Éryxias (trad. Souilhé)

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Éryxias
Traduction par Joseph Souilhé.
Texte établi par Joseph SouilhéLes Belles Lettres (Œuvres complètes, tome XIII, 3e  partiep. 123-167).

ÉRYXIAS

[ou Sur la richesse.]


392Introduction.

Nous étions en train de nous promener sous le portique de Zeus Libérateur[1], Éryxias de Steiria[2] et moi, quand vinrent à nous Critias et Érasistratos le neveu de Phéax, fils d’Érasistratos. Ce dernier était rentré tout récemment de Sicile et de ces régions. « Salut, Socrate », dit-il, en nous abordant. b— « Salut à toi pareillement », répondis-je. « Et alors ? Nous rapportes-tu quelque bonne nouvelle de Sicile ? » « Mais tout à fait. Voulez-vous, continua-t-il, que nous nous asseyons d’abord ? car je suis fatigué d’avoir fait la route à pied depuis Mégare ». — « Volontiers, si cela te fait plaisir ». — « Eh bien : que voulez-vous savoir en premier lieu des gens de là-bas ? Ce qu’ils font ou quels sentiments ils ont à l’égard de notre ville ? Leur humeur envers nous me fait tout à fait penser aux guêpes : si, en effet, con les excite un tant soit peu et si on les irrite, on n’en peut venir à bout, à moins de s’attaquer à l’essaim et de le détruire complètement. Ainsi des gens de Syracuse. Si on ne se donne la peine d’armer une flotte puissante pour aller là-bas, il n’y aura pas moyen de soumettre cette ville ; de petites expéditions ne feraient que les irriter davantage et les rendraient souverainement insupportables. Ils viennent de nous envoyer des ambassadeurs, mais je crois bien que c’est pour tendre dquelque embûche à notre cité ».

Tandis que nous causions[3], voici que les ambassadeurs passèrent. Alors, Érasistratos me montrant l’un d’entre eux, me dit : « Tiens, celui-là, Socrate, c’est le plus riche des Siciliens et des Italiens. Comment ne le serait-il pas, poursuivit-il, lui qui possède une telle étendue de terrain qu’il lui serait facile, s’il voulait, de faire des labours d’une étendue immense ! On n’en trouverait certainement pas une pareille dans toute la Grèce. De plus, ses autres richesses sont considérables, esclaves, chevaux, or, argent… » Comme je le voyais lancé à pérorer 393sur la fortune de cet homme, je lui demandai : « Eh bien ! Érasistratos, pour quelle sorte d’homme passe-t-il en Sicile ? » — « Lui, dit-il, il passe pour le plus scélérat des Siciliens et des Italiens, et il l’est plus que tous, d’autant plus scélérat qu’il est plus riche. Aussi, demande à n’importe quel Sicilien quel homme, à son avis, est le plus scélérat et le plus riche, personne ne t’en désignera un autre que lui ».


Première thèse.

M’apercevant qu’il mettait la conversation sur un sujet qui n’était pas de médiocre importance, puisqu’il s’agissait des questions qui passent pour les plus graves, c’est-à-dire la vertu et la richesse, je lui demandai lequel bdes deux hommes lui semblait le plus riche, celui qui se trouve avoir des talents d’argent, ou celui qui possède un champ d’une valeur de deux talents. — « C’est, je pense, répondit-il, celui qui possède le champ ». — « Donc, repris-je, d’après ce même raisonnement, si quelqu’un avait des vêtements, des tapis, ou d’autres objets de plus de valeur encore que tout ce que possède cet étranger, il serait plus riche que lui ». — Il en convint également. — « Mais si on te donnait le choix centre les deux, que prendrais-tu ? » — « Moi, répondit-il, ce qui a le plus de valeur ». — « Et tu croirais ainsi être plus riche ? » — « Précisément ». — « Donc, celui-là nous paraît être le plus riche qui possède des objets de la plus grande valeur ? » — « Oui », dit-il. — « Par conséquent, continuai-je, les gens bien portants seraient plus riches que les malades, si la santé est un trésor beaucoup plus précieux que les biens possédés par le malade[4]. Il n’est, en effet, personne qui ne préfère la santé, avec une petite fortune, à la maladie, jointe à toutes les richesses du grand roi[5], dparce qu’on estime évidemment la santé comme de bien plus grande valeur. Or, on ne la préférerait certes pas, si on ne la jugeait supérieure à la fortune ». — « Évidemment non ». — « Et si on pouvait trouver quelque autre chose de plus précieux que la santé, c’est celui qui la posséderait qui serait le plus riche ». — « Oui ». — « Eh bien ! si quelqu’un à présent nous abordait et nous demandait : Ô vous, Socrate, Éryxias, Érasistratos, pourriez-vous me dire quel est pour l’homme le bien le plus précieux ? eN’est-ce pas celui dont la possession lui permettra de prendre les décisions les plus utiles sur la manière de conduire le mieux possible ses propres affaires et celles de ses amis ? Qu’est-ce donc à notre avis ? » — « Il me semble, Socrate, que le bonheur est ce qu’il y a de plus précieux pour l’homme ». — « Et tu n’as pas tort, répliquai-je. Mais estimerons-nous que les plus heureux parmi les hommes sont ceux qui réussissent le mieux[6] ? » — « Il me le paraît bien ». — « Or, ceux qui réussissent le mieux, ne sont-ils pas ceux qui se trompent le plus rarement sur ce qui les concerne eux et les autres, et qui généralement obtiennent les plus grands succès ? » — « Tout à fait ». — « Et ce sont, n’est-ce pas, ceux qui savent ce qui est bien ou mal, ce qu’il faut faire ou non, 394qui réussissent le mieux et se trompent le moins ? » — Là-dessus, il fut aussi de mon avis. — « Donc ce sont les mêmes hommes qui nous paraissent à la fois les plus sages, les plus avisés dans leurs affaires, les plus heureux et les plus riches, si toutefois c’est la sagesse qui, de tous les biens, nous semble être le plus précieux ». — « Oui ». — « Mais, Socrate, reprit Éryxias, à quoi servirait à l’homme d’être plus sage que Nestor, s’il n’avait même pas le nécessaire pour vivre, ben fait de nourriture, de boisson, de vêtements et de toute autre chose du même genre ? De quelle utilité lui serait la sagesse ? Comment pourrait-il être le plus riche, celui qui en serait presque réduit à mendier, puisqu’il manquerait des objets de première nécessité ? » — Il me sembla tout à fait que son objection était sérieuse. « Mais, répondis-je, celui qui possède la sagesse subira-t-il une telle infortune, s’il vient à manquer de ces biens ; et, au contraire, qui aurait la maison de Poulytion[7], cmême pleine d’or et d’argent, ne manquerait-il de rien ? » — « Qui l’empêche, reprit-il, de disposer de ces ressources et d’avoir aussitôt en échange tout ce dont il a besoin pour vivre, ou de l’argent qui lui permettra de se le procurer, et sur le champ de se munir de toutes choses en abondance ? » — « Oui, répliquai-je, à condition de tomber sur des hommes qui préfèrent une semblable maison à la sagesse de Nestor, dcar s’ils étaient capables d’apprécier davantage la sagesse humaine et ce qu’elle produit, le sage aurait un bien plus riche objet d’échange si, en cas de besoin, il voulait disposer de sa sagesse et de ses œuvres. L’utilité de la maison est-elle si grande et si impérieuse, importe-t-il tellement à la vie de l’homme d’habiter une demeure de cette richesse plutôt qu’une étroite et pauvre maisonnette, et l’utilité de la sagesse, au contraire, eest-elle si insignifiante, importe-t-il si peu d’être un sage ou un sot en ce qui concerne les problèmes les plus graves ? Est-ce une chose méprisable pour les hommes et qui ne trouve point d’acheteurs, tandis que le cyprès ornant la maison de Poulytion et les marbres pentéliques[8], tant de gens en éprouvent le besoin et veulent les acheter ? S’agit-il d’un habile pilote, d’un médecin compétent ou de tout homme capable d’exercer avec adresse un art de ce genre, il n’est pas un d’entre eux qui ne soit plus estimé que les plus précieux des biens, et quiconque est capable de délibérer avec sagesse sur la meilleure conduite à tenir concernant ses propres affaires et celles des autres, ne trouverait donc pas acheteur, 395s’il voulait vendre[9] ? » — Là-dessus, Éryxias me regarda de l’air d’un homme froissé : « Mais alors, toi, Socrate, si tu dois dire la vérité, tu te prétendrais plus riche que Callias le fils d’Hipponicos[10] ? Car, évidemment, tu ne t’avouerais inférieur à lui sur aucune des questions les plus graves, mais tu t’estimes plus sage. Et cependant, tu n’en es pas plus riche ». — « Tu crois peut-être, Éryxias, répondis-je, que nos discours présents sont un pur jeu et n’ont aucune vérité, bmais que nous faisons comme au jeu de trictrac, où, si l’on enlève une pièce, on peut à tel point dominer l’adversaire qu’il est incapable de riposter. Tu supposes, sans doute, que, dans cette question des richesses, une thèse n’est pas plus vraie que l’autre et qu’il y a certains raisonnements qui ne sont pas plus vrais que faux : en les employant, on vient à bout des contradicteurs, qui disent, par exemple, que les plus sages sont aussi les plus riches, et, ce disant, con soutient le faux contre ceux qui affirment la vérité[11]. À cela, rien peut-être de bien étonnant. C’est comme si deux hommes discutaient à propos des lettres, l’un prétendant que Socrate commence par une S, l’autre, par un A. Il se pourrait que le raisonnement de celui qui dit qu’il commence par un A fût plus fort que le raisonnement de celui qui dit qu’il commence par une S ». — Éryxias jeta ses regards sur les assistants, moitié souriant moitié rougissant, comme s’il avait été absent jusque-là de notre conversation : « Pour moi, Socrate, dit-il, je ne pensais pas qu’on dût tenir ddes discours dont on n’arrivera à persuader aucun de ceux qui les entendent et auxquels on ne peut rien gagner, — quel homme sensé se laisserait, en effet, jamais convaincre que les plus sages sont aussi les plus riches ? Mais plutôt, puisqu’il s’agit de richesses, il faudrait discuter comment il est beau ou comment il est honteux de s’enrichir, et voir si le fait même d’être riche est un bien ou un mal ». — « Soit, répondis-je, nous allons donc désormais nous tenir sur nos gardes, eet tu fais bien de nous avertir. Mais puisque tu introduis la discussion, pourquoi n’essaierais-tu pas toi-même de dire si cela te paraît à toi un bien ou un mal de s’enrichir, étant donné, d’après toi, que nos discours précédents n’ont pas touché ce sujet ? » — « Eh bien ! pour moi, répondit-il, je crois que c’est un bien de s’enrichir ».


