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Contes populaires de la Gascogne, tome 1/Texte entier

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Contes populaires de la Gascogne, tome 1
Contes populaires de la GascogneMaisonneuve frères et Ch. Leclerctome 1 (p. np-TdM).
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TOME XIX

Croix carrée avec des fleurs de lys
Croix carrée avec des fleurs de lys


PARIS
MAISONNEUVE FRÈRES et CH. LECLERC
25, QUAI VOLTAIRE, 25
1886

Tous droits réservés


CONTES POPULAIRES

DE LA GASCOGNE



TOME I


CONTES POPULAIRES
DE
LA GASCOGNE

PAR
M. Jean-François BLADÉ
CORRESPONDANT DE L’INSTITUT


TOME I
CONTES ÉPIQUES

PARIS
MAISONNEUVE FRÈRES et CH. LECLERC
25, QUAI VOLTAIRE, 25

1886
Tous droits réservés

À

Étienne BLADÉ

ATTACHÉ AU MINISTÈRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES
PROFESSEUR À L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES COMMERCIALES
Séparateur


Paris, ce 25 novembre 1885
Mon cher Étienne

J’ai reconnu chez toi, dès l’enfance, l’instinct très vif et très sûr de la littérature populaire. À l’âge de raison, tu m’as souvent aidé de tes bons conseils, de tes judicieuses critiques. C’est donc avec le meilleur de mon jugement et de mon affection, que je te dédie ce recueil, où j’ai déposé le résultat de plus de vingt-cinq années d’un labeur probe et patient. Relis parfois ces contes, mon cher Étienne. À Paris, ils te parleront de notre vieille Gascogne. Quand Dieu m’aura pris, ils te parleront de ton père.


Jean-François BLADÉ.

PRÉFACE

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Jai publié, il n’y a pas longtemps, les Poésies populaires de la Gascogne[1]. Voici maintenant les traditions orales en prose, ou Contes populaires de ce pays[2].

Ces traditions sont encore assez nombreuses ; mais elles se perdent chaque jour. Il est donc urgent de fixer toutes celles qui présentent un véritable intérêt.

Je ne saurais accepter comme telles les narrations très visiblement popularisées d’après quatre conteurs des XVIIe et XVIIIe siècles : Charles Perrault, Mesdames d’Aulnoy et Leprince de Beaumont, et le comte de Caylus.

Bon nombre de ces contes, de source littéraire, et popularisés dans mon domaine, sont directement représentés, en Gascogne, par des récits congénères ou analogues, avec lesquels on les trouve souvent mêlés, dans des proportions variables. Ces mélanges préalablement constatés, j’ai dû rechercher les traditions similaires, mais exemptes d’additions évidemment exotiques et modernes. Il va sans dire que ce travail m’a coûté bien des soins et bien des peines, que le lecteur n’a pas besoin de connaître par le menu. Tout ce qu’il lui importe de savoir, c’est que, dans ces circonstances, j’ai toujours fini par découvrir des narrateurs, dont les dictées m’ont semblé exemptes de tels mélanges.

Telle est la seule classe de traditions orales en prose que j’ai cru devoir exclure. Toutes les autres méritent d’être fixées au plus tôt. Certes, je n’ai pas la prétention de suffire seul à pareille tâche. Dans un domaine si riche et si vaste, d’autres peuvent moissonner encore, et largement, après moi, malgré mon labeur de plus de vingt-cinq ans, facilité par le concours de nombreux amis. Ces trois volumes ne contiennent même pas le résultat intégral de mes recherches. J’ai dû réserver, en effet, bon nombre de pièces, dont je ne désespère pas encore de retrouver des leçons plus complètes pour le fond, et supérieures pour le style[3].

Quoi qu’il advienne de ce Supplément, voici le principal de la périlleuse entreprise, dont je suis tenu d’expliquer la méthode et l’économie.

Toutes les pièces en prose par moi recueillies, portent le nom collectif de Contes, sauf à les distinguer et grouper comme il sera dit en temps utile.

Pas plus en Gascogne qu’ailleurs, ces Contes ne sont récités à des dates fixes et précises. Mais il est des travaux et des temps plus particulièrement propices. Pour les signaler, comme il convient, je remonte, en souvenir, aux jours de mon enfance et de ma jeunesse.

Voici l’été. Le soleil baisse. Dans notre jardin de Lectoure, les oisillons chantent, parmi les hautes branches des cyprès. À l’ombre, avec ses servantes, ma grand’mère, pareille aux matrones romaines, file la laine ou le lin. Assis aux pieds de l’aïeule, je me tais, et j’attends.

— « Servantes, amusons le petit. »

En voilà jusqu’à la nuit.

Dans l’idiome natal, les beaux contes se déroulent, scandés par les voix rythmiques et lentes. Ils se déroulent, dans leurs formules invariables et sacramentelles, souvent coupés de silences, où les filandières, avec de grands gestes de Parques, renouent leurs fils brisés et leurs souvenirs lointains.

Cet automne, les contes reviendront, le soir, après souper, sur l’aire des métairies, où nos paysans dépouillent le maïs (despeloucado, despelounado), tandis que les chiens aboient au loin dans la campagne, sous la lune pâle d’octobre. Jusqu’à l’heure du coucher, les filandières parleront aussi, cet hiver, sous la grande cheminée, où la torche de résine grésille, fumeuse et pâle, tandis qu’au dehors la bise se lamente dans les arbres effeuillés.

Tels sont les temps où les conteurs se donnent surtout carrière, ainsi qu’il me fut donné de le constater dès l’enfance.

Ces semences ne tombaient pas en mauvaise terre. Issu de vieille race gasconne, je sentais déjà s’éveiller en moi l’instinct, l’amour profond, de nos vieilles traditions provinciales.

Au sortir du collège, j’en savais déjà, là-dessus, plus long que personne, par les paysans de la Basse-Gascogne, de la vallée de la Garonne, du Bazadais, des Landes, par les bergers et les terrassiers nomades des Pyrénées. Il va sans dire qu’alors je ne notais absolument rien, et que je me trouvais royalement payé de mes recherches, ardentes mais confuses, par les joies mêmes que j’en tirais.

Revenu des Universités, au commencement du second Empire, je fus bientôt nommé juge suppléant au tribunal de Lectoure, ma ville natale. Cette circonstance me fixait pour quinze ans dans un des centres les plus riches de la tradition orale. En même temps, je gagnais le don de transporter, du monde des affaires dans celui de l’histoire locale, l’habitude des enquêtes scrupuleuses et patientes.

Ainsi commença mon apprentissage d’annaliste de la Gascogne.

À mes heures de loisir, je m’inquiétais déjà du passé de ma province, manifesté dans les événements politiques, le droit féodal et coutumier, la géographie historique, et la littérature populaire.

Pour me préparer à comprendre et à recueillir passablement celle-ci, un brave homme, un vrai savant, Édélestand Duméril, me conseilla d’abord l’étude des travaux publiés en Europe, depuis plus d’un siècle, sur les épopées antiques, et les chansons de geste. Ce fut ainsi que j’aiguisai quelque peu ma critique, et que je constatai de nombreux et intimes rapports entre les littératures épique et populaire. Incidemment je reconnus, en attendant de la prouver, dans ma Dissertation sur les chants héroïques des Basques, la fausseté de trois documents, dont deux au moins, étaient alors tenus pour authentiques par l’universalité des érudits[4].

Toujours sur les conseils de Duméril, je complétai ma préparation par l’examen des principaux recueils de traditions orales publiés à l’étranger. Naturellement, je débutai par l’Allemagne, où les recherches de ce genre commencèrent, au siècle dernier, très visiblement inspirées d’un esprit de retour national, contre l’influence française, représentée par les écrivains du siècle de Louis XIV, comme par Voltaire et ses disciples. Pendant et après les guerres de Napoléon Ier, cette réaction se trouva plus que doublée, par l’effet des événements militaires et politiques. Il est aisé notamment d’en trouver la preuve, en parcourant les livres des frères Grimm et de leur école.

Dans leur entreprise, les érudits d’Allemagne avaient tenté, sans succès, d’entraîner à leur suite les savants anglais, soucieux de rechercher librement les traditions du Royaume-Uni. Les lettrés du pays devaient se montrer plus dociles, jusqu’à la rupture marquée par la conquête du Schleswig (1864). Certains auteurs d’Outre-Rhin tentèrent même dans les pays slaves et latins, quelques recherches, bientôt dépassées et surpassées par les nombreuses et plus originales collections données par des érudits polonais, russes, italiens, espagnols, et portugais.

Sans y prendre aucune part personnelle, la France lettrée se bornait encore à constater ce mouvement à l’étranger. Et pourtant, dès 1807, Crétet, ministre de l’Intérieur, avait rédigé une circulaire, recommandant de rassembler de toutes parts les monuments des idiomes populaires de l’Empire[5]. On a m’a même dit que, vers la fin du règne de Louis-Philippe, le comte de Salvandy, ministre de l’Instruction publique, aurait eu pareil dessein. Mais chacun sait que nos gouvernements, de tout principe et de toute forme, décrètent plus souvent qu’ils n’exécutent.

Entre temps, une science nouvelle, la mythographie comparée, naissait, bientôt illustrée par les Liebrecht, les Max Müller, les Comparetti, les Gubernatis, en attendant les Khöler, les Gaster, les d’Ancona, les Ralston, les Bréal, les Gaston Paris, etc. Par-dessus les différences de races, d’idiomes, et de constitutions politiques, apparaissait déjà la fréquente communauté des traditions orales. Plus de systèmes étroits et jaloux. La littérature populaire entrait dans la période scientifique.

Et voilà comment, aujourd’hui, dans les chansons, comme dans les légendes en prose, l’unité de bien des thèmes populaires s’accuse déjà si nettement, sous la riche diversité des détails. Voilà comment il est déjà permis, pour force données distinctes, de former autant de cycles d’importance inégale, mais visiblement marqués par la communauté du fond.

Ces conditions toutes nouvelles, et quelques indices précurseurs, laissaient espérer enfin que les savants français allaient sortir de leur longue apathie, pour s’inquiéter des traditions orales de la France.

Le 16 septembre 1852, le Moniteur universel publiait un rapport au Prince Président de la République, daté du 13 du même mois, et relatif à la publication d’un grand Recueil des poésies populaires de la France. Le texte de cette pièce témoigne officiellement de l’incompétence du signataire, H. Fortoul, ministre de l’Instruction publique. Tout ce qu’il m’importe de rappeler à ce sujet, c’est que l’initiative de l’entreprise part de Louis-Napoléon, et qu’avec le concours de ses subordonnés, dirigés par un Comité, Fortoul se déclare en état « d’élever un vaste monument à notre gloire littéraire. »

Le décret présidentiel, rendu en conformité du rapport, règle les voies et moyens à prendre pour élever le « vaste monument. »

L’année suivante (1853), un érudit pourtant spirituel, Rathery, publiait, dans le Moniteur universel[6], une série d’articles intitulés : Des chansons populaires et historiques de la France. Durant le mois d’octobre, même année, J. J. Ampère faisait paraître, toujours dans le Moniteur universel, les Instructions du Comité de la langue, de l’histoire et des arts de France, institué par le Ministère de l’Instruction publique[7].

Je viens de relire ces deux travaux, dont le mérite actuel consiste surtout à marquer les progrès accomplis chez nous, depuis 1852, dans les recherches sur la littérature populaire.

Pour être vrai, je dois confesser que je ne pris pas fort au sérieux le décret du 13 octobre 1852. Je n’ai pas lieu de le regretter. Après dix-huit ans de règne, le « vaste monument » rêvé par Napoléon III, sur l’inspiration de son ministre Fortoul, se réduit tout bonnement à l’utile, mais très incomplète compilation des Poésies populaires de la France, dont le manuscrit, en 6 volumes in-folio, se trouve à la Bibliothèque Nationale, Fonds français, Nouvelles acquisitions, Nos 3338 à 3343. Ainsi, beaucoup de bruit pour une médiocre besogne, comme il ne manque jamais d’advenir, chaque fois que les gouvernements se mêlent de ce qui ne les regarde pas.

Moi, je faisais alors comme bien d’autres. Je travaillais, sans attache, dans ma province, espérant peu dans le projet officiel, et plus confiant dans la somme des entreprises restreintes, mais libres et personnelles.

Sans sortir de notre Sud-Ouest, on peut déjà constater la publication de deux recueils bien antérieurs au second Empire.

Le premier a été publié à Pau, par Rivarès, dès 1844. Il a pour titre : Chansons et airs populaires du Béarn[8]. Ce volume se compose de poésies en sous-dialecte béarnais, composées à diverses époques par des lettrés, tels que le chevalier d’Espourrin, Mesplés, Bitaubé, Bordeu, Bonnecaze, d’Andichon, Lamolère, Julien, Vignancour, etc. La poésie populaire peut ici revendiquer, tout au plus, une douzaine de pièces.

Les Usages et Chansons populaires de l’ancien Bazadais, donnés par Lamarque de Plaisance, en 1845, ne sont que l’œuvre restreinte d’un amateur. Mais on y trouve des pièces intéressantes, et recueillies avec une entière sincérité.

J’ai signalé ces deux cas de précocité, par le seul motif qu’ils intéressent ma province. On trouvera plus bas l’indication des principaux romanceros provinciaux, soit antérieurs au décret du 18 octobre 1852, soit publiés entre cette date et 1885. Cette liste suffit à montrer avec quelle ardeur nos érudits français ont réparé le temps perdu. Il est d’ailleurs évident que, plus nous avançons, et plus les nombreux éditeurs des recueils régionaux s’attachent à publier leurs textes avec une précision, avec une sincérité, dont nos devanciers n’avaient pas toujours donné l’exemple.

En dehors de la Gascogne, et antérieurement à 1852, nous possédions déjà, pour le reste de la France, le Barzaz-Breiz du vicomte Hersart de La Villemarqué (1839), pour la Basse-Bretagne ; l’Elsäsisches Volksbüchlein de Stöber, pour l’Alsace (1842) ; les Noëls de Philibert Le Duc, pour la Bresse (1845) ; l’Album Auvergnat de Bouillet (1848) ; les Voceri de l’île de Corse, de Fée (1850) ; le Recueil des Noëls anciens en patois de Besançon (1852), de Bélamy, etc.

Je ne prétends pas signaler ici tous les romanceros provinciaux publiés en France depuis 1852 jusqu’à nos jours. Voici du moins les principaux, suivant l’ordre chronologique :

Poésies populaires de la Lorraine publiées dans le Bulletin de la Société archéologique de la Lorraine. In-8°. Nancy, 1855.

De Coussemaker. Chants populaires des Flamands de France. 1 vol. gr. in-8°. Gand, 1856.

De Beaurepaire. Étude sur la poésie populaire en Normandie, et spécialement dans l’Avranchin. Brochure in-8°. Avranches, 1856.

Ribault de Langardière. Lettres à M. le Rédacteur du Droit commun sur quelques poésies populaires du Berry. Broch. in-8°. Bourges, 1856.

Ribault de Langardière. Les Noces de campagne en Berry. Broch. in-8°. Bourges, 1856.

Castaigne. Six chansons populaires de l’Angoumois. Broch. in-8°. Angoulême, 1856.

Mahn. Denkmaeler der Baskischen Sprache. 1 vol. pet. in-8°. Berlin, 1857.

Francisque-Michel. Le Pays Basque. 1 vol. in-8°. Paris, 1857. — Dans son Histoire des races maudites (2 vol. in-8°. Paris, 1847), M. Francisque Michel a donné quelques chansons populaires sur les cagots, sortes de parias des Basses-Pyrénées et du reste de la Gascogne.

Damase Arbaud. Chants populaires de la Provence. 2 vol. in-12. Aix, 1862-1864.

Combes. Chants populaires du Pays Castrais. Broch. in-12. Castres, 1862.

Couarraze de Laà. Chants du Béarn et de la Bigorre. Broch. in-12. Tarbes, s. d.

Tarbé. Romancero de Champagne, 5 vol. in-8°. Reims, 1863-1864.

Durrieux (A.) et Brugelle (A.). Chants et chansons populaires du Cambrésis, publiés dans les Mémoires de la Société d’émulation de Cambrai de 1864.

Champfleury et Weckerlin. Chansons populaires des provinces de France. 1 vol. gr. in-8o. Paris, 1865.

Comte de Puymaigre. Chants populaires recueillis dans le Pays Messin. 1 vol. in-12. Paris. 1865.

Gagnon. Chansons populaires du Canada. 1 vol. gr. in-8o. Québec, 1865.

Bujeaud. Chansons populaires de l’Ouest, Poitou, Saintonge, Aunis et Angoumois. 2 vol. in-8°. Niort, 1865-1866.

Cénac-Moncaut. Littérature populaire de la Gascogne. 1 vol. in-12. Paris, 1868.

Luzel. Gwerziou Breiz-Izel. Chants populaires de la Basse-Bretagne, recueillis et traduits. 2 vol. in-8°. Lorient, 1868-1874. Sur les collecteurs des poésies de la Basse-Bretagne antérieurs et postérieurs à M. Luzel, voir la Revue celtique, tome V, art. Bibliographie des traditions de la littérature populaire de la Bretagne, p. 304-309.

Salaberry. Chants populaires du Pays basque. 1 vol. gr. in-8o. Bayonne, 1870. Sur les collecteurs de poésies populaires basques antérieurs à M. Salaberry, voir Vinson, Le Folk-lore basque, dans la Revue de linguistique, tome XVI, p. 381-396.

Daymard. Collection de vieilles chansons recueillies à Sérignac. Broch. in-8o. Cahors, 1872.

Atger. Poésies populaires en langue d’oc. 1 vol. in-8o. Montpellier, 1875.

Manterola. Cancionero Vasco. 3 vol. in-8o. Saint-Sébastien, 1877-1880. Sur les autres poésies populaires recueillies, soit par Don José Manterola, soit par ses imitateurs, dans le Pays basque espagnol et français, voir Vinson, Le Folk-lore Basque, dans la Revue de linguistique, tome XVI, p. 397-406.

Manterola. Cantos históricos de los Bascos. 1 vol. in-8o. Saint-Sébastien, 1878.

Buchon. Chants populaires de la Franche-Comté. 1 vol. in-12. Paris, 1878.

Montel et Lambert. Chants populaires du Languedoc. 1 vol. in-8o. Paris, 1880.

Sébillot. Littérature orale de la Haute-Bretagne. 1 vol. pet. in-8o. Paris, 1881.

Bladé. Poésies populaires de la Gascogne. 3 vol. pet. in-8o. Paris, 1881-1882.

Abbé Dulac. Aguilanneuf, origine, étymologie. Broch. in-8o. Paris, 1882.

Rolland. Rimes et jeux de l’enfance. 1 vol. pet. in-8o. Paris, 1883.

Fleury. Littérature orale de la Basse-Normandie. 1 vol. pet. in-8o. Paris, 1883.

Carnoy. Littérature orale de la Picardie. 1 vol. pet. in-8o. Paris, 1883.

Vinson. Le Folk-lore du Pays Basque. 1 vol. pet. in-8o. Paris, 1883.

Guillon. Chansons populaires de l’Ain. Préface de Gabriel Vicaire. 1 vol. in-8o. Paris, 1883.

Soleville. Chants populaires du Bas-Quercy, dans le Bulletin archéologique et historique de la Société d’archéologie de Tarn-et-Garonne, t. XI, année 1883, p. 21-36, et t. XII, année 1884, p. 81-96.

Weckerlin. Chansons populaires de l’Alsace. 2 vol. pet. in-8o. Paris, 1884.

Decombe. Chansons de l’Ille-et-Vilaine. 1 vol. pet. in-8o. Rennes, 1884.

Bourgault-Ducoudray. Mélodies populaires de la Basse-Bretagne. Traduction française, par Fr. Coppée. 1 vol. pet. in-4o. Paris, 1885. — Recueil surtout intéressant au point de vue musical.

En dehors de ces recueils spéciaux, je me borne à signaler en bloc quantité d’autres pièces, publiées dans la Romania, la Revue des langues romanes, la Mélusine, l’Almanach des traditions populaires, l’Armana prouvençau, etc., etc.

Cette énumération incomplète, suffit pourtant à montrer avec quelle ardeur les collecteurs français de poésies populaires travaillent, depuis 1852, à réparer le temps perdu. Sauf une ou deux exceptions défavorables, ces nouveaux romanceros sont publiés avec une précision, avec une sincérité, dont nos devanciers ne nous avaient pas toujours donné l’exemple.

Il en fut ainsi notamment du Barzaz-Breiz de M. le vicomte Hersart de La Villemarqué. La première édition de ce recueil bas-breton remonte à 1839. M. de La Villemarqué s’est permis d’ajouter, de son chef, bien des choses aux véritables traditions poétiques de sa province. C’est déjà trop de ces condamnables procédés. Il faut donc tenir compte à M. Luzel d’avoir fait une exécution rigoureuse, mais nécessaire, par ses censures autorisées sur le Barzaz-Breiz[9].

Le lecteur voudra bien remarquer que, dans le décret du 13 octobre 1852, et dans les romanceros dont je viens de fournir la liste, l’enquête officielle, comme les recherches privées, se restreignent très généralement aux Poésies, laissant en dehors les Proverbes, les Devinettes et les Contes.

De prime abord, j’avais résolu de rechercher simultanément, pour la Gascogne, ces quatre contingents de la littérature populaire. Je poussais donc lentement et méthodiquement ma besogne, fortifié par les conseils, par les communications de mes amis, égayé par l’intérêt minable d’une seule défection, stimulé par les critiques loyales, comme par les censures systématiquement hostiles.

Si mon entreprise, et surtout mes éditeurs, avaient marché selon mes souhaits, j’aurais publié d’abord les Proverbes et Devinettes, suivies des Poésies gasconnes, puis les Poésies françaises, et enfin les Contes populaires de la Gascogne.

Je n’ai pas été libre d’agir ainsi. Mais je veux parler de ces divers travaux, comme s’ils avaient réellement paru dans l’ordre souhaité.

Le volume de mes Proverbes et Devinettes populaires recueillis dans l’Armagnac et l’Agenais, est daté de 1880. Ce titre manque d’exactitude. J’aurais dû mettre : Proverbes et Devinettes populaires de la Gascogne ; car j’ai réellement opéré dans tout le domaine de mes recherches habituelles. Pour les Proverbes, j’ai certainement tiré grand secours des travaux antérieurement consacrés à la parémiologie de ma province. Les juges autorisés, et notamment mon grand ami, mon précieux conseiller, M. Léonce Couture, ont néanmoins reconnu que j’avais produit, de mon chef, quantité de choses intéressantes et nouvelles[10]. Je reconnais d’ailleurs la justice et la justesse des critiques de détail, qu’on n’a pas étendues aux Devinettes. Pour ajouter à ces reproches, je déclare que le Supplément aux Proverbes, a presque, la même étendue que la partie réputée par moi principale. Il va sans dire que je me surveillerai davantage, si jamais je donne une édition nouvelle et plus complète de ce volume.

Les Poésies populaires de la Gascogne, en dialecte du pays, traduction française en regard, ont paru, en trois volumes, de 1881 à 1882. Sauf un petit nombre de négligences peu importantes, et dont je me reconnais fautif, cette collection a reçu déjà le plus favorable accueil des critiques français et étrangers[11].

Sous le titre de Poésies populaires en langue française recueillies dans l’Armagnac et l’Agenais[12], j’ai fait imprimer, en 1879, le résultat d’une enquête qui réellement avait porté, comme pour les Proverbes et Devinettes, sur toute l’étendue de mon domaine, je veux dire la Gascogne, moins le Béarn et le Pays Basque, mais avec l’Agenais en plus. J’ai recueilli depuis bon nombre de pièces nouvelles, qui paraîtront quelque jour en brochure, à moins que le public ne réclame une autre édition, que j’intitulerais cette fois : Poésies en langue française, recueillies dans la Gascogne.

Voilà pour les Proverbes et Devinettes, comme pour les Poésies populaires françaises et gasconnes.

Le recueil de Contes, que je donne aujourd’hui, m’a coûté beaucoup plus de peine. Avant de dire comment je l’ai formé, je dois parler des entreprises de mes devanciers français, en passant vite sur ceux qui sont étrangers à ma province, et en insistant davantage sur les travaux de mes compatriotes.

Il va de soi que je néglige ici les auteurs qui ont recueilli incidemment des traditions populaires, pour les consigner, avec plus ou moins d’inexpérience ou d’infidélité, dans des histoires provinciales et municipales, des statistiques, des récits de voyages, etc., etc. Je ne m’inquiète que des collecteurs uniquement préoccupés de l’intérêt spécial et distinct de ce genre de narrations.

Les conteurs français ne manquent pas au XVIIe et surtout au XVIIIe siècle. Charles Perrault est généralement considéré comme celui qui se rapproche le plus, pour le fond et pour la forme, de la naïveté populaire. Mais on oublie volontiers cinq récits bien supérieurs, insérés par Restif de La Bretonne dans ses Contemporaines par gradation (42 vol. in-12. Paris, 1780-1785). Les recueils de Mesdames d’Aulnoy, et Leprince de Beaumont, du comte de Caylus, etc., renferment à coup sûr force contes à base populaire, mais trop souvent altérés par des additions et des suppressions, sans compter l’impropriété du style.

Au XIXe siècle, je distingue, dés 1827, deux Béarnais, Picot et Hatoulet, qui versifièrent alors, mais en lettrés, des traditions incontestablement populaires de leur province. Ces vers ont paru dans le Recueil de poésies béarnaises (Pau, 1827). Hatoulet a donné là Margalidet ; Picot Las Abentures de Berthoumiou, Lou Paysàa d’Aüssaü, et Lou Paysàa de Saübole.

Les derniers Bretons (1836) et le Foyer breton (1844), d’Émile Souvestre, contiennent assurément maints emprunts aux traditions en prose de la Bretagne. Mais la main de l’arrangeur et du romancier s’y manifeste trop souvent. Quelques auteurs moins connus encourent aussi le même reproche. Les Légendes du Morbihan, du docteur Fouquet (1857), et Les Veillées de l’Armor, de Dulaurens de La Barre (1857), sont entachées de moins de défauts, mais non pas exemptes d’alliage.

La Mosaïque du Midi, recueil périodique publié à Toulouse, durant la seconde partie du règne de Louis-Philippe, contient quelques nouvelles en prose, à coup sûr inspirées par des légendes languedociennes et gasconnes, mais abominablement surchargées de détails apocryphes, et sentant d’une lieue le romantisme de province.

En 1855, un adepte de l’école mystico-démocratique de Quinet et de Michelet, Eugène Cordier, faisait paraître, en français, Les Légendes des Hautes-Pyrénées, recueil in-12, réimprimé à Bagnères-de-Bigorre, en 1872. Cordier était, à coup sûr, mal doué et mal préparé pour ce genre de travail. Néanmoins, son recueil contient la substance d’une douzaine de traditions, par lui découvertes dans le pays de Bigorre. Le collecteur semble croire que toutes sont absolument propres à ce district. Mais la vérité est qu’avant même de connaître la brochure en question, j’avais déjà noté, avec des modifications d’importance, six de ces légendes dans d’autres parties de la Gascogne.

Après Cordier, Cénac-Moncaut, dont on trouve neuf Contes en français, dans le Voyage archéologique et historique dans les anciens comtés d’Astarac et de Pardiac (in-12. Mirande, 1857). Ces pièces, augmentées de quelques autres, ont reparu dans deux ouvrages du même auteur, les Contes populaires de la Gascogne (in-12. Paris, 1861), et dans la Littérature populaire de la Gascogne (in-12. Paris, 1868). Cénac-Moncaut personnifie juste le contraire des qualités indispensables à tout bon investigateur de traditions populaires.

Je suis heureux d’avoir à dire plus de bien de deux Rapports de M. Charles Dupouey, imprimés dans le Bulletin No 1, p. 19 et seq., et le Bulletin No 2, p. 451 et seq., de la Société académique des Hautes-Pyrénées (in-8o. Tarbes, 1861-62). On trouve là le résumé des réponses faites à la Société par des correspondants, interrogés au moyen d’un Questionnaire archéologique, où l’intérêt légendaire a trouvé place.

Un Béarnais, établi dans l’Amérique du Sud, Peyret, a publié en 1870, à la Concepcion de l’Urugay, un volume comprenant : La Casse deu Rey Artus ; Angélique ou lou counte de la Barguere ; Arcenam de Bournos ou lou counte de las Brouxes. Ce sont des légendes pyrénéennes, amplifiées et versifiés par l’auteur, dans le patois de son pays natal. Angelique est un conte de teilleuse de lin (Barguere), et Arcenam de Bournos, un conte de sorcières (Brouxes).

Il me serait aisé de signaler, pour d’autres provinces françaises, un certain nombre de publications similaires ou analogues. Ce sont toujours des traditions orales plus ou moins altérées par des lettrés de profession ou d’éducation. J’aime mieux constater que Stöber, dans son recueil intitulé Elsässisches Volksbüchlein (in-12, 1844), et Beauvois, dans ses Contes populaires de la Norvège, de la Finlande et de la Bourgogne (1861), sont déjà beaucoup plus voisins, comme fond et comme forme, de la naïve simplicité des conteurs vraiment populaires.

Je tâchai d’atteindre ce but, en 1867, par la publication de mes Contes et Proverbes populaires recueillis en Armagnac ; et les critiques autorisés ne me marchandèrent pas leur approbation[13]. Au reste, j’aurais mauvaise grâce à nier que, sans concert préalable, bien des travailleurs opéraient déjà, chacun pour sa province, dans des conditions tout à fait pareilles. L’injustice de mes prétentions serait, en ce cas, surabondamment démontrée par le catalogue des principaux recueils publiés en France, depuis 1867 jusqu’en 1885.

Dès 1869, mon vaillant ami Luzel imprimait, dans les Breuriez Breiz-Izel, le texte breton de la légende intitulée Les deux Bossus ou la Danse des Nains. Il donnait, la même année, des Contes et récits populaires à la Revue de Bretagne et de Vendée. En 1870, paraissait son volume de Contes bretons.

Poursuivons la nomenclature.

Cerquand. Légendes et récits populaires du Pays Basque. 1 vol. gr. in-8o. Pau, 1876-1882. Tirage à part du Bulletin de la Société des lettres, sciences et arts de Pau.

Lespy. Proverbes du pays de Béarn, énigmes et contes populaires. 1 vol. in-8o. Paris, 1876.

Webster. Basque Legends collected chiefly in the Labourd. 1 vol. in-8o. Londres, 1877.

Sébillot. Littérature orale de la Haute-Bretagne. 1 vol. pet. in-8o. Paris, 1881.

Sébillot. Contes populaires de la Haute-Bretagne. 1 vol. in-12. Paris, 1880.

Luzel. Légendes chrétiennes de la Basse-Bretagne. 2 vol. pet. in-8o. Paris, 1881.

Sébillot. Contes de paysans et de pêcheurs. 1 vol. in-18. Paris, 1881.

Sébillot. Contes des marins. 1 vol. in-18. Paris, 1882.

Fleury. Littérature orale de la Basse-Normandie, 1 vol. pet. in-8o. Paris, 1883.

Carnoy. Littérature orale de la Picardie. 1 vol. pet. in-8o. Paris, 1883.

Ortoli. Contes populaires de l’île de Corse. 1 vol. pet. in-8o. Paris, 1883.

Vinson. Folk-lore du Pays basque. 1 vol. pet. in-8o. Paris, 1883[14].

Docteur Dejeanne. Contes de la Bigorre, dans la Romania, no d’octobre 1883.

Sébillot. Contes des provinces de France. 1 vol. in-8o. Paris, 1884[15].

Je n’ai pas à signaler ici divers recueils provinciaux actuellement en préparation. Mais il serait absolument injuste de passer sous silence les Contes populaires de la Lorraine, donnés, avec gloses magistrales, à la Romania, par M. Cosquin, de 1876 à 1882. Ce recueil contient aussi, de même que la Mélusine, la Revue celtique, la Revue des langues romanes, l’Armana prouvençau, etc., etc., quantité de traditions orales en prose, généralement recueillies avec l’exactitude et la sincérité que réclame la science contemporaine.

Tels sont, en somme, et sans compter mes propres essais, postérieurs à 1867, les principaux recueils de contes publiés en France, depuis cette date jusqu’à nos jours.

Ceci dit, je reprends l’exposé des longs tâtonnements par lesquels j’ai tâché de me préparer le moins mal possible à la présente entreprise.

Vers la fin de 1855, j’avais tout au plus en portefeuille, sept à huit Contes, déjà notés avec le ferme propos de réduire strictement mon rôle à celui de simple sténographe, et de traducteur fidèle. Il va sans dire que je retenais le droit de choisir le texte le meilleur et le plus complet, dans chaque groupe de narrations similaires, mais de provenances diverses.

Ce programme n’a de simple que l’apparence. Pour me réduire à cette tâche de simple greffier, j’ai dû tâtonner longtemps et souvent. J’ai dû recueillir bien des dépositions, plus tard anéanties par les dires, en tout supérieurs, du petit nombre de témoins définitifs que je laisse parler ici.

Chaque pièce du présent recueil porte le nom du fournisseur, ou des fournisseurs responsables. J’indique aussi, mais une fois pour toutes, le lieu de leur naissance et de leur résidence, leur âge actuel, leur degré de culture littéraire. Enfin, je note s’ils sont déjà morts ; et j’appelle, en cas pareils, de nouveaux garants, qui certes ne valent pas en général les premiers conteurs, mais qui suffisent amplement à me couvrir, pour la sincérité du fond.

Ces précautions ont leur prix ; mais il ne faudrait pas s’en exagérer l’importance et l’efficacité. Je ne serais pas embarrassé de le prouver, par bien des raisons. Une simple anecdote suffira.

Bon nombre de mes narrations patoises, consignées en 1867, dans mes Contes et Proverbes populaires recueillis en Armagnac, étaient alors absolument inconnues dans certaines communes du Gers et du Lot-et-Garonne, par exemple Le Saumont, Moncaut, Lamontjoie, Le Pergain-Taillac, Berrac, Saint-Mézard, Ligardes, etc., etc. Il en est tout autrement aujourd’hui, grâce à des lectures faites, par certains de mes amis, à de petits paysans, qui ont propagé ces traditions, aujourd’hui très vivantes dans ces contrées, sans que la plupart des narrateurs actuels sachent quand et comment elles y ont pénétré.

Supposons qu’un critique, ignorant ce qui s’est passé, fût venu contrôler mes aptitudes et ma sincérité de collecteur, dans les communes susnommées, et que son enquête eût précisément porté sur les textes popularisés d’après mon premier recueil. Ce critique m’aurait à coup sûr loué sans réserves, sur de simples apparences, sur des images fidèles, mais non des réalités. Il aurait pris de simples échos, pour des bruits de première origine.

Je n’insiste plus. Pour moi, la garantie de tout collecteur gît, avant tout, dans son aptitude et dans son honneur scientifiques, attestés par le public compétent de la province, parlant par la voix des Académies régionales, surtout par la voix des critiques indigènes et spéciaux, comme le sont, en Gascogne, MM. Léonce Couture, Ad. Magen, V. Lespy, l’abbé Paul Tallez[16].

Ma longue pratique me permet d’affirmer, au moins pour mon domaine, qu’en règle très générale, les narrations les plus faibles, les plus altérées, proviennent des demi-lettrés, notamment des instituteurs primaires, qui en savent trop pour rester naïfs, et pas assez pour le redevenir. J’aurai pourtant à signaler quelques exceptions. Mais cela n’empêche pas que c’est principalement parmi ceux qui ne savent pas lire, qu’il faut chercher les vrais témoins ; car ceux-là ne comptent pas sur ce que Montaigne appelle « une mémoire de papier. »

Au début de mes recherches, j’étais tombé, comme beaucoup de mes confrères, sur une classe de conteurs, qui sont assurément les plus nombreux, mais qui ne méritent qu’une confiance fort restreinte. Pour eux, l’intégrité du récit n’est sauvegardée par aucune forme sacramentelle. Peu soucieux du style, et préoccupés surtout des idées et des faits, ils sont toujours longs, diffus, et tout à fait incapables de recommencer leur narration dans les mêmes termes. Ce sont là des guides très dangereux, bons tout au plus à mettre sur la trace de narrations plus sobres et plus exactes. Ceux qui les possèdent, marchent au but par la voie la plus brève. Si on les prie de recommencer, chacun d’eux le fait constamment dans les mêmes termes. Quand on leur fait traiter séparément le même thème, on ne relève, dans les faits, qu’un petit nombre de variantes, et on constate, dans le style, de nombreuses similitudes.

À ce propos, une réflexion à la fois applicable à certains de mes confrères, qui ont déjà exploré mon propre domaine, comme à plusieurs autres, qui ont opéré dans d’autres parties de la France.

Il m’est plusieurs fois arrivé de rencontrer, en dehors de la Gascogne, des conteurs de grand style, dont les récits pouvaient, sans faiblir, supporter la comparaison avec les textes que je dois à mes fournisseurs les plus recommandables, par exemple à Pauline Lacaze, de Panassac (Gers), et même à feu Cazaux, de Lectoure (Gers). Ces narrations, d’une si fière tournure, je les ai retrouvées plus tard, identiques pour le fond, dans certains recueils provinciaux. Par malheur, l’inadmissible souvenir de la belle forme orale, contrastait cruellement avec la faiblesse et la pâleur du texte imprimé. De là j’ai conclu que, pour les contes, le grand style est beaucoup moins rare que certains ne semblent le croire. C’est pourquoi j’estime que les bons collecteurs demeurent rigoureusement tenus de bien choisir, tant pour la forme que pour le fond, et de n’accorder qu’à bon escient leurs définitives préférences.

Cette fixité de souvenirs, cette propriété habituelle, et au besoin cette élévation du langage, m’ont plus particulièrement frappé chez certains de mes narrateurs.

Marianne Bense, du Passage-d’Agen (Lot-et-Garonne), a maintenant dépassé soixante-quinze ans. C’est une femme encore alerte, qui, pendant dix-sept ans, a servi mon oncle, l’abbé Bladé, curé du Pergain-Taillac (Gers). Les facultés de Marianne n’ont pas faibli. Mais pas de distinction native. Partant, ni grâce, ni haute mysticité personnelles. De ce double chef, elle doit absolument tout à la netteté de ses souvenirs. Entêtée, d’ailleurs, et capricieuse, comme toutes les servantes de curés, ne parlant qu’à ses heures, et niant savoir, sauf à se rétracter plus tard, ce qu’il ne lui plaît pas actuellement de conter.

Pauline Lacaze, de Panassac (Gers), s’achemine vers la soixantaine. Je n’ai pas trouvé d’auxiliaire plus docile à me dicter, en toute probité, ce qu’elle savait, plus active à chercher pour moi d’autres narrateurs.

Catherine Sustrac, de Sainte-Eulalie, commune de Cauzac, canton de Beauville (Lot-et-Garonne), aura tantôt quarante ans. Je l’ai connue jeune, simple, naïve. De ses lèvres, les beaux contes s’échappaient alors, dans leur clarté virginale, dans leur allure fière et rythmique. À courir le monde, Catherine devait perdre le plus précieux de ses dons. Chez elle, le souvenir des faits vit toujours ; mais, avec les croyances premières, la belle forme s’en est allée pour jamais.

Pendant quinze ans, Cadette Saint-Avit, de Cazeneuve, commune du Castéra-Lectourois (Gers), fut ma fidèle et digne servante. C’était une fille pâle, un peu maladive, d’éducation tout à fait rustique, un grand cœur, plein de foi, d’espérance, de charité. Jusqu’à sa mort, advenue à près de cinquante ans, Cadette garda ce respect inviolé, ce profond sentiment des traditions populaires, dont j’ai recueilli l’héritage. Et maintenant elle dort, non loin de mon père et de ma mère, dans ce tranquille cimetière de Lectoure, que domine le château ruiné de nos comtes d’Armagnac.

Isidore Escarnot, actuellement boulanger à Bivès (Gers), a dépassé la quarantaine. Quand j’écrivis, sous sa dictée, c’était un jeune et vigoureux bouvier, au service de feu M. Roussel, médecin au Pergain-Taillac (Gers). Je dois beaucoup à cet illettré, qui, du premier coup, devina pleinement ce que je cherchais et me dit : « Moussu Bladè, boulètz pas cansous hèitos. Boulètz pas countes hèitz. — Monsieur Bladé, vous ne voulez pas des chansons faites. Vous ne voulez pas des contes faits. » Dans sa pensée, le mot « faits » excluait absolument les créations littéraires, même en dialecte gascon.

Tel fut, tel est encore Escarnot, l’un de mes plus intelligents, de mes plus dociles fournisseurs. Cazaux me donna bien plus de mal.

C’était un vieillard, assez replet, à la face terreuse, et couturée de mille rides, avec de petits yeux ternes et voilés, vêtu, selon la saison, de bure grise ou de droguet bleu, en tout temps coiffé d’une vénérable casquette de loutre. À travailler de ses mains, pendant plus de soixante ans, cet octogénaire illettré avait amassé de quoi payer un jardinet, et vivre sobrement en sa maisonnette, sise à Lectoure, dans une des petites rues voisines de la Place d’Armes. Après la mort de mon pauvre père, je gérai bénévolement les intérêts de Cazaux, qui ne manquait jamais de venir, le surlendemain de chaque échéance, me réclamer les petites rentes que je recouvrais pour lui. Dans une de ces visites, je constatai fortuitement que j’étais en face d’un conteur tout à fait hors ligne, renseigné largement, superstitieux en toute bonne foi, mais plus défiant, à lui seul, que tous mes témoins antérieurs. Pour l’apprivoiser, je prodiguai les soumissions de toutes sortes, et les trésors d’une diplomatie conquise par dix ans de pratique. Mais Cazaux ne parla jamais qu’à sa volonté.

Durant la belle saison, nous nous rencontrions, chaque soir, au tournant de la route qui débouche de l’Esplanade, et domine le vaste paysage, fermé, tout au loin, par la ligne vague et bleue des Pyrénées. Une fois assuré que nous étions tous deux bien seuls, Cazaux rajeunissait de trente ans. Son regard s’éclairait. De sa voix lente et grave, il dictait, avec d’amples et sobres gestes, se taisant quelquefois, pour se recueillir, ou promener autour de nous un regard soupçonneux. Moi, j’écrivais rapidement, sauf à corriger plus tard les textes, sous le contrôle souvent tyrannique de mon narrateur. Je tiens néanmoins pour certain que Cazaux s’est tu sur bien des choses, et qu’il est mort sans me juger digne de noter la moitié de ce qu’il savait.

Tels ont été, sans préjudice de bien d’autres, les principaux conteurs par moi consultés. À mesure qu’ils parlaient, j’écrivais vite, vite, dans le dialecte natal, sauf à collationner ensuite, en attendant de traduire, avec un parti pris de fidélité brutale.

De 1855 à 1867, je recueillis patiemment, sans rien publier, bornant alors mes recherches et mon ambition aux anciens comtés de Fezensac, d’Armagnac, d’Astarac, de Pardiac, de Gaure, de L’Isle-Jourdain, aux vicomtés de Lomagne, de Fezensaguet et de Gimoëz, dont l’ensemble correspond à peu près au département actuel du Gers, un moment appelé le Département d’Armagnac, quand on créa les circonscriptions nouvelles, en 1789.

Mon premier essai, cantonné dans ces limites, parut, je l’ai déjà dit, en 1867, sous le titre de Contes et Proverbes populaires recueillis en Armagnac. En faisant imprimer à petit nombre ces textes gascons introduits, j’aspirais uniquement à provoquer des communications et des critiques profitables, tout en pressentant le goût d’un public encore fort peu nombreux.

Le succès dépassa mon attente. Mes compatriotes attestèrent unanimement ma pleine sincérité. En France, comme à l’étranger, des érudits de première compétence me sommèrent obligeamment d’activer et d’étendre mes recherches. Mais je tenais à ne travailler qu’à loisir. C’est pourquoi mes Contes populaires recueillis en Agenais, traduction française et texte agenais, avec gloses magistrales, de M. Reinhold Köhler, ne parurent qu’en 1874[17].

Peu de temps avant cette époque, je tenais encore à borner à peu près mes recherches comme j’ai dit. Mais je cherchais déjà des variantes de faits pour mes contes, dans les régions limitrophes de mon premier domaine, dans les Landes, le Béarn, la Bigorre, le Comminges, le pays de Rivière-Verdun, surtout dans l’Agenais, le Bazadais, le Condomois et le Bruilhois. Je trouvai, dans ces contrées, des indications nouvelles, qui me permirent bientôt de suivre et d’atteindre, sur mon domaine originel et restreint, absolument toutes les variantes récoltées des régions voisines.

En même temps, je rapportais du dehors, et principalement de l’Agenais et de ses dépendances, un certain nombre de contes que je supposais alors, et bien à tort, ne pas exister dans l’Armagnac, où je devais plus tard les retrouver tous. Plusieurs de ces textes, d’abord restitués par voie de juxtaposition, se trouvèrent plus tard concorder très généralement avec les souvenirs complets de quelques vieillards.

Les grands obstacles étaient désormais aplanis. Néanmoins pour lever quelques scrupules d’inégale importance, je lus d’abord à mes confrères de la Société des Sciences, Lettres et Arts d’Agen, et je publiai ensuite les cinq petits recueils de traditions, dont j’ai donné plus haut les titres.

Ces tâtonnements attestent assez, je l’espère, que je me suis préparé de mon mieux, et de longue main, à donner enfin le présent recueil. Toutes les pièces déjà publiées y ont trouvé place, sous une forme généralement identique, et parfois supérieure aux textes primitifs. Quant aux pièces jusqu’à ce jour inédites, je n’en ai irrévocablement arrêté le texte qu’après avoir épuisé les moyens d’information.

On trouvera çà et là, dans ces trois volumes, quelques termes, quelques détails un peu crus, mais pas une véritable obscénité. Je me félicite de ce résultat, où ma volonté n’est pour rien. Si le contraire était arrivé, j’aurais aisément trouvé moyen de contenter les savants, sans souiller mon nom par le scandale d’une publicité démesurée. Quelques gens, curieux de Κρυπτἀδια, se sont étonnés, quand j’ai constaté, devant eux, l’absence de contes vraiment obscènes dans notre Sud-Ouest. À leurs objections, j’ai riposté que, dans mes recueils de Poésies et de Proverbes et Devinettes populaires, je n’avais pas reculé devant certaines parties scabreuses, et qu’il n’y avait donc pas lieu de croire, de ma part, à des omissions volontaires. Agacé par de nouvelles insistances, j’ai procédé, avec le concours de mes amis, à une enquête nouvelle, qui a donné, comme la première, un résultat négatif. Il faut d’ailleurs convenir que cette absence de contes obscènes est surprenante, car le Sabbat, drame réel et luxurieux entre tous, le Sabbat, tel que l’ont décrit Pierre de Lancre, et quelques autres démonographes, a jadis sévi particulièrement eu Gascogne. Mais en voilà, sur ce point, au moins autant qu’il le faut.



Maintenant, le lecteur sait comment j’ai recherché, transcrit, éprouvé, traduit, les pièces réunies dans ces trois volumes. Voici comment j’ai cru devoir les classer.

Et d’abord, les titres de ces nombreuses pièces n’ont absolument rien d’arbitraire. Ils sont tirés de la pratique même des conteurs ruraux.

Cette pratique désigne aussi, sous le nom collectif de Contes, toutes les traditions orales en prose ; mais nos paysans les distinguent instinctivement en Contes proprement dits, en Superstitions, et en Récits.

Les Contes proprement dits, sont les narrations plus ou moins empreintes de merveilleux, et dont la fausseté n’est douteuse ni pour celui qui parle, ni pour ceux qui l’écoutent. Ils correspondent aux Märchen allemands, et sont matériellement caractérisés, au début et à la fin, par des formulettes dont il sera question plus bas.

Les Superstitions, généralement acceptées comme vraies, par le narrateur et les auditeurs, ne comportent pas de formulettes initiales et finales.

Ces formulettes font aussi défaut dans les Récits, c’est-à-dire dans les anecdotes vraies, ou tout au moins vraisemblables, n’ayant par conséquent rien de merveilleux, et généralement plaisantes, à peu près comme les Schwenke d’Outre-Rhin.

Telle fut la classification que je proposai, et que je suivis, dès 1867, dans mes Contes et Proverbes populaires recueillis en Armagnac. Un critique fort autorisé, M. Gaston Paris, la déclara « heureuse et juste », et la proposa même, comme exemple, aux futurs collecteurs de traditions en prose. Je ne vois pas que cette recommandation ait encore porté de grands fruits. Mais je tiens à déclarer qu’en distinguant nos Contes comme j’ai dit, je m’étais tout simplement inspiré des habitudes instinctives de nos paysans. J’ai constaté depuis, à ce sujet, quelques petites difficultés, et je tiens à les proposer contre moi-même.

À raison de l’absence de merveilleux, les Récits formeront toujours une classe nette et distincte. Mais j’ai reconnu, depuis 1867, que la communauté de ce merveilleux, entre les Contes et les Superstitions, produit certains cas d’ambiguïté.

Il arrive parfois, en effet, que tel narrateur croit à la réalité d’un Conte. Alors, il supprime les formulettes initiale et finale, et voici une Superstition. Tel autre narrateur, au contraire, ne croit pas à la vérité d’une Superstition. Il ajoute les formulettes, et voilà un Conte.

Ces difficultés, d’ailleurs minimes, n’ont pas modifié ma classification de 1867. Je crois avoir paré à tout, en signalant les pièces ambiguës, et en les classant d’après les habitudes de la majorité des conteurs.

Et maintenant, je dois m’expliquer sur les formulettes qui caractérisent matériellement les Contes proprement dits.

Dans les Avertissements de mes Contes et Proverbes populaires recueillis en Armagnac, et de mes Contes populaires recueillis en Agenais, j’ai dit là-dessus tout ce que je savais alors. Mais, depuis j’en ai appris davantage.

La formulette initiale est à peu près invariable.

« Jou sabi un counte. — Je sais un conte. »

Les formulettes finales n’ont pas la même fixité. Voici celle qui prévaut généralement dans le centre de la Gascogne :

« E tric tric,
Moun counte es finit.
E tric trac,
Moun counte es acabat. »

C’est-à-dire :

« Et tric tric.
Mon conte est fini.
Et tric trac,
Mon conte est achevé. »

Dans l’Agenais et la Gascogne Toulousaine, j’ai recueilli les formulettes ci-après :

« Cric crac,
Moun counte es acabat.
Per un ardit,
Digo-n’en un mai poulit. »

Traduction :

« Cric crac,
Mon conte est achevé.
Pour un liard,
Dis-en un plus joli. »

Autre :

« E cric crac,
Moun counte es acabat.
Éi passat per un prat.
Éi près no lampado de fé, e m’en séi anat. »

Traduction :

« Et cric crac,
Mon conte est achevé.
Je suis passé par un pré.
J’y ai pris une lampée de foin, et je m’en suis allé.

Autre :

« En passan dins un prat,
Marchèri sur la cûeto d’un gat,
Que fasquèt : « Couic ! couic ! couac ! couac ! »
E moun counte es acabat. »

Traduction :

« En passant dans un pré,
Je marchai sur la queue d’un chat.
Qui fit : « Couic ! couic ! couac ! couac !
Et mon conte est achevé. »

Autre :

« Cric cric,
Moun counte es finit.
Cric crac,
Moun counte es acabat.
Passèri per un prat.
I troubéri ua gat.
Lèuo-li la cûo, boufo-l’i debat. »

Traduction :

« Cric crac,
Mon conte est fini.
Cric crac,
Mon conte est achevé.
Je passai par un pré.
J’y trouvai un chat.
Lève-lui la queue, souffle-lui dessous. »

Autre :

« E cric cric,
Moun counte es finit.
E cric crac,
Moun counte es acabat.
Passi per moun prat,
Damb’ uno cuillèro de fabos que m’au dounat. »

Traduction :

« Et cric cric,
Mon conte est fini.
Et cric crac,
Mon conte est achevé.
Je passe par mon pré,
Avec une cuillerée de fèves qu’on m’a donnée. »

Autre :

« E cric crac,
Moun counte es acabat.
Passan per un prat,
Éy traupit la cûo d’un rat.
Lou rat à féit : « couic ! couic ! »
Moun counte es finit. »

Traduction :

« Et cric crac,
Mon conte est achevé.
Passant par un pré,
J’ai marché sur la queue d’un rat.
Le rat a fait : « couic ! couic ! »
Mon conte est fini. »

Autre :

 " E cric crac,
Moun counte es acabat.
Passèi per un prat.
Pourtabi souliès de beire.
Lous coupèri sense lous beire. »

Traduction :

« Et cric crac,
Mon conte est achevé,
Je passai par un pré.
Je portais des souliers de verre.
Je les cassai sans les voir. »

Il demeure bien entendu qu’ici, je signale ces formulettes une fois pour toutes, et qu’elles ne reparaîtront pas dans le corps de mes trois volumes.

Cela dit, je complète l’exposé de ma méthode de classement, en traitant des subdivisions.

