Le Vigneron dans sa vigne/Texte entier
JULES RENARD
Le Vigneron
dans sa Vigne
NOUVELLES DU PAYS. — TABLETTES d’ÉLOI
LE VIGNERON DANS SA VIGNE
CINQUIÈME ÉDITION
PARIS
MERCURE DE FRANCE
LE VIGNERON DANS SA VIGNE
CINQUIÈME ÉDITION
PARIS
MERCURE DE FRANCE
XXVI, RUE DE CONDÉ, XXVI
—
MCMXIV
Deux exemplaires sur Chine, numérotés 1 et 2
et douze exemplaires sur Hollande, numérotés de 3 à 14.
JUSTIFICATION DU TIRAGE :
4457
Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays,
homme des champs
NOUVELLES DU PAYS
MŒURS DES PHILIPPE
I
La maison des Philippe est peut-être la plus vieille du village. Son toit de chaume moussu et rapiécé qui descend jusqu’à terre, sa porte basse, sa petite croisée qui ne s’ouvre pas, lui donnent l’air d’avoir au moins deux cents ans. Madame Philippe en est honteuse.
— Faut-il être pauvre, dit-elle, pour la laisser dans cet état !
— Moi je trouve, lui dis-je, votre maison très bien.
— Quand on touche le mur, dit-elle, le plâtre vient avec les doigts.
— Personne ne t’empêche, dit Philippe, de boucher les trous, avec des numéros du Petit Parisien.
— Je ne réclame pas une maison de riches, dit-elle, je ne demande que la propreté, et si j’avais quatre sous d’économies, la bicoque serait réparée demain.
— Ne faites pas ça, madame Philippe ; je vous assure que votre maison est admirable.
— Elle ne tient plus debout.
— Ne t’inquiète pas, dit Philippe, elle est assez solide pour t’enterrer.
— En me tombant sur la tête, dit Madame Philippe que sa réponse fait rire seule.
— Ne craignez rien, dis-je, et ne méprisez pas votre maison. Vous auriez tort ; elle a beaucoup de valeur. Songez que c’est un héritage de vos ancêtres, et puisque vous avez le culte des morts, gardez avec respect tout ce qui vous vient d’eux. Votre maison, c’est un souvenir du vieux temps, une relique sacrée.
— Je ne vous dis pas le contraire, répond Madame Philippe déjà flattée.
— À votre place, je me garderais d’y changer une pierre. Je la préfère aux maisons neuves ; oui, oui, au point de vue pittoresque et instructif, je l’aime mieux qu’un château moderne, parce que cette bonne vieille maison nous rappelle le passé et que, sans elle, nous ne saurions plus comment étaient bâties les maisons de nos pères.
— Tu entends ? dit Philippe, presque toujours de mon avis contre sa femme.
— C’est vrai, dit-elle retournée, qu’il faudrait aller loin pour voir une maison comme la nôtre, et que, dans tout le pays, elle n’a pas sa pareille. Entrez donc, s’il vous plaît !
Ce qui frappe d’abord, dès le seuil, c’est le lit de bois aussi large que long sur ses pieds sans roulettes. J’imagine qu’il a dû passer par la cheminée. La porte était trop étroite.
— Il se démonte, me dit Philippe.
Madame Philippe ne le tire jamais. Une fois collé au mur, il y est resté. Comme elle n’a pas le bras long, elle se sert d’une fourche pour écarter les draps et border le lit du côté du mur.
— Dans l’ancien temps, dit Philippe, il y avait, au-dessus du lit, un dais carré de planches porté par quatre quenouilles, et tout autour s’accrochaient des rideaux jaunes à bordure verte.
— Des rideaux de grosse laine tissée sur de la toile, dit Madame Philippe. On appelait ça du poulangis ; c’était inusable.
— On n’en voyait pas la fin, dit Philippe, on les pendait et on ne les dépendait plus. Ils renfermaient le lit. On ne les ouvrait que pour y entrer, comme à la comédie, et quand le père montait se coucher, il disait : « Bonsoir, mes enfants, je vas à la comédie ! »
— Cette espèce de rideaux n’existe plus, dit madame Philippe. La dame du château les a détruits. Elle les achetait pour faire des tentures.
— Mon père lui a vendu les siens cinquante francs, dit Philippe. C’était bien payé. Ils n’en valaient pas vingt.
— Nous avons, dit madame Philippe, encore un lit de cette taille-là sur le grenier.
— Pourquoi ne l’utilisez-vous pas ? À votre âge, vous seriez mieux chacun dans votre lit.
— Que Philippe couche, s’il veut, dans un lit à part, répond Madame Philippe. Moi, je couche dans le mien.
— Dans le tien ! C’est le mien aussi, dit Philippe.
— C’est le lit de nos noces, dit-elle.
— Et vous croyez que vous dormiriez mal dans un autre lit ?
— Je n’y dormirais pas à ma main, dit-elle.
— Et vous, Philippe ?
— Jamais je ne découche.
Il ne s’agit pas d’affection et de fidélité. Ils couchent une première nuit ensemble et voilà une habitude prise pour la vie. L’un et l’autre ne quitteront le lit commun qu’à la mort.
Ils ne se servent pas de leurs oreillers. Ils les posent la nuit sur une chaise, parce que ces oreillers doivent rester le jour sur le lit, pleins et durs, blancs et frais à l’œil.
— Ça fait joli et il ne faut pas, me dit Madame Philippe, que le monde les voie fripés.
— Cachez-les sous la couverture, personne ne les verra.
— C’est la mode de les laisser dessus.
— C’est cependant si naturel, quand on a un oreiller, de le mettre sous sa tête !
— On le place sous la tête, dit Philippe, dans le cercueil. Les héritiers laissent toujours un oreiller au mort.
— Mais ils donnent n’importe lequel, dit Madame Philippe. Ils ne sont pas obligés de faire cadeau du meilleur.
Les Philippe couchent sur une paillasse et un lit de plume. Ils ne connaissent pas le matelas. La laine et le crin valent trop cher, et ils ont pour rien la plume de leurs oies.
— J’ai souvent vu, dis-je, sur la route, des oies si déplumées qu’elles faisaient de la peine. Je les croyais malades.
— Elles étaient déplumées exprès, dit Philippe, seulement elles l’étaient trop. Il ne faut pas ôter les plumes qui maintiennent l’aile, sans quoi l’aile pend et fatigue la bête.
— Elle doit souffrir et crier, quand on la plume ainsi vivante ?
— On attend, dit Madame Philippe, que la plume soit mûre et se détache toute seule. C’est le moment de la récolter. On la récolte trois fois par an.
— Une ménagère habile ne se trompe pas d’époque, dit Philippe, et elle ne laisse pas perdre une plume. On prétend même qu’une fille n’est bonne à marier que lorsqu’elle saute sept fois un ruisseau pour ramasser une plume.
— C’est une gracieuse légende.
— Oh ! répond Philippe, c’est une blague.
Philippe couche sur le bord et Madame Philippe au fond.
— Est-ce que vous mettez une chemise de nuit ?
— Celle de jour n’est donc pas bonne ? dit Philippe.
Elle est tellement bonne qu’elle dure au moins une semaine et quelquefois deux. Je ne suis pas sûr que Madame Philippe ôte son jupon. À quoi ça l’avancerait-il de tant se déshabiller ? Il y a belle heure qu’ils ne se couchent que pour dormir. Ils dorment d’ailleurs dans le lit de plumes comme dans deux nids séparés. Ils y enfoncent chacun de leur côté. Ils y reposent sans remuer, à l’étouffée ; ils y soufflent et ils suent, et le matin, quand ils ouvrent la porte, ça sent la lessive.
— Rêvez-vous, Philippe ?
— Rarement, dit-il, et je n’aime guère ça, on dort mal.
Il croit qu’on ne peut faire que des rêves désagréables. Quant à Madame Philippe, elle ne rêve jamais.
— Ou si je rêve, dit-elle, je ne m’en aperçois pas.
— De sorte que vous ne savez pas ce que c’est qu’un rêve ?
— Non.
— Je te l’ai expliqué, dit Philippe.
— Tu m’expliques ce qui se passe dans ta tête, et moi je te réponds qu’il ne se passe rien de même dans la mienne ; alors ?
En échange, c’est toujours elle qui se lève la première.
— À quelle heure ?
— Ça dépend de la saison.
— L’été ?
— L’été, ce n’est pas l’heure qui me règle, c’est le soleil.
— Malgré les volets ?
— Jamais je ne les ferme, dit-elle, j’aurais peur du tout noir, et j’aime être réveillée par le soleil. Il habite là-bas juste en face de la fenêtre, et aussitôt qu’il sort de sa boîte, il vient jouer sur mon nez.
II
Je leur ai fait une visite de nouvel an.
J’avais quitté une campagne touffue, je l’ai retrouvée dégarnie, mais plus verte qu’en octobre parce que les blés sortent de terre. L’herbe si longtemps grillée s’est rafraîchie d’une herbe neuve et courte que les bœufs ne peuvent pas saisir de leur grosses lèvres. Il a fallu les rentrer à la ferme. On ne voit plus, dans la campagne, les familles de bœufs qui l’habitaient. Seuls, quelques chevaux restent au pré. Ils savent prendre leur nourriture où le bœuf n’attrapait rien. Ils craignent moins le froid et s’habillent l’hiver d’un poil grossier à reflets de velours.
Sauf une espèce de chêne dont la feuille persiste et ne tombera que pour céder sa place à la feuille nouvelle, tous les arbres ont perdu toutes leurs feuilles.
La haie impénétrable est devenue transparente, et le merle noir ne s’y cache pas sans peine.
Le peuplier porte, à sa pointe, un vieux nid de pies hérissé en tête de loup, comme s’il voulait balayer ces nuages, plus fins que des toiles d’araignées, qui pendent au ciel.
Quant à la pie, elle n’est pas loin. Elle sautille, à pieds joints, par terre, puis de son vol droit et mécanique, elle se dirige vers un arbre. Quelquefois elle le manque et ne peut s’arrêter que sur l’arbre voisin. Solitaire et commune, on ne rencontre qu’elle le long de la route. En habit du matin au soir, c’est notre oiseau le plus français.
Toutes les pommes aigres sont cueillies, toutes les noisettes cassées.
La mûre a disparu des ronces agressives.
Les prunelles flétries achèvent de s’égrainer, et comme la gelée a passé dessus, celui qui les aime les trouve délicieuses.
Mais le rouge fruit du rosier sauvage se défend et il mourra le dernier parce qu’il a un nom rébarbatif et du poil plein le cœur.
À l’entrée du village, je m’étonne qu’il soit si petit. Les maisons que séparaient leurs jardins semblent, ces jardins dépouillés, ne faire qu’une contre l’église. Le château s’est rapproché, ainsi que les fermes éparses, les champs nets, les vignes claires, les bois percés à jour, et d’un point à l’autre de l’horizon borné, la rivière coule toute nue.
Personne dehors. Aucune porte ne s’ouvre à mon passage. Quelques rares cheminées fument. Les autres fument sans doute à l’intérieur.
Enfin j’arrive chez Philippe et j’ai plaisir à les revoir, lui et sa femme. Il est vêtu comme au mois d’août et il porte seulement sa barbe d’hiver. Ma visite ne le surprend et ne l’émeut que jusqu’à un certain point. Il me donne à toucher sa main fendillée et me dit qu’il n’y a rien de nouveau.
— Point de mort, depuis mon départ ?
— Vous ne voudriez pas, dit-il.
— Non, Philippe, mais qu’est-ce qu’il y aurait de drôle ?
— Si les gens du pays mouraient comme ça, dit Philippe, il n’en resterait bientôt plus.
— Vous avez raison… Travaillez-vous fort en ce moment ?
— Je bricole, dit Philippe, en attendant qu’il fasse bon bêcher; je casse des pierres pour mes prestations ; je fais des fagots ; j’appointis des pieux de vigne ; je charroie du fumier au jardin et le reste du temps je me chauffe et puis je me couche.
— À quelle heure ?
— J’ai bien du mal à dépasser huit heures. Si j’essaie de lire l’almanach, je m’endors le nez sur le papier.
— Et vous, Madame Philippe, après votre ménage, qu’est-ce que vous faites.
— Vous le voyez, répond Madame Philippe, je tricote une chaussette.
— Toujours la même ?
— Ce serait malheureux, dit-elle.
— Pour qui celle-là ? Pour Pierre ?
— Non, pour Antoine.
— Le soldat. Se plaît-il au régiment ?
— C’est difficile à savoir, répond Madame Philippe. Il n’écrit guère, parce qu’il met trois jours à gagner un timbre, et il n’en écrit pas long à la fois.
— Quand le verrez-vous ?
— Ce soir, peut-être.
— Comment, ce soir ?
— Oui ; dans sa dernière lettre il nous annonçait son arrivée pour aujourd’hui, par le train du soir. Il ne nous a pas récrit contre-ordre.
— C’est qu’il va venir. N’allez-vous pas, Philippe, au-devant de lui ?
— Pourquoi faire !
— Pour le ramener de la gare.
— Il connaît le chemin, dit Philippe. Il s’amènera seul. Il est grand.
— Vous l’auriez embrassé tout chaud.
— Oh ça !
— Quoi ! vous aimez bien votre Antoine.
— Ce n’est pas l’habitude, chez nous, d’aller à la gare, dit Philippe gêné. D’ailleurs, moi je ne pense pas qu’il vienne ; il serait déjà ici.
Comme Philippe regarde l’horloge et calcule des heures dans sa tête, j’entends un bruit de grelots.
— Écoutez, dis-je, c’est lui.
— En voiture ! ça m’étonnerait, dit Philippe avec calme. Il aurait donc trouvé une occasion !
Madame Philippe se lève et les aiguilles de sa chaussette remuent comme les antennes d’une bête inquiète. Philippe ouvre la porte et va voir.
Ce n’est pas Antoine, c’est un fermier complaisant qui dépose un paquet adressé aux Philippe et que lui a remis un homme de la gare.
Madame Philippe à genoux déficelle le paquet et elle y trouve les effets de civil d’Antoine. Il devait les apporter lui-même s’il venait en permission.
— C’est qu’il ne viendra pas, dit-elle.
— Il y a peut-être, lui dis-je, une lettre dans le paquet ?
— Non, dit-elle.
— Cherchez au fond.
— Rien, dit-elle.
— Vous recevrez sûrement demain, un mot par le facteur. Antoine vous expliquera pourquoi il ne vient pas et il vous souhaitera la bonne année.
— C’est probable, dit Philippe.
Madame Philippe déplie et secoue les effets, une culotte, une veste, un chapeau mou, une cravate cordonnée et un peu de linge sale.
— Voilà, dit-elle, toutes les nippes qui l’enveloppaient quand il nous a quittés. On croirait qu’il est mort.
III
Comme j’ai recommandé à Philippe de me prévenir, il me télégraphie : Tuerai cochon samedi. Le temps de passer douze heures en chemin de fer, et me voilà chez les Philippe.
— Il va bien ? dis-je.
— Oui, répond Philippe.
— Où est-il ?
— Dans l’écurie, en liberté.
— Calme ?
— Il se repose depuis deux jours ; je ne lui donne pas à manger, il vaut mieux le tuer à jeun.
— Il est très doux, dit Madame Philippe. Je l’ai promené hier dans la cour. Je n’espérais pas le rentrer toute seule. J’en suis venue à bout comme d’un mouton.
— Combien pèse-t-il !
— Deux cent sept livres.
— C’est un poids.
— C’est raisonnable, dit Philippe, et je crois qu’il sera bon. Je l’ai acheté à un fermier que je connais et qui l’a engraissé avec de l’orge.
— Pourvu qu’il fasse beau demain !
— Le vent tourne au nord, dit Philippe. Il fera sec, et si nous avons la chance qu’il gèle cette nuit, ce sera le meilleur temps pour tuer un cochon.
— Tout est prêt !
— Oui, j’ai retenu mon garçon Pierre ; il n’ira pas travailler au canal et il nous aidera.
— Je vous aiderai aussi.
— La voisine et moi, nous ferons le boudin, dit Madame Philippe.
— À quelle heure le réveillerez-vous ?
— Le cochon ?
— Oui.
— Au lever du soleil.
— Bonsoir, dis-je ; allons dormir et prendre des forces.
— Votre arrivée m’a fait plaisir, me dit Philippe. Je suis content de le tuer devant vous.
Le lendemain matin, à sept heures, il frappe à ma porte et je m’habille au clair du soleil qui tombe par la cheminée. Philippe a mis un tablier propre. Il s’assure que son couteau coupe bien. Il a écarté de la paille sur le sol. Tandis que les femmes, Madame Philippe et la voisine, font les effarées, il est grave.
Pierre, les mains dans ses poches, et moi, nous le suivons jusqu’à l’écurie. Il entre seul avec une corde et nous laisse à la porte. Nous écoutons.
J’entends Philippe qui cherche le cochon et lui parle. Le cochon grogne à cette visite, mais il ne marque ni satisfaction ni inquiétude. Pierre, habitué, m’explique ce qui se passe.
— Mon père, dit-il, va lui prendre la patte avec un nœud coulant.
Oh ! oh ! le cochon se fâche. Cette fois, il grone assez fort pour que les chiens, là-bas, lui répondent. Je devine qu’il se sauve et que Philippe l’a manqué.
— Laissez entrer un peu de jour, dit Philippe.
J’ouvre la porte et la referme vite, parce que j’ai vu brusquement le nez du cochon. Je dis à Pierre, qui sait mieux que moi, de la tenir comme il faut. Mais la chasse dure peu : Philippe accule le cochon dans un coin de l’écurie et, après une courte lutte corps à corps, le maîtrise.
— Ouvrez ! crie-t-il entre les cris désespérés du cochon.
Tous deux sortent de l’écurie. Le cochon a une patte de derrière prise dans la corde que Philippe tient d’une main haute et il est joli à voir, frais et net, comme s’il venait de faire sa toilette. Notre présence et la lumière du jour l’étonnent. Il se précipitait, il s’arrête et cesse de crier. Il fait quelques pas dehors et se croit libre. Il souffle, il flaire déjà des choses. Mais Philippe donne la corde à Pierre, saisit le cochon par les oreilles et le renverse, gigotant et hurlant, sur la paille écartée. Les femmes tendent, celle-ci un linge et le couteau à saigner, celle-là une poêle pour recevoir le sang. Pierre tire la patte et l’immobilise, et moi je vais à droite et à gauche.
Philippe, son couteau dans les dents, s’affermit, pose un genou sur le cochon, et lui tâte sa gorge grasse.
Pierre qui riait devient sérieux ; les femmes ne bavardent plus ; le cochon terrassé se débat moins, mais il crie de toutes ses forces et il est assourdissant.
— Approche la poêle, dit Philippe à sa femme.
— Approchez le bassin, dit Madame Philippe à la voisine, j’y viderai ma poêle quand elle sera pleine.
— Je suis honteux, dis-je, il n’y a que moi d’inutile.
— Il faut bien, dit Philippe, quelqu’un pour nous regarder.
Il pique la pointe du couteau à la place qu’il marquait du doigt, et il appuie. Il appuie à peine. Le couteau pénètre si aisément qu’il semble que ce soit agréable au cochon. J’attendais des cris redoublés, une fureur suprême. Il ne bouge pas et il ne fait plus que se plaindre.
Philippe tourne la lame. Le sang filtre et bientôt, par l’incision élargie, il coule d’un jet régulier. Il n’éclabousse pas ; il tombe épais comme une tresse rouge ; il est riche comme du sang de héros et doux à l’œil comme du jus de confitures.
Chaque fois que Philippe serre la plaie sa femme verse le sang de la poêle dans le bassin où la voisine le remue avec ses mains pour éviter qu’il se coagule. Elle rejette les caillots et elle s’amuse, la voisine ; d’un geste lent, elle forme et déforme les plis lourds d’une étoffe écarlate.
Les cris espacés du cochon s’éteignent. Le dernier gémissement rauque pousse dehors le dernier sang. Telle une source saute sur un caillou. La lame fouille encore une gorge flasque qui ne rend plus. Le cochon est vide et Philippe le bouche avec un peu de paille tortillée.
— Vous êtes sûr, Philippe, qu’il est mort ?
On dirait qu’il a eu plus de peur que de mal. La peau reste rose sous les soies. Comment croire que nous l’avons fait souffrir et que c’était à lui, tout ce sang que les femmes portent à la cuisine ? Il va disjoindre ses pattes, se dresser, et de son allure raide, par une série de dures détentes, se projeter en ligne droite, toujours devant.
— Ça arrive, me dit Pierre, et quelquefois ils se sauvent, le feu sur le dos.
Mais Philippe, dont ce n’est pas le jour de plaisanter, lève l’oreille du cochon et me montre dessous un petit œil livide, impressionnant. À ce signe, on peut griller le cochon.
Philippe le recouvre de paille, Pierre l’allume et une prompte fumée nous aveugle ; une odeur de couenne roussie et de corne brûlée ne tarde pas à nous mettre en joie et en appétit. Avec des torches de paille, nous entretenons la flamme et nous la promenons sous les pattes et dans les oreilles.
Pierre ramasse un des sabots que la chaleur a fait éclater et au creux duquel colle un peu de chair blanche et fine.
— Elle est cuite à point, me dit Pierre. Goûtez-y. Les gamins du village se battraient pour l’avoir.
— Ce n’est pas mauvais, dis-je ; ça sent la châtaigne.
— Régalez-vous donc, dit Pierre qui arrache et me jette les quinze autres sabots des quinze autres doigts des quatre pieds du cochon.
Mais je réponds que je ne suis pas un gourmand égoïste et que j’aime mieux les garder pour mes amis de Paris.
IV
Le jour de son mariage, Philippe rit comme jamais il n’avait ri, et il mangea de quatorze plats. Il fit danser toutes les femmes du village, et les plus vieilles même durent virer à son bras, secouées ainsi que de maigres épouvantails par un temps d’orage.
Au contraire, Madame Philippe, muette et sans appétit, resta assise.
Elle ne comprenait pas les mots plaisants, elle rentrait une épingle, elle rejetait en arrière sa plante grimpante. Tantôt, les doigts croisés, elle songeait qu’il faudrait dès demain se mettre à l’ouvrage et nettoyer, tantôt elle regardait avec résignation son mari, comme une bête estropiée tourne les yeux vers le monde.
Enfin ils se couchèrent. D’abord tout alla bien. Madame Philippe, coite, ne bougeait pas, seulement préoccupée de rendre à Philippe, coup pour coup, les baisers qu’il lui appliquait.
