Lettres à sa marraine/Texte entier

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Gallimard (p. 5-tdm).
APOLLINAIRE


LETTRES
À SA MARRAINE

1915-1918
Introduction et notes de Marcel Adéma


nrf


GALLIMARD
Huitième édition

INTRODUCTION


Note de Wikisource

Préface de Marcel Adéma non incluse, dans le domaine public en 2071

LETTRES

Cette carte doit être remise au vaguemestre. Elle ne doit porter aucune indication du lieu d’envoi ni aucun renseignement sur les opérations militaires passées ou futures.

S’il en était autrement, elle ne serait pas transmise.

Partie réservée à la Correspondance


POUR Y. B.


Bien qu’il me vienne en août votre quatrain d’avril
M’a gardé de tout mal et de toute blessure.
Votre douceur me suit durant mon aventure
Au long de cet an sombre ainsi que fut l’an mil.

Je vous remercîrai s’il se peut je l’assure
Quand nous aurons vaincu le Boche lâche et vil
Dont la vertu française a ressenti l’injure.


G. A.


Aux Armées, 16 Août 1915


Aux armées, le 7 septembre 1915
secteur postal 80


Vous êtes, madame, beaucoup trop indulgente pour mes vers. Le charme des vôtres, un charme n’est-il pas un talisman ? m’a véritablement, je le crois, gardé du danger.

Votre douceur, la vôtre et non celle de toutes les femmes de France, me suit sans aucun doute, je la retrouve entière dans la gentille lettre que vous m’avez envoyée.

Je ne veux pas faire attendre la petite fille que vous êtes et que je cherche en vain à me figurer et je vous envoie mes remerciements pour la jolie lettre.

Le quatrain me suit toujours il ne me quittera plus.

Je suis infiniment touché des éloges que vous voulez bien donner à mes vers. Vous n’êtes pas indiscrète le moins du monde et je le suis bien plus en vous demandant de me faire un peu connaître celle dont la douceur me suit.

Mais je devine qu’il y a en vous des tristesses qu’il faudrait pouvoir consoler.

Et c’est avec un respect infini et une reconnaissance très grande que je vous prie, madame et chère poëtesse, de daigner me croire votre serviteur.

Guillaume Apollinaire.


17 septembre 1915


Chère Madame,

Je ne connais pas « l’allure » des correspondances de « marraine » à « poilu ». Vous m’avez témoigné de l’intérêt et avec une grâce incomparable, ce qui m’a beaucoup touché. Vous jugerez vous-même de l’allure de notre correspondance et m’en écrirez, s’il vous plaît, ou cesserez de m’écrire selon votre bon plaisir qui, en ce cas, doit être respecté et non mon agrément.

Vous me flattez évidemment pour ce qui concerne la distinction de mon esprit. Au cas où elle existerait, elle s’aperçoit peu dans mes lettres et se trouverait plutôt dans mes livres.

Dans la vie, je n’ai pas plus de distinction que n’en ont la plupart des hommes. Je suis souvent orgueilleux, ce qui est une forme de la sottise. Je suis autoritaire, très autoritaire et cependant très doux, je ne suis plus un tout jeune homme puisque je viens d’entrer dans ma trente-cinquième année. Pour le reste je suis un poète. Voilà pour moi, comme disent les conteurs arabes.

Émile Léonard m’a, en effet, écrit que votre père était un savant de premier ordre et m’a mentionné son ouvrage sur Cyrano qui fait autorité.

J’entends qu’un père aussi remarquable vous laisse de si grands regrets.

J’ai la volonté d’être un poète nouveau et autant dans la forme que dans le fond mais au rebours de quelques modernes non fondés en leur art j’ai le goût profond des grandes époques c’est vous dire que j’honore infiniment le Grand Siècle et particulièrement dans ceux qu’avec raison on appelle les classiques. Et fervent de Racine, de La Fontaine j’ai pour Malherbe et pour Maynard l’admiration qui convient à ces merveilleux versificateurs.

Je goûte même infiniment Motin et bien d’autres comme ce Cyrano qui vous est cher.

Ne vous peignez donc pas puisque le courage vous manque et laissez-moi dans l’ignorance. Et quand vous voudrez me faire connaître ce que vous pensez de vous je modèlerai mon opinion sur la vôtre. Il est certain que ce que je vous ai dit de votre quatrain pourrait passer pour un madrigal. Les circonstances où je vous l’ai dit ne permettent cependant pas de se tromper.

Mais il ne tient qu’à vous, madame, de faire que ce n’ait été là qu’un madrigal, bien sincère pourtant. Si vous êtes sceptique en matière de sentiment où est donc cette naïveté provinciale dont il vous plaît de vous vanter et dont je ne veux pas vous flatter.

Je vous enverrais bien des vers, mais moi aussi je sais si peu de vous !…

Aujourd’hui mon âme n’a pas d’intérêt et pas plus pour moi que pour vous.

Il est vrai que l’action va décider du sort de la guerre, du moins je le crois et pendant quelques jours, vivant de nos vivres de réserve, nous allons le visage voilé sous la cagoule être séparés du reste de l’univers. Ni lettres ni rien qui viennent de l’arrière.

Mais j’aime, madame, votre réserve délicate qui prouve non naïveté ni scepticisme mais une rare qualité d’âme.

C’est pourquoi je vous prie de permettre que vous offrant mes hommages respectueux je vous baise la main et de me croire votre reconnaissant.

Guillaume Apollinaire.


28 septembre 1915


Le talisman en rimes m’a protégé, merci. La victoire est acquise. Vous en connaissez plus de détails que moi qui ai canonné sans trêve pendant six jours. Maintenant on attend les avant-trains pour aller ailleurs. Je suis éperonné, casqué, j’ai le revolver au côté et, sitôt mon cheval revenu de l’échelon, en selle !

Ce que j’aime le mieux de moi, c’est « L’Hérésiarque et Cie » (en prose, Stock, 1909) et « Alcools » (Poèmes, Mercure de France, 1913).

