Trois Histoires d’amour/Texte entier

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TROIS


HISTOIRES D’AMOUR


PAR


DEUX FEMMES


(MRS GASKELL, MRS CRAIK)


TRADUCTION DE


MME CORLÉLIS DE WITT


NÉE GUIZOT


C·L


PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
3, RUE AUBER, 3


──


1882


Droits de reproduction et de traduction réservés



TROIS


HISTOIRES D’AMOUR








Tours. — Imp. E. Mazereau.




TROIS


HISTOIRES D’AMOUR


PAR


DEUX FEMMES


(MES GASKELL, MES CRAIK)


TRADUCTION DE


MME CORLÉLIS DE WITT


NÉE GUIZOT


C·L


PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
3, RUE AUBER, 3


──


1882


Droits de reproduction et de traduction réservés

LISETTE LEIGH



I


Quand la mort entre dans une maison le jour de Noël, le contraste de ce qui est avec ce qui a été donne au chagrin une amertume nouvelle et ajoute à la désolation le sentiment d’un isolement plus complet. Jacques Leigh mourut au moment même où les cloches lointaines de l’église de Rochdale appelaient les fidèles au service du matin, le jour de Noël 1836. Quelques minutes avant sa mort, il ouvrit des yeux déjà voilés, et, par un mouvement presque imperceptible des lèvres, fit signe à sa femme qu’il avait quelque chose à dire. Elle se pencha vers lui et recueillit ces paroles entrecoupées : « Je lui pardonne, Anne ; que Dieu me pardonne ! »

— Oh ! mon trésor, mon bien-aimé, guéris-toi seulement et je te remercierai tous les jours de ce que tu viens de dire ! Que Dieu te bénisse du ciel pour ce que tu as dit ! Tu n’es pas si agité, peut-être que… oh ! mon Dieu !

Il était mort pendant qu’elle parlait.

Depuis vingt-deux ans, ils étaient mari et femme ; pendant dix-neuf ans leur vie avait été aussi calme et heureuse que pouvaient la rendre une droiture parfaite d’un côté, et une confiance et une soumission complète de l’autre. On aurait pu encadrer et suspendre chez eux la fameuse règle de Milton pour la vie conjugale ; il était vraiment l’interprète entre Dieu et elle ; et elle aurait eu honte d’elle-même si elle avait seulement osé se dire qu’il était sévère ; cependant, autant il était honnête et droit, autant il était dur, austère, inflexible. Mais depuis trois ans le murmure n’était jamais sorti du cœur de la femme ; elle s’était révoltée contre son mari comme un tyran, et sa révolte cachée, morne, avait fait disparaître toute trace d’affection et de soumission conjugales, empoisonnant les sources d’où découlaient naguère une tendresse et un respect inépuisables.

Les dernières paroles de Jacques Leigh l’avaient replacé sur son trône dans le cœur de sa femme, et éveillé une amère repentance pour toute la froideur des années passées. C’est ce sentiment qui lui fit refuser toutes les instances de ses fils, qui l’engageaient à voir les bons voisins qui s’arrêtaient en se rendant à l’église pour lui offrir leur sympathie et leurs consolations. Elle voulait rester avec ce mari mort qui lui avait parlé si tendrement à la fin, après avoir gardé le silence pendant trois ans ; qui sait ? si elle avait été plus douce, moins irritée, moins réservée, peut-être aurait-il cédé plus tôt… et à temps !

Elle se balançait sur sa chaise au pied du lit, entendant à peine les pas qui entraient et sortaient dans la chambre au-dessous ; elle souffrait depuis trop longtemps pour laisser violemment éclater sa douleur ; les traces des pleurs étaient creusées sur ses joues, et les larmes coulèrent incessamment tout le jour. Mais lorsque la longue nuit d’hiver vint à tomber, lorsque les voisins furent tous rentrés chez eux, elle s’approcha doucement de la fenêtre et regarda longtemps d’un air inquiet les vastes bruyères plongées dans les ténèbres. Elle n’entendit pas la voix de son fils qui lui parlait derrière la porte, elle ne s’aperçut pas qu’il entrait et elle tressaillit lorsqu’il la toucha.

— Mère, descends. Nous sommes seuls, Guillaume et moi ; mère chérie, nous avons besoin de toi.

La voix du pauvre garçon tremblait et il se mit à pleurer. Ce fut évidemment avec effort que madame Leigh s’arracha de la fenêtre, mais elle obéit en soupirant à la prière de son fils.

Les deux jeunes gens (Guillaume avait tout près de vingt et un ans, mais sa mère le regardait encore comme un enfant), avaient fait tout ce qui était en leur pouvoir pour rendre la cuisine séduisante aux yeux de leur mère. Jamais, dans le temps passé, avant ses chagrins, elle n’avait préparé un feu plus clair ou un foyer plus propre pour le retour de son mari. Les tasses étaient sur la table, la bouilloire était sur le feu, et la douleur des deux jeunes gens s’était changée en une sorte de sérénité grave. Ils entouraient leur mère de toutes les petites attentions qu’ils pouvaient imaginer, mais elle ne paraissait pas y faire grande attention ; elle ne résistait pas, elle se soumettait à tous leurs arrangements, mais rien ne semblait lui aller au cœur.

Quand le thé fut fini, ce qui n’avait été qu’une simple forme, Guillaume débarrassa la table et sa mère se laissa retomber languissamment sur sa chaise.

— Mère, veux-tu que Thomas lise un chapitre ? Il lit mieux que moi, tu sais ?

— Oui, mon garçon, dit-elle presque vivement. Lis-moi. Lis-moi l’Enfant prodigue. Oui, oui, mon garçon. Merci.

Thomas chercha le chapitre, et lut de cet accent aigu et monotone habituel aux écoles de village. Sa mère se pencha en avant, les lèvres entr’ouvertes, les yeux dilatés, tout son corps tendu par une attention fébrile. Guillaume restait là, la tête baissée, les yeux fixés sur la terre. Il savait pourquoi ce chapitre avait été choisi, et le souvenir du déshonneur de la famille lui était amer. Lorsque la lecture fut finie, il resta immobile dans un sombre silence. Mais le visage de sa mère était moins triste que tout le reste. Son regard était vague, comme si elle entrevoyait une vision, et elle finit par attirer la Bible à elle, suivant du doigt chaque ligne et lisant à voix basse ; elle relut les paroles de douleur et d’humiliation, mais elle s’arrêta, surtout, sur le tendre accueil fait par le père à l’enfant prodigue repentant.

Ainsi passa la soirée de Noël à la ferme d’Upclose.

La neige était tombée en abondance sur les sombres bruyères avant le jour de l’enterrement. Le dôme noir et orageux du ciel pesait sur la terre blanchie, au moment où le corps partit de la maison qui l’avait reconnu si longtemps pour son autorité suprême. La procession funèbre marchait lentement à travers la neige, se dirigeant sur l’église de Milnerow. Tantôt elle disparaissait dans un pli de terrain, tantôt elle gravissait péniblement les côtes. Après la cérémonie, on ne s’attarda pas auprès du tombeau ; la plupart des voisins qui avaient suivi le corps avaient un long trajet à faire pour retourner chez eux, et les larges flocons de neige qui commençaient à tomber lentement annonçaient une forte tourmente. Un vieil ami ramena seul la veuve et ses deux fils jusqu’à leur demeure.

La ferme d’Upclose appartenait aux Leigh depuis de longues générations, mais ce petit bien les élevait à peine au-dessus de la classe des journaliers. La maison et ses dépendances étaient à l’ancienne mode ; trois hectares de mauvaises terres les entouraient, mais on n’avait jamais eu assez d’argent pour les améliorer ; les Leigh ne pouvaient y compter pour leur subsistance et ils avaient toujours eu l’habitude de faire apprendre un métier à leurs fils, celui de charron ou de forgeron, par exemple.

Jacques Leigh avait laissé son testament entre les mains du vieillard qui accompagnait sa femme et ses fils au retour de l’enterrement. Il le lut tout haut. Jacques avait laissé la ferme à sa fidèle épouse, Anne Leigh, sa vie durant, et après elle à son fils Guillaume. Les deux mille et quelques cents francs déposés à la caisse d’épargne devaient s’accumuler au bénéfice de Thomas.

Lorsque la lecture fut finie, Anne Leigh garda un instant le silence, puis elle voulut parler seule à Samuel Orme. Ses fils passèrent dans l’arrière-cuisine et de là dans les champs, sans prendre garde aux tourbillons de neige. Les deux frères s’aimaient tendrement, bien que leur caractère différât profondément. Guillaume, l’aîné, ressemblait à son père : il était austère, réservé et d’une droiture scrupuleuse. Thomas, qui avait dix ans de moins, était doux et délicat comme une fille, d’apparence comme de caractère. Il s’était toujours attaché à sa mère et redoutait son père. Ils marchaient sans parler, car ils n’avaient coutume de s’entretenir que des faits et ne connaissaient guère les expressions plus compliquées qui dépeignent les sentiments.

Cependant leur mère avait saisi d’une main tremblante le bras de Samuel Orme.

— Samuel, je louerai la ferme, il faut la louer.

— Louer la ferme ! où a-t-elle donc la tête ?

— Oh ! Samuel, dit-elle, les yeux baignés de larmes, il faut que j’aille vivre à Manchester, il faut que je loue la ferme.

Samuel la regarda, réfléchit, mais garda le silence un instant. Enfin, il dit :

— Si ton parti est pris, il n’y a rien à dire, et il faut te laisser aller. Tu vas être bien empêtrée à Manchester, mais ça te regarde. Pense ! Tu vas avoir à acheter des pommes de terre, une chose qui ne t’est jamais arrivée de ta vie. Enfin, ça ne me regarde pas. Ça me convient même assez. Notre Jeannette va épouser Thomas Higginbotham et il parlait de chercher un bout de terre pour commencer. Son père mourra une fois, c’est à supposer, et alors il prendra la ferme Croft. Mais en attendant…

— Alors, tu loueras la ferme, reprit-elle avidement.

— Oui, oui, il ne demandera pas mieux, je me figure. Mais je ne veux pas faire marché avec toi aujourd’hui, ça ne serait pas juste, il faut attendre un peu.

— Non, non, je ne peux pas attendre. Arrangeons cela tout de suite.

— Eh bien ! je vais en parler à Guillaume. Je le vois là-bas et je vais aller lui en causer.

Il sortit donc pour aller retrouver les jeunes gens et entama la conversation sans autre circonlocution.

— Guillaume, ta mère veut aller vivre à Manchester, et elle parle de louer la ferme. Je ne demande pas mieux que de la prendre pour Thomas Higginbotham, mais j’aime à discuter mes marchés, et il n’y aurait pas de plaisir aujourd’hui à se débattre avec ta mère. Mettons-nous-y à nous deux, mon garçon, tâchons de nous attraper l’un l’autre, cela nous réchauffera par ce temps froid.

— Louer la ferme ! s’écrièrent à la fois les deux jeunes gens, infiniment surpris. Aller vivre à Manchester !

Lorsque Samuel Orme s’aperçut que ni Guillaume ni Thomas n’avaient encore ouï parler du projet, il ne voulut plus s’en mêler, dit-il, jusqu’à ce qu’ils eussent causé avec leur mère ; elle avait probablement la tête perdue à cause de la mort de son mari ; il fallait attendre un jour ou deux et n’en parler à personne ; il n’en dirait même rien à Thomas Higginbotham, de peur qu’il ne s’attachât à cette idée. Il valait mieux que les jeunes gens allassent causer avec leur mère. Il leur dit adieu et les quitta.

Guillaume avait l’air sombre ; mais il n’ouvrit pas la bouche jusqu’à ce qu’ils fussent auprès de la maison. Alors il dit :

— Thomas, va à l’étable et donne à manger aux vaches. J’ai besoin de parler tout seul à notre mère.

Lorsqu’il entra dans la cuisine, sa mère était assise auprès du feu, contemplant les tisons. Elle ne l’entendit pas venir ; depuis quelque temps, elle avait perdu toute rapidité de perception pour les choses extérieures.

— Mère, demanda-t-il, qu’est-ce que c’est que ce projet d’aller à Manchester ?

— Oh ! mon garçon, dit-elle d’une voix suppliante en se retournant vers lui, il faut que j’aille chercher ma Lisette. Je ne puis rester ici en repos, je pense trop à elle. Bien des fois, j’ai laissé ton père dans son lit, dormant tranquillement, pour aller à la fenêtre et regarder de toutes mes forces du côté de Manchester ; il me semblait quelquefois que j’allais partir et marcher à travers les bruyères jusqu’à la ville ; et puis que je relèverais toutes les têtes baissées, jusqu’à ce que j’aie trouvé notre Lisette. Souvent, souvent, quand le vent soufflait doucement dans le creux de la bruyère, je me suis figuré (c’était seulement une idée, tu sais bien), que je l’entendais m’appeler, et que la voix se rapprochait, se rapprochait ; je finissais par croire que je l’entendais sangloter à la porte et murmurer : « Ma mère ! » je suis descendue bien des fois tout doucement, j’ai ouvert la porte et j’ai regardé dans les ténèbres, croyant l’apercevoir ; et puis je suis rentrée désolée en n’entendant rien que le souffle du vent. Oh ! ne me parle pas de rester ici pendant qu’elle meurt peut-être de faim comme le pauvre enfant de la parabole.

Et élevant sa voix, elle pleura.

Guillaume était profondément attristé. Deux ans auparavant, il était assez âgé pour qu’on lui racontât la honte de la famille, lorsque son père avait vu revenir une lettre qu’il avait écrite à sa fille, à Manchester, et que sa maîtresse renvoyait en disant que Lisette avait quitté son service ; et pourquoi. Il avait partagé l’austère indignation de son père, tout en le trouvant cependant un peu sévère, lorsqu’il avait défendu à sa pauvre femme désolée d’aller chercher sa malheureuse enfant, et lorsqu’il avait déclaré qu’elle n’avait plus de fille, qu’elle était morte pour eux désormais, et que son nom ne devait plus être prononcé, ni aux marchés, ni aux repas, ni pour la bénédiction, ni pour la prière.

Guillaume avait gardé le silence, les lèvres serrées et les sourcils froncés, lorsque les voisins lui avaient répété combien la mort de la pauvre Lisette avait vieilli son père et sa mère, en disant qu’ils ne se relèveraient pas de ce coup-là. Il sentait lui-même que cet événement l’avait rendu vieux avant son temps, et il avait envié à Thomas les larmes qu’il versait sur sa pauvre Lisette, sa gentille, sa bonne petite Lisette. Il pensait quelquefois à elle et finissait par grincer des dents ; il eût voulu la faire disparaître avec son infamie. Sa mère ne lui avait jamais parlé d’elle jusqu’à aujourd’hui.

— Elle est peut-être morte, mère, dit-il enfin. Bien probablement elle est morte.

— Non, Guillaume, elle n’est pas morte, dit madame Leigh. Dieu ne la laissera pas mourir que je ne l’aie revue. Tu ne sais pas comme j’ai prié, comme je prie pour obtenir de revoir encore une fois ce cher visage, pour lui dire que je lui ai pardonné, bien qu’elle m’ait brisé le cœur ; c’est vrai, Guillaume. (Ses larmes l’étouffaient, et elle fut contrainte de s’arrêter un moment.) Tu ne sais pas ça… ou tu ne dirais pas qu’elle est morte. Dieu est pitoyable, Guillaume, bien plus pitoyable que les hommes ; je n’aurais jamais pu parler à ton père comme je lui ai parlé à lui, et cependant ton père lui a pardonné à la fin. La dernière chose qu’il ait dite : c’est qu’il lui pardonnait. Tu ne voudrais pas être plus dur que ton père, Guillaume ? n’essaie pas de m’empêcher d’aller la chercher, car cela ne servirait à rien.

Guillaume resta longtemps immobile avant de parler. Enfin il dit :

— On ne vous en empêcherait pas. Je crois qu’elle est morte, mais cela n’y fait rien.

— Elle n’est pas morte, dit sa mère à voix basse.

Mais il ne fit pas attention à l’interruption.

— Nous irons tous à Manchester pour un an, et nous louerons la ferme à Thomas Higginbotham. Je me procurerai de l’ouvrage chez un forgeron, et Thomas pourra aller pendant ce temps-là à une bonne école, comme il en parle depuis si longtemps. À la fin de l’année, vous reviendrez ici, ma mère, vous ne vous tourmenterez plus sur le compte de Lisette et vous penserez comme moi qu’elle est morte, ce qui, à mon idée, serait plus consolant que de la croire vivante.

Il baissa la voix en prononçant ces derniers, mots. Sa mère hocha la tête, mais ne répondit pas. Il reprit :

— Voulez-vous que nous convenions de cela, ma mère ?

— J’y consens, dit-elle. Si je n’entends par parler d’elle perdant un an, moi étant à Manchester à la chercher, j’aurai le cœur complètement brisé avant la fin de l’année ; et alors je ne connaîtrai plus pour elle ni amour ni chagrin, car je serai dans le tombeau ; j’y consens, Guillaume.

— Eh bien ! puisque vous le voulez, qu’il en soit ainsi. Je ne dirai pas à Thomas pourquoi nous allons à Manchester, ma mère, mieux vaut l’épargner.

— Comme tu voudras, dit-elle lentement, pourvu que nous y allions, cela me suffit.

Avant que les jonquilles sauvages fussent en fleur dans les taillis ombragés autour de la ferme d’Upclose, les Leigh étaient installés à Manchester, sans jardin, sans dépendances, sans brise fraîche et pure, sans vue sur la bruyère et les collines, sans animaux à soigner et surtout sans ces souvenirs anciens et chéris qui leur manquaient par-dessus tout, bien que ces souvenirs parlassent souvent de leurs douleurs et de ceux qui n’étaient plus.

Madame Leigh souffrait moins que ses fils de ce changement. Sa physionomie était plus animée qu’elle ne l’avait été depuis bien des mois, parce qu’elle avait une espérance, quelque triste qu’elle pût être ; elle s’acquittait de tous ses devoirs domestiques, étranges et compliqués qu’ils étaient devenus pour elle par les nécessités de la vie des villes. Mais dès que sa maison était en ordre, le soir, elle mettait son chapeau et se glissait dehors, sans qu’on s’en aperçût, pensait-elle ; mais Guillaume soupirait en l’entendant fermer la porte extérieure. Elle rentrait souvent après minuit, pâle et fatiguée, presque de l’air d’une coupable, mais si triste de voir ses espérances déçues, que Guillaume n’avait jamais le cœur de lui dire tout ce qu’il pensait de l’inutilité et de l’absurdité de cette recherche. Tous les soirs, cette scène se répétait ; les jours devenaient des semaines, et les semaines des mois. Pendant ce temps, Guillaume remplissait de son mieux ses devoirs envers sa mère, sans éprouver aucune sympathie pour elle. Il passait toutes ses soirées à sa maison, à cause de Thomas, et il regrettait souvent de ne pas prendre à la lecture le même plaisir que son frère car le temps lui paraissait long en attendant leur mère.

Je n’ai pas besoin de vous dire comment la mère passait ces longues heures. Cependant, il faut vous en dire quelque chose. Dans le commencement, elle errait à droite et à gauche sans but déterminé ; enfin, elle rassembla toutes ses facultés sur cette unique entreprise, et se mit avec une patience infatigable à arpenter les rues les moins fréquentées pour se rendre tous les soirs dans une nouvelle partie de la ville, examinant avec une supplication muette les visages des passants, apercevant parfois une tournure qui lui rappelait un instant sa fille, et alors suivant cette femme avec une persévérance indomptable, jusqu’à ce que la lumière d’une boutique ou d’un réverbère vînt lui montrer un visage froid et inconnu qui n’était pas celui de sa fille. Une fois ou deux, un passant charitable, frappé de son air malheureux et suppliant, lui offrit son aide ou demanda ce qu’elle cherchait. Lorsqu’on lui adressait la parole, elle disait seulement : « Connaissez-vous une pauvre fille qui s’appelle Lisette Leigh ? » et lorsqu’on répondait négativement, elle secouait la tête et reprenait sa course. Je suppose qu’on la croyait folle. Mais elle ne parlait jamais la première. Parfois elle se reposait quelques minutes sur les marches d’une porte ; quelquefois, bien rarement, elle mettait sa tête dans ses mains et pleurait, mais elle ne pouvait se permettre de perdre ainsi le temps et l’occasion ; au moment où elle était aveuglée par les larmes, celle qu’elle avait perdue pouvait passer inaperçue.

Un soir, au moment où les jours d’automne vont décroissant, Guillaume rencontra un vieillard qui, sans être absolument ivre, ne pouvait se diriger en droite ligne sur le trottoir, et dont les petits garçons du voisinage se moquaient en conséquence. En souvenir de son père, Guillaume éprouvait pour la vieillesse une grande considération, même lorsqu’elle était dégradée et bien éloignée des vertus austères qui ennoblissaient son père ; il reconduisit donc le vieillard chez lui, tout en paraissant ajouter foi à ses assertions répétées, qu’il ne buvait que de l’eau. En approchant de sa demeure, l’étranger cherchait à regagner un peu de fermeté d’allure, comme s’il y avait là quelqu’un dont il craignait de blesser les sentiments ou au respect duquel il tenait encore dans son état de demi-ivresse. La maison était d’une propreté exquise, même à l’extérieur ; le seuil, la fenêtre, les rideaux indiquaient la présence à l’intérieur d’un esprit de pureté. Guillaume fut récompensé de ses attentions par le regard reconnaissant d’une jeune fille de vingt ans environ, qui rougit ensuite de honte. Elle ne dit pas un mot, elle ne seconda pas l’invitation hospitalière que répétait le vieillard ; elle paraissait répugner à l’idée de voir un étranger témoin des efforts que faisait son père pour cacher dignement son état, et Guillaume ne put supporter de rester pour la voir mal à l’aise ; seulement, lorsque le vieillard, lui secouant la main d’une faible étreinte, le pria à plusieurs reprises de revenir les voir un autre jour, Guillaume chercha les yeux baissés de la jeune fille et sans pouvoir lire ce qu’ils voilaient, il répondit timidement :

— Si cela ne déplaît à personne ici, je viendrai ; merci bien !

Mais la jeune fille, à laquelle ce discours était véritablement adressé, ne répondit rien, et Guillaume quitta la maison en l’approuvant de n’avoir rien dit.

Toute la journée du lendemain, il pensa à elle, tout en se reprochant d’être assez fou pour y penser, puis il recommençait de plus belle et pensait à elle plus que jamais. Il cherchait à la déprécier dans son esprit ; il se disait qu’elle n’était pas jolie, puis il se répondait avec indignation qu’elle lui plaisait plus que toutes les beautés du monde. Il se reprochait d’être si campagnard, d’avoir la figure si rouge, les épaules si larges ; elle avait l’air d’une dame avec son teint uni, ses cheveux noirs brillants et sa robe si fraîche. Jolie ou non, elle l’attirait irrésistiblement ; il ne pouvait dompter l’instinct qui lui faisait désirer de la revoir encore une fois, pour lui trouver un défaut qui délivrât son cœur des mains de ce geôlier involontaire. Mais il la retrouva pure et modeste comme la veille. Il restait là, répondant à tort et à travers aux questions de son père, tandis qu’elle se retirait de plus en plus à l’ombre du manteau de la cheminée, loin de ses regards. Alors, l’esprit qui le possédait (car ce n’est pas lui, à coup sûr, qui eût pu commettre un pareil acte d’impudence) le fit lever pour changer la chandelle de place, sous prétexte de donner plus de lumière à la jeune fille pour sa couture, mais en réalité afin de la mieux voir ; là-dessus, elle n’y tint plus et, se levant, elle dit qu’elle allait coucher sa petite nièce ; certainement jamais enfant de deux ans ne donna autant de peine, car Guillaume eut beau attendre encore une heure et demie, elle ne redescendit plus. Il gagna cependant le cœur du père par ses qualités d’auditeur ; il y a des gens qui ne sont pas difficiles et qui n’ont pas la prétention qu’on fasse attention à ce qu’ils disent, pourvu qu’on les laisse parler sans interruption.

Guillaume apprit d’ailleurs quelque chose dans la conversation du vieillard. Autrefois, celui-ci avait fait des affaires de la haute volée, et sa faillite avait été plus considérable que celle d’aucun autre fruitier de sa connaissance, du moins parmi ceux qui ne mélangeaient pas le commerce du poisson avec celui de la fruiterie. Cette grande faillite était évidemment l’événement de sa vie, et il y revenait avec une espèce d’orgueil singulier. Il paraissait pour le moment se reposer de ses travaux passés en fait de faillite, et vivre complètement aux frais de sa fille, qui tenait une école pour les petits enfants. Mais Guillaume ne se rappela et ne comprit tous ces détails qu’en sortant de la maison. Tout le temps qu’il était là, il pensait à Suzanne. Une fois qu’il eut pris pied chez M. Palmer, vous comprenez bien qu’il ne tarda pas à trouver cent raisons pour y revenir souvent. Il écoutait le père, il parlait à la petite nièce, mais il regardait Suzanne tout en écoutant et en parlant. Le père revenait sans cesse sur les détails de son ancienne opulence ; peut-être eussent-ils paru douteux à Guillaume, si Suzanne n’eût pas été là, jetant, par sa modestie et son charme, une lueur de simple élégance sur tout ce qui l’entourait. Elle ne disait pas grand’chose ; en général, elle travaillait assidûment, mais tous ses mouvements étaient si doux, sa voix si basse et si suave, que son silence, ses paroles, ses mouvements, son repos semblaient également l’élever au-dessus de la portée de Guillaume, dans une sphère inaccessible de pureté et de sainteté. Et si elle savait le sombre secret qu’il cachait, la honte de sa sœur que les recherches nocturnes de sa mère parmi les plus misérables créatures ne lui permettaient pas d’oublier, Suzanne ne reculerait-elle pas avec horreur loin de lui, comme si cette parenté involontaire l’avait souillé ? Voilà ce qu’il craignait, et il résolut de s’arracher à cette douce société avant qu’il fût trop tard. Il résista donc à la tentation intérieure ; il resta chez lui, il souffrit, il soupira. Il s’irrita contre sa mère de la patience infatigable qu’elle mettait à chercher une personne qu’il valait mieux, se disait-il, croire morte que vivante. Il lui parla brusquement, mais il reçut des réponses si tristes, si suppliantes qu’il se reprocha amèrement son manque d’égards ; il perdit de plus en plus tout repos d’esprit. Cette lutte ne pouvait durer longtemps sans agir sur sa santé, et Thomas, son unique compagnon pendant les longues soirées, remarqua avec étonnement et inquiétude la faiblesse croissante et l’agitation incessante de son frère ; il prit enfin le parti d’attirer l’attention de sa mère sur l’air fatigué et les traits hagards de Guillaume. Elle l’écouta avec un souvenir subit des droits de son fils aîné à sa tendresse, et elle s’aperçut bientôt de l’appétit languissant et des soupirs à demi étouffés du pauvre garçon.

— Qu’est-ce que tu as donc, Guillaume ? mon enfant, lui demanda-t-elle en lui voyant contempler le feu d’un air indolent.

— Je n’ai rien, répondit-il, comme si la question le contrariait.

— Voudrais-tu retourner à la ferme d’Upclose ? demanda-t-elle tristement.

— C’est le temps des mûres ! dit Thomas.

Guillaume hocha la tête. Elle le contempla quelque temps comme pour comprendre son abattement et en découvrir la cause.

— Guillaume et Thomas pourraient s’en retourner, dit-elle, mais il faut que je reste jusqu’à ce que je l’aie retrouvée, tu sais bien, dit-elle, en baissant la voix.

Guillaume se retourna vivement et, avec l’autorité qu’il exerçait toujours sur Thomas, il lui dit d’aller se coucher.

Lorsque Thomas eut quitté la chambre, Guillaume se prépara à parler.


II


— Mère, dit Guillaume, pourquoi voulez-vous absolument qu’elle soit en vie ? Si elle était morte seulement, nous n’aurions plus besoin de prononcer son nom. Nous n’avons jamais entendu parler d’elle depuis que mon père a écrit cette lettre. Nous n’avons pas su si elle l’avait reçue ou non. Elle avait déjà quitté sa place. Bien des femmes meurent en…

— Oh ! non, ne dis pas cela, mon garçon, ou mon cœur va se briser tout à fait, dit la mère avec une espèce de cri. Puis elle se calma dans l’espoir de l’amener à sa propre conviction. Tu ne m’as jamais demandé, et tu ressembles trop à ton père pour que je te le dise de moi-même, mais c’était pour me trouver près de l’ancienne place de Lisette que j’ai voulu loger de ce côté-ci de Manchester, et le lendemain de notre arrivée j’ai été chez son ancienne maîtresse ; j’ai demandé à lui dire un mot. J’avais bien envie de lui reprocher la façon dont elle avait renvoyé notre pauvre enfant sans nous prévenir d’abord ; mais elle était en deuil, et elle avait l’air si triste que je n’ai pas eu le cœur de la disputer. Mais je lui ai fait quelques questions sur notre Lisette. Le maître aurait voulu la renvoyer le jour même ; mais il est dans l’autre monde maintenant ; j’espère qu’il y aura rencontré plus de miséricorde qu’il n’en a montré à Lisette, et quand la maîtresse lui a demandé s’il fallait nous écrire, Lisette a secoué la tête ; elle a redemandé ; alors la pauvre fille s’est jetée à genoux et l’a suppliée de n’en rien faire, en disant que cela me briserait le cœur (et c’est vrai, Guillaume, Dieu le sait), dit la pauvre mère épuisée par ses efforts pour contenir son insurmontable douleur ; elle a dit que son père la maudirait ! Ô Dieu, donne-moi la patience !

Elle ne put parler pendant quelques minutes, puis elle reprit :

— Et elle menaçait, si on nous écrivait, d’aller se jeter dans le canal… Tout de même j’ai une trace de mon enfant ; sa maîtresse croit qu’elle est allée à l’hôpital pour ses couches ; j’y suis allée, elle y avait bien été, mais on l’avait renvoyée dès qu’elle avait été assez forte, en lui disant qu’elle était assez jeune pour travailler. Mais, mon garçon, quel ouvrage aura-t-elle pu trouver avec son enfant à garder ?

Guillaume écoutait le récit de sa mère avec une profonde sympathie, non sans quelque mélange de l’ancienne honte. Mais en lui ouvrant son cœur, la mère avait trouvé le chemin de celui du fils, et au bout d’un moment, il dit :

— Mère ! je crois que je ferais mieux de retourner chez nous. Thomas peut rester avec toi ; je sais que je devrais rester aussi, mais je ne peux vivre en paix si près d’elle sans avoir le désir de la voir, Suzanne Palmer, je veux dire.

— Est-ce que le vieux M. Palmer, dont tu m’as parlé, a une fille ? demanda madame Leigh.

— Oui, et je l’aime de toute ma force, et c’est parce que je l’aime que je veux quitter Manchester. Voilà tout.

Madame Leigh essaya un instant de comprendre ce discours, mais elle en trouva l’interprétation trop difficile.

— Pourquoi ne lui dirais-tu pas que tu l’aimes ? Tu es un beau garçon et sûr de trouver de l’ouvrage. Tu auras Upclose à ma mort ; et, quant à cela, tu pourrais bien l’avoir tout de suite, je m’entretiendrai bien avec quelques journées ; ce serait une drôle de manière de l’obtenir que de quitter Manchester.

— Oh ! ma mère, elle est si douce, si bonne, c’est une vraie sainte ; le mal n’a jamais approché d’elle, et comment pourrais-je lui demander de m’épouser, sachant ce que nous savons sur Lisette, et craignant ce que nous craignons ? Je ne sais même pas si elle pourrait jamais penser à moi ; mais si elle savait l’histoire de ma sœur, ce serait un abîme entre nous, et elle frémirait à la seule pensée de le traverser. Tu ne sais pas ce qu’elle vaut, mère ?

— Guillaume ! Guillaume ! si elle est aussi bonne que tu dis, elle a pitié des malheureuses comme Lisette. Si elle n’en a pas pitié, c’est une Pharisienne, et tu n’as pas besoin d’elle.

Guillaume secoua la tête ; il soupira, et pour cette fois la conversation en resta là.

Mais une nouvelle idée surgit dans l’esprit de madame Leigh. Elle se dit qu’elle irait voir Suzanne Palmer, et qu’elle lui dirait un mot pour Guillaume, en lui apprenant la vérité au sujet de Lisette ; suivant la pitié qu’elle témoignerait pour la pauvre pécheresse, elle serait ou non digne de Guillaume. Elle résolut d’y aller le lendemain, sans rien dire à personne de son projet. Elle tira donc de l’armoire ses habits du dimanche, qu’elle n’avait pas eu le cœur de déballer depuis qu’elle était à Manchester, mais qu’elle voulait mettre cette fois pour faire honneur à Guillaume. Elle mit son chapeau à la vieille mode, garni de vraie dentelle, le manteau de drap écarlate qu’elle possédait depuis son mariage, mais qui était resté d’une fraîcheur parfaite, et elle se mit en marche pour son ambassade secrète. Sans se rappeler comment elle l’avait appris, elle savait que les Palmer habitaient rue de la Couronne ; et demandant modestement son chemin, elle arriva dans la rue à quatre heures moins un quart. Elle s’arrêta pour demander le numéro ; la femme à laquelle elle s’adressa lui dit que Suzanne Palmer ne renvoyait ses écoliers qu’à quatre heures, et l’engagea à s’asseoir chez elle en attendant.

— Car, dit-elle en souriant, ceux qui demandent Suzanne Palmer demandent une bonne amie à nous ; elle est même un peu notre cousine. Asseyez-vous, madame, asseyez-vous. Je vais essuyer la chaise afin qu’elle ne salisse pas votre manteau. Ma mère portait autrefois un manteau éclatant comme celui-là, et c’est bien joli quand les champs sont verts.

— Connaissez-vous Suzanne Palmer depuis longtemps ? demanda madame Leigh, enchantée de l’admiration qu’excitait son manteau.

— Depuis qu’elle est venue vivre dans notre rue, ma petite Sara va à son école.

— Et quelle sorte de fille peut-elle être, car je ne l’ai jamais vue ?

— Ah ! pour la figure, je n’en sais rien. Il y a si longtemps que je la connais que j’ai oublié ce que j’en ai pensé au premier abord. Mon mari dit qu’il n’a jamais vu un sourire comme le sien pour réjouir le cœur. Mais peut-être ce n’est pas de sa figure que vous vous préoccupez. Ce que je peux dire de mieux de sa figure, c’est qu’un étranger l’arrêterait dans la rue pour lui demander un service. Tous les petits enfants se serrent contre elle tant qu’ils peuvent ; elle en a quelquefois trois ou quatre suspendus à la fois à son tablier.

— Est-elle fière du tout ?

— Fière ! Allons donc, vous n’avez jamais vu personne de moins fier ; son père est fier ; mais elle n’est pas fière du tout. Vous ne connaissez guère Suzanne Palmer si vous vous imaginez qu’elle est fière. Elle vient tout doucement ici pour faire ce dont on a besoin, un rien peut-être que tout le monde pourrait faire, mais à quoi on ne songe guère pour les autres. Elle apporte son dé et elle raccommode les affaires des enfants, et elle écrit toutes les lettres de Betsy Harper à sa petite fille, qui est en service, et elle ne dérange jamais personne, ce qui est une grande chose à mon idée. Tenez, voilà les enfants qui passent, l’école est levée. Vous la trouverez maintenant, madame, prête à vous écouter et à vous aider. Mais personne de nous ne la contrarie en la dérangeant à l’heure des classes.

Le cœur de la pauvre madame Leigh commençait à battre, et elle avait presque envie de s’en retourner chez elle. Élevée à la campagne, elle était timide avec les étrangers, et cette Suzanne Palmer était évidemment une dame, d’après tout ce qu’on en disait. Elle frappa donc timidement à la porte qu’on lui indiqua, et lorsqu’on ouvrit, elle fit simplement la révérence sans parler. Suzanne tenait sa petite nièce dans ses bras, l’enfant se pressait tendrement contre son sein, mais elle la posa doucement par terre, et plaça aussitôt une chaise dans le meilleur coin de la chambre pour madame Leigh, dès qu’elle lui eut dit son nom.

— Ce n’est pas Guillaume qui m’a demandé de venir, ajouta la mère d’un ton d’excuse ; mais j’avais envie de vous parler moi-même.

Suzanne rougit violemment et se baissa pour relever la petite fille. Au bout d’un instant madame Leigh reprit :

— Guillaume croit que vous ne feriez pas de cas de nous, si vous saviez tout. Je crois, moi, que vous ne pourrez pas vous empêcher de nous plaindre du chagrin que Dieu nous a envoyé ; voilà pourquoi j’ai mis mon chapeau, et je suis venue sans que mes garçons en sachent rien. Tout le monde parle de votre vertu : on dit que le Seigneur vous a gardée d’abandonner ses voies ; mais peut-être que vous n’avez jamais été tentée comme tant d’autres. Je dis peut-être trop crûment ce que je pense ; mais j’ai le cœur presque brisé, et je ne peux pas éplucher mes paroles comme les gens heureux. Eh bien ! je vais vous dire la vérité. Guillaume en a peur, mais je veux tout vous dire… Il faut que vous sachiez…

Mais ici la voix manqua à la pauvre femme, et elle restait à se balancer sur sa chaise, son triste regard fixé sur Suzanne, comme si elle eût voulu lui raconter ainsi la douloureuse histoire que ses lèvres tremblantes se refusaient à dire. Ces yeux désolés, fixes, arrachèrent des larmes à Suzanne ; et comme si la sympathie rendait des forces à la mère, elle reprit à demi-voix :

— J’avais une fille autrefois, ce que j’aimais le mieux au monde. Son père trouvait que je la gâtais et qu’elle se ferait du mal en restant à la maison ; il voulait l’envoyer chez des étrangers pour qu’elle apprît un peu la vie. Elle était jeune, elle avait envie de voir le monde, et son père entendit parler d’une place à Manchester. Je ne veux pas vous fatiguer, mais la pauvre fille s’est égarée, et la première chose que nous en ayons apprise, ça été par une lettre de son père, que la maîtresse a renvoyée en disant qu’elle avait quitté sa place, ou pour mieux dire que son maître l’avait mise à la rue, dès qu’il avait appris sa situation ; et elle n’avait pas dix-sept ans !

Elle fondit en larmes, Suzanne pleurait aussi. La petite fille les regarda, et saisie de leur chagrin, commença à gémir et à se lamenter. Suzanne la prit doucement dans ses bras, et cachant son visage contre le petit cou de l’enfant, elle essaya de retenir ses larmes et de chercher à consoler la mère. Enfin, elle dit :

— Où est-elle maintenant ?

— Je n’en sais rien, ma fille ! répondit madame Leigh, étouffant ses sanglots pour communiquer ce second malheur. Madame Lomax m’a dit qu’elle était allée…

— Quelle madame Lomax ?

— Celle qui demeure dans la rue Brabazon. Elle m’a dit que la pauvre enfant était allée de chez elle à l’hôpital. Je ne veux pas mal parler des morts ; mais si son père m’avait laissée aller… Il n’avait aucune idée… Non, je ne veux pas dire cela, mieux vaut ne rien dire. Il lui a pardonné à son lit de mort. Probablement je ne m’y suis pas bien prise.

— Voulez-vous tenir la petite un moment ? dit Suzanne.

— Si elle veut bien venir avec moi. Les enfants m’aimaient autrefois, avant que j’eusse l’air triste, cela leur fait peur, je crois.

Mais la petite fille se pressait contre Suzanne, qui l’emporta avec elle. Madame Leigh resta seule ; elle ne mesurait pas le temps.

Suzanne redescendit avec un paquet de vêtements d’enfants entièrement usés.

— Il faut m’écouter, madame Leigh, et ne pas trop vous attacher à ce que je vais vous dire. Nancy n’est pas ma nièce, ni ma parente, que je sache. Je travaillais autrefois en journée. Un soir, en revenant à la maison, il me sembla qu’une femme me suivait ; je me retournai pour regarder. Avant que je pusse voir son visage, car elle détournait la tête, elle m’offrit quelque chose. Je tendis les bras par instinct ; elle y déposa un paquet, puis, avec un sanglot qui m’alla au cœur, elle s’enfuit. C’était un petit enfant. Je regardai tout autour de moi, mais la femme avait disparu comme l’éclair. Il y avait un petit paquet de vêtements faits avec les robes de sa mère, je suppose, car les dessins étaient bien grands pour les acheter à un petit enfant. J’ai toujours aimé les enfants, et je n’avais pas l’esprit bien à moi, à ce que dit mon père ; il faisait très froid, et quand j’ai vu qu’il n’y avait personne dans la rue (il était près de dix heures), je l’ai emporté chez nous et je l’ai réchauffé. Mon père a été très en colère quand il est rentré ; il m’a dit qu’il la porterait le lendemain à l’hôpital, et il m’a bien grondée à son sujet. Mais quand le matin fut venu, je ne pouvais plus m’en séparer. La petite avait dormi toute la nuit dans mes bras, et je savais comment on élève les enfants à l’hôpital. Aussi j’ai dit à mon père que je renoncerais à mes journées, que je resterais à la maison et que je tiendrais une école s’il me permettait de garder la petite, et au bout de quelque temps il a dit que, pourvu que je gagnasse assez pour qu’il eût ce qui lui fallait, il me le permettait ; mais il n’a jamais aimé l’enfant. Voyons, ne tremblez pas si fort ; je n’ai pas grand’chose à dire de plus ; peut-être ai-je tort de le dire, mais je travaillais dans la rue Brabazon, la porte à côté de madame Lomax. Les domestiques des deux maisons étaient très intimes, et je leur ai entendu parler de Lisa, comme ils l’appelaient, au moment où elle a été renvoyée. Je ne sais pas si je l’ai jamais vue, mais le moment se rapporterait à peu près à l’âge de l’enfant, et je me suis quelquefois figuré que la petite était à elle. Voulez-vous regarder les petits vêtements qui sont venus avec elle ? Dieu la bénisse !

Mais madame Leigh s’était trouvée mal. La joie, la honte, un élan d’affection pour le petit enfant l’avaient accablée, et Suzanne eut quelque peine à la faire revenir à elle. Lorsqu’elle reprit ses sens, elle était tout impatience de voir les petits vêtements. Au milieu de ce paquet était un chiffon de papier dont Suzanne avait oublié de parler et qui était attaché au paquet. Il portait ces mots d’une écriture ronde :

« Appelez-la Anne. Elle ne pleure pas beaucoup et elle a déjà de la connaissance. Que Dieu la bénisse et me pardonne ! »

L’écriture ne donnait aucune lumière ; mais le nom, Anne, tout ordinaire qu’il fût, semblait quelque chose de remarquable. Madame Leigh reconnut d’ailleurs au premier coup d’œil une petite blouse faite d’un morceau d’une robe achetée par elle et sa fille à Rochdale.

Elle se leva et étendit ses mains au-dessus de la tête inclinée de Suzanne comme pour la bénir.

— Dieu vous bénisse et vous témoigne sa miséricorde au besoin, comme vous ayez fait à ce petit enfant.

Elle prit dans ses bras la petite fille en faisant un effort pour sourire, et elle l’embrassa tendrement à plusieurs reprises en répétant : « Nancy, Nancy, ma petite Nancy ! » L’enfant se laissait faire et finit par la regarder à son tour en souriant.

— Elle a ses yeux, dit la mère à Suzanne.

— Je ne crois pas l’avoir jamais vue. Je pense qu’elle doit être à elle d’après la robe. Mais où peut-elle être ?

— Dieu le sait, dit madame Leigh. Je ne veux pas croire qu’elle soit morte. Je suis sûre que non.

— Non, elle n’est pas morte. De temps en temps, je trouve un petit paquet sous la porte, avec cinq ou six francs dedans ; une fois, il y avait dix francs. J’ai cinquante francs en tout qui appartiennent à Nancy. Je n’y touche jamais, mais j’ai souvent pensé que la pauvre mère se sent près de Dieu quand elle apporte cet argent. Mon père voulait que le sergent de ville la guettât ; mais j’ai dit que non ; si on la guettait, peut-être qu’elle ne viendrait pas, et ce serait l’arrêter dans une si sainte action, que je n’en ai pas eu le cœur.

— Oh ! si je pouvais la trouver ! je la prendrais dans mes bras, nous nous coucherions ensemble, et nous n’aurions plus qu’à mourir.

— Ne dites pas cela, reprit doucement Suzanne ; malgré tout ce qui s’est passé, elle peut encore revenir au bien. Marie-Madeleine est revenue, vous savez bien.

— Ah ! je ne m’étais pas trompée sur vous comme Guillaume. Il croyait que vous ne voudriez pas le regarder si vous saviez l’histoire de Lisette. Mais vous n’êtes pas une Pharisienne.

— Je suis bien fâchée qu’il ait pu me croire si dure, dit Suzanne à demi-voix et en rougissant.

Madame Leigh prit peur, dans son anxiété maternelle ; elle craignit d’avoir fait tort à Guillaume dans l’esprit de Suzanne :

— Vous voyez, Guillaume a si haute opinion de vous, à son idée, l’or n’est pas assez bon pour mettre sous vos pieds. Il disait que vous ne le regarderiez pas seulement comme il est, sans parler de ce qu’il est le frère de ma pauvre enfant. Il vous aime tant que cela lui donne pauvre opinion de lui-même et de tout ce qui lui appartient, comme s’il n’était pas digne de vous approcher ; mais c’est un brave garçon et un bon fils, vous seriez heureuse si vous le preniez. Ainsi, il ne faut pas que ce que j’ai dit lui fasse tort, certes !

Mais Suzanne baissait la tête et ne répondait pas. Jusqu’alors elle ne savait pas que Guillaume pensât si sérieusement et si tendrement à elle, et elle craignait encore que les paroles de madame Leigh ne lui promissent trop de bonheur pour être vraies. Dans tous les cas, un instinct de modestie lui inspirait une grande répugnance à confesser d’aucune façon ses sentiments personnels à un tiers. Elle détourna donc la conversation et parla de l’enfant.

— Je suis sûre qu’il ne pourra pas s’empêcher d’aimer Nancy, dit-elle. Jamais il n’y a eu un petit bijou aussi gentil ; ne pensez-vous pas qu’elle lui gagnerait le cœur s’il savait que c’était sa nièce, et peut-être que cela l’amènerait à penser à sa sœur avec plus de bienveillance ?

— Je n’en sais rien, dit madame Leigh, en secouant la tête. Il a quelque chose dans les yeux comme son père, qui me… Il est excellent… Mais, voyez-vous, je n’ai jamais su m’y prendre. Un regard sévère me fait perdre la tête, et alors je dis dans mon trouble précisément ce qu’il ne faudrait pas. Je n’aimerais rien mieux que d’emmener Nancy avec moi ; mais Thomas croit sa sœur morte, et je ne sais pas parler à Guillaume comme il faut. Je n’ose pas, voilà le fait. Mais il ne faut pas avoir mauvaise idée de Guillaume. Il est si excellent lui-même qu’il ne comprend pas comment on peut mal faire, et, par-dessus tout, je suis sûre qu’il vous aime de tout son cœur.

— Je ne pourrais pas me séparer de Nancy, dit Suzanne, qui voulait arrêter des révélations sur l’affection de Guillaume. Il en viendra bientôt à l’aimer, j’en suis sûre, et je veillerai de près sur la pauvre mère pour tâcher de l’attraper la première fois qu’elle viendra avec un petit paquet d’argent.

