Albertine de Saint-Albe/Texte entier

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Renard (2 volumesp. np-262).

ALBERTINE
DE SAINT-ALBE.



DE L’IMPRIMERIE DE J. GRATIOT.

ALBERTINE
DE SAINT-ALBE,

Par Mme MARY GAY ALLART,
traducteur d’Éléonore de Rosalba.



Des défauts que l’on trouve, on aime à profiter ;
Il n’est guère moins nécessaire
De voir ce qu’il faut éviter,
Que de savoir ce qu’il faut faire.

Mme  Deshoulières.


PARIS,
RENARD, libraire, rue de Caumartin,
No 12.

1818.


LETTRE DE L’ÉDITEUR
à M. GAY, ANCIEN RECEVEUR GÉNÉRAL.


C’est à toi, le compagnon de mon enfance, et le meilleur des frères et des amis, que je dédie mon Albertine. Tu trouveras qu’elle et son amie ont senti tout le prix de l’amitié fraternelle, et que ce sentiment a souvent adouci pour elles les peines de la vie.

Puisses-tu y reconnaître les douces affections qui remplissent nos cœurs !

Tu me demanderas peut-être comment mon héroïne a pu pénétrer dans l’âme de ses interlocuteurs au point d’en exprimer les plus secrètes pensées ? C’est qu’Albertine a passé sa vie avec les personnages qu’elle a mis en scène, et qu’elle a dû les questionner souvent pour écrire ses mémoires.

Adieu, cher frère, reçois cet hommage comme une marque de mon sincère et inaltérable attachement.

Ta sœur dévouée,
M. G. A.


TOME I.


CHAPITRE PREMIER.


« Ces choses-là n’arrivent qu’à moi ! s’écria mon oncle, en frappant sur la table de toutes ses forces. — Mon Dieu ! qu’avez-vous donc ? m’écriai-je à mon tour : est-ce que vous recevez une mauvaise nouvelle ? — Lisez, répliqua-t-il, lisez : voilà ce qu’on m’écrit sur votre frère ! »

Je pris la lettre en tremblant : je connaissais l’étourderie de mon frère et la sévérité de mon oncle.

« Eh bien ! me dit-il d’une voix de tonnerre, qu’en dites-vous ? N’ai-je pas raison de le répéter sans cesse : tel a été le père, tel sera le fils. Mon frère m’a coûté ma fortune, et le vôtre me fera mourir de chagrin ! »

Je me levai pour m’approcher de M. de Saint-Albe et le supplier : il m’arrêta. « Laissez-moi, je vous rends justice, vous êtes une excellente fille, bonne et dupe comme votre tante : mais j’ai de l’humeur, je veux être seul, rentrez dans votre chambre. »

Je n’osai pas insister. Je courus vers la porte et je m’enfuis dans le jardin sans savoir où j’allais.

Plongée dans mes réflexions, J’eus tout le loisir de repasser dans ma mémoire les extravagances de ma famille.

Mon père, frère aîné de M. de Saint-Albe, avait, dans l’espace de plusieurs années, dissipé une partie de l’héritage de son père ; et, pour achever de se ruiner, il lui vint en idée, à son retour d’Italie, de faire bâtir une maison sur les modèles de Paladio. Ses avides créanciers, après l’avoir accablé de leurs poursuites, s’étaient entendus pour le dépouiller de ce qui lui restait ; et le chagrin s’emparant de lui, il fut enlevé à sa famille en très-peu de temps.

Ma mère, qui dans sa jeunesse avait été douce et modeste, s’avisa, lorsque l’âge eut détruit sa fraîcheur, de devenir bel esprit à la manière de Philaminte. Le bouleversement de notre fortune accrut encore ce ridicule en le fortifiant. Mon oncle, devenu chef de la famille depuis la mort de mon père, railla la savante, donna avec dureté de bons conseils, mal reçus, parce qu’ils étaient maladroitement présentés ; et l’un et l’autre se brouillèrent sans que jamais il fût possible de les remettre bien ensemble.

La mort subite de son mari, la perte de sa fortune, entraînèrent ma mère au tombeau, et je restai orpheline à l’âge de quinze ans, avec un frère unique plus âgé que moi. M. de Saint-Albe, qui ne nous voyait plus depuis cinq ou six ans, fut à peine informé de notre malheureuse situation qu’il vint nous chercher, et nous enlever au spectacle le plus déchirant, à ce moment affreux où l’on se sépare pour jamais de ceux qui vous ont donné le jour ! Époque de la vie qui devrait être imprimée en traits de flamme dans l’ame des enfans, et que l’on cherche presque toujours à effacer de leur mémoire. On se presse d’emmener les malheureux loin du lieu de l’événement ; on s’occupe de les distraire, comme si l’on craignait qu’ils ne fussent trop émus ; et c’est ainsi que, pour ménager leur sensibilité naissante, on étouffe en eux le germe des plus doux sentimens de la nature.

Les domestiques sont habiles à nous persuader que pleurer les morts c’est insulter aux vivans. On m’engageait à ne point pleurer devant mon oncle, de crainte de lui déplaire ou de l’affliger, et j’étais obligée de me dérober aux yeux de tout le monde pour aller verser des larmes sur un père et une mère tendrement aimés, qui avaient consacré leurs soins à mon éducation, et à celle de leur fils.

Après avoir acquitté les dettes de son frère, M. de Saint-Albe envoya son neveu Eugène auprès d’un ancien ami, qui le reçut avec bonté et le plaça dans une maison de commerce, espérant qu’un jour ce jeune homme pourrait parvenir avec l’aide du crédit et de la réputation de son oncle.

Quant à moi, il ne me souffrit près de lui qu’à cause de ma ressemblance avec une de mes tantes dont il avait le portrait dans sa galerie.

Malgré l’air d’indifférence qu’il paraissait avoir avec moi, je lui étais sincèrement attachée. Je sentais tout ce qu’il avait fait pour la mémoire de mon père, et j’honorais son caractère de probité et de justice, tout en le craignant au point de n’oser le regarder en face. Il passait pour l’homme le plus exact à garder sa parole, et poussait cette vertu jusqu’à la rudesse. Il aurait tout sacrifié plutôt que d’y manquer, et n’estimait que ceux qui pensaient là-dessus comme lui. Du reste, dans tout ce qui ne touchait pas à cette corde, sa philanthropie était telle, que je croyais peu nécessaire qu’il me montrât plus d’affection comme oncle envers sa nièce, que comme homme envers son semblable.

Tout le monde l’estimait, le craignait ; il avait de la fortune et l’humeur difficile que donne aux riches l’habitude d’en jouir.

Depuis trois ans que j’habitais Saint-Marcel, mon frère était venu une fois chaque année, et à tous ses voyages mon oncle lui avait promis ses bontés s’il se conduisait bien. De mon côté je ne négligeais point de parler pour lui pendant son absence, et d’assurer mon oncle de son entière soumission. L’emploi de mon temps dans ce château était consacré à cultiver quelques talens agréables, acquis auprès de mes parens. Je m’occupais avec plaisir de la musique et du dessin. La lecture, la poésie et la langue italienne charmaient aussi mes loisirs, et m’empêchaient de mourir d’ennui dans un pays où l’on ne songeait qu’à la chasse.

Mais je reviens à mon oncle que j’ai laissé en colère. Lorsque je jugeai ce premier mouvement un peu calmé, je me hasardai à rentrer dans le salon. Il n’y était plus. Tout était renversé, les chaises, la table, et mon métier de tapisserie !

J’allai m’adresser à madame Blanchard, sa vieille gouvernante, femme habituée à son humeur, et d’un ton imposant qui annonçait les fonctions importantes qu’elle remplissait dans la maison.

« Croyez-vous que mon oncle soit encore fâché ? Je l’ai vu bien courroucé. — Ah ! vraiment ! dit-elle en élevant la voix, et prenant un air digne, vraiment vous rêvez, mademoiselle : est-ce qu’on apaise si promptement une colère aussi légitime ? Monsieur votre frère est fou, oui, décidément fou ; il n’a que vingt-deux ans, sa fortune dépend de son oncle, il lui doit tout, et il ose songer à faire un mariage d’inclination ! — Un mariage d’inclination !… — Oui, Mademoiselle. Vous ne savez pas ce que c’est qu’un mariage d’inclination ? c’est l’union d’une personne riche avec une personne pauvre : nous avons aussi les mariages d’inclination entre gens également pauvres. Vous sentez bien que cela est épouvantable, et que c’est l’image du malheur. Eh bien ! voilà la faute… Que dis-je, voilà le crime que veut commettre M. Eugène, si votre oncle n’y met ordre. — Je crois que mon frère renoncera à son projet quand il apprendra dans quelle fureur il a mis mon oncle. Je ne puis penser qu’il veuille lui déplaire à ce point. » Ici madame Blanchard, souriant de pitié, me répondit : « Vous ne connaissez pas l’ascendant des passions ! Mademoiselle, je ne puis discuter avec vous plus long-temps sur ce chapitre ; d’ailleurs je pense qu’on a besoin de moi, et je vous quitte : mais ne vous pressez pas de voir monsieur votre oncle. »

Je pris le parti d’attendre dans ma chambre. Les mots de madame Blanchard retentissaient encore à mon oreille : vous ne connaissez pas l’ascendant des passions ! Cette grande phrase me faisait découvrir qu’en effet j’étais sans expérience ; et, par conséquent, peu habile à défendre les intérêts de mon frère que je trouvais si coupable, et dont le mariage me paraissait un évènement à remettre à des temps plus heureux.

Deux jours se passèrent sans que je pusse voir M. de Saint-Albe hors des heures du repas. Il avait toujours du monde chez lui, et il évitait les occasions où il aurait pu me parler.

Inquiète pour mon frère, et craignant qu’on ne lui laissât faire une sottise, je me décidai à lui écrire pour lui faire part de l’indignation de mon oncle, et l’engager à lui sacrifier un mariage regardé comme une folie.

M. de Saint-Albe entra dans ma chambre au moment où j’allais finir ma lettre. Je fus déconcertée. Je rougis, et la plume me tomba des mains. « Comment ? dit-il, vous aussi vous écrivez ? Voulez-vous vous marier comme votre frère ? Ses yeux étincelans me faisaient baisser les miens, et me donnaient un air aussi gauche que coupable. J’avançai la main, et lui présentant la lettre : « Mon oncle, lui dis-je, j’écris à mon frère, voulez-vous lire ?… L’expression de sa physionomie et le son de sa voix changèrent aussitôt. — Non, non, répondit-il en se reculant, je suis persuadé que votre bon cœur vous inspire bien, et je m’en rapporte à vous. Dites-lui que je ne veux jamais le revoir s’il se marie. Au reste, il doit recevoir de mes nouvelles, et je l’attends à cette épreuve. » Il sortit, et je cachetai ma lettre, qui partit le même jour.

Cette circonstance m’ayant remise assez bien avec mon oncle, je me rendis dans le salon où il y avait plusieurs personnes. C’étaient pour la plupart des chasseurs du voisinage, gens riches et aimant la bonne chère.

La conversation était si vive et si bruyante, qu’on s’aperçut à peine de mon arrivée. Tout le monde parlait du projet de mon frère : il était si jeune, il avait tant besoin de son oncle, que chacun pariait qu’il sacrifierait un goût léger à la tendresse qu’il devait à un si bon parent. Je pensais tout-à-fait de même, et ne trouvais rien de si facile que d’obéir. Mon oncle seul en doutait ; il s’y connaissait bien.

Huit jours après, nous apprîmes que mon frère venait d’épouser mademoiselle S***, fille unique d’un officier mort au service du roi. Elle vivait avec sa mère dans la plus grande obscurité, sans fortune, et l’on ajoutait, sans espérance d’en avoir.

Il fut donc alors bien prouvé que mon frère venait de faire la plus grande extravagance ; qu’il avait manqué à tous les procédés envers son oncle, et qu’il méritait d’en être oublié à jamais. Je sentais la justesse de ce raisonnement : cependant mon amitié pour mon malheureux frère n’en était pas moins vive ; et, sans oser encore parler pour lui, je me croyais placée là par le ciel pour le protéger quand l’occasion s’en présenterait. Je me regardais comme chargée de ses intérêts ; et ma pitié, ma sollicitude, me semblaient être ses dieux domestiques, ses protecteurs veillant sur son avenir.

La nouvelle de ce fatal mariage répandit la terreur dans le château. Chacun craignait de rencontrer M. de Saint-Albe. Mais rien n’était comparable à l’effroi dont j’étais saisie. Il me paraissait juste que toute la colère de mon oncle retombât sur moi, parce que j’étais la dernière de cette famille malheureuse et extravagante qui se présentât devant lui. Je ne cessais de répéter tout bas comme s’il eût dû me deviner : « Oh ! je ne ressemblerai pas à mon frère ! Je n’épouserai qu’un mari du choix de mon oncle ! Ce serment tacite me semblait un acte expiatoire fait pour amollir son cœur ; et, si ce jour-là, il m’eût proposé un parti, je l’aurais accepté sans le voir, tant j’étais déterminée à ne jamais le contrarier.

Tremblante, j’attendais qu’il me fît appeler. Sa sonnette ne tarda pas à se faire entendre. Un domestique vint m’avertir que M. de Saint-Albe me demandait. Je descendis lentement, me soutenant à peine, et me donnant du courage en me promettant bien de ne point imiter mon frère, mais bien décidée à le défendre, malgré ma timidité naturelle, et à rejeter ses torts sur la famille à laquelle il venait de s’allier.


CHAPITRE II.


La figure de mon oncle était décomposée ; mais, à travers son mécontentement, on voyait l’empreinte de la douleur et du chagrin.

J’en fus si touchée que, sans savoir ce que je faisais, je me précipitai à ses genoux, et versant un torrent de larmes je ne pus proférer que ces paroles : « Mon cher oncle, pardonnez-lui, pardonnez-nous ! — Se marier sans mon consentement ! Se marier après avoir lu ma lettre ! Relevez-vous, Albertine, me dit-il d’une voix étouffée, relevez-vous : ne me parlez jamais de cet homme-là ; je vous défends de me prononcer son nom. Ne m’indisposez pas contre vous, quand vous êtes la seule qui restez d’une famille qui n’a existé que pour me déshonorer. » Je voulais lui répondre ; il m’en empêcha. Je sanglotais. « Taisez-vous ; je vous entends. Retenez bien ce que je vais vous dire : Laissons courir ce misérable ; ne me parlez de votre vie en sa faveur, ou je vous enverrai le rejoindre. Vous connaissez la violence de mon caractère ; ne l’irritez pas par des supplications déplacées… Qu’il aille où bon lui semble avec sa digne moitié. Je ne veux plus m’occuper de lui. Soyez ma nièce, et obéissez. » Je m’étais relevée aux premières phrases ; et je fis alors une inclination de tête en signe de consentement à tout ce qu’il voulait ; et, le laissant sortir, je restai seule un temps infini dans la même posture.

C’est donc ainsi, dis-je en moi-même, que j’ai su attendrir mon oncle sur le sort de son neveu ! Voilà tout ce que j’ai tenté ! Quelle lâcheté ! Que je m’en veux de cette timidité qui me rend toujours muette devant mon oncle. Mais aussi qui oserait lui parler quand il se fâche ? Toutes mes prières auraient été inutiles ; je l’aurais rendu plus furieux contre Eugène, et loin, de le servir, j’aurais nui à sa cause. Insensiblement je me figurai que je n’avais pas eu tant de torts, et je finis même par penser que j’avais agi très-prudemment : tant nous sommes portés à nous traiter avec indulgence, et à nous excuser à nos propres yeux.

L’heure de la chasse étant arrivée, le château se remplit de chasseurs : on n’entendait plus que le bruit du cor, des chiens et des chevaux, et mon pauvre frère parut oublié.

Je ne suivais point mon oncle dans ces parties de plaisirs. Seule de femme dans le château, il était peu convenable de m’y voir figurer. Je restais pour surveiller les apprêts du dîner, affaire essentielle dans la vie d’un chasseur, et de la plus haute importance dans l’esprit de mon oncle.

J’étais quelquefois honorée de la visite de deux de nos voisines : elles étaient grandes parleuses, m’entretenaient souvent de leurs parens de Paris, et ne formaient des vœux que pour voir la capitale, dont je leur racontais les merveilles.

Comme ces dames paraîtront souvent, il est juste de les faire connaître.

Madame de Genissieux était une femme de quarante-huit ans, bien conservée, veuve depuis quinze ans. Elle jouissait de la plus entière indépendance, et de la plus grande considération. Son caractère était un composé d’indiscrétion, de vanité et d’indulgence. Pleine de zèle pour ses amis, elle ne leur nuisait que pour vouloir trop bien les servir. D’ailleurs, fière de son ancienne beauté et de sa nouvelle noblesse, elle croyait devoir mépriser tout ce qui n’était pas du bon ton, et ne parlait que de son voyage de Paris où elle avait fait autrefois la plus grande sensation. Elle y avait vécu six mois chez sa sœur, la baronne d’Ablancourt, et mettait beaucoup d’amour-propre à prononcer ce nom. Le récit des plaisirs de Paris, ses spectacles, ses réunions, étaient impitoyablement le sujet de toutes ses conversations, et il n’y avait personne dans le village qui n’eût été endormi plusieurs fois dans sa vie par la description de ce charmant voyage.

Madame Desmousseaux, femme du plus intrépide chasseur, était bonne et sans prétention. Excellente mère de famille, elle avait consacré sa vie à l’éducation de ses enfans, et sa santé délicate s’en était altérée sensiblement. Henriette, sa fille ainée, mariée très-jeune, et veuve de M. Duperay, demeurait avec elle. Son fils Adrien, plus jeune que madame Duperay, était filleul de mon oncle ; et Rose, sa seconde fille, était une jolie personne de quinze ans.

Ces dames dînaient ordinairement avec nous les jours de chasse. La présence de trois ou quatre femmes en imposait aux chasseurs, et améliorait le ton de la conversation. On chantait au dessert des chansons bachiques : mais madame de Genissieux ne les aimait pas ; elle les trouvait grossières, pleines d’équivoques, et préférait chanter les couplets faits pour elle, il y avait trente ans, par un jeune officier.

Un jour, elle m’annonça l’arrivée prochaine de son neveu le baron d’Ablancourt. Toute sa maison fut bouleversée pour recevoir un hôte de cette importance. Elle fit venir des meubles de la ville voisine, fit sabler les allées de son jardin, et s’appliqua plus que jamais à prendre ses grands airs et ses attitudes pittoresques, pour prouver à monsieur le baron, son neveu, qu’on avait connu la bonne compagnie, et qu’on était encore digne d’y jouer un rôle. Mais son attente fut trompée, son neveu n’arriva pas. Elle fut outrée, et commençait à croire qu’on pouvait bien être changé dans ce Paris, lorsqu’elle reçut enfin des nouvelles. Charmée de pouvoir justifier la conduite de son neveu, elle accourut au château pour me montrer sa lettre ; car ma résignation à écouter madame de Genissieux m’avait acquis toute sa confiance. Elle s’empressa de me faire lire cette lettre et me pria de la garder pour la montrer à mon oncle. Je l’ai lue trop souvent, et elle me fit trop d’impression, pour l’avoir oubliée. La voici :

Paris, ce…

Ma chère Tante,

« Est-ce avec votre indulgence ordinaire que vous recevrez les excuses de Léon ? Ma mère vous explique les raisons qui m’ont privé de faire le voyage de Saint-Marcel pour vous embrasser. Elle a été malade, et assez gravement pour ne plus s’occuper que de mon avenir. Elle ne veut point, dit-elle, s’exposer à mourir sans me voir marié. Voilà donc votre neveu présenté comme un parti assez sortable. Ce n’est pas tout : le choix est fait. Il faut que j’épouse mademoiselle Octavie de Séligny. C’est ma mère qui arrange tout cela dans sa tête. Moi, qui ne veux que son bonheur, je me résigne. Le ciel me devra une bonne femme, puisque je suis fils obéissant. Oh ! ma tante, que cette mère est intéressante ! Sans cesse occupée de son fils, elle ne vit que pour lui ! Que ma vie lui soit consacrée, et je suis trop heureux ! Adieu le mariage d’inclination dont je vous parlais dans mon enfance, et dont vous plaisantiez toutes les fois qu’il en était question. J’y renonce ; Octavie, offerte par ma mère, changera toutes mes idées. N’oubliez pas le neveu le plus dévoué, etc. »

Que je fus émue à cette lecture ! Que toutes ces expressions, si nouvelles pour moi, me parurent touchantes et pleines de grâces ! « Que la mère de ce jeune homme est heureuse, disais-je en moi-même ! il se marie, et ne songe qu’à elle dans le choix qu’il va faire ! » Je soupirai en songeant à mon frère. « Que nous serions heureux, nous-mêmes, s’il avait pensé de la même manière, et s’il avait consulté mon oncle ! » Je relus la lettre. J’en admirai le style. Ce ton de gaieté aimable en parlant de son mariage, me fit juger qu’il avait de la grâce dans l’esprit ; et je ne doutai point qu’il ne fît le bonheur de mademoiselle Octavie de Seligny.

Mon oncle entra et me surprit une lettre à la main. Il était suivi de deux ou trois de ses amis. Se mépretant à l’émotion que j’éprouvais, il s’approcha brusquement, et m’arrachant la lettre des mains, il s’écria : « Vous recevez des lettres de votre frère, malheureuse ! Vous manquez à votre parole, et vous me trahissez. » En disant ces mots, il allait déchirer la lettre sans la regarder. Je l’arrêtai, et dis avec vivacité : « Ah ! mon oncle, elle est du baron d’Ablancourt. — Comment répliqua-t-il d’un ton sévère, vous êtes en correspondance avec un jeune homme ! Albertine ! Albertine ! Comment est venue cette lettre ? — Mon oncle, elle n’est point à mon adresse. Je ne connais pas M. d’Ablancourt, vous le savez bien. Lisez, il écrit à sa tante ; elle-même m’a chargée de vous en faire part. — À la bonne heure, dit-il en radoucissant sa voix ; mais pourquoi ne le disiez-vous pas tout de suite ? et il se mit à lire. Bravo ! s’écria-t-il, en me la rendant, voilà un homme bien né, voilà un homme qui sait vivre. Je connais la famille à laquelle on veut l’allier, continua-t-il en s’adressant aux chasseurs, j’ai vu grandir la jeune personne qu’on lui destine… — Est-elle jolie, mon oncle ? repris-je vivement en l’interrompant. Et puis, rougissant de ma question, sans savoir pourquoi, je m’arrêtai toute interdite. — Jolie, répéta-t-il, sans remarquer mon embarras, oh ! je n’en sais rien, mais elle était douce et sera fort riche. Je suis fâché que le baron d’Ablancourt ne vienne pas ; nous aurions chassé ensemble : c’est le chasseur le plus adroit. Oh ! il viendra d’abord après la noce, et nous lui ferons courir le pays. Mais je suis las, je vais me reposer en attendant le dîner. » Il sortit aussitôt ; et moi je courus rendre la lettre à madame de Genissieux.


CHAPITRE III.


Ma noble voisine m’apprit que sa sœur lui écrivait en même temps que son fils, et lui faisait part du désir de lui voir contracter un engagement avantageux. Elle ne voulait point quitter ce monde sans laisser Léon marié, heureux et père de famille. Elle s’empressait de confier à sa sœur le projet qu’elle avait formé de lui faire épouser mademoiselle de Seligny, fille unique d’une de ses meilleures amies, dont la fortune, égale à celle du baron, rendait leur union très-sortable. « Je crois, écrivait-elle, que ce mariage sera heureux. Octavie est très-bien et d’une douceur angélique ; vous connaissez Léon, sa délicatesse, ses procédés. Le meilleur des fils ne doit-il pas être le modèle des maris ? »

Madame de Genissieux, désappointée de ne pas voir arriver son neveu, se consola en pensant à l’éclat qu’un grand mariage allait jeter sur sa famille ; elle songea aussi sans doute que cet évènement pourrait bien être l’occasion d’un second voyage à Paris, et ce dernier motif calmant tous les petits chagrins de sa vanité blessée, elle se décida à tout approuver.

Depuis cette époque, elle recevait de temps en temps des nouvelles de sa sœur et de son neveu, et ne manquait jamais de m’en parler. Elle mettait beaucoup d’amour-propre à me faite lire leurs lettres, me vantait avec chaleur les qualités estimables et brillantes d’un jeune homme aussi remarquable par sa personne que par la noblesse de ses sentimens ; et, sans le savoir, excitait à mon insu mon admiration pour un si beau caractère. C’était une école dangereuse pour une jeune personne de dix-huit ans, dont le cœur vide s’occupait ainsi d’un être invisible, mais réel ; comme s’il eût été question d’un héros imaginaire.

Comme madame d’Ablancourt ne lui parlait plus du mariage de son fils, madame de Genissieux en conclut aisément qu’il ne se faisait point encore ; mais elle ne cessa pas pour cela d’entretenir ses voisins du prochain mariage du baron d’Ablancourt avec mademoiselle de Seligny.

Dans un petit pays, au fond d’une province, l’uniformité de la vie, l’absence d’objets variés, tout nous engage à ajouter foi aux moindres nouvelles ; on aime à croire, parce que l’on a besoin de se créer des occupations. Là, n’avoir rien à croire, c’est n’avoir rien à faire. Ce mariage tant prôné par madame de Genissieux nous parut une affaire décidée, et tout le monde s’empressa de lui en faire compliment.

À force d’entendre parler de mariage, mon oncle s’avisa d’avoir envie de me marier ; et comme il ne pouvait supporter le plus léger obstacle à ses volontés, il n’eut pas plutôt conçu ce dessein qu’il songea à l’exécuter. Il y avait peu de partis qui pussent convenir à M. de Saint-Albe : je dis à M. de Saint-Albe, car il ne jugeait pas nécessaire de me consulter dans cette affaire ; me regardant comme un enfant, et s’estimant seul en état de me trouver le mari qu’il me fallait, c’est-à-dire un honnête homme, capable de bien administrer et conserver sa fortune ; croyant me favoriser assez en me nommant son héritière, nom qu’il prononçait souvent depuis la désobéissance de son neveu.

Ce titre d’héritière d’un domaine considérable éveilla les prétentions de plusieurs partis des environs. On fit des demandes de mariage. Mon oncle, difficile, non pour moi, mais pour sa terre, sur le choix d’un propriétaire à nous donner, ne fut content de personne, renvoya tout le monde ; et son impatience augmentant avec la difficulté de réussir, il se détermina à me marier à son filleul Adrien Desmousseaux, le fils. C’était un grand garçon d’un caractère facile et confiant, d’une gaieté douce, et dont le mérite, aux yeux de mon oncle, consistait à être toujours de l’avis de son parrain.

Je le connaissais depuis mon arrivée à Saint-Marcel, et le traitais sans conséquence, comme un habitué de la maison. Son père avait toujours désiré notre union sans oser en parler. Il fut au comble de ses vœux quand il vit mon oncle refuser tous les prétendans, et dès ce moment s’enhardit au point de proposer son fils en lui donnant une partie de sa fortune pour faciliter ce mariage.

M. de Saint-Albe, fatigué de chercher parmi des inconnus, et faisant l’expérience de l’embarras qu’il y a à bien marier une fille, se décida en faveur de son filleul Adrien Desmousseaux ; et bientôt ce mariage ne fut plus un secret pour personne.

La manière dont il me l’apprit est trop originale pour que j’omette d’en parler.

Il me fit appeler dans sa bibliothèque : et là, devant plusieurs chasseurs et gardes-chasses qui l’attendaient, il s’adressa à moi, et me dit tout haut : « Albertine, j’ai eu beaucoup de peine à vous trouver un mari. J’ai calculé, réfléchi ; tout est pour le mieux : vous épouserez dans un mois Adrien Desmousseaux ; c’est un honnête garçon. Grâce au ciel vous êtes seule, et ma tâche est remplie. Vous serez heureuse, et votre bonheur me consolera de la folie de votre frère. » Je fus si déconcertée de m’entendre annoncer publiquement un secret de famille de cette importance, que je ne pus répondre un seul mot. Chacun s’empressa de me féliciter à sa manière, et de complimenter aussi M. de Saint-Albe. Pour moi, je restais droite comme une statue sans faire aucun mouvement. Mon oncle, habitué à ma timidité, se leva en disant : « Allons, laissons-la penser à son nouvel état, et ne la troublons pas davantage.

Revenue à moi, je montai dans ma chambre pour me livrer à la fluctuation de mes idées. Je ne savais ce qui se passait dans mon ame, mais j’étais dans une grande agitation. Épouser Adrien Desmousseaux ! Hélas ! je n’avais jamais pensé à lui. « Quoi ! disais-je en moi-même, je vais donc m’ensevelir dans ce village ! Entourée de gens insignifians, je passerai de la vie à la mort sans avoir senti le prix de l’existence ! Ah ! madame de Genissieux a raison, ce n’est pas ici, mais dans une grande ville, qu’on jouit des avantages d’une bonne éducation ! »

Je ne sais pourquoi madame de Genissieux se présenta à ma pensée, mais je soupirai. Cependant, malgré le peu de goût que je me sentais pour Adrien, il me paraissait impossible de résister à la volonté de mon oncle. Je me ressouvenais de la désobéissance de mon frère et du serment que j’avais fait de me sacrifier pour expier sa faute. Je me trouvais enchaînée, et rien ne pouvait me soustraire au sort qu’on me préparait.

J’étais plongée dans mes réflexions lorsque la porte s’ouvrit. C’était madame Blanchard qui venait me faire son compliment sur mon bonheur futur. Elle s’étendit avec emphase sur les obligations que j’avais à mon oncle, sur l’avantage de ne point quitter Saint-Marcel. Et comme elle me voyait pâle et abattue : « Au nom du ciel ! Mademoiselle, me dit-elle en joignant les mains, n’allez pas refuser M. Adrien ! Votre frère s’est marié malgré votre oncle, est-ce que vous n’accepterez pas le mari que vous donne M. de Saint-Albe ? Ah ! qu’il serait malheureux avec toute sa famille ! M. Adrien est un si bon enfant, doux comme un agneau ; Vous en ferez tout ce que vous voudrez. — Ma chère madame Blanchard, répliquai-je d’une voix assurée, je ferai tout ce que veut mon oncle ; à Dieu ne plaise que je lui désobéisse ! Je sais tout ce que je lui dois ; soyez bien tranquille. — À la bonne heure ; mais vous ne l’êtes guère, vous, Mademoiselle. Allons, du courage ! vous êtes timide. Songez à la satisfaction de monsieur quand il verra ses neveux et petits-neveux autour de lui. Rassurez-vous, Mademoiselle, vous avez un mois pour vous faire à l’idée du mariage, et je vous promets que vous vous y ferez. Je le sais par expérience. » Elle sortit, et je restai seule jusqu’à l’heure où la société se réunit pour dîner.

Je fus encore obligée de recevoir les félicitations de nos bruyans convives. Heureusement les amis Desmousseaux n’étaient pas invités ce jour-là. Le lendemain fut destiné à fêter toute la famille : messieurs et mesdames Desmousseaux vinrent dîner chez mon oncle en grande cérémonie.

Après les complimens d’usage en pareilles circonstances, nous passâmes dans la salle à manger. On plaça Adrien près de moi, ce qui me causa une contrainte, un embarras extrême ; lui que j’avais vu cent fois à la même place sans que j’y eusse jamais fait attention !

Le dîner fut assez gai, grâce aux plaisanteries de M. Desmousseaux le père qui triomphait. Ma future belle-mère me regardait avec intérêt et me souriait d’un air naturellement mélancolique. Mes futures belles-sœurs m’accablaient de leurs caresses et de leur importun babil. Il n’y avait que ce pauvre Adrien et moi qui eussions l’air préoccupé : mon triste maintien l’inquiétait, et il me regardait à la dérobée pour m’encourager et me supplier d’avoir plus d’assurance. Ce manège réussit parfaitement auprès de nos pareils ; ils crurent que ces signes annonçaient que nous étions déjà d’intelligence, et je vis bien que tout s’accordait pour que je devinsse la femme de M. Adrien Desmousseaux.

Le temps s’écoulait ; et mon oncle, heureux de se voir obéi sans obstacle, était d’une gaieté, d’une hilarité charmantes. Il avait donné la commission de me faire venir de Paris et de Lyon les modes et les étoffes les plus élégantes, Ces soins me touchaient et me faisaient regarder comme impossible que mon mariage n’eût pas lieu. À chaque attention de sa part, je me croyais enchaînée davantage. Les éloges qu’il me prodiguait, m’attendrissaient et me déchiraient le cœur. J’étais quelquefois sur le point de me jeter à ses genoux, et de lui avouer que je n’avais aucun penchant pour son filleul ; mais, réprimant aussitôt ce mouvement, je songeais à sa colère que rien ne pouvait calmer, à mon frère si coupable envers lui ; et alors, mon effroi devenait tel, que je finissais pas trouver que j’avais tort, et que mon oncle seul avait raison. Le motif de mon refus ne me paraissait plus assez fort. Oser alléguer mon peu d’inclination pour un jeune homme honnête et bon, le fils d’un de nos amis, le filleul de mon oncle ! c’était une puérilité méprisable aux yeux de M. de Saint-Albe : son opinion était qu’une honnête femme s’accoutume tôt ou tard à vivre avec un galant homme. Je renouvelais le serment de lui obéir, et je répétais : « Puisque je n’en aime pas un autre, ne détruisons pas le bonheur de deux familles. »

Tout était ordonné dans le château pour une noce qui devait se célébrer dans quinze jours, lorsque madame Desmousseaux, dont la santé était très-délicate, comme je l’ai déjà dit, tomba malade des fatigues que lui donnèrent les arrangemens de sa maison pour le mariage de son fils bien-aimé.

M. Desmousseaux le père, homme scrupuleux sur les choses d’étiquette, nous annonça le danger où était sa femme, et nous dit en pleurant que rien ne serait plus déplacé que la célébration de notre mariage dans un moment où le médecin désespérait de la santé de la malade. Mon oncle, toujours fâché des contre-temps, reconnut malgré lui la justesse de l’observation, et on demeura d’accord de ne songer à nous marier qu’après le rétablissement de ma future belle-mère.

Un arrangement qui éloignait l’époque de mon mariage, me causait un plaisir infini. Je faisais des vœux pour que madame Desmousseaux se rétablît, car c’était une excellente personne, généralement estimée ; mais, je l’avoue, je ne demandais pas une prompte guérison. J’étais dans l’âge où le moindre délai est déjà une victoire remportée. J’avais le pressentiment que gagner du temps est toujours un grand avantage ; mon avenir s’éloignait, ou m’effrayait moins, je ne songeais plus autant à mon mariage. Madame Desmousseaux, d’après les apparences, devait être malade long-temps, et son fils me semblait moins insipide, parce que ses craintes sur sa mère l’empêchaient de s’occuper si souvent de moi.

Je repris insensiblement plus de sérénité, et je commençai à trouver ma situation plus supportable.


CHAPITRE IV.


Mes liaisons avec les filles de madame Desmousseaux étaient bien plus intimes depuis que je devais être leur sœur. Elles venaient me chercher dès que leur mère avait un moment de repos, et nous allions alors nous promener ensemble dans les environs. La promenade est le plaisir de ceux qui n’en peuvent avoir d’autres. Dans les petites villes et à la campagne, c’est sur le grand chemin que la société se réunit ; c’est là seulement qu’on espère trouver quelque variété qui rompe la monotonie d’une journée uniforme. C’est là qu’on rencontre des voyageurs avec lesquels on cause en cheminant ; des marchands forains qui vous proposent des étoffes nouvelles ; des soldats qui rejoignent leurs corps et qui vous font avec joie le récit de leurs batailles ; de paisibles laboureurs qui reviennent de leurs travaux ; des chaises de poste, qui, par leur course rapide et la livrée des domestiques, annoncent l’opulence de ceux qu’elles emportent, et avec qui l’on s’identifie par la pensée. Ce tableau mouvant d’un chemin public compose tout l’intérêt de la conversation des soirées d’été en province.

Nous étions à cette époque de la saison où la nature semble chaque année se renouveler plus belle encore. Le printemps dans toute sa parure invitait à faire des excursions dans la campagne.

Un jour que nous faisions toutes trois notre promenade accoutumée, nous arrivâmes à un point de vue délicieux. Le chemin dominait un charmant vallon où nous descendîmes pour cueillir des violettes dont les champs étaient parfumés. À peine avions-nous commencé à faire nos bouquets, que j’entendis parler au-dessus de nous. Je levai la tête et j’aperçus deux voyageurs qui nous demandèrent s’il y avait encore loin pour aller à la ville de *** ? Nous répondîmes toutes trois à la fois qu’il y avait deux lieues. « N’y a-t-il pas un village avant d’y arriver, demanda l’un de ces deux messieurs ? — Oui, Monsieur, répliquai-je, c’est Saint-Marcel. — C’est celui d’où nous venons, ajouta la petite Rose. — Alors, dirent ces messieurs en descendant près de nous, oserions-nous vous prier, Mesdames, de nous en indiquer le chemin ? » Ils s’avancèrent, et nous firent des salutations fort respectueuses auxquelles nous répondîmes d’un ton fort réservé.

Je regardai mes compagnes et je dis que notre intention était de nous retirer, et que, s’ils voulaient, nous les conduirions nous-mêmes. La proposition fut acceptée avec empressement, et nous nous acheminâmes tous cinq vers le village. Pendant le trajet, les deux sœurs, naturellement curieuses, firent plusieurs questions à ces messieurs ; elles s’étonnaient de les voir à pied sur une grande route, et pensaient que, sans doute, leur voiture s’était brisée à quelque distance de l’endroit où nous les avions rencontrés.

Ces messieurs répondirent qu’aucun accident ne les avait obligés à mettre pied à terre, que leur voiture allait en avant, et qu’ils avaient le dessein d’aller à Saint-Marcel. « Mais, Messieurs, vous ne connaissez pas ce village, et je ne crois pas que vous puissiez trouver à y loger, dit l’une de nous. — Oh ! pardonnez-moi, répondit en souriant celui qui, par l’aisance de ses manières semblait avoir une sorte de supériorité sur l’autre, pardonnez-moi ; j’espère que nous serons fort bien reçus. » Puis s’adressant à moi, il ajouta : « Connaissez-vous madame de Genissieux ? » À ce nom je fis un cri, et le regardant je ne doutai plus que cet étranger ne fût ce neveu tant vanté, ce Léon d’Ablancourt dont on me parlait si souvent.

Rose, sans remarquer mon mouvement, s’avança et répondit avec vivacité : « Oui, Monsieur, c’est une de nos meilleures amies. » Je fus bien contente de la réponse de Rose. Je ne doutai pas qu’elle n’eût empêché l’étranger de s’apercevoir de ma surprise.

Nous marchâmes quelques momens en silence. Avant d’entrer dans le village, il y avait un ruisseau à traverser. La galanterie de ces messieurs nous força d’accepter leur bras pour le franchir.

Celui que j’avais tant de raison de soupçonner, ce dangereux Léon d’Ablancourt saisit l’instant où il me donnait la main pour me dire du ton le plus gracieux : « À quoi, dois-je attribuer la surprise que je vous ai causée tout à l’heure. Mademoiselle ? serais-je assez heureux pour être connu de vous ? » Je restai pétrifiée. J’aurais parié qu’il ne m’avait pas remarquée, et je rougis en répondant que je croyais parler au baron d’Ablancourt, neveu de madame de Genissieux. « Vous avez deviné juste, répliqua-t-il vivement, et je suis enchanté de cette agréable rencontre. — Oui, dit son ami, elle est d’un bon augure pour le voyage que nous allons entreprendre. »

Nous approchions de la maison de madame de Genissieux, et je courus lui annoncer l’arrivée imprévue de son neveu. Elle se précipita au-devant de lui avec l’expression de la plus vive tendresse. M. d’Ablancourt, charmé de retrouver une si bonne tante, s’empressa de l’embrasser, et de lui présenter son ami Casimir de Melvin. Après les complimens d’usage, nous prîmes congé de madame de Genissieux, et la laissâmes avec ses nouveaux hôtes.

Rentrée chez mon oncle, seule, pensive, j’allai me promener dans le jardin. La chute du jour, moment de tristesse à la campagne, l’entière solitude des champs qui ressemble si fort à de l’abandon, tout m’inspira une mélancolie que je n’avais point encore éprouvée. Je marchais la tête baissée, lorsque le bruit du retour de la chasse me tira de ma rêverie. Nos chasseurs revenaient plus tard qu’à l’ordinaire ; je n’étais pas à l’unisson de leur grosse gaieté, et je me sauvai dans ma chambre.

La santé de madame Desmousseaux ne se rétablissait pas ; elle dépérissait visiblement : son fils s’en affligeait avec moi, et me peignait souvent les chagrins que lui causait cette cruelle maladie. Son amour filial m’inspirait pour lui une estime véritable ; mais il m’était impossible de lui accorder un autre sentiment.

Il m’apportait des nouvelles de sa mère, le lendemain de la rencontre des étrangers, lorsqu’ils entrèrent dans le salon, conduits par madame de Genissieux. Elle finissait sa conversation, et j’entendis ces mois : oui, voilà son prétendu. L’indiscrétion de madame de Genissieux me déplut infiniment, mais je fus bien plus piquée, lorsque, levant les yeux sur Léon d’Ablancourt, je crus découvrir un air de dédain à la vue de celui qui devait être mon mari ! Je concentrai mon dépit, je me levai et courus embrasser madame de Genissieux pour cacher ce qui se passait en moi. Il arrive souvent dans le monde qu’une caresse faite à quelqu’un ne serve qu’à dissimuler notre ressentiment contre un autre.

Je proposai sur-le-champ de faire un tour dans le jardin, et je priai Adrien d’aller chercher mon oncle. Le jardin était ravissant ; c’était une richesse, une abondance surnaturelle. Les corolles des fleurs voltigeaient et formaient comme une pluie blanche autour de nous ; nous les foulions sous nos pieds : l’air en était embaumé. La conversation s’établit sur le bonheur de la vie champêtre ; c’est un sujet intarissable : ceux qui en jouissent le moins sont quelquefois ceux qui le vantent le plus. Enfin, M. de Saint-Albe arriva ; il reconnut M. le baron d’Ablancourt, et lui demanda des nouvelles de sa mère, avec cette courtoisie empressée d’un seigneur de village qui sait vivre. Léon répondit à toutes ses questions avec cette grâce facile d’un homme du monde qui se possède. « Monsieur le baron se propose-t-il de nous honorer quelque temps de sa présence, dit mon oncle ? Madame de Genissieux, aurez-vous l’avantage de garder ces messieurs pendant quelques semaines ? — Mon voisin, je n’ai point encore osé faire cette demande. Laissez-moi jouir du plaisir de le revoir. Si je lui demandais combien de temps il doit me donner, il faudrait aussi parler de son départ, et c’est ce que je veux ignorer. »

Léon baisa tendrement la main de sa tante ; et mon oncle, comme tout possesseur de château doit faire, s’empara des voyageurs, et les emmena voir sa propriété.

Nous restâmes seules, madame de Génissieux et moi : elle avait une grande envie de babiller, je n’avais pas un moindre désir de l’entendre ; et voici à peu près comme elle commença : « Eh bien ! ma chère Albertine, comment trouvez-vous mon neveu ? J’espère qu’il répond à l’idée que je vous en ai donnée. Avouez qu’on n’est pas plus aimable, et qu’on voit peu de tournures aussi distinguées ? — Il ressemble parfaitement au portrait que vous m’en aviez fait, Madame. — Il vous trouve charmante, continua-t-elle ; vos grands yeux noirs ont fait impression sur lui : vous savez que je n’aime que les yeux noirs, et je suis charmée que Léon soit de mon goût. Il assure qu’un voyage à Paris ferait de vous une femme accomplie, et je le crois : rien ne forme comme le séjour de Paris. Vous êtes, dit-il, bien au-dessus de vos deux amies ; enfin vous avez fait sa conquête, et cela est bien sans conséquence, puisque vous allez vous marier, et lui aussi. — Vous avez bien raison, Madame ; d’ailleurs les hommes ne disent-ils pas mille galanteries sans y croire ? — Ah ! ma chère amie, c’est tout ce que vous pourriez penser de Léon, que vous ne connaissez pas, s’il s’était adressé à vous pour dire ces choses-là ; mais c’est à moi qu’il a parlé. » La remarque était trop flatteuse pour mon amour-propre ; j’en rougis. « Que pensez-vous de son ami Casimir ? Il me paraît fort étourdi ; je crois qu’il faudra tout l’ascendant de Léon pour le retenir. » Je répondis, en riant, que je ne l’avais pas beaucoup remarqué ; « car, ajoutai-je, il n’est pas votre neveu celui-là. » Madame de Genissieux, fière du compliment, me donna na un petit coup sur l’épaule en s’écriant : « Léon le saura. Je veux le lui dire ce soir. » Il me tardait de l’entendre parler du mariage de son neveu. Je tâchai d’amener la conversation sur ce sujet. « Pourquoi, lui demandai-je, M. d’Ablancourt ne vous a-t-il pas annoncé son arrivée ? — Oh ! vous ne connaissez pas Léon, reprit-elle : il a eu tant de regrets de m’avoir manqué de parole une fois, qu’il a voulu me surprendre pour réparer sa faute. Ma sœur m’écrit que son mariage ne se fera qu’à son retour d’Italie. Il paraît que mademoiselle de Seligny est bien jeune, et que sa mère ne veut la marier que dans deux ans. » Il y avait long-temps que madame de Genissieux parlait sans avoir envie de s’arrêter, ni moi de l’interrompre, lorsque ces messieurs revinrent nous rejoindre. Ils étaient ravis de tout ce qu’ils avaient vu, et louaient beaucoup M. de Saint-Albe sur son goût pour les choses solides et utiles. Les belles plantations eurent aussi leur tribut d’éloges, et l’on n’oublia rien de ce qui pouvait flatter l’amour-propre du maître du château. Mon oncle fut si enchanté de son succès qu’il invita sur-le-champ ses voisins à dîner avec nous ce jour-là même. La proposition était trop pressante pour être refusée ; on l’accepta avec joie, et j’eus tout le loisir de comparer nos deux convives avec Adrien qui avait été invité le matin par mon oncle. Son air timide et provincial m’affligeait ; j’en souffrais pour lui. Il me semblait qu’on devait prendre une idée défavorable de sa personne en voyant la contrainte de ses manières. L’assurance de ces messieurs me paraissait bien préférable. D’ailleurs tout ce qui vient de Paris est toujours admiré et approuvé sans examen en province. Il était donc tout naturel que mon prétendu perdît beaucoup à la comparaison.