Dans les assemblées rustiques, où les narrateurs se trouvent en nombre, j’ai reconnu très souvent qu’ils cherchent à se surpasser devant l’auditoire. Quand le premier se tait, un second, puis un troisième, etc., continuent volontiers, par des narrations de même ordre. Si, par exemple, tel conteur débute par un récit de « Vengeance » ou de « Châtiment », soyez à peu près certain que, sur ce thème, les rivaux ne manqueront pas. Pareille chose adviendra, s’il commence en parlant des « Belles persécutées », des « Niais » ou des « Gens habiles », du « Renard », du « Loup », du « Sabbat », etc., etc.

C’est dans ces habitudes instinctives que j’ai pris mes subdivisions. Je n’en excepte que les Traditions gréco-latines, rapprochées à raison des souvenirs qu’elles réveillent, et les groupes intitulés Divers, où j’ai fait entrer toutes les pièces que je ne pouvais mettre ailleurs.



Telles sont les divisions et subdivisions, pour la plupart naturelles, des nombreux éléments de ce recueil.

Quant à leur distribution dans ces trois volumes, je l’ai réglée tout à la fois sur le fond et sur la forme des pièces, en partant du sublime, pour descendre jusqu’au familier.

C’est pourquoi mon premier tome est réservé tout entier aux Contes, qui, par la grandiose simplicité des données, par l’héroïsme des caractères, comme par la hauteur du style, relèvent visiblement de l’épopée. Ce sont les Contes épiques, titre que j’ai longtemps repoussé, comme prétentieux, mais que j’accepte enfin, pour obéir à ceux dont je subis volontiers l’experte et amicale autorité.

Après ces textes de premier ordre, viennent d’autres Contes, mystiques pour la plupart, et dont le style, élevé, se retrouve très généralement dans les traditions superstitieuses. J’ai réuni le tout dans le tome II, intitulé Contes mystiques et Superstitions.

Enfin, l’uniformité du ton des Contes familiers et Récits m’a décidé à leur réserver le troisième et dernier tome. Ici, je le confesse, les lecteurs exclusivement curieux de contes de haut vol, n’auront guère contentement. Je les prie de se souvenir qu’un simple collecteur, tel que moi, est tenu de ne rien négliger de ce qui profite aux mythographes de profession, sauf à distinguer et classer, au seul point de vue de l’esthétique, les diamants de grand prix, les gemmes encore précieuses, et les pierreries plus communes.

Aux textes qui composent chacun de ces trois volumes, je comptais annexer des recherches tout à fait supérieures de mythographie comparée. Cela revient à dire que M. Reinhold Köhler, de Weimar, s’était chargé de cette tâche éminemment difficile, en réclamant le concours de M. Gaster, de Bucharest. Mais les gloses promises ne sont pas encore complètement rédigées, et mon éditeur est plus impatient que moi de publier ce recueil. Assurément, je pourrais, tout comme un autre, fournir, de seconde main, force gloses comparatives. Mais ce semblant de tricherie me répugne. Tout ou rien. C’est pourquoi j’imprime mes textes sans commentaires, en attendant que mes doctes collaborateurs leur consacrent, sans long retard, une étude spéciale et distincte. Le public savant ne perdra donc rien pour attendre ; et je compte qu’il me saura gré de ne point fournir, en apparence, ce que je suis hors d’état de donner réellement.



Certes, voilà une bien longue Préface. Mais je tenais fort à présenter, jusque dans ses moindres détails, mon appareil technique et critique.

Est-il besoin d’ajouter que cette méthode se trouve entachée de maints défauts, et que je les connais mieux que personne ? Je m’abstiendrai pourtant de les signaler ; car je tiens à ne point frustrer les censeurs résolus des voluptés de la découverte personnelle. Si je reste à jamais l’obligé de la critique loyale et féconde, il y a beau temps que l’autre a perdu sur moi tout pouvoir. C’est pourquoi je laisserai dire les gens nés pour tout défaire, et pour ne rien faire. Supposé, par impossible, qu’ils m’accordent leur clémence, je n’en serai pas autrement fier.

La profonde, l’irrémédiable pauvreté des œuvres, marche souvent de pair avec la stricte observance des règles, bonnes contre le mal, impuissantes pour le bien. La vie, tout est là. La vie dans les créations personnelles des vrais artistes ; la vie dans les vieux récits populaires, retrouvés par les patients collecteurs. On m’a dit parfois que ce recueil compterait dans l’avenir ; car les images évoquées se meuvent et parlent comme des hommes de chair et d’os. Si c’est vrai, j’aurais tort d’en être vain ; et l’honneur sera gratuit, comme le don que j’ai reçu. Quid habes quod non accepisti ?

Toujours est-il que l’impression du présent recueil, porte maintenant à huit le nombre des volumes par moi consacrés à la littérature populaire de la Gascogne. Quoi qu’il advienne des rééditions et des recherches complémentaires, le principal de ma tâche est accompli.

En finissant, je remercie de grand cœur mes nombreux auxiliaires, conteurs, conseillers, et critiques. Je me déclare surtout l’obligé des censeurs malveillants, à qui je dois la concentration, la régularité de mes efforts, la perception plus nette de mon but. Grâce à tous ces concours, comme à mon labeur personnel, je puis désormais me vanter d’avoir fait, bien ou mal, mais d’avoir fait, au moins une fois dans ma vie, selon ma tenace volonté.

C’est quelque chose. Mais, Dieu merci, je dois à ma tâche de plus nobles contentements. À l’étranger, comme en France, j’ai trouvé toujours, chez mes maîtres, souvent chez mes égaux, des conseillers bienveillants, des critiques loyaux, au besoin des appuis fermes et discrets. À l’âge où l’on ne fait guère d’amitiés nouvelles, il m’a été ainsi donné d’en nouer plus d’une. Parmi le monde pâle des souvenirs, j’ai cheminé plus d’un quart de siècle, hanté par les visions des ancêtres. Bien des fois, les rêves du passé m’ont consolé des tristesses du présent. Aux rares élus, les œuvres personnelles et géniales. Moi, je suis un témoin. J’écoute et je redis les vieilles chansons, les légendes d’autrefois. C’est assez pour dorer ma vie qui décline, pour hausser parfois un pauvre chercheur jusqu’aux joies puissantes et calmes des grands poètes.

— « Et maintenant, va, mon livre. Va sans crainte. Va tout droit. Porte les contes des aïeux à ceux qui sont encore à naître. Laisseras-tu sans honneur le scribe intègre et pieux ? »

Agen, ce 2 novembre 1885, jour de la Fête des Morts.
J.-F. B.

I

TRADITIONS GRÉCO-LATINES


I

le jeune homme et la grand’bête à tête d’homme



Il y avait, une fois, à Crastes[18], un jeune homme, qui n’avait ni père ni mère, et qui vivait seul dans sa maisonnette. Ce jeune homme était beau comme le jour, fort et hardi comme pas un. Il était aussi tellement, tellement avisé, qu’il apprenait ou devinait les choses les plus difficiles. Les gens de Crastes lui disaient souvent pour rire :

— « Jeune homme, tu es pauvre comme les pierres. Mais il dépend de toi de tenter fortune, et de devenir riche comme la mer. Du côté de la Montagne[19], il y a une grotte pleine d’or, gardée par une Grand’Bête à tête d’homme. Elle a promis la moitié de son or à celui qui lui répondra sur trois questions. Plus de cent personnes se sont déjà présentées. Mais elles sont demeurées muettes, et la Grand’Bête à tête d’homme les a mangées toutes vives. Regarde si tu veux tenter fortune. »

Le jeune homme répondait :

— « Merci. Je n’ai pas envie d’être mangé tout vif. »

En ce temps-là, vivait, au château de Roquefort[20], un seigneur qui avait deux fils, et une fille, honnête comme l’or, et belle comme le jour. Le jeune homme la vit. Sur-le-champ, il en tomba amoureux à perdre la tête. Un soir, il s’en alla frapper à la porte du château de Roquefort.

— « Bonsoir, Demoiselle.

— Bonsoir, mon ami. Qui demandes-tu ?

— Demoiselle, je demande votre père.

— Mon père est parti ce matin, pour chasser avec mes deux frères. Il n’est pas encore rentré. Que veux-tu dire à mon père ?

— Demoiselle, je veux lui dire que je suis amoureux de vous à perdre la tête, et que je vous veux pour femme.

— Mon ami, je serai ta femme, ou je ne me marierai jamais. Par malheur, mon père n’est pas riche. Tout son bien doit aller à mes frères. Moi, j’entre demain dans un couvent d’Auch.

— Demoiselle, entrez au couvent d’Auch. Mais ne vous engagez pas avant sept jours. Je vais tenter fortune. Si je meurs, prenez le voile noir, et faites-vous religieuse pour toujours. Si je reviens, j’aurai de quoi vous faire plus riche que les plus grandes dames du pays.

— Mon ami, je ferai comme tu as dit.

— Adieu, Demoiselle. Je pars content.

— Adieu, mon ami. »

Le jeune homme salua la Demoiselle, et s’en alla sur-le-champ trouver l’Archevêque d’Auch.

— « Bonsoir, Archevêque d’Auch.

— Bonsoir, mon ami. Qu’y a-t-il pour ton service ?

— Archevêque d’Auch, je suis amoureux d’une Demoiselle, belle comme le jour, et honnête comme l’or. Jamais elle ne sera ma femme, si je ne deviens riche bientôt. Je veux tenter fortune. Avant de partir, je suis venu vous consulter.

— Parle, mon ami.

— Archevêque d’Auch, vous êtes un homme sage et lettré. On dit qu’il y a, du côté de la Montagne, une grotte pleine d’or, gardée par une Grand’Bête à tête d’homme. Elle a promis la moitié de son or à celui qui lui répondra sur trois questions. Plus de cent personnes se sont déjà présentées. Mais elles sont demeurées muettes, et la Grand’Bête à tête d’homme les a mangées toutes vives.

— Mon ami, on t’a dit la vérité.

— Archevêque d’Auch, je veux tenter fortune. Cette nuit même, je partirai pour la Montagne, et j’irai trouver, dans sa grotte, la Grand’Bête à tête d’homme, pour répondre sur trois questions. Si je demeure muet, elle me mangera tout vif. Si je réponds, la Grand’Bête à tête d’homme me donnera la moitié de son or, et j’épouserai la Demoiselle que j’aime.

— Mon ami, tu es amoureux. Rien ne t’empêchera de faire comme tu dis. Agis donc à ta tête, puisque tu ne peux profiter d’aucun conseil. Sur la Grand’Bête à tête d’homme, on t’a dit ce qu’on savait ; mais ce n’est pas toute la vérité. Avant de questionner trois fois les gens, la Grand’Bête à tête d’homme leur commande trois choses impossibles. Ne prends pas garde à cela. Prouve qu’il n’y a pas moyen. Pour les trois questions, c’est une autre affaire. Tu seras mangé tout vif, si tu demeures muet. Écoute bien. Comprends bien. Réponds sans te presser. Si tu réponds bien, la Grand’Bête à tête d’homme aura perdu son pouvoir, et te dira : « Prends la moitié de mon or. » Prends, et reviens vite, si tu te crois hors d’état de faire davantage. Reste, si tu te crois assez savant, et dis : « Grand’Bête à tête d’homme, je n’ai fait encore que la moitié de mon travail. Tu n’as pas pu m’embarrasser. Maintenant, c’est moi qui prends ta place. » Alors, tu lui feras trois questions, les plus difficiles que tu puisses imaginer. Si elle demeure muette, tu prendras ce couteau d’or, que tu vas cacher sous tes habits, pour ne le tirer qu’au bon moment. Tu saigneras la Grand’Bête à tête d’homme, tu lui couperas la tête, et tu reviendras vite, avec tout son or.

— Merci, Archevêque d’Auch. »

Le jeune homme cacha le couteau d’or sous ses habits, pour ne le tirer qu’au bon moment, salua l’Archevêque d’Auch, et partit, la nuit même, pour la Montagne, à la recherche de la Grand’Bête à tête d’homme. Trois jours après, il arriva dans un pays désert, dans un pays sauvage et noir, où les eaux tombent de mille toises, où les montagnes sont si hautes, si hautes, que les oiseaux n’y peuvent voler, et que la neige n’y fond jamais.

Là, demeurait la Grand’Bête à tête d’homme.

Le jeune homme entra dans la grotte, sans peur ni crainte.

— « Hô ! Grand’Bête à tête d’homme ! Hô ! hô ! hô !

— Que me veux-tu ?

— Grand’Bête à tête d’homme, je veux répondre à tes trois questions, et gagner la moitié de ton or. Si je demeure muet, tu me mangeras tout vif. »

Pendant que la Grand’Bête à tête d’homme se préparait à l’embarrasser, le jeune homme songeait à ce que lui avait dit l’Archevêque d’Auch : « Avant de questionner trois fois les gens, la Grand’Bête à tête d’homme leur commande trois choses impossibles. Ne prends pas garde à cela. Prouve qu’il n’y a pas moyen. Pour les trois questions, c’est une autre affaire. Tu seras mangé tout vif, si tu demeures muet. Écoute bien. Comprends bien. Réponds sans te presser. »

Enfin, la Grand’Bête à tête d’homme parla.

— « Je te donne la mer à boire.

— Bois-la toi-même. Ni moi, ni toi, n’avons un gésier à boire la mer.

— Je te donne la lune à manger.

— Mange la toi-même. La lune est trop loin, pour que, moi ou toi, nous puissions l’atteindre.

— Je te donne cent lieues de câble à faire, avec le sable de la mer.

— Fais-les toi-même. Le sable de la mer ne se lie pas, comme le lin et le chanvre, Jamais, ni moi, ni toi, ne ferons pareil travail. »

Alors, la Grand’Bête à tête d’homme pensa qu’elle avait perdu son temps, en commandant trois choses impossibles. Elle allongea ses griffes, et grinça des dents. Le jeune homme comprit qu’elle allait lui faire les trois questions, et il songeait à ce que lui avait dit l’Archevêque d’Auch : « Écoute bien. Comprends bien. Réponds sans te presser. »

Enfin, la Grand’Bête à tête d’homme parla.

— « Il va plus vite que les oiseaux, plus vite que le vent, plus vite qu’un éclair.

— L’œil va plus vite que les oiseaux, plus vite que le vent, plus vite qu’un éclair.

— Le frère est blanc, la sœur est noire. Chaque matin, le frère tue la sœur. Chaque soir, la sœur tue le frère. Pourtant, ils ne meurent jamais.

— Le jour est blanc. Il est le frère de la nuit noire. Chaque matin, au soleil levant, le jour tue la nuit, sa sœur. Chaque soir, au soleil couchant, la nuit tue le jour, son frère. Pourtant, le jour et la nuit ne meurent jamais.

— Il rampe, au soleil levant, comme les serpents et les vers. Il marche, à midi, sur deux jambes, comme les oiseaux. Il s’en va, sur trois jambes, au soleil couchant.

— Quand il est petit, l’homme ne sait pas marcher. Il rampe à terre, comme les serpents et les vers. Quand il est grand, il marche sur deux jambes, comme les oiseaux. Quand il est vieux, il s’aide d’un bâton, qui est une troisième jambe. »

Alors, la Grand’Bête à tête d’homme dit :

— « Prends la moitié de mon or. »

Mais le jeune homme songeait à ce que lui avait dit l’Archevêque d’Auch : « Prends, et reviens vite, si tu te crois hors d’état de faire davantage. Reste, si tu te crois assez savant, et dis : « Grand’Bête à tête d’homme, je n’ai fait encore que la moitié de mon travail. Tu as voulu m’embarrasser. Maintenant, c’est moi qui prends ta place. Alors, tu lui feras trois questions, les plus difficiles que tu puisses imaginer. »

Cela pensé, le jeune homme parla.

— « Grand’Bête à tête d’homme, je n’ai fait encore que la moitié de mon travail. Tu as voulu m’embarrasser. Maintenant, c’est moi qui prends ta place. — Qu’y a-t-il au premier bout du monde ?[21] »

La Grand’Bête à tête d’homme demeura muette.

— « Au premier bout du monde, il y a un roi couronné, un roi vêtu de rouge et galonné d’or, qui se tient prêt à combattre, et brandit une grande épée. Il regarde le ciel, la terre et la mer. Mais le roi couronné ne voit rien venir. — Grand’Bête à tête d’homme, qu’y a-t-il à l’autre bout du monde ? »

La Grand’Bête à tête d’homme demeura muette.

— « À l’autre bout du monde, il y a un grand corbeau, vieux de sept mille ans, juché sur la cime d’une montagne. Il sait et voit tout ce qui s’est fait, et tout ce qui se fera. Mais le grand corbeau, vieux de sept mille ans, ne veut pas parler. — Grand’Bête à tête d’homme, dis-moi ce que chante le rossignolet sauvage le Vendredi saint. Dis-moi ce qu’il chante le Samedi saint. Dis-moi ce qu’il chante, au soleil levant, le jour de la fête de Pâques. »

La Grand’Bête à tête d’homme demeura muette.

— « Le Vendredi saint, le rossignolet sauvage chante la passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ trahi par Judas. Le Samedi saint, le rossignolet sauvage chante les sept douleurs de la sainte Vierge Marie. Au soleil levant, le jour de la fête de Pâques, le rossignolet sauvage chante Notre-Seigneur Jésus-Christ ressuscité. »

Alors, la Grand’Bête à tête d’homme s’accroupit. Le jeune homme songeait à ce que lui avait dit l’Archevêque d’Auch : « Tu prendras ce couteau d’or, que tu vas cacher sous tes habits, pour ne le tirer qu’au bon moment. Tu saigneras la Grand’Bête à tête d’homme, tu lui couperas la tête, et tu reviendras vite, avec tout son or. »

Au bon moment, le jeune homme tira donc, de sous ses habits, le couteau d’or donné par l’Archevêque d’Auch. Cela fait, il prit, par les cheveux, la Grand’Bête à tête d’homme, et la saigna. Pendant que le sang jaillissait, la Grand’Bête à tête d’homme parla.

— « Écoute. Je vais mourir. Bois mon sang. Suce mes yeux et ma cervelle. Ainsi, tu deviendras fort et hardi comme Samson, et tu ne craindras personne sur terre. Arrache-moi le cœur. Porte-le à ta maîtresse, et fais-le-lui manger tout cru, le soir de vos noces. Ainsi, elle te fera sept enfants, trois garçons et quatre filles. Les trois garçons seront forts et hardis comme toi. Les quatre filles seront belles comme le jour. Elles comprendront ce que chantent les oiseaux. Quand elles seront d’âge, elles épouseront des rois. »

La Grand’Bête à tête d’homme mourut. Alors, le jeune homme lui coupa la tête. Il but son sang. Il suça ses yeux et sa cervelle. Il lui arracha le cœur, pour le porter à sa maîtresse. Puis, il enterra la Grand’Bête à tête d’homme, sans prier Dieu, parce que les bêtes n’ont pas d’âmes.

Ce travail fini, le jeune homme partit, au grand galop, pour la ville la plus proche, où il loua cent chevaux, qu’il revint charger, à la grotte, de tout l’or laissé par la Grand’Bête à tête d’homme. Trois jours après, il frappait à la porte du château de Roquefort.

— « Bonjour, seigneur de Roquefort. J’arrive, avec cent chevaux chargés d’or. Je viens épouser ta fille, qui est entrée dans un couvent d’Auch.

— Mon ami, je te la donne. Mariez-vous sans tarder. »

Sept jours après, on faisait la noce. Le soir, quand la mariée fut au lit, le jeune homme entra dans sa chambre.

— « Femme, lève-toi, et mange cela tout cru. »

La femme se leva, et mangea, tout cru, le cœur de la Grand’Bête à tête d’homme. Plus tard, elle fit sept enfants, trois garçons, et quatre filles. Les trois garçons devinrent forts et hardis comme leur père. Les quatre filles, étaient belles comme le jour. Elles comprenaient ce que chantent les oiseaux. Quand elles furent d’âge, elles épousèrent des rois[22].

II

le roi des corbeaux



Il y avait, une fois, un homme qui était vert comme l’herbe, et qui n’avait qu’un œil, au beau milieu du front. Cet Homme Vert demeurait au bord du bois du Ramier[23], dans une vieille maison. Avec lui, vivaient ses trois filles : l’aînée belle comme le jour, la cadette plus belle que l’aînée ; la dernière, qui n’avait que dix ans, plus belle que les deux autres.

Un soir d’hiver, l’Homme Vert était à sa fenêtre. La nuit venait, et la brume montait de la rivière du Gers. Tout à coup, il se fit un grand bruit d’ailes. Un oiseau, grand comme un taureau, et noir comme l’âtre, vint se jucher au bord de la fenêtre.

— « Couac ! couac ! couac ! Je suis le Roi des Corbeaux.

— Roi des Corbeaux, que me veux-tu ?

— Couac ! couac ! couac ! Homme Vert, je veux une de tes trois filles en mariage.

— Roi des Corbeaux, attends-moi là. »

L’Homme Vert s’en alla dans la chambre de ses trois filles.

— « Mes filles, écoutez. Le Roi des Corbeaux est venu. Il veut une de vous trois en mariage.

— Père, dit l’aînée, je me suis fiancée, il y a bientôt un an, avec le fils du roi d’Espagne, qui était venu acheter des mules, à Lectoure, le jour de la foire de la Saint-Martin[24]. Hier, mon galant m’a fait dire, par un pèlerin de Saint-Jacques[25], qu’il viendrait bientôt me chercher, pour me mener dans son pays. Vous voyez bien, père, que je ne peux pas épouser le Roi des Corbeaux.

— Père, dit la cadette, je me suis fiancée, il y a bientôt un an, avec le fils du Roi des Îles de la mer. Hier, mon galant m’a fait dire, par un matelot de Bordeaux, qu’il viendrait bientôt me chercher, pour me mener dans son pays. Vous voyez bien, père, que je ne peux pas épouser le Roi des Corbeaux. »

Alors, l’Homme Vert regarda sa dernière fille. En la voyant toute jeunette, il prit pitié d’elle, et pensa :

— « Si je marie cet enfant au Roi des Corbeaux, je suis damné pour toujours, comme ceux qui meurent sans confession. »

Donc, l’Homme Vert ne demanda rien à sa dernière fille, et revint trouver le Roi des Corbeaux, toujours juché sur le bord de la fenêtre.

— « Roi des Corbeaux, aucune de mes filles ne veut de toi. »

Alors, le Roi des Corbeaux entra dans une terrible colère. D’un grand coup de bec, il creva l’œil que l’Homme Vert avait au beau milieu du front. Puis, il s’envola dans la brume.

L’Homme Vert se mit à crier, comme un possédé du Diable. À ces cris, ses trois filles accoururent.

— « Père, qu’avez-vous ? Qui vous a crevé l’œil ?

— C’est le Roi des Corbeaux. Toutes trois, vous l’avez refusé en mariage.

— Père, dit la dernière fille, je ne suis pas née pour vous démentir. Pourtant, je n’ai pas refusé le Roi des Corbeaux en mariage.

— C’est bien. Mène-moi vers mon lit. Que nul n’entre dans ma chambre, si je n’appelle. »

La troisième fille fit comme son père avait commandé.

Le lendemain soir, l’Homme Vert appela sa troisième fille et lui dit :

— « Mène-moi dans la chambre où j’étais hier, quand le Roi des Corbeaux m’a crevé l’œil. Ouvre la fenêtre, et laisse-moi seul. »

La troisième fille fit comme son père avait commandé. Alors, l’Homme Vert se mit à la fenêtre. La nuit venait, et la brume montait de la rivière du Gers. Tout-à-coup, il se fit un grand bruit d’ailes. Un oiseau, grand comme un taureau, et noir comme l’âtre, vint se jucher au bord de la fenêtre.

— « Couac ! couac ! couac ! Je suis le Roi des Corbeaux.

— Roi des Corbeaux, que me veux-tu ?

— Couac ! couac ! couac ! Homme Vert, je veux une de tes trois filles en mariage.

— Roi des Corbeaux, tu auras ma troisième fille. »

Alors, le Roi des Corbeaux rendit la vue à l’Homme Vert, et cria :

— « Couac ! couac ! couac ! Dis à ma fiancée d’être prête demain matin, au point du jour, avec sa robe blanche et sa couronne nuptiale. »

Le lendemain, au point du jour, le ciel était noir de Corbeaux, qui étaient venus de nuit. Devant la maison de l’Homme Vert, ils préparaient un autel, pour dire la messe du mariage. Au pied de l’autel, se tenait le Roi des Corbeaux, caché sous un grand linceul blanc comme neige. Quand tout fut prêt, et quand les cierges furent allumés, un prêtre, venu on ne sait d’où, arriva tout habillé, avec son clerc, pour dire la messe du mariage. La messe finie, le prêtre et son clerc s’en allèrent comme ils étaient venus. Le Roi des Corbeaux demeurait toujours caché sous le grand linceul blanc comme neige.

— « Couac ! couac ! couac ! Emmenez ma femme chez son père. »

On emmena la femme chez son père. Alors, le Roi des Corbeaux sortit de sous le grand linceul blanc comme neige.

— « Couac ! couac ! couac ! Homme Vert, garde ta fille jusqu’à midi. À cette heure, mes Corbeaux ont ordre de l’emporter dans mon pays. »

Et il s’envola vers le nord.

À midi, la femme était sur le seuil de la maison.

— « Adieu, mon père. Adieu, mes sœurs. Je quitte ma terre et ma maison. Je vais en pays étranger. Je ne reviendrai jamais, jamais. »

Alors, les Corbeaux prirent leur reine, et l’emportèrent, à travers les airs, dans le pays du froid, dans le pays de la glace, où il n’y a ni arbres ni verdure. Avant le coucher du soleil, ils avaient fait trois mille lieues. La reine était rendue devant la porte maîtresse de son château.

— « Merci, Corbeaux. Je n’oublierai pas le service que vous m’avez fait. Maintenant, allez souper et dormir. Certes, vous l’avez bien gagné. »

Les Corbeaux partirent, et la reine rentra dans son château. Il était sept fois plus grand que l’église de Saint-Gervais de Lectoure. Partout brûlaient des lumières. Les cheminées flambaient, comme des fours de tuiliers. Pourtant, la reine ne vit personne.

Tout en se promenant de chambre en chambre, elle arriva dans une grande salle, où il y avait une table, chargée de plats et de vins de toute espèce. Un seul couvert était mis. La reine s’assit. Mais elle n’avait pas le cœur à boire et à manger, car elle pensait toujours aux siens et à son pays. Une heure après, la reine s’alla coucher dans un lit, fermé de rideaux d’or et d’argent, et attendit, sans dormir, en laissant brûler la lumière.

Sur le premier coup de minuit, il se fit un grand bruit d’ailes. C’était le Roi des Corbeaux, qui rentrait pour se coucher. Il s’arrêta derrière la porte de la chambre, où sa femme était couchée.

— « Couac ! couac ! couac ! Femme, souffle la lumière. »

La reine souffla la lumière, et le Roi des Corbeaux entra dans l’obscurité.

— « Couac ! couac ! couac ! Femme, écoute. Ici, nous ne parlons pas pour ne rien dire. Autrefois, j’étais roi sur les hommes. Maintenant, je suis le Roi des Corbeaux. Un méchant gueux, qui a grand pouvoir, nous a changés en bêtes, moi et mon peuple. Mais il est dit que notre épreuve finira. Pour cela, tu peux beaucoup. Je compte que tu feras ton devoir. Toutes les nuits, comme ce soir, je viendrai dormir à ton côté. Mais tu n’as encore que dix ans. Tu ne seras vraiment ma femme qu’après sept ans passés. Jusque-là, garde-toi bien d’essayer de me voir jamais. Sinon, il arriverait de grands malheurs à moi, à toi, et à mon peuple.

— Roi des Corbeaux, vous serez obéi. »

Alors, la reine entendit le Roi des Corbeaux, qui se dépouillait de ses ailes et de son plumage. Cela fait, il vint se coucher dans le lit. La reine eut peur. Elle avança la main, et sentit le froid d’une épée nue, que son mari avait mise entre lui et elle[26].

Le lendemain matin, avant le jour, le Roi des Corbeaux se leva dans l’obscurité, retira l’épée nue du lit, revêtit ses ailes et son plumage, et partit sans dire où il s’en allait.

Dorénavant, il en fut de même matin et soir. Pourtant, la reine craignait et aimait le Roi des Corbeaux, parce qu’elle savait qu’il était fort et hardi.

La pauvrette s’ennuyait à vivre ainsi, sans parler jamais à personne. Pour se divertir un peu, elle partait souvent, de grand matin, avec un panier plein de vivres. Elle courait la campagne, à travers la neige et la glace, jusqu’à l’entrée de la nuit. Jamais elle ne rencontrait âme qui vive.

Un matin, tout en se promenant ainsi, loin du château, la reine aperçut une montagne haute et sans neige.

Voilà la reine partie. Après sept heures de montée, elle arriva devant une pauvre cabane, tout à côté d’un lavoir. Au bord du lavoir, travaillait une lavandière, ridée comme un vieux cuir, et vieille comme un chemin. La lavandière chantait, en tordant un linge noir comme la suie :

— « Fée, fée,
Ta lessive
N’est pas encore achevée.
La vierge
Mariée,

N’est pas encore arrivée.
Fée, fée[27].

— « Bonjour, lavandière, dit la reine. Je vais vous aider à laver votre linge noir comme la suie.

— Avec plaisir, pauvrette. »

La reine n’eut pas plus tôt plongé le linge dans l’eau, qu’il devint blanc comme lait. Alors, la vieille lavandière se mit à chanter :

— « Fée, fée,
Ta lessive
Est achevée.
La vierge
Mariée,
Est arrivée.
Fée, fée[28]. »

Puis, la lavandière dit à la reine :

— « Pauvrette, il y a bien longtemps que je t’attendais. Mes épreuves sont finies, et c’est toi qui en es cause. Toi, pauvrette, tu n’as pas achevé de souffrir. Ton mari t’a donné de bons conseils. Mais les conseils ne servent à rien, et ce qui doit arriver ne manque jamais[29]. Maintenant passe ton chemin, et ne retourne ici que dans un jour de grand besoin. »

La reine revint au château, reprendre sa vie de chaque jour et de chaque nuit. Il y avait tout juste sept ans, moins un jour, que le Roi des Corbeaux l’avait épousée devant la maison de l’Homme Vert, au bord du bois du Ramier. Alors, la reine pensa :

— « Le temps de mon épreuve va finir. Un jour de plus, un jour de moins, ce n’est rien. Cette nuit, je saurai comment est fait le Roi des Corbeaux. » Le soir venu, la reine alluma une lumière dans sa chambre, et la cacha si bien, qu’il y faisait noir comme dans un four. Cela fait, elle se coucha et attendit. Sur le premier coup de minuit, il se fit un grand bruit d’ailes. C’était le Roi des Corbeaux qui rentrait pour se coucher. La reine l’entendit qui se dépouillait, comme de coutume, de ses ailes et de son plumage. Cela fait, il se mit au lit, plaça l’épée nue entre lui et sa femme, et s’endormit.

Alors, la reine alla chercher la lumière qu’elle avait cachée, et regarda son mari. C’était un homme beau comme le jour.

— « Mon Dieu, comme mon mari est beau ! » La reine se rapprocha du lit, avec sa lumière, pour mieux voir, et laissa tomber un peu de cire bouillante sur son mari. Le Roi des Corbeaux se réveilla[30].

— « Femme, dit-il, tu es cause de grands malheurs, pour moi, pour toi, et pour mon peuple. Demain, notre épreuve était finie. J’allais être véritablement ton mari, sous la forme où tu me vois. Maintenant, je vais être séparé du monde. Le méchant gueux qui me tient en son pouvoir fera de moi ce qu’il voudra. Mais ce qui est fait est fait, et le regret ne sert de rien. Je te pardonne le mal que tu m’as fait. Sors de ce château, où il va se passer des choses que tu ne dois pas voir. Pars, et que le Bon Dieu t’accompagne partout où tu t’en iras. »

La reine sortit en pleurant. Alors, le méchant gueux qui tenait le Roi des Corbeaux en son pouvoir entra dans la chambre, enchaîna son ennemi avec une chaîne de fer du poids de sept quintaux, et l’emporta, à travers les nuages, sur la cime d’une haute montagne, dans une île de la mer. Là, il enfonça le bout de la chaîne dans le roc, et le consolida, avec du plomb et du soufre, mieux que n’eût fait le meilleur maître serrurier. Cela fait, il siffla. Aussitôt, accoururent deux loups, grands comme des taureaux, l’un noir comme suie, l’autre blanc comme neige. Le loup blanc veillait le jour, et dormait la nuit. Le loup noir veillait la nuit, et dormait le jour[31].

— « Loups, gardez bien le Roi des Corbeaux.

— Maître, vous serez obéi. »

Le méchant gueux partit, et le Roi des Corbeaux demeura seul, avec les deux loups, enchaîné, sur la cime d’une haute montagne, dans une île de la mer.

Pendant que cela se passait, la reine était sortie du château. Elle marchait, marchait, toujours tout droit devant elle, et pleurait toutes les larmes de ses yeux. À force de marcher, elle arriva, toujours pleurant, à la cime de la montagne haute et sans neige, où étaient le lavoir et la pauvre cabane de la vieille lavandière.

— « Pauvrette, dit la vieille lavandière, te voilà malheureuse, comme je te l’avais dit. Mais les conseils ne servent de rien, et ce qui doit arriver ne manque jamais. Tu m’as fait service autrefois, et bien t’en prend aujourd’hui. Tiens. Voici une paire de souliers de fer, pour aller à la recherche de ton mari, prisonnier, à la cime d’une haute montagne, dans une île de la mer. Voici une besace, où le pain ne manquera pas, pour tant que tu manges. Voici une gourde, où le vin ne manquera pas, pour tant que tu boives. Voici un couteau, pour te défendre, pour couper l’herbe bleue, l’herbe qui chante nuit et jour, l’herbe qui brise le fer. Quand tes souliers seront rompus, tu seras près de délivrer le Roi des Corbeaux.

— Merci, lavandière. »

La reine partit.

Trois jours après, elle arriva dans le pays où il ne fait ni nuit ni lune, et où le soleil rayonne toujours. Là, elle marcha tout un an. Quand elle avait faim et soif, le pain et le vin ne manquaient pas dans la besace et dans la gourde. Quand elle avait envie de dormir, elle se couchait par terre, et sommeillait. Au bout d’un an, elle trouva l’herbe bleue de la tête à la racine, l’herbe bleue comme la fleur du lin.

Aussitôt, la reine tira son couteau d’or.

— « Reine, dit l’herbe bleue, ne me coupe pas, avec ton couteau d’or. Je suis l’herbe bleue. Mais je ne suis pas l’herbe qui chante nuit et jour, l’herbe qui brise le fer. »

La reine ferma son couteau d’or, et repartit. Trois jours après, elle arriva dans le pays où il ne fait ni jour ni nuit, et où la lune éclaire toujours. Là, elle marcha tout un an. Quand elle avait faim et soif, le pain et le vin ne manquaient pas dans la besace et dans la gourde. Quand elle avait envie de dormir, elle se couchait par terre, et sommeillait. Au bout d’un an, elle trouva l’herbe bleue de la tête à la racine, l’herbe bleue comme la fleur du lin.

L’herbe bleue chantait :

— « Je suis l’herbe bleue, l’herbe qui chante nuit et jour. Je suis l’herbe bleue, l’herbe qui chante nuit et jour. »

Aussitôt, la reine tira son couteau d’or.

— « Reine, dit l’herbe bleue, l’herbe qui chante nuit et jour, ne me coupe pas, avec ton couteau d’or. Je suis l’herbe bleue, l’herbe qui chante nuit et jour. Mais je ne suis pas l’herbe qui brise le fer. »

La reine referma son couteau d’or, et repartit.

Trois jours après, elle arriva dans le pays où il n’y a ni soleil ni lune, et où il fait nuit toujours. Là, elle marcha tout un an. Quand elle avait faim et soif, le pain et le vin ne manquaient pas dans la besace et dans la gourde. Quand elle avait envie de dormir, elle se couchait par terre, et sommeillait. Au bout d’un an, elle entendit chanter dans la nuit :

— « Je suis l’herbe bleue, l’herbe qui chante nuit et jour, l’herbe qui brise le fer. Je suis l’herbe bleue, l’herbe qui chante nuit et jour, l’herbe qui brise le fer. »

Aussitôt, la reine tira son couteau d’or, et marcha, dans la nuit, vers l’endroit d’où venait la chanson. Tout-à coup, ses souliers de fer se rompirent. Elle avait marché sur l’herbe bleue, l’herbe qui chante nuit et jour, l’herbe qui brise le fer.

Avec son couteau d’or, la reine coupa l’herbe, qui chantait toujours :

— « Je suis l’herbe bleue, l’herbe qui chante nuit et jour, l’herbe qui brise le fer. »

La reine referma son couteau d’or.

Elle repartit, dans la nuit, marchant pieds nus parmi les épines. Elle marcha longtemps, longtemps. Enfin, la nuit finit, et le soleil se leva.

La reine était au bord de la mer grande, tout proche d’un petit bateau.

La reine monta dans le petit bateau, et partit sur la mer grande. Pendant sept jours et sept nuits, elle ne vit que ciel et eau. Le matin du huitième jour, elle arriva dans une île, et vit le Roi des Corbeaux, enchaîné sur la cime d’une haute montagne.

Dès qu’il aperçut la reine, le grand loup blanc s’élança, la gueule ouverte.

Aussitôt, la reine tira son couteau d’or, et brandit l’herbe qui chantait toujours :

— « Je suis l’herbe bleue, l’herbe qui chante nuit et jour, l’herbe qui brise le fer. Je suis l’herbe bleue, l’herbe qui chante nuit et jour, l’herbe qui brise le fer. »

À cette chanson, le grand loup blanc se coucha, et s’endormit.

Alors, la reine saigna, avec son couteau d’or, le grand loup blanc et le grand loup noir. Cela fait, elle toucha la chaîne du poids de sept quintaux, qui attachait le Roi des Corbeaux, avec l’herbe qui chantait toujours :

— « Je suis l’herbe bleue, l’herbe qui chante nuit et jour, l’herbe qui brise le fer. Je suis l’herbe bleue, l’herbe qui chante nuit et jour, l’herbe qui brise le fer. »

Alors, l’herbe se flétrit en un moment, et ne chanta plus. Mais le Roi des Corbeaux se leva, droit et hardi comme un César.

— « Couac ! couac ! couac ! Merci, femme. »

Cela fait, il cria vers les quatre vents du ciel :

— « Couac ! couac ! couac ! »

Et, tandis qu’il criait ainsi, des volées de Corbeaux arrivaient des quatre vents du ciel. Aussitôt, ils reprenaient la forme de l’homme. Quand tous furent là, le Roi dit :

— « Braves gens, mes peines et les vôtres sont finies. Regardez là-bas, là-bas. C’est un roi de mes amis qui vient nous chercher, avec sept mille navires. Dans un mois, nous serons tous au pays[32]. »

III

le bécut



Il y avait, une fois, une pauvre veuve, qui vivait dans sa maisonnette, avec ses deux enfants, un garçon et une fille. Le garçon marchait sur ses treize ans. Il était déjà fort, hardi, avisé comme pas un. La fille n’avait pas encore dix ans. Elle était jolie comme un cœur, et sage comme une sainte.

Au bout de sept ans passés, le garçon dit à sa mère :

— « Mère, de l’aube à la nuit, moi, vous, ma sœur, nous nous tuons à travailler, pour gagner tout juste de quoi manger du pain. Je veux aller chercher fortune. Mère, je veux aller au pays des Bécuts[33], ramasser des cornes d’or, des cornes de bœufs et de moutons.

— Non, mon ami. Je ne le veux pas. Les Bécuts demeurent loin, bien loin, du côté du soleil couchant. Ils demeurent dans un pays sauvage et noir, dans un pays de hautes montagnes, où les gaves tombent de trois mille pieds. Là, il n’y a ni prêtres, ni églises, ni cimetières. Les Bécuts sont des géants grands de sept toises. Ces géants n’ont qu’un œil, juste au beau milieu du front. Tout le long du jour, ils gardent leurs bœufs et leurs moutons aux cornes d’or, et ramènent ce bétail dans les cavernes, le soir, au coucher du soleil. Quand ils attrapent un chrétien, ils le font cuire vivant, sur le gril, et l’avalent d’une bouchée. Non, mon ami, tu n’iras pas chercher fortune. Tu n’iras pas chercher des cornes d’or, des cornes de bœufs et de moutons, dans le pays des Bécuts.

— Mère, excusez-moi. Cette fois, vous ne serez pas la maîtresse. »

Alors, la jeune fille parla.

— « Mère, vous le voyez, mon frère est un têtu. Puisqu’il n’écoute pas la raison, je veux partir avec lui. Comptez sur moi pour le garder de tout malheur. »

Par force, la pauvre mère dit oui.

— « Tiens, ma fille, prends cette petite croix d’argent, et ne t’en sépare ni jour ni nuit. Elle vous portera bonheur. Partez donc, pauvres enfants. Partez, à la grâce du Bon Dieu et de la sainte Vierge Marie. »

Le frère et la sœur saluèrent leur mère, et partirent, le bâton à la main, la besace sur le dos.

Pendant sept mois, ils marchèrent, de l’aube à la nuit, du côté du soleil couchant, vivant d’aumônes, et dormant dans les étables par charité.

Enfin, ils arrivèrent dans un pays sauvage et noir, dans un pays de hautes montagnes, où les gaves tombent de trois mille pieds. Là, il n’y a ni prêtres, ni églises, ni cimetières. Là, vivent les Bécuts, des géants hauts de sept toises. Ces géants n’ont qu’un œil, juste au beau milieu du front. Tout le long du jour, ils gardent leurs bœufs et leurs moutons aux cornes d’or, et ramènent ce bétail dans les cavernes, le soir, au coucher du soleil. Quant à faire bonne chère, la viande ne leur manque pas. Pour dîner, ils tuent un bœuf, pour souper, un mouton. Mais ils ne font aucun cas des cornes d’or, et les jettent. Quand ils attrapent un chrétien, ils le font cuire, tout vif, sur le gril, et l’avalent d’une bouchée.

Chaque jour, du lever au coucher du soleil, le frère et la sœur cherchèrent des cornes d’or dans les montagnes, se cachant comme ils pouvaient, sous les buissons, parmi les rochers, pour n’être pas vu des Bécuts. Au bout de sept jours, leurs besaces étaient pleines. Assis tous deux, au bord d’un gave, ils comptaient.

— « Une, deux, trois, quatre… nonante-huit, nonante-neuf, cent cornes d’or. Et maintenant, nous sommes assez riches. Demain, nous retournerons chez notre mère. »

En ce moment, le soleil baissait. Un Bécut passa, chassant devant lui ses bœufs et ses moutons aux cornes d’or.

— « Le Bécut ! le Bécut ! Sainte Vierge, ayez pitié de nous. »

Ils jetèrent leurs besaces, et partirent au grand galop.

Mais le Bécut avait tout vu. Il les prit, les jeta dans son grand sac, et repartit jusqu’à sa caverne, fermée d’une pierre plate du poids de cent quintaux.

D’un coup d’épaule, le Bécut écarta la pierre, compta son bétail, le poussa dans la caverne, et referma l’entrée

Cela fait, il secoua son grand sac à terre.

— « Petits chrétiens, soupez avec moi.

— Avec plaisir, Bécut. »

Le Bécut jeta une demi-canne[34] de bûches dans l’âtre, alluma le feu, saigna un mouton, l’écorcha, jeta la peau et les deux cornes d’or dans un coin, et embrocha sa viande.

— « Petits chrétiens, tournez la broche.

— Bécut, tu seras obéi. »

Tandis qu’ils tournaient la broche, le Bécut posait sur la table un quintal de pain, et sept grandes cruches de vin.

— « Petits chrétiens, asseyez-vous là. Ne vous laissez manquer de rien, et contez-moi des choses de votre pays. »

Le garçon savait force beaux contes. Il parla jusqu’à la fin du souper.

— « Petit chrétien, je suis content de toi. Maintenant, à ton tour, petite chrétienne. »

La jeune fille savait force belles prières, en l’honneur du Bon Dieu, de la sainte Vierge et des saints. Mais, au premier mot, le Bécut devint tout bleu de colère.

— « Ah ! carogne. Tu pries Dieu. Attends, attends. »

Aussitôt, le Bécut saisit la jeune fille, la dépouilla de ses habits, la coucha sur un gril, et la fit cuire toute vive à petit feu.

— « Petit chrétien, que dis-tu de cette grillade ? Tout-à-l’heure, je t’en donnerai ta part.

— Non, Bécut. Les chrétiens ne se mangent pas entre eux.

— Petit chrétien, regarde. Voilà ce que je ferai de toi demain, quand tu m’auras dit tous tes beaux contes. »

Le garçon était blanc de colère ; mais il ne pouvait rien contre le Bécut. Il regardait sa sœur griller toute vive à petit feu. La pauvrette serrait dans sa main droite la petite croix d’argent, dont sa mère lui avait commandé de ne se séparer ni nuit ni jour.

— « Mon Dieu, criait-elle, ayez pitié de moi ! Sainte Vierge, à mon secours !

— Ah ! carogne. Tu pries Dieu, même en grillant toute vive. Attends, attends. »

D’une bouchée, le Bécut l’avala toute vive. Puis, il se coucha par terre, le long de l’âtre.

— « Petit chrétien, conte-moi des choses de ton pays. »

Le garçon parla jusqu’à minuit. De temps en temps, le Bécut l’interrompait.

— « Petit chrétien, attise le feu. J’ai froid. »

Une heure après minuit, le Bécut, plein de viande et de vin, ronflait comme un orage. Alors, le garçon pensa :

— « Et maintenant, nous allons rire. »

Doucement, bien doucement, il s’approcha de l’âtre, empoigna un tison rouge et pointu, et le planta, de toute sa force, dans l’œil du Bécut.

— « Han ! »

Le Bécut était aveugle. Dans la caverne, il courait comme un possédé du Diable, criant à se faire entendre de cent lieues :

— « Mille Dieux ! Milliard de Dieux. Je suis aveugle ! Je suis aveugle ! »

Le garçon riait, caché sous la litière, parmi les bœufs et les moutons aux cornes d’or.

Aux cris du Bécut, ses frères se réveillèrent dans leurs cavernes.

— « Ha ! ha ! ha ! Qu’est-ceci ? Qu’est donc tout ceci ? »

Et les Bécuts accouraient, dans la nuit noire, de toutes les montagnes, avec des lanternes grosses comme des tonneaux, avec des bâtons hauts comme des peupliers.

— « Ha ! ha ! ha ! Qu’est ceci ? Qu’est donc tout ceci ? »

D’un coup d’épaule, ils écartèrent la pierre de cent quintaux qui fermait l’entrée de la caverne, où l’autre criait toujours :

— « Mille Dieux ! Milliard de Dieux ! Je suis aveugle ! Je suis aveugle !

— Frère, qui t’a mis en cet état ?

— Frères, c’est un petit chrétien. Cherchez-le partout, dans la caverne. Cherchez, que je l’avale tout vif. Mille Dieux ! Milliard de Dieux ! Je suis aveugle ! Je suis aveugle ! »

Les Bécuts cherchaient partout, sans rien trouver, tandis que le garçon riait, caché sous la litière, parmi les bœufs et les moutons aux cornes d’or.

— « Cherchez, frères. Cherchez bien. »

À la fin, les Bécuts se lassèrent.

— « Adieu, frère. Tâche de dormir. Nous reviendrons demain. »

Les Bécuts refermèrent la caverne, et partirent. Alors, le garçon tenta de renverser, d’un coup d’épaule, la pierre de cent quintaux qui fermait l’entrée de la caverne.

— « Mère de Dieu. Ce travail passe ma force. »

Le Bécut écoutait.

— « Je t’entends, petit chrétien. Je t’entends, canaille. Patience ! Tout aveugle que je sois, tu ne m’échapperas pas. »

Pendant trois jours et trois nuits, le garçon, le Bécut, et son bétail, demeurèrent dans la caverne, sans manger ni boire. À la fin, les bœufs et les moutons aux cornes d’or criaient de soif et de faim.

— « Attendez, pauvres bêtes. Je vais vous ouvrir la caverne. Mais toi, petit chrétien, c’est autre chose. Patience, canaille. Tout aveugle que je sois, tu ne m’échapperas pas. »

Pendant que le Bécut cherchait, à tâtons, l’entrée de la caverne, le garçon s’ajustait les cornes d’or et la peau du mouton saigné depuis trois jours.

Enfin, la pierre de cent quintaux tomba.

— « Doucement, pauvres bêtes. Doucement, criait le Bécut. Vous, bœufs, passez les premiers. Un par un. »

Il s’assit dehors, sur le seuil de la caverne. Les bœufs passèrent les premiers, un par un, tandis que le maître tâtait les cornes de leurs têtes, et le pelage de leur dos. Il comptait :

— « Un, deux, trois, quatre… — Maintenant, à vous, moutons. Passez un à un. »

Après les bœufs, les moutons passèrent un à un, tandis que le maître tâtait les cornes de leur tête, et la laine de leur dos. Il comptait :

— « Un, deux, trois, quatre… »

Parmi les moutons, le garçon attendait à quatre pattes. Son tour venu, il arriva sans peur ni crainte.

Mais le Bécut se méfiait. En tâtant la laine du dos, il comprit que la peau s’ajustait mal.

— « Ah ! petit chrétien. Ah ! canaille. Attends, attends ! »

Mais le garçon décampa plus vite que le vent. Le Bécut criait à se faire entendre de cent lieues

— « Malheur ! Le petit chrétien m’échappe. Au secours, frères ! Au secours ! »

Mais les frères ne vinrent pas. Alors, le Bécut se coucha de tout son long en dehors de la caverne. Caché tout près, au bord d’un gave, le garçon écoutait et regardait.

Depuis trois jours et trois nuits, le Bécut souffrait d’une grande envie de vomir. Dans son estomac, la jeune fille avalée vivait encore, par la vertu de la petite croix d’argent, dont sa mère lui avait commandé de ne se séparer ni jour ni nuit.

Enfin, le Bécut eut un hoquet terrible, et vomit tout ce qu’il avait dans le corps. Parmi les vomissures, la jeune fille nue gisait, encore vivante.

Doucement, bien doucement, le garçon emporta sa sœur, la baigna dans le gave, et la couvrit avec la peau de mouton.

— « Hardi ! ma sœur. Au galop ! »

Une heure après, ils avaient retrouvé leurs besaces pleines de cornes d’or. Sept jours plus tard, ils étaient hors du pays des Bécuts. Ils étaient dans une ville, grande et belle comme Toulouse.

Le garçon entra dans la boutique d’un orfèvre.

— « Bonjour, orfèvre. Veux-tu m’acheter cette corne d’or ?

— Oui, mon ami. Je t’en donne mille pistoles. »

Avec les mille pistoles, le garçon se choisit de beaux habits, et fit vêtir sa sœur en demoiselle. Il acheta un cheval superbe, avec la bride et la selle. Sur le devant de sa monture, il chargea les deux besaces pleines de cornes d’or.

— « Vite, ma sœur, saute en croupe. »

La jeune fille obéit, et le cheval partit au grand galop.

Sept mois après, ils arrivaient à la maisonnette de leur mère.

Le garçon vida son sac à terre.

— « Bonjour, mère. Voici nonante-neuf cornes d’or, nonante-neuf cornes de bœufs et de moutons, ramassées au pays des Bécuts. Nous sommes riches. Vivons heureux[35]. »

IV

le retour du seigneur



Il y avait, une fois, un seigneur, dévot comme un prêtre, fort et hardi comme Samson, avisé comme pas un. Ce seigneur faisait souvent de grandes aumônes, sur la porte de son château. Il défendait les pauvres gens contre les riches qui leur faisaient tort. Depuis trois ans, il avait épousé la plus belle et la plus honnête femme du pays. Tous deux s’aimaient plus qu’on ne peut dire. Par malheur, ils n’avaient pas d’enfant. Chacun les plaignait, et la femme était si confuse de son état, qu’elle n’osait plus sortir.

Alors, le seigneur partit pour Bétharram[36]. Arrivé dans l’église, il s’agenouilla devant le maître-autel et dit :

— « Sainte Vierge, si ma femme me fait un enfant, je jure d’aller sept ans en Terre-Sainte, combattre les ennemis du Bon Dieu. »

Cela dit, le seigneur revint dans son château. Neuf mois après, sa femme lui faisait un beau garçon.

Après le baptême et les relevailles, le seigneur dit à sa femme :

— « Femme, j’ai juré à la sainte Vierge de Bétharram que, si nous avions un enfant, j’irais sept ans en Terre-Sainte, combattre les ennemis du Bon Dieu. C’est un grand chagrin pour moi de vous laisser ainsi tout seulets. Certes, il ne manquera pas de galants, pour venir te dire que je suis mort en Terre-Sainte, et pour te demander en mariage. Ne les crois pas. Ils empoisonneraient notre fils, et ils prendraient notre bien. Quand je reviendrai, c’est moi qui me charge de régler leur compte. Il se peut qu’alors tu ne me reconnaisses pas. Tiens. Voici notre contrat de mariage coupé en deux. J’en garde la moitié. Prends l’autre, et ne t’en sépare ni jour ni nuit. Quand je te montrerai ce que j’emporte, tu seras sûre de n’avoir affaire qu’à moi.