— Oui, ma fille, il faut tâcher de la retenir, ma Lisette. Je vous aime déjà bien pour ce que vous avez fait à son enfant ; mais si vous pouvez me la retrouver, je prierai pour vous quand je serai trop près de mourir pour articuler des paroles, et tant que je vivrai, je vous servirai tout de suite après elle ; il faudra bien qu’elle passe la première, n’est-ce pas ? Dieu vous bénisse, ma fille ! J’ai le cœur bien plus léger qu’en venant ici. Mes garçons vont m’attendre, il faut que je rentre et que je laisse ce petit trésor, ajouta-t-elle en embrassant l’enfant. Si je peux en trouver le courage, je dirai à Guillaume tout ce qui s’est passé entre nous. Il peut venir vous voir, n’est-ce pas ?

— Mon père sera bien aise de le voir, j’en suis sûre, répliqua Suzanne.

Le ton de sa réponse satisfit les inquiétudes de madame Leigh ; elle n’avait pas fait de tort à Guillaume par ce qu’elle avait fait, et, embrassant encore la petite, prononçant sur Suzanne une nouvelle bénédiction, elle reprit le chemin de sa demeure.


III


Ce soir-là, madame Leigh, pour la première fois depuis bien des mois, resta chez elle. Thomas lui-même, le studieux Thomas, leva la tête de dessus ses livres avec étonnement ; mais il se rappela que Guillaume n’était pas bien et que l’attention de sa mère ayant été appelée sur cette circonstance, il était naturel qu’elle restât là pour le surveiller. Et jamais surveillance ne fut plus tendre et plus vigilante. Le regard affectueux de la mère ne semblait pas quitter un instant les traits graves et fatigués du fils. Lorsque Thomas alla se coucher, elle se leva et, s’approchant de Guillaume qui contemplait le feu, elle l’embrassa au front en disant :

— Guillaume, mon garçon, j’ai été voir Suzanne Palmer !

Elle le sentit tressaillir, mais il garda le silence une minute ou deux ; puis il dit :

— Par quel hasard y es-tu allée, ma mère ?

— Mais, mon garçon, ce n’était pas étonnant que j’eusse envie de voir une personne à laquelle tu pensais. Je ne me suis pas mise en avant. J’avais mis mes habits des dimanches, et j’ai fait ce que j’ai pu pour me conduire comme tu aurais voulu ; c’est-à-dire, j’ai tâché ; au commencement, je m’en suis souvenue, mais après, j’ai tout oublié.

Elle avait bien envie qu’il lui demandât pourquoi elle avait tout oublié ; mais il dit seulement :

— Avait-elle bonne mine, ma mère ?

— Guillaume, je ne l’avais jamais vue auparavant ; mais c’est une bonne et douce créature, et je l’aime tendrement, comme j’en ai motif.

Guillaume leva les yeux avec un moment de surprise ; sa mère était habituellement trop timide pour que les étrangers lui plussent. Mais après tout, qu’y avait-il là d’extraordinaire ? Comment voir Suzanne sans l’aimer ? Il ne faisait donc pas de questions, et sa pauvre mère eut à prendre courage et à chercher encore une fois à amener le sujet qui lui tenait si fort au cœur ; comment faire ?

— Guillaume, dit-elle en se découvrant d’un seul coup, par crainte de ne pouvoir amener la conversation où elle voulait. Je lui ai tout dit.

— Ma mère, tu m’as perdu ! dit-il en se levant en face d’elle, et en la regardant d’un air sévère mais effrayé.

— Non, mon enfant, n’aie pas l’air si effaré ; je ne t’ai pas perdu, s’écria-t-elle en lui mettant les deux mains sur les épaules et en le regardant tendrement. Elle n’est pas fille à endurcir son cœur contre le chagrin d’une mère. Elle est trop bonne pour cela, mon garçon. Ce n’est pas elle qui jugera et qui méprisera les pécheurs ; elle connaît trop bien son Évangile pour cela. Prends courage, Guillaume, tu le peux, car je l’ai bien examinée ; seulement ce n’est pas à une femme de dire le secret d’une autre. Assied-toi, mon garçon, tu es tout pâle !

Il s’assit. Sa mère prit un tabouret et s’assit à ses pieds.

— Tu lui as parlé de Lisette, alors ? dit-il tout bas, d’une voix rauque.

— Oui, je lui ai tout dit, et elle s’est mise à pleurer de mon grand chagrin et du péché de ma pauvre enfant. Et puis tout d’un coup sa figure s’est illuminée ; elle tremblait comme si elle avait une pensée heureuse, et sais-tu ce que c’était, Guillaume, mon garçon ? Je suis sûre que ton cœur rendra grâce devant Dieu et devant ses anges, comme le mien, pour la grande bonté de Suzanne. Cette petite Nancy n’est pas sa nièce, c’est l’enfant de notre Lisette, c’est ma petite-fille !

Elle ne pouvait plus retenir les larmes qui inondaient son visage, mais elle regardait toujours son fils.

— Savait-elle que c’était l’enfant de Lisette ? Je ne comprends pas, dit-il en rougissant.

— Elle le sait maintenant, elle ne le savait pas d’abord ; mais elle a recueilli cette pauvre petite créature par compassion, devinant seulement que c’était une enfant de la honte ; elle a travaillé pour elle, elle l’a gardée, elle l’a soignée depuis qu’elle était toute petite, et elle l’aime de tout son cœur. Guillaume, tu aimeras cette enfant, n’est-ce pas ? demanda-t-elle d’un ton suppliant.

Il garda un instant le silence, puis il dit :

— J’essayerai, ma mère. Donne-moi le temps, tout cela me trouble. Penser que Suzanne a eu affaire avec une enfant pareille !

— Oui, Guillaume, et penser que Suzanne pourra encore avoir affaire avec la mère de cette enfant ! Car elle est tendre, elle est pitoyable, elle parle avec espoir de ma pauvre fille, et elle cherchera à me la retrouver quand elle viendra, comme elle fait quelquefois, fourrer de l’argent sous la porte pour son enfant. Pense à cela, Guillaume, voilà Suzanne, pure et sainte comme les anges du ciel, qui reste comme eux pleine d’espoir et de miséricorde, et qui se réjouira comme eux du repentir de mon enfant. Guillaume, mon garçon, je n’ai plus peur de toi, maintenant ; il faut que je parle et que tu écoutes. Je suis ta mère et j’ai le droit de te commander, parce que je sais que j’ai raison et que Dieu est avec moi. S’il conduit la pauvre égarée à la porte de Suzanne, et que ce bon ange nous la ramène ici pleurant et se repentant, tu ne lui diras pas un seul mot de reproche sur son péché. Mais tu useras de tendresse et de compassion envers celle qui était perdue et qui sera retrouvée, si tu veux que la bénédiction de Dieu repose sur toi, et pouvoir amener Suzanne chez toi comme ta femme.

Elle était là, debout ; ce n’était plus la mère douce, suppliante, soumise : c’était un interprète ferme et digne de la volonté de Dieu. Ses manières étaient si changées et si solennelles que tout l’orgueil et l’entêtement de Guillaume cédèrent devant elle. Il se leva lentement pendant qu’elle parlait, et baissa la tête par respect pour ses paroles, comme pour l’injonction solennelle qu’elles contenaient. Lorsqu’elle eut fini, il dit d’une voix si douce qu’elle en fut presque surprise :

— Oui, ma mère, je le ferai.

— Je serai morte peut-être, mais tu le feras tout de même ; tu recueilleras chez toi la pécheresse égarée, tu banderas ses plaies et tu la ramèneras à la maison de son Dieu. Mon garçon, je ne puis plus parler. Je me sens trop faible.

Il la mit sur une chaise et courut chercher de l’eau. Elle ouvrit les yeux et sourit :

— Dieu te bénisse, Guillaume. Oh ! je suis si heureuse, il me semble qu’elle est retrouvée, tant mon cœur est plein de joie.

Ce soir-là, M. Palmer resta longtemps dehors. Suzanne craignait qu’il ne fût retourné à ses anciennes habitudes, qu’il ne demeurât dans quelque cabaret ; et cette pensée l’oppressait, en dépit de tout le bonheur qu’elle puisait dans le sentiment que Guillaume l’aimait. Elle veilla tard, puis elle monta pour se coucher, laissant tout préparé pour le retour de son père. Elle regarda la petite fille endormie qui l’attendait dans son lit, avec un redoublement de tendresse et des pensées pleines de prière. Les petits bras se serrèrent autour de son cou dès qu’elle fut couchée. Nancy avait le sommeil léger, et elle sentait près d’elle celle qu’elle aimait de toutes les forces de son petit cœur d’enfant ; mais elle était trop endormie pour articuler les petits mots qu’elle commençait à dire.

Bientôt Suzanne entendit son père qui revenait, incertain, chancelant, tâtant d’abord la fenêtre, puis la porte, tout en marmottant des paroles incohérentes. La petite innocente qui se pressait près d’elle lui semblait d’autant plus pure et plus attachante quand elle pensait tristement à son malheureux père. Il demandait une lumière à grands cris ; elle avait laissé les allumettes et un bougeoir sur le dressoir ; mais craignant, dans l’état d’ivresse inaccoutumée où il se trouvait, qu’il ne mît le feu quelque part, elle se leva doucement, prit un manteau et descendit pour l’aider.

Hélas ! les petits bras qu’elle avait détachés de son cou appartenaient à une enfant facile à éveiller. Nancy s’aperçut de l’absence de sa chère Suzanne, elle s’effraya de se trouver dans cette terrible obscurité qui lui semblait sans limites ; elle descendit du lit tout en chemise, et se dirigea en chancelant vers la porte de l’escalier. Il y avait une lumière en bas, Suzanne et la sécurité étaient là ! elle fit un pas vers l’escalier, les marches étaient étroites, elle était étourdie par le sommeil, elle chancela, elle tomba, elle roula, jusqu’aux pierres du seuil, sur la tête. Suzanne vola vers elle, lui prodigua tous les soins les plus tendres, les plus suppliants, mais les paupières blanches restaient baissées sur les yeux bleus, aucun murmure ne s’échappait des lèvres pâles. Les larmes brûlantes qui coulaient sur elle ne la réveillaient pas ; elle restait là raide, froide et lassée de sa courte vie, sur les genoux de son amie. Le cœur manquait d’effroi à Suzanne. Elle l’emporta dans sa chambre et l’étendit tendrement sur le lit ; elle s’habilla précipitamment de ses mains tremblantes. Son père s’était endormi sur un banc près du feu ; il n’était bon à rien et c’eût été pis encore s’il s’était réveillé.

Mais Suzanne sortit précipitamment, vola le long de la rue silencieuse jusqu’à la porte du médecin le plus voisin. Elle se hâtait, mais, derrière elle, courait une ombre qui semblait poussée par une terreur subite. Suzanne sonna violemment, l’ombre qui la suivait se cacha derrière un mur. Le docteur mit la tête à une fenêtre.

— Une petite fille vient de tomber d’un escalier au no 9, rue de la Couronne ; elle est bien malade, elle se meurt, je crois. Je vous en prie, monsieur, pour l’amour de Dieu, venez vite no 9, rue de la Couronne.

— J’y vais à l’instant, dit-il, et il referma la fenêtre.

— Au nom du Dieu dont vous venez de parler, pour l’amour de lui, dites-moi, êtes-vous Suzanne Palmer ? Est-ce mon enfant qui se meurt ? s’écria l’ombre en s’élançant en avant et en saisissant le bras de la pauvre Suzanne.

— C’est une petite fille de deux ans, je ne sais pas à qui elle est, mais je l’aime comme si elle m’appartenait. Venez avec moi, qui que vous soyez, venez avec moi.

Toutes deux volaient dans les rues désertes, silencieuses comme la nuit. Elles entrèrent dans la maison, Suzanne saisit la lumière et monta devant. L’autre suivit.

Elle était là, les yeux hagards, à côté du lit, ne regardant pas Suzanne, mais contemplant avidement le pâle visage de la petite. Elle se baissa et, mettant la main sur son propre cœur comme pour en comprimer les battements, elle appuya son oreille sur les lèvres blanches de sa fille. Quel que fût le résultat, elle ne dit rien ; mais, rejetant les couvertures que Suzanne avait soigneusement arrangées sur la petite créature, elle tâta son côté gauche.

Alors, elle leva les bras au ciel avec un geste de désespoir :

— Elle est morte ! elle est morte !

Elle avait l’air si farouche, si insensé, si hagard, qu’un instant Suzanne eut peur. La minute d’après le Dieu saint mit du courage dans son cœur, ses bras entouraient la pauvre femme tombée, et ses larmes inondaient son sein. Mais elle fut repoussée avec violence :

— Vous l’avez tuée, vous l’avez négligée, vous l’avez laissée tomber sur l’escalier, vous l’avez tuée.

Suzanne essuyait les larmes qui l’aveuglaient, et regardant la mère de ses yeux angéliques, elle dit tristement :

— J’aurais donné ma vie pour elle.

— Oh ! son sang est sur moi, s’écria la malheureuse mère, avec l’impétuosité sauvage de quelqu’un qui n’a rien à aimer, ni personne qui l’aime pour lui enseigner à se contenir.

— Chut ! dit Suzanne en mettant son doigt sur ses lèvres. Voilà le docteur, Dieu permettra peut-être qu’elle vive.

La pauvre mère se retourna brusquement. Le docteur montait l’escalier. Hélas ! elle ne s’était pas trompée, la petite fille n’était plus !

Lorsqu’il eut confirmé son jugement, la mère eut une attaque de nerfs. Suzanne, toujours dans son profond chagrin, dut s’oublier elle-même, oublier la petite fille qu’elle avait tant aimée depuis deux ans, et demanda au docteur ce qu’il fallait faire pour la pauvre créature qui se tordait sur le plancher dans l’extrémité de son agonie.

— C’est la mère, dit-elle.

— Pourquoi n’a-t-elle pas même soigné son enfant ? demanda-t-il avec un mouvement de colère.

Mais Suzanne dit seulement :

— La petite couchait avec moi. C’est moi qui l’ai quittée.

— Je vais aller préparer une potion calmante ; pendant mon absence, il faut la coucher.

Suzanne prit du linge dans son armoire et déshabilla doucement le corps immobile et sans force. Il n’y avait d’autre lit dans la maison que celui de son père. Elle souleva donc doucement le cadavre de son enfant chérie, et elle allait l’emporter au rez-de-chaussée quand la mère ouvrit les yeux, et, voyant ce qu’elle faisait, elle dit :

— Je ne suis pas digne de la toucher, je suis trop mauvaise ; je vous ai parlé comme je n’aurais jamais dû faire ; mais je sais comme vous êtes bonne, ne pourrais-je pas tenir un peu mon petit enfant dans mes bras ?

Sa voix formait un si étrange contraste avec ce qu’elle était avant l’attaque de nerfs, que Suzanne eut peine à la reconnaître, tant elle était devenue douce et suppliante ; les traits avaient également perdu leur expression farouche et semblaient calmes comme la mort. Suzanne ne pouvait parler, mais elle souleva la petite fille et la mit dans les bras de sa mère ; puis, en les regardant toutes deux, quelque chose triompha de son courage, et elle tomba à genoux en s’écriant tout haut :

— Ô Dieu ! mon Dieu, aie pitié d’elle, pardonne lui et console-la !

Mais la mère souriait toujours ; elle caressait le petit visage, en murmurant de tendres paroles, comme si son enfant était vivante.

— Elle devient folle, pensait Suzanne.

Mais elle priait, elle priait toujours en pleurant.

Le docteur revint avec la potion. La mère la prit sans se douter de la nature du remède. Le docteur resta près d’elle, et bientôt elle s’endormit. Alors il se leva doucement et faisant signe à Suzanne de le suivre jusqu’à la porte, il lui dit :

— Il faut lui enlever le corps. Elle ne se réveillera pas. Cette potion la fera dormir plusieurs heures. Je reviendrai avant midi. Voilà le jour, adieu.

Suzanne referma la porte sur lui, puis dégageant l’enfant des bras de la mère, elle ne put résister au désir de pleurer doucement son enfant chérie, en essayant de fixer dans son souvenir ce doux petit visage, silencieux et pâle.

Puis elle se rappela ce qui restait à faire. Tout était en ordre dans la maison ; son père dormait encore profondément sur le banc, en dépit du tumulte de la nuit. Elle sortit, traversa les rues désertes et silencieuses encore, bien qu’il fît grand jour, et arriva à la demeure des Leigh. Madame Leigh, qui avait conservé ses habitudes de campagne, ouvrait ses volets. Suzanne la prit par le bras, et sans rien dire, entra dans la maison. Alors elle se mit à genoux devant madame Leigh stupéfaite, et pleura comme cela ne lui était jamais arrivé. Le chagrin de la nuit l’avait bouleversée, et après avoir tant souffert avec calme, elle ne pouvait trouver la force de parler, maintenant que la première angoisse était passée.

— Ma pauvre fille ! Qui est-ce qui t’a gonflé le cœur au point de te faire pleurer ainsi ? Dis-moi, je t’en prie. Non, pleure, pauvre enfant, si tu ne peux pas parler encore. Cela te soulagera et ensuite tu pourras parler.

— Nancy est morte ! dit Suzanne. Je l’ai quittée pour aller trouver mon père, elle a roulé dans l’escalier et n’a plus respiré. Oh ! voilà mon chagrin, mais j’ai autre chose à vous dire. Sa mère est venue, elle est chez nous ; venez voir si c’est votre Lisette ?

Madame Leigh ne put répondre ; mais, pâle et tremblante, elle mit son chapeau et suivit précipitamment Suzanne jusqu’à la rue de la Couronne.


IV


En entrant dans la maison, rue de la Couronne, elles s’aperçurent que la porte tournait difficilement sur ses gonds. Suzanne regarda instinctivement derrière pour découvrir l’obstacle, et elle aperçut bientôt un petit paquet enveloppé dans un morceau de journal et contenant évidemment de l’argent. Elle s’arrêta et le ramassa :

— Voyez, dit-elle tristement, voilà ce que la mère apportait pour son enfant hier au soir.

Mais madame Leigh ne répondit pas. Si près de savoir si elle avait ou non retrouvé son enfant perdue, rien ne pouvait l’arrêter ; elle avançait d’un pas tremblant et le cœur troublé. Elle entra dans la chambre à coucher silencieuse et sombre. Elle ne fit aucune attention au petit cadavre, auprès duquel Suzanne s’arrêta. Mais elle alla tout droit au lit, ouvrit le rideau et vit Lisette, mais non son ancienne Lisette, gaie, fraîche, innocente. La Lisette qu’elle avait devant les yeux était vieille avant le temps, sa beauté avait disparu, des traces profondes de souffrance et de misère, hélas ! étaient imprimées sur les joues si rondes, si fraîches, si unies, lorsque pour la dernière fois elle avait réjoui le regard de sa mère. Jusque dans son sommeil, elle portait les marques de la douleur et du désespoir qui étaient l’expression ordinaire de son visage ; même dans son sommeil, elle ne savait plus sourire. Mais toutes les traces du péché et du chagrin qu’elle avait traversés lui attiraient d’autant plus sûrement le cœur de sa mère. Elle restait là, la contemplant d’un œil avide, comme si elle ne pouvait rassasier sa soif de la voir ; enfin, elle se pencha et baisa la main pâle et rude qui pendait sur le couvrepied. Ce mouvement ne troubla point le sommeil de Lisette, sa mère n’avait pas besoin de poser si doucement sa main sur le lit. Elle ne donnait aucun signe de vie ; seulement, de temps à autre, un profond soupir s’échappait de ses lèvres comme un sanglot. Madame Leigh s’assit près du lit, et tenant le rideau, elle regardait toujours comme si elle ne pouvait se satisfaire.

Suzanne eût bien voulu rester auprès de sa petite Nancy, mais son temps et ses pensées ne lui appartenaient pas, et, comme toujours, il fallait que sa volonté fût sacrifiée à celle des autres. Chacun semblait se décharger sur elle de son fardeau. Son père était de mauvaise humeur par suite de son intempérance de la veille, et il ne se fit pas scrupule de lui reprocher la mort de la petite Nancy ; puis, lorsqu’après avoir doucement supporté ses remarques pendant quelque temps, elle se mit à pleurer, il la blessa plus cruellement encore en essayant de la consoler et en disant que ce n’était pas tant pis que la petite fût morte ; après tout, elle n’était pas à eux, et pourquoi en auraient-ils l’embarras ? Suzanne se tordait les mains ; elle s’approcha de son père et le conjura de se taire. Puis elle eut à s’occuper de l’enquête judiciaire ; elle eut à renvoyer ses petits écoliers ; enfin il fallut dépêcher un petit voisin de bonne volonté chez Guillaume Leigh, qui devait, pensait-elle, savoir ce qu’était devenue sa mère et être mis au courant des affaires. Elle lui faisait demander de venir lui parler parce que sa mère était chez elle. Heureusement son père sortit pour aller jusqu’à la première place de fiacres raconter tout ce qu’il savait des événements de la nuit, car Suzanne ne lui avait pas encore parlé de celle qui dormait et de celle qui veillait silencieusement dans sa chambre.

Guillaume vint à l’heure du dîner. Il était rouge, il avait l’air heureux, impatient, agité. Suzanne, calme et pâle, vint au-devant de lui, son doux et tendre regard cherchant le sien.

— Guillaume, dit-elle d’une voix basse et ferme, votre sœur est là-haut.

— Ma sœur ! dit-il, comme si cette idée l’effrayait ; et son air joyeux devint sombre. Suzanne le vit, le cœur lui manqua un peu, mais elle continua aussi calme en apparence que par le passé.

— C’était la mère de la petite Nancy, comme vous le savez peut-être. La pauvre petite Nancy s’est tuée cette nuit en tombant dans l’escalier.

Tout le calme de Suzanne disparut, les émotions qu’elle avait réprimées se firent jour en dépit de ses efforts, elle s’assit, cacha son visage et pleura amèrement. Il oublia tout dans son désir, son besoin de la consoler. Il passa son bras autour d’elle, se pencha sur elle, mais il ne savait que dire :

— Oh ! Suzanne ! comment pourrais-je vous consoler ! Ne vous désolez pas, je vous en prie ! Ses paroles ne changeaient pas, mais l’accent variait chaque fois. Enfin, elle parut reprendre son empire sur elle-même, elle essuya ses yeux, et son regard ferme, serein, tranquille, vint retrouver celui de Guillaume.

— Votre sœur était tout près de la maison, elle s’est approchée en m’entendant parler au médecin. Elle dort maintenant et votre mère la garde. Je tenais à vous dire tout cela moi-même. Voulez-vous voir votre mère ?

— Non, dit-il, j’aime mieux vous voir seule. Ma mère m’a dit qu’elle vous avait tout raconté.

Et, dans sa honte, il baissait les yeux.

Mais Suzanne, dans sa pureté sainte, ne baissait pas les yeux.

— Oui, je sais tout, dit-elle, excepté ce qu’elle a souffert. Pensez à cela !

Il répondit à voix basse d’un ton sévère :

— Elle avait tout mérité, jusqu’au dernier iota.

— Aux yeux de Dieu, peut-être. C’est Lui qui juge, ce n’est pas nous. Oh ! s’écria-t-elle avec un élan subit, Guillaume Leigh, j’avais si bonne opinion de vous, n’allez pas me faire croire que vous êtes dur et cruel. La vertu n’est pas de la vertu si elle n’est pas accompagnée de douceur et de miséricorde. Voilà votre mère qui avait presque le cœur brisé et qui se réjouit maintenant parce qu’elle a retrouvé son enfant ; pensez à votre mère.

— Je pense à elle, répondit-il. Je me souviens de la promesse que je lui ai faite hier au soir. Il faut me donner du temps ; je ferai bien avec le temps. Je n’ai pu y penser tranquillement, mais je ferai ce que je dois faire, ce qu’il faut, n’ayez pas peur. Vous m’avez parlé bien franchement, Suzanne. Vous avez douté de moi ; je vous aime tant que vos paroles me vont au cœur. Si j’avais hésité un moment avant de promettre tout d’un coup, c’est que, même par amour pour vous, je ne voulais pas dire ce que je ne sentais pas, et au premier abord je ne sentais pas tout ce que vous auriez voulu ; mais je ne suis ni dur, ni cruel ; si je l’étais, je n’aurais pas eu autant de chagrin que j’en ai eu.

Il se leva comme pour partir, et, par le fait, il sentait qu’il avait besoin de réfléchir en paix. Mais Suzanne, attristée de ses paroles imprudentes et de leur dureté apparente, fit un pas ou deux vers lui, s’arrêta, et puis rougissant violemment, elle dit doucement à demi-voix :

— Guillaume ! je vous demande pardon ; je suis bien fâchée, voulez-vous me pardonner ?

Elle qui s’était toujours tenue à l’écart, qui avait toujours était si réservée, elle parlait maintenant d’une voix suppliante. Ses yeux tantôt imploraient, tantôt se baissaient vers la terre. Sa douce confusion en disait plus que ses paroles. Guillaume se retourna, tout heureux de se voir sûr d’être aimé ; il la prit dans ses bras et l’embrassa :

— Ma Suzanne ! dit-il.

Cependant la mère veillait en haut sur son enfant.

Il était tard dans l’après-midi quand elle se réveilla, car le narcotique qu’elle avait pris était énergique. Dès qu’elle ouvrit les yeux, son regard se fixa sur sa mère, comme si elle eût été fascinée. Madame Leigh ne se détourna pas, ne bougea pas. Il lui semblait qu’en remuant elle détruirait son empire sur elle-même ; mais au bout d’un instant, Lisette s’écria d’une voix déchirante :

— Ma mère, mère, ne me regarde pas ! J’ai fait trop de mal.

Et cachant sa figure, elle se voilait avec les couvertures, puis elle resta sans mouvement comme si elle était morte.

Madame Leigh s’agenouilla près du lit, et dit de sa voix la plus douce :

— Lisette, mon enfant, ne dis pas cela. Je suis ta mère, ma chérie, n’aie pas peur de moi. Je t’aime toujours, Lisette. J’ai toujours pensé à toi. Ton père t’a pardonné avant de mourir.

Lisette tressaillit un peu, mais sans rien dire.

— Lisette, mon enfant, je ferai tout pour toi, je ne vivrai que pour toi ; seulement n’aie pas peur de moi. Quoi que tu sois ou que tu aies pu être, nous n’en parlerons jamais. Nous laisserons le passé derrière nous et nous retournerons à la ferme d’Upclose. Je ne l’ai quittée que pour te chercher, mon enfant, et Dieu t’a ramenée vers moi. Que son nom soit béni ! Ce Dieu est bon aussi, Lisette. Tu n’as pas oublié ta Bible ? J’en suis sûre, tu lisais si bien. Moi, je n’y suis pas habile, mais j’ai appris des versets qui me consolaient un peu, et je me les disais bien des fois par jour. Ne te cache pas comme cela, Lisette, c’est ta mère qui te parle. Ta petite fille est venue dans mes bras hier. C’est un ange maintenant et elle parlera à Dieu pour toi. Ne sanglote pas si fort, tu la retrouveras dans le ciel, car je suis sûre que tu tâcheras d’y aller, à cause de ta petite Nancy. Écoute, je vais te dire les promesses de Dieu à ceux qui se repentent ; seulement n’aie pas peur.

Madame Leigh joignit les mains et chercha à répéter bien nettement tous les passages de miséricorde et d’amour qu’elle put se rappeler. Elle entendait bien, à la respiration oppressée de sa fille, que celle-ci écoutait ; mais elle était si agitée et si troublée qu’elle vit bien qu’elle ne pouvait plus parler. C’était tout ce qu’elle pouvait faire que de ne pas pleurer tout haut.

Enfin elle entendit la voix de sa fille.

— Où l’a-t-on mise ? demanda-t-elle.

— Elle est en bas. Elle a l’air si tranquille, si heureux.

— Savait-elle parler ? Ô mon Dieu, si j’avais seulement pu entendre sa petite voix ! J’en rêvais, ma mère. Pourrai-je la revoir encore une fois ? Ô ma mère, si je me donne bien de la peine, si Dieu est très miséricordieux, et que j’aille au ciel, je ne la reconnaîtrai pas, je ne reconnaîtrai pas mon enfant, elle m’évitera comme une étrangère, elle cherchera Suzanne Palmer et toi ! oh ! quel malheur ! quel malheur !

Elle tremblait dans son extrême angoisse. Tout en parlant, elle avait découvert son visage, et elle cherchait à lire dans les yeux de madame Leigh ce qu’elle pensait. Lorsqu’elle vit ces yeux fatigués remplis de larmes, qu’elle aperçut les lèvres tremblantes, elle jeta ses bras autour du cou de sa mère, et pleura comme cela lui était arrivé souvent dans ses chagrins d’enfant ; mais cette fois, la douleur était plus amère et plus profonde.

Sa mère la serra sur son sein, la consolant comme un enfant, et elle reprit un peu de calme.

Elles restèrent ainsi de longues heures. Enfin, Suzanne Palmer monta avec une tasse de thé pour madame Leigh. Elle regarda la mère donner à manger à sa fille, qui résistait, l’encourageant par mille ruses ingénieuses. Ni l’une ni l’autre ne s’apercevaient que Suzanne fût là. Le soir, elles s’endormirent dans les bras l’une de l’autre, mais Suzanne coucha par terre, auprès d’elles.

On emmena le petit corps (sacrifice involontaire dont le rappel dans la patrie céleste avait ramené sa pauvre mère égarée), on l’emporta dans les montagnes qu’elle n’avait jamais vues de son vivant. On n’osa pas la déposer auprès de son austère grand-père, dans le cimetière de Milnerow, mais on l’ensevelit dans un cimetière isolé, au sein des bruyères, là où les quakers déposaient autrefois leurs morts. On l’enterra sur le penchant éclairé par le soleil, où s’épanouissent les premières fleurs du printemps.

Guillaume et Suzanne habitent la ferme d’Upclose. Madame Leigh et Lisette vivent dans une petite chaumière cachée dans un pli de terrain. Thomas est maître d’école à Rochdale, et il aide Guillaume à soutenir leur mère. Tout ce que je sais, c’est que, si la chaumière est cachée dans une vallée verdoyante, le moindre signe de douleur sur la montagne s’y fait entendre ; à ces appels de la souffrance ou de la maladie répond une femme triste et douce, qui sourit rarement, et dont les sourires sont plus tristes que ses larmes ; elle sort de sa retraite lorsqu’un nuage pèse sur une autre demeure. Bien des cœurs bénissent Lisette Leigh ; mais elle… elle implore toujours son pardon… le pardon qui lui permettra de revoir son enfant. Madame Leigh est paisible et heureuse. Lisette est précieuse à ses yeux comme la pièce d’argent perdue et retrouvée. Suzanne répand la joie et le soleil autour d’elle. Ses enfants se lèvent et la disent bienheureuse. L’une d’elles s’appelle Nancy. Lisette l’amène souvent jusqu’au cimetière de la montagne, et là, pendant que l’enfant fait des guirlandes de marguerites, Lisette s’assied près d’un petit tombeau et pleure amèrement.



FIN




UNE MÉSALLIANCE

HISTOIRE D’AMOUR




I


Ce matin, madame Rochdale est restée longtemps à la porte de l’école à causer, madame Rochdale, autrefois ma maîtresse, aujourd’hui mon amie. Ma cousine, la maîtresse d’école du village, se lamentait sur le sort de son fils George qui se bat en Crimée, et elle disait, la pauvre femme, que personne ne pouvait comprendre ce qu’elle éprouvait, personne, si ce n’est une mère avec un fils unique.

Madame Rochdale sourit comme savent sourire ceux qui ont acquis la paix par l’épreuve de leur patience ; je retrouve encore quelquefois les traces de ses douleurs sur son visage, et je suppose qu’elles ne disparaîtront jamais complètement. Nous changeâmes de conversation, et, au bout d’un instant, elle s’éloigna.

Une mère avec un fils unique ! Tout le pays savait l’histoire de madame Rochdale et de son fils ; mais depuis longtemps on avait cessé d’en parler, tout haut, du moins, bien qu’on la racontât encore en confidence à tous les nouveaux arrivants dans le village. Chaque été, je voyais encore les étrangers qui occupaient la maison de ma cousine contempler de tous leurs yeux la toiture du château quand elle passait, ou écarter les rideaux pour apercevoir madame Rochdale.

Ils avaient raison. Elle est bonne à voir et à connaître, c’est une femme entre mille.

Il ne peut y avoir aucun inconvénient, peut-être pourra-t-il y avoir quelque avantage à raconter ici son histoire.

Il faut d’abord que je la décrive. À l’heure qu’il est, je la trouve encore la plus belle personne que j’aie connue. Et pourquoi une femme ne serait-elle pas belle à soixante ans ? La beauté qui résiste ainsi, et elle résiste parfois, car je l’ai vue, est nécessairement la plus noble et la plus pure, parfaitement indépendante de la forme et du coloris ; c’est une beauté qu’aucun art ne peut procurer à la jeunesse ; mais lorsqu’on la possède une fois, on ne la perd jamais jusqu’au jour où le couvercle du cercueil, en se refermant sur le dernier et le plus céleste sourire, en fait à jamais un souvenir charmant.

Madame Rochdale était grande, trop grande dans sa jeunesse ; mais la taille est un avantage, passé quarante ans. Ses traits, plus doux qu’énergiques, paraissaient plus doux encore sous les bandeaux de ses cheveux gris ; peut-être étaient-ils réguliers, je ne suis pas artiste, je n’en sais rien ; mais là n’était pas son charme, c’était une grâce inexprimable, insaisissable, sa présence éclairait une maison, et son absence la replongeait dans l’ombre ; c’était la majesté douce et polie de sa tournure, ses paroles et ses mouvements pleins d’harmonie. Quand elle se taisait, l’aimable aisance de ses manières mettait à l’aise tous ceux qui l’entouraient. Quand elle parlait, sans jamais parler beaucoup, elle semblait toujours par instinct dire aux gens ce qui pouvait leur plaire, au bon moment, comme il fallait. C’était le type de la femme bien élevée, le plus rare de toute l’espèce humaine, ce type qui se détache de tout ce qu’on a coutume d’appeler des femmes charmantes ou des personnes distinguées.

À vingt-trois ans, elle devint la femme de M. Rochdale ; à vingt-cinq, elle était veuve. À partir de ce moment, sa vie tout entière se concentra sur son fils ; il avait un an et il était déjà Samuel Rochdale, seigneur du manoir de Thorpe et de Stretton Magna, propriétaire de l’une des plus grandes terres du comté. Pauvre petit enfant !

C’était l’enfant le plus faible et le plus maladif que ma mère eût jamais vu, à ce que je lui ai entendu dire ; mais il se fortifia dans son adolescence et devint un beau jeune homme ressemblant assez à madame Rochdale : seulement l’orgueil de race qu’on sentait dans les manières de la mère avec un certain charme, était devenu chez le fils de la hauteur et de la confiance en lui-même. Il était le personnage le plus important de la maison lorsqu’il faisait encore rouler son cerceau, et bien longtemps avant d’avoir quitté les vestes, il avait pris sa place comme maître suprême du château ; il permettait cependant à sa mère d’en rester maîtresse.

Il l’aimait beaucoup, je crois, mieux que ses chevaux, ses chiens ou son fusil ; il soutenait qu’elle était la meilleure mère qu’il y eût en Angleterre, et plus jolie dix fois que toutes les jeunes filles qu’il connaissait.

Alors la mère souriait et secouait la tête avec une incrédulité crédule. Elle ne le fatiguait pas de ses caresses, elle s’était bientôt aperçue que les garçons n’y prennent pas plaisir : lui du moins ne les aimait pas ; elle parlait toujours de lui en disant : « mon fils », ou M. Rochdale, en sous-entendant l’orgueil qu’il lui inspirait, le bien qu’elle pensait de lui. Cependant tout le monde dans la maison et dans le village savait bien ce qu’il en était. On ne les voyait guère ensemble, excepté le dimanche. D’année en année on l’avait vue traverser la nef, tenant d’abord son petit garçon par la main, puis suivie par le joyeux écolier. Maintenant elle s’appuyait fièrement sur le bras du jeune homme, et chacun disait hautement que c’était bien le fils de sa mère, passionnément aimé, comme ont fait toutes les femmes depuis que la jeune Ève sourit au petit Caïn en disant : « J’ai acquis un homme par l’Éternel. »

Il arriva ainsi à ses vingt et un ans. Ce jour-là, madame Rochdale, pour la première fois depuis son veuvage, ouvrit sa maison et invita tout le voisinage. La matinée fut consacrée aux pauvres gens ; le soir, il y avait un dîner et un bal.

Je devais l’habiller ; depuis mon enfance j’étais pour elle une espèce de femme de chambre et de modiste amateur. Je dis amateur dans le sens exact du mot, puisque c’était l’affection et le respect profond que j’éprouvais pour elle qui m’avaient donné l’habitude de fréquenter ainsi le château. La tendresse engendre la tendresse ; on a toujours un sentiment de bienveillance pour ceux qu’on a traités avec bonté, et madame Rochdale avait du goût pour moi. C’était grâce à son secours, et surtout grâce à elle-même, que j’avais reçu une meilleure éducation qu’il n’appartenait naturellement à la fille de son régisseur ; mais cela ne fait rien à l’histoire.

Madame Rochdale était debout devant sa glace avec une robe de velours noir, elle était toujours en noir, parfois avec un ruban gris ou lilas. Elle venait d’ouvrir un écrin et elle attachait à son cou et à ses bras blancs et ronds encore, en dépit de ses quarante-cinq ans, des joyaux de famille qu’elle n’avait pas portés depuis vingt ans.

Je les admirais.

— Oui, c’est joli, mais je ne me reconnais plus avec des diamants, Marthe. Je les porterai deux ou trois fois, et puis, je les abandonnerai à ma belle-fille.

— À votre belle-fille. Est-ce que M. Rochdale ?…

— Non, répondit-elle en souriant, M. Rochdale n’a pas encore fait son choix, mais j’espère qu’il ne tardera pas. Les jeunes gens font bien de se marier de bonne heure, surtout quand ils sont riches et bien nés. Je serai bien contente quand mon fils aura choisi une femme.

Elle avait l’air de croire qu’il n’avait qu’à choisir, comme les rois et les sultans.

Je souris. Elle se méprit sur ma pensée et reprit avec une nuance de sévérité :

— Vous vous trompez, Marthe. Je vous répète que je serais extrêmement satisfaite si cela arrivait aujourd’hui.

— Ah ! madame Rochdale, quelle est la veuve, mère d’un fils unique, qui ait jamais été extrêmement satisfaite lorsqu’elle a découvert tout d’un coup, pour la première fois, qu’elle n’était plus tout au monde pour lui, qu’une femme étrangère avait surgi, pour l’amour de laquelle il était tenu de quitter son père et sa mère ?

— C’est une parole juste, mais les mères ont peine à la comprendre au premier abord.

J’ai pensé depuis que c’était une étrange coïncidence que l’événement eût précisément justifié ce soir-là les paroles de madame Rochdale. La plus jolie, et incontestablement la plus aimable de toutes les jeunes filles du comté parmi lesquelles on pouvait supposer que le jeune Rochdale jetterait le mouchoir, c’était mademoiselle Célandine Childe, la nièce et l’héritière de sir John Childe… Je me rappelle avoir été frappée de ce nom un peu étrange, emprunté au poème de Wordsworth, et qui allait merveilleusement à mademoiselle Childe, disait madame Rochdale.

Je fus de même avis lorsqu’en regardant à la portière de la salle de bal, je l’aperçus au milieu des autres jeunes filles comme on aperçoit une pâquerette au milieu d’un pré. Elle était plus petite que toutes les autres danseuses, très blanche, avec des cheveux couleur d’or, les seuls cheveux vraiment dorés que j’aie jamais vus. Sa tête était penchée comme le calice d’une fleur dans l’herbe. Sa robe était d’un vert pâle comme pour perpétuer l’illusion. Peut-être la nature elle-même avait-elle approprié cette nuance au teint de la jeune fille. Gaie, délicate, innocente et pure, dès qu’on la regardait, on se prenait à avoir envie de la serrer dans son sein comme une fleur.

Le bal eut un grand succès. Madame Rochdale remonta dans sa chambre bien longtemps après minuit ; mais ses joues brillaient encore de tout l’éclat de l’orgueil maternel. Elle avait retrouvé un air de jeunesse, et il fallait bien admettre ce fait, constamment soutenu par les générations précédentes, que nos mères et nos grand’mères étaient infiniment plus jolies que nous. Assurément aucune des beautés de la salle de bal ne pouvait, à mon sens, se comparer à madame Rochdale. J’avais envie de le lui dire. J’essayai d’insinuer vaguement quelque chose qui se rapprochât un peu de ma pensée.

Madame Rochdale répondit, sans s’apercevoir du compliment :

— Oui, j’ai vu dans ma jeunesse de bien belles personnes, mais mon fils m’a fait remarquer, ce soir, plusieurs jeunes filles qu’il admirait, une entre autres.

— Était-ce mademoiselle Childe, madame ?

— Comme vous êtes fine, petite Marthe ! Comment avez-vous pu deviner cela ?

Je répondis en m’excusant que, dans le coin où je servais les glaces, j’avais entendu plusieurs personnes remarquer les attentions de M. Rochdale pour mademoiselle Childe.

— Vraiment ? dit-elle avec un peu d’aigreur. Au bout d’un instant elle ajouta avec une certaine hauteur :

— Vous vous êtes trompée, ma chère, M. Rochdale ne serait pas assez impoli pour faire une attention exclusive à qui que ce fût parmi ses hôtes ; mais mademoiselle Childe est étrangère dans nos environs. Elle reprit bientôt : — C’est une charmante jeune fille. Mon fils me l’a fait remarquer, et… et je suis parfaitement de son avis.

Je laissai tomber la conversation, et madame Rochdale ne la reprit pas.

Un mois après, je me demandais si elle ignorait ce que tous les domestiques du château et tous les villageois de Thorpe savaient à merveille et discutaient sans relâche à la cuisine, à l’office, à la porte des chaumières, c’est-à-dire que, depuis un mois, notre jeune maître renonçait à ses chiens, à ses chasses à la loutre et même aux courses du comté pour aller faire assidûment sa cour à Ashen-Dale.

Cependant sir John et mademoiselle Childe vinrent deux fois déjeuner au château. Je la vis, la jolie petite créature, accompagnant madame Rochdale qui allait donner à manger aux cygnes ; elle avait plus que jamais l’air d’une fleur. Une fois, M. et madame Rochdale montèrent en cérémonie dans le carrosse de famille, où ils furent secoués pendant deux heures pour aller et deux heures pour revenir par les mauvais chemins qui firent presque mourir le vieux cocher ; ils étaient allés dîner à Ashen-Dale.

Enfin, pendant la semaine de Noël, après vingt Noëls passés solitairement, notre dame du château fit ses préparatifs pour aller passer trois jours au même endroit, comme c’est l’habitude parmi les familles du comté, un jour de repos, un jour de gala et le jour du départ.

J’étais à la porte quand elle revint au château. Ses joues ordinairement colorées et fraîches étaient un peu pâles, ses yeux étincelaient ; mais elle avait les paupières alourdies comme si elle retenait depuis longtemps ses larmes. M. Rochdale ne conduisait pas, il était assis à côté d’elle et paraissait aussi un peu grave. Il lui donna tendrement la main pour sortir de voiture. Elle lui répondit par un sourire affectueux et monta l’escalier en s’appuyant sur son bras.

Ce soir-là, les domestiques qui avaient été à Ashen-Dale discutèrent la question avec ceux qui étaient restés à la maison, et tout fut réglé d’une manière satisfaisante, jusqu’à la fortune de la mariée et à sa robe de noces de Bruxelles ou de point d’Angleterre.

Cependant madame Rochdale ne disait toujours rien. Elle avait l’air heureux ; mais elle était pâle, toujours pâle. Notre jeune maître était d’une gaieté inimaginable. C’était, comme je l’ai dit, un beau et aimable jeune homme, un peu changeant dans ses goûts et facile à influencer, disaient quelques personnes ; mais il n’y avait que les vieilles gens de cet avis-là, et on ne les écoutait pas. Nous regardions mademoiselle Célandine Childe comme la plus heureuse personne du monde.

Elle avait l’air du même avis lorsqu’au bout d’un certain temps elle vint rendre une visite de trois jours ; ensuite sir John s’en retourna ; mais il laissa mademoiselle Childe au château.

Le soir (c’était le moment de l’année où on commence à s’apercevoir de la soirée), en passant près de la porte du salon, j’avais entendu notre jeune maître qui parlait à mademoiselle Childe des « primevères dans les bois » ; ce soir-là j’aidais madame Rochdale à sa toilette. Elle était debout devant sa fenêtre. C’était après le dîner ; elle était remontée chez elle pour se reposer.

— Voyez, Marthe.

Elle me montrait la terrasse qui conduisait à l’étang. Les deux jeunes gens se promenaient lentement, lui, ne la quittant pas du regard, elle, les yeux baissés, baissés jusqu’à terre ; mais son bras s’appuyait sur celui de M. Rochdale avec une sérénité et une confiance qui disaient assez qu’elle se sentait le droit de s’y appuyer toute sa vie.

— C’est donc vrai, madame Rochdale ?

— Oui, Marthe. Que dites-vous de mes enfants ?

Quelques larmes lui vinrent aux yeux : ses lèvres tremblèrent légèrement ; mais elle les regardait et souriait toujours.

— Êtes-vous satisfaite, madame ?

— Tout à fait. C’est ce qu’il peut arriver de plus heureux au monde… pour lui. Ils se marieront à Noël.

— Et vous…

Elle me mit doucement la main sur les lèvres et dit en souriant :

— Nous avons le temps de penser à cela, tout le temps.

À partir de ce jour-là, elle devint peu à peu moins pâle, et retrouva entièrement son humeur sereine et égale. Il était évident qu’elle commençait à aimer beaucoup sa future belle-fille, il eût été difficile de faire autrement et ce n’était point par une simple forme qu’elle les appelait tous deux « ses enfants ».

Pour Célandine, qui n’avait jamais connu sa mère, elle semblait aimer madame Rochdale presque autant que son fiancé. Les deux dames étaient constamment ensemble, et elles paraissaient promettre ce spectacle, qu’on dit inouï, d’une mère et d’une belle-fille aussi unies que si elles eussent été de la même chair et du même sang.

Les commères branlaient la tête en disant : « Cela ne durera pas. » Je crois que cela eût duré. Pourquoi non ? C’étaient deux femmes au cœur élevé, tendre, dévoué. Toutes deux étaient prêtes à aimer ce qu’il aimait, à renoncer à tout pour le rendre heureux. En lui, le fils et le fiancé, elles se rencontraient, en lui elles apprirent à s’aimer.

Il est étrange que les femmes n’en jugent pas toujours ainsi, étrange qu’une jeune fille ne s’attache pas de préférence, après sa propre mère, à la femme qui a porté celui qu’elle aime, qui l’a nourri, soigné, qui a souffert pour lui plus qu’aucune autre créature ne peut souffrir, excepté sa femme, encore pas toujours. Il est bien étrange qu’une mère, affectueuse et bonne pour tout ce qui plaît à son fils, pour son cheval ou son chien, n’aime pas, par-dessus tout, la créature qu’il aime le mieux au monde, celle de qui dépendent, sa vie durant, son bonheur, son repos et son honneur. Hélas ! pourquoi faut-il qu’une relation si simple, si naturelle, si sainte, semble si pénible et reste presque sans exemple, même parmi les femmes vertueuses de ce monde ! Mères, femmes, à qui la faute ? Est-ce parce que chacune exige trop pour elle-même, trop peu pour l’autre, parce que l’une oublie qu’elle a été jeune, l’autre qu’elle sera vieille un jour ? Ou bien est-ce que, dans le plus tendre dévoûment des femmes, il reste un grain de jalousie qui leur fait oublier cette vérité aussi profonde en amour qu’en charité : « qu’il vaut mieux donner que recevoir ! » Peut-être une vieille fille comme Marthe Stretton n’a-t-elle pas le droit de discuter cette question. Mais je veux dire une chose, c’est que je puis pardonner beaucoup à une belle-fille qu’on n’aime pas, rien à celle qui n’aime pas.

