ENFANT
DE
LA BALLE




AVEC GRAVURES DANS LE TEXTE


ROUEN


MÉGARD ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS


Rue Saint-Hilaire, 136


BIBLIOTHÈQUE MORALE


DE


LA JEUNESSE.

4e série grand in-8e raisin

Illustration, Bébé étend son petit doigt vers le chien.
Illustration, Bébé étend son petit doigt vers le chien.



L’ENFANT
DE LA
BALLE
Par Colette YVER




Avec Gravures dans le Texte


ROUEN


MÉGARD ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS


136, rue Saint-Hilaire, 136


Propriété des Éditeurs,
Mégarclars

L’ENFANT DE LA BALLE


I

SÉPARATION.

C’était assourdissant d’entendre le grondement de la foule, la cacophonie de tous les orchestres qui se mêlaient en un tout bizarre, les stridents gémissements des chevaux de bois à vapeur, et puis, comme la note triste au milieu de ce tintamarre affolant, les cris désespérés que les pauvres lions du désert lançaient aux barreaux de leur cage. Tout cela vous bourdonnait aux oreilles avec une sorte de cadence qui rythmait les pas de ces gens venus là naturellement pour rire.

Dans un coin plus désert, où le brouhaha arrivait modéré, confus, un petit homme, en maillot rose défraîchi, tapait à coups redoublés ses cymbales. La foule formait autour de lui un cercle bien maigre, et, de temps à autre, il levait les yeux pour voir si les spectateurs s’amassaient. Malheureusement, le cercle ne s’augmentait pas, et, quand l’homme rose s’aperçut que les gens pressés s’en allaient impatientés avant le commencement de la séance, il laissa là ses cymbales, appela : « Roland ! » et se mit à débiter son boniment avec une prestesse remarquable.

Roland, celui qui avait été appelé, arriva bientôt, traînant un chariot en mauvais état, où s’entassait une nichée de chiens qui se blottissaient, on ne sait comment, dans le véhicule. Leur conducteur était un garçonnet, qui portait de quatorze à quinze ans, dont le maillot paraissait dater de la même époque que celui de l’homme aux cymbales, et n’en différait que par sa couleur bleue.

L’enfant dressa en un tour de main quelques escabeaux, une table qu’il installa sur le vieux tapis, et la représentation commença par le travail d’un caniche… Les badauds arrivèrent ; on venait là quand on était trop abasourdi par le bruit de la pleine foire, et les spectateurs étaient surtout recrutés parmi les gens sérieux, les mamans traînant leurs bébés s’y voyaient en grand nombre.

Discrètement à l’écart, derrière quelques arbres, était le logis de la troupe l’humble voiture si misérable, si pittoresque. Toujours la même — si jamais vous en avez visité une, vous les connaissez toutes — avec ses petits rideaux blancs, sa cloison en cretonne devenue incolore par le temps, avec ses lits peu confortables et son éternel désordre. La vie du saltimbanque est entourée de mystère ; on se fait de lui une idée fantastique, on le met à part, il a peu d’amis ; mais sa voiture roulante, si vieille, si sale qu’elle soit, lui ouvre chaque soir hospitalièrement sa porte, et alors, le bohémien a au moins cela de commun avec les « gens bien » la jouissance du home

Elle est donc là la voiture du montreur de chiens ; mais comme elle est petite, très petite, on ne peut y faire la cuisine, et les ustensiles, casseroles, fourneau, grils, etc., sont épars tout alentour, avec les débris du dernier repas. — On ne peut pas non plus y faire la lessive voilà pourquoi, d’un arbre à l’autre, des cordes sont tendues, balançant au vent le linge rapiécé de la troupe.

Où donc est la ménagère — car il doit y en avoir une — qui a lavé ce linge, cousu ces pièces, cuisiné ce dernier repas ?

Pour monter dans la voiture, il y a un escabeau, et sur l’escabeau, assise à la dernière marche, une fillette absorbée profondément par un ouvrage de couture ; sa petite main va vite dans l’étoffe ; elle ne lève pas les yeux, ce doit être un travail pressé. Cette petite femme de dix ans serait-elle la ménagère ?

Il n’y en a point d’autre.

Pendant que, là-bas, la représentation continue, l’enfant poursuit sa tâche, empressée, active, sans distractions ; elle ne voit même pas ce vieux monsieur qui, séparé de la foule, a, lui, l’étrange idée de visiter la foire à rebours et de passer derrière les boutiques.

De loin, il avait aperçu l’enfant, et, son application l’amusant, il s’était arrêté un moment pour l’examiner ; et puis, comme la petite était gentille sous ses cheveux blonds, il s’approcha et lui dit :

— C’est toi qui gardes la voiture ?

L’enfant, toute surprise, leva vers le monsieur des yeux interrogateurs, de grands yeux bleus, candides, qu’on aimait à regarder, et d’un joli petit accent étranger.

— Oui, monsieur, c’est moi.

— C’est ton père qui montre les chiens là-bas ?

— Non, monsieur, c’est mon…, c’est mon…, c’est lui qui m’a prise quand maman est morte.

— Y a-t-il longtemps de cela ?

— Il y aura bientôt deux ans.

— C’est toi qui fais le ménage. Quel âge as-tu donc ?

— Dix ans…

Et le vieux monsieur quitta la fillette pour aller voir les chiens ; celle-ci reprit vite son travail interrompu.

Quand tous les artistes eurent, l’un après l’autre, fait briller leur talent avec une fidélité obéissante et résignée, Roland, muni d’une sébile, parcourut le cercle des spectateurs cela voulait dire que la représentation était finie. Les pauvres bêtes, joyeuses, sautèrent en se bousculant dans leur chariot, mis un instant de côté ; le maillot rose ramassa ses cymbales, et, dès que le maillot bleu eut achevé sa quête, bêtes et gens regagnèrent leur domicile.

Le lendemain, la troupe achevait son repas de midi, quand elle vit s’avancer le vieux monsieur.

Après avoir paru regarder les chiens avec beaucoup d’intérêt, il s’adressa au chef de la troupe, et, d’un air bienveillant :

— Vous avez adopté cette enfant ? demanda-t-il en montrant la petite fille, qui s’était levée à son approche.

— On ne pouvait pas la laisser, reprit l’homme d’un ton bourru ; mais comment le savez-vous ?

— Nous avons déjà causé hier au soir.

— Sa mère était dans un cirque anglais, qui faisait sa tournée en France et se trouvait dans la même ville que nous. Un beau jour, elle s’est cassé le cou en tombant d’un trapèze ; on a quêté pour la petite, mais chez les banquistes on n’est pas riche, la quête n’a monté qu’à 200 fr., ce n’était pas assez. Alors, moi, je venais de perdre ma femme, j’ai dit : « Je vais prendre l’enfant, avec Roland cela ne paraîtra pas à la dépense. » Voilà comment s’est fait la chose.

Le vieux monsieur, qui s’appelait M. Patrice, lui tendit la main.

— Brave homme !…

— Bah ! elle nous fait la popote, et puis c’est une bonne fille ? n’est-ce pas, Jen ?

L’enfant leva sur son père adoptif son regard bon et aimant.

Mais vous ne devez pas gagner grand’chose, continua M. Patrice.

— Il y a des jours où le métier est dur.

— Et c’est une charge de plus pour vous.

— Quand il y en a pour deux, il y en a pour trois…

Après lui avoir encore adressé quelques questions sur le genre de vie qu’ils menaient et avoir donné quelques caresses à l’enfant, il partit.

Deux jours après, la troupe, était encore réunie autour de la table de famille ; ils étaient, en tout, dix : le père Mousse, Roland, Jen et sept chiens, quand M. Patrice arriva de nouveau.

— Ah vous déjeunez, dit-il au dresseur de chiens ; finissez, mon brave homme…

— Avez-vous besoin de quelque chose ?

— J’ai à vous parler ; mais plus tard, si vous voulez…

Sans mot dire, le père Mousse se leva, poussa son tabouret sous la table et dit à M. Patrice :

— Tout de suite, monsieur, qu’y a-t-il pour votre service ?

Ils s’écartèrent un peu, pendant que les deux enfants, restés en tête-à-tête, se regardaient stupéfaits.

Le vieux monsieur, lorsqu’il fut à une petite distance, dit au forain :

— Voilà ce qui m’amène j’ai quelque chose à vous proposer. Voulez-vous me donner la petite ?

— Jen ! s’écria le bonhomme effaré.

— Oui, cette enfant me plaît. Moi aussi, j’ai eu une fille autrefois elle était blonde comme Jen, elle avait les mêmes yeux bleus ; à présent, elle est morte, ma femme est morte, je suis seul avec leur souvenir. Voilà longtemps que l’idée me hante de prendre chez moi une enfant dont je ferais ma fille, que je cajolerais à mon aise, qui m’appellerait son père ; et, depuis que j’ai vu votre Jen, mes désirs augmentent.

Pendant que M. Patrice parlait, de grosses larmes étaient venues aux paupières du père Mousse.

— Jen, répétait-il, mais à présent je l’aime comme ma fille !

— Toute ma fortune sera à elle, continua le vieux monsieur ; plus tard, elle trouvera un bon mari…

— Mais, qui êtes-vous ? dit alors le bonhomme d’un ton brusque ; comment vous nommez-vous ? êtes-vous d’ici ? Pardonnez-moi ces questions ; mais vous savez, une petite qu’on a presque élevée…

— Je comprends très bien que vous ayez besoin de ces renseignements, repartit le monsieur. J’habite cette ville, où j’étais autrefois négociant. Du reste, voilà ma carte, et, si vous voulez vous rendre avec moi chez mon notaire et apporter les papiers de l’enfant, nous arrangerons les choses en règle.

Le saltimbanque passa sur ses yeux sa grosse main, et, sans pouvoir réprimer un soupir de souffrance :

— Vous êtes riche, vous ; elle sera plus heureuse chez vous que chez nous, prenez-la… J’aurai encore Roland, ajouta-t-il avec une sorte de fierté paternelle. Jen ! cria-t-il, viens ici.

Docilement, la fillette arriva.

— Voudrais-tu bien venir avec moi ? demanda doucement le vieux monsieur.

— Pourquoi faire ?

— Pour y rester toujours.

— Sans le père Mousse et Roland ?

— Tu seras dans une belle maison…

— Oh ! mon Dieu ! cria la pauvre petite en se cramponnant à la main de son père adoptif. Quitter le père Mousse ! jamais, jamais !

Et elle se mit à sangloter. Le vieux M. Patrice était désolé d’avoir causé ce déluge de larmes, il câlina l’enfant tant qu’il put ; mais la petite pleurait toujours.

— Allons allons ! cria le montreur de chiens, comme s’il n’avait pas été ému lui-même, ne fais pas la nigaude ; puisque le monsieur veut te prendre, tu iras chez lui.

Ce fut un second désespoir pour la fillette, qui croyait, dans le bonhomme, trouver un soutien. Alors, elle courut près de la voiture, où était resté son petit ami Roland, et, se jetant à son cou :

— Oh ! mon petit Roland, le monsieur veut m’emmener chez lui, je ne te verrai plus jamais ; oh ! je veux rester ! je veux rester !

— Je ne la prendrai que demain, objecta M. Patrice ; cela lui ferait trop de peine de vous quitter si brusquement.

— Non, non, reprit le père Mousse, j’aime mieux que cela se fasse de suite ; et, d’ailleurs, demain nous partons.

— Eh bien ! je viendrai la chercher ce soir, à cinq heures.

— À cinq heures, c’est conclu ! fit l’homme, dont la voix tremblait d’émotion.

L’accès de désespoir de la fillette était loin d’être passé ; cet événement, qui venait inopinément l’arracher à sa vie ordinaire pour l’emmener dans un milieu qu’elle ne connaissait pas, au lieu d’être une heureuse chance, lui paraissait un affreux malheur ; elle éprouvait ce même sentiment qu’ont les enfants volés par des saltimbanques ; au fond, s’était la même chose, mais en sens contraire. Pourtant, ce n’était pas l’heure de se livrer à son chagrin les artistes devaient s’habiller pour la représentation, et, pour la dernière fois, Jen dut peigner les chiens, les pomponner de rubans, leur passer au cou leur collier neuf, et, à chaque objet dont elle les attifait, la petite disait :

— Mon pauvre Faraud, tu vas m’oublier, je ne t’habillerai plus jamais ; qui est-ce qui te mettra cela maintenant ? Qui te peignera, Frisk, mon bon chien ? j’allais si doucement, que je ne te faisais pas de mal ; ce sera peut-être Roland, mais il ne sait pas, il t’arrachera ton beau poil blanc !

Et quand tout le monde fut sous les armes, que le père Mousse eut revêtu le maillot rose, et Roland le maillot bleu, que les artistes très fringants se furent installés dans le chariot, Jen, libre enfin, remonta dans la voiture et put se laisser aller à tout son chagrin.


II.

UN HOMME HEUREUX.

— Rosalie, vous n’avez pas oublié la couturière ?

— Non, monsieur, elle viendra demain matin.

— Croyez-vous que la petite mette des bonnets de nuit ?

— Mais, monsieur, est-ce que je connais les habitudes des saltimbanques, moi ?

— Surtout, Rosalie, ne prononcez jamais ce mot devant elle.

— Enfin elle en est ou elle n’en est pas.

— Allons ! raisonneuse, commandez-en toujours.

M. Patrice était dans une agitation fébrile ; dans sa maison, tout s’en ressentait, et les domestiques étaient sur les dents depuis le matin ; et, maintenant, il attendait anxieusement l’ébéniste qui devait venir arranger la chambre de la fillette.

Il avait choisi lui-même l’ameublement ; il voulait quelque chose de très simple, les jeunes filles ne devant pas avoir des goûts de luxe ; mais il fallait aussi que ce fut joli, et il avait enfin jeté son dévolu sur une chambre de bambou et des rideaux en damas bleu.

Mais cela serait-il prêt pour le soir ? « Non jamais ! c’est l’affaire d’une grande journée », a dit l’homme. Décidément, il mettra sa fille dans la chambre verte ; ce sera bien un peu grand, mais, pour un jour, cela n’est pas important.

Rosalie est arrivée chargée de paquets, c’est le trousseau de Jen. La bonne fille maugrée un peu : cette petite inconnue, cette foraine, qui vient s’implanter chez son maître, cela lui paraît bien drôle ; et, vraiment, c’est bien ennuyeux à son âge de changer des habitudes qu’on a depuis si longtemps. M. Patrice a eu là une idée baroque, mais enfin, il l’a voulu, il est le maître ; elle, la cuisinière, n’a rien à dire. Et, bon gré, mal gré, elle est allée faire les commissions prescrites.

— Regardez, monsieur, cette cretonne ; c’est vraiment magnifique, et cela ne change pas au lavage.

— Je ne m’y connais pas, Rosalie ; que ferez-vous de cela ?

— Des chemises de nuit.

— Vous n’aurez jamais fini ce soir.

— Soyez, tranquille, monsieur, je trouverai bien quelque chose à la lingerie.

— Mettez un peu de broderies dans le trousseau, les fillettes aiment cela.

— Si monsieur le veut, j’en mettrai ; mais, vraiment, la petite n’en aurait pas besoin.

— Rosalie, n’est-il pas bientôt cinq heures ? Hé ! si, courez vite chercher une voiture.

La pauvre Rosalie dut encore une fois s’exécuter, elle était pourtant bien fatiguée de sa rude journée ; mais monsieur était si content, elle le voyait si gai, si rajeuni, qu’elle en rajeunissait elle-même et qu’elle en prenait du courage.

Un quart d’heure après, le fiacre emportait M. Patrice vers la foire ; le véhicule fit sa trouée dans la foule qui se bousculait devant les parades, traversa les lueurs blafardes de la lumière électrique et laissa derrière lui tout ce tumulte pour aller s’arrêter dans un endroit moins animé, qu’éclairaient seulement de fumeuses petites lampes à pétrole.

Là, le vieux monsieur descendit et s’en fut frapper à la porte de la voiture roulante, qui stationnait toujours à la même place.

— Es-tu prête, petite ? demanda-t-il à l’enfant, qui vint lui ouvrir.

Elle avait les yeux tout gonflés de larmes, la pauvre Jen ; on voyait que l’après-midi lui avait été bien douloureuse. Maintenant, elle paraissait un peu plus calme ; les chagrins d’enfants ne peuvent pas se soutenir longtemps avec la même intensité, puis la pensée de la belle maison qu’elle allait habiter désormais la consolait un tant soit peu. Mais, lorsqu’en voyant son protecteur elle se souvint qu’il fallait dire adieu à sa famille d’adoption, au père Mousse, à Roland, la scène du matin fut près de recommencer.

— Oui, monsieur, dit-elle en tâchant de retenir ses larmes.

— Eh bien ! tu vas venir, n’est-ce pas ?

Cette fois, malgré tous ses efforts, elle n’y tint plus ; ce fut au père Mousse qu’elle alla en premier, tout en sanglotant, elle lui jeta ses petits bras autour du cou, et, ne trouvant rien à lui dire dans son émotion, elle l’embrassa silencieusement pendant longtemps. Le bonhomme lui-même ne pouvait s’empêcher de fondre en larmes. C’était honteux à lui, le montreur de chiens, de pleurer ainsi ; mais son brave cœur avait été plus fort que son respect humain. Le monsieur lui-même faisait comme tout le monde et s’essuyait les yeux en contemplant ce spectacle.

Quand le père Mousse détacha de son cou les bras qui le serraient, Jen courut au pauvre Roland ; qui, sans qu’on fit attention à lui, personnage très secondaire dans cette scène, pleurait en silence dans un coin de la voiture.

— Mon petit Roland, tu m’écriras et je ne t’oublierai jamais, je t’assure. Soigne bien les chiens ; caresse beaucoup le petit Frisk, qui s’ennuiera quand je ne serai plus là ; donne du sucre à Faraud, qui l’aime tant ; parle quelquefois de moi à Capi…

Pendant les épanchements de la petite fille avec son frère d’adoption, M. Patrice s’était approché du père Mousse.

— Écoutez, mon ami, lui dit-il, je vous conserverai toujours l’affection de Jen, affection qui est toute légitime après votre dévouement pour l’enfant, et que vous avez le droit de réclamer. Mais vous comprenez que, maintenant, sa position changeant, elle ne pourra plus conserver ses habitudes d’autrefois…

— Monsieur, interrompit le forain, je le savais, et je m’attendais en vous la donnant à ce qu’elle devienne une demoiselle, tandis que moi je ne serai jamais qu’un pauvre dresseur de chiens. Seulement, si nous pouvions en avoir quelquefois des nouvelles, cela nous ferait plaisir.

— Je crois bien, mon brave homme ! je vous écrirai, et elle-même, au besoin, pourra vous envoyer un petit mot…

— Oh ! merci, monsieur, dit le bonhomme à M. Patrice, qui lui tendait la main ; tenez ! je suis heureux tout de même de la savoir avec vous.

Il fut entendu que, le lendemain matin, le père Mousse et le nouveau protecteur de la petite Jen iraient ensemble remplir les formalités nécessaires à l’adoption.

Puis, il fallut s’en aller ; le monsieur était pressé, et le père Mousse, le plus vaillant dans son chagrin, avait signifié à l’enfant de partir immédiatement ; elle aurait bien désiré donner une dernière caresse à ses bons chiens, prolonger un peu ces derniers moments de l’adieu ; mais quand le bonhomme avait parlé, il fallait obéir, et Jen s’installa avec M. Patrice dans le fiacre, qui rebroussa chemin.

Comme l’enfant ne soufflait mot, absorbée qu’elle était d’abord dans sa tristesse, et intimidée par la présence de celui qui allait devenir son père adoptif.

— Tu sais, ma petite Jen, lui dit celui-ci, il ne faut pas avoir peur avec moi. Si tu as envie de quelque chose, demande-le ; ne crains jamais de m’ennuyer surtout.

— Non, monsieur, répliqua doucement la fillette.

— Tu trouveras à la maison, je veux t’en prévenir, ma vieille bonne Rosalie, qui t’aimera bien ; seulement, elle a de petites habitudes qu’il ne faudra pas déranger ; tu veilleras à ne jamais lui faire de peine.

— Oui, monsieur.

— Tu auras une jolie chambre demain ; pour ce soir, elle n’est pas prête ; tu coucheras dans un appartement que je destine à mes amis. Tu n’auras pas peur ?

— Non, monsieur.

— Dis-moi, es-tu contente d’être venue.

La question était embarrassante. L’âme de l’enfant était très délicate ; elle sentait qu’elle ne devait pas blesser M. Patrice, et, pourtant, elle n’aurait pas menti.

— Monsieur, dit-elle après un moment de réflexion, oui, je serai bien contente d’être avec vous ; mais ce qui me fait de la peine, c’est de quitter le père Mousse et Roland.

— Tu as raison, ma petite, reprit le vieux monsieur, ce serait mal de ne pas les regretter, le père Mousse a été très bon pour toi ; mais il faudra m’aimer à présent comme tu l’aimais.

