Un coin du voile/Texte entier

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Calmann-Lévy éditeurs.
UN COIN DU VOILE
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

DU MÊME AUTEUR
Format in-18.
comment s’en vont les reines 
 1 vol.
princesses de science 
 1 —
les dames du palais 
 1 —
le métier de roi 
 1 —

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays, y compris la Russie.


e. grevin — imprimerie de lagny
COLETTE YVER

UN
COIN DU VOILE
logo calmann lévy, un C et un L entourés d'une ligne et des fioritures.

PARIS


CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS


3, RUE AUBER, 3


Il a été tiré de cet ouvrage
QUINZE EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE,
tous numérotés.


L’ÉPOUSE

Il avait trente ans, et sa vie avait été triste. Fils de fonctionnaires pauvres, boursier dans un collège, bachelier précoce, normalien, puis, professeur d’histoire dans un lycée parisien, il avait ignoré de l’existence, non seulement les plaisirs, mais les douceurs. En dehors des jouissances amères et fiévreuses du travail cérébral auquel il s’était éperdument consacré, rien ne lui avait souri. Le foyer paternel éteint depuis longtemps dans la ville lointaine de l’Ouest où ses parents avaient vécu, il était demeuré seul, livré à cet égoïsme austère, sceptique et noir des isolés. Et, subtil analyste, impitoyable observateur de la vie des autres, il en avait été conduit à mépriser, non point l’amour, mais ses illusions, ses faux-semblants et leur fragilité. D’ailleurs, se prêtant une certaine sécheresse d’âme, après l’étouffement de tant de choses jeunes et tendres en lui, il n’attendait pas d’amour.

Près de l’établissement où il professait, le jardin mortuaire et merveilleux qu’est le Père-Lachaise étalait ses pentes broussailleuses, ses allées de marronniers, croisées d’allées d’acacias, ses dômes, ses coupoles, ses chapelles blanches, ses mausolées orgueilleux, ses ifs, ses cyprès, ses draps souples de lierre, ses fouillis de verdure, ses tombes grecques et sa statuaire funèbre : amphithéâtre silencieux et superbe dressé au-dessus de Paris qu’il menace et attend. C’était, pour le jeune maître d’histoire, un lieu de promenade mystérieusement attirant. Son cours fini, légèrement échauffé par la flamme, qu’artiste inconscient, il mêlait à sa parole, le cerveau en fièvre, les nerfs tendus, il cherchait de suite une vaste sensation d’air vif que la rue ne lui donnait pas.

Alors il franchissait le massif portail des morts.

Son itinéraire était toujours le même. Fuyant la grande avenue et son jardin anglais, il s’enfonçait dans cette ruelle étroite, oblique et sèche que dessine, dans la cité funèbre, le cimetière israélite. Très évocateur des époques, par l’instinct même de sa profession, il aimait l’aspect des épitaphes hébraïques, les noms bibliques, et jusqu’aux tumulus semés de petits cailloux que les amis du juif laissent tomber à chaque visite, sur la pierre.

Au bout de ce premier chemin, s’apercevait le grand dais gothique, avec ses colonnettes, ses clochetons, ses ogives, qui couvre les corps étendus d’Héloïse et d’Abélard. Le culte des bouquets flétris, entretenu par les amoureux d’aujourd’hui, autour de ces amants du Moyen âge que la légende magnifia, lui causait une mauvaise humeur. Et il cherchait vite la sente escarpée, qui menait sous les cyprès et les acacias, à son coin préféré.

Midi sonnait, en des Angélus lointains, dans la grande ville. Parfois, quand le ciel était très pur, une fumée noire, lourde et étrange se traînait jusqu’ici, dans les altitudes de l’air léger. Le jeune homme levait la tête, son cerveau se surexcitait ; il savait de quelle fournaise sortait là-haut, près du columbarium, cette fumée mystérieuse ; et l’amer positiviste qui était en lui se complaisait maladivement à chercher dans cette vapeur à demi-évanouie une résultante humaine.

Par des trouées de verdure, nuageux et immense, Paris s’entrevoyait. Mais le vacarme d’enfer de la cité des vivants n’atteignait pas celle des morts. Un pépiement très doux d’oiseaux voltigeait dans les arbres, coupé de silences absolus.

Un jour, sinuant entre les tombes, une femme glissa…

Le lieu était incomparable. Les pierres tombales moussues, branlantes et rongées, portaient toutes, en des épitaphes mi-effacées, le millésime 1835. Certaines étaient recouvertes de lierre. Et vivace, envahissant, ressemblant à un nid de reptiles, ce lierre rampait en minuscules couleuvres velues, pour aller vêtir près de là les colonnes grecques d’un mausolée en ruines que l’antique avait inspiré. Irrégulières, effondrées, noircies par les pluies, les tombes avaient comme oublié un terre-plein vide, autour duquel elles se serraient. C’était environ à mi-côte de l’amphithéâtre. Au-dessus et au-dessous, des arbres vétustes enchevêtraient leurs feuillages pâles, leurs troncs infléchis et galbés, çà et là coupés par la ligne rigide d’un cyprès au velours vert.

Cette femme avait passé très vite, vêtue de noir…

Souvent, d’intolérables migraines, causées par son travail incessant de pensée, martelaient le front du jeune homme. Et c’était alors un engourdissement cérébral, une inaction mentale qu’il venait chercher ici ; mais cette solitude étroite et close, contenait bien trop de mystère, évoquait trop l’énigme même de la vie, pour laisser chômer sa philosophie. Une urne cinéraire, toute verte de mousse, au coin d’un tombeau, portait cette inscription : Mes amis, sachez que je dors. Et, secouant en esprit ces ossements, ces cendres blanches, résidus humains, au fond de tant de tombes, il faisait revivre tout ce Paris de 1830 : la Restauration, cette époque reluisante encore des dorures de l’empire, vitale et béate, bourgeoise et agitée, dont l’esprit était resté comme une empreinte, au style même de ces tombeaux. Alors, les tempes lui battaient plus cruellement encore, et il retombait assis sur une pierre plate, enfouie dans l’herbe.

Le lendemain, la passante, à l’heure pareille, sinua de nouveau dans le labyrinthe des tombes. Et il eut d’elle une curiosité légère, imprécise et inexprimée, quand il s’aperçut que quotidiennement, elle aussi s’attardait au cimetière. Il s’occupait peu des femmes qu’il regardait comme des êtres inconsistants, artificiels et étrangers ; mais ce fut au seul point de vue psychologique s’il se prit d’intérêt pour celle-là, jusqu’à la suivre clandestinement, furtif et secret, derrière les tombes. Car il n’était pas logique que l’être jeune et sain qu’il devinait en elle vécût assez du souvenir d’un mort, pour trouver encore des jouissances étranges près de sa dépouille. Était-ce une veuve ? Ô fidélité invraisemblable de l’amour ! Mais quelque chose de puéril et d’incertain émanait d’elle qui révélait la jeune fille.

Et comme les croix, les urnes, les stèles le dissimulaient, il put la contempler à l’aise, sanglotante et les mains tordues de douleur, près d’une tombe blanche dans sa pierre neuve.

Pleurerait-elle son enfant ? se demanda-t-il encore. Et il avait au cœur une sensation aiguë et nouvelle qui le surprenait en l’oppressant un peu, et le sang-froid de sa philosophie défaillait.

Le tombeau portait sur sa pierre blanche, ces seuls mots :

JACQUES
9 ANS

Était-ce son fils ? Mais quelle maternité invraisemblable pour sa jeunesse ! Et très énergiquement le jeune homme se refusait à croire qu’elle fût mère.

L’étrangeté de cette inconnue l’intrigua davantage. Il se surprit, le lendemain, à gravir plus vite que de coutume, les pentes du cimetière. Ce jour-là, il lui fut loisible de la voir quand elle vint à la tombe. Elle paraissait vingt-cinq ans, ses yeux étaient beaux, et lassés, et au paroxysme de son chagrin une résignation très noble se lisait en elle. Il semblait au jeune homme voir un être d’exception, une âme précieuse et rare, et il s’émut plus vivement aujourd’hui, bien qu’elle n’eût pas pleuré.

Le troisième jour il la revit. Ses artères battirent. Un trouble pour la première fois le prenait — et comme les jours d’ouragan, sur la montagne, l’invincible force du vent vous enveloppe, vous porte et vous pousse, quelque chose d’invisible et de fort comme la tempête le poussait à cette inconnue.

Et voici qu’à son cours, soudain, en parlant, à la Nationale où il fouillait des manuscrits, la nuit, dans les ténèbres de sa chambre, il revoyait sans cesse cette frêle femme, secouée de douleur, les yeux clos, les mains tordues. Mais, s’analysant implacablement, il ne fut pas dupe de cette crise :

« C’est un entraînement vers cette jeune fille, se dit-il. La chose devait m’arriver un jour ou l’autre. La nature est insidieuse. Contre ceux qui se sont fait une loi de repousser l’amour, elle a des ruses. Elle trouve en eux plus de prise aussi parce qu’ils sont inexpérimentés et neufs comme des enfants, et alors ses assauts sont redoutables. Le sceptique sage serait celui qui, à tous les détours de la vie, en mille passions anodines, userait peu à peu, graduellement, sans grandes secousses, sa puissance d’aimer. Le jour des surprises violentes il n’aurait pas dans le cœur l’étonnement, la folie, le chagrin dont j’ai gardé les puissances intactes, depuis l’adolescence. Réagissons !

Et il réagit.

Il chassa l’obsédante pensée, travailla double, courut un jour, à pied, de Montmartre à Vaugirard, se prohiba l’entrée du Père-Lachaise, bien que chaque jour, à midi, — l’heure des rencontres, — avec des gouttes de sueur au front, il dût se cramponner à son vouloir impitoyable, pour ne pas aller furtivement, entre deux tombes, revoir quelques minutes la pauvre créature en larmes. Il but du laudanum pour dormir la nuit, alla au café, goûta du théâtre, se remit à lire, tandis qu’avec la force même dont il la repoussait, cette femme l’envahissait, emplissait ses pensées, ses actes, ses visions, jusqu’à ses rêves.

Mais, comme orgueilleux et implacable, il résista, la nature dut céder. Son imagination se lassa. L’aventure se classa dans sa mémoire à l’état de souvenir, un souvenir qui alla s’atténuant de jour en jour. Sa vie normale le ressaisit avec la régularité passée. Et quand, sûr enfin d’avoir triomphé de lui-même et se croyant désormais à l’abri d’une rechute, il reprit le chemin du Père-Lachaise, une certaine joie âcre et victorieuse le possédait.

C’était un matin d’automne, tiède, pâle et doré. Une allégresse tranquille lui faisait trouver un délice dans la nature. Ah ! qu’il se sentait puissant ! Il se jouait de la passion comme d’un mal léger, qu’on guérit. Certes, il pouvait impunément aujourd’hui revoir cette femme. Et cédant à une ancienne habitude, peut-être aussi à l’obscur désir de se prouver, par une bravade, que sa guérison était complète, il choisit le chemin où l’on voit un cyprès énorme étouffé par le tronc de reptile d’un lierre.

Elle ne venait pas.

Les arbres avaient jauni, et dans les lointains bleuâtres, sous le mystère des taillis hérissés de stèles grises, c’était exquis de plonger les yeux pour épier l’arrivée de l’inconnue.

Un grand silence régnait. Les cris d’oiseaux se faisaient rares. De minute en minute, une feuille sèche tombait.

Soudain la jeune femme apparut dans la profondeur des taillis vaporeux, mince dans sa robe noire, les gants de peau serrés au poignet, la démarche un peu lasse, une fourrure flottante au cou. De loin, une rêverie attristée se lisait dans ses yeux.

Il s’éloigna, la vit venir, s’agenouiller et, le front dans ses mains gantées, s’absorber dans une pensée profonde. Elle ne pleurait pas. À pas de loup il s’approcha. En levant les yeux, elle le vit, debout près d’elle, la contemplant.

— Comme vous souffrez, murmura-t-il, avec un accent d’infinie pitié.

Elle le pénétra tout un moment de ses yeux gris, inquiets, chercheurs et peureux qui prirent une acuité enfantine. Puis, peu à peu, une confiance les envahit, et ils recouvrèrent leur expression vraie, triste et douce.

— Oui, répondit-elle alors, je souffre beaucoup.

Et il partit sans avoir osé l’interroger davantage.

La souffrance de cette jeune fille le torturait, non point qu’il la comprît bien, car la douleur des autres nous est inconcevable, mais parce qu’il se sentait impuissant à la consoler. Et des imaginations folles lui venaient : la prendre dans ses bras, comme un enfant qui pleure, couvrir de baisers son front, ses yeux délicats, ses mains. Qu’était-ce donc que les caresses dont il avait eu l’instinctive méfiance, dans sa vie cérébralisée de solitaire ! Par moments il se disait : « Je ne l’aime pas, c’est de la pitié. »

Ils se revirent tous les jours sans se parler. Une fois elle lui raconta :

— Cela me console de venir. C’était mon petit frère, presque mon enfant. Je n’avais plus que lui au monde, je l’avais élevé. Je suis dessinatrice, je travaillais pour lui. Maintenant je n’ai plus personne ; je travaille pour moi ; ce n’est pas gai. Oh ! monsieur, la vie est abominable !

— Comment, s’écria-t-il indigné, la vie est bonne, au contraire, puisqu’elle est toutes choses, elle est nous-mêmes. Pour quelques secousses dont nous ne connaissons pas l’opportunité secrète, que de bonheur, que de délices nous attendent !

— Ah ! fit-elle, en secouant la tête avec un désespoir, une lassitude sans nom, j’aimais trop ce pauvre petit être. Aucune joie ne m’est plus permise, maintenant ; tout est fini pour moi.

— Allons donc ! la vie veut que l’on se console. Vous ne cesserez pas de demeurer tendrement attachée au souvenir de l’enfant, mais vous cesserez de souffrir.

Il s’étonnait lui-même. Pour arracher au découragement cette pauvre fille, il oubliait son propre pessimisme, et les arguments abondaient sur ses lèvres pour défendre l’excellence de la vie. À la fin, elle sourit amèrement.

— Vous êtes, et avez été sans doute toujours très heureux, monsieur, dit-elle.

Il se récria :

— Heureux ! Heureux, moi !

Et le front dans sa main, il dit tout bas :

— Je suis l’être le plus triste au monde. Vous, au moins, avez connu une affection souveraine, mais moi, nul ne m’a aimé ; je n’ai aimé personne. J’ai toujours été seul, effroyablement seul.

Les yeux de la jeune fille changèrent, une indicible expression de pitié y allumait un feu exquis : la tristesse s’y évanouissait, la bonté y demeurait, mais étrangement expressive et rayonnante.

Quand ils se séparèrent, elle lui demanda :

— Comment vous appelez-vous ?

— Louis, mademoiselle.

— Moi, je me nomme Marguerite.

Et la manière longue et tiède, timidement tendre, dont elle lui serra la main, fut, de la vie la première douceur qu’il devait connaître.

Il l’épousa un de ces jours d’hiver parisien, triste, brumeux et noir. Mais l’allégresse qui ruisselait en lui était comme un soleil, et dorait les choses. Il ressemblait à un malade imprégné des douces et neuves ivresses de la convalescence. Il s’éveillait à la vie. Quand les quelques amis, professeurs de lycées et artistes, qui les avaient escortés à l’église les quittèrent, Louis conduisit Marguerite, à son grand appartement de garçon, sobre et bien ordonné. Lui tremblait légèrement ; elle était la plus sereine. Un amour silencieux, un amour immense et tranquille la possédait. Il la regarda longtemps, installée en dominatrice dans son cabinet de travail, petite et fluette dans sa robe blanche, ses cheveux noirs retombés en lourde touffe sur son front, ses yeux pleins d’un mystère infiniment tendre.

D’abord il la trouva belle. Pour la première fois, au soir même de leur mariage, sa grâce physique le frappait. Il la découvrait. Et la pensée que rien ne lui avait jamais autant appartenu que cette femme dont la nature, l’amour et la loi faisaient sa chose, lui donna d’abord un orgueil puissant et joyeux. Mais elle était venue trop tard dans sa vie ; certaines dispositions chagrines trop invétérées en son humeur, restaient incurables. Par instants, son scepticisme renaissait assez vigoureux sous l’amour pour l’analyser. Car le serment d’éternité qu’il avait prononcé le matin le déconcertait. Qu’était-ce donc qu’aimer pour jurer d’aimer toujours. Que feraient, à la longue, de leur doux contrat, les vicissitudes de la vie ? Et que lui réservait cette âme impénétrée de femme, petite source mystérieuse et incertaine de son bonheur ? Il tremblait déviant ce cœur ignoré ; il en redoutait la longue habitude, l’accoutumance ; il en craignait l’inconnu. Alors il se grisait de baisers, de mots de passion, mais c’était encore pour leurrer son inquiétude. Alléché de bonheur, il ressemblait au voyageur agonisant de soif qui a rencontré la fontaine et se demande tout en buvant : « Ne tarira-t-elle pas ? »

Mais les jours passèrent, les semaines, et au lieu de tarir, la fontaine de bonheur s’emplissait de suavités nouvelles. L’extase se perpétuait, aux phases diverses du jour. Il connut le retour au foyer où vous attend une femme inlassablement caressante, le charme des repas où l’on a devant soi une épouse qui vous sourit, ses sommeils si confiants, près de lui. Il connut ces veilles adorablement intimes, où ils causaient tous deux, sous la lampe. Ses maux de tête devenaient très fréquents ; Marguerite se fit sa gardienne ; elle eut le pas de velours, le mutisme délicat, les glissements berceurs près du lit, qui sont, au malade, si lénifiants. Et il aspirait à même le bonheur, s’en délectait, s’en gorgeait, de toutes les forces de son âme.

Elle le choyait comme un enfant, au point qu’on ne savait si c’était son petit frère mort qu’une ancienne habitude de tendresse lui faisait aimer en son mari, ou son mari déjà, que, d’une manière lointaine et intuitive, elle avait commencé d’aimer dans l’enfant. Son amour était silencieux et discret. Et partageant son temps entre ses travaux d’art et son mari elle vivait tranquille, complétée, sereine, le cœur satisfait.

Un soir, il rentrait. Elle lui trouva l’air joyeux. Il sifflotait, en ôtant son pardessus, un refrain d’opérette et lui dit en l’embrassant :

— J’ai rencontré le ministre.

Indifférente, elle prononça :

— Ah ! lequel ?

— Celui de l’Instruction publique, je crois que je vais être décoré.

Cette plaisanterie la fit bien rire. Elle savait quelle absence totale de vanité caractérisait l’âme fière de son mari. Elle riait d’un rire de bonheur qui était chez elle comme une floraison, ignorée jusqu’ici, de sa jeunesse étouffée, et elle paraissait ainsi puérile, gracieuse, amoureuse et jolie. Comme elle était fière de lui ! Comme elle aimait son dédain de toute gloriole, sa gravité, ce qui le faisait différent des autres, en même temps plus sincère et plus grand. Et d’un geste elle l’enlaça comme l’eut fait la plus douce maîtresse, la plus câline.

Le lendemain, en rentrant, il parla d’une nouvelle rencontre ; ce n’était plus le ministre, mais le chef de l’État lui-même. Marguerite riait d’abord comme la veille. Ainsi que toutes les femmes qui aiment, elle était disposée à trouver infiniment d’esprit aux plus futiles propos de son mari. Mais cette fois, lorsqu’elle voulut le ramener aune conversation sérieuse, elle eut mille peines à lui faire abandonner sa plaisanterie, et il inventait des propos que le président lui aurait tenus.

Le troisième jour — elle devait s’en souvenir toute sa vie — c’était un jeudi, un radieux matin de février. Elle était à sa table de travail, crayonnant, d’après un croquis pris la veille, une illustration pressée. Elle chantait à mi-voix son allégresse d’épouse, sa confiance dans la vie. Son mari était sorti pour une répétition ; elle l’attendait. À la cuisine, la servante apprêtait le repas ; une fumée odorante de sauce épicée se répandait dans l’appartement, se jouait dans chaque rais de soleil. On préparait un mets favori de Louis ; Marguerite elle-même de temps à autre en allait surveiller la cuisson. Et le cœur lui battait, sans qu’elle sût si c’était au souvenir des baisers du départ ou dans l’attente de ceux du retour.

Enfin il revint. Elle se leva dans un secret frémissement de joie, lui jeta les bras au cou. Mais il dit sévèrement.

— Laisse-moi, je reviens de l’Élysée.

Elle leva les yeux sur les siens : ils étaient fixes, inexpressifs et nouveaux. Une gravité ridicule l’imprégnait. Marguerite le contempla un instant, son cœur cessa de battre. Elle étouffa. Le bien-aimé s’en était allé, elle ne connaissait plus cet homme étrange qui se tenait devant elle.

Il reprit :

— Tous les souverains de l’Europe étaient là. Édouard, Victor-Emmanuel, Guillaume, ils ont tous été charmants pour moi, tu sais, charmants, et tous m’ont promis des décorations.

Elle se jeta sur lui, s’accrochant à ses épaules, et elle criait de toute sa voix : « Louis ! Louis ! » comme si en le rappelant ainsi, désespérément, elle eût dû faire revenir de force, dans ce corps abandonné, l’âme du noble amant d’autrefois. Mais il continuait de divaguer, étalant cruellement sous ses caresses, les troubles de son cerveau désemparé. « Louis, suppliait-elle, regarde-moi. » Car il lui semblait qu’à la lumière de sa propre âme et de ses yeux, elle rallumerait la lumière éteinte dans cette âme obscurcie. Et il répondait aux puissances infinies de ce cri par le fatras de ses insanités orgueilleuses. Alors elle se rappela ses longues fatigues cérébrales, son surmenage, ses insomnies, ses veilles : elle pensa aux cruelles souffrances de ses migraines, à ces longs et lointains prodromes, douleurs de tête ou lassitudes du cerveau épuisé, qui présageaient depuis des mois, sans qu’elle y songeât, la catastrophe d’aujourd’hui. Et terrifiée, ayant en même temps horreur, peur et honte, elle courut s’enfermer dans sa chambre où elle tomba sans force, au chevet de leur lit.

D’abord, elle n’eut qu’une idée, poignante et atroce : la perte de son bonheur. Tout ce qui avait été, depuis trois mois, ne serait plus. Finis les douces expansions, les échanges d’idées, les muettes ententes, les sourires intimes qui mariaient leurs deux pensées. Finie l’adorable société intellectuelle de cet homme qui était en même temps l’amant et l’ami. Et quel réveil après ce rêve trop beau ! La folie, la stupidité des grandeurs ! Comme si la nature humaine, vicieuse, eût repris sa revanche sur cet être modeste, dédaigneux des honneurs, sa mentalité déréglée se ruait, dans la démence, à toutes les petitesses de la vanité. Encore une fois Marguerite se retrouvait seule, sans personne à qui confier sa détresse.

De longs moments se passèrent. Elle se raidissait, toute crispée et révoltée contre la vérité. « Ce n’est pas possible, ce n’est pas possible ! » Elle avait moins souffert devant le lit du petit Jacques mort, que devant le cadavre moral de son mari. Elle voulut mourir, et se penchant à la fenêtre, mesura le vide. Ah ! ne plus exister, ne plus penser, ne plus souffrir !

Soudain, un bruit léger retentit contre la porte ; quelqu’un y grattait timidement, demandant d’entrer. C’était son mari, c’était ce qu’elle avait tant aimé…

Un flot de pitié l’envahit. Elle reprit conscience d’être l’épouse, d’être la chose de cette pauvre chose dévastée à qui jadis, dans le bonheur, elle avait fait le don d’elle-même. Plus même un homme, mais, fantôme d’un passé d’amour qui avait mêlé leurs vies, faible, malade, risée de tous, il lui devenait cher d’une manière nouvelle. Elle se redressa. Une force courut dans ses muscles fragiles ; le grattement continuait plus vif à la porte. Elle l’ouvrit et tendant les bras :

— Viens, mon pauvre Louis, viens, dit-elle.

Et en l’enlaçant de toutes ses forces, pendant qu’indifférent, il rêvait à ses chimères, elle prit possession, maternellement, avec une indicible tendresse d’épouse, de ce pauvre être sans soutien dont elle serait désormais la pensée, et le guide.

La lucidité reparut par longues périodes. Ce furent des agonies nouvelles. Quand le malade l’appelait à lui, la serrait dans ses bras, lui livrait, rien qu’en la regardant, toute sa pensée ardente et pure, elle croyait voir se rouvrir sur elle les yeux d’un mort. Et une absurdité cruelle régnait dans leur sincérité, puisqu’à ces moments d’intimité mentale elle lui devait cacher qu’il devenait fou et qu’elle en mourait. Puis elle se reprenait à des espoirs insensés que ruinait une minute après une phrase du pauvre esprit retombé dans ses limbes.

Elle connut alors une pudeur honteuse et nerveuse qui lui faisait voiler éperdument, pour tout le monde, l’infirmité de cette grande intelligence éteinte. D’abord, pour le soustraire aux railleries secrètes et inavouées de la domestique, elle la renvoya, s’astreignant ainsi à toutes les besognes matérielles du foyer. Elle se confia au médecin qui signa une ordonnance de congé forcé pour anémie cérébrale, et les cours furent suspendus. Après quoi, elle se séquestra elle-même avec le fou.

Le mal empira vite. Les pensées se firent incohérentes ; l’amour seul subsistait, elle s’y prêtait doucement, soumise à la démence de son mari comme elle l’avait été naguère à sa raison. Le médecin hasarda un jour :

— Il devrait être traité dans une maison… spéciale.

Marguerite eut un sursaut.

— L’asile d’aliénés, cette geôle, pour mon pauvre malade ? Non, non, docteur, je le garde.

Elle se savait indiciblement forte : elle était sa défense, sa tutrice, sa mère ; elle le protégerait jusqu’au bout. Ce jour-là, elle se sentit le cœur gonflé de tendresses nouvelles, et quand il lançait au hasard ses phrases sans lien, les écoutait, en souriant à ces dernières lueurs d’un esprit à l’agonie, comme elle eût souri aux premiers bégaiements de son enfant.

Ils étaient pauvres, la vie matérielle devint précaire ; Marguerite travailla double. Levée au jour elle venait, les yeux gros encore de sommeil, s’installer à sa table de travail dans l’atelier, et lui que l’impitoyable mal ne laissait pas dormir et qui la suivait puérilement, s’installait à ses côtés, souvent vêtu d’une manière grotesque, affublé tantôt d’une robe, tantôt d’une ceinture rose qu’il nouait à son vêtement de nuit. Alors elle le regardait tristement sans rien lui dire.

Mais des heures plus cruelles l’attendaient.

Elle vivait actuellement sur le reliquat de leur amour. La destruction lente de sa mentalité oubliait encore dans le jeune homme quelques restes de l’adoration ardente de naguère. Et c’était à cette faible lueur, reflet d’un feu mourant, qu’elle alimentait sa vaillance. À mesure même qu’elle sentait s’éteindre en lui le sentiment, elle s’agrippait avec un désespoir inconscient à l’habitude des caresses machinales, et elle recevait ces baisers sans vie, dont toute la saveur venait pour elle de ceux d’autrefois.

Mais un jour, hagard, livide, les yeux béants il lui dit :

— Ma femme ? où est ma femme ?

Elle voulut l’étreindre :

— Je suis là, mon chéri, me voici, toujours près de toi…

Il la repoussa :

— Retirez-vous, je ne vous connais pas.

À demi-folle elle-même, elle lui saisit les poignets, s’y crispa, plongea son regard dans les yeux inexpressifs, et avec une véhémence physique où passèrent toutes ses forces, lui murmura :

— C’est moi, c’est moi, je suis là, je t’aime.

— Vous êtes une créature infâme, reprit-il : c’est ma femme que je veux.

Alors commença pour lui l’obsession douloureuse et navrante, qu’elle dut constater, impuissante, du matin au soir, en leurs longues journées. C’était une perpétuelle recherche de sa femme. Il l’appelait sans cesse : « Marguerite ! Marguerite !… » avec un accent de souffrance qui la déchirait, et elle était le témoin de ses inquisitions secrètes et sans trêve dans toute la maison, pour la retrouver. Il fouillait inlassablement, les armoires, les garde-robes, soulevait les rideaux, murmurant toujours la même phrase : « Elle m’a abandonné, elle m’a abandonné ! » Et quand elle suivait des yeux, à travers l’appartement, cette furtive course de fantôme, elle trouvait encore dans le chagrin qui la poignait, l’amer délice d’être toujours l’âme de sa folie et de sa douleur.

Lorsqu’il se fut lassé de son éternelle requête incessante et inexaucée, l’exaspération commença, et avec elle, les accès nerveux, les violences, les éveils sauvages de sa nature déchaînée. De la rue, parfois, les passants entendaient des cris étranges et, surpris, levaient la tête. Le médecin revint à la charge, près de Marguerite, et proposa une consultation. Ils furent cette fois trois pour la circonvenir, lui représentant avec douceur de quelle efficacité serait pour l’aliéné, les soins de l’asile. Frêle et épuisée de travail, délicate, anémiée, elle eut des violences de lionne pour défendre son malade, contre leur aménité traîtresse.

— Ah ! qu’on y vienne, qu’on essaye de me le prendre, on verra ! Je le veux, je le veux pour moi toute seule, jusqu’à la fin, et je ne le livrerai pas parce qu’il est faible, malade et égaré. Je sais des traitements occultes que ses féroces gardiens ignoreraient, et je le guérirai, vous entendez, il guérira entre mes mains ou il mourra dans mes bras, comme je me le suis promis.

Très émus, les médecins se turent et résolurent secrètement de temporiser.

La période de la démence agitée fut courte. Sa surexcitation usée, le malade sombra de jour en jour dans une matérialité pesante et tranquille. À force de l’étudier, penchée sur lui nuit et jour, dans une observation anxieuse et passionnée, la jeune femme lui devina des facultés de jouissance : le palais et l’ouïe survivaient à la ruine. Elle se consacra à la satisfaction de ces deux sens, tristes vestiges de l’existence ancienne. Pour sa gourmandise, elle s’épuisa en cuisines savantes, légères, raffinées, et ne lui servait que des plats exquis, alimentation délicate d’un nourrissage d’enfant, régime sybaritique d’un gourmet. Et il y avait ainsi, à côté de la voracité honteuse du fou, la poésie de l’amoureuse qui le servait. Pour son oreille, elle évita les bruits, les chocs violents. Elle assourdit son marcher, créa dans les chambres un silence absolu. Elle s’étudia à travailler, aller, venir, agir, comme une ombre. On aurait dit l’enchantement de toute la maison, les objets privés de poids, ouatés, sans heurts. C’était comme la matérialisation d’une paix infinie qui flottait dans l’atmosphère avec les glissements muets de cette jeune femme lente et douce. Puis, parfois, auprès du fou, elle chantait à mi-voix des mélodies berçantes.

Et les nerfs du malade, à ces vibrations agréables, s’ensommeillaient béatement.

Dans la rue, quand elle passait pour des courses rapides, les voisins se la montraient du doigt, vive, essoufflée, amaigrie et pâle, et ils chuchotaient, à demi railleurs, devant cette femme amoureuse d’un fou. Mais elle allait sans voir, faisait prestement ses emplettes, courait à la poste expédier ses dessins, et serrant contre elle la clef qui avait emprisonné son malade, rentrait à la hâte, inquiète, frémissante et lassée.

Elle le retrouvait assoupi dans son fauteuil, stupide, épaissi par l’embonpoint naissant, premier effet de sa vie végétative, ou bien fouillant les buffets, toujours affamé et en quête de nourriture friande. Alors elle lui offrait comme à son enfant, les gâteaux fins qu’elle rapportait, et sans dégoût, sans répulsion ni révolte, souriait à son plaisir vorace.

D’abord, dans cette dépouille vivante c’est le passé qu’elle avait cherché. Elle avait évité l’instinctive horreur, en voyant moins le fou qu’un état morbide et transitoire subi par le noble bien-aimé. C’était à l’époux d’autrefois, qu’à travers l’accident actuel, elle gardait sa fidèle tendresse, et quand elle baisait ce front d’insensé, une constance inviolée de veuve, lui faisait toujours revoir sous cette forme dégradée, l’image qu’elle avait connue aux premiers jours de leur union. Parfois même, alors, au milieu des soins maternels qu’elle rendait au malheureux, il lui semblait sentir dans l’invisible, comme le mystérieux regard lucide et beau de Louis, qui la soutenait, l’approuvait, la remerciait.

Mais les semaines, les mois, plus d’une année avaient passé, et l’admirable intelligence, loin de se ressaisir, sombrait de jour en jour, plus profondément dans la bestialité. Si bien que le temps se faisait très bref où elle avait aimé l’homme sain, tandis qu’elle se sentait mariée de plus en plus et depuis une période infinie, au dément. Alors sa tendresse se déplaça, et revint, par une force insensible, à ce corps sans âme qu’elle avait dix fois plus connu que l’autre. Elle finit par le chérir tel qu’il était maintenant, avec son intelligence éteinte, sa déchéance, toute son animalité humaine à nu. Elle oubliait l’intellectuel pour s’attacher à ce pauvre être sans pensée. Elle l’aima comme on aime un infirme, de tout le dévouement qu’on lui a consacré. Et sa nature caressante, avide de câlineries, de tendresses et de baisers, lasse de se leurrer de souvenirs qui devenaient de plus en plus fugaces, se satisfaisait à embrasser maternellement ce demi-cadavre.

Et cela devint, quand même, à la longue, une effroyable solitude morale. Elle avait écarté de sa vie tout être humain, pour être du fou la gardienne et l’esclave. D’ailleurs, il effrayait les visiteurs, et tout le monde la délaissa sans qu’elle eût besoin d’en manifester le désir.

Elle eut ainsi vingt-sept ans, et menait, sans rien regretter, sa sombre vie de recluse. Cependant, elle avait goûté au bonheur ; elle avait connu de l’amour, trois mois durant, les plus ineffables choses, et la saveur lui en était restée. Jeune fille, elle avait, près de son petit frère malade, vécu des jours comparables à ceux d’à-présent, mais dans une ignorance paisible de tout ce qu’éveille en une femme l’amour d’un homme qui l’adore. Aujourd’hui, elle avait été aimée, fugitivement, comme dans un rêve, et il lui venait, à penser aux délices finies, des tristesses déchirantes. Parfois, elle se surprenait à serrer dans une fièvre désespérée, les mains molles et inertes de son mari.

— M’aimes-tu, disait-elle, m’aimes-tu ?

Il répondait :

— Laisse-moi, j’ai faim.

Alors, elle retombait, sanglotante, éperdue, sur un siège proche, et lui s’amusait à voir couler ses larmes.

Un jour, en la regardant, il pleura aussi. Son visage ruisselait, des sanglots de petit enfant l’étouffèrent. Elle tressaillit, s’approcha, essuya ses yeux, le couvrit de baisers, s’imaginant que c’était un chagrin réel qu’il éprouvait.

Il était devenu d’une docilité et d’une douceur constantes. Elle le promena. Il paraissait effrayé dans la rue, et se serrait contre elle, demandant sa protection. Marguerite eut alors des sensations de fierté délicieuse à tenir ainsi sous sa garde, cet homme si vigoureux. La santé physique du fou s’affermissait déjà ; les promenades à petits pas, sur le trottoir, au soleil, achevèrent de le reconstituer. Il s’était baigné deux années dans l’atmosphère de cette femme, il avait été soumis à ses soins, à l’action de sa paix bienfaisante, à son hygiène divine et inspirée ; il sortait de ses mains comme d’une seconde gestation, rénové, naissant à une vie physique nouvelle, les nerfs calmés, les moelles raffermies, s’essayant à des phrases puériles. Un soir, il sourit.