Je ne remarquai plus dans Léon l’air dédaigneux qui m’avait frappé le matin ; il fut, au contraire, d’une extrême politesse avec tout le monde, et surtout avec Adrien, qui, charmé de trouver une personne si affable, lui parlait avec confiance des occupations de la campagne et du plaisir de l’habiter.


CHAPITRE V.


Madame de Genissieux ne manqua pas, selon la stricte étiquette de la province, de nous rendre politesse pour politesse, et de nous inviter à dîner à son tour pour le lendemain. Elle eut la satisfaction d’étaler aux yeux de son neveu le luxe et l’élégance d’une femme qui montrait dans toutes ses actions qu’elle avait fait un voyage à Paris.

Son neveu ne se douta pas seulement de l’intention ; mais il parut content des efforts qu’elle faisait pour lui rendre son séjour agréable, et il devint tous les jours d’une gaieté plus communicative. Il m’inspira plus de confiance ; et il n’y eut pas jusqu’à ce pauvre Adrien qui ne fût charmé de causer avec un homme qui entendait si bien tout ce qu’il lui disait.

La chasse et la pêche étaient les plaisirs de Casimir, qui voulait sans cesse former des parties auxquelles mon oncle donnait une entière approbation.

Depuis l’arrivée de ces messieurs, nous menions une vie beaucoup plus active. Madame de Genissieux, empressée de plaire à ses hôtes faisait naître tous les jours des invitations qui réunissaient toute la société, et lui donnaient cet air d’intimité que l’on trouve presque toujours à la campagne. La belle saison, l’aspect des prairies les plus riantes, de fréquentes visites dans les châteaux du voisinage, tout concourait à rendre Saint-Marcel plus agréable. Je lui trouvais des charmes inconnus jusqu’alors ! Mon oncle, tranquille sur mon sort à venir, me regardant comme établie, ne s’occupait plus autant de moi, et je jouissais d’une espèce de liberté, assez naturelle au milieu de la famille à laquelle j’allais être unie.

Adrien n’était pas toujours avec nous. Plein de tendresse pour sa mère, il lui consacrait une partie de son temps, et priait Henriette Duperay de ne point m’abandonner. Cette excellente sœur, qui avait beaucoup d’amitié pour moi, nous accompagnait partout, et sa gaieté douce tempérait les brusqueries et les étourderies de Rose. Casimir aimait beaucoup à provoquer ses inconséquences. Il prenait plaisir à la contrarier ; et l’aisance avec laquelle il jouait, fit espérer à M. Desmousseaux que Rose, sa fille, pourrait devenir un jour madame de Melvin. Cependant rien n’était moins fondé. L’habitude du monde vous permet quelquefois un air de familiarité que le bon ton sait réprimer aussitôt qu’il en est temps. Ces agaceries, qui pouvaient faire autant d’impression sur la fille que sur le père, furent remarquées de Léon, qui, tout en grondant son ami, nous prévenait de sa légèreté, et nous engageait à ne point nous fier à ce ton doux et hypocrite.

Il dit un jour à Rose, pendant que Casimir arrangeait ses lignes, et que nous étions tous autour de lui sur le bord de la rivière : « Ah ! ne l’écoutez pas ; il est capable de vous tromper. Si vous saviez le tour qu’il a joué à une jeune comtesse, pendant notre séjour en Allemagne, vous ne voudriez pas le revoir. — Quoi ! dit Casimir, vous songez encore à cette folie. Je l’ai payée bien cher : cette belle personne n’a plus voulu entendre parler de moi. C’était une sotte qui ne savait pas plaisanter. — Voulez-vous, Mesdames, répliqua Léon en riant, que je vous conte cette histoire ? Elle vous fera connaître, mon ami ; il n’est pas mal de se prémunir contre ses malices.

« Pendant notre séjour en Allemagne à M***, nous fûmes présentés, Casimir et moi, dans une famille respectable où nous eûmes le bonheur de recevoir l’accueil le plus gracieux ; nous réussîmes si bien, qu’au bout de quelque temps nous étions traités comme les amis de la maison, et y jouissions de cette aimable intimité qui fait le charme de la vie. L’opulence des parens, les talens de deux filles fort jolies, réunissaient une société nombreuse et choisie. L’aînée, très-bonne musicienne, nous demandait sans cesse si nous étions musiciens. Casimir, impatienté de la question, répondit un jour qu’il avait appris autrefois à jouer du piano, mais qu’il croyait l’avoir oublié. — Oh ! je veux vous donner des leçons. Voilà un morceau facile et nouveau, il faut l’essayer. C’était une tyrolienne fort à la mode.

D’un air très-gauche, monsieur met ses doigts sur les touches, et ce début promet peu de succès. Cependant l’aimable professeur ne se décourage point. La patience de tous deux s’exerce mutuellement pendant quinze jours de suite. Tous les matins à la même heure, l’écolier docile arrivait timidement prendre sa leçon, recommençait sans cesse le même passage, et plus d’une fois impatienta la douce allemande au point de lui donner l’idée de renoncer à sa tâche pénible. Cependant, découvrant en lui quelques dispositions, elle ne se rebuta pas, et se flatta qu’un jour il pourrait jouer l’air favori, en petit comité.

Enfin après ce terme, arriva le jour d’un grand concert. Les plus fameux artistes y étaient invités ; les amateurs les plus distingués remplissaient la salle ; la musique était divine, ravissante ; et l’on ne se lassait pas d’applaudir un célèbre concerto, lorsque mon ami, s’approchant de son joli maître de musique, lui dit tout bas avec gaieté : « Je crois que voici le moment de vous faire honneur, je vais jouer mon air. — Oh ciel ! s’écria la jeune comtesse, y pensez-vous ? Vous ne pouvez pas jouer devant ces messieurs, vous n’êtes pas sûr de vous. — Allons, dit-il, je ferai de mon mieux ; » et, malgré ses instances, il se mit au piano. Ne pouvant le retenir, elle s’éloigne au fond du salon, en disant à sa sœur : « Il se perdra, il va me faire quelque affront ! »

Chacun reprend sa place, tout le monde écoute dans le plus profond silence : Casimir prélude et joue assez bien sa tyrolienne, et même beaucoup mieux que ne l’espérait le professeur tremblant. Mais voici bien une autre surprise ! Se servant habilement du même motif, il varie l’air à l’infini ; tantôt ses doigts agiles précipitent le mouvement, et peignent les élans de la joie vive et folâtre ; tantôt ralentissant la mesure, ses modulations vont réveiller dans l’ame les passions les plus touchantes. Il parcourt son clavier avec tant de légèreté, tant d’expression, que chacun éprouve une émotion délicieuse, et la salle retentit d’applaudissemens. On s’empresse de payer le tribut d’éloge et d’admiration dû à un talent si merveilleux ; l’on veut savoir le nom du maître qui a développé une si brillante exécution. Casimir se lève, se retourne, et nomme la comtesse.

Mais quelle figure faisait alors l’aimable comtesse ! Il serait difficile de la peindre : debout, l’air stupéfait, les mains élevées, elle s’écriait : « Comment, Monsieur ! pendant quinze jours j’ai été votre dupe ! Vous avez eu la cruauté de me faire répéter tous les matins vingt fois les mêmes notes ! » Casimir répondit en souriant : « Eh ! comment aurais-je obtenu de vous un entretien d’une heure tous les matins sans ce petit stratagème ? Il doit m’obtenir ma grâce. Ah ! madame, accordez-moi mon pardon. » Il pria vainement, rien ne put calmer l’amour-propre blessé de cette jeune personne ; et bientôt nous quittâmes l’Allemagne, Casimir y laissant la réputation d’un trompeur et d’un mauvais plaisant, mais d’un très-bon musicien.

Tout le monde convint que Casimir était un homme dangereux, et qu’il fallait se garder de tomber dans ses filets, lorsqu’il nous fit signe de la main de nous taire, parce que nous faisions fuir le poisson. Il était si occupé de sa besogne, qu’il n’avait pas paru prendre part à la conversation, et nous nous éloignâmes pour le laisser pêcher en liberté.

Deux mois s’écoulèrent ainsi : je vivais dans un vague d’idées dont je ne me rendais pas compte ; mais je me trouvais assez heureuse. Je jouissais du présent : un voile s’étendait sur l’avenir. L’air de satisfaction répandu sur la personne de Léon lorsqu’il s’approchait de moi, me causait un doux saisissement qui embellissait toute ma journée ; enfin je m’occupais de lui, et j’allais en épouser un autre !

Ma future belle-mère ne guérissait point, et M. Desmousseaux attendait le retour d’une santé si chancelante pour célébrer le mariage de son fils.

Mon oncle, contrarié d’attendre, et prévoyant que la malade succomberait, voulait que la noce se fît de son vivant sans cérémonie.

Adrien le désirait vivement, et m’en parlait quelquefois. Je rougissais et répondais toujours : « Votre mère est si mal ! Attendons encore. »

La maladie empira tellement que madame Desmousseaux touchait à ses derniers momens, et qu’elle n’avait plus que quelques heures à vivre. Elle me demanda. Son fils tout en alarmes accourut chez mon oncle, et me prenant par la main : « Venez, Albertine, me dit-il les yeux baignés de pleurs, venez embrasser ma mère, la vôtre ! Elle est bien mal et veut vous voir. » Je frémis, je devins pâle, je n’avais pas la force de marcher : Adrien me soutint et me conduisit au chevet du lit de sa mère. Elle était entourée de ses enfans et de son mari. Aussitôt qu’elle m’aperçut, elle dégagea une de ses mains que tenait sa fille aînée, et me la tendant avec sensibilité : « Chère Albertine, chère fille, dit-elle, en serrant la mienne, recevez la bénédiction de votre mère, rendez mon fils heureux, et je meurs tranquille. »

Ce spectacle, les larmes, les sanglots qui seuls interrompaient le silence après ces mots redoutables, me firent une impression si forte que je me jetai à genoux, je saisis ses mains tremblantes, je les arrosai de mes larmes en m’écriant : « Vivez ! vivez ! » Et je tombai sans connaissance sur le parquet.

Mon évanouissement prouva à tout le monde que je me croyais déjà de la famille, que j’étais aussi affligée qu’elle, et personne ne devina la véritable cause de mon désespoir.

Madame Desmousseaux mourut dans la nuit, heureuse de laisser sur la terre un fils dont elle venait d’assurer le bonheur !

Madame Blanchard entra dans ma chambre le lendemain matin, et me dit d’un ton emphatique : « Eh bien ! Mademoiselle, les jours se suivent et ne se ressemblent pas ! Chacun son tour dans ce monde : madame Desmousseaux est morte cette nuit, quelque temps après votre départ. Je n’ai pas voulu qu’on entrât chez vous, désirant vous préparer moi-même à ce triste évènement. On ne sait que trop tôt les mauvaises nouvelles. » J’étais levée depuis long-temps, je n’avais pas fermé l’œil pendant la nuit ; je m’attendais à cette nouvelle, et cependant j’en fus accablée. « Les filles de madame Desmousseaux sont bien affligées, reprit-elle ; mais M. Adrien, oh ! c’est un chagrin ! Il n’y a que son mariage qui pourra le consoler. Ma foi, si celui-là est aussi bon mari que bon fils, il y aura du bonheur à être sa femme. À propos, votre oncle est furieux. Il dit que vos noces auraient dû se faire il y a un mois, que le deuil va en retarder la cérémonie. Ne voilà-t-il pas un contretemps bien fâcheux ? Mon Dieu, on ne saurait trop se presser de marier les demoiselles quand elles sont promises ; on ne sait jamais ce qui peut arriver. » La circonstance d’un deuil ne s’était point encore présentée à mon esprit. Cette idée me causa un grand soulagement. J’entrevis sur-le-champ la perspective d’un délai certain, et je dis en moi-même, selon mon habitude : Espérons ; gagner du temps est un grand avantage.

En province, la durée du deuil est observée sévèrement. Ce n’est pas toujours la preuve d’une véritable affliction ; mais y manquer serait une sorte d’impiété, de sacrilège qui rendrait odieux ceux qui l’oseraient : aucun évènement ne doit en interrompre le cours. Un voyage lointain pourrait seul autoriser la célébration d’un mariage en habit de deuil ; or, je savais qu’Adrien lie devait point voyager ; ainsi je me flattais d’avoir six mois complets avant de songer à notre union. Six mois sont un siècle pour la jeunesse qui redoute, comme pour celle qui espère. Mon ame, un peu remise de ses oscillations, n’éprouva plus que cette tristesse qui me laissait la faculté de m’occuper de celle de mes amis.

Mes amies n’avaient jamais quitté leur mère, et ne pouvaient s’accoutumer à l’idée de ne plus la revoir. On est bien plus uni dans la solitude des champs que dans le tourbillon des villes, où mille distractions séparent ceux qui vivent ensemble : une personne de moins dans une famille y cause un ravage effroyable. Une famille vivant dans la retraite offre l’image d’un vaisseau faisant sa route sur une mer paisible ; s’il survient un orage, une mort, tous les passagers sont en désordre, et le temps seul ramène parmi eux et le calme et la paix.

Adrien, occupé à regretter la meilleure des mères, ne cessait de me répéter qu’elle avait exhalé son dernier soupir en me chargeant du bonheur de son fils ! Je pleurais avec lui ; mon cœur oppressé soupirait tristement, et je pensais tout bas : Hélas ! il est écrit que je serai sa femme !

Mon oncle avait de l’humeur depuis la mort de madame Desmousseaux. Ce grand deuil était pour lui un obstacle insurmontable. Il ne pouvait cependant m’en vouloir : j’étais si soumise, si obéissante, qu’il ne pouvait, au contraire, que se louer d’une nièce occupée à réparer les sottises de sa famille.

Je ne vis point Léon ni son ami les premiers jours de la perte que nous venions de faire ; ils étaient partis plusieurs jours avant l’évènement avec madame de Genissieux pour aller voir une de ses sœurs à quelque distance de Saint-Marcel. Aussitôt après leur retour, madame de Genissieux accourut pour prendre part à mon chagrin. Elle avait toujours aimé sa voisine, quoiqu’elle lui reprochât de n’être jamais sortie de son village, et nous la pleurâmes sincèrement ensemble.

« Je ne suis pas contente de vous, dit-elle en me regardant, vous êtes changée. Que devient Adrien ? Savez-vous que mon neveu le trouve plein de bonnes qualités. Il croit qu’il vous aime beaucoup, mais il ajoute que vous le traitez froidement, et que, s’il était à sa place, votre indifférence le rendrait le plus malheureux des hommes. » Mon excessive rougeur, mon air embarrassé, firent croire à madame de Genissieux que je m’offensais de la remarque de Léon, et elle reprit à l’instant : « Soyez tranquille, je l’ai bien convaincu qu’il avait tort, et il croit à présent que vous aimez Adrien de tout votre cœur. — Il le croit ? repliquai-je. — Oui, ma chère, me répondit-elle étonnée. » Je m’aperçus de ma faute, et je répétai : « Il le croit, et qu’importe, Madame ? — Vous avez raison, s’écria-t-elle, cela vous est très-indifférent ; c’est moi qui ai tort de vous en parler : mais laissons ce sujet, et songeons à la commission dont mon neveu m’a chargée auprès de vous. — Auprès de moi ! — Oui, ma chère amie. Léon est un homme charmant, un homme du monde ; il en connaît tous les usages. Il est impatient de vous revoir ; c’est tout simple, il sait que je vous aime : mais il craint d’être indiscret ; dans ces chagrins de famille, dans ce deuil général, il n’ose pas venir au château. Recevez donc tous ses vœux pour votre bonheur, et sa visite quand vous voudrez. — Je balbutiai : Je serai… Mon oncle sera charmé de revoir M. le baron d’Ablancourt. — Voyez vous, dit-elle en riant, comme elle a l’air fâché contre lui. Allons, ma chère Albertine, oubliez ce que je vous ai dit. Léon sait qu’il se trompait, et que vous aimez beaucoup votre prétendu. Adieu, je vais voir M. de Saint-Albe. » Et elle sortit. Je restai immobile à ma place. Une foule de pensées se pressaient tumultueusement dans mon ame, et absorbaient toutes mes facultés.

J’entendis un peu de bruit à ma porte : elle s’ouvrit, et je vis entrer les deux sœurs d’Adrien. Frappées de me voir dans une si grande agitation, elles me prirent par la main et me forcèrent de m’asseoir à côté d’elles. « Vous n’êtes pas raisonnable, Albertine, me dit l’aînée d’un ton plein d’amitié ; ne pleurez pas seule notre mère, mais pleurons-la toutes les trois ensemble. — Mon frère, dit la cadette, serait trop affligé, s’il vous voyait si accablée. »

Nous descendîmes dans le jardin où nous retrouvâmes madame de Genissieux et mon oncle. La conversation était établie sur les préjugés de la province, auxquels il faut se soumettre malgré soi. Ce temps de deuil paraissait trop long à madame de Genissieux ; elle aurait voulu l’abréger pour nous, et regrettait Paris, séjour délicieux, où la société sait se mettre au-dessus d’une infinité d’usages puérils et ridicules, pays où le deuil n’est un obstacle à rien, où l’on fait ce qui plaît, où personne ne se mêle de vos affaires. « Moi, j’y étais comme dans mon pays natal ; c’est tout naturel, j’ai toujours aimé le grand monde. La province me fait mal au cœur. Vous avez habité Paris, vous, mon voisin, voilà pourquoi je vous aime. » Elle continua long-temps sur un sujet si agréable, et son raisonnement me prouva que, malgré son aversion pour les préjugés, il y en avait quelquefois d’utiles à quelque chose.

Pendant que je faisais cette réflexion, je vis arriver ces trois messieurs. Léon tenait Adrien par la main, et le conduisant devant moi : « Permettez-moi, Mademoiselle, me dit-il en me saluant, de vous présenter mon excuse ; c’est M. Desmousseaux qui nous amène avant de savoir si vous voulez recevoir notre hommage. » Je le saluai en répondant que nous étions charmés de les revoir. « Très-bien, très-bien, dit madame de Genissieux à son neveu, c’est adroit ; il faut s’adresser à Adrien pour réussir. — Cela ne vous surprend pas, Madame, répondit Adrien. » Puis se tournant vers moi, il ajouta, pour me remettre de l’émotion où il me voyait : « J’ai rencontré ces messieurs qui faisaient des façons pour venir vous voir, et je les ai obligés à agir sans cérémonie comme à la campagne. » Mon oncle s’empara d’eux, selon son habitude, et nous les perdîmes bientôt de vue.

« Adrien est le meilleur des hommes, me dit madame de Genissieux quand nous fûmes seules, il vous aime de tout son cœur ; je crois que vous serez très-heureuse avec lui. Je suis bien contrariée pour lui de ce deuil éternel. J’ai beaucoup parlé à votre oncle sur ce sujet. Vous voyez que je suis l’avocat d’Adrien. — Vous avez bien raison de plaider pour lui, Madame, dit madame Duperay. Albertine est si réservée qu’on croirait quelquefois qu’elle est indifférente ; mais elle est si bonne qu’on lui pardonne, et qu’on l’aime chaque jour davantage. — Pour moi, répliqua Rose, je ne conçois pas cette cruelle Albertine. À sa place je serais si contente de devenir une dame ! Oh ! je ne lui ressemblerai pas, moi : il est vrai que je suis trop étourdie. Mais savez-vous une chose, Mesdames ? c’est que mon frère admire tout dans Albertine, et qu’il ne voudrait pas qu’elle fût autrement ; ainsi de quoi nous plaignons-nous ? Laissons-la telle qu’elle est, et retournons près de ces messieurs. Les contes que me fait M. Casimir m’amusent beaucoup. »

Nous nous réunîmes, et la journée s’écoula rapidement.


CHAPITRE VI.


Quoique je n’aie point parlé de mon malheureux frère depuis son mariage, je ne l’oubliais cependant pas. Je lui avais écrit secrètement pour l’informer de la juste indignation de mon oncle et du projet qu’on avait de me marier. Mais il ne m’avait point répondu ; je ne savais ce qu’il était devenu.

Adrien toujours empressé de me plaire, avait chargé quelqu’un à mon insu de lui en donner des nouvelles. Il arriva un matin dans le salon où j’étais seule à mon piano. Après avoir jeté les yeux de tous côtés pour voir si nous n’étions pas entendus, il vint s’asseoir près de moi, et me dit d’un air mystérieux : « Albertine, je sais que voire oncle vous a défendu d’écrire à votre frère, et qu’il y aurait du danger à lui désobéir. Inquiet comme vous d’Eugène, j’ai fait chercher de ses nouvelles, et voici ce que m’apprend un ami :

Bordeaux, le…

« J’ai découvert, mon cher Monsieur, la personne à laquelle vous prenez un si vif intérêt. M. Eugène de Saint-Albe vit ici dans la plus grande obscurité avec sa femme et sa belle-mère. Je leur ai fait remettre la somme que vous m’avez adressée pour eux de la part d’une inconnue. M. de Saint-Albe ne doute point que ce secours ne vienne de sa sœur. Son projet est de profiter d’un bâtiment qui va mettre à la voile pour Philadelphie. Il veut tenter la fortune, et espère que le nouveau monde lui sera moins cruel que l’ancien. Adieu : tous les trois seront partis quand vous recevez cette lettre. »

Je suis, Monsieur, etc.

Cette nouvelle me causa le plus grand plaisir ; le procédé d’Adrien me parut si délicat, si touchant, que je m’écriai avec attendrissement : « Ah ! mon cher Adrien, vous êtes le meilleur des hommes. Vous faites tout pour mon pauvre frère, et vous me l’attribuez. Que je suis reconnaissante ! — Albertine, reprit-il, Puis-je ne pas m’occuper des affections de celle qui possède toutes les miennes. » Ce langage me rendit sérieuse. C’était la première fois qu’Adrien s’exprimait aussi librement ; il en fut surpris lui-même, et me reprochant ce qu’il appelait ma vertu farouche, il se hâta de sortir pour qu’on ne soupçonnât point le motif de sa visite.

Livrée à moi-même, j’eus le temps de réfléchir à la situation où je me trouvais : « Mes engagemens avec Adrien sont tous les jours plus affermis. Voilà aujourd’hui un lien de plus. Mon frère lui devra son existence, sa fortune ! Et je pourrais refuser de m’unir au sort d’un homme si généreux ! Non : mon oncle, mon devoir, tout me l’ordonne. Ah ! pourquoi mon inclination n’est-elle pas aussi forte ! Qu’importe, obéissons : j’en ai fait le serment ; je le renouvelle aujourd’hui, et que le bonheur d’Adrien soit ma consolation ! »

J’allais sortir du salon au moment où madame de Genissieux, ses hôtes et les demoiselles Desmousseaux entrèrent. « Apprenez donc de quel coup je viens d’être frappée, me dit madame de Genissieux ; mon neveu part demain : c’est par hasard que je le sais : il voulait m’échapper sans adieu. Albertine, joignez-vous à moi pour engager ces messieurs à rester au moins jusqu’à dimanche. » Je venais de me monter la tête, j’étais dans un moment d’exaltation ; et, décidée à remplir mes devoirs, je me crus assez d’empire sur moi pour répondre : « Ce serait très-mal à ces messieurs de partir si brusquement. Cependant, Madame, s’ils l’ont résolu, je crois que nos prières seront inutiles. — Vous arrangez fort joliment les choses, me répondit madame de Genissieux impatientée, comment, voilà tout ce que vous leur dites ? — Je sais bien un moyen de les obliger à rester, dit Rose à Léon qui avait les yeux fixés sur moi depuis ma réponse. — Dites-le moi, s’écria Casimir. — Non, je veux le dire à M. Léon. — À moi ! reprit Léon avec empressement ». Et l’étourdie, le tirant par le bras, lui dit tout bas : « C’est dimanche le jour de la fête d’Albertine, n’en parlez pas. » Léon me regarda encore. Quel ascendant veut donc prendre cet homme-là, pensai-je tout bas ! il m’irrite ; je lui résisterai, je l’ai promis. Mon oncle arriva heureusement. Il joignit ses instances à celles de sa voisine, et Léon eut l’air de ne céder qu’à lui. Il fut donc résolu que ces messieurs ne partiraient que dans quatre jours.

En amour comme en guerre quatre jours suffisent pour opérer bien des miracles. Dans l’une et l’autre circonstances, le talent consiste à savoir mettre à profit des instans si précieux, et les hommes qui s’y entendent ne déploient jamais plus d’habileté que quand le danger est pressant.

Léon, qui m’avait bien observée depuis plus de deux mois, était trop clairvoyant pour n’avoir pas découvert ce qui se passait dans mon ame. Il y avait lu toute mon indifférence, pour Adrien, mon obéissance aux volontés de mon oncle, et l’impression qu’il m’avait faite. Il en était résulté de sa part une sorte d’intérêt que j’avais pris d’abord pour de la bienveillance, et que de temps en temps je croyais voir se changer en un sentiment plus vif, mais sans oser m’en rendre compte. Il se détermina donc à parler de son départ pour juger de l’impression que ferait sur moi cette nouvelle, et ma réponse, dictée par la résolution que je venais de prendre, le jeta dans une grande incertitude.

Nous nous promenâmes le reste de la soirée, et Léon m’observa attentivement, mais sans me parler plus souvent qu’à ces dames.

Nous rentrâmes dans le salon ; et mon oncle ayant appris que Casimir jouait aux échecs, lui proposa de faire sa partie, ce qu’il accepta aussitôt. Le reste de la société se plaça autour d’une table à travailler.

Léon et Adrien causaient en marchant dans le salon.

La conversation s’anima insensiblement et devint générale. On parla d’affections, de sermens, d’engagemens sacrés : Léon amenait toujours ces sujets-là. Adrien avançait, comme sa doctrine, que rien n’est plus sacré qu’une promesse, que rien ne pouvait nous affranchir de nos sermens, qu’un honnête homme n’avait que sa parole, et que l’honneur y était lié au péril de la vie.

Léon. Voilà du fanatisme ; je n’admets pas cette rigidité dans tous les cas ; il y a des promesses que l’on déchire, et des liens que l’on peut rompre.

Adrien. Je ne le crois pas ; quand on doit, il faut s’acquitter.

Léon. Sans doute, quand il s’agit de prêt d’argent, de dettes d’honneur, de jeu.

Mais je parle d’autres engagemens, de ceux que l’on contracte inconsidérément, ou que l’on a pris pour nous sans nous consulter. On doit toujours en revenir quand le bonheur de l’un des deux, ou de tous deux, se trouve compromis par un tel contrat.

— Mais, observa madame de Genissieux, vous traitez ces questions-là fort à votre aise, mon cher Léon ; n’avez-vous pas des engagemens, vous ? ne devez-vous pas épouser mademoiselle de Seligny ?

Léon. C’est précisément pour cela. On dit que je dois épouser mademoiselle de Seligny. C’est un arrangement de famille. Nos mères ont arrêté ce mariage. Qu’est-ce que tout cela prouve ? Ai-je pu promettre que d’ici à mon retour je ne rencontrerais pas la personne qui doit fixer ma destinée pour la vie ? »

Il prononça ces mots avec énergie, et moi je restai la tête baissée sur mon ouvrage sans oser lever les yeux.

— Oui, continua-t-il avec chaleur en se plaçait en face de moi, je regarde comme coupable l’être faible qui, libre encore, ne suit pas le penchant de son cœur, et qui, pour remplir une vaine promesse, repousse le bonheur qui lui est offert. » À ces mots, je le regardai ; je crus lire ma condamnation dans ses yeux. Il continua, en s’adressant à sa tante : « Vous voulez que j’épouse mademoiselle de Seligny parce que nos parens l’ont décidé ? Mais ce mariage ferait son malheur ; elle ne serait point heureuse avec un mari qui ne l’aimerait pas. Je ressemblerais à celui qui paie ses dettes avec de la fausse monnaie ; il trompe et ne s’acquitte pas. — Voilà des subtilités qui m’enchantent, s’écria madame de Genissieux ; il me paraît que vous vous préparez bien des infidélités, et je plains d’avance mademoiselle de Seligny.

Léon. Ne la plaignez pas. Elle ne m’aime point encore, et moi je… — Vous conviendrez, dit Adrien en l’interrompant, qu’il faut pourtant prendre ses précautions ; il faut retenir les hommes par quelques liens. Comment compter sur eux ? Ils sont si fort enclins à se jouer de tout.

Léon. C’est où je vous attendais, Monsieur ; pourquoi vouloir entraver les volontés dans des intérêts si chers ? C’est donc pour contraindre, que vous engagez ? Eh ! ne contrariez personne ; imitez la nature : elle revient sur ses pas quand elle s’égare. Surtout ne trompons jamais, sachons être vrais. La probité a aussi son contrat qu’elle nous fait signer quand la raison nous éclaire. Voilà un engagement antérieur à tous les autres. »

Casimir écoutait son ami, et ses distractions excitaient la joie de mon oncle, qui, accoudé sur la table, prenait ses tours et ses cavaliers, sans prêter aucune attention à tout ce qui se passait autour de lui. Près de perdre la partie, Casimir appela Adrien à son secours. Léon plus libre s’approcha de nous, et se plaça entre Rose et moi. « N’ai-je pas raison, Mesdames, dit-il du ton le plus aimable, de défendre notre liberté ? Suivez mes conseils ; croyez qu’il est toujours temps de consulter son cœur. C’est du bonheur de la vie qu’il s’agit ici. Ayez le courage des âmes fortes. — Oh ! je suis bien de votre avis, répondit Rose : je suis franche, et je dirai même aux pieds des autels : je ne veux pas de lui.

Léon. Voilà un projet très-louable, il faut toujours dire la vérité. Et vous, Mademoiselle, me dit-il, plus bas et avec émotion, approuvez-vous cette façon de penser ?

Madame de Genissieux. Mais, Léon, quelle indiscrétion ! Albertine est trop raisonnable pour ne pas vous blâmer. Elle est contre la thèse que vous venez de soutenir. Elle ne juge point comme vous. Elle sera fidèle à ses engagemens. N’est-ce pas, Albertine ? Adrien et votre oncle vous connaissent mieux que lui, heureusement. »

Ces mots me rappelèrent mes devoirs et me rendirent le courage ; je songeai à mes belles résolutions du matin, et je répondis avec fermeté : « Ils n’auront point à se plaindre de moi, Madame ; la conscience est un guide qui ne trompe jamais. » Cette réponse héroïque déplut beaucoup à Léon ; il ne put dissimuler son mécontentement, et se levant aussitôt, il dit avec un sourire moqueur : « Ah ! je vous admire, Mademoiselle, voilà des sentimens dignes de l’âge d’or ! Heureux ceux qui les éprouvent, et plus heureux ceux qui les inspirent ! »

Ah ! certainement, pensai-je en moi-même, je déteste cet homme-là ! il est d’une tyrannie insupportable, il n’écoute rien, et il faut penser comme lui pour ne pas s’attirer ses sarcasmes. Voilà qui est décidé : laissons-le partir, et ne nous occupons plus de lui.

Pendant ces réflexions, il s’était approché de la partie d’échecs, et conseillait Casimir. Mon oncle se fâchait, et il avait tort : car Léon étant distrait, conseillait tout de travers, et la partie fut bientôt perdue pour son ami. C’est ainsi que souvent l’innocent paie pour le coupable.

La partie de mon oncle finie, tout le monde se retira, et je rentrai dans ma chambre, assez agitée de la soirée.

Le lendemain, mon oncle emmena tous ces messieurs à la chasse pour rapporter une grande quantité de gibier, afin de célébrer dignement la fête de sa nièce. Au retour, Adrien loua beaucoup Léon et Casimir, et nous assura que cette partie de chasse était la plus agréable qu’il eût faite. Peut-être la satisfaction d’avoir éloigné ces messieurs fit-elle tous les frais de ce plaisir. Je le soupçonnai à deux ou trois petites phrases qui me rendirent encore plus circonspecte.

Enfin ce dimanche arriva, ce jour de ma fête si désiré par Rose. Mon oncle, toujours plus content de ma soumission, avait fait une dépense considérable pour célébrer ce jour-là ; et sa joie, en parlant de mon mariage, me faisait un mal que je ne puis rendre. Il entra dès le matin dans ma chambre avec un énorme bouquet auquel était nouée une bourse remplie d’or. Il m’embrassa en disant : « Albertine, voilà un bouquet pour votre fête, et un à-compte sur le présent de noce. »

Touchée de ses bontés, je me précipitai dans ses bras, et lui témoignai ma reconnaissance et mon respect avec cet air embarrassé que j’avais toujours en sa présence. Il m’engagea à descendre, je le suivis avec empressement.

Il y avait déjà beaucoup de monde dans le salon quand nous y entrâmes. Les jardiniers l’avaient orné de fleurs, de guirlandes, et des rayons de soleil venaient égayer cette réunion. Plusieurs voisins des environs avaient été invités et venaient d’arriver ; tous les chasseurs, leur famille, les Desmousseaux, madame de Genissieux, et Casimir étaient présens, hors Léon.

Je jetai les yeux sur la foule qui se pressait autour de moi, pour le découvrir, mais je ne le vis point. Cette négligence de sa part me parut une offense. Je pris mon dépit pour de la haine, et je pensai en moi-même que j’étais bien guérie de la crainte que j’avais eue. Adrien s’empressa de me présenter un bouquet. Il usa de la permission que l’on a ce jour-là d’embrasser la personne fêtée. J’étais sa prétendue, et tout le monde applaudit. Au même instant j’aperçus Léon qui arrivait, et qui s’arrêtait pour nous regarder. Cette vue inattendue me déconcerta, je devins rouge, mes genoux fléchirent, et chacun attribua cette sensation aux bravos et aux rires indiscrets de l’assemblée. Léon seul ne s’y trompa point. Il s’avança, d’un air noble et respectueux, me salua, et m’offrit une rose. « Elle est belle, mais piquante, dit-il en souriant ; elle est seule, je ne lui connais point de pareille. » Je respirais à peine, je n’osais le regarder, et j’avançais timidement la main, lorsque mon oncle s’écria gaiement avec plusieurs personnes : « Eh bien ! vous ne l’embrassez pas ? Vous ne profitez pas du privilège de ce beau jour ? » À ces mots, je devins pâle ; il me sembla que j’allais m’évanouir. Léon s’en aperçut, et me retint doucement dans ses bras. Au même moment tout le château retentit du bruit effroyable de vingt cors de chasse qui firent au dehors une détonation aussi spontanée qu’inattendue. On en distinguait d’autres qui se répondaient de distance en distance, et les échos et la meute mêlant leurs voix à ce concert assourdissant, on ne s’entendait plus. Les uns coururent aux fenêtres, les autres à la porte du jardin. Adrien s’élança le premier, comme l’ordonnateur d’un si beau coup de théâtre. Cet évènement détourna l’attention, et me donna la force de me remettre. Je me dégageai des bras de Léon qui me baisa la main au milieu de quarante témoins beaucoup plus librement que si nous eussions été seuls. Tout le monde était occupé, et personne n’avait les yeux sur nous. Revenus de notre surprise, nous reprîmes tous nos places, et lorsque cette bruyante musique eut cessé, je remerciai ces messieurs de leur galanterie : en effet, la nièce d’un chasseur célèbre ne pouvait recevoir un hommage plus flatteur.

Je m’acquittai de ma dette de si bonne grâce que mon oncle parut enchanté de moi ; il m’appelait sa chère nièce, sa bonne Albertine ! Hélas ! il ne soupçonnait pas quel sentiment m’inspirait le désir d’être si aimable ! Toute la famille Desmousseaux était autour de moi. Le père d’Adrien, de retour d’un voyage, m’avait fait aussi son compliment, comme à sa future belle-fille. Enfin Henriette et Rose m’offrirent de leurs ouvrages dans une corbeille où mon nom se trouvait enlacé avec celui de leur frère.

Après le déjeuner, on fit une promenade sur le beau canal qui environnait le parc. Elle donna lieu à une infinité de petits évènemens qui me prouvèrent toujours davantage que Léon voulait s’assurer de l’impression qu’il produisait sur moi. Comme la société était très-nombreuse il y avait deux bateaux. Lorsque nous fûmes tous réunis au bord du canal, je me retournai, et je dis : « Mesdames, nous devrions entrer dans le bateau. » Tous les jeunes gens qui se trouvaient là s’empressèrent de nous donner la main. Léon s’avança pour prendre la mienne, et ceux qui auraient pu s’en emparer avant lui, se reculèrent et la lui cédèrent par une sorte de déférence qu’on lui accordait presque toujours, et dont il profitait sans la remarquer autrement que par un salut plein de grâce. Il me donna la main pour entrer dans le premier bateau, conduit par mon oncle qui trouvait du plaisir partout où l’on pouvait gouverner. Plusieurs personnes nous suivirent, et entr’autres madame Duperay et sa sœur. Le second bateau, dirigé par Adrien et ses amis, reçut madame de Genissieux, Casimir et plusieurs dames. Léon me plaça au fond du bateau et s’assit près de moi ; chacun s’arrangea, et, après plusieurs secousses, le bateau reprit un mouvement assez égal. Je dis à Léon : « Je vous avoue que cette promenade me déplaît, parce que j’ai peur. Je crains les accidens, et je vous prie de ne me point quitter. — Voilà la première fois que la peur trouve grâce devant moi ; je ne vous quitterai pas. » Je souris. Il y a toujours dans ces parties-là une personne qui veut faire preuve d’adresse ou de courage, et qui finit par effrayer tout le monde. C’est ce qui arriva : le bateau reçut une si violente secousse, que je jetai un cri, et Léon qui avait prévu ce mouvement, me retint en se pressant contre moi, et me dit tout bas : « Ne craignez rien, je sais nager. » Ces mots me parurent charmans ; et, tremblante de l’émotion que je venais d’éprouver, je le regardai pour lui exprimer par un signe que j’approuvais son dévouement, et je baissai les yeux. Il resta long-temps occupé à me contempler en silence. J’étais devenue pensive, il tomba dans une douce rêverie. Tout y invitait : le roulis du bateau, le bruit des vagues contre les rames, la fraîcheur du temps, la beauté du ciel, et une certaine disposition de l’ame !… Voulant m’obliger à le regarder, il me fit une question, et à l’instant où j’allais lui répondre, je rencontrai les yeux de madame Duperay qui me faisait signe de venir auprès d’elle. Je voulus me lever. « Restez, me dit-il avec un sourire malin, quand on a peur il ne faut point changer de place. » Il répondit pour moi à madame Duperay, et la course se continua sans aucun accident.

Arrivés à bord, il fallut sortir ; les dames le plus en avant s’élancèrent aidées par les hommes qui se trouvaient auprès d’elles. Quand ce fut à mon tour, Léon me donna la main, marchant avec beaucoup de précaution pour ne pas trop agiter le bateau ; mais, au moment d’en sortir, je fis un faux pas, et mon pied se prit dans les cordages. Mes regards lui apprirent mon embarras, il me soutint d’une main, et de l’autre dégagea le pied que je ne pouvais retirer. Alors, il me souleva hors du bateau, et Adrien se trouva là pour me recevoir et me conduire près de madame Duperay qui s’impatientait de tout ce qui m’arrivait ce jour-là. Léon s’éloigna pour aller donner le bras à sa tante, et nous rentrâmes dans le salon.

Chacun se sépara pour songer à sa toilette. Madame de Genissieux emmena son neveu et Casimir. Madame Duperay qui craignait que la présence de Léon ne me fît oublier de porter la robe qu’elle m’avait fait faire, parla tout bas à mon oncle en me regardant. Il m’appela et m’ordonna de suivre madame Duperay qui avait quelque chose à me dire de sa part. Nous sortîmes, Rose vint avec nous par curiosité, et je fus obligée, malgré moi, de me parer de ce présent, ouvrage d’une amie qui allait devenir ma belle-sœur. Quand nous rentrâmes dans le salon, Léon était de retour avec son ami et sa tante. Mon oncle dit à cette dernière : « Faites donc votre compliment à Albertine, voilà la robe brodée que lui a donnée ce matin madame Duperay ; Adrien en a fait le dessin. » Chacun s’empressa d’admirer ce précieux ouvrage, j’en étais très-contrariée. Léon s’avança comme les autres, et, après avoir jeté les yeux sur cette toilette, il retourna à sa place, et se mit à parcourir un journal qu’il trouva sur la cheminée.

On vint avertir que le dîner était servi, et nous passâmes tous dans la salle à manger. Adrien me conduisait.

Madame de Genissieux, comme la plus grande dame, était placés près de mon oncle, et j’étais en face entre Adrien et Léon.

Je l’avoue, placée ainsi, je me trouvais fort embarrassée. Il me semblait que tout le monde avait les yeux sur moi, et devinait ce qui se passait dans mon ame. Adrien, qui ne pouvait rien savoir de ce que j’éprouvais, ne cessait de m’adresser la parole. Il voulait savoir si la promenade m’avait fait plaisir, me demandait comment j’avais pu me passer de sa sœur, n’ayant sur l’eau de confiance qu’en elle ; pourquoi j’avais été si rêveuse le jour de ma fête, et cent autres questions auxquelles je répondais avec tant de distraction et de contrainte que Léon, toujours attentif à toutes mes actions, s’accusa intérieurement d’être cause de la gêne où il me voyait, et, dès ce moment, cessa de me regarder, et parut ne s’occuper que de sa voisine, petite femme assez jolie et toute fière de sa brillante conquête. Après le dîner, nous sortîmes dans le jardin. Je m’occupais à servir le café, comme mon oncle m’en avait fait contracter l’habitude, lorsque, profitant d’un moment où j’étais seule devant la table, Léon s’approcha, et me demanda s’il pouvait m’être utile, et si je voulais accepter ses services.

Reconnaissante de ce qu’il avait eu pitié de moi pendant le dîner, je ne pus m’empêcher, pour toute réponse, de le regarder avec la plus douce expression. Il me comprit, y répondit, et j’en fus si troublée que je me vis au moment de laisser tomber la tasse que je lui offrais. Casimir s’avança, et la renversa toute sur ma robe. Léon, indigné, l’appela maladroit. Cet accident-là excita les éclats de rire de sept ou huit personnes qui se rapprochèrent. Rose accourut, et voyant dans quel état on avait mis le chef-d’œuvre de sa famille, elle ne put s’empêcher de rire et de dire : « Ah ! comme elle avait raison de ne pas vouloir la porter : si vous saviez, M. Léon, combien elle était triste en mettant cette robe, vous croiriez qu’elle prévoyait ce malheur ! » Léon me regarda avec attendrissement, et ne put cacher la joie que lui causait la révélation de Rose. Il me supplia, avec vivacité, de pardonner son ami, et surtout d’aller vite changer de robe. Je me sauvai avec Rose. Adrien et madame Duperay, que l’on mit au fait de la maladresse de Casimir, la réparèrent en donnant une autre tasse de café à Léon. On servit les liqueurs, et tout le monde rentra dans le salon. Casimir prenant Léon sous le bras, alla dans un coin lui confier qu’il avait cru de son devoir de le délivrer de cette méchante robe qui paraissait lui donner tant d’humeur. Léon, surpris, rendit grâce au stratagème ingénieux de son ami qui, de plus, lui avait procuré le bonheur d’entendre les paroles ravissantes de la petite Rose. « Ah ! dit Casimir en riant, puisque vous êtes en train d’avoir de la reconnaissance, remerciez-moi donc de toutes les folies que j’ai faites ce matin pour distraire ce pauvre M. Desmousseaux, qui voyait de loin combien vous étiez près de sa future. Il ne s’occupait que de votre bateau, et nous avons risqué de périr plusieurs fois dans le sien. Je suis las de me donner tant de peines et de courir tant de dangers. Est-ce un rôle que vous me faites répéter pour l’Italie ? Expliquez-vous ? » Léon tourné vers la porte par laquelle je devais rentrer, ne répondit rien ; mais, serrant la main de son ami, il dit, après un moment de silence : « La situation où se trouve cette jeune personne m’inspire le plus vif intérêt. » Je reparus alors dans la toilette la plus simple ; il m’aperçut le premier, vint à ma rencontre, me conduisit près de mon oncle, et se plaça avec Casimir derrière ma chaise. « Je voulais, me dit-il, que mon ami vous fît de nouvelles excuses, mademoiselle, mais, je ne puis que le louer de sa maladresse. Nous lui devons une toilette charmante, et bien préférable à l’autre ! — Je la préfère aussi à cause de sa simplicité, et je ne suis affligée que pour madame Duperay. — Ma foi, dit Casimir, je crois que vous ne remettrez jamais cette robe-là. Adrien vint me demander si l’intention de mon oncle n’était pas d’accompagner ceux des convives qui, demeurant fort loin, allaient nous quitter. Je le priai d’en parler lui-même, et mon oncle proposa la promenade ordinaire ; car le deuil de la famille Desmousseaux empêchait de songer à danser. Après avoir conduit sur la route la plupart de nos voisins, nous rentrâmes au château avec madame Duperay et son frère. Casimir, Léon et sa tante nous suivirent, et nous restâmes entre nous jusqu’à minuit, à la grande satisfaction de madame de Genissieux qui se croyait à Paris quand elle n’était pas endormie à neuf heures.


