Un divorce (André Léo)/Texte entier

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Librairie internationale A. Lacroix, Verboeckhoven, et Cie (p. T-TDM).

UN
DIVORCE
par
ANDRÉ LÉO
Séparateur
PARIS
LIBRAIRIE INTERNATIONALE
15, boulevard montmartre
A. LACROIX, VERBOECKHOVEN & Ce, ÉDITEURS
à Bruxelles, à Leipzig et à Livourne,

1866
Tous droits de traduction et de reproduction réservés

UN DIVORCE


CHAPITRE PREMIER


— Voilà de ces nouvelles qui écrasent ! Et vous aussi !… Quoi ! Ferdinand, vous allez être banquier, un homme établi, une raison sociale : Dubreuil et Desfayes ? Père de famille bientôt ; car il va sans dire que vous allez vous marier ?

— Certainement.

— Certainement ! Que vous êtes superbe et flegmatique ! Tout à l’heure vous étiez encore un joyeux camarade, et vous allez devenir ce qu’on appelle improprement un homme sérieux. Du camp joyeux du mouvement, vous passez dans celui de l’immobilité ; vous devenez le passé quand vous étiez l’avenir, et tout cela du même air dont vous videz plusieurs bouteilles ! En vérité…

— Camille, épargnez-moi vos plaisanteries françaises sur le mariage.

Camille éclata de rire.

— Voyons, Ferdinand, voyons ! Depuis un an que j’habite Lausanne, et après avoir fait quelques fugues chez nos voisins de Berne et de Genève, je sais à quoi m’en tenir sur tous ces grands airs. Ce que vous appelez légèreté française, mon cher, c’est tout simplement l’esprit de critique et de réflexion que vous n’avez pas. L’esprit seul s’agite ; la matière resterait immobile sans lui.

— Non, c’est que vous ne croyez à rien, tandis que nous sommes attachés à des bases solides…

— Que vous êtes résolus à ne pas même examiner. Franchement, vous êtes pour moi une énigme. Votre réforme, une chose immense assurément, c’est une source dont le courant gèle. Et de tout ainsi. Quelques-unes de vos institutions sont admirables, mais l’esprit qui les créa s’en est retiré ; vous ne parlez que de la Bible et de l’Évangile, mais vous êtes moins chrétiens que nous. Vos mœurs et vos lois ont réalisé une alliance étrange : vous avez pour âme le despotisme, et pour corps la liberté.

— Bon instrument qui vous manque, et que vous ne savez jamais garder, interrompit Ferdinand.

— Parce que nous la voulons plus vraie, reprit Camille avec feu. Votre liberté est étroite, sèche, aussi froide que ces grandes Alpes qui nous contemplent là d’un air écrasant. Ici — poursuivit-il en parcourant de l’œil la campagne peuplée de villas, qui descend ondulée jusqu’aux bords du lac, et Lausanne, dont les toits étincelaient de l’autre côté du ravin, — ici, partout la barrière, l’enclos, la borne ; la propriété jalouse, morcelée, hargneusement défendue ; rien pour le poëte, rien pour le pauvre ; un ordre froid, égoïste, et çà et là, à l’entrée des sentiers les plus séduisants, ce poteau caractéristique, édicteur de menaces contre tout promeneur indiscret, et portant, dans ce patois qui vous distingue, défense de trajeter

— Ne dirait-on pas qu’en France la division de la propriété n’existe pas ? dit Ferdinand en haussant les épaules. Ah çà ! qu’avez-vous aujourd’hui ? que vous a-t-on fait ?

— Mon cher, une déception est un mal. Las des sottises qui se font en France, je pars avec ma boîte et mes pinceaux, je baise avec enthousiasme le sol de la libre Helvétie ; je contemple, j’admire, je parcours les montagnes. C’était l’automne ; une splendeur incomparable ! tout le jour me vautrant dans les hautes herbes, buvant du lait dans les chalets, et puis causant le soir avec quelque syndic en tablier de cuir, ou quelque magistrat laboureur. Force poignées de main, libations dans les caves et vanteries magnifiques. Je m’y grisai ; on a reçu de ma plume en France des épîtres dithyrambiques en votre honneur, et mes amis crédules s’imaginent encore, à l’heure qu’il est, que la Suisse possède là, sans qu’on s’en doutât, la pierre philosophale, introuvée ailleurs, outre ces vertus patriarcales et déclamatoires, cette vie simple et pure dont Rousseau, Gessner, Florian ont fait de si doux tableaux. Ferdinand, je me tais, car vous voici rouge comme votre drapeau, sans la moindre partie blanche ; vous êtes sur le point de vous fâcher.

— Je ne me fâcherai point, répondit Ferdinand Desfayes, en s’adossant les bras croisés contre un des tilleuls en fleur qui bordaient la route, je ne perdrai point mon temps à me fâcher de ce qu’un Français parle de choses qu’il ne connaît pas. D’ailleurs, nous venons de trinquer ensemble, et je sais que vous n’êtes pas de force à vider un verre d’Yvorne sans divaguer.

— Le fait est que sur ce point vos capacités sont merveilleuses. Mais je ne sais effectivement ce qui me tient de vous taquiner ainsi. Restons-en là sans rancune. Et, maintenant, mon cher, merci de votre aimable compagnie. J’étais venu jusqu’ici pour un paysage ; or, un artiste préoccupé de son œuvre est facilement de mauvaise humeur. Au revoir !

— C’est-à-dire que je vous gênais ? Eh bien ! je croyais au contraire que c’était vous qui persistiez à m’accompagner.

Camille ne releva pas cette observation et se hâta de donner au jeune Vaudois l’adieu d’une poignée de main. Mais au lieu de se séparer après cela, ils se remirent à marcher du même côté.

— Ah çà ! où allez-vous donc ?

— Et vous ?

— Là, dans une campagne, tout proche.

— À Beausite, peut-être ?

— Justement.

— Mais, mon cher Camille, c’est dimanche aujourd’hui ; vos élèves ne vous attendent pas.

— Non, mais j’ai mes crayons sur moi, et je veux croquer paysage du haut des rochers qui dominent le bois. C’est un admirable point de vue.

— Êtes-vous content des petits Anglais ?

— Assez. D’abord ils m’ennuyaient, et je n’étais venu que sur les instances du père, qui paye d’ailleurs comme un véritable lord ; mais le petit rouge a vraiment des dispositions, et puis la promenade est charmante, et…

— Il paraît bien que vous la trouvez charmante, puisque vous la faites sans utilité…

— Connaissez-vous sir John Schirling ?

— Non ; j’ai entendu dire seulement qu’il était fort original. On s’étonne beaucoup de ce qu’il fait donner des leçons à ses enfants par mademoiselle Mathilde Sargeaz, personne décriée à Lausanne pour ses opinions et ses manières. Mais le père Grandvaux a dans sir John un locataire précieux ! on m’a dit qu’il payait trois mille francs le premier étage de Beausite, et qu’il l’a loué pour plusieurs années.

— Il est curieux, hein ! ce père Grandvaux, doux, cordial, paternel comme un patriarche, aimé de ses enfants, hospitalier, rond, et cependant surnommé à Lausanne le Vieux dur à cuire. Vous savez ? on dit que c’est par l’usure qu’il s’est enrichi.

— On le dit, répliqua M. Desfayes d’un air insouciant. Mais vous êtes donc reçu chez lui ?

— Parfaitement. En qualité de collègue, j’ai dû faire connaissance avec sa nièce, mademoiselle Mathilde, dont je connais aussi beaucoup le frère, Étienne Sargeaz, et, grâce à eux, j’ai été admis d’abord à la jouissance complète de la campagne et de tous ses points de vue ; puis invité à descendre dans la cave du père Grandvaux, ce dont j’ai médiocrement usé ; enfin on m’a fait asseoir à la table même de la famille, et j’y ai soupé deux ou trois fois.

— Ah ! vraiment ? je ne savais pas cela. Et probablement, vous avez fait le portrait de ces demoiselles ?

— Mais oui. Qu’est-ce que cela vous fait ?

— Oh ! rien du tout. Moi, je ne les connais pas. Je suis allé à Beausite seulement deux fois, mais nous avons passé tout le temps à la cave et dans le jardin, et je n’ai pas vu les dames.

— Ô Suisse ! ô mœurs !… Vous aimez cependant assez les femmes, Ferdinand, mais seulement de la même manière que vous aimez le vin d’Yvorne. Pauvre malheureux ! À propos, que faites-vous de cette petite couturière si coquette et si jolie, avec laquelle vous avez tant dansé l’autre jour à la fête champêtre ?

— Rien du tout, répondit Ferdinand en haussant les épaules ; je suis décidé à me marier.

— Ce qui veut dire que vous cherchez une dot ? ajouta Camille d’un air méprisant.

— Sans doute, mais pas à tout prix, comme vous avez l’air de le penser. Ainsi, je tiens à épouser une jolie personne.

— C’est vraiment… désintéressé.

— De plus, honnête et bien élevée.

— À merveille ! Du reste, mon cher, vous êtes fait pour prétendre à tout.

Et en disant cela, Camille, qui s’était arrêté comme Ferdinand devant la grille de Beausite, contemplait avec un demi-sourire railleur la haute stature, les larges épaules et la figure assez belle, mais vulgaire, du futur banquier vaudois, lieutenant de carabiniers dans l’armée fédérale, tandis que celui-ci, de son côté, jetait un regard assez dédaigneux sur le visage pâle, fin et accentué du jeune peintre, qu’il dépassait de la tête.

— Savez-vous que le père Grandvaux a fait de ça une magnifique propriété ? dit Ferdinand en poussant la grille.

— Quoi ! vous allez à Beausite ! s’écria Camille.

— Oui, répondit Ferdinand. — Retirant de dessous sa moustache un bout de cigare consumé, il le jeta ; puis, s’occupant aussitôt d’en rallumer un autre, il ajouta négligemment :

— J’ai une petite affaire à traiter avec Grandvaux.

Camille en l’observant devint pensif. Ils marchaient l’un à côté de l’autre en silence. Ferdinand jetait les yeux autour de lui avec intérêt, et comme s’il eût vu Beausite pour la première fois. À l’autre bout de la longue avenue de jeunes tilleuls qu’ils suivaient on apercevait la maison.

Elle s’élevait à l’extrémité d’une vaste prairie, au-devant d’un bois qu’à distance elle semblait toucher. Ce bois, dont la ligne sinueuse se prolongeait à droite et à gauche, indiquait le cours du petit torrent qui, après avoir traversé Lausanne, court dans la campagne, en se rendant au lac par le plus long chemin. La prairie, bosselée de fortes ondulations, — car dans ce pays la plaine est à peu près inconnue, — était parsemée de bouquets de sapins ou de mélèzes, au-dessus desquels s’élevait çà et là un gracieux bouleau.

— Quand on songe, s’écria Ferdinand en sortant de sa méditation, que le vieux Grandvaux a acheté ce terrain-là, il n’y a pas plus de quinze ans, pour le prix dérisoire de cinquante mille francs, et que maintenant, à force d’acquêts et d’améliorations, sa propriété en vaut plus de trois cent mille !

— Décidément, mon cher, je vous soupçonne de chercher une dot ici, dit Camille, dont la voix s’altéra un peu.

Ferdinand lança un regard de côté à son interlocuteur, et répliqua sèchement :

— Pas du tout. Je vous ai dit que je ne connaissais pas les demoiselles.

Et, avec un soin minutieux, il époussetait la cendre de son cigare.

— Vous ne resterez pas longtemps dans cette ignorance, reprit du même ton le jeune Français, car voici l’aînée.

Deux jeunes filles s’avançaient vers eux dans l’avenue, du même pas, en causant. L’une (une petite personne qui parlait très-vite, et dont les gestes et la démarche étaient un peu saccadés), portait une toilette de ville : chapeau de paille garni de simples rubans, robe et mantelet de soie noire ; l’autre avait sur la tête un grand chapeau de paille rond, à rubans flottants, et une robe de perse blanche et rose, sans ornements. Mais quel luxe de jeunesse et de beauté !

C’était une forte et gracieuse fille, aux épais cheveux blonds, l’œil d’un bleu sombre, le teint blanc, des joues roses, des lèvres épanouies, la taille riche, et par-dessus tout un air d’innocence, de confiance et de bonheur. Il était vraiment impossible de la voir sans l’admirer, et sans éprouver en même temps cette foi qui semblait l’animer elle-même pour les belles et bonnes choses dont elle était comme l’affirmation vivante. S’arrêtant voir passer, les deux jeunes gens ne virent qu’elle, et lorsqu’en les saluant son regard glissa, vif et brillant, sur Ferdinand Desfayes, le jeune homme à marier se sentit ému.

— Ma foi ! je ne l’aurais pas crue si belle, dit-il un peu suffoqué.

— Avouez donc que vous veniez pour la voir, dit Camille rudement.

— Eh bien ! quand ça serait ? Auriez-vous quelque droit à me le défendre ?

— Moi ! répondit le peintre avec un petit rire sec. Allons donc ! quelle ironie ! un pauvre diable songer à la fille d’un usurier !

— Usurier ou non, répliqua Ferdinand en fronçant les sourcils, le père Grandvaux n’a jamais rien eu à démêler avec la justice, et ceux qui en disent du mal sont des plus empressés à lui serrer la main et à profiter de son hospitalité.

— Quelle chaleur déjà !

— Taisez-vous donc, Camille. Je ne m’enflamme pas si vite. Me prenez-vous pour un Français ?

— Vous cherchez à dissimuler, Ferdinand ; mais je l’ai vu, mademoiselle Claire vous a ébloui. C’est assez naturel du reste, et il faut vous rendre cette justice que vous êtes parmi les hommes de ce pays un des moins insensibles au prestige féminin, si bien que je vous croirais destiné, mon cher, malgré la Bible, si vous vous mettez en ménage, à régner sans gouverner.

— Vous croyez ? Ce qui est certain, Camille, c’est que vous avez de l’amertume. Pourriez-vous m’apprendre d’où cela vient ?

— Impossible, mon cher ; et pour une seule raison, c’est que je n’en ai pas.

Ferdinand se mit à siffloter assez ironiquement ; Camille haussa les épaules et s’occupa de regarder à droite et à gauche d’un air dégagé. Ils arrivèrent ainsi au bout de l’avenue, en face de la maison, que précédait une corbeille de fleurs. Cette maison n’avait qu’un étage, surmonté de mansardes ; un jasmin et de jeunes vignes l’égayaient de leurs bouquets verts. À gauche se trouvait la ferme, à droite le jardin fruitier.

— N’est-ce pas la cousine de mademoiselle Grandvaux, mademoiselle Mathilde Sargeaz, qui l’accompagnait ? demanda Ferdinand.

— Précisément. Vous ne la connaissiez pas ?

— Oh ! elle est assez connue de réputation. C’est une personne si extravagante. Mais je ne lui ai jamais parlé.

— C’est une personne fort distinguée. Mais il est assez naturel que dans votre pays vous ne puissiez la souffrir, puisqu’elle a l’esprit indépendant et qu’elle ne croit pas à la Bible, ni à la sujétion des femmes.

— Comme cela, elle vous conviendrait, à vous ? demanda Ferdinand en s’arrêtant et en regardant Camille fixement.

Celui-ci partit d’un éclat de rire.

— Eh bien ! ma foi ! non. Pour être franc, je l’avoue, j’aime mieux la laisser épouser aux autres.

— Vous voyez bien, mon cher, je vous le disais : Voilà comme vous êtes conséquent dans vos théories !

Et sur ce mot, profitant de son avantage, le lieutenant fédéral de carabiniers se dirigea rapidement vers la maison, sans laisser à son compagnon le temps de répondre.

— Bonjour, Jenny, dit Camille, en s’adressant à une grosse fille barbouillée qui parut au seuil de la cuisine. Pouvons-nous voir ces dames et M. Grandvaux ?

— Monsieur et mademoiselle Anna sont à la cour, répondit Jenny en jetant un coup d’œil d’intelligence derrière la porte de la cuisine, où se cachait probablement la maîtresse du logis.

— Bien. Allons à la cour, dit Camille. Et, suivi de Ferdinand, il se dirigea vers la ferme.

La ferme vaudoise ressemble peu aux fermes françaises. Ni troupeaux de moutons, ni chèvres grimpantes, ni généralement tous ces commensaux ailés dont la liberté criarde répand autour de la maison rurale tant de vie. Souvent même la charrue en est absente ; le blé, bonne petite plante aux mœurs placides, ne se plaisant ni aux pentes folles ni aux bords escarpés. La vigne, en revanche, couvre les collines, gravit les monts, grimpe aux rochers, et montre ou ses nœuds tristes ou ses pampres riants, partout où a pu se poser avant elle le pied de l’homme.

On ne trouve presque nulle part en Suisse de terrain inculte, pas un coin où la ronce ait pu vivre en paix. La montagne et les glaciers laissent à ce peuple peu d’espace ; aussi, dans les lieux mêmes où manquait le terrain, portant la terre sur le roc et l’y maintenant par des murailles, il a planté ; et jusqu’au front du rocher perpendiculaire et sourcilleux on voit s’étaler des espaliers, dont les branches supérieures vont atteindre les racines de quelque jardin suspendu.

Sur les pentes moins rapides, ou dans les terrains ombreux, c’est la prairie ; mais la prairie épaisse, chevelue et solitaire, où ne bondit et ne rumine aucun troupeau. De toutes parts c’est l’utile qui règne, l’industrie, la patience et l’intelligence humaine, et certainement cela est bien ! mais ainsi partout l’empreinte de l’homme se substitue à celle de la nature, et peu à peu s’effacent les traits de ce grand visage, doux, sublime, austère et rêveur, sous l’uniforme dessin que trace sans art un rude ouvrier.

Partout l’infini cède à la mesure, l’ensemble au détail ; et la lande sans rivage, le coteau hérissé de broussailles, aux sentiers perdus, les grandes forêts, les ajoncs sauvages, les herbes folles, s’en vont !…

Elle est donc symétrique et un peu froide, la ferme vaudoise, avec ses étables fermées, où ruminent, dans une chaude obscurité, les vaches laitières, et ses poules en cage, perchées sur une patte et le plumage hérissé, qui d’un air mélancolique, à travers les barreaux de leur volière, contemplent le jardin sans ombrage et le champ de blé veuf de bluets.

Cependant, quelque poétique influence donnait à la ferme de Beausite un aspect plus heureux ; car au moment où Ferdinand et Camille entrèrent dans la cour, il y régnait une grande animation ; c’était une foule bruyante de poulets, de canards et de dindons, se poussant et s’empressant autour d’une jeune fille, assise sur une pierre, et qui, serrant d’une main contre elle son tablier gonflé de grain, de son autre main ouverte distribuait la pâture aux volatiles affamés.

À peine étendue, la petite main devenait vide, et quand elle revenait du côté du tablier plein, la foule emplumée la suivait avec des regards et des cris de désir, et les plus hardis sautaient sur les genoux de la pourvoyeuse ou sur ses épaules. Au milieu des glapissements, des piaillements, des sifflements de ce populaire, le rire argentin de la jeune fille retentissait, et par moments sa voix douce et claire s’efforçait d’être grondeuse.

— Là ! un peu de patience ! vous êtes aussi trop gourmands ! Retire-toi un peu, gros, et laisse manger ce petit. Vous n’avez pas de justice du tout, mes pauvres bêtes !

Malgré ces exhortations, il arrivait là ce qui se produit dans toutes les foules : l’émulation stimulant l’avidité, le désir de chacun s’emportait, par la peur du bien des autres, jusqu’à l’exaspération, et les choses allèrent si loin, qu’un gros dindon, plusieurs fois repoussé déjà, vola sur la tête de la jeune fille.

— Oh ! c’est trop fort ! s’écria-t-elle ; et, son cou délicat, fléchissant sous le poids, le lourd volatile retomba, emportant à ses pattes quelques cheveux blonds.

— C’est trop fort ! répéta Camille.

Mademoiselle Anna Grandvaux, retournant la tête, le salua en souriant.

Celle-ci était une très-jeune personne, de taille fluette. À première vue, on ne songeait pas à se demander si elle était oui ou non jolie, car elle n’éveillait l’attention en aucune manière de ce côté-là. On éprouvait cependant à la voir une impression agréable et douce, et bientôt on remarquait la beauté de ses longs cils, qui jetaient l’ombre d’une douceur adorable sur ses yeux limpides et profonds ; on admirait les lignes de son front bombé, sa bouche délicate et pure, et de même qu’en regardant avec attention une petite fleur, que nous avions jusque-là foulée avec indifférence, nous découvrons en elle d’admirables richesses de dessin et de coloris, plus on observait ce visage, plus on y trouvait de charme et de fines beautés.

— Mademoiselle Anna, reprit Camille, vous faites donc toujours vos délices de toutes ces bêtes-là ?

— Oui, monsieur, cela m’intéresse beaucoup. Mais vous cherchez mon père, n’est-ce pas ? Je vais l’appeler. Venez d’abord à la maison, il fait chaud, et vous devez avoir besoin de vous rafraîchir.

Elle replaçait en même temps, dans un panier bourré de laine, trois ou quatre de ces poulets de l’espèce cochinchinoise qui, hauts sur jambes et le croupion dégarni de plumes, protestent, par leur seul aspect ridicule et piteux, contre les tortures de leur acclimatation dans nos pays froids. Pépiant à ses pieds, ils se laissaient prendre tour à tour avec un petit cri de répugnance, dernière protestation de leur sauvagerie contre les usages de la civilisation.

Mademoiselle Grandvaux les arrangea avec autant de soin qu’elle eût fait de poupons dans un berceau, les couvrit d’une étoffe de laine, et, le panier au bras, se dirigea, suivie de Camille et de Ferdinand, vers la maison.

Ils trouvèrent sur le seuil M. Grandvaux causant avec son fermier, lequel avait le chapeau sur la tête, les bras croisés et l’air assez rogue, tandis que le maître, un grand vieillard à figure carrée, presque bénigne, l’écoutait dans une pose pleine de bonhomie.

— Eh ! mon Père[1] ! s’écria-t-il en apercevant les deux jeunes gens, vous faites bien de venir nous voir. Eh ? comment va ?

Il secoua la main de ses hôtes. Le fermier, toujours le chapeau sur la tête, attendait qu’on le saluât.

— Bonjour, père Giromey, dit Ferdinand en lui donnant aussi une poignée de main.

Camille alors adressa au fermier un léger salut, que celui-ci ne jugea pas à propos de lui rendre.

Mademoiselle Anna avait disparu.

— Entrez vous asseoir, dit M. Grandvaux.

— Ces messieurs auraient plutôt besoin de se rafraîchir, observa le fermier.

— Ne savez-vous pas, Giromey, répliqua M. Grandvaux, que M. Camille est Français, et que les Français n’aiment pas à boire le vin dans la cave, comme nous autres ?

— Oh ! que oui ! des drôles de gens, ça ne boit ni ne mange ; aussi les maîtres d’hôtel s’en soucient comme de rien du tout. Moi, je crois toujours que c’est par économie. On n’est pas riche en France, n’est-ce pas ? monsieur, ajouta Giromey d’un air méprisant, en s’adressant à Camille.

— Pas beaucoup, monsieur Giromey. Mais il y a encore assez d’argent pour qu’on pût acheter aisément toute la Suisse, si l’on voulait.

— Eh ! riposta le fermier, on pourrait voir. Vous n’auriez qu’à apporter votre argent, et l’on vous donnerait du plomb en retour.

Une salve de rires patriotiques accueillit cette plaisanterie, et M. Grandvaux dit, en secouant la main du fermier :

— Vous êtes un fameux farceur, allez.

Puis il fit entrer dans la maison ses visiteurs.

Quand Giromey se vit seul, une grimace de mécontentement succéda sur son visage à l’épanouissement du succès, et, tout en grommelant : « Vieux ladre ! » il s’éloigna d’un pas traînant.

— Nous descendrons à la cave tout de même, n’est-ce pas ? dit M. Grandvaux à ses hôtes, aussitôt qu’ils furent entrés. C’est à cause de ce fainéant de Giromey que je disais ça, parce qu’il aurait voulu descendre avec nous ; ça ne demande qu’à boire tout le jour sans travailler. Un homme qui a sa pleine maison d’enfants ! Eh ! mon Père ! que pensent donc les gens ? Moi qui suis vieux, je ne peux pourtant pas comprendre comment on reste sans rien faire. Nous allons descendre, n’est-ce pas !

— Comme il vous plaira, dit Ferdinand. J’étais venu vous dire un mot de la part de Dubreuil…

— Moi, dit Camille, en qualité de Français, je vous demanderai la permission d’aller plutôt faire un croquis dans vos bois, ou de tenir compagnie à mademoiselle Anna.

— À votre volonté, mon cher monsieur. Mais, voyez-vous, la petite a son ouvrage ; nous travaillons tous dans la maison. Allez donc dans le bois, puisque ça vous fait plaisir.

Ces Français, continua M. Grandvaux après le départ de Camille, tandis qu’il allumait une chandelle, posée en faction à la porte de la cave, ces Français sont toujours à tourner autour des femmes. Je vous demande ce que mes filles ont à faire de celui-là. Savez-vous ce qu’il est venu chercher dans le pays ?

— Il y est venu comme peintre ; mais la politique y est bien aussi pour quelque chose. C’est un bon garçon, mais de caractère un peu frondeur.

— Moi, ce sont les Sargeaz qui me l’ont amené. Les pauvres enfants ! je n’en veux pas dire de mal, et d’ailleurs tout le monde les connaît bien ; mais ce sont tous les deux de tristes têtes, chacun dans son genre, et mon pauvre beau-frère m’a laissé là une rude corvée en me priant de veiller sur eux. Ça n’est pas que j’y crains ma peine, mais c’est parce qu’ils tournent mal. Et voyez-vous, quand on est bon, l’on prend vraiment trop de chagrins pour les autres… Je veux vous faire goûter de celui-ci : c’est du salvagnin de ma vigne.

M. Grandvaux essuya du pan de sa redingote un verre qu’il prit sur le tonneau, le remplit, but le premier, remplit le verre de nouveau, et le tendit à Ferdinand. Pendant ce temps, celui-ci disait :

— Étienne est un bon garçon, un excellent camarade.

— À vous ! Et dites-moi s’il manque de feu. Un bon garçon ! Oui, certainement, un bon vivant, un cœur d’or, mais pas plus de cervelle qu’un lièvre, mon cher Desfayes, et un garçon qui n’a pas de fortune du tout, passer sa vie au café, non-seulement à boire, mais encore à brasser les cartes, sans songer à l’avenir, vous m’avouerez que c’est une pitié. Je ne dis pas cela pour ceux qui ont de l’argent, monsieur Ferdinand, et qui ont encore de quoi se retourner, même après avoir fait quelques sottises ; mais ceux qui n’ont rien doivent travailler, et rudement. Mon père ! si je n’avais ainsi, moi, je serais encore à piocher la terre à la journée, et mes filles ne seraient pas de bons partis, comme elles sont. Combien de fois ai-je fait mon repas d’un verre d’eau et d’un morceau de pain ! Eh bien ! qu’en dites-vous du salvagnin ?

— Ma foi, monsieur Grandvaux, c’est du bon !… du très-bon !… fameusement bon !… Et à présent que vous en avez comme ça, je suis sûr que vous ne regrettez pas votre verre d’eau. Eh ! eh ! eh !

— Bah ! je n’y tiens pas tant pour moi, allez. Ce qui me rend le cœur joyeux, c’est de voir mes petites heureuses et bien élevées.

— Vous pouvez être fier de vos filles, monsieur Grandvaux, dit le jeune homme d’un ton pénétré, et certainement votre ainée, mademoiselle Claire, est la plus belle personne du canton.

— Ah ! vous trouvez ? dit le bonhomme en lui lançant un coup d’œil pénétrant. Bah ! la beauté ce n’est rien ; mais ce que je puis dire, c’est que celui qui est là-haut m’a fait en elles deux un grand cadeau, car elles sont douces, bonnes, et d’excellentes ménagères, comme ma pauvre vieille. Ma foi ! ceux qui les auront ne seront pas attrapés ; mais je ne suis pas pressé de m’en défaire.

— Je le crois ; cependant il ne faut pas attendre trop longtemps pour marier les jeunes filles ; mademoiselle Claire est d’âge, il me semble.

— Oui ; elle va avoir ses vingt ans. Mais ça ne presse point. Déjà il ne manque pas de gens qui me l’ont demandée ; mais, moi, ce à quoi je tiens surtout, c’est à un honnête garçon, solide et rangé.

— Vous avez tout à fait raison, monsieur Grandvaux, et, si j’étais père, je penserais comme vous. Mais, bah ! la raison vient toujours une fois ou l’autre. Ce n’est pas que j’aie jamais fait de grandes folies, mais je me suis senti tout à coup las de vivre, comme ça, sans savoir pourquoi. Vous savez que je suis devenu l’associé de Dubreuil ?

— Oui, on me l’a appris ; et, ma foi ! à vous dire vrai, j’en ai été tout content. J’ai connu votre père, un digne et brave homme, et je m’intéressais à vous. Je trouvais que c’était dommage. Vous m’excuserez, n’est-ce pas ! Moi, j’ai le cœur sur la main, et je dis tout ce que je pense.

— Au contraire, je vous en remercie bien, monsieur Grandvaux.

— Oui, ç’aurait été dommage si le fils de votre père n’avait pas fini par devenir un homme sage, sérieux, distingué. Savez-vous que vous allez gagner de l’argent dans cette banque ? Dubreuil est une fine mouche, et il vous mènera bien. Il ne vous reste plus qu’à vous marier.

— C’est bien à quoi je songe, monsieur Grandvaux ; mais ce n’est pas une petite affaire. Tenez, vous qui êtes entendu à tout, vous devriez m’aider.

— Oui-da ! fit le bonhomme en goguenardant (mais ses yeux gris pétillaient de satisfaction), il sied bien à un vieux comme moi de s’occuper de choisir une femme. Vous riez ? Combien donc vous faudrait-il de dot ?

— Oh ! le plus est le mieux, il va sans dire. Mais je me contenterais d’autant que j’apporte, si la femme, du reste, me plaisait.

— Et combien apportez-vous ?

— Cinquante mille francs.

— Euh ! euh !… Ah çà ! nous ne buvons pas ; qu’est-ce que ça veut dire ? Goûtez-moi de ce vin du Rhin. C’est encore ma vigne qui me l’a donné. Et j’ai bu du johannisberg qui ne lui était pas supérieur. Mais vous m’en direz votre avis, là, franchement.

Dès lors ils ne s’occupèrent que de déguster et d’apprécier savamment le mérite des différents vins, debout en face l’un de l’autre, se passant le verre, buvant à petits coups, et laissant tomber entre deux gorgées, savourées avec lenteur, une phrase, un lambeau de phrase, quelquefois un mot. On le croira difficilement ; mais ce ne fut qu’au bout de deux heures que M. Grandvaux et son hôte reparurent à la lumière du jour, assez profondément émus l’un et l’autre, mais solides et bien portants.

Camille ne s’était pas dirigé du côté des bois ; il avait remonté l’avenue, où naturellement il rencontra mademoiselle Claire, qui, après avoir accompagné sa cousine jusqu’à la route, s’en revenait. En le voyant venir seul, elle sourit en rougissant. Camille n’avait plus son visage fin et moqueur, mais une expression de douceur timide, qui vraiment lui seyait fort bien. Ils se dirent bonjour une seconde fois, et tous deux en même temps, avec une entente remarquable, se mirent à casser une petite branche du sapin auprès duquel ils se rencontraient et qu’ils effeuillèrent les yeux baissés, avec une attention presque égale.

— Avez-vous fini votre paysage, monsieur ?

— Non, mademoiselle ; j’étais venu pour y travailler, mais j’ai rencontré quelqu’un et… je l’attends.

— Ce monsieur qui était avec vous ?

— Oui, mademoiselle ; il est maintenant à la cave avec votre père.

— Ainsi vous n’avez pas eu le courage… ? dit-elle avec un charmant sourire, où se lisait une sorte de reconnaissance pour les mœurs de bonne compagnie du jeune Français.

— Non, il m’en aurait fallu trop, répondit-il avec un regard très-expressif.

— Il fait si beau ! reprit-elle hypocritement, en baissant les yeux.

Camille soupira profondément. Il y eut un instant de silence qui embarrassa la jeune fille. Elle se remit à marcher, et Camille la suivit. Claire attachait ses yeux sur la prairie tout en fleurs, où étincelaient et bourdonnaient les insectes, et, respirant à pleine haleine l’enivrant parfum des tilleuls, elle sembla de ses lèvres roses et candides exhaler le bonheur, en disant :

— Quelle magnifique journée !… Et quel beau ciel ! ajouta-t-elle encore en regardant les nuages épars sur le vaste fond bleu.

— Oh ! je n’aime pas, s’écria Camille, ces ciels d’été avec leur éternel sourire suspendu. Ne trouvez-vous pas qu’ils semblent nous narguer quelquefois ?

— Mais non ! dit la jeune fille étonnée.

Avec ce dogmatisme religieux dont l’éducation protestante est imprégnée, elle ajouta :

— Ils me sembleraient plutôt comme un reflet de la bonté suprême de celui qui veille sur nous.

— C’est que vous êtes heureuse, vous, et nullement disposée à souffrir, dit-il avec amertume.

— Mais vous, monsieur Camille, vous avez quelque chose, quelque ennui, certainement ?

— Oui, répondit-il.

— Et… puis-je vous demander ? reprit-elle en hésitant.

— Jamais je ne raconte mes chagrins, mademoiselle.

— À personne ?

— À personne… excepté à ceux qui sauraient les deviner.

Claire ne répondit pas ; ils rentrèrent pensifs à la maison.

On retint à souper Ferdinand et Camille. Ce dernier refusa d’abord, et ne céda que par politesse. Il observait de l’œil Ferdinand, qui, de son côté, jetait des regards enflammés sur mademoiselle Claire, sans beaucoup lui parler d’ailleurs, bien qu’il fût assis à côté d’elle. Les mœurs protestantes, qui, inspirées de la Bible, en ont l’âpreté et la rudesse, n’offrent pas de milieu commun à l’homme et à la femme autre que ces rapports, marqués si largement et si principalement dans le livre antique, la table et le lit conjugal. Ils vivent séparés ; chacun a sa sphère : elle, la maison ; lui, la cité. Elle est Rébecca humble et soumise ; lui, le chef, le maître, Isaac.

Cette séparation a déposé fortement son empreinte sur l’un et sur l’autre : l’homme est lourd, rude, adonné à l’ivrognerie, et comme enveloppé dans sa gangue ; la femme, par un assemblage de tons heurtés, sous l’empire d’impressions contraires, est à la fois sèche, vulgaire et mélancolique. L’instruction qu’elle reçoit est assez étendue, mais en même temps bornée de toutes parts, et sa seule occupation étant le ménage, ces connaissances arrêtées, dont elle ne sait que faire, lui donnent facilement de la raideur d’esprit et de la pédanterie.

Les sujets de conversation que choisit le jeune prétendant, tout en dévorant du regard la belle proie qu’il convoitait, furent la chasse, qu’il aimait, et les affaires de banque. Le père Grandvaux paraissait trouver cela fort bien ; madame Grandvaux n’ouvrait la bouche que pour proposer quelques mets à ses convives, et veiller au service avec l’attention d’un humble fonctionnaire pénétré de ses devoirs. Claire était pensive ; Camille, par éclairs, lançait des boutades et des sarcasmes, dont Ferdinand riait beaucoup, ce qui irritait encore le jeune peintre.

— Qu’avez-vous donc ? lui dit à demi-voix la petite Anna en se penchant à son oreille. Vous n’êtes pas aimable comme à l’ordinaire.

— Je vous remercie de m’en avoir averti, répondit-il de même.

Il s’efforça de reprendre sa bonne humeur, mais l’âpreté perçait de toutes parts dans sa parole. Au dessert, les dames se levèrent de table, comme en Angleterre, et Ferdinand Desfayes et M. Grandvaux continuèrent de parler banque, affaires et marchés, tout en fumant de longs cigares et en dégustant de nouvelles bouteilles. Camille n’y put tenir et s’enfuit au salon.

— Quels pleutres que ces Français ! dit le père Grandvaux en haussant les épaules. Ça n’est bon qu’avec les femmes.

— Oui, mais ils les gâtent, observa Ferdinand d’un air profond.

— C’est vrai ! c’est vrai ! Ils ont trop d’attentions et de politesses, et ils leur feraient croire aisément qu’elles sont plus qu’elles ne sont. Oh ! ça ne m’inquiète pas pour mes filles ; elles sont douces et souples comme de petites chattes, Claire surtout ; car l’autre, il faut bien avouer qu’elle a sa petite idée et qu’elle me fait faire tout ce qu’elle veut. Mais, avec l’aînée, jamais le moindre raisonnement, une douceur d’ange. Elle connaît bien ses devoirs, celle-là, et ce n’est pas elle qui cherchera jamais à en remontrer à son mari. Ah çà ! monsieur Desfayes, à présent il faudra que vous veniez me voir de temps en temps, quand ça vous plaira, sûr d’être toujours le bienvenu.

— Ma foi ! Louisa, dit à sa femme M. Grandvaux quand ils se furent retirés dans leur chambre le soir, je crois que je tiens mon gendre.

Madame Grandvaux tressaillit et attacha sur son mari un regard plein de trouble et d’inquiétude.

— Qui donc, Samuel ?

— Tu ne devines jamais rien. As-tu seulement regardé notre visiteur d’aujourd’hui ?

M. Desfayes ! Ah ! tu crois qu’il conviendrait ?…

— Il est venu pour Claire, j’en suis sûr ; il m’a dit toutes sortes de choses, et qu’il voulait se marier. Moi, je ne l’ai pas découragé. S’il a les cinquante mille francs qu’il m’a déclarés, et quand j’en serai bien sûr, l’affaire pourra s’arranger. Eh bien ! qu’est-ce qui te fait lever les yeux au plafond et prendre l’air effaré comme ça ?

— Je ne sais pas, dit madame Grandvaux en fondant en larmes. Si j’étais sûre que ce fût pour son bonheur !…

— Est-ce qu’on est jamais sûr ? Il faut pourtant bien marier ses filles ! Mais, toi, tu ne seras jamais qu’une imbécile, à qui l’on ne peut dire deux mots sans s’exposer à entendre des bêtises. Tâche de me laisser faire et de dormir tranquille là-dessus.

— J’ai entendu dire que ce M. Desfayes aimait tant à s’amuser ! reprit madame Grandvaux sans faire attention aux aménités de son mari ; c’est un jeune homme qui a été élevé grandement, et qui doit aimer beaucoup la dépense.

— Il s’est amusé, je ne dis pas ; mais il n’a fait rien de plus que les autres ; et, s’il n’a pas trop entamé son avoir, il n’y a pas de mal à ça. Tu ne trouves pas que c’est un joli parti pour la fille du vieux Grandvaux qu’un garçon de bonne famille comme lui, fils d’un ancien pasteur, et bien appuyé dans le pays ? Il a de l’éducation, de la fortune, il peut prétendre à tout, et il fera son chemin dans les emplois. On lui a déjà proposé de le nommer au grand conseil. Moi, ça me fera plaisir d’entendre appeler ma fille madame Desfayes. C’était un homme bien considéré que le père, Rodolphe Desfayes, tu sais ?

— Au moins, vois-tu, reprit la mère, il ne faut pas se presser, afin de bien savoir s’il convient à la petite, et…

— Et moi je te dis que tu n’y entends rien, que tu ne vois rien, que tu ne sais pas distinguer un chou d’une prune. Il faut se presser, au contraire. Ce diable de peintre m’ennuie, et l’on ne sait pas ce qui pourrait arriver.

— Oh ! dit madame Grandvaux, bouche béante, tu crois ?… Mais Claire sait bien qu’il ne te conviendrait pas.

— Sans doute ; seulement j’ai peur qu’elle ne l’oublie. J’ai très-bien vu qu’elle est toute contente quand il est là, avec sa langue mielleuse et ses belles manières, et je l’aurais bien jeté à la porte, ce beau monsieur, mais j’ai craint que ça ne mît plus tôt le feu aux poudres. On ne peut d’ailleurs pas l’empêcher de venir chez les Anglais. Mais le meilleur moyen d’ôter un galant à une fille, c’est de lui donner un mari ; il y a déjà quelque temps que j’en ai envie, et je n’attendais pour ça qu’une bonne occasion. Au reste, tu peux te tenir tranquille et ne pas te mêler de ça ; c’est mon affaire.

Madame Grandvaux soupira et se tut. Mais quelque éteint et placide que fût son visage, l’inquiétude et le trouble continuèrent de s’y peindre.

— Après tout, murmura-t-elle en se parlant à elle-même, il ne se fera rien que la volonté de Dieu.

Et, à demi rassurée par ce fatalisme, dont est pénétrée la foi protestante, après une fervente prière, elle s’endormit.

CHAPITRE II


Derrière la maison de Beausite, à l’entrée du bois de hêtres et de sapins qui garnit l’escarpement du coteau, et parmi lequel des sentiers en lacet descendent jusqu’au bord du Flon, se trouve, parallèle à la maison, une belle allée de grands hêtres, garnie de distance en distance de bancs rustiques. Une après-midi de juin, trois jeunes filles étaient assises sur un de ces bancs. C’étaient mesdemoiselles Grandvaux et leur cousine Mathilde Sargeaz.

Celle-ci, que nous n’avons pas bien vue l’autre jour, car auprès de sa cousine Claire on ne la remarque guère, n’est pas indigne d’attention. Il y a quelque chose d’étrange dans son large front blanc sous lequel éclatent des yeux noirs perçants et vifs, et dans sa bouche aux lignes fermes et un peu sèches. La transparence de son teint la ferait prendre pour une Anglaise ; mais sa figure au menton carré offre un type plus robuste et tout différent. Ses cheveux blonds sont relevés en bandeaux, et elle est vêtue très-simplement d’une robe de laine noire, avec un petit col montant.

En ce moment, elle parlait d’un accent incisif et avec des gestes animés à Claire, qui l’écoutait la tête penchée, un peu boudeuse, en roulant sous son pied de vieilles gousses craquantes de hêtre.

— Non, je ne comprendrai jamais cela, se marier avec un homme qu’on ne connaît pas !

— Ce n’est pourtant pas un étranger, dit Claire d’un petit ton mécontent ; il est du pays, tout le monde le connaît, et ton frère est son camarade.

— En sorte que tu pourrais épouser n’importe quel homme du pays, n’importe quel camarade d’Étienne ? Je ne me serais jamais imaginé que le choix d’un mari fût chose si facile.

La belle fille, un peu étourdie par cette attaque, voulut riposter en attaquant à son tour.

— Mais, ma chère, tu sais bien que je ne suis pas aussi sublime que toi. Je ne me suis jamais piquée, moi, de faire autrement que tout le monde. J’ai confiance en mes parents, et je fais tout bêtement ce qu’ils m’ordonnent.

— Je ne me pique pas de sublimité, mais seulement de respect pour moi-même et de raison. Tu crois donc n’avoir rien à faire de la tienne ?

— Pardon, je dois m’en servir pour la soumettre à l’obéissance.

— Oh ! ma chère enfant, n’évoque pas ainsi ton catéchisme ! à moins que tu ne veuilles me mettre en fuite, sachant combien je hais les non-sens et les absurdités. Tu me fais de la peine, absolument comme si je te voyais dans un passage dangereux de nos montagnes fermer volontairement les yeux. Je ne te presse pas absolument de désobéir à ton père, si tu tiens à ne pas le faire, mais tu pourrais demander le temps de connaître ce prétendu. Quoiqu’il n’y ait pas dans notre pays plus de bon sens qu’ailleurs, il y a cependant une belle coutume que tu devrais suivre, celle des fiançailles ; car si ce n’étaient les fausses idées qui gâtent tout, moi j’admirerais beaucoup ces mariages qui se font entre fiancés, après une intimité de deux ou trois ans.

— Sans doute, et je le voudrais aussi, repartit Claire, mais mon père dit que c’est impossible. M. Desfayes, à présent qu’il est banquier, a besoin de se marier, de tenir maison, afin d’être plus considéré par ses clients.

— Ma chère, s’il n’a pas le temps d’attendre, il faut le laisser aller.

— Que veux-tu ? dit la belle Claire avec un soupir, mon père tient beaucoup à ce mariage ; il dit que je ne trouverai jamais un meilleur parti. On aura beau te parler d’un parti, ma chère, c’est en définitive un homme que tu épouseras, un homme que tu ne connais pas, et dont tu te trouveras cependant un de ces matins la compagne de jour et de nuit pour toute ta vie. Quoi ! cette idée ne te révolte pas, Claire ?

Une vive rougeur s’était répandue sur le visage de la jeune fille ; elle détourna la tête et ne répondit pas, tandis qu’Anna, assise à leurs pieds sur l’herbe, et qui sans mot dire les écoutait, pencha son visage sur sa main.

— C’est vraiment une chose admirable, poursuivit mademoiselle Sargeaz, avec un petit ricanement de colère et de mépris, de voir avec quelle facilité l’éducation et les usages nous dépouillent de tout sens moral, au nom de l’ordre et de l’obéissance, autrement dit un mensonge et une immoralité.

Ces dernières paroles parurent choquer l’auditoire de Mathilde, au lieu de le convaincre, et Claire reprit :

— Toi, tu ne penses en rien comme les autres. Je ne crois pourtant pas que cela te rende plus heureuse.

— Oh ! dit Mathilde avec dédain, ceci n’est pas la question, et je ne m’en occupe pas à ce point de vue. Ce que je puis t’assurer, à toi, ma pauvre cousine, c’est que faire comme les autres ne te rendra pas heureuse non plus.

— Et pourquoi donc ? demanda Claire avec une sorte d’effroi.

— Je n’en sais rien ; mais ce serait un miracle. Tu ne connais pas ton prétendu, tu ne l’aimes pas. Il y a des gens qui se connaissent, qui s’aiment, et qui, par l’effet de caractères opposés, cependant, se rendent malheureux. Tu as toutes les chances contre toi.

M. Desfayes passe pour un excellent garçon.

— Ma chère, le monde est plein de personnes excellentes. Il n’y a pas de créature assez malheureuse pour qu’une voix amie n’en dise « C’est un bon homme, » ou : « C’est une bonne femme. » Et cependant la vie est une mêlée de gens qui ne peuvent s’entendre, qui se rendent l’existence insupportable et s’accusent mutuellement des plus vilaines actions.

— Comment faire alors pour s’y reconnaître ?

— C’est difficile ; raison de plus pour y réfléchir longtemps.

— Eh ! je ne demanderais pas mieux que d’attendre et de réfléchir, murmura la belle Claire avec une irritation contenue en déchiquetant une pauvre pousse de rosier qu’elle venait d’arracher à sa tige. Est-ce ma faute ? J’ai plus d’ennui, plus d’inquiétude, plus de chagrin qu’on ne croit. Seulement, pourquoi ferais-je différemment des autres ? Je n’en sais rien, moi.

— Oui, c’est bien cela, tu n’en sais rien, et c’est pourquoi toute force te manque. Moi, je saurais, et nulle force humaine ne me ferait épouser un homme que je n’aimerais pas, qui ne serait pas bon, honnête et digne de moi.

— On ne peut pas dire que M. Desfayes ne soit pas un honnête homme.

— Qu’en sais-tu, ma pauvre enfant ? Un honnête homme, sais-tu seulement ce que c’est ! Eh bien ! je te dis, moi, qu’il ne l’est pas.

— Mathilde !

— Attends. C’est un honnête homme selon le monde, c’est-à-dire que, outre le tort qu’il pourra faire légalement au prochain, il peut très-bien, en ce qui te regarde, te priver de toute liberté, te contrarier sur tous les points, avoir des maîtresses, élever ses enfants dans l’honneur du vice, et tout cela sans perdre cette qualité d’honnête homme, si précieuse, si peu rare, si facile à obtenir. Moi, Claire, ce que j’appellerais un honnête homme, c’est celui qui ne viendrait point à moi sali d’autres amours, et qui respecterait en toutes choses ma dignité et mon indépendance.

— Et tu attends cette merveille ? demanda Claire avec ironie. En ce cas, ma cousine, tu mourras vieille fille. C’est d’ailleurs ce que j’avais toujours pensé.

— Ma conviction, répliqua Mathilde piquée, est aussi que je ne me marierai point. Mais du moins je n’aurai pas fait de lâcheté en me mariant sans amour et sans confiance. Vous autres, soit pour être femmes, soit pour être mères, vous consentez à courber la tête et à passer sous le joug, et, si vous êtes malheureuses, vous l’avez bien mérité. Mais ce qu’il y a de plus triste, c’est qu’en abdiquant votre personnalité il vous a fallu mettre de côté, en même temps, toute dignité, toute pudeur, toute vertu, toute force, et que, en acceptant les vices de vos maîtres, vous avez contracté de plus ceux de l’esclave. La moitié de votre âme s’est éteinte ; vous consentez, à la suite de l’homme, à renier l’humanité ; vous que des flatteurs représentent comme le type du sentiment, comme l’être maternel par excellence, vous êtes devenues sourdes aux cris de l’enfant abandonné aussi bien qu’aux larmes de la femme trompée, et la maternité, cette institution divine, n’a d’autre valeur à vos yeux que celle d’un décret du Code civil. Bientôt l’espèce tout entière se réduit pour vous à votre famille ; vous ne voyez et vous ne sentez plus que les vôtres dans le monde entier ; le reste de l’humanité n’est plus que le champ où vous pouvez semer et faire croître pour eux quelque moisson grasse, colombes à la maison, crécerelles au dehors. Cependant vous n’avez fait tout cela, pauvres courtisanes, vous ne vous êtes ainsi transformées que pour plaire à vos seigneurs, et vous n’y parvenez pas même. On vous trahit, on vous humilie. Mais vous tenez en vos mains votre vengeance, une vengeance forte et complète, car si quelque jour le génie de l’homme vient à s’éveiller en lui et qu’il veuille s’élancer vers des horizons nouveaux, collées à ses flancs, l’enlaçant par cent liens que tout son orgueil ne peut rompre, vous le retenez à terre, et, sous la boue des insinuations égoïstes et des jouissances matérielles, vous étouffez le feu sacré. On connaît bien ce fait, mais sans en comprendre la cause : les poëtes ont peint Armide et Circé ; je voudrais être poëte, moi aussi, afin de peindre sous ses véritables traits la mère de famille, l’épouse légitime, moins voluptueuse, mais tout aussi dépravée ; moins séduisante et moins adorée, mais encore plus puissante, parce que tous les intérêts aboutissent à elle en même temps que les affections ; moitié avilie et tronquée des forces humaines, représentant avoué des petits intérêts, des petites vanités, des petits plaisirs ; agent des basses œuvres sociales !

Pendant toute cette philippique, Claire eût bien pu servir de modèle pour une statue de l’ébahissement, si une expression de moquerie qui allait presque jusqu’au rire ne se fût de plus en plus étendue sur ses traits.

— Chère cousine, dit-elle en reprenant un visage sérieux, ne va pas dire de pareilles choses à quelqu’un autre que nous. Vrai, je t’assure, cela te ferait beaucoup de tort, ajouta-t-elle d’un ton d’admonestation maternelle, en posant sa main sur celle de Mathilde.

Mais celle-ci, sous l’influence de son exaltation, ne répondit pas, et, se laissant aller au dossier du banc sur lequel elle était assise, elle resta frémissante, les yeux encore attachés sur sa pensée. Anna regardait aussi sa cousine avec un étonnement profond, mais sérieux.

— Toi, petite, qu’en penses-tu ? demanda brusquement Mathilde.

La jeune fille cacha son visage dans ses mains et secoua la tête sans vouloir parler.

— Enfin, voyons : le mariage de Claire, tu as bien à cet égard quelque idée ?

— Je crains que ma sœur n’aime pas son mari.

— Elle a raison ! dit Mathilde triomphante ; non, tu ne peux pas l’aimer, Claire, puisque tu le connais à peine. Ainsi donc tu renonces à l’amour, à vingt ans !

Autant les observations précédentes de Mathilde avaient laissé Claire insensible, autant cette apostrophe la toucha, et son trouble fut si vif que des larmes lui en vinrent aux yeux. Anna, toujours assise à terre, se redressa doucement, fit un pas sur ses genoux, et, se laissant retomber près de sa sœur, dont elle prit la main :

— Je crois que tu aimerais plutôt M. Camille, dit-elle d’un ton de voix triste et doux.

Claire tressaillit et rougit plus encore ; mais l’émotion de Mathilde ne fut pas moins vive ; car à ces mots d’Anna elle devint aussi très-rouge, sa petite main se crispa, et elle détourna la tête en silence.

— Tu es folle, ma pauvre petite ; tu es folle vraiment, disait Claire à sa sœur.

Elle ne pouvait toutefois se remettre de sa confusion.

Mais Mathilde reprit bientôt son sang-froid, et, regardant Claire, elle dit de son ton incisif :

— En vérité, je crois qu’Anna a deviné juste… M. Camille partage-t-il ?…

— Non ! non ! s’écria la pauvre Claire avec force ; non, ce n’est pas vrai. M. Camille est aimable… et bon… je le crois, mais je n’ai jamais pensé… Ne savais-je pas que mon père ne l’eût pas voulu ? Enfin j’ai donné ma parole à M. Desfayes, vous le savez bien ; tout cela est inutile, et je ne sais pas ce que vous avez toutes deux à me tourmenter ainsi.

À ce moment, un bruit de pas sur le sol craquant de l’allée attira l’attention des jeunes filles, et elles virent M. Ferdinand Desfayes qui s’avançait.

Il était souriant, bien mis, vraiment beau à voir, avec sa haute taille et sa prestance, comme il s’avançait ainsi sous cette voûte de feuillage. Son regard s’empara de Claire aussitôt, et il salua les autres avec distraction ; sur son visage peu expressif se peignaient cependant les plus agréables et les plus doux sentiments qui puissent animer le cœur d’un homme.

Mathilde répondit froidement au salut de M. Desfayes, et, se levant aussitôt, elle tira un livre de sa poche et s’éloigna en lisant.

Alors une scène muette eut lieu entre les deux sœurs. D’un regard suppliant, Claire essayait de retenir Anna, qui, souriante et en rougissant un peu, témoignait, par sa contenance, le désir de s’en aller. Ferdinand partageait cet avis sans doute, car il lui dit :

— Votre cousin Étienne vous demandait tout à l’heure, mademoiselle.

— Ah ! vraiment, répondit la fillette avec un petit ton d’insouciance.

Et comme décidée à rester alors, elle marcha près d’eux jusqu’au bout de l’allée, mais sans rien dire, tandis que Ferdinand et Claire causaient, je crois, de la poussière et du soleil.

— Ah ! mes pigeons ? s’écria tout à coup Anna, je n’y pensais plus.

— Il n’est pas tard, dit Claire, tu as le temps…

Mais la jeune fille bondissait déjà dans l’allée d’une course si rapide qu’elle eut bientôt disparu.

— J’espère que vous n’allez pas vous enfuir aussi, dit Ferdinand en prenant la main de sa fiancée, qu’il fit asseoir sur un banc, auprès de lui.

— Oh !… non, dit-elle en rougissant.

— On dirait que ces demoiselles ont peur de moi, reprit-il ; mais vous, j’espère que vous n’en avez pas peur ?

Ce fut en tremblant un peu qu’elle répondit :

— Non certainement, monsieur.

— Vous auriez bien tort, s’écria-t-il avec rondeur et franchise, car si vous saviez comme j’ai le désir de vous être agréable et de vous rendre heureuse !… Il y a bien longtemps que je ne me suis senti le cœur aussi joyeux que depuis que vous avez consenti… Non, sur ma parole ! vous n’avez pas eu tort de vous fier à moi, mademoiselle Claire. Vous verrez.

Elle se taisait, le front baissé, émue par la sincérité de sa parole.

— Mais peut-être est-ce la volonté de votre père seulement qui vous a décidée ? reprit-il avec un peu d’inquiétude.

— Oh ! naturellement… balbutia-t-elle.

— C’est vrai ; vous ne me connaissez pas beaucoup. Cependant, ce n’est pas une raison… Moi, au premier moment que je vous ai vue, je vous ai aimée tout de suite. Au moins vous n’avez pas de peine, j’espère, à devenir ma femme ?

— Oh !… non, répondit-elle lentement ; je vous suis très-reconnaissante, monsieur, de m’aimer et d’avoir confiance en moi, et j’ai la volonté de remplir mes devoirs envers vous du mieux qu’il me sera possible.

— Eh bien ! c’est cela ; vous êtes bonne, charmante tout à fait, s’écria-t-il attendri. Je vois bien que vous n’avez pas beaucoup d’amour pour moi, mais cela même m’assure de votre sagesse et de votre raison. Je suis bien aise de ne pas vous voir facile à captiver, comme tant d’autres. Oh ! non ; vous êtes si douce, si franche, si réservée ! ajouta-t-il en la contemplant avec admiration. Vrai ! je ne puis pas vous dire combien je suis heureux !

— Vous me croyez meilleure que je ne suis, reprit-elle, les yeux toujours baissés ; aussi je crains… cela m’effraye…

— Cela vous effraye ! reprit-il en imitant un peu le doux son de voix de la jeune fille ; mais moi, je ne veux pas que vous soyez effrayée ; je ne veux pas que vous ayez la moindre peur de moi. Voyons, voulez-vous commencer à m’obéir tout de suite, le voulez-vous ?

Le ton dont il disait ces paroles était très-tendre, presque soumis, et la jeune fille sourit en répondant :

— J’attendrai que ce soit mon devoir.

— Je ne vous ordonnerai qu’une seule chose, reprit le jeune homme enivré de ce sourire…

Et il se taisait en la regardant.

— Quoi donc, monsieur ?

— Ce sera de m’aimer beaucoup.

Elle rougit.

— Le ferez-vous ? ajouta-t-il d’une voix plus émue.

— Je l’espère… je le crois.

Transporté de joie, il l’attira vers lui d’un mouvement passionné, et déposa un ardent baiser sur sa joue pure.

Elle se leva confuse ; il la suivit, lui offrit le bras, et ils firent quelques pas sans se parler.

— J’espère que vous avez confiance en moi, reprit-il encore. Oui, je ne sais comment vous exprimer ce que j’éprouve, mais je suis si heureux que je me sens un extrême besoin de vous rendre heureuse aussi. Tenez, jusqu’à présent je n’ai été qu’un égoïste ; je vivais bêtement, et je ne valais pas la moitié de ce que je vaux aujourd’hui.

— Vous êtes bon, répondit Claire, je vous remercie, je vous crois, et moi aussi je veux être une bonne épouse ; et puis enfin pourquoi ne se rendrait-on pas heureux ?

— C’est cela ! Pourquoi ? je vous le demande ! s’écria Ferdinand en pressant tendrement la main de sa fiancée.

Ils échangèrent un regard plein d’une confiance mutuelle, et continuèrent de marcher côte à côte, le cœur tout gonflé de beaux et bons sentiments. Et bientôt ils se mirent à parler de leurs arrangements futurs, de l’appartement, du voyage de noces, du mobilier, de la couleur dont serait l’ameublement du salon… Claire donnait son avis avec assez de vivacité.

Ferdinand attachait sur sa fiancée des yeux ravis. Elle, de temps en temps, lui jetait des regards timides. Tout en parlant de ces choses, frivoles en apparence, leurs voix étaient émues comme s’ils eussent échangé des serments d’amour, et c’en était au fond tous ces détails de la vie qu’ils allaient mener ensemble. Il n’y avait là rien de futile, car tout cela rayonnait du charme de leurs espérances. Construire un nid, quelle occupation plus grave et plus chère pour la plus sérieuse des femmes, aussi bien que pour la plus gaie des fauvettes ?

— Oui, décidément, l’ameublement sera rouge grenat et noir, en damas de soie, n’est-ce pas ? Tenez, précisément la muance de mon bracelet.

Et lui, sous prétexte de bien voir cette nuance, il entoura de sa main et contempla longtemps le joli bras qu’elle tendait vers lui. Comme il était amoureux ! Elle ne pouvait s’empêcher de voir cela, quelque naïve qu’elle fût. Aussi, tout en se colorant de rougeur, son front s’éclairait-il d’une douce confiance. Être aimée, être heureuse !… deux phrases identiques pour les femmes, pour les jeunes filles surtout, que l’énigme d’amour préoccupe toujours plus que le sphinx qui la propose. En face de ce fiancé plein d’ivresse, Claire se mit à croire au bonheur. Ils s’oublièrent longtemps sous l’ombre charmante des hêtres toute parsemée de losanges de lumière qui tremblaient à leurs pieds et jouaient sur leurs fronts.

— On m’a chargé de vous rappeler l’heure du souper, leur vint crier un grand garçon à figure ouverte et insouciante, qui fit irruption dans l’allée. J’ai eu beau leur dire que c’était stupide de vouloir vous occuper de semblables choses, et qu’il fallait vous laisser livrés à l’amour… de la nature, ces malheureux n’ont pas pu comprendre que vous n’eussiez aucun besoin de manger. Ferdinand, je vous félicite ; je vous connaissais jusqu’ici pour un joyeux convive que l’heure du repas trouvait toujours à son poste au café Jorand ; mais je vois que la douce odeur des bois a maintenant pour vous plus de charme que le fumet des viandes, et…

— Ma tante est arrivée ? et l’on va déjà se mettre à table ? demanda Claire avec un peu de confusion.

— La tante Charlet est arrivée depuis une heure, ma cousine, et depuis une heure, assise à la fenêtre de la salle à manger, tout en causant de cet amoureux, tu sais, envers lequel elle a été si cruelle autrefois, elle lance de ce côté des regards qui certainement ont dû pratiquer des percées à travers le feuillage. Je vous promets que votre entrée va faire sensation. Voyons, Claire, es-tu sûre de ne pas t’évanouir ?

— Étienne, dit Ferdinand, vous êtes insupportable. Prenez donc un autre sujet pour faire de l’esprit, ou plutôt donnez le bras à votre cousine, et, si vous n’êtes pas pour elle un bouclier des plus efficaces, je raconterai ce soir à souper votre pari avec Renaud.

— Ferdinand, ce serait une trahison.

— Quel pari ? demanda Claire.

— Il a parié qu’il écrirait et signerait dans le journal de Renaud une pétition au conseil d’État, demandant qu’on accorde aux employés des bureaux six cents francs de plus et six heures de travail de moins. S’il fait cette mauvaise plaisanterie, vous comprenez, il perd sa place.

— Tu ne feras pas cela, Étienne ?

— Mais que veux-tu ? j’ai perdu, et si Renaud l’exige… Après tout, je n’y tiens pas tant à ma place, dit le jeune Sargeaz : mille francs d’appointements pour huit heures par jour d’odieuses paperasses !

— Tu es fou, mon cousin ; et que ferais-tu après ?

— Ce que je ferais ? j’irais à Naples pour y être lazzarone ; c’est un état auquel j’ai toujours pensé.

Au seuil de la maison, ils trouvèrent Anna, qui attendait sa sœur pour entrer avec elle et lui sauver un peu d’embarras. Mais le père Grandvaux n’épargna point les quolibets ; le plaisir de marier sa fille éclatait sur sa face épanouie. La tante Charlet, vieille fille au regard faux et au maintien composé, chuchotait à l’oreille de sa sœur, madame Grandvaux, en regardant d’un air d’intérêt les deux fiancés, tandis que Mathilde considérait dédaigneusement M. Desfayes.

S’il y a peu de choses moins réfléchies que le mariage au sein des familles, il n’y en a guère de plus discutées aux entours.

Étienne continuait à prendre la situation pour sujet de ses plaisanteries.

— Tais-toi, méchant, lui dit Anna, qui était assise à table à côté de lui.

— Et qu’est-ce que cela te fait, petite fille ? Est-ce que tu y comprends quelque chose ?

— Je comprends que l’esprit qui s’exerce aux dépens des autres n’est pas un bon esprit.

— Tu t’imagines que ça les ennuie ? pas du tout. C’est très-agréable de se marier ; ne le crois-tu pas ?

— Je n’en sais rien, répondit-elle.

— Si, puisque tu rougis. Ah ! c’est indigne ! Déjà ? Ma petite cousine, quel âge as-tu ?

Anna détourna son visage en répondant :

— Tu ne le sais pas ? d’un ton de reproche, et, se baissant, elle se mit à jouer du doigt contre la patte d’un chat accroupi à ses pieds.

— Anna ? mais elle a seize ans, dit la tante Charlet qui était en face.

— Seize ans ! répéta Étienne, je ne l’aurais jamais deviné. Mais il n’y a donc plus de petites filles ? Je croyais que tu ne te serais jamais permis de grandir ainsi, toi, dit-il avec une sorte de mauvaise humeur en se tournant du côté d’Anna. Ah çà ! mais je vais vieillir.

— Oh ! rassure-toi, mon cousin, dit la petite, qui avait repris son calme habituel ; on ne croirait jamais que tu as vingt ans.

— Anna ! Anna ! s’écria le jeune Sargeaz, toi qui m’excusais toujours autrefois, à présent, pour faire la demoiselle raisonnable, vas-tu m’accabler comme les autres ? Tiens, c’est à dégoûter de la vie. Quoi ! vraiment, tu as seize ans ? poursuivit-il en la regardant avec attention, et, au bout d’un instant, il ajoutait d’un ton sérieux : — C’est que, réellement, elle devient charmante !

Anna se leva de table brusquement.

— Je crois que vous n’avez plus de pain, ma tante, s’écria-t-elle en présentant la corbeille à la tante Charlet.

— Est-ce étourdi, les petites filles ! dit Étienne, piqué qu’on accordât si peu d’attention à son compliment.

— Il est étrange qu’on ose taxer d’étourderie les prévenances dues aux personnes âgées, répliqua la tante Charlet. Merci, ma chère Anna. Et, se penchant vers Mathilde, sa voisine : — Regarde donc comme Anna est jolie avec ce teint animé, ces joues éclatantes ! Je trouve que dans ce moment elle ressemble beaucoup à Claire.

— Oh ! pour cela, non, répondit Mathilde de son ton bref.

— J’aurais dû penser que tu ne pouvais pas être de mon avis, riposta aigrement la tante Charlet.

— C’est vrai que vous n’êtes jamais du même avis, s’écria M. Grandvaux, et du diable si je peux m’imaginer comment vous pouvez demeurer ensemble !

— Vous devez comprendre, mon beau-frère, que ce ne peut être qu’à force de dévouement, dit mademoiselle Charlet.

À quoi Mathilde répliqua aussitôt :

— Vous devez comprendre, mon oncle, que ce ne peut être qu’à force de patience.

— Allons ! allons ! ma nièce, un peu de respect. Tu ne peux pourtant pas demeurer toute seule, à ton âge, ni même avec ton frère, qui n’est pas, dans son genre, plus raisonnable que toi.

Étienne adresse à son oncle un salut moqueur.

— Est-ce que ton père, reprend M. Grandvaux, ne songe point à revenir ?

— Non, mon oncle, répond Mathilde.

— Et qu’est-ce qu’il disait donc dans sa dernière lettre ?

— Beaucoup de choses fort belles et fort sérieuses, mais qui ne sont nullement de nature à vous intéresser.

— Il y avait un volume, dit Étienne. Et dans tout cela, ma petite cousine, une seule ligne pour moi. Je suis non seulement un fils sans héritage, mais un fils déshérité.

— Je te plains, car c’est ta faute. Mathilde m’a dit que tu n’écrivais jamais à ton père.

— Mathilde fait toujours des reproches, c’est son état ; mais toi, ma petite cousine, toi aussi ! Tu vas me rendre triste pour tout de bon. J’aime beaucoup mon père, poursuivit-il avec émotion ; mais songe que je ne l’ai point vu depuis l’âge de dix ans.

Anna prit la main de son cousin et la serra très-fort dans les siennes.

— Votre père est-toujours en Russie, mademoiselle ? demanda M. Desfayes.

— Oui, monsieur.

— Dans quel gouvernement ?

— De Twer.

— Il doit avoir là une place lucrative ?

— Il aime beaucoup ses élèves, monsieur, répondit mademoiselle Sargeaz, de ce ton sec et incisif qui pour le sens vaut une bourrade.

— Il est chez un propriétaire de vingt mille paysans, dit M. Grandvaux.

— Ciel ! quelle horreur ! s’écria mademoiselle Charlet. Et ces gens-là se disent chrétiens !

— Le christianisme n’interdit l’esclavage nulle part, observa M. Grandvaux. Il n’empêche pas les gens de penser à leur manière ; chaque pays a sa coutume. Là-bas, voyez-vous, ça paraît tout simple. Eh ! mon Père ! ça n’y va peut-être pas plus mal qu’ici, et les gens assurément s’y chamaillent beaucoup moins.

Sur cela, M. Grandvaux et M. Desfayes se mirent à parler des élections communales, puis de l’établissement des chemins de fer, qui mettait alors la Suisse en émoi. On soutenait généralement qu’ils étaient impraticables dans ce pays de montagnes ; mais on se disputait le tracé de canton à canton et de district à district, avec un acharnement qui faillit en venir aux coups.

Heureusement M. Grandvaux et ses hôtes se trouvaient être du même avis ; aussi le dîner ne fut-il troublé que par une nouvelle dispute de mademoiselle Charlet et de Mathilde. Pour y mettre fin, la bonne madame Grandvaux se hâta de quitter la table, et les dames passèrent au jardin.

Le soleil venait de disparaître ; mais de grands nuages d’un rouge ardent éclairaient encore l’horizon, et les fronts superbes des plus hautes montagnes resplendissaient. Une brise montant du lac rafraîchissait l’atmosphère, et cette grande chose invisible, mais pénétrante, se répandait, le beau calme des soirs, moins profond et plus doux que celui des nuits. Les voix montaient dans l’air, harmonieuses, et l’aigreur même qui accentuait celle de la tante Charlet se plaignant de sa nièce, semblait n’être qu’une note destinée à relever la douceur de l’intonation d’Anna excusant Mathilde. Celle-ci, reprenant la Critique de la raison pure, s’était éloignée en lisant. Anna, bientôt, s’esquiva pour aller donner les soins habituels à ses élèves de la ferme ; Claire, feignant d’écouter sa mère et sa tante, marchait près d’elles en songeant.

— Claire est toute rêveuse, observa mademoiselle Charlet ; elle a raison. Le mariage est une grande épreuve !

— C’est un état de dévouement du commencement à la fin, répondit madame Grandvaux, en contemplant sa fille avec une tendresse maternelle, empreinte d’une sorte de compassion douloureuse.

— C’est une loterie ! reprit la tante ; mais il ne paraît pas que Claire ait tiré un mauvais lot. Comment le trouves-tu ? lui demanda-t-elle.

— Il paraît très-bon, dit la jeune fille en rougissant.

— Oui, et puis un bel homme ! on ne peut pas dire le contraire. De la fortune, une famille honorable ; il faut bien espérer qu’avec la grâce du Seigneur, vous vous accorderez ensemble. D’ailleurs, le rôle d’une femme raisonnable est bien facile, c’est de toujours céder. Je ne dis pas que ce soit agréable ; le joug d’un mari est quelquefois dur, mais il faut bien porter la faute de notre mère Ève, et puis il n’y a pas d’autre moyen. Plus tu seras soumise en apparence, plus ton mari sera content, et mieux par conséquent il fera ce que tu voudras. Je connais une de mes amies, madame Vannerot, qui est une merveille pour cela. C’est une petite femme qui a l’air de ne toucher à rien, et son mari, au contraire, a la voix si forte qu’on dirait qu’il va dévorer tout le monde ; eh bien ! s’il lui arrive d’avoir quelque volonté qui ne plaise pas à sa femme, elle entre dans son idée de manière à l’en dégoûter, et bientôt après il lui commande de faire précisément ce qu’elle voulait.

— Mais ce n’est pas franc cela, dit Claire.

— On ne peut pourtant pas donner son corps et son âme tout entiers, sans en retenir le moindre morceau, répondit mademoiselle Charlet, d’un air qui témoignait combien une orthodoxie complète est difficile à obtenir, même des âmes les plus religieuses.

Après avoir vidé plusieurs bouteilles à la santé de la patrie, les hommes sortirent à leur tour, et, groupés tous les trois à quelque distance des femmes, ils continuèrent une conversation qui, sous l’influence combinée des vapeurs de la digestion et de celles du cigare, devint de plus en plus lourde et traînante.

Cependant le père Grandvaux, comme on le désignait familièrement dans le pays, au milieu des passe-temps les plus agréables, n’oubliait jamais les affaires. Donc, se rappelant qu’il avait un coup d’œil à donner à certain champ de la ferme, il engagea tout le monde à l’accompagner, et l’on se mit en marche comme auparavant, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. C’est ainsi qu’à la promenade, à l’église, partout, se marque la séparation profonde établie entre les sexes par les usages protestants.

Un mari donnera le bras à sa femme s’il est seul avec elle ; mais qu’un autre homme et une autre femme les accompagnent, le triage se fera instantanément. Il y avait cependant ce soir-là, dans la petite société de Beausite, un motif d’enfreindre cette coutume que ne négligea pas Ferdinand Desfayes ; et bientôt les deux fiancés, au bras l’un de l’autre, marchèrent à petits pas, derrière les promeneurs.

Ils étaient partis depuis environ une demi-heure, et tandis qu’un beau crépuscule régnait encore dans la campagne, l’ombre emplissait déjà l’intérieur des maisons, lorsque Étienne Sargeaz entra dans la cuisine de Beausite, et, distinguant une forme de femme dans l’ombre, demanda des allumettes à Jenny.

— Des allumettes ! ce sont des allumettes qu’il faut à monsieur, répondit une voix harmonieuse comme celle d’une fée du foyer.

— Ah ! c’est toi, petite cousine ! Comment ai-je pu te prendre pour la grosse Jenny ? Et que fais-tu là toute seule ?

— Je viens de coucher tous mes enfants, monsieur, et maintenant me voilà libre, et prête à aller rejoindre la compagnie. Mais que voulez-vous faire de ces allumettes, voyons ? L’air des champs n’est-il pas assez bon à respirer sans cette odieuse fumée !

— Qu’est-ce cela te fait, cousine ? Tu me grondes toujours.

— Oui, répondit-elle en soupirant ; mais je ne gronde qu’à la manière des bonnes grand’mères, je gâte en même temps. Voici des allumettes, monsieur, vous pouvez aller fumer.

— Ne vas-tu pas venir avec moi ?

— Si cela peut vous faire plaisir, répondit-elle encore du même ton très-doux et un peu triste.

— Où est ma sœur ? demanda Étienne comme s’ils sortaient.

— Mathilde est allée se promener avec un philosophe dans sa poche, et maintenant elle en a un autre à son côté. Je viens de l’apercevoir dans la prairie avec sir John Schirling. C’est leur bonheur d’être ensemble.

— Oui, je crois qu’il lui exalte la tête encore plus, dit Étienne avec un peu d’humeur.

— Ne voilà-t-il pas un homme raisonnable pour blâmer ainsi les autres ! Il n’est peut-être pas bien sûr que tu connaisses l’exaltation de la philosophie.

— Ah ça ! mais que signifient toutes ces méchancetés ? s’écria-t-il en la saisissant par la taille.

Mais elle lui échappa avec un petit rire saccadé, et se mit à courir jusqu’à la ferme, où elle arriva la première.

C’était l’heure où les vaches sortaient des étables pour s’abreuver à la fontaine. L’une d’elles, comme elle relevait au-dessus du bassin de pierre ses naseaux qui ruisselaient, tout en promenant dans la cour son grand œil rêveur, aperçut Anna et courut vers elle avec un doux mugissement. Elle atteignait la jeune fille, quand Étienne, effrayé, se jeta au devant d’Anna.

— Mais c’est Bichette ! c’est ma Bichette ! n’aie donc pas peur !

Elle éclata encore de ce petit rire qui n’était pas celui de sa gaieté franche, en même temps qu’elle regardait son cousin d’un œil humide et brillant. Et, saisissant entre ses deux mains l’énorme tête de la génisse, elle se mit à lui parler comme elle eût fait à un petit enfant. La douce et puissante bête l’écoutait, le museau tendu, attachant sur elle un œil tendre et mélancolique.

— C’est la Bichette, je vous dis, la pauvre Bichette ! On se connaît et l’on s’aime, depuis deux ans qu’on se voit. On la voulait tuer, la Bichette, quand elle était toute petite, et moi j’ai empêché cela, et Bichette l’a bien compris. Mais comment ferons-nous, pauvrette, pour qu’on te laisse ton petit quand il viendra ? Oh ! les bêtes sont malheureuses !… Vois, il faut déjà que je te quitte, car mon cousin se moque de moi.

Mais, auparavant, elle déposa sur le muffle blanc et roux de la génisse un tendre baiser, ce qui scandalisa si fort Étienne qu’il en murmura.

— Oscar, à bas ! à bas, Oscar ! Veux-tu finir ? Tu salis ma robe ! jamais il ne perdra cette mauvaise habitude !…

Étienne allongea au chien un grand coup de pied, que l’animal esquiva heureusement par un bond en arrière.

Mais aussitôt la jeune fille s’écria indignée :

— Comment peux-tu frapper ce bon chien ?

— Pour t’en débarrasser, parbleu ! Jamais il ne perdra sa mauvaise habitude, si tu ne le corriges pas.

— Tu ne vois donc pas que c’est parce qu’il m’aime ? Et tu veux que je le frappe quand il vient me caresser ? Tiens, vois son regard. Il ne l’a pas fait exprès ; il est tout fâché maintenant. Pauvre bête ! C’est que vous ne comprenez rien à la toilette, vous autres chiens.

— Avec une cravache, ils comprennent tout, et l’on n’a pas à souffrir…

— Eh bien ! mon cousin, j’aime mieux en souffrir un peu. Car c’est trop cruel de brutaliser de pauvres bêtes aimantes comme cela.

— On se rendrait la vie insupportable, à ce compte.

— Non ; s’il y a du désagrément, il y a bien plus de joie de voir toutes ces bonnes créatures tournées vers vous et qu’on peut rendre heureuses par une caresse.

Étienne éclata de rire.

— Vraiment, tu prends trop au sérieux l’amour des bêtes, mon enfant.

— Et pourquoi donc ? répondit-elle de sa voix émue. Tout ce qui aime ne mérite-t-il pas d’être aimé ? Moi, je ne sais rien de plus précieux dans le monde que l’affection, partout où elle se trouve.

— Même chez les poules et les canards ? dit-il, railleur.

— Si petite qu’elle soit, mon cousin, c’est toujours elle. On recueille bien la poudre d’or.

Après les bâtiments de la ferme, en allant vers les champs, on rencontrait une petite maison isolée, entourée d’un jardin. C’était un gîte pauvre, au toit bas, aux murs non crépis de pierre de molasse, rongée par le temps et par la pluie, mais que l’humble goût de ses habitants avait décorée de riches guirlandes de mais doré, suspendues sous l’auvent du toit.

On rencontrait aussi parmi les salades et les choux du jardinet le luxe d’œillets parfumés et de belles giroflées rouges. Mais le goût ou plutôt le moyen des habitants n’allait sans doute pas jusqu’à se parer eux-mêmes ; car tout près de la haie qui séparait du chemin ce petit enclos, se tenait une vieille femme, salement vêtue, à figure maigre et bourgeonnée, qui sarclait.

— Bonjour, mère Vionnaz, lui dit Anna en passant près d’elle. Comment allez-vous ce soir ?

— Hélas ! répondit la vieille d’un ton gémissant, merci bien, mademoiselle, mais c’est toujours la même chose. J’ai bien fait le remède que m’a donné mademoiselle ; mais que voulez-vous ? c’est du repos qu’il faudrait ; et on ne peut pas en prendre, puisqu’il faut bien que la misère mange le pauvre monde jusqu’à la fin.

— Allons, mère Vionnaz, je reviendrai causer avec vous, et nous verrons ce qu’on pourrait faire.

— Mademoiselle est bien bonne et bien charitable. Eh ! mon Père ! si mademoiselle venait à se marier, comme va faire, à ce qu’on dit, mademoiselle Claire, c’est moi qui regretterais… Au moins on ne peut pas dire que ce n’est pas un beau fiancé, car ils ont passé là tout à l’heure, et…

Tout en rougissant un peu de l’indiscrétion de sa protégée, Anna lui souhaita le bonsoir du même ton affectueux, et s’éloigna suivie de son cousin.

— Voilà un moineau qui n’a pas encore son gîte, et qui veut aussi te parler, je crois, dit Étienne à Anna.

Elle sourit.

— J’aperçois notre monde là-bas, dit-elle.

— Et je distingue, marchant par derrière, nos deux fiancés qui se donnent le bras. Regarde, petite cousine, comme ils sont penchés l’un vers l’autre. Sapristi ! ça donnerait envie de se marier. Qu’en dis-tu ?

— Moi ? je ne sais pas. Est-ce qu’on parle de cela aux petites filles ?

— Mais tu n’es plus une petite fille, dit-il en la regardant fixement. Tu as seize ans, et vraiment… c’est étrange comme depuis quelque temps tu n’es plus la même. Tiens, tu sais que je parle avec franchise, moi ; eh bien ! on dit que tu n’es pas aussi jolie que ta sœur ; moi, je ne trouve pas cela du tout, et même, vrai ! je te trouve beaucoup mieux qu’elle… mais beaucoup mieux, ajouta-t-il, en la regardant toujours, non sans émotion.

— Oh ! la belle campanule ! s’écria-t-elle en cueillant la fleur violette, aux cloches tremblantes.

— Comment ! quand je te fais de si beaux compliments, tu n’y attaches pas plus d’importance ? Bah ! je me trompais, tu n’es réellement qu’une petite fille, et l’on ne peut que jouer avec toi. Veux-tu être ma petite femme, dis ?

En même temps il l’entourait de ses bras et cherchait à voir son visage ; mais elle le repoussa en détournant la tête, et de petits éclats de rire nerveux lui échappaient ; à la fin il s’aperçut qu’elle pleurait.

— Mais qu’as-tu donc ? s’écria-t-il ; qu’as-tu, petite folle ? Qu’ai-je fait pour te fâcher ?

Il la laissa aller et, tout en la grondant, continua de s’excuser, avec la rondeur particulière à sa nature franche et insoucieuse. Mais il ne put obtenir d’elle que ces mots entrecoupés :

— Je n’aime pas ces plaisanteries.

La rencontre de Julie Giromey, qui chargée d’une hottée d’herbes revenait des champs, mit fin à cette discussion, qu’ils ne reprirent point ensuite, se trouvant près de ceux qu’ils allaient rejoindre. Mais Anna resta silencieuse le reste de la soirée, et, préoccupé sans doute de la bizarrerie de sa cousine, Étienne fut moins causeur qu’à l’ordinaire.

En voyant la Vionnaz près de la haie de son jardin, la fille du fermier s’était arrêtée, et, comme si ses lèvres impatientes de s’ouvrir n’eussent attendu qu’une occasion, elle laissa aussitôt échapper ces paroles :

— Je viens de voir le bon ami à mademoiselle Claire. C’est sûr qu’ils se marieront, puisqu’il lui donnait le bras, et que voilà déjà cinq fois qu’il vient en deux semaines.

— Parfaitement que c’est sûr, répondit la vieille, puisque je viens d’en parler à mademoiselle Anna et qu’elle ne m’a pas dit non.

— Eh ! quel bonheur ! s’écria la fille en frappant dans ses mains, nous verrons mademoiselle Claire en mariée, et toutes les toilettes ; car ce sera une belle noce, je pense.

— Hum ! peut-être qu’ils n’auront pas tant de monde ; le vieux est si ladre ! Il sera déjà assez fâché d’avoir à donner ses écus au gendre. Mais également[2] oui, il fera bien les choses, pour l’orgueil.

— Dites donc, savez-vous qu’il est fièrement beau garçon, le fiancé ? Grand, rouge, un homme superbe ! Sûrement il est riche avec ça ?

— Oui, mais il a déjà laissé bien de l’argent au café.

— Oh ! je sais qu’il aime à s’amuser. Je connais une fille qui a été sa maîtresse, Henriette, vous savez, la repasseuse ; et encore une autre qui, ma foi ! comptait le tenir, et qui va être bien vexée. C’est mademoiselle Herminie, la couturière. Celle-là voulait bien se faire épouser.

La vieille haussa les épaules.

— Pour des maîtresses, on sait qu’il a dû en avoir ; mais, comme il est dépensier, ça m’étonne un peu que M. Grandvaux lui donne sa fille.

— Et où voulez-vous qu’il prenne un gendre ailleurs que dans les cafés ? Il n’y en a point. J’en connais un pourtant qui se serait bien offert, et mademoiselle Claire n’aurait pas dit non.

— Qui donc ça ? le Français ?

— Pardine ! ça aurait fait son affaire.

— Et celle de mademoiselle Claire, je vous le dis. Mais je pensais bien que ça n’irait pas au vieux.

Elles s’écrièrent ensemble avec une indignation égale :

— Un garçon qui n’a pas le sou !

Après avoir discouru sur ce sujet quelque temps encore, elles allaient se quitter quand elles aperçurent l’Anglais sir John et Mathilde, qui revenaient de leur côté.

— Je me demande pourquoi ils sont comme ça toujours ensemble, dit la Vionnaz.

— Ma fi ! je n’en sais rien ; mais c’est un peu drôle. On pourrait bien en mal penser.

— Oui bien ; d’autant que cette demoiselle Mathilde est une vraie possédée du démon, à ce qu’on dit.

— Regardez comme ils se parlent. Ils ne nous ont seulement pas vues. Attendez, mère Vionnaz, laissez-moi entrer chez vous, et nous nous cacherons là, derrière la haie, pour entendre ce qu’ils diront.

Sans attendre une réponse, Julie remonta lestement de quelques pas, ouvrit la petite barrière du jardin et revint se pelotonner sous la haie, près de la vieille femme, qui l’imita. Elles attendirent ainsi, échangeant des signes, et cherchant à glisser le regard par les interstices de la haie, le visage allongé comme deux fouines en embuscade.

On entendait le bruit des voix se rapprocher.

L’Anglais parlait avec accent un français pur, d’une voix grave et lente, dont le timbre avait quelque chose d’attristé. Il semblait qu’il émit des doutes plutôt que des assertions, tandis que la parole prompte, arrêtée, incisive, de la jeune fille semblait à chaque phrase poser devant eux des affirmations nettes et irrécusables.

— Quoi que vous en disiez, monsieur, la force subjective est la plus puissante. En elle réside l’idée de cause, de sa nature première et inévitable, d’où s’ensuit le pouvoir de la volonté, qui repousse le fatalisme.

— Je ne nie pas, miss, l’existence de la volonté, mais sa puissance. Elle a comme toute chose vivante sa sphère d’action ; mais plus que toute autre ses bornes. Le monde des forces extérieures la presse en tout sens, l’opprime, la foudroie, et, ce qu’il y a de plus amer, la fait dévier souvent à l’insu d’elle-même. Bien plus, est-elle cause ou résultat ? Hélas ! ne relevons-nous pas tout entiers de la nature qui nous est donnée ? Nous sommes tout garrottés de liens, et, parce que nous ne les voyons pas, nous nous prétendons libres, nous nous prétendons forts. Nous sommes les bouffons de Dieu.

— Non, monsieur, nous sommes des forces intelligentes, et c’est nous qui créons la destinée. Qu’importe la fatalité de notre origine, si en face de l’acte à produire nous nous arrêtons pour l’éclairer de tous côtés des lumières de la raison, décidant ensuite ? Nous pouvons répondre de nous-mêmes, si nous le voulons, et cela suffit pour nous rendre supérieurs à ces forces fatales que peu à peu nous transformons en instruments, et dont le principe…

On n’entendait plus déjà que leurs intonations, qui bientôt s’éteignirent dans le bruissement du soir, en même temps que leurs formes s’effaçaient dans les ténèbres. Les deux femmes se relevèrent.

— C’est-il drôle ! ils parlaient anglais, n’est-ce pas ? dit la Vionnaz.

— Non pas, dit la Julie, puisque j’y comprenais quelque chose.

— Quoi donc ?

— Oh ! je ne peux le dire, mais c’étaient des mots français.

— Alors pourquoi est-ce qu’ils parlent un jargon comme ça ?

— Dame ! pour qu’on ne les comprenne pas, apparemment.

— C’est ça ! Quand je vous disais qu’ils faisaient du mal. Et d’ailleurs un monsieur et une demoiselle tant aimer à causer ensemble, ça ne serait pas naturel autrement.

CHAPITRE III


— Je vous jure que ce châle est trop ravissant !

— Moi, j’adore ce bracelet.

— Oh ! et cette robe de soie ! j’en suis amoureuse.

— Et cette épingle ! cette épingle ! regardez-moi cette épingle !

— Adorable !

— On ferait des bassesses pour l’avoir !

— Tenez, tout cela est trop séduisant ; je ne veux plus regarder, je suis envieuse !

— Il faut convenir que c’est bien agréable de se marier !

— Je vous dis qu’on se mettrait à genoux devant cette parure !

— Décidément, Claire, vous êtes trop heureuse !

Tout cela était chanté de voix de tête, avec cent modulations, par deux jeunes personnes, amies de Claire, devant la table sur laquelle étaient étalés les cadeaux de mariage. Madame Pascoud, leur mère, une grosse femme, joignait des exclamations plus graves à leur voix flûtée ; l’accent aigre de mademoiselle Charlet se mêlait au chœur. Et toutes ces mains, à la fois respectueuses et avides, s’allongeaient, se croisaient, dépliaient les étoffes, saisissaient les bijoux, et toutes les formules de l’enthousiasme se succédaient et s’entrechoquaient. Anna écoutait, le sourire aux lèvres, en regardant sa sœur, comme pour jouir de la satisfaction qu’elle devait ressentir. La belle fiancée, en effet, était heureuse et triomphante. Cependant au fond de ses yeux bleus on voyait une langueur rêveuse. Elle n’était, point toute à la vanité ; elle souriait bien à ce luxe mais quelque autre chose agitait son cœur. Deux ou trois fois son regard se porta furtivement sur la pendule et revint se poser distrait sur les beaux colifichets.

M. Desfayes a très-bien fait les choses, dit madame Pascoud. C’est tout à fait à son honneur. On voit qu’il a bon goût, et c’est vraiment très-agréable d’avoir un mari qui a du goût. Il y en a tant qui se soucient peu de voir leurs épouses mal habillées !

Elle poussait en même temps un long soupir.

— Oui, c’est de bon augure, dit la tante Charlet.

— Moi, je suis toute persuadée que M. Desfayes sera un mari charmant, s’écria la plus jeune des demoiselles Pascoud, Fanny.

— Frivole ! dit sa sœur.

— Oh ! parce que tu vas épouser un ministre, Louise ! Pourtant, j’espère bien que ses cadeaux de noces ne se borneront pas à un livre de psaumes.

— Non, non, reprit la mère. M. Boquillon sait trop ce qu’il se doit. C’est son devoir de prêcher en chaire contre les biens de ce monde, mais il sait qu’on ne peut pourtant pas faire moins que les autres à cet égard-là. C’est réellement un jeune homme tout en Dieu, ma chère, ajouta-t-elle en s’adressant particulièrement à mademoiselle Charlet, et je croirais volontiers que cette chère Louise n’aura pas dans le mariage une croix aussi lourde à porter que celle des autres ; car les hommes sont si versatiles et si changeants !

— N’effrayez donc pas Claire comme cela, maman, cria Fanny.

— Oh ! je ne m’effraye pas, dit Claire avec une expression charmante de confiance et de fierté.

— Vous êtes comme les autres, ma chère enfant ; à votre âge, on a toujours de si belles illusions !

Madame Pascoud avait terminé cette phrase par un troisième soupir ; mais c’était habitude chez elle, et ne tirait pas à conséquence. Quelques-uns prétendaient même que c’était un effet de sa constitution replète, et qu’il eût été injuste d’en attribuer la cause en quoi que ce fut au doux et vertueux M. Pascoud.

— C’est mademoiselle la couturière qui est là ! dit Jenny en ouvrant la porte et en s’arrêtant à contempler les belles choses qui couvraient la table. Mais avec l’épanouissement de son visage ébahi contrastait une large balafre de noir de charbon allant de la joue droite à la tempe gauche.

La couturière entra. C’était une ouvrière de grande ville, bien mise et gantée, portant chapeau de paille à rubans et mantelet noir, et possédant des yeux magnifiques et une éblouissante fraîcheur. Elle se présenta d’un air délibéré, en adressant un léger salut à tout le monde et, d’un ton sec et dégagé :

— Ah ! des toilettes de noce !

— Oui, mademoiselle, dit Anna.

Claire n’avait pas répondu. Les manières de cette fille lui étaient désagréables ; mais elle continuait de l’employer, parce que mademoiselle Herminie habillait bien et avait étudié à Paris.

— Je savais la nouvelle depuis quinze jours.

— Vraiment ?

— Oh ! les nouvelles ne nous manquent pas à nous autres ; nous allons dans tant de maisons !

— En effet ; mais ce doit être un état charmant que celui de couturière ! s’écria Fanny en allongeant sa jolie tête dont le seul défaut était de n’avoir d’autre expression que celle d’une volaille effarouchée.

— Ça n’empêche pas, dit mademoiselle Herminie de son air dédaigneux, que je n’aie bien plaisir à le quitter.

— Comment ! vous quittez votre état ?

— Seulement pour en prendre un autre. Je n’ai pas encore trouvé moyen de vivre de mes rentes. Je vais être dame de café.

— Alors vous vous mariez ?

Mon Père ! oui. J’ai trouvé un garçon assez gentil et qui a des avances. Il faut bien se décider. C’est le fils d’un cafetier d’Iverdon, et nous allons prendre l’établissement de la place Saint-Laurent ; j’espère bien, dit-elle en s’adressant à Claire, avoir la pratique de M. Ferdinand.

Cette familiarité parut choquante à la jeune fiancée. Elle trouvait, de plus, que le ton et le regard de la couturière étaient pleins d’impertinence et comme d’une secrète hostilité.

— Vous connaissez M. Desfayes ? demanda-t-elle avec assez de hauteur.

— Oh ! parfaitement ; c’est un des bons danseurs de Lausanne. Il est très-aimable. Nous avons bien ri ensemble la dernière fois.

Elle eut un petit sourire coquet à ce souvenir, puis elle fronça les sourcils, et de sa main nerveuse, par un geste presque brutal, elle se mit à froisser les plis d’une pièce de moire noire, en disant :

— C’est ça, la robe de mariage ? Tiens, j’en veux acheter une précisément comme ça.

— Pas du tout, répondit Claire sèchement ; je ne me marie pas en noir : c’est trop sombre et trop commun ; c’est bon pour les ouvrières. Ma robe sera de moire blanche.

Anna regarda sa sœur avec peine, et la tante Charlet sourit avec satisfaction, tandis qu’une rougeur de colère, chaude et vive comme une lueur d’orage, enflammait le visage de mademoiselle Herminie.

On convint de la forme et de la garniture de chaque robe, et mademoiselle Herminie se retira.

— Ma chère, comme vous l’avez blessée ! dit Louise Pascoud.

— Claire a eu raison, dit mademoiselle Charlet. Cette petite est d’un orgueil ! Pourvu seulement qu’elle ne lui gâte pas ses robes !

— Mais, observa timidement Anna, il y a pourtant des ouvrières dans notre famille, et si…

— Elle m’a porté sur les nerfs, dit Claire. Je ne sais pas ce qu’elle avait aujourd’hui ; mais elle me regardait avec une espèce de haine, et d’un air si insolent !… C’est une méchante fille.

Lorsque ses amies l’eurent quittée et qu’elle fut seule, la jeune fiancée tomba dans une rêverie pleine de riantes visions, tandis que le soleil, qui entrait à flots par la fenêtre, changeait la poussière de la chambre en poussière d’or. Assise près de la table, où se trouvaient étalés châles, bijoux et rubans, ses regards voilés glissaient sur ces jolies choses et se prolongeaient bien loin, au delà des murs, sur une perspective de l’avenir. Un vague sourire entr’ouvrait ses lèvres ; mais parfois il s’effaçait, et on pouvait deviner sur ce front, doux et uni comme celui d’un petit enfant, une inquiétude, mêlée à l’essaim joyeux des espérances. Oh ! c’était tout instinctif, et elle ne savait même pas pourquoi, tant elle avait confiance en son fiancé, tant en la vie ! Mais, par moments, elle avait le cœur serré, sans pouvoir s’en empêcher, car enfin elle allait se marier bientôt. C’était toute une existence inconnue, dont quinze jours à peine la séparaient.

L’inconnu ! mais n’y a-t-il pas en lui plus d’attrait que de terreur ? Et puis il l’aimait : elle en était sûre, oh ! mais sûre tout à fait. Il le lui avait dit avec tant de franchise et tant d’émotion ! Elle voyait bien que par moments il ne s’appartenait plus à lui-même, qu’il était vraiment à elle, qu’un désir exprimé par elle devenait aussitôt son désir à lui. Elle était fière de cela, mais encore plus touchée, et s’attachait sincèrement à lui de plus en plus.

Le premier jour, il lui avait, il est vrai, paru semblable à beaucoup d’autres ; mais peu à peu elle avait reconnu qu’il était bon, franc, délicat, juste, et, sans qu’elle eût elle-même beaucoup d’instruction, elle avait bien vu que c’était un homme très-capable, et que ses jugements étaient toujours les meilleurs. On eût dit au premier abord, — elle se le rappelait vaguement, — qu’il était de tournure un peu raide, et que ses traits, quoique beaux, étaient un peu durs ; mais à présent, au contraire, elle découvrait sur son visage mille indices de douceur et de sensibilité, avec des grâces toutes particulières qui le rendaient certainement le plus aimable des hommes.

Elle voulait le croire, du moins ; mais parfois elle soupirait en revoyant une autre image, que cependant elle écartait de tout son pouvoir. C’est Camille le premier qui lui avait fait pressentir quelle enivrante chose était l’amour. Mais elle ne l’aimait pas, oh ! non ! elle était même irritée à son souvenir. Il ne venait plus que fort rarement donner des leçons de dessin aux petits Anglais, — le père s’en plaignait, — et même alors il n’entrait plus chez les Grandvaux. On accusait le jeune Français d’être léger ; c’était vrai, sans doute ; Claire voulait le croire ; elle avait pleuré un soir qu’elle l’avait rencontré en sortant de chez les Schirling, et qu’il s’était borné à la saluer sans lui dire un mot ; c’était en effet bien léger, cela, bien ingrat peut-être, et M. Grandvaux avait eu raison de préférer pour sa fille un homme digne et sérieux comme Ferdinand.

Aussi voulait-elle être tout à lui, sans regret, sans arrière-pensée, puisqu’il était l’homme à qui elle devait appartenir, à qui le décret de Dieu l’avait destinée. Il était son devoir révélé, visible, et elle devait l’aimer de tout ce qu’il y avait dans son âme de respect pour les choses sacrées ; il était enfin son bonheur aussi, puisque c’était par lui qu’elle devait posséder tout ce que la femme attend et espère : son individualité plus marquée, sa fonction, son but, l’amour, les enfants, la vie tout entière.

Depuis l’enfance de Claire, à tout ce qui se disait autour d’elle, à tout ce qu’elle voyait et sentait, elle avait compris qu’elle grandissait pour quelque chose de grand et de mystérieux. Tout dans son éducation s’était rapporté à cela tacitement ; elle avait compris les sourires de complaisance que son père jetait sur elle, et l’orgueil qui brillait dans les regards de sa mère quand, parée d’une toilette nouvelle, heureuse elle-même de se trouver plus jolie, elle se rendait à la ville. Combien sa jeunesse avait été douce et radieuse dans l’attente de cette chose sublime, l’amour, qu’elle voyait confusément luire à l’horizon ! Elle y touchait enfin, elle l’avait atteinte. Qu’y aurait-il au delà ? Un serrement de cœur la prit encore, puis elle se mit à sourire, car elle entendait à son oreille tout un chuchotement de mots charmants qu’il lui avait dits, et qui l’accompagnaient partout de leur céleste harmonie : Je vous aime ! je vous aime ! Elle était aimée ! Eh bien ! n’est-ce pas tout le bonheur ? Et c’était pour toujours : il le lui avait juré.

Elle regarda l’heure de nouveau. Quatre heures. Il allait venir. En entendant un bruit dehors, elle se leva pour voir. Ce n’était pas encore lui, mais il ne tarderait point. Elle se mira dans la glace et arrangea ses cheveux ; puis, d’un air attentif et sérieux, elle se contempla pour savoir si vraiment elle était aussi belle qu’il le disait, et elle essaya les bijoux. L’anneau surtout et les bagues lui causaient une émotion pleine de fierté. Elle se vit jeune femme, dans un bel appartement, et se plut dans sa majesté nouvelle. Elle passerait dans la rue avec ce beau châle, en donnant le bras à son mari. Elle avait vu des jeunes femmes ainsi et les avait admirées ; et cet air qu’elles avaient, composé d’orgueil et de bonheur, l’avait fait songer.

Le soleil, baissant à l’horizon, se cachait à demi derrière le jeune cèdre, en face de la fenêtre, et rien n’était beau à voir comme ce délicat feuillage de l’arbre oriental, tout émaillé d’or. La jeune fille contempla cela longtemps avec admiration ; elle avait vu la même chose cent fois, mais ce jour-là c’était bien plus beau. Il y avait depuis quelques jours dans les choses je ne sais quoi de magique et de pénétrant dont les autres n’avaient pas l’air de s’apercevoir, excepté peut-être une fauvette, qui, perchée dans les acacias, s’en donnait à cœur-joie, et de petites bêtes qui criaient d’aise dans les herbes, et des moucherons dansants.

Au milieu de ces bruits, un autre bruit se fait entendre, un pas ! Oui, c’est son pas rapide, c’est lui ! Et le coup d’œil qu’elle a jeté par la fenêtre, il l’a surpris, car lui aussi la cherchait ; elle a reçu ce regard plein d’adoration et de joie, et, toute rougissante, elle s’abrite derrière la muraille, jusqu’à ce qu’elle l’ait entendu pénétrer dans la maison. Elle voudrait bien descendre alors, mais elle n’ose ; elle ne veut pas montrer tant d’empressement ; elle attend, mais les minutes lui semblent bien longues ! Comment, sa sœur ne viendra pas l’appeler ! Enfin du pied de l’escalier monte la voix de madame Grandvaux : — Claire ! — Elle descend, et d’un petit air d’indifférence elle ose bien demander à sa mère : — Que me veux-tu ?