— Est-ce qu’il ne va pas guérir, demanda au médecin Marguerite, tremblante, anxieuse, enfiévrée de ce désir de guérison.

Le docteur hocha la tête, incertain. Elle demeura plus navrée, après la fin de cette lueur d’espoir.

Alors, lasse, plus découragée devant cette vigueur reconquise qu’elle ne l’avait été devant le malade exténué, voyant désormais plus l’insensé que l’infirme, elle souffrit comme jamais. Elle se disait souvent : « J’aurais cependant si bien su être heureuse ! » Et de quels précaires et amers bonheurs elle devait désormais se contenter ! Quand son mari disait : « Il fait beau », ou bien : « La sauce est bonne », elle avait de petites joies tristes…

Pourtant, comme son idylle avait été belle ! Quel poème ! quel roman ! Et pendant que son crayon de dessinatrice couvrait le papier, dans ses longs et patients travaux d’illustration, sa pensée libérée se plongeait dans ces divins souvenirs, et elle s’en nourrissait, comme un affamé qui rôde autour d’une table se repaît de parfums. Le besoin impérieux la prit même de revivre ces réminiscences. Ce serait poignant, cruel et délicieux de retourner cueillir dans les sentiers du grand cimetière, des fragments, des lambeaux oubliés de son rêve. Oui, elle irait : son désir se précisait : elle irait un matin, à midi, sur la tombe du petit Jacques, elle y traînerait à son bras le pauvre insensé, puisqu’elle ne pouvait le quitter, et il y aurait à cela moins d’ironie que de douceur. Elle l’aimait tant son grand enfant, et de quelle pitié !

C’était le début de mai. Elle l’habilla ce matin-là plus tôt que de coutume. Il avait à sortir un plaisir enfantin, et il se réjouit quand elle lui prit la main, disant : « Viens te promener. » Depuis plusieurs jours, elle lui trouvait une tristesse étrange, et si le pauvre cerveau avait été capable de penser, on aurait dit qu’un souci l’accablait. « Il souffre peut-être, se dit Marguerite ; l’air lui fera du bien. »

Et serrée contre lui, l’entraînant dans sa marche, elle allait, rêveuse et distraite, vers cette évasion dans le passé et le bonheur aboli. Elle conduisait son mari, mais aussi distraite de lui que ces mères songeuses et absorbées qu’on voit dans la rue promener leur enfant, le sont du petit être inapte à les comprendre. C’était à l’autre qu’elle rêvait, à l’amant idéal, aimé là, jadis, dans ce désert du Père-Lachaise.

Quand elle en franchit le portique, elle se sentit le cœur étreint d’une impression de regret douloureux. Une femme les croisa, les yeux rougis, des pieds à la tête enveloppée de crêpe. « Moi aussi je suis veuve », songea Marguerite ; et elle s’orienta dans une pause d’une seconde, car depuis deux années, elle avait oublié l’itinéraire exquis où elle rencontrait chaque jour, à cette même heure, le bien-aimé.

Devant elle, dans une pente douce et infinie, le cimetière s’élevait comme un parc touffu, plein de frondaisons jeunes, compactes, au vert éblouissant. La lumière printanière et puissante de cette matinée de mai y planait, affranchie des buées de la ville ; et surplombant, comme d’une terrasse, la grande avenue montante, les deux chapelles dépareillées découpaient, sur le bleu violent du ciel, la blancheur de leurs frontons. C’était, sous la richesse du soleil, comme l’entrée luxueuse d’un palais, tandis qu’alentour, on pressentait des profondeurs et des ombres mystérieuses. Et Marguerite se ressouvint tout à coup. Dans la grande ville ensommeillée, où se croisaient tant de rues silencieuses, elle prenait autrefois cette allée pavée, entre de blancs caveaux neufs ; et elle y traîna son mari, angoissée, fiévreuse, l’allure plus rapide, à mesure qu’elle approchait du lieu où dormaient ses souvenirs.

Au-dessus d’elle, les taillis s’étageaient en amphithéâtre. Elle reconnut définitivement sa route en traversant le rond-point où Casimir-Périer, drapé dans sa cape, sert aux promeneurs de point de repère. Maintenant, à droite, des architectures grises apparaissaient entre les arbres. C’étaient les mausolées des maréchaux de l’empire ; elle prit à gauche délibérément.

Le printemps semblait n’arriver pas jusqu’ici. Sous l’ombre, les cyprès étaient devenus énormes, leurs troncs rugueux et droits, vêtus de leur ramure délicate et sombre, montaient d’un jet sous la voûte des vieux ormes. Et voici qu’apparaissaient ces grandes tombes noires en forme de pyramides, goût bizarre du romantisme de 1830, ruines d’un snobisme funéraire, qui avait dû, pour un temps, faire fureur. Puis c’était les ædicules à demi-écroulés, les tombes corinthiennes voilées d’un lierre épais, les garnitures de fer, rouillées et abattues, les épitaphes rongées de mousse. À chaque pas, Marguerite tressaillait. Ils s’étaient arrêtés ici, là. Ils s’étaient assis sur ce tumulus lézardé, garni de mousse, un vrai banc. Devant cette colonne brisée, il avait prononcé : « Je vous aime. » Et sous ce dais compact de verdure, ayant devant les yeux le rideau descendant, tissu de feuilles emmêlées, qui, léger et profond, leur voilait Paris, ils s’étaient extasiés, un matin, les mains serrées, sans rien se dire.

Alors, inconsciemment, elle guidait le fou parmi les tombes, l’oubliant dans son évocation de l’autre, l’amant d’autrefois montant à la petite tombe blanche de son frère, moins pour y retrouver l’enfant mort, qu’une poussière de sa joie perdue. La tombe blanche, en deux années, était devenue grise, mais quand elle la reconnut de loin, elle s’y rua, et vint s’y abattre à genoux, tout en pleurs.

C’était ainsi, la première fois ; et il était venu, sans bruit, glissant sur l’herbe molle, tout d’un coup, se dressant devant elle. Oh ! de quel regard il l’avait enveloppée. Là encore, il lui avait dit sa plainte d’isolé. « Je suis seul, effroyablement seul ! » Là, enfin, le cœur gonflé, palpitante, troublée, elle l’avait aimé. Ils s’étaient fiancés ici : ils y avaient connu ensemble des contemplations muettes, les plus hautes régions de l’amour. Et c’était fini, fini pour jamais, et lui était encore là, pourtant, comme autrefois, debout et la regardant.

Un élan de pitié, comme elle en avait parfois pour le malheureux, la saisit ; elle leva sur lui des yeux pleins de compassion tendre, murmurant, songeant tout haut :

— Je t’aime bien, tu sais, pauvre ami !

Elle sentit à ce moment les yeux du fou plonger étrangement dans les siens. Oh ! ce regard incompréhensible, comme il la troublait, avec son vide, son inconnu, sa détresse ! Puis, à une convulsion légère des lèvres qu’il avait depuis sa folie, elle devina qu’il allait parler, et comme depuis deux ou trois jours, il n’avait pas proféré un mot, elle l’écoutait souriante, indulgente à ses divagations.

Il prononça :

— Marguerite !

Une secousse la mit debout, terrifiée à demi, et elle le regardait en frissonnant ; c’était la première fois qu’il disait ce nom depuis deux ans. Quel écho se réveillait dans sa mémoire endormie ? Et face à face, silencieusement, ils se contemplèrent tout un moment. Alors éperdue, sans comprendre le regard de ces yeux où elle ne savait plus lire, la jeune femme envahie d’un espoir subit, voulut forcer et violenter cette mémoire engourdie, et elle prononça, à son tour, en saisissant les mains de son mari :

— Louis, Louis !

Et il dit très doucement, très lentement :

— Tu te rappelles… la première fois que je t’ai vue… ici ?…

La parole saccadée par les soubresauts de son cœur, elle dit en s’approchant de lui, le scrutant ardemment :

— Tu te souviens ? Tu me reconnais ? je suis ta femme, tu sais…

Il répéta, comme une caresse.

— Oh ! oui, ma femme, ma chère femme !

Et la prenant aux épaules, avec une tendresse délicate, il la baisa longuement.

Ce fut sous ce baiser qu’elle défaillit. Comme si toute sa force s’était usée dans la lutte, elle n’en avait plus pour soutenir l’afflux soudain d’un tel bonheur, et la sentant fléchir, Louis dut la prendre, la porter presque.

C’était, dans cette ville des Morts, une résurrection miraculeuse. Elle frissonnait dans ses bras en répétant : « Ah ! tu es guéri ! tu es guéri ! » Et comme le matin, le lever glorieux du soleil chasse les brumes de l’horizon, en cette aurore humaine, l’esprit qui renaissait dissipait peu à peu les lambeaux d’obscurité, au travers desquels il avait fait sa trouée. Soudain le jeune homme, pris de confusion en se remémorant mieux les choses, se passa la main sur le visage ; il trouva une barbe épaisse, une massivité matérielle : ce fut une honte furtive. Il dit :

— Oh ! Marguerite, comment ai-je paru devant toi tout ce temps !

Puis avec terreur, lourdement, il laissa tomber ces mots affreux :

— J’ai été fou !

Ils étaient enlacés, immobiles. Un rouge-gorge, comme une flèche chantante, s’abattit près d’eux et fit des roulades. Midi sonnait aux églises lointaines. Le ciel au zénith était d’un bleu de velours sombre, et le soleil ruisselait sur le vert nouveau des vieux arbres. Isolés tous deux, dans le grand cimetière touffu, baignés de silence, de solitude, de recueillement, ayant pour assistance les innombrables morts couchés par milliers sous la terre, les doigts étreints, ils célébrèrent là, mystérieusement, leurs idéales noces nouvelles. Lui, murmura :

— Je me souviens de tout ; tu m’as guéri.

L’épouse répondit seulement :

— Je t’ai aimé.

LE CAS DE CONSCIENCE DE L’AVOCATE

Comme elle sortait de la huitième chambre du tribunal, ses dossiers sous le bras, le rabat finement plissé sous le faux col masculin, sa taille mince étoffée dans l’ampleur de la robe judiciaire, une dame qui l’avait attendue dans le tambour l’aborda :

— Mademoiselle Marguerite Odelin ?

— Oui, madame.

— Pourrais-je obtenir de vous, mademoiselle, quelques instants d’entretien ?

L’avocate, un peu défaite et pâlie par la petite plaidoirie qu’elle venait de prononcer en faveur d’une mineure inculpée de vol, rougit à cette demande.

— Je suis à votre disposition, madame ; voulez-vous que nous causions ici ou salle des Pas-Perdus ?

— J’aimerais mieux aller chez vous, dit l’inconnue.

Elles s’entre-regardaient curieusement pendant l’échange de ces mots. Mademoiselle Odelin était une jolie blonde de vingt-six ans, délicate et timide juste assez pour que sa forte intellectualité et son esprit ferme se trouvassent heureusement voilés sous les grâces de la jeune fille. Son interlocutrice paraissait avoir trente ans. Vêtue avec une élégance excessive d’une redingote de drap noir, elle montrait, sous l’ombre du chapeau et de la voilette sombres, un visage passionné, des yeux douloureux, ardents et beaux. Elles firent ensemble quelques pas dans le spacieux vestibule tout blanc de la correctionnelle, puis, de concert, l’une et l’autre s’arrêtèrent. Par les immenses baies, on voyait l’abside de la Sainte-Chapelle aux lignes pures, le jet hardi de ses contreforts, ses pinacles aériens. L’étrangère, qui manifestait une invincible émotion, dit, les prunelles fixées sur l’avocate :

— Vous avez beaucoup de talent.

— Moi ? Oh !… balbutia la jeune fille avec le contentement secret des vrais modestes que l’on complimente.

— Certainement. Depuis quelques semaines, je viens beaucoup au Palais, dans l’espoir d’entendre des femmes plaider. C’est par hasard si je me suis trouvée à cette audience où vous deviez parler. Vous l’avez fait si simplement et avec tant de cœur que vous m’avez impressionnée.

— Qu’ai-je donc dit ? s’écria mademoiselle Odelin sincèrement étonnée.

— Mademoiselle, poursuivit l’inconnue, je suis à la veille d’un procès très grave…

Elles cheminaient maintenant d’un pas rapide parmi les couloirs conduisant au vestiaire. On croisait un long défilé d’avocats se rendant à la correctionnelle ; tous saluaient mademoiselle Odelin d’un petit air distrait en même temps que courtois, comme s’ils affectaient de n’apercevoir qu’un charmant visage en négligeant le costume porté.

— Je suis en instance de divorce, poursuivit la jeune femme, dont les idées semblaient se heurter dans un grand désordre. Je me sens isolée, livrée à moi-même. Un avocat n’eût été pour moi qu’un froid conseiller. La sympathie que vous m’avez inspirée en parlant m’a déterminée, m’a presque forcée à m’adresser à vous, alors que, depuis huit jours, je ne pouvais me résoudre à choisir un défenseur parmi tous les noms que me présentait mon avoué.

— Vous êtes trop bonne pour moi, disait Marguerite Odelin en se dévêtant devant l’armoire qu’elle partageait au vestiaire avec deux autres stagiaires. Elle apparut alors dans une robe de serge bleue des plus simples, se coiffa d’un canotier uni d’où débordaient les touffes dorées de ses cheveux, enfila des gants de laine blanche et déclara gentiment qu’elle était prête.

— Où habitez-vous ? demanda la jeune femme qui déjà, nerveusement, s’emparait du bras de l’avocate, comme si, dans son désarroi moral, la supériorité de cette jeune cérébrale l’eût hypnotisée.

Marguerite Odelin de nouveau rougit en répondant :

— Rue Saint-Jacques. Vous n’aurez pas peur de grimper jusqu’à mon septième ?

C’était un de ces jours d’hiver parisien, secs et gris, où, de l’impériale des omnibus, les passants vous semblent pareils à des fourmis noires et empressées grouillant sur l’asphalte blanchi. Les deux femmes, en silence, longèrent le quai des Orfèvres pour gagner le Petit Pont et le quartier Latin. Elles étaient en train de s’étudier l’une l’autre avec l’inquiétude et la curiosité que provoquent ces brusques rencontres féminines. Notre-Dame, devant elles, tendait le rideau géant de sa façade.

Marguerite Odelin habitait, en effet, le dernier étage d’une maison neuve dans la rue vétuste des étudiants. C’était quatre pièces exiguës, garnies d’un mobilier si frêle, si léger, qu’elles avaient l’air des chambres d’une grande poupée. La vaillante fille qui animait le logis mettait dans ce décor mièvre et presque pauvre le contraste de son opulente force morale.

Six ans auparavant, elle était arrivée à Paris, armée d’un courage viril pour conquérir le droit de vivre. Son histoire était celle des filles qui ont de la naissance et pas de fortune. Le père, receveur de l’enregistrement en province, avait, avec des prodiges d’économie, dissipé ses appointements dans l’éducation soignée de ses quatre enfants. On avait aujourd’hui, dans la personne des deux aînés, un chimiste et un architecte. La troisième donnait des leçons en ville. Marguerite était la dernière. Elle avait rêvé de gagner son pain autrement qu’en disputant à sa sœur les précieux cachets, si fort en honneur dans la génération précédente. C’était, à dix-neuf ans, une petite personne judicieuse et voyant clair. La beauté de sa sœur, dédaignée de tous les épouseurs, l’instruisit prématurément du peu qu’une fille pauvre est en droit d’attendre du mariage. Le célibat lui apparut comme un état assez mélancolique, mais qu’il faut du moins orner et embellir du mieux qu’on peut. Elle se dit aussi, non sans raison, qu’une femme dont les hommes n’ont point fait de cas a bien le droit de devenir leur rivale dans les carrières qu’ils se réservent d’habitude. De plus, elle possédait un jeune esprit d’une justesse singulière, se plaisant aux minimes problèmes de la vie et au jeu de les résoudre.

À quinze ans, lorsque ses parents délibéraient d’un petit litige que soulevait soit un fournisseur, soit un propriétaire, soit un domestique, Marguerite y tranchait net : « C’est ceci, disait-elle, ou c’est cela. » Et le curieux était qu’elle n’avait jamais tort. En sorte que ses réflexions, d’accord avec ses dispositions naturelles, l’orientèrent vers le Droit. Élevée dans un de ces lycées de province où les instructions sont poussées avec un consciencieux effort, elle devint bachelière, prit ses premières inscriptions, et enfin, après beaucoup de larmes, bravement, vint à Paris où ses parents lui servirent quatre-vingt-dix francs par mois pour qu’elle préparât sa licence.

Elle eut un logement sur une petite cour, dont la bonne madame Odelin déplorait l’aspect plébéien lorsqu’elle venait voir sa fille. Mais monsieur Odelin venait d’être mis à la retraite et la pension mensuelle de l’étudiante coûtait déjà de gros sacrifices à sa famille lointaine où l’on connaissait toutes les noblesses de cette médiocrité sereine, digne et fière, propre aux fonctionnaires français. Dans ce logis d’ouvrière, Marguerite déjeunait le matin d’une côtelette, dînait d’un œuf à la coque, se bourrait entre temps de livres de Droit. Elle ne manquait pas un cours de l’École, travaillait comme deux garçons, s’habillait de robes qu’elle cousait elle-même durant ses soirées. Et dans cette existence que beaucoup de femmes eussent jugée affreuse, elle gardait une telle aristocratie que plus d’une camarade d’école — quelque Russe anémiée de privations — la croyant riche, venait, la veille du terme, lui emprunter le louis de sa petite réserve qui n’était jamais rendu.

Enfin elle prêta serment devant la Cour. Ce fut une grande cérémonie pour laquelle le papa et la maman se dérangèrent. Quand ils virent leur fille revêtue de la robe majestueuse, l’hermine à l’épitoge et la toque seyante sur ses torsades blondes, ils versèrent les larmes congrues et songèrent :

« Voilà enfin notre dernière enfant casée. »

C’était se réjouir trop vite. Une fois inscrite au barreau, mademoiselle Odelin, qui ne devait pas devenir célèbre incontinent, trouva plus amères les privations, maintenant que celles-ci ne concouraient plus à l’obtention des diplômes, mais résultaient au contraire de leur faillite. Pour être avocate, elle n’en devint pas riche, car personne ne s’avisa de choisir comme conseil cette fraîche et gracieuse stagiaire. Inscrite à l’Assistance judiciaire, elle plaida pour les enfants coupables, et ce fut tout.

Sa sœur, qui tirait à ce moment quelques ressources de son humble pédagogie, lui loua et lui meubla ce petit appartement de la rue Saint-Jacques, avec cette tendre solidarité des grandes familles que la fortune n’a point gâtées. C’est là, dans cet enfantin cabinet de travail en bambou, que Marguerite connut vraiment la difficulté de vivre. Ce ne fut pas le découragement, mais un grand affaissement moral et la fin de l’emballement juvénile. Nul ne la remarquait. Elle goûta la fadeur de sa propre médiocrité, désespéra d’arriver. Sa plus grosse affaire fut celle-ci : elle plaida pour son concierge qui lui remit un billet de cinquante francs.

Après avoir dédaigné naguère pour la profession libérale le métier d’institutrice, elle chercha des leçons de Droit et parvint à en donner à des jeunes filles du monde.

Elle s’émaciait un peu ; ses joues prenaient une jolie pâleur ; elle était délicate et distinguée. Grâce aux leçons, elle avait pu libérer de sa pension mensuelle l’instable budget paternel, et ç’avait été la première grande joie de sa carrière. Parfois, à l’instruction d’une petite vagabonde, sa cliente, son cœur sevré de tendresses s’éveillait en sursaut ; et elle devait se retenir d’embrasser, même de chérir vainement ce jeune être indigne…

… Et aujourd’hui, une femme chez qui tout trahissait les élégances de la vie parisienne montait ses sept étages pour implorer l’appui de son talent.

Quand mademoiselle Odelin eut offert à l’inconnue le fauteuil léger aux pattes grêles d’insecte, celle-ci releva sa voilette, eut un sourire silencieux de timidité, puis, se rassurant à considérer le visage affectueux de la jeune fille, elle dit enfin :

— Oui, je suis en instance de divorce. Je vais vous conter mon histoire. Elle est étrange. Autrefois j’essayais d’imaginer ce qu’est une femme malheureuse. Oh ! Dieu ! comme je le sais maintenant ! Ah ! la pire, la pire des choses, je l’ai connue…

Elle posa sur ses yeux ses longs doigts dégantés et les y appuya un instant.

— Une femme comme moi…, balbutia-t-elle, toujours incohérente, j’ai été maltraitée…, brutalisée… Il a porté la main sur moi !

Et Marguerite, qui observait de sang-froid, bien qu’un intérêt passionné s’allumât en elle, vit la belle jeune femme tressaillir dans tout son corps d’un long frisson, comme si ses membres de patricienne eussent de nouveau subi l’offense dont elle parlait. Sa main tomba, ses yeux apparurent, très profonds, très noirs, brûlés de fièvre.

— Voulez-vous me dire votre nom, madame ? demanda doucement l’avocate.

— C’est vrai ! je manque tout à fait de méthode. Mais voyez-vous, il fallait vous faire comprendre d’abord combien le cas est grave, et irrémédiable la rupture. Mon mari s’appelait monsieur de Savy. Nous étions mariés depuis cinq ans. Nous nous aimions. Oh ! il n’y a pas de mots pour dire combien. Vous vous marierez bientôt peut-être, mademoiselle, vous saurez ce qu’est pour une âme jeune un mari beau, supérieur… Non, je vous dis, il n’y a pas de mots… Sachez seulement que notre bonheur était rare ; nous le croyions unique, nous en étions orgueilleux jusqu’à mépriser l’amour des autres couples, monsieur de Savy était souverainement intelligent, d’une intellectualité raffinée. Moi, j’avais conscience de ma valeur, et j’étais surtout heureuse qu’il l’appréciât en moi. J’aime les choses de l’esprit, je lis beaucoup, je me suis occupée plus qu’une autre du mouvement scientifique actuel et, sans être savante, je pouvais causer de tout avec mon mari. Rien ne me donnait plus de contentement intime que de l’entendre affirmer devant d’autres hommes : « Ma femme ? elle est au courant de tout, » bien que ce ne fût pas vrai.

Elle s’apaisait en parlant. Mademoiselle Odelin la considérait ardemment. On ne pouvait rester indifférent devant cette femme. On ne pouvait la voir sans la plaindre, sans admirer cette beauté spéciale que la douleur lui conférait, sans concevoir pour elle une sorte d’attachement subit, si ces deux mots ne jurent pas ensemble.

Après une nouvelle pause, elle reprit :

— Vous qui êtes rompue à l’art de coordonner vos discours, quel vain bavardage doit vous paraître mon récit ! Mais je vous dois la vérité la plus complète. Donc je vous ai décrit la qualité de notre amour. Il nous était délicieux d’être ensemble. Nous nous serions suffi l’un à l’autre aisément. Cependant la compagnie de toute élite intellectuelle me plaisait. Un de nos amis, que j’appellerai le baron, de dix-huit ans plus âgé que moi et que je connaissais depuis mon enfance, m’inspirait ainsi, par la finesse de son esprit, une admiration vive et je tirais le plus grand agrément de sa société. Lui aussi semblait goûter quelque plaisir à la mienne. Il s’était entièrement consacré à des études scientifiques. Nous avions de longues causeries. Mon mari perça à jour cette sympathie et elle le blessa. Elle le blessa en froissant précisément ce délicat orgueil qui l’amenait à se flatter d’être mon idole. La crise en lui fut d’abord muette, de sorte que le baron et moi continuâmes à nous voir dans la plus parfaite insouciance. La plupart du temps, monsieur de Savy prenait part à nos entretiens, mais bientôt il se contenta d’y assister en témoin, en spectateur.

La pensée de la jeune femme parut faire une halte dans ce passé ; elle s’arrêta une seconde.

— Est-il vrai, poursuivit-elle, qu’une amitié profonde entre homme et femme comporte toujours de l’amour ? Je ne le crois pas. En tout cas je jure que ni chez le baron, ni chez moi, il n’y eut jamais un atome de ce sentiment. Mon mari feignit pourtant de le discerner et, quand il me le reprocha, je traitai l’affaire en plaisanterie.

» — Cessons de voir le baron, dit-il alors carrément.

» J’objectai que ce n’était pas possible.

» — Nous briserons, déclara-t-il : mon bonheur conjugal m’est plus précieux qu’aucune considération d’amitié.

» Ce fut alors qu’il sentit se dresser contre lui toute la force de supériorité qu’il avait encensée, adulée, cultivée en moi. Je m’indignai de recevoir de tels ordres. C’étaient les premiers qu’il me donnât, ils étaient trop humiliants. Comment ! Une femme de mon espèce, qui l’égalait en tout point, eût été soumise, comme la première bourgeoise venue, aux rigueurs de l’autorité maritale ? Je sais, mademoiselle… vous allez m’objecter qu’il y a la Loi. Mais cette loi concerne la masse ; elle n’est point faite pour des êtres comme nous ; je n’ai point de scrupules à placer parmi l’exception le couple que nous formions. Rien ne me fut plus cruel que de constater le soudain écart qui replaçait mon mari dans les conceptions du vulgaire. Je frémis à l’entendre ordonner. Je l’aimais encore cependant ; par tendresse, j’aurais consenti au sacrifice, s’il m’avait fait une prière au lieu d’un commandement. Le malheur voulut que son emportement viril le dénaturât. Je déclarai que je continuerais à cultiver une amitié parfaitement honnête et belle.

— Il y a combien de temps depuis ces événements ? interrogea l’avocate.

— C’était exactement à cette même époque, l’hiver dernier. Monsieur de Savy fit comme il avait dit. Il s’arrangea pour froisser notre ami : une discussion pénible s’ensuivit, qui devait interdire désormais à cet homme la fréquentation de mon salon. Je semblais vaincue : je ne l’étais pas. L’acte de mon mari me paraissait odieux, et tout élan vers lui me devenait impossible. Ma rancune annulait en moi jusqu’aux puissances de l’habitude issues d’un long amour. Il souffrit et j’en fus charmée. Quant au baron, l’ayant rencontré chez ma mère, je dégageai ma personnalité de la sotte querelle et je le revis là comme devant. Ceci dura tout le printemps. En juin, monsieur de Savy surprit ce que je lui cachais. Il en eut une épouvantable colère où il m’humilia par les paroles les plus vives. Il se voyait joué et c’était une chose terrible à ses yeux. Un amour comme le nôtre, d’une qualité aussi délicate, ne pouvait résister à ce vil orage. Plus monsieur de Savy m’abaissait sous ses reproches, plus je me reprenais avec une fierté outragée, plus grandissait mon indépendance.

» — Vous devriez, lui disais-je, faire crédit à ma conscience et respecter une liberté comme la mienne. Quoi qu’il en soit, je ne céderai pas.

» — Vous céderez, ajouta-t-il.

» Et une première fois, ses doigts serrèrent mes poignets. Il ne m’aimait plus. L’amour est tendre : il n’avait plus que de la haine. Je subis ces brutalités sans verser une larme.

» Je ne sais pourquoi, nous ne nous séparâmes pas immédiatement. Le mariage est si mystérieux, les chaînes en sont si formidables que même ceux qu’elles tuent n’imaginent pas sur-le-champ de les rompre. Nous avons souffert ainsi tout l’été, tout l’automne. À intervalles, je revoyais toujours le baron chez ma mère. Nous parlions des récentes découvertes scientifiques, nous parlions de tout, excepté de l’enfer que j’endurais chez moi.

» — Vous ne me briserez jamais, dis-je un jour hardiment à monsieur de Savy.

» Il me frappa au visage.

— Y eut-il des témoins ? demanda mademoiselle Odelin.

— Non, mais le caractère de mon mari est tel qu’au procès il reconnaîtra son acte. Je le quittai et revins chez ma mère. Un mois après, je formulais ma demande de divorce, et me voilà. Acceptez-vous de me défendre ?

Mademoiselle Odelin ferma les yeux. La cause inespérée, prodigieuse, était là, devant elle, en la personne de cette jeune femme. En une seconde, elle envisagea tous les aspects de sa gloire subite : le procès se déroulant dans les splendeurs dorées de la première Chambre ; le prestige qu’elle posséderait désormais ; son talent affirmé, envié ; la faveur du public conquise ; la fortune ; le délice de la victoire remportée sur le sort. Pourtant un sentiment étrange l’oppressait. Elle n’avait jamais plaidé de divorce. Sa forte éducation de bourgeoise française, très nourrie de traditions, lui montrait comme un sacrilège la destruction de ce foyer à laquelle contribuerait son art. C’était un scrupule indistinct que n’étouffait pas sa longue habitude des choses judiciaires. Elle demanda :

— Êtes-vous bien sûre, madame, de ne jamais regretter cette décision ?

Madame de Savy sourit.

— Regretter ? Pourquoi regretter ? Je n’ai pas d’enfants, mon cas est donc des plus simples. Tout le monde, tous les miens ont tenté la réconciliation. C’était une sorte de persécution contre moi… J’en ai souffert beaucoup. Maintenant, j’ai besoin d’une alliée qui partage mon indignation, d’une auxiliaire qui soit vraiment avec moi contre cet homme. Dites, acceptez-vous de me défendre ?

Marguerite Odelin ne résista pas plus longtemps. Il ne s’agissait maintenant que de déterminer quelques détails. Était-il présumable, par exemple, que le mari formulât au procès une accusation précise ? Mais la jeune femme se récria. Non, non ! Jamais, même aux moments des pires colères, M. de Savy ne l’avait soupçonnée. C’était sa seule irréductibilité d’épouse qui faisait le véritable objet du conflit. Cependant, depuis la séparation, par un sentiment d’inexplicable pudeur, par un scrupule irraisonné, elle s’était refusée à recevoir le baron…

Il fut convenu que mademoiselle Odelin serait dès le lendemain en possession du dossier. À la porte, toutes deux s’embrassèrent. Elles étaient amies. L’avocate sentait une importance inconnue l’envahir, l’élever. Elle était celle à qui des orgueilleuses de cette espèce pouvaient s’abandonner. Elle était la protectrice de cette hautaine faiblesse. Elle était quelqu’un.


— Mâtin ! mademoiselle, lui dit maître Lachelier, son adversaire, quand, trois jours après, elle l’arrêta, galerie Duc, pour la communication d’une pièce, vous n’y allez pas par quatre chemins. Débuter avec un divorce de ce genre ! Vous avez une sacrée chance, vous savez.

Les yeux de Marguerite brillaient de plaisir. Elle ne cachait pas sa joie, son enchantement intérieur. Elle reprit malicieusement.

— Oui, j’ai de la chance : plus que je n’en mérite, hein ?

— Mais je ne dis pas cela, je ne dis pas cela… Vous avez beaucoup de valeur, et beaucoup de persévérance. On vous observe avec sympathie au Palais… Seulement vous êtes si jeune et c’est une si grosse affaire ! Pour moi, sincèrement, je la considère comme une aubaine, et je suis presque un ancien…

— Oh ! fit la jeune fille en riant, attendez au moins le Bâtonnat pour vous vieillir.

Il n’était pas un ancien : il n’avait pas quarante ans, mais il était fort occupé et la clientèle de plusieurs sociétés industrielles lui constituait de bonnes rentes. Beau et solide garçon, sûr de lui, il l’était moins de sa frêle adversaire, ayant, d’un tacite accord avec tout l’Ordre, affecté jusqu’ici d’ignorer les avocates. Cependant la légende de vaillance, de déboires fièrement endurés, qui planait sur cette délicate confrère, ne lui était pas inconnue. Un tel respect, une telle estime suivaient partout mademoiselle Odelin qu’il éprouvait aujourd’hui un secret contentement à lui voir cette heureuse fortune.

— Il nous faudra travailler ce dossier-là, ajouta-t-il avec un brin de condescendance.

— J’y compte bien, reprit-elle gaiement, trop intelligente pour n’avoir pas saisi la nuance ; ne serait-ce que pour devenir moins indigne de mon adversaire.

Dans le couloir, ils s’étaient assis, pour causer, sur un banc, face au vestiaire dont la porte, poussée par d’innombrables avocats, s’ouvrait et se fermait dans un perpétuel va-et-vient.

Lachelier leva les yeux sur Marguerite ; il la trouva charmante avec son sourire fin, sa joue gracieuse, son air spirituel.

— Mais je suis très fier de vous combattre, dit-il vivement.

Elle n’en crut rien et prit, dans la serviette qu’il lui offrait, une liasse de pièces qu’elle feuilleta. C’étaient des lettres de madame de Savy à son mari. De temps à autre, elle émettait une réflexion en un mot, et le mot marquait si juste, la pensée était si personnelle, que Lachelier en vint à se demander s’il n’allait pas devenir intéressant pour lui de disputer à la barre avec cette modeste confrère. Quand elle sut ce qu’elle désirait, prestement elle se leva, lui serra la main et disparut derrière la porte du vestiaire.

Travailler, quel délice pour elle dans de semblables conditions ! Travailler glorieusement une belle cause, réaliser tous ses rêves : avait-elle jamais escompté pareille chance. Le travail la portait. Elle élaborait dans la joie le thème de sa défense. Une véritable inspiration charmait ses veilles. C’était un bonheur inconnu. Elle le savourait naïvement. Elle l’annonçait aux siens dans une lettre enfantine : « Chers parents, je vais être célèbre, tout simplement ». Elle éprouvait le besoin d’en faire la confidence à la vieille femme de service qui lui faisait quelques travaux, le matin : « Madame Rosalie, il faudra me donner plus d’heures désormais. Je vais avoir de grandes occupations. » Et madame Rosalie partie, quand elle se retrouvait seule dans ses quatre pièces, sans personne qui la pût congratuler selon son désir, elle attrapait sa chatte grise, une fine minette frileuse aux pattes de velours, elle la serrait sur sa poitrine avec une frénésie de petite fille en chuchotant à l’oreille poilue : « Minette, tu sais, le succès, je le tiens. Nous allons être riches. Minette, je suis arrivée. »

Aller au Palais, maintenant, était un plaisir pour elle. Alors qu’elle redoutait jadis la moindre question sur ses travaux, étant toujours forcée de répondre : « Je plaide pour un mineur », elle souhaitait maintenant qu’on l’interrogeât. C’est que maintenant elle pouvait déclarer d’un petit air important : « Je plaide dans l’affaire de Savy contre de Savy ». Le bâtonnier la félicita chaudement, et les grandes voûtes grecques du Palais, qui lui avaient toujours semblé hostiles, arrondissaient aujourd’hui au-dessus de son passage leur cintre dorique, familièrement. Elle était bien de la maison ; elle allait y marquer sa place. Monsieur Odelin déclara qu’il viendrait l’entendre plaider, et plusieurs amis de province écrivirent qu’ils feraient également le voyage pour la circonstance.

En même temps, elle voyait plus intimement sa cliente qui se rendait presque chaque jour rue Saint-Jacques. La vie de l’avocate était une leçon d’énergie à la malheureuse jeune femme. Elle apprenait près de mademoiselle Odelin l’art de supporter les épreuves sans s’y amoindrir, tout au contraire. Elle lui disait affectueusement :

— De tout mon cœur, je fais pour vous ce vœu : qu’elle ne soit jamais aimée plutôt que de connaître les déceptions que j’ai subies !

Marguerite reprenait :

— La solitude du cœur est quelquefois affreuse.

— À qui le dites-vous ? soupirait madame de Savy.