Mais quand elle bêla, sursautante, comme le mouton qu’on avait saigné hier :
— Ah ! crie si tu veux, mâtine, lui dit Philippe, il y a trop de jours que j’attends, je ne peux plus durer.
Tandis qu’il caressait la mariée d’une main légère, d’une main pesante il lui fermait la bouche.
V
— N’importe, dit Philippe, ça revient au même.
— Avec vous, Philippe, tout reviendrait au même. Ce qui importe, c’est le bonheur ; les hommes de ce village sont-ils plus heureux aujourd’hui qu’autrefois ?
— Les jeunes disent que non.
— Mais vous, Philippe, qui avez connu les vieux et qui entendez les jeunes se plaindre, que dites-vous ?
— Je crois qu’on devrait se trouver plus heureux. On est mieux couché, mieux nourri et on a moins de misère. Moi, je n’ai pas couché dans un lit avant de me marier.
— Vous couchiez avec vos bêtes ?
— Oui, et la paille sèche est préférable aux draps sales. Je ne faisais qu’un somme jusqu’à minuit où les bêtes me réveillaient. Elles ont leurs habitudes ; elles se dressent à minuit pour manger un morceau de foin et j’entendais cliqueter les cornes aux bâtons du râtelier. L’hiver, leur souffle me tenait chaud, mais l’été je couchais souvent dehors, pour garder les bœufs qui passaient la nuit au pré. Un fermier n’aurait pas dormi tranquille, si ses bœufs étaient restés seuls. On abandonnait dans le pré une vieille charrette qui ne servait à rien. On y ajoutait, sur des cerceaux, une toiture de glui, de grosse paille de seigle et c’est là que couchait l’homme de garde.
— Vous étiez bien ?
— Pas mal. C’était pendant la belle saison. Le froid du matin engourdissait un peu.
— Contre quoi gardiez-vous les bœufs ?
— D’abord, il y avait des loups.
— Oh ! Philippe ! des loups dans ce coin de la Nièvre ?
— Il y en avait.
— Qu’est-ce qu’ils sont devenus ?
— Je ne sais pas. Et puis les prés n’étaient pas clos comme maintenant, les bœufs pouvaient se sauver. D’ailleurs le domestique ne gardait pas seulement les bœufs, il devait encore les faire manger. Un bœuf fatigué par le travail mange mal. Il préfère se vautrer dans l’herbe et dormir. Mais l’homme de garde sort de sa charrette et le relève d’un coup de pied. Le bœuf debout se remet à manger. Quelquefois, après une journée de forte chaleur, le domestique passait sa nuit à se promener au frais, de bête en bête. Avant le soleil, il liait les bœufs pour la charrue.
— Il gardait les bœufs, Philippe ; mais qui donc surveillait le domestique ?
— Personne. Cette corvée lui semblait naturelle comme les autres. Si vous commandiez la même à nos jeunes gens, ils refuseraient, ou s’ils acceptaient, au lieu de rester dans la charrette, ils courraient à droite et à gauche, dans les fermes voisines, se réchauffer auprès des servantes.
— Mais pourquoi a-t-on supprimé cette garde de nuit ?
— Parce que ce n’est plus la mode.
— Et les fermiers dorment tranquilles ?
— Oui.
— Et les bœufs ?
— Ils se gardent seuls.
— Ils ne s’en portent pas plus mal ?
— Non. La mode aujourd’hui, c’est simplement de faire des visites aux bœufs qui ne travaillent pas et qu’on engraisse à l’herbage. Durant les dernières années de mon service, c’était ma besogne chez les fermiers Corneille. Chaque matin, à quatre heures, j’allais voir les bœufs dans les embauches. Je visitais une partie des prés avant la première soupe, je rentrais, je débarrassais au galop mon écuelle, et je visitais l’autre partie des prés avant midi. Je regardais les bœufs, pièce par pièce, pour m’assurer qu’aucun n’était malade, et je tâtais sur chacun les dépôts de la graisse.
— C’était une besogne fatigante ?
— Pas plus que les autres.
— Jamais il ne vous est arrivé d’accident ?
— Les bœufs me connaissaient. Je ne craignais que la rosée. Elle me montait aux cuisses, et malgré mes bottes, malgré le soleil, je ne pouvais pas avoir les jambes sèches avant midi, l’heure de gagner la table.
— Les Corneille vous soignaient ?
— Madame Corneille nous faisait un pain où elle mettait du seigle, des fèves, des vesces, de tout…
— Excepté du blé ?
— Elle y mettait tout de même un peu de blé, dit Philippe. Il y avait seulement trop d’ivraie enivrante. Au réveil, impossible d’écarquiller les yeux.
— Elle vous donnait beaucoup de viande ?
— Quand un cheval s’était blessé à en crever, on l’abattait et les domestiques mangeaient de la viande quinze jours de suite. Ils avalaient la bête jusqu’au dernier sabot.
— Vous buviez du vin ?
— Jamais. Ils en boivent aujourd’hui.
— Du bon ?
— Assez pour laver la patte d’un chien, assez pour qu’ils disent qu’ils boivent du vin.
— Les fermiers deviennent-ils donc meilleurs !
— Non, mais les domestiques deviennent plus effrontés. Ils demandent.
— Vous n’osiez pas ?
— Nous n’y pensions pas, dit Philippe.
— Vous ne gagniez qu’une quinzaine de sous par jour, ils gagnent le triple ; vous battiez avec le fléau et vanniez avec un van, ils battent à la machine et vannent avec le tarare ; vous ne preniez de repos qu’aux grandes fêtes, et ils se plaignent !
— Et ils s’écoutent, dit Philippe.
— Peut-être que les besoins augmentent avec l’aisance, et peut-être que tout compté, Philippe, on n’est pas plus heureux aujourd’hui qu’autrefois.
— On le croirait, car des tapées de jeunes quittent le pays et vont à Paris où ils espèrent vivre grassement. Avec de la chance, ils réussissent. Mais ceux qui restent doivent montrer, aujourd’hui comme hier, les qualités de l’âne. S’ils sont sobres et laborieux, ils peuvent faire leur vie et se mettre de côté, pour les vieux jours, du pain sec.
— C’est maigre.
— On ne meurt pas de faim, dit Philippe.
— On en meurt moins vite. Ne pensez-vous pas, Philippe, que le mal vient de ce que les uns ont trop et les autres trop peu ?
— Il faut bien qu’il y ait des riches.
— Pourquoi, Philippe ?
— Parce qu’il y en a toujours eu.
— Pourquoi ne serait-ce pas votre tour d’être riche ? Vos pères étaient pauvres, vous êtes pauvre, et vos fils et les fils de vos fils seront pauvres. Pourquoi ?
— Parce que c’est arrangé comme ça.
— Ce serait autrement, si le hasard l’avait voulu.
— Il n’a pas voulu.
— Contre une telle injustice, vous avez le droit de réclamer.
— On me recevrait !
— Qui sait ?… Criez fort et les riches partageront.
— Ils ne sont pas si bêtes. À leur place…
— Qu’au moins ils donnent leur superflu !
— Dès qu’on donne quelque chose au monde, dit Philippe, de l’argent ou n’importe quoi, le monde tourne mal. Moi, par exemple, je serais vite un homme perdu.
— Vous supporteriez la fortune comme les autres.
— Non, non.
— Pourquoi, Philippe entêté ? Pourquoi ? pourquoi ?
— Parce que les autres et nous, ce n’est pas la même chose.
Voilà son refrain. Il y a deux races d’hommes, celle des riches et celle des pauvres. Il n’est pas de la race des riches. Quoi de plus clair ? Impossible de le tirer de là.
Qu’il y reste !
VI
Depuis neuf heures, le village dort dans le silence.
On ne trouverait pas un chien égaré.
Il n’y a plus que la lune dehors. Inutile, elle répand sa lumière blanche dont personne ne profite et perd son temps à n’éclairer que des choses, la rue déserte, les volets fermés.
Mais à minuit, un verrou pousse une plainte de gorge malade, la porte s’ouvre et Philippe se montre, pieds nus, en chemise et en bonnet de coton. Il bâille, écarte les bras, se rafraîchit au courant d’air et regarde la lune, stupéfait de la voir encore pleine, bien qu’il l’ait toujours vue régulièrement croître et décroître depuis qu’il la connaît.
Il traverse la cour, va jusqu’au petit mur qui contient le fumier, et autant par habitude que par économie, il pisse.
Il ne rentre pas tout de suite et goûte le calme comme un breuvage.
D’ailleurs on tire un autre verrou, une seconde porte s’ouvre et le maréchal-ferrant, réveillé par une même cause, sort de sa maison. Il a pris son tricot et ses sabots. Ses premiers regards montent vers la lune.
— Est-elle belle !
Il ne dit que cela.
Il pisse.
Bientôt paraissent le menuisier, l’aubergiste, et Gagnard, et Fernet, qui se hâtent différemment selon le besoin.
On croirait qu’ils se sont donné rendez-vous.
Mais non. Ils se lèvent ainsi au milieu des pures nuits d’été. Ils laissent un instant les femmes libres chez elles, et préfèrent pour eux la nature.
Ils se reconnaissent avec plaisir et échangent des paroles rares, d’une sonorité qui les étonne. Ils se gardent de plaisanter ou de songer à mal. Avant d’aller se recoucher, ils s’attendent. Rien ne les presse Ils aiment peu le lit.
— Le fermier est donc mort, qu’il ne vient pas ?
Jérôme, le plus vieux du village, s’avance appuyé sur une canne. Sa fille a beau lui dire :
— Papa, vous vous enrhumerez ; mettez votre culotte, au moins.
Il s’obstine et périrait plutôt que de s’abandonner à la mollesse.
Les autres lui crient un bonsoir familier.
Très occupé, il ne répond pas.
Il accomplit gravement les moindres actes de la vie, et la lune ne saurait le distraire.
Il a fini. Tous ont fini.
— À demain !
— À aujourd’hui, tu veux dire !
Paresseusement chacun rentre. Les portes claquent. Le dernier verrou jette un cri de gorge étouffée.
La lune reste toute seule dehors, plus vaine que jamais. Un rêve de linotte troublerait le silence.
VII
Madame Philippe est encore agitée et toute fière, parce qu’elle a reçu la visite de Madame Delange, la riche châtelaine.
— Je vous jure que c’est vrai, me dit-elle.
— Mes félicitations, madame Philippe, et quand avez-vous eu cet honneur ?
— Ce matin ; j’étais occupée à mon ménage, quand tout à coup je vois entrer cette belle dame. Je ne savais où me mettre. Elle me dit : « Bonjour, madame Philippe ; je vous fais, en passant, une petite visite. » Moi je retrouve ma tête perdue et je lui dis : « Vous êtes bien aimable, madame. » Et je lui offre une chaise pour s’asseoir. « Non, merci, me dit-elle, je ne suis pas fatiguée. » Elle soufflait cependant fort, mais elle préfère rester debout, elle regarde les murs de la maison, l’horloge, le lit, l’arche, et elle me demande des nouvelles du père et des petits, si l’année sera bonne en foin, en blé, en fruits ; et elle parle, elle parle ; je n’ai pas le temps de lui répondre ; puis ça la reprend, elle me dit au revoir et elle sort.
— Si vite ?
— Comme ça.
— C’est drôle.
— Oui, c’est drôle. Qui donc pouvait imaginer que la dame du château entrerait un matin dans la maison d’une pauvre femme comme moi ?
— Personne, madame Philippe, et j’ai beau chercher, je ne m’explique pas la cause de cette visite.
— La cause ? Mais Madame Delange me l’a expliquée. Elle voulait me voir, par gentillesse, tout bonnement.
— Vous êtes sûre ?
— Rien ne l’y obligeait, je ne l’invitais pas.
— Vous croyez sérieusement, madame Philippe, que c’était une vraie visite ?
— Et pourquoi pas ? Oh ! une toute petite visite de hasard. J’ai pensé : Madame Delange se promène, il fait beau, elle est de bonne humeur, elle passe devant ma porte ouverte, elle m’aperçoit et se dit : « Tiens, je ne connais pas la cabane des Philippe, je veux voir comment cette brave femme s’arrange chez elle, ça lui fera plaisir. »
— Et vous êtes flattée ?
— Faut-il me désoler parce que cette dame me prouve qu’elle ne me méprise pas ? Mais elle a dû me prendre pour une mal élevée. J’ai oublié de lui demander si elle voulait se rafraîchir. Elle est partie trop brusquement. Si j’avais osé, j’aurais couru après elle.
— Vous dites qu’elle soufflait fort ?
— Oui, elle était rouge de chaleur.
— Dites-moi, madame Philippe, quand elle est entrée, vous n’avez rien remarqué, sur la route ?
— Non.
— N’y avait-il pas, sur la route, des bœufs ?
— Quels bœufs ?
— Y en avait-il ?
— Est-ce que je m’amuse à regarder s’il passe des bœufs sur la route ?
— Vous n’avez jamais peur des bœufs, vous, madame Philippe ?
— Pourquoi diable me posez-vous des questions pareilles ?
— Et savez-vous si la châtelaine en a peur ?
— Je ne sais pas, et je ne tiens pas à le savoir.
— C’est très important, car si Madame Delange, la riche châtelaine, a peur des bœufs, et s’il passait des bœufs sur la route, au moment où elle est entrée dans votre maison, sa visite n’a plus rien qui doive vous étonner, madame Philippe, ni vous enorgueillir.
— Ah ! vous êtes plus malin que moi, me dit-elle désillusionnée.
— Non, madame Philippe, mais j’ai tout vu ce matin.
VIII
Courte, ronde, avec une taille de gerbe, solidement debout sur ses larges pieds d’armoire, elle me dit, d’un air modeste, qu’elle a été la nourrissonne de Madame Corneille.
— Je ne comprends pas, madame Philippe, vous avez presque son âge.
— Tout de même, dit-elle, quand Madame Corneille a sevré sa Pauline, comme son lait ne passait pas, c’est moi qui l’en ai délivrée.
— De quelle manière ?
— En la tétant.
— Quel âge aviez-vous donc ?
— Dix-neuf ans.
— Mais vous étiez encore fille.
— Oui.
— Et Madame Corneille n’avait pas honte ?
— C’est moi qui me suis offerte. D’abord elle refusait : « Tu n’oserais pas », me dit-elle. « Madame, ai-je dit, je m’offre de bon cœur, et ce n’est pas pour mon plaisir, c’est parce que je vois que vous tomberez malade. » Aussitôt elle déboutonne son corsage et je m’installe entre ses genoux. Elle s’y est vite habituée. Le matin, au réveil, elle m’appelait : « Viens prendre ta goutte, disait-elle aimablement. » Je n’étais pas longue à la mettre à son aise et elle me remerciait avec ses plus douces paroles.
— C’est agréable, madame Philippe ?
— C’est un travail qui ne donne pas appétit, mais la chère dame souffrait tant ! fallait-il la laisser souffrir ?
— Non, madame Philippe, il ne le fallait pas.
— Je vous assure qu’elle faisait pitié !
— N’aurait-elle pu se servir d’une téterelle ?
— En ce temps-là, ce n’était pas connu.
Elle avait essayé de se téter toute seule avec une pipe, mais rien ne vaut la bouche humaine.
— Et vous étiez une nourrissonne habile ?
— Oui, sans me vanter. Au début, encore demoiselle, je me cachais, par peur des domestiques qui se seraient moqués de moi. Puis la nouvelle s’est répandue que je tétais mieux que personne. Dès qu’une femme était embarrassée, elle m’appelait. Une fois mariée, je n’ai jamais refusé ce service.
— Votre réputation n’a pas empêché Philippe de vous aimer ?
— Au contraire, dit Philippe. Elle était grasse du lait d’autrui, fraîche et blanche, et elle me plaisait beaucoup.
— Eh bien ! Vous ne me croirez pas, dit madame Philippe ; j’ai tété charitablement toutes les femmes du pays qui ont eu besoin de moi, et aucune d’elles n’a voulu me téter ; quand je leur montrais mes seins lourds, elles faisaient la grimace et filaient comme des lapins.
IX
— Écoute, dit-elle à Philippe, je ne peux plus durer. Cette nuit je n’ai pas fermé l’œil ; je mordais mon traversin, il faut que ça finisse. Prends ta lime, pour limer ma dent.
— Je ne sais pas limer les dents, répond Philippe.
— Je t’ai vu limer du fer comme un serrurier, dit madame Philippe et tu ne limerais pas une vieille dent ?
— Puisque tu y tiens, dit Philippe.
— Attrape ta lime, dit-elle résolue.
— Quelle bouche ! dit Philippe, tu manges donc ta soupe avec un sabre ?
— N’aie pas peur, dit-elle habituée à cette plaisanterie, entre ton outil et frotte jusqu’à ce que je te crie : arrête ! Ensuite je mettrai sur ma dent du papier d’argent de chocolat.
— Bâille, dit Philippe.
X
Ce matin Philippe fauche. Il a posé dans un coin son gilet et, vêtu de sa chemise déboutonnée et de sa culotte qui tient toute seule, coiffé d’un vieux chapeau qui n’est pas de paille malgré la chaleur, il coupe aujourd’hui l’herbe de son pré qu’il trouve assez fleurie.
Philippe est un faucheur expérimenté. Il n’attaque pas le pré avec une ardeur imprudente. Il donne le premier coup de faux dont l’herbe du bord est surprise, sans précipitation, comme il donnera le dernier. Il s’efforce d’abattre l’herbe par coutelées régulières, de raser net le tapis, car le meilleur du foin c’est le pied de la tige, de faire ses andains de la même largeur, et non de finir son ouvrage avant de l’avoir commencé.
Il ne laisse pas un seul gendarme, c’est-à-dire un seul brin d’herbe debout, échappé à la faux.
Je le vois de loin qui avance à petits pas glissés, la jambe droite pliée, la gauche presque tendue et un peu en arrière. Ses sabots, où il a les pieds nus, marquent deux raies parallèles. Il trace un chemin si propre que, tout à l’heure, on passera ce lac d’herbes profondes à pied sec.
La faux coupe de droite à gauche, d’un trait rapide et sûr, puis elle revient, la pointe levée et du dos caresse l’herbe suivante qui va tomber.
Tantôt elle siffle, légère, tantôt elle grince et çà et là, par le pré, de grandes herbes frissonnent d’inquiétude, et brusquement elle a le hoquet sur un caillou.
Philippe s’arrête, tâte la lame du doigt et l’affile avec une pierre à aiguiser qui lui pend sous le ventre dans un cornet de bois. Et maintenant il se ferait la barbe !
Vers dix heures, Madame Philippe lui apporte une bouteille d’eau.
Pendant qu’il boit, elle cherche des « puces ». C’est le nom vulgaire d’une graminée, la tremblette, si grêle que ses petites fleurs tremblent toujours, comme des insectes, à peines retenues au bout de leurs tiges trop minces. Madame Philippe en fait un bouquet, parce que la tremblette ne se fane jamais, et que dans un pot, sur la cheminée, elle se conservera gracieuse jusqu’à l’été prochain. C’est la fleur d’hiver des paysannes.
Philippe ayant bien bu, l’estomac gonflé d’eau, rend la bouteille à sa femme qui la cache au frais, par terre, sous le gilet.
Philippe ne se remet pas tout de suite à faucher. Il souffle un peu, appuyé sur la faux, regarde si le temps ne menace pas, si des nuages ne bouchent pas l’horizon, et il se sèche le front avec sa manche de chemise.
Madame Philippe qui a pris chaud à cueillir seulement un maigre bouquet s’essuie le visage avec son tablier. Ils restent là, coude à coude, un instant désoccupés.
Oh ! n’espérez rien !
L’odeur du foin ne les grise pas.
Ils ne vont pas, pour vous faire plaisir, se rouler dans l’herbe.
XI
Philippe fut valet de chambre un jour et demi. En ce temps-là, sa femme nourrice lui avait trouvé une place près d’elle.
Le premier jour on lui donna la permission de se promener et de voir la ville. Il regarda mal et sans étonnement, car il craignait de s’égarer. Toutefois une boutique de charcuterie l’éblouit.
Le lendemain, Madame lui fit mettre l’habit de service, le tablier, et lui demanda :
— Quel est votre petit nom ?
— Philippe.
— Vous vous appellerez Jean, lui dit-elle.
Et elle commença son éducation.
Il s’agissait d’abord d’épousseter les meubles.
Resté seul, Philippe ne se reconnut pas dans les glaces.
Il s’assit, son plumeau à terre, et demeura perplexe.
Puis, se levant, résolu, il prit un des vases de la cheminée, le plus petit, afin de causer moins de dommage, et le laissa tomber.
— Voilà un beau début, Jean, dit Madame accourue.
— Oui, madame, répondit Philippe, mais ne vous fâchez point, je vais m’en aller.
— Je ne vous chasse pas pour cette maladresse, Jean. Une autre fois, vous ferez attention.
— S’il vous plaît, madame, dit Philippe, je m’en irai quand même.
— Pourquoi, puisque je vous garde ?
— Me garderez-vous malgré moi ? Je mentais tout à l’heure. J’ai cassé votre pot exprès, par malice, pour me faire renvoyer.
— Encore faut-il que je vous remplace, dit Madame, vous me devez huit jours. C’est l’usage.
— Chez vous, mais chez nous, au pays, dit Philippe, dès que ça ne marche plus, on se quitte, sans tant d’explications. Attrapez votre tablier !
Le soir, il eut la joie de rentrer au village, d’ouvrir sa porte, sa fenêtre, de renifler l’air de son jardin. Il rapprocha les bouts d’un morceau de bois que la flamme avait séparé en deux, et mit à chauffer l’eau de la soupe.
De temps en temps, il souriait et se disait à part lui :
— Qu’elle vienne donc les chercher ici, la dame, ses huit jours !
XII
Philippe n’est pas fier et il use tout ce qu’on lui donne. On vient de lui offrir un chapeau de paille d’enfant orné d’un ruban violet sur lequel le mot Neptune est écrit en lettres d’or.
Philippe n’a pas une grosse tête et le chapeau l’abrite bien.
— Il fera mon été, dit-il.
— Vous n’avez qu’à ôter le ruban.
— Il ne me gêne pas.
On peut voir Philippe, qui n’est plus jeune, travailler au jardin sous son chapeau puéril. Le violet du ruban s’éteint peu à peu, mais le nom doré de Neptune persiste au soleil.
En chasse, il me surveille, et chaque fois que je passe une clôture, il accourt et écarte les épines ou les fils de fer armés de pointes.
— Ne vous donnez pas cette peine, lui dis-je. Vous attraperez un chaud et froid, je passerai bien seul.
— Oh ! ce n’est pas de vous que je m’inquiète, dit Philippe, c’est de votre paletot, vous ne prenez aucune précaution. Vous le déchirez à tous les piquants, et comme il doit me revenir un jour, je tâche d’en sauver le plus que je peux.
