Agrippa d'Aubigné - Œuvres complètes tome troisième, 1874/Stances/II

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Agrippa d'Aubigné - Œuvres complètes tome troisième, 1874/Stances
Œuvres complètes de Théodore Agrippa d’AubignéAlphonse Lemerre éd.3 (p. 77-80).

II

A longs filetz de sang, ce lamentable cors
Tire du lieu qu’il fuit le lien de son ame,
Et separé du cueur qu’il a laissé dehors
Dedans les fors liens & aux mains de sa dame,
Il s’enfuit de sa veuë & cherche mille mort-i.
Plus les rouges destins arrachent loin du cueur
Mon estommac pillé, j’espanche mes entrailles
Par le chemin qui est marqué de ma douleur :
La beauté de Diane, ainsy que des tenailles,
Tire l’un d’un costé, l’autre fuit le malheur.
Qui me voudra trouver destourne par mes pas,
Par les buissons rougis, mon cors de place en place :

Comme un vaneur baissant la teste contre bas
Suit le sangler blessé aisément à la trasse
Et le poursuit à l’œil jusqu’au lieu du trespas.
Diane, qui vouldra me poursuivre en mourant,
Qu’on escoute les rochs resonner mes querelles,
Qu’on suive pour mes pas de larmes un torrent,
Tant qu’on trouve seché de mes peines cruelles
Un coffre, ton portrait, & rien au demeurant.
Les chams sont abreuvés aprés moy de douleurs,
Le soucy, l’encholie & les tristes pensées
Renaissent de mon sang & vivent de mes pleurs,
Et des Cieux les rigeurs contre moy courroucées
Font servir mes soupirs à esventer ses fleurs.
Un bandeau de fureur espais presse mes yeux
Qui ne dissernent plus le dangier ny la voie,
Mais ilz vont effraiant de leur regard les lieux
Où se trame ma mort, & ma presence effroye
Ce qu’embrassent la terre & la voulte des Cieux.
Les piteuses foretz pleurent de mes ennuys,
Les vignes, des ormeaux les cheres espousees,
Gémissent avecq’ moy & font pleurer leurs fruitz
Milles larmes, au lieu des tendresses rosees
Qui naissoient de l’aurore à la fuitte des nuitz.
Les grands arbres hautains au milieu des foretz
Oyans les arbrisseaux qui mes malheurs dégoutent,
Mettent chef contre chef, & branches prés aprés,
Murmurent par entre eux & mes peines s’acoutent,
Et parmy eux fremit le son de mes regretz.
Les rochers endurcis où jamais n’avoient beu
Les troupeaux alterés, avortez de mes pennes
Sont fonduz en ruisseaux aussitost qu’ilz m’ont veu.
Les plus sterilles mons en ont ouvert leurs vaines
Et ont les durs rochers montré leur sang esmeu.
Les chesnes endurcis ont hors de leur saison

Sué, me ressentant aprocher, de cholere,
Et de couleur de miel pleurerent à foison,
Mais cest humeur estoit pareil à ma misère,
Essence de mon mal aigre plus que poison.
Les taureaux-indomptez mugirent à ma voix
Et les serpens esmeuz de leurs grottes sifflèrent,
Leurs tortillons grouillans là sentirent les loiz
De l’amour ; les lions, tigres & ours pousserent,
Meuz de pitié de moy, leurs cris dedans les bois.
Alors des cleres eaux l’estoumac herissé
Sentit jusques au fons l’horreur de ma presence,
Esloignant contre bas flot contre flot pressé ;
Je fuis contre la source & veulx par mon absence
De moy mesme fuyr, de moy mesme laissé.
Mon feu mesme embrassa le sein moite des eaux,
Les poissons en sautoient, les Nymphes argentines
Tiraient du fons de l’eau des violans flambeaux,
Et enflant d’un doux chant contre l’air leurs poitrines,
Par pitié gasouilloient le discours de mes maux.
O Saine ! di’je alors, mais je n’y puis aller,
Tu vas, & si pourtant je ne t’en porte envie,
Pousser tes flotz sacrés, abbreuver & mouiller
Les mains, la bouche & l’œil de ma belle ennemie,
Et jusques à son cœur tes ondes dévaler.
Prens pitié d’un mourant & pour le secourir
Porte de mes ardeurs en les ondes cachees,
Fais ses feux avecq’ toy subtilement courir,
De son cueur alumer toutes les pars touchees,
Luy donnant à gouter ce qui me fait mourir.
Mais quoy ! desja les Cieux s’acordent à pleurer,
Le soleil s’obscurcist, une amere rosee
Vient de gouttes de fiel la terre ennamourer.
D’un crespe noir la Loire en gemist desguisee,
Et tout pour mon amour veult ma mort honorer.

Au plus hault du midi, des eftoilles les feuz
Voiant que le soleil a perdu sa lumiere
Jectent sur mon trespas leurs pitoiables jeuz
Et de tristes aspectz soulagent ma misere :
L'hymne de mon trespas est chanté par les cieux.
Les anges ont senty mes chaudes passions,
Quictent des cieux aymés leur plaisir indissible,
Ils souffrent, affligez de mes afflictions,
Je les vois de mes yeux bien qu’il soient invisibles,
Je ne suis faciné de douces fictions.
Tout gemist, tout se plaint, & mon mal est si fort
Qu’il esmeut fleurs, costeaux, bois & roches estranges,
Tigres, lions & ours & les eaux & leur port,
Nymphes, les vens, les cieux, les astres & les anges.
Tu es loin de pitié & plus loin de ma mort,
Plus dure que les rocs, les costes & la mer,
Plus altiere que l’aer, que les cieux & les anges,
Plus cruelle que tout ce que je puis nommer,
Tigres, ours & lions, serpens, monstres estranges :
Tu vis en me tuant & je meurs pour aimer.