Deuxième thèse.

Il voulait encore ajouter quelque chose, mais Critias l’interrompit : « Or ça, dis-moi, Éryxias, tu penses que c’est un bien d’être riche ? » — « Certes oui, par Zeus, sinon je serais toqué, et il n’est personne, je suppose, qui n’en convienne ». — « Pourtant, répliqua l’autre, il n’est, je crois, personne non plus que je ne fasse convenir avec moi que, 396pour certaines gens, c’est un mal d’être riche. Or, si c’était un bien, cela ne pourrait paraître un mal pour quelques-uns d’entre nous ». — Je leur dis alors : « Si vous vous trouviez en désaccord sur la question de savoir lequel de vous deux avance les propositions les plus exactes sur l’équitation, comment on monte le mieux à cheval, et s’il arrivait que je fusse moi-même un homme compétent dans la matière, je m’efforcerais de terminer votre différend, — j’aurais honte, moi présent, de ne pas faire tout mon possible pour empêcher vos dissentiments. Ainsi de tout autre sujet de désaccord, bcar forcément, si vous ne finissez par vous entendre, vous vous séparerez plus ennemis qu’amis. Or maintenant, puisque vous voilà divisés à propos d’une chose dont il faut faire usage durant toute la vie et pour laquelle il importe tant de savoir le cas qu’il en faut faire, si elle est utile ou non, — et cette chose n’est pas de celles qui passent parmi les Grecs pour insignifiante, mais pour très sérieuse : les parents, dès que leurs fils leur paraissent en âge de raisonner, cles engagent d’abord à rechercher les moyens de faire fortune[12], car si tu as quelque chose, on t’estime ; autrement, non[13], — puisque donc, on se préoccupe si fort de cette affaire, et que vous, d’accord sur tout le reste, vous différez d’avis en matière si grave ; puisque, de plus, votre désaccord ne porte pas sur le fait de savoir si la richesse est noire ou blanche, légère ou lourde, mais si elle est un bien ou un mal, et que rien ne peut mettre l’inimitié entre vous comme ce dissentiment dsur les biens et les maux, alors que les liens du sang et de l’amitié vous unissent si étroitement, — moi, autant que c’est en mon pouvoir, je ne souffrirais pas de vous voir en désaccord l’un contre l’autre, mais, si j’en étais capable, je vous dirais ce qui en est et ferais cesser ainsi ce désaccord. Présentement, puisque je m’en trouve incapable et que, d’autre part, chacun de vous deux se croit de taille eà forcer l’assentiment de l’autre, je suis prêt à vous aider autant que je le puis, à convenir entre vous de la vérité sur ce point. À toi donc, Critias, ajoutai-je, de nous amener à ton avis, comme tu as entrepris de le faire ». — « Mais, répondit-il, ainsi que j’avais commencé, je demanderais volontiers à Éryxias s’il pense qu’il y a des hommes justes et injustes ». — « Oui, par Zeus, dit celui-ci, absolument ». — « Mais quoi, commettre une injustice, est-ce un mal, selon toi, ou un bien ? » — « Un mal, évidemment ». — « Te semble-t-il qu’un homme entretenant, au moyen d’argent, une liaison adultère avec les femmes de ses voisins, commette une injustice, oui ou non ? Et cela, malgré les défenses de la cité et des lois ? » — « Pour moi, je crois qu’il commet une injustice ». — « Donc, poursuivit-il, s’il est riche et peut dépenser de l’argent, le premier homme injuste venu et quiconque voudra, pourra se rendre coupable. 397Si, au contraire, il n’est pas riche et n’a pas de quoi dépenser, il ne pourra faire ce qu’il veut et, par conséquent, ne saurait se rendre coupable. C’est pourquoi, il est plus avantageux à l’homme de ne pas être riche, puisque ainsi, il fait moins ce qu’il veut[14], — et il veut ce qui est mauvais. Mais encore, diras-tu que la maladie est un mal ou un bien ? » — « Un mal certes ». — « Eh quoi ! Ne crois-tu pas qu’il y ait des gens intempérants ? » — « Je le crois ». — « Or, s’il valait mieux pour cet homme, beu égard à sa santé, s’abstenir des mets, des boissons et des autres prétendus plaisirs, et s’il n’en avait pas le courage à cause de son intempérance, ne serait-il pas préférable pour lui de ne pas avoir de quoi se les procurer, plutôt que de posséder en abondance ces commodités de la vie ? De cette sorte, il serait dans l’impossibilité de commettre des fautes, même s’il en avait le plus vif désir ».