— Mon mari, vous serez obéi. »

Le seigneur partit donc pour la Terre-Sainte. Pendant un an, il s’y battit comme un César. Mais un jour, il tomba de cheval, et fut pris par les ennemis du Bon Dieu, qui l’enfermèrent, prisonnier dans une tour.

Dorénavant, on n’eut plus de ses nouvelles au pays. Alors, trois frères, forts comme des taureaux, et méchants comme l’enfer, trois frères tinrent conseil.

— « Il faut que l’un de nous épouse la femme du seigneur qui est allé en Terre-Sainte. »

Cela dit, ils allèrent trouver sa femme.

— « Bonjour, madame.

— Bonjour, messieurs. Qu’y a-t-il pour votre service ?

— Madame, on dit que votre mari a été tué en Terre-Sainte. Si c’est vrai, il faut que vous épousiez l’un de nous trois.

— Messieurs, je n’ai pas la preuve que mon mari ait été tué en Terre-Sainte. Vous voyez donc que je ne puis épouser l’un de vous trois.

— Eh bien ! en attendant que la preuve arrive, nous vivrons en maîtres dans ce château. »

Les trois frères firent comme ils avaient dit, sans que la dame et son fils trouvassent ni un parent ni un ami pour les défendre. Nuit et jour, ces gueux faisaient ripaille au château, et vendaient les récoltes, pour jouer l’argent.

Quand il y eut juste cinq ans, depuis le départ du seigneur, les trois frères dirent à sa femme :

— « Madame, voilà cinq ans que votre mari est parti pour la Terre-Sainte. Certainement, il est mort. Si vous tenez à vivre, vous et votre fils, il faut que vous épousiez l’un de nous trois.

— Messieurs, puisque mon mari est mort, je vais m’habiller de noir. Tout un an, je porterai le deuil de mon pauvre ami, et je prierai Dieu pour son âme. Cela fait, je choisirai mon mari entre vous trois. »

Le Diable était caché dans la chambre de la dame. Cent fois plus vite qu’un éclair, il alla trouver le seigneur, prisonnier dans sa tour, en Terre-Sainte.

— « Écoute. Trois frères, forts comme des taureaux, et méchants comme l’enfer, trois frères se sont faits maîtres chez toi, sans que ni ta femme ni ton fils aient trouvé ni un parent, ni un ami pour les défendre. Nuit et jour, ces gueux font ripaille au château, et vendent les récoltes, pour jouer l’argent. Ta femme leur a dit, il y a trois jours : « Dans un an, je choisirai mon mari entre vous trois. » Voilà ce qui se passe chez toi. Donne-moi une goutte de ton sang, et je te porte, en trois jours, à cent pas de ton château.

— Diable, tu me demandes trop cher. »

Le Diable partit, et le seigneur demeura seul, prisonnier dans sa tour, en Terre-Sainte.

Pendant un an, les trois frères menèrent la même vie, sans que la dame et son fils trouvassent ni un parent ni un ami pour les défendre. Nuit et jour, ces gueux faisaient ripaille au château, et vendaient les récoltes, pour jouer l’argent.

Quand il y eut juste six ans, depuis le départ du seigneur, les trois frères dirent à sa femme :

— « Madame, le temps de votre deuil est fini. Il faut que vous épousiez l’un de nous trois.

— Messieurs, j’ai choisi mon mari entre vous trois. Mais je ne le nommerai qu’au moment de partir pour l’église. Donnez-moi encore un an, pour coudre ma robe de noces. »

Le Diable était caché dans la chambre de la dame. Cent fois plus vite qu’un éclair, il s’en alla trouver le seigneur, prisonnier dans sa tour, en Terre-Sainte.

— « Écoute. Les trois frères mènent toujours la même vie, sans que ta femme et ton fils aient trouvé ni un parent ni un ami pour les défendre. Nuit et jour, ces gueux font ripaille au château, et vendent les récoltes pour jouer l’argent. Dis : « Mon Diable, je suis à toi, » et je te porte, en trois jours, à cent pas de ton château.

— Diable, tu me demandes trop cher. »

Le Diable partit, et le seigneur demeura seul, prisonnier dans sa tour, en Terre-Sainte.

Pendant un an moins trois jours, les trois frères menèrent la même vie, sans que la dame et son fils trouvassent ni un parent ni un ami pour les défendre. Nuit et jour, ils faisaient ripaille au château, et vendaient les récoltes, pour jouer l’argent.

Alors, le Diable partit cent fois plus vite qu’un éclair, et s’en alla trouver le seigneur, prisonnier dans sa tour, en Terre-Sainte.

— « Écoute. Les trois frères mènent toujours la même vie, sans que ta femme et ton fils aient trouvé ni un parent ni un ami pour les défendre. Nuit et jour, ces gueux font ripaille au château, et vendent les récoltes, pour jouer l’argent. Le moment est proche, où ta femme sera forcée d’épouser l’un des trois. Promets-moi une portion du premier repas à prendre avec ta femme et ton fils, et je te porte, en trois jours, à cent pas de ton château.

— Diable, tiens parole, et je te promets une portion du premier repas que je ferai avec ma femme et mon fils. »

Alors, le Diable prit le seigneur à cheval sur son dos. D’un coup d’aile, il l’emporta par-dessus les nuages, et partit cent fois plus vite qu’un éclair.

Le premier jour, le Diable dit :

— « Hardi ! Tiens bon. Regarde en bas. Que vois-tu ?

— Je vois filer les villes et les villages. Je vois filer les rivières et les grands bois. Je vois filer les montagnes et les plaines.

— Dis : « Mon Diable, je suis à toi. » Sinon, je te jette à bas.

— Diable, tu n’auras que ce que je t’ai promis. »

Le second jour, le Diable dit :

— « Hardi ! Tiens bon. Regarde en bas. Que vois-tu ?

— Je vois filer la mer grande. Je vois filer les îles. Je vois filer les navires.

— Dis : « Mon Diable, je suis à toi. » Sinon, je te jette à bas.

— Diable, tu n’auras que ce que je t’ai promis. »

Le troisième jour, le Diable dit :

— « Hardi ! Tiens bon. Regarde en bas. Que vois-tu ?

— Je vois mon pays. Je vois mon château. Je vois ma femme à la fenêtre, qui peigne mon fils, avec un beau peigne d’or. Elle regarde loin, bien loin, si je ne reviens pas.

— Dis : « Mon Diable, je suis à toi. » Sinon, je te jette à bas.

— Diable, tu n’auras que ce que je t’ai promis. »

Alors, le Diable posa le seigneur à cent pas de son château, et partit. Le pauvre homme était si mal vêtu, qu’il avait l’air d’un mendiant. Jusqu’à la nuit, il demeura caché. Alors, il frappa, sans peur ni crainte, à la porte du château.

— « Pan ! pan !

— Pauvre, que demandes-tu ?

— Valets, qui commande ici ?

— Pauvre, celui qui commandait ici est mort en Terre-Sainte. Demain, sa femme se remarie. Maintenant, elle est là-haut, dans la grand’chambre, qui soupe avec son fils et ses trois galants. »

Le seigneur monta l’escalier plus vite que le vent.

— « Bonsoir, messieurs. J’arrive de Terre-Sainte. Je vous apporte des nouvelles.

— Pauvre, quelles nouvelles apportes-tu ?

— Les nouvelles que j’apporte, c’est qu’il y a ici trois rien qui vaille, qui se font maîtres chez les autres, trois gueux, qui n’ont pas pitié d’une femme et d’un enfant. Les nouvelles que j’apporte, c’est que cette racaille a fini de mal faire. Les nouvelles que j’apporte, c’est qu’il y a, sur la table, des couteaux affilés et pointus. Armez-vous, et faisons bataille. Au plus fort la guirlande. Hô ! Hardi ! »

En un moment, les trois frères gisaient à terre, saignés comme des porcs. Alors, le seigneur salua sa femme et lui dit :

— « Madame, vous voyez comme je travaille. Que me donnerez-vous en paiement ?

— Pauvre, je te donnerai la moitié de mon bien.

— Madame, ce n’est pas assez. Il faut que vous soyez ma femme.

— Non, pauvre. Jamais je ne serai ta femme.

— Madame, vous voyez comme je travaille. Dites non encore une fois, et je vous saigne aussi, vous et votre enfant.

— À la volonté du Bon Dieu. Non. Je n’ai pas voulu de ces trois galants. Je ne veux pas de toi. Saigne-nous, moi et mon fils.

— Madame, j’aurais tort, car vous êtes ma femme, et cet enfant est mon fils.

— Pauvre, si je suis ta femme, si cet enfant est ton fils, prouve que tu as dit vrai.

— Femme, voici la moitié de mon contrat de mariage. Montre la tienne.

— C’est vrai. Vous êtes mon mari. »

Alors, le seigneur embrassa sa femme et son fils. Tous trois se mirent à table, et soupèrent de bon appétit. Au dessert, le Diable arriva, juste au moment où le seigneur finissait une assiettée de noix.

— « Ah ! tu es là, Diable. Il te tarde d’être payé. Tu auras plus que je ne t’ai promis. Tiens, ramasse les charognes de ces trois rien qui vaille, et emporte-les dans ton enfer.

— Bien. Mais tu m’as promis une portion du premier repas que tu ferais avec ta femme et ton fils.

— Diable, c’est juste. Attends un peu. »

Le seigneur regarda bien toutes les coquilles de noix qu’il avait mangées, pour être sûr qu’aucune portion du fruit n’était demeurée dans le bois.

— « Tiens, Diable. Voici ce que je t’ai promis. »

Le Diable prit les coquilles, et les regarda longtemps. Aucune portion du fruit n’était demeurée dans le bois.

— « Écoute, dit-il au seigneur. Tu es un homme avisé. Si j’avais trouvé le moindre morceau de fruit dans les coquilles, aussitôt je t’emportais dans mon enfer, avec ta femme et ton fils. »

Le Diable partit confus, avec les charognes des trois galants, et les maîtres du château s’en allèrent au lit. Bien longtemps le seigneur vécut heureux, avec sa femme et son fils. Quand ils moururent, le Bon Dieu les mit en paradis[37].

II

CHÂTIMENTS ET VENGEANCES

vingt-et-un ans, son père le surveilla de près. À

la moindre faute, il le mandait près de lui.

— « Écoute, lui disait-il. Quand je serai mort, tu commanderas à ma place. Alors, il n’y aura personne pour te châtier. Tant que j’y suis, je vais faire mon devoir. »

Et le roi prenait un bâton, et frappait à grand tour de bras. Cela fait, il envoyait son fils en prison, coucher par terre, avec de l’eau pour boire, avec du pain noir pour manger. C’est pourquoi le jeune homme devint vite si sage, si honnête, que tout le monde disait :

— « Le fils vaut le père, et le père vaut le fils. Quand le roi sera mort, nous savons qui gardera le pays dans la justice et la paix. »

Un soir, sur la fin du souper, le roi dit à son fils :

— « Écoute. Je t’aime, parce que tu es sage, juste, fort et hardi. Demain, tu auras vingt-et-un ans sonnés. Je suis vieux. Bientôt, je te ferai roi à ma place. En attendant, prends tous les chevaux, tous les chiens, tout l’argent que tu voudras. Chasse, cours les fêtes patronales, et donne-toi du bon temps. Dans six mois, j’entends que tu te maries. Choisis une brave fille à ton goût. Je ne serai content que lorsque je la verrai commander en maîtresse au château.

— Merci, père. Vous serez obéi. »

La reine écoutait sans rien dire. Mais elle pensait :

— « Ah ! Dans six mois, je ne serai plus maîtresse au château. Nous verrons. »

Après souper, elle prit son fils à part.

— « Écoute, mon fils. Chasse, cours les fêtes patronales, et donne-toi du bon temps. Mais tu es encore trop jeune pour te marier. Prends des maîtresses. Les jolies filles ne manquent pas. »

Le jeune homme baissa la tête, sans répondre. Le lendemain, il partit pour la chasse avant l’aube, et ne rentra qu’à la nuit. Chaque jour, la même vie recommençait. Le roi n’était pas content, et bien souvent il disait :

— « Mon fils, tu rentres chaque soir, chargé de lièvres et de perdrix. Quand donc nous apporteras-tu, toute vive, une brave et jolie bru ?

— Patience, père. Rien ne presse. »

Enfin, le roi n’y put plus tenir.

— « Ah ! pensa-t-il, tu ne veux pas choisir une femme. Eh bien ! je la choisirai pour toi. »

En effet, sept jours après, le roi d’un pays voisin arrivait en visite au château, avec sa fille, une princesse belle comme le jour, et sage comme une sainte. La princesse chantait comme une sirène toutes sortes de chansons. Alors, le fils du roi oublia la chasse. Du matin au soir, il restait assis auprès de sa belle.

— « Chantez, princesse. Chantez encore. »

Et la jeune fille chantait, si doucement, si doucement, que le garçon se disait, en la regardant :

— « Celle-là sera ma femme. Sinon, je suis capable de faire de grands malheurs. »

Enfin, les visiteurs retournèrent à leur château. Alors, le garçon devint bien triste. Mais le vieux roi n’avait jamais été si content.

— « Les voilà donc partis, dit-il, le soir à souper. Dieu les conduise, et veuille qu’ils ne reviennent pas de longtemps. »

Le jeune homme devint pâle comme un mort.

— « Père, je vous en prie, ne parlez plus ainsi. J’aime la princesse, plus que je ne puis vous dire. Si vous me la refusez pour femme, je suis capable de faire de grands malheurs.

— Imbécile ! Les accordailles sont faites. Tu ne l’as donc pas compris ? Demain soir, nous partons tous pour le château de ta belle. Dans huit jours, je veux la voir commander ici.

— Merci, père. Que le Bon Dieu vous bénisse ! »

La reine écoutait, sans rien dire. Elle sortit, et revint un moment après. Le père et le fils trinquaient en riant.

— « Allons ! mon ami. À la santé de ta belle.

— Roi, dit la reine, pourquoi ne trinquez-vous pas à ma santé ?

— À ta santé, femme.

— À votre santé, mère.

— Merci. Trinquons encore. »

Tous trois vidèrent leurs verres. Cinq minutes après, le roi devint vert comme l’herbe.

— « Qu’avez-vous, père ? »

Le roi tomba sous la table. Il était mort.

On l’enterra le lendemain. Son fils donna beaucoup d’or et d’argent, pour les aumônes et les prières. Au retour du cimetière, il dit aux gens du château :

— « Valets, faites mon lit dans la chambre de mon pauvre père.

— Roi, vous serez obéi. »

Le nouveau roi s’enferma dans la chambre de son pauvre père. Il se mit à genoux, et pria Dieu bien longtemps. Cela fait, il se jeta, tout vêtu, sur le lit, et s’endormit. Le premier coup de minuit le réveilla. Un fantôme le regardait sans rien dire.

Le mort prit son fils par la main, et le mena, dans la nuit, à l’autre bout du château. Là, il ouvrit une cachette, et montra du doigt une fiole à moitié pleine.

— « Ta mère m’a empoisonné. Tu es roi. Fais-moi justice. »

Le mort referma la cachette, et partit. Le roi suait de peur. Pourtant, c’était un homme fort et hardi. Doucement, bien doucement, il descendit à l’écurie, sella son meilleur cheval, et partit au galop dans la nuit noire.

À la pointe de l’aube, il frappait en secret à la porte de son plus grand ami.

— « Écoute. Le malheur est sur moi. Je m’en vais je ne sais où. Demain, va trouver ma belle, dans le château de son père, et dis-lui : « Le malheur est sur votre ami. Il s’en est allé je ne sais où. Sa femme, vous ne la serez jamais, jamais. Pourtant, il a fini de parler aux filles, et il ne vous oubliera pas. Retirez-vous dans un couvent. Prenez le voile noir, et priez Dieu pour votre ami, jusqu’à ce qu’on vous porte au cimetière. »

— Roi, vous serez obéi. »

Le roi repartit au galop dans la nuit noire. Le lendemain, il était dans une ville sept fois plus grande que Toulouse. Là, il vendit son épée, ses beaux habits, son cheval, donna l’argent aux pauvres, et s’en alla, comme un mendiant, le bâton à la main, la besace sur le dos. Enfin, il arriva sur une montagne si haute, si haute, que les aigles seuls y pouvaient voler. Sur cette montagne, le roi se bâtit une cabane. S’il avait soif, il buvait aux sources. S’il avait faim, les herbes et les fruits sauvages ne manquaient pas.

Un soir, le roi priait Dieu dans sa cabane. Il pria longtemps, bien longtemps, et s’endormit.

Quand il se réveilla, les étoiles marquaient minuit. Un fantôme le regardait.

— « Ta mère m’a empoisonné. Tu es roi. Fais-moi justice. »

Le mort partit. Le roi suait de peur. Pourtant, c’était un homme fort et hardi. Alors, il s’enfuit dans la nuit noire. À la pointe de l’aube, il était au bas de la montagne. Tout un an, le pauvre homme marcha, marcha toujours tout droit devant lui, sans demander jamais son chemin. Enfin, il arriva dans son pays, et s’en vint, le soir, frapper en secret à la porte de son plus grand ami.

— « Bonsoir, mon ami. Ne me reconnais-tu pas ?

— Vous êtes le roi.

— Oui, je suis le roi. Donne-moi des nouvelles de ma belle.

— Votre belle est morte dans son couvent.

— Donne-moi des nouvelles de ma mère.

— Votre mère est toujours dans son château, et elle s’est faite maîtresse, pour le malheur du pays.

— J’en sais assez. Mène-moi dans une chambre. Je suis las, et je veux dormir. Demain, viens me réveiller avant la pointe de l’aube.

— Roi, vous serez obéi. »

Le roi se coucha, et s’endormit. Le premier coup de minuit le réveilla. Un fantôme le regardait.

— « Ta mère m’a empoisonné. Tu es roi. Fais-moi justice.

— Père, vous serez obéi. »

Le mort partit. Le roi suait de peur. Pourtant, c’était un homme fort et hardi. Avant la pointe de l’aube, son plus grand ami entra dans la chambre.

— « Écoute. Ce soir, j’aurai quitté le pays, pour n’y retourner jamais, jamais. Voici un écrit, où j’ai marqué que je te fais roi à ma place. Et maintenant, apporte-moi une épée, de beaux habits, et va me préparer, à l’écurie, un bon cheval, avec la bride et la selle.

— Roi, vous serez obéi. »

Le roi partit au grand galop. Au coucher du soleil, il frappait à la porte de son château.

— « Bonsoir, ma mère, ma pauvre mère.

— Bonsoir, mon fils. D’où viens-tu ? Je veux le savoir.

— Ma mère, ma pauvre mère, je vous le dirai à souper. Je vous le dirai quand nous serons seuls. À table. J’ai faim. »

Ils s’attablèrent tous deux. Quand ils furent seuls, le roi dit :

— « Ma mère, ma pauvre mère, vous voulez savoir d’où je viens. Je viens de voir du pays. Je viens d’épouser ma maîtresse. Demain, vous l’aurez ici. »

La reine écoutait sans rien dire. Elle sortit, et revint un moment après.

— « Ta femme arrive demain. Tant mieux. Trinquons à sa santé. »

Alors, le roi tira son épée, et la posa sur la table.

— « Écoutez, ma mère, ma pauvre mère. Vous voulez m’empoisonner. Je vous pardonne. Mais mon père, lui, ne vous pardonne pas. Par trois fois, il est revenu de l’autre monde, et m’a dit : « Ta mère m’a empoisonné. Tu es roi. Fais-moi justice. » Hier, j’ai répondu : « Père, vous serez obéi. » Ma mère, ma pauvre mère, priez Dieu qu’il ait pitié de votre âme. Regardez cette épée. Regardez-la bien. Le temps de dire un Pater, et je vous tranche la tête, si vous n’avez pas bu le poison que vous m’avez versé. Buvez, buvez jusqu’au fond, ma mère, ma pauvre mère. »

La reine vida le verre jusqu’au fond. Cinq minutes après, elle était verte comme l’herbe.

— « Pardonnez-moi, ma mère, ma pauvre mère.

— Non. »

La reine tomba sous la table. Elle était morte. Alors, le roi s’agenouilla, et pria Dieu. Puis il descendit doucement, doucement à l’écurie, sauta sur son cheval, et partit au grand galop dans la nuit noire.

On ne l’a revu jamais, jamais[38].

II

la mer qui chante, la pomme qui danse,
et l’oisillon qui dit tout



Je sais un conte : le conte de la Mer qui chante, de la Pomme qui danse, et de l’Oisillon qui dit tout.

Il y avait, une fois, trois sœurs qui arrachaient du lin dans un champ.

— « Mes sœurs, dit la plus jeune, vous avez chacune votre pensée secrète. Je veux la connaître.

— Non, nous n’avons pas de pensée secrète.

— Je vous dis que vous en avez une. Je veux la connaître.

— Eh bien ! dit l’aînée, je voudrais épouser l’intendant du roi.

— Moi, dit la seconde, je voudrais épouser son piqueur.

— À présent, dirent les deux sœurs à la troisième, nous voulons connaître aussi ta pensée secrète.

— Moi, je voudrais épouser le roi lui-même. Au bout de neuf mois, je me charge de lui faire deux jumeaux, un garçon et une fille, qui auront des chaînes d’or entre peau et chair.

— Tu seras ma femme, dit le roi, qui était alors à la chasse, et qui écoutait les trois sœurs, caché derrière une haie. »

Le roi prit la jeune fille en croupe, et la porta dans son château, bâti au bord de la mer grande. Le lendemain, il l’épousa. Pendant huit mois, il demeura près d’elle, sans la quitter, ni jour, ni nuit. Au commencement du neuvième mois, le roi dit :

— « Femme, les autres rois, mes voisins, ont dit que le mariage m’avait rendu fainéant. Il faut que je m’en aille à la guerre, pour leur prouver qu’ils en ont menti comme des chiens. Ne pleure pas. Je te rapporterai une charretée d’or et d’argent. Soigne-toi bien. Ne te laisse manquer de rien. Surtout, quand tu auras fait les deux jumeaux, les deux jumeaux qui auront des chaînes d’or entre peau et chair, ne manque pas de m’envoyer un messager, pour m’annoncer la nouvelle.

— Roi, vous serez obéi. »

Le roi partit aussitôt pour la guerre. Un mois après, la reine fit deux jumeaux, un garçon et une fille, qui avaient des chaînes d’or entre peau et chair.

— « Belle-mère, dit la reine, il faut envoyer un messager au roi, pour lui annoncer la nouvelle. »

Mais la belle-mère, qui haïssait sa bru de tout son cœur, commanda au messager de dire au roi : « La reine a fait un chien et un chat. »

Le messager s’en alla trouver le roi et lui dit :

— « Bonjour, roi. La reine vous mande qu’elle a fait un chien et un chat. »

Alors, le roi répondit :

— « Chien et chat, — que tout soit gardé[39]. »

Le messager s’en revint porter à la mère du roi l’ordre qu’il avait reçu.

— « Messager, dit-elle, voilà cent pistoles. Va-t-en dire à la reine que l’ordre du roi est tel :

« Fille et garçon, — que tout soit noyé[40]. »

Le messager prit les cent pistoles, et obéit à la mère du roi. Alors, la reine se mit à pleurer toutes les larmes de ses yeux.

— « Pauvres enfants, dit-elle, on va donc vous jeter dans la mer grande. Bientôt, vous serez en paradis. Vous y prierez le Bon Dieu, pour votre père et pour votre mère. »

Alors, la pauvre femme baptisa les deux jumeaux, au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit. Elle leur donna la mamelle, encore une fois, les peigna avec un peigne d’or, les habilla d’une belle petite robe blanche, et les coucha dans le même berceau, en les recommandant au Bon Dieu et à la sainte Vierge Marie.

— « Allons, dit la mère du roi, voici le moment d’obéir au maître. Donne tes enfants à ce marinier, pour qu’il aille les noyer dans la mer grande. »

Le marinier prit le berceau, et s’en alla loin, bien loin, le jeter dans la mer grande. Sept jours après, le roi revint de la guerre, et dit :

— « Mère, je veux voir le chien et le chat que ma femme a faits.

— Ta femme n’a fait ni chien ni chat. Elle a fait deux jumeaux, un garçon et une fille, beaux comme le jour, et qui avaient des chaînes d’or entre peau et chair. Mais la gueuse a commandé, il y a sept jours, de les jeter dans la mer grande. »

Alors, le roi devint tout bleu de colère. Il manda sur-le-champ le bourreau et ses deux valets.

— « Bourreau, décapite ma femme. »

— « Bourreau, mon ami, dit la reine, prends ton coutelas le mieux affilé, et gagne vite ton argent. J’ai perdu l’amitié du roi. Mes deux pauvres petits jumeaux sont morts, noyés dans la mer grande. Maintenant, ils sont en paradis. Tout-à-l’heure, je les y retrouverai pour toujours.

— Ah ! tu veux mourir, dit le roi. Eh bien ! tu ne mourras pas. Pour toi, l’enfer va commencer sur la terre. Je veux être damné, sans rémission, si jamais femme a pâti comme je vais te faire souffrir. — Valets, je renie cette femme. Prenez-lui ses bagues et ses pendants d’oreille. Ôtez-lui sa belle robe, et donnez-lui un mauvais cotillon troué. J’entends que, dorénavant, elle vienne, sous ma table, se nourrir, avec mes chiens, des restes de mon dîner et de mon souper. »

Les valets obéirent, et la pauvre reine se soumit comme une sainte. Alors, la mère du roi fut bien contente, car elle haïssait sa bru de tout son cœur.

Pourtant, le Bon Dieu et la sainte Vierge Marie avaient pris pitié des deux pauvres petits jumeaux, que le marinier avait jetés dans la mer grande. Pendant trois jours et trois nuits, le berceau nagea, jusqu’à ce que la mer grande le poussât vers la terre, tout proche de la maisonnette d’un pêcheur. La femme du pêcheur emporta les deux pauvres petits jumeaux chez elle, et leur donna du lait de chèvre. Le soir, le pêcheur revint de son travail.

— « Mon homme, dit la pêcheuse, regarde ces deux pauvres enfants, qui ont des chaînes d’or entre peau et chair. Quelque méchant les avait jetés dans la mer grande. Mais leur berceau a nagé. Je t’en prie, mon homme, prends pitié de ces deux pauvres innocents. Laisse-moi les garder ici.

— Femme, comme tu voudras. »

Le pêcheur et la pêcheuse n’avaient pas d’enfants. Pendant sept ans, ils élevèrent, comme les leurs, les deux pauvres petits jumeaux, qui les appelaient toujours papa et maman. Mais un jour, le pêcheur leur dit :

— « Pauvres enfants, je ne suis pas votre père. Ma femme n’est pas votre mère. Quelque méchant vous avait jetés dans la mer grande. Mais le Bon Dieu et la sainte Vierge Marie ont pris pitié de vous, et votre berceau a nagé. Moi et ma femme, nous vous avons nourris. Si vous voulez, nous vous garderons toujours.

— Merci, pêcheur. Merci, pêcheuse. Nous avons assez mangé votre pain. Le Bon Dieu veuille que nous soyons un jour assez riches pour vous payer de vos peines. Adieu. Nous ne reviendrons jamais dans votre maisonnette. Nous partons, à la recherche de nos parents. »

Les deux pauvres petits jumeaux partirent aussitôt. Pendant trois jours, ils marchèrent le long de la mer grande, sans voir ni entendre d’autres créatures que les oiseaux du ciel, et les bêtes sauvages. Pour manger, ils n’avaient que les mûres des ronces, pour boire, que l’eau des ruisseaux. Quand le soleil se couchait, ils s’endormaient au pied d’un chêne.

Le matin du quatrième jour, la mer grande se mit à chanter.

— « Marchez, pauvres petits jumeaux, chantait la Mer grande. — Marchez toujours devant vous. Le temps est proche où vous retrouverez votre père et votre mère. — Marchez, pauvres petits jumeaux. Marchez toujours devant vous. »

Les pauvres petits jumeaux repartirent. Pendant trois jours, ils marchèrent le long de la mer grande, sans voir ni entendre d’autres créatures que les oiseaux du ciel et les bêtes sauvages. Pour manger, ils n’avaient que les mûres des ronces, pour boire, que l’eau des ruisseaux. Quand le soleil se couchait, ils s’endormaient au pied d’un chêne. Le matin du septième jour, ils aperçurent un pommier, où il y avait une pomme rouge comme un coquelicot.

— « Attends-moi là, sœur, dit le garçon. Je vais monter, et cueillir la pomme rouge comme un coquelicot.

— Ne monte pas, mon ami, dit un homme qui passait. Je vais travailler pour toi. »

L’homme monta sur le pommier, cueillit la pomme rouge comme un coquelicot, et la jeta au garçon.

— « Mon ami, garde bien cette pomme rouge comme un coquelicot, mon ami. C’est la Pomme qui danse. Avec elle, toi et ta sœur, vous connaîtrez la méchante femme qui a commandé de vous jeter dans la mer grande. »

En ce moment, un oisillon vint se poser sur la plus haute branche du pommier. L’homme attrapa l’oisillon, descendit à terre, et dit à la fille :

— « Mie, garde bien cet oisillon. C’est l’Oisillon qui dit tout. Avec lui, toi et ton frère, vous ferez traiter comme elle le mérite la méchante femme qui a commandé de vous jeter dans la mer grande. »

L’homme s’en alla on ne sait où. Le même jour, à midi, les deux pauvres petits jumeaux arrivèrent devant la porte du château de leur père, juste au moment du dîner.

— « Un morceau de pain, s’il vous plaît, pour l’amour de Dieu et de la sainte Vierge Marie. Pater noster

— Valets, dit le roi, allez voir qui demande l’aumône, à la porte du château.

— Roi, ce sont deux pauvres enfants de sept ans, un garçon et une fille.

— Bon. Faites-les dîner à la cuisine, et ne les laissez manquer de rien. »

Les valets menèrent les pauvres petits jumeaux à la cuisine, où on ne les laissa manquer de rien. Une fois repus, les pauvres petits jumeaux dirent :

— « Nous voulons parler au roi. »

On les mena dans la salle, où le roi était encore attablé avec sa mère.

— « Que voulez-vous, pauvres enfants ?

— Roi, nous voulons vous remercier, avant de repartir à la recherche de nos parents. Le Bon Dieu vous paiera votre charité.

— Et de quel pays êtes-vous ?

— Roi, nous ne savons pas où nous sommes nés. On nous avait jetés dans la mer grande, couchés tous deux dans un berceau. La mer grande nous a poussés vers la terre. Pendant sept ans, un pêcheur et une pêcheuse nous ont nourris de leur pain.

— Voilà de braves gens. Et comment reconnaîtrez-vous vos parents ?

— Roi, nous n’avons aucun moyen de les reconnaître. Mais eux nous reconnaîtront, aux chaînes d’or que nous avons entre peau et chair.

— Vite, vite, montrez-moi ces chaînes d’or. »

Les deux pauvres petits jumeaux se déshabillérent, et montrèrent les chaînes d’or qu’ils avaient entre peau et chair.

— « Mes pauvres enfants. C’est moi qui suis votre père. »

Alors, la reine, qui était sous la table, avec les chiens, se mit à crier en pleurant :

— « Mes pauvres enfants ! Mes pauvres enfants ! »

Le roi lui allongea un grand coup de pied.

— « Carogne ! C’est toi qui les a fait jeter dans la mer grande. Tais-toi. Reste sous la table, comme une chienne que tu es.

— Roi, dirent les pauvres petits jumeaux, ne vous pressez pas de condamner notre mère. Ce matin, un homme nous a donné le moyen de connaître la méchante femme qui a commandé de nous jeter dans la mer grande.

— Eh bien ! faites votre preuve. »

Alors, le garçon tira de sa poche la Pomme qui danse, la pomme rouge comme un coquelicot. La Pomme se mit à danser, à danser, jusqu’à ce qu’elle vînt se poser sur la tête de la mère du roi. Cela fait, elle partit sans qu’on pût savoir où elle s’en était allée.

Alors, la petite fille tira l’Oisillon qui dit tout de son sein. L’Oisillon qui dit tout se mit à chanter :

— « Riou chiou chiou. — La reine a fait deux jumeaux, un garçon et une fille, qui ont des chaînes d’or entre peau et chair. — Riou chiou chiou. — La reine a mandé un messager au roi, pour lui porter la nouvelle. — Riou chiou chiou. — La mère du roi a dit au messager : « Tu diras au roi que la reine a fait un chien et un chat. » — Riou chiou chiou. — Le roi a répondu : « Chien et chat, — que tout soit gardé. » — Riou chiou chiou. — La mère du roi a donné cent pistoles au messager, pour dire de la part du roi : — « L’ordre du roi est tel : — Fille et garçon, — que tout soit noyé. »

Cela chanté, l’Oisillon qui dit tout s’envola, sans qu’on pût savoir où il s’en était allé.

Alors, le roi alla chercher la reine sous la table. Il lui demanda pardon, et commanda qu’on lui rendît sa belle robe, ses bagues et ses pendants d’oreilles. Après, il se tourna vers sa mère.

— « Mère, dimanche prochain, après vêpres, nous aurons un compte à régler ensemble. »

En effet, le roi commanda de tambouriner trois fois par jour, et jusqu’à la fin de la semaine, dans les villes et campagnes du pays :

— « Ran plan plan, ran plan plan, ran plan plan. Vous êtes tous avertis, de la part du roi, d’avoir à vous trouver, dimanche prochain, après vêpres, sur la grand’place de la principale ville du pays. Les femmes et les enfants demeureront seuls à la maison. Mais les hommes qui manqueront à l’appel, feront connaissance avec le fouet du bourreau[41]. »

Le dimanche venu, le peuple, à la sortie de vêpres, s’assembla sur la grand’place de la ville. Tout au beau milieu de la grand’place, le roi se tenait debout, le chapeau sur la tête, l’épée au côté. Il était si triste, si triste, que chacun prenait pitié de lui. Pourtant, il ne pleurait pas, parce qu’un homme ne doit pas pleurer, surtout quand il commande, et quand il est devant le monde. Derrière le roi, se tenaient le bourreau et ses deux valets habillés de rouge. Chacun d’eux portait un fouet, garni de balles de plomb, et un grand coutelas bien affilé.

— « Gens du pays, écoutez. — Tout-à-l’heure, ma mère sera conduite ici, pour y répondre de ce qu’elle a fait. Mais aucun de mes juges n’a pouvoir pour condamner la mère du roi. Je vais la juger moi-même. — Soldats, amenez ma mère. »

Les soldats amenèrent la mère du roi.

— « Mère, c’est moi qui vous juge. Vous avez voulu faire mourir mes deux jumeaux. Vous êtes cause que, pendant plus de sept ans, j’ai traité pis qu’une chienne ma femme, qui n’avait rien fait pour le mériter.

— Ce n’est pas vrai. Prouve-le moi.

— Soldats, amenez ma femme. »

Les soldats amenèrent la reine.

— « Femme, dis ce que tu sais.

— Roi, je ne parlerai pas contre votre mère. »

Le roi regarda sa femme. Il comprit qu’il n’en tirerait rien, ni par raison, ni par force. Cependant, sa mère criait toujours :

— « Ce n’est pas vrai. Prouve-le-moi. »

En ce moment, une pomme rouge comme un coquelicot tomba par terre. C’était la Pomme qui danse. Elle se mit à danser, à danser, jusqu’à ce qu’elle se posât, sans plus bouger, sur la tête de la mère du roi.

— « Mère, vous le voyez. La Pomme qui danse vous accuse.

— La Pomme qui danse ne parle pas. »

Alors, la Pomme qui danse s’en alla, et elle ne revint jamais, jamais. Le roi se trouva fort embarrassé. Sa mère criait toujours :

— « Ce n’est pas vrai. Prouve-le-moi. »

En ce moment, l’Oisillon qui dit tout vint se poser sur la plus haute branche d’un arbre planté au beau milieu de la grand’place.

L’Oisillon qui dit tout chantait :

— « Riou chiou chiou. — La reine a fait deux jumeaux, un garçon et une fille, qui ont des chaînes d’or entre peau et chair. — Riou chiou chiou. — La reine a mandé un messager au roi, pour lui porter la nouvelle. — Riou chiou chiou. — La mère du roi a dit au messager : « Tu diras au roi : — La reine a fait un chien et un chat. » — Riou chiou chiou. Le roi a répondu : « Chien et chat, — que tout soit gardé. » — Riou chiou chiou. — La reine a donné cent pistoles au messager pour dire : « L’ordre du roi est tel : — Fille ou garçon, — que tout soit noyé. »

— « Mère, vous le voyez. L’Oisillon qui dit tout vous accuse. »

La mère du roi se tut. L’Oisillon qui dit tout s’envola, et il ne revint jamais, jamais.

Alors, le roi s’agenouilla et pria Dieu. Quand il se releva, il était si triste, si triste, que chacun prenait pitié de lui. Pourtant, il ne pleurait pas, parce qu’un homme ne doit pas pleurer, surtout quand il commande, et quand il est devant le monde.

— « Mère, vous êtes coupable. Le bourreau et ses valets vont vous donner chacun cent coups de fouet. Cela fait, vous serez décapitée. »

Alors, le peuple cria :

— « Le fils ne doit pas juger sa mère à mort.

— Taisez-vous. C’est moi qui commande. »

Le roi regardait avec des yeux si courroucés, que chacun se tut et trembla de peur.

— « Gens du pays, écoutez. — J’ai jugé ma mère à mort, parce qu’elle l’a mérité. Maintenant, je lui dis : « Mère, je vous pardonne. Allez dans un couvent, pleurer vos péchés, jusqu’à l’heure de la mort. »

La mère du roi partit. Alors, le peuple cria :

— « Le roi a pardonné, parce que c’était sa mère.

— Taisez-vous. C’est moi qui commande. Vous allez voir quelque chose qui en vaut la peine. »

Alors, le roi ôta son épée, jeta son chapeau, son habit et sa chemise, et parut nu jusqu’à la ceinture. Il avait l’air si triste, si triste, que chacun prenait pitié de lui. Pourtant il ne pleurait pas, parce qu’un homme ne doit pas pleurer, surtout quand il commande, et quand il est devant le monde.

— « Gens du pays, écoutez. — J’ai jugé ma mère à mort, parce qu’elle l’a mérité. Je lui ai pardonné, parce que cela m’a plu, et parce que je suis le maître. La peine que j’ai ordonnée, c’est moi qui vais la souffrir. — Bourreau, tu es payé d’avance. Gagne ton argent. Fais ton métier. »

Le bourreau et ses valets n’osaient pas toucher au roi.

— « Allons, canaille ! À l’ouvrage ! Si vous tenez à votre peau, frappez fort, et tranchez droit. »

Alors, le bourreau et ses valets lièrent le roi à un arbre, et empoignèrent leurs fouets.

— « Hardi, bourreau ! Un, deux, trois, quatre… »

Le roi comptait les coups. Le bourreau, et ses deux valets, frappaient à grand tour de bras, chaque coup faisait sa plaie. Le sang jaillissait comme une fontaine rouge.

Le dernier coup frappé, le bourreau détacha le roi. Il était en si triste état, que chacun prenait pitié de lui. Pourtant, il ne pleurait pas, parce qu’un homme ne doit pas pleurer, surtout quand il commande, et quand il est devant le monde.

Alors, le peuple cria :

— « Assez ! assez ! Il ne faut pas que le roi meure.

— Taisez-vous. C’est moi qui commande. »

Le roi regardait avec des yeux si courroucés, que chacun se tut et trembla de peur. Alors, il s’agenouilla, et tendit le cou.

Le bourreau prit son grand coutelas bien affilé. Mais, en touchant le cou du roi, la lame se brisa comme verre.

— « Bourreau, prends le grand coutelas bien affilé de ton premier valet, et recommence. »

Le bourreau prit le grand coutelas bien affilé de son premier valet. Mais, en touchant le cou du roi, la lame se brisa comme verre.

— « Bourreau, prends le grand coutelas bien affilé de ton second valet, et cette fois, tâche de ne pas me manquer. »

Le bourreau prit le grand coutelas bien affilé de son second valet. Mais, en touchant le cou du roi, la lame se brisa comme verre.

Alors, le peuple cria :

— « Le Bon Dieu ne veut pas qu’il meure. Le Bon Dieu ne veut pas qu’il meure.

— Taisez-vous. C’est moi qui commande. »

Le roi regardait avec des yeux si courroucés, que chacun se tut et trembla de peur.

— « Bourreau, mande un valet chercher un autre grand coutelas bien affilé.

— Roi, ni moi, ni mes valets, ne pouvons vous obéir. Il est dit que, quand je manque trois fois, par ma faute, un homme condamné à mort, c’est lui qui doit prendre ma place, et moi la sienne. Il est dit que je dois vivre, quand je ne suis pas en faute. Il est dit que dorénavant, ni moi, ni aucun autre bourreau, nous ne pouvons plus toucher à un homme manqué trois fois.

— C’est bien. Tu n’as plus rien à faire ici. »

Le bourreau partit avec ses valets. Alors, le roi dit au peuple :

— « Gens du pays, écoutez. Le Bon Dieu n’a pas voulu me laisser souffrir toute la peine que ma mère a méritée. Que sa volonté soit faite. Maintenant, rentrez chez vous. »

Chacun s’en revint dans sa maison. Le roi fit comme les autres. Depuis ce jour, il vécut en paix et contentement avec sa femme et ses enfants. Tout le monde l’aimait et le respectait, parce que le Bon Dieu n’avait pas voulu que le fils souffrît toute la peine que sa mère avait

méritée[42].

III

le roi enchaîné



Il y avait, une fois, un roi fort comme une paire de bœufs, vaillant comme une épée, honnête comme l’or. Ce roi faisait son métier mieux que personne. Nul ne pouvait dire, sans mentir, qu’il ne gagnât pas l’argent des impôts. Chaque matin, il entendait la messe, à genoux par terre, et faisait, à la sortie, de grandes aumônes, sur la porte de l’église. Le roi avait trouvé moyen de savoir ce qui se passait partout. Il avait toujours force soldats prêts à marcher, et des juges rouges bien payés. Quand on venait lui dire que ses ennemis voulaient l’attaquer, il partait aussitôt, en grand secret, avec sa troupe, et tuait tout ce méchant monde. Quand il savait qu’un homme avait volé ou tué, il disait à ses juges rouges :

— « Jugez cet homme à mort. »

Les juges rouges gagnaient leur paie, et le bourreau travaillait, un jour de foire, devant le peuple. Il faut que la mort soit un exemple, surtout pour les enfants, qui peuvent, un jour, être tentés de mal faire.

De cette façon, le roi avait fini par se faire craindre partout, et respecter dedans et dehors. Chacun vivait en paix, et voyageait, de jour et de nuit, sans crainte des mauvaises rencontres.

Pourtant, le roi n’était pas heureux. Il avait une femme méchante comme l’enfer. Tous les ans, elle lui faisait deux filles jumelles, qui ne valaient pas mieux que leur mère. Le roi prenait son mal en patience, et pensait :

— « Ma femme me fait des filles, comme une poule pond des œufs, mais elle est mule[43] pour les garçons. Cela est bien malheureux pour moi, et pour le peuple que je commande. »

Enfin, les choses en vinrent au point que les nobles et les riches du pays s’assemblèrent, et allèrent trouver le roi dans son Louvre.

— « Bonjour, roi.

— Bonjour, mes amis. Pourquoi êtes-vous ici ?

— Roi, nous sommes ici, pour vous dire que la reine vous fait des filles, comme une poule pond des œufs. Mais elle est mule pour les garçons. Un jour pourrait venir, où vos gendres se partageraient le pays, et rendraient les gens plus malheureux que les pierres. Il ne faut pas que cela soit. Roi, tâchez d’avoir un fils tel que vous, pour vous aider quand vous serez vieux, et pour nous commander quand vous serez mort.

— Mes amis, vous avez raison. Ne vous tourmentez pas davantage. Le temps viendra, où vous verrez que je sais pourvoir à tout. Maintenant, allons dîner et jouer aux cartes. »

Le roi, les nobles et les riches, allèrent s’attabler pour manger, boire, et jouer aux cartes jusqu’à la nuit. Quand les invités furent partis, le roi manda son premier homme d’affaires.

— « Mon ami, tu sais que je suis forcé de faire une pension de cent écus, à tous les pères qui ont au moins douze garçons vivants.

— Roi, j’aurais tort de ne pas le savoir. C’est moi qui paie les pensions de vos deniers. Cent pères sont dans le cas que vous dites ; et je paie, de votre part, à nonante-neuf, une pension de cent écus. »

Alors, le roi regarda de travers son premier homme d’affaires.

— « Écoute. J’entends que toutes mes dettes soient payées. Prouve-moi, sur-le-champ, que tu n’as pas tort de n’avoir pas pensionné le centième père, comme les nonante-neuf autres. Sinon, je ne donnerais pas deux liards de ton cou.

— Roi, je crois mon cou fort solide. Ce n’est pas sur lui que votre bourreau travaillera. Pendant que vous étiez à dîner et à jouer aux cartes, avec les nobles et les riches, on est venu me dire qu’il y avait, au bois du Gajan[44], un bûcheron, marié avec une femme belle comme le jour, et sage comme une sainte. Cinq fois, la femme a fait, tous les ans, deux frères jumeaux. Hier, elle en a fait deux autres. Sur-le-champ, j’ai commandé de payer la pension. Un valet la portera demain matin.

— Mon ami, tu ne voles pas tes gages. Je suis content de toi. Donne au valet une charge d’or, pour la porter au bûcheron. Aussitôt que cet or lui sera compté, le bûcheron partira, avec ses enfants, grands et petits, pour ne revenir jamais, jamais. Il laissera sa femme, toute seulette dans sa maison.

— Roi, vous serez obéi. »

Le lendemain soir, tout était fait comme le roi avait dit.

Trois mois se passèrent, sans qu’il fût plus parlé de rien. Mais un matin, le roi se réveilla en criant :

— « Hô ! valets ! Debout, fainéants ! Vite, mon fouet. Vite, ma trompe. Vite, mon meilleur cheval et ma meute. »

Cinq minutes après, le roi était en selle, et partait au grand galop, sonnant de la trompe, au milieu de ses chiens, qui criaient comme une bande de diables. Sept heures après, il descendait devant la porte de la maison, où la bûcheronne était demeurée seulette.

— « Bonjour, bûcheronne. Je suis le roi.

— Bonjour, roi. Qu’y a-t-il pour votre service ?

— Bûcheronne, fais à dîner, et mets mon couvert, pendant que j’enfermerai mon cheval et mes chiens à l’étable.

— Roi, vous serez obéi. »

Quand le dîner fut prêt et le couvert mis, le roi s’attabla. La bûcheronne le servait.

— « Bûcheronne, je t’ai pris ton mari et tes enfants. Tu ne les reverras jamais, jamais. Pour mon malheur et celui des autres, je suis marié à une femme méchante comme l’enfer. Elle me fait des filles, comme une poule pond des œufs. Mais elle est mule pour les garçons. Ce qui lui manque, tu l’as. Voilà pourquoi je suis venu. Nous aurons ensemble un fils, qui m’aidera quand je serai vieux, et qui commandera quand je serai mort.

— Roi, vous serez obéi. »

Le roi passa la nuit dans la maison, avec la bûcheronne. Le lendemain, au point du jour, il entra dans l’étable, sella son cheval, et lâcha sa meute. Quand il fut en selle, le roi dit :

— « Bûcheronne, adieu. Dans neuf mois, tu feras un fils beau comme le jour. Il aura une fleur-de-lys d’or sur la langue. Cet enfant, tu le feras baptiser, et tu diras au curé : « Le roi veut qu’il s’appelle Louis, comme son père. »

— Roi, vous serez obéi.

— Bûcheronne, ce que nous avons fait ensemble est un péché mortel. Si le Bon Dieu nous prenait maintenant, nous irions tout droit en enfer. Mais nous nous confesserons, et nous dirons au prêtre : « Il ne fallait pas que la terre du roi fût partagée. Il ne fallait pas que la paix du peuple fût perdue. » Le prêtre nous pardonnera ; mais nous ne nous reverrons jamais, jamais. »

Le roi partit au grand galop avec sa meute. Mais il ne sonnait plus de la trompe, comme en venant. La bûcheronne ne le revit jamais, jamais. À l’entrée de la nuit, il était rentré dans son Louvre.

— « Roi, dit la reine, d’où venez-vous ? Où avez-vous passé votre temps depuis hier ?

— Je viens d’où il me plaît. Tu ne le sauras pas. Depuis hier, j’ai passé mon temps avec une femme, qui me fera un garçon, pour m’aider quand je serai vieux, et pour commander quand je serai mort. »

La reine ne répondit rien, mais elle pensa :

— « Patience ! Tu me paieras ça. »

En effet, pendant le souper, elle donna un breuvage assoupissant au roi, qui s’alla coucher, et s’endormit comme un plomb. Alors, la reine se leva, sortit du château, et s’en alla trouver son galant.

— « Galant, veux-tu être roi ? Je serai ta reine.

— Mie, je le veux.

— Eh bien, suis-moi. »

Tous deux s’en allèrent dans la chambre du roi, qui dormait toujours comme un plomb.

Alors, le galant lui lia les pieds, les mains, et le chargea sur un cheval, comme un sac de blé. Cela fait, il prit la bête par la bride, et partit loin, bien loin, du côté du soleil levant. Une heure avant la nuit, il était dans une tour, à la cime d’une haute montagne. Contre les murailles de cette tour, le fer, le pic et la mine ne pouvaient rien. Pour ouvrir et fermer la porte de fer, il fallait une clef d’or, une clef d’or unique au monde.

Le galant prit la clef d’or, la clef d’or unique au monde, qui nuit et jour pendait à son cou, ouvrit la porte de fer, porta le roi dans la tour, et l’enchaîna avec une grosse chaîne de fer plombée dans le sol. Puis, il plaça près du prisonnier un pain noir et une cruche d’eau, referma la porte de fer à triple tour, et repartit dans la nuit noire. Au lever du soleil, il était auprès de la reine.

— « Mie, ton homme ne nous gênera plus. Si je l’avais tué, il n’aurait souffert qu’un moment. Je l’ai porté loin, bien loin, du côté du soleil levant. Je l’ai porté dans une tour, à la cime d’une haute montagne. Contre les murailles de cette tour, le pic et la mine ne peuvent rien. Pour avoir et fermer la porte de fer, il faut une clef d’or, une clef d’or unique au monde, qui pend nuit et jour à mon cou. Là, ton homme est enchaîné avec une grosse chaîne de fer plombée dans le sol. Près de ce gueux, j’ai mis un pain noir et une cruche d’eau. Le premier jour de chaque mois, j’irai lui porter même pitance. — Maintenant, mie, dis-moi où sont toutes tes filles.

— Galant, toutes mes filles sont dans leur chambre. »

Alors, le galant entra dans la chambre des filles, et les tua toutes sans miséricorde. Par ce moyen, le galant et la reine furent les maîtres du pays.

Quand le roi se réveilla dans sa tour, il se mit à songer bien tristement.

— « Ce que je souffre, je le mérite. J’ai fait un péché mortel, quand je suis allé trouver la bûcheronne. Pourtant il ne fallait pas que ma terre fût partagée entre mes gendres. Il ne fallait pas que la paix du peuple fût perdue. »

Pendant que le roi songeait et pleurait dans sa tour, la bûcheronne vivait seulette dans sa maison. Au bout de neuf mois, elle accoucha d’un garçon beau comme le jour. Il avait une fleur-de-lys d’or sur la langue. Trois jours après, la bûcheronne le portait elle-même à l’église, et disait au curé :

— « Curé, baptisez cet enfant. Il a une fleur-de-lys d’or sur la langue. Le roi veut qu’il s’appelle Louis, comme son père. »

Le curé obéit, et la bûcheronne rapporta l’enfant dans sa maison. Là, ils demeurèrent quinze ans, travaillant comme des galériens, et gagnant tout juste de quoi ne pas mourir de faim. Souvent, l’enfant disait à sa mère :

— « Mère, mon père est-il mort ou vivant ? »

La bûcheronne se taisait. Mais un jour, elle parla.

— « Mon ami, ton père n’est pas mort. Ton père est roi. Voilà pourquoi tu as une fleur-de-lys d’or sur la langue. Écoute. Déjà, tu es fort, adroit et hardi. À vingt-et-un ans sonnés, tu seras un homme. Pars à la recherche de ton père. Moi, je vais me rendre religieuse dans un couvent. Nous ne nous reverrons jamais, jamais.

— Mère, vous serez obéie. »

Le garçon salua sa mère, et partit. Un mois après, il était soldat à l’étranger. À vingt et un ans sonnés, il était capitaine.

— « Bon ! Maintenant, je suis un homme. Il s’agit d’obéir à ma mère, et de partir à la recherche de mon père. »

Le capitaine alla trouver son général.

— « Bonjour, mon général.

— Bonjour, capitaine. Que me veux-tu ?