On retint à souper Mathilde, qui donnait ce jour-là sa leçon aux enfants Schirling. Le soir, comme on se promenait dans l’enclos, en voyant les deux fiancés au bras l’un de l’autre, qui, absorbés et comme enivrés d’eux-mêmes, ne voyaient et n’entendaient qu’eux, bien qu’ils se parlassent à peine, Mathilde haussa les épaules et fit un sourire de mépris.

— Comprends-tu cela, toi, cet amour subit ? demanda-t-elle à Anna, qui marchait près d’elle.

— Moi ! oh ! je ne sais pas, mais je trouve charmant de les voir s’aimer ainsi.

— Aimer ! reprit la jeune philosophe avec dédain ; aimer ! est-ce aimer, cela ? Les gens ont un empressement à s’emparer comme cela des grands mots, comme s’ils pouvaient en même temps s’approprier les grandes choses. Non ! moi, cela m’irrite. Être poussé l’un vers l’autre par des convenances d’argent et de position, se voir, se saluer, échanger des banalités, bâtir un contrat, et puis tout aussitôt se précipiter dans les bras l’un de l’autre et monter sa lyre au ton des ravissements de l’amour céleste, ça, ma petite, vois-tu, c’est de la comédie. Ils ont l’air de se mystifier de bonne foi ; voilà tout ce que je puis leur accorder.

Anna secoua la tête et ne répondit pas.

— Eh bien ! quoi ! Tu as toujours l’air de penser quelque chose que tu ne veux pas dire.

— Oh ! ce n’est pas que je ne veux pas le dire, c’est que je ne le puis pas.

— Essaye, voyons.

— Non ! non ! reprit la timide enfant, qui, par le seul mouvement de ses longs cils abaissés, sembla s’envelopper de voiles. Non, je ne puis pas ; mais ne les regarde pas ainsi ; je t’assure qu’en ce moment ils sont très-heureux et très-bons.

— Très-bons ! répéta Mathilde, cela me rappelle qu’on m’a dit de ton futur beau-frère qu’il était violent et qu’il battait son chien.

— Est-ce possible ? On t’a trompée. L’autre jour, dans le bois, à ses pieds, un petit oiseau s’est tué en tombant du nid ; eh bien ! j’ai vu des larmes dans ses yeux.

— L’amour fait des miracles ! dit Mathilde avec ironie.

— Oui, c’est cela, répondit Anna, de sa voix douce et pénétrée.

Les deux fiancés avaient disparu dans le jardin, où, grâce à l’épaisseur des arbres fruitiers, ils se sentaient mieux seuls. Ils n’avaient point cependant de confidences à se faire, et n’en avaient déjà pas besoin ; ils se contentaient de se regarder, et, voyant bien qu’ils s’aimaient, n’en demandaient pas davantage et n’avaient rien à savoir de plus. Je t’aime ! ce mot ne contient-il pas toutes les promesses, tous les dévouements ! Je t’aime ! c’est-à-dire je suis à toi. De quoi donc s’enquérir, et que demander encore à l’être qui se donne lui-même tout entier ? Nul doute ne pouvait approcher de leur âme ; ils avaient trouvé la source de la certitude et y buvaient à longs traits ; ils n’avaient que de bonnes pensées et se sentaient capables de tout bien.

Mais tandis que le daim altéré retrouve le chemin de la fontaine où il s’est rafraîchi, l’homme n’a pu encore percevoir et saisir les fils invisibles qui le conduisent à ces effluves, ou les font déborder sur lui. D’instinct, il les cherche en haut, souvent les implore ; mais il ne les reçoit que par intermittences, impuissant à les garder comme à les ressaisir.

Le 2 juillet, jour fixé pour le mariage de Claire, fut radieux. Sous les voiles blancs de la mariée, Claire était si belle, que la foule des curieux venus au temple, émue d’admiration, la bénit de ses souhaits. Pendant le sermon du ministre, la bonne madame Grandvaux fondit en larmes, et la tante Charlet se frotta les yeux de son mouchoir. L’impressionnabilité de cette digne personne était à la hauteur de la solennité du jour, car elle était arrivée à l’église seule, et dans une exaspération visible.

Anna, inquiète de ne voir ni Mathilde ni son cousin, l’avait interrogée, et la tante avait répondu que probablement ils ne viendraient pas, ce qui était bien naturel, puisqu’on ne pouvait attendre d’eux rien d’ordinaire. Mademoiselle Charlet n’en dit pas davantage, sans doute à cause de son respect pour la maison du Seigneur ; mais les regards qu’elle lançait vers la voûte du temple auraient pu faire descendre la foudre sur les coupables, si cela se fût passé quelques siècles auparavant.

Anna devint alors distraite et préoccupée, et, pendant toute la première partie de la cérémonie, elle eut mille prétextes pour se retourner, en jetant de longs regards vers la porte. Enfin Étienne et Mathilde arrivèrent, et, à partir de ce moment, Anna ne tourna plus la tête et ne sembla plus faire attention à son cousin, qui était venu se placer à côté d’elle. Mais, de retour à Beausite, elle fit parler la tante Charlet, et apprit que le tailleur de ce malheureux Étienne lui avait refusé le matin même son habit neuf, à moins d’un à-compte, Étienne lui devant déjà beaucoup d’argent. La tante Charlet n’en savait pas davantage ; après avoir ajouté ses leçons à celles du sort, elle avait laissé son neveu au désespoir et dans l’impossibilité de se rendre au temple. Il fallait que Mathilde eût livré ses économies, ce que déplorait la tante Charlet ; car il eût mieux valu que la leçon fût complète, bien que ce triste garçon fût incapable de s’amender.

Anna ne dit rien ; mais ses longs cils s’abaissèrent sur ses yeux, et une ombre de tristesse se répandit sur ses traits. Tout le jour, elle fut plus affectueuse vis-à-vis de Mathilde, et elle parlait à son cousin de cet air à la fois tendre et grondeur dont une mère accueille un marmot incorrigible.

La noce eut des splendeurs gastronomiques auxquelles des estomacs suisses étaient seuls capables de résister. Vers quatre heures du soir, les deux époux, suivant la coutume anglaise adoptée en Suisse, montèrent en voiture, et partirent pour l’Oberland.

CHAPITRE IV


Dans l’automne, quand une atmosphère lumineuse et chaude transfigure les monts, et que sur les pics, à l’horizon, la neige étincelle, en même temps que le raisin mûrit en bas sur les coteaux ; sous le regard de ces géants immobiles des Alpes que le nuage tour à tour ceint ou couronne ; entre ces bords fertiles et riants, aux noms riches de souvenirs : Genève, Coppet, Lausanne, Vevey, Clarens, Chillon, Meillerie, tout imprégnés d’une double magie, celle des beautés de la nature et celle des grandeurs du génie humain, c’est un beau voyage que la traversée du lac Léman, de l’un à l’autre bout, de Villeneuve à Genève.

On voit, pendant tout l’été, sur la surface de ces belles eaux, filer et se croiser des bateaux à vapeur qui battent l’eau de leurs ailes rouges, en soulevant des flots d’écume. Sur le pont d’un de ces bateaux, par une soirée de juillet, se trouvaient Claire et Ferdinand, qui rentraient à Lausanne après une excursion de quinze jours au milieu des montagnes bernoises. Ils étaient assis l’un près de l’autre, et tantôt ils regardaient le paysage, tantôt, et bien plus souvent, ils se regardaient.

Le visage de Ferdinand offrait l’expression d’un contentement, où la satisfaction de soi-même entrait bien pour quelque chose ; celui de Claire était illuminé par des reflets de l’âme si charmants, qu’un de ces observateurs aux yeux desquels l’être humain est l’œuvre la plus complète et la plus parfaite du monde visible eût dédaigné les magnificences de la nature pour la contempler : son chapeau de paille aux larges bords, rejeté en arrière, découvrait son front rayonnant ; le châle qu’elle retenait à peine, roulé en écharpe autour d’elle, recouvrait leurs mains unies de ses bouts flottants ; et malgré tout l’abandon de cette tendresse, qui oubliait même de se cacher à la foule, l’expression naïve et pure du visage de la jeune femme l’enveloppait d’un voile de chasteté.

— À quoi penses-tu ? lui demanda Ferdinand en rencontrant son beau sourire.

— Je pense que je suis heureuse d’être au monde, répondit-elle aussitôt, comme si elle eût laissé son âme s’exhaler par ses lèvres ; et en songeant que tant de gens se plaignent et prétendent que la vie est triste, je ne pouvais plus comprendre pourquoi. Vois, n’est-ce pas un enchantement tout autour de nous ? et puis, enfin, est-ce qu’il n’est pas donné à tout le monde d’aimer ?

— Il paraît que non, répliqua-t-il, assez flegmatiquement.

— Cependant chacun a sa femme et chacune a son mari. Mais tout le monde ne s’aime pas autant que nous.

— Parbleu ! je le crois bien ! s’écria-i-il. Il faudrait pour cela que toutes les femmes fussent aussi gentilles que toi : et cela n’est pas possible. Et puis encore, tu es bonne comme un ange. Ah ! je t’assure que jamais…

Il s’arrêta.

— Jamais ? répéta-t-elle, avide de tout ce qu’il disait.

— Rien, j’allais dire une bêtise.

— Eh bien ! dis-la.

— Non ; tu me gronderais, et tu aurais raison. Ça ne mérite plus même la peine d’y penser. Tiens, je ne comprends pas que nous ne nous soyons pas mariés dix ans plus tôt.

— C’est que je n’avais que dix ans alors, observa-t-elle en souriant.

— Ah ! c’est juste. Eh bien ! il me semble que je n’ai guère fait que m’ennuyer en t’attendant. Croirais-tu que j’avais peur du mariage, autrefois ? On est stupide. Le temps se passe à changer d’avis.

— Mais tu n’en changeras plus ? dit-elle en attachant sur lui de grands yeux pleins d’amour et de confiance.

Il se pencha, voulant répondre par un baiser ; mais la jeune femme rougissante se rejeta en arrière en lui montrant du regard ceux qui les entouraient, et ils échangèrent seulement un sourire d’intelligence.

— Les stupides gens ! grommela le jeune mari. On ne peut être à soi. Notre guide de la Gemmi était bien plus aimable.

— Oui, celui qui marchait toujours en avant sans regarder derrière lui. Le bon guide ?

Et ils riaient de souvenir.

On approchait de Vevey. En arrière du bateau, sur Villeneuve, les crêtes pittoresques d’Arvelles, toutes rayées de ravines, n’apparaissaient plus qu’estompées de brume, et le mont Soncho, qui surplombe Chillon, hérissé de blondes forêts de hêtres, devenait sourcilleux. Et devant eux le Pèlerin, premier gradin des Alpes sur la côte vaudoise, parsemé jusqu’en haut de villages et de maisonnettes, s’élevait d’assises en assises, comme s’il voulait gravir le ciel.

— Ferdinand, je voudrais habiter là-haut, nous deux, cette maison blanche. Qu’on y serait bien !

— Mais nous serons bien aussi dans notre appartement de Lausanne ; tu verras.

— Nous n’y serons plus tout seuls.

— Ma petite, on ne peut pas vivre deux toute la vie. On a ses affaires, ses relations.

— Seras-tu donc bien longtemps à tes bureaux ?

— Le moins possible.

— Ce sera trop.

— Ah !… retournons aux montagnes alors.

— Si tu veux.

— Tu renoncerais à ta famille ?

— À tout pour toi.

Ferdinand la remercia d’un regard.

— Et toi ? reprit-elle.

Il hésita en souriant.

— Il vaut mieux ne renoncer à rien, mon amour, et tout arranger.

Elle ne répliqua pas, mais ses yeux se baissèrent. Dans son exaltation elle attendait une autre réponse.

— Les femmes sont toutes comme cela, reprit Ferdinand en souriant de nouveau. Elles ne comprennent au monde aucune affaire, aucun intérêt que l’amour.

Claire leva sur son mari un regard étonné qui disait :

— Eh ! mais sans doute ! N’en est-il pas ainsi de toi ?

— Malheureusement, poursuivit-il, cela ne peut pas être.

Le bateau venait de s’arrêter en face de Clarens. Quelques passagers montèrent ; l’un d’eux, s’arrêtant en face de M. Desfayes, poussa une exclamation, et tendit une main largement ouverte, qui secoua vigoureusement celle de Ferdinand.

— Quoi ! mon cher, vous voilà ! Parbleu ! je ne m’y attendais guère. Et madame !…

Il s’inclina en regardant Claire d’un air qui la fit rougir.

— Monsieur Monadier, dit Ferdinand.

Elle avait entendu ce nom souvent comme celui d’une personne mêlée à toutes sortes d’affaires politiques et commerciales. Ce qu’elle en pensa de plus, c’est que cet homme grand et gros, à la voix retentissante et au regard hardi, eût mieux fait de rester à Clarens. Elle salua et reporta ses regards sur le paysage.

— Vous voilà donc descendu, mon cher, des hauteurs… des hauteurs du séjour céleste ? s’écria Monadier en écarquillant de gros yeux et en riant bruyamment. Eh ! voilà, il faut toujours descendre après avoir monté : c’est un diable de défaut de notre nature. Au reste, avec un pareil minois, dit-il en baissant la voix, mais encore assez haut pour que la jeune femme entendît, la lune de miel ne doit pas finir si vite.

Ces paroles parurent choquantes à Claire, et cependant Ferdinand se mit à rire ; puis les deux hommes causèrent de politique, ou plutôt de commérages locaux. Ne connaissant guère que de nom les personnages dont on parlait et les affaires dont il était question, Claire se trouva moralement isolée. Aussi fut-elle presque aise lorsque le fâcheux entraîna Ferdinand dans la salle à manger, en l’invitant à boire une choppe de bière. Elle pensait qu’après s’être débarrassé de Monadier, son mari allait revenir.

En l’attendant, elle se prit à admirer plus intimement le splendide paysage dont chaque tour de roue variait le décor ; et, tandis que le soleil se retirait derrière les monts embrasés de ses lueurs, elle s’abandonnait au charme de ces grandes harmonies, qui la ravissaient à la manière dont elles se font sentir à l’enfant, au paysan, au sauvage et au poëte, c’est-à-dire en dehors de toute analyse, dans leur sublime synthèse.

Et, à mesure que le jour s’en allait et que descendait l’ombre mystérieuse, la pensée de Claire s’élevait à l’invisible, et, songeant de Dieu, du Père, comme les protestants le nomment, elle mêlait son amour, à elle, à l’océan du grand amour, et ses rêveries à la grande attente, à l’aspiration infinie qui s’exhale de toutes parts, ou qu’imagine notre inquiétude.

Mais bientôt elle soupira, et ses yeux se portèrent autour d’elle. Ferdinand était bien longtemps à revenir ! C’était la première fois que, depuis quinze jours, il l’avait quittée, car vraiment il ne pouvait s’éloigner d’elle un instant. Oh ! quel ennuyeux que ce M. Monadier ! car assurément il retient Ferdinand malgré lui.

La cloche du bateau sonna. On arrivait à Vevey. Un flot de passagers descendit, un autre le remplaça. Claire crut s’apercevoir que les nouveaux venus la regardaient en passant, comme s’ils se demandaient quelle était cette jeune femme seule. Oh ! que Ferdinand tardait à venir !

Elle essaya de se reprendre à contempler le paysage. Mais cela ne lui était plus possible. Il s’était établi en elle un malaise qui à chaque minute grandissait.

« Vous êtes descendu des hauteurs… des hauteurs célestes. Il faut toujours descendre après avoir monté. » Ces paroles se répétèrent en elle plusieurs fois ; elle ne pouvait les empêcher de retentir intérieurement à son oreille ; elle revoyait en même temps ce Monadier avec ses yeux hardis et son air cynique ; puis elle se rappela encore ce qu’avait dit Ferdinand : « On ne peut pas vivre à deux toute la vie ; il y a d’autres affaires et d’autres intérêts que l’amour. »

Tout cela la faisait souffrir. Elle ressentait comme l’impression d’une chute, sans savoir pourquoi.

Le bateau à vapeur avait repris sa course, et l’on voyait se dérouler à droite les vignobles en terrasse de la côte vaudoise. Ils sont beaux à voir, quoique dus seulement au génie modeste de la patience et du travail ; beaux comme un monument de conquête, bien que ce soit seulement une conquête utile faite sur la nature. Du niveau du lac au sommet du mont, on compte jusqu’à vingt-deux étages de murailles, qui, réunies par des escaliers, montent presque superposées comme une Babel.

Là, pendant toute la belle saison, des vignerons, hommes, femmes et enfants, la hotte sur le dos, cramponnés à toutes les hauteurs, aux flancs du mont, bêchent, élaguent, effeuillent, et quelquefois rapportent péniblement sur leurs épaules le terrain emporté par la fonte des neiges ou par les pluies. C’est là que se déploie la lutte entre la force aveugle qui suit sa pente et la force intelligente qui analyse, combine et prévoit. Tout en haut cependant, au sommet du mont, la nature triomphe ; car ce monument de l’industrie est couronné par un diadème de rochers rugueux, où les gigantesques arceaux de la ronce folle semblent faire flotter au vent des panaches de victoire.

Mais le vigneron vaudois en rit dans sa barbe ; car la ronce et le rocher ne sont là que pour protéger son œuvre, supporter le premier effort des bises, et préserver la vigne, fille du soleil, de l’atteinte des brouillards et des gelées.

Claire n’attache sur ces choses qu’un œil distrait ; elle ne comprend plus comment Ferdinand peut s’oublier si longtemps loin d’elle. Imagine-t-on ce que deux hommes peuvent avoir à se dire pendant plus d’une heure entière ? M. Monadier n’est pas un ami intime de Ferdinand ; et quand même il le serait !

Au milieu de tous ces gens qui vont et viennent, deux à deux ou par groupes, causant, riant, occupés, Claire se sent isolée d’une manière fâcheuse. Elle est même persuadée qu’on la remarque, et, pour comble d’embarras, tout à coup elle aperçoit mademoiselle Herminie, sa couturière, devenue depuis peu madame Fonjallaz, et qui, parée, triomphante, appuyée au bras de son mari, passe devant elle en lui adressant d’un air plus impertinent que jamais un court salut, accompagné d’un étrange sourire.

Son mari ne l’a point quittée. Il est près d’elle, attentif à tout ce qu’elle dit, attaché comme une conquête. Elle est plus petite que lui, mais comme elle le domine et l’absorbe ! On ne voit qu’elle dans le groupe qu’ils forment tous deux. Elle est rayonnante d’orgueil, de grâce, de beauté ; c’est une petite reine. Appuyée sur le bras de son mari, elle s’y suspend, lui parle à l’oreille, rit aux éclats, le tutoie tout haut, et regarde à tout moment l’heure qu’il est à sa montre neuve, en faisant jouer sa chaîne et ses bracelets. Comme ils vont et viennent sur le pont, chaque fois qu’ils passent devant Claire, madame Fonjallaz laisse tomber sur elle un regard de commisération. Une fois, elle chuchote quelques mots à l’oreille de son mari, qui regarde Claire, et celle-ci entend ce mot prononcé avec un accent d’insultante pitié : Déjà !

Elle se sentit rougir, et, n’y tenant plus, elle se leva et descendit dans le salon.

Ferdinand s’y trouvait tranquillement accoudé, vis-à-vis de son compagnon, sur une table où se voyaient deux bouteilles vides et une encore à demi pleine. Son visage était riant et animé. En apercevant Claire, il tressaillit.

— Ah ! tu t’ennuyais, ma chérie ; mais j’allais monter.

Il la fit asseoir près de lui sur le banc de velours qui garnit la salle, et remplissant de nouveau les verres, il se mit en devoir d’achever la bouteille et l’entretien. Claire prit un livre par contenance, mais elle écouta.

Ferdinand et Monadier parlaient à bâtons rompus de souvenirs de café, de celui-ci et de celui-là, d’un mot qu’avait dit cet autre, d’une querelle qui avait eu lieu, tout cela plein d’allusions qui paraissaient très-intéressantes, à en juger par les rires des deux causeurs, mais que la jeune femme ne comprenait pas. Elle devint triste et songeuse. Elle ne connaissait pas ce monde où jusque-là son Ferdinand avait vécu, mais il lui semblait étrange et bien vulgaire, et elle ne comprenait pas l’intérêt Ferdinand semblait prendre à tout cela.

Enfin il se leva et congédia Monadier. Puis il s’assit à côté d’elle, et, comme il n’y avait plus dans le salon que deux vieilles Anglaises qui lisaient, il l’embrassa plusieurs fois. Il lui dit encore :

— Tu t’es ennuyée là-haut, j’y pensais bien ; mais, bah ! je ne savais comment quitter ce diable de Monadier, et puis je n’étais pas fâché d’apprendre tout ce qui s’est passé à Lausanne pendant mon absence. Il me contait des histoires très-drôles.

— Vraiment ? Lesquelles ? demanda Claire en essayant de cacher son chagrin.

— Oh ! ce sont des choses que tu n’as pas besoin de savoir. C’est de la vie de garçon, ma chère petite. Dis-moi seulement que tu m’aimes et que nous allons arriver bientôt dans notre jolie chambre là-bas.

Elle oublia promptement la peine et le trouble qu’elle avait eus, et, quand elle se trouva dans sa nouvelle maison, où l’attendaient son père, sa mère et sa sœur, elle devint radieuse comme une jeune reine débarquant dans son royaume. Tout était neuf, luisant, riche, agréable, commode, et tout l’enchanta. La chambre rose était délicieuse ; le salon, très-beau. Le dîner donnait appétit à voir, tant le linge et la vaisselle rivalisaient de blancheur, tant éclatait l’argenterie, tant les verres scintillaient.

Une servante obséquieuse s’empressait à la voix de la jeune madame. Tous les visages étaient rayonnants et tournés vers elle. Quel beau nid pour l’amour et pour le bonheur, et que de luxes ensemble ! On causa bruyamment et l’on rit aux éclats. Les deux pigeons voyageurs racontaient leurs aventures, leur ascension du Righi, et Claire disait que, sans Ferdinand, elle n’aurait pu parvenir au sommet, car il l’avait soutenue, portée même une ou deux fois, tant et si bien qu’on aurait pu croire, si la chose n’eût pas été impossible, qu’il avait gravi le Rhigi tout entier sous le cher fardeau.

Et combien, sur le bord des précipices, elle aurait eu peur sans lui ! Toutes les difficultés, mais des difficultés vraiment graves, il les avait surmontées ; les embarras, il s’en était joué ; il avait triomphé de tout ; il s’était montré partout supérieur. C’était Ferdinand partout et toujours ; et, si l’on eût voulu de toutes les paroles qu’elle disait extraire un mot qui en fût l’essence, on n’eût trouvé que ce nom-là.

Ferdinand accusait un peu plus les ombres du tableau ; il se plaignait des hôtels, chers et mal tenus, des vins frelatés, des guides imbéciles. Il y avait moins de soleil dans son paysage ; il avait eu le temps de faire des observations agricoles et industrielles, et il n’évitait pas même des détails dont Claire rougissait.

Les deux jeunes époux restèrent seuls enfin, et Claire recommença d’examiner les merveilles de sa jolie chambre. Oh ! comme elle l’aimait ! Elle la regardait en se disant : C’est là que notre vie la plus intime s’écoulera.

Elle-même avait choisi la perse de laine des chaises et des rideaux, la table, la toilette, la commode, le beau lit en acajou ; mais c’était lui qui, de son propre mouvement, avait ajouté à l’ensemble une foule de gracieux détails, une boîte à gants, une coupe d’agate, une corbeille, un coffret. Aussi regardait-elle son Ferdinand avec une admiration profonde.

— Un autre que toi n’aurait jamais pensé à cela. Tu as donc deviné ce qui peut enchanter une femme ? Qui t’a appris cela, voyons ?

Et, le cou tendu, l’œil caressant, elle attendait un baiser avec cette réponse, que dans sa ruse naïve elle croyait provoquer : l’amour ! mais il se contenta de sourire.

La maison qu’ils habitaient, et qui appartenait à M. Desfayes était située dans un des plus beaux quartiers de la ville, près de la promenade Montbenon, sorte d’isthme qui relie deux collines et que de chaque côté bordent des pentes abruptes.

Leur appartement, au premier, élégant et commode, donnant d’un côté sur la rue du Chêne et de l’autre dominant d’admirables perspectives du côté du lac, se composait, outre la chambre à coucher, d’un grand salon dont l’ameublement avait été à Beausite l’objet des discussions les plus importantes, de la salle à manger et de la cuisine. C’était tout ; mais que leur fallait-il davantage ?

Madame Grandvaux et la tante Charlet, en femmes prévoyantes, avaient regretté qu’il n’y eût pas une ou deux chambres de plus pour les enfants quand ils seraient grands ; mais Claire, n’allant pas si loin, songeait seulement qu’un berceau tout blanc ferait à merveille dans la chambre rose. Quant aux bureaux de M. Desfayes, ils étaient en ville, chez son associé.

Dès le lendemain de leur installation à Lausanne, Claire vit bien que ces beaux premiers jours pendant lesquels ils avaient été entièrement l’un à l’autre étaient passés. Il fallait que Ferdinand se donnât à ses affaires, et que, suivant l’expression de son associé Dubreuil, il rattrapât le temps perdu.

Claire se trouva donc seule pendant de longues heures, ce qui lui fut aussi nouveau, après ces quinze jours d’enthousiasme amoureux, que si elle n’eût jamais connu la solitude. Mais Ferdinand maugréait tant lui-même contre ses absences forcées, il revenait si vite, dès qu’il le pouvait, qu’elle accepta cet état de choses, avec ennui sans doute, mais sans protestation. Le goût du ménage lui vint en aide, et tout le temps que Ferdinand passait dehors, elle l’employait à ranger toutes choses autour d’elle.

Elle reconstruisit trois fois son armoire au linge sur de nouveaux plans, et à chaque fois, quand elle avait achevé, un peu haletante et rouge de s’être tant de fois baissée et relevée tour à tour, elle se reculait jusqu’au fond de la chambre pour contempler son œuvre, d’un regard tantôt sévère, tantôt complaisant.

Malgré cela, aucun autre ennui ni aucun autre plaisir que l’absence ou la présence de Ferdinand ne pouvaient occuper Claire d’une manière sérieuse. Elle recevait ses amies volontiers ; mais elle n’allait point les voir. Elle ne sortait qu’avec son mari ; quand il n’était pas là, elle l’attendait, et sa vie à elle-même en était comme suspendue. Les plans même qu’elle faisait pour le bien-être et l’économie de son ménage, elle avait besoin d’en parler à Ferdinand, et les lui communiquait avec orgueil dès qu’il était de retour.

Il l’écoutait en souriant, avec la complaisance qu’on accorde aux récits d’un petit enfant ; puis, à son tour, il se mettait à parler du cours de l’argent, de la marche des affaires, des embarras que donnaient les clients, de projets financiers, de perspectives commerciales. Claire essaya d’abord de s’intéresser un peu à ces choses, mais la patience lui manqua bientôt, et, pour combattre les bâillements nerveux que ce sujet d’entretien lui causait, elle tourna la chose en plaisanterie.

D’abord elle écoutait d’un air plaisant et mutin ; puis elle interrompait par une saillie, ou, contrefaisant son mari, elle répétait les termes dont il se servait, en les appliquant d’une manière comique à d’autres sujets. Cela les fit beaucoup rire la première fois, et Ferdinand trouva que sa petite femme était charmante. Mais la plaisanterie perdit de son charme en se répétant, au point qu’une fois, tout à coup, prenant de l’humeur, il reprocha à Claire de n’être qu’une enfant, avec laquelle on ne pouvait causer de choses sérieuses.

Claire baissa les yeux sur son ouvrage et ne dit plus rien ; mais lui tout aussitôt la prit dans ses bras en riant, et sécha par cent baisers l’humidité de ses beaux yeux. Après cela, ils ne trouvèrent plus rien à se dire, et, comme on ne peut s’embrasser toujours, ils achevèrent à la promenade le reste de la soirée.

Lausanne est assise au penchant d’une colline, à une demi-lieue au-dessus du lac, et tout l’espace compris entre la ville et la rive est rempli de maisons de campagne et coupé de chemins, qui serpentent au milieu des vignes ou des prés. Claire et Ferdinand, presque tous les soirs, descendaient la colline et suivaient quelque temps le bord de cette étendue limpide, d’une si admirable pureté, où se réfléchissent tour à tour, avec les images des montagnes, tous les feux et toutes les couleurs du ciel. Elle aimait à sentir rouler sous ses pieds les galets fins et polis, tandis que, les yeux attachés sur les cimes alpestres, ils se retraçaient encore les incidents de leur voyage dans l’Oberland.

De quoi causaient-ils d’ailleurs ? De peu de chose : de petites préoccupations d’intérieur, quelquefois de certaines aventures d’enfance ou de jeunesse. Il leur était arrivé de partir en riant, sans savoir pourquoi, et de trouver dans tout ce qui s’offrait à leurs yeux, dans la physionomie des passants, même dans celle des pierres du chemin, les motifs d’une gaieté désopilante.

Un mois tout entier s’écoula ainsi, et l’on commençait dans leur entourage à s’émerveiller de l’assiduité de M. Desfayes auprès de sa femme. On ne le voyait plus au café ; ses amis en plaisantaient.

— Ferdinand est un excellent garçon ; mais faible vis-à-vis des femmes, observait M. Renaud, le journaliste.

— On ne peut lui faire un crime, s’écria le digne M. Pascoud, qui depuis près de cinquante ans avait consacré sa muse légère au service de la faiblesse et de la beauté, on ne peut lui faire un crime de céder aux feux de l’amour conjugal et d’oublier dans les bras d’une chaste épouse…

— Bah ! laissez-le donc, interrompit un honnête père de famille ; il nous reviendra assez. L’amour conjugal, ça n’est jamais dangereux.

Il rit après avoir dit cela, et tout le monde avec lui.

— Oui, Ferdinand a le faible de la femme, dit un jeune ministre, le fiancé de Louise Pascoud ; je l’ai vu une fois sur le point d’épouser une petite ouvrière qui lui résistait. Je lui représentai vivement alors quelle folie ce serait à lui, et il en convint, heureusement.

— Ah ! laquelle était-ce donc ?

— Oh ! elle est mariée maintenant ; c’est madame Fonjallaz, la maîtresse du café de la place Saint-Laurent.

— Une jolie femme, en effet !

— Oui, ma foi ! et fort avenante. Ils donnent même de bon vin et pas cher ; ils ont du monde.

Les prévisions vulgaires ne sont qu’expérience ; mais à cause de cela précisément elles se vérifient le plus souvent. Le second mois, Claire sentit vaguement que leurs promenades et leurs tête-à-tête avaient moins de charme pour Ferdinand. C’était un air distrait qu’il n’avait pas autrefois ; quelque chose d’atténué, d’indifférent. Elle, ramenait sans cesse le ton des premiers jours, mais se trouvait mal secondée.

Toutefois elle ne s’en inquiéta pas encore ; ce ne fut qu’un malaise vague, instinctif, non avoué. Mais il arriva qu’ils furent obligés de renvoyer leur domestique, fille fort entendue, mais infidèle, et Claire se décida, sur les conseils de sa mère, à prendre une jeune fille qui n’avait pas fait d’autre service, et qu’elle formerait à son goût.

Ce fut donc toute une éducation à faire, et Claire, dès le premier jour, dut renoncer à accompagner son mari à la promenade.

Elle s’attendait à voir Ferdinand protester contre cette nécessité ; mais il l’accepta si philosophiquement qu’elle en fut toute déconcertée. Il prit son chapeau.

— Quoi ! tu veux sortir ! s’écria-t-elle.

— Et que veux-tu que je fasse ?

— Mais me voici avec toi, pour quelques moments. Écoute, mon chéri, je vais aller et venir comme cela sans cesse. Je resterai auprès de toi le plus possible, va ! il y a si longtemps que nous ne nous sommes vus. Méchant ! est-ce qu’on n’a rien à me dire ?

— Toujours la même chose, dit-il en souriant et en confirmant ces paroles d’un baiser.

— Eh bien ! est-ce que cela t’ennuie de rabâcher une si douce parole : Je t’aime !

— Non, certainement, répondit-il en baillant un peu.

Elle se mit à parler de Louise, la nouvelle servante, de sa bonne volonté, de sa maladresse, des préparations culinaires auxquelles elle se livrait en ce moment même. Il écoutait avec distraction, en suivant du doigt sur le front de la jeune femme les contours de ses cheveux ondés.

— Oh ! mais, dit-elle en se levant tout à coup, il est bien temps déjà que je retourne auprès d’elle : la pauvre enfant me ferait quelque sottise. Prends un livre, mon chéri ! je vais revenir.

Il suivit ce conseil d’un air ennuyé ; mais, pendant une station un peu longue qu’elle dût faire auprès du pudding, elle entendit les pas de Ferdinand dans le corridor : il sortait.

Claire eut envie de pleurer, mais elle n’osa pas. Un peu de patience, se dit-elle, et nous reprendrons bientôt nos chères habitudes. Car elle se promettait de mettre en peu de temps Louise en état de faire toute seule au moins le souper. Par malheur, Louise était d’une maladresse extraordinaire. Elle était fort docile, il est vrai, et répondait toujours : Oui, madame ; mais il se trouvait après qu’elle n’avait pas du tout compris, et son service n’était qu’une suite d’étourdissants quiproquo.

La pauvre Claire en pleurait parfois de chagrin et d’impatience, car les jours se passaient, et Ferdinand avait pris l’habitude de ne rentrer qu’à l’heure du souper. Même, il se faisait quelquefois attendre.

Le huitième jour enfin, la jeune femme crut pouvoir confier Louise à ses propres forces, et, au dîner, qui dans la Suisse se fait généralement à midi, toute rayonnante, elle annonça à Ferdinand qu’elle pourrait sortir le soir avec lui. Mais à quoi pensait-il ? car ce fut froidement qu’il en reçut la nouvelle. Prête avant l’heure, le soir, Claire attendait impatiemment son mari ; il ne revint que très-tard, et il avait l’air préoccupé. La promenade fut languissante. Claire se sentait le cœur gros ; ils ne trouvaient rien à se dire ; M. Desfayes regarda plusieurs fois à sa montre, et ils rentrèrent à l’heure juste. Une forte odeur de brûlé qui se fit sentir dès l’escalier conduisit Claire à sa cuisine, où les prévisions les plus fâcheuses ne furent que trop justifiées. La malheureuse Louise avait entassé bévues sur malheurs, et en dépit des efforts de Claire le souper fut détestable. Elle essaya bien d’en rire un peu, quoiqu’elle n’en eût guère envie ; mais Ferdinand maintint contre ses timides plaisanteries un sérieux mortel, et ne se mit point en peine de cacher sa mauvaise humeur.

— Il faut tout simplement renoncer à ces promenades, conclut-il enfin.

— Oui, tout simplement, répéta Claire, qui en même temps fondit en larmes.

Ferdinand haussa les épaules.

— Tu es réellement trop enfant, s’écria-t-il.

Cependant il se leva pour l’embrasser. Mais ils demeurèrent tristes et sans expansion le reste de la soirée.

CHAPITRE V


À dater de ce moment, leur intimité fut altérée. Claire nourrissait une rancune de la résignation trop facile de Ferdinand. Lui, peu à peu, reprit ses anciennes habitudes, sans paraître s’apercevoir — peut-être ne le voulait-il pas — de la mélancolie de sa jeune femme. Il sortait le matin après avoir pris le café, revenait pour dîner à midi, et sortait de nouveau une heure après, pour ne rentrer qu’à sept heures. Le nombre de minutes qu’il restait à causer avec sa femme après le repas, tout en fumant un cigare, devint pour Claire la mesure variable du bonheur de la journée. Sauf ces moments, et les deux heures qui suivaient le souper, elle était seule tout le jour. Elle se tenait dans sa chambre, assise devant sa table à ouvrage, à l’une des fenêtres. Sa broderie ne pouvant guère lui occuper l’esprit, elle s’absorbait en de profondes rêveries, et quelquefois ses longs cils devenaient brillants de larmes, qu’elle essuyait promptement, comme si elle eût craint, bien que seule, d’oser en verser.

Car un seul point, toujours le même, absorbait toute sa pensée : que faisait Ferdinand ? pourquoi ne revenait-il pas auprès d’elle à la même heure qu’autrefois ? Il alléguait toujours les affaires, et ce mot était devenu pour elle comme un sphinx, un monstre, dont elle s’efforçait vainement de saisir les formes fuyantes et fantastiques. Dans son attente, cependant, elle les réduisait volontiers aux formes les plus exiguës, et si Ferdinand lui avait dit en sortant qu’il allait faire une transaction, un traité avec quelqu’un, elle le conduisait de la pensée, le faisait entrer en matière, puis conclure ; la plume courait sur le papier, on signait, tout était dit ; il n’avait plus qu’à revenir alors, et elle l’attendait, prêtant l’oreille aux bruits de la rue et se demandant avec anxiété : Que peut-il faire à présent ?

Elle accusait alors les hommes d’exceller à perdre le temps, et de donner leurs affaires pour prétexte à cent flâneries. Y a-t-il donc tant d’affaires au monde ? — Au fond, elle n’en connaissait qu’une, l’amour, et soupçonnait toutes les autres de n’être qu’objets de convention, dont un homme amoureux devrait savoir se débarrasser au plus vite.

Les occupations de son mari lui étant à peu près inconnues, tout le détail lui en échappait ; le détail qui, dans notre pauvre vie, dépasse l’essentiel si largement. Elle aigrissait bien un peu son mal par l’ignorance ; mais enfin ces mêmes heures qu’il lui donnait autrefois, pourquoi ne les lui donnait-il plus ? Pourquoi ne rentrait-il maintenant qu’à sept heures, quand dès quatre heures autrefois elle le voyait revenir, empressé, joyeux ? Elle savait bien qu’alors ce n’était pas la promenade, le grand air et le paysage qui le charmaient, puisqu’il ne voyait, ne sentait, ne regardait qu’elle. Et s’il alléguait un surcroit d’occupations, elle n’y croyait guère : c’était lui qui avait changé.

Quand elle aboutissait à cette conclusion, elle pleurait beaucoup. Elle ne l’acceptait pas encore, cependant. Oh ! pourquoi Ferdinand l’aimerait-il moins ? C’était impossible ! Elle flottait ainsi entre ses impressions et ses pensées, revenant souvent du chagrin à l’espérance, du doute à la joie, mais souffrant au fond d’une déception réelle et persistante, de plus en plus douloureuse. Ce grand éclat de fraîcheur et de jeunesse dont elle rayonnait se voila ; ses yeux s’alanguirent.

M. Grandvaux la plaisanta quelque temps sur sa pâleur ; mais quand il fut reconnu que ce n’était pas l’effet d’une grossesse, on s’inquiéta, et la mère et la tante se mirent à la gronder de ce qu’elle ne sortait pas assez, de ce qu’elle n’allait à Beausite que le dimanche, et encore seulement quand Ferdinand l’y conduisait ; de ce qu’elle avait comme abandonné ses amies, et qu’on ne la voyait plus, et que c’était ridicule, et qu’il était bien étrange, à son âge, de se renfermer ainsi.

Claire céda à ces importunités, mais seulement par déférence ; car, il faut bien le dire, elle avait donné à Ferdinand, en même temps qu’elle-même, son père, sa mère, sa sœur, le passé comme l’avenir. Elle s’achemina donc vers Beausite, un jour, étonnée d’être seule pour cette promenade, et cherchant d’instinct le bras sur lequel elle aimait tant à s’appuyer, auquel elle s’attachait comme à sa propre et unique force en ce monde.

Cependant, à mesure qu’elle approchait de la maison, et que la frappaient tour à tour des objets amis, les impressions de la première jeunesse et son calme délicieux lui revenaient au cœur. Quels beaux jours elle avait passés dans ces champs, dans cette maison, où elle avait grandi sous la chaleur d’une tendresse invisible, mais constante ; sans transports, mais sans oublis !

C’était un jour d’octobre, pur et silencieux, largement éclairé de cette lumière aux tons jaunes qui colore en automne les feuilles et les pampres. La prairie, parsemée de crocus, au loin paraissait toute violette. Des feuilles de peuplier déjà tombées couraient çà et là. On allait bientôt faire les vendanges, et l’on voyait, en passant le long des vignes, des grappes aux grains transparents qui se gonflaient au soleil.

Les parents de Claire accoururent au-devant d’elle et lui firent fête à l’envi. Pendant tout le jour, par leurs soins, leurs prévenances et leurs caresses, ils lui témoignèrent le bonheur qu’ils éprouvaient de la posséder au milieu d’eux. Mais elle, tout entière à un autre sentiment, trouvait les heures longues et attendait celle du départ. Elle eut peine à cacher son impatience quand son père la retarda sous divers prétextes, et la douce conversation de sa sœur, qui vint l’accompagner jusqu’au bout de l’avenue, la fatigua. Lorsqu’elle fut seule enfin, un soupir de soulagement sortit de sa poitrine ; elle regarda sa montre et se mit presque à courir. Il était six heures et demie ; Ferdinand serait de retour avant elle à la maison !

Peut-être n’y avait-il pas à cela grand inconvénient. M. Desfayes se faisait si souvent attendre, qu’il eût bien pu attendre Claire à son tour ; mais la jeune femme n’en jugeait pas ainsi, car elle se hâtait de plus en plus, malgré sa fatigue. À la voir passer ainsi, haletante, les joues empourprées, le front perlé de sueur, avec ces regards ardents qui devancent le but, et ce pas emporté, on eût cru à de graves motifs de hâte. Il n’y avait en elle pourtant que cette pensée : Ferdinand m’attend ! qui l’excitait comme un aiguillon.

Elle arriva enfin, prête à se jeter dans les bras de son mari, qu’avec une joie secrète elle s’attendait à trouver impatient, même un peu grondeur. Mais la chambre était vide, aussi bien que le salon. Ferdinand n’était pas de retour encore. Ce fut pour Claire une surprise si pénible, qu’elle se prit à pleurer.

Certes, il n’y avait pas de quoi ; elle se l’avoua bientôt, se grondant elle-même. Incapable d’analyser ses propres sentiments, elle ne se dit pas que l’ardeur et l’agitation causées en elle par ce premier jour d’absence marquaient plus exactement la distance qui existait entre son amour et l’indifférence de son mari, lui qui restait loin d’elle par l’effet de sa propre volonté, sans ennui, sans désir et sans inquiétude.

Quand Ferdinand vint, il n’était pas seul : il amenait à souper M. Monadier.

Depuis la rencontre sur le bateau, Claire éprouvait pour cet homme une répulsion instinctive. Avait-elle raison ? Il était peut-être difficile d’en décider tout d’abord ; M. Monadier était mêlé à toutes sortes d’affaires politiques, commerciales, industrielles, judiciaires, communales, cantonales, fédérales et autres, et il avait deux réputations assez distinctes, les uns assurant que c’était un charmant garçon, les autres le déclarant une franche canaille. Il est vrai que dans les pays démocratiques ces expressions ont perdu beaucoup de leur valeur, par suite d’un usage excessif, et sont presque devenues des dénominations politiques.

M. Monadier eut pour Claire, au premier abord, des empressements exagérés ; puis il la laissa complètement de côté dans la conversation, qui tout le temps du souper roula sur les élections et sur les affaires. Monadier proposait à Ferdinand de le faire nommer député au grand conseil, et il énumérait les chances et les moyens d’obtenir le suffrage populaire avec un cynisme d’idées et d’expressions qu’il atténuait par un ton de franchise et de bonhomie. Ferdinand souriait à tout cela. De ce sujet l’entretien fut amené, par une pente habile, sur les propres affaires de Monadier, qui, de l’air modeste d’un homme supérieur, annonça qu’il venait de mettre la main sur une affaire d’or. C’étaient des mines d’anthracite dans le Valais.

— Qu’est-ce que l’anthracite ? demanda timidement Claire.

— Madame, c’est de la houille, à laquelle il manque seulement douze ou quinze mille ans de formation. C’est peu de chose : on les lui donnera. Figurez-vous, mon très cher, poursuivit-il en s’adressant à Ferdinand, que le fameux secret est trouvé. Oui, ce diable d’Ornuz a trouvé ça dans ses cornues, et, moi qui vous parle et qui ne suis chimiste, c’est moi qui lui en ai donné la première idée. Un véritable trait de génie ! Ma foi ! je puis bien le dire, puisque ça ne m’arrivera pas deux fois. En sorte que nous formons une compagnie de capitalistes dont je suis le gérant ; les capitaux affluent déjà : c’est une fortune, vous comprenez, pour tous ceux qui en seront ; de plus, une véritable révolution économique ; nous allons chauffer la Suisse entière pour presque rien. Ah ! l’industrie ! mon cher ! l’industrie ! Il n’y a plus que cela.

Ferdinand ayant émis quelques doutes, Monadier cita de nouvelles preuves, et fit sur les avantages de sa découverte une longue tirade au bout de laquelle il avait des larmes aux yeux.

Après que madame Desfayes eût quitté la table, les deux hommes y restèrent longtemps encore, fumant et buvant, et s’occupant de construire sur les cavités anthraciques châteaux et palais. Quand ils se levèrent enfin, M. Desfayes paraissait convaincu de la grandeur de la découverte, et fort excité par l’importance de ses résultats. Ils passèrent au salon, où Monadier se mit à se promener de long en large, les mains dans ses poches, le dos arrondi. Et tout à coup, frappant sur l’épaule de Ferdinand :

— Eh bien ! je vous enlève ! Vous allez venir avec moi au café du Nord, où j’ai donné rendez-vous à Ornuz. Allez-vous souvent au café du Nord ?

— Non.

— Mon cher, allez-y. Ce n’est plus comme au temps du père Schneider. Il est tenu maintenant par deux nouveaux mariés ; le vin y est bon, le café supérieur, et, quant à madame Fonjallaz, une petite femme délicieuse, délicieuse, mon cher !… répéta-t-il en se baisant le bout des doigts. Mais vous la connaissez bien.

— Non, répondit Ferdinand d’un air contrarié.

— Mais si, lui dit Claire, c’est mon ancienne couturière, mademoiselle Herminie.

— Ah ! oui, répondit-il, une petite coquette.

— Eh ! mon cher, elle en a le droit. Des yeux ! un corsage ! un air ! Elle mène déjà son mari par le bout du nez ; elle est pleine d’esprit, et il faut la voir trottant au milieu de son café et lançant tantôt une œillade, tantôt une riposte. Son mari est mon cousin au second degré. Allons, venez-vous ? Je suis bien cruel, madame, n’est-ce pas ? de vous enlever ainsi Desfayes ; mais il reviendra.

À son salut obséquieux et à son regard familier, ce fut à peine si Claire répondit. En ce moment, elle le détestait pour tout de bon. Elle n’avait pas vu Ferdinand depuis le matin ; il était plus de huit heures, et cet homme lui volait les seuls instants de la journée pendant lesquels elle jouissait pleinement de la présence de son mari.

Elle resta tristement assise auprès de son guéridon, remonta sa lampe et reprit sa broderie ; mais bientôt des larmes voilèrent ses yeux :

— Ô mon Dieu ! seule ! toujours seule ! Qu’avait-il besoin de suivre ce Monadier ?

Elle se demanda une centième fois quel plaisir les hommes pouvaient trouver ensemble, à causer de choses si ennuyeuses et à boire en fumant, accoudés. Quel attrait pouvait attacher Ferdinand à cet homme vulgaire ? Quoi ! c’était pour de pareilles gens qu’il la quittait ! Il n’y avait pas là d’affaires ; nul intérêt, nulle obligation. Elle vit bien que c’était en des passe-temps pareils qu’il dépensait désormais ces heures si chères, autrefois consacrées à leur amour. La facilité nonchalante avec laquelle il s’était laissé entraîner par Monadier lui avait révélé cela aussi sûrement qu’une preuve. Oh ! comment ce changement s’était-il fait en lui ?

Oui, Ferdinand avait changé ; il avait encore des transports, mais plus de ces élans de tendresse où, heureux, naïf, reconnaissant et presque pieux, il cherchait à exhaler son bonheur dans l’âme de Claire, en la regardant au fond des yeux. Oh ! serait-il possible que ces joies fussent passées, passées à jamais !

Souvent Ferdinand était distrait, préoccupé d’autre chose. Il semblait avoir perdu le goût du bonheur. Elle ne rencontrait plus son regard qu’après l’avoir longtemps appelé, ou quelquefois par hasard ; et lui qui arrivait autrefois d’un pas si rapide, et qui partait vite parce qu’il partait trop tard, il s’en allait et revenait posément, d’une mine et d’une démarche insouciantes, comme un flâneur. Bien souvent, quand le cœur tout plein elle n’attendait pour s’épancher qu’une bonne parole, lui, tout occupé du monde qu’il venait de quitter, l’apportait encore entre eux, comme si elle en avait que faire. Il lui était arrivé en partant d’oublier le baiser d’adieu.

Il n’aimerait plus l’amour, lui ! lui si amoureux, qui la traitait en idole !

Mais que ferait-elle alors de sa vie, mon Dieu ! Est-ce qu’on peut trouver en dehors de l’amour du bonheur ou de l’intérêt à quelque chose ? Elle a beau regarder en cherchant, elle ne voit pas. Les femmes sont nées pour aimer et n’ont point d’autre destinée : on le lui a dit. Elle n’a rien à faire au monde que d’être la femme de Ferdinand.

Alors, bien sûre qu’elle a raison, que l’amour est tout son avenir, sa vie légitime, elle se replonge avec passion dans ses exigences. Ce qu’il lui faut, c’est à toute heure la présence de Ferdinand, son sourire, sa voix, son âme, afin que s’opère incessamment le doux échange des impressions et de la pensée, de lui à elle et d’elle à lui. Le bonheur, c’est ce regard, rayon de lumière chargé des forces les plus vives de l’être, qui cherchant l’autre regard s’y mêle, et remonte plein de tout ce qu’il a reçu, libre de tout ce qu’il a donné.

Depuis leur mariage, pas une pensée ne se formulait en elle, pas un sentiment, qu’ils ne cherchassent dans le sentiment et la pensée de Ferdinand leur point d’appui, comme un enfant jumeau qui ne voudrait marcher qu’en donnant la main à son frère. Maintenant il n’existait plus en elle rien d’individuel, rien de solitaire. Elle ne disposait sa chambre, n’arrangeait ses cheveux, ne nouait un ruban que pour lui. Elle ne lisait quelquefois que pour lui parler de ce qu’elle avait lu, et ne remarquait les choses que pour les lui dire. Elle se regardait dans la glace avec les yeux de Ferdinand, et seulement pour voir comment il la verrait. Qu’il fût absent, qu’il fût là, constamment elle le cherchait, et son cœur et sa volonté n’avaient d’autre action que de se consacrer à lui. Mais, hélas ! elle ne le trouvait plus, même quand il était près d’elle.

Oh ! quand on ne sait pas aimer, il ne faut pas jeter dans le cœur d’une femme des paroles brûlantes, comme une étincelle sur la poudre. Non, c’est mal ! c’est mal ! Quand on ne peut disposer que de jours et d’heures, on ne doit pas promettre l’éternité. On trompe ainsi, on dévore, on tue ceux qui avaient confiance et qui croyaient.

En regardant à la pendule, elle s’étonne toujours ; car, sous l’empire de l’attente, la notion du temps s’est agrandie chez la jeune femme au point de diviser les minutes en innombrables instants. Les pulsations de son cœur l’étouffent ; son front est lourd et douloureux, et ses larmes tombent larges, chaudes et précipitées sur la petite table vernie, où la lumière de la lampe les fait briller.

Un bruit retentit. C’est lui peut-être ? La porte se ferme, on monte. Non, ce n’est point son pas ; ce n’est pas lui. Le temps s’écoule.

Claire pleurait amèrement, et les larmes qu’elle versait brûlaient ses paupières. Elle avait la gorge sèche, les lèvres, les mains brûlantes. Toutes les forces de son être rassemblées pour écouter s’ébranlaient au moindre bruit. C’était depuis leur mariage la première soirée qu’elle passait seule. Une crainte profonde la saisit que cette absence ne fût le commencement d’habitudes nouvelles.

Ébranlée de plus en plus par mille indices, toute sa sécurité l’avait abandonnée. À Lausanne, presque tous les hommes passent leur soirée au café. Allait-elle être abandonnée à ce point, elle aussi ? Oh ! non, c’était impossible. Elle répéta plusieurs fois ce mot : Impossible ; mais elle n’avait pas moins peur.

Quand onze heures sonnent, elle se lève tout éperdue. Ne serait-il point arrivé quelque chose à Ferdinand ? Le premier mouvement de Claire est de sortir, de l’aller chercher, de s’assurer… Mais les habitudes de crainte et de timidité qu’on lui a données comme seconde nature l’arrêtent et la font hésiter. Elle est seule, Louise est retirée là-haut dans la mansarde, où elle dort. Ceux qui rencontreraient madame Desfayes dehors, seule, à cette heure, que penseraient-ils ?

Il ne vient pas ! De temps en temps, dans la rue, des pas isolés se font entendre, mais ils s’éloignent. Il ne vient pas ! Oh ! combien elle souffre ! Elle marche, elle s’assied, elle joint les mains, elle se plaint tout haut.

C’est qu’une souffrance physique générale, profonde, se mêle aussi à ses tourments. Elle ressent des étouffements, un malaise vague et pénétrant qu’elle n’a jamais éprouvé, et elle est près de s’évanouir.

Jamais elle ne s’était trouvée si seule et si abandonnée. Elle se pelotonna sur le canapé, frissonnante, agitée de mouvements nerveux, toute baignée de larmes, navrée par le sentiment le plus amer : l’ingratitude de celui qu’elle aime. À ce qu’il lui semblait, elle souffrait à en mourir, et, dans son imagination exaltée, elle rêvait que, si Ferdinand la trouvait morte en rentrant, elle serait bien vengée.

Une heure avait sonné quand elle entendit son pas enfin. Elle tressaillit des pieds à la tête et une forte réaction se fit en elle. Les larmes vraies sont pleines de pudeur, et c’est toujours dans la solitude que se vide le plus amer du calice humain. Claire se releva, essuya ses larmes, et se tint toute raide dans l’attente.

Il mit bien plus de deux minutes à ouvrir la porte, et quand il entra son terne regard ne trahit aucune émotion ; son pas était indécis. Elle lui trouva l’air tout étrange. Il se laissa tomber lourdement sur une chaise, et dit avec indifférence :

— Quoi ! tu n’es pas couchée ?

— Je n’aurais pu m’endormir, répondit-elle d’une voix rauque et brisée.

— Pourquoi ça ? Il ne faut pas que tu m’attendes, vois-tu ? on ne sait jamais… Cet imbécile de Monadier, on ne peut pas le quitter ; et puis le vin d’Ivorne… C’était du quarante-neuf, et on en a trop bu, c’est bête ; j’ai la tête un peu alourdie… Ça ne m’arrive pas souvent au moins… Ça m’est arrivé la première fois à Thoune, parce que… Bah ! je tombe de sommeil ; je te conterai ça plus tard.

Il s’approcha du lit et se déshabilla ; puis il dit encore à Claire sans la regarder :

— Tu ne te couches pas ?

— Ne t’occupe pas de moi, répondit-elle.

Il se coucha sans rien objecter à cette réponse, sans remarquer l’amertume de la voix de sa femme, et quelques instants après il dormait profondément. Claire s’affaissa dans son désespoir, composé de deux seules pensées qui lui brisaient le cerveau : l’abaissement de son idole et la perte de son bonheur, de ce bonheur qu’elle avait possédé si peu de temps. Elle passa toute la nuit assise sur le tapis du foyer, s’appuyant sur une chauffeuse ; et la tête lui faisait tant de mal qu’elle eût voulu pouvoir ne plus penser afin de ne pas tant souffrir.

Le lendemain matin, en se réveillant assez tard, Ferdinand la trouva qui dormait ainsi, enivrée de larmes, pâle, les yeux gonflés, défigurée. Il devina quelque chose de ce qui s’était passé, et, la honte le rendant brutal, il l’éveilla durement, en lui ordonnant de se coucher et en s’emportant contre les ridicules simagrées des femmes. Claire obéit sans répondre un mot.

À l’heure du dîner, quand M. Desfayes rentra, il ne vit à table qu’un seul couvert, et Louise lui apprit que madame était malade, puisqu’elle n’était pas encore levée ; elle avait défendu qu’on la dérangeât. Ferdinand toutefois entra dans la chambre. Claire était immobile et avait les yeux fermés ; mais à un mouvement des paupières il crut voir qu’elle ne dormait pas.

— Claire ! dit-il.

Elle ne bougea point, et il se retira en fronçant les sourcils. Cependant il revint le soir d’assez bonne heure, et, trouvant sa femme alitée encore, il envoya chercher le médecin.

Claire avait une fièvre ardente et ressentait des douleurs générales dans tout le corps ; ses beaux yeux étaient cernés et un peu hagards. Cependant, après quelques remèdes, la fièvre baissa, et, dès le lendemain, le docteur déclara que ce n’était rien. N’était-ce rien ? Il y avait pourtant dans la voix, dans l’attitude, dans le regard de la jeune femme quelque chose qui dénotait l’ébranlement d’un coup fatal. Mais elle se ranima bientôt à vue d’œil, et de douces expressions revinrent sur son visage. La potion sans doute était bienfaisante, mais la main qui la versait était celle de Ferdinand, et pendant deux jours et deux nuits il veilla près de sa femme, attentif, inquiet.

En voyant Claire malade, il avait senti l’amour dominer en lui tout mauvais instinct, et, sans qu’un mot d’explication eût été échangé entre eux, ils s’étaient entendus et rapprochés. Et bientôt la confiance était revenue au cœur de la jeune femme, comme le flot d’une source pure, un instant détourné. La couleur rose de même revint à ses joues pâlies ; elle se leva au bout de trois jours, et, tendrement appuyée au bras de son mari, portant sur son visage alangui un charmant sourire, elle promena sa faiblesse de convalescente sous les beaux ombrages voisins de Montbenon.

Ferdinand avait laissé ses affaires pour s’occuper d’elle ; de temps en temps, à la promenade, il la faisait asseoir sur un banc, arrangeait son châle sur ses épaules, l’entourait de sollicitude et la caressait du regard. Il ne sortait et ne rentrait plus sans l’embrasser, en la regardant attentivement pour voir sur son visage si elle était bien.

Claire se reprit à croire au bonheur avec autant d’entraînement qu’elle en avait mis à s’estimer la plus malheureuse des femmes. En se rappelant la nuit terrible qu’elle avait passée, elle ne se comprenait plus et s’accusait. Oh ! oui, elle avait été bien coupable envers son Ferdinand, bien injuste ; il l’aimait, et, elle, elle avait méconnu son cœur. Elle avait des élans de remords où elle se confiait à lui, les yeux fermés, pour toujours.

Quand elle fut tout à fait guérie, un soir, après le souper, M. Desfayes annonça qu’il allait sortir. Claire ne répondit pas, mais ses traits s’altérèrent.

— Je reviendrai de bonne heure, dit-il.

— Est-ce pour quelque affaire ? demanda la jeune femme d’une voix un peu rauque.

— Certainement, répondit-il en l’attirant auprès de lui sur le canapé ; c’est toujours pour quelque affaire ; seulement je ne pourrais te dire laquelle ce sera ce soir. Vois-tu, chère petite, il ne faut pas t’imaginer que les occasions viennent nous trouver ; il faut les aller chercher au contraire. Il est nécessaire de voir les hommes, d’en être connu, de s’imposer à eux par l’habitude et par l’ascendant qu’on peut avoir ; il faut les forcer de penser à vous, et, quand l’occasion arrive, être là.

Elle l’écoutait, les yeux fixes et attentifs, en s’efforçant de le comprendre. Mais elle dit bientôt :

— Ainsi, la vie tout entière pour cela ? Et le bonheur ?

— Le bonheur ! Eh bien ! ne se retrouve-t-on pas toujours ? répondit-il en l’embrassant.

— Ah ! si c’est assez pour toi…

— Méchante ! voyons, ne sais-tu pas que je t’aime ?

— Oh ! si, je le crois, j’en suis sûre ; mais, mon Ferdinand, je n’ai que toi, vois-tu ! et… tu n’es jamais là…

Elle retint avec effort les larmes qui la gagnaient.

— Il faut te distraire un peu, chère petite ; il faut aller voir tes amies, ta sœur.

— Il me semble, dit-elle sans répondre à cela, qu’il serait bien plus simple qu’on vint te chercher quand on a besoin de toi. Pourquoi s’imposer aux gens ? Moi, je n’aimerais pas cela, à ta place.

— Alors autant vaudrait me croiser les bras, s’écria-t-il, et laisser faire aux autres toute la besogne. Tu ne sais donc pas qu’à présent c’est l’intrigue qui fait tout ; il n’y a plus que cela. Eh bien ! il faut que je fasse comme les autres. Les femmes ne comprennent rien aux exigences de la vie publique, ajouta-t-il en haussant les épaules avec humeur.

— C’est que je ne les connais pas, dit Claire doucement. Puis, craignant de l’avoir fâché et se rappelant tous les reproches qu’elle s’était faits à elle-même pour avoir douté de lui, elle lui jeta ses bras autour du cou :

— Eh bien ! je ne demande plus à être heureuse ; aime-moi bien seulement, aime-moi bien, cela me consolera ! Je ne veux pas te tourmenter.

— C’est cela ! tu es charmante, tu es bonne, ma Claire. Tu as vraiment bien raison, et tu obtiendras ainsi de moi beaucoup plus que tu ne ferais autrement. Tu verras ; je reviendrai de bonne heure ; on s’embrassera tout à son aise alors. Oui, sois gentille, gaie, raisonnable, je t’aimerai beaucoup ainsi.

— Alors, dit-elle en tremblant, tu sortiras tous les soirs ?

— C’est stupide, mais il le faut. Mes amis me reprochent que je néglige mes affaires, qu’on ne me voit plus, et ils ont raison. Un homme absent est un homme oublié. Tu sais que c’est ici l’habitude de tout le monde d’aller respirer un peu le soir au café, après le travail de la journée. Cela délasse et rafraîchit les idées. On se retrouve là tous, et l’on cause, et c’est de cette manière que les affaires s’emmanchent. Dubreuil et moi, vois-tu, nous spéculons à l’occasion. C’est aussi l’heure où les gens, débarrassés de leur fardeau, sont d’humeur plus ouverte et de volonté plus facile. Hein ! À quoi penses-tu ?

— Oh ! rien ; je trouve drôle qu’on ait l’air ainsi de vouloir se surprendre les uns les autres.

— Peuh ! voilà bien des scrupules de femme ! Eh bien ! le monde est comme ça ; que veux-tu ? Allons, ne va pas faire l’enfant ni t’ennuyer ; je reviendrai vers neuf heures.

Il partit ; elle resta triste, désolée, mais en se disant bien qu’elle avait tort, qu’elle n’était pas raisonnable, que c’était la faute du monde et non celle de Ferdinand. À neuf heures, elle attendait, le cœur serré ; mais quand il arriva, fidèle à sa promesse, elle se jeta dans ses bras, toute charmée, et le nomma des plus doux noms. Depuis qu’elle avait souffert, elle était devenue plus tendre, plus impressionnable et plus expansive. Et comme elle se reprochait certaines pensées qu’elle avait eues contre son mari, elle n’en était que plus soumise et plus résignée. Il y avait un mois, cette nécessité de sortir qu’il alléguait, elle n’eût pu l’accepter ; elle eût protesté contre elle par des larmes et de la colère. Maintenant elle consentait, mais non sans souffrance ; car, à partir de ce jour, Ferdinand se conduisit tout à fait comme les autres, et ne rentra chez lui que pour manger et dormir.

CHAPITRE VI


La grande fête agricole au canton de Vaud, c’est la vendange. Ce peuple raffole de son propre vin ; mais à cette époque son ivresse est généreuse, et il souffle un vent de libéralité qui fond le cœur même du propriétaire vaudois, celui de tous peut-être pour qui la nature soit le plus essentiellement appréciable en écus. Parents, amis et voisins sont invités à la vendange, et la précieuse grappe, toujours chèrement vendue sur le marché, et dont le jus sera bientôt l’objet de spéculations ardentes, est livrée dans la vigne à l’avidité sans mesure des cueilleurs. Et même, tandis que ceux-ci, tout en riant et jasant, portent plus souvent à leur bouche qu’à leur panier des mains empressées, et semblent se défier à qui signalera mieux l’effrayante capacité d’un estomac suisse, plus d’une grappe est furtivement tendue hors de l’enclôture, soit au passant riche ou pauvre qui regarde, soit aux gamins qui rôdent à l’entour.

Le père Grandvaux avait choisi pour vendanger une des plus belles journées du milieu d’octobre. Il faisait une chaleur d’été, tempérée par un vent mou, et le ciel tout bleu montrait seulement à l’horizon quelques nuages rougeâtres.

Vers une heure de l’après-midi étaient venus se joindre aux vendangeurs de la ferme la troupe des amis invités. C’étaient la famille Pascoud, augmentée de M. Boquillon, le mari de Louise, et de M. Renaud, le prétendu de Fanny ; puis la tante Charlet, Mathilde, Étienne et Camille. On attendait Claire et Ferdinand.

Tous, caquetant à cœur-joie, rappelaient la légende païenne de Bacchus, qui délie la langue et ouvre les cœurs. M. Pascoud récitait des vers galants de Demoustiers ; M. Renaud fredonnait une chanson de table ; Mathilde, les traits animés, causait avec Camille ; Étienne et Anna seuls marchaient silencieux l’un près de l’autre. Les enfants Schirling aussi étaient venus s’ébattre dans la vigne, suivis de leur bonne Betzy, et leur père se tenait à quelques pas de là, dans le chemin, accoudé sur la palissade, de cet air rêveur et triste qui lui était habituel.

Nul ne songeait à la controverse, quand M. Boquillon, jaloux, en sa qualité de ministre du Très-Haut, de ramener la compagnie à des pensées moins profanes, cita la Bible et Noé dans quelques phrases édifiantes. Impatientée peut-être du peu d’attention que lui prêtait Camille, mademoiselle Sargeaz entreprit alors une vive discussion contre les textes sacrés, à l’aide de toute l’érudition qu’elle possédait, et qui n’était point légère. Ce fut un choc formidable, une joute acharnée. L’autorité théocratique, attaquée par la main d’une femme, éclata en foudres, tandis que son adversaire, non moins âpre, l’écrasait de citations et d’arguments incisifs. On ne saurait prévoir à qui fût resté le dernier mot, ni quand l’ardeur des combattants aurait pu fléchir ; mais Mathilde, ayant tout à coup fixé les yeux sur le groupe composé de mesdames Pascoud, de Renaud et de Camille, devint pâle et perdit un instant la voix. C’est qu’il n’était pas besoin d’entendre leurs paroles pour comprendre qu’ils se moquaient de Mathilde ; et, de tous ces visages, peut-être celui de Camille était-il le plus railleur. Frappée au cœur, mais toujours vaillante, la jeune fille cingla son adversaire d’un dernier trait plus mordant que tous les autres ; puis, sans vouloir en écouter davantage, tirant un livre de sa poche, elle s’éloigna.

Le regard attentif de M. Schirling avait tout vu, tout saisi, et, quand Mathilde quitta la vigne, il suivit ses pas, en dépit du peu d’attention qu’elle prêtait à lui.

— Que lisez-vous là, miss ?

— L’esthétique de Hégel, monsieur.

— Y trouvez-vous quelque chose d’applicable à la vie ?

— Je ne le cherche pas, monsieur ; c’est pour me reposer du commerce des hommes…

— La philosophie, miss Mathilde, est trop ambitieuse ; elle veut le secret de Dieu ; elle veut raconter le commencement, tracer autour de l’invisible des circonscriptions, mesurer l’instrument de la certitude, saisir une base éternelle. N’y pouvant réussir, elle imagine et se fourvoie, et la science de la vie reste au-dessous de ses efforts. Entre la pratique et la théorie, le monde vacille et se perd.

— Oh ! oui, s’écria-t-elle avec la passion du ressentiment. La pratique et la théorie ! Où sont les hommes assez forts et assez sincères pour ne pas rire à l’occasion de ce qu’ils prétendent adorer ?

— Oui, reprit sir John Schirling avec abattement, nous sommes faibles, nous aimons le bien et faisons le mal. Je vous avais bien dit, miss Mathilde, que ce jeune Français était un homme de cœur, mais peu sérieux.

— Ah ! dit Mathilde, et comment le saviez-vous ? Pourquoi me dites-vous cela ?

— Je l’ai pénétré, répondit sir John en rougissant.

La jeune fille continua d’attacher sur lui son regard perçant et soupçonneux.

— En Angleterre, miss, nous sommes plus sincères, plus sérieux et plus pratiques. Là, si vous consentiez à nous suivre, vous seriez mieux appréciée… et naturellement plus heureuse.

— Je n’ai aucun penchant à me défier de vous, monsieur, dit Mathilde, et je n’accueille point aisément des soupçons vulgaires. Mais, — ses traits prirent une expression de hauteur extrême, — je ne puis m’expliquer la cause de l’intérêt si vif que vous me portez ; sachez que je suis trop fière pour accepter de vous, ni d’aucun autre, rien qui ressemble à un bienfait.

Le trouble de sir John était devenu pénible. Il répondit en phrases entrecoupées :

— J’aime beaucoup à causer avec vous, miss… Mes enfants reçoivent de vous de bonnes, très-bonnes leçons, fermes… sans préjugés… il est donc tout naturel… extrêmement simple… très-explicable… car c’est mon intérêt de vous garder avec moi.

— Et de me marier en me dotant de 50,000 francs ! demanda la jeune fille en fixant sur M. Schirling, qui pâlit, des yeux étincelants et sévères.

— Qui vous a dit ?… balbutia-t-il.

M. Smith lui-même, monsieur. Il me l’a dit comme dernier argument pour me décider à être sa femme, ajoutant que vous lui aviez fait promettre de m’emmener en Angleterre et d’habiter avec vous.

— Il m’avait promis le secret. C’était donc un malhonnête homme, dit l’Anglais. Vous avez bien fait de le refuser.

— Et maintenant, monsieur, demanda Mathilde, n’auriez-vous point fait à M. Camille une pareille proposition ? Dites ! je veux le savoir.

M. Schirling baissa les yeux.

— Vous l’avez fait ! s’écria-t-elle ; vous m’avez humiliée devant ce jeune homme ! Et de quel droit ? Et de quel droit osez-vous, à ce point, abuser de mon nom, de ma personnalité ? Je ne le permettrais pas même à mon père, monsieur.

— Je vous demande pardon, miss, répondit l’Anglais avec chagrin ; je vous demande pardon. Mon sentiment seul… un sentiment sincère et pur, miss, je vous le jure…

— Vous ne pouvez être excusé, reprit-elle avec colère. Non, pour aucun motif, il n’est permis de s’emparer ainsi d’un autre et de le placer dans une situation que sa volonté n’accepte pas. S’il vous faut des protégés, cherchez-en de plus humbles. Quant à moi, je renonce à votre amitié, puisqu’elle met à ce point ma dignité en péril.

Il y eut un silence. Quand l’impérieux regard de Mathilde se reporta sur le visage de sir John, il s’adoucit en le trouvant couvert de larmes.

— En vérité, monsieur, dit-elle, je ne puis comprendre un intérêt si profond, si vif.

— Il y a, murmura-t-il, des sympathies… si vous voulez, bizarres… mais très-réelles. Je suis bien maladroit, miss, je puis être désagréable, mais (son accent disait plus que ses paroles) vous pouvez vous fier à moi.

— Je le sais, monsieur, j’en suis sûre. J’ai même, de plus, la garantie de mon père à votre égard.

— De votre père !

— Oui, monsieur, c’est-à-dire de l’homme le meilleur et le plus sage que je connaisse. Je lui ai parlé de vous, de votre extrême bonne volonté pour moi. Il m’a répondu : Je connais sir John Schirling ; ses intentions à ton égard sont bonnes : accepte-le pour ami ; seulement, ne te laisse entraîner par lui à aucune démarche importante sans me consulter. Je lui ai demandé l’explication de ces paroles assez obscures ; mais que ce soit de sa part négligence ou intention, je ne l’ai point obtenue.

— Voici votre cousine, dit M. Schirling, toujours fort troublé ; ayez confiance en moi, miss Mathilde, et pardonnez-moi. Je vous souhaite le bonjour.

Il s’éloigna du côté opposé à celui d’où venait Claire, accompagnée de madame Grandvaux. À peu de distance de Mathilde, la jeune femme tout essoufflée se laissa tomber sur un banc.

— Voilà comme elle est forte ! cria madame Grandvaux à sa nièce en l’apercevant. Croirait-on qu’elle vient de se reposer à la maison ?

Anna, qui de la vigne avait reconnu sa sœur, arrivait en courant.

Madame Grandvaux recommença les mêmes doléances.

— La vois-tu ? Qu’est-ce qu’elle a ? Pas plus de force qu’un roseau ! Quand elle m’est arrivée à la maison, elle était si tremblante, que j’ai cru qu’il venait de lui arriver un accident. Je l’ai fait reposer une demi-heure, et maintenant, pour quelques minutes de marche, voici déjà qu’elle n’en peut plus.

— Ce n’est rien, disait Claire en appuyant sa tête sur l’épaule de sa sœur, ce n’est rien.

Elle avait les yeux brillants, les joues vives, mais semblait tout éperdue ; un voile limpide était sur ses yeux, et ses mains tremblaient.

— Quand je la vois ainsi ! reprit la mère, elle qui était si forte autrefois, je crois toujours, moi, qu’elle a du chagrin, et qu’il y a quelque chose qu’elle ne veut pas dire.

— Non, maman, non, je t’assure ; je ne sais pas moi-même ce que j’ai ; depuis quelques jours, je me sens tout extraordinaire.

En disant cela, ses cils noirs s’abaissaient sur ses joues, et sa jolie bouche se contractait comme si elle allait pleurer.

— Il faudrait peut-être consulter le médecin, dit Anna ; voyons, qu’éprouves-tu ?

Madame Grandvaux plia son tricot et se mit à écouter attentivement, les yeux attachés sur sa fille aînée. Mathilde, préoccupée, les avait quittées déjà.

La jeune femme répondit en cherchant un peu.

— Je ne sais comment exprimer cela, c’est un trouble étrange, un saisissement sans cause ; ma tête n’est pas forte, quelquefois mes jambes vacillent, et il me faut m’asseoir, de peur de tomber. Puis, les moindres choses me donnent envie de pleurer, les choses mêmes qui ne sont pas tristes : par exemple, en venant ici, j’ai trouvé la campagne plus belle que je ne l’ai jamais vue ; cette lumière, ces feuilles jaunies, ce grand ciel bleu… Mon cœur battait à m’étouffer, et j’étais émue !… Alors, un instant après, j’ai rencontré un… petit enfant…

Elle voulut continuer, mais fondit en larmes, et se cachant le visage dans ses mains, balbutia en sanglotant avec une sorte de colère contre elle même : — Oh ! mais je suis folle, en vérité !

— Voyons, qu’est-ce qu’il avait, ce petit enfant ? demanda madame Grandvaux en s’asseyant auprès de sa fille et en l’entourant de ses bras ; il faisait donc bien peine à voir ?

— Maman, c’est… qu’il marchait pieds nus… Et il était si petit !!! ajouta-t-elle en sanglotant de nouveau.

— Tu as déjà vu comme cela bien d’autres enfants, reprit la bonne mère, et ils ne te faisaient pas pleurer.

Eh bien ! je sais ce que tu as à présent. Et comme ses deux interlocutrices attachaient sur elle des regards interrogateurs, d’une voix émue elle ajouta : Je suis sûre que tu es enceinte !

Des lueurs roses, pareilles à celles qui, suspendues au-dessus du Jura, teignaient les nuages au couchant et se réfléchissaient dans les flots limpides, envahirent le visage de la jeune femme ; sérieuse et tremblante, elle baissa les yeux, tandis qu’Anna et madame Grandvaux la contemplaient avec tendresse. Autour d’elles, la lumière du soir, obliquement jetée par grandes nappes, dorait l’herbe de la prairie et le feuillage des massifs.

On avait aperçu Claire ; ses amies Louise et Fanny vinrent la rejoindre et furent bientôt suivies du reste de la compagnie, qui, lasse de raisin, rentrait au logis. Le ciel se couvrait, l’atmosphère était orageuse ; on s’assit à la porte de la maison qui regardait le jardin et qu’ombrageait un berceau de pampres, sur des bancs très-rustiques, façonnés par M. Grandvaux.

Selon l’usage des fiancés en Suisse, Fanny et M. Renaud, se donnant le bras, s’éloignèrent seuls, et disparurent sous les ombrages. Mariés depuis deux mois, M. et madame Boquillon ne s’isolèrent point. On remarqua la tristesse et la rêverie de Claire, et M. Pascoud fit d’agréables plaisanteries sur l’absence d’Endymion, à propos desquelles madame Pascoud s’écria :

— Eh ! sans doute, le plus joli temps est passé. On n’est plus inséparable. Enfin, puisque c’est le train des choses, ma chère, je vous l’avais bien dit.

Claire devint toute rouge. Camille la regardait d’un air triste et affectueux.

M. Desfayes arriva pour le dîner. On resta deux heures à table. Les convives étaient fort gais. M. Pascoud récita des stances qu’il avait composées, en langue vaudoise, quelque peu différente du pur français.

Au dessert, la place d’Anna se trouvait vide. Où pouvait-elle être allée ? C’était Étienne qui se faisait cette question. Il s’éclipsa au moment où les dames quittaient la table, et comme il faisait le tour de la maison, au coin des murs de la ferme, il vit disparaître la robe d’Anna.

— Pourquoi t’enfuis-tu comme cela, chère petite cousine ? dit-il en la rejoignant.

Et, la voyant tressaillir au son de sa voix :

— Te fais-je peur ? Que portes-tu là ?

— Oh ! tu ne me fais pas peur, mon cousin. Je vais porter le dîner de cette pauvre Vionnaz, qui a dû se mettre au lit sans pouvoir prendre part au repas avec les autres.

— Je vais t’aider, dit Étienne en s’emparant de la petite soupière et de la bouteille.

Et pour cela, il mit un genou en terre, la regardant si attentivement, qu’il ne prenait garde à la soupière, et faillit la renverser.

— Oh ! le maladroit ! s’écria-t-elle.

Et, avec des joues ardentes, elle ajouta encore quelques mots là-dessus, comme si ce point la préoccupait beaucoup.

Ils marchèrent ensuite en silence. Le but de leur course n’était pas bien éloigné ; mais, sans y faire attention, ils avaient pris le plus long chemin, un chemin qui s’étendait par le champ, en ligne courbe, jusqu’au bois, et qui était bordé de vieux cerisiers.

Il faisait déjà sombre, car le ciel était noir, et bien que l’atmosphère se fût subitement rafraîchie, ainsi qu’il arrive toujours, dans ces vallées entourées de glace et de neige, après le coucher du soleil, de grands éclairs secouaient de temps en temps leurs feux dans le ciel, derrière les montagnes, dont les neiges s’illuminaient alors d’étranges lueurs.

Au bout de quelques minutes ils entraient chez la Vionnaz.

Les habitations pauvres de ce pays sont plus propres et moins dépourvues que celles des paysans français. Le Vaudois met son orgueil dans ce qui frappe les yeux ; chez lui le cuivre et le fer éclatent comme des miroirs. Sa toilette du dimanche est presque bourgeoise, et la moindre fille de fermier achète à son mariage des fauteuils et un canapé, sur lequel elle s’assiéra le dimanche seulement, dans un petit salon fermé toute la semaine ; car les habitudes démocratiques sont déjà telles, même au village, que nulle loi somptuaire n’existe plus dans les mœurs ; malheureusement ce n’est pas l’amour de l’égalité, mais l’amour de l’argent qui a remplacé le préjugé de la naissance, en Suisse plus qu’ailleurs peut-être.

L’âtre était sans feu et la chambre sans lumière ; mais, sur la cheminée et le dressoir, les surfaces polies de la vaisselle éclataient lumineuses ; le jour passait à l’aise par les vitres claires, et quand les éclairs luisaient, on voyait circuler des flammes rouges dans les veines d’une belle armoire de noyer verni.

Gémissante, la Vionnaz gisait sur son lit. À l’approche des visiteurs, elle ramena vivement sur les draps sales au milieu desquels elle était blottie la couverture de coton à raies qui recouvrait le lit pendant le jour ; puis elle exprima sa reconnaissance, exhala ses peines, et se répandit en plaintes contre sa misère, le mauvais sort, et surtout contre son mari.

— Tout ce qu’il gagne, il le boit, dit-elle, et même ce que je gagne, il me le prend. Je n’ai de lui que des coups et de la peine ; mais que peut-on faire ? Je suis bien allée consulter le juge, mais il m’a dit que c’étaient des choses dont la loi n’avait rien à voir.

— En vérité, dit Étienne à sa cousine, quand ils furent dehors, c’est une horrible chose que de vivre ainsi ! Pourquoi les gens ont-ils tant de peine à s’entendre, ma cousine. Le sais-tu ?

— J’y pense souvent, répondit-elle de son petit air triste.

— C’est qu’ils manquent de raison apparemment.

— Et d’amour, dit-elle.

— Tu as raison ! s’écria-t-il avec transport ; c’est vrai, l’amour donne une force !… on se sent tout autre… on est capable de tout !…

Il s’arrêta tout ému ; Anna ne répondit pas. La pluie commençait par de larges gouttes, et, sous le vent qui s’élevait, les feuilles tombées volaient, s’entre-croisant, comme des oiseaux effarés. Sans doute Étienne et Anna ne s’apercevaient pas de ces signes, car leur pas, assez lent, resta le même jusqu’au moment où le nuage, crevant par torrents, les tira de leur préoccupation. Étienne alors prit sa cousine par la main, et ils se mirent à courir le long des cerisiers.

Mais, à demi dépouillés déjà, ces arbres ne pouvaient les garantir, et bientôt la chemisette de mousseline d’Anna, toute trempée, se colla sur ses épaules. La ferme n’était qu’à cent pas, mais le peu de temps nécessaire pour franchir cet espace devait suffire, sous cette pluie torrentielle, à les inonder complètement ; comme ils passaient devant le tronc creux d’un vieux cerisier, Étienne y jeta sa cousine. À la naissance des branches, le cœur de l’arbre tenait encore et formait une voûte impénétrable au-dessus de la tête d’Anna.

— Mais toi ? lui dit-elle aussitôt, mais toi ?

— Moi, je suis très-bien ainsi.

Elle vit qu’il se serrait en vain près du tronc, que la pluie l’atteignait et perçait de plus en plus ses vêtements ; et sans prendre garde à autre chose, elle l’attira auprès d’elle ; mais ils ne pouvaient loger tous deux dans cet espace trop étroit, bien qu’Étienne fût si près de sa cousine que leurs fronts se touchaient ; Anna rougissant alors fit un mouvement pour s’en aller. Étienne la retint dans ses bras ; elle rougit davantage encore, et sa tête se pencha sur celle de son cousin.

— Ô ma chère Anna ! lui dit-il tout bas.

La douce et charmante enfant était devenue fort pâle.

— Étienne ! dit-elle du même ton, moi aussi !…

— Toi aussi tu m’aimes ! s’écria-t-il.

— Oh ! tu le sais bien, Étienne, tu sais que je t’ai toujours aimé ; mais depuis quelque temps je t’aime davantage, et je ne pense plus qu’à toi. Je désire tant que tu sois heureux ! et je n’aurais confiance qu’en moi pour cela. Je ne sais pourquoi, mais je suis sûre qu’aucune autre…

— Ah ! je crois bien ! s’écria-t-il avec transport. Une autre que toi ! mais cela n’aurait pas le sens commun ! Il n’y a que toi d’abord… Il n’y a que toi qui sois ce que tu es. Je ne peux pas dire ; mais c’est bien tout ce qu’il y a de meilleur et de charmant, quelque chose de plus encore… Ah ! ma chère cousine, si tu savais ce que j’éprouve quand je te vois avec ce petit air, un air que les autres n’ont pas du tout… Je ne trouve pas de mots pour t’exprimer… Mais je ne suis plus du tout le même, et tu m’as comme changé l’âme. Il y a des choses qui m’auraient fait rire autrefois et qui me font pleurer comme une bête à présent. Les gens me semblent tous beaucoup plus aimables ; toi… je voudrais t’adorer, et je suis toujours tenté de me prosterner par terre, quand je te vois venir, avec tes petits pieds. Tu me trouves un peu fou, n’est-ce pas ? Mais si tu savais, ma chérie, tout ce que je me sens maintenant de courage et de force pour te rendre heureuse. Tu verras…

La figure d’Étienne, une figure de bon garçon, comme on dit, franche et insouciante, était transfigurée par la joie et par l’amour. Il avait les yeux rayonnants, le front splendide, et se laissait aller, sans écouter ses propres paroles, à l’une de ces émotions trop rares qui nous arrachent la possession de nous-mêmes et endorment en nous l’être raisonneur.

Bientôt cependant, faisant un retour sur sa vie passée, il dit avec un soupir :

— Ah ! ma chère Anna, suis-je digne de toi ? Jusqu’ici j’ai été si étourdi, si peu courageux ! Vrai, je n’ai passé ma vie qu’à faire des sottises, et je ne sais pas comment tu as pu m’aimer.

— Oui, l’on t’a bien souvent accusé devant moi, répondit la jeune fille ; mais cela ne m’a point empêchée de t’aimer. Au contraire, vois-tu, car je te plaignais, et j’aimais à te défendre. Puis, je te connais si bien, mon cousin ; je sais que ton intention, quoi que tu fasses, n’est pas mauvaise.

— En effet, ma chérie, tu as toujours pris ma défense ; tu étais toute petite, et tu portais encore des tabliers blancs, le jour où je fis de si beaux bateaux des souliers de la tante Charlet, et où mon oncle me poursuivait le fouet à la main ; je me rappelle comme tu vins alors te jeter devant moi, les bras étendus, en criant à ton père : Je ne veux pas qu’on le touche ! Tu me venais à peine à l’épaule dans ce temps-là, et cependant tu me protégeais.

La pluie cessait ; ils entendirent l’aboiement d’Oscar. Étienne, craignant d’être surpris, s’éloigna de sa cousine ; mais en face d’elle, à deux pas, il la contemplait. À la voir dans cette niche rugueuse, on eût dit une de ces madones que la dévotion d’un pâtre inspiré a sculptées dans les forêts ; par ses traits comme par l’expression de son visage elle était en effet plus sublime que belle ; ses cheveux contractés par la pluie, s’ébouriffant autour de son visage, lui faisaient une auréole ; et, tandis que les herbes courbées et ruisselantes se relevaient lentement, et que des gouttes étincelantes pendaient de tous côtés aux rameaux de l’arbre, d’autres gouttes d’une rosée encore plus pure tremblaient aux longs cils d’Anna.

Oscar, à ce moment, avec un glapissement joyeux, vint s’abattre aux pieds de sa maîtresse, et de petits oiseaux mouillés, qui s’étaient réfugiés sur le vieil arbre et que la voix des deux amants n’avait point effrayés, s’envolèrent à la voix du chien.

— Doucement, Oscar, ma chère bête ! dit le jeune homme.

Cette fois, au lieu de frapper le chien, il l’embrassa.

CHAPITRE VII


Depuis ce jour, Étienne vint souvent à Beausite. Il trouvait moyen de rendre à son oncle de petits services dont M. Grandvaux n’avait pas besoin, et, sous un prétexte ou sous un autre, trois ou quatre fois par semaine, on le voyait accourir le soir, après sa sortie des bureaux. C’était l’heure à laquelle M. Grandvaux, de son côté, se dirigeait vers Lausanne pour y passer la soirée parmi les habitués du café Jorand.

Étienne, coupant à travers champs, rencontrait rarement son oncle ; la bonne madame Grandvaux avait toujours quelque chose à faire çà et là, et le jeune homme pouvait tout à l’aise goûter le bonheur de s’entretenir avec sa cousine ; soit qu’assis auprès d’elle, au seuil de la maison, sur un banc, il regardât ses petits doigts jouer autour de l’aiguille, et admirât la suave expression de son visage penché sur un travail, soit qu’ils allassent ensemble caresser Bichette, ou qu’il fût conduit, en suivant toujours ses pas, jusqu’à présider au coucher d’une famille déplumée de cochinchinois.

Étienne était enivré ; il répétait chaque jour à Anna qu’il ne se sentait plus le même, que désormais, pour la conquérir, il serait capable et fort. Que ferait-il ? À la vérité, il ne le savait pas encore ; mais ses élans étaient si vifs, qu’ils dévoraient d’avance incessamment l’avenir qu’il se promettait. Souvent aussi il revenait sur le passé, en s’excusant de ses fautes et de ses étourderies par l’abandon où son père et sa mère l’avaient laissé dès l’âge de dix ans, et par la sécheresse de son éducation, confiée aux soins contradictoires d’une tante acariâtre et d’une sœur austère, inflexible, qui ignorait entièrement les bienfaits de la tendresse.

Anna le plaignait alors avec tant d’amour, et, en vertu des circonstances atténuantes, le réhabilitait avec tant de chaleur, qu’il ne pouvait se lasser d’être plaint et consolé. Il retrouvait près d’elle au centuple cette tendresse de l’absence de laquelle il avait souffert, et le fiancé, parfois, obtenait quelqu’un des baisers qui avaient, disait-il, manqué à l’enfant. Anna ne demandait qu’à avoir pour lui cette estime de l’amour qui devient si facilement de l’adoration. Elle le gâta si bien qu’au bout d’un mois, il s’irritait déjà des obstacles, de l’attente, et les maudissait comme des malheurs.

— Quoi ! lui dit-elle alors, tandis qu’un étonnement pénible se peignait dans ses doux yeux, tu te trouves malheureux quand nous nous aimons et que nous pouvons nous voir, nous encourager, nous secourir ! Tiens, l’autre jour, dans la Bible, je lisais un passage que j’ai trouvé très-beau : c’est quand Jacob, trompé par son beau-père, consent à travailler sept ans de plus afin d’obtenir Rachel. « Jacob donc servit sept ans pour Rachel, qui lui parurent comme peu de jours, parce qu’il l’aimait. »

— Ah ! ma chère Anna, s’écria-t-il, est-ce bien moi que tu aimes ? et suis-je bien digne de toi ?

Cependant la bonne madame Grandvaux, si peu observatrice qu’elle fût, ne pouvait s’empêcher d’être frappée de l’expression éclatante du visage de ces deux enfants, dont sa présence interrompait souvent les entretiens. Un jour, elle dit à sa fille, après le départ de son neveu :

— Étienne vient ici trop souvent : cela lui attirera des ennuis avec ton père. Quand on veut aller loin, il ne faut pas aller trop vite : et moi je crois que, s’il continuait de venir comme ça presque tous les jours, il pourrait bien se faire qu’on l’obligeât à renoncer même aux visites du dimanche.

Anna dût s’avouer que le conseil de sa mère était juste. Aussi écrivit-elle à son cousin pour lui remontrer la nécessité d’une grande prudence, en lui enveloppant sous une foule de bonnes raisons et de pures tendresses l’injonction de ne plus se présenter à Beausite que tous les huit jours.

Ce soir-là, Étienne avait quitté sa cousine dans une grande exaltation. Il sentait plus vivement que jamais le bonheur d’être aimé, lui, l’étourdi, le paresseux, le mauvais garçon, par cet ange de sagesse, de douceur et de pureté.

Il allait d’un pas fier et rapide, presque emporté, d’un pas à conquérir le monde ; et de temps en temps, quand il s’arrêtait pour reconnaître sa route, il jetait autour de lui un coup d’œil souverain, souriait aux belles Alpes blanches comme si elles eussent été ses sœurs, et reprenait sa marche avec une nouvelle rapidité.

Oui, désormais il est un autre homme. Il sent un miracle en lui. Dieu l’a repris, le diable l’a laissé. Désormais, il sera fort ; il sent très-bien, à l’ardeur qui le remplit, qu’il n’a qu’à se laisser aller pour être bon et grand.

Et il marchait, il marchait si vite qu’on l’eût dit à la poursuite de quelqu’un.

— Un batz, s’il vous plaît, mon bon monsieur !

À cette requête chantée sur trois notes plaintives, à mesure traînante, le jeune rêveur s’arrêta brusquement, et, voyant une petite main rouge tendue vers lui, machinalement il fouilla dans sa poche, et y prit une de ces jolies pièces de dix centimes qui représentent, ainsi que les autres monnaies suisses, l’Helvétie et ses attributs.

Mais au moment de remettre son aumône à la créature suppliante qui attendait son bon vouloir, un flot de tendresse et de miséricorde inonda le cœur d’Étienne. Elle était si bonne, elle ! non-seulement elle donnait aux pauvres tout ce qu’elle avait, mais c’était encore avec des paroles douces et fraternelles qui versaient dans l’âme un autre secours. Il replongea donc la main dans sa poche, et cette fois, en retirant une pièce de deux francs, il la mit dans la main de la mendiante, en lui disant d’un ton affectueux :

— Bonsoir, mon enfant !

C’était une fille de dix-sept à dix-huit ans, vêtue de loques, et dont les traits offraient un mélange singulier de hardiesse et de candeur ! Elle n’avait d’autre coiffure qu’un mauvais fichu de soie noire attaché sous le menton, et ses cheveux en désordre, mal retenus par un peigne brisé, ondulaient sur son front et pendaient sur son cou. Sa taille, déjà forte, et gracieusement arrondie, se révélait sous les plis d’une mauvaise camisole de laine, et sa jupe d’indienne, qui, serrée à la taille, dessinait ses hanches, dans le bas pendait en lambeaux. Elle n’avait aux pieds, par ce froid vif, que des pantoufles de lisière, sans bout ni talon, qui, attachées par une sorte d’horrible cothurne, laissaient voir ses pieds rougis.

Tandis qu’elle se tenait immobile devant ce passant dont elle attendait l’aumône, son œil bleu, à la fois doux et sauvage, suivait tous les mouvements d’Étienne avec la défiance de l’animal à demi apprivoisé, que l’avidité seule attire près de l’homme, et qui, même en recevant de lui sa nourriture, se tient sur ses gardes, prêt à la fuite. Mais quand le jeune homme eut mis dans sa main la belle pièce blanche et l’eut saluée d’une voix fraternelle et d’un regard ami, elle resta d’abord stupéfaite, puis attacha sur lui un regard si doux qu’il n’était besoin d’autres remerciements.

Étienne lui fit un signe de tête, et reprit aussitôt son chemin et sa préoccupation. Absorbé de nouveau dans la contemplation des perfections de sa chère Anna et dans le souvenir des espiègleries et des escapades de son enfance et de sa jeunesse, lui que tous ses parents grondaient à l’envi depuis qu’il était au monde, il se demandait si ce n’était point à force de compassion et de bonté qu’elle l’avait aimé.

Ah ! si c’était ainsi, il ne regrettait plus rien de ce triste passé ; mais il allait travailler avec ardeur : il se distinguerait ! Pourquoi n’arriverait-il pas, lui aussi, quelque jour, à l’une des grandes charges du canton, ou même de la république ? Le père Grandvaux ne lui refuserait pas sa fille, alors !…

Le bruit d’une respiration prolongée comme un soupir lui fit retourner la tête, et il vit la mendiante derrière lui, tout près. Elle s’arrêta court, en même temps que lui, et de nouveau le fixa de son doux regard.

— Où vas-tu, ma chère enfant ? lui demanda-t-il.

Elle ne répondit pas.

— Tu n’es pas de ce pays ? D’où viens-tu ?

— Je ne sais pas, répondit-elle d’une voix lente, mais harmonieuse ; nous étions hier à Morges.

— Et où seras-tu demain ?

— Je ne sais pas ; peut-être ici, peut-être ailleurs, où le père voudra aller.

— Tu es heimathlose alors[3] ?

— Oui.

— Eh bien ! il se fait tard. La nuit va tomber, il faut que tu retournes avec tes parents. Où sont-ils ?

— Là-bas, dans ce village, dit-elle en le désignant du doigt ; ils vont dans les maisons pour vendre, et puis se chauffer un peu. Mais il ne faut pas le dire, ajouta-t-elle à voix basse, on voudrait tant pouvoir se reposer !

— Pauvre fille ! dit Étienne en la contemplant avec émotion.

Elle était bien pauvre, en effet, mais cependant éclatante de jeunesse à travers ses haillons ; et l’admirable contour de ses joues fermes et vives eût arrêté le regard d’un peintre. Ce n’était point une bohémienne effrontée, mais seulement une pauvre créature sans feu ni lieu, une petite plante sauvage, de race germanique, emportée par quelque coup de vent hors de la vie civilisée, et qui, malgré tout, sur le sol fertile et pierreux du grand chemin, avait crû, gardant son parfum.

— Tu dois avoir bien froid à marcher ainsi, reprit-il, et tu dois trouver la vie bien triste ?

— Oh ! non ! pas tant, répondit-elle.

Cependant elle semblait plus préoccupée de regarder Étienne que de lui répondre, et tout à coup, fouillant dans sa poche, elle en tira des étuis, de petits bonshommes en bois de hêtre et des boîtes sculptées, comme en fabriquent les paysans de la forêt Noire. Et choisissant la plus jolie boîte, elle la mit aux mains d’Étienne, en lui disant :

— Tenez.

— Combien vends-tu cela ? demanda-t-il.

— Elle est à vous, reprit-elle avec un air de mécontentement.

— Eh bien ! dit Étienne, je te remercie, ma bonne fille ; je garderai cela en souvenir de notre rencontre d’aujourd’hui.

Jamais sans doute la fille heimathlose ne s’était entendue adresser de si douces paroles, surtout par un jeune bourgeois de si bonne mine, et dont les yeux éclatants brillaient du reflet de l’enthousiasme dont son cœur était rempli. Elle restait en face de lui, le regardant toujours, et ne baissant les yeux parfois que pour les relever aussitôt, plus charmés encore.

— Allons, bonsoir, dit Étienne, et que Dieu te protége !

Il se remit à marcher. — Quelle étrange rencontre ! Pauvre fille ! Ah ! comme elle avait raison, cette chère Anna, d’aimer tout ce qui, sur cette terre, est susceptible de souffrance et d’amour ! Elle n’avait pas d’ambition, elle, et si, pour l’obtenir de son père, il fallait des succès de fortune ou d’orgueil, pour elle il ne s’appliquera qu’à devenir meilleur ; il agrandira son âme pour aimer toutes les créatures ; il aidera tout ce qui souffre et chérira tout ce qui est bon.

Il était déjà sur la promenade de Montbenon, c’est-à-dire tout près de la ville, quand il s’aperçut que la jeune heimathlose le suivait toujours.

— À quoi penses-tu ? lui dit-il ; et pourquoi ne retournes-tu pas avec tes parents ? Il est trop tard maintenant pour que tu ailles à la ville ; il ne faut pas t’en retourner seule la nuit.

Elle se tut d’abord, comme possédée d’une obstination secrète ; mais sur de nouvelles instances, elle dit :

— Je ne veux plus être heimathlose. Mon père est méchant, il m’a battue hier ; prenez-moi à votre service.

— Je n’ai pas besoin de toi, ma pauvre fille, et je ne saurais…

Il se dit pourtant :

— Mais, en effet, ce serait un bien pour elle que de quitter cette vie errante, immorale et misérable. Pourquoi donc refuserais-je de lui aider ?

L’imagination d’Étienne alors s’enflamma à l’idée de sauver cette fille de l’abjection et de la misère, et il lui dit :

— Reviens ici demain : je m’occuperai d’ici là de voir ce qu’on peut faire pour toi, et nous causerons ensemble.

Mais il ne put la décider à s’en aller. Quand il croyait l’avoir persuadée et qu’il s’éloignait, elle continuait de marcher sur ses pas. Il lui parla sévèrement ; elle baissa la tête, mais elle recommença de le suivre bientôt.

Tout autre jour, Étienne se fût mis en colère ; mais le bonheur qu’il éprouvait et les résolutions qu’il avait conçues le rendaient si doux et si patient, qu’il se décida enfin à loger pour ce soir-là cette pauvre fille dans quelque auberge, espérant lui trouver le lendemain des secours et des protecteurs.

Il descendit avec elle le ravin de Montbenon, gagna le quartier Saint-Laurent, et, entrant au café du Nord, dont il avait été l’habitué le plus fidèle avant sa récente conversion, il introduisit la jeune fille dans une petite pièce solitaire du rez-de-chaussée, et fit appeler madame Fontallaz.

La petite heimathlose commençait à se troubler et jetait des regards effarés sur les murs de la chambre.

— Tiens ! qu’est-ce que c’est que cette fille-là ? s’écria madame Fonjallaz, qui venait d’entrer un bougeoir à la main. Quelqu’une de vos farces, monsieur Sargeaz ?

Elle se mit à rire aux éclats quand Étienne lui eut raconté la rencontre de l’heimathlose et l’étrange obstination de cette jeune fille à le suivre.

— Eh bien ! vous faites là de belles trouvailles ! Mais est-elle drôle, cette créature ! Que voulez-vous que j’en fasse, moi ! Vous savez que je ne loge pas, et surtout de pareil monde !

Cette brusquerie de langage, qui chez toute autre eût été désagréable, ne déplaisait pas chez madame Fonjallaz ; car elle était si jolie et si gracieuse, malgré tout, qu’elle donnait à toutes ses paroles, comme à tous ses actes, le charme particulier dont elle semblait imprégnée. Depuis son mariage, elle avait acquis encore plus d’aplomb ; mais cela lui seyait très-bien. C’était une créature, dans sa donnée, complète et forte. Sa mise était pleine d’élégance.