— Oui, monsieur, dit-elle très timidement et très bas, je vous aimerai bien.


Illustration, la vie du Saltimbanque, une charette tirée par un cheval, un homme assis sur la charette derrière le cheval


Il fut si heureux de cette phrase, le pauvre vieux ; monsieur, qu’il en pleura ; il embrassa longuement, la fillette, et, à ce moment, il entrevit tout un avenir de bonheur sa maison égayée par cette enfant qu’il adorerait, sa vie ayant maintenant un ; but, un seul but, la petite Jen qui allait devenir son enfant. Et puis, quand il serait très vieux, il aurait près de lui une jeune fille pleine de dévouement, qui broderait à ses côtés pendant les soirs d’hiver…

Le fiacre, s’arrêtant devant la vieille maison de pierre grise, coupa court à ses rêveries ; il prit la fillette par la main et la conduisit dans la petite pièce, coquettement drapée de bleu, qui devait être sa chambre.

— C’est là que tu coucheras, Jen, lui dit-il ; les meubles ne sont pas encore arrivés, aussi, tu ne t’y installeras que demain. Voyons ! trouves-tu ta chambre jolie ?

— Très jolie, monsieur, répondit gentiment la petite, et je vous remercie beaucoup.

De là, il lui montra la maison entière, et Jen promenait ses yeux éblouis sur toutes les belles choses qu’elle y voyait. Quant à M. Patrice, il regardait comme s’il ne connaissait pas ; c’est que, maintenant, tout prenait pour lui un aspect nouveau ces grands bahuts enveloppés d’ombre, et toujours les mêmes depuis la Renaissance ; ces chaises Louis XV, aux bras guindés, aux dossiers rigides rappelant les marquises de leur siècle ; ces femmes grecques, dormant blotties dans leurs tentures de peluche ; tout ce luxe froid et silencieux allait enfin s’éveiller et prendre de la vie par la venue de cette petite, et il lui sembla que sa Diane chasseresse souriait et se penchait pour regarder cette enfant blonde et belle comme elle.

Vint ensuite la présentation à Rosalie. Le rôle de Rosalie ne devait pas être peu important auprès de Jen, seule femme dans la maison, elle pourrait seule lui donner les petits soins maternels qu’aiment les enfants et que les hommes ne connaissent pas : cette présentation était décisive, il fallait à tout prix que la fillette plût à la vieille bonne, et il était bien à souhaiter que la vieille bonne plût à la fillette. Le vieux monsieur avait pensé à tout cela, et ce ne fut pas sans anxiété qu’il amena sa fille à la cuisine, disant :

— Eh bien ! Rosalie, la voilà notre petite Jen.

Rosalie tournait le tapioca, opération assez délicate, et, sans lâcher son ustensile culinaire, elle se retourna pour examiner la petite. Mais celle-ci, par un heureux élan, s’avança vers la vieille cuisinière, lui tendit son front, disant doucement :

— Bonjour, mademoiselle Rosalie.

Une telle politesse chez une foraine étonna fort la bonne fille, et Jen lui parut si gentille, qu’elle confia son tapioca à tous les hasards, laissa là sa cuillère, et, sans essuyer ses mains dans son tablier, les posa crânement sur les épaules de l’enfant en lui donnant deux gros baisers bien sonnants.

— Ça ! bonjour, ma petite ; allons ! nous ferons bon ménage toutes deux, pas vrai ?

— Oui, mademoiselle Rosalie.

L’affaire était gagnée ; car, pendant que Jen sortait, la cuisinière, retournant à sa casserole, lança à son maître un regard significatif qui voulait dire (le vieux monsieur le comprit) :

— Est-elle assez gentille !

Le dîner se passa on ne peut mieux. L’enfant, toujours très timide, commençait cependant à parler un peu, et renseigna son père adoptif sur la vie qu’elle avait menée jusqu’alors.

Cette pauvre petite vie de dix ans avait été bien agitée. Au début, dans le temps heureux de son existence, son père était acteur en Angleterre, puis le théâtre avait fait faillite, les artistes avaient été congédiés sans appointements, ç’avait été la ruine pour Bertrand Smoker ; avec la misère était venue la maladie, et le pauvre homme était mort quelque temps après. Sa jeune femme, ayant inutilement tenté de se faire une position dans l’art lyrique, en avait été réduite, pour sauver sa fille de la faim, à s’engager dans un cirque qui partait pour la France.

Pendant deux ans elle avait couru de ville en ville, avec la petite Jen, qui elle, ne travaillait pas, sa mère l’ayant défendu. Puis un jour — Jen ne savait pas trop comment cela était arrivé — pendant la représentation, comme elle s’amusait avec les clowns, elle avait entendu une grande rumeur dans l’assemblée joyeuse, et on avait apporté sa mère évanouie et bien malade ; malgré ses cris, on avait vite emmené l’enfant, et lorsque le lendemain en s’éveillant elle avait demandé à voir sa mère, on avait bien été forcé de lui dire qu’elle était morte. Après, le père Mousse l’avait prise, et puis encore après, M. Patrice… Ce fut ce que le vieux monsieur débrouilla du récit un peu embarrassé de la petite fille.

Pour lui faire oublier ce douloureux passé, il lui traça de l’avenir un tableau très riant. L’heure passait doucement pour M. Patrice, et le dîner se prolongeait très avant dans la soirée, lorsque apercevant la pendule, il s’écria :

— Il est neuf heures et demie, ma petite Jen, il faut que tu ailles te coucher.

Jen se leva vite, vint présenter son front à son père adoptif ; mais, pendant que Rosalie l’emmenait, M. Patrice lui dit :

— Tout à l’heure, j’irai te dire bonsoir dans ton lit.

Aller, le soir, près du chevet de leur fille qui s’endort paisiblement, mettre un baiser sur les paupières qui se ferment, sentir des bras de fillette s’enlacer autour de leur cou et s’entendre dire : Bonsoir, papa ! c’est une volupté des pères. Bien des fois, le vieux négociant avait rêvé ce bonheur ; et, quand il songeait à cela, sa pensée se reportait avec un regret douloureux vers ce chérubin blond qui avait été sa fille et qui avait passé si peu de temps ici-bas. Aujourd’hui, c’était la réalisation de son rêve, et il avait hâte de pénétrer dans l’appartement de la petite Jen.

L’enfant, dans la nouvelle pièce, était seule pour la première fois et elle se mit à penser… Bouleversée par les événements qui venaient de se succéder, ses idées se heurtaient sans ordre dans son cerveau, et elle eut toutes les peines du monde à en saisir une suite qui lui rappelât ce qui s’était passé depuis quelques jours. Alors, elle revit d’abord la première apparition du vieux monsieur et sa conversation avec lui, la seconde visite de M. Patrice, les tristesses de la dernière représentation, les adieux au père Mousse, la figure navrée du pauvre Roland, la course en voiture, les beautés de sa nouvelle demeure, la bienveillance de son protecteur. Puis, fatiguée de cet effort et des émotions de la journée, elle s’enfonça dans le grand lit, où sa petite tête blonde se perdait, et se laissa envahir par l’engourdissement qui prélude au sommeil.

Ce fut à ce moment que M. Patrice entrait rayonnant.

— Bonsoir, ma petite Jen, dit-il.

— Bonsoir, monsieur, fit la fillette.

— Dis-moi, mignonne, demanda le vieillard, comment appelais-tu le père Mousse.

— Je l’appelais « père », comme Roland.

— Eh bien ! il faudrait que tu me dises comme au père Mousse.

— Bonsoir, père, dit l’enfant, si bas, si bas, que M. Patrice dut se pencher pour l’entendre ; et, toute confuse de ces mots, elle se replongea en rougissant dans son grand oreiller. Lui ne voulut pas l’empêcher plus longtemps de dormir, il l’embrassa une dernière fois et s’en fut très ému… Ce soir-là, il était parfaitement heureux.

Chacun a ses goûts spéciaux et particuliers : M. Patrice, lui, avait la passion de la paternité.


III.

MÉNAGE D’ENFER.

Dans la même ville de province, un peu plus loin, se passait une scène de ménage.

Le mari et la femme, jeunes encore, étaient en tête-à-tête dans une élégante salle à manger, tous deux moroses et taciturnes. La jeune femme rompit le silence :

— Tu fumes encore, Jean ! Combien de cigarettes, ce soir ? Mon Dieu, quelle habitude !

Le mari roulait impassiblement entre ses doigts le petit papier de mousseline, il ne répondit pas.

— Tout dans cette pièce est enfumé de cette odeur insupportable, reprit-elle avec la même voix aigre, les rideaux, les tapis ; j’en suis écœurée lorsque j’entre, et j’en perds l’appétit.

La cigarette était achevée, il l’alluma.

— Tu sais combien cette odeur m’est désagréable ; tu en prends, je crois, prétexte pour fumer davantage.

Il se leva et ouvrit la porte.

— Tu sors ? demanda sa femme d’un ton de reproche.

— Je vais fumer dehors.

Ce fut la fin nécessaire de l’orage conjugal. Une fois seule, Mme Jean prit un roman et s’installa confortablement près de sa lampe pour passer la soirée. Elle eut, auparavant, le soin de tirer sa montre, qu’elle posa sur la table, et, de temps à autre, elle fermait son livre, qui paraissait ne lui présenter que peu d’intérêt, jetait un regard sur l’aiguille et écoutait.

— Il rentrera tard, se disait-elle ; il était, ce soir, de fort mauvaise humeur.

Mais M. Jean ne rentra pas tard ; à peine la petite montre eut-elle marqué dix heures, que la porte du salon s’ouvrit. Sans rancune, il vint embrasser sa femme.

— Où es-tu allé ? demanda celle-ci.

— Chez mon oncle, et j’y ai appris un nouvel événement.

— Chez notre oncle ?

— Mais oui. Je l’ai trouvé bien heureux ; figure-toi qu’il vient d’adopter une petite fille…

— Il vient d’adopter une petite fille ! répéta Mme Jean Patrice, devenue toute pâle.

— Oui, et j’en suis très content pour lui. Le pauvre oncle était vraiment bien isolé pour son âge ; cette enfant est ravissante, paraît-il, et annonce une excellente nature.

— Mon oncle a adopté une fille ! répétait toujours la jeune femme avec un tel désappointement, que son mari ne put réprimer un sourire.

— Clotilde, qu’est-ce que cela te fait ?

— Mais, mon ami, tu n’y penses pas ! mon oncle n’avait pas d’autre famille que nous, et sa fortune revenait à notre fils. Maintenant, tout est changé, et l’héritage entier va passer à cette inconnue. Ah ! Jean, je ne te comprends pas d’accepter cet événement avec autant de calme.

— Je t’avoue, Clotilde, qu’après avoir vu mon oncle si heureux, je n’ai pas été chercher de mesquines questions d’intérêt.

— L’avenir de ton fils était en jeu, mais tu n’y as point pris garde.

— Mon oncle m’a dit qu’il viendrait demain te présenter sa petite protégée, qu’il aime déjà à la folie.

— Tant pis pour lui, alors ; car je lui montrerai ma façon de penser…

— J’aime beaucoup mon oncle, Clotilde, et je tiens à ce que tu sois irréprochable avec lui ; après tout, il est libre de sa fortune, et nous n’avons pas le moindre droit de contrôler ses actes.

— Voir passer à une étrangère ce qui vous appartient ! et sur quoi l’on a toujours compté !

Mais son mari, que cette discussion et cette colère féminine irritaient, prit son journal sans s’inquiéter davantage de sa mauvaise humeur.

M. et Mme Jean Patrice auraient été le ménage le plus heureux du monde, sans le caractère détestable de la maîtresse du logis. Tout jusqu’alors leur avait souri ; et leur fils unique, le petit Joseph, promettait pour comble d’être l’élève modèle de sa pension, ce dont sa mère était très fière. Pour ses douze ans, il avait une intelligence rare, et son cœur répondait à son esprit ; c’était ce qu’on appelle un enfant exceptionnel. Malheureusement, Mme Jean gâtait tout ce bonheur. Elle était jolie femme, avec sa peau bistrée et ses grands yeux noirs ; mais ces yeux noirs prenaient souvent une expression si dure et si désagréable, qu’on aurait désiré les voir se fermer. Elle était autoritaire, jalouse et emportée, et, bien que le fond de son cœur ne fût point absolument méchant, elle entrait dans la catégorie de ces personnes dont on s’éloigne par instinct. Son mari, à l’esprit calme, large et bon, souffrait beaucoup des tempêtes continuelles que soulevaient dans son intérieur les moindres événements. Pourtant, en bon philosophe, il avait pris le parti de la regarder d’un œil à peu près indifférent, et, ce soir-là, pressentant que cette dernière tempête serait longue, il l’avait prudemment esquivée. Sa femme put maugréer en monologue contre l’injustice de M. Patrice ; il ne plia pas son journal avant qu’il ne fût achevé.

On connaît l’adage que la nuit porte conseil. Quel conseil cette nuit-là porta-t-elle à Mme Jean ? Personne n’en sut rien ; mais lorsque, le lendemain, le soleil se leva, sa mauvaise humeur était loin d’avoir disparu, et les domestiques se dirent entre eux.

— Madame a dû avoir quelque chose avec Monsieur.


IV.

VIE CALME.

Si telle était la demeure du neveu, plus calme était celle de l’oncle. De bonne heure, Rosalie, sur l’ordre de son maître, était allée réveiller la fillette ; mais Jen n’avait pas attendu cet appel. Dans la voiture du montreur de chiens, on avait l’habitude de se lever en même temps que le soleil, dès qu’il envoyait ses rayons à travers les vitres étroites de la petite lucarne ; du reste, quand le soleil eût manqué à cet appel, les animaux s’en seraient acquittés ; les bonnes bêtes, dès l’aurore, commençaient à réclamer le souper du matin, et le vacarme des aboiements eût triomphé du dormeur le plus récalcitrant. Or donc, selon son habitude, à peine fit-il jour, que l’enfant s’habilla.

Le sentiment qui dominait en elle encore, par-dessus le chagrin de la séparation, c’était de se voir très petite et très humble dans l’hôtel somptueux du riche négociant. Elle avait bien, pour l’encourager, l’air bon et paternel de M. Patrice, mais enfin, elle se croyait recueillie par charité. Ah ! si elle avait pu lire la pensée de son père adoptif, qui lui avait ouvert sa porte comme on l’ouvrirait au bonheur, elle aurait été plus assurée ; car elle aurait senti qu’elle donnait plus qu’elle ne recevait. Mais elle n’avait vu dans son adoption que la pitié qu’on a pour les orphelins ; c’était, du moins, ce qu’elle éprouvait sans pouvoir le définir, et il s’en suivait qu’elle était très reconnaissante, mais, au fond, très gênée. Dès qu’elle fut habillée, elle se mit en grand embarras pour faire sa chambre. Mais il y avait loin du petit coin de la voiture, à elle assigné par le père Mousse, à cette grande chambre verte, qui l’abritait provisoirement ; comment remettre en son état normal cet immense lit, capitonné de lourds matelas ?

Elle se donnait beaucoup de peine, allait et venait, tournait et retournait, montait sur un tabouret, étendait tant bien que mal ses couvertures ; mais lorsque après ce long et fatigant exercice elle lança à son chef-d’œuvre le coup d’œil de l’artiste qui vient d’achever son travail, elle s’aperçut que le lit avait un aspect déplorable : au lieu de s’étendre sur une ligne bien plane, bien horizontale, les matelas dessinaient monts et vaux du chevet au pied ; les couvertures faisaient mille plis très apparents qui choquaient la symétrie demandée, et, devant cet insuccès, la pauvre Jen se mit à pleurer.

Sur les entrefaites, Rosalie entra, venant pour la réveiller.

— Eh bien ! mademoiselle Jen… Mais quoi ? vous pleurez ! et ce lit qui est fait, qu’est-ce que tout cela veut dire ?

— Bonjour, mademoiselle Rosalie, dit l’enfant, essuyant ses grosses larmes, je vous demande bien pardon d’avoir fait si mal mon lit ; mais je vais le recommencer.

La vieille cuisinière, visiblement émue, pensa en elle-même :

— Ça a du courage, un bon cœur ça ne demande qu’à aider les autres ; on en fera quelque chose.

Et, s’asseyant auprès de la fillette, elle ajouta tout haut :

— Faut pas faire votre lit, mademoiselle Jen ; c’est l’affaire de Philippe. Vous allez, maintenant, devenir une demoiselle ; vous apprendrez à être savante, à faire de la musique, des choses de ce genre-là. Mais les affaires du ménage ne vous regardent pas ; c’est comme si vous étiez censément la fille de monsieur.

— Je voudrais ne pas trop déranger, reprit la petite, laissant ainsi entrevoir le fond de sa pensée.

— Ta, ta, ta ! M. Philippe n’a rien à faire, cela le secouera un peu. Moi, je vais vous coiffer maintenant, et, tout à l’heure, la couturière va venir vous essayer de belles robes.

Avec beaucoup d’autres qualités, Rosalie possédait celle d’être très loquace, et, tout en tressant les cheveux de la fillette, elle se mit à lui vanter les bontés de son maître, louanges qu’elle accompagnait de conseils à l’enfant, pour qu’elle soit toujours obéissante, respectueuse, prévenante à l’égard de M. Patrice. Jen l’écoutait avec un recueillement qui l’encourageait, et la conversation eût continué longtemps sur ce ton, si la couturière, arrivant, ne l’eût interrompue.

La fillette n’était point coquette, et cette longue séance, où il lui fallut passer toute une heure, l’ennuya bien ; mais, enfin, cette heure passa, et le moment vint d’aller dire bonjour à M. Patrice.

Un grand problème, qui, dans l’imagination de la petite Jen, prenait des proportions fantastiques, était cette question qu’allait-elle dire à son père adoptif ? La formule qui lui venait naturellement aux lèvres était celle-ci : Bonjour, monsieur. Pourtant, la veille au soir, M. Patrice n’avait-il pas dit : « Il faut m’appeler comme tu appelais le père Mousse. » Elle allait donc dire en entrant : Bonjour, père.

Bonjour, père ! Elle, la petite fille de la voiture roulante, dire à ce monsieur si riche : Bonjour, père était-ce possible ? Non, elle va dire : Bonjour, monsieur. Mais alors, les recommandations de la veille, qu’en ferait-elle ?

Les perplexités se seraient prolongées, si le trajet de sa chambre au cabinet du vieux monsieur avait été plus long. Mais comme, à ce moment, l’enfant dut s’arrêter devant la porte de M. Patrice, elle frappa, prenant cette résolution :

— Je vais dire : Bonjour, père.

Elle entra sur la pointe de ses petits pieds, qui glissaient sans bruit sur les tapis, et, lorsqu’elle fut près de la table où écrivait son père adoptif, elle commença d’une voix tremblante :

— Bonjour… père !

— Comment as-tu dit, mignonne ? demanda M. Patrice.

— Bonjour, père ! répéta un peu plus haut l’enfant, dont le supplice se prolongeait.

— À la bonne heure ! s’écria-t-il en triomphe, et, en appuyant sur ses mots, il ajouta : Bonjour, ma petite fille Jen !

Alors, il l’installa près de lui en disant :

— Maintenant, mon enfant, nous allons causer sérieusement et arranger la vie que tu vas mener ici. Je veux que tout soit réglé, que tu travailles, et que tu fasses de solides études. Sais-tu lire ?

— Oh ! il y a longtemps, fit la petite, toute fière.

— Qui donc t’a appris ?

— Maman autrefois, et ensuite Roland, qui était très savant.

Il fut décidé que Jen aurait un maître encore plus savant que Roland, qui lui donnerait des leçons chaque matin, et elle promit solennellement de travailler avec courage. Elle aimait la musique, et les orchestres de ses voisins de foire l’intéressaient beaucoup, disait-elle ; M. Patrice lui apprit qu’elle aurait une maîtresse de piano, ce qui la mit en grande joie. Peu à peu, Jen reprenait de la hardiesse, elle parlait maintenant volontiers ; quand, tout à coup, un nouveau personnage frappa à son tour…

Chose incroyable, ce nouveau visiteur était Mme Jean, qui s’avança vers son oncle, pleine d’affabilité.

— Jean m’a appris, hier soir, tout le nouveau qu’il y avait chez vous, dit-elle, et je viens moi-même vous féliciter et lier connaissance avec votre petite protégée.

L’enfant, qui se tenait timidement dans un coin, s’approcha à cette phrase, et vint présenter son front à la jeune femme. Celle-ci se contenta de lui donner sur la joue une petite tape d’amitié, et tira de son manchon un sac bleu.

— Voilà des bonbons, fillette, les aimez-vous ?

— Oh ! oui, madame, je les aime beaucoup.