CHAPITRE VII.


Le lendemain, madame de Genissieux arriva tout en larmes m’annoncer que son neveu était au moment de partir, et qu’il allait venir prendre congé de nous. Quoique extrêmement agitée de ce qui s’était passé la veille, je pris, dès l’instant, la résolution courageuse de ne point me trahir, et de n’exprimer que ce qu’exigerait la plus stricte politesse.

Mon oncle entra et consola madame de Genissieux du départ de M. d’Ablancourt, en l’assurant que c’était à son avis l’homme le plus aimable du monde, et qu’il espérait bien que nous le reverrions.

Ces messieurs ne tardèrent pas à paraître ; ils remercièrent M. de Saint-Albe de l’accueil qu’ils en avaient reçu, et le prièrent de leur conserver son amitié bienveillante. Se tournant vers moi, Léon me demanda mes commissions pour l’Italie. « Voulez-vous m’accorder la permission de vous rapporter de la musique céleste ? Je crois qu’un son de voix si doux rendra bien l’expression du chant italien. » Mon oncle et madame de Genissieux s’empressèrent d’accepter pour moi, et je consentis avec plaisir à recevoir un don qui me promettait son retour. Nous les accompagnâmes jusqu’à leur voiture, madame de Genissieux voulant voir partir son neveu. Il fallut bien recevoir leurs embrassemens. Je fus très-émue, Léon le parut aussi. Ils montèrent dans leur chaise de poste et disparurent.

L’espoir de le revoir, qu’il ne m’avait donné qu’en partant diminuait le mérite de la conduite stoïque dont je me parai ce jour-là. Je voulus braver la douleur, et je parus même assez gaie toute la soirée, ce qui enchanta Adrien et sa sœur ; mais je payai cette audace, dès le lendemain. Le jour ramena avec lui la tristesse et la solitude ; il me semblait que tout le monde était parti, parce que Léon n’était plus là. Combien je me reprochais de m’occuper trop vivement d’une personne que je connaissais si peu ! Il y avait tout au plus deux mois d’écoulés depuis son arrivée, et je le regrettais, comme si je l’avais vu depuis long-temps. Il est vrai que je la connaissais beaucoup par sa correspondance avec sa tante. D’ailleurs, à la campagne, on a bien plus d’occasion de se voir, on y fait mieux connaissance ; nulle distraction ne vient vous détourner d’une idée unique, vous y pensez tout à votre aise. Dans un village, les visites sont très-fréquentes, et se renouvellent plusieurs fois dans la journée. Il faut alors calculer le temps, non par sa durée, mais par son emploi, et convenir que, dans ces deux mois, ayant vu si souvent Léon, ce court espace répondait à plusieurs années d’habitude de le voir.

Il me fut très-facile d’apercevoir la satisfaction d’Adrien après le départ de ces deux messieurs. Sa discrétion, pendant leur séjour, aurait dû me toucher. Je découvrais alors seulement qu’il avait eu de l’inquiétude. Tant de délicatesse annonçait combien il craignait de me déplaire. Mais je m’efforçais vainement de lui en savoir bon gré. J’étais encore plus réservée avec lui, et je lui faisais supporter injustement l’humeur que me causait l’absence d’un homme à qui mon devoir m’ordonnait de renoncer.

Le temps s’écoulait : madame de Genissieux attendait des nouvelles de son neveu ; et je devenais, malgré moi, si mélancolique, que la sévère Henriette me prit un jour par le bras, et me conduisit le long de ce canal dont j’ai déjà parlé, en me demandant un moment d’entretien. Je me laissai entraîner, et voici comment elle commença : « Il est temps de rompre le silence, Albertine ; je dois vous ouvrir mon cœur, ouvrez-moi le vôtre. Mon frère vous aime, vous connaissez la sincérité de ses sentimens, vous savez quelles promesses vous unissent : cependant je vois votre tristesse s’accroître de jour en jour ; votre langueur m’effraie, je crains qu’Adrien n’en devine la cause… Ne m’interrompez point, ma chère amie, vous n’aimez pas mon frère ! Ce n’est pas tout : vous en aimez un autre, vous aimez Léon d’Ablancourt ! » Ici je me cachai le visage avec les deux mains. « Malheureuse Albertine, qu’avez-vous fait ? Un étranger, un inconnu est arrivé, et vous lui avez livré un cœur qui n’était plus à vous ! Vous allez faire le malheur de deux familles, le vôtre : y avez-vous pensé ? Ah ! répondez de grâce, et ne voyez en moi qu’une amie. » À ces mots je versai un torrent de larmes ; je me jetai dans ses bras comme pour me sauver du précipice où j’allais tomber ; et, le cœur gros de soupirs, je lui avouai mon amour extravagant, mes combats, mes résolutions, et mon extrême faiblesse. Charmée d’apprendre que Léon ne m’avait arraché aucun aveu, Henriette me félicita sur mon courage, et pour m’inspirer le noble orgueil de triompher de moi, elle feignit de m’en croire capable ; elle exalta adroitement toutes les vertus qui enflamment le cœur quand il n’est pas corrompu, et je finis par m’abuser moi-même. Je lui promis d’être toujours fidèle à mes engagemens, de sacrifier un goût naissant au repos des vieux jours de mon oncle ; et, continuant toujours sur le même ton, j’arrivai au point de convenir que cette passion si violente était en partie le fruit de mon imagination et de mon inexpérience. De son côté, elle décida que Léon, comme tous les hommes de son âgé et de son rang, n’avait eu d’autre intention que de m’offrir l’hommage qu’un homme poli ne peut refuser à une jeune personne, nièce d’un seigneur respectable. « D’ailleurs, ma chère Albertine, il a trop de pénétration et d’usage du monde, pour n’avoir pas aperçu l’impression qu’il faisait sur vous. Vous avez flatté son amour-propre ; en fallait-il davantage pour le déterminer à s’amuser un instant de votre crédulité ? » J’avais fait vingt fois la même réflexion ; cette conformité dépensée m’inspira de la confiance pour tout le reste. Le cœur et l’esprit plus calmes, je l’embrassai, et lui demandai le plus grand secret ; ce qu’elle me promit. Je lui promis à mon tour de mieux traiter son frère, qui méritait toutes mes affections ; et, après avoir séché nos pleurs, nous rentrâmes au château où l’on nous attendait.

J’affectai un peu plus de gaieté pour plaire à cette bonne Henriette qui m’encourageait par des regards pleins de tendresse.

Dès le jour suivant, elle vint de bonne heure chez moi me conjurer de déraciner ce qu’elle appelait, en riant, l’inclination de contrebande ; et si elle ne réussissait pas toujours auprès de moi dans ses observations malignes sur Léon et Casimir, elle me forçait au moins d’admirer en elle la meilleure des sœurs. Adrien ne pouvait avoir un défenseur plus zélé.

Il y avait plusieurs jours que cette excellente amie s’occupait de rappeler ma raison, lorsque madame de Genissieux arriva brusquement une lettre de son neveu à la main. « Voilà des nouvelles de nos voyageurs ! Ils écrivent des frontières de l’Italie. En quittant la France, Léon salue les personnes aimables qu’il y a connues : vous voyez, Mesdames, que ceci vous est adressé. Au reste, il ne m’écrit que pour m’informer de sa marche. Sa première lettre sera de Turin. » Elle se tut, et serra la lettre sans nous la lire. Mon oncle, qui était présent, complimenta beaucoup sa voisine sur le beau voyage qu’allait faire son neveu, et moi je ne levai seulement pas les yeux, car Adrien était là, et je continuai d’effeuiller une rose de l’air le plus indifférent. Je me flattais que madame de Genissieux me ferait lire cette lettre quand nous serions seules, comme elle m’avait montré toutes les autres. Le moment ne tarda pas à venir, et elle ne me parla de rien. Il fallut donc attendre la lettre annoncée.

Les soins d’Henriette allaient souvent beaucoup plus loin que je n’aurais voulu : elle ne cessait de me faire de beaux sermons, et de me répéter que mon sort était fixé par mon oncle ; qu’Adrien m’aimait véritablement, et que Léon n’avait point eu l’intention de songer sérieusement à moi. Lorsqu’elle me croyait persuadée, elle ne manquait pas de dire en confidence à son frère que, malgré ma timidité, elle voyait bien mon attachement pour lui, et ce pauvre Adrien, que les bons traitemens n’avaient pas gâté, se contentait aisément de cette assurance. Deux motifs puissans engageaient Henriette à vouloir de moi pour sa belle-sœur : premièrement, le bonheur de son frère, dont les affections lui étaient bien connues : ensuite, la fortune considérable que M. de Saint-Albe devait me laisser, et qu’elle était bien aise de voir passer dans sa famille.

Mon oncle et MM.  Desmousseaux se livraient constamment aux plaisirs de la chasse, et cette importante occupation me délivrait de l’importunité du père, et de l’assiduité du fils.

La vie monotone que nous menions. (et à laquelle je m’étais accoutumée avant de connaître Léon) me devenait tous les jours plus insipide ; le temps me paraissait d’une longueur insupportable, et cependant j’aurais voulu le retenir pour retarder à l’infini l’inévitable mariage dont j’étais menacée.

Enfin, j’arrivai seule un matin chez madame de Genissieux au moment où elle recevait ses lettres ; il y en avait une sur laquelle je jetai un coup d’œil, et qui portait sur le timbre : Turin. Elle la remarqua, la décacheta aussitôt et la lut en s’interrompant de temps en temps pour me dire : « Ah ! il me parle de vous, de votre oncle. » Et un moment après : « Mais il ne cesse de me charger de le rappeler à votre souvenir. Encore ! ah ! vraiment il est d’une distraction… » Ici je me servis d’une petite ruse. J’avais envie de lire cette lettre, mais je ne pouvais le témoigner. Je m’avisai de nier qu’il fût vraisemblable que M. d’Ablancourt pensât à nous si souvent, et je dis, en riant, qu’elle voulait se moquer de moi. « Lisez vous-même, petite incrédule, lisez. Ne vous en rapportez qu’à vos yeux. » Je pris la lettre et je la parcourus avec vivacité sans oser la lire haut. Il me fut impossible de ne pas reconnaître à mon nom, répété à plusieurs reprises, combien Léon était occupé de moi ! Ce moment délicieux détruisit sur-le-champ tout l’effet des sages leçons d’Henriette. Je ne songeai plus qu’au bonheur d’être aimée du plus aimable des hommes, et je m’y abandonnai avec toute l’imprudence de mon âge sans prévoir les maux que je me préparais. Je lui rendis la lettre. « Eh bien ! m’en croirez-vous à présent, Albertine ? Je vous charge de faire part à M. de Saint-Albe du contenu de cette lettre. » Je promis de m’acquitter de la commission ; mais je m’en gardai bien, je ne parlais jamais de Léon devant mon oncle.

Je revins au château dans une agitation pleine de charme : je courais avec une si grande agilité, toute ma personne annonçait tellement le bonheur que madame Blanchard ne put s’empêcher de remarquer ce changement, et me dit en me suivant : « Bon Dieu, Mademoiselle, qu’est-il donc arrivé ? comme vous courez ! Je suis charmée de vous voir de si bonne humeur. Ali ! madame Duperay est une excellente dame, c’est elle qui vous rend si gaie. Ma foi, je suis bien aise que ce baron d’Ablancourt soit parti ; car, comme le disait son valet de chambre à Suzette, la fille de notre jardinier… Mais je me souviens que mademoiselle m’a défendu de lui rapporter ce qui se dit dans la maison. » Elle allait sortir, je la retins. « Ceci est différent, s’il s’agit de moi, je veux le savoir. — Oui, certainement, il s’agit de mademoiselle, mais je sais qu’elle ne veut jamais savoir… — Allons, madame Blanchard, vous parliez de M. d’Ablancourt. — Ah ! oui : son valet-de-chambre disait qu’il était bien fâché que son maître fût venu à Saint-Marcel. — Pourquoi cela ? — Parce que M. le baron s’y plaisait trop, et que cela retardait le voyage d’Italie. — Eh bien ? — Eh bien ! il disait que M. le baron ne devait rester chez sa tante que huit jours au plus, et qu’il était sans doute amoureux de mademoiselle, puisqu’il ne songeait plus à partir. — Que dites-vous, madame Blanchard ? — C’est M. Julien qui disait ces folies-là : ne m’en voulez pas, Mademoiselle, je sais bien que vous n’aimez que M. Adrien, et que vous n’avez rien aperçu de tout cela : mais on aurait fini par en parler : vous n’avez pas l’expérience du monde comme moi. — Il suffit, madame Blanchard, laissez-moi. — Ne faut-il pas que j’arrange votre chambre ? Cette cheminée est tout en désordre. » J’étais impatiente de me trouver seule, sa présence me mettait au supplice. « Mademoiselle, voici encore une robe qu’il faut serrer. — Ma chère madame Blanchard, je vous la donne. Emportez-la dans votre chambre et laissez-moi. » Elle me remercia, et se retira aussitôt.

Je restai long-temps dans une douce rêverie, mes yeux se remplissaient de larmes, et cependant je me trouvais heureuse !

Je cachai soigneusement mon secret, et je me rendis dans le salon où je reçus plusieurs amis de mon oncle qui venaient passer la journée avec nous.


CHAPITRE VIII.


Monsieur de Saint-Albe paraissait avoir tout à fait oublié mon frère ; il n’en parlait jamais, et personne n’osait prononcer son nom, excepté madame Blanchard qui, depuis trente ans, s’était acquis le droit de raisonner sur tout avec une entière liberté. Connaissant l’humeur de son maître, elle avait laissé passer les premiers mois sans essayer de plaider une cause aussi délicate ; mais, après ce temps, elle jugea convenable de lui dire sa façon de penser sur la rigueur avec laquelle il traitait son neveu. M. de Saint-Albe, accoutumé au ton de sa gouvernante, l’écoutait sans s’émouvoir, ou lui ordonnait de se taire.

Un matin, en apportant son café, elle crut le moment favorable, et commença à peu près dans ces termes :

Madame Blanchard. En vérité, Monsieur, vous, devez être content d’avoir si bien réussi pour la mariage de mademoiselle Albertine. Que de fêtes nous allons avoir ! » Je dessinais dans un cabinet voisin, il n’avait point de sortie secrète ; on parlait de moi, j’écoutai.

Mon oncle. J’espère que tout le monde sera aussi content que moi.

Madame Blanchard. Ah ! Monsieur, il y a une personne que je plains bien, et qui ne sera pas ici.

Mon oncle. Qui voulez-vous dire ?

Madame Blanchard. Ne devinez-vous point ?

Mon oncle. Non.

Madame Blanchard. Allons, Monsieur, à tout péché miséricorde. Y êtes-vous maintenant ?

Mon oncle. Non.

Madame Blanchard. Ce pauvre garçon ! Qui m’aurait dit que je ne le verrais plus, moi qui l’ai vu grandir !

Mon oncle. Il n’a pas voulu me voir vieillir, lui. Il a voulu me faire mourir de honte et de chagrin. Qu’il coure le monde avec sa Pénélope.

Madame Blanchard. C’est le fils de monsieur votre frère. S’il a mal fait…

Mon oncle. Comment, s’il a mal fait ?

Madame Blanchard. Oui, s’il a mal fait, je suis sûre qu’il est bien puni. Ne plus voir un oncle comme monsieur, tomber dans sa disgrâce, n’est-ce pas le comble du malheur ?

Mon oncle. Albertine vous a dit tout cela ?

Madame Blanchard. Ah ! Monsieur, cette pauvre demoiselle, comme elle est affligée que vous lui ayez défendu de parler pour lui. Elle aime tant son frère ! Pour celle-là, elle ne vous causera pas de chagrin. Vous la marierez bien à votre gré. Elle n’a point de volonté ; c’est un ange.

Mon oncle. Je ne lui conseillerais pas de refuser celui qui lui est destiné !

Madame Blanchard. Elle n’en a pas seulement la pensée. Tout ce qu’elle désire, c’est que vous n’abandonniez pas votre neveu.

Mon oncle. Je ne veux jamais le revoir.

« Mais, Monsieur, dit madame Blanchard en se mettant les mains sur les côtés, et élevant la voix, dites-moi, je vous prie, si vous avez perdu la mémoire ? Je n’ai rien oublié, moi. N’étiez-vous pas amoureux comme votre neveu quand on vous sépara de mademoiselle Dorothée, votre cousine germaine ? Vous vouliez vous tuer quand on la renferma dans un couvent ! M. Eugène a été plus adroit, il a épousé sa maîtresse ; la vôtre est morte religieuse et persécutée.

Mon oncle, d’un ton ému. Vous êtes trop éloquente, madame Blanchard, modérez-vous, ou taisez-vous.

Madame Blanchard. Non, je ne puis me taire quand je songe que les noces de mademoiselle se célébreront sans son frère. Sachez au moins ce que devient ce jeune homme. Vous appelez Albertine votre fille, M. Eugène n’est-il pas votre fils aussi ?

« Aussi, répliqua mon oncle en souriant, je le déshérite, n’est-ce pas l’action d’un père ?

Lorsque madame Blanchard, échauffée par la discussion, apercevait ce sourire, elle jugeait l’affaire dans sa crise, et augurait bien de la catastrophe. Elle se hâta donc de presser, de supplier M. de Saint Albe en faveur de son neveu, et mon oncle un peu ébranlé par tant d’audace et de souplesse, se leva brusquement pour lui cacher son émotion. Il lui rendit sa tasse, et sortit en disant sans colère : « Laissez-moi, vous n’entendez rien à toutes ces affaires-là, vous autres femmes. J’ai besoin de prendre l’air, et je vais voir mes ouvriers. »

Madame Blanchard le suivit, sans avoir encore rien obtenu ; elle se félicita de ses premières démarches, et pleine d’espérances, retourna à ses occupations journalières, bien déterminée à reprendre le sujet de sa conversation dès que l’occasion s’en présenterait.

Madame de Genissieux, vive et dissipée, faisait souvent de petits voyages dans les châteaux des environs. Elle venait de partir pour huit jours. Mesdames Desmousseaux et leur frère ne me quittaient plus, et passaient toutes leurs après-dînée avec moi. Le soir, le salon était toujours plein des amis de mon oncle. Pour varier les plaisirs de la société, je me mettais au piano, et Adrien m’accompagnait de la flûte.

Un jour, madame de Genissieux arriva tout au travers de notre petit concert, et nous força de l’interrompre pour ne nous parler que d’elle. Après avoir rendu compte de son voyage, elle me demanda si j’avais fait sa commission. « Avez-vous donné à votre oncle des nouvelles de mon neveu, comme je vous en avais prié ? — Mais, je crois que oui, répondis-je en rougissant. — Ali ! vous l’avez oublié, c’est fort mal. Vous saurez qu’Albertine a d’autant plus de tort, qu’elle a voulu lire la lettre elle-même ; elle aurait dû s’en souvenir. » Mon oncle ne fit aucune remarque, et trouva sans doute tout naturel que j’eusse négligé de lui parler d’un baron d’Ablancourt. Adrien regarda sa sœur pour savoir s’il y avait quelque mystère, et madame Duperay sut si habilement cacher ce qu’elle éprouvait qu’il ne put rien découvrir.

On changea de conversation, et tout fut oublié.

Je savais bien que je n’échapperais pas aux questions et aux reproches d’Henriette. Je la voyais venir avec ses sermons. Cependant elle ne me dit rien ce soir-là dans la crainte d’éveiller les soupçons de son frère, elle attendit au lendemain matin, et je la vis entrer de bonne heure dans ma chambre. « Pourquoi, me dit-elle sans détour, ne m’avez-vous point parlé de cette lettre du baron ? Nous étions d’accord, ma chère Albertine, que vous l’oublieriez. Ah ! je le vois, cette sérénité, dont j’attribuais le retour à mes conseils, est due à une lettre de celui qui vous occupe sans cesse ! Mais enfin que dit-il donc à sa tante qui doive tant nous affliger ? Quelques mots galans ou insignifians que vous prenez pour de la passion. Ah ! vous m’avez trompée ! Je voulais être votre ange tutélaire ; mais, voilà qui est fini, je vous abandonne à votre mauvais génie, et Dieu sait ce qui en arrivera. » Je la suppliai de me conserver son amitié préservatrice ; j’avouai, comme un enfant, qu’en effet cette lettre ne contenait aucune déclaration, et que mon inexpérience me trompait toujours. Elle profita de l’occasion pour me faire un tableau effrayant des dangers que court une jeune personne quand elle se livre aux illusions d’une imagination déréglée. « Croyez-moi, me disait-elle, c’est à juste titre qu’on la nomme la folle de la maison. Retranchez-lui les vivres ; qu’elle se dessèche, et vous la maîtriserez à votre volonté. Allons point de faiblesse, songez à votre oncle ; il est sévère, terrible, quand il s’agit du point d’honneur. Il est engagé avec mon frère, à qui votre main est promise, il le nomme déjà son neveu, Adrien vous chérit tendrement. Son ame sensible, son cœur généreux, vous annoncent un bonheur durable. Qui peut donc vous rendre ennemie de vous-même ? Un séducteur, un homme que vous ne connaissez pas, et qui, de son côté, a contracté des liens aussi respectables que les vôtres. Rappelez votre raison, et je suis sûre de vous. Adieu, je vous quitte, il le faut. Je vous laisse à vos réflexions. » Je restai très-pénétrée de tout ce qu’elle venait de me dire.


CHAPITRE IX.


Nous étions dans la plus belle saison de l’année. Les eaux minérale de ***, à quelques lieues de Saint-Marcel, attiraient beaucoup de monde. Les étrangers s’y rendaient en foule, et leur affluence donnait à ce pays une physionomie qu’il perdait bientôt après leur départ.

Madame Duperay avait hérité de la santé délicate de sa mère. Son médecin venait de lui ordonner les eaux de ***, et son projet était d’y passer un mois. Persuadée que la dissipation me conviendrait, et qu’il serait très à propos de m’éloigner de madame de Genissieux, elle avait demandé et obtenu la permission de m’emmener avec elle. C’était à mon insu qu’elle avait fait sa demande.

Ma surprise fut extrême quand mon oncle m’apprit que, sous peu de jours, j’accompagnerais madame Duperay aux eaux. Nous devions vivre dans le plus grand incognito et nos apprêts de voyage furent bientôt faits.

Depuis mon départ de Paris, je n’avais point quitté la campagne. Ce fut un grand plaisir pour moi de me trouver en quelque sorte libre près d’une amie qui me connaissait bien, et éloignée de tout ce qui m’importunait.

Aux eaux, les mœurs, les usages, la manière de vivre, tout vous transporte dans un monde nouveau. C’est un pays à part : on y est hors de chez soi, hors de soi-même, hors de sa sphère. Ce concours de gens de différens pays offre une variété vraiment piquante, et les sages autant que les fous peuvent y trouver de quoi se distraire et réfléchir.

On travaille toute la matinée à rétablir une santé qu’on prodigue la nuit dans un bal ou à une partie de jeu. On recommence encore le lendemain pour fuir la maladie la plus cruelle de toutes, la maladie qui jette les plus profondes racines, l’ennui. Cette maladie contagieuse se guérit souvent aux eaux, mais seulement pendant le temps du séjour. On n’a pas le loisir de respirer, il faut s’amuser absolument : il semble que les maux vous avertissent que les momens sont précieux, et qu’il faut se hâter d’en jouir. C’est l’image de la folie et du délire.

J’arrivai à *** dans des dispositions peu conformes à celles qu’on y apporte. J’étais rêveuse et mélancolique. À dix-huit ans, on acquiert la réputation de fille romanesque, quand on n’est ni étourdie ni enjouée, et ce surnom me fut bientôt donné par les personnes que nous y rencontrâmes. La retraite dans laquelle nous allions vivre, si peu analogue à l’usage ordinaire, attira l’attention sur nous. On fut curieux de connaître deux jeunes femmes qui s’obstinaient à se cacher ; on fit des contes parce qu’on ignorait la vérité ; et, sans le savoir, nous devînmes le sujet de toutes les conversations.

La dame chez qui nous logions eut la charité de nous avertir des caquets que l’on faisait sur notre compte. Les uns disaient : « Connaissez-vous ces femmes qui se cachent à tous les yeux ? Quel est leur nom ? Sont-elles sœurs ? L’aînée paraît malade, mais la plus jeune est une héroïne de roman. Pourquoi vient-elle aux eaux ? Il y a quelque mystère là-dessous. » D’autres ajoutaient : « Il faut savoir leur aventure. Nous le devons ; ici tous les malades sont frères. L’urbanité qui règne aux eaux nous autorise à découvrir la cause de leur sauvagerie. Grâce au ciel, la curiosité passe dans ce pays-ci pour de l’intérêt ; usons du privilège et commençons nos informations. — Vous voyez, continua madame Denis, notre hôtesse, qu’il vous sera désormais impossible de vivre comme des solitaires. Je vous engage, pour faire taire les indiscrets, à recevoir la visite de deux dames très-respectables, logées comme vous dans ma maison. Elles désirent vous connaître et vous en serez contentes.

Henriette éprouva tant d’humeur en écoutant les propos de madame Denis, qu’elle fut au moment de prendre le parti de retourner à Saint-Marcel ; mais réfléchissant que les eaux lui étaient impérieusement ordonnées, et qu’elle ne serait point forcée à voir long-temps ceux qui l’importuneraient, elle se détermina, sur l’avis de madame Denis, à recevoir ses voisines, dont elle lui disait tant de bien, et la pria de lui dire leurs noms. L’une était madame de Courcel, riche propriétaire des environs, qui venait aux eaux depuis dix ans ; l’autre, arrivée avec elle, était sans doute sa parente.

Madame Denis s’empressa d’aller avertir les deux dames que nous serions charmées de les recevoir. Elle s’applaudit d’avoir usé d’un stratagème qui, en nous faisant connaître ces deux femmes respectables, détruisait les mauvaises impressions qui pouvaient rejaillir sur une maison avantageusement connue pour n’avoir jamais logé que des gens comme il faut.

Ces dames vinrent nous voir dans la matinée. Elles étaient accompagnées d’une très-jeune personne, que je jugeai être la fille de madame de Courcel. Leur abord nous prévint en leur faveur ; elles causaient à merveille, et nous firent de si aimables reproches sur le tort que nous leur avions fait en nous cachant jusqu’alors, que madame Duperay m’engagea après leur départ à leur rendre visite dès le lendemain.

Elles parurent flattées de notre empressement, et nous firent l’accueil le plus gracieux.

La jeune personne, aussitôt qu’elle nous entendit, sortit d’un cabinet, et vint s’asseoir près de moi ; elle était vive, affable, et paraissait avoir envie de causer. Sa mère qui n’était pas madame de Courcel, comme, je l’avais cru la veille, lui dit deux fois d’aller étudier, et la troisième fois elle ajouta : « Allez donc, ma fille, soyez raisonnable, je ne puis vous mener au bal ce soir, si vous ne travaillez pas à votre italien. — Comment, s’écria Henriette, mademoiselle n’a pas un congé absolu pendant la saison des eaux ? — Elle sait bien pourquoi je la tourmente. Je puis même vous avouer, Mesdames, que lorsque ma fille résiste, je n’ai qu’à prononcer un certain nom, et l’on obéit aussitôt ; c’est un talisman qui fait des miracles. — Peut-on savoir ce nom magique ? demandai-je en souriant. — Faut-il le dire, ma chère amie ? — Oui, maman, je vous le permets, dit la jeune personne avec un malin sourire : ce nom n’apprendra rien à ces dames, je vous assure. — Eh bien ! Mesdames, dit la mère en riant, ce nom qui fait une si vive impression sur Octavie, c’est Léon. — Ô ciel ! m’écriai-je involontairement. — Qu’avez-vous donc, Mademoiselle, dit la petite personne, est-ce que ce nom fait aussi de l’effet sur vous ? Ah ! maman, je parie que ces dames connaissent Léon d’Ablancourt. — Vous avez deviné, Mademoiselle, répliqua Henriette, notre surprise est extrême de nous trouver sans le savoir auprès de madame de Seligny ; car je pense que c’est à elle que j’ai l’honneur de parler ? — À elle-même, Madame, répondit madame de Seligny d’un ton sérieux, sans cesser de m’examiner de la tête aux pieds. Comment se fait-il que le baron d’Ablancourt soit connu de vous ? est-ce que ces dames reviennent d’Italie ? » Il m’aurait été impossible de répondre, je n’écoutais rien ; je ne voyais qu’Octavie, et, les yeux attachés sur elle, je ne remarquais pas que je me livrais à ceux d’une mère trop clairvoyante. « Non, Madame, dit Henriette, nous avons vu M. d’Ablancourt à Saint-Marcel, chez madame de Genissieux, sa tante. » Ici madame de Seligny me lança un regard qui acheva de me déconcerter. Il semblait dire : voilà donc le motif secret du long séjour à Saint-Marcel ?

J’étais très-mal à mon aise, et je regardai plusieurs fois mon amie pour l’engager à prendre congé, mais madame de Seligny nous faisait cent questions sur madame de Genissieux, sur mon oncle qu’elle avait connu autrefois, et il fallait bien y répondre. Enfin Henriette se leva, et nous nous séparâmes assez mécontentes les unes des autres. Lorsque nous fûmes à la porte, Octavie s’échappa du salon, et vint m’embrasser avec tant de vivacité et d’abandon, que j’en fus pénétrée ; et, sans hésiter, je lui rendis ses caresses de la meilleure foi du monde.

Quand nous fûmes rentrées dans notre appartement, Henriette ne put s’empêcher de rire en me regardant : « Voilà donc le résultat de toutes mes précautions, dit-elle ; je quitte Saint-Marcel pour fuir madame de Genissieux, éternelle prôneuse de Léon, et c’est pour rencontrer une famille qui n’est occupée que de lui. Albertine, il faut cependant profiter de ce que nous venons de voir. Il est certain que madame de Séligny regarde Léon comme son gendre. Octavie est charmante, elle n’a que quinze ans ; dans deux ans d’ici, elle aura acquis toute sa beauté ; Comment Léon résistera-t-il à ces beaux yeux bleus, à ces beaux cheveux blonds ? À son retour, il ne retrouvera plus un enfant, ce sera une autre personne. Allons, chère amie, dites que vous pensez comme moi, que vous abandonnez une chimère, et avez pitié du pauvre Adrien, qui vous aimé et qui vous a confié à sa sœur. J’étais forcée de convenir de la justesse de son raisonnement, j’aurais voulu penser comme elle ; mais, lorsque je prenais cette résolution, j’éprouvais un tel abattement, j’avais le cœur si déchiré, que les efforts d’Henriette ne servaient qu’à me faire sentir l’excès de ma faiblesse et mon éloignement pour son frère. Cependant je promettais toujours, bien déterminée à obéir, plutôt que de contrarier les volontés du plus redoutable des hommes.

Aussitôt que madame de Courcel eut parlé des deux étrangères, chacun voulut les voir, et on nous invita au bal qui devait se donner dans la semaine. Le deuil de madame Duperay était un obstacle suffisant pour refuser d’assister à une assemblée brillante. On va aux eaux en habit de deuil, mais il n’est pas nécessaire d’aller au bal pour recouvrer sa santé. Cette excellente logique n’eut point de succès, et Henriette fut obligée de se rendre aux sollicitations de toutes ces dames. On lui prouva qu’aux eaux la danse était de régime comme exercice salutaire ; que c’était un plaisir sans conséquence, une réunion de la grande famille, et qu’enfin elle ne pouvait se dispenser de m’y conduire. Nous acceptâmes pour ne pas paraître ridicules et obstinées. Un autre motif décida Henriette, elle espérait beaucoup pour moi de ce genre de distraction.

Notre entrée parut faire une sorte de sensation. Chacun voulait voir ces personnes mystérieuses qui avaient eu la témérité de se soustraire à tous les yeux. Nous nous approchâmes de nos voisines qui nous accueillirent très-bien. Octavie dansait alors. et dès qu’elle eut cessé, elle accourut à moi avec empressement.

Je ne tardai pas à être priée, et pendant la soirée, mon amour-propre eut de quoi être satisfait. Je recueillis beaucoup de compliment flatteurs ; ils ne me tournaient point la tête, mais je regrettais plus d’une fois que Léon n’en fût pas témoin, et ma prévention était telle que, parmi tous les hommes qui étaient là, je n’en trouvai pas un digne de lui être comparé. C’est ainsi que le bal servait à me distraire.

Fatiguée de danser, je revins m’asseoir prés de madame Duperay qui causait avec une dame assise à côté d’elle. Dans cet instant d’isolement, j’entendis parler deux jeunes gens derrière moi. L’un disait : — Quelle est cette jeune personne qui danse en face de nous, en robe rose ? — C’est mademoiselle Octavie de Séligny, riche héritière. — Ah ! ah ! voilà qui est très-bon à connaître : riche héritière ! — Doucement, mon cher, elle est promise à Léon d’Ablancourt qui est en Italie depuis deux mois. — Quoi ! Léon d’Ablancourt, ce fier Léon, si indépendant, si spirituel ? Mais s’il est en Italie, adieu la riche héritière. Vous connaissez son inconstance ? J’étais sur les épines. — Vous êtes dans l’erreur, Léon n’est point léger ; il est difficile… C’est bien différent. » Je jetai les yeux sur le jeune homme dont les dernières paroles me semblaient si rassurantes, et je fus frappée de l’air de franchise répandu sur sa physionomie. La contre-danse finit alors, et ces messieurs cédèrent leurs places et s’éloignèrent. Madame Duperay, fatiguée de sa soirée, désirait se retirer ; et, au moment où nous traversions la salle pour nous en aller, madame de Courcel nous arrêta et nous présenta un de ses amis M. Felix de Senac : c’était précisément le jeune homme qui avait défendu Léon. Nous le saluâmes, et nous partîmes malgré les vives instances des personnes qui étaient près de nous.

Je ne dormis pas de la nuit ; l’agitation causée par une fête où l’on a eu quelque succès, continue et vous tient éveillé pendant long-temps. Le plaisir de la danse ne produit point tant d’émotions, c’est la vanité qui les donne : l’amour-propre se glisse toujours dans les plaisirs où se trouve une galerie pour nous juger.

Nous nous levâmes fort tard le lendemain, et, au moment où nous allions sortir, nous reçûmes une lettre d’Adrien qui nous annonçait son impatience de nous revoir, et son projet de venir nous visiter. Cette nouvelle enchanta Henriette ; quant à moi, je ne pouvais fuir ma destinée, il était écrit que je serais la femme d’Adrien, et je venais d’apprendre que Léon était soupçonné d’inconstance ! Octavie était belle ! Quel espoir pouvais-je encore conserver ?

Comme madame Duperay jugeait nécessaire que je rencontrasse souvent Octavie pour m’habituer à l’idée de la regarder comme la femme de Léon, elle me proposa de faire une seconde visité à madame de Courcel. J’étais peu disposée à sortir. Cette lettre d’Adrien m’attristait, et je la priai de ne point m’obliger à l’accompagner.

Elle y consentit, et profita de l’occasion où elle était seule pour apprendre à ces dames l’arrivée prochaine de son frère qui devait être mon mari, et que notre absence rendait malheureux.

À cette nouvelle, la physionomie de madame de Séligny prit un air riant qui fut remarqué par Henriette. Elle fit mon éloge de la manière la plus gracieuse, et demanda si ce mariage se ferait bientôt. Madame Duperay répondit que le deuil de sa mère était le seul obstacle qui l’eût retardé.

Dans les visites que nous fûmes obligées de recevoir, je revis le jeune homme que nous avait présenté madame de Courcel ; il m’inspira de l’intérêt. J’aurais voulu reprendre le sujet de sa conversation ; mais par quel moyen ? Comment oser moi-même parler de Léon la première ? Il venait nous voir très-souvent, je tirai parti de cette circonstance ; et, sans autre coquetterie que cette politesse bienveillante qui sait distinguer ceux dont on veut s’attirer l’attention, je causai souvent avec lui, et parvins tout doucement à mon but.


CHAPITRE X.


Après une journée brûlante, toute la société se promenait au clair de la lune. Enhardie par le peu d’éclat qu’elle jetait autour de nous, je profitai d’un moment où Félix était près de moi, pour l’obliger à s’expliquer sur le sujet qui me tenait au cœur. Je pouvais rougir sans qu’il s’en aperçût. Octavie et sa mère étaient à quelque distance de nous : je saisis cette occasion pour lui demander s’il savait que cette jeune personne était déjà promise en mariage ?

« Oui, certainement, et de plus je connais celui à qui elle est destinée. — C’est le baron d’Ablancourt ? — Lui-même. — Elle m’intéresse beaucoup ; croyez vous qu’elle soit heureuse ? — Dois-je vous l’avouer ? Je ne crois pas que ce mariage réussisse. — Comment ? Je ne vous comprends pas. — Léon ne fera jamais un mariage de convenance. — Mais Octavie est belle, elle deviendra une femme charmante. — Sans doute, mais ce n’est point la femme qu’il lui faut. — Il est bien difficile. — Vous ne m’entendez pas : Octavie est belle, mais insignifiante ; elle est toujours la même. Sa vivacité décèle la frivolité de son esprit. Ah ! Mademoiselle, voulez-vous me permettre de m’expliquer beaucoup mieux ? Je suis persuadé que si mon ami avait un jour le bonheur de vous connaître… — Eh ! mais, Monsieur ! — Vous vous intéressez à Octavie, il faut bien vous donner une idée de son futur. Oui, s’il rencontrait une personne comme vous, je ne répondrais pas du bonheur de la pauvre Octavie. Ah ! je connais mon ami. — Voilà qui est fort galant, en vérité ; mais, Monsieur, répondis-je en souriant, votre sagacité est en défaut. Je connais M. d’Ablancourt, je l’ai vu à Saint-Marcel chez sa tante. — Quoi ! vous êtes mademoiselle Albertine de Saint-Albe ? Ah ! je suis plus physionomiste que je ne croyais ! On s’approcha de nous, et je restai confondue de ce que je venais d’entendre.

Deux jours se passèrent sans qu’il me fût possible de parler à Félix. Enfin le troisième jour il vint à moi. Nous étions devant une croisée dans le salon de madame de Courcel, d’autres personnes se promenaient autour de nous. « Dites-moi donc, je vous prie, pendant que nous sommes sans témoins, comment savez-vous que je m’appelle Albertine : votre exclamation m’a fort étonnée. — C’est mon secret, ou plutôt c’est celui d’un autre. — Vous excitez toujours davantage ma curiosité. — Ma surprise est due à l’erreur où j’étais sur votre nom. Tout le monde ici vous croit sœur de madame Duperay, et vous appelle mademoiselle Desmousseaux. — Vous augmentez mon inquiétude ; comment savez-vous mon véritable nom ? — Je ne puis trahir l’amitié ; mais je vous permets de deviner. — Quoi ! il serait possible que Léon… que Monsieur… — Précisément. — M. d’Ablancourt vous a parlé de moi ? — Ah ! dites Léon, Oui, Mademoiselle, Léon, ce Léon si difficile m’a écrit au moment de quitter Saint-Marcel. — Et que peut-il vous avoir écrit ? — Qu’il a enfin rencontré la personne qu’il cherche depuis long-temps ; qu’Albertine de Saint-Albe réalise toutes ses chimères ; que c’est la grâce la plus séduisante unie à l’esprit le plus cultivé ; et le portrait est ressemblant, puisque je vous ai comparée à vous-même sans le savoir. — À merveille, Monsieur, mais j’espère au moins qu’il ne croit pas que je connaisse ses sentimens. — Pardonnez-moi, Mademoiselle, il le croit. — Vous plaisantez. — Jamais quand il s’agit de mes amis. — Si vous les traitez tous avec cette discrétion… — Ah ! ne m’accusez pas : une confidence qui vous affirme ses sentimens ne doit me nuire ni dans votre esprit ni dans le sien ; il me remercierait s’il était ici. »

Je n’avais pas à me plaindre, je recueillais le fruit de ma curiosité. Cependant j’en voulais à Léon de croire que je m’occupais de lui et d’oser l’écrire. J’allais répondre, lorsque la jeune Octavie vint en courant me prendre par le bras pour m’emmener avec elle. « Mais voyez donc, dit-elle, comme ils sont longtemps ensemble. Que peuvent-ils donc tant dire ? Allons, apprenez-nous sur-le-champ ce beau sujet de conversation. Nous parlions de nos amis absens, répondit finement Félix en me regardant. »

Octavie me conduisit à un piano, où elle me pria de lui accompagner une romance qu’elle allait chanter. Elle chanta avec facilité, et plusieurs autres personnes se mirent alternativement au piano.

Un domestique vint parler à madame Duperay qui aussitôt s’approcha de moi, en m’annonçant tout bas l’arrivée de son frère. Cette nouvelle, à laquelle je m’attendais, me fit pourtant une grande révolution. Nous fîmes notre retraite sans bruit, et trouvâmes Adrien enchanté de nous revoir, et se plaignant d’une si longue absence. Qu’il est cruel d’être obligée de recevoir un hommage que le cœur repousse ! Qu’il est cruel de se voir contrainte d’étouffer un sentiment dont on serait fière à la vue du monde entier !

Adrien me donna des nouvelles de mon oncle et de madame de Genissieux. Tous nos amis nous attendaient avec impatience. Henriette se trouvait si bien de son séjour aux eaux, qu’elle désirait le prolonger de quinze jours au moins. Je m’en félicitais, et l’on devine pourquoi.

Dès le lendemain, madame Duperay se hâta de présenter son frère à nos voisines. Je ne les accompagnai pas, alléguant l’embarras de me montrer en visite avec celui qu’on me destinait pour mari.

Adrien n’était venu que pour passer deux jours avec nous. Son père, qui avait obtenu la place d’inspecteur des forêts, l’emmenait avec lui dans la grande tournée qu’il allait entreprendre. Nous passâmes ces deux jours avec nos voisines qui me chérissaient depuis la nouvelle de mon prochain mariage, et dont la bienveillance s’étendait jusque sur le futur. Pendant ce court espace de temps, j’eus lieu d’observer la satisfaction d’Adrien. Heureux de me revoir, de revoir sa sœur, il me prouva par la bonté de son caractère, que, sans Léon, j’aurais vaincu l’éloignement que j’avais toujours eu pour lui. Il était bon, franc, attaché à sa famille. Sa personne était bien sans être remarquable. Il devait rendre sa femme heureuse : je le sentais, mais j’avais vu Léon ! Léon, doué de toutes les qualités de l’esprit, supérieur à Adrien par une sensibilité éclairée et par un charme inconcevable dans toutes ses actions ; Léon dont le nom seul suffisait pour me troubler, et qui possédait, en dépit de moi, toutes mes affections.

Adrien nous quitta le troisième jour comme il l’avait dit, me laissant avec confiance auprès d’une sœur qui exerçait un grand empire sur lui. Le séjour des eaux était devenu encore plus brillant. Une foule d’étrangers accourait grossir le nombre des buveurs, et les promenades, les fêtes se succédaient rapidement. Nous n’en faisions pas toujours partie à cause de la mauvaise santé de madame Duperay, mais Félix ne nous négligeait point, et nous le voyions presque tous les jours. Je n’osais plus le questionner depuis la dernière fois. J’avais tout lieu de croire qu’il avait écrit notre conversation, et je tremblais que Léon n’apprît enfin mon secret.

Octavie était si persuadée que Léon l’épouserait, qu’elle parlait de lui comme d’un homme dont on sera infailliblement la femme ; mais elle le nommait sans une grande émotion, tandis que moi, je n’entendais jamais parler de lui sans un battement de cœur près de me trahir. Elle m’apprit que sa mère était en correspondance avec madame d’Ablancourt, que Léon ne lui avait point encore écrit parce qu’il les croyait à Paris, et qu’elles en attendaient des nouvelles.

Nous allions souvent nous promener dans la calèche de madame de Courcel. Cette dame était souffrante, et nous avait priées de nous servir de ses chevaux. Dans une de nos courses nous fûmes accompagnées par Félix à qui je n’avais plus osé parler de Léon. Il saisit un moment où madame Duperay se reposait dans une chaumière avec Octavie pour m’annoncer son départ. « Je suis bien malheureux, me dit-il en souriant, ma franchise vous a déplu. La vérité a souvent ce tort-là. Pardon, mille fois pardon, mais permettez-moi de réparer ma faute ou de la combler ; y consentez-vous ? — Je me méfie de tout ce que vous dites : je ne sais que vous répondre. — Bon ! vous ne me refusez pas. Voici une lettre sur l’Italie, je l’ai reçue ce matin. Elle peint le caractère et les mœurs de cette nation. Vous ne pouvez me priver du moyen qui me reste, avant mon départ, de me justifier de tout ce que je vous ai dit. »

J’hésitais, je trouvais la proposition bizarre, pour ne pas dire inconvenante ; et, au moment où je la repoussais en le priant de me faire la narration de ce voyage, Octavie et Henriette s’avancèrent, et pour leur laisser ignorer l’aventure de la lettre, je fus forcée de la prendre ; je la cachai soigneusement. Nous remontâmes tous en calèche ; et, rentrée dans ma chambre, je m’empressai de lire ce qui suit :

De Rome, le 10.