Théophile est un poète exquis, je connais mal des Barreaux sauf un fameux sonnet athée qui lui est attribué ; je crois avoir moins aimé Tristan. C’est que j’aime trop Racine pour goûter quelqu’un qu’on a voulu lui comparer.

Confidence pour confidence : vous savez mon prénom et je ne sais pas le vôtre et le verbe précise l’image je n’ai même pas l’image.

Vous me flattez infiniment en me conviant à être de vos amis. Je le suis donc, ma chère amie.

Je n’ai pas de système poétique ou plutôt j’en ai beaucoup. Si vous pouviez trouver les numéros de juin et de juillet des « Soirées de Paris », vous verriez ce que j’ai inventé de plus nouveau pour ce qui touche à l’art poétique. Qu’il vous plaise donc de choisir pour moi un bouquet lyrique que je lirai avec un grand plaisir…

Je baise cette main à qui votre « âme » a dicté le quatrain qui me protège.

G. A.

(lettre écrite au crayon)


8 octobre 1915


L’INCONNUE


Ô lueurs soudaines des tirs,
Cette beauté qu’il imagine
Faute d’avoir des souvenirs
Tire de vous son origine,

Car elle n’est rien que l’ardeur
De la bataille violente ;
Et de la terrible lueur
Il s’est fait une muse ardente.

Jeanne, il relit éperdument
Les quatre vers dictés par elle.
Qu’il est brûlant ce talisman
Dont l’ardeur est presque mortelle.

Mon imagination va peut-être vite en effet et je vous remercie de m’avoir prévenu. Toutefois il est peut-être injuste de reprocher une imprudence à un soldat.

D’autre part la mention que vous faites « d’un affreux laideron » me garantit qu’il ne s’agit point de vous. Les « affreux laiderons » ne sont pas au demeurant toujours désagréables et il en est de bien agaçants. En effet, Léonard à qui je n’ai rien demandé ne m’a aucunement renseigné.

Mais je vous remercie, madame et nouvelle amie, de n’avoir point tardé à me répondre.

Je ne vous disputerai point sur Tristan. D’ailleurs la vie des camps m’a fait oublier un grand nombre des choses qui concernent les lettres.

Le talisman a désormais plus de vertu puisqu’à l’ardeur qui lui était propre vous joignez celle de l’amitié. Je vous envoie aujourd’hui un petit poème. Ce prélude de notre amitié poétique vous montrera combien je pense à vous.

Néanmoins notre intimité est encore trop incertaine pour que j’aie trouvé le ton. Il viendra peu à peu.

Je suis brave et j’ai peur de vous
Plus savante que Mirandole
Dictionnaire de Trévoux
Et ceux qui sont sous la Coupole


Songez qu’on m’a armé contre les Boches, gens balourds et nullement contre les grâces légères de votre esprit, puisqu’au moins l’éloignement et l’ignorance où je suis de votre beauté me garantissent contre les blessures qu’elle pourrait faire à mon cœur qui n’aurait qu’à souffrir en silence. Que pourrait votre talisman contre de tels coups si la destinée me les réservait !

J’avoue que je suis bien inquiet sur ce point. J’affronte un danger plus grave à tout prendre que celui de la guerre.

Avouez, grande et brune amie, que j’ai un certain courage. J’attends vos vers avec une grande curiosité. Nul doute que leur lecture me cause un très grand plaisir. Je me réserve de les goûter et de ne les pas juger. Car j’espère bien que ce ne seront pas des conseils que vous me demanderez. Je suis incapable d’en donner, mais je vous promets de jouir pleinement de toute la beauté qu’ils contiennent.

Et, mon amie, je baise une seconde fois votre main.

G. A.


18 octobre 1915


Ma chère précieuse qui n’êtes point ridicule, c’est à vos chers « souffrants » que je mets mes hommages en vous priant d’excuser le Trévoux. Je pense bien au demeurant que vous n’êtes pas un vieux bouquin…

Pour ce qui est de mes idéogrammes ils ne ressortissent à aucune formule, mais répondent à d’importantes nécessités poétiques que vous ne comprenez pas encore. La meilleure façon d’être classique et pondéré est d’être de son temps en ne sacrifiant rien de ce que les Anciens ont pu nous apprendre. Envoyez-moi le numéro des « Soirées de Paris » que je n’ai plus bien dans la tête et je vous le renverrai avec des explications qui ne sont point nécessaires, certes, mais que votre esprit révolté accueillera j’espère avec cette bonne grâce qui est la vôtre… Et cependant vous estimez Fantômas en son genre.

Quant au dessin de Zayas qui est intitulé « Guillaume Apollinaire » la couverture vous enseigne que c’est une caricature. Le mot table ne ressemble pas du tout à une table et cependant il vous suggère l’idée d’une table. Comprenez-vous un peu de quelle essence est cette caricature qui ne peut gêner ma femme, puisque je ne suis pas marié ? Je vous remercie d’écrire franchement. Je le fais aussi. Vous le voyez bien, et quant à penser quelque chose de notre correspondance est-ce que le papillon pense à la brûlure quand il se laisse attirer par la flamme ? J’ai pour vous une amitié déjà bien tendre, allez.

J’aime beaucoup votre « Escadrille des rêves », c’est un poème charmant, plein d’images neuves, jolies et tendres et quel vers exquis que Sur le miroir dormant des silences pieux.

J’aime tout autant le poème suivant « Du passé et du rêve » : les deux premières strophes et encore plus la dernière sont tout à fait jolies. Vous êtes vous-même, je crois cette « fille nubile » dont vous parlez. Il y a beaucoup d’émotion dans ces deux pièces. Vous avez beaucoup de talent et très personnel que vous développerez encore. Je n’ai pas à vous dire ce qui ne m’a pas plu parce que rien ne m’a déplu et ce qui est moins délicieux à certains endroits ne me regarde pas… Il est de vous aussi et porte votre marque. Vous avez trop de talent pour qu’on vous corrige et rien n’est à corriger en cela. Voilà, « dixi » et vous pouvez m’en croire. Je suis d’ailleurs content que vous ayez du talent. Notre correspondance peut être ainsi plus libre, plus confiante. Talent jeune, réel, fondé, car vous êtes savante (et non pédante) et très féminine, ma chère amie. Le sonnet « Croix Rouge » a moins d’importance et la pointe hérédiesque, presque héraldique, n’en fait que souligner la banalité. Les poèmes de circonstance sont souvent loin de la poésie et surtout de la vôtre qui est rêve, émotion, sentiment.