Quant à M. Patrice, il était plongé dans une telle surprise, qu’il répondait à peine aux questions de sa nièce ; jamais il n’avait constaté chez elle ni pareil empressement à le visiter, ni pareille amabilité. Au bout d’une minute, il fit signe à l’enfant de se retirer et raconta à Mme Jean les événements de la veille ; celle-ci écoutait avec les marques du plus grand intérêt, et, lorsqu’il eut achevé, la jeune femme lui dit d’un air charmé :

— Ah ! mon oncle, Jean et moi sommes bien heureux de savoir cette enfant près de vous ; votre isolement nous attristait, la petite Anglaise a l’air gaie et vous réjouira le cœur ; vous la gâterez beaucoup, et je vous assure que nous l’aimerons bien nous-mêmes.

— Mes bons enfants ! s’écria le vieillard en lui

M. Jean était à peindre


prenant les deux mains, que vous me faites plaisir ! J’avais peur que vous ne voyiez d’un mauvais œil l’entrée chez moi d’une étrangère ; mais, bien loin de cela, vous partagez ma joie ; mon bonheur va donc être complet, puisque vous n’y mettez point obstacle.

Puis l’oncle et la nièce se séparèrent, très contents de cette visite. En effet, le pauvre M. Patrice avait, depuis la veille, comme un remords de ce qu’il avait fait ; et, connaissant surtout l’irascibilité de Mme Jean, il craignait, à bon droit, que l’adoption de Jen n’amenât une rupture définitive. Aussi, grands avaient été son étonnement d’abord et son bonheur ensuite en voyant la bonne tournure que prenaient les choses.

Quant à la jeune femme, elle sortit radieuse de l’hôtel. Son plan de campagne avait parfaitement réussi : elle n’avait plus maintenant qu’à suivre ce même chemin, c’est-à-dire tâcher de contrebalancer par une apparente affection, de prétendues amabilités, la grande place que cette Anglaise allait prendre chez son oncle, et, de plus, en cajolant l’enfant, conquérir la faveur de son père d’adoption. Par moments, ce sera dur ; car Mme Jean n’aime pas les vives démonstrations d’amitié, et puis enfin, témoigner tant d’affection à celui qui, par un simple caprice, a lésé tous vos intérêts, est, après tout, très désagréable. Mais, pour ses enfants, que ne fait-on pas ?

On le voit, Mme Patrice était habile diplomate.

Quand elle eut quitté son oncle, celui-ci se rendit chez le notaire, où il avait donné rendez-vous au père Mousse ; quand le bonhomme eut rempli les formalités où son intervention était nécessaire, il prit définitivement congé de M. Patrice, qui voulait l’entraîner à son hôtel pour revoir une dernière fois celle à qui il avait servi de père ; mais le forain refusa énergiquement, disant :

— Ça ferait encore des émotions, non. Vous l’embrasserez pour moi.


V.

JEN N’OUBLIE PAS SES AMIS.

Tout doucement, Jen s’habituait à son nouveau genre de vie, très docile, très affectueuse à l’égard de son père adoptif. Elle avait commencé ses études sous la direction du docte M. Lannoy, ex-professeur de lycée, qui, après avoir parcouru les établissements d’éducation de France, était venu avec sa femme, Mme Olympe Lannoy, vivre de sa retraite à Saint-Y…

Là, M. Arthur Lannoy s’occupait de l’éducation des jeunes filles, pendant que sa femme, dévouée servante des Muses, entretenait un commerce habituel avec la divine pléiade. Elle composait poésies sur poésies, et les casiers de son petit secrétaire débordaient de manuscrits non encore écoulés.

La demeure des vieux époux, non moins que les maîtres de céans, avait conservé un parfum de la Restauration ; et, chez eux, on eût dit que, depuis cette époque, le temps avait oublié de passer son aile. On trouvait dans tout le mobilier les lignes droites et sans grâce du style empire, et les figures mythologiques y abondaient. Même, sur la cheminée, on voyait une immense pendule dorée représentant Apollon sur son char !

Ironie du sort ! le vieux professeur était devenu à la mode à Saint-Y… Il était de bon ton de lui envoyer ses filles, et le couvent de Sainte-Marine, et le pensionnat de « jeunes demoiselles » dirigé par Mme veuve Bartou, avaient sensiblement baissé de vogue depuis son arrivée.

M. Patrice suivit le courant qui entraînait ses concitoyens ; et voilà pourquoi, Jen, trois jours après avoir quitté le père Mousse, commença à travailler sous l’égide de M. Lannoy. Tous les matins, elle allait passer chez lui deux heures, pendant lesquelles il corrigeait, expliquait ; et la petite élève, sérieuse, tout attentive, suspendue à la parole de son maître, absorbait, pour ainsi dire, la science qui tombait des lèvres du vieux monsieur.

Après quelques jours d’essai, M. Patrice vint, un soir, trouver ce dernier et lui demanda confidentiellement ce qu’il pensait de sa fille. M. Lannoy, que de longues habitudes pédagogiques avaient rendu sentencieux, répondit :

— Mémoire sûre. — Intelligence prompte, profonde. — Jugement sain. Caractère un peu craintif. Âme très aimante ce sera une jeune fille accomplie.

Cette réponse remplit de joie le cœur du vieillard, il l’avait pressentie, il la connaissait presque d’avance, car peu de temps lui avait suffi pour étudier et deviner sa fille d’adoption ; mais il était heureux de s’entendre dire ces choses-là et de voir qu’il n’était pas le seul à constater les qualités de cette enfant exquise.

Aussitôt qu’il fut rentré, Jen s’approcha de lui timidement et lui présenta une requête :

— Père, je voudrais bien écrire au père Mousse et à Roland.

— Mais, ma petite, reprit le bon monsieur, ton vieil ami est parti, et nous ne savons pas son adresse ; dans quelques jours, il nous écrira lui-même.

Il y a des enfants chez lesquels la richesse du cœur supplée à l’âge, car ils ont des délicatesses non raisonnées, des intuitions ; ils fouillent votre âme et lisent ses secrets avec une facilité merveilleuse. Jen était de ce nombre, son intelligence pleine de naïveté n’avait pas été calculée.

— Mon nouveau père doit craindre que l’affection que je porte au premier n’étouffe celle que j’éprouve pour lui.

Mais elle pressentait qu’entre le père Mousse et M. Patrice il y avait une sorte de rivalité ; et, pour montrer qu’elle était vraiment bien heureuse de sa nouvelle vie, elle sourit bravement et s’écria avec beaucoup de joyeuseté :

— Ah ! c’est vrai, je n’avais pas pensé à cela.

Mais le soir, lorsque Rosalie vint arranger ses cheveux pour la nuit, elle lui dit crûment :

— Savez-vous, mademoiselle Jen ? Si vous voulez m’en croire, vous n’écrirez pas au père Mousse. Cela ferait de la peine à monsieur, car il a peur que vous vous ennuyiez. Après tout, vous ne reverrez plus le bonhomme, très probablement ; toute votre famille, à présent, c’est celle de M. Patrice…

— Vous avez raison, Rosalie, fit doucement la petite, je n’écrirai pas.

Mais, dès que la vieille bonne fut partie, l’enfant se laissa tomber sur une chaise et se mit à sangloter à faire pitié. Son sacrifice, elle l’avait fait très simplement, spontanément, sans hésitation ; maintenant, tout ce qu’il avait de douloureux pour elle lui revint à l’esprit. Oui, c’était bien fini avec sa première famille. Une grande muraille de distance, d’oubli, devait s’élever entre elle et ces braves cœurs ; elle ne les reverrait jamais, elle ne devait pas les revoir. Rosalie avait dit vrai ; elle était désormais de la famille de M. Patrice, et c’était un terrible déchirement de cœur pour la pauvre petite. Voilà pourquoi, ce soir-là, ses larmes coulaient en telle abondance.

Le sommeil, heureusement, effaça les traces de ce désespoir, et, le lendemain, M. Patrice ne put s’apercevoir que Jen avait pleuré, ce qui eût suscité à l’enfant des questions embarrassantes ; il lui dit seulement :

— C’est moi qui, ce matin, vais te conduire chez M. Lannoy, fillette, je veux assister à ta leçon, et nous irons ensuite déjeuner chez M. Jean ; donc, mets ta belle robe.

— Oui, père, répondit Jen, tout effarouchée à la pensée de ce déjeuner chez la grande dame brune qui lui faisait presque peur.

Vite, elle s’en fut à sa chambre pour obéir, sans s’apercevoir que, de sa poche, tombait un petit papier, que son père adoptif ramassa aussitôt.

— Qu’est-ce que cela peut bien être ? se disait-il.

Le papier, soigneusement plié de manière à ne former qu’un tout petit carré, était glacé par le frottement et tout défraîchi. Le vieux monsieur l’ouvrit, mit ses lunettes, et lut :

À la haute branche,
Quand il est fini,
La colombe blanche
Se couche en son nid.

Douce tourterelle,
En ton nid bien clos,
Gardés sous ton aile,
Tes œufs sont éclos.

Sur la plume molle
Sont les oisillons,
Va-t’en et t’envole
Aux lointains sillons.

Là, cherche et recueille
Mouche ou vermisseau
Cachés sous la feuille
Au bord du ruisseau.

Puis, reviens bien vite
Avec ton butin,
Tes enfants, petite,
Ont faim ce matin.

Mais le duvet pousse,
Et les tourtereaux,
Dans leur nid de mousse,
Sont grands et très beaux.

Voilà qu’un se penche,
Un autre le suit,
Et de branche en branche
Tous les deux ont fui.

Tu restes, ma belle,
Seulette en ton nid,
Pauvre tourterelle,
Ton rôle est fini.

M. Patrice, très intrigué, se creusait la tête inutilement pour savoir d’où venait cette poésie ; il eut alors l’idée de retourner le papier et, de la même écriture, il vit ces lignes :

« Ma petite Jen,

« Nous allons être séparés pour toujours, peut-être ; n’oublie pas ton frère Roland. Je te donne comme souvenir ces vers, que je viens de terminer. Adieu ! moi, je penserai toujours à ma bonne petite sœur. »

M. Patrice relut une seconde fois plus attentivement la poésie, et mit, après un moment, le papier dans sa poche.

Pendant ce temps, l’enfant avait regagné sa gentille chambre bleue, et, prestement, s’était mise en toilette convenable pour paraître devant M. et Mme Jean. Puis, lorsqu’elle avait été prête, une pensée lui traversant l’esprit, elle avait fouillé de sa petite main la poche de la robe qu’elle venait de quitter ; mais, si bien qu’elle fouillât, elle ne trouvait pas ce qu’elle cherchait.

Toute désappointée, elle regarda le tapis, les coins noirs, souleva les chaises, feuilleta ses cahiers, tout cela inutilement. Alors, elle descendit, et, trouvant le valet de chambre de M. Patrice, elle lui demanda :

— Philippe, n’avez-vous pas trouvé par hasard un petit morceau de papier plié, que j’ai dû laisser tomber.

Je n’ai rien vu, mademoiselle, repartit Philippe.

Rosalie, à ce moment, revenait du marché ; la fillette l’interpella, puis lui posa la même question.

— Je n’ai rien trouvé du tout, répondit la bonne fille ; qu’y avait-il donc sur ce papier, que vous y tenez tant ?

— C’étaient… c’étaient des vers…

— Bah ! vous en trouverez d’autres dans vos livres ; vous n’avez qu’à en demander à Mme Lannoy, qui en fait toute la journée plutôt que de soigner son pauvre mari, qui est catarrheux… C’est la bonne qui me l’a dit.

Et, sur les entrefaites, la cuisinière ayant rejoint le valet de chambre, elle poursuivit sa dissertation sur les poèmes de Mme Lannoy, pendant que la pauvre Jen, le cœur gros, examinait une à une chaque marche de l’escalier.

Elle se trouva tout à coup devant M. Patrice.

— Es-tu prête, Jen ? demanda-t-il.

— Oui, père.

— Eh bien ! partons.

Selon la résolution qu’elle avait prise, Mme Jean Patrice fut extrêmement aimable.

Pendant tout le temps que dura le repas, Jen fut triste, si triste, que M. Jean en prit pitié et essaya de la faire causer ; chose difficile, étant donnée la timidité de l’enfant. Et, aussitôt que la conversation tombait, la petite se disait encore :

— Ce souvenir de Roland, je ne le retrouverai pas ! S’il le savait !

Sa gorge se serrait, et des larmes lui montaient aux yeux.

M. Patrice s’en aperçut bien ; et le soir, en rentrant, il demanda à sa fille :

— Qu’avais-tu donc ce matin, ma chère Jen ? tu as été taciturne et toute triste au déjeuner.

L’enfant réfléchit un instant avant de répondre ; puis une foule de souvenirs lui revinrent en tête, et surtout la recommandation que Rosalie lui avait faite, la veille, de ne pas écrire au père Mousse ; la scène du départ ; Roland, cette poésie égarée, et, ce qui ressortait de tout cela, c’était comme l’idée d’un immense gouffre creusé entre ses pauvres amis et elle. Alors, elle n’y tint plus, et, se jetant dans les bras du vieux monsieur, elle se laissa aller à tout son chagrin.

— Qu’as-tu, ma pauvre Jen, qu’as-tu ? répétait celui-ci tout attristé.

Nécessairement, la fillette ne répondit pas. Il se rappela alors le petit bout de papier trouvé le matin, et, comme à ce moment il voulait distraire l’enfant, il retira de sa poche les vers du petit poète.

— Tiens, mignonne, tu as laissé tomber cela ici.

— Oh ! mon Dieu ! cria Jen, les voilà !

Ce cri de joie, poussé par la petite Anglaise, résonna douloureusement aux oreilles de M. Patrice ; il sentait au fond de ce bon petit cœur d’enfant un grand vide, que ses efforts ne pouvaient combler ; et lui, qui, dans sa jalousie paternelle, eût voulu être la seule affection de cette petite fille, devenue sa vie, en souffrait.

— J’ai lu ces vers, dit-il alors, je les ai trouvés très gentils. C’est ton petit camarade Roland qui les a faits ?

— Oui, père, il en faisait beaucoup.

— Il était donc instruit ?

— Oh ! je crois bien. Toutes les fois que le père Mousse lui donnait un peu d’argent, il achetait des livres.

— Et tu l’aimais bien, ce petit Roland ?

— Oh oui, je l’aimais beaucoup.

Peut-être à ce moment pressentit-elle que sa réponse devait avoir été pénible à son père adoptif, toujours est-il qu’elle ajouta :

— Mais, à présent, je suis bien plus heureuse qu’autrefois.

Elle reçut pour sa peine une nouvelle caresse du vieux monsieur, et, toute consolée, remonta allégrement dans sa chambre. Là, le petit papier fut lu, relu, et soigneusement placé dans un secrétaire.



VI.

UNE TACTIQUE SAVANTE.

Le temps allait son train, n’amenant rien de nouveau dans l’hôtel du négociant, si ce n’est qu’un jour le facteur apporta une lettre adressée légalement à « Mlle Jen Patrice ». Voici ce que contenait la missive :

« Ma chère petite Jen,

« Je n’ai pas besoin de te dire que nous sommes très tristes, le père et moi, depuis ton départ. Nous sommes maintenant à Paris, où nous nous installons tous les jours aux abords du bois de Boulogne, et nous faisons pas mal d’argent. Les chiens paraissent s’ennuyer de toi, surtout Frisk qui ne mange presque plus. J’espère que tu nous écriras bientôt ; adresse-nous ta lettre au bureau de poste de la rue Saint-Lazare. Le père présente ses respects à M. Patrice, et nous t’embrassons.

« Roland. »

Cette lettre rendit l’enfant bien heureuse ; elle répondit par une longue épître, où elle racontait sa vie à petits détails ; puis elle la soumit à M. Patrice, qui en fut tout ému, car on y voyait à chaque ligne la grande affection qu’avait pour lui la petite orpheline, qui vantait au père Mousse les bontés de son nouveau protecteur.

Mais des semaines et des mois s’écoulèrent sans qu’aucune autre nouvelle revint du pauvre montreur de chiens. M. Patrice écrivit de nouveau à l’adresse indiquée par Roland, sa lettre lui fut retournée. Inquiet, il aurait voulu s’informer de son sort ; mais comment, dans toute la France, à travers laquelle il roulait perpétuellement sa vieille voiture, comment trouver l’humble saltimbanque, ignoré, inconnu ?

Bien entendu, Jen ne parlait pas de ses amis à M. Patrice ; mais celui-ci s’était aperçu, plus d’un matin, qu’elle avait les yeux rouges, et devinait bien pourquoi. Et puis, il aurait voulu la voir vive, folâtre, remplissant ses grandes salles de rires et de chants joyeux. Au lieu de cela, la petite était toujours sérieuse, réfléchie ; elle glissait sur les tapis, sans qu’on entendit le bruit de ses petits pas ; chaque jour, lorsqu’elle revenait de chez M. Lannoy, sa carte sous le bras, avec des allures de petite femme, elle montait gravement dans sa chambre. Là, elle s’installait à son bureau pour faire ses devoirs. Au déjeuner, elle entretenait avec son père adoptif des conversations serrées ; puis, le repas achevé, elle allait, sans perdre de temps, étudier son piano et roulait sur le clavier jauni ses gammes monotones. Après, venait la promenade ; et M. Patrice, qui l’observait tous les jours, se désolait. Jen était triste, Jen s’ennuyait. Elle accomplissait ponctuellement sa tâche de la journée, mais avec une sorte de résignation, comme si elle avait eu sur le cœur un gros poids qui l’accablait.

— As-tu quelque chose, mignonne ? demandait parfois M. Patrice, d’un air inquiet ?

— Mais je n’ai rien du tout, père, répondait l’enfant.

Un jour, il se hasarda à dire :

— Tu t’ennuies ici, Jen, tu es malheureuse. La fillette lui jeta les bras autour du cou et l’assura, en l’embrassant, qu’au contraire elle n’avait jamais été si heureuse de sa vie. Et, pendant quelques jours après, elle s’efforça d’être gaie ; puis, peu à peu, la vivacité de cette impression s’effaçant, la mélancolie reprit le dessus.

Un dimanche, que les « Jean » étaient venus dîner, et qu’après le repas, l’enfant, prise d’un violent mal de tête, s’était mise au lit, M. Patrice s’adressa à son neveu :

— Cette petite m’inquiète, Jean, lui dit-il ; n’as-tu pas remarqué sa tristesse continuelle ? J’ai peur qu’elle souffre ici ; et, tu sais, elle a une trop excellente nature pour me le laisser deviner.

M. Jean hocha la tête et objecta :

— Elle a la nature calme des Anglaises, mon oncle.

— Si ce n’était que cela, reprit le bon monsieur, je n’aurais pas lieu de me tourmenter. Mais j’ai surpris, bien des fois, des traces de larmes sur ses bonnes petites joues roses ; cela m’a fait tant de peine !

— Elle aurait peut-être besoin de distractions ; elle est seule enfant chez vous, mon oncle, une petite amie de son âge, venant jouer avec elle, l’entraînerait à la gaieté…

— Tu as raison, mon enfant, je t’avoue que je n’avais pas encore eu cette idée ; en effet, un vieux bonhomme comme moi n’est pas la société qu’aime une fillette de onze ans. Ah ! pourquoi n’y ai-je pas songé plus tôt ?

— Mon oncle, interrompit Mme Patrice, si vous voulez nous la confier une après-midi, nous serons très heureux de l’avoir, et nous essayerons de la distraire ; n’est-ce pas, Jean ?

M. Jean leva sur sa femme un regard étonné.

— Mais, certainement, répondit-il.

— Merci, Clotilde, fit le vieillard ; vous êtes bien bonne pour elle, et j’accepte avec plaisir.

Lorsque les deux époux furent dehors, M. Patrice dit à sa femme :

— En vérité, Clotilde, je ne te reconnais plus. Que veulent dire toutes ces amabilités pour mon oncle, que tu devais si mal recevoir à sa première visite, et surtout pour la petite Jen ?

— Mais, mon ami, il le faut bien. Dans l’intérêt de notre fils, nous devons être au mieux avec ton oncle ; et quel moyen de lui plaire davantage, que de flatter l’enfant dont il est littéralement fou ?

Le front du jeune homme se plissa. Tant de ruse le révoltait, il répliqua sévèrement :

— Ah ! Clotilde, j’aurais mieux aimé que tu cesses toutes relations avec M. Patrice, que de découvrir en toi tant de fausseté !

Mme Jean, froissée de ce reproche, continua une conversation très aigre ; et, ce soir-là, éclata encore un orage conjugal, qui dura plusieurs jours. Le mari, à qui de pareilles scènes rendaient son intérieur insupportable, fit les premières avances, et, vers le milieu de la semaine, la paix fut de nouveau rétablie pour quelque temps.

Le pauvre M. Jean Patrice était vraiment bien à plaindre !


VII.

ENTRÉE DANS LE MONDE.

Sur un tapis vert pomme, où se plaquaient laidement deux grosses pivoines rouges, Mme Olympe Lannoy se penchait, racontant en mauvais vers comment le ruisseau, qui coulait sous l’arbrisseau, soupirait à l’unisson de son cœur, sur certain irréparable malheur…, quand la bonne vint la prévenir qu’un monsieur la demandait.