À mesure que leur amitié croissait, Marguerite sentait comme une rancune personnelle contre le mari. Elle appelait contre lui les sanctions de la loi. Elle, si douce, souhaitait de le flétrir à l’audience. Plus elle aimait sa cliente, plus les rudesses dont celle-ci avait souffert l’indignaient. Parfois madame de Savy l’amenait chez sa mère, boulevard de Courcelles. Dans ce milieu ouaté de luxe, d’une tiédeur d’aristocratie, dans l’atmosphère des calorifères, des fleurs rares, des parfums distingués, elle s’épanouissait à l’aise, elle devenait une petite princesse de l’esprit. Souvent quelques invités étaient réunis. L’avocate de madame de Savy jouait alors le premier rôle. Ces gens du monde l’examinaient curieusement, avides d’un mot de sa bouche. Parlait-elle ? on se taisait. Son enjouement spirituel ravissait les vieilles personnes. Chaque fois, c’étaient de nouvelles conquêtes. Ah ! il y aurait un bel auditoire pour l’entendre, le jour où le procès de la maîtresse de maison viendrait devant la première du Tribunal !

Plus d’une fois elle pressentit les velléités qu’avaient certaines femmes de la consulter, même de lui confier leurs intérêts. Seulement on trouvait la démarche prématurée. Il fallait d’abord la voir à l’œuvre. On l’attendait à la barre.

Alors elle fit ses projets. Elle quitterait la rue Saint-Jacques. Deux ou trois causes encore, et elle s’établissait dans un quartier mondain. Elle se créerait une spécialité de grandes dames. Quand elle regagnait à pied le logis présent, elle s’arrêtait dans la rue aux vitrines somptueuses et choisissait des yeux tel ou tel meuble qui ornerait le logis futur. La nuit, elle recevait en rêve ses clientes dans un cabinet de travail Louis XVI qui était une merveille de goût…

Un soir de mars, comme elle travaillait sous sa lampe à revoir son Dalloz, pour la jurisprudence des divorces et certains arrêts de la cour, on sonna. Le temps de gratter une allumette, d’ouvrir le gaz du corridor qu’elle éteignait d’ordinaire par économie, un second coup de timbre retentit. Était-ce un client ? Son cœur sursauta. Elle ouvrit.

Un homme, dont la figure lui révéla tout de suite le haut rang social, était devant elle, demandant mademoiselle Odelin.

— C’est moi, monsieur.

Et elle l’introduisit au cabinet de bambou où la chatte câline, entre la lampe et le feu, sur une carpette mince, s’étirait. Un pressentiment heureux transporta tout à coup Marguerite. C’était à coup sûr le prélude d’une nouvelle affaire. Elle voulait affecter un air grave de vieille procédurière, mais sa joie était si vive qu’elle souriait en offrant au visiteur le fauteuil aux pieds de fuseau. Puis elle prit place dignement à son étroit bureau, les coudes sur le drap vert, attendant.

Une seconde encore, l’inconnu garda le silence, comme s’il s’étonnait de trouver la jeune fille. C’était un homme de trente-cinq ans, au front haut, aux yeux inquiets et maladifs, pleins d’une pensée ardente. Sa tristesse avait ce quelque chose de craintif que donnent ou la nervosité ou les grandes douleurs. Bien que ce fut là, certes, un homme du monde, il manifestait de la timidité.

— Mademoiselle, dit-il enfin d’une voix sourde, je suis monsieur de Savy.

Sans répondre, mademoiselle Odelin eut un mouvement de recul, ses bras tombèrent le long de sa jupe. Lui continua :

— Il est possible que ma visite soit très incorrecte. Peut-être naguère l’aurais-je blâmée chez un autre. Vous êtes, mademoiselle, l’avocate de madame de Savy, de celle que je persiste à appeler, qui est toujours ma femme. Je suis celui que, dans votre jargon judiciaire, vous nommez, avec un sentiment impitoyable, la partie adverse. Je n’aurais peut-être pas dû venir. Peut-être un homme de loi m’eût-il fermé sa porte, au nom d’un certain honneur spécial de la défense. J’ai à vous parler, mademoiselle ; il me faut avoir un entretien avec celle qui conseille ma femme. Cependant, je ne veux pas spéculer sur votre surprise ni sur votre indulgence. Désirez-vous que je me retire avant d’avoir dit un mot ?

Mademoiselle Odelin était extrêmement troublée et indécise. L’image de sa cliente, devenue son amie très chère, se leva devant elle. C’était cet homme qui l’avait insultée, injuriée, qui lui avait infligé l’offense matérielle du coup, si grossière, si honteuse ! Toute la rancune de la jeune fille se raviva. Elle répondit froidement :

— Veuillez m’apprendre tout de suite, monsieur, le but de votre visite. Je saurai alors si ma conscience d’avocat me permet de la recevoir.

— Mademoiselle ! s’écria monsieur de Savy, il n’y a pas de conscience d’avocat, il y a votre conscience de femme : c’est à elle que je viens adresser une prière. N’aidez pas à la consommation de notre divorce ! Vous tenez actuellement dans vos doigts les liens de notre mariage qui sont aujourd’hui si faibles, si lâches : ne les brisez pas ! Je ne puis pas admettre que des juges nous séparent irrévocablement l’un de l’autre.

Il paraissait accablé. Il se reprit avec effort et dit :

— J’aime toujours ma femme.

— Si vous aviez de tels sentiments, monsieur, dit sévèrement Marguerite, comment avez-vous traité avec tant de cruauté madame de Savy et comment pouvez-vous aussi espérer maintenant qu’elle oublie des choses auxquelles vous semblez ne plus penser ?

Il se tut. Marguerite, au bout dune minute, insista :

— La vie commune, monsieur, elle n’est plus possible entre ma cliente et vous. Le bonheur, que vous semblez escompter encore, est-il compatible avec le souvenir de certaines scènes… de certains actes ?

Elle devenait audacieuse, un peu justicière, se satisfaisant à accabler le tyran qui si longtemps avait abusé de sa force. Lui, ne répondait toujours pas. Soudain, mademoiselle Odelin s’arrêta net en le considérant : il restait silencieux mais deux larmes furtives avaient roulé sur ses joues, et ses yeux levés sur l’avocate exprimaient tant d’angoisse et de peine que la jeune fille s’adoucit. Il finit par dire :

— Je n’ai rien à objecter. Je souffre trop de ce que vous me rappelez là pour l’oublier un seul moment. Oh ! je n’ai avili que moi, dites-le lui, qu’elle le sache bien ! Mes brutalités n’ont pu atteindre la noblesse de son être, tandis que je me sens avoir perdu toute celle que je me croyais. Je suis maintenant un pauvre homme, mademoiselle, et je ne sais comment j’ose, conscient de mes fautes comme je le suis, prétendre en éviter les conséquences. Mais ce que j’endure est au-dessus de mes forces. Je ne suis plus digne de ma femme, mais je ne puis vivre sans elle.

Il se recueillit un instant et Marguerite vit ses traits se contracter, comme à un souvenir par trop douloureux ; puis il reprit :

— Le sang d’un homme a parfois des violences que ne comprendra jamais sa compagne… Jamais je n’ai méconnu le cœur de ma femme. Jamais je n’ai cessé de l’admirer comme la créature la plus accomplie, la plus au-dessus d’une banale tentation. Pourquoi, direz-vous, l’approche d’un homme qui possédait ma plus parfaite estime me porta-t-elle alors ombrage ? C’est que, mademoiselle, notre mariage avait noué entre nous, outre les liens ordinaires, ceux plus mystérieux de l’esprit. Nos intelligences étaient éprises l’une de l’autre. J’aimais la belle et pure pensée de ma femme, et la mienne s’efforçait à lui être sans cesse agréable. J’attisais les lumières sous ce beau front, je les nourrissais de ma propre flamme. Toutes les idées qu’elle formulait, je crois pouvoir affirmer qu’originellement, sans le savoir, elle les avait conçues de moi. Je ne saurais dire quelle fierté je tirais d’un pareil commerce. Cette direction que j’exerçais sur ma femme m’ennoblissait de toute la grandeur d’une telle épouse.

» Un jour, je reconnus en elle une empreinte étrangère. Un autre esprit, qui m’était supérieur en tous points, l’avait séduite. Alors que nos préoccupations communes touchaient jusqu’ici aux objets les plus divers et qu’ensemble nous prenions intérêt à tout, ma femme devint soudain exclusivement « scientifique ». Il y avait en cette âme, souple comme une cire, une autre influence, le coup de pouce créateur qui n’était pas de moi. Et c’est tout. Elle ne fît pas autre chose que se plaire intellectuellement aux propos d’un homme qui ne fut jamais à ses yeux qu’un savant. J’en ai souffert abominablement. Et c’est quand ce chagrin m’exaspérait qu’elle se révolta contre moi !

» Alors, pour reconquérir l’intimité de nos esprits, j’ai lutté avec l’animalité d’une passion de rustre ; car l’amour est complexe, il a diverses racines en nous. On a beau ne l’offenser que dans ses manifestations les plus élevées, il tressaille tout entier et ses puissances les plus brutales éclatent… Je regrette… Oh ! je regrette… Dites-le-lui… Suppliez-la… L’indépendance d’une telle femme, je la reconnais. Oui, je respecterai maintenant les droits de sa chère intelligence. Mais qu’elle revienne dans ma vie ! Son pardon, son retour, je ne demande que cela. Dites-lui que je suis bien misérable… Ne reviendrait-elle que par compassion, qu’elle revienne !

Marguerite, un peu oppressée, détourna la tête. Elle n’avait jamais entrevu l’amour qu’à travers la procédure, à la troisième chambre, celle des divorces. Celui qui était devant elle, palpitant, simplifié, vivant, tourmenté, douloureux, l’éblouissait, la troublait comme une force inconnue. Insensiblement, sa pensée retournait à l’épouse solitaire ; et, malgré elle, en esprit, elle mariait ces deux âmes si distantes et si pareilles, ces deux beaux êtres un peu grisés de leur propre noblesse, mais forcés, semblait-il, de s’appartenir par toutes les similitudes de leur psychologie.

La voyant hésitante, agitée, le mari anxieux demanda :

— Vous repoussez l’idée d’un tel message, vous avez trop appris à me mépriser et j’ai eu tort de venir.

— Ce n’est pas là ce que je pense, dit-elle rêveuse.

— Ou bien vous m’ôtez tout espoir ?

— Oh ! non, reprit l’avocate qui se ressaisissait et à qui revenait son joli sourire de bon sens, de mesure et de pondération, votre situation s’éclaire pour moi du fait de votre confidence. Vous avez manqué tous les deux de cette philosophie pleine de bonne humeur qui est l’apanage des cœurs simples. Vous êtes allé chercher, comme on dit, midi à quatorze heures. Non, vous n’avez pas eu tort de venir, monsieur. D’abord, je vous estime plus qu’auparavant. Puis l’affection que je vous vois porter à madame de Savy peut encore la toucher. Je vous promets d’aller la trouver. Oui, j’irai demain. Il ne faut pas…

Elle allait ajouter : que ce divorce ait lieu. Elle s’arrêta net. Un aspect très spécial de la question lui apparaissait. Elle n’avait point vu jusque-là, prise à l’intérêt même de cette belle histoire de passion, que ce divorce était la gloire de sa carrière, que tout l’enchantement des semaines passées dépendait de la rupture même de ces époux, que sa réputation s’élèverait sur les ruines de leur mariage. Elle devint toute blanche, son visage s’altéra. Elle ne remarqua pas l’ardent bonheur de monsieur de Savy, ni l’émotion qui semblait le paralyser devant elle. Un mouvement d’humeur, obscurément né dans son âme, commençait de l’irriter contre le visiteur. La version de celui-ci était belle et bonne ; il n’en avait pas moins été odieux dans sa conduite envers sa femme. Elle se rappela les deux ou les trois scènes de violence, si minutieusement décrites par sa cliente qu’elle les croyait voir, et elle dit, redevenue raide et amère :

— N’espérez pas trop cependant ! Madame de Savy est excessivement montée contre vous, et à bon droit, il faut le reconnaître. Une jalousie aussi éthérée que la vôtre ne pourra jamais excuser vos… manques d’égards. Je veux bien mettre ma cliente au courant de votre démarche…

— Mademoiselle ! dit le mari ardemment, je vous demande plus. Vous êtes bonne, généreuse, si jeune, avec tout un avenir brillant et le bonheur devant vous ! Nous sommes deux malheureux… Usez de votre ascendant sur ma femme, conseillez-la, guidez-la. Soyez bienfaisante, refaites de vos mains notre vie ravagée. Reconstruisez notre foyer. Rendez-nous l’un à l’autre.

— Mais, monsieur, reprenait la jeune fille toute crispée, je ne guide ma cliente que judiciairement : je n’ai aucun pouvoir sur sa conscience.

— Une avocate n’est pas un avocat. C’est parce que vous êtes une femme que je suis venu. Vous saurez les mots qu’il faut dire.

Marguerite eut un accès de nervosité.

— Quels mots ? Puisque la chose est si aisée, monsieur, écrivez vous-même à ma cliente ? Comment puis-je m’engager pour vous ? De quel droit me porterais-je garante du bonheur que vous promettez. Les tempéraments changent difficilement. Demain les mêmes désaccords, suivis des mêmes écarts, peuvent se renouveler. Peut-être déploreriez-vous alors mon intempestif ministère…

— N’ai-je donc pas l’air sincère et vrai ? interrogea monsieur de Savy si douloureusement qu’une fois encore Marguerite eut pitié de lui.

— Si je vous avais mal jugé, dit-elle, je n’accepterais pas de transmettre à madame de Savy votre demande. Je le ferai aussi fidèlement que possible. Elle appréciera.

Monsieur de Savy prit congé. Il était pâle et abattu. Trois jours plus tard, mademoiselle Odelin de devait le revoir chez Lachelier.

Quand elle fut seule, Marguerite revint s’asseoir à son bureau. À sa droite, sa fidèle compagne de travail, la lampe, se consumait discrètement sous l’abat-jour. Le fauteuil du visiteur, bousculé d’un geste fiévreux, posait de biais ses quatre pattes grêles sur le tapis sans moelleux. De la cuisine un bouillonnement sourd arrivait : l’eau des œufs à la coque oubliée sur le gaz. Minette, à petits coups de menton secs et saccadés, lissait sa minuscule poitrine. Marguerite se souvint d’avoir dit un jour : « Minette, je suis arrivée. C’est le succès. Nous allons être riches. » Être riche ! Et l’avocate considéra la carpette élimée, le meuble de bambou, l’étroite porte, tout ce qui avait dû surprendre si profondément le visiteur dans cette petite pièce attristée par la médiocrité. Aussitôt le somptueux décor de la première Chambre où elle s’était vue plaider apparut avec ses tentures bleues, ses boiseries, les dorures du plafond caissonné et la barre de chêne ciré à laquelle souvent elle rêvait la nuit. Ensuite elle eut une vision de la salle des Pas-Perdus grouillante d’avocats, tumultueuse, solennelle, où son nom aurait volé de bouche en bouche le jour du procès…

Alors il faudrait rentrer dans l’ombre, se taire, redevenir la pauvre stagiaire besogneuse serinant à de grandes lycéennes des articles du Code ? Madame Rosalie, en tablier troué et en caraco, continuerait à laver, pendant une heure chaque matin, des assiettes dans l’évier de l’étroite cuisine ? L’avocate pâlirait toujours sur des dossiers de mineurs confiés d’office ? Le Président lassé, connaissant par cœur la défense, l’arrêterait encore maintes fois au premier mot de sa plaidoirie ? L’Ordre affecterait de ne la point prendre au sérieux ? Lachelier la blaguerait ?

Une demi-heure se passa, et mademoiselle Odelin demeurait là immobile, les coudes au drap vert du bureau. Quand elle releva la tête, ses yeux étaient rougis : elle n’avait pas retrouvé le sourire de vaillance qui répandait d’ordinaire une sérénité sur son délicat visage. Elle se pencha vers le foyer, caressa doucement la frileuse Minette.

— Minette, dis-moi, que faut-il faire ? Ce devoir qu’on m’impose me semble sans utilité ni raison. L’est-il, Minette, ou bien un affreux égoïsme me souffle-t-il ce mauvais conseil ? Rapprocher cet homme et cette femme serait-ce une bonne action, serait-ce créer de la nouvelle misère ? Mais, ma pauvre Minette, tu as beau me regarder avec toute ta petite âme inconnue et un air de reproche, ces gens-là couperont toujours des cheveux en quatre pour se torturer mutuellement. Jamais ils ne seront heureux ensemble, et ne vaudrait-il pas mieux achever radicalement la rupture, puisqu’elle est si près de se faire, que de l’ajourner en soumettant ce ménage à de nouveaux tourments ? Et puis, après tout, la conduite de ma cliente me regarde-t-elle ? Je plaide un divorce qu’on me confie : est-ce à moi de juger si ces époux se séparent à tort ou à raison ? Alors on ne plaiderait jamais de divorce. Oh ! Minette, comme tu me regardes ! Qu’est-ce que je fais de mal ? C’est le métier qui veut cela… Seulement voilà, j’ai tant envie de plaider, tant envie ! Est-ce que mon jugement est libre, et mon désir, par hasard, ne prendrait-il pas pour m’égarer le détour d’une casuistique perverse ? Ce serait si dur, à présent, de voir s’éteindre la belle lumière qui ensoleillait ma vie depuis deux mois, de retourner à la pauvreté sombre, définitive, de naguère ! Si tu pouvais penser et parler avec ta simplicité lucide de bête, que me dirais-tu ? Peut-être que ces deux êtres, d’esprit également élevé et qui furent unis, ne doivent point continuer leur route étrangers l’un à l’autre, que le bonheur les attend au foyer, que ce bonheur serait mon ouvrage et que j’en jouirais… Ah ! Minette, tu ne sais pas comme c’est insipide, quand on en est affamé pour soi-même, le bonheur des autres !

Mademoiselle Odelin se tut un long moment, puis un sanglot lui gonfla la gorge, et, prenant la jolie bête à deux mains, elle l’embrassa fiévreusement, dans un élan où il y avait toute sa secrète faiblesse.

Trois jours plus tard, vers onze heures, mademoiselle Odelin s’habillait pour le Palais et madame Rosalie frottait le bambou des meubles dans le cabinet. Quelqu’un sonna et l’avocate, entendant une voix d’homme entrecoupée des salamalecs de la femme de ménage, pensa :

« Encore lui ? Vrai, il abuse ! »

Et comme elle avait repris sa tranquille gaieté d’autrefois — la gaieté propre aux vies simples et modestes — elle riait en nouant la voilette à son canotier de printemps, devant la glace.

— Mademoiselle Odelin, fit la mère Rosalie au seuil de la petite chambre, c’est un monsieur !

Marguerite, qui était pressée, se dit : « Monsieur de Savy, je m’en vais vous expédier, ce matin. »

Et comme elle arrivait en coup de vent dans le cabinet, elle vit Lachelier en long pardessus, son haut de forme à la main, la serviette sous le bras, en homme qui court à l’audience.

— Eh bien ! lui cria la forte voix de baryton si réputée dans l’Ordre, vous en faites de belles, ma petite confrère. Qu’est-ce que j’apprends ? Les de Savy ne plaident plus, on va se réconcilier ; la discorde a éteint son brandon ; c’est le règne du parfait amour qui recommence ; on a découvert qu’on était né l’un pour l’autre, on brûle de resserrer les liens de l’hyménée, chose peut-être accomplie à l’heure où je vous parle… Hier le jour même où je me proposais de voir le président Seauton, pour l’affaire, alors que ma défense était tout écrite, vous entendez, tout écrite et je puis dire que j’y avais « pigé » le point faible de la femme qui, entre nous, était une détraquée intellectuelle — voilà qu’un petit bleu m’arrive signé de mon client. Et j’apprends que madame de Savy, dirigée par vous, a fait une première démarche en vue d’un rapprochement, qui laisse espérer les suites les plus heureuses… Hein, c’est vous qui nous avez joué ce tour-là ?

— C’est moi, dit Marguerite.

Elle n’éprouvait qu’un peu d’embarras à prendre à son compte une telle œuvre, devant ce grand confrère qui la jugeait si novice.

— Mais vite, vite, racontez-moi ce qu’il y a eu.

— Oh ! pas grand’chose. J’ai vu monsieur de Savy. Il n’était point l’homme que j’avais cru. J’ai compris que la subtilité, le raffinement de son esprit, joints à sa violence d’homme ardent avaient créé le drame. Le drame ne reposait sur rien. Cet homme et cette femme demeuraient parfaitement dignes l’un de l’autre. Je suis toujours une petite bourgeoise très imbue des vieux principes de morale… J’ai pensé qu’un divorce en pareil cas serait criminel et que mon devoir était d’en combattre l’idée chez ma cliente. Toute la journée d’avant-hier, je ne l’ai pas quittée. J’ai plaidé, mon cher confrère, mais ce qui est plaisant, j’ai plaidé pour la partie adverse, qui est un charmant homme, des plus sympathiques et si amoureux toujours de sa compagne ! Une femme, en pareil cas, est fort sensible aux paroles d’une autre femme. Je n’ai laissé madame de Savy que soigneusement « cuisinée » et dans le plus grand trouble. Les choses ont marché plus rapidement que je ne l’espérais, puisque, d’après vous, elle a déjà écrit à son mari la lettre que je lui suggérais. Vous voyez que ce fut très simple.

Lachelier, toujours debout devant mademoiselle Odelin, la considérait en silence. Il l’observait de la tête aux pieds, il appréciait le cabinet de travail, la camelote du meuble, l’appartement de sept cents francs et le costume pauvre de la jeune fille dont il ne connaissait encore que les atours judiciaires. À la fin il murmura :

— Vous ferez une singulière avocate.

— Quoi ! Parce que, de propos délibéré, j’ai anéanti une affaire pleine de promesses pour moi ? Mais, tout de même, quelle femme aurais-je été de subordonner à mon petit succès le bonheur, la vie morale, tout l’avenir de deux êtres de cette valeur ?

Lachelier dit :

— Ne vous défendez pas ! Je suis vexé de ne pas plaider, mais je vous admire.

Et il répéta :

— Je vous admire même beaucoup, ma petite confrère.

Il avait une pointe d’émotion dans la voix, et, comme il était grand comédien à la barre, Marguerite pensa :

« Il se moque de moi. »

Et tout haut :

— Mais que faisons-nous là ? Partons, voulez-vous ? Je plaide à la onzième du tribunal pour une petite bonne…

— D’office ? interrogea Lachelier.

— Naturellement, fit-elle, en éclatant d’un beau rire.

Et ils se rendirent côte à côte au Palais, en devisant de l’affaire de Savy. Ils ne se séparèrent qu’au vestiaire où tout l’Ordre, en manches de chemise, revêtait les robes devant les armoires de pitchpin.

Un soir, un confrère dit à Lachelier :

— Est-ce vrai que vous épousez mademoiselle Odelin ?

— Quoi ? quoi ? fit le jeune maître en roulant des yeux effarés ; qui a fait courir ce bruit ?

— Il court depuis quelques jours dans les couloirs, c’est tout ce que je sais, répondit le confrère.

— C’est fou ! déclara Lachelier.

Et au bout d’un moment, avec un sourire :

— Remarquez que je ne dis pas non !

CES DEMOISELLES FJORD

Dans la salle des fiévreuses, l’une des plus grandes de cet hôpital provincial, la nuit des malades commençait. Les lampes électriques qui paraissaient, sous leur large réflecteur en ombelle, comme des gouttes de lumière pendues par des fils au plafond lointain, inondaient de blanc les murs glacés de ripolin bleuâtre. Le parquet nu, ciré chaque matin, les reflétait comme l’eût fait une nappe d’eau. Dans la rangée des lits, on voyait les mouvements lents des draps, agités par des membres lassés qui cherchaient le repos. Rien ne s’entendait, que le souffle des malades endormies, et le froissement imperceptible et doux des couvertures. Sur les oreillers, des visages de femmes posaient, immobiles.

Par la porte vitrée, s’entrevoyait dans l’enfilade des corridors la cornette palpitante de la sœur de garde qui s’en allait, là-bas. Au lit n° 9, une vieille femme était assise et regardait ses compagnes.

Autour du fourneau, dans la cuisine proche qu’une cloison de verre séparait de la salle, des infirmières en sarrau bleu s’étaient massées pour causer à voix basse.

Soudain, à l’autre extrémité, la porte s’ouvrit sans bruit et l’interne de garde parut. C’était une femme, une jeune femme toute blanche dans sa blouse de médecin qui couvrait sa jupe noire. Un nœud de soie rouge, seulement, faisait un large papillon sous son grand col lissé. Elle était blonde et jolie, avec des yeux gris clair. Son nom était Johannah Swordsen, mais dans l’hôpital où elle et sa sœur Fridja étaient internes, les étudiants les avaient surnommées « Ces demoiselles Fjord » parce qu’elles semblaient froides et impénétrables comme les mystérieux golfes de glace de leur pays.

Johannah — dont c’était ici le service — était sagace, fine, et d’un dévouement admirable à ses malades. Mais celles-ci ne l’aimaient pas, à cause de son accent étranger et de sa froideur qui mettaient entre elles et la jeune fille trop de distance. Johannah les soignait avec sa douceur et sa patience de savante que rien ne rebutait.

Elle vint au lit 13 où dormait une petite typhique de seize ans. L’enfant était calme ; un effroi passa dans les yeux de Johannah. C’était pour cette malade qu’elle venait ici ce soir. La fièvre typhoïde qui la terrassait se montrait la plus pernicieuse de la salle, et l’étudiante était entrée en lutte contre la maladie. L’après-midi, à la contre-visite, elle avait prescrit les bains froids, et maintenant il lui semblait voir une morte dans le lit. Mais en approchant, elle reconnut le sommeil le plus paisible, le plus rassurant. Alors, après un regard à la feuille de température, posée au-dessus du chevet, où le crayon dessinait des zigzags brusques, d’effrayantes montées de fièvre, elle reprit la voie du milieu, entre les lits, de son pas tranquille, uni et glissant.

Quand elle passa devant le fourneau, les infirmières et deux hommes de salle qui étaient venus se joindre au groupe, se turent soudain et la regardèrent en la toisant. La tête légèrement rejetée en arrière, elle paraissait hautaine : le chignon grec de ses cheveux de Norvégienne, au blond poudré, tombait sur la nuque. Une femme, les poings aux hanches, demanda :

— Laquelle c’est-il, celle-là ?

L’infirmière de la salle répondit :

— C’est la nôtre, madame Amélie, c’est Johannah, celle du service.

— Sait-on jamais, avec ses sacrées Russes, dit l’un des hommes. Elles sont tellement la même chose, toutes deux, que je ne suis jamais fichu de les reconnaître l’une de l’autre.

— Ce soir, il n’y a pas d’erreur, fit une troisième infirmière qu’on nommait madame Hortense, c’est la jeune, parce que l’autre, l’aînée, Fridja comme ils l’appellent, eh bien, vous savez, elle est pincée par la diphtérie qu’elle a prise dans sa salle. Même elle peut sauter d’un moment à l’autre, à ce qu’a dit M. Vergeas, le chef qui est venu la voir cette après-midi. Je n’invente rien, c’est la sœur Saint-Eusèbe qui me l’a rapporté.

— Pauvre fille, dit l’homme.

— Vous savez, reprit la même, c’est des drôles de créatures. Des femmes dont on ne sait quoi penser. Ça vous a des airs de sainte Vierge, et puis, pour changer…

Elle ricana.

— On dit toujours : Ces demoiselles Fjord par ci, ces demoiselles Fjord par là, reprit Amélie qui fleurait à pleine haleine l’alcool ; moi, je voudrais bien savoir laquelle des deux a eu son béguin pour ce pauvre diable de Benoît, un petit interne comme il n’y en a pas, un garçon si gai, si gentil, si tranquille qui a disparu de l’hôpital comme un obus, tout d’un coup.

Alors madame Hortense, celle qui avait annoncé la maladie de Fridja Swordsen, une méridionale au teint bistré, majestueuse, opulente, presque belle malgré la soixantaine et le petit bonnet de linge qui bridait ses yeux de jais, confidentiellement prononça :

— Écoutez, je sais bien que vous, Amélie, et d’autres encore, opiniez pour la petite des fiévreuses, celles qui vient de passer là, Johannah, comme vous dites, madame Louise. Le diable, c’est qu’elles sont copiées comme des jumelles avec leur éternelle cravate rouge sous leur col blanc et leur tignasse blonde, délavée. Mais pour moi, c’est bien l’autre, Fridja, que j’ai vue s’en aller un soir, deux soirs, et toute une semaine, avec le petit monsieur Benoît. J’étais derrière la fenêtre de la buanderie, quand ils s’en allaient bras dessus bras dessous. Ce garçon-là, ce petit frisé était gentil comme un amour, et, de mon avis, la demoiselle Fjord n’avait pas mauvais goût. Oui, pour moi c’était Fridja. Je n’ai jamais pu voir sa figure, notez bien, car ils passaient vite, clandestinement, comme un couple de souris grises le long d’un mur. Mais cette petite mijaurée avait dans sa façon quelque chose de pas gêné et de fripon sous ses airs de glace, et la vôtre, madame Louise, c’est le contraire. Votre demoiselle Fjord, à vous, c’est un rude petit médecin, mais vous pouvez m’en croire, je connais la jeunesse, cette fille-là pense plus à son métier qu’aux hommes.

— Si c’est pas malheureux ! dit Amélie. Madame Louise, l’infirmière de la salle, prononça :

— J’y mettrais pas ma main à couper, madame Hortense ; mademoiselle Johannah ressemble à l’autre. Si vous aviez trop à faire à la buanderie, vous avez pu vous tromper.

Elle éclata de rire.

Un infirmier dit, sentencieusement :

— C’est des gosses. Faut les laisser s’amuser. Apparemment que dans leur pays, c’est comme chez nous.

Johannah triste et lente continua sa ronde de nuit dans le grand silence sombre de l’hôpital. Elle avait vingt ans. Elle était née à Bergen, et devenue orpheline elle avait voulu venir à Paris, emportée plus encore que guidée par son désir passionné d’être médecin. Et, dans son sillage, elle traînait sa sœur, son aînée de deux ans, la douce et légère Fridja, un enfant, un oiseau, qu’elle avait surveillée, choyée, dominée, bourrée de livres, excitée impérieusement au travail examen par examen, jusqu’à l’avoir fait recevoir interne, ici, dans ce grand hôpital de province, après l’échec de Paris. Fridja était paresseuse, rêveuse et faible. La mâle fermeté de Johannah l’avait maîtrisée. Elle était romanesque et ardente ; Johannah l’avait gardée comme un homme garde sa fille, farouchement, mais naïvement, et Fridja avait aimé ce jeune interne, Benoît, dont parlaient les infirmières.

Johannah restait pure et forte comme le montrait son beau visage, mais depuis l’aventure de Fridja une tristesse sans fond l’accablait. Elle avait usé de son irrésistible domination pour dénouer le lien frivole qui unissait les amoureux, pour faire passer Benoît dans un autre hôpital, et son idée fixe, la préoccupation qui la rongeait était de cacher la faute de sa sœur, d’en étouffer le moindre souvenir. Elle allait, dans son souci de l’honneur familial, jusqu’à s’aveugler elle-même sur le retentissement qu’avait eu l’affaire. Elle se disait : « Qui l’a su ? » — « Qui l’a su ? » répétait l’insouciante Fridja qui se figurait par cette incurie jeter un voile définitif sur ces choses passées qu’elle pleurait encore.

Mais, ce soir, une bien autre torture déchirait le cœur de Johannah. La diphtérie avait pris Fridja ; elle se sentait la perdre de minute en minute. Elle n’avait de repos qu’auprès du lit de la malade. Elle aurait voulu y demeurer constamment. Elle était allée trouver le docteur Vergeas le chef du service des enfants, le seul homme au monde pour qui elle éprouvât une sympathie particulière, et lui avait dit en lui étreignant les mains, en s’y accrochant, affolée du péril : « Vous n’allez pas la quitter, ou tout au moins vous viendrez d’heure en heure ; vous me la sauverez ! » Et Vergeas l’avait retenue ainsi un moment, considérant ces yeux sans larmes et dilatés de terreur.

Quand elle ouvrit la porte de la petite chambre où l’on soignait Fridja, au fond de l’hôpital, elle vit d’abord, dans le creux de l’oreiller, les mèches folles, d’un blond d’argent, autour du visage rougi par les fièvres, les lèvres entr’ouvertes et les grands yeux gris de Fridja, regardant le vague, angoissés. Dans un coin de la chambre, Vergeas en blouse blanche se tenait rigide, sa barbe blonde dorée à la lumière, son lorgnon miroitant, tandis qu’une religieuse surveillait l’ébullition de l’eau dans des vases de faïence neigeuse.

La vue du médecin parut alléger Johannah de toute l’horreur qui envahissait son cerveau. Il avait dans l’École une haute réputation. Elle basait sur cette réputation tout ce qu’elle se sentait dans l’âme pour lui. À peine regardât-elle sa sœur dont l’esprit semblait absent, et elle alla droit à Vergeas.

— Eh bien ? comment la trouvez-vous ? Vergeas hésita. Il la regarda longuement avec émotion, avec douleur.

— L’opération, dit-il à la fin, l’opération sera pour cette nuit. Il faut être prêts.

Alors Johannah se retourna brusquement sur le lit et contempla longtemps la pauvre petite Fridja, sa chérie, sa seule amie, ce doux et bon petit être léger qu’elle aimait d’autant plus pour en avoir tant souffert et qui se mourait, à vingt-deux ans, victime de ce croup à qui elle-même l’avait jetée en proie. Elle allait mourir, la jolie et fraîche Fridja, on ne verrait plus dans les salles sa blouse svelte, froncée à sa taille onduleuse, et le nœud rouge cerise palpitant comme un grand papillon sous son haut col glacé d’étudiante. Elle s’en allait, elle si amoureuse de l’Amour, sans en avoir joui ; elle s’éteignait pleine de vie, ornée du douloureux et immense honneur de tomber blessée au chevet même des petits qu’elle soignait. Et de tous ses yeux sans larmes, Johannah regardait dans la taie d’oreiller blanche ce mince visage en feu dont les fines pommettes émaciées commençaient à saillir. Silencieusement elle se tordait les mains. La religieuse la regarda et fit un geste de compassion qui avouait déjà toute la tristesse mortuaire s’apprêtant.

À ce moment, Vergeas vint à Johannah, il se pencha vers son oreille et dit :

— L’opération va réussir, vous savez.

Elle ne pouvait plus espérer ; elle avait trop bien compris ce que signifiait cette prostration de la malade. L’opérer ? Il était trop tard. Mais pour la première fois, auprès de cet homme qui avait eu pitié de sa souffrance, une faiblesse de femme s’éveilla en elle. Elle eut comme le besoin de voir s’ouvrir ces bras forts, de s’y jeter, de s’y enfermer, d’abandonner son front martelé de douleur à l’appui de cette épaule, d’y cacher des larmes. Ses paupières se fermaient.

Puis elle se ressaisit et le regardant en face :

— Vous me trompez. Ne me trompez pas. Elle est très mal, n’est-ce pas ?

— Oui, dit Vergeas vaincu, elle est mal.

Et d’instinct, pour diminuer la peine qu’il causait, il saisit la main de l’étudiante qu’il serra furtivement, en cachette de la religieuse qui transvasait des eaux chaudes.

Quand Vergeas eut quitté la chambre, la malade, très oppressée, fit signe à Johannah qu’elle désirait de quoi écrire, montrant sa gorge et son impossibilité de parler. Et sur le papier que sa sœur lui tendit, en des lettres grossières que sa main agitée formait mal, elle écrivit dans leur langue natale :

Il faut prévenir mon ami que je vais mourir.

— Vous ne mourrez pas, mon petit oiseau de bonheur ! s’écria Johannah.

Fridja reprit le crayon et écrivit de nouveau :

Je vous conjure de prévenir mon ami.

Johannah pouvait à peine la lire.