« On ne peut dater de ce fameux pays sans se croire César ou Brutus. Je suis au milieu des illusions et des souvenirs. Cependant ne vous attendez pas, mon cher Félix, à de grandes descriptions de ma part ; assez d’autres ont écrit ce qu’ils ont vu, je ne vous parlerai que de mes sensations. Je deviens romanesque, et c’est être encore romain, dit quelque part J. J. Rousseau. Dès que la chaleur nous laisse respirer, je commence mes courses avec Casimir, car ici il ne faut rien voir seul ; il faut trouver quelqu’un à qui l’on puisse sans cesse exprimer sa surprise et son admiration. Comment Horace a-t-il eu le courage de dire Nil admirari, dans un siècle comme le sien, et au milieu de Rome ; voilà ce qui me confond. Mais passons à ce qui mérite notre adoration, et qui méritait la sienne.

Les Italiennes, et surtout les Romaines, ont un genre de beauté que caractérise leur climat plein de vie… de grands yeux noirs, de beaux cheveux bruns, et les plus belles dents du monde. Il est vrai que ce portrait est celui de quelqu’un qui m’intéresse vivement ; car vous saurez, mon cher ami, qu’à travers tout le prestige qui m’environne, son image me suit partout ; je la vois partout où je trouve de la physionomie, et il y en a beaucoup ici. Je songe à ce regard vif et modeste, quelquefois arrêté sur moi, et qui ressemblait si peu à l’effroi que lui inspire son oncle. Oh ! mon cher Félix, pour juger du cœur où l’on veut régner, il faut rencontrer un oncle loup-garou comme lui.

Dans ce pays-ci, comme dans toute l’Italie, on ne voit guère de jeunes personnes ; elles sont invisibles jusqu’à leur mariage : en revanche, c’est le paradis des femmes mariées ; elles y règnent en souveraines, et prolongent leur empire jusqu’à la vieillesse. Comme elles reçoivent une éducation très-superficielle, elles ne sont vraiment aimables qu’après avoir vécu dans le monde. Leur instruction dépend des hommes qui les entourent ; s’ils sont distingués, et il y en a beaucoup, elles deviennent remarquables ; s’ils sont communs, elles sont communes. Mettez les exceptions à part, et vous aurez une idée de la société. Ici le plaisir est la grande affaire de la vie ; dès que la chaleur du jour est passée, on ne songe qu’à s’amuser et à courir dans les conversations et surtout au théâtre. On m’a présenté dans plusieurs maisons où j’ai trouvé beaucoup d’urbanité et d’esprit.

L’esprit est la qualité dominante chez les Romains modernes ; il y est railleur. Les femmes y brillent par un langage séduisant ; mais je trouve Albertine plus naturelle, et je préfère sa naïve politesse à ce qu’elles appellent ici loro finezza. Mais tout en faisant son éloge, je ne la trouve pas sans défaut. Albertine est femme… elle a de l’inégalité dans l’humeur, cela tient peut-être à son extrême sensibilité : elle est souvent distraite… Ah ! si je pouvais croire… Enfin son obstination se montre dans la discussion, et elle se fâche quand on n’est pas de son avis. Ses traits sont charmans, mais ils ne sont pas réguliers, et un peu de timidité dans le maintien, due à sa soumission pour son oncle, nuit quelquefois aux grâces dont elle est pourvue ; mais tout cela me plaît en elle, au point qu’à présent, quand je vois de jolies femmes qui n’ont pas ses défauts, je trouve qu’il leur manque quelque chose. Quelle prévention ! direz-vous : mais, mon cher ami, sans elle, il n’y a point de véritable attachement.

Je reviens à l’effet que produit ce pays-ci sur ceux qui savent l’apprécier. On y voit plus ce qui a été que ce qui est. Le passé est ici la richesse du présent ; d’un côté, vous ne marchez que sur les débris de la plus fameuse république du monde ; de l’autre, vous ne voyez que les Néron, les Vespasien, les Trajan, et le reste des monumens de leur grandeur. Cette dévastation porte à l’ame je ne sais quoi de triste, qui nous prouve trop que tout est périssable ; et, plein d’idées gigantesques, vous rentrez le cœur serré dans un hôtel mal garni qui atteste à son tour que tout dégénère ici-bas. Je le répète, les Romains d’aujourd’hui ne sont occupés que de ce qu’ils ont été et se soucient peu de ce qu’ils sont. Leurs maisons, leurs palais sont vastes et incommodes. Leurs spectacles sont bâtis pour faire briller le théâtre et non les spectateurs plongés dans l’obscurité, hors les jours d’illumination, où les bougies éblouissent de toute part. Leur musique, vous le savez, est admirable, les Romains la sentent bien. Le public de Rome est le juge le plus difficile de toute l’Italie, les chanteurs le redoutent beaucoup. Sa manière de faire justice d’un mauvais chanteur est de chanter son rôle entier avec lui. Dès qu’il paraît vous voyez le parterre entonner l’air, et suivre le pauvre malheureux dont la voix est couverte par plus de trois cents voix formidables. J’ai été témoin de ce châtiment qui amuse beaucoup les dames dans leurs loges.

Les chefs-d’œuvres de la peinture, de la sculpture seront le sujet d’une autre lettre. En voyant tant de prodiges, je suis obligé de reconnaître le mérite et le goût du grand pape dont je porte le nom. Il me plairait bien davantage s’il avait vendu moins d’indulgences ; mais s’il l’a fait pour récompenser le talent des Raphaël et des Michel-Ange, je le lui pardonne : il ne pouvait faire un meilleur usage de son argent.

Casimir, malgré son insouciance, ne veut pas être oublié de vous. Je vous embrasse. »

Cette écriture bien connue, le contenu de cette lettre, la certitude que Léon partageait mes sentimens, tout me causait un saisissement, un ravissement dont je ne cherchais pas à me défendre.

Je voyais que, dès les premiers jours, Léon avait conçu pour moi l’attachement le plus vif. Pour moi, qui l’aimais sans le savoir, avant de l’avoir vu, quand madame de Genissieux me faisait son éloge et m’obligeait à lire toutes ses lettres ; après avoir lu celle-ci je me trouvais fort embarrassée pour la rendre, et encore plus pour paraître devant Félix après l’avoir lue. Il m’avait parlé de son prochain départ. J’attendais sa visite, et sous prétexte d’en rendre une à madame de Courcel, je montai chez elle le lendemain matin pour savoir si j’entendrais parler de son protégé. En nommant les différentes personnes qui partaient des eaux, je demandai si Félix n’était pas à la veille de nous quitter. — Comment ! répondit madame de Courcel, il est parti la nuit dernière. Je fus atterrée à cette nouvelle. Je vis clairement son intention dans le don de cette lettre, et dans l’impossibilité de la lui rendre. Léon devait savoir qu’elle était entre mes mains, et je ne pouvais plus prétendre ignorer son contenu. Que je fus humiliée de cette découverte ! La rougeur me monta tellement au visage que ces dames durent penser que ce départ me contrariait beaucoup ; elles en conclurent peut-être que je regrettais Félix, et voilà comme on est jugée à dix-huit ans !

Nous n’avions plus que quinze jours à rester aux eaux de ***. Madame Duperay était beaucoup mieux, et la société diminuait insensiblement. J’avais reconquis toutes les bonnes grâces de madame de Séligny, et sa fille me donnait sans cesse des preuves de son amitié. Elle pleurait en songeant que nous ne nous reverrions peut-être jamais, et ne se consolait qu’en m’assurant qu’aussitôt après son mariage, elle demanderait à Léon de l’amener à Saint-Marcel. C’était une promesse qu’elle me faisait très-souvent, et elle me reprochait toujours de n’y pas répondre avec assez d’empressement.


CHAPITRE XI.


Ces quinze derniers jours se passèrent en adieux continuels. Nos voisines partaient aussi, et nous restâmes presque seules. La retraite me convenait, et je redoutais le moment où j’allais me retrouver dans un lieu qui ne pouvait me rappeler la présence de Léon, sans m’offrir celle d’Adrien. Nous y arrivâmes enfin : madame Duperay avec l’espoir d’avoir amélioré sa santé, et moi avec la certitude d’avoir perdu le repos.

Mon oncle parut fort content de nous revoir ; il invita un grand nombre de chasseurs pour célébrer notre retour, et je trouvai que rien n’était changé dans les habitudes du château ni dans celles du maître.

Adrien ne devait revenir qu’avec son père. Henriette reçut de leurs nouvelles ; ils lui exprimaient leurs regrets de ne pouvoir se rendre à Saint-Marcel en même temps que nous.

Je n’osai le premier jour aller chez madame de Genissieux. Je tremblais qu’elle ne fût instruite des sentimens de son neveu, ou qu’en me voyant, elle ne devinât les miens. Cependant, dès le lendemain, n’entendant point parler d’elle, j’allai savoir de ses nouvelles, et je la trouvai se disposant à venir au château. « Comment ! me dit-elle, je ne vous vois qu’aujourd’hui ! Ah ! j’allais vous gronder de la bonne sorte. Vous êtes une ingrate, car je me suis occupée de vous continuellement. Il le fallait bien d’ailleurs pour plaire à mon neveu, qui m’aurait bien traitée si j’avais omis une fois de lui parler de vous. Tenez, ma chère Albertine, vous avez beau vous en fâcher, je crois que Léon est épris de vous. Il m’écrit avec une exactitude à laquelle je ne suis point accoutumée ; il ne cite les Italiennes que pour vous comparer à la plus belle. Enfin Léon vous aime, rien n’est plus certain. — Ah ! madame ! — Oh ! ma chère, c’est une folie ; voilà comme sont les hommes, ils s’enflamment au premier abord, sans réfléchir aux obstacles ; il est vrai que ces passions-là passent aussi vite qu’elles naissent, aussi ne le plaignez pas. Voici ses lettres, amusez-vous à les lire, et convenez que j’ai raison.

Elle me remit plusieurs lettres, et me demanda la permission d’aller donner des ordres. Je restai seule ; j’aurais dû ne pas les lire, qu’allais-je voir que je ne connusse déjà ? À quel nouveau danger ne craignais-je pas de m’exposer ? Je sentais toutes ces vérités, mais il m’était impossible de résister au plaisir de voir comment Léon parlait de moi à sa tante ; et puis comment avouer que je n’avais pas osé les lire ? Il me fallait un motif, il fallait mentir ou tout dévoiler. Il me parut plus convenable de lire cette correspondance si fatale à ma tranquillité, et de cacher l’impression que j’en recevrais.

Avec quel charme, avec quelle confiance on apprend qu’on est aimée ! Je respirais à peine, et je rougissais comme si Léon eût été là. Dans une lettre, il confiait à sa tante le tendre intérêt que je lui avais inspiré. Il me croyait de l’éloignement pour le mari qu’on me destinait. Dans une autre, il la priait de me sonder sur mes véritables sentimens : « Arrachez-la à des nœuds mal assortis, son bonheur est peut-être attaché au mien ? » Enfin dans la dernière : Albertine est aux eaux ! J’ai craint d’abord que ce ne fût pour sa santé. Elle accompagne sa belle-sœur ; vous ne savez pas le mal que vous me faites avec ce nom de belle-sœur. Au reste, je n’aime pas qu’Albertine se montre à tant d’adorateurs. Je suis inquiet de ce voyage ; je le suis au point de me croire jaloux. Apprenez-moi tout ce qu’elle fait, dites-moi si elle y est gaie, si elle y est triste ? Pourquoi n’avez-vous pas été de cette partie ? Vous aimez la dissipation. Mes lettres vous auraient trouvée près d’elle, et je serais plus heureux. »

Après cette lecture, je ne pouvais plus douter de la passion que j’avais inspirée à Léon. Je jouissais d’apprendre qu’il était sans cesse occupé de moi, et dans le plaisir, que j’en ressentis, je me décidai à ne plus dissimuler avec madame de Genissieux. Je trouvais une sorte de douceur à parler de mes peines à la tante de Léon ; il me semblait que prendre la même confidente était comme un accord secret entre nous deux. Elle revint, et, sans hésiter, je lui dis tout ce qui se passait dans mon ame ; je lui appris que c’était elle qui m’avait fait aimer Léon avant de le connaître, que j’avais cru pouvoir l’oublier ; mais que c’était impossible à présent. « Oui, ajoutai-je en l’embrassant, c’est votre faute ; pourquoi m’en avoir dit toujours tant de bien ? » Madame de Genissieux, dans l’excès de sa surprise, me regardait et m’écoutait sans m’interrompre ; enfin elle s’écria : « Que m’apprenez-vous, ma chère Albertine ! Quoi ! mon cher Léon a su vous plaire ! et moi qui n’ai rien vu, rien deviné, qui m’étonnais que vous ne m’en disiez pas plus de bien ? C’est votre mariage avec Adrien qui m’a aveuglée ; mais comment faire ? À quoi faut-il s’arrêter ? Quel est votre projet, ma chère enfant ? Quel parti prenez-vous avec votre oncle, avec Adrien ? Réfléchissez-y bien. Songez au caractère de Léon ; si vous lui permettez d’espérer, ne le trompez pas ; la chose est sérieuse. Pourquoi ne m’avoir pas confié plutôt ce mystère ? — Ah ! madame, je n’ai travaillé qu’à étouffer un sentiment que je croyais éprouver seule, à présent qu’il est partagé, que dois-je faire ? Je vois d’un côté un oncle redoutable qui a disposé de ma main, et un homme d’honneur qui la réclame ; mais de l’autre est celui qui a toutes mes affections ; il les avait avant de paraître. Je l’ai vu et mon cœur l’a nommé. Voilà celui que j’aurais choisi si on me l’eût permis. »

Madame de Genissieux me promit de jeter dans sa première conversation avec mon oncle quelques mots sur ses regrets de ne m’avoir pas demandée pour son neveu. « Attendons des lettres de Léon ; attendons son retour, et puisque le deuil qui retarde votre mariage doit durer encore quelques mois, disposons tout pour employer sagement un temps si précieux. »

Je rentrai au château où madame Blanchard m’attendait pour me communiquer les démarches qu’elle avait faites en faveur d’Eugène. Elle me vanta beaucoup son habileté, son adresse, et finit par m’avouer qu’elle avait obtenu la permission de parler sur ce sujet aussi souvent, aussi long-temps qu’elle le voudrait. Point important qui annonçait que M. de Saint-Albe se relâchait un peu de sa sévérité. Elle m’assura du ton le plus solennel, qu’elle réussirait à rappeler mon frère, et qu’elle me le promettait pour le jour de mon mariage : Jour, dit-elle, où votre oncle n’aura rien à vous refuser, puisqu’on épousant son filleul, le bon M. Adrien, vous comblerez tous ses vœux. » Ces derniers mots m’accablèrent, et m’empêchèrent de la remercier avec autant de vivacité que je le devais et que je voulais. Hélas ! je désirais que mon oncle revît mon frère, qu’il lui rendît toute sa tendresse, et qu’il me laissât disposer de moi-même. Ainsi, sans m’en apercevoir, j’avais étrangement changé de façon de penser depuis plusieurs mois. Avant je me trouvais trop heureuse de m’immoler pour mon frère, et maintenant je ne me sentais plus le courage de souhaiter même de le revoir. Madame Duperay ne me perdait point de vue. Les fréquentes visites de madame de Genissieux lui causaient quelquefois de l’inquiétude ; mais le caractère indiscret de cette dame lui paraissait être un préservatif contre toute espèce de confidence de ma part.

Ma position devenait tous les jours plus pénible. Placée entre deux amies qui, en particulier, flattaient ou blâmaient mon inclination, je me voyais dans une contrainte toujours croissante, et j’attendais une catastrophe pour en sortir, comme dans une maladie on attend la crise qui doit sauver ou emporter le malade. Mon oncle me traitait fort bien, six semaines d’absence semblaient avoir développé sa tendresse ; il me regardait avec bienveillance, m’adressait souvent la parole, et n’avait plus l’air de me traiter comme un enfant. Ah ! que sans Léon j’aurais été heureuse ! Car, je le soutiens, sans lui, j’aurais su vaincre l’éloignement que j’avais pour Adrien, et le bonheur de mon oncle m’eût dédommagée de tout ; mais un penchant irrésistible avait bouleversé mes idées, et je n’étais plus qu’une victime épouvantée du sacrifice.

Madame Duperay arriva un matin dans ma chambre avec une lettre à la main. « Voici, dit-elle un article qui vous regarde, lisez, Albertine ; mon frère, impatient de vous revoir, me charge de vous faire part de la contrariété qu’il éprouve. »

Je pris la lettre, et je lus le passage suivant qui m’était adressé.

À Mademoiselle Albertine de Saint-Albe.

« Ma sœur m’a appris votre retour à Saint-Marcel. J’étais au moment de jouir du bonheur de vous revoir, ma chère Albertine ; mais il s’est élevé une difficulté depuis la nomination de mon père. Un homme puissant à qui l’on avait promis la place d’inspecteur pour un de ses parens, la réclame aujourd’hui, et nous menace de destitution. Il a du crédit, et mon père n’a que son bon droit ; cela ne suffit pas, il faut aller le défendre. Je dois partir pour Paris, ou bien il perdra sa cause ; mais je ne me croirai autorisé à faire ce voyage, que lorsque vous me l’aurez permis. Mon père qui connaît les sentimens dont mon cœur est plein, attend aussi votre approbation.

Plaignez-moi d’être obligé de vous demander, pour première faveur, la permission de m’éloigner de vous. Ah ! mon père ne recevra jamais une plus grande marque de mon affection. Recevez les tendres hommages de celui qui veut vous consacrer sa vie. »

Adrien.

La lecture de cette lettre m’affligea. Tant de confiance, tant de franchise, me rendaient confuse malgré moi. Je tâchai de me remettre. « Je trouve qu’Adrien a raison, répondis-je à Henriette, il faut qu’il fasse ce voyage, les intérêts de son père l’exigent. — Ne voulez-vous pas lui écrire vous-même ? — Volontiers, je vous enverrai ma lettre demain matin. » Madame Duperay, contente de m’avoir encouragée à répondre à son frère, se retira, et me livra à mes réflexions. Elle avait laissé exprès sur ma table la lettre d’Adrien, et je la prenais machinalement, lorsque mon oncle entra. « Vous lisez une lettre, me dit-il ; elle ne peut être que d’Adrien ou d’une femme, car il avait toujours peur que je ne fusse en correspondance avec mon frère. Quelle occasion, pour lui ouvrir mon cœur si j’en avais eu le courage ! Ah ! j’aurais dû me jeter à ses pieds, implorer sa pitié ou sa colère, et changer une situation que je ne pouvais plus supporter ; mais je ne fis rien de tout cela. Surprise, tremblante, je ne vis que le danger du moment, et je lui laissai lire la lettre, sans présence d’esprit, sans avoir la force de parler. Il fut touché du procédé de son filleul, essuya une larme, et me dit : « Voilà un excellent jeune homme, conservez cette lettre, et rendez grâce au ciel de vous avoir accordé un tel mari ; » et il sortit, me laissant dans une si grande agitation, que je me jetai à genoux en lui tendant les bras : mais il était bien loin, et rentra dans sa chambre en s’applaudissant peut-être de m’avoir choisi un mari si bien fait pour me rendre heureuse.

Il me fut impossible d’écrire ce jour-là. Le lendemain, Henriette m’envoya demander ma lettre pour l’insérer dans-la sienne. Je pris le parti d’écrire sur-le-champ. Ma réponse était courte, et se ressentait de la contrainte que j’éprouvais ; mais je savais qu’Adrien attribuait toujours à mon extrême réserve l’effet de l’indifférence la plus insurmontable. J’approuvais, comme de raison, le motif de son voyage, et je le remerciais, ainsi que son père de m’avoir informée de leur projet ; le reste était dans le style qui termine toutes les lettres ordinaires. Heureusement mon oncle ne me demanda point si j’avais répondu, et il ne fut plus question de rien. Henriette me disait quelquefois en riant : « En vérité je ne suis pas fâchée que mon frère fasse un voyage à Paris ; il y prendra des manières plus agréables, et il vous, plaira davantage. Vous aimez ce qui arrive de Paris, ma chère Albertine. » Madame de Genissieux ne manquait jamais, quand elle était présente, de répéter que Paris était le centre du goût et des plaisirs ; et son éloquence ne tarissait plus quand il s’agissait de faire l’éloge de la capitale.

Un matin que j’étais seule, mon oncle venant de partir pour la chasse, elle entra dans ma chambre, et me fit part des inquiétudes de sa sœur, madame d’Ablancourt.

Cette dame, d’après plusieurs lettres de son fils, craignait qu’il ne fut épris de quelqu’Italienne. Il s’expliquait en homme qui avait pris son parti. Elle connaissait son fils, et savait bien que, s’il avait fait un choix, rien ne pourrait le ramener au projet qu’elle avait arrêté. Elle s’affligeait du voyage d’Italie, et redoutait le caractère de madame de Séligny, femme hautaine et vindicative, dont elle avait tout à craindre si le mariage de son fils ne réussissait pas. « Je sens, ajoutait-elle, que ma tendresse m’a mal conseillée. J’ai cru assurer le bonheur de Léon en l’unissant à Octavie ; mais je m’aperçois à présent qu’ils ne sont point faits l’un pour l’autre. Léon ne peut s’attacher à une jeune étourdie qui ne saura pas elle-même apprécier son mari. Voilà où j’en suis, et cette situation n’a rien de consolant.

— Je vois fort bien, répondis-je, que Léon aura peu de goût pour Octavie, mais, Madame, s’il était vrai qu’il aimât une Italienne ? — Allons, me dit-elle, la belle Italienne, c’est vous ; rien n’est plus certain. — Hélas ! je prévois que j’en aurai de grands chagrins ! — Vous parlez comme une enfant. Puisque vous n’êtes pas encore la femme d’Adrien, il faut tâcher de lui donner adroitement son congé. C’est un honnête garçon qui saura prendre son parti. Je veux parler à votre oncle. Oh ! je lui parlerai. »

J’avais tout à redouter de ce zèle indiscret. Je la suppliai de songer que mon oncle était l’homme du monde le plus intraitable, et qu’un mot imprudent me perdrait auprès de lui. Elle me promit d’agir avec circonspection, et m’engagea à compter sur son expérience et sur son attachement.

J’attendais avec anxiété le résultat de ses démarches.

Madame de Genissieux profita du moment où j’étais avec mesdames Desmousseaux pour frapper les premiers coups. Elle se promenait seule avec mon oncle, et commença par une description du bonheur de deux époux. Elle finit par exprimer ses regrets de n’avoir pas songé plutôt à me demander pour son neveu, le baron d’Ablancourt, qui était un parti bien autrement recommandable que M. Desmousseaux.

Mon oncle, étonné de la déclaration, y répondit avec politesse, mais convint, sans façon, qu’il préférait Adrien, parce qu’il était sûr avec lui que sa fortune resterait entre les mains de ses neveux. Il tomba d’accord sur le mérite de M. d’Ablancourt, mais il observa qu’il était présumable qu’après avoir emmené sa femme à Paris, il pourrait fort bien, à la mort de l’oncle, vendre la terre de Saint-Marcel, à laquelle les deux époux tiendraient fort peu, évènement qu’il n’avait pas à redouter d’Adrien, son filleul, né dans le pays, et propriétaire dans le voisinage. Quoique madame de Genissieux trouvât ce discours fort sensé, elle ne se tint pas pour battue, et répliqua qu’il était juste au moins de convenir des avantages réels qu’aurait trouvés sa nièce dans son union avec un homme du rang et de la fortune de M. d’Ablancourt. Elle continua en disant : « que, sans vouloir nuire au mérite d’Adrien, il avait été facile de remarquer plus de rapports dans les goûts entre son neveu et moi, qu’avec Léon ; j’aurais joui d’un sort plus analogue aux qualités aimables qui nous distinguaient tous deux, et que les grâces et les talens, placés sur un plus grand théâtre… — Eh ! Madame, s’écria M. de Saint-Albe avec impatience, ces avantages, mis trop en évidence, sont souvent funestes au mari. Ses grâces lui serviront à plaire au sien, et ses talens, si elle en a, seront consacrés à l’éducation de ses enfans. Voilà la source d’un bonheur aussi paisible que durable.

Ce début n’était pas heureux.


CHAPITRE XII.


« Ma chère amie, me dit un jour madame Duperay, je crois qu’il serait à propos d’envoyer à Adrien une lettre pour madame de Séligny. Le crédit de cette dame pourrait lui être utile dans son affaire. Madame de Genissieux m’a promis de m’en donner une pour sa sœur. Madame de Séligny, vous le savez, nous a comblée de politesse ; d’ailleurs elle connaît mon frère, et je suis persuadée qu’elle lui rendra service. — Je pense que c’est vous qui recommanderez votre frère, ma chère Henriette ? — C’est ainsi que je l’entends ; mais j’étais bien aise de vous faire part de mon projet, et de vous demander si vous n voulez pas que je vous rappelle au souvenir de madame et de mademoiselle de Séligny. — Je n’aime guère cette femme, mais sa fille est intéressante et me témoignait beaucoup d’amitié aux eaux. Je vous prie de leur parler de moi. — Mon Dieu ! ma chère, que vous êtes indifférente quand vous voulez ! — Je vous le répète, Henriette, je n’aime pas cette femme. — Elle vous traitait à merveille vers la fin de notre séjour. — Fausseté toute pure. — Mais elle n’a montré de l’éloignement pour vous qu’à votre arrivée, ne vous connaissant pas encore. — Elle n’a été franche qu’alors. — Elle vous croyait redoutable ; à présent qu’il n’en est rien, oubliez son humeur, et ne lui gardez pas de rancune. »

Mon oncle entra, et se mêla à notre conversation ; il approuva le projet d’Henriette, et lui recommanda d’écrire le plutôt possible. Elle le lui promit, et je n’ajoutai pas un mot. Madame de Genissieux ne savait plus comment s’y prendre avec lui pour renouer l’entretien ; sa manière de discuter était si tranchante, ses raisonnemens si positifs, qu’on se trouvait bientôt réduit au silence. Il avait calculé qu’un jeune homme, honnête et bon, aurait soin de moi et de sa fortune, et cela lui suffisait. Il ne m’aurait pas unie à un être méchant, dépravé ; mais la conformité de goûts, l’inclination, étaient des mots vides de sens dont il était inutile de lui parler, il ne les entendait plus. Forcé autrefois de renoncer à un penchant très-vif, il en avait acquis l’expérience qu’on survit à ce malheur-là, et sa philosophie n’allait pas plus loin.

Il était difficile de découvrir comment on attaquerait ce mur d’airain. Nous n’avancions pas, madame de Genissieux ni moi, et cependant le temps s’écoulait, lorsque Léon écrivit à sa tante qu’il quittait l’Italie. « Je veux, disait-il, qu’Albertine décide de mon sort, c’est d’elle que je veux d’abord obtenir sa main, et je la demanderai ensuite à son oncle, qui me l’accordera malgré tous les obstacles. » Il la priait très-instamment de m’inspirer du courage, de la résolution ; car, disait-il, dès qu’elle m’aura donné son consentement, c’est moi seul qui aurai des droits à sa possession, et malheur à qui voudrait me la disputer ! » Je ne doutai plus qu’il n’eût reçu des lettres de Félix qui avait lu dans mon âme tout ce que je voulais cacher.

« Voilà l’affaire qui s’engage, dit madame de Génissieux ; il faut vous expliquer clairement, ma chère Albertine. Léon arrive, nous allons sortir de notre apathie, son amour et son obstination pourront bien égaler l’entêtement de votre oncle ; je vous en réponds. Vous soupirez ? J’espère que vous songez à lui accorder toute votre confiance. — Ah ! Madame, je songe que je vais le revoir, cette idée me trouble, et absorbe toutes les autres. — Pauvre comme j’étais à votre âge, quand je revis M. de Genissieux après son voyage de Paris.

Il fut arrêté entre nous que nous attendrions l’arrivée de Léon, et que madame de Genissieux, en annonçant son retour à M. de Saint-Albe, continuerait d’exprimer le désir qu’elle aurait eu de me voir la femme de son neveu le baron d’Ablancourt, préparation nécessaire à la demande qui devait lui être faite.

Tandis que je voyais, avec tant d’agitation, s’avancer l’arrêt de ma destinée, madame Duperay, tout occupée des intérêts de son frère, ne cessait de venir me voir pour me dire qu’elle attendait des nouvelles, ou qu’elle en avait reçu. Je l’écoutais avec résignation, et ne disputais plus ; il m’en coûtait trop de montrer tant de duplicité. Mon silence devait précéder notre rupture, comme le calme précède la tempête.

Mon oncle, peu disposé à se prêter à ce qu’il appelait les visions de madame de Genissieux, lui tenait toujours le même langage, et n’entrevoyait pas la possibilité d’une proposition dans les formes.

Il me regardait déjà comme mariée, parce qu’il m’avait engagée, et tout le reste lui paraissait de la folie ou du temps perdu. Cependant Léon était à la veille d’arriver. Il jugea nécessaire de s’adresser à moi directement dans une circonstance si majeure, et sa tante me remit la lettre suivante.

De Milan, le
Mademoiselle,

« Me sera-t-il permis de vous ouvrir un cœur où vous régnez depuis le jour que je vous rencontrai à Saint-Marcel. Comment oser si brusquement vous avouer ce que je ne pourrais vous dire qu’en tremblant, si j’étais près de vous ? Mais le temps presse, et mon audace n’est due qu’au danger de vous perdre. La position où nous nous trouvons, l’un et l’autre me conseille d’agir. Je suis au moment de revenir chez ma tante. J’y reviens avec tout mon amour ; rien n’aurait pu m’en distraire, et je ne l’ai pas tenté. Ah ! dites que nos cœurs se sont entendus, et accordez-moi le droit de demander votre main à votre oncle. Croyez, aimable Albertine, que vous êtes libre. Le cœur seul doit disposer de nous. Ne vous sacrifiez pas à de vaines subtilités ; ne trompez pas plus celui que vous ne pouvez aimer que celui qui ose espérer de vous plaire. Je n’ajoute qu’un mot : Léon ne veut vivre que pour vous, sa mère sera la vôtre ; mais il veut être sûr de vous. Si je traite avec peu d’importance des engagemens faits à notre insu, il n’en est pas de même de ceux que vous allez prendre avec moi. Rien ne pourra vous y soustraire, et j’y perdrais plutôt la vie. De grâce, ayez le noble courage de résister à l’oppression, et que j’aie une vertu de plus à admirer en vous.

Je ne vous demande point de réponse. J’irai la chercher moi-même ; mais songez, chère Albertine, que pour être le plus heureux des hommes, Léon ne doit pas moins compter sur la fermeté de votre caractère, que sur votre tendresse et la plus entière confiance. »

Recevez les hommages respectueux de votre dévoué,

Léon.

Cette lettre pleine de franchise, et qui exprimait si noblement les sentimens les plus tendres, me fit une vive sensation. Je vis bien à la fermeté de caractère qui l’avait dictée et qu’on exigeait de moi, que je ne devais plus hésiter, et que le moindre scrupule me perdrait dans l’esprit de Léon. J’avais pensé cependant comme mon oncle sur la sainteté des engagemens. J’avais toujours condamné la conduite de mon frère, marié contre son gré, et j’allais être bien plus coupable que lui : mais depuis que j’aimais, j’étais devenue très-tolérante, et ma conscience se taisait devant mon amour. Il me semblait quelquefois que mon oncle ne pourrait pas résister à l’ascendant que Léon savait prendre quand il le voulait. Cette idée était bien celle d’une personne qui aime, et qui croit à tout le monde et son cœur et ses yeux.

Je me flattais aussi que l’éloquente et courageuse résolution de Léon servirait de contre-poids à la puissance et à l’inflexibilité de M. de Saint-Albe, et que de cette lutte sortirait un consentement nécessaire à mon bonheur.

Enfin, huit jours après la réception de cette lettre, tandis que j’étais seule dans la bibliothèque de mon oncle, un domestique ouvre brusquement la porte, et j’entends annoncer M. le baron d’Ablancourt ! La porte se referme, je me retourne, et je vois… ou plutôt je ne vois rien ; un nuage couvre mes yeux, je chancèle en m’écriant : « Ah ! Léon !.. Ah ! Monsieur !… Il voit que mes forces m’abandonnent, il me soutient, me conduit à un fauteuil, se place à côté de moi ; et pour me donner le temps de me remettre, me demande pardon d’avoir troublé ma solitude ; il m’apprend qu’il n’a pas trouvé madame de Genissieux chez elle, et me voyant un peu remise de mon émotion, se met à genoux devant moi, me supplie de consentir à son bonheur, et de l’autoriser à demander ma main à M. de Saint-Albe. « Ah ! Léon, vous ne connaissez pas mon oncle, vous n’avez pas d’idée de cette volonté inflexible que rien ne peut changer. Il va parler de mes engagemens, de sa parole ; son filleul l’intéresse, il voudra défendre ses droits. Comment pourra-t-il vous entendre ? — Laissez-moi plaider ma cause ; M. de Saint-Albe ignore votre éloignement pour son filleul. Vous lui avez caché tous vos sentiinens, à peine vous connaît-il. Parlons-lui avec franchise, j’espère qu’il nous entendra. Il vous aime, il a de la considération pour moi, pour ma famille, attaquons son cœur et son amour-propre. — Il a donné sa parole ! Adrien a reçu mes sermens. J’ai promis à sa mère mourante, elle compté sur moi… Voilà la religion de mon oncle ! — Mais ce n’est pas la vôtre ; ces scrupules qui partent d’une source si pure, poussés à l’excès, deviennent de la faiblesse, et vous égarent. Écoutez la raison ; cette fois elle est d’accord avec l’amour. Tous les deux vous disent de préférer ce qui est véritable à ce qui n’est que convention. Oui, vous êtes libre, rien ne peut vous obliger à épouser un homme qui n’a pas su vous plaire. Vous condamnerez-vous à vivre dans ce village où vous êtes si déplacée ? Me condamnerez-vous à vous perdre après vous avoir connue ? Ne croyez pas, aimable Albertine, que le sentiment qui me domine soit de ceux que détruit l’absence ou le temps ; non, c’est l’attachement le plus solide joint à la passion la plus ardente. Vous êtes la femme que mon imagination s’était créée. Réalisez ce songe flatteur, accordez-moi cette main qui mérite bien d’être disputée, et nommez-moi votre libérateur ! »

J’avais voulu répondre plusieurs fois, mais il parlait avec tant de véhémence que je ne pouvais l’interrompre. Au moment où il s’arrêtait pour m’écouter, la porte s’ouvre, et madame de Genissieux accourt pour embrasser son neveu.

« J’étais bien sûre, dit-elle, de vous trouver ici ; on vient de me dire, en rentrant chez moi, que vous veniez d’arriver. — Oui, j’ai osé me présenter ici sous vos auspices. Enfin, ma tante, me voici près de cette chère Albertine ! — Eh bien ! Léon, êtes-vous content ? Albertine vous aime autant que vous le désirez. Oh ! elle me l’a confié, et ne peut plus s’en dédire. » Léon me regardant avec l’expression de la plus vive tendresse, s’écriait : « Ah ! ma chère Albertine ! ne vous alarmez pas. Soyez sincère, notre bonheur exige que vous vous expliquiez. — Fort bien, fort bien, reprit madame de Genissieux, vous vous aimez, mais il nous reste beaucoup à faire. M. de Saint-Albe est un diable d’homme difficile à manier, et je crois, qu’il est bien essentiel de concerter nos plans. D’abord, il me semble que je suis la tierce personne qui doit prévenir M. de Saint-Albe de la demande que vous voulez lui faire. Je lui en ai déjà parlé indirectement, et cela n’a pas eu le succès que je désirais ; mais à présent j’aborderai franchement la question. Vous êtes ici, votre présence peut faire des miracles ; vous parlerez, et je me flatte qu’on vous écoutera. « N’y consentez-vous pas ? me dit Léon. — Oui, je mets en vous toute mon espérance. » Il parut satisfait de ma réponse, et nous songeâmes qu’il était prudent de nous séparer pour n’être pas surpris. Il me dit en me quittant : « Chère Albertine, ayez du courage, ne vous croyez engagée qu’avec moi, et résistez à tout ce qu’on voudra tenter pour me nuire. » Il s’éloigna avec sa tante. Dans quelle anxiété j’attendais le retour de mon oncle ! Avec quelle rapidité je passais de la crainte à l’espérance ! Enfin, il arriva à l’heure du dîner, entouré de ses amis, parmi lesquels j’aperçus M. Desmousseaux le père. Cette vue inattendue me désola, et me parut de mauvais augure pour nos projets.

On parla beaucoup d’Adrien ; son père m’entretenait sans cesse de lui, et m’appelait de temps en temps sa bru. Un convive acheva de me déconcerter, en me parlant de Léon qu’il avait entretenu chez sa tante ; en un mot, j’éprouvai toutes les contrariétés, toutes les tribulations possibles pendant ce dîner éternel. Enfin, nous descendîmes dans le jardin, et un instant après madame de Genissieux vint faire sa visite avec Léon.

Mon oncle, qui ne gardait aucun souvenir des souhaits insensés qu’avait formés madame de Genissieux, accueillit parfaitement son neveu. Léon s’approcha de moi, me salua, et me pria d’accepter la musique qu’il m’avait promise en partant et qu’il tenait à la main.

Madame Duperay arriva, et nous vîmes bien qu’il était inutile de songer à attaquer M. de Saint-Albe ce soir-là. En voyant Léon, elle fit une mine qui m’annonçait combien elle redoutait son retour ; et elle me dit tout bas, en me serrant la main : « Albertine, pourquoi mon pauvre frère n’est-il pas revenu tout comme un autre ? » Je rougis, mais je ne lui répondis point. Léon fut toute la soirée d’une gaieté, d’une amabilité charmante ; il fit les frais de la conversation, parla de son voyage avec grâce, et séduisit jusqu’à M. de Saint-Albe. Que je le remerciai en secret des soins qu’il prenait de plaire à celui dont je dépendais !


CHAPITRE XIII.


Mon oncle se promenait le lendemain matin dans son parc, lorsque madame de Genissieüx vint le surprendre. « Pour cette fois, dit-elle en l’abordant, j’arrive en véritable ambassadeur, écoutez-moi je vous en prie. Mon neveu, le baron d’Ablancourt, dont vous connaissez la naissance et la fortune, me charge de vous demander Albertine en mariage ; il a conçu pour elle l’attachement le plus sincère. J’espère, mon voisin, que cette proposition honorable pour les deux familles n’éprouvera pas d’obstacles. C’est le baron Léon d’Ablancourt qui se présente lui-même. — Il me semble, répondit mon oncle du ton le plus sérieux, que je m’étais expliqué assez clairement à ce sujet, Madame. Je suis fâché de vous répéter (mais c’est votre faute) que ma nièce est promise au fils de mon meilleur ami ; que ce mariage est arrêté depuis long-temps dans la famille, et que la mort seule de madame Desmousseaux en a retardé la célébration. J’estime infiniment M. d’Ablancourt ; je le crois un excellent parti, et il nous fait trop d’honneur ; mais rien ne peut me faire manquer à mes engagemens : ma nièce épousera mon filleul, et vivra heureuse avec un mari qui lui convient. — Mais, croyez-vous qu’il lui convienne, et ne pourrait-elle pas lui préférer Léon ? — Albertine connaît ses devoirs ; son sort est fixé, et elle remplira sa promesse avec la certitude d’être heureuse. — Voilà ce qui vous abuse, reprit madame de Genissieux qui ne pouvait plus dissimuler son mécontentement. Léon adore votre nièce et en est aimé ; elle a de l’aversion pour son prétendu, entendez-vous, mon cher voisin ; oui, oui, de l’aversion, ne vous y trompez pas. — Si je pouvais soupçonner Albertine d’une pareille perfidie… — Où est la perfidie, Monsieur ? les mouvemens du cœur dépendent-ils de nous ? Albertine a reconnu la supériorité du mérite… — Albertine ne peut changer ce que j’ai résolu, elle m’obéira ; je la connais, et je la crois incapable de s’être amourachée d’un homme qui, lui-même, est lié par des engagemens… Pardon, Madame, je m’emporte, et c’est fort inutilement, car mon parti est pris. Cessons donc un pareil entretien, et que la force des circonstances apaise votre courroux, et soit mon excuse.

Madame de Genissieux, radoucissant le ton, se plaignit d’une tyrannie qui empêchait toute espèce de discussion, et supplia M. de Saint-Albe de ne pas aller si vite, et de consulter un peu plus l’inclination de sa nièce, puisqu’il en était encore temps. « Plus d’un mariage, projeté comme celui-ci, a été rompu, disait-elle, vous ne l’ignorez pas. Interrogez Albertine, et surtout, croyez ce que je vous ai dit. — Que je consulte Albertine ? un enfant, un être faible qui ne sait pas ce qui est convenable, qu’un caprice arrête, et qu’un caprice détermine ? Non, Madame, ce n’est pas ainsi que l’on se joue de ce qu’il y a de plus sacré. Adrien compte sur ma nièce ; je la lui ai promise, et je ne lui ferai pas l’affront le plus sanglant que l’on puisse faire à un honnête homme. — Ainsi votre nièce sera sacrifiée à la rigidité de vos principes ! Au moins, permettez à mon neveu de plaider sa cause, mon ancienne amitié l’exige. — Ah ! si vous l’exigez, il n’y a rien à dire : je le recevrai. J’ai beaucoup de considération pour madame sa mère, et il m’en coûtera de le combattre. — Adieu, mon voisin. — Un mot : Albertine sait-elle la démarche que vous venez de faire ? — Oui. — Elle est d’accord avec vous ? — Oui. — Vous dites qu’elle aime votre neveu ? — Oui, oui, vous dis-je. » Et ils se séparèrent.

Lorsque madame de Genissieux me fit part du peu de succès de sa mission, je tremblai en songeant combien mon oncle devait être irrité contre moi. Et passant d’une extrémité à l’autre, je me promis dès cet instant d’être rebelle à ses volontés.

Mon oncle reparut à l’heure du dîner, et se mit à table sans qu’il fût possible de découvrir aucune altération sur son visage. Vers la chute du jour il se renferma dans sa bibliothèque, et donna secrètement l’ordre d’introduire Léon auprès de lui sans le faire entrer dans le salon. Il l’attendit de pied ferme, et le reçut armé de toutes pièces.

Après les complimens d’usage, Léon lui dit avec franchise : « Je suis si pressé de vous ouvrir mon cœur, que je passerai sans préambule au sujet sur lequel vous savez que je vous ai demandé un moment d’entretien. L’oncle de mademoiselle de Saint-Albe va me connaître tout entier, et juger de la sincérité de mes sentimens. J’adore votre aimable nièce, et une douce sympathie augmente encore mon attachement. J’ai trouvé en elle la compagne de ma vie, et je n’en aurai jamais d’autre. Je sais qu’un double obstacle semble nous séparer : on dit qu’elle est promise, et que j’ai des engagemens ; mais ces liens de part et d’autre sont de nature à devenir nuls ; on est autorisé à les rompre dès qu’ils n’offrent plus le bonheur qu’on en attendait. J’aime mademoiselle de Saint-Albe ; elle est libre, car elle n’est pas mariée. La préférence qu’elle m’accorde est un droit incontestable. Reconnaissez celui qu’elle a de disposer de sa main, et que M. Desmousseaux soit assez juste pour ne pas abuser de sa position. Quels regrets lui sont réservés s’il s’obstine à soutenir de prétendus droits qui, après tout, n’ont de valeur que lorsque le cœur les ratifie ! »

Léon n’avait pas été interrompu une fois. Mon oncle lui fit son compliment sur l’adresse avec laquelle il défendait une mauvaise cause. Mais il resta inébranlable, et lui répéta tout ce qu’il avait dit à madame de Genissieux. « J’en suis fâché, ajouta-t-il, vous êtes venu trop tard. Je respecte infiniment votre famille, et je me tiens honoré de votre demande ; mais ma nièce épousera mon filleul Adrien. Elle l’a accepté ; il l’aime, et sa mère mourante a reçu leurs sermens. Rien ne peut nous engager à manquer à notre parole : vous avez votre façon de penser, et nous avons la nôtre. — Quoi ! Monsieur, le bonheur de mademoiselle votre nièce ne vous paraît d’aucune considération ? Vous la sacrifiez à de vains scrupules ? Mais, enfin, permettez-moi de vous dire qu’elle est sa maîtresse, et qu’elle peut disposer de son sort. Mon Dieu ! dit-il en se contraignant, voyez celui que vous lui préparez. Révoquez un arrêt si cruel, et ne condamnez pas votre nièce à un malheur certain. — Voilà bien un propos d’amant ! souffrez que j’en fasse la remarque. Albertine peut avoir eu un instant d’égarement, mais je la connais ; revenue de son erreur, elle remplira ses devoirs, rien ne peut l’en affranchir. »

Ils disputèrent encore quelque temps, et, mon oncle termina ainsi l’entretien : « Renoncez à un projet qui ne peut réussir ; quelque flatteuse que soit pour nous votre démarche, je m’engage à ne jamais la révéler. Ne songez plus à une personne qui ne peut vous appartenir, et croyez à l’estime et à la reconnaissance de votre serviteur. »

Léon était indigné : il fut plus d’une fois sur le point de témoigner son dépit ; mais il fallait ménager l’oncle d’Albertine. Il se contint, et se retira en l’assurant qu’il ne renoncerait pas si promptement au bonheur de sa vie.

Madame de Genissieux m’avait prévenue de cette visite, et rien ne peut rendre l’état où je fus tout le temps de sa durée. Seule dans ma chambre, j’eus plusieurs fois l’envie d’aller me jeter aux genoux de mon oncle pour lui avouer ma fatale passion ; la crainte, la honte me retinrent : j’allais avoir d’autres combats à soutenir.

