Chapitre III. — Les voyelles : généralités
§ 118. Une voyelle peut se distinguer d’une autre voyelle par divers caractères : par le timbre, résultant de plusieurs éléments : hauteur du point d’articulation, position en avant ou en arrière de celui-ci, ouverture ou arrondissement des lèvres ; par la durée, l’absence ou la présence de nasalisation, la tension.
De ces caractères les deux premiers seuls donnent lieu à des oppositions significatives, la nasalisation et la tension des voyelles étant déterminées extérieurement, et n’ayant, en conséquence, pas de valeur sémantique.
§ 119. Timbre. — Une classification des voyelles du parler à cet égard est rendue malaisée par la multiplicité des types, au reste mal différenciés. On peut distinguer cependant les variétés suivantes (nous plaçons de part et d’autre d’un / les voyelles respectivement étroites et larges) :
Voyelles | ||||
d’avant | mixtes d’avant |
mixtes d’arrière |
d’arrière | |
Hautes | i(꞉)/ɪ(꞉) | ï | u꞉/ᴜ(꞉), λ | |
Mi-hautes. | (ì꞉) | ɩ | ||
Moyennes. | e(꞉)/ᴇ | (ë)/ᴇ̈꞉ | ö | o(꞉) |
Basses. | ɛ | ə | o̤, ɔ, ʌ | |
Ultrabasses. | α | (ä) | a, ɑ, (ᴀ) |
Les voyelles placées entre parenthèses sont celles qui n’apparaissent que comme premier élément de diphtongue ; ɩ et ə sont des voyelles lâches.
§ 120. Le trait le plus saillant du système vocalique est la répartition en voyelles d’avant (dont l’une, ɪ, est légèrement rétractée) et voyelles mixtes d’avant d’une part, voyelles d’arrière (dont certaines, o̤, ɔ, ʌ, et, dans une mesure, λ, sont légèrement avancées) et voyelles mixtes d’arrière, d’autre part.
L’écartement des mâchoires et la distance entre les lèvres varie considérablement en fonction de la hauteur des voyelles, les voyelles hautes étant fermées, les voyelles basses et ultrabasses très ouvertes (il faut aussi tenir compte du facteur arrondissement). Les lèvres sont par ailleurs plus tendues sur les dents (les coins de la bouche tirés en arrière) pour les voyelles d’avant, plus lâches, même quand elles ne sont pas arrondies, pour les voyelles d’arrière. Pour chaque voyelle en particulier, voir plus loin.
Là où il existe des variétés arrondies et désarrondies de la même voyelle, comme c’est le cas pour λ et ᴜ, ʌ et ɔ (il n’existe pas de voyelles d’avant arrondies), cette dualité est due à la nature des consonnes voisines (cf. §§ 170 et 181), et ne joue aucun rôle sémantique.
Il en va de même pour bien des variétés d’un même type vocalique différant entre elles soit par la hauteur et l’ouverture, soit par une position légèrement rétractée ou avancée : comme on le verra sous chaque voyelle, ces différences sont le plus souvent dues soit à l’influence des consonnes voisines, comme c’est le cas pour i, ɪ, ï, ou ɑ, a, α, soit à la différence de quantité (ᴇ, mais e꞉), soit à des variations individuelles (ë ou ä dans les diphtongues). Si bien que les oppositions vocaliques sémantiquement utilisables constituent un système assez pauvre (voyelles hautes, moyennes ou basses, ultrabasses) et surtout peu net, du moins en ce qui concerne les voyelles brèves. Aussi jouent-elles dans la morphologie et le vocabulaire un rôle bien moins important que les oppositions qu’offrent le système consonantique, et dont il a été question plus haut (Ire Partie, chap. i et ii).