À part sa manie ridicule de rimer éternellement, Mme Lannoy était une excellente personne. Bien qu’on ne roulât pas sur l’or chez le vieux professeur, les pauvres prélevaient un bon revenu sur leurs petites rentes. Leur demander un service, c’était leur en rendre un : ils se seraient mis en quatre pour faire plaisir à qui que ce fut, et, à côté de quelques mauvaises langues qui reprochaient à la bonne dame de trop aimer la poésie, la généralité rendait justice à son cœur.

À la nouvelle que lui annonçait la servante, elle jeta sur ses épais bandeaux gris une petite mantille espagnole dont elle releva les pointes sur la nuque par deux épingles d’or, et, ce soin de toilette accompli, elle répondit :

— Faites entrer, Éveline.

Une minute après, Éveline ouvrait la porte du salon à M. Patrice.

Le but de la visite du vieux monsieur était ce que son neveu lui avait dit quelque temps auparavant : Il faudrait à Jen une petite amie. Or, M. Patrice avait inutilement jeté les yeux sur les personnes de sa connaissance : il y avait des célibataires dans le cercle de ses intimes ; de vieux ménages, restés isolés après que leurs enfants avaient à leur tour bâti leur nid ailleurs ; quelques vieilles dames demeurant avec leurs filles, lesquelles avaient plus fait que coiffer sainte Catherine ; mais de fillettes rieuses, étourdies, comme il aurait voulu voir sa Jen, point !

Alors, il s’était dit ceci : que Mme Lannoy aurait pu servir d’intermédiaire pour lier l’enfant à une autre petite fille, d’un bon naturel, dont elle aurait fait son amie intime.

Et là-dessus, il s’était acheminé vers la demeure du professeur.

Mme Lannoy écouta, sans mot dire, les explications préliminaires, et, lorsqu’elle fut au courant de l’affaire, elle lissa ses bandeaux, par un mouvement de tête fit onduler sur ses cheveux la dentelle espagnole, et, d’un air mystérieux, répondit :

— Monsieur, cette circonstance exceptionnelle me permet de vous dévoiler un projet qui est encore à l’état de secret, connu seulement d’Arthur et de moi. Voici ce dont il s’agit : nous avons envie de donner avant les grandes vacances une petite matinée de famille, où toutes les élèves de mon mari se réuniraient.

Nous donnerions le plus de distractions possible à ces chères enfants, et je crois qu’elles s’amuseraient. Or, là, Mademoiselle votre fille pourrait faire connaissance avec d’autres enfants de son âge.

Le projet plut à M. Patrice, qui ne put néanmoins s’en aller qu’après avoir fait serment de ne parler à personne de la fameuse matinée.

Quelques jours après, pourtant, « le projet à l’état de secret » était connu par toute la population de Saint-Y… Il est à penser que Mme Lannoy n’avait pas fait le même serment que M. Patrice. Du reste, la chose était maintenant décidée, et bientôt les mamans reçurent des invitations en règle.

Illustration, la jeune fille était très belle. Une femme en noir agenouillée devant un lit dans lequel git une jeune personne.
Illustration, la jeune fille était très belle. Une femme en noir agenouillée devant un lit dans lequel git une jeune personne.


La nature sauvage de Jen s’effrayait à la pensée de la réunion qui réjouissait les autres jeunes filles ; mais M. Patrice en était très heureux, car il désirait depuis longtemps apprivoiser l’enfant, et cette circonstance servait parfaitement son souhait, en même temps qu’elle lui permettait de choisir une amie pour sa fille. Ce choix le préoccupait fort elle devait avoir toutes sortes de qualités l’enfant qui allait devenir la confidente, la sœur de sa petite Jen ; pour rien au monde, il n’eût fallu gâter la nature exceptionnelle de cette dernière. Seulement, comme il savait qu’il n’était pas facile de trouver des enfants parfaits pas plus que de grandes personnes la question le tourmentait.

Chez les Lannoy, toute la maison était plongée dans un branle-bas général. Mme Olympe et sa fidèle Éveline rangeaient et dérangeaient depuis le matin jusqu’au soir. On débarrassait la salle à manger, pour y introduire l’ameublement du salon ; on battait les tapis pendant des heures entières, on frottait, cirait, brossait ; et puis, la veille du grand jour, les tapissiers vinrent accoler contre les panneaux de longues banquettes rouges.

Et ce n’était pas trop faire Mme la sous-préfète devait y venir pour conduire ses deux filles ; et les petites jumelles du maire ; non moins que Mme la baronne de Z…, qui accompagnait Mlle Suzanne de Z…, sa fille, nouvellement munie du brevet supérieur, grâce aux soins de M. Lannoy, laquelle, pour ce motif, devait être le « clou » de la matinée et une muette réclame à l’honneur du vieux professeur. Il devait y avoir aussi les cinq filles du médecin, et d’autres.

Le 1er août était le jour fixé. Si, au matin de la grande date, les esprits de Mme Lannoy étaient bouleversés par les inquiétudes qu’entraînent avec soi les préparatifs d’une telle fête : la petite du notaire saura-t-elle sa poésie ? — les petits fours arriveront-ils à temps ? Arthur n’aura-t-il pas de quinte ?… ce qui troublerait les réjouissances. — Éveline réussira-t-elle la crème de ses choux ? les trois « demoiselles » aînées du médecin n’ont pas grande mémoire, auront-elles retenu leur pièce ?

Pour la pauvre Jen, en s’éveillant, elle vit avec frayeur s’élever l’idée de paraître au milieu de l’« assemblée de cinquante personnes » ; et, si elle eût osé, elle aurait supplié son père de la laisser s’en abstenir. Mais elle avait remarqué l’importance que le vieux monsieur attachait à cette fête, et elle ne lui confia point ses timidités.

Seulement, quand Rosalie vint l’aider à s’habiller, elle lui conta son appréhension.

— Ah ! Rosalie, si vous saviez comme cela m’ennuie d’aller au milieu de tout ce monde que je ne connais pas.

— Ta ! ta ! ta ! Mlle Jen, vous êtes aussi bien qu’une autre, pour ne pas dire mieux. N’ayez pas peur, vous ferez votre petit effet, tout autant que la demoiselle du notaire, qui est laide à faire peur, ou que celles de M. le sous-préfet, qui sont raides et fières comme des paons.

Du « petit effet » qu’elle ferait, Jen se souciait peu ; mais, habituée pendant dix ans à regarder d’en bas, de très bas même, les gens de la société, il lui paraissait étrange et déplacé d’aller se mêler à eux.

M. Patrice avait tenu à ce que sa toilette fût irréprochable ; la couturière avait composé un petit chef-d’œuvre de coquetterie, dans laquelle l’enfant était mignonne au possible. Rosalie avait bouclé ses grands cheveux blonds, qui tombaient gracieusement sur son petit cou blanc ; elle était vraiment si jolie, ainsi pomponnée, que son père adoptif ne pouvait se lasser de la regarder. Enfin, l’heure sonna, il fallut partir ; et la voiture emmena bientôt l’enfant et le bon monsieur, qui rêvait de ce que, en voyant Jen, on allait dire chez les Lannoy.


VIII.

JEN A LE CŒUR GROS.

La nouvelle de l’adoption de la petite Anglaise avait été, l’année précédente, une traînée de poudre chez les habitants de la petite ville, passablement cancanière comme toutes ses sœurs de province. Les dialogues de Rosalie, soit avec la bouchère, soit avec la fruitière, avaient été de bouche en bouche et étaient montés de maison en maison jusqu’à la mairie, voire même jusqu’à l’hôtel de la sous-préfecture, revus, augmentés, corrigés avec soin par chaque dame servant d’intermédiaire. Ç’avait été un véritable événement, que peu de gens avaient approuvé — car, ceci est à retenir, que, si l’on veut mériter l’approbation de la généralité, on ne doit rien faire qui sorte de l’ordinaire. Mme Lannoy, que le commerce des Muses rendait tolérante, avait accepté, sans y trouver à redire, l’acte par lequel l’ex-négociant donnait une élève de plus à son cher Arthur ; mais elle était peut-être la seule, dans le camp féminin, qui n’eût pas critiqué la conduite du pauvre M. Patrice.

Or donc, à ce moment, la réunion, encore peu nombreuse, se composait des cinq « demoiselles », du médecin et de leur mère ; des filles de l’avoué et de leur tante ; de la petite du percepteur et de sa grand’mère ; quand arriva Mme la baronne de Z… qui fut reçue avec tous les honneurs dûs à son titre.

Après les premiers chuchotements, la conversation s’anima dans une certaine encoignure, entre les mères des jeunes filles présentes ; le sujet était : la petite Anglaise qu’avait adoptée M. Patrice. D’autres mamans entrèrent, qui grossirent le groupe, et la conversation prenait de l’extension, toujours sur le même sujet, quand soudain elle s’arrêta, comme si un charme eût coupé la parole aux bonnes personnes qui composaient le petit comité. Éveline annonçait :

— M. Patrice et Mlle Jen.

Dans tout ce monde, peu de personnes connaissaient l’objet de tant de commentaires, la petite protégée du vieux monsieur, et l’on se faisait une fête de la voir. Aussi, tous les yeux se braquèrent-ils sur elle dès son entrée dans le salon ; et la pauvre petite, rouge, désorientée, alla s’asseoir sur une chaise que lui présenta Mme Lannoy, au milieu de ses jeunes condisciples.

À l’exemple de leurs mamans, les petites jeunes filles bavardaient comme des pies. Mais, aussitôt que l’enfant eut pris place dans le cercle joyeux, les rires cessèrent, et tous les regards se tournèrent vers la nouvelle venue. Son histoire lui donnait un cachet de singularité, qui n’éveillait pas peu la curiosité de ces demoiselles. De plus en plus ahurie par la vue de tous ces yeux dirigés sur elle, Jen n’osait plus faire un mouvement ; elle baissait lamentablement ses grands yeux bleus, et le rouge de ses joues allait croissant.

Elle fut sauvée de cette situation critique par l’arrivée d’autres jeunes filles, qui attirèrent à leur tour les regards. Puis la séance débuta par la poésie de la petite du notaire ; et l’enfant fut débarrassée de sa contrainte.

Entre chaque numéro, les fillettes reprenaient la causerie interrompue, chuchotaient ou riaient aux éclats ; pourtant, l’une d’entre elles faisait bande à part, et, pendant que ses compagnes, pour entendre une histoire intéressante, se serraient l’une contre l’autre, formant un cercle très étroit, elle, resta en dehors, n’ayant pas osé se mêler à la conversation. Comme l’on pense, la petite abandonnée était Jen, qui regardait sans sourire le groupe si animé de ses voisines.

M. Patrice n’écoutait pas si attentivement les théories de M. Lannoy sur l’éducation, qu’il ne pût s’apercevoir de ce qui arrivait à sa fille ; il en fut vivement blessé, et se demanda pourquoi ces demoiselles s’écartaient si impoliment de la fillette. Quelques instants après, lorsque, le goûter circulant, l’essaim des jeunes filles se mit en mouvement, il trouva le moyen de passer auprès de Jen et de lui souffler à l’oreille ;

— Qu’as-tu, mignonne ? Tu ne causes pas aux autres ?

— Je n’ose pas, fit en regardant son père la petite, tout heureuse de trouver un visage ami.

— Il le faut, pourtant ; dis donc quelque chose à ta voisine, la petite fille en rose.

Jen était l’obéissance personnifiée, et elle se trouva forcée, par cet avis, d’entamer conversation avec l’une des jumelles du maire. Qu’allait-elle lui dire ? c’était la question. Enfin, après beaucoup d’hésitations, elle aborda l’autre fillette :

— C’est la première fois que M. Lannoy donne une matinée, mademoiselle ?

La petite du maire fit un signe affirmatif, et s’en alla vers l’assiette de choux à la crème, qui faisait sa tournée…

Jen fut très heureuse que ce devoir ennuyeux fût terminé si vite ; mais M. Patrice, qui avait suivi du regard la démarche de l’enfant, fronça le sourcil d’un air sévère qui ne lui était pas habituel. Bien plus grande humiliation attendait, cependant, le pauvre monsieur ; ce fut lorsque, après le goûter, la danse commença. Les jeunes filles furent partagées en deux groupes : les plus grandes, mises d’un côté par Mme Lannoy, devaient tenir lieu de cavaliers et aller inviter leurs vis-à-vis, les plus petites fillettes, qui avaient pris place dans l’autre partie du salon.

Jen, comme n’ayant que onze ans, fit partie de ces dernières. Puis Mme la sous-préfète, qui était musicienne émérite, s’étant mise au piano, chaque cavalier vint gracieusement chercher sa danseuse. Toutes les chaises furent bientôt vides, à l’exception d’une seule, cependant, celle qu’occupait Jen.

Personne ne l’avait invitée.

Au premier coup d’œil sur les danseuses, Mme Lannoy vit la pauvre petite, qui, restée isolée quand toutes les autres s’en donnaient à cœur joie, avait bien envie de pleurer, mais honteuse d’attirer l’attention, retenait énergiquement ses larmes. La bonne dame s’approcha de l’enfant, la prit par la main et demanda à haute voix :

— Hé ! mesdemoiselles, vous avez oublié une danseuse ; qui est-ce qui valse avec Mlle Patrice ?

Mme la sous-préfète se retourna, la danse s’arrêta, et les petites jeunes filles lancèrent à leurs mamans un regard interrogateur.

Les mamans étaient perplexes ; enfin, la baronne donna par un hochement de tête permission à sa fille, la brevetée du brevet supérieur, qui, d’un air protecteur, vint à Jen. Mais M. Lannoy l’avait devancée, et, tout rajeuni par cette jeunesse, il s’écria joyeusement :

— Puisqu’il manque un cavalier, c’est moi qui le remplacerai.

Et, au bout d’un instant, la petite fille tourbillonnait avec les autres dans les bras de son professeur.

— Ah ! gémissait Mme Lannoy, il va tousser, c’est certain !

Mais M. Patrice, devenu tout pâle, ne partageait pas la gaieté des parents. Il avait bien nettement compris, à présent, la recommandation que chaque mère avait faite à sa fille, de ne point lier connaissance avec sa protégée ; il entrevit toute une longue suite de chagrins que la pauvre petite aurait à subir par le seul fait de son origine ; et, le cœur tout gonflé de colère paternelle, il prit, là dans ce salon, au milieu de la réunion joyeuse, une grave résolution.

Puis, dès que la valse fut finie, il fit un signe à la fillette, et tous deux se retirèrent.


IX.

NOUVEAUX PROJETS.

— Cette bonne Mme Lannoy ne reçoit pas mal, vraiment.

— Mais non, tout s’est très bien passé l’autre jour à l’exception de la fugue de M. Patrice toutefois.

— Comment ? quelle fugue ?

— Ne l’avez-vous pas vu partir avec sa petite bohémienne, au milieu de la danse ?

— Si, mais je n’ai pas songé à me demander pourquoi.

— Le pauvre homme a été très humilié qu’on se soit éloigné de la petite, qui faisait drôle de figure dans ce monde, entre nous soit dit ! Pour ma part, j’avais défendu à Suzanne de frayer avec elle.

— Ce n’est que quand je l’ai vue faire si piteux visage, que j’ai autorisé ma fille à la conduire un peu.

— J’avoue que j’avais fait à mes enfants la même recommandation.

— Le pauvre monsieur a eu là une idée bien baroque.

— Ne m’en parlez pas… la fille d’un clown !

— On m’avait dit d’une bohémienne…

— Non, elle est Anglaise.

— N’aurait-il pas mieux fait de la laisser sur ses planches !… Qu’en fera-t-il jamais ?

Cette conversation se tenait, en l’hôtel de la sous-préfecture, entre Mme la sous-préfète et la baronne, deux bonnes amies ; elle résumait toutes celles qui pouvaient s’entendre dans les salons plus modestes de la petite ville.

Pendant ce temps, dans l’embrasure de sa fenêtre, Mme Jean Patrice était absorbée par une dentelle au crochet d’un dessin compliqué. Le modèle, où les barrettes blanches se détachaient en relief sur fond bleu, était posé devant elle ; et ses yeux allaient sans cesse de la copie à l’original, et de l’original à la copie.

La porte de la chambre s’ouvrit, elle ne bougea pas. Son mari entra, posa son chapeau, tira ses gants silencieusement.

— Un, deux, trois, quatre et cinq, disait à demi-voix la jeune femme.

M. Jean fit quelques pas dans la direction de la fenêtre et s’arrêta.

— Neuf et trois demi-points, continua sa femme sans lever les yeux.

Un autre se fût fâché. Se fâcher ! à quoi bon ?

M. Patrice était philosophe, on l’a vu ; il se comparait parfois à ce pauvre Socrate, que sa femme martyrisait, et qui n’en perdait pas sa bonne humeur pour si peu. Il prit alors une chaise et s’assit près de sa femme en disant joyeusement :

— Bonjour, Clotilde.

— Treize, quatorze et seize… Bonjour, Jean, répondit enfin Mme Patrice, d’où viens-tu ?

— Je suis allé voir mon oncle.

— Toujours ! combien de fois par jour même ?

— Cela me regarde. Du reste, aujourd’hui, il m’avait fait demander.

— Encore un conseil de famille pour la petite sainte Nitouche !

— Justement.

— Et que t’a-t-il dit ?

— Il m’a parlé d’un projet qu’il a en tête depuis la matinée de M. Lannoy.

— Bon quelque chose de nouveau ! je m’en doutais. Qu’est-ce encore ? Il veut la mettre en pension ? Ce serait une excellente idée, j’y envoie bien mon fils, moi ; à plus forte raison, peut-il y mettre une étrangère.

— Mon oncle veut partir pour Paris.

— À Paris ! l’en as-tu dissuadé, au moins ?

— Au contraire, je l’ai fortement engagé à aller habiter la capitale.

— Oh ! cela dépasse toute borne ! Mais songe, Jean, que là il nous oubliera, tout occupé qu’il sera de cette enfant de malheur !

— Mon oncle nous aime, Clotilde, et ne nous oubliera pas ; écoute mes raisons et les siennes : l’autre jour, il y avait une petite réunion de jeunes filles chez le professeur de Jen. Elle y est allée, et le pauvre oncle a pu remarquer que toutes ces demoiselles s’écartaient de sa fille comme d’une brebis galeuse ; on chuchotait à son approche, et, lorsqu’il s’est agi de la faire danser, aucune mère n’a permis à sa fille de l’aller chercher. Mon oncle a vu que la pauvre petite ne pourrait ici faire aucune connaissance, n’avoir aucune amie, qu’elle devenait de plus en plus triste, et qu’avec les cancans provinciaux, son avenir était absolument brisé et ne lui réservait que des humiliations continuelles.

— À Paris, ce sera tout différent ; on ne saura pas l’histoire. Jen est une très bonne petite fille, à laquelle l’éducation donnera, j’en suis sûr, beaucoup de distinction ; alors, tu comprends…

— Ce que je comprends, c’est que notre oncle part, et que sa grande fortune…

Pour échapper à l’avalanche de plaintes que sa femme s’apprêtait à débiter, M. Jean reprit son chapeau et sortit précipitamment.

Mme Patrice se remit à son travail, qu’elle continua par mouvements saccadés, le fil s’emplit de nœuds, s’embrouilla, se cassa ; alors, prise d’un grand accès de colère, elle froissa la dentelle entre ses mains et la jeta par la fenêtre ; en s’écriant à haute voix :

— Hé bien ! nous aussi, nous irons à Paris. Il faut surveiller cette succession : mon oncle a soixante-cinq ans, à cet âge, il n’est pas bon de le quitter.

Quelques jours plus tard, Jen revenait de sa leçon, et, comme d’habitude, entr’ouvrait la porte du cabinet de M. Patrice pour lui dire bonjour, quand ce dernier lui fit signe d’entrer.

— Ma fillette, dit-il d’une voix grave, assieds-toi près de moi, je veux te parler.

La petite leva sur lui ses grands yeux étonnés.

— Écoute, Jen, veux-tu venir habiter Paris ?

— Père, j’irai où vous voudrez, fit l’enfant.

— Car, vois-tu, continua M. Patrice, quoique à mon âge on ne se déplace pas facilement, j’ai des affaires très sérieuses qui m’y attirent. J’y possède plusieurs maisons, l’une d’elles est inhabitée, veux-tu que nous allions nous y installer ?

— Je veux bien, père, répondit encore la fillette, là où vous serez, je serai toujours bien.

— Alors, c’est décidé, nous partons. Mais quand ?

— Quand vous voudrez.

— Non, Jen, il me faut ton avis. Si tu étais la maîtresse, que ferais-tu ?