Et maintenant après cette longue digression, qui n’est pas aussi étrangère au sujet qu’elle peut paraître au premier abord, je reviens à mon histoire.

L’année grandit, puis elle décrut ; vers la fin, madame Rochdale me dit que c’était une des années les plus heureuses qu’elle eût jamais connues.

Je le crois d’autant plus que comme la plupart des grands bonheurs, elle avait commencé par une douleur vaincue. Mais personne ne s’aventurait à parler de cela, et peut-être la mère ne se fût-elle pas avoué maintenant à elle-même l’existence momentanée de la douleur.


II


Les jeunes gens devaient se marier à Noël ; mais au commencement de décembre, lady Childe qui était malade depuis longtemps, vint à mourir. Cela retarda le mariage. Le fiancé dit bien haut et répéta que c’était « fort dur ». La jeune fille ne dit rien. En conséquence toutes les femmes de chambre et toutes les servantes du château, comme toutes les demoiselles du village, s’étendaient sur la dureté de cœur de mademoiselle Childe, surtout lorsqu’elle partit bientôt après avec le pauvre sir John pour voyager pendant trois mois loin de son fiancé.

Pour mon compte, je l’avais suivie des yeux dans le château quelques jours avant son départ. Oh ! Samuel Rochdale, qu’aviez-vous donc mérité du ciel pour être doté de l’amour de deux femmes pareilles, votre mère et votre fiancée !

Célandine partit. Le château devint triste lorsqu’elle n’y fut plus. Madame Rochdale disait qu’elle ne s’étonnait pas que son fils fût souvent absent, c’était bien naturel. Mais elle ne disait cela qu’à moi, avec d’autres elle ne remarquait jamais ses absences.

Ces absences continuaient, se prolongeaient, Chez la plupart des jeunes gens, on n’y aurait pas fait attention ; mais Samuel aimait tant sa mère qu’il avait été rare jusque-là, dans sa vie, qu’il passât ses soirées loin d’elle. Maintenant, pendant les nuits orageuses de mars, dans les doux crépuscules d’avril, pendant les clairs de lune de mai, madame Rochdale restait seule dans le grand salon où l’année précédente ils étaient si heureux à eux trois.

Elle restait là, grave et calme, lisant ou tricotant, disant, quand elle disait quelque chose, qu’il était naturel que son fils s’amusât au dehors.

Un jour je l’entendis qui lui demandait où il avait été ce soir-là.

Il hésita, puis il dit : — Au village, ma mère.

— Encore ! Comme vous aimez vous promener au clair de lune dans le village !

— Croyez-vous ? et il battait ses bottes avec sa canne. Peut-être, ma mère, le clair de lune est charmant, vous savez, et ici… les soirées sont bien longues.

— C’est vrai, et sa mère soupira à demi ; mais bientôt, vous savez, Célandine reviendra.

Peut-être m’étais-je trompée ; mais il me sembla que le jeune homme rougit. Il siffla son chien et quitta la chambre.

— Comme ces amoureux sont susceptibles ! dit madame Rochdale en souriant. Il a de la peine à supporter qu’on lui parle d’elle. Je voudrais les voir mariés.

Mais ce souhait ne devait pas encore être exaucé. Sir John Childe souffrant, exigeant, demandait qu’on lui laissât encore six mois sa nièce. Ils étaient jeunes, il était vieux, il n’avait pas longtemps à vivre. Ils étaient d’ailleurs fiancés l’un à l’autre, pourquoi ne pas attendre ? Un an de plus ou de moins ne faisait pas grand’chose à ceux qui se sentaient fermement unis pour leur vie entière. Depuis le jour même de ses fiançailles, ne se sentait-elle pas la fidèle femme de Samuel ?

C’est ainsi, à ce que dit madame Rochdale, que raisonnait Célandine avec cet amour qui, dans sa plénitude, reconnaît à peine la séparation. Sa mère future en lisant des passages de sa lettre s’arrêta, suffoquée par les larmes.

Le jeune homme consentit à ce nouveau délai, il ne dit pas une seule fois que c’était bien dur. Madame Rochdale recommença à dire, mais d’un ton moins assuré, qu’ils se marieraient à Noël suivant.

Cependant notre jeune maître avait l’air parfaitement satisfait : il chassait, il pêchait, il se promenait dans les champs comme de coutume et son entrain était étonnant.

Il continuait également ses promenades au clair de lune avec une persévérance louable. Une ou deux fois j’entendis assurer qu’il ne se promenait pas seul.

Mais tout le monde dans le pays était si attaché au jeune maître, tout le monde respectait et aimait tant sa mère, qu’il se passa quelque temps avant que le plus faible écho de ces mauvais bruits arrivât aux oreilles de madame Rochdale.

Je n’oublierai jamais le jour où elle l’apprit.

Elle m’avait envoyé chercher pour l’aider à cueillir du raisin ; elle aimait souvent à faire sa récolte elle-même pour envoyer les plus belles grappes à ses amis ou aux pauvres malades dans le village. Elle était dans la serre quand j’arrivai. Un seul regard me fit voir qu’elle était troublée, mais elle arrêta la question avant qu’elle fût sortie de mes lèvres.

— Non, Marthe, ce n’est rien. Tenez, coupez cette grappe, je la tiens.

Mais sa main tremblait tellement que la grappe tomba et s’écrasa, teignant de rouge les pierres. Je la ramassai sans qu’elle y fît attention.

Tout d’un coup elle porta la main à son front :

— Je suis fatiguée, dit-elle, nous ferons cela un autre jour.

Je la suivis à travers le jardin, jusqu’à la porte du vestibule. En entrant elle donna l’ordre d’atteler sur-le-champ.

— Je vous ramènerai chez vous, Marthe ; je vais au village.

Or le village était situé à une demi-lieue environ du château, ce n’était qu’une réunion de chaumières. Il n’y avait que trois bonnes maisons : celle du boucher, celle du boulanger et l’école. Madame Rochdale traversait rarement Thorpe en voiture, encore moins s’y arrêtait-elle.

Elle s’arrêta cette fois pour faire dire quelque chose à l’école, puis s’adressant au domestique :

— Allez, dit-elle, chez le boulanger.

Le vieux Jean tressaillit, il toucha vivement son chapeau, je le vis chuchoter sur le siège avec le cocher. Je devinais bien pourquoi.

— Chez le boulanger, madame Rochdale ? Ne pourrai-je pas y aller pour vous ? Pourquoi vous donner cette peine ?

Elle me regarda en face, je sentis que je devenais écarlate.

— Merci, Marthe, je tiens à y aller moi-même.

Je me tus ; mais je compris alors qu’elle savait et qu’elle devinait que je savais ce dont parlait tout le village. Quel pouvait être son motif en agissant ainsi ? Voulait-elle montrer qu’elle ignorait les bruits ? Non, car c’eût été impliquer un mensonge, et madame Rochdale était rigidement, absolument véridique dans ses paroles et ses actions. Ou bien était-ce pour prouver à tous les menteurs et à tous les médisants que la dame du château se faisait conduire en plein jour à la porte où… ? Madame Rochdale m’arracha à mes réflexions en disant tout d’un coup d’une voix ferme et nette :

— C’est un honnête homme, n’est-ce pas, Hine le boulanger ?

— Oui, madame.

— Il a… une fille qui sert dans la boutique.

— Oui, madame.

Elle tira le cordon par une secousse subite, et sortit de la voiture. Deux petites taches rouges brûlaient sur ses joues ; du reste, elle était, comme à l’ordinaire, calme, majestueuse, grave.

Je me demandai ce que Nancy en pensait, la belle Nancy Hine, qui riait et plaisantait avec sa liberté accoutumée derrière son comptoir, mais qui s’arrêta stupéfaite en voyant la voiture du château.

Je les apercevais par la fenêtre de la boutique, la fille du boulanger et la mère du jeune maître. Je voyais briller les yeux de madame Rochdale, tout en donnant de sa voix ordinaire quelque ordre pour sa maison, et profitant de cette occasion pour examiner attentivement la grande jeune fille aux traits réguliers qui rougissait gauchement devant elle ; elle était embarrassée cette fois, bien que j’eusse entendu dire que Nancy Hine était fille de trop d’esprit pour avoir rougi depuis qu’elle avait vingt ans.

Je crois qu’on la calomniait ; on la calomniait alors et par la suite. Elle avait de l’esprit, beaucoup plus que la plupart des jeunes filles de sa classe : elle avait l’air hardi et résolu ; mais elle n’était pas dépourvue de conscience et de droiture.

Pendant l’entrevue qui ne dura pas deux minutes, je crus qu’il valait mieux rester à la porte. Naturellement, lorsque madame Rochdale rentra dans la voiture, je ne fis aucune remarque ; elle ne dit rien non plus.

Elle me donna le gâteau pour les enfants de l’école. De la porte, je la regardai passer, et j’aperçus encore un moment à la fenêtre de la voiture ce profil si fin, si noble et si délicat.

Comment un jeune homme, fils d’une pareille mère, élevé par elle, fiancé à une charmante créature comme Célandine, pouvait-il abaisser ses goûts, ses habitudes, ses instincts et faire la cour à une villageoise, — belle, il est vrai, mais de cette beauté grossière qui serait passée à trente ans, pour la conquérir illégitimement, disait-on même — assurément c’était impossible. Ce qu’on disait du jeune M. Rochdale et de Nancy Hine ne pouvait être vrai.

Je crois que sa mère était du même avis ; si elle l’avait cru, aurait-elle pu s’éloigner avec le calme sourire qu’elle nous avait laissé pour adieu aux enfants de l’école et à moi ?

M. Rochdale était parti pour l’Écosse avant cet incident. Il ne paraissait pas pressé de revenir, pas même lorsqu’un caprice du vieillard ramena tout d’un coup sir John Childe et sa nièce à Ashen-Dale.

Madame Rochdale s’y rendit sur-le-champ et ramena Célandine avec elle. Nous vîmes tous avec joie les deux dames, la mère et la fille se promener ensemble dans leur douce intimité, errer dans les serres, parcourir les environs en voiture et rire ensemble en donnant le soir à manger aux cygnes de l’étang.

Il semblait qu’il n’y eût au monde ni médisants, ni calomniateurs, ni filles de boulanger.

Hélas ! cela dura quatre jours, les derniers jours où j’ai vu un air de bonheur et de jeunesse à madame Rochdale, les derniers où j’ai vu Célandine Childe joyeuse et séduisante dans sa jeune beauté.

Le cinquième jour, la voiture de sir John Childe arriva au château, non pas lentement, majestueusement, comme de coutume, mais avec une rapidité menaçante. Il resta enfermé deux grandes heures avec madame Rochdale dans la bibliothèque. Puis elle sortit, son pas était lourd, elle paraissait portée par une force machinale, mais sans baisser la tête ni les yeux. Elle me dit d’aller appeler mademoiselle Childe, qui lisait dans le pavillon. Elle l’attendit à la porte du vestibule.

— Maman !

Sur le désir de madame Rochdale, elle avait déjà pris l’habitude de lui donner ce tendre nom ; mais, cette fois la mère en parut péniblement frappée.

— Maman, y a-t-il quelque chose ? dit la jeune fille devenant pâle et se suspendant à son bras.

— Rien qui doive vous alarmer, ma chère, rien qui ait aucune importance à mes yeux. Je sais que c’est faux, absolument faux, cela ne peut pas être.

Sa voix encore agitée avait l’accent de la colère plutôt que de l’effroi. Les couleurs de Célandine reparurent.

— Si c’est faux, maman, n’y pensons plus, dit-elle d’un air caressant. Mais qu’est-ce que c’est ?

— Quelque chose que votre oncle a entendu dire. Quelque chose qu’il tient à vous répéter. Peu importe, cela ne peut rien faire ni à vous ni à moi. Venez, mon enfant.

Naturellement ce qui se passa dans la bibliothèque ne transpira pas au dehors. Une heure après madame Rochdale m’envoya chercher.

Elle était dans sa chambre, elle écrivait. Ses yeux avaient une expression résolue, dure, farouche, très pénible à voir. Cependant quand Célandine entra doucement avec son pas léger et son pâle visage, madame Rochdale leva la tête avec un tendre sourire.

— A-t-il lu ? Est-il satisfait ? Et elle prit avec une négligence affectée une lettre fraîchement écrite, que mademoiselle Childe lui apportait.

La jeune fille fit un signe d’assentiment, puis, s’agenouillant près de la table, elle appuya sa joue sur l’épaule de madame Rochdale.

— Laissez-moi écrire, maman, un petit mot, seulement pour lui dire que je… que je ne crois pas…

— Chut ! et les lèvres tremblantes furent fermées par un baiser aussi résolu que tendre. Non, pas un mot, mon enfant. Moi, sa mère, je puis lui parler d’une pareille chose, pas vous.

Je me sentais défaillir à la pensée que cette fragile jeune fille, pure comme une fleur, eût même appris qu’il existait un péché dont non seulement sir John Childe, mais toutes les commères des environs accusaient son fiancé. Je sus par la suite que le baronnet avait insisté pour que M. Rochdale niât le fait sur-le-champ et absolument, sans quoi l’engagement devait être rompu.

La mère avait réclamé le droit de poser elle-même cette question à son fils, et c’était ce qu’elle venait d’écrire dans cette lettre qu’elle cachetait et dont elle mettait l’adresse d’une main ferme, et avec un sourire moitié résolu, moitié dédaigneux.

— Marthe, mettez ceci à la poste vous-même et dites à la femme de chambre de mademoiselle Childe que sa maîtresse restera encore huit jours au château. Oui, mon enfant, cela vaut mieux.

Alors s’asseyant pesamment dans le grand fauteuil, madame Rochdale attira Célandine vers elle, et je la vis prendre sur ses genoux la frêle petite personne comme un enfant pour l’envelopper dans le grave et paisible silence d’une affection inexprimable.

Il fallait quatre jours pour avoir une réponse des bruyères où M. Rochdale chassait alors. Le temps devait sembler long à ces deux pauvres femmes dont la vie entière dépendait de lui, d’un oui ou d’un non.

Le dimanche, suivant dans l’intervalle, toutes deux parurent à l’église le matin et le soir. À cette exception près, elles ne sortirent pas, et on ne les vit guère circuler dans la maison qu’à l’heure du dîner. Alors, donnant le bras à sa compagne, madame Rochdale descendait et prenait place au bout de la longue table, mettant toujours mademoiselle Childe à sa droite.

Le vieux maître d’hôtel disait que cela lui faisait mal de les voir toutes deux regarder la place vide au haut de la table.

Le cinquième jour arriva et s’écoula sans lettres. Le sixième de même. Dans la soirée, la mère donna l’ordre de préparer la chambre de M. Rochdale, il était possible qu’il revînt à l’improviste ; mais il ne revint pas.

Je crois que madame Rochdale et mademoiselle Childe passèrent la moitié de la nuit debout.

Le lendemain matin, elles déjeunèrent ensemble comme de coutume dans le petit salon. En traversant le parc, car dans mon inquiétude j’avais maintenant affaire tous les jours au château, je les vis toutes les deux assises à la fenêtre, attendant la poste.

Attendre la poste ! Bien des gens connaissent cette cruelle attente ; mais peu de personnes ont attendu comme elles.

Le palefrenier arrivait lentement, balançant négligemment dans ses mains le sac de la poste. Elles le voyaient venir par la fenêtre.

Le maître d’hôtel ouvrit le sac comme de coutume et distribua le contenu.

— En voilà une de notre jeune maître, Dieu nous bénisse ! qu’elle est grosse !

— Laissez-moi la monter, Guillaume, car je vis qu’elle était adressée à mademoiselle Childe.

Machinalement, en montant, mes yeux s’arrêtèrent sur l’adresse de la grande écriture facile de M. Rochdale, puis je remarquai le cachet net et ferme. Cette fois il ne portait pas les devises sentimentales dont il aimait naguère à se servir, c’était son cachet d’affaires, portant ses armes. Le cœur oppressé, je frappai à la porte du petit salon.

Mademoiselle Childe ouvrit.

— Ah ! maman, c’est pour moi, pour moi ! Et avec un cri de joie elle saisit et ouvrit la grande enveloppe.

Une foule de lettres en tombèrent, ses jolies petites lettres, les siennes, adressées à Samuel Rochdale.

Elle restait debout, les regardant d’un air effaré, elle cherchait dans l’enveloppe. Il n’y avait rien.

— Qu’est-ce que cela veut dire, maman ? Je ne comprends pas.

Mais madame Rochdale avait compris. — Laissez-nous, Marthe, dit-elle d’une voix rauque en refermant la porte sur moi. Alors j’entendis un cri étouffé et quelqu’un tomba par terre.


III


Les deux dames ne descendirent pas pour goûter. Elles firent dire en bas que mademoiselle Childe était indisposée. Je ne pus venir à bout de voir madame Rochdale, bien que je fusse toute la journée autour de la maison. À la tombée du jour, on vint me dire que la maîtresse me demandait.

Elle était assise dans la salle à manger, sans lumière. Elle était là, immobile comme une statue. Je n’osais pas lui parler, je tremblais à l’idée du seul son de sa voix, mon amie, ma maîtresse, ma chère madame Rochdale !

— Marthe !

— Oui, madame.

— Marthe, je voudrais… Ici la voix s’arrêta.

Je ne sais pas ce qui m’empêcha sur un premier mouvement de faire et de dire des choses que l’instinct le plus simple me dit l’instant d’après que personne ne devait dire et faire dans ce moment auprès de madame Rochdale, moi moins que personne. Ainsi, par un effort, je restai silencieuse dans le demi-jour, silencieuse et immobile comme elle.

— Marthe, je voudrais… Et la voix était devenue ferme. Je voudrais vous envoyer faire une commission pour laquelle j’ai besoin d’une personne à laquelle je puisse absolument me fier.

J’avais le cœur sur les lèvres ; mais naturellement je dis seulement : — Oui, madame.

— Je voudrais que vous allassiez au village, chez… chez… la jeune personne à la boutique du boulanger.

— Nancy Hine.

— Ah ! elle s’appelle ainsi ! Oui, je me souviens, Nancy Hine. Amenez-la ici, au château, sans qu’on vous voie, si c’est possible.

— Ce soir, madame ?

— Ce soir. Donnez les raisons que vous voudrez, ou plutôt n’en donnez point. Dites que madame Rochdale voudrait lui parler.

— Rien d’autre ? demandai-je doucement après un long silence.

— Rien d’autre. Allez sur-le-champ, Marthe.

J’obéis implicitement. Quoique cette mission m’eût surprise et même stupéfaite, je savais que madame Rochdale faisait toujours ce qu’il y avait de plus sage et de plus utile à faire dans les circonstances données. Je savais aussi que sa droiture et l’énergie de son caractère l’amenaient souvent à faire des choses auxquelles n’auraient jamais pensé des femmes plus faibles ou d’un cœur moins simple.

À travers le brouillard d’une soirée de septembre, je m’en allais donc aveuglément chercher Nancy Hine.

Elle causait à la porte du boulanger. Le feu du four éclairait toute sa personne. Ses bras rosés, blanchis par la farine, étaient croisés sur une robe de travail convenable et propre. Même les gens les plus sévères avouaient que, chez elle, Nancy était active et industrieuse ; on disait seulement qu’elle avait trop de goût pour la toilette le dimanche, et que d’habitude elle se tenait un peu au-dessus de sa situation.

— Nancy Hine, je voudrais vous dire un mot.

— Ah ! c’est vous, Marthe Stretton. Dites alors, nous n’avons pas de secrets ici.

Son air négligent, pour ne pas dire brusque, m’arrêta. Je me détournai et je redescendis la rue du village. Je n’étais pas bien loin lorsque Nancy mit la main sur mon épaule, elle éclata de rire en me voyant tressaillir et m’entraîna dans la boutique par une porte de derrière.

— Eh bien, voyons ?

La fille du boulanger croisa les bras d’un air de défi. Ses yeux étaient étincelants et tout grands ouverts. Son air était hardi, un peu grossier ; elle paraissait agitée, mais il n’y avait rien de corrompu chez elle, rien qui indiquât la femme tombée que ses voisins se montraient au doigt. Je n’éprouvais pas pour elle autant de dégoût que j’aurais voulu.

— Eh bien, voyons ! répéta-t-elle.

Je lui transmis mot à mot le message de madame Rochdale.

Nancy parut surprise ; non point troublée, alarmée, honteuse, simplement surprise.

— Elle me demande, vraiment ; pourquoi ?

— Elle ne me l’a pas dit.

— Mais vous le devinez naturellement. Eh bien, qui s’en soucie ? Ce n’est pas moi.

Cependant son beau visage hâlé avait changé de couleur. Ses mains tremblaient en ôtant son tablier, en s’arrangeant convenablement comme elle disait. Tout d’un coup elle s’arrêta :

— A-t-on reçu des lettres… des nouvelles… du jeune M. Rochdale ?

— Je crois que oui ; mais cela ne…

— Cela ne me regarde pas, hein ? Voyons, ne soyez pas si brusque, Marthe Stretton. Je viens avec vous, seulement laissez-moi mettre mon chapeau du dimanche.

— Nancy Hine, m’écriai-je, croyez-vous que madame Rochdale vous regarde, que vous ayez une robe de reine ou des haillons de mendiante, si ce n’est que les haillons vous conviendraient mieux. Venez comme vous êtes.

— Je viens, dit Nancy, en me regardant avec colère, et voulez-vous me faire le plaisir de parler poliment, Marthe ? Voyons, la fille de mon père vous vaut bien et votre maîtresse aussi, sortez de la boutique. Je marcherai après. Je n’ai peur de rien.

Cet accent vulgaire, devenant plus vulgaire avec sa colère, ces gestes brusques et gauches, comment notre jeune maître, le fils de sa mère, qui avait vécu toute sa vie avec cette mère chérie, avait-il pu trouver quelque séduction à Nancy Hine ?

Mais ces anomalies de goût ont étonné et étonneront jusqu’à la fin des temps tout le monde, les femmes surtout, parce qu’elles voient en général plus clair et plus loin que les hommes dans leurs affections.

Nancy Hine ne dit pas un mot en se rendant au château. Il était déjà tard ; presque tout le monde était couché. Je laissai la jeune personne dans le vestibule et je montai chez madame Rochdale.

Elle était assise devant le feu dans son petit salon, plongée dans ses réflexions. Dans la chambre à côté, dans le grand lit de cérémonie qu’occupait toujours madame Rochdale, dans ce lit où étaient nées et mortes des générations de Rochdale, dormait la pauvre enfant dont le bonheur avait été si cruellement détruit, car la réponse ou plutôt l’absence de réponse de M. Rochdale à la lettre catégorique de sa mère prouvait jusqu’à l’évidence que l’engagement était rompu et pour une cause suffisante.

— Chut ! ne la réveillez pas, murmura madame Rochdale. Eh bien, Marthe !

— La jeune personne… madame… faut-il la faire monter ?

— Quoi, ici ?

Il est impossible d’exprimer le regard de dégoût, de haine, d’horreur qui obscurcit un instant le visage de madame Rochdale. Les plus nobles des créatures humaines, hommes ou femmes, ne sont peut-être pas celles qui sont nées sans passion, mais celles qui savent réprimer des passions énergiques par une volonté ferme. Dans cet instant, dans cet instant passager, si elle avait pu étrangler la personne qui avait entraîné son fils (Nancy était plus âgée que M. Rochdale et n’était pas sotte), je crois que madame Rochdale l’aurait fait.

L’instant d’après, elle n’aurait rien fait de pareil, elle n’aurait rien fait que ce que pouvait faire une chrétienne au noble cœur.

Elle se leva en disant tranquillement : — Cette jeune personne ne peut pas venir ici, Marthe. Amenez-la… voyons… faites-la entrer dans le salon.

En ouvrant la porte, un moment après, nous vîmes madame Rochdale assise sur l’un des canapés de velours sous la lumière du lustre.

Je ne suppose pas que Nancy Hine se fût jamais trouvée de sa vie dans une pièce aussi élégante et aussi éclairée. Elle semblait étourdie et émerveillée, et, faisant humblement la révérence, elle restait à sa place, les bras enveloppés dans son châle, regardant vaguement autour d’elle.

Madame Rochdale prit la parole : — Vous vous appelez Nancy Hine, je crois ?

— Oui, madame… c’est-à-dire… oui, madame, je m’appelle Nancy.

Elle fit un pas en avant et leva les yeux plus hardiment sur le canapé. Par ce fait, elles se regardèrent longtemps et fixement, la dame du château et la villageoise.

Je remarquai que madame Rochdale avait repris son costume ordinaire du soir, et qu’on n’apercevait dans sa toilette aucun signe de trouble intérieur ; à peine avait-il laissé quelque trace sur sa physionomie.

— Je vous ai envoyé chercher, Nancy Hine, (restez, Marthe, je désire qu’il y ait un témoin de tout ce qui se passe entre cette jeune personne et moi), je vous ai envoyé chercher à cause de certains bruits, plus injurieux encore pour votre réputation, s’il est possible, que pour celle de… l’autre personne. Savez-vous de quoi je veux parler ?

— Oui, madame, je le sais.

— Voilà qui est honnêtement répondu, et j’aime la droiture, dit madame Rochdale après avoir examiné longtemps le visage de la fille du boulanger, maintenant couvert d’une honnête rougeur. Elle reprit avec un petit soupir de soulagement.

— Vous comprenez aussi qu’en qualité de mère de… cette autre personne, je ne puis avoir qu’un motif en vous envoyant chercher, celui de vous faire une question que j’ai plus que personne le droit de vous poser en exigeant une réponse ; me comprenez-vous ?

— Un peu.

— Nancy, reprit-elle, après un long regard, comme si elle était surprise de rencontrer chez cette jeune personne autre chose que ce qu’elle avait attendu, et qu’elle fût amenée par là à lui parler autrement qu’elle n’en avait eu d’abord l’intention, Nancy, je vais vous parler clairement. Toutes les dames, toutes les mères ne vous parleraient pas comme je vous parle, sans colère, sans reproche, dans le seul but de savoir la vérité. Si je croyais ce qu’il y aurait de pis, si vous étiez une pauvre fille trompée par mon fils, je vous plaindrais encore. Mais, le connaissant comme je le connais, et vous voyant aujourd’hui, je ne crois pas cela. Je crois que vous avez pu être imprudente, légère dans votre conduite, mais non coupable. Dites-moi (et l’angoisse de la mère éclata, en dépit du calme et de la dignité de la femme bien élevée), dites-moi un mot pour m’assurer que je ne me trompe pas !

Mais Nancy Hine ne répondit rien ; elle poussa un faible sanglot et laissa retomber sa tête d’un air gauche et embarrassé, comme si la présence de la mère de Samuel lui parlant avec bonté et la regardant jusqu’au fond de l’âme, était une épreuve au-dessus de ses forces.

Cette pauvre mère, à laquelle son dernier espoir venait d’être enlevé, à laquelle son fils unique apparaissait, non seulement comme infidèle à ses serments, mais comme le séducteur systématique d’une jeune fille au-dessous de lui, sans autre attrait que sa grossière beauté, cette pauvre mère se laissa retomber et mit la main sur ses yeux, comme si elle eût voulu désormais cacher à sa vue le reste du monde.

Au bout d’un instant, elle fit un effort pour regarder de nouveau la jeune fille qui se remettait de son remords momentané et qui jetait autour d’elle des regards d’admiration mêlés à quelques sourires assez singuliers.

— D’après votre silence, mademoiselle, je suppose que je m’étais trompée et que… mais je veux vous épargner. Vous aurez assez à souffrir. Il me reste une question que je désire… que je suis obligée de vous faire : Combien y a-t-il de temps que ceci… et le mot qu’elle ne prononçait pas semblait l’étouffer… que ceci dure ?

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire.

— Il faut que je m’explique plus clairement alors. Depuis combien de temps, Nancy Hine, avez-vous été la maîtresse de mon fils, de M. Rochdale ?

— Pas un jour, pas une heure, cria Nancy violemment, en s’approchant du canapé ; faites donc attention à ce que vous dites, madame Rochdale. Je vous vaux bien. Je suis la femme de M. Rochdale.

La mère de M. Rochdale resta muette, regardant la jeune fille qui ôtait un anneau enfilé à un ruban autour de son cou, une bague d’alliance incontestable qu’elle passa à son doigt avec un geste résolu. C’était la main d’une femme habituée au travail qu’elle étendit sous les yeux de madame Rochdale.

— Voyez, que dites-vous de cela ? C’est lui qui l’a mis là. Toute votre colère ne peut pas l’en retirer. Je suis madame Samuel Rochdale, la femme de votre fils.

— Ah ! fit-elle avec un geste de répugnance. Puis, une seconde après, le vrai sentiment féminin rentra dans le cœur de cette vertueuse mère. Mieux vaut ceci que ce qu’on disait, mille fois mieux… Dieu soit loué !

Elle se rassit avec un profond soupir, en remettant la main sur ses yeux comme si elle cherchait à se rendre compte d’une vérité étonnante, impossible. Puis, elle dit lentement :

— Marthe, il me semble que cette… elle hésitait, ne sachant quel nom donner à Nancy ; puis ne lui en donnant point du tout : — Je crois qu’elle pourrait s’en aller.

Nancy, émue, intimidée, sans audace cette fois, se glissait hors de la chambre à ma suite, quand madame Rochdale nous rappela.

— Attendez ; à l’heure qu’il est, il ne faut pas que la… la femme de mon fils sorte seule. Marthe, priez votre père de la ramener chez elle.

La fille du boulanger se retourna à la porte et dit :

— Merci, madame ; mais cette fois, elle ne fit pas la révérence.

Madame Rochdale avait donc trouvé sa belle-fille !


IV


Avant qu’on sût ce qui était arrivé, toute la dynastie du château était changée. Madame Rochdale était partie, elle disparut avant que son fils fût revenu d’Écosse, et ne le revit pas. Madame Samuel Rochdale, naguère Nancy Hine, était la maîtresse de la maison au château. Depuis cent ans, un si beau sujet de commérages n’était pas échu en partage au comté. Naturellement on le discuta, on le retourna, on l’usa jusqu’à la corde.

Madame Rochdale échappa heureusement aux bavardages. Elle partit pour le continent avec sir John et mademoiselle Childe. La voix publique était pour elle contre son fils. On disait qu’il avait tué cette aimable et douce créature qui ne mourut pas cependant, mais qui vécut pour souffrir, ou mieux encore pour surmonter la souffrance ; on disait qu’il avait brisé le cœur de sa noble mère. Quelques-uns de ses anciens amis allèrent le voir, leurs femmes ne vinrent pas voir la sienne. Il avait fait ce que bien des gens respectables redoutent infiniment plus que la plus mauvaise conduite, il avait fait une mésalliance.

La société fut sévère à son égard, plus sévère qu’il ne le méritait. Du moins, on le méprisait, lui et son mariage, pour de mauvaises raisons. Non parce que sa femme, lorsqu’il l’avait choisie, était une personne complètement au-dessous de lui comme éducation, comme goûts, comme sentiments, non parce qu’à cause de cette infériorité il était impossible qu’il éprouvât pour elle autre chose que l’amour le plus dégradant, mais simplement parce que c’était une villageoise, la fille d’un boulanger.

La seule fois que sir John Childe fit allusion à cette misérable et humiliante aventure, il dit avec une compassion hautaine à la mère de Lemuel :

— Madame, quoi qu’elle eût pu être de sa personne, la honte eût été moindre si votre fils n’avait pas épousé une femme d’aussi basse origine. Quelle horreur ! la fille d’un boulanger !

— Sir John, dit madame Rochdale avec dignité, si mon fils avait choisi une femme qui lui convînt et qui fût digne de lui, peu m’eût importé qu’elle eût été la fille du plus pauvre ouvrier de mes terres.


V


— Mademoiselle Marthe, me demanda un jour la femme de notre pasteur, ce qu’on dit est-il vrai ? Est-ce que madame Rochdale va revenir ?

— C’est vrai, je crois.

— Et où va-t-elle habiter, au château ?

— Certainement non. Il y avait un peu d’amertume dans mon accent, j’en ai peur, car la bonne vieille dame me regarda d’un air de reproche.

— Ma chère, ce qu’il y a de mieux à faire dans ce monde, c’est de tirer le meilleur parti possible de la situation que la Providence a voulue, puisqu’Elle l’a permise. Souvent on trouve que les choses les plus pénibles ne sont pas, après tout, aussi déplorables que nous avions cru. J’ai été enchantée aujourd’hui en apprenant que madame Rochdale revenait.

— Mais elle ne revient pas chez eux, elle ne revient pas au château. Elle va prendre une maison dans le village. Elle ne les verra jamais, pas plus que lorsqu’elle était en voyage.

— Mais elle entendra parler d’eux. Cela est bon quelquefois.

— Quand il y a quelque chose de bon à apprendre.

— Je vous ai dit, Marthe, et j’espère que vous avez dit à madame Rochdale qu’il y avait du bon. Quand j’ai été voir madame Lemuel pour la première fois, c’était simplement en qualité de femme du pasteur, pour accomplir ce que je regardais comme un devoir. J’ai trouvé ce devoir plus facile que je ne m’y attendais.

— Parce qu’elle se rappelait sa position… — (son ancienne position, ma chère, reprit madame Wood), qu’elle n’a montré ni affectation ni prétention, mais qu’elle est restée tranquille, modeste et reconnaissante de la bonté que vous lui témoigniez.

— Cela et quelque chose encore. Plus je l’ai vue, plus j’ai senti qu’elle pouvait ne pas plaire, mais que c’était une personne à respecter. Elle a joué tolérablement un rôle très difficile, celui d’une personne ignorante élevée tout d’un coup à la richesse, enviée par la classe à laquelle elle appartenait naguère, méprisée et repoussée par celle où elle est entrée. Elle a dû apprendre à se comporter en maîtresse là où elle était autrefois une égale, et en égale là où elle était autrefois inférieure. Il est difficile d’imaginer une épreuve plus pénible en ce qui regarde la position sociale.

— La position ? elle n’en a point. Personne ne va la voir, si ce n’est vous. Et pourquoi irait-on ?

— Et pourquoi n’irait-on pas, ma chère ? Une femme qui, depuis son mariage, s’est conduite avec une convenance parfaite, dans la sphère à laquelle on l’a élevée, qui a vécu dans la retraite et ne s’est imposée aux égards de personne, qui, en dépit de ce qui manque à son éducation et à son caractère, est une bonne femme, une bonne maîtresse…

— Comment savez-vous cela ?

— Simplement parce que son mari s’absente rarement de chez lui, même pour une journée, parce qu’elle a gardé tous ses domestiques depuis cinq ans, et qu’ils parlent tous bien d’elle.

Je ne pouvais pas nier ces faits. Tous les environs le savaient comme moi. Les plus fiers gentilshommes n’avaient pas l’audace de fermer les yeux à la vérité même lorsqu’ils contemplaient d’un air méprisant madame Lemuel Rochdale se promenant tristement en voiture, pendant les longs après-midi d’été, sans une seule amie à aller voir, sans personne qui vînt la visiter, même à l’église ; on se moquait de sa corpulence et de la lourdeur de ses mouvements, car l’âge ne l’avait pas rendue plus légère : on disait qu’elle était pâteuse comme les pains de son père, et on s’étonnait du goût qu’elle conservait pour arborer les plus beaux chapeaux de toute la congrégation.

J’avais contre elle un sentiment bien amer ; mais cependant je la plaignis un jour lorsqu’elle s’avança imprudemment à la première table des communiants, et que tous les chrétiens respectables attendirent la seconde. On ne revit plus les Rochdale à la communion. Qui pourrait s’en étonner ?

Les uns remarquaient pour lui en faire honneur, d’autres pour s’en moquer, que, chez elle ou au dehors, son mari la traitait toujours avec respect et considération. Plusieurs fois, des chasseurs du voisinage qui avaient déjeuné au château racontèrent que madame Lemuel Rochdale avait pris à table la place de la maîtresse, avec une taciturnité grave, qui obligeait tout le monde à oublier comment on avait plaisanté et ri à travers le comptoir avec Nancy Hine dans le temps passé…

Quant à son brave vieux père, il n’avait pas longtemps dérangé son aristocratique gendre ; il était mort tranquillement, honorablement dans une bonne chambre du château, et il avait été honorablement enterré sous une belle pierre consacrée à la mémoire de « M. Daniel Hine » ; mais on avait omis « le boulanger », à la grande indignation de notre village qui trouvait que, si un marchand ne peut rien emporter dans l’autre monde, au moins doit-il y conserver le souvenir de son commerce.

Madame Rochdale revint, et prit la seule maison qui pût lui convenir dans le voisinage. Elle se trouvait à une petite distance du village, et à une lieue du château. Bien des gens, je crois, lui conseillaient de s’établir dans une autre partie du comté ; mais elle répondit simplement qu’elle aimait mieux vivre là.

Son douaire était accru d’une pension fournie par la propriété que mon père, resté l’intendant de M. Rochdale, lui payait régulièrement ; c’était, je crois, la seule relation qui subsistât entre elle et le château où elle avait passé sa vie ; elle ne semblait pas en chercher d’autres. Le seul endroit où elle eût eu la chance de rencontrer les habitants du château était l’église de Thorpe, et elle allait habituellement à une petite chapelle de la paroisse voisine, en disant que c’était plus près de chez elle. Elle reprit ses anciennes habitudes de charité, la simple vie qu’elle menait naguères, et, bien que ses ressources fussent fort diminuées, au près et au loin, tout le monde rivalisait d’égards et de respect pour elle.

Mais madame Rochdale n’avait pas l’air heureux. Elle avait beaucoup vieilli, c’était décidément une femme âgée. Au lieu de la sérénité douce qui la caractérisait naguère, elle avait toujours l’air agité comme si elle attendait et qu’elle cherchât quelque chose qu’elle ne trouvait pas. Pendant bien des semaines après son installation dans sa nouvelle demeure, elle tressaillait lorsqu’on frappait à la porte, elle suivait des yeux les étrangers à cheval qui passaient devant sa fenêtre, comme si elle se disait — il viendra peut-être voir sa mère. Mais il ne vint pas, et, au bout de quelque temps, elle retrouva la dignité patiente d’une douleur sans espoir.

Bien des gens disaient, parce que le nom de Lemuel ne sortait jamais de ses lèvres, qu’elle nourrissait contre lui un ressentiment implacable. Je crois que ce n’était pas vrai. Elle aurait peut-être eu de la peine à lui pardonner ; la plupart des mères eussent eu de la peine à sa place ; mais quelle est la mère à laquelle le pardon soit impossible ?

Elle avait toujours dans sa chambre à coucher, à côté de celui de son père, un portrait de lui fait dans son enfance, et un jour, ouvrant par hasard un tiroir, fermé d’ordinaire, je vis quoi ? Les robes blanches de Lemuel enfant, sa casquette d’écolier, sa ligne à pêcher et un vieux cahier d’appâts.

Après cela, qui pouvait croire que sa mère fût implacable ?

Cependant elle était assurément plus dure que par le passé, plus sèche et plus sévère dans ses jugements, moins indulgente pour les petits défauts de ceux qui l’entouraient. À l’égard de son fils, sa disposition était impénétrable. Elle semblait s’être retranchée et fortifiée derrière un rempart de patience ; il fallait un grand coup pour atteindre la citadelle désolée du pauvre cœur d’une mère abandonnée.

Le coup vint. Nul ne peut douter de quelle main, ni pourquoi il fut envoyé.

Madame Rochdale était arrêtée à la porte de l’école lorsque le fils de ma cousine, George, qui avait été voir passer la chasse, rentra en courant :

— Ô ma mère, le maître est tombé de cheval, il est mort !

— Mort ! — Oh ! quel cri ! Dieu me fasse la grâce de n’en jamais entendre un pareil !

Nous apprîmes bientôt que le récit n’était pas exact, M. Rochdale s’était évanoui, il était gravement blessé, il est vrai ; cependant la blessure n’était pas mortelle ; mais… sa pauvre mère !


VI


Elle resta pendant une heure étendue par terre dans l’école, absolument insensible. Nous croyions qu’elle ne reviendrait jamais à elle. Quand elle ouvrit enfin les yeux, et que nous pûmes parvenir à lui faire lentement comprendre que les choses n’étaient pas aussi désespérées qu’elle l’avait craint, à peine parut-elle en état d’accepter cette consolation.

— Mon chapeau, Marthe, mon chapeau ! Il faut que j’aille le trouver ! Mais elle ne pouvait pas se tenir debout.

J’envoyai chercher mon père. Il vint, amenant avec lui le docteur Hall qui venait de quitter M. Rochdale.

Notre docteur était un excellent homme, en qui tout le monde avait confiance. En l’apercevant, madame Rochdale se redressa pour écouter son récit de l’accident ; nous écoutâmes tous, personne ne pensait aux froides exigences de la politesse. C’était une simple fracture qui se guérirait avec quelques semaines de soins et de repos absolu.

— Du repos, surtout, chère madame, dit le docteur qui avait vu madame Rochdale rattacher vivement son manteau et regarder du côté de la porte. Je ne répondrais pas de l’effet de dix minutes seulement d’agitation mentale.

Madame Rochdale comprit. Le visage de la malheureuse mère se contracta douloureusement. Elle fit un pas en arrière avec un mouvement d’orgueil.

— Je vous assure, docteur Hall, que je n’avais pas… c’est-à-dire j’avais déjà changé d’intention.

Elle se laissa retomber sur son fauteuil, ferma les yeux, serra ses lèvres tremblantes et joignit tranquillement ses mains inutiles : il semblait qu’elle cherchât à remettre son fils patiemment et sans révolte entre les bras de Celui qui peut seul guérir, de Celui qui blesse et dont les mains bandent la plaie.

Elle demanda enfin tout d’un coup :

— Et qui est avec lui ?

— Sa femme, répondit le docteur Hall sans hésitation ; elle le soigne bien, avec tendresse et il l’aime.

Madame Rochdale garda le silence.

Au bout d’un instant elle retourna chez elle dans la voiture du docteur Hall, et, sur son désir, je l’y laissai seule.


VII


Après ce terrible coup, j’allai pendant cinq jours au château tous les soirs et tous les matins, et de là à l’habitation de madame Rochdale pour lui apporter des nouvelles et apprendre le rapport que le docteur Hall ne manquait jamais de lui transmettre. Les nouvelles étaient presque toujours bonnes ; mais l’angoisse de ce « presque » semblait atteindre les forces de la mère jusqu’à leur source intime ; il y avait des moments où, dans son immobilité forcée, sa physionomie avait quelque chose d’insensé.

Dans l’après-midi du sixième jour, il était tard, c’était un dimanche de décembre et il pleuvait ; presque personne, excepté moi, ne songeait à sortir ; je me demandais s’il n’était pas temps d’aller chez madame Rochdale lorsqu’une personne enveloppée dans un manteau et un capuchon parut sur le sentier qui menait à notre porte. C’était elle.

— Marthe, j’ai besoin de vous. Non, merci, je n’entre pas.

Cependant elle fut obligée de s’appuyer un instant contre la vérandah toute mouillée ; elle était pâle et hors d’haleine.

— Vous n’avez pas peur de faire une course avec moi par cette pluie ? Une longue course ? Non ! Eh bien, mettez votre châle et venez.

Sans qu’elle m’eût dit rien de plus, sans que j’eusse tenté une question, je savais, aussi bien que si elle me l’eût dit, où elle allait. Nous traversâmes des sentiers boueux, des bois détrempés où les perdrix se levaient à notre approche ; nous franchîmes des barrières, nous passâmes sous les sombres sapinières jusqu’à ce que nous fussions arrivées en face du château. Il n’était point changé depuis le temps passé, seulement il n’y avait plus de paons sur la terrasse et les cygnes ne venaient plus à la maison ; personne ne leur donnait à manger ni ne les caressait.

— Marthe, voyez-vous cette lumière à une fenêtre ? Oh ! mon pauvre enfant !

Elle étouffait, elle cherchait à reprendre haleine en s’appuyant sur mon bras, puis, s’avançant d’un pas ferme vers la maison, elle sonna.

— Je crois qu’il y a un nouveau domestique, il ne vous connaîtra peut-être pas, madame Rochdale, dis-je, pour la préparer.

Mais elle n’avait pas besoin d’être préparée. Elle demanda madame Lemuel Rochdale avec le plus grand sang-froid, comme si elle faisait une visite ordinaire.

— Madame est allée se reposer, madame, monsieur avait été plus mal, et elle avait passé toute la nuit auprès de lui. Mais il est mieux aujourd’hui. Dieu soit loué !

Le domestique semblait vraiment ému comme si ce n’était pas seulement des lèvres qu’il servait son maître et sa maîtresse.

— J’attendrai madame Lemuel, dit madame Rochdale en entrant tout droit dans la bibliothèque.

Le domestique suivit en demandant respectueusement quel nom il devait annoncer.

— Une dame, voilà tout.

Nous attendîmes un quart d’heure environ. Puis madame Lemuel parut l’air un peu agité, et, en dépit de sa belle robe, plus modeste et plus timide que Nancy Hine ne l’était jadis.

— Je vous demande pardon de vous avoir fait attendre, madame. J’étais avec mon mari. Peut-être êtes-vous étrangère et ne savez-vous pas combien il a été malade. Je vous demande pardon.

Madame Rochdale releva son voile et madame Lemuel sembla sur le point de rentrer sous terre, comme on dit vulgairement.

— Vous êtes probablement étonnée de me voir ici, commença madame Rochdale, cependant vous devez comprendre… une mère… La voix lui manqua, il lui fallut un moment avant de pouvoir reprendre en mots entrecoupés : — Je voudrais… voir… mon fils.

— Bien volontiers, madame Rochdale, dit Nancy d’un accent pénétré. J’avais eu un moment l’idée de vous faire demander ; mais…

L’autre fit un geste comme pour indiquer qu’elle ne pouvait pas parler et prit le chemin du premier. Nancy la suivit. À la porte de la chambre, cependant, Nancy l’arrêta :

— Attendez une minute, je vous en prie. Il a été si malade : laissez-moi lui dire, seulement pour le préparer…

— C’est mon fils, mon fils à moi. Ne craignez rien, dit madame Rochdale d’un ton où l’amertume et l’angoisse se disputaient le pas. Elle poussa de côté la femme et entra.

Nous entendîmes un faible cri : — Ô ma mère ; ma chère mère ! — Un sanglot et ce fut tout !

Madame Lemuel ferma la porte et s’assit sur les marches de l’escalier en pleurant. J’oubliai qu’elle avait été Nancy Hine, et je pleurai avec elle.

Madame Rochdale resta longtemps dans la chambre de son fils. Personne ne l’interrompit, pas même la femme. Madame Lemuel allait et venait dans la maison avec agitation, s’asseyant quelquefois pour causer familièrement avec moi, puis se reprenant et rappelant sa dignité. Elle avait fait de grands progrès. Ses manières et son accent étaient modifiés. Il était évident aussi que son esprit avait été cultivé, et que le bruit public n’avait pas menti lorsqu’on disait ironiquement que M. Rochdale avait renoncé à élever des chiens et qu’il élevait sa femme. Si cela était vrai, elle faisait honneur à son maître. Mais Nancy Hine avait toujours passé pour une fille intelligente.