§ 121. Exemples de mots différenciés par le timbre de la voyelle : voyelle longue (oppositions nettes et relativement fréquentes).
dɑ꞉ (dá) « si ». | do꞉ (dóghadh) « brûler ». |
mɑ꞉ (má) « si ». | mo꞉ (mó) « plus grand ». |
da꞉ⁱlʹ (dáil) « parlement ». | du꞉ⁱlʹ (dúil) « désir ». |
krɑ꞉ (crádh) « contrarier ». | krᴜ꞉ (crúdhagh) « traire ». |
sɑ꞉ (sádh) « planter ». | sᴜ꞉ (súghadh) « sucer ». |
klo꞉ (cló) « apparence ». | klᴜ꞉ (clú) « réputation ». |
po꞉kə (póca) « poche ». | pᴜ꞉kə (púca) « lutin ». |
ʃe꞉ (sé) « il ». | ʃí꞉ (sí) « elle ». |
lʹi꞉ᵊn (líon) « filet ». | lʹe꞉ᵊn (léigheann) « savoir ». |
l’i꞉n’ (linn) « temps ». | l’e꞉nʹ (léighinn), gén. de lʹe꞉ᵊn. |
lᴇ̈꞉ (laogh) « veau ». | lɪ꞉ (luighe) « être couché ». |
lɑ꞉ (lá) « jour ». | lᴜ꞉ (lugha) « moins ». |
§ 122. Mots différenciés par l’opposition de voyelles brèves (beaucoup plus rares). — Seules les voyelles d’une même série (cf. les quatre séries constituées chap. 1) peuvent alterner entre elles à une place donnée, entre deux consonnes données ; par ailleurs, seule la voyelle tonique peut servir à identifier un mot, les voyelles atones étant déterminées extérieurement (cf. §§ 151 et 161).
- Série I : bʹrʹiʃ (bris) « démolis ! » bʹrʹᴇʃ (breis) « davantage ».
- bʹrʹiʃɩ (briseadh) « démolir » ; bʹrʹᴇʃɩ (breise), gén. de bʹrʹᴇʃ.
- Série II : mɑk (mac) « fils » ; mᴜk (muc) « cochon ».
- knɑgə (cnagadh) « frapper » ; knᴜgə (cnuga) « crâne ».
- gɑl (gal) « fumée » ; gɔl (gol) « pleurer ».
- lɔχ (loch) « lac » ; lᴜχ (luch) « souris ».
- Série III : balʹɩ (baile) « hameau » ; bʷɪlʹɩ (buile) « coup ».
- Série IV : gʹαlə (gealadh) « blanchir », gʲλlə (giolla) » groom ».
- bʹαrt (beart) « action » ; bʹɛrtʹ (beirt) « deux personnes ».
§ 123. Le timbre des voyelles brèves est uni. Le timbre d’une voyelle longue peut tendre à se diphtonguer. Cela peut se produire soit sous l’influence de la consonne suivante (cf. §§ 99 et 101), par suite du développement d’un glide, soit spontanément, une voyelle ultra-longue (cf. § suivant), principalement i꞉, ɪ꞉, ᴜ꞉, ɑ꞉, donnant l’impression de se scinder en deux voyelles identiques, par suite d’une variation brusque dans l’énergie articulatoire : on a ainsi : ɛbʹⁱrʹi꞉mʹ (oibrighim) « je travaille » ; lʲᴜ꞉ (liúgh) « hurlement » ; gnɑ꞉χ (gnáthach) « usuel », prononcés ɛbʹⁱrʹi꞉imʹ, lʲᴜ꞉ᴜ, gnɑ꞉ɑχ.
§ 124. Quantité. — La quantité d’une voyelle est déterminée intérieurement. Il va de soi que la durée en peut varier dans des limites qu’il est au reste impossible d’apprécier sans appareils, selon que la consonne suivante est une occlusive ou une spirante, selon la longueur du mot, etc. Mais cette variation, au reste restreinte, n’influe pas sur la répartition relative des voyelles en brèves et longues, répartition qui joue un rôle notable dans le système de la langue.