Intermède.

Critias parut avoir bien parlé, — et si bien, que, cn’eut été une certaine pudeur qui le retenait devant l’assistance, Éryxias n’aurait pu s’empêcher de se lever pour aller le battre, tant il croyait avoir perdu à s’apercevoir clairement de la fausseté de son opinion sur la richesse. Mais moi, voyant l’attitude d’Éryxias et craignant qu’on en vînt aux injures et aux altercations, je pris la parole : « Ce raisonnement, naguère, au Lycée, un homme sage, Prodicos de Céos le soutenait[15], mais les assistants jugeaient qu’il disait des bêtises, dsi bien qu’il n’arrivait à persuader personne que telle était la vérité. Alors, un tout petit jeune homme s’avança. Il babillait agréablement et, s’asseyant, se mit à rire, à se moquer, à tourmenter Prodicos pour qu’il rendît raison de ses paroles. Je vous assure qu’il eut beaucoup plus de succès auprès des auditeurs que Prodicos ». — « Pourrais-tu nous rapporter la discussion ? » demanda Érasistratos. — « Tout à fait, pourvu que je m’en souvienne. eVoici je crois bien à peu près comment cela se passa.

Le jeune homme demandait à Prodicos en quoi, d’après lui, la richesse était un mal, en quoi elle était un bien. Celui-ci répondit comme tu viens de le faire : « Elle est un bien pour les gens honnêtes, pour ceux qui savent l’usage qu’il faut faire des richesses, oui, pour eux, elle est un bien, mais, pour les méchants, pour ceux qui ne savent pas, elle est un mal. Il en est ainsi de toutes choses, ajouta-t-il : tant valent ceux qui s’en servent, tant nécessairement valent pour eux les choses. Et le vers d’Archiloque me paraît bien juste :

Aux sages, les choses sont ce qu’ils les font[16].

398Par conséquent, dit le jeune homme, si on me rend sage de cette sagesse qu’ont les gens de bien, on devra forcément rendre bonnes pour moi toutes choses, sans se préoccuper d’elles le moins du monde, mais par le simple fait d’avoir changé mon ignorance en sagesse. Ainsi, fait-on de moi présentement un grammairien ? on me rendra nécessairement toutes choses grammaticales ; si c’est musicien, elles deviendront musicales, et de même, quand on fait de moi un homme de bien, bon rendra également toutes choses bonnes pour moi ». Prodicos n’admit pas le dernier exemple, mais il convint des premiers[17]. « Te semble-t-il, demanda le jeune homme, que c’est une œuvre d’homme d’accomplir de bonnes actions, comme de bâtir une maison ? ou, nécessairement, telles ont été les actions dès le début, bonnes ou mauvaises, telles doivent-elles rester jusqu’à la fin ? » — Prodicos me parut soupçonner où tendait très habilement le discours. Pour ne pas avoir l’air d’être confondu devant tout le monde par un jeune homme, — car subir seul cette défaite lui était indifférent —, il répondit que c’était une œuvre d’homme. — « Et crois-tu, reprit le jeune homme, que la vertu puisse être enseignée ou qu’elle soit innée ? » — « Je crois qu’on peut l’enseigner ». — « Dès lors, tu regarderais comme un sot celui qui s’imaginerait, en priant les dieux, devenir grammairien ou musicien ou acquérir quelque autre science, alors qu’on ne peut s’en rendre maître sans l’apprendre d’un autre ou sans la découvrir par soi-même[18] ? » — dIl convint aussi de cela. — « Par conséquent, dit le jeune homme, toi, Prodicos, quand tu demandes aux dieux le bonheur et les biens, tu ne leur demandes rien de plus que de te rendre honnête et bon, puisque tout est bon pour les gens honnêtes et bons, tout est mauvais pour les méchants. Et s’il est vrai que la vertu peut s’enseigner, tu m’as l’air de leur demander simplement qu’ils t’enseignent ce que tu ne sais pas ». — Alors, moi, je dis à Prodicos que ce n’était pas, eà mon avis, une petite affaire, s’il lui arrivait de se tromper sur ce point et de croire que tout ce que nous demandons aux dieux, nous l’obtenons aussitôt. « Si toutes les fois que tu te rends à la ville, tu pries avec ferveur, demandant aux dieux de t’accorder les biens, tu ne sais pas pourtant s’ils peuvent te donner ce que tu leur demandes ; c’est comme si tu allais frapper à la porte d’un grammairien et le suppliais de t’accorder la science grammaticale, sans rien faire de plus, espérant la recevoir sur le champ et pouvoir accomplir l’œuvre du grammairien[19] ».

Tandis que je parlais, Prodicos se préparait à faire une charge contre le jeune homme, pour se défendre et démontrer les mêmes choses que toi, tout à l’heure. 399Il se fâchait de paraître invoquer les dieux en vain. Mais le gymnasiarque survint et le pria de quitter le gymnase, car il débitait des discours qui ne convenaient pas pour les jeunes gens, et du moment qu’ils ne convenaient pas, il est évident qu’ils étaient mauvais. Je t’ai raconté cette scène pour que tu voies quels sont les sentiments des hommes à l’égard de la philosophie[20]. Quand c’était Prodicos qui tenait ce discours, il paraissait aux audi- teurs délirer bà tel point qu’on le chassait du gymnase, et toi, au contraire, tu sembles à l’instant avoir si bien parlé que non seulement tes auditeurs ont été convaincus, mais même ton contradicteur a été forcé de se ranger à ton avis. Il est clair que c’est comme au tribunal : s’il arrive que deux hommes apportent le même témoignage, l’un des deux passant pour honnête et l’autre pour méchant, le témoignage du méchant, loin de convaincre les juges, les inclinerait plutôt vers l’opinion contraire, mais l’affirmation de l’honnête homme donnera aux mêmes choses une grande apparence de vérité. cTes auditeurs et ceux de Prodicos ont peut-être éprouvé des sentiments analogues. En celui-ci, on a vu un sophiste et un bavard ; en toi, un homme politique et de grand mérite. De plus, ils s’imaginent que ce n’est pas au discours qu’il faut regarder, mais aux discoureurs et voir quelle sorte de gens ils sont ». — « En vérité, Socrate, dit Érasistratos, tu as beau parler en plaisantant, Critias me paraît bien dire quelque chose ». — « Mais, par Zeus, répondis-je, dje ne plaisante pas le moins du monde. Pourquoi donc, puisque vous dissertez si bellement, ne pas terminer la discussion ? Il vous reste encore, je crois, un point à examiner, après vous être mis d’accord sur ce fait que la richesse est un bien pour les uns, un mal pour les autres. Il vous reste à chercher, en effet, ce que c’est précisément que d’être riche. Car, si vous ne savez d’abord cela, vous ne pourrez jamais convenir entre vous esi c’est un bien ou un mal[21]. Je suis prêt de mon côté, autant que j’en suis capable, à chercher avec vous.


Troisième thèse.