En arrivant, elle avait posé la bougie sur une table, près de laquelle elle se tint debout ; la lumière faisait ressortir les contours arrondis de son buste court, mais gracieux, glissait sur son visage, dont elle changeait en blanc mat les fraîches couleurs, et s’écartant de ses yeux de velours noir, dont elle ne pouvait pénétrer les profondeurs, caressait les ondulations de ses cheveux, et jouait dans les rubans roses d’un petit bonnet, coquettement posé en arrière.

— D’abord, dit Étienne, faites donner à souper à cette pauvre fille ; puis, si vous ne voulez pas absolument la coucher, il me faudra bien la conduire à l’auberge la plus voisine ; mais je crains un peu les quolibets, et puisque la voilà, vous devriez être assez bonne pour la garder.

— Allons, je le veux bien, répondit madame Fonjallaz à Étienne ; mais n’allez pas me demander souvent de pareils services. C’est qu’elle n’est pas vilaine du tout, malgré ses guenilles, cette petite-là ! Je parie que vous n’auriez pas ramassé un garçon avec autant de charité. Ah çà ! qu’en ferai-je demain ?

— Je vais parler d’elle à ma tante et à ces dames ; on pourrait la mettre en état de gagner sa vie, ce qui lui vaudrait mieux que d’être mendiante et de courir les chemins.

— Comme ça, décidément, vous vous lancez dans les bonnes œuvres ? je vois bien que vous allez payer vos dettes et ne plus boire que de l’eau. C’est-il pour ça qu’on ne vous voit guère depuis un mois ?

— Précisément.

— C’est très-bien ; mais vous devriez vous acquitter alors, dites-donc ?

— Sans doute, répondit le jeune homme avec embarras. Est-ce que ça vous inquiète ?

Elle fit une grimace qui ne disait pas non ; et, pour changer de sujet, il demanda :

— Desfayes est ici ?

— Oui, répondit-elle.

— Ah çà ! il est devenu tout à fait votre habitué ?

— Oh ! l’on ne voit plus que lui, mais c’est une bonne pratique, et je voudrais n’en avoir que de pareilles ; il règle son compte tous les soirs, et s’il vient chez nous, ce n’est pas qu’on lui ait refusé crédit ailleurs.

Après avoir décoché à bout portant cette phrase accompagnée d’un coup d’œil expressif, madame Fonjallaz tourna sur ses talons et sortit laissant Étienne assez mortifié.

— Ce n’est pas ici chez vous ? lui dit la douce voix de l’heimathlose.

— Non, mais l’on t’y soignera bien, et je reviendrai demain te voir. Comment t’appelles-tu ?

— Maëdeli.

— Eh bien ! ma petite Maëdeli, puisque tu ne veux plus être mendiante, je tâcherai de te donner de l’ouvrage, afin que tu gagnes de l’argent, et je parlerai de toi à des dames qui sont bonnes et qui t’aideront.

Le visage de la jeune fille exprima la satisfaction, mais bientôt après l’inquiétude, et elle dit :

— Vous me promettez de revenir ?

— Je te le promets.

— Je gagnerai de l’argent ?

— Oui.

— Est-ce que je pourrai gagner un bonnet rose ? demanda-t-elle avec des yeux brillants d’ardeur.

— Un bonnet rose ! (se rappelant alors celui de madame Fonjallaz, il se mit à rire). Ma foi ! je ne sais pas ; mais ça doit être possible, assurément.

On vint apporter le souper de Maëdeli, et le jeune Sargeaz prit congé de sa protégée. Mais ce fut avec une peine et une inquiétude extrême qu’elle le vit partir, et non sans lui avoir fait répéter dix fois qu’il reviendrait.

CHAPITRE VIII


Quand Étienne eut parlé de la jeune heimathlose à sa sœur et à sa tante, qui l’attendaient en soupant, la dernière se répandit en exclamations :

— On n’avait jamais vu pareille chose, et elle ne concevait pas qu’on pût avoir l’idée de recueillir une coureuse de grands chemins ! Ce n’était pas pour lui faire un reproche, mais il fallait avouer que ce pauvre Étienne ne pouvait commettre que des étourderies, même quand il avait l’intention de bien agir ; car il se trouvait pourtant dans la ville assez de gens honnêtes qui avaient besoin, sans aller chercher des pauvres sur la grande route.

— Mais, ma tante, dit le jeune homme, dont l’enthousiasme commença de se déconcerter, il me semble que cette fille-là, puisqu’elle est pauvre et malheureuse, a autant de droit qu’une autre à l’intérêt.

— Pas du tout, mon neveu ; on se doit aux siens avant tout. Les bons ont apparemment plus de droit à être secourus que les mauvais, et on sait bien que ces heimathloses sont des espèces de païens.

— Des païens ! s’écria Mathilde. Et vous ne songez pas à les convertir, ma tante ?

— Il faudrait commencer par vous, mademoiselle ; mais…

— En effet, dit Étienne en s’emparant de l’argument, cette pauvre fille est une vraie sauvage, ne connaissant presque ni le bien ni le mal, et ce serait une bonne œuvre…

— Oh ! les bonnes œuvres à faire ne manquent pas, dit l’obstinée tante, qui n’eût point lâché pied tant que le frère et la sœur eussent plaidé cette cause de concert ; mais, grâce à Mathilde, l’ordre de la bataille changea.

— Quant à moi, je ne sais si ce serait une bonne œuvre, dit-elle, que d’introduire cette heimathlose dans la vie civilisée ; misère pour misère, la sienne vaut mieux ; et si, comme tu le dis, Étienne, elle ne connaît ni le bien ni le mal, tu ferais mieux de la laisser dans son paradis terrestre.

— Beau paradis, vraiment ! son père la bat ; sa mère est occupée d’une troupe d’enfants plus petits ; et cette fille, qui est vraiment jolie, court çà et là…

— En liberté ? L’heureuse créature ! dit Mathilde, qui n’avait aucune horreur du paradoxe.

— Faut-il entendre ainsi parler une femme ! une demoiselle ! ma nièce !… s’écria la tante Charlet en levant les mains au ciel, vous devriez rougir de honte !

— De quoi ? d’aimer la liberté ? Je n’en suis pas si avide que vous.

— Comment ? vous extravaguez, je crois.

— Pas du tout ; c’est très-clair. Il vous faut absolument celle des autres ; moi, je ne réclame que la mienne.

— Vous ne la prenez que trop.

— Quel abus en ai-je fait ?

— Vous scandalisez tout le monde.

— Je ne scandalise que ces âmes honnêtes pour qui le mal est le grand principe de tout ; en y ajoutant les imbéciles, qui sont, il est vrai, partout en majorité.

— On voit bien que vous êtes possédée du démon de l’orgueil.

— Je crois aux démons, ma tante, mais seulement, grâce à l’évidence, aux démons en chair et en os.

— Eh ! sait-on même si vous croyez en Dieu ?

— Comment donc ! je suis si indignée du tort qu’on fait à sa réputation, que je lui ai voué le culte du silence.

— Pif ! paf ! elles en ont de ce train pour deux heures encore, se dit Étienne, et, tout échauffées de leur querelle, elles se garderont bien de songer à ma pauvre fille.

Il se hâta de souper, en se demandant ce qu’il ferait, et déjà, la persévérance n’étant pas le trait principal de son caractère, il regrettait de s’être chargé de Maëdeli.

— Avec vos maximes, on croupirait dans l’idolâtrie et dans la paresse, et le monde serait beau ! dit mademoiselle Charlet, en concluant sa discussion avec Mathilde. Mon cher Étienne, tu as bien fait de vouloir arracher cette petite aux tentations de Satan, et c’est le ciel qui te l’a fait rencontrer. Je parlerai demain aux dames de la société évangélique, et nous prendrons soin de son corps, afin de sauver son âme. Est-elle vêtue décemment ?

— Non, dit Étienne.

— Il faudrait se procurer aussi des vêtements. Mais je ne sais comment faire, car je n’ai, quant à moi, que des choses qui peuvent servir.

— Étienne, dit Mathilde, comme il sera bon qu’elle puisse se servir de ce qu’on lui donnera, je te promets pour elle une de mes meilleures chemises et une paire de bas.

— Mademoiselle !… s’écria la tante Charlet.

— Ma tante ! s’écria Étienne d’un ton encore plus éclatant. Si je m’adressais à Claire ?

— Oui, c’est une idée, et…

— J’y vais, dit-il.

— J’y vais avec toi, dit Mathilde ; il y a longtemps que je n’ai vu Claire, et l’air me fera du bien.

— Vous avez certainement besoin de vous refroidir le cerveau, observa la tante.

Mais Étienne toussa et ferma la porte très-fort, en sorte que Mathilde, qui sortait pour aller chercher son châle, ne put rien entendre. Et ce soir-là, pour la première fois peut-être, la tante Charlet goûta la satisfaction d’avoir eu le dernier mot.

Outre la quantité d’air et de vapeurs que nos poumons respirent, il est une autre atmosphère qui nous enveloppe, formée par les émanations de notre esprit. En pénétrant dans certains milieux, parfois, nous nous sentons oppressés sans en savoir la cause, nous percevons par des sens secrets la malveillance, la mauvaise humeur, le froid de l’âme, la paix, la bonté, aussi bien que notre corps perçoit les influences du froid, de la chaleur, de l’orage.

Étienne et Mathilde éprouvèrent une impression de ce genre en entrant dans la salle à manger où Claire et Ferdinand achevaient leur repas. Il y avait dans l’air de cette petite pièce quelque chose de lourd et de mécontent ; le silence y était glacé. Ferdinand, les sourcils froncés, se bourrait de thé et de gâteaux avec une sorte de fureur, et Claire, qui ne mangeait plus, avait les yeux sur son assiette. À l’arrivée de ses parents, elle força ses lèvres à sourire ; mais son visage resta morne.

Au bout d’un quart d’heure d’une conversation traînante, Ferdinand dit à Étienne :

— Sortons-nous ?

— Si vous voulez, répondit le jeune homme.

— Étienne doit avoir assez du froid qu’il fait dehors, observa Claire ; il me semble que tu pourrais recevoir sa visite chez toi.

— Ce qui est fort étrange, c’est que tu te permettes de me donner un conseil à cet égard, répondit M. Desfayes.

Sur une réplique de Claire, il fut plus brutal encore, et sortit suivi d’Étienne, en fermant la porte violemment.

— Eh bien ! vous voici déjà en guerre, ton mari et toi ? dit Mathilde à sa cousine, quand elles furent seules.

Claire ne répondit pas ; elle semblait regarder avec attention sa chiffonnière, et comme elle avait le dos tourné à la lampe, son visage était dans l’ombre.

— Cela ne m’étonne pas, poursuivit Mathilde. Plus le rêve de bonheur a été doux, plus la déception est amère. Je t’ai vu te livrer avec étourderie à un grand enthousiasme, et je m’attendais à ce résultat. C’est que tout est calculé, vois-tu, dans l’éducation réciproque des hommes et des femmes, pour qu’il n’y ait entre eux d’autres rapports que des rapports matériels. Chacun étant occupé de son côté de choses que l’autre n’entend point, ne peut épancher ses préoccupations qu’à la condition d’ennuyer son compagnon, et même avec la certitude de n’en pas être compris ; leurs goûts, leurs habitudes, leurs opinions, leurs préjugés sont combinés de manière à se croiser partout à angles droits, et quand ce double chef-d’œuvre d’opposition et de dissemblance est achevé, on les lie ensemble pour la vie en leur disant : Aimez-vous ! Malheureusement il leur est cent fois plus facile de se haïr.

— Se haïr ! murmura Claire.

— Y a-t-il si loin d’un adversaire à un ennemi ? Rien aigrit-il davantage qu’une contradiction incessante ? Dans la plupart des ménages, quand le mari parle de sa femme et la femme de son mari, c’est tout de suite le ton aigre-doux qui devient l’accent naturel de l’âme. Ma chère, poursuivit Mathilde, en voyant que sa cousine, absorbée par son chagrin, ne lui répondait point, je ne comprends pas les gens qui souffrent sans chercher de remède à leur mal. Tu veux que ton mari se plaise avec toi ? pourquoi ne pas t’instruire dans les choses qui l’intéressent, afin que vous en puissiez causer ensemble.

— Faut-il que je m’occupe de politique et que j’apprenne le Code de commerce ? répondit Claire d’un ton plein de moquerie.

— Ton bonheur en vaudrait la peine, il me semble ; d’ailleurs, il ne s’agit que d’une compréhension générale, non d’un savoir minutieux. Tu n’aurais pas de peine, je t’assure, à devenir plus instruite et plus aimable que les compagnons de Ferdinand.

— Mais cela me rendrait fort ridicule, dit Claire d’un ton tranchant, et je ne crois pas que Ferdinand m’en aimât davantage.

— À merveille, ma chère ! J’oubliais que vous êtes les défenseurs acharnés de votre abjection et de vos souffrances. Le langage de la raison…

— Vois-tu, ce n’est pas cela, dit Claire en l’interrompant ; c’est qu’il ne m’aime plus comme autrefois, et…

— Oui, mais pourquoi ne t’aime-t-il plus ? Là est la question.

Mais ce n’était guère de logique, en vérité, que Claire était occupée.

— Il m’est venu, ces jours-ci, une idée, reprit-elle ; si tu savais ! une idée que je n’ose vraiment pas dire, et qui pourtant me fait bien du mal. Si c’était vrai ? Oh !…

Elle voulait le dire cependant, et, Mathilde ne l’aidant point, elle reprit :

— Cela m’est venu dans l’esprit sur un mot qu’on a prononcé devant moi l’autre jour. Si je pouvais croire !… Oh ! non, ce serait trop odieux !

— Eh bien quoi ? qu’est-ce que c’est ?

Claire hésita et garda le silence un moment ; mais, avec sa rude interlocutrice, il ne fallait pas compter sur de banales complaisances ; elle le sentit, et, se décidant :

— Ma chère, il paraît qu’il a aimé cette Fonjallaz autrefois, avant notre mariage, et maintenant il a quitté le café Jorand, et c’est toujours chez elle qu’il va. Comprends-tu ? On l’en a plaisanté l’autre jour. Oh ! quand j’y pense ! Si je croyais mon mari capable de me trahir !… mais c’est impossible, n’est-ce pas ?

— Impossible, assurément non, répondit Mathilde ; les hommes, généralement, n’ayant de respect ni pour la morale, ni pour eux-mêmes.

Elles continuèrent ainsi, disant chacune sa pensée tour à tour, mais ne pouvant s’entendre et se fatiguant mutuellement. Mathilde n’était pas faite pour le rôle de consolatrice, et Claire ne savait employer ses forces qu’en regrets ou en désirs.

Cependant on avait remarqué la tristesse de madame Desfayes dans le petit cercle de sa famille et de ses amis, et chacun donnait son avis à ce propos. Madame Grandvaux assurait que l’ennui de Claire venait de trop de loisir, et ajoutait sagement que le travail empêche qu’on se forge de petites peines, et même étourdit les grandes. Aussi attendait-elle avec impatience la naissance d’un petit-fils.

La tante Charlet, qui possédait le remède à tous les maux, le porta à Claire sous la forme de petits livres intitulés : Chemin du salut, Conseils aux âmes réveillées, Dictame céleste, etc.

Madame Pascoud n’y comprenait rien. Claire avait une belle fortune, un mari superbe, une bonne table et un si joli appartement ! Elle le lui avait dit à sa première visite : « Ma chère, on ne peut pas s’ennuyer là-dedans. » Il fallait que ce fût la grossesse qui lui donnât des humeurs noires.

Fanny, depuis quelque temps devenue madame Renaud, prétendait que la seule cause de la mélancolie de Claire, c’est qu’elle ne prenait pas de distraction et ne visitait plus ses amies. Qu’y avait-il de plus attristant que de rester toujours avec soi-même ?

En conséquence de cette opinion, Fanny se rendit chez Claire.

Celle-ci était, comme à l’ordinaire, mélancoliquement assise dans l’embrasure d’une fenêtre du salon, vis-à-vis de sa petite table, où reposaient avec ses broderies plusieurs des livres et brochures dispensés par la tante Charlet. Elle lisait un de ces livres, qui lui conseillait comme les autres, d’un style pareil et avec les mêmes arguments, de n’aimer personne qu’elle-même, et de se consacrer tout entière à son salut, en lui prouvant qu’il n’y avait d’admirable que l’invisible, que l’incompréhensible seul était aimable, et qu’on ne devait se fier qu’à l’inconnu, ces choses seules étant réelles, tandis que toutes les autres n’étaient que des fantômes ; l’amour une folie des sens, la vie une ombre, le siècle un instant.

Claire lisait ces choses très-ponctuellement, l’oreille tendue aux bruits extérieurs, et elle tournait les pages les unes après les autres, croyant entendre parfois sur l’escalier le pas de Ferdinand.

« Toutes les fois que brille la clarté de la face du Seigneur, elle console, réchauffe, colore et embellit la destinée la plus humble et la plus modeste. L’homme a des maux en grand nombre ; mais l’Éternel le délivre de tous ; sa face est un rassasiement de joie, et il y a des plaisirs à sa droite pour jamais. »

— Il ne peut plus être à ses bureaux. Où est-il ?

La pensée de Claire alors, tout en lisant, suivait son mari, tantôt dans la rue, tantôt au café ; elle le voyait causer avec des indifférents d’un air alangui, et rester là seulement parce qu’il y était, comme s’il n’avait que faire de ses heures.

« Le Christ seul peut vous sauver. Il a vraiment fait sa demeure chez vous, et il ne doit plus y avoir de place pour le monde. Gardez-vous d’être du monde ; et si quelqu’un, lors même qu’il serait votre père, votre mère, votre fils ou votre époux, fait obstacle à votre salut, fuyez-le ; car vous n’avez de véritable père et de véritable époux que le Christ. »

Le bruit de la sonnette, agitée par madame Renaud, fit tressaillir Claire. Mais elle se dit aussitôt :

— Ce n’est pas lui !

— C’est moi, ma chère, s’écria Fanny en entrant avec ce frou-frou, cet étalage et ce cliquetement de robe et de paroles qu’elle créait autour d’elle pour s’élargir un peu ; c’est encore moi qui viens te voir, quoique je sois horriblement mécontente de toi ; car enfin c’est affreux une conduite pareille ; abandonner ses amies ! est-ce que c’est permis ? Qu’est-ce que tu fais comme cela toute seule ! N’est-ce pas à en mourir ! Est-ce avec ton chat que tu causes, voyons ?

— Je lisais, dit Claire.

— Comment fais-tu, ma chère ? c’est si ennuyeux ! Je sais bien qu’il faut de la religion ; mais une ou deux pages par jour, n’est-ce pas assez ? Encore, ne sais-je pas souvent ce que j’ai lu. Il vaut mieux aller entendre les prédicateurs, c’est plus frappant. Tiens, M. Bordonnet ; c’est un homme si aimable ? tout ce qu’il dit pénètre le cœur. Il a des yeux magnifiques et puis un air…

— Quand je suis souffrante, je n’aime pas à m’habiller ; on aime mieux rester où l’on se trouve.

— Fi ! que c’est vilain ! une jeune femme ! Quand est-ce donc que tu aimeras à t’habiller ? à soixante ans ? Je me rappelle que tu aimais la toilette, au contraire. On te trouvait toujours bien mise. Oh ! moi, quand je suis chez nous, ça m’est égal ; il faut user ce qu’on a, et, Dieu merci ! je suis une bonne ménagère ; mais, quand je sors, il me faut une jolie toilette, ou alors…

— Moi aussi ; mais ça m’ennuie d’en prendre la peine.

— Allons donc ! Adolphe dit toujours que c’est à cela qu’on reconnaît les vraies femmes. Il paraît qu’il y en a de fausses. Mon Père ! les hommes sont si drôles ! Au reste, Adolphe est un mari charmant. Et il m’aime, ma chère ! oh ! mais il est amoureux !

Elle se penchait d’un air de confidence vers Claire, qui ne lui répondit que par un sourire forcé.

— Après tout, reprit Fanny, moi, je n’en sais rien, mais tout le monde dit que l’amour passe. Est-ce vrai ?

— Je n’en sais rien, dit Claire.

— Tu n’en sais rien ? alors c’est bon signe, puisque tu es mariée depuis six mois. À propos, est-ce que ton mari aime tant le macaroni ? Ma chère, c’est insupportable, mais il faut que M. Renaud ait toujours à dîner son plat de macaroni.

— Non ! Ferdinand aime surtout la choucroûte.

— Le macaroni est bon, je ne dis pas ; mais à la fin on s’en lasse. Il faut que ce soit avec du gruyère très-fin, et c’est assez cher.

— C’est la choucroûte aux raves que Ferdinand préfère, mais avec beaucoup de lard.

— Moi, ce macaroni, je le trouve ennuyeux à faire. Il y a plusieurs manières, mais c’est toujours la même pour M. Renaud. On le fait bouillir dans du bouillon gras d’abord, puis on râpe le fromage, et on met par couches, jusqu’à ce que ce soit haut comme ça ; ensuite il faut le passer dans la tourtière avec beaucoup de beurre.

— Moi, je mets tout simplement la choucroûte dans la marmite quand le lard commence à fondre ; ensuite on remue le tout ensemble, on sert comme cela, les bandes de lard en dessus.

— Le macaroni ainsi dressé est un joli plat.

— La choucroûte est assez bonne ; mais je n’en puis plus manger ; elle me pèse sur l’estomac.

— Est-ce que tu as l’estomac faible ? Ah ! cela tient sans doute à ton état. Moi, je me porte bien, quoique je n’aie pas beaucoup d’embonpoint. Mais Adolphe trouve que c’est précisément comme il faut ; il a horreur des femmes fortes. Il me défend d’engraisser, car il faut, pour qu’une femme lui plaise, qu’elle soit petite, maigre, et même qu’elle ait quelque chose d’enfant ; et ce qui l’a séduit, à ce qu’il paraît, c’est que j’ai la taille svelte et l’air comme cela… simple. Il me dit que je puis être frivole tant que je voudrai ; mon Père ! ce n’est pas difficile. Enfin il me traite vraiment en enfant gâtée. Croirais-tu ? j’ai horriblement peur des souris ; eh bien ! il trouve cela adorable. Moi je lui dis, pour l’amuser, tout ce qui me passe par la tête, et il trouve tout charmant.

— Ferdinand n’est pas comme cela, ma chère, car il s’inquiète beaucoup de me voir maigrir. Il veut toujours que je consulte le médecin, mais cela m’ennuie, et je suis bien sûre que les remèdes ne me feraient rien.

— Hier, ma chère, Adolphe m’a fait cadeau d’un superbe géranium. J’aime beaucoup les géraniums.

— Oh ! moi, je préfère les roses ; c’est si beau !

— J’aime aussi les hortensias ; c’est une fleur très à la mode ; j’en mettrai dans mon jardin. Je trouve qu’une femme doit vivre au milieu des fleurs ; c’est Adolphe qui dit cela, et c’est vrai. J’aurai des fleurs dans ma chambre tout l’hiver. Enfin, c’est pourtant une chose indigne ! tu ne m’as pas encore fait compliment de mon mantelet neuf, moi qui étais si contente de le mettre pour venir chez toi !

— Mais, en effet, il est charmant. Où l’as-tu acheté ?

— Il vient de Paris, et c’est un cadeau d’Adolphe. Je suis vraiment trop heureuse, ma chère, d’avoir un pareil mari ! Je vais aussi m’acheter une robe, mais je ne sais pas encore de quelle couleur.

— Oh ! moi, j’ai assez de robes ; et ce n’est pas dans ce moment…

— Ça m’en fera quatre jolies pour l’hiver. N’est-ce pas assez pour le monde qu’on voit ? Tu sais, ma robe de soie noire, ma robe de drap gris, celle que j’ai sur moi, et celle que j’achète. Alors…

— Moi, avec ma robe de moire grise, j’en ai cinq ; mais celle-là se porte si rarement !… Je veux seulement acheter un fichu de dentelle noire, pour cacher un peu ma taille.

— Oh ! moi, j’en ai un ; mais je pourrais en avoir aussi un blanc ; c’est joli. Du reste, j’ai assez de broderies.

— Moi, je me brode en ce moment un bonnet pour le matin ; j’en aurai besoin.

— Moi, je me fais des manches.

— Oh ! pas moi, j’ai assez de manches ; un plein tiroir.

— Moi aussi ; seulement celles-là sont jolies ; puis il faut bien s’occuper, il y a si peu d’occupations dans un jeune ménage ! À propos, ma chère, ma belle-mère et mon mari m’ont chargée de te demander des renseignements sur ce jeune Français que vous connaissez, M. Camille. Adolphe ne le voit guère ; on ne le rencontre presque jamais au café. Est-ce drôle ! Nous avons une chambre à louer, tu sais, une jolie chambre où nous désirons un locataire convenable et sérieux, à la place de ce Monadier, que nous renvoyons décidément.

— Ah ! pourquoi donc ?

— Oh ! il se bat avec ses créanciers jusque dans notre escalier.

M. Camille est un homme très comme il faut, répondit Claire.

M. Camille ! ce n’est pas un nom, cela ?

— Non, c’est son prénom ; mais il préfère le porter. Quant au nom de famille, il ne le cache pas absolument ; il me l’a dit, mais je ne me le rappelle plus.

— Tu étais très-bien avec lui, je crois ?

Cette question, rappelant d’anciens souvenirs, fit monter une rougeur au visage de Claire.

— Eh bien ! reprit Fanny, ce M. Camille sera, je le vois, tout ce qu’il nous faut. La maison est petite ; on se rencontre sans cesse ; et puis, l’été, dans notre petit jardin, ce serait si ennuyeux d’avoir quelqu’un de désagréable ! J’espère que tu viendras m’y voir, ma chère, et souvent. À propos, es-tu contente de ta domestique ?

— Mais… elle est d’une gaucherie !

— Oh ! moi, la mienne, ma chère, ne manque pas de défauts. Elle est gourmande !…

— Elle m’a cassé l’autre jour un sucrier de porcelaine.

— Elle m’a mangé plusieurs pots de confiture.

— Et voilà un service dépareillé.

— Je croyais en avoir pour tout l’hiver : il n’y en a plus.

— Ce qui est ennuyeux de Louise, c’est qu’elle ne fait pas de progrès.

— Avec cela, cette Jenny est si menteuse !

— C’est une bonne fille ; on ne peut lui reprocher d’avoir mauvaise volonté, mais cette maladresse est trop fatigante.

— Moi, je déteste la gourmandise ; on ne sait jamais ce qu’on a.

— Et cela conduit à beaucoup de dépenses, puisqu’il faut renouveler.

— Je lui dis souvent : « Quand vous avez ce qu’il vous faut, c’est assez. »

— On ne peut pas la gronder, parce qu’elle se met à pleurer tout de suite. Mais ce n’en est pas moins fort désagréable. Elle veut bien faire, mais elle va trop vite. Quand elle range dans sa cuisine, en chantant, c’est un vacarme, un cliquetis de toutes sortes de choses qui s’entre-choquent, et cela me fait trembler parce que je suis sûre qu’il y aura quelque dommage ; en effet, tout d’un coup, patatras, voilà quelque chose qui tombe, et la fille qui se met à crier et à gémir. Cela va fort loin.


— Ma chère, je l’ai surprise l’autre jour occupée à enlever avec ses doigts la crème du lait. Tu comprends que c’est agréable !… Adolphe n’est pas gourmand, mais il tient beaucoup à ce qu’il aime. Il est fou de chocolat, par exemple, et nous en avons souvent à souper. Eh bien ! deux tablettes, c’est-à-dire six tasses pour quatre personnes, c’est assez, je crois ; pas du tout, le lait n’est que teint, et Adolphe se plaint toujours que le chocolat n’est pas bon. J’ai donné jusqu’à huit tasses, et c’était toujours la même chose ; enfin j’ai cassé moi-même le chocolat en petits morceaux et l’ai mis dans la casserole ; mais il y a encore un danger, c’est qu’elle peut les enlever avec une cuiller ! Et alors…


Mais est-il permis, ma chère ! Je m’oublie trop avec toi, car voici l’heure du souper, il faut que je me sauve… Tu es trop aimable, le temps passe si vite à t’écouter ! Je pense au moins que tu vas venir me voir, si tu ne veux pas que nous nous brouillions. C’est de la distraction qu’il te faut ; eh bien ! on passe comme cela une heure agréable de temps en temps ; on échange ses idées. Ainsi, c’est convenu, je compte sur toi ; au revoir !

Claire conduisit sa visiteuse jusqu’à l’escalier, tout en débitant nonchalamment une foule de petites hypocrisies sur le regret de la voir partir ; puis elle rentra, et vint reprendre à la même place ses préoccupations interrompues.

Cependant, en levant les yeux sur la pendule, elle vit avec satisfaction qu’il était six heures, et qu’elle n’avait plus longtemps à attendre l’arrivée de Ferdinand.

Certes, la conversation de Fanny ne l’avait point intéressée, mais l’avait arrachée pourtant aux longueurs de l’attente en l’occupant forcément ailleurs.

— Après tout, se dit-elle, je ferais peut-être bien de sortir un peu. Cela ne m’amusera guère, mais le temps passera plus vite.

Elle sortit en effet le lendemain, et reçut de ses amies un accueil empressé. Une nouvelle venue est toujours bien accueillie, puisqu’elle apporte avec elle un peu de cet élément, le nouveau, que la gent humaine cherche de toutes les manières et par toutes les voies. Elle reçut des invitations à passer la soirée, et l’on insista au point qu’elle ne put refuser. Le soir, au souper, elle en parla à Ferdinand, en regrettant de s’être engagée ; mais il dit :

— Et pourquoi n’irais-tu pas ? On est toujours à répéter que tu ferais bien de te distraire ; je ne t’en empêche pas, moi.

— Oh ! je n’y tiens pas.

— Tu as tort. Je ne voudrais pas que tu fusses toujours dehors ; mais il ne faut pas non plus aimer avec excès la solitude.

— Et qui t’a dit que j’aimasse la solitude ? répondit-elle douloureusement.

Claire se laissa donc aller peu à peu à des relations assez fréquentes avec cinq ou six familles, qui se réunissaient le soir, tantôt dans une maison, tantôt dans l’autre. Les hommes passant au café toutes leurs soirées, ces réunions n’étaient composées que de femmes, et il s’y faisait à la fois beaucoup de commérages et des tricots de toutes couleurs.

Vers dix heures, quelque frère ou quelque mari venait chercher l’une ou l’autre de ces dames, et s’asseyait au cercle pendant cinq minutes ; mais le plus souvent c’étaient les servantes qui, munies chacune de sa lanterne, venaient chercher leurs maîtresses. Car, bien que les rues de la ville passent pour être éclairées au gaz, une lanterne, le soir, est le complément obligé de toute Lausannaise qui se respecte, et l’usage de ce luminaire est entré dans les habitudes et dans les mœurs au point que, par les plus belles nuits de clair de lune, on voit passer en même nombre dans les rues ces feux follets enfermés dans leur boîte de verre, petites parcelles de l’incorruptible, esprits du bien, chargés de dire au mal, fils des ténèbres : Retire-toi !

Ces distractions, quelque insignifiantes qu’elles fussent, mirent dans chacune des journées de Claire un petit intérêt de vanité ou de curiosité. Elle s’occupa un peu plus de sa toilette. Les relations de société prennent plus de temps par les préoccupations qu’elles causent et les préparatifs qu’elles exigent que par elles-mêmes. Après avoir pris le thé plusieurs fois chez ses amies, Claire éprouva le besoin de les recevoir à son tour.

Tout cela secouait forcément sa mélancolie. Découragée du côté de son mari, elle en vint, sinon à se consoler par ces distractions vulgaires, du moins à s’étourdir. Ses joues reprirent de l’éclat ; ses yeux et sa parole perdirent de leur langueur ; sa santé devint meilleure. Enfin, de jour en jour, sa taille s’élargissait, de façon à révéler sa maternité à tous les yeux, et de cette douce espérance elle rêvait souvent.

Mesdames Grandvaux, Pascoud et compagnie s’applaudissaient fort de ce changement ; mais tel n’était pas l’avis de Mathilde, qui disait à Anna :

— Cette pauvre Claire est en train de s’abêtir complétement et de perdre le peu d’idéal qui la tourmentait. Cela ne m’étonne pas ; il faut qu’une femme soit imbécile ou malheureuse.

Mais Anna détourna la conversation, et, capricieuse en apparence, la fit bondir d’étape en étape jusqu’au but qu’elle se proposait. Il va sans dire que c’était Étienne.

— Il se porte bien ?

— À merveille, dit Mathilde sèchement.

— Ah !… dis-moi, cette heimathlose pour laquelle Étienne a été si bon, que devient-elle ?

Ce fut d’une voix sèche et d’un air sévère que Mathilde répondit ?

— Laissons les charités d’Étienne pour ce qu’elles valent, ma petite.

Anna eut le cœur serré par cette réponse, et ne put s’empêcher de dire :

— Tu parles de ton frère avec une dureté !…

— C’est que rien ne m’est plus antipathique, vois-tu, que cette lâcheté de caractère qui oscille perpétuellement entre le bien et le mal, voulant l’un et faisant l’autre. Ces gens-là sont plus dangereux que les méchants pour la moralité publique, parce qu’ils confondent toute notion précise et forcent à des indulgences de mauvais aloi, au nom de ce mélange de bonté et de faiblesse qui constitue leur nature.

— Et c’est d’Étienne que tu parles ainsi ? Mais qu’a-t-il fait alors ? dis-le-moi, je t’en conjure !

Mais Mathilde refusa de s’expliquer, et ne sembla point voir l’anxiété peinte sur le doux visage d’Anna, qui, penchée vers elle, eût voulu lire dans ses yeux.

C’est que la jeune fille était agitée déjà par une inquiétude cruelle. Un dimanche s’était passé sans qu’Étienne parût à Beausite, et il n’avait pas écrit. Puisqu’il n’était pas malade, c’était incompréhensible ; il n’y a qu’une impossibilité matérielle absolue qui puisse justifier l’absence d’un amant aimé pour celle qui, de toutes les forces de son âme, le désire et l’attend.

Étienne Sargeaz était le plus malheureux des hommes. Comment il avait pu trahir son amour et sa foi, il ne le comprenait pas lui-même ; les circonstances s’étaient enchaînées de telle façon autour de lui, qu’il eût presque juré que ce n’était pas sa faute. Et cependant il avait pour maîtresse la jolie Maëdeli, la fille heimathlose, lui le fiancé d’Anna !

La tante Charlet, selon sa promesse, avait parlé à deux ou trois dames influentes de l’œuvre évangélique, en faveur de la protégée d’Étienne. Elle avait même agi avec zèle et, selon qu’elle le disait, comme pour elle-même. Car cela lui fournissait l’occasion précieuse de visiter certaines dames haut placées, dont elle rapportait ensuite les paroles avec complaisance, et qui lui avaient dit : « Ma chère demoiselle. » Puis c’était une affaire dont elle avait l’initiative, et qui serait appelée, dans le cénacle, « l’affaire de mademoiselle Charlet. » Enfin, et de plus, la fonction sociale que cette digne personne avait embrassée consistant à sauver des âmes, elle tenait à la remplir.

Malheureusement, le cénacle de l’œuvre évangélique avait en ce moment-là d’autres affaires. Il se trouvait alors en péril des âmes d’une plus grande valeur que celle de Maëdeli, et possédant certaines influences temporelles, qui peuvent devenir, on le sait, des moyens d’édification.

L’attention de ces dames était en outre presque complétement absorbée par l’arrivée d’un prédicateur célèbre qui faisait entendre les aveugles et voir les sourds, et que chacune d’elles tenait à posséder dans sa maison pendant quelques heures.

La police enfin fut avertie de la présence des heimathloses. Ayant découvert l’asile où cette famille, au mépris de tous les droits politiques et civils, se reposait sur le sein de la terre, elle les força de reprendre leur éternel voyage, et les reconduisit aux limites du canton, accompagnés de Maëdeli, que son père avait réclamée.

La bonne volonté d’Étienne semblait donc n’avoir eu pour résultat que de procurer momentanément à la pauvre fille des vêtements propres et décents. Il regretta de n’avoir pu davantage ; mais, pour ce qu’il avait fait voulu faire, il fut récompensé par un baiser d’Anna. Vraiment, il eût été le rédempteur de tous les heimathloses et de tous les bohèmes de la terre, qu’elle ne l’eût pas remercié avec plus d’adoration. La chère enfant le croyait capable tout au moins de vouloir l’être, et cela lui suffisait.

Étienne cependant, ne voyant plus sa cousine que tous les dimanches, trouvait la semaine bien longue. Le plus fâcheux de son mal, c’est que, lorsqu’il était seul, il ne savait que faire de lui-même. Quand il avait tenu la plume pendant huit heures, se remettre encore à une table pour étudier, il ne pouvait s’y résoudre. Il allait donc se promener, en rêvant à sa fiancée, mais alors il trouvait toujours sur son chemin quelque ami qui l’engageait à boire un verre, chose qui constitue la distraction suprême, et même à peu près unique, du vrai Vaudois.

Étienne refusa souvent, mais ce changement dans ses habitudes l’exposait aux quolibets de ses camarades, et il avait la faiblesse d’en éprouver de la honte vis-à-vis d’eux. Sa sœur eût pu lui être d’un grand secours ; mais Mathilde était si intelligente, que tout un monde lui échappait, celui de la faiblesse et de l’illogisme. Capable d’héroïsme, elle ignorait la bonté ; elle avait peine à ne pas mépriser son frère, et Étienne le sentait. Une timidité invincible le paralysait près de sa sœur. Un soir qu’Étienne venait de monter dans sa chambre, sans qu’on eût frappé, la porte s’ouvrit ; il fit une vive exclamation de surprise : c’était Maëdeli.

On l’eût à peine reconnue, tant ses nouveaux vêtements lui seyaient bien. À sa démarche rapide et légère, et à l’air innocent et hardi qui formait le caractère de sa physionomie, on pouvait seulement reconnaître que ce n’était pas une fille de la civilisation. Elle vint droit à Étienne, et, s’arrêtant devant lui, le regarda sans parler, mais avec une extraordinaire expression de bonheur.

— Maëdeli ! s’écria-t-il, comment se fait-il que tu sois ici ?

— Je me suis sauvée d’avec eux pendant la nuit. J’ai couru ! couru ! Mon père voulait m’ôter mes beaux habits, moi je voulais revenir.

Étienne prit un billet qu’elle avait à la main ; il était de madame Fonjallaz :

« Votre colonbe est revenue dans mon arch ; et come je suis plus charitable que vos dames de charité, je l’ai reçu, mais elle m’a tant annuyé à me parlé de vous, que j’ai fini de guerre lace par lui donner votre adrèce.

» herminie. »

— Madame Fonjallaz veut donc te garder à son service ?

— Oui ; il y en a une qui est malade et qui s’en est allée, et je ferai son ouvrage, à ce qu’on dit. Mais j’aimerais mieux vous servir. Je veux être votre servante.

— Ce n’est pas possible, ma chère enfant ; je n’ai pas besoin de toi.

Elle baissa tristement la tête.

Après quelques minutes d’entretien, Étienne attendit qu’elle s’en allât ; mais elle semblait n’y pas penser le moins du monde, car elle se mit à regarder et à toucher tous les objets de la chambre, en s’informant de leur nom et de leur usage ; et, quand elle eut fini cette inspection, elle vint à la cheminée près de lui, s’agenouilla devant le feu, et tout à coup, appuyant ses deux mains jointes sur les genoux d’Étienne, elle se laissa tomber assise à ses pieds, les yeux attachés sur lui.

La première impression du jeune homme fut d’être choqué de cette action ; mais Maëdeli l’avait faite avec tant d’abandon et de naturel, son sourire exprimait tant de candeur, et, pour tout dire, elle était dans cette pose si gracieuse et si jolie, qu’il ne trouva pas le courage de se fâcher.

Elle le regardait toujours de ses yeux bleus, si éclatants et si tendres qu’il baissa les siens. Qu’avait-elle à le regarder ainsi ? Eh bien ! évidemment, c’est qu’elle était très-reconnaissante, et, comme il avait toujours eu l’émotion facile, ce bon Étienne, il se sentit très-ému. Cependant il se leva, et, repoussant les mains de la jeune fille, il lui dit :

— Il faut t’en aller maintenant, ma bonne Maëdeli, madame Fonjallaz a besoin de toi.

Elle soupira sans répondre, mais se leva pour obéir ; et comme, sans trop penser à ce qu’il faisait, il lui tendit la main, elle la prit et la baisa.

— Je reviendrai vous voir, dit-elle.

— Non vraiment, répondit le jeune Sargeaz, mais avec beaucoup de trouble, car il souffrait de repousser une affection si naïve ; non, tu ne dois pas revenir, ma chère petite.

— Pourquoi ça ? demanda-t-elle avec chagrin.

— Parce que… parce que…

Il n’osait le lui dire.

Et cependant il faut bien qu’elle le sache, pensa-t-il. — Parce que, vois-tu, il est défendu aux jeunes filles de ce pays d’aller dans la chambre des hommes.

— Alors vous viendrez dans la mienne, répondit-elle, n’est-ce pas ?

Quelques jours après, Maëdeli, à qui le travail était insupportable, fut renvoyée de chez madame Fonjallaz. Sans hésiter, souriante, et le bonheur dans les yeux, elle se rendit chez Étienne. Il fut désolé. Qu’allait-il faire de cette pauvre fille ? S’il l’abandonnait, la police s’en emparerait et la tiendrait en prison, pour la livrer plus tard à la brutale vengeance de son père. Elle était là, devant lui, le regardant avec confiance de son bel œil bleu.

Étienne se décida à lui louer une petite chambre, où il l’installa ; puis il essaya de nouveau d’intéresser à elle la tante Charlet. Mais celle-ci, se rappelant les désagréments d’amour-propre qu’elle avait eus à l’occasion de Maëdeli, déclara qu’elle ne s’occuperait plus à aucun prix de cette coureuse, et qu’Étienne devait l’abandonner.

Mathilde s’engagea à payer le loyer de Maëdeli, mais ne songea pas même à s’occuper autrement de cette fille ; et, quant à supposer qu’il pût y avoir pour son frère le moindre danger à se trouver ainsi le protecteur unique d’une heimathlose de dix-huit ans, Mathilde admettait forcément les faits de ce genre au nombre des phénomènes physiologiques, mais ils ne pouvaient entrer dans ses prévisions.

Étienne songea bien à mettre Maëdeli sous la protection d’Anna ; mais la chère enfant n’avait que très-peu de pouvoir pour faire l’aumône, et ce n’était qu’à force d’ingéniosité et de travail personnel qu’elle parvenait à prélever une petite part pour autrui sur le tas accumulé des biens qu’entassait dans sa demeure, en prévision de quelque hiver imaginaire, l’âpre et actif M. Grandvaux. D’ailleurs Étienne ne pouvait aller à Beausite que le dimanche, et ce fut un lundi précisément qu’il se vit chargé de Maëdeli.

Il éprouvait cependant une gêne extrême des manières de cette jeune fille à son égard. Elle pleurait de le voir partir et se jetait dans ses bras en le revoyant. Elle le tutoyait aussi maintenant ; mais le tutoiement était si doux sur ces lèvres roses, dans cette bouche naïve, qu’il n’y avait pas moyen de lui en vouloir. Elle eût désiré le voir sans cesse, et, comme la chambre de Maëdeli était sur le chemin du bureau d’Étienne, il ne pouvait passer sans la voir à sa fenêtre, penchée et l’appelant.

Ce fut le dimanche suivant qu’Étienne n’alla point à Beausite. Pauvre Étienne ! Au milieu de ce que les hommes eussent appelé, en langage convenu, son bonheur, jamais il n’avait tant souffert. À la seule pensée d’Anna, il eût voulu s’anéantir, et non-seulement lui, mais son souvenir sur la terre.

Il ne songeait pas cependant à quitter Maëdeli ; car elle l’aimait avec tant d’ardeur qu’elle en serait morte, pensait-il, de désespoir. Lui, il l’aimait par compassion et reconnaissance, et par la force de ce lien dont il avait osé l’attacher à lui. Car il était aussi aimant que faible, et lui du moins, timide bandit, honteux sacrilége, il ne profanait les choses saintes qu’en les adorant.

Mademoiselle Charlet fut avertie de l’inconduite de son neveu par l’indiscrétion d’une âme pieuse dont les fenêtres avaient vue sur la chambre de Maëdeli, elle en instruisit aussitôt Mathilde, qu’elle aimait à humilier des fautes de son frère.

Mathilde ne pouvait descendre jusqu’à interroger Étienne sur de telles amours ; mais par la gêne de sa contenance à de certaines allusions, elle le devina coupable, et l’écrasa de son mépris.

Quant à Anna, suspendant toutes ses facultés dans l’attente, elle laissa s’écouler le temps autour d’elle jusqu’au dimanche suivant, où elle se croyait sûre de voir enfin Étienne et d’apprendre les motifs de son absence. Le jour tant désiré arriva enfin, et elle attendit impatiente, le visage éclairé de douces lueurs. À deux heures, quelqu’un se montra dans l’avenue. C’étaient M. et madame Desfayes. La tante Charlet vint ensuite, puis personne. Où était-il ? Que signifiait ?… Mais qu’était-il donc arrivé ?…

— Il se porte bien, dit la tante Charlet d’un ton maussade, mais péremptoire.

Les heures s’écoulèrent, et le soir vint. On se mit à table pour souper.

C’était donc bien certain ; il ne viendrait pas ; mais c’était un abandon !

Et les idées de la pauvre enfant se troublaient, et elle ne savait plus ce qu’il y avait de réel ou de fantastique au monde.

Chose étrange ! nul autre qu’elle ne semblait s’apercevoir de l’absence d’Étienne ; on ne parlait pas de lui.

— Anna ! comme tu es pâle ! dit Claire tout à coup.

— C’est vrai, s’écria madame Grandvaux, qu’as-tu donc ?

Leur adressant un tendre sourire à l’une et à l’autre, la chère fille avoua qu’elle n’était pas bien.

— Voici déjà plus d’une semaine qu’elle est toute changée, dit madame Grandvaux.

Elles avaient repris leur conversation, quand Anna, prêtant l’oreille à ce que disaient Ferdinand et M. Grandvaux, se leva doucement, et alla se placer derrière la chaise de son père ; celui-ci, penché vers son gendre, lui disait à demi-voix :

— Oui, on m’a raconté ça. Ce diable d’Étienne !… il ne peut faire que des sottises. J’en connais (et sans me vanter j’étais de ceux-là) qui ne valent pas mieux que les autres, mais qui savent toujours tirer leur épingle du jeu. S’il s’était arrangé avec une petite ouvrière, la chose se serait passée convenablement et personne seulement ne s’en serait occupé ; mais une coureuse de grands chemins ! qui ne sait pas du tout travailler et qui est toute à sa charge !…

— Absolument, répondit M. Desfayes ; et puis une fille qui n’a pas la moindre honte et qui laisse voir à tout le monde qu’elle est la maîtresse d’Étienne. C’est scandaleux. Étienne est un bon garçon, mais il manque tout à fait de savoir-vivre et d’habileté.

Un bruit s’étant produit derrière M. Grandvaux, il se retourna, et vit sa fille cadette affaissée par terre, la tête appuyée sur le canapé.

— Qu’est-ce que tu fais là, ma petite ? dit-il d’abord.

Mais comme elle ne répondait pas et ne bougeait point, il se leva en tremblant, la prit par la main, et fit un grand cri.

Tout le monde se précipita vers eux. Anna était sans couleur, les dents serrées, évanouie.

Il y eut un grand émoi. On emporta la jeune fille sur son lit, et l’on courut à Lausanne chercher un médecin. Quand Anna rouvrit les yeux et qu’elle vit autour d’elle toutes ces figures amies attristées, elle essaya de ses lèvres pâles un sourire qu’elle ne put achever.

— Qu’as-tu ? qu’est-ce qui te fait mal ? Où souffres-tu ? Comment cela t’a-t-il pris ? demandait M. Grandvaux tout tremblant, tandis que la mère la regardait, comme si elle eût voulu déchiffrer sur ses traits un oracle de mort ou de vie.

— Je suis mieux, je vais bien maintenant, balbutia la douce fille en fermant les yeux.

Alors des larmes commencèrent à filtrer entre ses longs cils et à couler sur ses joues.

Le médecin crut reconnaître les symptômes d’une fièvre nerveuse, et quant aux larmes, qui ne cessaient point, il déclara aussi que c’était nerveux, et ordonna divers calmants.

Après que Claire, son mari et mademoiselle Charlet eurent quitté Beausite, madame Grandvaux sortit doucement de la chambre de sa fille et descendit auprès de son mari, qui, assis devant le feu, buvait à petits coups une bouteille de bordeaux, et respirait à longs traits comme un homme ébranlé qui se réconforte.

— Eh bien ! dit-il brusquement, pourquoi est-ce que tu la quittes ? Je ne veux pas qu’elle reste seule ; je ne serais pas tranquille.

— Ce n’est que pour un moment ; je venais voir comment tu te trouves. Tu as eu si peur !

— Est-ce que je suis donc une femmelette ? Tu peux t’en aller ; je n’ai rien du tout.

— Cela t’a si fort surpris ! Tu causais, n’est-ce pas ?

— Assurément, je causais. Es-tu bête ! tu fais toujours des questions comme ça, toi.

— Oui, je me le rappelle, tu causais avec notre gendre de la vente des bois de Vennes.

— Pas du tout ! pas du tout ! Voilà encore une de tes bêtises ; car tu en dis, à toi toute seule, plus que tous les autres ensemble. Nous parlions de ton cher neveu et de ses belles équipées avec les heimathloses qu’il ramasse dans les chemins.

Madame Grandvaux recommanda doucement à son mari de se coucher de bonne heure, et retourna près de sa fille, car elle n’avait pas besoin d’en savoir davantage. Elle passa la nuit au chevet d’Anna, occupée à la regarder, tout en remuant les lèvres, croyant prier ; mais toute sa prière était cette pensée :

— Que ferai-je, mon Dieu ! que ferai-je pour consoler le cœur de ma pauvre enfant ?

Étienne vint à Beausite savoir des nouvelles de sa cousine. Anna reconnaissait son pas dans le corridor, et envoyait sa mère pour le voir et lui parler. Elle ne s’endormait chaque soir qu’après cette visite, et si Étienne tardait un peu, des tressaillements nerveux prenaient la malade, et sa fièvre redoublait.

Elle guérit enfin, et, comme à l’ordinaire, le premier janvier, toute la famille et quelques amis se réunirent à Beausite. Anna était convalescente et gaie comme on ne l’avait pas vue depuis longtemps ; si gaie même que sa bonne mère, inquiète, ne la quittait pas des yeux. Assise dans un fauteuil, au coin du feu, la tête renversée du côté de la fenêtre, la jeune fille regardait au dehors.

Tout à coup elle devint très-pâle, et cependant elle se leva et s’alla placer près de la porte au moment où sa tante, Mathilde et Étienne entraient. Les autres s’étaient aussi levés, et l’on s’embrassa un peu tumultueusement, en échangeant les compliments d’usage au premier jour de l’année ; Anna était revenue s’asseoir au coin du feu, quand son cousin, s’approchant d’elle, lui souhaita d’une voix émue une meilleure santé.

— Comment, tu ne l’embrasses pas ? s’écria le père Grandvaux.

— Mais c’est fait, répondit-elle de cette voix stridente qui sortait par éclats de sa poitrine à certains moments.

Étienne était sombre et abattu, et ses yeux se portaient obstinément sur sa cousine ; mais pas une seule fois il ne surprit son regard. Elle lui parla, s’occupa de lui, fut bonne et attentive pour lui, plus peut-être que pour les autres, mais elle ne le regardait point. Et plus que jamais elle semblait vivre pour aimer, car elle se multipliait pour se donner à chacun, et il était facile de sentir qu’elle y mettait son bonheur et sa joie, peut-être un peu de fièvre aussi. Mais Étienne comprit bien qu’il n’avait plus de fiancée.

Ce n’était pas Maëdeli qui eût pu le consoler de ce qu’il avait perdu pour elle, car c’était toujours la même créature inculte, sauvage, tournée vers son instinct, sans tenir compte de rien de plus. Elle aimait son amant, et le lui prouvait par une adoration continuelle ; mais il ne pouvait obtenir qu’elle s’appliquât à la couture, ni même qu’elle entretint ses vêtements et la propreté de sa chambre. Quand elle le voyait fâché, toute désolée, elle entreprenait bien de le satisfaire, mais ses efforts étaient de courte durée, et bientôt elle retombait dans son insouciance native, peut-être incurable.

Étienne, d’ailleurs, n’était guère propre au rôle d’instituteur. Dès qu’il avait un peu rudoyé Maëdeli, il se mettait à la plaindre intérieurement et à se reprocher de la tourmenter, comme on l’avait inutilement tourmenté lui-même. Car il s’était volontiers décidé à croire qu’on ne peut modifier son caractère, et, d’un autre côté, la honte et le regret qu’il éprouvait de sa faute l’empêchaient d’avoir pour sa maîtresse la reconnaissance d’un amant heureux, et lui ôtaient le désir de s’unir plus intimement à elle.

Peut-être la pauvre fille elle-même pressentait-elle d’une manière vague tout ce qui la séparait de son amant ? Parfois elle attachait sur lui ses yeux bleus tout voilés de pleurs ; mais s’il l’interrogeait alors, s’éveillant, elle se mettait à sourire et répondait :

— Je ne sais pas.

Cependant les mille francs d’appointements d’Étienne, qu’il n’avait jamais pu trouver suffisants pour ses dépenses personnelles, ne pouvaient subvenir aux frais du petit ménage. Sa pension chez la tante Charlet était payée, ainsi que celle de Mathilde, par leur père, qui envoyait tous les ans de Russie une somme à cet effet ; mais l’achat du vêtement, des cigares, la fréquentation journalière du café et le chapitre des dépenses imprévues, le plus redoutable de tous, ne lui laissaient jamais, d’un trimestre à l’autre, la bourse garnie.

De plus, il avait fait, depuis environ cinq ans, de petites dettes qui, dans l’oubli où il les avait laissées, avaient grandi et étaient devenues hargneuses et menaçantes. Au café Jorand, d’où on l’avait chassé en refusant de lui faire crédit, il devait plus de mille francs sur billet, et, depuis quelques mois, il possédait au café Fonjallaz un compte ouvert.

Maëdeli faisait certes peu de dépense ; mais si elle ne soupçonnait pas le luxe, elle ignorait encore plus l’économie, et enfin il fallait payer sa chambre, son bois, sa nourriture, son blanchissage, et renouveler ses vêtements, qu’elle gâtait beaucoup.

Ne sachant comment triompher de tant de difficultés, Étienne imagina d’y penser le moins possible, et, passant résolûment au café toutes ses heures de loisir, il rechercha la compagnie des moins sérieux, but sans mesure, et se laissa aller à des excès dégradants.

Il faut dire que, dans le canton de Vaud, les accidents de cette sorte tirent peu à conséquence parmi les hommes, et sont avoués par eux aussi facilement que certains accidents d’un autre genre le sont par des filles ingénues, lesquelles, en vous racontant les détails de leur existence, vous apprennent incidemment une maternité ou deux.

Maëdeli, la plus ingénue de toutes, n’y mit pas plus de mystère, et ce fut en souriant qu’elle informa de sa grossesse le triste Étienne, que cette nouvelle acheva d’abattre.

Elle, que lui importait ? Un enfant, ce n’était qu’une nouvelle phase de la vie, un petit fardeau criard ou rieur, qu’on baise ou gronde, et qui, blotti sur le sein, ou abrité dans la paille du char errant, vit et s’élève comme le cerf dans la forêt.

CHAPITRE IX


Une après-midi du mois de mars, Claire était assise dans son salon, près de la fenêtre ouverte, en face de laquelle se déployaient les magnificences du lac et des Alpes. Le printemps, en Suisse, est peu précoce ; mais ce jour-là pourtant l’air était fort doux, et de vifs rayons, dardant sur la terre, éveillaient les rameaux noirs, inertes en apparence, au dedans desquels s’agitait déjà sourdement la foule inquiète des germes pressés d’éclore.

Le ciel, ainsi que le lac, était grisâtre, sauf quelques nuages lumineux, réfléchis mollement dans la coupe limpide, et les Alpes, du sommet à la base, étaient blanches, moins quelques points sombres, çà et là, indiquant des roches perpendiculaires, ou quelque forêt de sapins, dégarnie de neige par les vents de la montagne.

Sous le soleil, les toits étincelaient des brillants de la gelée, et par les mille tuyaux bizarres qui, dans les villes suisses, exposées aux caprices du vent, se hérissent comme des hydres au sommet des maisons, les fumées s’élevaient en l’air. On respirait dans l’atmosphère les langueurs d’un ineffable réveil, et les bruits de la ville montaient, harmonieux et sonores.

Claire disposait la ruche d’un petit bonnet, et travaillait, empressée, regardant son œuvre avec amour.

En effet, c’était joli, et cela plaisait au cœur autant qu’aux yeux. Il y avait sur la table des chaussons blancs, longs comme le doigt, où l’imagination plaçait déjà de petits pieds roses. Peut-être n’y a-t-il pas un seul individu de l’espèce humaine qui puisse regarder sans émotion ces objets destinés à l’être nouveau qui va venir, mystérieux et faible. Ce petit bonnet arrondi ne semble-t-il pas contenir la tête fragile, aux traits indécis, où flotteront, enveloppés aussi de langes et vagissants, l’amour et la pensée ?

S’emparant des ciseaux, la jeune mère, d’un air de triomphe, coupa le dernier fil de son ouvrage, et, renversant sur sa main le petit bonnet, fit le geste d’adresser un baiser à l’être qu’elle y rêvait déjà.

Malgré l’abondante richesse de sa taille, les traits allongés de Claire, ses joues creuses et ses yeux cernés, témoignaient d’une fatigue extrême. Le travail de la maternité en était-il la seule cause, ou d’autres pensées plus amères ? Toujours n’avait-elle plus son sourire et son regard de jeune fille heureuse, quand, à Beausite, autrefois, elle allait devant elle joyeuse et confiante, regardant son avenir comme un marin son étoile.

Au pli mordant que prenait quelquefois sa lèvre et à certaines amertumes de son regard, on devinait une blessure cachée. Beaucoup de femmes ont cette aigreur secrète, qui s’accuse de temps en temps sous le vernis de leur parole. Claire cependant n’était à ce moment sous le poids d’aucune préoccupation douloureuse ; car elle souriait à des rêves dont tous ces mignons objets, épars autour d’elle, révélaient suffisamment l’objet.

À ce moment, Mathilde entra. Elle venait attendre chez sa cousine l’heure de se rendre à Beausite, et engagea madame Desfayes à l’y accompagner. Mais celle-ci refusa : elle avait tant d’ouvrage !

— Pour ce petit enfant ? Mais tu ne l’attends que dans trois mois.

— C’est égal, je n’aurai jamais le temps de tout achever. Il faut tant de choses ! C’est que, vois-tu, je veux que tout soit complet et charmant.

— Tu es donc bien heureuse d’être mère ? demanda Mathilde avec une sorte de curiosité mêlée de dédain et d’intérêt.

— Oh ! je ne puis pas te dire !… Je voudrais le voir déjà, le tenir dans mes bras ! Je ne le quitterai pas d’une minute, et moi seule je le soignerai !

Mathilde devint rêveuse, et un nuage passa sur son front.

— Quelle différence de sort ! dit-elle. Un autre enfant va naître dans notre famille, et celui-là…

— Quoi ! l’enfant de cette heimathlose ? s’écria Claire. Tu oses le dire de notre famille !

— Mon neveu, assurément, répliqua Mathilde, et que tu veuilles ou non le permettre, le tien aussi, quoique à un degré plus éloigné.

— C’est un scandale ! Il faudrait renvoyer cette fille à ses parents dès qu’elle sera accouchée.

— Mais l’enfant ?

— Le mettre en nourrice.

— Et crois-tu qu’elle consente à s’en séparer ?

— Que veux-tu qu’elle en fasse dans une pareille situation ? répondit la jeune mère avec nonchalance.

On entendit retentir la sonnette de l’appartement.

— Qui nous vient ? dit Claire en prêtant l’oreille. Ah ! Louise fait entrer dans la salle à manger. C’est une personne qui veut parler à Ferdinand.

— Il n’est pas à ses bureaux ?

— Non, il est parti pour Morges depuis ce matin. Mais il devrait être de retour, dit-elle en regardant la pendule.

— Louise, demanda madame Desfayes à la bonne qui apportait du bois pour le feu, qui est-ce qui vient d’entrer ?

— Madame Fonjallaz, répondit la jeune domestique. Elle vient des bureaux, où on lui a dit que monsieur devait être ici, et, comme elle est pressée apparemment…

— Madame Fonjallaz ! avait répété Claire du ton d’une vive surprise.

Et aussitôt que Louise fut sortie, se tournant vivement vers Mathilde, avec des regards où la colère et l’indignation étaient encore mêlés d’étonnement :

— Cette femme ! cette femme ici ! comprends-tu cela ?

— Mais ne peut-elle avoir affaire à la banque Dubreuil et Desfayes ?

— Ah ! tu crois ? Non, non, va, c’est autre chose. Enfin je ne sais pas, moi ; que puis-je savoir ? Mais il va tous les jours au café Fonjallaz, malgré ce que j’ai pu dire pour l’en empêcher.

— À ta place, dit Mathilde, je ne m’occuperais pas de cela. Ton mari t’aime ou il ne t’aime pas. S’il ne t’aime pas, je ne comprends guère que tu le disputes à madame Fonjallaz.

— Je ne le lui dispute pas, répondit Claire ; c’est seulement le manége de cette femme que je ne puis souffrir. Mais je suis bien sûre que Ferdinand est incapable…

Elle s’arrêta pour prêter l’oreille : une clef tournait dans la serrure de la porte d’entrée. Ce ne pouvait être que M. Desfayes. Elles reconnurent en effet son pas dans le corridor ; mais il ne vint pas jusque dans le salon, et l’on entendit une autre porte s’ouvrir et se fermer.

— Je vais voir, dit Claire, qui était devenue fort pâle.

Elle sortit un moment, puis revint encore plus émue, en disant bas à Mathilde :

— Ils sont là, dans la salle à manger, tous deux.

— Que t’importe ? Calme-toi. Ta jalousie se trompe peut-être ?

— Eh bien ! non, dit la jeune femme, dont les lèvres blanchissaient, non, je ne me trompe pas. J’ai vu et entendu des choses qui ne semblent rien… comme cela… quand on les raconte, mais qui cependant signifient beaucoup. Et maintenant je suis sûre qu’il y a quelque chose entre eux. L’autre jour, au spectacle, d’une loge à l’autre, ils ne faisaient que se regarder, et à la fin il est allé, en ayant l’air de chercher quelqu’un, jusqu’auprès d’elle. Beaucoup de personnes les regardaient et riaient. J’ai vu cela, moi. On me regardait aussi… Je souffrais !… Et cette femme… son visage en lui parlant… Il faut qu’elle soit folle, cette créature !… Puis encore tant d’autres choses !… On ne peut pas tout dire, vois-tu… mais…

— Mais tu viens de m’affirmer tout à l’heure que tu croyais ton mari incapable…

— Tout à l’heure, oui ; à présent, je crois le contraire… Quand je pense que cette femme est là… qu’ils se parlent… Tiens, il faut que j’aille écouter ce qu’ils se disent ; je n’y tiens plus.

— Claire !… ce serait de l’espionnage ; c’est indigne de toi. J’aimerais mieux, à ta place, entrer hardiment, et ordonner à madame Fonjallaz de ne plus mettre les pieds chez moi.

La jeune femme ne répondit pas ; mais, l’oreille tendue vers la porte, elle écoutait, comme si, à travers les murs, elle eût pu saisir quelques mots.

Tout à coup, incapable de résister plus longtemps à son désir, elle fit de la main à Mathilde le geste du silence, ouvrit doucement la porte qu’elle laissa ouverte, et, marchant sur la pointe du pied jusqu’à l’entrée de la salle où se trouvaient son mari et madame Fonjallaz, elle s’appuya contre le chambranle et appliqua son œil au trou de la serrure sans faire aucun bruit.

Mathilde avait haussé les épaules, et son visage exprimait une vive désapprobation. En effet, c’était vraiment une action folle et honteuse que faisait Claire. La porte de la salle pouvait s’ouvrir tout à coup, ou bien Louise, en sortant de la cuisine, pouvait rencontrer là sa maîtresse. Mademoiselle Sargeaz, anxieuse, resta debout dans le salon, à la même place, les yeux attachés sur Claire.

Le temps lui semblait long. Les minutes s’écoulaient, et Claire était toujours là. Une ou deux fois, Mathilde crut voir un tremblement convulsif agiter les membres de sa cousine ; elle attendit encore, et enfin, perdant patience, elle s’avançait pour ramener Claire, quand elle la vit se détacher de la porte et revenir chancelante, pâle, les traits égarés. À peine Mathilde eut-elle prudemment fermé le salon, que madame Desfayes tombait sur le canapé en poussant des gémissements et des cris.

Elle étouffait ; ses bras se tordaient. Mathilde se hâta de lui donner de l’air en ouvrant sa robe ; mais longtemps ses soins et ses paroles furent inutiles pour apaiser les souffrances de Claire et ses cris de désespoir. Enfin la pauvre femme, fondant en larmes, s’abattit, épuisée, sur les coussins.

Mathilde était fort émue. Elle avait au plus haut degré la haine de l’injuste, et devinait suffisamment, par l’état de Claire, les torts de M. Desfayes. Quand elle vit sa cousine plus calme, elle alla dans la cuisine chercher de l’eau, s’attendant à rencontrer le coupable, qu’elle eût foudroyé de son regard et de sa parole.

Mais elle apprit de Louise qu’il venait de sortir presque en même temps que madame Fonjallaz ; d’abord il avait eu l’air d’hésiter un peu et avait demandé si madame était là ; mais, Louise ayant répondu que mademoiselle Mathilde s’y trouvait aussi, il était parti.

Après qu’on eut bassiné d’eau froide le visage de Claire, et qu’elle eut bu quelques gorgées, elle respira longuement et se trouva mieux. Mathilde alors renvoya Louise, et interrogea sa cousine.

— Tu es donc certaine maintenant qu’il te trahit ?

— Oh ! répondit la pauvre femme en sanglotant à chaque mot, si tu savais ! Oh ! si tu savais, Mathilde ! Hélas ! oui. Je ne suis que trop sûre à présent ! Il l’appelait Herminie… Et sais-tu ce qu’elle venait faire ici, cette odieuse femme ?… lui demander de l’argent ! Est-ce infâme, cela ?… Ils ont aussi parlé de ton frère, et elle voulait que Ferdinand lui garantît sa créance. Après, elle a demandé (conçois-tu cette effronterie ?) pourquoi il n’était pas allé chez elle depuis deux jours. « Vous dites que vous m’aimez… » — Entends-tu, Mathilde ? — « vous dites que vous m’aimez, et vous me laissez ainsi ! J’ai bien souffert. Je me demandais pourquoi ? ce que je vous avais fait ? » — Comprends-tu cela ? — Elle lui parlait comme j’aurais pu faire, moi, et il s’excusait, ma chère ; il s’est excusé !… Il a dit, ce qui est vrai, qu’il avait passé ces deux jours à Morges et à Vevey, pour affaires. Et elle, d’une voix… comme si elle l’aimait : « Si vous m’aviez avertie du moins ; on ne cause pas ainsi du chagrin à ceux qui vous aiment ; c’est mal ! » Et tout bas, lui : « Pardonne-moi… » Oui, je l’ai entendu !… Je crois même qu’il était à ses genoux, mais je n’ai pu voir. Ils changeaient de place. Je crois qu’elle faisait semblant de s’éloigner… Oh ! que je suis malheureuse, Mathilde ! trop malheureuse ! Enfin, le croiras-tu ? il lui a promis ce qu’elle voulait, de l’argent, cette horrible femme ! et… j’ai vu cela, car ils étaient alors en face de moi… il l’a prise par la taille, et ils se sont embrassés… Mathilde, je voulais entrer ; je l’aurais tuée… mais alors mon enfant s’est agité, j’ai eu peur pour lui ; je suis revenue. Mon Dieu ! mon Dieu ! je voudrais mourir !

Elle se rejeta sur les coussins en exhalant des gémissements.

Les sourcils froncés, la bouche contractée, Mathilde pressait les mains de Claire sans parler.

— Eh bien ! demanda-t-elle tout à coup, que vas-tu faire ?

— Moi ? dit la jeune femme, le sais-je ? Et que puis-je, mon Dieu ? Oh ! je te le dis, je voudrais mourir !

— Ce n’est pas une décision, cela, reprit Mathilde. Te voilà, ma pauvre Claire, dans une des situations les plus graves où une femme se puisse trouver : ton amour trahi, la paix de ton intérieur détruite, votre fortune en danger ; car, tu le vois, cette femme n’est pas seulement légère, mais avide.

— Dix mille francs ! s’écria Claire en joignant les mains, tandis que ses yeux s’agrandissaient à fixer cette énormité. Dix mille francs qu’ils doivent, pour des vins, je crois, avec M. Monadier. C’est après-demain qu’échoit le payement, et c’est ce Monadier qui a dit à madame Fonjallaz de venir trouver mon mari, tandis qu’il est allé, lui, je ne sais où ; mais c’était pour faire agir l’influence de cette femme, vois-tu, et ce Monadier n’est, lui aussi, qu’un infâme. Ferdinand d’abord disait : C’est impossible, mon associé ne voudra pas ; et ensuite il a promis.

— Cela se présente comme prêt d’abord et deviendra dans la suite don forcé. Il faudra, Claire, avertir ton père de cela ; quant à ce qui te regarde, il n’appartient qu’à toi seule de te défendre et de te venger.

— Me venger ! Mathilde. Ah ! je le veux ! Quel mal puis-je lui faire, à cette femme, voyons ?

— Eh ! te parlé-je de cette femme ? Je parle de ton mari. N’est-ce pas lui surtout qui est coupable vis-à-vis de toi ?

— Mon mari ! me venger ! mais est-ce possible ? Et comment ? Une femme peut-elle se venger de son mari ?

— Quoi ! s’écria Mathilde en frappant du pied, ce n’est pas lui que tu accuses ! et pourtant c’est lui seul qui t’a trahie ; l’autre ne te doit rien. Alors tu consens à rester auprès de lui ? Tu pourrais supporter cela ? Tu pourrais le voir encore et lui pardonner ?

— Lui pardonner ? jamais ! Non ! Oh ! non ! (Et ses sanglots redoublèrent.) Il m’a brisé le cœur, c’est fini… Je ne croirai plus à rien, jamais !… De quoi vivrai-je à présent, mon Dieu !

— On peut vivre en soi-même, ma chère. Et puis n’auras-tu pas un enfant ? Voyons, prends courage, sois forte ! Aie de la résolution, Claire. Tu verras, cela tient presque lieu de bonheur.

— Ah ! s’écria la jeune femme en versant un nouveau torrent de larmes, qu’ai-je fait pour être si malheureuse ?

Et toute l’amertume amassée depuis longtemps dans son cœur déborda en une intarissable confidence :

— M’a-t-il jamais aimée ? Ah ! je n’ai eu dans toute ma vie que quinze jours de bonheur ; là-bas, dans notre voyage ; il m’aimait, alors ! Jamais, depuis, mon cœur n’a cessé de regretter… Oh ! pourquoi cela n’a-t-il pas duré ?

— Parce qu’un véritable amour ne s’improvise pas, dit Mathilde. M. Desfayes ne t’aimait pas. Il était amoureux de toi, ce qui est bien différent.

— Je l’aimais tant, moi, que j’aurais sacrifié ma vie pour lui. Oui, pour lui, dans un danger, j’aurais été brave ! J’ai abandonné sans regret pour lui mon père, ma mère et ma sœur. Il me semblait le premier des hommes. Tout ce qu’il pensait, je croyais que c’était bien ; tout ce qu’il avait fait, je ne pouvais croire que ce fût mal ; je ne songeais qu’à lui plaire, je ne cherchais mon devoir que dans ses yeux.

— Et tu t’es fait mépriser de lui, ma pauvre enfant. C’était presque juste.

— Oh ! comment fait-on pour ne pas aimer ceux qui vous aiment ? Rester là, froid, muet, à côté d’un cœur plein, qui brûle de s’épancher ! Dédaigner l’amour ! l’amour ! comprend-on cela ? Mais c’est qu’il ne m’aime plus ; c’est qu’il aime cette femme, une coquette effrontée ! une créature que le premier venu prend par la taille ; j’ai vu cela, moi, l’été dernier, au bal sur Montbenon. Elle rit, elle parle haut, elle a de grands yeux noirs. Ils trouvent cela beau. Oh ! moi, je la trouve affreuse, mais affreuse !… Je ne peux pas souffrir cette figure-là. Être désagréable, c’est pis que d’être laide, n’est-ce pas ? Ah ! que vais-je devenir ? Que faire ? Conseille-moi. Tout ceci m’ôte la raison. Qui m’aurait dit, ma cousine, que je serais aussi malheureuse ! Je ne croyais pas même autrefois qu’on pût être malheureux ; je l’entendais dire, mais il me semblait que cela ne me regardait point. Qu’ai-je fait ? Comment ai-je mérité de tant souffrir ? Oh ! vois-tu, j’en deviendrai folle !

Elle se leva, marcha dans la chambre, se tordit les mains, puis retomba de nouveau sur le canapé, tremblante, épuisée. Le pied de Mathilde battait le plancher, et l’on voyait, à l’expression de ses traits, que l’impatience commençait à la gagner.

— Tu perds le temps en vaines plaintes, dit-elle. Bientôt, dans une heure peut-être, tu vas te trouver en présence de ton mari. Si tu ne sais pas agir avec décision et fermeté, tu es à jamais perdue ; tout le reste de ta vie, il te foulera sous ses pieds.

Madame Desfayes essuya ses larmes et regarda sa cousine.

— Eh bien, que faut-il faire ? voyons.

— Avant tout, serais-tu capable de lui pardonner ?

Claire fondit en larmes.

— Ah ! dit-elle, s’il revenait à moi sincèrement !…

— Soit ! reprit mademoiselle Sargeaz, dont l’air disait assez qu’à la place de Claire elle n’eût point admis de pardon. Soit ! Alors tu exigeras qu’il choisisse entre toi et sa maîtresse, et qu’il te donne des garanties formelles, sans quoi tu quitteras dès demain cette maison.

— Tu crois ? murmura la jeune femme, qu’un frémissement parcourut de la tête aux pieds.

— À moins que tu ne consentes à le partager avec madame Fonjallaz, dit Mathilde avec mépris.

— Tu as raison, s’écria Claire. Oui, je lui dirai cela, je le lui dirai ; car des reproches seraient peu de chose pour lui. Mes larmes, il les a vues plus d’une fois, et elles ne le touchent plus. Tu as raison, il aura peur du scandale, il n’osera pas. Peut-être tient-il encore à moi, malgré tout ? Il ne voudra pas rester seul ; car, en partant, j’emporterais tout avec moi.

Son enfant ! il en parlait pourtant avec joie ! Comment a-t-il pu nous trahir tous deux ? Hélas ! il nous a frappés tous les deux ensemble. Toutes mes douleurs, l’enfant les a ressenties. Chaque fois que j’ai souffert, il a souffert aussi. Quelquefois, à force de pleurer, ma tête devenait douloureuse, et je sentais dans mes entrailles d’énervantes douleurs. Alors, à cause de l’enfant, j’ai cherché à me distraire, j’ai fait ce que j’ai pu… Mais à présent…

— Et s’il refusait ? s’écria-t-elle tout à coup, les yeux agrandis par la terreur, s’il refusait ? dis ?

— Eh bien, tu accomplirais ta menace.

— Mais alors ce serait fini, fini pour toujours ! Y penses-tu, Mathilde ?

— Tu vivrais digne et tranquille dans la maison de ton père, où tu élèverais ton enfant loin des insultes et des angoisses que te fait subir cet homme. Claire, je te l’assure, passé de certaines limites, la douceur et la patience sont des lâchetés. Tu as été élevée dans l’idéal de la soumission. Si tu cèdes aujourd’hui, unie à cet homme brutal et corrompu, tu es perdue. De concession en concession, tu descendras… bien bas.

— Oh ! ma tête se fend, dit la pauvre Claire en prenant son front à deux mains. Partir ! être veuve !… Toute la vie… seule, sans amour !…

— Est-ce de l’amour qu’il te donne ?

— Mais j’y pense, d’ailleurs, non, c’est impossible, la loi s’y oppose ; Ferdinand se rirait de moi. Ne sais-tu pas, Mathilde, qu’un mari a le droit de forcer sa femme à habiter avec lui, même, s’il le fallait, à l’aide des gendarmes !

Mademoiselle Sargeaz se leva d’un bond :

— On revise la loi, ma chère !

(Ses petites dents blanches se serraient convulsivement, et ses yeux lançaient des flammes.) Et tandis sa cousine la regardait avec surprise :

— Oui, Claire, on revise la loi. Qui que ce soit, je te l’affirme, homme ou femme, est maître de soi quand il veut l’être. Que M. Desfayes te menace de cette indignité, qu’il l’ose, réponds-lui : « Eh bien, moi, si tu fais cela, de nuit ou de jour, en quelque lieu que ce soit, moi, ta femme, je te brûlerai la cervelle ou je te poignarderai, comme j’ai droit de le faire pour ma légitime défense vis-à-vis de tout brutal qui porte la main sur moi. » Dis-lui cela, Claire ; et alors, je te le jure, il te prendra pour une créature humaine et te respectera.

Claire poussa un long soupir et s’affaissa sur le canapé, où elle se mit à pleurer et à sangloter sans proférer une parole.

Trop énergiques pour elle, les conseils de sa cousine ne pouvaient que l’étonner. Mathilde le vit enfin quand, revenant s’asseoir auprès de Claire, elle s’efforça de nouveau, mais en vain, de lui faire sentir la nécessité d’une résolution.

Alors, après l’avoir contemplée d’un œil triste, avec une compassion mêlée de dédain, elle se leva.

— J’aurais voulu t’être plus utile, Claire ; mais il faut que je te quitte. Je reviendrai te voir demain.

Restée seule, Claire se livra tout entière à sa souffrance.

Il lui semblait qu’elle allait mourir, tant elle souffrait ; car les premières grandes douleurs étonnent toujours l’être qui les éprouve.

Tout ce qu’elle n’avait pu dire à Mathilde, et qui vraiment était inénarrable, certains détails, un mot, des façons d’être, banalités pleines d’importance, vulgarités d’un sens profond, se retraçaient à son esprit, redoublant les amertumes de la trahison.

La trahison ! ce n’est là qu’un mot vague au service de tous ; mais qu’il exprime peu ce que la trahison contient, pour chacun en particulier, de douleurs intimes ! C’est dans le souvenir même des joies et des confiances d’autrefois que résident son poison et ses tortures, et plus l’affection fut intime, plus la trahison est cruelle.

Des épisodes charmants qui remplirent l’âme de bonheur, à présent rappelés, la bouleversent de déchirements horribles. Non, aucune douleur sur la terre n’est comparable à celle de l’affection trahie, qu’elle soit amour ou amitié !

Lui ! Ferdinand ! lui ! Cette exclamation se répétait en elle sur tous les tons d’un désespoir qu’aiguisait encore un étonnement profond. Oh ! jamais elle n’aurait cru cela possible ! lui ! Ferdinand !

Cependant, sous les aiguillons de la jalousie et de l’amour-propre blessé, dans les amertumes de l’amour trahi, la colère de la jeune femme s’exalta. Elle attendait son mari, et, bien qu’elle frémît encore par moments à la pensée de cette lutte, qu’elle allait, pour la première fois, soutenir contre lui, elle la voulait et en appelait l’heure.

Quand elle entendit la porte s’ouvrir, une sensation indicible de crainte, de haine et de douleur, la bouleversa.

Elle devint si tremblante qu’elle éprouva le besoin de retarder, fût-ce d’une minute, cette entrevue, et se sauva dans sa chambre.

Quelques instants s’écoulèrent. Elle entendit ouvrir la porte du salon, et il appela : Claire ! Elle n’eût pu répondre, l’aurait-elle voulu. Elle avait la gorge serrée ; sa respiration était suspendue ; la voix de son mari lui faisait mal. Ferdinand vint dans la chambre.

Il n’y avait qu’une seule bougie, et Claire, assise dans la chauffeuse, vis-à-vis du feu, tournait le dos à la lumière. Aussi M. Desfayes ne put voir le trouble de sa femme, et de sa voix habituelle :

— Que fais-tu là ? dit-il. Je t’attends ; viens donc souper.

Elle fit un grand effort pour répondre :

— Je n’ai pas faim.

— Pourquoi donc ? Es-tu malade ?

N’obtenant pas de réponse, il crut que c’était une bouderie, et, comme il n’aimait pas « les caprices de femme », il tourna sur ses talons, et alla, sans plus d’explication, se mettre à table.

Il avait laissé les portes ouvertes ; elle entendait le cliquetis de sa fourchette et de son couteau, le bruit du verre. Comme d’habitude, il soupait avec sensualité, sans s’occuper d’elle. Ce n’était pas la première fois qu’il en agissait ainsi. Jamais les larmes de Claire ou ses indispositions n’avaient troublé les satisfactions égoïstes de son mari ; jamais quoi que ce fût, à sa connaissance, n’avait empêché Ferdinand de bien manger ni de bien dormir.

Elle avait déjà souffert de cette insensibilité sans lui en vouloir beaucoup. Cette fois, en entendant, du fond de sa solitude et de sa douleur, boire et manger largement et bruyamment cet homme qui venait de briser son cœur, de gâter à jamais sa vie, elle eut un élan de haine et d’indignation.

Elle passa ainsi plus d’une demi-heure occupée à sonder l’abîme qui séparait leurs deux natures. Chez lui, le goût presque exclusif de la vie extérieure ; chez elle, ce besoin d’amour qui, dans la solitude de la vie domestique à laquelle elle était vouée, lui semblait le seul aliment qui fût digne des lèvres humaines.

Au bout de ce temps, elle entendit Louise s’informer si Madame ne mangerait rien ce soir.

— Je ne sais, répondit Ferdinand, demandez à Madame.

— Est-ce que Madame n’est pas couchée ? Elle a été malade cette après-midi.

— Ah ! vraiment… Qu’avait-elle donc ?

— Monsieur ne le sait pas ? Madame s’est trouvée malade, elle était toute blanche. Ça lui a duré longtemps.

— C’est bien, je verrai ce qu’elle a, dit Ferdinand.

Il acheva son repas et vint dans la chambre, où Claire était toujours à la même place, immobile. Elle se sentait épuisée et comme en léthargie, et il lui semblait qu’elle ne pourrait prononcer une parole. Mais quand son mari, en lui disant : « Tu es donc malade ? » se pencha sur elle pour l’embrasser, elle le repoussa violemment et bondit à quelques pas.

— Eh bien ! qu’est-ce que cela signifie ? s’écria-t-il, es-tu folle ?

— Non, mais bien malheureuse, répliqua-t-elle.

— Qu’y a-t-il donc ? qu’est-il arrivé ?

— Ce qui est arrivé ! ce qui est arrivé ! dit Claire d’une voix rauque et déchirée ; il est arrivé que vous me trompez, que vous avez une maîtresse, une maîtresse que vous osez recevoir ici ! J’ai tout vu et tout entendu.

Il fut stupéfait d’abord, puis il s’écria :

— C’est impossible !

— Vous l’avez embrassée, cette horrible créature ; vous l’avez appelée Herminie, vous lui avez promis dix mille francs de notre argent.

Furieux, il frappa du pied par terre, et la menaça du poing :

— Tu écoutais à la porte, s’écria-t-il, c’est infâme !…

— Ce qui est infâme, surtout, c’est de trahir sa femme. Vous ne m’aimiez plus, je le voyais bien… J’ai voulu savoir…

Elle chancela, se retint à une chaise et s’assit, la tête penchée sur son sein, les bras pendants, suffoquée, tremblante.

Il y eut un silence de quelques instants. M. Desfayes dit enfin :

— La chose est moins grave que tu ne le crois.

— Ah ! dit-elle, en protestant d’un geste et d’un regard indignés.

— Oui, je te le jure ; les apparences t’ont abusée. J’ai eu tort, sans doute ; mais le mal n’est pas si grand que tu as dû le penser. Madame Fonjallaz n’est pas ma maîtresse.

Un sifflement ironique sortit des lèvres de Claire.

— Je te le jure. Elle ne m’a rien accordé. Tu ne connais pas cette femme, une petite folle, mais plus sage qu’elle ne le paraît. Tout cela est jeu pour elle, et quant à l’argent…

— Je vous en prie, je vous en supplie, monsieur, ne me faites pas son éloge, à moi ; je sais… délicieuse, adorable, spirituelle, vous me l’avez vantée déjà. Elle ne vous a rien accordé ! Vous lui avez donc demandé ? Bien ! que m’importe ? Est-ce que je me soucie d’elle, moi ? Une effrontée, une femme sans éducation, une maîtresse de café ! est-ce que ces créatures-là me font quelque chose ? je les méprise, je ne m’occupe pas de ça, je ne connais pas ça du tout. Mais vous m’avez trompée ! vous m’avez trompée, Ferdinand !… Moi, je croyais que tu m’aimerais toujours ; tu me l’avais dit… Vous me l’avez juré dans le temple, en prenant les hommes à témoin… et Dieu. J’étais votre femme. Vous m’aviez tant dit que nous serions heureux ensemble. Vous me l’aviez dit avec la voix d’un honnête homme, et je l’ai cru. Je ne croirai plus à rien, maintenant. Ma tête va éclater, je le sens ; je ne puis plus vivre ; mais je dirai à tout le monde, avant de mourir, que c’est votre trahison qui m’a tuée. Et je dénoncerai cette femme aussi, pour qu’on la méprise, qu’on la chasse, et que son mari la batte, l’écrase, la foule aux pieds !…

— Claire, apaise-toi. Tâche de m’écouter un peu et d’être plus raisonnable. Voyons ! tu te fais un mal affreux. Je te répète que cette femme n’est pas ma maîtresse. Claire, calme-toi ! songe à ton enfant !

— L’enfant ! (Les sons de sa voix sortaient avec peine, éclatants et brisés.) L’enfant ! votre enfant ! Je l’emporterai avec moi dans la terre du cimetière. Il ne vous restera rien… plus rien… que votre adorable…

Sous l’étreinte d’une violente attaque de nerfs, elle se renversa en arrière, près de tomber. M. Desfayes la porta sur son lit et la soigna seul, attentif, mais silencieux, les sourcils froncés, et semblant raidir sa patience contre cette épreuve.

Dès qu’une prostration profonde eut succédé à la crise, il appela Louise. On établit la malade plus commodément dans son lit. On lui fit prendre un cordial, et, quand on l’eut replacée anéantie, les yeux à demi ouverts, sur l’oreiller, d’où sa tête pâle se détachait à peine, Ferdinand alla s’asseoir près du feu, sombre et pensif.

La jeune femme contemplait d’un regard vague les images qui l’entouraient, éclairées par les lueurs du feu, qui dansaient çà et là, et par la veilleuse, qui laissait dans l’ombre tout le plafond. À peine avait-elle la force de penser, et cependant les objets qui frappaient sa vue rapportaient en elle les idées dont elle les avait imprégnés.

C’étaient, pour la plupart, des souvenirs d’amour, du temps des belles heures de la chambre conjugale. Mais l’objet qui arrêtait le plus sa pensée flottante, c’était la forme immobile de son mari, dont la silhouette se reproduisait gigantesque sur la muraille.

Le silence n’était troublé que par le crépitement du feu. Ferdinand, accoudé sur le bras du fauteuil, avait la tête sur sa main. Assurément il ne pouvait dormir ? Quels sentiments l’agitaient ? Si c’était du repentir ! Oh ! si c’était du repentir !…

Elle ne pouvait lui pardonner : c’était impossible ; cependant elle désirait de toute son âme qu’il fût repentant.

Un spasme la reprit au cœur en songeant à l’indignité de la trahison, et un gémissement lui échappa.

Ferdinand vint auprès d’elle aussitôt, arrangea son oreiller, la fit boire, lui toucha le pouls, et la supplia de s’endormir.

Pendant ce temps, le cœur de Claire battait avec violence. Elle était si faible qu’elle ne dit rien. Elle éprouvait des sentiments opposés très-pénibles. Ces attentions la touchaient et la révoltaient à la fois.

Elle s’endormit vers le matin, et resta jusqu’à midi plongée dans un sommeil d’épuisement.

Au dîner, M. Desfayes fut rempli d’attention pour sa femme, et la força de manger un peu.

Contre son habitude, il ne sortit pas aussitôt après le repas, mais resta près du feu, un livre à la main. Claire vit bien qu’il ne lisait guère ; mais elle l’approuva de sauver ainsi la gêne de leur tête-à-tête, et en même temps elle lui savait gré de rester là.

À deux heures Ferdinand tira sa montre, puis il dit en se levant :

— Il faut que je sorte ; mais si tu étais plus fatiguée et que tu eusses besoin de moi, tu pourrais m’envoyer chercher à mes bureaux, ou peut-être, par hasard, au café Jorand.

Il n’irait donc pas au café Fonjallaz. Quand elle fut seule, elle pleura, mais avec moins d’amertume.

Tout le reste du jour, elle flotta dans une indécision pénible. Elle n’avait déjà plus assez de colère pour suivre le conseil de Mathilde et songer à quitter la maison conjugale. Pour ces actes éclatants, il faut une force de volonté que les habitudes de l’éducation chez les femmes détruisent, ou empêchent de se former. C’est pourquoi tout dépend chez elles de la violence du premier moment, le sentiment restant improductif sans la volonté.

La fougue des premiers mouvements passée, en effet, tout retenait Claire. Elle n’avait à soutenir en cette occasion aucun principe de moralité, puisqu’elle n’en avait reçu que de résignation et d’obéissance. Elle ne soupçonnait pas qu’il y eût à remplir pour elle le moindre devoir social, ne fût-ce que celui de se défendre elle-même contre l’injustice ou contre l’opprobre.

Rien n’existait pour elle en dehors de la famille et de ses intérêts. Or, dans tout corps constitué (famille ou légion), à part des lois générales, la loi suprême est toujours ce faux honneur qui peut recouvrir l’infamie.

Révéler au public par une démarche éclatante les mystères de sa vie privée, affronter l’opinion à laquelle depuis l’enfance elle obéissait, Claire n’y pouvait songer qu’avec terreur, ou plutôt déjà elle n’y songeait plus. Elle savait bien que, quelque juste que fût sa cause, on ne la plaindrait qu’en la blâmant.

Et quand même seulement on la plaindrait, serait-ce pour elle une consolation bien efficace ? Ainsi que les autres femmes, n’avait-elle pas mis son orgueil à être aimée en même temps que son bonheur ?

Si elle quittait la maison conjugale, son foyer désormais où serait-il ? Elle irait habiter chez ses parents, abdiquant ainsi la seule part d’initiative et d’indépendance que lui donnait dans la vie le gouvernement de son ménage ?

Et l’amour ? Existera-t-elle donc sans vie morale désormais ? Veuve à vingt ans, pour toujours ! tant d’années de solitude ! elle préférerait la mort. Son enfant même, devenu son seul bien, le seul aliment de sa vie, pourrait lui être arraché. Elle n’a droit à rien sur la terre, à rien, ni à son honneur, ni à sa liberté, ni à son enfant, qu’à côté de l’homme qui l’a épousée. Elle restera donc, bien qu’il la trahisse. Elle n’hésite plus, elle restera.

Cependant elle frémit à l’idée des sacrifices qui peuvent lui être imposés, des lâchetés qui peuvent être nécessaires. Elle n’est pas assez fière pour que la crainte de se manquer de respect à elle-même puisse l’inquiéter ; mais frappée dans son sentiment, elle ressent des répugnances énergiques. Non, elle ne recevra pas de nouveaux baisers de ces lèvres qui ont pressé les lèvres impures de madame Fonjallaz.

Dans leur petit appartement, tout se trouvait disposé pour l’intimité complète d’un jeune ménage, et rien ne se prêtait à d’autres arrangements. Transformer la salle à manger en chambre à coucher, quoique gênant, c’eût été possible, mais il fallait acheter un lit. Or, madame Desfayes ne disposait que de l’argent nécessaire aux dépenses de la semaine. Le temps, la force de sortir lui manquaient aussi, et surtout l’audace. On s’étonnerait… Que diraient les gens ? Ferdinand surtout… Plus d’une résolution s’est brisée contre des obstacles aussi vulgaires.

Morne, inquiète, désespérée, elle attendit le soir, espérant vaguement des circonstances l’aide dont elle avait besoin toujours. Elle essayait parfois de rassembler ses forces pour la résistance, mais elle ne parvenait qu’à les épuiser par ses terreurs. Et puis, elle ressentait dans les flancs des douleurs sourdes, et tremblait pour son enfant.

Mathilde, qui vint la voir, irrita son chagrin sans la fortifier. La force ne se communique point.

Le souper fut aussi triste qu’avait été le dîner. Quand Louise se trouvait là, Ferdinand prenait occasion de marquer de la sollicitude pour Claire, en lui offrant quelque chose. Seuls, ils se taisaient.

La jeune femme était d’une pâleur extrême. Renversée sur sa chaise, une main sur la table, elle détournait ses regards de Ferdinand, et le mouvement haletant de son sein gonflé, qui soulevait et abaissait les plis de son peignoir, faisait penser à l’être qui habitait en elle, et qui, souffrant avec elle, déjà, dans ses rêves embryonnaires, recevait les impressions de la douleur.

— Tu n’es pas bien là, sur cette chaise, Claire ; tu ferais mieux de te mettre au lit.

Elle se leva sans répondre et alla s’étendre sur le canapé.

Quand M. Desfayes eut achevé son repas, il vint s’asseoir près de sa femme, et voulut prendre sa main, qu’elle retira.

— Voyons, Claire, dit-il, pardonne-moi.

Elle fut vivement touchée de cette parole humble qu’il prononçait pour la première fois, et fondit en larmes.

— Ah ! Ferdinand ! Les sanglots lui coupèrent la voix. Puis elle répéta encore : — Ah ! Ferdinand !

Il rougit sous ce reproche, qui d’un seul mot et d’un seul accent rappelait leur amour et sa trahison.

— Je suis désolé, je t’assure, dit Ferdinand, de t’avoir si vivement affligée. C’est fini ; désormais, je ne remettrai plus les pieds chez cette femme ; je te le jure. Pardonne-moi, et soyons unis comme auparavant !

— Comme auparavant ! répéta-t-elle, comme auparavant !

— Oui, pourquoi pas ? Voyons, ne me repousse pas. Ne fais pas l’enfant. Je reconnais mes torts et je les répare ; que veux-tu de plus ?

Elle n’aurait su le dire en effet ; car ce qu’elle eût voulu, c’était l’impossible.

— Je ne puis oublier, dit-elle d’une voix à peine distincte.

— Il ne s’agit pas de cela, reprit-il avec un peu d’impatience ; il s’agit d’être raisonnable. Une honnête femme doit fermer les yeux sur les fautes de son mari. Une femme sage doit accepter ses excuses, quand il en veut bien faire, et, de ce moment, revenir à lui sans arrière-pensée et sans vaines récriminations.

Claire le regardait avec une sorte d’hébétement, ne sachant que lui répondre, surprise d’avoir à répondre là-dessus, et ne pouvant comprendre qu’il lui demandât de ne plus souffrir.

Elle était peu habituée à formuler pour elle-même ce qu’elle éprouvait, quoique la douleur et l’inquiétude l’eussent forcément initiée à la réflexion ; mais elle sentait bien que quelque chose de sacré s’était rompu entre elle et Ferdinand ; que leur union désormais n’existait plus au même titre ; que c’en était fini à jamais.

Pour lui, il ne soupçonnait en rien l’affreuse déception de sa femme. Il ne songeait pas qu’elle avait mis toute sa vie sur un seul amour. Il n’avait jamais eu de culte, lui. Enfant, de la bouche de son père et de la part de tous ceux qui l’entouraient il avait reçu cette idée, — non pas sous forme de leçon, mais comme expression familière de la vérité, — que l’amour, pour un homme, ce n’était pas une seule, mais plusieurs. Il n’avait pu s’unir véritablement à sa femme par la seule raison qu’il s’était séparé de ses maîtresses. Hors de l’unité, il ne peut y avoir de religion dans l’amour.

Et tandis qu’elle s’était donnée au contrat tout entière, passé, présent, avenir, avec toute cette science divine, faite d’ignorance ou d’oubli, qui a fait supposer à l’homme l’enfant venait du ciel, lui, n’avait pu donner de lui-même que la part laissée par ces épreuves, qui effacent dans l’âme jusqu’au sens confus des choses sacrées.

— Eh bien ? demanda-t-il d’un ton où le mécontentement perçait.

— Je ne sais que te répondre, dit-elle en pleurant. Je voudrais te pardonner et je ne puis pas ; je souffre beaucoup. Attendons un peu. Je tâcherai d’être plus forte ; je tâcherai d’être comme auparavant.

Mais il frappa du pied et se mit à marcher dans la chambre à grands pas.

— Tu as tort, dit-il sèchement ; il faut toujours accepter une réconciliation franchement offerte. Le moment passé, on ne sait s’il reviendra.

— J’accepte ta promesse de ne plus retourner dans cette maison, reprit la jeune femme avec effort.

— À la bonne heure ! et maintenant plus de reproches, plus de larmes ! dit-il en se rasseyant auprès d’elle. Ton chagrin m’est très-pénible. Je ne veux plus te voir souffrir ainsi. Ne comprends-tu pas que je tiens à toi bien plus qu’à cette femme ? Allons, désormais c’est fini. Embrassons-nous.

Il la prit en même temps dans ses bras, et Claire n’osa le repousser ; mais elle éprouva un serrement de cœur si vif qu’il eût pu la voir pâlir. Cependant il ne s’en aperçut point et lui donna plusieurs baisers.

— Maintenant, poursuivit-il en cherchant à l’entraîner, viens ; il faut te mettre au lit ; tu as besoin de repos.

Mais, tremblante, elle se rejeta sur le canapé en balbutiant :

— Je serai très-bien ici… avec une couverture… je serai très-bien ici…

Ferdinand, qui avait encore le bras passé autour d’elle, le retira d’un mouvement brusque, et, poussant un éclat de rire saccadé :

— Ah ! tu veux faire de ces bêtises-là ! Ah ! tu le prends sur ce pied ! Ma foi ! ce sera plaisant !

En jurant, il mit son chapeau et se dirigea vers la porte.

— À ton aise, ma chère. Tu pourras faire ce qui te plaira ; je ne rentrerai point.

Toute cette colère terrifia la pauvre femme. Elle craignit une rupture complète ; puis elle fut prise de la peur du scandale, qui chez les femmes domine tout. M. Desfayes, allait donc coucher à l’hôtel ? Ce serait dès le lendemain une nouvelle de ville, un étonnement, une risée.

Mieux cent fois eût valu son départ à elle-même ; c’eût été plus digne. Les propos, les suppositions, l’ébahissement indiscret de sa domestique, tout cela à la fois lui saisit l’esprit, et, se levant éperdue, elle retint son mari.

CHAPITRE X


Un des derniers jours du mois d’avril, le matin, par un de ces soleils de printemps sous lesquels resplendissent et étincellent les neiges alpestres, et qui dans la plaine surexcitent le peuple confus des plantes et des bourgeons, le char de M. Grandvaux roulait sur la route de Lausanne à Cully, magistralement conduit par son propriétaire, et portant en outre M. et madame Desfayes, Anna, M. et madame Renaud. C’était un de ces légers chars de campagne, à quatre roues, qui, en guise de calèche, était luxueusement garni de drap gris à l’intérieur, mais qui avait à l’arrière ce compartiment de forme carrée, où les paysans suisses entassent leurs légumes les jours de marché ; car, grâce à l’ingénieuse économie du père Grandvaux, ce véhicule servait à deux fins, et, la calèche enlevée, transportait au marché de Lausanne, tous les samedis, blé, pommes de terre, carottes ou choux.

Le père Grandvaux avait un chapeau de feutre noir et une houppelande grise. Madame Renaud, mise au dernier goût de Lausanne, et fort gaie, causait avec Anna, qui lui donnait la réplique, mais sans beaucoup l’écouter ; car le doux visage de la jeune fille, encadré par les dentelles et les rubans roses de son chapeau, se tournait sans cesse vers le paysage, et le sourire rêveur qu’elle avait aux lèvres s’adressait aux belles rives du lac bien plus qu’au babillage de Fanny.

M. Desfayes et M. Renaud fumaient, causant par bouffées, tandis que Claire, enfoncée dans la voiture, gardait sa langueur inquiète, et ne rompait le silence que pour répliquer brièvement lorsqu’on lui parlait. On rencontrait sur la route d’autres voitures et des gens à pied, et de temps en temps passait quelque char rempli de filles endimanchées et de jeunes soldats, où souvent, faute de place, on se tenait debout, les bras enlacés, riant à cœur-joie. Tout ce monde se rendait à la fête militaire de Cully, petite ville voisine de Lausanne.

L’air était chaud et le ciel bleu. Les buissons étincelaient de rosée. Marguerites, violettes et primevères tapissaient les marges des fossés.

Dans sa plus grande partie, la route côtoie le lac, et, tandis que la rive vaudoise se déroule dans tous ses détails, baies sablonneuses, rochers, vignobles, maisonnettes ou villas, en face, la côte de Savoie présente par grandes masses, au loin, ses bois rougissants, ses gorges profondes et ses blancs villages, les uns perchés sur la croupe des hautes collines ou nichés dans des coupures de torrents, d’autres couchés au raz de l’eau. Tout ce paysage apparaissait double, réfléchi dans l’eau avec une fidélité si scrupuleuse, que les moindres détails étaient retracés. Une moitié du lac en était assombrie, l’autre étincelait comme un prisme.