Le ton modéré qu’affecta mon oncle pendant cette conférence était dû à la considération qu’il avait pour le baron d’Ablancourt ; mais toute sa colère éclata dès qu’il fut seul. Il me fit appeler sur-le-champ ; et je parus devant lui comme un criminel devant son juge. « Que viens-je d’entendre, me dit-il ; à peine puis-je en croire mes oreilles. Le baron d’Ablancourt vous demande en mariage, et se dit autorisé par vous ; il se vante de vous faire abjurer votre promesse, comme il se joue de la sienne, et vous y consentez. Expliquez-moi cette énigme. Il vous a mal jugée, il ne vous connaît pas. Je ne puis ajouter foi à ses paroles ; sa présomption l’égare.

Je me précipitai à ses genoux, et, à travers mes sanglots, je lui dis : « Mon oncle, ayez pitié de moi ! je n’aime pas Adrien, je n’ai jamais osé vous le dire. — Voilà donc de quelle manière vous m’apprenez que vous en aimez un autre, me dit-il en me relevant, et me voyant hors de moi et tremblante. Il continua d’une voix moins sévère : Remettez-vous ; rappelez votre raison, et écoutez-moi. Votre sort est irrévocablement fixé à celui d’Adrien ; sa mère a reçu vos sermens. Votre promesse a pris un caractère sacré ; sans ce malheureux deuil vous seriez déjà sa femme. Il vous aime, il compte sur vous, et il est digne de vous. Mon expérience m’apprend que vous serez plus heureuse avec lui qu’avec tout autre ; et la fortune que je vous donne sera mieux entre ses mains que dans celles du baron. Le goût que vous avez pris pour ce jeune homme, et que vous croyez durable, l’absence et les soins d’un autre l’effaceront, et vous me remercierez un jour de vous avoir donné un mari qui vous convenait mieux que lui. Calmez votre tête, écoutez votre conscience, et songez aux chagrins que m’ont causés vos pareils et votre frère. Ma tendresse vous a toujours distinguée. — Ah ! c’est au nom de cette tendresse que je vous conjure de ne pas me forcer d’épouser Adrien ! — Je n’écoute point les caprices d’un enfant. — Mon oncle, ne m’obligez pas à épouser Adrien, et je renonce à me marier. — Je connais la valeur de ces concessions. — Non ! rien ne pourra me contraindre à être sa femme ; j’ai pour lui une aversion insurmontable, je ne puis le souffrir. »

Outré d’une résistance si inattendue, indigné d’entendre traiter son filleul de la sorte, il me repoussa si brusquement que je tombai en jetant un cri. Madame Blanchard accourut ; et me voyant par terre dans une espèce de délire, elle retint mon oncle qui voulait s’échapper, et s’écria : « Ah ! Monsieur ? regardez-la donc ; je crois voir mademoiselle Dorothée, votre cousine germaine, quand son père l’a maudite pour vous avoir trop aimé. Pauvre créature ! » Et me soulevant avec l’aide de mon oncle, elle reprit : « Mais regardez-la donc ; voyez comme elle lui ressemble. Ah ! que les femmes de votre famille sont à plaindre, et que les hommes sont cruels !

M. de Saint-Albe n’entendit pas les dernières paroles : à peine m’avait-il placée sur un fauteuil qu’il s"était sauvé pour éviter une nouvelle scène.

Après un moment de silence, madame Blanchard, voyant mon abattement, me proposa de rentrer dans ma chambre. Je me laissai conduire machinalement ; et, lorsque je fus assise, elle s’arrêta debout devant moi, et se mit à parler sans que j’eusse envie de l’inter rompre.

« Comment, Mademoiselle, avec la fortune que vous donne votre oncle, vous voudriez faire un mariage d’inclination ! Ah ! vous n’y pensez pas. Laissez faire cette folie aux gens qui n’ont rien ; vous êtes riche, aimez une personne riche, voilà qui est raisonnable. Prenez y garde, n’allez pas imiter votre frère, vous perdriez un grand héritage. M. Adrien n’est pas aussi bel homme que M. le baron, j’en conviens ; mais ses propriétés touchent celles de M. de Saint-Albe, voilà l’essentiel ; il ne vous faut pas un mari qui vous emmène au bout du monde. Allons, allons, tranquillisez-vous. Mon Dieu ! que j’en sais qui voudraient être à votre place, entre deux maris, bien sûres d’en avoir un. Mais il est tard, il est temps de se coucher. Le repos vous fera du bien ; je vais vous déshabiller. »

Je la laissai faire comme je l’avais laissée parler ; et, lorsqu’elle fut partie, je m’abandonnai à tout mon désespoir.


FIN DU TOME PREMIER.

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)


TOME I
 179

ALBERTINE
DE SAINT-ALBE,

Par Mme MARY GAY ALLART,
traducteur d’Éléonore de Rosalba.



Des défauts que l’on trouve, on aime à profiter ;
Il n’est guère moins nécessaire
De voir ce qu’il faut éviter,
Que de savoir ce qu’il faut faire.

Mme  Deshoulières.


TOME SECOND.


PARIS,
RENARD, libraire, rue de Caumartin,
No 12.

1818.


TOME II

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CHAPITRE PREMIER.


Mon oncle, que rien ne pouvait empêcher d’aller à la chasse, partit de grand matin avec ses amis, recommandant à madame Blanchard de ne pas me laisser seule, et de prier madame Duperay de passer la journée avec moi. Elle venait de sortir pour faire sa commission, lorsque je descendis dans le salon. Léon m’y attendait ; il fut frappé de l’altération de mes traits. « Grand Dieu ! s’écria-t-il, c’est donc moi qui trouble cette sérénité pour laquelle je donnerais ma vie ! Ah ! je le vois, votre oncle vous a parlé, il est inflexible. Il n’y a plus qu’un parti à prendre ; voici madame de Gënissieux, je vais m’expliquer devant elle : j’espère que vous ne doutez pas de ma tendresse, elle ne connaîtra plus d’obstacles si vous résistez à M. de Saint-Albe. Oui, ma chère Albertine, malgré son despotisme, vous serez ma femme ; une courageuse persévérance est l’arme que nous devons opposer à l’obstination et à l’injustice. Une ame forte parvient tôt ou tard à obtenir ce qu’elle veut, quand elle le veut bien. Mon bonheur est entre vos mains, je vous en fais dépositaire ; vous ne pouvez plus vous sacrifier seule, mon sort dépend de vous, c’est mon repos que vous exposez en risquant le vôtre ; ne précipitez rien, refusez, voilà votre rôle. Moi, je pars pour aller apprendre à ma mère ma résolution invariable, elle saura que je ne veux point de mademoiselle de Séligny, et je suis assuré que sa tendresse l’éclairera sur les moyens de réparer son imprudente promesse. Après cette déclaration, je reviens vous chercher, et je ne reparaîtrai à Paris, et auprès de mes amis, qu’avec le titre de votre époux. Madame de Séligny se plaindra d’abord ; ensuite elle s’appaisera. Octayie est belle et riche, elle trouvera plus d’un vengeur ; et quand on vous verra, je me trouverai pardonné. Ma tante vous reste, c’est elle qui me donnera de vos nouvelles. Le portrait que je ferai de vous à ma mère, lui inspirera le plus grand désir de vous connaître ; elle vous attendra comme sa fille chérie. Calmez-vous donc, ma chère Albertine, et promettez-moi d’avoir du courage ; au reste, ajouta-t il en souriant, ce n’est qu’un courage négatif que je vous recommande ; il s’agit de ne rien faire, de ne rien terminer pendant mon absence ; cela n’est pas aussi difficile que vous le pensez. Mais on pourrait nous surprendre, il est prudent de ne pas nous revoir. Adieu, je vous quitte pour ne m’occuper que de vous. Je vous la confie, ma tante, parlez-lui sans cesse de celui qui ne veut jamais la tromper. Adieu, j’écrirai tout ce que je ne puis dire. Adieu, adieu. »

Toute ma personne exprimait trop ce qui se passait dans mon aine, pour que j’eusse besoin de faire aucune réponse. Madame de Genissieux m’arracha des bras de Léon, et il s’éloigna bien décidé à ne pas me revoir avant son départ. Heureuse s’il eût exécuté un projet aussi sensé ! Il m’aurait épargné tous les malheurs qui furent la conséquence fatale de l’oubli de cette sage résolution.

À peine, Léon et madame de Genissieux étaient-ils partis, que madame Duperay arriva. J’attribuai sa visite à sa bienveillance accoutumée ; elle savait que j’étais seule, et je trouvai tout naturel qu’elle me consacrât sa journée. Je la fis un peu attendre, et après avoir tâché de me remettre, j’allai la rejoindre. Elle me témoigna plus d’amitié que jamais, me rappela notre voyage aux eaux, notre intimité, et se plaignit doucement de mon indifférence. Je l’aimais sincèrement, quoiqu’elle fût la sœur d’Adrien ; ses reproches me touchèrent, je me disculpai aussi bien qu’il me fut possible, et je lui avouai, tant j’avais besoin d’épancher mon cœur tous les tourmens que j’endurais depuis le retour de Léon. « Je sens, lui disais-je, que je le préfère à tout autre, et sans votre frère, je serais la plus heureuse des femmes.

— Vous m’offensez cruellement, me répondit-elle en m’embrassant ; quoi ! la présence de ce Léon d’Ablancourt réveille un sentiment que je croyais presque éteint ! Ah ! ma chère, laissez-le partir, qu’il aille retrouver sa prétendue, et que mon frère revienne de Paris, heureux du gain de son procès, et plus digne de vous par l’acquisition de ces manières agréables auxquelles vous mettez tant de prix. Je suis sûre que pour vous plaire il sera devenu un tout autre homme. Je connais la bonté et la pureté de ses sentimens.

Avec un pareil langage, il n’y avait pas moyen de lui faire la confidence toute entière ; je ne pouvais que la mettre sur la voie pour qu’elle devinât que j’oserais peut-être un jour résister à son frère. Mais elle n’entendait rien ; son ame paisible n’avait jamais été agitée d’aucune passion. Les affections douces la remplissaient seules. L’amitié fraternelle était la plus vive, et cette tendresse exclusive la rendait presque inhumaine envers moi. Elle voulait que son frère fût aimé, et se flattait d’y réussir en me parlant sans cesse de lui. Son inexpérience lui faisait croire que l’absence guérissait insensiblement toutes les peines, et triomphait tôt ou tard des passions les plus enracinées. Une telle façon de penser nous empêchait de nous entendre, et nous rendait souvent silencieuses.

Elle m’entretint des intérêts de son frère que ses affaires retenaient encore à Paris, et la journée se passa ainsi jusqu’au retour de M. de Saint-Albe. Il nous trouva ensemble ; cette vue lui fit plaisir, et son front parut se dérider. Après nous avoir parlé de sa chasse, il se tourna vers moi. « Je suis charmé, me dit-il, de vous trouver avec votre sœur. » À ce nom, ma tête se troubla, je me jetai à ses genoux, et je le suppliai devant madame Duperay de ne point contraindre mon inclination, et de me rendre ma liberté. Il allait me répondre, lorsque la porte s’ouvrit, et, à ma grande surprise, je vis entrer Léon qui avait jugé convenable de prendre congé de mon oncle. Devinant sur-le-champ le sujet de mes larmes, il s’avance précipitamment, me relève avec une sorte d’autorité, et me conduisant à quelque distance, se met à genoux devant moi, en s’écriant : « Ah ! c’est à moi de me prosterner, c’est à moi de supplier votre oncle de consentir à notre union avant de nous réduire au désespoir. — Monsieur, répondit mon oncle du ton le plus irrité, vous oubliez que vous êtes chez moi, et qu’ici tout m’est soumis ; vous avez porté le trouble dans ma famille, sans vous cette infortunée obéirait sans se plaindre ; vous l’avez séduite, vous avez aliéné sa tendresse pour moi. Elle hait celui qui parle à sa conscience le langage de l’honneur et de la délicatesse. Un fol amour a tout effacé, mais je saurai maintenir mon autorité ; j’userai du droit que me donnent sur elle mon titre, mon âge, sa jeunesse et la faiblesse de son sexe. » À ces mots, l’indignation se peignit dans le traits de Léon. Se tournant vers moi avec fureur, il me prit la main, et la serrant fortement : « Venez, me dit-il, venez, ma bien-aimée, fuyez un parent barbare, fiez-vous à ma foi, et suivez votre mari. — Si elle l’ose, dit mon oncle, je la maudis, je la déshérite !… — Ô ciel ! m’écriai-je. — Et j’appelle sur sa tête les châtimens qui pèsent sur celles des coupables ! — Ma tendre amie ! dit madame Duperay tout en larmes, quoi ! vous abandonnez votre oncle, votre père ? Ah ! je ne vous reconnais pas ! » Pressée de tous côtés, je regarde autour de moi d’un air égaré, et, par un mouvement convulsif, je retire brusquement ma main que Léon tenait dans la sienne, en m’écriant : « Ô non ! non, mon oncle, ne me maudissez pas ! Je vous dois tout, je suis toujours votre nièce ; » et au même instant je chancèle, madame Duperay me reçoit dans ses bras, et triomphante, me retient et m’entraîne doucement. Léon, étonné, se méprend, et croit que je le sacrifie en cherchant un refuge près de la sœur d’Adrien. Indigné, furieux, il jette sur moi un regard de pitié, et me crie avec l’accent du désespoir : « Ah ! c’en est trop ! je ne puis supporter cet outrage. Adieu, je pars, vous ne me reverrez jamais ! » Il s’élance vers la porte, la pousse avec violence et disparaît.

Le bruit que fit cette porte retentit encore dans mon cœur ; il me sembla que c’était celle d’une prison qui se fermait sur moi, et je me crus séparée du monde entier ; mes forces m’abandonnèrent, et je tombai évanouie.

Mon oncle, sans me regarder, sortit le cœur plein de rage, et me laissa seule avec madame Duperay. Surprise de tout ce qu’elle apprenait, touchée de mon état, elle appela madame Blanchard, et toutes deux me mirent sur mon lit où je restai long-temps sans donner aucun signe de vie. Enfin je rouvris les yeux, et ne voyant près de moi qu’Henriette : « Que devient Léon ? lui demandai-je, où est-il ? » Elle ne savait que répondre. « Par pitié, chère Henriette, dites-moi si Léon est parti. — Je n’en sais rien, je ne vous ai pas quittée un instant. — Venez, madame Blanchard ; apprenez-moi si Léon est parti. — Tout ce que je peux dire à Mademoiselle, c’est que M. Julien nous assurait, il y a une heure, que les chevaux de poste attendaient M. le baron tandis qu’il était ici. — Grand Dieu ! sachez s’il est encore à Saint-Marcel. Je vous le demande à genoux ; et, en effet, j’étais à genoux sur mon lit, les mains jointes, et les cheveux épars. — Volontiers, si cela peut vous calmer, je ne vois pas quel mal il y aurait à s’informer de ce que font nos voisins, cela est assez naturel ; et elle sortit.

Quel tourment que l’attente ! Je me sentais mourir ; madame Duperay me parlait, et je ne l’entendais pas. Après un moment de silence, je prête l’oreille, et je reconnais les pas de madame Blanchard ; elle rentre. « Eh bien ? — Eh bien ! Mademoiselle, il est parti en sortant du château, et il a déjà fait deux lieues au moins. Les domestiques disent qu’il était d’une colère épouvantable, et qu’il paraissent si troublé que M. Julien a été obligé de le soutenir pour monter dans sa voiture, où il s’est jeté précipitamment. Oh ! quelle humeur ! C’est un forcené. Je n’aimerais pas cet homme-là ; cependant j’en ai entendu dire tant de bien que, malgré son emportement et son peu de respect pour Monsieur, je crois qu’il est très-bon au fond, et qu’il se corrigera avec le temps. » Elle continua encore sur le même ton, mais je n’entendis plus rien. Altérée à la nouvelle qui m’annonçait que tout était fini pour moi, je me sentis défaillir, et sans les prompts secours d’Henriette, je crois que je serais morte dans ce moment-là.


CHAPITRE II.


Madame Duperay ne me quitta point, et passa la nuit auprès de moi ; inquiète, elle pleurait, et ne me parlait plus de son frère. Pour moi, je n’avais qu’une idée, j’étais abandonnée de Léon ! quoique je fusse épouvantée de sa conduite, je ne pouvais croire qu’il m’oubliât aussi facilement qu’il l’avait dit. J’aimais trop pour ne pas espérer en lui un peu de cette sympathie qui nous fait souffrir des maux que nous causons, et je me flattais que sa tante serait chargée de m’exprimer ou ses regrets ou sa colère ; d’ailleurs, pensais-je en moi-même, quand ce premier mouvement sera calmé, il reconnaîtra que c’est lui qui nous a perdus. Je ne l’ai point refusé, il n’a pas eu la patience d’attendre ma réponse ; c’est lui qui a tort, il n’y a pas à en douter. Dans un autre moment, je pensais d’une manière toute différente. Alarmée de cette faiblesse de caractère qu’il m’avait reprochée, je craignais qu’il ne réfléchît au danger de s’unir à une personne dont l’ame n’était pas à la hauteur de la sienne. Cette supposition m’accablait ; et dès cet instant, pour lui prouver qu’il me faisait injure, je me déterminai à refuser obstinément Adrien. Oui, me répétais-je sans cesse, il saura un jour que j’ai eu du caractère, et il me regrettera.

Toutes ces idées m’occupèrent une partie de la nuit ; ma résolution prise, je parus le lendemain à déjeuner un peu plus calme. Madame Duperay jetait de temps en temps les yeux sur moi ; mon air plus rassuré l’étonnait et l’enchantait. Mon oncle, satisfait de ce qu’il appelait mon retour à l’obéissance, me traita à merveille, et profita de l’occasion pour me faire un long discours sur la sérénité qui suivait l’accomplissement de nos devoirs ; il finit en me défendant de revoir madame de Genissieux dont le caractère indiscret et léger avait pensé me perdre.

Je n’avais pas prévu ce nouveau malheur, il devait combler la mesure. C’est la tyrannie qui fait naître la ruse ; je n’aurais jamais osé enfreindre une loi équitable, celle-ci, toute arbitraire, me révolta ; on m’ôtait la dernière consolation, et l’on croyait que j’y souscrirais ! On usait de rigueur, je me vis contrainte à tromper.

La petite Suzette, fille du jardinier, savait par Julien ce qu’il appelait les secrets de son maître. Elle était jeune, douce, naïve ; son cœur compatissant paraissait touché de mes peines, et je jugeai, sans lui avoir encore rien dit, qu’elle me servirait avec zèle. En me promenant dans le jardin où elle travaillait, je liai conversation avec elle, et, le second jour, elle se chargea de voir madame de Genissieux.

Aussitôt que cette excellente femme l’aperçut, elle devina le motif de son message, et, après l’avoir beaucoup questionnée sur moi, sur ma santé et sur mon oncle, elle lui remit le billet suivant, lui recommandant bien de ne le remettre qu’à moi seule.

Suzette me l’apporta dans ma chambre avec des fleurs, et se sauva. Le voici :

« Vous avez déchiré le cœur le plus sensible, Léon ne m’a pas dit un mot pour vous. Qu’avez-vous fait ? Je ne conçois pas votre refus. » Pas un mot ! répétai-je après avoir lu. Quoi ! Léon n’a pas parlé de moi ! Je fus anéantie à cette nouvelle, et je vis alors que j’avais perdu Léon pour toujours ; mais je n’en restai pas moins décidée à refuser Adrien, malgré la catastrophe qu’amènerait ma rébellion.

Madame Duperay venait me voir constamment, et ne prononçait le nom de son frère qu’avec la plus grande discrétion. J’avais toujours peur qu’on ne m’annonçât son retour, et cette inquiétude était bien fondée. Son père me traitait avec la même amitié, et avait l’air de tout ignorer.

Je paraissais triste et calme, mais ma tête travaillait ; je cherchais les me soustraire à ce fatal mariage. Madame Blanchard, toujours occupée des intérêts d’Eugène, quoiqu’elle n’eût encore rien obtenu, me parut propre à servir mes desseins. Je savais que mon frère avait formé un petit établissement à trente lieues de Paris en société avec un de ses amis ; ayant renoncé à son voyage d’Amérique, d’après les instances de sa femme qui avait perdu sa mère à Bordeaux au moment de leur départ. Je pris la résolution d’aller le rejoindre si l’on voulait me contraindre à épouser Adrien.

Par cette démarche, je remplissais l’intention de M. de Saint-Albe qui m’avait menacée plusieurs fois de me renvoyer auprès de mon frère. Madame Blanchard m’entendant parler d’Eugène, ne douta point que je ne fusse revenue aux bons principes, et que mon plus cher désir ne fût de le raccommoder avec mon oncle à l’époque de mon mariage. Elle s’empressa de me donner tous les renseignemens qu’elle en avait reçus, son adresse, le nom de l’associé chez qui il demeurait, et je ne rêvai plus qu’au moyen d’échapper à la surveillance de mes argus, quand il en serait temps.

J’avais dans le monde une ennemie implacable, dont je redoutais les intrigues, sans savoir qu’elles fussent si bien ourdies contre moi. Je veux parler de madame de Séligny. Adrien la voyait très-souvent, et employait son crédit auprès d’un homme en place pour la réussite de son affaire. Aussitôt qu’elle sut le retour de Léon à Saint-Marcel, elle lui fit part de toutes ses inquiétudes sur le motif de ce voyage extraordinaire. Elle mit toute son adresse à exciter sa jalousie, et, se chargeant de poursuivre elle-même son affaire, elle le décida à partir sur-le-champ.

Adrien n’eut point le temps d’écrire, et, d’ailleurs, il était bien aise peut-être d’arriver sans être attendu, pour juger de l’effet que produirait son apparition inespérée.

Sa sœur le reçut avec joie ; sa chimère ne la quittait pas, elle se flattait toujours que l’heureux changement qu’avait fait sur son frère le séjour de Paris, joint à une absence assez longue, me déciderait à lui rendre justice et à ne plus le dédaigner. En apprenant que madame de Séligny lui avait communiqué ses craintes sur Léon, elle pensa convenable de ne point lui cacher la demande qu’il avait faite de ma main et le refus de M. de Saint-Albe ; mais elle eut soin de lui taire tout ce qui aurait pu l’affliger ou le refroidir à mon égard.

M. Desmousseaux s’empressa de nous amener son fils. En vain sa sœur voulut me faire remarquer combien il avait acquis de bonnes manières, je ne songeai qu’à fuir le mari qu’on m’imposait, puisqu’on m’avait refusé celui de mon choix.

Adrien m’avait apporté plusieurs présens de très-bon goût qu’il me demanda la permission de m’envoyer le lendemain.

La nouvelle qu’il nous apporta fut celle du mariage de Léon avec Octavie : il était attendu tous les jours, et rien n’annonçait dans ce qu’il nous dit, qu’on redoutât de sa part l’affront d’un refus.

Mon oncle fut surpris très-agréablement du retour de son filleul et de la nouvelle qu’il nous donnait ; l’idée lui vint sur-le-champ de célébrer notre mariage. Il avait éprouvé tant de contrariétés à ce sujet, qu’il croyait ne jamais se presser assez pour se mettre à l’abri de nouvelles entraves.

Adrien me revit avec un intérêt mêlé d’un peu de ressentiment. Les impressions qu’il avait reçues de madame de Séligny agissaient sur lui, et lui donnaient un air contraint et soupçonneux qu’il ne savait pas dissimuler. Je sentais l’effet du mal que cette femme avait attiré sur moi. Je la trouvais injuste et cruelle, mais je ne pouvais m’empêcher d’excuser la mère qui avait craint de perdre un gendre tel que Léon.

Adrien me trouva triste et changée. Il m’en fit des reproches. Lorsqu’il fut seul avec sa sœur, il la gronda beaucoup du mystère qu’elle lui avait fait de l’amour de Léon. Elle se justifia en disant qu’elle en avait toujours douté, et l’assura que le mariage de Léon changerait toutes mes idées, et me ramènerait à la raison.

Impatient de terminer une affaire si souvent et si long-temps remise, mon oncle convint, le jour suivant, avec M. Desmousseaux le père, que le mariage se ferait dans la huitaine ; et lorsqu’il fut seul, il me fit appeler dans sa bibliothèque, et m’apprit sans préambule que le jour de mon mariage était fixé, me loua du retour de ma raison, me répéta que M. d’Ablancourt s’était décidé à remplir sa promesse, et à épouser Octavie, et que je ne devais songer désormais qu’à mériter par mes prévenances l’attachement du plus estimable des hommes, et l’oubli de l’injure que j’avais été au moment de lui faire.

Combien je fus humiliée de ce discours ! Je ne répondis rien, je saluai mon oncle, et je me retirai dans ma chambre.

Le mariage de Léon et le mien me mettaient au désespoir. Je ne reconnaissais pas dans Léon ce caractère d’indépendance dont il s’était vanté si souvent ; mais l’avais-je reconnu dans sa conduite avec moi, dans ses adieux si cruels ? Je me ressouvins alors de la conversation du bal aux eaux de ***, et j’en conclus avec douleur que celui qui l’avait accusé de bizarrerie, d’inconstance, le connaissait mieux que Félix. Il saura un jour, disais-je, il saura que j’ai eu plus de caractère que lui, et s’il me regrette, je serai assez vengée !

Aussitôt qu’on sut dans le château que je devais me marier dans huit jours, tout prit autour de moi un air de fête et de réjouissance ; et tandis qu’on faisait les préparatifs de mon mariage, je faisais ceux de ma fuite. Ne voyant plus d’autres moyens de me soustraire à la tyrannie de mes persécuteurs, j’attendis le jour où ces messieurs iraient tous trois à la chasse, pour m’échapper du château ; mais, avant de partir, je voulus m’assurer de la vérité, sur le mariage de Léon. J’envoyai Suzette prier madame de Genissieux. de m’écrire un mot, si elle avait quelque nouvelle à me donner ; je ne lui écrivis point dans la crainte qu’elle n’envoyât mon billet à son neveu. Suzette revint bientôt, et m’apprit que madame de Genissieux était partie depuis deux jours avec sa femme de chambre pour aller chez une de ses sœurs. Je ne doutai point, dès ce moment, que ce ne fût chez madame d’Ablancourt, pour assister au mariage de son neveu que l’on se pressait de marier comme moi.

Accablée en apprenant la confirmation de cette nouvelle, je n’en demeurai pas moins déterminée à partir le plutôt possible pour rejoindre mon frère.

Quatre jours avant mon mariage, ces messieurs étant partis à la pointe du jour, j’écrivis à mon oncle et à son filleul, laissant mes deux lettres sur une table dans ma chambre, et je sortis pour ne plus revenir. Je fis un très-petit paquet dans lequel je mis quelques bijoux qui me venaient de ma mère, et la bourse pleine d’or que mon oncle m’avait donnée le jour de ma fête. Je portai ce paquet dans l’avenue du château, je le cachai derrière une haie, et je revins dire à madame Blanchard que je passerais toute la journée chez madame Duperay.

Je sortis alors du château, vêtue simplement, cachée sous un grand chapeau de paille et un voile. Arrivée à l’avenue, je regardai autour de moi ; j’étais seule, je ramassai mon paquet, et je me rendis au village voisin chez une fermière, autrefois au service de ma mère, et qui m’était restée très-attachée. Je lui dis que mon frère était dangereusement malade, et qu’il fallait qu’elle m’accompagnât à Joigny. « Il demande à me voir, ajoutai-je, et veut obtenir son pardon de mon oncle. Je veux absolument faire ce raccommodement, et je ne réussirai que dans cette circonstance et loin d’ici. Arrivée chez mon frère, j’écrirai à mon oncle, et tout s’arrangera. Eugène me ramènera dès qu’il sera guéri. »

La bonne Marianne, inquiète de mon frère, fut enchantée de mon idée, crut tout ce que je lui dis, et l’inconvenance de ce voyage ne la frappa point, parce que je l’emmenais avec moi. Elle laissa son ménage à sa fille mariée et consentit à me suivre. La maison était située sur le grand chemin, j’y avais songé ; nous attendîmes les voitures publiques. Il en passa bientôt une, nous y montâmes, et je me plaçai dans un coin dans dire mot. Il y avait deux voyageurs que je ne remarquai pas ; une jeune femme qui allait à Joigny, fut la seule personne qui s’occupa de moi. Après un moment de silence, elle me fit toutes les questions auxquelles on est exposé dans une diligence ; malgré l’importunité de son babil, elle m’inspira de la confiance, et je jugeai à propos de la questionner à mon tour pour savoir à qui j’aurais affaire, si j’étais obligée d’avoir recours à elle.

Dans un moment où la voiture s’arrêta, le conducteur m’apostropha brusquement en me demandant mon nom qui n’était pas enregistré. Je répondis sans hésiter : mademoiselle Dupré. — Et où allez-vous ? — À Joigny.


CHAPITRE III.


Nous mîmes deux jours pour arriver à Joigny ; j’étais très-fatiguée, et surtout très-agitée. Je suis persuadée que j’avais un peu de fièvre. En entrant dans la ville, la jeune femme me donna son adresse et disparut.

Je me fis conduire chez l’associé de mon frère avec ma fermière. On m’introduisit seule auprès de lui ; il me reçut très-bien, me fit asseoir, et m’apprit que M. de Saint-Albe et sa femme étaient partis la veille pour Saint-Marcel sur l’invitation d’une vieille gouvernante qui avait enfin obtenu de son maître le pardon de son neveu. C’était une surprise que l’oncle voulait bien accorder à sa nièce le jour d’un mariage qui comblait ses vœux et ceux de son filleul.

Cette nouvelle inattendue me causa un grand saisissement. Mon frère arrivant le jour de ma fuite ! Mon oncle, trompé dans son attente le seul jour on il s’était avisé d’être généreux ! Et cette pauvre madame Blanchard ? Ah ! j’aurais voulu mourir à l’instant. Il fallait cependant dissimuler tout ce que je sentais. Je me trouvais dans un grand embarras ; je ne savais à qui m’adresser. Cet associé ne me connaissant pas, ne me faisait aucune offre. Je me déterminai sur-le-champ à réclamer les bons offices de ma compagne de voyage, et je saluai l’associé sans me faire connaître. Je sortis avec la fermière qui m’attendait à la porte.

Je me rendis chez madame Duclos, et sans lui dire le nom de mon frère, je lui fis part de mon infortune. Je fus touchée de sa cordialité ; elle voulut que je vinsse loger chez elle en attendant des nouvelles de ma famille. Je me vis forcée d’accepter sa proposition ; elle en parut charmée, et je la priai d’ajouter à ses bontés le soin de me chercher une maison où je pourrais être admise auprès d’une dame, en qualité de demoiselle de compagnie. Elle approuva cette idée, et me promit de s’en occuper dès le lendemain, m’assurant qu’elle connaissait beaucoup de monde, et qu’elle me trouverait ce que je désirais. Je pensai alors à faire repartir ma bonne fermière, lui recommandant bien de ne point me trahir. Je m’en séparai le jour suivant, en lui disant que j’allais rejoindre mon frère à la campagne.

Un peu tranquillisée sur le présent, je songeai à prendre du repos, j’en avais grand besoin. Je dormis peu, et fus réveillée par des songes qui m’offraient tantôt Léon conduisant Octavie aux autels, tantôt mon oncle furieux, suivi d’Adrien, découvrant la trace de mes pas.

Le lendemain, ma jeune protectrice sortit de bonne heure pour remplir sa promesse, et j’attendis avec anxiété sans oser me montrer.

Elle revint assez tard, et me cria de loin : « Allons, allons, tout ira bien : j’ai votre affaire. Vous allez vivre auprès de trois dames bien intéressantes. Vous serez chargée de donner tous vos soins à la cadette des deux sœurs qui n’est pas mariée. La mère est la bonté même ; il n’y a de redoutable que le père qui est un homme violent et un vrai tyran, mais il est malade, et j’espère qu’il n’ira pas loin. » La fin de son discours me fit frémir. Je ne savais que penser de la méchanceté de cet homme. Je ne croyais pas qu’on pût être plus despotiquement maître chez soi que mon oncle, et cependant personne autour de lui ne désirait sa mort. J’eus envie de refuser, mais que devenir ? Cette réflexion me rendit moins difficile. Je pensai aussi que, si j’étais trop mal, cette famille pourrait ensuite me protéger et me faire placer ailleurs. J’acceptai donc, et nous nous rendîmes chez madame D***. Cette dame me reçut avec bonté. Elle m’apprit que, devant accompagner son mari à Paris où il allait consulter la médecine, elle serait charmée de me placer auprès de sa fille qu’elle laissait dans sa terre avec sa sœur aînée. « J’ai la plus grande confiance dans madame Duclos, ajouta-t-elle, et tout ce que je vois en vous, me prévient en votre faveur. » Après m’avoir beaucoup questionnée sur ma famille Dupré et sur les talens qui pouvaient me rendre utile à sa fille, elle nous quitta pour rejoindre son mari.

Dès le lendemain, j’entrai chez elle. Je fus enchantée de la douceur de ses deux filles. Le malade allait toujours plus mal. Au bout de deux jours, il fallut renoncer à le faire voyager. Je ne le voyais point, mais je l’entendais qui, de son lit, grondait tous ceux qui l’entouraient. Grâce aux domestiques qui le haïssaient, je fus bientôt informée de tous les détails de l’intérieur de cette famille. Je suspendis un instant mes propres malheurs pour compatir à ceux de ces victimes du pouvoir absolu.

Une sœur de madame D***, grande babillarde et l’ennemie jurée de son beau-frère, se fit un devoir et un plaisir de me mettre au fait de tout ce qui se passait dans la famille ; et pendant que tout le monde s’agitait autour du malade, elle m’emmenait dans sa chambre pour m’apprendre tous ses griefs contre M. D***, et pour déplorer le sort de sa sœur et de ses neveux.

Quinze jours après mon entrée dans cette maison, M. D*** succomba à sa maladie. Je n’entrai pas un instant dans sa chambre, et ce fut encore l’obligeante sœur de madame D*** qui, à la nouvelle de cette mort, vint me chercher pour m’en apprendre les détails. Voici à peu près ce que cette dame me confia en me répétant de nouveau toute l’histoire de l’impitoyable beau-frère.

MORT DE M. D***.

M. D*** a été l’homme le plus despote que j’aie jamais connu ; sa femme et ses enfans tremblaient à son approche, et le son de sa voix formidable faisait fuir tout le monde lorsqu’il se mettait en colère.

Il possédait une fortune honnête et qui aurait suffi pour embellir l’existence de sa famille : mais son plaisir consistait au contraire à la priver des avantages qu’elle procure, et ce qu’un autre eût fait par avarice, il le faisait par pure méchanceté. Lorsque ses filles eurent atteint l’âge de dix ans, on eut beaucoup de peine à le décider à leur accorder quelques maîtres. Quant à ses fils, il les tint toujours en pension loin de lui, et les regardant comme ses héritiers, il les haïssait comme ses ennemis naturels.

On juge de ce que dut souffrir pendant vingt ans la femme d’un tel être. Toute sa consolation était dans sa tendresse pour ses quatre enfans, dont l’amour et les soins lui faisaient supporter une vie aussi misérable qu’uniforme. L’aînée de ses filles, arrivée à l’âge de dix-huit ans, fut demandée en mariage par un jeune homme d’un caractère aimable, d’une grande pureté de mœurs, et d’une fortune assurée.

Rien ne devait faire soupçonner un refus : conformité d’âge, de goût, de condition, tout concourait à former une union si bien assortie. Cependant M. D***, inquiet de voir un peu de bonheur entrer dans sa famille, prétexta des raisons pour appuyer son refus, et le mariage ne se fit pas.

Le jeune homme conserva un tendre attachement pour mademoiselle B***, s’absenta pendant un an, et après ce terme renouvela sa demande sans se rebuter.

M. D***, sollicité à cette époque par des personnes recommandables, céda enfin, et consentit au bonheur des deux jeunes gens. Tout le monde applaudit, et chacun pensa que M. D*** avait écouté la voix de la raison et de l’amitié ; il n’en était rien. Ni la tendresse paternelle, à laquelle il était étranger, ni la considération qu’il devait aux conseils de plusieurs personnes de mérite, n’eurent aucune part à son consentement. Ceci va peindre son caractère tout entier.

Pendant l’année qui suivit la première demande, M. D*** eut occasion de prendre des informations sur le jeune homme qu’il avait refusé ; soit qu’il s’adressât à quelqu’un qui le connût mal, ou qui eût des raisons pour lui nuire, soit que l’on ne l’eût pas bien désigné, il n’eut sur lui que des renseignemens peu satisfaisans et de nature à consoler un père de n’avoir pas établi sa fille. On lui apprit que ce jeune homme était difficile à vivre, violent, jaloux, et qu’une femme serait très-malheureuse avec lui.

Il n’y pensa plus.

À la seconde demande, M. D*** se ressouvint de tout ce qu’on lui avait dit contre ce jeune homme, et cela seul le détermina à l’accepter pour gendre. L’idée que sa fille aurait le même sort que sa mère, et serait asservie à un homme de sa trempe, le réjouit et lui fit presser ce mariage. Mais son attente fut trompée, les époux heureux vivaient dans la meilleure intelligence, et la jeune femme, entourée du prestige de la beauté et de la séduction, exerçait sur l’esprit de son mari cet empire si doux à supporter quand c’est l’amour et l’innocence qui l’imposent.

Ce n’était pas ce qu’attendait M. D***. Le bonheur de ses enfans qui faisait la satire de sa conduite, l’inquiétait, le fatiguait, et ne pouvait durer long-temps. Sa fille ! oser dominer un sexe fait pour tout maîtriser, c’était méconnaître ses devoirs, c’était manquer aux lois naturelles et sociales.

À quelque temps de là, la jeune femme crut remarquer un léger changement dans l’humeur de son mari ; il paraissait rêveur, la querellait sur un mot, l’accusait quelque fois de coquetterie, et s’absentait souvent de chez lui. Elle ne se plaignit pas d’abord ; elle pensa que son mari, plus libre après six mois d’union, se gênait moins, et comme elle l’aimait tendrement, et de bonne foi, elle redoubla d’attention, de prévenances, et se flatta d’adoucir ce caractère devenu un peu bizarre. Ses soins n’eurent point le succès qu’elle en attendait. La jalousie de son mari devint insupportable, offensante ; et dans ses momens d’humeur, il finit par accuser de fausseté et d’hypocrisie celle dont la douceur était exemplaire ; et la paix du ménage fut troublée dès ce moment.

M. D*** fut informé des chagrins de sa fille ; il dit en riant, et en se frottant les mains : « Elle n’a que ce qu’elle mérite, qu’elle se soumette ; Voilà son lot. »

La jeune femme, blessée de la conduite de son mari, et trop fière pour demander une explication sur des torts qu’elle n’avait pas, évitait sa rencontre, venait pleurer auprès de sa mère, et prendre d’elle des leçons sur le malheur. M. D*** les surprenait quelquefois, et montrait, malgré lui, qu’il jouissait de ce spectacle. La mère et la fille ne s’en étonnaient point, et trouvaient que ce procédé était un trait de caractère de plus à ajouter à tous les autres.

Les deux fils revenus un instant dans la maison paternelle, avaient été bientôt obligés de la fuir, et servaient depuis plusieurs années comme, volontaires dans les bataillons de nos armées. La seconde fille, traitée en petite Cendrillon, ne paraissait sentir que les peines de sa mère et de sa sœur.

M. D**** n’avait jamais été sensible qu’aux plaisirs de la bonne chère. L’abus des mets recherchés et des liqueurs fortes le jeta dans un état de santé si fâcheux qu’il fut obligé de garder le lit, et les progrès d’une maladie grave devinrent si rapides et si alarmans que les médecins crurent de leur devoir de l’avertir qu’il était en danger, et qu’il devait songer à mettre ordre à ses affaires. Il reçut la nouvelle et le conseil avec indignation, ordonna à ses docteurs impertinens de sortir de chez lui, et se mit dans une telle fureur qu’il hâta ses derniers momens, et mourut comme il avait vécu, l’injure à la bouche.

Toute sa famille était près de son lit ; sa femme, ses deux fils, revenant de l’armée, ses deux filles et son gendre.

Il venait d’expirer et tous craignaient encore sa colère ! Le son de cette voix redoutable retentissait autour d’eux, comme le tonnerre après l’orage. Ne l’entendant plus respirer, ils s’approchent timidement et n’osent éclaircir leurs doutes ; ses traits défigurés ne sont plus reconnaissables, son pouls ne bat plus… ce cœur si endurci n’a plus de pulsation… tout leur apprend qu’il n’existe plus ! Ce souffle qui vient de s’exhaler, leur a-t-il rendu la liberté ? À cette idée que tout confirme, la joie se peint sur tous les visages ; on s’embrasse, on se jette dans les bras d’une mère, d’un frère, d’une sœur, on n’ose se communiquer sa pensée, mais tout le monde la devine ; et c’est un père de famille qui vient de mourir entouré de ses enfans ! Un mouvement machinal que fit le corps de M. D***, et qui fut le dernier de son agonie, les replongea dans l’effroi et la stupeur. Ils reculent et tremblent tous devant un cadavre, se jettent en même temps à genoux et invoquent la pitié céleste ; ce fut la dernière angoisse que leur donna ce père dénaturé. Sa mort bien constatée, ils se livrent plus modérément à leurs transports et disent tout bas : « Enfin nous allons vivre » !

Après un moment de silence, ma dame D*** pria son gendre, placé devant le secrétaire de son mari, de lui remettre des lettres adressées à elle et qu’il avait contracté l’habitude de décacheter sans lui en faire part. Le gendre s’empressa d’ouvrir le tiroir, il cherche parmi plusieurs lettres ; un papier frappe ses regards, il parcourt… ô découverte inouïe ! Il ose à peine en croire ses yeux. Ce papier, de l’écriture de M. D***, est la copie d’une lettre anonime qu’il a reçue, il y a trois mois, mais écrite d’une autre main.

C’est un père qui, par une calomnie atroce, a troublé le bonheur de sa fille !

Ce jeune homme, hors de lui, oubliant le respect dû aux morts, se retourne vers le lit et s’écrie avec l’accent de la rage : « J’ai donc enfin trouvé l’auteur de cet infâme écrit ! » et s’adressant à sa femme étonnée : « Pardonnez un mari injuste, et que cette lecture soit ma seule vengeance ! »

Alors il lit à haute voix la lettre que M. D*** lui avait adressée comme venant d’un ami caché. Il l’avertissait de se défier de l’empire que sa femme prenait sur lui, se faisant un devoir de lui apprendre qu’elle avait une inclination ; que la coquetterie et la fausseté étaient le fond de son caractère, et que l’amitié s’affligeait de le voir dupe de ses sentimens ; qu’en épiant sa femme avec adresse, il découvrirait plus d’une intrigue, et que, pour preuve de la vérité de son assertion, il n’en appelait qu’à l’indifférence et à la hauteur avec lesquelles elle accueillerait son changement de conduite.

Cette lecture, faite devant le coupable, hors d’état de répondre, fit la plus vive sensation dans l’ame des assistans. Chacun alors se livrant à ce qu’il éprouvait, retraça les duretés dont il avait été la victime, et ce concert n’était pas près de finir, lorsque la jeune femme, heureuse de recouvrer la tendresse de son mari, se jeta à genoux devant son père, et levant les yeux au Ciel, s’écria : « Ô mon Dieu ! pardonnez-lui comme je lui pardonne ; il a été si malheureux d’être du nombre des méchans dans ce monde ; ah ! qu’il soit plus heureux dans l’autre ! »

Ce récit me fit une vive impression ; je plaignis ces infortunés qui ne pouvaient regretter un père ; mais je pris la résolution de ne point m’attacher à cette famille, et de tâcher, par son secours, de me placer à Paris, où j’espérais vivre plus cachée, plus ignorée. Je ne sais quel instinct me faisait pencher pour la capitale ; l’idée de revoir la capitale, une autre idée plus confuse, et dont je ne voulais pas me rendre compte, m’entraînait malgré moi vers ce que je devais éviter.

Je fis part de mon projet à la sœur de madame D***. « Vous avez bien raison, me dit-elle, de songer à quitter cette maison. Ma pauvre sœur et ses enfans sont si fous de leur liberté qu’ils en perdent la tête, et sont peu en état de s’occuper de vous. Voilà bien des affaires qui vont les obliger à des voyages ; et je me charge de vous placer. Envoyez-moi madame Duclos, je veux qu’elle vous présente à une dame dont la terre est dans le voisinage ; elle sera charmée de vous connaître, et vous la trouverez bien aimable. Elle doit partir pour Paris ; si vous lui convenez, elle vous emmènera avec elle. » C’était là tout ce que je désirais. J’avertis madame Duclos, qui s’empressa de venir parler à ma nouvelle protectrice.