« Qu’il nous dise, celui qui affirme que la richesse est un bien, ce qu’elle est en réalité ». — « Mais Socrate, moi, je ne dis rien de plus que rhétorique. Isocrate l’emploie parfois dans ce sens, mais ce n’est nullement la signification platonicienne. les autres hommes sur la nature de la richesse : posséder beaucoup de biens, voilà ce que c’est que d’être riche. Et je suppose que Critias ne pense pas autrement là-dessus ». — « Même en ce cas, continuai-je, il resterait encore à examiner quels sont les biens, de peur que, sous peu, vous ne vous trouviez de nouveau en désaccord sur ce sujet. Par exemple, voici la monnaie dont se servent les Carthaginois : ils cousent dans un petit sac de cuir 400un objet de la grandeur environ d’un statère[22]. Nul ne connaît la nature de l’objet ainsi cousu, sauf ceux qui l’ont fait ; ensuite, ils mettent le sceau légal et utilisent l’objet comme monnaie. Qui en possède la plus grande quantité croit posséder le plus de biens et être le plus riche. Mais chez nous, qui en aurait beaucoup ne se trouverait pas plus riche qu’avec force cailloux de la montagne. À Lacédémone, on emploie comme monnaie des poids de fer, et de fer inutile[23] : bcelui qui possède une masse considérable de ce fer s’imagine être riche. Ailleurs, cela ne vaudrait rien. En Éthiopie, on se sert de pierres gravées dont un Laconien ne saurait faire aucun usage. Chez les Scythes nomades, si on possédait la maison de Poulytion, on ne passerait pas pour plus riche que si chez nous on possédait le Lycabette. cIl est donc évident que ces divers objets ne peuvent être des biens, puisque, avec eux, il y a des gens qui n’en paraîtraient pas plus riches. Mais quelques-uns sont des richesses pour certains et ceux qui les possèdent sont riches ; pour les autres, ce ne sont pas des richesses et ils ne rendent pas plus riches : ainsi le beau et le laid ne sont pas les mêmes pour tous, mais varient suivant chacun. Et si nous voulions rechercher pourquoi, chez les Scythes, les maisons ne sont pas des richesses et le sont au contraire chez nous ; pour les Carthaginois, dpourquoi ce sont les sacs de cuir et pas pour nous ; le fer, pour les Lacédémoniens, et pas pour nous, ne trouverions-nous pas cette solution ? Par exemple, si un Athénien possédait de ces cailloux de l’agora, qui ne nous sont d’aucune utilité, pour un poids de mille talents, l’estimerait-on plus riche pour cela ? » — « Je ne le crois pas ». — « Mais si c’étaient mille talents de pierre lychnite[24], ne le dirions-nous pas fort riche ? » — « Assurément ». — « Et n’est-ce pas, repris-je, epour ce fait que cet objet nous est utile, tandis que l’autre ne l’est pas ? » — « Oui ». — « C’est encore pour cela que, chez les Scythes, les maisons ne sont pas des richesses, car chez eux, la maison n’est d’aucun usage : un Scythe ne préférerait pas la plus belle maison à une peau de cuir ; celle-ci lui est utile, et le reste ne lui sert de rien. De même, nous ne regardons pas comme richesse la monnaie carthaginoise : avec elle, nous ne pourrions nous procurer le nécessaire comme avec l’argent, de sorte qu’elle nous serait inutile ». — « Apparemment ». — « Donc, toutes les choses qui nous sont utiles, voilà des richesses ; toutes celles qui ne servent pas, ne le sont pas ». Éryxias prenant la parole : « Comment, Socrate, dit-il, n’est-il pas vrai que 401nous nous servons vis-à-vis les uns des autres de procédés tels que discuter, nuire…[25] et bien d’autres ? Seraient-ce là des richesses pour nous ? car, ce sont sans doute des choses utiles. Ce n’est donc pas encore ainsi que s’est révélée à nous la nature des biens. Que ce caractère d’utilité doive se rencontrer pour qu’il puisse y avoir richesse, cela tout le monde l’accorde ou à peu près ; mais parmi les choses utiles, lesquelles sont des richesses, puisque toutes ne le sont pas ? »

« Voyons, si nous essayons de cette manière, n’aurons-nous pas plus de chance bde trouver ce que nous cherchons ? pourquoi usons-nous des richesses, dans quel but a-t-on inventé la possession des richesses, de même que les remèdes ont été inventés pour se débarrasser des maladies ? peut-être ainsi cela nous paraîtrait plus clair. Puisqu’il sem{{ble nécessaire que tout ce qui est richesse soit en même temps utile, et que, parmi les choses utiles, il y a une catégorie que nous appelons richesses, il resterait à examiner pour quel usage l’utilisation des richesses est utile. Est peut-être utile, tout c ce dont nous nous servons pour produire, cde même que tout ce qui est animé est vivant, mais, parmi les vivants, il y a un genre qu’on appelle homme[26]. Si toutefois on nous demandait : que faudrait-il écarter de nous pour n’avoir besoin ni de la médecine, ni de ses instruments, nous répondrions : il suffit que les maladies s’éloignent de nos corps ou ne puissent les atteindre, ou, si elles surviennent, qu’elles disparaissent aussitôt. D’où il faut conclure que, parmi les sciences, la médecine est celle qui est utile à ce but : chasser les maladies. dEt si maintenant on nous demandait : de quoi devrions-nous nous débarrasser pour ne plus avoir besoin des richesses, pourrions-nous répondre ? Si nous ne le pouvons, cherchons encore de cette autre manière : voyons, en supposant que l’homme puisse vivre sans nourriture et sans boisson et n’éprouve ni faim ni soif, aurait-il besoin de ces moyens, argent ou toute autre chose, qui lui permettraient de se les procurer ? » — « Il ne me le semble pas ». — « Et pour le reste, de même. Si l’entretien du corps ne nous imposait les besoins qu’il nous impose actuellement, besoin tantôt du chaud, tantôt du froid, eet en général de ce que le corps dans son indigence réclame, elles nous seraient inutiles ces soi-disant richesses, à supposer qu’on n’éprouvât absolument aucun de ces besoins qui provoquent notre désir actuel de richesses, désireux que nous sommes de subvenir aux appétits et nécessités du corps toutes les fois qu’ils se font sentir[27]. Si c’est donc à cela que sert la possession des richesses, à satisfaire aux exigences du corps, supprimez ces exigences et les richesses ne nous seront plus nécessaires : peut-être même n’existeront-elles plus du tout ». — « Il le paraît ». — « Il nous paraît donc, sans doute, que toutes choses utiles à ce résultat sont des richesses ». — Il convint que c’étaient, en effet, des richesses, non toutefois sans être fort troublé par mon petit discours. — « Et de ceci, qu’en dis-tu ? Est-il possible 402que la même chose soit à l’égard de la même opération tantôt utile, tantôt inutile ? » — « Je n’oserais l’affirmer, mais si nous en avons besoin pour la même opération, elle me paraît être utile ; sinon, non ». — « Si donc nous pouvions fabriquer sans feu une statue de bronze, nous n’aurions nullement besoin de feu pour cette opération, et si nous n’en avions pas besoin, il ne nous serait pas utile. Le même raisonnement vaut pour tout le reste ». — « Il le paraît ». — b« Donc, tout ce sans quoi un résultat peut être atteint, tout cela nous paraît inutile pour ce résultat ». — « Inutile ». — « Par conséquent, s’il arrivait que jamais, sans or, sans argent, sans toutes ces choses dont nous ne faisons pas directement usage pour le corps, comme nous faisons de la nourriture, de la boisson, des vêtements, des couvertures, des maisons, nous avions la possibilité d’apaiser les exigences du corps, cau point de n’en plus éprouver le besoin, l’or, l’argent et tous ces autres biens ne nous seraient d’aucune utilité pour ce but, puisque sans cela nous pourrions l’atteindre ». — « Évidemment ». — « Et cela ne nous semblerait plus richesse, puisque ce serait inutile ; mais ce qui serait richesse, ce serait les objets qui nous permettraient de nous procurer les biens utiles ». « Socrate, on n’arrivera pas à me persuader que l’or, l’argent et autres biens du même genre ne soient pas des richesses. Oui, je crois tout à fait que ce qui est inutile n’est pas richesse det que les richesses comptent parmi les biens les plus utiles pour cela [c’est-à-dire pour satisfaire aux nécessités du corps][28]. Mais je ne saurais admettre que ces richesses ne servent de rien à notre vie, puisque par elles nous nous procurons le nécessaire ».