— Et où le trouver, ma pauvre Fridja ?

À Paris, à l’hôpital Laënnec, écrivez, télégraphiez, Qu’est-ce que cela vous fait, à présent que je vais mourir ?

— Je vous promets, Fridja, je vous promets tout ce que vous voudrez.

Et elle sortit pour faire adresser à l’hôpital Laënnec ce télégramme qui devait lui revenir le matin suivant, sous la mention Inconnu : « Fridja va mourir, venez. »

Bientôt la chambre de la malade fut envahie d’internes et de médecins qui sous leur uniforme blanc se mouvaient, s’agitaient sans bruit, parlaient sans troubler le silence, tournaient autour du lit, familiers de la Mort, lévites funèbres experts en ces rites muets ; et l’on n’entendait que le bouillonnement doux de l’eau dans la cuve blanche où trempaient les scalpels, pendant que la sœur déchirait des feuilles d’ouate de ses doigts couleur d’ivoire. Vergeas était l’opérateur et dirigeait tout, assourdissant en marchant le cri de sa bottine. Johannah demeurait debout près du lit, blonde, blême, avec la gaieté tragique de son nœud de soie rouge sous le col blanc. Une odeur violente d’iodoforme se répandit.

— Maintenant, dit Vergeas en la prenant par le bras, venez, mademoiselle Swordsen, vous ne pouvez rester ici.

Il comptait qu’elle protesterait, mais elle se laissa faire, docile et douce, sous le commandement de celui qui la conduisait ainsi, impérieusement, vers la porte. Et tous ses camarades présents, un médecin aide, les internes, ces jeunes hommes qu’elle intriguait avec sa personnalité mystérieuse de femme savante, se détournèrent pour la suivre des yeux.

Dans son cauchemar, elle erra par les corridors de l’antique hôpital, dallés de pavé rouge, rasant les murs, frôlant les portes, allant droit devant elle, guidée par les lumières que les plafonds portaient de place en place. Elle n’entrait nulle part. Puis machinalement, comme une bête blessée revient à son gîte, elle gagna sa salle qui était son plus intime chez-elle, et la traversa de son pas de rêve, inconsciente, avec la seule pensée de sa chérie qu’on martyrisait là-bas. Les malades dormaient. L’une d’elles qui délirait parlait d’une voix forte et indistincte qui vibrait dans la salle. Le vieille aux mèches grises, assise toujours sur son lit, irritée par ses cruelles insomnies, grimaça vers elle et murmura une grossière injure quand elle eut passé. La petite typhique sommeillait paisiblement…

Quand Johannah revint vers sa sœur, Fridja très pâle souriait, son cou blanc tout vêtu d’ouates épaisses où se portait d’instinct sa main, dans un geste de muette. L’espoir de guérir rayonnait dans sa faiblesse. Vergeas était là, toujours. Il dit à Johannah :

— Êtes-vous contente ?

Elle le remercia et tous d’eux s’assirent au chevet de la diphtérique, sans parler, jusqu’à la fin de la nuit où la malade s’endormit.

Les jours qui suivirent furent pleins d’alternatives. Tout l’hôpital s’occupait de Fridja. Aux cuisines, aux buanderies, dans le personnel, parmi les malades, à la communauté et dans toute l’École de médecine, il n’était question que de mademoiselle Swordsen. Le bruit de sa maladie se répandit en ville. Les journaux enregistrèrent ce nouveau cas d’héroïsme médical. L’âge de la jeune interne, sa beauté, la poésie de son origine nuageuse de Scandinave, tout contribuait à intéresser à la malade la ville entière. Un enthousiasme naquit pour elle, une apothéose silencieuse et infiniment touchante de sympathies, qui créait jusqu’autour de son lit une atmosphère glorieuse. Johannah le sentait et le savourait. C’était la réhabilitation de Fridja, c’était l’honneur reconquis. D’avoir sauvé tant de petits enfants du mal horrible, elle en mourait à son tour. Elle était la rançon de tant de vies rendues. La mère d’un enfant guéri vint à l’hôpital et demanda à la voir. On l’introduisit : elle se prit à pleurer devant la détresse de cette belle fille à qui elle devait son enfant. Ses larmes furent aux yeux de Johannah, comme le bain triomphal de la purification absolue, lavant et embellissant le pauvre cœur faible de Fridja. Et elle la couvrait de baisers, ayant désormais oublié le passé, croyant embrasser la petite fille d’autrefois.

Fridja ne pouvait plus articuler la moindre parole, mais sa frivole et légère vie semblait s’empreindre de gravité et on lui avait donné un cahier qu’elle gardait constamment à ses côtés, à l’aide duquel elle tenait au crayon des conversations avec Johannah. Elle y inscrivait ses pensées flottant entre l’espoir de vivre et la peur de mourir. Et comme si l’amour d’autrefois l’eût envahie plus puissamment vers la fin, elle y demandait sans cesse aussi ce jeune interne du nom de Benoît auquel on l’avait arrachée. Et sans courage, Johannah maintenant prêtait sa complicité.

Elle télégraphiait de-ci, de-là, pour atteindre enfin le jeune homme ; mais nulle part on ne savait ce qu’il était devenu.

La broncho-pneumonie s’était déclarée. Le troisième jour après l’opération, il y eut une accalmie dans la fièvre. Vergeas crut à la guérison ; il le dit à Johannah. Pour la première fois, elle eut des larmes devant lui, des larmes qu’elle ne put retenir, qu’elle laissa couler, silencieuse, sans lui répondre. Elle-même s’étonna de cette faiblesse et d’en avoir conçu moins de honte que de douceur. Puis elle se dit que son émoi venait d’avoir trouvé dans sa vie solitaire une noble et forte amitié. Comme cet homme lui paraissait bon d’avoir sauvé Fridja à force de science, de soins, de veilles, de fatigues ! Une joie puissante et nouvelle lui venait. Elle ne pensait ni ne sentait plus avec le sérieux grave d’autrefois. Elle faisait son service avec entrain, obsédée seulement par l’illusion, l’hallucination d’entendre de partout, comme si cela eût résonné dans l’hôpital entier, la toux déchirante de Fridja, étouffée dans les oreillers de sa petite chambre, au fond des grandes bâtisses, là-bas.

Puis le lendemain matin, avant le jour, dans un soupir, dans un souffle léger, Fridja rendit sa petite vie enfantine, mourant inconsciemment, sans le savoir, après avoir dit qu’elle voulait bien mourir pour expier le chagrin fait à Johannah.

Lorsqu’elle vit devant elle sa chérie, la fille de son esprit, son enfant, morte, Johannah, qui était seule près d’elle, tombant à terre se mit à crier de douleur, la bouche écrasée sur les matelas qui assourdissaient le bruit de sa voix. Et elle voyait se dérouler toute cette jeune vie fauchée, depuis le temps où petites filles, elles jouaient toutes deux à la poupée, dans le parc plein de sapins, à Bergen, jusqu’au soir où pour la première fois Fridja ne s’était pas trouvée à l’heure habituelle dans la chambre commune qu’elles occupaient à l’hôpital. Fridja déshonorée ! une Swordsen ! Sa sœur ! Quel supplice Johannah avait enduré ! Elle avait eu des colères terribles et tendres contre la coupable ; elle avait supplié impérieusement, à genoux devant Fridja et lui broyant les mains : Quinze jours, elle avait lutté quinze jours pour arracher sa sœur à cet amour sans issue ! Puis elle était la plus forte ; elle l’avait vaincue. Mais Fridja était demeurée devant elle comme un opprobre qu’elle méprisait et chérissait à la fois. Et quelles angoisses ensuite, dans la crainte que l’aventure ne se fût ébruitée ; quelles hontes, quelles rougeurs soudaines lui venaient parfois en contemplant en public l’insouciante fille. Elle cherchait partout, dans tous les discours, des allusions à la conduite de sa sœur : il lui semblait que tout le monde savait…

Maintenant, au contraire, elle était fière de sa morte. La petite Fridja avait été, sans souci, prendre le mal au plein du danger. Elle s’en était allée bravement, pour ses petits malades. Quand le docteur Vergeas, que Johannah avait mandé, arriva, toute sa force reconquise, dressée, rigide près du lit, elle lui dit, orgueilleusement :

— Quelle belle mort, n’est-ce pas ?

Lui, tout simplement, voyant ce qu’elle endurait, la regarda avec tendresse et reprit :

— Ma pauvre Johannah, ma pauvre Johannah !

On fit à Fridja des obsèques glorieuses. La ville entière semblait y être. De toutes parts, de toutes les castes d’habitants, il venait au char funèbre qui s’en allait par les rues, vêtu de blanc, comme un fluide d’hommages. Le pasteur de la religion réformée qui avait assisté la morte, le directeur de l’École, le doyen des internes, un membre de l’assistance publique, tour à tour, firent sur sa tombe l’éloge si aisément poétique et ému de cette jeune martyre de la science et du bien. Les petits enfants du peuple qu’elle avait soignés et guéris vinrent apporter des brassées de fleurs blanches que le plus jeune d’entre eux, un bébé, jeta sur la terre fraîche remuée. Alors dans la foule qui remplissait le cimetière silencieusement, on entendit des sanglots de femmes. Le ciel était pur et bleu. Le soleil inondait les tombes. Sur un arbre, un petit pinson chantait à plein gosier.

Toute la masse noire des assistants, figée, immobile, vibrait d’émotion. Johannah devant cette gloire se sentit dans l’âme comme le glaive d’un bonheur immense et douloureux.

Tout le monde la regardait, si mince, si invisible sous les crêpes noirs que le soleil lustrait. L’or de ses cheveux s’échappait par derrière, entre deux plis du voile, plus soyeux, plus magnifique. Ses yeux cherchèrent Vergeas : il était auprès d’elle, ne l’ayant pas quittée.

Le soir, quand le jour tomba, elle sentit la solitude glaciale de la chambre où les deux lits jumeaux, accotés au mur, rappelaient la vie d’autrefois. Aux porte manteaux de ce logis grave des étudiantes, pendaient, tristes et lamentables, les deux blouses blanches, semblables, et, en revêtant l’encolure, les grands cols empesés auxquels aliénaient encore, toutes pareilles, les deux cravates rouge cerise, celle que Fridja avait dénouée de sa gorge blessée, le soir qu’elle s’alita, et celle que, huit jours plus tard, Johannah laissait pour prendre le deuil.

De ce couple touchant que l’hôpital avait uni d’un mol : « Ces demoiselles Fjord, » Johannah se sentait demeurée comme une épave. Elle comprenait maintenant que, jusqu’ici, sa raison d’exister avait été sa sœur, et l’amertume d’être seule dans la vie l’abreuva. Elle devait pleurer ici, sans témoin, sans une amie, et personne ne lui avait donné ce dont les femmes ont tant besoin quand elles souffrent : une caresse.

Une caresse ! Pour la première fois, elle en imaginait de suaves, d’adorables, toutes celles que sa fière et pure pensée pouvait concevoir. Elle songeait à des lèvres qui baiseraient ses mains, à des mains qui essuieraient ses larmes, tendrement, sans qu’elle sût quelles seraient ces mains ni ces lèvres. Et elle rêvait ainsi, dans sa chambre mi-obscure, désolée, mais avec l’espoir inavoué, la certitude que bientôt cette porte s’ouvrirait, qu’une personne entrerait et que cette personne serait Vergeas.

Vergeas ! Elle l’attendait, sans savoir pourquoi, avec angoisse et avec tranquillité. La chambre s’obscurcissait lentement ; la blancheur de la fenêtre drapée de calicot blanc, y maintenait un reste de lumière. Johannah tardait à allumer l’électricité. Assise à sa table de travail elle tenait les yeux rivés à la porte qu’il lui semblait voir bouger sans cesse. Sa douleur s’engourdissait en une sorte de somnolence. C’était une langueur presque douce. De longues minutes s’écoulèrent. Le crépuscule de février se prolongeait…

Soudain, il y eut en elle comme une voix étrangère qui l’ébranla, elle et toute sa souffrance, criant : « Fridja est morte, tu ne la reverras plus jamais, jamais !…

Alors elle retomba le front sur sa table, avec cette plainte :

— Oh ! Vergeas, venez, venez, je suis si seule et je vous aime !

Ce fut une extase. Elle avait pensé vivre à côté de l’amour, mais l’amour passant à côté d’elle l’avait prise par des liens si suaves, si forts, qu’elle allait à lui, irrésistiblement, sans regret, plus fière encore d’aimer qu’orgueilleuse d’avoir jusqu’ici maîtrisé son cœur. Elle aimait humblement, dévotement comme les femmes, involontairement comme les enfants, et totalement comme un être jeune qui s’éveille à la vie. Ce fut une ivresse imprévue. Elle ne savait pas ; elle ne soupçonnait pas ces sphères idéales où l’emportait l’amour. Elle restait immobile, figée dans son rêve ; n’osant pas plus bouger que si l’oiseau divin que son cœur avait capté, sur un geste avait pu s’envoler. Ses lèvres laissaient passer des mots, un souffle : « Vergeas… mon ami… »

Le coup à la porte, qu’elle attendait, résonna enfin, sourd et discret. Elle se leva, du toucher de son doigt sur le bouton électrique fit jaillir la lumière, et alla ouvrir.

Ce n’était pas Vergeas, mais une vieille dame dont les vêtements avaient des bruissements de soie. Elle était en noir ; sur ses cheveux gris, son chapeau petit posait un bandeau de tulle blanc qui encadrait son beau visage aristocratique et fané. Elle était grande, d’allure hautaine, mais ses yeux bruns, cernés et vifs, respiraient la droiture et la bonté. Elle dit en entrant, avec une froideur légère :

— Mademoiselle, je suis madame Vergeas.

Et Johannah eut peur.

Étrangère, venue on ne savait d’où, sans famille, inconnue, que ne pouvait-on pas penser d’elle ? Que pensait d’elle cette vieille femme française dont elle chérissait le fils et qui avait droit contre elle à tant de défiance ? Toute la tradition de France dont elle connaissait la rigueur, la répulsion française pour tout ce qui n’est pas français, la subtile caractéristique de cette race fermée, l’âme enfin de ce pays, pareille à une essence qu’on scelle dans un flacon sacré pour le défendre de tout mélange lui apparaissait en cette femme impénétrable, et rigide dont les yeux lui fouillaient l’âme.

Tremblante de timidité, elle lui offrit l’unique fauteuil.

— Mademoiselle, reprit madame Yergeas avec une sincère courtoisie, je sais sous le coup de quelle épreuve vous êtes. Vous avez perdu une sœur charmante. Tout le monde s’est ému de votre douleur, mais moi la première, qui, par mon fils, suivais les péripéties de la maladie. Elle avait vingt-deux ans, n’est-ce pas ? C’est épouvantable. Permettez-moi, mademoiselle, de vous offrir mes condoléances les plus vraies. Mais votre sœur est morte d’une mort admirable. Elle est entrée dans la phalange de ceux qui tombent pour l’humanité. Je suis vieille, mademoiselle, mais je me suis enthousiasmée depuis huit jours, pour le drame qui se jouait ici, pour cette jeune fille, victime de ses soins aux petits malheureux.

— Je vous remercie, madame, dit Johannah.

— Au cimetière, ce matin, je me suis inclinée sur sa tombe comme devant une sainte, et je n’étais pas seule. Des centaines de personnes l’avaient suivie, vous avaient suivie, comme moi ; femmes du monde, femmes du peuple, hommes même, de toutes conditions… Les discours ont été fort beaux, mais le silence « religieux de la foule avait plus d’éloquence ; il y avait comme un vent d’enthousiasme emportant toutes les âmes vers l’âme de cette jeune martyre. C’était beau !

Johannah jouissait longuement, délicieusement, pour sa chérie…

— … Et puis enfin, mademoiselle, il faut bien avouer que l’égoïsme est le fond de notre nature, l’égoïsme maternel surtout. Mon fils est médecin. Je sais que dans les rangs de cette pacifique et laborieuse armée qui lutte contre le mal, la mort prend sa revanche au hasard, tantôt ici, tantôt là. La mort a choisi votre pauvre sœur ; elle aurait pu me prendre mon enfant. Alors… vous comprenez ce sentiment bizarre qui me remplissait d’intérêt pour cette jeune inconnue, pour vous-même, mademoiselle.

— Je vous remercie, madame, dit encore Johannah toute palpitante.

— Mais ce n’est pas tout. J’entendais parler de vous depuis longtemps, je vous connaissais… et si je viens dans un jour comme celui-ci, mademoiselle, ce n’est pas sous un prétexte léger de seule sympathie. Il y a autre chose…

Elle s’embarrassait. Le cœur de Johannah battait à grands coups. Ses yeux erraient par la chambre qu’inondait sans ombre la grande lumière blanche de l’électricité dont le foyer minuscule se fixait au mur.

— J’ai à vous dire autre chose, mademoiselle, une chose grave. Vous n’êtes assurément pas une femme ordinaire, et je puis avec vous agir comme je le fais, bien que ce soit contre tous les usages. Vous êtes virile et forte, vous êtes une cérébrale, un être de froide discussion, et certes pas l’une de nos petites filles françaises.

— Sait-on qui l’on est ! soupira Johannah.

— Mon fils, mademoiselle, le docteur Vergeas, qui vous voit dans l’hôpital depuis de longs mois… s’est pris pour vous d’une grande passion. Il vous respecte autant qu’il vous aime, et moi je n’ai pu me défendre d’une estime irraisonnée pour la femme qu’il plaçait si haut.

Johannah la regardait froidement, à son tour, comme s’il se fût agi d’une autre. Elle n’entendait pas le sens complet de ce qu’on lui disait.

— J’ignore comment les choses, en pareil cas, se passent en Norvège, mademoiselle. Dans notre pays, une mère s’inquiète de tout ce qui peut concerner le bonheur de son fils ; elle l’entoure de toutes les garanties, elle devient ombrageuse et excessive, peut-être… la conjoncture est si grave !… enfin, mademoiselle… ce que j’ai à vous dire ici devient difficile, pénible même. Pourtant il me faut parler, et j’estime que vous approuverez ma loyauté envers vous.

— Dites tout, madame, répondit la jeune fille qui se sentait mourir.

— Je suis déjà venue à l’hôpital, secrètement, confidentiellement ; je voulais connaître celle qu’aime mon fils, l’apprécier comme elle le mérite ; chasser aussi l’inquiétude qui saisit toujours une mère française à l’idée d’une bru étrangère. J’ai questionné. J’ai fait causer. Vous êtes franche et droite, Mademoiselle, voyez comme je le suis également avec vous. Est-ce que vous me blâmez ?

— Non, madame, dit Johannah, très pâle.

— Alors… le dirai-je ?… Des bruits me sont revenus… si nets, si affirmatifs, que je n’ai pas pu, hélas, les rejeter comme un racontar. Vous ou votre sœur, mademoiselle, — l’aventure est demeurée imprécise sur ce point — vous ou votre sœur avez eu, l’an passé, avec un jeune interne d’ici… je dirai… des légèretés graves. L’une de vous… laquelle des deux ?… s’est enfuie de l’hôpital en compagnie de ce jeune homme… Ah ! mademoiselle, le problème est demeuré bien terrible pour moi. Mais il s’agit de telles circonstances ! L’honneur, vous savez, les vieilles familles françaises, le mettent au-dessus de tout. Vous voyez comme je vous parle. Les yeux fermés, confiante, je suis venue à vous. J’ai pensé : si cette jeune fille est coupable, non pas des tiers, non pas des espions, mais ellemême me le dira. Elle-même jugera si elle peut s’appeler madame Vergeas, ou si elle doit, pour ne pas torturer davantage un cœur d’homme si épris d’elle, s’en aller discrètement, éviter celui auquel elle ne peut lier sa vie, se faire oublier… Vous ne protestez pas, mademoiselle ?… Alors, c’est vrai… Mais laquelle de vous… Je vous regarde… vous me semblez si noble…

Plusieurs minutes Johannah resta muette. Elle revoyait sa chérie couchée si blanche sur son lit de mort, et le char drapé de blanc cahotant par la ville, sous le ciel pur, avec la piété de la foule le submergeant du plus glorieux honneur qu’un être humain puisse recevoir. Sa morte de ce matin, sa chère morte triomphante, restée dans les souvenirs en vision immaculée, enfouie là-bas, au cimetière, sous une neige de fleurs blanches, un seul mot de sa bouche pouvait en profaner la mémoire !…

— Je quitterai l’hôpital, madame, dit-elle à la fin, en rougissant.

FRIQUETTE

Pierre à la Baronne.
Pavillon-sur-Marne, 15 janvier.

Vous m’avez demandé, ma chère marraine, de vous avertir chaque fois que nous aurions du nouveau à Pavillon-sur-Marne. Vous m’avez écrit : « Ce n’est pas le moyen d’avoir souvent des lettres, mais c’est peut-être un moyen d’en avoir quelquefois. » Or, voilà qu’il est arrivé cette semaine à Pavillon… Je vous le donne en mille ! Il est arrivé un substitut ! La nouvelle du reste serait maigre, si ledit magistrat avait été seul : un substitut, c’est quelque chose qui se voit tous les jours ; mais ce qui donne à l’arrivée de celui-ci un piquant tout particulier, c’est qu’il amène à Pavillon sa femme, une beauté de reine, et la sœur de celle-ci, une beauté de nymphe.

Ma marraine, je vous dirai peu de chose du substitut ; mais il me serait bien difficile de ne pas vous parler de ces dames. Figurez-vous deux éblouissantes visions féminines, deux sœurs, vingt ans et dix-huit ans, l’une brune comme la reine de Saba, l’autre blonde comme une jeune druidesse, qui, vêtues de damas blanc et de dentelle, firent leur entrée l’autre soir au bal de la sous-préfecture.

On dansait. On s’arrêta pour les voir ; il n’y eut bientôt d’yeux que pour elles ; et pendant ce temps, toutes deux, sans se soucier d’interrompre la fête, de leur pas de sylphides traversaient le grand salon et s’en allaient saluer la sous-préfète.

Aussitôt, il y eut dans Pavillon deux camps, celui de la brune et celui de la blonde ; les amoureux de madame d’Arnoy, et ceux de Friquette ; car le substitut est un M. d’Arnoy, et son adorable petite belle-sœur, la nymphe aux épaules fragiles, au petit nez effronté, à la folle toison blonde, c’est Friquette ! À la réflexion, c’est une chance incroyable pour elle de s’appeler ainsi. Et quand madame d’Arnoy, la sœur aînée, dit ce nom dans un pianissimo vibrant et tendre de la voix, ces deux syllabes : Friquette, prennent une harmonie délicieuse, qui raconte les grâces de cette petite personne diaboliquement jolie.

Ah ! les pauvres toilettes de nos braves Pavillonnaises qui nous avaient semblé jusqu’à présent briller de quelque éclat, comme elles pâlissaient, comme elles s’effaçaient, ainsi que de vieilles robes défraîchies et décolorées, devant le blanc splendide des Parisiennes ! On y voyait comme des palmes de givre et de blanches fleurs fantastiques scintiller à la lumière des lustres. Près de celles-là, les fleurs de Nice, dans les corbeilles où les avait gentiment disposées madame la sous-préfète, avaient l’air fruste ; il ne fallait plus rien regarder quand on avait vu le brocart tissé de lis d’argent que revêtaient les sœurs féeriques.

Elles furent, en un clin d’œil, assaillies d’adorateurs. L’armée, qui est aventureuse, occupait les avant-postes ; le civil restait en arrière. Pour ma part, j’étais au dernier plan : non pas que l’envie me manquât de me faire le cavalier de l’une d’elles, mais, figurez-vous, ma marraine, que j’étais dans la situation d’un homme vers qui s’avanceraient deux déesses, et qui serait autorisé à faire danser l’une ou l’autre. Un bel uniforme peut se permettre des choses interdites au pauvre clerc d’un tabellion de sous-préfecture.

Seulement — la vanité est parfois bien mal récompensée — le bel uniforme ne fut pas si fier, qui s’était avisé d’inviter Friquette, quand celle-ci, dès le premier pas de danse, à brûle-pourpoint, et par une saute de son esprit impétueux, lui demanda s’il connaissait les poètes britanniques, l’interrogeant à la fois de sa parole et de son regard vif.

— Un regard d’Andalouse, nous disait après le malheureux garçon qui n’avait jamais su un mot d’anglais et qui en était secrètement vexé dans l’occurrence. Car, sous sa chevelure de lionne, elle a les yeux d’un noir d’encre, et elle le sait, et elle en accentue la beauté sombre d’un coup de crayon aux cils, cela est positif.

Un peu plus tard, au salon de jeu, les danseurs s’amassaient plus penauds les uns que les autres, et s’entre-faisaient leurs doléances. Du premier au dernier, Friquette les avait tous déconcertés. Elle avait demandé à l’un ce qu’il pensait de Tennyson, à l’autre, s’il était partisan de l’émancipation des femmes ; à un troisième, s’il préférait Descartes à Pascal, sans parler de ses insidieuses questions sur le théâtre grec, sur Corinne, sur Pythagore… et sur tout.

Aussi belle, mais moins étourdissante, moins tourbillon, moins tapageuse que sa sœur, madame d’Arnoy poursuivait ses conquêtes comme les reines gagnent des victoires. Et toute la nuit, jusqu’à l’heure où les bougies des lustres s’éteignirent dans la lueur du jour, je me demandai : laquelle ferai-je danser, la blonde ou la brune, la reine de Saba ou la druidesse, la déesse ou la nymphe ?

Grands dieux ! Quelle lettre, ma marraine !

Un mot pourtant encore… Si, pour plaire à Friquette, il se mettait à apprendre l’anglais, votre incorrigible et soumis filleul,

PIERRE.

La Baronne à Pierre

Paris, 20 janvier.

Mon cher enfant,

Quand, votre droit fini, vous avez quitté Paris, souvenez-vous que je vous ai dit : « Là où le choix est restreint, l’amour est aisé ; prenez garde ! » Eh bien ! mon filleul, je vous lance encore une fois l’avertissement, prenez garde !

Une belle nuit, dans les lumières d’une fête, vous est apparu un petit être féminin très étincelant, très caquetant, très attirant. Vous avez éprouvé un peu de surprise d’abord, le charme de l’inattendu ; mais défiez-vous du sentiment que vous couvez pour cette écervelée de Friquette qui ne me plaît pas du tout, à moi. D’abord, franchement, mon ami, est-ce qu’une jeune fille s’appelle Friquette ? C’est un nom « mal élevé », qui vous craque sous la dent, en évoquant mille choses de mauvais ton.

Enfin, passons sur le nom. Mais, que direz-vous de la pédanterie de cette petite personne qui, devant des hommes étrangers, dans le seul but de les confondre, s’en va causer de choses qui la regardent bien moins que les ravaudages et le ragoût ? Sait-on seulement ce qu’est ce Tennyson dont elle parle ? Un auteur, probablement ; encore faudrait-il s’assurer si c’est le fait d’une jeune fille de le connaître.

Oui, je le répète, cher enfant, prenez garde ; vos parents vous ont légué une belle aisance ; vous ne me paraissez pas mal tourné, ni vilain garçon ; vous avez autant d’esprit qu’un autre, toutes choses qui vous rangent dans la catégorie des jolis partis. Les Friquettes le savent bien. Celle dont vous me parlez me paraît fort coquette…

Je sais que je suis une vieille grondeuse. Mes dissertations doivent tenir bien peu devant les yeux de gazelle, la toison d’or et les grâces de votre nymphe ; mais j’ai voulu, au nom de votre pauvre chère maman dont je tiens la place, vous supplier seulement de veiller sur votre cœur.

Votre marraine,
baronne de c.
Pierre à la Baronne.
28 février.
Chère marraine,

À les bien considérer toutes deux, c’est décidément Friquette que je préfère. Madame d’Arnoy, c’est le lac charmant et paisible, près duquel on vient songer ; mais Friquette, c’est le jardin enchanté aux allées capricieuses, aux ombrages magiques, aux fruits capiteux. La chance m’a permis de les revoir, en visite cette fois, à la sous-préfecture. Vêtues, encore toutes deux pareillement, d’un drap clair assorti aux cheveux de Friquette, un drap blond d’où ne se détachait pas cette ondulante soie d’or et qui moulait sa svelte personne aux lignes frêles, elles sont entrées, dans cette élégance qui écarte d’elles toute comparaison. Madame d’Arnoy s’est assise près de la sous-préfète ; sa sœur s’est trouvée ma voisine.

Comme je ne lui adressais pas la parole pour toutes sortes de raisons, dont la première était que je ne trouvais rien à dire :

— Vous devez vous imaginer ce que nous nous ennuyons ici, me dit-elle, en tournant vers moi, d’un air protecteur, sa petite tête fière, coiffée d’un volumineux chapeau excentrique ; ma sœur et moi, nous n’avions jamais quitté Paris. Connaissez-vous Paris, monsieur ?

— J’y ai été élevé, mademoiselle, répondis-je, chez une amie de ma mère, la baronne de C…

— Vous alliez souvent au théâtre alors, je pense ; je ne parle pas des théâtres classiques, mais des théâtres nouveaux ; ceux qui ont leur piquant de modernité, et des affiches aux femmes blêmes, vous savez ? Moi, j’adore ces affiches-là et le théâtre ; seulement… pas le vieux.

Elle bavarda longtemps sur ce ton, et me fit miroiter à plaisir la diversité de ses goûts inquiétants pour m’étonner ou me divertir, je ne sais. Elle réussit d’ailleurs quel que fut son dessein, car, si j’étais surpris, je m’amusais énormément. Quel dommage qu’elle soit si… en l’air, cette jolie petite Friquette ! Quand elle récite ses balivernes, quel bon regard limpide elle pose sur vous ! Et quand elle sourit silencieusement, après son rire d’artifice, que ses lèvres tendres, un peu longues, un peu pâles et anémiées, mais d’une délicatesse de fleur, lui font donc une expression charmante ! Et puis, quand la visite finie, elle sort avec madame d’Arnoy, et qu’elles traversent les rues de Pavillon, quelle câlinerie dans son geste de prendre le bras de sa sœur !

Seulement, voilà, elle est trop riche. Il est clair que ces gens-là jettent l’argent par la fenêtre, qu’ils sont heureux d’être millionnaires et qu’ils le montrent, et que Friquette se croit tout permis.

Et je me dis, marraine, que Friquette est une enfant gâtée et qu’il faut l’excuser.

pierre.
La Baronne à Pierre.
10 mars.

Vous voyez bien, méchant enfant, que vous n’avez plus que ce nom-là sous la plume : Friquette, Friquette ! et que vous ne pouvez plus parler d’autre chose, ni de votre étude, ni des cancans de Pavillon, ni de nos vieux souvenirs communs. Si vous croyez, mon pauvre bon Pierre, pouvoir cacher à votre marraine que chez vous, la tête et le cœur sont pleins d’elle…

Allons, mon petit filleul, raisonnons. Vous êtes en passe d’un amour sot et maladroit qui va faire la désolation de votre existence. Car, je le vois dès aujourd’hui, si vous n’obtenez pas Friquette, vous vous estimerez le plus malheureux des hommes ; mais si vous l’obtenez, grands dieux !… j’ai bien peur que ce ne soit mille fois pire. Eh bien ! avant de vous laisser envahir par ce beau et grand sentiment, détaillons un peu cette jeune fille qu’un esprit malveillant a placée sur votre route.

Sous votre plume, elle m’est apparue telle qu’elle doit être en réalité, cette Friquette : grande, amincie par ses robes serrées, flexible, le teint délicat, l’œil ardent, sous le chapeau tapageur, auréolée par la chevelure étrange dont j’exigerais, moi, l’authenticité. — La femme qui sait refaire après Dieu les yeux qu’il lui a donnés, peut prendre pour ses cheveux la couleur excentrique que bon lui semble. Passons.

Je la vois, dans sa jaquette à la mode devancée, audacieuse et garçonnière, pérorer chez votre sous-préfète ; je vois les hommes, les jeunes hommes qui l’écoutent et font semblant de la courtiser, se détourner pour rire, et, moins respectueux que vous de ce pauvre caractère inculte, en faire des gorges chaudes. Je la vois, avec son orgueil ridicule de Parisienne, taquiner d’ironie et de dédain vos tranquilles femmes de Pavillon ; je la vois s’exalter, s’aventurer trop loin, et dire, pour surprendre ces dames, des choses qu’elle voudrait prétendre savoir, et qu’elle devrait paraître ignorer.

Et c’est vous, mon bon Pierre, si sincère et si loyal, si plein de réserve et de bonnes manières, qui courez irrésistiblement à cette jeune fille qui n’a rien de vrai en elle, pas même sa beauté physique, pas même ses opinions qu’elle fausse par affectation, pas même son laisser-aller qui n’est que factice, j’aime à croire ! Était-ce là votre idéal, mon enfant ?

Hélas ! je sais combien je puis peu dans la circonstance. Mais j’éprouve une peine infinie à voir s’évanouir en rêve la compagne que j’avais imaginée pour vous, modeste, souriante, silencieusement tendre, la vraie femme de la maison, celle dont on eût pu dire, comme de la pauvre et charmante Desdémone : « Les adorateurs la suivaient en foule ; elle n’a pas détourné la tête pour les voir. »

votre marraine.
Pierre à la Baronne.
13 mai.

Marraine, je ne devrais pas vous le dire, je vous donne, en vous avouant la vérité, des verges pour me battre, comme on dit, mais j’espère que vous ne tirerez pas de ma franchise le droit d’être sévère.

Friquette était hier à la sous-préfecture, vêtue d’une idéale étoffe Liberty qui semblait une robe de songe, avec ses pâles teintes, ses fleurs effacées, estompées de couleurs mourantes, ses grandes fleurs irréelles, étranges, qui sont bien du jardin de Friquette, l’étincelante et fantasque Friquette !

On prenait le thé ; je m’étais instinctivement rapproché d’elle, plein d’une angoisse invraisemblable et tremblant d’entendre sa première parole qui allait être folle ou sage. Comme les propos couraient le salon sur le futur petit d’Arnoy qui va, paraît-il, d’ici quelque temps, faire son apparition dans le monde, Friquette, qui gardait depuis un grand quart d’heure le silence, lança tout à coup cette boutade :

— Des enfants, s’il vous plaît, préservez-moi, Seigneur !

Adossée au chambranle de la cheminée, elle avait parlé d’une voix haute et claire ; et comme toutes les têtes se retournaient, elle profita de l’attention pour continuer :

— Je sais que, si pour mon malheur j’en avais jamais, ils ne m’embarrasseraient guère. Je ne connais qu’une chose, la nourrice ! Mais s’affubler de ces êtres encombrants, qui sont obstacle à tout, qui vous absorbent et vous annihilent, c’est absurde !

— Voyons, mignonne, lui dit la sous-préfète, c’est pourtant gentil à croquer, un poupon rose mailloté de dentelles blanches.

Friquette fit la grimace.

— C’est affreux, madame ! L’amour maternel est d’ailleurs un instinct tout à fait animal, au-dessus duquel les intellectuelles peuvent et doivent s’élever.

— Allons, allons ! je suis sûre que vous adorerez vos enfants, et que pour commencer vous raffolerez de votre neveu.

— Mon neveu ? Je ne daignerai pas jeter les yeux sur lui, soyez-en persuadée. Les charmes de l’enfance, voyez-vous, les grâces innocentes, les mains potelées, les quenottes, les frisettes, tout cela c’est si vieux jeu, si usé !