Je l’attendis dans ma chambre ; elle s’y rendit aussitôt après sa conférence, et me félicita sur l’heureux hasard qui allait me placer peut-être auprès de la femme la plus respectable du monde. « Que nous serons heureuses si vous lui convenez ! je connais la maison, on m’y traite assez bien, et j’ai tout lieu de croire que nous réussirons. Soyez prête dans une heure ; je viendrai vous prendre. Nous aurons une lettre de madame D*** pour être reçues de sa part. » Ce début me donna la plus grande envie de connaître cette dame, et je m’empressai de demander son nom. Quelle fut ma surprise en apprenant que c’était madame d’Ablancourt ! je me décidai sur-le-champ à refuser, sous quelque prétexte, une entrevue si dangereuse, et je fis l’observation que s’il y avait un fils ou une fille, il serait inutile de me présenter, ne voulant plus me placer qu’auprès d’une dame seule. « Justement, reprit madame Duclos, elle est seule, son fils est absent. Il vient… — De se marier ? — Non ; il devait se marier, mais le mariage a manqué et ne se fera pas ; sa mère en est très-affligée, c’était un mariage arrangé depuis long-temps. M. Léon, son fils, vient de partir pour l’Angleterre ; vous voyez bien que cette dame est seule. » Avec quel ravissement j’écoutais ce récit ! J’apprenais que, malgré son indignation contre moi, Léon avait refusé mademoiselle de Séligny ! Il était absent pour plusieurs années, sans doute, et j’allais peut-être convenir à sa mère, vivre auprès d’elle, lui plaire et entendre parler de lui ! Mon sort était sur le point de changer, un mot allait décider de toute ma vie. Allons, disais-je en moi-même, Léon a raison, il faut espérer et avoir du caractère, j’en aurai ; mais, lui, n’en a-t-il pas trop avec moi ? Je sortis de ma rêverie, et ne trouvant plus de motif pour refuser, je consentis à suivre madame Duclos quand elle le voudrait. Demeurer chez madame d’Ablancourt sans y être connue, pendant l’absence de son fils, ne me parut point une conduite opposée à la décence. Je pensai qu’aussitôt que je serais instruite de son retour, je trouverais des raisons pour demander un congé ; je retournerais alors chez madame Duclos, où mon frère viendrait à mon secours. Mon unique projet était de faire la conquête de madame d’Ablancourt, et de forcer son fils à me rendre justice quand il pourrait découvrir un jour quelle personne était venue se réfugier chez sa mère. Comme madame de Séligny était brouillée avec madame d’Ablancourt, j’étais sûre de ne pas la voir chez elle, et je me promettais bien de sortir rarement pour éviter cette fâcheuse rencontre.

Arrivées chez madame d’Ablancourt, nous fûmes introduites dans son appartement. Que je fus frappée de sa ressemblance avec son fils ! c’était le même visage avec des traits plus doux, le même ton, la même grâce dans le langage. En la voyant, j’éprouvai une telle émotion que je fus obligée de m’appuyer contre une table pour me soutenir. Elle s’aperçut de ce mouvement et me demanda avec tout l’intérêt qu’y aurait mis Léon, si je ne me trouvais pas trop fatiguée ? ce n’était pas le moyen de me remettre. Elle me fit asseoir, je tâchai de recouvrer mes forces, et je répondis si bien à toutes ses questions, qu’elle se décida à me prendre auprès d’elle. — Je crois, dit-elle en me regardant, que je serai très-contente de mon acquisition, et j’espère que vous n’aurez pas à vous plaindre de moi. Elle dit quelques mots à ma compagne tandis que je jetais les yeux sur des tableaux, et lui demanda d’où elle me connaissait. Apprenant que j’étais la sœur d’un négociant de Joigny, elle parut satisfaite et me donna rendez-vous au lendemain matin. En nous en allant, ma jeune amie me fit compliment sur ma nouvelle condition, et m’assura que je ne pouvais rencontrer une personne plus aimable et plus respectable que madame d’Ablancourt (je la croyais sans peine) et que son séjour dans sa terre ne devait pas être de longue durée.

Après avoir rendu grâce à cette excellente personne, j’arrivai le lendemain chez madame d’Ablancourt, suivie de mon petit paquet ; elle avait du monde et l’on me fit entrer dans la chambre qui touchait à la sienne. Là j’eus le temps de réfléchir à la manière modeste avec laquelle j’entrais dans une maison où j’aurais dû être conduite avec éclat par le chef de la famille. Je songeai aussi aux réponses que je devais arranger pour ne me point trahir.

Aussitôt que madame d’Ablancourt fut seule, elle me fit appeler. « Hier j’ai oublié de vous demander votre nom ? — Madame, je m’appelle Constance Dupré. — Eh ! bien, mademoiselle Constance, en attendant que je vous dise ma chère Constance, vous saurez que vous ne devez point me quitter. Nous partirons pour Paris sous peu de jours. J’espère que vous ne me trouverez pas toujours aussi maussade qu’à présent, votre société contribuera sans doute à m’égayer. J’ai un fils… On ne vous a pas dit peut-être que j’avais un fils ? — Pardonnez-moi, Madame, répondis-je en baissant les yeux. — Ce fils est absent depuis peu, et je m’habitue difficilement à en être séparée. J’attends de ses nouvelles à tout moment ; je dois en recevoir aujourd’hui. Tenez, me dit-elle en me montrant une porte, rendez-moi un service, voyez s’il n’y aurait pas une lettre là-dedans ; j’entends entrer un domestique. » J’ouvris la porte, et, en effet, on me remit une lettre d’une écriture bien connue. Elle s’écria : « Oh ! oui, c’est bien lui, et la décacheta. Il m’écrit de Calais, mais il doit être à Londres, à présent. »

Pendant qu’elle lisait, je songeais à la bizarrerie du destin qui me plaçait toujours près d’une personne en correspondance avec Léon, et je ne savais si c’était un bien ou un mal pour moi.

Après avoir lu sa lettre, madame d’Ablancourt me fit encore quelques questions, et sonna un domestique pour me conduire à la chambre qu’elle me donnait. Je me retirai en la saluant, et ne reparus que lorsqu’elle me fit appeler.

Nous partîmes quatre ou cinq jours après mon entrée chez madame d’Ablancourt, et nous arrivâmes le même soir à Paris.

L’idée d’habiter la maison de Léon avec sa mère, me causait une sensation pleine de charme. Tout me prouvait qu’il reviendrait, et malgré moi l’espérance renaissait dans mon cœur : cependant je le trouvais toujours le plus injuste des hommes.


CHAPITRE IV.


Monsieur de Saint-Albe et messieurs Desmousseaux père et fils revinrent si tard de la chasse, qu’ils se séparèrent aussitôt, et mon oncle seul chez lui.

Après avoir pris un peu de repos, et au moment où il allait se mettre à table pour souper, il me demanda. Madame Blanchard vint lui dire que j’avais passé toute la journée chez madame Duperay ; elle offrait d’aller me chercher. « Non, répondit mon oncle, restez ; il est bien qu’elle voie Adrien avant de rentrer. Au terme où ils en sont, on peut les laisser ensemble. Je suis charmé de voir qu’elle s’oublie, car elle devrait être revenue depuis qu’elle sait que je suis ici. Eh bien ! madame Blanchard, vous voyez ce que c’est que l’autorité ? Grâce à ma fermeté, ma nièce obéit, et s’accoutume aujourd’hui à ce qu’elle redoutait il y a quinze jours. Tel est le résultat d’une sage résolution. Si j’avais pu voir mon neveu avant son sot mariage, il aurait obéi comme sa sœur. » Madame Blanchard se garda bien de contredire son maître, et sortit sans faire aucune réplique.

Cependant la nuit approchait et l’on n’entendait point parler de moi. Mon oncle inquiet ordonna qu’on allât me chercher. Tout le monde était couché et endormi chez M. Desmousseaux.

Un domestique qui ne se réveilla qu’avec beaucoup de peine, répondit qu’on ne m’avait pas vue de la journée. Surcroît d’inquiétude ! On réveilla Suzette qui dit ne m’avoir pas vue depuis le matin. Cette réponse jette l’alarme dans la maison ; mon oncle ordonne de chercher dans le canal, dans le puits et qu’on me ramène morte ou vive ! Il court dans ma chambre, trouva deux lettres sur la table : l’une à son adresse, et l’autre à celle d’Adrien.

Frappé de stupeur, ne pouvant en croire ses yeux, il renvoie tout le monde et lit celle qui lui était destinée :

Mon cher oncle,

L’action que je fais m’est inspirée par le désespoir. Je fuis un homme que je ne puis rendre heureux, et j’ai perdu celui que j’aurais préféré à tout !

Ah ! pourquoi le sort de ma tante n’a-t-il pu vous attendrir en ma faveur ? Vous m’avez traitée avec plus de rigueur qu’elle ne le fut. On la priva de celui qu’elle avait choisi, mais on ne la força point à en épouser un qu’elle n’aimait pas, et elle put vous regretter sans crime.

Je vous afflige, mais vous l’avez voulu.

Puissiez-vous rendre toute votre tendresse à mon frère, moins coupable que moi !

Le souvenir de vos bontés restera dans mon cœur.

Votre nièce,

Albertine.

Hors de lui après cette lecture, ne sachant quel parti prendre à l’heure qu’il était, il sortait de ma chambre lorsque son filleul entra effrayé du bruit qui se répandait. Mon oncle lui remit ma lettre sans pouvoir parler.

Adrien, pâle et désespéré, la prit, et voici ce qu’elle contenait :

Monsieur,

Je ne puis ni vous aimer ni vous tromper. Je pars pour fuir une union qui ne nous rendrait heureux ni l’un ni l’autre. Si je m’étais adressée à vous, j’aurais peut-être intéressé votre générosité, et la violence qu’on me fait eût cessé plutôt ; mais je ne l’ai pas osé. La sévérité de mon oncle rendait ce moyen impraticable.

Adieu, Adrien, adieu ! qu’une autre plus digne de vous apprécier soit heureuse à ma place ! Je vous rends votre parole, et je ne garde de vous que le souvenir d’une affection qui m’honorait et à laquelle je n’ai pu répondre.

J’embrasse mon amie, madame Duperay ; je ne l’oublierai jamais.

Albertine.

À côte de la lettre étaient les présens que j’avais reçus et sur lesquels j’avais écrit : à M. Adrien Desmousseaux ».

Désolé de tout ce qu’il voyait, de tout ce qu’il apprenait, Adrien voulait partir sans savoir où aller.

L’idée que madame de Genissieux avait mené cette intrigue, vint à l’esprit de M. de Saint-Albe. Adrien courut chez elle ; on répondit qu’elle était partie depuis deux jours et qu’on ne savait pas précisément où elle était allée ; ce mystère parut une ruse et confirma les soupçons de mon oncle. Il fut décidé que j’avais suivi madame de Genissieux et qu’elle servait nos projets pour se venger de n’être plus reçue au château. Cette démarche convenait, selon mon oncle, à son caractère inconséquent et léger. S’attachant à cette conjecture, il voulut alors empêcher le bruit scandaleux de ma fuite de se propager aux environs ; il dit à ses gens, en reconduisant Adrien, qu’il venait de découvrir que j’avais eu l’imprudence d’aller, sans le prévenir, rejoindre madame de Genissieux à dix lieues de Saint-Marcel, chez une de ses sœurs.

C’était la précaution inutile ; personne n’ajouta foi à ce conte, et chacun se retira en disant du bien de celle qui n’avait jamais fait de mal à personne.

Madame Blanchard, en secouant la tête disait : « Voilà ce que c’est que de vouloir contraindre les filles et les garçons ; ce sont des oiseaux qui s’envolent par la fenêtre ».

Le lendemain matin, au moment où mon oncle allait envoyer chercher l’homme de confiance de madame de Genissieux, la famille Desmousseaux entra chez lui. Tous les visages étaient décomposés. Adrien tenait une lettre à la main, et la présenta à M. de Saint-Albe sans avoir la force de dire un mot ; cette lettre était de madame de Séligny. Elle apprenait à Adrien la rupture du mariage de sa fille avec Léon. À peine arrivé, il lui avait écrit pour lui rendre sa parole et annoncer qu’il ne voulait point se marier encore. Il faisait des vœux pour le bonheur de son aimable fille et partait sur-le-champ pour l’Angleterre. Le style de madame de Séligny peignait sa rage et ses soupçons ; elle ne doutait point que Léon n’eût une passion dans le cœur, à laquelle il sacrifiait tout.

Le sujet de cette lettre, sa date, le refus de Léon, son départ précipité pour l’Angleterre, tout coïncidait avec ma fuite et le voyage de madame de Genissieux.

Il fut donc reconnu par mes amis que je m’étais sauvée pour courir après Léon, moi qui l’avais cru marié le jour où je partis et qui me jetais dans les bras de mon frère pour fuir un mariage forcé ! Madame Duperay, qui se trouvait dupe de sa morale prêchée avec tant de soins, ne cessait de répéter : « Je ne l’aurais jamais cru capable d’un procédé aussi odieux ! »

Mon oncle cédant à l’impétuosité de son caractère, écrivit une lettre fulminante à madame de Genissieux sur l’enlèvement de sa nièce, et finit par la menacer de l’attaquer devant les tribunaux.

Madame de Genissieux fut extrêmement surprise de ce qu’elle apprenait et ne savait qu’en penser ; mais comme elle en voulait à mon oncle, elle lui répondit : « qu’elle était charmée que j’eusse trouvé le moyen de fuir mes tyrans ; qu’elle regrettait de n’y avoir point pris de part, et que c’était le seul reproche qu’elle eût à me faire. Elle ajoutait que la menace des tribunaux ne lui faisait pas peur, et qu’elle prouverait l’injustice de la rendre responsable des actions d’une jeune fille persécutée par ses parens.

Par un P.-S. Je crois Léon marié, à l’heure qu’il est, à mademoiselle Octavie de Séligny.

De Fontaine, dix lieues de Saint-Marcel.

Cette réponse, qui fut communiquée à toute la famille, irrita mon oncle et l’affermit dans la croyance que madame de Genissieux était complice de ma fuite. Le ton ironique qu’elle employait lui en parut une seconde preuve, et Adrien se prépara à aller la voir chez cette sœur pour découvrir la vérité qu’on s’obstinait vainement à leur taire.

Au moment où il songeait à partir, mon malheureux frère et sa femme arrivaient, le cœur pénétré d’avance des scènes touchantes qui allaient se passer à Saint-Marcel, le jour d’une réconciliation, le jour du mariage d’une sœur chérie ! Ils descendirent dans une vaste cour et ne virent arriver personne à leur rencontre. En approchant, ils n’aperçurent que des domestiques consternés ; cet accueil les glaça d’effroi.

« — Où est mon oncle ? où est ma sœur, demanda Eugène, au premier venu ? de grâce apprenez-moi ce qui se passe ici, est-ce qu’on nous repousse ? — Ah ! Monsieur, s’écria le vieux serviteur en le reconnaissant ; nous sommes tous au désespoir ! mademoiselle votre sœur s’est sauvée ou a été enlevée à la veille de son mariage ! elle manque depuis hier ; on l’a cherchée partout ! — Ô ciel ! ma sœur enlevée ! et par qui ? Menez-moi près de mon oncle, je veux le voir, je veux tout apprendre de lui. — Tout apprendre ? Ah ! il n’en sait pas plus que nous, quoiqu’il veuille nous faire croire le contraire.

Eugène, suivi de sa femme, se précipite dans l’appartement de mon oncle, et y pénètre de force. Aussitôt que M. de Saint-Albe l’aperçut, il s’écria : « Eh bien ! Monsieur, vous voyez l’effet du mauvais exemple que vous avez donné à votre sœur. Vous vous êtes marié contre mon gré, et elle fuit un mari de mon choix. Ne suis-je pas bien à plaindre avec une telle famille ! »

Eugène et sa femme se jetèrent à ses genoux qu’ils embrassaient en versant des larmes, sans oser dire un mot. Mon oncle, ému de ce spectacle, les releva en disant brusquement : « Mêlons nos chagrins, voilà ce que nous avons de commun dans ce moment. Votre sœur s’est amourachée du baron d’Ablancourt et a fui Adrien Desmousseaux à qui elle est promise depuis six mois ! » Se tournant vers madame de Saint-Albe : « Pardon, Madame, lui dit-il, pardon ; vous voyez un homme accablé et peu civil. Je viens de perdre ma nièce, et de quelle manière ? J’aimerais mieux qu’elle fût morte ! — Souffrez, Monsieur… souffrez, mon oncle, que je la remplace. Je suis aussi voire nièce. Je vous consolerai tandis que mon mari ira partout chercher sa sœur. » Ces mots furent dits avec tant de grâce et de précision, que mon oncle en fut frappé, et la regarda plus attentivement. Émilie de Saint-Albe était d’une taille avantageuse, d’une figure intéressante, et douée du son de voix le plus touchant. « Eugène, votre femme a raison, reprit mon oncle, il faut courir après cette folle, cette extravagante, la trouver et la ramener ici. — Je pars à l’instant, mon oncle ; donnez-moi tous les renseignemens dont j’ai besoin. »

Mon oncle envoya chercher Adrien, ancien ami de mon frère ; ils s’embrassèrent et se revirent avec plaisir et douleur, se faisant tout à la fois des complimens de félicitations et de condoléance. On délibéra ensuite sur le parti qu’il fallait prendre. Les avis étaient partagés. Sur ces entrefaites, madame Blanchard arriva. Rien ne put l’empêcher de s’élancer dans les bras de son cher Eugène. Il l’embrassa de bon cœur, et la remercia de son dévouement, l’appela son défenseur, et la conduisit à sa femme qui voulut aussi l’embrasser ; mais madame Blanchard qui savait vivre, recula de deux pas d’un air à la fois modeste et capable ; enfin elle céda, Émilie l’embrassa, et lui dit les choses les plus obligeantes. Tout ceci se passait à part, tandis que ces messieurs délibéraient ensemble.

Le résultat de la délibération fut que mon frère retournerait sur-le-champ à Joigny où je pouvais m’être rendue ; qu’Adrien, de son côté, partirait pour Paris. Que là, par les soins et les conseils de son amie madame de Séligny, il parviendrait à découvrir quelques traces de ma fuite, et qu’il en donnerait aussitôt avis à toute la famille.

Ce plan, bien concerté, parut un chef-d’œuvre de conception, et ils commencèrent à espérer que je ne pourrais pas leur échapper plus long-temps.


CHAPITRE V.


Depuis notre arrivée à Paris, madame d’Ablancourt prenait encore plus de goût pour moi ; elle me consultait dans tout ce qu’elle faisait, me parlait sans cesse de ce fils adoré, se plaignait de la femme qui avait pu empêcher son mariage avec Octavie, et ne recevait ni ne sortait sans moi.

J’avais une rivale à combattre dans la maison, c’était mademoiselle Fanny, la femme de chambre. Cette belle demoiselle m’avait vu arriver avec inquiétude ; elle espéra, dans les premiers jours, me mettre dans sa dépendance ; mon air fier et poli la déconcerta, elle sentit qu’il fallait renoncer à toute espèce de supériorité, et dès ce moment, s’humanisant et quittant ses grands airs, la plus parfaite égalité régna entre nous.

Les talens que j’avais acquis dans mon enfance, et que je n’avais pas tout-à-fait négligés à Saint-Marcel, me servaient admirablement auprès de madame d’Ablancourt. Elle vivait dans la retraite depuis le départ de son fils ; la musique la charmait et j’y fis des progrès pour lui plaire. J’avais apporté avec moi la musique dont Léon m’avait fait présent à Saint-Marcel ; c’étaient des airs délicieux des plus grands maîtres d’Italie, et les paroles peignaient des situations analogues à la mienne. Madame d’Ablancourt avait été bonne musicienne dans sa jeunesse et conservait du goût pour la musique, elle se plaisait à m’entendre et je chantais presque tous les soirs. Une fois seule avec elle, je chantai un de ces airs avec une expression si touchante, une prononciation si pure, que lorsque je quittai le piano, elle me dit : « Vous chantez à ravir, qui vous a donné cette musique ? »Je fus si épouvantée de la question que je perdis ma présence d’esprit, je rougis beaucoup et je répondis étourdiment : « Je n’en sais rien, Madame ». Elle fit un grand éclat de rire, et reprenant son ton ordinaire, elle dit avec aménité : « Je vous demande pardon, il s’agit peut-être d’un mystère bien nature ! à votre âge ? une personne aussi distinguée doit avoir fait un choix digne d’elle, et j’en serais garant ; mais je veux gagner votre confiance et non vous arracher votre secret ; » et elle se leva pour passer dans sa chambre. Je fus sur le point de me précipiter à ses genoux et de lui dire : « Ah ? madame ! vous venez de nommer votre fils ! » mais la crainte et la honte me retinrent, et la conversation n’alla pas plus loin.

Le dessin était mon occupation favorite madame d’Ablancourt me surprit un jour dessinant une petite figure d’après un tableau estimé. Cette copie, assez exacte, lui fit naître une envie qu’elle voulut exécuter au bout de quelques jours. Étant seule avec moi dans sa chambre, elle me dit tout à coup un matin : « Mademoiselle Constance, ouvrez mon secrétaire et donnez-moi une petite boîte qui est dans ce tiroir ». J’obéis ; elle l’ouvrit, et je reconnus le portrait le plus ressemblant ; c’était Léon et tout l’esprit de sa physionomie. — Vous voyez ce portrait, dit-elle, c’est celui de mon fils ; il s’adresse à vous, je vous le confie. Vous avez du talent, il faut m’en faire un dessin. Vous m’entendez ? voilà la tâche que je vous impose ; n’y consentez-vous pas ? » Je ne pouvais refuser, l’entreprise était trop séduisante. Je fis un mouvement pour prendre le portrait, elle le remit dans mes mains et me dit avec intérêt : « Qu’avez-vous ? vous tremblez. Allons, courage, courage, vous réussirez ; je ne répondis rien, je pris la boîte et l’emportai avec empressement dans ma chambre.

Dès le jour suivant je commençai mon ouvrage ; les traits de Léon étaient trop présens à ma mémoire rien omettre. La ressemblance venait bien ; madame d’Ablancourt s’approcha pour me voir dessiner ; ce début l’enchanta. Elle me promit de revenir ; en effet, elle revenait tous les jours plusieurs fois dans la matinée, et paraissait toujours plus contente ; elle me disait : « Il faut bien que je vous donne mon avis, car quoique le portrait soit sous vos yeux, il faudrait encore connaître le modèle pour obtenir une ressemblance parfaite, et n’ayant jamais vu mon cher Léon, cela vous est impossible. » Émue, attendrie par une occupation si dangereuse, je fus encore au moment de me jeter à ses pieds et de lui dire : « Ah ! Madame, je le connais, il fait le tourment de ma vie ! » Mais la honte me retint et m’empêcha de me trahir.

Mademoiselle Fanny, qui se croyait connaisseur, venait aussi de temps à autre, derrière ma chaise, juger mon talent et me donner ses conseils. Elle me fit remarquer un jour que je me trompais dans l’expression des yeux de Léon : « Voyez le portrait, disait-elle, M. Léon a le regard plus sévère. — Laissez-la faire, répondit madame d’Ablancourt qui s’approcha pour examiner, laissez-la faire, mon fils a aussi quelquefois ce regard plein de tendresse. Continuez, ma chère Constance, je suis charmée que le hasard vous ait si bien servie. » Je souris et je continuai à dessiner.

Mon ouvrage touchait à sa fin et le dessin ressemblait plus que le portrait. Je ne pouvais en faire la remarque ; mais madame d’Ablancourt en convenait et me disait : « En vérité, vous auriez vu mon fils tous les jours pendant six mois qu’il ne serait pas plus frappant. » Lorsque mon dessin fut achevé, je feignis d’avoir encore quelque chose à y retoucher ; je le gardai, et j’en fis une seconde copie que j’enveloppai dans la seule lettre que j’eusse reçue de Léon.

Il y avait près de deux mois que j’étais chez madame d’Ablancourt. Je n’y entendais point parler de Saint-Marcel et je n’espérais point en avoir de nouvelles ; cependant j’étais curieuse d’apprendre ce qui s’y était passé après mon départ. J’aurais voulu savoir quelles démarches faisait mon oncle, et si l’on était parvenu à avoir quelque indice sur le chemin que j’avais pris. Quant à Adrien, je savais qu’il était à Paris, et voici comment je l’avais découvert. Dans mes promenades avec madame d’Ablancourt, je ne sortais jamais qu’en carosse, et quand je sortais seule, ce qui arrivait rarement, j’étais toujours voilée. Un mois environ, après mon entrée chez madame d’Ablancourt, j’allai, accompagnée de mademoiselle Fanny, faire quelque emplette dans le voisinage. C’était à la chute du jour ; en sortant d’une boutique je crus m’apercevoir que deux jeunes gens m’examinaient et me suivaient. Un, surtout, s’arrêta pour me laisser passer et, retenant l’autre par le bras, dit avec émotion : « Attendez ! cette personne me rappelle… » Je reconnus Adrien ! le danger me donna des forces, je marchai rapidement, et arrivée à une autre rue, je me jetai dans la première boutique, comme quelqu’un qui se trouve mal. On me fit asseoir, on m’apporta un verre d’eau que je bus le plus lentement possible, et lorsque je sortis je ne vis plus personne. Je rentrai en me promettant bien de ne plus m’exposer à l’avenir. Adrien à Paris, m’engageait à prendre encore plus de précautions ; je refusais souvent de sortir avec madame d’Ablancourt prétextant tantôt des occupations, tantôt une migraine, et n’allant jamais dans les promenades publiques.

L’arrivée de mon frère à Saint-Marcel me causait aussi beaucoup d’inquiétude. Je regrettais cet instant délicieux où j’aurais pu le revoir et le remettre bien avec mon oncle ; mais tout en déplorant le malheur qui me privait de jouir d’un plaisir si vif et si pur, je m’applaudissais en songeant que c’était à moi qu’Eugène devait d’être rappelé ; c’était le fatal projet qu’avait eu mon oncle qui lui rendait un parent si précieux. C’était la seule obligation que j’eusse à ce mariage, et l’idée de savoir mon frère établi avec sa femme, dans le château de mon oncle, adoucissait souvent les peines dont mon cœur était plein.

Je passais toujours pour la sœur d’un négociant de Joigny, et je ne citais dans la conversation que le temps où j’avais habité Paris. Je demandais un jour à madame d’Ablancourt si elle avait des parens en province. Elle me répondit froidement que ses deux sœurs l’habitaient et qu’elle ne les avait pas vues depuis long-temps.

Lorsque je me retirai le soir, mademoiselle Fanny, en venant m’offrir ses services, me dit que, sans le vouloir, elle m’avait entendu faire une question bien indiscrète à madame. Je la priai de s’expliquer et elle m’apprit que, depuis le retour de son fils, madame d’Ablancourt était brouillée avec sa sœur de Saint-Marcel ; qu’elle n’aimait point qu’on lui parlât d’elle, parce que cette dame était cause de tous les chagrins que M. Léon lui avait donnés. « Et quels sont donc ces chagrins — Quoi ! vous ne savez pas que monsieur devait épouser mademoiselle de Séligny ? qu’il l’a refusée pour une belle personne dont il est devenu amoureux comme un fou pendant le voyage de Saint-Marcel ; que c’est madame de Genissieux qui a mené toute cette intrigué, et que madame est furieuse contre elle ? Comment ! il y a bientôt deux mois que vous êtes ici, et vous n’êtes pas plus instruite ? Ah ! je suis plus habile que vous, je sais toujours toutes ces choses-là, moi, et tenez, je parierais que M. Léon n’est pas en Angleterre, mais à Calais ou ailleurs avec sa belle, et que c’est madame de Genissieux qui a manigancé tout cela. — Ah ! fi donc, mademoiselle Fanny, m’écriai-je en pensant me trahir. Je m’efforçai de sourire et j’ajoutai : « Vous êtes folle, M. Léon est incapable de tromper sa mère, et puis quelle idée avez-vous donc de cette demoiselle. — Dame, voyez-vous, c’est que M. Julien nous a dit qu’elle aimait beaucoup M. le baron, et qu’elle ne voulait plus d’un certain nigaud de province qu’on lui donnait pour mari. — M. Julien est donc un homme bien clairvoyant ? — Ah ! mademoiselle, il s’y connaît bien. Je voudrais que vous l’eussiez entendu parler de cette personne qui cause tant de chagrins à madame ; comme il dit qu’elle est aimable, bonne, et que c’est la femme qui convient à son maître ! Vous auriez du plaisir seulement à savoir combien ils s’aimaient tous deux sans oser se le dire ; mais comment cela finira-t-il ? Vous sentez bien que ce n’est ni vous ni moi qui pourrons le savoir. On ne nous confie pas ces secrets-là à nous autres. » C’était ainsi qu’elle terminait toutes ses conversations, en m’associant à sa domesticité, manière ingénieuse de se venger des faveurs qui n’étaient pas pour elle.

Dans l’espace de ces deux mois, madame d’Ablancourt avait reçu plusieurs lettres de son fils, mais elle ne m’en avait point parlé. Je m’étais permis une ou deux fois de lui en demander des nouvelles, et sa réponse, exprimée avec sa grâce ordinaire, avait été : « Je vous remercie ; il se porte très-bien ; » et rien de plus. J’aurais voulu savoir si cette belle et grande ville de Londres donnait assez de distractions à Léon pour lui faire publier le mal qu’il m’avait fait, lorsque mademoiselle Fanny vint un jour tout naturellement me tirer de mon incertitude.

Madame d’Ablancourt venait de sortir seule pour faire des visites, et mademoiselle Fanny, selon son habitude, s’était rendre auprès de moi pour babiller à son aise. « Je sais un secret, dit-elle en s’asseyant près de moi. — Ne me le dites pas, ne trahissez personne. — On ne me l’a point confié, je l’ai bien trouvé toute seule ; il s’agit de M. Léon. Madame a laissé tomber ce matin sa dernière lettre. Je l’ai lue ne sachant d’abord de qui elle était, et ensuite parce que je le savais. Oh ! ce M. Léon est un extravagant avec ses amours ! — Quels amours ? — Eh bien ! sa belle provinciale. Il écrit à madame qu’elle s’est mariée depuis son départ, et qu’il sera toujours malheureux. Il s’accuse de l’avoir abandonnée, et dit qu’il ne se le pardonnera jamais. « Bon Dieu ! qu’avez-vous, Mademoiselle ? comme vous devenez pâle ! Il n’y a pas d’air ici, nous étouffons toutes deux. Je vais ouvrir une croisée. » Elle se leva et revint près de moi. « Dit-il comment on lui a appris ce mariage ? — Je crois qu’il le dit, mais je ne m’en souviens plus. Ce bon M. Léon, je le plains, et j’en veux à cette demoiselle, elle aurait dû l’attendre. » Ces mots me racommodèrent avec mademoiselle Fanny ; je lui sus bon gré de l’observation, et je l’en remerciai intérieurement. Satisfaite sur ce que voulais savoir, je mis fin à la conversation en l’engageant à ne pas céder si facilement aux tentations de sa curiosité, et je restai seule, livrée à mes réflexions.

Je n’eus pas de peine à deviner que la nouvelle de mon mariage était un tour de madame de Séligny. J’étais persuadée qu’elle seule pouvait avoir eu une idée aussi atroce. J’étais au désespoir d’apprendre que Léon me crût assez faible pour avoir obéi si lâchement. Je le trouvais trop promptement convaincu, et, plus rassurée sur ses affections, je jouissais de son repentir.

Madame d’Ablancourt n’avait point encore eu le temps de répondre à cette lettre arrivée de la veille. J’étais inquiète de la manière dont elle traiterait ce sujet. Je savais qu’elle désapprouvait un attachement qui avait rompu un mariage avantageux, et détruit une amitié de vingt ans ; J’avais peur qu’elle n’eût trop de prévention contre moi.

Elle rentra un peu tard, et se mit au lit avec un malaise général. La fièvre se déclara pendant la nuit, et, le lendemain de bonne heure, j’envoyai chercher son médecin. Il ne put rien dire de positif sur son état, et promit de revenir dans la journée. Nous l’attendîmes avec impatience ; il revint, dit que c’était une fièvre d’un caractère peu dangereux, qu’il fallait beaucoup de repos, et rester au lit quelques jours. Pendant ce temps je ne quittai pas son chevet, et je prodiguai à la mère de Léon les soins que j’aurais donnés à la mienne. Je la veillais toutes les nuits ; c’était le temps où elle souffrait davantage. Elle était alors dans un délire continuel, répétant sans cesse les noms de Léon et d’Albertine. En me voyant près d’elle à son réveil, elle me remerciait et me nommait sa chère Constance. Au bout de huit jours, elle reçut une lettre de son fils ; il lui était impossible de la lire. Je la posai sur sa cheminée, et je me retirai. Elle pensa sans doute qu’il valait mieux mettre quelqu’un dans sa confidence que de ne rien savoir. Elle sonna, me fit appeler un instant après, et me dit : « Vous êtes en train de m’obliger, Mademoiselle, en voici une nouvelle occasion. Elle s’arrêta : Prenez cette lettre, et faites-moi le plaisir de me la lire. Je suis trop faible pour m’en acquitter, et trop impatiente pour attendre. » Je pris la lettre sans proférer une syllabe et voici ce que je lus.

Londres, ce…

Depuis ma dernière lettre j’ai beaucoup souffert… Je ne puis m’habituer à l’idée de croire Albertine mariée. Je la plains ; je m’accuse de l’avoir immolée à mon ressentiment. Je sens qu’elle doit me haïr. Oh ! ma mère ! vous qui êtes la raison et l’indulgence même, ayez pitié de moi. Supportez, de grâce, les faiblesses du cœur de votre fils. Être haï d’Albertine qui paraissait m’aimer de si bonne foi ! Vous ne savez pas ce que mon ame éprouve de déchirement ; et elle ne sera pas heureuse, non, elle n’aime pas son mari, je le sais, j’en suis sûr : j’ai connu qu’il n’y avait aucun rapport entre eux, le premier jour que je l’ai vue, le jour que je l’ai aimée… Ici, ma voix s’altéra sensiblement, je ne pouvais continuer, j’essuyais mes larmes. Madame d’Ablancourt, émue elle-même, me dit en me regardant : « Que vous êtes bonne et compatissante ! Les chagrins d’un inconnu vous touchent et vous attendrissent. Il est vrai qu’il s’agit de mon fils qui ne peut vous être étranger. Quel malheur, ma chère amie, ajoutait-elle en me serrant la main, quel malheur qu’il ait rencontré cette dangereuse personne ! Sans ce fatal voyage nous serions tous contens : elle heureuse avec un mari honnête homme, et Léon heureux avec l’aimable et douce Octavie. Mais continuez. » Oh ! ma mère, vous l’auriez chérie, j’eusse été fier de vous amener Albertine. Tant de simplicité, de grâces, de naturel ! Tant de confiance en moi, celle que donne un penchant irrésistible… Et j’ai tout abandonné par la violence de ce caractère que vous connaissez, et que vous m’avez reproché si souvent !

Je finis, je crains de vous fatiguer. Je ne sais plus à quoi m’occuper. Je pars pour l’Écosse ; mais le souvenir d’Albertine me poursuivra jusque sur les montagnes de ce fameux pays. Adieu, adieu ; écrivez à votre fils dévoué.

Je repliai la lettre, et je la remis sur la cheminée sans dire un mot. « Voilà ce qui s’appelle une passion malheureuse, observa madame d’Ablancourt ; au reste, je compte beaucoup sur la raison de mon fils ; le temps remettra cette tête exaltée. D’ailleurs, où il n’y a point de remède il faut bien prendre son parti, et puisqu’elle est mariée… — Comment, Madame, m’écriai-je avec vivacité, et si elle ne l’était pas ?… — Si elle ne l’était pas, répéta madame d’Ablancourt, contrariée de la question, si elle ne l’était pas ! mais elle l’est : voilà la vérité. Je n’ai jamais voulu que le bonheur de mon fils. » Je ne répliquai rien, et je cachai dans mon cœur ce que ces mots renfermaient d’espérance. Je saurai bien la forcer à m’aimer ; oui, elle aimera sans le savoir celle qu’elle condamne pour avoir plu à son fils repentant !

Huit ou dix jours après cette lecture, se sentant encore extrêmement faible, elle me fit demander et me dit : « Ma chère Constance, je voudrais donner de mes nouvelles à mon fils, mais je ne suis pas en état de lui écrire moi-même… — Eh ! madame, qui donc lui écrira ? — Mais vous, ma chère amie, c’est une idée qui m’est venue. Approchez cette table, placez-vous là, et je vais dicter ma lettre. Je me sens assez bien dans ce moment. » Il n’y avait pas moyen de refuser, je m’assis ; dans quelle situation je me trouvais ? J’allais écrire à Léon pour la première fois de ma vie. J’allais peut-être écrire ma condamnation, le féliciter de ce qu’il avait agi sagement en me laissant dans le fond de ma province, et je n’osais me nommer. Ah ! pensai-je tout bas ; si Léon pouvait deviner que c’est moi qui ai écrit cette lettre ! L’amour le plus fidèle ne devrait-il pas faire ce miracle ?

Madame d’Ablancourt se soulevant un peu, me dicta ce qui suit :

« Je vous dois une réponse, mon cher Léon ; je n’ai pu vous écrire plutôt, ayant été indisposée. Aujourd’hui je suis mieux, mais encore faible et forcée de me servir d’une main étrangère. (Étrangère !) Je ne vous donnerai donc que des nouvelles de ma santé, qui est bien meilleure depuis trois jours. Adieu, cher ami, croyez que personne ne vous aime plus que moi. » Fatiguée d’avoir parlé, madame d’Ablancourt me pria d’emporter sa lettre chez moi, de la cacheter, d’y mettre l’adresse et de l’envoyer sur-le-champ à la poste.

Arrivée dans ma chambre, je me jetai sur une chaise, je relus cette lettre dans la plus grande agitation, et je me hâtai de la faire partir.

La maladie de madame d’Ablancourt l’ayant encore privée de ses forces assez long-temps, il s’établit par son ordre une correspondance régulière entre Léon et moi. Elle voulut que je signasse Constance, et j’obéis sans répliquer, n’y voyant point d’inconvénient. Les premières réponses de Léon furent polies, mais froides. Il ne pouvait remercier autrement une inconnue qui avait l’ordre de l’informer des progrès de la guérison de sa mère.


CHAPITRE VI.


Quoique madame d’Ablancourt eût résolu de vivre dans la retraite depuis son retour à Paris, elle recevait cependant quelques amis intimes. De ce nombre était madame Darcy, dont le fils imitait le ton et copiait le maintien de Léon avec assez de naturel. Ce jeune homme était aimable, causait bien et venait souvent nous voir. Madame d’Ablancourt, toujours occupée de Léon, me dit un jour : « Mademoiselle Constance, j’ai quelque chose à vous apprendre ; il s’agit de mon fils. » Je fus déconcertée et je restai muette. « Je vous parle depuis si long-temps de Léon qu’il faut vous en donner une idée : il y a quelque ressemblance entre Arthur et lui. L’habitude d’être ensemble y a ajouté la conformité des manières ; cependant je dois vous prévenir que Léon est mieux, et je puis le dire sans m’aveugler. » J’avais déjà trouvé quelques rapports entre eux ; mais, encore plus partiale qu’une mère, je n’avais point voulu établir de comparaison.

Je remarquai davantage Arthur Darcy, et ce jeune homme doux et sensible, appropriant à la copie ce que j’adressais au modèle, crut qu’il avait fait impression sur moi, et dès ce moment me rendit les soins les plus attentifs. Je n’y fis pas d’abord grande attention ; je ne le supposais que bienveillant, et je répondais à ses prévenances avec une politesse affectueuse. Dans le monde, chacun voit comme il lui convient. Arthur prit ma politesse pour un amour qui se trahissait, et la réserve que je mis ensuite avec lui, pour une passion concentrée ; rien de tout cela n’existait. Madame d’Ablancourt s’aperçut de ce changement de conduite et crut y reconnaître les symptômes d’un attachement véritable ; elle en augura bien, elle me croyait fille d’un honnête marchand de Joigny. Arthur avait de la fortune, et sa mère n’ayant conservé que ce fils d’une famille nombreuse, était bien décidée à ne jamais le contrarier. Madame d’Ablancourt avait la manie de vouloir marier tout le monde ; elle m’étudia quelque temps, et m’ayant surprise plusieurs fois dans une grande tristesse, causée par les chagrins que me donnait son fils et par ma désobéissance envers mon oncle, elle en conclut qu’Arthur avait fait ma conquête, et ne songea qu’à s’occuper de mon bonheur. Madame Darcy, à qui elle en parla la première, approuva le choix de son fils. Elle fut ravie d’avoir une belle-fille sortie de parens négocians comme les siens, qui ne pourrait jamais se targuer d’être au-dessus d’elle et promit de sonder l’inclination d’Arthur.

Arthur n’eut pas plutôt entendu sa mère lui parler de mademoiselle Constance, qu’il lui confia son amour et les espérances qu’il avait conçues. Alors ces deux dames jugèrent qu’il était à propos de me parler. Madame d’Ablancourt me fit demander un matin et me dit : « Mademoiselle Constance, je vous aime de tout mon cœur et je veux vous le prouver. J’ai une proposition à vous faire ; écoutez-moi : il faut songer à vous établir. Un parti convenable se présente, je crois qu’il ne vous déplaît pas, et je ne doute point que vous ne soyez très-heureuse. Je ne vous ferai point attendre le nom de celui qui vous recherche, c’est Arthur. » J’éprouvais une si grande surprise que je ne savais que répondre, et je croyais rêver.

Madame d’Ablancourt attendait avec bonté que je lui fisse ma réponse ; je ne répondais pas. Elle ajouta : « Le mariage effraie toujours une jeune personne, je ne vous presse point ; j’ai fait la demande, dit-elle en riant, vous répondrez un de ces jours. — Non, madame, je ne dois pas hésiter à vous déclarer que je ne veux pas me marier. — Comment ! vous me refusez ? mais j’ai cru vous surprendre quelquefois les yeux attachés sur Arlhur avec intérêt et, permettez-moi, de vous le dire, nous sommes seules, personne ne peut nous entendre, j’ai vu ces jours derniers couler vos larmes en le regardant. Si ce ne sont pas là des signes certains, je ne m’y connais plus. » Je ne répondis rien. « Tout est convenable dans ce mariage ; Arthur est un jeune homme charmant ; son caractère doit rendre une femme heureuse ; sa mère l’idolâtre, et sa belle-fille n’aura qu’à se louer d’elle. Arthur ne recherche point la fortune, et je crois que vous devez trouver que c’est un bon parti. Pourquoi donc vous obstiner à un refus qui ne peut que vous nuire ? Quand vous aurez accepté ma proposition, nous instruirons votre famille. Croyez, ajouta-t-elle avec bonté, que, dans cette circonstance, je veux vous servir de mère. — Oh ! Madame, que dites-vous ? » et je me mis à pleurer.

« Séchez vos larmes et allez vous reposer ; je vous parlerai demain sur le même, sujet. » J’allais la supplier de ne point me presser davantage, lorsque quelqu’un entra chez elle ; alors elle me fit signe de me retirer et je lui obéis.

Cet évènement me causait plus d’ennui que de chagrin ; car enfin je savais bien que l’on ne me ferait pas épouser Arthur malgré moi, et mon oncle n’était pas là pour me faire trembler, mais c’était une contrariété de plus, et ce surcroît suffisait pour m’accabler.

Je recevais toujours de temps en temps des lettres de Léon, auxquelles je répondais souvent sous la dictée de sa mère.

Madame d’Ablancourt me fit demander comme elle me l’avait annoncé la veille ; elle recommença à me faire valoir tous les avantages de ce mariage et me pria de lui répondre. « Je suis toujours dans les mêmes sentimens où j’étais hier. Je vous remercie de vos bontés, madame, mais je ne veux point me marier. — Votre obstination pourrait bien me confirmer un soupçon que j’ai depuis long-temps ; mais je n’ai pas le droit de vous questionner. Je voudrais que vous me permissiez, mademoiselle, de vous faire part de l’idée que j’ai ? — Madame, j’ai la plus grande confiance en vous. — Eh bien ! je crois que je me suis trompée sur Arthur et que vous avez une inclination ? Ah ! vous rougissez, je n’ai point envie de vous affliger. Puis-je vous être utile ? voulez-vous m’ouvrir votre cœur ? » Je lui fis signe que cela était impossible. « Je vous plains ; mais si des obstacles insurmontables vous séparent de l’objet de vos affections, renoncez-y ; ayez-en le courage, ne consumez pas votre jeunesse dans de vains regrets, qu’Arthur remplace celui qui ne peut être à vous. — Ah ! Madame, je n’y puis résister ; ah ! si vous saviez !… — Je sais que ces sacrifices sont cruels, mais ils sont nécessaires. » Elle me prit la main. « Rendez-vous à mes instances ; la mère d’Arthur a été obligée de partir pour aller voir un oncle très-malade en province. Je vous donne quinze jours ; jusqu’à cette époque, faites bien vos réflexions. Moi, j’ai aussi un moyen que je veux employer. » Pendant cet intervalle, madame d’Ablancourt me parla fort peu d’Arthur. Il continua ses visites et je les reçus toujours avec la même réserve. Elle me disait quelquefois en riant : « On vous fera bien entendre raison ; vous ne résisterez pas à tout le monde ». Mais je ne savais ce qu’elle voulait dire.

Avant l’expiration des quinze jours, madame d’Ablancourt me fit demander dans sa chambre. Je trouvai Arthur auprès d’elle ; il s’avança et, me regardant avec tendresse, il me supplia de ne pas le rendre le plus malheureux des hommes par un refus si obstiné ; qu’il avait cru m’avoir inspiré quelque intérêt, et qu’il lui était pénible de m’accuser aujourd’hui de caprice. — « Parlez, me disait-il, madame d’Ablancourt veut absolument que vous vous expliquiez. — Je vais vous répondre avec franchise, Monsieur, car je ne veux point vous tromper. Je ne puis accepter votre hommage, quelque flatteur qu’il soit. Je ne veux point me marier et j’attends de votre générosité la fin d’une persécution…. — Eh bien, dit-il, accordez-moi la faveur de lire cette lettre ; elle est d’une personne qui doit vous avoir inspiré de la confiance. Vous me répondrez ensuite. Je reconnus l’écriture, et je frémis ! Qu’allais-je lire ! Je l’ouvris avec inquiétude. Voici ce que je lus :

Londres, ce…

Mademoiselle,

Je ne suis pas un personnage assez grave pour remplir dignement la commission que me donne ma mère ; mais le zèle suppléera à la maturité du talent, et vous excuserez un ami qui plaide pour son ami.