Le soleil d’août a brûlé l’herbe. On ne peut pas donner aux bêtes le foin de la récolte engrangée. Que leur resterait-il pour l’hiver ?
Et on les laisse au pré.
— Mais elles y jeûnent, Philippe, elles y souffrent.
— On les voit maigrir, dit-il.
— Il n’y a plus un brin d’herbe ; qu’est-ce qu’elles peuvent bien manger ?
— Elles ne mangent pas, répond Philippe, elles embrassent la terre.
Il ne se réjouit jamais d’avance.
— Ça pousse, lui dis-je, voilà les arbres en fleurs.
— Oui, dit Philippe, il y a bien du mal à faire pour la gelée.
Comme il travaille et sue au soleil, dans le jardin, on lui porte un verre de vin. Il l’accepte, mais il demande d’abord un verre d’eau. Il avale le verre d’eau pour la soif, puis le verre de vin pour le plaisir.
Son fils soldat n’a pas écrit depuis longtemps. Philippe ne veut pas avoir l’air inquiet. Il cite son propre père qui a été sept années soldat et qui est resté sept années sans écrire. On ne savait plus où il était.
— Il est tout de même revenu, dit Philippe, et quand il est revenu, on l’a repris.
Il se reconnaît malade quand il n’a plus envie de manger que de l’échalote. Dès que sa tête brûle, il dit : « J’ai la fièvre. » Il n’est pas long à guérir parce qu’il n’avait qu’un mal de tête, mais il se croit guéri d’une fièvre.
Il tâte une chemise de soie qui sèche au soleil.
— J’aimerais ça, dit-il.
— Tu oserais en porter ? dit Madame Philippe.
— Oui.
— Tu mettrais une chemise de soie dans ta culotte de paysan ?
— Pourquoi pas ?
— Mais mon pauvre vieux, ça jurerait avec le reste, il faut que la queue suive le loup.
— Ah ! tant pis. Pour une fois, dit Philippe, elle resterait en route.
Il prend un bain quand il pêche à l’épervier.
Il est souvent mal culotté, déboutonné, mais il dit que pourvu qu’on ne sente pas le froid de l’air, ça ne fait rien.
Il appelle sa vache Charmante.
— C’est commode, dit-il, quand je me fâche et que je veux l’appeler chameau, j’ai plus vite fait de changer de nom.
Il ne lit les affiches de la mairie que lorsqu’elles se décollent. Tant qu’elles tiennent, il n’a pas besoin de se presser.
Son rire fait de loin le même bruit qu’un sanglot. Il faut voir Philippe pour être sûr qu’il rit.
La sueur du peuple n’est pas un symbole. Philippe en paraît toujours comme verni. Et de nous deux, à la chasse, c’est lui, je le vois bien, que les mouches préfèrent.
Il fait une bourriche, mais comme les oreilles du lièvre dépassent et retombent, elle n’a plus d’œil. Un lièvre tué par Philippe ne peut pas aller à Paris en marquant si mal. Il redresse donc les oreilles et les maintient droites avec une épingle anglaise.
Le soir, rentrant de la chasse, il dit :
— Je ne voudrais pas redéfaire tout le chemin que j’ai fait.
D’une femme grasse il dit qu’elle a les os bien cachés.
Si le vent souffle fort, il dit que la girouette ne regarde pas à l’ouvrage.
Quand la rivière déborde, il dit : « On voit la mer. »
À la mort de son frère qu’il aimait beaucoup, il dit : « Je ne m’y habituerai pas vite. »
— Tout arrive, dit-il, la queue du chat est bien venue.
NANETTE MANQUE LA MESSE
Aujourd’hui dimanche, pour la première fois de sa vie, cousine Nanette a manqué la messe.
Elle l’a manquée sans le vouloir et pourtant par sa faute, et voici comme c’est arrivé.
Ce matin, prête de bonne heure, elle s’assied au coin de la cheminée, selon son habitude, car c’est par la cheminée qu’elle entend sonner la messe. Elle l’entendrait mal du seuil de la porte, à cause d’un mur qui sépare sa cour de la cour voisine et qui arrête le son des cloches ; mais par la grande cheminée, il tombe droit dans l’oreille de Nanette, plus clair que si elle était assise sous le clocher.
D’ordinaire, c’est un plaisir pour elle d’entendre toute la sonnerie. Elle ne se lève qu’au dernier coup de cloche, elle ferme la porte à clef et part. Mais ce matin, avant le premier coup, lasse d’avoir trop remué de foin la veille, elle s’endort sur sa chaise, elle s’endort d’un sommeil de travailleuse qui n’a pas eu un moment de repos cette semaine, elle dort de tout son cœur, et c’est moi qui la réveille, comme je reviens de promenade et que je lui dis bonjour par sa fenêtre ouverte.
— N’allez-vous donc pas à la messe, ce matin, cousine ?
— J’ai le temps, dit Nanette qui se dresse brusquement et se frotte les yeux.
— Le temps ? Mais la messe est sonnée.
— Oh ! non ! dit-elle souriante.
— Mais si.
— Non, non ! dit-elle, je l’aurais entendue.
— Vous dormiez, cousine.
— J’ai fermé les yeux un instant, dit-elle ; on n’appelle pas ça dormir. Je ne dormais pas serré.
— Il faut croire que vous dormiez déjà trop pour entendre les cloches.
— Elles sonnent de bons coups, dit Nanette ; elles m’auraient bien vite fait sauter en l’air.
— Et moi, cousine, je vous répète que la messe est sonnée et quand vous arriverez, Monsieur le curé aura commencé.
— Tranquillise-toi, dit-elle ; il est vieux, il ne va pas vite, je le rattraperai.
— Je parie, cousine, que vous ne me croyez pas ?
— Est-ce que tu sais seulement, dit-elle, à quelle heure ça se sonne, une messe ?
— Je vous donne ma parole que je ne suis pas sourd, que je ne dors pas debout dans les rues et qu’on a sonné la messe.
— Puisque tu l’as si bien entendue, pourquoi donc que tu n’y vas pas toi-même, espèce de païen ?
— Vous vous imaginez que je plaisante ?
— Avec ça que tu te gênes, quand il s’agit de religion.
— Je vous jure, cousine…
— Tu m’ennuies !
— Bon, bon, cousine entêtée, à votre aise ! Je vous ai prévenue. Tant pis pour vous si, malgré le meilleur de vos cousins, vous commettez un péché mortel.
— Marche ! marche ! dit-elle ; continue ta promenade sans t’inquiéter de mon salut ; je m’en charge toute seule.
Elle dit cela et au fond elle n’est pas trop rassurée. Elle sort dans la cour, regarde en l’air comme si elle cherchait un son de cloche attardé ; elle me regarde, hoche la tête, puis sa défiance de moi l’emporte et elle rentre.
Mais bientôt le facteur lui crie de la route :
— Vous n’allez donc pas à la messe, aujourd’hui, maman Nanette ?
— Si, si, répond Nanette troublée.
— On ne le dirait pas, réplique le facteur.
— Est-ce que, par hasard, elle serait déjà sonnée ?
— Il y a longtemps, dit le facteur.
— Longtemps, longtemps ?
— Longtemps, dit le facteur d’une voix déjà lointaine.
Nanette se dépêche de fermer la maison et se hâte vers l’église. Elle passe devant la porte du vieux Vincent qu’on appelle Tête-Perdue, qui ne va plus à la messe parce qu’il est à demi paralysé et qui se chauffe sur son banc au soleil.
— Où cours-tu donc ? dit-il à Nanette.
— Cette question ! dit-elle ; à la messe.
— Pour y chercher les autres, dit Tête-Perdue.
La moquerie frappe Nanette comme un bâton jeté dans ses jambes. Elle s’arrête, prise d’angoisse.
— Je gage, dit-elle, qu’ils en sont déjà à l’offerte.
— Ils ne sont peut-être pas loin de finir, répond, sans soupçonner le mal qu’il fait, Tête-Perdue.
— Mon Dieu ! mon Dieu ! murmure Nanette.
Elle tremble d’émotion sur place. Elle n’ose plus avancer. Jamais elle n’aura le courage de gagner son banc à l’église, au milieu des fidèles étonnés et prêts à sortir. Ils lui feraient honte. Monsieur le curé lui lancerait un de ces regards qu’elle connaît bien et qui donnent froid à l’âme. Elle aime mieux s’en retourner, et se cacher, et pleurer de dépit et de remords.
Ainsi, c’est irréparable : elle a manqué une fois la messe ! Jusqu’ici elle ne l’avait manquée ni pour une raison, ni pour une autre, de libertinage, de maladie ou de travail.
Elle avait eu la chance de faire toutes ses couches en semaine.
Et aujourd’hui, quand elle va bientôt mourir, elle la manque ! Et comme elle ne sait pas ne pas dire la vérité, elle n’invente aucun prétexte. Elle dit :
— Je l’ai manquée, par ma faute, par ma très grande faute, par ma paresse d’écervelée.
Le village ne tarde guère à le savoir. Elle va de porte en porte, elle se confesse à tous ceux qu’elle rencontre, qui rient d’abord et puis la plaignent, et elle vient même se confesser à moi.
— Rentrée à la maison, me dit-elle, je me suis agenouillée au pied du lit et j’ai lu la messe dans mon livre ; mais, tu comprends, j’ai eu beau la lire avec ferveur, ce n’est pas la même chose que d’assister au service divin.
— Il n’y a aucune comparaison, cousine.
— Aucune, dit-elle humblement.
— La prochaine fois, cousine, vous croirez votre cousin.
— Est-ce qu’on sait jamais si tu parles sérieusement ? Ah ! je me le rappellerai, ce dimanche !
— Vous aurez du mal à vous tirer de là.
— Je m’en tirerai si Dieu me pardonne.
— À sa place, j’hésiterais.
— Je t’en supplie, dit-elle, ne me taquine pas pour te venger ; je suis assez mortifiée !
— C’est justice.
— Tu me désoles, dit-elle ; tu as de la méchanceté, ce soir. Je vais raconter mes malheurs à d’autres, à Madame Louise, ensuite à Pagette, ensuite à celle que je voudrai.
— Allez, cousine ; prenez garde, votre jupe balaie l’escalier ; relevez-la ; pas tant ! pas tant : on voit vos mollets.
— Des beaux mollets !
— Je ne dis pas qu’ils sont beaux.
— Ah ! mon pauvre petit ! répond de côté, d’un ton grave, ma vieille cousine, je le sens bien, va, que tu n’as pas de cœur et que tu ne m’aimes plus !
L’AMI D’ENFANCE
Robert ouvre à peine la bouche qu’on voit qu’une dent incisive lui manque. C’est moi qui l’ai cassée, avec une de mes flèches, quand nous étions petits, et je l’ai cassée si nettement que Robert a cru que c’était par adresse. Après un moment de stupeur et d’inquiétude, car ses lèvres saignaient, je l’ai cru comme lui. Le coup de maître nous honore l’un et l’autre et Robert rit à ma rencontre.
— C’est vous qui me l’avez cassée, dit-il.
— C’est moi, Robert, je me rappelle ; ça ne t’enlaidit pas.
— Et ça m’est bien commode pour siffler, répondit Robert qui zézaie un peu. Je vous garantis que je ne crains pas un merle aux alentours.
Ce souvenir nous rapproche et nous attendrit.
Et je l’aime encore, mon ami Robert, parce qu’il est de son village et qu’il refuse de le quitter. Paris ne l’attire jamais ; il l’ignore, il prétend que c’est une ville comme une autre et il ne fait pas le projet d’y aller pour l’Exposition.
Il vit content. Homme de journées, il travaille à la terre plus qu’il ne veut. Quand il a fini chez les autres, il s’occupe dans son jardin. Il ne décesse pas. Il gagne largement de quoi ne pas mourir de faim. Sans être gros et gras, il se porte bien. Il mange surtout du pain ; il mange aussi beaucoup de salade et de caillé. Il boit de l’eau fraîche et l’air pur est à discrétion.
Sa main râpe un peu la mienne, ses oreilles gelées par le froid, grillées par le soleil, semblent avoir été, comme des feuilles, en proie aux bêtes, mais il a l’œil vif et il se tient ferme. Si la teinte de ses cheveux est indéfinissable, je peux lui dire sans le flatter, qu’il n’en a pas un de blanc et qu’il vieillit moins que moi.
Tout de suite il me tend sa tabatière.
— Merci, lui dis-je, je n’en use pas et j’avoue que tu m’étonnes.
— Pourquoi ? dit Robert.
— Parce que tu prises, à ton âge, comme une vieille femme, comme ma tante.
— Une prise fait du bien au cerveau, dit Robert.
— Oui, je sais, elle dégage, mais quelle vilaine habitude pour un jeune homme ! Tu l’as depuis longtemps ?
— Depuis la mort de mon père.
— Quel rapport ? Priserais-tu par chagrin ?
— Oh ! non, dit Robert. Tenez, avant de mourir, mon vieux papa m’a fait cadeau de cette tabatière.
— Une queue de rat ?
— Oui, elle n’est pas jolie, elle est en écorce de bouleau ; mon père y tenait fort. Il l’aimait mieux qu’une tabatière d’argent, D’ailleurs il n’avait pas le choix ; il n’a jamais possédé que celle-là et jamais il n’a pu la perdre. S’il me la donne, me suis-je dit, c’est qu’il désire que je m’en serve, et aussitôt j’ai prisé dedans.
— De sorte que tu prises non par goût, mais par respect pour la mémoire de ton père.
— Je n’ai eu aucun mal à m’y habituer, dit Robert. La première prise m’a été agréable ; c’est plus sain que le tabac à fumer et plus économique.
— Et tu fais plaisir à ton père qui est mort.
— Peut-être. Chaque fois que j’ouvre ma tabatière, je pense au vieux.
— Chaque fois ?
— Presque.
— Tu l’aimais donc bien ?
— Oui, dit Robert ; c’était un travailleur et un homme juste.
— Il ne t’a laissé qu’une tabatière en héritage ?
— Il me l’a laissée avec la maison paternelle.
— Celle que tu habites ?
— Oui.
— Tu y es convenablement logé ?
— Elle est grande ; elle est un peu humide, mais je suis dehors toute la journée, je ne rentre que pour me coucher ; l’humidité ne gène que la bourgeoise qui reste à la maison.
— Quelle bourgeoise ?
— Ma femme.
— Tu es marié ?
— Oui, comme vous.
— Elle est gentille, ta bourgeoise ?
— Comme la vôtre.
— Fichtre !
— Sûrement elle l’est assez pour moi et nos deux têtes ne font pas plus mal que d’autres sur l’oreiller.
— Tu as des enfants ?
— Deux, comme vous, un garçon et une fille, comme vous ; mais j’ai peut-être eu tort de ne pas me demander si j’avais aussi comme vous de quoi les nourrir.
— Bah ! Robert, tu es plus riche que moi et plus heureux.
À ces mots, Robert éclate de rire et siffle un air joyeux par le trou de sa dent ; c’est toute sa réponse, et il n’y a pas moyen de discuter.
— Flûte à ton aise, lui dis-je ; tu ne m’empêcheras pas de venir habiter plus tard une maison près de la tienne.
— Quand vous aurez votre retraite !
— C’est ça.
— Moi, je suis tout retraité, dit Robert, et je vous attends.
— Nous finirons nos jours porte à porte.
— Tant mieux ! dit Robert ; vous n’êtes pas fier et vous aimez le peuple.
— J’en suis, Robert… Pourquoi ricanes-tu encore ? Tu es insupportable. Ne crois-tu pas que je serai ton camarade comme quand j’étais petit ?
— Si, si, dit Robert redevenu sérieux, et le soir nous jouerons aux cartes l’un chez l’autre.
— Je te le promets et nous boirons des brûtots d’eau-de-vie sucrée, et nous lirons des livres à la veillée ; lis-tu quelquefois ?
— Je lis des livres de la bibliothèque communale.
— Lesquels ?
— Des livres d’histoires.
— De France ?
— Non, d’Indiens. Ils rampent à travers la brousse ; brusquement ils se dressent et dévastent les plantations. Malheur ! je frémis, je sue dans ma chemise. Voilà les livres que je dévore. Et vous ?
— Moi aussi. Et nous ferons des promenades au soleil, comme aujourd’hui. Regarde notre pays, Robert : est-il beau ! Ce grand pré, au fond, que traverse l’Yonne, est-il vert ?
— Il ferait un fameux champ de tir.
— Un champ de tir ! quelle drôle d’idée ! C’est un pré où pousse une herbe de la meilleure qualité.
— Un pré qui vaut de la monnaie, dit Robert.
— Un pré où nos magnifiques bœufs blancs profitent. Pourquoi veux-tu mettre à leur place des soldats ?
— Je n’y tiens pas, dit Robert.
— Alors ?… Et là-bas, de l’autre côté de la rivière, vois comme ce clocher brille au soleil couchant !
— Mâtin ! ce qu’on le bombarderait du point où nous sommes !
— Encore ! Qu’est-ce qui te prend ? Voilà tout ce que cette nature t’inspire ? Tu parles comme un général, tu souhaites donc la guerre ?
— Oh ! non, s’écrie Robert, non, non, pas de guerre ! Je ne m’occupe jamais de politique. Le gouvernement m’est égal, j’accepte n’importe lequel à la condition qu’il nous préserve de la guerre. Je n’ai peur que de la guerre.
— Et tu voulais, il n’y a qu’un instant saccager cette prairie et abattre ce clocher à coups de canon !
— J’ai dit ça comme j’aurais dit autre chose.
— Prends garde, Robert, on t’écoute ; tu jettes en l’air des mots qu’on rattrape et qu’on répète. Ce que tu dis comme tu dirais autre chose, on assure que tu le penses. Tes paroles les plus insignifiantes, ça fait de l’opinion publique. Parce que tu préfères ton village aux villages voisins, des gens qui te connaissent mal, affirment que tu détestes l’étranger ; et s’ils t’avaient entendu tout à l’heure, homme pacifique, ils jureraient que tu ne songes qu’à égorger tes frères.
MADEMOISELLE OLYMPE
Avec la vie de Mademoiselle Olympe Bardeau, on écrirait un roman de mœurs provinciales, mais il serait monotone. Ce n’est guère varié, ce qu’elle fait : elle passe son temps à se dévouer.
Je l’ai toujours connue vieille fille. Il y a dix ans, elle ne l’était pas moins ; dans dix ans elle ne le sera pas davantage ; elle ne bouge plus ; c’est une vieille fille précoce qui se conserve. Chacun lui donne l’âge qu’il veut.
Elle aurait pu se marier autrefois si son frère ne lui avait emprunté sa dot pour la perdre dans le commerce. Elle a renoncé au mariage, mais elle aime beaucoup son frère. À ceux qui prétendent qu’il n’y a pas de quoi, elle répond qu’elle l’admire.
Elle se dévoue maintenant à sa mère ruinée, elle aussi, par les mauvaises affaires de son fils. Toutes deux vivent uniquement de ce que gagne Olympe et la vieille fille s’arrange si mal qu’elle semble gagner le moins qu’elle peut.
Habile aux travaux d’aiguille de tous genres, elle a, pour une brodeuse de province un réel talent dont elle ne sait pas tirer parti.
Une dame bien intentionnée lui apporte une bavette à broder.
— Choisissez votre modèle, dit Olympe.
La dame ne s’y connaît pas et elle choisit, pour sa bavette sans valeur, une broderie compliquée et coûteuse. Olympe ne fait aucune observation ; elle brode et elle demande un prix qui ne jure pas avec le prix de la bavette.
— Comment voulez-vous, dit-elle, que je fasse payer quinze francs le feston d’une bavette de trente sous ? Cette dame aurait le droit d’être surprise.
— Il fallait, Mademoiselle Olympe, lui expliquer qu’elle choisissait un dessin trop riche.
— Je n’ai pas le courage, dit Olympe, de chagriner une personne qui s’intéresse à moi.
Elle a l’idée de donner aux petites filles de la ville des leçons de couture à cinq sous l’heure.
— Ce n’est pas cher, lui dis-je.
— C’est assez cher, dit Olympe, mais elles resteront deux heures, si elles veulent.
— Pour le même prix ?
— Oh ! oui, dit Olympe, une fois là !
Et elle dit vrai. Qu’importe, en effet, que les petites filles restent deux heures, au lieu d’une, chez Mademoiselle Olympe ? Le difficile, c’est qu’elles y viennent.
— Je n’ai pas à me plaindre, dit-elle ; toutes ces dames sont très gentilles et me donnent du travail. Madame Gervais, la femme du médecin, me fait faire le trousseau de sa fille.
— Sa fille se marie ?
— Oh ! non, elle n’a pas quatorze ans.
— Et vous lui faites déjà son trousseau ?
— Oui, ne se mariera-t-elle pas un jour ou l’autre ?
— Tout de même, Madame Gervais ne perd pas de temps.
— C’est commode pour moi, dit Olympe. Je travaille au trousseau, quand ça me plaît. Je brode cette semaine une chemise, et la semaine suivante un mouchoir. Madame Gervais n’exige pas que j’aille vite.
— Elle est bien bonne.
— Sans doute, elle pourrait faire faire ce trousseau à Paris, au moment du mariage, en une fois.
— Il lui coûterait plus cher.
— Elle est riche.
— Et économe. Je suis sûr qu’elle ne vous paie pas. Je veux dire qu’elle vous paie mal.
— Elle me donne l’argent dont j’ai besoin. Nous sommes en compte.
— Et vous ne comptez jamais.
— Je vous prie, dit Mademoiselle Olympe, de ne pas dénigrer Madame Gervais qui m’a confié ce travail par charité.
Presque toutes ces dames se font un plaisir de passer à Mademoiselle Olympe ce qu’elles ne mettent plus. Elle accepte en pleurant n’importe quoi ; elle ne manque jamais de jupes fanées et elle pourrait, chaque matin, si elle voulait, sortir avec un nouveau corsage défraîchi. Elle trouve le temps de remercier par des visites de cérémonie et, quand elle va voir une de ses bienfaitrices, elle a la délicatesse de porter les vieilleries qu’elle lui doit. Et elle ne se contente pas de dire merci, elle laisse quelque petite chose, un rien, un bout de cette dentelle qui ne lui coûte que les yeux de la tête.