Voilà, chère Yves Blanc. Écrivez vite, vous écrivez bien rarement au demeurant et souffrez que je vous gronde. Je n’en ai pas le droit, c’est vrai, aussi pardonnez-moi et obéissez-moi.

G. A.


30 octobre 1915


C’est juste, ma chère nouvelle amie, il existe ce profil, mais son existence était bien précaire. Ce prestige s’est évanoui et l’Alsace a été le mont Gibel de la neuve Morgane, mais il n’a jamais été question que je me mariasse avec Morgane. Je trouve vos lettres trop rares. Excusez mon papier de ce soir, je n’en ai pas d’autre, les marchands sont loin de nous et je n’en pourrai avoir que dans deux ou trois jours. Mes idéogrammes sont assez clairs et après tout n’ont aucun besoin de commentaires. C’est la partie la plus neuve de mon œuvre d’avant la guerre si neuve que depuis la guerre on idéogrammatise la topographie et les communiqués vous apportent constamment le nom d’ouvrages ennemis ou nôtres baptisés d’après leur forme : le trapèze, le trident, le poignard, etc, et j’aime cette nouveauté de mon esprit. Pour ce qui est de la poésie libre dans « Alcools » il ne peut y avoir aujourd’hui de lyrisme authentique sans la liberté complète du poète et même s’il écrit en vers réguliers c’est sa liberté qui le convie à ce jeu ; hors de cette liberté il ne saurait plus y avoir de poésie. Si vous ne reconnaissez pas cette vérité essentielle votre esprit étouffé dans les limites d’une convention qui n’a plus de raison d’être ne pourra se développer. En effet on imaginerait difficilement une nouvelle manière de faire l’amour ou de manger, parce que ce sont là des choses naturelles et qu’essentiellement la seconde se fait par la bouche mais la versification, la langue française elle-même sont conventionnelles au point qu’on peut écrire en prose et s’exprimer en lapon, voire en espéranto. Ces conventions sont essentiellement caduques, car l’homme et l’artiste en particulier a besoin de naître et ici cela s’appelle renaître ou bien revenir aux principes. C’est cela qui est essentiel. Le moment de revenir aux principes du langage n’est pas encore venu, mais il viendra, et à ce moment la pureté de telle ou telle langue ne pèsera pas lourd. Les conventions sont une sorte de pudeur, la passion ignore la pudeur et le poète, l’artiste, sont des gens essentiellement passionnés auxquels il est nécessaire d’oublier la pudeur et les autres conventions qu’ignore la vie ou du moins dont elle ne proclame pas la nécessité.

Vous-même n’avez-vous pas une tendance bien moderne à l’idéogramme, hors même de l’écriture alphabétique, quand vous abrégez vos mots et employez le signe + ? En tous cas, vous sentez ma poésie et je vous suis bien reconnaissant de vous laisser prendre à ce que j’ai ressenti moi-même jusqu’à l’enivrement.

Je lirai donc après la guerre « L’Histoire de la Maison de L’Espine ». Je connais un peu l’éditeur en question, il n’est pas de ceux qui nourrissent leurs auteurs. Les siens se plaignent désespérément et lui-même s’il n’a pas fait ses affaires n’a pas à ce qu’on dit compromis sa fortune tout au moins celle de sa femme. Voilà les on-dit mais la réalité est peut-être tout autre.

Je connais aussi les auteurs dont vous me parlez, sauf M. Abram dont j’ignorais le nom. J’adore que vous soyez paresseuse. Si les femmes souffrent plus par l’amour c’est qu’elles jouissent aussi plus que les hommes.

Ce n’est point Heredia mais vous-même que je malmenais, ma chère amie, pour me l’avoir rappelé quand vous avez un talent personnel. Mais ça n’a aucune importance, car les poètes personnels rappellent parfois d’autres poètes. Cela arrive sans que l’on encoure un blâme et pardonnez-moi de vous avoir chagrinée. Ainsi sans être Chérubin j’ai une jolie marraine, j’ai une marraine « que mon cœur, que mon cœur a de peine » de ne la point voir et c’est plutôt en passant par Beaumarchais et l’Espagne de son Figaro de la Folle Journée que vous êtes venue de l’idée première de « marraine » à penser à l’hidalgo cubain Heredia. — Pour connaître vos traits il faudra donc que j’attende plusieurs années !! Je n’ai pas le cœur de faire des vers aujourd’hui, il fait un froid de loup. J’ai une mauvaise bougie en paraffine qui éclaire mal, je suis gelé dans un affreux trou creusé dans la craie, pardonnez-moi mon amie. Pour l’amitié comme pour les vers le temps ne fait rien à l’affaire. Je suis triste aujourd’hui et cependant bien heureux de vous savoir belle.


L’hiver revient mon âme est triste
Mon cœur ne sait rien exprimer
Peut-être bien que rien n’existe
Hiver de tout hiver d’aimer
Où ta peine seule résiste

Et pourquoi donc mon cœur bat-il
Par la tristesse qu’il endure
Toi que j’appelle ô cœur gentil
Ne sais-tu pas que je m’azure
Pour te rejoindre plus subtil

Je suis le bleu soldat d’un rêve
Pense à moi mais perds la raison
Vois-tu le songe qui s’achève
Se confond avec l’horizon
Chaque fois que ton œil se lève


Ainsi ma belle marraine, pardonnez-moi de ne pas trouver aujourd’hui l’accent de l’« Adieu », mais je ne peux commander à mon inspiration. À propos de Tristan, je me souviens d’une Ode à la mer, belle chose. J’ai lu tout cela à la bibliothèque de Versailles, riche en premières éditions

des poètes du XVIIe siècle. Vous parlez ma chère

amie de réalisation grossière après un flirt sincère ; peut-être que si la réalisation n’était pas grossière, les amants n’auraient-ils pas de désillusion, mais en général on s’occupe si peu d’embellir l’amour ; puis, il arrive que la femme n’y met pas du sien et que la pudeur mal entendue décourage les bonnes volontés. Et puis comment s’étonner que les amours aient une fin quand notre vie en a une. Il ne faut pas demander à l’amour plus qu’il ne doit donner et ceux qui sont raisonnables, c’est-à-dire les poètes, mettent à profit les souffrances de l’amour en les chantant. Mais vous êtes mariée et mon cœur est bien à l’abri près du vôtre.