Aimable Constance, vous qui savez si bien peindre les sentimens affectueux, et qui venez de prouver à ma mère que vous saviez aussi les mettre en pratique, pourquoi ne consentez-vous pas à faire le bonheur d’Arthur s’il vous a inspiré de l’intérêt ? Placez-vous dans la société de manière à exercer toutes les vertus qui vous distinguent. Ah ! que mon cher Arthur est heureux s’il a pu vous plaire ! Je vous réponds de lui, c’est un autre moi-même. De grâce accordez-lui votre main, il a de la fortune, de la conduite ; que voulez-vous de plus dans ce pauvre monde où souvent l’on manque de toutes deux ?

Si je réussis auprès de vous, Arthur aura la preuve que je suis son meilleur ami ; si je ne réussis pas, accordez-moi l’espoir qu’au moins je ne vous aurai pas trop déplu.

Agréez mes hommages, etc.

Je fus si troublée à la lecture de cette lettre que je crus Léon décidé à renoncer à moi. Il me fallait sans cesse relire l’adresse et le nom de Constance, pour me convaincre qu’il ne songeait pas à Albertine en l’écrivant.

Je demeurai ferme dans ma résolution. Je priai Arthur de cesser ses poursuites, de ne plus s’occuper de moi, et je demandai la permission à madame d’Ablancourt de me retirer. Elle me laissa partir étonnée de ma résistance.

Rentrée dans ma chambre, je relus la lettre de son fils, et je ne pouvais m’empêcher de rire en voyant Léon à vingt-huit ans s’ériger en père de famille, et vouloir marier malgré elle une demoiselle qu’il ne connaissait pas. Mais l’idée que son ami avait pu m’inspirer de l’intérêt fut ce qui m’affligea le plus, et je n’eus d’autre moyen pour détruire cette impression que de lui confier un attachement dont je sus lui taire qu’il était lui-même l’objet.

Voici ce que je lui écrivis :

Monsieur,

Rien ne pouvait me causer plus de surprise que votre dernière lettre. Vous ne me connaissez pas, Monsieur, et vous voulez disposer de ma main en faveur de votre ami ! Savez-vous si j’en puis disposer moi-même, si je suis libre enfin ? et dois-je vous confier mes secrets pour m’épargner vos propositions ? C’est pourtant le parti que je vais prendre, et je le prends pour vous prouver que je ne puis songer à M. Arthur. Je compte sur votre discrétion, et je ne dis qu’à vous seul un secret que personne ne pourrait m’arracher. « Oui, je suis liée par un attachement que rien ne peut détruire ; le sentiment dont mon cœur est plein ne finira qu’avec ma vie, et ma destinée est si bizarre, que l’objet de tant d’affections ne les connaît pas encore si bien que vous les connaîtrez quand vous lirez cette lettre ; mais je sais qu’il pense à moi, et j’attends. J’ai un service à vous demander, et vous devez en conscience ne pas me le refuser pour réparer le chagrin que m’a causé votre lettre, c’est d’engager madame votre mère à cesser de me parler de ce mariage, sans lui révéler ce que je ne dis qu’à vous seul. Accordez-moi ce que je vous demande, et croyez que je suis pénétrée de vos bontés et de celles de madame votre mère qui m’en donne tous les jours de nouvelles marques.

Recevez l’expression de ma considération.

Constance.

P. S. La santé de madame votre mère va toujours de mieux en mieux.

Mon style se ressentait de l’humeur que m’avait donnée la supposition qu’Arlhur eût pu me plaire. Rien ne me paraissait plus important pour moi que de prouver à Léon la pureté du sentiment qui m’attachait à lui.

Madame d’Ablancourt resta chez elle, et eut du monde toute la journée ; elle ne put me parler, et le lendemain ma réponse était partie. Elle me demanda ce que je pensais de la lettre de Léon. — Tout ce que j’en ai écrit à M. votre fils. — Vous lui avez déjà répondu ? — Oui, Madame. — Mais savez-vous que je suis jalouse de Léon ? Comment, lui répondre si exactement ! mais il est trop heureux ! Puis-je savoir comment vous avez reçu ses instances ? — Madame, comme les vôtres ; mais avec moins de respect pourtant, car je me suis fâchée. — Vous êtes bien obstinée, ma chère Constance, vous me faites beaucoup de chagrin. J’avais espéré que mon fils aurait plus de crédit que moi ; vos réponses me prouvent qu’il vous inspire quelque confiance ; mais je me suis trompée, et mon stratagème n’a point eu de succès. Il faut donc renoncer à s’occuper de vous marier. » Je reçus assez promptement la réponse suivante.

Londres, ce…

Mademoiselle,

Je me mets à vos pieds pour obtenir mon pardon. Votre lettre m’a fait rougir de la mienne. Je n’ai qu’une excuse à vous donner, j’ai obéi à ma mère. D’après tout ce que vous avez eu la bonté de me confier, je plains mon ami ; il n’a plus rien à espérer.

Ah ! Mademoiselle, si j’avais trouvé le caractère que vous montrez, j’eusse été le plus heureux des hommes ! Il paraît que, victime comme moi de la faiblesse et de la légèreté, vous avez été sacrifiée à des considérations de famille. Je suis aussi à plaindre que vous. J’ai perdu, par ma faute, un être adorable qui me condamne à des regrets éternels.

D’après les sentiment que vous conservez, je vous déclare que je deviens l’ennemi juré de celui qui ne vous rend pas justice. Je ne puis cependant le croire si coupable qu’il vous le paraît, et pour réparer mon étourderie, je vous conjure de m’autoriser à vous servir. Nommez-moi celui que vous attendez ; ordonnez-moi de le chercher et je l’amène à vos genoux. Nul obstacle ne pourra m’empêcher de me rendre digne de la confiance que vous voulez bien m’accorder.

Si ma première proposition vous a indignée, n’allez pas vous moquer de celle-ci, et penser que, nouveau Don Quichotte, je pars armé de toutes pièces pour aller chercher des maris aux demoiselles. Mon dévouement vient de deux sources ; la première, l’intérêt que m’inspire votre situation, et la dernière, cette sympathie qu’on éprouve pour des maux qu’on a sentis.

J’écris à ma mère pour la gronder de m’avoir exposé à votre censure. Personne plus que moi ne désire mériter votre approbation.

P. S. Comme je ne saurais réparer trop complètement ma sottise, j’ai écrit à Arthur pour qu’il renonçât à toute espérance ; ainsi je crois qu’il ne vous importunera plus.

Léon écrivit sans doute énergiquement à sa mère et à son ami, car je n’entendis plus parler de rien. Depuis ce moment, je commençai à respirer. D’un mot, il m’avait délivrée d’une persécution fâcheuse ; je me trouvais heureuse de lui en avoir l’obligation, et cependant je voyais par sa lettre combien il était irrité contre la faible Albertine ; mais il admirait le caractère de Constance…

La singulière proposition de Léon méritait une réponse, voici celle que je lui adressai.

Paris, ce…

Monsieur, Recevez l’expression de ma reconnaissance ; depuis que vous avez écrit à madame votre mère, elle a eu la bonté de ne plus me parler de mariage. Elle m’a appris que madame Darcy allait marier son fils à Perpignan, je fais des vœux pour son bonheur. Votre seconde proposition m’a fait sourire, cependant je dois vous avouer que je ne la trouve pas moins bizarre que la première. Vous voulez courir le monde pour me servir, ah ! Monsieur, quelle imprudence ! Connaissez-vous le caractère de celui dont vous parlez ? Ne devriez-vous pas deviner à présent que son estime m’est aussi précieuse que sa tendresse ? et ne serais-je pas perdue dans son esprit, si je faisais courir après lui ? C’est une question que je vous adresse ; au reste, je ne refuse pas l’offre de vos services, peut-être m’en rendrez-vous un jour de plus importans que d’avoir éloigné Arthur ; mais souffrez que j’attende celui dont je ne veux devoir le retour qu’à lui seul. Malgré les injustes soupçons dont il vient de m’accabler tout nouvellement, je n’en suis pas moins déterminée à lui rester fidèle. C’est le temps qui lui dévoilera un jour qu’il se trompe, me calomnie, et a plus de torts que moi.

Je trouvai le moyen de soustraire ces dernières lettres aux regards de madame d’Ablancourt.

Je continuai toujours à lui écrire pour sa mère qui trouvait ce moyen très-commode. Quelquefois aussi j’écrivais sous sa dictée à Léon ou à d’autres personnes, et je fus par-là plus au fait de toutes les affaires de madame d’Ablancourt que son fils ne l’était lui-même.

Comme mes lettres étaient devenues beaucoup plus intéressantes depuis la confiance que je lui avais accordée, Léon m’écrivit un jour celle-ci :

Londres, ce…

Mademoiselle,

En recevant les lettres obligeantes que vous voulez bien m’adresser, il m’est impossible de ne pas féliciter ma mère d’avoir auprès d’elle une personne douée d’autant de mérite et de sensibilité. J’éprouve un plaisir infini à vous devoir de ses nouvelles.

Continuez-moi vos bontés, parlez-moi de la meilleure des mères, et joignez de grâce à ce bienfait celui de m’apprendre si madame de Genissieux, ma tante, est toujours à Saint-Marcel ; il y a un temps infini qu’elle ne m’écrit plus. Vous m’obligeriez de me donner en même temps des détails sur plusieurs familles qui habitent Saint-Marcel, qui m’ont comblé de politesses, et que je ne puis oublier, etc., etc.

Cette lettre me fît une vive impression ; je vis que Léon, toujours occupé de moi, voulait intéresser mademoiselle Constance en sa faveur et tâcher d’obtenir, par elle, ce qu’il n’avait pu devoir à sa mère. Il ne me nommait point, et sa discrétion envers moi-même me faisait grand plaisir. Je trouvais sa curiosité si naturelle et de si bon goût dans un homme du monde, que je fis remarquer à madame d’Ablancourt, qui lisait cette lettre, qu’il fallait lui répondre sur cet article. Ce n’était point son avis ; elle m’avait toujours engagée, quand je répondais pour elle, à traiter légèrement ce sujet, et depuis que j’écrivais en mon nom supposé, cela paraissait tout simple ; elle m’ordonna donc de ne point répondre encore à cette dernière lettre, et d’attendre sa décision à cet égard.

L’inquiétude de Léon sur mon sort soutenait mon courage près de m’abandonner, mais j’avais souvent peur que la persuasion où il était de mon mariage avec Adrien ne le décidât à prendre enfin son parti et à oublier une personne qui n’existait plus pour lui.

Un jour que j’étais seule dans ma chambre, un domestique de la maison apporta une lettre pour mademoiselle Constance ; l’adresse était d’une écriture inconnue. Je l’ouvris avec vivacité et inquiétude ; elle était de Léon. La voici :

Londres, ce 24…

Mademoiselle,

Je profite du départ d’un de mes compatriotes pour m’adresser à vous en particulier, car je pense que votre déférence pour ma mère vous aura empêchée de répondre à ma dernière lettre. Mademoiselle, vous avez gagné toute ma confiance par une correspondance aussi flatteuse pour moi, et j’ose espérer vous avoir aussi inspiré quelque intérêt ; vos lettres m’en sont un sûr garant. Tant de délicatesse dans les sentimens, tant de précision à les énoncer, annoncent une ame généreuse et un cœur sensible. Permettez-moi de vous ouvrir le mien ; rendez-moi un service auquel je mets le plus grand prix ; apprenez-moi le sort de mademoiselle Albertine, nièce de M. de Saint-Albe, à Saint-Marcel. Cette démarche ne peut point vous compromettre, et vous obligerez une personne reconnaissante qui vous sollicite depuis long-temps. C’est mon ami Félix de Sénac qui a écrit l’adresse, pour éviter de vous causer aucun ennui ; il laissera ma lettre au portier. Croyez à la reconnaissance de votre dévoué serviteur.

Je relus dix fois cette lettre ; combien je me trouvais heureuse ! Léon songeait à moi plus que jamais, et il n’osait m’appeler autrement qu’Albertine ! Je me félicitais sérieusement de ce qu’il ne m’avait point appelée madame Desmousseaux ; ce nom de sa part m’aurait désolée. Il me semblait qu’en me nommant Albertine, il comptait encore sur moi. Le nom de Félix me fit tressaillir ; je craignais et je souhaitais de le rencontrer chez madame d’Ablancourt, je ne savais pas alors qu’il n’était point lié avec cette dame.

Cependant c’était à moi-même que Léon s’adressait pour avoir de mes nouvelles ; il fallait lui répondre, en avoir pitié, et je ne l’osais, lorsque mademoiselle Fanny, qui était en correspondance avec Julien, vint m’apprendre avec une grande agitation que, depuis son retour d’Écosse, Léon avait eu plusieurs accès de fièvre ; qu’il s’obstinait à cacher son état à sa mère, et que Julien attendait que son maître eût fait une consultation pour écrire à madame la baronne.

Effrayée de cette nouvelle et persuadée que ma réponse aiderait au recouvrement d’une santé si chère, je pris le parti de lui répondre sur-le-champ.

Paris, ce…

Monsieur,

J’ai reçu toutes vos lettres, et la dernière du 24 ; je n’ai tant tardé à répondre à la confiance que vous voulez bien m’accorder, que parce qu’il ne m’était pas facile de vous donner des nouvelles de Saint-Marcel ; mais je sais que tout le monde s’y porte bien, et que mademoiselle Albertine n’est pas mariée. Puissiez-vous être satisfait des nouvelles que je vous envoie ! c’est un souhait que je fais bien sincèrement. Mon attachement pour madame votre mère autorise l’empressement que je mets à vous être utile, et à répondre à l’idée avantageuse que vous voulez bien avoir de moi.

Madame votre mère se porte bien.

Dès que ma lettre fut écrite, je me hâtai de la faire partir ; je sentais qu’en tardant un instant, une sorte de honte me l’eût fait déchirer. Son départ me mettait à l’abri de ce que devaient m’inspirer mes scrupules ; car je prévoyais déjà que mes vains regrets ne pourraient pas empêcher là lettre de marcher à son adresse.

Il est donc vrai de dire qu’il y a en nous deux principes qui agissent en sens contraire.


CHAPITRE VII.


Quelques jours après le départ de ma lettre, madame d’Ablancourt reçut celle que Julien avait annoncée à Fanny. Il lui apprenait que son fils, triste et mélancolique, était menacé du spleen ; que le médecin ne voyait point d’autre remède que de retourner sur le continent dès que le malade en aurait la force.

Sitôt que cette excellente mère fut informée de la situation de son fils, elle ne songea qu’à partir pour aller le chercher et le ramener le plutôt possible. Elle me fit appeler, me fit lire la lettre, et m’engagea à l’accompagner. Ah ! quelle douleur je ressentis alors de ne pouvoir accepter une offre si séduisante ; mais je savais que ce n’était point de cette manière que je devais revoir Léon. Ma fuite était une faute dont je sentais le poids s’appesantir tous les jours, et je connaissais assez la sévérité de ses principes pour redouter son jugement sur ma conduite, quelque flatteur qu’en fût pour lui le motif.

Je restai inébranlable dans mes refus, et je demandai la permission de me retirer à Joigny dans ma famille supposée.

Je reçus alors la récompense de tous les soins que j’avais eus pour madame d’Ablancourt pendant sa longue maladie ; elle ne cessait de faire mon éloge. Sa reconnaissance envers moi ne devait cesser qu’avec la vie qu’elle avait recouvrée par mes soins. Elle craignait que je ne fusse malade pour lui avoir prodigué trop de nuits, s’occupait de mon avenir, et voulait absolument m’être utile. Tant de bontés me touchaient dans celle que j’aimais comme une mère ; mais, malgré ses instances. je ne voulus rien accepter. Je la priai de me permettre de lui écrire, et je remis à son retour d’Angleterre l’avantage de profiter de sa protection, bien déterminée intérieurement à n’en point user. Ma fierté, ma délicatesse m’ordonnaient de fuir sa maison au moment où son fils allait y entrer, et jamais je ne m’en sentis plus le courage ; cependant, en quittant madame d’Ablancourt, je croyais me séparer une seconde fois de Léon, Je m’en séparais en effet ; je m’éloignais pour ne plus revenir : qu’allais-je devenir sans asyle, ayant fui de la maison de mon oncle ? Ces mots écrits à Léon soutenaient mes forces. Je savais combien il serait heureux de me trouver libre ; mais où devait-il me chercher ? Comment devait se présenter Albertine à ses yeux ? Voilà ce qui me mettait au désespoir.

Tandis que tous les domestiques s’occupaient des préparatifs de ce voyage, et que la maison était en désordre, comme il arrive toujours la veille d’un départ, j’entendis frapper à ma porte, et demander mademoiselle Constance. J’écrivais à l’associé de mon frère, et je répondis, que c’était moi. Alors je me levai, et un domestique en livrée s’avança. Il parut frappé en me regardant, et recula de trois pas en levant les mains au ciel. Sa physionomie ne m’était pas inconnue, mais je ne pouvais me ressouvenir où je l’avais rencontré.

Pour lui, me reconnaissant aussitôt, il me salua par mon véritable nom, et me demanda depuis quand j’avais quitté Saint-Marcel. Je le regardais sans pouvoir articuler un seul mot. « Ah ! ah ! vous êtes chez madame la baronne d’Ablancourt ! mademoiselle Fanny ne nous a pas dit cela. — Mademoiselle Fanny ! — Oui, chez madame la baronne d’Ablancourt ! cela surprendra bien Madame. — Eh ! quelle dame ? de qui parlez-vous ? — Comment ! vous ne reconnaissez pas André, qui a eu l’honneur de vous conduire en calèche (en saluant), le cocher de madame de Courcel, aujourd’hui au service de madame de Séligny. » Ces mots furent un coup de foudre pour moi. « Madame de Séligny, ô ciel ! que veut-elle de moi ? — Mais je ne sais que vous répondre. C’est que, voyez-vous, on m’a dit un autre nom ; ainsi, ajouta-t-il en tournant son chapeau, c’est une autre personne que l’on demande. — Vous avez raison ; mais que voulez-vous de mademoiselle Constance ? — Ah ! voyez-vous, cette demoiselle est une amie de mademoiselle Fanny. — De mademoiselle Fanny ? — Oui, vraiment. Mademoiselle Fanny, qui est une bonne fille, est venue prier Madame de s’intéresser à cette pauvre demoiselle, qui perdra tout par le départ de madame la baronne. Oh ! c’est une excellente personne que cette demoiselle Fanny ; ça vous est serviable ! — Écoutez-moi bien, mon cher André. — Oui, mademoiselle Albertine. — Eh ! taisez-vous, je vous en prie, vous me faites trembler. Dites à madame de Séligny que vous avez vu mademoiselle Constance. » Il regarda autour de lui. « C’est moi qui suis mademoiselle Constance. Puis-je compter sur votre discrétion, mon cher André ? — Oh que oui, mademoiselle Albertine… je veux dire mademoiselle Constance. Qu’y a-t-il pour votre service ? » Je sentais qu’il fallait attaquer mon homme par l’endroit sensible, et se hâter de le congédier. Je tirai la bourse de mon oncle, et lui présentant deux louis, je le priai de ne point dire à madame de Séligny qu’il m’eût rencontrée. « Tenez ; je ne vous demande que huit jours de discrétion. Ne prononcez point mon nom, et dites à votre maîtresse que mademoiselle Constance ira chez elle quand madame la baronne sera partie. » Il regardait les deux louis sans oser y toucher… Mon inquiétude augmentait, lorsque, prenant sa résolution, il s’écria, en tendant main : « Allons, j’y consens. Huit jours, ça n’est pas long. — Je compte sur vous ; soyez discret ; sortez d’ici sans parler à personne, et je me ressouviendrai de vous. » Il me salua, et je l’accompagnai aussi loin qu’il me fut possible pour l’empêcher de causer avec les domestiques ; mais il ne rencontra personne, et je le vis sortir dans la rue sans avoir été aperçu.

Cette découverte me mettait dans de vives alarmes. Je voyais que mademoiselle Fanny avait conservé des relations dans la maison de mon ennemie, malgré la défense de madame d’Ablancourt, et qu’elle ne voulait me placer chez madame de Séligny que dans l’espoir de me faire perdre les bonnes grâces de sa maîtresse. Son projet était de m’expulser de la maison ; elle ne voulait point me voir revenir au retour d’Angleterre, et croyait faire un coup de maître en me plaçant de la sorte. Malgré mes deux louis je n’étais point sûre de la discrétion du cocher. Je savais que le plaisir de surprendre a tant d’attraits pour les gens de celle classe, que la récompense diminuait de prix à leurs yeux, et je ne songeai plus qu’aux moyens de partir promptement pour me soustraire aux pièges qu’on pouvait me tendre. Le départ de madame d’Ablancourt me laissait seule sur la terre, et séparée de la mère de Léon, je me croyais perdue !

Madame de Séligny, impatiente de voir revenir son émissaire avec mademoiselle Constance, n’eut pas plutôt entendu la voix d’André qu’elle sonna pour le faire monter : — Eh bien ! avez-vous trouvé cette demoiselle Constance ? — Oui, madame… Non, madame. — Que voulez-vous dire ? — Dame ! c’est que ce n’est pas aisé. — Comment ? il n’est pas aisé de trouver cette fille et de… — Ce n’est pas une fille, madame, c’est une… — Parlez nettement, ne vous troublez pas. Cette Constance, fille ou non, l’avez-vous vue ? — Madame, je ne l’ai pas vue. — Vous ne l’avez pas vue ? et à qui avez vous donc parlé ? — À une autre. — Voilà une réponse bien claire, quelle est cette autre ? — Voilà précisément ce que je ne puis dire à madame. — Il m’impatiente avec son air niais et rusé tout à la fois, Quelle est cette autre personne qui vous a parlé ? Vous restez là planté comme une statue. Est-ce que vous ne pouvez parler ? Heim ! vous ne répondez pas ? Est-ce que cette belle demoiselle… Ah ! belle, oui ; très-belle, cela peut se dire. J’entends ; elle ne veut pas venir chez moi, parce qu’elle appartient à madame d’Ablancourt, et vous n’osez me le dire, c’est donc là ce grand mystère ? » André secoua la tête. « Est-ce qu’on aurait acheté votre silence ? Je commence à le soupçonner. Autrement, je vous croirai enclin au défaut habituel à vos pareils. Oui, vous êtes ivre, et je vais vous renvoyer. — Me renvoyer. Ah ! madame, ne fera pas cette mauvaise action-là ! Je suis un honnête garçon, vous saurez tout dans huit jours. — Ah ! ah ! c’est un secret. Je n’en veux pas chez moi. Allons, sachons, mon cher André, combien on vous a donné pour ces huit jours ; vous pouvez me le dire. — Oh oui, madame, on ne me l’a pas défendu. Voilà ce que l’on, m’a donné, » et il montra les deux louis. « Comment ! de quelle importance est donc ce mystère ? Deux louis pour que vous ne me disiez pas qui vous avez vu ? Tenez en voilà trois. Un honnête domestique n’a point de secret pour ses maîtres. — Ah ! madame, je ne le puis ; » et il remit l’or sur la table. « Vous me refusez ! — Ah ! cette pauvre demoiselle aurait trop de chagrin ; elle craint tant de revoir madame. — De me revoir ? — Elle a tremblé comme la feuille quand j’ai dit que je venais de la part de madame. — Elle a tremblé !… Quel soupçon ! mais je ne puis le croire. Quelle apparence que la nièce de M. de Saint-Albe soit chez madame d’Ablancourt. — Madame, vous lui direz bien, quand elle viendra, que c’est vous qui avez deviné. Moi, je n’ai rien dit. — Et il sortit précipitamment.

Quand madame de Séligny fut seule, elle songea au parti qu’elle allait tirer d’une découverte aussi essentielle. André, qui m’avait vue aux eaux, pendant près de deux mois, devait m’avoir bien reconnue, et c’était certainement moi, il n’y avait pas à en douter ; d’un autre côté, elle connaissait trop la sévérité de mœurs de madame d’Ablancourt pour croire qu’elle autorisât la maîtresse de son fils à vivre auprès d’elle. C’était donc sous un nom supposé, sous ce nom mystérieux de Constance, que je m’étais introduite chez elle ? Madame d’Ablancourt était au moment de partir, elle lui écrivit sur-le-champ :

Madame,

Notre ancienne amitié m’engage à vous apprendre ce qui se passe sous vos yeux, et que vous ignorez sans doute. Sachez, Madame, qu’on vous trompe et qu’on se joue de votre crédulité depuis plus de six mois. La personne que vous avez auprès de vous, sous le nom de Constance, est la maîtresse de M. votre fils, cette audacieuse Albertine qui nous a causé tant de chagrins. Je ne sais si elle est d’accord avec lui et quel est son projet, mais je ne puis croire qu’elle ose encore se flatter de s’unir au baron d’Ablancourt. Le fier Léon n’épousera jamais la femme de chambre de sa mère ! Elle s’est sauvée du château de Saint-Marcel pour courir après lui. Elle attendra son retour pour le poursuivre partout, n’en doutez pas. C’est une femme adroite, insinuante, sachant habilement jouer le rôle qui lui convient, et d’autant plus dangereuse qu’elle est d’un extérieur séduisant. Ma démarche est bien désintéressée, car je ne pense plus à Léon et je suis au moment de marier Octavie ; c’est donc uniquement pour vous obliger et vous empêcher d’être plus long-temps la dupe de cette créature, que je vous écris. J’ai acquitté le devoir de ma conscience et je vous salue.

Pendant la lecture de cette lettre, la colère, l’indignation se peignirent alternativement sur la figure de madame d’Ablancourt. Elle ne pouvait revenir de sa surprise : Albertine de Saint-Albe chez elle ! si douce, et par conséquent si fausse ! Elle songea qu’elle avait servi elle-même d’instrument à cette intrigue, par la correspondance qu’elle avait permise, qu’elle avait ordonnée, et elle frémit. Pressée de s’éclairer sur des faits si importans, elle pensa qu’Albertine n’étant point préparée au coup qu’elle allait lui porter, elle en obtiendrait plus sûrement la vérité. Elle me fit appeler et je me rendis aussitôt dans sa chambre. La sévérité de son regard était remarquable. « Tenez, me dit-elle sans détour, voilà ce qu’on m’écrit, que faut-il que j’en pense. » Je pris la lettre, et dès les premières lignes je vis que j’étais perdue ; je continuai à lire et quand je fus à l’endroit : « Elle s’est sauvée du château de Saint-Marcel pour courir après lui. » Mes forces m’abandonnèrent et je tombai sur une chaise qui se trouvait près de moi. Je n’en finis pas moins cette lecture et restai accablée de honte et de douleur. Mes yeux se remplirent de larmes et je m’écriai : « Oh ! Madame, pardonnez-moi de vous avoir trompée ; je suis Albertine… » Les sanglots m’empêchèrent de continuer. « Comment ! c’est vous ? Voilà cette personne dont j’avais une si haute opinion ? Vous ! Mademoiselle de Saint-Albe, la nièce du respectable M. de Saint-Albe dans un état de servitude chez la mère d’un homme qui vous a crue digne de porter son nom ! Mais qu’espérez-vous de ce stratagème ? Des idées si romanesques sont indignes de plaire à une personne du caractère de mon fils. La réputation de sa femme lui sera aussi chère que la sienne ; et vous, Mademoiselle, avez-vous respecté la vôtre ? » Mes larmes coulaient en abondance. « Il ne vous reste que le parti de rentrer en grâce avec votre oncle : vous n’en avez pas d’autre ; mais si vous n’osez tenter ce moyen, j’aurai soin de vous. J’entrerai par là, dans les intentions de mon fils. Je connais sa générosité ; il ne souffrira pas qu’une personne pour qui il a eu de l’attachement soit jamais exposée à la misère et aux dangers dont elle menace une fille de votre âge. » Ces derniers mots me rendirent des forces ; je me levai et je répondis avec fierté : « Je vous remercie, Madame, je n’accepterai rien de vous ni de M. votre fils ; mon refus de vous accompagner en Angleterre aurait seul dû vous prouver que ce n’est pas lui que je suis venu chercher ici. — Qui m’assurera que vos lettres ne l’aient point informé de vos desseins, et que vous ne vous fassiez un mérite de ce refus auprès de lui ? » Ma dernière lettre à Léon me rendait coupable, je ne répondis rien. « Je vois que Léon savait à qui il écrivait ? — Non, Madame, il ne le savait pas, répondis-je avec cet accent de vérité qui ne laisse jamais de doute. — Il suffit. Sortez de chez moi le plutôt possible ; vous sentez que je ne puis autoriser votre séjour ici… Antoine, mon vieux intendant, vous accompagnera où vous voudrez. Retirez-vous. — Quelle humiliation ! Ô ! quel châtiment je recevais pour avoir quitté la maison de mon oncle ! Je ne savais où aller, mais je voulais partir sur-le-champ, et j’étais aussi pressée de sortir de ce lieu redoutable que j’avais eu d’envie d’y entrer il y avait six mois.


CHAPITRE VIII.


Madame d’Ablancourt partit le lendemain à cinq heures du matin, et je ne la revis pas. Mais, à l’heure de mon réveil, le bon Antoine entra dans ma chambre, m’offrit ses services de la part de madame la baronne, et me remit une lettre. Après avoir reçu mes ordres pour mon départ, je le rappelai : « — Qui vous a chargé de me remettre cette lettre ? — Madame la baronne, et j’ai ordre de lui écrire quand Mademoiselle sera arrivée à Joigny, pour lui donner de ses nouvelles. » Lorsque je fus seule, je m’empressai de décacheter cette lettre. Je complais sur quelques mots consolans, pour réparer sa rigueur de la veille ; je m’attendais aussi à des sermons que j’avais bien mérités… Ce n’était rien de tout cela, mais un contrat de rente qui devait assurer à jamais mon existence. « Je suis donc bien coupable, pensais-je, puisque je reçois tant d’affronts ! Ah ! Léon, que vous me coûtez cher ! Et vous êtes perdu pour moi ; car, je le vois, votre mère irritée va user de tout son ascendant sur vous pour me nuire, et la sévérité de vos jugemens me perdra tout-à-fait dans votre esprit. »

Je recachetai la lettre, l’adressai à madame d’Ablancourt, et je chargeai Antoine de lui écrire qu’il l’avait entre ses mains. Je partis le même jour, accablée de douleur. Mon projet était de m’adresser à l’associé de mon frère. Il fallait tâcher d’attendrir mon oncle, et attendre les événemens. Je sentais que, quelque grands que fussent les chagrins que je pouvais trouver dans ma famille, ils seraient bien plus supportables que le mépris et les mortifications dont on abreuve une jeune fille quand elle n’est plus protégée par ses parens.

Arrivée à la porte de l’associé de mon frère, je le fis demander sous le nom d’Albertine. J’étais lasse de tromper, et l’autre nom m’avait fait trop de mal. Il vint aussitôt, me reconnut, et me fit l’accueil le plus amical. Je le priai de me recevoir jusqu’à la réponse de mon frère, et je congédiai Antoine.

L’associé me conduisit auprès de sa femme, qui me reçut à merveille, ainsi que ses filles. L’urbanité de cette famille, ses soins, ses prévenances, me remirent à ma place, et le nom d’Albertine, prononcé souvent, me reportait déjà à Saint-Marcel. Je reprenais de la considération en me rattachant à mes devoirs, et mon cœur déchiré ne soupirait qu’après le pardon de ma faute.

Mes hôtes discrets n’osaient point me questionner ; mais ils savaient que je m’étais sauvée de chez mon oncle pour ne point épouser Adrien, et l’apparition du vieux intendant leur prouva mieux que je ne l’aurais fait, que je venais de quitter une personne considérable qui, sans doute était ma parente. J’envoyai chercher madame Duclos ; elle était en voyage depuis un mois, et je la regrettai vivement.

J’écrivis à mon frère le jour suivant, et, cinq jours après ma lettre, je le vis entrer dans ma chambre. Je ne l’avais point vu depuis son mariage : avec quel plaisir je me jetai dans ses bras ! combien nous jouîmes du bonheur de pleurer ensemble ! Ô douces affections de la nature ! vous versez un baume salutaire sur les plaies du cœur, et votre aimable instinct ne se trompe jamais ! Je craignais que mon oncle ne me repoussât de chez lui ; mon frère devina mon inquiétude, et me rassura : « Mais je ne vous apporte pas un entier pardon. Vous connaissez mon oncle… votre faute… Ah ! ma sœur, nous oublier pendant six mois entiers ! ne donner de vos nouvelles à personne ! Et où donc étiez-vous ? — Mon frère, je vous répondrai mais, de grâce, satisfaites ma curiosité, parlez-moi de mon oncle. Comment se porte-t-il ? veut-il me revoir ? — Non ; mais il veut vous recevoir : vous serez chez lui, et vous éviterez sa rencontre ; c’est tout ce qu’il exige. — Ô mon frère ! — J’espère que nous l’adoucirons : il est déjà satisfait de votre retour ; le temps et votre soumission feront le reste. — Vous ne me parlez pas de votre femme, ni de madame Duperay ? — Elles vous attendent avec impatience, et vous ont toujours regrettée. — Rose ? — Rose est toujours très-jolie ; mais il y a quelqu’un dont vous ne me dites rien. » Après une pause : « Eh bien ! mon frère, comment se porte-t-il ? — Très-bien. Il est au moment de se marier ; son mariage se fera peut-être dans huit jours, — Dans huit jours ? mais si je ne parlais qu’après cet événement ? — J’ai dit huit jours ; il peut se faire que ce soit quinze ou vingt. Ce pauvre Adrien n’est pas accoutumé à compter juste quand il s’agit du jour de son mariage. — J’aime d’avance votre chère Émilie ; croyez-vous qu’elle me reçoive bien ? pourra-t-elle oublier ma faute ? — Elle ne se souvient que de mon pardon. Eh ! comment oublier que sans vous nous ne l’aurions jamais obtenu ! » Je soupirai tristement, et je parus accablée. « Mais, ma chère sœur, continua-t-il, apprenez-moi donc où vous avez passé ces six mois éternels ? » J’éprouvais la plus grande honte à avouer à mon frère que j’étais entrée chez la mère de Léon sous un nom supposé. L’imprudence de ma conduite ne s’était jamais si bien fait sentir que dans ce moment. J’hésitais, et ne voulais pas mentir, lorsque mon frère qui m’examinait, prenant un ton plus sérieux, me dit : « Il a couru un bruit que nous n’avons jamais voulu croire, et que notre amitié pour vous a caché à mon oncle : on a entendu dire aux gens de madame de Courcel que vous aviez suivi le baron d’Ablancourt en Angleterre. Votre trouble me cause la plus grande inquiétude. — Ah ! mon cher Eugène, n’en croyez rien ; je suis toujours digne de vous. C’est madame de Séligny qui m’a calomniée. » Et je lui appris alors tout ce que j’avais fait depuis ma fuite de Saint-Marcel. Je ne cherchai point à lui déguiser le bonheur que j’avais eu de vivre auprès de la mère de Léon absent. Je parlai de ma correspondance avec lui sous le nom de Constance, et ordonnée par madame d’Ablancourt sous sa dictée. Je peignis le tendre attachement que j’avais inspiré à cette femme respectable ; et, enfin, j’avouai en pleurant de quelle manière humiliante elle m’avait congédiée quand elle avait su mon véritable nom.

Mon frère, trop heureux que je n’eusse point revu Léon, eut l’air de glisser légèrement sur tout le reste. Il jugea de mon repentir par mes larmes, et ne songea qu’à me donner du courage. Nous partîmes le lendemain, après avoir remercié nos aimables hôtes, et je revis Saint-Marcel avec une émotion difficile à décrire.

C’était malheureusement un dimanche : tout le monde se promenait sur le grand chemin, et l’on reconnut bientôt Eugène. M. Desmousseaux le père, agitant sa canne, fit signe au postillon de s’arrêter, et dans l’instant la compagnie entoura la voiture. Tous les regards se portèrent sur moi ; j’aurais voulu me cacher dans les entrailles de la terre. Chacun cria : « Bonjour, Eugène ! bonjour, mademoiselle Albertine ! » et le postillon continua sa route.

En entrant dans la cour du château, j’aperçus quelqu’un qui s’enfuyait ; c’était mon oncle… Mon frère l’avait reconnu ; il jeta les yeux sur moi, et, devinant ma pensée, il dit : « Allons, ma sœur, nous voici à Saint-Marcel ; c’est un grand point. » Tous les domestiques vinrent à ma rencontre, et m’exprimèrent leur joie de me revoir.

Émilie accourut embrasser son mari ; il me présenta à elle avec empressement, et je me jetai à son cou en l’appelant ma sœur, ma chère sœur !

Je demandai à me reposer un instant, et je retournai dans ma chambre. Tandis que je me livrais aux plus tristes réflexions, madame Blanchard ouvrit la porte, et parut avec l’air grave et posé qu’elle avait ordinairement. « Bonjour, ma chère madame Blanchard ; je suis charmée de vous revoir. Ah ! combien j’ai été à plaindre depuis que je vous ai quittée ! — Mademoiselle, le temps est un grand maître ; il nous apprend bien des choses ! — Madame Blanchard, comment se porte mon oncle ? est-ce que je ne le verrai point ? — Ah ! mademoiselle, si vous aviez pu être témoin de son chagrin et de sa colère lors de votre départ ! et l’arrivée de ce cher Eugène ! Monsieur, si heureux de vous accorder la grâce de votre frère pour récompenser votre obéissance ! Mademoiselle, quelle faute ! Vous, le modèle de notre sexe ! J’ignore tout ce qui vous est arrivé, mais mon âge et mon expérience me font craindre… — Madame Blanchard, donnez-moi des nouvelles de toutes ces dames : madame de Genissieux est-elle ici ? — Eh ! Mademoiselle, oubliez cette famille, qui ne vous a causé que des chagrins ; la tante, une indiscrète, et le neveu, un trompeur. — Vous ne rendez pas justice à M. d’Ablancourt : il ne sait pas que j’ai quitté Saint-Marcel. — Quoi ! Mademoiselle, M. Léon, en vérité, vous ne l’avez pas vu ? Ah ! que je suis heureuse ! Mais chez qui demeuriez-vous ? — Chez une dame très-respectable, que j’ai quittée pour revenir chez mon oncle. — À la bonne heure. Je suis enchantée de savoir tout cela : voilà une réponse aux caquets de certaines gens. Quand ils viendront me faire leurs sots contes, j’aurai de quoi les démentir. Mais on me demande, je vous laisse : j’ai affaire là-bas. »

J’étais tristement assise devant ma fenêtre, occupée à regarder dans la campagne, lorsque j’entendis la sonnette de mon oncle. Je me ressouvins que ce son m’avait fait tressaillir bien souvent, et je regrettai, cette fois, de n’avoir pas à le redouter.

C’était mon frère que demandait mon oncle. Il voulait avoir des détails sur ma conduite pendant mon absence. Eugène, bien déterminé à cacher à tout le monde mon séjour chez madame d’Ablancourt, ne voulut faire aucun mystère à mon oncle, et lui rendit notre conversation. La vanité d’un seigneur de village fut très-blessée en apprenant sous quel nom et sous quel titre j’étais entrée chez une baronne, mon égale ; mais l’absence de Léon, et la protection de sa mère, le ramenèrent un peu, et me rendirent moins coupable à ses yeux. Mon frère lui parla du désir extrême que j’avais de demander mon pardon ; mais mon oncle fut inexorable, et ne voulut point me revoir.

La chasse était toujours le plaisir le plus vif du château de Saint-Marcel, et les MM.  Desmousseaux les chasseurs les plus fidèles.

Dès que mon frère m’eut justifiée auprès de mes anciennes amies qui hésitaient à se rendre au château, elles accoururent ; Henriette et Rose s’empressèrent les premières de venir m’embrasser. Je les revis avec plaisir : j’appris par elles qu’Adrien était resté le meilleur ami de mon frère, et qu’il allait épouser une riche héritière des environs.

Je dînais dans ma chambre, n’ayant pas la permission de me montrer devant mon oncle, et mes deux amies venaient quelquefois dîner avec moi. Ma vie se passait bien tristement, mais enfin j’étais rétablie chez mon oncle. Ma réputation, qui avait tant souffert, commençait à s’améliorer, et je me flattais de temps en temps que Léon serait content de me savoir rentrée sous le toit paternel. J’avais chargé Antoine de m’envoyer mes lettres par l’associé de mon frère, et je calculais que Léon avait eu le temps de me répondre avant l’arrivée de sa mère. J’attendais, et l’espérance ne m’abandonnait point.

Lorsque mon oncle était parti pour la chasse, je sortais de ma chambre, et je me promenais dans ce parc où tout me rappelait la présence de celui que je ne pouvais oublier.

Henriette avait repris son attachement pour moi, et me comblait d’amitié. Depuis que son frère avait trouvé une héritière, elle me pardonnait de l’avoir refusé. Je lui confiai alors toutes mes peines, et, comme je pouvais compter sur sa discrétion, je l’entretins, avec les plus grands détails, de mon séjour chez madame d’Ablancourt. Je lui montrai les lettres de Léon à Constance, celle que j’avais reçue de lui à Saint-Marcel, et enfin la lettre de Félix. Ces monumens de sa tendresse étaient, ainsi que son portrait, tout ce qui m’en restait, et je ne cessais de m’en occuper.

« Ma chère amie, me dit un jour madame Duperay, je n’ai point encore osé vous dire combien votre retour a fait d’impression sur mon pauvre frère ; mais je suis très-contente qu’il ne vous voie pas. Savez-vous pourquoi il s’est décidé à épouser mademoiselle Clairemont ? vous ne le devineriez jamais. C’est une personne assez jolie, mais d’un esprit médiocre. Lorsque mon frère fut présenté dans sa famille, elle lui inspira peu d’intérêt, et il dit en lai-même : Voilà une demoiselle qui ne sera pas ma femme. Quel charme lui trouve-t-on ? Le charme ne tarda pas à se faire sentir. Son père, s’adressant à elle, l’appela ma chère Albertine ; et voilà mon frère dans l’enchantement, découvrant en elle mille qualités ravissantes, et portant la prévention au point de lui trouver des rapports avec vous. De sorte que son attachement ne doit pas dater du premier jour qu’il l’a vue, mais du premier moment qu’il l’a entendu nommer. Vous voyez l’ascendant que vous avez sur ceux qui vous ont aimée. »

Quelques jours après cette conversation, Adrien célébra son mariage avec mademoiselle Clairemont ; et, les jours suivans, je le vis entrer dans le château, amenant sa femme à son parrain. Placée derrière une jalousie pendant qu’ils traversaient la cour, je ne remarquai pas sans attendrissement qu’Adrien leva les yeux plusieurs fois du côté de mes fenêtres. Ils entrèrent dans le salon, firent leur visite, et ne parlèrent point de moi. Mon oncle, toujours inexorable, refusait de me voir. Je lui avais écrit pour implorer mon pardon, mais je n’en avais reçu aucune réponse. Mon frère et ma belle-sœur étaient sans cesse auprès de moi, et, par mille tendres soins, tâchaient d’adoucir la réclusion où me condamnait la sévérité de M. de Saint-Albe.

Les jours, les mois s’écoulaient, et je ne recevais aucune lettre. Quand je réfléchissais aux faibles liens qui semblaient encore m’attacher à Léon, je frémissais. Ma dernière lettre était tout ce qui pouvait le ramener à moi, et cette lettre pouvait se perdre dans la traversée. Sa mère, devenue soupçonneuse, pouvait l’intercepter à son arrivée. Il était malade, peut-être très-mal, peut-être en danger, peut-être… et je n’avais point de nouvelles ! Je pris le parti d’écrire à Antoine, chez madame d’Ablancourt à Paris.

Je n’ai point encore parlé de madame de Genissieux ; elle était à Saint-Marcel, raccommodée avec mon oncle qui, la regardant comme une femme plus inconséquente que méchante, ne l’avait pas jugée digne d’une plus grande colère. Elle demanda la permission de me voir et l’obtint.

Le mariage d’Adrien fit naître des fêtes dans sa famille et dans la mienne, auxquelles je ne participais pas, mais dont mon frère et mes amies, Henriette et Rose, venaient me faire le détail. C’étaient, ou des parties de chasse aux environs, ou des promenades sur le beau canal qui entourait le parc de mon oncle.

Ma captivité avait cela de bon, qu’elle m’empêchait de me montrer aux yeux de tout le monde ; et, les jours de réunions je bénissais mon oncle de sa rigueur, mais pourtant je le trouvais trop sévère.