Elle réfléchit un instant. Une vision lui passa devant les yeux. L’époque de la foire de Saint-Y… arrivait, ramenant les baladins ; le père Mousse reviendrait peut-être, elle le reverrait, lui, le vieux bonhomme qu’elle aimait, et son frère Roland…

M. Patrice la devina.

— Ne voudrais-tu pas attendre la foire, pour voir si le père Mousse y viendrait ?

La petite rougit beaucoup, baissa les yeux, et répondit :

— Oh ! je l’aurais bien voulu.

— Écoute, fillette, nous resterons. J’en avais aussi l’intention ; car je compte un peu sur cette foire pour nous ramener tes bons amis. Nous partirons ensuite.

Il tardait à M. Patrice de quitter cette ville, où l’être qu’il aimait maintenant le plus au monde avait reçu tant d’affronts ; y sortir avec Jen était pour lui un supplice, car il craignait que la fillette ne remarquât les regards dédaigneux qu’on lui jetait au passage. Cependant, il recula son voyage jusqu’à la fin de la foire ; il était de toute justice : que le pauvre homme revit l’enfant avec laquelle il avait longtemps partagé le pain de sa pauvreté, et c’eût été cruel d’enlever la petite au moment où, il arrivait avec un ardent désir de la revoir.

Tous les jours, M. Patrice et sa petite protégée s’en allaient sur la grande place, où s’alignaient symétriquement les boutiques, pour épier l’arrivée du montreur de chiens. Tout le long du chemin, le cœur de l’enfant battait à grands coups… S’ils allaient être là, si elle allait les revoir !… Mais la pauvre petite avait, chaque jour, une nouvelle déception ; après avoir fait leur tour accoutumé, le vieillard et l’enfant se disaient tristement :

— Ce ne sera pas encore pour aujourd’hui.

Puis le froid revint et les grosses pluies, qui forcèrent les oiseaux de passage à s’en aller. Les planches furent déclouées ; à la grande animation succéda le tapage des marteaux, qui frappaient les poutres ; et il ne resta sur la grande place que des charpentes délabrées, d’où pendaient des lambeaux de toile grise. Enfin, tout cela fut encore abattu, et bientôt il ne demeura plus rien.

Le père Mousse n’était pas venu.

Jen pleura beaucoup quand elle vit qu’il n’y avait plus rien à espérer ; car, depuis longtemps elle appelait de tous ses vœux cette époque, qui devait, lui semblait-il, la combler de bonheur ; et quand, au bout de tous ses rêves, était venue se placer la cruelle réalité, elle en souffrit énormément.

Pour la consoler, M. Patrice lui dit :

— Ma petite Jen, ne te désole pas ; peut-être qu’à Paris nous les retrouverons.

Ce fut un rayon de joie pour l’enfant ; elle était à l’âge où les espérances déçues ne lassent pas, et où, quand une illusion s’écroule, on en bâtit bien vite une autre. Puis, le brouhaha du déménagement vint l’étourdir et lui ôter un peu de son chagrin.

Un jour, en causant avec son neveu, M. Patrice lui dit :

— Il faut qu’il soit arrivé quelque chose au pauvre bonhomme Mousse, pour l’empêcher de venir retrouver la petite. Cela me fait de la peine, Jean, je t’assure, car ce brave cœur, je l’ai souvent admiré ; mais, pour Jen, les choses valent peut-être mieux ainsi. Pour rien au monde, je n’aurais permis qu’elle rompe avec son premier protecteur, auquel elle doit tout ; pourtant, puisque le sort s’en mêle, je suis content qu’elle oublie, le plus vite possible, ce qu’elle était autrefois, et surtout, surtout, que les autres l’ignorent.

— Mon pauvre oncle ! reprit alors M. Jean, l’affaire de la matinée Lannoy vous tient au cœur ; mais consolez-vous, à Paris tout sera changé ; Jen est une ravissante enfant, et, là-bas, Mlle Jen Patrice pourra être l’amie de n’importe quelle jeune fille de grand nom.


X.

À PARIS.

La maison que M. Patrice habitait était un vaste hôtel situé sur les grands boulevards de Paris, et qui rappelait, en grand, sa maison de la province ; de telle sorte, qu’en changeant toutes ses habitudes le vieillard retrouvait, au moins, le même intérieur. Mais, dès son arrivée, une question l’embarrassa.

Comment trouver, au milieu des nombreux pédagogues qui distribuaient leurs soins aux jeunes Parisiennes, un second M. Lannoy ? Les feuilles quotidiennes regorgeaient d’annonces de centaines de jeunes filles munies de leurs brevets ; mais, confierait-il l’enfant à la première jeune fille venue, dont l’adresse seule était à la quatrième page du journal ?

Derrière la maison s’étendait, sur quelques dizaines de mètres carrés, un gentil jardin, bien dessiné, planté de beaux marronniers et bordé d’un petit mur peu élevé, qui le séparait des jardins avoisinants.

Quand les gros temps de l’hiver se furent un peu calmés, Jen descendit chaque matin dans ce jardin. Enveloppée dans un grand châle blanc, elle arpentait les petites allées, poursuivant quelque rêverie, ou bien, les yeux baissés à terre, elle observait la course d’une fourmi égarée. Il faut dire que, dans un coin, elle avait découvert une fourmilière ; et, bien souvent, elle demandait à Rosalie un peu de sucre, qu’elle effritait autour du logis des insectes. Les petites bêtes étaient alors dans un grand émoi, et l’enfant passait de longs moments à les voir charger leur butin, pour en aller garnir leur garde-manger.

Un jour qu’elle était ainsi penchée sur le sol, épiant les moindres démarches de ses protégées, elle entendit une voix qui disait :

— Hé ! mademoiselle, que faites-vous là ?

Jen se retourna, vit qu’elle était seule dans le jardin, et, sans prêter plus d’attention, reprit son examen.

Au bout d’une minute à peine, la voix reprit :

— Pourquoi ne me répondez-vous pas, mademoiselle ? Qu’y a-t-il donc de si curieux par terre ?

Par ce détail, la fillette comprit que la voix mystérieuse s’adressait bien à elle ; elle se leva, parcourut le jardin en tous sens — ce qui ne fut pas long — et finit par apercevoir, dans le mur de droite, une petite porte un peu disjointe et dont les fentes laissaient apercevoir le jardin voisin ; et c’était justement de ce côté que venait la voix.

— Je vous vois bien, allez ! répétait-on encore.

Alors, en s’approchant, Jen aperçut par un écartement de planches une figure d’enfant, très éveillée, aux yeux noirs, ardents, aux cheveux épais, mais coupés à la hauteur du cou ; la fillette eut, sans doute, l’air étonné, et recula un peu, car la petite voisine eut un grand éclat de rire.

— Ah ! ah ! fit-elle, avez-vous trouvé maintenant ? Comment vous appelez-vous ?

Jen, à peine revenue de sa surprise, la regardait toute stupéfaite.

— Je m’appelle Jen Patrice.

— Jen ? vous avez un nom drôle, tant mieux, moi aussi. Je m’appelle Lilie.

La petite Patrice sentit qu’il était ridicule de garder ainsi le silence devant la loquacité de son interlocutrice ; et, après un effort pour vaincre sa timidité ordinaire, elle demanda à son tour :

— Mais ce n’est pas votre vrai nom ?

— Non, oh non ; mais je ne veux pas vous le dire, le vrai, il est trop drôle. Voulez-vous jouer ?

— Jouer ? dit Jen, de plus en plus étonnée.

— Eh bien oui, ce n’est pas difficile ; voilà un ballon, je vais vous le lancer par-dessus le mur, vous me le jetterez après, et ainsi de suite… Dites, voulez-vous ?

— Oui, répondit l’enfant, qui aurait bien voulu, cependant, avoir l’assentiment de son père.

La partie commença et dura longtemps, les joues blanches de Jen reprenaient de belles et bonnes couleurs roses, ses yeux s’animaient en suivant les bonds capricieux du ballon, qui menaçait de temps en temps d’aller se nicher malencontreusement, soit dans les marronniers de M. Patrice, soit dans les tilleuls de l’autre jardin. Mais l’heure passait, et la petite voisine cria :

— En voilà assez, Mlle Jen, le déjeuner est sonné, il faut que je m’en aille. Adieu ! revenez demain surtout.

— Comme tu as bonne mine, ce matin ! dit M. Patrice à Jen, lorsqu’elle arriva pour le déjeuner.

— C’est que j’ai bien joué, père.

— Joué cela m’étonne de toi ; et comment ?

Alors, elle raconta ses aventures de la matinée, pendant que la figure du vieillard s’illuminait de joie.

Une amie ! Sa fille allait avoir une amie ! Comme déjà cela lui faisait du bien : son teint pâle de plante étiolée, qui inquiétait tant son père adoptif, avait fait place à des couleurs animées ; ses yeux, pleins de langueur, avaient pris une ardeur joyeuse ; tout cela pour une seule heure passée avec une petite camarade.

— Alors, je n’ai pas eu tort d’accepter, fit l’enfant ? j’avais peur que cela ne vous contrarie.

— Au contraire, je suis très heureux pour toi.

Mais, au fond, M. Patrice voyait bien que le premier pas seul était fait. Les petites filles, en effet, ne pouvaient continuer indéfiniment leurs jeux, sans que les parents eussent ensemble quelques rapports, et, surtout, qu’ils aient donné un mutuel consentement.

Rosalie, dans le fond de la salle à manger, assistait à cette scène. Elle avait un petit air entendu et roulait, en souriant à part, les lacets de son tablier blanc.

Enfin, elle se décida à faire quelques pas en avant.

— Si monsieur le permettait, fit-elle, je dirais bien quelque chose.

— Dites, Rosalie.

— Eh bien monsieur, je rencontre souvent à la Faiterie, Angélique, la bonne de Mme de la Rocherie ; il paraît qu’elle désire depuis longtemps que ses demoiselles fassent connaissance avec la vôtre. Sa petite aînée s’en va de la poitrine de sa fenêtre,


Illustration, il sortait rarement, sa vue baissait.
Illustration, il sortait rarement, sa vue baissait.


elle a aperçu Mlle Jen jouer dans le jardin, et elle voudrait la voir. Et puis, l’autre petite, qui est une espiègle finie, s’est prise d’amitié pour mademoiselle, qu’elle voit souvent aller et venir. Maintenant, si je pouvais donner un avis à monsieur, je sais bien ce que je lui dirais ; mais je ne le puis pas…

— Et si vous pouviez, Rosalie, que diriez-vous ?

— Que Mme de la Rocherie a, pour donner des leçons à ses demoiselles, une institutrice qui instruirait peut-être avec plaisir Mlle Jen ; et que, si monsieur allait la demander à cette dame, la connaissance serait faite.

M. Patrice réfléchit un instant, puis répondit joyeusement :

— Si l’avis est bon, il faut le suivre. Seulement, Jen, dis-moi d’abord cette petite fille te plaît-elle ? aimerais-tu à l’avoir pour amie ?

— Oh ! père, j’en serais bien heureuse ; car elle est très gentille. Je voudrais que vous la connaissiez.

— Eh bien ! cette après-midi, j’irai voir Mme de la Rocherie.

Cette pensée emplit de joie le cœur de la petite fille, à laquelle il tardait de revoir son amie ; et, franchement, elle aimait mieux que leurs relations soient bien en règle et approuvées par les parents.


XI.

ENFIN, UNE AMIE !

La veuve du colonel de la Rocherie était une femme charmante ; jeune encore, pleine d’esprit, gracieuse, aimable, elle plaisait au premier abord. Pourtant, elle avait eu à traverser de grandes épreuves elle avait perdu, presque coup sur coup, son mari et son jeune fils ; et, maintenant, elle sentait que la vie de sa fille aînée allait encore lui échapper, malgré ses soins désespérés.

M. Patrice vint donc chez elle, lui conta l’histoire de Jen, simplement et ouvertement ; car il ne voulait pas que l’enfant gagnât des amies grâce à des subterfuges, mais qu’elle les attirât par ce qu’elle était réellement, par ses qualités personnelles. Il lui dit tout, même les circonstances qui l’avaient amené à Paris. Il avait compris que son intelligence, très large, la mettait au-dessus des préjugés.

Quand il eut achevé, Mme de la Rocherie sourit et lui dit :

— Monsieur, nous avons l’un et l’autre comme cuisinières deux excellentes filles, qui se voient quelquefois au marché et qui ont vite lié connaissance ; je vous avoue que, par leur intermédiaire, je savais toute la vie de votre petite fille. Du reste, depuis votre arrivée, je l’ai remarquée lorsqu’elle se promène silencieusement dans votre jardin, où je la vois de ma fenêtre ; je l’ai toujours trouvée une enfant ravissante, tout me plaît en elle, et, mes filles partageant mon appréciation, je souhaite qu’elles l’aient pour amie. Je suis nouvellement aussi à Paris, je connais peu de monde ; et ma fille ainée, que sa santé débile force à rester confinée dans sa chambre, s’ennuie à mourir. Or, je voulais vous proposer quelque chose : j’ai pour mes enfants une institutrice, qui pourrait réunir les trois amies ; les fillettes travailleraient ensemble…

Comme bien on pense, M. Patrice, qui ne s’attendait pas à pareille fortune, fut très heureux, et, après quelques observations polies — il craignait de déranger, d’abuser de la bonté de Mme de la Rocherie, d’être indiscret — il finit par accepter avec joie.

Et, la semaine suivante, Jen commença à travailler en compagnie des deux jeunes filles.

Pourtant, à Saint-Y… était resté le ménage Jean Patrice. Resté, oui, il l’avait bien fallu. M. Jean, qui dirigeait une maison de banque, y était rivé par sa position ; mais l’humeur de sa femme s’en irritait de jour en jour.

— Voilà notre oncle installé là-bas, seul avec l’enfant, répétait-elle ; il va s’occuper d’elle exclusivement, et nous ne compterons plus chez lui.

Et les orages devenaient plus fréquents, et le pauvre M. Jean en subissait les conséquences ; aussi, avait-il pris un parti celui de fuir, autant que possible, le toit conjugal. Il y avait un cercle à Saint-Y…, on y avait les journaux de Paris, on y jouait un peu — un tout petit peu — on faisait aussi de la politique, et il y avait une salle d’escrime.

Tout cela était plus récréatif que d’entendre sa femme se lamenter éternellement, mais cela n’était point fait pour calmer les nerfs de la jeune femme ; seulement, comme son mari n’était pas là pour supporter les bourrasques, tout retombait en reproches consécutifs sur les pauvres domestiques. Mme Patrice ayant mis tous ses gens successivement à la porte, il arriva un moment où — dans la petite ville, ce ne fut pas longue affaire — ils se répétèrent l’un à l’autre « ce qu’on endurait dans cette maison-là », et personne ne voulut plus y venir.

Ce fut le comble de l’irritation pour la pauvre femme ; elle dut aller chercher des cuisinières dans les campagnes avoisinantes, et il s’ensuivit mille nouveaux tracas…

Cependant, un projet lui germa en tête, qui la calma tant soit peu ; il y eut à ce moment-là une phase d’accalmie chez elle : M. Patrice resta moins longtemps au cercle, les domestiques plus longtemps dans la maison, et, comme cela la satisfaisait, elle se calma encore davantage. On aurait pu croire à un commencement de conversion.

Or, le projet, voici ce qu’il était :

On voyait dans les journaux qu’à la porte de Paris, à Pantin, il y avait un joli chalet à vendre. Le petit Joseph travaillait à la pension ; depuis longtemps on lui promettait une récompense, et l’enfant serait très joyeux d’aller passer ses vacances audit chalet. Elle en parla à M. Jean ; M. Jean approuva, et se rendit à Pantin pour voir la maison et régler l’affaire.

En revenant, il alla nécessairement voir son oncle. Ce fut à peine s’il reconnut Jen. Le contact de ses amies l’avait transformée. Sans avoir absolument perdu ses allures tranquilles et son calme, elle avait toujours sur les lèvres un gracieux sourire, et ses réparties spirituelles témoignaient de sa gaieté. Elle était comme ces fleurs qui changent de couleur avec le terrain qui les nourrit : longtemps secouée par le malheur, elle s’était empreinte d’une mélancolie naturelle ; mais à présent, que le bonheur lui arrivait à pleines bouffées comme un souffle chaud de printemps, elle chassait la tristesse et prenait le rire habituel des enfants de son âge.

Maintenant, ses jours s’écoulaient joyeusement. Toujours avec la même ponctualité, elle faisait ses devoirs ; mais après, venait la leçon chez Mme de la Rocherie. Anne, quoique déjà bien épuisée par la maladie qui l’emportait, n’avait pas perdu sa gaieté, qu’entretenaient, du reste, les espiègleries de sa jeune sœur. Cette dernière était devenue l’amie intime de Jen, à qui elle inoculait un peu de son exubérance ardente au jeu, ardente au travail, ardente dans l’amitié que, dès les premiers jours, elle avait voué à la petite Anglaise, elle était la vie et l’âme de la maison.

— Tu dors, Jen, disait-elle souvent ; allons ! petite marmotte, quand te réveilleras-tu ?

— Laisse-la, reprenait Anne ; crois-tu, ma pauvre Lilie, que tout le monde puisse avoir la vivacité ?

— Je la lui donnerai, moi, faisait alors la petite.

Et Jen, pour lui faire plaisir, se lançait avec le plus de chaleur possible dans la récréation qui suivait.

M. Patrice fut très heureux d’apprendre l’événement qui allait rapprocher de lui son neveu, et le félicita de son acquisition. On fit de beaux projets pour les vacances le châlet était grand, on pourrait recevoir M. Patrice et sa fille ; et la petite s’amuserait avec Joseph, son ami depuis l’année précédente.

Mme Jean rayonnait lorsqu’à son retour son mari lui conta cela.

— Quelle bonne idée j’ai eue ! se disait-elle, non oncle sera charmé de l’hospitalité que nous lui offrirons ; peut-être se prendra-t-il d’affection pour Joseph, au point que notre fils partagera la faveur de l’Anglaise.

Et comme, devant ces calculs, M. Jean levait dédaigneusement les épaules, elle reprenait :

— Mais, mon ami, il y va de l’avenir de Joseph !



XII.

UNE GRANDE DOULEUR.


Dire que Jen avait complètement repris l’entrain de son âge est trop dire. Bien souvent, une idée lui venait et l’emplissait de tristesse : qu’étaient devenus le père Mousse et Roland ?

La promenade qu’elle aimait à faire était le tour du Bois de Boulogne. Roland n’avait-il pas écrit : « Nous sommes installés aux abords du Bois… » ; Songer qu’elle allait peut-être les rencontrer là était une folie, vu la date ancienne de la lettre et l’absence de nouvelles. Mais l’imagination sait si bien masquer ses folies pour consoler un chagrin et créer un espoir, que la petite s’y trompait et croyait bien naïvement voir ses amis.

Bien entendu, le père Mousse ne s’y trouva jamais ; et toutes les fois qu’elle accomplissait cette sorte de pèlerinage, la fillette revenait avec un gros chagrin au cœur. Tout le long du chemin, elle regardait à droite et à gauche, se disant :

— C’était là qu’il était avec Roland et tous mes pauvres chiens !

Un matin qu’elle se rendait avec Rosalie chez ses voisines, elle vit de très loin sur le boulevard un homme conduisant des chiens. Une pensée subite lui traversa l’esprit sans songer où elle était, ni à Rosalie qui l’accompagnait, elle prit sa course, une course folle ; suffoquée d’émotion, elle put bientôt distinguer homme et les bêtes.

C’était un sergent de ville qui menait de pauvres chiens en fourrière.

Alors, tristement elle rejoignit en pleurant la vieille cuisinière, sans se soucier des gens qui la coudoyaient, regardant curieusement cette petite fille qu’ils croyaient perdue.

— Qu’as-tu encore, ma pauvre Jen ? lui demanda Lilie, lorsqu’elle arriva.

La fillette raconta l’histoire ; sa petite amie lui jeta les bras autour du cou, se mit à pleurer avec elle, et la scène eût duré longtemps, si Mlle Agathe, l’institutrice, qui entra bientôt, n’y avait mis bon ordre.

D’autres fois, lorsqu’elle sommeillait le matin en attendant l’heure de son lever, s’il passait sur le boulevard, en même temps qu’une voiture, quelque dogue hargneux qui aboyait, bien vite la pauvre petite sautait de son lit, passait une robe de chambre et se penchait à sa fenêtre, pour apercevoir d’où venaient les bruits qui lui faisaient battre le cœur.

Ces déceptions répétées auraient fini certainement par porter préjudice à sa gaieté sans sa petite amie, qui la faisait rire malgré elle et la distrayait. de cette pensée de tristesse.

Puis les vacances vinrent, elle s’en alla les passer à Pantin avec son père adoptif. Mme Jean l’intimidait encore beaucoup, mais elle n’en était pas moins remplie pour elle d’attentions et de prévenances ; c’était tantôt un bouquet qu’elle lui rapportait d’une promenade, tantôt un petit ouvrage qu’elle avait fait à son intention ; elle épiait les moindres désirs de Mme Jean pour les accomplir à l’instant. Si bien que celle-ci, malgré ses préventions, ne pouvait rien découvrir d’imparfait dans la petite.