Quand j’irai en permission, Dieu sait quand ! j’irai sans doute en Algérie. Je m’embarquerai, je crois, à Port-Vendres qui n’est peut-être pas très éloigné de Montpellier et peut-être voudrez-vous bien me venir voir à l’aller ou au retour. Ce me serait une bien grande joie d’avoir vu ma marraine.

Écrivez-moi vite, ma chère marraine, entre temps j’espère avoir pu faire des vers qui vous plaisent. En attendant quoi, je vous prie de m’envoyer des vôtres. Le tour de votre esprit me ravit, car vous êtes poétesse vraiment et, vraiment femme ; c’est-à-dire très simple, et que j’aime cela.

Je vous baise la main.

G. A.


7 novembre 1915


Ma chère amie, j’ai reçu le livre et la lettre. J’ai lu le livre. C’est exquis. C’est un vrai petit chef-d’œuvre. Vous avez, mon amie, beaucoup de talent et vous le savez bien. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est qu’à la lecture j’ai reconnu que votre esprit n’allait pas sans parenté avec le mien et notamment pour la sensualité. S’il vous était donné de lire « L’Héresiarque », vous reconnaîtriez cela, je crois. De même pour la curiosité nous nous ressemblons assez, mais votre connaissance complète du XVIIe siècle dépasse ce que moi qui ne le connais que superficiellement pourrais donner sur ce sujet et il y a là même une volonté que j’admire ; l’ouvrage est complet, bien conçu, toutes les ressources, toutes les faces y sont et bien mises en valeur. Il y a une imagination charmante et beaucoup de sentiment. Le roman de mademoiselle de l’Espine est exquis, les personnages historiques sont bien dépeints et que les livres du pauvre M., si pédants et si peu dépouillés du fatras et du mauvais style qui les rend burlesques, tombent au prix du vôtre. Réellement, depuis longtemps aucun livre ne m’avait donné tant de plaisir, c’est un des meilleurs romans de reconstitution qui soit et le meilleur qu’une femme ait écrit. C’est exquis, il y a là du goût, de l’érudition, du raffinement, de la vie, de la force et de l’art, en un mot, et de la meilleure qualité, vous grandirez beaucoup en votre art. La fin est très belle. Les personnages sont merveilleusement campés. Votre maître Tallemant qui n’avait pas votre poésie serait content s’il le pouvait lire. Je place « l’Histoire de la Maison de l’Espine » à côté du « Salammbô », de l’« Aphrodite », de la « Nichina » d’Hugues Rebell et d’« Hassan le janissaire » de Léon Cahun.

Exquise amie, vous avez eu raison de m’envoyer ces précieuses épreuves, ô précieuse consommée, je les ferai relier après la guerre, mais comme vous êtes loin des préjugés et que vous les comprenez en pouvant parler comme vous faites ! Je sens vraiment en vous une âme-sœur. Ô le joli roman ! Mais que votre âme doit être curieuse, j’ai essayé de deviner vos sentiments, j’avoue qu’ils m’ont échappé. Merci donc et vous n’imaginez point le plaisir délicat et charmant que m’a procuré votre livre… J’y repense, vous êtes surtout Mademoiselle de l’Espine, mais je vous souhaite plus de bonheur qu’il ne vous a plu de lui en concéder, Jeanne, cruelle Jeanne… Pardonnez-moi ma lettre décousue écrite par terre, par le froid car nous sommes sous nos petites toiles de tentes. Nous changeons de positions. C’est la vie des camps et pardonnez-moi si la vie des camps m’a peut-être rendu grossier sans que je m’en doute, j’exprime parfois trop librement ce que je ressens.

Je vous ai promis des vers, mais le moyen d’en faire en ce moment ? Votre livre m’a été une délectable distraction, mais quant à écrire, faire des vers, il n’y faut pas penser en ce moment. Les commodités de toutes sortes on les a bannies et juste dans mes sacoches de cheval quelques feuilles de papier quadrillé que ma boîte à graisse a touchées. Votre lettre a été une idée inspirée du ciel car elle a accéléré notre correspondance. J’espère que vous répondrez à ma lettre que vous recevrez avant celle-ci et qui vous est parvenue après votre envoi. Vous ne serez jamais assez orgueilleuse de vous mais de grâce ne m’appelez plus maître…

Le sale temps et la longue guerre.

Répondez-moi de façon à ce que si cela ne vous ennuie pas nous ayons plus souvent de vos nouvelles et dites-moi à quoi vous travaillez…

Dévotement.


Guillaume Apollinaire.


19 novembre 1915


Ma chère marraine,

Puisque vous voulez bien admettre des circonstances atténuantes à mon impertinence, je la veux préciser en vous priant de m’indiquer la limite de vos préjugés afin que je ne déborde pas les frontières que vous assignez à notre correspondance. N’oubliez pas toutefois que, ma marraine de guerre, vous avez envers moi des devoirs. Mais je n’ai pas à vous les dicter, et votre bon sens me gêne trop désormais…

À propos de ce que je vous écrivais de votre talent et de votre livre, je conçois que mes idées puissent fort bien ne pas ressembler à celles que vous avez là-dessus, mais je ne vois pas quel intérêt vous trouvez à vouloir que je change les miennes qui vous sont plus favorables que les vôtres mêmes.