On arriva bientôt au pied du mont qui domine Cully, et sur le versant duquel était située une maisonnette appartenant à la famille Renaud, dans une situation qui eût fait envie à quelque nid féodal.

Tout le monde alors mit pied à terre, car le chemin était rocailleux et escarpé. Claire, seule, resta dans la voiture, à demi couchée, les yeux attachés sur la scène des Alpes, qui s’emplissait de formes nouvelles à mesure que l’on montait.

Elle se laissait aller au charme de cette belle journée. Les traces de la souffrance étaient profondes sur ses traits, et ses yeux semblaient contenir un fonds inépuisable de mélancolie ; mais cependant on sentait en elle, comme dans la nature, une jeunesse plus forte que tout élément de destruction, quelque chose d’analogue à ces rameaux de la montagne, flétris et fatigués d’un long séjour sous la neige, mais qui, pleins d’une séve puissante, recommençaient à se couvrir de feuilles et de fleurs.

Claire avait cédé aux douces excitations du printemps, et s’était réjouie d’aller à la fête, qui attirait de Lausanne et des environs une foule de curieux.

On connaît l’organisation militaire de la Suisse, où chaque citoyen est soldat. Pendant tout l’été, dans les chefs-lieux de district, les recrues de l’année, c’est-à-dire les jeunes gens de vingt et un ans, sont exercés à la discipline militaire et au maniement des armes, tandis qu’à certaines époques une partie de l’armée, dite fédérale, s’exerce dans les camps. En outre, dans chaque district, au printemps, deux ou trois jours sont consacrés à des revues générales, qui réunissent les hommes en état de porter les armes, de vingt-deux à cinquante ans.

Pour ces manœuvres d’ensemble une plaine est nécessaire. Mais la plaine en Suisse est chose des plus rares. Cully, petite ville, resserrée entre le lac et la montagne, n’ayant trouvé qu’à plusieurs cents pieds au-dessus d’elle, dans les plis d’un mont, une prairie assez vaste pour contenir son rassemblement, avait décidé qu’il se tiendrait là. En sorte que, depuis la veille, on voyait, s’accrochant aux flancs du mont, bêtes et gens monter à l’envi les ustensiles : tables, bancs, vaisselle, tonnes et tonneaux, et la nourriture nécessaire pour quatre à cinq mille personnes.

Ce n’est pas que le cercle de Cully fournisse des milliers de soldats ; mais ces fêtes militaires sont aussi des fêtes de famille, et le moindre bambin n’y pouvait manquer.

Après que nos voyageurs eurent fait une courte halte à la campagne Renaud, ils achevèrent l’ascension du mont. Claire, appuyée sur le bras de son mari, s’en acquitta heureusement. Pour tout véritable Suisse d’ailleurs, monter n’est pas une fatigue, c’est marcher tout simplement. La pente était verdoyante et semée de fleurs. De petites prêles abondaient, et la gentiane, çà et là, montrait son bleu calice. Quelques attardés montaient encore ; un seul homme descendait, un magnifique sapeur, dont la démarche vacillante rappelait le balancement d’une tour minée par l’incendie ou par les flots. Cependant le sapeur ne s’écroulait pas, et, toujours à la recherche de son équilibre, il le rattrapait toujours.

— Quoi ! s’écria Renaud, déjà blessé à la bataille, mon brave ? Vous êtes donc allé au feu le premier ?

Le sapeur le regarda d’un air hébété ; mais comme il entendait parler de bataille, il se mit à crier : Vive la Suisse ! avec tant d’enthousiasme que, perdant de vue la terre, il s’abattit pesamment près d’un buisson de genévriers.

— Honneur au courage malheureux ! dit Renaud en faisant le salut militaire.

Et ils passèrent en riant.

— C’est ce soir qu’il y fera beau ! s’écria le père Grandvaux, et qu’on roulera bien sur le flanc de la montagne. Plus d’un mari ce soir manquera à l’appel.

— Ça sera la fête des lanternes, dit Ferdinand ; on verra courir par ici des ombres et des lumières, et l’on entendra des voix d’épouses éplorées, auxquelles répondront de sourds ronflements.

— Nous verrons, nous verrons, reprit Renaud, si, en votre qualité de capitaine, vous ne vous croirez pas obligé de donner l’exemple.

— À Lausanne, à la bonne heure, mais ici je n’ai pas de commandement.

Du point où l’on était parvenu, on découvrait à l’horizon un cercle presque entier de montagnes, et ce pays féerique, aux dômes éblouissants, aux flèches hardies, aux tours massives, aux creux immenses et aux grands escarpements, devenait un pêle-mêle fantastique, un monde à nourrir des rêves infinis. Mais lorsqu’ils arrivèrent au sommet du versant, ils se trouvèrent sur un plateau légèrement creusé, comme le tablier d’une berceuse, et un spectacle tout autre frappa leurs yeux.

C’était comme une fourmilière humaine, bariolée de couleurs diverses, qui s’agitait en tous sens à la surface d’une vaste prairie, dominée au nord par la crête du mont. Les tables en plein vent, le toit pointu des tentes de coutil où s’abritaient des restaurants plus confortables, l’éclat des armes, la nasillarde musique des carrousels et des jeux, les uniformes, les vêtements de toutes formes et de toutes couleurs, et les chapeaux de paille aux larges ailes et aux longs rubans, que le vent faisait flotter, la basse bourdonnante des conversations, les chants, les cris, tout cela était d’un effet étrange, éclairé par une vive lumière, sous un beau ciel et au sein de ces montagnes, dont les têtes blanches, apparaissant au bord de la plaine, semblaient, étonnées, considérer froidement cette agitation.

Il était midi. Les exercices venaient d’être suspendus, et l’on banquetait. On banquetait du reste depuis le matin, et les longues tables garnies de bancs ne se vidaient guère. Ailleurs, beaucoup de familles, assises en rond sur l’herbe, s’occupaient d’absorber le contenu de leurs paniers. De toutes parts étaient confondus les robes et les uniformes, les képis et les chapeaux, les sabres et les ombrelles, et, rangés en faisceaux, les fusils reluisaient.

On était venu là de plusieurs lieues à la ronde. Les habitants de Lausanne y étaient nombreux. Étienne, accompagné de Camille, passa près du groupe où se trouvait la famille Grandvaux ; mais, au lieu de répondre à son timide salut, M. Grandvaux détourna la tête.

C’est qu’il venait d’arriver à Étienne un nouveau malheur. Le cafetier Jorand, auquel depuis longtemps il devait une forte somme, avait obtenu un jugement contre lui et l’avait fait arrêter et mettre en prison. Étienne, du même coup, allait perdre sa place d’employé si la liberté ne lui était promptement rendue ; mais sa sœur était loin de posséder l’argent nécessaire, et l’attendre de Russie était se résigner à une destitution.

Dans cette circonstance, l’obligeance du père Grandvaux pour son neveu étonna tout le monde. Il paya la dette. Mais, aussitôt après la libération d’Étienne, l’ayant conduit chez un notaire, il lui avait fait signer une reconnaissance, et, sans vouloir accepter ses remercîments, il l’avait quitté furieux, lui défendant de reparaître jamais à Beausite.

Par quelles persuasions Anna avait-elle pu obtenir du père Grandvaux qu’il ouvrît sa bourse pour Étienne ? On l’ignorait. Mais, depuis sa maladie, elle avait sur son père une plus grande influence. Le bonhomme était inquiet ; il ne la trouvait plus aussi fraîche ni aussi joyeuse. On n’aurait pu dire cependant que l’humeur d’Anna avait changé, car c’était toujours la même excellente enfant, bonne et attentive pour tous, gaie même quand il fallait égayer les autres ; mais sa vraie gaieté d’autrefois, si limpide et si profonde, n’existait plus, et ses longs cils, qui s’abaissaient fréquemment, semblaient jeter sur ses traits un voile de tristesse.

Elle n’avait jamais eu beaucoup d’éclat ; mais sous ses paupières, à travers une douceur profonde, on voyait autrefois rayonner, égales et pures, les saintes flammes qui alimentent l’âme et lui donnent la santé ; maintenant leur foyer semblait éteint, et ce doux regard était noyé d’ombre. — Car, dans le langage de notre terre, fille du soleil, la peine et le mal se disent ombre, et le bien lumière.

Anna n’avait pas imité la froideur de son père, et tout en pâlissant, elle avait salué son cousin d’un air amical.

Quant à Claire, elle ne put cacher son trouble en apercevant madame Fonjallaz, qui, donnant le bras à l’une de ses amies, causait avec deux ou trois jeunes gens, de cet air provoquant et dégagé qui la faisait trouver si piquante.

— Elle était là ! pensa Claire. Ah ! elle devait être là !…

Aussitôt, elle se rappela combien Ferdinand avait paru tenir à assister à cette fête, et qu’une ombre… quelque chose, avait passé sur son visage quand elle avait annoncé l’intention d’y aller aussi… Il avait même essayé de l’en détourner.

Dès lors, tout le charme de cette journée fut perdu pour elle, et elle retomba en proie à ces inquiétudes qui la dévoraient depuis qu’elle avait découvert l’infidélité de son mari. Autant, autrefois, elle avait eu de confiance, autant elle était devenue facile au soupçon. Maintenant, quand M. Desfayes sortait, cachée derrière le rideau d’une fenêtre, elle épiait de quel côté il portait ses pas ; et, quoiqu’elle sût bien que tout chemin menait à la place Saint-Laurent, de même qu’à Rome, s’il prenait par le grand pont qui y conduit directement, elle avait le cœur saisi d’angoisse et restait livrée aux pensées les plus cruelles jusqu’au retour de son mari. Alors elle s’évertuait en questions détournées pour savoir où il était allé et surprendre quelque contradiction dans ses réponses.

— Claire, en vérité, qu’est-ce que cela veut dire ? Voilà trois fois que je vous adresse la parole et que vous ne me répondez pas. C’est pourtant trop fort de s’absorber ainsi au milieu d’une fête…

— Oh ! c’est que… je regardais… Eh bien ! Fanny, que disiez-vous ?

— Je vous montrais cette petite cafetière de la place Saint-Laurent, ma chère. Comme elle est mise ! Une toilette magnifique ! Ne dirait-on pas une grande dame ?

— Si ce n’étaient son air et ses manières, observa Claire d’une voix haute, car elle voulait être entendue.

Et précisément Ferdinand se trouvait tout près. Elle reprit :

— Mais il est impossible d’avoir plus mauvais ton et d’être plus effrontée ! Pour sa toilette, ma chère, ça ne m’étonne pas ; car, très-probablement, elle ne lui coûte rien.

En même temps elle observait Ferdinand du coin de l’œil, et vit la rougeur de la colère lui monter au front. Elle eut peur, mais n’en fut que plus excitée.

— Bah ! vraiment ! répliqua Fanny, elle serait la maîtresse de quelqu’un ?

— De quelqu’un ou de plusieurs, je ne sais, répondit madame Desfayes, en imprégnant ses paroles de la haine corrosive qui lui brûlait le cœur.

— Claire ! s’écria Ferdinand furieux, il me semble que tu dis là des choses fort inconvenantes…

— C’est qu’en parlant de cette femme-là, répliqua-t-elle, il est impossible de dire autre chose.

— Taisez-vous alors, dit-il durement, quoiqu’à demi-voix.

— Eh bien ! mais, en effet, je crois avoir entendu dire qu’elle était très-légère, s’écria Fanny.

— C’est possible, observa le père Grandvaux d’un ton bonhomme ; mais, après tout, ça ne nous fait rien.

— Le fin mot de la méchanceté de ces dames, dit Renaud, c’est que madame Fonjallaz est en effet très-bien mise, et que ne pouvant déchirer la toilette, dont elles sont jalouses, ces dames déchirent la personne elle-même à belles dents. Le seul sentiment vrai des femmes les unes pour les autres, voyez-vous, c’est la jalousie. Pour moi, ce n’est pas le café Fonjallaz que je fréquente, mais l’autre jour, quand j’y suis allé pour vous parler, Ferdinand, j’ai remarqué cette petite femme, et elle ne m’a pas paru plus coquette qu’une autre, mais seulement fort bien entendue à son métier.

— L’autre jour ! murmura M. Desfayes évidemment contrarié, oui, c’était Monadier qui m’y avait fait entrer… Je suis de votre avis ; c’est une femme honnête, ajouta-t-il en raffermissant le ton.

— Tu souffres, Claire ? dit Anna inquiète en regardant sa sœur.

— Oh ! ce n’est rien.

— Encore ce petit enfant ! s’écria la voix de fausset de madame Renaud. Mon Père ! que c’est incommode ! Claire, décidément, vous me donnez envie de n’en point avoir.

On chercha des siéges et l’on se plaça de façon à voir les exercices qui recommençaient.

— Nous avons des fauteuils pour vous, cria Renaud à Camille et à Étienne, en leur montrant le banc où lui et les siens étaient assis.

— Pourquoi diable les appelez-vous ? ne put s’empêcher de dire avec humeur M. Grandvaux.

Renaud se tourna vers M. Desfayes :

— Est-ce que le père d’Étienne n’a pas acquitté sa dette ? demanda-t-il.

— Mais oui, répondit Ferdinand.

— Alors pour quelle raison votre beau-père fait-il ainsi la mine à ce pauvre Étienne ? Est-ce qu’il ne pourrait pas lui pardonner d’avoir compromis ses écus pour un instant ?

Après avoir serré la main de Claire, Étienne saluait timidement sa cousine Anna, quand il vit la main de la jeune fille s’avancer vers lui. Il la saisit et la serra ; mais ce fut en vain qu’il chercha le doux regard qui autrefois, en pareille rencontre, se confondait avec le sien. Une fois de plus, abattu et découragé, il se laissait tomber à côté d’elle sur le banc, quand M. Grandvaux se mit à crier :

— Anna, j’ai quelque chose à te dire.

Elle se rendit aussitôt à l’autre bout du banc, à côté de son père, qui la garda près de lui.

Les troupes s’étaient rangées en ordre de bataille et exécutaient des feux de peloton. Il va sans dire qu’on ne tirait qu’à poudre. Bientôt, elles se séparèrent en deux corps et simulèrent une bataille. Sur les flancs, des tirailleurs s’éparpillaient, déchargeaient leurs armes et couraient se rallier.

Une foule de curieux de tous les âges, où dominaient surtout les femmes et les enfants, suivaient les manœuvres de fort près, copiant avec désordre tous les mouvements des troupes, avançant, reculant, fuyant à droite ou à gauche, prenant de fausses voies, revenant soudain, ondulant sans cesse.

Il y eut un moment où, après s’être rangée sur une seule ligne, l’armée, se repliant subitement, enserra la foule dans le cercle qu’elle formait ; et, s’amusant des exclamations des femmes, de l’effroi des enfants, de l’embarras de tous, les soldats poussaient doucement, avec des ménagements extrêmes, ce troupeau de prisonniers.

Camille en riait de tout son cœur.

— C’est charmant ! disait-il, ma foi !

Mais en même temps la raillerie pétillait dans ses yeux et se glissait entre ses paroles à l’aspect de ces soldats suisses, bourgeois déguisés, dont le sabre bat les flancs, que le képi coiffe en l’air, et dont l’uniforme, bien de famille, est toujours trop large ou trop court.

— Sacristi ! sapristi ! saperlotte ! s’écriait le père Grandvaux, les yeux humides de patriotisme, c’est tout de même de fameuses troupes, ça ; hein ! qu’en dites-vous, monsieur le Français ?

— Le Français s’en moque, père Grandvaux, dit Ferdinand ; il ne les trouve pas assez ficelées.

— Allons donc, monsieur Camille, vrai ? C’est pour de rire, je pense. Est-ce que vous croyez, par hasard, que si vous veniez chez nous, en armes, s’entend, ces gens-là ne vous rosseraient pas de la bonne manière ?

— Vous croyez ? fit Camille, de l’air le plus ironique.

— Eh bien ! s’écria Ferdinand, vous qui vous dites démocrate, Camille, et qui vous piquez de prendre les choses de haut, vous vous fourvoyez complétement par vanité nationale et vous épousez l’armée de César, afin de rabaisser la nôtre. Vous savez cependant que les armées permanentes sont incompatibles avec la liberté d’un peuple, et je vous ai entendu cent fois les maudire.

— C’est vrai, dit Camille ; mais, puisque le peu de civilisation que nous avons les rend encore nécessaires…

— Pour quelle raison ? demanda Renaud.

— Pour la défense de la patrie, si les Russes ou les Prussiens…

— Camille, si en 1814 et 1815 vous aviez eu notre organisation militaire, votre sol n’aurait été foulé par aucun Cosaque. Est-il besoin de demander ce qu’auraient fait les puissances alliées en face de six à sept millions de soldats citoyens ?

— De soldats citoyens électrisés par le danger de la patrie ! monsieur Camille. Ne comprenez-vous pas quelle différence existerait entre ces laitiers et ces laboureurs, qui ont endossé ce matin l’uniforme pour une fête, et ces mêmes hommes chargés de défendre leurs foyers, leurs femmes, leurs enfants, contre des armées étrangères ?

— Vous avez raison, répondit Camille avec l’élan de la franchise. La force qui anime alors un pareil soldat est bien supérieure à celle de la discipline. Votre armée est la seule que puissent accepter la raison et la liberté. C’est le feu sacré de l’enthousiasme…

— Feu sacré, oui, monsieur ! nous le tenons ! nous l’avons là ! cria M. Grandvaux en se levant avec transport et en se frappant la poitrine. Ah ! le Suisse ! Voyez-vous, monsieur Camille, le Suisse ! il faut apprendre à le connaître ; mais alors…

— Et ne pensez vous pas, monsieur, dit Anna, que le paysan français, s’il s’habillait en soldat, comme le nôtre, pour un seul jour, serait, lui aussi peut-être, un peu gauche sous l’uniforme ?

— Décidément, je rends les armes, dit gaiement Camille ; et c’est à mademoiselle Anna.

— Parbleu ! c’est qu’elle est une vraie Suissesse, ma fille ! dit le père Grandvaux dont l’émotion commençait à ne plus connaître de bornes, et qui serra sa fille dans ses bras à l’étouffer.

Il est certain que ceux qui appelaient le père Grandvaux un vieux dur à cuire auraient indigné ce jour-là toutes les âmes sensibles. Sa large face éclatait de bonhomie, ses petits yeux gris brillaient, et une larme, vraiment, s’y montrait parfois. Au sein de ces blanches montagnes, à l’aspect de cet appareil guerrier, dans ces prairies où alpent les vaches, le vieux Vaudois s’imaginait de nouveau épeler la page noircie du livre en lambeaux où jadis, à l’école, il y avait longtemps, il avait appris l’épopée de sa patrie, Guillaume Tell et Winkelried.

Cependant l’exaltation patriotique, chez les vieillards, et particulièrement chez tous les Suisses, n’est à son aise qu’à table, accompagnée du choc des verres et arrosée d’un vin généreux. Le père Grandvaux n’avait d’ailleurs bu que deux bouteilles à la campagne Renaud, et depuis qu’il était monté il n’avait pu se rafraîchir qu’en passant, par quelques rasades.

Aussi regardait-il autour de lui avec un peu d’inquiétude, et quelque chose lui manquait, lorsqu’il vit venir à lui de vieux amis qui l’engagèrent à boire un verre, expression habituelle, mais litote s’il en fut. Son premier mouvement fut de les accueillir avec enthousiasme ; mais ensuite il hésita, en regardant sa fille et Étienne, et sembla se demander s’il n’emmènerait point Anna boire un verre aussi.

Au point de vue des usages suisses, la chose se pouvait ; mais il eût fallu engager toute la compagnie, et M. Grandvaux savait bien que ses vieux camarades ne voulaient que lui. Chacun d’eux avait à raconter son histoire, toujours la même, et puis tous ensemble on exalterait en chœur la libre Helvétie ; mais tout cela se disait mieux quand il n’y avait pas de jeunes gens pour interrompre, critiquer, pérorer, faire les entendus. Il fallait se résigner. M. Grandvaux partit en disant :

— Tu me garderas ma place, petite.

Anna la garda fidèlement, en effet, et Étienne n’osa point venir se placer près d’elle ; mais il arriva qu’on se lassa d’être assis, qu’on fit un tour dans la prairie et qu’Étienne se trouva marcher à côté d’Anna.

Pendant assez longtemps il ne lui dit rien et semblait écouter avec attention tout ce que disaient les autres, obligeant son visage triste à sourire quand ils riaient ; mais enfin, voyant que Claire avait accepté le bras de M. Renaud, il offrit le sien à Anna. Elle le refusa d’un ton fort doux ; cependant il en fut blessé et lui dit amèrement :

— Tu me méprises, n’est-ce pas ?

Pour toute réponse, la jeune fille enlaça de son bras le bras de son cousin. Il ne la remercia point, tant il était ému. Elle baissait les yeux et sembla un moment occupée à vaincre son émotion ou sa timidité ; puis elle dit :

— Je ne puis pas te mépriser, car je t’aimerai toujours, mon cousin. Mon amitié est à toi pour la vie. Je te plains, je souffre avec toi. Je sais que tu as bon cœur, et que, quand même tu agis mal, ton intention était bonne. Il y a des gens prospères et considérés qui ne vivent que du mal des autres, et j’aime encore mieux que tu ne sois pas un de ceux-là. Tâche seulement de prendre courage, et puis… ne fais pas comme d’autres… Sois toujours bon et juste envers Maëdeli.

Autant les premières paroles de sa cousine avaient relevé le pauvre Étienne, autant ce dernier mot l’écrasa. Entendre ce nom prononcé par elle ! Maëdeli ! l’insurmontable obstacle qui le séparait d’Anna. Il le savait bien, hélas ! mais il l’oubliait toujours. Il n’eut pas le courage de répondre, et comme sa cousine, en achevant de parler, avait dégagé son bras du sien, il resta seul en arrière, puis alla s’asseoir sur un banc désert, la tête dans ses mains.

Il se trouvait si malheureux qu’il se mit à chercher avec rage, avec une grande puissance de désir, les moyens de conjurer le mauvais sort qui le poursuivait en toutes choses. Oh ! s’il pouvait réussir ! se réhabiliter un peu ! se distinguer, s’enrichir !

— À quoi diable pensez-vous ? dit une voix rude, en même temps qu’une main s’appuyait sur son épaule, et l’homme enjamba le banc et s’assit auprès d’Étienne.

— C’est vous, Monadier ! je pensais à vous, justement.

— Tiens ! pourquoi donc ?

— Je me demandais comment vous faites, vous et d’autres, pour mener la vie si rondement, quand moi je m’y accroche à chaque pas.

La figure de Monadier prit l’expression d’une vanité triomphante, et, saisissant Étienne par l’épaule, tout en le contemplant de ses gros yeux riants :

— Eh ! eh ! eh ! eh ! dites donc, est-ce que vous voudriez avoir mon secret ?

— Ma foi ! oui, dit le jeune homme ; comment faites-vous ?

— Ah ! vous voulez mon secret ! Il faut comme cela que je vous dise comment je fais… Hum ! hum ! ta, ta, ta, ta ! Eh bien, nous allons causer.

On apporta une bouteille de Lavaux. Il avait demandé du meilleur très-haut. Quand ils eurent choqué les verres :

— Ah çà ! voyons, dit-il d’un air paterne, est-ce que vous penseriez enfin… là, sérieusement, à votre avenir ?

— Parbleu ! si quelqu’un est las de l’existence qu’il mène, je vous jure que c’est moi. Ce n’est pas que j’y aie jamais trouvé grand plaisir, allez, et ce qu’elle m’a rapporté de plus clair, ç’a toujours été des ennuis et des reproches.

— Euh ! fit Monadier en haussant les épaules et avec une moue de bonhomie, les grands parents sont si grondeurs ! Les gens deviennent comme ça sévères quand ils ne peuvent plus s’amuser… Bah ! mon cher, que voulez-vous ? quand nous serons pères, nous ferons de même, nous aussi. Ah çà ! mais, dites donc… est-ce vrai ?…

Il se mit à rire en contemplant Étienne de ses gros yeux rutilants, mais sans véritable éclat, pareils à un globe de cristal traversé par la lumière.

— Eh ! eh ! eh ! on dit que vous donnez des citoyens à la patrie ?

Étienne haussa les épaules en signe d’aveu.

— Bah !… bah !… il ne faut pas vous affliger pour ça, mon cher ; c’est un peu embarrassant, j’en conviens ; mais… il faut avouer aussi que la loi de ce pays n’est pas commode en fait d’enfants[4]. S’est-elle déclarée au magistrat ?

— Non, car la pauvre enfant ne sait rien au monde ; mais elle n’a pas eu tort de se confier à moi.

— Vous avez raison, vous avez raison ; il faut être généreux. Mais pourtant, si j’étais que vous, je ne l’avertirais point. On est toujours mieux placé d’être le maître. Ça la tiendra un peu vis-à-vis de vous. À propos, ajouta-t-il en se penchant vers Étienne, on dit qu’elle est bien jolie !

— Oui, répondit tristement le jeune Sargeaz.

Mais Monadier cligna des yeux et frappa sur l’épaule d’Étienne, en s’écriant :

— Heureux coquin !

Cependant, quand il vit que son interlocuteur ne donnait pas dans ce sujet :

— Pour en revenir à ce que vous me demandiez, mon cher… en définitive, ce que vous voulez, c’est toujours, au fond, gagner de l’argent ?

— Oui, dit Étienne.

— Eh bien, c’est de savoir faire qu’il s’agit, de savoir faire tout simplement !

— Soit, alors enseignez-moi…

— Ah ! mon cher, ça n’est pas facile. Ah ! vous croyez que ça s’apprend comme cela ? Vous vous imaginez donc que, si je réussis, moi, dans tout ce que j’entreprends, c’est en me croisant les bras ? Mais je vis dans le feu, mon cher ; mais c’est un enfantement continuel, une activité dévorante ! Ah ! l’on a des soucis !…

— Vraiment, dit Étienne, effrayé déjà.

— Eh bien, ce n’est pas déplaisant, je vous assure. On a de la peine, mais on crée, mais on est orgueilleux de soi… Vous comprenez : découvrir les bonnes affaires… le coup d’œil, le flair, un véritable génie, parbleu ! (Il était ému.) Enfin on fait quelque chose, on se mêle à tout, on tripote dans tout. On connaît les hommes, on se fait connaître. — Et puis, mon cher, et puis (continua-t-il d’un ton de confidence), il ne faut pas se le dissimuler, si l’on vient à mettre la main sur une véritable affaire, une vraie s’entend, ma foi ! alors, votre fortune est faite, et vous n’avez plus là qu’à jouir de la vie, sans fatigue, au milieu des plaisirs. Table succulente, vins fins, femmes charmantes, tout est à vous.

— Mais c’est assez rare, observa ironiquement le jeune Sargeaz.

— D’accord, mais ça peut arriver. Et quand même ça n’arrive pas, voyez-vous, on gagne toujours à faire des affaires. À force de toucher de l’argent, il en reste toujours quelque chose. Voyez un peu : Qui est-ce qui se contente de son revenu chez nous ? Personne. À côté de la fonction officielle, qui est le pain assuré de la famille, tout le monde brocante quelque petite affaire. Nos traitements sont dérisoires. Que pouvez-vous faire, vous, avec vos mille francs ? Rien que des dettes, cela va sans dire. Nous sommes de notre temps ; nous voulons vivre, et bien vivre. Aussi faut-il faire un peu de commerce ou d’agiotage ; il n’y a pas d’autre moyen.

Il parla longtemps sur ce sujet, analysant sans vergogne nombre de tripotages. Étienne l’écoutait à la fois pensif et plein de répugnance.

— Eh bien, ce n’est pas mon affaire, dit-il, et je vais vous en donner la meilleure raison, c’est que, pour commencer, je n’aurais pas le premier batz[5].

— Raison de plus, mon cher, s’écria Monadier en ouvrant ses bras ; car, grâce à cela, la chance est complétement supprimée pour vous. Ne savez-vous pas que les deux tiers des spéculateurs sont dans ce cas ? Avec quoi a commencé votre oncle Grandvaux, qui dans ce moment peut-être possède plus de cinq cent mille francs ? Avec sa parole, tout simplement. Dieu sait pourtant ce qu’elle vaut !

— Non, Monadier, je vous le répète, je n’ai pas l’esprit d’intrigue, et l’audace me manque absolument. Je désirerais assez pourtant quitter cette galère maudite où je rame huit heures par jour, sans gagner plus que le moindre de nos manœuvres ; il y a des moments, tenez, où l’envie me prend de m’engager au service de Naples ou de Rome.

— Ne faites pas cela, mon cher ; c’est une triste spéculation. Cette vocation-là n’a plus les mêmes avantages. Eh ! je vois bien ce qu’il vous faudrait, une occupation dans quelque industrie… avec un associé honnête et intelligent…

Monadier parut réfléchir, puis il fit un soubresaut, se frappa le front, donna un grand coup de poing sur la table, regarda Étienne sans parler, en appuyant la main sur la main de son interlocuteur, et après l’avoir ainsi tenu dans l’attente et dans une sorte d’anxiété :

— Le diable m’emporte, s’écria-t-il, si je n’ai pas votre affaire !

— Vraiment ! dit Étienne, qui, pendant toute cette mimique, faisait assez niaise figure.

— Mon cher, ce n’est pas pour m’en faire un mérite, mais c’est uniquement parce que c’est vous. Je pensais à quelqu’un qui eût été simplement un employé à mes gages ; bien entendu que ce n’est pas cela que je vous proposerai. Il m’en reviendra moins de bénéfices, mais j’aurai le bonheur d’avoir obligé un ami.

Ils se serrèrent la main avec un attendrissement, qui, chez Monadier, touchait presque aux larmes. Étienne attendait toujours.

— Mon très-cher, c’est toute une histoire : bah ! je crois que ces choses-là n’arrivent qu’à moi. Figurez-vous un pauvre diable de Bâlois de ma connaissance qui a découvert… devinez quoi ?…

— Je ne sais, dit Étienne, impatient et inquiet. J’espère que ce ne sont pas vos mines d’anthracite ?

— Nos mines ! Ah ! fichtre ! je voudrais bien pouvoir vous y placer, dans nos mines ; mais il vous faudrait des fonds. Ah ! mon ami, en voilà une affaire absorbante ! je compte qu’elle me donnera la fortune ; mais elle m’aura d’abord donné bien des embarras. Non, ce n’est pas cela. C’est moins et c’est mieux, parce que c’est tout simple, tout bête, tout facile, et que ça va comme sur des roulettes, moyennant… Eh bien, mon cher, en deux mots, il s’agit d’un cirage magnifique, fait avec les matières les moins onéreuses, revenant tout au plus à un centime la livre et dépassant de cent coudées le cirage Jacquand. J’en ai un flacon ; vous le verrez. Il y a aussi un vernis de toute beauté. Nous prenons un local. Nous avons d’abord un ouvrier, puis deux, puis trois, successivement, jusqu’à des centaines, s’il le faut. Vous surveillez tout, vous avez la comptabilité, vous faites les annonces, les traités ; vous brocantez ça de votre mieux, et vous avez la moitié des bénéfices ; vous, fournissant votre temps, moi, mon capital. Nous serons probablement, dans quatre ou cinq ans, à la tête d’une des premières maisons de cirage de l’Europe. Jacquand s’est fait des millions ; ma foi ! ce sera notre tour. Voyez, réfléchissez, si ça vous va, c’est affaire faite.

— Mais il faudrait donner ma démission d’employé ! s’écria Étienne.

— Indubitablement. Oh ! c’est une affaire qui exige qu’on s’en occupe. Pour moi (il se prit la tête à deux mains), mon temps est absorbé au point que je ne me connais plus moi-même ! Je suis étourdi, affolé ! Au revoir, mon cher Sargeaz !

Et le regardant un moment d’un air attendri :

— Ma foi ! je serais bien heureux, allez, de faire votre fortune. Ah ! l’amitié ! Tenez, ne m’en parlez pas ; il n’y a que ça de bon ! Au revoir, mon très-cher, au revoir !

Et il courut rejoindre un groupe qui l’appelait.

— Une affaire de cirage ! dit Étienne ; quelle rêverie ! Mais les millions de Jacquand, n’était-ce pas une réalité ? — Il n’y a plus que les affaires ! Faites des affaires ! — Que de fois il avait entendu cela ! Et il voyait en esprit s’agiter la ruche bourdonnante, empressée, hâbleuse et triomphante des spéculateurs, pendant que, dans un coin, à l’écart, le dos courbé, se ratatinaient les employés de tous étages, silencieux, laborieux, humiliés, pauvres…

Il n’était plus seul Anna et Claire, M. et madame Renaud étaient revenus s’asseoir près de lui. Claire était très-pâle. Le caractère inquiet qu’avait pris depuis quelque temps sa physionomie était en ce moment plus sensible. Ses yeux cherchaient quelque chose. Au bout d’un instant :

— Étienne, as-tu vu Ferdinand ? demanda-t-elle.

— Non, je le croyais avec vous.

— Il nous a quittés depuis près d’une heure, dit Claire.

— Oh ! il n’y a pas si longtemps ! s’écria Fanny. Je pense que vous n’êtes pas inquiète de votre mari, ma chère. Soyez tranquille, il se retrouvera.

— Je crois qu’il est aux danses, dit Renaud.

Cependant les tables se garnissaient, car l’heure de la collation était venue. M. Grandvaux rejoignit ses filles, et l’on se fit servir du veau froid, du fromage et du vin blanc. La plupart des convives prenaient le café au lait, aliment qui constitue généralement le déjeuner, la collation et le souper des Suisses.

Entre les différents groupes, où se trouvaient des gens de connaissance, des communications s’établirent, et, tombant sur la politique, la conversation devint générale. On s’échauffa. Une demi-heure ne s’était pas écoulée que le père Grandvaux, montant sur son banc, prononçait un discours peu cohérent, mais extrêmement patriotique, et qui fut très-applaudi ; car les habitudes démocratiques du pays ont extrêmement vulgarisé l’art oratoire.

— Veux-tu me donner le bras, Étienne ? Nous ferons quelques tours dans la prairie, dit Claire à son cousin. Ce bruit me fatigue.

— En effet, ma pauvre cousine, tu as l’air de beaucoup souffrir.

Mais, au lieu de s’écarter tout d’abord de la foule, Claire fit le tour des tables, en examinant tous les convives, et Étienne vit bien qu’elle cherchait son mari. Il lui offrit alors d’aller visiter l’intérieur des cafés abrités sous des tentes, afin de savoir si Ferdinand n’y était point ; mais il ne l’y trouva pas, et ils se dirigèrent vers le lieu où l’on dansait.

Deux cornets à piston, un cor et une clarinette donnaient l’élan aux danseurs, qu’une enceinte circulaire de feuillages protégeait contre l’envahissement du public. Au milieu de cette enceinte, une tribune voilée de branches de sapin contenait l’orchestre.

Le soir, cette musique éclatante, au sein des rameaux illuminés, est d’un effet charmant. Quant aux danses elles-mêmes, elles sont monotones et lourdes. On saute et l’on tourne éternellement, et la plupart des danseuses se donnent une tournure grotesque en gardant leur châle et leur chapeau, énormité dont la Vaudoise, l’Allemande et l’Anglaise peuvent seules se rendre coupables.

Claire et Étienne firent plusieurs fois le tour de l’enceinte ; mais ni parmi les danseurs, ni dans le cordon de curieux qui se pressaient là, ils n’aperçurent M. Desfayes.

— Peut-être a-t-il rejoint nos amis, dit Étienne, peut-être est-il retourné à la campagne Renaud ?

Claire ne répondit que par un hochement de tête, et serrant le bras de son cousin, elle se prit à marcher un peu au hasard, en fouillant d’un œil perçant tous les coins de la prairie.

— Comment fais-tu, si pâle, pour marcher si vite ? Assieds-toi un peu ; je le chercherai.

— Non, répondit-elle ; non. Tu ne peux imaginer combien la marche me fait du bien.

Cependant elle semblait près de se trouver mal et s’appuyait fortement sur le bras d’Étienne. Mais, loin de renoncer à sa recherche, elle se hâtait de plus en plus et interrogeait l’espace de regards semblables à ceux d’un faucon chasseur ; car maintenant elle en était arrivée à une sorte de certitude, et comme elle n’avait trouvé nulle part ni l’un ni l’autre de ceux qu’elle cherchait, elle ne se demandait plus : Où est-il ? mais : Où sont-ils ?

La jeune femme et son compagnon arrivèrent ainsi au midi de la prairie, du côté du lac.

Au-dessous d’eux se trouvait un taillis de hêtres. Le spectacle, de ce point de vue, était magnifique. Le lac resplendissait comme une fournaise sous les feux du soleil couchant, et les montagnes… Mais Claire vit seulement trois personnes assises, dont l’une, écartée des autres et leur tournant même un peu le dos, s’occupait à cueillir des baies de genièvre : c’était l’amie de madame Fonjallaz. Les deux autres, les mains unies, se parlaient de près : c’étaient Herminie et Ferdinand.

À l’aspect de sa femme, Ferdinand resta stupéfait. Mais madame Fonjallaz ne se troubla pas le moins du monde, et, jetant sur Claire un regard superbe et souriant :

— Tenez, voilà votre femme qui vient vous chercher, dit-elle. Je vous avais bien dit de ne pas me suivre tant.

Madame Desfayes s’était rejetée en arrière avec un geste de dégoût. Entraînant son cousin, elle s’éloigna. Étienne n’osait lui parler. Mais bientôt il sentit le bras de Claire se roidir sur le sien. La respiration de la jeune femme était devenue si précipitée qu’elle ressemblait à des sanglots. Étienne la fit asseoir sur l’herbe et courut lui chercher de l’eau.

Elle but, s’humecta les tempes et commençait à reprendre haleine quand Camille accourut à eux :

— Nous vous avons cherchés longtemps, dit-il, puis madame Renaud a fini par croire que, madame se trouvant indisposée, vous étiez descendus à la maison, et tout le monde a pris le parti de s’y rendre, en me laissant le soin de vous chercher encore et de vous emmener s’il y avait lieu. Renaud compte sur vous, Étienne.

Trop sûr d’être mal accueilli par son oncle, le jeune Sargeaz dut refuser. Il aida seulement sa cousine à descendre la première pente, et, la recommandant aux soins de Camille, il les quitta.

Camille regardait avec compassion cette jeune femme, si belle et si triomphante autrefois, maintenant si défaite, et il comprenait bien que ce regard désespéré, cet alanguissement de fleur brisée, avaient d’autres causes que des souffrances physiques. Tout en la soutenant sur le chemin abrupt et rocailleux, il lui adressait de temps en temps la parole, et le seul accent de sa voix devait faire sentir à Claire qu’un ami veillait sur elle. Elle, cependant, face à face avec le spectre de son malheur, savait à peine où elle était, ce qu’on lui disait, et parfois, quand le silence, succédant à la voix de Camille, l’avertissait qu’il fallait répondre, qu’on avait parlé, elle le regardait avec de grands yeux interrogateurs, au fond desquels gisait le désespoir.

— Ne causons plus, chère madame, lui dit-il d’un ton affectueux ; cela vous fatigue.

Ils descendirent quelques instants encore, en silence, le chemin raviné, dont les cailloux roulaient sous leurs pieds. Mais les forces de Claire étaient à bout. Camille la fit asseoir au bord du chemin tapissé d’herbe, et comme la maison était proche, elle le remercia de ses soins, lui disant qu’elle allait se reposer là quelque temps et pourrait achever le trajet seule.

— Je ne vous quitterai point, répondit Camille en montrant un homme aviné, couché à peu de distance ; mais reposez-vous tout à votre aise sans vous occuper de moi. Il y a sous nos yeux, madame, de quoi charmer un peintre tout le temps qu’il vous plaira.

Et, voyant bien qu’elle étouffait de larmes, il s’écarta de quelques pas.

C’était une soirée splendide. Soir et matin, mais surtout le soir, le soleil allume sur ces eaux et ces neiges d’indicibles magnificences ; il venait de disparaître derrière le Jura, et la colonne d’or liquide qu’il jette alors sur le lac, d’une rive à l’autre, avait aussi disparu. Mais les eaux frémissantes étincelaient encore, et mille feux et mille couleurs s’y fondaient, se dégradant par d’insensibles nuances, pour arriver plus tard au bleu sombre de la nuit. Quant aux grandes Alpes, elles apercevaient encore le soleil, descendu de l’autre côté du Jura, et tandis que la terre, au-dessous d’elles, était dans l’ombre, couronnées de lumière et de gloire, elles resplendissaient.

À la fin, elles pâlirent. De lumineuse, la neige devint rose, et peu à peu, çà et là, s’éteignit. Mais sur l’une des plus hautes sommités du Valais persistèrent longtemps des rougeurs ardentes, et l’on eut dit un phare allumé là-haut.

La nuit venait. Camille fut rappelé par la voix de Claire. Elle s’était calmée et même essayait de sourire en lui parlant.

— Je vous ai fait beaucoup attendre, monsieur Camille ; mais j’étais sûre que vous désiriez ne pas perdre une nuance de ce beau coucher de soleil. Vous étiez si immobile et si recueilli !

— Je ne peignais pas en ce moment, je pensais…

— Ah ! et quelles pensées cela vous inspirait-il ?

— Oserai-je vous les dire, madame ?

— Si vous voulez.

— Eh bien, je me demandais, et ce n’est pas la première fois, pourquoi si peu de rapports existent entre cette nature sublime et les hommes qui vivent au milieu d’elle. De temps en temps mes regards tombaient de ce monde magique sur cet ivrogne étendu là-bas, et j’éprouvais un sentiment étrange, pénible.

— Nous avons, en effet, monsieur, on nous le reproche, peu de génie et d’élévation, mais…

— Ah ! madame, ai-je besoin de vous dire que vous êtes exceptée, et vous aurais-je dit cela, si vous ne l’étiez point ?

— La politesse l’exige.

— Non, ce n’est pas de la politesse. Il n’y a, madame, dans tout l’univers, que deux nations de femmes, celles qui savent aimer et souffrir… et les autres.

Il prit la main de Claire et la serra doucement, en attachant sur elle un regard si tendre, et en même temps si plein de respect, qu’elle en fut émue. Elle baissa les yeux ; mais, malgré elle, des larmes se firent un passage à travers ses cils et roulèrent sur sa joue.

— Ah ! vous devez me trouver bien faible, monsieur, murmura-t-elle, je pleure devant vous.

— Vous le pouvez sans honte et sans crainte, comme en présence d’un véritable ami. Avec beaucoup d’émotion, il ajouta : — Je vous ai connue heureuse, et vous m’inspiriez déjà… une vive affection… Vous voir souffrir maintenant… je ne puis vous dire… combien cela est cruel pour moi.

Elle comprit, rougit et ne trouva rien à répondre. Camille lui offrit son bras, et ils achevèrent de descendre jusqu’à la maison Renaud.

La nuit fut, bientôt après, tout à fait tombée ; une nuit sombre, où de rares étoiles brillaient. Il était temps de partir, et M. Desfayes n’arrivait pas. Plongée dans un vieux fauteuil, Claire, abattue et morne, se taisait. Camille, qui remontait, voulant voir la fête aux lumières, offrit de prévenir M. Desfayes, et Anna le chargea pour son beau-frère des injonctions les plus pressantes.

Une demi-heure après, on reçut un message de Ferdinand. Il faisait dire qu’il ne pouvait quitter le banquet en ce moment ; que lui et ses amis se rendraient à pied tous ensemble, et qu’il ne fallait pas qu’on l’attendît.

— En vérité, il n’est guère soucieux de toi, ma chère, dit Fanny à Claire, de peur sans doute que celle-ci ne s’en aperçût point. Oh ! mais les hommes sont ainsi !

M. Grandvaux, certes, voulait bien partir et n’eût supporté sur le fond de la chose aucune discussion ; mais, attablé vis-à-vis de M. Renaud, il ne pouvait s’arracher à l’élaboration de certains plans de politique européenne, que l’effervescence de la journée avait fait éclore dans son cerveau, et ne s’apercevait pas que son interlocuteur, qu’il supposait attentif et même fortement frappé, sommeillait et ne se réveillait de temps à autre que pour choquer les verres machinalement.

La langue de l’orateur, il faut le dire, hésitait beaucoup, et les fils de son discours s’entre-croisaient souvent d’une façon inextricable. Anna parvint enfin à le décider au départ ; mais alors, pour atteler le cheval à la voiture, ni le fermier, ni ses fils ne se trouvèrent : tout le monde était à la fête, et M. Grandvaux dut remplir lui-même l’office de palefrenier, assisté de son hôte, qui se frottait les yeux.

M. et madame Renaud restaient à leur campagne.

La voiture n’avait pas de lanternes. L’obscurité cependant était assez profonde pour qu’on ne vît les objets que par grandes masses et confusément, et le chemin qu’il fallait prendre pour arriver au bas du mont était d’une pente rapide, plein de brusques tournants et traversé de roches.

Claire insista pour le descendre à pied, ce qui était prudent ; mais elle y prit une fatigue extrême ; car, n’y voyant pas, quelquefois elle posait le pied sur des pierres roulantes, ou trébuchait dans la rigole sinueuse que les eaux du printemps creusent dans ces chemins. Appuyée sur le bras de sa sœur, elle gardait un amer silence. Ni parole ni plainte ne lui échappaient. Seulement elle s’arrêtait de temps en temps pour reprendre haleine.

Quand on eut gagné la route, elles montèrent ; M. Grandvaux prit les rênes, et la voiture roula. Mais, de temps en temps, la jument s’arrêtait, donnait des signes d’inquiétude ou d’impatience et ne reprenait son chemin que sollicitée par un coup de fouet.

— Je ne sais pas ce qu’a la Charlotte ce soir, dit M. Grandvaux

Cependant, il ne s’en inquiéta pas davantage, et, comme il était fort gai, il se mit à fredonner une chanson patriotique.

Au bout de quelques instants, le refrain s’alanguit jusqu’à devenir un faible murmure, et la tête du chanteur tomba sur sa poitrine.

— C’est étonnant comme ça endort, cette route unie, bégaya-t-il. Prends les rênes, petite ; il n’y a pas de danger ; tu n’as d’ailleurs qu’à laisser faire la Charlotte : elle ira tout droit.

La Charlotte n’allait pas droit, au contraire ; elle suivait la route en zigzag et arrivait quelquefois si près du bord qu’Anna était obligée de recourir à un coup de fouet énergique. À quoi pouvait tenir cette conduite de la Charlotte, qui n’avait pas, elle, pris part à la fête et qui était une bête sage, attachée à son devoir ? Anna devina bien que le harnais allait mal ; mais comment, par cette nuit sombre, y remédier ? Il n’y avait qu’à prendre patience et avancer le plus possible. Trois lieues de grande route sont bientôt faites ; mais la différence entre la ligne droite et les lignes courbes que s’obstinait à tracer la Charlotte doublait la distance au moins.

À peine dans la voiture, le père Grandvaux s’était lourdement endormi. Anna regarda sa sœur et vit son pâle visage, un peu tourné vers le ciel, se détacher dans la nuit. Ce n’était pas des dangers de la route qu’elle semblait occupée.

— Claire !

— Eh bien ?

— Souffres-tu ?

— Beaucoup.

Quel genre de douleurs éprouvait-elle ? Anna n’osa pas le lui demander. Elle-même était indignée de l’abandon de Ferdinand. L’état de son père aussi l’affligeait, et des larmes lui venaient aux yeux, mais qu’elle essuyait bien vite, afin de distinguer un peu le chemin. Assise sur le siége, le fouet en main, tirant de toutes ses forces les rênes à droite, la pauvre enfant roidissait son courage et tâchait d’avancer un peu.

Mais la Charlotte s’arrêta de nouveau, et cette fois les coups de fouet furent impuissants à lui persuader d’aller plus loin.

— Où sommes-nous ? demanda Claire.

— Pas très-loin de Lutry.

— Quoi ! pas même encore la moitié du chemin ! dit la jeune femme d’une voix désespéré. Ah ! je n’atteindrai jamais Lausanne, Anna ; je souffre trop.

— Est-il possible, ma pauvre sœur ?

Et Anna essaya de réveiller son père. Mais ni le nom de Claire, prononcé avec angoisse à son oreille, ni aucune exhortation ne purent interrompre les ronflements de M. Grandvaux. Dans quel coin de son être la matière avait-elle resserré l’âme, qu’on eût dit envolée ? Anna prit le parti d’attacher les rênes au siége et de sauter à terre. Prenant alors la bride de Charlotte, elle espérait la faire marcher ainsi ; mais Charlotte détourna la tête et recula.

— Charlotte, dit Anna, s’adressant à la jument, et lui frappant le cou de la main, Charlotte, vous n’êtes pourtant pas une bête méchante. Un peu de courage, Charlotte, allons !

Un hennissement plein d’intonations fut la réponse de Charlotte. Évidemment elle avait de bonnes raisons ; en conséquence desquelles elle s’obstina à ne pas bouger.

— Si j’y voyais seulement, dit la pauvre enfant, qui se mit alors à palper les harnais, pour tâcher de deviner par le toucher d’où venait le mal.

Elle n’y réussit point et se désespérait, quand un bruit net, vif et régulier, comme l’action d’une cause active et intelligente qui suit sa route, frappa son oreille et se rapprocha de plus en plus.

— Voici quelqu’un ! s’écria-t-elle.

Claire ne répondit pas. Elle écoutait. Si c’était Ferdinand ? Mais quand, à la mesure des pas, elle eût reconnu que ce n’était pas lui, elle laissa retomber la tête sur sa poitrine et n’écouta plus.

L’homme, arrivé en face du char immobile, s’arrêta.

— Qui est là ? demanda-t-il.

— C’est nous, monsieur Camille, répondit Anna joyeuse, le reconnaissant à la voix.

Grâce aux allumettes dont Camille, en qualité de fumeur, était pourvu, on découvrit le vice de l’arrangement des harnais : un des traits était de deux pouces plus court que l’autre, et la têtière, mal attachée, aveuglait presque le cheval.

Les petits doigts d’Anna se mirent aussitôt en devoir de défaire et de rajuster les rudes courroies. Elle entendait si bien toutes ces choses que Camille, souriant et émerveillé, se bornait à regarder, s’excusant de ne pas savoir. Cependant il crut pouvoir s’emparer des rênes, et monta sur le siége, tandis qu’Anna se plaça près de sa sœur et la soutint dans ses bras. Le père, aviné, avait glissé des coussins et ronflait sous leurs pieds, au fond de la voiture.

Satisfaite désormais quant à l’arrangement des choses, Charlotte fila comme un oiseau, et l’on arriva bientôt à Lausanne. Là, Camille dut soutenir Claire jusqu’à sa chambre, car la pauvre femme était incapable de marcher et souffrait de vives douleurs. Anna resta près d’elle, tandis que le jeune peintre se chargeait d’aller déposer à Beausite M. Grandvaux, et d’en ramener leur mère.

— Qu’il est aimable et bon ! dit la jeune fille à sa sœur.

— Oui ! oh ! oui ! répondit la triste Claire ; ce n’est pas lui… mais elle n’acheva pas sa pensée.

Les souffrances de la jeune femme devenaient si vives qu’on dût envoyer chercher la sage-femme et le médecin. L’un et l’autre déclarèrent que l’accouchement allait avoir lieu.

Cela causa beaucoup d’inquiétude, car on n’attendait l’enfant qu’un mois plus tard. Claire jeta un cri de désespoir. Devait-elle être trompée à la fois dans sa confiance d’épouse et dans son avenir de mère ? Elle souhaita sincèrement de mourir.

CHAPITRE XI


— Mais il vivra ! disait Anna, penchée sur le chevet de sa sœur. Il vivra, je te l’assure ! Prends courage, moi je le sais.

— Tu le sais ! répétait Claire en levant les yeux vers sa sœur.

Et, seulement de rencontrer ce regard divin attaché sur elle, qui lui disait : « Je souffre avec toi, » son amertume devenait un peu moins âpre.

M. Desfayes arriva chez lui dans la matinée, et tout d’abord entra d’un air rogue, s’attendant à une scène de reproches sur ce qui s’était passé la veille. Mais quand il vit quel était l’état de Claire, il fut consterné. Il s’assit auprès du lit de sa femme et partagea quelque temps les soins qu’on lui rendait ; puis il alla de nouveau chercher le médecin et causa longtemps avec lui. Il se frappait le front et laissait échapper des exclamations désolées.

Cependant il ne put tenir longtemps dans cette chambre, où les gémissements de Claire lui blessaient les nerfs. Il sortit, en recommandant qu’on l’envoyât chercher à son bureau dès qu’il surviendrait quelque changement dans l’état de la malade. Sa présence oppressait Claire, qui détournait les yeux pour ne pas le voir. Mais, quand il fut parti, elle pleura beaucoup.

Il n’y avait en elle qu’un sentiment et qu’une pensée, à l’état douloureux : « C’est pour lui que je souffre et il m’a trahie ! Cet enfant naît de nous deux, et nous ne nous aimons plus ! » Il s’y joignait encore cette question ardente : « L’enfant vivra-t-il ? »

Assise à côté de sa fille et lui tenant la main, la bonne madame Grandvaux lui adressait de temps en temps, à mi-voix, de ces encouragements affectueux qui, sans pénétrer l’esprit, bercent l’oreille et le cœur. Anna allait et venait, répandant de la vie dans la chambre, rafraîchissant l’âme et les yeux de Claire de son doux visage et de ses tendres regards, et disant mille choses qui la distrayaient et endormaient pour un instant sa souffrance.

Il y avait aussi la sage-femme, une quinquagénaire calme et rebondie, qui lâchait, d’un ton dolent et d’un air capable, les avis tout faits d’une personne qui connaît le monde et son état.

Le jour tout entier s’écoula pour Claire dans ce débat solennel entre la mort et la naissance, dans ces âpres et énervantes douleurs qui épuisent les forces de ceux mêmes qui en sont témoins.

Le soir était venu. La lampe, surmontée d’un abat-jour, éclairait la chambre d’une discrète lueur. Les bruits de la rue n’arrivaient que par sons vagues, au travers des volets fermés et des grands rideaux de perse rose, qui, détachés, tombaient dans toute leur longueur du plafond jusqu’au plancher. Un feu clair, accosté d’une bouilloire babillarde et monotone, flambait dans la cheminée ; et, dans un coin de la chambre, sur un berceau blanc, reposaient, épars, une petite robe et des langes, une chemise, un petit bonnet. Ferdinand venait de sortir de nouveau ; Anna était allée donner des nouvelles à M. Grandvaux, qui attendait chez la tante Charlet.

Tout à coup, la douleur rendit des forces à la jeune femme ; elle se redressa en poussant des cris déchirants.

Un quart d’heure après, elle retombait sur son lit, sans mouvement, pareille à une morte et la sage-femme déposait sur les genoux de madame Grandvaux une petite forme confuse enveloppée d’un lange. Mais on n’entendait point de vagissements.

— Il est sans vie ! dirent plus haut que ses lèvres tremblantes les regards terrifiés de madame Grandvaux.

— Peut-être ! murmura la sage-femme, qui posa le doigt sur ses lèvres en montrant le lit. Elle se mit à frictionner la pauvre petite créature et à lui souffler dans la bouche ; mais aucun mouvement ne se produisit. À la fin, cependant, grâce à quelques gouttes d’éther, l’enfant tressaillit.

— Il vit, dit la sage-femme avec un soupir de soulagement, et la bonne grand’mère, joignant les mains et courbant le front, adressa du cœur une action de grâces à l’être idéal dont elle avait fait son consolateur.

Au bout de quelques instants l’enfant ouvrit les yeux, et une plainte s’échappa de sa frêle poitrine ; si faible qu’à peine elle frappa l’air. Cependant elle arriva jusqu’au cœur de la jeune mère, qui d’une voix faible, mais d’un accent où se mêlaient la joie, le commandement et le triomphe, dit : Mon enfant !

On le lui porta et l’on fut obligé de la soutenir pour qu’elle pût le voir. Un sourire d’étonnement et de pitié vint sur ses lèvres à l’aspect du petit être aux traits décomposés qu’on lui présentait. Mais ces pâles prunelles qui se mouvaient étonnées de la lumière, cette bouche qui s’ouvrait, c’était la vie. C’était déjà le sens de l’identité rencontrant l’objet extérieur. Ce vagissement si faible, c’était la souffrance. Le sourire s’effaça, et ce fut un regard tendre qui tomba sur l’enfant, prise de possession et don tout ensemble, solennel comme un pacte d’éternel amour, si beau que madame Grandvaux, depuis ce temps-là, se figura la grâce céleste descendant sur l’homme sous la forme de ce regard.

Bientôt, également épuisés, ils s’endormirent tous deux, à côté l’un de l’autre, la toute petite main de l’enfant dans celle de sa mère. M. Desfayes, qu’on avait envoyé chercher, rentra. S’étant approché du lit, il contempla quelque temps les deux êtres qui y reposaient ; puis, s’approchant de sa belle-mère, il dit à voix basse :

— Comme c’est laid à voir, un enfant naissant !

— Le pauvre petit est très-faible, Ferdinand, répondit tristement madame Grandvaux.

— Oh ! c’est que, voilà, dit la sage-femme, la grossesse a été pénible. La jeune dame est très-nerveuse ; ça se voit, l’enfant a souffert. Et puis il est venu trop tôt de quinze jours. Il faut que madame ait pris peur ou peine de quelque chose, ou bien qu’elle se soit trop fatiguée hier. Voilà ! le petit est viable, mais on aura du mal pour l’élever.

M. Desfayes fronça les sourcils et fit quelques pas dans la chambre d’un air soucieux. Puis il sortit de nouveau.

Ce fut une longue convalescence que celle de Claire ; un mois plus tard, elle pouvait à peine se lever. Le petit enfant n’allait guère mieux, et l’une des causes qui retardèrent la guérison de sa mère fut la peine et l’angoisse qu’elle prenait pour lui. Car il était si petit, si frêle, si geignant, qu’on tremblait de le toucher, et que le moindre rhume, la plus légère indisposition semblaient devoir rompre le fil léger de sa vie. Faute de force, il criait à peine ; mais, si faible que fût sa plainte, de jour ou de nuit, sa mère l’entendait, et, comme l’enfant ne dormait guère, elle ne dormait pas non plus.

L’idée ne pouvait venir à M. Desfayes de partager avec sa femme la fatigue des soins nécessaires à leur enfant, et il avait fait placer un lit pour lui dans la salle à manger, tandis que Louise couchait dans la chambre de sa maîtresse. Mais, fatiguée du travail du jour, et s’autorisant de ses dix-huit ans, la petite paysanne ronflait à cœur joie du soir au matin, si bien que, lasse d’appeler sans être entendue, Claire avait pris le parti de coucher l’enfant avec elle, heureuse d’ailleurs de couver son trésor.

Elle l’aimait, cet enfant ! Il était devenu tout l’intérêt de sa vie. Il avait cicatrisé dans le cœur de sa mère la blessure de l’amour trahi. C’était lui, maintenant, qui était son amant, sa joie et son espérance. Elle l’adorait, et quand, lui donnant le sein, elle l’abreuvait de sa vie, et qu’il consentait à boire, elle l’aimait trop pour cela, et baisait avec reconnaissance ses petites mains. Lui, apaisé déjà par sa voix, la contemplait, souriant, de ses yeux déjà moins vagues, et, du monde entier, ne connaissait et ne voyait qu’elle.

Souvent, l’entourant de ses bras et penchée sur lui, Claire parlait à son fils, avec des inflexions tendres et harmonieuses, et lui disait ainsi déjà bien des choses, surtout quand ils étaient seuls ; car M. Desfayes et d’autres riaient d’elle à ce propos. Mais elle les laissait dire, sachant très-bien que l’enfant l’entendait.

Beaucoup de gens se plaisent à ne voir dans l’enfant qu’un petit animal, préparé pour la vie humaine, mais ne la possédant pas encore, un être purement physique. Ceux-là n’ont pas vu l’enfant de près, ou n’ont pas su le comprendre ; car il est, dès l’origine, un être non développé sans doute, mais complet selon sa nature, et le regard de sa mère éveille l’amour en lui, aussi bien qu’un rayon de soleil le sens de la chaleur et de la lumière.

Bientôt, il fut possible à l’enfant et à la mère de sortir de la maison et d’aller respirer un air plus pur, à quelques pas de là, sur Montbenon. Pendant l’absence de Claire, la nature s’était parée. Les arbres touffus étaient pleins d’oiseaux. L’air était traversé de grands courants de parfums. Les champs riaient sous leurs couleurs vives, et les montagnes, dépouillées de neige, se montraient fauves, hérissées, rugueuses, au-dessus du lac, bleu comme le ciel. Çà et là seulement, sur les plans les plus reculés des chaînes, on voyait encore de blanches cimes, les immuables et les éternelles.

Le regard de Claire allait de ces choses à l’enfant endormi sur ses genoux ; et, bien qu’il fermât les yeux, elle était sûre qu’il en jouissait, et que les émanations de cette poésie le pénétraient.

Maintenant, il souriait à sa mère, à sa bonne petite tante, à Louise ; mais quand c’était à Claire que le sourire s’adressait, il avait quelque chose de plus significatif qui disait : « C’est toi ! »

Au retour de la promenade, où la bonne le portait, quand il arrivait affamé, grondant, et qu’avec un petit cri de bonheur attendri il se précipitait sur le sein de sa mère, alors, si M. Desfayes se trouvait là, il raillait l’orgueil et la joie de Claire, et ne voyait là que les manifestations d’un égoïsme.

Elle, ne répondait pas, mais tout son cœur se gonflait de courroux et de mépris. Certainement il voulait vivre, le cher enfant ; oui, grâce à Dieu ; il en avait le droit, et, pour le faire obéir, un langage énergique de commandement, de désespoir, de prière, mieux encore sa faiblesse et sa grâce touchantes ; mais l’instinct de la conservation n’est pas de l’égoïsme, et quand il buvait lentement, l’œil attaché sur l’œil de sa mère, et qu’il s’interrompait tout à coup pour lui adresser ce naïf et large sourire, où tout le cœur de l’enfant s’épanouit, Claire voyait bien qu’il l’aimait, elle, sa mère, et que ce n’était pas là de l’égoïsme, sinon l’égoïsme transformé qui se nomme amour.

Elle avait eu beaucoup de peine à pouvoir le nourrir. Les premiers jours, il était si faible qu’il ne pouvait opérer une succion suffisante, et qu’elle avait dû, penchée sur lui des heures entières, presser de ses doigts et faire tomber goutte à goutte le blanc liquide sur les lèvres de l’enfant. Puis, il avait eu des crises, pendant lesquelles il se tordait, criait à perdre haleine, et devenait noir, comme s’il allait suffoquer. Le médecin avait ordonné des sirops et des frictions. Claire y joignait des appels touchants et mille tendresses, et elle avait deviné comment le tenir pour qu’il souffrît moins, et, quand la joue du petit était collée contre celle de sa mère, et que leurs larmes se mêlaient, il criait moins fort.

Elle n’avait plus guère de pensées que pour son enfant, tant il l’occupait. Cependant, au fond de son âme, comme une douleur sourde, vivait le souvenir de la trahison de son mari, et parfois elle pleurait en y pensant.

Quant à M. Desfayes, depuis deux mois il habitait moins que jamais chez lui, et se plaignait de ce que la maison n’était plus tenable, et que l’enfant la remplissait tout entière, quelque petit qu’il fût. Il semblait éprouver un assez grand désappointement d’avoir une progéniture si chétive, et parlait amèrement des beaux enfants qu’il voyait aux autres.

Cependant il prenait quelquefois le petit Fernand dans ses bras, et il essayait de le faire rire ; mais l’enfant, qui sans doute se trouvait mal tenu, et qui d’ailleurs, souffreteux, n’était pas souvent d’humeur gaie, se mettait à crier le plus souvent. Cela avait découragé dès l’abord les velléités de tendresse de M. Desfayes, et avait déconcerté Claire ; car, bien qu’elle n’espérât plus de bonheur pour elle-même par son mari, il était le père de son cher enfant, et elle aurait voulu qu’il le trouvât aussi beau et aussi charmant qu’elle le trouvait elle-même.

Malgré ses fatigues de nuit et de jour, sous l’influence du beau temps et de ses jouissances maternelles, Claire peu à peu retrouvait la santé et la fraîcheur. Ses joues blanches étaient redevenues roses, et ses yeux, maintenant presque aussi doux que ceux d’Anna, reprenaient en outre leurs anciens éclairs. L’éclat de la jeunesse et les grâces de la maternité, se confondant en elle, lui donnaient un charme pénétrant et profond ; mais elle ne s’en était point aperçue, et ne songeait pas à cela.

Un jour qu’elle était allée voir madame Renaud et qu’elle causait, assise avec son amie, au fond du jardin, le petit Fernand, couché sur ses genoux, s’endormit ; et dès lors Claire ne bougea plus et ne parla plus qu’à voix basse. Le sommeil de l’enfant était si léger !

Elles voyaient bien Camille dessiner en face d’elles sur la galerie, et croyaient qu’il faisait quelque paysage. Mais quand madame Desfayes se leva pour s’en aller, Camille lui remit son dessin, esquisse légère, mais charmante de vérité, qui représentait Claire avec son enfant. Madame Renaud en jeta des cris d’enthousiasme et dit que c’était parfait.

— Non, répliqua vivement Camille ; tout ce qui est inimitable, je n’ai pu le rendre.

Sous le regard enthousiaste du jeune peintre, Claire rougit, en même temps que madame Renaud se récriait sur la galanterie des Français. De retour chez elle, en passant devant une glace, la jeune femme s’y regarda, et vit qu’en effet elle était redevenue belle. Cela lui saisit le cœur.

Sans trop savoir pourquoi, elle eut envie de pleurer, et, prenant son enfant dans ses bras, elle l’embrassa plus passionnément qu’à l’ordinaire.

Par un beau soir de juillet, comme elle allaitait le petit Fernand, près de la fenêtre ouverte du salon, en regardant les dernières lueurs du jour décroître sur la dent d’Oche, Ferdinand rentra. Il ne dit rien à sa femme, selon l’ordinaire ; car il y avait longtemps que s’était effacée entre eux l’habitude d’échanger un baiser à chaque départ et à chaque retour ; mais il s’assit dans un fauteuil, en face d’elle.

Claire, plongée dans une rêverie, que nourrissaient les harmonies répandues autour d’elle, s’apercevait à peine de la présence de son mari. Un reflet du couchant éclairait son beau visage, et son sein blanc éclatait sous la mousseline, dont il n’était couvert qu’à demi.

Ferdinand alla se placer derrière la chaise de sa femme et se mit à agacer le petit Fernand.

L’enfant se trouvait de belle humeur ; il répondit par des sourires, toucha de sa petite main le visage de son père, et voulut bien se laisser embrasser par lui.

Tout à coup, au milieu du jeu, Claire sentit deux lèvres ardentes s’imprimer sur son cou.

Elle devint toute tremblante, et, sans savoir ce qu’elle faisait, elle se leva brusquement, l’enfant dans ses bras, et se mit à marcher dans la chambre. Puis, elle fut obligée de s’asseoir, et elle n’osait regarder son mari. Cependant elle jeta vers lui un coup d’œil furtif ; il avait les sourcils froncés. Un moment après, il dit avec brusquerie :

— Sais-tu les belles frasques de ton cousin ?

— D’Étienne ?

— Il vient de donner sa démission d’employé.

— Quoi ! est-ce possible ?

— C’est fait, et il n’a pris pour cela conseil de personne, excepté de cet emballeur de Monadier qui s’est emparé de lui. Et le voilà maintenant faisant du cirage.

— Du cirage !

— Il compte avec cela gagner des millions. Il est dans une baraque, sur les bords du Flon, tout près d’ici, avec un ouvrier qu’il surveille, et auquel il s’occupe d’enseigner ce qu’il ne sait pas lui-même. Mais tout cela ne l’empêche pas d’être enchanté de son sort.

— Quelle folie ! c’est inconcevable ! Donner sa démission d’une place, qui, après tout, lui assurait le nécessaire et un certain avenir !

— Il trouvait que cet avenir n’était pas large, et c’est bien vrai ; mais il y a tant de gens ici qui se contentent d’aussi peu. Et puis Étienne est-il homme à faire quelque chose par lui-même ? Sais-tu ce qui l’a décidé ? C’est une réprimande de son chef, parce qu’il s’était présenté au bureau trop tard, et dans un état peu recommandable. Bah ! c’est un pauvre garçon de toutes manières ; rien que deux ou trois bouteilles lui suffisent pour se coiffer complétement. On l’a trouvé l’autre jour dans la rue, près de chez lui, tout à fait ivre. Mathilde ne s’en est pas plainte à toi ?

— Non, elle ne me parle plus de son frère.

— Eh bien ! c’est un garçon perdu que ce pauvre Étienne. C’est dommage. Il était bon enfant ; il avait de l’esprit, mais pas le moindre sens commun. Le voilà dans une belle position ! Toujours empêtré de cette fille, tu sais ?

— N’a-t-elle pas un enfant, je crois ?

— Parbleu ! oui, et l’on peut bien compter sur un autre pour l’année prochaine. Quelle cervelle ! Il y a des gens fous, ma parole d’honneur !

Il marchait à grands pas, et se mit à siffloter ; puis il reprit d’un ton de confidence :

— Je crois que j’ai fait une bêtise en m’associant à ce Monadier pour les mines. Ça se présentait bien ; mais je pourrais avoir risqué mon argent.

— Oh ! moi, je te l’avais bien dit, répondit Claire, cet homme-là ne m’a jamais plu.

— Voilà une belle raison en affaires, ma fillette, dit-il en se rapprochant d’elle et en passant la main sur ses cheveux. Tu conviendras qu’elle n’était pas suffisante. Il faudra pourtant que tu te résignes à le recevoir à dîner un de ces jours ; car j’ai besoin de lui pour les élections prochaines.

— Lesquelles ?

— Les élections municipales. Oh ! cette fois, je suis sûr de réussir. Voyons, cela ne te fera-t-il pas plaisir que ton mari devienne une des autorités de la ville ?

— Si cela t’est agréable…

— Quelle superbe indifférence ! Rien ne te touche donc plus ? lui dit-il à l’oreille fort tendrement.

— Pas ces choses-là, Ferdinand ; pas ces choses, répondit-elle avec une vive émotion ; mais il en est d’autres…

— D’autres… Il n’y faut plus penser.

— Elles m’ont brisé le cœur.

— Voilà bien une expression de femme, répliqua-t-il avec impatience. Le cœur ne se brise pas, ma chère, et il recommence à aimer toutes les fois qu’il veut. Ne disons pas de grands mots, va !

Il passait le bras autour d’elle ; mais elle le repoussa en disant :

— Ce n’est pas une petite chose qui s’est passée ! Je n’ai plus de confiance en toi.

— Vous avez tort, reprit-il avec colère ; vous avez tort de le prendre sur ce ton avec moi. Vous êtes ma femme ; vous me devez respect et obéissance. Vous voudriez faire la petite reine. Vous voudriez qu’on se mît à vos genoux pour obtenir grâce. Vous n’y réussirez point. Ce n’est pas avec sa femme qu’on fait de ces choses-là. — Vous avez tort, s’écria-t-il encore, avec une irritation nouvelle. Tout cela est fort ridicule, et vous vous en repentirez !

Claire, tremblante, n’osait répondre, quand Louise entra pour annoncer que le souper était servi.

Ferdinand mangea et but avec emportement, et sortit ensuite, en disant très-haut qu’il allait au café Fonjallaz. Claire, seule, retomba dans toutes les tortures de la jalousie. Elle craignait aussi d’avoir mal agi ; car elle possédait en elle-même si peu de certitude… Mais recevoir dans ses bras l’amant de madame Fonjallaz, oh ! non ; tout son être se révoltait à cette pensée ; elle aimait encore Ferdinand et sentait qu’une lâcheté pareille serait la mort de tout entre eux. Combien elle avait souffert déjà en pensant que sans doute elle avait été trompée après leur réconciliation ! Mais elle ne le savait pas, du moins, et ne l’avait pas accepté. Cet amour de son amour la sauvait et la soutenait seul dans cette épreuve ; car autrement elle n’eût eu pour guide que cette morale d’abnégation et d’obéissance qui conseille toutes les lâchetés et confirme tous les despotismes ; et même, malgré ses répugnances, par moments elle hésitait… Ne lui avait-on pas appris à honorer quand même les hommes coupables d’adultère ou de galanterie ? Puis elle se demandait avec terreur ce qu’elle allait devenir dans cette lutte domestique, et comment elle soutiendrait la colère de Ferdinand. Enfin, au bout de toutes ces incertitudes et de tous ces désespoirs, incapable de conclure, elle ne savait que s’en prendre à sa rivale, contre laquelle sa haine s’exaltait de plus en plus.

À partir de ce jour, son intérieur fut un enfer. M. Desfayes n’eut plus pour elle que sarcasmes, duretés, procédés mauvais. Il blâmait tout chez lui, exigeait impérieusement les choses les plus gênantes, et affectait du mépris pour Claire. Elle passait sa vie à retenir ses larmes ou à pleurer. Le sang s’aigrit et s’échauffa dans ses veines ; l’enfant qui se nourrissait d’elle éprouva des coliques plus fréquentes et maigrit. Cela surtout la désespérait. Hélas ! elle ne demandait pourtant qu’à être aimée. Mais ce qu’on voulait d’elle, était-ce de l’amour ? Et cependant elle avait si peu de force pour la résistance que, si Ferdinand eut daigné s’adoucir et prier encore, elle eut cédé. Mais il ne faisait que la frapper sans relâche.

Mathilde, qui vint la voir un jour, la trouva seule et tout en larmes.

— Tu pleureras donc toujours, ma pauvre Claire ? lui dit-elle. À quoi cela te sert-il ?

— Puis-je m’empêcher de souffrir ?

— Oui, pour beaucoup. Il n’y a pas que l’amour au monde. Cherche autre chose où t’attacher. Le tout est d’avoir un but. Le bonheur est fort rare, et peu de gens le possèdent, si même il y en a. Regarde autour de toi, et, quand tu t’en seras convaincue, tu n’oseras plus regretter le tien comme un joujou perdu.

— Tu traites tout le monde en enfant, dit Claire un peu blessée. Il y a pourtant des choses que tu ne peux comprendre aussi bien que moi.

— Oh ! c’est cela ! l’expérience, le grand argument de ceux qui ne raisonnent pas. Qu’est-ce que l’expérience, je te prie : une science, un ensemble de principes ? Non, mais ce qu’il y a de plus insaisissable et de plus changeant, puisqu’elle n’est qu’une appréciation personnelle de faits personnels. La petite part de connaissance que me donnerait l’expérience du mariage, je n’en ai pas besoin pour savoir ce qu’il doit être. Je sais fort bien qu’à ta place j’aurais pris mon parti, et que, me considérant comme veuve, je m’occuperais exclusivement de mon enfant et de préparer son éducation.

— Tu devrais savoir qu’elle ne me sera pas confiée, objecta Claire, et qu’aussitôt que ce pauvre ange aura atteint seulement sept ans, on exigera qu’il aille à l’école avec les autres ; je voudrais bien, d’ailleurs, ne m’occuper que de lui ; mais quand on me fait du mal, puis-je ne pas le sentir ? Comment me mettre à part de mon mari ? Comment lui échapper ? Sa volonté ne domine-t-elle pas dans la maison ? Puis-je agir en rien sans avoir son consentement ? C’est lui qui règle tout, qui tient tout dans sa main. Moi-même, hélas ! il me considère comme à lui. Et peut-être… C’est de là, vois-tu, que vient tout le mal, car si je cédais…

— Tu ne le feras pas, j’espère, s’écria Mathilde, tu ne t’aviliras pas à ce point ! Tu sais que ton mari va plus que jamais chez la Fonjallaz. Tout le monde en parle ; c’est une chose certaine. Tu es dans ton droit, ce n’est pas toi qui romps vos liens ; c’est lui qui les a brisés.

— Oui ! Oh ! oui ! dit la pauvre femme, il est bien coupable ! Je l’aimais tant ! Ah ! s’il voulait quitter cette indigne femme ; si je pouvais croire…

— Tu lui pardonnerais ? dit Mathilde les sourcils froncés.

— Quoi ! tu n’admets pas qu’on pardonne ?

— Pas ces choses-là, non. Quand l’amour n’existe plus, quand la confiance a été trahie, c’est irréparable. L’âme envolée, enterrez le cadavre, et ne vous empoisonnez pas de ses miasmes. Car le mariage sans l’amour est l’agent le plus actif de la dégradation humaine. C’est par lui que le fils de l’homme tient de la brute plus que de Dieu. Tu me regardes avec étonnement ; tu penses que je ne connais pas la nature des hommes ; qu’on ne peut la changer… tu te trompes ; les femmes le pourraient ; il leur suffirait de vouloir.

Ainsi qu’elle faisait toujours quand elle ne comprenait pas sa cousine ou qu’elle la trouvait exagérée dans ses assertions, Claire ne répondit pas et regarda le plancher d’un air ennuyé. La jeune philosophe s’en aperçut et reprit d’un ton acerbe :

— Mais vous ne savez ni raisonner ni vouloir, vous autres. Vous croyez en cela être habiles, sauver vos intérêts par le sacrifice de votre dignité. Pas du tout. Vous êtes simplement lâches et sottes, et vous vous perdez…

— Mathilde !… vraiment…

— Je parle en général. Ne t’amuse pas à être susceptible et tâche seulement de me comprendre. Tu crois, comme les autres, qu’on plaît en cédant toujours. Eh bien, réfléchis un peu. Quand tu en seras arrivée à avoir dépouillé successivement pour ton maître ta volonté, ta raison, ta justice, ta pudeur, tout ce qui constitue l’être, que restera-t-il ? Vois-tu, malgré eux, à leur insu, ce qu’il leur faut, ce qu’ils cherchent, ce n’est pas la chose, c’est l’être ; ce n’est pas le visible, le connu, le borné, c’est ce qui se renouvelle et se garde ; ce qui est au delà d’eux et qu’ils ne peuvent jamais posséder tout entier. En sorte que ce qu’ils ont pris tant de peine à détruire, c’était précisément ce qu’il leur fallait. N’as-tu jamais entendu parler de femmes laides qui sont adorées ? Sais-tu pourquoi les coquettes ont tant de succès ? Claire, cette madame Fonjallaz est moins belle que toi ; mais ton mari la préférerait à une Cléopâtre, parce qu’elle a, quoique assez vulgaire, une personnalité décidée. Elle est elle-même. Elle veut, elle se fait sentir. On ne l’a jamais tout entière. La coquette, ce génie du faux amour, pourquoi règne-t-elle au milieu de l’asservissement des autres femmes ? Parce qu’elle sait se reprendre ou se garder, et ceux que des buts plus nobles ne touchent point, la poursuivent sans cesse, parce qu’ils ne l’atteignent jamais.

— Je ne sais pas être coquette, moi, dit la jeune femme en secouant sa jolie tête, et ne le saurai jamais.

— Est-ce un conseil que je te donne ? Je te cite cet exemple dans le mal des effets d’une loi sublime. Je veux te faire comprendre que l’on peut donner son cœur, jamais son intelligence et sa volonté. Fais-toi respecter de ton mari, Claire ; sache être et vouloir, et sois sûre que, s’il peut t’aimer encore, ce ne sera que par ce moyen.

— Tu as raison, dit la jeune femme lentement et les yeux attachés sur sa cousine, oui, tu as raison. Je sentais bien un peu tout cela moi-même ; mais on nous dit tant qu’il faut obéir à nos maris !… En effet, ils nous méprisent alors comme des êtres inférieurs, et quand on méprise, on n’aime plus. Oui ! je comprends très-bien à présent… Mais sont-ils lâches !… Oh ! qui que ce fût qui m’aimât, ne fût-ce qu’un ver de terre, moi, je l’aimerais…

L’arrivée de madame Grandvaux interrompit la conversation. Elle apportait le petit Fernand, qu’elle avait pris des bras de sa bonne à la promenade. L’enfant arrivait en grommelant, et ses accents, aussi bien que des paroles, réclamaient sa mère, dans les bras de laquelle il tomba, en redoublant ses cris d’impatience et de désir.

— Eh ! que ce petit est extraordinaire, s’écria madame Grandvaux en se laissant tomber sur une chaise. Quand il a eu commencé de vouloir revenir, plus moyen de lui faire entendre autre chose. C’est merveilleux, toute la connaissance qu’il a ; tant que j’allais du côté de la maison, il ne disait rien ; mais, si je me retournais d’un autre côté, il se remettait à crier. Quel enfant ! si petit, et déjà cela vous mène !

Il eût fallu voir pendant ce discours la figure de Claire ; elle écoutait de toute son âme, les lèvres entr’ouvertes, le cou tendu… Puis elle sourit et regarda l’enfant d’un air inexprimable.

— Et comment va ce pauvre Étienne ? demanda madame Grandvaux en s’adressant à sa nièce.

— Comme à l’ordinaire, ma tante, répondit Mathilde froidement.

— Et son cirage ?

— Cela, je l’ignore.

— C’est pourtant assez inquiétant, car il a fait là une grande folie ; ma sœur est tout aux abois.

— Ma tante en fait effectivement beaucoup de bruit, ce qui, la chose étant faite, est plus qu’inutile.

— On ne peut pourtant pas prendre cela froidement. C’est un garçon qui se perd. Malgré ta philosophie, je suis bien sûre que tu ne l’approuves pas. Anna est toute bouleversée. Elle dit cependant que ça pourrait réussir ; car elle a envoyé chercher par Jenny de ce cirage, et elle le trouve bon. Mais, en attendant, je ne sais pas de quoi il vit. Est-ce qu’il est toujours avec cette fille ?

— Oui, ma tante.

— Je pense que tu as dû écrire de cela à ton père. Une pareille chose ne peut pas durer ; il y aurait des mesures à prendre.

— Mon père n’en veut prendre aucune, dit Mathilde avec raideur. Il trouve que l’union de mon frère avec cette fille est aussi sacrée que si elle était de celles qu’on nomme légitimes, et il se défend d’y toucher.

— Vraiment ! s’écria Claire ; et sa figure comme celle de madame Grandvaux exprimait un vif étonnement.

— Oh ! ton père a toujours eu des idées extraordinaires, dit madame Grandvaux. C’est un bien digne homme ; mais j’ai entendu dire par plus d’une personne qu’il n’avait pas le cerveau… fait comme les autres… quoique ce soit un homme d’un grand talent… Comme cela, il laisse ce pauvre Étienne faire tout ce qu’il veut ?

— Mon père croit, ma tante, qu’il n’y a rien d’efficace et de vrai que par la raison et la liberté. La verge de l’autorité ne lui a jamais semblé bonne qu’à faire des esclaves ; et vous savez avec quelle douceur il nous a élevés tout enfants.

— Eh bien, ça ne lui a pas tant servi… du moins pour Étienne, se hâta d’ajouter madame Grandvaux.

— Il y a très-peu de personnes capables de juger mon père, dit Mathilde avec dédain, en nouant sous son menton les rubans de son chapeau. Je ne suis pas moi-même toujours de son avis ; mais il m’inspire tant de respect que je ne puis souffrir d’entendre discuter ses actes. Tout ce que je vous dirai, ma tante, pour vous rassurer, c’est qu’il n’abandonne pas Étienne et fera pour lui tout ce qui est possible, mais sans lui permettre de s’abandonner lui-même.

— On ne peut lui parler de rien sans la fâcher, observa madame Grandvaux quand Mathilde fut partie. Je ne lui ai pourtant dit que ce que tout le monde pense. Elle a un caractère bien étrange pour une femme. Mais il faut dire que mon pauvre beau-frère l’a voulu ainsi. C’est lui qui a élevé cette petite, et il ne pouvait s’en passer, jusqu’à lui apprendre la géométrie !

— Ce que je ne comprends pas, dit Claire, c’est que mon oncle et ma tante vivent ainsi loin de leurs enfants. Ne pourraient-ils pas revenir ou les appeler auprès d’eux ?

— Oh ! pour leur éducation, il paraît qu’elle n’aurait pu se faire là-bas aussi bien qu’ici ; et dans la maison où est ton oncle, on n’aurait pas voulu de ses enfants. Ces gens-là sont presque des princes, à ce qu’il paraît. Mathilde nous disait encore l’autre jour que l’aîné des jeunes gens est un esprit extraordinaire. Quant à revenir ici, ce ne serait pas avantageux pour Sargeaz. Il ne retrouverait pas facilement la place qu’il a quittée.

— Il a eu tort de s’expatrier. S’il était resté près de ses enfants…

— On ne peut pas trop le blâmer : il avait de grands chagrins. Ma pauvre sœur, sa femme, n’était pas raisonnable du tout. Elle doit avoir à présent près de cinquante ans, et j’espère qu’elle a bien changé ; mais il y a eu des choses… Enfin elle avait la tête… vive, et elle a tant donné… d’inquiétude à son mari, qu’il a fini par vouloir quitter la Suisse. Je te dis tout cela parce que tu es mariée ; car tu sens bien que c’est une chose dont il ne faut pas parler. Elle s’était affolée alors d’un comte prussien et même s’en était allée avec lui jusqu’à Berne. Sargeaz est allé la chercher, l’a ramenée, et tout aussitôt il s’est occupé d’avoir une place en Russie, et il est parti.

— Une femme mariée ! s’écria Claire en joignant les mains.

Mon Père ! oui. Il y en a comme cela. C’est une terrible épreuve que le mariage, et on ne sait jamais comment les choses y tourneront. Pourtant on en voit plus qui oublient leurs devoirs parmi les hommes que parmi les femmes.

Elle s’arrêta en regardant Claire, qui baissa les yeux.

— Contre ça, vois-tu, les femmes n’ont de ressources que la patience. On ne ramène point un mari par de l’humeur et des reproches ; ils n’aiment pas cela. Mais quand on reste attachée à ses devoirs, douce, attentive, soigneuse, ils finissent toujours par s’ennuyer de leur mauvaise vie et vous revenir.

— Ah ! vraiment ! répondit la jeune femme, dont le cou et le visage se couvrirent de rougeur. Et alors il faut se trouver honorée de les recevoir ?

Un éclair jaillit au milieu des larmes qui voilaient ses yeux.

— Ma pauvre fille, reprit madame Grandvaux, il ne faut pas prendre les choses comme cela. Ça ne servirait de rien, vois-tu : les hommes sont les maîtres. Qu’est-ce que peut espérer une femme de lutter contre son mari ? C’est le moyen de se rendre tout à fait malheureuse.

— Quand le bonheur est détruit, quand c’est bien fini, dit Claire, un peu plus ou un peu moins de malheur, qu’importe ?

— Ah ! ma pauvre enfant ! je savais bien que tu n’étais pas heureuse. Je me suis aperçue de bien des choses, et jusqu’à présent je n’avais rien dit, parce que tu ne m’en parlais pas ; mais je crois que tu as besoin d’un bon conseil. Tu es très-froide avec ton mari : l’autre jour, il a voulu t’embrasser, tu t’es reculée. Il a froncé les sourcils, et j’ai vu dans ses yeux quelque chose qui m’a fait peur pour toi. Tu es imprudente, ma fille. Tu ne sais pas jusqu’où cela pourrait aller. Tu n’aurais plus de repos ; tu ne pourrais plus faire à ton gré la moindre chose. Il te reprendrait sur tout ; il ne te permettrait pas la plus légère distraction, et tu ne recevrais de lui que des affronts.

— Je serais donc obligée de le haïr, dit Claire ; eh bien !…

— Tu n’en serais ni plus heureuse ni plus avancée. Ma pauvre petite, il faut que les femmes cèdent toujours. Je ne dis pas que c’est bien, mais ça ne se peut pas autrement, puisque la loi le commande et la religion aussi. Nous n’y pouvons rien, vois-tu. Nous ne possédons aucune force. Nous n’avons la libre disposition de rien, ni de nous-mêmes. Nous n’entendons pas les affaires. Tout est contre nous, et nous ne pouvons que nous résigner.

— On peut encore se défendre et se faire respecter, dit Claire se rattachant aux leçons de Mathilde. Je n’ai que ma volonté, c’est vrai ; mais si je veux fortement, ce sera assez.

— Pour moi, reprit la mère, je ne comprends guère à quoi cela pourrait te servir. J’ai été habituée à obéir toute ma vie, et je ne vois pas le moyen de faire différemment. La volonté, c’est ce que les hommes détestent le plus chez les femmes ; et tu finiras comme cela par te brouiller tout à fait avec ton mari. Ce n’est pas moi seule qui le dis, car je l’ai entendu bien souvent de personnages sages, et même j’ai lu dans des livres de morale que, lorsqu’une femme avait de la volonté et de l’esprit, elle devait le cacher soigneusement.

Claire avait les yeux attachés sur son enfant endormi.

— Si tu savais, maman, quand je regarde mon enfant et que je pense qu’il est aussi le sien, que nous sommes là tous deux mêlés dans ce petit être, si tu savais ce que je ressens ; non, je ne pourrais pas le dire. C’est une impression si douce et si cruelle !… Je sens que j’aimerai toujours Ferdinand, et je sens en même temps que je ne lui pardonnerai jamais !

— Tu as tort, ma fille ; il faut être raisonnable. Tu ne peux rester séparée de ton mari tout en vivant avec lui : cela ne s’est jamais vu, et ce serait le forcer à avoir des maîtresses. Alors ça deviendrait la ruine de ton ménage. Il aurait des enfants hors de la maison et ferait du tort au tien. Tu n’as rien de mieux à faire, ma pauvre Claire, que de te remettre bien avec Ferdinand, dans ton intérêt et dans celui des bonnes mœurs. On dit toujours qu’une femme habile ne doit pas s’apercevoir des infidélités de son mari et n’en être que plus empressée à le retenir auprès d’elle.

Pendant quelque temps encore, madame Grandvaux continua ses exhortations et laissa Claire plus hésitante que jamais, et ne trouvant, comme à l’ordinaire, d’autre solution à ses chagrins que le désespoir, la plainte et les larmes.

CHAPITRE XII


Madame Fonjallaz suivait de son pas vif et leste la petite rue qui, de la place Saint-Laurent, mène au Grand-Pont, et plus d’un passant, après avoir remarqué la fraiche et jolie figure épanouie sous le cordon de fleurs de son chapeau, se retournait pour admirer la taille cambrée que dessinait son châle blanc, serré sur les hanches et flottant sur les épaules. Cette jolie taille, cependant, s’était un peu raccourcie, et prenait au-dessous de la ceinture une ampleur très-remarquable, que du reste madame Fonjallaz portait à ravir et avec la plus grande aisance.

Elle saluait ses connaissances d’un petit sourire protecteur, et regardait de haut en bas les étrangers. N’eût été sa démarche pimpante et son air de bonne humeur, on l’eût prise pour une grande dame.

Sur le Grand-Pont, elle rencontra Monadier, qui, marchant vite, ne la voyait pas, et elle l’arrêta d’un pst ! énergique, au bruit duquel cinq ou six personnes tournèrent la tête. Après qu’ils eurent échangé une poignée de main, madame Fonjallaz s’écria :

— Puisque vous voilà, vous allez m’indiquer au juste où se trouve votre atelier ; car, telle que vous me voyez, je vas y faire une visite.

— Ah ! ah ! fort bien ; vous voulez essayer de nos produits ?

— Ma foi ! ce sera une économie, puisqu’on ne voit jamais la couleur de votre argent, pas plus que celui de votre associé.

— Voyons ! voyons ! est-ce que vous me cherchez noise ?

— Je ne dis trop rien pour vous, parce que vous êtes un parent, et que d’ailleurs vous nous amenez du monde ; mais il faut pourtant que j’aie un billet de votre Sargeaz, qui ne met plus les pieds chez nous depuis que je refuse de lui faire crédit, et je lui porte sa note, qui ne va pas à moins de trois cents francs. C’est qu’il faut que je fasse tout, moi ! Fonjallaz est si poule mouillée, qu’il a peur de demander aux gens ce qui lui est dû. Il ne pense pas non plus qu’il aura des vins à payer, le trente. Nous faisons un triste métier ; toujours fournir aux autres, et il ne nous rentre rien. Il ne faudrait pas compter cette fois sur Desfayes. Je ne voudrais pas être toujours à lui demander.

— Bah ! n’est-il pas trop heureux ? Car enfin, en retour, vous lui donnez bien quelque chose ?

— Vous êtes une mauvaise langue, Monadier. Je n’entends pas que vous me parliez comme ça. Je trouve aussi que vous feriez beaucoup mieux de ne pas tant pousser Fonjallaz à acheter ; car il ne sait ce qu’il fait ; et, quand on n’a pas d’avance, il ne faut pas se lancer trop. Mais, vous ne craignez rien pour les autres, vous, et tout le monde dit que vous avez mis ce pauvre Sargeaz dans une belle situation.

— Une belle situation ? Certainement ! comment donc ! ça prend admirablement, ma chère. Je viens de recevoir encore une commande. Vous verrez. Qu’est-ce que vous regardez donc comme ça ?

Il reconnut alors madame Desfayes, s’avançant sur le même trottoir, accompagnée de sa bonne et de son enfant.

À l’aspect de son ennemie, qui, avec un regard insultant et un sourire ironique, la regardait, Claire détourna les yeux ; et à mesure que ses pas, comme malgré elle, la rapprochaient de cette femme, elle devenait extrêmement pâle. Madame Fonjallaz, au moment où elles se croisèrent, laissa échapper un ricanement, et dit, assez haut pour être entendue :

— Peuh ! Mon Père ! qu’est-ce que c’est que cet enfant-là ? C’est de la famille des singes !

Et lançant un éclat de rire, qui atteignit comme une flèche le pauvre groupe fuyant :

— Où vont-ils comme ça ? Ah ! je le sais, dans le jardin de madame Renaud, voir M. Camille. Mais, je vous le demande, ça se comprend-il ? Une femme bâtie de la sorte, une vraie Grandvaux, une fille d’usurier, largement nourrie du bien des autres, oser faire de pareils enfants ! N’est-ce pas une honte ?

— Méchante ! dit Monadier. Ce n’est pas bien à vous de vous moquer d’elle. Après tout, que savez-vous si ce n’est pas aussi la faute de Desfayes ?

Et désignant d’un geste grossier la taille arrondie de madame Fonjallaz, il se pencha vers elle et murmura quelques mots à voix basse.

La jeune femme devint rouge, recula d’un pas, et, jetant à son interlocuteur un regard qui valait vingt soufflets :

— Monadier, vous êtes un lâche insolent ! et vous mériteriez que je vous crache au visage. Croyez-vous que je suis femme à supporter de pareilles plaisanteries ? Qu’est-ce qui vous donne sur moi de ces idées-là ?

— La ! comme vous vous fâchez ! Je croyais, moi, que ça ne vous faisait rien. Voyons, de bonne foi, pensez-vous que ça ne saute pas aux yeux de tout le monde que Ferdinand raffole de vous et que vous ne le voyez pas d’un mauvais œil ?

— Eh bien ! quand ce serait comme ça, est-ce une raison pour en penser plus long et dire de pareilles bêtises ? Il n’y a que vous pour être vilain et grossier comme ça.

— Ah ! vous croyez qu’il n’y en a pas d’autres ?

— D’autres ? répéta-t-elle (et sa figure prit une expression sérieuse). Vous prétendez que d’autres peuvent croire ?…

— Et dire, mon enfant, reprit Monadier.

Madame Fonjallaz parut vivement troublée.

— Vous avez entendu dire du mal de moi ? demanda-t-elle en fixant Monadier d’un air menaçant.

— Du mal ! Bah ! ne vous inquiétez donc pas comme ça, mon cœur. Tout le monde avoue que vous êtes charmante. Ah ! vous croyiez qu’on pouvait impunément rendre les gens fous sans que personne s’avisât d’en tirer les moindres conclusions… Eh ! eh ! eh ! Vous ne manquez pourtant pas d’esprit et de logique. Voyons, après tout, qu’est-ce que ça vous fait ? Est-ce votre mari qui vous inquiète ? Vous savez bien qu’il sera toujours le dernier averti.

Elle fit un brusque mouvement comme pour s’éloigner, mais, se retournant vers lui :

— Prenez garde, seulement, à la manière dont vous parlerez de moi, Monadier. Si vous avez de la langue, j’en ai une aussi, et j’en sais assez sur votre compte pour faire rire toute la ville à vos talons, si je me charge de vous.

— Est-elle méchante ! est-elle méchante ! disait Monadier, s’efforçant de rire, mais un peu déconcerté. Voyons, ma belle enfant, faisons la paix, ajouta-t-il en lui tendant la main.

Elle la toucha du bout des doigts, avec une moue de mépris, et lui tourna le dos ; puis, se drapant dans son châle, s’éloigna vite, d’un air mécontent et agité. Elle descendit le ravin creusé par le Flon, et dont le Grand-Pont enjambe, d’une rive à l’autre, les bords escarpés. C’était là, au milieu des maisons et des jardins, et sur le bord même du torrent, qu’Étienne avait placé le laboratoire de sa fortune, entre une fabrique de chandelles et une teinturerie.

L’atelier se composait d’une vaste chambre ; que remplissaient un fourneau, des tonneaux, de grands vases de terre, et des pots rangés et étiquetés. On voyait encore, çà et là, des fioles, des bonbonnes, des bouteilles, des ustensiles de toute sorte, pêle-mêle.

Quant au cirage, il y en avait partout, sur les murs et sur le plancher, aussi bien que dans les vases ; et le premier mouvement de madame Fonjallaz, à son entrée, fut de serrer autour d’elle ses vêtements avec soin.

— Sargeaz ? demanda-t-elle à un jeune ouvrier, qui s’occupait à verser un liquide d’un vase dans un autre, en en répandant la moitié.

— Il est là, répondit-il, montrant une porte, que madame Fonjallaz poussa aussitôt.

Dans un cabinet, meublé d’un bureau et de deux ou trois chaises, Étienne, accoudé, lisait attentivement.

— Vous ne vous attendiez pas à ma visite ? lui dit madame Fonjallaz de son ton impertinent.

— Ma foi ! non, dit Étienne, qui, se levant en sursaut, ferma son livre. Vous m’apportez votre pratique ? On ne détaille pas ; mais pour vous…

— Oh ! vous avez assez de raisons de faire quelque chose pour moi ; mais je parie que vous n’y songez pas.

— Comme ça ne servirait de rien…

— C’est comme ça que vous le prenez ? Et si je faisais saisir tout ce qu’il y a dans cette bicoque !

— Tout cela appartient à Monadier. Puis, vous n’êtes pas si méchante. Quoi ! vous voyez que je me mets au travail courageusement et de bon cœur, et vous venez me chercher querelle avant que j’aie eu le temps de gagner un batz !

— Est-ce de la chimie que vous étudiez comme ça ? dit-elle en saisissant le livre qu’un instant auparavant Étienne lisait. En l’ouvrant, elle vit à la première page : Scènes de la vie parisienne, et le rejeta sur le bureau, si brusquement que tous les papiers s’éparpillèrent. Vous êtes bien toujours le même, allez, et vous mourrez dans la peau d’un propre à rien.

— Ah çà ! s’écria le jeune homme impatienté, est-ce en votre qualité de femme charmante que vous venez ici me chanter de pareilles douceurs ? Envoyez-moi le procureur tout de suite, ça me sera plus agréable.

— Je vais tout simplement obtenir un jugement contre vous, à moins que vous ne me fournissiez un billet avec caution.

— Et où voulez-vous que je prenne une caution ? Personne ne m’en fournira, sinon Monadier, peut-être.

— Oh ! pour celle de Monadier, je n’y tiens pas ; mais vous pourriez avoir celle de votre cousin Desfayes.

— Desfayes ? Non, madame, dit Étienne sèchement. Ne la lui demandez pas, car je n’accepterais point. Je ne veux pas me prêter à ces choses-là.

— Il me semble qu’il n’y a pas de machinations là-dessous. M. Desfayes ou un autre ; moi, ça m’est égal… Tenez, je vois bien que vous croyez, vous aussi, que je suis amoureuse de votre cousin. Ce n’est pas vrai, et, à la fin, tout cela m’impatiente. Je ne dis pas que je n’ai pas été un peu coquette avec lui ; les hommes sont si bêtes qu’on ne peut faire autrement avec eux ; mais je vois à présent que le monde en croit plus long qu’il n’y a, et moi alors ça ne me convient plus du tout, et je veux que ça finisse ; car si ça venait aux oreilles de Fonjallaz, surtout à présent, il me rendrait malheureuse. Ainsi donc votre cousine peut reprendre son mari, si ça lui plaît ; vous n’avez qu’à le lui dire. Je le lui rends de bon cœur, et, dès la première fois qu’il vient tourner autour de moi, au lieu de m’amuser de lui, simplement, comme je l’ai toujours fait, je l’envoie promener de manière à ce qu’il n’y revienne plus. Le plus souvent que j’irai me faire déchirer par les langues, à cause de lui !

— Ma foi ! vous avez tout à fait raison, dit Étienne ; et si ce sont les mauvais propos qui vous font peur, il est plus que temps de vous y prendre. Ça ne vous a pas fait honneur dans le monde, allez, de causer du chagrin à ma cousine, comme vous l’avez fait.

— Ah ! elle s’est plainte ! Voyez-vous ! Elle ne se sera pas gênée sans doute de dire du mal de moi. Eh bien ! il me semble que c’est elle qui a eu le dessous en cela. J’aurais été plus fière, à sa place, et n’aurais pas fait voir mon chagrin. Tant pis, je ne m’en repens pas. Elle ne m’a jamais fait que des malhonnêtetés. Elle m’a dit des choses mortifiantes, et, quoiqu’elle me connût bien, puisque je lui avais essayé assez de robes, jamais, depuis qu’elle est mariée, elle n’a daigné me saluer. Eh bien ! oui, si je l’ai fait pleurer, j’en suis contente. Pour son mari, il me faisait la cour avant elle, et, si j’avais bien voulu, peut-être qu’elle ne serait pas madame Desfayes. Qu’elle le garde, j’y consens ; mais dites-lui qu’elle se tienne tranquille et ne parle pas de moi ; car autrement elle pourrait bien encore avoir de mes nouvelles.