C’est un plaisir de l’aider, mais il faut être généreux avec discernement. Madame la mairesse se trompe : elle réabonne tous les ans Mademoiselle Olympe à un journal de modes ; elle croit lui faire un cadeau utile et agréable. C’est désastreux pour Olympe qui s’obstine à prendre part aux concours de ce journal. Certes, si elle obtenait un premier prix, ce serait la fortune et la gloire, mais Olympe n’a ni goût ni originalité. Elle ne sait pas que les abat-jour modernes sont légers comme des danseuses ; elle charge les siens de lithophanies et ne réussit que de lourdes horreurs. Quand elle a payé les frais d’envoi et de manutention, il faut qu’elle paie les frais de retour et elle hésite à faire revenir sa pelote à épingles ou sa recette de cuisine. Elle n’a obtenu qu’une quatrième mention honorable, pour un cordon de sonnette. Il n’était pas élégant, il était solide : on pouvait se pendre après.
Elle se repose quelquefois, elle cultive son jardin qui est grand comme une serviette, et de temps en temps elle place un bol de fraises.
Dans cette petite ville, tout le monde, même les dames qui en profitent, reconnaît les vertus de Mademoiselle Olympe. Seule, sa mère, madame Bardeau, les ignore. Olympe lui fait croire qu’elle a sauvé de la faillite de son frère quelques économies presque suffisantes. Madame Bardeau le croit volontiers et vit heureuse. Elle ne s’occupe de rien. Que voulez-vous qu’elle fasse ? Elle a son eczéma, elle le gratte.
Olympe ruse et lui cache sans peine leur situation misérable. Levée quotidiennement à quatre heures, elle lui dit qu’elle se lève à six heures. Elle se garde d’employer ces deux heures d’avance aux soins du ménage, sa mère le verrait. Elle coud, elle brode, elle ne se permet que des ouvrages qui ne font pas de bruit. À six heures, elle entend la voix de Madame Bardeau qui s’éveille.
— Olympe, penses-tu à te lever ?
Olympe ne répond pas.
— Ma fille, lève-toi, répète Madame Bardeau ; tu seras en retard pour la messe.
Et Olympe répond comme une personne qui va s’arracher du lit :
— Oui, maman, voilà ! voilà !
— Hier soir, ma fille, à quelle heure t’es-tu couchée ?
— Comme d’habitude, maman, à neuf heures.
— Paresseuse ! dit Madame Bardeau indulgente.
Comment devinerait-elle qu’il était minuit ?
— Tu n’es pas raisonnable, Olympe, lui dit-elle encore, tu manges beaucoup trop vite.
— Mais non, dit Olympe, c’est toi qui ne manges pas assez vite. Tu as de vieilles dents, les miennes sont plus jeunes, j’ai fini la première et je quitte la table. Veux-tu que je reste pour te regarder ?
— À ton aise, dit Madame Bardeau ; seulement je te préviens que tu joues avec ta santé.
Je l’étonne quand je lui dis que sa fille est une sainte.
— On voit bien, dit-elle sans méchanceté, que vous ne vivez pas avec elle.
— Maman a raison, dit Olympe, je suis souvent insupportable.
— Tu vas trop loin, dit Madame Bardeau ; ne l’écoutez pas : au fond, c’est une bonne fille.
LE PETIT BOHEMIEN
En sortant de l’épicerie du village, avec une bouteille, il courut après des moutons que leur berger ramenait à la ferme. Il ne dit rien à ce berger qui avait la tête de plus que lui et n’aurait pas répondu, mais il suivit le troupeau et s’en occupa, de loin, comme un second berger.
Quand une brebis restait en arrière, c’était sa part : il pouvait la flatter, tremper ses doigts dans sa laine, lui parler en maître jusqu’à ce que le chien vînt la reprendre.
À la porte de la bergerie, le petit bohémien fut sérieusement utile.
Les agneaux nouveau-nés, qui n’avaient pas vu leurs mères de la soirée, se précipitaient dehors, sous elles. Il les aida à retrouver chacun la sienne. Il en sépara deux qui s’obstinaient à donner des coups de tête au même ventre. Il en rattrapa un autre qui, joyeux d’être libre, oubliait de téter et bondissait imprudemment vers la mare.
Puis, pour sa récompense, le petit bohémien voulut pénétrer dans la bergerie. Il se croyait chez lui. Mais le berger lui ferma au nez le bas de la porte divisée en deux parties. Le petit bohémien posa à terre sa bouteille, se pendit à la porte basse, et regarda par-dessus. Ses yeux essayaient de percer l’ombre.
Il n’eut pas le temps de se fatiguer les poignets. Le berger, sa besogne terminée, ressortit, ferma cette fois la porte tout entière, le haut et le bas, au verrou, et s’en alla du côté de la soupe, avec son chien.
Le petit bohémien, qui le suivait encore, le vit entrer dans la maison et s’asseoir près des autres domestiques, à la table commune. Il resta seul au milieu de la cour.
Personne ne faisait attention à lui, et la fermière ne se dérangea pas pour le chasser.
Il renifla fortement et revint à la bergerie coller son oreille à la porte. Les agneaux calmés se taisaient un à un. Il s’assura que le verrou extérieur était bien poussé, et par précaution, il chercha une grosse pierre afin de caler la porte. Cela fait, n’imaginant plus rien à faire, il reprit sa bouteille et se décida à quitter la ferme.
C’est à ce moment qu’il aperçut un Monsieur sur la route. Il ôta ses sabots, mit ses mains dedans, et pieds nus, rattrapa vite le Monsieur.
Il ne me dit pas bonjour.
Ses mains rendirent les sabots à ses pieds et, sans un mot, il marcha près de moi, non comme un petit mendiant, mais comme un petit compagnon. Il s’efforçait seulement de faire des pas aussi grands que les miens et il allait où j’allais.
Je parlai le premier et lui dis :
— Qu’est-ce qu’il y a de jaune dans ta bouteille ?
— De l’huile et du vinaigre que j’ai achetés chez l’épicier.
— Pour mettre dans ta salade ?
— Dame ! pas dans ma soupe.
— Ce que tu la ballottes, ta bouteille !
— Ça mélange l’huile et le vinaigre.
— Où la portes-tu ?
— À notre voiture.
— À ta roulotte ?
— Oui. Elle est là-bas, au pont du canal. Nous sommes arrivés ce matin et nous repartirons ce soir.
— Ça t’amuse de courir les chemins ?
— Oh non ! j’aimerais mieux travailler.
— À ton âge ? Tu me fais rire.
— J’ai neuf ans.
— Qu’est-ce que tu pourrais faire, à neuf ans ?
— Me louer chez les autres.
— Tu es trop petit.
— J’en ai connu un plus petit que moi qui n’avait que sept ans et qui menait un chariot de bœufs.
— Ce n’est pas vrai.
— Si, Monsieur, avec un aiguillon. Je lui ai dit : « Tu vas verser, crapaud ! » Mais il me répondit : « N’aie pas peur, mon vieux ! » et il n’a pas versé.
— Je ne te crois pas.
— Que jamais je ne voie Dieu si je mens !
— Tu te figures que tu serais capable de conduire des bœufs ?
— En tout cas, je garderais les moutons ou les cochons.
— Ton papa ne voudrait pas. Il préfère que tu l’aides à poser, la nuit, des lignes de fond dans les rivières.
— Il serait très content de me trouver une place, maman aussi.
— Moi, je te répète que tu es trop gosse.
— Non, Monsieur, non. Monsieur ! dit le petit bohémien en trépignant.
— Puisque tu es un malin, place-toi à la ferme de ce village.
— J’en viens, dit-il ; ils m’auraient bien pris, mais ils ont leur monde.
Ainsi nous faisions un bout de route ensemble.
Tantôt le petit bohémien courait, tantôt il marchait à mon pas.
Il avait une vieille casquette de cycliste. C’est maintenant la coiffure qu’on use et qu’on jette le plus et elle se porte beaucoup chez les vagabonds.
Il était vêtu de morceaux rapiécés et redéchirés. Il semblait peler des genoux à la tête, et de toutes ses loques, comme un arbuste de toutes ses feuilles, il frissonnait au vent.
— J’ai trois sœurs, me dit-il, mais il y en a une qui ne chante plus.
— Ah ! elle est grippée ?
— Non, elle est morte.
— Tu ne me demandes rien, lui dis-je. Est-ce que tu as quelquefois des sous !
— Jamais.
— En veux-tu un ?
— Oh oui !
— Qu’est-ce que tu en feras ?
— J’achèterai du pain.
— Pourquoi du pain ? pour me faire plaisir ? Va, ça m’est égal. Achète plutôt un sucre d’orge.
— J’achèterai ce que vous voudrez.
— Écoute, lui dis-je, du ton grave d’une personne généreuse qui tient à ce que le sou qu’elle offre fasse du profit, je vais te donner un sou, un beau sou, et tu achèteras des bonbons avec, mais pas du pain, tu m’entends, pas du pain, des bonbons.
— Je vous le promets.
— Tu ne montreras pas ce sou à ta famille.
— Non.
— Tu dis non, mais elle le verra, elle te le prendra.
— Je le cacherai, dit-il.
— Où donc ?
— Là, dit-il, en écartant une déchirure qui lui servait de poche.
Je tirai cinq sous de la mienne ; par je ne sais quelle pudeur, j’en remis un dedans et je donnai au petit bohémien les quatre autres.
— Oh ! quatre ! dit-il.
— Oui, quatre ! Un, deux, trois, quatre.
Ses yeux, soudain, avaient fleuri ; et sa voix aigre de gamin était redevenue une voix douce d’enfant.
— Je vous remercie, dit-il, merci bien tout à fait, beaucoup. Au revoir, Monsieur, bonne santé !
Il fallut se quitter pour la vie. Il s’éloignait déjà, mais il se retourna comme s’il avait oublié quelque chose et m’apporta sa main tendue que je serrai, sur la route déserte, d’une pression furtive.
HONORINE
I
Elle ne sait plus son âge. Comme on le lui demandait trop souvent, elle a fini par s’embrouiller dans ses réponses, et elle dit vrai, elle ne le sait plus. Les mieux renseignés savent qu’elle n’a pas moins de quatre-vingt-six ans.
Il lui est arrivé, ce mois-ci, un grand malheur. Une de ses petites filles a fait une faute.
— Pour la première fois, dit Honorine, je n’ose pas lever la tête !
Et elle la baisse, assommée. Elle avait tout supporté, le travail échinant, la misère, les chagrins et les deuils. Elle avait perdu des enfants partout, les uns écrasés, les autres noyés, les autres enlevés soudain par de mauvaises fièvres ; elle avait eu même un fils tué à la guerre, elle ne saurait dire quelle guerre, et elle avait tout accepté sans se plaindre, mais elle ne veut pas accepter le déshonneur. Pourquoi ? On s’étonne, à la voir si usée, flétrie, réduite et près de la mort, que le déshonneur de sa petite-fille ne lui soit pas égal comme le reste. Elle en est tombée malade de honte. Elle a dû se mettre au lit : la tête prise, elle ne connaissait personne. Elle s’imaginait que c’était fini. Elle a voulu recevoir Dieu. Il est venu et reparti sans elle, et c’est à recommencer. La voilà encore sur pied, mais du coup bonne à rien. D’ailleurs les ménages où elle lavait ont profité de sa maladie pour changer de laveuse. Il est temps qu’elle se laisse vivre de ses rentes. C’est dommage qu’après avoir travaillé plus que n’importe qui au monde, elle n’ait pas un sou d’économie. Elle est, comme elle dit, à pain et à bois cherchés.
Elle ose bien chercher son bois, parce que c’est presque un travail comme un autre, qui n’humilie pas des vieilles plus riches qu’elle, et chaque jour qu’il fait beau, elle en ramasse. Il ne s’agit que de mettre dans sa hotte du bois au lieu de linge, mais le bois sec lui semble plus lourd que le linge mouillé. La hotte se cramponne à son dos par les bretelles de chanvre ; la vieille se courbe en avant, jusqu’à terre. Débarrassée, elle se redressera à peine, le pli étant pris. Quelquefois elle va de travers parce que sa hotte tire de droite et de gauche, et quelquefois, bon gré mal gré, elle s’assied sur un tas de pierres de la route. Mais, dans cette lutte, c’est toujours la vieille qui l’emporte. Elle aura du bois cet hiver.
Il ne lui reste qu’à trouver son pain quotidien. Autant l’avouer, il faut qu’elle mendie. C’est le plus pénible. Oh ! elle s’y fera, et déjà quand on veut lui mettre quelque chose dans la poche de son tablier, elle recule d’abord, elle dit : « Non, non », à voix haute, puis à l’instant elle dit, à voix baissée : « Merci, merci », car d’une main machinale elle ouvre sa poche afin que l’aumône ne tombe pas à côté.
II
Je ne me fatigue pas de l’observer avec une stupeur croissante qu’elle ignore. Elle me laisse mener la causerie. Elle répond toujours patiemment, n’interroge jamais et si je cesse de parler, elle garde le silence. D’une phrase à l’autre, nous avons le temps de rêver à notre aise.
C’est un des signes de sa vieillesse qu’elle oublie quelquefois son sexe. Elle ne pense plus qu’elle est du féminin et elle dit:
— Jeune, je n’étais pas gros, j’étais petit, mais sain et fort de tempérament.
On n’ose la reprendre ; c’est bien tard pour rectifier.
— À quel âge, Honorine, vous êtes-vous mariée ?
— À vingt-quatre ans. J’aurais pu me marier plus tôt. Sans être joli, fin joli, je ne faisais pas peur. On me demandait ferme, j’ai voulu attendre.
— Pour quelle raison ?
— Une idée.
— Avez-vous eu des enfants tout de suite ?
— Non ; j’ai encore fait la demoiselle deux années après mon mariage, mais une fois le premier garçon venu…
— Oui, oui, je sais.
Là, il faut arrêter Honorine, car elle a eu des tas d’enfants, et comme ils sont tous morts, elle les ressuscite l’un après l’autre, les compte, les mêle, les pleure. On s’y perd, c’est trop long, et puis ce n’est pas gai.
— Êtes-vous restée honnête ?
— Oh ! sûr.
— Pendant votre mariage ?
— Pendant et après.
— Après, vous n’étiez pas obligée.
— Le mariage dure toujours, dit Honorine.
— Ce qui n’empêche pas, Honorine, qu’il y ait, même à la campagne, des femmes de mauvaise conduite.
— Il y en a plus de quatre, dit-elle.
— Vous les méprisez ?
— Ça ne me regarde pas.
— Détestez-vous quelqu’un, Honorine ?
— Qui donc, Seigneur ?
— Dame ! vos ennemis, ceux qui vous ont causé du chagrin, des dommages.
— Personne ne m’a fait de mal.
— Et vous n’avez fait de mal à personne ?
— Dieu merci ! non. Il ne manquerait plus que ça !
Quoiqu’elle ait parlé sans orgueil, elle est prise de scrupule et revient sur sa réponse.
— Tout de même, dit-elle, j’ai peur de devenir maligne en vieillissant.
— Ne craignez rien.
— Si, si, je m’imagine que des fois j’en veux aux ivrognes, aux paresseux, à mon prochain…
— Oh ! votre prochain !
— C’est du prochain, comme vous et moi, et pourtant, si je ne me retenais, je leur dirais des sottises.
— Vous en êtes incapable.
— Il ne faudrait pas me défier.
— Vous vous trompez ; c’est votre dernière illusion.
— Peut-être bien, murmure Honorine qui baisse de nouveau la tête au fond d’un mutisme où elle m’attend.
— Vous en avez eu de la misère, vieille Honorine !
— J’ai eu ma part.
— On ne fait plus de travailleuses comme vous.
— Guère.
— Avez-vous peur de la mort ?
— C’est rare que j’y pense.
— Vous ne mourrez peut-être pas.
Cette plaisanterie allume faiblement ses yeux bordés de rouge. C’est à croire qu’elle espère. Mais ils s’éteignent vite.
— À votre âge, Honorine, vous n’avez plus de raisons de mourir.
— J’ai ma vieillesse, c’est une raison.
— Vous vivrez votre siècle.
— C’est ce que je dis aux jeunes gens ; ça les taquine.
— Mais au fond vous êtes lasse d’être malheureuse et vous ne tenez pas à vivre cent ans ?
— Un peu plus, un peu moins ! dit-elle absorbée.
Je ne sais pas au juste ce qu’elle veut dire, si elle fait allusion à son âge ou à sa misère. Elle rêvasse et le jeu déréglé de ses mâchoires toujours en mouvement lui donne l’air de ruminer.
— Réveillez-vous, Honorine.
— C’est égal, dit-elle, j’ai bien ri.
— Vous ! En quelles occasions ?
— Aux fêtes du pays, aux noces du village, à la rivière avec les laveuses.
— À propos de quoi, Honorine ?
— De n’importe ; je riais parce que j’étais contente, que j’aimais rire et danser. Je n’ai pas toujours eu des pieux de bois sous mes jupes, je dansais en riant de fameux coups.
— Est-ce que vous sauriez encore danser ?
— Si mon petit-fils Pierre n’était pas mort et qu’il se marie demain, je ferais le premier saut du bal.
— Au moins, vous pourriez rire.
— De bon cœur, s’il fallait, et je ferais bien rire les autres.
— Riez un peu, Honorine.
— Je n’ai pas envie.
— Montrez seulement comme vous riez.
— Sans être échauffée, ça ne ferait pas le même effet.
— Ça me fera plaisir. Allons! riez, Honorine.
— Je veux bien, dit-elle, parce que c’est vous.
Elle se dresse, pose son cabas sur sa chaise, lève un pied, frappe dans ses mains et pousse par trois fois une espèce de hennissement.
— Assez, Honorine, assez !
Elle impressionnait avec sa grande bouche noire où je ne voyais qu’une longue dent, comme une pierre au bord d’une mare. Et ses mains sonnaient l’os.
— Vous voyez, dit-elle, ce n’est pas la même chose lorsqu’on rit exprès. Il aurait fallu m’entendre au mariage d’un de mes garçons. Mon Dieu ! que j’ai ri ! Mon Dieu ! que j’ai ri !
— Tant que ça, Honorine ? c’est drôle.
— C’est la vérité, dit-elle rassise ; personne n’a peut-être plus pleuré, mais personne n’a peut-être plus ri que moi dans sa vie.
— Recommenceriez-vous votre vie telle quelle ?
— Malheurs et bonheurs compris, avec la permission de Dieu, je recommencerais.
— Implorez-le.
— Je le prie trop mal. Le soir, dans le lit, je m’endors de sommeil au milieu de ma prière. Le matin, je me dépêche d’aller à ma besogne, et je le prie en route, mais je rencontre quelqu’un, je bavarde et ma prière reste à moitié faite.
— Répondez franchement, Honorine : croyez-vous que Dieu existe ?
— Il faut bien ; et vous ?
— Oh ! moi, je n’en sais rien du tout Croyez-vous en Dieu, Honorine, autant que si vous étiez jeune ?
— Autant, dit-elle, mais je l’aime moins.
— Ah ! qu’est-ce que vous lui reprochez ?
— Deux injustices que je ne m’explique pas. Je lui pardonne le reste, mais d’abord pourquoi permet-il que le mauvais temps abîme les récoltes ? Pourquoi nous ôte-t-il le lendemain ce qu’il nous a donné la veille ? Il vient de me reprendre les cerises de mon jardin. Il me les a grillées avec son soleil. Puisqu’il est le bon Dieu, pourquoi s’amuse-t-il à nous jouer des farces ?
— Peut-être qu’il n’existe pas ?
— Ma foi, on le dirait.
— Vous doutez, Honorine ?
— Je ne doute pas, je regrette mes cerises. Et pourquoi fait-il mourir les jeunes avant les vieux ? Pierre, mon dernier petit-fils, est mort cet hiver, et moi, une vieille propre à rien, je suis toujours là !
— Ne pleurez pas, Honorine, vous irez au paradis rejoindre votre Pierre. J’espère que vous croyez au paradis.
— C’est selon, dit-elle, ça dépend des jours ; je ne sais plus.
Je lui ai dit : ne pleurez pas ! mais elle n’avait de larmes que dans la voix. Ses yeux sont à sec depuis la mort de Pierre. Elle ne pourrait que crier. À quoi bon ? Elle se tasse déjà sur sa chaise, rentre ses coudes aigus, ses mains ligneuses, et par-dessus sa tête basse, comme pliée sous le joug, je vois son dos. Rien ne remue. La vieille Honorine semble inhabitée.
III
D’abord on ne s’aperçut de rien à la maison isolée, et quelque temps on continua d’y vivre, comme d’habitude.
Le premier, l’invisible grillon se tut, dès que la bûche de bois s’éteignit.
Puis, l’unique poule qui se promenait dans la cour monta l’escalier, piqua du bec la porte fermée, tendit le cou vers la fenêtre, et comme les épluchures quotidiennes ne tombaient pas, elle sortit.
Le chat se lassa de faire inutilement le gros dos pour sentir dans ses poils une main sèche qu’il connaissait bien. Il flaira le sol, miaula de colère, griffa les chaises, et par le grenier s’en alla, perdu ici, se retrouver ailleurs.
Une nuit, les rats grignotèrent la dernière miette du coffre, décoiffèrent le sucrier vide et ne revinrent pas.
Les araignées tapies n’attendaient, pour filer leurs toiles, que le silence. Un bruit régulier le troublait encore.
Mais brusquement l’horloge s’arrêta. Elle ne s’était point ralentie peu à peu, ses tic tac faiblissant jusqu’au tic tac suprême : elle cessait de marcher comme une personne frappée debout, et qui ne se croyait pas malade.
Le cœur de la maison ne battait plus.
Des gens du village poussèrent la porte et ramassèrent par terre la vieille Honorine, tombée sur le nez et morte toute seule, sans prévenir.
TABLETTES D’ÉLOI
PROMENADE
Sur la route, je croisai d’abord un garçon et une fille qui marchaient côte à côte, sans se donner le bras, car la fille avait besoin des deux siens pour gesticuler. Elle parlait avec vivacité, presque bien, sauf qu’elle mettait trop souvent des o à la place des a et des e.
— Elle m’onnuie, ma momon, disait-elle ; voilà qu’elle ne veut plus que je donse avec toi, le dimonche. Je ne suis pas une gamine, tu ponses !
Puis deux femmes passèrent, l’une jeune, l’autre vieille. Habillées de noir neuf, elles portaient à la main des sacs gonflés. Elles se hâtaient, et prenaient la parole, chacune à son tour, uniquement préoccupées d’être du même avis.
— Si au moins, disait la plus vieille, ça leur profitait en quelque chose. Mais non, ils chicanent exprès, pour rien, pour le plaisir.
— Oui, répondait la plus jeune, ils sont comme ça, ils ne veulent point, ils ne veulent point, et voilà. Enfin on s’expliquera chez le notaire.