M. Jean était très bon pour elle, et, de toute la maison, c’était lui qu’elle préférait. Pourtant, elle faisait bon ménage avec le petit Joseph ; l’enfant était doux et complaisant, et leurs caractères calmes s’accordaient facilement. Leur principale occupation était le jardinage dès le matin, ils s’armaient de bêches, de pioches et de râteaux, dessinaient des allées et plantaient des parterres ; ils avaient même creusé un petit canal, qui serpentait en manière de ruisseau parmi les jolies fleurs.

— Regardez donc, mon oncle, disait Mme Patrice, est-ce assez charmant de voir ces deux enfants s’arranger si bien !

Mais quand elle disait cela, le vieux monsieur devenait tout songeur ; un rêve d’avenir lui venait en tête, et il répétait à mi-voix :

— C’est un bon petit garçon que Joseph.

Et Mme Jean, toute fière, reprenait en elle-même. Aurais-je réussi ?…

Et, chose extraordinaire, pendant toutes ces vacances, il n’y eut pas un seul nuage dans le ciel des époux Patrice.

Cependant, le moment de la rentrée arriva ; le bon petit Joseph s’en fut au collège, M. et Mme Jean retournèrent à Saint-Y…, et M. Patrice reprit avec sa fille le chemin de la capitale.

Pour Jen, la présence de Joseph ne lui avait pas fait oublier ses amies, et ce fut une grande joie pour elle de les revoir. De plus, elle trouva la maison de Mme de la Rocherie en fête ; un mieux sensible s’était produit dans l’état de santé d’Anne, les médecins reprenaient espoir, lui permettaient de sortir dans les jours chauds, dont on jouissait encore, et la pauvre enfant se sentait revivre en respirant l’air vif des boulevards et des squares. Après les pluies, qui avaient interrompu les sorties de la jeune fille, vint l’été de la Saint-Martin, où le soleil donnait un reflet printanier aux feuilles jaunies et aux arbres dénudés. Alors, les trois amies s’en allaient tous les jours aux jardins publics avec Mme de la Rocherie ; on cherchait une place bien ensoleillée, on enveloppait la petite malade dans un gros châle moelleux, et ses deux petites sœurs, comme elle disait, s’asseyaient à ses côtés ; Lilie contait quelque histoire, et puis, sitôt que le soleil devenait un peu moins tiède, on se levait vite et on regagnait la maison du boulevard.

Pourtant, un matin que, comme d’habitude, Jen allait prendre sa part des leçons de Mlle Agathe, elle ne trouva personne dans la salle d’étude ; tout étonnée, elle monta dans la chambre de son amie Lilie.

La pauvre petite était à genoux par terre, en proie à un terrible désespoir ; elle étouffait des sanglots qui lui gonflaient la poitrine, et sa main se crispait aux couvertures de son lit.

— Qu’as-tu donc ? cria Jen tout effrayée.

Mais l’enfant ne répondit pas. Son amie courut près d’elle, lui prit le bras, et répéta :

— Lilie ! ma petite Lilie ! réponds-moi, qu’as-tu ?

La vue de Jen produisit une diversion dans son état nerveux, elle se leva et la regarda fixement sans pleurer,

— Anne !… fit-elle enfin avec effort.

Et aussitôt, ses larmes se remirent à couler à flots.

— Anne, demanda Jen, est-elle plus malade ? explique-toi.

Alors, la pauvre petite se jeta au cou de son amie, et, au milieu des sanglots qui entrecoupaient sa parole, celle-ci put entendre :

— Anne… morte… cette nuit !

Atterrée par cette terrible nouvelle, Jen restait immobile, blême d’émotion et toute tremblante. Les deux petites amies demeurèrent longtemps à pleurer ensemble ; la douleur de Lilie était plus calme depuis qu’elle l’avait communiquée. Enfin, après un moment, elle se releva plus courageuse et dit à Jen :

— Veux-tu venir ?…

Et elles entrèrent ensemble dans la chambre funèbre.

La jeune fille était très belle dans sa dernière parure ; la lueur des cierges donnait à sa pâleur une sorte d’éclat. Sa mère avait voulu que, malgré la saison rigoureuse, les fleurs fussent répandues à profusion sur ce lit ; et une grande gerbe de lis, blancs et beaux comme elle, était déposée à ses côtés.

Près d’elle, Mme de la Rocherie, sans désespoir à éclats, était absorbée dans une douloureuse contemplation. Lilie lui amena sa petite amie ; elle l’étreignit fortement dans ses bras, et lui dit tout bas :

— Embrasse-la, maintenant, ma petite Jen ; elle t’aimait bien aussi !

La petite se pencha sur le grand lit, et, sans pouvoir retenir ses larmes, posa ses lèvres sur le front glacé de la morte.

Ce fut une suite de jours navrants pour les deux familles ; car, chez M. Patrice on aimait beaucoup la petite Anne, et, au moment où l’on reprenait espérance, la voir s’en aller tout d’un coup, belle et bonne comme elle était, à seize ans, n’était-ce pas affreux ? La pauvre mère ne voulait pas quitter la chambre de sa fille, et, n’étant pas moins bonne dans son immense douleur, elle n’en renvoyait pas les deux petites amies, devenues plus inséparables que jamais ; et les fillettes prenaient leur ouvrage, travaillaient avec elle silencieusement, pleurant quelquefois quand la pensée de celle qui manquait à la réunion intime leur venait à l’esprit.

Lilie, malgré le temps qui passait, ne se consolait pas, et son chagrin contrastait avec sa folle gaieté d’autrefois. Tout le jour, elle retenait ses larmes, afin de ne pas trop attrister sa mère ; mais quand le soir venait, qu’elle se voyait seule dans sa chambre, elle se laissait aller à sa douleur, et Mme de la Rocherie, de la chambre voisine, l’entendait pleurer jusqu’à une heure avancée de la nuit. Le lendemain, elle l’examinait attentivement ; il lui semblait que ses yeux brillaient trop, que ses joues se creusaient, et elle se disait :

— Isaulie a treize ans. C’est à cet âge que la maladie a commencé à se manifester chez sa sœur.

Alors, elle se mit à l’accabler de précautions, de tisanes… Elle lui interdit toute sortie, et il arriva que la petite eut enfin vraiment mauvaise mine. Sa mère consulta un médecin savant, qui lui fit changer de régime. Isaulie avait une santé robuste, mais ce qui la rongeait en secret, c’était le chagrin ; on lui ordonna de l’air, de joyeux exercices, des distractions, et, pour lui donner tout cela, Mme de la Rocherie se mit à sortir beaucoup plus qu’auparavant, organisa de bruyantes parties, et, refoulant au fond de son cœur tout ce qu’elle souffrait, elle se mêlait elle-même quelquefois aux jeux.

Si bien que les commères du quartier se dirent l’une à l’autre :

— Faut pas avoir de cœur, pour se consoler si vite !

Une autre circonstance vint encore mettre un peu d’animation au foyer de la veuve. Mme de la Rocherie avait une sœur, dont le fils venait faire son droit à Paris, et qui avait décidé de l’y suivre. La pauvre femme s’en réjouit, car elle pensait qu’une nouvelle distraction achèverait de rendre à Lilie sa gaieté d’autrefois.

XIII.

DÉVOUEMENT RÉCOMPENSÉ.

Le temps s’écoulait sans événement, l’intimité des deux fillettes s’accentuait de jour en jour. Isaulie avait bien repris son entrain ; pourtant, au fond de son cœur, la mort de sa sœur avait fait un grand vide, que rien ne pouvait combler, et, à chaque instant, la plaie qu’on croyait fermée se rouvrait pour un mot, un geste, qui lui rappelait Anne, et un nuage de profonde tristesse passait sur le front de la jeune fille.

Tout se passait comme autrefois : chaque vacance ramenait les « Jean » à Pantin ; Jen allait avec eux, toujours fidèle amie de Joseph, qui lui-même, quoique grandissant, consentait pourtant à partager les jeux de la petite Anglaise. Chez Mme de la Rocherie, on voyait souvent Jacques Remy, son neveu, grand carabin, très gai, qui amusait beaucoup sa cousine Isaulie.

Jen avait ainsi atteint ses quinze ans ; elle était grande, toujours très jolie et, encore plus que belle, douce, aimante, gracieuse au possible. Elle était l’idole de M. Patrice, sans cesse en admiration devant cet idéal d’enfant, comme il disait. Maintenant, il sortait rarement ; sa vue baissait, et c’était la jeune fille, qui, toujours à ses côtés, lui lisait ses journaux, les livres qu’il aimait, et faisait avec lui le soir une partie de cartes.

— Cela n’est pas gai pour ton âge, fillette, répétait-il, d’être toujours avec un vieux bonhomme comme moi.

Alors, Jen se jetait à son cou :

— Père, je vous en prie, ne dites plus cela ; je suis si heureuse d’être avec vous !

Et, en elle-même, elle ajoutait :

— Tout ce que je demande, c’est de pouvoir le faire encore longtemps.

Car elle s’apercevait que son père adoptif vieillissait, ses goûts sédentaires l’accusaient ; il était souvent souffrant, obligé de rester au lit, et, quand elle le voyait de loin plus voûté qu’autrefois, la démarche fatiguée, le regard moins vif, une vague terreur lui remplissait l’âme ; et, pour se rassurer, elle se disait vite :

— Je le soignerai si bien !

À ce souci de la jeune fille venait s’en ajouter un autre, non moins douloureux. Souvent lorsque, penchée sur une carte de France, elle étudiait sa géographie, elle suivait des yeux les lignes multiples des départements, elle regardait chaque nom de ville et se disait :

— Peut-être que le père Mousse et Roland sont ici… ou là.

Et puis, les larmes lui montaient aux yeux.

Ils étaient pauvres, vivaient de privations, roulaient péniblement leur vieille voiture, par le froid, la gelée et la neige, pendant qu’elle s’abritait confortablement près d’un grand foyer plein de houille flambante, et tout était luxueux autour d’elle, et elle était heureuse, quand ses pauvres amis étaient misérables et qu’ils souffraient !

Un jour qu’elle traversait un jardin, elle vit un attroupement et pria son père de s’arrêter. Oh ! comme son cœur avait battu ! c’étaient des chiens savants, que montrait un Auvergnat.

— Père, voulez-vous rester ? supplia-t-elle.

La foule qui l’entourait se composait d’hommes du peuple en guenilles, qui furent presque étonnés en voyant l’élégante jeune fille se frayer un passage au milieu d’eux. Mais quand le bonhomme, après un discours d’introduction, commença à faire travailler ses caniches, tout le passé revint brusque


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ment à l’esprit de la pauvre enfant, et, malgré tous ses efforts, elle se mit à pleurer devant les gens qui la regardaient stupéfaits. La représentation achevée, l’homme, selon l’habitude, fit le tour de la société muni de la sébile traditionnelle : les donneurs étaient rares ; beaucoup versèrent, en y mettant un sou, tout ce qu’ils possédaient. Jen ouvrait son petit porte-monnaie, en tira une pièce d’or, et, la montrant à M. Patrice :

— Permettez-vous, père ?

Le vieillard comprit l’émotion de l’enfant, devenue toute pâle ; il fit un signe d’assentiment, et, quand le montreur de chiens passa devant Jen, elle glissa doucement les 20 francs dans la sébile. L’homme s’en aperçut et leva sur elle un regard ébahi.

— Vous ne vous êtes pas trompée, mademoiselle ? dit-il.

— Non, non, fit-elle en souriant.

Au fond de son cœur, elle pensa :

— Je souhaite que le père Mousse trouve des personnes généreuses qui lui rendent ce que je viens de faire.

Et ce soir-là, dans Paris, il y eut deux heureux de plus.


XIV.

MORT DE M. PATRICE.

Il y avait cinq ans que Jen était devenue la fille de M. Patrice, et celui-ci, pour cette occasion, voulut donner un dîner de famille ; il devait y avoir Mme de la Rocherie et Isaulie, sa sœur Mme Remy, Jacques, avec lesquels le vieux monsieur avait aussi fait connaissance, et Joseph, qui, après avoir victorieusement passé un premier examen, était depuis quelques jours chez son oncle. Un petit dîner d’intimes, où Rosalie devait déployer ses aptitudes culinaires, et Philippe tout l’art avec lequel il savait dresser une table et l’orner de fleurs.

— Que joueras-tu ce soir, Jen, demanda Joseph au déjeuner du matin.

— Oh ! ce qu’on voudra ; mon répertoire n’est pas très varié.

— Encore le rondo si ennuyeux, probablement.

— Ah ! Joseph, si l’on peut dire qu’il n’est pas joli ce rondo !

— Allons ! Jen, ne te fâche pas ; mais, vois-tu, je le trouve très beau, très beau, si beau qu’il ne m’intéresse pas le moins du monde.

Mais Jen n’écoutait plus ; elle regardait anxieusement M. Patrice, qui portait la main à son front comme s’il souffrait.

— Êtes-vous malade, père ? dit-elle tout effrayée.

— Ce n’est rien, petite, un simple mal de tête.

— Et vous ne mangez pas ?

— Je n’ai pas faim.

Le repas achevé, M. Patrice fut pris de frissons et d’un grand malaise.

— Il faut vous mettre au lit, père, dit la fillette.

— Te priver de cette petite réunion dont tu te réjouissais à l’avance, non, jamais !

— Oh ! père, il le faut absolument.

Le vieillard résista longtemps, il voulait lutter contre la fièvre ; mais moitié terrassé par elle, moitié vaincu par les supplications de sa fille, il finit par obéir et se coucha. Devenue maîtresse de maison, la jeune fille envoya chercher le docteur et prévenir les invités du malaise de M. Patrice, puis elle s’installa près du chevet de celui-ci.

Le médecin arriva bientôt, ramené par Joseph. La fièvre augmentait, les mains du vieux monsieur étaient brûlantes, et, ce qui effrayait Jen au dernier point, c’était qu’il ne parlait plus et ne prêtait pas la moindre attention à ce qui se passait autour de lui.

— Sera-ce grave, monsieur ? demanda-t-elle au docteur.

— Peut-être ! répondit-il seulement.

La fièvre croissait toujours, et, vers le soir, le malade commença à dire des mots incohérents. Jen eut peur et dit à Rosalie :

— Savez-vous ce que cela peut être ?

— M. Morgan a ordonné des vésicatoires : ce doit être une maladie de la poitrine.

— Je voudrais une garde-malade, Rosalie ; allez me chercher cette vieille femme dont on nous a parlé, on dit qu’elle soigne très bien. Elle a longtemps veillé, paraît-il, M. de la Rocherie dans sa dernière maladie, et notre bonne voisine vous indiquera facilement sa demeure.

La garde arriva. M. Patrice avait le délire, et, pour ne pas l’entendre, Jen se fût cachée n’importe où ; mais elle savait qu’elle devait rester là, et elle ne bougea pas. Quand l’infirmière fut arrivée, elle fut plus rassurée et laissa un moment son père à ses soins pour s’en aller dire à son ami :

— Écoute, Joseph, il faut que tu partes ; tes parents seraient inquiets, s’ils te savaient ici avec un malade.

— Mais, ma pauvre petite amie, je puis peut-être t’être utile.

— Non, non, il faut partir, je le veux.

— Je ne quitterai pas mon oncle en ce moment.

— Il le faut, Joseph.

— Non, dit résolument le jeune homme, tu restes, je resterai aussi.

Et rien ne put le décider à partir.

Le lendemain, l’état de M. Patrice s’était encore aggravé. La vieille garde-malade, que le chagrin de Jen touchait, la consola de son mieux ; mais, le soir venu, elle dut bien lui apprendre la triste nouvelle qu’il n’y avait plus d’espoir.

Le malade eut dans la soirée une lueur de raison ; il embrassa Jen et Joseph, qui étaient à ses côtés, et puis la prostration revint et le terrible délire.

La troisième journée fut encore plus mauvaise, et, le soir, il s’éteignait doucement.

Joseph et Jen étaient auprès de lui ; cette dernière ne croyait pas encore que tout était fini, et quand la garde le lui eut dit, ce fut pour elle un coup affreux…

L’excellent vieillard était aimé de tous ceux qui le connaissaient, et cette mort si prompte mit ses amis dans la consternation. Le chagrin de la pauvre Jen surtout faisait mal à voir ; elle restait là, sanglotait près du lit de celui qui l’aimait tant, et rien ne pouvait la distraire un seul moment de sa douleur.

Dès le lendemain matin, M. et Mme Patrice arrivèrent ; M. Jean pleura beaucoup son oncle, et ce furent ses consolations et sa présence qui firent, le plus de bien à la jeune fille ; mais, à peine les tristes cérémonies achevées, Mme Patrice dit :

— Il faudrait aller chercher un notaire.

Jen leva sur elle ses grands yeux rougis de larmes.

— Oui, continua la dame, les dernières volontés de mon oncle doivent être connues. Sais-tu, petite, qui était le notaire de M. Patrice ?

— Non, madame, répondit la jeune fille de plus en plus étonnée.

— Il serait étrange que mon oncle n’ait pas laissé par écrit ses dispositions dernières.

— Viens, Jen, interrompit brusquement M. Jean, qui souffrait pour l’enfant des questions de sa femme, et ils sortirent ensemble de la pièce.

Mme Patrice interrogea Rosalie, Philippe, et enfin on trouva l’adresse de Me D…, qu’on envoya immédiatement chercher.

— Jen, où est la clef du coffre-fort de mon oncle ? dit Mme Jean en entrant tout à coup dans la chambre où était la jeune fille.

Elle se leva et s’en fut dans le cabinet de travail du défunt.

Quand la pauvre petite vit tout ce monde réuni, discourant, cherchant, furetant, bouleversant tous les papiers, dans ce qu’elle considérait — maintenant surtout — comme un sanctuaire, elle pâlit subitement ; néanmoins, elle reprit son énergie, et, d’un tiroir qu’elle connaissait, elle tira la clef demandée, qu’elle tendit au notaire ; puis, bien vite, pour échapper à ce spectacle qui la navrait, elle remonta dans sa chambre.

M. Jean, pourtant, avait compris son émotion ; il voulut l’éloigner.

— Ma pauvre enfant, lui dit-il, ces choses sont bien pénibles pour toi ; tu devrais aller voir tes amies.

— Sortir, monsieur ? je n’en ai pas le courage.

— Si, Jen, je vais te faire conduire ; va-t’en.

Mme de la Rocherie l’accueillit avec une tendresse maternelle ; elle connaissait par elle-même trop bien la souffrance pour ne pas être habile à la calmer chez les autres. Jen passa là une heure, parlant beaucoup du pauvre M. Patrice ; cela la soulageait de dire combien il était bon. Isaulie l’accablait de tendresses, et, vraiment, elle se trouvait bien dans cette maison, où on l’aimait ; mais Jacques arriva, sa gaieté lui faisait peur, et puis, elle ne voulait voir absolument que les intimes, elle partit bien vite.

Elle arriva chez elle, entendit, de l’escalier, une forte discussion toujours dans le même appartement ; tout ce bruit l’impressionnait, et, sans s’arrêter, elle monta ; mais à peine était-elle rendue à l’étage qu’elle occupait, qu’elle entendit la voix de Mme Patrice. Celle-ci était suivie de son mari, avec lequel elle causait avec agitation.

Jen ne put s’empêcher d’écouter.

— C’est un peu fort ! criait-elle, après toutes nos bontés pour lui…

— Calme-toi, interrompait son mari, pense à la pauvre petite…

— Ah oui, la pauvre petite, en effet, je la plains ; hériter de 50, 000 francs de rente, pauvre petite !

— Clotilde elle est là.

— Ah ! elle est là ? tant mieux, je veux la voir.

Et, aussitôt, elle pénétra dans la chambrette, le visage en feu, le geste presque menaçant.

Mlle Jen, il me semble que vous auriez pu nous prévenir plus tôt…

— Plus tôt, madame ! dit l’enfant, dont le cœur extrêmement sensible se gonflait à ce ton de reproche amer ; mais Joseph vous a envoyé une dépêche aussitôt que…

— Oui, faites l’innocente avec vos airs doucereux, Jen ; ce n’est pas de cela que je parle, vous le savez bien. Vous n’ignorez pas qu’à dessein mon oncle n’avait fait aucun testament, afin que toute sa fortune vous revînt, et que nous n’avons rien ! rien ! Dites, répondez.

— Quoi madame ? demanda-t-elle naïvement.

Ces mots de testament, de fortune léguée, lui semblaient bizarres ; les livres lui avaient bien appris ce que c’était, ses problèmes en parlaient souvent ; mais de là à la réalité il y avait loin, et elle ne comprenait pas ces choses, auxquelles elle n’avait jamais sérieusement réfléchi.

— Quoi ? vous avez encore l’insolence de me demander quoi ? petite impertinente !

Et, d’un coup de main vigoureux, Mme Jean lui donna un soufflet.