— Vous concevez, dit Étienne, que je ne me charge pas de pareilles commissions.

— Oh ! je sais que ces dames font les bégueules, et qu’on ne peut rien leur dire du tout ; mais elles n’en pensent pas moins long pour ça. Bah ! qu’est-ce que cela me fait ? Allons, voici votre note. Faites-moi tout de suite votre billet. Et puis vous me donnerez de ce fameux cirage, que je ne vous payerai pas, je vous en préviens.

Quand il eut fait le billet, qu’il lui remit, ils passèrent dans l’atelier.

— Il ne vous est pas venu de commande depuis que je suis là, dit-elle ironiquement.

— Oh ! cela vient… mais doucement… Quand on commence…

— Attendez seulement un peu, et l’on viendra se battre à votre porte pour en avoir, puisque vos annonces assurent que c’est le plus beau cirage qu’on ait jamais vu. On sait assez que vous ne voudriez pas mentir. Moi, j’aimerais bien vous voir riche, ça vous donnerait peut-être l’idée de payer vos dettes.

— Frédéric, dit Étienne à l’ouvrier qui écoutait, allez à la fontaine laver des bouteilles.

— Eh bien ! qui sait si ça ne m’arrivera pas ? poursuivit-il en répondant à madame Fonjallaz. Je sais des gens, alors, qui, au lieu de me dire des choses désagréables, m’accableraient de politesses.

— Vous croyez ça de moi ? Vous avez tort, dit-elle avec fierté. J’aimerais bien la richesse, mais je déteste plutôt les riches, et vous ne me les verrez jamais flatter. Peuh ! je n’ai jamais compris les femmes qui caressent des vieux pour leur héritage ; moi, je n’aurais pas ce courage-là. Mais un gentil garçon comme vous, ce serait tout de même naturel qu’on vous aimât mieux riche que pauvre, puisque vous auriez plus d’agrément à donner. À propos, comment se porte votre famille ?

— Ça vous intéresse ? demanda Étienne ironiquement

— Pas beaucoup ; mais c’est qu’on rit tant de votre idée de vous être mis dans l’heimathlosat. Moi, je trouve tout de même que vous agissez avec cette fille comme un garçon de bon cœur. C’est fâcheux seulement que vous n’en ayez pas le moyen. Et votre marmot ?

— Il est superbe.

— Je vous en félicite ; c’est ce que vous faites de mieux, à ce qu’il paraît ? Et cependant, si vous voulez me croire, vous en resterez là.

— Comme vous êtes bonne de me conseiller ainsi ! dit Étienne, qui, agacé par ce babillage décolleté, la prit brusquement par la taille.

Mais, plus brusquement encore, elle se dégagea, et l’envoya tomber sur un tonneau vide, avec lequel il roula jusqu’au fond de l’atelier.

— Tiens ! vous êtes encore aimable ! vous, dit-elle en rajustant son châle. Vous croyez que je suis une femme avec qui l’on peut jouer, parce que je vous conseille dans votre intérêt ? Les mots ne me font pas peur, mais ils ne me font pas non plus perdre la tête.

— Je croyais que vous entendiez mieux la plaisanterie, répondit Étienne en revenant vers elle, un peu déconcerté.

— Vous avez du noir à votre pantalon et à vos mains, dit madame Fonjallaz en riant. Eh ! que je me sauve d’ici ! Vite, donnez-moi mon pot de cirage. Mon cher, vous êtes dans le noir jusque par-dessus la tête, et j’ai bien peur que vous n’y restiez.

Elle se heurta, en sortant, contre Jenny, qui, dans ses habits des dimanches, bien débarbouillée, était presque méconnaissable. La bonne fille venait aussi demander du cirage, et apportait une petite lettre, qu’elle remit à Étienne. Il rougit en reconnaissant l’écriture d’Anna.

« Mon cousin, je crois devoir te prévenir qu’après deux ou trois applications de ton cirage, tous nos souliers sont devenus rouges. Cela me fait beaucoup de peine. Quant au vernis, il est meilleur, mais il ne luit presque point. Peut-être y a-t-il une manière de l’employer que nous ne connaissons pas et qu’il faudrait indiquer sur l’étiquette. Tu ferais bien, je crois, de consulter un chimiste, et je suis sûre que M. Bachot, qui est aussi obligeant qu’instruit, consentirait à te donner des conseils. Fais-moi savoir par Jenny si tu reçois des commandes et si tu espères que tout ira mieux. Je te désire succès et courage de tout mon cœur.

« Ton amie,
« Anna. »

Étienne resta quelques minutes silencieux et absorbé. Puis il remit à Jenny un nouveau pot de cirage avec certaines recommandations.

Pendant tout ce temps, la bonne fille, embarrassée de sa contenance, s’était appuyée contre un tonneau, et comme ensuite elle passa la main sur son visage, elle sortit de l’atelier plus barbouillée qu’on ne l’avait vue jamais.

Une quinzaine après environ, le soir, à Beausite, comme M. et madame Desfayes allaient prendre congé de leurs parents, qui les reconduisaient, au clair de lune, dans l’avenue, madame Grandvaux, prenant le bras de Claire et l’attirant un peu à l’écart, lui dit à demi-voix :

— Ne trouves-tu pas que ton mari est tout triste depuis quelque temps ? Il est aussi très-bon pour toi et pour le petit, et cela devrait te toucher, ma fille. Je vois que tu l’évites toujours un peu et que vous n’êtes pas mieux ensemble. Tu as tort, Claire. Tu joues avec la paix de ton ménage, et tu pourrais, toute ta vie, te repentir de cela.

— J’ai bien remarqué, maman, qu’il était fort triste ; mais sais-je pourquoi ? Ah ! si je pouvais croire !… Mais non, ce n’est pas pour moi. Cela vient peut-être de ses affaires, ou peut-être même…

Elle poussa un grand soupir.

— Moi, je suis sûre que c’est à cause de toi. Je l’ai vu un moment qui te regardait, quand tu jouais avec le petit ; il a souri d’abord, et vraiment son regard était fort tendre. Puis tout à coup il a soupiré, a mis comme cela sa main sur ses yeux, et est redevenu tout sombre. Maintenant, ton devoir est de lui pardonner, ma fille, et tu serais coupable de ne pas le faire, ne serait-ce qu’à cause de ton petit Fernand !

Oh ! était-ce vraiment pour elle ? regrettait-il leurs chères amours ? Si son âme s’était adoucie enfin ? S’il avait compris qu’il ne pouvait être heureux qu’avec sa femme, son éternelle compagne, la mère de son enfant ! Le cœur de Claire battait avec force dans sa poitrine et ne demandait qu’à croire. Mais, d’un autre côté, le doute, qui avait désormais envahi sa jeune âme, l’agitait de ses tourments.

Anna, M. et madame Grandvaux, les avaient quittés. Elle marchait sur la route, silencieuse, à côté de Ferdinand, Louise portant devant eux l’enfant endormi. La lumière de la lune, qui les éclairait, idéalisait encore la figure triste et mélancolique de Claire. Ferdinand, rêveur, la regardait.

De petits détails, qui l’avaient d’abord peu frappée, se retraçaient au souvenir de Claire en ce moment. L’autre jour (c’était peu de chose, mais une attention pareille n’était pas ordinaire chez Ferdinand), comme elle avait l’enfant sur ses genoux, il avait pris un tabouret et l’avait mis sous les pieds de sa femme.

Hier, en embrassant Fernand, il avait appuyé la tête sur le sein de la mère, comme par mégarde ; mais il était resté ainsi quelques instants. Et puis, sa manière d’être avait changé. Il n’était plus dur, impérieux ni insultant ; ainsi que le disait madame Grandvaux, il était triste. Oui, déjà depuis plusieurs jours, elle l’avait bien remarqué, et cela l’avait touchée ; mais le doute combattait encore l’attendrissement.

La journée avait été brûlante ; l’air, encore tiède, était rempli de légers parfums et d’harmonies vagues. Il ne semblait y avoir nulle part, au sein de ce calme, sous ces clartés molles et tranquilles, place pour des découragements et des tristesses, et la voix qui osait s’élever au milieu de ce beau silence prenait des accents émus.

Un premier son vibrant retentit, et successivement toutes les horloges de la ville sonnèrent, les unes d’un ton grave, les autres d’une voix claire et vive, une plus petite, argentine et sautillante, chacune à sa manière, annonçant l’heure, plus diverse encore dans ses significations pour ceux qui l’écoutent.

— Il est dix heures, dit Claire, et nous sommes le 25 août. Fernand vient d’avoir quatre mois. M. Desfayes s’arrêta un peu.

— C’est vrai, dit-il, et le voilà qui devient fort. Il a été tout aujourd’hui plein de bonne humeur et d’intelligence. As-tu vu comme le grand-père s’émerveillait quand Fernand tendait à table sa petite main ?

— C’est que vraiment il est étonnant pour son âge ! répondit Claire, en appuyant son bras sur le bras de son mari. Et curieux ! Il veut tout savoir. Quand il aperçoit un objet nouveau, as-tu remarqué comme il s’agite, comme il s’élance ? Il faut absolument qu’on l’en approche ; et alors il regarde avec une telle attention !… Tantôt, dans la cuisine, il a levé le couvercle de tous les plats. Sa grand’mère en était dans l’admiration. T’ai-je dit qu’hier il a cassé la grande soupière ? ajouta-t-elle avec orgueil.

Ferdinand se mit à rire, et, serrant la main de sa femme :

— Et tu ne l’as pas grondé ?

— Non, j’ai failli, au contraire, l’étouffer de baisers. Une main si petite ! Je ne l’aurais jamais cru si fort !

— Avec cela il te donne encore extrêmement de peine, dit Ferdinand, en pressant le bras de sa femme contre sa poitrine.

Il ne s’avisait point, à l’ordinaire, de s’inquiéter de cela.

Elle répondit : — Il y a tant de joie pour moi dans cette peine, qu’il ne faut pas trop me plaindre. J’aime au contraire qu’il en soit ainsi ; quand il sera grand, je regretterai, il me semble, de ne pouvoir plus le prendre dans mes bras et sur mes genoux.

— Oh ! tu es une bonne mère ! dit-il d’une voix tendre en se penchant vers elle ; oui, chère petite, vraiment !…

Son bras, enlacé à celui de Claire, se dégagea doucement et se glissa autour de la taille de la jeune femme. Depuis quelques minutes ils marchaient lentement, et Louise, qui allait toujours du même pas, était déjà loin. Pressée dans les bras de son mari, Claire ne résista plus ; prise d’un élan de cœur, elle jeta elle-même ses bras autour du cou de Ferdinand, et, le serrant d’une force extrême :

— Oh ! m’aimes-tu encore ? est-il bien vrai que tu m’aimes ? demanda-t-elle.

— Oui, mon amie, oui, je te le jure ! c’est bien toi que j’aime, et que j’aimerai toujours. Laissons tout mauvais souvenir. Aimons-nous comme autrefois.

Ils s’embrassèrent avec effusion, et achevèrent la route appuyés l’un contre l’autre, comme autrefois, les bras enlacés, les mains unies, et, sans rappeler les mauvais jours, échangeant de douces paroles et des confidences. D’abord, ce fut de toute son âme que Claire se reprit à aimer son mari. La foi et l’espérance, dans les âmes jeunes, sont inséparables de l’amour. Mais cela ne dura que peu de temps. Elle sentit de nouveau qu’elle n’était pas secondée. À l’enthousiasme du premier élan succéda le sentiment inexorable de la réalité. Elle eut beau vouloir, beau faire, ce n’était plus comme autrefois. Elle n’était plus la jeune fille confiante qui incarnait son rêve autour d’elle ; Ferdinand n’était plus l’époux idéal, l’être unique auquel, seul, elle pouvait s’unir. Toutes ces chères merveilles avaient disparu. Je ne sais quel abaissement de toutes choses s’était fait en elle. Son amour d’épouse n’avait plus d’excitation. De même, la révolte si vive, si intime, que lui avait causée la trahison de son mari s’était apaisée ; les saintes indignations ne s’éprouvent bien qu’une fois. L’influence des faits enfin et la vulgarité de la vie telle qu’on l’a faite l’avaient fatalement envahie ; et elle se laissait aller à cela, n’ayant plus dans l’âme de véritable idéal et de véritable passion que son enfant.

Pour le moment il lui suffisait. Rien de plus absorbant que ces petits êtres souffreteux, dont la seule apparence débile émeut le cœur. Et puis, de jour en jour, il devenait de plus en plus une créature particulière. Il remarquait les choses, cherchait à les comprendre, en saisissait les rapports ; et la mère assistait émerveillée à ce spectacle admirable, et le plus attachant de tous, du développement de l’être intérieur.

Elle, si naïve dans son adoration, si touchée, se retenant un peu de raconter son fils à tout le monde mais ne pouvant s’en empêcher, était aussi charmante à observer que lui. Elle aurait pris d’ailleurs en pitié ceux qui l’eussent raillée. Elle n’aurait pas su dire combien ils étaient insensés de croire que ce travail immense de l’initiation de l’être à la vie peut s’accomplir sans phénomènes : mais elle le sentait. Elle avait d’ailleurs pour auditoire sympathique sa mère et sa sœur. Quand elles étaient ensemble, toutes leurs conversations ne roulaient guère que sur l’enfant, sur ce qu’il avait fait de nouveau, sur ses progrès en toutes choses.

C’était toujours une pauvre petite créature au dessous de son âge pour la force et pour la taille ; mais son intelligence n’en frappait que davantage. Il avait le front haut et large, de grands yeux noirs, des joues pâles et avalées, une excessive maigreur ; mais son sourire était charmant, et sa vivacité n’était pas amoindrie par sa faiblesse.

Quand il ne souffrait pas, il était gai, se répandait en gazouillements, en éclats de rire, et faisait tout le bruit dont il pouvait disposer. Il commençait à embrouiller les bobines de sa mère et saisissait à merveille la plaisanterie quand elle le menaçait, le doigt levé disant : « Finissez, monsieur ! » L’éclair d’une joyeuse malice brillait alors dans ses yeux. Il se hâtait de recommencer en la regardant, et riait aux éclats, en se rejetant en arrière, quand la main chérie, si peu redoutée, fondait sur lui. Car il était toujours passionné, soit dans le plaisir, soit dans la peine, et même dans l’observation où il s’absorbait parfois, au point que sa mère avait reconnu la nécessité de l’en distraire. De même sa joie, si elle devenait trop vive, dégénérait en rire nerveux et en crises, et ses colères, assez rares heureusement, étaient effrayantes.

Mais quand il n’éprouvait que des douleurs physiques, ce qui était fréquent, ce n’était pas de l’irritation qu’il témoignait ; il se plaignait doucement, en regardant sa mère ; et on voyait que la douleur seule lui arrachait des cris, qui s’apaisaient aussitôt. Dans ces moments-là, il semblait vouloir expliquer son mal. Il adressait à Claire de longs récits inintelligibles, pleins d’inflexions de voix. Elle répondait en pleurant :

— Je ne te comprends pas ; mais je sais que tu souffres, et je souffre avec toi.

Puis, elle disait à madame Grandvaux :

— Il est déjà tout rempli d’idées. Il lui manque seulement de savoir notre langue pour causer avec nous.

Madame Grandvaux se félicitait du résultat des conseils qu’elle avait donnés à sa fille. Car, disait-elle, le ménage allait maintenant aussi bien qu’un autre. Et c’était vrai. M. Desfayes n’était chez lui qu’aux heures des repas et du sommeil ; mais sa femme ne trouvait pas cela mauvais, et ne s’en inquiétait plus. Pourvu que le dîner fût prêt à l’heure, et suffisamment bon, qu’il trouvât sous sa main les vêtements qu’il lui fallait, que sa femme lui donnât la réplique, à table, sur les nouvelles de la ville et du canton ; pourvu que l’enfant ne dérangeât pas le calme du repas et ne criât pas la nuit trop fort, M. Desfayes n’était pas de mauvaise humeur et ne contrariait pas sa femme. Il n’usait même pas trop de son droit de gronder à l’égard d’un rôti mal cuit ou d’une chaussette négligée, et ne contrôlait pas de bien près les dépenses de Claire.

Celle-ci, de son côté, remplissait son devoir avec exactitude. Le soin du service de Monsieur passait, dans la maison, avant toute autre chose, et ses ordres étaient accomplis rigoureusement. Lors même que l’enfant tenait sur pied toute une nuit Claire et sa domestique, ni l’une ni l’autre, le matin, ne se livrait au sommeil ; et Louise, les yeux gonflés et tout étourdie, servait à la même heure le déjeuner de Monsieur, tandis que madame Desfayes, la tête brisée, se levait pour tenir et habiller le petit Fernand. Enfin la conversation des deux époux était montée d’habitude sur le ton amical. Ferdinand commençait à s’intéresser à son fils. Il le prenait de temps en temps sur ses genoux, et le petit Fernand, qui le connaissait très-bien, commençait à lui sourire, à jouer avec sa barbe et à lui tendre les bras.

Les choses allaient donc là paisiblement.

Il n’en était pas de même dans le ménage d’Étienne, où la gêne d’abord, puis la débine, avaient produit des ravages profonds. Malgré les leçons d’une vieille ouvrière envoyée par Anna au secours de Maëdeli, Maëdeli était restée la même ; et, loin de pouvoir subvenir à ses besoins par le travail, elle ne pouvait même se résoudre à entretenir ses vêtements. L’état de sa toilette et de celle de son enfant faisait à la fois la honte d’Étienne et l’amusement du quartier. Las de prier en vain, Étienne s’emporta ; Maëdeli, douce et bonne, était cependant incorrigible. Aussi le mécontentement se mit-il entre eux, et tandis qu’Étienne regrettait amèrement le joug honteux qu’il s’était donné, elle, pleurait sa vie errante et insoucieuse, sa pauvre et chère liberté.

C’était l’amour qui, seul, avait pu la décider à vivre si longtemps entre des murailles ; mais la lumière et la chaleur dont il les avait remplies pour elle, peu à peu s’étaient presque éteintes. Maintenant, elle y grelottait de froid et d’ennui. Bien souvent, dès le matin, son enfant dans les bras, elle s’échappait et s’en allait sur les chemins ou dans les bois, toute la journée. Étienne, s’il arrivait, ne les trouvant pas, s’en allait mécontent. Ils en vinrent à passer des huit jours sans se voir.

Quant aux dépenses du pauvre petit ménage, Étienne, toujours dépourvu d’argent, oubliait volontiers le nombre des jours et la quantité des besoins, et ne livrait que des sommes insuffisantes. Un matin que la propriétaire de Maëdeli l’avait menacée de la renvoyer, faute de payement, et que la pauvre fille, n’ayant plus un centime, n’avait pas déjeuné, elle tendit la main sur une route, au premier bourgeois qu’elle rencontra. Avec sa jolie figure, son air triste et son bel enfant, elle excitait facilement l’intérêt. Le succès l’encourageant, elle continua.

Cela dura quelque temps avant qu’Étienne en fût averti. Il faillit étouffer de honte, et accabla sa maîtresse d’injures et de reproches. Elle pleura d’abord, puis elle lui dit :

— De quoi veux-tu que je vive ? Il faut que le petit trouve du lait dans mon sein. Tu n’as pas d’argent. Quand je t’en demande, ta figure me fait peine à voir.

— N’en demande qu’à moi, s’écria-t-il, et, dussé-je vendre mes habits, je t’en trouverai ! mais ne me fais pas descendre, aux yeux du monde, au dernier degré d’avilissement. Si tu ne peux rompre avec tes habitudes de mendiante et de sauvage, pars, laisse-moi, au nom de Dieu ! J’avais bien assez de misères, j’avais assez de faiblesses, assez de lâchetés sans toi ! Tu m’as rendu si malheureux que je mourrais avec joie.

— Si tu voulais, dit-elle de sa voix douce et lente, nous serions heureux. Tu vendrais ce que tu as pour acheter un cheval et un bon char, où nous logerions avec le petit. Nous irions de lieu en lieu, çà et là, contents et libres. Je ferais, comme faisait ma mère, des fleurs en papier rouge, bleu, jaune, très-belles ; nous les vendrions. Loin d’ici, personne ne te connaîtrait, et tu ne t’occuperais plus des idées des autres, qui te tourmentent tant.

Il la traita de folle, et sortit en lui jetant tout ce qu’il possédait. Maëdeli devint de plus en plus triste. Elle restait quelquefois des heures entières, les yeux fixes, assise par terre, au pied du berceau de son enfant, les mains croisées autour de ses genoux. Puis, au sortir de ces rêveries, elle poussait des gémissements, et plus d’une fois la voisine, inquiète, vint frapper à sa porte pour lui demander ce qu’elle avait.

Quant à la tante Charlet, elle était si honteuse de son neveu que, afin de le renier mieux, elle racontait ses méfaits à tout le monde. Tout, dans l’atelier, allait à l’envers. Ni soin, ni activité ; un encombrement, des maladresses, des bévues ! On n’avait su faire que des annonces fort coûteuses, et dont on riait, parce qu’elles annonçaient ce cirage comme le plus merveilleux du monde, tandis que Thérèse, et bien d’autres ménagères, avaient dû le jeter dans les balayures, puisqu’il donnait à la chaussure une couleur en effet très-éclatante, mais qui tirait sur l’écarlate beaucoup plus que sur le noir.

Sans la religion, mademoiselle Charlet eût été bien malheureuse ! Elle avait eu beau ne point vouloir se marier, il fallait qu’elle eût de la peine pour les enfants des autres ; et quels enfants !…

Alors elle baissait la voix pour raconter (mais seulement à une douzaine d’intimes amies ; ou seulement à sa couturière et à sa repasseuse, mais c’étaient deux femmes tout en Dieu) quelque trait de Mathilde qui faisait soupçonner à ces dames que l’antéchrist pouvait bien être né femelle. Mademoiselle Charlet ne voyait plus sa nièce qu’aux repas, où celle-ci apportait un livre, en sorte qu’elles passaient des quinze jours sans se parler. C’était incroyable, mais c’était vrai. Tout cela désolait mademoiselle Charlet ; elle n’y tenait plus, et elle allait écrire à son beau-frère de la débarrasser de ses enfants, puisqu’elle voyait bien d’ailleurs qu’on n’avait pas confiance en elle ; car elle s’était aperçue que Mathilde donnait à son frère de petites sommes de temps en temps ; mais on ne lui rendait compte de rien.

On plaignait beaucoup dans la ville mademoiselle Charlet, et quand Mathilde passait dans la rue, de son pas vif et décidé, allant à Beausite donner ses leçons aux enfants Schirling, et toujours vêtue de sa petite robe de laine noire et de son chapeau de paille aux rubans couleur de feu, elle ne rencontrait guère sur sa route que des regards malveillants, qu’elle traversait la tête haute avec un sourire de mépris.

Pour Étienne, après le scandale de ses amours avec une mendiante, sa journée de prison pour dettes, et l’insuccès de sa tentative commerciale, tous les gens honorables le méprisaient ; ses amis de café eux-mêmes ne le recherchaient plus, et il n’y avait que Camille qui lui tendait toujours la main, et lui prêtait quelquefois un peu d’argent.

Une autre personne aussi ne l’abandonnait pas, bien qu’elle ne le vît plus ; Anna, par l’entremise de sa sœur, chercha plus d’une fois à agir sur son cousin, soit pour lui adresser des remontrances, soit pour lui ouvrir de meilleures voies. Claire se prêtant avec bonté aux désirs de sa sœur, eut de longues et intimes conversations avec Étienne. Malheureusement, ils en vinrent à parler aussi des chagrins de Claire, et, cédant à une curiosité indiscrète et peu digne, plus d’une fois Claire interrogea son cousin sur madame Fonjallaz.

Un soir, étourdi par les vapeurs du souper, Étienne rapporta l’entretien qu’il avait eu avec cette femme dans son atelier, comment elle lui avait dit qu’elle voulait rompre avec Ferdinand et le renvoyer, et jusqu’à ces paroles offensantes « Vous pouvez annoncer à votre cousine que je lui rends son mari. » Il se dégrisa, mais trop tard, en voyant l’expression qui se peignit sur le visage de Claire. Elle compara les époques, et acquit cette certitude que son mari n’était revenu à elle, en effet, que chassé par la Fonjallaz, et que cette tristesse qui l’avait touchée n’avait été chez Ferdinand que le poignant regret de ses amours adultères.

Ce fut un coup mortel, sous lequel succombèrent ses dernières illusions. Les premières convulsions de sa haine et de sa colère une fois passées, elle tomba dans un abattement profond, où toute faculté de protestation et de lutte s’éteignit en elle ; elle devint indifférente aux caresses de son mari, comme à l’humiliation de les recevoir. Claire sentit bien, quoique vaguement, qu’un abaissement se faisait dans sa vie ; elle s’aperçut bien que la lumière qui éclairait les choses autour d’elle avait pâli ; mais elle n’y pouvait plus rien.

Elle continua d’adorer son enfant, de recevoir les visites de sa sœur et d’en faire à ses amies. Ses visites chez madame Renaud devinrent de plus en plus fréquentes ; on était aux derniers beaux jours, il fallait en profiter ; puis le petit Fernand s’était pris pour Camille d’une telle amitié, que le temps se passait dans le jardin en jeux charmants. Le jeune peintre, dès qu’il voyait Claire et l’enfant, quittait son ouvrage et venait près d’eux. Il était si attentif et si affectueux pour madame Desfayes, que son regard et sa voix, en lui rappelant sans cesse qu’il avait le secret de ses chagrins, l’assuraient en même temps qu’il eût voulu de tout son pouvoir les adoucir. Claire était fort touchée de cela, heureuse aussi des compliments que lui adressait Camille sur l’intelligence de son enfant, dont il observait les progrès avec intérêt et sagacité. Combien il était différent, celui-là, des autres hommes qu’elle connaissait, tous plus ou moins rudes, inintelligents, vulgaires !

Anna raffolait également de son neveu ; c’était avec lui seul qu’elle retrouvait les élans de gaieté enfantine qui la rendaient si gentille autrefois, quand elle se mettait à rire aux larmes, tout à coup, de la physionomie de ses bêtes, ou de la naïveté des petits Anglais. Elle venait souvent chez Claire, où Fernand l’accueillait toujours avec un tressaillement de joie.

Un jour de novembre qu’elle se rendait de Beausite à Lausanne, et que, autour d’elle, la bise emportant les feuilles desséchées des arbres les faisait tourbillonner dans l’air, ou les chassait par terre avec un bruit sec, Anna vit venir à elle sur la route une de ces charrettes couvertes de toile qui servent de demeure aux heimathloses.

Le père, comme à l’ordinaire, marchait à côté ; le petit cheval allait la tête baissée, d’un air placide, et l’on voyait à l’intérieur une foule de têtes de différents âges, au-devant desquelles se tenait la mère, avec sa figure hâve, sa large poitrine et le marmot obligé. Mais là-bas, tout au fond, cette tête naïve et mélancolique, aux yeux bleus, qu’accompagne aussi la figure joufflue d’un bel enfant… Anna ne l’a entrevue qu’une fois… et pourtant il lui semble que c’est bien elle… Maëdeli.

Elle s’arrêta le cœur palpitant, indécise, regardant le char qui s’éloignait pas à pas ; elle eût voulu rejoindre cette femme et lui parler. Mais était-ce bien Maëdeli ? Et puis cette union, défaite peut-être de leur gré mutuel, Anna pouvait-elle, devait-elle la renouer ? Elle s’assit tremblante au bord de la route, et y resta longtemps encore après que le char eut disparu.

En arrivant, sa première parole fut pour demander à sa sœur des nouvelles d’Étienne.

— Je l’ai vu hier, il était comme à l’ordinaire, fut la réponse de Claire ; puis, comme elle arrivait de chez madame Renaud, elle se mit à raconter avec volubilité les gentillesses de Fernand, et tout ce qu’avait dit et fait M. Camille. Elle était tout animée, la joue blanche et rose, l’œil riant, admirablement belle.

— Je crois avoir vu Maëdeli tout à l’heure, sur la route, dans un char d’heimathloses, interrompit Anna.

— Vraiment ? comme ce serait heureux ! Tiens, en me parlant d’Étienne, M. Camille disait l’autre jour : Maëdeli est le poids qui l’entraîne au fond. Il ajouta qu’on ne pouvait se permettre cependant de couper le lien qui les joignait l’un à l’autre ; car il est plein de cœur et de respect, lui, pour l’amour ; et pourtant un amour comme celui-là…

— Non, Étienne ne peut pas avoir laissé partir sa… cette fille et son enfant, dit Anna, fort émue.

— Son enfant, je ne dis pas ; mais je te trouve bien étrange de t’affliger de cela, ma chère petite. Si elle est partie, c’est ce qui pouvait arriver de plus heureux.

Anna ne répondit rien, et baisa son petit neveu, qu’elle avait dans les bras :

— Avez-vous aimé votre tante aujourd’hui, monsieur ? Avez-vous vu le soleil ? Avez-vous bien ri ?

L’enfant étendit les bras vers le soleil qui s’abaissait.

— Oui, le voilà ; il va se coucher dans son grand lit, derrière la montagne ; mais il reviendra demain pour éclairer le petit Fernand et le faire grandir.

L’enfant, les yeux fixés sur sa tante, l’écoutait et semblait réfléchir. Puis il se mit à s’agiter et poussa deux ou trois cris stridents, où il semblait y avoir plus de douleur que de joie.

Claire, occupée de réparer un petit soulier, revenait toujours au même sujet.

— Si tu savais, dit-elle, comme il s’est amusé aujourd’hui ! Il riait !… Je ne sais pas vraiment lequel des deux s’amusait le plus, car…

— Lequel ? demanda la jeune fille. Qui donc l’autre ?

M. Camille. Ma chère, il marchait à quatre pattes, avec Fernand sur son dos, et Fernand se tenait si bien !… Et tu ne croirais pas, il a dit : Hue ! en frappant comme cela de sa petite main. Il n’avait pas peur, et ne voulait pas descendre quand M. Camille est venu, toujours à quatre pattes, l’apporter à mes pieds.

Une rougeur passa sur son visage à ce souvenir. Elle avait cru voir à ce moment le feint coursier baiser sa bottine. — Mais elle n’en était pas très-sûre.

M. Camille aime les enfants, répondit Anna. Toutes les personnes qui ont de la bonté sont ainsi.

— Oh ! il est très-bon, très-sensible !… Il n’est pas heureux. Il se plaint de n’avoir jamais eu que des déceptions. Il dit qu’il ne connaîtra jamais le bonheur. Je ne sais pas pourquoi, car enfin…

— Il te fait donc ses confidences ?

— Oui… quand par hasard madame Renaud n’est pas là, et quelquefois même devant elle, il me dit bien des choses, certains mots que je saisis seule. Tu comprends, il n’a pas d’amis ; je ne sais pas en effet avec qui il pourrait se lier ici. Il aime son art passionnément ; cela le console.

— Ne va-t-il pas retourner en France ?

— Mais… il le devait ; puis maintenant il préfère… je ne sais pourquoi, rester ici… Qu’a donc Fernand ?

L’enfant s’agitait en criant sur les genoux de sa jeune tante. Celle-ci le mit à terre, et, prenant une agate, la fit rouler devant lui. Soutenu par Anna, il se mit à courir après, mais en criant toujours et comme furieux d’être obligé de jouer. Et cependant ses petits pieds se devançaient l’un l’autre avec une ardeur fébrile à la poursuite de l’agate ; au moment où il allait l’atteindre, Anna la poussait du pied ; il bondissait, recommençait à courir et riait aux éclats, quand tout à coup il se renversa en arrière en poussant des cris douloureux. Claire était accourue, mais ni ses caresses, ni ses prières ne calmèrent l’enfant. Saisissant la corbeille de sa mère, il la jeta par terre avec fureur ; les veines de son front et de son cou se gonflèrent : il criait à perdre haleine.

Claire lui présenta vainement le sein ; il en détourna la bouche, ses bras se tordirent, et son visage devint noir.

Quoique ces crises fussent assez fréquentes, elles étaient toujours cruelles. Accourue au bruit, Louise s’empressait vainement, Claire poussait des cris de détresse, et Anna pleurait, quand M. Desfayes rentra.

— Encore ! s’écria-t-il en fronçant les sourcils. Bah ! vos pleurnicheries ne le guériront pas. Une bonne correction…

Il voulut prendre l’enfant pour le fouetter, selon l’avis qu’il avait reçu d’un médecin, et que déjà plusieurs fois il avait recommandé, à la grande indignation de Claire.

— Ne le touche pas. Je te le défends ! s’écria la jeune mère, avec un tel geste, et d’une expression si puissante, qu’il s’arrêta stupéfait.

— Tu me défends ! balbutia-t-il, c’est un peu fort ! L’enfant respira enfin et retomba épuisé sur le sein de sa mère, sans couleur, sans voix et sans mouvement.

M. Desfayes alors adressa d’aigres reproches à sa femme sur le ton qu’elle prenait avec lui depuis quelque temps. Il ne souffrirait pas cela ; il était le maître et saurait bien se faire respecter.

— Je fais ce que tu veux en toute autre chose, dit-elle, mais je défendrai toujours mon enfant ; tu me le tuerais. Je le connais, moi, et je sais mieux ce qu’il lui faut que tous les médecins de la terre. Il n’y a point de colère dans ces crises, ni aucune méchanceté. C’est qu’il a trop ri, trop jasé toute la journée ; c’est qu’on lui a trop parlé, qu’il a eu trop d’émotions… Raille si tu veux, j’en suis sûre, et je sais aussi pourquoi il est né susceptible et nerveux comme cela. Je le sais ! (répéta-t-elle en lançant à quelqu’un d’invisible un regard de haine). S’il tombait jamais en d’autres mains que les miennes, excepté celles d’Anna, mon enfant serait perdu.

M. Desfayes affecta de mépriser ce que disait sa femme, et, continuant de se plaindre du changement de l’humeur de Claire, il dit quelques mots piquants sur le désappointement qu’on éprouvait, après avoir cru épouser une jeune fille douce et gaie, de se trouver en présence d’une femme maussade ou acariâtre ; Claire répondit avec aigreur, et Anna eut bien de la peine à les empêcher de se fâcher.

S’en revenant le soir, tout affligée de ces discussions, qui n’étaient pas les premières, elle se demandait naïvement pourquoi le mariage, parmi les hommes, est chose si universellement acceptée, et si peu goûtée, à la fois ; pourquoi l’on se marie tant, quand il est si rare de s’unir ? Elle entrevit cette force des choses morales qui mène l’homme, bien que non comprise par lui. Le monde est plein de temples, bâtis pour des dieux qui n’y résident pas.

CHAPITRE XIII


Dix-huit mois après, c’est-à-dire en mai 1856, dans l’après-midi, la petite madame Renaud, qui se tenait toujours assise à sa fenêtre et dont les regards à tout instant glissaient de son ouvrage dans la rue, madame Renaud poussait un grand cri, bondissait de sa chaise, en manquant de renverser sa table à ouvrage et ses pelotons, et se précipitait hors de la chambre, sans répondre aux questions de sa mère effrayée autre chose que ces mots :

— Les voilà !

— Je crois que Fanny devient folle, dit madame Pascoud fort émue, en posant son tricot sur ses genoux.

— Elle ne devient pas folle ; elle l’a toujours été, répondit flegmatiquement M. Renaud en interrompant la lecture du journal qu’il dégustait à table, après le dîner.

— Il faut pourtant que je sache ce que c’est, reprit madame Pascoud en se décidant, après quelque hésitation, à quitter sa chaise ; mais alors on entendit de nouveau la voix perçante de Fanny mêlée à des bruits de pas, et la porte s’ouvrant laissa voir M. et madame Boquillon, en costume de voyage, avec un sac et deux paniers, plus un enfant endormi.

Ce fut au tour de madame Pascoud de pousser des exclamations. Le village dont M. Boquillon était le pasteur se trouvait à plusieurs lieues de Lausanne, et, surtout depuis la naissance de l’enfant, on voyait rarement Louise.

Après qu’on se fut instruit dans les plus petits détails de la situation respective des deux ménages et que la gentillesse du marmot eut été signalée sur tous les tons, on en vint à parler des gens de connaissance, et madame Boquillon demanda des nouvelles de Claire.

— Oh ! elle est parfaitement remise de ses couches, répondit Fanny. Sa petite fille a déjà trois mois. C’est une enfant magnifique, et qui ne ressemble pas plus au petit Fernand que si elle n’était pas sa sœur. Elle tiendra du père.

— Et lui, le petit, grandit-il un peu ?

— Non, il est toujours le même, toujours fluet et malingre, et l’on ne voit que ses grands yeux dans toute sa figure. C’est un enfant plein d’intelligence ; mais Claire le gâte horriblement, et il lui donne encore plus de peine que la petite, quoiqu’il ait deux ans. Croiriez-vous que tous les soirs il faut le frictionner deux heures en le couchant ? Claire prétend que ça lui détend les nerfs, et qu’il ne dormirait pas bien sans cela.

— Avec toutes ces petitesses, dit M. Boquillon, madame Desfayes rend un très-mauvais service à son enfant, et si j’étais Ferdinand, je ne le souffrirais pas.

— Il faut pourtant avouer, reprit Fanny, qu’il n’est pas robuste, et qu’on n’a pu l’élever qu’à force de soins. Pour la sensibilité, c’est un enfant qui n’a pas son âge. Tenez, l’autre jour, en plaisantant avec sa mère, je courus sur elle, la main levée, comme pour la frapper, et la secouai un peu. Fernand ne crut-il pas que je la battais ? Il se jeta en criant sur moi, se mit à me mordre, et puis il tomba dans des convulsions.

— C’est précisément parce qu’on a trop développé en lui la sensibilité ; les enfants sont ce qu’on les fait. Je veux, Dieu aidant, que Dieudonné se passe de caprices. Empêche-le donc de toucher à tout comme ça, ajouta le ministre en s’adressant à sa femme, qui laissait l’enfant rouler un verre dans ses mains.

Madame Boquillon ayant obéi, l’enfant se mit à pousser des cris, avec une force de poumons déjà si remarquable qu’on n’y put tenir ; il fallut l’emporter à la cuisine, où Julie, à laquelle on le confia, ne parvint à l’apaiser qu’en mettant à sa disposition tous les ustensiles du ménage.

— À propos des Grandvaux, dit M. Renaud, j’ai appris hier de Monadier une curieuse histoire. Vous savez que, après leur malheureuse entreprise de cirage, quand le pauvre Étienne Sargeaz a fait ce coup de désespoir de s’engager au service de Rome, il avait laissé des dettes assez nombreuses. Sargeaz le père, qui est en Russie, a prié son beau-frère Grandvaux de les liquider. Vous ne devineriez pas ce qu’a fait le vieux ladre ? À force de roueries, de taquineries, de menaces et de tous les trucs qu’il possède, il est venu à bout de faire consentir chacun des créanciers à réduire sa créance, qui d’un quart, qui d’un huitième, tout en donnant quittance du tout. Mais ça ne l’a pas empêché, lui, de régler avec son beau-frère sur le pied des notes intégralement acquittées, ce qui lui a constitué pour cette petite opération un fort joli bénéfice. Monadier, s’étant aperçu de l’affaire pour son propre compte, a interrogé les autres créanciers. Nous en riions tous au cercle hier soir.

— Tiens, c’est donc pour ça, s’écria madame Pascoud, que M. Grandvaux se plaint que sa famille lui donne tant de peine ! Je lui demandais l’autre jour des nouvelles de son neveu : eh ! mon Père : il s’est mis à soupirer comme si on lui avait fendu le cœur, et puis, en me secouant la main : « Ma chère, n’en parlons pas de celui-là ; il serait mon fils, ce qu’à Dieu ne plaise ! qu’il ne m’aurait pas donné plus de souci. » Comme il avait l’air si contrit, ça me fit une émotion, et je lui dis : « Que voulez-vous, monsieur Grandvaux, la vie est comme ça ! » Je crois même me rappeler qu’il avait une larme dans l’œil gauche.

— Vieux farceur ! dit Renaud en riant.

— Et cette heimathlose, en a-t-on depuis entendu parler ? demanda madame Boquillon.

— Pas du tout ! Étienne avait commencé quelques démarches pour ravoir l’enfant ; mais je crois qu’il n’a pas été bien loin, ou cela n’a pas réussi.

— Quant au père Grandvaux, reprit Renaud, je ne sais pas comment il prendra l’affaire de son gendre avec Monadier. Vous savez l’histoire des mines d’anthracite, Boquillon ? Desfayes a été mis dedans pour une grosse somme. On va liquider, et chacun en sera pour sa mise à peu près, car le terrain ne peut être exploité que dans quinze mille ans, et il n’y a rien à partager que le matériel d’exploitation Ferdinand en sera pour une vingtaine de mille francs. Toutefois n’en dites rien ; car, dès qu’il a vu que ça tournait mal, il a pris soin de cacher l’affaire, à cause de son beau-père. Il craint des reproches, et puis il a besoin de la dot de sa femme, que le vieil avare ne lâche que peu à peu.

— Pauvre Claire ! dit Fanny. Savez-vous que je l’attends précisément aujourd’hui ? Elle m’a fait dire qu’elle viendrait. Comme elle va être étonnée de revoir M. Camille !

— Quoi ! il est de retour ? s’écria madame Boquillon.

— Depuis deux jours. Il est revenu tout d’un coup, de la même manière qu’il était parti. Moi, je le croyais mort ; pourtant j’avais aussi l’idée qu’il reviendrait, et je ne me suis jamais souciée de louer sa chambre. Mais songez donc : partir en disant qu’il allait dans l’Oberland, et rester plus de huit mois sans donner de ses nouvelles ! Je crois qu’il est allé en Italie. Il avait laissé tous ses effets. Toujours est-il qu’il est revenu aussi gentil que jamais et plus gai ; car il était d’une humeur avant son départ ! d’une tristesse !… J’aimerais bien le garder pour locataire ; mais il va retourner en France.

La sonnette ayant retenti, Fanny fit trêve à son babillage pour courir à la porte. C’était Claire. Elle était seule ; elle s’était échappée pendant le sommeil de ses enfants, qu’on lui apporterait à leur réveil. Souriante et douce, elle s’assit et causa. Sa respiration était haletante.

— Vous êtes fatiguée ? lui dit Louise.

— Un peu. J’ai marché très-vite, et puis j’ai fait un détour, parce que là-bas, sur les Terreaux, je me trouvais au milieu de voitures de deuil. Je n’aime pas cela.

— Quoi ! vous êtes superstitieuse, Claire ?

— Non, mais cela me fait mal ; je ne sais… autrefois, je n’y faisais pas attention.

— Tu sais quel est ce convoi ? dit Fanny d’un air mystérieux.

— Non.

— C’est celui de Fonjallaz, le cafetier, ma chère. Quoi ! tu ne savais pas qu’il était mort ?

Madame Desfayes balbutia une réponse négative et parut éprouver quelque trouble. Mais elle se mit aussitôt à parler d’autre chose avec vivacité. Ses traits et sa voix décelaient un peu de fatigue ; mais elle n’en était pas moins belle, et peut-être même l’était-elle davantage que le jour où, dans l’avenue de Beausite, elle avait ébloui M. Desfayes.

Dans ses yeux plus profonds, dans son regard plus pénétrant, dans ses gestes plus doux et plus gracieux, dans toutes les lignes de son visage, plus marquées et plus pures, et sur son front bleui aux tempes, la vie avait posé ces empreintes mystérieuses qui éveillent la pensée en attirant le cœur. Ce n’était plus la belle fille épanouie, riche d’avenir, mais sans passé, être indécis qui ne se connaît pas encore ; elle avait souffert, elle avait vécu, et maintenant elle était bien l’être multiple, à la fois obscur et transparent, plein de révélations et de mystères, qui résume la création et la réfléchit.

Elle était vêtue d’une robe de laine, à courants de petites fleurs roses, négligemment attachée, et dont les plis dessinaient l’ampleur maternelle, mais toujours chaste et gracieuse de sa taille. Son col de mousseline, très-blanc, était un peu chiffonné, et les bandeaux de ses cheveux étaient froissés aux tempes, comme si de petites mains s’y étaient glissées. Elle se tenait renversée dans le fauteuil, à la manière d’une personne qui se repose, les bras étendus sur ses genoux.

Bientôt madame Renaud s’esquiva, en faisant un signe à sa sœur, et, cinq minutes après, elle revint, suivie de Camille. Elle avait voulu produire une surprise et réussit au delà de son attente, car, au lieu des exclamations enjouées sur lesquelles elle comptait, Claire pâlit et balbutia, puis rougit beaucoup ; tandis que le jeune artiste, moins surpris sans doute ou plus maître de lui, s’inclinait devant elle presque froidement. Tout cet embarras se voila un peu sous le fracas des compliments qu’échangèrent avec Camille M. et madame Boquillon ; cependant, quand les trois jeunes femmes furent descendues au jardin et que Camille fut remonté dans sa chambre :

— Madame Desfayes a paru fort troublée en revoyant ce jeune homme. Avez-vous remarqué ? dit Renaud à son beau-frère.

— Oh ! c’est qu’elle est susceptible d’un rien, répondit madame Pascoud, qui était restée fixée à son tricot.

— Un joli garçon, ce n’est pas rien, observa Renaud en échangeant un regard avec M. Boquillon.

Il y avait une demi-heure que ces dames faisaient idéalement des confitures, sous un des berceaux du jardin, quand on amena les enfants de Claire. Tout maussade de n’avoir pas vu sa mère à son réveil, le petit Fernand grimpa sur ses genoux, se cramponna à elle et ne voulut pas la quitter.

Madame Renaud alors appela Camille, afin qu’il renouvelât connaissance avec le petit Fernand. Mais le jeune peintre marquait peu d’entrain, et madame Renaud en fit la remarque :

— Je vous croyais guéri de vos tristesses, lui dit-elle.

— Je ne savais pas être triste, madame, répondit-il un peu sèchement.

Madame Boquillon et Fanny s’étant éloignées pour quelques minutes, Claire dit à son tour :

— Moi aussi, monsieur Camille, j’espérais vous retrouver d’humeur plus gaie.

— Voudriez-vous me dire pourquoi, madame ? lui demanda-t-il avec un regard plein de reproche.

— Mais… si vous n’avez pas de peines sérieuses…

— Et si j’en avais ?

— Ah ! c’est différent… je ne les connais pas… mais elles m’affligent.

— Vraiment ! dit-il avec reconnaissance, en lui prenant la main. Eh bien, ne vous en affligez pas. Dans une peine profondément sentie, il y a toujours quelque chose qu’on aime.

— Alors, reprit-elle en rougissant, ce seraient… des peines… Elle s’arrêta.

— Je ne puis vous les confier, madame.

Claire prit le ton de la plaisanterie pour lui dire :

— Vous m’avez tant de fois assurée de votre confiance en moi !

— Oui, je vous l’ai dit, simple et bonne comme vous l’êtes, avec vous, la confiance est naturelle et involontaire. Mais… vous ne comprendriez même pas ma souffrance, madame. L’amertume n’est point entrée dans votre cœur en même temps que le chagrin. Vous me blâmeriez, j’en suis sûr, si je vous disais maintenant que ce qui règne le plus en moi, c’est un dégoût profond de toutes choses.

— Oh !… pourquoi ?

— Pourquoi ?… pourquoi ? répéta-t-il (son regard se fixa sur quelque chose d’invisible, et une rougeur lui monta au front) ; parce qu’il n’y a rien, si pur, si adorable qu’il puisse être en soi, qu’une fatalité odieuse n’ait soin de gâter, de souiller, de flétrir. On se laisse aller naïvement à aimer, à adorer, à rêver ; bah ! votre pauvre idole n’a qu’un piédestal de fange, où elle s’enfonce à vos yeux. La plus enviable des femmes n’est jamais qu’un ange déchu : fille, l’ignorance et la vanité la fourvoient ; femme, la loi sociale l’avilit…

— Monsieur… dit Claire, surprise et troublée à la fois.

— Ah ! pardon, madame. Pardon ! s’écria-t-il avec moins de repentir que de colère. — Et vraiment son sourire fut impertinent quand il ajouta : Nous parlons de choses générales.

Claire se sentit blessée. Elle baissa les yeux à terre, et d’un ton piqué :

— D’après cela, monsieur, aucune femme, je le vois, ne serait digne de vous ?

— Je ne dis pas cela, madame. Je dis que le hasard embrouille nos destinées, et nous gaspille et nous gâte les conditions du bonheur. Toutes les femmes ne sont pas libres, et je n’ai pas le droit de choisir. Mais laissons cela ; je ne fais que me moquer de mes propres rêves !

— Et pourquoi ne pas croire à quelque heureuse réalité ?

— Savez-vous, madame, si la femme que j’aimerais pourrait m’aimer ?… si j’oserais même la questionner à cet égard ?

En achevant ces mots, il saisit le petit Fernand dans ses bras et l’emporta au fond du jardin, laissant Claire fort troublée par ces dernières paroles. Mesdames Renaud et Boquillon, en revenant, la trouvèrent pensive, berçant machinalement sa petite fille, couchée sur ses genoux. C’était une jolie enfant déjà, blanche et potelée, qui avait de grands yeux bleus et une expression de douceur mignonne.

Avec sa lèvre pendante et son gros nez en l’air, Dieudonné ne brillait pas auprès d’elle ; aussi les compliments que madame Boquillon adressait à la petite Clara prirent-ils bientôt une saveur acidulée, que sentit Claire et qui la fit se répandre en louanges sur le mérite du petit Boquillon. Cela rétablit l’harmonie, et chacune des deux mères, faisant semblant d’écouter l’autre à son tour, parla de sa progéniture, alternativement, à la manière dont les bergers de Virgile célébraient Amaryllis et Galatée, tandis que Fanny, comme Palémon, leur donna le prix à l’une et à l’autre.

— Vous n’admirez pas cette petite fille ? dit Fanny à Camille quand il revint près d’elles avec Fernand.

Il jeta sur la mignonne créature un regard dédaigneux :

— Je n’aime pas les enfants nouveau-nés, madame.

Les deux sœurs se récrièrent ; madame Desfayes, blessée, garda le silence.

— Mais c’est tout le contraire, assura madame Renaud ; un enfant de trois mois, on ne peut rien voir de plus joli.

— Ce sont des anges à peine sortis du sein de l’Éternel, dit sentencieusement madame Boquillon.

— Eh ! madame, s’écria Camille, Dieu n’est malheureusement pour rien en cela. C’est assurément en vertu des lois physiques établies par lui que les enfants viennent au monde ; mais c’est le plus souvent au mépris des lois divines de l’amour. Or, ces petites créatures de chair et de sang, de beaucoup les plus nombreuses, elles me répugnent, je l’avoue, jusqu’à ce qu’au moins elles aient acquis la volonté et l’intelligence, que le vice de leur conception n’a pu entièrement leur enlever ! Les fils de l’amour, à la bonne heure ! Ceux-là, beaux entre tous, comme les enfants des Mille et une Nuits, sont nés avec une étoile au front.

Il s’inclina profondément et partit, laissant les femmes stupéfaites. Claire, les yeux fixes, retenait ses larmes.

— Est-il drôle ! dit Fanny.

— Allons donc ! c’est indigne ! s’écria madame Boquillon. Ce monsieur est tout à fait inconvenant. Les Français se permettent des expressions… et des idées !…

Claire prit congé de ces dames et revint chez elle, accompagnée de Louise et de ses enfants. Tandis qu’elle marchait, le voile baissé, répondant par de rares et vagues monosyllabes au babillage du petit Fernand, qu’elle tenait par la main, de temps en temps, glissant l’autre main sous son voile, elle écrasait une larme sur sa joue.

— Il me méprise, se disait-elle.

Et cette idée lui était insupportable. La délicate compassion de Camille, son respect, si différent de ce dédain, mal déguisé sous une obséquiosité banale, qu’elle était habituée à trouver chez ses compatriotes, ces parfums d’amour idéal qu’il avait brûlés devant elle, tout cela lui avait été cher et précieux, et maintenant elle souffrait cruellement de le voir remplacé par une sorte de mépris.

Puis, comment osait-il ?… et pourquoi s’occupait-il d’elle jusqu’à ce point ? D’où venait enfin cette irritation si vive qui pouvait lui faire oublier, à lui, toute politesse et toute convenance ? Elle l’avait déjà trouvée en lui cette irritation, avant son départ, il y avait huit mois ; alors déjà elle en avait cherché anxieusement la cause ; elle en avait souffert ; elle avait souffert aussi de son départ et de son absence.

Une pensée lui vint qui couvrit de rougeur tout son visage. Elle enleva son enfant dans ses bras et se mit à marcher très-vite vers sa maison, où elle entra comme dans un refuge ; mais l’inquiétude et le trouble étaient dans son cœur.

Son mari arriva bientôt, et elle voulut lui parler, causer avec lui ; elle était d’une vivacité tout à fait inhabituelle ; mais elle ne put obtenir de Ferdinand les répliques nécessaires à une conversation, et cependant il n’était pas bourru, ni emporté, mais rêveur. Ce n’était guère son habitude. Qu’il mangeât, qu’il se chauffât, qu’il prit l’air à la fenêtre, qu’il s’occupât de caresser l’enfant ou de l’agacer, il faisait tout cela bruyamment, avec un grand retentissement de pas ou de paroles. Et même, quand il était préoccupé de quelque affaire, il en parlait tout haut, bien qu’il sût que sa femme n’y prêtait nulle attention. Mais ce soir-là, au lieu de sortir après le souper, il était allé s’appuyer contre l’embrasure de la fenêtre et restait debout, pensif et les yeux fixés à terre.

— Qu’a-t-il donc ? se demanda Claire.

Elle se rappela que déjà la veille il était ainsi. Le monde extérieur ne l’attirait pas comme à l’ordinaire, et il n’était pas non plus avec elle, ni les enfants, car le petit Fernand avait inutilement deux fois secoué sa main pour attirer son attention et le faire jouer avec lui.

— Qu’as-tu donc ce soir ? lui demanda-t-elle.

— Moi ? dit-il en tressaillant. Et ses yeux se portant sur la fenêtre : — Je regarde ce clair de lune qui est admirable.

Elle en était sûre maintenant : il pensait à sa maîtresse devenue libre.

Le premier mouvement de Claire fut un retour de colère et de jalousie. Puis elle se dit : — Et moi-même, à qui ai-je pensé tout le jour ? — Elle ressentit alors un chagrin profond, un grand découragement. Voilà donc ce qu’était devenue leur union, cette union sainte qui devait durer toujours ! Ils étaient bien encore liés l’un à l’autre, réunis dans le même lieu, mais leurs pensées maintenant, leurs cœurs, séparés, s’en allaient en sens contraire. Ils étaient mariés ensemble, et chacun d’eux en aimait un autre. Oh ! comment cela s’était-il fait ?

Ces pensées lui serrèrent horriblement le cœur. Elle ne voulut pas accepter cela. L’idéal du mariage, qu’elle regardait autrefois comme un dogme sacré, lui revint dans l’âme. Non, tout n’était pas, tout ne pouvait pas être fini entre eux. Il y avait là des enfants, dont ils étaient le père et la mère ; envers chacun de ces enfants ils étaient obligés tous deux, et quand ils se penchaient sur les berceaux tous les deux ensemble, leurs visages se rencontraient.

— Ferdinand ! s’écria-t-elle avec un accent du cœur, Ferdinand !

— Eh bien, dit-il avec étonnement et brusquerie, que me veux-tu ?

Elle ne répondit pas, n’osant dire ce qu’elle pensait ; lui, ne s’en enquit pas davantage, et, comme réveillé tout à coup, il fit quelques pas dans la chambre déjà sombre, cherchant son chapeau. Claire, allant au-devant de lui, lui prit la main :

— Tu vas t’en aller ? Pourquoi ne restes-tu pas ? Nous ne causons jamais ensemble. J’aurais souvent à te raconter mille jolies choses des enfants ; mais, comme tu n’es pas là, je l’oublie… et voilà, tu ne le sais pas.

Ferdinand fut surpris de cette insistance ; mais il haussa les épaules.

— Des contes de nourrice, dit-il. Ma chère, il faut que je sorte ; raconte cela à ta mère ou à ta sœur, quand tu les verras.

— Mais si tu tiens absolument à sortir, je pourrais t’accompagner. Il fait un temps admirable. Te rappelles-tu que nous allions nous promener ensemble, tous les soirs, autrefois ? Nous étions très-heureux, alors, Ferdinand. Si tu le voulais, nous pourrions l’être encore, vois-tu ?…

— Je ne sais ce que tu as, s’écria-t-il avec impatience, et pourquoi toute cette sensiblerie à propos de rien. Est-ce qu’un lendemain de mariage peut durer toute la vie ? Permets-moi de sortir seul, j’ai des affaires.

Il trouva son chapeau, le saisit et s’en alla.

— Mon Dieu ! je vois bien que c’est fini, se dit-elle.

La pensée de l’amour de Camille lui revint alors avec une grande force. Maintenant elle voyait bien que ce jeune homme l’aimait d’amour. Et ne l’avait-il pas toujours aimée ainsi ?

Avant son mariage à Beausite, elle l’avait bien vu. C’est dans ses yeux que, pour la première fois, la flamme de l’amour lui était apparue et l’avait troublée. Combien il avait eu raison quand il avait dit que l’ignorance et la vanité perdent la jeune fille ! Elle n’avait pas même songé autrefois à l’épouser ; elle avait voulu croire que c’était impossible, et à présent elle sentait que c’était avec lui qu’elle aurait été heureuse.

Mais elle frémit !… Ainsi donc, elle reniait son mariage, son mari, ses enfants eux-mêmes ! Elle avait tort ; elle était coupable. Parce que son mari ne l’aimait pas, cela lui donnait-il le droit d’en aimer un autre ?

Non, sans doute.

Non. Et cependant aimer est sa destinée de femme la seule qui lui soit donnée, tout le lui prouve, tout le monde le dit… Et puisqu’à poursuivre en vain l’amour de son mari elle ne recueille que d’amères douleurs, que des déceptions éternelles… Oh ! serait-elle bien coupable en n’aimant Camille que dans son cœur, en secret ?

— Les hommes sont insensés, se dit-elle. Ils répètent sans cesse que la femme est faite pour aimer, et ils ne l’aiment pas ; ils la laissent seule, ils l’abandonnent.

Qu’elle se le permit ou non, elle ne pouvait s’empêcher de penser à Camille avec une joie secrète ? Le sentiment, lui aussi, a des règles invincibles. Bornée à la vie du cœur et délaissée de son mari, si un amant ne se fût pas présenté, elle se le serait donné en rêve. Elle ne voulait pas mal faire ; mais il fallait qu’elle aimât ou qu’elle mourût, puisque nulle autre source de vie n’existait pour elle au monde.

On objectera les enfants ; mais peuvent-ils combler le besoin du semblable, de l’égal, de cet échange, en un mot, qui est l’essence de l’amour et qui n’existe pas avec ces petits êtres, auxquels il faut donner toujours sans songer à recevoir, qui, à mesure qu’ils deviennent grands, s’éloignent de vous, attirés par l’avenir. L’amour maternel est le plus sublime, parce qu’il est le plus désintéressé ; mais est-il donné à tous de pouvoir être constamment sublimes ? En vertu de nos mœurs, et d’après son éducation actuelle, une femme sans amour est un être dépourvu de son intérêt dans la vie et du seul point d’appui qui lui soit offert, — on pourrait dire imposé.

Le vice de notre situation morale, c’est la vie humaine scindée entre chacune des deux formes de l’être humain, au sein duquel elle doit rayonner complète. Fatalement progressive, puisqu’elle est de son espèce, la femme, exilée de l’intelligence, doit chercher le progrès dans l’amour.

Ce n’était dans l’âme de cette pauvre Claire que trouble profond, et l’espoir n’y brillait qu’empoisonné de regrets. Elle resta longtemps immobile près de la fenêtre ouverte. Un sapin qui se dressait en face d’elle découpait sur le ciel ses pendantes ramures, argentées par le clair de lune ; elle songeait à tout ce qui, dans sa vie, à vingt-trois ans, était passé déjà ; elle frémissait d’horreur en face d’un avenir vide ; elle hésitait à le remplir d’un rêve déjà cher ; et l’on ne pourrait dire combien de pensées mélancoliques, douces et cruelles, se pressèrent sous ses yeux, dans ce coin bleu du ciel, autour des rameaux de cet arbre vert.

Les jours se passèrent ; Claire observait son mari. Il continuait d’être rêveur et préoccupé ; que devait-elle en conclure ? À coup sûr, il ne pouvait renouer si vite avec la Fonjallaz au lendemain de son veuvage. Mais elle cessa bientôt de s’en occuper ; elle avait assez à faire de lutter contre ses rêves. Elle ne voulut point retourner chez son amie et mena ses enfants sur la promenade Montbenon et dans les petits chemins avoisinants ; mais ses pieds seuls étaient là, et son esprit habitait le jardin de madame Renaud, où elle échangeait avec Camille des discours charmants, un peu confus, tout semés de réticences ; mais que les yeux du jeune homme, ces yeux lumineux et expressifs, rendaient pourtant d’une admirable clarté.

Un jour, c’était le quinzième depuis la mort de Fonjallaz, elle remarqua chez Ferdinand de l’agitation, mais joyeuse. Après avoir soupé plus vite qu’à l’ordinaire, il sortit et ne rentra point à l’heure habituelle. Ce fut seulement à minuit qu’il arriva. Claire feignit de dormir ; mais, à travers ses paupières à demi soulevées, elle le suivait du regard. Il marcha dans la chambre, ouvrit la fenêtre, respira largement ; puis il passait la main dans ses cheveux, rêvait, poussait de longs soupirs. Elle le vit mouiller son front, brûlant sans doute. De temps en temps il jetait dans la direction du lit des regards qui disaient : J’espère qu’elle dort.

— Tu rentres bien tard ! dit-elle tout à coup en ouvrant les yeux.

Il tressaillit, et son premier mouvement fut de se mettre en garde et de se défendre.

— Je rentre quand il me plaît.

— Et tu viens d’où bon te semble ; je le sais.

Ferdinand jeta sur sa femme un regard de défiance, et, sans lui répondre, il se coucha.

Rien n’est plus triste et plus amer dans la désunion que ces habitudes conservées de l’intimité la plus profonde. Ils restèrent longtemps, sans dormir, ainsi, côte à côte, et pleins de pensées hostiles.

Le lendemain, comme ils achevaient de dîner, Monadier entra. Ferdinand parut contrarié de le voir, et l’emmena promptement ; mais, dans le corridor, Claire, qui prêtait l’oreille, entendit cette parole : Hier soir…

— Il l’a vue chez Monadier, se dit-elle, j’en suis sûre. Et elle courut à la fenêtre de la salle à manger, qui donnait sur la porte de la rue. Penchée au dehors quand ils dépassèrent le seuil, elle saisit encore ces mots, dits par Monadier :

— Mon cher, vous ferez une bonne action, et, entre nous, vous le lui devez, car…

Elle n’entendit pas le reste ; mais elle vit Ferdinand hausser les épaules, quoique sans mauvaise humeur, et comme s’il objectait seulement des difficultés.

Le soir, madame Desfayes dit à son mari :

— Tu vois donc toujours M. Monadier ? Je te croyais si mécontent de lui pour cette affaire des mines.

— Je t’avais priée de ne jamais parler de cela, s’écria-t-il en s’emportant.

— Mais, répliqua-t-elle, il me semble qu’il n’y a ici que toi et moi, sans compter Fernand, qui à coup sûr n’en dira rien. Je t’ai promis de n’en pas parler dans ma famille, et si mon père l’apprend, ce ne sera point par moi. Je voulais seulement dire que je te croyais brouillé avec ce Monadier.

— Bah ! je l’ai été quelques jours, et puis je ne le suis plus. Est-ce qu’on se brouille comme cela entre concitoyens ? Nous avons les mêmes intérêts, les mêmes affaires ; nous sommes sans cesse en contact, et, quand un motif nous a désunis, un autre nous rapproche. Ce n’est pas, du reste, un mauvais diable ; il a été dans cette affaire la première victime. Et puis, pour être juste, il m’a beaucoup servi dans les élections. Si je suis conseiller municipal, et si j’ai pu prendre déjà une bonne autorité dans les affaires de la ville, je lui en dois quelque chose. Aussi j’aime mieux l’avoir pour ami que pour ennemi.

M. Monadier n’est-il pas le tuteur[6] de madame Fonjallaz ? demanda Claire, quand son mari eut fini de parler.

— Qu’est-ce que cela te fait ? s’écria-t-il furieux. Et pourquoi vas-tu me chercher cela ?

À partir de ce jour, l’entente, ou plutôt la facilité de rapports qui s’était rétablie dans leur ménage se trouva de nouveau rompue. Maintenant ils s’observaient avec défiance, et, que ce fut remords ou impatience des soupçons de Claire, M. Desfayes semblait fuir sa maison, et ne s’oubliait plus une minute à causer avec sa femme ni à jouer avec ses enfants.

Un jour que Claire avait reçu la visite de sa sœur, et que toutes deux, leur ouvrage à la main, étaient surtout occupées de regarder et d’écouter les enfants, le facteur sonna et remit des lettres pour M. Desfayes. Celui-ci venait de sortir à peine ; c’était après le dîner. Claire prit les lettres et les examina pour voir s’il ne s’y trouvait point des lettres d’affaires destinées au bureau ; car ces dernières étaient remises tous les jours, à la poste même, au commis de la maison Dubreuil et Desfayes, et Ferdinand recevait chez lui seulement ses lettres particulières ; mais il se commettait des erreurs quelquefois.

Les lettres étaient bien toutes à l’adresse de la rue du Chêne, et portaient le nom seul de M. Desfayes ; mais il y en eut une à l’écriture inhabile que Claire considéra longtemps, et qu’elle retenait dans sa main tremblante, ne pouvant se résoudre à la déposer avec les autres sur la cheminée.

Elle était encore dans cette indécision quand Mathilde entra, disant tout d’abord de sa voix brève :

— Ton mari est encore ici ?

— Non, répondit Claire.

— Tant pis, il faudra que j’aille à son bureau.

— Tu as une affaire ?

— Oui, ma chère, quelque chose de très-respectable et de très-pressé, une dette de jeu.

Anna releva la tête et regarda Mathilde avec trouble.

— Je vois qu’il s’agit d’Étienne, dit Claire.

— Assurément.

Il y eut un silence. Claire se reprit à contempler la lettre, puis elle attira d’un coup d’œil Mathilde auprès d’elle ; et tandis qu’Anna, dans l’anxiété de l’attente, les regardait :

— C’est l’écriture de la Fonjallaz, dit-elle à sa cousine à demi-voix.

— Tu en es sûre ?

— Oh ! j’ai reçu d’elle assez de mémoires. Et il n’y a pas beaucoup d’écritures aussi grossières que celle-ci.

— Eh bien ! mets cette lettre de côté, dit Mathilde, et ne la regarde plus. C’est une tentation à laquelle tu ne dois pas céder.

— Je le sais bien, répondit Claire.

Et cependant son œil continuait de fixer la lettre avidement, et sa main, qui se crispait, imprimait sur l’enveloppe les demi-cercles de ses ongles roses.

— Oh ! si je pouvais voir comment elle lui écrit ! murmura-t-elle. Et pourquoi cette femme écrit-elle à Ferdinand ? Tu vois bien qu’ils ont renoué leurs relations ; déjà !… Oh ! savoir ce qu’elle lui dit !

— Mets cela de côté, répéta Mathilde. Le secret des lettres est une chose sacrée, même entre époux.

— Il ouvre bien les miennes, dit la jeune femme.

— Il ouvre les tiennes ! Il ose faire cela ? Mais alors, mon enfant, ne te gêne plus, romps ce cachet bien vite. Et s’il t’en fait un reproche…

— Ne sais-tu pas que tout lui est permis, à lui, contre moi, dit amèrement Claire, tandis qu’à moi, rien vis-à-vis de lui ?

— Je sais que tu ne devrais pas souffrir qu’il en fût ainsi.

— Et comment ferais-je ? reprit-elle avec un soupir, en jetant la lettre sur la cheminée ; puis elle retourna s’asseoir auprès de sa sœur.

Anna les regarda de nouveau et attendit encore ; mais comme elles reprenaient le même sujet de conversation sans paraître songer à aucun autre, la jeune fille les interrompit d’une voix timide, et, en rougissant un peu :

— Mathilde, tu as reçu des nouvelles de ton frère ?

— Oui, répondit brièvement mademoiselle Sargeaz.

— Il se porte bien ?

— Physiquement parlant, oui. Dieu merci ! la santé du corps lui est octroyée, à défaut d’autre.

— Qu’a-t-il donc fait ? demanda la pauvre enfant d’un ton douloureux.

— Ce qu’il a fait ? répéta Mathilde en ouvrant de grands yeux, ce qu’il a fait ? Mais des dettes. Et que pouvait-il faire autre chose ?

Anna baissa les yeux avec tristesse, et Mathilde reprit :

— Oui, c’est tout ; mais si tu veux des détails, en voici quelques-uns : Il ne s’est pas encore décidé à aller voir l’ami auquel mon père l’a recommandé ; c’est vaguement et par d’autres que ce monsieur a appris qu’il y avait à Rome un Sargeaz, gai buveur et bon compagnon, qui s’était battu avec un dragon du pape. Étienne m’écrit de plus que Rome est stupide et sale, qu’il s’ennuie mortellement, qu’il nous regrette, qu’il se maudit, que souvent il regarde couler le Tibre avec l’envie… N’aie pas tant d’effroi : il ne se tuera pas, ma chère ; il faut, même pour un acte de ce genre, plus d’énergie qu’il n’en possède. D’ailleurs, je viens de lui écrire une lettre sur le suicide, et, si étourdi qu’il soit, elle le fera réfléchir, je pense. Ce que je ne comprends pas, c’est qu’elle l’aime toujours, ajouta-t-elle en s’adressant à Claire ; car Anna venait de fondre en larmes.

— Je suis comme toi, je n’y comprends rien, répondit madame Desfayes. Anna a pourtant trop de bon sens pour croire qu’elle puisse être heureuse avec lui. Hélas ! on se trompe si facilement, même quand on n’avait pas de raisons de se défier !

— Comment une femme honnête peut-elle aimer un homme sans vertu et sans dignité ? reprit la jeune philosophe. Car, enfin, ce qu’on aime dans son amant, ou dans son ami, ce sont les qualités qu’il possède. Nous nous unissons par nos vertus, et nous repoussons par nos défauts.

— Certes, dit Claire, après tout le ridicule dont ce pauvre Étienne s’est couvert ici (je puis dire cela devant toi, Mathilde, puisque nous en sommes tous également affligés), certes, Anna est bien la seule, parmi toutes les demoiselles à marier, qui veuille songer à ce malheureux garçon ; il faut pourtant n’avoir pas à rougir de son mari.

— Pour une femme délicate, reprit encore Mathilde, l’histoire seule de Maëdeli…

— Et qui vous dit que je veuille l’épouser ? s’écria la douce fille, à la fin exaspérée. Je n’y songe pas même ; seulement je l’aime, lui, Étienne, mon pauvre cousin, mon compagnon d’enfance et mon ami. Je ne l’aime pas pour ce qu’il fait, mais pour ce qu’il est ; et il aura beau faire, il sera toujours lui, et je l’aimerai toujours. Vous ne comprenez pas cela, vous autres ? Est-ce que tu ne sens pas, toi, Claire, que tu aimeras toujours ton fils, même quand il ferait des folies, et même des méchancetés ?

Elle se cacha la tête dans ses mains et se mit à sangloter, et le petit Fernand, qui était venu se placer vis-à-vis d’elle, la regardait fixement. Tout à coup il se jeta sur elle en pleurant aussi et criant :

— Tante ! tante ! petite tante Anna !

— Oh ! chère âme ! s’écria la jeune fille en le prenant dans ses bras. Mais aussitôt une pensée lui vint, et répondant par un regard d’intelligence au regard effrayé de Claire, elle essuya ses larmes et se mit à sourire : — Tu le vois, mon pauvre ange, les tantes pleurent, elles aussi, comme si elles étaient de petits enfants. Mon Fernand a le droit de me gronder à son tour. Mets ton doigt sur ta bouche, là, et dis : Tante Anna, ce n’est pas sage !

Le petit Fernand, remuant doucement la tête, suivait tous les gestes et toutes les paroles de sa tante, et, s’imprégnant de leur expression, la reproduisait sur ses traits mobiles. Il mit son doigt sur sa bouche.

— Tante Anna, pas sage ! dit-il d’un petit air magistral, qui le fit rire lui-même.

Sa tante alors l’emporta à la fenêtre, où elle acheva de le distraire par le spectacle du dehors, et Claire, qui les suivait du regard avec inquiétude, fut bientôt rassurée.

— C’est qu’il aurait pu avoir une crise, dit-elle à Mathilde ; sa sensibilité est si vive, à ce pauvre enfant ! Oh ! qu’il sera difficile à rendre heureux ! Il commence pourtant à être moins jaloux de sa petite sœur.

— Il y a chez lui faiblesse et irritation du système nerveux, dit Mathilde d’un air docte. Cela s’atténuera à mesure qu’il prendra de la force.

Et tournant sur ses talons, car elle ne s’était pas assise :

— Eh bien ! il faut que j’aille tout de suite aux bureaux de ton mari. J’avais heureusement de l’argent en réserve. À quelle heure part le courrier d’Italie ?

— Dans une heure, je crois, dit Claire.

— Je cours alors…

— Si tu portais ces lettres, demanda la jeune femme en fixant de nouveau sur la cheminée son regard plein d’une expression ardente.

Elle se leva, prit les lettres, et plaçant la première, celle de madame Fonjallaz :

— Tiens, dit-elle en baissant la voix au ton de la confidence, et en même temps avec un accent persuasif, tu les lui remettrais comme cela, celle-ci en dessus des autres, et tu observeras… n’est-ce pas, Mathilde ? tu me diras de quel air il la recevra.

— Ma chère enfant, répliqua mademoiselle Sargeaz, ta commission ne me va point. Je ne puis pas entrer à ce point-là dans vos affaires. Viens plutôt avec moi, tu verras toi-même.

— Eh bien ! oui, s’écria Claire, j’irai. Il trouvera tout simple que je t’accompagne, et je verrai de suite s’il reconnaît l’écriture, s’ils se sont écrit déjà ; puis, s’il osait l’ouvrir devant moi, cette lettre, je saurai si elle est longue ; j’observerai son expression en la lisant. Oh ! mais il ne l’ouvrira pas, je pense ; qu’en dis-tu ?

— Je ne sais pas ; mais dépêchons-nous.

Elles partirent, laissant les enfants aux soins d’Anna, et toutes deux se hâtant, mademoiselle Sargeaz de son pas alerte, et la jalouse de son pas impatient, elles arrivèrent peu d’instants après aux bureaux de la maison Dubreuil et Desfayes, situés au premier étage dans la rue de Bourg.

Madame Desfayes était bien connue des employés de la maison. À son entrée dans la première pièce, où écrivaient quatre commis, elle remarqua sur la figure de ces messieurs une stupéfaction qu’elle ne put s’expliquer. Le plus jeune d’entre eux, un garçon de seize ans, avait même une mine si drôle, que mademoiselle Sargeaz en fronça les sourcils et prit son ton le plus impérieux pour demander à voir M. Desfayes.

— Mademoiselle, répondit en hésitant le premier commis, pour le moment M. Desfayes est en affaires.

À ce mot, un éclat de rire partit d’un coin de la salle, et l’on vit la figure du petit commis, voilée de ses deux mains, s’abattre sur le pupitre, à la surface duquel son dos continua de s’agiter, sous l’impulsion de ces ondes du rire, si tempétueuses parfois.

— Pourrait-on savoir, monsieur, ce qu’il y a de ridicule dans notre présence ici ? demanda fièrement Mathilde.

— Rien certainement, mademoiselle. Monsieur Balançon, vous êtes fort inconvenant ; faites-moi le plaisir de vous en aller.

— Mais enfin, monsieur, dit Claire, l’affaire pour laquelle nous venons est fort pressée ; nous n’avons qu’un mot à dire, et la personne qui se trouve en ce moment avec M. Desfayes voudra bien, je pense, attendre un instant.

Le premier commis échangea avec ses confrères un regard désespéré, accompagné d’un geste qui signifiait : Ma foi ! je n’y puis rien ! Les deux autres scribes avaient l’air le plus compassé qu’on pût voir, et recouvraient d’un masque transparent de gravité piteuse une énorme envie de rire.

— Mesdames, reprit le premier commis de l’air le plus persuasif et le plus conciliant, si vous vous adressiez à M. Dubreuil ?

Et il montrait de la main une porte à droite, tandis que celle du bureau de M. Desfayes, suffisamment indiquée déjà par les gestes et les regards qui s’étaient dirigés sur elle, se trouvait en face d’eux. Claire avait remarqué la pantomime des trois employés, et, tout à coup, laissant Mathilde répondre avec une nouvelle indignation que ce n’était pas à M. Dubreuil qu’on avait affaire, elle marcha vivement à la porte du bureau de son mari, l’ouvrit sans bruit, traversa d’une enjambée la petite antichambre qui précédait le bureau de M. Desfayes, et, du seuil, son regard, dardé comme une flèche, alla frapper au fond de la chambre deux personnes qui s’écartèrent vivement l’une de l’autre… Claire ne s’était pas trompée ; c’était bien madame Fonjallaz. Elle était en grand deuil, et plus éblouissante que jamais ; car sa jeunesse et sa fraîcheur formaient avec ses vêtements noirs le plus éclatant contraste ; c’était une rose entourée de crêpes, une ironie splendide.

Pendant une minute, sous l’étourdissement du coup qu’ils reçurent tous trois, ils restèrent sans parole. La figure énergique et sévère de Mathilde, qui vint se placer derrière Claire, ajouta à cette scène la présence d’un juge. Ce fut madame Fonjallaz qui reprit la première son sang-froid ; elle avait pâli, pourtant ; mais de son ton habituel et d’un air dégagé :

— Eh bien ! alors, monsieur Desfayes, puisque c’est une affaire arrangée, je vous laisse. Bonjour.

Elle releva la tête, serra son châle, et s’apprêtait à passer près des nouvelles arrivées, de son air impertinent ; mais, ses premiers pas l’ayant mise en face de Claire, qui gardait la porte, elle s’arrêta. Les yeux de la jeune femme flamboyaient ; tout ce qu’elle avait apporté dans cette maison de jalousie inquiète venait de s’exalter jusqu’à la rage par les aliments qu’elle avait trouvés, et la passion, insufflant dans ses veines des forces inconnues, la soulevait au-dessus d’elle-même. Ses bras souples, ses petites mains étaient devenues de fer, et si elle eût touché madame Fonjallaz, elle l’eût étranglée.

— Tout le monde sait que c’est une affaire arrangée, que vous êtes la maîtresse de mon mari, s’écria-t-elle d’une voix éclatante ; mais il me semble que vous devriez cacher cela dans votre chambre, et je trouve que c’est trop fort qu’on ne puisse avoir affaire à M. Desfayes dans ses bureaux sans être exposée à marcher sur vous ; je croyais que c’était ici une maison honnête et non pas un mauvais lieu.

— Claire ! s’écria M. Desfayes, Claire, tu es folle ! ne parle pas ainsi, je te le défends, tais-toi !

Cependant sa voix était peu ferme, et devant la colère puissante écrite en traits de feu sur le visage de Claire, et dans toute son attitude, l’audace elle-même de la Fonjallaz se trouva un instant déconcertée. Pour la première fois, l’humble descendante de l’Ève biblique brava du regard le maître qu’elle avait tant chéri.

— Comment osez-vous, monsieur, me donner des ordres quand votre maîtresse est là devant mes yeux ? Me parlerez-vous aussi du respect que je vous dois ?…

— Et qui vous dit que je suis sa maîtresse ? cria la Fonjallaz. Voudriez-vous, s’il vous plaît, ne pas insulter les gens comme ça ? C’est donc, madame, parce que vous avez un galant, que vous allez trouver dans son jardin ; c’est donc pour cela que vous ne pouvez pas croire les autres honnêtes ? C’est égal, allez, vous m’amusez bien, et je n’aurais jamais cru qu’une pimbêche comme vous pût devenir furieuse à ce point-là.

— Tu touches à la boue, Claire, et elle te salit, dit Mathilde en écrasant du regard madame Fonjallaz.

Mais avec un dédain presque égal, celle-ci riposta :

— Tiens, vous vous mêlez aussi de cela, vous ? On sait qu’il n’y a au monde que des Anglais qui puissent avoir le courage de s’attaquer à vous ; mais ne parlez donc pas de boue ; ça ferait penser à votre mère.

— Ma mère ! répéta mademoiselle Sargeaz étonnée ; mais, se ravisant dans sa dignité, tandis que Ferdinand, pâle de colère, s’écriait :

— Il faut que tout ceci finisse ! À l’instant, je le veux !

Elle prit la main de sa cousine :

— Claire, ne touche plus à cette femme, ni de la parole ni du regard. Ton mari seul te doit compte de sa conduite. Écarte-toi, laisse-la sortir.

Mais madame Desfayes était incapable de s’apaiser et de se taire. Elle n’avait cessé, pendant que les autres parlaient, d’insulter sa rivale par ses regards, ou par des phrases entrecoupées ; résistant à Mathilde, elle s’écria de nouveau, d’une voix stridente :

— Elle ose porter le deuil de son mari ! Mais elle n’est que mensonge, cette créature, des pieds à la tête, au dehors comme au dedans. Elle a pleuré le jour de l’enterrement ; elle a poussé des cris même, on me l’a dit ; ah ! si les morts voient, c’est horrible ! Comme il a dû la maudire ! Il se vengera ! Verser sur un cercueil des larmes de joie ! N’est-ce pas un monstre, un véritable monstre, que cette femme-là ?

La Fonjallaz était pâle et avait les lèvres tremblantes ; elle balbutia en ricanant :

— Vrai, vous me donnez la comédie !

Et se détournant malgré elle de tous ces éclairs et de toutes ces foudres que lui lançaient les yeux et les paroles de Claire, et s’adressant à M. Desfayes :

— Est-ce qu’elle vous fait donc de pareilles scènes toutes les fois qu’il vient une cliente dans votre bureau ? Elle finira par avoir des attaques d’épilepsie, ou bien vous serez obligé de la loger au Champ de l’air[7]. Tenez, je vous plains, et, si j’étais homme, je ne sais quelle autre je n’aimerais pas mieux que celle-là. Je sais assez que vous ne l’avez prise que pour son argent ; mais le vieil usurier ne vous a pas payé assez cher pour ça, et vous me semblez avoir fait un cruel marché.

Presque fou de colère et de honte entre ces deux femmes, dont la haine réciproque semblait inextinguible, M. Desfayes se précipita tout à coup sur Claire, l’enleva du seuil de la porte, la jeta sur un fauteuil, et saisissant alors par le bras madame Fonjallaz, il l’entraîna hors du bureau.

Au moment où il ouvrit la porte, les quatre commis, s’envolant comme un troupeau de grues effrayées, s’arrêtèrent à divers points de la chambre, un pied en l’air.

— Qu’est-ce que cela signifie, messieurs ? s’écria M. Desfayes. Pourquoi n’êtes-vous pas à vos places ?

Les yeux lui sortaient de la tête, et, de pâle qu’il était, il devint rouge, comme s’il allait avoir un coup de sang. D’humbles et maladroites excuses lui répondirent ; chacun des commis alla s’abattre sur son pupitre, et les quatre plumes recommencèrent à marcher.

— Mais, mon cher monsieur, dit de sa voix la plus claire et la plus haute madame Fonjallaz, vous concevez qu’on devait entendre crier votre femme d’ici. Elle vous a fait là un joli petit scandale, et vraiment je vous plains de tout mon cœur. Pour moi, ça ne me fait rien, car tout le monde comprendra que, dans la situation où je me trouve, je dois avoir des affaires d’argent à régler, et que c’est tout simple que je sois venue dans votre banque. Cette bêtise ! comme si c’était là qu’on pourrait imaginer de se donner un rendez-vous ! Il faut vraiment que votre pauvre femme ait le cerveau fêlé. Pourtant, si j’avais su, je me serais adressée à M. Morlat, bien que je ne le connaisse point ; car enfin on n’aime pas à se trouver dans de pareils tripotages, quand même ils n’ont pas le sens commun.

Elle salua bravement tout le monde et sortit, et le jeune Balançon frappa des mains pour l’applaudir, aussitôt que M. Desfayes, qui l’avait écoutée à peine, fut rentré dans son bureau.

— Assez de plaisanteries comme ça, messieurs, dit le premier commis d’une voix sévère ; si vous étiez restés à vos places, moi qui ne vous ai suivis que pour vous rappeler sans bruit, je ne me trouverais pas compromis aussi, grâce à vous, dans cette sotte affaire.

— Ah ! par exemple ! s’écrièrent les autres, vous écoutiez fort bien, et ne nous avez rien dit.

Ils se turent de nouveau à l’aspect de M. Dubreuil, qui, ayant entendu des rumeurs inusitées, sortait de son cabinet.

Ferdinand avait retrouvé sa femme dans le fauteuil où il l’avait laissée ; pâle et tremblante, elle commençait à verser en torrents de larmes un peu de la passion qui l’étouffait, tandis que Mathilde, debout près d’elle, lui tenait les mains, en l’exhortant de sa parole ferme et brève.

— Vous venez de me déshonorer aux yeux de toute la ville, s’écria-t-il avec rage, et je ne vous le pardonnerai jamais !

— C’est vous-même qui vous êtes déshonoré, monsieur, répliqua Mathilde, et votre femme n’a fait que constater…

— Taisez-vous, s’écria-t-il avec violence. Je ne vous parle pas, à vous ! Qu’êtes-vous venue faire ici avec elle ? Vous êtes un démon domestique ; c’est vous qui conseillez votre cousine et la poussez à de pareilles fureurs. Je ne veux plus qu’elle vous voie ! Je vous défends de remettre les pieds chez moi !

— Je ne sais si ma cousine continuera d’habiter avec vous, monsieur ; mais je puis vous assurer que j’irai chez elle tant qu’elle désirera m’y recevoir.

— Et si je vous jetais par la fenêtre ? vociféra-t-il en tendant vers elle ses mains crispées, comme s’il voulait à l’instant même exécuter cette menace.

— Ce serait d’un homme fort ! répondit la petite personne, en le regardant en face et lui jetant au nez un ricanement.

Il recula, et, foudroyé par le choc de sa propre colère, il alla tomber sur une chaise, de l’autre côté de la chambre.

Ce fut dans cet état que les trouva tous les trois M. Dubreuil. À peu près instruit par les commis de ce qui s’était passé, et fort affligé de voir un pareil éclat dans sa maison, il venait, armé de palliatifs, adoucir, excuser et replâtrer les choses du mieux possible. En entrant, tout d’abord, avec l’ascendant que lui donnaient son âge, son expérience, sa position plus importante dans la maison, et surtout les fautes de son jeune associé, il regarda Ferdinand d’un air sévère ; puis, s’approchant de Claire, il lui prit les mains, et, l’appelant « Ma belle petite dame, » il entreprit de lui prouver que toute cette fâcheuse affaire n’avait été qu’un malentendu des plus déplorables.

— Quelqu’un, au fond, avait-il des torts dans tout cela ? M. Dubreuil ne le savait pas et ne voulait point entrer dans de semblables investigations ; mais c’était une chose fort grave, très-grave, que la réputation d’un homme établi, d’un père de famille, d’un homme qui… d’un homme, enfin, qui était l’associé de la maison Dubreuil. Une si charmante dame n’aurait pas dû être si vive ; elle aurait dû réfléchir aux conséquences ; d’autant plus que, dans ce cas, rien n’autorisait… car madame Fonjallaz, comme cliente de la maison, avait le droit de se trouver là, et tout le monde blâmerait de pareils emportements, qui n’avaient pas de cause suffisante. Certes, pour une petite dame aussi aimable et aussi intelligente, elle n’avait pas été semblable à elle-même du tout. Aurait-elle raison dans sa jalousie, — d’après ce qui venait de se passer, il en doutait fort, — elle aurait toujours dû se rappeler qu’elle ne devait point exciter la colère de son mari, et que ce qu’il y a de plus précieux dans les familles, c’est-à-dire l’apparence de l’ordre et de la paix, doit être avant tout conservé.

M. Dubreuil enfin, avec l’autorité d’un homme sage, écrasa la pauvre Claire sous le poids de son imprudence ; imposa silence, par sa politesse glaciale, à Mathilde, qu’il confia pour son affaire aux soins du premier commis, et obtint de Ferdinand qu’il ferait trêve à sa juste indignation pour reconduire solennellement sa femme, en lui donnant le bras, jusque chez elle. Selon M. Dubreuil, c’était le moyen de tout réparer et de faire cesser les mauvais propos.

Après le terrible accès qui l’avait saisie, Claire était tombée dans une prostration presque complète. Étonnée elle-même au souvenir de ce qu’elle avait osé dire, les arguments de M. Dubreuil et son blâme achevèrent de l’abattre, et quoiqu’elle ne doutât pas, au fond, de la vérité de l’accusation qu’elle avait portée, pour un esprit habitué à l’obéissance et au respect de l’opinion, c’est si peu de chose d’avoir raison seul contre tous, si peu, que Claire, confuse et repentante de son emportement, accepta presque avec reconnaissance le bras de son mari. Tandis qu’ils faisaient sans se parler le court trajet qui sépare la rue de Bourg de la rue du Chêne, abritée sous son voile, humble et tremblante, c’est elle qui eût semblé l’épouse adultère, et Ferdinand, avec ses sourcils froncés et son air dur et sévère, l’époux offensé. Mais elle avait eu, en effet, la pauvre Claire, un tort bien grave elle avait oublié qu’aux yeux du monde, juge souverain, son accusation contenait un vice de forme ; aussi courait-elle grand risque d’être condamnée aux frais du procès.

Elle pressentait déjà le blâme et les clameurs de tous les amis de l’ordre et du silence ; déjà elle n’osait lever les yeux.

Quand ils furent arrivés au seuil de leur maison, M. Desfayes dégagea son bras de celui de sa femme.

— J’ai consenti, à cause du monde, lui dit-il, à une réconciliation apparente ; mais je n’oublierai jamais votre insolence et vos fureurs d’aujourd’hui, non plus que le ridicule dont vous venez de nous couvrir. Je vous déclare que toute affection est désormais éteinte entre nous ; vous n’avez plus aucun droit à mes égards ni à ma bonté. Vous avez provoqué ma haine, vous en sentirez les effets.

Après avoir débité cela d’un ton solennel, il la quitta. Atterrée, frappée au cœur, elle eut peine à monter chez elle ; Anna, en la voyant, devina un malheur. La jeune femme achevait à peine d’instruire sa sœur de ce qui s’était passé, que Mathilde arriva.

— J’ai rencontré ton mari sur la place Saint-François, dit-elle, et j’ai bien vu, puisqu’il t’avait quittée si vite, que votre réconciliation n’avait été qu’une comédie. Tu aurais dû refuser son bras et revenir seule, sans écouter ce vieux phraseur. Oh ! tu as de beaux moments, mais tu ne sais pas les soutenir.

— Tu m’approuves, toi ? dit Claire, en laissant aller sa tête décolorée sur le dossier de son fauteuil.

— Je le crois bien, ma chère, tu as été sublime ! Ah ! si toutes les femmes savaient se montrer ainsi !… Mais est-ce que tu vas t’évanouir, à présent ?

— Oh ! que va-t-il arriver de tout ceci ? Mon mari me repousse et m’abandonne, et tout le monde sera contre moi.

— Je ne te comprends pas ! s’écria Mathilde, qui était la logique même. Si c’était pour arriver à te repentir et à te désespérer, il ne fallait pas faire ce que tu as fait.

— Sans doute ; mais quand j’ai vu là, devant moi, cette horrible femme, je n’ai plus été maîtresse de moi. J’ai parlé sans savoir ce que j’allais dire, et comme si un ressort eût poussé mes lèvres. Je n’ai pas songé qu’on pouvait m’entendre. Et quand j’y aurais songé, cela m’eût été encore bien égal. Il y aurait eu là une foule, que j’aurais parlé. Oh ! cette femme ! le poursuivre ainsi partout, lui extorquer de l’argent, car elle n’était venue que pour cela ! Ferdinand ruine ses enfants pour cette créature. Et il me menace à cause d’elle ! il ose dire qu’il me hait ! il veut se venger de moi ! Oh ! que vais-je devenir ?

— Ce que tu voudras, répondit Mathilde. Si tu restes là, à te tordre les mains en interrogeant le sort, il arrivera ce que tes ennemis auront préparé. Mais si, au contraire, sachant ce que tu veux et ce qu’il te faut, tu t’occupes de l’exécuter, c’est toi-même qui rendras l’oracle et qui seras le destin.

— Hélas ! reprit la pauvre Claire, qui ne se sentait guère tant de pouvoir, que peut-il y avoir à faire dans un malheur si profond ? Toi, Mathilde, que ferais-tu ?

Les yeux de la jeune personne brillèrent de résolution, et d’un ton implacable :

— Ceci est le domicile conjugal ; je le quitterais à l’instant même.

— Un divorce ! dit Claire en pâlissant.

— N’existe-t-il pas déjà entre vous ? Et que pourrais-tu gagner à poursuivre désormais une série de discussions et de scandales domestiques ?

— Ah ! s’il l’avait voulu, nous aurions été heureux ! Et c’est lui qui me dit que toute affection est finie ! Il ne m’aime plus ; pourquoi ? Moi qui ne cherchais autrefois qu’à lui plaire ! Je me fiais tant à lui ! Ah ! comme il m’a trompée ! Il n’est plus le même ! Non, il n’est plus le même que lorsqu’il m’aimait.

— Tout cela, dit Mathilde, ne sont que des récriminations où se complaisent ta faiblesse et ton impuissance, mais qui ne servent à rien ; car ce n’est pas en promenant ton imagination dans les sentiers du passé que tu pourras sortir de la difficulté présente.

Anna, qui était assise près de sa sœur, la prit dans ses bras :

— Laisse-la se reposer un peu, dit-elle à Mathilde. Vois, elle est épuisée.

— Se repose-t-on dans l’indécision ? N’est-ce pas, au contraire, le plus cruel des tourments ?

Depuis longtemps, caché derrière le fauteuil de sa mère, le petit Fernand regardait et écoutait sans qu’on fit attention à lui ; tout à coup il fit un pas, et les yeux agrandis, la figure pâle :

— Maman, dit-il de cette voix plaintive et solennelle que prennent les enfants pour parler de choses terribles, maman, c’est papa qui te fait pleurer ?

Claire poussa un léger cri et saisit son fils dans ses bras.

— Mon enfant ! mon cher enfant ! Oh ! avoir un enfant comme celui-là, et porter son cœur loin de la maison !

Mais l’enfant voulait une réponse à sa question, et, posant avec insistance sa petite main sur l’épaule de sa mère :

— Papa, méchant ? demanda-t-il.

La jeune mère et Anna frémirent. Mathilde elle-même éprouva quelque émotion et resta silencieuse.

— Mon cher petit, dit Claire en l’embrassant, non, ton père n’est point méchant, mon amour. Il reviendra baiser son petit Fernand qu’il aime ; il reviendra, et nous serons heureux.

Anna prit l’enfant et l’emporta dans la cuisine, où, après l’avoir amusé quelque temps, elle le confia aux soins de Louise.

— Si je pouvais seulement savoir ce qu’il fera ? disait Claire. Mais, depuis qu’il m’a quittée d’un air si furieux, il me semble qu’il nous a tout à fait abandonnés, et qu’il ne reviendra plus.

— Le beau malheur ! s’écria Mathilde. Quoi ! s’il te laissait tranquille, tu ne pourrais t’y résigner ?

— Où irait-il ? et puis que dirait-on ? L’enfant demanderait longtemps son père. Et les questions de la servante, et l’étonnement de tout le monde ? Ah ! quoi qu’il arrive, c’est fini, vois-tu ! il n’y a plus de bonheur pour moi. Vivre seule, malheureuse, et honteuse de mon malheur !

— Si tu crains d’être quittée, il vaut mieux, en effet, que tu le quittes toi-même. Pars, va chez ton père dès ce soir.

— Ce serait peut-être mieux, dit la jeune femme ; car ici, avec sa colère, mon existence, je le sens bien, sera quelque chose d’horrible. Il me contrariera en toutes choses, et, seulement de voir ses sourcils froncés, son regard dur, moi, cela m’étouffe et me tue. Oh ! l’on ne peut pas vivre ainsi !

— Eh bien ! es-tu décidée ? Je vais chercher une voiture.

— Une voiture ! s’écria Claire éperdue, une voiture ! partir ainsi ! tout de suite ! Oh ! tu n’y penses pas, Mathilde ; c’est impossible !

Et, toute frémissante, elle se renversa dans son fauteuil.

— Il vaut peut-être mieux attendre, dit Anna, réfléchir encore.

— Attendre ! s’écria Claire en joignant les mains, attendre ! Au milieu d’une pareille angoisse, ah ! c’est peut-être encore ce qu’il y a de plus cruel !

— Si tu as peur de tout, même de souffrir ! dit Mathilde.

Elle traversa la chambre d’un pas impétueux et prit son chapeau.

— Quoi ! tu pars ? s’écria Claire.

— Tu la quittes ainsi, dit Anna d’un ton de reproche.

— Je suis prête à me charger avec plaisir de toutes les conditions difficiles qu’il vous plaira. J’irai volontiers, si cela peut servir à quelque chose, souffleter madame Fonjallaz ou prouver à M. Desfayes qu’il n’est qu’un être sensuel, vain et lâche ; mais user mes forces à soulever un poids qui retombe sans cesse, à soutenir une faiblesse acharnée à s’abattre, non, cela m’énerve, me fait mal, et c’est inutile d’ailleurs.

Elle partit. Claire, délivrée de ses excitations, se reprit à gémir et à déplorer son sort. Anna, les mains de sa sœur dans les siennes, pleurait aussi en l’embrassant.

Ce fut ainsi que les trouva M. Grandvaux. Il retournait à Beausite, et venait prendre Anna pour l’emmener avec lui,

— Eh bien ! s’écria-t-il en voyant leurs figures altérées, qu’est-ce qu’il y a ? un petit chagrin ?

— Un grand, mon père, lui dit Claire.

Et alors, au milieu des sanglots, elle lui raconta pour la première fois toutes ses peines, jusqu’à l’événement de la journée.

Le père Grandvaux se montra fort contrarié.

— C’est égal, dit-il à sa fille, tu as fait une sottise ; tu as eu tort de prendre les choses si haut, de crier si fort. Il fallait seulement me prévenir que ton mari faisait des dépenses pour cette femme, et puis me laisser veiller au grain, et toi suivre ton petit bonhomme de chemin dans tes affaires et dans ton ménage, tout comme si de rien n’était. Pour ces choses-là, vois-tu ! il n’y a rien à faire qu’à prendre patience. Je comprends bien que ça ne t’amuse pas, à ton âge, et gentille comme tu es, d’être plantée là comme un vieux chiffon ; mais ces choses ne durent pas longtemps, va ; un jour ou l’autre ton mari te reviendra, et vous serez comme auparavant ensemble, surtout si tu ne t’es pas montrée méchante et si tu ne lui as pas fait de reproches. Il faut que tu lui dises tout simplement ce soir que tu es fâchée d’avoir eu la langue si longue, et que ça ne t’arrivera plus. Ça le contentera et ça l’empêchera de te taquiner. Car tu as joué un jeu, ma fillette, à te rendre la vie malheureuse. Il ne faut plus faire cela. Sois tranquille et douce, occupe-toi de tes enfants. L’essentiel est qu’il ne te ruine pas pour cette créature ; mais je te promets d’y veiller, moi.

Il insista pour emmener Anna, car la soirée s’avançait. Quand il embrassa Claire et qu’elle sanglota dans ses bras en s’écriant : Oh ! papa, que je suis malheureuse ! il fut touché, à peu près comme il l’était autrefois, quand, petite fille, elle pleurait de la perte d’un joujou.

Et du même ton dont alors il la consolait :

— Oui, je le sais bien, ma pauvre petite ; mais il faut se faire une raison. C’est un ennui qui passera, et peut-être plus tôt que tu ne le penses, si tu es sage. Après tout, il y en a de plus malheureuses que toi. Tu es mariée avec un des premiers de la ville, tu as de la fortune, tu ne manques de rien. Il faut t’occuper des petits, te distraire, et venir nous voir un peu plus souvent. Allons, ne pleure plus ; c’est des bêtises ; ce que je te recommande surtout, c’est de ne point te faire de mal, ni te tourmenter, puisque ça ne servirait de rien.

CHAPITRE XIV


À l’heure du souper, Ferdinand ne parut pas. Claire coucha ses enfants et s’assit près du berceau du petit Fernand, qui dormait les paupières à demi ouvertes, agité de tressaillements nerveux. La tristesse, la solitude, l’épouvante qu’il y avait dans son âme, elle n’eût su les exprimer par des paroles. Elle ne voyait plus que des ruines dans son intérieur désolé. L’âme du foyer s’était envolée. Il n’y avait plus là que des murs et des objets, du silence, du froid, deux enfants attristés à élever dans cette ombre, au hasard, pour une destinée inconnue.

Que faisait-il ? quels étaient ses desseins ? qu’y avait-il dans son âme ? Tout pour elle était là. Elle avait si bien l’habitude d’attendre de lui l’impulsion qui la faisait vivre ! Elle était épouvantée au souvenir de ses menaces. Elle pressentait une existence toute composée désormais de contradictions incessantes, de tourments répétés, de conditions impossibles. Il pouvait tout sur elle, hors la tuer d’un seul coup.

Elle eut peur ; elle trembla, dans sa profonde faiblesse, pour elle et pour ses enfants, et songea au parti de la fuite, que lui conseillait Mathilde. Mais son père ne le lui avait point proposé, et, dépourvue comme elle était de tous moyens d’action, sans l’aide de sa famille, elle ne pouvait rien.