— Mon général, donnez-moi mon congé. J’ai besoin de faire un grand voyage, pour obéir à ma mère.

— Capitaine, voilà ton congé. Pars, et que le Bon Dieu te conduise.

— Merci, mon général. »

Le capitaine salua son général et sortit. Une heure après, il montait à cheval, et partait à la recherche de son père.

Pendant un an, le capitaine voyagea chaque jour, du lever au coucher du soleil. Bien souvent, il pensait :

— « Méfie-toi. Tu ne t’es pas chargé d’un petit travail. Tâche de ne rien dire, de ne rien faire, qui donne à comprendre ce que tu veux. »

Enfin, le capitaine arriva dans le pays de son père. Sur la route, un vieux pauvre cheminait, le bâton à la main, la besace sur le dos.

— « La charité, monsieur, s’il vous plaît, pour l’amour de Dieu et de la sainte Vierge Marie. Pater noster, qui es in cœlis, sanctificetur

— Tiens, pauvre. Prends cet écu, et prie le Bon Dieu pour moi.

— Merci, monsieur. Vous serez obéi.

— Dis-moi, pauvre, quel est le roi qui commande en ce pays ?

— Monsieur, le roi qui commande en ce pays, depuis vingt-et-un ans passés, est une franche canaille. La reine vaut aussi peu que lui. Parlez-moi de l’ancien roi. En voilà un, qui était juste et aumônier. Qui sait ce qu’il est devenu ?

— Est-il mort ?

— Monsieur, je le crois. Pourtant, je n’en suis pas sûr. Un jour, le brave homme n’a plus reparu. Alors, le galant de la reine a tué toutes les filles de l’ancien roi. Ce n’est pas dommage. Elles seraient devenues pires que leur mère. Le galant de la reine a épousé sa maîtresse, et tous deux commandent, pour le malheur du pays. »

Le pauvre se tut, et le capitaine repartit. Alors, il pensa :

— « Méfie-toi. Tu ne t’es pas chargé d’un petit travail. Tâche de ne rien dire, de ne rien faire, qui donne à comprendre ce que tu veux. Peut-être ce pauvre a-t-il dit la vérité. »

Le pauvre avait dit la vérité. Le capitaine fit parler plus de vingt personnes. Toutes haïssaient le roi et la reine, et regrettaient l’ancien roi. Enfin, le capitaine arriva devant le Louvre de son père, et frappa sans peur ni crainte.

— « Pan ! pan ! Valets, voici la nuit. Je crève de faim et de soif. Mon cheval n’en peut plus. Faites-moi parler au roi. Il ne me refusera pas à souper et à coucher, pour cette nuit.

— Monsieur, depuis ce matin, le roi est parti seul en voyage, monté sur son grand cheval blanc. Il ne reviendra que demain soir, au coucher du soleil. La reine est seule dans son Louvre.

— Eh bien ! valets, faites-moi parler à la reine. »

Les valets obéirent.

— « Bonsoir, reine. Voici la nuit. Je crève de faim et de soif. Mon cheval n’en peut plus. Ne me refusez pas à souper et à coucher, pour cette nuit.

— Mon ami, viens souper avec moi. Valets, préparez une belle chambre. »

Tous deux allèrent s’attabler. Le capitaine était si beau, si beau, qu’aussitôt la vieille reine en tomba sur-le-champ amoureuse à perdre la tête.

— « Mon ami, mange à ta faim. Bois à ta soif. Ne te laisse manquer de rien. »

Le souper fini, la vieille reine renvoya les valets, et sauta au cou du capitaine.

— « Écoute. Tu es beau. Je suis amoureuse de toi. Faisons semblant d’aller nous coucher. Mais, quand les gens du Louvre seront endormis, viens me trouver dans ma chambre. Je te recevrai dans mon lit, et nous ferons l’amour ensemble.

— Reine, vous serez obéie. »

Tous deux firent semblant d’aller se coucher. Mais, quand les gens du Louvre furent endormis, le capitaine alla trouver la vieille reine dans sa chambre. Elle le reçut dans son lit, et ils firent l’amour ensemble.

Tout en faisant l’amour, ils devisaient de bien des choses.

— « Galant, veux-tu être roi ? Je serai ta reine.

— Mie, tu es si belle, si belle, que je mourrais de ne plus te voir. Que faut-il faire pour être roi ?

— Galant, il faut tuer mon mari, qui me fait souffrir mort et passion.

— Mie, dis-moi où est ton mari.

— Galant, depuis hier matin, mon mari est parti seul en voyage, monté sur son grand cheval blanc. Il ne reviendra que demain soir, au coucher du soleil.

— Mie, dis-moi où est allé ton mari.

— Galant, mon mari s’en est allé loin, bien loin, du côté du soleil levant. Il s’en est allé sur la cime d’une haute montagne, porter une miche de pain noir et une cruche d’eau à un vieux prisonnier qui, depuis vingt et un ans passés, vît enchaîné dans une tour. Encore un rien qui vaille, celui-là. J’entends qu’il y passe, comme mon mari.

— Mie, dis-moi comment j’entrerai dans la tour.

— Galant, contre les murailles de la tour, le pic et la mine ne peuvent rien. Pour ouvrir et fermer la porte de fer, il faut une clef d’or, une clef d’or unique au monde.

— Mie, je t’aime. Mie, tu es plus belle que le jour. Mie, pauvre mie, dis-moi vite où est la clef d’or, la clef d’or unique au monde.

— Galant, la clef d’or, la clef d’or unique au monde pend nuit et jour au cou de mon mari.

— Ah ! garce ! Je sais tout. Tu as fini de mal faire. »

D’un tour de main, le capitaine étrangla la vieille reine, ouvrit la fenêtre et jeta la carcasse dans la cour.

L’aube était déjà venue.

En deux minutes, le capitaine s’habilla, ceignit son épée, et alla se pendre à la corde de la cloche du Louvre.

— « Tantan tantan tantan. »

Au bruit de la cloche, valets et servantes accoururent, à moitié vêtus.

— « Braves gens, je suis le fils de l’ancien roi. Regardez. La fleur-de-lys d’or est sur ma langue. Braves gens, la vieille reine a fini de mal faire. Ramassez sa carcasse dans la cour. Les chiens en feront bonne chère. Braves gens, demain matin, au lever du soleil, nous aurons ici notre maître à tous. Vite, donnez l’avoine à mon cheval, et mettez-lui la bride et la selle. »

Le capitaine partit au grand galop. Sur le coup de midi, il arrivait à la tête d’un pont, jeté sur une rivière large et profonde. De l’autre côté de la rivière, arrivait le mari de la vieille reine, monté sur son beau cheval blanc.

Le capitaine tira sur la bride de sa monture, et mit l’épée au soleil.

— « Hô ! là-bas, l’homme au cheval blanc ! Arrête. On ne passe pas comme ça.

— Cavalier, que me veux-tu ?

— Ce que je veux, canaille ? Je veux ta vie. Ce que je veux, rien qui vaille ? Je veux la clef d’or, la clef d’or unique au monde qui pend nuit et jour à ton cou. Ce que je veux, bandit. Je veux délivrer mon pauvre père, enchaîné dans sa tour. Hardi ! Dégaine. Faisons bataille. »

Les cavaliers partirent au grand galop. Du premier coup d’épée, le capitaine coucha son ennemi mort sur le pont. Alors, il mit pied à terre, et saisit la clef d’or, la clef d’or unique au monde, qui nuit et jour pendait au cou du mari. Cela fait, il enleva la carcasse comme une plume, et la lança dans la rivière large et profonde.

— « Tenez, poissons. Faites bonne chère, avec la carcasse de ce brigand. »

Le capitaine sauta sur sa bête, et repartit au galop, emmenant, par la bride, le grand cheval blanc de son ennemi. Le même soir, une heure avant le coucher du soleil, il ouvrait la porte de fer de la tour avec la clef d’or, avec la clef d’or unique au monde qu’il avait saisie pendue au cou du mari.

En entrant, il salua jusqu’à terre.

— « Bonjour, roi. Ceux qui vous tenaient ici prisonnier, ont fini de mal faire. Attendez, que je rompe votre grosse chaîne de fer.

— Mon ami, ma grosse chaîne de fer est trop forte. Jamais tu ne la rompras.

— Roi, patience. Vous allez voir. »

Le capitaine était fort comme pas un. Dans ses mains, la grosse chaîne de fer se rompit, comme un lien de paille.

— « Roi, voilà qui est fait. Vous êtes libre.

— Merci, mon ami. Tu es fort. Moi, à ton âge, j’en aurais fait autant que toi. Dis-moi, comment t’appelles-tu ?

— Roi, je m’appelle Louis. Ma mère était une bûcheronne.

— Tu t’appelles Louis ! Ta mère était une bûcheronne ! Vite, vite, fais voir ta langue. »

Le capitaine fit voir sa langue, marquée d’une fleur-de-lys d’or.

Alors, le vieux roi pleura.

— « Tu es mon fils ! Tu es mon fils ! Je suis content, d’être le père d’un garçon fort et hardi comme toi.

— Roi, nous n’avons plus rien à faire ici. Nos chevaux nous attendent à la porte. »

Le capitaine aida le roi à monter sur le grand cheval blanc, et sauta sur sa monture.

— « Hardi ! Au galop ! »

Le lendemain, au lever du soleil, ils arrivaient au Louvre. Sur la porte, valets et servantes attendaient, avec tous les gens du pays. Alors, le capitaine descendit de cheval, et salua le roi jusqu’à terre.

— « Roi, vous êtes chez vous. Commandez. Nous sommes tous ici pour vous obéir.

— Mon fils, je suis trop vieux pour commander. J’entends que tu prennes ma place. Demain, je me rends moine dans un couvent, pour y prier le Bon Dieu jusqu’à la mort. Et maintenant, à table ! Valets, servantes, faites boire et manger tous ces braves gens. »

Le lendemain, le vieux roi se rendit moine dans un couvent, pour y prier le Bon Dieu jusqu’à la mort. Le fils prit la place de son père, et commanda, pour la justice et le bonheur du pays. Il épousa une princesse belle comme le jour, et vécut longtemps heureux et tranquille, avec sa

femme et ses enfants[45].

IV

l’homme voilé



Il y avait, une fois, un roi et une reine aussi riches que la mer. Le roi était un brave homme. Il avait tué tous ses ennemis à la guerre, et il maintenait la paix et la justice parmi le peuple. La reine était une femme fort pieuse. Chaque matin, après la messe, elle faisait de grandes aumônes, et veillait à ce que rien ne manquât aux pauvres et aux malades.

Le roi et la reine n’avaient qu’un fils. Jusqu’à l’âge de dix-sept ans, ce garçon mena bonne vie. Mais alors, il se perdit dans les mauvaises compagnies. Il devint joueur, ivrogne, méchant, libertin. Cela vint au point, que les chefs du pays s’assemblèrent, et s’en allèrent trouver le roi.

— « Bonjour, roi.

— Bonjour, mes amis. Qu’y a-t-il pour votre service ?

— Roi, depuis l’âge de dix-sept ans, votre fils s’est perdu, dans les mauvaises compagnies. Il est devenu joueur, ivrogne, méchant, libertin. Quelque jour il sera notre maître. Faites-le donc châtier, pour qu’il se corrige, et pour que nous ayons un bon roi, quand vous serez mort.

— Merci, mes amis. Je me tiens pour averti. Retournez-vous-en tranquilles. »

Alors, le roi s’informa, et sut que les chefs du pays lui avaient dit la vérité. Sur-le-champ, il manda son fils et le bourreau.

— « Mauvais sujet, depuis l’âge de dix-sept ans tu t’es perdu, dans les mauvaises compagnies. Tu es devenu joueur, ivrogne, méchant, libertin.

— Bourreau, donne-lui cent coups de fouet. »

Le bourreau fit son métier.

— « Et maintenant, mauvais sujet, tu vas pourrir trois ans en prison. — Bourreau, mène mon fils au geôlier. »

Ce qui fut dit fut fait. Pendant trois ans, le fils du roi pourrit en prison. Mais il ne se corrigea pas, et il sortit plus joueur, plus ivrogne, plus méchant, plus libertin que jamais. Cela revint au point, que les chefs du pays s’assemblèrent encore une fois, et retournèrent chez le roi.

— « Bonjour, roi.

— Bonjour, mes amis. Qu’y a-t-il pour votre service ?

— Roi, votre fils est sorti de prison, plus joueur, plus ivrogne, plus méchant, plus libertin que jamais. Quelque jour, il sera notre maître. Faites-le donc châtier encore, pour qu’il se corrige, et pour que nous ayons un bon roi, quand vous serez mort.

— Merci, mes amis. Je me tiens pour averti. Retournez-vous-en tranquilles. »

Alors, le roi s’informa, et sut que les chefs du pays lui avaient dit la vérité. Aussitôt, il s’enferma dans sa chambre, et il y resta trois jours et trois nuits, sans voir personne, et sans rien faire, que penser, pleurer et prier Dieu. Enfin, il appela un valet.

— « Valet, va dire à ma femme de venir. »

Le valet obéit.

— « Femme, dit le roi, j’ai une grande peine, et je veux te la conter. Notre fils est un mauvais sujet. Rien ne le corrigera. Je ne veux pas qu’il tourmente le peuple, quand je serai mort. Demain matin, fais confesser ce rien qui vaille. Moi, je manderai le bourreau, avec son coutelas bien affilé.

— Roi, vous serez obéi. »

La reine sortit, et s’en alla trouver son fils.

— « Écoute, malheureux. Tu en as tant fait que ton père te renie. Pour toi, il mandera demain matin le bourreau, avec son coutelas bien affilé. Sauve ta vie. Tiens. Voici des chemises. Voici mille louis d’or. Prends ton épée, descends à l’écurie. Selle et bride le meilleur cheval, et pars vite, vite, au grand galop. »

Le fils du roi fit comme sa mère avait dit. Quand il fut loin, bien loin, la reine s’en alla trouver le roi.

— « Roi, je vous ai désobéi. J’ai averti notre fils. Maintenant, il est si loin, si loin, que nul ne pourra l’atteindre.

— Femme, je ne t’en veux pas. Le pays est délivré d’un mauvais sujet. Si ce rien qui vaille revient jamais, c’est moi qui me charge de le recommander au bourreau. »

Pendant ce temps-là, le fils du roi fuyait toujours vite, vite, au grand galop de son cheval. Au coucher du soleil, il arriva dans un bois. Là, il mit pied à terre, s’assit au pied d’un arbre, et se mit à songer.

— « Les mauvaises compagnies m’ont perdu. Je suis un mauvais sujet, un rien qui vaille. Mais, par mon âme, j’ai fini de mal faire, et je tâcherai de le prouver. »

À minuit, le fils du roi repartit à travers le bois. Le lendemain, il arriva dans une ville sept fois grande comme Bordeaux. Là, il vendit son cheval, avec la bride et la selle. Il vendit ses beaux habits, et ne garda que son épée. Cela fait, il acheta des hardes, et une besace de pauvre. Il acheta aussi un voile noir, percé de trois trous, deux pour les yeux, et un pour la bouche. Puis il entra dans une église, et s’en alla trouver le curé.

— « Bonjour, curé.

— Bonjour, pauvre. Que me veux-tu ?

— Curé, ce que je vais te dire est secret de confession. Curé, je suis d’un grand sang. Pourtant, je ne te nommerai pas mon père et ma mère, car je ne veux pas leur faire honte. Curé, jusqu’à l’âge de dix-sept ans, j’ai mené bonne vie. Alors, les mauvaises compagnies m’ont perdu. Je suis devenu joueur, ivrogne, méchant, libertin. Mais, par mon âme, j’ai fini de mal faire, et je tâcherai de le prouver. Tiens, curé. Voici de l’or et de l’argent. Tu les donneras aux pauvres. Voici mon épée et un voile noir. Cache-les sous le maître-autel de ton église, et rends-les-moi quand je viendrai te les demander.

— Pauvre, je ferai comme tu as dit. »

Le fils du roi partit. Pendant sept semaines, il marcha, du lever au coucher du soleil, vivant d’aumônes, couchant dans les étables, pour l’amour de Dieu. Un soir, il s’arrêta sur le seuil d’une métairie.

— « Bonsoir, braves gens. Métayer, n’aurais-tu pas besoin d’un valet ?

— Oui, mon ami. J’ai besoin d’un porcher, pour toucher, du lever au coucher du soleil, un troupeau de cent porcs, au bois, tout le long de la mer grande.

— Eh bien, métayer, prends-moi à l’épreuve. »

Le fils du roi se loua donc comme porcher. Chaque matin, il partait, toucher son troupeau de cent porcs au bois, tout le long de la mer grande. Chaque soir, il le ramenait à l’étable.

Cela dura longtemps, bien longtemps. Le fils du roi avait fini de mal faire. Dans le pays, tout le monde l’aimait, car il était fort et hardi, laborieux comme personne, et toujours prêt à faire service à chacun.

Un soir, le fils du roi ramenait son troupeau de cent porcs à l’étable. Arrivé sur le bord du bois, il entendit de grands cris. C’était un loup noir, grand comme un cheval, qui emportait la chèvre d’une pauvre vieille femme. Aussitôt, le fils du roi assomme le loup noir, à grands coups de bâton, et rend la chèvre à sa maîtresse.

— « Porcher, merci, dit la pauvre vieille femme. Porcher, je sais à quoi tu penses nuit et jour ; mais il ne me plaît pas de te le dire. Porcher, tu m’as fait un grand service, et j’entends te le payer. Regarde ce chêne creux. C’est là que je demeure. Quand tu seras en peine, retourne ici sur le premier coup de minuit, et crie trois fois : « Chevrière ! chevrière ! chevrière ! » Tu ne m’attendras pas longtemps, et je te tirerai de peine. »

La pauvre vieille femme repartit, avec sa chèvre, et le fils du roi recommença son travail de chaque jour.

Un soir, à souper, le métayer, qui revenait de la foire, devisait de ce qu’il y avait vu et entendu.

— « Porcher, il se passe de tristes choses en France. Un Géant de Brume est venu, pour la perdition de ce pays, un Géant de Brume haut de cent toises, avec un œil de diamant au beau milieu du front. Du lever au coucher du soleil, le gueux court la campagne. Partout où il passe, les blés, les vignes, les arbres, sèchent pour ne reverdir jamais. On dit que le vieux roi de France en meurt de peine. Qu’y faire ? Bien des hommes, forts et hardis, ont voulu faire bataille. Mais il faut frapper à l’œil de diamant, et les armes ne peuvent rien sur le corps du Géant de Brume. »

Le fils du roi semblait écouter par complaisance. Pourtant, il ne perdait pas un mot. L’heure du coucher venue, il fit semblant d’aller au lit, mais il sortit doucement, bien doucement, et prit le chemin du bois. Au premier coup de minuit, il était près du chêne creux :

— « Chevrière ! chevrière ! chevrière ! »

Aussitôt, parut une dame, jeune et belle comme le jour.

— « Porcher, je suis la chevrière. Porcher, tu m’as fait un grand service, et j’entends te le payer. Porcher, je sais ce que tu veux. Tu veux tuer le Géant de Brume, le géant haut de cent toises. Tu veux le frapper au beau milieu du front. Tu veux le frapper à l’œil de diamant. Écoute. Tant que le Géant de Brume veille, jamais, jamais tu n’atteindras où il faut. Mais quand il dort, c’est une autre affaire. Je vais te dire où il se couche chaque soir. Écoute. Va demander ton épée et ton voile noir au curé qui les a cachés sous le maître-autel de son église. Cela fait, tu chemineras trois jours et trois nuits, toujours tout droit vers le midi. Alors, tu seras dans le pays de la rase lande, tout proche d’un vieux château ruiné. Cache-toi, parmi les pierres et les broussailles. Regarde, et attends. Tu verras le Géant de Brume se coucher de tout son long, sur la rase lande, et s’endormir, la face tournée vers les étoiles. Méfie-toi. Le Géant de Brume a le sommeil léger, léger. Jusqu’à minuit, fais le mort. Alors, doucement, bien doucement, ôte tes souliers, tire ton épée, avance, avance, en retenant ton haleine. Hardi ! Frappe, dans l’œil, le Géant de Brume. Enfonce-s-y ton bras jusqu’au coude, et arrache l’œil de diamant. Le Géant de Brume sera mort, et il s’en ira comme une fumée. Porcher, tu m’as fait un grand service. Je t’ai payé. Nous sommes quittes. Adieu. Tu ne me reverras jamais, jamais. »

La dame belle comme le jour rentra dans son chêne creux, et le fils du roi s’en revint à la métairie.

— « Adieu, maître. Je pars pour un grand voyage.

— Porcher, voici ce que je te dois. Séparons-nous bons amis. Pars, et que le Bon Dieu te conduise. Si tu veux retourner ici, tu y seras toujours le bien reçu.

— Merci, maître. Garde cet argent. Si je ne reviens pas dans sept mois, compte que je serai mort. Alors, dépense une moitié de mes gages en aumônes, et l’autre à me faire dire des messes.

— Porcher, je ferai comme tu as dit.

— Merci, maître. Adieu. »

Sept semaines après, le fils du roi entrait dans l’église, où son épée et son voile noir étaient toujours cachés sous le maître-autel.

— Bonjour, curé. Rends-moi mon épée et mon voile noir.

— Pauvre, avec plaisir. Tiens, les voici.

— Merci, curé. »

Le fils du roi repartit. Pendant trois jours et trois nuits, il chemina toujours tout droit vers le midi. Alors, il arriva dans le pays de la rase lande, tout proche d’un vieux château ruiné. Là, il se cacha, parmi les pierres et les broussailles, regarda, et attendit.

Enfin, le Géant de Brume arriva. Il se coucha de tout son long, sur la rase lande, la face tournée vers les étoiles. Il avait le sommeil léger, léger. Mais le fils du roi se méfiait. Jusqu’à minuit, il fit le mort. Alors, doucement, bien doucement, il ôta ses souliers, et tira son épée. Il avança, il avança, en retenant son haleine.

Hardi ! L’épée était dans l’œil du Géant de Brume. Le fils du roi y enfonça le bras jusqu’au coude, et arracha l’œil de diamant.

Le Géant de Brume était mort. Il s’en alla comme une fumée.

Alors, le fils du roi couvrit son visage du voile noir, et partit pour le château de son père.

— « Bonjour, roi.

— Bonjour, Homme Voilé. Que me veux-tu ?

— Roi, j’ai tué le Géant de Brume. Voici son œil de diamant.

— Merci, Homme Voilé. Ton service et ton diamant te seront payés cent mille pistoles.

— Roi, je ne travaille pas pour de l’argent. Si ces cent mille pistoles vous gênent, il faut en faire des aumônes.

— Homme Voilé, tu fais et tu dis comme un homme de grand sang. Montre ton visage.

— Roi, c’est vrai. Je suis un homme de grand sang. Mais il m’est commandé de ne pas montrer mon visage.

— Homme Voilé, comme tu voudras. Ton père est bien heureux d’avoir un fils sage, fort, hardi comme toi. Le mien s’en est allé je ne sais où. C’est une canaille, qui ne vaut pas la corde pour le pendre.

— Roi, je connais votre fils. Ne vous pressez pas de le condamner. Depuis longtemps, il a fini de mal faire, et il tâche de le prouver.

— Homme Voilé, je ne te crois pas. Si ce rien qui vaille revient jamais, c’est moi qui me charge de le recommander au bourreau. »

Le fils du roi salua son père, et revint trouver le curé dans son église.

— « Bonjour, curé. Voici mon épée et mon voile noir. Cache-les sous le maître-autel de ton église, et rends-les-moi, quand je viendrai te les demander.

— Pauvre, je ferai comme tu as dit. »

Le fils du roi s’en retourna chez son maître, toucher, du lever au coucher du soleil, son troupeau de cent porcs, tout le long de la mer grande. Cela dura longtemps, bien longtemps.

Un jour, le fils du roi songeait, assis au pied d’un chêne. À la cime du chêne, un bel Oiseau d’Or chantait.

— « Je suis l’Oiseau d’Or, l’oiseau couleur du soleil, l’oiseau qui parle et raisonne comme un chrétien. Je suis l’Oiseau d’Or, qui vivra jusqu’au jour du jugement, si je trouve, tous les cent ans, à boire une pinte du sang d’un fils de roi. Porcher, il y aura demain cent ans que je n’ai bu. Porcher, je sais qui tu es. Assiste-moi d’une pinte de ton sang.

— Oiseau d’Or, vole à terre. »

L’Oiseau d’Or obéit. Alors, le fils du roi tira son couteau, et piqua son bras. Le sang coulait, rouge et chaud, et l’Oiseau d’Or buvait à la régalade.

— « Porcher, merci. En voilà pour cent ans. Porcher, tu m’as fait un grand service, et j’entends te le payer. Écoute. Arrache une plume de mon aile, et cache-la dans la doublure de ton béret. Si tu mets cette plume dans ta bouche, aussitôt tu seras changé en Oiseau d’Or comme moi. Tu voleras où tu voudras, aussi vite qu’un éclair. Si tu craches cette plume, aussitôt tu redeviendras un homme. Mais alors, mon présent aura perdu tout pouvoir. Porcher, tu m’as fait un grand service. Je t’ai payé. Nous sommes quittes. Adieu. Tu ne me reverras jamais, jamais. »

Et l’Oiseau d’Or s’envola, du côté de la mer grande.

Le soir, à souper, le métayer, qui revenait de la foire, devisait ce qu’il y avait vu et entendu.

— « Porcher, il se passe de tristes choses en France. Un Serpent-Volant est venu, pour la perdition de ce pays, un Serpent-Volant couronné d’or, et long de cent toises. Nuit et jour, le gueux court la campagne, et mange les bêtes et les gens. On dit que le vieux roi de France en meurt de peine. Qu’y faire ? À batailler contre la male bête, bien des hommes, bien des hommes forts et hardis sont morts. Mais il faut frapper au cœur, et les armes ne peuvent rien sur la peau du Serpent-Volant couronné d’or. »

Le fils du roi faisait semblant d’écouter par complaisance. Pourtant, il ne perdait pas un mot. L’heure du coucher venue, il s’en alla dans son lit ; mais il pensa toute la nuit à ce qu’avait dit le métayer.

Le lendemain, le fils du roi était debout, avant la pointe de l’aube.

— « Adieu, maître. Je pars pour un grand voyage.

— Porcher, voici ce que je te dois. Séparons-nous bons amis. Pars, et que le Bon Dieu te conduise. Si tu veux retourner ici, tu seras toujours le bien reçu.

— Merci, maître. Garde cet argent. Si je ne reviens pas dans sept mois, compte que je serai mort. Alors, dépense une moitié de mes gages en aumônes, et l’autre à me faire dire des messes.

— Porcher, je ferai comme tu as dit.

— Merci, maître. Adieu. »

Sept semaines après, le fils du roi entrait dans l’église, où son épée et son voile noir étaient toujours cachés sous le maître-autel.

— « Bonjour, curé. Rends-moi mon épée et mon voile noir.

— Pauvre, avec plaisir. Tiens, les voici. »

Le fils du roi repartit. Trois jours après, il vit venir à lui le Serpent-Volant, le Serpent-Volant couronné d’or, et long de cent toises.

Aussitôt, le fils du roi tira son épée, et chercha la plume de l’aile de l’Oiseau d’Or, cachée dans la doublure de son béret.

Le Serpent-Volant couronné d’or arrivait, la gueule ouverte, et grande comme une porte d’église.

Au bon moment, le fils du roi mit la plume dans la bouche. Aussitôt, il fut changé en Oiseau d’Or, et partit, aussi vite qu’un éclair, dans la gueule du Serpent-Volant couronné d’or. La plume crachée, il redevint aussitôt un homme. Hardi ! Le fils du roi frappait, à grand coups d’épée, dans les tripes et dans le cœur de la male bête.

Le Serpent-Volant couronné d’or cracha le jeune homme, rouge de sang, et tomba mort.

Alors le fils du roi arracha la couronne d’or du Serpent-Volant, couvrit son visage du voile noir, et partit pour le château de son père.

— « Bonjour, roi.

— Bonjour, Homme Voilé. Que me veux-tu ?

— Roi, j’ai tué le Serpent-Volant. Voici sa couronne d’or.

— Merci, Homme Voilé. Ton service et ta couronne d’or te seront payés deux cent mille pistoles.

— Roi, je ne travaille pas pour de l’argent. Si ces deux cent mille pistoles vous gênent, il faut en faire des aumônes.

— Homme Voilé, tu fais et tu dis comme un homme de grand sang. Sans doute, tu es le fils de quelque roi. Montre ton visage.

— Roi, c’est vrai. Je suis un homme de grand sang. Je suis le fils d’un roi comme vous. Mais il m’est commandé de ne pas montrer mon visage.

— Homme Voilé, comme tu voudras. Ton père est bien heureux d’avoir un fils sage, fort, hardi comme toi. Le mien s’en est allé je ne sais où. C’est une canaille, qui ne vaut pas la corde pour le pendre. Écoute, Homme Voilé. Je suis vieux. Reste avec moi. Tu commanderas à ma place.

— Roi, je connais votre fils. Ne vous pressez pas de le condamner. Depuis longtemps, il a fini de mal faire, et il tâche de le prouver. Voulez-vous que j’aille lui dire de revenir avec vous, pour commander à votre place ?

— Homme Voilé, je ne te crois pas. Si ce rien qui vaille revient jamais, c’est moi qui me charge de le recommander au bourreau. »

Le fils du roi salua son père, et sortit. Sur la porte du château, la reine faisait l’aumône aux pauvres.

— « Bonjour, reine. Assistez vite ces pauvres, et qu’ils s’en aillent. Je veux vous parler en grand secret. »

Les pauvres assistés et partis, le fils du roi ôta son voile noir.

— « Bonjour, reine. Me reconnaissez-vous ?

— Tu es mon fils ! Tu es mon fils !

— Silence, mère. Si, par malheur, le roi vous entendait, il me recommanderait au bourreau. Pourtant, j’ai fini de mal faire, et je tâche de le prouver. Par moi, la France est délivrée du Géant de Brume et du Serpent-Volant couronné d’or. Adieu, mère. Que le Bon Dieu et la sainte Vierge vous gardent. Mon père ne me reverra jamais, jamais. »

Le fils du roi salua sa mère, et revint trouver le curé dans son église.

— « Bonjour, curé. Voici mon épée et mon voile noir. Cache-les sous le maître-autel de ton église, et rends-les-moi, quand je viendrai te les demander.

— Pauvre, je ferai comme tu as dit. »

Le fils du roi s’en retourna chez son maître toucher, du lever au coucher du soleil, son troupeau de cent porcs, sur le bord de la mer grande. Cela dura longtemps, bien longtemps.

Un jour, le fils du roi songeait, assis sur un rocher, en face de la mer grande, quand il entendit une voix qui montait du fond de l’eau, et qui criait, en latin :

— « Porcher ! porcher ! »

Le fils du roi parlait latin comme un curé.

— « Poisson de la mer grande, que me veux-tu ? »

Alors, parut au-dessus de la mer grande un homme à longue barbe, avec une queue de poisson.

— « Porcher, je sais qui tu es. Porcher, je suis le Roi des Poissons. Porcher, il fut un temps où j’étais homme comme toi. Alors, je vivais en pêcheur, au service de saint Pierre. Tous deux, nous péchions pour Notre Seigneur Jésus-Christ. Malheur ! Je refusai le baptême. Alors, saint Pierre me lança dans la mer grande, et me fit Roi des Poissons. Mais il est dit que ma peine finira. Sept ans après que je serai chrétien, je mourrai, pour aller tout droit en paradis. Porcher, va chercher de l’eau de source, et baptise-moi, au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit. »

Le fils du roi alla chercher de l’eau de source, et baptisa le Roi des Poissons, au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit.

— « Porcher, merci. Dans sept ans, je mourrai pour aller tout droit en paradis. Porcher, tu m’as fait un grand service, et j’entends te le payer. Écoute. Quand tu auras besoin de moi, retourne ici, avant le lever du soleil. Tourne-toi vers la mer grande, et crie trois fois : « Roi des Poissons ! Roi des Poissons ! Roi des Poissons ! » Tu ne m’attendras pas longtemps, et je te tirerai de peine. »

Et le Roi des Poissons plongea dans la mer grande.

Le soir, à souper, le métayer, qui revenait de la foire, devisait de ce qu’il y avait vu et entendu.

— « Porcher, il se passe de tristes choses en France. La peste noire est en ce pays. Chaque jour, les gens y crèvent par milliers, et pourrissent au soleil, mis en pièces par les chiens et les corbeaux. On dit que le vieux roi de France en meurt de peine. Qu’y faire ? Pour chasser la peste noire, il faudrait planter, dans le parterre du roi, la Fleur Dorée, la fleur de baume, la fleur qui chante comme un rossignol. Mais cette fleur, sans pareille au monde, est dans une île de la mer grande. Autour de l’île, grondent nuit et jour l’orage et la tempête. Les pauvres mariniers qui sont partis pour ce voyage, n’en sont jamais revenus. »

Le fils du roi faisait semblant d’écouter par complaisance. Pourtant, il ne perdait pas un mot. L’heure du coucher venue, il s’en alla dans son lit ; mais il pensa toute la nuit à ce qu’avait dit le métayer.

Le lendemain, le fils du roi était debout avant la pointe de l’aube.

— « Adieu, maître. Je pars pour un grand voyage.

— Porcher, voici ce que je te dois. Séparons-nous bons amis. Pars, et que le Bon Dieu te conduise. Si tu veux retourner ici, tu y seras toujours le bien reçu.

— Merci, maître. Garde cet argent. Si je ne reviens pas dans sept mois, compte que je serai mort. Alors, dépense la moitié de mes gages en aumônes, et le reste à me faire dire des messes.

— Porcher, je ferai comme tu as dit.

— Merci, maître. Adieu. »

Sept semaines après, le fils du roi entrait dans l’église, où son épée et son voile noir étaient toujours cachés sous le maître-autel.

— « Bonjour, curé. Rends-moi mon épée et mon voile noir.

— Pauvre, avec plaisir. Tiens, les voici. »

Le fils du roi repartit. Sept semaines après, il était au bord de la mer grande, avant le lever du soleil.

— « Roi des Poissons ! Roi des Poissons ! Roi des Poissons ! »

Aussitôt, le Roi des Poissons parut au-dessus de la mer grande.

— « Porcher, tu m’as fait un grand service, et j’entends te le payer. Porcher, je sais ce que tu veux. Tu veux aller dans une île de la mer grande, chercher la Fleur Dorée, la fleur de baume, la fleur qui chante comme un rossignol. Hardi ! Saute sur mon dos. Partons. »

Le fils du roi obéit, et le Roi des Poissons fila sur les eaux, aussi vite qu’un éclair.

— « Porcher, voici l’île que tu cherches. Saute à terre. Va chercher ce qu’il te faut, et reviens vite. J’ai d’autres affaires ailleurs. »

Le fils du roi obéit. Devant une auberge, sous la treille, au bord de la mer grande, six hommes faisaient la ribotte, attablés avec sept belles putains.

— « Hô ! l’ami ! Viens donc rire, et ribotter avec nous.

— Au large ! maquereaux. Foutez-moi le camp, salopes. J’ai fini de mal faire, et je tâche de le prouver. Pan ! pan ! »

Et le fils du roi frappait, à grands coups d’épée, sur les maquereaux et les putains.

— « À toi, cochon ! À toi, carogne ! Allez rôtir, avec les Diables de l’enfer. Pan ! pan ! »

Ainsi périt ce sale monde. Alors, le fils du roi rengaina son épée, et cueillit la Fleur Dorée, la fleur de baume, la fleur qui chante comme un rossignol. Aussitôt, il revint vite trouver le Roi des Poissons.

— « Hardi ! Saute sur mon dos. Partons. »

Le fils du roi obéit, et le Roi des Poissons fila sur les eaux, aussi vite qu’un éclair.

— « Porcher, saute à terre. Te voici revenu. Porcher, tu m’as fait un grand service. Je t’ai payé. Nous sommes quittes. Adieu. Tu ne me reverras jamais, jamais. »

Et le Roi des Poissons plongea dans la mer grande.

Alors, le fils du roi couvrit son visage du voile noir, et partit pour le château de son père. Tout d’abord, il courut au parterre, tira son épée, fouilla la terre, et planta la Fleur Dorée, la fleur de baume, la fleur qui chante comme un rossignol. Cela fait, il alla trouver la reine.

— « Bonjour, mère. La peste noire est chassée. Dans le parterre du roi, j’ai planté la Fleur Dorée, la fleur de baume, la fleur qui chante comme un rossignol. Mère, menez-moi dans la chambre de mon père.

— Viens. »

Dans la chambre, cent cierges brûlaient. Neuf prêtres chantaient au pied du lit, neuf prêtres, en ornements blancs et noirs.

Le roi était mort.

Alors, le fils du roi s’agenouilla, et pria Dieu.

Les neuf prêtres partis, il se tourna vers sa mère.

— « Sortez, ma mère, ma pauvre mère. Jusqu’à l’heure de l’enterrement, je veux garder seul le corps de mon père. Ma mère, ma pauvre mère, envoyez-moi un beau linceul de lin, pour l’ensevelir. Envoyez-moi une aiguille d’or et un écheveau de soie, pour coudre le beau linceul de lin. Faites que tout soit prêt, à l’heure marquée, la bière, les porteurs, les prêtres, les cierges et les draps[46], les aumônes, et le dîner des Noces tristes[47]. Sortez, ma mère, ma pauvre mère. »

Encore une fois, la reine regarda son mari mort, et sortit.

Le fils du roi tint parole. Jusqu’à l’heure de l’enterrement, il garda seul le corps de son père. Avec l’aiguille d’or et l’écheveau de soie, il le cousit dans le beau linceul de lin. Cela fait, il jeta de l’eau bénite, s’agenouilla, et pria Dieu.

Le lendemain, les cloches sonnaient le glas. Neuf prêtres chantaient, sur le chemin du cimetière. En tête du deuil marchait, l’épée à la ceinture, un pauvre voilé de noir.

Les prières chantées, le pauvre arracha son voile noir, et le jeta dans la fosse.

— « Peuple, je suis le roi. Peuple, la peste noire est chassée. J’ai rapporté la Fleur Dorée, la fleur de baume, la fleur qui chante comme un rossignol. Mais mon pauvre père est mort, sans me pardonner. Jeunes gens, prenez exemple. »

Le roi rentra dans son château, pour y commander selon le droit et la justice. Pendant trois ans, il porta le deuil du pauvre mort. Cela fait, il épousa une princesse belle comme le jour, et pieuse comme une sainte. Longtemps, bien longtemps, ils vécurent avec leurs enfants. Pourtant, le roi avait fini d’être heureux, car

son père était mort sans lui pardonner[48].

V

pieds-d’or



Il y avait, une fois, au Pont-de-Pîle[49], un forgeron haut d’une toise, fort comme une paire de bœufs. C’était un homme plus noir que l’âtre, avec une longue barbe, les cheveux hérissés, et les yeux rouges comme des charbons. Jamais il ne mettait le pied dans une église, et il mangeait de la viande en tout temps, même le Vendredi saint. On disait que le Forgeron du Pont-de-Pîle n’était pas de la race des chrétiens.

Le fait est qu’il vivait seul dans sa maison, où les pratiques avaient ordre de n’entrer jamais, et d’appeler le maître dehors, quand elles avaient affaire à lui. Le Forgeron était sans pareil pour travailler le fer, aussi bien que l’or et l’argent. L’ouvrage tombait chez lui comme grêle. Il donnait ordre à tout, sans autre aide qu’un loup noir, grand comme un cheval. Nuit et jour, ce loup vivait enfermé dans la roue qui faisait marcher le soufflet de forge. Sept jeunes gens s’étaient présentés au maître, pour apprendre le métier. Mais les épreuves étaient si fortes, si fortes, qu’ils en étaient morts dans les trois jours.

En ce temps-là, vivait au hameau de La Côte[50] une pauvre veuve, qui demeurait seule avec son fils dans sa maisonnette. Quand le garçon eut atteint l’âge de quatorze ans, il dit un soir à sa mère :

— « Mère, nous nous tuons tous deux à la peine, sans même gagner de quoi vivre. Demain, j’irai trouver le Forgeron du Pont-de-Pîle, et je serai son apprenti.

— Mon ami, cet homme-là ne met jamais le pied dans une église, et il mange de la viande en tout temps, même le Vendredi saint. On dit qu’il n’est pas de la race des chrétiens.

— Mère, le Forgeron du Pont-de-Pîle ne me gagnera pas au mal.

— Mon ami, sept jeunes gens se sont présentés chez lui, pour apprendre le métier. Mais les épreuves étaient si fortes, si fortes, qu’ils en sont morts dans les trois jours.

— Mère, je supporterai les épreuves, et je ne mourrai pas.

— Mon ami, je remets tout à la grâce de Dieu et de la sainte Vierge Marie. »

Tous deux allèrent se coucher. Le lendemain, à la pointe du jour, le garçon était devant la boutique du Forgeron du Pont-de-Pîle.

— « Hô ! Forgeron du Pont-de-Pîle ! Hô ! hô ! hô !

— Garçon, que veux-tu ?

— Forgeron du Pont-de-Pîle, je veux être votre apprenti.

— Garçon, entre ici. »

Le garçon entra dans la boutique, sans peur ni crainte.

— « Garçon, prouve-moi que tu es fort. »

Le garçon prit une enclume de sept quintaux, et la jeta dehors à plus de cent toises.

— « Garçon, prouve-moi que tu es adroit. »

Le garçon s’en alla devant une toile d’araignée, qu’il dévida et pelotonna d’un bout à l’autre, sans jamais casser le fil.

— « Garçon, prouve-moi que tu es hardi. »

Le garçon ouvrit la porte de la roue, où vivait enfermé, nuit et jour, le loup noir grand comme un cheval, qui faisait marcher le soufflet de forge. Aussitôt, le loup s’élança. Mais le garçon le saisit en l’air par le cou, lui coupa la queue et les quatre pattes sur une enclume, et le brûla vif au feu de la forge.

— «. Garçon, tes épreuves sont finies. Tu es fort, adroit et hardi. Dans trois jours, tu seras à mon service. Je te paierai bien. Mais je n’entends pas que tu demeures, ni que tu manges avec moi.

— Maître, vous serez obéi. »

L’Apprenti salua le Forgeron du Pont-de-Pîle et sortit. Aussitôt dehors, il pensa :

— « Ma mère a raison. Mon maître n’est pas un homme comme les autres. Pendant trois jours et trois nuits, je vais me cacher, et le guetter sans qu’il me voie. Alors, je saurai à qui j’ai affaire. »

Ceci pensé, l’Apprenti s’en alla trouver sa mère.

— « Mère, nous sommes riches. Le Forgeron du Pont-de-Pîle m’a pris en apprentissage. Je commence dans trois jours. Sans vous commander, mère, donnez-moi une besace pleine de pain, et une gourde pleine de vin. J’ai besoin de faire un voyage, et je suis pressé de partir, pour rentrer au temps marqué.

— Tiens, mon ami. Que le Bon Dieu et la sainte Vierge te gardent de tous malheurs. »

L’Apprenti salua sa mère, et fit semblant de partir. Mais il alla se cacher, en secret, tout proche de la maison du Forgeron du Pont-de-Pîle, dans une meule de paille, d’où il voyait et entendait tout, sans être ni vu ni entendu.

Au coucher du soleil, le Forgeron du Pont-de-Pîle ferma boutique. Mais l’Apprenti se méfiait. Il ouvrait les yeux et les oreilles. Quand les étoiles marquèrent onze heures, le Forgeron du Pont-de-Pîle ouvrit doucement la porte de sa maison, et regarda partout si personne ne le guettait. Alors, il imita le chant du grillon.

— « Cri cri cri. Viens, ma fille. Viens, Reine des Vipères. Cri cri cri.

— Père, je suis ici. »

La Reine des Vipères était longue et grosse comme un sac de blé, avec une fleur-de-lys noire sur la tête. Le père et la fille se caressaient, et se mangeaient de baisers.

— « Eh bien, père, avez-vous un apprenti ?

— Fille, j’en aurai un dans trois jours. C’est le fils d’une veuve de La Côte. Il est fort, adroit et hardi.

— Père, je l’ai vu. J’en suis amoureuse.

— Eh bien, fille, je vous marierai quand il aura l’âge. Maintenant, va-t-en. Minuit est proche, et je n’ai que le temps de me préparer. »

La Reine des Vipères partit. Aussitôt, le forgeron du Pont-de-Pîle descendit au bord de la rivière du Gers, dans un pré bordé de frênes, de peupliers et de saules. L’Apprenti était sorti de la meule de paille. Il suivait son maître doucement, doucement, en se cachant derrière les arbres.

Le Forgeron du Pont-de-Pîle se mit nu comme un ver, et cacha ses habits dans un saule creux. Puis, il s’arracha la peau de la tête aux pieds, et parut fait comme une grande loutre.

— « Cachons ma peau d’homme, dit-il. Si je ne la retrouvais pas, pour la remettre avant le lever du soleil, je serais loutre pour toujours. »

Il cacha sa peau d’homme dans le saule creux, et sauta dans le Gers, juste au moment où les étoiles marquaient minuit. L’Apprenti le voyait nager, plonger au fond de la rivière, et revenir avec une carpe ou une anguille, qu’il mangeait au clair de la lune. Cela dura jusqu’à la pointe de l’aube. Alors, le Forgeron du Pont-de-Pîle sortit de l’eau, remit sa peau d’homme et ses habits, et rentra chez lui, sans se méfier qu’il fût guetté.

L’Apprenti revint se cacher dans la meule de paille. Pendant deux autres nuits, il vit et entendit ce qu’il avait vu et entendu la première.

— « Bien, dit-il. Mon maître est le père de la Reine des Vipères. Chaque nuit, elle vient le voir et lui parler. La Reine des Vipères est amoureuse de moi, et elle veut m’épouser quand j’aurai l’âge. Mon maître est condamné à se changer en loutre chaque soir, depuis minuit jusqu’à la pointe de l’aube. Tout cela est bon à savoir, et à ne pas dire. »

Le matin du troisième jour, l’Apprenti entra dans la boutique, comme un innocent qui n’a rien vu ni entendu.

— « Bonjour, maître. Je viens commencer mon apprentissage. »

L’apprentissage commença donc. À quinze ans l’Apprenti en savait déjà plus que le maître. Mais il faisait semblant de n’être pas si habile, par crainte de rendre jaloux le Forgeron du Pont-de-Pîle.

Un soir, le maître dit à l’Apprenti :

— « Écoute. Dans trois mois, le marquis de Fimarcon[51] marie sa fille aînée au roi des Îles de la mer. La fiancée a besoin de force bijoux. C’est moi qui en ai la commande. Demain matin, tu prendras les devants, avec tes outils. Au château de Lagarde, ni l’or ni l’argent ne te manqueront, pas plus que les diamants et les pierres fines. Forge, ajuste, aussi bien que tu pourras. Fais le gros de l’ouvrage. Un mois avant la noce, je serai là, pour voir si tout va bien, et pour finir force choses que tu ne sauras jamais faire.

— Maître, vous serez obéi. »

Le lendemain matin, l’Apprenti arrivait au château de Lagarde, avec ses outils. Aussitôt après déjeuner, il se mit à l’ouvrage. Ni l’or ni l’argent ne lui manquaient, pas plus que les diamants et les pierres fines.

— « Ah, maître, pensait-il, le temps est proche où vous verrez s’il y a force choses que je ne saurai jamais faire. »

Et l’Apprenti forgeait l’or et l’argent. Il ajustait les diamants et les pierres fines. Jamais on n’avait vu, jamais on ne verra tant et de si belles bagues, de si beaux colliers, de si beaux pendants d’oreilles. Au château de Lagarde, maîtres et valets ne finissaient pas de complimenter l’Apprenti, sauf la fille cadette du marquis de Fimarcon, une petite Demoiselle, belle comme le jour et sage comme une sainte. Pourtant, elle regardait l’Apprenti travailler du matin au soir.

Enfin, un jour qu’ils étaient seuls, la petite Demoiselle parla.

— « Apprenti, bel Apprenti, tu fais de bien belles choses pour ma sœur aînée. Travaillerais-tu mieux encore, si c’était pour une autre fille. Dis-le-moi.

— Oui, petite Demoiselle. Quand j’aurai une maîtresse, je ferai pour elle un collier qui n’aura pas son pareil.

— Apprenti, bel Apprenti, comment sera ce collier d’or, qui n’aura pas son pareil ? Dis-le-moi.

— Pour ma maîtresse, petite Demoiselle, je ferai un collier d’or, un beau collier d’or jaune et brillant comme le soleil. Ce collier, je le sortirai brûlant de la forge rouge, et je le tremperai dans une jatte de mon sang. Quand la trempe sera bonne, je le rejetterai dans la forge rouge, pendant que ma maîtresse se mettra nue jusqu’à la ceinture. Alors, je lui passerai le beau collier d’or autour du cou, et il fera corps avec la chair, si bien que ni Dieu ni Diable ne seront en état de l’en arracher. Par la vertu de ce beau collier d’or, ma maîtresse n’appartiendra, et ne pensera qu’à moi. Tant que je serai heureux, le beau collier d’or restera jaune. Mais si le malheur est sur moi, il deviendra rouge comme le sang. Alors, ma maîtresse aura trois jours pour se préparer. Elle dira à ses parents : « Je vais mourir. Enterrez-moi dans une robe de mariée, avec le voile et la couronne de fleurs d’oranger sur la tête, avec un bouquet de roses blanches à la ceinture. » Le troisième jour, elle s’endormira. Tout le monde la croira morte. Alors, on l’enterrera ainsi vêtue, et elle vivra toujours, toujours endormie, tant que le malheur sera sur moi. Si je meurs, elle est perdue. Si le malheur n’est plus sur moi, je viendrai la réveiller, et nous nous marierons ensemble.

— Apprenti, bel Apprenti, forge-moi ce beau collier d’or. »

En sept heures, le beau collier d’or jaune et brillant comme le soleil était prêt. Alors, l’Apprenti le jeta dans la forge rouge, tira son couteau, se fit une entaille dans le bras, laissa couler son sang dans une jatte, et y trempa le beau collier d’or, jusqu’à ce que la trempe fût bonne. Puis, il le rejeta dans la forge rouge, et souffla fort et ferme, pendant que la petite Demoiselle se mettait nue jusqu’à la ceinture. Alors, il lui passa le beau collier d’or au cou, et il fit corps avec la chair, si bien que ni Dieu ni Diable n’auraient été en état de l’en arracher.

— « Apprenti, bel Apprenti, je suis ta maîtresse. Maintenant, par la vertu de ce beau collier d’or, je n’appartiendrai, je ne penserai qu’à toi. »

La petite Demoiselle rentra dans sa chambre. Ni ses parents, ni les valets, ne surent jamais ce qui venait de se passer.

Le lendemain matin, le Forgeron du Pont-de-Pîle arriva.

— « Bonjour, maître.

— Bonjour, Apprenti. Voilà deux mois que tu travailles. Je suis venu pour voir si tout va bien, et pour finir force choses que tu ne sauras jamais faire.

— Regardez, maître. »

Et l’Apprenti montrait l’or et l’argent forgés, les diamants et les pierres fines ajustés, les belles bagues, les beaux colliers, et les beaux pendants d’oreilles.

Le Forgeron du Pont-de-Pîle se mit à rire.

— « Apprenti, je n’ai plus rien à t’enseigner. Tu en sais plus que moi. Maintenant, tu es libre de t’établir à ton compte. Mais tu me feras service, si tu restes encore trois mois à ma boutique.

— Maître, vous serez obéi. Tant que vous voudrez, je resterai à votre boutique. »

Alors, le Forgeron du Pont-de-Pîle et l’Apprenti s’en allèrent trouver le marquis de Fimarcon.

— « Bonjour, marquis de Fimarcon.

— Bonjour, mes amis. Que me voulez-vous ?

— Marquis de Fimarcon, dit le Forgeron du Pont-de-Pîle, nous n’avons plus rien à faire ici. Mon Apprenti a travaillé mieux que je n’aurais fait moi-même. C’est lui qu’il faut payer.

— Tiens, Apprenti, voici mille louis d’or.

— Marquis de Fimarcon, je ne veux rien. Si ces mille louis d’or vous gênent, il faut en faire des aumônes. »

Tous deux saluèrent le marquis de Fimarcon, et s’en revinrent au Pont-de-Pîle. Sept jours après, le maître dit à l’Apprenti :

— « Apprenti, c’est aujourd’hui la foire à Condom[52]. Il nous y faut être de bonne heure. Buvons un coup, et en route.

— À votre santé, maître.

— À la tienne, Apprenti. »

Mais le Forgeron du Pont-de-Pîle ne fit que semblant de boire, car il avait mis dans le vin un assoupissant si fort, si fort, qu’aussitôt l’Apprenti tomba par terre, endormi comme une souche.

Alors, le Forgeron du Pont-de-Pîle lui lia les pieds et les mains, avec des câbles et des chaînes. Il lui ferma la bouche avec un linge. Quand l’Apprenti se réveilla, la forge flambait comme le feu de l’enfer, et le Forgeron du Pont-de-Pîle limait les dents d’une scie neuve.