Ces dames et ces messieurs faisaient cercle autour d’elle et s’entre-regardaient en riant. Moi, je ne riais pas, marraine, je sentais un singulier malaise, comme si Friquette m’eût touché de très près, et que la réprobation générale m’eût blessé avant de l’atteindre. Je levai les yeux sur elle, et je ne sais quelle expression passa dans mon regard de surprise, de chagrin, de déception, mais je sais que le ton de Friquette se modifia légèrement, et qu’elle reprit, avec le rire forcé dont je vous ai parlé :

— Vous avez l’air étonné tous, d’entendre une jeune fille causer de la sorte. Vous ignorez qu’il viendra une époque où ce sera le langage de tout le monde, où les femmes ne seront plus astreintes et humiliées à la triste besogne de mère de famille, mais où elles partageront les plaisirs cérébraux et les droits de leurs maris, pendant que l’enfant, le grand gêneur, le tyran de la femme, s’élèvera par…

Elle hésita une seconde, puis ne sachant comment terminer sa tirade :

— … s’élèvera par la mécanique.

Il y avait là un ingénieur de grand talent. Il l’interrompit, assez gouailleur.

— Pardon, mademoiselle, quelle mécanique ? Je vous assure que j’aimerais connaître le système auquel vous faites allusion.

Friquette rougit légèrement ; les diamants noirs de ses yeux flamboyèrent, et si je puis bien comprendre les subtiles sensations de cette âme insaisissable, elle dut chercher dans le salon, à la lueur violente du grand lustre, l’allié qui serait avec elle contre l’hostilité qu’elle rencontrait. Nous vîmes ensemble qu’il n’y avait personne. Hommes et femmes, tous ennemis de Friquette malgré leurs beaux sourires ! Alors, je pris la parole, bien que ce me soit d’ordinaire, vous le savez, marraine, une charge assez laborieuse.

— Mademoiselle Friquette n’est pas forcée de pouvoir expliquer le mécanisme dont il s’agit, monsieur, dis-je vertement à l’ingénieur, quoiqu’il m’en coûtât d’être désagréable à un homme qui a toute mon estime et toutes mes sympathies. Elle a confiance dans la force de la science, elle a peut-être raison. Nous en sommes tous à ce point quand nous parlons des ballons dirigeables ou du service domestique fait à l’électricité, tout en étant fort embarrassés de savoir comment cela manœuvre ou manœuvrera.

— Mon Dieu ! me dit en souriant l’ingénieur, si l’époque des ballons dirigeables nous a donné des femmes qui ne le sont plus, on a eu tort de hâter les progrès de la science, je vous l’objecte en passant, cher monsieur.

Et Friquette :

— Voilà bien ce que j’ai toujours rencontré en abordant ces questions-là. On les esquive, on ne les discute pas ; je n’ai jamais pourtant refusé de combattre mes idées, et je n’ai pas besoin pour cela de l’indulgent secours de ceux qui ne partagent pas mes opinions.

Ces dernières paroles, elle me les cingla en plein visage, de son air querelleur et dédaigneux. Ainsi, du même coup, par mon intervention malheureuse, j’avais blessé un galant homme, je m’en étais attiré une leçon, et, à la face d’une assemblée nombreuse, je m’étais ouvertement montré le chevalier servant d’une petite personne qui s’en est vengée en me faisant tenir un rôle ridicule.

Et pourtant, je ne regrette rien si elle a compris l’hommage discret de ma conduite. Telle qu’elle est, avec ses défauts, ses hardiesses, sa pose et l’exagération de ses paroles dont elle ne pèse pas la moitié, je l’aime, marraine, et je n’aurai point d’autre femme qu’elle, ce qui revient à dire que je ne me marierai jamais sans doute.

Être malheureux avec Friquette, ce serait encore le bonheur !

pierre.
La Baronne à Pierre.
30 mai.

Vous me forcez à revenir, mon pauvre Pierre, sur un sujet que j’avais juré de n’entamer plus. Mais vraiment, mon pauvre enfant, je vous trouve tant à plaindre, avec ce malheureux amour dont vous sentez instinctivement le danger, et auquel vous vous laissez aller sans énergie, que je ne puis m’empêcher de prendre la plume et de vous envoyer un suprême conseil.

Votre grand aveuglement dans ceci, c’est que, tout en soupçonnant le danger, vous ne savez pas au juste ce que vous redoutez. Friquette vous fait peur, il n’est que trop aisé de s’en apercevoir. Vous avez peur, c’est bon, mais peur de quoi ? D’être malheureux avec elle, n’est-ce pas ? et vous affirmez que ce sera encore le bonheur, ce malheur-là. Ah ! mon cher ami, vous vous illusionnez complètement. Quand je vous ai prédit qu’avec une femme de ce genre vous seriez le plus malheureux des hommes, je n’ai pas voulu dire que Friquette laisserait en désordre son livre de comptes, qu’elle fonderait des clubs de femmes pendant que son mari se morfondrait au logis et que le linge de monsieur en souffrirait. Non, je n’ai fait allusion ni aux heurts de caractères, ni à l’inconfort dans lequel elle laisserait sa maison. Avec toutes ces choses, j’admets que vous seriez encore heureux si elle restait pour vous la Friquette adorée, l’idole frivole et pétrie de défauts que vous aimez aujourd’hui. Mais voici, mon enfant, où vibre le nerf délicat de la question ; voici ce que je vous supplie de considérer : lorsque, dans le long seul à seul du mariage, votre cœur aimant n’aura rencontré dans ce jeune être, incomparablement séduisant, qu’une âme sèche, toute au dehors, sans fond, sans dévouement, sans tendresse, qui fera fi, sans le comprendre, du charme et du délice du foyer, l’enfant, j’ai bien peur, moi, que vous ne sentiez se flétrir douloureusement en vous cet amour trop vite conçu qui empoisonnera votre vie, toute !

Voilà ce qui me tenait encore au cœur, et que je voulais vous dire, Pierre, pour que vous sachiez bien de quel ordre sont les soucis que vous me donnez. Maintenant, je vais vous proposer quelque chose. Tant que vous serez à Pavillon et que le voisinage de Friquette exercera sur vous sa latente influence, vous ne serez capable d’aucune réflexion sensée. D’un autre côté, il y a tantôt un an que je ne vous ai vu, mon enfant, et votre vieille marraine s’ennuie. Venez. Vous savez, quand la main d’une jeune femme a blessé le cœur d’un homme, il faut la main d’une vieille femme pour le panser. Je vous attends.

baronne de c.
Pierre à la Baronne.
1er juin.

Chère marraine,

J’ai relu vingt fois votre lettre, bien que, à chaque fois, il me semblât que la pensée s’en infiltrât en moi comme un filet d’eau glacée.

Je vais aller vous voir… À bientôt.

Votre filleul,

pierre.
La Baronne à Pierre.
1er juillet.

Ainsi, mon cher enfant, la pensée de revoir la vieille amie qui vous a servi de mère, la pensée de la réconforter par votre présence, d’apporter un peu de joie à son foyer vide, rien de tout cela n’a pu vous décider à franchir la distance qui sépare Paris de Pavillon, et votre marraine de Friquette ?

Vous m’avez causé déception sur déception. Votre chambre était prête ; je commençais à savourer les délices de l’attente, quand votre première dépêche est venu arrêter l’élan trop vif de ma joie. « Attendez encore un peu », disiez-vous. J’ai fait alors transporter dans ma chambre les fleurs dont j’avais orné la vôtre, et j’ai attendu.

Dès la seconde : « Une affaire imprévue me retient », j’ai soupçonné la vérité. La présence dangereuse à laquelle je voulais vous soustraire est justement l’irrésistible lien qui vous retient à Pavillon, le lien auquel celui des vieilles affections vient s’user. Hélas ! que nous comptons peu dans le cœur de nos enfants quand les jeunes prennent notre place !

Enfin, lorsque le troisième télégramme m’est arrivé, et que vous me fixiez le mois prochain pour délai, je suis allée tristement dans votre chambre, défaire moi-même ce que j’avais préparé en pleine joie d’attente, et j’ai décidé, comprenant la vanité de mes conseils, de vous donner cet avis : demandez au plus tôt la main de Friquette.

Oui, mon bon Pierre, hâtez-vous. Puisque c’est vraiment un amour indéracinable qui est dans votre cœur, il vous faut savoir de suite si cette petite main impérieuse et conquérante de Friquette condescendra à se mettre dans la vôtre, selon la sainte soumission du mariage ; car il serait affreux de vous entretenir plus longtemps dans ce rêve pour aboutir à un brisement final. Je sais que vous êtes un très séduisant garçon que beaucoup de jeunes filles ne dédaigneraient pas… Mais Friquette est si…

Allons, je ne veux plus dire de mal d’Elle maintenant. Sachez que je me fais faire une belle robe neuve, et que dans deux semaines je serai à Pavillon, toute à votre disposition pour les démarches nécessaires.

baronne de c.
Pierre à la Baronne.
5 juillet.

Merci, marraine. Votre lettre m’aurait donné le bonheur si en même temps qu’elle une épouvantable nouvelle n’était venue bouleverser ma joie et m’atterrer. La pauvre petite madame d’Arnoy est morte hier en donnant naissance à une fille. Le substitut est fou de douleur. Friquette est dans un désespoir navrant, paraît-il. Je sens intimement le contrecoup du malheur abattu sur cette maison. Les idées de mariage sont loin maintenant, mais ne reculez pas votre voyage, marraine ; quoi que vous en pensiez, votre filleul vous aime aujourd’hui plus que jamais.

pierre.
La Baronne à Pierre.
10 juillet.

Mon vieux cœur, à moi aussi, s’est ému, mon cher filleul, au désastre que vous m’apprenez. J’ai pleuré la pauvre jeune femme que je ne connaissais pas, mais que vous m’aviez dépeinte si pleine de charme, de grâce mélancolique et de beauté. Quand, sous l’évocation de vos lettres, les deux sœurs passaient devant mes yeux, ce n’était pas à Friquette qu’allaient mes sympathies et mon intérêt. Et pourtant, malgré mes principes sévères de vieille femme, je ne puis me défendre pour celle que vous aimez d’un sentiment étrange, mêlé de défiance, d’appréhension et d’affection ; son chagrin m’a touchée. Depuis que je sais qu’elle pleure, c’est surtout l’affection qui domine. Enfin, le pauvre jeune mari est si à plaindre, et le malheureux bébé !

La mort des jeunes est une chose atroce, Pierre. La volonté de Dieu est un mystère auquel on se soumet malaisément.

Je suis de cœur avec vous et avec ces pauvres gens.

baronne de c.
Pierre à la Baronne.
20 juillet.

Je ne sais, marraine, quelle chaîne me retenait depuis une semaine d’aller donner à ma pauvre Friquette le témoignage de ma sympathie.

J’étais pris d’une inconcevable timidité. La douleur de cette enfant folle me semblait quelque chose de sacré, en dehors de quoi je devais me tenir, et pourtant, vous ne pouvez savoir combien je souffrais à la pensée de lui paraître indifférent.

Enfin, hier soir, me sentant un peu de courage, je me suis mis en route.

Le deuil qui plane dans cette maison m’étouffait quand je suis entré. Les fleurs meurent le long des plates-bandes du parc, les volets des fenêtres sont fermés comme des paupières de morte ; les domestiques assourdissent leurs pas sur les galets du jardin, et la somptuosité des perrons est quelque chose de lamentable, quand on songe au désespoir que recèle la maison où l’on entre.

On m’introduisit dans le premier salon en me prévenant qu’on ne savait si M. d’Arnoy me recevrait. La pièce était complètement obscure du fait des fenêtres closes et des lourds rideaux baissés. La tristesse mortuaire était toujours là. Elle imprégnait le luxe de ce salon, que les tentures assombries paraissaient tapisser de longs draps noirs. C’était le royaume de la douleur s’implantant chez des riches, et déployant mieux là qu’autre part ses pompes ténébreuses.

Une porte s’ouvrit, je pensais voir le veuf. J’eus le serrement de cœur de l’homme non éprouvé devant son semblable qui souffre.

Mais c’était Friquette qui était là.

Rien ne survivait, dans cette triste apparition de jeunesse, de la Friquette connue jusqu’ici. Son long corps fluet et souple, enveloppé de la robe de chambre noire mise en hâte, glissait sur le tapis, participant du silence de deuil de la maison. Sa chevelure soyeuse avait le sans-soin qui, chez les femmes, accuse si bien le découragement. Le chagrin avait fléchi le port orgueilleux de sa tête ; et ses yeux si gais, alanguis maintenant, cernés, brûlés par les larmes, se fixèrent sur les miens avec un intraduisible regard de désolation.

— Pardonnez à mon beau-frère, me dit-elle, il ne peut voir personne et n’a pas voulu se décider à descendre.

— Mademoiselle Friquette, lui répondis-je, ému comme une femme, je sens bien que je suis indiscret, et c’est moi qui vous demande pardon d’être venu. C’était mon seul moyen de vous montrer que je pensais à vous.

Je m’en allais vers la porte, elle m’arrêta.

— Restez un peu, restez ; si vous saviez comme cela fait du bien de voir un visage ami au milieu de cette solitude, de cette tristesse !

Elle avait dit ces derniers mots en marchant devant moi, me menant ainsi vers la pièce voisine, un second salon, aussi sombre que le premier, où je la suivis sans réflexion. Rendu là, elle me fit asseoir près d’elle.

— Vous êtes la première personne que je vois, me dit-elle. Aucun n’est venu de tous ceux qui nous fêtaient tant, elle et moi. Je suis seule ; seule avec cela !

Du doigt, elle me montrait dans un coin de la pièce ce que je n’avais pas encore aperçu dans l’obscurité : le berceau ! Le berceau que, redevenue vraie femme, elle couvait de regards étrangement tendres.

— C’est ma fille, à présent, ajouta-t-elle. pendant que de grosses larmes lui montaient aux yeux.

Elle parlait sans réponse. J’avais la gorge serrée, les yeux humides je ne pouvais desserrer les lèvres. Elle continua :

— Je l’ai prise pour moi toute seule ; mon pauvre beau-frère ne peut se résigner à voir l’enfant qui lui a coûté sa femme. Pour moi, tout au contraire, elle est l’héritage vivant, tout ce qui me reste de ma sœur. Je m’en occupe jour et nuit, comme elle aurait fait. Je n’aurais pas cru l’aimer tant : pauvre mignonne ! C’est elle qui me console, qui me distrait. C’est si triste, monsieur Pierre, quand on a du chagrin, de se sentir abandonnée par tous ceux sur lesquels on comptait le plus ! On ne m’aimait pas ici, voyez-vous. C’était ma sœur que l’on choyait, que l’on appelait, que l’on désirait. Ce n’était pas étonnant ; elle était si jolie et si bonne : une créature de grâce, de douceur, de perfection ! Moi, j’étais irréfléchie ; j’ai causé un peu à tort et à travers ; j’ai blessé certaines femmes, je me suis amusée à choquer les autres ; vous-même, monsieur Pierre, je suis sûre que plus d’une fois vous vous êtes dit que j’étais bien mal élevée. Mais vous, au moins, vous ne m’avez pas laissée dans ma peine sans me montrer de l’amitié. Tandis que les autres se vengent, maintenant qu’ils me savent horriblement triste… Enfin, cela est peu de chose, à côté du reste !

Je l’écoutais toujours, mes lèvres demeuraient fermées, j’entendais sa voix vaguement, comme dans un rêve.

Cependant, le rideau blanc du berceau s’agita faiblement ; des cris d’enfant m’éveillèrent. Friquette se leva, courut, prit dans son bras la toute petite fille, et revint près de moi, la dorlotant d’un geste adorable. Elle pleurait aussi maintenant, sans doute de se voir si près d’un étranger, avec cette enfant dans la fragile vie de laquelle palpitaient tant de souvenirs douloureux ! On aurait dit qu’une longue camaraderie lui permettait ces larmes en ma présence.

Depuis un long moment nous gardions tous deux le silence. Enfin, marraine, mes lèvres s’ouvrirent, et d’une voix si basse que je ne sais comment elle l’entendit, je murmurai :

— Friquette…, je vous aime !

Elle eut, dans ses larmes, un pâle sourire loyal et tendre, délicieux. Nous n’en étions pas aux longs entretiens ; ce sourire fut sa réponse. Elle y ajouta, en me montrant le bébé d’un air craintif :

— Et l’enfant ?

Je ne sais pas, marraine, comment les jeunes gens à marier font d’ordinaire leur cour et se fiancent. Notre colloque d’amour presque muet, était plein de religion simple et de gravité. Je répondis seulement à Friquette :

— C’est justement avec l’enfant que je vous aime…

… Nous vous attendons, marraine ; il faut venir vite, vite. J’ai tant à vous dire, et vous avez tant à savoir !

Votre filleul,
pierre.
La Baronne à Pierre.
22 juillet.

Je pars demain pour Pavillon ; mais je veux que vous sachiez de suite ma joie de vous voir heureux, mon pauvre bon Pierre.

Dites à votre bien-aimée, Friquette que vous avez une marraine ; que cette marraine l’avait vue souvent en rêve, unie à son filleul, mais qu’elle vient seulement de la reconnaître, quoique le filleul la lui eût depuis longtemps dépeinte.

Mon Dieu ! pourquoi faut-il que ce soit une chose si triste qui ait dépouillé de son masque cette bonne et sympathique petite Friquette ! Son rôle a bien changé, Pierre ; j’ai oublié ses enfantillages passés ; je ne pense plus qu’à la sensibilité délicate de son âme que vous m’avez révélée. Je suis maintenant en paix, mon cher enfant, mes désirs seront dépassés ; vous connaîtrez un autre genre de bonheur que celui d’être malheureux avec Friquette.

C’est très beau, ce que vous faites là tous deux, mes chers petits : l’adoption de l’enfant. Vous en serez récompensés.

Je ne sais ce que j’ai dans les yeux qui m’empêche d’écrire. Adieu… à demain. Je vous envoie deux gros baisers ; un pour vous, Pierre, l’autre pour ma chère petite filleule Friquette.

baronne de c.

RELIURES RICHES

Lorsque Claudia passa sous le lustre des cent bougies qui éclairait la salle du bal, elle paraissait vraiment vêtue de lumière. Sa robe affectait une simplicité de forme qui s’associait à sa grâce de jeune fille, mais on sentait, aux chatoiements de l’étoffe d’un blanc de givre, à la pureté de la coupe dessinant le corps gracile, qu’une fortune flottait dans ses plis. Bien qu’elle ne fût pas absolument jolie, sa personne elle-même participait de la somptuosité de son costume et en tirait une spéciale beauté. Ses cheveux étaient d’une nuance ordinaire ; leur attrait venait seulement de leur abondance et de l’habileté avec laquelle ils étaient relevés autour de la nuque et du front, de façon à encadrer la rondeur juvénile des joues et aviver l’éclat des yeux. Elle n’avait pas de bijoux. Cependant tout le monde détaillait sa personne, depuis son visage rieur, jusqu’à son pied, strictement moulé dans sa pantoufle de peau blanche.

Elle était accompagnée par son père, le banquier de Vauges, l’homme d’affaires attitré de la noblesse ultra-noble, des vieux hôtels aux fonds de cours, et de tout ce qui reste à Paris des Croisades — celui dont on disait qu’au rebours de bien d’autres il avait fait fortune par l’honnêteté. Il avait lui aussi cet air d’opulence que les hommes, eux, mettent dans leur stature et dans leur port de tête. Et pendant qu’ils traversaient le salon, côte à côte, Claudia regardait de droite et de gauche, cherchant dans le scintillement des soies, des brocarts, des diamants, des visages qu’elle paraissait désirer anxieusement rencontrer.

Mais on ne les laissa point parvenir jusqu’à la maîtresse de maison. C’était entre deux danses, au moment où le flot des robes claires s’oriente vers le buffet. À la faveur du désarroi qui règne toujours alors, Claudia fut aussitôt entourée et forcée de commencer sa distribution de sourires et son partage de poignées de mains. Sept ou huit jeunes gens — tellement semblables sous leur frac, leur chevelure cirée et leur rigidité de même école, qu’on aurait dit une douzaine de frères jumeaux — commencèrent à s’empresser autour de mademoiselle de Vauges. Elle souriait toujours et recevait leurs hommages, aimablement, avec plus d’indulgence que de coquetterie. Elle sentait bien, quand elle prenait la peine d’y réfléchir, ce qu’il fallait penser de cette courtisanerie, mais elle n’était pas fâchée pourtant de cette adulation perpétuelle à laquelle nulle femme n’eût pu être insensible.

Bientôt elle fut entraînée vers le buffet où ses adorateurs la comblèrent de friandises. Elle était épanouie et joyeuse ; on voyait bien alors qu’elle se laissait faire la cour sans arrière-pensée. Mais tout d’un coup, elle revint dans la grande salle du bal en disant à mi-voix :

— Mon Dieu ! je n’ai pas encore vu mes cousines !

Alors, sur une des banquettes rangées le long du mur, trois dames, qu’elle n’avait pas aperçues tout à l’heure, frappèrent ses yeux maintenant que la salle était vide. L’une, la mère, était assise au milieu en robe de soie noire ; ses deux filles étaient de chaque côté d’elle, vêtues de petits costumes en lainage rose qui étaient assez frais, mais dont l’éclat s’éteignait auprès des autres.

C’étaient les demoiselles de La Croix-Jacques. Elles n’étaient pas allées au buffet, parce que personne ne les en avait priées : elles n’avaient aucune relation dans ce bal, et c’était Claudia qui les y avait fait inviter pour distraire un peu ses cousines.

— Bonjour, mes chéries, dit-elle, en les embrassant de toutes ses forces, sans façon ; j’ai cru ne jamais vous découvrir !

— Nous t’avons bien vue arriver, lui répondirent-elles, et nous écoutions ce qu’on disait de toi : tout le monde te trouvait ravissante.

Les de La Croix-Jacques étaient beaucoup plus jolies que Claudia ; l’aînée, surtout, était très belle, mais il n’y paraissait pas, et dans une assemblée tous les yeux allaient à mademoiselle de Vauges, tandis que personne ne regardait ses cousines. C’étaient deux types délicats ; leurs cheveux étaient de la soie blonde, mais le chignon qu’elles en avaient formé à la hâte n’avantageait pas leur figure, et il leur semblait qu’il eût été contraire à la simplicité de leur position de se coiffer avec autant d’élégance que Claudia. Elles n’étaient pas gauches, leur naissance leur permettait de n’être pas déplacées dans la plus haute société, mais à force de compter pour rien, là où elles passaient elles s’étaient résignées peu à peu à être oubliées, à n’être pas vues, à se laisser tomber comme une branche morte de cet arbre héraldique auquel leur être affiné tenait encore par tant de fibres ! Et elles marchaient sans bruit, ne liaient conversation avec personne, et choisissaient inconsciemment les dernières places.

— Avez-vous un fiacre retenu pour le retour, au moins ? leur demanda Claudia.

Les jeunes filles répondirent que non, qu’elles n’avaient pas besoin de voiture, qu’elles étaient venues par l’omnibus, qu’elles s’en retourneraient à pied et qu’aucun passant noctambule ne pourrait deviner sous leurs manteaux de pluie leurs robes de bal. Alors mademoiselle de Vauges se récria et déclara qu’elle et son père les reconduiraient en auto.

Aussitôt la bande à laquelle elle venait de fausser compagnie la rejoignit, et l’on commença à l’inviter pour des danses. Elle ne pouvait suffire à toutes les demandes. Bientôt elle fut entraînée dans le tourbillon, le cœur battant, palpitante de fatigue et de plaisir ; elle perdit encore de vue ses cousines. Deux ou trois fois, cependant, au cours d’une valse, ses yeux rencontrèrent les leurs, toujours fixés sur elle, et elle vit qu’on les avait laissées à leur place, qu’elles ne dansaient pas, que personne ne les avait invitées.

Alors, au milieu de sa joie, elle eut des ombres de tristesse, qui bientôt l’empêchèrent de s’amuser davantage. Elle s’affectait pour les deux jeunes filles, regrettant presque de les avoir fait inviter. Dès qu’elle en eut la liberté, elle vint les retrouver et fit signe à M. de Vauges, qui dansait encore quelquefois, d’inviter sa cousine aînée. Mais celle-ci se récusa en faveur de sa cadette. C’était, à son avis, un événement si extraordinaire qu’il fallait, pensait-elle, en faire bénéficier la plus jeune. Pendant que les deux sœurs se faisaient ces politesses, on vint de nouveau solliciter, pour une danse, Claudia, dont on avait découvert la retraite ; elle n’eut pas le courage de refuser.

Durant l’une des pauses de cette danse un jeune homme, qu’elle avait déjà rencontré dans le monde, vint lui demander s’il pouvait compter sur elle pour le cotillon. Ce jeune homme, dont elle connaissait l’origine plébéienne, ne lui plaisait pas. C’était le préparateur d’un grand maître de sciences à la Sorbonne. Elle avait entendu parler de son intelligence, mais elle le croyait ambitieux, et elle ne pouvait songer à sa basse extraction sans lui attribuer toutes sortes de vilains calculs et de féroces convoitises.

Elle aimait mille fois mieux les sots compliments de ses élégants admirateurs que le respect correct et un peu froid de ce jeune savant.

— Merci, répondit-elle avec embarras, mais j’ai déjà promis. Seulement vous me feriez grand plaisir en invitant à ma place l’une de ces jeunes filles que vous voyez là-bas auprès d’une dame en noir.

Et ses paupières eurent un battement léger dans la direction des demoiselles de La Croix-Jacques qui vraiment, vues ainsi de loin, avec leurs épaules un peu infléchies par la fatigue et l’immobilité, leurs robes ternes, et leurs yeux rougis par la lumière et le besoin de sommeil, éveillaient bien une idée d’humilité définitive, insurmontable.

Claudia crut qu’elle en agissait ainsi pour procurer un cavalier à ses cousines : en réalité, son impulsion secrète avait été le désir d’évincer ce danseur antipathique, et elle le suivait des yeux pour jouir du plaisir de celle des deux sœurs qu’il allait choisir. Mais elle eut contre lui un mouvement de souverain mépris quand elle vit qu’il décrivait une courbe au milieu des couples de la danse et qu’il disparaissait sans avoir obéi. Cet acte fut la confirmation de son jugement contre le jeune homme, et sa rancœur lui monta aux lèvres dans un mot qui lui semblait condenser toutes les cupidités et les bassesses de cette âme vulgaire.

— Le lâche, oh ! le lâche !

Elle trouvait que ce dédain de roturier, c’était à la noble misère de ses cousines la suprême injure. Elle pardonnait aisément à ces beaux mondains qui la fêtaient de n’avoir pas vu leurs jolis visages de pastels ; mais ce fils du peuple qui, grossièrement, leur faisait l’affront de leur marchander une danse parce qu’elles n’avaient pas de dot à convoiter, c’était exorbitant et cela la révoltait. À partir de ce moment, elle refusa toutes les demandes et s’en alla s’asseoir à côté de ses cousines, avec une envie folle de les embrasser, de les cajoler, de leur demander pardon pour ce vilain personnage.

À les regarder ainsi, tendrement elle se prit à les admirer. Elles avaient un col étroit de race dont la blancheur se fondait avec les flots de dentelles de la collerette. Les yeux de Fanny — l’aînée — étaient délicieusement pailletés d’or. Et Juliette possédait la bouche la plus spirituelle du monde ; une bouche qui, dans l’intimité, avait de si fins propos, de telles boutades, que si la jeune fille eût osé parler ici, on aurait pu faire cercle autour d’elle, comme jadis au temps des exquises Précieuses.

Claudia sentait dans ces deux filles charmantes un parfum de plantes rares, cette valeur de l’être physique et moral qui fait dire d’une femme : « Elle est remarquable. » Remarquables ! Hélas ! si peu de gens les avaient remarquées jusqu’ici ces pauvres enfants ruinées, dans qui s’incarnait cette allure singulière, cette distinction de violette des grandes dames pauvres ! Claudia s’apercevait maintenant qu’elle ne les valait pas. Elles étaient plus instruites qu’elle. Elles avaient plus d’esprit ; et en outre, d’une manière indéfinissable, Claudia se sentait près d’elles, une gentillesse vulgaire, un charme commun qui ne tirait son éclat que d’un prestige étranger.

Alors l’image lui vint de ces livres à la mode, ridicules ou ineptes, qu’on habille de peaux étranges, de vélins peints à l’escargot, de maroquineries à coins d’or, de façon qu’ils attirent même l’œil artiste par ce déploiement d’opulence extérieure, par leur reliure riche. Ils pullulent chez les libraires à côté du safran dédaigneusement simple des œuvres de talent, brochées ; ils les heurtent, les écrasent, les dissimulent.

Claudia comprenait douloureusement à présent que cette apparence dont la revêtait sa fortune était à sa personne la reliure riche du livre vide, cette magie qui attirait invinciblement les hommages, les sympathies, les amitiés. Et elle s’interrogeait, mortellement curieuse de savoir si elle méritait vraiment ses succès ou si, dépouillée comme ses cousines de cette parure irrésistible, elle plairait encore, pour le seul charme de son être, pour son visage, son regard, pour son âme !

Les couples tournoyaient toujours devant elle, les couleurs tièdes et chatoyantes des jupes soyeuses ondulaient dans un flot perpétuel. Elle percevait le grand piétinement du bal qui imprimait au plancher des vacillements, mais, sous l’influence de sa pensée profondément grave et triste, elle comparait maintenant ces danseurs à des fous, et ce divertissement lui semblait stupide. Silencieuse près des demoiselles de La Croix-Jacques, volontairement solitaire comme elles, Claudia élaborait un projet mystérieux, pendant qu’à ses yeux montaient les larmes du désenchantement et de l’expérience.

À quelque temps de , M. de Vauges vint trouver madame de La Croix-Jacques, et lui dit :

— Ma cousine, pourriez-vous, pendant quelques mois, me rendre un service ? J’ai depuis longtemps besoin d’aller en Amérique ; la pensée de ma fille me retenait, mais Claudia a levé la difficulté en songeant à votre complaisance, et elle veut vous demander l’hospitalité, le temps de mon voyage. Consentiriez-vous à prendre cette charge ?

Madame de La Croix-Jacques hésita :

— Mais, mon cousin, Claudia connaît notre existence. A-t-elle réfléchi à la vie qu’elle mènerait chez nous, si différente de la sienne ? Certes, ce sera pour mes filles et moi un bonheur extrême de posséder chez nous votre chère Claudia, et nous ferions tout ce qu’il nous serait permis pour adoucir…

— Permettez ; voilà justement ce que Claudia n’entend pas. Elle m’a nettement posé ses conditions avec une vigueur que je ne lui connaissais pas. Venant chez vous, elle veut partager votre existence dans ses menus détails, devenir votre troisième fille ; pas moins — mais pas plus. Et l’idée d’être traitée chez vous en riche étrangère, parce que Dieu nous a départi des fortunes différentes, couperait son projet dans sa racine.

— Cependant, mon cousin, nous travaillerons beaucoup de nos mains.

— Claudia travaillera avec vous.

— Nous menons une vie de recluses.

— Elle vous tiendra compagnie.

— Mais ses fêtes, ses dîners, ses bals, ses concerts ?…

— Je vous avoue, ma cousine, que je suis charmé en la voyant en passe de s’en lasser un peu. La vie austère de vos filles sera d’un grand effet sur elle. Nos enfants s’aiment tendrement : laissons-les s’enlacer encore d’un lien plus intime ; ce sera tout à fait charmant.

Madame de La Croix-Jacques soupira avec cette résignation amère de ceux qui ont beaucoup souffert et qui pèsent, dans leur moindre joie, ce qu’elle contient de peine. Elle n’osait se réjouir de la venue de Claudia dans leur petite maison, prévoyant le regret continuel où elle serait de ne pouvoir donner à la jeune fille son confortable ordinaire. Soudain, des éclats de rire dans la pièce voisine, qui servait à la fois de salon et de salle à manger, vinrent l’égayer ; puis Claudia entra avec ses deux cousines, mais on la reconnaissait à peine. Mademoiselle de Vauges s’était habillée dans l’étroite robe noire que Juliette portait à la maison, et elle avait, comme ses cousines, relevé ses cheveux à la Chinoise. Son père la regarda longuement et fut frappé de ce qui ressortait de ce changement de costume : elle n’était plus la même ; dégagée de toute parure, elle laissait voir sa vraie beauté, son cachet propre, moins éblouissant que l’autre, mais plus personnel et d’une saveur plus franche. Les demoiselles de La Croix-Jacques s’amusaient énormément de cette idée ; pour Claudia, elle riait aussi, mais plus doucement, dissimulant sous sa gaieté la profondeur de l’acte qu’elle venait d’accomplir.

— Décidément, ma pauvre Claudia, lui dit madame de La Croix-Jacques, tu veux donc devenir la sœur de tes cousines ?

— Oh ! oui, être pareilles, toutes trois pareilles ! s’écria la jeune fille avec une résolution mystérieuse ; que rien ne puisse plus nous distinguer !

Toutes trois pareilles, elles l’étaient en effet, quelques semaines après, la première fois que Madame de La Croix-Jacques conduisit les jeunes filles à la grand’messe de Saint-Thomas-d’Aquin. La maman, pour faire honneur à Claudia, portait la robe de soie noire du bal. Les jeunes filles se ressemblaient sous leurs trois toques simplettes d’astrakan, quoique les tresses cuivrées des demoiselles de La Croix-Jacques, les lourds écheveaux blonds, tassés, pressés sous le rebord trop étroit de la fourrure, prissent un air de magnificence que n’avaient pas les cheveux châtains de Claudia. Toutes trois serrées dans de minces jaquettes sombres, elles s’inclinèrent sur leur prie-Dieu, du même mouvement souple d’arbrisseau, et Claudia, comme ses cousines, prit son front dans ses mains épaissies par de gros gants de laine, qui cherchaient vainement sur ses tempes ses frisons de brunette.

Seulement, quand elles se redressèrent ensemble, se copiant toutes, d’instinct, Fanny et Juliette gardèrent cet abattement moral que trahissaient le fléchissement à peine visible des épaules et le port fatigué de la tête, tandis que Claudia se relevait fièrement, entraînée par l’élan intime de l’héroïsme qui l’exaltait, et qui transparaissait physiquement.

Ce n’était pas, en effet, sans une énergie amère qu’elle s’était imposé l’épreuve actuelle ; et dans cette résolution de renoncer fictivement à tout ce qui l’avait faite adulée et heureuse, pour se présenter dans la seule parure de sa jeunesse et de son attrait moral, il y avait plus qu’un caprice d’enfant riche. Il y avait le désir d’opérer enfin dans les hommages qu’on lui offrait, une sélection, en écartant les serviles, les cupides, ceux qui s’adressaient à sa fortune, ceux qui allaient à la magie de son opulence, irrésistiblement, comme la limaille de fer se rue à l’aimant ; ceux enfin qui ne l’atteignaient pas, elle, Claudia, qui sous son manteau de richesse cachait un cœur tendre, affamé de sympathies vraies et de sincérité. Dans cette résolution, il y avait surtout l’anxiété de savoir ce que valait sa stricte personnalité, ce qu’on allait penser d’elle quand elle n’aurait plus pour plaire cet éclat d’emprunt de sa richesse et de son élégance. C’était pour tout cela que, surmontant ses instincts féminins, ses impulsions vaniteuses, les mille liens qui retiennent une femme à ce qui la fait belle et admirée, elle avait, d’un effort douloureux, secoué les épaules et fait tomber le manteau somptueux.

À la sortie de l’église, sur les marches du porche, deux ou trois amies intimes, seules, vinrent lui serrer la main. Les autres connaissances la saluèrent de loin, et Claudia s’éloigna entre ses deux cousines, d’un pas hâté, gênée par la simplicité de sa mise et par l’attention dépourvue d’indulgence qu’elle sentait peser sur elle.