Elle était gauche encore, lourde et sans grâce, elle ne possédait pas cette aisance simple qui établit d’une manière évidente le fait de la naissance et de l’éducation, quelle que puisse être la simplicité de la toilette ou des manières. Mais il n’y avait chez elle rien de grossier ou de désagréable, rien qui frappât comme une preuve de cette vulgarité innée et ineffaçable qui vient de la nature autant que de l’éducation, et que tout le soin possible et toute l’élégance extérieure ne peuvent jamais complètement dissimuler.

J’ai vu plus d’une dame, incontestablement bien née et bien élevée, infiniment plus vulgaire que madame Lemuel Rochdale.

Nous étions assises près du feu dans la salle à manger. Les domestiques entrèrent, faisant machinalement leur service accoutumé ; ils apportèrent un plateau.

Madame Lemuel commença à s’agiter.

— Croyez-vous, mademoiselle Marthe, qu’elle voulût rester pour souper ici ? Aimerait-elle à passer la nuit ? Faut-il donner l’ordre de préparer une chambre ?

Mais je ne pouvais pas répondre des mouvements de madame Rochdale.

Avec le temps, elle redescendit, l’air calme et heureux, ineffablement heureux. Je ne sais pas si, vingt-sept ans auparavant, elle avait été plus heureuse lorsqu’elle avait reçu dans son sein son fils nouveau-né, ce fils qui venait de renaître pour elle par la réconciliation et la tendresse. Elle dit même avec un doux sourire à la femme de son fils :

— Je crois qu’il voudrait vous voir. Si vous montiez ?

Nancy disparut comme un éclair.

— Il dit, murmura madame Rochdale en regardant le feu, qu’elle a été une bonne femme.

— Elle a fait de grands progrès sur beaucoup de points.

— C’est probable. La femme de mon fils ne pouvait faire autrement, repartit madame Rochdale, d’un certain air qui interdisait toute critique ultérieure sur le compte de Nancy. Évidemment, elle devenait à l’avenir « la femme de mon fils ».

Madame Lemuel revint. Elle avait pleuré, ses manières envers sa belle-mère étaient empreintes d’un mélange de reconnaissance et de plaisir.

— Mon mari dit, puisque vous ne voulez pas coucher ici, qu’il espère que vous souperez et que vous prendrez la voiture pour retourner.

— Merci, certainement. — Et sans y penser, peut-être, madame Rochdale s’assit sur son fauteuil accoutumé auprès du feu. Elle soupira plusieurs fois, mais son air heureux ne s’altéra pas. Ce soir-là, disparut pour toujours ce regard douloureux d’une personne qui cherche, sans jamais trouver ; elle avait trouvé.

Je crois qu’une mère, complètement et éternellement sûre de l’affection et du respect profond de son fils, ne devrait jamais être jalouse de ses autres affections, pas même pour sa femme. Il y a dans le cœur de tout homme vertueux une force et une pureté d’attachement qu’il n’éprouve, qu’il ne peut éprouver pour aucune femme au monde comme pour sa mère.

Le souper était servi ; madame Lemuel fit un pas vers sa place ordinaire, puis recula avec un regard d’excuses.

Mais madame Rochdale s’assit tranquillement à la place d’un hôte, de côté, laissant à la femme de son fils la place de maîtresse de la maison, au haut de la table.

Peut-être fus-je seule à éprouver un amer sentiment d’humiliation et de regret en voyant ma chère, ma noble madame Rochdale assise à la même table que Nancy Hine.

Depuis ce dimanche, la mère alla tous les jours voir son fils. Cet événement fit le sujet des conversations dans tout le village. Quelques braves gens s’en réjouirent ; mais je crois que la généralité fut choquée de la réconciliation. On avait toujours cru que « madame Rochdale avait plus de cœur », on s’étonnait qu’elle se fût ainsi abaissée ; naturellement, c’était seulement à cause de sa maladie, il pouvait lui convenir d’être bien avec son fils, mais il était impossible qu’elle fît jamais attention à Nancy Hine !

J’étais de cet avis. Mais les commères ne savaient pas qu’il y avait une grande différence, une différence toujours croissante entre madame Lemuel Rochdale et Nancy Hine.

J’ai déjà dit ce que je crois et ce que madame Rochdale croyait aussi, que l’infériorité de la naissance ne constitue pas nécessairement une mésalliance. J’ai dit aussi que l’opinion publique était un peu injuste envers la fille du boulanger. Sans doute, elle était intelligente, ambitieuse ; elle avait le désir de s’élever et elle avait été enchantée d’y parvenir en épousant le seigneur du lieu. Mais je crois qu’elle était vertueuse, qu’elle n’était pas sans conscience, et je suis fermement convaincue qu’elle l’aimait. Une fois mariée, elle chercha à s’élever au niveau de sa situation afin de mériter et de conserver l’affection de son mari. Ce qui aurait rendu une femme d’une nature plus vulgaire intolérablement orgueilleuse avait rendu Nancy plus humble. Elle n’avait pas renoncé à une once de sa fierté naturelle, car elle avait le cœur bien placé ; mais elle eut le bon sens de comprendre que la vraie dignité consiste, non à exiger un honneur qu’on ne méritait pas, mais à tâcher de conquérir le mérite qui reçoit naturellement l’honneur et les égards.

Ce fut probablement à cette qualité qu’elle dut l’incontestable et grande influence qu’elle exerçait sur son mari. Peut-être aussi, à dire le vrai, (je ne voudrais pour rien au monde que madame Rochdale pût lire cette page), parce que Nancy était d’une nature plus énergique que celle de M. Rochdale. Doux et indolent, il lui était plus aisé de se laisser gouverner que de gouverner, pourvu qu’il ne s’en doutât pas. Voilà pourquoi la douce Célandine ne put pas conserver l’amour que l’énergique fille de Daniel Hine sut conquérir et n’avait pas chance de perdre.

Madame Rochdale me dit après avoir soigneusement observé pendant quelques semaines les habitudes de la maison de son fils : « Je ne crois pas qu’il soit malheureux. Cela aurait pu être pis. »

Désormais, les gentilshommes des environs de Thorpe furent « surpris » et « choqués » toutes les semaines. D’abord on vit ce pauvre M. Rochdale, l’air encore très malade, mais parfaitement heureux, se promener en voiture avec sa mère à côté de lui, et sa femme avec son chapeau le plus hideux, assise en face d’eux. Secondement, on vit les deux dames, en voiture ensemble, plusieurs fois et toutes seules ! Le village ne pouvait en croire ses yeux ! Troisièmement, le jour de Noël, on aperçut madame Rochdale à sa place dans le banc du château et, lorsque son fils et sa femme arrivèrent, elle alla jusqu’à sourire !

Après quoi tout le monde abandonna cette belle-mère réconciliée comme une personne perdue !


VIII


Trois mois s’écoulèrent. C’était l’époque où la plupart des familles considérables du comté étaient à Londres. Lorsqu’ils revinrent peu à peu, elles apprirent le fait étonnant qui s’était passé entre madame Rochdale et son fils. Quelques-uns furent extrêmement scandalisés, d’autres plaignirent la faiblesse maternelle, mais on disait qu’elle vieillissait et qu’elle était excusable de pardonner.

— Mais naturellement, elle ne compte pas que nous allions voir madame Lemuel.

— Je ne crois pas, dit doucement la femme du recteur. Madame Rochdale diffère de la plupart des dames, c’est non seulement une femme bien élevée, c’est aussi une chrétienne.

On remarquait cependant que le flot de l’amertume contre la « parvenue » décroissait tous les jours. D’abord quelque étrangère bienveillante remarqua qu’elle était vraiment belle, et pour confirmer ce bruit, la pauvre Nancy, par quelque bonne chance, se mit à maigrir, probablement grâce aux courses qu’elle faisait tous les jours pour aller voir madame Rochdale. La rumeur se répandit que madame Rochdale, l’une des femmes les plus cultivées et les plus instruites de sa génération, avait entrepris de former l’esprit de sa belle-fille.

Il était évident qu’une influence puissante était à l’œuvre, d’après le changement qui s’opérait tous les jours chez madame Lemuel. Ses manières devenaient plus tranquilles, plus mesurées ; sa voix avait un accent plus doux ; sa toilette, y compris ses malheureux chapeaux, rentra dans les couleurs qui convenaient à sa tournure et à son embonpoint. Un jour, un second étranger alla jusqu’à demander qui était cette femme à l’air distingué. On le fit taire. Mais l’effet de sa réflexion subsista.

Peu à peu la question se modifia, on se demandait : « Madame Rochdale compte-t-elle que nous allions voir madame Lemuel ? »

Mais madame Rochdale, qui savait tout cela, puisque tout le monde savait tout dans notre village, ne daigna accorder le moindre signe de ses intentions dans un sens ni dans l’autre.

La difficulté s’accroissait tous les jours, madame Rochdale était depuis longtemps l’objet du respect et des égards de tous ses voisins. La question « visite ou non-visite » était à l’ordre du jour de tous les côtés. L’exemple de madame Rochdale était puissant, cependant les familles du comté conservaient les préjugés de leur classe et beaucoup d’entre elles avaient eu un grand goût pour la pauvre Célandine Childe.

Je n’ai pas dit encore un mot de mademoiselle Childe. Elle était toujours sur le continent. Madame Rochdale parlait rarement d’elle ; mais j’avais souvent remarqué comment ses yeux s’illuminaient à la vue des lettres de cette élégante écriture que je connaissais si bien. Rien n’avait pu rompre l’attachement qui existait entre elles.

Un jour, elle méditait depuis longtemps sur une des lettres de Célandine et elle avait plusieurs fois ôté ses lunettes (hélas ! oui, comme je l’ai dit, madame Rochdale était devenue vieille) et elle les avait essuyées avec soin. Enfin elle m’appela d’une voix ferme : — Marthe ! et je la trouvai debout auprès, de son miroir, elle souriait.

— Marthe, je vais à la noce.

— Vraiment, et de qui, madame ?

— De mademoiselle Childe. Elle se marie la semaine prochaine.

— Et à qui ? m’écriai-je stupéfaite.

— Vous souvenez-vous de M. Sinclair ?

Je me le rappelais lien. C’était le recteur d’Ashen-Dale. C’était un des adorateurs que le bruit public avait donnés naguère à mademoiselle Childe.

— C’était donc vrai, madame Rochdale ?

— Oui. Par la suite, il est devenu et est resté son meilleur ami, le plus sincère et le plus tendre. Maintenant…

Madame Rochdale s’assit souriant toujours, mais soupirant aussi. J’éprouvai un moment une certaine amertume que je me reprochai ensuite à l’idée que l’amour pouvait mourir et être enterré. Cependant Celui qui a fait le cœur humain sait assurément mieux que nous ce qui lui convient. Je sais une chose d’ailleurs qui en explique beaucoup d’autres, c’est que le Lemuel Rochdale que Célandine avait aimé n’était pas, n’avait jamais été le véritable Lemuel Rochdale ; cependant…

Quelque chose dans mes regards me trahit, car madame Rochdale, se retournant vers moi, dit positivement :

— Marthe, je suis très heureuse de ce mariage, profondément et complètement satisfaite. Elle sera heureuse, ma pauvre Célandine.

Et je crois en effet qu’elle a toujours été heureuse.

Lorsque madame Rochdale revint du mariage, elle m’envoya chercher un matin.

— Marthe, me dit-elle, et un sourire effleurant ses lèvres me rappela notre dame du château dans sa jeunesse : je vais étonner le village, j’ai l’intention de donner un dîner. Voulez-vous faire les invitations ?

Elles étaient adressées, sans exception, aux meilleures familles de nos environs. Littéralement aux meilleures, aux plus estimables, à des gens comme madame Rochdale elle-même, pour qui la position était un simple vêtement dont ils se servaient ou non, sans jamais cacher les personnes elles-mêmes, l’humanité commune que nous devons tous à notre père Adam et à notre mère Ève. Des gens qui n’avaient point de raison pour s’accrocher au rang qu’ils devaient à leur naissance, aux égards qui leur revenaient de droit, et dont le noble sang se montrait par la noblesse de leurs manières et de leurs actions. Voilà la vraie aristocratie, et elle n’est pas rare dans notre pays.

Thorpe tout entier était sur le qui-vive au sujet de ce dîner extraordinaire ; jusque-là (les commères disaient que c’était parce qu’elle n’avait personne à mettre à table en face d’elle) madame Rochdale s’était dispensée de tout devoir de ce genre. Maintenant, son fils prendrait-il sa place naturelle chez elle ? Et s’il la prenait, que ferait-on de sa femme ? Quelque estime qu’on portât à madame Rochdale, pouvait-on s’attendre à voir les meilleures familles, dans quelque circonstance que ce fût, se trouver en face de Nancy Hine ?

Je n’ai pas besoin de dire qu’on discuta cette question pendant huit jours, et que chacun savait ce que pensait et ce que voulait son voisin infiniment mieux que le voisin lui-même. La moitié du village était à la porte ou à la fenêtre, ce mémorable jour où les diverses voitures qu’on attendait se dirigèrent vers l’habitation de madame Rochdale.

À l’intérieur, nous étions assez calmes. Les préparatifs n’avaient pas été longs ; elle vivait habituellement avec une simple élégance et même dans cette grande occasion, elle donnait une chère proportionnée à ses ressources, rien de plus. Un déploiement de luxe eût été inutile ; tous ses hôtes étaient ses amis.

Madame Rochdale, habillée richement, avec un soin particulier (comme je me souvenais bien d’une autre toilette analogue, si j’avais osé m’en souvenir !), était assise dans sa chambre. Elle ne descendit dans le salon que lorsque tous les invités furent arrivés.

Elle entra alors, mais elle n’entra pas seule ; elle donnait le bras à une dame de trente ans environ, d’une belle tournure, avec un peu d’embonpoint, simplement vêtue, mais avec un goût parfait, à une dame dont personne ne pouvait critiquer ni les manières, ni l’apparence et qu’un étranger aurait probablement remarquée en disant : — Quelle belle personne ! mais comme elle est tranquille !

Madame Rochdale présenta sur-le-champ cette dame à ses invités en disant avec un calme parfait et simple qui faisait plus d’impression que toutes les paroles : « Ma fille, madame Lemuel Rochdale. »

Huit jours après, tout le monde était allé faire visite au château.

Je devrais peut-être finir cette histoire en décrivant les deux mesdames Rochdale unies désormais par les liens de la plus tendre affection. Il n’en fut pas ainsi ; cela eût été étrange et même impossible. La différence d’éducation, d’habitudes, de caractères, était trop grande pour disparaître jamais complètement. Mais la belle-mère et la belle-fille entretenaient de bonnes relations et même une certaine estime amicale basée sur un point d’union assurée où se retrouvent et se mêlent les plus vives affections de toutes deux. Peut-être, comme il arrive souvent à ceux qui sont comblés de fidèles affections, et qui finissent par les mériter, M. Rochdale arrivera-t-il avec le temps à être digne non seulement de sa femme, mais de sa mère.

Madame Rochdale est tout à fait vieille maintenant. On ne la rencontre guère en dehors de la petite route où se trouve sa maison, elle l’occupe toujours et refuse de la quitter. Mais si vous la rencontriez, vous ne sauriez manquer de vous retourner pour jeter encore un coup d’œil sur sa majestueuse démarche et son charmant sourire. Infailliblement ce sourire repose sur l’homme qui lui donne toujours le bras, et dont on voit tous les jours le cheval à sa porte avec une persévérance égale à celle des jeunes gens qui font la cour. On dit dans le village que notre seigneur, avec toute l’affection qu’on lui connaît pour son excellente femme, est aussi attentif qu’un amoureux pour sa vieille mère qui lui a toujours été si dévouée.

Il manque quelque chose au château, ils n’ont point d’enfants. Peut-être cela vaut-il mieux pour certaines choses, et pourtant je n’en sais rien. Cependant cela est, et puisqu’il en est ainsi, cela doit être bon. Quand cette génération-ci sera éteinte, la génération suivante aura probablement oublié que le dernier M. Rochdale avait fait ce que la société appelait injurieusement « une mésalliance ».

LORD ERLISTOUN



I


— Jeanne, dis-je, lord Erlistoun va venir.

— Vraiment ? dit ma cousine Jeanne, qui n’était pas ma cousine, mais que nous appellerons ainsi, parce qu’il est plus commode de ne pas avoir à raconter son histoire et celle de son pauvre père.

— Jeanne, ma chère, ce piano est-il d’accord ? Regardez-y. Et il faut faire découvrir aujourd’hui les meubles de velours, lord Erlistoun doit venir.

— Oui, mistress Browne, je n’oublierai pas.

— Jeanne, cousine Jeanne, Russell et moi nous manquerons la chasse aux corbeaux ; elle est remise à lundi. Lord Erlistoun va venir.

Cette dernière interruption coupa court à l’insistance de Jeanne. Elle aimait les deux jeunes gens qui le lui rendaient bien.

— Ne vous en désolez pas, Algernon. Les jeunes corbeaux auront quatre jours de plus de ce beau mois de mai, et, après tout, j’aime mieux les voir tuer par quelqu’un qui ne vous vaille pas.

— Qui ne me vaille pas ! Et lord Erlistoun ?

— Bien, cela peut être ; je ne le connais pas.

— Jeanne ! ma chère Jeanne !

— Ma chère mistress Browne !

Cette fois la malice l’emporta : Jeanne me regarda gaiement, elle souriait. Je savais, tout comme Jeanne, qu’un des rares défauts de ma bonne mère était un culte pour tout membre de l’aristocratie. Elle l’avait déjà, m’avait-on dit, lorsque l’honnête Thomas Brown était devenu le chef de la maison de Browne et Cie, négociants. On avait plaisanté alors sur la possibilité de changer cet e final qui était, dans son nom ou son caractère, la seule chose que mon père eût jamais consenti à modifier en faisant fortune. Elle s’appelait alors Susanne Steel ; elle était ouvrière en modes et en robes, et fort jolie ; elle l’était encore lorsqu’elle devint mistress Browne, de Lythwaite-Hall, mère de nombreux enfants, dont il ne lui restait que quatre, mes trois jeunes frères et moi ; elle prenait un plaisir bien excusable à faire valoir encore ses agréments avec ses belles robes, elle qui avait su conserver sa bonne grâce pendant tant d’années sans autre ornement que de la cotonnade et du linsey-wolsey.

Elle aimait aussi un peu à se faire honneur de toutes ses possessions, sa maison, ses voitures, ses domestiques, son argenterie, et même ses fils à Cambridge, bien qu’il me semblât souvent qu’elle était parfois un peu embarrassée de tout cet appareil, de ses fils surtout. Pauvre mère ! la seule chose dont elle ne pût pas faire parade, c’était moi.

J’étais nouveau parmi les splendeurs de Lythwaite-Hall. Mon père l’avait acheté récemment ; il avait récemment pris place parmi les propriétaires fonciers ; c’était tout récemment aussi que j’entendais parler de lords parmi ses connaissances. Cela était probablement dû au rôle qu’il avait joué dans l’organisation de la grande exposition qui, cette année-là, avait confondu toutes les classes. Je n’étais guère satisfait d’ailleurs de voir un visiteur arriver à la maison pendant l’une de mes rares visites. Il me faut du temps pour m’habituer aux gens, même à ma cousine Jeanne. Jeanne et moi, nous étions bons amis maintenant ; oui, les meilleurs amis du monde.

Nous avions fait une longue promenade ce matin-là, nous avions traversé le jardin pour aller voir le massif de muguets, puis par le parc jusqu’au ruisseau, et nous étions revenus par les taillis sous les trois marronniers, car Jeanne disait en riant que lorsqu’elle aurait fait fortune et qu’elle aurait un parc, elle le planterait de marronniers. Je me rappelle ce propos, parce qu’il me prouva qu’en causant comme en nous taisant nous poursuivions tous deux des pensées et des plans d’avenir aussi éloignés que les deux pôles.

— On ne fait pas souvent fortune ; les vaisseaux n’arrivent pas toujours au port, n’est-ce pas, cousine Jeanne ?

Je suis un homme tout uni, je le sais. Il n’y a guère de poésie en moi, et ce qu’il pouvait y en avoir a disparu depuis vingt ans au milieu des Docks et de la Bourse de Liverpool. Peut-être la poésie eût-elle pu revivre ; cela dépendait de certaines choses que j’avais cherché ce matin-là à découvrir sans déranger personne et sans faire parler dans la famille. Je les avais découvertes, ou plutôt j’avais découvert à temps qu’il n’y avait rien à découvrir. Tout en restait donc là, et j’étais redevenu Marc Browne, le fils aîné du brave Thomas Browne, le commis du négociant, appartenant à une autre situation sociale que celle de mes frères Charles, Russell et Algernon Browne, nés après un long intervalle dans les jours de notre prospérité. C’étaient de beaux et braves garçons, bien venus, bien élevés, accoutumés au luxe et à la vie facile. Il n’était pas étonnant qu’ils vécussent si gaiement avec ma cousine Jeanne, et que Jeanne eût tant de goût pour les jeunes gens.

Elle aimait aussi ma mère et se prêtait à merveille à ses manies, la suivant ce matin-là de fauteuil en fauteuil pour ôter les housses avec une patience inépuisable, digne d’une pauvre parente, et puis, avec une gaieté qui n’était guère d’une pauvre parente, se mettant à chanter un couplet ou deux pour son propre amusement.

— Voyons, Jeanne, un instant, croyez-vous que lord Erlistoun…

Cette importante question réglée, Jeanne reprit sa chanson :

Oh ! non, oh ! non, dit Erlistoun,
Ceci ne peut pas, ne doit pas être.
J’ai juré d’aller à Bothwell-du-Mont,
J’ai juré d’y aller ou de mourir.

— Marc, qui donc est lord Erlistoun ?

— C’est lord Erlistoun, je n’en sais pas davantage. Qu’est-ce que vous chantiez donc à son sujet ?

— Oh ! c’est un autre Erlistoun, le héros d’une vieille ballade à moi, personne que vous connaissiez, et rien qui puisse vous intéresser.

Jeanne se trompait parfois. Elle savait beaucoup de choses que je ne savais pas, mais ce n’était pas une raison pour qu’elles ne m’intéressassent pas. Il est vrai que jusqu’alors le journal et le grand-livre avaient à peu près été toute ma littérature, comme pour mon père avant moi. Jusqu’aux dernières années, le tourbillon des affaires d’argent m’avait laissé peu de temps pour d’autres intérêts. Cependant Jeanne se trompait.

Mais je ne la contredis pas. Je la laissai finir sa chanson et je la regardai assise au piano dans le salon, tous les stores baissés, un seul petit rayon de soleil pénétrant à travers les persiennes pour danser en mesure sur le sommet de sa tête.

Ah ! ma chère cousine Jeanne !

Revenons-en à lord Erlistoun.

J’ai été frappé depuis, comme d’une de ces coïncidences qu’on remarque plus tard avec une certaine surprise, que lord Erlistoun fût venu pour la première fois chez nous ce jour-là. On ne l’attendait que le lendemain, et j’étais rentré dans ma chambre quand ma mère heurta à ma porte ; elle était fermée, par hasard.

— Marc, descendez donc, votre père est sorti, les garçons sont allés se promener avec Jeanne, et je ne suis pas habillée. Qu’est-ce que je vais devenir ? Voilà lord Erlistoun qui est arrivé !

Oui, et je le voyais de ma fenêtre, se promenant lentement de long en large devant le portique. Il était grand, mince, avec un habit de chasse gris et une toque écossaise. Il n’avait rien de bien alarmant, et j’osai le dire à ma mère.

— Paix donc, Marc ! Descendez seulement.

En général, je n’aime pas les étrangers et surtout les étrangers du beau monde ; mais ce matin-là toutes les choses et tous les hommes me semblaient indifférents. Il me semblait qu’accomplir les devoirs de chaque jour à mesure qu’ils se présentaient, était la seule chose qu’il valût la peine de faire.

— Ne vous tourmentez pas, ma mère, je vais descendre. Combien de temps faut-il vous en débarrasser ?

— Jusqu’au dîner, si vous pouvez. Miséricorde ! il n’y a pas de gibier aujourd’hui pour le dîner !

Je me dis que les femmes, même les meilleures, se font de singuliers sujets de tourment ; mais je descendis.

— Lord Erlistoun, je crois.

— Monsieur Browne… je vous demande pardon… monsieur.

— Je suis Marc Browne. Je suis fâché que mon père ne soit pas ici pour vous recevoir.

— C’est ma faute, je me suis mépris sur le jour fixé pour ma visite. Cependant puis-je être assez indiscret…

Ses manières supposaient d’avance une réponse, la seule possible ; sa présence n’était probablement pas à l’ordinaire traitée d’indiscrète. Je lui souhaitai la bienvenue, et nous échangeâmes une poignée de main, après un examen réciproque et avec un souvenir vague de nous être vus ailleurs ; mais nous ne fîmes ni l’un ni l’autre allusion à cette première entrevue.

Je me le rappelai parfaitement. Nous autres travailleurs, nous rencontrons rarement chez les femmes de notre classe, encore moins chez les hommes, ces traits délicats et nobles qu’on qualifie ordinairement d’aristocratiques avec assez de justesse, puisque c’est le plus beau type de la simple beauté physique. Souvent arrêtés dans notre croissance par le travail de bureau et la vie des villes, nous atteignons rarement à cette stature élégante et élevée, qui combine la force mâle avec la grâce féminine et aussi à ces mains effilées et à ces ongles en amande. Chaque classe a ses avantages : celui de la perfection physique nous appartient rarement ; elle dépend de chances qui nous manquent habituellement, ou bien elle provient des générations antérieures qui ont légué leur type personnel à leurs enfants ; les soins de l’enfance, l’éducation et la manière de vivre y ajoutent ensuite.

Je vis d’un coup d’œil ce que tout homme intelligent doit voir sans s’en effrayer et sans en avoir honte ; c’est que sur certains points il eût été aussi impossible d’établir une comparaison entre un bidet de travail et un cheval de course qu’entre lord Erlistoun et Marc Browne. Peut-être la série instinctive des réflexions qui m’amenèrent à cette comparaison, ou plutôt à cette distinction, indiquait-elle que je pensais trop à moi-même ; mais il y a des positions où on pense habituellement à soi, et où l’on se compare volontairement ou involontairement aux autres ; j’étais dans cette position ce jour-là.

— Cet endroit-ci est charmant, dit lord Erlistoun.

Il avait raison. J’ai vu bien des maisons de grands seigneurs qui n’étaient pas à moitié aussi belles. Mon père y prenait grand plaisir, et ce ne fut pas sans une certaine satisfaction que j’en fis les honneurs à notre hôte, et que je lui montrai les jardins, les serres, le parc. Il y avait un agréable sentiment d’orgueil à montrer à lord Erlistoun que nous autres gens d’argent nous pouvions aimer la nature et l’air, et dépenser sagement et largement ce que nous n’avions pas hérité, mais bien gagné. En faisant les honneurs de la propriété, je fus moi-même frappé de l’ensemble, de la magnificence des habitudes de mon père et du contraste qu’elles formaient avec le sombre petit bureau de Liverpool, d’où sortait l’argent pour entretenir tout cela.

J’ai pensé quelquefois… mais un fils n’a pas le droit de commenter la conduite de son père, d’un si excellent père.

Notre promenade finit, et la conversation aussi. Nous avions parlé de l’état de l’Europe, de la grande exposition, sujets sur lesquels nous pouvions nous rencontrer, mais qui tombaient à plat les uns après les autres. Je ne suis pas un grand causeur, pour mon propre compte ; mais j’aime à écouter les autres, et je dois avouer que la société de lord Erlistoun me parut assez peu amusante.

Je le conduisis enfin dans son appartement et, au grand soulagement de tout le monde, il n’en sortit qu’au moment du dîner.

Le repas ne dut pas l’amuser beaucoup ; mon père était toujours absent ; ma mère, mon frère et ma cousine étaient tout ce que je pouvais lui offrir. Je me rappelle comment mes frères, pleins d’une confiance puisée à Cambridge dans leur habitude du monde, se mirent volontiers en avant, jusqu’à ce qu’ils eussent été repoussés par une politesse grave qui ne permettait pas les familiarités, et je vois encore ma mère, dont les cordiales excuses au sujet de « la fortune du pot » furent accueillies par un sourire dont la réserve même indiquait une ignorance absolue de ce que pouvait vouloir dire « la fortune du pot ». Ma bonne mère, avec ses joues rouges, sa précipitation, sa robe de soie claire qui faisait un peu trop ressortir son embonpoint, ses gants blancs qui ne voulaient pas aller, ses efforts malaisés pour paraître à l’aise, et sa conversation inépuisable qui laissait paraître les traces de son éducation première ! Je me demandais ce que lord Erlistoun pensait de son hôtesse.

Rien peut-être, car aucun signe extérieur ne manifestait son idée. J’ai vu des hommes d’un caractère réservé, aux traits de fer, dont la physionomie était dure comme un coffre verrouillé ; on devinait au moins par là qu’ils avaient quelque chose à cacher. J’ai vu des hommes fiers et hautains qui cherchaient à se faire un masque de leur physionomie ; mais, de temps en temps, les yeux lançaient un éclair qui vous faisait sentir que c’était un masque et qu’il y avait là-dessous de la chair et du sang. Mais, de ma vie, je n’avais vu une immobilité aussi polie, aussi unie, aussi charmante que paraissait l’être la physionomie de lord Erlistoun, ce premier jour de notre connaissance.

— Qu’en pensez-vous, Jeanne ? lui demandai-je lorsque, mon père étant enfin revenu, je me trouvai libre de m’établir dans mon coin accoutumé et de suivre des yeux ma cousine qui faisait ses affaires comme à l’ordinaire, sans paraître avoir l’intention de rien changer pour notre illustre visiteur. Elle l’avait simplement salué quand je le lui avais présenté. On ne faisait pas d’ordinaire grande attention à elle, et ses manières évitaient plutôt qu’elles ne recherchaient l’attention dès que nous avions du monde. Cependant il semblait souvent, à moi du moins, qu’elle était de toute la famille la personne la plus à l’aise, la plus naturellement placée dans les beaux salons de Lythwaite-Hall.

— Qu’en pensez-vous ? répétai-je pendant qu’elle discutait avec ma mère auprès de la table à thé, pour lui persuader qu’il valait bien mieux lui laisser faire le thé, comme de coutume à la campagne, en dépit de lord Erlistoun.

— Ce que j’en pense ? Attendez donc, Jean, laissez la lampe ici… Eh bien ! je le trouve très beau et remarquablement bien mis.

— Vous plaisantez.

— Point du tout, c’est une vraie qualité. Tout le monde peut s’habiller comme un dandy ; mais il faut un certain goût pour s’habiller comme doit l’être un homme bien élevé.

— Et ses manières ?

— J’en ai vu de moins bonnes, j’en ai vu de meilleures.

— Ma chère Jeanne, comment pouvez-vous en juger ? Il est si élégant, si poli ; on voit qu’il est accoutumé à la meilleure compagnie.

— Mais, ma mère, Jeanne a été accoutumée aussi à la bonne compagnie.

— J’ai été accoutumée pendant vingt-six ans à celle de mon père.

Jeanne dit cela avec orgueil, mais un orgueil permis. Je vis trembler ses lèvres, et je me hâtai de parler d’autre chose.

J’avais vu une fois dans ma vie le père de Jeanne. Personne ne pouvait l’oublier, pas même un jeune garçon, ce que j’étais alors. Comment il s’était marié dans la famille Brown, et si la femme qu’il avait choisie, Emma Brown, avait les qualités requises pour devenir sa femme et la mère de Jeanne, c’est ce que je n’ai jamais pu savoir. Elle mourut jeune. Nous n’entendions jamais parler ni du père ni de la fille ; seulement nous voyions parfois son nom dans les journaux et les revues ; mon père disait alors : « C’est probablement le mari de la pauvre Emma, il avait tant d’esprit ! » Enfin nous vîmes un jour son nom dans une nécrologie de journal. Les auteurs meurent d’ordinaire dans la pauvreté ; il avait cependant laissé à Jeanne cinquante livres sterling de rente. Mon père alla la chercher pour nous faire une visite à Lythwaite, et, je ne sais comment, nous ne pûmes plus nous en séparer. Voilà tout ce que je savais de son histoire.

Pour elle, c’était une personne mince, élancée, aux cheveux noirs. On ne l’admirait pas beaucoup en général, du moins parmi les gens de notre connaissance. Un teint éclatant, une taille arrondie, le tout relevé par une toilette élégante, voilà leur idée de la beauté. Si Pallas elle-même (j’ai une tête de Pallas sur la bibliothèque, dans mon bureau, que j’ai achetée chez un marchand de curiosités parce qu’il y avait, dans la coupe du front et l’attache des cheveux, quelque chose qui me rappelait Jeanne), si Pallas elle-même était tombée au milieu d’une telle réunion avec une robe de soie noire montante, une petite ruche blanche autour du cou, sans un ruban ou un bijou, on eût certainement trouvé que la déesse était une jeune femme peu avenante, comme je l’ai entendu dire de Jeanne.

C’était une jeune femme décidément ; ce n’était pas une jeune fille. Elle avait vu le monde à Londres et ailleurs ; son caractère et ses manières étaient également formés, si on peut dire qu’elle eût des manières, elle qui, dans toutes les circonstances, était si parfaitement simple et naturelle ; elle n’était pas toujours la même ; il n’y a guère que les gens très réservés, les gens du monde quintessencié et les gens sans esprit qui ne varient jamais : mais, dans toutes ses allures les plus diverses, Jeanne était et restait toujours ce qu’elle voulait être, elle-même.

Elle n’avait aucune prétention, aucun genre, elle ne feignait point une humilité polie ou mesquine. Je crois qu’elle savait bien qu’elle n’était pas laide et qu’elle s’amusait un peu du mauvais goût de ceux qui en jugeaient autrement. Je crois aussi qu’elle avait un certain plaisir féminin innocent à voir ses traits classiques, nobles, les traits de son père, et les belles mains qu’elle tenait de lui. C’était en partie par affection pour son père ; il était d’ailleurs dans sa nature d’avoir un bon sentiment au fond même de ses vanités.

Je la décris comme elle était pour nous qui la connaissions, non pour les étrangers, et à moins qu’ils ne l’intéressassent réellement, elle ne faisait point de frais pour eux. Je ne m’étonnai donc pas que ce soir-là, tranquille comme elle l’était d’ordinaire, lord Erlistoun se bornât à remarquer son visage (il était trop connaisseur pour ne pas voir qu’elle était belle) comme il eût remarqué un tableau ou une statue, sans aller plus loin. Elle soutint son regard, peut-être sans s’en apercevoir ; ses pensées semblaient souvent bien loin de nous. On voyait qu’elle avait mené une vie pénible ; elle avait eu un grand chagrin ; on voyait cela aussi : du moins on pouvait le voir ; mais on ne pouvait guère demander tant de discernement à un homme aussi jeune que lord Erlistoun.

— Quel âge peut-il avoir, Jeanne ?

— Qui ? Lord Erlistoun ? Je n’en sais rien, on ne peut pas juger si vite. Mais le livre de Burke nous le dira, mistress Browne.

— Je vous avais bien dit, ma chère, que ce n’était pas une emplette inutile, dit ma mère en tournant les pages du Peerage, nécessité nouvelle chez nous. Le voilà : Nugent, baron Erlistoun. Allons donc ! il n’a que vingt-quatre ans, l’âge de Charles ; il est plus jeune que vous, Jeanne.

— Oui.

Ici l’objet de la discussion y mit involontairement un terme. En ouvrant la porte du salon, il avait l’air un peu fatigué, mais il écoutait toujours avec la politesse la plus exemplaire les moindres paroles de mon père. Or, la conversation de mon père valait toujours la peine d’être écoutée ; mais, comme la plupart des vieillards, il parlait longuement, et les maximes les plus sages comme les histoires les plus piquantes perdent à être racontées dix fois de suite. Le jeune homme se retourna, peut-être un peu trop vite, du côté de ma mère lorsqu’elle vint à son aide. Et une légère nuance d’intérêt personnel, en dehors de l’intérêt invariablement poli qu’il apportait à toute chose, parut sur ses traits lorsque, au milieu de la longue liste des gens que ma mère avait invités à dîner pour le lendemain et qu’il n’avait pas l’honneur de connaître, bien que ce fût la liste de nos amis, il tomba enfin sur un nom qu’il connaissait.

— Lady Erlistoun, ma mère, ajouta-t-il, est en relation avec l’évêque et sa femme ; ce sont de très aimables gens.

— Oh ! des gens charmants ! (Pourquoi tant d’enthousiasme, ma bonne mère ? Vous y avez dîné une seule fois, je le sais.) Et leur gentille petite nièce, elle ne va pas encore dans le monde, lady Émilie Gage. Vous la connaissez, naturellement ?

— Lady Erlistoun la connaissait. Permettez-moi…

Et lord Erlistoun se leva languissamment pour apporter la tasse de ma mère à la table du thé. Il s’était donné quelque peine, ma mère l’accablait d’excuses, mais les yeux de Jeanne avaient une pointe de malice en le regardant.

— Ne bougez pas, Marc, un peu d’exercice ne lui fera pas de mal. Laissez-le faire à Rome comme les Romains.

Il attendit, pendant qu’elle remplissait la tasse, et la recevant avec un mot d’observation ou de remerciement, il se retira. Puis, dans une grande disette d’amusements, et au moment où une atmosphère pesante et glaciale se répandait dans la chambre, mes parents et Charles, pour faire cesser la contrainte, s’établirent au whist, ce qui dura jusqu’à l’heure de se coucher.

Jeanne et moi, nous les contemplions sans rien dire : le visage rosé, arrondi, satisfait de ma mère ; les traits un peu gros, un peu rudes de mon père, remplis cependant de capacité et d’énergie, et, entre eux, cet élégant jeune homme dont la délicatesse exquise touchait de près à l’air efféminé.

— Je voudrais bien savoir pourquoi il est venu ici, dit Jeanne d’un ton méditatif. Il faut qu’il ait eu quelque motif bien puissant ou qu’il s’ennuie cruellement, puisque…

— Vous n’aviez pas besoin d’hésiter, cousine, j’avais compris votre pensée involontaire ; moi aussi, je savais ce qu’étaient notre maison et ses habitudes, et l’effet que nous devions faire à quelqu’un d’aussi différent de nous que lord Erlistoun. Il est absurde de déguiser une telle vérité ; c’est ce que je ne fais jamais. Je vois ce que vous voulez dire, Jeanne… Il vient parmi ses inférieurs, lui qui est accoutumé à l’élégance de la vie du monde. Cette manière languissante, indolente, parfaite, qui agace tellement ma pauvre mère, à ce que je vois, ce sont donc les manières élégantes ; vous le savez bien.

— Non, heureusement, je n’en sais rien, Marc. Vous devriez avoir honte (et je n’y manquai pas, en la voyant rougir d’indignation). Je n’en sais rien, moi, et je n’en veux jamais rien savoir. Je n’ai pas affaire avec la vie élégante. Je sais comme vous êtes bons tous ; je vous aime.

— Oui, Jeanne, parlez franchement ; vous avez le cœur chaud. Certes, vous nous aimez tous, tous également.

Après que lord Erlistoun eut été solennellement conduit dans sa chambre, et son hôtesse avouait tout bas que le plus grand seigneur du pays ne pouvait souhaiter une plus belle chambre ni mieux meublée, nous commençâmes à respirer. Naturellement, il fut le sujet de la conversation, comme cela arrive dans les familles ; et, grâce au ciel, en dépit de notre accroissement de fortune, nous n’avions pas cessé d’être une famille. Jeanne, qui se glissait lentement à la place des petites filles mortes, ou qui se faisait une place à elle par l’énergie naturelle de son caractère, prit sa part dans la discussion. Elle reconnut pleinement le mérite réel, mais elle se moqua sans pitié des petites affectations de langage et d’accent qui avaient frappé la famille d’un étonnement respectueux.

— Je voudrais l’obliger une fois à une exclamation franche, dit Jeanne, soit de plaisir, soit de souffrance. Tout jeune qu’il est, je me demande s’il est encore capable d’éprouver l’une ou l’autre et de l’exprimer ; je le voudrais.

— Votre souhait n’est pas bien charitable, Jeanne.

— Si, reprit-elle après un moment de réflexion. Toute souffrance vaut mieux que la stagnation. Toute expression de sentiment vaut mieux que l’hypocrisie élégante qui a honte de ce qu’elle éprouve.

Et puis elle se retourna en riant pour passer son bras autour du cou de ma mère, et lui raconter à propos de rien que, deux fois dans la journée, on l’avait appelée miss Browne dans le village.

Non, Jeanne, vous ne pouviez pas être la fille de ma mère. Je vis plus clairement que jamais, ce soir-là, qu’il y avait quelque chose dans votre tournure, dans vos manières, dans vos idées, qui différait des nôtres. Peut-être le saviez-vous aussi, quelle que fût votre affection et votre estime pour nous, les honnêtes et respectables Browne.

Je pensais ainsi, et mes réflexions avaient une certaine vérité, mais ce n’était pas toute la vérité. Chacun selon sa nature, c’est la loi primitive, et c’est un fait aussi évident et aussi souverain que « Qui se ressemble s’assemble ». Mais nous décidons parfois trop légèrement, et d’après la surface, en quoi consiste l’analogie.


II


Lord Erlistoun passa huit jours à Lythwaite-Hall. Nous ne savions pourquoi, ni s’il y trouvait quelque plaisir. Il se comportait d’une façon aimable avec tout le monde, et se rendit patiemment avec ma mère à divers grands dîners de cérémonie ; il prit sa part des réunions, qui eurent lieu chez nous en son honneur ; parfois il chassait et pêchait avec Charles, Algernon et Russell ayant disparu, il se promenait, même il causait amicalement avec moi. Quant à Jeanne, qui n’avait guère de loisir et encore moins de disposition à perdre son temps inutilement, il n’avait d’autres rapports avec elle que le bonjour du matin. Il avait découvert qu’elle ne s’appelait pas Browne, mais il était trop poli ou trop paresseux pour s’enquérir de son véritable nom, elle lui répondait par un « bonjour, lord Erlistoun », également poli et indifférent.

Il n’avait pas l’air de prendre un intérêt particulier à aucun de nous, si même il lui arrivait de prendre intérêt à quelque chose. La seule étincelle qui apparût dans ses grands yeux indolents et doux éclatait quelquefois à l’arrivée de la poste, en recevant une lettre : « De ma mère, » dit-il, un jour où ma mère, avec sa simplicité rustique, avait essayé l’ombre d’une plaisanterie, à laquelle il répliqua avec une dignité qui fit taire pour toujours la bonne vieille dame.

Cependant, comme le remarquait Jeanne, c’était un bon signe que de le voir aimer ou tout au moins recevoir avec intérêt les lettres de sa mère.

Nous savions, naturellement par le Peerage de Burke, qui était sa mère ; elle appartenait à une noble famille, véritablement noble. Nous avions appris aussi dans cet utile ouvrage, et d’après quelques paroles qu’il avait laissées tomber, qu’elle avait gouverné avec capacité, pendant sa longue minorité, une fortune assez délabrée. Il avait des sœurs, mais il était fils unique.

— Il me semble, remarqua Jeanne, un soir qu’il était allé se coucher et que nous parlions de lui comme de coutume, il me semble qu’on doit beaucoup pardonner à un fils unique.

Le lendemain, en nous promenant dans le jardin comme nous en avions pris l’habitude, d’un consentement mutuel, ma cousine et moi, parce que nous nous levions plus tôt que le reste de la maison, nous reprîmes la même conversation.

— Jeanne, dis-je, s’il reste encore huit jours, et je crois qu’il restera, car je l’ai entendu promettre à l’évêque d’aller à cette fête d’enfants qu’il donne pour lady Émilie Gage, vous devriez tâcher de l’amuser à votre tour. Il pèse cruellement à ma pauvre mère, par moments.

— Votre pauvre chère mère ! dit-elle d’un air moitié riant, moitié vexé, sans doute en pensant à certaines choses qui me vexaient aussi parfois, mais qui étaient inévitables, et dont il valait mieux ne pas parler ; que faire, ajouta-t-elle sérieusement, d’un jeune homme de vingt-quatre ans, beau, bien élevé, qui n’est pas sans esprit, qui a été lord Erlistoun depuis son enfance et qui a beaucoup voyagé ? Il a vu la vie des cours, la vie ordinaire, on ne sait quelle vie, en Angleterre et sur le continent ; il est son maître, il a de la fortune, une mère et une sœur qu’il n’a pas l’air de détester, bien qu’il lui soit impossible peut-être de les aimer et de les montrer. Si un jeune homme dans cette position ne sait pas s’amuser lui-même, c’est une grande honte !

— Je ne savais pas que vous eussiez autant réfléchi, ni que vous eussiez des opinions aussi tranchées à son sujet.

— Ce n’est pas de lui qu’il s’agit, mais de ce qui est bien ou mal ; il est seulement un exemple.

— Vous l’avez jugé. Il faut que vous l’ayez observé avec soin.

— Un peu. On ne peut pas vivre dans la même maison que les gens sans se former quelque idée sur eux.

— Est-ce lui ou ses manières qui vous déplaisent ? L’élégance de ses manières, je veux dire ?

— Au contraire, cela me plaît ; c’est le signe extérieur de qualités que peu de gens possèdent et que beaucoup d’autres imitent. Je ne sais pas ce qu’il en est pour lui. Il faudrait pouvoir briser ce bel émail extérieur et arriver à la substance qui se cache dessous, en supposant qu’il y ait quelque chose.

— Croyez-vous ?

— Je n’en suis pas sûre. Mais, me comprenez-vous, Marc ? J’aime l’élégance en toutes choses et partout. C’est un charme quelquefois pour moi que d’entendre la voix de lord Erlistoun, et de voir la tranquillité avec laquelle il rend de petits services, aux femmes surtout. Je lui tiens compte de ce qu’il est. Je ne voudrais lui rien voir de moins. Quelque chose de plus au contraire ; je voudrais en faire un homme.

— Chut ! dis-je.

Elle était trop absorbée pour entendre des pas de l’autre côté de l’espalier.

J’apercevais aussi le haut d’un chapeau d’homme.

— C’est lui. Je crois qu’il vous a entendue.

— Je le crois aussi.

Jeanne serra les lèvres et releva la tête. Cependant elle rougit, ce qui était naturel, surtout lorsqu’au bout du sentier lord Erlistoun le traversa devant nous. Allait-il passer outre ? Non, il s’arrêta et salua.

— Une belle matinée. Vous vous promenez de bonne heure, miss Jeanne, dit-il en la regardant tranquillement, bien que lui aussi eût rougi. J’ai volé quelques-uns de vos muguets, puis-je vous en restituer une partie ?

Il en garda négligemment quelques-uns, et lui offrit les autres de l’air d’une politesse obligée. Et comme par devoir envers son sexe, il souleva de nouveau son chapeau et s’éloigna.

— Jeanne ! Je suis sûr qu’il a entendu.

— Je l’espère. C’était la vérité, et il ne l’a peut-être pas souvent entendu dire. Cela peut lui faire du bien.

Oh ! cette idée de faire du bien qu’ont toutes les femmes, surtout les meilleures et les plus sincères ! Jeanne, me disais-je en moi-même, prenez garde ! Mais en cherchant ces yeux qui regardaient gravement devant elle pendant la promenade, ces yeux qui n’étaient ni baissés ni agités, qui n’étaient les yeux ni d’une enfant ni d’une jeune fille, mais bien les yeux d’une femme, avec un cœur sérieux, j’eus honte de lui dire à quoi je désirais qu’elle prît garde.