À peine avaient-elles disparu que je rencontrai deux messieurs âgés, bourgeoisement vêtus et qui marchaient sans fièvre, en tenant toujours leur droite. Le plus grave s’arrêta, leva une main, et dit syllabe par syllabe :
— Vous comprenez mon cher ami, que si je reste calme, c’est que je tiens à lui laisser tous les torts. Mais attendez et vous verrez.
Il s’efforçait de sourire, tandis que son ami remuait la tête, en homme qui verra parce qu’il vivra.
Ainsi, me dis-je, ce n’est, tout le long de la route, que gens qu’on embête, qui s’embêtent et qui embêtent les autres. L’embêtement est général et il n’y en a pas que pour moi.
L’INUTILE CHARITÉ
Cette fois, il m’a pris dans une porte. Il entrait comme je sortais, et nous voilà nez à nez.
Tout de suite, il me parle de sa sœur : il me dit qu’elle ne va pas mieux.
En quelque lieu qu’il me rencontre, si longtemps qu’il soit resté sans me voir, il me donne toujours les mêmes mauvaises nouvelles. Et il y a des années qu’elle est malade.
Il se plaint d’une voix basse et se confie à moi seul, parce que je lui semble bon.
Je fais ce que je peux. Je ne l’écoute pas, car j’ai mes intérêts dans ce monde, des malades personnels, mais j’imite les signes de l’attention.
Je remue la tête, j’ouvre la bouche et mes yeux se ferment quand il désespère ou que la note du pharmacien remonte. Tantôt mes narines se pincent aux mots « sinapisme, pointes de feu », et tantôt je change d’oreille.
Certes, mon attitude hypocrite me fatigue ; je me donne du mal afin de le tromper, et s’il me fallait répondre, tout serait perdu.
Mais il va, sans que je le pousse. Il continue de chuchoter ses peines ; il se répète et, pour un détail oublié, il recommencerait, car son existence n’est plus une vie.
Qu’il gémisse donc et se soulage ! Charitable, fier de me dévouer, je ne l’arrêterai pas, dussé-je geler sur pied dans le courant d’air.
Aussi, je tombe brusquement comme d’une branche, et je balbutie, quand le malheureux frère me dit avec amertume :
— Pardon, mon pauvre Éloi, je vois bien que je vous ennuie avec ma sœur !
LE PORTRAIT
Afin de prendre une pose naturelle, je m’assieds comme j’ai l’habitude, j’allonge la jambe droite et la gauche reste ployée, j’écarte une main et ferme l’autre sur mes cuisses, je me tiens raide et de trois quarts, je fixe un point et je souris.
— Pourquoi souriez-vous ? dit le photographe.
— Est-ce que je souris trop tôt ?
— Qui vous prie de sourire ?
— Je vous évite de me le demander. Je sais les usages. Je ne me fais pas photographier pour la première fois. Je ne suis plus un enfant auquel on dit : « regarde le petit oiseau ». Je souris tout seul, d’avance, et je peux sourire longtemps ainsi. Ça ne me fatigue pas.
— Monsieur, dit le photographe, c’est bien une vraie photographie que vous désirez, et non quelque image impersonnelle et vague, dont les flatteurs ne pourraient que dire poliment : « Oui, il y a quelque chose. »
— Je veux une photographie, dis-je, où il y ait tout, ressemblante, vivante, frappante, près de parler, de crier, de sortir du cadre, etc., etc.
— Qui que vous soyez, me dit alors le photographe, cessez donc de sourire. Le plus heureux des hommes préfère grimacer. Il grimace dès qu’il souffre, dès qu’il s’ennuie et dès qu’il travaille. Il grimace d’amour comme de haine, et il grimace de joie. Sans doute, vous souriez parfois aux étrangers, et il vous arrive de sourire à votre glace, quand vous êtes sûr que personne n’est là. Mais vos parents et vos amis ne connaissent guère de vous qu’une figure maussade, et si vous tenez à leur offrir un portrait que je garantisse, croyez-moi, monsieur, faites la grimace.
LA MER
Quand on regarde la mer, ce qui frappe d’abord en elle, c’est qu’elle n’a rien d’étonnant. (À développer.)
Chacun a sa façon de l’admirer. Celui-ci choisit un coin à l’écart. Celui-là se couche à plat ventre. Cet autre reste debout et, nettement découpé sur l’horizon, immobile, pensif, regarde la mer jusqu’à ce qu’il ne la voie plus.
On peut circuler parmi les baigneurs et dire :
— « Elle me rappelle l’Océan. »
Si vous tenez un enfant dans vos bras et que le petit se mette à crier, dites-lui : « N’aie pas peur ; je te tiens. »
Si vous avez un chien, caressez-le, en lui recommandant le calme.
À cheval, poussez un peu la noble bête contre les flots et qu’elle piaffe d’effroi.
Moi, j’ai l’habitude. En costume léger, la cigarette aux dents, les mains derrière le dos, comme dans mon jardin, je m’avance tranquillement vers la mer, et je la laisse venir.
Dire chaque jour : « Quand on pense que c’est la lune qui produit les marées ! » et lever avec lenteur les yeux au ciel, y chercher la lune absente et lui sourire au juger.
Dire aussi, pour ne pas faire de jaloux : « Le beau coucher de soleil ! » mais hochant soudain la tête, indiquer par là qu’on n’est point dupe, qu’on sait à quoi s’en tenir sur cet air de se coucher.
Cette dame fait la planche et rien d’elle ne dépasse le niveau de la mer.
Celle-là rit tellement qu’elle laisse tomber une goutte d’eau dans la mer.
— Oh ! le bel anneau de corail sur la mer !
— C’est ma bouche, monsieur, ôtez votre doigt.
Celle-ci se sèche au soleil et on trouvera un dépôt de sel dans ses salières.
— La mer me fait mal aux yeux, dit l’une, je ne peux pas la regarder. Dans mon voyage de noces, j’ai vu toute la Côte d’Azur en tournant le dos à la mer.
— Pour moi, c’est réglé, dit l’autre, chaque fois, le spectacle grandiose de la mer m’avance de huit jours.
Et voilà les philosophes cyniques. D’un geste grave, ils ont, pour la décence, relevé, passé sur leur poitrine et jeté derrière l’épaule, le pan d’une couverture grossière. Ils s’exercent à marcher pieds nus. Leurs doigts semblent d’informes racines. De leur méprisable chevelure il ne reste que quelques boucles étirées. Ils comparent à la mer la mer intérieure des passions humaines et mesurent l’éternité avec les grains de sable de la mer.
La jeune femme en noir rêve toute seule sur le rocher.
Sans doute, lasse de cette vie, elle fait choix d’une étoile pour y passer l’autre vie. Déjà elle en retient une et s’y installe ; elle n’a pas de chance : brusquement l’étoile file.
— Mais…
— Oui, je sais, les étoiles ne filent pas.
Défiez-vous des méduses. Sans être comparables à celles dont l’antiquité nous transmit le souvenir, et bien qu’un nouveau Persée ne leur saurait couper la tête qu’elles n’ont pas, cependant elles piquent, comme leurs sœurs, les orties de terre, et même elles enveloppent le baigneur, si gluantes, que le pauvre homme se sauve vers le rivage, poursuivi par ces pots de colle.
Je me suis promené sur des bateaux de divers modèles, dans le but d’étudier le mal de mer.
Me promenant à jeun, j’ai vomi la première fois, je n’ai pas vomi la seconde, mais j’ai vomi la troisième.
J’ai vomi trois bons repas au champagne pris exprès, et j’en ai gardé deux.
J’ai vomi à l’avant du bateau, je n’ai pas vomi à l’arrière, mais j’ai vomi au milieu, malgré une ceinture de flanelle qui, peut-être, me serrait trop. Enfin quand je pars pour la promenade, agile, le moral excellent, et que, fixant l’horizon comme il est prescrit, je tâche de me distraire avec des pensées saines et fortifiantes, tantôt je ne sens rien, et tantôt je rends tout.
Arrivés ce matin, M. et Mme Bornet ont déjà parcouru la plage, fait le tour du petit port, ramassé des galets, reniflé du vent.
Ils déjeunent, et la fenêtre de leur salle à manger s’ouvre sur la mer.
— Ta faim se calme-t-elle ? demande Mme Bornet.
— Un peu, dit M. Bornet, j’ai cru que je ne me rassasierais jamais. C’est étonnant comme l’air de la mer creuse !
Il plie sa serviette, se prépare à digérer, quand une femme de marin entre pour offrir du poisson.
Elle semble misérable surtout à cause de ses chaussettes déteintes qui s’affaissent mollement sur ses souliers brûlés.
— Pauvre femme, dit Mme Bornet, quelle vie ! Je suis sûre que parfois elle soupe avec les arêtes du poisson qu’on lui achète, et qu’elle retrouve dans la rue. En la regardant, j’ai mal ; je compare mon sort au sien, et je pense que souvent il nous arrive de nous plaindre. Elle n’a rien : que nous manque-t-il ? Tu sais si je déteste les faux sensibles, mais l’injustice des choses me révolte, à la fin, et mon bonheur continu m’effraie.
— Certes, la vue de cette femme m’impressionne autant que toi, dit M. Bornet. Pourtant, défions-nous. En manches de chemise, après déjeuner, on pousse trop aisément des soupirs du fond d’une poitrine houleuse. Les besoins de cette femme me paraissent autres que les tiens. Son extérieur pitoyable te trompe sur ses souffrances intimes. Simple, elle se passe d’idéal, et il t’en faut toujours un. Tu rêves, à tes heures, toi ; elle, au contraire, ne se préoccupe que de manger. Or elle vit, donc elle mange, et femme de marin, née sur ce rivage, certaine d’y mourir, elle mange peu, car c’est étonnant comme l’air de la mer nourrit.
VOYAGE À NICE
— Présentez-vous avec mon Guide, et dites au maître d’hôtel : Je viens de la part de M. de Conty.
— Je fais mieux, dit Éloi, et je crie d’une haleine : je viens de la part de MM. de Conty, Jeanne et Baedecker.
— Donnez-vous donc la peine d’entrer, me dit l’hôtelier courbé jusqu’à terre : voici votre maison et nous vivrons en famille. Soyez le bienvenu, avec votre argent.
— À quoi me servirait d’être poli ? se dit l’Anglais. Le sot Français ne l’est-il pas pour nous deux ? Il s’assiérait sur une fesse dans la crainte de gêner mes colis.
Valence. — Déjà déçu : pas une seule orange en vue !
Arles. — Ah ! une mouche !
Le paysan de La Bruyère ne reconnaîtrait plus les siens.
Qui donc peut, sans mauvaise foi, nier le progrès ?
Il marche ! Il marche !
On voit encore, c’est vrai, par les campagnes, un animal farouche, noir et brûlé de soleil. Comme son ancêtre, il se courbe tout le jour sur le champ labouré avec opiniâtreté.
Mais, au moins, il lève la tête quand passe le train !
Malgré notre désir d’avoir des ailes nous ne pourrons jamais voler. Heureusement : l’air serait vite irrespirable.
Vous vous dites : Éloi libre, heureux de voyager, admire chaque site et s’approvisionne de belles images.
Point : je songe au pourboire que j’ai donné ou que je donnerai. Ce garçon me met mon pardessus par-dessus la tête ; il me dérobe les manches ; il n’est pas content. Ce soir je cacherai le pourboire sous ma serviette.
Et ce marin qui vient de me faire faire le tour du bateau chinois, a-t-il assez ? Il doit avoir assez. Moi, j’aurais assez.
Et ce brave homme auquel je dis, sans comprendre un mot de ses renseignements : « Oui, oui, merci, merci, » il meurt de soif, on le voit bien.
Je jette encore mon argent par la fenêtre à ce mandoliniste qui s’arrête net de jouer, ramasse la boule de papier, cherche si rien n’a roulé dans un coin et, désappointé, recommence : c’est trop peu pour qu’il se taise.
Ô froid, dédaigneux, redoutable cocher, depuis que tu me promènes, je calcule : jamais je n’oserai te régler. J’aime mieux ne plus descendre, et je garde ta voiture à vie, jusqu’au bout du monde !
Toi, par exemple, tu peux te taper. Tu m’agaces, toujours sur mon dos, cognant à ma porte ; « Monsieur veut-il qu’on le serve à table d’hôte ou à table particulière ? » Silence ! ou je me laisse mourir de faim. « Monsieur passera-t-il quelques semaines avec nous ? » Non, je file. Monte-moi ma note, que je me paie ta tête avec. Va, va, descends ma couverture comme un trophée, multiplie les saluts et les sourires, je ne faiblirai pas. Et même je raffine, héroïque. Tandis que, debout sur le perron, tu refroidis déjà ta face et éteins ton œil, je cherche dans mes poches, je tâte ma bourse et retire mes mains vides.
Regarde, magistrat d’office, j’entre dans l’omnibus avec le calme d’un chef de grande nation. Ferme sec la portière, ça m’est égal. Par la vitre, je vois ta statue de commandeur à favoris remuer les lèvres. J’entends bien : tu m’appelles chameau ! Crève de rage, dussé-je crever de triomphe !
Marseille, la troisième ville de France quand j’étais au collège. Comme j’ai grandi depuis !
Une grosse dame résume ses impressions et les miennes :
— Ils nous font rire avec leur Prado. À les entendre, on croirait que c’est l’obélisque.
Chaque fois que j’occupe une nouvelle chambre, j’ai soin de brûler du papier d’Arménie. Après moi, faites de même.
Toulon. — Des mâts, des forêts de mâts, et plus une seule montre au bout. J’arrive trop tard. La fête est finie.
Les grands vaisseaux de cuivre rouge promènent leur incendie sur la mer.
Ça, c’est une fontaine.
Encore une fontaine !
Tiens, une statue ! De qui ? par qui ?
Saint-Raphaël. — Comme j’ai télégraphié l’heure de mon arrivée dans la nuit, on pense que, prince ou duc, je voyage sous un faux nom et l’hôtel rallume tous ses feux. Les deux meilleurs chevaux se lèvent pour venir à la gare. Le nombreux personnel au complet m’attend. L’un de ces Messieurs m’ouvre la portière. Un autre écarte les bras afin de recevoir mes bagages, et le cocher lui jette ma valise.
Je demande au plus gros s’il peut me donner une chambre. Il me répond que mes appartements sont prêts, et, bougie haute, il me fait signe de le suivre au numéro 198.
— Monsieur désire-t-il prendre quelque chose ?
— Une bouillotte d’eau chaude…
Quand je mets mes bottines à la porte, les lumières sont éteintes. Loin de se disputer l’honneur de me servir, les garçons se couchent.
Me voilà seul, sous les toits, dans une chambre nue, entre deux chambres qui sonnent le vide.
Heureux le voyageur trop fatigué pour dormir dans son lit d’hôtel : il peut, sa malle défaite, écouter longtemps la chuchoterie des papiers qui enveloppaient les brosses et les pantoufles et qui s’étirent.
On aperçoit deux rochers rouges, l’un appelé le lion de mer, parce que, dit Alphonse Karr, il présente la forme d’un lion couché ; l’autre appelé le lion de terre, a la forme d’un poisson.
Cannes (La Croisette. — Éloi laisse négligemment tomber une de ses enveloppes sous la table, afin que les garçons puissent dire plus tard aux étrangers :
— Éloi a mangé ici.
Ô Méditerranée insensible à la lune, tu ne bouges jamais et tu suces éternellement d’une lèvre bleu pâle ton sable fade mêlé aux épluchures des hommes.
Et toi, jambe d’éléphant culottée de coquilles Saint-Jacques, porte-rasoirs, manche à gigot, tuyau de cheminée modèle, plumeau, palmier, salut !
La verdure de ces jardins réjouit mon œil comme l’étalage d’une coutellerie. Sur toutes ces pointes, appliquons-nous à lancer des anneaux.
Oranger du Midi, fier de tes pommes d’or faux, tu ressembles à nos arbres de Noël, mais plus riches que toi, ils portent dans leurs branches des petites bouteilles de liqueur.
— Ah ! je respire ici.
— Oui, c’est le climat préféré des scrofuleux.
Ce soir, le soleil couchant est d’un jaune malpropre. On dirait qu’il a mangé de l’œuf.
Antibes. — Monsieur de Villemessant, le fondateur du Figaro, avait fait construire la vaste et magnifique villa Soleil, qui, dans sa pensée, devait servir de retraite aux hommes de lettres.
Mais, dans la réalité, elle est devenue un hôtel meublé.
Toutefois, on n’empêche pas les hommes de lettres d’y descendre.
Nice. — Sur la promenade des Anglais si fréquentée le soir, personne.
Une seule voiture, de laitier.
Crevez, d’un coup de pied, le ventre de ces jolis ânes, c’est sûr qu’il en sortira des bonbons.
Et toujours le frôlement de ces habits noirs qui luisent çà et là, comme blanchis par la poudre de riz de l’usure.
L’hôtelier pêcha devant nous la langouste commandée ; mais il la rejeta derrière nous, celle qu’il servit étant morte hier et déjà cuite.
— Comment trouvez-vous Nice ? dit le Français avec un sourire international.
— Il y a trop de Français, répond l’Anglais.
Un jeune homme naturel étendu au bord d’un ruisseau boit à une source qu’alimente un filet d’eau en bronze.
L’idée est ingénieuse, l’illusion complète. On renouvelle le jeune homme chaque dimanche, à trois heures.
Dieu ! qu’il fait chaud ! n’y a-t-il pas un lézard sur mon front ?
Évité, comme pestes, les vestiges de bains romains, les musées « qui renferment quelques bonnes toiles », les sculptures trop curieuses, les églises dont la façade date de… et le maître-autel de…
— Le visage tourné vers la mer, dirigez-vous à droite et laissez l’hôtel de ville à gauche.
— Soyez tranquille.
Devant la statue de Garibaldi, si vous êtes en voiture, vous devez mettre pied à terre.
— Non.
Oui, il fait doux. Je me débarbouille, la
fenêtre ouverte.
Mais je dois me dire sans cesse qu’il pleut, qu’on gèle à Paris. Or je lis ce matin dans le Figaro : Hier, très belle journée. Me voilà moins excité.
Et qu’attend cette terre pelée pour verdir ?
Quand je me promène, légèrement vêtu, dans ma campagne à moi, le blé pousse.
Ici, c’est une serre chaude avec un poêle d’hiver et des arbres empotés.
Monaco. — En wagon. Qu’est-ce que ce noble étranger va tirer de ce long sac ? Une personne de sa famille passée en contrebande ?
Oublié de faire mon prix. Quelle chambre ! On va me demander mille francs par nuit. Impossible de dormir.
On peut voir, tous les jours, de deux à quatre, Albert Ier portant sur sa tête mâle et sympathique la couronne de prince et celle du savant, ouvrir les croisées de son vieux manoir et cracher, — dit Paul Bocage, — en dehors de ses États, par-dessus l’heureux peuple monégasque qui ne paie pas d’impôts.
Monte-Carlo. — Suis-je vrai joueur, joueur malin, joueur insensé (type affreux à voir) ?
Comme je le dirai plus tard, je joue à Monte-Carlo. Je gagne même à Monte-Carlo. Et quand je ramasse mon gain plus ma mise, je souris au croupier. Mais ce râteleur impassible ne daigne point me rendre mon sourire, et je pourrai, sans qu’il s’émeuve, me brûler la cervelle de joie.
Tir aux pigeons. — Une boîte s’ouvre, un pigeon s’envole et tombe assommé. Il ne savait pas assez de mythologie pour rester coi, comme l’Espérance. Un chien accourt et le pétrit proprement avec sa gueule. Mais l’homme qui l’a tué, on ne le voit jamais. Il se cache et fait bien. Quel coup de fusil ! C’est beau comme un coup de poing d’ivrogne sur une petite bouche d’enfant !
La Corniche. — Regardez ces deux petits bateaux sur la mer. Qui donc a perdu ses savates sur la mer ?
Cette vieille femme qui mendiait sur la route ne murmurait pas humblement :
— La charité s’il vous plaît ?
Elle vociférait des imprécations avec un air terrible. Et on lui jetait, au lieu d’une pierre, une pièce.
Du courage ! Montez toujours. Ici on ne voit rien. Grimpez cette côte. Déjà vous avez, entre le bout de votre nez et l’horizon, un infini au moins.
Faites le dernier pas.
Halte ! vite, la sueur au front, les yeux au ciel, et des vertiges plein l’estomac, tâchez qu’il vous vienne une pensée sublime.
Vous soufflerez après.
Menton. — Cinq minutes d’arrêt. Le temps de piquer ma canne en terre. Au retour je la reprendrai. Et quelle stupéfaction ! Ma canne sera un petit arbre couvert de jeunes rameaux garnis de feuilles, et peut-être que, sur l’un d’eux, j’aurai la joie de cueillir, pour calmer ma soif en voyage, le fruit cher à Stéphane Mallarmé, le « citron d’or de l’idéal amer ».
Les jeunes filles du pays ne mangent pas le citron. Mais elles s’exercent à en porter de lourds paniers sur la tête. Pour que le citron ne tombe jamais, elles n’ont qu’à toujours bien se tenir.
De là leur taille et leur vertu.
Vintimille. — Ma montre qui allait bien en deçà, retarde en delà de 47 minutes. Un vent hostile et des gamins payés par la Triple Alliance me soufflent et me crient dans le dos. Une dépêche qui m’aurait coûté dix sous aux guichets de notre belle France, m’en coûte ici plus de soixante. Je n’insiste pas. Je connais l’Italie. Un coup d’œil suprême aux neiges éternelles et, harassé, les yeux pleins de villes d’eau, je rentre.
PREMIER PAS
J’eus enfin l’honneur de me promener sur le boulevard avec un Grand Homme et un homme déjà connu.
Le Grand Homme avançait régulièrement, la tête haute, l’air vague. Ses admirateurs s’arrêtaient pour le regarder, ceux-ci presque familiers, avant son passage, ceux-là respectueux, après qu’il était passé.
Il ne semblait voir personne. Parfois il souriait aux branches des arbres. Peut-être, indifférent, n’avait-il que la préoccupation de marcher au milieu du trottoir, tandis que la foule s’écartait toute seule.
Mais, à sa droite, l’homme déjà connu saluait un monde d’intimes, serrait des mains volantes, jetait deux mots d’esprit ou de cœur, et s’il ne se dérangeait plus volontiers, il ne se fâchait pas encore du coup de coude dont vite on s’excuse. Il allait et venait entre le Grand Homme et les vitrines. Tantôt libre et jeune, il goûtait simplement le bonheur d’être à Paris, avec ses habitants, au milieu de ses immeubles ; tantôt grave, il récapitulait ses rêves de gloire, et il se sentait de force à tomber quelque jour le Grand Homme lui-même.