Dans la rue, elle fit l’expérience décevante que les regards s’arrêtent plus volontiers aux jolies toilettes qu’aux visages sympathiques ; et à constater, pour la première fois de sa vie, qu’elle passait inaperçue elle se dit tristement : « Je ne suis pas jolie : personne ne m’a regardée ! »

C’est qu’en effet la jeune fille modestement vêtue qu’on voyait passer, estompant sa silhouette dans l’uniformité de trois costumes pareils, ne ressemblait plus à l’éblouissante Claudia du bal, et l’on ne pouvait exiger des passants qu’ils distinguassent cette âme héroïque, que rien d’extérieur ne signalait.

À partir de ce jour, elle n’eut plus envie de sortir et resta volontiers des journées entières dans le petit appartement que les dames de La Croix-Jacques habitaient à un quatrième de la rue du Bac. C’était l’assemblage de quatre à cinq petites pièces resserrées, où s’entassaient des bibelots princiers, des pendules de musée qui semblaient battre le temps d’un autre âge, des chaises aux bois ouvragés dont les tapisseries usées montraient leur canevas, des rideaux de damas, dont les teintes s’évanouissaient dans un lent décolorement. On y sentait planer l’âme d’une auguste vétusté, qui dormait au fond des glaces aux ors brunis, qui soupirait dans les sons de clavecin du vieux piano à queue, qui parfumait les tiroirs des lourdes commodes ventrues, et qui s’incarnait dans les deux blondes figures de Lancret qu’étaient Fanny et Juliette.

Claudia respirait avec délice cette odeur d’aristocratie, renfermée et concentrée là, comme une essence dans un sachet. Ses cousines, de grand matin, commençaient les travaux du ménage et ne les terminaient qu’à la nuit. Mais la vulgarité de leurs occupations manuelles entachait bien moins la noblesse de leurs personnes que ne l’eussent fait les fréquentations mondaines, et l’influence des manières parisiennes, relâchées. Claudia prétendait en riant que Juliette balayait comme une reine et que Fanny allumait le feu avec une façon de vestale. De fait, en leur moindre occupation, se révélaient un souci involontaire de distinction, une grâce un peu hautaine, qui paraient leur labeur grossier d’un geste de discrète élégance — soit que Juliette, gracile et cambrée, poussât son balai ; soit que la main fine de Fanny fourrageât dans les braises du foyer.

Le principe substantiel de ces vies de travail nourrissait fortement l’âme de Claudia. Elle y perdait le peu de frivolité que son existence affolante avait laissée en elle : elle se refaisait et se complétait.

Parmi les amis de Vauges, les uns s’étaient dit, voyant la retraite de Claudia coïncider avec l’absence de son père : « Le banquier est dans une mauvaise passe. » Les autres ne s’étaient rien dit du tout, mais Claudia leur inspirait maintenant le même effroi répulsif que ses parentes pauvres. L’expérience allait être concluante et le résultat dépasserait encore la durée de l’épreuve. Quand le dimanche, à Saint-Thomas, la jeune fille sentait les regards autour d’elle, elle éprouvait un âpre sentiment de résignation à voir les yeux fuir les siens, les visages contraints, les poses détournées, un large mouvement de recul instinctif s’étendant à la paroisse entière dont elle était connue.

« Mon Dieu, pensait-elle, je savais bien qu’on changerait à mon égard, mais de cette façon criante et brutale, cela dépasse tout ce que j’avais supposé. Que suis-je donc pour qu’il ne reste plus rien de moi, l’argent ôté ? »

Mais elle voulait aller encore plus loin dans cette triste expérience. Puisque à part deux ou trois amies intimes qui étaient venues la chercher jusque dans le logis pauvre des dames de La Croix-Jacques, elle avait vu se détacher nettement d’elle toute la société dont elle était naguère l’idole, elle voulut tenter la décisive épreuve, poursuivre ceux qui la fuyaient et se mêler de nouveau, telle on la croyait désormais, réduite aux seuls attraits de ses vingt ans, au cœur même de ce monde qui la réprouvait.

Un jour, elle pria madame de La Croix-Jacques de la conduire à des leçons de danse qu’elle négligeait depuis longtemps, expliquât-elle, et qu’elle ne voulait cependant pas abandonner.

Elle ajouta :

— Fanny et Juliette viendront avec moi, n’est-ce pas ?

Car ce n’était pas assez de son humiliation propre, il lui fallait encore s’abreuver de celle de ses cousines, épouser leur pauvreté, goûter avec elles à l’indifférence dédaigneuse de son propre milieu. Et toutes trois, dans leur robe étroite de mérinos noir — l’uniforme de la simplicité — elles firent irruption un beau soir dans le salon tout de glaces et de lumières du grand professeur à la mode : les deux sœurs très intimidées de voir leur image reflétée partout autour d’elles, Claudia au contraire le marcher ferme, l’énergie au cœur.

Le professeur, — un très bel homme à la chevelure noire, bouclée — ne reconnut pas tout de suite Claudia. Il fallut qu’elle se nommât, en lui expliquant qu’elle lui amenait pour élèves ses cousines. Alors il les regarda toutes trois du même air protecteur et s’en retourna vers un groupe de jeunes gens auxquels il enseignait à glisser les pieds sur le parquet. Ils étaient tous rangés devant une glace, tous les mains aux poches relevant les pans du smoking. Un peu plus loin, huit jeunes filles ensemble dansaient le menuet, silencieusement, très préoccupées de la cadence et de l’harmonie de leurs révérences. Juliette mourait d’envie de rire en les regardant, mais Fanny était agitée d’un petit tremblement nerveux et se demandait ce qu’elle deviendrait si on la priait d’exécuter en public quelque chose de semblable.

Au bout d’un moment, comme les demoiselles de La Croix-Jacques et leur cousine étaient demeurées au milieu du salon sans que personne parut remarquer leur présence, et que Claudia commençait à sentir le malaise de cette situation ridicule, le professeur revint vers elles et se souvint à la fin que mademoiselle de Vauges était sa meilleure élève l’an passé. Alors il lui demanda si elle voudrait essayer avec un de ces jeunes gens un pas nouveau, qu’elle dansait mieux que personne. Sur l’affirmative de Claudia, il s’en alla trouver son élève auquel il eut l’air de murmurer quelques mots d’excuse. Lorsque Claudia se trouva en face de son danseur, ils se reconnurent. C’était précisément l’un de ses adorateurs du dernier bal. Ils se saluèrent cérémonieusement, et la jeune fille devina à son air embarrassé qu’il avait appris sur son compte d’alarmantes nouvelles. Alors, quoique naturellement très bonne, dominant ce futile garçon de toute la supériorité du rôle qu’elle jouait, le dépassant surtout par la virilité de son caractère féminin, elle savoura jusqu’au fond le plaisir de peser cette légèreté mondaine, de mettre à nu la fragilité de cet esprit d’oiseau, et de voir le pauvre oiseau se prendre en effet au piège que son dilettantisme malicieux lui tendait. Et l’image fuyait au long des glaces de ce couple étrange où lui, découpé dans son habit correct, comme une illustration anglaise, cherchait à se dégager de cette rencontre malchanceuse, où elle, aisée, caustique, animant toute sa mise triste du seul éclat de son sourire, le retenait et le torturait.

— Connaissez-vous mes cousines ? lui disait-elle. N’est-ce pas qu’elles sont charmantes ? Vous savez que je suis maintenant chez elles.

Et elle faisait une pause pour laisser à l’imagination du jeune homme le loisir d’évoquer les pâles visions de la médiocrité où elle vivait désormais. Elle se plaisait alors à suivre sur son visage l’instinctif sentiment de retrait qui le saisissait. Puis elle recommençait :

— Vous souvenez-vous du dernier bal ?

— Mais oui, répondait-il avec un soupir de contrainte, je m’en souviens ; vous avez été merveilleuse ce soir-là ; cela se disait…

Il avait l’air de penser :

« Mais, que ce temps est loin ! »

Ensuite le silence reprenait. Évidemment il ne trouvait rien à lui dire. Cette jeune fille nouvelle qu’il avait devant lui n’était plus de celles auxquelles il réservait son attention. Il était présentement aussi gêné devant Claudia qu’il l’eût été devant ces pauvres demoiselles de La Croix-Jacques s’il avait été forcé de se présenter devant elles, avec son respect obligé et contempteur.

« Et dire, pensa Claudia, dire que je n’aurais qu’à passer ma robe de bal en criant : « rien n’est changé, je suis toujours la grande héritière, pour qu’il tombe à mes genoux ! »

En même temps elle observait ses cousines à qui le maître de danse apprenait à poser le pied de travers, semblant leur donner des leçons de maintien. Elle souleva imperceptiblement les épaules. Il lui paraissait absurde que cet homme apprît le charme des mouvements à ces grâces personnifiées qu’étaient les demoiselles de La Croix-Jacques.

Et pendant que son pied gracieux dessinait sans une erreur, infatigablement, le pas de la danse nouvelle, son esprit s’envolait dans la région supérieure où l’on juge de haut choses et gens. Elle comprenait, tout à coup, ce qu’elle n’avait pas encore senti, jusqu’ici, la différence qu’il y a entre la vie intérieure et l’autre, la superficielle, la visible, la seule que le monde connaisse, et combien est petit le nombre de ceux qui pratiquent la première. Ses cousines, que la solitude avait gardées de toute dissipation, la lui avaient vraiment apprise. Elle savait aujourd’hui ce que c’est que de s’enfermer en soi-même et d’explorer son âme, et de cultiver son jardin secret, en n’accordant à la vie extérieure que le nécessaire. Les demoiselles de La Croix-Jacques avaient ainsi vécu, apparemment diminuées par une existence commune et terne, mais en réalité enfermées dans le château de leurs âmes dont personne ne connaissait les richesses. Tendres et pensives, elles avaient développé leurs facultés de cœur et d’esprit jusqu’à devenir des femmes incomparables, et il y avait un charme même dans le mystère qui enveloppait leurs perfections.

Comme la vie du monde dont elle s’était contentée si longtemps semblait à Claudia vaine et même un peu risible aujourd’hui ! Le culte de l’apparence qui jette les hommes à genoux devant l’argent, devant tout ce qui éblouit, était ce qui lui avait valu les adulations de naguère. Combien peu ses vrais trésors, ceux de sa vie intérieure, comptaient maintenant pour tous ces gens préoccupés seulement du luxe, de la mode ou du désir de paraître !

— Vous êtes fatiguée, mademoiselle ? lui demanda soudain le beau danseur.

En effet, malgré son air enjoué, Claudia n’avait pu retenir un soupir de tristesse, de désillusion suprême. Oh ! si elle avait pu savoir qu’en un coin de la société se trouvait une élite dédaigneuse de ce qui est illusoire, vivant dans le recueillement, nourrie de pensée, éprise de méditation et de rêve.

Et Claudia, à ce point de ses réflexions, vit clairement, sans s’expliquer pourquoi, l’image du jeune savant plébéien qu’elle avait évincé le soir du bal. Il s’appelait André Bertrand. Son nom lui revenait aux lèvres. Était-il digne d’estime ou de mépris ? Elle n’aurait su le dire, mais aujourd’hui elle lui était reconnaissante de lui avoir montré un visage énergique, stigmatisé du travail cérébral, au milieu de toutes ces faces d’hommes blêmies dans le désœuvrement.

Elle se tourna vers son cavalier et lui dit :

— C’est vrai, je suis un peu lasse, très lasse même, monsieur.

Et comme elle connaissait quelques jeunes filles parmi celles qui s’évertuaient là-bas à finir leur menuet dans une quadruple révérence de marquise, elle s’en fut leur présenter ses cousines.

Il était dix heures. Le bal recommençait semblable à l’autre, fait des mêmes visages, des mêmes glissements, des mêmes bruissements d’étoffes, du même murmure de causeries à mi-voix. On se reconnaissait et l’on s’abordait, comme si depuis la dernière réunion on avait cessé d’exister. C’était de nouveau la fête de la soie, de la lumière et des parfums. La soie surtout ! Elle ruisselait en vagues irisées depuis les brocarts mauves des aïeules jusqu’aux robes mousseuses, couleur d’absinthe pâle, des adolescentes : robes de rêve, robes de fées ; robes couleur de lune ou couleur du temps, comme les poètes en tissaient autrefois dans leurs songeries, comme on en tisse maintenant en Angleterre, dans les grandes usines sombres.

Quelqu’un prononça le nom de Claudia.

Alors ce furent des chuchotements plus vifs et plus mystérieux. Les soupirs légers et frivoles d’une pitié superficielle voltigèrent sur des lèvres qui n’en cessèrent pas de sourire. On parla de revers et de catastrophe ; on parla de réclusion et même de prise de voile, quand la maîtresse de maison dit :

— Chut ! Claudia de Vauges ? mais elle est ici. Elle a rencontré l’autre jour mes filles, au cours de danse, et elle s’est fait inviter sans façon, avec des parentes qui l’accompagnaient. Elle aimait tant le monde, la pauvre petite, qu’elle s’y rattache encore, c’est bien naturel.

Il était bien naturel en effet qu’elle fut venue, mais pas au sens où l’entendait la maîtresse de maison. Si Claudia avait voulu venir, personne ne pouvait deviner son idée secrète. On ne l’avait pas même vue. C’était elle qui entre les deux demoiselles de La Croix-Jacques, habillée d’une robe copiée sur la leur, se cachait à demi — un peu plus pâle seulement que de coutume — derrière le battant d’une porte ouverte. Pour que ses adorateurs vinssent ici chercher Claudia, il fallait qu’ils eussent bien grande envie de la faire danser, et jusqu’à présent rien de semblable ne se manifestait. Animée d’une gaieté nerveuse, Claudia babillait avec ses cousines, pendant que madame de La Croix-Jacques, résignée, employait son temps comme elle le pouvait, soit à compter les couples, soit à dénombrer les bougies.

Cependant, à la longue, on découvrit mademoiselle de Vauges et la maîtresse de maison vint échanger quelques mots avec elle. Cette dame parut fort contrariée de ce que personne n’eût invité Claudia, car c’est une des vanités raffinées de la réception, de vouloir que chez vous le dernier des invités jouisse pleinement. Quand elle s’éloigna, Claudia la suivit des yeux, et la vit s’approcher de deux ou trois jeunes gens qui causaient dans l’embrasure d’une fenêtre. Elle observa avec un redoublement d’attention et comprit qu’une légère discussion s’engageait. Puis tout à coup, l’un des jeunes gens se détacha du groupe et vint s’incliner devant elle en lui demandant une valse, de l’air dont on accomplit un devoir ennuyeux.

Ainsi dans ce même salon où quelques mois auparavant elle recevait à foison les flatteries et les hommages, Claudia n’avait maintenant pour tout succès que la carte forcée de ce pauvre garçon auquel la maîtresse de maison avait imposé cette invitation comme une pénitence aux jeux de société ! Elle sentit l’aumône qu’on lui faisait à contre-cœur et la refusa fièrement. Après, il en vint deux ou trois autres, des inconnus, mais Claudia ne voulait plus danser ; elle était remplie de pensées trop graves ; elle aurait trouvé le moindre divertissement ridicule. On aurait dit que le vent de dix années d’expérience avait passé tout d’un coup sur cette jeune tête et l’avait mûrie.

Soudain, ses yeux qui posaient indifféremment dans le vague de cette foule mouvante, rencontrèrent un visage tourné vers le sien. Et aussitôt une intuition l’avertit que si ce regard pouvait percer son secret et lire l’amertume de son âme, il la comprendrait, s’y associerait, la partagerait. C’était le visage aux traits un peu durs d’André Bertrand. Lui ne dansait pas non plus. Sur son front ravagé par le travail, une tristesse de plus devait s’être imprimée : on la devinait plus qu’on ne la voyait. Toute sa personnalité était ainsi, profonde, puissante, et ne se décelant pas de prime abord. On s’y méprenait d’ordinaire, et le vulgaire le méconnaissait. Mais la lumière de son intelligence devait forcément émettre un rayonnement qui n’échappait pas aux âmes subtiles. Claudia avait ce soir la perception trop aiguisée pour être insensible à ce magnétisme que deux esprits apparentés exercent l’un sur l’autre. Elle comprit qu’il allait venir à elle, et il vint en effet la chercher pour une danse. Cette fois elle se leva joyeuse, et le suivit.

Il ne lui adressa pas de parole. De son côté Claudia ne pouvait s’expliquer comment, malgré ses préventions, elle avait si vite consenti à passer près de lui le long instant d’une danse. Leur propre silence les gênait l’un et l’autre ; ils étaient anxieux de se connaître mutuellement davantage, mais les raisons de convenance les empêchaient de se dire rien de sérieux, et quant aux phrases banales, il leur eût répugné d’en prononcer une seule. Pourtant, quand il la reconduisit à sa place, André dit à Claudia :

— Mademoiselle, je vous remercie de l’honneur que vous m’avez fait.

Et à la façon seule dont il prononça ces mots : « l’honneur que vous m’avez fait », Claudia comprit que lui aussi la pensait dépossédée de sa fortune. Alors elle se dit :

— S’il ne danse pas ce soir avec une autre jeune fille, je croirai en lui.

Croire en lui, signifiait pour Claudia se fier à cet attrait moral qu’elle découvrait pour la première fois dans André Bertrand, s’abandonner à cette sorte d’entraînement réfléchi qu’elle éprouvait vers lui et qui venait bien plus de son propre fonds que de la personne du jeune homme, en ce sens qu’André Bertrand réalisait pour cela toutes les idées qu’elle caressait depuis quelque temps, dans sa solitude. C’était enfin avoir confiance dans ce caractère encore inconnu, sur le seul gage de l’acte délicat qu’il venait d’accomplir.

— Quel est donc ce jeune homme qui t’a invitée ? demanda malicieusement Juliette.

Et tant il semblait à Claudia qu’elle ne pouvait rien dire de vague sur André sans diminuer sa personnalité qui se prolongeait bien au delà de son aspect d’homme ordinaire, elle répondit :

— Mais, ma chère, je ne le connais pas, moi !

Bientôt tout son intérêt se concentra sur ce point de savoir s’il allait choisir une autre jeune fille, ou s’il reviendrait la prier de danser avec lui le cotillon. Ces mêmes danses qui tout à l’heure lui semblaient stupides, prenaient pour elle une importance presque sacrée puisqu’elles allaient la réunir encore une fois à cet homme qu’elle désirait si avidement de connaître mieux.

Un officier vint inviter Fanny. Claudia le vit distraitement et se réjouit de ce qu’on eût distingué sa cousine. Juliette mourait d’envie de danser aussi ; ses jolis yeux pétillants et tendres le disaient. Il passait un jeune homme qu’une vieille dame venait d’envoyer au buffet. Il la vit à la volée, se retourna, et revint vers elle.

Cette fois c’était au tour de Claudia de n’avoir pas de cavalier.

Elle ne voyait plus André Bertrand, et elle pensa qu’il avait quitté le bal. Elle aurait alors désiré s’en aller aussi, mais c’était impossible, maintenant que ses cousines espéraient tant s’amuser dans la dernière partie de la fête. Le cotillon allait commencer. Un ami de M. de Vauges, qui se trouvait à ce bal, la remarqua et, sans dissimuler la pitié que lui inspiraient les prétendus malheurs de la jeune fille, vint lui demander de l’accepter comme danseur. Alors Claudia eut tout à coup la certitude si précise qu’André était là et qu’il allait venir, qu’elle répondit :

— Merci, monsieur, je regrette bien, mais j’ai promis ce cotillon.

Et au même instant, elle aperçut André qui s’avançait vers elle.

Il avait entendu son dernier mot, et il questionna vivement :

— Vous avez promis ?

Elle leva sur lui son regard triomphant et consolé, débordant de confiance, et répondit :

— C’est à vous que j’avais promis.

À ce moment, elle se vit dans une glace ; elle vit son visage rougi par la chaleur, ses cheveux relevés sans grâce sur son front, sa robe qui lui seyait mal, toute sa ruine fictive s’incarnant dans sa figure de fille pauvre, et elle se trouva presque laide. Alors elle comprit que, pour la première fois, elle était aimée vraiment, à la façon de ces livres aux reliures nulles, qui n’ont ni luxe, ni beauté, et qu’on recherche avec passion, pour le savoureux mystère qui dort en eux. Elle se sentit elle-même ce livre vivant qu’elle avait rêvé d’être, dépouillé de sa reliure riche, dépouillé de tout attrait extérieur et qu’on feuillette avec délice, quand même, pour son âme.

« Ma chère Claudia, écrivait huit jours après le banquier de Vauges, j’ai reçu ce matin, dans mon courrier de France, des nouvelles bien extraordinaires. D’abord une lettre de mon secrétaire qui me presse de revenir, « parce que, me dit-il, tout marche au plus mal ». Il paraît que mon absence a discrédité complètement nos bureaux et que les clients épouvantés les emplissent du matin au soir, suppliant qu’on les renseigne sur le mauvais état de mes affaires. Le mauvais état de mes affaires ! comprends-tu cela, Claudia ? Mon malheureux secrétaire ne sait où donner de la tête et se sent incapable de rassurer à lui seul tout ce monde. Mais voici qui est bien plus fort. À côté de cette lettre-là il y en a une autre, signée ma foi d’un nom que je vois souvent, en bonne place, dans mon journal de sciences, André Bertrand. Ce garçon-là ne s’imagine-t-il pas de m’écrire deux pages durant, avec le tact et l’habilité d’une vraie femme en pareil cas, les condoléances les plus délicates sur les circonstances douloureuses que je traverse et qui seules — tu ouvres tes yeux, Claudia, et tu lis bien — qui seules peuvent l’enhardir…

Au fait, mon enfant, je te dirai que je l’ai bien trouvé un peu hardi, tout d’abord. Il se permet, vois-tu, de t’aimer à la sourdine depuis deux années. Quand on s’appelle Bertrand, c’est beaucoup oser, m’a-t-il semblé. Je crois que s’il te plaisait et que tu l’agrées, nos connaissances trouveraient cela bien roturier. Seulement, son nom c’est André Bertrand, c’est-à-dire un nom qui compte déjà dans le monde savant, un nom qui exprime au dernier point l’énergie et l’intelligence. Et puis, il faut bien se le dire, Claudia, il n’y a plus de roture. Ou plutôt, il y a une nouvelle noblesse aujourd’hui, qui fleurit un peu partout, à l’aventure, comme les pâquerettes dans les champs. La nouvelle roture c’est nous, les oisifs, les inutiles. Les vrais nobles, ce sont les aristocrates de l’intelligence, du talent, de l’action ; monsieur Bertrand en est un.

Enfin, ma chère petite, on ne se mésallie pas quand on épouse un homme qui vous aime et dont l’amour éclate dans le superbe dédain de l’argent qu’a montré ce jeune homme. Car ce sont les bruits absurdes courant sur notre compte qui ont décidé son aveu. Il te croit ruinée à plates coutures, ma pauvre Claudia. Je te montrerai sa lettre, elle est admirable.

Je pars demain, Claudia ; je tiens à mettre, au plus tôt, fin à cette aventure inouïe, une fin qui sera bonne et heureuse si, comme je l’espère, tu partages mes idées et penses avec moi qu’il sera très noble de s’appeler madame André Bertrand. »

LE PASSÉ

Ce fut au printemps que le jeune juge arriva dans la jolie sous-préfecture. Elle le charma tout de suite avec sa ville haute et sa ville basse où deux rivières se mêlaient. Le soleil dorait l’église d’en haut et la coupole romane de l’église d’en bas. Alentour, la campagne verdoyait. Il confia ses bagages à l’omnibus et descendit à pied jusqu’à l’hôtel, place de la Sous-Préfecture. Ce jour-là même, pour la première fois, il rencontra Hélène.

C’était une belle fille mince et grande qui paraissait bien déjà ses vingt-huit ans. Mais son allure avait tant de grâce, sa robe de drap noir l’habillait si parfaitement, et ses yeux superbement intelligents possédaient tant de bonté que le jeune juge se dit sans songer : « Voilà une femme exquise. »

Elle soutenait à son bras un grand vieillard qui lui ressemblait. Il était beau comme elle, marchait péniblement. Elle en prenait mille soins.

Il la revit presque chaque jour promenant le vieillard, tantôt sur le quai de la petite rivière, tantôt sur la place de la Sous-Préfecture, qui était entourée de sycomores en rectangle. Elle allait à petits pas. Le vieux monsieur demeurait toujours silencieux. La jeune fille regardait loin devant elle, les prunelles mélancoliques et désabusées. Le juge s’informa d’elle. C’était la fille de ce grand vieillard, un industriel ruiné que la perte de ses biens avait si cruellement atteint qu’il en était demeuré hémiplégique. Ils habitaient un second étage près de l’ancien château, dans la ville basse. On les disait dans une situation précaire.

Ces renseignements attristèrent le jeune homme. Il rêvait d’un bel avenir, désirait un train de vie que seul un riche mariage lui permettrait, et regretta de ne pouvoir épouser une femme qui lui plaisait si fort.

Cependant, il continuait de rencontrer Hélène et son père. Il la voyait le matin faire son marché en compagnie d’une jeune bonne en coiffe. Quand il se rendait au tribunal, à midi, il la croisait sous les sycomores. À l’heure du frais, s’il sortait avec le greffier, il apercevait le couple au bord de la rivière ; les jours de grande chaleur, il le retrouvait sur la haute ville, après souper. Il saluait alors, avec une sorte de gêne, mordu par le chagrin de ne pouvoir fixer en cette belle fille tous ses rêves inassouvis d’homme de trente ans.

Un jour, il lui parla. Ce fut dans la rue, à l’occasion d’un attroupement formé autour d’un homme malade dont il s’informa près d’elle. Il ne l’avait jamais si bien vue, ni de si près. Le charme nuageux de la passante se précisait presque brutalement. Il lui sembla retrouver la réalisation d’un songe dans ce chignon noir pesant sur la nuque, dans ces beaux yeux qui se posaient sur lui limpidement, avec cette ironie inconsciente des femmes supérieures que les hommes ont toujours dédaignées, pour leur pauvreté.

— Ne vous tourmentez pas, monsieur, dit-elle en riant ; c’est un paysan ivre que le garde va ramasser.

Il lui sembla que tout son air, à cette minute, signifiait :

« Je suis belle et noble comme une reine, je suis une intellectuelle raffinée, et je ferais une compagne très tendre ; mais les joies de l’amour ne sont pas pour moi et, bravement, je m’y résigne. »

Pour quelques mots qu’elle avait dits, il la comprit souverainement spirituelle et gaie. Il se laissait aller parfois à penser : « Quelle charmante épouse j’aurais eue ! »

Il la revit en visite à la Sous-Préfecture, où elle conduisait son cher vieux qu’elle appelait : « mon petit ». Celui-ci, ne s’exprimant qu’avec difficulté, écoutait les conversations et gardait le silence. Ç’avait été une très belle intelligence, disait-on. Aujourd’hui, sa fille parlait pour lui. Très Parisienne d’allures, avec un rien de provincial qui retenait légèrement sa jovialité naturelle, elle éclipsait tout le monde dans le salon, sans le savoir, à force de simplicité et de bonne humeur.

Et de ce jour-là, le jeune juge l’aima de toute sa jeunesse, de toutes ses aspirations anciennes qui se satisfaisaient enfin dans cette délicieuse vision de femme.

Ce fut un roman exquis dont la jeune sous-préfète fut chargée de tramer les fils légers. Elle alla trouver Hélène dans le modeste second étage voisin de l’ancien château, à la basse ville. Le salon y avait conservé le meuble des jours opulents. On y voyait des consoles précieuses, des canapés empire, des brocarts jaunes, des vases inestimables remplis de fleurs des champs.

En robe de chambre de toile grise, une main posée sur la tête d’une chimère, à l’appui du fauteuil, très pâle et masquant son émoi sous son beau sourire de bravoure, Hélène écouta l’aveu. Depuis dix ans, confusément, avec des forces secrètes dont elle voulait ignorer la puissance, elle attendait cette minute.

Elle l’attendait sans se l’avouer, sans le savoir, dans ses accès de gaieté et dans ses accès de mélancolie, dans ses vagues désirs de bonheur imprécis, et chaque fois qu’autour d’elle, parmi ses amies, avait fleuri l’amour. Et par raffinement, elle voulut entendre encore plus sûrement le message. Il fallut lui redire qu’elle était aimée, que le beau garçon sympathique tant de fois rencontré par les rues rêvait d’elle, l’attendait, l’appelait, la choisissait entre toutes pour être l’amie de sa vie entière, sa compagne, sa femme. Alors elle ferma les yeux et dit sourdement :

— Je me croyais trop vieille pour cela. Elle avait cessé de sourire. De son air de bravoure et d’énergie, rien ne lui restait plus ; elle était infiniment grave et recueillie.

— Je m’étais toujours dit, prononça-t-elle très bas, que j’aimerais beaucoup celui qui m’aimerait.

Le moment vint d’expliquer la chose au cher papa. Hélène lui fit mille cajoleries, l’embrassa au front : « Écoute, mon petit, je m’en vais te dire une grande nouvelle. » Et elle lui raconta tout au long son roman. Il comprit parfaitement, mais les mots lui manquèrent pour exprimer sa joie. Ses yeux, pleins encore du feu d’autrefois, disaient ce qui se passait au fond de son âme mystérieuse, tombeau muet de sa pensée, mais sa langue embarrassée ne put qu’articuler avec un accent d’enthousiasme indicible :

— Ah ! voilà… voilà… petiote…

Et il contemplait sa fille orgueilleusement, lissait du doigt ses beaux bandeaux, l’admirait, fier qu’on l’aimât enfin.

Elle le regardait, glorieuse elle aussi.

— Tu es content, hein, mon petit ?

— Ah ! voilà !… voilà !

Et une larme de joie sortit de sa paupière, coula lentement sur sa joue fripée, et vint se perdre dans sa grande barbe grise.


Un soir d’août, Il vint. Elle le reçut dans le salon aux consoles précieuses, aux canapés empire, parmi les chimères montrant partout, sur l’acajou des meubles, leurs ongles d’or. Les lourds rideaux de brocart jaune assombrissaient la pièce. Ils causèrent très bas. Hélène disait peu de chose ; un souffle fort soulevait son corsage ; ses yeux s’étaient faits divinement doux.

Lui se montra très franc, dit ses défauts ; il se sentait un peu lâche devant la vie ; il se confiait à elle, la compagne forte qu’il admirait. Elle éprouvait comme il est bon d’être aimée pauvre. Sa belle main, faite aux gestes caressants et protecteurs, se posa sur celle de son fiancé, et il sentit tant de puissance dans cette tendresse qu’il en frémit de bonheur.

Ils se revirent deux fois la semaine, puis trois fois, puis quatre. Lui, chérissait de plus en plus cette belle promise. Mais elle, âme rêveuse et ardente, aimait en secret le plus fort. Toute sa jeunesse triste, sans espoir, murée dans le sacrifice, s’épanouissait soudain. Elle avait vingt ans ; elle en avait seize ! Elle était si reconnaissante au Prince Charmant qui lui montrait enfin la vie et l’y conviait !

Selon la coutume de certaines petites villes, ils se voyaient à l’après-dînée. On allumait dans le salon une grosse lampe empire, au globe diaphane semblable à une lune. Tous deux dans la pénombre causaient à voix basse, le plus souvent se taisaient. Et le vieux monsieur, rigide dans son fauteuil, les bras croisés, son beau visage très noble en pleine lumière, illisiblement suivait son rêve mystérieux.

Le jeune juge hasarda un jour, au milieu de leurs projets d’avenir, la question pénible :

— Et votre pauvre papa ?

— Mon père ? répéta Hélène vivement.

Puis elle se tut. Une angoisse affreuse lui serrait le cœur.

Elle n’avait pu imaginer jusqu’ici que son mari la prît sans son père ; elle se sentait inséparable de son « vieux », trop nécessaire à cette pauvre vie dévastée. En toute sincérité, elle aurait trouvé très simple de l’amener avec elle dans son ménage, son grand enfant, son « petit ». Mais soudain en rougissant, elle comprenait son erreur. Comment, ce garçon brillant, à l’avenir prometteur, qui la prenait sans dot, assumant à lui seul les charges lourdes du foyer qu’on crée, devrait, en outre, recueillir un infirme. Qu’avait-elle pensé !

Lui, surprit les yeux de détresse qu’elle eut tout à coup :

— Je l’aime bien aussi, croyez-le, Hélène ! Je veux lui faire une vie bienheureuse, bien tranquille.

Par délicatesse, Hélène, la fierté même, n’osa pas dire ce qu’elle avait espéré. Le fiancé esquissa plusieurs combinaisons. On aurait pu conserver au vieux monsieur l’appartement, avec la jeune bonne, qui paraissait dévouée. Il y avait aussi la Maison de Santé. Mais ce qui lui souriait le plus, c’était la Pension de Famille de la petite ville, où un vieux ménage fort convenable recevait les personnes âgées, et leur prodiguait tous les soins requis.

Hélène ne répondit pas. Sa gorge se serrait. Les larmes lui montaient aux yeux. Une amertume lui vint contre ce fiancé qu’elle trouvait si cruel. Elle crut cesser de l’aimer. Ces choses s’étaient dites imperceptiblement, et sous la lampe, là-bas, le grand vieillard placide poursuivait son rêve insondable.

Le jeune homme, trop intelligent pour ne pas discerner que sa fiancée souffrait beaucoup, comprit la raison de sa peine. Il partit fort troublé. En son absence, Hélène pleura. N’était-il pas de son devoir de briser ce mariage ? Elle avait lu des exemples d’héroïsme pareil, mais ce qui la remplissait autrefois d’enthousiasme la glaçait de peur, aujourd’hui, jusqu’à la racine des cheveux. Le lendemain, quand à l’heure de la promenade, elle noua la cravate de son cher vieux, elle le prit aux épaules dans un geste de passion, et l’embrassa si longuement qu’il en riait de plaisir et d’orgueil paternel.

Elle sentait que dans sa vie une cassure nette allait se faire. Sous son voile de mariée, s’ensevelirait pour toujours son passé, et une existence différente commencerait, distincte de celle d’autrefois, une vie nouvelle où l’attendraient une atmosphère nouvelle, une âme nouvelle, un cœur nouveau.

Alors, que ce long passé de vingt-huit années fût pour elle une chose finie, elle n’y pouvait souscrire. Trop de souvenirs chers, de réminiscences puériles et tendres habitaient son cœur, l’emplissaient encore de ce passé toujours vivant, pour qu’elle pût les rejeter à l’oubli. Changer d’être, devenir une femme nouvelle, sa personnalité de fille mûrie qui se voulait survivre s’y refusait. Aimer l’étranger à qui elle allait se donner, certes oui, éperdument et comme elle n’avait jamais aimé personne ; mais comment se détacher de l’autre qui représentait toute son affectivité passée, ce vieux compagnon qui l’avait tant chérie, jadis, dans sa belle lucidité d’homme supérieur, qui s’accrochait à elle aujourd’hui dans sa débilité d’infirme !

Le fiancé revint, l’enlaça doucement ; elle fut reprise.

— Hélène, lui dit-il, trop loyal pour permettre une ombre entre eux deux, je sens en votre âme un grief contre moi. Je lis en vous, mon amie. Vous pensiez que nous aurions pris votre père chez nous. Il ne le faut pas. Je ne crois pas être un homme méchant, mais je veux notre bonheur ; j’ai le devoir de le construire avec tous les soins qu’on apporte à l’architecture la plus frêle, la plus menacée, la plus précieuse. En vérité, Hélène, je vous aime passionnément et vous ne devez pas me soupçonner de vous faire de gaieté de cœur une grande peine. Mais celle-là, je vous l’inflige, souffrant terriblement d’y être forcé. La loi, c’est que les jeunes bâtissent leur foyer seuls, s’arrachent au nid de l’enfance, sans mêler ce qui est ancien à ce qui est nouveau.