J’étais toute la journée à Liverpool ; mais, en me pressant, je parvenais à revenir le soir. Nous avions une soirée de famille qui avait été retardée pour attendre le départ possible de notre hôte. Enfin mon père insistait pour qu’il n’y eût plus de délai ; c’était une soirée de pauvres parents. Par pauvres je ne veux pas dire indigents, mais moins riches et dans une moins bonne position que nous, des parents que mon père avait dépassés l’un après l’autre en montant l’échelle, et aux yeux desquels il était maintenant dans la position peu enviable du grand personnage de la famille.

C’était une réunion étrange, hétérogène ; nous le savions d’avance ; dans la circonstance actuelle, ma mère en était sérieusement inquiète ; depuis quelques jours elle répétait : « Miséricorde ! que ferons-nous de lord Erlistoun ? » ou : « Que dira lord Erlistoun de telle personne » ? Et mon père lui répondait invariablement avec ce mouvement résolu des lèvres qui l’avait aidé à s’élever, et avec ce petit clignement d’yeux qui témoignait de son plaisir à être ainsi parvenu : « Sarah ! ma chère, cela m’est bien égal ! »

Tous ces braves gens furent donc invités. Je les trouvai tous dans le salon en revenant à la maison.

Le ciel me préserve d’être sévère pour de pauvres parents, même pour ceux qui restent ignorés pendant le temps de la lutte, et qui poussent sous vos pieds comme des champignons dans l’été de la prospérité. Je ne voudrais même pas mal parler de ceux qui, hors d’état de s’aider eux-mêmes ou n’ayant pas le courage, comptent toujours sur l’aide de quelqu’un, du riche cousin naturellement, et qui restent suspendus à son habit quelque part qu’il aille, comme une frange de parasites, sans en mieux valoir et sans en être plus heureux. Ils ne sont pour le pauvre richard ni d’aucun ornement, ni d’aucune utilité. Non, que chacun remplisse ses devoirs ; envers eux, mon père n’y manqua jamais.

C’était un plaisir de voir de temps en temps mon père, dans une occasion comme celle-ci, remplir sa maison de braves gens qui passaient ensuite des semaines à faire des commentaires sur le magnifique établissement du cousin Thomas ; de les voir, lui et ma mère, s’animer peu à peu au contact des vieilles connaissances et des vieux souvenirs, reprendre sous cette influence l’accent et les manières presque effacées du temps passé, et parler bientôt le patois du comté de Lancastre comme tous les assistants.

Ils avaient bien l’accent provincial, ces braves cousins ; du moins ce soir-là, ils m’en firent l’effet. J’étais accoutumé par mes affaires à le rencontrer chez les hommes ; mais les femmes ! Et puis elles s’habillaient d’une manière si voyante, avec si peu de goût ! Les dames de Liverpool craignaient si fort qu’on ne les prît pas pour des dames, et elles étaient si convaincues que la toilette était leur seule garantie en voyage ! Elles faisaient une cour assidue à ma mère. Sa robe de velours cramoisi était toujours le centre d’un groupe d’admirateurs, et elle en jouissait si simplement et de si bonne grâce, pauvre femme ! bien qu’avec une nuance trop marquée de protection. Mais, malgré tout son agrément et toute la peine qu’elle prenait pour les amuser, au premier abord ces dames semblèrent négliger un peu ma cousine Jeanne, et ensuite en avoir un peu peur.

Faut-il devenir aveugle parce qu’on passe sa vie en face d’un grand-livre, ou sourd parce qu’on entend constamment froisser des billets de banque ou compter de l’or ? Je n’étais ni l’un ni l’autre.

Je tiens à rendre justice à tous ces braves gens qui étaient mes parents ; il y avait parmi eux beaucoup de bonnes femmes, de bonnes mères, de bonnes filles, aimées et agréables chez elles, bien qu’un peu gauches et embarrassées chez nous, plus encore que nous-mêmes. Mais lorsque Jeanne traversa la chambre avec sa robe noire d’une riche étoffe, lorsque sa douce voix se fit entendre à travers cette Babel de voix bruyantes, quel contraste ! Et cependant elle était du même sang ; sa mère était une Browne. Mais la nature elle-même l’avait faite ce qu’elle était ; peut-être différait-elle de toutes les autres femmes comme de celles-là. Oh ! quelle différence !

Je n’étais pas le seul à m’en apercevoir ; d’autres yeux la suivirent quand elle traversait la chambre pour revenir ensuite sur ses pas. Une ou deux fois, au moment où elle parlait, je vis lord Erlistoun abandonner les livres d’estampes dont il s’était emparé, comme d’un refuge, pour écouter Jeanne.

Assurément, lord Erlistoun avait passé une ennuyeuse journée. Mon père, intelligent et sage, qui ne voulait ni faire parade de son visiteur titré, ni obliger des classes hétérogènes à se mélanger contre leur gré, avait tenu à laisser son hôte entièrement libre de se classer lui-même, et de se mêler à la société autant ou aussi peu qu’il lui conviendrait. Peut-être pour le repos de leur esprit, sinon pour l’honneur de leur sagacité, quelques-uns de nos bons parents ne savaient-ils même pas que ce jeune homme, qui restait si tranquillement dans un coin et qui parlait si peu, fût Nugent, baron Erlistoun.

— Demandez-lui de jouer aux échecs avec vous, dit Jeanne en passant près de moi pour aller au piano. Quelques vieilles gens avaient demandé à Jeanne de chanter ses chansons de l’ancien temps.

J’en avais eu l’intention ; nous nous trouvâmes donc assis face à face pour nous livrer un combat en miniature.

Je voudrais lui rendre justice comme je cherchai à le faire ce soir-là. Je n’avais jamais vu un plus beau visage, il n’y avait pas un seul trait vulgaire. Il y avait quelque chose d’élégant jusque dans sa manière de jouer aux échecs, de manier avec hésitation un pauvre pion de cette main blanche et effilée, ornée d’une bague de grande valeur ; (comme négociant, je sais quelque chose de la valeur des diamants) ; toutes ses actions, jusqu’à sa manière de s’appuyer négligemment dans un fauteuil de velours rouge, avaient une grâce et un laisser-aller à la fois charmants et enviables, surtout en y ajoutant cette possession de soi-même qui donne l’apparence d’un oubli de soi complet.

Je voudrais aussi me rendre justice à moi-même ; je ne l’enviais pas. Physiquement, un peu peut-être ; il y a des moments où la plupart des hommes souffrent de l’avarice de la nature à leur égard ; mais spirituellement, jamais. Dans une grande bataille morale, comme dans cette bataille fictive que nous nous livrions en ce moment, à armes un peu inégales, j’avais la conviction intérieure que de nous deux, lord Erlistoun et moi, je serais le plus fort, et que je résisterais plus longtemps, plus énergiquement, plus adroitement.

Il perdit, je m’y attendais, mais il replaça les pions, comme si peu lui importait de perdre.

— Aimez-vous ce jeu, lord Erlistoun ? Pour aimer les échecs, il faut une certaine qualité d’esprit, froid, mathématique, calculateur.

— Que je n’ai pas, peut-être. Cependant cela m’amuse, pour passer le temps. C’est à vous de jouer, je crois.

Il se pencha sur le dossier de son fauteuil, et nous commençâmes une autre partie dans le solennel silence des joueurs d’échecs, sans nous laisser même déranger par les chants de Jeanne.

Elle chantait rarement en public à Lythwaite-Hall. Ou bien cela lui déplaisait, ou bien son goût musical était trop arriéré pour nos élégants amis. Cette fois, il allait au cœur. C’étaient les chants populaires animés comme la vie populaire, passionnés ou tendres, gais ou tristes, mais toujours remplis de vie et d’ardeur. On plaignait un temps trop raffiné pour les comprendre.

— Vous aimez la musique, lord Erlistoun ?

— Oui. Il fallait entendre, l’hiver dernier, chanter Ernani à la Scala. C’était superbe.

— J’ai mauvais goût en fait de musique. J’aime mieux une ballade anglaise ou écossaise qu’une douzaine d’opéras.

— Chacun a son goût, dit lord Erlistoun en souriant.

Jeanne reprit, comme une alouette au haut d’un arbre, une de ces ballades de tous les temps : Robin Adair, Hunting tower ou la Maison d’Airly. J’étais très ému de la voir, de l’entendre, le cœur dans la voix et dans les yeux, ce noble cœur de femme. Je ne pouvais plus jouer aux échecs. Lord Erlistoun pouvait jouer apparemment, car il gagna. Au moment où nous nous levions, Jeanne me regarda gaiement et avec malice ; je sais que c’était pure taquinerie, et elle recommença :

Ô petit, petit ! veux-tu venir au bois avec moi ?
Non, non, dit Erlistoun,
Ceci ne peut pas, ne doit pas être,

Lord Erlistoun leva vivement la tête. Jeanne continua :

J’ai juré d’aller à Bothwell-du-Monf,
Il faut y aller ou mourir.

Le dernier vers retentissait comme un faible écho. Lord Erlistoun se leva.

— Je ne connais pas cette ballade, dit-il ; pourrais-je l’avoir ?

— Malheureusement non : je la chante de mémoire.

— Voulez-vous la répéter ?

— Une autre fois, mais pas ce soir.

Lord Erlistoun fut si étonné qu’on lui refusât quelque chose, qu’il ne fut pas disposé à demander une seconde fois. Il resta cependant près du piano pour parler à Jeanne.

— La bataille de Bothwell-du-Mont ! On se battait bien du temps de nos ancêtres. La vie est plus douce maintenant.

— Croyez-vous ?

— Je veux dire… Permettez-moi de vous aider à arranger votre pupitre… Je veux dire qu’il y a une différence entre les hommes de notre temps et le héros de votre ballade, Alexandre Gordon d’Erlistoun, je crois, que vous disiez ?

— Certainement, il y a une différence.

Lord Erlistoun garda le silence.

Au bout d’un moment, il fit une nouvelle tentative.

— Je crois cependant que j’ai des droits légitimes sur votre jolie ballade. Nous descendons collatéralement, je crois, de ces mêmes Gordon d’Erlistoun.

L’attention de Jeanne était conquise.

— Ah ! vraiment ? Erlistoun, près de Dalry, un grand château gris au milieu des arbres, au fond d’une large vallée entourée de montagnes basses, couvertes de pâturages ?

— Il me semble que vous connaissez les lieux mieux que moi. Par le fait, sauf parce que je sais que le premier lord Erlistoun a eu la fantaisie d’emprunter son titre au vieux château, je ne sais pas grand’chose de mes vieux ancêtres écossais. J’ai tant vécu à l’étranger, je suis devenu si complètement cosmopolite !

— Je vois cela.

— Ah ! vous vous en apercevez ?

Et il avait évidemment envie de savoir si cette découverte lui était favorable ou non.

— Vous vous intéressez, à ce que je vois, à ces temps romanesques passés. Cependant, je croyais que vous ne faisiez pas de cas des anciennes familles ?

Il nous avait certainement entendus le matin. Jeanne le sentit. Elle rougit vivement, mais elle n’était ni honteuse ni troublée.

— Je serais fâchée de mépriser quelque chose à cause de son ancienneté, et, d’autre part, de faire cas de quelque chose uniquement à cause de son ancienneté.

— Vous croyez donc qu’il y a quelque chose de vrai dans la doctrine des races ?

Il le disait, non sans orgueil, mais avec un orgueil trop accoutumé à ce qu’il possède pour se soucier de la condamnation ou de l’approbation des autres. Jeanne lui répondit avec un orgueil de même nature, mais provenant d’une autre source :

— Voici ce que je crois ; en voyant comment les races et les familles déclinent et s’éteignent promptement, lorsqu’une famille est restée considérable pendant plusieurs siècles, la chance est que ses membres ont assez de belles qualités et la race entière assez de vitalité pour la rendre digne de son rang.

— S’il est ainsi, comment est-ce un tort de respecter ses ancêtres ?

— Je n’ai jamais dit cela, lord Erlistonn. Lorsqu’on a honoré un père bien-aimé, on peut comprendre la joie d’honorer des ancêtres éloignés, s’ils méritaient d’être honorés. Mais (et ses grands yeux lançaient assez de lumière et de chaleur pour enflammer une race tout entière) je trouve au-dessous, fort au-dessous d’un homme vivant de trafiquer toute sa vie d’un amas de cendres des morts !

Parmi ses nobles pairesses anglaises, ses princesses russes, ses baronnes parisiennes, lord Erlistoun avait-il jamais entendu une femme dire ainsi tout ce qu’elle pensait dans toute l’honnêteté de son cœur, tout simplement parce qu’elle le pensait, sans s’inquiéter ni se préoccuper de son interlocuteur ? Il avait l’air un peu surpris. Il regardait avec quelque curiosité, sinon avec admiration, les yeux noirs étincelants de Jeanne ; puis il se baissa pour arranger la musique.

— Dowglas ? lui dit-il en lisant le nom écrit sur un volume ; je vous demande pardon, est-ce…

— Mon nom ? Oui ; mon père était Écossais ; ma mère s’appelait Browne.

Oui, Jeanne, levez la tête ; parlez fièrement de cette pauvre jeune mère, dont le sang n’était pas noble, mais qui vous a laissé l’énergie plébéienne des Browne pour vous venir en aide après sa mort.

— Dowglas ! répéta lord Erlistoun. Je vois que vous l’épelez avec un W, comme persiste à l’écrire une très ancienne branche des Douglas.

C’était probablement une question, mais Jeanne ne daigna pas dire si elle appartenait ou non à cette très ancienne branche.

— Merci, lord Erlistoun. Ne vous donnez pas la peine de ranger cette musique, je vous en prie.

Elle s’éloigna et passa le reste de la soirée à amuser les pauvres parents. Je ne la vis plus adresser la parole à lord Erlistoun. Il resta dans son fauteuil, occupé de son livre de gravures ; puis enfin, trouvant quelqu’un qui valait la peine qu’on lui parlât, comme tous ceux qui étaient là, très probablement, si on avait su trouver la clef de leurs cœurs et de leurs vies, il se mit à causer de bonne grâce.

Lorsque tout le monde se sépara pour la nuit, je remarquai qu’il tendait la main à Jeanne, qui ne l’avait jamais touchée auparavant, de manière à lui rendre impossible de la refuser.

— Bonsoir, miss Dowglas.

— Bonsoir, lord Erlistoun.


III


Je retournai à Liverpool le lendemain ; mais ma mère me fit promettre de revenir tous les samedis pour rester jusqu’au lundi. Je n’avais pas bonne mine, disait-elle, et elle était convaincue de l’efficacité de son remède ; pour ma part, je n’en étais pas aussi certain.

Une semaine s’écoula dans le bureau avec les soirées passées à se promener quelquefois en long et en large dans les rues de Liverpool, ou à faire une course en bateau à vapeur sur la rivière pour aller voir le soleil se coucher derrière la tête du Grand-Ormeau, et donner par ses vives couleurs quelque beauté aux longues lignes sablonneuses des côtes de la Mersey. Je savais cependant comment il éclairait au loin les prairies verdoyantes, les haies d’aubépines et les arbres peuples de corbeaux, dans ces charmantes soirées du printemps que je n’ai jamais vues si belles qu’à Lythwaite-Hall.

Un commis de notre maison, parlant un jour de la terre de mon père, dit qu’il se souvenait bien d’y avoir été dans son enfance. Il y avait passé une fois le mois de mai avec sa cousine, qui était morte. Il me racontait comment ils convenaient de se lever de bonne heure et d’aller se promener dans le jardin avant que personne fût levé, pour pêcher des truites ou tirer les corbeaux ; seulement elle n’aimait pas cela ; comment ils allaient à l’église par les champs ; comment il l’aidait à passer les barrières, et comment il avait le souvenir le plus net de son visage, en face de lui, pendant qu’elle écoutait le sermon. Elle était morte et enterrée depuis bien des années. Mais il avait envie de demander un congé et de retourner un dimanche dans cette église de village.

Ô Jeanne ! ma cousine Jeanne ! si nous avions vécu ensemble dans notre enfance ! si nous pouvions encore errer ensemble comme des enfants et traverser, la main dans la main, les jardins et les prairies de notre beau Lythwaite-Hall !

Quand on mène une existence pratique et très occupée, quand nécessairement le petit coin du roman, si vous voulez, qui se trouve dans la nature, est resserré dans un étroit espace de temps et de pensées, qu’on est tous les jours obligé de le renfermer et de le mettre sous clef, pour ainsi dire, son énergie devient quelque chose d’étonnant, et dans les courts instants qu’on lui accorde, il semble qu’il devienne le maître et le moteur de l’être tout entier.

Il me semblait avoir vécu un an dans le court voyage en chemin de fer entre Liverpool et Lythwaite-Hall.

Ma mère était charmée de me revoir. Bien des choses l’avaient fatiguée, dit-elle ; mais ce n’était pas rare. Pauvre femme ! Tout la fatiguait.

— Jeanne ne pouvait-elle pas l’aider ? demandai-je.

Oh ! non ! elle ne voulait rien dire à la pauvre enfant.

— Ma mère, qu’y a-t-il donc ?

Au même instant dans la demi-obscurité du jardin, j’avais entendu le rire de Jeanne, et j’avais vu deux personnes qui suivaient lentement son allée favorite, notre allée favorite.

— N’y allez pas, Marc, je vous en prie ; ce n’est pas Charles, c’est lord Erlistoun.

— Il n’est pas encore parti ?

— Non, et il n’a pas l’air d’en avoir l’intention.

— Je ne puis pas m’empêcher de penser, bien que je n’en voulusse rien dire ni à elle, ni à personne pour tout au monde, que cette visite pourrait avoir de bons résultats pour notre chère Jeanne.

De bons résultats ! Quand les femmes disent cela, elles entendent un mariage, le meilleur résultat possible pour les femmes, suppose-t-on. Ma mère, la meilleure nature qu’il y eût au monde, et qui n’avait point du tout la passion de faire des mariages, elle aussi pensait assurément à un mariage.

Lord Erlistoun vouloir épouser Jeanne Dowglas ! Tout simplement Jeanne Dowglas, la cousine des Browne. Jeanne Dowglas ! Il fallait que les choses fussent allées bien loin pour que ce résultat fût entré comme bon dans l’innocente cervelle de ma mère.

Il faut bien comprendre que ce qui me frappait là dedans, moi qui connaissais peut-être Jeanne mieux que ma mère ou qui que ce fût d’entre nous, c’était uniquement que lord Erlistoun pensât à demander Jeanne ; son consentement à elle était tout autre chose.

— Mais si la chose en vient là, dit ma mère après avoir écouté toutes les bonnes raisons que j’avais à donner contre son idée, pour les réunir ensuite aux siennes, que dira votre père et que dira sa mère ? Elle dira que nous l’avons attiré ici pour le faire tomber dans le piège peut-être ? Et que dira le monde (quelque plaisir se mêlait à ses lamentations), si notre pauvre cousine devient lady Erlistoun ?

— Chut ! ma mère ! (car les rires se rapprochaient).

Les deux interlocuteurs discutaient vivement, ils ne voyaient personne jusqu’au moment où nous arrivâmes près d’eux ; alors Jeanne se retourna avec un mouvement de surprise.

— Oh ! Marc ! comme je suis contente ! dit-elle avec un sincère plaisir.

Lord Erlistoun aussi me tendit la main d’un air de véritable amitié, il était enchanté de me voir.

Nous nous joignîmes à eux et nous continuâmes à nous promener dans le jardin presque jusqu’à l’apparition des étoiles. Jeanne passa son bras sous le mien et, se retournant vers lord Erlistoun, elle reprit la discussion. Je ne me rappelle pas de quoi il était question, je crois que je n’y fis pas grande attention. Je me souviens seulement que je remarquai la franchise et la liberté parfaite de son ton, mêlée à une certaine mesure de décision et d’indépendance qui caractérise les rapports d’une femme avec un homme plus jeune qu’elle, d’âge plus encore peut-être que de caractère.

Vingt-quatre ans et vingt-sept. Par comparaison, une femme et un enfant.

Il arrive souvent à un enfant d’adorer une femme, pour toujours quelquefois, avec dévouement toujours tant que dure la passion ; mais il est rare que l’amour d’une femme retourne en arrière sur le cadran de la vie pour se consacrer, avec toute sa profondeur et sa force, comme le sait faire une véritable femme, à… un enfant.

Lorsque nous échangeâmes la lueur des étoiles pour celle des bougies, et que j’eus l’occasion de les examiner tous deux, je ne vis rien qui pût modifier en aucune façon mon opinion. Non, pas même quand, en revenant dans le salon, après le départ de tout le monde, Jeanne me trouva encore assis auprès du feu, et qu’elle s’arrêta un instant pour causer de notre sujet le plus rapproché et le plus naturel, lord Erlistoun.

— Il est encore ici, Marc, vous voyez. Il paraît que Lythwaite-Hall lui plaît et notre vie tranquille aussi. Sur ma parole, je trouve qu’il y a gagné ; qu’en dites-vous ?

— Il est certainement très changé.

— À son avantage ?

— Peut-être ; oui, à son avantage, je crois.

— J’en suis sûre. Ce n’est plus maintenant de la politesse extérieure seulement ; on voit son bon cœur qui perce à travers. Et il commence à s’apercevoir qu’il a gaspillé sa vie jusqu’à présent ; il parle de se mettre à la politique, dans les affaires publiques ou de s’occuper de littérature. Il cherche quelque chose à faire, quelque chose à quoi il puisse consacrer sa vie. Il dit qu’il vous envie souvent, cousin Marc, car vous avez quelque chose à faire.

— Vraiment !

— Cousin, dit-elle après un moment de silence, j’ai peur que lord Erlistoun ne vous plaise pas tout à fait, et nous étions tous comme vous au premier abord, mais il ne faut pas juger légèrement ; on ne sait jamais tout le bien qui peut être caché chez les gens, ni le bien auquel ils peuvent arriver. J’ai de grandes espérances sur lord Erlistoun.

Je levai tout à coup les yeux, me demandant un instant, rien qu’un instant, si, elle aussi, elle avait recours à l’hypocrisie ordinaire aux femmes, ou si c’était toujours elle-même, ma Jeanne Dowglas, sans tache !

Oui, c’était bien elle.

— Jeanne, dis-je, sentant maintenant qu’il fallait parler à tout risque, prenez garde.

— À quoi ?

Que pouvais-je répondre ? Mais Jeanne n’était pas une enfant. Au bout d’un instant, je vis qu’elle avait elle-même répondu à sa question.

— Je vous comprends, Marc, et quoique ce ne soit pas très bien de votre part de le dire, cependant nous sommes si liés que je serais bien fâchée de vous laisser un moment dans l’erreur. Non, je ne crains pas le moins du monde ce que vous supposez.

— Pourquoi pas ?

— Pourquoi pas ? Parce que je me connais et que j’ai confiance en moi. Quand on est une jeune fille, — et elle soupira, — l’ignorance et l’innocence même peuvent faire commettre des méprises ; plus tard, non. Il faudrait qu’un jeune homme fût aveugle, fort aveugle, et un peu vaniteux par-dessus le marché, pour ne pas distinguer sur-le-champ, d’après les manières d’une femme sincère, s’il lui plaît seulement ou si elle l’aime.

— C’est vrai.

— Eh bien, cousin Marc (et elle souriait), ne soyez plus injuste, ni envers moi, ni envers lord Erlistoun.

Non, je ne voulais pas être injuste. Je faisais tous mes efforts pourvoir les choses équitablement et comme Jeanne elle-même les voyait ; peut-être voyait-elle clair alors. Peut-être, si lord Erlistoun était parti, ce jour-là ou le lendemain, eût-il simplement emporté avec lui le souvenir d’une femme d’un noble caractère, point mondaine, et qui eût pu être pour lui, dans le monde complètement différent où il vivait, un élément de pureté et de vertu qui lui fût apparu par intervalles dans tout le cours de sa vie. Mais, en pareille occurrence, on marche souvent en sûreté jusqu’à un certain point ; puis on le dépasse dans un moment d’oubli, sans s’en apercevoir, et on ne peut plus revenir sur ses pas, c’est fini.

Le dimanche soir, nous allâmes nous promener, Jeanne, lord Erlistoun et moi, dans ces mêmes champs dont parlait notre vieux commis de Liverpool. C’était une soirée comme celle que le pauvre homme avait passée peut-être avec sa petite cousine ; et Jeanne, tout en suçant le miel d’une fleur de trèfle, répétait les vers de Wordsworth :

Oh ! qui voudrait aller à Londres parader,
Faire des mascarades et s’amuser,
Par une si belle soirée de juin,
Avec ce beau clair de lune
Et tous les charmes innocents d’une soirée comme celle-ci ?

— Vraiment, oui, qui le voudrait ? et il faudra pourtant y aller bientôt.

Lord Erlistoun, appuyé contre la barrière, écoutait le coassement sourd des corbeaux, contemplait le croissant argenté de la lune, et puis un autre visage aussi calme, mais un peu triste, comme si, dans le silence de la nuit, Jeanne avait remonté le cours des années et était rentrée dans les sanctuaires de sa pénible vie, où personne ne pouvait la suivre.

— Miss Dowglas, — elle tressaillit légèrement, — je voudrais que vous connussiez ma mère ; elle vous plairait sous bien des rapports, et je crois aussi…

Il s’arrêta.

— J’ai reçu une lettre d’elle ce matin, auriez-vous quelque envie de la lire ?

— Merci ; vous savez la manie que j’ai de lire les lettres des étrangers ; quelquefois elles révèlent des coins de caractère inconnus aux correspondants eux-mêmes.

— Je voudrais bien savoir ce que vous trouveriez ici.

Et il retenait l’enveloppe parfumée aux nuances délicates, avec son écriture élégante et son grand cachet armorié, avant de la mettre entre les mains de Jeanne.

— Lisez tout si vous voulez, excepté la page croisée ; elle n’a qu’un défaut, ma bonne mère, comme elle n’a croisé qu’une page.

Jeanne lut la lettre et la rendit.

— Je dois vous dire, ajouta-t-elle avec un sourire, que j’ai vu un seul mot, le nom d’Émily ou d’Émilia, je crois, sur cette fameuse page.

— Oh ! non, vous vous êtes trompée.

Et il rougit un moment avec une vivacité qui me fit voir quel éclat pouvait briller dans les yeux de lord Erlistoun. Il remit la lettre dans sa poche et nous revînmes au sujet que nous avions discuté languissamment dans les champs, par un complet contraste avec ce qui nous entourait, à savoir la vie de Londres, la vie du monde telle qu’elle est dépeinte dans la plus brillante, la plus détestable et la plus mélancolique de toutes les fictions : la Foire aux vanités de Thackeray.

— La question est de savoir, à ce qu’il me semble, dit Jeanne, si c’est là une véritable peinture de ce genre de vie ? Je n’hésite jamais devant une vérité, parce qu’elle est douloureuse, mais est-ce la vérité ? Je n’ai aucun moyen d’en juger. Est-ce la vérité, lord Erlistoun ?

— En grande partie, j’en ai peur.

— Eh bien, alors, si j’avais une sœur, je lui dirais comme Hamlet : « Va-t’en dans un couvent ; va, va, va, » plutôt que de la voir jetée dans le grand monde, pour devenir une de ces femmes que vous décrivez quelquefois. Je ne pouvais m’empêcher de me dire cela, même dans la cathédrale ce matin, en regardant le joli visage enfantin de cette petite lady Emily Gage.

Lord Erlistoun secoua la crotte de ses bottes ; il ne craignait plus les bottes crottées maintenant, et il dit d’un ton indifférent :

— Que pensez-vous de cette petite pensionnaire, miss Dowglas ?

— De lady Emily ? Je n’ai vraiment pas eu l’occasion de m’en former une opinion. De temps en temps seulement je me suis sentie triste en la regardant et en pensant comme sa vie d’enfant finirait vite. J’ai toujours une grande compassion d’une héritière ; elle n’a pas même les chances ordinaires de nous autres femmes.

— Que voulez-vous dire ? Qu’elle a la chance d’être aimée pour toute autre raison qu’elle-même ?

— Ou que si elle était aimée, elle ne le croirait probablement pas. Pauvre petite lady Emily !

— Ne prodiguez pas votre pitié à lady Emily. Vous pourriez bien en réserver quelque chose pour nous autres hommes du monde, qui ne trouvons jamais une femme en qui on puisse croire ; nous qui sommes flattés, poursuivis, pourchassés pour ainsi dire ; qui n’osons pas regarder un joli visage de peur que ce ne soit un hameçon pour nous attirer ; qui n’osons pas nous fier à un cœur chaud, de peur qu’il ne se trouve aussi creux et vide que cette motte de terre sous mon pied. Que nous reste-t-il, à nous autres hommes, quand nous avons perdu notre respect pour les femmes ?

— Pas pour toutes les femmes, dit Jeanne doucement, car il avait parlé avec passion, comme, dans mes rêveries les plus extravagantes, je n’aurais jamais cru entendre parler lord Erlistoun. — Vous savez ce que vous m’avez dit de votre mère ?

— Et que fait ma mère, ma mère elle-même ? reprit-il en baissant la voix ; mais je ne pouvais m’empêcher de l’entendre ; elle m’écrit qu’il y a une charmante personne toute prête pour moi. Ses terres touchent les miennes, ce serait donc un mariage très convenable ; elle est riche et je suis pauvre ; vous savez ; elle est bien née, elle est jolie, tout est à merveille, par conséquent, tout, excepté l’amour. Irai-je, d’ici à un an ou deux, la demander et l’épouser ?

— Je croyais que vous n’aviez pas l’intention de vous marier avant dix ou quinze ans d’ici.

— C’est vrai, je déteste le mariage. Naturellement, il faudra bien s’établir un jour comme tout le monde ; mais je veux jouir de ma liberté tant que je pourrai. Quand je me vendrai, ce sera cher, fût-ce même à cette jeune personne. Je ne veux pas vous dire son nom ; je finirai peut-être par l’épouser.

Je ne sais pas s’il parlait tout à fait sérieusement, mais Jeanne était sérieuse. Il fallait voir quel mélange de pitié et de mépris il y avait dans son regard.

— Lord Erlistoun, parlons de quelque sujet moins sérieux, s’il vous plaît ; sur celui-ci, nous ne nous entendrons jamais.

— Pourquoi pas ?

Peut-être le comprit-il, en regardant de profil ce noble visage, éclairé par le dernier rayon du soleil couchant. Elle était pâle, elle n’avait pas très bonne mine, elle n’avait pas l’air très jeune ; et quant à lui, avec la vivacité inaccoutumée qu’il venait de déployer, la différence entre une femme et une enfant était encore plus grande que de coutume. Elle était grande aussi entre celui qui vivait dans le monde et pour l’idéal de bonheur qu’offre le monde, tandis que l’autre, vivant aussi dans le monde et en jouissant autant que le permettait sa situation, possédait cependant un idéal, un sens spirituel bien supérieur à ce monde.

— Vous supposez, je vois, que je ne suis bon qu’à devenir un de ces hommes de la Foire aux vanités que vous détestez si fort, un marquis de Steyne, peut-être.

— Je n’ai jamais rien dit ni rien pensé de pareil, lord Erlistoun.

— Que voulez-vous donc que je fasse ? Que voulez-vous que je devienne ?

Pour moi, appuyé sur l’autre poteau de la barrière, à une certaine distance, je fus frappé de cet entretien. C’est une grande affaire quand un homme vient à demander à une femme ce qu’elle veut qu’il devienne ; Jeanne en fut peut-être frappée aussi, car elle répondit assez franchement :

— Vous en êtes le meilleur juge ; chacun est le gardien de sa propre conscience.

— Mais il peut rencontrer un autre lui-même, une conscience plus pure pour lui venir en aide. Miss Dowglas, faut-il suivre l’avis de ma mère et me marier ?

— Non.

La vérité et le devoir qu’elle sentait de la dire semblaient faire oublier à Jeanne tout le reste.

— Vous marier comme vous venez de dire, non, assurément. À ceux qui ne voient pas mieux, qui ne savent pas mieux, on peut le pardonner, mais à vous, non.

Je vis que lord Erlistoun souriait à demi :

— Vous ne me comprenez pas ?

— Oui, je vous comprends, je crois ; mais nous envisageons les choses d’un point de vue si différent ! Vous avez été accoutumé à regarder le mariage comme un marché, un arrangement, une question de bonne et convenable situation ; moi, je le regarde comme une chose sacrée. Il n’y a point de milieu ; il faut que le mariage soit saint ou profané, que ce soit le bonheur complet, ou la souffrance et le péché. À mon sens, un homme ou une femme qui se marie sans amour, commet positivement un péché.

Lord Erlistoun ne répondit pas un mot. En traversant les champs silencieux sous le crépuscule, à peine fit-il une remarque. Ce fut ma main qui aida Jeanne à franchir les barrières ; il ne lui offrit pas la sienne. Mes mains étaient grandes et rudes peut-être, elles ne ressemblaient pas à ses mains ; mais le pouls d’un homme battait dans leurs veines ; elles pouvaient soutenir une femme et la garder aussi.

— Voulez-vous faire encore un tour sur la terrasse, miss Dowglas ?

— Non, il est trop tard. J’aime mieux rentrer.

Elle s’échappa. Fut-ce par le même instinct qu’elle s’échappa toute la soirée, chaque fois que lord Erlistoun s’approcha d’elle ?

Je me souviens bien de cette soirée et de l’expression de Jeanne. Son teint était un peu animé et elle avait un certain air inquiet. Elle resta longtemps au piano, à chanter. Je vis que c’était devenu une habitude pour elle de chanter tous les soirs, et elle ne manquait pas d’auditeurs. En dépit d’une ou deux petites insinuations de lord Erlistoun, qui parut un peu surpris de nos étroites idées sur ce qu’on pouvait chanter le dimanche, Jeanne choisit des cantiques de Hændel et de Mendelsohn, parmi lesquels se trouvaient, je m’en souviens bien, leurs plus beaux chants, leurs cantiques les plus spirituels : Je sais que mon Rédempteur est vivant, et Reposez-vous au Seigneur. Elle termina, à la prière de mon père et de ma mère, par un vieil hymne méthodiste ; nous étions méthodistes dans mon enfance, et cet air me ramena dans la petite chapelle de la rue Rathbone, lorsqu’après un sermon souvent violent, inculte, mais rempli d’émotion, toute la congrégation se levait, et les femmes et les hommes s’adressaient alternativement le refrain du cantique :

Auprès du Seigneur Jésus
On ne se quittera plus !

Oh ! cette vie, cette vie si pleine de séparations, que de fois j’ai calmé son amertume par un souvenir de ce vieux chant méthodiste, et par l’écho de ce refrain : On ne se quittera plus !

Je me levai de bonne heure le lundi comme de coutume ; mais mon père s’empara de moi et m’emmena voir des chevaux qu’il venait d’acheter pour notre nouveau coupé ; en sorte que je ne pus me promener comme de coutume avec Jeanne. Elle s’était promenée cependant, car je la rencontrai dans le vestibule ôtant son chapeau. Elle était en retard et nous l’attendîmes quelques minutes avant qu’elle descendît pour faire le thé. Tout le temps du déjeuner elle resta extrêmement grave et silencieuse.

Lord Erlistoun ne parut que lorsque le repas était presque fini. Quand il entra, je remarquai que Jeanne rougissait péniblement, elle était inondée de rougeur. Il ne lui dit pas même bonjour ; il s’assit au bout de la table et entama avec mon père une discussion longue et animée sur la politique. Dans le courant de la conversation, j’appris qu’il avait quelque idée de se présenter pour un petit bourg du midi de l’Angleterre, et que dans ce but il fallait qu’il partît immédiatement pour Londres.

Je respirai. Oui, il partait enfin. Je me sentais presque de la compassion pour ce jeune homme.

Il n’avait pas l’air très ému lui-même. Il menait les choses d’un air dégagé et restait debout, parlant avec vivacité du plaisir qu’il avait trouvé à Lythwaite-Hall, mais je remarquai qu’il ne nous invita ni les uns ni les autres à lui rendre sa visite.

Oui, encore quelques heures, et il serait parti. Le nouvel élément qu’il avait apporté dans notre intérieur, et il y avait apporté quelque chose de nouveau, puisque les caractères et les classes diverses agissent et réagissent nécessairement les uns sur les autres, tout cela allait disparaître avec lui ; ma mère pourrait renoncer à sa grande toilette de tous les soirs pour elle et pour sa maison ; mon père n’aurait plus besoin de produire tous les jours son vin de Bordeaux comme s’il donnait un grand dîner. Nous reprendrions nos anciennes habitudes et lord Erlistoun les siennes. Le pourrait-il ? Le pourrions-nous ? Y a-t-il dans la vie quelque expérience nouvelle qui puisse être tout à fait temporaire et ne laisser derrière elle aucune trace ? J’en doute.

Cependant, lord Erlistoun allait disparaître entièrement de notre sphère, probablement comme s’il était venu à Lythwaite en ballon, et qu’il fût reparti par la même voie aérienne. Quelqu’un en souffrirait-il ? Quelqu’un s’en apercevrait-il ?

Je n’en étais pas bien sûr.

Jeanne avait dit qu’il lui plaisait ; un peu en opposant plaire à aimer ; cependant elle avait dit qu’il lui plaisait, et tout le monde ne lui plaisait pas.

— Marc, allez-vous à la station à pied ? Je vais avec vous.

Nous sortîmes donc ensemble, Jeanne et moi, en passant sous les marronniers dont les fleurs blanches jonchaient la terre, flétries et sans parfum.

— Cousine, vous ferez bien de songer aux marronniers qui doivent peupler votre parc. Vous voyez, le mois de mai ne dure pas toujours.

— Ah ! non (avec un petit soupir), Marc, ce n’est pas la peine de publier cette absurde petite phrase.

— Sur la possession d’un parc ? Vous ne comptez donc pas en posséder un ?

Je ne sais si j’attachais involontairement quelque sous-entendu à ma question, mais Jeanne répondit sérieusement et nettement :

— Non.

Cependant en la voyant marcher, la tête levée et le pas ferme, en l’écoutant causer gaiement et sans contrainte de nos affaires de famille, il me semblait apercevoir par instants sur sa physionomie la même inquiétude, celle d’une nature sérieuse et droite qui n’est pas parfaitement contente d’elle-même. Elle était mal en train, comme on dit ; elle ne se sentait pas d’accord avec elle-même ni avec cette belle matinée de juin, et elle avait l’air d’en souffrir.

En attendant à la station, car elle voulut attendre, elle prit mon bras pour arpenter la plate-forme en long et en large.

— Oh ! Marc, dit-elle en se serrant un peu contre moi, je voudrais que vous pussiez rester ; vous êtes un appui.

Je lui demandai, après un moment de réflexion, si quelque chose la troublait et si elle voulait me le dire.

— Non, je ne veux pas. Je ne le dois pas. Au fait, ce n’est rien, ce sera bientôt passé. Si je n’étais pas sûre de cela, sûre comme… voilà votre train.

— Le train suivant passe à deux heures quarante minutes. C’est un express, ne l’oubliez pas. Lord Erlistoun m’a prié de m’en enquérir. Il s’en va par ce train-là.

— Ah ! vraiment ?

— Jeanne, un seul mot. Êtes-vous contente ou fâchée de le voir partir ?

— Très contente, profondément contente.

— Mais il peut encore changer d’idée ; cela lui arrive, vous savez. Ah ! Jeanne, prenez garde.

— J’ai pris garde.

— Vous n’êtes pas fâchée de ce que je vous dis là.

— Non. Adieu.

Je la regardai aussi longtemps que me le permit la rapidité du train ; elle restait là ferme et grave, son châle serré autour de sa taille, comme si elle ne voulait rien laisser flotter en elle ou autour d’elle, et ne rien abandonner au vent de la fantaisie, du sentiment ou du hasard.


IV


Mes affaires me retinrent trois semaines à Liverpool sans interruption. Mon père ne put trouver le temps d’aller à Lythwaite qu’un jour et une nuit. Le fardeau de la responsabilité incessante nécessaire pour gagner de l’argent, pour manier de l’argent, pour dépenser de l’argent, le cruel esclavage des richesses pesaient parfois cruellement même sur son âme énergique.

— Oh ! Marc, me disait-il quelquefois quand nous causions d’affaires dans le petit cabinet, longtemps après les heures de bureau ; il me semble quelquefois que j’aurais mieux fait de te laisser commis comme moi quand tu étais tout petit, et que j’allais et venais entre ce bureau et la petite maison d’Everton. Allons, mon garçon, j’espère que tu profiteras plus que ton père de Lythwaite-Hall.

Il me semblait étrange que lui et moi, travaillant là, dans cette chambre poudreuse, à la lueur pénible du gaz, levant quelquefois les yeux de notre amas de papier et de notre dédale de chiffres, pour échanger un mot ou deux avant de retomber dans le silence, il me semblait étrange que lui et moi nous pussions avoir part aux splendeurs de Lythwaite-Hall.

Les splendeurs pouvaient s’en aller au vent, peu m’importait ; mais il y avait aussi des douceurs. Le dimanche, le seul jour où j’eusse le temps de me permettre ces rêveries, il m’arrivait d’être hanté par les senteurs des haies d’aubépine, par le croassement des corbeaux, ou par le doux gazouillement des petites grives fredonnant dans les arbres.

Le lundi, lorsque mon père revint, je lui demandai si tout allait bien chez nous.

— Très bien ; on est remarquablement calme, et votre mère, ajouta-t-il avec un gai regard de ses petits yeux gris, votre pauvre mère a renoncé à dire à tout le monde combien lord Erlistoun lui manque.

Il était donc parti sain et sauf. Eh bien, qu’il aille, et que la prospérité l’accompagne ! C’était un excellent garçon à sa manière, mais il ne pouvait nous faire aucun bien, et nous ne pouvions lui en faire beaucoup. Je ne savais pas alors et je ne sais pas encore pourquoi il était venu chez nous, soit que ce fût par intérêt (et la simple justice me reprochait de l’en soupçonner, quelque riche et quelqu’influent que mon père fût devenu), ou bien par une de ces fantaisies oiseuses auxquelles les jeunes gens désœuvrés sont sujets.

Parfois au milieu de la routine monotone des affaires, qui nous enchaînaient mon père et moi aussi complètement que si nous eussions été deux chevaux dans un moulin, ou deux forçats travaillant côte à côte, il me venait tout d’un coup une vision de cette vie facile et charmante que lord Erlistoun nous avait dépeinte à Lythwaite ; j’avais vu les yeux de Jeanne étinceler en l’écoutant ; je me souviens des récits de levers du soleil sur les Alpes, de couchers de soleil sur les montagnes de la mer Égée, de clairs de lune ravissants plus beaux que ceux du nord pendant qu’on flottait négligemment sur la bleue Méditerranée, ou qu’on côtoyait les îles de l’Archipel. Le plaisir, rien que le plaisir, point de limites imposées par le devoir, point de fardeau, point de souci.

Et cependant, aurais-je voulu échanger nos vies ? Non.

Un samedi, dans l’après-midi, pendant que je songeais à lui, et que je me demandais s’il serait possible de partir par le dernier train, ce soir-là, pour jouir un peu d’un moment de plaisir, de mon plaisir, notre femme de charge fit entrer dans le petit salon lord Erlistoun.

Je fus étonné, et probablement je le témoignai, car il avait l’air un peu gauche, pour lui du moins.

Encore une fois, je le répète toujours, je veux être juste à son égard ; je veux reconnaître cette courtoisie délicate, cette grâce charmante qui lui permettaient de bien faire tout ce qu’il faisait. Au bout d’un moment, le petit salon et moi, nous avions éprouvé l’influence de sa présence. Il ne donna point de raison de sa visite, s’excusa légèrement de m’interrompre, puis s’assit comme s’il était décidé à être amical et à l’aise.

Nous causâmes de questions indifférentes, puis il me demanda des nouvelles de ma famille et de Lythwaite-Hall.

— Vous allez tous les samedis à Lythwaite, je crois ?

Était-ce là le but de sa venue ? Était-ce moi seul qui pouvais lui donner des nouvelles de Lythwaite-Hall, qu’il semblait si pressé d’apprendre, en dépit de sa tranquille politesse ?

À mon âge, on est rarement dépourvu de quelque pénétration, surtout quand les facultés d’observation sont acquises par certains faits qui nous regardent seuls. Je puis, je crois, distinguer tout ce qui est vrai dans les sentiments où l’expression est vraie ; je sais aussi respecter les sentiments vraiment honnêtes et sincères.

Jeanne avait pris garde, elle me l’avait dit nettement. Peut-être pouvait-on accorder un peu de regret passager à la souffrance passagère du jeune lord Erlistoun.

Je lui dis que je n’allais pas tous les samedis à Lythwaite, mais que je comptais, ce soir-là, aller chez nous.

— Ah ! vraiment ? Il doit être agréable de pouvoir dire comme vous le dites : « Chez nous. » C’est un mot bien anglais.

Là-dessus, nous entamâmes en théorie diverses questions sur le même sujet. Je reconnus dans la conversation de lord Erlistoun des tours de pensées, même des tours de phrase qui venaient de ma cousine Jeanne. J’ai souvent remarqué qu’on imite involontairement, non seulement le tour d’esprit, mais même les petites habitudes de langage ou de gestes de la personne qui a le plus d’influence sur nous.

Je le répète : pour cette raison comme à cause d’une certaine agitation, visible, malgré ses efforts, dans ses manières, dans ses pensées et dans les projets qu’il épanchait ainsi dans le sein d’un confident involontaire et peu sympathique, je ne pouvais m’empêcher d’avoir pitié de lord Erlistoun.

En se levant pour prendre congé, il dit tout à coup.

— Vous retournez chez vous ce soir ; pourrais-je vous charger de ceci ?

Deux lettres, adressées l’une à ma mère, l’autre à miss Dowglas. Il remarqua probablement ma surprise, car il ajouta :

— Vous voyez qu’elles sont de lady Erlistoun. Elle tient à ce qu’elles arrivent ce soir, et, je crois, j’ai des raisons de croire que votre poste à Lythwaite, est un peu irrégulière. Puis-je vous demander cette faveur au nom de ma mère ?

Il prononçait toujours le mot de faveur avec un peu de hauteur, et cependant, ce soir-là, il y avait chez lui une certaine hésitation modeste.

— Je ne savais pas que la poste de Lythwaite fût si mal servie ; mais je remettrai ces lettres sans faute.

— Merci. Et vous revenez lundi ?

— Je ne peux vraiment pas le dire, lord Erlistoun.

Tout le long du chemin, les lettres me faisaient l’effet de brûler ma poche. Les hommes, surtout les jeunes gens, vont où ils veulent, dans un monde plus élevé ou moins élégant que le leur. S’ils sont honorables par eux-mêmes, il n’y a point de raison pour qu’ils ne soient pas acceptés et acceptables. Mais il n’en est pas de même pour les femmes, du moins à ce qu’en pense le monde ; qu’est-ce que lady Erlistoun pouvait vouloir à ma mère et à ma cousine Jeanne ?

J’arrivai tard à la maison. On ne m’attendait pas. Il n’y avait point de lumière dans le salon ; mais je les trouvai toutes deux dans la salle à manger, présidant sur un amas de linge neuf ; ma mère avait l’air heureux et affairé, comme cela lui arrivait toujours dès qu’elle avait une excuse pour cesser d’être une belle dame et pour redevenir ménagère. Jeanne était pâle et avait l’air un peu inquiet ; mais son visage s’illumina quand elle m’aperçut à la porte.

— Ah ! cousin Marc !

— Mon cher enfant !

Lord Erlistoun avait raison, il est doux de revenir chez soi. Je ne remis les lettres qu’au bout d’une heure ou deux. Ma mère ouvrit la sienne avec une grande curiosité.

— Miséricorde ! Dieu nous bénisse ! Mais Jeanne ?