La joue pâle de l’enfant rougit violemment, puis reprit sa blancheur de cire. Elle restait atterrée, et bientôt les larmes lui montèrent aux yeux, elle se mit à sangloter.

— Qu’as-tu fait, Clotilde ? dit sévèrement M. Jean, qui se tenait à la porte ; laisse-la, et va-t’en d’ici. Ma pauvre Jen, dit-il en s’asseyant près d’elle quand la terrible femme fut partie, console-toi de l’emportement de ta cousine, ne pleure pas.

Mais les larmes de l’enfant ne tarissaient pas, et à ce moment, cette pensée, qui ne s’était pas encore présentée, se dressa devant son esprit :

— Chez qui irai-je, maintenant ?

Et cette inquiétude de l’avenir, la première qu’elle ait jamais ressentie, vint encore augmenter sa douleur.

M. Jean fut très bon pour elle ; pendant qu’elle était là adossée à son lit, il était à ses côtés, lui tenant la main et la consolant de son mieux ; cela l’encouragea, et elle se décida à lui demander :

— Ah ! monsieur, que vais-je devenir maintenant ?

— Ne t’inquiète pas de cela, chère petite, notre maison te sera ouverte.

— Jamais Mme Jean ne voudra de moi, s’écria-t-elle dans son désespoir.

— Si, Jen ; elle a eu tout à l’heure un mouvement de colère à propos de vilaines affaires d’intérêt, dont tu ne dois pas t’inquiéter ; mais cela passera.

— Expliquez-moi, monsieur, supplia-t-elle, je crois comprendre.

— Non, mon enfant, c’est inutile

Et la voyant un peu plus calme, il se préparait à sortir.

— Restez un peu, monsieur, je vous en prie, dit-elle en joignant les mains, je voudrais vous dire ce que je crois. Père était très riche… S’il ne m’avait pas adoptée, toute sa fortune aurait été la vôtre… C’est cela, n’est-ce pas ?

— Je te l’ai dit, ma petite Jen, il est…

— Et puis… comme j’étais sa fille d’adoption, ses richesses sont à moi maintenant… Un testament aurait pu vous donner quelque chose, et il n’en a pas fait… Dites, monsieur, ai-je deviné ?

— Ah ! Jen, pourquoi te mêles-tu ?…

— Je n’ai pas fini, monsieur. Je comprends très bien qu’à cause de moi vous êtes privés de toute cette fortune… Si vous saviez combien cela me peine !

— Tais-toi, Jen, je te défends, entends-tu, je te défends de jamais parler de ces choses-là. Tu seras désormais notre fille, et nous t’aimerons comme Joseph.

La jeune fille le regardait attentivement ; il avait dit cela comme M. Patrice, c’était le même air de bonté paternelle, la même expression affectueuse…, il lui semblait qu’elle rêvait. Cette pensée raviva son chagrin, elle recommença à pleurer, serrant dans ses deux petites mains la main de M. Jean. Enfin, elle lui dit au milieu de ses larmes :

— Vous êtes bon, monsieur, bien bon, vous lui ressemblez…


XV.

JEN RETOURNE EN PENSION.

Un mois s’est passé depuis la mort inopinée qui a tout bouleversé dans la vie de la pauvre petite « adoptée ».

Mais les événements, si douloureux pour elle, qui ont rempli ce court espace de temps, ont fait rapidement mûrir sa jeune intelligence. Elle a pensé souvent à ce qu’allait désormais devenir son existence ; elle s’est demandé surtout, avec effroi, comment elle pourrait supporter les rudesses et les brusqueries de l’irascible Mme Jean, si, acceptant l’offre généreuse de son mari, elle consentait à aller demeurer sous son toit.

Ah ! si elle avait été libre de disposer à son gré de cet argent qui lui attirait la haine de sa cousine, avec quel empressement elle le lui aurait abandonné ! Mais elle avait consulté à ce sujet le notaire de M. Patrice, qui lui avait donné sur les lois toutes les notions qu’elle ignorait.

Elle savait maintenant qu’il lui était impossible de renoncer à la possession de la fortune que lui avait si libéralement laissée son père adoptif, et elle sentait que toute sa douceur et sa bonne volonté ne suffiraient pas à calmer le ressentiment et la jalousie de Mme Patrice.

Aussi, lorsqu’un soir, seule avec M. Jean, celui-ci parla de leur prochain départ pour Saint-Y…, lui dit-elle, avec une fermeté qu’on ne lui avait pas connue jusque-là, la résolution qu’elle avait prise de rester à Paris.

— Comment, Jen, lui répondit-il, étonné de cette décision, tu refuses de venir avec nous ? Tu sais bien pourtant que, pour ma part, je serais très heureux de t’emmener et de te considérer comme ma fille ; quant à ma femme, je suis sûr qu’elle finirait par apprécier ton charmant caractère et tes bonnes qualités. Il faut oublier ses vivacités, chère petite, tu sais que ses mouvements de jalousie viennent de son amour pour notre Joseph ; or, l’affection qui nous unit tous deux ne tardera pas à lui faire ouvrir les yeux sur sa conduite passée et à la rendre plus douce envers toi.

— Monsieur, je vous en prie, n’insistez pas davantage, reprit la jeune fille les larmes aux yeux. Après ces années, où mon cher et bon père m’a fait sentir les douceurs de la plus tendre affection, la vie ne paraîtra, sans doute, bien dure dans un pensionnat, où je ne serai entourée que d’étrangères, d’indifférentes peut-être ; mais je sens bien que ma présence chez vous serait un obstacle à votre bonheur, et je ne consentirai jamais à cela. Je ne suis pas moins touchée de votre bonté pour moi, et je serai toujours heureuse des conseils que vous voudrez bien me donner. J’en aurai grand besoin désormais. Aussi, quoique Mme de la Rocherie m’ait fait les plus grands éloges d’une pension de Neuilly, où elle désire beaucoup me voir entrer, n’ai-je voulu rien décider avant de connaître votre appréciation sur cette maison. Si vous voulez donc prendre vous-même les renseignements nécessaires en pareille circonstance, et si ces renseignements vous conviennent, je vous serai bien reconnaissante de m’y conduire avant votre départ. Et maintenant, ajouta-t-elle plus bas, j’ai une grande grâce à vous demander puisque vous êtes mon tuteur, vous vous occuperez de la gestion de cette fortune, dont les revenus sont beaucoup trop élevés pour ma modeste position ; je vous en prie, cousin Jean, continua-t-elle en appuyant sur ce mot et en passant câlinement son bras sous celui de M. Patrice, ne me refusez pas ce que je vais vous demander ; lorsque vous toucherez pour moi cet argent, qui m’a été bien trop libéralement donné, faites-en deux parts. L’une sera pour moi, puisque c’est la volonté de mon cher bienfaiteur, et… l’autre… l’autre sera pour mon frère Joseph. Vous ne n’empêcherez pas, dites, de partager avec lui ?

— Jen, ma chère enfant, je connais depuis longtemps ta délicatesse, et cette démarche ne m’étonne pas de ta part. Mais mon oncle était la sagesse même, et je ne changerai rien à ses volontés. D’abord, je considérerais cela comme un crime ; et puis, ma manière de voir a toujours été la même que la sienne, et je regarde ce qu’il a fait comme absolument juste. Joseph peut parfaitement se passer de cet héritage, il n’en sera pas plus malheureux pour cela, je t’assure ; et pour toi, il te permettra d’avoir, plus tard, des relations utiles. Tu veux absolument rester ici, entrer dans une pension, c’est bien pour quelque temps ; mais il faut penser que ce ne sera pas pour toujours, et qu’un moment viendra où tu devras à ton tour, comme les autres, te marier, former une famille. Ton père adoptif a pensé à cela.

En entendant ces dernières paroles, Jen hocha la tête avec un triste sourire ; mais M. Jean ne s’en aperçut pas. Elle voulut encore essayer par ses prières de vaincre sa résistance et de le décider à acquiescer à sa demande ; mais elle vit bien enfin que c’était inutile, et que son tuteur lutterait toujours avec elle de délicatesse et de générosité.

Elle en souffrit, la pauvre enfant ; cette pensée, qu’elle jouissait de ce qui aurait dû revenir à la famille de son père adoptif, était un voile qui rendait plus sombre encore la perspective de sa nouvelle existence.

Le lendemain de ce jour, M. Jean alla, selon son désir, prendre des informations sur la maison dont elle lui avait parlé. Il voulait savoir si les jeunes filles que Jen trouverait là seraient capables de comprendre et d’apprécier le charme de sa nature sensible et délicate, si la directrice du pensionnat, surtout, saurait avoir pour elle l’affection tendre et presque maternelle que réclamait son cœur aimant, et aussi l’expérience et le savoir-faire auxquels la pauvre petite isolée aurait peut-être besoin de recourir un jour.

Tous les renseignements qu’il obtint l’ayant amplement satisfait, il conduisit lui-même la fillette dans sa nouvelle demeure la veille de son départ.

Ce ne fut pas sans bien des larmes que Jen fit ses adieux à celui dont la bonté lui rappelait celle de son bienfaiteur ; il fut convenu qu’il viendrait tous les trois mois la voir. D’un autre côté, Mme de la Rocherie promit de lui amener souvent Isaulie, et réclama le soin de la faire sortir les jours de congé.

Une autre circonstance vint aussi adoucir un peu le chagrin de la nouvelle pensionnaire. Mlle Lanceleau, la directrice, ayant parlé à M. Patrice, au cours de l’une de ses visites, de l’embarras où la mettait le départ de la femme de confiance qui accompagnait les élèves externes à leur retour chez leurs parents, Jen avait immédiatement pensé que Rosalie remplirait ce poste délicat avec sa conscience accoutumée, et elle avait saisi avec empressement cette occasion, qui lui permettrait de revoir encore de temps en temps l’excellente femme dont les soins et l’attachement sincère l’avaient, bien des fois, consolée et réconfortée. Et puis, ce serait un souvenir vivant de ces cinq années déjà passées, hélas ! où elle s’était sentie si chaudement entourée, si tendrement aimée !

Mlle Lanceleau, très heureuse de trouver, sans plus de démarches, une personne réunissant toutes les qualités nécessaires à d’aussi sérieuses fonctions, l’en investit sur-le-champ, au grand contentement de Rosalie, qui semblait, depuis la mort de son maître, avoir reporté sur sa fille adoptive toute l’affection qu’elle avait pour lui, et qui n’aurait pu supporter, disait-elle, deux séparations si cruelles et si brusquement répétées.

M. Patrice, de son côté, se réjouissait fort de l’heureuse coïncidence ; il pensait que Jen se trouverait moins seule tant qu’elle sentirait à côté d’elle ce brave cœur, dont le dévouement lui était connu et sur lequel il pouvait compter pour continuer à veiller encore sur la jeune fille.

Mme Patrice ne se départit pas de sa froideur envers celle qui, disait-elle, les dépouillait de ce qui leur revenait de droit. Elle ne trouva pas un mot de tendresse pour la fillette, qui, de son côté, tâchait de surmonter, devant sa cousine, l’abattement où la jetaient son chagrin et la perspective de sa prochaine solitude.

II.

OÙ ROLAND SE RETROUVE. — PROJETS

Après le départ de la famille Patrice, Jen se mit courageusement au travail, voulant trouver dans l’étude, qui l’avait toujours attirée, une compensation et un adoucissement à sa peine. Elle était entourée de jeunes filles charmantes, qui, la croyant réellement la fille de M. Patrice, comprenaient sa douleur et s’efforçaient de la distraire par mille attentions délicates, auxquelles elle se montrait très sensible ; elle répondait à toutes leurs prévenances avec une bonne grâce pleine de simplicité et gagnait, par sa douceur et son heureux caractère, l’affection de toutes les élèves qui, par leur âge, se trouvaient plus rapprochées d’elle.

Mlle Lanceleau eut vite fait de l’apprécier. Par M. Jean Patrice, elle avait été mise au courant des événements successifs qui étaient venus si souvent bouleverser la vie de sa nouvelle élève, et, même avant de l’avoir vue, elle s’était sentie attirée vers elle par un instinctif mouvement de sympathie.

Lorsqu’elle put la juger de près, elle comprit plus que jamais ce que son jeune cœur avait dû souffrir, et s’appliqua à gagner sa confiance, pour pouvoir lui prodiguer plus efficacement les témoignages de la tendresse dont elle se sentait l’âme pleine pour la pauvre Jen.

Cette tâche était difficile. La timidité et la réserve habituelles de la jeune fille mettaient souvent obstacle à des épanchements qui auraient pu établir entre elle et sa nouvelle amie une intimité plus complète et lui faire souvent grand bien. Aussi, tout en se montrant aimable et bonne pour ses compagnes, et tout en paraissant s’accoutumer à son existence de pensionnaire, conservait-elle sur son doux et pâle visage un reflet de la tristesse résignée, mais profonde, qui ne l’abandonnait plus jamais.

Elle ne retrouvait quelques éclairs de gaieté qu’aux jours de sortie, où Isaulie venait la prendre pour la conduire chez Mme de la Rocherie. Lilie, comme on l’appelait toujours, chassait par son enjouement la langueur de Jen, et se montrait triomphante quand, à la fin de la journée, elle

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voyait son amie s’animer un peu et rire avec le cousin Jacques de ses spirituelles réparties.

À part ces congés, qui se renouvelaient chaque jeudi, Mlle Lanceleau faisait faire, chaque semaine, à ses élèves une promenade à Paris ou au Jardin d’Acclimatation, ou même dans quelque petite localité des environs. C’était au cours de l’une de ces promenades que le hasard avait ménagé à la pauvre enfant la rencontre qui devait assurer désormais le bonheur de toute sa vie.

Il y avait cinq mois que Jen avait perdu M. Patrice. On était alors dans la première semaine de mai, le jour de sortie réglementaire était arrivé. Il avait été décidé qu’on partirait, ce jour-là, plus tôt que de coutume, afin de profiter des premiers rayons d’un radieux soleil de printemps. On devait aller déjeuner à la forêt de Saint-Germain, en passant par Bezons et Maisons-Laffitte, et revenir le plus tard possible par les tramways à vapeur. La perspective de cette belle journée mettait tout le monde en fête, et Jen semblait, contre son ordinaire, subir l’influence de l’allégresse générale.

À huit heures du matin, l’essaim joyeux quittait Neuilly et prenait la route de Bezons. De chaque côté de l’allée, où les petites pensionnaires cheminaient en bavardant gaiement, s’élevaient de nombreuses et élégantes villas. Quelques-unes, étant donné l’approche de la belle saison, étaient en réparations, et l’on voyait çà et là s’élever des échafaudages hauts et grêles, que des ouvriers, insouciants du danger, arpentaient crânement, tout en chantant de joyeux refrains.

Jen, qui gardait au fond du cœur le souvenir des jours passés près de son premier père adoptif, avait conservé depuis cette époque de sa vie une sympathie mêlée de respect pour tous ceux qui gagnent leur pain au milieu des plus durs labeurs. Son regard s’arrêtait, plein d’une affectueuse compassion, sur ces visages, la plupart altérés déjà par les fatigues quotidiennes, et elle se disait qu’il lui serait bon, plus tard, d’employer la fortune de M. Patrice à améliorer ces existences, à porter au foyer de tous ces laborieux quelques rayons de bonheur.

Elle se disait aussi que, peut-être, au milieu de ces humbles et de ces petits, qu’elle se plairait à visiter, elle retrouverait un jour ce vieux père Mousse, pour lequel elle conservait toujours une reconnaissance et une affection toutes filiales, et Roland…, Roland, le cher petit frère, si bon, si attentionné pour la pauvre orpheline.

Ces pensées emplissaient son esprit avec une continuité plus persistante que jamais. Maintenant, elle voyait passer devant ses yeux l’image de cet homme et de son fils, tous deux si grands dans leur humble condition, si généreux dans leur misère. Elle revoyait les journées passées dans la modeste voiture, au milieu des bons chiens, dont les regards caressants la suivaient pendant qu’elle remplissait ses fonctions de femme de ménage ; et ses leçons avec Roland, quand le petit garçon, prenant au sérieux son rôle de frère aîné, lui donnait les premières notions de lecture. Puis elle entendait les encouragements affectueux du père Mousse, qui adoucissait sa grosse voix pour lui parler…

Elle s’en allait ainsi, suivant machinalement les autres, s’isolant au milieu de leur gaieté ; lorsque tout à coup, sur un échafaudage élevé au coin d’une rue, il lui sembla voir passer, comme dans une vision, une figure jeune et douce, dont les traits étaient les mêmes que ceux de Roland.

Subitement, elle s’arrêta, regardant le jeune maçon, qui, par son maintien sérieux et l’application qu’il mettait à son travail, contrastait avec ses compagnons aux allures joyeuses.

Mais cela ne dura que quelques secondes. Les jeunes filles qui marchaient derrière elle la poussèrent doucement en éclatant de rire, et s’écrièrent :

— Qu’as-tu, Jen ? Que découvres-tu donc de si intéressant là-haut ?

Jen, un peu confuse d’avoir oublié qu’elle se trouvait au milieu de ses compagnes, rougit, et, sans répondre, continua sa promenade ; mais, maintenant, cette unique pensée l’obsédait : Si c’était Roland ?

Arrivées à la forêt de Saint-Germain, après un déjeuner très bruyant et très gai, on organisa différents jeux ; Jen, pour ne pas paraître trop singulière, se mêla aux autres élèves et fit sa partie comme tout le monde ; mais son front restait songeur, et toujours, toujours elle voyait se dresser devant elle l’échafaudage où il lui semblait avoir vu Roland lui-même sous la blouse poudreuse du maçon. Et, sans relâche, ces quatre mots résonnaient dans son cerveau surexcité : Si c’était lui !

Le soir, on revint en tramway ; Jen en était désolée. Elle aurait voulu prendre de nouveau le chemin parcouru le matin, revoir encore à ce coin de rue celui qui ne pouvait être que le frère perdu, et si tendrement aimé. Elle espéra un instant que, peut-être, on ne pourrait pas trouver assez de places dans le tramway, et qu’un certain nombre des élèves reviendraient à pied, et, malgré l’invraisemblance de cette supposition, elle s’y accrochait avec une énergie incroyable. Mais Mlle Lanceleau avait tout prévu ; quand on arriva près du tramway, les jeunes filles aperçurent un grand omnibus, où les plus petites montèrent sous la garde d’une sous-maîtresse et de Rosalie, pendant que la directrice prenait place avec les autres élèves dans le tramway à vapeur.

Jen eut là une grande déception, et c’était avec peine qu’elle retenait ses larmes. Puis, elle se demandait anxieusement comment elle pourrait avoir la certitude de l’identité de Roland ; car, à moins d’un hasard providentiel, il lui semblait insensé de penser à le rencontrer de nouveau sur sa route. Dans la nuit qui suivit cette journée, elle ne put fermer les yeux une minute ; elle formait mille combinaisons, plus irréalisables les unes que les autres, pour revoir l’ami de son enfance, son frère Roland, et avoir des nouvelles du père Mousse. Vivait-il encore, le pauvre homme ? Oh ! si elle pouvait le revoir cependant, l’appeler père ! comme autrefois. Revoir ce bon visage honnête, où se reflétait toute une vie laborieuse et soumise au devoir !

Le lendemain, à la fin du premier déjeuner, Mlle Lanceleau vint près de Jen et lui demanda de la suivre dans sa chambre, pour causer un peu avec elle ; déjà plusieurs fois, elle avait essayé, par ces entretiens affectueux, d’amener la fillette à lui confier ses peines et ses souvenirs douloureux ; mais la nature concentrée de la petite Anglaise ne pouvait s’accoutumer à ces confidences, et elle avait gardé jusque-là toute sa réserve habituelle, tout en témoignant à la directrice une sincère gratitude pour ces marques de bonté.

Mais elle était bien ébranlée ce matin-là, la pauvre petite, par l’événement de la veille et par sa longue insomnie.

Aussi, lorsque Mlle Lanceleau la fit asseoir à ses côtés et lui demanda avec une tendresse inquiète pourquoi elle paraissait depuis deux jours si triste et si préoccupée, Jen sentit un besoin immense de s’appuyer sur cette affection, toute prête à se donner, et, dans un mouvement inconscient, brisée par tant d’émotions, elle laissa tomber sa tête sur l’épaule de sa nouvelle amie, pendant que ses larmes, trop longtemps comprimées, s’échappaient au milieu de ses sanglots.

Avec des précautions et des délicatesses de mère, Mlle Lanceleau l’attira sur ses genoux, et, sans rien dire, la tint pressée contre elle, tout en la berçant doucement comme un bébé qu’on endort ; de temps en temps, elle embrassait les mèches blondes qui se répandaient en désordre autour du pauvre visage désolé ; et Jen se laissait faire, calmée peu à peu, subissant enfin le charme de cette affection féminine et trouvant là, entre les deux bras qui l’enlaçaient si tendrement, un bien-être qu’elle n’avait connu que dans les bras de sa mère.