— Ah ! gronda-t-elle, oppressée, la poitrine gonflée de révolte, voilà bien ce que je pensais ; vous voulez tuer mon passé.

— Non, mais je vous transplante dans l’avenir.

— Vous me déracinez cruellement.

— Avec l’amour, rien n’est cruel, Hélène. Si vous m’aimez, vous comprendrez. Nous devons être tout l’un pour l’autre. Je vous veux toute à moi. Certes, je me donne entièrement à vous, mais je me demande ce qu’il adviendrait de ma constance si je vous voyais sans cesse occupée, dans notre propre maison, de celui qui vous était tout avant que je ne fusse dans votre vie. Vous ne voudriez pas lui diminuer votre tendresse. Je sens que je le jalouserais, et ce serait affreux. Puis il tomberait dans le rôle atroce du vieux parent gêneur. Nous serions coupables… Croyez-moi, mon amie, il est plus décent et plus noble d’établir dès maintenant sa vie séparée de la nôtre. Nous le ferons avec toutes les précautions possibles. Nous ne le délaisserons pas. Son bien-être sera notre souci. Nous l’aimerons…

Et Hélène commença de sentir peser sur elle l’éternel et angoissant mystère de ce scalpel fatal qui ne recrée partout et à toute heure la famille humaine qu’en déchirant implacablement dans la substance des âmes.

Éternellement le vieil arbre humain gémira de se sentir arracher ses rameaux, et les boutures, étourdies de sève nouvelle, transplantées au loin, y pousseront leurs racines, sans pouvoir jamais revenir au vieux tronc où elles puisèrent la vie.

Indignée tout d’abord, la jeune fille cependant se laissa prendre aux puissances de cette loi qui l’asservissait en la révoltant. Elle suivit la fatalité et crut celui qu’elle aimait.

— Mon petit père, dit-elle un matin, câlinement, maintenant que je vais être mariée, ne serais-tu pas content de vivre dans la maison de la bonne madame Lethuillier. Tu sais, dans la ville haute, ce jardin où l’on voit de si beaux espaliers, c’est là que tu te promènerais, mon petit père chéri, et j’irais te voir tous les jours.

Le vieillard avait un caractère exquis. Tout le satisfaisait. Qu’envisagea-t-il de précis dans cette perspective ? On ne le sut pas. Mais souriant, de bonne humeur, il prononça :

— Oui, oui, certainement…

Alors, libérée d’un grand poids, Hélène conclut dans la Pension de Famille les arrangements définitifs. Le mariage aurait lieu à la fin d’octobre. Il fut convenu que le vieillard serait installé dès le commencement du mois pour s’habituer doucement à sa vie nouvelle avant le voyage de noces des jeunes gens.

Une fièvre brûlait les fiancés. L’angoisse sacrée de l’amour les oppressait chaque jour davantage, à mesure qu’ils approchaient de l’union. Déjà Hélène était entrée dans son « avenir ». La brisure était accomplie, son passé mort, et la pensée de celui le synthétisait s’atténuait en son esprit, comme un visage qui se ternit sur les vieux daguerréotypes. Elle s’arrangea fort bien de la mise en pension du vieillard, et l’émotion qu’elle ressentit lors du départ fut toute superficielle. L’amour la possédait trop. L’être qu’elle aimait l’avait vraiment conquise ; son cœur était plein de lui.

Dès que le sort du vieux monsieur fut ainsi établi et remis aux soins de la « bonne madame Lethuillier », Hélène alla passer quelques jours au chef-lieu, pour les toilettes. Ce fut une période d’agitation et de hâte. Le satin blanc craquait en pièce ; les dentelles moussaient ; on aunait le tulle du voile. C’étaient des courses pour les pantoufles, les gants, le trousseau ; puis chez le tapissier, chez l’ébéniste. Les cadeaux arrivaient dans des écrins vert-olive, doublés de moire blanche où des objets d’argenterie ciselaient leurs formes. Elle essayait des peignoirs de jeune mariée, les dessous de broderies anciennes. Et vaguement, en une vision vaporeuse figée dans un brouillard au-dessus de ce tourbillon, elle voyait celui auquel bientôt elle allait être, et leur vie future qui semblait tenir toute dans une étreinte, un baiser éternel…

Quand elle revint à la petite ville, l’approche de l’hiver se faisait sentir. Des feuilles jaunes dansaient furieusement sous les sycomores en rectangle, place de la Sous-Préfecture. Un vent aigre soufflait sur le quai. Les collines lointaines prenaient des couleurs de brique et d’ocre fondues.

Hélène, à peine arrivée, gravit la grand’rue pour gagner la haute ville et voir son vieux.

C’était un vrai jour d’hiver, humide et froid. Dans le jardin de madame Lethuillier, le long des espaliers mouillés, la chair des poires mûres embaumait. Les tomates rouges luisaient dans leur feuillage ; quelques-unes étaient demeurées vertes faute de soleil. Sous un parapluie, relevant leur jupe et montrant leurs bas blancs, deux vieilles dames suivaient les petites allées en déblatérant à voix basse contre le régime de la maison. La bonne conduisit Hélène par l’escalier de carreau rouge ciré, à la chambre que le vieillard occupait au second.

En ouvrant la porte, elle l’aperçut.

Par crainte du froid, les fenêtres était fermées, les rideaux clos ; et il était assis, face à la porte, les bras croisés sur l’estomac, les pieds chaussant deux de ces petits tapis en forme de semelle, bordés de rouge, qu’on place dans les chambres carrelées où manquent toutes carpettes. Il avait du demander du feu, car un tison fumait encore dans la cheminée, vestige d’une flambée rapide attisée le matin. Et il était, immobile, infiniment morne et navré, sans qu’on pût savoir quel drame s’accomplissait secrètement dans le mystère de cette âme muette.

Hélène, arrêtée dans son élan joyeux, envisagea une seconde l’aspect de cette chambre d’hôtel, étrangère, banale, et l’image de désolation qu’y était ce vieillard tant choyé par elle jadis.

À ce moment, les yeux du vieux se relevèrent sur elle, ternis, lassés, pitoyables, et deux atroces larmes, sans paroles, sans plaintes, sortirent de ces yeux tristes, où toute gaieté semblait morte.

Elle courut à lui, l’enlaça, couvrit de baisers ses beaux cheveux blancs, son grand front de penseur, ses yeux naguère encore si vivants. Mais il semblait avoir perdu dans l’ennui, la désespérance de ces huit jours de réclusion, le souvenir même des seuls mots qu’il sût encore balbutier. Il ne disait rien. Un froid intérieur l’avait envahi ; aucune caresse ne pouvait plus le réchauffer.

Alors, à cette plongée dans son passé, Hélène comprit que la fin de tout avait été, pour son père, le renoncement à la vie exquise qu’elle lui faisait : les petits repas fins, la lecture du journal, et ces promenades à deux, ces promenades incessantes que réclamait la vitalité de ce vieux corps demeuré sain, en dépit du désarroi de la pensée. L’ennui serait désormais son supplice, avec l’abandon et la solitude. Elle n’avait pas attendu qu’il fût mort pour lui préparer un tombeau. Prisonnier dans cette pension, trop usé pour s’habituer aux nouveaux visages, alors que l’été de sa fille s’ouvrait radieux, il s’ensevelissait pour toujours dans l’hiver de sa vie, cet hiver sans soleil et si bref des infirmes solitaires…

Et Hélène revécut tout son passé : son enfance et les tendresses de ce pauvre père, qui la faisait doucement danser sur son genou lorsqu’elle avait trois ans, cinq ans ; les courses faites avec lui quand il quittait les bureaux de la filature pour l’entraîner par la main, dans la campagne, écoutant son babil, la portant dans ses bras, déjà lourde à faire peur, si elle traînait trop visiblement ses petites jambes ; et le labeur continu de l’industriel dans ces bureaux de la filature, d’où il sortait la tête alourdie de migraines, anxieux, inquiet, fiévreux, mais fier de lui gagner une dot pour la marier un jour bellement. Tout ce dévouement secrètement passionné des pères s’évoquait en images poignantes. Et quand après vingt-huit années d’affection, vieux, débile, terrifié devant la solitude, il avait d’elle, de ses soins, de sa protection, un besoin éperdu, elle fermerait les yeux, le laisserait tout seul dans cette chambre froide et courrait au bonheur !

« Je ne ferais pas mal pourtant ! gémit en elle son égoïsme torturé ; c’est la loi ! »

Elle était haletante. Des perles de sueur naissaient à son front. Elle faisait des calculs implacables et durs comme ceux de la Nature même, supputant les années de vie qui restaient au vieillard et celles qui s’ouvraient si joyeuses devant elle. Sacrifier le déclin d’une existence à l’aurore d’une belle vie n’était que justice. Mais le passé rentrait en elle, la reprenait, lui devenait ineffablement cher, s’identifiait avec son moi dont elle était orgueilleuse. L’emprise de son amour n’était pas encore la plus forte. Elle s’en libérait, reprenait la domination de son cœur. Un instant, les délices auxquelles s’initiait depuis des semaines son âme amoureuse l’appelèrent. Elle revit son fiancé, sentit l’étreinte de ses bras, se rappela la suavité de leurs entretiens. Elle revit la maison choisie, les meubles jolis, leur chambre ; puis la robe des noces essayée la veille, les souliers de satin, et les peignoirs de jeune épousée et la vie à deux, et le rêve magnifique qu’ils avaient fait elle et lui.

Puis tout à coup, reprenant le masque brave et fermé porté durant les longues années passées, alors qu’elle promenait son vieux sans espoir ni songeries sous les sycomores de la place :

— Viens, va, mon petit, je t’emmène avec moi.

Il se réveilla de sa stupeur à ces seuls mots :

— Ah ! oui, oui, certainement…

Et lui renouant sa cravate, l’aidant à enfiler son pardessus, elle lui répétait, très pâle, les dents serrées :

— Sois tranquille ; on ne se quittera plus.

L’ASSURANCE

C’était dans un salon d’hôtel, au dessert d’un dîner que s’étaient donné les membres administrateurs d’une puissante Compagnie d’assurance. Ainsi qu’il arrive en pareil cas, les vieux hommes qu’ils étaient pour la plupart, avaient mitigé d’une gaieté forcée et de plaisanteries, lointaines en leur souvenir, leur philosophie de calculateurs. Autour de la table se dressaient les redingotes pleines et droites, décorées toutes, les fronts chauves ou les têtes blanchies.

La constatation de l’état prospère de la Compagnie aussi bien que les vins avaient animé les esprits ; le parfum mêlé des poires fines, des oranges et de la mousse des corbeilles, s’exhalait. Il fleurait aussi la vanille, le kirsch et le rhum des pâtisseries. On parlait maintenant, en lui prêtant une poésie forte et âpre, de ce grand roulement d’or, semblable à la marche d’un flot, venant de la masse publique à la caisse d’assurance, et retournant dans un cours bienfaisant vers les indigences soudaines, avec la méthode et la précision d’un admirable régulateur. C’était en même temps la thèse et l’image qu’en créait, là-bas au bout de la table, un grand vieillard littéraire, amateur de livres, et s’exprimant avec une espèce de lyrisme. Il voyait là comme un socialisme honnête et de bon ton : « le seul fécond, le seul possible », disait-il ; et un murmure approbateur courut, fait du mot de chacun.

Un seul resta muet. C’était le docteur G…, de l’Institut, vice-président du Conseil d’administration. Frêle, la tête forte, les cheveux gris rejetés en masse soyeuse vers une tempe, les yeux bleus pleins de pensée, la face bilieuse, il prononça quand le silence fut fait :

— J’ai connu un cas d’assurance…

Sa voix basse, timbrée d’un son de métal, appela vers lui les regards. Sa profession souveraine lui donnait toujours et partout de l’autorité. On attendait une histoire.

— J’ai connu un cas qui fut un drame, reprit-il.

— Contez-nous cela, cher maître ! Et, déjà, on l’écoutait. Il commença :

— J’avais autrefois pour clientes et pour amies, dans le quartier de l’Étoile, deux charmantes femmes, la mère et la fille, à qui je m’étais intéressé et attaché pour la noblesse de leur intérieur. Je revois la mère, une belle malade qui soulevait, pour me donner la main quand j’arrivais, un bras chargé de flots de dentelles et des doigts alourdis de pierreries : mais je revois surtout la fille. On la nommait Marie-Thérèse. Elle était indiciblement fine et de « race ». Mince brune de dix-neuf ans, élégante et sereine, elle me semblait porter comme un manteau majestueux son joli nom d’impératrice. Quand elle fut demandée en mariage, la mère me consulta. Il s’agissait d’un garçon très brillant, mais sans fortune, qui occupait une situation assez indéfinissable dans un commerce important de charbon. La petite avait dit péremptoirement : « Ce charbonnier me plaît. » C’était la première fois qu’elle parlait de la sorte : on était disposé à l’écouter.

» Je répondis à la mère : « En fait de mariage, je n’ai pas d’opinion. C’est la grosse aventure. Agissez avec votre instinct, plus délicat que le mien. Mais, pécuniairement, on peut toujours entourer l’union de ses enfants des précautions élémentaires. Ce jeune homme ne possède rien ; c’est ce qui m’effraie pour mademoiselle Marie-Thérèse. Exigez qu’il contracte une assurance, afin que, dans le cas douloureux du veuvage, votre fille puisse soutenir son rang et élever ses enfants. »

» Je me souviens même que, sur son acquiescement, je fus appelé à régler l’affaire. Une assurance fut conclue, pour une prime de quatre-vingt mille francs à toucher en cas de décès du mari.

» Le mariage se fit ; j’y assistai et il me parut mélancolique malgré la gaieté de tous. J’avais sans cesse les yeux fixés sur le fiancé et je ne pouvais trouver pour lui, en moi, trace de sympathie. Il était beau garçon, jeune, visiblement amoureux, élégant et d’allure assez fière ; mais « ce charbonnier ne me plaisait pas », à moi, et je déplorais, sans savoir au juste pourquoi, qu’on eût jeté dans ces bras inconnus, toute vibrante, dévouée et naïve, mon exquise petite amie.

» En fait, l’instinct le plus délicat c’était moi qui pouvais me vanter de l’avoir eu, dans cette histoire. Le beau garçon, d’apparences si fines, était un menteur et un drôle, qui devait faire endurer à Marie-Thérèse les pires chagrins. Grand mangeur d’argent, ignorant des tendresses qui, près d’une véritable épouse, peuvent tout racheter, il ruina lentement, jour après jour, la dot et le cœur de sa femme. Quand les deux petites filles jumelles vinrent au monde et que je pénétrai de plus près, comme médecin, dans cet intérieur, je connus en toute lucidité le double désastre. Je me rentrai là, près du lit de la jeune femme avec la mère. Nous nous regardâmes tristement, ayant compris que l’un et l’autre nous savions tout.

» À partir de ce jour, je reçus en secret les confidences de la pauvre maman. Sans doléances inutiles, elle me contait les griefs qu’elle avait contre son gendre, les vilenies de ce viveur, le martyre caché de Marie-Thérèse. Je sus comment la gêne s’infiltrait peu à peu dans ce ménage et comment, pendant que l’admirable petite, privée de domestiques, s’enfermait dans la solitude avec la tâche d’élever ses enfants, lui, jouisseur et insatiable, continuait de s’amuser coûteusement.

» De telles colères me venaient contre lui que je me fis une règle de ne franchir jamais leur porte. À la longue, l’aisance de la mère fut aussi attaquée. Elle donnait à pleines mains, comme les mères donnent. Je la vis restreindre son existence, prendre un appartement étroit où elle vécut avec une servante unique, d’abord, puis seule. Du fruit de ses privations, Marie-Thérèse obstinément courageuse menait sa triste maison et payait les dettes du mari.

» Quand la mère fut morte de souci et d’inquiétude, — car il y a sous le manteau de ces deux importuns-là un microbe qui tue quelquefois, — et que le pauvre héritage se fut évanoui dans le gouffre en moins d’un an, la misère noire vint à grands pas s’asseoir à ce foyer de jeunes. Elle les emmena loger à un quatrième étage d’une maison sombre, rue de Sèvres ; elle y installa son ombre sournoise. C’était une fière marâtre qui les mena ferme, leur imposant son régime maigre, leur défendant le feu dans l’âtre, leur mettant au corps sa livrée et prohibant la joie aux toutes petites filles.

» Plusieurs fois, Marie-Thérèse, aiguillonnée par la détresse, dut venir à moi, navrante à voir, traînant après elle ses deux fillettes, qui demeuraient délicates et chétives. Tantôt c’était pour les annuités de l’assurance à payer, tantôt pour le terme, tantôt pour un fournisseur.

» Elle me faisait pitié et je crois qu’alors je souffrais plus qu’elle. Je lui dis un jour :

« — Mais votre mari ne voit donc pas qu’il vous tue, que ces enfants-là ne mangent pas à leur faim ?

» Elle eut une flamme terrible dans les yeux.

» — Ne me parlez pas de cet être, me dit-elle, excédée.

» Je compris qu’elle le haïssait. C’était, à mon sens, stricte justice. Je fus heureux. Pour moi, il était devenu moins qu’un homme : un nom exécrable, qu’on ne peut pas dire. Et, en effet, je ne le nommais pas, je ne pouvais jamais le nommer.

» La jeune femme cherchait à travailler de ses doigts ; elle cousait à merveille. Je tâchai d’intéresser à son sort des clientes riches qui lui donneraient à ourler de fines lingeries. J’étais sur le point de réussir et j’entrevoyais pour la malheureuse un peu d’espoir quand, un jour, je reçus d’elle ce mot :

« Mon cher docteur, je vous prie de venir aussi vite que vous le pourrez. Mon mari est bien mal. »

» Tout de suite, une impression me pénétra que je ne précisai pas, qui s’évanouit, qui se réduisit en un vague et muet contentement.

Mais, sur le fait d’aller voir le malade, je n’hésitai pas une seconde et je partis.

» C’était à la nuit tombante, un soir de janvier. Là-bas, le Bon-Marché s’illuminait comme un palais, sous ses dômes bleuâtres, dans la brume. La maison était indiciblement misérable. Je n’oublierai jamais l’émotion qui me poignit au cœur quand je gravis ces quatre étages d’indigents. Chose étrange, par une illusion de mon imagination, je m’attendais à retrouver là-haut la fraîche et printanière Marie-Thérèse, son impériale tranquillité d’Altesse enfant, la jeune fille que j’avais connue dans le bien-être et la gaieté six ans auparavant. Quand je frappai et que la porte s’ouvrit devant cette pâle brune anémiée, aux yeux mélancoliques et flétris, couleur des myosotis que la pluie a lavés, j’eus une sorte d’éveil cruel.

» — Eh bien ! lui demandai-je, il est malade ?

» Elle me répondit, impénétrable :

» — Il est rentré hier matin avec des frissons terribles. Il est couché depuis, secoué par une toux qui ne cesse pas.

» — Et vous le soignez ?

» Elle fit, de plus en plus mystérieuse :

» — Un reste de pitié… Je ne vois plus là qu’un homme qui meurt !

» Je jetai un regard sur l’appartement de pauvres qu’elle me fit traverser : une étroite cuisine où les fillettes terrifiées par l’ambiance de la maladie ne jouaient plus ; la salle démeublée, si triste avec ses chaises en bois blanc rangées autour de la table ; la chambre…

» Dans le lit riche, qui, du naufrage restait l’unique épave, au creux du matelas, le corps crispé du mari haletait. Il avait la toux déchirante que connaissent seuls les pleurétiques, et la souffrance de cette toux le tenait plié sur lui-même, sa longue barbe blonde écrasée sur sa poitrine. Sa fièvre semblait brider le drap.

» Nous autres, médecins, nous avons vite fait de créer de l’impersonnalité en présence de la maladie, et quand j’auscultai le méprisable individu, l’oreille collée à son thorax, aux aguets de ce cœur d’homme où s’étaient passées tant de choses inavouables, j’avoue que je n’écoutais plus que le rythme et le souffle de deux poumons étouffés, prêts à se taire pour toujours.

« J’avais là un cas des plus graves de pleuropneumonie, compliqué de troubles cardiaques. Lorsque j’eus fini l’examen, je vis la jeune femme lever sur moi ses yeux ternis et impassibles et m’interroger ainsi muettement. Je compris la question de ces yeux-là, ils me disaient : « Mourra-t-il ? »

» Mourra-t-il ? Elle avait eu, sous son masque illisible, comme une anxiété. Est-ce qu’en face de la mort un reste de passion allait s’attiser en elle pour cet être qu’elle avait si délicieusement aimé, jeune fille ?… Est-ce qu’au moment de voir disparaître ce souvenir vivant de ses premières et courtes ivresses, elle se reprenait à vibrer encore ?

» Et pendant que ces idées me traversaient l’esprit, son regard froid et indéchiffrable allait de mes yeux au lit où un nouvel accès de toux secouait le malade.

» Mourra-t-il ? continuait-elle à me dire silencieusement.

» Alors une illumination mauvaise se fit en moi. L’amour dans cette créature outragée, ravagée, éteinte sous les larmes, l’amour dans ces yeux doux et glacés, l’amour dans la hautaine Marie-Thérèse, l’amour pour cet être odieux ? est-ce que j’étais fou ? Non, elle me demandait tout simplement si ce serait bientôt l’heure de la délivrance, si cette mort en pleine jeunesse allait enfin la venger, et ce fut à ce moment que le souvenir me revint de cette assurance, dont j’avais conclu moi-même les conditions : la prime de quatre-vingt mille francs à toucher en cas de décès du mari.

« Mourra-t-il ? »

» Et voilà que, devant ce corps aux halètements douloureux, je me posais la question à moi-même. Mon diagnostic manquait de sang-froid ; j’essayai d’écouter impassiblement les bruits de cette poitrine emplie déjà de ce parler confus qu’est le murmure des raies. Quatre-vingt mille francs ! Et je voyais la misère noire chassée, le foyer relevé, les petites filles assouvies et Marie-Thérèse revivant, calme et délivrée.

» Ainsi, dès que cette vie humaine eut été pour moi mise à prix, en ce commerce de la prime, je n’eus pas d’autre idée que de voir la mort hâter le marché. J’avais été surpris à mon tour, roulé par ce mystère de l’argent et, le sens moral chaviré, réduit à souhaiter pour la première fois de ma vie qu’un malade, confié à mes mains de médecin, succombe.

» Ma conscience se ressaisit à temps, mais je demeurai terrifié, moins par ce qui s’était joué en moi que par ce qui pouvait se passer d’analogue dans le cœur de l’épouse.

» Je l’entendais encore s’écrier devant moi : « Ne me parlez pas de cet être ! » Maintenant qu’il s’en allait, que nul ne le verrait plus, que nul ne parlerait plus de lui jamais, quelle allégeance secrète devait être en elle !

» Je la pris à part dans la salle proche :

» — Le moment va venir de pardonner, lui dis-je ; je ne vous cache pas qu’il est perdu. La mort d’un homme jeune est toujours terrible ; je réclame de vous un dernier effort de compassion. Je ne parle plus à sa femme, mais à mon infirmière. Lui est « mon malade », et je vous le confie.

» Elle me répondit :

» — Que faudra-t-il faire ?

» Je lui appris à poser des ventouses, des pointes de feu : je la fis opérer devant moi. Lamentable, inerte, il présentait ses omoplates nues, et je surveillais avec méfiance Marie-Thérèse penchée sur ce corps détesté, martyrisant cette chair, la ravageant : ce pouvait être avec délice. J’espionnais les mouvements de ses doigts, les vibrations du thermo-cautère, le regard de ses yeux quand, dans la prostration, le malade gémissait. Mais les yeux de la femme restaient illisibles, et pour sa main, je ne pouvais qu’admirer combien elle était délicate, légère et comme attentive à causer la moindre douleur possible en cette torture.

» Toute la nuit, ce que j’avais vu là me hanta. La vision de cette belle créature raffinée, perdue dans ce logement d’indigence, me poursuivait. Je mesurais et nombrais ses souffrances. Quelle rancune devait avoir pris racine en elle contre cet homme ! et je pensais surtout aux deux petites jumelles, mal nourries et maladives, que j’avais vu son œil de mère envelopper d’une tendresse farouche, désolée. Il avait fait souffrir ses enfants : comment lui pardonnerait-elle jamais ?

» Alors, je me représentais cette vie humaine entre ses mains. Elle était, dans le secret de cette chambre, la maîtresse absolue. Le moindre soulagement, il devrait le recevoir d’elle, et la faible chance de vivre qui lui restait, elle en était la dispensatrice. J’ai vu, au chevet de certains mourants, de telles femmes, si désespérément passionnées et aimantes, si intuitives, si violentes contre la mort et possédant à un tel point le sens mystérieux qui sauve, qu’il m’est venu des certitudes, deux ou trois fois réalisées, de guérison. En laissant Marie-Thérèse au chevet de son mari, je sentis qu’il ne pouvait survivre.

» Croiriez-vous qu’à ce moment, j’eus un peu de peine ? La jeune femme, le charme de ses vingt-cinq ans mélancoliques, sa poésie, ses jolis yeux fanés, tout s’assombrit sous le soupçon naissant que j’eus contre elle. C’était indéfinissable. Par moments, je voyais l’avenir tel que le ferait la disparition de cet être de malheur. L’aisance serait revenue, prix de son trépas. Quatre-vingt mille francs ! Je voyais les chétives petites filles pousser sans privations, et Marie-Thérèse embellir, renaître, recouvrer la paix et cette sorte de décence qu’une femme n’a plus dès qu’elle est forcée d’avouer son dénuement. L’instant d’après je me disais que la vie puissante et jeune de ce malheureux était réduite à un souffle, et que ce souffle était à la merci de celle qui le haïssait.

» Le lendemain, à l’aube, j’étais chez eux. Marie-Thérèse vint ouvrir, pâle et plus défaite que jamais. Je lui dis :

» — Vous ne vous êtes pas couchée cette nuit ?

» Elle me répondit :

» — Non.

» J’imaginai que ce pouvait être pour mieux épier la venue de la mort. Je ne sais pourquoi il me venait contre elle d’inexplicables sévérités.

» J’avais envie de la mener durement. Elle me précéda silencieusement vers le lit. J’ouvris la boîte d’antipyrine, elle était intacte. C’était la seule médication sur laquelle je pouvais compter pour éteindre la température, qui montait à 41°.

» — Vous ne lui avez pas donné les cachets que j’avais prescrits ? lui dis-je cruellement.

» — Il était anéanti, ses dents se serraient, il ne pouvait pas boire.

» — Et les ventouses ?

» — J’ai essayé, je n’ai pas pu : il était retombé sur le côté comme une masse inerte que je n’ai pas eu la force de mouvoir.

» Le soupçon douloureux se précisait en moi. Sans nulle observation, je la regardai en face ; je ne pus lire rien dans ses yeux qu’une tristesse plus profondément accusée et tout un arriéré de fatigue.

» J’examinai le malade. Quand nous fûmes seuls, elle me demanda :

» — Qu’en pensez-vous, aujourd’hui ?

» — Le poumon s’embarrasse de plus en plus, lui dis-je, je ne crois pas que dans deux jours…

» Elle avait dû deviner quelque chose de mon sentiment, car elle me prit la main affectueusement et me murmura :

» — Je vous étonne : j’entends cette sentence-là trop froidement…, si vous saviez ce que j’ai souffert, si vous pouviez avoir idée des larmes que j’ai versées, vous comprendriez que j’ai droit à une sorte d’impassibilité devant ce qui se passe. Je suis une insensible. Que ce qui doit être arrive. Tout m’est égal…

» Elle me fit peur. Je sentais que cette vie entre ses mains ne pesait plus rien. Je lui dis :

» — Songez que vous avez là un mourant. Soyez bonne… et si tantôt vous le voyez plus mal, envoyez-moi chercher. J’essayerai d’une ponction.

» Je partais inquiet, revoyant toujours ce flamboiement tragique qui avait couru sur son visage quand elle avait dit : « Tout m’est égal ! » Je savais qu’un acte mauvais, elle ne l’accomplirait pas ; mais il y avait les subtiles négligences, les oublis, les lenteurs à peine voulues dans les soins à donner… L’antipyrine, elle pouvait ne pas l’offrir à temps ; la ventouse qui délivre le poumon, elle pouvait ne pas la mettre, car enfin, si le misérable allait guérir…

» Le soupçon me devint intolérable. J’ai coutume, dès que je viens à mes malades, d’une prise de possession qui me les rend comme une sorte de bien personnel, ou plutôt de dépôt dont je réponds. Je répondais de ce viveur, de qui je jugeais durement la conduite. Je voulais qu’on m’obéît et qu’on le soignât. Puis il me venait une inquiétude immense à penser que cette femme de vingt-cinq ans, belle, délicate et attachante, pouvait descendre à ce que vous devinez.

» Ce fut une obsession. Je passai la soirée chez moi. À dix heures, je n’y tins plus et je sortis pour me rendre rue de Sèvres. Je pressentais quelque chose de terrible. Et s’il était mort, saurais-je jamais de quelle manière ? Et comment trancher le doute qui dans mon esprit subsisterait éternellement ?

» Je vous jure que ce fut atroce, mes sentiments de cette soirée-là. Fallait-il condamner ou admirer cette créature énigmatique ? Tout le problème, tout l’intérêt était en elle, dans sa conscience que je ne connaissais pas. Il y avait quelque chose de mal à l’accuser, douce et noble comme elle m’avait paru jusqu’ici ; mais croire aveuglément en elle lors d’une tentation semblable, c’était impossible. J’étais heureux d’aller la surprendre en pleine nuit, à l’heure où elle ne m’attendait pas, d’apprendre à l’improviste, sans détour possible, comment elle agissait près de ce mari.

» La rue endormie et éteinte, je vis les deux fenêtres du quatrième, là haut, faiblement éclairées. Je montai. C’était un escalier étroit et sombre, je dus m’aider d’allumettes pomme guider ; je n’eus jamais en me rendant près d’un agonisant d’impression telle. Le cœur me battait comme si le malade eût été mon fils. Arrivé au palier, tâtonnant de la main, je sonnai très faiblement. On ne me répondit pas. Je hasardai un autre coup et, comme on ne m’ouvrait pas encore, je vis que la porte n’était pas fermée à clef. J’entrai tout seul. Je connaissais maintenant l’appartement minuscule. Une veilleuse posait ici, près de l’alcôve, où les deux petites filles dormaient. Je pénétrai dans la chambre ; une bougie brûlait sur la table de nuit ; le malade, la tête relevée par deux oreillers, me regardait fixement. Une chaise était posée de biais, comme fraîchement dérangée, sur la descente de lit ; mais Marie-Thérèse n’était pas là…

» J’observai, à la prunelle du malade, que la lucidité était revenue. Je hasardai avant tout la question qui me brûlait les lèvres :

» — Êtes-vous seul, monsieur ?

» Il me regardait avec la même fixité terrifiée, faible à ne pouvoir parler ; d’ailleurs, ne me reconnaissant pas.

» — Je suis votre médecin, je viens vous voir. Êtes-vous seul ?

» Il fit oui de la tête.

» — Votre femme ?

» Ses prunelles bougèrent stupidement, errèrent par la chambre : il prononça :

» — Elle n’est pas là, ma femme…

» Il avait la respiration plus longue, moins douloureuse, le thorax pouvait s’allonger dans la position presque normale, sans la crispation du matin.

» Je me dis :

« La misérable ! elle a vu le mieux, elle est partie. La mort l’a déçue, et n’osant pas l’appeler, elle a voulu lui laisser au moins le champ libre en son absence, la lâche ! »

» Alors, savez-vous ce qui m’arriva ? Je fus pris d’une sympathie, d’un intérêt étrange pour le mari de cette mauvaise femme. Je l’auscultai avec douceur et tout en prenant sa température, sans même savoir s’il me comprenait, je lui tenais des discours réconfortants et cordiaux. Je résolus de ne pas le laisser une nuit entière si seul. Il paraissait souffrir de la tête intolérablement, la fièvre persistait ; je lui donnai quelques soins, puis je m’approchai de son lit pour déchiffrer mon journal à la méchante lueur de la bougie. Seulement, j’avais compté sans les distractions ; mon journal me passionnait bien moins que ce crime caché qui se commettait ici, dans l’incognito de cette chambre ; la jolie Marie-Thérèse, la douce et troublante brune s’enfuyant clandestinement la nuit, pour n’avoir pas à aider les forces de vie revenant en ce corps qu’elle avait vendu en pensée déjà, n’était-ce pas poignant ? Quatre-vingt mille francs la mise à prix de cette vie qu’elle abandonnait de cette façon discrète et presque comme il faut ! — S’en aller, c’était si simple ! laisser mourir, sans tuer ; assassiner, sans malpropreté, sans un acte, sans un geste ; partir…

» Je n’avais jamais tant méprisé une femme.

» Ah ! on aurait bien ri de me voir cette nuit-là, servir humblement ce respectable monsieur ! Le feu s’éteignait dans l’âtre, il me fallut aller chercher l’arrière-cuisine quelconque où l’on cachait le bois, et je fis flamber les bûchettes. J’aérai la chambre, je redressai avec des soins infinis le lit fatigué sous le corps du malade, me croyant naïvement poussé par la compassion, alors que c’était une haine secrète pour Marie-Thérèse, une animosité de justicier qui m’activait. On le lui sauverait quand même, son mari, et elle serait volée !

» Il s’endormit en geignant ; sous le martèlement de ses tempes, sa tête avait un mouvement de petites saccades. La connaissance, en revenant, lui avait redonné le sens de la souffrance. Je repris mon journal. Il n’était pas loin de minuit.

» J’entendis quelque chose, un glissement dans la salle voisine ; soudain, la porte que je regardais, bougea, s’ouvrit lentement, sans bruit, et Marie-Thérèse, le visage cinglé par le froid nocturne, blême sous son chapeau noir, serrant un paquet contre sa jaquette mince, entra, me vit et sursauta…

» — Oh ! docteur, que vous êtes bon !

» Ses yeux bleus, infiniment beaux et tristes, me pénétraient. Je n’en menais pas large. Je balbutiai :

» — Vous êtes sortie…

» Royale, indifférente et lassée, elle vint sans me répondre se pencher sur le lit.

» — Il dort, me dit-elle.

» Je répétai :

» — Vous êtes sortie…

» Elle ouvrit son paquet, fait d’un torchon blanc d’où suintait l’eau.

» — Il souffrait trop, je voulais lui poser de la glace sur le front ; il y avait un café dont il était un des habitués où je savais qu’on ne refuserait pas de m’en donner. J’ai dû aller à pied. Je pense que cela va le soulager un peu… il est mieux, n’est-ce pas ?

» Elle préparait des compresses de glace concassée pour les tempes du malade. Je dis :

» — Je le crois sauvé.

» Elle eut un regard vers moi que je n’oublierai jamais ; j’y lus son âme. Indiciblement résigné, il voyait l’avenir, la lutte à reprendre aux côtés de ce compagnon méprisé et malfaisant, la vie atroce, semblable au passé, la misère ; mais il disait aussi, ce regard, la gloire du triomphe sur la mort, la bonne joie de voir revivre un mourant et la toute-puissante pitié féminine.

» Elle vint à moi, souriante, pleine de paix :

» — Sauvé ? c’est grâce à vous, docteur, merci !

MARIONS JEAN !

Au printemps dernier, sa mère était confidentiellement venue et m’avait dit : « Mariez-le. Vous avez parmi vos petites amies pour le moins une bru que la Providence me destine ; vous savez ses goûts, ses qualités, ses petits défauts, trouvez celle qui l’appareillera. Mariez-le. »

Et depuis, la consigne avait été pour moi : « Marions Jean ! »

Seulement, par la raison même que je connaissais ses goûts, ses qualités et ses petits défauts, la chose était terriblement difficile. Ses goûts : il souhaitait une jolie femme riche, mais très jolie et très riche, le genre blond de préférence — et le hasard voulait que dans mes petites amies il y eût une infinité de jolies brunes pauvres. Ses qualités : il avait pas mal d’esprit, un cœur pas trop méchant, il jouait de la mandoline et n’était pas bachelier. Ses défauts… je les passe ; nous ne devons jamais révéler que les nôtres.