Jeanne avait pris sa lettre et quitté la chambre.

Lorsqu’elle revint, ce fut seulement pour dire :

— Bonsoir, Marc.

Et elle le dit précipitamment. Ses joues étaient brûlantes, mais sa main glacée. Cela me frappa au cœur.

Je ne suis pas un avocat de la dignité romanesque du silence, du moins, entre deux personnes qui se comprennent et ont confiance l’une en l’autre, quelle que puisse être leur affection réciproque ; entre elles le silence n’est pas toujours une vertu ; c’est souvent de la lâcheté, de l’égoïsme ou de l’orgueil.

— Ne vous sauvez pas, dis-je, j’ai à vous parler.

— Je ne peux pas. Je ne dois pas rester.

— Une minute seulement ; asseyez-vous, car elle tremblait. Lady Erlistoun vient ici lundi nous faire une visite. Le saviez-vous ?

— Oui, il me l’avait dit.

Il ! ce petit mot si significatif ! Mais je le laissai passer, ce n’était pas le moment de s’arrêter à des bagatelles.

— Cousine, je voudrais savoir… non que j’aie le moindre droit à vous le demander, ne me répondez pas si vous y avez quelque objection ; mais pour m’expliquer quelque chose qu’il a laissé échapper, j’aimerais à savoir si vous avez eu des nouvelles de lord Erlistoun depuis son départ.

Elle garda un moment le silence, puis elle dit lentement et tristement :

— Il m’a écrit presque tous les jours, mais je n’ai pas répondu à une seule de ses lettres.

Il n’était pas nécessaire de demander de quoi traitaient les lettres ; il n’était pas difficile de deviner quel effet elles devaient produire.

Ces lettres qui arrivaient régulièrement tous les jours (c’était une passion bien vive qui pouvait porter lord Erlistoun à faire régulièrement tous les jours la même chose), ces lettres venant d’un jeune homme dans toute la fraîcheur, toute la poésie, toute l’énergie de la jeunesse !

J’étais debout près de la cheminée, je me taisais ; je regardais dans la glace des traits qui m’étaient familiers, bien connus aussi dans les entrepôts et à la Bourse de Liverpool ; et derrière, dans le fond, le visage enflammé de ma pauvre Jeanne. Enfin elle se détourna et cacha sa tête sur le coussin du canapé.

— Aidez-moi, Marc ! J’ai été très malheureuse.

Je pris une chaise, je m’assis en face du foyer, en lui tournant le dos, et je dis je ne sais quoi ; puis j’attendis en vain. Ma mère me cria de l’escalier :

— Marc, il est temps d’aller se coucher, regardez si la maison est fermée.

J’allai à la porte du salon pour lui répondre et l’empêcher d’entrer.

— Voyons, Jeanne, dites-moi ?

Elle me dit ce que j’avais craint, ce à quoi je m’attendais. Il n’est pas nécessaire de rapporter exactement ses paroles ; d’ailleurs elle n’expliqua guère autre chose que ce simple fait qu’elle aurait pu devenir lady Erlistoun.

— Je croyais que vous y aviez pris garde.

— Précisément, voilà le mal. C’est la faute de mon orgueil, de ma misérable confiance en moi-même. Je croyais lui faire du bien, je voulais lui faire du bien, il me plaisait parce que je lui plaisais. Mais je n’avais pas pensé !… ô Marc ! si j’ai eu tort, je suis bien punie !

Punie ! Ainsi, quoique ses lettres arrivassent tous les jours, quoiqu’il eût persuadé par quelque moyen incompréhensible à la grande dame, sa mère, d’avoir la condescendance de voir et d’examiner celle qu’il avait choisie, il n’y avait rien à craindre. Je l’avais bien jugée. Notre Jeanne n’épouserait jamais lord Erlistoun.

— Je sais que cela ne durera pas, et il est trop jeune. Plus tard, ce sera pour lui comme un rêve. Et peut-être, après tout, lui aurai-je fait du bien. Ai-je eu grand tort, Marc ?

Je ne cherchai pas, par une fausse complaisance, à déguiser la vérité. Je dis qu’elle avait probablement eu tort en quelque chose, puisqu’elle avait elle-même reconnu que, dans une situation semblable, la femme est rarement sans reproche.

— Oui, c’est cela, voilà ce que je me reproche et ce que je crains. Mais, Marc, si vous saviez ce que c’est que de voir fuir sa jeunesse, de sentir que vous n’en avez jamais pleinement joui, que vous n’avez pas eu de bonheur, et qu’elle s’en va, qu’elle n’est plus ; si alors quelqu’un vient vous aimer, ou croire qu’il vous aime, s’il vous dit que vous êtes la seule personne qui puisse le rendre heureux, lui faire du bien, si vous voyez qu’il y a quelque vérité dans ce qu’il dit, que si vous étiez plus jeune ou lui plus âgé, ou bien si d’autres choses étaient plus égales entre vous… vous pourriez…

— Jeanne, dis-je, troublé par l’expression de ses yeux, aimez-vous lord Erlistoun ?

— J’en ai peur.

Ainsi en un instant toute la face des choses changea ; en moins d’une minute, ce « vaisseau » dont Jeanne aimait à rire, et qui, disait-elle, revenait si rarement au port, mon vaisseau sombra, sombra, sombra jusqu’au fond de la mer, sans qu’une seule voile se fût déchirée, sans qu’un mât se fût rompu !

Dans un autre moment, j’aurais vu quelque chose d’étrange dans ces trois mots, quelque chose qui n’était pas naturel dans le fait qu’une autre oreille les entendît avant celle de l’amant. Dans le cas actuel, je les entendis simplement dans, toute leur force et leur signification pour nos deux vies ; je reconnus la vérité, et j’acceptai les devoirs de la mienne.

Ils étaient clairs comme le jour. Personne ne sent d’une manière plus sacrée le droit indisputable de l’amour répondant à l’amour, que ceux à qui le sort en a refusé les biens.

Jeanne vint par derrière et mit sa main sur mon épaule. Elle le pouvait. Désormais je ne pouvais pas toucher cette main qu’en cousin ou en frère, pas plus que je n’aurais pu étendre la mienne pour voler les diamants de la couronne.

— Eh bien, Marc !

— Eh bien, Jeanne !

— Il me semble qu’il est temps d’aller se coucher.

— Bonsoir donc.

Je levai les yeux sur son visage incliné vers le mien ; elle était pâle, sévère, ses traits étaient fatigués :

— Ne vous inquiétez pas, vous serez heureuse.

— Non, ce que je vous ai dit n’a rien à faire avec cela. Ce serait plutôt un empêchement, et cela me rend plus facile ce que j’avais fait par intérêt pour son bien comme pour le mien. Non, Marc, je resterai toujours Jeanne Dowglas.

Et puis, avec un sourire qui lui donnait une expression angélique dans sa tristesse, elle disparut à mes yeux.

Mais on ne reste pas toujours angélique. Certains faits dont quatre murs auraient pu témoigner cette nuit-là, jusqu’au moment où les corbeaux commencèrent enfin à caqueter à l’aube du jour, m’aidèrent à comprendre d’autres faits que la pâleur extrême de Jeanne trahissait seule le lendemain matin.

Heureusement nous étions tous les trois seuls à la maison. Je tins ma mère à l’écart pendant la plus grande partie du dimanche et pendant la matinée du lundi.

Ma bonne mère, elle se comporta admirablement. Seulement quelques signes, quelques clignements d’yeux en confidence avec moi, et un redoublement de tendresse envers Jeanne, rien de plus pour indiquer qu’elle comprenait ce qui se passait, ou qu’elle devinait ce qui devait indubitablement arriver. Après la première explosion de satisfaction, elle ne fit pas même allusion à la visite de lady Erlistoun, et me conseilla d’en faire autant.

— Elle n’aime pas qu’on fasse attention à elle. Voyez-vous, c’est tout naturel ; j’étais de même quand votre père me faisait la cour, mon cher Marc.

Le lundi vint. Ma mère était un peu agitée, elle s’habilla tout de suite après le déjeuner et mit sa robe de soie la plus claire ; elle objecta à celle de Jeanne, à sa robe ordinaire, d’une étoffe soyeuse gris souris.

— Oh ! non, je vous en prie, répondit Jeanne, d’un ton languissant, qu’est-ce que cela fait ?

— Comme vous voudrez, dit ma mère, après avoir arrangé sa jardinière et les vases du salon, devoir qu’elle accomplissait tous les jours.

Elle alla s’asseoir avec son ouvrage près de la fenêtre la plus éloignée.

Après tout, cela ne fait rien. Pauvre Emma Browne ! qu’aurait-elle pensé de sa fille ?

Et en dépit de tout son orgueil et de sa satisfaction, ma mère s’essuya les yeux.

Au bout d’un instant elle rentra dans le salon en toute hâte, la voiture de lady Erlistoun montait l’avenue.

— Qui y a-t-il dedans ? demandai-je. Jeanne ne bougeait pas.

— Elle seule. Comme c’est étrange de la part de lord Erlistoun !

Je n’étais pas du même avis.

Lady Erlistoun était très belle. On voyait sur-le-champ où son fils avait pris son profil délicat, ses yeux doux et expressifs. La ressemblance eût pu être plus marquée si elle eût été plus jeune ; elle le deviendrait davantage quand il avancerait en âge. Dans leur monde, on vieillit vite de vingt-quatre à quarante-quatre ans.

Ses manières ressemblaient à celles de son fils. Elle insinua quelques compliments à ma mère sur l’extrême beauté de Lythwaite-Hall et sur le désir qu’elle avait de le voir. Puis elle expliqua gracieusement qu’elle se trouvait pour un jour chez l’évêque, et qu’elle n’avait pas voulu retourner dans le Nord sans avoir le plaisir de faire la connaissance de miss Browne. Toujours sans faire allusion à l’objet particulier de sa visite, et sans paraître remarquer, sinon par les politesses ordinaires, la jeune personne qui lui avait été présentée sous le nom de miss Dowglas.

Après cette présentation solennelle, miss Dowglas avait lentement repris sa place ; mais il fallait des yeux aussi attentifs que les miens pour apercevoir les regards furtifs que lady Erlistoun jetait de temps en temps sur elle, l’examinant de la tête aux pieds avec cette inquisition fine que les femmes exercent les unes sur les autres.

Jeanne restait là, fièrement calme et d’une beauté incontestable.

— Miss Dowglas, voulez-vous me montrer vos roses ? Erlistoun m’a beaucoup parlé de vos belles roses.

C’était la première fois qu’elle prononçait le nom de son fils.

Jeanne traversa la chambre. Lady Erlistoun la suivit des yeux, examina chaque pas, chaque geste, chaque mouvement des mains, tandis qu’elle lui montrait les fleurs dans les vases. Elle écouta attentivement toutes les paroles qui tombaient de ses lèvres, à voix basse, dans l’anglais le plus pur, qui ne ressemblait guère à l’accent lancastrien de ma bonne mère.

Faisons égale justice à une autre mère. Jugeons-la justement, elle qui avait été accoutumée toute sa vie à ces élégances extérieures, dont elle faisait plus de cas qu’elles ne valent, bien qu’elles ne soient pas sans valeur comme indication de choses plus importantes. Je me demande maintenant si le fils de ma mère et le cousin de Jeanne avait le droit de se sentir si indigné tandis que cette noble dame causait avec cette autre dame (oui, elle avait reconnu ce fait évident, je le vis), pendant qu’elle examinait celle que son fils unique voulait mettre à sa place et faire lady Erlistoun.

Et Jeanne ?

Une fois ou deux, devant ce profil incliné, à cet accent de famille qu’on retrouve parfois dans la plupart des voix, j’aperçus que le calme de Jeanne était troublé ; du reste, elle fut, comme j’en étais certain d’avance, simplement elle-même ; elle pouvait déguiser ou plutôt taire quelquefois ses pensées et ses sentiments, son caractère, jamais ! C’eût été pour elle une ignoble hypocrisie.

Je les suivis, se promenant lentement dans le jardin, parlant de livres, de tableaux, de la vie du continent, comme Jeanne savait le faire quand c’était nécessaire. Je n’aperçus en aucune manière qu’elle hésitât le moins du monde, qu’elle faillît en quoi que ce fût à ce qu’elle devait à elle-même et à nous autres Brownes.

Nous autres Brownes ! Bien que lady Erlistoun fût extrêmement gracieuse, bien qu’elle eût trop de respect pour elle-même pour ne pas remplir jusqu’au bout la tâche de politesse qu’elle s’était évidemment imposée, on sentait cependant la ligne de démarcation imperceptible, mais inévitable, qu’elle tirait entre Jeanne Dowglas et nous, autres Brownes.

En la quittant, elle lui tendit la main :

— J’espère que nous nous reverrons, miss Dowglas ?

— Vous êtes bien bonne, lady Erlistoun.

Elles se séparèrent ainsi. Après l’avoir accompagnée jusqu’à sa voiture, je revins pour dire adieu à ma mère et à ma cousine, car j’allais partir. Jeanne était remontée sur-le-champ dans sa chambre.

Deux jours après, mon père me montra une lettre de lord Erlistoun, en contenant une autre de sa mère, et une demande formelle de la main de miss Dowglas.

— Cela est bien étrange, disait mon père, incompréhensible.

S’il avait su ce qui se passait, il s’y serait opposé ; il n’aimait pas ce genre de manège. Mais, dans ce cas-ci, quand l’autre côté avait témoigné tant de respect et de considération pour cette chère enfant et pour nous tous, puisque c’était évidemment quelque chose de tout à fait désintéressé, car il se souvenait d’avoir dit lui-même à ce jeune homme que Jeanne n’avait que ses cinquante livres… vraiment, il ne savait que dire…

Je suggérai que personne n’avait rien à dire ; Jeanne était sa maîtresse, elle devait décider.

— Vous avez bien raison, mon cher enfant ; naturellement, cela la regarde.

Et enchanté de se débarrasser de cette responsabilité, mon père écrivit à cet effet avec sa franchise accoutumée.

Quelques jours après, j’appris ou du moins je compris par un témoignage irrécusable qu’elle avait décidé : pour la seconde fois lord Erlistoun était l’hôte de mon père.

Ce samedi-là, je n’allai pas à Lythwaite-Hall.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La jeunesse et l’amour, le premier amour ! Que ceux qui les ont laissés en arrière ne se retournent pas pour les nier ; ce sont d’admirables choses !

Avec le temps, je m’accoutumai à la situation nouvelle ; je pus retourner chez nous et les regarder tous deux, se promenant le matin dans le jardin, ou causant le soir sous le crépuscule d’un dimanche d’été, sans avoir le sentiment que leur position réciproque était fausse et dangereuse.

Cela me fut peut-être plus facile parce que je vis que Jeanne était heureuse, non pas au début, mais quand elle vit combien son amant était heureux, comment, sous son influence, l’esprit de lord Erlistoun semblait se modifier, comment son caractère s’affermissait et se développait, comment ses belles qualités se fortifiaient tandis que ses dispositions frivoles s’évanouissaient ; alors Jeanne aussi devint heureuse et à l’aise. Elle l’aimait évidemment, et l’amour seul suffit à rendre heureux pour un temps, non d’une manière permanente, du moins ce genre d’amour.

Même alors, je m’imaginais quelquefois, était-ce seulement de l’imagination ? qu’elle conservait une ombre de doute, comme le soir où elle m’avait demandé piteusement : « Ai-je eu si grand tort ? » Nous n’avions jamais causé depuis lors, en confidence. C’était un fait acquis dans la famille que Jeanne n’aimait pas qu’on lui parlât de lord Erlistoun. Ma mère disait qu’elle n’avait pas la moindre idée du moment et de l’endroit où elle devait se marier. C’était « un peu drôle » de la part de Jeanne.

Mais, soit par faiblesse inhérente à la nature humaine, soit que Jeanne fût en effet un peu différente, tout le monde traitait la future lady Erlistoun avec une grande considération, et personne n’eût osé lui adresser l’ombre d’un reproche.

Je n’étais pas de ceux-là ; je n’avais aucune raison d’en être. Leur Jeanne Dowglas n’était pas, n’avait jamais été ma Jeanne. C’était tout autre chose. Un jour, qu’elle parlait d’un changement qu’elle comptait faire, l’année suivante, dans le jardin de Lywaite, je résolus de savoir la vérité sur son engagement.

— L’année prochaine ? Vous oubliez…

Et je regardai sa main gauche qui ne portait point de bague ; je l’avais déjà remarqué.

Elle se retourna vers moi avec un sourire un peu triste :

— Non, je n’oublie pas. Je sais à quoi vous pensez ; mais vous vous trompez. Je vous ai dit la vérité ce soir-là.

— Que vous resteriez toujours Jeanne Dowglas ?

— Je le crois.

Je ne pouvais trouver des paroles ; d’ailleurs, son ton me fermait la bouche. Elle reprit :

— Marc, je tiens à vous dire une chose ; c’est tout ce qu’on a le droit de savoir ; je l’ai dit dès le premier abord, mais personne n’a l’air de me croire ; lord Erlistoun n’a point d’engagement avec moi.

— Jeanne ! m’écriai-je (car il m’était difficile de me taire et de la croire au-dessous de ce que j’avais toujours pensé d’elle), pour la troisième fois, je vous répète : prenez garde ! vous cherchez à jouer un jeu dangereux ; vous maniez des armes tranchantes !

— Croyez-vous ?

— Prenez garde ! On peut aller longtemps dans une intimité amicale ; mais une fois que l’amour a été avoué ou même qu’on le soupçonne, il faut être des amants ou rien du tout. Je parle en homme. Vous autres femmes, vous ne savez pas ce que vous faites, vous jouez avec des charbons ardents quand vous vous amusez avec le cœur d’un homme. C’est pis qu’une folie, c’est mal. Point de demi-mesures : épousez-le ou rejetez-le ; aimez-le ou le laissez aller.

Je parlais vivement, dans l’amertume de mon âme ; mais elle ne se fâcha pas, elle ne fut pas blessée. Il y avait un peu de reproche dans ses yeux, comme si elle avait compté trouver, au moins en moi, quelque chose qu’elle n’y rencontrait pas.

Marc, ne comprenez-vous pas la possibilité d’aimer et de laisser aller ?


V


Vers la fin de la saison, qui dura cette année-là plus longtemps que de coutume, nous allâmes tous à Londres pour un mois, sans grand apparat et sans nous livrer à des amusements dispendieux ; sans donner ses raisons, mon père l’avait interdit. Il retourna à Liverpool, laissant la famille sous ma garde, dans un bel appartement de Baker-Street. Il n’y avait que ma mère et Jeanne. Charles, le révérend Charles (nous étions très fiers de ce révérend) était établi dans la cure qu’on lui avait promise et où il faisait l’office de vicaire. Russell et Algernon étaient en voyage.

Lord Erlistoun venait presque tous les jours à Baker-Street ; dans le parc, j’avais constamment à saluer cette belle voiture où, à côté de la figure élégante et souriante de lady Erlistoun, se trouvait un visage que je connaissais, toujours le même. Les circonstances extérieures ne pouvaient agir sur Jeanne ; seulement, par contraste, elle avait quelquefois l’air plus grave que jadis.

Elle avait choisi son lot ; elle était d’âge à savoir ce qu’elle voulait et à être l’arbitre de ses destinées.

Fréquemment, comme chef temporaire de la famille, je menais ma mère et ma cousine aux réceptions de lady Erlistoun. Là, n’ayant rien de mieux à faire, je passais mon temps à moraliser sur le genre de vie que menait cette noble famille, dont le sang était plus pur que celui de la plupart des comtes et des ducs modernes. Et puis, leur vie était le type de bien d’autres qui ne sont jamais entrées dans mon expérience personnelle. Au milieu de ce tourbillon de la société qui devient, quand on le veut, le centre d’une solitude contemplative, je remarquai certains faits que, nous autres parvenus, nageurs hardis qui sommes entrés par la force de nos bras dans des eaux inconnues, nous avons souvent bien de la peine à apprendre.

Il me parut qu’on nous méprise moins pour ce que nous sommes que pour ce que nous prétendons, et que le secret de l’aisance aristocratique réside surtout dans le sentiment qu’elle possède tant de choses qu’il lui est inutile d’en faire parade. Hélas ! si, dans notre génération, nous étions aussi sages que les enfants du monde, si nous faisions autant de cas de nos véritables trésors, de notre honnêteté d’hommes ou de femmes, si nous n’avions pas honte de nous-mêmes, je crois que nos supérieurs par les manières, par l’éducation, seule supériorité qu’ils possèdent réellement sur nous, seraient bientôt obligés de reconnaître la noblesse qui naît du mérite seul, cette puissance qui n’a pas besoin de se prouver, puisqu’elle ne vient point de l’homme, mais de Dieu.

Je sais que tous les soirs, moi, Marc Browne, dont le père était un commis et la mère une couturière, je me suis trouvé chez les plus grands et les plus nobles de notre pays, chez les puissants, les sages, les beautés du jour, et que plus je montais, plus j’étais courtoisement traité ; je sais qu’au milieu des velours et des diamants j’ai toujours vu Jeanne Dowglas, simplement Jeanne Dowglas, dans sa toilette habituelle, avec ses manières nobles et grandes, disant ce qui lui convenait, s’habillant comme il lui plaisait, car elle refusait obstinément de dépenser un sou au delà de son modeste revenu, différant de tout le monde, ne redoutant personne et cependant obtenant toujours, pour elle-même et pour ceux qui étaient avec elle, un respect constant et instinctif.

Que personne ne fasse tort à la vérité en mettant sa puissance en doute. Dans la folle lutte entre les patriciens et les plébéiens, ce sont nos plumes d’emprunt qui nous font mépriser, parce que tout emprunt est méprisable. Si nous gardons notre honnête plumage, nous serons respectés et respectables. Je n’ai jamais entendu un mot ironique, je n’ai jamais aperçu un sourire dérobé au sujet de cette pauvre miss Dowglas ou de ces riches Browne.

Voilà un côté de la question, j’en remarquai un autre.

Quelque splendide que fût cette manière de vivre, qui semblait n’avoir, comme celle des Athéniens d’autrefois, point d’autre but que de dire ou d’apprendre quelque chose de nouveau, elle me semblait triste et étrange, non pour les jeunes gens, chez lesquels la faculté de jouir est si vive que raisonnablement il leur est permis d’en user, mais pour les années qui suivent la jeunesse. Je ne parle pas ici du triste revers de la médaille d’une semblable vie ; je parle seulement de son éclat ; il semble qu’on vive dans une maison de verre, sans un seul recoin abrité, et qu’on soit balancé de vague en vague sur une mer étincelante de soleil, sans repos, sans un port où jeter l’ancre.

En revenant parfois de ces assemblées, où je n’avais pu apercevoir dans toute la maison de lady Erlistoun une seule pièce dont on pût faire un coin du feu, ni un seul cou découvert et orné de bijoux auxquels on pût en imagination accrocher un enfant, bégayant « ma mère », j’entendais dans le coin de la voiture où se tenait Jeanne, un petit soupir involontaire.

Je ne m’étonne plus que lord Erlistoun eût été frappé du charme du mot home (chez moi) dans notre classe moyenne ; dans sa sphère, excepté pour dire au cocher : « Chez moi, » il ne paraissait pas savoir le sens du mot.

Lord Erlistoun venait nous voir ou plutôt voir Jeanne constamment. Et maintenant, entrevoyant quelquefois une étincelle du feu qui couvait dans ses yeux noirs, et qui indiquait ce qu’il y avait dessous, ce que Jeanne avait dit autrefois qu’elle voudrait bien atteindre… Ah ! pauvre Jeanne !… je commençais à concevoir la raison pour laquelle il était bon et utile, pour lui, de le laisser venir.

Sa mère n’y mettait jamais aucun obstacle. Tous ses projets pour lui semblaient s’être évanouis, vaincus ou annulés par la volonté impérieuse du fils. C’était une personne prudente que lady Erlistoun ; mais c’était mieux qu’une simple femme du monde, car, lorsqu’on la questionnait, Jeanne disait toujours qu’elle lui plaisait.

Un après-midi, Jeanne et moi nous étions ensemble dans un silence absolu, car j’avais des lettres d’affaires à écrire, et j’étais tellement rassasié de « plaisir », que les affaires me semblaient un délassement et un repos. Jeanne était assise près de la fenêtre, suivant des yeux le mouvement confus d’une rue de Londres : elle ne ressemblait guère à cette Jeanne Dowglas, active et fraîche, qui errait avec moi dans le jardin par une belle matinée de printemps, avant qu’on eût seulement entendu parler de lord Erlistoun à Lythwaite-Hall.

Nous ne parlions jamais de ce temps passé. Heureusement, je sais mettre de côté les temps et les saisons, les pensées et les sentiments, quand je le veux, c’est-à-dire quand ma conscience le veut. Je ne détruis rien, il n’y a que le mal qu’il faille détruire ; mais j’enferme tout et je garde la clef. Je ne conteste jamais rien à personne. J’abandonne ce qui m’est disputé, absolument et complètement. Je laisse les petits droits aller avec les grands. Je ne réclame, je ne demande, je ne dispute rien qui ne m’appartienne pleinement et librement.

Par conséquent, Jeanne et moi, nous causions rarement plus que l’habitude ne le rendait nécessaire. J’entendis ce jour-là un coup à la porte ; je dis simplement que c’était sans doute lord Erlistoun, et je me mis à ranger mes papiers.

— Non, c’est lady Erlistoun. Je l’attendais. Ne vous en allez pas, Marc, je vous en prie.

Naturellement j’obéis.

Lady Erlistoun n’était jamais venue d’aussi bonne heure et si familièrement ; elle était rarement venue seule comme cette fois. Elle embrassa Jeanne légèrement, à la française, la remercia de la recevoir si tôt, tout en espérant qu’elle n’était pas fatiguée de la peine qu’elle avait prise la veille au soir.

— Mais vraiment, ma chère, vous chantez dans la perfection ! M. Browne, pourquoi ne m’aviez-vous pas dit cela plus tôt ? Quelle simplicité parfaite avec un style si achevé ! Votre cousine aurait été digne d’étudier sous Garcia.

— C’est ce que j’ai fait quelque temps.

Lady Erlistoun la regarda avec surprise.

— Il y a eu un moment où je croyais gagner ma vie avec ma voix.

— Vraiment ?

— Ce n’était pas la carrière que j’aurais choisie, mais je croyais à la nécessité probable de gagner mon pain. Je n’avais que ma voix et je m’en serais servie volontiers. Je n’en ai pourtant pas eu besoin, et peut-être en resterai-je là.

— Certainement.

Et lady Erlistoun commença à causer gracieusement avec moi, dans l’espoir de me chasser bientôt de la chambre, ce qui était en général le résultat de sa condescendance à mon égard ; mais la franchise de Jeanne trancha la difficulté.

— Je crois, lady Erlistoun, que vous aviez quelque chose à me dire ? Est-il nécessaire que je bannisse mon cousin Marc, qui est un frère pour moi qui n’en ai point ?

Lady Erlistoun fit un signe négatif.

— Ma communication est bien simple. Peut-être Erlistoun vous l’a-t-il déjà dit, vous qui êtes son confesseur. Il m’a même dit que sa décision dépendait de la vôtre. Certes, jamais il n’y eut un plus fidèle adorateur que mon fils devant ce charmant autel.

La légèreté du ton, indiquant la légèreté du lien, blessa-t-elle Jeanne ? En tout cas, elle répondit fermement :

— Lord Erlistoun est bien bon ; il ne pouvait laisser les décisions qui le regardent en des mains plus sûres ; mais vous savez l’un et l’autre que je ne prétends à aucun droit d’influencer ses projets.

Lady Erlistoun sourit.

— Je vois. Il faut qu’il fasse lui-même sa confession, et qu’il implore lui-même son absolution.

— J’espère qu’il me connaît trop pour faire l’un ou l’autre.

Le sérieux de Jeanne parut gagner un moment la mère. Elle demanda à demi-voix :

— Miss Dowglas, dites-moi, n’existe-t-il plus de lien entre mon fils et vous ? L’engagement est-il rompu ?

— Il n’y a jamais eu d’engagement de son côté. Je croyais qu’il vous l’avait dit depuis longtemps. Il a toujours été libre, parfaitement libre.

Un éclair passa dans les yeux de lady Erlistoun comme un faible reflet de ceux qui illuminaient quelquefois le regard de son fils.

— Ne disputons pas sur des mots ; je veux vous communiquer mon projet, que je désire depuis longtemps mettre à exécution. Je voudrais faire avec mon fils un voyage en Italie, en Grèce et en Terre sainte. C’est un charmant pays que la Terre sainte.

Cette dernière remarque m’était adressée, j’y répondis par une ou deux phrases afin de donner à Jeanne le temps de se remettre. Elle dit bientôt :

— Serait-ce bien long, lady Erlistoun ?

— Deux ou trois ans seulement, peut-être un peu moins.

— Et quand voudriez-vous partir ?

— Tout de suite.

Jeanne ne fit pas d’autre question : elle restait immobile. Ce n’était pas la couleur, car elle était maintenant toujours pâle, mais quelque chose disparut de son visage comme la lumière disparaît d’une fenêtre quand le soleil se voile, l’obscurité vient graduellement ; on s’y attendait ; cependant c’est une perte, une chose qui était et qui n’était plus.

— Dites-moi, miss Dowglas, que pensez-vous de ce projet ?

— Si lord Erlistoun le désire, et il le désire puisque sa mère le désire, il n’y a point de doute que vous ne deviez le faire.

— Devoir ! votre mot d’ordre, vous l’avez inculqué à un de nos amis. Il parle toujours de ce qu’il doit faire ; sérieusement, et il y avait de la bienveillance sous son ton de plaisanterie, une mère doit de la reconnaissance à ceux qui exercent une bonne influence sur son fils dans un moment critique de sa vie.

Les lèvres de Jeanne tremblaient.

— Je suis vraiment fâchée de le séparer de vous pour ce voyage ; mais vous le connaissez comme moi, ma chère miss Dowglas, c’est un noble cœur rempli d’honneur dans la pratique comme en principe ; seulement il est un peu, un peu… mais cela passera.

Qu’est-ce qui devait passer ? Jeanne le savait sans doute, car elle répondit fermement et lentement :

— Je le crois.

— Autrefois… je puis parler devant votre cousin, je le sais, autrefois, je désirais voir Erlistoun se marier de bonne heure, et à présent, je pense…

Elle hésita et jeta un coup d’œil sur les traits de Jeanne, moins frais et moins beaux qu’à la première enquête maternelle dans le salon de Lythwaite.

— Je pense quelquefois que si vous vouliez l’écouter…

— Non, interrompit précipitamment Jeanne, il vaut mieux qu’il ne se marie pas de bonne heure ; il ne lui serait pas bon de m’épouser.

— Le lui avez-vous dit ?

— Dès le début ; mais il ne veut pas en entendre parler. Il ne veut pas se passer de moi : il m’aime maintenant.

Oh ! quelle profondeur de signification dans ce maintenant à demi étouffé. Je suis sûr qu’elle n’avait pas l’intention de le dire.

Lady Erlistoun l’avait-elle entendu ou non ? Je crois qu’elle l’avait entendu et compris. Elle prit la main de Jeanne entre les siennes, et dit, du fond d’un cœur qui avait peut-être battu fidèlement et même passionnément autrefois, peut-être pour un autre lord Erlistoun, puisqu’elle s’était mariée à vingt ans :

— Je ne souhaite pas à mon fils d’aimer une plus noble femme.

À partir de ce jour, je cessai d’éviter aussi complètement l’amant de Jeanne ; son amour m’intéressait malgré moi, cette recherche persévérante et ce culte absorbant pour la femme qui s’était emparée non seulement de son imagination, mais de ce qu’il y avait de meilleur en lui, et qui était devenue pour lui quelque chose de plus noble et de plus pur qu’une passion, un idéal.

La passion d’ailleurs n’y manquait pas, des jalousies violentes, des colères passagères, tout ce pétillement d’un feu qui brûle, vivement, et vite… mais on ne s’en aperçoit pas tant qu’il brûle.

Un jeune homme passionnément et profondément épris d’un amour désintéressé a toujours quelque chose en lui qui mérite le respect. Et tant que les femmes seront des femmes, tant que l’amour qu’elles inspirent élèvera et ennoblira leur nature comme l’amour ennoblit celle d’un homme, on ne pourra s’étonner que ce dévouement ne soit pas consacré en vain à une idole, froide comme du marbre. Malgré tout ce que disait Jeanne, moi qui saisissais des regards et des accents moins soigneusement surveillés à mesure que le temps de la séparation approchait, je me convainquis qu’elle finirait tôt ou tard par épouser lord Erlistoun, en dépit des épreuves qu’elle pouvait lui imposer, de la liberté qu’elle lui laissait.

La veille de son départ, sa voiture était à la porte avant neuf heures. J’entendis son pas rapide sur l’escalier, et je l’entendis entrer dans le second salon où Jeanne arrosait sa jardinière ; de tous les présents dont il eût voulu la combler, elle n’acceptait que des fleurs.

— Je viens pour passer toute la journée ; me le permettez-vous ?

Jeanne sourit ; elle était occupée d’un héliotrope malade qui se desséchait dans l’atmosphère de Londres.

— Vous voyez, je ne puis pas le faire vivre.

— Peu m’importe ; gardez-le tant qu’il en vaut la peine, et puis jetez-le. Mais vous ne m’avez pas répondu ; dites-moi, puis-je rester, ou voulez-vous que je m’en aille ?

— Non ; et la main de Jeanne se glissa dans la sienne. C’est le dernier jour ; non.

Il n’avait jamais passé jusqu’alors une journée tout entière à Baker-street ; il devint bientôt impatient, agité, se promenant en long et en large dans le long salon sombre qui était notre appartement. Il n’y avait point de jolis boudoirs pour s’asseoir et causer comme chez lady Erlistoun. Il n’y avait point de jardins en plein soleil pour y faire l’amour comme à Lythwaite-Hall, c’est-à-dire si Jeanne avait permis de faire l’amour, ce qu’elle ne permettait pas. C’était seulement dans ses yeux, qui en dépit de son calme semblaient suivre tous les mouvements de lord Erlistoun et tenir note de ce qui lui plaisait, qu’on pouvait lire un amour étranger à tout égoïsme, détestant toute coquetterie, et qui ne se manifestait jamais mieux que par le silence.

Enfin, pendant qu’il écoutait courtoisement les longues confidences de ma bonne mère sur les désagréments d’une maison meublée, Jeanne plia son ouvrage et proposa d’aller tous encore une fois, comme nous l’avions fait si souvent, au Palais de cristal.

— Mais c’est jeudi, c’est un des jours du peuple.

— J’appartiens au peuple ; j’aimerais à y aller.

Nous allâmes donc.

Il est déjà à moitié oublié ; ce sera bientôt une histoire à raconter à nos enfants que le palais populaire de 1851. Mais comme il était beau, merveilleux, quand on sortait de la poussière de Londres et qu’on entrait dans cette grande nef avec ses arbres captifs, verts et immobiles, ses rangées de statues, sa fontaine de cristal ! Quel spectacle enchanté ! Et puis en s’avançant, on entendait le murmure infini de la foule qui ne vous quittait plus, cette foule curieuse, émouvante, infiniment humaine, dont la masse donnait le sentiment de la solitude, tandis que son murmure incessant et confus donnait le sentiment du silence !

J’aimais à me laisser porter en avant par cette mer vivante, ou bien à la contempler d’une des galeries du bout, et à suivre chacun de ces atomes portant un fardeau personnel et inconnu de plaisir et de souffrance. J’aimais à sentir, par l’émotion qu’ils me causaient, que chacun d’eux était mon frère ou ma sœur, noble ou non, riche ou pauvre, savant ou ignorant, pécheur ou innocent, toujours mon frère ou ma sœur, et en cette qualité digne de tout mon intérêt, puisque aucun d’eux ne devait être oublié devant Dieu.

Parfois aussi, quand le grand orgue commençait à retentir, je cherchais à résoudre bien des problèmes compliqués sur moi-même et les autres, en pensant à eux, non comme ils étaient alors, chargés pour la plupart de douleurs inutiles ou souillés de péchés ineffaçables en apparence, mais comme faisant partie de cette grande multitude que nul ne peut compter et qui viendra de toute nation, de toute tribu, de tout peuple et de toute langue, pour former l’innombrable compagnie de l’Église des premiers-nés.

Ces sentiments étouffaient tous les autres ; et lorsque je voyais, toutes les heures à peu près, sortir de la foule ou y rentrer les deux personnes qui m’inspiraient un intérêt personnel, je les contemplais comme si je les avais rencontrées dans cette sublime compagnie où nous aurons, d’après notre foi, perdu tout ce qui, dans notre personnalité, n’est pas trop pur pour souffrir.

Je crois qu’ils jouissaient de leur journée. Je les vois encore, la tête de lord Erlistoun s’élevant au-dessus des autres, et la taille élancée de Jeanne avec sa robe foncée, suivant les longs transepts ou errant dans les cours éclatantes. Enfin, à notre lieu de rendez-vous, je les trouvai assis au milieu du peuple, des gens qui tiraient leurs dîners de grands paniers et remplissaient leurs verres à la fontaine de cristal ; lord Erlistoun se leva même et prit la peine de remplir les verres d’une femme grognon et chargée d’enfants qui répondit seulement d’un ton brusque :

— Merci ; vous êtes plus poli que les jeunes gens d’ordinaire.

L’eût-il fait s’il eût été seul ? me demandai-je ; ou n’était-ce que pour voir le sourire de Jeanne ? En tout cas, il avait bien fait.

Le jour baissait, un demi-crépuscule obscurcissait les cours, tandis que des reflets de soleil flottaient au milieu des tapis et des bannières des diverses nations suspendues dans les ailes du bâtiment.

— Allons nous asseoir tranquillement dans un coin, pour attendre que la cloche sonne.

Ils allèrent tous deux s’asseoir. Ils causaient vivement. Je ne les entendais pas, et je ne désire pas savoir ce qu’ils disaient ; nul ne doit penser même à troubler la sainteté du passé d’un autre.

Je me rappelle Jeanne encore aujourd’hui comme elle était assise là, les mains jointes, les yeux baissés, pour écouter, ou les relevant doucement quand elle parlait pour regarder lord Erlistoun, et ce visage beau par lui-même, si beau à ses yeux, Dieu le sait. Je ne le nie pas, je ne lui reproche rien. Dieu le bénisse ! Il a été le premier amour de Jeanne.

La cloche du départ sonna. Elle tressaillit ; elle était souvent nerveuse ; maintenant le son profond, prolongé semblait la transpercer ; lorsqu’elle se leva, à peine pouvait-elle se soutenir.

— Elle est épuisée ; il faut la ramener à la maison.

— Oui, oui. Cinq minutes encore, pour faire un dernier tour dans cette belle nef, n’est-ce pas, Jeanne ?

Elle consentit par un sourire.

S’appuyant sur le bras de lord Erlistoun, elle traversa lentement la nef ; puis, à la porte, elle s’arrêta et se retourna pour regarder en arrière.

L’année dernière, en allant à Kensington-Garden, je m’arrêtai aussi, peut-être au même endroit, en me rappelant comment nous nous étions trouvés tous les trois et comment nous avions contemplé ce palais enchanté avec tout son éclat de coloris, de parures et de son. Qu’en restait-il ? Rien, si ce n’est l’air, la lumière et l’espace où le soleil brille encore, où l’herbe pousse. Heureux, me disais-je, ceux à qui ces biens restent encore, après la destruction des palais de cristal de leur jeunesse !

En revenant à la maison, lord Erlistoun trouva un billet de sa mère qu’il fit passer à Jeanne avec un geste de dépit.

— Mais, non, je ne veux pas ; comment peut-elle le demander ? Ma dernière soirée ! la perdre chez l’évêque… Elle sait que j’ai horreur d’y aller… Jeanne, si vous saviez…

Il s’arrêta.

— Je sais une chose, dit la voix persuasive de Jeanne ; c’est que vous ne refuserez pas votre mère, c’est son droit.

— Et vous, n’avez-vous pas de droits ? Pas même ce dernier soir ? Ah ! vous êtes cruelle !

— Vous croyez ?

Jeanne prit sa montre. Sa main tremblait, mais son accent était décidé.

— Vous avez le temps de nous satisfaire toutes deux. Voyez, une, deux, trois heures encore à rester avec nous, et puis vous partirez.

Encore quelques reproches comme Jeanne en devait souvent supporter et calmer par son sourire. Mais son sourire le calmait toujours, et, autre fait qui me faisait toujours réfléchir à l’avenir, sa volonté l’emportait toujours.

Une heure de calme environ dans le salon qui s’obscurcissait peu à peu. Je lus à la fenêtre aussi longtemps que possible ; ma mère sommeillait sur le canapé. Lord Erlistoun protestait contre les lampes ; nous n’avions donc pour nous éclairer que le fantastique reflet du réverbère de la rue donnant sur la muraille. À sa lueur, je voyais Jeanne immobile dans son fauteuil, et une autre personne assise auprès d’elle, à la fin sur le tapis à ses pieds. On aurait pu rire en se rappelant la dignité de l’attitude de lord Erlistoun à Lythwaite, mais ce n’était plus matière à sourire maintenant.

— Est-ce qu’on ne cause pas ? dit Jeanne après un long silence.

Une conversation décousue s’ensuivit. On parla de divers livres et de diverses personnes ; et puis, soit que ses idées l’abandonnassent, soit qu’elles revêtissent une forme passionnée qu’il ne pouvait exprimer que dans de certaines limites, bien que ma mère et moi ne le gênassions pas beaucoup d’ordinaire, lord Erlistoun se mit à répéter des vers.

Quelle voix que la sienne, sonore, profonde, douce ! Comme elle se glissait dans l’ombre avec une emphase volontaire qui devait aller tout droit à un cœur jeune et qui l’aimait ! Elle me touchait, moi aussi, dans une certaine mesure ; certains fragments en particulier, que je retrouvai plus tard dans un livre et dont je n’avais pas alors découvert tout le sens. C’était un poème d’amour, naturellement. Le jeune homme décrivait, dans un langage enivrant d’un charme moitié céleste, moitié terrestre, celle qui aime et qu’il cherche toujours ; enfin il la rencontre la dernière.

— Je compris enfin que c’était la vision cachée depuis tant d’années à mes yeux, que c’était…

— Émily ! souffla Jeanne en riant. Pourquoi vous arrêtez-vous ? C’est un des plus jolis noms que je connaisse.

— Je le déteste !

Lord Erlistoun bondit sur ses pieds ; il ne voulut plus réciter de vers. J’avais bien trouvé un peu étrange qu’au moment de la séparation, un amant pût épancher ses sentiments dans les paroles d’un autre ou même parler du tout. Mais l’amour prend des formes si diverses que ce qui paraît faux à une nature peut être profondément vrai dans une autre.

Il reprit sa promenade en long et en large. Jeanne soupira, puis se leva et ouvrit le piano.

— Vous souvenez-vous de ceci, Marc ? Vous aimiez cela, bien que vous n’ayez pas grand goût pour la musique.

— Pour toutes les musiques, non.

Mais cela était une des mélodies sans paroles de Mendelssohn. Elle l’avait jouée, avec un rayon de soleil sur ses cheveux, par cette matinée de mai, à Lythwaite. Avant qu’elle eût joué bien des mesures, lord Erlistoun l’interrompit :

— C’est trop calme, trop doux, Jeanne, jouez quelque chose qui me plaise, ou plutôt ne jouez pas ! Écoutez (l’horloge de l’église sonnait) ! Il n’y a plus qu’une heure maintenant !

Il saisit sa main gauche pendant que l’autre errait négligemment sur les notes hautes, et il se mit à lui parler tout bas, comme font les amants.

Je retournai à la fenêtre. Au milieu de la rue était une femme, un enfant dans les bras, un autre à ses côtés ; elle chantait d’une voix passée maintenant, mais qui n’avait pas dû être dépourvue de charme. Plus loin, on apercevait, se pressant autour du palais d’un marchand de genièvre, un groupe de femmes, plus misérables encore, traînant après elles des enfants, attendant ou cherchant des maris récalcitrants ou ivres. Enfin, sous la lanterne rouge du docteur en face de notre porte, paraissaient et disparaissaient les uns après les autres des centaines de visages souvent tristes, et dont les physionomies n’étaient guère séduisantes ; c’était la fantasmagorie d’une rue de Londres le soir.

Au dehors, tel était le spectacle ; au dedans, ils étaient deux répétant des vers d’amour, et chuchotant ensemble au son d’une douce musique. Que Dieu nous soit en aide ! me disais-je. N’y a-t-il donc au monde que l’amour ? N’y a-t-il rien à faire qu’à être heureux ?

Oh ! Jeanne, j’étais bien dur pour toi ! Dur même alors, et aveugle comme nous le sommes presque toujours quand nous jugeons sévèrement.

J’entendis tout d’un coup la voix de lord Erlistoun si impétueuse qu’il était impossible de ne pas saisir les paroles.

— Au moins, vous m’écrirez ! Vous ne m’interdirez pas de vous écrire aussi souvent qu’il me plaira ?

— Est-ce que je ne vous l’ai pas promis il y a longtemps ?

— Je sais, vous m’avez promis tout ce que je pouvais désirer ; mais vous ne voulez accepter de moi aucune promesse. Encore une fois, pourquoi ? Me croyez-vous changeant ?

Jeanne sourit.

— Je n’ai pas été la première, vous le savez.

— Mais vous seriez la dernière. Oh ! Jeanne, est-ce que vous ne croyez pas que je vous aime ?…

— Je le crois… Mais…

— Chut ! je sais ce que vous allez dire… Votre ancien argument : votre expérience et la mienne sont absolument différentes ; vous avez vécu pour travailler et moi pour jouir ; ma jeunesse commence et la vôtre…

— Vous m’avez ramené ma jeunesse, murmura-t-elle. Oh ! oui, j’ai été bien heureuse !

— Vous avez été ?… C’est toujours au passé.

Et il ajouta quelque chose de plus, rapidement, d’un ton incohérent ; sa voix était tour à tour farouche et tendre.

— Non, répliqua Jeanne, je ne crains pas ces choses-là ; Les différences extérieures ne sont rien quand l’union est au fond, l’amour, la confiance et… la fidélité.

— Assez, assez ! dit-il amèrement. Je ne suis pas à vos yeux d’un tempérament fidèle. Prudente personne ; vous me jugez d’après la couleur de mon teint et la nuance de mes cheveux.

— Lord Erlistoun ?

— Non, je ne le nie pas, je suis fort différent de votre cousin Marc que voilà. Je suis méridional jusqu’au bout des ongles ; il me semble quelquefois que mon sang court comme du feu dans mes veines, vous l’embrasez, et puis vous me regardez brûler ! Jeanne, vous ne m’aimez pas, vous ne m’avez jamais aimé !

Un instant elle ne répondit pas :

— Ainsi vous pensez que lorsque je vous ai promis, vous savez bien quoi, je me suis menti à moi-même et encore plus à vous, par le plus indigne mensonge que puisse prononcer une femme ?

— Pardonnez-moi ! oh ! pardonnez-moi ! je vous aime et je vous fais toujours du chagrin !

Jeanne hésita encore avant de répondre.

— Le chagrin et l’amour, je prends tout ensemble, et je ferais de même vingt fois encore, parce que j’espère en vous.

Elle n’avait pas parlé avec confiance, le fondement et la source de l’amour ; mais il ne s’en aperçut pas.

— Oui ! répéta Jeanne, un grand espoir ! Voilà comme nous sommes, nous autres femmes ; votre amour nous importe moins que ce que vous êtes. Nous pouvons nous satisfaire, mêmes séparées de vous, si vous êtes tout ce que vous devez être ; je le pourrai.