Puis, quand elle fut complètement apaisée, elle fut tout étonnée du désir qui la prit de tout dire, de tout raconter à Mlle Lanceleau, sa rencontre de la veille, ses espérances, ses incertitudes et ses craintes.

La directrice la laissa parler ; puis, lorsqu’elle eut terminé son récit :

— Je comprends ce que vous éprouvez, ma chérie, lui dit-elle, je sais votre affection pour les braves cœurs qui n’ont pas hésité à vous accueillir comme une fille et comme une sœur, et je vous promets de vous aider, autant qu’il sera en mon pouvoir de le faire, pour les retrouver. Mais il faut que nous commencions par établir notre plan ; ensuite nous ferons les démarches qui nous sembleront les plus urgentes, et, si nous ne réussissons pas du premier coup, nous ne nous découragerons pas, n’est-ce pas, fillette ? Nous continuerons jusqu’à ce que nous ayions mené notre entreprise à bonne fin, c’est-à-dire jusqu’à ce que vous ayiez pu témoigner à votre bon vieux père Mousse la reconnaissance que vous lui gardez pour l’admirable dévouement dont il a fait preuve envers vous.

— Mais comment faire pour le retrouver ? demanda Jen. Il faudrait savoir où travaille le maçon que j’ai vu hier. Oh ! mademoiselle, si vous vouliez me permettre d’aller avec Rosalie sur l’avenue où je l’ai rencontré… Peut-être y est-il encore aujourd’hui.

— Non, fillette, dit en souriant Mlle Lanceleau, je ne puis vous laisser faire cette démarche. D’abord, vous pouvez vous être trompée ; et quand même ce jeune homme serait votre frère d’autrefois, qui sait s’il est toujours resté le Roland que vous avez connu et aimé ? Voici ce que je vais essayer : vous allez donner à Rosalie des renseignements aussi précis que vous le pourrez, afin qu’elle retrouve la fameuse maison en réparations ; elle demandera aux ouvriers s’il y a parmi eux un maçon du nom de Mousse Roland, et, s’ils répondent affirmativement, elle lui demandera à lui-même de venir me parler ; je veux le questionner, moi seule d’abord, pour savoir si lui et son vieux père sont encore vraiment dignes de votre affection.

— Oh ! pour cela, mademoiselle, j’en suis sûre, s’écria Jen ; si vous saviez comme ils étaient bons tous deux !

— J’espère bien qu’ils le sont encore ; mais il vaut mieux prévoir un changement, possible après tout, pour vous éviter une trop grande déception, s’ils n’étaient plus ce que vous vous attendez à les voir. Il ne faut pas non plus trop compter sur la visite du jeune homme aujourd’hui ; votre bonne Rosalie peut ne pas le rencontrer, il est peut-être occupé dans un autre endroit ; n’y pensez donc pas trop, tâchez de vous occuper ; dès que je pourrai vous communiquer une bonne nouvelle, je vous ferai demander. Pour le moment, je vais appeler Rosalie, afin que vous lui donniez vos instructions.

Mlle Lanceleau appela, en effet, la brave fille, qui se montra d’abord hésitante quand on l’eût mise au courant de la situation.

— Ce pauvre M. Patrice redoutait toujours que Mlle Jen retrouvât son père Mousse, dit-elle tristement ; il avait peur que sa fille n’aime mieux ces gens-là que lui… Ce n’est peut-être pas bien de ma part d’aller les chercher maintenant… Mon bon maître avait tant de confiance en moi… S’il avait su que j’agirais comme cela quand il ne serait plus là !…

— Ma bonne Rosalie, reprit la fillette, vous savez bien que j’aimais de tout mon cœur ce père qui s’est montré si bon, si généreux pour moi ; je vous assure que rien ne me fera jamais oublier ce qu’il a été pour la petite orpheline, dont il s’est efforcé de faire le bonheur. Mais vous savez bien aussi que, s’il était encore là, il serait le premier à rechercher mes anciens bienfaiteurs et à leur venir en aide, s’ils sont dans le besoin, d’abord par charité, car il était très bienfaisant pour tous, et aussi par affection pour moi, car il savait quelle joie j’éprouverais à les retrouver. Vous vous souvenez bien qu’à Saint-Y…, l’année qui a suivi mon adoption, il me conduisait chaque jour à la foire pour attendre l’arrivée du montreur de chiens.

La pauvre fille, à tous ces souvenirs qui lui rappelaient la bonté de son maître, fondit en larmes et finit par comprendre qu’en travaillant au bonheur de Jen, elle ne manquerait en rien à la mémoire de M. Patrice. Elle se prépara donc à se mettre en route pour rechercher Roland.

D’après les indications que lui avait données Jen, elle ne tarda pas à trouver la maison où les ouvriers continuaient à travailler comme la veille ; au pied de l’échafaudage, un petit manœuvre fabriquait du mortier ; ce fut à lui qu’elle s’adressa pour savoir si, parmi ses camarades, se trouvait le maçon Roland Mousse. Mais l’enfant ne se souvenait pas avoir entendu ce nom. Il héla les travailleurs, qui, du haut de leur échafaudage, crièrent à leur tour qu’ils ne le connaissaient pas.

Rosalie, un peu désappointée de cet insuccès, les remercia et se disposait à revenir, lorsqu’elle se ravisa ; une idée subite venait de la saisir.

— Est-ce que tous les ouvriers qui travaillaient là, hier, y sont encore aujourd’hui ? redemanda-t-elle au manœuvre.

De nouveau, le gamin appela ses compagnons pour leur transmettre la question.

— Ah ! non, cria l’un d’eux ; il manque Roussel et puis le Ténébreux.

— Ce n’est pas ces noms-là, dit Rosalie.

— Mais vous savez, dit l’ouvrier, celui qu’on appelle le Ténébreux, on ne sait pas au juste son nom ; c’est peut-être bien celui que vous cherchez.

— Et où travaille-t-il aujourd’hui ?

— Ça, je n’en sais rien ; faudrait le demander au patron. C’est M. Griffard, entrepreneur à Neuilly, rue des Halles.

Cette fois, Rosalie revint le plus vite possible chez Mlle Lanceleau, afin de savoir si elle devait continuer ses recherches.

Jen attendait son retour avec une impatience qui lui donnait la fièvre, elle avait fait tous ses efforts pour suivre les conseils de la directrice et occuper son esprit, afin de l’enlever un peu à ses absorbantes pensées. Mais c’avait été peine inutile, elle n’avait même pas pu rester au milieu des autres élèves, dont les jeux bruyants et la gaieté lui faisaient mal ; seule dans sa petite chambre, elle réfléchissait et se laissait aller à l’espérance que Rosalie lui ramènerait Roland.

Dès que Mlle Lanceleau eut connu le résultat des premières démarches, elle envoya Rosalie chez l’entrepreneur dont elle avait l’adresse et qui devait, lui, connaître les noms véritables de tous les hommes qu’il employait. Malheureusement, il était déjà tard, et M. Griffard était allé dîner en ville ; on répondit à Rosalie qu’elle ne pourrait lui parler que le lendemain matin.

Il fallut bien faire connaître à Jen le peu de succès de ces premières informations. Elle se montra attristée des obstacles qui avaient retardé l’entrevue de Mlle Lanceleau et du jeune homme, mais non point découragée.

— Je suis sûre, dit-elle, que c’est à Roland que ses camarades ont donné le surnom de Ténébreux. Quand je l’ai vu hier, il paraissait être tout à fait à l’écart des autres ; d’ailleurs, quand il était petit, il restait souvent de longs moments seul, sur le bord de la voiture, sans rien me dire, et je ne le voyais jamais jouer comme les autres garçons de son âge ; il était toujours rêveur et un peu triste. Vous voyez bien, mademoiselle, que ce ne peut être que lui ! Oh ! mon Dieu ! que je voudrais être à demain pour connaître la réponse de l’entrepreneur !

Cette nuit-là fut encore bien longue pour la pauvre fillette ; cependant, vers le matin, vaincue par tant d’émotions et aussi par la fatigue de la nuit précédente, elle s’endormit d’un profond sommeil.

Mlle Lanceleau fut heureuse de ce repos ; elle commençait à craindre que la nature délicate de Jen ne se ressentit de telles secousses.

De bonne heure, Rosalie partit pour sa mission ; elle revint au bout de très peu de temps. L’entrepreneur ne connaissait personne du nom de Mousse. Il avait feuilleté inutilement le registre où étaient inscrits tous ses ouvriers ; cependant, il s’aperçut que l’un d’eux avait signé : Mousserac, et fit remarquer à Rosalie que Mousse était peut-être un diminutif de ce nom.

Mlle Lanceleau pensa comme lui ; mais, ne voulant pas interrompre le sommeil réparateur de son élève, elle résolut de pousser jusqu’au bout les investigations sans la consulter. Elle partit donc à son tour pour aller demander où le maçon Mousserac travaillait ce jour-là. C’était à Paris, avenue de la Grande-Armée, heureusement assez près de Neuilly. Elle prit une voiture, se fit conduire immédiatement à l’adresse indiquée et demanda le jeune homme.

Il se présenta aussitôt.

Mlle Lanceleau fut frappée de sa physionomie intelligente et de la distinction de ses manières. Ses vêtements d’ouvrier semblaient être un déguisement.

— Monsieur, lui demanda-t-elle sans préambule, connaissez-vous Roland Mousse ?

— C’est moi, madame, dit-il en la regardant d’un air étonné ; on m’appelle comme cela quelque-fois, quoique mon vrai nom soit : Mousserac. Ainsi, c’était bien lui. Jen allait retrouver ceux dont elle avait depuis si longtemps pleuré l’absence. À la pensée de la joie de sa petite amie, Mlle Lanceleau se sentit envahie d’une violente émotion.

— J’ai entendu parler de vous, continua-t-elle, par une personne qui s’intéresse beaucoup à votre père ; vit-il encore ?

À cette question, un nuage de tristesse passa sur le front de Roland, et les larmes lui vinrent aux yeux.

— Il vit, madame, répondit-il, mais il est à l’hôpital depuis cet hiver ; et il est si malade, que j’ai bien peur de ne pas l’en voir sortir.

— Eh bien ! mon ami, donnez-moi son adresse, j’irai le voir, et je lui annoncerai une visite qui, j’en suis persuadée, lui fera du bien. Qu’a-t-il, votre vieux père ? Et vous, comment êtes-vous là ?

— Voilà, madame, dit le jeune homme en rougissant un peu, c’est une longue histoire… Mon père était autrefois montreur de chiens, nous parcourions toutes les foires, allant de ville en ville ; mais ce métier-là ne me plaisait guère. J’aurais voulu pouvoir faire autre chose. Le père l’a compris et a voulu que je suive mes goûts. Il y a quatre ans à peu près, il est venu à Paris, au bout de quelque temps il a vendu ses chiens, à l’exception d’un seul, le préféré ; puis il s’est fait porteur d’eau et commissionnaire. Dans le quartier où nous nous étions installés, on n’avait pas tardé à le connaître et à s’apercevoir de son honnêteté ; aussi, tout le monde l’employait, et il réussissait à gagner pas mal. Il fit alors des économies pour payer ma pension dans une institution, où il avait absolument voulu me mettre ; car il avait de l’ambition pour moi et tenait à ce que je possède une bonne instruction. Tout alla à peu près jusqu’au mois de décembre dernier. Il ne mangeait pas lourd, le pauvre homme ! et il travaillait dur. Un jour, on lui avait donné à porter un fardeau très pesant ; si j’avais été là, je l’aurais

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empêché de le prendre, mais lui ne refusait jamais l’ouvrage. Après avoir fait sa course, il avait extrêmement chaud, et, cependant, la température était très froide ; en rentrant dans sa petite chambre, au lieu de faire du feu, il se coucha dans un lit glacé ; le lendemain, il toussait beaucoup, mais il se leva quand même pour faire les commissions des ménagères qui comptaient sur lui ; il avait de la fièvre et ne put rien manger. Malgré sa faiblesse, il continua son travail comme d’habitude ; mais à bout de forces, après quelques heures de travail, il fut pris de vertiges au moment où il montait de l’eau à un troisième étage ; il fit une chute terrible. Quand on le releva, il souffrait horriblement d’une jambe, et on le transporta immédiatement à l’hospice. Quand on vint m’avertir le soir, je courus à l’hôpital, où j’arrivai plus mort que vif ; mon père avait la jambe fracturée ; de plus, on s’attendait à ce qu’une fluxion de poitrine se déclarât. Il avait une fièvre si violente, que, dans son délire, il ne me reconnut pas, et cependant, c’était mon nom qu’il prononçait à chaque instant. Il appelait aussi Jen, une petite sœur que j’ai perdue, ajouta Roland tristement. Je fus très effrayé de le voir en cet état, je voulais absolument rester près de lui, mais c’était impossible ; un interne vint me signifier que je devais m’éloigner, et que je ne pourrais voir mon père que quelques minutes chaque jour. Oh ! madame, si vous saviez ce que j’ai souffert pendant cette maladie !

Et vous, alors, qu’avez-vous fait ? demanda Mlle Lanceleau.

— Je ne pouvais plus rester à la pension, madame, vous le comprenez. Le directeur, qui était très bon, voulait me conserver quand même, mais j’étais d’âge et de force à gagner ma vie, et je ne voulais pas rester là par charité ; je me suis fait manœuvre, et quand le père a été assez bien pour que je lui dise cela, il m’a répondu simplement : tu as bien fait, Roland. Je vous demande pardon, madame, dit enfin le jeune homme, je vous parle de tout cela sans vous connaître, et cela ne peut pas vous intéresser… Mais serait-ce une indiscrétion de vous demander qui vous a parlé de nous ?… C’est probablement quelqu’un de notre quartier ; et cependant, généralement, toutes les dames qui faisaient travailler mon père et qui l’aimaient bien, venaient prendre de ses nouvelles chez moi, dans la petite chambre que je continue à habiter.

Mlle Lanceleau, convaincue par cette conversation que les braves gens dont Jen lui avaient parlé étaient toujours dignes de son estime et de son affection, jugea inutile de cacher plus longtemps à Roland le nom de la petite sœur que lui aussi paraissait tant aimer encore.

— M. Roland, dit-elle, je suis envoyée par Mlle Jen Patrice !

— Jen ! s’écria le jeune homme en joignant les mains. Oh ! mon Dieu ! elle pense donc toujours à nous ! Mais où est-elle ? comment sait-elle que je suis ici ?

Mlle Lanceleau lui raconta en quelques mots la mort de M. Patrice, l’entrée de Jen dans sa maison, son désir de revoir le père Mousse, son espoir quand elle avait cru voir Roland, et les démarches qu’on faisait depuis la veille pour le retrouver. Mais elle ne dit rien de l’immense fortune que possédait la petite Anglaise, craignant que le jeune homme, avec sa délicatesse, renonçât à voir sa sœur d’adoption, plutôt que de s’exposer à recevoir d’elle, pour lui ou pour son vieux père, des secours qui révolteraient sa fierté. Elle lui laissa donc supposer que la petite orpheline était, depuis la mort de M. Patrice, sans ressources comme par le passé.

La bonne demoiselle demanda ensuite dans quel hôpital se trouvait le père Mousse, afin de lui annoncer le retour de sa petite Jen. Roland aurait bien voulu l’accompagner, pour être témoin de la joie de son pauvre vieux père ; mais il était obligé de rester à son travail. Il chargea Mlle Lanceleau de lui dire, et de dire aussi à Jen avec quelle impatience il attendait la fin de la journée, afin de pouvoir jouir du bonheur de l’un et de retrouver dans l’autre la petite sœur dont la séparation lui avait toujours été si cruelle.

À l’hôpital, Mlle Lanceleau prit plus de précautions pour préparer le pauvre vieux malade à cette joie inespérée. Lui aussi, le père Mousse, conservait au cœur le souvenir de la petite orpheline qu’il avait recueillie et aimée comme sa vraie fille. Quand il sut que, de son côté, Jen n’avait pu l’oublier malgré son long silence, silence qui lui avait bien coûté, mais auquel il avait cru devoir se soumettre, il ne put retenir ses larmes et demanda à la revoir de suite.

Lorsque Jen se réveilla, la directrice était à côté de son lit, et la regardait en souriant d’un air si heureux, qu’elle s’écria aussitôt :

— Oh ! mademoiselle, vous les avez retrouvés ?

Et quand elle sut ce qui s’était passé pendant cette matinée, elle eut une explosion de joie, qui, chez elle aussi, se manifesta par des larmes. Son impatience ne connaissait plus de bornes ; elle s’habilla à la hâte, et, accompagnée de Mlle Lanceleau, prit un fiacre, qui lui paraissait ne pas avancer dans les rues de Paris. Il lui semblait que sa vue guérirait le père Mousse, et elle ne voulait pas penser que les craintes de Roland pussent se réaliser.

Quand elle entra dans la salle des convalescents, tous ceux qui étaient là regardèrent avec étonnement la fillette, si charmante dans sa robe noire, avec ses cheveux blonds tombant en flots onduleux sur ses épaules, s’élancer vers le lit du père Mousse et se jeter en sanglotant entre ses bras.

— Oh ! père Mousse ! père Mousse ! disait-elle.

Le vieillard, lui, ne pouvait articuler aucune parole ; mais doucement, bien doucement, il passait ses mains amaigries dans les longs cheveux blonds.

Le soir, dans le parloir de Mlle Lanceleau, la scène fut moins émouvante, mais l’entretien dura plus longtemps. Les jeunes gens ne pouvaient se lasser d’entendre réciproquement le récit de leur vie pendant ces cinq dernières années. Ils ne se quittèrent qu’avec la promesse de la directrice de permettre ces visites chaque jour.

Jen écrivit aussitôt à M. Jean Patrice l’heureux événement qui venait de lui arriver, et lui demanda d’avancer de quelques jours le voyage qu’il devait faire le mois suivant, parce qu’elle avait des projets pour lesquels elle désirait beaucoup le consulter. M. Jean se rendit à son désir, et arriva la semaine suivante.

Or, voici quels étaient les projets de Jen :

Installer le père Mousse dans une petite maison de Neuilly, et y vivre avec lui et la bonne Rosalie comme femme de confiance. Faciliter à Roland les moyens d’entrer à l’École des Beaux-Arts et de devenir plus tard un architecte de talent.

M. Jean applaudit de tout son cœur à ce plan. Mais il fallait le consentement de Roland, et ce ne fut pas chose facile. C’est tout au plus si la douce et affectueuse autorité de celle qu’il appelait toujours sa chère petite sœur, réussit à lui faire accepter momentanément cette combinaison à titre de prêt, car il s’engagea à restituer plus tard tout ce qui lui serait avancé sur la fortune de Jen.


CONCLUSION


Il y a neuf ans que ces événements se sont accomplis. Dans une gentille maison de Neuilly, où l’on voit à la porte une plaque de cuivre avec ces mots :

Roland Mousserac, architecte

tout le monde est en fête. Dans le jardin, plusieurs groupes se promènent d’un air joyeux. Ce sont d’abord M. et Mme Jean Patrice, puis leur fils Joseph, en brillant uniforme d’officier de cavalerie, ayant à son bras Isaulie, sa femme.

Mme Patrice n’a plus son visage rigide et maussade d’autrefois. À sa majorité, Jen, pouvant librement disposer de sa fortune, a voulu la restituer à Joseph. Son tuteur s’y est opposé. Mais cette fois, la jeune fille n’a pas été complètement vaincue, et elle a obtenu de partager intégralement avec son frère Joseph la fortune de M. Patrice. Mme Jean, touchée enfin de cette délicatesse, et heureuse de voir rendre à son fils les richesses sur lesquelles elle ne comptait plus, a reconnu ses torts envers sa petite cousine et lui témoigne depuis une sincère affection.

Jen, Mme Mousserac maintenant, est près de son mari ; Mlle Lanceleau et Mme de la Rocherie les accompagnent. On fête le troisième anniversaire de leur mariage.

Et, plus loin, sous une vérandah, où grimpent des liserons et des capucines, un vieillard est confortablement installé dans un fauteuil. Sur son visage vénérable resplendit le bonheur et la paix, et rien n’égale la douceur de son sourire lorsqu’il regarde le joli bébé, blond comme Jen, qui se roule à ses pieds sur le sable, avec un bel épagneul.

De temps en temps, le bébé interrompt ses jeux ; il étend un petit doigt vers le chien, dont les bons yeux intelligents semblent aussi lui sourire, et, dans un gazouillement encore presque inintelligible, il s’écrie :

— Gand pé Mousse, gade Capi !

FIN.

TABLE.


I. — 
 7
II. — 
 18
III. — 
 33
IV. — 
 38
 59
 64
VIII. — 
 72
IX. — 
 78
X. — 
 86
XI. — 
 94
XII. — 
 100
 108
XIV. — 
 114
 124
 131
 157

Imp. MÉGARD et Cie, rue Saint-Hilaire, 136.