Avec cela, trente ans ; une petite barbe blonde très artiste, des yeux sourieurs, une élégance aisée, et l’une de ces indéfinissables positions sociales dont on dit le nom sans comprendre, et qui l’affiliait à une grosse entreprise américaine.

À l’automne, j’étais lasse de chercher, Jean n’était pas marié, j’étais allée à Caudebec-en-Caux passer le mois du mascaret, et voici que le docteur Islington passa le canal pour me conduire ses quatre filles avant de se rendre lui-même à un congrès de savants. Je ne pouvais manquer de recevoir avec bonheur les filles d’une très ancienne amie, morte ; mais ce qui doublait ma joie, c’est que le « Marions Jean ! » me sonnait toujours dans la tête, et que j’espérais remplir enfin mon mandat matrimonial.

Elles arrivèrent un matin, inondant tout à coup ma petite villa de leur charmante jeunesse, de leurs charmantes robes, de leurs charmantes voix d’étrangères qui chantaient en parlant leur jolie langue douce. Elles avaient vingt ans, dix-neuf ans, dix-huit ans et seize, et des noms inconnus qu’il me fallut apprendre à mettre sur ces visages nouveaux : Édith, Lilian, Mabel et Maud.

Le soir j’écrivais à Jean :

« Mon petit ami, nous allons avoir un mascaret comme de mémoire d’homme on n’en a vu. Je vous attends. J’ai chez moi misses Islington, j’espère qu’elles ne vous feront pas peur. Apportez votre mandoline. »

Et à sa mère :

« J’ai trois brus, quatre presque si la quatrième n’était encore un baby ; à Londres, une vieille fille, leur tante, leur a promis un million pour chaque noce ; elles parlent mal français, de sorte que je les comprends peu, mais ce sont des bijoux de femmes ; figurez-vous, pour parler le langage de notre jeunesse, « les Grâces » qui canoteraient et joueraient au tennis ; les Grâces avec des manières d’amazones. Adieu, et marions Jean ! »

Mabel elle-même était trop jeunette pour que je pusse fonder sur elle des espérances ; mais Édith et Lilian, avec leur corps souple de femmes de sport, la grosse corde d’or tordue de leurs cheveux, leur peau satinée de fleur et la langueur étonnée de leurs yeux me semblaient deux idéals entre qui Jean n’aurait que le trouble très doux de rester perplexe. Je les voyais passer — car elles ne se posaient jamais — dans les allées du parc, dans l’escalier, sur la terrasse, en peine de leur vigueur inoccupée ; le vent de la Seine secouait la flanelle de leurs blouses, et se chargeait d’en ajuster les blancheurs flottantes, et je me figurais des rêves.

Mais l’une ou l’autre se retournait et me lançait l’international langage d’un sourire ami, ou bien j’entendais le murmure de leur incompréhensible bavardage, ou bien elles dévoraient à belles bouches roses les pâtisseries que réclamait leur appétit, et les charmantes filles devenaient alors bien réelles.

La petite Maud, elle, m’échappait ; plus fuyante encore que ses sœurs, elle était insaisissable. J’apercevais parfois sa jupe rouge dans un coin du parc, et puis, sans que je pusse savoir comment, je voyais aussitôt sa tête ébouriffée passer par la fenêtre d’en haut d’où l’on découvre la Seine jusqu’à la Barre-y-va.

Elle me faisait curieuse. Quand ses sœurs s’en allaient en bande visiter le pays, elle restait et s’enfermait dans sa chambre avec un livre, et ce livre la suivait partout. Parfois elle se couchait sur le gazon, les mains dans les ondes mousseuses de ses cheveux libres, et l’éternel livre devant elle. Quand elle relevait la tête, elle était toute rouge, avec des perles de sueur aux tempes, de la fièvre dans les yeux, et ses lèvres s’appliquaient à dire des mots.

Quand j’ouvris par hasard le livre de mystère, je vis… une grammaire française.

Studieuse, sauvageonne, moins belle que Lilian, qu’Edith et que Mabel, mais avec des yeux exquis, sans couleur, où le ciel mettait du bleu, et le reflet de l’eau des lueurs vertes, elle en vint à m’intéresser plus que ses sœurs et je voulus l’apprivoiser ; cela ne paraissait pas difficile ; par deux ou trois caresses données en courant, j’avais déjà fait naître dans ses yeux d’infiniment tendres regards qui m’encourageaient, quand une affaire autrement grave surgit dans notre vie : Jean arrivait. Il fallait préparer le piège, et ma devise était plus que jamais d’actualité : Marions Jean ! Marions Jean !

Il arrivait au bout de trois jours par le petit chemin de fer joujou qui traîne ses wagons tout le long de la Seine, et nous l’attendions à midi sur l’éblouissante route blanche où j’avais conduit inquiètement mon bataillon. Mes yeux presbytes le virent venir de loin, extrêmement soigné dans son négligé de voyage ; il n’avait pas oublié ses séductions à Paris, et il appuyait mes espérances de ses luisants regards railleurs, de son élégance habilement modérée, de toute sa personne parfaite qui le faisait nommer par ses intimes : Don Jean.

Édith ou Lilian, laquelle regarderait-il ? Lilian souriante, ou la discrète froideur d’Édith ? Édith la blonde, ou la plus sombre beauté de Lilian ? Je palpitais en suivant son regard ; mais lui, le malin, comme s’il eût deviné, promena ses yeux impassibles sur le groupe, puis ne s’occupa plus que de mes soixante ans, auxquels il offrit aimablement son bras. Les jeunes filles se mirent à marcher en avant, avec leur joli laisser-aller britannique et leurs phrases gaies, haut lancées dans l’air serein. J’ouvris le feu.

— De belles filles, hein, Jean ? Grand dommage qu’elles soient Anglaises, vous auriez pu faire dès demain votre demande écrite au docteur Islington. Un million de dot ! Enfin, il ne faut pas y penser. Avez-vous apporté votre mandoline ?

Et lui, dans son flegme indevinable :

— Je l’ai apportée, tantinette, mais seulement pour ne pas montrer de mauvaise grâce. Je ne viens qu’en courant, comme la Barre qui m’amène ici ; les affaires me rappelleront à Paris aussitôt le flot retiré.

Or le mascaret avait lieu le lendemain. J’étais horriblement déçue : que serait-ce qu’une journée pour que les yeux caressants de mes petites amies fissent leur office ? Je n’avais plus la ressource du coup de foudre, puisque Jean avait reçu le premier éclair sans broncher.

Au déjeuner, je vis avec consternation qu’Édith à droite, Lilian à gauche, recevaient part égale des attentions de Jean, et que ces attentions se bornaient à l’élémentaire politesse masculine. Je n’y comprenais rien, il fallait que le méchant garçon eut un cœur d’argent pour résister aux griseries que les jolies filles exhalaient comme des roses.

Ce que Maud devint ce jour-là, nul ne le sut. Sa grammaire traîna jusqu’au soir sur la console du salon ; on sentait à chaque coin de la maison le parfum d’iris que fleuraient ses cheveux, et qu’elle laissait après elle, partout, mais on ne pouvait l’apercevoir.

Vers cinq heures, comme je craignais que Jean ne s’ennuyât, et que la grande chaleur du jour diminuait, j’emmenai ma jeunesse visiter l’église ; mais lorsqu’il s’agit de découvrir le Benjamin de la bande, le Benjamin nous glissa des mains sans qu’on put le trouver.

J’envoyai Jean dans le parc, et j’appelai dans toute la maison : « Maud ! Maud ! » mais Jean revint bredouille, et quand je me décidai à monter au second pour frapper chez la fillette, sa porte ouverte laissait voir, en un fouillis de chiffons, de robes, de chapeaux, de balles, de raquettes, le nid vide.

Seulement, à peine dans l’église — une cathédrale bijou, très svelte, — j’aperçus, à demi cachée par un pilier, une jupe rouge que je connaissais bien, et qui gagna tout de suite, par une autre porte, les vieilles rues normandes de la petite ville.

— Tenez ! dis-je à Jean, qui eut à peine le temps de voir.

Et Jean se mit à rire.

Ce jour-là, nous eûmes une soirée comme Lamartine en eût inventé si de son temps on n’avait pas déjà connu les jolis crépuscules. On nous mit des chaises sur la terrasse — ma terrasse à balustres d’où l’on voit les trois couronnes ducales du clocher, la Seine large et le paysage léger — et je demandai à Jean de prendre sa mandoline. Il s’adossa aux colonnettes, nous nous rangeâmes autour de lui, toutes, sauf la petite, qui dès le dîner s’était éclipsée, et il commença.

Les notes fluettes, à peine entendues, dansaient, sautaient sur les cordes, très en accord avec ce jour faible, avec la lueur des étoiles neuves allumées, dont le reflet menu dansait, lui aussi, sur les eaux de la Seine. Il jouait des valses, des romances ; il jouait très bien, et son regard passant par-dessus nos têtes, se fixait sur quelque chose que nous ne pouvions pas voir.

C’était ces yeux-là que j’aurais voulus dirigés sur Édith ou sur Lilian.

Il y avait dans tout cela la lune qui se levait, la Seine qui se moirait, le ciel qui se brodait, l’odeur des fleurs et le vent léger, une douceur surannée à laquelle on n’échappait pas, et je me disais : « Si Jean n’est pas amoureux ce soir, il ne le sera jamais. » On serait toujours resté là, et je voyais bien que mes Anglaises, peu rêveuses cependant, se laissaient prendre au charme.

— Si nous allions nous coucher, mes enfants ? dis-je enfin.

Et, me retournant pour chercher l’heure au cadran du pignon, j’aperçus, dressée contre la porte de la véranda, Maud, dont la robe rouge s’était assombrie avec le jour, droite, les cheveux fous hors de sa casquette et des yeux de feu.

— Eh ! Baby, lui cria Liiian, pourquoi n’êtes-vous pas venue ici ?

Alors, toute rouge, elle s’avança vers nous et se pencha dans le cou de sa sœur pour y glisser trois mots anglais.

— Que vous dit-elle ? interrogea Jean.

— Elle me dit : « Demandez à la lune. »

Et je repris :

— Rentrons, mes enfants, le vent fraîchit. Puis je donnai moi-même le signal du départ, les bras surchargés des châles que j’avais pris : Jean et sa mandoline me suivirent pour m’offrir une aide, les Anglaises venaient derrière, mais, cette fois encore, lorsque rentrée je voulus les compter, elles n’étaient que trois. Je sentis à la fin comme un agacement contre cette ombre d’enfant qui s’évanouissait dès qu’on pensait l’atteindre, puis, juste comme j’allais me fâcher, elle ouvrit la porte à grand’peine, étreignant de ses menus petits bras un objet noir très considérable que ma lanterne éclairait mal. Elle s’avança très troublée vers le groupe que nous formions, et ses grands yeux cherchant Jean, elle dit la première phrase française que j’aie entendue d’elle :

— Il avait oublié son boîte.

On se mit à rire, elle s’effaroucha et se sauva comme toujours, sans avoir seulement entendu le merci de Jean, qui rengainait sa mandoline, en cachant un demi-sourire.

« À neuf heures demain, le flot ! » s’était-on dit en se couchant.

Et le lendemain, à neuf heures, nous allions grossir la foule venue de partout vers ce petit coin cauchois pour le seul mascaret. Le mascaret, très capricieux comme tous les phénomènes, se faisait attendre, et l’on s’amusait de voir arriver, en attendant l’autre, ce mascaret humain qui n’avait pas de fin, et s’amoncelait sur les bords du quai en ondes bigarrées et houleuses. Les bicyclistes étaient légion ; ils envahissaient de leurs personnes guêtrées, serrées en d’étroits jerseys, coiffées de minuscules casquettes, les interstices où l’air respirable cherchait un dernier refuge. Mes jolies Anglaises alertes, la jupe franchement relevée, escaladèrent une carriole aux brancards abattus, que Jean leur avait découverte, et nous nous mîmes à causer tous les deux près de là, lui se faisant vieux et moi jeune pour être aimables.

— Tantinette, dit-il tout à coup câlinement, est-ce que cela vous dérangerait si je restais après le flot ?

Si cela me dérangeait, quand cela m’arrangeait tant ! Je protestai, dressant l’oreille, et lui poursuivit par phrases coupées :

— Je me trouve décidément très bien chez vous. C’est ravissant votre maison… et votre maisonnée. Vous avez dit un million de dot, tantinette ?

— Oui, Jean, un million.

Et je perdais la tête de joie.

— Mais elles sont Anglaises !…

— Oh ! cela !…

Un houhou courut dans la foule, avec des « le voilà ! » et des poussées affreusement dangereuses vers la berge, et moi de maudire l’inopportun mascaret, quand on s’aperçut que toute l’émotion venait d’une frange d’écume soulevée au loin par le vent à la crête d’une lame. Je me penchai, maternelle :

— Mon cher Jean, dites-moi, est-ce Édith ou Lilian ?

Et Jean, presque ému, mais sans perdre son langage lâché de Parisien :

— Je ne sais pas leurs noms, tantinette, mais c’est de la mioche que je suis toqué.

La mioche ! Maud ! Il passait de la tendresse dans l’air. Je sentis des larmes en pensant à ce cœur sceptique enfin touché, en songeant à cet étrange petit brin de femme si tôt aimée, et je ne pus m’empêcher de me retourner vers le véhicule.

Édith, Lilian et Mabel, toutes trois debout, le cou tendu vers l’horizon vague du fleuve, très majestueuses dans leur calme de statues, donnaient l’idée de Grecques septentrionales, produits d’un croisement d’Athéniens et de Scandinaves. Moins classique, la petite Maud s’était agenouillée, et les deux coudes au bord de la carriole, le col enfoui dans un mousseux boa blanc, son canotier auréolant son très rose visage tout mangé par des yeux sans fond, elle enveloppait d’un regard étrangement attentif le Français à qui je vis bien, dès lors, qu’elle s’était déjà dévouée toute en pensée.

Un grand bruit survint, qui couvrit le bruit presque aussi formidable de la foule en attente ; le mascaret passa, roula, déborda, éclaboussa les curieux, puis essoufflé, alenti par sa course échevelée, continua vers Jumièges, moins haut et moins rapide. Mais je n’avais rien vu, les yeux pleins de ce regard d’enfant qui laissait passer avec candeur son étincellement.

La jeunesse s’en fut se promener seule, tandis que, avisant le télégraphe comme un sauveur, j’allais porter ce libellé pour Paris :

« Trouvé bru, seize ans. Consentez-vous ? »

Et l’électricité, dont l’antiquité, si elle l’eût connue, eut fait une adorable déesse messagère, me rapporta, trois heures plus tard, mon laisser-passer de bonheur pour mes petits amis :

« Bru n’importe quel âge. Marions Jean ! » Ils se firent d’abord la cour d’une étrange façon, jouant à l’amour comme on se jetterait une balle par-dessus un mur. On ne pouvait jamais dire de Maud : « Elle est ici. — Elle est là. » Elle fuyait. C’était une manière d’âme errante que Jean ne parvenait pas à retenir. Si bien que la journée se passait en une perpétuelle chasse après cette enfant ailée. Catholique fervente, la fillette allait le matin à l’église et Jean se mettait en route derrière le petit jupon rouge et le boa flottant au vent du quai ; mais, s’il faisait le guet au portail pour l’attendre, Maud lui échappait par une sortie latérale. À la maison, quand ils avaient bien joué à cache-cache dans le jardin, Maud avait enfin pour refuge sa désordonnée chambrette où sa grammaire française lui tenait compagnie. Alors, Jean prenait sa mandoline ; il s’installait dans le salon, et la légère musique, comme une sérénade de rêve, montait jusqu’au second étage pour la fugitive petite aimée.

Au bout de trois jours — c’était à midi et nous étions à table, — Jean qui s’était attardé en promenade, revint avec un petit bouquet de fleurettes blanches qu’il jeta sur la serviette de Maud avec des airs de grand frère. C’était chose si subtile et si délicate que leur amour, qu’il eut le tact de ne point dire un mot ; ils se lancèrent seulement un mystique regard par-dessus la table, où personne non plus n’osait parler, tant ce silence que parfumaient les fleurs était mystérieux et doux.

Une heure après, mes quatre hôtesses, qui avaient déniché le matin chez un pêcheur un joli canot peint à neuf, remontaient la Seine à grand effort d’avirons. Jean fumait à la terrasse, et je l’avais suivi, quand elles passèrent devant nous, lentement, chaque avancée de barque étant un effort sur le courant. Édith et Mabel ramaient, élégantes, flexibles, ondulantes dans le balancement laborieux de leur exercice. Lilian debout, son châle clair claquant au vent, tenait la barre, et la petite Maud très absente de là, le dos tourné à ses sœurs, crânement coiffée de sa casquette de garçon, rêveuse, poète, vivant au delà, plus chimère que jamais, sur ces eaux fuyantes comme elle, laissait ses yeux errer vers les campagnes vertes des bords.

— Regardez-la, me dit Jean ; à quoi peut-elle penser ?

— Vous êtes un fat, mon cher ami, répondis-je, vous ne le savez que trop et vous voulez vous l’entendre dire ; comme si toute son âme ce n’était pas ses claires prunelles, et ses pensées des choses limpidement écrites pour vous.

— Ah ! tantinette, révérence parler, les femmes sont si…

— Si quoi, monsieur, je vous prie ?

— … Illisibles, mettons.

— Maud n’est pas une femme, Jean, repris-je ; c’est une enfant qui, dès qu’elle vous a vu, s’est mise à vous aimer candidement, simplement, effarouchée seulement à la manière d’une sensitive quand vous passez près d’elle ; et je vous connais, mon ami, c’est cette limpidité de printemps, c’est cette candeur, c’est ce vrai qui luit dans ses yeux qui a séduit votre cœur blasé. Pourquoi donc douter d’elle ?

— Ce n’est point que je doute, tantinette, mais je voudrais un langage moins éthéré que celui dont nous faisons usage, la petite et moi.

Je suis las de ces airs de mandoline dont j’accompagne ses rêves, comme je courtiserais un ange ; je souhaiterais enfin qu’entre nous cela se passât moins subtilement. Et si vous vouliez vous charger de lui dire…

— C’est cela, apprivoiser la petite alouette qui, pour vous, monte trop haut dans le bleu, n’est-ce pas ? Si cela vous agrée, Jean, je le ferai, puisque vous l’aimez. Je vous promets de lui révéler votre secret : j’ai du reste l’assentiment du docteur Islington qui remet ses filles entre mes mains, et me permet de les marier toutes à ma façon.

De tout ce jour-là, je ne pus trouver la minute opportune pour ma confidence ; mais le lendemain, je gravissais de grand matin l’étage qui me séparait de la fillette, et j’allais frapper, quand j’entendis un murmure qui m’arrêta. C’était un gazouillis en anglais, une cascade de mots à peine prononcés, comme le vague écho d’une chanson. J’attendis un moment pour bien m’assurer que la voix menue parlait sans réponse, et que nulle autre que Maud n’était là, puis je frappai.

— Ouvrez ! cria-t-elle d’un timbre étouffé par ses laineuses couvertures.

— Chérie, lui dis-je en entrant, avec qui donc causiez-vous ? Voulez-vous me le dire, à moi qui suis votre vieille amie ?

Elle rougit beaucoup et se blottit dans l’oreiller ; ses cheveux étaient détressés, et cette soie d’or, croissant comme une herbe sauvage, arrosée seulement chaque matin des parfums qu’elle adorait, avait inondé son cou et le lit. Pêle-mêle, tout autour d’elle, traînaient ses robes de la veille ; sa casquette avait roulé sur ses étroits petits souliers d’enfant ; sur la table, on voyait un amoncellement d’auteurs français, et partout une insouciance planante, qui la laissait bien elle-même, libre de vivre intérieurement sans le soin du dehors, avec ses longues envolées d’alouette dont je parlais à Jean.

— Petite Maud, répondez donc.

Et me penchant pour chercher son front dans le fouillis blond de ses cheveux, je découvris le mystère ; elle serrait dans ses mains une petite chose sans forme, écrasée sous ses doigts, dans quoi l’on reconnaissait à peine, après toute une nuit de pression, les fleurettes blanches de la veille. Que ç’aurait été joli de traduire ce qu’elle leur chantait tout à l’heure !

Elle ne répondait rien.

— Ma petite belle, lui dis-je enfin, pourquoi me le cacher ? je sais bien que vous l’aimez, allez ! et c’est parce qu’il m’a chargé de vous dire quelque chose que je viens.

Alors, d’une geste brusque qui secoua les ondes blondes, elle se tourna vers moi, effarée, me dévorant de son regard chercheur, son coude plongeant dans le duvet, et son menton aux rondeurs enfantines dans le creux de sa main.

— Quoi ? me demanda-t-elle.

— Que vous lui faites de la peine en vous sauvant toujours, Maud. Comprenez-vous bien ce que je vous dis ? (Elle me fit de la tête un oui très expressif.) Il voudrait vous voir plus, vous parler quelquefois, et vous le fuyez sans cesse. Enfin, il voudrait que vous sachiez par moi, que lui aussi, ma petite amie, vous aime tendrement.

Oh ! dear me ! cria-t-elle alors en fondant en larmes ; dear me ! dear me !

Quel choc de bonheur trop fort mes paroles lui avaient-elles porté ? Ses larmes ne s’arrêtaient pas ; son visage restait caché sous ses deux mains, — ses deux mains sortant, blanches et toutes petites, des flots de dentelle de sa robe de nuit.

Je me mis à la câliner doucement, sans que, farouche jusque dans ce laisser-aller de son cœur, elle parût seulement s’en apercevoir. Puis, quand elle ne pleura plus, qu’elle eut essuyé ses grands cils perlés encore de larmes, la minute d’expansion vint enfin ; son âme aimante s’entr’ouvrit, elle me jeta les bras autour du cou et, m’étouffant, me dit à trois fois :

— Merci, merci, merci.


… Édith, Lilian, Mabel et moi prenions le thé du matin ; les Anglaises répétaient : « Où donc est Jean ? » Les trois beaux appétits que j’avais devant moi menaçaient de dévorer toutes les rôties, et je me décidai enfin à chercher les absents. De la terrasse où ils n’étaient pas, je sondais le quai, où je ne les voyais pas davantage, quand Édith m’appela de la véranda où elles riaient toutes trois.

— Madame ! madame ! criait-elle sur son joli ton de chanson, venez vite voir Baby.

Et près de Jean penché vers elle et lui parlant, Baby dans sa robe rouge, le boa blanc au bras, laissant nu son cou de petite aristocrate, sa casquette retenant mal les boucles folles sur son front, se promenait dans le parc, mystique et recueillie, laissant seulement parfois tomber de ses lèvres de doux noms anglais, ses yeux de cristal levés sur lui.

J’avais bien un peu fait ce couple-là ; pendant que les sœurs aînées rayonnaient de joie et de surprise, il me vint en suivant du regard les amoureux un orgueil qu’il faut que j’avoue et dont je devais être, hélas ! durement punie.

Pourquoi raconter leurs jours de joie ? Ce fut une joie en sourdine, intense et silencieuse, intimement liée aux douceurs de l’automne qu’on traversait alors ; l’âme nébuleuse de Maud, pareille aux brouillards de septembre sur le fleuve, s’éclairait d’une chaude lumière de soleil ; l’âme de Jean retrouvait une fraîche floraison printanière comme les feuillages bronzés de l’été redevenaient pâles avant de se flétrir ; et les souffles tièdes des belles après-midi, caressant les deux jeunes gens, semblaient n’être que le courant, devenu tangible, de leur tendresse.

Pourquoi raconter leurs cinq jours de joie sitôt finis !

Un matin, j’entendis des rires fous sur la terrasse, les voix claires des jeunes filles et les questions de Jean, intrigué. Comme je m’approchais, celui-ci m’expliqua :

— C’est une lettre du docteur Islington, et ces demoiselles ne veulent pas me dire ce qu’elle contient.

Oh ! dear me ! s’exclamaient les joyeuses filles, à cinquante ans !

— Mais qu’est-ce qu’il y a ? demandai-je à mon tour, la curiosité très éveillée par cette gaieté ; que vous dit le docteur, mes petites ?

Lilian la première retrouva la parole, et prenant la lettre, nous traduisit en médiocre français la prose de son père. Cette hilarante nouvelle n’était que celle du mariage de tante Nelly, la vieille fille de Londres, qui portait ses cheveux blancs et sa grosse fortune à un jeune avoué de Sa Majesté.

— À cinquante ans ! répétaient-elles, à cinquante ans !

Quand on en a soixante, ces folies de femmes plus jeunes ne font point rire ; je me mis à les gronder, en m’amusant au fond de leur enjouement.

L’après-midi, comme Jean fumait, je lui dis, pour causer :

— Et vous ? qu’avez-vous reçu du courrier, ce matin ?

Il me parut gêné pour me répondre que, comme chaque jour, on le rappelait à Paris, et qu’il lui faudrait bien finir par s’y rendre. J’allais entamer avec lui la question départ, quand Maud quitta ses sœurs et vint câlinement vers nous, disant sur un ton plein d’une infinie tendresse :

— Jean, voulez-vous venir nous promener ?

Et dans le regard dont Jean l’enveloppa, où flottaient de l’ennui, de la pitié, dans ce regard métamorphosé en une seconde, je compris tout ce qui ne m’était pas encore venu à l’esprit, que Maud en était maintenant réduite à ses grâces de printemps, à ses charmes prime-sautiers d’oiseau sauvage, que le collier d’or de sa dot avait glissé de ses épaules, et qu’elle se retrouvait, pauvre petite sans-le-sou, devant le fiancé qui l’avait crue riche.

Elle s’avança, plus caressante encore, et dans une insouciance qui me fît mal :

Dear, venez-vous ?

Il la suivit avec une contrainte qui ne put m’échapper. Je les vis encore une fois s’éloigner l’un près de l’autre, et je devinai, malgré mes révoltes, le recul de l’un, la confiance naïve et sans trouble de l’autre. Rien ne paraissait changé en eux, mais j’avais beau me dire : « Il aime vraiment », je doutais de Jean.

Un million !…

Fût-ce de l’instinct ? Je me penchai aux balustres de la terrasse pour les voir plus longtemps sur les bords de la Seine qu’ils suivaient. Je les regardais de tous mes yeux, comme quand on regarde pour une dernière fois, et je me sentais dans l’âme une tristesse sans fond.

Quand Maud revint, elle avait les yeux rouges et me dit :

— Vous savez qu’il s’en va ? Il faut absolument qu’il parte ; il a reçu une lettre pressante.

Et elle se mit à m’expliquer dans son mauvais français un enchevêtrement de circonstances commerciales, à quoi je n’entendais rien, et qu’avec son esprit rêveur, mais britannique — flamme et fumée, — elle avait tout de suite comprises.

Puis, comme une excuse, elle ajoutait :

— Mais, dans quatre jours, il m’a promis d’être revenu.

— Voyons, dis-je à Jean, c’est vrai que vous allez nous quitter ? Vous ne pouvez pas attendre la fin du mois ou celle du congrès d’Allemagne ? Vos affaires patienteraient et vous ne rougiriez pas si vite les yeux de la pauvre Maud.

— Mais non, reprit-il dans un agacement, mais non, cela ne peut pas attendre.

Et tout ce que j’objectais contre ce départ recevait cette réponse lassante : « Mais non » ; mais non de ses lèvres, mais non de ses yeux qui ne souriaient plus et qui prenaient des reflets de tristesse. À la fin de ce jour-là, même, tout près du départ, j’y lus un si vrai chagrin, que, toute réjouie, repoussant au loin mes jugements téméraires, rassurée, je pensais en le voyant :

« Comme il l’aime, lui, le léger, le glisseur, pour qu’une absence de quatre jours le fasse langoureux à ce point ! mais comme il l’aime ! »

Ce soir-là, une vraie veille comme l’on n’en compte que peu dans la vie, veille solennelle, mystérieuse, tragique, où frissonnait la peur du lendemain au milieu de l’ordinaire banalité de l’accoutumance, ce soir-là, comme toujours quand il faisait trop froid dehors, nous nous réunîmes dans le salon. La mandoline de Jean fit les frais, mais la flamme gaie des autres jours s’était éteinte. Les mêmes airs de son répertoire, soit qu’il les jouât autrement, soit qu’il y eût en nous un pressentiment de tristesse, nous semblaient teintés de mélancolie, et rien ne me parut plus leur ressembler que le visage pâli de Maud tout changé par ce premier chagrin, et qui essayait encore, sans réussir, des sourires fiévreux.

Elle aussi, la pauvre jolie musique d’adieu, cachait des larmes dans sa chanson.

Je ne savais pourquoi, Jean avait choisi la première heure du lendemain pour partir, c’était donc ce soir même qu’il allait prendre congé de nous. Il vint me remercier de mon hospitalité ; Édith, Lilian et Mabel lui donnèrent tour à tour la camarade poignée de main des Anglais ; Maud restait la dernière. Elle s’approcha lentement de son ami ; ils se regardèrent d’un très long regard mutuel, et ceci je le jure, bien que ce soit un fait incroyable qui me stupéfia, tandis que l’enfant gardait ses yeux de lac, impassibles, dans ceux de Jean je vis des larmes.

— Au revoir, ma petite Maud, dit-il en écrasant de ses doigts les poignets de la fillette.

— Adieu ! fit-elle de sa voix brisée.

— Non, au revoir.

— Adieu ! dit encore Maud une seconde fois.

Encore un « à vendredi ! » qu’il nous lança, et il s’échappa pour aller faire sa malle et se coucher.

Quand je revis Maud le lendemain, ce n’était plus la petite jupe rouge, la blouse blanche, le képi de gamin échevelé. Elle avait choisi une veste gris foncé, serrée à la taille par une ceinture de cuir qui faisait des plis lourds jusqu’à terre ; elle avait tordu ses cheveux en chignon, et pour la casquette, mon pauvre mignon boy ne devait plus la remettre.

— Ah ! Baby, s’écrièrent ses sœurs toutes prêtes pour le canotage, êtes-vous drôle ! Mais master Jean va revenir, ma petite !

Baby baissa ses paupières, ce qui mettait toujours une ombre très profonde sur ses joues et ne répondit pas.

Et ses sœurs :

— Vous ne venez pas avec nous sur l’eau ?

Alors elle se redressa pour répondre que si ; et ces deux gestes-là, le premier un dérobement de son âme aux curiosités étrangères, le second, mouvement d’avant vers l’agitation physique de la vie de sport, furent toute sa conduite pendant les quatre jours où nous attendions l’absent. Elle se mit de nouveau à m’échapper comme autrefois ; je m’évertuais à la comprendre, et à peine pouvais-je seulement saisir par hasard les regards étranges de ses yeux de mystère.

Le jeudi soir, veille du retour, quand elle revint d’une très longue promenade faite à cheval dans les jolis vallons de Saint-Wandrille, j’eus une bien triste nouvelle à lui annoncer. Je ne savais comment m’y prendre, m’attendant à l’explosion d’un chagrin trop longtemps comprimé.

— Il ne viendra pas demain, lui dis-je tremblante, j’ai reçu une dépêche, ma pauvre chérie ; ses terribles affaires le retiennent encore un jour.

Mais elle soutint le coup sans broncher. Seulement, l’ombre de ses cils s’abaissa encore, et l’éclair de ses yeux qui l’aurait trahie, je ne le vis pas. Que pensait-elle ? Que sentait-elle ?

Le samedi, ce fut encore une dépêche qui vint au lieu de Jean. Dépêche encore le dimanche, et puis plus rien… rien que l’attente de toute minute, une inquiétude lourde qui se mit à peser sur ma maison, comme l’accablante électricité qui précède les orages.

Maud, illisible, sereine dans sa souffrance, ne vivait plus que loin de moi, et j’avais un tel respect pour ce désespoir d’enfant, que je me prêtais à ses effarouchements, la laissant libre de tout regard, libre de cacher ses larmes où elle voudrait.

Et puis l’orage éclata. Ce fut une lettre de ma vieille amie qui l’apporta après qu’une semaine et demie se fut écoulée depuis le départ de Jean.

« Ne le marions pas encore, disait-elle ; cette petite Anglaise n’est vraiment pas assez riche. Jean n’a pas de fortune personnelle, que feraient-ils ? Un ménage pauvre est un pauvre ménage, vous savez ; il l’a bien compris et se montre très raisonnable dans l’oubli de cette folie. Nous tâcherons de trouver mieux. »

Oh ! cette lettre ! la Seine en emporta les morceaux, mais je l’avais gravée pour toujours dans le cœur. Trouver mieux que Maud, Seigneur ! mieux que cette exquise ombre de femme, rêve et tendresse, pétrie d’amour et de candeur ; Maud ! la pauvre petite Maud dont je devais jeter à bas le bonheur en lui révélant que c’était fini !… Ah ! c’était bien ainsi, Jean n’était pas digne d’elle.

Je gardai mon secret jusqu’aux extrêmes limites, et quand le docteur Islington m’écrivit que, le congrès étant clos, il reprendrait ses filles le lendemain, je fis venir Maud et lui dis :

— Êtes-vous bien forte pour porter un grand chagrin, Maud ?

Alors, pour la première fois, elle leva sur moi ses prunelles claires et brûlées de fièvre.

— La mère de Jean ne veut pas, ma pauvre chérie, et votre rêve de bonheur, il faut l’oublier. Vous êtes trop jeune.

Elle secoua tristement sa tête d’enfant devenue soudain jeune fille, et enfin, ce que j’attendais se produisit : les larmes et le confiant abandon de la pauvre petite qui se jeta dans mes bras.

— Je ne suis pas trop jeune, milady, disait-elle dans ses sanglots, c’est parce que je n’ai plus d’argent. Je l’ai bien deviné dès le premier jour ; je savais bien qu’il ne reviendrait pas. Oh ! mon pauvre Jean !

Comment la consoler ! Elle me répétait qu’elle lui pardonnait, mais qu’aucun autre n’aurait sa place ; et vraiment, elle avait donné là son cœur de telle façon que cela pouvait bien être pour toujours. Jusqu’au lendemain, je reçus seule en secret toutes ses tendresses débordantes d’enfant sans mère.

Le lendemain, suivant ce quai joyeux où le soleil d’automne, un peu plus pâle chaque jour, mettait une lumière embuée, je les reconduisis au chemin de fer joujou qui traîne ses wagons tout le long de la Seine. C’était le matin ; un enterrement sonnait en glas, dans le clocher gothique aux trois couronnes ducales. Les grandes sœurs allaient devant, silencieuses, attristées, avec leur imperceptible et gracieux déhanchement d’Anglaises — ayant eu la veille ce seul mot désolé, devant le désespoir de Maud :

— Oh ! pauvre Baby ! Un si joli aventure de cœur !

À mes côtés, le pas ferme, mystérieusement résignée, l’enfant marchait, muette comme toujours.

Mais quand le train les emporta, qu’Édith, Lilian et Mabel se furent pelotonnées dans le wagon, elle mit à la portière son pauvre visage mangé de larmes, et, dans un sourire qui me fendit l’âme, me dit absolument comme Jean, autrefois :

— Adieu, tantinette !

Et le glas, au clocher de l’église, semblait sonner lamentablement dans l’air :

Marions Jean ! Marions Jean !
FIN

TABLE


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E. GREVIN — IMPRIMERIE DE LAGNY — 1527-2-12.