« Eh bien ! qu’allons-nous dire de ceci[29] ? Y a-t-il des gens qui enseignent la musique, la grammaire, ou quelque autre science, et reçoivent en échange le nécessaire, faisant argent de ces sciences ? » — « Oui, il y en a ». — « Donc ces gens-là, grâce à leur science, epourraient se procurer le nécessaire en l’obtenant en échange de cette science, comme nous en échange de l’or et de l’argent ». — « Oui ». — « Et si de cette manière ils se procurent ce qu’il faut pour vivre, cette science aussi sera utile à la vie, car voilà pourquoi, nous l’avons dit, l’argent est utile : par lui, nous avons la possibilité d’acquérir ce qui est nécessaire à l’entretien du corps ». — « C’est cela ». — « Si donc, les sciences elles-mêmes appartiennent à la catégorie des objets utiles à ce but, les sciences nous semblent être des richesses au même titre que l’or et l’argent. Et il est évident que leurs possesseurs se trouvent plus riches. Or, il n’y a pas longtemps, nous avons très mal accueilli cette affirmation que ce sont les plus riches[30]. Pourtant c’est nécessaire, et de ce que nous avons admis, il ressort comme conséquence 403que parfois les plus savants sont les plus riches. Si on nous demandait, en effet : pensez-vous qu’un cheval soit utile à tout le monde, répondrais-tu que oui ? Ne dirais-tu pas plutôt : il sera utile à ceux qui savent s’en servir, non à ceux qui ne savent pas[31] ? » — « Je le dirais ». — « Donc, repris-je, pour la même raison, un remède non plus ne sera pas utile à tout le monde, mais à qui sait comment s’en servir ? » — « Je l’avoue ». — « Et de même pour tout le reste ? » — « Apparemment ». — « Par conséquent, l’or, l’argent et en général tout ce qui passe pour richesse, bne seraient utiles qu’à celui-là seul qui sait comment s’en servir[32] ». — « Il en est ainsi ». — « Mais précédemment ne nous semblait-il pas qu’il appartient à l’honnête homme de savoir où et comment il faut faire usage de ces biens[33] ? » — « Oui ». — « Donc, c’est aux honnêtes gens, et à eux seuls, que ces richesses seraient utiles, puisque ce sont eux qui en connaissent l’usage. Et si elles leur sont utiles à eux seuls, pour eux seuls également il semblerait qu’elles soient des richesses. Mais, évidemment, pour un ignorant de l’équitation, cles chevaux qu’il possède ne sont d’aucune utilité. Vient-on à faire de lui un cavalier, en même temps on l’enrichira, puisqu’on rend utile pour lui ce qui auparavant ne l’était pas, car en donnant à un homme la science, on lui donne du même coup la richesse ». — « Il le paraît du moins ».


Intervention
de Critias
et discussion finale.

« Néanmoins, je jurerais que Critias n’est convaincu par aucun de ces discours ». « Non, par Zeus, répondit-il, et je serais bien fou de me laisser convaincre. dMais pourquoi ne pas achever ta démonstration : que ce qui en a l’apparence n’est pas richesse, l’or, l’argent et le reste ? Je suis ravi d’écouter ces discours que tu es en train de développer ». — « Oui, Critias, repris-je, tu parais ravi de m’entendre, comme on entend les rhapsodes qui chantent les vers d’Homère, puisque tu ne crois à la vérité d’aucun de mes discours. Cependant, voyons, qu’allons-nous dire de ceci ? Admettrais-tu que certains objets sont utiles aux architectes epour la construction des maisons ? » — « Il me le semble ». — « Or, ces objets que nous appellerions utiles, ne seraient-ils pas ceux dont ils se servent pour construire, les pierres, les briques, le bois, et autres matériaux du même genre ? et encore les outils au moyen desquels ils bâtissent la maison, et ceux qui leur permettent de se procurer ces matériaux, bois et pierres, et de plus les instruments nécessaires à la fabrication de ces outils[34] ? » — « Oui, répondit-il, tout cela me paraît être utile à ces différents buts ». — « N’en est-il pas de même pour les autres travaux ? Sont utiles, non seulement les matériaux que nous employons pour chacun d’eux, mais aussi tout ce qui nous permet de nous les procurer et sans quoi ils n’existeraient pas ? » — « Très certainement ». — « Et encore les instruments nécessaires à la fabrication des précédents, et d’autres avant ceux-ci, 404et ceux qui aident à se procurer ces derniers, et toujours de nouveaux en remontant plus haut, en sorte qu’aboutissant à une série sans fin, tout cela forcément nous semble utile pour l’accomplissement de ces travaux ? » — « Rien ne s’oppose à ce qu’il en soit ainsi ». — « Mais quoi ! si l’homme était pourvu de nourriture, de boisson, de vêtements, en un mot de tout ce qu’exige le service du corps, aurait-il encore besoin d’or, d’argent ou de toute autre chose pour se procurer ce qu’il a déjà ? » — « Je ne le crois pas ». — b« Ainsi, il y aurait des cas où l’homme ne semblerait avoir besoin d’aucune de ces richesses pour le service du corps ? » — « Non, en effet ». — « Et si elles semblent inutiles à cette opération, jamais elles ne sauraient apparaître de nouveau utiles ? car il a été établi qu’elles ne pouvaient être pour la même opération tantôt utiles, tantôt inutiles ». — « Mais de cette manière, dit-il, nous serions bien peut-être, toi et moi, du même avis, car s’il arrive qu’elles servent à ce but jamais elles ne pourraient redevenir inutiles. Je dirais plutôt que ctantôt elles aident à accomplir des œuvres mauvaises, tantôt, des œuvres bonnes[35] ». — « Mais se peut-il qu’une chose mauvaise soit utile à l’accomplissement de quelque bien ? » — « Il ne me paraît pas ». — « N’appellerions-nous pas choses bonnes celles que l’homme fait par vertu ? » — « Oui ». — « Mais l’homme serait-il capable d’apprendre quelqu’une des connaissances qui se communiquent par la parole, s’il était complètement privé de la faculté d’entendre quelque autre homme ? » — « Par Zeus, je ne le pense pas ». — « L’ouïe est donc de la catégorie de choses qui nous paraissent utiles en vue de la vertu, dpuisque c’est au moyen de l’ouïe que la vertu nous est communiquée par l’enseignement et que nous nous servons de cette faculté pour apprendre ? » — « Il le paraît ». — « Et si la médecine a le pouvoir de guérir les maladies, la médecine aussi devrait être rangée parfois parmi les choses utiles en vue de la vertu, puisque par elle on recouvrerait l’ouïe ? » — « Rien ne s’y oppose ». — « Et si à son tour, nous pouvions nous procurer la médecine grâce à la fortune, il est clair qu’alors la fortune serait utile en vue de la vertu ? » — e« Oui, c’est vrai », dit-il. — « Et de même aussi ce par quoi nous nous procurerions la fortune ? » — « Oui, absolument tout ». — « Ne crois-tu pas qu’un homme, par des actions mauvaises et honteuses ne puisse arriver à se procurer l’argent qui lui permettra d’acquérir la science de la médecine, grâce à laquelle il entendra, chose impossible auparavant ? Et ne pourrait-il se servir de cela précisément en vue de la vertu ou d’autre chose semblable ? » — « Mais je le crois tout à fait ». — « N’est-il pas vrai que ce qui est mauvais ne saurait être utile en vue de la vertu ? » — « Non, en effet ». — « Il n’est donc pas nécessaire que les moyens nous aidant à acquérir les choses utiles à tel ou tel but, soient eux-mêmes utiles à ce but, sans quoi, nous devrions avouer que des choses mauvaises sont parfois utiles en vue d’un but honnête.