— Jeanne, je serai tout ce que vous voudrez si vous voulez seulement être ma Jeanne.

Il essaya sans doute de la prendre dans ses bras, car elle recula évidemment.

— Oh ! non, dit-elle avec un accent douloureux, j’ai le sentiment que ce n’est pas bien, à moins que…

Et elle laissa tomber sa tête dans ses mains.

— Je sais que nous ne serons jamais l’un à l’autre plus que nous ne le sommes maintenant.

Je ne sais pas ce qu’il répliqua, quelles furent les dernières paroles qu’ils échangèrent. Qu’elles restent sacrées comme toutes les dernières paroles !

Lorsque Jeanne me rappela de ma chambre pour lui dire adieu, lord Erlistoun était debout, extrêmement pâle, près de la lampe qu’on venait d’allumer. Il avait l’air hautain ; il ressemblait davantage au lord Erlistoun de Lythwaite qu’à celui que nous connaissions maintenant. Ma mère, avec son cœur affectueux, lui tendit la main en murmurant quelques mots de souhaits et de bénédictions. À sa grande surprise, il saisit cette main et la baisa.

— Merci de toutes vos bontés, j’espère vous les rendre dans deux ans ! et rappelez-vous (il se tourna vers moi ; que je lui plusse ou non, je crois qu’il avait confiance en moi), quelque libre qu’elle veuille me laisser, je regarde Jeanne Dowglas comme ma femme. Prenez soin d’elle jusqu’à ce qu’elle devienne ma femme. Adieu.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il n’était pas parti depuis un mois qu’il advint à notre famille une catastrophe que je raconterai en quelques mots seulement, puisque je n’écris pas notre histoire, mais celle de lord Erlistoun. C’est souvent ainsi d’ailleurs qu’il faut raconter ces événements de la vie, plus terribles que la mort.

On découvrit dans notre maison Browne et compagnie que, depuis longues années, un de nos associés pratiquait un système de fraudes compliquées et systématiques, impossibles à attribuer à un simple entraînement. Peu importe son nom, il est effacé de la face de la terre, le misérable faussaire se tua.

Mon père fit la seule chose que pût faire un honnête homme : il sacrifia sa fortune à son intégrité. Il paya ce qu’il devait jusqu’au dernier sou ; puis, laissant retomber sa tête en paix, il mourut peu après. Mon dernier souvenir de Lythwaite-Hall est celui de son cercueil passant la grille par un jour de neige.


VI


C’était un petit appartement au premier étage, propre et en plein soleil. Il n’en reste plus rien ; le mois dernier, par une nouvelle ligne de chemin de fer, j’ai passé à toute vapeur sur le lieu où se trouvait naguère le petit salon, avec ses deux fenêtres et son balcon orné de plantes vertes.

« Veillez à ce que la maison donne au couchant, m’avait dit Jeanne en particulier, afin qu’elle ait toujours le soleil à la fin du jour. » Ces murs entr’ouverts par le chemin de fer sont tristes maintenant, mais je me souviens des heures paisibles que j’y ai passées, et du repos que ma mère et Jeanne y ont trouvé.

Après la ruine générale, nous disposâmes de la famille comme il suit. Charles emmena Russell avec lui dans sa cure. On m’offrit un poste de confiance dans une maison de Londres, et je demandai une petite place pour qu’Algernon pût commencer sa carrière. Pauvres enfants, la vie commençait pour eux tout autrement qu’ils n’avaient cru ; mais le courageux sang des travailleurs qui coulait dans leurs veines l’emporta sur la mollesse de leur éducation ; après le naufrage, ils se lancèrent à la mer sans hésiter, résolus à nager vers la terre.

— Et maintenant… ma mère.

— Votre mère est la mienne, Marc, dit Jeanne résolument.

En effet, depuis le matin où elle l’avait amenée au milieu de ses enfants, après l’avoir tendrement revêtue du cruel costume exigé par l’habitude, depuis ce moment où nous la vîmes, veuve, dépouillée à jamais de ses belles toilettes, l’histoire de sa vie terminée, depuis qu’elle méritait par conséquent un double respect et une double tendresse de chacun de nous, Jeanne s’empara pour toujours de la place et des devoirs d’une fille.

Elles ne s’étaient pas toujours entendues jusque-là, elles différaient presque sur tous les points ; mais dorénavant toutes les faiblesses de ma mère devinrent sacrées pour Jeanne ; elle supporta patiemment toutes les faiblesses, elle fit la part de sa mauvaise humeur ; elle lui épargna sans rien dire toute fatigue. Car du moment qu’elle s’était trouvée veuve, ma mère avait tout d’un coup vieilli, son énergie et son activité l’avaient abandonnée, elle s’appuyait tour à tour sur chacun de nous, pour toutes choses, et sur Jeanne Dowglas par-dessus tout.

Je les amenai donc avec moi à Londres. Je les établis à Pleasant-Row, et je les laissai se consoler réciproquement comme le savent faire les femmes. Elles avaient Algernon le soir ; mais pour mon compte, je ne vivais pas avec elles, pour bien des raisons.

La fille de ma mère ! Cela était vrai, et j’avais le bon sens d’en être reconnaissant, bien que ce fait eût quelquefois des côtés pénibles. Mais on ne doit jamais être hypocrite, même dans les plus petites choses. Je ne me souviens pas d’avoir jamais appelé Jeanne Dowglas ma sœur.

Revenons à lord Erlistoun. Pendant tous nos malheurs, elle ne parla pas de lui ; il ne semblait pas qu’il fût l’un de ces noms qu’on recherche naturellement dans le malheur. Mais une fois installés, je lui apportai une lettre de l’étranger revenant de Lythwaite-Hall. J’aurais pu deviner de qui elle était par les yeux de Jeanne. Elle non plus n’était pas hypocrite.

— Sait-il ce qui est arrivé ? car je tenais à l’apprendre.

— Je le lui ai écrit. Du moins ce qu’il avait besoin de savoir, ce qui me regardait.

— Et que dit-il ?

Jeanne rougit pour toute réponse.

— Je vois, cousine, ajoutai-je, car je sentais que l’un de nous devait le dire. Il faut décider pour vous-même, sans vous inquiéter de ma mère. Nous n’avons pas de droit sur vous, lord Erlistoun en a.

— Je le sais.

— Eh bien, allez et soyez heureuse !

Elle secoua la tête.

— Marc, cela n’est pas digne de vous. Comment peut-on être heureux quand on laisse un devoir derrière soi ! D’ailleurs…

Et elle s’arrêta court, puis recommença sa phrase :

— Je ne fais que rester fidèle à une première résolution, que j’ai prise avec réflexion et sans me presser. Je ne crois pas que j’aie eu tort, ni que j’aie été dure !

Dure ! L’amour qui doit durer toute la vie peut assurément attendre deux ans.

Je parlais amèrement, en songeant aux centaines de jeunes amants dont la flamme passagère ne peut subsister d’un mois à l’autre, et qui regardent l’attente comme le plus grand malheur du monde. Quelle folie et quelle faiblesse ! Que vaut l’amour d’un homme pour l’éternité ?

Et l’amour d’une femme ? Je regardais Jeanne. Ses mains étaient croisées sur sa lettre, sa bouche souriait, mais elle était un peu serrée. Elle n’avait pas, elle n’avait jamais eu cette expression de repos que le baiser des fiançailles devrait y laisser, je l’imaginais du moins, une expression sacrée et satisfaite qu’aucun souci ne devrait effacer.

— Cousin, si cela vous est égal, ne parlons plus de cela.

Je lui obéis, remettant en silence à Jeanne toutes les lettres qui arrivaient ; ne sachant pas où elle résidait, les lettres étaient toujours à mon adresse. Parfois nous n’apprenions rien de ce qu’elles contenaient. D’autres fois les dimanches soir, ma mère, à laquelle Jeanne ne refusait rien maintenant, demandait un bout des descriptions de Vienne ou de Constantinople ; alors nous écoutions les récits des marches dans le désert, les chameaux et les Arabes, les pyramides et le Nil, le jour de Pâques dans l’église de la Nativité, les nuits au clair de lune sous les cèdres du Liban ; nous suivions une vie pleine d’enchantement pour un jeune homme, une vie d’un intérêt, d’une beauté, d’une variété constante. Le changement semblait être l’élément nécessaire, la satisfaction indispensable à l’existence de lord Erlistoun.

— Il est très heureux, disait souvent ma mère. Ah ! c’est une belle chose que d’être heureux.

— Oui, oui !

Et le bonheur de Jeanne, qui résidait évidemment dans ces lettres ou dans ces fragments de lettres que nous ne lisions pas, l’accompagnait plusieurs jours comme une atmosphère invisible, métamorphosant le petit salon de Pleasant-Row en une Sainte-Sophie, et faisant une terre sainte des petites rues du faubourg, qu’elle traversait.

Elles sont d’autant plus vives, d’autant plus naturelles dans une vie décolorée comme l’était devenue celle de Jeanne. En vain disait-elle qu’elle y était accoutumée, qu’elle revenait seulement à la vie étroite de sa jeunesse ; c’était certainement un changement. Même pour ma mère moins sensible aux choses de goût et de sentiment, la nécessité de faire faire à dix sous l’usage d’un schelling, après la moitié d’une vie passée dans l’abondance, était une cruelle nécessité. Peu à peu j’appris que tout le soin du pauvre petit ménage était tombé entre les mains de Jeanne.

Dans ce temps-là c’était souvent un chagrin pour moi. Maintenant tout cela est passé. Je pense avec orgueil à ses robes usées et à ses gants raccommodés, tandis que de façon ou d’autre les vêtements de ma mère étaient toujours frais, je me rappelle les lieues que Jeanne faisait à pied dans la boue de Londres.

— Oh ! cela ne fait rien ; nous sommes jeunes et forts ; mais il faudra un de ces jours mener votre mère faire une promenade en voiture.

Je me souviens comme elle m’accompagnait à la porte du vestibule pour me dire un mot ou deux en particulier.

— Je n’ai rien voulu dire en haut de peur de tourmenter votre mère.

Ma mère ! ma mère à moi ! Que le ciel m’oublie quand je t’oublierai, Jeanne Dowglas !

En regardant en arrière, on s’étonne souvent de voir comment, au milieu de circonstances contraires, on a été heureux, positivement heureux. Je sais que nous l’avons été cette année-là ; nos changements et nos pertes étaient venus tout d’un coup ; nous n’avions pas traîné, nos revers n’avaient laissé derrière eux ni honte, ni inquiétude ; tout cela était fini ; nous recommencions sans une seule dette ni un seul souci. Et quant à celui dont la mort termina dignement une vie honorable et entourée d’affection, là aussi était la paix. J’ai souvent envié à mon père le sourire avec lequel il s’était retourné le samedi soir avant de fermer les yeux pour son dernier repos.

— Minuit ! Suzanne ! Eh bien, tout mon ouvrage est fait, et maintenant c’est dimanche.

Comme je l’ai dit, mon père était un homme d’une énergie infatigable et d’une intelligence puissante dans sa rudesse. Jusqu’à la fin, il conserva tout dans ses mains, il fit seul tout ce qu’il pouvait faire ; même moi, son fils, je devenais parfois un simple commis. Jusqu’à sa mort, j’avais travaillé presque machinalement, sans aucune responsabilité ; par la suite le sentiment de la responsabilité ne me quitta pas un instant, il était doublé par la nouveauté, par la nature de mon caractère et par d’autres faits inutiles à rappeler maintenant, mais qui agissaient passivement sinon activement sur ma vie.

Au bout d’un certain temps, Jeanne s’en aperçut ; elle découvrit ce sentiment pressant de la responsabilité, cette terreur de l’avenir, balancée entre la santé d’un côté (je n’étais pas, ou du moins je n’avais pas l’air fort) et de l’autre la nécessité de gagner de l’argent. Lorsqu’elle me pressa, j’en convins.

— Je vois, je n’y avais pas pensé. Pauvre Marc ! Il faut vous soigner mieux que cela. Je suis bien aise que vous me l’ayez dit.

Quelques semaines plus tard, arrivant un soir à l’improviste, ma mère me dit :

— Devinez où Jeanne a été.

Elle aurait pu traverser les mers, tant je tressaillis : mais elle était seulement allée dans les environs de Belgrave-Square, région qui nous était si familière autrefois, et qui nous était maintenant aussi étrangère que l’Afrique. Mille pensées me traversèrent l’esprit sur-le-champ, mais je dis seulement :

— Elle n’aurait pas dû aller seule ; qui voulait-elle voir ?

— Je n’en sais rien ; elle m’a dit d’attendre son retour. Ah ! la voilà ; eh bien, ma belle ?

Belle n’était pas précisément le mot, et cependant elle avait un charme étrange : ses yeux brillaient comme jadis ; la majesté de sa démarche avait reparu comme autrefois lorsqu’au milieu de toutes les splendeurs elle semblait à la fois à son aise et au-dessus de tout ce qui l’entourait. Elle embrassa ma mère et alla ôter son chapeau, en disant que nous saurions tout dans une minute ; mais plusieurs minutes s’écoulèrent, et lorsqu’elle revint l’éclat inaccoutumé avait disparu ; c’était notre Jeanne, calme comme de coutume.

— Oui, Marc, j’ai fait un coup hardi, j’ai pris des engagements sans que vous le sussiez, sans vous avoir consulté, sans votre consentement. Voyez !

Elle me montra une annonce demandant : « Une maîtresse de chant de premier ordre. Inutile de se présenter pour les artistes de profession. »

— Voyez-vous, une maîtresse de chant ! On a peur d’un maître pour elle. Pauvre fille ! elle est enclavée de tout côté dans les convenances ; c’est une héritière, notre pauvre héritière, lady Émily Gage.

La cathédrale, Lythwaite-Hall et cette belle soirée de juin dans les prairies, comme tout cela me revint à l’esprit !

— Lady Émily Gage ! c’est étrange. Ce qui est bien plus étrange, c’est qu’elle se soit souvenue de moi ; elle ne m’avait pas oubliée.

— À la cathédrale ?

— Non, mais l’année dernière, chez lady Erlistoun. Elle la connaissait, vous savez.

Voilà donc ce qui avait illuminé la physionomie de Jeanne, ce reflet doré de l’histoire de l’année passée qui nous eût souvent fait l’effet d’un rêve, à moi du moins, sans les lettres de l’étranger. Il fallait mettre fin à cette sécurité.

— Jeanne, dis-je, vous auriez dû me consulter avant de prendre un semblable parti. Il me semble qu’il est au moins mal imaginé pour vous de donner aucun genre de leçon ; mais je regarde comme tout simplement impossible que vous deveniez la gouvernante ou la maîtresse de chant, comme vous voudrez, de la nièce de l’évêque.

— C’est possible, je crois, car j’ai promis.

Ici ma mère, saisissant ce que je disais, me seconda vivement.

— Qu’est-ce que vous avez fait là, ma chère ? Que dira lord Erlistoun ?

Jeanne garda le silence.

— Si vous étiez mademoiselle n’importe qui, ce serait déjà bien dur pour vous, ma pauvre enfant, mais vous, devenir maîtresse de chant, vous Jeanne Dowglas, qui devez être lady…

— Oh ! je vous en prie, je vous en prie.

Son expression douloureuse fit taire ma mère elle-même.

— Laissez-moi dire un mot, et puis vous et Marc vous me laisserez faire. Étant Jeanne Dowglas, je dois agir comme Jeanne Dowglas, sans m’inquiéter de qui que ce soit. Je crois d’ailleurs (et sa voix tomba un peu) que jamais un homme ne pensera moins bien d’une personne qu’il aime parce qu’elle a fait ce qu’elle croyait devoir faire ; c’est mon devoir d’aider à gagner de l’argent. Je le peux et je le désire ; ceci est le moyen le plus facile ; d’ailleurs, j’ai promis, n’en parlons plus.

Elle nous raconta alors en détail tout ce qu’elle avait fait, et décrivit lady Émily devenue presque une grande personne et l’une des plus charmantes créatures qu’on pût voir.

— Elle est simple, dit-elle, mais d’une manière originale, comme une prune couverte de sa fleur. Elle se souvenait très bien de ma figure, m’a-t-elle dit, elle avait coutume de se glisser dans des coins obscurs pour m’écouter chanter. Par la suite, elle s’était souvent demandé qui j’étais et ce que j’étais devenue.

— Comment, elle ne sait pas ! s’écria ma mère.

— Vous oubliez que personne ne sait et ne doit savoir ; cela vaut infiniment mieux et me rend les choses plus faciles.

J’étais blessé de l’idée qu’elle allait chez ces gens sans qu’ils sussent rien. Toute la situation était mauvaise et fausse. La volonté de Jeanne avait, il est vrai, tout gouverné ; personne, strictement parlant, n’était à blâmer ; cependant j’étais irrité et blessé ; ce sentiment fut quelque temps à disparaître.

Pourtant le nouveau système semblait produire plus de bien que de mal. L’argent était le moindre avantage qu’y trouvât Jeanne ; elle enseigna bientôt par affection, et ce genre d’enseignement rend heureux. C’était un moyen de remplir dans sa vie un certain vide que j’avais déjà remarqué dans les intervalles des lettres de l’étranger, intervalles irréguliers et qui se prolongeaient souvent ; c’était aussi le moyen de suppléer à une foule de besoins qui devaient se faire sentir dans une existence monotone à une jeune femme constamment occupée de soigner une vieille femme sans amis ; c’étaient les raffinements de la vie, une sympathie aimable, des relations habituelles avec des personnes de son espèce.

Je me donnais ces raisons pour expliquer le vif plaisir qu’elle prenait à ce nouvel intérêt, étranger à nous et aux nôtres. Mais mon jugement était superficiel, comme cela arrive souvent aux hommes.

Un dimanche, lady Émily descendit comme un oiseau de paradis dans les régions perdues de Pleasant-Row, et, ce jour-là, je découvris ou je crus découvrir beaucoup de choses.

— Jeanne, cette enfant, comme vous dites, est comme un amant pour vous.

Jeanne sourit :

— Eh bien, est-ce que je ne vaux pas mieux pour elle qu’un amant ? Je suis moins dangereuse en tous cas. Ne riez pas, Marc. Les jeunes filles choisissent souvent leur premier amour parmi les femmes ; c’est ce que j’ai fait pour mon compte. Que dites-vous de lady Émily ? La trouvez-vous changée ?

— J’oublie ce qu’elle était autrefois ; mais je trouve qu’elle commence à vous ressembler beaucoup.

Jeanne se mit à rire d’un air incrédule.

— Une brune et une blonde, une maigre et une potelée, dix-sept ans et vingt-neuf ! Comme je deviens vieille !

Elle eut un instant l’air grave, et puis elle revint au sujet en question.

Cependant mon observation avait quelque chose de vrai. Cette ressemblance naturelle ou acquise, que j’ai souvent remarquée chez les gens attirés l’un vers l’autre, se manifestait déjà entre elles. C’était la nature la plus énergique qui donnait l’empreinte ; de vingt manières différentes, je retrouvais chez lady Émily l’influence de Jeanne.

Je remarquai un jour qu’elle venait souvent à Pleasant-Row.

— Oui, on me la confie volontiers, et elle aime à venir.

— Je crois vraiment qu’elle irait à Newgate, si vous y étiez.

— J’en suis sûre, dit Jeanne avec une tendresse reconnaissante dans la voix. Marc, je ne suis pas romanesque… maintenant ; mais l’affection de cette enfant me va au cœur. Elle a été élevée presque comme une religieuse, elle est innocente comme une colombe, et elle a pour moi le charme d’une fleur. Je veux garder à la colombe ses ailes d’argent, je veux empêcher que rien ne souille la pureté de la fleur.

— Vous ne le pouvez pas, son sort est de vivre dans le monde, il faut qu’elle y passe.

— Je le sens, et je ne voudrais pas la retenir loin du monde ; mais je voudrais la rendre forte pour une situation si périlleuse, afin qu’elle y fût en sûreté et qu’elle en fût digne. Je voudrais…

— Lui faire du bien ?

Si j’avais cru que cette phrase pût faire tant de peine à Jeanne, je me serais coupé la langue avant de la prononcer. Ses lèvres tremblaient lorsqu’elle répondit :

— Ne dites pas cela, je ne le redirai jamais.

— Peut-être vaut-il mieux ne pas le dire et ne pas le penser ; mais ce n’est pas une raison pour y renoncer. Une personne comme vous n’a qu’à vivre pour faire le bien.

— Merci, cousin.

Ses yeux étaient remplis de larmes ; elle retomba dans le silence.

Je lui avais apporté, ce jour-là, une lettre qu’elle attendait depuis longtemps, je crois. La correspondance semblait plus difficile à lord Erlistoun dans les capitales de l’Europe civilisée que lorsqu’il vivait en Bédouin amateur dans le désert de Syrie.

Nous autres hommes qui sommes accoutumés à boire d’un seul trait les coupes les plus enchantées dans les intervalles des affaires ou de l’ambition de nos vies, nous ne pouvons comprendre comment les femmes vivent de leurs lettres. Elles ne l’avouent pas même à leurs propres cœurs ; quand le fondement de l’amour, et ce qui peut être plus avant que l’amour, la confiance, est dans leurs âmes, vous pouvez couper et recouper la tige, elle refleurira ; mais c’est une cruelle opération.

Je m’aperçus de cela pendant une absence de lady Émily ; ses tendres lettres de jeune fille arrivaient régulièrement une fois par semaine sans manquer un jour.

— Aussi régulièrement que le soleil, disait ma mère ; de vraies lettres d’amour.

Jeanne se détourna.

Lorsque son élève revint, Jeanne répondit à sa tendresse avec une reconnaissance presque pathétique ; cette tendresse était pourtant encore un peu enfantine dans ses manifestations, bien que sous tous les autres rapports lady Émily eût cessé d’être une enfant. Elle avait appris à avoir une volonté et un jugement à elle, et à les exercer de mille manières, comme il est facile à une femme de son rang et de sa fortune d’exercer le véritable droit des femmes, l’influence personnelle. C’était une charmante et aimable créature, à côté de son exquise fraîcheur, je m’imaginai quelquefois que Jeanne était un peu fanée, un peu âgée.

— Jeanne fanée ? Jeanne vieillissant ? me disais-je. En regardant le visage qu’il aime, est-ce avec effroi ou avec une solennelle et profonde tendresse qu’un homme doit penser à ce que sera ce visage quand il deviendra vieux ?

Un autre hiver s’écoula, un autre été ; à l’automne, il y aurait deux ans que mon père était mort.

Deux ans ! Était-ce une autre chronologie que ce souvenir de mort qui fit quitter à Jeanne ses robes noires ? Ses yeux s’illuminèrent, son pas devint plus léger. Volontairement ou involontairement, elle espérait évidemment, si elle ne croyait pas.

Vers ce temps-là, je reçus moi-même une lettre de lord Erlistoun.

Il m’exprimait son extrême regret que des circonstances dont miss Dowglas était informée (il lui écrivait par le même courrier) l’empêchassent de revenir sur-le-champ en Angleterre. Il était obligé de laisser encore quelques mois sous ma garde « le plus cher trésor qu’il eût au monde ».

Je donnai la lettre à Jeanne sans commentaire ; elle n’en fit aucun. Son temps était alors pleinement occupé ; lady Émily partait pour faire un voyage en Suisse, je crois, et Jeanne avait bien de la peine à résister au désir qu’Émily éprouvait de l’emmener.

— Je ne peux pas, dit-elle, quand je la pressai aussi, promettant d’obvier à tous ses scrupules sur le compte de ma mère. Je ne peux pas aller voyager. Oh ! non, je n’ai jamais été bonne que pour rester en repos à la maison.

Lorsque lady Émily fut partie, elle sembla s’appuyer davantage sur cette affection de l’intérieur, sur cette paix, cette union, qui résistaient à notre gêne. Je la vois encore comme elle était d’ordinaire, le dimanche soir, accroupie auprès de ma vieille mère, le bras posé sur ses genoux, et ses grands yeux mélancoliques attachés sur moi pendant que je cherchais à les faire rire et à les amuser. Quelquefois, après m’avoir écouté en riant un peu, elle soupirait d’un air de soulagement en disant :

— Oh ! Marc, comme c’est bon de vous avoir !

Quels trésors que ceux dont on est parfois plus disposé à parler qu’à conserver, et que les autres ne doivent ni envier ni dérober ! Grâce à Dieu, je me suis resté fidèle à moi-même ainsi qu’à eux !

Jour après jour, je voyais les joues arrondies de Jeanne perdre leur couleur et former cette ligne oblique qui indique le départ de la jeunesse. Une fois, elle était assise près de moi, et baissant la tête, elle me dit :

— Voyez, Marc.

Et, sous une mèche noire, je vis des cheveux blancs trop nombreux pour les compter.

Je ne sais pas bien quel fut le sentiment que j’éprouvai ; je sais cependant qu’il n’était pas exclusivement douloureux.


VII


« Dans quelques mois, » avait dit lord Erlistoun en parlant de son retour, vaguement, comme il datait ses lettres. Pendant les mois de novembre, de décembre, de janvier, de février et de mars, j’apportai ses lettres à Pleasant-Row, comme de coutume à intervalles irréguliers, et avec des timbres toujours différents ; puis elles cessèrent.

Le printemps revenait. Je crois qu’il y a dans la vie un temps où l’on n’a pas encore appris à accepter en soi-même, comme dans le monde extérieur, la loi mystérieuse du changement, et le retour du printemps est alors extrêmement douloureux. En me promenant avec Jeanne le long des jardins en fleur dans les faubourgs, en apercevant au coin des rues les petits bouts du ciel bleu et blanc, je distinguai sur les traits de Jeanne une expression qui m’allait au cœur.

Elle ne disait pas un mot, mais souvent un coup à la porte la faisait tressaillir et trembler ; je remarquai aussi qu’elle ne sortait jamais sans prendre la précaution de dire : « Je reviendrai à telle heure, » et qu’elle ne rentrait jamais sans demander d’un air de négligence affectée :

— Est-il venu quelqu’un ?

— Non.

Personne ne venait, et elle remontait chez elle lentement, péniblement, pour revenir quelques minutes après, sans chapeau, les cheveux lisses, pâle et calme ; les chances de ce jour-là étaient finies.

Je manquai à mes règles ordinaires, et je vins presque tous les soirs à Pleasant-Row. Un jour je pris un congé, et je m’invitai à diner chez ma mère ; j’apportai un bouquet et je souhaitai une bonne fête à ma cousine Jeanne.

Les larmes lui vinrent involontairement aux yeux quand elle dit :

— Merci, Marc ; vous vous en êtes souvenu.

Hélas, j’étais le seul.

J’avais fait un projet pour alléger un peu le poids de cette journée ; je posai devant elle deux billets verts sur lesquels était inscrit : « Société de la musique sacrée, Exeter-Hall. » Il y avait plaisir à voir ses yeux s’illuminer.

— Ce soir, et c’est le Lobgesang et le Requiem. Ô Marc !

— Vous consentez donc à y aller, mademoiselle ? Dans un omnibus, avec votre chapeau, au milieu de la foule vulgaire, et avec un individu qui ne comprend pas la musique ?

— Cousin Marc !

Elle riait, c’était tout ce que je voulais.

Nous partîmes donc gaiement par cette belle soirée de printemps ; puis refermant la portière de l’omnibus sur le coucher du soleil, nous nous laissâmes secouer à travers les rues de Londres, tous les deux, ma cousine Jeanne et moi. Sa main sur mon bras, sa voix à mon oreille, ses yeux brillants cherchant les miens à chaque instant quand je la mettais devant moi pour la garantir au milieu de la foule qui attendait. Heureux jusqu’au fond du cœur de l’avoir à moi, même pour un instant, de pouvoir la rendre heureuse, de façon à ce que cette soirée, cette heure au moins pût être marquée d’une pierre blanche.

Je suppose qu’il n’y a nulle part au monde des réunions de musique comme celles d’Exeter-Hall, où les musiciens se comptent par centaines, et les auditeurs par milliers ; nulle part peut-être un véritable amateur de musique ne peut éprouver un plaisir plus vif qu’en se trouvant au milieu de cet océan de têtes, en contemplant la montagne des pupitres toujours ascendants, se garnissant peu à peu, jusqu’à ce qu’au milieu de la cacophonie générale des instruments qu’on accorde viennent à retentir les notes majestueuses du grand orgue ; alors les vagues tumultueuses de l’océan humain se calment, la fête commence.

L’hymne de louange de Mendelssohn, chacun le connaît, cette noble symphonie d’ouverture chère à tous les musiciens, et ce chœur : « Que tout ce qui a la vie et le souffle chante au Seigneur ! » Jeanne me regarda, ses yeux étincelaient. Le grand flot de la musique s’épanchait autour de nous ; il avançait, il avançait, elle s’y plongea avec un soupir de bonheur, elle était absorbée, perdue.

Et pour moi ce qui me valait mieux que la musique, c’était de voir son visage absorbé, écoutant, à mesure que les doux accents de l’air : « J’ai attendu le Seigneur, » tombaient goutte à goutte comme de l’huile dans son cœur troublé ; après le chant : « Sentinelle, la nuit sera-t-elle bientôt passée ? » lorsque le chœur éclata : « La nuit s’en va, s’en va, » alors son cœur déborda, de grosses larmes s’amoncelèrent, puis tombèrent une à une, effaçant les pénibles traces du chagrin ; son doux visage redevint paisible comme celui d’un enfant. Je savais que cela lui ferait du bien, ses traits frémissaient encore, ses larmes tombaient toujours, mais je voyais que son esprit comme sa voix s’unissaient au vers qui commence et qui termine le Lobgesang : « Que tout ce qui a le souffle et la vie chante au Seigneur ! »

Je laissais tomber cette pluie bienfaisante, je ne lui parlais pas. Dans les intervalles, je me levais, examinant vaguement les gens qui nous entouraient, les physionomies intelligentes, expressives, qu’on rencontre d’ordinaire dans l’auditoire d’Exeter-Hall ; et puis au delà de la ligne de démarcation, les places à demi-guinée, et les gens exclusifs qui ne jouissaient probablement pas de leur soirée autant que nous. Je m’amusais à regarder les unes après les autres ces éclatantes sorties de bal, ces têtes découvertes, en pensant à la tête baissée à côté de moi, à celle qui parmi ces milliers de femmes était plus précieuse que l’or, cheveux gris et tout… à un autre.

Je crois, je suis sûr que dans ce moment, dans ce silence, plus rempli que des mois de ma vie ordinaire, j’avais complètement oublié lord Erlistoun. Je crus donc voir un fantôme se relever d’entre les morts, ou mieux encore, dans les Champs Élysées, lorsque j’aperçus tout à coup en face de moi une apparition en chair et en os, lorsqu’au milieu de ceux que j’examinais, je vis apparaître la tête d’un jeune homme.

La taille, la tournure, le mouvement impétueux de la tête, je ne pouvais pas me tromper, c’était lord Erlistoun.

Lord Erlistoun ici, en Angleterre ? allant à des concerts, assis gaiement parmi ses amis ; sa mère et deux autres dames étaient avec lui ? Et Jeanne Dowglas ?

Je m’assis résolument, sans un mot ou un signe, en me plaçant de manière à ce qu’elle se détournât de lui, en se tournant vers moi ; c’était inutile, elle ne bougeait pas ; seulement elle dit avec un doux soupir de satisfaction :

— Oh ! Marc, j’ai passé un si bel anniversaire !

Cela me décida. Advienne que pourra ; ce jour-là, le dernier peut-être, nous resterait à elle et à moi.

Je me tins donc près d’elle, attentif et silencieux ; j’entendis comme dans un rêve la messe des morts de Mozart ; le tumulte du Dies iræ, le Rex tremendæ majestatis, l’Agnus Dei avec sa fin céleste, comme si les portes paisibles du tombeau se fermaient sur toutes les douleurs humaines : Dona nobis requiem.

Et la soirée était finie.

Tranquillement, le bras de Jeanne sous le mien, nous sortîmes avec la foule. Un moment de plus et j’allais l’emmener dans la rue, en sûreté. Il ne devait pas en être ainsi.

Il y a, au bas de l’escalier, un point d’arrêt où les deux flots de l’auditoire se mêlent. Là, face à face, nous rencontrâmes lord Erlistoun.

Il était là souriant et causant, avec cet air d’attention absorbée qu’il avait coutume d’accorder à toute femme, comme si elle était pour l’instant, à ses yeux, la seule femme qui existât au monde. Sa belle tête était penchée vers elle, son bras la protégeait soigneusement : c’était assurément lord Erlistoun.

Il aurait pu passer sans qu’on l’aperçût, mais les yeux de sa compagne furent plus perçants.

— Miss Dowglas ! ma chère miss Dowglas ! s’écria la joyeuse voix de lady Émily Gage.

Ainsi… on s’arrêta, on se dit bonjour. Ce fut l’affaire d’un instant ; on appelait la voiture de lord Erlistoun. Ils furent entraînés par la foule. Jeanne resta avec moi. Elle s’appuyait pesamment sur mon bras.

— Voulez-vous rentrer ? demandai-je.

— Oui.

À peine étions-nous dans le Strand qu’une main me toucha.

— Monsieur Browne, où est-elle ?

Jeanne se pencha légèrement en avant. Il s’élança à côté d’elle et lui prit la main.

— Il faut que je retourne avec vous ; où est votre voiture ?

Il avait oublié sans doute, mais il reprit ses sens.

— Il sera plus agréable de marcher. Permettez-moi.

Et, s’emparant résolument du bras de Jeanne, il l’entraîna en avant comme s’il ne savait ce qu’il faisait ou ce qu’il disait.

— Ma mère est repartie avec elle. Nous ne sommes en Angleterre que depuis un jour ou deux. Cette réunion est si étrange qu’à peine puis-je y croire. Jeanne ! oh ! Jeanne ! ajouta-t-il avec un regard d’effroi, car elle n’avait pas encore dit un mot.

J’appelai une voiture. Lord Erlistoun l’y porta. Il s’assit en face d’elle, lui tenant les deux mains. Il la contemplait jusqu’à ce que les couleurs reparussent lentement. Elle retira doucement ses mains en disant d’une voix tremblante :

— Vous êtes le bienvenu.

Nous arrivâmes à Pleasant-Row. La petite porte étroite, l’escalier sombre, le petit salon, la table à thé et la bouilloire chantant sur le feu, tout cela sembla surprendre fort lord Erlistoun. Quand ma mère vint au-devant de lui avec son bonnet de veuve et ses traits flétris, il fut plus que surpris, il fut ému.

— Ma chère mistress Browne ! ma chère mistress Browne ! répétait-il, l’accueillant avec une sympathie amicale qui était presque affectueuse et si inattendue, que ma bonne mère en avait les larmes aux yeux.

— Vous nous trouvez bien changés, lord Erlistoun ?

— Non, non, répéta-t-il plusieurs fois en se remettant dans son fauteuil et en s’asseyant auprès d’elle d’un air amical et empressé.

Et Jeanne Dowglas ?

Elle avait été accablée un instant ; mais elle nous regardait, son pâle visage était radieux.

Lorsque lord Erlistoun se retourna enfin pour la chercher, elle n’y était plus. Quelques minutes s’écoulèrent et nous eûmes le temps d’échanger diverses explicitions avant d’entendre sa main sur le loquet.

Lord Erlistoun se leva, lui prit la main qu’il baisa ouvertement, et lui dit :

— Jeanne, je viens d’apprendre bien des choses que vous ne m’aviez pas dites. Dans toutes ces longues, excellentes lettres, pourquoi ne m’avez-vous pas dit… ?

Il parlait presque d’un ton de reproche, et pour la seconde fois, avec une sorte de déférence affectueuse, il baisa cette main immobile.

Puis, d’un air toujours tranquille, mais également passif, Jeanne s’assit auprès de la table et se mit à servir le thé.

Lord Erlistoun était changé certainement. Il avait l’air plus jeune encore, si c’est possible, comme un homme au début d’une vie réglée est souvent plus jeune qu’un enfant blasé et sans but. Son impétuosité s’était calmée, il y avait autour de lui comme une atmosphère nouvelle de ce repos qui en lui-même est une force. Il parlait au moins autant que par le passé, surtout de ses voyages. Il dit incidemment, en réponse à une question que je lui fis, qu’ils étaient revenus en Angleterre avec l’évêque et lady Émily, qu’ils avaient rencontrés en Suisse ; mais, en masse, la conversation resta générale et elle était souvent interrompue par des moments de gravité et de silence.

Nous restâmes là très tard, Jeanne et lord Erlistoun assis l’un près de l’autre comme des amants. Cependant je ne remarquai ni le chuchotement des amants ni un regard mécontent de la présence de ma mère et de la mienne. Il était évidemment satisfait des choses comme il les trouvait, heureux de se trouver auprès d’elle, sans l’absorber et sans être absorbé par elle, et il ne témoignait aucune trace de ce doux égoïsme, de ce sentiment passionné de ses droits qui marque la ligne si souvent presque imperceptible entre l’affection simple, même la plus fidèle et la plus confiante, et l’amour, l’amour véritable, le maître qui, dominant tout, exige tout et veut tout en retour de ce qu’il donne.

Jeanne le voyait-elle ? et, le voyant, le voulait-elle ? Comprenait-elle, comme un homme l’eût compris, que, pour un véritable amant, c’eût été une torture de rester là à regarder ce doux visage, avec deux autres visages à côté ? Et que, après cette longue séparation, la quitter de nouveau, même pour douze heures, avec ce tranquille bonsoir, en appuyant câlinement des lèvres tranquilles sur une main fraîche, cela eût été intolérable, impossible ?

Qu’était devenue toute sa passion ? Elle avait brûlé comme un feu de paille. Que savait-il, cet enfant amoureux, de la passion véritable, aussi forte que délicieuse, capable de tout supporter, indomptable à toute opposition, comme le feu au sein de la montagne se purifiant par sa propre ardeur ; patiente en perdant tout, mais n’acceptant que la perte absolue ou le gain complet ; exigeante peut-être, mais rendant tout ce qu’elle exige : l’amour qui absorbe toutes les autres affections et qui s’élève, unique et absolu, parfait et inaliénable, l’amour qu’un homme doit avoir pour sa femme ?

Pour la centième fois, je faisais tort à lord Erlistoun. Une fois encore, en me promenant dans la rue solitaire, jusqu’à ce que la lune fût couchée derrière la terrasse en face de nous, et que la bougie de Jeanne s’éteignît enfin dans la mansarde de Pleasant-Row, encore une fois, mon jugement fut injuste, précipité, comme cela arrive toujours quand on veut mesurer les autres avec sa règle et son compas. J’oubliais, hélas ! (que ne pouvons-nous l’oublier moins souvent !) que la Providence n’a jamais fait pousser deux arbres sur la même courbure ni fait exactement pareilles deux feuilles du même arbre.

C’était vendredi, ou plutôt samedi, car je ne rentrai chez moi qu’à l’aube du jour. Le dimanche matin, je me levai et je fis quatre lieues à pied pour aller dans la campagne, à une petite église de ma connaissance. Je ne parus à Pleasant-Row que le soir.

Jeanne était sortie. On était venu la chercher en voiture : lady Erlistoun et lady Émily Gage. Celle-ci devait revenir avec elle après le dîner.

— Lady Émily sait-elle ? Il me semble qu’il faudrait lui dire, demandai-je après un long silence.

— L’engagement de Jeanne ? C’est probable ; mais je n’en sais rien. Jeanne est si scrupuleuse.

— Il est venu hier ?

— Oh ! oui, et lady Erlistoun aussi. On la traite avec un grand respect, vous voyez. Pauvre Jeanne ! comme elle me manquera quand elle sera mariée.

— Chut ! j’entends la voiture.

Elles entrèrent toutes deux : Jeanne, lady Émily et, avec elles, lord Erlistoun. Ma mère engagea naturellement celui-ci à rester.

Lady Émily parut surprise, mais elle ne dit rien. Seulement après, avec une grâce enfantine, elle déclara que, s’il restait, il ne fallait pas qu’il interrompît les mille et une choses qu’elle avait à dire à sa chère miss Dowglas.

Non, il était évident que cette heureuse, cette innocente créature ne savait rien. Jeanne ne lui avait rien dit. Je me demandai si Jeanne avait eu tort ou raison.

Elle donna les places d’honneur, aux deux coins du vieux canapé, à lord Erlistoun et à lady Émily, et elle s’assit en face, à la table à thé. Le sourire qui répondait toujours à celui de lady Émily était doux, mais extrêmement grave, comme si elle était bien plus âgée qu’eux.

C’était une soirée étrange. J’y pense souvent avec étonnement ; quelles mystérieuses combinaisons de la destinée surgissent non seulement parmi les méchants, mais parmi les bons, pour les placer dans des situations où il est presque impossible de discerner le bien du mal, où chaque pas est assiégé de tentations, où chaque parole d’affection ou de bonté frappe un autre d’une verge d’épines !

Lord Erlistoun se comportait d’une manière irréprochable. Si la franchise innocente de lady Emily laissa voir qu’ils avaient passé leur temps ensemble à rêver, dans les villes d’Italie, aux arts et à la poésie, à former de beaux plans de vie et à recevoir de grandes leçons à l’ombre des Alpes, il devint aussi évident que jusqu’alors cette relation n’avait jamais dépassé les limites d’une simple amitié. Également, que cette amitié avait évidemment pour origine une autre amie à laquelle, sans la nommer, il trouvait qu’elle ressemblait, mais que, dans son humilité, elle n’avait jamais eu l’idée d’identifier avec cette amie qui lui était si chère et qui causait comme lord Erlistoun.

« La plus noble femme qu’il eût jamais connue, » disait-il. Et Émily serrait son bras autour de la taille de Jeanne. — J’aurais pu deviner que ce ne pouvait être que ma Jeanne Dowglas.

Jeanne l’embrassa. Elles étaient debout à la fenêtre. Par-dessus les cheminées et les toits s’étendait le beau ciel pur.

— Quelle belle soirée !

— Lord Erlistoun disait à Richmond, vendredi matin, qu’il ne se rappelait pas avoir jamais vu un aussi charmant printemps.

Non ! Et celui de Lythwaite-Hall ?

Il l’avait oublié. Il regardait d’un air troublé ces deux visages formant un si grand contraste, et pourtant empreints d’une vague ressemblance de femme et de jeune fille.

D’une voix ferme, du ton d’une personne qui n’est pas surprise par une conclusion subite, mais qui a été préparée par ses prévisions, Jeanne dit en regardant ces yeux sereins :

— Mon enfant, à votre âge et à celui de lord Erlistoun, toutes choses sont et doivent être un beau printemps.

Il l’entendit ; elle avait voulu qu’il l’entendît. Au bout d’un instant je remarquai qu’il saisit une occasion de s’asseoir auprès d’elle et de causer avec miss Dowglas d’une manière désultoire, mais avec elle seule, c’était marqué. Jeanne écoutait.

On croit pouvoir user d’une hypocrisie généreuse et cacher admirablement ce qu’on éprouve, mais cela ne se peut pas. Toute la tendresse, toute la conscience, tout l’honneur du monde, toute la crainte de faire de la peine, rien de tout cela ne peut celer la vérité. Elle apparaît à travers quelque interstice du regard ou du geste, nue et froide, mais vivante, sensible, la vérité.

Ainsi, là, à côté d’elle, la comblant d’attentions, sa voix et ses regards témoignaient une estime profonde, une tendresse sincère, comme s’il se rendait compte de quelque tort involontaire ; pour ceux qui savent ce qu’est et ce que n’est pas l’amour, il était clair comme le jour que le sentiment actuel de lord Erlistoun pour Jeanne Dowglas ne ressemblait pas plus à celui qu’il éprouvait deux ans auparavant et que les figures de cire qu’il lui décrivait éloquemment ne ressemblaient à la sainte qu’elles représentaient, à la créature adorée et aimée qu’elles prétendaient retracer.

Son respect, son estime étaient là, mais son amour était mort. Mort de sa fin naturelle, ou peut-être, ce qui était également naturel avec son âge et son caractère, par une substitution. S’il en était ainsi, il l’avait soigneusement et honorablement caché. Ce n’était ni un sot ni un rustre ; c’était un homme bien né. Toute la soirée ses attentions restèrent sans partage le lot évident de Jeanne Dowglas.

Une ou deux fois, je vis lady Émily les regarder tous deux avec un soupçon passager, puis sourire joyeusement ; non, ce n’était pas possible.

Ce jeune homme dans tout l’éclat de sa jeunesse, modifié par une sagesse plus mûre, apprise, peu importe où et de qui, avec la carrière qui s’ouvrait devant lui, une carrière digne d’un grand seigneur anglais, tenant entre, ses mains le triple pouvoir du rang, de la richesse et de l’éducation, et le désir d’en user dignement ! Et Jeanne Dowglas qui n’était plus jeune, qui ne prenait plus plaisir aux joies de la jeunesse, ballotée par la vie jusqu’à devenir grave dans ses joies et dans ses moments les plus heureux, avec une certaine lassitude qui lui faisait chercher le repos au port plutôt que le bonheur !

Non, l’amour pouvait exister, ou du moins l’affection persistante qui prenait ce nom ; mais l’unité, la sympathie absolue dans la vie et le but de la vie qui font seules du mariage un lien désirable et sacré, cela n’était plus possible entre eux.

Lady Émily s’en alla : lord Erlistoun la mit dans sa voiture, puis, au lieu de rentrer, il me demanda si je voulais me promener avec lui une demi-heure.

Nous marchions sur la route, d’abord en silence ; puis, comme par un droit tacite, il me fit plusieurs questions sur notre famille et sur Jeanne. Enfin d’un ton sérieux et ferme il me remercia de la façon dont je m’étais acquitté de mes fonctions, et me demanda de rester toujours son bon cousin.

En rentrant, nous trouvâmes Jeanne un livre à la main, devant la lampe qu’on venait d’allumer ; elle lisait à ma mère les Psaumes du soir. Elle leva les yeux à notre entrée.

— M’aviez-vous cru parti ? dit lord Erlistoun.

— Non, oh ! non.

Il s’assit auprès d’elle, et commença à lui développer avec plus de détail son projet d’entrer dans la seule carrière facilement ouverte aux jeunes gens de son rang, la politique. Toutes ses réflexions étaient claires et sensées ; il y avait évidemment beaucoup pensé, et il sentait profondément la responsabilité attachée aux nombreux bienfaits de son lot.

— Ils sont nombreux, dit Jeanne doucement.

— Vous trouvez ? (Il soupira.) Oui, vous avez raison. Vous ne croyiez pas que je pusse penser autrement.

— Il n’est pas probable que j’imagine quelque chose d’indigne de vous.

— Merci ! merci !

Il lui demanda alors si elle approuvait son plan de vie.

— Je vous appelais ma conscience, vous savez bien ; êtes-vous satisfaite ?

— Je suis satisfaite.

Quelque chose dans son accent le frappa. Il jeta un regard sur elle ; mais à l’ombre de cette longue main effilée, la bouche qui parlait conservait une expression aussi douce que de coutume.

Cependant lord Erlistoun n’avait pas l’air tout à fait à l’aise. Il se mit à aller et venir dans le salon, prenant une ou deux bagatelles qui ornaient la cheminée, restes arrachés au naufrage, que Jeanne avait achetés à la vente.

— Il me semble que je me rappelle ce vase, il était habituellement sur la petite table… à…

— Non, je vous en prie !…

À l’accent douloureux de la voix de Jeanne, il se retourna et il lui prit la main.

— Aviez-vous cru que j’oubliais Lythwaite-Hall ?

— Non, non, vous n’oubliez pas, vous ne pourriez pas. Quand même vous le voudriez, vous ne pourriez pas oublier.