Pour moi, garçon d’avenir, je me tenais du côté du ruisseau. Je ne disais rien et j’entendais mal, car, bousculé par la foule, je me trouvais sans cesse trop en avant ou trop en arrière. Il me fallait à chaque instant tourner un kiosque, une colonne, une boutique de fleuriste, et souvent hors d’haleine, près de perdre mes deux maîtres, je ne les suivais plus que clopin-clopant, déséquilibré, un pied sur le bord du trottoir, l’autre sur le pavé en bois.
LA LECTURE
On a dîné vite, Éloi ayant d’ailleurs prévenu ses deux invités, le poète Willem et sa femme :
— J’ai fait faire un dîner simple pour n’avoir pas l’air de compter sur la reconnaissance de votre estomac.
— Nous attendons, dit Willem.
— J’avoue que je suis émue, dit Mme Willem.
— Oh ! fait Éloi, je devine ce que vous direz ! Vous êtes trop gentils pour être sincères.
— Nous dirons la vérité, affirme Willem. Nous sommes du même âge ; je ne vous dois aucun ménagement. Si votre pièce est mauvaise, tant pis !
— N’exagérez ni en bien ni en mal, dit Éloi.
— Nous écoutons.
Éloi ne se hâte pas. Il s’efforce de préparer son public. Il voudrait au moyen d’une courte préface adroite, expliquer sa pièce, avant de la lire. Il prend de petites précautions avisées et banales :
— Je sais à quoi m’en tenir sur la valeur de cet acte. Ce sera mon début, un lever de rideau. Ça n’a aucune importance.
Et même il parle d’autre chose, et comme le poète Willem feint de feuilleter un livre et que Mme Willem se mire et tapote ses cheveux, on croirait un instant qu’ils oublient la lecture.
Quand à l’amie d’Éloi elle ne dit rien. Troublée comme à l’approche d’un péril inévitable, elle sert le café, et les petites mares rondes miroitent et fument dans les tasses.
Brusquement, tout seul, Éloi se décide :
— Placez-vous. Je commence.
On s’attarde encore. Mme Willem se demande si elle sera mieux au fond d’un fauteuil que, libre et droite, sur une chaise.
— Reculez-vous, dit Éloi, vous me gêneriez.
Le poète Willem croise ses jambes fines, et le coude appuyé, les doigts aux moustaches qu’il va friser continûment, le visage à l’ombre, il ferme les yeux.
— Un dernier mot, dit Mme Willem. Suis-je obligée de rester tranquille, ou m’est-il permis, pendant la lecture, de communiquer mes impressions ?
— Je préfère le silence, dit Éloi.
Et il ajoute avec mollesse :
— À moins que ce ne soit plus fort que vous.
— Je me tairai. Partez ! dit Mme Willem.
On ne voit pas l’amie d’Éloi. Elle s’est cachée au flanc d’un meuble. Elle met les mains sur son cœur et elle souffre de manque d’air.
Éloi regarde M. et Mme Willem, leur sourit lâchement, baisse l’abat-jour, tousse et, d’une voix brisée, inconnue, pareille à une voix d’enfant qui épelle, et à la voix de ceux qui prononcent des discours funèbres, il lit le manuscrit.
Il lit d’abord son nom d’auteur, son adresse, puis le titre, puis les personnages et le décor. Et il est déjà hors d’haleine, très las, près de mendier une parole encourageante.
Il lit les premières phrases au milieu d’ennemis sournois. Quelque temps, sa voix se traîne, comme une pauvresse, le long des lignes.
Mais bientôt, il prête l’oreille.
On vient de faire un mouvement. Oui, Mme Willem a remué et soupire. Une syllabe s’échappe de sa bouche. De quel sens ? Éloi ne peut que l’espérer favorable. Il continue de lire, dédoublé, moitié au manuscrit, moitié à son public. Une nouvelle exclamation ne se fait pas attendre et part des lèvres de Mme Willem. Et, cette fois, plus de doute, elle approuve. Elle dit nettement :
— Ça va, ça y est !
Tout de suite, Éloi fortifié change de ton. Il détaille, il donne sa voix entière. Ne devrait-il plaire qu’à Mme Willem, il n’a plus peur, et tourné vers elle, il lit, dès ce moment, pour elle, pour cette dame de grâce et de bon secours. Et elle multiplie les preuves de goût. Elle laisse s’envoler les « oh ! » les « ah ! » les « c’est exquis ! c’est parfait ! »
Quelle joyeuse bande d’oiseaux !
Chaque mot d’Éloi porte. Ils luttent tous deux, elle s’exclamant, lui frappant, coup sur coup.
Mais les autres, l’autre, le poète, le juge ? que pense-t-il ?
Éloi s’arrête et dit :
— Vous permettez que je respire et que je boive un verre d’eau ; j’ai la gorge sèche.
Et, des yeux, il interroge Willem.
Le poète tortille sa moustache, et sa jambe suspendue bat la mesure. Impénétrable, il semble dormir.
— Eh bien ? dit Éloi.
— Mon cher Éloi, dit enfin Willem avec gravité, je suis heureux d’être un poète et que vous soyez un prosateur. Autrement, je serais fort embêté. Mais vous faites de la prose, et moi je fais des vers. Nous ne sommes donc pas rivaux et c’est sans jalousie que je peux, quoiqu’il faille me servir d’un mot usé jusqu’aux fibres, vous assurer que j’écoute un chef-d’œuvre.
Il se tait, et Éloi ne proteste pas, comme on a coutume. Il pose le manuscrit sur la table, parce que ses doigts tremblent. Son amie sort de sa cachette et vient, d’un pas de religieuse, le baiser au front.
Tous vivent si intensément que, peut-être, la vie des autres, aspirée ici, diminue dehors.
Éloi reprend le cahier.
Comme des chèvres qui étaient là-bas, au milieu du parc, et qui accourent vers la haie, curieuses, au signe d’un promeneur, les figures se rapprochent. Elles frôlent Éloi. Il en a le feu aux joues.
Il lit jusqu’à la fin, en sécurité, d’une voix souterraine et passionnée. Ils s’abandonne à la joie commune. Il récite de mémoire des répliques attendues, et il ne cesse de sourire de gratitude au visage lumineux de Mme Willem. Elle écoute avec ses paupières, sa bouche et ses narines scintillantes, tandis que ses oreilles lointaines ne lui servent à rien. Et elle paraît à Éloi jolie au delà de toute expression poétique. Il achève, triomphal, comme on arrive au haut d’un sommet d’où la vue s’étend si loin que chacun se recueille, cherche ses mots et ne trouve pas.
Et tous se sont dressés debout.
— Tâtez mes mains moites, dit Mme Willem. Plusieurs fois, j’ai failli crier. Ce n’est ni bien, ni très bien, ni quoi que ce soit. C’est beau. Voilà tout.
Le poète Willem se promène dans le cabinet de travail. Il s’agite et parle indirectement :
— Il y a là plus que du talent. Il y a presque… C’est supérieur de cent coudées à ce que j’imaginais. Je le savais incapable d’écrire une ordure. Je me disais : « Ce sera gai, spirituel, habile. » Je ne soupçonnais pas cette qualité d’émotion poignante. Et, avec ça, il lit admirablement. Un autre y mettrait plus de science, d’action, de cabotinage. Lui, il lit de toute son âme et naturel. On entendait un homme.
— Un grand homme, dit Mme Willem.
— Passons aux critiques, dit Éloi.
— Je ne vois rien à critiquer, dit le poète Willem. Je ne ferai qu’une réserve. Et encore j’hésite. Je trouve que le titre de votre pièce l’annonce mal. Il me semble trop spécial, timide, mesquin. Je le souhaiterais large et développé comme une enseigne. Il fermerait ainsi la route aux futurs imitateurs et leur ôterait l’envie téméraire de recommencer ce que vous avez réalisé de définitif. Mais il est possible que je me trompe et qu’il vaille mieux promettre moins et tenir davantage, pour qu’il y ait surprise éclatante.
— Je réfléchirai, dit Éloi. Merci, merci. La part de votre amitié faite, j’accepte le reste. J’ai confiance. Vous ne sauriez m’abuser avec cet accent. Je ne doute pas ; je ne crois pas que je rêve. Je ne me sens pas ridicule, et je vous remercie du fond du cœur d’un homme content, bien content.
— Vous devriez nous relire quelques passages, dit Mme Willem.
— Non, dit Éloi ; le charme serait rompu.
Il ne tient plus à la terre. Il monte, aérien, ensoleillé, et aussi un peu mélancolique parce qu’il songe à la descente prochaine, à l’heure noire après l’heure inoubliable, et qu’un chef-d’œuvre appelle, exige un autre chef-d’œuvre et qu’on ne finit jamais.
— Comme je suis fière ! lui dit son amie. Que faut-il que je fasse pour être digne d’un tel maître ?
— Il faut d’abord, ô toi que j’aime, grosse bête chérie, ne pas pleurer !
NOISETTES CREUSES
Êtes-vous comme moi ? quand j’ai de petits ennuis avec une personne, je voudrais tout de suite la voir morte.
Tantôt on jetterait les autres, tantôt on se jetterait soi-même par la fenêtre.
Quel jour sommes-nous donc ? Vu des gens quelconques qui n’impressionneraient pas une plaque photographique. Lu des choses avec un œil de verre. Dit, d’une langue pendante, des phrases où l’herbe poussait entre les mots. Frotté mon front comme un parquet. Éternué, reniflé, toussé…
Si chacun de nous s’appliquait toute sa vie au bonheur de deux personnes, nous serions chacun deux fois heureux, c’est-à-dire une fois de trop.
Ce que je prévois n’arrive jamais, et il me suffit de faire des projets qui m’embêtent, pour n’être contrarié que par d’agréables surprises.
J’essaie de fuir la vie et ses tracas, de me réfugier, comme on dit, dans le rêve, et j’ai rêvé toute la nuit que je n’étais pas fichu de trouver mon chapeau.
L’amitié ne dure qu’autant que les humeurs des deux amis restent complémentaires.
Je ne connais que le coup de foudre antipathique.
Ce qui me plaît me plaît moins que ce qui me déplaît ne me déplaît.
Capable de haïr, je ne sais point me venger. Aussi ma haine ne me sert à rien. Mieux vaut rester bon garçon.
Pauvre langue française où le mot tournure s’applique également bien au derrière des femmes et à l’esprit des hommes !
Madame, je vous recommande cette étude de mœurs mondaines. Elle est signée par un véritable gentilhomme de lettres, qui l’a écrite avec des gants, au Bois et à cheval.
Avez-vous remarqué que dans une bibliothèque les livres se dérangent d’eux-mêmes, et qu’un Daudet parfois grimpe sur un Zola ?
Je n’écris que d’après nature et j’essuie mes plumes sur un caniche vivant.
Voici le soir, la terre a fait un tour de plus, et les choses vont passer avec lenteur sous le tunnel de la nuit.
Dieu ! que cet arbre a l’air faux, ses feuilles remuent au vent du Nord comme le nez d’une femme qui ment.
Je me promenais au milieu des arbres, quand ma bottine s’alourdit d’une motte de terre boueuse. Je voulus m’en débarrasser et je vis combien il est difficile de trouver un petit morceau de bois dans une forêt.
En omnibus, je m’assieds au fond, et d’abord, je fixe la croupe des chevaux pour ne pas céder ma place. Une jeune femme monte sur la plate-forme. Jolie et de bonne santé, elle peut se tenir debout. Puis, c’est une vieille dame. Elle semble distinguée et riche. Que ne prend-elle une voiture ? Plus loin, c’est une ouvrière du peuple avec un enfant et un panier. L’idée d’une bonne action me séduit. Mais où placer le panier ? D’ailleurs il y a dans l’omnibus des messieurs plus jeunes que moi. Tout à coup, sans raison (car la dernière venue n’est ni vieille, ni jeune, ni bien, ni mal, et elle ne me demande rien, elle ne penche pas la tête à l’intérieur comme les effrontées qui dévisagent), je me dresse, j’écarte le double obstacle des pieds et des genoux et je dis d’un ton autoritaire : « Madame, prenez ma place. — Non, merci », répond la dame, polie et sèche. Oui, elle refuse. C’est son droit et elle n’admet aucune réplique. Il ne me reste qu’à regagner piteusement ma place, au milieu des jambes hostiles. Je préfère descendre.
Serait-ce aujourd’hui mon jour de caprices humanitaires ? Voilà maintenant que je me mêle d’aider un pauvre vieux à passer d’un trottoir à l’autre. Et comme il s’accroche, multiplie les excuses et les mercis, me donne sa bénédiction et me promet celle de Dieu sous les regards d’une foule narquoise, je le laisse en plan, dans la rue.
Dès que j’aurai deux sous, nous partagerons. Je te donnerai même cinq sous quand j’aurai dix sous. Mais n’espère pas, compagnon, que nous serons ainsi de moitié jusqu’à cent mille francs. Notre communauté est réduite à l’argent de poche. D’ailleurs, je n’ai rien encore, tu peux tout prendre.
Le divorce serait inutile, si le jour du mariage, au lieu de mettre l’anneau au doigt de sa femme, on le lui passait dans le nez.
Chérie, j’ai calculé, quand vous m’aimez bien, l’éclat de vos deux yeux est de quarante bougies.
Moins femme que fleur, frêle comme une fleur, odorante comme une fleur, vous parleriez le langage des fleurs, si les fleurs parlaient patois.
— Quand on aime sa chérie, me dites-vous, ce n’est jamais le jour qu’on veut qu’on lui offre un cadeau. On ne se retient pas de l’offrir la veille.
Je dis à ma chérie : « Souvent, je ne sais ce que j’ai et je crois que je deviens fou. » — Voyons, mon pauvre ami, tu es fou, me dit-elle.
— Chère chérie, vous ne m’aimez plus. Autrefois, quand j’y restais longtemps, vous veniez discrètement frapper de petits coups à la porte et vous me demandiez, inquiète : « N’es-tu pas malade, mon ami ? »
Aujourd’hui, vous m’y laisseriez mourir.
Ce soir, avant de me coucher, je compte les étoiles du ciel. Elles y sont toutes, et je fais sur la vie des réflexions si bêtes, que c’est à croire que je ne les entends pas.
Puis par habitude, comme quand j’étais petit, j’examine ma conscience, mais je n’ose plus me signer sous les draps. Et je me désole, je me méprise, je m’attrape ferme, je me battrais.
Va, calme-toi et ronfle : La vertu n’est pas pour ton nez.
C’est l’homme que je suis qui me rend misanthrope.
ÉLOI CONTRE ÉLOI
— Tu as dit, aujourd’hui, tout ce que tu avais déjà dit hier.
— Tu as dit au premier venu : « Je garderai votre secret. » Tu as dit au second : « Je vous le confie sous le sceau du secret. » Et tu l’as répété de même à tout le monde.
— Tu as dit des paroles méchantes à ceux que tu aurais voulu embrasser et de douces paroles à ceux que tu détestes ou que tu crains.
— Tu as dit, en général, que toutes les femmes sont stupides, et à chacune, en particulier, qu’elle était supérieure.
— Tu as dit des grossièretés à une pauvre dame, en prenant la précaution de lui dire : « Je ne dis pas ça pour vous. »
— Tu as dit à ta maîtresse dont c’était le jour de fête : « Viens avec moi acheter un cadeau ; tu m’empêcheras de faire des folies. »
— Tu as dit à des gens que tu évites d’ordinaire et que tu rencontrais par hasard : « Quelle agréable surprise ! C’est drôle, dans la vie, on a toujours les indifférents sur le dos, et on ne voit jamais ses meilleurs amis. »
— Tu as dit, coupant au milieu, puis hachant menu les phrases de ceux qui parlaient : « Ainsi, tenez, moi, par exemple… »
— Tu as dit : « Quelles brutes que ces hommes politiques ! » et tu t’es vanté de connaître un sénateur.
— Tu as dit : « La France est aux mains des hommes d’affaires. » Et presque aussitôt : « Comment voulez-vous que les affaires marchent ? »
— Tu as dit : « Je jette derrière mon dos une pincée de sel… pour rire ; je frotte ma tête de vin renversé… pour rire ; je touche du fer à la vue d’un prêtre… pour rire ; je donne un sou à qui m’offre un couteau… pour rire. » Tu es gai comme pinson.
— Tu as dit : « Je ne lis pas les journaux. » Et au même instant : « C’était dans le journal. »
— Tu as dit que le Prince des Critiques était une vieille bête, et tu es arrivé en avance au kiosque pour acheter son feuilleton dramatique.
— Tu as dit à ton cher maître que tu avais brûlé tous tes manuscrits de jeunesse et qu’il t’en restait une pleine malle. Heureusement le maître ne t’écoutait pas.
— Tu as dit, pour avoir l’air indépendant, du mal de l’écrivain que tu admires.
— Tu as dit hypocritement à l’auteur : « Je ne vous parle pas de votre dernier livre. Dieu merci ! vous savez depuis longtemps ce que je pense de vous. »
— Tu as dit : « Je sais que c’est prétentieux, ce que je vais dire », et tu l’as dit tout de même.
— Tu as dit, ouvrant d’un beau geste ton tiroir : « Prenez, mon ami ! » et, à ta stupéfaction, le tiroir était vide.
— Et tu as dit : « Oh ! rien ne presse ! » à qui te rendait une somme prêtée, et ce prêt troublait tes sommeils.
— Tu as dit d’un débiteur insolvable : « Ce n’est pas le procédé que je regrette, c’est l’argent. » Et ta langue ne fourchait point.
— Tu as dit à l’artiste : « Nous ne vendons pas des pruneaux », et tu as dit au bourgeois avec qui tu te promenais en voiture, sur une route nationale : « Vous savez, entre nous, moi, au fond je suis un bourgeois. »
— Tu as dit que l’artiste devait vivre pauvre et loin du monde, et tu as dit au bord d’un champ de betteraves : « Ah ! si j’avais autant de billets de mille qu’il y a là de betteraves ! »
— Tu as dit : « On ne respire qu’à la campagne », parce que tu ne pouvais acheter avec ton âme un palais en ville. — Tu as dit, comme si ça t’échappait : « Il faut avoir un idéal »
— Tu as dit niaisement : « Faire son devoir, son simple devoir d’honnête homme, tâcher que la petite bête que nous avons près de la tempe soit satisfaite et nous laisse dormir tranquille, et se moquer du reste : il n’y a encore que ça. »
— Tu as dit : « À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire, voyons, nom d’un chien, après tout ! »
— Tu as dit : « La famille est un mot », et : « Une mère est toujours une mère. »
— Tu as dit étourdiment au vieil homme qui se plaint que ça ne va plus : « Allons, tant mieux ! allons, tant mieux ! »
Tu aurais dit au Juif-Errant : « Ça fait du bien de marcher. »
— Tu as dit, le cigare à la bouche : « Comme vous avez raison de ne pas fumer ! »
— Tu as dit à ta femme : « Ton rôle, ici-bas, c’est d’avoir un enfant. » Et tu lui as dit : « Quand on n’a qu’un enfant, on n’en a point. »
— Tu as dit, comparant le chien avec le chat : « Le chat est plus fier, le chien plus dévoué, le chat ne rampe pas, le chien lèche tout le monde ; le chat est propre, le chien a des puces, et cœtera, et cœtera. »
— Tu as dit que les éditeurs ne savent pas leur métier, que les médecins n’y entendent rien, qu’on n’a que ce qu’on mérite, que tu es fataliste, que c’était le bon temps, que les Chinois ont déjà bu notre thé et que les Anglais en voyage tiennent toute la place.
— Tu as dit : « Non » au pauvre de la rue, que tu ne connais pas, sous prétexte qu’on ne sait jamais, et tu as dit au bureau de bienfaisance, au sœurs quêteuses, aux dames patronnesses et à Séverine : « J’ai mes pauvres. » Où peuvent-ils être ?
— Tu as dit : « Bah ! que la guerre éclate, je m’en fiche, mon sac est prêt, mes bottes cirées », parce que tu avais eu ce matin de petits ennuis, une peine d’amour ou un billet protesté, et parce que tu étais dans l’état d’esprit ou de fortune qu’il faut pour filer en Amérique.
— Tu as dit : « Je n’ai pas peur, seulement je suis nerveux et le cœur me bat. »
— Tu as dit, à la nouvelle d’une mort : « Ce n’est pas ceux qui s’en vont, mais ceux qui restent, qu’il faut plaindre. » Toutefois, tu aimes mieux rester.
— Tu as dit : « Si je meurs avant vous, jetez mon cadavre aux corbeaux. » Et peu après tu as dit : « Respectons les morts. » Et tu as dit peu après : « D’ailleurs, je vous enterrerai tous. »
— Tu as dit tout bas à Dieu que tu niais sur les toits : « Mon Dieu, je plaisante. Vous savez, vous qui me connaissez à fond, que je crois en vous, quelle haute idée j’ai de votre personne et de quelle frousse est faite ma foi ! »
— Tu as dit, dans cette journée, tout ce que tu avais déjà dit hier, et tu le rediras demain.
HOMME DE LETTRES
As-tu fini de faire des mots à mes dépens ?
Cesse d’abord d’être ridicule.
Je te confie un secret et, dès que je me tourne, tu l’écris sur ton calepin.
Je n’ai pas la mémoire des secrets.
Puis je le retrouve dans quelque conte signé : Éloi.
Je te remercie de ta collaboration.
Tu m’exposes nu sur ta fenêtre.
Va changer de chemise ailleurs.
Adieu ! Tous tes amis te lâchent.
Il m’en reste une pleine bibliothèque. Vous n’étiez qu’une dizaine, aux plus beaux de mes jours. Mes livres fidèles sont déjà trois mille.
Je suis homme de lettres aussi, mais je me pique de délicatesse.
Si tu étais un véritable homme de lettres, tu agirais comme moi, sans scrupule.
Il ne s’épargne pas lui-même.
Précaution. Je devance tous ceux qui seraient tentés de barbouiller mon âme à leur caprice, mon âme de mauvais fils, de mauvais époux, de mauvais frère, etc., etc. Écoutez :
Va, je me suis reconnue dans le livre où tu déshonores ta mère !
C’est toi qui as commencé ! Demande à papa.
On ne peut rien dire devant lui. Si tu ne respectes pas ta mère, respecte au moins ton père qui gagne honnêtement sa fortune.
On ne peut rien voler devant moi.
Nous te déshéritons.
Je sais encore un crime de famille qui me rapportera beaucoup d’argent.
Nous te maudissons.
Faites !… Pas si vite, ma plume ne peut plus suivre votre torrent d’injures.
Si tu ne te tais, nous te flanquerons des calottes.