§ 125. On pourrait distinguer, au point de vue de la quantité, cinq classes de voyelles :
Des ultra-longues, le plus souvent : i꞉, ɪ꞉, ᴜ꞉ ou ɑ꞉, issues de contraction (flexions de verbes dénominatifs en ‑i꞉mʹ, ‑ɪ꞉m, infinitifs en ‑ᴜ꞉).
- krʹi꞉ᵊχnɪ꞉mʹ (críochnuighim) « je termine » ;
- kʹαnɪ꞉mʹ (ceannuighim) « j’achète » ;
- balʹi꞉mʹ (bailighim) « je réunis, je ramasse » ;
- kʹαrtᴜ꞉ (ceartughadh) « corriger » ; lɑ꞉χ (láthach) « courtois ».
Ces ultra-longues ont tendance à se diphtonguer (cf. § 123).
Des longues ordinaires.
Des demi-longues, dues à l’abrégement de longues en position atone : moꞏrɑ̃꞉n (mórán) « beaucoup » ; trɑꞏnho꞉nə (tráthnona) « soirée » : dʹᴇrʹən ʃeꞏ (deireann sé) « il dit » (cf. § 316) ; ou à l’allongement d’une brève devant χ, dans kʷⁱlʲaꞏχ, ou kʷⁱlʲaχ (cuileach) « coq », etc. (cf. § 261).
Des brèves ordinaires.
Des ultra-brèves, résultat de l’abrègement de brèves atones : bʹᵊnaχt (beannacht) « bénédiction », et tendant à la syncope (cf. § 261) ou voyelles furtives développées dans un groupe consonantique : ɛbʹⁱrʹɩ (oibre), gén. de ɔbʷɩrʹ (obair) « travail », et tendant à se développer en voyelles complètes.
L’opposition des longues et des brèves est la seule qui soit utilisée dans le langage.
§ 126. Exemples de mots différenciés par la quantité de la voyelle (l’opposition de quantité entraîne le plus souvent accessoirement une différenciation dans le timbre).
ɑ꞉ⁱtʹ (áit) « endroit ». | αtʹ (ait) « bizarre ». |
bɑ꞉s (bás) « mort ». | bɑs (bas) « paume ». |
pɑ꞉ʃtʹɩ (páiste) « enfant ». | paʃtʹɩ (paiste) « pièce ». |
kɑ꞉s (cás) « destin ». | kɑs (cas) « tour ». |
kɑ꞉ⁱtʹ (Cáit) « Kate ». | katʹ (cait), gén. de kɑt (cat) « chat ». |
lʹi꞉nʹɩ (líne) « ligne ». | lʹinʹɩ (linne) « avec nous ». |
ʃi꞉nʹ (sín) « étends ! » | ʃɩnʹ (sin) « ci (dém.) ». |
mʹi꞉n (mín) « délicat ». | mʹinʹ (min) « farine ». |
hʹi꞉lʹ ʃeꞏ (shíl sé) « il pensa ». | hʹilʹ ʃeꞏ (shil sé) » il répandit ». |
kʷɪ꞉rʹɩ (caoire) « moutons ». | kʷɪrʹɩ (cuire) « invitation ». |
gᴜ꞉nə (gúna) « robe ». | gᴜnə (guna) « fusil ». |
ro꞉pə (rópa) « corde ». | rɔpə (ropadh) « arracher ». |
mo꞉ (mó) « plus grand ». | mo (mo) « mon ». |
so꞉lɑ꞉s (sólás) « consolation ». | sɔləs (solas) « lumière ». |
ʃo꞉ (seó) « plaisanterie ». | ʃo (seo) « là (dém.) ». |
§ 127. Nasalisation. — Il existe deux degrés de nasalisation dans le parler : une nasalisation faible et inconsistante, qui peut affecter toute voyelle située au voisinage d’une nasale quelconque ; puis une nasalisation forte, la seule qui soit notée dans notre transcription : le voile du palais est abaissé assez fortement pour que la qualité nasale soit nette, mais cependant moins fortement que pour les voyelles nasales françaises (Jespersen δ2, non ẟ3 comme en français). Aussi les voyelles hautes i et u peuvent-elles être nasales, aussi bien que les voyelles moyennes ou basses : nahər nʹɪ̃꞉ (nathair nimhe) « serpent venimeux » ; rᴜ̃꞉m (romham) « devant moi ».