Il fallait donc attendre, et, comme le lui conseillait son père, prendre patience. Mais quelle vie ! Le froid l’en prenait au cœur. Elle se rappelait le temps où déjà ils avaient vécu l’un à côté de l’autre sans se parler, où leurs yeux en se rencontrant se détournaient, où ils passaient droits et roides l’un près de l’autre sans se toucher, où, quand il ouvrait la bouche, elle éprouvait un saisissement au cœur dans l’attente des paroles dures ou insultantes qu’il allait prononcer. Vivre ainsi ! mieux valait cent fois être morte ! Mais les enfants ! — Ce lien de famille est si puissant qu’il retient dans l’être jusqu’au désir de sa liberté.

Il aimait ses enfants, lui aussi, pourtant ; il commençait à s’intéresser à la petite, depuis qu’elle lui souriait, et le jour où, en le voyant, elle avait tendu les bras pour aller à lui, il avait paru tout attendri, tout content. Pour Fernand, bien qu’il s’obstinât à ne pas comprendre les ménagements dont l’enfant avait besoin, il était fier et même quelquefois ravi de son intelligence. Il le regardait vraiment avec une tendresse de père quand, — avant la recrudescence de sa fatale passion, — il s’oubliait, assis au milieu d’eux, à le regarder jouer. Et déjà ils causaient ensemble, le petit Fernand assis d’un air sérieux sur les genoux de son père et lui faisant d’interminables récits ; Ferdinand l’écoutant d’un air grave aussi, mais gros de sourires, et avec une complaisance que trahissaient de temps en temps un regard lancé à Claire, un baiser au front de l’enfant.

Tout cela depuis quelque temps n’existait plus ; mais cela témoignait d’une âme de père et devait exister encore. Pouvait-il vraiment ne plus aimer Claire, sa femme, la jeune fille qu’il avait choisie, la mère de ses enfants, celle qui n’avait jamais eu d’autre tort envers lui que de vouloir être aimée comme elle aimait elle-même ?

En ce moment, elle ne pensait plus à Camille, et il lui semblait qu’elle n’avait jamais aimé que Ferdinand, tant la force de ce faisceau au milieu duquel elle était attachée la dominait.

Alors il s’éleva du fond du cœur de cette pauvre femme un tel élan de foi et d’amour pour les biens perdus, qu’elle ne douta point de pouvoir les reconquérir par leur force même. Elle rattacha sa robe entr’ouverte sur le sein épuisé, où sa petite fille, inquiète et grondeuse, n’avait pas trouvé ce soir-là sa nourriture habituelle, et, quoiqu’il fût dix heures, elle s’apprêta pour sortir.

— Est-ce que madame ne veut pas souper un peu avant de se coucher ? dit Louise en entrant. Madame est si fatiguée ! Vous n’aurez pas de lait pour la petite, si vous ne mangez pas.

— Est-ce que je n’ai pas soupé, Louise ?

— Seigneur ! pauvre dame ! vous n’avez touché à rien. Tant de chagrin que vous avez ! ça se voit. Monsieur qui avait l’air autrefois si bon pour madame ! Eh ! les hommes ! il ne faut pas compter sur eux.

— Qui vous a dit cela, Louise ? Monsieur ne m’a point fait de chagrin.

— Eh ! madame, tout le monde le sait, allez ! Il y a plus de vingt personnes qui m’en ont parlé. Elle quitte son café de Saint-Laurent, et va en tenir un plus beau dans la rue du Bourg ; personne ne croit que c’est elle qui paye, allez, puisqu’on sait bien que Fonjallaz a laissé de mauvaises affaires. Moi, je ne m’occupe pas de ça, et, quand le monde m’en parle, je dis, comme madame : Ça n’est pas vrai. Dieu merci ! je n’ai pas la langue trop longue ; et puis j’aime madame comme ma mère. C’est bien ce que monsieur voit, et c’est pourquoi il est toujours à me gronder et à ne trouver rien de bien de ce qu’on fait. Et je peux dire que, si ce n’était madame et les enfants, je ne voudrais pas rester ici ; car on n’aime pas quand les choses vont comme ça dans un ménage. Mais je sais bien que ce n’est pas la faute de madame, et…

— Ne parlons pas de cela, Louise, dit madame Desfayes, en l’interrompant avec douceur.

Elle croyait à la sympathie de cette fille ; mais de telles confidences la faisaient souffrir cruellement. Elle but à la hâte une tasse de thé, mangea quelques bouchées et mit son châle. Mais en voyant qu’elle allait sortir, Louise se répandit en exclamations et doléances.

— Madame ne peut pas sortir toute seule comme ça à cette heure. Je vas prendre le falot et accompagner madame. Je ne veux pas laisser madame sortir comme ça.

Claire apaisa difficilement ses importunités et ses questions. Elle-même n’était pas rassurée, au moment de s’aventurer seule pour la première fois dans une ville mal éclairée et mal fréquentée le soir. Mais le sentiment qui la poussait lui faisait surmonter ces craintes. Elle sortit, son voile baissé, le cœur agité, mais occupée uniquement de cette inquiétude : Où le trouverai-je ?

Car elle allait à la recherche de son mari pour l’adjurer, au nom de la foi donnée, au nom de leurs souvenirs et au nom de leurs enfants, d’abandonner cet amour coupable et de revenir au milieu des siens. Elle sentait si profondément combien sa demande était juste et tout ce qu’elle devait remuer dans l’âme d’un homme ! Tant de puissantes raisons et d’arguments touchants se pressaient dans son esprit, tandis qu’elle marchait d’un pas rapide, allant vers son but, quoiqu’elle ignorât le lieu !… Elle ne doutait pas ; elle en était certaine, elle réussirait. Elle se sentait assez forte maintenant pour entraîner son mari avec elle dans la haute région des affections pures et des devoirs accomplis.

Pourquoi ne l’attendait-elle pas à la maison ? C’est qu’elle pensait que dans sa colère il pouvait ne pas revenir. Ses craintes, aussi bien que ses espérances, étaient exaltées. Puis, elle avait besoin d’agir, d’échapper par le mouvement aux tortures de sa pensée. Soulevée par un élan de confiance, elle s’était levée et avait marché. Bientôt cependant son pas se ralentit, et elle finit par s’arrêter, inquiète. Où allait-elle ? où pouvait être Ferdinand ?

Claire, en ce moment, se trouvait à l’extrémité de la place Saint-François, au coin de l’église, à l’endroit où subitement le coteau s’abaisse et laisse voir, comme un admirable tableau qu’on dirait là suspendu, le lac, la côte de Savoie et la montagne. Bleuâtre et confus à cette heure, sous la clarté de la lune et des étoiles, ce paysage avait un caractère aérien et fantastique ; les arbres se découpaient sombres entre la terre et le ciel, chacun avec son attitude particulière, et le pavé abrupt qui descend au lac, s’enfonçant en des teintes de plus en plus sombres, semblait une route creusée dans les entrailles de la terre. À gauche de la jeune femme et derrière elle, les cafés, les cercles et les magasins de la place brillaient de lumières, et presque en face, dans le jardin du Casino, on voyait se refléter sur les feuillages les lueurs verdâtres des becs de gaz cachés derrière les massifs.

Ferdinand ne pouvait être que dans l’un ou l’autre de ces établissements. Ce n’était point un rêveur à promener ses pensées ni ses chagrins sur des routes solitaires. Mais, à Lausanne, les femmes n’entrent point au café. Comment ferait Claire ? Irait-elle dans ces lieux publics le demander aux gens de service ? Elle serait reconnue, et ce nouveau fait, commenté, grossirait l’histoire du scandale éclos ce jour même dans les bureaux de la maison Dubreuil. Serrant son châle sur ses épaules, et bien abritée sous son voile, madame Desfayes suivit le trottoir le long du café Jorand, et tandis qu’elle passait lentement devant les fenêtres, son regard se glissait à travers les vitres, à l’endroit où les rideaux, au bord, se recroquevillaient un peu.

Elle reconnut la tête blanche et bénigne de M. Pascoud, lequel semblait réciter quelque chose à un interlocuteur accoudé sur la table, et qui, à en juger par son immobilité, devait être bien attentif ou bien endormi. Elle ne vit pas son visage, mais à la chevelure elle reconnut que ce n’était point Ferdinand ; plus loin, on n’apercevait que formes confuses, s’entre-croisant sur un plan trop éloigné.

L’exaltation de la jeune femme commençait à se refroidir au contact des obstacles. Elle s’aperçut qu’elle était remarquée et trembla d’être reconnue. Ses nerfs se détendirent : ses jambes fatiguées plièrent sous le poids de son corps ; elle devint inquiète, timorée, presque honteuse de sa démarche. Que faisait-elle là ? Ferdinand peut-être était rentré.

La chaleur avait été suffocante pendant le jour et régnait encore à l’intérieur des maisons. Si M. Desfayes se trouvait en ce moment dans quelque lieu public, ce devait être au Casino. Claire s’y rendit, et, longeant lentement la palissade du jardin, elle s’élevait de temps en temps sur le bout des pieds pour jeter un coup d’œil à travers les massifs. Il y avait là plusieurs groupes d’hommes et de femmes, assis à des tables, ou qui marchaient en causant et riant. Elle distingua parmi eux des personnes de sa connaissance. Triste, la tête baissée, tantôt elle prêtait l’oreille, tantôt elle songeait.

S’il était là-bas, tout au fond, dans quelque allée sombre, seul, rêveur, tourmenté ? Alors, ah ! qui la guiderait vers lui, pour qu’elle se jetât dans ses bras, le pressât avec force contre sa poitrine, et que mêlant des larmes à ses prières, elle le reprit tout entier dans une étreinte qui, rappelant le passé, promettrait tout l’avenir.

Mais le flot de ces effluves sacrées, dont les hommes placent la source en divers lieux, et que, suivant leurs aspirations, ils nomment amour, grâce, enthousiasme, ce flot sublime, qui s’était emparé d’elle et l’avait soulevée et apportée en ce lieu, peu à peu, au milieu de la foule changeante, affairée, rieuse, grossière, dont les vulgarités l’entouraient comme d’un réseau, se retira, et finit par la laisser épuisée sur le sable de la route, ne comprenant plus guère que de souvenir ce qu’elle était venue faire là.

Et, dans l’isolement où elle se trouvait, mille amertumes l’envahirent, tandis que retentissaient auprès d’elle les joyeux propos et les rires des habitants du jardin, sous leurs arbres féeriques d’or émaillé. Combien elle se sentit pauvre et malheureuse alors, elle, la fille du riche Grandvaux, la belle Claire, qui jusque-là ne s’était connue qu’enviée ! Ceux qui passaient auprès d’elle, riches ou pauvres, indifférents ou joyeux, ils savaient leur chemin, ils allaient quelque part, ils avaient quelque chose à faire au monde ; et elle les enviait tous, car, elle, elle ne savait plus. La base sur laquelle son existence était assise semblait renversée. Avait-elle encore son mari ? Y avait-il au monde un peu d’amour encore dont elle pût vivre ? ou bien ce qui lui restait à passer de jours, c’est-à-dire presque toute une vie, était-il condamné à la solitude, au néant ?

Une fois ou deux il lui sembla que, malgré son voile, on la reconnaissait, qu’on la regardait en parlant d’elle, et même, à certains mots et à certains rires, elle s’imagina qu’on parlait de sa querelle du matin avec madame Fonjallaz.

C’est qu’elle ne sentait plus en elle, comme autrefois, la femme honorablement posée dans le monde, qui inspire le respect sur son passage, mais une de celles dont le nom sert, de crible aux sarcasmes de chacun. De tout ce bonheur, doux, facile et beau, qu’autrefois elle considérait comme étant sa vie même, elle ne voyait plus autour d’elle que les débris, et là, dans cette ombre où elle était, en face de ce jardin plein de rires et de lumières d’où elle était bannie, elle éprouvait cette impression horrible pour l’être vivant, cette impression du vide, de l’absence des conditions de la vie morale qu’on nomme le désespoir.

Elle-même, elle-même elle avait changé ! son amour, qui était sa foi, s’était altéré en elle, détruit peut-être. Il l’avait tant fait souffrir ! Et où se trouvait-il, à cette heure ? Occupé quelque part sans doute à choquer son verre pour étourdir ses propres ennuis, ne pensant point aux douleurs de sa femme, ne pensant qu’à sa maîtresse.

Elle sentit s’élever de son âme, pareil à un jet de lave, un élan de haine qui les enveloppa tous deux, et, frémissante, elle changea brusquement de lieu, comme pour fuir ses pensées. Quelque temps elle marcha sans bat ; puis, enfin, rassemblant tout ce qui lui restait de force, de courage et d’espérance, elle voulut poursuivre sa tentative, faire un appel à ce cœur qui autrefois avait battu sur le sien, et voir ce qui pouvait s’y trouver encore de chaleur sacrée. Elle ne voulait désespérer qu’après avoir tout épuisé.

Claire se trouvait de nouveau sous l’empire d’un de ses élans pendant lesquels, emportés vers un but, nous ne comprenons plus ces mille petites barrières, dont nous avons rempli nos chemins. Elle voulut se rendre au café de madame Fonjallaz, afin de savoir si Ferdinand pouvait être là.

Il était improbable qu’il l’eût osé ; en outre, la présence de madame Desfayes au seuil de la Fonjallaz eût été un scandale nouveau. Mais elle ne pensait point à cela ; ne pouvant tenir compte en ce moment que de deux choses, la passion de son mari et la sienne à elle, elle obéit à cette impulsion, et, pour aller au café du Nord, elle s’engagea résolûment sur le Grand-Pont, un des lieux de la ville le plus mal éclairés et le plus mal hantés le soir.

— Où allez-vous donc comme ça ? dit à son oreille une voix d’homme, dont l’accent mielleux et traînard fit passer dans ses veines un frisson de dégoût. Elle eut peur et parcourut du regard l’espace autour d’elle.

À quelque distance, dans les ténèbres du trottoir, des formes chuchotaient ; à droite les lumières de la ville brillaient éparses ; mais dans toute l’étendue du ravin, et à gauche, du côté de Montbenon, ce n’étaient qu’ombres plus ou moins épaisses. De grandes lignes courbes marquaient sur le ciel le sommet des arbres de la promenade, et tout en bas se détachait la ligne blanchâtre du Flon, qui, traversant les écluses et les canaux jetés sur sa route, remplissait l’air d’une longue note plaintive, incessamment prolongée. Les maisons les plus proches étaient bien loin ; quant à ces promeneurs mystérieux, quels étaient-ils ?

Claire, effrayée, pressa le pas ; mais l’homme ne cessa point de la suivre, et tout à coup, la saisissant par le bras :

— Dites donc, hein ? faut pas être si farouche, la belle enfant !

Elle ne put retenir un cri, auquel répondirent à quelque distance des rires grossiers, et, jetant autour d’elle des regards éperdus, elle ne vit rien que les silhouettes confuses de ceux qui l’insultaient. Derrière elle, mais au loin, sur l’asphalte du trottoir, retentissait un pas rapide et sonore.

— Vous vous trompez, monsieur, dit Claire d’une voix haletante, c’est une honnête femme à qui vous parlez.

De nouveaux rires s’élevèrent, et du groupe insulteur un homme se détachant vint regarder curieusement la jeune femme, puis il retourna vers les autres et ils chuchotèrent.

— Une honnête femme ne vient pas seule ici, le soir, reprit en ricanant celui qui retenait Claire ; vous êtes là pour quelqu’un, ma belle, et, puisqu’il n’y est pas et que j’y suis, moi, on peut bien me donner un petit baiser.

— Oh ! ne me touchez pas ! s’écria-t-elle, à moitié folle de terreur à l’idée de ce contact ignoble ; laissez-moi ! cria-t-elle encore en se débattant, car il l’avait saisie ; au secours ! à moi !… À moi, monsieur, dit-elle avec un accent suprême d’espoir et de prière en apercevant en face d’elle un homme en habit bourgeois, qui s’arrêtait.

— Lâchez cette femme ! à l’instant ! dit le nouveau venu d’une voix ferme et indignée qui fit tressaillir Claire profondément, car c’était la voix de Camille.

— Passez votre chemin, vous, ça ne vous regarde pas, répondait l’insulteur, quand un vigoureux coup de canne, tombant sur sa figure, lui coupa la parole. Une lutte s’engagea, mais elle fut courte ; l’adversaire de Camille lâcha prise, et s’enfuit en déchargeant par des menaces le reste de sa colère. Après de nouveaux chuchotements, le groupe voisin s’éloigna aussi.

— Où voulez-vous que je vous conduise, madame ? demanda Camille d’une voix sèche et d’un accent dédaigneux.

Claire vit bien qu’il ne la reconnaissait pas ; elle lui montra de la main, sans parler, le côté de la place Saint-François d’où elle venait, car toute sa résolution était tombée, et elle ne songeait plus qu’à retourner chez elle comme dans un refuge. Camille ne lui offrit point le bras, et détournant la tête, comme pour contempler les ombres du ravin, il marcha seulement à côté d’elle, à la manière d’un homme qui accomplit un devoir désagréable.

La jeune femme comprit cela, et elle en fut tout émue. En ce moment, elle ne souffrait plus. La reconnaissance, et une émotion pleine d’une douceur infinie lui remplissaient l’âme. Combien elle lui savait gré de sa rudesse, de sa dignité ! Combien elle aimait à le voir ainsi, à la fois bon et sévère, pour cette femme fourvoyée qu’il soupçonnait. Elle ne voulait pas se faire connaître, et cependant il lui en coûtait beaucoup de le quitter sans lui adresser des remerciements.

Quand ils furent arrivés au bout du pont, non loin de la place, Camille salua la jeune femme. Claire alors, d’un mouvement spontané, lui tendit la main en prononçant à voix basse un merci plein de ferveur. L’endroit où ils se trouvaient était encore peu éclairé ; toujours cachée sous son voile, elle s’attendait à le voir s’éloigner sans la reconnaître ; mais il resta debout en face d’elle, visiblement ému, et la couvrant du regard :

— Madame, dit-il en s’inclinant profondément, c’est vous !

Par le seul accent donné à ce mot « madame, » il l’avait nommée ; car sa voix avait pour Claire des inflexions différentes de celles qu’elle avait pour les autres.

— Vous allez me permettre de vous reconduire jusque chez vous, ajouta-t-il en lui offrant le bras.

— J’espérais, répondit-elle d’une voix oppressée, que vous ne me reconnaîtriez pas.

— Je vous reconnais toujours, madame. L’impossibilité où j’étais de vous supposer dans une pareille situation m’a seule empêché tout à l’heure…

— Monsieur Camille, dit-elle en le ramenant dans l’ombre du côté du pont, me voilà obligée de vous parler de choses qu’autrement j’aurais dû vous taire ; mais il faut que je me justifie vis-à-vis de vous de m’être exposée à l’aventure de ce soir.

— Vous justifier, madame, vis-à-vis de moi ! Oh ! ne parlez pas ainsi ! Vous ne savez donc pas combien je vous admire et combien je vous respecte ? Ne sais-je pas d’ailleurs qu’il y a des peines si cruelles, qu’elles font oublier les considérations vulgaires ?

— Ah ! vous devinez tout, dit-elle d’un accent où passa l’élan de son cœur.

Et s’appuyant sur le bras du jeune homme :

— Oui, vous avez compris combien je souffre ; et moi qui voudrais cacher ce triste secret à tout le monde, je ne regrette pas que vous le sachiez.

— Que pourrais-je faire pour vous être utile ? répondit-il avec un attendrissement profond.

En même temps il lui serrait la main, et ses yeux attachés sur ceux de la jeune femme exprimaient une bonne volonté immense.

— Je n’en sais rien, dit Claire d’abord ; — cependant elle songea, et quelque hésitation se peignit sur son visage.

— À quoi pensez-vous ? demanda Camille.

Elle hésitait toujours ; il la pressa davantage ; elle dit alors qu’elle était allée à la recherche de son mari, craignant qu’il ne rentrât point, et qu’elle avait osé se diriger de ce côté, pour savoir s’il n’était point chez madame Fonjallaz.

— S’il a pu aller là, ce soir, monsieur Camille ; eh bien ! je crois que ce sera fini ; je n’espérerai plus en lui ; sinon, j’aurai plus de courage pour lui parler, parce qu’il pourra peut-être encore me comprendre.

— Je serai ici dans un quart d’heure au plus, dit Camille, et il fit rapidement quelques pas sur le Grand-Pont ; mais presque aussitôt il revint, et, baissant la tête avec tristesse : Je n’avais pas réfléchi, madame ; c’est impossible.

— Pourquoi ?

— Ce serait de ma part un espionnage, quelque chose de tout à fait odieux.

— Vous trouvez, monsieur ?

— Oui, un autre pourrait vous rendre un pareil service, mais non pas moi.

— Je ne vois pas… dit Claire.

— J’ai le bonheur d’être votre ami, et même en ce moment, madame, votre confident, et j’en ai le droit, puisque celui qui aurait à votre confiance plus de droits que moi les abandonne. Ce n’est pas à moi de le servir malgré lui, certes ; mais… je ne dois pas non plus l’accuser.

— Sans doute, monsieur, s’il est votre ami…

— Je suis trop le vôtre, Claire, pour être le sien. Vous avez tout mon dévouement, je vous le donne ; mais un dévouement, chère madame, pour être vrai, pour être digne, doit être dépouillé de tout intérêt personnel.

— Je ne comprends pas, murmura-t-elle… Cependant elle rougissait.

— Eh bien ! dit-il avec tendresse, en lui baisant la main, je ne vous demande pas même de me comprendre.

Ils revinrent en silence vers la place, et elle ne songeait plus au désir qu’elle avait été forcée d’abandonner, mais à ce que le jeune peintre venait de lui dire. À l’entrée de la place, toujours assez populeuse, Camille s’arrêta :

— Il n’est pas prudent que je vous conduise plus loin, dit-il ; car il ne faut pas qu’on nous reconnaisse ensemble ; mais je vous suivrai à quelque distance et je veillerai sur vous jusqu’à ce que vous soyez rentrée dans votre maison.

— Que vous êtes bon, monsieur ! Je ne puis exprimer combien je vous suis reconnaissante.

— Ne me remerciez pas, ne me remerciez jamais ! s’écria-t-il en lui serrant la main avec force, mais ayez besoin de moi souvent, et alors c’est moi, Claire, qui vous remercierai.

Au seuil de sa maison, avant d’entrer, elle se retourna, et le vit à dix pas, les yeux attachés sur elle ; alors, de la main, elle lui fit un signe, puis elle s’enfonça dans l’ombre du corridor.

Minuit venait de sonner. L’appartement était silencieux ; et dans la chambre seule où dormaient les enfants luisait la lumière pâle d’une veilleuse.

Louise, endormie sur le canapé, s’éveilla avec peine, en s’étirant de toutes ses forces et en répétant :

— Eh ! pauvre madame ! j’étais si inquiète de vous !

M. Desfayes n’était point rentré. Claire, accablée de fatigue, se coucha, mais ne dormit pas. Son agitation était immense. Idées, pensées, images s’entre-choquaient en elle, épuisée et presque passive comme une foule tumultueuse dans une arène.

Trois figures étaient constamment devant ses yeux, celle de Ferdinand, dur et colère, comme lorsqu’il l’avait quittée en disant : « Je ne vous pardonnerai jamais ; » celle de la Fonjallaz, ironique et triomphante, dont le regard insultant et faux la blessait comme une lame empoisonnée ; puis le noble visage de Camille, animé de l’expression ardente et pure qu’il avait toujours en lui parlant ; et cette dernière image était si douce à voir que la jeune femme finit par ne plus regarder qu’elle.

Tout ce qu’il avait dit le soir même lui revint dans l’oreille, avec l’accent dont il l’avait prononcé, musique charmante, dont les notes lui tombaient dans le cœur, aussi doucement que des gouttes de rosée sur une plante desséchée et haletante. Puis elle en creusait le sens : Qu’avait-il voulu dire quand il avait refusé d’épier Ferdinand, afin que son dévouement restât pur d’intérêt personnel ? Ce serait donc son intérêt personnel, à lui, qu’elle se détachât complétement de M. Desfayes ? Il le désirait donc ? Oh ! non, il était trop honnête homme !… Eh bien ! oui, il l’était, il voulait l’être, et c’est pourquoi il se défendait… parce qu’il l’aimait… parce qu’il était amoureux d’elle !

Était-ce bien vrai ?… Oh ! non ! Elle n’osait le croire. Cependant il y avait déjà longtemps qu’elle le savait.

Mais si c’était vrai ? Le devoir de Claire serait d’éviter ce jeune homme. Elle se reprit alors à douter beaucoup. Non, ce n’était guère probable. Il avait trop de sens et de raison… Et puis il estimait Claire… On ne désire pas ce qu’on n’espère point… Décidément elle restait dans le doute à cet égard.

Un bruit soudain la fit tressaillir. La porte de l’appartement s’ouvrait. Des pas se firent entendre ; c’était Ferdinand. Elle se trouva remplie de confusion en elle-même, car elle ne l’attendait plus et ne pensait pas à lui en ce moment.

Il entra dans la salle à manger, où depuis la naissance de sa petite fille il couchait quelquefois sur un divan. Pendant quelques minutes, on l’entendit marcher, puis le silence se fit. Claire pensa que déjà il dormait peut-être ; elle n’en douta plus quand, ayant prêté l’oreille, elle reconnut la respiration égale et un peu bruyante qu’il avait dans le sommeil. Il pouvait dormir, lui, sans remords d’avoir à jamais détruit le bonheur de la femme qu’il avait aimée, qui lui avait été confiée par sa famille, par la société tout entière, au nom de l’amour, au nom de Dieu !

Et, tandis que peu d’heures auparavant elle n’avait dans l’âme qu’oubli et pardon, qu’appels sublimes, elle ne songea plus maintenant qu’aux torts de Ferdinand envers elle, et ne s’occupa que de les approfondir avec amertume.

Tout à coup, elle pensa aux lettres qu’elle avait emportées pour son mari et qu’elle avait oublié de lui remettre. Elle se leva, et les ayant retrouvées dans la poche de sa robe, elle ouvrit sans hésiter celle de madame Fonjallaz.

« Mon très-chere et bien aimé Ferdinand,

« Monadier est absent, comme il fait toujours, et je vien d’envoyer Georgine à votre bureau, mais vous n’y ête pas. C’est pourquoi je vous écrit, car je suis encore dans l’embarras pour cette affaire de Maugardin qui refuse les propositiions que vous m’avé dit de lui faire, et qui exige le payement tout de suite de la moitié. Je suis presque fâché à présent de vous avoir défendu de venir si souvent ché moi ; car j’ai tant besoin de vous, qui es mon seul vrai ami et sauveur.

« Il n’y a que vous qui m’avé consolé, et aussi quel bonheur ça m’a donné de vous revoir quand je n’avais passé toute l’année dernière qu’à m’ennuyer de vous. C’était bien rarement qu’on se rencontrait, et alors j’étais obligé de baisser les yeux pour que vous ne voyiez pas tout le contentement que j’en avais. On a quelquefois bien de la peine pour son devoir. Je sais bien à présant que je suis libre ; mais il y a le monde qui nous en veut, et puis votre femme qui a déjà dit tant de mal de moi, que j’en suis peut-être perdu de réputation à cause de vous. Je lui pardonne tout de maime, quoique je sache très-bien que ce n’est pas vous qu’elle aime, et que ce n’est que pour l’orgueil qu’elle vous tourmante tant.

« Pour moi, je ne vous aime que trop et je vous ai toujours aimé, malgré que la destinée a été si contrère pour moi. Et puis, comment ne vous aimerais-je pas quand vous me sauvé plus que la vie et celle de ma petite fille, puisque c’est ce qu’il y a de plus cruel de vivre dans le besoin ; aussi je ne sais pas comment je pourrai vous témoigné assez de reconnaiçance, et je voudrais pouvoir vous faire lire dans ce cœur qui est tout à vous. Enfin, je vous dirai que je suis fort en peine de ce Maugardin, quoique si je voulais je lui ferais bien entendre raison ; mais je le déteste, et quand ce serait pour mourir, je n’aimerai jamais un autre que vous. Donc, j’espère que vous recevré cette lettre à tant et que vous serez à votre bureau à une heur, où j’irai aussi. Je veux sûrement vous trouvé parce que vos comis me font un air qui ne me va pas, car tout le monde me persécutte à cause de vous. Mais ils feront tout ce qu’ils voudront, je n’en serai pas moins…

« Votre Herminie. »

« N’oublié pas de me rapporté cette lettre comme l’autre, pour qu’elle ne s’égard pas dans vos papiés. »

Les blanches petites mains de madame Desfayes s’écartèrent avec dégoût, et la grossière missive aux jambages épais tomba à terre en tournoyant. Claire, un instant, resta pensive, puis elle ramassa la lettre du bout des doigts, la replia et la serra dans un tiroir.

En passant près des berceaux des enfants, elle ferma de ses lèvres les yeux blancs et entr’ouverts du petit Fernand, qui dormait souvent ainsi, et se recoucha le cœur morne, abattue, triste à en mourir. Tout était donc fini ; elle se trouvait, à vingt-trois ans, tombée sans retour au fond d’un abîme de solitude, véritable enfer de l’âme.

Le lendemain matin, elle se leva, plus faible et aussi dépourvue de résolution que jamais. Les caractères énergiques sont rares, et quand tout s’est accordé pour affaiblir un être, nature, éducation, force des choses, il ne peut qu’avoir succombé sous ces influences. Tout en donnant aux enfants ses soins habituels, elle restait le cœur serré, les nerfs frémissants, dans l’attente d’une entrevue avec son mari.

Mais Ferdinand sortit sans déjeuner. Allait-il désormais prendre ses repas hors de chez lui ? Les commentaires que la jeune femme fit en elle-même sur cette question la préoccupèrent jusqu’à midi, heure du dîner.

Il arriva. Il était roide et glacé ; il ne regarda personne, et ne vit pas qu’à son approche Claire, toute décolorée, menaçait de se trouver mal. Après s’être mis à table, il se servit lui-même, repoussa le plat ensuite, mangea, but comme à l’ordinaire, fit quelques pas dans la chambre, alluma un cigare et partit.

Quand il ne fut plus là, Claire se sentit la poitrine allégée d’un poids énorme ; puis elle se prit à pleurer, en considérant ce qu’était devenue pour elle cette présence, tant désirée autrefois.

Mathilde vint voir sa cousine ; mais elle fut froide et resta peu. Claire eut ensuite la visite de sa mère, et elles pleurèrent ensemble, en s’occupant, à la manière des esprits impuissants, de ressasser les événements et de les déplorer, sans rien conclure ; sauf que madame Grandvaux exhorta de nouveau Claire à la patience et à la résignation, en vue du ciel et en vue du monde, qui s’accordent en cela, comme sur bien d’autres sujets.

Le souper fut aussi morne que le dîner ; M. Desfayes s’y conduisit de nouveau comme à table d’hôte, se servant lui-même, et repoussant ensuite le plat sans parler. Fernand attachait sur son père de grands yeux observateurs, et tout à coup sa petite voix claire et vibrante alla caresser de son doux timbre, ce visage sombre et rébarbatif : Papa ! papa !

Il y eut peut-être un mouvement, mais nulle réponse.

— Papa ! répéta l’enfant, et tandis que déjà les larmes lui venaient aux yeux, il souriait encore, attendant un regard. Mais ce regard ne vint pas, et la chère créature, chez qui le sentiment suppléait à la connaissance, jeta sa tête sur l’épaule de sa mère et se mit à pleurer.

— Ton père ne nous aime pas, mon Fernand, dit Claire ; car le chagrin de son enfant lui causa un élan d’indignation.

— Vous avez tort d’exciter cet enfant contre moi, s’écria M. Desfayes ; comme il faut qu’il respecte son père, je pourrais confier à d’autres qu’à vous le soin de l’élever.

Claire le regarda avec un étonnement indicible, et ses beaux yeux s’agrandirent jusqu’à ce qu’une flamme terrible les traversât.

— Ah ! vous m’ôteriez mon enfant ? dit-elle.

— Malgré vos fureurs, oui, j’en ai le droit.

— Le droit ! le droit ! répéta la jeune femme avec un éclat de rire strident. Vous êtes fou !

Elle en était si bien certaine qu’il était fou et que ce qu’il prétendait ne pouvait pas être, qu’il faillit lui-même partager cette conviction rien qu’en la voyant, calme et fière, asseoir son enfant sur ses genoux. Il sortit furieux et troublé ; mais à peine avait-il refermé la porte que Claire était saisie d’une attaque de nerfs.

Deux heures après, comme elle reposait sur son lit, brisée, elle le vit paraître devant elle, avec une expression de haine et de menace telle qu’elle en frémit jusqu’à la moelle des os.

— La lettre, demanda-t-il, qu’en avez-vous fait ?

Elle crut qu’il allait la tuer et faillit s’évanouir. Elle essaya de balbutier un mensonge.

Mais il la saisit si rudement qu’il la fit tomber du lit par terre :

— Il me la faut ; dépêchez-vous ; prenez garde ! Qu’avez-vous fait de cette lettre ? Une lettre qui était à moi !

— Ferdinand… c’est à cause de votre maîtresse que vous maltraitez votre femme ainsi !…

— Vite ! vite ! Il y a du danger pour vous, je vous le dis !

D’une seule main il la releva et la mit sur ses pieds.

— Ah ! vous me bravez comme cela ! Vous touchez à mes choses ! Vous violez mes lettres ! Vous ne savez donc pas que je puis vous fouler aux pieds, là, tous les jours, vous écraser, sans que personne le sache ? Ah ! nous verrons ! Vite la lettre !

Elle se traîna jusqu’à la commode et la lui remit. En la voyant décachetée, il jeta sur sa femme un regard terrible.

— C’est bien ! Vous m’avez trahi, vous avez porté la main sur moi ! Vous avez manqué à vos devoirs envers moi, votre mari, votre maître, que vous devez respecter et à qui vous devez obéir ! Vous êtes capable de tout ! je commence à croire que vous avez un amant ; je vous hais, et vous tuerai quelque jour !

Il était colère, despote, elle le savait bien ; le dogme de l’autorité, qui, par une combinaison d’idées, étrange au premier coup d’œil, est l’âme du protestantisme, s’était infiltré dans toutes ses veines, et il avait reçu sa part de cet âpre orgueil que l’esprit de Calvin a déposé dans ses descendants ; mais jamais Claire n’avait deviné qu’il pût la regarder un jour avec tant de haine. C’était bien la mort de tout leur passé.

À partir de ce jour, ils cessèrent entièrement de se parler, à moins qu’il n’élevât sa voix impérieuse pour ordonner quelque chose ; encore ne s’adressait-il point à sa femme directement. Ce devint un lieu sombre, glacial et maudit que cette maison, où le silence et la crainte accueillaient les pas du maître, où pendant son absence, des larmes, le plus souvent, baignaient le visage de la femme, où l’enfant attristé, maladif, ne jouait plus.

À ces repas funèbres qu’ils prenaient en commun, Claire ne fit bientôt plus qu’assister, à cause de Fernand, car son estomac contracté refusait toute nourriture. Les larmes l’épuisaient, le chagrin irritait son sang, et le peu de lait qu’elle donnait à sa petite fille rendit malade cette belle enfant, qu’il fallut sevrer, bien qu’elle n’eût pas cinq mois encore.

Deux jours après la scène qui avait eu lieu sur le Grand-Pont, Camille avait osé venir prendre des nouvelles de Claire. Elle avait tremblé en le voyant, de peur des soupçons de son mari, quoiqu’elle fût heureuse de sa présence. Au premier abord, le visage du jeune homme avait pris une expression douloureuse qu’elle comprit.

— Vous me trouvez fort changée, n’est-ce pas, monsieur ? demanda-t-elle avec un triste sourire.

Camille prit la main de Claire et la pressa longuement.

Si quelque chose pouvait vous faire du bien, madame, je vous dirais que je vous suis dévoué.

— Oh ! cela me fait beaucoup de bien, certainement.

— Merci ! Ne pourrais-je donc pas vous être bon à quelque chose ?

— Je ne crois pas. Le mal que j’éprouve, il n’est au pouvoir de personne de le faire cesser.

— Mais ne pourriez-vous pas le combattre en vous-même ? dit-il avec émotion. Il est affreux de vous voir détruire ainsi votre santé pour le crime d’un autre. Portez votre esprit sur d’autres objets ; tâchez de vous distraire, de vous consoler même…

— Se consoler de ne plus être aimée ! interrompit-elle vivement.

Camille tressaillit ; mais il ne répondit pas ; il baissa les yeux à terre, et il y eut un silence.

Puis il se mit à jouer avec le petit Fernand ; il parla des enfants, de l’éducation et d’autres sujets avec une justesse et une chaleur de sentiment qui ravirent la jeune femme. Deux heures ainsi furent bien vite passées. Quand il se leva pour prendre congé, le petit Fernand se suspendit à lui, en disant :

— Reste avec nous, toujours ?

— Me permettrez-vous de revenir, madame ? demanda Camille ; et la vivacité de ce désir éclatait dans ses yeux.

— Ce n’est guère ici l’usage, répondit-elle en baissant les yeux d’un air affligé.

— Ah ! c’est vrai ! dit le jeune homme. Oui, c’est un des plus tristes usages de ce pays que les hommes et les femmes y vivent à part, comme s’ils étaient de race différente. Cela m’avait blessé dans les mœurs, au premier abord, et maintenant… Combien j’en souffre ! ajoutait son regard.

— Reste avec nous, répétait l’enfant.

— Hélas ! je ne puis pas, répondit Camille en l’embrassant ; mais tu viendras me voir au jardin de madame Renaud, n’est-ce pas ? N’est-ce pas, madame ? reprit-il, en attachant sur Claire un regard plein de prière.

— Oh !… peut-être, monsieur, répondit-elle en rougissant.

Quand il fut parti, Claire ne fit que songer à tout ce qu’il avait dit, et surtout à ce qu’il avait semblé dire.

L’arrivée de son mari la dérangea de son rêve sans la troubler autant qu’à l’ordinaire, et elle put manger un peu.

Mais le lendemain, effrayée dans sa conscience de tant songer à cet homme, qu’il ne lui était pas permis d’aimer, elle se promit de ne pas aller de toute la semaine chez madame Renaud et de cesser peu à peu ses visites dans cette maison. Puis elle se trouva la plus malheureuse des créatures, et se dit qu’elle était condamnée à souffrir toute sa vie sans aucune consolation.

Madame Renaud, qui avait appris l’aventure de la rencontre des deux rivales aux bureaux de la banque Dubreuil, accourut voir son amie, et s’exclama beaucoup de la trouver si pâle et si défaite.

Écoute, ma chère, lui dit-elle, il faut pourtant se distraire un peu. Tu serais bien folle de détruire ta santé pour un pareil mari… Ne me fais pas cet air-là. Crois-tu donc que je ne sache rien ? Il y a longtemps, va, ma pauvre petite, que je sais comment les choses vont dans ton ménage, et ce n’est que par discrétion que je ne t’en ai pas parlé. Adolphe me l’avait tant défendu ! Mais à présent c’est devenu une chose publique. Et tu peux être sûre que beaucoup de gens prennent ton parti. Mon père a fait une élégie sur toi, où il te compare à un beau fruit sain qu’un sauvage dédaigne pour un fruit véreux. Le fruit véreux nous a fait bien rire. Tu comprends ? c’est madame Fonjallaz. Enfin, vois-tu, ma pauvre Claire, il en faut prendre ton parti. Il y a même beaucoup de gens qui te blâment parce qu’ils disent que tu as tort de parler si haut, que tu prends le mauvais moyen, et que, au lieu de retenir ton mari, tu le chasses tout à fait. Moi je comprends bien ton irritation ; mais il est certain que tu as manqué de prudence. On se rend plus malheureuse en se mettant dans son tort.

Blessée de ces consolations, madame Desfayes répondit avec aigreur, et elles se séparèrent assez fâchées. Elles cessèrent de se voir pendant quelque temps, et Claire, à cause de Camille, voulut s’en applaudir ; mais elle en souffrit et ne douta pas qu’il n’en dût souffrir lui-même. Ne se montrait-elle pas ingrate envers lui ? Il lui avait témoigné tant de sympathie, un dévouement si sincère ! Mais elle sentait bien qu’elle devait le craindre, parce que c’était sa compassion à lui qui la touchait le plus. Sa sœur Anna lui était aussi bien dévouée, et Claire cependant lui savait moins de gré de son affection, en ressentait moins de douceur et y trouvait moins d’attrait.

Ce qui donne à l’amour sur le cœur et l’imagination un si grand empire, c’est qu’il offre un champ aussi vaste que la vie même, l’union complète et la perspective de l’infini dans le sentiment. L’amour maternel seul a des élans aussi puissants ; mais il n’a pas les joies nécessaires de la réciprocité ; aussi, d’après les lois mêmes de la nature, n’est-il que le prolongement et la conséquence de l’autre amour, qu’il ne peut remplacer dans l’âme humaine, créée pour les contenir ensemble. La belle et sainte amitié, quelque profonde qu’elle soit, n’a qu’un espace circonscrit par d’autres affections et d’autres intérêts. Elle est nécessairement limitée, et toute amitié qui ne l’est point est de l’amour. On ne dit pas l’amitié maternelle.

Le vide que laissait au cœur de Claire l’abandon de son mari, un autre amour le remplissait malgré elle, comme l’air un vase qu’on vient d’ouvrir. À vingt-trois ans, une honnête femme peut bien se résigner à ne pas être heureuse, mais il n’est guère en son pouvoir de ne plus aimer.

Aussi, malgré ses résolutions, se laissait-elle aller souvent à penser à Camille, quand elle était trop irritée ou trop malheureuse des souffrances continuelles qu’elle éprouvait.

Outre les duretés de M. Desfayes, elle était cruellement froissée dans son orgueil et dans sa pudeur de savoir ses chagrins en proie à l’interprétation d’autrui ; car elle s’apercevait fréquemment, à mille indices, qu’il en était ainsi. Les gens ne l’abordaient plus du même air, et, soit de leur compassion, soit de leur curiosité, soit de leurs réticences, toujours elle recevait quelque blessure.

Claire alors ressentait contre sa rivale les élans d’une haine profonde. Madame Fonjallaz l’humiliait tout en la tuant. L’amour étant la seule carrière des femmes, elles y ont mêlé nécessairement leur ambition et leur vanité, dangereuse et triste alliance, comme on le sait bien. Être délaissée aux yeux du monde, subir le triomphe de cette insolente créature, que l’amour de M. Desfayes déclarait supérieure à Claire par le témoignage le plus éclatant !… Tout concourait à pousser au désespoir cette pauvre femme, ses facultés les plus vives et les plus généreuses, comme tout ce qu’il y avait en elle de préjugés et de faiblesses.

Un soir que, pendant le sommeil de sa petite fille, elle avait conduit Fernand sur la terrasse de Montbenon, elle s’y trouva tout à coup en face de Camille. Elle avait tant pensé à lui depuis sa dernière visite, qu’elle ne put s’empêcher de rougir, et elle détourna la tête, comme si elle ne l’avait pas vu. Il vint la saluer et s’informa de sa santé.

— Vous ne sortez plus, dit-il d’un ton de reproche.

— Je viens ici quelquefois ; c’est tout près de la maison.

— Vous n’y êtes pas venue depuis trois jours, répliqua-t-il vivement.

Il fut confus ensuite d’avoir dit cela, et Claire également déconcertée ne répondit rien ; mais elle se dit en elle-même :

— Aurait-il donc passé trois jours à m’attendre ici ?

Les premières paroles de Camille répondirent à cette pensée :

— Je suis trop heureux, madame, de vous avoir rencontrée. Il me fallait de vos nouvelles. Depuis quatre longues semaines, je ne vous ai pas vue, et je craignais que vous ne fussiez malade.

— Quand je le serais, qu’importe ? dit-elle en s’asseyant sur un banc, d’un air si abattu et si découragé que le cœur du jeune homme en fut pénétré d’angoisse.

Il s’écria :

— Vous pouvez dire cela et vous êtes mère ! Si ceux qui vous aiment ne sont rien pour vous, du moins ne donnez pas pour belle-mère à vos enfants madame Fonjallaz.

Claire frémit à cette idée.

— Il faut vivre ! il faut être forte ! reprit Camille en serrant la main de la jeune femme et en s’asseyant près d’elle. Il faut confondre vos ennemis à force de courage et de dignité. Parce qu’un homme ingrat et insensé vous abandonne, vous n’êtes pas seule pour cela, Claire, vous n’êtes pas délaissée. Il y a des cœurs qui vous honorent et vous chérissent, d’autant plus fortement que vous êtes plus malheureuse. Et cet enfant d’une nature si riche et si belle dont vous avez à protéger et à conserver la vie ! Regardez autour de vous ; tout n’est-il pas rempli de grandeur et de poésie, de choses qui s’adressent à vous et vous pénètrent ? La vie, madame, serait encore belle pour vous, si vous vouliez. Quel âge avez-vous ? quelque chose de plus que vingt ans, et vous parlez de mourir ! En face de ces splendeurs éternelles, au milieu de cet air si pur, près de votre enfant ! Non ! non ! ne vous enfermez pas ainsi dans une seule pensée qui vous étreint l’âme et l’étouffe ; voyez la vie tout entière ; laissez tomber un regard sur celui qui vous parle, et vous comprendrez que la mort est loin de vous, que tout ce qui vous entoure est plein d’espoir, de force, d’amour !… Vous avez beau être pâle et languissante, Claire, ajouta-t-il d’une voix plus basse et plus douce, on ne peut comprendre, à vous voir, que vous songiez à mourir.

Elle l’écoutait avec charme. Il sentait si bien ce qu’il disait ! Son regard, sa voix, son geste, tout en lui était éloquent. Tandis que le petit Fernand élevait à leurs pieds des Alpes de sable, ils causèrent avec confiance, lui plein d’expansion et d’ardeur, elle laissant échapper à demi-mots et à demi-voix ses peines.

Nul ne vint les troubler, sauf qu’apparut tout à coup près d’eux la tête blanche du digne M. Pascoud ; mais quand il eut demandé de leurs nouvelles d’un air de tendre intérêt, il s’enfuit en les priant de ne le point déranger davantage, car il était dans tout le feu d’une poésie commençant par ces mots :

Ô lac ! ô mon beau lac ! lac tout rempli de charme !

Et il cherchait le second vers.

Le soleil se couchait derrière les plans abaissés du Jura. L’atmosphère, tempérée par les brises du lac et les courants du plateau, embaumée par les émanations des tilleuls fleuris, était délicieuse ; l’enfant, douce plante humaine, appuyé sur le sein de sa mère, au milieu de ce bien-être et de ces harmonies, souriait avec extase ; Claire, elle-même, depuis une heure, oubliait de souffrir. Cependant, au milieu du silence plein de rêves où ils venaient de tomber, quand l’horloge, frappant six coups graves, leur rappela l’heure et toutes les obligations dont elle est chargée, Claire, en soupirant, se leva.

— Déjà ! dit le visage consterné de Camille. Et, la prenant par la main, il la fit se rasseoir un instant.

— Ne trouvez-vous pas, madame, qu’il y a dans la vie des moments marqués d’un caractère ineffaçable, où tout apparaît comme éclairé d’une lumière nouvelle et transfiguré ? Les lignes de cet horizon qui nous entoure, les traits de ce paysage, l’arbre embaumé sous lequel nous sommes assis, ses fleurs blondes, son feuillage qui se découpe sur le ciel, jamais je n’avais vu tout cela si beau. Ce tableau restera dans mon souvenir tout resplendissant d’une beauté magique !

Il cessa de parler, mais ses yeux, attachés sur les yeux de Claire, achevèrent sa pensée. Elle détourna son regard en pâlissant, car c’était une impression triste et profonde qu’elle éprouvait. Elle aussi voyait ce mirage, et ce n’était pas la première fois. La poésie de l’amour avait déjà, pour elle, jeté sur la vie son tissu brillant ; mais il s’était déchiré. Maintenant… maintenant, elle avait toujours besoin d’aimer et de croire, mais ne l’osait plus.

CHAPITRE XV


C’était donc depuis longtemps un bruit de ville que la liaison de M. Desfayes avec madame Fonjallaz. Il y avait cependant à ce sujet différents avis. Les uns, suivant la bannière de mademoiselle Charlet, faisaient de la belle cafetière un monstre d’hypocrisie, et lui attribuaient plusieurs amants.

Quand elle eut transporté son établissement de la place Saint-Laurent à la place Saint-François, la plus belle de la ville, dans deux pièces meublées avec luxe, et que, malgré son deuil, elle trouva moyen d’afficher une mise coquette et d’attirer les chalands plus que jamais, le parti de ses détracteurs se grossit encore de beaucoup d’envieux.

D’autres, se prétendant impartiaux, disaient que madame Fonjallaz pouvait bien être calomniée à cause de son esprit et de sa beauté ; qu’en tout cas elle gardait les apparences, et ne souffrait point qu’on lui manquât de respect ostensiblement ; que M. Desfayes semblait reçu chez elle au même titre que les autres, et qu’on l’eût dit plutôt occupé de Georgine, la servante favorite de madame Fonjallaz, car on l’avait vu quelquefois chercher à l’embrasser et lui parler de fort près.

Ceux-ci regardaient madame Desfayes comme une femme jalouse, acariâtre et folle, qui éloignait son mari par ses emportements et son humeur. Mais le parti le plus nombreux était celui qui blâmait également les deux rivales, et qui réprouvait Claire pour sa jalousie, en même temps que madame Fonjallaz pour sa légèreté. Les amies de Claire même, après l’avoir plainte, assuraient qu’à sa place une femme habile et sensée aurait mené les choses tout autrement.

M. Grandvaux, dont rien ne pouvait plus, depuis sa fortune, ébranler l’optimisme, parlait de cette affaire en haussant les épaules, comme s’il se fût agi de folies d’enfant, aisément réparables. Et, chaque fois qu’il voyait Claire, il lui recommandait la patience, l’assurant que la vie n’était, comme l’année, qu’une succession de bons et de mauvais temps, et que le vent, après avoir soufflé d’un côté, soufflait de l’autre.

Il y parut bien ; car un jour le père Grandvaux arriva chez sa fille tout échauffé, et se mit à s’enquérir avec une extrême sollicitude de tous les mauvais procédés qu’elle pouvait éprouver de la part de son mari.

— Je ne veux pourtant pas que tu sois malheureuse, ma fille ; je suis ton père, et c’est à moi de te protéger, si ton mari manque à ses devoirs.

Il embrassa la petite Clara, prit Fernand sur ses genoux ; ses yeux se remplirent de larmes, et d’une voix altérée :

— Ces pauvres chers petits ! Bien sûr, je ne souffrirai pas qu’on leur fasse du tort. Quoique vieux, je suis encore là ! Conte-moi donc tes chagrins.

Claire avoua que sa situation devenait de moins en moins supportable. Ferdinand s’était, à la longue, un peu relâché de son mutisme, mais il ne parlait que pour faire des observations dures ou piquantes, et semblait avoir pris à tâche de la gêner en tous points.

Comme il s’était aperçu que Louise avait de l’attachement pour sa maîtresse, il ne pouvait plus souffrir cette fille, la reprenait sur tout, lui donnait des ordres bizarres, qui dérangeaient l’ouvrage de la maison, et la rudoyait quelquefois, au point qu’il paraissait impossible qu’elle y tint longtemps. Une ou deux fois déjà, elle avait menacé de partir.

Ce qui causait encore beaucoup de gêne à Claire, c’est que son mari lui donnait seulement par petites sommes de quinze à vingt francs pour les dépenses de la maison, attendant toujours qu’elle redemandât, et s’exécutant alors de si mauvaise grâce qu’elle préférait recourir à toutes sortes d’expédients avant de pouvoir se décider à revenir à la charge. Elle avait besoin pourtant de vêtements pour elle et pour ses enfants, et d’autres choses indispensables, dont elle était réduite à se passer, comme aurait fait la plus pauvre femme.

— Eh bien ! vois-tu, ma fille, si c’était pour épargner, il n’y aurait trop rien à dire ; mais sais-tu où passe l’argent de ton ménage et de tes robes ? Chez la Fonjallaz ! Le mari n’avait laissé que des dettes ; il aurait fallu vendre, être exécuté ; c’est Ferdinand qui a empêché la faillite ; il a composé avec les créanciers, par l’entremise de cette canaille de Monadier ; il a fourni des à-comptes ; de plus, il a répondu pour un nouvel achat de vins, et l’on dit que c’est à ses frais que le nouveau café s’est si bien meublé.

Maintenant, veux-tu savoir combien ton mari a perdu dans les anthracites de Monadier ? Plus de vingt mille francs !… Oui, ma fille ! Hélas ! hélas ! où allons-nous ? Je ne savais guère vivre pour voir pareilles choses ! Et quand je pense que cet argent-là, c’est celui que je lui ai donné de ta dot ; car tous ses fonds, à lui, étaient dans la banque. Ton mari en répond sur son bien, nécessairement ; mais s’il n’a plus rien, tout sera perdu ! et il est en train de se ruiner ! Le vieux Dubreuil secoue la tête ; il m’a dit à moi que, si ça dure, il liquidera l’association. Un homme qui avait une si belle boule en main ! Je savais bien qu’il était un peu viveur, mais je ne l’aurais jamais cru comme ça ; car il se conduit comme un scélérat, un véritable coquin. J’ai tout vu, je sais tout. Mais il me rendra ton argent ; il me le rendra ! On verra si j’aurai passé vingt ans de ma vie à travailler comme un nègre, avec tant de peine, tant de courage, tant de soucis, allant, venant comme un misérable, m’épargnant de tout, me regrettant jusqu’à une croûte de pain, et tout ça pour que ce drôle fasse couler mon argent dans la poche de ses maîtresses ! On verra bien si, à cause de madame Fonjallaz, mes petits-enfants seront réduits un jour à tendre la main ! Non ! non ! ça ne sera pas. Ils doivent, au contraire, rouler carrosse ; je l’ai toujours dit, et ça sera. Et ça n’est pas un vieux reître comme moi qu’on mettra dedans. Prends seulement patience un peu de temps encore, ma fille, et, si tout ne va pas d’une autre manière, d’ici à quinze jours, nous adresserons une demande en divorce au tribunal.

— Une demande en divorce ! un divorce ! répéta Claire en pâlissant.

— Eh bien ! pourquoi pas, s’il n’y a que ce moyen ? Est-ce que tu veux perdre ta fortune ? Tu n’as pas le droit de faire tort à tes enfants pour de la sensiblerie. Imagines-tu que tu es la seule ? Il y a eu seulement quinze divorces dans le canton, le mois passé. Dans trois ans d’ici, tu seras encore toute jeune et tu pourras te remarier. Pour cette fois, on y regardera de plus près.

Claire tremblait et pleurait. Elle ne savait que répondre ; mais elle éprouvait un saisissement profond.

— Mes enfants ! balbutia-t-elle.

— Tu les auras tous les deux, parbleu ! assura M. Grandvaux. Crois-tu que je ne m’y prendrai pas comme il faut ? Je ferai constater son inconduite ; je le pincerai, je t’en réponds. Fie-toi à ton père et ne crains rien.

Malgré ces assurances, Claire, à partir de ce jour, vécut dans l’angoisse. L’idée du divorce, sans qu’elle la rejetât absolument, la terrifiait. Et ses enfants ! si le tribunal se trompait ! Elle avait cru ne plus aimer son mari ; maintenant il lui semblait, par moments, qu’elle l’aimait encore.

Mais ce qui la troublait le plus, c’est que la pensée de Camille s’associait en elle à l’idée de sa liberté retrouvée. Elle ne comprenait plus vraiment ce qui était coupable et ce qui était permis ; mais elle souffrait comme si elle eût senti crier sous son pied quelque chose de vivant, et cachait dans ses mains son front brûlant qui rougissait. Quinze jours écoulés sur la petite brouillerie survenue entre madame Desfayes et madame Renaud, celle-ci revint tout d’un coup avec l’emportement de sa fantaisie, et Claire, cédant à ses instances, l’alla visiter, et revit Camille. Quelques jours après, sur un motif très-plausible qu’elle se donna à elle-même, elle y retourna.

Bien que madame Renaud fût avec eux, le jeune Français avait l’art de dire des choses qui n’étaient que pour Claire et qu’elle seule comprenait, des choses qui pénétraient son cœur. En l’écoutant, elle oublia l’heure, si bien qu’elle ne rentra chez elle qu’à sept heures et quelques minutes ; Ferdinand s’était mis à table, et soupait déjà.

— D’où venez-vous ? lui demanda-t-il brutalement.

Elle fut troublée et ne put s’empêcher de rougir.

— Je viens de chez Fanny, répondit-elle.

— Je ne veux plus que vous y alliez ; je vous le défends.

— Vous n’y pensez pas ; me défendre de voir une amie d’enfance ! Une pareille exigence ne se comprend pas.

— Que vous la compreniez ou non, je la maintiens. Je vous défends d’aller désormais chez madame Renaud.

Claire sentait bien, au fond de son âme, que les soupçons de Ferdinand n’étaient pas tout à fait injustes ; mais le regret qu’elle éprouva lui tint lieu d’indignation, et elle s’écria :

— Je ne puis pas accepter cela. Je ne puis pas accepter d’être privée par vous de distractions honnêtes, quand vous vous permettez les plaisirs les plus coupables.

Assis à table, à côté d’eux, le petit Fernand les regardait tour à tour, d’un œil dilaté par l’étonnement et le chagrin. À cette réponse de Claire, quand il vit dans les yeux de son père la colère s’allumer, il étendit les bras, et tout son corps frémit.

— C’est pour vous une distraction honnête que d’aller voir votre amant ?

— Mon amant ! s’écria la jeune femme indignée. Vous osez m’accuser ainsi, vous ! C’est votre maîtresse qui vous a dicté cela ; c’est infâme ! Vous éprouvez donc tous deux le besoin de me salir afin de paraître moins ignobles…

— Claire, je vous ordonne de respecter cette femme !

Elle poussa un éclat de rire.

— Maman ! maman ! dit l’enfant d’un ton plaintif.

— La respecter ! la respecter, elle ! Mais tout le monde rirait de vous entendre ! La respecter ! mais vraiment il faut que vous soyez fou !

— C’est vous qui êtes folle d’oser me braver ainsi ! Mais vous avez tort ! mais prenez donc garde !

Et, tout écumant, il se leva, faillit renverser la table, brisa une chaise qui se trouvait sur son passage, et s’avança vers Claire les poings crispés.

Elle était épouvantée ; mais sa haine était encore plus forte que sa terreur, et ils se lançaient d’affreux regards, quand subitement leurs visages changèrent d’expression, et d’un même mouvement ils se précipitèrent vers l’enfant, qui venait de tomber en proie à des convulsions.

Jamais elles n’avaient été si violentes : la face était livide, la bouche tordue, les yeux blancs, le corps roide.

— Mon enfant ! mon enfant ! s’écriaient-ils ensemble.

— Ah ! c’est affreux ! Claire, si je courais chercher le médecin ?

— Il va mourir ! ne me laisse pas ! L’éther ! bien ! Frotte-lui tout le corps. Fernand ! mon Fernand ! Donne-moi de l’eau !

Prosternés par terre, ils réunissaient leurs bras autour de l’enfant ; penchés sur lui, leurs têtes se touchaient, leurs souffles se confondaient, et leurs regards se cherchaient, pour se communiquer tantôt leurs angoisses et tantôt leur espérance.

— Quelle crise ! murmura Ferdinand. Oh ! mon pauvre enfant ! Claire, que faut-il faire ?

— Frotte toujours ses pieds fortement. Encore de l’eau sur la tête. Le voilà mieux… son front devient moite… Il se détend. Ah ! il est sauvé !

M. Desfayes déposa un baiser sur le front de l’enfant et serra fortement la main de sa femme.

L’enfant respirait. Claire voulut le mettre plus à l’aise et se leva ; mais elle était si tremblante qu’à peine ses jambes la soutenaient et que ses bras avaient peine à tenir l’enfant. M. Desfayes les porta sur un fauteuil, et, s’asseyant auprès d’eux, les entoura de ses bras l’un et l’autre.

Fernand gisait sans mouvement sur les genoux de sa mère, les yeux fermés et tout pâle ; mais le danger était passé ; Claire, épuisée, poussant un grand soupir et fermant les yeux, laissa aller sa tête, qui glissa du dossier du fauteuil sur l’épaule de son mari.

— Tu as bien souffert, ma pauvre amie, lui dit-il, et en même temps elle sentit un mouvement du bras de Ferdinand, qui la serrait contre lui.

Comme ils étaient ainsi, Louise entra, s’informa de ce qui venait de se passer et fit des exclamations. Le bras de M. Desfayes abandonna aussitôt la taille de sa femme, et Claire, sentant qu’il voulait s’éloigner, reporta sa tête sur le dossier du fauteuil.

— Il ne s’agit pas de tant parler, dit Ferdinand d’un ton sec, mais de chauffer un lit pour madame et pour l’enfant. Dépêchez-vous.

Et quand tout fut prêt.

— Maintenant, on n’a plus besoin de moi, dit-il. Et, saisissant son chapeau, il sortit.

Pendant quelques jours il y eut un peu moins de mésintelligence. Ils se rappelaient tous deux qu’ils avaient pu se rapprocher, s’unir un instant. Mais le trouble recommença au sujet de Louise.

M. Desfayes éprouvait pour cette fille une antipathie décidée, sans doute parce qu’elle était le témoin forcé des dissentiments du ménage, et qu’il voyait bien qu’elle avait pris parti contre lui. Pour une paire de souliers assez mal cirée, un jour, il la traita si grossièrement qu’elle vint en pleurant déclarer à sa maîtresse qu’elle n’y tenait plus et voulait quitter la maison sur l’heure.

Madame Desfayes essaya vainement de l’apaiser. En fille bien apprise, Louise débita qu’elle n’avait que son honneur, que dans tout le village où elle était née il ne se trouvait pas de fille plus honnête, qu’elle ne pouvait souffrir d’être appelée d’un vilain nom, et que ça ne lui serait pas arrivé si elle n’avait eu le malheur de tomber dans la maison d’un…

Et, montrant qu’elle connaissait aussi son vocabulaire, elle rendit bravement à son maître l’équivalent de l’épithète qu’elle avait reçue.

Le front de Claire s’était empourpré.

— Vous serez libre dans huit jours, dit-elle, je vais m’occuper tout de suite de vous remplacer.

Louise alors éclata en protestations de dévouement pour madame et les petits : elle n’aurait jamais voulu les quitter ; mais ça n’était pas sa faute, et elle était assez malheureuse de se trouver sans place. Avant d’entrer dans une autre maison, elle y regarderait à deux fois ; mais ce qui la fâchait le plus, c’était de laisser une pauvre dame aussi malheureuse.

Oh ! oui, elle était malheureuse, la pauvre madame, la belle et riche Claire ! Après que la domestique fut partie, appuyant son front brûlant sur le joli balustre de fer ouvragé qui ornait sa fenêtre, et tandis que lui apparaissait confus, à travers ses larmes, le magnifique panorama du Léman, elle se trouva si dépourvue de toute joie, si humiliée, si attaquée de toutes parts !… L’ombre qui en ce moment, à la chute du jour, envahissait la terre, lui semblait pénétrer en elle aussi et l’envelopper, et sans les petites voix argentines qui résonnaient dans la chambre, elle eût voulu descendre ainsi, de plus en plus et tout à fait, dans l’ombre et dans le néant.

Elle allait donc être forcée de prendre dans sa maison une servante nouvelle, une étrangère, malveillante peut-être, curieuse et bavarde presque assurément, et qui, dès le premier jour, assisterait au spectacle de ses humiliations et de son malheur. N’était-ce pas appeler le public même à contempler sa misère ? Ce n’était pas assez de manquer de bonheur, il fallait renoncer à la considération qui lui était chère, et subir, en même temps que la pitié de ses égaux, l’insultante compassion de ses inférieurs.

Dès le lendemain, Claire chargea sa mère et la tante Charlet de lui trouver en huit jours une bonne domestique. Elles se récrièrent ; l’agitation causée par cet incident s’élargit en un cercle d’au moins vingt personnes, qui prirent si vivement à cœur l’embarras et les peines de Claire, que la jeune femme les sentit augmentées d’autant.

Mais M. Desfayes assura que Louise ne serait pas difficile à remplacer ; il se chargea de son côté de chercher une domestique, et annonça dès le lendemain qu’une fille honnête, habile et bien recommandée, viendrait se présenter le soir.

Elle vint en effet. C’était une personne d’une trentaine d’années, au regard oblique, aux lèvres minces, et qui déplut à Claire dès le premier abord. Aussi l’ajourna-t-elle pour prendre des renseignements.

— Mais, dit la fille, je suis engagée par monsieur.

— C’est impossible, objecta madame Desfayes. Monsieur n’a pu vous engager sans mon consentement.

— C’est pourtant bien comme j’ai l’honneur de le dire à madame. Monsieur m’a engagée, et même il m’a donné les arrhes.

— Il y a erreur, dit Claire fort émue. Je parlerai à monsieur ; je verrai… je vous ferai savoir.

— J’espère pourtant qu’on ne me manquera pas de parole, dit en partant la fille d’un ton arrogant.

Elle avait à peine quitté la maison que Louise entrait dans le salon, toute en hâte et fort essoufflée.

— Madame, c’est-il ça la fille qu’a trouvée monsieur ?

— Oui, c’est elle.

— Eh bien ! madame, merci, à Dieu ! je la connais. Eh ! pauvre madame !… Que je puisse mourir si ça n’est pas vrai, mais c’est une amie de la Fonjallaz, et même que c’est cette coquine-là qui sûrement nous l’envoie.

Claire pâlit.

— Vous êtes sûre de cela, Louise ?

— Sûre comme il y a un Dieu au ciel. Je n’ai jamais causé avec elle, mais je l’ai bien des fois vue au marché, portant le panier à madame Fonjallaz, et je sais par la Fanchette de vis-à-vis que, toutes les fois qu’on a besoin d’un quelqu’un de plus au café, on la fait venir, parce qu’elle est sans place depuis quelques mois. Eh ! je crois bien, elle est si méchante !

Claire envoya chercher sa cousine Mathilde, sentant que la circonstance était grave, et qu’elle avait besoin d’appui.

— Il n’y a pas à hésiter, dit Mathilde, tu refuseras de prendre cette fille ; quand même, au lieu d’un démon ce serait un ange, du moment que ton mari l’a engagée sans te consulter, tu ne peux faire autrement.

— Assurément, répondit Claire.

Mais à la pensée de cette lutte, comme elle se mourait de peur, elle pria sa cousine de rester jusqu’au soir avec elle.

— C’est infâme ! répétait-elle en joignant les mains ; c’est vraiment infâme ! Vouloir me donner une servante amie de cette femme ! Un espion dans ma maison ? Mais comment Ferdinand peut-il se laisser à ce point gouverner par elle ? Auraient-ils résolu de me pousser à bout ?

— Cela pourrait bien être, répondit Mathilde. Et peut-être ton mari n’est-il là-dedans qu’un instrument ?

— Cette misérable femme devrait pourtant comprendre que c’est trop, et que je ne pourrai pas souffrir cela !

— Tu as déjà souffert autant et davantage ; mais te voilà atteinte dans les choses qui vous sont, à vous autres femmes, le plus sensibles, et, pour le coup, si tu cèdes cette fois, tu es complétement perdue.

— Enfin, Mathilde, s’il m’ordonnait de recevoir cette fille, que lui dirai-je ?

— Ne lui dis rien, car tu n’es pas capable de soutenir le choc ; mais s’il persiste, pars ce soir même : je t’aiderai et te conduirai jusqu’à Beausite.

La fièvre prit Claire, et, dans la cruelle attente où elle se trouvait, elle ne fit qu’envisager les peines de sa situation, soit qu’elle choisît un parti, soit qu’elle choisît l’autre. Fatiguée d’entendre ses lamentations, qui ne concluaient à rien, Mathilde prit un livre et le feuilleta jusqu’au souper.

Ferdinand fronça les sourcils en voyant Mathilde ; il s’abstint de la saluer, et se mit à table sans proférer un mot. Au bout de quelques instants, sur un signe de sa cousine, Claire dit avec effort, et en changeant de couleur :

— Cette fille, dont tu m’avais parlé… est venue… mais, c’est étrange… elle assure que tu l’as engagée déjà ; elle s’est trompée…

— Non, répondit-il ; — le sang lui monta au visage, peut-être à cause de la présence de Mathilde ; non, je l’ai engagée en effet, voyant qu’elle nous convenait.

— Je n’aurais pu le croire, dit Claire d’une voix dont les inflexions brisées accusèrent tant de faiblesse que la main de Mathilde se crispa sur la table.

D’un ton ironique il répliqua :

— Tu avais tort.

Mais il semblait embarrassé ; il sonna Louise et voulut avoir l’air de s’occuper d’autre chose.

— Cette fille ne me convient pas, reprit Claire, excitée par un coup d’œil de sa cousine.

— Ah ! c’est fâcheux ; mais elle me convient à moi.

— Vous oubliez, monsieur, dit Mathilde, que cette fille doit être l’aide de votre femme, non pas la vôtre, et que par conséquent c’est à Claire seule qu’il appartient de la choisir.

M. Desfayes, qui avait affecté jusque-là de ne point regarder Mathilde, ne répondit pas.

— Il m’est impossible de la recevoir, dit Claire.

— Vous m’obéirez, je pense ?

— Non ! murmura-t-elle.

Il frappa du pied avec violence.

— Prenez garde à ce que vous faites, Claire ; ne suivez pas les mauvais conseils de personnes ridicules et insensées.

Il avait jeté ces derniers mots en se tournant un peu du côté de mademoiselle Sargeaz :

— Vous ne pouvez pas me résister ; vous devez m’obéir ; vous êtes tout à fait en mon pouvoir.

Il avait le ton amer, la bouche ironique ; ses yeux étincelaient.

— Il a raison, dit Mathilde d’un ton âpre. La loi te livre à lui tout entière, corps et âme, à la réserve de tes biens. Les biens seuls exceptés, ma chère ! médite bien cela, et respecte la loi et les législateurs.

Il y eut un silence, pendant lequel M. Desfayes acheva son repas à la hâte. Puis il se leva pour sortir. Claire se leva aussi et allant se placer à la porte, au-devant de lui :

— Ferdinand, dit-elle avec une douceur solennelle, qu’elle n’avait jamais eue encore ; je vous en prie, Ferdinand, réfléchissez. Quel intérêt avez-vous à me faire du mal, à moi la mère de vos enfants ? Je ne vous demande plus de m’aimer, je vous demande seulement un peu de paix. Il y a pourtant certaines choses que je ne puis souffrir ; je ne puis pas recevoir chez moi, pour aide et servante, une créature de madame Fonjallaz.

— Qui vous a parlé de madame Fonjallaz ? s’écria-t-il furieux. Que signifient ces propos ? Vous êtes bien effrontée de me jeter toujours cette accusation à la face. Assez ! je veux être maître chez moi. Vous recevrez cette fille, puisque c’est une chose faite, un peu trop promptement peut-être, mais je n’y puis revenir. Si vous en êtes mécontente plus tard, vous la renverrez, et vous prendrez à sa place une soubrette recommandée par M. Camille.

— Encore ! s’écria Claire.

Alors, se retirant de la porte, elle le laissa partir ; puis elle tomba sur une chaise, les bras abattus, désespérée.

— Faisons-nous les malles ? demanda Mathilde.

Claire la regarda avec effroi.

— Un instant, je t’en prie. Je ne puis pas te répondre tout de suite, mon Dieu ! c’est si grave.

Mathilde alla s’asseoir à l’autre bout de la chambre et reprit son livre.

— Partir ! Mais alors tout est fini ! s’écria la pauvre femme. Si je pars, c’est fini ! fini pour toujours ! Mais, hélas ! n’est-ce pas fini déjà, ici ou ailleurs, entre lui et moi ? N’est-ce pas, Mathilde ?

— C’est mon avis, répondit mademoiselle Sargeaz d’un ton froid.

— Ah ! dit Claire, pourquoi n’ai-je pas appris la philosophie ? Je serais peut-être insensible, moi aussi.

— Insensible ! répliqua Mathilde, en lui tendant son frêle poignet, plein de veines bleues où l’artère battait avec une violence extrême. Tu ne devines donc pas que le sang me bout d’indignation. Seulement, je ne comprends pas comment tu peux hésiter encore. Dépêche-toi, car te voilà arrivée au seuil de l’esclavage le plus complet, privée de toute initiative, dépouillée de tout droit, de toute autorité, avec un espion dans ta maison, et devenue le jouet, la proie de la maîtresse de ton mari.

À quoi t’a servi de céder toujours et sans cesse ? Le vois-tu maintenant ? Tu as tout souffert, tout accepté ; pas un seul acte de force et de dignité de ta part n’a pu faire soupçonner à tes adversaires que tu pourrais les entraver en quelque chose, ni te venger d’eux. Cède encore, et tu verras jusqu’à quelle extrémité d’abjection et de misère une créature humaine en peut réduire une autre par la seule supériorité de la décision sur la faiblesse.

— Eh bien ! oui, s’écria Claire en se levant, je pars.

Et regardant tout autour d’elle, éperdue :

— Oui, c’est décidé, partons !

— Je vais t’aider à faire les paquets, dit Mathilde, puis j’irai chercher une voiture. Viens dans ta chambre.

Louise s’y trouvait avec les enfants. En apprenant la détermination de sa maîtresse, elle fut transportée de joie et s’employa avec zèle et intelligence à faire les paquets.

— Eh ! que vous faites bien, madame ; vous étiez trop malheureuse, vous seriez morte à la peine ici, au lieu que nous serons si heureux là-bas ! Le petit aime tant la campagne. Et puisque c’est comme ça, je reste avec vous, je ne veux plus vous quitter.

Elle arrangeait tout comme pour le plus beau voyage, et disant tout bas à Mathilde, — Monsieur sera-t-il attrapé ce soir ! — elle ne pouvait s’empêcher de rire.

Quant au petit Fernand, qui voyait cette agitation sans en comprendre la cause, il courait dans la chambre, se roulait sur les paquets, agaçait sa bonne et sa mère, et riait aux éclats.

Claire allait, venait, touchant tour à tour à mille objets, regardant fixement la personne qui lui parlait, mais n’entendant pas ce qu’on lui disait et ne faisant que brouiller toutes choses. Louise, impatientée, la pria de s’asseoir, et lui mit sur les bras la petite Clara. Mais la pauvre femme ne pouvait rester tranquille d’esprit ni de corps, et, quoique exténuée de forces, elle se traînait d’un meuble à l’autre, attachant çà et là ses regards fixes.

— Et les berceaux ? dit-elle tout à coup.

— Il est impossible de les emporter, répondit Mathilde.

— Laisser les berceaux ! dit Claire, et elle se mit à pleurer.

On trouva cependant que celui de la petite fille pourrait être mis dans la voiture ; mais il fallait laisser dans la chambre le lit de Fernand. Claire ne le voulait pas ; elle ne pouvait s’y résoudre. Quelle était sa pensée ? Il lui prit encore une hésitation, dont Mathilde la fit rougir.

Quand tout fut prêt et que la nuit fut tombée, Mathilde alla chercher une voiture. Claire s’était assise à un angle de la chambre, immobile, quand le roulement sur le pavé de la rue se fit entendre. Louise aussitôt descendit en hâte, chargée de paquets ; mais madame Desfayes ne se leva point encore.

Elle ne savait trop elle-même ce qu’elle éprouvait ; ce n’était ni de l’attendrissement, ni du désespoir ; c’était une stupeur profonde. Cette chambre qu’elle allait quitter pour toujours et qui avait contenu trois ans de sa vie, avait été destinée à la contenir tout entière ; elle y avait passé des jours charmants, qu’elle revoyait encore de souvenir, tout éclairés du soleil qui passait à travers les rideaux roses. Elle se rappela les matinées où elle ne pouvait venir à bout de peigner et de relever ses beaux cheveux, à cause des baisers de Ferdinand.

Elle y avait bien souffert aussi : une de ses premières nuits de chagrin, elle l’avait passée là, sur le tapis du foyer, la tête appuyée sur cette chauffeuse. Les enfants y étaient nés, son petit Fernand, fils de sa douleur, joie de son âme, et elle revoyait toute la scène du premier jour, l’enfant si faible et qui vagissait à peine, la sage-femme, docte et empressée, la bonne madame Grandvaux, demi-joyeuse, demi-attristée, qui chauffait des langes auprès du feu.

À la seconde naissance, elle entendait encore les exclamations de joie qui avaient accueilli la petite Clara, si belle, si forte, créée d’un rayon d’espoir.

— Viens, ma pauvre cousine, tu ne peux hésiter encore. Si ton mari rentrait, tu aurais une terrible scène à soutenir.

Claire se leva sans répondre et suivit Mathilde, qui conduisait les pas du petit Fernand. Louise, que l’attendrissement venait de prendre tout à coup, marchait derrière elles, portant la petite et sanglotant.

La voiture partit à grand bruit sur le pavé de la rue, et bientôt roula sourdement sous les ombrages de Monthenon. L’atmosphère était claire, une nuit de septembre ; entre les petites feuilles noires des ormeaux, on apercevait le ciel, criblé de scintillements ; la ville se déroulait à droite, avec ses lumières, de l’autre côté du ravin ; à gauche, tandis que la voiture courait en avant, les arbres, un à un, fuyaient, vers la maison abandonnée.

Bientôt on roula sur la route sonore, à ciel découvert. Claire ne parlait pas, sa tête en feu n’avait que des perceptions vagues ; le monde des réalités ordinaires n’existait plus en elle, et il lui semblait qu’elle courait, à la surface du globe arrondi, vers une chute immense.

La voiture s’arrêta ; la grille de Beausite tourna sur ses gonds, et l’on se remit à courir dans l’avenue.

Elle revenait donc habiter ces lieux où son enfance s’était écoulée. Ah ! si elle devait y rentrer ainsi, pourquoi les avait-elle quittés ? Trois ans seulement s’étaient passés, et déjà elle avait vécu toute une vie de joies et de peines, et son existence était flétrie pour toujours.

Quand elle descendit de voiture, l’étonnement, la curiosité dont elle fut l’objet de la part des serviteurs, la consternation de sa mère, l’exclamation de son père, qui s’écria : Sacrebleu ! c’est trop tôt ! vous auriez dû me laisser gouverner ça, — jusqu’au sourire hébété de Jenny, tout lui fut cruel.

Il n’y avait qu’Anna, dont l’empressement joyeux, même un peu bruyant, sembla marquer une joie sans mélange de l’arrivée de sa sœur et de ses neveux. Mais elle était bien pâle, tout en leur prodiguant ses caresses et ses soins, et en faisant jouer le petit Fernand, qui courait après elle dans la chambre.

CHAPITRE XVI


Les premiers jours, Claire vécut dans une attente fiévreuse. Elle comptait de la part de Ferdinand sur des éclats de colère, sur quelque acte d’autorité, et le moindre bruit, un pas étranger glaçaient le sang dans ses veines. Il n’y eut rien cependant. Que pensait M. Desfayes ? Que se proposait-il ? On ne le savait.

La tante Charlet l’avait rencontré dans la rue, marchant de son pas ordinaire, et il avait eu l’impertinence de ne pas la saluer. Il avait l’air… elle ne pouvait trop dire comment. Tout ce que la tante Charlet avait pu savoir, c’est qu’il allait à son bureau comme auparavant, qu’il prenait ses repas chez madame Fonjallaz et rentrait chez lui vers dix heures, comme autrefois.

Car, dès le lendemain de la fuite de Claire, la tante Charlet était venue apporter à Beausite l’opinion du monde sur cette affaire. À voir seulement son air composé, Claire s’était trouvée mal à l’aise et avait senti peser sur elle un tas grondant de propos confus, plein de compréhensions étranges et perfides. La tante Charlet avait pourtant fait preuve de délicatesse et de générosité en disant tout haut que Claire était, après tout, trop malheureuse pour qu’on s’occupât de rechercher si elle avait bien épuisé tous les moyens de douceur et de conciliation avant d’en venir à une extrémité pareille.

Du reste, elle ne savait pas quel effet cela faisait dans la ville, car elle évitait d’en parler, et même ça l’empêchait de sortir. On n’aime pas à être regardée comme ça pour un scandale de famille ; dans la rue, elle filait le long des maisons, sans lever les yeux. Elle avait seulement rencontré madame Rovère, la femme de l’ancien syndic, une si digne personne, qui lui avait demandé si c’était bien vrai que madame Desfayes eût abandonné son mari.

Mademoiselle Charlet avait répondu qu’il fallait apparemment que sa nièce y eût été comme forcée ; et madame Rovère avait dit beaucoup de choses très-justes : qu’elle plaignait beaucoup cette jeune femme ; que c’était un acte bien grave ; que la jeunesse rendait impatient et faisait oublier que Dieu ne nous afflige que dans son amour ; et que cependant, quand nous prenions l’Éternel pour notre berger, nous ne trouvions nulle part de disette, car il nous faisait reposer dans des parcs ombreux, le long d’eaux paisibles ; mais la lumière du christianisme n’était devenue dans les âmes de ce siècle qu’un lumignon fumeux. — Madame Rovère avait aussi, d’un certain air, demandé si Claire n’était pas fort liée avec sa cousine Mathilde.

Enfin la chose était faite ; il n’y avait plus qu’à s’en remettre à la volonté de Celui qui prévoit tout. Hélas ! si Claire avait donné tout son cœur à cet amour-là, elle n’aurait pas trouvé la résignation si difficile.

— Une chose que je ne puis pas comprendre, ajouta mademoiselle Charlet, en s’adressant à Claire, c’est qu’il y a des gens qui assurent que tu refusais à ton mari tout témoignage d’affection. C’est une indigne calomnie, ai-je dit ; ma nièce connaissait trop ses devoirs… Il est vrai d’ajouter que d’autres prétendent, au contraire, que tu le fatiguais à force de tendresse. Enfin, vous savez, le monde se donne beau jeu à s’occuper de ce qui ne le regarde pas, et les langues en prennent à leur aise. Le mieux est de ne pas s’occuper de tout cela.

Mademoiselle Charlet, pourtant, continuait à ne pas parler d’autre chose. Claire, incapable de supporter plus longtemps cette conversation, s’en allait errer dans la prairie, remplie jusqu’aux lèvres de cette tristesse amère que nous avons tous, un jour ou l’autre, connue, et qui fait en nous de la vie comme un breuvage empoisonné.

Au milieu de l’atmosphère de l’automne, si pleine de douces choses et si délicieuse pour les cœurs heureux, sous un ciel ouaté de ces blancs nuages qui découvrent çà et là les profondeurs de l’azur, elle allait à pas saccadés sur l’herbe fleurie, ne voyant et ne sentant rien qu’une âpre souffrance.

Elle s’asseyait, se levait, marchait, au soleil ou à l’ombre, toujours la même, toujours dans l’ombre et dans le froid. Quelquefois, quand elle rasait les massifs de la prairie, d’un pas si morne qu’il n’éveillait aucun bruit, elle entendait son nom prononcé par ceux qui passaient, et, s’arrêtant alors, elle recueillait toujours quelque chose qui la blessait. Nul ne savait combien elle avait souffert, combien elle avait aimé, combien cruellement elle avait été frappée ; ils ne comprenaient pas, ne jugeaient qu’à la surface, et tous, hostiles ou bienveillants, l’insultaient toujours un peu.

Une fois, d’une fenêtre de la maison qui donnait sur la ferme, Claire entendit Louise qui la défendait avec chaleur ; mais en même temps, à l’appui de ses dires, cette fille entrait dans les détails les plus intimes et commettait mille bévues et mille indiscrétions.

Elle ne pouvait passer près des enfants anglais qu’ils ne la regardassent en chuchotant, avec une curiosité cruelle.

Mistress Schirling, qui se promenait le soir dans les allées, majestueusement drapée dans son châle, dès qu’elle apercevait Claire, se détournait brusquement et prenait un autre chemin.

Il est vrai que sir John Schirling, au contraire, saluait profondément madame Desfayes, et qu’il lui demanda plusieurs fois des nouvelles de sa santé ; mais cela ne comptait guère, puisqu’on savait bien que sir John Schirling était un original et un philosophe. Ce qui le prouvait, car il ne causait guère avec personne, c’était son intimité avec Mathilde, comme aussi cela faisait beaucoup de tort à Mathilde d’être liée avec sir John.

Il y avait une seule impression dans l’âme de Claire qui restait encore vive et fraîche comme une espérance ; mais elle était si profondément enfouie sous le chagrin que, pendant les premiers jours, elle fut comme anéantie.

L’apparition de Camille à Beausite la réveilla. Camille avait renoncé depuis longtemps à donner des leçons aux enfants Schirling, et il avait été remplacé dans ses fonctions par un artiste allemand, que sir John avait pris en grande amitié.

Le jeune Français donc n’avait plus aucun motif de venir à Beausite, d’autant qu’il avait négligé d’y faire visite depuis son retour d’Italie. Mais il se trouva, dans la première semaine du séjour de Claire, qu’il eut à voir sir John Schirling pour un échange de gravures ; après s’être entretenu un quart d’heure avec l’Anglais, il descendit, et, rencontrant le petit Fernand, passa près de deux heures à jouer avec lui, tout en causant avec sa mère et avec Anna.

Peu de jours après, Camille revint pour acheter de l’eau de cerises chez Giromey, et, se trouvant si près de la maison Grandvaux, il entra. Son emplette cependant surprit beaucoup madame Grandvaux, car elle avait remarqué à table que Camille refusait toujours de cette liqueur. Mais il n’y eut pas d’autre observation, le père Grandvaux n’étant presque jamais là dans la journée.

Les paroles de sympathie que le jeune peintre disait à Claire dans ces entrevues étaient si vives et si vraies qu’elle les conservait dans son cœur et se les répétait à elle-même souvent, pour se consoler un peu.

Aucune de ses amies n’était venue la voir, et on n’avait reçu de visite que de la part de quelques matrones, amies de madame Grandvaux, lesquelles, d’un air plein de réticences, avaient allégué, en manière de consolations, qu’il y avait certainement des positions bien pénibles, où la patience pouvait manquer, et que le monde était souvent beaucoup trop sévère.

Un jour que madame Desfayes se promenait sur la route, avec Anna et le petit Fernand, elles rencontrèrent M. et madame Renaud, qui les saluèrent d’un air très-embarrassé. Cependant on s’accosta, et Fanny et Claire, se prenant le bras, marchèrent en avant.

— Tu as dû trouver bien extraordinaire que je ne sois pas venue te voir, dit Fanny ; mais il ne faut pas que tu m’en veuilles ; moi, je le désirais, ta situation me faisait peine, et je ne calculais pas ; mais Adolphe s’y est absolument opposé. Ce n’est pas qu’il te blâme précisément ; non, il te plaint beaucoup au contraire ; mais il dit que c’est un mauvais exemple. Il dit que, si toutes les femmes qui ont à se plaindre de leurs maris faisaient comme toi, il n’y aurait plus de ménages possibles. Cependant une chose, paraît-il, te justifie beaucoup, c’est que ton mari aurait compromis ta dot.

— C’est le moindre des chagrins qu’il m’a faits, dit Claire.

— Enfin, que veux-tu, ma chère, moi, je suis obligée d’obéir à mon mari.

— Fanny, tu sais que nous ne pouvons, faire une longue promenade ! cria M. Renaud.

— Adieu, ma chère. Excuse-moi. Je t’assure que cela me peine d’être obligée de t’abandonner. Louise, en sa qualité de femme de ministre, est dans une autre situation que moi, et je sais qu’elle doit venir te parler.

Cependant M. Grandvaux avait eu une entrevue avec son gendre ; quand il revint de Lausanne, Claire était allée à sa rencontre, toute pâle de saisissement.

— La ! la ! je n’aime pas ces bêtises, dit le bonhomme, sur la figure duquel elle avait cherché vainement à lire, et qui avait seulement cet air actif et préoccupé que lui donnaient les affaires. Te voilà blanche comme une feuille de papier, comme si tu n’avais pas une famille qui te soutient, et un père qui entend les affaires et qui te sauvera de ce mauvais pas. Ce qui est fait est fait ; ce qui est à faire se fera ; voilà tout, et il n’y a pas à chercher autre chose, ni à fouiller dans le pot au noir. Je te répète que je sauverai ta dot. Avec les intérêts, tu auras largement de quoi vivre ainsi que tes enfants. Je ne te ferai pas payer une grosse pension, moi ; il faudra même que tu mettes beaucoup de côté. Tu verras que tu ne seras pas si mal avec ton vieux père, et ça ne me fera pas de peine de vous avoir chez moi, au contraire, pourvu que les petits soient dociles et pas trop criards.

— Mais, demanda-t-elle d’une voix tremblante, qu’a-t-il dit enfin ?

— Peuh ! ce qu’il a dit ! t’attendais-tu à ce qu’il allait se mettre à genoux ? Ah ! bien oui ! Il m’a adressé des reproches sur ta conduite envers lui, m’a dit que tu lui faisais tous les jours des scènes, et que tu avais fini par lui rendre l’existence insupportable ; puis, il s’est plaint qu’on lui avait volé ses enfants, et il a demandé qu’on lui rendît l’aîné.

— Ah ! s’écria-t-elle ; et elle semblait près de s’évanouir.

— Ne te tourmente donc pas comme ça, reprit le père ; sur ma parole ! tu es trop nerveuse. J’ai donc répondu à ton mari : « S’il y a des torts pour tout le monde, c’est comme dans toutes les affaires. Mais je sais bien qui les a eus le premier. C’est-il raisonnable à un homme marié, comme vous, d’avoir une maîtresse ? Et surtout quand on vous a donné pour femme la plus jolie fille du canton ! » Il m’a nié que la Fonjallaz fût sa maîtresse ; je crois qu’il ment ; et pourtant, en y songeant, c’est une fine mouche, et elle aura eu bien soin de lui laisser quelque chose à désirer. Mais, d’un autre côté, ça n’est guère possible : elle lui a déjà coûté trop d’argent. Laisse-moi faire, je les pincerai, je te le jure. Alors je lui ai proposé un arrangement, afin de mettre toutes les bonnes façons de notre côté, et je lui ai dit que tu reviendrais avec lui, s’il voulait s’engager par serment à ne plus remettre les pieds au café Fonjallaz. Il a refusé, disant qu’il ne voulait pas s’avouer coupable, que tu n’avais qu’à avoir confiance en lui ; mais qu’il ne pouvait pas faire de soumission vis-à-vis de toi, puisque alors il ne serait plus le maître. Je m’attendais à cela, et s’il avait accepté, d’ailleurs, je lui en gardais d’une autre ; je demandais la séparation de biens. Alors donc, je lui ai offert le divorce par consentement mutuel. Il a réfléchi un moment ; puis, en se tordant la moustache, il a répondu : « Non, puisqu’il faut en finir ; c’est trop chanceux et trop long. » Je te dis qu’il songe déjà à se remarier avec la Fonjallaz ; mais, sois tranquille, j’y mettrai bon ordre. À présent, patiente seulement, et laisse-moi faire ; tout ira bien, sauf que l’héritage qu’il laissera un jour à tes pauvres enfants ne sera pas gros. Hélas ! une si belle fortune ! À qui faut-il se fier ? Enfin, nous regagnerons toujours le nôtre, Dieu voulant !

Les jours s’écoulèrent, puis des semaines. Claire vivait à Beausite comme à Lausanne, tout occupée de ses enfants, mais plus triste que jamais, et son regard fixe et le pâle sourire, qu’elle accordait toujours quand on le lui demandait, témoignaient que, tout en s’efforçant de prendre part à la vie commune, elle habitait intérieurement le monde de ses regrets et de ses chagrins.

Cependant, la gaieté de ses enfants, leurs progrès et leurs gentillesses avaient le pouvoir de l’y arracher parfois et d’amener sur ses lèvres un vrai sourire, ce sourire maternel si pur, si oublieux de toute autre chose et qu’accompagne un regard si radieux et si croyant. Aussi la bonne Anna, qui folâtrait avec les enfants une moitié de la journée, avait-elle tous les jours à lui raconter quelque nouveau trait des plus étonnants ; car ils étaient vraiment, ces chers petits, deux merveilles, que tout le monde adorait.

Fernand avait maintenant trois ans et se trouvait très-bien pour sa santé du séjour de Beausite. Il courait par toute la campagne, se roulait sur l’herbe et cueillait pour sa mère, dans la prairie, des bouquets de ces crocus d’un violet tendre qui jonchent les prairies d’automne. Il essayait même, à l’émerveillement de sa jeune tante, de grimper sur les longues branches pendantes des sapins. Ses petits bras, si maigres et si frêles, grossissaient un peu, et ses joues prenaient des couleurs plus vives.

Sans doute aussi le calme qui régnait dans ce nouvel intérieur lui était bienfaisant. Le père Grandvaux ne se fâchait guère ; il est vrai que tout se faisait chez lui par sa seule volonté ; mais, à cela près, il était bonhomme et de bonne humeur. L’enfant n’avait plus sous les yeux de visages enflammés par la colère ; il n’entendait plus de paroles brutales et passionnées ; la mélancolie de sa mère était profonde, mais il la voyait pleurer moins souvent.

La large face, toujours affectueuse pour lui, de son grand-père, le visage doux et passif de sa grand’mère, le tendre sourire de sa petite tante, la société des animaux de la ferme, et toutes les choses bonnes et harmonieuses qui l’entouraient, le tenaient dans un milieu calme et sain, où sa frêle nature, trop facilement ébranlée, se fortifiait. Cependant, il était d’une sensibilité si vive, qu’il éprouvait toujours de temps en temps quelque grand chagrin. La première fois qu’il avait vu mettre à mort un des poulets de la basse-cour, il avait poussé des cris d’horreur et de désespoir ; on l’avait emporté promptement ; mais l’affreuse image était restée dans son esprit, et, pendant la fièvre qui le saisit bientôt après, il mettait ses mains sur ses yeux, comme pour ne plus voir, puis il sanglotait.

Longtemps après, ce souvenir, parfois, lui causait encore des tressaillements et des pleurs. La mère Giromey disait que c’était extraordinaire ; car son plus petit à elle, quand on saignait le porc ou la volaille, allait toujours s’asseoir à la première place pour voir, et ne bougeait que ce ne fût fini. Mais, pour Fernand, la souffrance d’autrui devenait aussitôt la sienne, et l’on ne savait plus quelles sortes de contes lui raconter, car les contes, aussi bien que les histoires, ne se passent guère sans malheurs.

Il aimait beaucoup sa petite sœur, qui l’aimait aussi. Attirées l’une vers l’autre, souvent, ces deux têtes mignonnes se choquaient dans un baiser maladroit. La vue de son frère suffisait à rendre gaie la petite Clara, et, quand elle pleurait, Fernand, accourant près d’elle, réussissait à la calmer par d’inintelligibles consolations. Cet enfant n’oubliait pas, comme font les autres, les personnes qu’il ne voyait plus ; car il répétait souvent, très-souvent : « Maman, où est papa ? Et pourquoi donc n’est-il plus avec nous ? »

On était à ces jours d’octobre chauds et purs où la vie dans les choses, pleine d’une grâce infinie, nous pénètre délicieusement. Les pampres de la tonnelle, quelques-uns d’un rouge éclatant, les autres d’un jaune pâle, s’affaissaient au bout de leurs tiges, d’un air de mélancolie et de mystère, comme s’ils eussent été silencieusement occupés de dénouer les fibres qui les attachaient à la vie.

Déjà dépouillés, et repliés sur eux-mêmes, les chèvrefeuilles, les platanes et les acacias laissaient le soleil chauffer vainement leurs troncs engourdis ; on marchait sur des feuilles tombées. Ce n’est point cependant la tristesse qui est l’âme de cette grande époque, mais une sorte de joie sereine, la satisfaction de l’œuvre accomplie, la douce langueur du repos après le travail.

Le petit Fernand était d’une gaieté extraordinaire et courait dans les allées, en poussant de petits cris, pareils aux chants des oiseaux.

— Vois comme il devient fort, et quelles fraîches couleurs il a ! disait Claire à sa sœur. La campagne lui fait du bien. Ah ! s’il en est ainsi, je ne suis plus aussi malheureuse.

— Tu dis toujours ce mot-là, observa Fernand, dont la figure s’attrista.

Mais les baisers de sa mère et de sa tante lui rendirent bientôt sa gaieté, et, grimpant sur les genoux d’Anna, d’un air câlin et de sa voix la plus douce :

— Tante Anna, raconte-moi encore le joli conte d’hier.

— Quel conte, mon chéri ? Celui du Grillon ? Non, il te ferait pleurer.

— Non, tante Anna, conte ; pas pleurer, dit-il en appuyant sa tête sur le sein de la jeune fille.

— « Il y avait un jour un enfant qui, en se promenant à petits pas dans les prés, entendit une chanson. Il écouta, la chanson venait de la terre. Et quand l’enfant s’approchait, la chanson ne chantait plus, mais s’il s’arrêtait longtemps, elle recommençait. Il se mit donc à poser les pieds l’un après l’autre, si doucement, si doucement, que l’herbe, à peine foulée, ne disait rien, et il arriva si près qu’il vit le petit chanteur. Il était tout noir. C’était le grillon des prés, au bord de son trou. Il chantait ! il chantait ! son gosier se vidait et s’enflait sans cesse, car il chantait de tout son cœur. »

Fernand écoutait avec une attention extrême ; à cet endroit, l’anxiété se peignit sur ses traits.

« Alors l’enfant, qui trouvait la chanson jolie, tandis que le pauvre grillon regardait ailleurs, jeta la main sur lui et le prit à travers l’herbe. Le chant cessa… »

— Fernand, que fais-tu ?

— J’écoute, balbutia-t-il d’une voix entrecoupée en se cachant le visage.

« L’enfant donc, ayant pris le grillon, le mit dans une boîte, où le pauvre grillon n’avait plus de soleil. Chante ! lui disait-il. Mais le grillon ne chantait plus. Il n’y a pas de joie pour le prisonnier. »

— Ah ! Fernand ! tu vois ! je te le disais ! Je ne te conterai plus ce conte-là.

L’enfant se frotta les yeux.

— C’est le soleil qui me fait pleurer, balbutia-t-il, en accompagnant cette excuse d’un sanglot de son cœur, gonflé par l’infortune du pauvre grillon.

« Alors, reprit Anna, l’enfant voyant cela reporta le grillon dans la prairie, et le grillon joyeux, ayant retrouvé son trou et sa liberté, recommença de chanter comme auparavant. »

— Est-ce bien vrai ? demanda Fernand, qui accompagna cette question d’un ardent regard. C’est bien vrai ? répéta-t-il avec doute, car il se rappelait un autre dénoûment, bien autrement lamentable, qui lui avait été raconté la première fois. Et il restait étonné, indécis, partagé entre le respect de la tradition et la joie de voir le grillon rendu au bonheur. Mais tante Anna lui assura si fort que c’était bien vrai, et que les choses s’étaient passées exactement comme cela, qu’enfin il accepta franchement cette heureuse issue, et repartit joyeux pour une excursion nouvelle, après avoir déchargé sa frêle poitrine de deux ou trois gros soupirs.

Claire le suivait d’un regard doux et charmé, quand tout à coup l’expression de son visage changea.

— Anna, dit-elle, qu’est-ce que cet homme vient faire ici ?

Cet homme était un personnage vêtu de noir, qui portait sous son bras un registre ; un procureur, comme ils disent au canton de Vaud ; en France, un huissier ; par tous pays, oiseau de malheur, dont la vue effarouche les pauvres passereaux de l’espèce humaine ; infortuné qui, pour un salaire, a consenti à ne soulever devant ses pas que crainte, désespoir ou malveillance.

— Oh ! c’est pour mon père, sans doute, dit Anna en se levant. Je vais voir.

Mais elle était tout émue.

Claire demeura seule et anxieuse. Le procureur, bientôt, repassa devant elle en s’en allant, et un moment après, elle vit sa sœur qui revenait, accompagnée de M. Grandvaux. Ils marchaient lentement, échangeant des paroles à voix basse. Le père haussait les épaules ; Anna semblait atterrée. Claire vit bien qu’elle ne s’était pas trompée, et qu’il y avait là un malheur pour elle.

— Eh bien ? murmura-t-elle, quand ils furent tout proche.

— Eh bien ! c’est des bêtises ! répondit d’un ton rude le père Grandvaux. Tu n’as pas à t’occuper de ça du tout ; et, pour mettre les choses au pire, s’il fallait en passer par là, ça ne serait que pour quelques jours ; ça ne durerait pas, je t’en réponds. Ayons seulement encore un peu de patience, il faut faire les choses à coup sûr.

Anna embrassa Claire en pleurant.

— Console-toi ; notre père assure qu’il ne l’aura pas.

— Fernand ! cria la pauvre mère d’un ton déchirant.

— Ne te désole pas, ma chérie ; nous avons huit jours, et d’ici là nous verrons, nous trouverons quelque chose… Sois tranquille, je t’assure que nous le garderons.

— M’ôter mes enfants ! dit-elle d’un air égaré ; mais c’est impossible ! ils sont à moi !

— Voyons, dit M. Grandvaux, tu sais bien que c’est le père qui est reconnu par la loi le seul maître des enfants. D’ailleurs, il ne demande que le petit ; mais sois tranquille.

— Est-ce possible, cela ? Non, cela ne doit pas, cela ne peut pas être. On ne peut pas m’ôter mon enfant. Moi seule, je le connais bien ; moi seule, sais ce qu’il lui faut ; c’est moi qui l’ai porté dans mon sein, qui l’ai nourri, qui l’ai élevé ! Non, je vous le répète, c’est impossible ; on ne peut pas faire une chose odieuse comme celle-là.

— Quand je te dis que c’est des bêtises, veux-tu me croire ? Ne suis-je pas là, moi ? On le verra bien. Sacrebleu ! dites-moi, est-ce qu’on a jamais entendu dire qu’on pouvait en remontrer au père Grandvaux dans une affaire ? Et croyez-vous que je ne saurai plus m’y prendre quand il s’agira de mes enfants ? Allons ! allons ! prenons seulement un peu de patience. Je n’aime pas voir qu’on s’emporte comme ça. Encore un peu de temps, et nous sommes de Berne[8].

