Agrippa d'Aubigné - Œuvres complètes tome troisième, 1874/Stances/IV

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Agrippa d'Aubigné - Œuvres complètes tome troisième, 1874/Stances
Œuvres complètes de Théodore Agrippa d’AubignéAlphonse Lemerre éd.3 (p. 84-85).

IV.

O mes yeux abusez, esperance perdue,
Et vous, regars tranchans qui espiés ces lieux,
Comme je pers mes pleurs, vous perdez vostre veuë,
Les pennes de mon cueur & celles de mes yeux.
C’est remarquer en vain l'assiette & la contree
Et juger le pais où j’ay laissé mon cueur :
Mon desir s’y en volle & mon ame alteree
Y court ainsi qu’à l'eau le cerf en sa chaleur.
Ha ! cors vollé du cueur, tu brusle sans ta flamme,
Sans esprit je respire & mon pis & mon mieux,
J’affecte sans vouloir, je m’anyme sans ame,
Je vis sans avoir sang, je regarde sans yeux.
Le vent emporte en l'aer ceste plainte poussee,
Mes desirs, les regretz & les pennes de l’œil,
Les passion du cueur, les maulx de la pensee,
Et le cors delaissé ne veult que le sercueil.
J’ouvre mon estommac, une tumbe sanglante
De maux enseveliz : pour Dieu, tourne tes yeux,
Diane, & voy’ au fons mon cueur party en deux
Et mes poumons gravez d’une ardeur viollente,
Voy’ mon sang escumeux tout noircy par la flamme,
Mes os secz de langueur en pitoiable point

Mais considere aussi ce que tu ne vois point,
Les restes des malheurs qui sacagent mon ame.
Tu me brusle & au four de ma flame meurtriere
Tu chauffes ta froideur : tes delicates mains
Attizent mon brazier & tes yeux inhumains
Pleurent, non de pitié, mais flambants de cholere.
A ce feu devorant de ton yre alumee
Ton œil enflé gemist, tu pleures à ma mort,
Mais ce n’est pas mon mal qui te deplaist si fort :
Rien n’attendrit tes yeux que mon aigre fumee.
Au moins aprés ma fin que ton ame apaisee
Bruslant le cueur, le cors, hostie à ton courroux,
Prenne sur mon esprit un suplice plus doux,
Estant d’yre en ma vie en un coup espuisee.