Néanmoins j’ai mal exprimé ma pensée si vous croyez que je compare « l’Espine » à « Salammbô », ce n’est pas cela et je ne compare pas non plus au roman de Flaubert la « Nichina » de Rebell ni les romans de Léon Cahun qui valent la peine qu’on les connaisse et tout particulièrement « Hassan le janissaire » qui, dit l’érudit hollandais Bywanck, est le seul roman sur la stratégie. Léon Cahun avait préparé une « Histoire des peuples de l’Asie » dont il n’a écrit et publié que l’Introduction remarquable. Il est mort en 1900 ou 1901. C’était l’oncle de Marcel Schwob et un fort honnête homme.

Je suis content que mes vers vous aient plu. Le bleu soldat d’un rêve vous imagine donc comme un ange et vous prie toutefois de l’excuser encore si cette opinion ne répond point à la vôtre…

Et je reste avec dévotion, ma chère marraine, votre filleul reconnaissant.

G. A.


19 novembre 1915


Ma petite marraine,

Après la méchante lettre d’hier vous m’avez fait l’agréable surprise de m’en écrire une beaucoup plus gentille. Il est donc entendu qu’il ne faut point chercher à vous voir dans « l’Histoire ». Néanmoins j’ai assez l’habitude des choses littéraires pour deviner ce qui est de l’auteur et de ses goûts dans un récit quel qu’il soit, et bien que je ne vous connaisse point personnellement, petite marraine, votre esprit, vos goûts mêmes me sont plus familiers, osé-je dire, qu’à vous-même.

Au nom de la liberté dont vous vous réclamez vous pourriez refuser de vous servir de gaz, d’électricité, de chemins de fer, etc. Cependant, croyez-m’en, la poésie dont vous me parlez n’a plus qu’une importance secondaire et si l’on y peut faire avec du talent de fort belles choses, elles s’éloignent trop de l’humanité pour n’être plus après tout que des jeux d’érudits ou même de gens de goût, personnages de bien peu d’importance et c’est n’avoir aucune ambition littéraire que s’adresser à une demi-douzaine de gens de mêmes goûts et de même nation. Moi je n’espère pas plus de 7 amateurs de mon œuvre mais je les souhaite de sexe et de nationalité différents et aussi bien d’état : je voudrais qu’aimassent mes vers un boxeur nègre et américain, une impératrice de Chine, un journaliste boche, un peintre espagnol, une jeune femme de bonne race française, une jeune paysanne italienne et un officier anglais des Indes.

Mais quelle pauvre littérature à mouler désormais pour un poète dans la vieille versification !

Voyez-vous un Tolstoï, un Dostoïewsky, un Balzac, un Zola, et plus loin un Rabelais se bornant à versifier avec un dictionnaire des Rimes. Mais le parangon des poètes français La Fontaine tout classique qu’il fût… je n’insiste pas, tant tout cela est évident.

La rapidité, cause initiale de vos abréviations idéogrammatiques ou sténogrammatiques comme vous voudrez, confirme leur existence et n’est point un argument contre moi.

Je vous dédie donc, mon amie, le poème de ce coup d’éventail dont le svastica marque la douceur bienheureuse. Au demeurant vous voyez bien mon amie que je suis pris par une autre et plus neuve beauté que non pas l’ancienne versification.

Mais je baise respectueusement ces doigts que vous me tendez.


Et leurs visages étaient pâles
Et leurs sanglots s’étaient brisés
Après la neige aux blancs pétales
Comme des mains sur des baisers
Tombaient les feuilles automnales.


28 novembre 1915


Petite marraine, je ne puis vous écrire longuement aujourd’hui, car j’ai beaucoup à faire, venant d’être promu officier.

Mais non, il n’y a point de sarcasme en moi, surtout à votre égard, un peu de peine que le gentil sourire a dissipé. Je n’ai point d’impatiences pédagogiques. J’irai volontiers à Montpellier mais pas maintenant : vous n’imaginez point, marraine, je suppose, que j’aie fait vœu de chasteté. C’est pourquoi je n’irai pas à Montpellier passer ma permission.

Je suis content que vous ayez bien compris « L’Hérésiarque » et les qualités que vous y avez trouvées je les trouve aussi, d’une façon plus féminine mais non moindre, dans l’« Histoire de l’Espine ». Il faut travailler et ne point vous rebuter, ni vous décourager. Votre roman par lettres doit être charmant. Vos vers sont délicieux. Je lis dans la « Vie anecdotique » du « Mercure » un peu de ma vie actuelle, parfois la censure coupe un morceau, mais ça ne fait rien.

Ne craignez point que je veuille vous agacer par des déclarations d’amour. Je me méfie d’un sentiment qui m’a beaucoup fait souffrir et comme je ne dois pas vous voir de sitôt, je me livre à une correspondance agréable et désintéressée…

Je baise vos mains de songe.

G. A.


5 décembre 1915


Ma chère amie, j’ai reçu votre lettre écrite huit jours avant celle à laquelle je réponds. J’y ai répondu en vous annonçant ma promotion dans l’infanterie comme sous-lieutenant. Quels sont donc les amis au nom desquels vous me faites la grâce de m’écrire ?… Je n’ai pas eu à passer au dépôt. Je suis depuis six jours déjà dans la tranchée de première ligne dont l’horreur ne se peut décrire, encore moins imaginer. De ces abîmes blancs, pleins d’eau, arrosés par la pluie métallique et puante des plus redoutables engins de guerre, je vous envoie le témoignage affectueux de mon amitié pour vous ma petite marraine bien apprise.

G. DE KOSTROWITZKY.
sous-lieutenant au 96e d’infanterie
6e Compagnie, Secteur 139


en marge : notez bien l’adresse.


6 décembre 1915


Je vous écris avec la seule chose que j’aie sous la main, mon amie. Vos déductions sur mon physique et mon moral s’accordent, je crois, presque entièrement avec la réalité. Toutefois je ne suis pas extrêmement grand (1 mètre 72). Je vous enverrai ma photographie dès que j’en aurai une. Je fume ainsi que vous l’avez deviné, j’ai les cheveux plutôt blonds foncés et cendrés que bruns avec le poil plutôt fauve. Mes yeux sont moins beaux, moins sombres et moins jaloux que lorsque j’écrivais la nouvelle sur Laquedem. Maintenant mes yeux sont de couleur noisette. Ils ne sont plus jaloux.