Cette nasalisation prononcée apparaît assez communément quoique irrégulièrement après ou devant une occlusive nasale appartenant à la même syllabe (c’est-à-dire devant une nasale implosive, mais non pas forcément devant une nasale explosive) ; régulièrement chez les sujets âgés au voisinage de ṽ, (ṽʹ) ou de v, vʹ < ṽ, ṽʹ, et dans un certain nombre de mots où la nasalisation n’est actuellement pas motivée extérieurement, mais où la voyelle était antérieurement suivie de ṽ, ṽʹ.
§ 128. Exemples du premier cas : nõ꞉s (nós) « coutume » ; mᴜ̃ꞏər (mór) « grand » ; nə mnɑ̃꞉ (na mná) « les femmes » ; ᴀ̃ᴜ̃nlən (annlan) « assaisonnement » ; sgᴀ̃ᴜ̃nrə (scannradh) « terreur » ; ʃõ꞉mrə (seomra) « chambre » ; lɪ̃ŋʹgʹəs (luingeas) « flotte », mais toujours banʹɩ (bainne) « lait », etc., sans nasalisation.
Exemples du deuxième cas : ᴀ̃ᴜ̃rəs (amhras) « doute » ; ᴀ̃ᴜ̃lɩgʹ (amhlaidh) « vraisemblable » ; dᴀ̃ᴜ̃n (domhan) « monde » ; kõ꞉rsə (comharsa) « voisin » ; snɑ̃꞉ṽ (snámh) « nage » ; sɑ̃꞉ṽ (sámh) « tranquille » ; ganʹĩ꞉ (gainimhe), gén. de ganʲə̃ṽ (gaineamh) « sable » ; kõ꞉lə (comhla) « battant de porte » ; kõ꞉lᴜꞏədər (comhluadar) « commerce, intimité » ; kᴜ̃꞉ŋg (cumhang) « étroit » ; cf. pour plus d’exemples §§ 54, 55 et 59.
§ 129. La nasalisation a tendance à disparaître dans le parler. Un sujet l’emploie d’ordinaire d’autant plus régulièrement qu’il est plus âgé. Dans le deuxième cas cité, on peut dire que la nasalisation est rigoureuse chez tous les sujets âgés de plus de cinquante ans (environ), même chez ceux qui ne possèdent pas de spirantes nasalisées. Les jeunes gens, au contraire, ne la présentent que rarement, et de façon inconsistante : j’ai connu des jeunes filles de 16 à 20 ans que l’on pouvait écouter parler un long temps sans parvenir à saisir une voyelle nettement et entièrement nasalisée.
La nasalisation peut servir à distinguer divers mots ou formes de mots :
lɑ꞉ (lá) « jour » ; lɑ̃ (lámha), plur. de lɑ̃꞉v (lámh) « main ».
rɑ꞉ (rádh) « dire », madʹɩ rɑ̃꞉ (maide rámha) « rame ».
dʹi꞉ʃ (dís) « deux personnes » ; dĩ꞉ʃ (deimhis) « tondeuse à moutons ».
Mais il ne s’agit que de quelques exemples isolés.
La nasalisation paraît favoriser la tendance à la fermeture de o en ᴜ et à la simplification des diphtongues (cf. § 169).
§ 130. Tension. — Une voyelle longue est toujours tendue.
Une voyelle brève est tendue en position tonique, lâche en position atone.