— « Apprenti, gueux d’Apprenti, tu as voulu en savoir plus que ton maître. Maintenant, tu es en mon pouvoir. Nul ne viendra te délivrer. Si tu n’obéis pas, tu vas souffrir mort et passion. Veux-tu épouser ma fille, la Reine des Vipères ? »

L’Apprenti avait la bouche fermée par le linge. Il secoua la tête pour dire non.

Alors, le Forgeron du Pont-de-Pîle prit sa scie neuve. Il scia lentement, bien lentement, le pied gauche de l’Apprenti, et le brûla dans la forge.

— « Apprenti, veux-tu épouser ma fille, la Reine des Vipères ? »

L’Apprenti secoua la tête pour dire non.

Alors, le Forgeron du Pont-de-Pîle reprit sa scie neuve. Il scia lentement, bien lentement, le pied droit de l’Apprenti, et le brûla dans la forge.

— « Apprenti, veux-tu épouser ma fille, la Reine des Vipères ? »

L’Apprenti secoua la tête pour dire non.

Alors, le Forgeron du Pont-de-Pîle comprit qu’il perdait son temps et sa peine. Il jeta l’Apprenti sur sa charrette, le couvrit de paille, et fouetta son cheval, qui partit comme un éclair. Au coucher du soleil, ils étaient loin, bien loin, plus loin que les Landes, le pays des pins et de la résine. Ils étaient au bord de la mer grande, dans le Pays des Vipères, où commandait la fille du Forgeron du Pont-de-Pîle. Là, il y a une tour sans toiture, et sans portes ni fenêtres, avec un puits au milieu. La tour a cent toises de haut. La muraille est bâtie de pierres si dures, de mortier si solide, que le pic et la mine n’y peuvent rien. Seule, la Reine des Vipères avait le pouvoir d’entrer et de sortir, par un trou qui se refermait aussitôt.

Le Forgeron du Pont-de-Pîle et la Reine des Vipères appelèrent les grands aigles de la Montagne[53].

— « Grands aigles de la Montagne, écoutez. Écoutez bien, pour faire de point en point tout ce qui vous est commandé. Prenez ce rien qui vaille, et portez-le dans la tour. Jusqu’à ce qu’il ait épousé ma fille, la Reine des Vipères, il restera là prisonnier. Il couchera par terre, avec le ciel pour toiture. S’il a soif, il boira l’eau du puits. Mais le fer, l’argent et l’or, ne lui manqueront pas plus que les diamants et les pierres fines. Tout son travail, vous me l’apporterez. Quand il l’aura cent fois gagnée, vous lui jetterez une miche de pain noir comme l’âtre, et amer, amer comme le fiel. »

Les grands aigles de la Montagne obéirent. Pendant sept ans, l’Apprenti demeura seul dans la tour, couchant par terre, avec le ciel pour toiture. S’il avait soif, il buvait l’eau du puits. Le fer, l’argent et l’or, ne lui manquaient pas plus que les diamants et les pierres fines. Tout son travail, les grands aigles de la Montagne l’apportaient au Forgeron du Pont-de-Pîle. Quand l’Apprenti l’avait cent fois gagnée, ils lui jetaient une miche de pain noir comme l’âtre, et amer, amer comme le fiel.

Pourtant, l’Apprenti ne travaillait pas toujours pour son maître. Sous son enclume, il avait fait un trou profond, pour y cacher les choses qu’il se forgeait, sans être vu des grands aigles de la Montagne.

Il se forgea d’abord une hache d’acier fin, une hache large et bien affilée.

Après, il se forgea une ceinture de fer, une ceinture de fer garnie de trois crocs.

Après, il se forgea une paire de pieds d’or, aussi bien faits, aussi bien ajustés que ses deux pieds de chair sciés et brûlés par le Forgeron du Pont-de-Pîle.

Enfin, il se forgea une paire de grandes ailes légères, légères comme la plume.

Ce travail dura sept ans.

Chaque soir, au coucher du soleil, la Reine des Vipères entrait dans la tour, par le trou qui ne s’ouvrait que pour elle, et qui se refermait aussitôt.

— « Apprenti, ton martyre finira, dès que je serai ta femme.

— Va-t-en, Reine des Vipères. Je me suis fait une maîtresse. Je n’en changerai jamais, jamais. »

Voilà ce qu’ils se disaient chaque soir. Mais quand tout fut prêt, l’Apprenti parla d’autre façon.

— « Apprenti, ton martyre finira, dès que je serai ta femme.

— Viens, viens, Reine des Vipères. Je renie ma maîtresse. Je n’y penserai plus jamais, jamais. »

La Reine des Vipères vint se coucher par terre, à côté de l’Apprenti. Ils s’embrassèrent, en devisant d’amour, jusqu’au lever du soleil.

— « Apprenti, ton martyre va finir. Bientôt je serai ta femme. Adieu. Je reviendrai ce soir, au coucher du soleil.

— Adieu, Reine des Vipères. Le temps va me sembler long. »

Le soir, une heure avant Le coucher du soleil, l’Apprenti pensa :

— « Et maintenant, nous allons rire. »

Il prit sa hache d’acier fin, sa hache large et bien affilée. Il boucla sa ceinture de fer, sa ceinture de fer à trois crocs, et ajusta ses pieds d’or. Cela fait, il se rasa contre le mur, et monta la garde, juste à côté du trou par où la Reine des Vipères venait chaque soir dans la tour.

Quand la Reine des Vipères entra, vite l’Apprenti lui mit le pied sur le cou. Elle se retourna en sifflant ; mais elle ne mordit que les pieds d’or. D’un coup de hache, l’apprenti sépara la tête et le corps, et les accrocha à sa ceinture de fer. Alors, il s’ajusta la paire de grandes ailes légères, légères comme la plume, et monta jusqu’au haut de la tour. La nuit tombait. L’Apprenti regardait le ciel, pour se bien reconnaître, et régler sa route sur les étoiles. Tout-à-coup, il prit sa volée, cent fois plus vite qu’une hirondelle.

Enfin, il se posa tout en haut du toit de l’hôpital de Lectoure, d’où l’on voit si bien sur le hameau de La Côte, sur les maisons du Pont-de-Pîle, et sur la rivière du Gers. Là, il écouta, regarda, et attendit.

Il écouta sonner onze heures à toutes les horloges de la ville.

Il regarda vers le Pont-de-Pîle, et vit, au clair de la lune, le Forgeron qui sortait de sa maison, pour aller se changer en loutre, et vivre dans le Gers jusqu’à la pointe de l’aube.

Il attendit jusqu’au dernier coup de minuit. Alors, l’Apprenti plongea, cent fois plus vite qu’une hirondelle, sur le saule creux où le Forgeron du Pont-de-Pîle cachait chaque nuit sa peau d’homme. En moins de rien, la peau d’homme pendait à l’un des crocs de sa ceinture de fer, et il planait à cent toises au-dessus de la rivière du Gers.

— « Hô ! Forgeron du Pont-de-Pîle ! hô ! hô ! hô !

— Que me veux-tu, grand oiseau ?

— Forgeron du Pont-de-Pîle, je t’apporte des nouvelles de ta fille, des nouvelles de la Reine des Vipères.

— Parle, grand oiseau.

— Grand oiseau je ne suis pas. Je suis ton Apprenti. Pendant sept ans passés, j’ai souffert mort et passion, dans une tour, au bord de la mer grande. Forgeron du Pont-de-Pîle, tu veux des nouvelles de ta fille, des nouvelles de la Reine des Vipères. Écoute. Ta fille est en deux morceaux, la tête et le corps, accrochés à ma ceinture de fer. Tiens. Ramasse-les dans le Gers, et tâche de les recoudre. »

Le Forgeron du Pont-de-Pîle criait comme un aigle dans la rivière.

— « Forgeron du Pont-de-Pîle, tu n’as pas fini de souffrir. Cherche ta peau d’homme dans le saule creux. Cherche, mon ami. Cherche bien. Je la tiens accrochée à ma ceinture de fer. Et maintenant, tu es loutre pour toujours. »

Le Forgeron du Pont-de-Pîle plongea dans le Gers. On ne l’a revu jamais, jamais.

Alors, l’Apprenti partit, cent fois plus vite qu’une hirondelle, vers la maisonnette de sa mère.

— « Pan ! pan !

— Qui frappe ?

— Ouvrez, mère.

— Jésus ! Maria ! C’est toi, mon fils. Il y a sept ans passés que je t’espérais.

— Mère, je n’ai pas eu le loisir de rentrer plus tôt. Je suis content de voir que le Bon Dieu et la sainte Vierge Marie vous ont conservé la santé. Maintenant, mère, je suis en état de gagner gros. Vous ne travaillerez plus que si cela vous plaît. Sans vous commander, mère, allumez le feu. Préparez le gril, et mettez sur la table une miche de pain, avec un piché[54] de vin. J’apporte la viande, pendue à un croc de ma ceinture de fer.

— Jésus ! Maria ! Mon fils, c’est une peau de chrétien.

— Mère, c’est la peau du Forgeron du Pont-de-Pîle. Il n’était pas de la race des chrétiens. Vous ne le reverrez jamais, jamais. »

Une heure après, la peau était cuite et avalée.

— « Et maintenant, Forgeron du Pont-de-Pîle, tâche de venir chercher ta peau dans mon ventre. »

Alors, l’Apprenti rajusta sa paire de grandes ailes légères, légères comme la plume, et prit sa volée, cent fois plus vite qu’une hirondelle. En cinq minutes, il était devant la porte de la chapelle du château de Lagarde, où sa maîtresse dormait enterrée. D’un coup d’épaule, il enfonça la porte. Cela fait, il alluma un cierge à la lampe qui brûle nuit et jour en l’honneur du Saint-Sacrement, enleva comme un liège la pierre du caveau, sauta dedans, et arracha le couvercle de la bière de sa maîtresse.

— « Hô ! Petite Demoiselle, levez-vous. Il y a sept ans passés que vous dormez.

— C’est toi, bel Apprenti. Le malheur n’est donc plus sur toi. Regarde. J’ai fait tout ce que tu m’avais commandé. J’ai ma robe de mariée, avec le voile et la couronne de fleurs d’oranger sur la tête, et le bouquet de roses blanches à la ceinture.

— Petite Demoiselle, levez-vous. »

La petite Demoiselle se leva. L’Apprenti la porta dans la chapelle, et ils y prièrent Dieu longtemps.

— « Petite Demoiselle, il fait jour. Allez dans votre chambre, et restez-y jusqu’à ce que je vous appelle.

— Bel Apprenti, tu seras obéi. »

La petite Demoiselle alla dans sa chambre. Alors, l’Apprenti se présenta devant les maîtres du château.

— « Bonjour, marquis et marquise de Fimarcon. Me reconnaissez-vous ?

— Non, mon ami. Nous ne te reconnaissons pas.

— Vous avez tort. Je suis l’Apprenti du Forgeron du Pont-de-Pîle. Il y a sept ans passés, j’ai travaillé deux mois ici, quand votre fille aînée épousa le roi des Îles de la mer.

— C’est vrai, Apprenti. Maintenant, nous te reconnaissons bien.

— Marquis et marquise de Fimarcon, vous aviez une fille cadette, une petite Demoiselle de treize ans. Maintenant, elle doit être mariée à quelque prince.

— Apprenti, notre fille cadette est au ciel. Voilà sept ans passés que le Bon Dieu nous l’a prise. Nous l’avons enterrée, comme elle avait dit, dans une robe de mariée, avec le voile et la couronne de fleurs d’oranger sur la tête, et le bouquet de roses blanches à la ceinture.

— Marquis et marquise de Fimarcon, jurez par vos âmes, et à peine de damnation, que vous me donnerez votre fille cadette en mariage, si je vous la rends vivante.

— Par nos âmes, et à peine de damnation.

— Marquis et marquise de Fimarcon, mandez vite le curé. Moi, je vais chercher votre fille. »

L’Apprenti ramena la petite Demoiselle. On les maria le matin même, et la noce dura quinze jours. L’Apprenti et sa femme vécurent longtemps heureux, et il eurent douze garçons. L’aîné était le plus fort et le plus beau de tous. Mais il avait le ventre couvert d’un pelage fin, doux et jaune, comme celui de la loutre. Cela venait de ce que, le premier jour de la noce, son père avait mangé, cuite sur le gril, la peau du Forgeron du Pont-de-Pîle

[55].

VI

l’épée de saint pierre



Il y avait, une fois, un roi, juste comme l’or, fort et hardi comme Samson. Pauvres et riches, pouvaient lui demander service. Jamais le brave homme ne disait non. Il devisait et riait avec tout le monde. Mais si quelqu’un tuait ou volait, le roi avait fini de deviser et de rire. Les juges et le bourreau faisaient leur métier.

Sa femme était belle comme le jour, dévotieuse comme une sainte. Chaque matin, en sortant de la messe, elle faisait de grandes aumônes, sur la porte de son château. Jamais on n’a vu, jamais on ne verra sa pareille, pour ne laisser manquer de rien les pauvres et les malades.

Le roi et la reine n’avaient qu’un fils, âgé de sept ans. Il était joli comme un cœur, sage et obéissant comme le petit Jésus.

Un jour, sur le coup de midi, le roi s’attablait avec sa femme et son enfant. Tout-à-coup, un général entra dans la chambre.

— « Bonjour, roi et la compagnie.

— Bonjour, général. Assieds-toi là, mon ami. Tu vas manger la soupe avec nous.

— Roi, c’est un mauvais moment pour manger la soupe. Le Roi des Païens arrive, avec toute son armée. Nous avons juste le temps de nous préparer à faire bataille.

— Hardi, général ! Vite, rassemble mes soldats. Fais sonner les cloches. Arme tous les hommes en état de marcher. Avant la nuit, j’entends que nous ayons mis au soleil les tripes de ces gueusards. Vous, tombez sur les officiers et les soldats. Moi, je me charge du Roi des Païens.

— Roi, dit la reine, ne faites pas bataille contre le Roi des Païens. Sur lui, le fer et l’acier trempé perdent tout pouvoir. Il ne mourra que par l’épée de saint Pierre. Mais il y a beau temps que saint Pierre l’a cachée ; et il ne reviendra pas du paradis, pour dire où il faut la chercher. »

Le roi se mit à rire.

— « Femme, tout-à-l’heure je saurai si l’on t’a dit vrai. Monte, avec notre enfant, à la plus haute tour du château. Là, vous serez à l’aise, pour me voir faire bataille contre le Roi des Païens. — Allons, valets ! Vite, mon cheval. Vite, ma lance. Vite, mon épée d’acier trempé. »

Tout le monde obéit. Le roi sauta sur son cheval.

La reine et l’enfant regardaient, montés à la plus haute tour du château.

— « Hardi, camarades ! Avant la nuit, j’entends que nous ayons mis au soleil les tripes de ces gueusards. Vous, tombez sur les officiers et les soldats. Moi, je me charge du Roi des Païens. »

Et le roi partit en avant, au grand galop de son cheval.

La reine et l’enfant regardaient, montés à la plus haute tour du château.

Mais la reine avait dit vrai. Sur le Roi des Païens, le fer et l’acier trempé perdaient tout pouvoir. D’un coup de hache, il fit voler à vingt pas la tête du roi.

La reine et l’enfant regardaient, montés à la plus haute tour du château.

Alors, les soldats du roi s’enfuirent épouvantés, courant comme des lièvres, et criant comme des aigles :

— « Nous sommes trahis ! Nous sommes trahis ! »

La reine et l’enfant regardaient, montés à la plus haute tour du château.

Ils étaient pâles comme un linceul. Pourtant, ils ne pleuraient pas. Alors, la reine prit l’enfant par les mains, et le regarda bien droit dans les yeux.

— « Écoute, petit. Écoute. Tout-à-l’heure, nous serons au pouvoir du Roi des Païens. Je ne veux pas qu’il te tue. Fais comme si tu étais sourd-muet. Le Roi des Païens te méprisera comme un infirme. Il te laissera vivre. Souviens-toi de ne me parler jamais, jamais, que je ne t’aie dit : Nous sommes tous deux seuls, bien seuls.

— Mère, vous serez obéie. »

Alors, la reine descendit dans sa chambre avec son enfant, et mit sa robe couleur de la lune. Cela fait, tous deux allèrent attendre le Roi des Païens, sur la porte du château. Le petit obéissait à sa mère, et faisait comme s’il avait été sourd-muet toute sa vie.

Avec sa robe couleur de la lune, la reine était si belle, si belle, qu’aussitôt le Roi des Païens en devint amoureux fou.

— « Reine, je suis maître en ce pays. Je suis maître en ce château.

— Roi des Païens, vous serez obéi.

— Reine, cet enfant est-il à toi ?

— Oui, Roi des Païens, il est à moi. Le Bon Dieu l’a fait naître sourd-muet. »

Mais le Roi des Païens se méfiait.

— « Petit, c’est moi qui ai tué ton père. »

L’enfant ne broncha pas.

Mais le Roi des Païens se méfiait.

— « Petit, je vais te tuer. »

L’enfant ne broncha pas.

Mais le Roi des Païens se méfiait.

— « Petit, je vais tuer ta mère. »

L’enfant ne broncha pas.

Alors, le Roi des Païens ne se méfia plus, et crut que l’enfant était réellement sourd-muet.

— « Reine, dit-il, je suis amoureux fou de toi. Il faut que tu sois ma femme. Sinon, je vous tue, toi et ton enfant.

— Roi des Païens, tuez mon enfant si cela vous plaît. J’ai honte d’avoir fait cet infirme. Peut-être vous ferais-je aussi d’autres enfants comme lui.

— Reine, ça m’est égal. Il faut que tu sois ma femme. Sinon, je vous tue, toi et ton enfant.

— Roi des Païens, laissez-moi le temps de porter mon deuil.

— Reine, il faut que tu sois ma femme demain. Sinon, je vous tue, toi et ton enfant.

— Roi des Païens, vous serez obéi. »

La reine rentra dans sa chambre, et se mit au lit avec son enfant. Alors, elle pleura toutes les larmes de ses yeux.

— « Sainte Vierge ! Et dire que demain je serai la femme du Roi des Païens. »

Le petit se taisait, et faisait semblant de dormir.

Le lendemain, la reine sauta du lit de bonne heure, et mit sa robe couleur du soleil. En s’habillant, elle pleurait toutes les larmes de ses yeux.

— « Sainte Vierge ! Et dire qu’aujourd’hui je vais être la femme du Roi des Païens. »

Le petit se taisait, et faisait semblant de dormir.

Enfin, la reine sortit. Elle rentra trois heures après. Le petit se taisait, mais il ne faisait plus semblant de dormir.

Alors, la reine parla.

— « Nous sommes tous deux seuls, bien seuls.

— Mère, je sais d’où vous venez, avec votre robe couleur du soleil. Vous venez d’épouser le Roi des Païens.

— Pauvre ami, c’est vrai. Quand tu seras grand et fort, n’oublie pas ce que j’endure pour toi.

— Mère, vous serez obéie. »

Neuf mois après, la reine accoucha d’un garçon, qui ne fut pas baptisé. Sur lui, comme sur son père, le fer et l’acier trempé perdaient tout pouvoir. Il criait comme un possédé du Diable. Le Roi des Païens riait, et se frottait les mains.

— « En voilà un qui n’est pas sourd-muet, comme cet infirme, que j’ai tort de laisser vivre.

— Roi des Païens, tuez cet infirme si cela vous plaît. Moi, je le laisserais vivre. Bientôt, nous pourrons en faire un petit valet. »

Voilà ce que disait la reine. Mais elle pensait :

— « Sainte Vierge ! Quelle vergogne ! Je suis la mère d’un Païen. Quand mon fils aîné sera grand et fort, il n’oubliera pas ce que j’endure pour lui. »

Jusqu’à l’âge de quatorze ans, le fils du roi vécut au château, faisant toujours comme s’il était sourd-muet. Depuis le jour où elle avait épousé le Roi des Païens, sa mère ne lui avait pas soufflé mot. Mais un soir, la reine parla.

— « Nous sommes tous deux seuls, bien seuls.

— Écoute. Pauvre ami, tu n’es plus un enfant. Dans sept ans, tu seras un homme. Tiens, prends ce bâton. Prends cette bourse. Va-t-en courir le monde. Tu me manderas en secret de tes nouvelles. Trouve l’épée de saint Pierre. Pauvre ami, quand tu seras grand et fort, n’oublie pas ce que j’endure pour toi.

— Mère, vous serez obéie. »

Le garçon salua sa mère, et partit.

Le lendemain, le Roi des Païens dit à la reine :

— « Reine, qu’est devenu le sourd-muet ?

— Roi des Païens, le sourd-muet s’est échappé du château. Quelque jour, on viendra nous dire qu’on l’a trouvé mort dans un fossé. Ce ne sera pas une grande perte. »

Voilà ce que disait la reine. Mais elle pensait :

— « Patience ! Quand mon fils aîné sera grand et fort, il n’oubliera pas ce que j’endure pour lui. »

Pendant un an, le fils du roi marcha droit, toujours tout droit devant lui, depuis le lever du soleil jusqu’à la nuit. Enfin, il arriva au bord de la mer grande, dans le pays des Landes, dans le pays des pins et de la résine. Là, il entra dans une métairie.

— « Bonjour, métayer et la compagnie.

— Bonjour, mon ami. Que me veux-tu ?

— Métayer, n’auriez-vous pas besoin d’un valet. Je n’ai que quinze ans. Pourtant je suis fort, adroit, et hardi.

— Mon ami, j’ai besoin d’un berger, pour garder, au bord de la mer grande, un troupeau de trois cents brebis blanches et noires. Si tu fais mon affaire, je te donnerai ta nourriture et ton entretien, et tous les ans je te compterai vingt écus[56] de gages.

— Maître, je suis votre berger. »

Le lendemain, à la pointe de l’aube, le fils du roi siffla ses deux grands chiens, ouvrit la porte de l’étable, et s’en alla garder, au bord de la mer grande, son troupeau de trois cents brebis blanches et noires. À la tombée de la nuit, il revint, portant trois loups morts sur son dos.

— « Tenez, maître. Voici votre troupeau de trois cents brebis blanches et noires. Le compte y est. Voilà trois loups morts. Je leur ai tordu le cou comme à des poulets. Allez faire la quête des œufs et du lard, et gardez-m’en bonne portion[57]. »

Le jour suivant, à la pointe de l’aube, le fils du roi siffla ses deux grands chiens, ouvrit la porte de l’étable, et retourna garder, au bord de la mer grande, son troupeau de trois cents brebis blanches et noires. C’était au temps de l’été. Vers midi, le garçon se coucha, pour dormir, à l’ombre d’un vieux chêne. Accroché sur le tronc de l’arbre, un pivert se désolait.

— « Quiou quiou quiou.

— Pivert, tu me casses la tête. Je veux dormir. Qu’as-tu donc tant à te désoler ?

— Quiou quiou quiou. Berger (en ce temps-là les bêtes parlaient), j’ai bien raison de me désoler[58]. Les frelons m’ont chassé du nid que je m’étais creusé, dans le tronc de ce vieux chêne.

— Patience, pivert. Je vais te rendre ton nid. »

Le fils du roi battit le briquet, alluma une poignée d’herbes sèches, et enfuma les frelons.

— « Tiens, pivert. Rentre dans ton nid, et ne me casse plus la tête. Je veux dormir.

— Quiou, quiou, quiou. Berger, tu m’as fait un grand service. Je te paierai selon mon pouvoir. Berger, je sais qui tu es. Je sais à quoi tu penses nuit et jour. Tu penses que ta mère t’a dit : « Va-t-en courir le monde. Tu me manderas en secret de tes nouvelles. Trouve l’épée de saint Pierre. Quand tu seras grand et fort, n’oublie pas ce que j’endure pour toi. » Berger, je ne sais pas où est l’épée de saint Pierre. Mais s’il faut porter, en secret, de tes nouvelles à ta mère, parle, et tu seras obéi.

— Pivert, va dire à ma mère : « Votre fils se porte bien. Il garde, au bord de la mer grande, un troupeau de trois cents brebis blanches et noires, et il n’oublie pas ce que vous endurez pour lui. »

Le pivert partit comme une balle. Au coucher du soleil, il attaquait, à grands coups de bec, le contrevent de la chambre de la reine.

Toute la nuit, l’oiseau travailla fort et ferme. Au point du jour, le contrevent était troué. Alors, le pivert vit que la reine était seule, et il vint s’accrocher au chevet de son lit.

— « Quiou quiou quiou. Bonjour, reine. Votre fils se porte bien. Il garde, au bord de la mer grande, un troupeau de trois cents brebis blanches et noires, et il n’oublie pas ce que vous endurez pour lui.

— Merci, pivert. »

Le pivert repartit comme une balle.

— « Berger, tu es obéi.

— Merci, pivert. Dorénavant, j’entends que nous soyons grands amis.

— Berger, avec plaisir. Si jamais tu as encore besoin de moi, crie bien fort : « Quiou quiou quiou. » Où que je sois, quoi que je fasse, je quitterai tout pour toi. »

Le fils du roi et le pivert devinrent donc grands amis. Du lever au coucher du soleil, ils devisaient longuement. Mais un jour, le pivert se mit en grande colère.

— « Quiou quiou quiou. Berger, voilà juste un an que tu gardes, au bord de la mer grande, ton troupeau de trois cents brebis blanches et noires. À ce métier, tu ne trouveras jamais l’épée de saint Pierre. Va-t-en courir le monde. Si tu as encore besoin de moi, tu sais ce que je t’ai promis.

— Adieu, pivert. Demain soir, je serai loin. »

Le lendemain, à la pointe de l’aube, le fils du roi salua ses maîtres et partit.

Pendant un an, il marcha droit, toujours tout droit devant lui, depuis le lever du soleil jusqu’à la nuit noire. Un matin, en traversant un grand bois, le fils du roi se sentit las. Il s’assit à l’ombre d’un chêne, et tira de sa besace un morceau de pain. C’était au temps de l’été. La terre était toute crevassée.

Tandis qu’il déjeunait de bon appétit, sept lézards sortirent de terre, et vinrent ramasser les miettes.

— « Mangez, lézards. Mangez, mes amis. Tenez. Voici le reste de mon pain. »

Les sept lézards n’en firent qu’une bouchée.

— « Tziou tziou tziou. Jeune homme, tu nous as fait un grand service. Nous te paierons selon notre pouvoir. Jeune homme, nous savons qui tu es. Nous savons à quoi tu penses nuit et jour. Tu penses que ta mère t’a dit : « Va-t-en courir le monde. Trouve l’épée de saint Pierre. Quand tu seras grand et fort, n’oublie pas ce que j’endure pour toi. » Jeune homme, nous ne savons pas où est l’épée de saint Pierre. Mais, à la prochaine nuit de Noël, tu en apprendras plus long que nous. Pourtant, tu n’es pas au bout de tes épreuves. Si jamais tu as besoin de nous, siffle fort : « Tziou tziou tziou. » Où que nous soyons, quoi que nous fassions, nous quitterons tout pour toi.

— Merci, lézards. »

Les sept lézards rentrèrent sous terre, et le fils du roi repartit.

Enfin, la nuit de Noël arriva. Il glaçait, et la lune brillait sur la campagne blanche de neige. Le fils du roi se disait :

— « Le temps marqué par les sept lézards est venu. Marche, marche toujours, jusqu’à ce que tu saches où trouver l’épée de saint Pierre. »

À minuit, il s’arrêta tout proche d’une rivière. Au bord de l’eau, grelottait un vieux pauvre à barbe grise.

— « Bonsoir, pauvre. Mauvais temps pour voyager. Tu grelottes. Tiens. Bois un coup à ma gourde. Cela te réchauffera. »

Le vieux pauvre but un coup à la gourde, et ne grelotta plus.

— « Merci, mon ami. Maintenant, porte-moi de l’autre côté de l’eau.

— Avec plaisir, pauvre. Monte sur mon dos, et tiens-toi ferme. Jésus ! Tu ne pèses pas plus qu’une plume.

— Patience. Je pèserai davantage au milieu de l’eau.

— C’est vrai. Jésus ! Tu m’écrases.

— Patience. Sur l’autre bord, je ne pèserai pas plus qu’une plume.

— C’est vrai. Tiens, pauvre, te voilà passé. Bois encore un coup à ma gourde, et que le Bon Dieu te conduise.

— Jeune homme, je ne suis pas un pauvre. Je suis saint Pierre. Jeune homme, tu m’as fait un grand service. Je te paierai selon mon pouvoir. Jeune homme, je sais qui tu es. Je sais à quoi tu penses nuit et jour. Tu penses que ta mère t’a dit : « Va-t-en courir le monde. Trouve l’épée de saint Pierre. Quand tu seras grand et fort, n’oublie pas ce que j’endure pour toi. » Jeune homme, écoute. Jusqu’à la pointe du jour, tu vas marcher, en priant Dieu, tout le long de la rivière. Alors, tu seras devant un trou noir et puant, un trou profond de cent toises. Hardi ! Descends, sans peur ni crainte. Aide-toi des pieds et des mains. Mais en-bas, tu ne seras pas au bout de tes épreuves. Longtemps, bien longtemps, tu voyageras sous terre. Dans ta besace, tu trouveras, chaque matin, juste assez de pain pour ne pas crever de faim. Dans ta gourde, tu trouveras, chaque matin, juste assez de vin pour ne pas crever de soif. Garde-toi bien de manger ni boire autre chose, et file toujours ton chemin. Enfin, tu arriveras sous la montagne du Calvaire, où fut mis en croix Notre-Seigneur Jésus-Christ. Là, il y a une grande église, où sept cents cierges et sept cents lampes brûlent nuit et jour. Pourtant, il n’y entre jamais personne. Sur le maître-autel de la grande église, tu prendras mon épée, et tu retourneras dans ton pays, pour y tuer le Roi des Païens. Mais le Roi des Païens a un fils. J’entends que celui-là ne meure pas, car il est ton frère de mère.

— Saint Pierre, vous serez obéi. »

Saint Pierre partit. Le fils du roi marcha tout le long de la rivière, en priant Dieu, jusqu’à la pointe du jour. Alors, il arriva devant un trou noir et puant, un trou profond de cent toises, et descendit, sans peur ni crainte, en s’aidant des pieds et des mains. En-bas, des garçons et des filles attablés mangeaient et buvaient.

— « Mon ami, mon ami, viens ribotter avec nous. »

Mais le fils du roi se souvenait de la défense de saint Pierre. D’un grand coup de pied, il porta la table par terre, et jeta les bouteilles et les assiettes à la tête des ribotteurs.

— « Au large, maquereaux ! Foutez-moi le camp, bande de putains. »

Tout ce sale monde partit, et le fils du roi se mit en route. Longtemps, bien longtemps, il voyagea sous terre, sans jamais rencontrer personne. Dans sa besace, il trouvait, chaque matin, juste assez de pain pour ne pas crever de faim. Dans sa gourde, il trouvait, chaque matin, juste assez de vin pour ne pas crever de soif. Mais, un jour, il entendit crier à faire pitié.

— « Ah ! ah ! ah ! »

C’était un homme vêtu de haillons, couché au bord du chemin. Il avait les cheveux roux comme une carotte, et puait plus que cent charognes.

— « Ah ! ah ! ah !

— Qu’as-tu donc, mon pauvre ami ?

— Ah ! ah ! ah ! Je ne puis plus mettre un pied devant l’autre. Je crève de faim et de soif. Par pitié, jeune homme, tire-moi d’ici. Ah ! ah ! ah ! »

Alors, le fils du roi pensa : « Il faut avoir pitié des pauvres gens. »

— « Tiens, mon ami, mange ce petit morceau de pain. Bois une goutte à ma gourde. Allons, donne-moi le bras. Marchons. Je te tirerai d’ici. »

Longtemps, bien longtemps, le fils du roi et l’homme au poil roux voyagèrent sous terre, sans jamais rencontrer personne. Dans la besace, ils trouvaient, chaque matin, juste assez de pain pour ne pas crever de faim. Dans la gourde, ils trouvaient, chaque matin, juste assez de vin pour ne pas crever de soif. Enfin, ils arrivèrent sous la montagne du Calvaire, où fut mis en croix Notre-Seigneur Jésus-Christ. Là, il y a une grande et belle église, où sept cents cierges et sept cents lampes brûlent nuit et jour. Pourtant, il n’y était jamais entré personne. Sur le maître autel de la grande église, le fils du roi prit l’épée de saint Pierre. Puis, il s’agenouilla, et pria Dieu. Cela fait, il chercha des yeux son compagnon.

Malheur ! L’homme au poil rouge n’était plus là. La porte de fer de la grande église était fermée à triple tour. Au-dehors, l’homme au poil roux poussait les verroux et criait :

— « Ha ! ha ! ha ! Je suis Judas Iscariote. Ha ! ha ! ha ! Tu voulais l’épée de saint Pierre ! Ha ! ha ! ha ! Tâche maintenant de sortir d’ici. »

Judas Iscariote partit. Alors, le fils du roi se mit à penser bien tristement.

— « Saint Pierre m’a dit : « Tu n’es pas au bout de tes épreuves. » Saint Pierre n’a pas menti. Mère de Dieu, qui me tirera d’ici ? »

Alors, le fils du roi cria bien fort :

— « Quiou quiou quiou. »

Mais le pivert ne vint pas.

Alors, le fils du roi siffla bien fort :

— « Tziou tziou tziou. »

Mais les sept lézards ne vinrent pas.

Tout un an, le fils du roi vécut ainsi, seul, sous la montagne du Calvaire, dans la grande église où sept cents cierges et sept cents lampes brûlent nuit et jour. Dans sa besace, il trouvait, chaque matin, juste assez de pain pour ne pas crever de faim. Dans sa gourde, il trouvait, chaque matin, juste assez de vin pour ne pas crever de soif. Enfin, il entendit crier sous terre.

— « Tziou tziou tziou. »

Une heure après, les sept lézards avaient ouvert, dans le pavé de la grande église, un trou à faire passer un homme.

— « Tziou tziou tziou. Jeune homme, nous t’avons entendu sous terre. Mais il nous a fallu tout un an pour te creuser un passage. Vite, vite, prends l’épée de saint Pierre, et en route.

— Lézards, vous serez obéis. »

Trois jours après, les sept lézards avaient ramené le fils du roi sur la terre.

— « Merci, lézards. Retournez-vous-en chez vous. »

Les sept lézards rentrèrent sous terre. Alors, le fils cria fort :

— « Quiou quiou quiou. »

Cette fois, le pivert entendit. Il arriva comme une balle.

— « Pivert, va dire à ma mère : « Votre fils a fini de courir le monde. Il a trouvé l’épée de saint Pierre, et il n’oublie pas ce que vous endurez pour lui. »

Le pivert repartit comme une balle.

Tout un an, la reine espéra, sans rien voir venir. Enfin, un pèlerin de Saint-Jacques[59] vint frapper à la porte du château.

— « Pan ! pan ! Valets, allez dire à la reine que je vends de belles médailles d’or et d’argent, de beaux chapelets de diamants, bénis par le pape de Rome. »

Les valets obéirent.

— « Valets, retournez à vos affaires. »

Les valets partis, le pèlerin de Saint-Jacques verrouilla la porte en-dedans, ouvrit sa longue robe, et montra l’épée de saint Pierre, qui pendait à sa ceinture.

Alors, la reine parla.

— « Nous sommes tous deux seuls, bien seuls.

— Bonjour, mère. J’ai fini de courir le monde. J’ai trouvé l’épée de saint Pierre. Je n’ai pas oublié ce que vous avez enduré pour moi. — Où est le Roi des Païens ?

— Mon fils, le Roi des Païens est à la chasse, avec son fils. Avant une heure, ils seront de retour.

— Mère, avant une heure, le Roi des Païens aura fini de mal faire.

— Mon fils, tu n’auras fait encore que la moitié de ton travail. Sainte Vierge ! Quelle vergogne ! Je suis la mère d’un Païen. J’entends que le fils y passe comme le père.

— Mère, saint Pierre m’a dit : « J’entends que celui-là ne meure pas, car il est ton frère de mère. »

— Mon fils, je ne suis pas née pour parler contre saint Pierre. Mais alors, j’entends que ton frère soit mis hors d’état de se marier.

— Mère, vous serez obéie. »

Le fils du roi dépouilla sa robe de pèlerin de Saint-Jacques, courut à l’écurie, choisit le meilleur cheval, lui mit la bride et la selle, et partit au grand galop.

— « Hô ! Roi des Païens, je suis le sourd-muet. Roi des Païens, j’ai trouvé l’épée de saint Pierre. Roi des Païens, gare à toi. »

Au premier coup d’épée, le Roi des Païens tomba percé d’outre en outre.

Cela fait, le fils du roi mit pied à terre.

— « Frère, saute en bas de ton cheval, et mets-toi nu comme un ver. »

Ce qui fut dit fut fait.

D’un coup d’épée, le fils du roi châtra son frère.

Tous deux retournèrent au château.

— « Mère, vous êtes obéie. Désormais, mon frère est hors d’état de se marier.

— Mes fils, je n’ai plus rien à faire ici. Adieu. Je vais m’enfermer dans un couvent, et prier Dieu jusqu’à la mort. »

La reine partit. Alors, le châtré demanda le baptême, et vécut comme un grand saint. Sur lui, le fer et l’acier avaient repris leur pouvoir. Le nouveau roi épousa une princesse belle comme le jour, et honnête comme l’or. Ils vécurent longtemps

heureux[60].

VII

la marâtre



Il y avait, une fois, un homme et une femme qui avaient deux enfants, une fille et un garçon. La fille s’appelait Mariette ; le garçon s’appelait Jean. Un soir, la femme tomba malade, et se mit au lit.

— « Mon homme, dit-elle, je vais mourir. Jure-moi, par ton âme, que tu ne te remarieras jamais, jamais.

— Femme, je te le jure par mon âme. »

La femme mourut. Mais l’homme oublia ce qu’il avait juré par son âme. Un an plus tard, il se remariait avec une femme laide comme le péché, méchante comme l’enfer. Par elle, les deux pauvres enfants souffraient nuit et jour mort et passion. Leur père n’avait pas mot en bouche, tant il avait peur de cette carogne.

Au bout de trois ans, la marâtre n’était pas encore enceinte. Alors, elle se prit à penser :

— « Voilà déjà trois ans que je suis mariée. Certes, je ne suis pas plus mule[61] qu’une autre. Puisque mon homme ne m’aime pas, je vais lui montrer ce que je sais faire. »

Le lendemain, au point du jour, l’homme coupla ses bœufs, pour aller labourer son champ.

— « Pars, mon homme, dit la marâtre, et ne rentre qu’après le coucher du soleil. À midi, je t’enverrai ton dîner. Je t’enverrai une belle croustade[62] pleine de viande, et une jarre de bon vin vieux. »

L’homme partit. Alors, la marâtre se mit à pétrir la pâte de la croustade. Les deux enfants la regardaient faire.

— « Enfants, votre place n’est pas ici. Courez au bois. Ramassez chacun votre faix de broussailles. Pour celui de vous deux qui reviendra le premier, je vais pétrir un beau gâteau. »

Les deux enfants coururent au bois, ramasser chacun son faix de broussailles. Une heure après, Jean repartait chargé d’un gros fagot.

— « Attends-moi là, petite sœur. Tout-à-l’heure, je t’apporterai la moitié de mon gâteau. »

Jean revint à la maison.

— « Tenez, marâtre, voici mon faix de broussailles. Maintenant, marâtre, donnez-moi le beau gâteau.

— Le beau gâteau que j’ai pétri, ton père le mangera. »

Alors, la marâtre empoigna le pauvre Jean par les cheveux, le coucha dans le pétrin, le saigna comme un porc, le coupa par morceaux, en bourra la croustade, et la mit à cuire dans le four. Tout en cuisant, la croustade chantait :

— « Marâtre[63],
Pique-pâte,
Plus elle en pique, plus elle en gâte.
Autant de coups,
Autant de miettes.
Elle m’a bouilli,
Et rebouilli.

Riou chiou chiou,
Riou chiou chiou,
Je suis encore vivant.

Tandis que la croustade cuisait, en chantant, la petite Mariette se lassa d’attendre, et revint à la maison.

— « Tenez, marâtre, voici mon faix de broussailles. Dites-moi, marâtre, mon frère n’est-il pas revenu du bois ?

— Non.

— Alors, c’est moi qui ai gagné le beau gâteau.

— Le gâteau est fait[64].
Le gâteau est cuit.
Mais tu n’arrives pas assez tôt.
Voici le dîner du bourreau.

— Tiens, va porter à ton père cette belle croustade, et cette jarre de bon vin vieux. Je lui souhaite bon appétit.

— Marâtre, vous serez obéie. »

La petite Mariette partit, sa corbeille sur la tête, sa jarre de bon vin vieux à la main. Il faisait chaud, et la charge était lourde. À mi-chemin, la petite Mariette posa sa corbeille et sa jarre, et s’assit un moment, à l’ombre d’une haie.

Dans la haie, chantait un Oisillon Blanc.

— « Marâtre,
Pique-pâte,
Plus elle en pique, plus elle en gâte.
Autant de coups,
Autant de miettes.
Elle m’a bouilli,
Et rebouilli.
Riou chiou chiou,
Riou chiou chiou,
Je suis encore vivant. »

L’Oisillon Blanc vint se poser sur l’épaule droite de la petite Mariette.

— « Écoute, petite sœur. Tandis que notre père mangera la croustade, ramasse les os, et range-les à terre, en forme d’oiseau. »

Et l’Oisillon Blanc s’envola je ne sais où.

Alors, la petite Mariette s’en alla trouver son père.

— « Tenez, père, ma marâtre vous envoie cette belle croustade, et cette jarre de bon vin vieux. Elle vous souhaite bon appétit.

— Mariette, dîne avec moi.

— Merci, père. Je n’ai pas faim. »

Le père arrêta ses bœufs sous un grand arbre, s’assit derrière sa charrue, et se mit à boire et à manger de bon appétit. La croustade y passa jusqu’au dernier morceau, la jarre de bon vin vieux jusqu’à la dernière goutte. La petite Mariette ramassait les os, et les rangeait dans le sillon, en forme d’oiseau.

Enfin, le père se remit à l’ouvrage.

Une heure après, les os étaient sous terre. Le champ était labouré.

Le père et la fille retournèrent à la maison.

En repassant devant la haie, la petite Mariette regarda. L’Oisillon Blanc n’était plus là.

Tous deux arrivèrent à la maison.

— « Femme, appelle le petit Jean.

— Le petit Jean s’en est allé. Tu ne le reverras jamais, jamais. »

Alors, le père se mit à pleurer.

Le lendemain, dès la pointe du jour, la petite Mariette courut au champ.

À la cime d’un grand arbre, un Oisillon Noir chantait :

— « Marâtre,
Pique-pâte,
Plus elle en pique, plus elle en gâte.
Autant de coups,
Autant de miettes.
Elle m’a bouilli,
Et rebouilli.
Mon père,
M’a mangé derrière la charrue.

Il m’a mangé,
Et rongé.
Ma sœurette,
Mariette,
M’a pleuré
Et soupiré.
En terre elle m’a enterré.
Riou chiou chiou,
Riou chiou chiou,
Je suis encore vivant[65]. »

Alors, la petite Mariette retourna chez elle, avec son père, et l’Oisillon Noir s’alla percher tout en-haut d’un moulin à vent.

Le meunier était sur sa porte.

— « Chante, Oisillon Noir. Chante. Je te donnerai une aile de mon moulin.

« Marâtre,
Pique-pâte,
Plus elle en pique, plus elle en gâte.
Autant de coups,
Autant de miettes.
Elle m’a bouilli,
Et rebouilli.
Mon père,
M’a mangé derrière la charrue.
Il m’a mangé,
Et rongé.
Ma sœurette,
Mariette,
M’a pleuré,
Et soupiré.
En terre elle m’a enterré.
Riou chiou chiou,
Riou chiou chiou,
Je suis encore vivant. »

Et l’Oisillon Noir repartit, emportant une aile du moulin. Il repartit, et s’alla percher tout en haut de la grande tour d’un château.

Les belles demoiselles étaient à la fenêtre.

— « Chante, Oisillon Noir. Chante. Nous te donnerons une bourse pleine d’or.

« Marâtre,
Pique-pâte,

Plus elle en pique, plus en gâte.
Autant de coups,
Autant de miettes.
Elle m’a bouilli,
Et rebouilli.
Mon père,
M’a mangé derrière la charrue.
Il m’a mangé,
Et rongé.
Ma sœurette,
Mariette,
M’a pleuré,
Et soupiré.
En terre elle m’a enterré.
Riou chiou chiou,
Riou chiou chiou,
Je suis encore vivant. »

Et l’Oisillon Noir repartit, emportant l’aile du moulin et la bourse pleine d’or. Il repartit, et s’alla percher tout en haut de la cheminée de la maison de sa marâtre.

« Marâtre,
Pique-pâte,
Plus elle en pique, plus elle en gâte.
Autant de coups,
Autant de miettes.
Elle m’a bouilli,
Et rebouilli.
Mon père,
M’a mangé derrière la charrue.

Il m’a mangé,
Et rongé.
Ma sœurette,
Mariette,
M’a pleuré,
Et soupiré.
En terre elle m’a enterré.
Riou chiou chiou,
Riou chiou chiou,
Je suis encore vivant. »

Tandis que l’Oisillon Noir chantait, la marâtre regarda la première en-haut la cheminée.

L’Oisillon Noir lui laissa tomber l’aile de moulin sur la tête, et la gueuse tomba morte, pour aller tout droit en enfer.

Tandis que l’Oisillon Noir chantait, le père regarda le second en-haut la cheminée.

L’Oisillon Noir ne laissa rien tomber.

Tandis que l’Oisillon Noir chantait, la petite Mariette regarda la dernière en-haut la cheminée. L’Oisillon Noir laissa tomber sur sa tête la bourse pleine d’or.

Alors, l’Oisillon Noir repartit. On ne l’a revu

jamais, jamais[66].

III

LES BELLES PERSÉCUTÉES


I

la belle endormie



Il y avait, une fois, un roi qui avait trois filles : l’aînée belle comme le jour, la seconde plus belle que l’aînée, la troisième plus belle que les deux autres. Le roi aimait surtout ses deux aînées. Chaque fois qu’il s’en allait en campagne, il ne manquait jamais de leur rapporter de beaux présents. Mais il n’y avait jamais rien pour la dernière.

— « Père, lui dit-elle un jour, quand vous allez en campagne, vous ne manquez jamais de rapporter de beaux présents à vos deux aînées. Mais il n’y a jamais rien pour moi.

— Ma fille, que veux-tu que je te rapporte ?

— Père, rapportez-moi une fleur.

— Ma fille, je te promets contentement. »

Quelques jours après, le roi partit en campagne. En passant dans une grande ville, il acheta de beaux présents, pour ses deux filles aînées, et rien pour la dernière. Cela fait, il se remit en route. Le soir, il passa près d’un beau château, dans un superbe parterre. Alors, il se souvint de la promesse qu’il avait faite à la dernière de ses filles.

Aussitôt, le roi mit pied à terre, et cueillit la plus belle fleur. Il ne l’avait pas cueillie, qu’il entendit une voix.

— « Roi, tu m’as volé la plus belle de mes fleurs.

— Qui es-tu ? Je t’entends ; mais je ne te vois pas.

— Je suis qui il me plaît ; et tu me verras si je veux. Tu m’as volé la plus belle de mes fleurs. Donne-moi une de tes filles en mariage. Sinon, je vous mange tout vifs, toi et les tiens.

— J’en parlerai à mes filles. »

Le roi se remit en route. Arrivé dans son château, il manda ses trois filles dans sa chambre.

— « Mes filles, écoutez. Voici les beaux présents que je rapporte pour mes deux aînées. Voilà la belle fleur que j’ai cueillie pour ma dernière, près d’un beau château, dans un superbe parterre. Je ne l’avais pas cueillie, que j’ai entendu une voix ; mais je n’ai pas vu celui qui parlait. « Roi, m’a-t-il dit, tu m’as volé la plus belle de mes fleurs. Donne-moi en mariage la plus belle de tes filles. Sinon je vous mange tout vifs, toi et les tiens. » Qui de vous veut épouser le maître de ce château ?

— Père, pas moi, dit l’aînée.

— Père, pas moi, dit la seconde.

— Père, dit alors la troisième, je ne veux pas que vous soyez mangés tout vifs, vous et les vôtres. J’épouserai qui vous voudrez. »

Le lendemain, le roi prit sa troisième fille en croupe, et la porta dans le parterre dont, la veille, il avait cueilli la plus belle fleur.

— « Adieu, ma fille. Prie Dieu qu’il te garde de tout malheur. »

Et le roi repartit au grand galop.

Longtemps, bien longtemps, la jeune fille demeura seule à pleurer, dans le parterre. Enfin, elle vint frapper à la porte du château. Mais la demeure était déserte, et la porte ne s’ouvrit pas. Alors, la pauvrette retourna dans le parterre, et se mit à cueillir des fleurs. Au coucher du soleil, elle entendit une voix.

— « Cueille des fleurs, mignonne. Cueilles-en tant que tu voudras.

— Qui es-tu ? Je t’entends ; mais je ne te vois pas.

— Je suis celui qui t’épousera. Si tu n’as pas peur, parle, et tu me verras.

— Je n’ai pas peur. »

Alors, la jeune fille aperçut un Serpent-Volant, grand et gros comme un tronc de peuplier.

— « Me voici, mignonne. Veux-tu toujours m’épouser ?

— Serpent-Volant, je ferai comme j’ai dit. Nous fiancerons quand tu voudras.

— Tiens, mignonne. Voilà la bague des épousailles. »

Et le Serpent-Volant passa une bague d’or au doigt de la jeune fille.

— « Écoute, mignonne. Garde cette bague à ton doigt, et ne l’en retire jamais, jamais. Sinon, il arriverait un grand malheur. Si tu dois être malade, la bague deviendra couleur d’argent. Si elle devient couleur de sang, tu seras en danger de mort.

— Merci, Serpent-Volant. Tu seras obéi. Maintenant, je veux rentrer au château de mon père. Je suis bien jeunette encore. Notre mariage ne presse pas. »

Alors, le Serpent-Volant chargea la pauvre jeune fille sur son dos, et partit cent fois plus vite qu’une hirondelle. En un moment, elle était devant le château de son père.

Le Serpent-Volant repartit sans dire un mot, et la pauvrette monta dans la chambre de son père.

— « Bonsoir, père.

— Bonsoir, ma fille. Que reviens-tu faire ici ?

— Père, je suis revenue ici, pour attendre le jour de mes noces. »

La jeune fille s’installa donc dans le château. Le lendemain, ses parents et leurs valets devenaient tristes, tristes comme la mort. Le surlendemain, ils tombaient malades. Trois jours après, ils étaient hors d’état de quitter leur lit.

— « Ah ! pensait la jeune fille, j’ai quitté le château du Serpent-Volant. Le voilà qui se venge sur les miens. »

Alors, elle appela son petit chien, et s’en alla promener dans le jardin du château. C’était au mois de mai. Les fleurs embaumaient, peintes de toutes les couleurs. Mais, dans un coin, la terre était dure et glacée.

La jeune fille alluma là une brassée de branches sèches. Aussitôt, le Serpent-Volant sortit de terre.

— « Mignonne, si tu ne m’épouses pas ce matin même, tes parents et leurs valets mourront au coucher du soleil.

— Serpent-Volant, va dire au curé qu’il se hâte, et reviens me chercher dans une heure. »

Une heure après, le Serpent-Volant chargeait sur son dos la mariée vêtue de blanc, et filait dans l’air, cent fois plus vite qu’une hirondelle. La messe du mariage finie, le Serpent-Volant dit à sa femme :

— « Mignonne, regarde. Que vois-tu ?

— À ma droite, je vois un jeune homme beau comme le jour. À terre, je vois les ailes et la peau du Serpent-Volant.

— Mignonne, écoute. Je suis roi comme ton père. Le mariage m’a délivré pour toujours du malheur qu’un méchant homme avait mis sur moi. Sur la porte de l’église, mes gens t’attendent, pour te conduire à mon château. Emporte dans notre chambre ces ailes et cette peau de Serpent-Volant. Ne manque pas de les brûler, à ton retour, jusqu’au dernier morceau. Si tu me désobéis, le malheur sera sur toi. Si tu fais ce que je te commande, j’arriverai sur le premier coup de minuit, et nous vivrons heureux ensemble.

— Roi, vous serez obéi. »

Le roi partit, et ses gens ramenèrent la reine au château. Là, elle commanda d’allumer un grand feu de sarments dans la cheminée de sa chambre, ferma la porte à double tour, et jeta dans la flamme les ailes et la peau du Serpent-Volant. Une heure après, il ne restait plus, dans les cendres froides, qu’une belle fleur, toute pareille à celle que le père de la mariée avait cueillie dans le parterre du Serpent-Volant.

La reine prit la belle fleur, et la mit au frais dans un vase d’or. Cela fait, elle se coucha, et s’endormit. Mais, un quart-d’heure avant minuit, le méchant homme arriva.