Il y a plusieurs fautes d’impression, erreurs ou coquilles dans « L’Hérésiarque » notamment dans « L’Infaillibilité » au lieu de Monseigneur il faut mettre Éminence chaque fois que l’abbé Delhommeau s’adresse au Cardinal. Ailleurs, « l’Otmika » je crois, il faut changer en « vêtaient » un « vêtissaient » qui a, d’ailleurs, ses lettres de noblesse littéraire. Dans « Le cigare romanesque » il faut ajouter après (je crois que ce sont les termes) « Je fus mettre la lettre à la poste » il faut rajouter dis-je « après avoir mis mon nom et mon adresse au dos de l’enveloppe pour que le pli me revînt au cas où il ne parviendrait pas à destination ».

Je baise vos mains de songe, mon amie.

G. A.


20 décembre 1915


Bien, bien, Marraine, ne vous fâchez pas, je ne suis plus ombrageux et vous suis très reconnaissant de l’intérêt que vous voulez bien me témoigner. Je vous enverrai une photo quand j’en aurai une. Quand ? La vie de fantassin ne s’imagine point, surtout dans l’armée où nous sommes et vous savez où puisque les gens de Montpellier y sont aussi. Les cantines des officiers ne nous rejoignent jamais, nos repos étant de plus grandes fatigues et une vie encore plus… que d’être en ligne. En somme, on ne sort jamais des tranchées. Si on nous changeait de région la vie changerait ; il y a des secteurs où l’on est, paraît-il, bien. Il y a civils et civiles assez près des lignes. Ici c’est le désert désolé des paysages infernaux si l’on se donne la peine d’en imaginer…

Je vous envoie mes meilleurs souhaits pour Noël et pour le premier de l’an.

Guillaume Apollinaire.


18 janvier 1916


Ma chère petite marraine, me voici de retour d’une longue permission, longue parce que je l’ai passée en Algérie ; mais officiellement elle était de 6 jours seulement comme toutes les permissions. J’ai trouvé les délicieux bonbons, je suis très gourmand mais je ne me souviens pas d’avoir jamais mangé d’aussi bons bonbons. Les cigarettes et les cigares sont excellents ; ce sont également, ou plutôt c’étaient, mes cigarettes favorites. J’avais égaré votre adresse (en permission) je la retrouve et vous écris pour vous souhaiter une bonne année, beaucoup de bonheur, beaucoup de poésie et de travail heureux. Je vous écrirai chaque fois que je recevrai une lettre de vous. Aussi ne tenez pas compte du retard de celle-ci et écrivez-moi vite pour me dire que vous allez bien et me dire aussi ce que vous faites, ce que vous écrivez, ce que vous lisez. Je vous baise la main.

Votre filleul de guerre.

Guillaume Apollinaire.


Aux armées 25 janvier 1916



Ma chère marraine, copiez-moi les « sonnets nonchalants » et me les envoyez, voulez-vous ? Ils me récréeront et me toucheront sans aucun doute.

Je n’ai pas lu « Les rencontres de M. de Bréot » de Régnier mais la monotonie de cet auteur de talent mais trop convenu, sinon trop châtié, m’a toujours éloigné de sa prose et je n’aime de lui que ses premiers vers et notamment un joli poème intitulé : « La Galère ». Pour ce qui est de Rosny, il n’est pas assez châtié précisément et je trouve que les premiers ouvrages des deux Rosny étaient supérieurs à ceux de l’aîné seul, un peu trop populaire à mon sens. Quand ils étaient deux, les Rosny n’étaient pas sans intérêt ; leur style scientifique avait quelque chose de rigolo, une écriture artiste pour l’école du soir.

Je baise vos mains de rêve. Votre

Guillaume Apollinaire.


4 février 1916


Certes, chère amie, il faut continuer à travailler, je vous le dis en toute sincérité. Vous êtes extraordinaire de le demander. Je vous enverrai une photo quand j’en aurai. Si vous en avez il faut aussi m’en envoyer une. Je voudrais encore savoir, chère amie, ce qu’est devenu Léonard qui ne m’a plus écrit et dont je n’ai plus l’adresse. Le métier de téléphoniste est assez dangereux. Écrivez-moi bien des choses sur vous…

Je vous baise la main.


Guillaume Apollinaire.
Ma chère marraine,

Je ne vous ai plus écrit parce que vous avez laissé ma dernière lettre sans réponse. Je suis blessé à la tête et en traitement à l’hôpital de Château-Thierry (Hôtel-Dieu) où vous pouvez m’écrire. Cette blessure me donnera l’occasion de faire votre connaissance quand je retournerai au dépôt.

J’ai été blessé sans doute parce que vous n’avez plus pensé à moi et qu’ainsi le talisman ne pouvait pas agir.

Écrivez-moi vite et faites si vous voulez un petit poème sur mon casque qui s’est laissé percer pour me sauver la vie.

Je vous baise la main et vous prie de me croire votre filleul reconnaissant.

G. A.
(26 mars 1916) (dictée à l’infirmier)


Ma chère petite marraine,


Vos vers sont exquis, je les adore, mais je ne peux pas écrire à cause de certains troubles consécutifs à ma blessure.

Vous, écrivez-moi cependant si vous voulez bien.

Guillaume Apollinaire.
sans date (avril 1916)
Hôpital du Gouvernement italien
41, quai d’Orsay.


25 juillet 1916


Ma chère petite marraine, je vous remercie de ne pas m’avoir oublié. Je vais un peu mieux mais suis encore très fatigué et ne peux guère écrire. J’ai été opéré deux fois et il me semble que ma trépanation du 9 mai ait donné de bons résultats.

Pour le demeurant je me suis réhabitué à la vie de Paris qui a peu changé pendant la guerre.