Malgré ces encouragements, Claire fut au désespoir. Elle dévorait ses larmes, en regardant son cher enfant, qui n’avait jamais eu tant de grâce et tant de vivacité, ni des manifestations de tendresse plus vives pour sa mère, peut-être à cause de l’attraction magnétique exercée par les élans de son âme à elle, uniquement tendue vers lui.

Le septième jour vint, et Anna tremblante n’osait interroger sa sœur, quand elle la vit rassembler ses effets et ceux des enfants, et les ranger dans les malles.

— Tu pars ? s’écria-t-elle.

— Crois-tu que je le laisserai partir seul !

Elles s’embrassèrent en sanglotant.

— Ah ! ma pauvre Claire, tu as raison ; je ferais comme toi ; mais quelle existence tu vas avoir !

— Oh ! ce sera cruel et ce sera indigne, j’y compte. On m’abreuvera de toutes les hontes et de tous les tourments. Mais je supporterai tout, j’y suis résolue, et j’élèverai mon enfant, en tâchant de vivre, jusqu’à ce qu’il ait vingt et un ans. Oh ! ma chère Anna, pourquoi les femmes et les enfants sont-ils si malheureux en ce monde ?

— Je ne sais pas ; c’est qu’on n’a pas vu sans doute ce qu’il faudrait voir. On dit toujours : Il faut bien que quelqu’un soit le maître ; comme si l’accord ne se pouvait pas, et qu’il n’y eût que la force. Moi, je crois qu’il y a toujours un moyen de s’entendre ; mais il faut le trouver. Quelquefois, quand je songe à ton mari, je me dis : Mais lui aussi il aime ses enfants, et ils sont à lui ! Alors je sens que vous ne pouvez pas être séparés, qu’une loi véritable vous réunit, et je parle à M. Desfayes comme s’il était là, du fond du cœur, avec tant de force, que cela me fait pleurer, et que, s’il m’entendait, je suis sûre… Mais après, je ne retrouve plus aussi bien ce que je disais.

— Moi aussi, j’ai rêvé de revenir à lui, de le toucher. Je l’ai cherché tout un soir par la ville ; mais à présent, quand même ce serait possible qu’il voulût changer, moi je ne pourrais plus avoir confiance et l’aimer comme autrefois ; non, je suis trop lasse, trop écrasée ; il m’a fait trop souffrir. Et maintenant que je comprends mieux les choses, je ne me rappelle pas d’avoir senti battre vivement son cœur. Il n’a que de la passion, ou il est froid. Je souffrirai par lui toute ma vie, et, quand même il cesserait d’aimer cette femme, je ne serai jamais heureuse ; car je sais maintenant comment j’aurais pu l’être et tout ce que j’ai perdu.

Elle s’accouda sur la fenêtre et cacha son front dans ses mains. Anna la regardait avec une compassion profonde, quand toutes deux elles tressaillirent au bruit d’un pas. C’était Camille.

— Le recevras-tu ? demanda la jeune fille agitée.

— Certainement ! s’écria Claire avec exaltation ; n’est-ce pas la dernière fois ?

Elle descendit aussitôt dans le petit salon, où Fernand saluait déjà par des cris de joie l’arrivée de son ami. Ils échangèrent un serrement de main et s’assirent l’un près de l’autre, occupés de l’enfant en apparence, mais surtout de mêler leurs regards et leurs pensées. Au front pâle et fermé de Claire, à son attitude brisée, à son regard désespéré, Camille devina une résolution prise. Laquelle ? Plusieurs fois il l’interrogea de son regard anxieux et tendre, qu’elle ne fuyait pas toujours.

Il était, en effet, bien dangereux, Camille, pour cette jeune femme, qui, ne se voyant au monde que l’amour pour destinée, tendait de toutes les forces de son être à l’accomplir. Il avait l’intelligence du cœur ; il aimait. Elle, élevée dans l’infériorité de la femme biblique, il la traitait en reine, mais sans fausseté, avec un vrai respect et beaucoup d’amour. Il souffrait réellement de ses peines, toute atteinte portée à Claire était une blessure pour lui ; on le voyait à son regard courroucé, à sa parole incisive, à une sourde colère qui perçait de toutes parts. Claire, dans ces moments-là, sentait bien qu’elle l’aimait trop, et elle baissait les yeux, pénétrée jusqu’au fond de l’âme d’attendrissement, de joie et de crainte.

Elle ne répondit point aux muettes questions de Camille, craignant sans doute qu’il ne combattît sa résolution et ne diminuât son courage.

Cependant, le petit Fernand ayant entraîné sa mère au jardin, Camille observa combien le séjour de Beausite était favorable à ce frêle enfant, et il ajouta :

— Vous passerez l’hiver ici, n’est-ce pas, madame ?

Claire ne répondit pas ; mais des larmes lui vinrent aux yeux.

— Ah ! vous partez ? s’écria-t-il. J’en étais sûr ! Quand partez-vous, Claire ? Où allez-vous ?

Elle ne lui demanda point compte du ton impérieux dont il la questionnait ainsi ; elle hésita un peu, et, sans répondre davantage, voulut retourner vers la maison ; mais lui, saisissant sa main, l’entraîna au contraire vers le fond de l’allée des noisetiers, où le jardin se terminait par une cloison de planches, peinte en vert, pour les espaliers, et qui, disjointe, laissait voir par ses interstices la prairie.

— Où allez-vous ? répéta-t-il ; vous ne devez pas me le cacher, Claire, vous savez bien… Ne me connaissez-vous pas ? vous défiez-vous de moi, madame ?

— Oh ! non ! dit-elle en accompagnant ce mot d’un regard qui le ravit. J’hésitais seulement à vous le dire, parce que… parce que cela vous fera du mal et que vous chercherez peut-être à m’en détourner, mais il le faut : M. Desfayes exige qu’on lui rende Fernand. Moi… vous devez le croire, je ne quitterai pas mon fils.

— Vous retournez habiter avec votre mari ? s’écria Camille.

Près de lui, monsieur, répliqua-t-elle vivement.

Le visage du jeune homme s’illumina d’amour et de bonheur. Il mit sur la main de Claire un ardent baiser, et plia le genou devant elle en murmurant un mot… N’était-ce pas : Merci ! Mais il était dit si bas qu’il n’exigeait pas de réponse.

Elle rougit, et, confuse de ce qu’elle avait dit, elle se dégagea de son étreinte, et fit quelques pas, la tête baissée.

— Votre courage est admirable, Claire, dit Camille d’une voix émue ; mais n’est-il point supérieur à vos forces ? Vous allez trop souffrir ! Non, ne faites pas cela.

— Et mon enfant ! croyez-vous que je puisse l’abandonner.

— Non ! non ! et cependant c’est aux dépens de votre santé, peut-être même de votre vie que vous allez le protéger. Ah ! Claire, il eût fallu trouver un autre moyen, tenter l’extraordinaire, l’impossible, vous confier à moi, vouloir ! Vous disposez d’un homme dévoué, vous le savez bien.

— Mais je veux rester une honnête femme, dit-elle à voix basse. Je ne dois pas maintenant songer au bonheur ; il faut que j’accepte mon sort ; il faut que je reste malheureuse.

— Bien malheureuse !… et bien aimée !… dit-il avec passion.

— Oh ! alors !… répondit-elle sans songer à ce qu’elle disait ; mais l’expression de son visage avait donné tout leur sens à ces deux mots, et ils contenaient un aveu si naïf du bonheur qu’elle éprouvait à être aimée de Camille, qu’il en fut enivré.

Elle vit bien qu’il l’avait comprise, quand il se rapprocha d’elle, le visage transfiguré par une joie ardente. Mais il voulait qu’elle achevât.

— Alors, reprit-il en l’entourant de ses bras, et en la suppliant du regard, alors !…

— Oh ! laissez-moi, balbutia-t-elle, j’ai eu tort ; je ne devais pas…

— Claire, faisons un pacte ; aimons-nous. Je vous donne mon cœur et ma pensée, mon bras aussi, et soyez sûre, chère femme, que vous serez bien aimée ! bien aimée ! et par conséquent moins malheureuse ! Vous me donnerez aussi votre cœur et votre pensée, rien de plus, et cela me rendra, moi aussi, très-heureux. Le voulez-vous ?

— Ah ! oui, je le voudrais ! Mais ce serait mal !

— Et comment serait-ce mal, pauvre chère enfant. Que ferez-vous de l’amour qu’il y a dans votre âme, dont M. Desfayes ne veut pas et que vous ne pouvez plus lui donner ? L’éteindre ? ce serait un crime ! Vous ne le pourriez pas d’ailleurs. Ne vous défiez pas de moi, Claire. Je sais que les plus délicieuses émotions de la vie, ce sont les plus hautes, et c’est de celles-là surtout que je veux vivre. Il ne me viendra jamais à la pensée de chercher des joies dans vos troubles et dans vos chagrins. Je vous ai aimée avant votre mariage, puis j’avais étouffé cet amour ; mais il m’est revenu en vous voyant si malheureuse. Ne craignez rien. Ne comprenez-vous pas que je serai assez heureux d’être, moi, votre seule espérance et votre seule joie, de vous soutenir, de vous aider, de vous consoler, ma pauvre Claire, si bonne et si belle, qui mériteriez tant de bonheur, et qui n’avez rien ! Si vous saviez quelle immense indignation j’éprouve de vous voir souffrir ! Eh bien ! si vous consentez à puiser votre consolation dans mon amour, je souffrirai moins pour vous, et ce sera mon bonheur, à moi.

— Oh ! que vous êtes bon ! dit-elle, vivement touchée. Camille, je vous l’avoue, je me suis dit souvent, non sans me reprocher ces pensées, que j’aurais été bien heureuse avec vous.

— Oui, Claire, oui, vous l’auriez été ; je vous aime tant, que j’en suis certain. Mais vous étiez faible, indécise. Je vis dans vos yeux de la bonté, de la sympathie, une préférence peut-être, mais non cet amour, qui est en même temps une foi. Mes efforts n’auraient abouti sans doute qu’à vous créer des chagrins et à m’attirer des humiliations. Je restai muet.

— Je savais que mon père n’eût jamais consenti…

— Non, il lui fallait un gendre qui pût se ruiner, comme le fait M. Desfayes, et non pas un homme vivant largement d’un travail qui fait sa joie. Tenez, chère amie, il faut qu’autrefois d’affreuses misères, un dénûment épouvantable, aient fait passer dans le sang de l’homme la haine de la pauvreté ; car il n’a d’autre soin au monde que de la fuir, d’une course folle, dans laquelle il dépasse toujours le bonheur. Que vous a valu votre richesse, ma pauvre Claire ?

— Mon ami, je n’ai jamais connu même l’aisance. Chez mon père, je ne disposais de rien ; chez mon mari, j’étais chargée de faire face à de nombreuses dépenses avec peu d’argent, et placée sous son exigence, j’ai connu tous les ennuis des nécessiteux. J’avais de beaux meubles et de belles robes, voilà tout.

— Et vous avez si peu besoin de belles robes pour être belle, dit-il en déposant un baiser sur ses cheveux.

Claire se dégagea doucement des bras du jeune homme, et s’écartant un peu de lui, elle s’adossa contre la cloison de planches. Camille lui reprit la main.

— Eh bien ! dit-il, je suis à vous maintenant, vous le savez. Quoi que vous décidiez, je suis à vous. Je me suis imposé la loi, vous aimant d’amour, de ne point vous donner de conseils contre votre mari. Vous épuiserez vis-à-vis de lui toutes les mesures de douceur et de longanimité qu’il vous plaira. Vous porterez, s’il faut, cette chaîne toute votre vie, soit que vous ne puissiez la rompre, soit que vous ne l’osiez pas. Je ne dirai rien ; je ne réclamerai pas ; je souffrirai, j’attendrai, j’espérerai peut-être ; mais je ne dirai rien. Le jour seulement où vous serez enfin lasse, et où vous aurez besoin que la force d’action d’un homme dévoué s’ajoute à la vôtre, vous m’appellerez, n’est-ce pas ? N’est-ce pas, Claire ? ajouta-t-il, avec une si vraie tendresse, que les yeux de la jeune femme se remplirent de larmes.

— Oh ! que vous êtes dévoué ! Oh ! que vous êtes bon ! dit-elle.

— Pas complétement, chère amie, il me faut en retour un don, une promesse de vous.

— Laquelle ? demanda Claire avec empressement.

— Ce que je vous demande, vous l’avez dit de vous-même tout à l’heure. C’est une mesure protectrice pour vous, nécessaire à votre dignité ; mais je veux que ce soit aussi un engagement sacré entre vous et moi. Vous allez donc me promettre, à moi, vous entendez, à moi, Claire, de ne plus être la femme de celui qu’on appelle encore votre mari.

Claire baissa la tête en rougissant, et pendant quelques instants elle hésita.

— Oh ! Camille, il me semble que je ne dois pas faire cela, Que je décide ainsi, dans ma conscience, à la bonne heure. Mais vous promettre cela, à vous, ce serait vous accepter pour amant.

— Et ne le suis-je pas ? s’écria-t-il. Chère naïve, de quoi parlons-nous ? Et de quoi notre cœur est-il plein en ce moment, si ce n’est d’amour ? N’ayons pas peur des mots : soyons francs, va, nous n’en serons que plus honnêtes. J’ai vingt-neuf ans ; je ne suis lié par devoir ni par amour à aucune autre femme : vous êtes jeune, belle, adorable, malheureuse, et nous sommes là tous deux, tournés l’un vers l’autre et pleins de trouble, d’enthousiasme, d’enivrement. Oh ! certes, ma Claire, c’est bien de l’amour. Mais je ne vous demande qu’une promesse. Je vous demande seulement cette promesse ; mais il me la faut, pour mon honneur et pour ma sécurité. C’est parce que je ne suis pas votre ami, c’est parce que je suis bien votre amant que je la veux ; je consens à ne vous adorer que de loin, mais à la condition que mes pensées n’iront pas vous trouver dans les bras d’un autre. Faites-moi donc ce serment, Claire, je vous en prie.

Elle se taisait, le front rouge et baissé, pleine de souffrance et d’anxiété.

— Vous me refuseriez cela, Claire ? quand je vous donne en échange tout mon amour, tout mon dévouement, et moi aussi, madame, toute ma fidélité ?

Tremblante, elle mit la main dans celle du jeune homme.

— Est-ce votre promesse, Claire ?

— Oui, dit-elle d’une voix altérée.

Ils confondirent leurs regards ; mais les yeux seuls de Camille brillaient de triomphe et de joie. Dans ceux de la jeune femme, le trouble et l’inquiétude se mêlaient à la tendresse. Ils s’abaissèrent avec plus de trouble encore sur son enfant, qui vint se jeter contre ses genoux.

— D’où viens-tu ? lui demanda-t-elle ; car pour la première fois elle l’avait oublié.

Puis elle le prit dans ses bras et alla s’asseoir, à quelque distance de là, sous un platane, que traversaient les rayons du soleil couchant. Là, tout agitée encore et confuse, elle cacha son visage derrière la blonde petite tête et couvrit de baisers le cou de son enfant. Debout, près d’eux, Camille les regardait avec un sourire doux et mélancolique.

— Maman, où est papa ? demanda le petit Fernand.

Il demandait cela pour la centième fois ; mais cette question fut pour Claire plus douloureuse que jamais.

— Georges dit qu’il s’ennuie de ne pas me voir, maman. Est-ce vrai ?

— Georges ! répéta Claire, Georges Giromey ? où est-il donc ?

— Là, de l’autre côté, dit l’enfant, en montrant la cloison de planches. Moi, j’ai passé par là-bas, à la petite porte, et je l’ai vu, et il m’a parlé tout bas.

Claire devint subitement pâle.

— Où est-il ? Montre-moi l’endroit, Fernand.

— Là, répéta l’enfant, en étendant de nouveau la main dans la direction où peu d’instants auparavant se trouvaient Claire et Camille.

— Cet homme nous aura entendus ? murmura la jeune femme, en jetant à Camille un regard de terreur.

Il s’efforça de la rassurer ; mais ils regagnèrent la maison pleins d’inquiétude.

Quand le jeune peintre fut parti, madame Grandvaux, après avoir toussé plusieurs fois, dit à sa fille :

— Ne trouves-tu pas que M. Camille vient un peu trop souvent ? Autrefois il ne venait pas du tout. Dans ta position, ma bonne Claire, il faut tant de prudence !…

— Oh ! c’est un bien honnête garçon ! se hâta de dire Anna, en remarquant la rougeur et l’émotion de Claire. C’est notre malheur qui l’attire auprès de nous.

— Je ne dis pas le contraire, reprit madame Grandvaux ; mais tu sais que ce que les gens imaginent tout de suite, c’est le mal. Il vaut mieux y prendre garde. Ne voyez-vous pas Mathilde ? On a eu beau lui dire depuis longtemps que l’on jasait de l’amitié de l’Anglais pour elle et de toutes leurs conversations ; elle n’a pas voulu en tenir compte ; eh bien, voilà que mistress Schirling est devenue si jalouse, que Mathilde n’y peut tenir et abandonne les leçons. Si elle avait été prudente, et ne s’était occupée que des enfants, cela ne serait pas arrivé, et elle aurait conservé là un joli revenu, puisque sir John voulait encore rester ici deux ou trois ans. On ne peut pas empêcher les gens de parler, il vaut mieux ne donner aucun prétexte.

— Quelle horrible méchanceté ! dit Anna. Sir John Schirling est comme un père pour ma cousine. Il a voulu, tout dernièrement encore, la marier avec son professeur allemand.

— Il n’y a plus à s’inquiéter, quant à moi, des visites de M. Camille, dit Claire avec amertume. Je pars demain.

Cette résolution causa du chagrin à madame Grandvaux ; mais elle ne la désapprouva pas.

— On ne sait cependant ce qui peut arriver, dit-elle. Ton père n’a pas dit un mot hier soir ni ce matin en se levant, et il est parti de bonne heure pour la ville.

Claire passa le reste de la soirée dans une exaltation fiévreuse. Elle allait beaucoup souffrir, sans aucun doute ; mais, avec l’appui moral que lui donnait l’amour de Camille, un amour si beau, si chaste, si dévoué, elle se sentait forte, courageuse, élevée au-dessus d’elle-même. Elle avait désormais un idéal d’amour, c’est-à-dire de quoi vivre ; elle saurait souffrir.

Comme à l’ordinaire, elle coucha les enfants, aidée de sa sœur. La toilette de la petite Clara était bientôt faite, et à peine l’avait-on mise dans ses vêtements de nuit qu’elle s’endormait en gazouillant ; mais pour Fernand, c’était autre chose. Il était tout impatient ce soir-là ; il pleurait sans cause, ses mouvements étaient brusques, et son malaise ressemblait à ce qu’il éprouvait d’ordinaire à l’approche d’un orage, bien que le ciel fût pur et l’air froid.

Longtemps sa mère le garda dans ses bras, les lèvres collées sur son front, mais sans le pouvoir calmer ; peut-être, pour cela, son sein à elle-même était-il trop agité. Anna le prit à son tour et le berça d’une chanson. I s’alanguit enfin, étendit ses petits bras, et consentit à être couché dans son berceau, où sa mère le frictionna longtemps. Enfin il s’endormit ; mais ses yeux fixes demeurèrent à demi ouverts, ce qui lui arrivait souvent et donnait à son sommeil quelque chose d’effrayant et de mystérieux.

La jeune mère accablée s’assit au bord de son lit. Elle n’avait qu’une chose dans sa pensée : demain, et ne s’inquiétait guère de se coucher, ne pouvant dormir. Cependant tandis qu’Anna, tout en lui parlant, dénouait ses longs cheveux, Claire détacha son corset, qu’elle jeta loin d’elle, en respirant fortement ; mais la cause de l’oppression était plus profonde ; elle mit la main sur son cœur et pencha la tête avec tristesse.

Dix fois, en répondant à sa sœur, le nom de Camille vint sur ses lèvres.

Anna devint pensive, tout à coup s’asseyant près de sa sœur et l’entourant de ses bras :

— Il est très-bon, dit-elle d’une voix caressante, mais je crains…

— Vas-tu me disputer, toi aussi, les consolations que je puis avoir ? demanda Claire avec un peu d’aigreur.

— Oh ! tu sais bien que ce n’est pas mon intention, chère sœur ; mais… enfin… si M. Camille avait de l’amour pour toi ?

— Eh bien ? dit Claire.

— Eh bien ! répéta la jeune fille en attachant sur sa sœur des yeux étonnés.

— Parce que mon mari ne m’aime pas, faut-il que je renonce absolument à être aimée ?

— Oh ! Claire… Mais tu ne peux être sa femme !

— Est-ce donc toi, chère petite, qui ne croiras pas à un amour chaste ? Vois-tu, dit-elle, en baissant la voix et en se penchant sur l’épaule de sa sœur, Camille est le plus noble et le plus généreux des hommes. Si tu l’avais entendu !… Ah ! que ne l’ai-je connu plus tôt !…

Elle fit de ses beaux bras un geste de désespoir ; ses cheveux dénoués ruisselèrent sur ses épaules nues, en nappes où la lumière brilla ; son visage sembla tout à coup plus pâle, son sourcil plus fier, ses yeux plus grands, plus étincelants et plus profonds. Anna la regarda et baissa les yeux avec embarras.

— N’as-tu pas compris ? dit Claire.

— Oui, ma sœur ; mais pourtant… je crois.

— Et que crois-tu, ma pauvre enfant ? Tu es bien prudente pour ton âge.

— Oh ! je ne sais rien, moi, que ce qu’on dit ; mais tu es si belle ! et, dans l’idée de tout le monde, un homme est très-malheureux de ne pouvoir épouser la femme qu’il aime.

— Peut-être y en a-t-il un qui ne ressemble point aux autres, dit Claire avec orgueil, en contemplant de souvenir la figure de Camille, éclairée par l’enthousiasme des nobles passions.

— Alors tu renonces tout à fait à ton mari ?

— L’aimer encore ! Est-ce possible ? Ne m’a-t-il pas suffisamment insultée ? Ne m’a-t-il pas fait souffrir assez ?

— Oui ; mais il est toujours ton mari, et vos deux existences, tu le vois bien, sont forcément unies. L’abandonner de cœur et vivre avec lui…

— Il n’est plus à moi et je ne suis plus à lui, puisqu’il s’est donné à une autre. Il m’a frappée des coups les plus sensibles ; il a détruit pièce à pièce, malgré moi, l’amour que j’avais pour lui. Tu ne sais pas ce que c’est, ma petite, que d’être trahie par son mari, un homme à qui l’on s’est donnée tout entière, corps et âme, de passé comme d’avenir, trahie, rudoyée, outragée pour une créature indigne ! Et tu veux que je l’aime encore, lui qui ne m’aime plus ? que je rejette pour lui un des êtres les plus nobles et les plus désintéressés qui soient au monde, un homme qui me dit : Je ne vous demande d’autre bonheur que de vous laisser aimer !… Ma chère, c’est impossible, il faudrait avoir plus que du courage, il faudrait n’avoir point d’âme. Eh bien ! ajouta la jeune femme, en regardant sa sœur qui baissait les yeux toute pensive, à quoi songes-tu ?

— Oh ! je te comprends bien, dit Anna…

Mais, dans ses réticences, Claire sentait une opposition.

— Me blâmes-tu ? Parle, je veux savoir toute ta pensée.

Elle la pressa quelque temps encore, et la jeune fille, avec peine, dit enfin :

— Je comprends que tu ne peux t’empêcher d’aimer M. Camille ; mais je comprends aussi que ton mari et toi vous ne vous êtes jamais aimés.

— Jamais aimés ! répéta Claire avec stupéfaction. Lui, peut-être, mais moi ! Moi je l’aimais avec une ardeur, un dévouement…

— Tu le croyais ; et moi aussi je l’ai cru, en vous voyant, dans les premiers temps, si occupés l’un de l’autre, si heureux ensemble. Cela m’étonnait un peu ; je n’avais jamais imaginé que l’on pût s’aimer si vite. Mais non, vois-tu ! on ne peut s’aimer si vite ; il faut se connaître. Quand on ne se connaît pas, qui aime-t-on ? Un autre. On reconnaît bientôt que l’on s’est trompé, et l’on n’aime plus. Il faut s’aimer tel qu’on est, alors c’est fini pour la vie ; alors, — elle fondit en larmes, — alors, ni faiblesse, ni folie ne rebutent, ni ne découragent ; on aime toujours, parce que c’est lui !…

Elle se leva, et, toute baignée de pleurs, elle s’enfuyait ; mais sa sœur la retint dans ses bras, et, avec une sorte d’effroi :

— C’est donc ainsi que tu aimes Étienne ? lui demanda-t-elle.

— Oui, répondit la jeune fille, si bas qu’il eût semblé que c’était son cœur même qui répondait.

Et elle s’enfuit dans sa chambre, éperdue et tremblante, d’avoir, pour la première fois, découvert le fond de son cœur.

Claire la suivit d’un regard triste et plein de trouble. Puis, elle acheva lentement sa toilette de nuit, enferma sous un bonnet garni de dentelles ses longs cheveux, couvrit ses épaules d’un mantelet blanc, et s’approcha machinalement du lit… Mais absorbée, la tête chargée de pensées, elle s’assit au bord seulement, à demi couchée, le front dans sa main et les yeux fixés à terre, tandis que, sur la commode, la lampe pâlissait, et que des deux berceaux, placés tout près d’elle, s’élevaient deux respirations douces et inégales.

Claire songeait à ce que sa sœur venait de lui dire, et, bien qu’elle eût été étonnée, et que d’abord elle eût protesté, elle commençait à comprendre.

En se décidant à retourner chez son mari pour ne pas abandonner son enfant, elle n’entendait faire qu’une démarche temporaire, et sur laquelle, en raison des événements, elle aurait ou non à revenir. C’était un sacrifice d’amour maternel, et loin qu’elle songeât à ramener son mari, comme semblait le lui conseiller Anna, elle ne le considérait en cette circonstance que comme son ennemi et son bourreau.

Supporter ses dédains et ses persécutions sans haine, avec patience, avec espoir ; essayer de le vaincre à force d’abnégation ; l’entourer, quoi qu’il fît, d’une affection fidèle, c’était beau, sans doute ; mais où prendre tant de courage ? Où puiserait-elle la force nécessaire pour résister à tout sans se lasser : injures, humiliations, duretés, injustices ?

Non, son cœur n’y était plus. Elle ne pouvait se replonger aux sources taries ; son idole était brisée ; elle se retrouvait en état de veille, vis-à-vis d’un rêve évanoui. Cet amour immuable et persévérant dont sa sœur aimait Étienne, Claire le voyait et le comprenait ; mais d’une manière effrayante ; car elle le comprenait pour Camille, non pour Ferdinand.

Et elle en vint à douter, avec honte et désespoir tout ensemble, si en effet elle avait réellement aimé son mari.

Elle se souvint comment les choses s’étaient passées ; qu’il lui avait été imposé par son père, et que d’abord, à cause de son penchant pour Camille, elle avait souffert ; mais elle s’était soumise comme à l’ordinaire ; elle avait accepté cet homme devenu son avenir, le pivot de son existence, et alors jeune comme elle était, pleine de la volonté d’être heureuse, elle s’était donnée à son époux de toute son espérance et de toute sa foi ; mais était-ce bien lui qu’elle aimait ? peut-être n’avait-elle fait que chercher en lui l’amour et le bonheur, sans vouloir s’avouer pendant longtemps qu’elle ne les y trouvait pas ? Elle l’avait embrassé désespérément par cela seul qu’il était tout son avenir de femme. Cela eût peut-être suffi, s’il l’eût voulu, pour que leur union fût pieuse et paisible, heureuse même ; mais Ferdinand avait pris à tâche de détruire l’illusion, de rompre leurs liens, d’apprendre à sa jeune femme qu’il n’y avait rien de plus entre eux que le hasard d’une union formée par certaines convenances, elle qui dans son enthousiasme rêvait une union prédestinée, consacrée par Dieu et prolongée dans l’éternité.

C’était Camille qu’elle devait aimer, et c’était lui qu’elle avait trahi en épousant Ferdinand…

Lassée de soutenir son front lourd et brûlant, Claire laissa tomber sa tête sur l’oreiller et ferma les yeux. Dans un rêve sans sommeil, elle se vit la femme de Camille, et tous les détails de l’intimité facile et charmante que devait créer autour de lui ce caractère humain, simple et franc, se figurèrent à ses yeux. On l’eût dite en extase, avec ses lèvres entr’ouvertes et son œil ardent sous le voile du rêve, quand un léger cri de sa petite fille la fit tressaillir. Elle courut au berceau. Quelque douleur passagère, causée par la dentition peut-être, car elle trouva l’enfant rendue tout entière au sommeil et à la plus douce quiétude ; tout en elle était repos, ses membres étendus, son front sans pli, sa bouche demi-close, son souffle égal. Elle dormait, oublieuse de tout, sinon qu’elle avait sa mère.

Celle-ci se mit à la contempler avec amour.

Une chose alors frappa la jeune femme : c’était la ressemblance de cette enfant avec son père. On l’avait déjà constatée ; mais jamais elle n’avait été si frappante aux yeux de Claire. Et plus elle regardait sa fille, en cherchant à saisir des différences, plus lui apparaissait, évidente et irrécusable, cette ressemblance, qui mêlait étrangement à la chaste douceur de la belle petite le type régulier, mais dur et sensuel, de Ferdinand. Claire en devint comme hallucinée. C’était bien lui, tel qu’autrefois elle le voyait quand ils s’aimaient, quand elle le trouvait beau et le croyait bon.

Elle éprouva alors une impression si amère qu’elle fondit en larmes. Elle s’arracha de ce berceau pour aller à celui de Fernand ; il dormait aussi, mais dans une pose tourmentée, et le cœur gonflé de soupirs. Elle détendit et frotta doucement les petits membres crispés de l’enfant, l’établit dans une position plus commode, et changea son oppression en doux rêves par de longs baisers. Celui-là rappelait le visage de sa mère, et surtout il était sien par l’âme et par des souffrances communes.

Mais, âme ou corps, chair ou pensée, ils étaient l’un et l’autre, elle et Ferdinand, dans ces deux enfants, et la petite fille appartenait à sa mère comme Fernand à son père par le plus étroit des liens de la vie.

Tout ce que le mariage renferme en soi de redoutable et de sacré, la jeune mère le sentit à ce moment, et le rêve qu’elle caressait tout à l’heure lui inspira des remords. Ne venait-elle pas d’être adultère dans sa pensée ? Le sang lui afflua au visage, elle marcha dans la chambre avec agitation, confuse d’abord, puis, peu à peu remplie d’une sourde et profonde irritation.

Est-ce donc sa faute à elle si le crime de Ferdinand a perdu leur avenir ? Il faut pourtant pour vivre s’attacher à quelque chose, et puisqu’elle ne peut plus aimer M. Desfayes, pourquoi n’aimerait-elle pas Camille ?

Appuyant sur le marbre de la commode son beau bras souple et frémissant, elle penche son front et rêve. Une conseillère lui parle à l’oreille ; c’est Mathilde, dont elle se rappelle les opinions. Mathilde est traitée de folle, d’esprit pervers ; mais Claire a senti la force de sa cousine ; elle l’estime, pourquoi dès lors ne la croirait-elle pas ?

Selon Mathilde, — et ce n’était pas son opinion à elle seule, mais celle de tous les gens avancés, comme elle disait, — dès que l’un des époux avait trahi la foi jurée, l’autre était libre par cela même, et devait, sous peine d’infamie, rompre tous rapports avec le coupable. Le lien du mariage était placé très-haut et très-honoré, mais, d’autant plus fragile qu’il était plus sacré, une faute le brisait sans retour ; selon ces croyances, l’union de l’homme et de la femme n’a d’autre base légitime qu’un amour sincère. Le mariage sans amour est un lien odieux. L’amour seul est prêtre, le cœur seul est juge ; et chacun dans sa conscience est libre de rompre ou de contracter de semblables liens.

Si tout cela est vrai, — et dans son cœur il le lui semble, — les remords de Claire sont puérils. Elle peut recommencer une existence nouvelle, et, sans courir les chances d’un divorce, fuir avec Camille en Amérique. Le monde où elle a vécu la déclarera coupable, mais elle sera bien loin ; et puis qu’importe, si réellement elle n’a pas mal fait ?

Son œil d’un bleu sombre, que la flamme de la bougie illuminait, sans l’éclairer jusqu’au fond, dardait un regard ardent sur le monde des théories, trop vague pour elle et trop inconnu. Elle releva la tête, et son bras, se couchant sur le marbre, s’y roidit avec force.

— Ah ! si c’était vrai ! pourquoi donc irait-elle demain accepter une vie d’insultes et de tortures, quand elle pourrait, non-seulement être heureuse, mais rendre heureux cet être si noble ! qui l’aime tant ! Il fallait avertir Camille, hâter le départ… toute sa volonté s’élança…

Mais les enfants rendaient la chose embarrassante et longue. — Les enfants !…

Claire fit quelques pas brusquement, puis, s’arrêta de nouveau les bras croisés, l’œil fixe, abaissé sur le plancher.

Les enfants ! avait-elle le droit de les emmener ! sous l’autorité d’un autre époux, loin de celui qui était leur père ? Elle est libre, elle, soit ; mais les enfants ? Mathilde n’a point parlé des enfants. On ne parle jamais des enfants dans tout cela !…

Le désespoir la prit de ne pouvoir discerner ce qu’elle devait faire et de se voir ainsi de tous côtés arrêtée sans trouver son chemin. Elle restait là, debout, morne, frissonnante, quand un coup subit frappé à sa porte faillit lui briser les nerfs, si bien qu’elle resta quelque temps sans pouvoir répondre.

— Est-ce que tu es malade ? dit la voix de M. Grandvaux. Peut-on entrer ?

Claire s’ébranla péniblement et alla ouvrir.

— Est-ce que tu es malade ? répéta le père en entrant. Il est deux heures.

Sa voix forte, son pas lourd et sa taille massive changèrent à l’instant l’atmosphère de cette chambre, que remplissaient tout à l’heure les émanations d’une douleur muette, mais passionnée.

— J’ai été tout surpris, en arrivant, de voir ta chandelle encore allumée. Mais ça se trouve bien ; car j’aurais été capable de te réveiller. Assieds-toi là. J’ai à te dire de fameuses nouvelles.

Un frémissement parcourut le corps de la jeune femme, tandis que, obéissant à l’ordre de son père, elle s’asseyait en face de lui.

— Eh bien, je reviens de Lausanne. Tu peux être tranquille à présent, il n’enverra pas chercher le petit demain.

Elle joignit les mains.

— Tu vois que j’avais raison de dire qu’il fallait se fier à moi. Nous l’avons pris comme un rat dans une souricière.

— Ferdinand ! dit-elle.

Et elle rougit.

— Il y avait assez longtemps que je le faisais guetter par un finaud que je ne veux pas nommer, et qui vaut à lui seul toute la police du canton, ce qui n’est pas assez dire. Je l’avais donc chargé de l’affaire ; il faut avouer en passant que ça te coûte assez gros ; mais bah ! nous avons sauvé le reste. Il m’avait déjà dit que ton mari ne rentrait chez lui, des fois, qu’à quatre heures du matin, et je m’étais bien imaginé que depuis ton départ il devait être au mieux avec la Fonjallaz, si ce n’était fait d’avance. Alors, nous avons arrangé la chose de manière que mon homme s’en est allé avec deux autres, le soir, un peu tard, au café Fonjallaz, et que naturellement ils demandèrent de rester après onze heures. Je pense que tu n’es pas sans savoir que tous les cafés doivent être fermés à cette heure-là… Tiens, le petit est réveillé.

Les deux mains accrochées aux bords de son berceau, Fernand allongeait entre les rideaux sa pâle et intelligente figure, et regardait son grand-père d’un air étonné.

Claire essaya vainement de le rendormir ; il voulut se lever et savoir pourquoi le grand-père était là. Afin qu’il restât tranquille, elle finit par le mettre dans son lit à elle, au bord duquel elle s’assit, les mains de l’enfant dans les siennes.

Le père Grandvaux reprit son histoire :

— Eh bien donc, la première fois ils n’ont rien vu, ni rien entendu ; mais ce soir, comme ils entraient, la Fonjallaz fit la grimace et dit qu’elle ne les garderait pas plus tard que onze heures. Mon finaud ne dit rien ; mais, les onze heures venues, il fit cent contes, et elle finit par s’en aller dans sa chambre, en adressant un coup d’œil à Georgine pour lui recommander de les mettre dehors le plus tôt possible.

Eux continuèrent de plus belle et de boire et de causer, et mon Bache… eh ! mon homme, je veux dire, voyait Georgine qui regardait la pendule et s’impatientait. Puis elle allait sans cesse de la salle à la cuisine ; car tu sauras que la porte de la cuisine donne sur la ruelle derrière la maison, et elle avait envoyé coucher l’autre servante. Il écoutait de toutes ses oreilles, de sorte qu’il a entendu la porte s’ouvrir et quelqu’un monter l’escalier. Moi, j’étais sur la place quand m’arriva aux oreilles le refrain de la chanson dont nous étions convenus pour signal. Tout aussitôt, je cours chercher le commissaire, lui disant que je venais d’être volé de ma montre et que je croyais avoir vu le filou se glisser dans le café Fonjallaz où il y avait encore des chants et de la lumière, quoiqu’il fût près de minuit. Le commissaire m’a suivi ; il a tout d’abord constaté le délit de contravention, ce qui fait que la Fonjallaz en sera pour une bonne amende ; puis j’ai demandé mon voleur, et Bachelard a dit alors que, un moment auparavant, il avait entendu quelqu’un monter l’escalier. La Georgine s’était esquivée.

Nous montons. Et voilà que madame Fonjallaz paraît sur le palier ; elle était en toilette de nuit et faisait semblant de n’avoir pas les yeux ouverts. Si tu l’avais entendue ! En voilà une qui a de la tête et du bec ! Le commissaire en était tout ébouriffé ; moi, j’ai tenu bon, et à la fin j’ai dit qu’une honnête petite veuve comme elle ne devait pas tant crier pour une visite dans sa maison, de peur que ça donnât à penser. Ma petite, le coup d’œil qu’elle m’a lancé m’a fait froid dans le dos. Le commissaire, voulant être aimable, a refusé d’entrer dans sa chambre ; j’en ris encore ; elle s’est perdue par sa précaution ; mais je n’en savais rien, moi, aussi je suis resté devant la porte pendant que le commissaire et mes trois drôles furetaient partout. Pour en finir, devine où l’on a trouvé Ferdinand ?

Claire hésita et ne répondit pas ; elle avait le cœur serré d’un sentiment de honte et de peine, que jamais elle n’eût prévu.

— Dans la chambre de Georgine. Et croirais-tu que cette effrontée coquine a déclaré que c’était bien pour elle qu’il était venu ? C’est le bien de tes enfants qui lui servira de dot à celle-là. Hélas ! hélas ! mon Père ! quelle abomination ! Il faut que les gens d’aujourd’hui n’aient plus de cœur ! Une si belle fortune que vous avez eue et qui pouvait si joliment s’arrondir ! Ah ! j’en avais fait des rêves, moi, pour ces pauvres petits !

Il passa le revers de sa manche sur ses yeux et se leva :

— Enfin !… Il s’agit d’y porter remède et de faire tout de suite la part du feu. Tu viendras avec moi demain matin faire ta demande en divorce au tribunal, et…

— En divorce ! répéta-t-elle de ses lèvres pâles.

— Parbleu ! Est-ce que les choses peuvent rester comme ça ? Le scélérat nous doit trente mille francs, il faut bien qu’il nous les rende avant d’avoir mangé sa dernière bouchée. Ah ! je ne lui pardonnerai jamais de m’avoir trompé comme ça ! Tu comprends qu’à présent nous avons beau jeu. Nous demanderons en même temps que les enfants te soient laissés jusqu’à la fin du procès.

— Jusqu’à la fin du procès ! répéta-t-elle encore avec effroi.

— Sans doute, et après aussi ; cela va de soi. Crois-tu que, s’il est condamné pour adultère, on lui laissera les enfants ? Allons, tâche maintenant de te tenir tranquille, et couche-toi bien vite, parce que, aussitôt que tu seras réveillée, au matin, nous partirons :

M. Grandvaux sortit alors de la chambre. Claire demeurait immobile et comme atterrée, quand la voix de l’enfant s’éleva :

— Maman, c’est donc papa qui était le voleur ?

Elle tressaillit et fondit en larmes. Vainement elle s’efforça d’ôter à l’enfant cette idée ; il y revenait toujours, et ses yeux fixes et son front pensif témoignaient combien fortement elle l’occupait. La lumière éteinte, il resta longtemps sans dormir, à côté de sa mère, qui entendait sa respiration oppressée, tandis qu’elle se sentait, elle, comme anéantie, au point même de ne plus souffrir. Elle n’avait plus à choisir. On avait décidé pour elle. Cependant elle ne savait si elle devait se plaindre de son père ou le remercier, et contemplait avec une sorte d’étonnement son passé d’un côté, son avenir de l’autre, séparés par un abîme. La liberté lui était rendue, mais elle ne s’en réjouissait pas. Elle était comme foudroyée et sentait quelque chose de brisé en elle. Pour la première fois peut-être, elle voyait la vie sans prestige, sans charme, sans goût. La pensée même de Camille ne lui apportait pas de bonheur. Elle se demanda avec terreur si elle n’aimait plus.

CHAPITRE XVII


Le lendemain, ainsi que l’avait décidé M. Grandvaux, il emmena sa fille à Lausanne, pour déposer sa demande en divorce au tribunal. Il avait peine à modérer vis-à-vis de Claire sa joie et son alacrité. Le père Grandvaux était content de lui ; il avait fait un bon tour, il tenait sa proie ; c’est en de telles occasions qu’il était, selon sa prétention, le meilleur homme du monde ; car il trouvait la vie bonne, la nature charmante et la société parfaite. Il distribuait alors volontiers de bonnes paroles et de cordiales poignées de mains, et donnait en passant de petites tapes amicales aux enfants qu’il rencontrait.

Il avait en outre, ce jour-là, une autre affaire, un jugement à obtenir contre son fermier Giromey, dont il voulait faire annuler le bail, faute de payement.

À mi-chemin, M. Grandvaux et sa fille rencontrèrent la Vionaz, toujours chargée de sa hotte, et qui, tenant à la main un mouchoir de coton bleu, en essuyait son visage, plus rouge et plus bourgeonné qu’à l’ordinaire. Lui disant bonjour, ils passaient ; mais elle se planta devant eux.

— Eh ! mon Père ! bon monsieur Grandvaux, si vous saviez comme j’ai de peine ! On peut bien dire qu’on ne vit que de ça chez nous.

— Hélas ! qu’est-ce que vous me dites ? répondit le père Grandvaux en poussant un grand soupir ; la peine est partout, allez, pauvre Vionaz. Il n’y a personne d’heureux en ce monde.

— Si c’est comme ça, tant pis, dit la vieille en interrogeant du regard la figure de Claire, qui, même sous son voile, paraissait pâle et défaite. Et pourtant, quand on a le principal, on peut mieux soutenir l’ennui ; mais moi, Seigneur ! qu’est-ce que je deviendrai, qui ne suis déjà pas heureuse, si l’on nous renvoie encore de notre maison, où nous sommes depuis vingt ans. Ce Giromey est si dur qu’il ne veut à rien entendre. Nous lui avons pourtant donné un à-compte au printemps passé.

— Eh ! que me dites-vous ? On a assez à s’en plaindre aussi par chez nous, allez ! Le fainéant m’a coûté gros depuis des années. Il n’y a que moi qui sais tout ce qu’il me fait perdre ; ah !…

Il reprenait sa marche ; la vieille le suivit.

— Si vous vouliez seulement lui dire un mot, monsieur Grandvaux. Il n’oserait pas vous refuser.

— Je lui en dirais bien cent, pour vous faire plaisir, Vionaz ; mais ça ne servirait de rien, et il me répondrait que ça ne me regarde pas. Je n’ai pas le moindre droit dans tout cela, voyez-vous. Il tient à bail les bâtiments de la ferme, et pour lors, tant que ça durera, il y peut tout ce qu’il veut.

— C’est égal, monsieur Grandvaux ; il sait bien qu’il a besoin que vous ne le pressiez pas tant, et alors, si vous vouliez être bon pour lui, il serait meilleur pour nous.

— Bon pour lui ! Je ne l’ai été que trop, Vionaz, et c’est pourquoi il m’a mangé comme le loup mange un mouton. À présent que j’ai pourtant trop besoin de mon argent, il faut bien que je le presse.

— Hélas ! pour le besoin, c’est nous qui l’avons plus que personne.

— Chacun sent le sien, Vionaz, chacun sent le sien. Eh ! si vous saviez ! les pauvres sont plus heureux qu’ils ne croient, allez ! de n’avoir pas tant de soucis…

— Pourtant, quand on manque de tout…

— Ah ! ne m’en parlez pas ! moi qui suis un bon homme, je puis bien le dire, ça me fait une peine !… Mais si on écoutait tous les besoins, voyez-vous, il s’en trouve tant par chez nous qui ont besoin de boire bouteille, qu’on finirait par laisser tout son bien aux mains des autres. Tenez, ma chère, ça me fend le cœur votre position, mais, pour le vrai, je n’y peux rien.

Il s’éloigna, suivi du regard haineux de la vieille femme.

— Il n’y peut rien, pas même me donner un batz, le vieux chien ! le juif ! le ladre ! Oui, je te plains, va ! s’il n’y avait que moi pour empêcher le nitou (le diable) de prendre ton âme, je n’en allongerais pas le doigt. Et dire que c’était autrefois un homme de rien, tout comme nous ! Ma foi ! sa fille peut bien être malheureuse ; il n’a pas volé ça, comme son bien.

Elle s’en allait ainsi, toujours pleurant et maudissant, vers Beausite, pendant que M. Grandvaux et Claire s’éloignaient du côté de Lausanne.

Ainsi que le recommande la loi, avant d’accueillir la demande du divorce, le juge fit des observations et exhorta madame Desfayes à bien réfléchir sur un acte aussi grave. C’était la première de toute une série d’épreuves par où elle devait passer. Épreuves toujours vaines ; l’obstacle n’est pas le remède.

On fixa un jour de la semaine suivante pour la comparution simultanée de M. et de madame Desfayes devant le juge, à l’effet d’entendre en commun de nouvelles observations. La permission de citer à l’audience ne pouvait être donnée qu’après cette seconde formalité.

À dater de ce moment, il se fit plus que jamais autour de Beausite l’isolement et le silence, qui sont les grimaces de cette prude appelée le monde. On ne blâmait pas absolument Claire ; mais, comme ces choses-là ne sont pas de bon exemple, on se gardait chastement de tout contact avec ces gens-là. La douce et pure Anna, elle-même, vit des regards se détourner d’elle, et se dérober au coin des rues de bonnes amies qui évitaient sa rencontre.

C’est ainsi qu’agissait la partie bien élevée du public ; les autres, au contraire, enhardis par ce malheur, s’approchaient de plus près, sous prétexte d’exprimer leur pitié, plus blessante que sympathique. Ils questionnaient et s’exclamaient indiscrètement ; puis leurs observations et ce qu’ils avaient appris ils l’emportaient comme une proie à dépecer en famille et dans les réunions d’amis, comme une base à suppositions et à commentaires.

Claire ne rencontra plus aucune paysanne du voisinage sans recevoir des compliments de condoléance sur ses chagrins, joints à des étonnements pleins d’interrogations. Aucun des fournisseurs du logis n’en sortait sans avoir, pendant quelque demi-heure, causé avec Louise ou Jenny, dans la cuisine ou le jardin, tantôt à voix basse, tantôt sur les notes élevées de l’indignation ou de la surprise.

On embrassait les enfants avec de grandes démonstrations en s’écriant : Eh ! pauvres petits ! si jeunes ! pauvres amours ! Claire finit par ne plus sortir de sa chambre, et, le soir seulement, quand le crépuscule tombait, s’enveloppant d’un manteau, dont elle rabattait le capuchon sur sa tête, elle s’en allait errer, soit dans les allées du jardin, soit dans la prairie vaste et silencieuse, où, en frôlant les massifs des sapins, elle éveillait des tressaillements d’oiseaux. Quelquefois encore, traversant à petits pas la cour de la ferme, dont la fenêtre éclairée laissait voir les gens à table, accoudés, elle suivait le chemin qui longeait les champs, jusqu’à la maison de la Vionaz, et s’en revenait à Beausite par le bois du haut du coteau.

Un soir qu’elle se trouvait là, près de la palissade qui forme le petit enclos de la locature, elle eut peur, en voyant tout à coup une forme noire, qui du côté opposé franchissait la palissade avec précaution. Était-ce un voleur ? Mais chez les Vionaz un voleur n’avait affaire. Claire, s’effaçant contre un tronc d’arbre, avec lequel dans l’obscurité sa forme devait se confondre, vit le fantôme reparaître près de la maison, et reconnut une femme, qui, avant de frapper, regarda à la vitre d’abord, puis tout autour d’elle.

La porte s’ouvrit ; la Vionaz laissa échapper une exclamation, qu’un mot et un geste de la visiteuse apaisèrent aussitôt, et celle-ci, entrant, referma vivement la porte. Mais Claire avait entendu la dernière syllabe d’un nom… gine. Était-ce Georgine ? Elle songea un instant à la servante de madame Fonjallaz ; mais il y avait bien d’autres Georgine, et celle-là n’avait point affaire ici.

Claire n’y pensa plus, sauf le lendemain, que sa sœur l’entretint de la détresse des Vionaz. Ils allaient être chassés par Giromey. Anna ne savait comment leur venir en aide, car elle avait eu beau parler à son père en leur faveur, elle n’avait rien obtenu.

— Mon père a raison, répondit Claire. Vionaz est un ivrogne.

— Ce n’est pas la faute de sa pauvre femme.

— Sans doute ; mais on ne peut donner à l’un sans donner à l’autre, dit Claire avec indifférence. D’ailleurs, il y a, je crois, des personnes qui les assistent.

Et elle racontait l’apparition du soir précédent, quand elles furent interrompues par deux visiteuses assez stupéfaites de se rencontrer. C’étaient Mathilde et madame Boquillon. La première félicita chaudement Claire d’avoir enfin pris le parti de rompre sa chaîne ; la seconde venait l’engager à la reprendre, au nom de tous les arguments qui font de l’obéissance aveugle un devoir et de la souffrance un bien. Claire écouta leur querelle assez passivement ; une autre lutte plus intime avait lieu dans son âme dès qu’elle était seule. C’étaient toujours le passé et l’avenir, Ferdinand et Camille, l’espérance et un remords.

Quand le mouvement et le bruit du jour avaient cessé autour d’elle, la nuit, dans ses insomnies ou dans ses promenades indécises, au milieu des ombres du soir, c’est alors surtout que ces deux forces contraires luttaient en elle, sans qu’aucune prît sur l’autre un avantage décisif ; car elles n’existaient qu’à l’état d’impressions, de sentiments, de désirs opposés, qui se combattaient sans règle. En rêvant à Camille, ses serments d’épouse, ses premières amours, lui revenaient à la mémoire, et alors elle rougissait et pleurait. Mais ensuite, en se rappelant tous ses malheurs, elle sentait le besoin d’être heureuse et se trouvait justifiée. La franchise et la noblesse de Camille en faisaient pour elle un être idéal, et elle s’étonnait presque parfois d’avoir tant de bonheur que d’en être aimée.

La veille du jour où elle devait comparaître, en présence de son mari, devant le juge du tribunal, plus agitée qu’à l’ordinaire, elle sortit avant la nuit ; car elle avait eu peur dans sa promenade nocturne du jour précédent : deux fois elle avait entendu, à peu de distance, un bruit de pas et des froissements de feuilles, comme si elle avait été suivie. Elle était revenue du côté de la maison en toute hâte, et, rencontrant la Vionaz, que sa tournure raide et efflanquée lui fit reconnaître dans l’obscurité, elle l’avait priée de l’accompagner. Ce n’était pas la Vionaz qui avait agité les branches, puisqu’elle avait dit à Claire venir précisément du côté opposé.

Cependant, poussée par son besoin de solitude, la jeune femme retourna dans le bois, où régnait déjà sous les feuillages morts des hêtres une clarté douteuse. Longtemps elle marcha, le front baissé, dans les sentiers rapides qui descendent vers le torrent, tout jonchés de feuilles sèches, qu’elle écrasait sous ses pas. Toujours triste, elle songeait, n’entendant pas même la chanson sifflante du torrent, et ne s’arrêtant plus comme autrefois à admirer la cascade blanche et rejaillissante, ni les dentelles ouvrées par l’eau dans les bancs de mollasse qui forment son lit. Sans les voir, elle passa près des beaux rochers à la tête moussue, dont les pieds polis se baignent au courant, et ne donna pas un regard aux sorbiers parés de grappes rouges qui, penchés, se miraient dans l’eau. Mais tout à coup elle poussa un cri étouffé, et s’arrêta en apercevant Camille à quelques pas d’elle, au travers des arbres.

— Ne m’attendiez-vous pas, Claire, dit-il avec tendresse, en prenant sa main ? Moi, je souffrais par la pensée que vous deviez vous étonner de ne pas me voir ; mais, en apprenant votre demande en divorce, j’ai compris quelle prudence m’était imposée, et j’ai contenu mon désir d’accourir auprès de vous. J’ai même évité de me montrer dans le voisinage de Beausite, et je suis arrivé ici par mille détours. C’est que vous allez avoir à subir, ma pauvre Claire, de cruelles épreuves pour une femme, où je ne puis, à mon désespoir, vous aider et vous défendre qu’en m’éloignant. On cherchera, soyez-en sûre, à employer contre vous la calomnie, arme sûre et infaillible, dont le premier venu peut tuer. Je viens vous dire adieu ; je pars pour l’Oberland, où je resterai six mois. Vous m’écrirez, n’est-ce pas, Claire ?

— Vous partez ! s’écria-t-elle avec douleur.

— Ne sentez-vous pas que cela est nécessaire ? Oui, je pars. Notre amour est pur ; mais depuis longtemps je vous aime, et si ma bouche ne le disait pas, mon attitude peut-être l’a révélé. Notre atmosphère est pleine d’émanations impalpables, qu’un sens innommé révèle. Si je suis là, on s’apercevra que je vous aime, et on le dira. Quand vous fuyez d’indignes traitements, quand vous rompez avec le vice, nul autre motif ne doit être soupçonné de se joindre à ceux-là. Oui, je vais vous quitter. M’aimez-vous ? demanda-t-il avec des regards éclatants d’amour et de confiance.

La jeune femme balbutia, les yeux baissés, une réponse qu’emporta le bruit du torrent, et Camille, l’entourant de ses bras, l’entraîna plus haut, à mi-chemin du coteau, où ils s’arrêtèrent sur une étroite esplanade, formée par la racine d’un grand sapin. Il répéta :

— Nous allons nous quitter, chère Claire. Dites-moi bien que vous m’aimez ?

— Je n’en ai pas encore le droit, répondit-elle ; qui sait même si je l’obtiendrai !

— Il est impossible que vous perdiez votre cause, reprit-il vivement ; elle est trop simple et trop évidente. Moi, si vous m’aimez, je me regarde déjà comme votre mari, dans trois ans. Ne le voulez-vous pas ? Je vous aime depuis si longtemps ! J’ai tant souffert de vos souffrances, je suis si assuré de vous donner du bonheur, puisqu’il ne vous faut, ma chérie, que beaucoup d’amour ! je suis pénétré de tout cela, que je ne songe pas même que je vais être accusé de convoiter votre fortune. D’ailleurs, je n’ai jamais compris que de pareilles considérations pussent arrêter deux amants véritables. En présence de l’amour, c’est trop peu de chose. Je vous ai donné ma foi, mon cœur, et ma vie ; je puis bien vous donner par-dessus le marché l’opinion publique, et cet honneur de hasard, dont la dent venimeuse du premier passant peut m’enlever des morceaux à son loisir. Vois-tu, hors de la confiance, il n’y a que doute, impuissance, ténèbres. Avez-vous confiance en moi, Claire ? Tout est là. Dites-moi quel est le jour où j’ai commencé de vous aimer ?

Elle sourit doucement, et, fixant dans le rêve ses beaux yeux, elle chercha. Il poursuivit :

— Car l’attrait que vous m’inspiriez avant votre mariage ne méritait pas le nom d’amour. La considération de votre richesse alors me retenait. Je fus contrarié ; j’eus du chagrin, mais non du désespoir. Quel est donc le jour, Claire, où mon amour pour vous a commencé irrésistible, dévoué, profond ?

— Ce fut le jour, dit-elle, où vous m’aidâtes à descendre le mont de Cully, si faible, si écrasée, si désespérée, que je ne pus vous cacher mes larmes. Vous me fîtes asseoir, et vous éloignâtes de quelques pas, comme pour contempler le paysage ; mais seulement pour me laisser le temps de me remettre un peu. C’est depuis ce jour-là que j’ai compris combien vous êtes bon et…

— Oui ! s’écria-t-il avec transport, c’est bien cela !

Et il l’entoura de ses bras en cherchant ses lèvres ; mais elle résista.

— Non, Camille, ce n’est pas bien !

— Et pourquoi n’est-ce pas bien ? dit-il mécontent. Êtes-vous encore à lui ? N’êtes-vous point à moi ?

— Aux yeux du monde, je suis encore sa femme, répondit-elle.

— Et où sont les yeux du monde ? ma pauvre enfant. Nous sommes seuls ici avec notre conscience. N’invoquons pas de faux dieux. Le monde est le dieu des femmes, mais il n’est pas le vôtre, Claire. Aux yeux de la justice et de la vérité, aux yeux du vrai Dieu, le jugement sur votre divorce n’est-il pas porté déjà ? Car le mariage est indissoluble ou il ne l’est pas. Si les crimes de M. Desfayes ont rompu vos liens, vous êtes libre dès ce moment, libre par conséquent de disposer de vous-même. Et ce n’est pas ma conscience qui me retient de vous le demander, Claire, mais votre intérêt seul.

Il ne cherchait plus à l’embrasser ; mais l’accent un peu triste de sa voix résonnait jusqu’au fond du cœur de la jeune femme.

— Je crois que vous vous trompez, dit-elle en s’efforçant de cacher son trouble. S’il en était ainsi, ne serait-il pas trop facile… ?

— Facile ou difficile n’est pas la question, Claire. Elle est plus haute, et réside tout entière dans le principe. Les hommes font des règlements de police ; mais ils ne font pas des lois ; les lois, ils les découvrent, ou les méconnaissent. Je le répète : ou votre mariage ne peut jamais être rompu, ou bien il l’est du jour où M. Desfayes vous a trahie. Est-ce donc le jugement de quelques inconnus, plus ou moins éclairés, qui peut constituer en lui-même votre droit.

— Ainsi, dit-elle, chacun serait son propre juge. Avez-vous bien réfléchi ?

— Oui, reprit-il gravement, chacun est son propre juge, d’après les lois générales qu’il connaît et qu’il adore. Et je suis forcé d’avouer que le droit de se reprendre, peut, du moment où il existe, s’exercer vingt fois aussi bien qu’une. Mais, poursuivit-il avec un sourire, n’ayez pas peur, Claire ; je vous dis tout cela pour vous donner plus de confiance en votre liberté ; quant à l’avenir, ne craignez rien. Ce n’est pas moi qui vous trahirai, ni ce n’est vous, ma tendre Claire, qui cesserez d’aimer un homme dont vous serez toujours chérie. Et, quant à mon amour, ne le craignez pas non plus ; vous ne pouvez vous défier d’un amant qui vient de prendre pour votre honneur, et de son propre mouvement, la résolution de partir. Adieu, mon amie.

Il lui tendait la main, quand la jeune femme d’elle-même, profondément touchée, se jeta dans ses bras.

Mais, au bruit d’un caillou qui roula d’en haut parmi les broussailles, ils s’écartèrent vivement. Voyant l’effroi se peindre sur le visage de Claire, Camille s’élança dans la direction d’où la pierre avait tombé ; mais, après quelques recherches, il descendit, n’ayant vu personne.

— Ce n’est rien, dit-il ; le moindre animal, un oiseau, un insecte même, peut avoir dérangé l’équilibre de ce caillou.

Il essaya de la rassurer, et ils se quittèrent.

Le lendemain, Claire se rendit chez le magistrat, escortée de son père, de sa mère et d’un vieux parent. De son côté, vint M. Desfayes avec ses témoins. Claire, interrogée, fit d’une voix entrecoupée de brèves réponses, affirmant la dureté de son mari pour elle et les preuves répétées qu’elle avait eues de son infidélité.

— Veuillez demander à madame, dit M. Desfayes, pour quel motif elle s’est enfuie de ma maison en enlevant mes enfants ?

Le juge fit cette question.

M. Desfayes, répondit Claire, prétendait m’imposer une servante qui ne me convenait pas.

— Avais-je ou non ce droit ? reprit Ferdinand.

— Incontestablement ! répondit le juge.

— Le droit ? ou le pouvoir ? dit timidement Claire, que les leçons de Mathilde inspirèrent en ce moment.

Le magistrat fronça les sourcils, Ferdinand sourit.

— J’ai fait cette question, dit-il, dans le seul but de prouver quel esprit d’indépendance inspirait madame dans notre communauté. Ignorance de ses devoirs, prétentions folles, exigences outrées, révoltes audacieuses, voilà ce que j’ai supporté pendant cinq ans. Madame Desfayes me paraît avoir puisé dans la société d’une personne de sa famille des idées excentriques et justement réprouvées, qui, lui donnant une très-haute idée de ses droits, la portaient à méconnaître ceux de son mari. J’ai reçu de sa part l’assurance d’une désobéissance formelle, quand je lui ai défendu de continuer ses visites dans une maison où la voix publique elle-même m’avertissait qu’elle avait avec certain jeune homme des entrevues trop fréquentes. Relativement aux accusations lancées contre moi, elles sont fausses ou exagérées. Madame Fonjallaz ne m’a jamais adressé de lettres, et il n’est pas croyable que madame Desfayes se fût dessaisie d’une pareille preuve, si elle l’avait eue dans les mains. Fonjallaz, de son vivant, m’avait rendu des services, et je ne me suis pas montré bien généreux en prêtant à sa veuve une faible somme, pour laquelle j’ai pris mes sûretés. Si j’ai causé des peines à madame Desfayes, la faute en est à son caractère exigeant, soupçonneux, peut-être, j’en conviens, plus tendre que le mien. Mais, dans ma conviction, tous ses actes depuis longtemps n’ont eu d’autre but que d’arriver à la possibilité d’un divorce ; et c’est dans cet espoir que, par sa négligence des soins domestiques et par sa maussaderie, elle a cherché à me rendre insupportable le séjour de notre intérieur ; c’est dans cette intention qu’elle m’a chassé de sa chambre, afin de me forcer à une inconduite dont elle pourrait profiter ; c’est enfin pour le même motif qu’elle a quitté ma maison ; et dans les circonstances de cette brutale violation de domicile, opérée chez madame Fonjallaz, tout démontre une action préparée, concertée entre plusieurs, un véritable guet-apens.

En réponse aux reproches de dilapidation que lui avait adressés M. Grandvaux, il entra dans de longues explications financières, tendantes à prouver que, s’il avait fait des pertes, il avait accru d’autre part les avantages de la communauté. Il accusa Claire de goûts de dépense et de désordre intérieur.

Au retour, tandis que M. et madame Grandvaux, tout en marchant, glosaient sur ce qu’avait allégué M. Desfayes et donnaient carrière à tous les épanchements qu’ils avaient dû refréner devant le juge, Claire, pâle et morne, les suivait sans dire un mot.

— Est-ce que tu as perdu ta langue ? dit enfin le père. Il ne faut pas être transie comme ça. On dirait que ses paroles t’ont figé le sang. Eh ! mon Père ! si tu n’as pas plus de cœur dès en commençant, comment feras-tu pour aller au bout ?

— Il est aisé de comprendre, dit madame Grandvaux, que cette pauvre enfant est angoissée de tous les mensonges qu’il a dits.

— Ah ! maman, s’écria la jeune femme, puisqu’il ment, je suis perdue ! Dire du mal d’une femme, vous savez bien que cela se croit toujours. Oui, répéta-t-elle avec des regards désespérés, puisqu’il ment, je suis perdue !

On essaya vainement de la rassurer ; elle répétait comme réponse à tout :

— Non, on le croira ; les juges le croiront aussi…

Alors, sa voix devenait étranglée, elle cachait sa tête dans ses mains. On devina que les enfants étaient l’objet de ses craintes.

— Elle n’a pas si grand tort, disait M. Grandvaux, le soir, à sa femme ; cet imbécile de Pitou, notre parent, faisait une mine toute chose, pendant le discours de Desfayes, et même au sortir de l’audience, il m’a dit : — Eh ! mon Père ! les vilaines affaires ! Ma nièce aurait peut-être mieux fait de rester tranquille. Il y a toujours des torts des deux côtés. — Moi, je n’en sais rien ; mais il n’y avait pas à choisir ; il fallait sauver le bien, et je l’ai fait.

Claire, à partir de ce jour, vécut dans une attente mortelle. Presque toujours absorbée et silencieuse, un bruit inattendu la faisait tressaillir et lui arrachait des cris. Elle embrassait quelquefois ses enfants avec une sorte de frénésie ; le petit Fernand la contemplait de ses grands yeux étonnés, et, subissant l’influence de l’état de sa mère, qu’il percevait secrètement par tous les organes de sa sensibilité si vive et si délicate, il ressentit un malaise qui affecta à la fois son caractère et sa santé. Mais plus il exigeait de soins et de complaisances, plus sa mère, avec une ardeur sombre et passionnée, les lui prodiguait.

La permission de citer avait été accordée à madame Desfayes. Il y eut une audience à huis clos, où chaque partie, par l’organe d’un avocat, exposa ses griefs. Du côté de M. Desfayes, se poursuivit le même système d’insinuations contre Claire. Ce qu’elle souffrit de ce débat dans sa pudeur et sa dignité, on put le lire le lendemain dans ses yeux cernés, sur ses joues flétries. Le choix des témoins avait été débattu dans cette séance, et, au grand étonnement de M. Grandvaux, ceux auxquels M. Desfayes parut tenir le plus étaient deux commensaux de Beausite, Georges Giromey et la Vionaz.

CHAPITRE XVIII


Décembre se passa au milieu de ces contestations et de comparutions successives.

L’adultère de M. Desfayes était suffisamment constaté par la scène scandaleuse du café Fonjallaz ; mais la haine de Claire et de sa famille avait à cœur d’atteindre à côté de lui sa vraie complice, et non Georgine, qui s’offrait en son lieu. Tous les témoignages qu’on put rassembler furent donc élevés contre madame Fonjallaz. Ils étaient nombreux ; mais presque tous, les plus accablants du moins, venaient de membres de la famille Grandvaux, ou de Louise, encore au service de Claire ; aucun d’ailleurs n’établissait de preuves positives et formelles.

L’opinion publique n’y fut point trompée ; elle reconnut que la maîtresse de M. Desfayes, c’était bien madame Fonjallaz ; et, malgré le huis clos et les réticences du procès, qui passionna toute la ville, l’ambition conçue par cette femme fut comprise et ses ruses démêlées.

Ce jugement unanime se divisait ensuite en ces deux grands courants d’opinion qui se produisent à la suite de toute cause célèbre et qui indiquent deux tendances très-différentes de l’esprit humain. Les uns s’indignaient vivement de ces débats domestiques, et surtout de voir l’immoralité triomphante éluder la loi ; car, grâce au dévouement acheté de Georgine, madame Fonjallaz n’étant point reconnue complice de M. Desfayes, pouvait, au bout de trois ans, devenir sa femme.

Les autres, c’est-à-dire le troupeau de ces esprits ingénieux qui admirent la rouerie et l’habileté comme des puissances supérieures, qui font de la tolérance une maison publique, et s’entendent admirablement à saisir l’envers des choses, ceux-là trouvaient que madame Fonjallaz était une personne bien remarquable, une forte tête, une admirable organisation. Pour peu que la lithographie eût reproduit son portrait, ils l’eussent acheté pour en décorer leur chambre ; ils s’occupaient d’elle enfin si chaudement, qu’on voyait qu’ils en étaient remués dans leurs sympathies les plus secrètes.

Donc, madame Fonjallaz était démasquée, sinon punie ; mais combien cruellement elle se vengea ! Un témoin fut produit qui avait reconnu Claire sur le Grand-Pont, le soir où elle avait été protégée par Camille contre les insultes d’un brutal. Ce témoin avait vu madame Desfayes s’avancer en hésitant et en regardant autour d’elle, comme une personne qui attend quelqu’un. Il dépeignit le jeune homme qui l’avait défendue, et avec lequel elle s’était éloignée.

L’avocat de M. Desfayes nomma Camille. Claire interrogée avoua que c’était lui ; mais en racontant pourquoi elle se trouvait à cette heure en pareil lieu. L’avocat de M. Desfayes observa que cependant elle n’avait pas donné suite au dessein d’aller trouver son mari, à qui elle n’avait pas même parlé le lendemain. Il releva froidement toutes ces incohérences, que la passion dédaigne ou ne voit pas, et borna tout à ce fait que, après avoir rencontré Camille, Claire était revenue sur ses pas avec lui.

Vint ensuite Georges Giromey.

Il commença par dire ce qu’il avait répété déjà dix fois à M. Grandvaux, c’est qu’il ne savait guère pourquoi on le citait ; qu’il connaissait trop bien mademoiselle Claire (puisqu’elle n’avait qu’un an de plus que lui et qu’ils étaient depuis huit ans dans le domaine), pour croire qu’elle fût capable du moindre mal. Il avait entendu quelques petites paroles, voilà tout. Il n’était pas là d’ailleurs pour entendre, mais bien pour raccommoder sa bêche, qu’il avait cassée en nivelant des taupinières. Puis il s’était amusé à causer avec le petit Fernand, un enfant si drôle qu’il lui fallait toujours quelqu’un occupé de lui.

— Sa mère, à ce moment-là, ne s’en occupait donc pas ? demanda d’une voix très-douce l’avocat de M. Desfayes.

— Il faut croire ; car le petit est resté joliment de temps avec moi ; et il me parlait de son papa, le pauvre innocent !

— Enfin, que savez-vous ? qu’avez-vous entendu ? demanda le magistrat.

— Pas grand’chose, je vous dis. Il y avait même des moments où ils soupiraient et ne disaient rien.

— De qui parlez-vous ?

— De M. Camille et de madame Claire. Je connais assez leurs voix. D’ailleurs, je les ai vus tous les deux ensuite par les fentes de la cloison.

— Encore une fois, que disaient-ils ?

— Pas grand’chose, je vous répète, si ce n’est qu’ils parlaient d’amour, et que M. Camille disait que puisqu’ils étaient jeunes tous deux, et que madame Claire était belle, ça ne pouvait pas être autrement. Ensuite, il lui a fait faire une promesse ; madame Claire d’abord ne voulait pas, mais elle l’a faite tout de même après ; laquelle, par exemple, je n’ai pas compris, d’autant mieux que, par moments, ils parlaient si bas qu’on ne pouvait pas entendre.

— Quand vous les avez regardés, quelle était leur attitude ? demanda d’un ton aimable l’avocat de M. Desfayes.

— Je prie M. le président d’interroger seul, répliqua l’avocat de Claire. Nous tombons dans l’espionnage.

— De pareilles causes, dit le magistrat d’un ton sévère, ne sont malheureusement éclairées que par des révélations domestiques.

— Mais c’est une abomination ! s’écria M. Grandvaux, qui étouffait de colère. Ne voyez-vous pas que c’est parce que j’ai dû obtenir un jugement contre ces ivrognes paresseux qu’ils cherchent à se venger de moi ? Outre qu’on les paye pour cela sans doute. Ma fille est incapable de s’en être laissé conter par ce Français. Est-il venu seulement chez nous ? Voyons, Claire, lève-toi, affirme, jure que tout cela n’est pas vrai !…

— Georges a mal compris, balbutia-t-elle en essayant de se lever.

Mais elle retomba sur son banc, pâle comme une morte.

— Quand on devrait me couper la gorge, reprit le jeune paysan avec émotion, je n’ai pas menti ; mais je suis fâché d’avoir parlé, et, si j’avais su, j’aurais mieux tenu ma langue devant ces Vionaz de malheur, car c’est eux sûrement qui sont cause qu’on m’a cité en témoignage.

On fit ensuite appeler le témoin, femme Vionaz.

— Êtes-vous parente ou domestique de M. Grandvaux ?

— Ni l’un ni l’autre, quoique pourtant nous eussions pu être parents, puisque son père et le mien demeuraient porte à porte et n’étaient pas plus l’un que l’autre alors. Et, pour sa domestique, je n’aurais pas voulu l’être, car il faut avec lui travailler rude et n’être pas payé chèrement.

— Assez. Faites votre déposition. Qu’avez-vous à dire ?

— Oh ! rien que la vérité. Je suis une bien pauvre femme ; mais je ne donnerais pas ma conscience pour son pesant d’or. On pourrait bien m’offrir aussi gros d’argent que la cathédrale, qu’on ne me ferait pas dire une chose que je n’ai pas vue. Eh bien ! donc, je m’étais aperçue comme ça que madame Desfayes allait se promener souvent à la nuit tombante. Où allait-elle ? Je ne savais pas, et ça ne m’inquiétait point, puisque, comme on dit, les affaires des autres ne nous regardent pas.

L’autre soir, comme j’étais dans le bois du coteau à ramasser des bûchillons, je vis M. Camille qui venait à grandes enjambées, en regardant tout autour de lui. Il ne me remarqua point, car j’étais accroupie contre une cépée, bien lasse que j’étais, et il se faufila dans le bois. Le jour d’auparavant, je l’avais encore vu venir comme ça, en sorte que je me dis : Je m’étonne ce que c’est. Pourquoi se cache-t-il ? Est-ce qu’il veut faire du mal ?

Alors je m’avançai un peu pour voir où il allait, et je l’aperçus arrêté avec madame Claire, dans le sentier qui est au bord du torrent ; ils se tenaient la main. M. Camille parlait beaucoup et vivement ; puis il a passé son bras autour de la taille de madame Claire, et lui a fait monter le coteau.

— Il faut que tu t’ôtes de là, me suis-je dit, car ils croiraient bien que tu veux les espionner, et alors donc, allant quelques pas plus loin, je trouve le creux d’un vieux châtaignier, où je me faufile, parce que, bien qu’on soit pauvre, également, on n’aime pas à passer pour ce qu’on n’est pas.

De cet endroit je ne les voyais plus, en sorte qu’au bout d’un moment je me suis imaginé d’allonger la tête pour voir s’ils y étaient encore, et si je m’en pouvais aller. Mais je n’ai vu que M. Camille, parce qu’il serrait madame Claire dans ses bras et me la cachait, et en même temps mon pied a fait rouler un caillou, et je me suis recachée dans l’arbre. Apparemment qu’ils avaient peur d’être vus, puisque M. Camille est accouru pour savoir d’où venait le bruit ; il ne m’a point trouvée, mais, Seigneur ! il m’a fait un saisissement !… Pour lors, c’est tout ce que j’ai à dire.

— C’est assez !… et trop ! dit le magistrat.

Claire l’avait bien pressenti ; elle était perdue. Le système habile de M. Desfayes, qui rejetait sur sa femme toute la responsabilité d’une faute indéniable, réussit à persuader beaucoup de gens. On enveloppa les deux époux dans une réprobation égale.

— Elle est malheureuse, mais on ne peut disconvenir qu’elle n’ait de grands torts, disaient les plus indulgents.

— Bah ! les deux font la paire, assuraient d’autres. Et ceux aux yeux desquels la faute de Ferdinand n’était qu’une incartade, trouvèrent madame Desfayes digne des plus grands mépris et des pires châtiments.

Chacun enfin la jugea coupable, plus ou moins, selon le degré de confiance au mal qu’il possédait, mais elle fut condamnée par tous.

Quelques personnes alors se remémorèrent certains indices du penchant que Camille et Claire avaient éprouvé l’un pour l’autre avant le mariage de mademoiselle Grandvaux. On remarqua que plus tard Camille avait choisi sa demeure chez une amie intime de madame Desfayes ; on calcula combien de fois ils avaient pu se rencontrer dans le jardin de madame Renaud, et l’on s’étonna que la belle promenade de Montbenon, si proche de la maison Desfayes, eût eu pour Claire moins d’attrait que ce petit jardin éloigné. Tout cela concordait et pouvait fournir des bases aux jugements les plus sévères. Les hommes ont l’habitude de juger par les faits, en mettant de côté tout le monde occulte des impressions intérieures.

Remonter en ligne droite de l’effet à la cause est un acte de logique souvent très-faux quand il s’agit d’apprécier la moralité d’un être ; car le fait, souvent imprévu, échappe à notre volonté dans beaucoup de cas, et outre que le mouvement qui l’a produit n’est pas toujours le principal moteur de notre âme, la pression des circonstances, l’influence d’autres volontés, la fatalité de certaines situations peuvent entraîner à des actes que la conscience avertie eût rejetés. On gratifia donc l’amour de Claire et de Camille de tous les torts de la préméditation, et, tandis qu’il avait été provoqué chez l’un et chez l’autre par la conduite de M. Desfayes, il servit à la justifier.

Ces dispositions du public, Claire put les comprendre d’après ce qui passa dans sa famille, où on ne lui pardonna point son amour pour Camille, ni le scandale qu’il avait produit. Elle se trouva frappée de déchéance morale vis-à-vis de tous. Anna elle-même blâmait sa sœur intérieurement de n’avoir pas su rester veuve ; l’être vierge est sévère par ignorance et par pureté. Mais elle ne l’en aima que davantage pour son malheur.

Autrefois la perte de sa réputation eût semblé à Claire la plus cruelle des infortunes ; à présent, concentrée dans un autre objet, elle ne l’estima guère qu’au point de vue des craintes dont elle était dévorée, et resta comme insensible aux reproches et à la froideur de ses parents. À mesure que les jours s’écoulaient, elle devenait de plus en plus silencieuse ; on devinait en elle une tension effrayante. Bien qu’elle fût toute à ses deux enfants, quant aux soins qui leur étaient nécessaires, elle n’avait réellement d’âme que pour Fernand ; mais il eût suffi sans doute que la sécurité lui eût été rendue à l’égard de ce dernier pour que son affection redevint égale entre eux.

Après trois mois de lenteurs et d’angoisses, le jugement fut enfin rendu. Le divorce était prononcé entre Ferdinand Desfayes et Claire Grandvaux, et les enfants nés de leur union devaient être partagés entre eux, le garçon au père, la fille à la mère. Quant aux intérêts pécuniaires, ils étaient réglés à la satisfaction de M. Grandvaux.

Tout ce qu’elle avait éprouvé déjà de terreurs et de craintes sembla n’avoir été pour Claire qu’une préparation à la plus effrayante douleur. On ne put lui porter aucun secours. Les consolations l’irritaient. Son mal était si grand, si étranger à tout autre qu’à elle ! Quel être au monde avait droit de lui en parler, puisque aucun n’était capable de le comprendre ? Anna seule obtint de rester près d’elle, parce qu’elle ne disait rien et se bornait à pleurer.

Vers le soir de cette journée, Claire eut des convulsions qui inspirèrent des craintes au médecin pour sa raison ou pour sa vie.

Ensuite elle tomba dans une prostration extrême et resta toute la nuit sans mouvement, étendue sur son lit, mais ne dormant pas, l’œil fixe, attaché sur le plafond. Au point du jour, elle parut mieux, demanda des aliments, fit un léger repas, et pria qu’on la laissât, parce qu’elle voulait dormir.

Alors elle se leva, s’habilla en hâte, sortit par la fenêtre de sa chambre, qui était au rez-de-chaussée, du côté du bois, et, gagnant aussitôt l’allée des hêtres, elle marcha dans la direction de Lausanne.

À peine mit-elle un quart d’heure à faire le chemin, bien que pour éviter la route elle fit d’assez longs détours. On était au commencement de mars ; la terre détrempée cédait sous les pieds, et le long des chemins, à l’abri des haies, la neige se montrait encore. Il n’était que six heures quand Claire arriva dans la rue du Chêne, où les portes et les fenêtres commençaient à s’ouvrir. Se cachant sous son voile, elle alla sonner à la porte de cette maison qui avait été la sienne ; du seuil des habitations voisines, deux ou trois personnes la regardaient, et elle se serrait contre le mur, craignant d’être reconnue.

Elle attendit longtemps : on n’était pas levé sans doute ; d’une main humble et timide, elle sonna une seconde fois. Enfin la porte s’ouvrit, et Claire se trouva vis-à-vis d’une fille en bonnet de nuit, à figure maussade, celle-là même qu’elle avait refusé de prendre à son service quelques mois avant.

— Je veux parler à M. Desfayes, dit-elle.

— Vous ! répondit la fille stupéfaite ; mais c’est-il pas vous qui étiez sa femme ! Je ne sais pas… Il n’est pas levé… ajouta-t-elle en hésitant.

Claire, sans répondre, entra, monta l’escalier et alla frapper à la porte de la chambre.

Une demi-minute de silence s’écoula, pendant laquelle un battement de cœur la prit à la pensée qu’il n’était peut-être pas là, qu’elle ne pourrait pas lui parler. Mais quand elle entendit la voix de Ferdinand, demandant : Qui est là ? elle ne put répondre.

— Qui est là ? répéta-t-il avec impatience.

— Moi ! murmura-t-elle enfin.

Il ne reconnut pas cet accent confus. Elle l’entendit grommeler quelques paroles ; puis se lever et marcher dans la chambre ; les pas se rapprochèrent ; la porte s’ouvrit.

M. Desfayes avait la figure d’un homme qui s’éveille ; il venait de passer à la hâte un pantalon et sa robe de chambre. En voyant dans l’ombre du corridor cette femme :

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.

Elle releva la tête pour répondre ; il recula, en proférant une sourde exclamation. Claire entra, referma la porte et se tint debout devant lui. Elle ne pouvait parler, mais elle était une expression vivante de l’angoisse. Lui-même s’efforçait de se remettre de sa stupeur.

— Votre présence ici, madame, me surprend beaucoup. C’est vraiment un acte de folie. Je devine le sujet de votre désespoir ; mais il me semble que nous avons donné assez de scandale et qu’il serait temps que cela finît.

Elle retrouva la voix par un grand effort.

— Je suis venue, Ferdinand, vous demander pardon du mal que je vous ai fait… de toute la peine que je vous ai causée… Je les regrette cruellement. Demandez-moi quelque grand sacrifice, je le ferai. Je suis prête à tout, je vous le jure. Je ne suis plus la même ; j’ai beaucoup changé depuis hier… Je suis venue vous dire tout ce que j’ai pensé pendant cette nuit. Les juges ont eu tort, ils n’ont pas compris… Ces choses-là ne se peuvent pas faire. Je vois bien à présent que j’ai eu tort… qu’il est impossible… Nous ne pouvons pas nous séparer…

— Madame, c’est vous-même qui avez voulu briser nos liens, et la loi ne saurait admettre de pareils caprices. Après tant d’injures échangées entre nous, la morale publique elle-même serait froissée de nous voir ensemble.

— Ah ! oui, dit-elle, vous m’avez fait bien du mal ! vous avez, Ferdinand, déshonoré votre femme ; vous m’avez calomniée. Mais je ne vous en veux pas ; désormais, je veux tout vous pardonner.

— Oseriez-vous soutenir, s’écria-t-il avec une vive colère, que M. Camille n’est pas votre amant ?

— Non, je ne suis pas sa maîtresse ! Oh ! non, je t’assure ! Comment peux-tu me croire coupable de cela répondit-elle en attachant sur lui ses beaux yeux si purs.

Chancelante d’émotion et de faiblesse, elle étendait la main vers la table pour s’y retenir, quand M. Desfayes la soutint et la fit asseoir dans un fauteuil.

Puis, se détournant brusquement, il se mit à marcher par la chambre, en se frappant le front, et en poussant quelques vives exclamations.

— Quelle situation étrange ! s’écria-t-il enfin. Claire, vous n’êtes pas ici à votre place. Désormais, tout le passé n’existe plus.

Elle regardait cette chambre où, sauf le désordre d’objets à l’usage d’un homme, qui traînaient çà et là, rien n’était changé ; la commode, les rideaux, sa table à ouvrage, la glace où elle croyait voir encore sa propre figure, triste souvent, mais cent fois moins malheureuse qu’aujourd’hui, et le petit lit de Fernand, qu’on avait reculé dans un coin, et dont les rideaux étaient remplis de poussière. Cette vue raviva la blessure qu’elle avait au cœur.

— Oh ! Ferdinand ! s’écria-t-elle en joignant les mains, vous ne voulez pas… Non, c’est impossible… sûrement… vous ne ferez pas cela !

— Quoi donc ? demanda-t-il.

Et comme elle regardait toujours le berceau, mais sans pouvoir prononcer les paroles qu’il eût fallu dire pour exprimer la pensée qui la déchirait :

— Ah ! vous parlez de l’enfant ! Je suis fâché de vous causer cette douleur ; mais ces choses-là ne se font pas sans déchirements ; vous voyez, moi, j’y perds ma fille.

Claire était à ses pieds :

— Écoute ! crois-moi ; si tu le prends, j’en mourrais ; et lui aussi, lui aussi… il en mourrait !… Oh ! pourquoi me forces-tu à dire des choses si horribles ! Tu ne peux pas vouloir faire mourir notre enfant, l’enlever à sa mère, le faire tant souffrir ? Tu comprends bien pourtant que ce serait un crime. Il est si faible ! si aimant ! Son pauvre cœur et son petit corps se briseraient tout de suite entre vos mains. Il n’y a que moi… Puis il m’aime ; il lui faut sa mère. Enfin, c’est mon fils ! il est à moi, et personne au monde n’a le droit de me l’ôter ! Ne te rappelles-tu pas ? C’est ici qu’il est né. J’étais mourante dans ce lit, et il n’avait qu’un souffle de vie. On me l’apporta ; je retrouvai des forces pour lui, et, depuis ce temps, mes bras et mon cœur ne l’ont pas quitté… Ah ! vois-tu ! quand j’ai entendu ce jugement, j’ai senti… comme s’ils m’eussent déchiré les entrailles. Comment Dieu laisse-t-il faire aux hommes des choses si barbares ? Comment se permettent-ils de toucher à ces choses-là ? M’ôter mon enfant !… Ils sont fous ! Mais toi, tu sais… n’est-ce pas ? tu sauras comprendre ?… C’est une chose insensée et monstrueuse, n’est-ce pas ?

— Et moi, dit-il, tu me supposes donc insensible ? Crois-tu que je n’aime pas aussi mes enfants ?

Il l’obligea en même temps à se relever et à se rasseoir.

— Oui ! oh ! oui, certainement, mon ami (reprit-elle, affreusement pâle, suffoquée de terreur, et de la voix et du regard cherchant son âme pour l’adoucir) ; oui, mais ce n’est pas tout à fait la même chose. Tu ne les connais pas aussi bien que moi. Les enfants ! vois-tu ! c’est si frêle et si délicat qu’il ne faut les toucher que très-doucement, les deviner dans leurs besoins, qu’ils ne savent pas dire. Il est si facile de leur faire du mal ! Et rendre un enfant malheureux ! un pauvre petit enfant !… Ne sens-tu pas que c’est un crime, une chose qui fait mal rien que d’y penser ?…

— Claire ! s’écria-t-il en l’interrompant, tout ce que vous dites là tend à me déposséder de mes droits de père, et je ne puis pas accepter cela ! Moi aussi, j’ai de la tendresse pour eux, moins touchante que la vôtre, mais très-vraie. Vous autres femmes, vous croyez que parce qu’on n’est pas à genoux devant ces petits êtres, on ne les aime pas. Vous vous trompez, j’aime mes enfants, et je le sens surtout depuis que vous m’avez privé de leur présence. Tiens, l’autre jour, sur la place Saint-François, un bambin de l’âge du nôtre, qui s’était écarté de sa mère, s’est trouvé presque sous mes pieds, à deux pas d’un char, et je l’ai emporté sur le trottoir. Ce petit poids, que je n’avais pas soulevé depuis si longtemps, ça m’a fait une sensation !… Je n’y voyais plus. Tu me mépriserais toi-même, si j’abandonnais mes enfants… C’est cruel, j’en conviens ; je ne le sens que trop ! Cette pauvre petite, pour laquelle je resterai toujours… presque un étranger !…

Il fit quelques pas en silence, toussa pour raffermir sa voix, et se secoua un peu :

— Nous ne pouvons pourtant pas les partager à la manière de Salomon, ajouta-t-il.

— Il n’y a qu’un moyen, Ferdinand… c’est que nous les élevions ensemble. J’ai bien vu cela cette nuit. Où avais-je la tête de demander ce divorce ! On ne sait ce qu’on fait. Ah ! j’ai eu grand tort ; mais toute ma vie, je te jure, sera consacrée à te faire oublier… Tu verras… Je ne ferai plus la moindre chose qui puisse te déplaire ; je me soumettrai aveuglément à tout ce que tu voudras ; je ne t’adresserai plus le moindre reproche. Ta maison sera mieux tenue ; car tu dois souffrir de tout ce désordre. Je veillerai à satisfaire tes goûts, tes volontés ; et tout le temps que je ne donnerai pas au soin de nos enfants, je le consacrerai à ton service.

— Claire, dit-il lentement et avec amertume, vous oubliez vos engagements vis à vis de M. Camille.

— Oui ; je sens bien maintenant que je n’avais pas le droit de les contracter. Il est bon, il en souffrira ; mais il s’est trompé comme moi. Je ne suis pas libre, je suis ta femme, je ne puis pas avoir un autre mari que toi.

— Il a été votre amant ! dit-il avec colère et jalousie, en marchant vers elle.

— Oh ! jamais ! répondit-elle d’un ton douloureux. Comment peux-tu croire cela ? Je suis aussi pure vis-à-vis de toi que le soir des noces où tu m’emmenas de Beausite et où nous commençâmes notre voyage. Oh ! tu m’aimais alors ! et comme tu semblais heureux ! moi j’étais ravie, étonnée ; je me disais : Quoi, je peux lui donner autant de bonheur ? Et je croyais que c’était pour toujours… Ah ! Ferdinand, j’ai été folle ; je n’ai rien compris, vois-tu ; mais en épouser un autre, c’était impossible. En recevant ses caresses, j’aurais pensé à nos serments, c’eût été horrible ! Ce que je t’ai donné, mon ignorance, mes premières émotions d’amour, c’est à toi seul, et je ne l’aurais plus pour le donner à un autre. Toi seul es mon mari et le seras toujours.

Elle pleurait, en levant les yeux et les mains vers lui. Jamais il ne l’avait vue si énergique, si touchante. Elle s’exprimait peu et mollement autrefois ; mais la douleur en avait fait un être nouveau.

Il s’appuya sur le dossier du fauteuil où Claire était assise.

— Hélas ! dit-il en soupirant, oui, pendant quelque temps nous avons été bien heureux.

— Ah ! si tu veux, nous le serons encore ! s’écria-t-elle avec un élan sublime. Je puis t’aimer encore ; je t’aimerai ! Ne m’étais-je pas donnée à toi pour la vie ? Tout ce qu’il y avait de saint et de pur dans ma pensée, mon dévouement, mes chères illusions, ma ferme croyance dans l’éternité de notre amour, je rassemblerai tout cela ; je le reprendrai dans mon cœur. Je veux te rendre aussi ma confiance, tout ! Je me donne à toi une seconde fois. Veux-tu que nous nous aimions encore ?

— Ah ! Claire, si autrefois tu m’avais parlé ainsi ! Ma pauvre chère Claire, oui, je t’aimais ! Quelles belles heures tu m’as données !… Ah ! vraiment, j’ai été ingrat de les oublier. Tu étais si belle, si chaste, si charmante, si bonne ! Comment ai-je pu ?…

Il l’entourait de ses bras, et elle, anxieuse, attachait sur lui un regard pur et profond, quand il passa tout à coup la main sur son front et s’éloigna d’elle.

— Je suis fou ! c’est impossible à présent. Nous disons là des choses insensées, Claire. Nous n’avons plus le droit de nous réunir ; nous sommes à jamais séparés.

— Pourquoi ? pourquoi cela ? demanda-t-elle.

— La loi désormais nous le défend.

— C’est impossible ! dit la jeune femme en se levant stupéfaite et le regardant avec doute.

— Non, tu comprends : il faut savoir ce qu’on veut. La justice et la loi sont choses sérieuses et avec lesquelles on ne peut jouer.

— Ce sont elles, Ferdinand, oh ! ce sont elles qui jouent avec les choses sacrées. Ta loi et ta justice me font pitié quand elles osent toucher au mariage. Croient-elles donc l’avoir fait ? Quelle folie ! C’est Dieu !

Elle retomba sur le fauteuil, et une pâleur nouvelle envahit son visage.

— Tu te trompes, je t’assure ; oui, tu te trompes. Car enfin c’est tout simple, on leur dira : « Vous ne savez pas ce que vous faites ; nous sommes mariés, c’est une chose bien claire. Ne voyez-vous pas les enfants ? »

— Ma pauvre amie, je crois que tu as raison, mais nous vivons dans le monde, et ce sont les lois du monde. Nous les avons invoquées. Je te l’ai dit : C’est fini. Et maintenant, moi aussi, je le regrette… Oui, je le regrette profondément, répéta-t-il avec un soupir, en se laissant tomber sur un autre siége en face de Claire.

Ils restèrent ainsi dans le silence un moment. Claire, les yeux fixés devant elle, songeait. Lui, il la regardait, avec attendrissement d’abord, puis bientôt avec une attention d’un autre genre. Dans cette pose abattue, comme elle était pâle, maigre, flétrie ! Ce n’était plus, mais plus du tout, l’admirable fille, la belle femme d’autrefois, aux chairs satinées et roses, aux contours pleins et purs. Sa toilette aussi était négligée ; elle avait pris à la hâte un vieux chapeau ; sa robe, trop large et mal attachée, déformait sa taille…

Elle était belle encore cependant, et peut-être l’eût-elle paru davantage à d’autres yeux que ceux de Ferdinand. Mais en face des souvenirs qui venaient d’être évoqués, ce changement lui fut une déception, et il baissa les yeux avec embarras.

— Écoute, lui dit-elle tout à coup en se levant, le front haut et les yeux brillants, il y a des amants qui pour vivre ensemble fuient leur patrie. Pour garder nos enfants et la religion de notre foyer, fuyons, nous aussi. Dans un autre pays, nous trouverons l’oubli de toutes les choses qui nous faisaient mal ici ; nous y trouverons, je te le jure, s’il ne dépend que de moi, le bonheur. Nous recommencerons là une vie nouvelle.

Étonné d’abord, il sourit amèrement.

— Vous voilà bien, vous autres femmes ! Tous les rêves de votre cœur vous semblent possibles, et vous ne tenez compte d’aucune réalité. Réfléchis un peu, ma pauvre enfant : Crois-tu qu’on se refait si facilement une patrie ? Et avec quoi vivrions-nous là-bas ? Ton père m’arrache tout ce qu’il peut et va presque me ruiner. Je suis dans des embarras inextricables, dont malgré tout je triompherai, j’espère, précisément parce que je suis dans mon pays et que j’ai quelques amis. Mais rassembler péniblement les débris de ma fortune pour aller périr de misère là-bas !… car nous n’aurions pas même ta dot, que M. Grandvaux retiendrait… tu vois, ce sont des folies ; il ne faut pas songer à cela.

— Je tâcherais d’obtenir de mon père…

— Peuh ! fit-il, impossible ! Tu ne le connais donc pas du tout ?

Claire se tenait debout, immobile, et chacune des paroles de Ferdinand était comme une pointe de glace qui lui tombait sur le cœur.

Elle aurait en beaucoup à dire, et cela surtout : c’est qu’elle se sentait l’âme pleine d’amour, de courage, de résolution, et que ce n’étaient point là des forces vaines… mais quoi ? si elles n’étaient pas en lui ?…

Ferdinand marchait toujours à grands pas dans la chambre, il s’arrêta près de la fenêtre :

— L’heure s’avance et la rue se remplit de monde, dit-il. Quand on te verra sortir d’ici, ce sera un nouveau scandale. Ah !…

Fort agité, il reprit sa marche ; puis il revint à la fenêtre de nouveau. Toutes ses préoccupations n’étaient plus que là ; et cela paraissait lui causer une véritable angoisse. Alors, s’approchant d’elle et lui prenant la main :

— Claire, nous avons eu tort ; je le regrette comme toi ; mais il faut subir sa destinée. Maintenant, tous projets sont vains. Écoute cependant : Je ne veux pas te réduire au désespoir. Et que ferais-je moi-même de ce pauvre enfant, trop jeune pour pouvoir te quitter encore ? Garde-le donc, je ne te le demanderai point. Tu me les enverras seulement de temps en temps, n’est-ce pas ? Et maintenant, adieu, ma pauvre femme ! Pars vite, avant que tous les magasins soient ouverts et qu’il y ait trop de monde dehors. Adieu ! répéta-t-il fortement ému, en la serrant une dernière fois dans ses bras ; je l’assure que je te désire tout le repos et toute la joie que tu puisses avoir.

Un sanglot déchirant sortit de la poitrine de la jeune femme.

— Ah ! Ferdinand, dit-elle, Ferdinand !…

Toutes ses croyances éteintes s’exhalèrent dans l’accent dont elle prononça deux fois ce nom.

— Et cependant, je vous remercie, dit-elle, je vous remercie de toute mon âme. Je ne penserai jamais à vous sans vous bénir pour le don que vous me faites. Adieu ! merci !

Elle rabattit son voile et sortit, baignée de larmes. Il la suivit des yeux, et, quand la porte se fut refermée sur elle, il resta longtemps plein de trouble et d’agitation.

CHAPITRE XIX


À la fin du printemps de 1860, deux hommes, que leur costume désignait comme étrangers, mettaient pied à terre dans la cour de l’hôtel des postes à Lausanne, où la diligence de Berne venait de s’arrêter. L’un était vieux, l’autre jeune, soixante ans et vingt-cinq peut-être. Ils étaient enveloppés tous les deux d’amples redingotes à brandebourgs, chaussés de bottes molles, et coiffés de toques bordées de fourrures. Un énorme chien danois, à poil roux, sauta de la voiture après eux, et marcha sur leurs talons, en regardant à droite et à gauche, comme un voyageur curieux.

— Dans quelques minutes nous serons près d’elle, dit le plus âgé.

— Mon ami, comme vous êtes ému ! répondit le jeune homme en offrant le bras au vieillard.

Ils échangèrent un regard affectueux. C’étaient deux nobles physionomies, chacune caractérisée fort à part, annonçant deux êtres qui différaient non-seulement de race, mais de nature. On voyait cependant qu’un lien profond les unissait.

La figure du vieillard était large et douce, non sans énergie, et le regard de ses yeux gris était pénétrant ; mais l’expression générale était celle d’une haute sérénité, d’une sérénité acquise, et qui devait recouvrir un monde de pensées et de sentiments, peut-être un passé rempli d’épreuves.

Celle du jeune homme avait une rudesse, tempérée au physique par beaucoup de distinction, au moral, par une expression de bonté sérieuse et forte, qui résidait surtout dans son regard. Il avait le front haut, les yeux grands et clairs, la chevelure blonde, le bas du visage fort, sans être plein, une stature un peu roide, tout cela joint à une sorte d’élégance particulière qui révélait des habitudes aristocratiques.

— Songez, Dimitri, qu’il y a treize ans, reprit le vieillard. Elle avait quatorze ans alors et commençait à devenir jeune fille. Elle a nécessairement beaucoup changé. Malgré l’éloignement, je ne l’ai pas quittée ; mais nous sommes de ce monde, et la forme nous impressionne toujours d’une manière puissante. Oui, je suis bien ému !

Cependant il protestait par un doux sourire contre sa faiblesse. Dimitri, pensif, ne répondit pas. Après avoir suivi la rue de Bourg, ils arrivèrent à celle de Martheray, entrèrent dans une maison et montèrent au second étage, où le vieillard sonna. Là, pendant la minute d’attente qui suivit, ils échangèrent encore un nouveau regard expressif et sympathique.

La porte s’ouvrit.

— Mademoiselle Charlet et mademoiselle Sargeaz ? demanda le vieillard.

— Mais, monsieur, dit la servante avec un vif étonnement, elles sont à Beausite. Aujourd’hui, vous comprenez…

— J’ignore ce qui se passe à Beausite.

— Vous ne savez pas qu’on enterre aujourd’hui M. Grandvaux ? Naturellement, Mademoiselle et mademoiselle Mathilde sont allées tenir compagnie aux dames.

L’étranger sembla péniblement surpris de cette nouvelle. En descendant l’escalier :

— C’est toujours ainsi, dit-il ; toujours quelque annonce de mort frappe à son arrivée celui qui revient dans le pays après une longue absence.

— Il n’était point votre ami ? dit le jeune homme.

— Non, et sa perte éveille peu de regrets en moi. C’était une de ces énergies mal employées, capables de beaucoup de bien et qui font le mal. Comme presque tous, bon pour les siens, dur aux autres, et même ne donnant aux siens de satisfactions que selon lui. Cependant il sera pleuré par de tendres âmes.

— Mathilde ne l’aimait pas, reprit Dimitri.

— Non, répondit en souriant le vieillard, Mathilde n’est pas de celles qui pactisent avec les travers humains.

— C’est l’effet d’une grande force et d’une grande vertu.

— D’une force, oui ; mais vertu, dans notre langage, a pris le sens de force éprouvée, intelligente, qui sait en même temps qu’elle veut. Or Mathilde manque de cette indulgence, qui n’est pas de la faiblesse, mais l’intelligence supérieure des causes.

— L’indulgence devient facilement un abus, observa Dimitri.

— Et ce n’est pas une vertu de jeune homme, répondit son compagnon en souriant. Mais la persécution du monde et la solitude morale sont les causes qui ont jeté ma fille dans cette voie. Elle a le cœur grand et haut, et l’étroitesse du véritable individualisme n’est pas en elle ; elle comprendra quand elle aimera.