— J’espère… commença-t-il.

Mais Jeanne avait repris son empire sur elle-même.

— Cela me fait mal de parler de Lythwaite, n’en parlons plus.

— Comme vous voudrez.

Et je vis qu’elle avait retiré sa main, ou qu’il l’avait laissée tomber. Il n’essaya pas de la reprendre. Ils restèrent à causer côte à côte, comme des amis, jusqu’au moment où sa voiture fut annoncée.

Il se remit alors à errer dans le salon, et commença à tourner les feuillets de la petite bibliothèque de Jeanne.

— Eh ! vous ai-je donné ce livre-là ? Quelle passion j’en avais autrefois ! Voilà une marque de moi ; et il se mit à relire les vers à demi-voix, s’échauffant à mesure. C’étaient ceux qu’il avait récités avec une ardeur si passionnée la veille de son départ d’Angleterre. Avec la même intonation, différente cependant, il les répétait aujourd’hui jusqu’au dernier vers.

— Je compris que c’était la vision qui m’avait été voilée tant d’années, que c’était…

— Émily.

Pour la seconde fois, Jeanne suppléa au silence et dit ce mot d’Émily d’une voix ferme et calme, comme un simple fait, rien de plus. Lord Erlistoun tressaillit, rougit jusqu’à la racine des cheveux, ferma le livre et le repoussa en disant vivement :

— C’est aux comptes rendus diplomatiques qu’il faut m’adonner maintenant ; j’en ai fini avec la poésie. Bonsoir, tout le monde ; bonsoir, Jeanne.


VIII


La vie, comme l’amour, a ses phases d’activité et de sommeil, ses moments d’hiver et de neige, où toute vitalité extérieure cesse, et où tout l’effort de la foi et de la raison est nécessaire pour nous convaincre que la vitalité subsiste. Nous marchons à grand’-peine et dans l’obscurité, comme chaque jour nous porte, pas plus loin.

Ainsi, pendant bien des jours, je ne sais pas combien, je vécus entre mon appartement et Mincing-Lane, prétextant l’excès des affaires pour excuser mon absence de Pleasant-Row, s’il était nécessaire de m’excuser. Pour tout ce qui s’y passait, j’étais aussi impuissant que si j’eusse vécu au pôle Nord. Mieux valait se tenir à l’écart.

Mais aussi fermement que je crois à la vie de la nature dormant sous la neige, je crois et je croyais dès lors à la vitalité éternelle de la vérité, du droit, et de l’amour sous sa forme la plus pure. Oui, je crois à l’amour. En dépit de toutes les contrefaçons, de tous les alliages, parfois si bien imités qu’ils peuvent passer quelque temps pour vrais, avec tout ce qui souille l’amour, tout ce qui le défigure, je ne doute pas qu’au fond du cœur de tous les honnêtes gens, hommes et femmes, ne réside cet or pur qui fait la richesse d’une vie lorsqu’on en découvre la valeur, et qui reste le trésor de la vie lors même qu’on n’en sait pas le prix, parce que c’est de l’or pur qui porte l’image et l’exergue du grand roi.

J’avais beaucoup appris dans ces quelques années. Marc Browne n’était plus ce Marc Browne dont le grossier château en Espagne s’était écroulé un jour au son de quelques paroles légèrement prononcées sous les marronniers. Le château était tombé, comme il le méritait peut-être, puisqu’il n’avait pas de fondements. C’était le seul effort en ce genre d’une jeunesse tardive ; nous autres hommes, nous bâtissons différemment.

Il me semblait maintenant que je n’avais jamais été tout à fait homme jusqu’à ce que le fardeau de ces deux chères personnes fût venu m’imposer une responsabilité qui me faisait comprendre à la fois ma faiblesse et ma force.

Oui, ma force ; magna est veritas et prævalebit, dit le peu de latin que j’ai eu le temps d’apprendre. Un homme qui possède la vérité en lui-même a bien peu de pénétration s’il ne peut pas distinguer chez les autres le vrai du faux, et celui qui peut se fier à lui-même ne craint pas de se fier pour tout le reste à la destinée, c’est-à-dire à la Providence.

Ma pauvre Jeanne ! Ma Jeanne ballottée, éprouvée, tentée, sans père, sans frère, sans ami, sans un cœur, à sa connaissance, sur lequel elle pût s’appuyer pour chercher du repos ou des conseils ! Quelquefois je pensais à lui venir en aide, et puis… Non, mon ancienne doctrine que le silence est permis, mais jamais l’hypocrisie, m’empêchait de devenir le conseiller de Jeanne. D’ailleurs il fallait que ce qu’elle avait à faire découlât de sa rectitude naturelle, il fallait nécessairement qu’elle souffrît seule ce qu’elle avait à souffrir.

Oh ! non, Jeanne, pas seule ! Si on pouvait dire plus tard les fardeaux qu’on a portés pour autrui, en secret et sans qu’on vous le demandât, si on pouvait compter les jours de mortelle inquiétude, les nuits sans sommeil, lorsque envers et contre toute raison l’esprit revient avec une terreur de femme à tous les maux possibles ou probables, se met à la torture, s’épuise et se heurte contre les limites du temps, de la distance et de la nécessité, quand on donnerait l’univers entier pour se lever et aller en avant !

Enfin, un soir je pris mon chapeau et je partis.

Une voiture s’éloignait de la porte de Pleasant-Row ; je tournai dans la rue à côté. Elle me dépassa de nouveau, et j’aperçus, plongé dans une rêverie qui allait jusqu’à la mélancolie, le doux visage de lady Émily Gage. Mon humeur cynique disparut pour faire place à une pitié abstraite pour quatre personnes, dont je ne dirai pas le nom ; les anges qui servent Dieu le savent.

Je trouvai lord Erlistoun causant avec ma mère. Tous deux tressaillirent ; ils croyaient que c’était Jeanne.

— Jeanne est dehors, seule, avec cette pluie battante ?

— Je n’y puis rien, Marc, elle le veut ; mais j’oublie que vous ne savez pas qu’elle a pris de nouveaux élèves, et qu’elle se donne autant de mal que si elle devait être toute sa vie une pauvre maîtresse de chant.

Lord Erlistoun s’élança vers la fenêtre et il resta là jusqu’à ce qu’un coup à la porte vînt annoncer l’arrivée de Jeanne.

Mouillée, crottée, un cahier de musique sous le bras, pâle, avec cet air épuisé que prennent peu à peu tous les maîtres, elle était là devant le jeune homme, si sensible aux choses extérieures par nature et par éducation. Peut-être sentit-elle quelque chose, quelque chose d’insaisissable que toute sa politesse courtoise ne put cacher ; elle rougit, dit vaguement qu’elle ne prenait jamais froid et monta chez elle.

Les contrastes ont leur bon côté, mais non ce genre de contraste. Toute la soirée, une foule de petits incidents, sans importance en eux-mêmes, vinrent assaillir Jeanne et la faire tressaillir comme une personne qui cherche à marcher d’un pas ferme, mais qui rencontre à chaque instant des pierres ou des épines, ces petites choses qui, involontairement, sans qu’on s’en rende compte, sont le signe du déclin de l’amour.

Elle prit son ouvrage. Lord Erlistoun, toujours oisif, s’assit auprès d’elle ; elle lui demanda machinalement où il avait été toute la semaine, et il répondit d’un ton d’excuse, par une longue liste d’engagements inévitables.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Je sais que vous devez être très occupé, vous étiez à la réception de la Reine, lundi ?

— Oui, cela était nécessaire, en revenant de l’étranger ; et puis je m’attends à y retourner bientôt, pour cette mission diplomatique dont je vous ai parlé.

Jeanne fit un signe de tête.

— Lady Émily y était. Je l’ai vue en toilette. Elle était charmante, n’est-ce pas ?

— Il m’a semblé.

Là-dessus ma mère l’interrompit pour faire la commission de lady Émily, comment, trouvant lord Erlistoun ici et Jeanne absente, elle n’avait pas voulu rester.

— Elle avait un peu d’humeur, si une si aimable personne peut avoir de l’humeur. Je me figure que la vie du monde ne lui convient pas ; elle n’a l’air ni aussi heureuse ni aussi bien portante qu’il y a six mois.

La physionomie de lord Erlistoun avait toujours été expressive, elle parlait terriblement maintenant. Jeanne le vit. La sienne exprimait moins de doute et de souffrance que de profonde compassion ; mais, lorsqu’il leva les yeux, il tressaillit comme s’il ne pouvait supporter ses regards.

— Que faites-vous donc ? Vous êtes toujours occupée.

— Je corrige des exercices de contre-point pour mes élèves.

— Ses élèves ! répéta-t-il avec irritation. M. Browne, votre influence ici est au moins égale à la mienne, à ce qu’il paraît ; ne pourriez-vous pas faire comprendre combien il est inutile et comme il convient peu à miss Dowglas de prendre des élèves ?

— Elle n’en avait jamais eu jusqu’à présent, dis-je, à l’exception de lady Émily Gage.

Il garda le silence.

Jeanne dit doucement :

— Mes élèves me font du bien au lieu de me faire du mal. Le travail m’est nécessaire ; j’ai travaillé toute ma vie, je crois que je travaillerai toujours.

— Que voulez-vous dire ?

— Je vous le dirai un autre jour.

— Jeanne, miss Dowglas, j’espère que…

— Chut ! je vous en prie, j’ai dit un autre jour.

Lord Erlistoun consentit d’un air un peu honteux. Pendant le reste de la soirée il causa surtout avec ma mère et avec moi, parlant à peine à Jeanne. Mais, avant de se retirer, il la tira un peu à l’écart.

— Dans le court espace de temps qui s’est écoulé depuis mon retour, je n’ai jamais pu causer seul avec vous. Puis-je revenir demain, et en attendant, voulez-vous me faire le plaisir d’accepter ceci ?

Il plaça au troisième doigt de sa main gauche une bague étincelante de diamants ; avant qu’elle eût pu dire un mot, il avait disparu.

Tant que je fus là après son départ, Jeanne resta où il l’avait laissée, la bague brillant toujours sur sa main qui commençait à maigrir et à s’allonger comme la main d’une vieille femme.

Le lendemain, une voiture à deux chevaux vint étonner Mincing-Lane, et je vis apparaître lord Erlistoun dans le sombre bureau qui d’ordinaire m’apparfenait exclusivement à cette heure de la journée. Il était évidemment fort agité.

— Pardonnez-moi, je ne vous retiendrai pas deux minutes ; mais avant d’aller trouver votre cousine, je voulais vous demander si vous aviez en aucune façon conseillé cette lettre.

Ma surprise suffisait pour témoigner de mon ignorance absolue.

— Je le pensais bien, je vous ai toujours connu homme d’honneur ; vous ne voudriez pas suggérer quelque chose qui pût compromettre le mien. Lisez ceci et jugez entre nous.

L’idée d’un tiers jugeant entre deux amants ! J’hésitais.

— Je vous prie de lire ; vous êtes en quelque sorte son tuteur ; je réclame ceci comme mon droit.

La lettre n’était pas longue.

« Mon cher ami,

» Je vous renvoie ci-joint votre anneau. Un jour j’accepterai de vous quelque autre souvenir, comme d’un ami à une amie, mais pas d’anneau.

» Je crois qu’il vaut mieux vous écrire ce que je veux vous dire depuis quelque temps. Je veux vous demander de bannir de votre esprit toute idée que vous êtes engagé envers moi. Les raisons qui m’ont toujours fait résister à tout engagement formel de votre part se sont trouvées justes et bonnes. Vous avez toujours été libre, vous restez libre. Je vous connaissais mieux que vous ne vous connaissiez vous-même, et je ne vous fais pas l’ombre d’un reproche.

» Je crois que vous m’avez aimée tendrement et que vous m’aimerez toujours jusqu’à un certain point, mais non de cet amour complet et parfait que vous devez à votre femme et le seul que je consentirais à recevoir de mon mari. Je suis donc décidée à rester ce que je serai toujours,

» Votre amie affectionnée,

» Jeanne Dowglas. »

— Eh bien, monsieur Browne ?

Le cœur me battait horriblement, mais il fallait lui répondre.

— Je suis sûr que ma cousine a son parti pris, et qu’au bout du compte c’est ce qui vaudra le mieux pour tous deux.

— Et de quel droit ?… Mais j’oubliais que je vous avais demandé votre avis. Maintenant que vous l’avez donné, voulez-vous me faire encore la grâce de m’accompagner à Pleasant-Row ?

L’état d’esprit du jeune homme était si clair, qu’en qualité d’unique parent et ami de Jeanne je résolus de l’accompagner. À peine échangeâmes-nous un mot jusqu’à ce que nous fussions en sa présence.

Lord Erlistoun s’avança d’un air hautain.

— Miss Dowglas, j’ose me présenter par suite d’une lettre que j’ai reçue… (mais en la voyant, le courage lui manqua). Jeanne, qu’est-ce que cela veut dire ? En quoi vous ai-je offensée ?

— En rien.

— Alors, expliquez-vous. Il me faut une explication.

En voyant sa violence, Jeanne devint pâle comme le marbre ; mais cette fois encore elle se contint, par un sentiment supérieur à cet orgueil permis dont parlent les femmes, par le même sentiment qui, dès le début de la passion de lord Erlistoun, l’avait toujours amenée à penser d’abord à lui et à son bien.

— Avant de répondre, dites-moi un seul mot. Je sais que vous ne voudriez ni dire ni faire un mensonge. M’aimez-vous comme il y a trois ans ?

Il ne répondit pas, il n’osait pas.

— Alors, quelque puisse être le code d’honneur des hommes aux yeux de Dieu, ce serait pour vous un déshonneur que de m’épouser.

Ma mère quitta la chambre, j’allais la suivre, mais lord Erlistoun me rappela.

— Arrêtez ! mon honneur, que mademoiselle met en question, exige des témoins dans cette douloureuse crise.

Il s’adressa alors à Jeanne.

— Vous voulez donc me faire comprendre que vous regardez ma main comme indigne de vous ?

— Je n’ai pas dit indigne, mais vous savez (et elle le regardait fixement) ; vous savez bien que la seule chose qui rende le mariage légitime ou saint n’existe plus entre nous.

— Et quoi donc ? s’il m’est permis de vous le demander.

— L’amour, entendez-moi bien. Je n’ai jamais douté de votre honneur. Je sais que vous m’épouseriez, que vous seriez fidèle, tendre, affectueux, mais cela ne suffit pas ; il me faut de l’amour. Point de cœur à moitié donné par charité, ou par générosité. Le cœur de mon mari tout entier, ou rien.

— Est-ce votre ancien reproche, ma nature inconstante ? dit lord Erlistoun amèrement. Parce que vous n’êtes pas mon premier amour, comme on dit ?

— Non, je ne suis pas si folle ; pour la plupart des hommes le dernier amour vaut mieux que le premier ; ce sera le cas pour vous ; mais il faut que ce soit le dernier. J’aime mieux vous dire toute la vérité.

Jeanne parlait vivement, avec agitation, comme une personne longtemps comprimée.

— Vous disiez que j’étais un ange, mais je suis une femme, et même une femme pleine de défauts. Je sais ce que c’est que la jalousie, pénible à supporter en amitié, plus pénible encore en amour, mais dans le mariage, je ne pourrais pas la supporter. Cela me rendrait folle, cela me corromprait. Par conséquent, même pour mon propre compte, je n’ose pas vous épouser.

— Vous n’osez pas ?

— Ne vous fâchez pas ; je ne vous fais pas de reproche, mais ne fermons pas les yeux à la vérité. L’amour peut changer, il change ; il vaut mieux que ce soit chez un amant, pour qui cela est encore excusable et remédiable, que chez un mari qu’on mépriserait dans une certaine mesure tout en lui pardonnant.

— Vous me méprisez ! oh ! Jeanne !

À l’angoisse de sa voix, le sang-froid de Jeanne disparut à l’instant.

— Non, non, ce n’est pas votre faute ; j’aurais dû le prévoir, j’étais une femme et vous un enfant ; il était naturel, il était presque juste que vous changeassiez.

Elle s’agenouilla près de la table, sur laquelle il était appuyé, la tête cachée dans ses mains.

— Je ne voulais pas vous faire tant de peine, Nugent ! Nugent !

— Vous me méprisez, répéta-t-il, et vous avez raison, car je me méprise moi-même. Non, Jeanne, je ne peux pas vous dire un mensonge, je ne vous aime plus… de cette façon.

Peut-être la vérité restée jusqu’alors sans confirmation verbale ne l’avait-elle pas encore atteinte au cœur avec cette netteté inexorable ; Jeanne frissonna légèrement.

Lord Erlistoun continua avec passion :

— Je ne sais pas comment cela se fait, je ne me reconnais pas du tout ; mais c’est le fait. Depuis six mois, je suis un lâche et un hypocrite ; chaque jour a été pour moi une torture. Pour y échapper, j’allais me condamner à l’hypocrisie pour toute ma vie. Jeanne, ne me méprisez pas, plaignez-moi !

— Je vous plains.

— Voulez-vous me venir en aide ?

— Oui.

Elle sépara les mains crispées de lord Erlistoun et en prit une entre les siennes. Ce n’était plus la main d’un amant. Puis, se tournant avec un léger mouvement des yeux et des lèvres, elle me pria de sortir.

La sonnette retentit pour renvoyer la voiture de lord Erlistoun. Bientôt après, Jeanne vint à la porte et appela ma mère :

— Je voudrais un morceau de pain et un verre de vin.

Lorsque nous entrâmes, Jeanne était debout auprès de lui ; il mangeait et buvait ; c’était le signe de la dernière séparation. Il en avait besoin, car il était pâle comme un mort et ses mains tremblaient comme s’il eût eu la fièvre. Ce qu’il lui avait dit devait lui avoir beaucoup coûté ; mais il avait évidemment tout dit.

Jeanne prit la parole.

— Ma tante et mon cousin Marc, lord Erlistoun veut vous dire adieu, il repart presque immédiatement pour le continent. Quand il reviendra, je lui ai dit que nous serions tous ses plus fidèles amis (avec une intonation marquée sur ce mot), rien de plus.

Il resta encore quelques instants, la tête appuyée sur le dossier du canapé, tandis que Jeanne le regardait. Quel regard que le sien ! Ce n’était pas de l’amour, mais une tendresse ineffable, comme celle d’une mère pour un enfant malade. Le passion se consume ; l’attachement personnel s’en va, le besoin de la propriété personnelle disparaît complètement ; mais la tendresse qu’on garde pour ce qu’on a aimé une fois reste, je crois, indestructible. Honte à l’homme ou à la femme qui pourraient désirer qu’il en fût autrement, car, en tuant cette tendresse, on tuerait la foi à l’amour même, et douter de l’amour est la mort de l’âme !

Lord Erlistoun se leva. Jeanne dit qu’elle ferait quelques pas avec lui et il se rassit sans une parole. Il semblait se laisser guider complètement par elle. Une fois seulement, comme si quelque pensée irritante ne voulait pas se laisser dompter, je l’entendis qui murmurait :

— C’est inutile, je n’y puis consentir. Il ne faut pas le lui dire.

— Il le faut, c’est un devoir. Rien n’est plus fatal en amour qu’un secret. Il faut que je lui dise tout.

— Jeanne !

— Vous n’avez pas peur de moi, de moi, Nugent ?

À ce reproche, le seul qu’elle lui eût jamais fait, il céda complètement.

— Écrivez-moi seulement ; l’attente sera intolérable jusqu’à votre lettre.

— J’écrirai… une fois.

— Pas davantage ?

— Pas davantage.

Il leva les yeux et il vit un instant… si jamais un homme peut voir ce qui se passe dans le cœur d’une femme.

— Un mot seulement. Dites-moi que vous n’êtes pas malheureuse.

Jeanne hésita un moment, puis elle répliqua :

— Je ne crois pas qu’il soit dans la volonté de Dieu qu’une de ses créatures ait le pouvoir d’en rendre une autre malheureuse d’une manière permanente.

— Et vous me pardonnez ?

Jeanne se pencha vers lui ; il était assis, et elle le baisa au front, le premier baiser qu’il eût jamais reçu d’elle et le dernier.

Ils sortirent ensemble et suivirent, en se donnant le bras, la rue tranquille où on allumait les lampes dans de petits salons bien clos, pendant qu’on couchait les enfants récemment arrachés à leurs jeux, et qu’on attendait le retour des maris fatigués.

Il y a par là un cimetière entouré maintenant de maisons, mais qui était alors fermé seulement par une grille à travers laquelle on voyait et on sentait les fleurs qui croissaient en abondance autour des tombeaux. Au coin de cette grille, je vis Jeanne Dowglas et lord Erlistoun qui s’arrêtaient un instant, les mains entrelacées, puis ils se séparèrent. Il continua du côté de la ville, elle retourna lentement sur ses pas sans regarder en arrière.

Non, on ne revient pas en arrière dans le chemin qui finissait là pour elle.

Un cœur au moins saignait pour toi, Jeanne, ma Jeanne !

Je la suivis à une certaine distance jusqu’à Pleasant-Row, mais elle passa la porte. Déjà, le long des rues, d’un pas tantôt rapide, tantôt lent et pénible, dans tous les lieux qui lui avaient été familiers et qui étaient devenus pour elle, comme je l’ai dit, une terre sainte, sans qu’elle me vît, mais sans jamais la perdre de vue, je suivis ma cousine Jeanne Dowglas.

Enfin elle retourna au coin du cimetière, à l’endroit où lord Erlistoun l’avait quittée, et là elle resta longtemps appuyée sur la barrière, regardant les tombeaux.

Je la laissai en repos. Il valait mieux qu’elle enterrât son mort loin de ses yeux. Qui de nous n’en a fait autant ? Qui de nous, dans ce monde affairé, ne possède quelque tombeau ?

Enfin je traversai la rue et je touchai son bras.

— Jeanne ?

— Oh ! Marc, ramenez-moi à la maison, ramenez-moi à la maison !

Je la ramenai à la maison.


IX


Je ramenai Jeanne à la maison.

En disant cela, il me semble que j’ai tout dit et que c’est une explication suffisante de notre vie au dedans et au dehors, à partir de ce jour-là. Connaissant ma cousine comme je la connaissais, je savais bien que même parmi les femmes, son caractère avait quelque chose de particulier. Leur mesquine ration de travail et de récréation ne pouvait suffire à son âme avide, active et agitée comme celle d’un homme, soumise cependant aux besoins et aux faiblesses ordinaires à la nature féminine. Elle eût pu triompher de tout cela avec le temps et y survivre pour habiter dans cette paix du paradis, par un reflet de l’autre monde qu’on peut atteindre même ici-bas ; mais dans ce monde, il n’y avait qu’une seule chose que son cœur pût reconnaître et accepter comme la patrie.

J’aimais Jeanne Dowglas. C’était la seule femme que j’eusse jamais aimée. Elle s’était levée sur ma vie comme une étoile. Des nuages étaient venus entre elle et moi ; j’avais erré dans la vie et dans les ténèbres les plus épaisses, comme on dit dans le Lobgesang ; cet air me poursuit encore ; mais mon étoile ne pâlit pas, ne tomba pas.

Pour nous, comme Jeanne le disait de son sexe, la pierre de touche d’un véritable attachement (écoutez bien, coquettes, prudes au cœur étroit, qui croyez mieux asservir vos amants en les rendant fous), la pierre de touche, c’est de faire moins de cas de l’amour d’une femme que d’elle-même, de tenir par-dessus tout à la pureté éclatante de cette image que tout homme né de femme devrait voir briller devant lui toute sa vie comme une étoile dans le ciel, qu’il pût l’atteindre ou non. Si l’étoile tombe, que Dieu lui vienne en aide, car sa chute est comme celle de l’étoile Absinthe, qui entraîne après elle un tiers du ciel.

J’aimais Jeanne d’abord d’une manière abstraite, par une espèce de culte ; puis de plus en plus près, en reconnaissant tous ses faibles, sans fermer même les yeux à ses défauts, sans perdre cependant le respect, et ce sentiment d’un tendre mystère que tous ceux qui aiment doivent avoir l’un pour l’autre, sans quoi l’amour meurt indubitablement de mort violente ou de mort naturelle. Voilà comment, au moment de son chagrin, je la ramenai à la maison.

Elle n’en savait absolument rien ; ignorante comme un enfant, elle attendait tout de moi avec une simplicité touchante et tacite. Mais j’étais un homme, et fort comme un homme doit être lorsque le ciel semble lui remettre entre les mains sa destinée, et peut-être plus que sa destinée.

Les jeunes gens étourdis et présomptueux peuvent hésiter ; moi, je n’hésitai jamais. Les hommes lâches ou violents auraient pu reculer, redoutant leur sort ou eux-mêmes ; je ne craignais rien. Les vicissitudes de la fortune, le cours des années, la peine, l’attente, l’incertitude, tout cela n’est rien, tout cela est moins que rien pour l’homme qui aime véritablement une femme qui vaut la peine qu’il prend pour la conquérir. S’il ne peut triompher de tous les obstacles, c’est qu’elle n’est pas digne de lui ou qu’il n’est pas digne d’elle.

Voilà tout ce que j’avais à dire de moi-même, et c’est assez, puisque c’est un sujet qui me regarde seul.

Lord Erlistoun quitta l’Angleterre, non pas immédiatement, mais il ne revint jamais à Pleasant-Row. Lady Émily revint plus d’une fois, pâle et triste, me dit ma mère, mais plus tendre que jamais pour notre Jeanne. Peu après, elle disparut aussi de Londres, et je n’entendis plus parler d’elle. Si Jeanne savait de ses nouvelles, elle gardait un silence passif qu’il eût été cruel de rompre.

Au milieu de l’été, nous quittâmes Pleasant-Row. Nous l’abandonnâmes au sifflement des machines et aux flots de fumée noire. Ils ne diront rien à personne, ces deux murs dépouillés, sans toiture, ouverts à tous les vents des cieux.

Je trouvai une petite maison à quelques lieues de Londres, ou j’établis ma mère et Jeanne, Algernon aussi, afin qu’il eût toutes les bonnes chances possibles de conserver sa santé pour le travail qu’il ne pouvait éviter. Pauvre enfant ! Mais nous avons tous quelque chose à supporter.

— Oh ! que c’est joli ! soupira Jeanne en voyant la petite maison, les champs et les fleurs. Seulement mes élèves…

— Il faut y renoncer.

— Il le faut ?

— S’il vous plaît, au moins pour le moment, tant que vous me faites l’honneur de veiller sur ma mère et sur ce jeune garçon turbulent. Ils vous donneront bien assez de peine.

— Oh ! Marc !

Elle sourit et consentit.

Dimanche après dimanche, je trouvai ses joues moins pâles et son pas plus léger. Il n’y a guère de chagrin qui ne puisse être supporté plus aisément à la campagne, au milieu des champs et des fleurs.

Vers ce temps-là, j’étais moi-même à bout ; des envies désespérées me saisissaient ; elles furent satisfaites à mes dépens. Je tombai malade, et je fus un mois absent de Mincing-Lane.

J’avais vu Jeanne soigner les autres ; je savais sa tendresse vigilante, sa faculté de se dévouer entièrement à ceux qui avaient besoin d’elle ; mais je n’en avais jamais fait l’expérience personnelle. Chaque instant de chaque jour et de chaque heure de ce mois reste encore empreint dans ma mémoire. Peut-être en bénirai-je un jour le ciel. Je le bénissais quelquefois même alors, pas toujours.

Quand je fus remis, l’hiver était là, et puis, comme le temps semble galoper rapidement quand on a une fois laissé la jeunesse derrière soi, le printemps arriva bientôt. Depuis près d’un an, les trains passaient et repassaient sur notre ancien petit salon de Pleasant-Row.

Je ne savais pas un mot de lord Erlistoun. Il pouvait être mort ou marié, ce qui était plus probable. Peut-être avait-il été pris par le premier petit minois qu’il avait rencontré, puisqu’une justice rétributive l’avait apparemment entraîné loin du charmant et doux visage de lady Émily Gage. Quant à Jeanne, ma chère Jeanne, le sien n’était plus pour lui que poussière et que cendres.

Je pensais ainsi, mais je me trompais. Un jour, je trouvai sur ma table un paquet à l’adresse de miss Dowglas.

Comment avait-il l’audace d’écrire même son nom ?

Je portai la lettre dans ma poche tout le samedi et la moitié du dimanche, à l’église du village, à travers les paisibles campagnes. L’âme de Jeanne semblait aussi sereine qu’elles ; elle était peut-être un peu plus silencieuse que de coutume, mais un calme inexprimable l’enveloppait. Je ne pouvais lui donner la lettre.

Après le thé, quand Algernon fut sorti et ma mère endormie, elle me dit :

— Marc, j’ai quelque chose à vous dire. Vous m’avez envoyé ce Galignani vendredi dernier. Saviez-vous ce qu’il y avait dedans ?

— Non.

— Voyez.

Je lus : « Marié à l’ambassade d’Angleterre à Paris, Nugent, baron Erlistoun, à lady Émily Gage. »

Je repliai le journal lentement et je le lui rendis. C’était ma main qui tremblait et non celle de Jeanne.

— Vous voyez, dit-elle, tout s’est passé comme cela devait se passer. Je savais que cela finirait ainsi. J’en suis bien aise. Seulement, pourtant, s’ils me l’avaient annoncé eux-mêmes…

Je lui donnai la lettre de lord Erlistoun.

Je vis qu’elle en contenait deux. Elle les lut l’une après l’autre sans bouger, sans même se retourner ; puis elle prit et ouvrit un petit paquet qui accompagnait les lettres. C’était une bague de cheveux, les uns foncés, les autres blonds, avec un cercle d’or et, à l’intérieur, leurs deux noms gravés : Nugent, Émily.

Jeanne la mit à son doigt, la regarda, la tourna, et la retourna, jusqu’à ce que ses yeux se fussent lentement remplis de larmes.

— Ils sont bien bons. Dieu les bénisse ! Dieu les bénisse tous les deux !

Ce fut tout.

Pendant une autre année, notre vie s’écoula sans changement et sans perspective de changement, pour ma mère, pour Jeanne et pour moi, du moins. Les garçons étaient tous arrivés à l’âge d’homme : Charles pensait même à se marier, bien qu’il eût soigneusement élevé Russell et qu’il l’eût établi comme précepteur avant de se donner ce luxe. Algernon occupait une place à Liverpool, où le souvenir de l’honnête nom de Browne subsistait encore.

— On me dit que si je voulais devenir négociant pour mon compte, je pourrais faire ma fortune, Jeanne.

— Vraiment ! répondit-elle avec ce sourire franc qui prouvait dès l’abord qu’elle ne se doutait pas pour qui la fortune pourrait se faire.

Et là-dessus, sans en reparler, je retournai à Mincing-Lane.

Mais toujours par la pluie ou par le soleil, à travers la verdure ou la neige, je venais le dimanche voir ma maison, comme j’appelais ma mère et Jeanne.

La maison était tranquille, bien que paisible et affectueuse, autant que la juste loi de la nature permet à deux femmes isolées, d’âges et de caractères complètement différents, étrangères aux liens du sang, de se faire un intérieur ou plutôt une habitation. Je me demandais quelquefois si Jeanne sentait cette distinction, si la vie présente lui suffisait, en supposant même que ses pensées me suivissent quelquefois le lundi matin, en quittant le porche couvert de jasmin et doré par le soleil, croyait-elle que ma vie sous les ombrages de Mincing-Lane pût me suffire ?

Je n’étais pas un lâche. Je ne me plaignais pas de mon sort ; je ne me heurtais pas contre ses barrières ; si le ciel les avait posées, je ne demandais pas à les franchir ; sinon, j’avais encore le bras robuste.

Un jour seulement, j’avoue que je me laissai battre par le sort ou par le diable, peut-être par tous deux. Je descendais Cheapside en toute hâte, pressé de fermer le bureau dont les chefs laissaient maintenant presque toutes les affaires entre mes mains. Je voulais saisir les derniers rayons d’un après-midi d’automne pour prendre l’air sur la rivière, moins par plaisir que pour ma santé ; un homme dont c’est là l’unique capital doit l’économiser, et le mien avait été décroissant depuis quelque temps.

Il y avait dans la rue un embarras qui m’arrêtait et m’impatientait, car j’étais devenu irritable pour les petites choses ; cette paire de chevaux qui barrait le passage, quels droits avaient-ils, ainsi que leurs maîtres, de caracoler si librement le long des sentiers faciles de la vie, pour nous voler la seule chose qui nous appartînt en propre, à nous autres travailleurs, notre temps ?

Je jetai un coup d’œil sur les maîtres de la voiture ; ils n’étaient que deux, un homme et une femme ; ils causaient et souriaient, ils étaient beaux, jeunes, ils avaient l’air heureux. Lorsqu’ils eurent passé, je les reconnus, lord et lady Erlistoun. Ils ne me virent pas, et j’en fus bien aise. Je crains que le diable n’ait été le maître en moi quelques minutes après les avoir vus.

Ainsi donc, ils étaient de retour en Angleterre. Viendraient-ils nous chercher ? Jeanne le désirerait-elle ? Oserait-elle le désirer ? Je n’en savais rien. Je m’épuisais en conjectures, voulant mesurer la nature d’une femme par celle d’un homme, et arrivant à la seule conclusion raisonnable, c’est que nous ne savons rien du tout sur leur compte. Ma seule consolation était ce que Jeanne avait dit elle-même : « que le ciel n’accorde jamais à un être humain la faculté d’en rendre un autre constamment malheureux ».

Quelques paroles toutes simples, dites le dimanche en traversant les champs, apaisèrent tous ces doutes ! J’avais envie de sourire.

— Marc, j’ai reçu hier une invitation que je voudrais accepter. Pourriez-vous prendre un jour de congé et venir avec moi voir lord et lady Erlistoun ?

— Certainement.

Je suis allé chercher Jeanne un matin de bonne heure. Elle était assise toute prête, avec son châle et son chapeau ; elle lisait, mais elle leva les yeux à mon entrée, avec ce regard brillant et involontaire qui vaut de l’or quand on le saisit à l’improviste.

Les petits chemins jusqu’à la station étaient éclairés par le soleil, mais encore humides de rosée. Hollingbourne, la principale résidence de lady Émily, était environ à douze lieues sur notre chemin de fer. Nous marchions gaiement en jouissant de la belle matinée. Jeanne dit que ceux qui avaient rarement un congé pouvaient seuls en apprécier tout le charme.

— Dans la vie, le travail est ce qui vaut le mieux, vous le voyez, Jeanne ?

— Oui, ce qui vaut le mieux et ce qu’il y a de plus noble.

— Mieux que la vie de lord Erlistoun, par exemple, repris-je.

Je sentis un reproche dans sa grave et douce réponse :

— La vie de lord Erlistoun est déjà une noble vie, elle le deviendra plus encore à mesure qu’il avancera en âge. J’en ai toujours été sûre, c’était un bon vaisseau, courageux et solide, mais ballotté çà et là par les vents faute d’une ancre sur laquelle il pût s’appuyer. Il a trouvé cette ancre dans le cœur de sa femme.

— Croyez-vous que la vie d’un homme ne soit pas complète sans une femme ?

— La vie de certains hommes ! Il est du nombre, il a besoin d’être heureux pour être bon. Il me semblait autrefois que j’étais de même ; maintenant je sais qu’on est plus près de la perfection en cherchant d’abord la vertu, et en se fiant pour son bonheur au Dieu pour lequel on vit.

Je dis, en la regardant à la dérobée un instant :

— Et moi aussi.

En causant ainsi, nous arrivâmes à la station. Jeanne mit sa bourse dans ma main avec une méchante petite manie d’indépendance qu’elle conservait toujours en dépit de ses échecs.

— Seconde classe, au moins, me dit-elle.

— Non. Je ne compte plus vous laisser voyager en seconde classe.

Jeanne se mit à rire et se soumit. Pendant que nous étions dans la voiture, elle s’appuya au fond, regardant passer le paysage en silence ; mon paysage à moi, c’était son visage.

Aucun flatteur ne pouvait plus dire que ce visage fût encore jeune ; les contours arrondis, la fraîcheur avaient disparu, la forme des traits aquilins était nettement dessinée, presque durement même. La noblesse était encore là, la beauté avait disparu, il n’y restait plus que cette douceur qui apparaît comme les vapeurs de l’automne lorsque l’été de la vie est complètement passé. Un calme, un repos profond indiquaient qu’elle acceptait pleinement le départ de sa jeunesse, qu’elle contemplait constamment ce qui seul donne une valeur durable aux joies terrestres, le repos qui est au delà, les joies qui demeurent éternellement.

Le train s’arrêta à une petite station. Une voiture attendait et un jeune homme.

— Miss Dowglas !

— Lord Erlistoun !

Ils se revirent, non sans émotion, mais comme de vieux amis pourraient naturellement se revoir après une longue absence, rien de plus.

— Émily est là ; elle a si grande envie de vous voir !

Et il entraîna Jeanne dans la petite salle d’attente où Émily tomba dans ses bras en versant quelques larmes ; elle avait l’air plus émue qu’eux, cette heureuse petite Émily, aimante et aimée.

La journée s’écoula comme un rêve : à Hollingbourne, au dedans et au dehors, le lieu était ravissant, un vrai séjour enchanté, et tous deux les dignes maîtres de cet endroit charmant me parurent familiers et cependant un peu étranges, connus et cependant inconnus, comme aux gens qu’on aperçoit dans les rêves.

— Nous n’avons invité personne pour vous voir, dit lord Erlistoun ; nous voulions vous avoir à nous tous seuls pour la première visite ; en outre, nous ne comptons pas nous laisser encore envahir par la société, il nous semble que nous n’aurons jamais assez de solitude.

Ce nous, naturel et involontaire, la satisfaction qu’il prenait évidemment à cette solitude, du moins à la solitude possible dans une maison qui ressemblait à un palais, et dans une propriété qui couvrait la moitié d’un comté, prouvait que Jeanne avait eu raison. Son dernier amour était le véritable ; il avait jeté l’ancre et trouvé le repos.

— Oui, elle a bonne mine et elle a l’air heureux, lui entendis-je dire en regardant sa jeune femme d’un œil plus tendre que celui d’un amant, tandis qu’elle errait dans sa magnifique serre comme une fleur au milieu des fleurs. Je trouve, Jeanne, qu’elle vous ressemble tous les jours davantage.

Ce fut la seule fois qu’il l’appela Jeanne, ou que sa voix en lui parlant reprit quelque chose de l’ancienne intonation, la seule fois que la physionomie de Jeanne s’altéra ; même un instant, un ange du ciel n’eût pu sourire plus doucement que Jeanne Dowglas, ce jour-là.

Tous deux nous accompagnèrent à pied à la station. Ils avaient évidemment l’habitude de se promener beaucoup ensemble ; nous les vîmes encore un instant debout sur la plate-forme se donnant le bras, lord Erlistoun ôtant son chapeau pour nous dire adieu, avec la grâce noble qui lui était particulière, lady Erlistoun se penchant en avant avec sa tendresse enfantine pour voir encore une fois sa chère miss Dowglas.

Jeanne ferma les yeux, comme pour conserver le tableau devant elle. En les ouvrant un moment après, elle rencontra les miens et sourit.

— Votre jour de congé vous a-t-il plu ?

— Oui, et le vôtre ?

— Ma journée a été douce. J’ai été bien aise de les voir.

— Y retournerez-vous souvent ?

— Non ; je ne crois pas. Le cours de leur vie est si différent de la mienne ! Je ne voudrais pas qu’il en fût autrement. Il me semble même que j’arrive à cette époque de la vie où le grand bonheur est dans l’intérieur.

Nous nous trouvions seuls dans la voiture ; la lampe éclairait vaguement la personne de Jeanne appuyée en arrière, les mains croisées ; à l’extérieur, on ne voyait rien ; nous aurions pu être seuls au monde, elle et moi.

— Jeanne, il m’est arrivé quelque chose la semaine dernière ; j’aurais besoin de vous consulter. Voulez-vous maintenant ?

Elle se retourna et m’écouta.

Je lui dis comment à la Saint-Michel mes appointements avaient été doublés, comment, en parlant au chef de notre maison de la conviction d’Algernon que la bonne réputation de Browne et fils suffirait pour mettre à flot Browne et frères, et pour rendre le voyage facile, si on avait seulement un petit capital pour commencer, le bon vieillard, jadis créancier de mon père, m’avait offert, à titre de prêt, le montant de la dette de celui-ci, payé depuis longtemps.

— Servez-vous-en, m’avait-il dit ; perdez-le, ou rendez-le-moi d’ici à dix ans. Cet argent te revient de droit, mon garçon : car tout autre que ton excellent père ne m’en aurait jamais payé un sou !

Les yeux de Jeanne étincelaient pendant que je lui racontais mon histoire.

— Me conseillez-vous d’accepter et de recommencer sur de nouveaux frais ? Vous ne croyez pas qu’il soit trop tard ?

— Rien de ce qui est bon à faire ne vient jamais trop tard. Et ceci me semble bon à faire à cause d’Algernon. Aussi (et sa voix tomba doucement) à cause de votre père.

— Oui, il serait heureux s’il savait que son souvenir peut nous aider encore, mon bon vieux père. Et pendant un moment je ne songeais qu’à lui et à l’honneur de relever un nom honorable dans ma ville natale, au milieu des miens.

Jeanne me demanda si j’hésitais à accepter ce prêt, puisque je pourrais bientôt en payer l’intérêt et rembourser le tout dans dix ans ?

— Mais si je ne vis pas dix ans ?

— Allons donc !

— Ainsi, vous me croyez immortel, comme semblent l’être ceux qui ne font pas cas de leur vie et qui n’ont personne pour en faire cas.

— Mon cousin Marc n’est pas du nombre, il le sait bien.

Au bout d’un instant je lui demandais si elle ne comprenait pas ma crainte d’accepter ce prêt et, si j’échouais, de laisser la dette en héritage à Algernon.

— Mais n’est-ce pas pour Algernon que vous voulez en courir le risque ?

— Pas complètement, Jeanne (et l’amertume de bien des années se fit jour). Dans toute ma vie, je n’ai eu à vivre que pour le devoir et l’honneur. Au moins je veux les conserver jusqu’à la fin.

Jeanne garda un instant le silence ; elle réfléchissait, puis elle se tourna vers moi.

— Marc, je sens aussi que les seules choses qui aient quelque valeur en ce monde sont le devoir et l’honneur. Voulez-vous me confier le vôtre ?

— Que voulez-vous dire ?

— Vous m’avez demandé mon avis, le voici. Acceptez l’argent de ce brave homme, usez-en bien, payez-le si vous pouvez. Si vous ne le pouvez pas et que je vive, je le payerai. Si je meurs, je prendrai soin qu’il soit payé après ma mort. Maintenant, aurez-vous l’esprit en repos ?

Peu d’hommes probablement ont éprouvé ce que j’éprouvais alors. La générosité, le service, ne pesaient pas une once à mes yeux : je me sentais dans le cœur de quoi tout balancer, et j’aurais souri à l’idée même d’une obligation entre Jeanne et moi : mais c’était la bonté, la tendresse qui, indifférentes ou non à ma personne, comprenaient et respectaient le véritable moi, et étaient prêtes à protéger jusqu’à la mort ce que j’estimais par-dessus tout, ma conscience et mon honneur.

— Serez-vous satisfait ? répéta-t-elle. Voulez-vous vous fier à moi ? Je me fierai à vous, je l’ai toujours fait.

— Vous vous fiez à moi, Jeanne ?

— Plus qu’à qui que ce soit au monde.

Sans doute, elle fut étonnée de ce que je ne répliquai rien, de ce que je ne touchai pas même la main qu’elle me tendait, de ce que je la fis descendre de voiture pour l’emmener à travers les sentiers, à la lueur des étoiles, presque sans lui dire un mot.

En arrivant, nous apprîmes que ma mère était sortie avec Algernon, et qu’elle ne rentrerait que dans une heure. Je m’assis au coin du feu, toujours muet, comme un mort, si vous voulez. « Tiens ferme le dernier, » dit le proverbe.

Quand Jeanne reparut, sans son chapeau, avec son petit col blanc et ses cheveux tressés, elle fit dans le salon une découverte que j’avais moi-même oubliée ; elle me regarda sur-le-champ, et je ne cherchai pas à nier.

— Oui, il m’a semblé que ce chaudron que vous aviez loué avait fait son temps, et méritait la retraite. Que dites-vous de votre nouveau piano ? Vous plaît-il, bien que ce soit moi qui l’ai choisi ?

— Comme vous êtes bon !

Pas un mot de plus. Pas une syllabe d’obligation ; si elle avait dit quelque chose de plus, si elle ne l’avait pas accepté tout naturellement comme je voudrais lui voir accepter une montagne de diamants, si je les avais à offrir, il est probable que je n’aurais jamais été plus loin.

Elle s’assit et joua quelque temps. J’étais toujours au coin du feu.

— Marc, ayez-vous oublié cet air ? Il y a longtemps que vous ne me l’avez demandé.

Mon air, cette romance sans paroles de Mendelssohn qui me rappelait toujours ma cousine Jeanne dans le salon de Lythwaite avec le soleil sur ses cheveux ! Quand un vase est plein, un mouvement, l’ombre d’un mouvement le fait déborder.

— Votre air vous a-t-il plu ?

— Oui, mais venez vous asseoir près du feu, Jeanne.

Elle vint ; nous étions là, nous deux, assis au coin du foyer. Nous deux seulement. Si c’était mon foyer à moi, à moi qui n’avais jamais eu de foyer ici-bas, à moi, le mien !

— Comme les feux de bois sont agréables, Marc ! Mais, quand vous serez à Liverpool, nous n’aurons plus un coin du feu pour nous asseoir et causer ensemble.

— C’est ce que nous n’avons jamais eu, excepté le dimanche. Vous oubliez que je ne vous ai jamais eue que le dimanche, pour ma bénédiction.

— Ai-je été une bénédiction pour vous ? J’en suis bien aise. C’est quelque chose d’avoir été une bénédiction à quelqu’un. C’est plus que je ne méritais.

Elle abrita ses yeux de la lueur du feu qui pétillait comme s’il savait que l’hiver était venu. C’était le moment où jamais.

— Jeanne, dis-je, si je vais à Liverpool et que je puisse y faire ma fortune ou du moins y acquérir de l’aisance, voudrez-vous y venir avec moi ?

— Votre mère et moi ?

— Ma mère, si elle veut ; mais c’est de vous que je parle. Je ne peux pas me passer de vous. Il y a cinq ans, je l’ai pu, parce qu’il le fallait et que c’était juste ; maintenant je ne le puis pas. Ce n’est pas la peine de me faire un intérieur ; je ne veux pas m’en faire un, si ce n’est pour vous.

— Pour moi ? pour moi ?

Elle me regarda en face et elle apprit tout. Elle laissa tomber sa tête presque sur ses genoux et fondit en larmes.

Je ne dis rien de plus. Peut-être s’écoulera-t-il des mois, des années sans que j’en dise davantage. Je ne voudrais pas de la rançon de ma vie si on ne me la donnait pas librement.

Algernon et moi, Browne frères, nous travaillons de notre mieux. À peine avons-nous un moment de repos, excepté le soir ; quelquefois une promenade le long des sables plats des rives de la Mersey, quand le vent d’ouest souffle sur la marée et que le soleil couchant lance ses rayons, comme autrefois dans le Paradis.

J’écris à ma mère ou à Jeanne tous les dimanches. De temps en temps, Jeanne m’écrit une ligne ou deux, qui ne disent pas grand’chose ; peut-être en sera-t-il ainsi longtemps, peut-être toujours. Dieu le sait.

Mais, quelquefois, je crois…



FIN


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