405« Mais voici qui va éclairer encore davantage ce sujet[36]. S’il est vrai qu’il faille entendre par utile aux différents buts ce qui doit d’abord exister pour que ces buts se réalisent, voyons, que répondrais-tu à ceci : se peut-il que l’ignorance soit utile en vue de la science, ou la maladie en vue de la santé, ou le vice en vue de la vertu ? » — « Je n’oserais le dire ». — « Et pourtant, nous devrons bien avouer que la science ne peut se trouver là où n’existait d’abord l’ignorance, la santé, là où ne se trouvait la maladie, la vertu là où n’était le vice ». Il le concéda, me semble-t-il. « Il ne paraît donc pas nécessaire bque tout ce qu’exige la réalisation d’un but soit en même temps utile en vue de ce but. S’il en était ainsi, l’ignorance serait utile en vue de la science, la maladie en vue de la santé, le vice en vue de la vertu ». Il ne se laissait pas facilement dissuader, même par ces raisons, que tous ces objets fussent des richesses. Je vis donc qu’il n’y avait pas plus moyen de le convaincre que de faire cuire une pierre, comme dit le proverbe[37].

c« Eh bien ! continuai-je, laissons de côté ces discours,

puisque nous ne parvenons pas à nous mettre d’accord sur le fait de reconnaître si choses utiles et richesses se confondent. Mais que dirons-nous de ceci ? Jugerons-nous l’homme plus heureux et meilleur s’il a une foule de besoins concernant le corps et son régime de vie, ou s’il en a très peu et d’insignifiants ? Mais peut-être pourrions-nous considérer plutôt la chose sous un autre aspect, en comparant l’homme avec lui-même et en nous demandant quel est pour lui l’état le meilleur, celui de santé ou celui de maladie ? » — d« Voilà, répondit-il, qui ne réclame pas un long examen ». — « Sans doute, repris-je, tout le monde comprend facilement que l’état de santé est meilleur que l’état de maladie. Mais quand donc avons-nous le plus de besoins et des plus variés ? Quand nous sommes malades ou quand nous sommes en bonne santé ? » — « Quand nous sommes malades ». — « Par conséquent, c’est lorsque nous nous trouvons dans l’état le plus pitoyable que le plus vivement eet le plus fréquemment, les plaisirs du corps provoquent nos désirs et nos besoins[38] ? » — « Il en est ainsi ». — « Et pour la même raison, comme un homme paraît être dans le meilleur état lorsqu’il se trouve le moins agité de pareils besoins, ainsi quand il s’agit de deux individus dont l’un est torturé par la multiplicité de ses désirs et de ses appétits, l’autre fort peu inquiété et calme ? Par exemple : tous ceux qui jouent, et ceux qui boivent, et ceux qui sont gloutons, — car tout cela n’est pas autre chose que passions ». — « Absolument ». — « Et toutes les passions ne sont pas autre chose que des besoins. Donc les gens qui en éprouvent le plus, sont dans une situation bien plus pénible que ceux qui n’en éprouvent aucune ou fort peu ». — 406 « Oui, je comprends aussi que ces gens-là sont très malheureux, et plus ils se trouvent dans cet état, plus ils sont malheureux ». — « Ne nous paraît-il pas qu’une chose ne peut être utile à un but si nous n’en éprouvons pas le besoin pour atteindre ce but ? » — « Oui ». — « Pour que les biens soient utiles en vue du corps et de ses nécessités, il faut donc en même temps que nous en éprouvions le besoin pour atteindre ce but ? » — « Il me le semble ». — « Donc, qui possède le plus de choses utiles à ce but, paraît avoir également le plus de besoins à satisfaire dans ce but, puisque nécessairement c’est de toutes les choses utiles que l’on a besoin ». — « Je crois bien qu’il en doit être ainsi ». — « Donc, d’après ce raisonnement, il paraît nécessaire que ceux qui possèdent d’abondantes richesses éprouvent aussi des besoins nombreux relativement aux soins du corps : c’est, en effet, ce qui sert à ce but qui s’est révélé richesse. Ainsi, forcément, les plus riches nous paraissent être dans l’état le plus misérable, puisqu’ils manquent de tant de biens ».