— « Bon, dit-il. La belle fleur n’est pas brûlée. »

Alors, il prit à bras-le-corps la reine endormie, et partit à travers les nuages.

Sur le premier coup de minuit, le roi frappait à la porte de la chambre.

— « Pan ! pan ! N’aie pas peur, mignonne. Viens ouvrir. »

Mais personne ne répondait. D’un coup d’épaule, le roi brisa la porte. La chambre et le lit étaient vides. Mais la belle fleur embaumait dans son vase d’or.

— « Malheur ! Le méchant homme est venu. »

Toute la nuit, le roi songea bien tristement. Au lever du soleil, il pensa :

— « Allons parler au pape de Rome. »

Un an plus tard, il entrait dans la chambre du pape de Rome.

— « Bonjour, pape de Rome. Je viens vous demander un grand service.

— Parle, mon ami.

— Pape de Rome, un méchant homme m’a pris ma femme. Savez-vous où elle est ?

— Non, mon ami. Mais saint Pierre te le dira. »

Alors, le pape de Rome regarda dans la campagne, et siffla. Aussitôt, un aigle, grand comme un bœuf, vint se poser au bord de la fenêtre.

— « Aigle, tu sais ce que je veux. Obéis. »

L’aigle prit le roi dans ses serres, et l’emporta sur le seuil du paradis. Le roi regarda par le trou de la serrure. Il vit le Bon Dieu et la sainte Vierge, qui chantaient vêpres, parmi les anges et les saints. Cela était si beau, si beau, qu’il ne se pressait pas de frapper. Mais l’aigle lui donna un grand coup de bec.

— « Allons, dépêche-toi. J’ai d’autres affaires ailleurs. »

Au premier coup de marteau, la porte s’ouvrit.

— « Bonjour, saint Pierre. Je viens de la part du pape de Rome, Je viens vous demander un grand service. Un méchant homme m’a pris ma femme. Dites-moi où elle est.

— Mon ami, ta femme est prisonnière, sur une haute montagne, dans une île de la mer. À l’ombre d’un grand chêne, elle dort, et dormira jusqu’à ce que tu la réveilles. Mais tu n’es pas encore dans l’île, et le méchant homme veille nuit et jour. Il s’est fait Roi des Poissons, et commande dans l’air et dans l’eau. Écoute. Au temps de Notre-Seigneur, j’étais pêcheur dans mon pays. Là, j’ai laissé ma barque, où le pain et le vin ne manquent jamais. Là, j’ai laissé ma bonne ligne de crin d’Espagne, avec un gros hameçon d’or, béni de la main de Jésus-Christ. Monte dans ma barque, et pars sur la mer sans peur ni crainte. Quand tu seras devant l’île, le Roi des Poissons secouera terriblement les eaux, et lâchera la tempête. Alors, amorce ma bonne ligne avec de la chair de chrétien. Aussitôt, tu sentiras une secousse à te lancer dans la mer. Tiens bon. Tire ferme. Six fois, le Roi des Poissons montera, semblable à diverses choses. Mais, la septième, il reprendra la forme de l’homme. Alors, tire ton épée, et coupe-lui la tête sur le bordage de ma barque. Cela fait, le reste de ton travail sera peu de chose.

— Merci, saint Pierre. »

La porte du paradis refermée, l’aigle reprit le roi dans ses serres, et l’emporta sur le bord de la mer. Là, se trouvaient la barque de saint Pierre, et sa bonne ligne de crin d’Espagne, avec un gros hameçon d’or, béni de la main de Jésus-Christ.

— « Merci, aigle. »

L’aigle repartit à toute volée. Alors, le roi se mit à songer.

— « Et maintenant, il me faut de la chair de chrétien, pour amorcer la bonne ligne de saint Pierre. »

En ce moment, un petit berger passait avec ses brebis. Le roi le regarda de travers ; mais il se dit :

— « Non. Je ne tuerai pas cet enfant. Allons creuser dans ce cimetière. »

Le roi s’arrêta devant une fosse fraîchement comblée ; mais il se dit :

— « Non. Laissons les morts en paix. »

Aussitôt, il sauta dans la barque de saint Pierre, et partit seul sur la mer, cent fois plus vite qu’une hirondelle. Au lever du soleil, il était à cent toises de l’île, où sa femme dormait toujours sur la haute montagne, à l’ombre du grand chêne.

Alors, le Roi des Poissons secoua terriblement les eaux, et lâcha la tempête.

— « Jouis de ton reste, Roi des Poissons. Tu vas avoir de mes nouvelles. »

Le roi tira son épée, coupa dans sa cuisse un morceau de chair, amorça le gros hameçon d’or béni de la main de Jésus-Christ, et jeta dans la mer la bonne ligne de saint Pierre. Aussitôt, il sentit une secousse à le renverser ; mais il tint bon, et tira ferme. Enfin le Roi des Poissons monta sur la mer, pareil à un grand serpent.

— « Roi des Poissons, tu perds ta peine. »

Le Roi des Poissons replongea, et reparut pareil à une herbe flottante.

— « Roi des Poissons, tu perds ta peine. »

Le Roi des Poissons replongea, et reparut, en chantant, pareil à une sirène.

— « Roi des Poissons, tu perds ta peine. »

Le Roi des Poissons replongea, et reparut, pareil à la brume qui se lève sur les eaux.

— « Roi des Poissons, tu perds ta peine. »

Le Roi des Poissons replongea, et reparut, pareil à une charogne empestée.

— « Roi des Poissons, tu perds ta peine. »

Le Roi des Poissons replongea, et reparut, pareil à la femme du roi.

— « Roi des Poissons, tu perds ta peine. »

Enfin, le Roi des Poissons replongea, et reparut avec la forme de l’homme.

— « À la bonne heure, mon ami. J’ai deux mots à te dire. Arrive ici. »

Le roi tira son épée, prit le méchant homme aux cheveux, et lui coupa la tête sur le bordage de la barque.

Alors, la tête se mit à parler.

— « Écoute. Mange mes oreilles. Ainsi, tu entendras tout ce qui se dit sur la terre, dans le ciel et dans l’enfer. Mange ma langue. Ainsi, tu parleras tous les langages des hommes et des bêtes. Suce mes yeux. Ainsi, tu verras tout ce qui se passe dans le soleil, dans la lune, et dans les étoiles. »

Alors, la tête se tut. Le roi mangea ses oreilles, sa langue, et suça ses yeux. Ainsi, il entendit ce qui se passe sur la terre, dans le ciel et dans l’enfer, et parla tous les langages des hommes et des bêtes. Ainsi, il vit tout ce qui se passe dans le soleil, dans la lune et dans les étoiles.

Cela fait, le roi débarqua dans l’île. En un clin d’œil, il était sur la haute montagne où la reine dormait toujours, à l’ombre du grand chêne.

— « Hô ! Mignonne, réveille-toi.

— C’est toi, roi. Nos épreuves sont donc finies. Retournons vite au pays. »

Tous deux remontèrent sur la barque de saint Pierre. Sept jours après, ils rentraient dans leur

château, où ils vécurent longtemps heureux[67].

II

la fleur



Il y avait, une fois, un enfant qui n’avait plus ni père ni mère. Cet enfant s’appelait La Fleur. Il était déjà fort, hardi, avisé comme pas un.

Jusqu’à dix-huit ans, La Fleur gagna sa vie comme il put. Alors, il s’engagea dans les Dragons Dorés, et s’en alla faire la guerre en pays étranger. Trois ans après, il revenait capitaine.

Un jour, La Fleur était à Bordeaux, et se promenait sur le port, avec deux camarades. En ce moment, passait, dans sa voiture à quatre chevaux, une jeune Princesse belle comme le jour.

— « La belle Princesse ! cria La Fleur. Si j’étais assis près d’elle, je ne serais pas à plaindre. »

La Princesse fit arrêter sa voiture.

— « Dragons Dorés, qui de vous a parlé ? »

La Fleur n’osait pas répondre. Mais ses camarades parlèrent pour lui.

— « Princesse, c’est La Fleur.

— La Fleur, tu ne sais pas où l’on m’emporte. À t’asseoir près de moi, tu ne gagnerais rien de bon.

— Princesse, commandez, et je m’assieds.

— Non, La Fleur. Adieu. Nous nous reverrons. »

La voiture repartit plus vite que le vent. Mais La Fleur ne revit pas la Princesse, et il devint triste, bien triste. Un jour, il alla trouver son général.

— « Bonjour, mon général. Il me faut partir pour un grand voyage.

— La Fleur, voici ton congé.

— Merci, mon général. »

La Fleur salua son général, et sortit. Une heure après, il partait à cheval, avec son valet. Pendant sept ans, ils coururent le monde ; mais nul ne put leur donner des nouvelles de la Princesse.

Un soir, au coucher du soleil, La Fleur et son valet arrivèrent devant un grand château, dans un parterre, plein de beaux arbres et de jolies fleurs. La porte était ouverte, le souper sur la table, et deux lits prêts, avec des draps blancs comme neige. Pourtant, il n’y avait personne au château.

La Fleur s’attabla, soupa de bon appétit, et s’alla coucher. Son valet en fit autant. Au lever du soleil, tous deux étaient debout, et devisaient sous un laurier, dans le grand parterre plein de beaux arbres et de jolies fleurs. Tout-à-coup, le maître entendit des plaintes sortir de terre.

— « Ah ! ah ! ah !

— Entends-tu, valet ? dit La Fleur.

— Non, mon capitaine. Je n’entends rien.

— Ah ! ah ! ah !

— Que me voulez-vous ? répondit le capitaine.

— La Fleur, je suis ta Princesse. Voilà sept ans passés qu’un méchant homme m’a enterrée toute vive. Pour me délivrer, tu souffriras, pendant trois nuits, mort et passion. Souffre et ne dis rien. Si tu pousses un seul cri, je suis perdue pour toujours.

— Princesse, vous serez obéie. »

Le soir venu, La Fleur et son valet soupèrent de bonne heure, et allèrent se coucher. Sur le premier coup de dix heures, le capitaine entendit un grand bruit. Le méchant homme, qui avait enterré la Princesse toute vive sous le laurier, arrivait avec ses gens.

— « Allons, mes amis, prenez ce rien qui vaille. Jusqu’au premier chant du coq, traînez-le, par les cheveux, dans les escaliers du château. Nous verrons bien s’il souffrira sans rien dire, et sans pousser un seul cri. »

Du premier coup de dix heures au premier chant du coq, les gens du méchant homme firent comme il avait commandé. Mais La Fleur souffrit sans rien dire, et sans pousser un seul cri. Au lever du soleil, son valet le trouva presque mort sur le lit.

— « Mon capitaine, qu’avez-vous ?

— Je n’en puis plus. N’as-tu rien entendu, cette nuit ?

— Rien, mon capitaine.

— Cherche de quoi me soulager. »

Le valet obéit. Sur la cheminée, il trouva un pot d’onguent, et en frotta son maître de la tête aux pieds. Cinq minutes après, le capitaine était frais et gaillard comme pas un. Tous deux descendirent dans le parterre plein de beaux arbres et de jolies fleurs. Sous le laurier, la Princesse était sortie de terre jusqu’aux épaules.

— « Merci, La Fleur. Tu as passé une triste nuit. Bientôt tu souffriras davantage. Souffre, et ne dis rien. Si tu pousses un seul cri, je suis perdue pour toujours.

— Princesse, vous serez obéie. »

Tous deux rentrèrent au château.

— « Valet, n’as-tu rien vu ? N’as-tu rien entendu, sous le laurier ?

— Rien, mon capitaine. »

Le soir venu, La Fleur et son valet soupèrent de bonne heure, et allèrent se coucher. Sur le premier coup de onze heures, le capitaine entendit un grand bruit. Le méchant homme, qui avait enterré la princesse toute vive sous le laurier, arrivait avec ses gens.

— « Allons, mes amis, prenez ce rien qui vaille. Coupez-lui le nez et les oreilles, et, jusqu’au premier chant du coq, peignez-le avec un peigne de fer. »

Les gens du méchant homme firent comme il avait commandé. Ils coupèrent à La Fleur le nez et les oreilles, et, du premier coup de onze heures au premier chant du coq, ils le peignèrent avec un peigne de fer. Au lever du soleil, son valet le trouva presque mort sur le lit.

— « Mon capitaine, qu’avez-vous ?

— Je n’en puis plus. N’as-tu rien entendu, cette nuit ?

— Rien, mon capitaine.

— Cherche de quoi me soulager. »

Le valet obéit. Sur la cheminée, il trouva un autre pot d’onguent, et en frotta son maître de la tête aux pieds. Cinq minutes après, le nez et les oreilles avaient repoussé. Le capitaine était frais et gaillard comme pas un. Tous deux descendirent dans le parterre, plein de beaux arbres et de jolies fleurs. Sous le laurier, la Princesse était sortie de terre jusqu’aux genoux.

— « Merci, La Fleur. Tu as passé une triste nuit. Bientôt, tu souffriras davantage, mais pour la dernière fois. Souffre, et ne dis rien. Si tu pousses un seul cri, je suis perdue pour toujours.

— Princesse, vous serez obéie. »

Tous deux rentrèrent au château.

— « Valet, n’as-tu rien vu ? N’as-tu rien entendu, sous le laurier ?

— Rien, mon capitaine. »

Le soir venu, La Fleur et son valet soupèrent de bonne heure et allèrent se coucher. Sur le premier coup de minuit, le capitaine entendit un grand bruit. Le méchant homme, qui avait enterré la Princesse toute vive sous le laurier, arrivait avec ses gens.

— « Allons, mes amis. Prenez ce rien qui vaille. Coupez-lui les jambes et les bras. Embrochez le corps, et faites-le cuire tout vif, jusqu’au premier chant du coq. »

Les gens du méchant homme firent comme il avait commandé. Ils coupèrent à La Fleur les bras et les jambes. Ils embrochèrent le corps, et, du premier coup de minuit jusqu’au premier chant du coq, ils le firent cuire tout vif. Au lever du soleil, son valet le trouva presque mort sur le lit.

— « Mon capitaine, qu’avez-vous ? »

Le capitaine ne répondit pas.

Alors, le valet chercha de quoi le soulager. Sur la cheminée, il trouva un autre pot d’onguent, et en frotta le corps de son maître. Cinq minutes après, les bras et les jambes avaient repoussé. Le capitaine était frais et gaillard comme pas un. Tous deux descendirent dans le parterre, plein de beaux arbres et de jolies fleurs. Sous le laurier, la Princesse était debout, vêtue d’une robe couleur du soleil, une couronne d’étoiles dans les cheveux.

— « Merci, La Fleur. Mes tourments et les tiens sont finis. Valet, va seller et brider les trois meilleurs chevaux de l’écurie.

— Princesse, vous serez obéie. »

Tous trois partirent et cheminèrent jusqu’au coucher du soleil. Alors, ils s’arrêtèrent devant la porte d’un grand château.

— « Écoute, La Fleur, dit la Princesse. Voici trois pommes rouges comme des coquelicots. Entre dans ce château. Les maîtres t’inviteront à souper, et ils te feront boire du poison. Mais tu mangeras une de ces pommes, rouges comme les coquelicots, et le poison perdra tout pouvoir. Alors, rentre dans ta chambre. À minuit, je viendrai te chercher, et nous irons nous marier dans le pays de mon père. Surtout, quand tu auras mangé la pomme, garde-toi de boire, pour tant que la soif te tourmente.

— Princesse, vous serez obéie. »

La Princesse partit, et le maître et le valet entrèrent, sans peur ni crainte, dans le château. Pendant le souper, les maîtres versèrent du poison à La Fleur. Mais il mangea une des trois pommes rouges comme des coquelicots. Cela fait, il rentra dans sa chambre. Alors, il se trouva pris d’une soif si terrible, si terrible, qu’il oublia sa promesse, et but un grand verre d’eau. Cela fait, il s’endormit d’un sommeil de plomb.

Juste à minuit, la Princesse arriva. La Fleur dormait toujours.

— « Valet, ton maître m’a désobéi. Dis-lui que je vous donne tout un an, pour me trouver dans la Ville aux sept clochers. »

La Princesse couvrit le visage de La Fleur avec un mouchoir de soie bleue et partit. Au soleil levant, La Fleur se réveilla.

— « Mon capitaine, à minuit juste, la Princesse est arrivée. Vous dormiez, et elle a dit : « Valet, ton maître m’a désobéi. Dis-lui que je vous donne tout un an pour me retrouver dans la Ville aux sept clochers. » Alors, la princesse vous a couvert le visage avec ce mouchoir de soie bleue, et elle est partie.

— Valet, nous allons payer ma faute bien cher. Partons pour la Ville aux sept clochers. »

Pendant un an moins un jour, tous deux coururent le monde ; mais nul ne pouvait leur dire où était la Ville aux sept clochers. Enfin, ils arrivèrent sur une haute montagne. Là est le château de l’Homme Vert, qui garde les oiseaux, et qui est le maître de toutes les bêtes volantes.

— « Bonjour, Homme Vert. Ne pourrais-tu pas me dire où est la Ville aux sept clochers.

— Mon ami, je ne le puis pas. Mais je vais questionner mes bêtes volantes. »

L’Homme Vert siffla trois fois. Aussitôt, toutes les bêtes volantes de la terre arrivèrent sur la montagne.

— « Insectes, savez-vous où est la Ville aux sept clochers ?

— Non, Homme Vert.

— Papillons, savez-vous où est la Ville aux sept clochers ?

— Non, Homme Vert.

— Oiseaux, savez-vous où est la Ville aux sept clochers !

— Non, Homme Vert.

— Aigle, sais-tu où est la Ville aux sept clochers ?

— Oui, Homme Vert.

— Aigle, je te commande d’y porter ces deux hommes sur-le-champ.

— Homme Vert, tu seras obéi. Mais il ne faut pas que la chair crue me manque en chemin. »

Alors, l’Homme Vert saigna un mouton, et l’écorcha.

— « Aigle, voilà de la viande crue. Pars. »

L’aigle chargea les deux hommes et la viande sur son dos, et partit à toute volée. D’heure en heure, il criait, à rendre sourd :

— « De la viande crue ! De la viande crue ! »

Le mouton finit par y passer jusqu’aux os. Alors, La Fleur et son valet aperçurent la Ville aux sept clochers. Mais l’aigle criait toujours, à rendre sourd :

— « De la viande crue ! De la viande crue ! »

Que fit alors La Fleur ? Il tira son épée, et coupa un morceau de sa cuisse.

— « Tiens, aigle. Voici de la viande crue. »

En cinq minutes, l’aigle les déposait devant la porte de la Ville aux sept clochers.

— « Mes amis, j’ai fait ce que l’Homme Vert m’avait commandé. Adieu.

— Merci, aigle. »

L’aigle partit. Sur la grand’place de la Ville aux sept clochers, La Fleur et son valet trouvèrent la Princesse, avec trois chevaux sellés et bridés.

— « Allons, mes amis, en selle. »

Tous trois partirent au grand galop. Au coucher du soleil, ils étaient dans un pré, sous de grands arbres. Là, coulait une fontaine d’argent.

— « Écoute, La Fleur, dit la Princesse. Je n’ai pas de vivres à te laisser. Il te reste encore deux pommes rouges comme des coquelicots. Mange-les, si tu veux. Mais garde-toi de boire à la fontaine d’argent. À minuit juste, je reviendrai, et nous irons nous marier dans le pays de mon père.

— Princesse, vous serez obéie. »

La Princesse partit, et le maître et le valet s’endormirent sous les grands arbres. Une heure après, le capitaine se réveilla l’estomac vide. Alors, il mangea les deux pommes rouges comme des coquelicots. Aussitôt, la soif le prit, si terrible, si terrible, qu’il but à la fontaine d’argent. À la première lampée, il se rendormit comme un plomb.

Juste à minuit, la Princesse arriva. La Fleur dormait toujours.

— « Valet, dit-elle, ton maître m’a désobéi. Mais toi, tu fais ce qu’on te commande. En paiement de tes services, voici un mulet chargé d’or. Quand ton maître se réveillera, dis-lui que je lui donne jusqu’à demain, à midi, pour me trouver au pays où soufflera le Vent d’Autan.

— Princesse, vous serez obéie. »

La Princesse passa un anneau d’or au doigt de La Fleur endormi, lui couvrit le visage avec un mouchoir de soie rouge et un mouchoir de soie blanche, et partit. Au soleil levant, La Fleur se réveilla.

— « Mon capitaine, à minuit juste, la Princesse est venue. Vous dormiez, et elle a dit : « Valet, ton maître m’a désobéi. Mais toi, tu fais ce qu’on te commande. En paiement de tes services, voici un mulet chargé d’or. Quand ton maître se réveillera, dis-lui que je lui donne jusqu’à demain, à midi, pour me trouver au pays où soufflera le Vent d’Autan. » Alors, la princesse vous a passé cet anneau d’or au doigt. Elle vous a couvert le visage avec ce mouchoir de soie rouge et ce mouchoir de soie blanche, et elle est partie.

— Valet, ma faute nous coûtera cher. Selle et bride nos chevaux, et partons pour le pays où le Vent d’Autan soufflera demain.

— Mon capitaine, nos chevaux se sont échappés. Nous n’avons plus que le mulet chargé d’or. »

Tous deux partirent à pied, chassant devant eux le mulet chargé d’or. Deux heures avant le coucher du soleil, ils arrivèrent au bas d’une montagne si raide, si haute, que ni les deux hommes ni leur bête n’y pouvaient monter.

En ce moment, passait une femme, noire comme l’âtre, et vieille comme un chemin.

— « Bonsoir, mes amis. Voulez-vous que je vous tire de peine ?

— Toi, pauvre vieille ? Et que peux-tu faire pour nous ? »

La femme, noire comme l’âtre, et vieille comme un chemin, souffla. Aussitôt, tous trois se trouvèrent emportés, avec le mulet chargé d’or, sur le sommet de la montagne.

— « Mes amis, je suis la Mère des Vents. Mes enfants sont en voyage. Moi, je les attends, une heure après le coucher du soleil. Mais je n’ai rien pour les faire souper, et j’ai peur qu’ils ne me battent.

— N’aie pas peur, Mère des Vents. Tiens. Voici cent écus. Va vite acheter de quoi souper.

— Merci, mes amis. Entrez dans ma maison. Moi, je vais chercher des vivres. »

Cinq minutes plus tard, la Mère des Vents rentra, chargée de pain, de viande et de vin. Pendant que les casseroles et la broche menaient leur danse, la vieille dit à La Fleur et à son valet :

— « Mes amis, mangez, buvez, vite, et retirez-vous dans cette chambrette. Mes fils vont rentrer. Je ne veux pas qu’ils vous voient.

— Mère des Vents, tu seras obéie. »

Un quart-d’heure après, ils entendaient un sabbat d’enfer. C’étaient les Vents qui rentraient de leur voyage.

— « À table, mes fils. Vous ne me battrez pas ce soir. »

Les Vents s’attablèrent en riant.

— « Ah ! ah ! mère ! Quelle soupe ! Quel fricot. Et quel vin, mère ! Quel vin ! »

Au rôti, les Vents étaient en ribotte, et trinquaient.

— « À votre santé, mère.

— À votre santé, mes enfants.

— Que fais-tu demain, Vent de Bayonne[68] ?

— Demain, je vais souffler sur la mer grande, et faire perdre force navires.

— Et toi, Vent de Bise ?

— Moi, je vais souffler sur la ville de Paris, et secouer comme il faut le Louvre du roi de France.

— Et toi, Vent de Nord ?

— Moi, le pape aura de mes nouvelles. Je vais souffler sur la ville de Rome.

— Et toi, Vent d’Autan ?

— Moi, je vais souffler sur la ville de Jérusalem, et briser les grands arbres, en Terre-Sainte. »

Le maître et le valet écoutaient, cachés dans la chambrette.

— « Ah ! ceci est bon à savoir. »

Le souper fini, les Vents ôtèrent leurs manteaux, leurs grandes bottes, et allèrent se coucher. À minuit, ils étaient debout. Alors, La Fleur et son valet dirent au Vent d’Autan :

— « Bonjour, Vent d’Autan. Veux-tu de quoi faire longtemps ribotte avec tes frères, comme hier soir ?

— Oui, certes.

— Eh bien, Vent d’Autan, voici un mulet chargé d’or. Il est à toi, si tu nous emmènes à Jérusalem.

— Pauvres gens, jamais vous ne pourrez me suivre.

— Vent d’Autan, ceci nous regarde.

— Eh bien, partons. Le temps de cacher mon or, et de chausser mes grandes bottes. »

Pendant que le Vent d’Autan cachait son or, La Fleur et son valet sautèrent chacun dans une de ses grandes bottes.

Il n’était que temps. Le Vent d’Autan se chaussa.

— « Maître, valet, y êtes-vous ?

— Oui. »

Le Vent d’Autan partit à travers les nuages. Vingt fois par heure, il criait à rendre sourd :

— « Maître, valet, y êtes-vous ?

— Oui. »

À la pointe de l’aube, le Vent d’Autan se posa sur le toit du plus beau château de la ville de Jérusalem. C’était là que demeurait la Princesse. La Fleur et son valet sortirent chacun de leur botte.

— « Vent d’Autan, encore un service. Arrache un contrevent, et casse une vitre, dans la chambre de la Princesse.

— Mes amis, voilà qui est fait.

— Merci, Vent d’Autan. »

Le Vent d’Autan partit. Alors, La Fleur regarda, par la vitre cassée, dans la chambre de la Princesse. Elle dormait. La Fleur jeta les trois mouchoirs de soie sur son lit.

En se réveillant, la princesse aperçut les trois mouchoirs, et pensa :

— « Bon. La Fleur est ici. Nous avons fini de souffrir. »

Déjà, La Fleur et son valet couraient les rues de Jérusalem. Toutes les cloches étaient en branle. Les rues embaumaient de fleurs et de fenouil. Les maisons étaient tendues de draps de lit blancs, comme pour la procession de la Fête-Dieu.

— « Braves gens, que se passe-t-il donc en votre ville ?

— Étranger, aujourd’hui, l’archevêque de Jérusalem marie le roi d’Angleterre à une Princesse belle comme le jour. Entre dans cette église. Tu y verras quelque chose qu’il vaut la peine de regarder. »

Dans l’église, le roi d’Angleterre attendait, entouré de ses parents et de ses amis.

La Fleur alla s’asseoir à dix pas de lui.

Enfin, la Princesse arriva, son parrain à droite, sa marraine à gauche, suivie de ses parents et de ses amis. Elle arriva, vêtue de blanc, couronnée de fleurs d’oranger.

Son premier regard fut pour La Fleur.

Déjà, l’archevêque de Jérusalem, avec son diacre et son sous-diacre, était au pied du maître-autel, pour chanter la messe du mariage.

Alors, La Fleur parla :

— « Archevêque de Jérusalem, écoutez. Archevêque de Jérusalem, je m’appelle La Fleur. Archevêque de Jérusalem, je viens dénoncer un empêchement contre le mariage de la Princesse avec le roi d’Angleterre.

— La Fleur, cria le roi d’Angleterre, il n’y a pas d’empêchement. Mais l’église n’est pas faite pour les disputes. Sortons, et faisons bataille.

— Roi d’Angleterre, je suis à ton commandement. Pourtant, la paix vaut mieux que la bataille. Je parlerai. Tu répondras. Archevêque de Jérusalem, jugez-nous.

— La Fleur, parle. Je répondrai. Archevêque de Jérusalem, jugez-nous.

— Roi d’Angleterre, j’ai fait service à la Princesse. En paiement, elle m’a donné trois mouchoirs de soie, un blanc, l’autre bleu, l’autre rouge. Si je veux les garder, peut-elle me les reprendre ?

— Non, La Fleur. Ce qui est donné est donné. Ce qui est promis est promis.

— Roi d’Angleterre, c’est bien dit. Mais tu t’es condamné toi-même. La Princesse a les trois mouchoirs de soie, parce qu’il m’a plu de les lui rendre. Mais, en paiement de mes services, elle m’a fait aussi promesse de mariage. Cette promesse, il me plaît de la garder.

— Princesse, dit l’archevêque de Jérusalem, La Fleur a-t-il dit la vérité ?

— Archevêque de Jérusalem, La Fleur a dit la vérité. En paiement de ses services, je lui ai donné trois mouchoirs de soie, l’un bleu, l’autre blanc, l’autre rouge. Ces mouchoirs, je les ai, parce qu’il lui a plu de me les rendre. Je lui ai fait aussi promesse de mariage. Cette promesse, il la garde, et j’en ai le cœur content. Archevêque de Jérusalem, jugez-nous.

— Roi d’Angleterre, tu as tort.

— Archevêque de Jérusalem, c’est vrai. Je me suis condamné moi-même. La Princesse est à La Fleur. Archevêque de Jérusalem, chantez pour eux la messe du mariage. »

La messe dite et la noce faite, La Fleur ramena la Princesse dans son pays. Ils y vécurent longtemps

heureux[69].

III

le dragon doré



Il y avait, une fois, au château de Lamothe-Goas[70], un comte et une comtesse, riches à millions, aumôniers autant que riches. Ces braves gens n’avaient qu’un fils ; mais il était beau comme le soleil, honnête comme l’or, fort et hardi comme Samson.

Un jour, le jeune homme embrassa son père et sa mère, et sauta sur son grand cheval-volant.

— « Adieu, mon père et ma mère. Aujourd’hui, j’ai vingt ans sonnés. Je vais servir le roi de France à la guerre.

— Adieu, mon ami. Que le Bon Dieu et la sainte Vierge Marie te conduisent. »

Le grand cheval-volant partit à travers les nuages, aussi vite qu’un éclair.

Pendant trois ans, le jeune homme servit le roi de France à la guerre, et commanda le régiment des Dragons Dorés. La paix faite, il s’en alla trouver le roi dans son Louvre.

— « Bonjour, roi de France.

— Bonjour, Dragon Doré. Que me veux-tu ?

— Roi de France, la paix est faite. Je veux retourner avec mon père et ma mère, au château de Lamothe-Goas. Si vous avez encore besoin de moi, écrivez. Vous ne m’attendrez pas longtemps.

— Dragon Doré, retourne au château de Lamothe-Goas. Retourne chez ton père et ta mère, et souhaite leur bien le bonjour de ma part.

— Merci, roi de France. Vous serez obéi. »

Le Dragon Doré sortit, et sauta sur son grand cheval-volant, qui partit à travers les nuages, aussi vite qu’un éclair. Avant minuit, le cavalier apercevait, au clair de la lune, le château de Lamothe-Goas.

Le Dragon Doré tira sur la bride. Aussitôt, le grand cheval-volant plana, comme un aigle, juste au-dessus du pont du ruisseau de Lauze[71].

— « Dieu vivant ! C’est mon brave père et ma brave mère qui riront, tout-à-l’heure, quand j’irai les réveiller dans leur lit. »

En ce moment, le Dragon Doré entendit crier d’en-bas :

— « Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! »

Assise seulette, au bord du chemin, une Demoiselle, en robe blanche, pleurait toutes les larmes de ses yeux.

— « Demoiselle, que faites-vous ainsi, seulette, assise au bord du chemin, et pourquoi pleurez-vous toutes les larmes de vos yeux ?

— Dragon Doré, j’ai bien raison de pleurer ainsi toutes les larmes de mes yeux. Par force, on m’a fiancée au Maître de la Nuit. Alors, je suis partie du château de mon père. Mais le Maître de la Nuit a grand pouvoir sur terre, entre le coucher et le lever du soleil. Avant la pointe de l’aube, il saura bien me reprendre. »

Le Dragon Doré mit pied à terre.

— « Demoiselle, ne pleurez plus ainsi toutes les larmes de vos yeux. Pendant trois ans, j’ai servi le roi de France à la guerre. Jamais je n’ai rencontré d’homme fort et hardi comme moi. Tout-à-l’heure nous serons au château de mon père, au château de Lamothe-Goas. Là, vous serez bien gardée. Demoiselle, c’est moi qui me charge de faire cracher au Maître de la Nuit votre promesse de mariage. Attendez-moi là, sans peur ni crainte. Le temps de faire boire mon grand cheval-volant, au ruisseau de Lauze.

— Dragon Doré, tu seras obéi. »

Le Dragon Doré descendit au ruisseau de Lauze, et fit boire son grand cheval-volant. Quand ils remontèrent, la Demoiselle n’était plus là.

— « Mère de Dieu ! Le Maître de la Nuit m’a volé la Demoiselle. Mère de Dieu ! Où sont-ils ? »

Alors, le grand cheval-volant parla :

— « Dragon Doré, m’aimes-tu ?

— Oui, je t’aime, mon grand cheval-volant. Bien souvent, tu m’as fait service, et tiré de peine à la guerre.

— Dragon Doré, si tu m’aimes, couche-toi sous ce chêne, et dors. Moi, je ferai sentinelle. Dors, jusqu’à ce que je t’éveille. Alors, tu auras des nouvelles de la Demoiselle et du Maître de la Nuit. »

Le Dragon Doré se coucha sous le chêne, et dormit. Le grand cheval-volant faisait sentinelle. À la cime du chêne, les hiboux et les effraies menaient leur sabbat, et devisaient.

— « Ouiou ouiou. — Ch ch ch ch. »

Le grand cheval-volant comprenait le langage de ces bêtes, qui savent tout ce qui se passe chaque nuit. Il se coucha, fit semblant de dormir, et dressa l’oreille.

À la cime du chêne, les hiboux et les effraies faisaient toujours leur sabbat, et devisaient.

— « Ouiou ouiou. — Ch ch ch ch. — Le Maître de la Nuit a rattrappé sa fiancée. — Ouiou ouiou. — Ch ch ch ch. — Le Maître de la Nuit garde sa fiancée prisonnière, au bois du Ramier, dans une maisonnette, près de la Fontaine-du-Loup. — Ouiou ouiou. — Ch ch ch ch. »

Alors, le grand cheval -volant secoua son maître.

— « Assez dormi, Dragon Doré. Vite, saute sur mon dos. Je sais où sont la Demoiselle et le Maître de la Nuit. »

D’un coup d’aile, le grand cheval volant porta son maître au bois du Ramier, sur le seuil de la maisonnette, près de la Fontaine-du-Loup.

Alors, le Dragon Doré tira son épée, et frappa sans peur ni crainte.

— « Pan ! pan ! »

Personne ne répondit.

D’un grand coup de pied, le Dragon Doré brisa la porte.

— « Bonsoir, Maître de la Nuit. Vite, rends-moi ma Demoiselle.

— Dragon Doré, tu ne l’auras pas. Faisons bataille. »

Le Maître de la Nuit tira son épée, et tous deux firent bataille. Enfin, le Dragon Doré porta son ennemi par terre.

— « Dragon Doré, tu es plus fort que moi. Pourtant, tu ne me tueras pas. Il est dit que je vivrai jusqu’au jour du jugement, pour ne pas ressusciter. Écoute. Prends la Demoiselle en croupe. Partez sur ton grand cheval-volant. Jusqu’à la pointe de l’aube, j’ai pouvoir de vous tourmenter. Dis un mot, retourne-toi vers ta belle, je l’emporte ; et tu ne la retrouveras jamais, jamais.

— Maître de la Nuit, tu seras obéi. »

Le Dragon Doré prit la Demoiselle en croupe, et le grand cheval-volant partit dans les airs, aussi vite qu’un éclair. Mais le Maître de la Nuit était monté derrière la pauvre fille. Il la mordait jusqu’au sang, et la secouait terriblement.

— « Dragon Doré, je tombe, je tombe.

— Courage, Demoiselle. Accrochez-vous des deux mains à la ceinture de mon épée.

— Dragon Doré, je tombe, je tombe. »

Le Dragon Doré se retourna.

— « Mère de Dieu ! Le Maître de la Nuit m’a volé la Demoiselle. Mère de Dieu ! Où sont-ils ? »

Alors, le grand cheval-volant parla :

— « Dragon Doré, m’aimes-tu ?

— Oui, je t’aime, mon grand cheval-volant. Bien souvent, tu m’as fait service, et tiré de peine à la guerre.

— Dragon Doré, si tu m’aimes, jure-moi, par ton âme, que tu ne me troqueras jamais contre aucune bête. Jure-moi, par ton âme, que tu ne me vendras jamais, ni pour or, ni pour argent.

— Mon grand cheval-volant, je te le jure par mon âme.

— Dragon Doré, maintenant que tu as juré par ton âme, mets pied à terre. Couche-toi sous ce chêne, et dors. Moi, je ferai sentinelle. Dors, jusqu’à ce que je t’éveille. Alors, tu auras des nouvelles de la Demoiselle et du Maître de la Nuit. »

Le Dragon Doré se coucha sous le chêne, et dormit. Le grand cheval-volant faisait sentinelle. À la cime du chêne, les hiboux et les effraies menaient leur sabbat, et devisaient, tant que la nuit durait encore.

— « Ouiou ouiou. — Ch ch ch ch. »

Le grand cheval-volant comprenait le langage de ces bêtes, qui savent tout ce qui se passe chaque nuit. Il se coucha, fit semblant de dormir, et dressa l’oreille.

À la cime du chêne, les hiboux et les effraies menaient toujours leur sabbat, et devisaient, tant que la nuit durait encore.

— « Ouiou ouiou. — Ch ch ch ch. — Le Maître de la Nuit a rattrapé sa fiancée. — Ouiou ouiou. — Ch ch ch ch. — Le Maître de la Nuit garde sa fiancée prisonnière dans une tour, dans une tour d’or et d’argent, sur la cime d’un rocher, au beau milieu de la mer grande, grande. — Ouiou ouiou. — Ch ch ch ch. »

Alors, le grand cheval-volant secoua son maître.

— « Assez dormi, Dragon Doré. Vite, saute sur mon dos. Je sais où sont la Demoiselle et le Maître de la Nuit. »

Le lendemain, sur le premier coup de minuit, le Dragon Doré frappait à la porte de la tour, de la tour d’or et d’argent, bâtie sur la cime d’un rocher, au beau milieu de la mer grande.

Alors, le Dragon Doré tira son épée, et frappa sans peur ni crainte.

— « Pan ! pan ! »

Personne ne répondit.

D’un grand coup de pied, le Dragon Doré brisa la porte.

— « Bonsoir, Maître de la Nuit. Vite, rends-moi ma Demoiselle.

— Dragon Doré, tu ne l’auras pas. Faisons bataille. »

Le Maître de la Nuit tira son épée, et tous deux firent bataille. Enfin, le Dragon Doré porta son ennemi par terre.

— « Dragon Doré, tu es plus fort que moi. Pourtant, tu ne me tueras pas. Il est dit que je vivrai jusqu’au jour du jugement, pour ne pas ressusciter. Écoute. Prends la Demoiselle en croupe. Partez sur ton grand cheval-volant. Jusqu’à la pointe de l’aube, j’ai pouvoir de vous tourmenter. Dis un mot, retourne-toi vers ta belle, je l’emporte, et tu ne la retrouveras jamais, jamais.

— Maître de la Nuit, tu seras obéi. »

Le Dragon Doré prit la Demoiselle en croupe, et le grand cheval-volant partit dans les airs, aussi vite qu’un éclair. Mais le Maître de la Nuit était monté derrière la pauvre fille. Il la mordait jusqu’au sang, et la secouait terriblement. Pourtant, la Demoiselle ne criait pas.

Alors, le Maître de la Nuit comprit qu’il perdait son temps, et tira son épée, pour frapper le Dragon Doré par derrière.

— « Dragon Doré, cria la Demoiselle, Dragon Doré, défends-toi. »

Le Dragon Doré se retourna.

— « Mère de Dieu ! Le Maître de la Nuit m’a volé la Demoiselle. Mère de Dieu ! Où sont-ils ?  »

Alors, le grand cheval-volant parla :

— « Dragon Doré, m’aimes-tu ?

— Oui, je t’aime mon grand cheval-volant. Bien souvent, tu m’as fait service, et tiré de peine à la guerre. Je t’ai juré, par mon âme, que je ne te troquerai jamais contre aucune bête. Je t’ai juré, par mon âme, de ne te vendre jamais, ni pour or, ni pour argent.

— Dragon Doré, couche-toi sous ce chêne, et dors. Moi, je ferai sentinelle. Dors, jusqu’à ce que je t’éveille. Alors, tu auras des nouvelles de la Demoiselle et du Maître de la Nuit. »

Le Dragon Doré se coucha sous le chêne, et dormit. Le grand cheval-volant faisait sentinelle. À la cime du chêne, les hiboux, et les effraies menaient leur sabbat, et devisaient.

— « Ouiou ouiou. Ch ch ch ch. »

Le grand cheval-volant comprenait le langage de ces bêtes, qui savent tout ce qui se passe chaque nuit. Il se coucha, fit semblant de dormir, et dressa l’oreille.

À la cime du chêne, les hiboux et les effraies faisaient toujours leur sabbat, et devisaient, tant que la nuit durait encore.

— « Ouiou ouiou. — Ch ch ch ch. — Le Maître de la Nuit a rattrapé sa fiancée. — Ouiou ouiou. — Ch ch ch ch. — Le Maître de la Nuit garde sa fiancée prisonnière, loin, bien loin, au fin fond de l’étoile du milieu des Trois Bourdons[72]. Il la garde prisonnière, dans un château de fer et d’acier. — Ouiou ouiou. — Ch ch ch ch. »

Alors, le grand cheval-volant secoua le Dragon Doré.

— « Assez dormi, Dragon Doré. Vite, saute sur mon dos. Je sais où sont la Demoiselle et le Maître de la Nuit. »

Au lever du soleil, le Dragon Doré mettait pied à terre à Bordeaux, sur la porte d’une auberge.

Alors, le grand cheval-volant parla :

— « Dragon Doré, m’aimes-tu ?

— Oui, je t’aime, mon grand cheval-volant. Bien souvent, tu m’as fait service, et tiré de peine à la guerre. Je t’ai juré, par mon âme, que je ne te troquerai jamais contre aucune bête. Je t’ai juré, par mon âme, que je ne te vendrai jamais, ni pour or, ni pour argent.

— Dragon Doré, jure-moi, par ton âme, que jusqu’à ma mort, et pour tant que je mange, le foin, le son et l’avoine ne me manqueront jamais.

— Mon grand cheval-volant, je te le jure par mon âme.

— Bon. Et maintenant, Dragon Doré, commande aux valets d’écurie de m’apporter sept sacs d’avoine, et de me tenir prête toute l’eau qu’il me faudra. Dans une heure, moi et toi nous serons partis pour un grand voyage. Tandis que je bourre ma panse, toi, va-t-en courir la ville. Achète une livre de poix chez un cordonnier, une aiguille d’or chez un orfèvre, et reviens au grand galop. »

Ce qui fut dit fut fait. Le grand cheval-volant partit à travers les nuages, aussi vite qu’un éclair.

Sur le premier coup de minuit, le Dragon Doré était au fin fond de l’étoile du milieu des Trois Bourdons. Il était devant la porte du château de fer et d’acier.

Alors, il tira son épée, et frappa sans peur ni crainte.

— « Pan ! pan ! »

Personne ne répondit.

D’un grand coup de pied, le Dragon Doré brisa la porte.

— « Bonsoir, Maître de la Nuit. Vite, rends-moi ma Demoiselle.

— Dragon Doré, tu ne l’auras pas. Faisons bataille. »

Tous deux tirèrent leurs épées, et firent bataille. Enfin, le Dragon Doré porta son ennemi par terre.

— « Dragon Doré, tu es plus fort que moi. Pourtant, tu ne me tueras pas. Il est dit que je vivrai jusqu’au jour du jugement, pour ne pas ressusciter. Écoute. Prends la Demoiselle en croupe. Partez sur ton grand cheval-volant. Jusqu’à la pointe de l’aube, j’aurai pouvoir de vous tourmenter. Dis un mot, retourne-toi vers ta belle, je l’emporte, et tu ne la retrouveras jamais, jamais.

— Maître de la Nuit, tu seras obéi. »

Alors, le grand cheval-volant parla.

— « Dragon Doré, donne à la Demoiselle ta livre de poix, et ton aiguille d’or.

— Mon grand cheval-volant, voilà qui est fait.

— Bon. Demoiselle, prenez cette livre de poix, et bouchez-en fort et ferme les oreilles du Dragon Doré.

— Grand cheval-volant, voilà qui est fait.

— Bon. Et maintenant, Demoiselle, arrachez un crin de ma queue. Enfilez-le dans l’aiguille d’or, et cousez la bouche du Dragon Doré.

— Grand cheval-volant, voilà qui est fait.

— Bon. Allons ! hop ! Partons vite. Et maintenant, tu peux venir, Maître de la Nuit. »

Le Dragon Doré prit la Demoiselle en croupe, et le grand cheval-volant partit à travers les nuages, aussi vite qu’un éclair. Mais le Maître de la Nuit était monté derrière la pauvre fille. Il la mordait jusqu’au sang, et la secouait terriblement. Pourtant, la Demoiselle ne cria pas.

Alors, le Maître de la Nuit comprit qu’il perdait son temps, et il tira son épée, pour frapper le Dragon Doré par derrière. Pourtant, la Demoiselle ne cria pas.

Alors, le Maître de la Nuit comprit qu’il perdait son temps, et il appela à son aide tous les Diables de l’enfer.

— « Dragon Doré, cria la Demoiselle, Dragon Doré, défends-toi. »

La Demoiselle pouvait crier. Le Dragon Doré avait les oreilles bouchées et la bouche cousue. Jusqu’au lever du soleil, il fit, sans se retourner, bataille contre le Maître de la Nuit et tous les Diables de l’enfer. Alors, ce méchant monde s’évanouit comme une brume, et le grand cheval-volant vint se poser devant la porte du château de Lamothe-Goas. En moins de rien, la Demoiselle déboucha les oreilles et décousit la bouche de son galant. Le Dragon Doré prit sa maîtresse par la main, et la mena dans la chambre de ses parents.

— « Bonjour, mon père et ma mère. Voici celle que je veux pour femme. Si vous dites non, je vais me rendre moine en Terre-Sainte. Vous ne me reverrez jamais, jamais.

— Mon ami, nous ne voulons pas que tu te rendes moine en Terre-Sainte. Épouse ta Demoiselle, et vivez heureux avec nous. »

On les maria le matin même, et ils vécurent longtemps heureux.

Le Dragon Doré n’oublia pas ce qu’il avait juré par son âme au grand cheval-volant. Jamais il ne le troqua contre une autre bête. Jamais il ne le vendit, ni pour or, ni pour argent. Jusqu’à sa mort, et pour tant qu’elle mangeât, le foin, le son, et l’avoine, ne manquèrent jamais à la brave

bête[73].

IV

le drac



Il y avait, une fois, un homme et une femme qui avaient trois enfants : deux garçons, et une fille, appelée la Belle Jeanneton. Les deux garçons étaient déjà forts et hardis comme des lions. La Belle Jeanneton marchait sur ses quinze ans. Elle était cent fois plus belle que le jour. Quand elle se peignait, le blé tombait de ses cheveux, par boisseaux. Quand elle se lavait les mains, les doubles louis d’or et les quadruples d’Espagne tombaient de ses doigts par douzaines.

La Belle Jeanneton et ses deux frères s’aimaient plus qu’on ne peut dire.

Un jour, leur mère mourut. Alors, leur père se remaria avec une veuve, laide et méchante comme le péché. Cette veuve avait une fille, encore plus laide et plus méchante que sa mère. La Marâtre et sa Créature commandaient en maîtresses dans la maison. Par elles, la Belle Jeanneton et ses deux frères souffraient, nuit et jour, mille tourments.

Enfin, les deux garçons dirent à leur sœur, en grand secret :

— « Petite sœur, écoute. Ici, notre Marâtre et sa Créature nous font souffrir, nuit et jour, mille tourments. Demain, nous partons pour la guerre. Toi, demeure à la maison. Endure ton mal, et prends patience. Quand nous serons riches, nous reviendrons te chercher, et nous te marierons à ton gré. Mais, avant de partir, nous voulons faire ta statuette ressemblante. Nous l’emporterons à la guerre, et nous l’embrasserons sept fois par jour.

— Frères, faites à votre volonté. »

Alors, l’aîné fit la statuette ressemblante de la Belle Jeanneton. Le cadet la peignit et la dora, mieux que le plus habile ouvrier n’eût été capable de le faire.

— « Adieu, petite sœur. Maintenant, nous pouvons partir pour la guerre. »

Ce qui fut dit fut fait. La Belle Jeanneton demeura seule à la maison, où la Marâtre et sa Créature lui faisaient souffrir, nuit et jour, mille tourments. Mais la pauvrette endurait son mal, prenait patience, et pensait :

— « Quand mes frères seront riches, ils reviendront me chercher, et ils me marieront à mon gré. »

Tandis que la Belle Jeanneton pensait ainsi, ses frères servaient à la guerre, dans l’armée du Fils du Roi de France. Jamais on n’a vu, jamais on ne verra deux hommes si forts et si hardis. Aussi, le Fils du Roi de France ne pouvait-il plus vivre sans eux. Pourtant, ils n’oubliaient pas leur petite sœur. Sept fois par jour, ils embrassaient sa statuette ressemblante.

— « Mes amis, dit un jour le Fils du Roi de France, quelle est donc cette statuette que vous embrassez ainsi sept fois par jour ?

— Fils du Roi de France, c’est la statuette de notre petite sœur, la statuette de la Belle Jeanneton. Quand elle se peigne, le blé tombe de ses cheveux par boisseaux. Quand elle se lave les mains, les doubles louis d’or et les quadruples d’Espagne tombent de ses doigts par douzaines.

— Mes amis, écoutez. La guerre est finie. Partez vite, chercher la Belle Jeanneton. Demain, je vous attends dans mon château, sur le bord de la mer. Si vous m’avez dit vrai, j’épouse votre sœur. Si vous m’avez menti, je vous fais enfermer dans un cachot noir. Je vous fais briser la tête sous une pierre ; et vous pourrirez, rongés des vers et des rats.

— Fils du Roi de France, vous serez obéi. »

Les deux frères montèrent à cheval, et partirent au grand galop. Trois jours après, ils arrivaient à la maison de leur père.

— « Bonjour, père. Nous venons de la part du Fils du Roi de France. Il veut épouser notre petite sœur. Laissez-nous emmener la Belle Jeanneton.

— Mes fils, faites à votre volonté. »

La Marâtre et sa Créature écoutaient.

— « Garçons, nous voulons partir avec vous. »

Pour paraître devant le Fils du Roi de France, la Belle Jeanneton se vêtit en mariée : voile, robe et souliers blancs, couronne de fleurs d’oranger. La Marâtre et sa Créature ne quittèrent pas leurs loques rogneuses.

Toutes trois montèrent dans une superbe voiture, attelée de quatre chevaux blancs. Assis à la place du cocher, les deux frères conduisaient, chacun son tour.

La Marâtre avait son plan. Avant de partir, elle avait dit en secret à sa Créature :

— « Écoute. C’est toi qui épouseras le Fils du Roi de France. »

À midi, la voiture arrivait au bord de la mer. Alors, l’aîné des deux frères dit :

— « Belle Jeanneton, dans trois heures, nous serons au château du Fils du Roi de France. Belle Jeanneton, prends garde que le vent de la mer ne gâte pas ton beau visage.

— Marâtre, demanda la Belle Jeanneton, qu’a dit mon frère aîné ?

— Ton frère aîné a dit : « Donne tes souliers blancs à ta sœur. »

La Belle Jeanneton obéit sans se plaindre, et chaussa les savates de la Créature.

Une heure plus tard, le cadet des deux frères dit :

— « Belle Jeanneton, dans deux heures, nous serons au château du Fils du Roi de France. Belle Jeanneton, prends garde que le vent de la mer ne gâte pas ton beau visage.

— Marâtre, demanda la Belle Jeanneton, qu’a dit mon frère cadet ?

— Ton frère cadet a dit : « Donne ta robe blanche à ta sœur. »

La Belle Jeanneton obéit sans se plaindre, et se vêtit des loques rogneuses de la Créature.

Une heure plus tard, l’aîné des deux frères dit :

— « Belle Jeanneton, dans une heure nous serons au château du Fils du Roi de France. Belle Jeanneton, prends garde que le vent de la mer ne gâte pas ton beau visage.

— Marâtre, demanda la Belle Jeanneton, qu’a dit mon frère aîné ?

— Ton frère aîné a dit : « Donne à ta sœur ton voile blanc, et ta couronne de fleurs d’oranger. »

La Belle Jeanneton obéit sans se plaindre.

Que firent alors la Marâtre et sa Créature ? Tandis que la voiture roulait, elles ouvrirent la portière doucement, bien doucement, et, sans être vues des deux frères, lancèrent la Belle Jeanneton dans un bourbier.

Depuis le lever du soleil, le Fils du Roi de France attendait, bouillant d’impatience, devant la grande porte de son château. Dès qu’il aperçut la Marâtre et sa Créature, il devint tout bleu de colère.

— « Bourreau, cria-t-il, ces deux hommes m’ont menti. Vite, enferme-les dans un cachot noir. Brise leur la tête sous une pierre, et laisse-les pourrir, rongés des vers et des rats. »

Le bourreau obéit.

Alors, le Fils du Roi de France se tourna vers la Marâtre et sa Créature.

— « Femmes, qui êtes-vous ?