Je suis encore très nerveux, irascible à l’excès, j’en ai paraît-il pour plus d’un an à me remettre du traumatisme capital qui a manqué me faire mourir.

J’ai appris avec peine la blessure de Léonard ; pourvu que son bras se remette et qu’on n’ait pas été obligé de l’amputer.

Au revoir ma chère petite marraine. J’envoie aussi un mot à Leonard pour l’assurer de mon amitié et de mon souvenir.

Votre filleul reconnaissant.

Guillaume Apollinaire.


4 août 1916
hôpital
du gouvernement
italien


Ma chère amie, votre lettre m’a fait un grand plaisir. Vous ne voudriez point que j’oubliasse l’aimable petite marraine qui est aussi un délicieux poète.

Je ne suis pas de votre avis touchant le lieu où l’on habite et le jour où l’on est. Je n’ai jamais désiré de quitter pour ma part le lieu où je vivais et j’ai toujours désiré que le présent quel qu’il fût perdurât.

Rien ne détermine plus de mélancolie chez moi que cette fuite du temps. Elle est en désaccord si formel avec mon sentiment, mon identité, qu’elle est la source même de ma poésie.

Cette façon d’être content de mon sort ne m’empêche nullement de formuler des souhaits, au demeurant. Souhaits modestes : pouvoir définitivement habiter le Midi, être libre de ne rien faire afin d’être libre de travailler à mon aise. C’est ainsi qu’encore j’aimerais être à Mosset en ce moment, et pouvoir baiser la main de ma jolie marraine.

Mais vous ne m’avez pas donné de nouvelles de Léonard ?

Je vous garde, ma chère amie, la plus vive reconnaissance et en même temps beaucoup d’admiration pour le poète que vous êtes et que je voudrais que l’on connût.

Guillaume Apollinaire.
HÔPITAL
DU GOUVERNEMENT
ITALIEN
Ma chère petite marraine,

Vous m’avez envoyé des vers si exquis que je n’ose vous en envoyer de ma façon actuellement car c’est avec une grande peine que j’arrive à faire des choses sans intérêt. Je suis trop fatigué encore. J’ai reçu une lettre du gentil et brave Léonard et les souvenirs qu’elle a évoqués m’ont fait plaisir. Vous recevrez ces jours-ci, ma chère petite marraine, mon livre du « Poète Assassiné » je crois bien que vous en avez déjà lu les épreuves qui sont entre les mains de Léonard.

L’approche de l’hiver me fait souffrir et me rend soucieux.

« Les beautez » deviennent rares à Paris, ou du moins c’est mon avis. Je crois qu’elles ont émigré en pays neutre, il y en a même qui sont demeurées dans les pays envahis.

Mais Saint-Sébastien, la « season » romaine (une nouveauté dans le monde !) en retiennent un grand nombre. Jamais les femmes n’ont autant voyagé.

Toutefois il y a encore des femmes en France, témoin cette histoire qui vous fera rire, ma chère petite marraine, aux dépens de vos commères : un sous-lieutenant blessé, soigné dans mon hôpital, avait fait paraître dans la Vie Parisienne une annonce où il demandait une marraine. En trois jours il reçut 229 lettres. J’aurais voulu les lire toutes mais le sot les brûla aussitôt et je les lui demandai trop tard.

J’en lus une seule, assez drôle ma foi ! Quant à celles qu’il distingua, elles défilèrent à l’hôpital et je n’ai jamais vu un défilé aussi extraordinaire de femmes laides.

La guerre se traîne comme je fais et tout cela est triste. Vous dans votre jolie ville vous jouissez au moins du beau soleil que nous n’avons plus.

J’espère avoir le plaisir de vous voir un jour ma chère marraine et en attendant je vous baise la main.


Guillaume Apollinaire.
sans date (octobre 1916)


23 novembre 1916
hôpital
du gouvernement
italien


Ma chère petite marraine, je suis bien persuadé de ce que vous me dites : les marraines inconnues ne sont pas toutes laides. J’ai été si fatigué que je n’ai pu ni écrire ni envoyer le livre, je le fais cette semaine.

Apprêtez un bouquet fait d’ache et d’immortelles
Le mois qui court encor ne s’achèvera pas
Sans que votre poète apporte son trépas
Comme une fleur d’automne à vos pieds fleurs plus belles

Mais écrivez-moi plus souvent, sans quoi vous ne me laisseriez que le loisir de chanter comme Chérubin dont je n’ai malheureusement plus l’âge :

J’avais une marraine
Que mon cœur que mon cœur a de peine

Ici la vie s’écoule, sinon monotone, du moins sans beauté. La Seine monte un peu sous les fenêtres de l’hôpital et mon ami le docteur Mardrus que je vois souvent me donne par ses récits la nostalgie de son Orient.

Je baise les belles mains dont je devine l’harmonieuse forme et je suis,

Votre filleul dévoué.

Guillaume Apollinaire.


18 janvier 1917


Ma chère petite marraine, je suis tellement en retard avec vous que je n’ose plus vous demander pardon et que je ne sais plus si je vous ai souhaité la bonne année. Si non recevez mes vœux.

J’ai connu Chadourne il y a longtemps. Il était venu me voir pour une revue « Le Voile de Pourpre » qu’il fondait et je lui donnai des vers. Il a été soigné à l’hôpital italien où je suis et où il revient parfois, mais je le retrouvai au Val-de-Grâce, où on l’avait évacué pendant que je m’y trouvais.

Depuis longtemps au demeurant, je ne le vois que rarement car nous demeurons loin l’un de l’autre et je ne lui écris pas car je ne sais le numéro de la maison où il habite.

C’est un homme délicat et un italianisant distingué.

Je prends vos deux mains, ma chère petite marraine, et je les baise pieusement.

Guillaume Apollinaire.


19 septembre 1917


Ma chère marraine et amie, il est vrai que mon voyage m’avait bien fatigué, mais j’ai gardé de notre entrevue une excellente impression. Si bien que j’ai signalé votre talent poétique à Jean de Gourmont qui doit vous demander un poème pour l’Almanach des Lettres et des Arts luxueusement édité par Poiret. Vous voyez que mon amitié est diligente… Je vous remercie de m’avoir envoyé mon poème et le vôtre qui me montre que vous avez compris le divertissement dont il s’agissait.