  1. Zeus était honoré sous ce nom à Athènes, en mémoire de la victoire sur les Perses. Il était également invoqué à Syracuse, à Tarente, à Platées et en Carie (cf. Scholie). — Socrate converse également avec Ischomaque, sous le portique de Zeus Libérateur dans Xénophon, Économique, 7, 1.
  2. Dème de la tribu Pandionide. Éryxias ne nous est connu que par ce dialogue. Platon ne fait jamais mention de lui dans ses écrits. Le seul renseignement concret que nous ayons à son sujet, si toutefois le personnage est historique, c’est qu’il est apparenté à Critias (396 d). — Sur les autres interlocuteurs de Socrate, cf. la notice, p. 79.
  3. Schrohl (op. cit., p. 12) fait remarquer les ressemblances qui existent entre l’Éryxias et le Charmide, au point de vue de la composition. Ici, la transition amenant le sujet du dialogue rappelle fort celle qui introduit dans le Charmide le thème de la discussion. Voir 154 b : Καὶ ἅμα ταῦτ' αὐτοῦ (τοῦ Κριτίου) λέγοντος, ὁ Χαρμίδης εἰσέρχεται.
  4. Platon rappelle dans le Gorgias (451 e) le scolie où il est affirmé que de tous les biens, la santé est le premier, la beauté le second et le troisième consiste dans la richesse acquise sans fraude. — Voir aussi Euthydème, 279 a.
  5. Les richesses du roi des Perses étaient proverbiales parmi les Grecs. Cf. Xénophon, Banquet, 3-13 ; 4-11.
  6. Les termes εὐ δαιμονεῖν et εὖ πράττειν sont également synonymes pour Platon (Charmide, 174 b ; Euthydème, 280 b). L’identification du succès ou du « bien agir » au bonheur, devait faire partie, du reste, de la morale populaire : « le bien vers lequel toujours les hommes tendent, dit Aristote, est appelé par tous, par le vulgaire, comme par les savants, du même nom : le bonheur », et il ajoute : τὸ δ’ εὖ ζῆν καὶ τὸ εὖ πράττειν ταὐτὸν ὑπολαμβάνουσι τῷ εὐδαιμονεῖν (Eth. Nic. Α, 1095 a, 17-20).
  7. Poulytion était un riche Athénien dont la maison était célèbre par sa splendeur. Il fut un des complices d’Alcibiade dans la parodie des mystères (Plutarque, Alc. 19, 22). — Nous possédons deux vers de Phérécrate qui font allusion à la richesse et à la magnificence de cette maison (Comic. graec. frag. éd. Didot, p. 93). — Sur Poulytion, cf. aussi Andocide I, 12, 14 ; Isocrate, 16, 6…
  8. Le marbre qui provenait du mont Pentélique était celui que préféraient les Athéniens. Il était très blanc et dur.
  9. Les sophistes avaient déjà proclamé l’identité entre la sagesse ou la vertu et l’habileté dans l’administration de ses propres affaires ou de celles de la cité. C’est précisément cette science délibérative qu’ils se vantaient d’enseigner (Protagoras, 318 e ; Ménon, 91 a ; Gorgias, 520 e). — Aristote affirme de même que l’art de délibérer est l’œuvre du sage, et il montre le rapport qui existe entre cet art et le bonheur (Eth. Nic. Ζ, 5, 1140 a, 25 ; 7, 1141 b, 8).
  10. Callias était renommé par ses richesses considérables. Sa vie de luxe et de prodigalité lui valut les railleries des poètes comiques (Cf. Aristophane, Ranae, 428 et suiv. ; Aves, 280 et suiv. ; Eccl., 810). — Platon le représente comme un bienfaiteur des sophistes (Apologie, 20 a ; Protagoras : c’est dans la maison de Callias que ce déroule la discussion). Voir aussi Xénophon, Banquet. — Eschine intitula Callias un de ses dialogues où il traitait des dangers de la richesse pour un jeune homme (Cf. Kallias, in Pauly-Wissowa, Real-Encycl. 102, 1618-1622).
  11. La formule οὐδέν τι μᾶλλον a été forgée par les sceptiques, mais les sophistes exprimaient déjà l’idée. — Suivant Diogène-Laërce (IX, 51), Protagoras affirma le premier que, sur tout sujet, on pouvait composer deux discours contraires : καὶ πρῶτος ἔφη δύο λόγους εἶναι περὶ παντὸς πράγματος ἀντικειμένους ἀλλήλοις. — Cf. aussi la méthode des ἀντιλογικοί décrite dans Phédon, 90 b, c.
  12. Cf. dans Clitophon (407 b) la parodie de l’exhortation socratique aux parents qui n’ont d’autre souci que d’amasser des richesses et de les transmettre à leurs enfants.
  13. Cet aphorisme est en quelque sorte passé en proverbe chez les Grecs. « L’argent, c’est là tout l’homme, disait Alcée, et nul pauvre n’est estimé » (fr. 49). Voir dans le même sens, Bacchylide, IX, 49. Bion prétendait qu’il en est des riches comme des bourses de peu de prix. Celles-ci valent par leur contenu. De même les hommes, malgré leur médiocrité, sont estimés à la mesure de leur fortune (Stob., Floril. 91. 32). — Plutarque exprime la même idée et traduit ainsi l’enseignement des avares à leurs héritiers : ταῦτα γάρ ἐστιν ἃ παραινοῦσι καὶ διδάσκουσι· κέρδαινε καὶ φείδου, καὶ τοσοῦτον νόμιζε σεαυτὸν ἄξιον εἶναι ὅσον ἂν ἔχῃς (De Cup. div. 526 c).
  14. Cf. Euthyd., 281 b : « Par Zeus, y a-t-il quelque utilité à posséder les autres biens, sans la prudence et la sagesse ? L’homme qui possède beaucoup et entreprend beaucoup de choses, mais n’a pas d’esprit, gagnera-t-il plus que celui qui possède peu et agit peu, mais qui a de l’esprit ? Considère ceci : n’est-il pas vrai qu’agissant peu, il se tromperait moins ; se trompant moins, il n’agirait pas aussi mal, et n’agissant pas aussi mal, il serait moins malheureux : οὐκ ἐλάττω πράττων ἐλάττω ἂν ἐξαμαρτάνοι, ἐλάττω δὲ ἁμαρτάνων ἧττον ἂν κακῶς πράττοι, ἧττον δὲ κακῶς πράττων ἄθλιος ἧττον ἂν εἴη — Or, lequel agira moins, le riche ou le pauvre ? — Le pauvre, dit-il… ».
  15. Il est peu probable que cette discussion ait un fondement historique. Le thème que l’auteur du dialogue prête à Prodicos était un lieu commun traité dans les écoles au ve et au ive siècle. Outre les développements analogues d’Euthydème (279 et suiv.) qui ont, sans doute, servi de modèle, voir Démocrite (Diels, Vorsokr. II, 55 B, 172 et 173) et les δισσοὶ λόγοι (Diels, II, 83, 1).
  16. Archiloque de Paros est un poète iambique qui vécut dans la première moitié du viie siècle. Voici le passage d’où est extrait le vers cité par l’auteur du dialogue :

    Τοῖος ἀνθρώποισι θυμός, Γλαῦκε, Λεπτίνεω πάι,
    γίγνεται θνητοῖσ’, ὁκιοίην Ζεὺς ἐφ’ ἡμέρην ἄγῃ
    καὶ φρονεῦσι τοῖ’ ὁκοίοισ’ ἐγκυρέωσιν ἔργμασιν.