— Fils du Roi de France, je suis la mère de la Belle Jeanneton. Voici votre fiancée.

— Çà, la Belle Jeanneton ? Valets, vite, un peigne. Vite, une aiguière. »

Les valets obéirent.

— « Souillon, peigne-toi. »

La Créature obéit. Mais ce n’était pas le blé, c’étaient les poux, qui tombaient de ses cheveux par boisseaux.

— « Souillon, lave tes mains. »

La Créature obéit. Mais ce n’étaient pas des doubles louis d’or et des quadruples d’Espagne qui tombaient de ses doigts par douzaines. C’étaient la rogne et la crasse.

— « Bourreau, commanda le Fils du Roi de France, enferme ces deux vauriennes dans un sac et jette-les dans la mer. »

Le bourreau obéit.

Pendant que le Fils du Roi de France ordonnait ainsi le mal et le bien, la Belle Jeanneton gisait toujours dans son bourbier.

— « Sainte Vierge, à mon secours. Sainte Vierge, ayez pitié de moi. »

Vint à passer une brave jardinière.

— « Sainte Vierge, à mon secours. Sainte Vierge, ayez pitié de moi. »

La brave jardinière arrivait à temps. Elle aida la Belle Jeanneton à sortir du bourbier, et la mena dans sa maison.

— « Tiens, petite. Peigne-toi. »

Tandis que la Belle Jeanneton se peignait, le blé tombait de ses cheveux par boisseaux.

— « Tiens, petite, lave-toi. »

Tandis que la Belle Jeanneton se lavait de la tête aux pieds, les doubles louis d’or et les quadruples d’Espagne, tombaient de ses doigts par douzaines.

— « Tiens, petite, mets ces jolis habits de paysanne.

— Merci, brave jardinière. En paiement de votre charité, prenez ce blé. Prenez ces doubles louis d’or, et ces quadruples d’Espagne. Si vous le voulez, je vivrai chez vous comme servante. »

Ce qui fut dit fut fait. Chaque matin, la Belle Jeanneton s’en allait au château du Fils du Roi de France, vendre ses premières pêches. En retournant chez sa maîtresse, elle ne manquait jamais de se baigner dans la mer.

Un jour, le Fils du Roi de France aperçut, de sa fenêtre, la Belle Jeanneton qui retournait chez sa maîtresse. Aussitôt, il en tomba amoureux fou.

— « Valets, dit-il, quelle est cette jolie paysanne ?

— Fils du Roi de France, c’est une brave fille, qui vient ici, chaque matin, vendre ses premières pêches.

— Vite, valets, courez après elle, et ramenez-la. »

Mais la Belle Jeanneton était déjà loin. Elle se baignait, tranquille et le cœur content.

Malheur ! Le Drac la guettait. Cent fois plus vite qu’un éclair, il la saisit, et l’emporta dans son beau château, dans son beau château plein de statues d’or et d’argent, dans son beau château bâti sous les eaux, tout au beau milieu d’un jardin, planté de grands arbres et de fleurs de mer.

— « Belle Jeanneton, je suis le Drac. Je suis le Roi des eaux. Tiens, prends cette robe couleur du soleil. Prends cette couronne d’étoiles. Belle Jeanneton, écoute. Je suis amoureux fou de toi. Marions-nous. Tu seras ma reine.

— Drac, tu n’es pas de la race des chrétiens. Nous ne nous marierons jamais, jamais. »

Alors, le Drac devint tout bleu de colère. Mais il était trop amoureux pour faire mal à sa maîtresse.

— « Belle Jeanneton, le temps est proche où tu feras à ma volonté. Jusque-là, tu ne m’échapperas pas. »

Cela dit, le Drac prit un anneau d’or, et le riva, à grands coups de marteau, au pied gauche de la Belle Jeanneton. À cet anneau, il attacha une chaîne dorée, fine comme un cheveu, forte comme une barre d’acier, et longue de sept cents lieues.

— « Belle Jeanneton, voici qui me répond de toi. Sur la mer, où je commande, tu peux courir

où tu voudras. Quand tu seras lasse de courir, tu diras :

« Drac, tire la chaîne[74],
Dans la mer m’emmène. »

Aussitôt, je tirerai ta chaîne dorée, pour te ramener au château. »

Ce qui fut dit fut fait. Chaque matin, la Belle Jeanneton s’en allait courir sur la mer. Quand elle était lasse, elle disait :

« Drac, tire la chaîne,
Dans la mer m’emmène. »

Aussitôt, le Drac tirait la chaîne dorée, et ramenait sa prisonnière au château.

Un jour, la Belle Jeanneton courait ainsi sur la mer. Elle arriva tout proche du château du Fils du roi de France. Les cochers, qui faisaient baigner leurs chevaux, l’aperçurent, et coururent prévenir leur maître.

— « Fils du Roi de France, regardez, regardez courir sur la mer cette belle demoiselle, avec sa robe couleur du soleil, et sa couronne d’étoiles. »

Le Fils du Roi de France devint pâle comme un mort.

— « Par mon âme, cette belle demoiselle est la même que la servante dont je suis amoureux fou. »

La Belle Jeanneton marchait toujours sur la mer. À cent pas du bord, elle s’arrêta pour chanter :

— « Le Drac m’a volée[75].
Par le pied il m’a attachée
Avec une chaîne dorée.
Demain, je serai revenue. »

Le soleil baissait. Alors, la Belle Jeanneton dit :

— « Drac, tire la chaîne,
Dans la mer m’emmène. »

Aussitôt, le Drac tira la chaîne dorée, et ramena sa prisonnière au château.

Depuis le coucher du soleil, le Fils du Roi de France, tout seul dans sa chapelle, pria Dieu jusqu’à la pointe de l’aube. Alors, il se choisit une hache large et tranchante, détacha son grand cheval, lui mit la bride et la selle, et regarda loin, bien loin sur la mer.

À la même heure, la Belle Jeanneton se levait, pour cueillir, dans le jardin du château, la fleur rouge, la fleur de mer, qui ressuscite les morts.

— « Adieu, Drac. Je vais me promener sur la mer. Quand je serai lasse, je dirai :

« Drac, tire la chaîne,
Dans la mer m’emmène. »

La Belle Jeanneton partit, avec sa robe couleur du soleil, avec sa couronne d’étoiles, avec sa fleur rouge, la fleur de mer, qui ressuscite les morts.

Du plus loin qu’il l’aperçut, le Fils du Roi de France saisit sa hache large et tranchante, sauta sur son grand cheval, et se tint prêt à marcher.

À cent pas du bord, la Belle Jeanneton s’arrêta.

Hardi ! Le Fils du Roi de France poussa son grand cheval dans la mer, saisit la Belle Jeanneton par la ceinture, brisa la chaîne dorée d’un seul coup de hache, et repartit au grand galop.

Mais le Drac se méfiait. Sur la secousse de la chaîne dorée, il partit. Il partit sur la mer, secouant les vents et l’orage, cent fois plus vite qu’un éclair.

Rien n’y fit. Le Fils du Roi de France était à terre, avec la Belle Jeanneton. À terre, finit le pouvoir du Drac.

— « Merci, Fils du Roi de France. Je te connais. Toi, tu ne me connais pas. Je suis la Belle Jeanneton.

— Tu es la Belle Jeanneton ! Valets, vite, un peigne. Vite, une aiguière. »

Les valets obéirent.

La Belle Jeanneton se peigna. De ses cheveux, le blé tomba par boisseaux.

La Belle Jeanneton se lava les mains. De ses doigts, les doubles louis d’or et les quadruples d’Espagne tombèrent par douzaines.

— « Belle Jeanneton, je suis amoureux fou de toi. Veux-tu de moi pour mari ?

— Fils du Roi de France, pour me marier, il faut le consentement de mes deux frères.

— Malheur ! Tes deux frères gisent dans un cachot noir, rongés des vers et des rats.

— Fils du roi de France, mène-moi dans le cachot noir. »

Le Fils du roi de France obéit. Alors, la Belle Jeanneton toucha ses deux frères avec la fleur rouge, avec la fleur de mer qui ressuscite les morts. Aussitôt, la fleur se flétrit ; mais les deux frères se relevèrent, forts et hardis.

— « Mes frères, voulez-vous du Fils du Roi de France pour mon mari ?

— Petite sœur, nous le voulons. »

Ce même jour, le Fils du Roi de France épousa

la Belle Jeanneton. Ils vécurent longtemps heureux[76].

V

barbe-bleue



Il y avait, une fois, un homme haut de six pieds, avec une barbe bleue qui lui descendait jusqu’à la ceinture. C’est pourquoi on l’appelait Barbe-Bleue. Cet homme était riche comme la mer. Pourtant, il ne faisait jamais l’aumône. Jamais il ne mettait le pied dans une église. On disait qu’il s’était marié sept fois ; mais on ne savait ce que ses sept femmes étaient devenues.

Enfin, le Roi de France fut avisé de ces mauvais bruits. Aussitôt, il envoya force soldats pour arrêter le méchant homme, et un grand juge rouge pour l’interroger. Pendant sept ans, ils battirent les bois et les montagnes ; mais Barbe-Bleue se cachait je ne sais où.

Les soldats et le grand juge rouge repartis, Barbe-Bleue reparut, plus méchant, plus terrible que jamais. C’était au point que nul n’osait se hasarder à sept lieues autour de son château.

Un matin, Barbe-Bleue courait la campagne, monté sur son grand cheval noir, suivi de trois dogues, grands et forts comme des taureaux. Vint à passer, toute seulette, une jeune et belle demoiselle.

Sans dire un mot, le gueux la saisit par la ceinture, et l’emporta dans son château.

— « Écoute. J’entends que tu sois ma femme. Désormais, tu ne sortiras plus d’ici. »

Par force, la demoiselle épousa Barbe-Bleue, et demeura prisonnière, souffrant mort et passion, pleurant toutes les larmes de ses yeux. Chaque matin, dès la pointe de l’aube, Barbe-Bleue montait à cheval, et partait, suivi de ses trois dogues, grands et forts comme des taureaux. Il ne rentrait qu’à l’heure du souper. Tout le long du jour, sa femme ne bougeait pas de la fenêtre. Elle regardait là-bas, là-bas, dans la campagne, et songeait bien tristement.

Parfois, venait s’asseoir auprès de sa maîtresse une bergerette, jolie comme un cœur, et sage comme une sainte.

— « Madame, lui disait-elle, je connais vos pensées. Vous vous méfiez des valets et des servantes de ce château. Madame, vous n’avez pas tort. Mais moi, je ne suis pas née pour vous trahir. Madame, contez-moi vos peines. »

La dame se taisait. Mais un jour elle parla.

— « Bergerette, jolie Bergerette, si tu me trahis, le Bon Dieu et la sainte Vierge te puniront. Écoute. Je vais te conter mes peines. Bergerette, nuit et jour, je songe à mon pauvre père, à ma pauvre mère. Je songe à mes deux frères, partis depuis sept ans passés à l’étranger, pour le service du roi de France. Bergerette, jolie Bergerette, si tu me trahis, le Bon Dieu et la sainte Vierge te puniront.

— Madame, je ne vous trahirai pas. Écoutez. J’ai grand pouvoir sur un geai parlant. Quand vous voudrez, il ira tout conter à vos deux frères, partis, depuis sept ans passés à l’étranger pour le service du roi de France.

— Merci, Bergerette. Attendons le bon moment. »

Désormais, la dame et la jolie Bergerette devinrent grandes amies. Mais elles ne parlèrent plus de rien, craignant d’être vendues par les valets et servantes du château.

Un jour, Barbe-Bleue dit à sa femme :

— « Écoute. Demain matin, dès la pointe de l’aube, je pars pour un grand voyage. Voici sept clefs. Les six plus grandes ouvrent les chambres et les armoires du château. Tu peux t’en servir à ta volonté. Mais la plus petite clef ouvre la porte de cette chambrette. Là, je te défends d’entrer. Si tu n’obéis pas, je le saurai, et il t’arrivera malheur. »

Le lendemain matin, dès la pointe de l’aube, Barbe-Bleue partit au galop sur son cheval noir, suivi de ses trois dogues, grands et forts comme des taureaux.

Pendant trois mois, la dame fit comme le maître avait commandé. Avec les six grandes clefs, elle n’ouvrit que les chambres et les armoires du château. Mais elle pensait cent fois par jour :

— « Je voudrais bien savoir ce qu’il y a dans la chambrette. »

Cela ne pouvait durer longtemps.

— « Bah ! se dit-elle un jour, contentons mon envie. Barbe-Bleue ne le saura pas. »

Aussitôt dit, aussitôt fait. La Dame appela la jolie Bergerette, prit la petite clef, et ouvrit la porte de la chambrette.

— « Sainte Vierge ! Huit crocs de fer. Sept femmes mortes accrochées. »

La Dame tenta de refermer la porte. Mais la petite clef tomba par terre. La jolie Bergerette la ramassa. Malheur ! La petite clef portait une tache de sang.

La chambrette fermée, la Dame et la jolie Bergerctte fourbirent la tache de sang jusqu’au coucher du soleil. Elles la fourbirent avec du vinaigre et du sel, avec des cendres chaudes, avec de la prêle[77]. Rien n’y fit. Plus les deux malheureuses frottaient, plus la tache de sang se montrait en rouge sur le fer.

Enfin, la petite clef parla.

— « Frottez, femmes. Certes, vous pouvez bien frotter. Ma tache de sang ne partira jamais, jamais. Dans sept jours, Barbe-Bleue sera de retour. »

Alors, la jolie Bergerette dit à sa maîtresse :

— « Madame, le bon moment est venu de dépêcher le geai parlant. — Cac cac cac. »

À ce cri, le geai parlant entra par la fenêtre.

— « Cac cac cac. Jolie Bergerette, que me veux-tu ?

— Geai parlant, pars pour l’étranger. Pars pour l’armée du Roi de France. Là, tu diras aux deux frères de ma maîtresse : « Vite, vite, courez au secours de votre sœur, prisonnière au château de Barbe-Bleue. »

Dans la nuit noire, le geai parlant partit à toute volée. Au lever du soleil, il avait fait son devoir.

Sept jours après, Barbe-Bleue rentrait dans son château, toujours monté sur son cheval noir, suivi de ses trois dogues grands et forts comme des taureaux.

— « Femme, rends-moi mes sept clefs. »

La pauvrette lui présenta les six grandes clefs des chambres et des armoires.

— « Bougresse ! Je n’ai pas mon compte. La petite clef ! La petite clef ! »

Toute tremblante, la malheureuse présenta la petite clef tachée de sang.

— « Carogne ! Tu as regardé dans la chambrette. Dans une heure, tu pendras morte au huitième croc de fer. »

Barbe-Bleue descendit dans la cour, pour affiler son coutelas sur la pierre

Tout en affilant son coutelas, il disait :

— « Affile, affile, coutelas. — Par le cou de ma femme tu passeras[78]. »

La Dame et la jolie Bergerette écoutaient toutes tremblantes.

— « Bergerette, jolie Bergerette, monte, monte au plus haut de la tour. »

La jolie Bergerette obéit. Dans la cour, Barbe-Bleue affilait toujours son coutelas sur la pierre.

— « Affile, affile, coutelas. — Par le cou de ma femme tu passeras.

— Bergerette, jolie Bergerette, que vois-tu du plus haut de la tour ?

— Madame, du plus haut de la tour, je vois le soleil qui rayonne. Je vois la mer. Je vois les montagnes et les plaines. »

Alors, la dame monta sept marches de l’escalier.

Dans la cour, Barbe-Bleue affilait toujours son coutelas sur la pierre.

— « Affile, affile, coutelas. — Par le cou de ma femme tu passeras.

— Bergerette, jolie Bergerette, que vois-tu du plus haut de la tour ?

— Madame, du plus haut de la tour, je vois, là-bas, là-bas, vos deux frères lancés au grand galop de leurs chevaux. »

Alors, la Dame monta sept autres marches de l’escalier.

Dans la cour, Barbe-Bleue affilait toujours son coutelas sur la pierre.

— « Affile, affile, coutelas. — Par le cou de ma femme tu passeras.

— Bergerette, jolie Bergerette, que vois-tu du plus haut de la tour ?

— Madame, vos deux frères sont une lieue plus près[79]. — Sauvez votre vie, si vous pouvez. »

Dans la cour, Barbe-Bleue avait fini d’aiguiser son coutelas sur la pierre.

— « Descends, carogne. Descends, ou je monte. »

Alors, la dame monta sept autres marches de l’escalier.

— « Mon ami, le temps de faire ma prière. — Bergerette, jolie Bergerette, que vois-tu du plus haut de la tour ?

— Madame, vos deux frères sont tout près, tout près. — Sauvez votre vie, si vous pouvez. »

Alors, la Dame monta jusqu’au plus haut de la tour. Ses deux frères mettaient pied à terre devant la porte du château.

De la cour, Barbe-Bleue criait :

— « Descends, carogne. Descends, ou je monte. »

Barbe-Bleue monta, brandissant son coutelas bien affilé.

— « Hardi ! mes frères. À mon secours. »

Barbe-Bleue lâcha sa femme, et siffla ses trois dogues, grands et forts comme des taureaux.

Sabre au poing, les deux frères arrivaient sur la plate-forme de la tour.

— « Hardi ! mes frères. À mon secours. »

Pendant une heure d’horloge, bêtes et gens firent bataille. Enfin, Barbe-Bleue tomba mort avec ses trois dogues, grands et forts comme des taureaux.

— « Petite sœur, ce gueux et ses bêtes ont fini de mal faire. Partons. »

Le frère aîné prit sa sœur en croupe. Le cadet prit la jolie Bergerette. Au coucher du soleil, ils arrivaient au château de leurs parents.

— « Bonjour, mon père. Bonjour, ma mère. Vous m’avez pleurée comme morte, et morte je serais, au château de Barbe-Bleue, sans l’amitié de cette jolie Bergerette. »

Tous s’embrassèrent, comme des gens bien heureux de se revoir.

À souper, le frère cadet parla.

— « Écoutez, mon père. Écoutez, ma mère. Je suis amoureux de la jolie Bergerette. Si vous ne me la donnez pas pour femme, demain je repars pour la guerre. Vous ne me reverrez jamais, jamais.

— Mon fils, fais à ta volonté. Ta jolie Bergerette aura

pour dot le château de Barbe-Bleue[80]. »

VI

la gardeuse de dindons



Il y avait, une fois, un roi qui aimait beaucoup le sel. Ce roi était veuf, et avait trois filles à marier. Il avait aussi un valet, avisé comme il n’y en a guère.

Un jour que ce valet était occupé à pétrir, dans le fournil, le roi vint le trouver, et lui dit :

« — Valet, tu es un homme de sens. Je veux te consulter sur une affaire fort secrète.

— Maître, je n’aime pas les secrets. Si vous devez parler de votre affaire à un autre qu’à moi, ne m’en dites pas un mot. Vous croiriez que je vous ai trahi, et vous me chasseriez de chez vous.

— Valet, je n’en parlerai qu’à toi.

— Alors, j’écoute.

— Valet, j’ai trois filles à marier. Je suis vieux, et je ne veux plus être roi. Quand tu auras fini de pétrir, va me quérir le notaire. Je veux me réduire à une pension, et partager mon bien entre mes trois filles.

— Maître, à votre place je ne ferais pas cela.

— Pourquoi, valet ?

— Maître, celui qui n’a plus rien est bien vite méprisé. À votre place, je garderais ma terre, et je doterais mes filles raisonnablement, le jour de leur mariage.

— Valet, mes filles m’aiment. Je ne crains rien.

— Maître, mettez-les à l’épreuve, avant de vous décider. »

Le roi monta dans sa chambre, et commanda qu’on y fit venir ses trois filles.

« — M’aimes-tu ? dit-il à l’aînée.

— Père, je vous aime plus que tout au monde.

— Bien. Et toi, ma cadette, m’aimes-tu ?

— Père, je vous aime plus que tout au monde.

— Bien. Et toi, ma dernière, m’aimes-tu ?

— Père, je vous aime autant que vous aimez le sel.

— Méchante langue ! Tu insultes ton père. Rentre dans ta chambre, et attends-y que j’aie décidé ce qu’il faut faire de toi. »

La fille dernière rentra dans sa chambre. Alors, ses deux sœurs dirent à leur père :

« — Notre sœur vous a insulté. Elle mérite la mort.

— Mes filles elle mourra. Mais vous autres, vous m’aimez, et vous ne tarderez pas à recevoir votre récompense. Attendez-moi ici. »

Le roi redescendit au fournil, où le valet pétrissait toujours, et lui conta ce qui venait de se passer.

« — Maintenant, valet, l’épreuve est faite. Va me quérir le notaire, pour qu’il partage ma terre entre mes deux filles aînées, et le bourreau pour qu’il fasse mourir ma dernière.

— Maître, les paroles sont des femelles ; mais les actes sont des mâles. Votre épreuve n’est pas bonne. À votre place, je jugerais mes filles sur ce qu’elles feront, et non pas sur ce qu’elles ont dit.

— Tais-toi, valet. Tu ne sais pas ce que tu dis. Tais-toi, ou je t’assomme de coups de bâton. »

Quand le valet vit le roi brandir son bâton, il fit semblant de changer d’avis.

« — Eh bien, maître, j’ai tort. Vous parlez comme un livre. Faites à votre volonté. Je vais aller quérir le notaire, et je veux servir moi-même de bourreau à votre dernière fille. Je la mènerai dans un bois, je la tuerai, et je vous rapporterai sa langue.

— Tu vois bien, valet, que tu es de mon avis. Va-t-en d’abord quérir le notaire. »

Donc le valet alla quérir le notaire. Le roi maria ses deux filles aînées sur-le-champ, et donna la moitié de sa terre à chacune d’elles.

— « Notaire, dit-il, je me réserve, pendant toute ma vie, d’aller vivre six mois chez ma fille aînée, et six mois chez la seconde. Ne manque pas de marquer cela sur ton papier. »

Mais le notaire était une grande canaille, qui fut condamné, la même année, aux galères pour le restant de sa vie. Il avait reçu secrètement de l’argent des deux filles aînées, et il ne marqua pas sur son papier ce que le roi s’était réservé.

« — Maître, dit le valet, Dieu veuille que ce qui est fait soit bien fait. Maintenant, je vais mener votre dernière fille dans un bois, pour lui faire passer le goût du pain, et vous rapporter sa langue.

— Pars, valet. Quand tu seras revenu, je te récompenserai. »

Le valet alla chercher une chaîne, et la passa au cou de la pauvre fille. Cela fait, il prit son sabre, et siffla sa chienne.

« — Allons, insolente ! Allons, malheureuse ! Tu n’as pas longtemps à vivre. Recommande ton âme au Bon Dieu, à la sainte Vierge Marie et aux saints. »

Ainsi cria le valet, tant qu’il fut à même d’être entendu par le roi. Mais dans le bois, ce fut autre chose.

« — Demoiselle, n’ayez pas peur. J’ai fait tout ceci pour vous sauver du bourreau. Vos chemises et vos plus belles hardes sont dans ma besace. J’y ai mis aussi des habits de paysanne que vous allez revêtir tout de suite. Avant de me louer comme valet chez votre père, j’ai servi dans le château d’un autre roi. Sa femme ne me refusera pas de vous prendre, comme gardeuse de dindons. Là, vous serez bien cachée. »

En effet, le valet amena La fille du roi dans ce château. La reine la prit à son service, comme gardeuse de dindons, et lui donna son logement dans une chambrette, sous un escalier. Cela fait, le valet revint chez son maître. En traversant le bois, il tira son sabre, tua sa chienne, et lui arracha la langue.

« — Maître, j’ai tué votre fille, et je vous rapporte sa langue.

— Valet, je suis content de toi. Voici cent louis d’or pour ta peine.

— Cent louis d’or, maître ! Ce n’est pas assez pour un pareil travail.

— Eh bien, valet, en voilà cent autres.

— Et vous, mesdames, ne me donnerez-vous rien, pour avoir tué votre sœur, et pour vous avoir rapporté sa langue ?

— Valet, nous te donnerons chacune autant que notre père.

— Merci, maître. Merci, mesdames. »

Le lendemain, les deux filles aînées appelèrent chacune son mari, et s’en allèrent trouver le roi.

« — Père, vous n’êtes plus ici chez vous. La partie droite de ce château appartient à votre fille aînée, et la gauche à la cadette. Allez-vous-en.

— Méchantes filles, vous me payez mal tout le bien que je vous ai fait. M’en aller, je ne veux pas. Le papier du notaire me donne droit, pendant toute ma vie, d’aller vivre six mois chez ma fille aînée, et six mois chez la cadette.

— « Parle papier. Tais-toi langue[81]. » — Le notaire n’a pas marqué cela sur son papier.

— Le notaire est aussi canaille que vous.

— Allons, leste ! Dehors, ou gare les chiens. »

Le pauvre roi sortit du château. Sur le pas de la porte, il rencontra le valet.

— « Où allez-vous, maître ?

— Je m’en vais à la volonté de Dieu. Ce château n’est plus le mien. Mes filles et mes gendres m’en ont chassé. Valet, pourquoi m’as-tu si mal conseillé, quand je voulais partager ma terre entre mes filles ?

— Maître, je vous ai dit : « Éprouvez-les. » Vous avez cru aux paroles qui sont des femelles, tandis que les actes sont des mâles, et vous avez agi à votre tête. Mais ce qui est fait est fait, et le regret ne sert de rien. Attendez-moi là. Je reviens. Nous allons partir ensemble. Je veux toujours être votre valet.

— Valet, reste ici, pour ton bien. Je n’ai plus de quoi te payer, ni de quoi te nourrir.

— Maître je vous servirai pour rien, et j’ai de quoi vivre pour nous deux.

— Valet, comme tu voudras. »

Le valet entra dans le château, et revint un moment après, avec une besace pleine sur le dos.

— « Allons, partons. »

Au bout de sept jours de voyage, ils arrivèrent dans un pays, où ils trouvèrent en vente une petite métairie, avec une maison de maître. Le valet l’acheta, et la paya comptant avec les louis d’or qu’il avait reçus pour sa peine, quand on croyait qu’il avait fait mourir la dernière fille du roi.

— « Maître, cette petite métairie est la vôtre. Buvez, mangez, chassez, promenez-vous, tandis que je travaillerai les champs et les vignes.

— Merci, valet. Il y a force maîtres qui ne te valent pas. »

Pendant que tout cela se passait, la dernière fille, que son père croyait morte, demeurait toujours, comme gardeuse de dindons, dans le château du roi où le valet l’avait placée. Ce roi avait un fils si fort, si hardi, si beau garçon, que toutes les filles du pays en tombaient amoureuses. La gardeuse de dindons fit comme les autres ; mais il ne la regardait même pas.

— « Mal appris, pensait-elle souvent, je te forcerai bien à me regarder. »

Le temps du carnaval arriva. Chaque soir, après souper, le fils du roi s’habillait de neuf, et montait à cheval, pour s’en aller danser, jusqu’au lendemain matin, dans les châteaux du voisinage. Que fit la gardeuse de dindons ? Pendant la veillée, elle se dit malade, et fit semblant d’aller se coucher. Mais elle descendit secrètement à l’écurie, sella et brida un cheval, et lui donna double picotin d’avoine. Ensuite, elle remonta dans sa chambre, ouvrit la besace où étaient les hardes qu’elle avait rapportées de chez son père. Cela fait, elle se peigna, avec un peigne d’or, se chaussa de bas blancs, et de petits souliers rouges en maroquin de Flandre, mit une belle robe couleur du ciel, redescendit à l’écurie, sauta sur son cheval, et partit au galop pour le château où le fils du roi s’en était allé danser.

Quand elle entra dans le bal, les joueurs de vielle et de violon cessèrent de jouer, les danseurs de danser, et tous les invités disaient :

— « Quelle est cette belle demoiselle ? »

Enfin, les joueurs de vielle et de violon recommencèrent leur musique, et le fils du roi prit la jeune fille par la main, pour la mener à la danse. Mais, au premier coup de minuit, elle laissa son danseur en plan, sauta sur son cheval, et repartit au galop.

Le lendemain, elle s’en alla garder les dindons, comme de coutume, et le fils du roi, qui la rencontra, en allant à la chasse, pensa :

— « C’est étonnant comme cette jeune paysanne ressemble à la belle demoiselle que j’ai vue au bal, la nuit passée. »

Le soir même, après souper, il s’habilla de neuf, monta à cheval, et partit encore pour le bal. Que fit alors la gardeuse de dindons ? Pendant la veillée, elle se dit malade, et fit semblant d’aller se coucher. Mais elle descendit secrètement à l’écurie, sella et brida un cheval, et lui donna double picotin d’avoine. Ensuite, elle remonta dans sa chambre, et ouvrit la besace où étaient les hardes qu’elle avait rapportées de chez son père. Cela fait, elle se peigna, avec un peigne d’or, se chaussa de bas blancs, et de petits souliers en maroquin de Flandre, mit une robe couleur de la lune, redescendit à l’écurie, sauta sur son cheval, et partit au galop pour le château où le fils du roi était allé danser.

Quand elle entra dans le bal, les joueurs de vielle et de violon cessèrent de jouer, les danseurs de danser, et tous les invités disaient :

— « Quelle est cette belle demoiselle ? »

Enfin, les joueurs de vielle et de violon recommencèrent leur musique, et le fils du roi prit la jeune fille par la main, pour la mener à la danse. Mais, au premier coup de minuit, elle laissa son danseur en plan, sauta sur son cheval et repartit au galop. Le lendemain, elle s’en alla garder les dindons, comme de coutume ; et le fils du roi qui la rencontra, en allant à la chasse, pensa :

— « C’est étonnant comme cette jeune paysanne ressemble à la belle demoiselle que j’ai vue au bal la nuit passée. »

Le soir même, après souper il s’habilla de neuf, monta à cheval, et partit encore pour le bal. Que fit alors la gardeuse de dindons ? Pendant la veillée, elle se dit malade, et fit semblant d’aller se coucher. Mais elle descendit secrètement à l’écurie, sella et brida un cheval, et lui donna double picotin d’avoine. Ensuite, elle remonta dans sa chambre, et ouvrit la besace où étaient les hardes qu’elle avait rapportées de chez son père. Cela fait, elle se peigna avec un peigne d’or, se chaussa de bas blancs, et de petits souliers rouges en maroquin de Flandre, mit une robe couleur du soleil, redescendit à l’écurie, sauta sur son cheval, et partit au galop pour le château où le fils du roi s’en était allé danser.

Quand elle entra dans le bal, les joueurs de vielle et de violon cessèrent de jouer, les danseurs de danser, et tous les invités disaient :

— « Quelle est cette belle demoiselle ? »

Enfin, les joueurs de vielle et de violon recommencèrent leur musique, et le fils du roi prit la jeune fille par la main pour la mener à la danse. Mais, au premier coup de minuit, elle laissa son danseur en plan, sauta sur son cheval, et repartit au galop. En s’échappant, elle perdit, dans le bal, son petit soulier rouge du pied droit.

Depuis le premier jour où la jeune fille avait paru dans le bal, le fils du roi en était devenu si amoureux, si amoureux, qu’il en avait perdu le boire et le manger. Il ramassa le petit soulier rouge, et le fit essayer aux demoiselles du bal. Mais toutes avaient le pied trop grand pour le chausser. Alors, il mit le petit soulier rouge dans sa poche, et s’en revint au château de son père.

— « Père, je suis tombé amoureux d’une jeune fille qui a perdu ce petit soulier rouge dans le bal. Si vous ne me la donnez pas en mariage, vous serez cause d’un grand malheur. Je m’en irai loin, bien loin, me rendre moine, dans un pays d’où je ne reviendrai jamais, jamais.

— Mon fils, je ne veux pas que tu te rendes moine. Dis-moi où cette jeune fille demeure, et nous monterons tous deux à cheval, pour aller la demander en mariage à son père.

— Père, je ne sais pas où elle demeure.

— Eh bien, va me chercher le tambour de la commune. »

Le jeune homme obéit.

— « Tambour, voici cent pistoles. Va-t-en crier partout que la demoiselle qui pourra chausser ce petit soulier rouge sera la femme de mon fils. »

Le tambour partit, et cria partout, comme il en avait reçu l’ordre. Pendant trois jours, le château du roi fut plein de demoiselles, qui venaient pour essayer le petit soulier rouge. Mais aucune ne pouvait le chausser. La gardeuse de dindons les regardait faire, et riait de tout son cœur.

— « À ton tour, gardeuse de dindons, dit le fils du roi.

— Vous n’y pensez pas, monsieur. Je ne suis qu’une pauvre petite paysanne. Comment voulez-vous que je fasse ce que n’ont pu faire toutes ces belles demoiselles ?

— Allons ! Allons ! criaient les demoiselles. Faites approcher cette insolente qui se moquait de nous tout-à-l’heure. Si elle ne peut chausser le petit soulier rouge, qu’elle soit fouettée jusqu’au sang. »

La gardeuse de dindons s’approcha, en faisant semblant d’avoir peur et de pleurer. Du premier coup, elle chaussa le petit soulier rouge.

— « Et maintenant, dit-elle, attendez-moi tous. »

Elle alla s’enfermer dans sa chambrette, et revint, un moment après, chaussée de rouge des deux pieds, vêtue de sa robe couleur du soleil.

— « Mie, dit le roi, il faut que tu épouses mon fils.

— Roi, je l’épouserai quand il aura le consentement de mon père. En attendant, je veux toujours garder vos dindons. »

Alors, le roi et son fils se trouvèrent bien embarrassés.

Pendant que tout cela se passait, l’autre roi, chassé par ses deux filles, demeurait toujours, avec son valet, dans sa petite métairie. Vingt fois par jour, il disait :

— « Mes deux filles aînées sont des carognes, et mes gendres de mauvais sujets. Si j’avais ma dernière enfant, elle me tiendrait compagnie, tout en me filant des chemises, et en rapiéçant mes habits. Valet, pourquoi l’as-tu tuée ? Pourquoi m’as-tu rapporté sa langue ?

— Maître, c’est vous qui me l’avez commandé.

— Alors, valet, j’ai eu tort de te le commander. Toi, tu as eu tort de m’obéir.

— Excusez, maître. Je n’ai pas eu tort, parce que je ne vous ai pas obéi. Votre dernière fille n’est pas morte. Je l’ai placée dans le château d’un autre roi, comme gardeuse de dindons. Ce que vous avez pris pour sa langue, était la langue de ma chienne.

— Tant mieux, valet. Nous allons partir sur-le-champ, pour chercher la pauvrette, et la ramener ici. »

Ils partirent tous deux sur-le-champ, et sept jours après ils arrivèrent au château du roi.

— « Bonjour, roi.

— Bonjour mes amis. Qu’y a-t-il pour votre service ?

— Roi, j’ai été roi moi-même, et j’avais un château aussi beau que le tien. Mes deux filles aînées m’ont chassé, et ma dernière est chez toi, comme gardeuse de dindons. Il faut que tu me la rendes.

— Mon ami, je ne peux pas. Mon fils est tombé amoureux de ta fille, au point qu’il en a perdu le boire et le manger. Je te la demande en mariage pour lui.

— Roi, fais venir ma fille, pour qu’elle parle librement. Je ne veux pas la marier par force. »

On alla chercher la gardeuse de dindons.

— « Bonjour père, et la compagnie.

— Bonjour, ma fille. Parle librement. Veux-tu épouser ce jeune homme ? »

Le jeune homme était blanc comme farine, et tremblait comme une queue de vache.

— « Ma fille, parle librement.

— Père, j’épouserai ce jeune homme préférablement à tout autre. Mais je veux auparavant que son père et lui vous aident à reprendre le château d’où vous ont chassé mes sœurs aînées. »

Alors, le roi et son fils firent assembler aussitôt tous les hommes du pays, et les armèrent de sabres et de fusils. Tout ce monde se mit en chemin pendant la nuit, et se rendit maître du château des deux sœurs aînées, qui ne s’attendaient à rien. Ces deux carognes furent pendues avec leurs maris, et leurs corps ne furent pas portés en terre sainte. On les abandonna dans un champ, et les chiens, les corbeaux et les pies, les rongèrent jusqu’aux os.

Voilà ce qui fut fait. Alors, le roi dit au père de la gardeuse de dindons :

— « Mon ami, reprends ton château, et redeviens roi comme au temps passé. Maintenant, il faut songer à la noce de mon fils et de ta fille. »

Jamais les gens du pays ne virent une si belle noce. Cent foudres de vin vieux furent mis en perce. On tua je ne sais combien de veaux et de moutons. Pendant trois jours et trois nuits, cent femmes furent occupées, nuit et jour, à plumer les dindons, les chapons et les canards. Mangeait et buvait qui voulait. Le valet, tout habillé de neuf, et luisant comme un calice, se tenait debout, derrière la chaise de la mariée, et ne la laissait manquer de rien.

— « Valet, lui dit son maître, c’est la dernière fois que tu sers à table. Je veux te marier aujourd’hui même.

— Maître, vous êtes bien honnête.

— Valet, nous ne manquons pas ici de jolies filles. Choisis celle que tu voudras. »

Le valet choisit une fille jolie comme le jour, et sage comme une image.

— « Maître, voici ma femme.

— Valet, je veux l’embrasser. Maintenant, mettez-vous tous deux à table avec nous, et ne vous laissez manquer de rien. Le curé vous mariera demain matin. Je veux être ton parrain.

Ma fille sera ta marraine[82]. »

VII

peau d’âne



Il y avait, une fois, un homme qui avait trois filles. Un jour, cet homme s’en alla travailler dans son champ, tout proche d’un noyer, et il entendit une voix qui disait :

— « Homme, si tu ne me donnes pas une de tes filles en mariage, je te mange.

— Qui es-tu ? Je t’entends, mais je ne te vois pas.

— Je suis le roi de France.

— Eh bien, roi de France, si une de mes filles y consent, tu l’auras en mariage. »

L’homme rentra chez lui, et se mit au lit. À peine était-il couché, que sa fille aînée entra dans sa chambre.

— « Qu’avez-vous, père ?

— Je suis malade. Tu peux me guérir si tu veux. Il te faut épouser le roi de France.

— Je ne veux pas l’épouser. »

Le lendemain, l’homme revint travailler dans son champ, près du noyer, et il entendit la même voix qui disait :

— « Homme, si tu ne me donnes pas une de tes filles en mariage, je te mange.

— Roi de France, ma fille aînée ne veut pas de toi. Je parlerai ce soir à la seconde, et, si elle y consent, tu l’auras en mariage. »

L’homme rentra chez lui et se mit au lit. À peine était-il couché, que sa seconde fille entra dans la chambre.

— « Qu’avez-vous, père ?

— Je suis malade. Tu peux me guérir si tu veux. Il te faut épouser le roi de France.

— Je ne veux pas l’épouser. »

Le lendemain, l’homme revint travailler dans son champ, et il entendit la même voix qui lui disait :

— « Homme, si tu ne me donnes pas une de tes filles en mariage, je te mange.

— Roi de France, ma seconde fille ne veut pas de toi. Je parlerai ce soir à la troisième, et, si elle y consent, tu l’auras en mariage. »

L’homme rentra chez lui et se mit au lit. À peine était-il couché, que sa troisième fille entra dans la chambre.

— « Qu’avez-vous, père ?

— Je suis malade. Tu peux me guérir si tu veux. Il te faut épouser le roi de France.

— Père, j’épouserai le roi de France. Mais je veux qu’il me donne, en présent de noces, trois robes : l’une couleur du ciel, l’autre couleur de la lune, la dernière couleur du soleil. Je veux qu’il me donne aussi un couvert d’or, avec l’assiette et le gobelet, un trol[83] d’or, et douze fuseaux d’or, avec la filière.

— Tu auras tout cela, cria le roi de France qui écoutait à la porte. »

Le présents arrivèrent le lendemain, et le mariage fut fait quinze jours après.

En sortant de l’église, le roi de France dit à sa femme :

— « Je pars pour un grand voyage. Si, dans neuf ans, je ne suis pas revenu, tu partiras pour me chercher. »

Le roi de France partit donc pour son grand voyage ; et huit années franches se passèrent sans qu’il revint. Sa femme attendit encore un mois, puis elle partit à la recherche de son mari. Au bout de trois jours, elle trouva une peau d’âne sur son chemin, et la mit sur ses épaules. Au bout de trois autres jours, elle arriva au bord d’un ruisseau, où des femmes lavaient la lessive.

— « Lavandières, avez-vous vu le roi de France ?

— Oui, Peau-d’Âne, nous l’avons vu. Il est dans cette église, et il y épouse une fille belle comme le jour.

— Merci, lavandières. Pour vous payer ce que vous m’avez dit, je veux vous aider à laver. »

Alors les lavandières lui donnèrent un torchon noir comme la suie. Mais, en un moment, Peau d’Âne le rendit aussi blanc que la plus belle serviette.

En quittant les lavandières, Peau-d’Âne s’en alla sur la porte de l’église, et trouva le roi de France qui sortait.

— « Roi de France, te souviens-tu du temps où mon père travaillait dans son champ, près d’un noyer, et où tu lui disais : « Homme, si tu ne me donnes pas une de tes filles en mariage, je te mange. »

Le roi de France ne répondit pas, et toujours Peau-d’Âne répétait :

— « Roi de France, te souviens-tu du temps où mon père travaillait dans son champ, près d’un noyer, et où tu lui disais : « Homme, si tu ne me donnes pas une de tes filles en mariage, je te mange. »

Alors, le curé s’approcha.

— « Roi de France, je te commande, par le salut de ton âme, de me dire si tu n’as pas épousé une autre femme avant de te marier ici ?

— Non, curé. »

Alors, Peau-d’Âne demeura sur la porte jusqu’à la sortie de la mariée.

— « Madame, lui dit-elle, n’avez-vous pas besoin d’une servante ?

— Oui, Peau-d’Âne, j’ai besoin d’une servante pour garder les dindons. »

Peau-d’Âne suivit le roi et la reine dans leur château. Le soir elle dit à la reine :

— « Madame, laissez-moi coucher avec le roi de France.

— Non, Peau-d’Âne. Je n’y ai pas encore couché moi-même.

— Madame, si vous me laissez coucher avec le roi de France, je vous donne un couvert d’or, avec l’assiette et le gobelet.

— Eh bien, Peau-d’Âne, c’est convenu. »

Peau-d’Âne donna donc à la reine le couvert d’or, avec l’assiette et le gobelet, et alla se coucher à côté du roi de France.

— « Roi de France, lui disait-elle toute la nuit, te souviens-tu du temps où mon père travaillait dans son champ, près d’un noyer, et où tu lui disais : « Homme, si tu ne me donnes pas une de tes filles en mariage, je te mange. »

Mais la reine avait donné au roi de France un breuvage pour le faire dormir, et il ne répondit pas à Peau-d’Âne.

Le lendemain, la reine entra dans la chambre.

— « Allons, Peau-d’Âne, lève-toi. Il est temps d’aller garder les dindons. »

Peau-d’Âne se leva, et s’en alla garder les dindons jusqu’au soir. Alors, elle dit à la reine :

— « Madame, laissez-moi coucher avec le roi de France.

— Non, Peau-d’Âne. Je n’y ai pas encore couché, et tu y as couché une fois.

— Madame, si vous me laissez coucher avec le roi de France, je vous donne un trol d’or, et douze fuseaux d’or, avec la filière.

— Eh bien, Peau-d’Âne, c’est convenu. »

Peau-d’Âne donna donc à la reine le trol d’or, et les douze fuseaux d’or, avec la filière, et alla se coucher à côté du roi de France.

— « Roi de France, lui disait-elle toute la nuit, te souviens-tu du temps où mon père travaillait dans son champ, près d’un noyer, et où tu lui disais : « Homme, si tu ne me donnes pas une de tes filles en mariage, je te mange. »

Mais la reine avait donné au roi de France un breuvage pour le faire dormir, et il ne répondit pas à Peau-d’Âne.

Le matin, la reine entra dans la chambre.

— « Allons, Peau-d’Âne, lève-toi. Il est temps d’aller garder les dindons. »

Peau-d’Âne se leva, et s’en alla garder les dindons jusqu’au soir. Alors, elle dit à la reine :

— « Madame, laissez-moi coucher avec le roi de France.

— Non, Peau-d’Âne. Je n’y ai pas encore couché, et tu y as couché deux fois.

— Madame, si vous me laissez coucher avec le roi de France, je vous donne deux robes, l’une couleur du ciel, et l’autre couleur de la lune.

— Eh bien, Peau-d’Âne, c’est convenu. »

Peau-d’Âne donna donc à la reine la robe couleur du ciel et la robe couleur de la lune, et alla se coucher à côté du roi de France.

— « Roi de France, lui disait-elle toute la nuit, te souviens-tu du temps où mon père travaillait dans son champ, près d’un noyer, et où tu lui disais : « Homme, si tu ne me donnes pas une de tes filles en mariage, je te mange. »

Mais la reine avait donné au roi de France un breuvage pour le faire dormir qui était moins fort que les deux autres, et le roi répondait en pleurant :

— « Oui, je m’en souviens. Oui, je m’en souviens. »

Le lendemain matin, Peau-d’Âne se leva, et quand la reine entra dans la chambre, pour lui dire d’aller garder les dindons, elle la trouva vêtue de sa robe couleur de soleil.

— « Reine, dit le roi de France, aimerais-tu mieux être la première femme d’un homme ou la seconde ?

— J’aimerais mieux être la première.

— Eh bien, tu t’es condamnée toi-même, par ce que tu as fait, et par ce que tu as dit. Prends ton couvert d’or, avec l’assiette et le gobelet. Prends le trol d’or, et les douze fuseaux d’or avec la filière. Prends les deux robes, l’une couleur du ciel, l’autre couleur de la lune, et retourne chez tes parents. »

La reine descendit aussitôt à l’écurie, fit seller un cheval, et retourna chez ses parents. Peau d’Âne demeura dans le château, et devint reine à

sa place[84].

IV

AVENTURES PÉRILLEUSES

I

les deux jumeaux



Il y avait, une fois, un homme qui passait tout son temps à pêcher. Un jour, cet homme prit un gros poisson.


— « Homme, dit le Gros Poisson, laisse-moi aller.

— Non, Gros Poisson. Je veux te porter à ma femme, qui te fera cuire, et nous te mangerons ensemble.

— Homme, laisse-moi aller. Je t’enseignerai un endroit où tu prendras des poissons tant que tu voudras. »

L’homme laissa donc aller le Gros Poisson, qui lui enseigna un endroit où il prit des poissons tant qu’il voulut.

Le lendemain, l’homme revint à la pêche, et reprit le Gros Poisson.

— « Homme, dit le Gros Poisson, laisse-moi aller.

— Non, Gros Poisson. Je veux te porter à ma femme, qui te fera cuire, et nous te mangerons ensemble.

— Homme, laisse-moi aller. Je t’enseignerai un endroit où tu prendras des poissons tant que tu voudras. »

L’homme laissa donc aller le Gros Poisson, qui lui enseigna un endroit où il prit des poissons tant qu’il voulut.

Quand il rentra à la maison, sa femme lui dit :

— « Mon homme, comment as-tu fait, pour prendre tant de poissons, hier et aujourd’hui ?

— Femme, hier et aujourd’hui, j’ai pris un Gros Poisson qui m’a demandé de le laisser aller, et qui m’a enseigné un endroit où j’ai pris des poissons tant que j’ai voulu.

— Écoute, mon homme. Si tu reprends ce Gros Poisson, apporte-le-moi. Je veux en manger. »

Le lendemain, l’homme revint à la pêche, et reprit le Gros Poisson.

— « Homme, dit le Gros Poisson, laisse-moi aller.

— Non, Gros Poisson. Je veux te porter à ma femme, qui te fera cuire, et nous te mangerons ensemble.

— Homme, laisse-moi aller. Je t’enseignerai un endroit où tu prendras des poissons tant que tu voudras.

— Non, Gros Poisson, je ne puis pas. J’ai raconté tout à ma femme, qui m’a recommandé de t’apporter, si je te reprenais, parce qu’elle veut te manger.

— Eh bien, homme, puisque je dois être mangé, quand tu seras rentré dans ta maison, tu donneras ma tête à ta chienne, ma queue à ta jument, et mon ventre à ta femme. Ta chienne fera deux petits chiens, ta jument deux poulains, et ta femme deux jumeaux. »

L’homme revint dans sa maison rapportant le Gros Poisson, et il donna la tête à sa chienne, la queue à sa jument, et le ventre à sa femme.

Au temps voulu, la chienne fit deux petits chiens, la jument deux poulains, et la femme deux jumeaux. Les deux petits chiens, les deux poulains et les deux jumeaux, grandirent jusqu’à l’âge de vingt ans. La ressemblance était si grande, pour chaque paire, qu’il était impossible de distinguer un homme ou un animal de l’autre.

Au bout de vingt ans, les deux jumeaux prirent chacun un cheval et un chien, et s’armèrent pour aller courir le monde. Ils cheminèrent longtemps, longtemps, longtemps, jusqu’à un carrefour où il y avait une croix de pierre.

— « Frère, dit l’aîné des jumeaux, c’est ici qu’il faut nous séparer. Je m’en vais vers le soleil levant. Toi, va-t-en vers le soleil couchant. Quand tu reviendras à la maison, tu frapperas cette croix de pierre avec ton épée. S’il en coule du sang, cela voudra dire qu’il m’est arrivé malheur. Mais s’il n’en coule rien, ce sera bon signe, et tu pourras suivre ton chemin jusqu’à la maison.

— Frère, cela est convenu. »

Les deux frères se séparèrent et s’en allèrent l’un vers le soleil levant, l’autre vers le soleil couchant. Pendant trois jours et trois nuits, l’aîné chemina dans un grand bois, sans rien voir ni rien entendre, que les oiseaux du ciel et les bêtes sauvages. Enfin, il arriva dans une ville où tous les gens étaient en deuil et pleuraient.

— « Gens de la ville, pourquoi êtes-vous en deuil ? Pourquoi pleurez-vous ainsi ?

— Étranger, nous avons, certes, bien raison d’être en deuil et de pleurer. Il y a, dans le bois voisin, une Grand’Bête à sept têtes, qui nous prend chaque année la plus belle de nos jeunes filles. Hier encore, elle nous a fait dire qu’elle viendrait nous manger tous, si nous ne lui en amenions pas une. Par force il a fallu obéir. Ce matin, nous sommes allés mener dans le bois une demoiselle belle comme le jour.

— Gens de la ville, quittez le deuil et ne pleurez plus. Je vais aller dans le bois, et s’il plaît à Dieu, je tuerai la Grand’Bête à sept têtes, et je délivrerai la demoiselle.

— Dieu t’assiste, brave jeune homme, et te garde de malheur. »

L’aîné des jumeaux siffla son chien, tira son épée, et partit pour le bois au grand galop de son cheval. Après trois heures de course, il trouva, liée au pied d’un arbre, la demoiselle belle comme le jour.

— « Monsieur, qu’êtes-vous venu faire ici ? Retournez-vous-en bien vite. J’entends les cris de la Grand’Bête à sept têtes. Vous pouvez encore vous sauver, pendant qu’elle me mangera.

— Demoiselle, je ne suis pas venu pour fuir. Je veux tuer la Grand’Bête à sept têtes, et vous épouser aujourd’hui. Hardi ! mon chien. Gagne ton avoine, mon bon cheval. »

Pendant trois heures d’horloge, l’aîné des jumeaux combattit la Grand’Bête à sept têtes, et finit par la percer de part en part. Alors, il lui arracha les sept langues qu’il mit dans son mouchoir. Puis, il coupa, d’un coup d’épée, les cordes qui liaient la demoiselle, et la ramena en croupe à la ville.

— « Braves gens, j’ai tué la Grand’Bête à sept têtes. Maintenant, il me faut cette demoiselle pour femme.

— Oui, oui, brave jeune homme. Épouse-la. Tu l’as bien gagnée. »

L’aîné des jumeaux mena aussitôt la demoiselle à l’église, et l’épousa. La noce dura jusqu’à minuit. Au premier coup de cloche, tout le monde alla se coucher. Le lendemain, au point du jour, le mari réveilla sa femme.

— « Femme, habille-toi. Allons nous promener dans la campagne. »

La dame s’habilla, et suivit son mari dans la campagne.

— « Femme, quelle est cette maisonnette, là-bas, là-bas ? Je veux l’acheter, pour m’y reposer quand j’irai chasser.

— Gardez-vous-en bien, mon bon ami. C’est une maisonnette mal habitée. Si vous y alliez, il vous arriverait malheur. »

L’aîné des jumeaux ne répondit rien ; mais il ramena sa femme à la ville, et vint seul frapper à la porte de la maisonnette.

— « Pan ! pan ! pan !

— Que demandes-tu ?

— Ouvrez, ou j’enfonce la porte.

— La porte est en cœur de chêne et en fer, avec de bonnes serrures et des verrous solides. Tu ne l’enfonceras pas. Si tu veux entrer, arrache un cheveu de ta tête, et fais-nous le passer par la chatière. »

L’aîné des jumeaux arracha un cheveu de sa tête, et le fit passer par la chatière. Aussitôt, la terre l’engloutit.

Pendant que cela se passait, la dame, qui ne savait rien, demandait des nouvelles de son mari.