J’accepte tout. Donnez. J’en ferai un roman de cape et d’épée.
Pourquoi chagrines-tu tes sœurs si douces, si bonnes et qui t’aiment tant ?
Parce que j’ai besoin de personnages sympathiques.
Il se paye aussi ma tête.
Je te considère comme un membre de la famille.
Il se moque à présent de nous qui l’avons vu tout petit.
Espériez-vous que j’allais rester pas plus haut que ça ?
Ah ! le sournois ! Il venait veiller à la maison. Il nous aidait à tailler le chanvre. Silencieux, il laissait les autres parler. On disait de lui : « C’est un brave garçon, naïf, incapable d’une méchanceté… »
Un serin, quoi ! Je me venge.
Le médecin, le notaire et la directrice des postes et télégraphes, qu’il a mis dans ses livres, sont furieux et le menacent d’un procès.
Veine ! quelle réclame.
En ce qui me concerne, Monsieur Éloi, vous pouvez m’y mettre tant que vous voudrez, dans vos livres. Ça m’est égal.
Je regrette, Homais ! vous n’êtes pas ma spécialité. Voyez plus haut, chez Flaubert.
J’ai aperçu quelqu’un, la nuit, au cimetière, qui violait une sépulture.
C’était moi. Je reprenais au cadavre un paquet de lettres enterrées avec lui, et que je me propose de publier.
Tes parents, tes voisins, ce sont des étrangers. Mais je suis l’épouse sacrée et voilà que tu me gênes. Je n’ose te caresser. Mes paroles d’amour, c’est encore de la copie.
Et la meilleure. Ne répètes-tu pas qu’il faut faire bouillir la marmite ?
Je me sens, la lumière éteinte, notre alcôve fermée, sur une place publique. Demain, dans la rue, je serai montrée au doigt, et je mourrai de honte.
N’aie pas peur. Tu ressusciteras. Je t’immortalise.
Papa, papa, veux-tu que je reste près de toi ? Je ne ferai pas de potin.
Babille, enfant, je note ; pleure, je recueille tes larmes, et sois malade, je dessine tes gestes de souffrance, et si j’ai la douleur de te perdre, compte sur moi, je saurai crier un beau blasphème à Dieu, pour le remettre à sa place.
Il est ignoble de cynisme.
Il est malade.
Il est rigolo.
Vous trouvez ça drôle ?
Il se noircit un peu.
Oh ! ma tête, qu’est-ce que cela veut dire ?
Moi, je comprends très bien.
Tu as de la chance.
Mon petit Monsieur, voulez-vous que je vous dise ? Au fond, vous n’aimez personne.
Je m’aime.
Et il aime la nature. Il aime mes arbres… »
Comme ils ont maigri cet hiver !
Mes prairies, mes rivières…
Je voudrais que ma main fût assez légère pour écrire sur les eaux.
Et mes brumes fragiles…
Elles naissent le soir, vivent la nuit et meurent au matin, comme mes rêves.
Mais pourquoi remuer ma boue, mes tas de fumier ?…
Ils fument par les champs comme des chevaux dételés.
Tu fouilles trop bas, tu choques Cybèle, tu scandalises Pan.
Connais pas.
Mais, tonnerre ! on vient au monde pour vivre et non pour regarder vivre les autres ! Vous n’êtes que le voyeur de la vie, vous ne vivez pas.
Qu’est-ce que je fais depuis ma naissance ?
Il ne boit pas.
Je n’ai pas soif.
Il ne fume pas.
Ma fumée me gêne.
Il ne joue pas.
Vous tricheriez.
Il ne s’amuse jamais.
Si, quelquefois je danse, seul.
Il n’a pas de maîtresse.
Je suis marié.
Oh ! si je m’en mêlais !
Pauvre femme, vous seriez attrapée. Je n’éprouve qu’à la racine des cheveux.
Ce n’est pas un homme.
C’est un homme de lettres.
Homme de lettres ! homme de lettres ! hommes de lettres !
Oui, homme de lettres ! Pas autre chose. Je le serai jusqu’à ma mort… Et puissé-je mourir de littérature. Et si, par hasard, je suis éternel, je ferai, durant l’éternité, de la littérature. Et jamais je ne me fatigue d’en faire, et toujours j’en fais, et je me f… du reste, comme le vigneron qui trépigne dans sa cuve, ivre de soleil et de vin et sourd aux railleries des braves gens qu’il écœure… et plus j’aimerai passionnément la littérature, plus je m’élèverai au-dessus du niveau de la mer.
Homme de lettres !… Homme de lettres… de lettres.
Pas de faiblesse, Éloi ! tu es le plus heureux des hommes.
LE VIGNERON DANS SA VIGNE
L’HOMME FORT
On ne voulait pas le croire, mais on le vit bien qu’il était fort, à la manière calme dont il quitta le banc pour aller, le pas sonore et la tête haute, vers la pile de bois.
Il prit une bûche longue et ronde, non la plus légère, mais la plus lourde qu’il put trouver. Elle avait encore des nœuds, de la mousse et des ergots comme un vieux coq.
D’abord il la brandit et s’écria :
— Regardez, elle est plus dure qu’une barre de fer, et pourtant, moi qui vous parle, je vais la casser en deux sur ma cuisse, ainsi qu’une allumette.
À ces mots, les hommes et les femmes se dressèrent comme dans une église. Il y avait présents Barget, le nouveau marié, Perraud, presque sourd, et Ramier qu’on ne fait pas mentir ; Papou s’y trouvait, je m’en souviens, Castel aussi, il peut le dire : tous gens renommés, qui racontaient d’ordinaire, aux veillées, leurs tours de force, et se frappaient d’étonnement l’un après l’autre.
Ce soir-là, ils ne riaient plus, je vous assure. Ils admiraient déjà l’homme fort, immobiles et muets. On entendait ronfler derrière eux un enfant couché.
Quand il les sentit dominés, bien à lui, il se campa d’aplomb, ploya le genou et leva la bûche de bois avec lenteur.
Un moment il la tint suspendue au bout de ses bras raidis, — les yeux éclataient, les bouches s’ouvraient douloureuses, — puis il l’abattit, han ! et d’un seul coup, se cassa la jambe.
L’HOMME DINDE
À force d’observer le vol de ses dindes, Jacques Feï se dit un jour :
— Qui m’empêche de voler aussi ? Ce n’est pas malin quand on a des ailes, et si je veux, une de mes bêtes me prêtera les siennes.
Mais il s’exerça d’abord à battre l’air de ses bras, tellement vite qu’il faisait autour de lui du vent et de la poussière.
Quant aux pieds, ils marcheraient d’eux-mêmes et Jacques s’en servirait comme un nageur.
Puis il cassa les deux ailes d’une dinde qui allait bientôt crever, et les ayant solidement fixées à ses coudes, il commença de prendre son essor.
Il courait et bondissait à travers le pré, au milieu des dindes folles, dont l’une, mutilée, tournoyait, rouge de sang, et parfois il se laissait tomber sur le derrière, pour voir.
— Ça va, dit-il, maintenant je peux me risquer.
Il choisit un vieux saule au bord de la rivière. On y grimpait sans peine par les nœuds du tronc, et la tête ébranchée se découvrait ainsi qu’une petite plateforme naturelle.
En bas, la rivière trouble semblait dormir d’un sommeil profond, et par de légers plis vite effacés, sourire à des rêves.
— Si je manque mon premier coup, se dit Jacques, il ne m’arrivera que de prendre un bain, et j’aurai, ma foi, bien à souffrir d’une chute au creux de ce bon lit.
Il était prêt.
Les dindes glouglotantes allongeaient le col vers lui, et la dinde aux ailes brisées finissait de se mourir dans une touffe d’herbe.
— Une ! dit Jacques debout sur le saule, les coudes écartés, les talons réunis, les yeux aux nuages qu’il rejoindrait peut-être.
— Deux ! dit-il encore, avec une longue aspiration.
Sans dire trois, résolument se jeta dans l’air, entre le ciel et l’eau, Jacques Feï qui gardait les dindes et qu’on n’a pas revu.
LA CRUCHE
Voilà Jérôme dans sa quatre-vingtième année.
Comme il a le pain assuré, il ne sort guère que pour prendre l’air. Une heure ou deux par jour, il traîne dehors son pied inguérissable. Il n’est utile que pour aller, quand le puits du jardin manque d’eau, jusqu’à la source du bois.
Il porte la cruche par l’anse de corde, à la main et non sur l’épaule comme les Samaritaines.
Arrivé à la source, il se désaltère d’abord lui-même : il boit frais et pour sa journée, afin de laisser à sa famille la cruche tout entière. Il la remplit et revient à la maison. Il marche avec une lenteur telle, aidé d’un bâton, qu’il ne répand jamais rien de la cruche.
Quand il la remet aux siens qui l’attendaient la gorge sèche, il pourrait se vanter de n’avoir pas perdu une goutte d’eau.
Elle a seulement, bien que la source ne soit pas loin, un peu tiédi en route.
LE PARAPLUIE DE COTON BLEU
Ils n’ont que le temps de quitter la route, pour courir par le pré, vers les arbres épais. Mais les arbres sont encore trop loin. Pauline et Pierre ne peuvent plus aller. Ils se laissent tomber, défaillants d’amour, au milieu du pré, dans l’herbe rousse et les fleurs grillées, sous le parapluie de Pauline qu’elle ouvre tout grand.
S’il ne vient personne sur la route, le parapluie de coton bleu reste immobile.
Mais voici quelqu’un.
Pauline aussitôt met en mouvement le parapluie dont elle roule le manche du bout des doigts, tandis que Pierre ne s’occupe de rien.
Le parapluie tourne sur les pointes de ses baleines, et docile, le manche toujours en ligne, menaçant, selon l’allure du voyageur curieux, il se hâte ou se ralentit.
Il cache les amants, les protège, les enveloppe de son ombre ajourée, car les blanches aiguilles du soleil, çà et là, font des trous.
Puis il s’arrête.
Le voyageur, un moment excite, courbé de nouveau sous l’accablante chaleur pour continuer sa route, n’a vu que quatre pieds mêlés qui dépassaient un peu.
LA PROMENADE DU CHIEN
Chaque dimanche, après déjeuner, Barget dit à sa femme :
— Allons faire un tour, tu iras de ton côté avec les enfants, et moi j’irai de mon côté avec le chien.
— Mais, dit sa femme, si tu voulais, nous sortirions ensemble.
— Le chien court trop, répond Barget, et vous ne pourriez pas nous suivre ; amusez-vous bien ; ici, Pyrame !
Comme Pyrame, joyeux de prendre l’air, gambade sur le trottoir :
— Beau ! fait Barget, tu t’essouffles, nous avons le temps.
D’abord il entre à l’auberge du coin, il attache solidement Pyrame au pied d’une table et s’assied en face d’un vieil ami qui n’attendait que lui pour commencer la partie.
Tandis que son maître joue, Pyrame se tient tranquille, lèche ses pattes, les retire quand on marche dessus, happe des guêpes, éternue, et dort oublié, sans rancune.
Les heures passent. Déjà la septième du soir va sonner et Barget regarde fiévreusement la pendule. Sa femme et ses enfants doivent être de retour et la soupe servie.
— Plus que deux parties, dit-il.
Puis :
— La belle et nous filons.
Puis :
— Celle des malheureux et je me sauve !
Et presque debout, les doigts mouillés d’avance, il dit encore :
— Vite, la dernière des dernières !
Cette fois, c’est fini, Barget détache Pyrame et sautillant jusqu’à la maison afin de suer un peu, il ramène son chien de la promenade.
L’HABILE VENDEUSE
Marie-Madeleine se dandine derrière sa table de bois blanc et, le sourire engageant, elle gesticule avec ardeur, elle bavarde, elle offre carottes, navets, poireaux, tomates, petits pois fraîchement écossés au fond d’un mouchoir, et volailles dans leur cage.
On marchande : bonne femme, elle marchande, inlassable et suit d’un œil vif le manège des doigts qui tâtent pour choisir, prête à les écarter lestement comme des mouches gourmandes.
Or de ses jupes on entend partir tantôt un cri rauque, tantôt un violent bruit d’ailes. Marie-Madeleine se penche afin que tout le poids de son corps porte sur une seule jambe.
— Il veut lutter, dit-elle, mais nous avons le temps. Je ne le brusque pas, ça lui gâterait le sang. Je pèse en douceur, et je m’arrête, quand ses ailes ne battent plus et qu’il meurt trop vite. Si j’abîmais sa tête, on le refuserait. Alors j’ôte mon sabot. Tenez.
Marie-Madeleine relève un peu ses jupes et montre le bec du canard qu’on vient de lui acheter et que sous son pied, gardant ses mains libres pour la vente, elle étouffe.
L’IMPOT
— Le texte est formel, dit le percepteur à Noirmier :
« Loi du 17 juillet 1889, article 3, paragraphe 3 : les père et mère de sept enfants vivants, légitimes ou reconnus, ne seront pas inscrits au rôle de la contribution personnelle et mobilière.
— Écoute, dit en rentrant Noirmier à sa femme, nous avons déjà six enfants, faisons vite le septième et nous ne paierons plus d’impôt.
Cette certitude leur donna du courage. Déjà ils se trouvaient moins malheureux que tant d’autres. Noirmier travaillait presque toujours ; il mendiait aussi et même il volait du bois et des pommes de terre à l’occasion, sans cesser pour cela d’être un brave homme.
Sa femme regonflée n’arrêtait jamais dans la maison nue, et pas un enfant ne mourait. Le septième arriva comme un sauveur et aux pires moments de leur misérable vie, Noirmier répétait tranquille, soulagé :
— C’est égal, nous ne payons plus l’impôt.
Et voilà qu’il reçut une nouvelle feuille blanche l’invitant à verser, pour ses contributions de l’année suivante, la somme de 9 fr. 50.
— Le texte est formel dit encore le percepteur :
« Loi du 8 août 1890, article 31 : le paragraphe 3 de l’article 3 de la loi de finances du 17 juillet 1889 est modifié ainsi qu’il suit : les père et mère de sept enfants vivants, mineurs, légitimes ou reconnus, assujettis à une contribution personnelle mobilière égale ou inférieure à dix francs seront exonérés d’office de cette contribution. »
Or, Noirmier, votre contribution de 9 fr. 50 est bien inférieure à 10 francs, vous êtes bien père de sept enfants vivants et légitimes, mais ils ne sont pas tous mineurs, car votre aîné Charles vient d’avoir vingt et un ans et d’atteindre sa majorité ; par conséquent, il ne vous sert à rien.
Noirmier entendait ces paroles avec l’air morne d’un cheval qui dort.
— Tu comprends, dit-il à sa femme, moi j’ai compris, ils se ravisent, c’est tout simple.
Non, elle ne comprenait pas, trop ahurie, et lui à mesure qu’il expliquait les raisons du percepteur, il les comprenait moins.
— Quoi ! s’écria la femme, sept ne vaut que six maintenant et nous devrons payer chaque année jusqu’à la fin des fins neuf francs dix sous d’impôt ? Je me méfie, moi. D’abord, est-ce que ça nous regarde si nos enfants prennent de l’âge ?
Longtemps Noirmier réfléchit.
— Écoute, ma femme, dit-il enfin. J’ai une idée. Il faut remplacer notre enfant qui ne compte plus par un autre, et puisqu’ils veulent des mineurs, aux impôts, nous allons tout de suite leur en faire un.
LES SŒURS ENNEMIES
Elles finissent sans hâte, par petites gorgées, leur café au lait, quand Marie dit à Henriette :
— Chère sœur, tu ne sauras donc jamais boire proprement ?
Henriette piquée courbe la tête, et le menton aussitôt triplé tant elle est grasse, elle voit une tache sur son corsage. Lente à riposter, elle pose son bol vide sur la table, observe un moment les arbres du jardin et leurs signes de détresse.
— Avoue, dit-elle enfin, narquoise, que ce malheur ne peut t’arriver à toi, car si tu renverses ton café, il tombe droit par terre.
— Dis franchement que je suis plate, Henriette.
— Non, Marie, mais je crois ta poitrine moins gênante que la mienne.
Il faudrait le prouver, Henriette.
— Il suffit de comparer, Marie.
Vite serrées l’une contre l’autre, coude à coude, toutes deux se gonflent et, d’un œil qui louche, cherchent de quel côté ça dépasse.
— Te rends-tu ? demande Henriette.
— D’abord tu portes des talons, dit Marie. Mais j’ai une idée : prends ton bol et viens.
Henriette docile suit Marie. Elles passent dans leur chambre et poussent le verrou de la porte.
On entend un bruit d’étoffe froissée, de bouton qui saute et roule et de lacet qui siffle. Longtemps elles chuchotent, sans rire, puis d’une voix nette :
— Regarde, dit Marie, je l’emplis jusqu’au bord.
— Moi je n’entre même pas, dit Henriette, il éclaterait.
Gorges nues, si blanches qu’il fait soleil dans le trou de la serrure, les deux sœurs ennemies mesurent loyalement leurs seins avec un bol à café au lait.
LE BIJOU
Francine se promène et ne pense à rien, quand soudain son pied droit refuse de dépasser son pied gauche.
Et la voilà plantée, indéracinable, devant une vitrine.
Elle ne s’est pas arrêtée pour se mirer dans les glaces ou se tapoter les cheveux. Elle fixe un bijou. Elle le fixe obstinément, et s’il avait des ailes, il irait tout seul, ainsi qu’une mouche fascinée, se poser, bague, sur le doigt de Francine, ou broche à son corsage, ou boucle au lobe de son oreille.
Pour mieux le voir, elle clôt à demi les yeux, et même, pour le posséder au moins sous ses paupières, elle les ferme. Il semble qu’elle dort.
Mais derrière la vitrine, venue du fond de la boutique, une main paraît. Elle sort blanche et fine de sa manchette. On dirait qu’elle entre adroitement dans une volière. Elle est habituée. Elle se faufile, sans se brûler aux feux des diamants, sans éveiller les pierres assoupies, et du bout de ses doigts prestes, comme faisant les cornes à Francine qui l’observe avec inquiétude, elle lui vole le bijou.
L’ENFANT GRAS ET L’ENFANT MAIGRE
Dans la même allée d’un parc où les pigeons et les merles se croisent familiers, deux dames sont assises côte à côte. Elles ne se connaissent pas, mais elles ont chacune un enfant. La-Dame-en-Rose a l’enfant gras et la Dame-en-Noir l’enfant maigre.
D’abord elles s’observent, sans parler, puis, indirectement, elles se font de menues avances.
— Bébé, prends garde de bousculer le bébé.
— Bébé, prête ta pelle au bébé, comme un grand garçon.
Soudain la Dame-en-Noir n’y tient plus et dit à la Dame-en-Rose :
— Quel bel enfant vous avez, madame !
— Merci, madame. On me le dit souvent et je ne me lasse pas de l’entendre dire, car je crains de voir mon enfant trop beau quand je le regarde avec mes yeux maternels.
— Soyez en fière, madame. Vous le pouvez ! il rayonne ; il réjouit. On mangerait cru sa chair ferme. Il a des fossettes partout et des membres qui donnent la peur. Il doit vivre un siècle. Ah ! par exemple, ces folles boucles me mettent en défiance. Je vous soupçonne de les friser. Avouez-le, madame.
— Madame, je vous jure sur la tête de mon enfant, que jamais un fer sacrilège ne profane ses cheveux. D’ailleurs il est venu au monde avec.
— Je vous crois, heureuse mère, et je vous envie du fond de mon cœur.
Les deux dames se sont rapprochées, et tandis que l’enfant maigre, qui souffle à peine, reste par terre, la Dame-en-noir prend l’enfant gras, le pèse, le câline, l’admire et répète, émerveillée : Qu’il est lourd ! mon Dieu ! qu’il est donc lourd !
— Vous le flattez, dit la Dame-en-Rose, mais comme le vôtre paraît sage !
La Dame-en-Noir, déçue, sourit avec tristesse, pour prix de son enthousiasme elle attendait mieux. Elle eût préféré au banal compliment sincère quelque délicat mensonge, et quoique résignée, elle semble implorer encore.
La Dame-en-Rose devine. Honteuse d’avoir manqué de tact, et bonne au fond, elle attire sur ses genoux l’enfant maigre, le baise du bout des lèvres et d’une voix grave :
— Chère madame, je ne dis point cela parce que vous êtes sa mère, mais savez-vous que je le trouve très bien aussi, le vôtre, dans son genre !
L’ÉPINGLE
Lorsque son fiancé partit pour la guerre, Blanche lui fit cadeau d’une épingle qu’il jura de garder précieusement.
— Vous me la donnez, dit Pierre, sans doute pour que je pense à vous.
— Non, dit-elle, je sais que vous ne m’oublierez jamais.
— Vous me la donnez peut-être pour qu’elle me porte bonheur ?
— Non, je ne suis pas superstitieuse.
— Je ne cherche plus à comprendre, dit Pierre, il suffit qu’elle me vienne de vous et que vous m’aimiez.
— Je vous aime, dit Blanche, mais mon épingle vous servira.
Or il arriva qu’au feu Pierre reçut une balle dans le bras gauche et qu’il fallut le lui couper.
— Je connais Blanche, dit-il, par délicatesse elle hâtera notre mariage.
Il revint et sa première visite fut pour elle. Comme il marchait sur la route, fier d’être au monde, d’un pas pressé, il observa sa manche vide.
Elle pendait, inerte, toute plate, ou se balançait de droite et de gauche, sans mesure, ou sautillait comme un tronçon de bête.
— Cette tenue négligée, dit Pierre, me ridiculise un peu.
De la main qui lui restait, il releva sa manche et, l’ayant pliée en deux, il la fixa proprement à son épaule, avec l’épingle.
LE COQ
Chaque matin, au saut du perchoir, le coq regarde si l’autre est toujours là, — et l’autre y est toujours.
Le coq peut se vanter d’avoir battu tous ses rivaux de la terre, — mais l’autre, c’est le rival invincible, hors d’atteinte.
Le coq jette cris sur cris : il appelle, il provoque, il menace, — mais l’autre ne répond qu’à ses heures, et d’abord il ne répond pas.
Le coq fait le beau, gonfle ses plumes, qui ne sont pas mal, celles-ci bleues, et celles-là argentées, — mais l’autre, en plein azur, est éblouissant d’or.
Le coq rassemble ses poules, et marche à leur tête. Voyez : elles sont à lui ; toutes l’aiment et toutes le craignent, — mais l’autre est adoré des hirondelles.
Le coq se prodigue : il pose, çà et là, ses virgules d’amour et triomphe, d’un ton aigu, de petits riens ; — mais justement l’autre se marie et carillonne à toute volée ses noces de village.