Le jeune homme garda le silence. Ils étaient dans la rue, et le vieillard jetait les yeux autour de lui comme pour chercher son chemin, quand deux hommes, qui descendaient la rue de Martheray, et qui, depuis un moment, les considéraient, vinrent à eux.

— Non, je ne me trompe pas, s’écria le plus âgé, en découvrant sa tête demi-chauve et demi-neigeuse, et en arrivant les bras étendus ; non, ces yeux, ce front, cet air, ce noble visage… c’est bien Sargeaz, c’est bien mon vieil ami que je revois !

— Pascoud ! s’écria plus simplement le vieillard qu’on interpellait.

Ils s’embrassèrent.

— Mon cher et précieux ami, je ne m’attendais pas à la joie de te revoir. J’osais à peine te reconnaître. Mais, tu le vois, mes yeux et mon cœur sont restés fidèles. Ô mon ami, la destinée !… Je te présente un de mes gendres, le mari de ma fille Fanny, M. Renaud.

Une poignée de main s’échangea, puis M. Sargeaz dit, en montrant son jeune compagnon :

— L’aîné de mes élèves, M. le comte Dimitri Tcherkoff.

Il y eut une vive curiosité dans le regard que M. Renaud et son beau-père attachèrent sur le jeune homme, et M. Pascoud invita les deux voyageurs, avec de grands compliments, à venir se reposer chez lui.

— Vous ne trouveriez à Beausite que des larmes, dit-il. Ce pauvre Grandvaux ! nous venons de le conduire à sa dernière demeure. J’ai jeté tout à l’heure sur sa tombe quelques fleurs poétiques, et j’en suis encore tout ému. J’ai eu même la consolation de voir fondre en larmes autour de moi une grande partie du public nombreux qui se pressait au bord de la fosse funéraire. Venez. Que M. le comte veuille me faire l’honneur de s’asseoir à ma table frugale, et toi, mon précieux ami, viens rompre de nouveau avec moi le pain de l’amitié.

Écrasés d’instances, les deux voyageurs cédèrent, l’on se dirigea vers la demeure de M. Pascoud.

— Grandvaux est donc mort presque subitement ? demanda M. Sargeaz.

— En huit jours, mon cher ami, et l’on peut dire qu’il est mort comme il avait vécu, au champ de bataille du commerce et de l’industrie. Son dernier fait d’armes est un coup de filet magnifique de dix mille francs.

— Enlevés à qui ?

— Mais… à tous ceux qui ont eu besoin des produits qu’il a acquis à un prix si haut et si déplorable. Voici : Il n’y a pas quinze jours, un orage épouvantable fondit sur nos campagnes et dévasta nos toits. C’était la grêle, avec son bruit sec, qui… J’ai fait une poésie là-dessus.

— Eh bien ? dit M. Sargeaz.

— Eh bien ! les tuiles de tous côtés volaient en éclats ; un vent formidable ébranlait jusqu’aux charpentes de nos demeures ; et Grandvaux, désolé, calculait le dégât immense fait à ses propriétés. La tempête régnait en lui comme dans la nature ; il allait et venait dans sa maison en frappant des pieds, écumant, lançant des imprécations, furieux de ne pouvoir combattre ces forces invisibles qui le détruisaient ; car, en effet, il y avait de sa vie et de son âme dans toutes les choses qu’il avait amassées lui-même à force de soins et de labeur ; quand tout à coup, au milieu de son désespoir, il se frappe le front : une grande idée a germé dans ce sol fertile, il fera tourner ce désastre même à son profit. Oui, mon ami, il faut le reconnaître, cet homme avait vraiment du génie. Aussitôt que l’orage commence à s’apaiser, il fait seller son cheval, et malgré les larmes de sa femme, les supplications de ses enfants, il part… La pluie et le vent régnaient encore ; pour abréger sa route, il prend des chemins défoncés, perdus. La nuit vient ; il persiste, il va toujours ; son cheval heurte contre un tronc d’arbre et tombe ; il se relève, le traîne par la bride, achève son entreprise et ne rentre chez lui que le lendemain, harassé, brisé, mais plein de satisfaction ; car il vient d’acheter, à cinq lieues à la ronde, toutes les tuiles des manufactures. Comme je te le disais, mon ami, il a gagné dix mille francs à cette opération. Dans toute la circonscription de Lausanne, un grand nombre de toits étaient dévastés, et il fallait réparer le dégât au plus vite. On ne put s’adresser qu’à Grandvaux, qui doubla les prix. Mais il ne se releva pas du lit, où il s’était mis en arrivant. La fièvre ne le quitta plus, et tous les remèdes furent inutiles.

— Hélas ! oui, l’homme vit de son péché, jusqu’à ce que son péché l’emporte.

— Toujours philosophe, mon ami. À propos, j’espère que tu as couronné ta carrière par d’honnêtes bénéfices, et que tu viens te fixer définitivement parmi nous ?

— Non, mon ami, mes devoirs me rappellent en Russie. Par la mort de son père, mon élève est devenu propriétaire de domaines immenses et d’un grand nombre de serfs qu’il s’agit d’affranchir sérieusement — pas à la manière du czar. Tcherkoff est digne de cette mission, mais elle excède les forces d’un seul homme ; je l’y aiderai.

— Et tes enfants ?

— S’ils veulent me suivre, je suis venu les chercher.

Chez M. Pascoud, ils trouvèrent l’honorable maîtresse de la maison, avec sa fille Fanny et M. Boquillon, qui revenaient aussi de l’enterrement.

L’arrivée de M. Sargeaz et du jeune comte russe fit grande sensation, et l’on s’empressa de préparer le plus somptueux dîner que pussent comporter les usages de la maison.

Dimitri, placé à table entre madame Pascoud et sa fille, observait et parlait peu, hier qu’il fût l’objet de tous les regards et de toutes les prévenances.

— Et vous voilà revenu veuf, mon cher monsieur Sargeaz, dit madame Pascoud d’un air affligé, en poussant un gros soupir.

— Oui, madame, Dieu ne m’a pas laissé la joie d’une compagne pour ma vieillesse.

Il y eut un silence ; chacun semblait chercher ce qu’il fallait dire et restait embarrassé. Madame Pascoud reprit :

— Oh ! certainement, c’est toujours une affliction !… en donnant pour fin à sa phrase de nouveaux soupirs.

— C’est une grande affliction pour moi, madame, dit M. Sargeaz, avec l’accent d’un sentiment vrai et d’un ton presque solennel.

— Certainement, nous l’avons bien pensé, quand mademoiselle Charlet nous a appris la perte de cette pauvre madame Sargeaz.

Il y eut encore un silence.

— Les épreuves de la vie, dit M. Pascoud, sont semblables à des roues qui…

— Oh ! il arrive tant de changements ! s’écria Fanny ; par exemple, vous avez quitté Claire toute petite, et vous allez la retrouver bien différente. Vous avez appris tous ses malheurs ?

— Oui, madame.

— Pauvre Claire ! Elle a plus d’une émotion à la fois, tenez, la mort de son père et puis le mariage de son… je veux toujours dire de son mari… de M. Desfayes.

— Ah ! M. Desfayes se remarie ? demanda M. Sargeaz.

— Avec la Fonjallaz, mon cher monsieur ! s’écria madame Pascoud d’un accent indigné.

— C’est, en effet, scandaleux, répondit-il. Le mariage se fait-il bientôt ? demanda encore M. Sargeaz.

— Après-demain, monsieur. Oh ! c’est une honte ! Il paraît qu’elle aura une robe de moire bleu-de-ciel.

— Une robe de moire ! quelle infamie ! s’écria Fanny, une femme comme ça !

— Eh bien ! dit M. Renaud, elle se tient malgré tout fort convenablement, et n’a jamais donné à Desfayes le moindre sujet de jalousie. De plus, elle a très-bien fait ses affaires, car elle vient de vendre son café pour un prix double du prix d’achat. C’est une créature bien intelligente et très-séduisante, ma foi.

— Ça ne fait pas honneur à votre goût, dit Fanny avec aigreur.

Et, pour changer la conversation, M. Pascoud s’écria :

— Savez-vous, Sargeaz, que nous avons lu dans le journal, l’autre jour, le nom de votre fils ?

— Ah ! vraiment ?

— Quoi ! vous ne saviez pas ? Mon cher, il a été cité parmi ceux de nos Suisses qui se sont le plus distingués dans l’armée italienne. Oh ! je savais bien que ce garçon-là, un jour ou l’autre, trouverait moyen de faire honneur à son digne père.

— En effet, mon ami, Étienne m’a bien réjoui le cœur par sa généreuse résolution.

— N’a-t-il pas couru des dangers, monsieur, pour s’échapper de l’armée du pape ? demanda Fanny.

— Certainement, madame ; ils n’étaient que trois, et sur la frontière ils ont dû forcer un poste d’une vingtaine de gendarmes pontificaux.

— Mais c’est très-beau, en effet, reprit madame Renaud, qui pétrifia ses yeux et sa bouche dans l’attitude de l’étonnement. Eh bien, dit-elle ensuite, je n’aurais pas cru ça autrefois de M. Étienne.

— Étienne est à la fois généreux et faible, madame ; son âme est bonne, pleine de sensibilité, mais sans vigueur personnelle ; et il est si profondément lié aux autres, la solidarité l’enveloppe de tels nœuds, que de la même manière il est envahi par l’abaissement général ou surexcité par les nobles fièvres. Mais désormais, j’espère qu’il est sauvé ; car, las du repos forcé de l’armée piémontaise, il a passé dans la bande des héros qui ont envahi la Sicile ; il suit le grand homme, et je viens de recevoir de lui une lettre, datée du lendemain de Calatafimi. Dieu bénisse l’Italie ! ajouta-t-il avec une vive émotion. Elle vient de renouveler en ce monde la flamme éteinte du feu sacré.

Après bien d’autres propos :

— Il faut cependant nous permettre d’aller à Beausite, dit M. Sargeaz en se levant. Nous étions affamés et las, votre hospitalité toute cordiale nous a restaurés et réjouis ; nous reviendrons vous en remercier ; mais il faut, mes amis, que j’aille voir ma fille.

On se rendit à un si juste désir, et, quelques instants plus tard, M. Sargeaz et Dimitri marchaient côte à côte sous les ombrages de Montbenon, délivrés de la conversation extra-poétique de M. Pascoud, qui les avait accompagnés jusque-là.

— Mon ami, dit le jeune comte, votre famille subit une de ces épreuves qui rendent pénible la présence d’un étranger. Quand je vous aurai accompagné jusqu’en vue de la maison, je retournerai à Lausanne.

— Mon fils adoptif ne peut être considéré par ma famille comme un étranger, répondit le vieillard en le regardant avec tendresse. Votre absence, Dimitri, m’enlèverait une partie de ma joie. Ne vous inquiétez pas ; ce sont des créatures bonnes et simples.

Ils continuèrent leur chemin, le vieux Vaudois considérant avec des yeux charmés tout ce qu’il revoyait et nommant à son compagnon de route les lieux célèbres de cette grande vallée, que des hauteurs ils découvraient presque tout entière.

Arrivés à la grille de Beausite, par où venait de sortir pour la dernière fois le créateur de ce domaine, ils marchèrent silencieux dans l’avenue déserte, le beau chien danois quêtant devant eux.

Ils étaient à peu de distance de la maison, quand le danois disparut derrière un massif ; on entendit aussitôt des cris d’enfants et des froissements de branches.

— Azof ! appela le comte.

Le chien gronda, les cris redoublèrent, et les deux hommes accourus virent un petit garçon et une petite fille, laquelle, enfoncée dans les branches, criait de terreur, tandis que son frère, la couvrant de son corps et le bras levé dans une attitude héroïque, menaçait le chien planté en face d’eux.

— Azof ! s’écria le jeune homme en écartant l’animal d’un geste impérieux.

La fillette, rassurée aussitôt, le récompensa d’un sourire, et le petit garçon, laissant retomber son bras, bien que tout ému encore par l’élan de vaillance qu’il venait d’avoir, considéra d’un œil intelligent et sérieux les deux étrangers.

— Ce doivent être les enfants de Claire, dit M. Sargeaz.

— Oui, répondit Fernand.

Le vieillard ouvrit les bras en souriant, et l’enfant se laissa embrasser avec confiance et simplicité, après quoi il demanda de même :

— Qui êtes-vous ?

— Ton grand-oncle, mon enfant, le père de ta tante Mathilde.

— Ah ! tu viens de Russie ? reprit Fernand.

— Oui.

— Tu m’en parleras de ce pays ?

— Certainement ; je t’y emmènerai même, si tu veux.

— Oh ! non, je ne veux pas quitter maman. Elle pleure ; tout le monde pleure aujourd’hui. Sais-tu pourquoi ? demanda-t-il d’une voix altérée, tandis que des larmes lui venaient aux yeux.

— Oui, mon enfant. Tu pleures aussi ?

Fernand se calma par un effort et répondit :

— Nous pleurons tous ; il n’y a que la petite, parce que c’est une enfant. Elle, elle rit comme à l’ordinaire. Cela leur faisait de la peine, et je l’avais amenée ici pour l’amuser, quand le chien nous a fait peur.

— Quoi ! tu as peur d’un chien, Fernand ?

— J’ai cru que c’était un loup, dit-il d’un air fin et doux, qui se moquait de lui-même. Clara avait si grand’peur !

— Si c’eût été un loup et qu’il eût voulu te manger, tu aurais vainement essayé de te défendre.

— Oh ! je sais bien, mais j’aurais toujours lutté quelque temps, et la petite aurait pu s’enfuir pendant ce temps-là.

Les deux hommes se regardèrent. L’enfant avait dit cela d’un air si simple qu’ils en furent saisis de respect.

M. Sargeaz alors prit Fernand par la main ; Dimitri enleva dans ses bras la petite Clara, qui lui octroya généreusement plusieurs baisers, et, tandis qu’ils se rendaient à la maison :

— Mathilde est bien là ? demanda M. Sargeaz à son petit-neveu.

— Oui, elle y est.

— L’aimes-tu, tante Mathilde ?

— Oui ; j’aime quand elle me parle de Garibaldi.

— Ah ! ah ! bien. Tu connais déjà Garibaldi ?

— Je ne l’ai pas vu ; mais, quand je serai grand, j’irai avec lui, je l’aiderai ; je veux être un grand homme comme lui. Je délivrerai tous les peuples. Ah ! s’écria-t-il tout à coup en lâchant la main de son oncle, et ma chèvre !

— Ta chèvre ?

— Oui, elle est attachée là-bas, et elle s’ennuie ; il faut que j’aille la chercher. Je vous rejoindrai bientôt.

Il s’éloigna en courant.

— Cet enfant a une âme d’élite, dit M. Sargeaz en le suivant du regard ; s’il arrive à l’âge d’homme, il pourra faire en effet de grandes choses.

Ils entrèrent. Il n’y avait dans le salon que madame Grandvaux, Anna et mademoiselle Charlet. Tout en les embrassant, M. Sargeaz demandait :

— Où est ma fille ?

— Là-bas avec Claire, dans les noisetiers, répondit madame Grandvaux, s’empressant d’ouvrir la porte qui donnait sur le jardin.

Au moment d’en franchir le seuil :

— Viens donc, dit M. Sargeaz avec un regard étincelant de joie et de tendresse en s’adressant à Dimitri.

Et tandis que, suivi du jeune comte, il s’avançait d’un pas rapide vers l’allée des noisetiers, son oreille cherchait à saisir les sons oubliés de la voix de sa fille. De l’autre côté du mur de feuillage, les deux arrivants entendirent ces paroles, prononcées d’une voix vibrante et ferme :

— Tu le lui dois. On n’accepte pas l’amour d’un homme pendant plus de trois ans pour le congédier après.

Au moment où Mathilde achevait ces mots, elle vit son père devant elle, et, le reconnaissant, elle se jeta dans ses bras, avec un grand cri. Tandis que, se tenant toujours embrassés, ils relevaient la tête pour se regarder l’un l’autre, Dimitri contemplait l’expression de ces deux visages, transfigurés par la joie et par l’amour. C’était un de ces moments où Mathilde devenait belle. M. Sargeaz bientôt se souvint de son élève et s’écria :

— Et voici ton autre frère, Mathilde, voici Dimitri !

Mademoiselle Sargeaz enveloppa le jeune homme d’un regard investigateur, quoique bienveillant. Il soutint cet examen avec calme et noblesse. Puis elle lui tendit la main, qu’il baisa.

— C’est la mode russe, dit le père en souriant. Quand vous vous sentirez plus frères, vous vous embrasserez.

Ils revinrent à la maison, et tout le reste de la journée se passa en récits mutuels, où la douleur eut cette part royale qu’elle prend dans nos destinées.

M. Sargeaz causa longtemps en particulier avec Claire, qu’il avait laissée petite fille encore, et qui depuis avait tant souffert ; souvent aussi, le regard tendre, rêveur et pénétrant du vieillard s’arrêtait sur Anna, plus gracieuse et plus touchante que jamais ; elle de même attirée vers lui, leurs yeux se rencontraient sans cesse, et, à la fin, ils allèrent l’un vers l’autre et se prirent la main en souriant :

— Ma chère enfant, dit M. Sargeaz, je t’aimais de là-bas, sans presque te connaître, et maintenant, plus je te vois, plus je te reconnais et te retrouve.

— Et moi aussi, mon oncle, je vous vois tel que je vous rêvais. C’est hier que Dieu m’a ôté mon pauvre père, et il me semble qu’il m’en donne un autre aujourd’hui.

Dimitri écoutait, parlait à peine et jouait avec les enfants.

— Comment le trouves-tu ? demanda M. Sargeaz à sa fille.

— Fort bien, mais froid, dit-elle.

Il sourit en disant :

— Tu le connaîtras plus tard.

Fernand, lui, semblait croire à toute autre chose que de la froideur chez le jeune comte ; car il le traitait d’emblée en intime ami. Il l’emmena jusque dans la bassecour, afin de lui montrer les animaux qu’il aimait, surtout sa chèvre et son pigeon. Le beau pigeon roux, à gorge ondoyante, à la vue de l’enfant, volait en cercles autour de lui et venait se poser sur son épaule, où il roucoulait, passait le bec dans ses cheveux et picorait dans sa main. La chèvre, bramant du fond de son étable au son de voix de Fernand, lui léchait les mains et lui présentait sa mamelle, où il buvait parfois. Et tout en caressant fraternellement ces bonnes créatures, l’enfant riait de leurs volontés naïves ou de leurs caprices, avec l’indulgence facile d’un petit être supérieur.

L’heure du souper venait de réunir tout le monde au salon, lorsque la fidèle Jenny vint prévenir Anna qu’une femme la demandait :

— C’en est une coiffée en tresses, avec un fichu sous le menton, ajouta la servante, et elle m’a tout l’air d’une heimathlose, avec ses deux enfants et ses habits déchirés.

— C’est moi, Jenny, qu’elle a demandée ?

— Oui, mademoiselle, et elle dit qu’elle ne veut parler à personne qu’à vous.

Anna se rendit à cette demande et vit au seuil de la maison une femme assise sur les marches, qui allaitait un petit enfant. Près d’elle se tenait debout, immobile et regardant de ses grands yeux tout autour de lui, un autre enfant de sept à huit ans, vêtu de guenilles ainsi que sa mère et frais comme une fleur des champs.

Sans trop savoir pourquoi, la jeune fille se sentait émue ; elle jeta un cri, quand, la femme relevant la tête, elle reconnut Maëdeli.

L’inculte créature, pendant quelques instants, regarda mademoiselle Grandvaux sans lui parler. Maëdeli avait pâli ; ses traits s’étaient allongés ; la misère l’avait flétrie ; tandis que ces trois ans de calme extérieur et de vie contemplative, au sein de l’aisance, avaient au contraire développé la beauté d’Anna.

— C’est vous, dit l’heimathlose de sa voix douce et lente, c’est vous, la seule des parents d’Étienne qui avez été bonne pour moi ; c’est vous qui m’aviez envoyé la vieille Catherine et qui m’avez secourue par elle, quand ils ont mis Étienne en prison. Catherine me disait que vous étiez un ange du ciel, et je me suis toujours souvenue de vous. C’est bien vous Anna Grandvaux ?

— C’est moi, dit la jeune fille.

— Eh bien ! dites-moi d’abord ce qu’Étienne est devenu ?

— Il se porte bien, répondit mademoiselle Grandvaux d’une voix émue, il est loin d’ici ; il se conduit en homme brave.

— Est-ce qu’il est heureux à présent ?

— Oui, Maëdeli.

— Tant mieux ! reprit la pauvre femme, tant mieux ! je l’ai quitté parce qu’il me faisait reproche, et que je ne lui portais plus que peine. Et aussi ne pouvais-je plus me souffrir dans ces maisons. J’ai emporté le petit… Mon cœur se serait fendu de le quitter, puis je pensais qu’on le rendrait malheureux en le renfermant trop. Mais à présent c’est fini ; le pauvre a trop de misère avec nous.

— Vous avez une autre famille, Maëdeli ?

— Oui, il y en a un qui m’a pris pour femme, et j’ai encore là-bas un autre enfant dans le char. Mon homme n’est pas mauvais pour nous ; il volerait le juge plutôt que de nous laisser manquer de pain ; mais toujours il a eu peine de travailler pour celui-ci, parce qu’il n’est pas le sien. Il faut que tous les petits soient du même nid, voyez-vous. Celui-ci est bon pourtant, mais mon homme le bat tout de même, et il n’en a pas le droit, n’étant pas son père. J’ai songé longtemps ; puis, à la fin, le char passant par ici, je suis venue vers vous. Le voulez-vous garder !

— Oui ! s’écria la jeune fille qui fondit en larmes ; et, malgré les haillons de l’enfant, elle le saisit dans ses bras et le serra sur son cœur.

— Maëdeli, cet enfant sera le mien, et… il reverra son père ; il sera élevé doucement et bien instruit. Votre enfant, Maëdeli, sera aimé, je vous le jure.

Maëdeli ne remercia que du regard ; puis ses yeux, se reportant sur son enfant et autour d’elle, prirent une expression de trouble et d’égarement. Le soleil s’abaissait à l’horizon.

— Fritz, dit-elle d’une voix rauque, tu vas rester ; sois sage.

Elle le serra dans ses bras avec passion, et, bien que sa douleur fût muette, elle n’en pénétra pas moins le cœur de la jeune fille. Prompte comme une flèche, celle-ci entra dans la maison, fit un gros paquet de vêtements et revint les offrir à Maëdeli. Le petit Fritz, inquiet, s’attachant à sa mère, pleurait.

— Vous reviendrez le voir, Maëdeli, dit Anna en sanglotant, et je lui parlerai de vous.

La pauvre femme répondit par un nouveau regard de reconnaissance, puis, prenant son parti tout à coup, elle serra Fritz sur son cœur dans une dernière étreinte, et, le jetant aux bras d’Anna, partit à grands pas avec son plus jeune enfant.

Tout ce que le génie du sentiment peut employer de persuasion pour captiver une créature sauvage, Anna le mit en œuvre auprès de Fritz. Elle parvint à le débarbouiller et à le vêtir autant bien que mal des habits de Fernand, bien qu’ils lui fussent trop étroits et trop courts. Ainsi transformé, c’était un bel enfant, d’une figure heureuse, qu’Anna, vivement émue, conduisit à son grand-père. Déjà il se cachait dans les bras de sa nouvelle maman, ne voulant voir qu’elle.

— C’est à Mathilde et à moi de nous charger de lui, dit M. Sargeaz.

— Mon oncle, dit Anna vivement, c’est à moi que Maëdeli l’a confié.

— Garde-le donc, ma fille, répliqua M. Sargeaz avec émotion, jusqu’à ce qu’Étienne te le redemande.

On présenta les deux petits garçons l’un à l’autre. Fernand demanda :

— Qui est-il, maman ?

— Ce sera ton frère, dit Claire en souriant.

Fernand devint très-rouge et se cacha le visage sur les genoux de sa mère. Elle le prit dans ses bras.

— Quoi ! tu es jaloux ?

— Je ne veux pas qu’il soit ton fils ! dit l’enfant en la serrant de toutes ses petites forces et en sanglotant.

— Eh bien ! non, ce sera le fils de tante Anna ; mais tu ne veux-tu pas l’aimer ?

— Oh ! si… répondit-il en tournant un œil humide vers son nouveau compagnon.

Puis il se rejeta sur le sein de sa mère, et, les bras autour de son cou, il la contemplait avec cette tendresse consciente d’elle-même, que d’ordinaire n’ont pas les enfants. Dans ce regard, où l’ardeur d’une âme adulte s’unissait à la limpidité de l’enfance, la mère, elle aussi, heureuse et charmée, noyait son regard.

— Savez-vous, mon frère, dit madame Grandvaux, vous devriez venir habiter avec nous, vous, Mathilde, et monsieur, qui ne doit pas vous quitter ? Je vous céderais la chambre de mon pauvre Auguste, et je coucherais dans celle d’Anna. M. Schirling, qui n’a point amené ses enfants, nous cédera bien deux chambres. Nous vivrons en famille aussi longtemps que cela vous conviendra.

— Sir John Schirling est ici ? s’écria M. Sargeaz.

— Oui, mon frère, il est revenu depuis quinze jours avec son neveu. Cela même avait fait grande joie à mon pauvre défunt ; car il les avait toujours regrettés, et nous n’avions eu affaire depuis ce temps qu’à de mauvais locataires ; mais il ne doit pas rester bien longtemps, à ce que je crois. Le sais-tu, Mathilde ?

— Pas précisément, ma tante ; sir George m’a dit qu’ils passeraient peut-être l’été.

— Sir George est le neveu ? demanda M. Sargeaz.

— Oui, mon père, c’est un gentleman fort aimable et très-courtois ; mais un peu léger de caractère, il me semble.

— Et tu n’aimes pas les caractères légers, Mathilde ?

— Non, dit-elle, avec un sourire.

Elle rencontra le regard profond du jeune comte fixé sur elle.

— Ma sœur, reprit M. Sargeaz, nous viendrons vous voir souvent. Mais tant que sir John Schirling sera ici, nous gênerions trop. Dimitri et moi, nous prendrons des chambres à l’hôtel. Je vous remercie.

Il se leva en même temps, car le jour baissait, et, après avoir embrassé les enfants, il reprit le chemin de Lausanne, accompagné de mademoiselle Charlet, de Mathilde et du comte. Au sortir de l’avenue, ils rencontrèrent face à face sir John et son neveu, qui rentraient.

Par un mouvement semblable, l’Anglais et M. Sargeaz firent un pas en arrière :

— Mon père, s’écria joyeusement Mathilde, ne reconnaissez-vous pas sir John Schirling ? mon meilleur ami, ajouta-t-elle.

— Oui, répondit M. Sargeaz d’une voix grave. Je vous salue, monsieur, dit-il ensuite, mais froidement.

L’Anglais, de son côté, fit un profond salut et passa, troublé, sans répondre.

— Je le croyais ton ami ? dit à son père Mathilde étonnée.

— Il l’a été, répondit M. Sargeaz.

— En effet, s’écria mademoiselle Charlet, quand il logea chez vous, je me le rappelle, vous paraissiez de grands amis.

— Les sympathies s’effacent quelquefois, répliqua M. Sargeaz avec un amer sourire.

— Non pas dans un caractère juste, à moins de choses graves, dit Mathilde ; sir John Schirling est digne de ton amitié.

— Il a maintenant mon estime, répondit M. Sargeaz.

Il détourna la conversation, et, tandis qu’ils suivaient la route, dont la ligne longue et blafarde tranchait au milieu des ombres, il interrogeait Mathilde sur les détails de son existence loin de lui, revenant sur des sujets déjà traités dans leur correspondance, mais dont il lui faisait préciser les circonstances et le sens. Et, malgré la présence du comte, qui marchait à côté d’elle, malgré celle de la tante Charlet, devenue d’ailleurs sourde, à son grand regret, Mathilde, en répondant à son père, révélait ses ennuis, ses haines, ses enthousiasmes. Jamais ce caractère âpre, noble et ardent ne s’était épanché avec plus de verve ; car elle avait près d’elle, pour la première fois, un être habitué à la comprendre, et qu’elle aimait et respectait.

— J’ai vécu seule jusqu’ici, mon père, dit-elle, et j’ai vingt-sept ans. Plus que seule, car j’étais parmi des êtres hostiles, indifférents ou railleurs, et toujours occupée, soit à me contenir, soit à me défendre. Il n’y a que sir John Schirling qui, bien que faible et découragé lui-même, m’ait été un appui. J’ai lutté vaillamment, je te le jure, et sans regret ; et les moments de faiblesse où j’ai pleuré et maudit la vie ont été rares. Mais enfin je suis lasse ; il me faut vivre d’une autre vie. Je ne te quitterai plus.

— Vous nous suivrez en Russie, Mathilde, dit le comte Tcherkoff.

Un peu étonnée d’abord de cette familiarité, mademoiselle Sargeaz le regarda sans répondre. Puis, avec élan :

— Eh bien ! soit, Dimitri, vous devez être mon frère, puisque mon père vous appelle son fils.

Elle lui tendit la main, qu’il prit dans la sienne ; mais, comme il se courbait pour la baiser de nouveau, elle la retira.

— Pas de ces faux respects, Dimitri ; je suis votre égale.

Malgré l’obscurité, elle vit briller sur elle un long regard vif et doux.

— Soyez tranquille, Mathilde, je vous respecte trop pour être servile avec vous.

— Ah ! vous comprenez cela ? reprit mademoiselle Sargeaz émue. Eh bien ! vous êtes le seul avec mon père… Elle ajouta : Mais êtes-vous vraiment l’homme qui veut ce qu’il croit ? Il en est si peu, même parmi les élus de l’intelligence, si peu qui ne sachent faire d’ingénieuses distinctions entre leurs actes et leur foi !

— Ma fille, interrompit M. Sargeaz, tu peux te fier à lui ! Celui-ci est une âme forte et neuve, que les torrents de la sophistique occidentale n’ont point dévastée. Ces fils de barbares, vois-tu, qui ont reçu l’idéal, c’est leur czar, et ils le servent avec des forces plus ardentes et plus jeunes que les nôtres. Quand tu connaîtras bien ton nouveau frère, Mathilde, tu feras plus que de l’aimer, tu le respecteras.

— Et maintenant, reprit en souriant le jeune comte, me permettrez-vous, Mathilde, de vous baiser la main ?

— Pourquoi ? répondit-elle étonnée. Donnez-moi plutôt un baiser de frère.

— Non, dit-il.

CHAPITRE XX


Trois semaines après, un dimanche, dans la soirée, Claire, vêtue de noir, se tenait à la grille de Beausite, et de temps en temps, faisant quelques pas sur la route, elle regardait du côté de Lausanne, puis revenait. Elle paraissait impatiente, même un peu inquiète.

Ce costume noir rendait plus éclatante la blancheur de son cou, de ses mains et de son visage. Elle avait maigri ; sa beauté était devenue plus fine et plus idéale ; mais les couleurs roses de la jeunesse et de la santé n’avaient point déserté ses joues. Son regard seul était chargé de mélancolie ; et ce n’était qu’à une certaine langueur dans les attitudes, à je ne sais quoi de doux et de pénétrant dans tout son être, qu’on retrouvait la trace de ses fatigues et de ses douleurs.

Comme elle était pensive, appuyée contre la grille, le bruit d’un pas lointain la tira de sa rêverie, et de nouveau elle s’avança et regarda sur la route ; mais ce qu’elle vit n’était point probablement ce qu’elle attendait, car elle retournait du côté de l’avenue, lorsqu’après un nouveau regard elle parut saisie de surprise et d’émotion. Une vive rougeur colora son visage ; elle rentra dans l’avenue et se dirigea lentement vers le massif de sapins le plus proche. Bientôt, parut à la grille un voyageur poudreux qui marchait d’un pas rapide, et qui, en apercevant Claire, poussa un cri de joie et courut vers elle. Ils pénétrèrent ensemble dans le massif, garni à l’intérieur d’un banc, sur lequel la jeune femme, vivement émue, se laissa tomber. Camille se plaça près d’elle. Il avait la figure tout éclairée de bonheur.

— Enfin, dit-il, enfin ! ne pensiez-vous pas que j’allais venir ?

— Vous n’avez donc pas reçu ma lettre ? demanda-t-elle.

— Laquelle ?

— Je vous ai écrit il y a trois jours.

— Non, il y a deux jours que j’ai quitté Paris. Cette lettre-là, ma Claire, était-elle plus tendre que l’autre ?

— Ne m’accusez jamais de manquer de tendresse pour vous. Si vous saviez…

— Mais comment pouvez-vous, si vous m’aimez, consentir à vivre loin de moi ? J’ai supporté cette absence de trois ans, tempérée par de si rares entrevues, parce que c’était nécessaire, parce qu’il le fallait ; mais à présent, vous êtes libre, libre entièrement, et par la loi et par la mort de votre père, et, de plus, par le mariage de M. Desfayes. Des craintes, chimériques peut-être, ne sont pas un obstacle capable d’arrêter un amour ardent ; non, Claire, vous ne m’aimez pas assez.

— Mon ami, je vous ferais avec bonheur tous les sacrifices ; mais quand il s’agit de mon enfant, de sa santé, de sa vie… Et puis, voyez-vous, réellement (elle fondit en larmes), je ne pourrais vivre séparée de lui.

— Oui, votre amour pour lui s’est exalté par toutes les peines qu’il vous a coûtées, par toutes les craintes qu’il vous inspire, et c’est, d’ailleurs, j’en conviens, un être pétri d’intelligence et d’amour. Mais à présent, surtout depuis que M. Desfayes a pris une autre femme, pourquoi votre mariage changerait-il ses résolutions ? Ne vous a-t-il pas promis, sans conditions, de vous laisser l’enfant ?

— Oh ! ses paroles, je les ai gardées dans na mémoire, et bien souvent je me les répète, en y cherchant ce que je dois espérer. Mais il y a toujours, vous le savez, plusieurs manières de comprendre. Écoutez bien, Camille, voici mot pour mot ce qu’il m’a dit :

« Que ferais-je de ce pauvre enfant qui est trop jeune pour te quitter encore ? » Trop jeune encore, entendez-vous ? cela ne semble point engager l’avenir. Et après il ajouta : « Garde-le donc. Je ne te le demanderai point. » Depuis trois ans j’en suis là, me répétant ces deux phrases et y cherchant une assurance que je n’y trouve pas. L’une me rassure ; l’autre excite mes craintes. Qu’en pensez-vous ?

— Je pense, chère amie, que les paroles de M. Desfayes ne sont point de celles qu’on grave sur le marbre, et qu’il les grave peu lui-même dans son souvenir. Cherchez plutôt quelle peut être son intention d’à présent, et vous la trouverez dans son intérêt. Quoiqu’il ait assez bien rétabli ses affaires, cependant il n’est plus riche, et le mariage qu’il vient de faire n’est guère moins désavantageux du côté de la fortune que…

— Mais elle a vendu son café soixante mille francs.

— Bah ! vraiment ? Eh bien ! oui, ce sont de pareilles aventures qui achalandent une maison. Notre époque a décidément du penchant pour la vertu. Cependant, voyons : ne croyez-vous pas qu’en prenant l’engagement d’élever votre fils jusqu’à vingt ans, sans que M. Desfayes ait à contribuer en aucune manière aux dépenses de son éducation…

— Ferdinand est fier ; vis-à-vis de vous, il le serait plus encore.

— Ne le nommez pas de ce nom, Claire, du moins devant moi. Pour vous, désormais, comme pour tout le monde, il n’est que M. Desfayes.

Elle rougit, baissa la tête et ne répondit pas.

— Vous le connaissez mieux que moi, reprit-il, découvrez donc les persuasions qu’on pourrait employer vis-à-vis de lui, et quelles qu’elles soient, qu’elles demandent le sacrifice de votre fortune ou le dévouement d’un honnête homme, j’y souscrirai.

Claire lui serra les mains avec reconnaissance.

— J’ai déjà beaucoup cherché en vain ; mais je chercherai encore. Ah ! Camille, je le sens, j’abuse de votre bonté pour moi. Quand je devrais vous remercier à genoux de vouloir bien m’aimer, vous si grand, si bon et si noble, je vous attriste par des refus, et je vous retiens dans la peine et dans l’incertitude. Vous mériteriez un cœur tout à vous, qui ne fût pas, comme le mien, flétri par tant de tristesses et engagé dans d’autres affections. Quelquefois, mon ami, en pensant à cela, je me sentirais le courage de renoncer à vous, car je ne suis pas libre de répondre à votre dévouement.

— Ne parle pas ainsi, dit-il en la serrant contre son cœur. Je t’ai adoptée telle que tu es, avec tes douleurs, tes souvenirs et tes liens ; je te garderai. Seulement, je te voudrais plus forte et plus décidée. Je te voudrais plus confiante en moi. Il me semble que tu oublies qu’en devenant ma femme, tu acquiers un protecteur brave et intelligent, qui saurait au besoin te défendre et te sauver. Aie donc un peu plus de foi, ma Claire. Ah ! murmura-t-il d’un ton de reproche, tu n’as pas le désir d’être à moi.

— Vous êtes injuste, lui répondit-elle d’une voix émue ; quand je songe au bonheur, c’est à vous. Si je venais à vous perdre, ma vie serait comme perdue aussi, ma jeunesse morte, et je ne resterais plus au monde que pour mes enfants. Mais je souffre pour vous, Camille, de ce que vous aimez un être si malheureux et si peu capable de vous faire du bien.

— Écoutez, reprit-il, je comprends vos inquiétudes, et la joie de notre union ne me consolerait pas de vous avoir privée de votre enfant. Mais ce qui m’irrite au delà de toute expression, c’est de vous voir encore à la merci de cet homme, après que les lois sociales vous ont séparée de lui. Toujours, quoi qu’on fasse, il sera donc l’éternel obstacle à votre bonheur ? Quelle odieuse fatalité ! Quoi ! vous êtes encore dans la plénitude de la jeunesse, vous n’avez connu l’amour que par ses douleurs, vous êtes libre, vous m’aimez, et je ne pourrai pas vous rendre heureuse ! parce que cet homme existe, bien qu’il vous oublie avec une autre femme, bien que vos liens avec lui soient légalement rompus !…

— Il est des liens qu’on ne peut rompre, dit Claire avec abattement.

— Ne dites pas cela, Claire ; vous respectez tout, hors notre amour. Ah ! s’écria-t-il dans un transport de rage et de douleur, oui, je suis malheureux ! Ah ! oui, je souffre, je vous l’assure ; car j’ai beau me donner à vous, je le vois bien, vous ne pouvez pas vous donner à moi.

— Camille ! dit la jeune femme, Camille ! ah ! si ce n’était l’enfant !…

Il fit quelques pas dans le bosquet, et revenant près de Claire :

— Eh bien ! que décidons-nous ?

— Je ne sais, répondit-elle, désolée de ne pouvoir lui donner d’autre réponse. Je connais bien M. Desfayes. Si je reste seule, il me laissera Fernand, peut-être ; mais s’il me voit donner à un autre, sur ses enfants, le pouvoir d’un père…

— Après tout, dit Camille pensif, c’est logique, et peut-être en ferais-je autant ? Eh bien ! moi je propose ceci : marions-nous et partons dès le lendemain, avec vos enfants, pour le nouveau monde, qui, soit dans ses déserts, soit dans ses foules, nous cachera bien. — Oui, dit-il en s’arrêtant tout à coup avec une sorte de stupeur, mais ai-je bien le droit d’enlever à cet homme ses enfants ?

Ils se regardaient en silence, quand ils entendirent un bruit de sanglots, et au travers des branches des sapins ils aperçurent Louise qui entrait dans l’avenue, tenant la petite Clara dans ses bras.

— Fernand ! où est Fernand ? s’écria Claire.

Et elle voulut s’élancer, mais devint toute pâle et chancela.

— Ne vous effrayez pas ainsi, je vous en supplie, lui dit Camille, la forçant à se rasseoir, il sera resté en arrière. Il ne peut lui être arrivé malheur.

Mais, sur un nouveau gémissement de Louise, Claire se releva et courut vers la jeune bonne. D’une voix que la terreur étranglait et dilatait par éclats :

— Fernand ! Fernand ! disait-elle.

— Madame ! s’écria Louise, qui tomba sur ses genoux en joignant les mains, ah ! madame, ce n’est pas ma faute. J’ai fait tout ce que j’ai pu… le petit aussi ; mais ils ont voulu le garder.

Toutes les craintes de Claire étaient confirmées. La commotion qu’elle éprouva fut terrible. Elle voulut courir, mais ses jambes fléchirent, et, sa raison semblant égarée, elle se mit à marcher du côté de la grille, en se traînant sur les mains et sur les genoux.

— Qu’est-il arrivé ? au nom de Dieu ! demandait Camille en secouant Louise.

— Ils nous l’ont pris, monsieur ! M. Desfayes et madame Fonjallaz ont gardé le petit et ne veulent pas nous le rendre. Ah ! madame avait bien raison de pleurer ce matin quand nous sommes partis !

— Claire ! s’écria Camille en s’élançant vers elle, ne désespère pas. Si cela est possible, je te le rendrai.

Il la saisit en même temps dans ses bras pour l’emmener à Beausite ; mais elle se débattit, et comme ils étaient auprès de la grille, sa tête alla heurter contre les barreaux de fer. Alors elle demeura privée de sentiment, et Camille, aidé de Louise, l’emporta à la maison.

Après qu’on lui eut prodigué les premiers soins, madame Grandvaux et Louise complétèrent pour Camille tous les détails relatifs à l’événement :

On avait coutume d’envoyer tous les mois les enfants chez leur père ; mais, cette fois, à cause de l’odieux mariage qu’il venait de faire, Claire n’avait pu s’y résoudre que sur l’injonction de M. Desfayes, qui les avait attendus en vain le dimanche précédent. Les enfants d’ailleurs n’y tenaient guère, et il n’y avait que la petite qui parlât souvent de son papa, à cause des bonbons et des joujoux qu’il lui donnait. Mais Fernand s’ennuyait de ces visites, et il avait bien compris la situation de sa mère, puisqu’une fois, devant Louise, son papa lui demandant : « M’aimes-tu ? » il avait répondu : « Pas beaucoup. »

Et quand M. Desfayes avait demandé pourquoi ? L’enfant avait dit :

— Parce que j’aime maman.

Alors M. Desfayes n’avait rien répliqué ; mais il était devenu sombre, et depuis ce temps Louise était sûre qu’il pensait toujours à cela.

Cette fois, madame Fonjallaz avait voulu caresser Fernand, mais il l’avait repoussée. Elle avait fait semblant de pleurer, en se plaignant qu’on avait excité l’enfant contre elle, et, après une longue conversation entre les deux époux, M. Desfayes était venu signifier à Louise sa volonté de garder Fernand. Louise avait protesté et supplié en vain ; elle en avait appelé à l’enfant lui-même, et celui-ci avait résisté en criant et s’était attaché à elle pour la suivre, mais madame Fonjallaz l’avait emporté de force. La jeune bonne enfin, tout éplorée, avait dû partir seule avec la petite Clara, qui la tirait par la main, en disant :

— Allons le dire à maman, bien vite.

— Je suis sûre que le pauvre innocent sera tombé dans une crise après cela, ajoutait Louise, et ils ne savent seulement pas le soigner. Mais, s’ils le laissent étouffer, pour le coup, madame est morte !

— Chut ! dit Camille en voyant Claire faire un mouvement.

Elle ouvrit les yeux, en effet, puis les referma, et se mit à trembler de tous ses membres. Camille la prit dans ses bras, et une larme brûlante tomba de ses yeux sur le visage de Claire. Elle lui ouvrit son âme alors par un regard plein d’un désespoir sombre, et referma encore les yeux après lui avoir serré la main.

— Où vas-tu, Anna ? demanda madame Grandvaux à sa fille en la voyant avec son châle et son chapeau, et avec le petit Fritz, qui ne la quittait plus et s’attachait toujours à sa robe.

— Je vais leur parler, maman.

— À ton beau-frère ?… à M. Desfayes ? dit-elle en se reprenant, et à cette femme !

— Qu’importe ! si je puis ramener Fernand.

— Allez, chère fille, allez ! s’écria Camille. Dites tout ce qu’il faut, et rappelez-vous qu’elle sacrifierait tout pour lui.

— Oui, va ! dit Claire.

En embrassant sa sœur, elle fondit en larmes, et cela lui fit du bien.

Anna ne revint qu’à la nuit ; mais elle revint seule. M. Desfayes avait été inflexible.

Madame Fonjallaz, ou plutôt la nouvelle madame Desfayes, s’était plu d’abord à se montrer magnanime, et à prendre Anna sous sa protection ; mais celle-ci vit bientôt que ce n’était qu’un jeu, et que cette femme ne visait au fond qu’à irriter M. Desfayes ; quand Anna lui avait dit :

— Vous êtes mère, madame ; si on vous enlevait votre enfant ?

M. Desfayes est père aussi, je pense. Est-ce que Fernand ne serait pas son fils ? avait répondu l’insolente créature. Que voulez-vous ? Quand on veut garder ses enfants, on ne divorce pas.

Cependant, elle était venue conduire Anna jusqu’en dehors de l’appartement, et là, lui avait dit, d’un ton de confidence, que M. Desfayes était très-irrité, parce qu’il s’était aperçu qu’on avait prévenu l’enfant contre lui et contre sa femme ; pour elle, on avait beau être injuste, elle pardonnait tout et ne cherchait pas à se venger, quoiqu’elle eût été, certes, bien froissée de certains propos, qu’elle ne méritait pas ; mais enfin, réellement, elle avait pitié de cette pauvre madame Claire, et, loin de parler contre elle, si plus tard elle trouvait l’occasion de lui renvoyer l’enfant, elle le ferait. Il fallait attendre ; on verrait ; pour le moment, la chose était impossible.

C’était à Camille, venu sur la route au-devant d’elle, qu’Anna racontait ceci. Elle ajoutait, en sanglotant, que Fernand s’était jeté dans ses bras en la voyant, et qu’il avait demandé à grands cris à retourner auprès de sa mère. Anna s’était efforcée de le calmer ; mais qu’il pleurât ou ne pleurât point, sa douleur restait en lui ; on le voyait à son air, à sa poitrine oppressée. Il avait dû avoir une crise ; car il était pâle, abattu, brisé ; jusque-là on n’avait pu lui faire prendre aucune nourriture, et Anna seule avait obtenu qu’il mangeât un peu. Ensuite, elle l’avait couché, en lui donnant les soins qu’il recevait d’habitude, et madame Fonjallaz, qui était présente, regardait tout cela en souriant de mépris.

— Mon ami, dit la jeune fille en achevant son récit, cet enfant est une sensitive ; s’il reste avec eux il est perdu.

— Peut-être, en effet, dit Camille, a-t-on malheureusement exagéré les soins que sa santé demandait ?

— Je ne crois pas ; s’il eût été mal soigné, il ne serait plus. Tant d’enfants meurent en bas âge par l’inintelligence de ceux qui les soignent ! Moi, je crois qu’un enfant vient au monde pour vivre et qu’il ne devrait pas mourir sans avoir vécu. Mais on connaît et l’on comprend si peu ces petits êtres ! Claire, elle, avait trouvé ce qu’il fallait à son fils ; elle le connaît bien, et c’est par elle qu’il vit depuis sa naissance. Mais il est encore loin, le pauvre bien-aimé, d’être fort !

— Ces crises continuent ?

— Oui, quoique plus faibles et plus rares. On croyait qu’il allait guérir ; mais, à présent…

— Eh bien ! je crois que je devine la Fonjallaz. Elle est certainement l’instigateur de tout ceci, quoiqu’il soit naturel que M. Desfayes, ayant maintenant un ménage, veuille reprendre son enfant. Pour elle, au fond, elle ne se soucie guère d’un enfant de plus ; car elle a déjà le sien, et il peut lui en venir d’autres. Elle sait aussi que les dépenses de l’éducation d’un jeune homme sont quelque chose, et c’est une de ces femmes qui prévoient de loin. Je crois donc qu’elle se prêterait volontiers à renvoyer l’enfant dans quelque temps d’ici ; et peut-être même alors travaillera-t-elle pour nous. Mais ce ne sera pas avant d’avoir écrasé le cœur de sa rivale et savouré pleinement sa vengeance. Vous avez remarqué son jeu vis-à-vis de vous, et l’insolence de sa compassion pour Claire ?

— Ce que vous supposez peut être vrai, dit Anna ; mais M. Desfayes tient à son fils, je l’ai vu. La présence même de la petite Fonjallaz dans sa maison devait lui donner ce désir. Avoir sous les yeux l’enfant d’un autre et penser au sien !… Enfin, j’ai obtenu quelque chose pourtant, c’est que Louise irait soigner notre pauvre ange, du moins dans les premiers temps.

On ne rapporta de ces choses à Claire que ce qui pouvait le moins irriter sa peine, et Camille s’efforça de lui faire partager cette espérance que, par l’action même de son ennemie, plus tard, son fils pourrait lui être rendu. Claire espéra ; mais au milieu d’une torture incessante, et à laquelle ses forces devaient succomber. Vivant en idée avec l’enfant, elle le suivait dans tous les actes de sa journée. À tel moment, à tel autre, elle devinait, supposait que telle chose devait lui manquer, et elle l’en voyait souffrir.

Elle savait bien que nul ne pouvait remplacer pour Fernand ses soins à elle, non plus que les caresses dont jusque-là elle l’avait nourri ! Elle seule connaissait cette nature divinement souffreteuse, et pouvait la toucher comme il le fallait. Absorbée sans cesse, on voyait quelquefois tout à coup pâlir ses lèvres sous quelque spasme de douleur.

Louise était donc allée habiter chez M. Desfayes, et l’enfant avait revu sa bonne avec joie. Deux ou trois fois par semaine, Anna se rencontrait avec eux sur la promenade Montbenon. La petite Fonjallaz s’y trouvait aussi, et mademoiselle Grandvaux remarqua tout d’abord avec chagrin qu’une profonde antipathie existait entre ces deux enfants. La petite fille était vaniteuse, babillarde, menteuse et taquine ; et, d’après les rapports de Louise, Anna vit que le plus redoutable ennemi de son neveu était cette enfant méchante et rusée, que sa mère approuvait toujours, et que peut-être, sans en avoir bien conscience, elle excitait contre lui.

En vain mademoiselle Grandvaux essaya d’établir entre eux quelque intimité. La nature de Fernand repoussait d’instinct celle de la petite Élisa ; et d’ailleurs il ne jouait guère. Quand il était près de sa chère tante, il se couchait sur ses genoux, l’entourait de ses bras et causait avec elle. Anna voulait ménager la sensibilité de l’enfant ; mais quand elle tardait trop à aborder le sujet qu’il attendait, il disait : Maman ! d’un ton de reproche. Alors elle parlait de Claire, de Beausite, et il pleurait en l’écoutant, le visage caché dans le sein de sa jeune tante, et cherchant à lui dérober ses larmes, afin qu’elle parlât toujours.

Chaque fois, au moment de la séparation, c’était une scène déchirante, car il voulait retourner avec sa tante à Beausite.

Pour Claire, elle ne cherchait pas à revoir l’enfant, ne se sentant pas assez forte pour cette épreuve, et la redoutant aussi pour lui. Dès la seconde semaine qui suivit le départ de Fernand, on remarqua qu’elle s’absentait régulièrement tous les deux jours à la nuit tombée, après avoir couché sa petite fille et elle restait absente une heure environ. Anna et madame Grandvaux crurent à des entrevues avec Camille, mais on sut plus tard que Claire courait seule ainsi jusqu’à Montbenon, où Louise venait lui rendre compte de tout ce que l’enfant avait fait, ou plutôt souffert, pendant ces deux jours. Les tortures que cette pauvre femme recueillait ainsi de la bouche étourdie de la jeune servante, elle seule eût pu les dire, et elle n’en parla jamais. Anna en devina la plus grande partie, par ce qu’elle tenait elle-même de Louise : c’étaient tous les détails d’un véritable martyre pour un enfant tel que Fernand. Sa belle-mère, impatiente, fantasque, le frappait quelquefois, lui que la douce main de sa mère n’avait touché de sa vie que pour lui apporter du bien-être, ou un témoignage de tendresse.

La petite Élisa le contrariait en toutes choses, le primait sur tout, lui arrachait ce qui était à lui, le pinçait parfois. On blâmait devant lui son éducation ; on riait de ses susceptibilités ; on contraignait ses répugnances. M. Desfayes était le premier à donner dans ce système, disant qu’on avait énervé cet enfant par trop de soins, et qu’il fallait le fortifier par un traitement tout différent. Cela ne pouvait avoir lieu sans un temps d’épreuve. C’est pourquoi on ne s’inquiéta pas trop de voir l’enfant pâlir, perdre l’appétit, et rester des heures entières assis dans un coin, songeur. Quelquefois son père lui disait : Fernand ! que fais-tu là ? Il tressaillait alors, une rougeur venait à ses joues, et, sans répondre, il montrait un livre, qu’il tenait mais ne lisait pas.

On décida de l’envoyer à l’école, et que cela le distrairait. L’étude, en effet, l’attira beaucoup, et il fit des progrès rapides ; mais il n’eut pas de camarades ; pendant les récréations, il lisait, ou pleurait tout doucement, dans ses mains fermées, en feignant de dormir.

Après un mois de séjour à Lausanne, Camille, voyant Claire encore indécise, voulut partir ; mais le cœur de la pauvre femme se brisant à l’idée de cette séparation nouvelle, elle le supplia en pleurant de ne point l’abandonner. De son côté, madame Grandvaux, inquiète pour sa fille des mauvais propos, la pressa d’épouser le jeune Français, lui représentant que plus qu’une autre elle avait besoin d’un protecteur. Claire se maria. Elle aimait Camille ; mais le bonheur, elle n’y songeait plus.

Le premier acte de Camille, comme époux de Claire, fut d’écrire à M. Desfayes pour le persuader, par toutes les raisons qu’il put invoquer, de rendre Fernand à sa mère. Il alléguait le caractère particulier de l’enfant et sa frêle santé, les troubles domestiques bien connus qui résultent des préférences d’une belle-mère, et il engageait sa parole et offrait de prendre, s’il le fallait, des engagements écrits pour assurer à Fernand l’éducation la plus complète et la plus brillante. M. Desfayes répondit par quelques paroles sèches, où il déclarait qu’il voulait et devait garder son fils ; qu’il trouvait fort étranges de semblables propositions, et que, s’il eût jamais été possible que Fernand fût rendu à sa mère, il ne serait pas livré désormais à la femme d’un étranger.

Il envoya Fernand à Beausite le lendemain, sous la garde d’une nouvelle bonne, car Louise, chassée par madame Desfayes, était retournée près de Claire. Cette entrevue fut d’une horrible douceur pour le pauvre enfant et pour sa mère. Ils passèrent toute la journée dans les bras l’un de l’autre, se souriant et pleurant ; mais, quand il fallut partir, la résistance de l’enfant causa une scène qui brisa Claire. Il emportait cependant son beau pigeon roux qui l’avait reconnu, et le caressait encore ; puis on devait se revoir.

Se revoir ! Claire répétait ce mot en se tordant les mains quand elle était seule. Ah ! comme il était pâle ! comme il avait changé ! Cette organisation si nerveuse, si vibrante, adoucie à force d’amour, elle la voyait maintenant tendue, souffrante, irritée ! Elle n’osait s’avouer à elle-même tout ce dont elle avait peur.

La solitude la tuait ; la présence de ses amis, même celle de Camille, parfois, lui était importune. Claire, cependant, s’efforçait de sourire à son mari, et par moments, se reprochant de ne pas assez répondre à son amour, elle le comblait de caresses ; mais il sentait bien que l’âme n’y était pas tout entière, et voyant que ni la vivacité de sa tendresse, ni le charme de son esprit, ni l’agrément de son caractère, ne pouvaient parvenir à apaiser cette douleur, lui-même, découragé, se laissa aller à la tristesse.

Camille songea plus d’une fois au parti désespéré d’enlever Fernand et de s’expatrier avec Claire. Mais il ne pouvait s’empêcher de réfléchir aux conséquences d’un pareil acte, qui le bannissait à jamais de sa patrie et le jetait sous le coup de peines sévères. Par là, non-seulement il brisait sa carrière, mais il se bannissait du monde des arts, où il avait eu des succès assez remarquables, et qu’il aimait. Son nom, qu’il avait rêvé glorieux, et que répétait déjà la voix publique, il devrait désormais le cacher, l’enfouir dans l’oubli des hommes ; il perdait du même coup l’aisance et le travail. Les biens de Claire ne pouvaient être vendus facilement, ni d’un jour à l’autre. Enfin la conscience de Camille n’était pas tout à fait tranquille à l’idée d’enlever des enfants à leur père. Et, par tous ces motifs, malgré son amour pour sa femme, il hésitait.

Claire vit cette hésitation sans la bien comprendre, et ne dit rien ; mais ce lui fut une déception amère. Plus tard, quand son mari lui proposa faiblement ce parti de l’exil comme dernier remède, tout en lui représentant les dangers qu’il avait pour eux, elle répondit évasivement et parut entrer dans ses vues. Mais elle se dit à elle-même avec désespoir qu’elle était seule encore, seule à aimer son fils et à vouloir tout sacrifier pour lui.

On était au mois de septembre. Étienne allait revenir. Naples avait ouvert ses portes au conquérant béni de la liberté. Le succès était assuré dans cette partie de l’Italie, et de nouvelles expéditions devenaient plus que douteuses. Étienne prit congé de ses frères d’armes et se rendit près de son père, qui revenait d’un voyage en France avec le comte Tcherkoff.

Étienne n’était plus le même qu’à son départ ; il avait l’air martial, fort et joyeux. Il serra le petit Fritz dans ses bras avec transport et plia le genou devant la mère adoptive.

— Ô ma sainte chérie ! lui dit-il, si tu ne veux pas que je t’aime, je t’adorerai.

Elle ne se défendit point d’être aimée, et peu à peu, bien que la joie pure et complète des premiers temps ne půt être rappelée, ils redevinrent amants. Depuis la mort de son père, Anna était libre.

Presque tous les jours, la famille se réunissait à Beausite, et le comte Tcherkoff semblait devenu un de ses membres. Malgré sa réserve habituelle, on ne le sentait pas étranger. Quand il s’animait parfois, il devenait étincelant de verve, d’intrépidité, de sublimes audaces. M. Sargeaz avait promis d’habiter Beausite aussitôt après le départ de sir John Schirling.

Celui-ci, venu, prétendait-il, pour montrer la Suisse à son neveu, ne bougeait guère de Lausanne, et leur seule distraction à l’un comme à l’autre paraissait être la société de Mathilde ; mais, depuis le retour de M. Sargeaz, ils la voyaient peu, car il y avait décidément une antipathie prononcée entre M. Sargeaz et sir John Schirling ; ils se bornaient à se saluer en se rencontrant, mais sans se parler jamais. Mathilde n’avait pu savoir les raisons de cette bizarrerie, qui la contrariait beaucoup dans son amitié pour sir John.

Un jour, — il y avait une semaine environ que M. Sargeaz était de retour, — l’Anglais, en apercevant Mathilde seule au jardin, se hâta d’aller la rejoindre. Il paraissait fort ému, et son visage portait, plus vive que jamais, cette expression de souffrance secrète, qui lui était habituelle.

— Écoutez-moi, Mathilde, lui dit-il, je ne puis rester ici plus longtemps, et je ne sais quand nous pourrons nous revoir, si vous n’acceptez pas la proposition que je viens vous faire. Vous me connaissez, vous avez confiance en moi, et vous savez mon attachement pour vous ; enfin vous connaissez aussi mon neveu. Il vous aime et m’a chargé de vous demander votre main. Sir George est un honnête homme, et il vous estime très-haut, Mathilde ; il est plein de délicatesse et de générosité ; de plus, il est riche et jouit d’un revenu de mille livres sterling.

— Mais, monsieur…

— Attendez, miss ! Sir George n’est pas un de ces hommes dont la mesquine jalousie s’effraye du mérite d’une femme. Il profitera de vos conseils ; il signerait au besoin vos écrits, et je ne doute pas qu’avec votre aide il ne parvînt à entrer à la chambre des communes, à s’y faire un nom, à servir la cause du progrès dans notre patrie.

— Tout cela me toucherait beaucoup, monsieur ; mais je n’aime pas sir George.

— Toujours la même réponse, dit-il désespéré.

— Que voulez-vous ? Si je me marie, ce sera pour n’être plus seule, mais pour être deux. Assurément, l’absorption de l’un par l’autre est préférable à la contradiction et à la lutte ; mais ce n’est pas le bonheur et ce n’est pas l’amour. Sir George a l’esprit facile et l’âme généreuse, je le crois ; mais, vous l’avouez vous-même, il ne se tiendrait pas à mes côtés et me suivrait seulement. Avec lui, je serais seule encore ; je ne me sentirais pas vraiment mariée, et ne serais pas une bonne épouse. Eh bien, ou je ne me marierai jamais, ou j’épouserai un homme dont l’individualité haute et forte se fera sentir à moi ; que j’aiderai sans doute, mais sur qui je pourrai m’appuyer à mon tour ; une âme assez profonde et assez vaste, sir John, pour qu’après des années d’union elle puisse encore m’éclairer, parfois me surprendre.

Les yeux de Mathilde brillaient d’un éclat humide, et une douce rougeur colorait son front. Sir John la regardait avec surprise :

— Connaîtriez-vous déjà cet homme ? murmura-t-il.

Elle ne répondit pas à cette question ; mais, revenant à lui et voyant sur sa figure les marques d’un profond chagrin, elle lui prit la main affectueusement :

— Cher monsieur, dit-elle avec plus de sentiment qu’elle n’en avait jamais montré, pourquoi ne puis-je mieux répondre à tant de généreuse affection que vous avez pour moi ? Bien souvent, je me suis demandé pourquoi vous m’aimiez ainsi. Je voudrais de tout mon cœur ne point me séparer de vous ; mais vous retournez en Angleterre, et moi je suivrai bientôt mon père en Russie, où une noble tâche m’appelle. Du moins, nous nous écrirons.

— Mathilde, dit-il d’une voix sourde, Mathilde, c’est impossible ! Je ne puis vous perdre. Je n’y consentirai pas.

Et, comme elle le regardait étonnée, elle le vit en proie à un violent combat. Il rougissait et pâlissait. Tous les traits de son visage exprimaient l’angoisse, le désir, une honte secrète. Une larme enfin, lourde et amère, se détacha de ses joues, et il joignit les mains avec force :

— Depuis huit ans, Mathilde, j’ai mis tout en œuvre pour me faire aimer de vous et vous attacher à moi. J’ai compromis la paix de mon intérieur ; et peut-être, hélas ! vous ai-je vous-même compromise. J’ai fait mille démarches ; j’ai créé mille rêves ; j’ai vécu de cette pensée, et tout cela vous le rendez vain d’un mot ! Vous ne m’aimez point, Mathilde.

— Monsieur ! dit-elle étourdie de toutes les pensées qui lui vinrent en ce moment, je ne puis vous répondre ; je suis toute à l’étonnement ; je ne comprends pas.

— Je suis votre père ! lui dit-il.

Elle resta muette un moment, puis elle s’écria :

— C’est impossible !

— C’est la réalité, Mathilde. Pendant ma jeunesse, je vous l’ai déjà dit, avant d’avoir compris la vie, j’ai commis le mal. J’en ai beaucoup souffert, et dans ma conscience et par vous-même, dans les efforts vains de ma tendresse pour vous. Je ne sais pourquoi : est-ce l’importance même et le regret de ma faute qui m’attachaient à elle ? est-ce l’amour de vingt ans, le premier amour ? mais jamais je n’ai cessé de penser à votre mère avec un tendre intérêt. Je l’ai quittée, contraint de partir. Depuis, je l’ai plainte ; récemment, je l’ai pleurée. Et vous, Mathilde, vous, l’enfant de l’adultère, exilée de moi et livrée par la loi au pouvoir et à l’affection d’un autre, j’ai toujours aspiré à vous ressaisir, et vous m’êtes de mes enfants la plus chère. J’aurais voulu vous aimer, être aimé de vous, et vous posséder près de moi sans être obligé de faire un aveu dont je dois rougir et qui sans doute, hélas ! vous humilie. Mais toutes mes tentatives ont échoué. Maintenant, Mathilde, ma fille, voulez-vous me suivre ? Je vous en supplie à genoux !

Il se courbait en effet devant elle, les mains jointes.

Éperdue, elle s’écria :

— Mais c’est un rêve ! Je vous aime et je vous plains. Je vous suivrais certainement si j’étais… orpheline, mais… Elle s’arrêta : Ah ! vous avez beau dire, M. Sargeaz est mon père. Il est mon père ! Je le sais bien, moi !

— Mathilde ! Mathilde ! ne doutez pas. Lui-même, celui que vous appelez votre père, il sait que je dis vrai.

— Lui ! dit Mathilde ; il sait qu’il n’est pas mon père, et il m’a aimée si fortement ! Il m’a caressée quand j’étais petite, et consolée ! Il m’a élevée, soutenue en toute occasion ! Il m’a nourrie de son travail et de son âme !… Ah ! s’écria-t-elle en poussant du plus profond de son cœur un grand cri et se jetant dans les bras de M. Sargeaz, qu’elle vit tout à coup près d’eux, vous vous trompez, c’est mon père !

— Je ne vous ai point épié, monsieur, dit le vieillard avec noblesse et d’un ton plein de douceur. Vous vous êtes avancé imprudemment derrière cette allée, où nous étions assis, Tcherkoff et moi. J’hésitais à vous interrompre, et d’ailleurs Mathilde devait être laissée libre. Mais vous avez fait appel à mon témoignage, je suis venu.

Et se tournant vers Mathilde :

— Il a dit la vérité.

L’attitude de sir John était navrante d’abattement.

— Je vous ai fait beaucoup de mal, monsieur, dit-il… j’en ai bien souffert.

— Je le sais, répondit M. Sargeaz. Aussi, quoique nous ne puissions jamais nous donner la main, je vous estime, et je vous ai pardonné. Après un instant de silence, il reprit :

— Choisis, Mathilde.

— Non ! dit sir John Schirling, en interrompant la jeune fille, au moment où elle allait répondre, je me retire. Miss Mathilde a déjà parlé, et ce qu’elle a dit est juste. Elle m’a fait sentir que j’allais commettre un nouveau crime vis-à-vis de vous. C’est vous, en effet, monsieur, vous qui, depuis l’enfance, l’avez élevée et chérie, c’est vous qui êtes son véritable père.

Il ne put retenir ses larmes en disant :

— Mathilde, au moins, serai-je encore votre ami ?

— Le plus cher, après lui, répondit-elle en désignant M. Sargeaz.

En même temps, elle serrait avec effusion les mains de sir John.

Il la remercia du regard et s’éloigna, brisé de douleur.

Mathilde prit ensuite la main de M. Sargeaz, et l’entraînant à quelques pas, afin de se dérober à la vue de sir John, elle lui jeta les bras autour du cou et l’étreignit contre son cœur avec une sorte de délire. Et elle pleurait, Mathilde !

— Ah ! lui dit-elle, toi que j’estimais si haut déjà, je ne te connaissais pas encore. Je recevais tes soins comme chose due, sans savoir que chacune de tes caresses et chacun de tes conseils était une grâce, un bienfait, une élection. Oh ! mon vrai père, je t’aime ! et quand je devrais n’être jamais aimée que de toi, va, cela me suffirait.

— Non ! dit-il, en l’emportant jusqu’au banc tout proche, où se trouvait Dimitri.

Et la faisant asseoir près du jeune homme, il les enlaça du même bras tous deux, en ajoutant :

— Nous vivrons à trois, désormais.

— Chère Mathilde, voulez-vous être ma femme ? demanda en tremblant Dimitri.

— Je vous aime ! répondit-elle.

Le jeune homme la serra dans ses bras avec une joie profonde, puis il dit :

— J’ai entrepris, vous le savez, une œuvre immense. Nous avons à faire passer de l’état de serfs à l’état d’hommes des milliers de créatures ; nous avons à lutter contre des difficultés ardues, des lois féroces, contre les iniquités les plus sanglantes et les répugnances les plus stupides, et nous serons exposés de tous côtés aux poignards du peuple, aussi bien qu’aux cachots du czar. En outre, ce qui se tramera en Russie de réformes sociales ou politiques, par la seule voie possible des conspirations, j’en serai. Ce n’est donc point la grandeur ni la fortune que je vous offre, Mathilde. Peut-être est-ce la torture et la mort.

Elle s’écria, rayonnante d’enthousiasme :

— Je vous remercie, nous serons heureux !

— Je puis maintenant, dit M. Sargeaz, te raconter, devant ton mari, l’histoire de ta mère. Elle est triste, mon enfant ; mais je te supplie d’être indulgente. Jusqu’ici tu as détesté les égarements des hommes ; mais la haine est peu féconde. Si tu veux savoir relever les faibles, il faut chercher à les comprendre et distinguer l’être de sa propre action.

Ta mère était un être bon, mais sans force. Elle était de ces créatures mobiles et vacillantes que tout ce qui brille attire et séduit ; souvent folle, toujours sincère. Elle m’a aimé, et je lui dois deux ans de bonheur.

Puis… elle en aima un autre, sir John Schirling. Il était beau alors ; il avait vingt ans. D’abord je ne vis rien ; j’avais confiance en elle ; mais elle ne savait pas tromper, et bientôt je compris tout. Déjà nous avions un fils ; nous ne pouvions pas nous séparer… Je cherchai donc à force de dévouement à reprendre son âme ; j’acceptai l’enfant de sa faute, et m’efforçai d’édifier sur les ruines de notre amour une amitié forte.

D’abord, elle sembla comprendre, puis elle oublia… Plus tard enfin, abandonnée par un autre amant qu’elle poursuivit avec folie, elle révéla notre malheur à toute la ville. On me conseillait alors, on m’imposait même, au nom de mon honneur, le divorce. Mais que fût-elle devenue, privée de ses enfants et du seul ami qu’elle eût au monde ? Je ne pus oublier qu’elle avait été ma femme, et qu’elle était votre mère ; je voulus remplir le serment que j’avais fait de la protéger toujours, et la sauver de l’abjection et de la misère où elle serait tombée. Ses enfants seuls ignoraient sa honte ; elle se savait déshonorée, et l’opinion publique, au lieu de la soutenir, l’écrasait. Je m’expatriai, vous laissant ici.

J’eus tort en cela, non pour toi, mais pour Étienne, trop faible pour rester seul. Je redoutais pour vous le spectacle d’une mère-enfant, aigrie par ses ennuis et par ses remords. Je voulais conserver en vous le respect. Je me trompai, nous devions nous sauver ou périr ensemble. Tout en ne voulant pas rompre le faisceau, je le déliais, et mon fils autant que sa mère avait besoin de moi. Dieu merci ! maintenant il est sauvé par lui-même et par celle qui l’aime.

Pendant plusieurs années encore, ma fille, là-bas, j’eus à lutter contre des caprices qui me déchiraient le cœur. Heureusement, je n’ai jamais cessé de l’aimer ; elle le sentait, et plus d’une fois sa confiance en moi l’a sauvée. J’étais son père et son ami. Enfin, nous allions nous réunir tous, et je me réjouissais de voir, au milieu de vous, sa vieillesse heureuse et honorée. C’est à ce moment qu’elle est morte, en me bénissant comme un sauveur, et fortifiée pour une autre vie.

Quant à toi, Mathilde, après avoir beaucoup souffert de ta présence, ta faiblesse, tes cris, ta divine ignorance du mal qui t’avait créée, apaisèrent mes révoltes vis-à-vis de toi. Plus d’une fois, au milieu des obligations d’une vie intérieure modeste, j’eus à te donner moi-même des soins ; tu me souriais ; tu semblais attirée vers moi. Quand j’eus obtenu de mon cœur de t’aimer un peu, cette affection devint passionnée, profonde, immense comme le sacrifice et la douleur dont tu avais été la cause. Tu devins alors ma fille réellement, par l’effet d’une génération supérieure, plus forte et plus féconde, œuvre d’un effort moral vers la justice. Et tu es devenue, Mathilde, ma joie et mon orgueil.

Mathilde baisa la main de son père.

— Je tâcherai de penser à ma mère sans amertume, dit-elle, et cependant, combien elle t’a fait souffrir !

— Qu’importe ! répondit-il, j’ai beaucoup aimé. On aime dans la douleur, vois-tu, bien plus profondément que dans la joie. Elle élève l’esprit et étend le cœur.

— Ce n’est pas à moi de discuter ton dévouement, reprit-elle, puisque sans lui je tombais avec ma mère dans les bas-fonds de la misère et de la honte.

Mais elle restait rêveuse, étonnée, occupée d’analyser une secrète protestation.

Depuis un moment ils se taisaient, marchant tous les trois côte à côte, dans les allées, avec ce regard immobile qui fixe les choses intérieures.

Ils étaient en face de la maison, quand la porte vitrée donnant sur le jardin s’ouvrit, et ils virent Claire qui sortait précipitamment. Elle avait l’attitude d’une personne écrasée par la douleur, les bras abattus, les mains jointes, et tout à coup, par un geste désespéré, elle les éleva au-dessus de sa tête, et, s’affaissant, tomba dans l’allée sur le gazon.

— Elle se trouve mal ! s’écria Dimitri en courant vers elle.

Mathilde et M. Sargeaz le suivirent. Claire, pâle, crispée et levant sur eux des yeux hagards, sembla d’abord effarouchée de leur sollicitude. Mais enfin, sur leurs instances, elle raconta en phrases entrecoupées le motif de son chagrin.

C’était le jour où Fernand devait venir à Beausite ; mais le matin on avait reçu la nouvelle qu’il était malade. Louise alors était allée pour le voir, et avait appris de la servante des Desfayes d’affreux détails. Ce beau pigeon que l’enfant avait emporté de Beausite, et qui faisait là-bas toute sa joie, madame Fonjallaz ne le pouvait souffrir, et elle exigeait qu’on renfermât toujours dans une cage la pauvre bête, habituée à sa liberté.

Un jour que Fernand, par pitié pour son ami, avait enfreint la défense, à son retour de l’école, il n’avait plus retrouvé le pigeon roux. On avait prétendu qu’il s’était envolé ; mais l’enfant, inquiet, le cherchant toujours, l’avait enfin trouvé mort entre les mains de la cuisinière, occupée à le plumer. Dans son indignation, il avait frappé cette fille, qui, disait-elle, ne lui en voulait pas ; puis il était tombé raide par terre, et depuis ce moment il était au lit avec une grosse fièvre, pleurant et poussant des cris au souvenir du meurtre de son ami.

— Ils me le tuent ! Je le savais ! murmura la pauvre mère.

Et ses lèvres pâlirent, et ses yeux se fermèrent, comme pour voiler la souffrance horrible qu’elle éprouvait. Camille, qui la cherchait, vint et l’emmena.

M. Sargeaz, Mathilde et Dimitri demeurèrent au jardin, atterrés de ce malheur.

— Ils le tueront, en effet, et la mère suivra l’enfant, dit M. Sargeaz. Oh ! que l’homme comprend peu les lois du mariage, et que le remède qu’il oppose à ses maux est insensé !

— Quoi ! mon père, vous condamnez le divorce ? dit Mathilde.

— Oui, parce qu’il n’atteint pas la source du mal et ne fait que méconnaître de plus en plus les lois de l’union humaine.

— Mais la situation de Claire était intolérable ! et la morale même exigeait la rupture de semblables liens !

— Je le sais ; aujourd’hui pourtant, dans la douleur qu’elle éprouve, elle regrette peut-être cette horrible chaîne. Mais je n’accuse ni ne juge ce qu’elle a fait. Quand l’imprévoyance et l’irréligion des hommes ont poussé jusqu’à l’extrême leurs conséquences, l’excès du mal arrive jusqu’à changer un nouveau mal en expédient de salut. Cependant le moyen de guérir un désordre est d’en attaquer la cause, non de l’aggraver.

— Mon père, dit Mathilde, votre conduite est une exception sublime ; mais elle ne peut servir de règle. Le plus sacré, le plus noble de tous les droits, la liberté, s’oppose à ce que le mariage soit indestructible.

— En effet, répondit M. Sargeaz, s’il n’y a point d’autres droits aussi sacrés que celui-là. Mais si l’homme n’est pas fait pour vivre seul, il existe pour lui, après qu’il s’est constitué dans sa force, par la liberté, un autre ordre de droits et de devoirs vis-à-vis de ses semblables.

Pour moi, Mathilde, tu sais que ma religion, celle que je regarde comme la seule possible dans l’avenir, consiste dans la recherche des lois naturelles, révélation incontestable et sûre de la pensée divine. Or, dans le mariage, l’individu peut-il encore être considéré comme s’il était seul ? Ils sont trois désormais : l’homme, la femme, et l’enfant, lien vivant, indivis, impartageable, qui rive ensemble les époux. Le mariage est une loi dont les hommes, pauvres sacriléges, ont voulu faire une institution. Si j’étais législateur, ma fille, j’inscrirais à ce chapitre un seul article dans le code humain :

« L’amour, ou mariage, étant d’institution divine, est naturellement indissoluble. La loi civile ne peut l’établir ; elle le constate ; soit en vertu de la libre déclaration des deux époux, soit par l’acte de naissance de leur premier-né. »

J’ajoute que le divorce existerait de plein droit par la stérilité du couple, ou dans ces cas de crime et d’infamie qui dépouillent un individu de tout droit moral et le mettent au ban de l’humanité.

— Et vous vous résignez à tous les malheurs, à tous les désordres qu’entraîne une union mal assortie ?

— Je ne m’y résigne pas, répliqua le vieillard avec une certaine sévérité. Je dis simplement que le divorce n’est pas, ne peut pas être le remède aux maux du mariage, puisqu’il en nie le principe et en méconnaît le but. Est-il donc si difficile de remonter à la cause du mal ? Le mariage, ce développement et ce renouvellement de l’être, cette fusion sublime d’unités éparses, que Dieu seul pouvait inventer, mystère insondable dans sa force et dans sa grandeur, nœud de la vie, comment les hommes l’abordent-ils ? Est-ce avec religion ? avec respect ? est-ce même avec prudence ? Quel est celui de leurs intérêts, parmi les plus secondaires, qu’ils sacrifient plus facilement ? Et de quoi se rient-ils avec autant de mépris ? De l’amour, que Dieu leur avait donné, les hommes ont fait la débauche. Eh bien ! que le malheur donc, le crime et la honte règnent dans le mariage, et bouleversent la société, jusqu’à ce qu’enfin on s’épouvante, et qu’ils renoncent à faire de l’acte le plus solennel et le plus grave l’enjeu de leurs orgueils et de leurs cupidités.

Il marchait à grands pas, le visage animé de rougeur sous ses cheveux blancs. Mathilde, silencieuse, méditait ces paroles. Dimitri, prenant dans sa main la main de sa fiancée :

— Et moi aussi, mon père, dit-il, je crois, je sens le mariage indestructible. Toutefois, la justice humaine doit avoir quelque chose à faire dans ces unions menteuses, où l’un est victime et l’autre bourreau.

— Assurément, Dimitri ; l’égalité de droits et la défense, au lieu de l’écrasement du faible.

— Et cependant, mon père, c’est vous qui étiez innocent, et c’est vous qui avez souffert.

— C’est le droit des plus forts, hommes ou femmes, répondit le vieillard avec un doux sourire. Nous autres d’à présent, par trop de réaction contre la déification chrétienne de la souffrance, nous raisonnons toujours comme si la vie n’avait d’autre but que le bonheur. Non pas ; c’est d’agrandir la vie en soi et pour les autres ; nous avons donc été suffisamment heureux, si nous avons acquis plus de connaissance et plus d’amour. D’ailleurs, mon fils, je n’étais pas innocent, comme tu le dis, et j’ai été puni justement par cette loi des choses, qui, généralement comprise, suffira un jour à remplacer notre juridiction actuelle. Moi aussi, j’avais abordé le mariage sans religion ; j’avais choisi ma femme pour sa beauté seule, et sans autre pensée que de satisfaire la passion qu’elle m’inspirait. Aussi, n’ai-je trouvé que ce que j’avais apporté moi-même, l’amour des fragiles idoles. Nous nous sommes instruits et fortifiés l’un par l’autre, et je ne regrette rien.

Ils rentrèrent à la maison pour savoir des nouvelles de Claire, et apprirent qu’elle venait de se mettre au lit. Elle était réellement malade. Camille avait envoyé chercher le médecin qui soignait Fernand, et qui rassura la pauvre mère. Mais elle demeura alitée aussi longtemps que l’enfant le fut lui-même, et ne put guérir qu’en apprenant sa guérison.

Alors Camille se décida à faire à sa femme le grand sacrifice que jusque-là il avait retardé, et l’on fit un partage secret, en vertu duquel on détacha de Beausite, pour la part de Claire, toutes les terres éloignées, dont la vente laisserait le domaine arrondi. Mais la vente a lieu peu facilement quand on la cherche, et, pour pouvoir se défaire convenablement de ces terres éparses, il fallait du temps. L’hiver approchait ; la santé de Claire s’opposait à un voyage long et pénible. Il était nécessaire d’attendre le printemps.

Après le départ de M. Schirling, la famille Sargeaz était venue, selon sa promesse, habiter le premier étage de Beausite. Le comte Tcherkoff voyageait en Italie, en Espagne et en Angleterre, où il étudiait sur le fait les rapports des mœurs avec les institutions. Quant à Étienne, il s’instruisait dans l’agriculture, soit en lisant, soit en suivant les travaux de la ferme. Car il devait avoir pour occupation future la culture et l’amélioration de Beausite, et son mariage avec Anna était convenu, sans être fixé encore. Il faut dire qu’on blâmait beaucoup dans le monde l’incroyable folie de mademoiselle Grandvaux, et que des épouseurs plus dignes ne lui manqueraient pas. Mais de son petit air doux, et pourtant sûr d’elle-même, elle repoussait également les prétendants et les donneurs de conseils, et continuait d’aimer et de gâter un peu son cher Étienne.

Elle lui avait rendu toute sa confiance ; il s’en montrait digne. Il allait rarement à Lausanne, et, bien qu’affable pour ses anciens camarades, il ne les recherchait pas et les quittait promptement.

Cependant, il arriva que la petite Clara fit une maladie, et que, pour épargner des fatigues à la mère, Anna passa les jours et les nuits dans la chambre de l’enfant. Ce n’était pas le compte d’Étienne, qui, plus assidûment que le petit Fritz lui-même, se tenait aux côtés de sa fiancée.

Aussi prit-il occasion de cela pour aller à la bibliothèque faire des recherches sur l’origine de la taille des arbres, et lire un ouvrage qui traitait à fond de cet art. Cela dura plusieurs jours de suite. Une fois, Étienne passa la soirée en ville, ayant accepté à souper chez un ami. Il rentra fort gai, un peu trop échauffé même. Anna seconda cette gaieté, en riant elle-même très-fort, de son rire saccadé ; mais Mathilde échangea avec son père un regard inquiet.

Le lendemain, on attendit vainement Étienne pour le souper. La nuit vint et s’épaissit. Dix heures sonnèrent qu’il n’était pas rentré encore. Anna disait d’un ton dégagé :

— Il aura retrouvé quelque ami absent.

Cependant elle jeta un fichu sur ses épaules et sortit. Le temps était clair et froid. Les neiges, qui depuis deux mois avaient réoccupé le sommet des montagnes, tout récemment venaient de s’étendre jusqu’à leur base et glaçaient l’air de la vallée.

Au bout d’environ trois quarts d’heure, Anna rentrait, toute pâle de froid, comme le remarqua Jenny. Elle envoya coucher les domestiques, et, prenant le bras de M. Sargeaz :

— Mon père, voulez-vous venir avec moi ?

— Où m’emmènes-tu ? demanda-t-il avec inquiétude aussitôt qu’ils furent dehors.

— Étienne s’est trouvé mal. Il est là-bas sur la route, répondit-elle d’une voix basse et précipitée.

— Ah ! s’écria-t-il avec douleur. Moi qui le croyais sauvé !

Anna ne répondit point ; marchant à grands pas ; ils suivirent l’avenue et prirent la route.

Étienne était à peu de distance de là, à demi couché près de la haie. Par moments, il s’agitait, essayait de se relever, mais retombait en soupirant.

— Ah ! vous voilà ! balbutia-t-il d’un ton stupide.

Mais son œil et la tension de ses traits indiquaient une lutte intérieure. Il sentait sa honte.

— C’est ce coquin de Monadier !… Je ne voulais pas… il l’a fait exprès.

Le vieillard et la jeune fille parvinrent à le relever, et, lui donnant le bras, l’entraînèrent vers Beausite.

— Le coquin !… le misérable !… bégaya-t-il de nouveau. Et, regardant alternativement Anna et M. Sargeaz : Pauvre petite !… pauvre père !…

Eux, le soutenant de chaque côté, se taisaient ; silence funèbre ! M. Sargeaz pensait : Maintenant, elle ne peut manquer de l’abandonner ; il est perdu ! Anna, morne, sévère et pâle, ressemblait en effet à ces figures de deuil qui pleurent un mort sur un tombeau.

En rentrant, ils trouvèrent Mathilde, qui les attendait inquiète. Elle jeta un cri en voyant son frère :

— Ah ! le malheureux !

Puis, au bout d’un silence :

— Dieu soit loué ! dit-elle à Anna vivement ; tu n’es pas sa femme ! Tu le vois, rien ne peut le relever. Déjà, quoi qu’il ait fait, vous n’étiez pas égaux. Si tu voulais encore l’épouser, s’il était possible que tu fusses faible et folle à ce point, moi, sa sœur, vois-tu, je l’empêcherais  !

Elle dit encore à son père, un peu plus tard :

— Nous emmènerons Étienne en Russie, une pareille union serait un malheur certain, un odieux sacrifice, et tu ne dois pas y consentir.

— Assurément, répondit le vieillard en baissant la tête avec désespoir.

— Non, pensait-il, elle ne peut lui pardonner. Elle est humiliée dans son amour ; elle n’a plus d’espérance, plus de garanties. C’est fini !

Le lendemain, à midi seulement, Étienne entra dans le salon. Il était pâle et triste ; mais avec une expression de fermeté qui ne lui était pas ordinaire. Anna et lui se regardèrent seulement à la dérobée.

Après le dîner, sous divers prétextes, Étienne serra la main à chacun et remonta dans sa chambre. Pour Anna, elle alla s’asseoir près de la fenêtre, les yeux fixés au dehors.

On la vit tout à coup se lever très-vivement, et elle sortait, quand sa main, sur le bouton de la porte, rencontra celle de M. Sargeaz.

— Mon père, il part ! dit-elle.

— Anna, réfléchis bien, trop de clémence est une folie.

Pour toute réponse, elle sortit en courant et rejoignit Étienne au milieu de la prairie ; car il évitait l’avenue pour n’être point vu. Il était en costume de voyage, un sac sur le dos. En entendant marcher derrière lui, il tourna la tête, fit une exclamation et laissa retomber ses bras, comme un homme accablé de l’épreuve qu’il va subir. M. Sargeaz, qui avait suivi sa nièce, était à quelque distance.

— Étienne, dit la jeune fille, où vas-tu ?

— Puis-je rester ? répondit-il. Ah ! je suis trop las, je te le jure, de rougir de moi-même, et je ne puis supporter de rougir vis-à-vis de toi. Je retourne en Italie, où je crois qu’il y aura bientôt quelque chose à faire. Je ne te demande plus qu’une grâce à présent, c’est de me pardonner le mal que je t’ai toujours fait.

— Ah ! si tu avais craint de me faire du mal !… murmura-t-elle…

— Que veux-tu ? j’ai les plus beaux et les plus ardents désirs qui puissent remplir le cœur d’un homme. Je me sens parfois des forces immenses… Mais, hélas, elles m’abandonnent, et je retombe là où je me trouve, sans pouvoir me relever. Tiens ! j’ai horreur de l’être que je suis, et j’espère le quitter bientôt. Adieu !

Il s’éloignait. Avec un élan qui l’illumina tout entière, Anna se précipita sur ses pas, et l’arrêtant :

— Écoute : Va à Lausanne tout de suite faire publier notre mariage. Dépêche-toi !

— Non ! s’écria le jeune homme éperdu ; tu dois me mépriser ! tu te sacrifies !

— Je t’aime. Si tu peux être fort, je serai heureuse ; si tu t’abaisses, je souffrirai, voilà tout. Mais je ne puis pas te quitter. Je t’ai épousé dans mon cœur depuis longtemps. Va ! je te le dis. — Mon père, ajouta-t-elle en se tournant vers M. Sargeaz, voulez-vous l’accompagner ?

— Mon enfant, réfléchis bien. Le dévouement peut être une faute, un suicide. Étienne n’est pas digne de toi.

— Mon père, laissez-moi. J’ai besoin de me dévouer à lui. Je sais ce que je fais ; et j’en suis sûre, mon amour le fortifiera. D’ailleurs, que je doive être heureuse ou malheureuse, je l’ai aimé, je l’aimerai toujours.

Et, se penchant vers Étienne, qui s’était mis à genoux :

— Ne refuse pas, ne crains rien ; car nous n’avons pas d’autre destinée que d’être ensemble. Je vais te dire une chose : plus je te vois faible et malheureux, plus on t’accuse, plus on te rejette, plus je me sens dévouée à toi. Quoi que tu fasses et que tu deviennes, je veux t’aider et te soutenir ; si je ne pouvais pas être ta femme, je te serais une mère, une amie ; mais t’abandonner… jamais !

Étienne, transporté, se releva.

— Je cours à Lausanne, mon père, viens !

M. Sargeaz, alors, prenant Anna par la main, lui dit quelques mots à l’oreille. Une généreuse rougeur colora le visage de la jeune fille, et s’adressant à son fiancé :

— Mais, en me prenant pour femme, tu restes uni à la liberté, n’est-ce pas ? En Italie et ailleurs, partout où la grande cause que tu as embrassée aura besoin de toi, tu me quitteras pour aller à elle ? C’est une condition de notre union.

— Ah ! s’écria le jeune homme avec un enthousiasme indicible, toi pour amour, la sainte bataille pour idéal, je suis sauvé !

Leur mariage eut lieu quinze jours après. À la fin de novembre, le comte Tcherkoff, de retour de ses voyages, épousa Mathilde, et ils partirent aussitôt pour la Russie, accompagnés de M. Sargeaz.

Quant à Claire, sa santé restait chancelante. Elle voyait son fils une fois par mois ; mais ces entrevues, toujours déchirantes, ne faisaient qu’augmenter ses craintes et sa douleur ; car l’enfant dépérissait visiblement. Ses joues devenaient molles et transparentes ; son regard s’éteignait. Même dans les bras de sa mère, il ne retrouvait plus cette vivacité charmante qu’il avait autrefois, et qui faisait pressentir en lui, malgré sa frêle apparence, des forces vivaces.

Un jour il dit à sa mère :

— Maman ! puisque nous ne pouvons plus vivre ensemble, je voudrais mourir avec toi.

Claire consulta souvent le médecin, qui prescrivait divers remèdes. Mais étaient-ils observés ? On traitait, là-bas, de chimériques ses inquiétudes, et madame Fonjallaz, — Claire ne la nommait jamais autrement, — prétendait que l’enfant n’était pas malade du tout. Fernand était trop jeune pour pouvoir se soigner lui-même. L’huile de foie de morue, les sirops même, lui répugnaient. Sa mère lui faisait bien mille recommandations, même par de petits billets qu’elle lui écrivait ; mais il avouait ensuite qu’il oubliait souvent de prendre les remèdes à l’heure prescrite, et que personne, pour ces choses, ne s’occupait de lui. Madame Fonjallaz avait bien d’autres affaires. La pauvre mère, elle, n’oubliait pas l’heure ; mais elle était loin de son enfant.

Un jour de décembre, qu’une bise glaciale balayait la terre, un messager vint à Beausite. Il apportait une lettre pour Claire, contenant ces mots de la main de M. Desfayes :

« L’enfant est malade. Il vous demande. Venez ; je vous y engage fortement. »

Camille n’était pas là. Claire jeta un châle sur ses épaules et partit, sans même avoir prévenu sa sœur. Elle fit le chemin en quelques minutes, entra, et fut reçue par M. Desfayes, qui la conduisit auprès de Fernand.

Il sommeillait, les paupières à demi ouvertes ; sa pâleur était livide ; sa respiration haletante. À sa vue, Claire fléchit sous le coup qu’elle reçut au cœur et tomba sur une chaise, au chevet du lit.

En ce moment, comme si une seconde vue l’avait averti de la présence de sa mère, l’enfant se réveilla. Une expression de bonheur se peignit sur ses traits, et de son petit bras l’attirant à lui :

— Ah ! te voilà ! On me fait de vilains remèdes. Tu vas rester, n’est-ce pas, maman ? Papa, puisque tu veux me garder, il faut que maman reste ici, toujours.

Elle resta, en effet, malgré la cruauté de sa situation, obligée de recevoir de la bouche de madame Fonjallaz les instructions relatives à la maladie de son enfant, et d’implorer à chaque instant des services dans cette maison ennemie. Camille venu, le soir, pour chercher sa femme, dit à M. Desfayes :

— Notre situation à tous est odieuse, intolérable. Je vous en supplie, monsieur, consentez à ce que l’enfant soit transporté chez sa mère.

— Mon fils, répondit M. Desfayes, est mieux à sa place chez moi que chez vous, monsieur. Et, pour couper court à toute discussion sur ce point, le médecin a déclaré qu’il ne pourrait supporter le voyage dans cette saison.

Claire ayant refusé de quitter son fils, Camille dut s’en aller, plein d’irritation et de douleur.

Cela dura huit jours. Comme l’avait dit Camille, la situation était impossible, inacceptable. Claire persista cependant, sourde et aveugle, excepté le soin de son fils, à tout ce qui se passait autour d’elle, à la peine de son mari aussi bien qu’aux susceptibilités et à la gêne qu’elle causait chez M. Desfayes. On lui avait abandonné la salle à manger, où couchait l’enfant. Le médecin venait d’abord deux fois par jour ; mais bientôt il abandonna tous remèdes énergiques et ne prescrivit plus que des calmants. On attribuait la cause de la maladie à une impression de froid reçue à l’école, et c’étaient les symptômes en effet d’une affection pulmonaire, mais datant de plus loin, et se compliquant d’une irritation des nerfs, de l’estomac et du cerveau. Tout ce petit corps n’était plus qu’épuisement et souffrance.

Dans les bras l’un de l’autre, l’enfant et la mère goutaient pourtant de grandes douceurs, ne se quittant plus, causant sans cesse, de la voix et du regard, et dormant ensemble. Fernand racontait à Claire des rêves étranges qu’il faisait, où il s’envolait avec elle, loin, très-loin. Il demanda sa petite sœur, sa tante, son ami Camille, et donna ses joujoux à la petite Clara.

— Mais quand tu seras guéri ? lui demanda celle-ci.

— Oh ! je ne sais pas. C’est égal, va, prends toujours.

Il ne croyait pas mourir, assurément, et ne songeait pas même que cela pût être. Mais des prévisions instinctives existaient en lui. Il dit une fois :

— Maman, quand même on est enfant, on peut être malheureux, n’est-ce pas ?

— Hélas ! oui, répondit Claire en pleurant.

— Oui, car j’ai été malheureux, moi ; mais à présent tu ne me quitteras plus ?

— Je te le promets, dit-elle.

Quelquefois, le cœur de ce pauvre enfant se soulevait encore, au souvenir d’injustices ou de chagrins qu’on lui avait faits.

— Maman, sais-tu pourquoi l’on est méchant ? demandait-il avec des yeux agrandis par l’étonnement et par la tension de sa pensée.

Le huitième jour, il ne parlait plus qu’à peine, et ce n’était guère que par le regard et par la pression de ses bras, qui sans cesse attiraient sa mère, qu’il lui communiquait sa pensée et son désir. Ce même jour, Claire, penchée sur lui, le contemplait avec une ardente angoisse, quand, relevant tout à coup la tête, elle vit en face d’elle Herminie, madame Fonjallaz.

Une expression terrible anima ses traits :

— Hors d’ici ! s’écria-t-elle, hors d’ici, détestable femme, vous qui m’avez tué mon enfant !

— Vous êtes folle ! Je ne sais ce que vous voulez dire, balbutia la Fonjallaz en pâlissant.

Mais elle sortit, et allant s’asseoir dans la cuisine, toute tremblante, elle se mit à pleurer, disant qu’on était bien injuste de l’accuser ainsi.

Vers trois heures, l’enfant se souleva et dit avec force :

— Maman ! maman !

Il passa ses bras autour du cou de sa mère, et, l’entraînant, il retomba.

Longtemps, ils restèrent dans cette attitude ; on crut qu’ils dormaient. Que fit pendant ce temps l’âme de la mère ? On ne sut. Mais quand elle sentit enfin autour de son cou les bras de l’enfant se raidir, elle se leva comme folle, et, d’une course désespérée, elle emporta jusqu’à Beausite le petit cadavre.

Tombée devant la porte en arrivant, on la mit au lit, mais sans pouvoir la détacher du corps de l’enfant. Les soins les plus assidus ne purent la calmer, ni les exhortations les plus touchantes lui arracher une parole. Anna et Camille ne la quittèrent pas d’un instant pendant trois nuits et trois jours. On essaya plusieurs fois, quand elle semblait assoupie, d’enlever le corps ; mais ses regards alors devenaient effrayants, ses muscles se contractaient, et l’on s’arrêtait, de peur en même temps d’arracher son âme. L’idée de la décomposition prochaine causait d’horribles craintes ; cependant, au bout de trois jours, les restes innocents étaient à peine altérés. Quand à la fin on crut devoir user de violence pour écarter les mains de Claire :

— Attendez ! leur dit-elle ; et, serrant plus fortement l’enfant sur son cœur, elle expira.

Camille est retourné en France et se voue à son art dans la solitude. Anna élève la fille de Claire. Étienne est heureux et sage. Malgré sa qualité de propriétaire campagnard, et en dépit de la coutume traditionnelle du canton de Vaud, il tient la promesse faite à sa femme de ne jamais inviter ses hôtes à boire à la cave. On les sert au salon, et, tandis qu’Étienne leur tient tête, la douce ménagère de Beausite est là, ou bien elle va et vient, adressant à son mari tantôt un sourire d’amour, tantôt une parole ou un regard. Et lui, il a hâte d’en finir, afin de se retrouver seul avec elle.

Il cultive son domaine, s’occupe des enfants et suit avec soin la marche des événements politiques. Il correspond avec d’anciens frères d’armes, Italiens, Polonais, Hongrois, et, tantôt absorbé dans ses joies domestiques, tantôt en des rêves généreux, il attend, ou le fils qu’Anna va lui donner, ou l’appel de la sainte cause en quelque lieu du monde.

Fontmort, octobre 1861.
FIN

TABLE DES CHAPITRES


contenus dans ce volume


 186

fin de la table


Paris. — Imp. Poupart-Davyl et Comp., 30, rue du Bac.
  1. Mon Père ! exclamation très-fréquente dans la Suisse française, et par laquelle la susceptibilité protestante a voulu remplacer l’exclamation : Mon Dieu !
  2. Pour : cependant.
  3. Pour comprendre ce que c’est que l’heimathlosat, il faut connaître l’organisation communale en Suisse. Chaque ville ou village est une société de citoyens qui, sous le nom de bourgeois, participe aux avantages et aux charges de la communauté. Cette société a le devoir d’assister ses pauvres, de veiller à l’éducation des enfants, et elle exerce sur ses membres un contrôle tutélaire.
    L’étranger qui veut être naturalisé doit acheter la bourgeoisie de tel ou tel endroit, et, suivant l’importance et la richesse de la ville ou de la bourgade à laquelle on s’allie, les prix sont très-variables. On n’est reçu d’ailleurs qu’après décision du conseil de la commune, et une immoralité notoire ou des alliances fâcheuses feraient rejeter l’aspirant.
    L’heimathlose, donc, c’est littéralement le sans-patrie, celui qui a perdu ses lettres de bourgeoisie ou qui n’en a jamais eu. Cet être-là, homme ou femme, est en dehors de tout. Il n’a droit sur la terre à aucune place ; il ne peut s’arrêter nulle part. Il est pis qu’un paria, puisqu’il n’a le droit de poser les pieds sur le sol d’aucun chemin.
    Leur patrie et leur demeure, c’est le char qui les traîne de lieu en lieu ; ils vivent de mendicité ou de quelque misérable industrie. Arrivés le soir dans une ville, ils doivent en repartir le lendemain. On les couche à la prison ; mais ils préfèrent leur lit habituel, la paille du char, ou le sol même, et parfois l’été, dans la campagne, de grand matin, on découvre, endormie sur le versant de quelque talus, toute une famille de ces pauvres gens qui ont campé là. Aussitôt que la police est avertie de leur séjour dans le canton, elle les reconduit à la frontière, et leur vie se passe à errer ainsi.
    L’humanité du peuple suisse ne pouvait tolérer plus longtemps cette anomalie. On vient d’éteindre, légalement du moins, l’heimathlosat, en obligeant les communes d’adopter ces malheureux, rattachés enfin à leur espèce et à leur patrie par un brevet social. Mais il faudra peut-être plusieurs générations pour les guérir de leurs habitudes nomades, et longtemps encore sans doute on rencontrera sur les routes suisses le char errant de l’heimathlose.
  4. La recherche de la paternité existait en Suisse, et le père de l’enfant naturel était obligé de le nourrir et de pourvoir à ses besoins. Cette loi vient d’être abolie.
  5. Ancienne monnaie.
  6. En Suisse, la femme est toujours mineure. La fille âgée de vingt et un ans qui a perdu son père, et la veuve, reçoivent un tuteur ou conseil, nommé par la famille, sans l’autorisation duquel elles ne peuvent faire aucun acte important.
  7. Maison de fous à Lausanne.
  8. Locution conservée depuis la domination bernoise. Être de Berne, c’était avoir tous les avantages, tous les droits.