    (Antholog. Lyrica, Hiller, Teubner, fg. 66, 67).
  17. Prodicos admet que les objets constituant la matière de la science grammaticale ou de la science musicale ne sont objets de science que pour les musiciens ou pour les grammairiens, mais il refuse d’étendre cette concession au bien ou au mal moral, car ce serait, en fait, reconnaître qu’il n’existe en réalité, et indépendamment du sujet, ni biens, ni maux.
  18. Cf. Alcibiade I, 106 d, 8, Sisyphe, 389 e, 14 et dans ce dernier dialogue, la note 2 de la p. 71.
  19. Sur les difficultés de la prière et les dangers des demandes faites aux dieux, sans réflexion, cf. Alcibiade II. Socrate insiste sur ce fait que la prière suppose avant tout la droiture d’âme et la justice, et qu’il ne suffit pas de demander pour obtenir, quelles que soient, du reste, les dispositions intérieures.
  20. Le terme φιλοσοφία est ici synonyme de sophistique ou de
  21. Telle est la méthode que la tradition attribue à Socrate. On en trouve de nombreux exemples dans les dialogues de Platon : avant de déterminer quelles sont les qualités qui conviennent à un objet, il faut d’abord définir cet objet. Voir Ménon, 71 a, b : comment saurait-on si la vertu peut s’enseigner ou s’acquiert autrement, quand on n’a pas la moindre idée de ce qu’elle est ? ὃ δὲ μὴ οἶδα τί ἐστιν, πῶς ἂν ὁποῖόν γέ τι εἰδείην.
  22. Le statère était le double de la drachme. — Carthage est restée longtemps sans frapper elle-même sa monnaie d’or et d’argent. D’après Lenormant, elle ne commença à frapper chez elle des pièces d’or que vers 350 (La Monnaie dans l’antiquité I, p. 266). — « Ex omnibus causis, écrit Eckel, apparet, Carthaginienses liberos moneta signata non fuisse usos, sed aurum, argentum, aes mercis loco fuisse… » Puis, après avoir rapporté le témoignage de l’Éryxias, il ajoute : « Haec narratio etsi fabulae uideatur propior, cum alioqui is dialogus inter Platonis nothos referatur, tamen ne fingi quidem istud potuisset si qua cognita fuisset eius populi signata pecunia. Ceterum Aristides quoque auctor est, Carthagine numos scorteos ualuisse » (Doctrina Numorum ueterum, IV, p. 137).
  23. Cf. Xénophon, Lacedaem. Reipubl. VII, 5 ; Plutarque, Lycurgue, IX : Πρῶτον μὲν γὰρ ἀκυρώσας πᾶν νόμισμα χρυσοῦν καὶ ἀργυροῦν μόνῳ χρῆσθαι τῷ διδηρῷ προσέταξε· καὶ τούτῳ δὲ ἀπὸ πολλοῦ σταθμοῦ καὶ ὄγκου δύναμιν ὀλίγην ἔδωκεν, ὥστε δέκα μνῶν ἀμοιβὴν ἀποβήκης μεγάλης ἐν οἰκίᾳ δεῖσθαι καὶ ζεύγους ἄγοντος… Voir aussi : Polybe, VI, 49, qui signale les inconvénients de ce νόμισμα σιδηροῦν.
  24. Les Grecs désignaient de ce nom le marbre de Paros, soit à cause de son éclat, soit à cause du mode d’extraction qui nécessitait l’emploi de lampes (λύχνος).
  25. La leçon βλάπτειν donnée par les mss., sans être impossible, paraît suspecte : « Coniecturae autem a uiris doctis adlatae mihi non sufficiunt, écrit Schrohl. Quamquam ne mihi quidem usque adhuc contigit, hunc locum emendare, tamen commemorare mihi liceat quid sensus poscat. In Euthydemo enim (p. 275 c) coniuncta sunt uerba : ἐρωτῶσί τε καὶ διαλέγονται. Cf. Prot., p. 329 c. Grat., p. 390 c » (op. cit., p. 15, note).
  26. Éryxias a nié que l’on puisse identifier les richesses et les objets utiles. Il accorde que les richesses sont des objets utiles, mais il n’admet pas la réciproque. Socrate va considérer le problème sous un autre biais : admettons que la notion d’utilité constitue une notion générique plus large, englobant, à titre d’espèce, celle de richesse, de même que l’espèce homme se subsume sous le genre vivant. Il s’agira donc de déterminer le caractère spécifique qui distingue les richesses de toute autre chose utile. On essaiera d’aboutir par voie négative : que faudrait-il supprimer pour supprimer les richesses elles-mêmes ? Mais l’argumentation sophistique de Socrate, malgré l’apparence de logique, ne peut aboutir, car elle se place dans une hypothèse irréalisable, à savoir la possibilité de supprimer les nécessités corporelles. Elle sera reprise vers la fin du dialogue, avec des atténuations qui la rendront plus acceptable.
  27. Cf. Phédon, 66 c : Καὶ γὰρ πολέμους καὶ στάσεις καὶ μάχας οὐδὲν ἄλλο παρέχει ἢ τὸ σῶμα καὶ αἱ τούτου ἐπιθυμίαι· διὰ γὰρ τὴν τῶν χρημάτων κτῆσιν πάντες οἱ πόλεμοι γίγνονται· τὰ δὲ χρήματα ἀναγκαζόμεθα κτᾶσθαι διὰ τὸ σῶμα, δουλεύοντες τῇ τούτου θεραπείᾳ.
  28. Cf. 402 b, 7 et 8 et d 3.
  29. L’argumentation qui suit est probablement empruntée à Xénophon. Le chap. 1 de l’Économique développe un thème analogue : par richesses, il ne faut pas entendre seulement l’or et l’argent, mais aussi tout ce qui est utile à la vie. Ainsi, les maisons, les troupeaux, l’art (par exemple, la musique), les sciences…, les amis et même les ennemis, puisque d’eux on peut retirer quelque utilité. Mais on doit ajouter une précision. Pour qu’un objet soit utile et mérite le nom de richesse, il faut savoir s’en servir. Ceux-là seuls qui auront la science de ces biens, posséderont des richesses.
  30. Cf. la thèse soutenue par Socrate et contestée par Éryxias 394-395 e.
  31. Cf. Xénophon, Économique I, 8 : Κἂν ἄρα γέ τις ἵππον πριάμενος μὴ ἐπίστηται αὐτῷ χρῆσθαι ἀλλὰ καταπίπτων ἀπ’ αὐτοῦ κακὰ λαμβάνῃ, οὐ χρήματα αὐτῷ ἐστιν ὁ ἵππος…
  32. Économique I, 12 : Λέγειν ἔοικας, ὦ Σώκρατες, ὅτι οὐδὲ τὸ ἀργύριον ἐστι χρήματα, εἰ μή τις ἐπίσταιτο χρῆσθαι αὐτῷ.
  33. Socrate assimile les savants (les σοφοί) aux honnêtes gens (καλοὶ κἀγαθοί). Voir encore 397 e. — De même le Socrate des Mémorables I, 1, 16 ; III, 9, 5. — Le Socrate platonicien dans Alcibiade I, 125 a, rapproche également les καλοὶ κἀγαθοί des φρόνιμοι, et ces derniers sont les techniciens.
  34. C’est la distinction que Platon a établie dans le Politique entre les arts producteurs et les arts auxiliaires. Ces derniers sont des causes adjuvantes ou des moyens nécessaires à la réalisation du but : Ὅσαι μὲν τὸ πρᾶγμα αὐτὸ μὴ δημιουργοῦσι, ταῖς δὲ δημιουργούσαις ὄργανα παρασκευάζουσιν, ὧν μὴ παραγενομένων οὐκ ἂν ποτε ἐργασθείη τὸ προστεταγμένον ἑκάστῃ τῶν τεχνῶν, ταύτας μὲν συναιτίοιυς, τὰς δὲ αὐτὸ τὸ πρᾶγμα ἀπεργαζομένας αἰτίας (281 d, e).
  35. La réponse de Critias marque le changement d’argumentation. La preuve que va donner Socrate revêt un double aspect : un aspect moral et un aspect logique. Ici on envisage le coté moral, et le principe sur lequel repose l’argument est le suivant : une chose mauvaise ne peut être dite utile à l’accomplissement d’un bien. Ce qui suppose cet autre principe sous-entendu : sinon, le mal participerait au bien, puisque le moyen participe à la nature de la fin. Donc il n’est pas possible que le mal puisse être considéré comme un moyen.
  36. Ici commence l’aspect logique de la preuve : si l’on entend par moyen tout ce qui doit exister d’abord, pour qu’une fin puisse se réaliser, on aboutira aux conséquences les plus absurdes et les plus contradictoires.
  37. Le sens du proverbe est qu’on travaille inutilement pour aboutir à un résultat. Cf. Aristophane, Vespae. 280. — Il existe d’autres expressions du même proverbe : v. g. τὸ πλίνθον πλύνειν, χύτραν ποικίλλειν, εἰς ὕδωρ γράφειν…
  38. Cette thèse est développée par Platon dans Philèbe, 44 e, 45 a, b, c : c’est dans l’état de maladie que l’on éprouve les désirs les plus vifs, les plus intenses et ces désirs cherchent leur assouvissement dans les plaisirs corporels : Ἀλλ’οὐχ οἱ πυρέττοντες καὶ ἐν τοιούτοις νοσήμασιν ἐχόμενοι μᾶλλον διψῶσι καὶ ῥιγοῦσι καὶ πάντα ὅπόσα διὰ τοῦ σώματος εἰώθασι πάσχειν, μᾶλλόν τ’ἐνδείᾳ συγγίγνονται καὶ ἀποπληρουμένων μείζους ἡδονὰς ἴσχουσι… (45 b). Voir aussi Gorgias, 493-495. — De même à la fin du chap. 1 de l’Économique, qui a servi de modèle à l’auteur d’Éryxias, Xénophon décrit la vie malheureuse de ceux qui sont asservis par les passions (cf. I, 17-fin) : plusieurs expressions rappellent celles du dialogue.