Le coq jaloux monte sur ses ergots pour un combat suprême ; sa queue a l’air d’un pan de manteau que relève une épée. Il défie, le sang à la crête, tous les coqs du ciel. — mais l’autre, qui n’a pas peur de faire face aux vents d’orage, joue en ce moment avec la brise et tourne le dos.
Et le coq s’exaspère jusqu’à la fin du jour. Ses poules rentrent une à une. Il reste seul, enroué, vanné, dans la cour déjà sombre, — mais l’autre éclate encore aux derniers feux du soleil, et chante, de sa voix pure, le pacifique angélus du soir.
LA VACHE
Las de chercher, on a fini par ne pas lui donner de nom. Elle s’appelle simplement « la vache » et c’est le nom qui lui va le mieux.
D’ailleurs, qu’importe, pourvu qu’elle mange ! et l’herbe fraîche, le foin sec, les légumes, le grain et même le pain et le sel, elle a tout à discrétion, et elle mange de tout, tout le temps, deux fois, puisqu’elle rumine.
Dès qu’elle m’a vu, elle accourt d’un petit pas léger, en sabots fendus, la peau bien tirée sur ses pattes comme un bas blanc, elle arrive certaine que j’apporte quelque chose qui se mange, et l’admirant chaque fois, je ne peux que lui dire : Tiens, mange !
Mais de ce qu’elle absorbe elle fait du lait et non de la graisse. À heure fixe, elle offre son pis plein et carré. Elle ne retient pas le lait, — il y a des vaches qui le retiennent, — généreusement, par ses quatre trayons élastiques, à peine pressés, elle vide sa fontaine. Elle ne remue ni le pied, ni la queue, mais de sa langue énorme et souple, elle s’amuse à lécher le dos de la servante.
Quoiqu’elle vive seule, l’appétit l’empêche de s’ennuyer. Il est rare qu’elle beugle de regret au souvenir vague de son dernier veau. Mais elle aime les visites, accueillante avec ses cornes relevées sur le front, et ses lèvres affriandées d’où pendent un fil d’eau et un brin d’herbe.
Les hommes, qui ne craignent rien, flattent son ventre débordant ; les femmes, étonnées qu’une si grosse bête soit si douce, ne se défient plus que de ses caresses et font des rêves de bonheur.
LE COCHON ET LES PERLES
Dès qu’on le lâche au pré, ce cochon se met à manger et son groin ne quitte plus la terre.
Il ne choisit pas l’herbe fine. Il attaque la première venue et pousse au hasard, devant lui, comme un soc ou comme une taupe aveugle, son nez infatigable.
Il ne s’occupe que d’arrondir un ventre qui prend déjà la forme du saloir, et jamais il n’a souci du temps qu’il fait.
Qu’importe que ses soies aient failli s’allumer tout à l’heure au soleil de midi, et qu’importe maintenant que ce nuage lourd, gonflé de grêle, s’étale et crève sur le pré ?
La pie, il est vrai, d’un vol automatique, se sauve. Les dindes se cachent dans la haie, et le poulain puéril s’abrite sous un chêne.
Mais le cochon reste où il mange.
Il ne perd pas une bouchée.
Il ne remue pas, avec moins d’aise, la queue.
Tout criblé de grêlons, c’est à peine s’il grogne :
— Encore leur sales perles !
LE NID DE CHARDONNERETS
Il y avait, sur une branche fourchue de notre cerisier, un nid de chardonnerets joli à voir, rond, parfait, tout crins au dehors, tout duvet au dedans, et quatre petits venaient d’y éclore. Je dis à mon père :
— J’ai presque envie de les prendre pour les élever.
Mon père m’avait expliqué souvent que c’est un crime de mettre des oiseaux en cage. Mais, cette fois, las sans doute de répéter la même chose, il ne trouva rien à me répondre. Quelques jours après, je lui dis :
— Si je veux, ce sera facile. Je placerai d’abord le nid dans une cage, j’attacherai la cage au cerisier et la mère nourrira les petits par les barreaux, jusqu’à ce qu’ils n’aient plus besoin d’elle.
Mon père ne me dit pas ce qu’il pensait de ce moyen.
C’est pourquoi j’installai le nid dans une cage, la cage sur le cerisier et ce que j’avais prévu arriva : les vieux chardonnerets, sans hésiter, apportèrent aux petits des pleins becs de chenilles. Et mon père observait de loin, amusé comme moi, leur va-et-vient fleuri, leur vol teint de rouge sang et de jaune soufre.
Je dis un soir :
— Les petits sont assez drus. S’ils étaient libres, ils s’envoleraient. Qu’ils passent une dernière nuit en famille et demain je les porterai à la maison, je les pendrai à ma fenêtre, et je te prie de croire qu’il n’y aura pas beaucoup de chardonnerets au monde mieux soignés.
Mon père ne me dit pas le contraire.
Le lendemain je trouvai la cage vide. Mon père était là, témoin de ma stupeur.
— Je ne suis pas curieux, dis-je, mais je voudrais bien savoir quel est l’imbécile qui a ouvert la porte de cette cage !
LA FOURMI ET LE PERDREAU
Une fourmi tombe dans une ornière où il a plu et elle va se noyer, quand un perdreau qui buvait, la pince du bec et la sauve.
— Je vous le revaudrai, dit la fourmi.
— Nous ne sommes plus, répond le perdreau sceptique, au temps de La Fontaine. Non que je doute de votre gratitude, mais comment piqueriez-vous au talon le chasseur prêt à me tuer ! Les chasseurs aujourd’hui ne marchent point pieds nus.
La fourmi ne perd pas sa peine à discuter et elle se hâte de rejoindre ses sœurs qui suivent toutes le même chemin, semblables à des perles noires qu’on enfile.
Or le chasseur n’est pas loin ; il se reposait, sur le flanc, à l’ombre d’un arbre. Il aperçoit le perdreau piétant et picotant à travers le chaume. Il se dresse et veut tirer, mais il a des fourmis dans le bras droit. Il ne peut lever son arme. Le bras retombe inerte et le perdreau n’attend pas qu’il se dégourdisse.
L’ÉLÉPHANT
C’est l’heure où le jeune Daniel fait sa visite à l’éléphant.
Son public ordinaire l’attend : l’ouvrier, le soldat, la fille, le vagabond et l’étranger.
— Fais le beau, dit Daniel, un doigt levé.
L’éléphant ne réussit pas du premier coup. Il se dresse à peine, pesamment, retombe et grogne.
— Mieux que ça, dit Daniel d’un ton sec.
Il se dresse alors plus haut que la grille, et terrible, énorme, antédiluvien, il pousse un barrit dont l’air est fêlé comme du cristal.
— Bien ! dit Daniel.
L’éléphant peut se remettre à quatre pattes et, la trompe droite, ouvrir la bouche. Daniel y jette, de loin, des morceaux de pain et, quand il vise avec adresse, la croûte sonne au fond du palais noir et gâté. Puis il offre, au creux de sa main, une à une, des épluchures. La trompe rugueuse et délicate va et vient entre les barreaux, se ferme et se déroule comme si l’éléphant aspirait et soufflait dedans.
Les oreilles minces, tirées par quelque ficelle, planent de satisfaction, mais le petit œil reste morne.
Pour finir, Daniel jette à la bouche le papier qui enveloppait les bonne choses et qui passe comme un chat par une chatière de grange.
L’éléphant seul n’est plus maintenant qu’un pauvre vieux de village qui garde la maison. Il traîne ses chaussons devant la porte, courbé, tête vide, nez bas. Il disparaît presque dans sa culotte trop remontée et, derrière, un bout de corde pend.
MURMURES
La bêche. — Fac et spera.
La pioche. — Tu dit toujours ça, mais moi aussi.
Les fleurs. — Fera-t-il soleil aujourd’hui ?
Le tournesol. — Oui, si je veux.
L’arrosoir. — Pardon, si je veux, il pleuvra.
Le rosier. — Oh ! quel vent !
Le tuteur. — Je suis là.
La framboise. — Pourquoi les roses ont-elles des épines ? Ça ne se mange pas une rose.
La carpe du vivier. — Bien dit ! C’est parce qu’on me mange que je pique, moi, avec mes arêtes.
Le chardon. — Oui, mais trop tard.
La rose. — Me trouves-tu belle ?
Le frelon. — Il faudrait voir les dessous.
La rose. — Entre.
Le pinson. — Je trouve l’hirondelle stupide : elle croit qu’une cheminée, c’est un arbre.
La chauve-souris. — Et on a beau dire, de nous deux c’est elle qui vole le plus mal ; en plein jour, elle ne fait que se tromper de chemin. Si elle volait la nuit, comme moi, elle se tuerait à chaque instant.
Le mur. — Je ne sais quel frisson me passe sur le dos.
Le lézard. — C’est moi.
L’abeille. — Du courage ! Tout le monde me dit que je travaille bien. J’espère, à la fin du mois, passer chef de rayon.
Les violettes. — Tiens ! nous sommes toutes officiers d’académie.
Les violettes blanches. — C’est une raison de plus pour être modestes, mes sœurs.
Le poireau. — Est-ce que, moi, je me vante ?
L’asperge. — Mon petit doigt me dit tout.
L’épinard. — C’est moi qui suis l’oseille.
L’oseille. — Mais non, c’est moi.
La pomme de terre. — Je crois que je viens de faire mes petits.
Le pommier (à son voisin d’en face). — C’est ta poire, ta poire, ta poire,… c’est ta poire que je voudrais produire.
Le geai. — Toujours en noir, vilain merle.
Le merle. — Monsieur le préfet, je n’ai que ça à me mettre.
L’échalote. — Oh que ça sent mauvais !
L’ail. — Je parie que c’est encore l’œillet.
La pie. — Cacacacaca…
La grenouille. — Qu’est-ce qu’elle dit ?
La pie. — Je chante.
La grenouille. — Couac.
Les deux pigeons. — Viens mon grrros, viens mon grrros, viens mon grrros…
La taupe. — Taisez-vous donc là-haut ! On ne s’entend plus travailler.
L’araignée. — Au nom de la loi, j’appose mes scellés.
Les moutons. — Mée… Mée… Mée…
Le chien de berger. — Il n’y a pas de mais.
LE MARTIN-PÊCHEUR
Ça n’a pas mordu, ce soir, mais je rapporte une rare émotion.
Comme je tenais ma perche de ligne tendue, un martin-pêcheur est venu s’y poser.
Nous n’avons pas d’oiseau plus éclatant.
Il semblait une grosse fleur bleue au bout d’une longue tige. La perche pliait sous le poids. Je ne respirais plus, tout fier d’être pris pour un arbre par un martin-pêcheur.
Et je suis sûr qu’il ne s’est pas envolé de peur, mais qu’il a cru qu’il ne faisait que passer d’une branche à une autre.
LE CHAT
Le mien ne mange pas les souris, il n’aime pas ça. Il n’en attrape une que pour jouer avec.
Quand il a bien joué, il lui fait grâce de la vie, et il va rêver ailleurs, l’innocent, assis dans la boucle de sa queue.
Mais, à cause des griffes, la souris est morte.
LE VER LUISANT
Que se passe-t-il ? neuf heures du soir et il y a encore de la lumière chez lui.
LE CAPRICORNE
Cet insecte a les antennes si longues, que pour le mettre dans ce livre, il faut les lui rabattre sur le côté !
LE CAFARD
- Noir et collé comme un trou de serrure.
L’ESCARGOT
Il se promène le plus qu’il peut, mais il ne sait marcher que sur sa langue.
LA VIGNE
Tous ses ceps, l’échalas droit, sont au port d’armes.
Qu’attendent-ils ? le raisin ne sortira pas encore cette année, et les feuilles de vigne ne servent plus qu’aux statues.
LA BELETTE
Pauvre, mais propre, distinguée, elle passe et repasse, par petits bonds, sur la route, et va, d’un fossé à l’autre, donner, de trou en trou, ses leçons au cachet.
LE POISSON
Décidément, il ne veut pas mordre. Il ne sait peut-être pas que c’est aujourd’hui l’ouverture de la pêche.
LES COQUELICOTS
Ils éclatent dans le blé, comme une armée de petits soldats ; mais d’un bien plus beau rouge, ils sont inoffensifs.
Leur épée, c’est un épi.
C’est le vent qui les fait courir, et chaque coquelicot s’attarde, quand il veut, au bord du sillon avec le bleuet, sa payse.
LA BERGERONNETTE
Elle court autant qu’elle vole et toujours dans nos jambes, familière, imprenable, elle nous défie, avec ses petits cris, de marcher sur sa queue.
DINDES
Sur la route, voici encore le pensionnat des dindes.
Chaque jour, quelque temps qu’il fasse, elles se promènent.
Elles ne craignent ni la pluie, personne ne se retrousse mieux qu’une dinde, ni le soleil, une dinde ne sort jamais sans son ombrelle.
LE SERPENT
Trop long.
LES PERDRIX
La perdrix et le laboureur vivent en paix, lui derrière sa charrue, elle dans la luzerne voisine, à la distance qu’il faut l’un de l’autre pour ne pas se gêner. La perdrix connaît la voix du laboureur, elle ne le redoute pas quand il crie ou qu’il jure.
Que la charrue grince, que le bœuf tousse et que l’âne se mette à braire, elle sait que ce n’est rien.
Et cette paix dure jusqu’à ce que je la trouble.
Mais j’arrive et la perdrix s’envole, le laboureur n’est pas tranquille, le bœuf non plus, l’âne non plus. Je tire, et au fracas d’un importun, toute la nature se désordonne.
Ces perdrix, je les lève d’abord dans une éteule, puis je les relève dans une luzerne, puis je les relève dans un pré, puis le long d’une haie, puis à la corne d’un bois, puis…
Et tout à coup je m’arrête, en sueur, et je m’écrie :
— Ah ! les sauvages, me font-elles courir !
De loin, j’ai aperçu quelque chose au pied d’un arbre, au milieu du pré.
Je m’approche de la haie et je regarde par-dessus.
Il me semble qu’un col d’oiseau se dresse à l’ombre de l’arbre. Aussitôt mes battements de cœur s’accélèrent. Il ne peut y avoir dans cette herbe, que des perdrix. Par un signal familier, la mère, en m’entendant,les a fait se coucher à plat. Elle-même s’est baissée. Son col seul reste droit et elle veille. Mais j’hésite, car le col ne remue pas et j’ai peur de me tromper, de tirer sur une racine.
Çà et là, autour de l’arbre, des taches jaunes, perdrix ou mottes de terre, achèvent de me troubler la vue.
Si je fais partir les perdrix, les branches de l’arbre m’empêcheront de tirer au vol, et j’aime mieux, en tirant par terre, commettre ce que les chasseurs sérieux appellent un assassinat.
Mais ce que je prends pour un col de perdrix ne remue toujours pas.
Longtemps j’épie.
Si c’est bien une perdrix, elle est admirable d’immobilité et de vigilance, et toutes les autres, par leur façon de lui obéir, méritent cette gardienne. Pas une ne bouge.
Je fais une feinte. Je me cache tout entier derrière la haie et je cesse d’observer, car tant que je vois la perdrix, elle me voit.
Maintenant nous sommes tous invisibles, dans un silence de mort.
Puis, de nouveau, je regarde.
Oh ! cette fois, je suis sûr ! La perdrix a cru à ma disparition. Le col s’est haussé et le mouvement qu’elle fait pour le raccourcir la dénonce.
J’applique lentement à mon épaule ma crosse de fusil…
Le soir, las et repu, avant de m’endormir d’un sommeil giboyeux, je pense aux perdrix que j’ai chassées tout le jour, et j’imagine la nuit qu’elles passent.
Elles sont affolées.
Pourquoi en manque-t-il à l’appel ?
Pourquoi en est-il qui souffrent et qui, becquetant leurs blessures, ne peuvent tenir en place ?
Et pourquoi s’est-on mis à leur faire peur à toutes ?
À peine se posent-elles maintenant, que celle qui guette sonne l’alarme. Il faut repartir, quitter l’herbe ou l’éteule.
Elles ne font que se sauver, et elles s’effraient même des bruits dont elles avaient l’habitude.
Elles ne s’ébattent plus, ne mangent plus, ne dorment plus.
Elles n’y comprennent rien.
Si la plume qui tombe d’une perdrix blessée venait se piquer d’elle-même à mon chapeau de fier chasseur, je ne trouverais pas que c’est exagéré.
Dès qu’il pleut trop ou qu’il fait trop sec, que mon chien ne sent plus, que je tire mal et que les perdrix deviennent inabordables, je me crois en cas de légitime défense.
Il y a des oiseaux, la pie, le geai, le merle, la grive, avec lesquels un chasseur qui se respecte ne se bat pas, et je me respecte.
Je n’aime me battre qu’avec les perdrix.
Elles sont si rusées !
Leurs ruses, c’est de partir de loin, mais on les rattrape et on les « corrige ».
C’est d’attendre que le chasseur ait passé, mais derrière lui elles s’envolent trop tôt et il se retourne.
C’est de se cacher dans une luzerne profonde, mais il y va tout droit.
C’est de faire un crochet au vol, mais ainsi elles se rapprochent.
C’est de courir au lieu de voler, et elles courent plus vite que l’homme, mais il y a le chien.
C’est de s’appeler quand on les divise, mais elles appellent aussi le chasseur et rien ne lui est plus agréable que leur chant.
Déjà ce couple de jeunes commençait de vivre à part. Je les surpris, le soir, au bord d’un labouré. Elles s’envolèrent si étroitement jointes, aile dessus, aile dessous je peux dire, que le coup de fusil qui tua l’une démonta l’autre.
L’une ne vit rien et ne sentit rien, mais l’autre eut le temps de voir sa compagne morte et de se sentir mourir près d’elle.
Toutes deux, au même endroit de la terre, elles ont laissé un peu d’amour, un peu de sang et quelques plumes.
Chasseur, d’un coup de fusil, tu as fait deux beaux coups : va les conter à ta famille.
Ces deux vieilles de l’année dernière dont la couvée avait été détruite, ne s’aimaient pas moins que des jeunes. Je les voyais toujours ensemble. Elles étaient habiles à m’éviter et je ne m’acharnais pas à leur poursuite. C’est par hasard que j’en ai tué une. Et puis j’ai cherché l’autre, pour la tuer, elle aussi, par pitié !
Celle-ci a une patte cassée qui pend, comme si je la retenais par un fil.
Celle-là suit d’abord les autres jusqu’à ce que ses ailes la trahissent ; elle s’abat, et elle piète ; elle court tant qu’elle peut, devant le chien, légère et à demi hors des sillons.
Celle-ci a reçu un grain de plomb dans la tête. Elle se détache des autres. Elle pointe en l’air, étourdie, elle monte plus haut que les arbres, plus haut qu’un coq de clocher, vers le soleil. Et le chasseur, plein d’angoisse, la perd de vue, quand elle cède enfin au poids de sa tête lourde. Elle ferme ses ailes, et va piquer du bec le sol, là-bas, comme une flèche.
Celle-là tombe, sans faire ouf ! comme un chiffon qu’on jette au nez du chien pour le dresser.
Celle-là, au coup de feu, oscille comme une petite barque et chavire.
On ne sait pas pourquoi celle-ci est morte, tant la blessure est secrète sous les plumes.
Je fourre vite celle-là dans ma poche, comme si j’avais peur d’être vu, de me voir.
Mais il faut que j’étrangle celle qui ne veut pas mourir. Entre mes doigts, elle griffe l’air, elle ouvre le bec, sa fine langue palpite, et sur ses yeux, dit Homère, descend l’ombre de la mort.
Là-bas, le paysan lève la tête à mon coup de feu et me regarde.
C’est un juge, cet homme de travail ; il va me parler, il va me faire honte d’une voix grave.
Mais non : tantôt c’est un paysan jaloux qui bisque de ne pas chasser comme moi, tantôt c’est un brave paysan que j’amuse et qui m’indique où sont allées mes perdrix.
Jamais ce n’est l’interprète indigné de la nature.
Je rentre ce matin, après cinq heures de marche, la carnassière vide, la tête basse et le fusil lourd. Il fait une chaleur d’orage et mon chien, éreinté, va devant moi, à petits pas, suit les haies, et fréquemment, s’assied à l’ombre d’un arbre où il m’attend.
Soudain, comme je traverse une luzerne fraîche, il tombe ou plutôt il s’aplatit en arrêt : c’est un arrêt ferme, une immobilité de végétal. Seuls les poils du bout de sa queue tremblent. Il y a, je le jurerais, des perdrix sous son nez. Elles sont là, collées les unes aux autres, à l’abri du vent et du soleil. Elles voient le chien, elles me voient, elles me reconnaissent peut-être, et terrifiées, elles ne partent pas.
Réveillé de ma torpeur, je suis prêt et j’attends.
Mon chien et moi, nous ne bougerons pas les premiers.
Brusquement et simultanément, les perdrix partent : toujours collées, elles ne font qu’une, et je flanque dans le tas mon coup de fusil comme un coup de poing. L’une d’elles, assommée, pirouette. Le chien saute dessus et me rapporte une loque sanglante, une moitié de perdrix. Le coup de poing a emporté le reste.
Allons ! nous ne sommes pas bredouille ! Le chien gambade et je me dandine d’orgueil.
Ah ! je mériterais un bon coup de fusil
dans les fesses !TABLE
XXVI, RVE DE CONDÉ — PARIS-VIe
Philosophie, Histoire, Sociologie, Sciences, Voyages Bibliophilie, Sciences occultes
Critique, Littératures étrangères, Revue de la Quinzaine
La Revue de la Quinzaine s’alimente à l’étranger autant qu’en France. Elle offre un nombre considérable de documents, et constitue une sorte « d’encyclopédie au jour le jour » du mouvement universel des idées.
Insinuations : Remy de Gourmont.
Les Poèmes : Georges Duhamel.
Les Romans : Rachilde, Henriette Charasson.
Littérature : Jean de Gourmont.
Histoire : Edmond Barthèlemy.
Philosophie : Georges Palante.
Le Mouvement scientifique : Georges Bohn.
Sciences médicales : Dr Paul Voivenel.
Science sociale : Henri Mazel.
Ethnographie, Folklore : A. Van Gennep.
Archéologie, Voyages : Charles Merki.
Questions juridiques : José Théry.
Questions militaires et maritimes : Jean Norel.
Questions coloniales : Carl Siger.
Eothérisme et Sciences psychiques : Jacques Brieu.
Les Revues : Charles-Henry Hirsch.
Les Journaux : R. de Bury.
Théâtre : Maurice Boissard.
Musique : Jean Marnold.
Art : Gustave Kahn.
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