Il y avait à peu près quatre mois que j’étais rentrée à Saint-Marcel. Depuis que j’avais eu l’idée d’écrire à Antoine pour avoir des nouvelles de ses maîtres, j’attendais sa réponse et n’en recevais point. Ma santé s’altérait, et le besoin de revoir mon oncle et de me réconcilier avec lui devenait de jour en jour si impérieux qu’un soir, ne pouvant plus y résister, seule dans ma chambre, tout étant plongé dans le silence autour de moi, je me glissai le long d’un grand corridor qui conduisait à l’autre aile du bâtiment, et j’arrivai à la porte de la bibliothèque, étonnée d’avoir osé venir jusque-là. Je m’arrêtai… la porte était ouverte, et j’entendis la voix de mon oncle. Cette voix terrible, qui m’avait si souvent effrayée, me fit alors le plus grand bien ; il y avait plus de dix mois que je ne l’avais entendue ! Je distinguai parfaitement celles de mon frère et de sa femme. Tous trois parlaient avec agitation, et il me semblait que mon oncle lisait. J’entendis ces mots sortir de la bouche de mon frère : « Ma pauvre sœur en mourra ; elle n’aura pas la force de résister à cet horrible coup ! » Incapable de maîtriser mes mouvemens, prévoyant le plus affreux malheur, je pousse la porte, et, me précipitant aux genoux de mon oncle, je m’écrie éperdue : « Oh ! mon oncle, est-ce qu’il n’est plus ? est-il mort ? » Tous trois, étonnés de mon apparition, se regardent. Mon oncle me relève avec bonté, en me disant : « Non. » Je me jette dans ses bras, heureuse de le trouver si indulgent ; et il ajoute : « Il est marié. » Ce passage de la joie à la plus vive douleur me devint si funeste que je tombai sans connaissance sur le parquet. Mon frère, effrayé, me releva, et me plaça sur un fauteuil ; mais je ne donnais aucun signe de vie, et sa femme appelait de tous côtés les domestiques pour me secourir. Mon oncle, resté debout devant moi, me regardait avec pitié, et disait à mon frère pour le rassurer : « Ah ! ne croyez pas qu’elle meure sitôt : on ne meurt subitement que de joie. Elle vivra pour souffrir. Voilà une famille qui m’a causé bien des chagrins ! »

On m’emporta dans ma chambre, on me mit au lit, et je ne revins qu’au bout d’un quart d’heure. Je voulus lire ou entendre lire cette lettre ; mon oncle y consentit, et on me l’apporta. Elle était en ces termes :

Paris, jeudi le 20

Mademoiselle,

D’après l’ordre que vous m’avez donné, je m’empresse de vous apprendre que madame la baronne se porte à merveille ; que M. le baron, parfaitement rétabli de sa maladie, épousera samedi prochain lady Sarah, fille aînée de lord Durford ; et que cet évènement retiendra madame la baronne en Angleterre beaucoup plus long-temps qu’elle ne croyait.

J’ai l’honneur d’être, etc.

Antoine.

Mon frère n’avait point osé me remettre cette lettre sans la communiquer à M. de Saint-Albe.

Je passai la nuit sans fermer l’œil. Ce fut alors que les plus vifs regrets s’emparèrent de moi. Je m’accusai d’avoir été moi-même l’artisan de ma ruine en cachant trop long-temps mon véritable nom. Je sentis, mais trop tard, que j’avais épuisé la patience de Léon ; que ma dernière lettre avait été interceptée, et que les instances de sa mère, et peut-être lady Sarah, l’avaient enfin emporté sur moi.

Le lendemain, Henriette entra dans ma chambre, et me trouva encore au lit. Elle m’offrit toutes les consolations de l’amitié. « Eh bien ! lui dis-je, j’étais trop heureuse il y a dix mois, quand Léon furieux m’abandonna ; je pouvais encore espérer. Il est marié ! — On vient de me l’apprendre. — Oh ! ma chère Henriette, si ce domestique était mal informé ! Quelquefois ces gens-là entendent si mal. Lisez cette lettre. » Henriette la lut haut, et à chaque phrase disait : « Mais cela est fort clair, cela est très-clair. Samedi prochain ! quel jour est-ce aujourd’hui ? — Mercredi, le 28. — Quelle date porte la lettre ? — Elle est du jeudi, 20… Ainsi, il s’est marié le 22, ma chère Albertine. » Je ne répondis rien. Elle continua. — Il est marié depuis six ou sept jours. » Après avoir beaucoup pleuré, je priai madame Duperay de me relire cette lettre. La relisant sans cesse pour y découvrir quelque incertitude, combien elle me faisait mal ! — Il me semble, Henriette, que d’après ce que m’écrit Antoine, Léon doit rester en Angleterre, car il ne parle que du retour de madame d’Ablancourt. — Je vais relire… vous avez raison. Ah ! je devine ! la fière Anglaise ne veut pas encore passer sur le continent. — Je déteste les Anglaises ! Et je me mis à pleurer. — En vérité, ma chère, Léon est bien léger ; mais je ne vous parlerai de ses torts que dans quelques jours. — Henriette, obligez-moi d’aller chez madame de Genissieux ; elle a dû recevoir des lettres de sa sœur. — J’y consens. Voulez-vous que je lui parle de cette lettre ? que je la lui communique ? — Oh ! non, non, il est inutile de répandre cette nouvelle, soyons en plus sûres. Allez, de grâce. » Henriette sortit, et revint au bout d’un quart d’heure, « Eh bien ! a-t-elle des lettres ? — Non, elle n’a reçu aucune nouvelle. — Ah ! je respire ! Vous voyez qu’Antoine s’est trop pressé. Oublier une tante, une sœur ! cela n’est pas possible. Antoine ne parle que de projets. — Eh ! ma chère Albertine, à quoi pensez-vous ? Ne voyez-vous pas qu’il n’y a rien de plus certain que ce qu’écrit Antoine ? le nom de la demoiselle, la date du mariage, et même le jour, ce qui est bien pis. — Mais enfin, madame de Genissieux ? — Madame de Genissieux est, vous le savez, une personne excellente, mais sans conséquence, à qui l’on écrit, ou à qui l’on n’écrit pas. Voilà tout. »

Mon frère entra dans ce moment et me dit qu’il venait de la part de mon oncle chercher des nouvelles de sa nièce, et l’engager à descendre pour déjeuner. Ces mots me firent retrouver des larmes. — Ah ! il est trop bon ; mais laissez-nous, mon frère, je vais me lever et me rendre chez mon oncle. Je veux marcher, le grand air m’est nécessaire. » Il sortit.

Ma toilette fut bientôt faite. Je me rendis avec madame Duperay dans la salle où le déjeuner était servi. La vue de ce repas de famille, ces domestiques pleins de respect et d’empressement pour moi, me touchèrent. Je m’avançai pour saluer mon oncle. Il me serra la main, et me plaça à côté de lui. Madame Duperay se mit de l’autre côté. « Quant à Eugène et à sa femme, dit mon oncle en s’efforçant de sourire, il faut les laisser ensemble ; ce sont toujours deux nouveaux mariés. » Le feu me monta au visage. Je songeai qu’à la même heure, au même instant, Léon devait être assis à côté de lady Sarah. Il m’était impossible de manger ; mes yeux se remplissaient de larmes, et j’étais près de me trouver mal. Mon oncle, pour me laisser le temps de me remettre, affectait de ne pas me regarder, et moi j’avais sans cesse les yeux sur lui ; il me semblait que son sang-froid, sa fermeté, sa raison, devaient venir au secours de ma faiblesse. Le déjeuner fini, chacun se dispersa, et moi prenant le bras de mon amie Henriette, j’allai me promener le long du canal sans dire un mot. Fatiguée je m’arrêtais, et je trouvais toujours un prétexte pour revenir sur le sujet qui captivait toutes mes pensées.

Quelques jours après cette malheureuse nouvelle, Henriette entra dans ma chambre, et voyant la boîte, qui renfermait le portrait et les lettres de Léon, elle me demanda si je voulais guérir ou mourir ? « Quoi, dit-elle avec dédain, vous vous occupez de ce portrait, celui du mari de lady Sarah ! Ah ! rougissez de votre lâcheté. Oubliez qui vous oublie, qui vous outrage ; vivez pour votre oncle, pour votre frère, pour vos amis. Savez-vous ce que disait hier M. de Saint-Albe ? qu’il vous trouvait si malheureuse, qu’il ne vous ferait jamais aucun reproche sur votre conduite ; qu’il vous pardonnait tout pour l’amour de votre tante Dorothée. — Ah ! je suis touchée de ses bontés ! — Jouissez du bonheur de vous voir réconciliée avec lui, et remettez-moi cette boîte. — Je ne veux pas la garder. Je l’enverrai demain à madame de Genissieux. Elle est la tante de… — C’est penser fort sagement. Prenez cette résolution sans hésiter, et ne songez qu’aux amis qui vous restent. » Je n’eus pas la force de répondre. Je lui serrai la main, et je versai un torrent de larmes.


CHAPITRE IX.


Madame d’Ablancourt était arrivée à Londres avec de vives inquiétudes sur la santé de son fils, mais bien décidée à lui cacher le séjour que j’avais fait chez elle. Elle comptait sur son excellente constitution et se promettait de ne lui révéler ce secret que dans un danger éminent ; ressource qu’elle se réservait et qu’elle souhaitait bien ne pas employer.

Léon vit entrer sa mère avec surprise et la reçut avec une joie difficile à dépeindre. « Vous voulez me faire peur, lui dit-il en souriant, mais vous n’y réussirez pas. Je sens bien mon état, c’est de la fatigue, de l’ennui ; votre présence me guérira. » Ce discours enchanta sa mère.

Comme Léon avait été très-mal les jours précédens, le prudent Julien, guidé par le docteur, intercepta habilement toutes les lettres de France, et, par conséquent, la lettre où Constance lui apprenait qu’Albertine n’était pas mariée. Léon qui attendait ma réponse, avait calculé le temps et demandait souvent s’il y avait des lettres. L’empressement qu’il mettait à les demander, augmentait le zèle du valet-de-chambre à les soustraire, et Léon, faible, souffrant, pensa, en voyant sa mère, que son départ avait détourné Mlle Constance de s’occuper de la prière qu’il lui avait faite, et il n’en parla plus. Julien, inquiet d’avoir gardé cette lettre si long-temps, crut son devoir rempli en la remettant à madame d’Ablancourt. « Je n’ai osé, disait-il, la donner à M. le baron quand il était malade ; je vous la remets aujourd’hui et cela ne me regarde plus. » Quand madame d’Ablancourt se vit en possession de cette lettre, dont elle reconnut sur-le-champ l’écriture, elle s’empressa de la lire en secret, et à chaque ligne elle s’écriait : Ah ! l’effrontée ! ah ! petit serpent que j’ai réchauffé dans mon sein ! Vous appreniez secrètement à Léon que vous n’étiez pas mariée ? Vous vouliez qu’il vous cherchât partout ? Ah ! madame de Séligny vous connaît à merveille ; vous avez de la duplicité, de l’intrigue, et j’ai bien fait de préserver mon fils de vos séductions. » Elle serra la lettre dans son secrétaire.

Dans les premiers jours de sa convalescence, Léon entretint sa mère de ses regrets d’avoir perdu Albertine par sa faute. Ensuite il lui demanda des nouvelles de mademoiselle Constance, et lui dit en riant qu’il aurait été ravi de la voir. Madame d’Ablancourt effrayée, crut son secret découvert, et répondit que cette demoiselle avait demandé à retourner chez ses parens. « Elle doit être aimable ; sa correspondance me plaisait beaucoup ; elle a de la grâce dans le style. Est-elle jolie ? — Elle est assez bien. — Comment l’avez-vous connue ? — Elle m’avait été recommandée par une marchande à la toilette. » Léon fit une mine qui annonçait que la recommandation lui déplaisait, et la conversation finit là.

Sa santé s’étant rétablie assez promptement, il s’empressa de faire voir Londres à sa mère, et la présenta dans ces familles recommandables dont j’ai déjà parlé ; une de ces familles paraissait avoir beaucoup d’affection pour lui. La fille aînée, lady Sarah, très-agréable et bien élevée, aimait à parler français avec Léon, mais il ne le remarquait pas et lui répondait presque toujours en anglais.

Madame d’Ablancourt qu’une telle alliance aurait rendue la plus heureuse des mères, s’aperçut du sentiment naissant de cette jeune lady et l’encouragea de tout son pouvoir. Elle faisait continuellement l’éloge de son fils, parlait de son désir de le voir heureux, et ajoutait en riant qu’elle serait charmée d’appeler une anglaise sa belle-fille. Ces mots faisaient impression sur la jeune personne ; Léon seul ne s’en apercevait pas. Mais ses soins, sa politesse, étaient du meilleur goût et trompaient tout le monde.

Un jour madame d’Ablancourt seule chez elle, en tête à tête avec son fils, lui vantait la beauté de lady Sarah ; Léon lui dit avec gaieté : « Ma mère vous serez satisfaite ; je veux décidément me marier : mon choix est fait. Ah ! ah ! puis-je le connaître ? — Certainement : c’est votre secrétaire intime. — Ô ciel ! s’écria madame d’Ablancourt se croyant toujours trahie. — J’ai relu ses lettres ce matin ; je n’ai rien lu de plus séduisant, de plus gracieux. Il y a quelque chose de plus fort ; je ne sais comment vous le confier. » Madame d’Ablancourt ne savait que penser. « C’est que je la crois un peu éprise de moi… Vous riez ? Rien n’est plus vraisemblable. Quelque chose de vague, de charmant ! le refus d’épouser Arthur, la manière ingénieuse de le renvoyer ; qu’en pensez-vous ? — Ah ! voilà bien les hommes ! toujours prévenus en leur faveur ; quelle folie ! une inconnue ! — Ah ! ma mère, vous m’avez trompé ; vous m’avez fait un mystère ; mais j’ai découvert… — Quoi donc ! qu’avez-vous appris ? — Qu’elle est fort jolie, et vous m’aviez dit qu’elle était assez bien ; ce qui n’est pas la même chose. — Comment avez-vous fait cette découverte ? — Je me suis adressé à mademoiselle Fanny. — À ma femme de chambre ? cela m’étonne de votre part. »

Léon trouvait que Constance méritait l’intérêt qu’il lui portait, mais il ne parlait d’elle que pour détourner sa mère de ses projets de mariage. Souvent il lui disait que rien ne pouvait le consoler encore de la perte d’Albertine, et qu’il demandait du temps pour songer à la remplacer. Cependant madame d’Ablancourt, qui craignait toujours qu’il ne devinât quelle personne avait été chez elle, et qui se félicitait de voir son fils plus calme depuis son rétablissement, s’occupait sans cesse de faire sa cour à lady Sarah. Ce mariage flattait infiniment sa vanité ; elle croyait son amour-propre intéressé à voir son fils contracter une alliance encore plus brillante que celle d’Octavie, et ne voulait point perdre de temps dans une affaire de cette importance.

Elle sollicitait plus vivement Léon depuis quelques jours, lorsqu’elle reçut une lettre de Saint-Marcel. C’était madame de Genissieux qui l’écrivait.

De Saint-Marcel, ce…

C’est presque au bord du tombeau que je vous écris, ma chère sœur ; un accident affreux a pensé me coûter la vie. C’est dans de tels momens que nos affections retrouvent toute leur énergie et reprennent tout leur ascendant. J’aurais été désolée de mourir sans être réconciliée avec vous, et ce besoin est devenu si pressant que je prends la plume pour réclamer le retour de votre amitié, et vous donner des détails sur cet événement.

Je vous dirai que depuis le mariage d’un de nos amis, nous avons passé le temps dans des fêtes continuelles.

Pendant une promenade faite sur le canal qui entoure le parc de M. de Saint-Albe, le vent s’est élevé avec tant de violence, et les messieurs qui nous conduisaient ont tellement perdu la tête, que le bateau a chaviré, et deux personnes sont tombées dans l’eau. J’étais de ce nombre, et l’on a eu beaucoup de peine à me tirer de là. C’est dans ce moment que je songeais à vous, et que je jurais de vous écrire si j’en revenais. Madame Desmousseaux, la nouvelle mariée, qui est enceinte, est tombée avec moi. Son mari s’est jeté dans le canal, en criant : Albertine ! Albertine ! sauvez-la et ma fortune est à vous ! La jeune femme a heureusement été sauvée, et nous sommes tous retournés chez nous. J’ai beaucoup souffert, et la fièvre ne m’a quittée qu’hier. J’espère que le danger que j’ai couru vous touchera ; et s’il me vaut une lettre, je croirai ne pas l’avoir achetée trop cher.

Donnez-moi des nouvelles de Léon.

Cette lettre venait de Paris, où madame de Genissieux l’avait adressée. Madame d’Ablancourt ne douta pas que je n’eusse profité du conseil qu’elle m’avait donné, et qui était le seul convenable à suivre. Elle calcula que la condition mise à ma rentrée au château de Saint-Marcel avait été mon mariage avec M. Desmousseaux ; et, bien convaincue par ce raisonnement, elle ne songea qu’à s’applaudir de sa conduite et de sa fermeté, et attendit Léon pour lui montrer cette lettre.

Il ne se fit pas attendre, et sa mère, après lui avoir parlé du désir qu’elle avait de retourner à Paris, recommença à le supplier de songer à lady Sarah. Léon avait de l’humeur. Il retenait des courses de New-Market, où il s’était avisé de parier pour le cheval du frère de lady Sarah. Il avait perdu son pari par la maladresse du jokey, et cela lui donnait de l’indignation contre toute la famille. Impatienté du sang-froid de sa mère, il lui répondit avec véhémence, qu’il ne se marierait jamais avant d’avoir des nouvelles du sort d’Albertine ; qu’il n’était pas assez suffisamment prouvé qu’elle fût mariée, et qu’il attendrait qu’on lui en donnât des nouvelles.

Léon, parlant ainsi, ne cherchait qu’à éluder la proposition de sa mère, sous un prétexte plausible ; car il était bien persuadé que j’étais mariée, non-seulement d’après l’avis que lui avait fait passer madame de Séligny, mais d’après la connaissance qu’il conservait du caractère inflexible de mon oncle, de ma soumission à ses volontés, et des instances obstinées de toute une famille.

Madame d’Ablancourt, triomphante, lui donna à lire la lettre de sa sœur. « Ô Dieu ! s’écria-t-il en rougissant, vous avez reçu des nouvelles de Saint-Marcel ! » Il se mit à lire bas. Sa mère avait les yeux sur lui pour juger de l’effet qu’allait produire cette lecture. Cette physionomie si heureuse se rembrunit peu à peu : on voyait qu’il se contraignait, qu’il souffrait horriblement ; mais lorsqu’il arriva au nom de madame Desmousseaux, l’expression de son visage changea entièrement ; le dédain, l’indignation, s’y peignirent tour à tour, et il jeta la lettre sur la table, en la froissant dans ses mains, et dit avec amertume : « Voilà les femmes ! » Il se tut. — N’avez-vous pas été effrayé pour votre pauvre tante ? — Oui. — Et cette jeune femme ? — Je voudrais qu’elle se fût noyée, ainsi que M. Desmousseaux ! Et il sortit.

Il est à remarquer que toutes les fois que Léon parlait de M. Desmousseaux, il prononçait ce nom comme Clitandre prononce celui de M. Trissotin.

Madame d’Ablancourt ne revit son fils que dans la soirée, mais il ne lui parla point de la lettre.

Elle le laissa quelques jours livré à ses réflexions, et se promit de recommencer ses instances s’il ne parlait lui-même le premier.

Léon ne s’expliquait sur rien : il était dans une agitation continuelle, sortait, rentrait dix fois dans la journée, affectait une gaieté ironique, disait du mal de toutes les femmes ; en un mot, exhalait sa fureur contre moi, sans vouloir jamais me nommer. Sa mère ne le contrariait point, écoutait toutes ses folies, approuvait tous ses argumens. Mais ce manège tendait à s’emparer de lui, et à profiter ensuite du moment favorable pour le lier à jamais à lady Sarah.

Cette jeune personne qui s’apercevait d’un grand changement dans l’humeur de Léon, s’en attribuait tout l’honneur, et prenait les angoisses d’un cœur blessé pour les preuves d’un amour inquiet et jaloux.

Madame d’Ablancourt ne pouvait être dans la même erreur, mais feignait de croire son fils épris de Sarah, pour le décider à accepter sa main. Elle y travailla si habilement que Léon, plein de tendresse pour sa mère, et d’indignation contre madame Desmousseaux, se détermina à se marier pour ne plus entendre parler de mariage. Mais en accordant à sa mère une si grande faveur, il exigea huit jours bien complets avant de faire la demande.

Les huit jours étaient près de finir, et Léon avait envie d’en réclamer huit autres, lorsque mademoiselle Fanny ne pouvant plus se taire, raconta un soir à Julien toute l’aventure de mademoiselle Albertine-Constance.

Julien aimait véritablement son maître : élevé avec lui, ne l’ayant jamais quitté, il avait appris à connaître ses goûts, avait étudié son caractère, et désirait son bonheur. Dès qu’il sut que mademoiselle Albertine était la même que mademoiselle Constance, il se crut perdu si son maître découvrait un jour qu’il avait soustrait la lettre demandée si souvent. Cette lettre était encore existante, mais entre les mains de madame d’Ablancourt. La tristesse et les distractions de Léon étaient si visibles que le pauvre Julien reconnut sans peine qu’il n’aimait point lady Sarah, et qu’il regrettait plus que jamais celle qui de son côté n’avait pensé qu’à lui. Outre le motif de son attachement pour son maître, Julien songeait aussi à ses intérêts ; cela est naturel, et se voit souvent dans le monde. Il n’était point content de servir cette lady, qui, froide et compassée, ne parlait à ses gens que par signes. Il se ressouvenait avec plaisir des éloges que faisaient de moi les domestiques de mon oncle, et découvrait tous les jours que cette comparaison nuisait beaucoup à lady Sarah. Plein de dévouement pour son maître, il prend la résolution de lui révéler ce qu’il vient d’apprendre, et se prépare à y mettre toute son éloquence ; mais il n’était pas facile de parler à Léon quand on voulait, ni comme on voulait.

Léon traitait ses domestiques avec bonté, même avec indulgence, et ne causait que rarement avec eux. Ce n’était ni par hauteur ni par le sentiment de sa supériorité qu’il se conduisait ainsi, mais parce qu’aucun rapport ne pouvait exister entre lui et des êtres qui n’avaient pas reçu d’éducation. Le charme de la conversation est détruit là où l’on ne trouve ni sympathie ni instruction.

Julien prit le moment où Léon, seul chez lui, lisait le Morning-Chronicle ; il s’avança timidement, et dit : — M. le baron ? Léon se retourna, et voyant Julien. — Vous voulez quelque chose ? — Monsieur… oui. Julien hésitait, Léon continua à lire le journal. — Monsieur oserais-je ?… — Heim ?… — Comme monsieur est au moment de se marier, je voudrais… — En faire autant ? Expliquez-vous. — Non, Monsieur, il n’est pas question de cela. — Alors, dit Léon en jetant le journal sur la table, vous m’apprendrez plus tard ce que vous avez à me dire, et il prit son chapeau pour sortir. Julien qui ne voulait pas perdre ses premiers frais, élevant la voix, dit : — Monsieur, il s’agit de mademoiselle Albertine. — Léon se retourne avec vivacité, laisse tomber son chapeau, et se rapprochant, s’écrie : — Que dites-vous, Julien ? expliquez-vous vite. — M. le baron se ressouvient de mademoiselle Constance qui a passé six mois chez madame la baronne, et dont les lettres paraissaient faire tant de plaisir à monsieur ? — Eh bien ! — Eh bien, Monsieur, c’était mademoiselle Albertine ! — Ô ciel ! êtes-vous sûr de ce que vous dites, Julien ? — C’est de mademoiselle Fanny qui la connaît, que je sais toute l’affaire. — Allez la chercher, allez, allez, répliqua Léon, hors de lui. Ô ma chère Albertine, mon cœur vous avait reconnue ! Il se promenait à grands pas, en attendant mademoiselle Fanny. Julien, sans la préparer, lui dit de venir parler à son maître.


CHAPITRE X.


« Mademoiselle Fanny, pourquoi ne m’avez-vous pas dit le véritable nom de mademoiselle Constance ? — Eh ! mon Dieu ! s’écria mademoiselle Fanny, vous savez… — Je sais tout. » Julien lui dit à l’oreille. « Madame a tout avoué. — Ah ! je respire ! Eh bien, Monsieur, mademoiselle Albertine est entrée chez madame votre mère sous le nom de Constance, comme vous savez, et c’est moi qui lui ai donné tous les moyens de plaire à madame. — Ma mère la traitait bien ? — Ah ! Monsieur, certainement, madame l’aimait à la folie ! — Excellente mère ! eh ! qui n’aimerait pas Albertine ! Était-elle gaie ou triste ? — Elle paraissait toujours gaie devant madame… Mais je crains de faire de la peine à monsieur… — Non, continuez. — Je la trouvais souvent tout en larmes dans sa chambre. — Ah ! vous me faites grand plaisir ! Quelles étaient ses occupations ? — Elle lisait beaucoup, dessinait et faisait la musique. — Elle dessine ? — Comment ! elle a copié le portrait de monsieur dans une grande perfection. — Mon portrait ? — Ensuite la soirée était consacrée à toucher du piano, et à chanter des airs italiens qui plaisaient beaucoup à madame la baronne. — C’est la musique que je lui avais apportée d’Italie. — Monsieur, elle n’en chantait jamais d’autre. — Albertine ! vous étiez donc sans cesse occupée de moi, pensait-il en lui-même ; allons, dit-il en se levant, je suis impatient de voir ma mère et de lui apprendre que Constance… — Comment ! s’écria Fanny en regardant Julien, vous voulez apprendre à madame votre mère… Ce n’est donc pas elle qui vous a dit ?… Ah ! je suis perdue ! » et elle se précipita aux genoux de Léon qui, étonné du mouvement, ne savait qu’en penser. « Ah ! Monsieur, n’entrez pas chez madame votre mère, elle serait trop furieuse contre moi. Je ne vous entends point. Parlez. — C’est que madame ne veut pas que vous appreniez qu’elle a chassé mademoiselle Albertine de chez elle ; » et Fanny se mit à pleurer. — Oh, ciel ! — Oh ! Monsieur, vous me faites trembler ! Je ne me relèverai pas que vous ne m’ayez promis de me protéger. — Je vous le promets au nom d’Albertine. Apprenez-moi tout ce que vous savez, je vous l’ordonne. Et il l’aida à se relever. Alors mademoiselle Fanny, sûre de la protection de Léon, rapporta dans le plus grand détail sa visite chez madame de Séligny pour placer Constance, l’indiscrétion du cocher, la fameuse lettre, la colère, l’indignation de madame d’Ablancourt, en découvrant que Constance était mademoiselle Albertine ; et, comme tous ceux qui trahissent, elle ne trahit pas à demi, mais n’oublia rien de ce qui pouvait aggraver les torts de sa maîtresse.

Léon n’avait pas la force de répondre. Accablé, en apprenant que sa mère l’avait trompé, il s’arrêtait à cette idée douloureuse, et pour un instant Albertine était oubliée. Avoir eu la barbarie de chasser un être angélique, sans protection ! Albertine, dont il parlait dans toutes ses lettres, l’objet de ses regrets éternels, l’idole d’un cœur déclaré ! « Oh ! ma mère, pensait-il, quel mal vous m’avez fait ? et vous étiez tranquille, et vous alliez m’en faire épouser une autre ! »

Pendant ces réflexions, Julien et mademoiselle Fanny, debout devant Léon, attendaient avec respect qu’il les interrogeât. « Julien, dit-il du ton le plus sombre, allez savoir si ma mère est visible ? » Et s’adressant d’un ton sévère à Fanny qui voulait s’enfuir. « Restez, Mademoiselle ; je vous défends de sortir. » Mademoiselle Fanny n’osa pas s’éloigner. Julien obéit, et Léon alla à son secrétaire chercher mes lettres, et les pressant contre ses lèvres, il se rejeta dans son fauteuil avec les signes de la rage et du désespoir. Se tournant Vers Fanny, il demanda si mademoiselle Albertine avait quelquefois prononcé son nom. « J’ignorais qu’elle connût monsieur ; seulement une fois, lorsque j’allai de la part de madame lui ordonner de sortir de l’hôtel, je me ressouviens qu’elle s’écria, en se cachant le visage avec son mouchoir : « Ah ! Léon, vous n’approuverez pas la conduite de votre mère ! » « Ma chère Fanny, j’aurai soin de vous protéger auprès de votre maîtresse. Ne craignez rien, ne dites rien, et retirez-vous : voici Julien. » Elle se sauva bien vite. Julien vint dire que madame la baronne attendait monsieur, mais qu’elle le priait devenir sur-le-champ, parce qu’elle devait sortir pour aller déjeuner chez milady Darford, et qu’il lui donnerait la main.

Léon ne répondit rien, serra toutes mes lettres sur son cœur, et dit en sortant à Julien : « Préparez tout pour retourner en France à l’instant. »

Julien, enchanté de revoir son pays, ne se le fit pas répéter, et se mit à courir. Léon passa chez sa mère.

En traversant l’anti-chambre, il vit les malles de la voiture de voyage de madame d’Ablancourt qu’on venait de déposer là. Cette vue le fit penser qu’à peine guérie, elle avait tout quitté pour venir lui prodiguer ses soins, et il soupira.

Madame d’Ablancourt, assise devant son secrétaire, n’eut pas plutôt jeté les yeux sur son fils, qu’effrayée de l’état où elle le voyait, elle s’écria : « Léon, vous avez eu une affaire ! — La plus terrible que je puisse avoir de ma vie ! — Ô ciel ! vous vous êtes battu ! » Léon, sans l’écouter, lui dit d’une voix altérée, mais énergique : « Ma mère, une femme respectable, oui, respectable, vient de jouer à son fils le tour le plus affreux ! Jugez-en. » Madame d’Ablancourt était dans la plus vive agitation. « Une personne distinguée, d’un rang égal au sien, poursuivie par l’injuste persécution de son oncle, s’est réfugiée six mois chez elle, et, sous un nom supposé, y a donné l’exemple de toutes les vertus !… » Madame d’Ablancourt fit un mouvement. — Écoutez-moi : « Le fils adorait cette jeune personne, la mère le savait ; il était cause qu’elle s’était enfuie. Eh bien, c’est au moment où cette mère barbare a découvert le nom de cette infortunée, qu’elle l’a impitoyablement chassée de chez elle. » Après avoir parlé, Léon tomba sur une chaise, dans le plus grand accablement.

Madame d’Ablancourt avait habitué son fils à la traiter avec le plus profond respect. C’était la première fois qu’il osait lui parler de la sorte ; elle en fut indignée. Voyant qu’elle ne pouvait plus nier que ce portrait ne fût le sien, elle ne chercha qu’à justifier sa conduite, et répondit avec hauteur : « Léon, quel est donc ce langage ? La légèreté avec laquelle vous parlez des femmes depuis quelques jours vous fait-elle oublier que je suis votre mère ? Faites une exception en ma faveur, et ne me jugez pas sans m’entendre, car je vous ai compris. — Ah ! que pouvez-vous me dire ? Où avez-vous envoyé Albertine ? — Chez son oncle ; et j’ai reconnu, par la lettre de ma sœur, qu’elle avait suivi mon conseil et qu’elle est la nouvelle mariée dont on parle. — Non, non ! vous m’avez déjà trompé ; cela n’est pas possible. — Mais Léon, je ne vous reconnais plus ; autrefois le plus rigide des hommes, aujourd’hui le plus tolérant. Je vous ai entendu dire souvent que la réputation des femmes était une fleur si délicate, que l’éclat du grand jour ne pouvait que la ternir. Mademoiselle Albertine courant le monde pour vous retrouver, me semble… — Elle fuyait Adrien et ne me cherchait pas ! — Enfin elle s’est réfugiée chez moi, sachant que j’étais votre mère, cela est-il bien décent ? — Ah ! n’admirez-vous pas cette retenue délicate qui l’a empêchée de m’apprendre son véritable nom, car enfin elle pouvait, avec un mot, me rappeler à ses genoux. — L’auriez-vous approuvée ? » Léon répondit avec candeur : « J’avoue qu’à présent, puisque je l’ai retrouvée, j’aime mieux qu’elle ne m’ait point écrit. — Eh bien ! répondit avec vivacité madame d’Ablancourt, la voilà jugée et condamnée par vous. Elle vous a écrit, j’ai intercepté la lettre, la voici. Léon la saisit : « Ah ! c’est bien sa main. » Il lut avec transport, et quand il arriva à cet endroit : Mademoiselle Albertine n’est point mariée, puissiez-vous être satisfait des nouvelles que je vous envoie ! c’est un souhait que je fais bien sincèrement. Il se jeta aux pieds de sa mère et lui dit avec le plus grand abandon : « Oh ! pardonnez-moi d’avoir osé vous accuser, vous qui me conserviez cette adorable lettre. Oh ! ma mère, voyez la date ; Albertine m’appelle, Albertine m’attend. — Êtes-vous insensé ? vous la blâmiez tout-à-l’heure de vous avoir écrit ? — C’est Constance qui me répond et qui n’ose me parler des sentimens d’Albertine ! » Il se leva et tira le cordon de la sonnette. Un domestique parut : « Voyez si Julien a préparé ce qu’il faut pour partir ? — Quoi ! Léon, vous partez et où allez-vous ? — À Saint-Marcel ! » Le domestique vint dire que tout était prêt. — Adieu, ma mère, je vais supplier Albertine de nous pardonner. — Mais la demande que je devais faire demain ? — Ma mère, dit Léon en l’embrassant et en riant, arrangez cette affaire comme il vous plaira. Je vous abandonne lady Sarah, la famille anglaise et les trois royaumes. » Et il se sauva en serrant ma lettre avec les autres. Il rencontra mademoiselle Fanny qui épiait son départ et l’assura qu’il s’occuperait d’elle et qu’elle pouvait revenir à Paris si sa maîtresse la renvoyait.


CHAPITRE XI.


Lorsque Léon fut en route, il crut prudent, puisqu’il fallait traverser Paris, de s’arrêter chez lui pour questionner Antoine ; c’était le dernier de la maison qui eût vu Albertine ; il devait savoir quelque chose de plus que les autres. La traversée fut très-promptement faite, il semblait que les élémens protégeassent sa course. De Calais à Paris, il relut toutes mes lettres. Le nom d’Albertine substitué à celui de Constance, en faisait une correspondance nouvelle et toute remplie de ma tendresse pour lui. Il en était ravi et s’accusait à chaque mot de ne m’avoir pas reconnue.

Arrivé chez lui, il envoie appeler Antoine et se fait rendre compte du voyage de Joigny. Antoine lui apprit que j’étais arrivée chez l’associé de mon frère. Léon prit son nom et son adresse. — Vous n’avez pas entendu parler de Saint-Marcel ? — Non, Monsieur. — Mademoiselle Albertine ne vous avait-elle point recommandé de lui écrire ? — Ah ! pardonnez-moi ; j’oubliais de le dire à M. le baron. — Lui avez-vous écrit ? — Monsieur, je n’ai fait que répondre à sa lettre. — Elle vous a écrit, malheureux, et que ne le dites-vous ! voyons sa lettre ? Antoine la chercha parmi plusieurs papiers, et ce fut Léon qui la trouva. Il lut ce qui suit :

Saint-Marcel, ce…

J’attends avec la plus grande impatience que vous m’appreniez l’arrivée de madame d’Ablancourt en Angleterre. Mon cher Antoine, je tremble pour les jours de ce fils bien-aimé. Je ne serai point tranquille avant de recevoir votre réponse. Croyez à ma vive reconnaissance.

Albertine de Saint-Albe.

Ah ! charmante inquiétude ! pensa-t-il ; Albertine de Saint-Albe, vous n’êtes point madame Desmousseaux, et vous m’accorderez mon pardon ! » L’idée qu’Albertine l’attendait lui causait un ravissement extrême. Il se tourna vers Antoine et lui demanda ce qu’il avait répondu à cette lettre. « Je me suis empressé d’apprendre à mademoiselle Albertine que M. le baron était rétabli, et j’ai eu l’honneur de lui annoncer son prochain mariage avec lady Sarah Darford. Eh ! misérable, s’écria Léon en se levant et secouant brusquement Antoine par le bras, qui vous a permis de me calomnier ?… moi, marié ! » Il était furieux. Julien fit mettre Antoine derrière lui, s’avança et dit avec vivacité : « Rassurez-vous, Monsieur, elle ne l’aura pas cru. » Léon le regarda et dit : « Ah, Julien ! je n’oublierai jamais ce que vous venez de dire. » S’adressant à Antoine : « Je veux voir la chambre qu’occupait Albertine ; conduisez-moi. Vous, Julien, allez demander des chevaux de poste, allez vite. »

Il entra seul dans cette chambre, avec une vive émotion. Il tremblait et fut obligé de s’asseoir un moment ; puisse jetant à genoux : « Oh ! sanctuaire de la vertu ! recevez mon hommage respectueux. Je jure ici de consacrer ma vie à réparer les maux que j’ai causés à ma chère Albertine. » Il se releva, et aperçut alors sur le piano la musique italienne que, dans mon trouble, j’avais oublié d’emporter. Il s’en empara et la fit mettre dans sa voiture.

Quoique les chevaux allassent assez bien, et que Julien en courrier fît toute la diligence possible, Léon trouvait que les postes étaient plus mal servies que jamais, grondait tout le monde, et passait sur la route pour l’homme le plus difficile à servir.


CHAPITRE XII.


Il aperçut de loin les tours du château de Saint-Marcel, et dès ce moment se mit à saluer tous ceux qui passaient sur la route, croyant toujours rencontrer des amis de M. de Saint-Albe. Il s’inclina aussi devant ce chemin où il avait vu Albertine pour la première fois, et, le cœur plein de souvenirs, il arriva chez madame de Genissieux.

Elle fut bien surprise de le voir, et lui demanda sur-le-champ s’il avait amené sa femme avec lui. Léon recula de trois pas… « Et vous aussi, ma tante, vous conspirez contre moi. Mais qui donc a pris la peine de me marier avec tant d’acharnement ? — C’est une nouvelle de madame de Séligny à madame de Courcel. — Ah ! ma tante, parlez-moi d’Albertine, voilà tout ce qui m’occupe. Pense-t-elle à moi ? attend-elle mon retour ? — Elle vous croit marié, a défendu qu’on prononçât votre nom devant elle, et m’a renvoyé vos lettres et votre portrait. » Léon, qui s’était flatté que je ne croirais pas à son mariage, parut très-affecté, et demanda vivement à voir ce portrait. Madame de Genissieux apporta la boîte sur la table, et Léon baisa son portrait comme si c’eût été le mien ; mais c’était mon ouvrage.

En jetant un coup d’œil sur les lettres, il en aperçut une de mon écriture, et demanda sur-le champ à la lire ; la voici :

« Ma chère voisine, la nouvelle que vous nous avez donnée hier, a confirmé ce que je redoutais ; il n’y a plus d’espoir. Je sens, mais trop tard, que ma fuite de chez mon oncle m’a perdue auprès de votre neveu. Était-ce à lui de m’en punir ? Il est marié ! Ces mots seront effacés par mes larmes. (Ici Léon, attendri, en versa une à la même place.)

Je vous renvoie ses lettres et son portrait ; je ne dois plus les garder. Je ne veux plus entendre parler de lui. Je vais m’armer de courage, et vivre pour un oncle et un frère qui ne cessent de me donner des preuves de leur tendresse. Venez me voir. »

Après avoir lu, il remarqua avec douleur qu’Albertine ne l’avait point appelé Léon ; et il s’affligea sérieusement au moment où il allait la revoir, de ce qu’elle se sentait le courage de l’oublier. Il s’empara de ma lettre comme d’un bien qui lui appartenait.

Il rêvait tristement à la manière dont il rentrerait au château de Saint-Marcel, et madame de Genissieux n’osait lui parler, lorsqu’il s’écria : « Ah ! ma tante, j’ai une idée, mais une idée excellente ; reportez ces lettres et ce portrait à ma chère Albertine. — Mais, Léon, elle les refusera. Que lui dirai-je ? — Vous lui direz qu’on vous a priée de les lui rendre. Partez, je vous en prie… — Il est bon de savoir si… — Mon Dieu ! ma tante, vous me désespérez. Mais partez donc, vous me faites mourir ! » Et voyant arriver Julien qui posait sur la table le rouleau de musique, il la rappela, en lui disant : « Ah ! ma tante, ma tante, attendez ; revenez, vous allez trop vite ! Est-ce qu’on ne peut vous arrêter ? » Elle rentra en riant de la vivacité de son neveu. « Vite une plume et de l’encre. » Et il écrivit sur le cahier : À mademoiselle Albertine-Constance, jeta force poudre sur l’adresse, et pria sa tante de lui remettre aussi cette musique.

Madame de Genissieux, jalouse de bien remplir sa commission, voulut savoir ce qu’il fallait répondre, si je demandais de quelle part venait cette musique. « Oh ! ma tante, vous perdez trop de temps. Elle ne vous demandera rien ; Albertine devinera tout ! » Madame de Genissieux sortit.

Il resta seul, et se mit à réfléchir aux moyens de se présenter à M. de Saint-Albe ; il relut la lettre que j’avais écrite à sa tante, et la couvrit de baisers en me demandant pardon, et me promettant de me rendre la plus heureuse des femmes.

Inquiet de ne pas voir revenir sa tante, et craignant que je ne fusse trop irritée contre lui, il prit le parti de se rendre sur-le-champ au château, se flattant, par cette démarche franche et loyale, d’intéresser M. de Saint-Albe à le protéger auprès de sa nièce.

Il le fit demander, et mon oncle le reçut dans sa bibliothèque.


CHAPITRE XIII ET DERNIER.


Madame de Genissieux me trouva dans ma chambre, préoccupée devant une croisée, et pensant à Léon que je voulais oublier. Elle me parla d’abord de choses indifférentes, et ensuite du désir qu’elle avait de me trouver moins triste. Après avoir causé long-temps : « Je ne vois pas, dit-elle, que la restitution que vous m’avez faite il y a un mois, ait opéré de grands changemens dans votre humeur, et je crois que j’ai mal-fait d’accepter ce présent. Qu’en dites-vous ? — Ah ! Madame, je vous ai priée de ne me plus parler de… — J’ai quelque envie de vous restituer cette boîte. — Ah ! Madame, approuvez ce sacrifice, et qu’il n’en soit plus question. — Mais enfin, ma chère Albertine, nous ne sommes pas assez bien informées pour renoncer à tout. Je n’ai pas reçu de lettre de ma sœur, moi. » Je me mis à pleurer. « Léon vous aimait trop sincèrement pour vous oublier avec tant de cruauté. — Oh ! Madame, tout est fini pour moi. Je veux l’oublier ; ne m’en parlez donc plus. — Je pense tout autrement, je ne perds jamais l’espoir, et je vous rapporte votre boîte. — Ô ciel ! quel supplice ! Remportez-la, je le veux. — Non, il faut encore la garder. — Ah ! Madame, je ne vous reconnais plus ! — Oh ! il faudra bien la garder, car je vous dirai en confidence que je suis chargée de vous la faire reprendre. — Chargée ! et par qui ? — Vous allez le savoir. Elle sortit alors la boîte, et la mit sous mes yeux. — Dieu ! qu’est-ce que je vois ! Un air de gaieté qui perce malgré vous. Quel soupçon ! Quoi ! il me renvoie son portrait ! il n’est pas marié ! » Et jetant les yeux sur l’adresse de la musique : « Ô ciel ! deux mots de lui ! Il est près de moi ! — Voilà ce qu’il était sûr que vous devineriez, ma chère Albertine ; il revient plus épris que jamais, et il n’y a point pour lui de lady Sarah sur la terre. — Ah ! Madame, m’écriai-je en tombant dans ses bras, comment supporter sa présence ! Ah ! puisqu’il revient, il me pardonne d’avoir trompé sa mère. Mais de quelle manière revient-il, après avoir tant offensé mon oncle ! — Comptez sur lui pour réussir ; il n’est jamais inspiré que par l’honneur et la délicatesse. — Je crains mon oncle ! Je crains Léon ! — Ne craignez rien ; Adrien est marié, et votre oncle ne peut plus s’opposer à votre bonheur. — Ah ! laissez-moi me remettre, je ne veux point paraître si faible ; je lui plairais moins si je manquais de courage, et je veux en avoir. »

Madame de Genissieux ayant cru entendre du bruit dans le corridor, entr’ouvrit la porte, et me dit : — Oh ! ma chère, voilà votre oncle et mon neveu ! » Je tressaillis et me levai. Mon oncle entra conduisant Léon ; il me dit : « Voici M. le baron d’Ablancourt qui vient de s’adresser à moi pour vous demander sa grâce ; que lui répondrez-vous, ma nièce ? » Je n’osais regarder Léon ; mon cœur palpitait, et le souvenir de son cruel abandon revint dans ma pensée. Il me devina et m’appela chère Albertine. Nos yeux se rencontrèrent Il lut sa grâce dans les miens, et se précipitant à mes genoux s’écria : « Oh ! ma chère Albertine, accordez-moi mon pardon. » Ces mots, le son de cette voix, me causèrent une si vive sensation que je devins extrêmement pâle, mes yeux se remplirent de larmes, et je me jetai dans ses bras, ayant à peine la force de dire : « Cher Léon ! »

Mon oncle, ravi de voir que l’on se soumettait à son autorité, et que Léon même venait de reconnaître que j’étais dans sa dépendance, lui adressa la parole, et dit avec l’air satisfait d’un homme à qui tout obéit : « M. le Baron, vous nous avez causé bien des chagrins ; que tout soit oublié. Je vous accorde la main de ma nièce. Faites son bonheur, elle mérite d’être heureuse. » Léon reçut ma main avec transport, et la serrant dans les siennes, s’écria : « Chère Albertine, je suis à vous pour la vie ! — Cher Léon, je veux obtenir mon pardon de votre mère ; écrivons-lui pour qu’elle vienne assister à l’union de ses enfans. — Oui, oui, dit madame de Genissieux en m’embrassant, il faut écrire à ma sœur. — Oui, mon cher Léon, continuai-je, Albertine méritera par son respect l’amitié qu’elle avait pour Constance. » Léon, se jetant à mes genoux, répondit avec chaleur : « Tous mes vœux sont comblés, Albertine devine tout ce que je désire !


TOME II
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