— « Savez-vous où il est allé ? disait-elle à tout le monde.

— Madame, nous l’avons vu, de loin, entrer dans la maisonnette mal habitée. Mais nous ne l’en avons pas vu sortir.

— Ah ! Mon Dieu ! Il lui sera arrivé malheur. »

Pendant que la dame pleurait ainsi toutes les larmes de ses yeux, et priait Dieu de lui rendre son mari, le cadet des jumeaux avait fini son voyage vers le soleil couchant. Il retournait dans son pays, monté sur son cheval, et suivi de son chien. Arrivé au carrefour où était la croix de pierre, il se souvint de la promesse qu’il avait faite à son frère aîné. Aussitôt, il tira son épée, et frappa la croix. À la première entaille, le sang coula.

— « Ah ! mon Dieu, il est arrivé malheur à mon frère. Hardi ! mon chien. Gagne ton avoine, mon bon cheval. »

Au soleil couchant, le cadet des jumeaux était dans la ville, où la femme de son frère pleurait toutes les larmes de ses yeux, et priait Dieu de lui rendre son mari.

— « Madame, crièrent les gens de la ville, voici votre mari qui revient.

— Ah ! mon Dieu, mon bon ami. Je craignais qu’il ne vous fût arrivé malheur dans la maisonnette mal habitée. »

Le cadet des jumeaux ressemblait tellement à son frère aîné, que tout le monde le prenait pour lui. Il soupa avec la dame, et s’alla coucher avec elle. Mais en montant au lit, il plaça entre elle et lui son épée nue[85]. Le lendemain, à la pointe du jour, le cadet des jumeaux sella son cheval, siffla son chien, et s’en alla frapper à la porte de la maisonnette mal habitée.

— « Pan ! pan ! pan !

— Que demandes-tu ?

— Ouvrez, ou j’enfonce la porte.

— La porte est en cœur de chêne, avec de bonnes serrures et des verrous solides. Tu ne l’enfonceras pas. Si tu veux entrer, arrache un cheveu de ta tête, et fais-le passer par la chatière. »

Le cadet des jumeaux arracha un crin de la crinière de son cheval, et le fit passer par la chatière. Aussitôt, la terre engloutit le cheval. Alors, le cavalier entra, avec son chien, par la porte ouverte, et tua toutes les méchantes gens qui étaient dans la maisonnette. Cela fait, il dépava la chambre basse, et délivra son frère et son cheval.

— « À présent, frère, il faut retourner à la ville. Quand nous y serons, je verrai si tu es un homme avisé. »

Quand ils arrivèrent à la ville, les gens furent fort étonnés de voir deux hommes, deux chevaux et deux chiens si parfaitement semblables. La femme de l’aîné ne savait comment reconnaître son mari.

— « Femme, dit le cadet, ne me reconnais-tu pas ?

— Femme, dit l’aîné, ne me reconnais-tu pas ?

— Cavaliers, vous vous ressemblez tellement que je ne suis pas en état de choisir. Que celui de vous deux qui est mon mari m’en donne la preuve. »

Alors, l’aîné des jumeaux montra le mouchoir où étaient les sept langues de la Grand’Bête à sept têtes.

— « C’est vous qui êtes mon mari.

— Frère, dit le cadet, je vois que tu es un homme avisé. Demeure ici avec ta femme. Moi, je m’en retourne à la maison, et je donnerai de

vos nouvelles à nos parents[86]. »

II

le bâtard



Il y avait, autrefois, à Sainte-Radegonde[87], un enfant qu’on appelait le Bâtard, parce qu’il n’avait jamais connu ni son père ni sa mère. Cet enfant gagnait sa pauvre vie à garder les brebis, dans le bois de Réjaumont[88].

Un jour d’été, le Bâtard gardait au bois, comme de coutume. Il était midi. Le soleil rayonnait, et l’enfant dormait un moment, couché au pied d’un vieux chêne. Tout-à-coup, il entendit des cris terribles, et se réveilla. C’était un grand aigle qui venait du côté de la Montagne[89], et qui volait aussi vite que le vent. Le grand aigle vint se jucher à la cime du vieux chêne.

— « Bâtard, Bâtard, le bien nommé, écoute, écoute. Ta mère est morte, et tu ne la verras jamais, jamais. Elle est morte, après avoir longtemps pleuré son péché. Maintenant, elle est avec le Bon Dieu. Ton père est le roi de France, et la preuve de ce que je te dis est écrite dans ta bouche. Si, avant le moment manqué, tu viens à montrer ta langue à tout autre qu’à ton père, qui doit la voir le premier, le fils du roi de France et sa mère le sauront, et ils te feront mourir. Quand il sera temps de faire ta première communion, attends de trouver un prêtre mort, qui te confessera, qui te donnera l’hostie, et qui ne pourra dire à personne ce qu’il aura vu et entendu. Si tu fais ce que je te commande, tu seras roi après ton père. Mais tu n’es pas à la fin de tes épreuves, et rien ne te sera donné que tu ne l’aies cent fois gagné. »

Alors, le grand aigle repartit, en criant, du côté de la Montagne, et il ne revint jamais, jamais.

Depuis ce moment, le Bâtard songea nuit et jour à ce qu’il avait vu et entendu. Jamais le curé de la paroisse ne put le décider à faire sa première communion. Pourtant le Bâtard était bien vu de tout le monde, car il était dévot comme un prêtre, fort comme une paire de bœufs, et toujours prêt à faire service à chacun.

Quand le Bâtard eut vingt ans sonnés, il partit, un dimanche matin, pour entendre la grand’messe à l’église de La Sauvetat[90]. À cette messe, se trouvait une demoiselle de quinze ans, belle comme le jour, et honnête comme l’or. C’était la fille d’un noble, qui demeurait au château de Sérillac[91]. Aussitôt, le Bâtard tomba amoureux fou de la demoiselle ; et, le soir, il ne la quitta pas des yeux, pendant toutes les vêpres. Comme elle sortait de l’église, avec ses parents, le Bâtard regarda partout s’il n’y avait pas quelque galant, pour le tuer comme un chien. Par bonheur, il n’y en avait aucun. Alors, le Bâtard pensa :

— « Il faut que cette demoiselle soit ta femme. Autrement, tu es capable de faire de grands malheurs. »

Cela pensé, il attendit que le noble et les siens fussent rentrés à Sérillac, et vint frapper à la porte du château.

— « Bonsoir, noble.

— Bonsoir, Bâtard. Qu’es-tu venu faire ici ?

— Noble, je veux te parler à part. »

Les gens du château sortirent de la chambre, et les laissèrent tous deux seuls.

— « Noble, il faut que ta demoiselle soit ma femme. Autrement, je suis capable de faire de grands malheurs.

— Bâtard, tu auras ma fille à deux conditions. Prouve-moi que tu es noble. Prouve-moi que tu es riche. Je n’ai rien à compter à ma fille, et je ne veux pas marier la faim et la soif.

— Noble, je suis d’un sang plus grand que le tien ; et je te l’aurais vite prouvé, s’il ne m’était commandé de me taire. Riche, je vais travailler à le devenir. En attendant, dis aux galants de s’écarter de ta fille. Autrement, je suis capable de faire de grands malheurs. »

Le Bâtard salua le noble, et sortit. Comme il traversait un petit bois, devant le château, il rencontra la demoiselle.

— « Bonsoir, demoiselle.

— Bonsoir, Bâtard. J’étais derrière la porte de la chambre quand tu es venu me demander en mariage. Bâtard, je ne veux pas d’autre homme que toi. Va t’engager au service du roi de France et gagne-s-y vite assez de bien pour nous faire vivre tous deux avec nos enfants. Si tu reviens compte sur moi comme sur toi. Si tu meurs, je me rendrai religieuse dans un couvent, et je prierai Dieu pour ton âme, jusqu’à ce qu’on me porte au cimetière. »

Le Bâtard salua la demoiselle, et partit. Tout en filant son chemin, il pensait :

— « Voilà une brave demoiselle. Si j’en fais ma femme, je ne serai pas à plaindre. »

Aussitôt, il alla s’engager au service du roi de France, et partit en pays étranger, pour combattre les ennemis. Au bout de trois ans, le général lui dit, devant tous ses camarades :

— « Bâtard, il n’y a pas, dans toute l’armée, un soldat fort et hardi comme toi. Je te fais capitaine.

— Merci, général. Mais il me faut encore autre chose.

— Parle, Bâtard.

— Général, je meurs de peine, en pensant à ma maîtresse, que j’ai laissée depuis trois ans au pays. Donnez-moi cent jours de congé, pour aller la voir.

— Bâtard, pars, et reviens au temps promis. »

Le Bâtard salua le général, et revint en France. En arrivant dans une ville, il aperçut force gens faisant le rond, autour d’un homme qui battait le tambour.

— « Ran plan plan ran plan plan ran plan plan. Vous êtes prévenus tous, de la part du roi de France, qu’il vient de perdre son fils, et que tout le peuple doit prendre le deuil. Pourtant, le roi de France a encore un bâtard, qui s’en est allé on ne sait où. Ce bâtard ne sera reconnu pour héritier de son père que lorsqu’il aura tranché le vent en deux, et prouvé qu’il est de sang royal.

— Bon ! pensa le Bâtard. Le grand aigle ne m’a pas menti. »

Aussitôt, il se remit en route, marchant nuit et jour, pour revoir plus tôt la demoiselle. Enfin, le soir de la Toussaint, il arriva tout proche de son pays. Par malheur, il faisait déjà noir, et d'épaisses brumes couvraient toute la campagne. Le Bâtard perdit son chemin, et il le chercha longtemps, longtemps, sans jamais rencontrer ni une maison ni un homme. À minuit, il arriva devant la porte d’un cimetière perdu dans les champs, avec une église au milieu. C’était l’église de La Roumiouac, qui appartenait aux Maltais[92].

— « Bon ! pensa le Bâtard. Voici du moins un abri. »

Il entra sans peur ni crainte. L’autel était préparé, et les cierges allumés, comme pour dire la messe. Pourtant, il n’y avait personne dans l’église. Enfin, une pierre du pavé se leva. Un vieux prêtre mort sortit de terre, avec l’aube et la chasuble, et s’avança jusqu’au pied de l’autel.

— « Y a-t-il ici quelqu’un pour me servir la messe ?

— Il y a moi, dit le Bâtard.

— Mon ami, il y a bien longtemps que je t’attendais. Quand j’étais vivant, une veuve me donna l’argent de cent messes, à l’intention de son pauvre mari. J’en avais une encore à dire quand je suis mort. Voilà pourquoi Notre-Seigneur m’a condamné à n’entrer en paradis que lorsque je serais quitte. Depuis trois cents ans, je me lève chaque nuit, et j’appelle un clerc. Enfin, il en est venu un, et bientôt je serai tiré du purgatoire. Mon ami, confesse-toi, et sers-moi la messe. Ainsi, tu gagneras la communion. »

Le Bâtard s’agenouilla, se confessa, et servit la messe. Au moment de lui donner la communion, le vieux prêtre mort regarda la langue de son clerc, et se troubla. Pourtant, il continua jusqu’au dernier évangile. Cela fait, il dit au Bâtard :

— « Mon ami, tu as une fleur-de-lys d’or marquée sur ta langue. C’est la preuve que tu es du sang des rois de France. Le jour viendra, sans tarder, où tu seras roi toi-même ; mais tu n’es pas au bout de tes épreuves. Adieu. Tu trouveras, cachée derrière cet autel, une vieille épée de chevalier maltais, qui n’a pas sa pareille pour tuer les ennemis. Moi, je m’en vais en paradis, et j’y prierai le Bon Dieu de te payer le service que tu m’as fait. »

Le vieux prêtre mort rentra sous terre, la pierre retomba, les cierges s’éteignirent, et le Bâtard demeura seul dans l’église, jusqu’à la pointe de l’aube. Alors, il prit, derrière l’autel, la vieille épée de chevalier maltais, et s’en alla frapper à la porte du château de Sérillac.

— « Bonjour, noble.

— Bonjour, Bâtard.

— Noble, j’arrive de la guerre, et je suis capitaine. Maintenant me voilà riche. Bientôt tu auras la preuve que je suis d’un sang plus grand que le tien ; mais à présent, il m’est commandé de me taire. Garde-moi toujours ta fille, et dis aux galants de s’écarter d’elle. Autrement, je suis capable de faire de grands malheurs.

— Bâtard, je ferai mon possible pour te contenter. »

Le Bâtard salua le noble et sortit. Comme il traversait un petit bois, devant le château, il rencontra la demoiselle.

— « Bonjour, demoiselle.

— Bonjour, Bâtard. J’étais derrière la porte de la chambre, quand tu es venu parler à mon père, et je ne veux pas d’autre homme que toi. Retourne-t-en au service du roi de France. Tu as maintenant assez de bien pour nous faire vivre tous deux avec nos enfants. En attendant que tu prouves que tu es noble, j’attendrai tant que le Bon Dieu voudra. Si tu reviens, compte sur moi comme sur toi. Si tu meurs, je me rendrai religieuse dans un couvent, et je prierai Dieu pour ton âme, jusqu’à ce qu’on me porte au cimetière. »

Le Bâtard salua la demoiselle, et partit. Tout en filant son chemin, il pensait :

— « Voilà une brave demoiselle. Si j’en fais ma femme, je ne serai pas à plaindre. »

Après sept jours de voyage, le Bâtard arriva, vers le coucher du soleil, devant la porte d’un grand château.

— « Mon ami, dit-il à un passant, quel est le maître de ce château. Mon cheval est essoufflé. Je veux demander ici le logement pour la nuit.

— Gardez-vous-en bien, monsieur. Ce château est mal habité. Jusqu’à présent, tous ceux qui y sont entrés n’en sont jamais revenus.

— Merci, mon ami. Je n’ai peur de personne, et je veux prendre ici le logement pour la nuit.

— Que le Bon Dieu vous garde, monsieur. »

Le Bâtard entra sans peur ni crainte, et fouilla tout le château, depuis la cave jusqu’au grenier, sans trouver ni maîtres ni valets. Pourtant un grand feu brûlait dans la cheminée de la grand’salle. La table était mise, et le pain, le vin et la viande n’y manquaient pas.

Le Bâtard s’attabla donc, et but et mangea jusqu’à ce qu’il fût repu. Alors, il s’alla coucher dans un bon lit, en prenant garde de laisser brûler la lumière, et de poser à son côté la vieille épée de chevalier maltais qu’il avait trouvée, la nuit de la Toussaint, derrière l’autel de l’église de La Roumiouac.

Le dernier coup de minuit sonné, le Bâtard regarda dans la chambre. Elle était pleine de petites créatures, qui étaient venues on ne sait comment, et qui demeuraient en repos, sans même remuer les lèvres ni les yeux. Tout à coup, il se fit un grand bruit dans la cheminée.

— « Bâtard, tomberons-nous, ou ne tomberons-nous pas ?

— Tombez, si vous voulez. Ne tombez pas, si cela vous plaît. Je m’en fous comme de vous. Tâchez seulement de me laisser dormir en paix. »

Le Bâtard n’avait pas fini de parler, que cinq jambes gauches tombèrent de la cheminée dans la chambre. Les cinq jambes gauches dansaient en chantant :

— « Dansons le lundi. Dansons le lundi[93]. »

Alors, cinq jambes droites tombèrent de la cheminée dans la chambre. Les cinq jambes droites et les cinq jambes gauches dansaient en chantant :

— « Dansons le lundi. Dansons le lundi. Dansons le mardi. Dansons le mardi. »

Alors, cinq bras gauches tombèrent de la cheminée dans la chambre. Les cinq jambes gauches, les cinq jambes droites et les cinq bras gauches dansaient en chantant :

— « Dansons le lundi. Dansons le lundi. Dansons le mardi. Dansons le mardi. Dansons le mercredi. Dansons le mercredi. »

Alors, cinq bras droits tombèrent de la cheminée dans la chambre. Les cinq jambes gauches, les cinq jambes droites, les cinq bras gauches et les cinq bras droits dansaient en chantant :

— « Dansons le lundi. Dansons le lundi. Dansons le mardi. Dansons le mardi. Dansons le mercredi. Dansons le mercredi. Dansons le jeudi. Dansons le jeudi. »

Alors, cinq corps avec leurs têtes tombèrent de la cheminée dans la chambre. Aussitôt les jambes et les bras s’ajustèrent d’eux-mêmes à ces corps, et formèrent cinq hommes qui dansaient en chantant :

— « Dansons le lundi. Dansons le lundi. Dansons le mardi. Dansons le mardi. Dansons le mercredi. Dansons le mercredi. Dansons le jeudi. Dansons le jeudi. Dansons le vendredi. Dansons le vendredi. »

Pendant que ces cinq hommes dansaient, les petites créatures qui remplissaient la chambre, et qui étaient venues on ne sait comment, se tenaient en repos, sans même remuer les lèvres ni les yeux. Le Bâtard crevait de rire, et regardait les cinq hommes qui dansaient en chantant :

— « Dansons le vendredi. Dansons le vendredi. »

Et toujours ils dansaient et chantaient ainsi, sans pouvoir nommer les deux autres jours de la semaine. À la fin, le Bâtard impatienté sauta du lit, et se mit à danser en chantant :

— « Dansons le samedi. Dansons le samedi. Dansons le dimanche. Dansons le dimanche. »

Alors, les petites créatures qui remplissaient la chambre, et qui étaient venues on ne sait comment, se fondirent en brume, et le Bâtard ne vit plus que les cinq hommes, qui ne dansaient et ne chantaient plus.

— « Bâtard, tu connais les sept jours de la semaine. Les cinq premiers sont pour les Corps sans âmes comme nous. Le samedi est pour les juifs, et le dimanche pour les chrétiens. Reste avec nous. Tu seras le maître ici. Tout le peuple des Corps sans âmes t’obéira.

— Non. J’ai des affaires qui pressent, et je ne veux pas être roi du peuple des Corps sans âmes. Faites-vous baptiser. Le baptême vous fera chrétiens. Alors, vous fêterez le dimanche, et non pas le vendredi, qui est un jour de malheur. En attendant, faites de ce château un hôpital, pour les pauvres et les passants.

— Bâtard, nous t’obéirons en tout, et ceux que nous commandons feront comme nous. Pour te payer tes bons conseils, nous allons t’enseigner les finesses de ceux qui ont le pouvoir de se changer en toutes sortes de choses.

— Avec plaisir, mes amis. »

Alors, les cinq hommes enseignèrent au Bâtard les finesses de ceux qui ont le pouvoir de se changer en toutes sortes de choses, et lui souhaitèrent bonne nuit. Cela fait, le Bâtard s’endormit jusqu’au matin, et se remit en route au soleil levant. Le soir du centième jour, il avait rejoint, en pays étranger, l’armée du roi de France qui combattait les ennemis.

Le Bâtard alla trouver son général.

— « Bonsoir, général.

— Bonsoir, Bâtard. Tu es garçon de parole, et tu fais bien de revenir. Depuis que tu es parti, les ennemis ont pris à leur service un homme qui a le pouvoir de se changer en toutes sortes de choses sept fois par nuit. Par ce moyen, il me tue force soldats. Si cela continue, toute mon armée y passera. Te sens-tu capable de me débarrasser de ce rien qui vaille ?

— J’essaierai, général. »

Le même soir, le Bâtard prit sa vieille épée de chevalier maltais, et s’en alla tout seul faire sentinelle dans un grand bois. Jusqu’à minuit, il ne vit ni n’entendit rien. Le dernier coup de minuit sonné, le Bâtard vit venir à lui l’homme qui avait le pouvoir de se changer en toutes sortes de choses sept fois par nuit. Aussitôt, l’homme se changea en chien.

Mais le Bâtard se méfiait, et il attendit sans peur ni crainte. Alors, l’homme se changea en hibou.

Mais le Bâtard se méfiait, et il attendit sans peur ni crainte. Alors, l’homme se changea en ver luisant.

Mais le Bâtard se méfiait, et il attendit sans peur ni crainte. Alors, l’homme se changea en feuille sèche.

Mais le Bâtard se méfiait, et il attendit sans peur ni crainte. Alors, l’homme se changea en brume.

Mais le Bâtard se méfiait, et il attendit sans peur ni crainte. Alors, l’homme se changea en bruit de cloche qui sonne l’agonie.

Mais le Bâtard se méfiait, et il attendit sans peur ni crainte. Alors, l’homme pensa qu’il n’avait plus, pour cette nuit-là, qu’une seule fois à changer de forme, et il attendit longtemps, avant de prendre son parti. Enfin, il se changea en vent, et s’élança sur la sentinelle.

Mais le Bâtard se méfiait, et il attendit sans peur ni crainte. D’un seul coup de sa vieille épée de chevalier maltais, il trancha le vent en deux, et l’homme tomba par terre en deux morceaux.

— « Bon ! pensa le Bâtard. Le grand aigle ne m’avait pas menti. Maintenant, je puis me présenter devant mon père, le roi de France. »

Alors, il alla trouver le général.

— « Bonjour, général. J’ai fait passer le goût du pain à l’homme qui avait le pouvoir de se changer en toutes sortes de choses sept fois par nuit.

— Merci, Bâtard. Maintenant, la guerre sera bientôt finie, et nous pourrons tous retourner au pays. Dis-moi, Bâtard, en quoi l’homme s’était-il changé, quand tu lui as fait passer le goût du pain ?

— Général, il s’était changé en vent, et je l’ai tranché en deux.

— Tu as tranché le vent en deux ! Vite, montre-moi ta langue.

— Général, vous ne verrez pas ma langue. Pour cela, je ne vous dois pas obéissance.

— C’est vrai. Jure-moi du moins que tu as fait ta première communion, et que ta langue a été vue par le prêtre qui t’a donné l’hostie consacrée.

— Général, je vous le jure par mon âme.

— C’est bien. Attends-moi ici, jusqu’à ce que je revienne. »

Le général sortit, et revint un moment après.

— « Bâtard, tu vas monter à cheval. Voici une lettre pour le roi de France, et tu la lui donneras toi-même. Si tu l’ouvres, pour la lire, il t’arrivera de grands malheurs.

— Général, vous serez obéi.

— Bon voyage, Bâtard. »

Le Bâtard prit la lettre, et sauta sur son cheval. Sept jours après il était devant le roi de France.

— « Bonjour, roi de France. Voici une lettre de mon général, qui commande votre armée en pays étranger. »

Le roi de France prit la lettre, et la lut d’un bout à l’autre. Alors, il devint pâle comme la mort.

— « Bâtard, ton général me mande que tu as tranché en deux un homme qui avait le pouvoir de se changer en toutes sortes de choses sept fois par nuit, et qui s’était changé en vent.

— Roi de France, mon général vous a mandé la vérité.

— Vite, Bâtard, tire la langue. »

Le Bâtard tira la langue, et montra la fleur-de-lys d’or.

— « Tu es mon fils ! Tu es mon fils ! Il y a bien longtemps que je t’attendais. Je suis content d’être le père d’un homme fort et hardi comme toi. Vite, dis-moi ce que tu veux, en paiement du service que tu m’as fait.

— Roi de France, j’ai promis mariage à une demoiselle belle comme le jour et honnête comme l’or. C’est la fille d’un noble du château de Sérillac. Si vous ne me la donnez pas pour femme, vous serez cause d’un grand malheur. Je m’en irai loin, bien loin, en pays étranger, me rendre moine dans un couvent, et je ne reviendrai jamais, jamais.

— Bâtard, je ne veux pas que tu te rendes moine. Ici, tout le monde a besoin de toi. Je suis trop vieux pour rester roi plus longtemps. C’est toi dorénavant qui commanderas à ma place. Je te donne un mois pour aller épouser ta maîtresse et l’amener ici. Pars, et ne manque pas de revenir au temps marqué.

— Merci, roi de France. »

Le Bâtard partit aussitôt, pour épouser la demoiselle, et il revint avec elle au temps marqué. Le roi de France fut bien aise de les voir tous deux. Il commanda de grandes fêtes dans tout le pays, et fit faire force aumônes. Le Bâtard devint roi à la place de son père, et il vécut longtemps avec sa femme, craint et aimé de tout le monde[94].

fin du tome premier.

TABLE

Séparateur
Pages.
I
TRADITIONS GRÉCO-LATINES
III. 
 32
II
CHÂTIMENTS ET VENGEANCES
 85
 103
 126
VII. 
 169
III
les belles persécutées
II. 
 193
 212
IV. 
 227
 241
 267
IV
aventures périlleuses
 277
II. 
 287

  1. Jean-François Bladé. Poésies populaires de la Gascogne, texte gascon et traduction française en regard, avec musique notée. 3 vol. in-8o écu. Paris, Maisonneuve, 1881-1882.
  2. Pour la délimitation du domaine de mes recherches, voir mes Poésies populaires de la Gascogne, t. I, Préface, p. i-iii.
  3. C’est déjà fait en grande partie, depuis que j’ai arrêté le manuscrit du présent recueil, que je tiens fort à ne pas grossir outre mesure, et surtout avec précipitation.
  4. J.-F. Bladé. Dissertation sur les chants héroïques des Basques, broch. in-8o. Paris, 1866. J’ai prouvé, dans ce mémoire, la fausseté du Chant des Cantabres, publié pour la première fois, en 1810, par Guillaume de Humboldt, celle du Chant d’Altabiscar, fabriqué, en 1835, par Garay de Monglave, et celle du Chant d’Annibal, confectionné en 1845 par Mary Lafon. Dès 1866, M. Gaston Paris approuva mon argumentation, dans la Revue critique (p. 217-222), à l’exception de quelques points très secondaires. J’ai tenu compte de ces critiques, dans mes Études sur l’origine des Basques, p. 444 et 448. Au concours des Antiquités de la France, l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres décerna une mention honorable à ma Dissertation. C’est pourquoi j’ai éprouvé quelque surprise, en lisant le passage ci-après dans l’Histoire de la littérature française depuis ses origines jusqu’à nos jours, par J. Demogeot, 17e édition, Paris, 1880, p. 13, note 5 : « Ce poème (le Chant des Cantabres) fut découvert en 1590, par Ibañez de Ibarguen, et publié pour la première fois en 1817, par G. de Humboldt, dans le Mithridate. Mon ami Julien Vinson, jeune et savant linguiste, croit que ce chant ne remonte pas au delà du XVIe siècle. » M. Vinson, et ses deux collaborateurs, MM. Hovelacque et Picot, m’ont rendu plus de justice dans leurs Mélanges de linguistique et d’anthropologie, publiés en 1880. Relativement au Chant d’Altabiscar, présenté comme authentique par Garay de Monglave (Journal de l’Institut historique, de 1834, p. 174-179), M. Vinson s’explique aussi comme il convient, à mon égard, dans un travail publié dans la Revue de linguistique, et intitulé Bibliographie du Folk-lore basque. Ce travail a paru dans les numéros du 15 octobre 1883 et du 15 janvier 1884. Tout ce qui concerne le Chant d’Altabiscar se trouve dans le no de janvier, p. 45-72. La fausseté de ce document n’est plus aujourd’hui déniable. Quand j’écrivis ma Dissertation, j’ignorais que la question eût été discutée entre MM. Antoine d’Abbadie et Francisque-Michel, dans le Gentleman’s Magazine, nos d’octobre 1858, p. 381, col. 1 ; mars 1859, p. 226, col. 1-2, et 338, col. 2. M. d’Abbadie n’a complètement expliqué la supercherie qu’en 1883, dans une lettre à M. Webster, insérée dans l’Academy de Londres, no de juin 1883, et reproduite par divers recueils périodiques. Dans la Revue de Gascogne, no d’avril 1884, p. 196, M. Léonce Couture, s’expliquant à ce sujet, termine ainsi son article : « C’est ainsi qu’une confidence un peu tardive achève de mettre dans tout son jour le bien fondé des conclusions de notre savant ami Bladé. » Je ne suis certes pas un « savant » ; mais j’avais raison. Le témoignage de M. d’Abbadie n’aurait pas dû me manquer en 1866, et surtout en 1869, où mes Études sur l’origine des Basques déchaînèrent sur ma tête les tonnerres et les carreaux de la critique. Par bonheur, je n’en suis pas tout à fait mort. Les juges compétents ont même fini par accepter l’essentiel de mes objections contre le système qui prédominait alors. Mais où sont maintenant mes tribulations de débutant en histoire provinciale ? Où sont les neiges d’antan ?
  5. La circulaire de Crétet avait été devancée d’un an (1806) dans le Lot-et-Garonne, grâce à l’initiative du préfet Pieyre, ainsi qu’il appert d’un recueil sans titre, conservé aux archives du département, série T : Langue vulgaire, proverbes et chansons populaires, textes divers et notices. Ce manuscrit, de 22 pages, petit format, contient des proverbes, des poésies populaires, et des poésies littéraires, le tout en sous-dialecte de l’Agenais, pays compris dans le domaine du dialecte languedocien. J’ai déjà tiré parti des proverbes, dans mes Proverbes et Devinettes populaires recueillis dans l’Armagnac et l’Agenais (1 vol. in-8°. Paris, Champion, 1880), et des poésies vraiment populaires, dans mes Poésies populaires de la Gascogne (3 vol. pet. in-8° écu. Paris, Maisonneuve, 1882-1883). Les poésies de ce recueil anonyme ne sont guère antérieures au XVIIIe siècle. En l’adressant au préfet Pieyre, l’auteur, qui demeurait à Tournon (Lot-et-Garonne), signe « le vieux invalide Charbel ». Le même dossier, dont il ne faudrait pas d’ailleurs s’exagérer l’importance, contient quelques airs notés, et d’autres poésies, les unes populaires, et les autres littéraires.
  6. Moniteur universel de 1853, Nos des 19 mars, 23 et 27 avril, 27 mai, 15 juin, 26 et 27 août.
  7. Moniteur universel de 1853, Nos des 19, 21, 23 et 25 octobre. Les Instructions d’Ampère reparurent bientôt en brochure.
  8. Je parlerai plus bas des Poésies Béarnaises imprimées dès 1827 (1 vol. in-8°. Pau, Vignancour), La seconde édition (2 vol. in-8°. Pau, Vignancour, 1852-1860) a pour titre : Poésies Béarnaises recueillies avec la traduction française, lithographies et musique.
  9. F. M. Luzel. De l’authenticité des chants du Barzaz-Breiz, br. in-8o. Saint-Brieuc, 1872. On trouvera, dans la Revue celtique, tome V, article Bibliographie des traditions de la littérature populaire de la Bretagne, p. 277-338, le catalogue des publications à consulter sur la question de l’authenticité du Barzaz-Breiz. Il est aux pages 308-9.
  10. Revue de Gascogne de 1880, p. 325 et suiv.
  11. Voir notamment, dans la Revue de Gascogne de 1882, p. 439 et 546, l’article de M. Léonce Couture ; dans la Revue de l’Agenais de 1882, p. 178, l’article de M. Ad. Magen ; dans la Revue des Bibliophiles de 1882, publiée à Bordeaux, p. 9 et 359, l’article de M. Tholin.
  12. Voir notamment, dans la Revue de Gascogne de 1879, page 421, l’article de M. Léonce Couture et page 512 l’article de M. l’abbé Paul Tallez.
  13. Voir notamment les articles de MM. Léonce Couture, Revue de Gascogne, 1867, p. 166, 373, 552 ; Gaston Paris, Revue critique, 1867, art. 81 ; Reinhold Köhler, Göttingische Geleherte Anzeigen, No d’août 1868 ; de Reimberg-Duringsfeld, Jahrbuch für romanische Literatur, t. IX.
  14. Il a été publié, en outre, pour le Pays Basque espagnol, trois recueils dont les auteurs ont plus ou moins défiguré des légendes à base incontestablement populaire. C’est pourquoi j’exclus du catalogue ci-dessus, uniquement composé d’ouvrages scientifiques, les publications dont voici les titres : Goizueta. Leyendas Vascongadas. 1 vol. pet. in-8o. Madrid, 1857. Araquistain. Tradiciones Vasco-Cantabras. 1 vol. in-8o. Tolosa, 1866 ; Arana. Los ultimos Iberos. 1 vol. in-8o. Madrid, 1882.
  15. Plusieurs recueils de traditions populaires contiennent des poésies et des narrations en prose. Voilà pourquoi je les ai déjà signalés (p. xiii-xvii) comme collections poétiques, et je les signale encore ici comme collections prosaïques.
  16. Sur ce point, je suis pleinement d’accord avec mon vieil ami V. Lespy, romaniste et folk-loriste dès longtemps autorisé. Nous avons causé là-dessus, lors de mon dernier voyage à Pau. Je garde fidèle souvenir des contes béarnais, encore inédits, et si consciencieusement rédigés, que Lespy me lut, la veille de mon départ. Pourquoi donc ne les fait-il pas imprimer ?
  17. Voici la liste des autres essais, tirés à fort petit nombre, par lesquels je me suis lentement préparé à donner enfin le présent recueil. L’Homme de toutes couleurs, traduction française d’un conte gascon publié dans la Revue de l’Agenais de 1875, p. 448 et suiv.Trois contes populaires recueillis à Lectoure, traduction française et texte gascon, en patois de Lectoure, broch. in-8°. Bordeaux, 1877. — Trois nouveaux contes recueillis à Lectoure, traduction française, broch. in-8°. Agen, 1880. — Seize superstitions populaires de la Gascogne, traduction française, broch. in-8°, Agen, 1881. — Deux contes populaires de la Gascogne, traduction française, broch. in-8°. Agen, 1881. — Quatorze superstitions populaires de la Gascogne, traduction française, broch. in-8°. Agen, 1882. — Ces essais avaient surtout pour but de provoquer, de la part des juges compétents, des communications et des critiques profitables. Les Contes et Proverbes populaires recueillis en Armagnac (1867) fixent à suffisance l’état actuel du patois d’Auch et les Contes populaires recueillis en Agenais (1874), le patois de ce pays. Quant au langage de ma ville natale, il se manifeste surabondamment dans les Trois contes populaires recueillis à Lectoure, et dans mes Poésies populaires de la Gascogne. Ces deux dernières publications, et les Contes populaires recueillis en Agenais permettent aux romanistes de juger de mes aptitudes de traducteur.
  18. Village du canton d’Auch (Gers).
  19. Les Pyrénées.
  20. Commune de l’arrondissement d’Auch (Gers).
  21. Mes narrateurs, nommés à la fin de ce conte, sont unanimes sur les trois questions posées à la Grand’Bête à tête d’homme. Ils le sont aussi (moins Anna Dumas) sur les réponses, dont le sens est pourtant inintelligible.
  22. Écrit, en 1865, à Montestruc, canton de Fleurance (Gers), sous la dictée d’un homme dont j’eus le tort de ne pas prendre le nom, mais qui était certainement du pays. Cadette Saint-Avit, morte à moins de cinquante ans, savait le même conte ; mais elle le localisait au Castéra-Lectourois (Gers), sa commune natale. J’ai aussi obtenu des narrations moins précises de deux femmes encore vivantes, Marianne Bense, et Anna Dumas, toutes deux du Passage-d’Agen (Lot-et-Garonne). La première a soixante-quinze ans passés, et la seconde plus de trente. Anna Dumas a seule reçu l’instruction primaire.
  23. Forêt entre Lectoure et Fleurance (Gers), aujourd’hui défrichée dans sa majeure partie.
  24. Le 11 novembre. Il se tient, ce jour-là, à Lectoure, une grande foire de mules, fréquentée par les Espagnols de la Navarre, de l’Aragon, et de la Catalogne.
  25. En gascon Sent-Jacaire, pèlerin de Saint-Jacques-de-Compostelle. On nomme ainsi les marchands, chaque jour plus rares, vêtus d’une houppelande semée de coquilles, et porteurs d’un bourdon, qui courent les foires, en vendant des objets de piété. Ils disent venir de Saint-Jacques-de-Compostelle ; mais ils sont généralement Béarnais.
  26. La particularité de l’épée nue, n’est signalée que par deux conteurs, Bernarde Dubarry et Cazaux. Un autre, Pauline Lacaze, remplace l’épée par une planche. D’autres narrateurs se bornent à dire que le Roi des Corbeaux respecta sa femme.
  27. Ces lignes riment uniformément en gascon :

    Hado, hado,
          Ta bugado
    Es pas encoèro acabado.
          La mainado
          Maridado,
    Es pas encoèro arribado.
          Hado, hado.

  28. En gascon :

    Hado, hado,
    Ta bugado
    Es acabado.
    La mainado
    Maridado,
    Es arribado.
    Hado, hado.

  29. Pauline Lacaze et Cazaux, m’ont seuls fourni ce proverbe, qui revient plus bas.
  30. Pauline Lacaze fait réveiller le Roi des Corbeaux par l’éclat de la lumière, trop rapprochée de ses yeux.
  31. Un de mes conteurs, Briscadieu, parle seul d’un grand loup, blanc le jour, noir la nuit, et qui veillait constamment.
  32. Raconté par cinq personnes, dont deux actuellement mortes et trois encore vivantes. Les deux premières sont Cazaux, de Lectoure (Gers), mort à plus de quatre-vingts ans, et Bernarde Dubarry, de Bajonnette, canton de Fleurance (Gers), décédée à soixante ans passés. Les trois survivantes sont, un charpentier nommé Briscadieu, natif d’Estang (Gers) ; un jardinier de Lectoure surnommé Petiton, et Pauline Lacaze, de Panassac (Gers). Durant mon enfance, ce conte m’était également récité par ma grand’mère paternelle, Marie de Lacaze, de Sainte-Radegonde (Gers). Mais je n’ai pas usé de mes propres souvenirs, qui pourraient être trop vagues. Cazaux était le seul à signaler l’Homme Vert comme n’ayant qu’un œil au milieu du front. Tous les autres conteurs lui en donnent deux, et s’accordent à les faire crever, puis guérir, par le Roi des Corbeaux. Tous mes conteurs sont illettrés, sauf Briscadieu, qui sait lire ; il a cinquante ans environ. Petiton et Pauline Lacaze approchent de la soixantaine.
  33. En gascon, Bécut signifie « pourvu d’un bec », par extension un ogre.
  34. Mesure locale. En Gascogne, la canne varie selon les localités. En général, elle équivaut à peu près à 3 stères 20.
  35. Dicté par Pauline Lacaze, de Panassac (Gers). Je me souviens fort bien que, lorsque j’avais dix-huit ans, la femme de chambre de ma mère, nommée Rose, et native de Mirande (Gers), me récita un conte semblable. M. Camoreyt, secrétaire de la mairie de Lectoure (Gers), m’a signalé naguère un autre narrateur, Sonbrun, sergent de ville à Lectoure, natif de Bonnefont, canton de Trie (Hautes-Pyrénées). Sonbrun n’a pas encore la soixantaine. Voici la substance de ce second récit, bien moins complet que celui de Pauline Lacaze. — Deux jeunes frères, voyageant dans les montagnes, sont faits prisonniers par un Bécut, qui les emporte dans sa caverne, fermée d’une lourde pierre. À souper, l’un des jeunes gens le charme par de nombreux contes. Le Bécut, qui veut en savoir davantage, lui promet de ne le manger que le lendemain. Il fait cuire l’autre sur le gril, et en offre un morceau au survivant qui refuse. Celui-ci profite du sommeil du Bécut, pour l’aveugler avec un tison ardent. Aux cris de l’aveugle, les autres Bécuts arrivent, mais ne peuvent trouver le jeune homme, caché dans un coin obscur de la caverne. Après leur départ, le garçon veut s’échapper. Il ne peut renverser la pierre qui ferme la grotte. Enfin, il s’échappe, affublé d’une peau de mouton, qui trompe la méfiance du Bécut, et qui lui reste dans la main.
  36. Lieu de pèlerinage célèbre, dans l’ancien pays de Béarn (Basses-Pyrénées).
  37. Dicté par Cazaux, de Lectoure (Gers). Feue Cadette Saint-Avit, du Castéra-Lectourois (Gers), m’avait fourni un texte à peu près semblable pour le fond. Tous deux l’acceptaient comme un conte, et le faisaient précéder et suivre de formulettes usitées en pareil cas. Deux femmes encore vivantes, Nine, de la vallée de Campan (Hautes-Pyrénées), et Pauline Lacaze, de Panassac (Gers), m’ont, au contraire, donné ce conte comme une superstition. Voy. Cordier, Les légendes des Hautes-Pyrénées, p. 38-44, Le Diable au XIIIe siècle. C’est la légende bien connue de Bos de Bénac, rapportée par divers annalistes du Bigorre. Nine sait lire et écrire. Elle a soixante ans passés.
  38. Dicté par Catherine Sustrac, de Sainte-Eulalie, canton de Laroque-Timbaut (Lot-et-Garonne), femme illettrée, âgée d’environ quarante ans. Sous une forme moins précise, le même conte m’a été fourni par quatre autres personnes, dont deux sont mortes, et les deux autres vivent encore. Les deux premières sont Cadette Saint-Avit, du hameau de Cazeneuve, commune du Castéra-Lectourois (Gers), et Marie Lagarde, de Gimbrède (Gers), décédée à soixante-dix ans. Les deux survivantes sont : Isidore Escarnot, de Bivès (Gers), et Françoise Lalanne, de Lectoure.
  39. Ces deux membres de phrase riment en gascon :

    Can e gat,
    Tout sio goardat.

  40. En gascon :

    Gouiato e gouiat,
    Tout sio negat.

  41. Cazaux disait : « Avec le fouet de Rascat. » Ce Rascat était bourreau de la sénéchaussée de Lectoure, avant la Révolution. Il devint ensuite exécuteur des arrêts criminels à Auch, où il guillotina un parent de ma grand’mére paternelle, condamné à mort, comme royaliste, par la commission ambulatoire venue de Bayonne. Sous la Restauration et le gouvernement de Juillet, Rascat s’était retiré à Lectoure, où il vivait d’une petite pension de l’État, augmentée du salaire que la ville lui comptait, comme percepteur des droits d’étalage, les jours de foire et de marché. Dans leurs récits, les vieux conteurs lectourois personnifiaient volontiers tous les bourreaux dans Rascat.
  42. Ce conte m’a été récité par Pauline Lacaze, de Panassac (Gers), et par le vieux Cazaux, de Lectoure. Il est connu dans l’Agenais. Catherine Sustrac, native de Sainte-Eulalie, canton de Larroque-Timbaut (Lot-et-Garonne), le sait exactement, sauf l’épisode où le roi s’inflige le châtiment mérité par sa mère. — On remarquera qu’ici, et par exception, la formulette initiale de tous les contes de la Gascogne : « Je sais un conte », est suivie du titre même du conte.
  43. Stérile.
  44. Forêt entre Lectoure et Miradoux (Gers). Elle est aujourd’hui beaucoup moins grande qu’il y a vingt ans.
  45. Je sais ce conte depuis mon enfance ; mais je l’ai écrit sous la dictée du vieux Cazaux. Feue Cadette Saint-Avit le savait aussi. Parmi les survivants, j’ai consulté Françoise Lalanne, et Marianne Bense.
  46. En Gascogne, les pauvres, porteurs de cierges, et rangés, dans les enterrements, de chaque côté de la bière, marchent chacun enveloppé d’un coupon de bure, que la famille du mort leur abandonne, pour payer leur présence à la cérémonie funèbre.
  47. Nos paysans gascons nomment ainsi le repas offert, en revenant du cimetière, à ceux qui sont venus de loin assister aux funérailles. Aux Noces tristes, on ne sert pas de rôti. Le repas fini, les convives s’agenouillent, et prient Dieu, la face tournée vers la chambre mortuaire.
  48. Dicté par le vieux Cazaux. Pauline Lacaze, et Catherine Sustrac, savent aussi ce conte, mais d’une façon moins complète.
  49. Hameau situé au bord du Gers, dans la commune de Lectoure.
  50. Situé entre Lectoure et le Pont-de-Pîle.
  51. Marquisat important, situé dans la portion occidentale de la vicomté de Lomagne. Les marquis de Fimarcon avaient plusieurs châteaux, dont un des plus importants était celui de Lagarde, canton de Lectoure (Gers).
  52. Chef-lieu d’un des arrondissements du Gers.
  53. Les Pyrénées.
  54. Mesure locale, contenant deux litres.
  55. Raconté par trois personnes décédées : Pierre Laterrade, de Saint-Martin-de-Goeyne, canton de Lectoure (Gers) ; Cadette Saint-Avit, du Castéra-Lectourois (Gers) ; le vieux Cazaux, vieillard plus qu’octogénaire de Lectoure. Chacun des narrateurs localisait l’action dans son pays natal. J’ai suivi le récit de Cazaux. Quelques personnes, encore vivantes, notamment Jenny Descamps et Françoise Lalanne, de Lectoure, savent le conte de Pieds-d’Or. Mais leurs dictées sont bien loin de l’ampleur et de la précision du récit de Cazaux.
  56. Nos paysans gascons continuent encore à compter par pistoles (dix francs), et par grands et petits écus (six francs, trois francs), bien que ces monnaies ne circulent plus.
  57. Il est d’usage, en Gascogne, que ceux qui tuent un loup, un renard, un blaireau, ou une fouine, courent le pays, avec le corps de la bête, pour recueillir, dans les habitations rurales, des dons en nature, tels que du lard, des œufs, etc., et quelquefois de l’argent.
  58. Cette parenthèse revient assez souvent, dans les contes gascons où les bétes parlent. J’ai cru qu'il suffisait de la noter une fois pour toutes.
  59. Saint-Jacques-de-Compostelle, en Espagne.
  60. Dicté par feu Cazaux. Ce conte m’a été confirmé par deux hommes, qui vivent encore : Derrey, du Pergain-Taillac (Gers), et Petiton, jardinier à Lectoure. Je me souviens d’ailleurs fort bien avoir entendu pareille narration dans ma jeunesse ; mais je ne me suis pas fié à mes souvenirs.
  61. Stérile.
  62. Sorte de vol-au-vent.
  63. En gascon :

    Mairastro,
    Piquo-pasto,
    Mès ne piquo, mès ne goasto.
    Tant de picquos,
    Tant de micos.
    M’a bourit,
    E rebourit.
    Riu chiu chiu,
    Riu chiu chiu,
    Soui encoèro biu.

  64. En gascon, cela forme quatre vers :

    La coquo es hèito.
    La coquo es coèito.
    Mes arribos pas prou lèu.
    Aci lou deisna dou bourrèu.

  65. En gascon :

    Mairastro,
    Piquo-pasto,
    Mès ne piquo, mes ne goasto.
    Tant de piquos,
    Tant de micos.
    M’a bourit,
    E rebourit.
    Moun pai,
    M’a minjat darrè l’arai.
    M'a minjat,
    E rougagnat.
    Ma soureto,
    La Marieto,
    En terro m’a enterrat.
    Riu chiu chiu,
    Riu chiu chiu,
    Soui encoèro biu.

  66. Dicté par Hippolyte Néchut, sachant lire et écrire, présentement âgé de vingt-sept ans, et natif du Pergain-Taillac (Gers), où il fait le métier de maçon.
  67. Dicté par feu Cazaux. Cadette Saint-Avit savait aussi ce conte, que trois personnes encore vivantes m’ont également récité, mais sous une forme moins précise. Ce sont : Isidore Escarnot, de Bivès (Gers) ; Françoise Lalaune, de Lectoure ; et Catherine Sustrac, de Sainte-Eulalie, canton de Laroque-Timbaut (Lot-et-Garonne).
  68. Vent du sud-ouest.
  69. Dicté par feu Cazaux, de Lectoure. Ce conte m’a été confirmé, dans presque toutes ses circonstances, par cinq ou six narrateurs originaires de diverses parties de la Gascogne, notamment par Élie Rizon, du Pergain-Taillac (Gers), âgé d’environ vingt-sept ans, et pourvu de l’instruction primaire. Dans son récit, Rizon remplace le roi d’Angleterre par le roi d’Espagne.
  70. Terre, avec le titre de comté, sise dans l’ancien pays de Lomagne. Le château de Lamothe-Goas est situé entre Lectoure et La Sauvetat (Gers).
  71. Petit affluent de la rive gauche du Gers, entre Lectoure et Lamothe-Goas.
  72. Lous tres Bourdous, nom gascon du Baudrier d’Orion, appelé en Agenais Les Trois Vierges (Las Tres Bergos). C’est l’étoile marquée ε sur les cartes célestes.
  73. Dicté par feu Cazaux, de Lectoure, et confirmé par divers conteurs de l’ancien pays de Lomagne, notamment Pierre Lalanne, de Lectoure. Ce dernier place dans la lune, et non dans l’étoile du milieu des Trois Bourdons, le château de fer et d’acier où la Demoiselle est définitivement délivrée.
  74. En gascon, cela forme deux vers :

    Drac, tiro la cadeno,
    Dens la mar m’ameno.

    J’ai observé que Mademoiselle Victorine Sant, la jeune fille, de qui je tiens ce conte, dit constamment mar, qui est le mot provençal et languedocien, et non ma, qui est le terme gascon. Mademoiselle Sant est de Sarrant (Gers), sur les confins du Languedoc et du Bas-Quercy.

  75. En gascon, cela forme quatre vers :

    Lou Drac m’a panado.
    P’ou pè gauch m’a estacado
    Damb’uo cadeno daurado.
    Douman que serèi tournado.

  76. Dicté par Mademoiselle Victorine Sant, de Sarrant (Gers), âgée de vingt ans, et pourvue de l’instruction primaire.
  77. En gascon brego-coupo, parce que la prêle, qui contient de la silice, sert à nos paysans pour nettoyer leurs ustensiles d’étain.
  78. En gascon, cela fait deux vers :

    Ahilo, ahilo, couteras.
    P’ou cot de ma henno passeras.

  79. En gascon, cela forme deux vers :

    Madamo, bostes dus frais soun uo lèguo mès près.
    Saubatz bosto bito, se poudètz.

  80. Dicté par Catherine Sustrac. Joseph Lafitte, du Pergain-Taillac (Gers), m’a fourni, vers l’âge de quatorze ans, une leçon absolument identique pour le fond. Je pourrais invoquer d’autres garants, car le conte de Barbe-Bleue, tel que je viens de le donner, est encore fort répandu dans la Gascogne et dans l’Agenais.
  81. En gascon : Parlo papè : Caro-te lengo. Proverbe gascon, usité quand on invoque des actes écrits.
  82. Dictée par Marianne Bense, du Passage-d’Agen (Lot-et-Garonne).
  83. Instrument qui sert à faire les écheveaux.
  84. J’ai entendu réciter, dans la Gascogne et l’Agenais, deux contes de Peau-d’Âne bien distincts. Celui que je donne ici, a été écrit sous la dictée de Catherine Sustrac, de Sainte-Eulalie, canton de La Roque-Timbaut (Lot-et-Garonne), en présence de ma belle-mère, Mme Lacroix, née Pinèdre, de Notre-Dame-de-Bonencontre, près Agen. Leurs souvenirs concordaient parfaitement. L’une et l’autre m’ont affirmé avoir recueilli ce conte de la bouche de personnes âgées et illettrées, qui le savaient elles-mêmes par une tradition immémoriale. Pendant mon enfance, j’ai longtemps habité, dans l’ancien Agenais : Agen, Marmande, Birac, etc., et je puis ajouter, sur ce point, la garantie de mes propres souvenirs aux déclarations de Catherine Sustrac et de Mme Lacroix. Il existe aussi, en Gascogne et en Agenais, un autre conte de Peau-d’Âne, qui, par la nature et la succession des faits, rappelle exactement celui de Perrault. Les personnes illettrées qui me l’ont récité, le tenaient toutes, directement, ou par intermédiaires, de gens qui avaient lu Perrault.
  85. Le fait de l’épée nue mise dans le lit m’est fourni par Marianne Bense, qui sait ce conte, mais moins bien que Catherine Sustrac dont j’ai préféré la dictée. Celle-ci dit : « Mais à peine fut-il au lit, qu’il se tourna du côté du mur, et s’endormit comme une souche, de sorte qu’il ne se passa rien de toute la nuit. »
  86. Écrit sous la dictée de Catherine Sustrac, de Sainte-Eulalie, canton de La Roque-Timbaut (Lot-et-Garonne).
  87. Commune du canton de Fleurance (Gers).
  88. Bois situé dans la commune de Réjaumont, canton de Fleurance (Gers).
  89. Les Pyrénées.
  90. Bourg du canton de Fleurance (Gers).
  91. Château situé sur le territoire de la commune de Sauvetat, canton de Fleurance (Gers).
  92. Cette église appartenait, en effet, à l’ordre de Malte.
  93. Dans le conte gascon, le chant des fantômes et celui du Bâtard sont toujours en français.
  94. Ma grand’mère paternelle, Marie de Lacaze, de Réjaumont, canton de Fleurance (Gers), m’a souvent récité ce conte dans mon enfance. Néanmoins, je me défie de l’exactitude de mes souvenirs, et je n’en consigne ici que ce qui a trait à des particularités locales (Sainte-Radegonde ; le bois de Réjaumont ; La Sauvetat ; le château de Sérillac), que je n’ai pas retrouvés dans la bouche des autres narrateurs, qui sont : le vieux Cazaux, et Françoise Lalanne, tous deux de Lectoure, et Bernarde Dubarry, de Bajonnette, canton de Fleurance (Gers).