C’est pourquoi je vous envoie l’expression vive de mon amitié et vous baise la main.

Guillaume Apollinaire.

P. S. J’ai égaré votre adresse.


31 janvier 1918
hôpital
complémentaire
du val-de-grâce
n°11


Ma chère amie, je suis au lit depuis plus d’un mois : une pleuro-pneumonie m’y a couché. Je vais mieux et j’attends avec impatience qu’on me laisse me lever. Je vous eusse écrit plus souvent si j’avais eu votre adresse que vous m’aviez donnée et qui n’était pas, je crois, située à Montpellier.

Labor improbus… C’est pourquoi il ne faut point vous décourager en apprenant qu’à cause des difficultés papetières et typographiques, l’Almanach des Lettres et des Arts n’a pas paru cette année. Jean de Gourmont garde votre poème pour l’an prochain si les difficultés sont moins grandes que cette année.

Vous avez eu raison de publier des poèmes dans les revues provinciales. J’ai parlé de votre talent poétique à M. Crouzet directeur de la « Grande Revue ». Il attend de vos vers et vous avez les plus grandes chances qu’il en publie si vous suivez exactement mes conseils. Envoyez-lui, en lui rappelant que je lui ai parlé de vous, une vingtaine de poèmes. Il est absolument nécessaire qu’ils aient trait à la guerre ou du moins qu’ils s’y rattachent. C’est ainsi que le sonnet sur mon casque conviendrait parfaitement à « La Grande Revue » ainsi que le quatrain talisman.

Après cela qu’Apollon vous favorise, Guillaume Apollinaire a fait ce qu’il a pu. Il est absolument regrettable que vous ayez adopté un pseudonyme masculin. C’est du moins mon sentiment.

Je vous souhaite bon an et vous baise la main.

Guillaume Apollinaire.


Paris, le 10 mal 1918
ministère
des colonies
Cabinet du Ministre


Ma chère marraine,


Ma longue maladie, puis mon passage de la Censure au ministère des Colonies, mon mariage encore et mille autres occupations m’ont empêché de vous écrire. Je n’ai vraiment pas eu une minute à moi. J’espère que vous avez eu des nouvelles de M. Crouzet. Si non dites-le moi. Je m’efforcerai de faire passer vos vers. Envoyez-m’en quelques-uns. Je les ferai passer dans de petites revues à défaut des grandes.

Je ne suis pas encore bien remis de ma congestion pulmonaire. J’ai, en outre, une sorte de maladie de peau causée par une intoxication alimentaire que l’on me soigne en ce moment. Vous voyez que je n’ai que peu de temps à moi. Joignez à cela que je me lève à 5 heures du matin pour aller au journal l’Information traduire les journaux anglais vous aurez une idée des occupations qui peuvent remplir ma journée.

Je regrette de n’avoir point vu ici Léonard. Si vous l’apercevez, soyez assez bonne pour lui demander de m’écrire. J’ai reçu la photographie. Elle est ressemblante et charmante.

Il a fait longtemps un temps anti-gotha. Mais de nouveau il fait beau. On renaît. D’autre part, les gothas peuvent aussi revenir. Et cela compense-t-il ceci.

On verra bien ; sur quoi je vous envoie mes compliments très amicaux et plus doux encore que n’est la saccharine.

Je vous baise la main.

Guillaume Apollinaire.


16 juillet 1918
chambre
des députés


Ma chère amie,


Ce serait avec plaisir que j’aurais fait le voyage de Troyes avec ma femme, mais pour le moment les permissions sont suspendues et la Bertha m’a forcé à envoyer ma femme en Bretagne il y a déjà plus d’un mois…

J’ai reçu la coupure et une lettre de Léonard. Je lui ai — comme promis — dédié un poème nîmois de « Calligrammes », mais je n’arrive pas à lui répondre, ni à lui ni à personne. Je suis accablé de travail et ne puis même plus travailler pour moi,

Je vous envoie le souvenir très reconnaissant et très respectueux de votre filleul. Vos poèmes paraîtront à Paris.

Guillaume Apollinaire.


7 août 1918
Kervoyal par Damgan (Morbihan)
jusqu’au 20, après à Paris


Ma chère marraine, comme c’est dommage ! et envoyez aussi mes excuses à votre mari que j’eusse été heureux de connaître. Mais j’espère que la première fois que l’occasion se présentera je saurai la mieux saisir aux cheveux.

J’ai écrit à Léonard. Je suis en permission de 21 jours depuis le 27 juillet.

L’an prochain j’enverrai peut-être ma femme dans le midi. Je suis au bord de l’océan, ou plutôt nous sommes, puisque je suis auprès de ma femme. J’avais un très grand besoin de repos. Parlez-moi toujours de votre projet. Je suis certain que vous l’expliquerez très clairement même par lettre. Envoyez mes amitiés — avant la lettre — à votre mari. Je vous envoie celles de ma femme et vous baise la main.

Guillaume Apollinaire.


Kervoyal 24 octobre 1918



Ma chère marraine, je pense qu’à Paris vous aurez plus de retentissement. Écrivez donc en indiquant le nombre de pages à M. François Bernouard, 71 rue des Saint-Pères, de ma part. Il est imprimeur, éditeur, poète lui-même.

Je vous ferai une préface. Vous me préviendrez quand la chose sera décidée.

Je rentre à Paris ce soir.

Je vous baise la main.

Guillaume Apollinaire.


ministère
des colonies


Chère amie,


J’ai écrit à Bernouard. Je le verrai bientôt. Je suis extrêmement pris. Excusez-moi de ne pas vous écrire plus longuement.

Je le ferai quand il sera possible.

Hommages.

Guillaume Apollinaire.
sans date (octobre 1918)

NOTES


Note de Wikisource

Notes de Marcel Adéma non incluses, dans le domaine public en 2071

TABLE


Lettres 
 19
Notes 
 93